JULES DESTRÉE LES FONDEURS DE NEIGE NOTES SUR LA RÉVOLUTION BOLCHEVIQUE A PÉTROGRAD pendant l'hiver 1917-1918 mm BRUXELLES ET PARIS librairie nationale d'art et d'histoire G. VAN OEST et O, Éditeurs 1920 LIBRAIRIE NATIONALE D'ART ET D'HISTOIRE G. VAN OEST et C'% Éditeurs 4, PLACE DU MUSÉE, BRUXELLES bureau a paris : 63, boulevard haussmann Ouvrages du même auteur : L'EFFORT BRITANNIQUE Contribution de l'Angleterre à la Guerre européenne par Jules DESTRÉE Membre de la Chambre des Représentants. Préface de Georges CLEMENCEAU L'effort naval. — L'effort militaire : L'armée d'hier. — L'armée d'aujourd'hui (recrutement; entrninement ; les campagnes de France et de Belgique ; autres campagnes). — L'effort industriel. — L'action diplomatique. Un volume in-16 de 300 pages. Prix: 4 fr. 50. OPINIONS ITALIENNES SUR LA BELGIQUE réunies par Jules DESTRÉE I. — Déclarations officielles et discours politiques. IL — La Belgique neutre et loyale, par F. Meda et G. Salve-mini. III. — Le Roi et l'armée, par L. Barzilai et L. Campolonghi. IV. — La Belgique exilée et la Belgique sous le joug, par L. Barzini et L. Campolonghi. V. — La Belgique économique, par L. Luzzati, G. Ferrero et E. M. Gray. VI. — La reconstruction de la Belgique, par A. Sorani. VII. — Manifestations de sympathie. Un volume in-16 de 120 pages. Prix : 1 fr. 40. LES SOCIALISTES ET LA GUERRE EUROPÉENNE par Jules DESTRÉE Membre de la Chambre des Représentants. Table des matières du volume : Notes préliminaires. — L'attitude des socialistes des pays belligérants. — Opinion socialiste des pays neutres. — Les Congrès socialistes internationaux. — Conclusion. Un volume de 136 pages. Prix : 2 francs. ■ncA ■ W3V51 " ] NEIGE Ou Coi L d'aï Fra — ] L Q] i. u min II I' Bar V E. 1 V "V U U T tud des Cor U ri la ' W3V51 LES FONDEURS DE NEIGE DU MÊME AUTEUR littérature Lettres à Jeanne. — Les Chimères. — Journal des Destrée. — Une Campagne électorale au Pays Noir. critique d'art Catalogue d'Odilon Pradon. — Notés sur les Primitifs Italiens : I. Toscane. II. Ombrie. III. Sienne. — Études d'art wallon : Le Maître de Flémalle. Le Monument au travail de Constantin Meunier. — Catalogue de l'exposition de Charleroi en 1911. socialisme Le Socialisme en Belgique. — Discours parlementaires. — Semailles. droit Traité du Concordat préventif. — Calcul des Dommages-Intérêts. — Code du travail. livres de guerre L'Effort britannique. — En Italie avant la guerre. — En Italie pendantla guerre.— Figures italiennes d'aujourd'hui. — Les Villes meurtries : Les Villes wallonnes. — Le principe des nationalités et la Belgique. — La Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg. JULES DESTRÉE LES FONDEURS DE NEIGE NOTES SUR LA RÉVOLUTION BOLCHEVIQUE A PÉTROGRAD pendant l'hiver 1917-1918 BRUXELLES ET PARIS librairie nationale d~art et d'iiistoirb G. VAN OEST et O, Éditeurs 1920 AYANT-PROPOS STOCKHOLM, EN PASSANT. OCTOBRE 1917 ' Socialisme et défaitisme. L'un des phénomènes les plus étranges et les moins explicables de cette guerre, c'est la facilité avec laquelle le défaitisme parmi les nations alliées s'est propagé dans les rangs socialistes. La question m'a souvent troublé. Comment se fait-il que dans une lutte intéressant si profondément les masses, de l'issue de laquelle dépendait si évidemment la liberté du monde, l'impérialisme militariste allemand ait recruté des complaisants, précisément parmi les socialistes, c'est-à-dire parmi ceux dont les opinions devaient être, logiquement, les plus réfractaires et les plus hostiles à son emprise? Remarquons tout d'abord que le phénomène est général. Il y a eu, en Russie, des révolutionnaires défaitistes avérés, depuis le premier jour. Le parti socialiste officiel italien, les minoritaires français, l'Inde-pendent Labour Party en Angleterre, et même certains 1. Si je prends soin d'affirmer ici d'une façon générale, que les passages datés ont été écrits à leur date, c'est pour ne pas être suspecté d'avoir cédé à la manie facile et ridicule de prophétiser après coup. Je laisse ces notes telles quelles avec leurs erreurs et leurs prévisions. socialistes belges, et encore des socialistes neutres de Suède, de Hollande et des pays Scandinaves se sont prononcés contre la guerre, ont souhaité sa fin à n'importe quel prix, ont cherché des excuses aux Allemands, ont affaibli l'esprit de résistance, ont préconisé des mesures qui ne pouvaient profiter qu'aux agresseurs. On me répondra que ces socialistes-là ne sont pas tout le socialisme. Et que dans tous les pays, il y a eu des socialistes pour mourir obscurément et vaillamment sur les champs de bataille, ou pour s'associer avec éclat aux gouvernements de l'Entente. Je le sais bien. Mais si les défaitistes ne doivent pas faire oublier les combattants, ceux-ci ne peuvent empêcher que ceux-là ne soient, et que leur existence universelle ne constitue un phénomène inquiétant. On me dira encore que ce n'est pas seulement dans les rangs socialistes que l'Allemagne a trouvé de la bienveillance. Les catholiques, presque partout, lui ont souri. Certes. Mais la circonstance n'offre, en ce cas, rien d'étrange. L'Allemagne représentait, dans le conflit, le principe d'autorité qui a toujours été cher aux catholiques. L'explication même de la complaisance catholique rend plus incompréhensible encore la complaisance socialiste ; et si l'on a vu, en louchant accord VAvanti et VOsservatore Nomano, il semble bien que pareille entente n'a pu se réaliser qu'aux dépens de la logique. Deux infirmités morales peuvent expliquer le défaitisme : la lâcheté et la vénalité. Le désir de paix peut résulter des mobiles les plus bas comme des plus élevés ; les premiers sont vraisemblablement les plus fréquents et, n'osant s'avouer, prennent le masque des derniers. Pareilles explications sont les plus habituelles ; ce sont celles des « bourreurs de crânes ». Mais j'avoue qu'elles ne me satisfont pas. Accuser ceux qui n'adoptent pas les points de vue officiels d'être, soit des lâches, soitdes vendus, est facile, mais un peu sommaire. Je ne suis pas assez naïf pour croire que tous les défaitistes soient des héros ou des incorruptibles et je reste bien convaincu qu'en maintes circonstances l'or allemand a aidé l'égoïsme le plus vil, mais ce sont là des cas d'espèce, des explications individuelles. Reste toujours à savoir pourquoi, une fraction importante du parti socialiste qui, dans son ensemble, ne peut être considérée comme couarde ou achetée, a déserté la lutte contre le militarisme allemand et écouté avec faveur les campagnes défaitistes. Je vois bien la part de l'Allemagne dans des manifestations comme Kienthal, Zimmerwald ou Stockholm. Mais, j'avoue ne pas me résigner à n'y voir que l'Allemagne. Il y a aussi une part de socialisme. Un socialisme bien inattendu, j'en conviens, et bien différent de celui que nous imaginions en 1914. Mais vraisemblablement, il existait déjà alors. Si nous ne l'avons pas vu, c'est que nous étions mal renseignés. Et il n'est pas trop tard pour essayer de voir clair. Comment cette doctrine qui avait son unité relative a-t-elle pu aboutir, en présence d'un même phénomène, à deux appréciations si absolument opposées? Qu'y a-t-il à vérifier et à rectifier dans cette doctrine pour rendre désormais impossible un aussi formidable malentendu? Qui donc, des défaitistes ou de nous, a cessé d'être socialiste ? Voilà, pour l'action à venir, une controverse qu'il serait prudent de trancher autrement que par un de ces ordres du jour émollients et conciliateurs qu'on adopte dans les Congrès. L'avenir du socialisme dépendra de la conscience qu'il prendra de lui-même et de l'idée que s'en îeront les hommes. Pour moi, j'hésite et l'antinomie m'obsède. Nulle part, elle ne se présentera avec plus d'acuité que dans la Russie de la Révolution. Je vais vers elle avec une sympathie ardente, parce qu'elle est notre Alliée, et qu'elle se proclame socialiste ; mais quelle espèce de socialisme vais-je trouver là-bas? Le voyage. Me voilà donc en route pour Stockholm, moi qui étais si bien décidé à ne pas y aller. Et tant d'autres qui voulaient s'y rendre, ne sont pas partis. Surprises de la guerre. Lorsque plus tard, aux temps de la paix revenue, l'historien examinera les disputes passionnées autour du projet de voyage à Stockholm, il ne pourra plus se représenter, sans doute, les conditions matérielles de cette expédition. Lorsqu'on ira de nouveau, de Paris à Pétrograd en deux jours, on ne croira pas qu'il m'en ait fallu vingt en octobre 1917. Exactement du 25 septembre au 15 octobre, en passant par Le Havre, Southampton, Londres, Aberdeen, Stockholm, Haparanda. Quelques jours d'arrêt obligé, à Londres, pour attendre le départ intermittent et secret de -bateaux, dans un Londres chaque soir bombardé par des avions, et tout sonore du fracas des canons ; quelques jours d'indispensable repos à Stockholm ; tout le reste du temps passé en chemin de fer ou en steamer, dans les conditions les plus inconfortables. Hôtels encombrés, portiers arrogants, commissionnaires et cochers exploiteurs, langues inconnues, changes étrangleurs, nourritures douteuses ; ah ! non, ce n'était pas un voyage d'agrément que d'aller à Stockholm en 1917. Et le trajet n'offre pas de beautés pittoresques suffisantes pour compenser ses ennuis : quelques paysages alpestres, au départ de Bergen, ne sont pas sans grandeur, les îles dans la mer vues des hauteurs de Christiania font un large décor, et souvent des bouleaux, jaunis par l'automne, mêlés sur les collines à des sapins noirs, me rappellent les sites mélancoliques que peignit l'artiste wallon Aug. Donnay. Mais pour quelquesjoies des yeux, que de monotonie et quelle tristesse dans ces régions presque désertes! A chaque arrêt, les vexations recommencent. Pourtant, à la longue, on s'accoutume à toutes ces misères. En s'accumulant, elles se neutralisent. On se crée une philosophie fataliste et résignée, et l'on se croit très heureux dès que les catastrophes redoutées ne se réalisent qu'à moitié. Le médiocre vapeur qui nous emmena d'Aberdeen vers Bergen comportait en majorité des passagers dont les bagages étaient marqués E. R. (Emigrés Russes). C'étaient des proscrits qui retournaient en pays libéré. La plupart venaient de Suisse. Partout, dans les conversations, s'entendait le gazouillement russe, avec les Is, les tcli, les r roulés, les consonnes agglutinées, et les premiers mots avec lesquels on se familiarise : (la (la, payeaost, karacho, tavarish (prononciation approximative des mots russes signifiant : oui, s'il vous plaît, bien, camarade), se devinaient clans les phrases entendues. Parmi ceux-là, sur ce bateau noir et puant, nous avions remarqué un homme qui se promenait de long en large sur le pont, l'air soucieux et inspiré. Il avait des traits ravagés par une vie de souffrance et de mécomptes, un chapeau à larges bords sur des cheveux épars, un foulard sale autour du cou, cachant l'absence de linge, des vêtements minables et des chaussures de sport. C'était le type du révolutionnaire des cafés de banlieue, le banni misérable et incompris qui réforme le monde autour d'une table, devant quelques amis complaisants, l'illuminé quia son plan de bonheuruni-versel, qui a lu tous les livres, mais ne sait rien des réalités de la vie. Il marchait dans son rêve. Il rentrait en vainqueur dans la patrie d'où l'avait chassé la tyrannie. Il rentrait avec le prestige de son exil et de sa misère. Le froid humide du soir le faisait grelotter dans ses vêtements minces, mais son allure était si conquérante, on le sentait si réchauffé d'espoir et d'illusions qu'il en était touchant... et redoutable. Des neutres. Oh, cette taverne de Bergen où j'entrai le soir de mon arrivée, avec l'espoir d'y trouver à souper! Dans la fumée des cigares, de gros cigares solennels, des cigares de parvenu, c'est à peine si l'on voyait les boiseries brunes encadrant des peintures de brasserie allemande ; dans le va-et-vient des clients et des garçons, le bruit des verres et des assiettes et des conversations, c'est à peine si l'on entendait les valses joyeuses que jouait un petit orchestre. A des prix majestueux, il est vrai, on peut manger et boire à volonté. Autour de moi, on verse du Champagne. Les gens sont vêtus de façon cossue, et dans leurs habits neufs, ont l'air endimanchés. Et ce n'est pas jour de fête, pourtant. Non, c'est la vie normale, la vie d'un peuple rude de marins soudainement enrichis et qui jouissent de leur aisance, sans avoir le soupçon qu'une telle fortune ne leur est échue que parce que là-bas, d'autres souffrent et meurent. La figure d'un jeune homme, un beau grand gas solide aux doux yeux bleus, absorbé par la délectation savoureuse de son cigare et de son vin, m'obsède longtemps comme une répugnante image de neutre et de nouveau riche. L'impression est violente et pénible. Mais elle n'est telle que parce que-je viens directement du pays en guerre. Pour le jeune Norvégien, la guerre est lointaine et seulement sujet d'articles dans les journaux. Pourquoi se refuserait-il à profiter béatement de l'or qui afflue dans sa ville ? Il n'est d'ailleurs pas certain qu'il soil indifférent ou égoïste. Sans doute a-t-il donné pour les œuvres de guerre ; sans doute a-t-il manifesté franchement, comme la plupart de ses compatriotes, sa sympathie pour les Alliés. Dès qu'on connaît un peu mieux ce petit peuple de marins et de montagnards, on se prend à aimer sa simplicité, sa droiture, son esprit démocratique. Il en va toutautremenl en Suède. On sent de suite dès qu'on est à Stockholm : casque à pointe de l'agent de police, aspect des maisons et des étalages, organisation disciplinée des services publics, que l'atmosphère morale est changée et qu'on est en fief allemand. Stockholm. Allemagne, oui. Hollande aussi, à cause des canaux, des quais plantés d'arbres, de l'odeur marine et des cordages goudronnés. Les Suédois appellent leur capitale, la Venise du Nord. C'est un peu prétentieux, avouons-le. De l'eau et des maisons ne suffisent pas pour faire Venise. Il faudrait faire de l'art en plus. Et il n'en est point à Stockholm. Une visite au Musée de peinture confirme cette impression, que donnait déjà pour l'architecture une promenade en ville. On y trouve des peintres français du xviii6 siècle et des Hollandais du xvnB, et notamment une prestigieuie esquisse de Rembrandt, d'une ardeur rougeâtre de cuivre et d'incendie, avec des figures hallucinées et pleines de mystère. Mais des peintres suédois, il n'en est que de récents et il faut beaucoup de bonne volonté pour trouver dans leurs œuvres la manifestation d'un art national. Il y a eu pourtant, dans cette région, une inspiration esthétique qui ne devait rien à l'Europe. On en retrouve des traces au Musée ethnographique et à Scan-sen. Constructions en bois, avec les dragons sculptés, projetés des bords des toits comme des gargouilles, ornementation décorative des poutres, des étoiles, des broderies et des bijoux, toute une âme, rude et subtile, celle de l'extrême Nord, y parle une langue originale et savoureuse. Mais c'est une langue oubliée. On n'en retrouve plus l'accent dans les discours d'hier et d'aujourd'hui. Dès que l'on quitte les endroits où se conservent les traditions populaires pour redescendre dans la vie, Stockholm apparaît comme une ville moderne, toute pareille à ses soeurs maritimes d'Europe. Péut-être plus spacieuse et mieux ordonnée que beaucoup d'autres. On la sent importante, capitale, riche, un peu parvenue. La perfection de son service téléphonique est surprenante : partout des cabines publiques permettant aux passants de se mettre en communication, à tout instant, avec des points éloignés. La cité est triste et ses habitants sont mornes. Ceux qui parlent français — et la France eut, autrefois, un prestige énorme— ne cachent point l'admiration qu'ils ont à présent pour l'Allemagne et les vœux qu'ils font pour son succès. Les Allemands ont organisé à Stockholm une propagande intense, fastueuse et savante : plusieurs journaux suédois leur sont acquis, et dans les rues les plus fréquentées, on affiche les télégrammes de WollF, et des documents de guerre. On se sent en pays ennemi. Les officiers sont raides et gourmés et ont tous la morgue de l'officier germanique ; en revanche, les soldats, avec leur petit tricorne de feutre et leur uniforme seyant, paraissent bons enfants et font songer à des postillons de comédie. Admiration respectueuse pour l'Allemagne, sympathie pour la Belgique, défiance vis-à-vis de l'Angleterre, haine de la Russie, ingratitude à l'égard de la France, mépris de la Norvège, tels sont les sentiments que je note, selon les hasards des rencontres. Mais on m'assure que ce sont là vues superficielles. Mes investigations sont forcément limitées au cercle des gens qui parlent français, et ce sont surtout des personnages officiels ou des conservateurs. Si je pouvais entrer en communication avec le peuple, je n'aurais plus cette impression de germanophilie. Les libéraux ou les socialistes, très énergiquement décidés à la paix et à la neutralité, sont de cœur avec les Alliés. 11 serait exagéré de dire que Stockholm souffre de la guerre européenne. Sans doute, le coût de la vie s'y est accru, mais les salaires des ouvriers sont élevés et les bénéfices des commerçants, des industriels et des banques sont considérables. Le seul symptôme apparent de la crise alimentaire, est la carte de pain. Je fus assez étonné lorsque, réclamant mon premier déjeuner, je vis s'avancer vers moi le garçon qui brandissait une paire de ciseaux. C'était pour déLacher un minuscule coupon de la « brodkart » et ce n'est qu'après l'accomplissement de ce rite qu'il consentit à me servir. Le commandant de Gerlache. Nous passons de longues et bonnes heures avec le commandant de Gerlache qui, dans les pays Scandinaves, à raison des anciennes et solides amitiés qu'il y comptait, a assumé depuis la guerre le rôle de défenseur de la cause belge, comme le firent Waxweiler en Suisse et Terwagne en Hollande. Il a installé à Stockholm un « Belgisko Byrô », centre de toutes les œuvres de propagande probelge auxquelles il se dévoue inlassablement. 11 nous en indique les besognes et les modes d'action, et avec une modestie toujours prête à s'effacer, nous dit comment il veille à la vérité clans la presse, nous défend contre les calomnies germaniques, entretient le respect et la sympathie autour de notre patrie. Ses réussites les plus éclatantes sont des Expositions d'art et la souscription pour les orphelins de la guerre, et la Norvège nous fut toujours plus accueillante que la Suède. Dans ce dernier pays, ce n'est guère que dans le peuple, chez les petits, que nos infortunes ont excité la compassion. J'ai plaisir à causer avec le commandant. Je l'admire depuis longtemps. 11 est pour moi une de ces figures annonciatrices d'un patriotisme que nous ignorions pour la plupart avant la guerre, et que la catastrophe nous a brusquement révélé. Quelques-uns, comme lui, iont eu, avant les autres, ce sentiment de la grandeur nécessaire de notre action. Ils ont rêvé de conquêtes ; belges, non pas celles que l'on doit à la force brutale et qu'inspire la cupidité et l'esprit de domination, mais celles que les cœurs des hommes concèdent volontiers à ceux qui apportent plus de vérité, de beauté et de civilisation. Ils ont voulu faire rayonner le nom belge dans le monde, alors que tant de Belges étaient absorbés par les querelles intérieures. L'expédition de la Belgica, comparable à l'épopée de Nansen, m'a toujours paru avoir une allure héroïque. Je m'en fais raconter des péripéties par le commandant. Ce n'est pas facile. Car cet explorateur hardi est un timide dès qu'il s'agit de lui. Il parle lentement, presque à voix basse, comme en s'excusant de vous importuner. Il est soucieux de correction, de protocole, d'exactitude. On sent qu'il aime les gens de mer et par-dessus tout, les Flamands et les Norvégiens. Désireux de vérifier mon opinion, je lui demande comment a été choisi le nom de la Belgica. Et il me répond franchement : Ce qui me séduisit, ce fut l'aventure et l'intérêt scientifique, mais je voulais aller au pôle sous le pavillon belge. Le baptême de la Belgicâ ne fut pas dû au hasard ; nous avions le désir de faire une affirmation nationale. Chez Branling. J'ai cherché Branting à la maison du Peuple, vaste construction analogue à la maison du Peuple de Bruxelles, dans le hall central de laquelle je découvre avec émotion la fière statue : le Débardeur, de notre Constantin Meunier. C'est, d'ailleurs, la seule note d'art de ce grand édifice; on s'est surtout appliqué à faire pratiquer et à fournir aux associations ouvrières des locaux et des salles de réunion, avec des accès et des dégagements commodes. Un camarade me montre tout avec la plus grande obligeance ; il est fier surtout des installations du journal : le Social Democralen, dont Bran-ting est le directeur. Le Rédacteur — c'est le titre qu'on lui donne, avec une nuance de respect, de préférence à celui de député — n'est pas là, malheureusement, mais le téléphone m'apprend que je le trouverai chez lui. C'est, dans une maison propre et confortable, un appartement clair et silencieux, tapissé dé livres. Tout est rangé dans un ordre parfait, presque méticuleux. Dans un coin, un buste de Sénèque. Et voici Branting. Très grand, touché par l'âge, mais très vigoureux et robuste encore, bonne tête ronde avec une forte moustache grise, il a des yeux doux sous d'épais sourcils. Dans sa redingote correcte, il a l'allure d'un professeur, et son langage mesuré, réservé et prudent, indique le sentiment des responsabilités. Cet agitateur n'a rien d'agité. Il dit sans forfanterie l'importance du succès que son parti vient de remporter aux dernières élections ; les conservateurs, sont renversés et un cabinet de coalition libéral-socialiste paraît probable. Certains auraient voulu essayer d'un ministère exclusivement socialiste, mais il ne serait pas raisonnable, pense Bran-ting, d'assumer le gouvernement lorsqu'on est encore minorité dans le pays. Tout son exposé est marqué au coin de ce bon sens pratique et loyal. Et de même, lorsque la conversation s'étant élargie, il parle de la guerre, on devine chez lui un effort pour être impartial et équitable, pour serrer la réalité d'aussi près que possible. Certes, ses sympathies, qu'il n'entend pas dissimuler, sont pour les démocraties de l'Entente contre le militarisme des Empires centraux, mais il n'a pas la foi dans la victoire. Trois ans de guerre n'ont-ils pas démontré l'équilibre des forces militaires? El pourquoi vouloir prolonger encore l'expérience jusqu'à l'épuisement et la ruine sans remède? Même s'il fauL sacrifier un peu de ce qu'exigerait la justice, n'est-ce point une nécessité? Il fauL engager des pourparlers et les partis socialistes dans les diverses nations belligérantes peuvent et doivent s'accorder pour que la transaction soit honorable. La garantie de la durée de cette transaction ne doit pas être cherchée dans des mesures de coercition, elle sera assurée par la démocratisation de l'Allemagne qui sera la suite inévitable de la guerre... Je ne cache pointa Brantingque pareille argumentation n'est pas de nature à me convaincre, mais je ne puis me cacher à moi-même l'impression de droiture et de probité, d'incontestable sympathie pour la cause de l'Entente et songeant aux « bourreurs de crânes » qui ont proclamé que tous les partisans de la Conférence de Stockholm étaient des agents boches, je les prends en pitié. La Conférence de Stockholm. Il y avait dans le projet de Conférence socialiste internationale à Stockholm, un double danger. Danger pour le parti socialiste. Danger pour l'Entente. Le danger socialiste était la presque certitude d'un échec. Il suffit de savoir combien l'épreuve de la guerre a désemparé les esprits, dans les divers pays, pour comprendre qu'un accord socialiste sur la paix était impossible et que la Conférence ne pouvait aboutir qu'à un aveu solennel d'impuissance, et à l'étalage de divergences si profondes qu'elles eussent ruiné définitivement ce qui restait de prestige à l'Internationale. Le danger pour l'Entente était l'affaiblissement certain de la résistance morale. Accorder les passeports, c'était concéder un patronage officiel, donner une importance nationale à ce qui, sans cette formalité, n'eût été que l'œuvre d'un parti. C'était engager l'Entente elle-même dans une entreprise incertaine, renoncer à la lutte, éveiller un immense espoir de paix qui ne pouvait être que déçu. L'Allemagne avait, dès les premiers jours, aperçu ces dangers, avantages pour elle, et avait considéré le projet avec une évidente faveur. Désireuse de paix, et d'une paix profitable, elle trouvait le moyen d'engager une conversation avec les Alliés, de se renseigner sur leurs dispositions, d'évaluer les concessions qu'elle pouvait espérer. Cela sans risques. Elle eût envoyé à Stockholm des émissaires dont elle était sûre, de ces socialistes qui n'ont plus de socialiste que le nom, depuis qu'ils sont devenus les collaborateurs empressés du militarisme impérialiste; elle eût pu, au pis aller, les désavouer facilement, puisqu'ils n'ont pas d'influence dans le Gouvernement. Elle escomptait la divergence des vues, entre socialistes alliés d'abord, entre socialistes et les autres partis ensuite, en France, en Italie, en Angleterre. Toute désunion de l'ennemi est un précieux avantage. Et vis-à-vis de l'opinion internationale, n'était-ce point pour elle un grand succès que l'admission des Allemands à ceLte conférence, sur un pied d'égalité courtoise avec les socialistes des autres pays? N'efîa-çait-il point, pareil Congrès, le problème des responsabilités, si gênant pour elle? Des socialistes qui avaient voté les crédits de la guerre d'agression, approuvé la violation de la neutralité belge, toléré les atrocités contre les populations civiles, applaudi à la guerre sous-marine, défendu les prétentions annexionnistes et conquérantes de l'impérialisme, eussent été traités en camarades, considérés comme purs, et gens à la loyauté desquels on se pouvait fier, cela, rien que cela, n'était-ce pas déjà pour l'Allemagne, une grande victoire, et pour l'Entente le commencement delà résignation à la loi du plus fort? Néanmoins, il 11e faudrait pas conclure trop vite et accuser de germanophilie, stipendiée ou inconsciente, tous ceux qui ont espéré en la Conférence de Stockholm. Il en est qui l'ont souhaitée dans un sentiment très noble de fraternité humaine. Voyant la guerre durer et perpétuer ses horreurs, ils ont désespéré du succès militaire. Persuadés, avec nous, que l'offensive allemande s'était brisée devant les résistances alliées, ils n'ont pas cru, avec nous, que cette résistance pourrait, un jour triompher. L'énormité du conflit leur a fait craindre qu'il ne pût jamais être décidé par la force des armes. Les négociations, par conséquent, étaient nécessaires. Celles des diplomaties officielles ne donnant point de résultats, pourquoi ne point essayer de les reprendre et de les mener à bonne fin, avec l'aide des partis politiques avancés, et notamment du parti socialiste doté d'une organisation internationale ? Pareil parti paraissait qualifié pour proposer, dans les divers pays, des solutions s'inspiranl du droit des peuples, des principes de démocratie et de liberlé. L'organisation internationale du parti n'avait pas réussi, sans doute, à empêcher la guerre ; mais ne réussirait-elle point, en revanche, à hâter la paix? Une ville neutre, au milieu de l'Europe, comme Stockholm, d'un accès relativement facile pour tous, n'était-elle pas l'endroit désigné pour un pareil effort, et n'était-ce point un devoir de tenter cet effort si l'on pouvait avoir le moindre espoir de mettre fin à l'hécatombe humaine elà l'accumulation des ruines? Ceux qui se laissaient convaincre par ces raisons ne méconnaissaient pas l'importance de l'objection tirée de l'attitude des socialistes allemands. Mais ils pensaient : Tous ne sont pas infidèles et félons. A côté des socialistes de l'Empereur, il y a une minorité de socialistes qui ne sont pas éloignés des conceptions des socialistes alliés, et avec lesquels une discussion loyale peut aboutir. Ceux-ci doivent 'être soutenus, encouragés ; c'est par eux que nous arriverons à une démocra- tisation de l'Allemagne, et cette démocratisation sera le salut. En quoi, me paraît-il, ils se trompaient. Tout succès allemand renforce et consolide, à l'intérieur, le kaiserisme, la caste militaire et autocratique, affaiblit et retarde d'autant la démocratie. Tout échec allemand, au contraire, poussera le peuple mécontent vers des solutions révolutionnaires. Logiquement, les esprits libres et d'avant-garde, en Allemagne, doivent être des défaitistes, et les armées de l'Entente, en triomphant des Empires centraux, accompliront, pour les vaincus, la même œuvre de bienfaisance et féconde, que les armées de la République du Premier Empire accomplirent vis-à-vis des nations de l'Europe, d'alors. Une Allemagne militairement abattue deviendra démocratique, et la libération du peuple allemand sera la conséquence de sa défaite ; cela est plus évident encore pour l'Autriche. Une fois démilitarisée et démocratisée, l'Allemagne pourra entrer dans la société des nations et redevenir un des éléments du progrès mondial. Les « Stockholmards » comprennent cela comme nous. Mais ils n'ont pas la foi en la victoire. lisseraient heureux de la croire possible, mais ils en doutent. Ils y renoncent parce qu'elle paraît trop lointaine et trop pénible. Ils se résignenL à traiter, à essayer de traiter avec la force allemande, et pour s'excuser de ce qu'ils sentent bien être une désertion de l'idéal, ils s'ingénient à se créer des espérances nouvelles, fallacieuses ou naïves, en la loyauté teutonne, ou en sa démocratisation possible. Ils me font penser à ces pauvres soldats russes qui, dans l'ivresse généreuse de la Révolution, fraternisaient avec candeur avec l'ennemi et ne s'apercevaient pas qu'ils étaient bernés. A ceux-là, on ne peut rien reprocher, si ce n'est de n'avoir pas assez robuste, la foi dans la justice. Et pour que la justice arrive, il faut d'abord commencer par y croire. Et voilà peut-être la caractéristique de ces politiques pacifistes, qu'elles soient inspirées par l'international de l'église catholique ou par l'internationale ouvrière, c'est la sous-évaluation des forces morales. Nous voyons le Pape Benoît XV et le bureau hollando-scandinave qui n'ont pourtant ni l'un ni l'autre aucune autorité matérielle, renoncer à l'excellence de leur position leur permettant de juger, au nom de principes universels, les actions des hommes, et descendre à l'esquisse des transactions et de compromissions politiques. Leur sphère d'influence naturelle était l'abstrait et ils prétendent l'exercer dans le concret. Ils nous proposent des arrangements, qui pourraient être parfois acceptables au nom de la raison et de l'intérêt, mais que réprouve la justice. Et j'aime mieux, pour ma part, ceux qui luttent pour la justice, quand même, même contre 1 intérêt, même contre la raison. PREMIÈRE PARTIE LE CRÉPUSCULE DE KÉRENSKY LA BOUE DE PÉTROGRAD Mi-octobre 1917. Misère et saleté. Telles sont les impressions d'arrivée. Pétrograd est, dans celte arrière-saison, un cloaque infâme. Une boue liquide, gluante, couvre les rues et les trottoirs. Elle a jailli sur les fenêtres des étages inférieurs, elle s'étale dans les ornières, elle gicle traîtreusement sous le pied qui se risque à peser sur un pavé déchaussé. Jamais je n'ai rien vu d'aussi ignoble, sauf certaines rues fangeuses de Ce nstantinople. Les habitants sourient de ma répugnance ; ils pataugent dans le bourbier avec la résignation de l'habitude. C'est un des maux de la guerre ; et il en est d'autres plus graves. Jadis, la voirie était commode et bien entretenue, mais l'armée a réclamé toute la main-d'œuvre et l'ordure a conquis la capitale sans défense. Misère et saleté. Aux vitrines des magasins, il ne reste plus, derrière les glaces souillées, que des objets rares et fripés, jetés en désordre, comme ceux qu'on oublie et qu'on dédaigne après une liquidation ou une vente judiciaire. Devant certaines portes, s'aligne une longue file d'aspirants acheteurs. Il en est parfois cinquante, soixante, une centaine, plus. Presque tous sont de pauvres gens, des vieillards, des enfants, des femmes à la tête entourée d'un châle de laine. Ils attendent du pain, du thé, des cigarettes. Ils sont dociles et soumis ; et, sans intervention de police, se placent les uns derrière les autres. Leurs vêtements sont minables, leurs faces jaunes et souffreteuses. Ils attendent dans la pluie, sous la bise, en grelottant. Il en est qui meurent d'avoir ainsi attendu. Nul ne les prend en pitié, nul ne s'en soucie. Il y a plus d'un an que cela dure; pendant l'hiver, âpre et cruel, il y a eu des pauvres gelés ; pendant l'été le soleil les a grillés. Ils attendent mornes et résignés ; ils bavardent et propagent les nouvelles les plus folles, mais de leur théorie lamentable ne monte ni plainte, ni colère. A quoi bon ! Leur mentalité est celle d'esclaves fatalistes. Et ceux qui passent n'ont pas, non plus, la générosité de l'indignation devant cette souffrance injuste, évidente, quotidiennement étalée. Est-ce que la fameuse bonté russe aurait été surfaite par les littérateurs et les gaze-tiers ? Quand régnait le tzar, les pauvres attendaient ; ils ont attendu sous Milioukhofl, ils attendent sous Kérensky ; ils attendront demain ; ils attendront toujours. Que le Gouvernement soit autocrate, libéral ou socialiste, il est vraiment trop au-dessus des pauvres de la rue, si tristes, qu'un étranger arrivant d'Europe en a le cœur serré... Le spectacle de la rue est animé par les pittoresques voitures. Ce sont de petites carrioles légères, rarement propres, auxquelles un cheval est attelé de façon libre, sous un léger harnais où des ornements de cuivre ou d'argent se mêlent au cuir de façon souvent fort jolie. Sur le siège, trône l'isvostchik dans son manteau bourré de paille. Plus ils sont gros et majestueux, plus leurs prétentions sont considérables. Malheur au voyageur non averti qui, croyant aux tarifs des villes civilisées, prend un cocher sans faire un prix d'avance; malheur au promeneur attardé qui traîne la jambe ou porte un paquet lourd. Plus son désir d'être véhiculé sera manifeste, plus les conditions seront exorbitantes. Celui qui ne consent pas à payer dix roubles pour une modeste course se décidera à prendre le tramway. Malheur encore à lui. Après avoir attendu une demi-heure, il constatera que les voilures portent trois fois leur charge normale, avec des gens encombrant les couloirs et les plates-formes, accrochés en grappes sur les marchepieds et les butoirs. Encore un des maux de la guerre: les soldats ont la gratuité du parcours et ils en profitent. Il faut aller à pied, dans la boue qui clapote. La foule est innombrable et sordide. Elle n'a pas, à première vue, de caractère spécial. C'est une foule de pauvres gens, voilà tout. On y voit surtout des soldats oisifs, croquant des graines de tournesol. Si on regarde bien, on aperçoit de temps en temps, un type très accusé de juif, de chinois, de moujick. Les plus curieux sont ceux chez qui la loque atteint, par son usure et sa couleur indéfinissable, un degré d'invraisemblable qui la rend presque belle. Parmi toute cette crapule, la palme est, sans contredit, aux popes. Avec leur longue robe crasseuse et luisante, aux manches évasées, leurs cheveux longs et leur barbe en désordre, ils évoquent vraiment le maximum de la malpropreté pouilleuse, graisseuse et mal odorante. Le plus papelard des curés catholiques paraît magnifiquement digne et sympa- thique en comparaison des popes que charrient les rues fétides de Pétrograd. Deux traits, d'apparence contradictoire, sont sympto-matiques. D'une part, l'abondance des enseignes figurées, révèle l'ignorance extraordinaire de la majorité de la population ; il a fallu peindre l'image d'un pain, d'une botte, d'une boîte à thé, pour indiquer aux analphabètes la nature des choses vendues dans la boutique. D'autre part, l'abondance des placards politiques qui débutent par les mots de : Frères ! Citoyens 1 Camarades ! indique la situation révolutionnaire. Devant chaque affiche nouvelle, un petit rassemblement se forme, quelqu'un épelle avec ell'ort les termes de la proclamation, d'autres la commentent, la discutent, et s'en vont. C'est une révolution qui n'a pas la fièvre. Çà et là, on aperçoit comme des barricades. Ce sont simplement des provisions de bois pour le prochain hiver. Aux vitrines de quelques photographes, j'aperçois des portraits de Kérensky. Ils sont plutôt rares et n'excitent pas la curiosité. Sur la perspective Nevsky, la foule est grouillante et frileuse dans la brume. Les petits bosquets devant la cathédrale de Kasan perdent leurs dernières feuilles, etles trottoirs que fauchait en juillet la mitrailleuse maximaliste sont encombrés. La Grande Catherine tient dans sa main de bronze un ridicule petit drapeau rouge déteint. On a brisé, enlevé, gratté les emblèmes impériaux. Il semblerait qu'une ville si peu séduisante ne devrait être habitée que par ceux qui sontabsolument forcés d'y vivre. Point ! Elle a vu, depuis la guerre, presque doubler sa population. Les logements sont clairsemés eL les hôtels sont pleins. Il faut une intervention gou- vernementale pour me faire obtenir un gîte à l'hôtel de l'Europe. Cet hôtel, autrefois décent, est devenu ce que deviennent tous les hôtels surpeuplés. Le service y est insolent et enregistre d'un air excédé vos réclamations. Les prix sont de haute fantaisie : une assiette de soupe coûte 4 à 5 roubles, un plat de viande 7 à 8 roubles, une petite pomme cuite au four, 5 roubles. Et ce qu'on sert est à peine mangeable : viandes avancées, poissons dégelés, pommes de terre de la veille, avec des sauces suspectes, à faire lever le cœur ! A certains jours, il n'y a ni pain, ni lait, ni sucre, ni légumes ; et quand il y en a, le lait goûte le savon, et le pain est quelque chose de brun et de visqueux, avec des débris de paille et de bois. Le boire est un problème aussi délicat : le vin est hypocritement interdit ; la bière, inconnue, est remplacée par un liquide affreux qu'on appelle kwass ; et chacun vous conseille, dès l'arrivée : surtout ne buvez pas d'eau ! L'eau de Pétrograd vous donne instantanément la colique, quand elle ne vous donne pas le typhus. On peut prendre de l'eau minérale : trois roubles. Tous les domestiques ne parlent que russe. Qui donc m'avait dit qu'on se tirait d'affaire partout à Pétrograd avec le français? La seule langue étrangère utile est l'allemand. Il faut renoncer à se concilier la bienveillance des serviteurs par des pourboires : fi donc ! les hommes libres n'acceptent plus de pourboires. Conséquence : la note est majorée de 15 °/„ et l'on est fort mal servi. L'expérience me paraît désastreuse. Non seulement, il fauL subir sans sourciller les caprices du personnel et les prix de l'hôtelier, mais il faut se résigner au vol. Chaque jour un voyageur est dévalisé dans la maison. Tout ce qu'un homme distrait peut oublier un moment disparaît comme par sortilège : galoches, manteaux, chapeaux, papiers, valeurs. Il faut tout enfermer, veiller sur tout avec une attention sans défaillance. La pénurie extrême des objets d'habillement explique la sollicitude des voleurs : un costume coûte 700 roubles, une paire de souliers 150 à 250 roubles, et même à ce prix on ne les obtient qu'avec des délais interminables. Aussi les brigands sont-ils assurés de reventes faciles, d'autant plus faciles que, pour le Russe, le recel n'est pas blâmable. Et ce qui arrive dans le meilleur hôtel de Pétrograd, permet d'imaginer ce qui se produit dans les rues désertes des quartiers éloignés. Souvent un passant se voit assailli, forcé de se déchausser, de se dévêtir, d'abandonner tout à ses agresseurs et de rentrer chez lui en chemise, dans le brouillard glacé, dans la boue. Que de boue ! Et n'en est-il que dans les rues? PREMIERS CONTACTS Mi-octohre 1917. Pétrograd 11e me plaît pas. Je n'y suis pas venu en touriste ni en voyage de plaisir, je le sais bien, mais mes yeux n'ont pas renoncé à trouver à l'étranger les joies précieuses que peuvent donner les visions différentes de celles auxquelles on est habitué. Je les cherche vainement ici. Il n'y a rien d'inédit dans ces rues spacieuses et droites, bordées de maisons et de palais dont les architectures répètent, lorsqu'elles sont anciennes, les ordonnances italiennes ou françaises, et lorsqu'elles sont modernes, les façons lourdes et massives de Vienne et de Munich. Les habitations sont pareilles aux costumes des passants ; on y cherche en vain un accent exotique et savoureux. Seules, les églises sont curieuses; elles ont de multiples clochers bulbeux, des coupoles recouvertes d'or ou de faïences claires; mais l'Inde et Byzance nous ont donné, de ces formes, des expressions autrement intéressantes. Ces monuments religieux manquent surtout de l'auguste beauté que donne le temps. Ils sont presque tous vilainement neufs, telle l'église de la Résurrection et celle de Tsoushima, élevées en expiation : l'une de la mort d'Alexandre II, l'autre de la défaite navale dans la guerre contre le Japon. Cette idée de bâtir des églises en commémoration de catastrophes me paraît singulière. A quel sentiment correspond-elle? Veut-on apaiser ainsi le Seigneur irrité qui permit le malheur? Combien faudra-t-il de clochers et d'icones pour le souvenir des afflictions récentes? Aux monuments publics, sont exposés des drapeaux qui furent rouges, mais qui ne sont plus maintenant que des loques misérables, harmonisées à la saleté générale. Il y a quelques mois, lors de la Révolution de mars, tout Pétrograd se pavoisa de rouge. Ce fut une débauche de drapeaux, de pavillons et d'emblèmes. Chacun voulut affirmer la foi nouvelle. Un peu d'été, un peu d'automne et c'est fini. Aux édifices officiels seuls, le drapeau est resté ; et quel triste drapeau, décoloré, poussiéreux, déchiré, lamentable! Est-ce l'image visible de ce qui s'est passé dans les âmes? et va-t-on me dire : Oh ! Comme le socialisme était beau sous l'Empire ! Mais voici un orchestre qui s'avance et joue la Marseillaise ■ Ah ! le pauvre air de vaillance et de gloire, ce qu'ils en ont l'ait! Une mélopée traînarde à peine reconnaissable, qui n'a plus ni élan, ni flamme, et n'est que mélancolie et lassitude. Si c'est avec ces accents-là qu'ils vont à la bataille, les gens d'ici n'iront plus loin. Les drapeaux en loques et cette Marseillaise morne m'avaient péniblement impressionné, comme des profanations, comme l'avertissement que j'allais trouver discrédité tout ce qui m'était cher. Mais je m'étais promis de no pas me laisser déprimer ni par les sur- prises de l'arrivée, ni par les déboires de la vie maté1-rielle, et c'est d'un cœur confiant et décidé à la sympathie que je me rendis chez M. Tereschtenko, pour qui devait être, naturellement, ma première visite. J'étais arrivé assez inquiet ; je sortis l'âme apaisée et tranquille. On ne saurait imaginer la grâce aisée de cet homme. Grand, svelte, élégant, des yeux bruns dans une face longue et rasée, distingué sans affectation, parlant le français comme sa langue maternelle, accueillant, charmant, c'est un Occidental avec lequel la glace est de suite rompue. Nous causons. Il suffit de quelques phrases pour me donner l'impression que je suis à Paris ou à Londres. Mêmes points de vue, même confiance... N'est-ce pas trop de confiance ? Ne voit-il pas le danger, ou n'y aurait-il pas de danger? Il doit le savoir mieux que moi; sans doute, je me suis trompé. Il y a dans toutes ses paroles, dans son attitude, dans l'atmosphère de ce cabinet de travail, une si parfaite quiétude que je suis conquis et charmé. Lorsque je lui dis que j'ai voyagé avec les émigrés russes, il m'interroge : — Des socialistes, évidemment, mais de quelle espèce ? — Et je lui réponds qu'il doit le savoir mieux que moi, puisqu'il faut des autorisations pour rentrer. Et il fait un geste d'insouciance, comme si cela n'avait, après Lout, aucune importance. J'admire cette tolérauce dédaigneuse, cette large pratique de la liberté dans un tel moment. Mais à l'entendre, il me semble qu'il n'ait pas conscience du » caractère critique de l'heure que nous vivons. Il est calme, optimiste et souriant. Sa présence est un réconfort : on ne demande qu'à le croire. Combten d'Européens l'auront cru ainsi sans vouloir vérifier leurs impressions! Combien se sont laissés prendre à cette séduction slave, sans oser rechercher si elle était tout à l'ait sincère ou tout à fait clairvoyante ? El qu'y a-t-il au fond de toutes ces bonnes grâces, chez cet homme trop intelligent pour ne pas comprendre que son pays court vers l'abîme et qui regarde ce spectacle comme un dilettante détaché, en affirmant que tout finira par s'arranger au mieux. Et comment lui, fils de grands bourgeois enrichis dans les sucres, sans passé politique, sans convictions socialistes, a-t-il pu accepter la terrible charge de Ministre des Affaires étrangères? Je l'observe avec insistance pendant notre conversation; pas un geste commun, pas une intonation fausse, pas une parole fuyante, il paraît loyal et patriote ; il est décidément bien sympathique. Je me crois obligé de placer une phrase élogieuse pour Ké-rensky; il approuve mollement et me regarde d'un air étonné. Je devine qu'il pense : C'est un monsieur qui arrive d'Europe ; il ne sait pas encore. Ce n'est qu'une impression furtive, mais il m'a bien semblé qu'à ce moment-là, nous n'étions pas accordés. Autant la visite à Tereschtenko m'avait rassuré, aulant me décontenança celle que je fis à Sir George Buchanan. C'est que, dans les premières minutes de l'entretien, négligemment, l'Ambassadeur d'Angleterre me dit : — Oh! cette révolution russe, quel succès pour les Allemands ! Le Tzar, malgré sa faiblesse et son triste entourage, n'aurait pas trahi, lui, tandis que maintenant qui sait où nous allons? — Je faillis crier de surprise. J'avais tant de fois entendu, en Europe, raconter que Sir George avait été un des principaux auteurs de la Révolution russe, que celle-ci s'était faite pour la guerre aux côtés des Alliés, qu'elle avait été une réaction contre la félonie de la Cour. Pareilles opinions étaient courantes, non seulement dans la masse, mais même parmi les gens habituellement bien renseignés. J'en étais si pénétré que je n'eusse pas pensé à questionner à leur propos. Et voilà que, dès la première entrevue, toutes ces illusions s'effondraient et que je découvrais une réalité toute différente de celle qui m'était familière. Sir George désavouait la Révolution ! Je pensais un inslanl qu'ayant souhaité Milioukoff, il s'effrayait de voir aujourd'hui Kérensky, et demain peut-être Lénine. Mais ce serait mal connaître l'Ambassadeur d'Angleterre que de croire ses jugements influencés par des préférences politiques personnelles. Dans celte première visite, et dans toutes celles assez fréquentes que je fis parla suite, je trouvai toujours en lui un esprit large, tolérant, très compré-hensif, très dévoué à son pays, et n'appréciant les événements qu'en fonction de l'intérêt anglais. Les idées ont chez lui une allure d'aristocratie ancienne et flegmatique. Lui-même donne cette impression de grand seigneur. De haute taille, maigre, une moustache blanche, un lorgnon à large cordon noir, très correct, mais sans morgue. Un sens réaliste d'adaptation aux faits, aux faits vus de haut. On trouve dans toute sa personne cet accent de dignité qui marque ses correspondances diplomatiques de 1914, si souvent commentées. 11 a vécu ici toute la guerre. Et le voilà qui m'indique la trahison comme imminente. — Mais Kérensky? Il y a Kérensky. Sir George a fait un geste vague et las. Je n'insiste pas, de peur d'être indiscret. Mais j'ai compris que chez lui, il n'y a plus, pour l'homme que l'Europe révère, de confiance, peut-être même plus d'estime. Quelques jours plus tard, à l'Ambassade de France, avec ses tapisseries admirables où je retrouve des sœurs de celles qui sont au Palais de Compiègne et à la Villa Médicis ! De quel luxe tin et délicat elles parent les murs et comme ce bon goût contraste agréablement avec le faste lourd des palais russes. La France a compris qu'un pays s'affirme à l'étranger par ses arts, autant que par ses diplomates, et que le cadre dans lequel il place ses envoyés peut avoir autant de significative éloquence que de beaux discours. Il faut que, dans une Ambassade de France, on se sente un peu en France; il faut que dans un pays à demi-sauvage, la France affirme la supériorité de son ancienne culture, sa vieille civilisation de qualité. Mais sans m'attarder à ce que disent les tapisseries et les lableaux, j'écoule un instant M. Maklakofl'. Il part demain pour Paris où il sera ambassadeur de Russie. On m'affirme que c'est un avocat éminent. 11 est gros, .la face ronde ornée d'une barbe noire, courte et rare; il a le cou enfoncé dans les épaules, l'allure massive et peuple, en sa redingote noire. Malgré tout le respect que je dois avoir maintenant pour la diplomatie, je ne puis m'empêcher de le comparer à un pharmacien de village endimanché. Il est un peu inquiet de l'accueil que lui réserve Paris, mais très rassuré sur la situation russe. Il y a quelque lassitude pour la guerre, sans doute, mais on tiendra. Et quant au mouvement bolchevick, ce n'est pas sérieux. On matera facilement ces perturbateurs s'ils bougent... Ce n'est pas tout à fait mon impression, mais puisque cela est dit par l'homme choisi pour renseigner la France, cela doit être vrai. Et je n'en demande pas davantage. EN ÉCOUTANT UN VIOLONISTE ROUMAIN Mi-octobre 1917. Un ami nous avait réunis, quelques Belges, quelques Russes et moi, chez Contant, qui est, paraît-il, l'un des meilleurs traiteurs de Pétrograd. La salle du restaurant est spacieuse el claire; sur les nappes d'une blancheur éclatante, les cristaux et les argenteries étincelaient. De jeunes officiers soupaient avec des femmes élégantes qui riaient trop haut. Dans la lumière prodiguée, il y avait un air de fête et d'insouciance, tellement contrastant avec la rue sombre et misérable, et avec les préoccupations graves que chacun devait, semblait-il, porter en soi, que c'en étaitpresque choquant. La guerre, la famine, la révolution étaient ici oubliées. Et pour mieux en chasser l'inquiétude, un orchestre endiablé — taches rouges dans les verdures — chantait passionnément l'amour et la joie, sous la direction d'un violoniste roumain, célèbre clans Pétrograd. Il y avait, chez cet artiste, de l'acrobate et du prestidigitateur. Pour mieux accentuer l'ardeur de sa musique, il courbait le torse, renversait la tête en extase, la redressait d'un air vainqueur avec des œil- lades langoureuses et conquérantes, s'agitait, sautillait, dansait, selon des rythmes exagérément mélancoliques ou exagérément fougueux. A une table voisine de la nôtre, un lieutenant tout seul devant un verre à demi plein d'une boisson blonde, chancelait sur sa chaise, les yeux troubles. Tandis qu'on faisait honneur au menu, délicat en vérité : potage ploplock, poisson du Lac Ladoga, gelinottes de Finlande, on commentait les nouvelles du jour. — Avez-vous vu, dit un des Russes, le réquisitoire de Bourtzeff contre Kérensky ? — Qui ça, Bourtzeff? — Ah, mais! d'où sortez-vous? Bourtzeff, le fameux révolutionnaire, célèbre par ses infatigables et ingénieuses luttes contre les policiers de l'ancien régime. Bourtzeff, qui, en 1914, étant en exil et confiant dans l'union sacrée proclamée par le Tzar, rentra en Russie imprudemment, fut réexpédié en Sibérie et n'y échappa qu'à raison des protestations indignées des socialistes d'Europe. Y êtes-vous ? — Oui, j'y suis. J'avais mal compris le nom. Votre prononciation russe est si différente de la nôtre, vous dites : Bourts, Kirinski, Karniloff... — C'est précisément à propos de l'affaire Korniloff que Bourtzeff attrape Kérensky. Et le coup est dur : le dictateur apparaît comme un fourbe. -— Enfin, ce n'est pas trop tôt, dit un autre Russe. Nous allons être débarrassés de ce fantoche néfaste. L'heure est proche où il paiera ses fautes. Je regardai mes interlocuteurs avec surprise. On me les avait présentés comme des révolutionnaires bon teint, amis des alliés, et tout ce qu'ils avaient dit jusque là m'avait paru eu accord avec l'opinion d'Occident. Je hasardai timidement : — Mais que lui reprochez-vous donc ? — Il a trahi Kornilolî. — Il a compromis la Révolution. — Il a perdu la Russie. — Il a failli nous livrer à l'Allemagne. — Il ne nous a donné que des discours, pas un acte. — Il s'est travesti ridiculement en soldat. — Ce démocrate s'est installé dans le lit de l'Empereur. — Il a détruit la discipline de l'armée. — lia trompé les Alliés. — De grâce, calmez-vous. Je le croyais si populaire, il était pour moi l'image vivante de tout un peuple affranchi. — Comme on voit que vous arrivez d'Europe ! tous ceux qui débarquent ici nous parlent abondamment d'un Kérensky de proportions surhumaines, d'une sorte d'archange, orateur, homme d'État, général, conducteur de la Révolution. Croyez-moi : C'est là un Kérensky pour l'exportation ; nous ne l'avons jamais connu. — Soyez justes, toutefois. N'a-t-il pas été, tout au moins, un instant, l'âme même du peuple soulevé ? — Sans doute. Nul n'a connu une si soudaine, une si prodigieuse popularité. Il a été l'espoir éperdu de la Russie, sa confiance essentielle, son maître absolu. — Eh bien ? — Ce que nous lui reprochons, c'est d'avoir été inférieur aux événements, d'avoir trahi l'immense confiance que nous avions en lui. Le violoniste roumain terminait, avec des gestes inspirés, quelques accords frénétiques. Des applaudissements crépitèrent. Une voix de femme, aiguë, cria : bravo ! Le lieutenant de la table voisine s'abîma, très pâle, sur la table. — Le pauvre garçon a l'air bien malade. — Malade? mais il est ivre, tout simplement. — Ivre, mais de quoi? — Oh ! Européen naïf, sachez que ce jeune homme est gorgé de Champagne. L'hypocrisie russe défend d'en servir et de laisser la bouteille sur la table, mais la carafe en est remplie et ce n'est point de l'inofîensif kwass. — On boiL donc encore à Pétrograd ? — Si on boit ! Les gens chics boivent de l'extradry ; les autres de la vodka. Les uns et les autres boivent, non pas comme en Europe, pour le plaisir d'y trouver, comme dit Baudelaire, un moyen de multiplier son individualité, de sentir ses activités accrues, mais pour s'abrutir le plus complètement possible. On a ici l'ivresse silencieuse et morose, et il semble que l'idéal soit d'être le plus rapidement possible ivre mort. — Très curieux. Mais si nous revenions à Kérensky? Vous ne contestez pas que son ordre d'olïensive en juillet soit un morceau admirable? — Eh oui, comme littérature. Mais ce qui s'en est suivi ? — L'échec n'a pas dépendu de lui. — Soit, mais il ne pouvait pas ne pas s'y attendre. Alors, que reste-t-il de sa sincérité? Croyez-moi, des phrases, c'est tout Kérensky. Je vous concède qu'il en eut de belles, mais ce n'était pas avec des phrases, des mots qu'on pouvait sauver de la Bussie, — Kl dans l'affaire Korniloff, que lui reprochez-vous? — Un manque de sincérité, encore. Il a trahi Korniloff. — Mais comment? N'est-ce pas Korniloff qui s'est révolté ? — Pas du tout. C'est Kérensky qui, ayant besoin de Korniloff pour mater les maximalistes, a fait marcher Korniloff. Le général, qui, dans les suggestions du Président, n'a vu que la possibilité de réorganiser l'armée et d'assurer la défense du pays, est allé de l'avant. Et Kérensky a pris peur et, pour apaiser les maximalistes qu'il redoute, a sacrifié le général dont il jalousait d'ailleurs l'ascendant sur les troupes et sur le peuple. Trouvez-vous cela joli ? — Non, certes, si les choses se sont passées ainsi. — Voyez les articles de Bourtzeff, les pièces du procès Korniloff. Ce que je vous en dis est peut-être trop sommaire, mais informez-vous des détails. Je ne peux plus, quant à moi, garder mon estime t'i un tel homme. — Soit, mais abstraction faite de son procédé, le désaveu de Korniloff n'était-il pas une nécessité? Le général n'était-il pas ambitieux ou stylé par la contre-révolution ? — Vous l'entendrez dire, probablement, non par les partisans de Kérensky, mais par les maximalistes dont le général voulait entraver l'œuvre de désagrégation et d'anarchie poursuivie sous couleurs pacifistes. Ils ont fait de Korniloff un épouvantail : militariste, impérialiste, contre révolutionnaire... Mais n'en croyez rien... J'ai connu le général, c'est avant tout un brave et loyal soldat, patriote, au sens européen du mot, et en même temps un démocrate sincère. Il est très connu et très aimé en Russie. Et Kérensky, en le sacrifiant, en sacrifiant un des rares hommes qui pouvait compter la Russie, s'est sacrifié lui-même. Korniloff en prison ! Vous croyez que cela suffit aux maximalistes. Gela ne fait qu'exciter leur appétit. Kérensky ne les a pas apaisés, c'est lui-même, à présent, que suivent leurs aboiements. Et la meule est tenace et hardie, hardie autant que Kérensky l'est peu. L'acharnement qu'on mettait à me démolir mon idole me peinait. Je détournai la conversation. Aussi bien, le dîner touchait à sa fin. On avait emporté, comme un paquet, le lieutenant ivrogne. Le violoniste roumain, après un dernice exercice, échevelé, s'était tu, victorieux et dominateur. Des femmes avaient fait une ovation, autant à ses yeux noirs de lutteur qu'à sa musique. Les fêtards s'éclipsaient. — On va dormir? demandai-je. — Y pensez-vous? La soirée commence seulement. Apprenez que la vie russe est surtout nocturne. Les assemblées publiques discutent jusqu'au matin, et ceux-là qui s'en vont vont sans doute au tripot. — On joue donc encore à Pétrograd, en ce moment-ci ? — Plus que jamais ! Il n'y a plus d'or en circulation dans la ville, mais il y en a dans les maisons de jeu. En 1792 aussi, au milieu de la Révolution, un violoniste exotique semait les fantaisies de son art dans des milieux élégants où il y avait des joueurs, des ivrognes, des filles — et des gens qui discutaient politique. Oui, mais l'armée, aux frontières, combattait. SANS BOUSSOLE, DANS LA TEMPÊTE Fin octobre 1917. L'Armée ? Y a-t-il encore une armée russe? Il est permis d'en douter. Des soldats, certes, par millions, épars dans l'immense empire, et dans les tranchées des fronts. Mais des soldats sans cohésion et sans discipline, qui ne reconnaissent plus aucune autorité, qui n'entendent agir que selon leur fantaisie, qui sont d'accord pour ne plus se battre. Ils se distinguent en octobristes, en novembristes ou décembristes, selon l'époque choisie par eux pour ficher le camp et retourner dans leur village. Autour de moi, j'interroge autant que je le peux : tous me répondent qu'il n'y a plus aucune illusion à se faire, aucun espoir même lointain à garder sur la valeur militaire offensive de la Russie; les plus optimistes avancent timidement qu'on pourra tenir, sur la défensive, jusqu'au printemps. Comme nous sommes loin de soupçonner cette effroyable vérité, en Europe ! Comme on nous a trompés avec les fameux clichés sur le rouleau compresseur, le grand ours blanc et la Révolution héroïque ! Les Alliés n'ont plus rien à attendre de la Russie, plus rien que de l'ingratitude. Les gens d'ici sont à bout de forces et d'énergie ; ils n'ont plus qu'une idée : finir la guerre et faire la paix. Ne les accusons pas de lâcheté. N'oublions pas ce que leur a coûté l'épreuve : cinq millions de tués, trois millions de prisonniers affreusement maltraités en Allemagne, six millions de blessés, voilà approximativement, en chiffres ronds, leur contribution, tout au moins d'après Roubanovitch, car il n'y a pas moyen de savoir où est la vérité formidable. Pour supporter stoïquement la terrible accumulation de misères qu'indiquent ces chiffres, il eût fallu un sentiment collectif profond et fort. Or, la Russie n'en a point connu. La foi traditionnelle dans le Petit Père le Tzar a disparu dans les premières années de la guerre, à la suite des trahisons, malversations, gabegies et incapacités évidentes même pour les simples. Elle n'a pas été remplacée par l'amour de la patrie, parce qu'il n'y a pas de patrie russe. Il y a peut-être des patries russes : chaque peuple a une certaine conception de son originalité, mais il n'a pas le sentiment de faire partie d'un tout au sort duquel il est intéressé. Les Allemands viennent de prendre Riga et menacent les provinces baltiques. Qu'importe aux gens du Sud et de l'Est asiatique ? Nilchevo I Les Russes n'ont pas même la haine de l'Allemand. Ils en ont souffert, mais ils ne lui gardent pas rancune. Au contraire, ces fils de serfs ont un certain respect pour l'homme qui sait se faire obéir. Les naïfs prennent pour de la bonté d'âme, ce qui n'est qu'apathie et fatalisme. Nitchevo ! Et Nitchevo encore, si vous essayez de les émouvoir aux récits des atrocités allemandes ; comme ils en ont fait autant, et plus, là où ils ont passé, pourquoi s'indigneraient-ils ? Pas de confiance dans l'autorité, pas de dévouement à la patrie, pas de haine contre l'ennemi, où trouver dès lors la force morale inspiratrice des sacrifices et de la lutte? Dans le salut de la Révolution? Mais cette Révolution, dès son aurore, a été considérée par la masse comme l'affranchissement de toutes contraintes, la licence de donner immédiatement satisfaction à tous les désirs. Parmi ces désirs, il n'en était point de plus universel que celui de la paix. C'est donc pour la paix et contre la guerre que s'est faite l'union des esprits. Dès maintenant, virtuellement, la Russie trahit l'Alliance. Les membres du Gouvernement provisoire y mettent des formes. Ils comprennent que leur honneur international exige la guerre et que leurs électeurs exigent la paix, et ils cherchent la conciliation de ces extrêmes. Mais les journaux et les partis ne s'embarrassent pas de ces tactiques savamment équilibrées. La volonté de la paix est chaque jour plus impérieuse et plus catégorique. Pourquoi les Alliés s'obstinent-ils à continuer la lutte, puisque la Russie en a assez ? Une dernière pudeur a empêché jusqu'aujourd'hui de parler de paix séparée, mais la propagande bolchévique, chaque jour plus intense, plus audacieuse et plus grossière, y conduit tout droit. Elle fait appel sans vergogne, aux instincts les plus bas et constitue un exemple assez répugnant du socialisme défaitiste. Il en est d'autres, qui pour avoir un peu plus de tenue, n'en ont pas moins des tendances analogues. Et ce n'est pas un de mes moindres étonnements ; lorsque j'étais à Paris et à Rome, j'ai cru candidement, avec bien d'autres, que les révolutionnaires russes étaient défaitistes par rapport au tzarisme, mais que celui-ci disparu, ils deviendraient patriotes pour défendre la Révolution. C'était de la logique d'Occident. Les socialistes d'ici veulent la paix. Au fait, que veulent les socialistes russes ? 11 serait très difficile de le dire exactement. Tandis qu'en France, en Angleterre, en Belgique, le parti socialiste se présente avec une certaine unité pour défendre un programme qui a été discuté et étudié, qui a ses autorités et ses patrons, ici il y a dix partis différents, avec des programmes changeants et des chefs improvisés. Il a fallu faire vite, et avec sa prodigieuse faculté de désordre et d'anarchie, le Russe a construit des systèmes et des catégories, sans s'inquiéter des précédents. Rien ne signifie mieux le parti pris du bouleversement que le singulier isolement des grands théoriciens d'avant-garde : un George Plékhanoff, un prince Kro-potkine sont sans influence et n'ont même plus pour eux la gratitude du respect. C'est donc un socialisme tout neuf que celui de la Russie. EL il comporte tant de variétés et de nuances qu'il est difficile de s'y orienter. Distinguons pourtant deux groupes : le parti social-démocrate, le parti social-révolutionnaire. Le premier, analogue aux partis européens de même nom et s'étant formé surtout sous des influences européennes, parmi les proscrits en exil ; le second, essentiellement russe, ayant affirmé dès le début de son action que les principes et les méthodes du socialisme occidental, né du développement capitaliste industriel, n'étaient pas applicables à la Russie, pays presque entièrement agricole. Les exigences de la vie paysanne russe doivent conditionner l'évolution sociale de la Russie. D'où le premier point de programme du S. R. : la terre à celui qui la cultive. Contre le tzarisme, les S. R. ont préconisé l'action terroriste comme moyen de propagande autant que comme moyen de combat. L'exemple du sacrifice individuel leur apparaît comme le meilleur procédé de diffusion des idées. La devise du parti est : Par la lutte tu conquerras ton droit. Ce sont donc des idéalistes. Si tous les S. R. sont d'accord sur la question agraire, ils se divisent sur la question de la guerre. Ils comprennent une aile droite dont les personnalités marquantes Kérensky, Avksentieff, Gods sont pour la continuation de la lutte en accord avec les Alliés, et une aile gauche, dont Tchernoff est le chef, qui affiche un pacifisme Zimmerwaldien très caractérisé. Le mouvemenl social-démocrate est, dans son ensemble, ouvrier et marxiste. Depuis YEdinstvo jusqu'à la Pravda, tous les journaux du parti ont pour devise : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous, et pour philosophie, la lutte des classes. Mais il y a moins d'unité encore, sur les questions du jour, chez les S. D. que chez les S. R. On peut distinguer, parmi eux, une droite, un centre et une gauche. La droite est le petit groupe qui, autour de Plékhanoff, publie YEdinstvo (Unité). Il prêche l'union sacrée des forces démocratiques, la défense de la Patrie et la fidélité aux démocraties d'Occident. Le centre s'appelle menchévick ou minoritaire. Les grands noms sont Tserételli, Skobeleff, Tcheidzé et Dane. Ils veulent la paix, une paix de compromis et de concessions à l'Allemagne, telle qu'on la rêve à Zim-merwald et à Stockholm, mais une paix honorable et 4 respectueuse du droit, à négocier d'accord avec les Alliés. La gauche (bolchevicks, ou majoritaires ou maxima-listes) avec Lénine et Trotzky, avec la Pravcla (vérité) quotidienne, conspue à la fois les S. D. de droite et du centre. Elle veut la paix, la paix immédiate. Elle veut qu'on y aille de suite, par des actes, et non par des paroles et des promesses. Peut-être pourrait-on rapprocher de ce groupe, auquel il n'est point pourtant inféodé, le journal Novaïa Gisn (la nouvelle vie) dans lequel Maxime Gorki dépense chaque jour les restes d'un talent d'écrivain qui fut l'un des plus éclatants de la littérature russe. Tous ces groupes et sous-groupes discutent et bavardent, publient des journaux et des proclamations, se réunissent en comités pour voter des ordres du jour, et polémiquent et s'invectivent, beaucoup plus préoccupés de mettre en évidence ce qui les divise que ce qui pourrait les rapprocher. La confusion est sans pareille. Je m'y perds. Et je m'y perds d'autant plus que je cherche vainement les autres partis politiques. Toute la Russie serait donc devenue, en quelques mois, socialiste ? Cela me paraît bien invraisemblable. Pourtant, il faut bien constater que les partis conservateurs et réactionnaires n'osent plus apparaître sur la scène. Et ce n'est pas l'une des moindres curiosités de l'époque que cet effacement instantané des puissances de l'ancien régime. Où sont donc les Cent Noirs? Où sont dont les défenseurs du trône que Doubrovine groupa sous le drapeau de l'Union du peuple russe? Où sont tous les autres ? Disparus, évanouis, dans une trappe. On m'assure qu'ils sont encore dans les coulisses ; que certains pratiquent la politique du pire et — SI — soutiennent les maximalistes, estimant avec Tseretelli que « la réaction reviendra par la porte du bolche-visme ». C'est bien possible, mais rarement on a vu une abdication aussi résignée, une veulerie aussi parfaite que celle des classes jadis dirigeantes. Seuls, les cadets (constitutionnels-démocrates K. D.) ont osé résister au courant. Considérés comme subversifs il y a un an, ils sont maintenant à l'extrême droite. Le parti de la Liberté Populaire est le parti bourgeois, semblable aux partis libéraux ou progressistes d'Occident, réunissant, comme eux, des éléments très conservateurs et d'autres très radicaux. 11 a eu l'honneur de poser dès 1908 la question agraire ; et, pendant la guerre, il s'est montré l'ami sincère des Alliés, décidé comme eux à faire l'elfort suprême pour réduire à merci l'impérialisme allemand. Les cadets comptent dans leurs rangs des personnalités éminentes de l'Université et du Barreau : Milioukoff, Vinaver, Chingareff, Maklakoff. Ils soutiennent avec loyauté le gouvernement provisoire. Dans tout autre pays, un parti ayant de pareilles ressources d'intellectualité, serait un des facteurs de l'évolution nationale. Ici, les cadets sont peu écoutés et traités en suspects. La masse les accuse d'impérialisme et les traite de contre-révolutionnaires. Où va ce navire, perdu clans la tempête, sans boussole pour marquer sa route et le mener au port? y PARTONS-NOUS POUR MOSCOU? Fin octobre 1917. Le Gouvernement provisoire vient de décider son transfert à Moscou. C'est là que se réunira la Constituante. L'évacuation des ministères a déjà commencé. La décision a été prise à la suite de l'aggravation de la menace des Allemands. Nous sommes mal renseignés sur leur situation et sur leurs intentions, mais s'ils ont décidé de marcher sur Pétrograd, il est grand temps de faire un effort pour la défense de la capitale. Le Gouvernement, peut-être pour donner à sa résolution l'autorité de la nécessité, laisse se répandre les nouvelles les plus alarmanles. L'apathie russe les accueille avec indifférence ; l'épouvantail allemand n'effraie pas. Un autre péril paraît plus grave : la famine. Chaque jour les réserves alimentaires s'épuisent et se renouvellent à peine. Pétrograd doit recevoir du dehors toute sa nourriture, et la désorganisation des chemins de fer est telle que la farine, les pommes de terre, la viande n'arrivent que par quantités insuffisantes. Plus d'un tiers des locomotives est hors d'Usagé, et le reste; soumis à un effort anormal, s'use et se détériore avec une rapidité croissante. On espère que le transfert des services publics à Moscou, ville plus rapprochée des provinces méridionales productives du blé, aura pour conséquences de décongestionner Pétrograd et d'y permettre une distribution plus abondante de vivres. Ces deux raisons sont tellement péremptoires que nous nous étonnions à Londres et à Paris, que pareille mesure n'eût pas été prise depuis longtemps. Ajoutons-y une autre considération, d'ordre politique intérieur: le Gouvernement provisoire se sent un peu trop à Pétrograd, le prisonnier des Soviets et des bolchévicks. Il ne serait pas fâché, non plus, de s'éloigner de ces régiments politiciens et insoumis qui composent la garnison. Moscou paraît plus rassurant. Une sorte de Versailles. Mais c'est précisément pour cela qu'aussitôt connue, la nouvelle soulève des protestations furieuses. Ni les Soviets ni les soldats ne veulent renoncer à leur tutelle. Et c'est un beau concert d'imprécations contre le Gouvernement provisoire et contre Kérensky. On dénonce le complot contre-révolutionnaire et l'on conjure les auditeurs des meetings à s'y opposer, au besoin par la force. Si le Gouvernement veut échapper au contrôle du peuple de Pétrogred, celui-ci fera une nouvelle Commune. Les bolchévicks sont, naturellement, parmi les plus indignés. La menace allemande? De deux choses l'une, ou elle est sérieuse ou elle ne l'est pas. Si elle ne l'est pas, elle n'est que le prétexte misérable employé par le Gouvernement pour entreprendre la lutte contre les Soviets. Si elle est sérieuse, elle est une raison de plus pour hâter la paix. Pétrograd aux mains des ennemis, c'est la fin obligée~de la guerre, puisque la capitale et ses usines commandent, au point de vue des munitions et du matériel, près de la moitié de la force défensive de la Russie. Si on ne peut pas sauver Pétrograd, il faut faire la paix immédiate; si on peut le sauver, il ne faut pas l'abandonner. Et tel est le dilemme bolchévick. Ces propagandes ne sont pas sans écho : des employés des ministères à qui l'on avait enjoint de partir seuls en laissant leurs familles à Pétrograd, ont refusé, disant qu'il était absurde de laisser les faibles dans le combat et d'envoyer les hommes à l'arrière. Partons-nous pour Moscou? C'était décidé hier; cela ne l'est plus autant aujourd'hui. On découvre des difficultés auxquelles on n'avait pas pensé. Le personnel des administrations, des ambassades, des légations, avec les archives, les bagages, le mobilier des bureaux est tellement nombreux, que la voie ferrée Pétrograd-Moscou, déjà très mal en point, ne peut pas supporter une pareille augmentation de trafic. Loger là-bas cette population exceptionnelle est,paraît-il, impossible et la ravitailler n'est pas à espérer. Les denrées sont plus rares encore à Moscou qu'à Pétrograd. Par surcroît, Moscou n'a pas de provisions de bois ni de charbon et on ne sait comment on y pourra passer l'hiver. Je crois bien que nous ne partirons pas pour Moscou. On parle moins de la menace allemande et l'on se résigne au risque de mourir de faim. Les difficultés matérielles étaient-elles vraiment insurmontables? Je n'en sais rien ; mais l'incident m'apprend, expérimentalement, qu'il n'y a plus de gouvernement, j'entends par là des hommes sachant prendre une décision et la LE PRÉPARLEMENT — Mais si Kérensky est sans autorité effective, de-mandai-je à un de mes amis russes, qui est-ce donc qui gouverne? — C'est bien simple, répondit flegmaliquement cet homme véridique, personne. — Comment? Personne. Mais ce n'est pas possible. — Vous voyez bien que si. C'est possible, puisque cela est. Cette idée qu'il faut un Gouvernement est une idée d'Europe. Nous nous en passons fort bien. — Mais, encore..... — Non, l'organisme social n'est pas pour cela en morceaux. La vie continue en vertu de la vitesse acquise, de la force d'inertie. Les marchands vendent, les tramways circulent, les banques fonctionnent. On s'habitue à vivre sans police. Et s'il en résulte des inconvénients, on se résigne sans crier. Il y a dans notre peuple une aptitude à s'accommoder au désordre. — Mais cela ne peut pas durer ! — Qui sait? Je le crois comme vous, mais la plupart de mes compatriotes n'ont pas cette prévoyance. Nos hommes politiques répètent avec un frisson que nous courons vers l'abîme. Cette prédiction laisse parfaite- ment indifférent l'homme dit péupie poiir cjùi il est difficile de pénser au delà du jour présent. — Alors, d'après vous, le Gouvernement provisoire? — Est incontestablement provisoire, ainsi qu'il s'est appelé avec une compréhension de sa destinée, mais n'est pas un Gouvernement. — Et les Soviets? — Encore moins. Ce sont des organes de désagrégation. — Alors, en attendant la Constituante..... — Soyez heureux 1 Vous allez avoir le Conseil provisoire de la République russe, le Préparlement. Le Conseil provisoire de la République russe, que l'on a communément appelé Préparlement et qui, pour être tout à fait exact, est issu d'une Assemblée politique antérieure appelée, elle aussi, Préparlement, mais de nature différente, est la dernière tentative faite pour donner une base à l'autorité. Au lendemain de la révolution de mars, le gouvernement constitué ne devait son pouvoir qu'à sa propre volonté et à l'adhésion plus ou moins formelle des citoyens. Il ne pouvait être que provisoire et administrer au mieux en attendant que la souveraineté du peuple se fût exprimée par des élections régulières. Toutefois, tout le droit électoral était à organiser dans ces territoires immenses. La réunion d'une Constituante exigeait des mois. Et ces mois d'attente étaient ceux des plus graves difficultés extérieures et intérieures. Les Soviets qui avaient tant contribué au succès de la Révolution, auraient pu s'employer à l'affermir. Mais, dès les premiers jours, ils se posèrent, vis-à-vis du Gouvernement provisoire, en contrôleurs farouches, d'une susceptibilité qui alla, en maintes circonstances, jusqu'à l'hostilité déclarée. Le gouvernement qui avait l'ambition de représenter la nation ne pouvait accepter les injonctions des représentants d'une classe, quelque importante quelle fût. Ainsi constamment discuté, menacé, désemparé par des exigences ou des démissions, son pouvoir fut instable et précaire. Depuis mars, la Révolution a dévoré plusieurs ministères. Kérensky a, depuis longtemps, cherché un remède à celte situation inquiétante. Il a fait appel aux hommes de bonne volonté. Une première fois, une grande conférence d'hommes poliliques s'est réunie à Moscou. Une autre fois, un Congrès démocratique s'est réuni à Pétrograd. C'est de cette assemblée qu'est sorti le premier Préparlement, dont la vie fut éphémère. Malheureusement, ces diverses réunions inspirées par un désir de concorde national, n'ont abouti qu'à de copieux bavardages Buivis de résolutions contradictoires. On a décidé de réaliser l'union sacrée, et une demi-heure après, d'en exclure les cadets. Kclairé par ces expériences, plutôt décevantes, le Gouvernement provisoire a voulu faire un dernier effort dans cette direction et a espéré trouver dans le Conseil provisoire de la République un organe représentatif de l'opinion nationale destiné à être le point d'appui du pouvoir. C'est une sorte de Congrès de délégués des Associations politiques auxquels on a adjoint plus ou inoins arbitrairement des représentants des divers grands intérêts sociaux. Il est composé de 555 membres, dont 120 socialistes révolutionnaires, 1-10 socialistes démo- crates dont 60 meuchévicks eL 80 bolchéviclis, 75 cadets. Il n'a pas à légiférer, mais simplement à préparer les lois et à les proposer au Gouvernement provisoire. Il a le droit d'interroger et d'interpeller le Gouvernement, mais il ne peut lui donner d'injonctions. L'expédient me paraît fragile. La nouvelle Assemblée a été recrutée et convoquée par le Gouvernement; elle n'est que son émanation. Le décret de constitution stipule en outre sa subordination ; les ministres doivent lui rendre compte de leur gestion, mais ils ne sont pas tenus à démissionner si celle-ci n'est pas approuvée. Si le Conseil provisoire est docile, il n'est qu'une doublure du Gouvernement; s'il ne l'est pas, il est la source de nouvelles et inextricables difficultés. Franchement, j'hésite à partager les espoirs qu'il provoque. Qu'en sortira-t-il ? — Quelques discours de plus, me répond un ami russe. 20 octobre 1917. J'ai assisté aujourd'hui à l'ouverture du Préparlement. Convoqué pour 4 heures, la séance ne s'est ouverte que vers 4 h. 45. On a mis à la disposition des députés la salle où siégeait jadis le Conseil impérial. On a remplacé les fauteuils par des chaises en rangs serrés ; on a voilé de toile grise les tableaux et les emblèmes rappelant l'ancien régime et l'on a obtenu 6(1 assez aisément une Vaste feaile parlementaire, claire et spacieuse, avec des loges latérales pour le corps diplomatique et les journalistes, et dans le fond, face à l'Assemblée, une tribune pour l'orateur et une estrade présidentielle. Ce décor ne manque pas d'une certaine majesté. En attendant l'ouverture de la séance, des conversations animées se poursuivent dans les groupes. Saluts, poignées de main des nouveaux arrivants. D'autres font leur correspondance. D'autres bâillenld'un airlas. Il ya, comme dans nos assemblées d'Europe, des visages intelligents et des faces vulgaires. Quelques soldats. Quelques blouses d'ouvriers. Quelques femmes encore. Aussi des figures aux pommettes saillantes, elaux yeux bridés qui rappellent l'Asie, des nez crochus et des barbes frisées qui rappellent la Palestine, des chevelures longues et des regards mystiques qui rappellent la Révolution. Tout à coup, un silence, le petit frisson spécial que les comptes rendus parlementaires notent comme « mouvement d'attention ». Un homme, en uniforme de soldat, vient de monter au fauteuil de la présidence. C'est Kérensky. Eace rasée, cheveux en brosse, très droit, très « chef », il attend quelques instants que le silence se fasse plus complet encore. Il a grande allure ainsi, on dirait un jeune César. Il parle, d'une voix nette et sonore qui emplit la salle ; il parle lentement, détachant chaque phrase d'un ton de commandement. Un général ne dicterait pas autrement un ordre de bataille. 11 est impérieux et glacé, et ménage, ses effets comme un acteur. Ce qu'il dit — et ce qu'un voisin obligeant me traduit au furet à mesure—est sec, précis, sombre et triste infi- niment. Il dit l'ennemi approchant, l'armée sans organisation et sans discipline, les soldats et la population civile exposés à mourir de faim, la diminution de la productivité nationale. 11 me semble que si j'entendais parler ainsi de mon pays, je pleurerais de rage et de désespoir. Les députés, eux, sont impassibles et indifférents ; certains ont repris leurs conversations ; toutes ces choses lamentables leur sont trop connues et certains reprochent à Kérensky d'être l'un des auteurs responsables de cette situation. Et ce discours lugubre continue. Quelques rares images, plutôt banales ; je suis de plus en plus décontenancé, et d'entendre de pareils aveux, et d'entendre un Kérensky si différent de celui que sur la foi des panégyriques d'Europe, mon imagination s'était représenté. Est-ce bien là le grand tribun révolutionnaire ardent et passionné, excitateur des foules et semeur d'enthousiasme, le jeune Mirabeau de la Révolution russe, le demi-dieu de l'éloquence etdu patriotisme ? Pas un instant, la voix n'a vibré d'une émotion vraie; pas une fois, le'geste n'a eu de l'ampleur ou de l'élan. Pourtant, il a mis quelque chaleur, et a obtenu quelque succès, en déclarant qu'il voulait la paix, mais seulement une paix qui fût compatible avec l'honneur et la liberté russes. Une autre surprise m'attendait : celle de voir une femme à la présidence. La citoyenne Brechko-Brech-kovska est la doyenne d'âge ; Kérensky lui cède le fauteuil. C'est un moment d'émotion vraie et la salle entière s'unit pour une ovation à la Grand'Mère de la Révolution. La Batouchka est une petite bonne vieille aux cheveux blancs, très simplement, mais très correctement vêtue de noir, et coiffée du châle que portent les femmes du peuple. Les souvenirs de plus d'un demi-siècle d'exil el d'emprisonnement pour la défense des idées révolutionnaires escortent l'aïeule dans cette salle où l'Empire préparait ses décrets. Cette présence, à elle seule, résume et symbolise la transformation qui s'est opérée. Un long, un unanime applaudissement la salue. Tous ceux qui sont là sont unis, cette fois. Unis dans un salut au passé. Le resteront-ils dans l'avenir, le seront-ils dans le présent si lourd de menaces obscures ? Hélas 1 non, car voici Trotzki qui parle à son tour. 11 n'est venu, avec ses amis bolchévicks, que pour déclarer ne pas reconnaître la moindre autorité au Conseil provisoire et pour protester contre le projet d'évacuer Pétrograd, projet qui est considéré par les maxi-malistes comme une indigne manœuvre ayant l'arrière-pensée d'étoull'er, dans la capitale isolée, les forces extrêmes de la Révolution. Et pour marquer son désaccord par des faits, le groupe bolchévick quitte brusquement la salle. Cet exode produit un malaise. Ainsi, dès le premier jour, l'union qu'on avait un instant espérée, l'union, condition de la force et du salut, semble une illusion perdue. Après quoi, le Conseil provisoire nomme son président ; son choix se porte sur Avksentiefl', président du Soviet des Paysans. Et il ajourne ses travaux au mardi suivant. La journée me laisse mélancolique..... 30 octobre 1917. Le Ministre des Affaires étrangères a fait un grand discours. Il était attendu avec curiosité et a été accueilli avec froideur. C'est que M. Tereschtenko avait à résoudre la quadrature du cercle, ni plus ni moins. Pour garder la sympathie des Alliés, il fallait leur d®n-ner l'assurance que la Russie était prête à continuer la guerre ; mais pour plaire aux Russes, il fallait leur annoncer la paix; M. Tereschtenko s'en est tiré en évitant les détails et en affirmant la volonté de poursuivre la guerre aux côtés des Alliés pour la défense de la Russie et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à l'exclusion de tout but impérialiste. Ces concessions aux exigences socialistes ont paru insuffisantes. Et les Soviets ont si peu confiance dans le Gouvernement provisoire, qu'ils ont élaboré un programme de paix et décidé que le citoyen Skobeleff, ancien ministre du travail, irait le défendre à la prochaine Conférence de Paris, à côté de Tereschtenko. On leur a vainement signalé que la Conférence de Paris n'avait pas pour but de discuter les conditions de la paix et qu'elle serait fort gênée d'accueillir deux représentants de la Russie, l'un officiel, l'autre pas, et ayant chacun une opinion différente. Les Soviets ne sont pas embarrassés pour si peu : Skobeletï ira à Paris. Rien ne permet de douter de la sincérité du Gouvernement provisoire et spécialement de Tereschenko. Mais il est permis de douter que leur politique soit celle de la Russie de demain. Le Gouvernement n'a plus, semble-t-il, l'autorité et la force nécessaires pour faire de ses déclarations des réalités. L'accueil assez froid que leur a fait le Préparlement, les commentaires bigarrés de la presse, suffisent à démontrer qu'il n'a plus l'appui de l'opinion publique. Par surcroit, les nouvelles d'Italie causent ici la plus pénible impression. Les bolchévicks s'en réjouissent comme d'une manifestation nouvelle de la volonté des peuples de ne plus se battre. Mais moi, elles me désolent comme un malheur de famille; eL la nuit, j'y pense longuement, avec angoisse, jusqu'à pleurer. CHEZ KÉRENSKY 26 octobre 1917. J'ai été avisé par les soins de M. Tereschtenko que M. le Président me recevrait aujourd'hui. A l'heure dite, une automobile —- une ancienne voiture du tzar — est venue me prendre pour me conduire au Palais d'hiver. J'avais été prié de communiquer préalablement le texte du discours que je comptais adresser à M. le Ministre président. A la vérité, je n'avais pas songé à lui faire un discours, et la lecture d'un texte écrit me paraissait un formalisme peu en accord avec la simplicité républicaine. Mais puisque c'était l'usage, j'avais préparé mon papier. Le palais d'hiver manque de solennité. Des caisses encombrent les vestibules. On a, paraît-il, emballé les objets les plus remarquables. Il en reste peu, en effet, qui soient dignes d'attention. Peintures, tapisseries, ornementation, tout est d'un goût médiocre. Nous grimpons des escaliers, nous errons dans des couloirs. Personne pour nous guider. Personne non plus pour garder le président, contre lequel, chaque soir, on attise dans les meetings, tant de colères. Devant sa porte, un soldat, un seul. Je vais donc le voir, enfin. J'ai un peu d'émotion; le cœur saute dans ma poitrine à coups précipités. J'oublie tout ce que j'ai entendu depuis que je suis à Pétrograd ; je ne pense plus qu'au Kérensky de la légende, au Kérensky tout en rayons d'héroïsme, et de gloire, dressé contre le Tzar pour la liberté russe, contre l'Allemand pour la liberté du monde. Cet homme, l'âme même d'un peuple annonciateur, ce malade se consumant fiévreusement pour le salut universel, ce brave sans peur au milieu des batailles, comme je l'ai aimé lorsque les journaux d'Europe m'ont conté ses exploits ! Le cabinet de travail où nous entrons est assez sombre. Le Président m'attend, accompagné de M. Te-reschlenko et d'un Monsieur à lunettes d'or, obstinément silencieux qu'on m'a dit être M. Konovalolf, ministre du Commerce et de l'Industrie. Je lis mon allocution : Le roi Albert et le Gouvernement belge m'ont chargé, Monsieur le Ministre, de les représenter auprès de vous. Je vous apporte le salut d'un petit pays qui s'est offert au sacrifice pour que la force brutale ne triomphât point dans le monde et qui, depuis trois ans, supporte sans plainte et sans défaillance un effroyable martyre sans désespérer jamais de sa liberté et de son droit. La Belgique garde confiance dans la grande Russie qui a garanti son indépendance. Dans sa détresse, elle s'est réjouie de la Révolution qui, donnanL au peuple russe la liberté, devait lui donner aussi le désir et la volonté de l'assurer aux autres et spécialement à ceux * qui s'étaient vu opprimer à raison de leur fidélité aux traités. Notre Nation et notre Gouvernement font des vœux ardents pour que la Russie nouvelle surmonte les difficultés redoutables de l'heure actuelle. Ces vœux, Monsieur le Ministre, je vous les apporte d'un cœur autant plus sincère, que vous et moi, nous nous réclamons du même idéal socialiste, idéal de justice, de liberté et de fraternité qui conquérait chaque jour les consciences dans l'Europe d'avant la guerre. L'agression déloyale de l'Allemagne est venue troubler cette évolution, vous et moi serions heureux et fiers qu'elle pût reprendre son cours et que le drapeau rouge fût celui de la victoire et de l'honneur, l'annonciateur d'un monde nouveau dans lequel la grande Russie et la petite Belgique, plus étroitement unies encore par l'épreuve, pourraient développer leurs admirables ressources et leurs énergies productrices. L'activité belge s'est manifestée fréquemment en Russie ; j'aurai donc à sauvegarder des intérêts économiques considérables ; je suis d'autant plus persuadé que je trouverai auprès de vous bon accueil que déjà votre Gouvernement nous a prouvé sa bienveillance par des mesures dont je suis heureux d'avoir l'occasion de le remercier. Tereschtenko, toujours affable et cordial, excuse le Président à qui la langue française n'est pas familière et me lit, au nom de celui-ci, cette réponse : En recevant d'entre vos mains tant la lettre de rappel concernant votre prédécesseur que vos lettres de créance, je tiens tout d'abord à exprimer la vive satisfaction que nous éprouvons tous à remarquer la preuve manifeste donnée par la Belgique de son désir de souligner la permanence des relations qui existent si heureusement entre les deux peuples amis et alliés. Cette solidarité immuable des rapports qui unissent nos deux nations est cimentée par les efforts déployés par la Belgique et par la Russie dans la guerre actuelle et sert de gage certain au triomphe de la grande cause de la liberté des peuples. Elle est raffermie, de plus, parla communauté des intérêts économiques si bien relevée dans les paroles que nous venons de vous entendre prononcer. La Russie nouvelle a écrit sur son drapeau, en lettres ineffaçables, l'idéal de justice, de liberté et de fraternité. Si vous avez bien voulu constater que j'ai de tout temps poursuivi cet idéal, je tiens à vous assurer que tout votre passé rend à nos yeux particulièrement agréable le choix qu'a fait le Gouvernement belge de son nouveau représentant. Le rôle efficace qui vous incombe personnellement dans la propagande de la cause de votre patrie qui est aussi celle de tous les pays alliés n'est point ignoré en Russie. Vous pouvez compter, Monsieur le Ministre, sur le concours le plus sincère de ma part ainsi que cel'e de mes collègues du Gouvernement provisoire pour vous faciliter la tâche qui vous est confiée par votre Souverain et votre Nation héroïques, auxquels la Russie entière adresse ses vœux ardents de liberté et de prospérité... Puis, on s'assied et l'on cause. Ce qu'il y avait d'un peu ridicule dans la pompe de ces deux lectures est vite oublié! On sait que je viens d'Italie. M . Teresch-tenko me demande des explications sur l'état d'esprit de cette nation, et M. le Président désire surtout des renseignements sur les partis socialistes. Comme mon trouble s'est dissipé, je donne les indications désirées, avec une aisance qui me permet, tout en parlant d'examiner mes interlocuteurs. M. Tereschtenko est toujours l'homme aimable et fin qui m'a charmé dès le premier jour; M. Konovaloff, muet, rêvasse derrière ses lunettes d'or; et lui, eh bien ! il est extrêmement déplaisant. Les traits sont ronds et bouffis., d'expression vulgaire ; les yeux sont petits, fureteurs et fuyants. Il n'y a, dans ce regard-là, ni intelligence, ni générosité, mais simplement de la ruse et de la fourberie. Décidément, les idoles ont besoin d'éloignement. Et maintenant que je l'ai vu, je crois plus facilement à ce qu'on m'a dit de son manque de sincérité, de son verbalisme, de sa jalousie féroce contre tous ceux qui semblaient menacer sa popularité. Son rôle dans la Révolution reste considérable, assurément. Mais il faut réduire le demi-dieu à des proportions humaines, ou plus exactement encore à des proportions russes. Un jour, m'a-t-on raconté, les ambassadeurs d'Angleterre et de France, fatigués de promesses irréalisées, allèrent lui demander impérativement un peu plus d'énergie. Il leur fil une confession émouvante, leur dit sans détours l'état désespéré de l'armée et du pays, puis les éconduisant avec hauteur: « La Russie, Messieurs, est Lout de même une grande puissance. » J'aime cette anecdote. Cette explosion de vanité, après d'humiliants aveux, est essentiellement russe. LE DIPLOMATE DES SOVIETS Fin octobre 1917. La Révolution française a connu le règne des clubs. La Révolution russe a donné celui des Soviets. Un Soviet est, comme on le sait, un Conseil ou un Comité. Lorsque le peuple eut conquis la liberté, il en profita aussitôt pour multiplier à l'infini les associations. Il y eut des Soviets d'ouvriers, des Soviets de paysans, des Soviets de soldats; il y en eut même de condamnés de droit commun et de prisonniers de guerre ! Ces Soviets, recrutés selon les bases professionnelles, s'arrogèrent immédiatement le droit de s'occuper de tous autres objets que les choses professionnelles, et notamment de politique. Ils désignèrent des Comités exécutifs, actifs et hardis, mais comme ils n'entendaient point reconstituer une autorité en mains de quelques dirigeants, ils voulurent que les commissaires fussent révocables en tout temps. On ne doit donc pas s'étonner si leurs opinions furent parfois instables et dépourvues d'esprit de suite. Parmi ces innombrables Soviets, ceux des Paysans d'une part, ceux des Ouvriers et des Soldats d'autre part, réunis à Pétrograd en une fédération nationale, ont pris peu à peu une importance majeure, et en l'absence de Parlement se sont octroyés en autorité égale à celle du Gouvernement provisoire. Ils prétendent participer à la direction des affaires publiques, et devançant l'action hésitante du Gouvernement, ils viennent d'élaborer un programme, sous forme d'instructions au « camarade » Skobelelf, qu'ils veulent envoyer à la Conférence de Paris, en même temps que le ministre des Affaires étrangères. • Ce programme n'est pas très compliqué. Il réclame la restauration de la Belgique, de la Serbie, du Monténégro, de la Roumanie, de la Perse et de la Grèce, la restitution à l'Allemagne de ses colonies, l'autonomie delà Pologne, la Lithuanie, la Dobroudja, des provinces lettones, l'Arménie, la Bosnie, l'Herzégovine, des provinces italiennes de l'Autriche. Pour l'Alsace-Lor-raine, et les régions contestées des Balkans, plébiscite. Neutralisation des détroits. Pas de contributions de guerre et restitution de celles qui ont été perçues. Pas de guerre économique. Plus de diplomatie secrète. Limitation progressive des armements. On retrouve là, comme on voit, la plupart des solutions proposées par la littérature socialiste, avec leur part de vérité el leur part de naïveté ignorante. Mais qu'on le remarque bien, ce programme-là, sincèrement et loyalement appliqué, n'est pas un programme défaitiste. Il faut pour le réaliser, battre l'Allemagne. Les gens qui l'ont élaboré ont-ils des intentions droites? Sont-ils, comme certains le prétendent, des complices conscients ou inconscients d'agents du Kaiser, qui cherchent d'ingénieux prétextes pour ouvrir les portes à la paix allemande? >- ts •*> j® fais une première expérience. Js leur éerii polir leur demander ce qu'ils entendent par la restauration de la Belgique et son indemnisation. La réponse ne tarde pas: le Comité exécutif déclare ne pas concevoir le rétablissement de la Belgique autrement que comme entièrement souveraine à l'intérieur et entièrement indépendante à l'extérieur dans ses relations. Il déclare vouloir la réparation des dommages matériels causés par la guerre à la Belgique, à l'aide d'un fonds international à la constitution duquel la Belgique n'a évidemment pas à contribuer. Une autre expérience m'est fournie par la visite de Skobelelf. Il comprend un peu le français, mais le parle difficilement ; aussi vient-il avec le « camarade » Zil-burg, qui devait l'accompagner à Paris. Celui-ci connaît admirablement notre langue, dont il a lu tous les auteurs, avec cette prodigieuse faculté d'assimilation qu'ont les intellectuels russes, lit cette aisance dans une langue étrangère est d'autant plus extraordinaire que Zilburg n'a jamais été en France ; il va seulement pouvoir réaliser, en partant avec Skobelelf, l'ambition qu'il a depuis ses plus jeunes années, d'aller à Paris. Ils ont tous deux, Skobelelf blond, Zilburg noir, des figures jeunes, éveillées, intelligentes et franches et me sont immédiatement très sympathiques. Skobelelf a-t-il trente-cinq ans? Au plus. Il est frais et robuste comme un adolescent. Une moustache et une barbiche blonde lui donnent une élégance de mousquetaire, ses yeux bleus sont rêveurs, purs et mystiques. Les traits du visage ovale sont fins et distingués. J'avertis l'ancien ministre du travail que je crains pour lui un accueil assez frais en France, même chez nos amis socialistes. ?g — Mais pourquoi,? me dêmande«Ml avec candeur, — Pourquoi ? Mais parce qu'on attribue à la défaillance russe le succès des Allemands en Italie et leur résistance aux Anglais en France. — Cela n'est pas juste. Les Allemands ont au plus pu disposer de vingt divisions. L'armée russe en retient plus de cent sur ses fronts. Et pourquoi nous en voudrait-on si nous avons souffert et si nous n'en pouvons plus ? Va-t-on oublier que la Russie a été plus éprouvée encore que la France ? — Non, mais on vous reprochera de n'avoir pas la même force morale de résistance. — Nous ne sommes pas dans les mêmes conditions. Nous avons besoin de paix, plus qu'ailleurs, à raison des causes psychologiques (la Révolution) et matérielles (la crise de ravitaillement et des transports). Pourquoi ne veut-on pas le comprendre et veut-on nous forcer à lutter ? — Il faut se battre, quand même, parce qu'il est des paix auxquelles on ne peut pas souscrire. — Nous le savons bien. Et nous ne sommes pas prêts à accepter n'importe quelle paix. Voyez l'armée : on vous a dit qu'elle était désorganisée, c'est vrai. Mais s'il y a des soldats qui désertent, il y en a aussi qui restent dans les tranchées et dans des conditions épouvantables. Ceux-là demandent à savoir pourquoi ils doivent se battre ; si on ne leur dit pas, ils s'en iront comme les autres. La propagande bolchévick les démoralise chaque jour. — Les camarades français ne feront peut-être pas une grande distinction entre cette propagande et celle des Soviets. — C'est précisément ce que je voudrais leur expli- cjuer. Nous luttons de toutes nos forces contre le bol-chévisme, mais si l'on veut que nous réussissions, il faudrait nous soutenir et nous aider. — Comment ? — En précisant clairement les buts de guerre. Et les limitant, eomme les Soviets l'ont fait, à ce qui est équitable et démocratique. Quand je dis aux soldats qu'ils se battent pour la liberté belge, ils comprennent et restent à leur poste ; mais quand le bolchévik vient les railler de risquer la mort pour que l'Angleterre conquière la Mésopotamie, ils ne comprennent pas et s'en vont. Le silence prolongé de l'Entente accélère la décomposition russe. — Alors, selon vous, elle n'est pas encore tout à fait accomplie ? — Non, je ne désespère pas. 11 est bien tard, mais il n'est pas trop lard. — Vous croyez pouvoir résister au courant bolché-vick? — Oui ; il le faut. Distinguez, je vous prie, deux formes de bolchévisme. La première, celle de ses adeptes intelligents et conscients, a une idéologie socialiste. Elle veut la paix, mais elle sait se battre, et la vaillance récente des marins de la Baltique le prouve. La seconde, celle des masses ignorantes, a des tendances anai'chiques. Elle a pour tout principe, la satisfaction immédiate d'un appétit. Chez les premiers, il y a une construction d'idées ; chez les seconds, des besoins élémentaires, zoologiques, si je puis dire. Je considère comme de véritables criminels les bolchévicks intelligents, qui spéculent sur des instincts zoologiques, parce que ceux-là vont, nécessairement, à l'acceptation de la paix à tout prix. — On vous répondra là-bas, que si ces tentatives sont criminelles, il incombe au Gouvernement de les réprimer. — Ceux qui diront cela ne se rendent pas compte des conditions de la Russie d'aujourd'hui. Une répression violente y est impossible. Tout essai dans cette direction renforcerait le mouvement bolchévick. — Alors ? — 11 n'y a que la persuasion. Mais il faut que les Alliés nous aident. Il faut qu'ils publient ce qu'ils veulent, qu'ils enlèvent à nos adversaires l'argument des traités secrets. — Je n'en disconviens pas. Mais s'il est facile de répudier l'impérialisme, il n'est pas cependant possible de préciser en dix lignes les conditions de la paix. Les Soviets s'y sont essayés ; permettez-moi de vous signaler que les instructions qu'ils vous ont données sont un peu simplistes. C'est somme toute, avec quelques autonomies distribuées à droite et à gauche, le retour au statu c/uo, c'est-à-dire à la situation qui a engendré la guerre. En reconstituant la cause, ne craignez-vous pas de reconstituer l'effet ? — Je comprends l'objection. Toutefois, je crois que cette guerre a été tellement affreuse qu'on ne la recommencera pas avant longtemps. D'ailleurs, nous ne nous refusons pas à examiner des moyens, tels que la Société des Nations, par exemple, pour régler, sans conflit armé, les contestations à venir. Mais si l'on veut aboutir, et aboutir vite, il faut se limiter aux problèmes les plus pressants. Ici, encore, je me sépare des bolchévicks qui, dans leur outrance, prétendent régler, non seulement les questions soulevées par la guerre actuelle, mais toutes les autres qui peuvent se présen- tôr daris le mtmde, Vouloir1 trop éqtlîvaui 6 ae Vouloir rien du tout. Tout cela fut dît avec Un accent de bonne foi et de loyauté totales. Aussi, l'entretien terminé, nous nous séparâmes après une poignée de main cordiale. DEUXIÈME PARTIE COUP D'ÉTAT BOLCHEVIK LA MENACE 2 novembre 1917. Le soir tombe, et tout est tranquille. Ce ne sera donc pas pour aujourd'hui. Depuis plus d'une semaine, la journée du 20 octobre (style russe) faisait le sujet de toutes les conversations, de tous les articles de journaux, de tous les discours des meetings. Les bol-chévicks avaient annoncé une grande manifestation armée et ils ne faisaient point mystère de leur ferme intention de s'emparer du Gouvernement provisoire. On s'attendait donc à une nouvelle édition des événements de juillet. Hier et avant-hier, les trains quittant Pétrograd, dans toutes les directions, étaient partis au complet. Aujourd'hui, les boutiques avaient clos leurs volets, et dans les rues, les passants étaient peu nombreux. Certaines journées du premier mai ont provoqué chez nous des frousses collectives analogues, mais ici, c'était plus intense et, avouons-le, plus justifié. L'angoisse qui étreignait la ville était sans objet précis, nul ne pouvant conjecturer vraisemblablement quels seraient lés endroits de la lutte et les caractères qu'elle prendrait. On savait seulement que les ministres étaient particulièrement visés. Les orateurs des réunions bolcheviques, chaque jour plus animées, l'avaient annoncé sans détours. Lénine, soupçonné d'espionnage, Trotsky, sorti sous caution de la prison où il avait été enfermé après le coup de juillet, Lunatcharsky, adjoint au maire de Pétrograd, la Kollontaï, Kameneff et quelques autres cachant des noms allemands sous des pseudonymes russes, avaient prononcé des discours insurrectionnels précis. On avait annoncé qu'un mandat d'arrêt avait été décerné contre certains d'entre eux et ils étaient insaisissables bien qu'ils parlassent chaque son-devant des milliers de personnes. Le Soviet de Pétro-grad leur était acquis. Trotsky avait audacieusement réquisitionné cinq mille fusils aux ateliers de Sesto-resk pour armer ses partisans. Ils paraissaient sûrs de la victoire. Le Gouvernement, ainsi menacé, laissait faire. Plein d'une superbe confiance, il rassurait ses amis, déclarait que Ton ne pouvait pas prendre les bolchévicks au sérieux, que leurs déclamations n'étaient que jactance et fanfaronnades révolutionnaires pour lesquelles il fallait être indulgent. Au surplus, s'ils essayaient de passer des paroles aux actes, l'émeute serait aisément réprimée. Toutes les précautions étaient prises. Entre ces deux confiances contradictoires, on pouvait hésiter. Car l'une et l'autre, en dernière analyse, se basaient sur la fidélité des soldats. Mais à qui les soldats seraient-ils fidèles ? Aux ordres reçus, penserait-on dans un pays normal. Mais la Russie n'est plus un pays normal, et la garnison de Pétrogradest particulièrement étrange. Elle se compose d'un pullulent ramassis de fainéants revêtus de l'uniforme militaire, mais n'ayant ni discipline, ni instruction, ni occupation. Ils vivent clans leurs casernes sans souci des chefs ni des règlements, en petites républiques indépendantes. Ils ont leurs Comités et prétendent tout discuter, en se réservant d'ailleurs le droit de ne pas se conformer aux décisions prises. Il est, parmi eux. de fort braves gens qui flânent et qui s'ennuient; il en est aussi de véritables bandits pour qui leurs armes ne sont que des instruments d'extorsion et de pillage. Ils n'ont pas connu les roburantes épreuves des fronts et ne veulent pas combattre. L'oisiveté sans risque leur plaît et ils sont reconnaissants aux bolché-vicks, dont ils fréquentent les meetings, d'avoir interdit au Gouvernement de les éloigner de Pétrograd. A ces gens-là, et aux ouvriers des immenses usines qui se sont développées autour de la capitale, les amis de Lénine expliquent infatigablement depuis des mois, un programme très simple : la Paix, le Pain ,et la Terre. Formule peu compliquée, accessible aux plus humbles, et qui correspond à leurs plus pressants appétits. Si on crève de faim, c'est à cause de la guerre. Si on fait la guerre, c'est pour le bon plaisir des capitalistes russes et étrangers. Quand la guerre sera finie, le paysan aura la terre qu'il cultivait pour le seigneur. C'est la théorie de la lutte des classes simplifiée à l'extrême, mise à la portée des plus primitifs. Et le terrain est favorable à de tels ensemencements ; plus que partout ailleurs, le soldat russe est un prolétaire, venant des champs et de l'industrie; il a soulfert jadis de la rapacité, de la dureté, tout au moins de l'éloi-gnement du propriétaire et du patron, il a retrouvé à l'armée, les oppresseurs de sa classe, non à ses côtés, dans les tranchées, mais parmi les officiers qui le 6 rudoyaient, ou dans les bureaux sans risques de l'arrière et des villes. Le bourgeois lui a, trop souvent, montré le souci de sauver sa peau ; pourquoi ne songerait-il pas lui aussi à sauver la sienne? Il accueille avec faveur les orateurs qui viennent lui en donner le conseil. Il les vénère, puisqu'ils viennent d'exil, qu'ils ont été condamnés et ont souffert pour les peuple, qu'ils sont savants autant que lui est ignorant ; qu'ils sont fraternels et accueillants autant que les propriétaires, les patrons, les officiers et les employés qu'il a connus étaient distants et rogues. Il est touché de s'entendre appeler : « Camarade ». Et comme l'homme du peuple russe est à la fois bavard et intelligent, il s'accoutume vite à la phraséologie qui sert de développement aux formules maxima-listes. Affreuse tuerie, droit des peuples, crimes de l'impérialisme, union internationale des prolétaires, pas d'annexions, fraternité, liberté, pain pour tous, etc... Il est bientôt capable de soutenir une discussion et de devenir propagandiste à son tour. Comme il est ignorant, plus encore qu'il n'est délié d'esprit et de langue, il ne peut trouver en lui aucune raison de critique des doctrines qui lui sont enseignées, et si, parfois, il s'en présente une sur son chemin, son défaut de culture ne lui permet pas d'en profiter. Ni le sentiment de la patrie, ni celui de la discipline ne peuvent l'induire à une réaction. Il n'a aucune notion de ce qu'est la patrie pour nous autres, Occidentaux; on lui a dit que c'était une invention de bourgeois et il l'a cru. Et quant à la discipline, les bourgeois l'ont suffisamment félicité d'en avoir fait fi en mars dernier pour qu'elle apparaisse encore comme un devoir. Je crois donc que cette propagande, soutenue non seulement par des socialistes de bonne foi, mais aussi par les influences allemandes qui y voient des germes de désagrégation profitable, et par les influences réactionnaires qui en espèrent vaguement quelque pêche en eau trouble, est extrêmement redoutable. Elle s'alimente de la faiblesse même du Gouvernement provisoire. Si nous n'avons pas de pain, dans le pays productif du blé par excellence, c'est la faute du gouvernement, disent les bolchévicks. Nous en avons assez de ses promesses et de ses discours ; nous voulons des actes. Il a promis la terre aux paysans; pourquoi ne la leur donne-t-il pas, tout de suite, avant la Constituante ? Il dit qu'il désire la paix ; qu'attend-il pour commencer les négociations? Nous, nous voulons la paix, la terre, le pain, immédiatement. Le mot « immédiat » est celui qui se répète le plus fréquemment dans les thèmes maximalistes, et il séduit la foule que huit mois de phrases ont lassée. Si, par hasard, un socialiste notoire, incontesté comme G. PlekhanofF qui fut avec Lénine le chef du parti social-démocrate, essaye de discuter, on le traite de jaune, de vendu, de valet complaisant des impérialistes d'Occident. Et la masse qui préfère toujours être excitée dans ses désirs qu'instruite de ses erreurs, le conspue. Un Plekhanolf est d'ailleurs une exception. L'aristocratie et la bourgeoisie, directement menacées, sont silencieuses et inertes. Certains sont partis ; d'autres se cachent ; tous se taisent. C'est un des aspects les plus étranges de la situation que cette désertion de toute une classe devant les devoirs sociaux qui lui incombaient. Où sont les forces du Gouvernement provisoire ? Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus si les bolchévicks ne finiront pas par l'emporter, mais ce que je liens pour certain, c'est que leurs théories ont empoisonné moralement le pays d'une façon si profonde que pendant longtemps elles auront leur influence. Chez un Lénine, chez un Trotzky, ce sont encore des théories. Chez certains de ceux qui les écoutent, elles ne sont plus que l'excuse de crimes du droit commun. 11 est des soldats bolchévicks qui veulent la paix, et massacrent leurs officiers ponr attester leur liberté ; des paysans bolchévicks qui veulent la terre, et qui la prennent, assassinant par surcroît le propriétaire et incendiant le château : il est des ouvriers bolchévicks qui veulent travailler peu, gagner beaucoup et diriger l'industrie, et comme démonstration de leurs droits, pillent la caisse et incarcèrent le patron. Les journaux sont remplis de faits divers de ce genre que chacun considère avec indulgence comme inévitables en ces temps troublés. Ces « manifestations politiques » se multiplient avec une rapidité effrayante. Aujourd'hui, celle qui devait être le bouquet de ces feux de joie, la grande démonstration suprême, a été décommandée. Les amis du Gouvernement triomphent bruyamment. Trotzky, sarcastique, répond : « Rira bien, qui rira le dernier. Ce qui est différé n'est pas perdu », et autres sentences de la sagesse internationale. Attendons. Mais pareille attente est pénible. Cette incertitude est énervante. On rencontre des gens qui en sont tellement excédés qu'ils appellent un maître pour rétablir un peu d'ordre et de tranquillité. Un maître ? — Oui. Nous sommes malades de liberté. N'importe lequel. — Même allemand? — Oui, même allemand, s'il le faut, pour en finir. Au début de l'histoire de la Russie, la légende place, vers le ixe siècle, une supplique des Russes aux Princes scandinaves : « Notre terre est grande et féconde, mais l'ordre y manque. Soyez nos princes et venez nous gouverner. » Mille ans ont passé; l'humiliant aveu d'impuissance n'a pas changé. Novembre 1917. L'étrange semaine ! Est-ce une émeute de plus, ou une révolution ? Est-ce une insurrection de capitale, ou une convulsion du pays ? Qui pourrait le dire? Avons-nous vécu quelques-unes de ces heures considérables qui marquent dans l'histoire ou simplement des jours troublés? Ce qui est certain, c'est que mes yeux ont vu fort peu de chosès, au milieu de la tourmente et qu'en dehors de ce que j'ai constaté personnellement, je suspecte a priori Lout ce qu'on me raconte. Pendant ces périodes de lièvre, les imaginations travaillent sans fin et les crédulités sont complaisantes. Les nouvelles les plus folles se propagent avec une rapidité inouïe, soil qu'elles soient chuchotées en confidence, soit qu'elles trouvent un journal pour les accueillir, et lorsqu'elles sont folles, ce n'est pas une raison, dans ce pays, pour qu'elles ne soient pas vraies. Je me suis senti perdu dans cette révolution comme je m'étais senti perdu dans une bataille à laquelle j'ai assisté sur le fronl italien. Une longue expérience judi- ciaire m'a enseigné la fragilité des témoignages; et l'expérience d'aujourd'hui m'apprend, pour les événements historiques, que l'observateur le plus attentif ne voit pas autour de lui, au delà d'un très faible rayon. Les historiens ne seraient-ils qu'un groupe de la famille des romanciers ? Le samedi, le dimanche avaient été calmes. Un calme angoissé toutefois. Amis du Gouvernement provisoire, amis des Soviets triomphaient également. Si l'épou-vanlail du grand jour s'était évanoui, c'était à raison des mesures prises, disaient les premiers; pour mieux réussir, disaient les seconds. Et de part et d'autre on se préparait à la bataille proche. Le lundi, Kérensky prononçait, devant le Conseil provisoire de la République, un grand discours, l'un des meilleurs, m'a-t-on assuré, qui soulevait l'enthousiasme de l'assemblée. Cette même assemblée, une heure après, le mettait en minorité. Les ministres donnaient pleins pouvoirs à l'un d'entre eux. Un nouveau commandant des forces de Pétrograd était nommé. A Smolny, on préparait le Congrès panrusse des Soviets. Une conférence des Comités de régiments décidait la création d'un Comité militaire révolutionnaire et décrétait qu'aucun ordre de l'État-Major ne pouvait être exécuté qu'avec son assentiment. Le dimanche soir, eut lieu une procession de Cosaques, d'un caractère plutôt î-eligieux ; ils défilèrent en portant des icônes et leur manifestation ne fut pas troublée par les bolchévicks. Un incident tapageur vint distraire l'attention. Bourtzeff, le '21 au soir, dénonça le ministre de la Guerre Verkhovsky, comme ayant proposé de conclure une paix séparée à 1 insu des Alliés. Le général s'en défendit dans une lettre fort digne, mais ses ennemis rappelèrent qu'après avoir été chassé jadis du corps des Pages et s'être humilié devant l'Empereur, il l'avait trahi pour faire, dans la Révolution, une carrière rapide ; et ses amis répliquèrent que cette campagne avait été méchamment inspirée par Kérensky, auquel la personnalité du général, suspect de sympathie poulies bolchévicks, portait ombrage. On fut, pendant deux jours, pour ou contre Verkhovsky qui, excédé, donna, ou se laissa imposer, sa démission. Comme je me promenais sur le quai près de l'ambassade d'Angleterre, j'ai vu passer, dans les eaux de l'admirable fleuve, un bâtiment de guerre. Il remontait majestueusement le courant, comme une grande menace silencieuse. A quels ordres obéissait-il, quels étaient les chefs de l'engin formidable? On le sut bientôt. Le croiseur Aurora venait de Cronstadt se mettre à la disposition de Smolny. Les marins de la flotte forment l'élément le plus actif, le plus intellectuel, le plus décidé du parti bolchévick. Ils accouraient à l'appel de leurs camarades, les ouvriers du faubourg et les soldats de la garnison. UAurora s'arrêta au milieu du fleuve aux eaux rapides, non loin du Palais d'Hiver. Le mercredi 25 (style russe), on apprit que le Comité de Smolny avait fait occuper, par des matelots et des soldats, la Banque d'État, l'agence télégraphique, la poste, le télégraphe, le léléphone et les gares. Dans les rues, je vis passer, avec un grand bruit de ferraille, des autos blindées, massives et redoutables. Pendant la nuit, j'entends le canon. Le lendemain, nous avons les nouvelles de la nuit. C'est contre le Palais d'Hiver que VAurora a tiré le canon. C'est contre le Palais d'Hiver qu'on a dirigé les mitrailleuses. Les ministres y étaient réfugiés, lis avaient vainement essayé de téléphoner pour organiser leur défense. Quelques Junckers (élèves de l'école militaire), et quelques femmes des bataillons de la mort, chantant des cantiques, ont essayé une résistance impossible. Le Palais d'Hiver a été criblé de balles. Les Ministres se sont rendus, ont été arrêtés et conduits à la forteresse Pierre et Paul, sauf Kérensky qui a pu s'échapper. Détail significatif qui prouve à quel point tous l'avaient abandonné, ce fut dans l'automobile d'un ami étranger qu'il trouva asile et salut1. Le Conseil provisoire de la République a esquissé une tentative de protestation ; il a été dispersé et la salle de ses séances occupée par les maximalistes. Le coup d'État est donc accompli. Il n'y a plus d'autorité. Cela presque sans combat. 11 n'y a que quelques morts et blessés, et le pillage du Palais d'Hiver. C'est peu pour une telle secousse. L'impression générale est la stupeur. Tant d'audace, de méthode, d'organisation déconcertent. C'est trop fort pour être russe, me dit un Russe, il doit y avoir de l'allemand là-dessous. A Smolny, au Congrès des Soviets, Trotzky, le juif rusé, triomphe : « Camarades, au nom du Comité « militaire révolutionnaire, je déclare que le Gouver-« nement provisoire n'existe plus ! » Applaudissements frénétiques. Plus frénétiques encore lorsque apparaît 1. J'ai su depuis que l'abandon de Kérensky était plus complet encore. Des officiers de son état-major, fidèles au Gouvernement provisoire mais le jugeant impossible à défendre avec Kérensky, avaient décidé de l'arrêter ! le blond Lénine. Depuis des semaines, il vivait caché ; aujourd'hui, il apparaît victorieux. Minute enivrante ! Pourtant la voix est calme et froide, il enregistre : « La Révolution ouvrière et paysanne est accomplie; « nous allons procéder à la réalisation d'un état socia-« liste. » Et quelqu'un qui l'entendit fut frappé de son extraordinaire tranquillité, de son absence de toute émotion : « On eût dit un comptable énonçant le total d'une addition ». Ils triomphent peut-être un peu vile, les « camarades ! » Car si leur complot a merveilleusement réussi, ils n'ont encore dans leurs mains que Pétrograd. Kérensky, qui a pu rejoindre des Iroupes fidèles, ne doit pas être loin. A Pétrograd même, deux centres de résistance s'organisent : la Douma municipale avec le maire Schreider, le Comité de Salut Public, avec Avxentiew, SkobelefT et d'autres leaders. Mais Smolny ne s'endort pas sur ses lauriers. Ces gens sont d'une activité prodigieuse. Ils ont doublé leurs gardiens en ressuscitant à côté des soldats, pour la plupart hésitants, la garde rouge. Les rues sont parcourues par des prolétaires armés. Certains d'entre eux ont des armes magnifiques, toutes neuves, suspendues à l'épaule par une ficelle ; ils sont de tous âges, depuis des gamins à figure patibulaire, le vrai type du pâle voyou des capitales, jusqu'à des hommes mûrs, souffreteux et débonnaires. Ils marchent en désordre, ou s'accroupissent autour des foyers de bois près desquels l'on vient se réchauffer un peu, car le froid commence. Tous ces gaillards, avec leurs baïonnettes au canon et leur évidente inexpérience des armes qu'on leur a confiées, sont peu rassurants ; on peut en craindre tout, plutôt une maladresse qu'un acte de mauvais gré. On entend, sans cesse, des détonations. Et la vie continue quand même, presque normale. Le vendredi et le samedi se passent dans cette indécision. Les bolchévicks ont constitué un collège des Commissaires du peuple ; les noms sont ceux d'inconnus ; ceux des vrais chefs du mouvement, Lénine et Trotzky, ne figurent pas dans la liste. On la sent provisoire, et autour d'elle des négociations, incessamment rompues, incessamment reprises, se poursuivent au nom de la fraternité socialiste. On ci le Tchernolf, puis Martolf quelques heures après, comme pouvant être le chef d'une concentration des partis révolutionnaires. Et Kérensky? On le dit partout, mais nul ne sait où il est réellement. A-t-il trouvé des troupes fidèles, ou erre-t-il à l'aventure, comme il advint tragiquement au Tzar détrôné, cherchant du secours et ne constatant que l'abandon ? Les soldats des divers régiments de la garnison par-lollent plus que jamais dans leurs Comités et leurs casernes. Ils sont pour, ils sont contre, on ne sait pas trop, car ils changent d'avis toutes les 24 heures. «L'attitude de neutralité » est très à la mode. A un colonel français qui interrogeait un soldat envoyé à l'hôtel Astoria par les bolchévicks, sur le parti qu'il adoptait, le soldat répondil gravement : « Ce n'est pas encore décidé. » Et à tous ces gens qui sont bien résolus à ne pas se battre, les uns parlent de lutter contre le généralissime, les autres les conjurent d'éviter l'effusion du sang. Que de mots, de pauvres mots, creux et sonores, que de sottises et de confusion ? Pourtant, dans la journée de samedi, on sait que Kérensky est à Gatchina, sur la route de Moscou, avec des Cosaques. Il s'était dirigé d'abord vers l'ar- mée du Nord, mais le général Tchérémissoff avait voulu l'arrêter. On avait parlementé, et Kérensky s'en était allé 1. Il avait été mieux accueilli par les cosaques, et les troupes envoyées contre lui, après avoir parlementé, avaient fraternisé. Les nouvelles qu'on me donne de Smolny et du Comité de Salut Public confirment ce revirement. Les bolchévicks sont nerveux, sombres et inquiets; leurs adversaires ne parlent plus de conciliation : Kérensky est à Tsarskoié Selo, aux portes de Pétrograd. Le matin gris du dimanche se lève lentement, avec l'appréhension de la bataille. Je sors. On entend partout des coups de fusil. Je passe sur le pont de la Fontanka, près du cirque ; les passants fuient éperdus, les soldats ne sont pas les derniers à courir, en traînant leur fusil ; les isvostchiks se lèvent à demi sur leur siège pour mieux fouetter leurs chevaux qui détalent crinière au vent. Des magasins de la rue ont leur double vitrine percée de trous, étoilant le cristal. Il n'y a pourtant sur le sol ni morts ni blessés, et pas de troupes en vue. Qui donc se bat ici, et contre qui cette fusillade? Je n'y comprends rien. Cette affaire de la Fontanka reste pour moi un mystère. Des amis m'expliquent en revanche ce qui s'est passé à l'Hôtel des Ingénieurs et au Téléphone. Des junkers croyant à l'arrivée imminente de Kérensky, s'en sont emparés et sont assiégés par des marins et des gardes rouges. Une fois jde plus, on a parlementé, mais cette fois la palabre a dégénéré en vraie bataille. Bataille féroce et partie inégale. Les junkers doivent se rendre et certains sont massacrés sans pitié. On raconte des détails 1. Cette nouvelle courait Pélrograd ; j'ai su plus tard qu'elle n'était pas exacte. atroces. Inutile de les répéter ; qui ne sait combien les foules sont lâches et cruelles quand elles sont possédées de la folie de la lutte et du sang? La foule russe, la foule anonyme et sans chefs responsables, n'est pas meilleure que les autres. Des témoins sûrs m'ont relaté l'incident de l'automobile blindée devant l'hôtel Astoria. Des junkers avaient réussi à en prendre la direction ; la voiture eut une panne sur la place et fut assaillie par des marins. Les trois junkers en furent arrachés et massacrés. L'un d'eux râlait sur le trottoir. Des officiers français voulurent lui porter secours , ils furent rudement priés de se mêler de leurs affaires et de laisser crever ce chien____ Pauvres jeunes gens, qui peut-être avaient accepté de mourir à la guerre, mais qui n'avaient jamais pensé que ce put être cette guerre-là ! Le soir tombe dans l'angoisse et 'la mélancolie. Que va être la nuit? Kérensky... Le lendemain, Kérensky était battu à Gatchina. De nouveau en fuite. Ce qui lui restait de prestige a disparu. Trotzky signe des communiqués exubérants du front de Gatchina. Lénine fait, dans la Pravda, ressus-citée sous son nom primitif, des proclamations et des appels aux peuples. Le Comité du Salut Public est consterné et l'association des Cheminots (Vikgel) qui avait pris un instant le rôle d'arbitre entre les partis socialistes désespère d'aboutir à une conciliation. En même temps, nous apprenons quelques terrifiantes nouvelles de Moscou. La lutte entre les troupes bolchévicks et les junkers semble y avoir été beaucoup plus meurtrière qu'à Pétrograd. Un régiment, installé dans le Kremlin, subit le siège des junkers qui réussissent à l'en déloger, pour en être lui-même chassé peu de temps après. Fin décembre 1917. Les journaux français nous arrivent, avec plus de six semaines de retard. On y trouve avec ahurissement les relations les plus fantaisistes des péripéties de la révolution maximaliste. J'épingle entre autres, cette dépêche, de l'agence Reuter, qui a fait le tour de la presse : L'agence publie les renseignements complémentaires suivants, d'après un télégramme de Stockholm daté du 13 novembre à 16 heures : Moscou est le siège du Gouvernement provisoire. M. Kérensky lance des ordres de Moscou au public et à la presse. Les journaux antibolchévicks de Pétrograd et les journaux d'Helsingfors annoncent la lin prochaine du mouvement bolchévick. Toute la Russie, à l'exception d'une petite partie de Pétrograd, est maintenant aux mains du Gouvernement provisoire. Le général Cela se passait le 26 octobre. Cependant la ville était livrée au pillage et des massacres avaient lieu en de nombreux endroits. Les artilleurs bolchévicks des hauteurs avoisinantes auraient bombardé les monuments du passé. De vieilles églises, et peut-être aussi le Kremlin, seraient en ruines. Et l'émeute gronde encore partout, prête à éclater de nouveau. Ces détails doivent évidemment être contrôlés. Mais tels qu'ils sont, ils légitiment les pires angoisses et les plus grandes indignations. Kalédine est dictateur du Sud de la Russie. Les ordres du Gouvernement provisoire sont signés par Kérensky, Korniloff et Kalédine. Les voyageurs revenant de Pétrograd déclarent « que les combats avaient eu lieu dans les rues entre la population et les bolchévicks ; quand ils quittèrent la ville, les bolchévicks avaient été battus par Kérensky au Palais d'Hiver, étaient hors de Pétrograd. La garnison de Pétrograd déserte la cause des bolchévicks, les ambassades alliées sont maintenant en contact avec Kérensky. Les cosaques annihilent la garde rouge, principal régiment des bolchévicks. La population de Pétrograd arrache les proclamations des bolchévicks, lesquels sont pourchassés à « travers les rues. Bonnes gens d'Europe ! vous étiez vraiment bien renseignés ! L'incident est un exemple, entre bien d'autres, de la ténacité des illusions que l'Europe veut entretenir à propos des affaires russes; au lieu d'essayer de voir et de comprendre la Russie telle qu'elle est, on la croit telle qu'on désire qu'elle soit, et chaque fois que les faits viennent déranger l'illusion, on s'écrie gravement : « La Russie est le pays de toutes les surprises. » UN TAVARISCH ESTHETE Novembre 1917. — Vous voudriez donc faire la connaissance de quelques personnalités maximalistes ? me dit un ami1. — Certainement. Leur propagande ne m'est pas sympathique, c'est clair, mais on apprécie mal les gens à travers les journaux et je préfère me renseigner personnellement. — Fort bien. Voulez-vous que je vous amène Lunacharsky ? Il vous connaît, et m'a dit qu'il serait heureux de causer avec vous. — Lunacharsky ? Hum ! J'ai lu, de lui, des discours de la plus basse démagogie et de la plus sotte violence. Mais soif! va pour Lunacharsky. — Un conseil. Dites-lui tout ce que vous pensez : il est homme à supporter la contradiction. Mais ne 1. L'ami en question est le capitaine Sadoul dont il a été tant parlé en 1918. Je ne sais naturellement pas ce qu'il a pu l'aire après mon départ de Pétrograd, mais j'aime à dire ici que pendant cet hiver de 1917-1918, je l'ai vu souvent et que j'ai beaucoup estimé son intelligence, sa bravoure, sa loyauté et son empressement à servir ses compatriotes. u l'appelez pas « Monsieur », toul serait perdu. Et pas « citoyen » non plus. — Alors ? —■ Appelez-le « tavarisch ». Ça veut dire « camarade ». C'est le mot à la mode. C'est ainsi qu'on reconnaît les vrais socialistes, les purs. Le tavarisch Lunacharsky est donc venu me voir. A la différence des bolchévicks que j'ai rencontrés, il n'a point été aigre et méfiant. Il a bien voulu me traiter en socialiste et a eu quelques paroles aimables pour les camarades belges. C'est une originalité, car en général, pour les maximalistes, les socialistes patriotes d'Occident ne sont que de vils suppôts de l'impérialisme bourgeois.... 11 est arrivé crotté comme un caniche, une chaussette rabattue sur le cou-de-pied, le col fripé, très débraillé. La mousse rare et brunâtre qui pousse sur ses joues et sur son crâne accentue encore cet aspect famélique. Grand, maigre, le teint blême et bilieux, avec des mains fines et nerveuses d'intellectuel, et des yeux mobiles et souvent fuyants, un sourire qui découvre des canines comme pour mordre, le « camarade » parle un français à peine hésitant, doux et fluide, avec des termes un peu désuets, un français qu'il aurait appris en Suisse. De suite, je lui demande ce qu'il pense de la guerre et de la paix. Lunarchasky est un sentimental, et avec abondance il me développe les considérations pacifistes sur la nécessité de terminer l'abominable boucherie, de tarir le Hein e de sang et de larmes. Il paraît étonné lorsque je lui riposte que je ne demande pas mieux, et j'ai l'air de lui faire une révélation en lui apprenant que ce n'est pas nous qui avons commencé. On nous calomnie, 7 affirme-t-il, quand on nous accuse de vouloir la paix séparée ; on nous calomnie quand on nous accuse de préparer la paix allemande. Non, les bolchévicks ne veulent que la paix démocratique, en accord avec les Alliés. — Mais immédiate ? — Oui, immédiate. C'est-à-dire que nous voulons y travailler immédiatement. Mais nous comprenons fort bien que cet accord des peuples ne peut se réaliser en un jour. Il faudra des semaines, peut-être des mois. — Et croyez-vous, camarade, que tous ceux qui vous suivent soient disposés à attendre des mois ? — Ils attendront, s'il le faut, et surtout s'ils comprennent qu'il le faut. Le soldat russe se battra pour la liberté, mais il ne veut plus se battre pour l'impérialisme. L'impérialisme d'Occident lui est aussi suspect que l'impérialisme russe. Je pense que si tout cela est sincère, ce n'est pas bien différent de ce que me disait l'autre jour Skobe-Ieff, et de ce que pensent nos amis d'Europe. Se pourrait-il qu'on fût si rapproché, au fond, et que l'éloigné-ment serait fait de malentendus et d'incompréhension ? Comme s'il devinait ma réflexion, Lunarchasky ajoute : — Vous, en Europe, vous voyez le conflit actuel en fonction d'une lutte de nations; nous, en fonction de la lutte des classes. Le premier point de vue est celui de la démocratie bourgeoise; le second, celui du socialisme international. Si nous vous suivions, nous n'aboutirions qu'à renforcer l'impérialisme anglais. Je lui objecte vainement que tout ce que les bolchévicks racontent de l'impérialisme anglais me paraît fort exagéré, que cet impérialisme est en tous cas de beuucoup le plus libéral de tous ceux qu'on ait connus, et qu'il faut d'abord assurer les libertés nationales et politiques de la classe ouvrière avant de penser à son émancipation sociale. Écartons le péril allemand et nous travaillerons après. — Erreur, erreur ! fait Lunarchasky. Nous, Russes, nous ne nous contentons pas de faire une révolution politique. La guerre a enlevé aux puissances capitalistes leurs moyens d'action habituels; l'occasion est propice non seulement pour la révolution en Russie, mais pour la révolution sociale universelle. Nous sommes les premières lueurs d'un incendie immense. Je lui dis mon manque de foi. Je vois bien en Russie des forces de destruction ; je n'y vois pas de forces constructives. Et Lunatçharsky confesse : C'est vrai que parmi nous, les compétences techniques manquent. Nous avons de la bonne volonté et le désir de bien faire, mais nos camarades ne savent pas toujours comment il faudrait s'y prendre, Je serais pour ma part disposé à un accord avec les socialistes révolutionnaires, car il y a parmi eux des capacités qui nous seraient bien utiles. Oui, notre peuple est encore bien ignorant, soupire-t-il avec mélancolie. Mais nous allons lui donner immédiatement l'instruction, protéger les arts, faire son éducation. Et il m'expose tout un programme généreux dans lequel je retrouve des idées que j'ai souvent défendues. Mais l'expérience m'a appris combien, en ces matières, le temps était un collaborateur indispensable. Lui, le camarade, ne doute point. Il a son projet, il l'énonce et c'est fait. Et le projet est vaste et universel autant que verbal. Je retrouve les deux traits frappants de la psy- chologie russe : la tendance à se contenter de mots sans réalisation consécutive, la tendance à tout concevoir dans l'illimité. — Enfin, lui dis-je en le ramenant sur terre, si l'Allemagne se dresse quand même en travers de vos espoirs ? — Nous ferons la guerre révolutionnaire. — Mais la force pour cette guerre ? — La force est dans l'âme. Que répondre à cet illuminé? Il me semble que je suis dans une taverne de Montmartre, en présence d'un émigré disert qui échafaude des illusions généreuses, dans la fumée des cigarettes. Hélas ! nous sommes à Pétrograd et le rêveur mène ici des milliers de disciples . — Il ne se passe point de soir où je ne parle devant des milliers de personnes, ajoute Lunacharsky, c'est notre force à nous, d'être en contact constant avec les masses. Lunatscharsky était surtout très fier de la police improvisée des bolchéviks. Selon lui, la moyenne des attentats et cambriolages de chaque nuit qui était, à Pétrograd, de quatre cents dans les derniers temps du gouvernement de Kérensky, serait tombée à cinquante. C'est bien possible. Mais le nombre des gens affolés ne diminue pas. Au contraire ! Huit jours après. .le n'ai plus revu mon camarade. Avec le coup d'Etat maximalisLe, il a été promu aux plus hautes destinées. Il est commissaire à l'Instruction publique, dans le collège des Commissaires du peuple. A peine nommé, il a envoyé sa démission. Les troubles de Moscou et la nouvelle des destructions de monuments d'art et d'histoire avaient désemparé son âme sensible. Sa lettre de démission ne manquait pas de noblesse : '2 novembre 1918 (style russe). La cathédrale du Bienheureux Basile, la cathédrale Ouspensky s'effondrent. Le Kremlin où sont réunies en ce moment les plus importantes collections d'art de Pétrograd et de Moscou est bombardé. Les victimes se comptent par milliers. La lulte revêt un caractère de férocité, voisin de la sauvagerie. Que se passera-t-il encore? Peut-on aller plus loin? Je ne puis supporter ces faits. La mesure pour moi est comble. Arrêter ces horreurs, je m'en sens incapable. Travailler sous le joug de ces pensées qui me rendent fou, c'est impossible. Voilà pourquoi je quitte ma place au Conseil des Commissaires du peuple. Je sens toute la gravité de celte déclaration, mais je n'en puis plus. Sentiment sincère ou comédie ? J'opine pour la première hypothèse. Cette sensibilité presque maladive des Russes pour leurs souvenirs d'art ou d'histoire est fréquente ; ceux qui comprennent la valeur de ces trésors savent qu'ils sont rares en Russie, et d'autant plus précieux. Le jeune Zillburg, l'ami de Skobelelf, ne me racontait-il pas lui aussi que lors de l'attaque du Palais d'Hiver, quand il avait été parlementer, sous la fusillade, pour éviter la tuerie, il avait eu le cœur en détresse à la pensée des dégâts que les balles faisaient à la façade du Palais ? Trotsky n'a pas accepté la démission de son collègue. Il l'a excusé devant le Soviet, en disant que le camarade n'avait pas les nerfs assez solides pour supporter les secousses de la Révolution, mais qu'on pouvait compter sur son dévouement. Et Lunacharsky a accepté de continuer à régir l'Instruction publique. Sans doute, pense-l-il qu'armé de ce semblant d'autorité, il pourra protéger les œuvres d'art qui lui sont chères. Et si des paroles peuvent y servir, il a eu en effet les paroles qu'il fallait : Camarades, le peuple des travailleurs est maintenant le maître absolu du pays.... Outre les richesses naturelles, le peuple a hérité d'énormes richesses culturelles, d'édifices d'une grande beauté, des musées, des bibliothèques, etc.....Tout cela esL maintenant le bien du peuple. Tout cela aidera le pauvre et ses enfants à devenir des hommes nouveaux____ Camarades ! il faut veiller avec vigilance à la conservation de ce bien du peuple. Vous criez : « Honte au voleur qui s'approprie le bien d'autrui » et vous le menacez des pires châtiments. Mais il est cent fois plus honteux d'être le voleur du peuple... Oui, vous êtes le jeune maître du pays, et quoique vous ayez maintenant beaucoup à penser et à travailler, vous saurez défendre vos richesses artistiques et scientifiques. Camarades I ce qui se passe à Moscou est un malheur horrible, irréparable. La guerre civile a provoqué le bombardement de nombreux quartiers de la ville, des incendies____ Le peuple, dans la lutte pour le pouvoir, a mutilé sa glorieuse capitale. Il est particulièrement terrible en ces jours de lutte violente, de guerre destructive, d'être commissaire de l'Instruction publique. Seul l'espoir de la victoire du socialisme, source d'une nouvelle culture supérieure, nous apporte un réconfort. Sur moi pèse la responsabilité delà protection des richesses artistiques du peuple____ Mais ne pouvant rester à mon poste, où j'étais sans force, j'ai donné ma démission. Mes camarades, les autres commissaires du peuple, considérèrent cette démission comme inadmissible. Je resterai donc à mon poste jusqu'à ce que vous me trouviez un remplaçant plus digne. Mais je vous en supplie, camarades, donnez-moi votre soutien, aidez-moi. Conservez pour vous et vos descendants la beauté de notre terre, soyez les gardes du bien du peuple. Bientôt, même les plus ignorants, qui ont été tenus si longtemps dans l'ignorance, se réveilleront et comprendront combien l'art est une source de joie, de force et de sagesse. Citoyens, veillez à nos richesses nationales. Bien dit, camarade. Mais parmi les pauvres diables que vous avez déchaînés, en est-il pour comprendre ce rappel des droits de la Beauté ? UNE NUIT DE GARDE Quoi qu'en dise le camarade Lunacharsky, les nuits sont peu sûres. A l'hôtel de l'Europe, les voyageurs sont affolés. Perquisitions, arrestations, s'y font aux heures les plus inattendues. Des gardes rouges ou des brigands — comment distinguer ? — se présentent, impérieux et brutaux, avec un papier émanant d'une autorité incertaine, revêtu d'un cachet ou d'une signature inconnus, et fouillant les malles, les meubles et les papiers. A supposer qu'ils agissent pour l'intérêt public, ils ne négligent pas leurs intérêts privés, et après chaque visite de celte sorte, disparaissent les choses qu'ils ont pu trouver à leur convenance. A qui se plaindre? Comment même accuser au milieu d'une telle confusion ? Aussi, les voyageurs ont décidé de se défendre. La protection des voyageurs sera l'œuvre des voyageurs eux-mêmes et nous avons eu notre petit Soviet. On a nommé un président, naturellement, et l'on a constitué une garde nocturne, malgré les protestations du directeur de l'hôtel à qui la précaution paraissait génératrice de bagarres. C'est pourquoi, cette nuit-là, à quelques-uns, browning au poing, nous avons fait sentinelle dans le corridor d'entrée. De deux à quatre, seulement. Faction calme; de temps en temps, une patrouille de gardes rouges, une auto qui ronfle, sont les seuls bruits qui troublent le silence de la rue. Il y a, parmi nous, deux Russes, visiblement ivres. Ils sont enragés contre les bolchévicks et proposent de faire une sortie vers la Nevsky à la recherche des brigands. Les revolvers aux mains de ces pochards nous paraissent le plus certain de nos dangers et l'incident justifie les appréhensions du directeur de l'hôtel. On finit pourtant par les calmer, ils s'endorment comme des brutes. Débarrassés de ces ivrognes, nous causons. Un industriel nous raconte les exigences ouvrières. Les augmentations de salaires, au début, étaient complètement justifiées ; les salaires anciens étaient insuffisants et peu équitables ; la condition ouvrière était misérable, et progressivement intolérable à mesure qu'augmentait la cherté de la vie ; il n'était pas juste que les patrons fussent seuls à bénéficier des profits, souvent considérables que la guerre avait accordés à l'industrie. Aussi, en général, ces premières augmentations furent concédées sans difficultés. Mis en appétit par la facilité même de leur victoire, les ouvriers en réclamèrent d'autres. On les accepta avec résignation. Mais ce qui vint rendre la situation inextricable, ce fut la prétention de la rétroactivité. Avec cette logique puérile qui conduit le Russe à pousser tout à l'extrême, les ouvriers dirent aux capitalistes : « En nous octroyant des « augmentations, vous reconnaissez que les anciens « salaires étaient au-dessous de ce qui nous est dû. « Or, il y a un mois, trois mois, un an, que vous nous « volez de la sorte, vous allez restituer l'arriéré. » Que répondre à ces enfants terribles? Que la caisse patronale ne pouvait se vicier à leur profit que pour autant qu'elle fut alimentée par les recettes à provenir de la vente des produits, et qu'aucun prix de ces produits n'était délerminable si le passé était sans cesse remis en question? C'était beaucoup trop compliqué pour eux. Ils nous ont répondu : « Faites-vous payer davantage par l'État, » Et comment leur expliquer que le Trésor n'était pas inépuisable, et qu'encore une fois il ne pouvait payer qu'en proportion de ses recettes, d'où renchérissement de la vie justifiant de nouvelles augmentations de salaires. Et ainsi de suite, en une progression qui pouvait durer quelque temps, mais qui fatalement avait un terme : la banqueroute de la Russie. Voilà une première source de difficultés. Il en est une autre: la prétention des ouvriers de soumettre à l'élection toute autorité. Je reconnais que le vote peut être motivé par la compétence et l'habileté professionnelle, mais il peut aussi s'égarer sur des intrigants et des incapables. Il est curieux de voir la classe ouvrière attacher tant d'importance à cette introduction du parlementarisme à l'usine, alors qu'elle se détache chaque jour du parlementarisme dans la politique. — Bref, fit quelqu'un, en s'organisant, les ouvriers ont surtout mis en commun leurs préjugés et leurs incompréhensions? — Ne soyons pas trop sévères et efforçons-nous d'être justes, répliqua l'industriel. L'ouvrier, le soldat, le citoyen ne veulent plus obéir aveuglément. Après avoir supprimé le Tzar, on ne veut pas le retrouver à l'atelier ou au régiment. Reconnaissons que cette tendance est légitime. Chacun de nous la porte en soi, dans sa conscience d'homme libre. Je ne vois pas pourquoi je contesterais à mes ouvriers un droit que je revendique pour moi-même. — Soit, mais il y a des nuances, tout de même. — Précisément. Et de même pour les salaires. Le principe de l'augmentation n'était pas discutable ; on ne peut reprocher aux ouvriers que de s'être trompés sur le degré. Et voici pourquoi je vous demande de ne pas être trop prompts au blâme : pour apprécier ces nuances et ces degrés, il eût fallu à la classe ouvrière une éducation professionnelle que nul n'a jamais cherché à lui donner. Au contraire, tout l'effort de l'ancien régime a été de la lui interdire. Les fautes d'aujourd'hui, ce ne sont pas les fautes de la Révolution, croyez-moi, c'est l'héritage du Tzarisme. L'erreur des révolutionnaires, ce n'est pas de vouloir la liberté, même à l'extrême, c'est de croire que l'on change la nature humaine, instantanément, avec des mots. On peut sans doute modifier brusquement une forme sociale ou une forme politique, on ne transforme pas d'un même coup et les hommes et les âmes. Nous sommes liés au passé, même quand nous nous en proclamons affranchis. Nous ne sommes jamais tout à fait innocents des crimes de nos pères. Si l'Europe et le monde pâtissent aujourd'hui, et demain, de la convulsion russe, c'est parce que l'Europe et le monde ont été complices du despolisme russe. D'une façon indirecte et lointaine, je le sais bien. Mais il faut expier même des fautes inconscientes. Tout se tient, tout se paye; il y a dans la continuité de la vie, une inéluctable loi de solidarité.... A ce moment, tumulte. Un homme, avec fracas, se débattant contre un domestique qui lui barrait le passage, poussait la porte en tourniquet et entrait en bombe dans l'hôtel. Six revolvers braqués arrêtèrent son élan. On s'expliqua. C'était un Danois qui arrivait de Copenhague, ignorant tout des événements et ayant télégraphié pour retenir sa chambre. Notre accueil l'avait plutôt décontenancé. Il eut l'esprit d'en rire____ — Vous disiez ? — Je disais qu'une révolution sociale en Europe n'offrirait sans doute pas le spectacle des mêmes sottises et des mêmes excès, parce qu'elle trouverait une classe ouvrière préparée à la compréhension des nécessités économiques. Mais ici, il n'y a aucun apprentissage de la liberté. Permettez-moi un souvenir personnel : J'ai dirigé d'importantes entreprises, je me suis toujours efforcé de grouper mes ouvriers, parce que je trouve plus pratique de discuter avec quelques délégués qu'avec une foule. Les ouvriers m'ont toujours été reconnaissants de la confiance que je leur avais témoignée. En 1905, je n'ai pas eu de grèves dans mes ateliers. Eh bien ! croiriez-vous qu'une fois la révolution terminée, j'ai reçu la visite d'un général qui me reprocha vivement la tranquillité de mes ouvriers et me fit grief d'avoir évité les pogroms? La circonstance que je considérais comme un titre était, au contraire, suspecte au régime absolu et je faillis aller en Sibérie pour avoir essayé d'éclairer ceux que j'occupais. On les voulait dans l'obscur ; ne soyez donc pas étonnés si à présent, après tant de ténèbres, leurs yeux ne sont pas encore habitués à la lumière. . .. Un jeune israélite, qui nous avait déclaré ses idées socialistes révolutionnaires, ajouta : — Vous dites bien, Monsieur. Si tous nos industriels avaient pensé comme vous, bien des conllits eussent été évités. Vous nous faites comprendre mieux l'ouvrier russe. Pour le soldat, il est vrai aussi que tous nos malheurs viennent du Tzarisme. Que disait le catéchisme du soldat au jeune paysan arrivant à la caserne: « Qui sers-tu? Le Tzar. » — Le Tzar, Monsieur, pas la Patrie. La Patrie était une nation aussi étrangère à l'ancien régime qu'elle peut l'être aux amis de Lénine. — Quel est ton devoir? — Combattre les ennemis extérieurs et intérieurs. — Quels sont ces ennemis extérieurs ? — Ceux qui attaquent notre Tzar. — Et les ennemis intérieurs? — Les socialistes, les juifs et les étudiants. Les socialistes, c'étaient tous les mécontents, tous les écrasés, tous ceux envers qui on avait été injuste et qui esquissaient un geste de protestation. Socialiste était vite dit ; il n'en fallait pas plus pour la prison ou la Sibérie. Nous, les Juifs, nous étions plus caractérisés ; notre nez, nos cheveux, nos oreilles, nous révélaient et nous avions beau être souples et serviables, ils nous détestaient parce que nous étions plus intelligents qu'eux et que nous étions un ferment de révolte et de désagrégation. Chaque fois qu'une calamité atteignait le pays, la tactique du despotisme était de nous rendre responsables, et le sang des lils d'Israël a coulé bien des fois pour des péchés russes. Aujourd'hui on met des mots fraternels sur ces souvenirs et sur ces plaies. Cela ne suffit point à me tranquilliser pour l'avenir des miens, car vous l'avez dit, Monsieur, on ne change point en un jour, avec des phrases, le fond des âmes. On nous massacrait hier. On nous massacrera peut-être demain, en raison de la bienveillance même qu'on nous montre à l'heure actuelle. Lorsqu'il faudra un bouc émissaire, le Russe pensera d'instinct au Juif. Et quant aux étudiants, c'étaient souvent des jeunes —"HO — gens admirables. Ils voulaient, non pas comme chez vous en Europe, se préparer à une profession libérale, mais savoir. Ils ne suivaient pas un cours, mais tous. Ils avaient une frénésie de science. Ils entassaient pêle-mêle les lectures les plus hétéroclites. Ils acquéraient ainsi une érudition formidable. Formidable, mais livresque. Aucune expérience sociale ne leur était permise. Toute réunion prenait des allures de complot. Je fus moi, menacé de prison, parce que j'avais essayé d'établir entre mes condisciples une coopérative pour l'achat du papier et des plumes. Le lendemain, j'entrai dans une association terroriste. Presque tous, nous étions pauvres, farouchement pauvres ; nul n'eût accepté des subsides officiels qui impliquent une abdication morale ; certains donnaient des leçons, d'autres plus robustes déchargeaient, leur Karl Marx en poche, des bois sur les quais de la Néva, et il ne fut pas rare de voir des étudiants laver à la rivière leur unique blouse de toile. Voilà les ouvriers, les soldats, les intellectuels que noug a légués l'ancien régime. Tous ignorent parce qu'il ne leur ajamais été permis de l'apprendre que la vie en commun est une combinaison de relativités et ils raisonnent clans l'absolu. C'est une beauté et une faiblesse. Il faut à la fois nous admirer et nous prendre en pitié____ Le discours s'arrêta là, car la garde de quatre à six vint nous relever. — Rien ? — Non, rien, tout est calme. CHEZ TROTZKY Novembre 1917. Dès ces premiers jours, Trotzky (Bronstein de son vrai nom) s'avérait l'âme du mouvement insurrectionnel. Je voulus le voir et la réquisition par les émeu-tiers d'une automobile qu'un compatriote avait mise à ma disposition, eu fut le facile prétexte. L'Institut Smolny où le Comité révolutionnaire avait établi son quartier général, était, l'an dernier, un élégant et paisible lycée de jeunes filles où l'aristocratie et les fonctionnaires envoyaient leurs enfants. Lors de ma visite, il offrait le spectacle le plus pittoresque : dans la grande cour, des camions, des automobiles, des autos blindées, avec une foule de soldats et d'ouvriers s'agitant dans la nuit, allant et venant, s'inter-pellant, donnant des ordres, apportant des nouvelles, figures de fièvre dans les ténèbres, et qui passaient de temps en temps, dans la clarté des fanaux électriques. On ne se sentait pas en sûreté. Imagination fausse d ailleurs : les révoltés étaient, pour les visiteurs, inoffensifs et presque accueillants. Sur le perron, des mitrailleuses braquaient leur gueule vers la ville. Des sentinelles soupçonneuses barraient la route. Il fallut parlementer et recevoir, d'un contrôle rigoureux, la permission d'accès. A l'intérieur du lycée blanc, même confusion, même foule, même fièvre. Des soldats dans les couloirs. Des soldats dormant sur le plancher dans les chambres. Par les portes ouvertes, j'aperçois des bureaux où des tavarishs enregistrent, interrogent, commandent à de trépidantes machines à écrire. Il y a dans la bureaucratie de Smolny, un certain nombre de femmes et de jeunes filles à l'air intelligent et décidé. Beaucoup de Juifs. J'entre dans une salle plus spacieuse que les autres, l'ancienne salle des fêles du lycée, toute claire, ornée de jolis lustres, d'où tombe à profusion la lumière. Un meeting s'y tient, quatre à cinq cents auditeurs, presque tous des soldats. La fumée des cigarettes est tellement dense, qu'on découvre à peine sur l'eslradela silhouette agitée de l'orateur. On s'aperçoit vite que je suis étranger, et l'on me donne avec une courtoisie qui n'exclut pas quelque méfiance, des explications en anglais, en français, car il y a des polyglottes dans tous ces milieux révolutionnaires. Je laisse l'assemblée célébrer par des applaudissements en tempête la nouvelle de la défaite de Kérensky, à Tsarkoié-Sélo, et je monte chez Trotzky. C'est tout en haut de l'édifice, au second étage. Les couloirs sont moins encombrés et l'on aperçoit davantage la saleté, le désordre, la souillure des locaux clairs transformés en corps de garde. Le cabinet de Trotsky est une chambre modeste, avec un mobilier sommaire. Devant une table encombrée de papiers est l'insurgé. Les yeux, très noirs, ont une incroyable vivacité. La tête, un peu forte, à l'ossature marquée, spirituelle et rusée, rappelle un peu, par son aspect sarcastique el agité, celle de Rochefort. Moustache noire, barbiche en virgule ; traits énergiques ayant quelque chose de douloureux et de crispé. Gestes saccadés, parole ardente. Trotzky parle français avec aisance ; on le sent rompu à la dialectique des réunions politiques et des polémiques de journaux. Il écoute ma requête avec déférence et puis nous causons, en « camarades ». Mais il met quelque âpreté à marquer qu'il n'ignore point que cette « camaraderie » n'exclut pas une profonde divergence de vues. Et moi de mon côté, je souligne que je ne viens pas saluer un soleil qui se lève, et je ne cache rien de ma désapprobation. Le programme de Trotzky ne diffère guère de celui que m'exposait l'autre jour Lunacharsky. Mais la forme est autre, plus systématique, plus tranchante, plus attentive à ne faire aucune concession. Le débonnaire Lunacharsky me traitait en camarade, l'intransigeant Trotzky me traite en bourgeois. Ce n'est pas une causerie, c'est presque un duel, un duel franc et courtois. —- Nous sommes les maîtres, aujourd'hui. Nous serons le Gouvernement de demain. Celte l'ois, la Révolution est en marche. — Attention! Vous la livrez à l'oppression allemande et à l'exécration des démocraties d'Europe. — Point. Je traiterai avec l'Allemagne d'égal à égal, et si les démocraties d'Occident m'abandonnent, les peuples me suivront. Car, comprenez-le bien, notre force n'est pas dans l'organisation militaire, mais dans l'organisation du prolétariat. Nous ne voulons pas dresser les nations les unes contre les autres, point de s vue périmé de l'impérialisme, mais les classes l'une contre l'autre, et à la faveur du bouleversement prodigieux causé par cette guerre, supprimer les parasites et les exploiteurs et assurer l'avènement international des travailleurs. — Eh ! croyez-vous que cela puisse se faire sans résistance et sans lutte, vous qui promettez la paix? — Je sais bien que non. Et nous luttons, comme vous le voyez. Mais notre lutte n'est pas la vôtre. Nous ne connaissons qu'un ennemi : l'impérialisme, et nous l'abattrons, où qu'il soit, chez les Allemands, ou chez les Alliés. — Soit, mais comment? — En renonçant à la guerre qui ne peut aboutir qu'à consacrer le triomphe d'un impérialisme sur l'autre, et en excitant les peuples à la Révolution. — Vous croyez à la possibilité d'uué révolution en Allemagne? — J'en suis sûr. J'ai des raisons précises de l'espérer. La peur de la révolution sera pour les impérialistes allemands le commencement de la sagesse. — Cela me paraît peu probable. En permettant aux impérialistes allemands de se vanter d'avoir terrassé la Russie, vous paralysez, au contraire, la révolution en Allemagne. — Mais si vous la désirez comme moi, de quoi l'attendez-vous donc? — De la victoire des Alliés. — A mon tour, je vous dis : c'est peu probable. Trois ans de lutte acharnée n'ont abouti qu'à l'équilibre des forces en présence. Espérance pour espérance. Vous comme moi, vous raisonnez sur une opinion, non suides faits donnés. — Convenez du moins que, des deux impérialismes en lutte, l'Allemand est le plus menaçant? — Je l'accorde, mais ce n'est pas un motif pour se livrer à son adversaire. Oh ! je les connais vos bourgeoisies occidentales. M. Malvy m'a fait expulser de France pour une brochure qui me valait en même temps une condamnation à la prison en Allemagne. Il raconte ces incidents avec une telle amertume, de même que ceux de son internement à Halifax, et je le sens si profondément ulcéré, que je ne puis m'empê-cher de lui dire : — Il ne serait pas généreux de faire pâtir les peuples d'Angleterre et de France en punition de vos mésaventures. — Je suis de votre avis, mais j'ai voulu vous montrer que j'ai quelque expérience personnelle et que je sais à quoi m'en tenir sur la valeur de ces grands mots de liberté et de démocratie avec lesquels les bourgeois de chez vous abusent les nigauds. Il y a même eu des socialistes pour chanter dans le chœur. Avez-vous oublié que « votre » Vandervelde nous a demandé de renoncer à la Révolution ? — Oh ! n'exagérons rien. Il s'est adressé aux socialistes russes pour leur demander d'apporter leur concours à la défaite de l'impérialisme allemand, voilà tout. — Concours qui eût dû être donné au Tzarisme, à l'impérialisme russe, l'une des formes les plus exécrables de l'impérialisme? Belle logique chez le Président de l'Internationale ouvrière ! — Faire la paix avec le Kaiser vaut-il mieux? — Sans doute, puisqu'il faut finir la guerre. — A tout prix ? — Non, démocratiquement, sans annexion ni conquête, vous connaissez la formule. — Oui, et si l'Allemagne n'accepte pas? — Elle l'acceptera. — Mais encore, si votre attente était déçue ? —- Alors, nous irons jusqu'au bout. — Tiens, vous aussi? — Nous ferons la guerre révolutionnaire. — Avec quoi? Vous n'avez plus d'armée. — Nous en referons dix. — Après avoir proclamé les vertus de l'indiscipline ? — L'indiscipline étail nécessaire pour détruire la soumission à l'impérialisme ; elle deviendra de la discipline spontanée dès qu'il faudra défendre la Révolution. — J'en doute. — Comptez-vous pour rien l'idée ? — On ne se bat pas avec des idées. — Non, mais on se bat pour une idée. Et voulez-vous un fait immédiat, tangible. Si ce n'est pas la valeur de l'idée, comment expliquez-vous que nos gardes rouges aient mis en déroute les troupes de Kérensky ? — Vous l'avez emporté sur un faible. Kérensky s'est trouvé abandonné de tous, comme Nicolas 11. Mais Guillaume est un adversaire plus redoutable. •—■ 11 n'est rien sans son peuple et son peuple sera avec nous. Il voudra la paix avec nous. Les ouvriers paysans et soldats d'Allemagne le briseront comme nous avons brisé le Tzar et Kérensky. — Le Tzar et Kérensky, quelle assimilation ! — Non pas, deux figures du même impérialisme. l'une aristocrate, l'autre bourgeoise, tous deux enne-< mis du peuple, tous deux prêts à le sacrifier aux appétits des capitalistes de Russie et d'Occident. Et le peuple russe ne vaut point que continue, pour de tels buts, cette tuerie universelle. lia brisé Kérensky,comme il brisera Kornilofl", Kalédine et tous ceux que votre presse vénale d'Occident transforme en grands hommes parce qu'elle y devine les serviteurs de ses maîtres. Et voyez comme les événements vont vite: quelques mois ont suffi pour que Kérensky, d'extrême gauche, passât à l'extrême droite. — De ce train-là, combien durerez-vous ? — Peu importe. Ou nous ferons la paix, et avec la paix, la socialisation de la terre, des usines, des banques, l'expropriation radicale du capitalisme russe, et nous serons pour le monde étonné ungrand exemple, ou nous ne réussirions pas, et alors.....Le geste acheva la pensée. Qu'importait ce qui pourrait suivre ! Je retrouvais chez cet homme énergique, le îtiême caractère de physionomie mentale que j'avais noté chez d'autres Russes : une sorte de fatalisme, de vertige de l'abîme, une résignation au suicide et au cataclysme universel. Ce ne fut qu'un éclair: Trotzky réemboucha aussitôt le clairon des assauts et des triomphes. — Nous réussirons. La paix est désirée par tous. L'Italie chancelle. La France est épuisée... — La France saigne par mille blessures, sans doute. Mais les Français ne s'avouent pas vaincus. Ils savent souffrir pour rester libres, eux. J'avais dit cela avec une certaine vivacité. Trotzky comprit tout ce que ma pensée avait de désobligeant pour les Russes. J'avais blessé cet internationaliste clans sa vanité nationale. Je vis ses traits se durcir et devenir graves, et il me répondit d'un ton sec : ...... — Nous aussi, nous avons su souffrir pour notre idéal. Et je vis, soudain évoqués, les durs chemins de la Sibérie et de l'exil, les prisons abominables et les massacres de pauvres gens. Certes, il y avait eu des âmes vaillantes jadis, dans ce peuple qui paraissait aujourd'hui si lâche ! — On l'oublie trop là-bas, quand on nous traite d'agents de l'Allemagne. Nous avons tous payé, et durement, le droit de défendre nos idées. Si celles-ci déplaisent aux capitalistes d'Occident, et môme aux socialistes de là-bas, dont nous aurions pu espérer plus de compréhension, ce n'est pas une raison pour nous calomnier et nous traîner dans la boue. — Peut-être, pourriez-vous mieux vous expliquer, vous justifier de ces reproches? — A quoi bon ! Ce seraient des mots, encore des mots. Nous n'en avons eu que trop avec Kérensky. Nous avons une indigestion de phrases. Des actes valent mieux. On les jugera mal dans la bataille, mieux lorsqu'on aura un certain recul. Pourquoi des commentaires? N'avons-nous pas causé pendant une heure, en camarades, sans fléchir d'une ligne dans nos convictions respectives? Vous restez persuadé que nos méthodes sont détestables ; j'en pense autant des vôtres. . . 11 n'y a qu'à se séparer, en effet. Pourtant, il y eut, dans notre poignée de main de départ, plus de cordialité et d'estime qu'il n'y en avait eu dans celle de l'arrivée. DES BELGES Novembre 1917. La fête de notre Roi (15 novembre), survenait au milieu de ces jours secoués. J'avais, tout vivant encore à l'esprit, le souvenir de la célébration, l'an passé, de cette journée au Trocadéro. Dans l'énorme salle, un innombrable public de Belges et de Français avait acclamé des affirmations d'union et de confiance. Tous ceux qui avaient vécu ces heures-là s'en étaient trouvés réconfortés et cuirassés d'espoir. Ils s'étaient sentis réchauffés dans l'atmosphère sympathique de la foule parisienne. Il ne fallait songer à rien de pareil à Pétrograd. Dans la cité en émeute, nous étions oubliés et dédaignés. Pis, nous étions des reproches vivants. A ce peuple qui voulait la paix, nous rappelions trop la guerre. Le milieu russe nous étaiL presque hostile, de de cette hostilité sournoise et un peu honteuse, comme celle qu'on a pour un créancier importun, comme celle que j'avais rencontrée déjà chez les catholiques romains. Conséquence bizarre du pacifisme : né incon- testablement de sentiments généreux, il aboutit, dans la pratique, à imposer silence aux générosités, déserte les revendications qui réclament la lutte et sacrifie la justice à la paix. Une réunion publique étant impossible, restait une récepLion privée. L'on m'en dissuada : qui donc s'y risquerait dans de pareilles circonstances ? Je crus au contraire que nos compatriotes auraient la crânerie nécessaire et mon attente ne l'ut pas trompée, car il suffit d'un avis inséré dans les journaux de langue française : l'Entente et le Journal de Russie, pour amener une centaine de Belges au jour fixé, à la Légation. Tous ceux qui avaient pu venir étaient là, heureux de se sentir rapprochés, d'échanger des nouvelles, de demander des informations. On entendait chanter, dans les conversations, les accents du terroir, persistants et vivaces malgré la transplantation Nous étions, dans la grande salle du Palais Ivarachevsky, presque dans l'ombre, car l'électricité toujours capricieuse à Pétrograd pendant les jours de crise, tardait à venir. On voyait à peine les visages, mais les poignées de mains étaient cordiales. Une Brabançonne, écoutée religieusement, nous parla de la patrie et de ses épreuves. On l'ut quelques minutes en dehors de l'heure qui passait... Je bois au Roi, symbole de la résistance nationale devant l'envahisseur étranger, personnification du peuple de Belgique et de son indomptable aspiration vers la liberté. Il me plaît de rappeler, dans ce Pétrograd, qui s'imagine avoir découvert la liberté, que nos ancêtres ont été les premiers à conquérir et à faire respecter les franchises communales. Il me plaît de rappeler dans cette Russie qui l'oublie, qu'elle a garanti jadis notre indépendance aujourd'hui menacée. Il me plaît surtout d'opposer aux discordes ambiantes, le spectacle de notre concorde et de notre union qui fait la force. Union avec nos gouvernants en exil, avec nos soldats dans les tranchées de la terre natale, avec nos ouvriers déportés en Allemagne, avec nos compatriotes sous le joug. Ceux-là supportent avec une résignation fière le présent parce qu'ils ont foi dans l'avenir réparateur. Prenons-les en exemple. Participons à leur foi. Soyons dignes de leur espoir. Soyons la nation qui ne veut pas se soumettre et ne veut pas mourir. L'heure est périlleuse et trouble? Qu'importe! Elle ne nous impressionne pas si nous nous inspirons du courage avec lequel les autres Belges ont, sans défaillance et sans peur, supporté l'angoisse d'heures plus dures____ Je leur dis cela, et d'autres choses encore, que tous pensent, mais qu'ils ont pourtant besoin d'entendre une fois de plus. Lorsque de nouveau, je me mêle aux conversations, elles ont un tour plus aisé et plus confiant. Un peu de quiétude a été retrouvée. Il y a même des rires. La bonne humeur vaillante reprend le dessus. Résultat heureux, non des paroles prononcées, mais de la réunion elle-même, du fait de se sentir rapprochés les uns des autres, de l'émulation à vouloir ne plus trembler et de ne pas s'affoler. Le soir, au Cercle Albert, la cordialité est plus intime encore. Quelques discours, notamment celui d'un socialiste gantois, en flamand, qui évoque le grand nom d'Anseele et stigmatise les traîtres du Conseil des Flandres. On lui fait une chaude ovation. Il y a là des ouvriers et des bourgeois, des Flamands et des Wallons, des catholiques, des libéraux, des socialistes, ne pensant tous qu'à la Patrie. L'exil et le péril ont fait apparaître une unité d'aspirations et de volontés qui nous était cachée lors des jours prospères. On entend des chansons patriotiques et gauloises. Notre groupe turbulent et joyeux est un spectacle étrange, pour qui songe à l'écroulement formidable de l'alentour. J'en suis fier pour mes compatriotes : le Belge chante dans la tempête. Des Belges, j'en ai vu ce jour-là, et les jours suivants. J'en ai vu de toutes sortes. Ils étaient nombreux en Russie. On répétait souvent chez nous avant la guerre, que les Belges sont casaniers. Rien n'est moins vrai. 11 y a, au contraire, fréquemment dans notre peuple, des conquérants et des chercheurs d'aventures. J'en ai trouvé partout, actifs, ingénieux, débrouillards, partout où m'ont mené les voyages. 11 y avait en Russie plus de Belges que de Français et d'Anglais, sinon de façon absolue, tout au moins proportionnellement aux populations respectives. Le développement industriel de la Russie à la fin du xix8 siècle en avait amené beaucoup, la guerre en amena d'autres. Car, événement inattendu, ce fut la Belgique qui vint au secours de la Russie. Secours modeste, naturellement, mais notable quand même. On écrira quelque jour l'histoire de ce corps d'autos-canons, qui, recruté parmi les Belges engagés volontaires, vint participer aux plus durs combats du front russe et se couvrit de gloire en maintes occasions. Ce sera une belle illustration de plus à ajouter à toutes celles qui célèbrent l'endurance et l'intrépidité de notre race. Moins glorieux, mais utiles aussi, les centaines d'ouvriers choisis dans l'armée belge et mis à la disposition dn Gouvernement russe pour ses usines militaires. La plupart travaillaient dans des établissements des environs de Pétrograd, et j'eus souvent à écouter leurs confidences et leurs requêtes. Wallons presque tous, ils avaient des noms et des façons de parler qui rappelaient de façon saisissante, le pays. De suite, je les devinais du Borinage ou de la province de Liège. Je me souviens d'un homme de Couillet qui, rien qu'à la manière dont il prononça sulVbord d'ell SamJje, m'évoqua la rivière reflétant les arbres noirs et les usines fumantes, et le vieux château flanqué de tourelles à girouettes où se découpaient des canards passants, armes des anciens seigneurs, et l'église de pierre près de la place où l'on joue à la balle. Ils parlaient des leurs avec tendresse, et de • leur nation avec une tendresse égale, et des épreuves avec courage, et de la Révolution avec bon sens. Le milieu russe les avait influencés, certes ; mais ils avaient une tournure d'esprit si pratique qu'ils avaient fait d'eux-mêmes un choix réfléchi parmi les innovations révolutionnaires. Les plus nombreux de mes compatriotes étaient dans le Midi, notamment dans la région industrielle du Donetz, où sont des usines métallurgiques, des verreries et des charbonnages. Ils y avaient été bien accueillis autrefois, mais la situation devenait inquiétante. Ceux-là m'écrivaient ou m'envoyaient des délégations. Les doléances étaient analogues : exigences croissantes des ouvriers russes, diminution de la production, manque de charbon, fermeture des usines, crise des transports, hostilité croissante des ouvriers russes vis-à-vis des ouvriers belges, menaces aux ingénieurs et aux contremaîtres, arrestation des directeurs, confiscation des établissements. Et quand des affaires paraissaient défi- nitivement compromises, le courrier suivant apprenait qu'une combinaison imprévue, issue de palabres sans fin, avait prolongé leur vie. C'étaient ainsi des alertes successives, des difficultés sans cesse renouvelées et aggravées qu'on se sentait impuissant à surmonter et contre laquelle on luttait pourtant avec opiniâtreté, sans jamais vouloir s'avouer vaincu. Beaucoup de ces Belges qui ont vécu la crise russe, ont mérité, à leur façon, leur croix de guerre. AU COMITÉ DU SALUT PUBLIC Novembre 1917. Le Comité de Salut public, qui groupe actuellement les organisations politiques et professionnelles hostiles aux maximalistes, s'est installé dans une ancienne école de droit, au quai de la Fontanka. C'est au bord du canal tranquille où sont arrêtés les bateaux chargés de bois de chauffage, un vaste établissement à la porte duquel des gamins distribuent des appels de la Douma municipale à la concorde et à la fin des luttes fratricides. Allées et venues. Dans le hall, une immense bannière rouge avec des inscriptions brodées d'or. Des soldats, des marins, des ouvriers. Pour pénétrer plus avant, i) faut un laisser-passer que nous délivre, sans difficultés d'ailleurs, une aimable jeune fille installée dans un petit bureau de fortune, où sa jeunesse et son sourire mettent une grâce dans un chaos mystérieux et rébarbatif. A l'étage, clans un vaste hall dominé par une icône, des groupes discutent, en attendant une séance ou en se reposant de celle qui vient de se terminer. Une autre salle de réunion avec ses bancs d'école, a conservé l'aspect d'un auditoire universitaire. Mais les soldats couchés sur des bancs, ou roulés en boule dans leur capote au pied du mur, font penser aussi à un corps de garde. C'est en somme la même impression d'émeute, d'installation hâtive et provisoire qu'à Smolny avec plus de désordre et de laisser-aller. Le Comité central siège dans une chambre basse, au bout d'un étroit couloir. Ce couloir est plein de monde : jeunes révolutionnaires ou vieux paysans échangeant avec un soldat leurs réflexions sur les nouvelles publiées par le Bulletin officiel des Soviets. L'utilité de cette parlotte entre gens qui ne se connaissent pas, qui ne se reverront sans doute plus, m'échappe, mais elle doit être grande si j'en juge par la vivacité de la discussion. Chaque arrivant y prend part et l'huissier lui-même s'y mêle en gardant faiblement une porte vitrée derrière laquelle le Comité central délibère, offrant un spectacle analogue : des mots et de la fumée. Skobeleff sort de la chambre, nous serre la main et nous entraîne, pour causer plus à l'aise, dans une pièce voisine. Quelques citoyens, le chapeau dans la nuque, accoudés à une table, ont une conversation passionnée dont un bout de papier griffonné au crayon est le centre. Voix ardentes, mais basses ; aspects de conspiration. Ils nous regardent d'un air interrogatif et soupçonneux. Skobeleff les rassure et appelle un ami qui servira d'interprète. C'est un aimable Arménien qui serre comme un trésor dans ses mains fines et maigres, 1111 bol ébréché d'où monte la vapeur du thé. Tandis que Skobeleff nous explique la situation, je l'examine. Je retrouve en lui cette allure d'intelligence éveillée et de simplicité un peu niaise qui m'a charmé lors de notre première rencontre. Dans son costume de gros drap, avec ses épaules rondes et puissantes, il a l'air d'un jeune fermier avisé et doux. Ses yeux bleus vous regardent bien en face. Sa figure rose, sous les fins cheveux blonds, est élégante et puérile. A certains mots, un éclair dur passe dans les yeux de rêve, les traits se durcissent, les poings se ferment. Il est doux, mais têtu. Il fait penser à un mouton qui aurait des colères. Il est très irrité contre les maximalistes. En conclusion, il me dit qu'un accord paraît se faire sur le projet suivant : un gouvernement qui répudierait le bol-chévisme, mais accepterait son programme, un ministère dans lequel entreraient quelques bolchévicks, non pas comme représentant leur parti, mais à titre personnel. Cette solution tarabiscotée me paraît d'un byzan-tinisme ingénu, mais elle lui semble, à lui, naturelle et très acceptable. C'est celle d'aujourd'hui. Il y en a eu dix autres les jours précédents. Il y en aura sans doute une autre demain. El chacune a nécessité des discussions en comilé, des discours, des délégués, des ordres du jour, des entrevues avec des adversaires : que de paroles inutiles! Nous sortons de ces lieux où règne ce despote à tête creuse : le mot. Et dans la rue, tandis qu'un soleil de crépuscule met des reflets rouges sur les eaux du canal et fait luire, dans le ciel assombri, les bulbes d'or d'une église, un marin de Cronstadt lit tranquillement à un ami la feuille du soir où s'imprime — fausse ou vraie — la nouvelle que les Allemands, ayant occupé les îles d'Aaland, viennent de débarquer en Finlande. j__________ Quelques jours après. Je ne suis pas retourné au Comité du Salut public. A mesure que Trotzky et Lénine agissaient, on a continué à y parler. Quand Lénine et Trotzky se sont sentis assez forts, ils ont hautainement refusé de discuter davantage. Et le Comité de Salut public, qui avait un instant paru un pouvoir en face du pouvoir, s'elface, n'est plus qu'un meeting d'opposition, s'efface, n'est plus rien. C'était un beau titre. VIII VISITE A G. PLEKHANOFF 29 novembre 1917. C est clans un quartier assez éloigné, un immense bâtiment où le pas ouaté d'une infirmière vous mèpe à travers les longs corridors. Par les portes ouvertes, on voit les chambres claires de l'hôpital, avec leurs lits blancs, et sur les oreillers, des faces maigres et terreuses de malades. 1 N° 33. Je frappe. J'entre. Georges Plekhanolf est étendu, tout habillé, sur son lit. Il vient à moi avec un véritable élan de joie. Les traits sont émaciés, les yeux brillants de fièvre. Je m'enquiers de sa santé. — Merci ! Je vais mieux maintenant, et cela me fait tant de plaisir de vous voir, de voir un socialiste, un vrai, un défenseur de ces idées pour lesquelles j'ai tant travaillé et souiï'ert, et qui, maintenant, servent de pavillon à tant de choses lamentables ! Parlez-moi de mes filles que vous avez vues à Paris ; parlez-moi de l'Europe ! Et je réponds à ces questions pressantes. Je le rassure sur le sort de ses filles auxquelles j'ai fait télé- 9 — 130 graphier la veille ; je le rassure sur notre confiance et sur notre espoir, quand même, dans l'issue satisfaisante de la guerre. Je force un peu mon optimisme pour rendre courage à ce coeur en détresse. — Et la Russie, me demande-t-il d'un air confus. Comment y êtes-vous ? Qu'en pensez-vous ? Je dois confesser que j'y suis assez mal, et que le séjour de Pétrograd n'est pas folâtre. Ce que j'ai vu jusqu'à présent n'est pas réconfortant, certes, mais comment se faire une opinion après quelques semaines seulement? J'ignore tant de choses encore, et la Russie est si grande ! Mes impressions, jusqu'à présent, ne sont relatives qu'à Pétrograd ; serait-il juste d'apprécier l'ensemble sur cet échantillon fâcheux ? Dès à présent, une observation m'est particulièrement désagréable, c'est de constater l'émiettement de la pensée socialiste et ses étranges déviations. — Oui, me répond Plekhanotf. Vous avez raison. Nous n'étions, en réalité, qu'une faible minorité consciente dans un peuple innombrable. Il est devenu tout à coup socialiste; il S'est cru socialiste et ne connaissait rien du socialisme. La réforme agraire? Elle va faire des millions de conservateurs âpres et féroces, plus étroitement réactionnaires que les ruraux les plus arriérés de n'importe quelle partie de l'Europe '. Je vois combien ce sujet lui est pénible et pour faire diversion, je lui demande de me raconter ce qui s'est passé à Tsarkoïé-Sélo. Les journaux ont publié qu'il 1. Je me suis efforcé de noter très exactement les paroles de Plekhanoll'. Toutefois, je dois déclarer que lorsque je lui envoyai le manuscrit, il me répondit qu'il aurait quelques rectifications à y faire. La mort ne lui a point permis, hélas ! de me dire sur quel point je l'avais mal compris. avait été l'objet de mauvais traitements. Comment se peut-il que des troupes révolutionnaires n'aient pas mieux respecté le révolutionnaire célèbre et incontesté ? — Ce furent des scènes affreuses. J'étais couché très souffrant. Des marins et des gardes rouges firent irruption dans ma chambre. Ils avaient des figures de haine et de colère. Ils me demandèrent brutalement si j'avais des armes. Je leur répondis que non. Ils m'ordonnèrent de me lever pour leur indiquer où j'avais caché mes armes. Je leur répondis à nouveau qu'ils pouvaient perquisitionner, que je n'en avais pas. Ils m'accusèrent d'avoir aidé les Cosaques. Je leur répondis que j'étais malade, au lit, dans l'impossibilité d'agir. Ils m'interrogèrent sur mes occupations. Je suis écrivain, j'ai travaillé pour la liberté et pour le socialisme. — N'êtes-vous pas Ministre ? — Non. — Membre de la Douma ? — Non. Ils parurent hésiter, réclamèrent ma photographie ou ma carte de visite, et j'entendis l'un d'eux dire à un marin qui paraissait les commander : — Mais est-ce bien lui '? Le marin fit un signe évasif et ces brutes me laissèrent. J'avais été plusieurs fois menacé d'un revolver et ces scènes m'avaient secoué et désespéré. Dans la bourgade, on tua un prêtre suspect d'avoir prié pour les Cosaques et on fusilla un ingénieur de l'usine d'électricité et un officier sous des prétextes ridicules. D'autres fois, 011 enferma dans des hangars des personnes paraissant devoir être arrêtées, et on les y laissa la nuit, sans feu. Pour moi, pareille aventure eût été la mort, et j'ai dû abandonner ma maison pour venir me soigner ici, où je suis en sécurité relative. Quelles étranges et décevantes convulsions popu- laires ! Oh ! ce n'était pas ça que je rêvais, quand j'espérais le triomphe du socialisme 1 Nous voulions l'organisation, ils n'ont fait que du désordre; nous voulions augmenter l'activité productive de l'humanité, ils la paralysent; bien que marxiste convaincu, je n'ai jamais pensé que la société peut se passer de justice; un Lénine déclare que ce sont là conceptions dépassées et fait appel aux pires instincts. Toute la bête humaine est éveillée et surexcitée. Non, non, tout ce que nous voyons ici n'est pas du socialisme... El nous, socialistes, nous Russes, nous allons tout perdre, tout, même l'honneur.... L'indignation et le désespoir étreignent son être agité par la fièvre. J'essaye de le calmer, de panser ses blessures morales qui sont plus graves que sa souffrance physique. Mme Plekhanotï qui le soigne avec sollicitude se joint à moi, mais elle aussi est ulcérée et voit l'avenir bien sombre. En sortant, les journaux m'apprennent que la liste de YEdinstvo (l'Unité) même fortifiée de l'agrégation des autres listes socialistes, n'arrive pas au quorum aux élections de la capitale. Bolchévicks, cadets et socialistes révolutionnaires, se partagent tous les sièges. La grande voix d'un Plekhanoff n'a plus d'écho. Et c'est un spectacle émouvant et amer que de constater la versatilité de ce peuple ignorant et son ingratitude pour l'un de ceux qui se dévouèrent à son affranchissement. TROISIÈME PARTIE LA VILLE ET LES AMES LE CHARME DE LA NEIGE ET DE LA VILLE EN ROSE Voici l'hiver venu et la neige qui est son signe. La hideuse ville de boue a pris des aspects charmants. J'ai vu organiser la défense contre le froid. D'énormes tas de bois font sur les quais et dans les espaces libres, ainsi que dans les cours des maisons, des remparts imposants. On a calfeutré les doubles fenêtres, lavé les carreaux, placé entre ceux-ci l'ouate qui absorbera l'humidité et empêchera les vitres de s'orner d'opaques fleurs de gel. Et quand sont tombés les flocons blancs, ont fait aussitôt leur apparition les traîneaux légers qui glissent silencieusement, les bonnets de fourrures, les manteaux doublés de peaux de bêLe, les épaisses écharpes, les protège-oreilles, et la rue de Pétrograd prend enfin une physionomie bien spéciale. On ne voit des passants que les yeux, un bout de nez, les taches rouges des joues. Ils se hâtent dans leurs bottes de feutre. Aux moustaches, aux sourcils, de petits glaçons se suspendent, et le poil long des chevaux est comme saupoudré de givre. Il y a dans l'air sec et froid, je ne sais quoi d'allègre, de fortifiant. On se sent léger et plus actif. Cette neige, partout épandue, est d'une doUcéut* infinie. Les saillies des façades en sont recouvertes et donnent de l'intérêt aux architectures banales. Aux gouttières des toits pendent de longues stalactites de glace. En tombant, la neige fait du silence, amortit tout ce qui est criard, cache tout ce qui est sale, impose la paix candide. Elle est un manteau pieux et pur aux vilenies des choses. Sa douceur caresse et endort. Les voitures de l'automne défunt, avec leur tapage de ferraille et leurs essieux gémissants, paraissent des machines grossières auprès des traîneaux rapides qui vont, sans bruit, sur la moelleuse épaisseur de la neige tombée. C'est une volupté que de glisser ainsi, bien enfoncé dans les fourrures, au trot d'un cheval fringant, crinière auvent, à la rencontre de l'air vivifiant. Toutes les agitations de la ville semblent alors amoindries, étouffées, réduites au silence. Et la neige est splendide. Elle met partout de la clarté. Ce chien qui passe, on le croirait blanc; sur la neige, il paraît jaune. Ces corneilles sont d'un beau noir profond. Les arbres dessinent, dans les jardins, leurs squelettes noirs. Dans les rues, de petits moineaux ébouriffés, des pigeons sautillants, tous très hardis et familiers, cherchent obstinément des nourritures. Les isvostchiks rembourrés avec, parfois, la fantaisie de leur ceinture de couleur claire, sont comme des statues de bonhomme Noël. Les quais de la Néva offrent un spectacle d'une admirable beauté. La large rivière gelée n'est qu'une étendue blanche immobile. Les piétons la traversent et font une théorie de petits points noirs mouvants. Sur l'autre rive, les cheminées des faubourgs industriels s'estompent dans le ciel gris. Suivons le quai Français, allons vers ie pont delà Trinité. Il est trois heures ei, le soleil va se coucher. Vers la gauche, il est d'un rouge de fournaise ; vers la droite, ses rayons expirants parent tout d'un enchantement rose. L'atmosphère a des tons d'une délicatesse et d'une opulence incroyable, c'est un paysage de rêve. Les ponts indiquent la courbe de leurs arches dans le brouillard, comme s'ils étaient suspendus dans l'espace ; par moments, le trolley d'un tramway fait un éclair vert, et là-bas, la flèche d'or de la forteresse est, au-dessus de la nuit qui commence, un fantastique trait vertical de lumière étincelant dans le ciel de turquoise. Tout est blanc et rose délicieusement. Qui n'a point admiré les prestiges des aurores et des crépuscules d'hiver à Pétrograd, ignore les souveraines beautés de ceLte ville. La neige et le soleil combinent ici leurs magies comme en aucun autre endroit du monde. L'hiver a fait apparaître clans les rues de la capitale nne industrie bizarre. Les charrois n'étant pas suffisants pour enlever la neige tombée, on s'en débarrasse en la fondant. De cent mètres en cent mètres, dans les grandes artères, une cuve de bois en forme de cube évasé, contient un foyer ardent, qu'on remplit incessamment, à larges pelletées. Un homme, debout sur cet étrange appareil, y entasse la neige qui fume et qui s'écoule par le bas en une eau fétide où toutes les ordures cachées réapparaissent et s'en vont au ruisseau. Ces fondeurs de neige acharnés à détruire la beauté de la ville, à dégager la fange des voiles dont la nature clémente les avait enveloppés m'ont paru, à certains jours, symboliques____ LA MAISON OLIVE N'allez pas croire qu'elle fût peinte en vert: Olive est le nom de ses propriétaires. Les Olive appartiennent à une famille distinguée, très connue à Pétrograd. Gens de goût, amateurs d'antiquités et de belles choses, ils avaient meublé leur home avec un faste discret au point d'en faire une sorte de musée qu'aucun connaisseur d'art n'ignorait depuis qu'un catalogue somptueux en avait été dressé. Ce fut cette demeure exquise que j'eus la chance — fortune heureuse parmi tant de contraires ! — de louer au moment où, lassé de recherches vaines après une installation décente, je commençais à désespérer de m'évader jamais du séjour affreux de 1 Hôtel de VEurope. Les maîtres de la maison, appelés par leurs affaires à Moscou, me la confièrent telle quelle, contenant et contenu, un peu, j'aime à croire, sur ma bonne mine et la compréhension charmée que je leur laissai voir, beaucoup, certes, à raison de la protection que l'on pouvait espérer déduire, pour ces œuvres précieuses, des immunités diplomatiques. Avec elle, un vieux domestique, homme de confiance, qui la connaissait bien et qui en savait les traditions. C'était un Italien, débile et fluet, qui portait dérisoi- rement le nom d'Ercole. Je pus lui adjoindre un cuisinier français qui nous composa des nourritures saines et propres, impossibles à trouver dans les restaurants de Pétrograd. Ainsi l'existence s'organisa presque confortablement, et c'est à la maison Olive que je dois d'avoir conservé, au milieu de ces temps durs et troublés, ma santé et ma bonne humeur. Je ne l'aurais pas souhaitée plus avenante et plus jolie à voir, plus commode et plus agréable à habiter. Suffisamment vaste pour permettre, si les temps avaient été plus cléments, des réceptions nombreuses, elle était pourtant assez petite pour qu'on pût en avoir une possession entière, y trouver une douceur d'intimité et de chez-soi. Au-dessus d'un rez-de-chaussée, bas et réservé au service, on accédait à l'étage des salons pour la vie diurne, et au second étage de chambres à coucher et des cabinets de toilette, clairs et spacieux, chose rare dans les habitations russes où tout est, le plus souvent, sacrifié aux appartements qu'on montre aux visiteurs. Mes fenêtres donnaient sur le jardin de Tauride et à l'est; et maintes fois, le matin, je vis l'aurore tardive des jours d'hiver se lever dans un éblouissement rouge et rose, parmi les petits nuages nacrés, en fêtes furtives de lumière et de couleurs. Au premier étage, j'avais un bureau lambrissé de boiseries Louis XV, encadrant des fêtes galantes en sanguine et quelques tableaux de maître, un grand salon de réception, presque toujours vide, et un salon intime, le salon rouge, dans lequel une tapisserie flamande et quelques tableaux mettaient une atmosphère d'art, enfin une grande salle à manger, ornée de panneaux décoratifs, dus à la collaboration de Canaletto et ^ iiO de tiepolo, On y mangeait parfois bien modestemenl, mais la vaisselle était de vieux Saxe. Ainsi, tout dans cette maison rare, était choisi avec un goût éclairé et délicat, sensible aux connaisseurs seuls; et quand le hasard nous conduisait dans un de ces palais russes, pompeux et encombrés de bibelots ridicules, nous rentrions chez nous avec la joie d'avoir échappé à ces horreurs fastueuses. Presque tout, il est vrai, chez les Olive, était d'origine étrangère. Il n'y avaitguère qu'une partie du mobilier qui fût russe : les luslres de cristal. Ils s'harmonisaient avec l'ensemble, par leur légèreté, leur grâce, leur élégance discrète. Ils semblaient emprisonner les lumières scintillantes ou des retombées de jets d'eau en pluie. Ces inventions sveltes sont ce que j'ai vu de plus original et de plus artiste dans l'ancien mobilier russe. La paisible maison eut ses drames. Dans les premiers jours de notre installation, le bruit d'une vive querelle dans le vestibule d'entrée m'obligea à y descendre : c'était l'ancien chaulfeur des propriétaires qui avait à moiLié étranglé Ercole. Prétendant avoir à réclamer toutes sortes de choses à ses maîtres, il avait persisté à demeurer dans une des dépendances, et Ercole, dans l'espoir de l'obliger à déguerpir, avait cessé de lui fournir du bois à brûler. L'homme, pour se réchauffer, avait bu de la vodka, et très excité, trapu, têtu et redoutable, il paraissait prêt à appuyer ses revendications de toutes les violences utiles. Devant moi, il devint respectueux, tout en gardant son air sournois de bête prête à mordre. On parlementa ; il me fallut subir une interminable histoire ; je lui fis donner du bois pour quelques jours, à condition qu'il nous débarrasserait de sa présence. Il tint parole, mais il voulut sa vengeance. Une dénonciation à Smolny nous amena une équipe de gardes rouges pour réquisitionner l'automobile de M. Olive. Elle gisait démontée, inutilisable, dans le garage. Je dus parlementer encore, j'expliquai que la voiture, à la supposer en état, m'avait été louée comme tout le reste, et qu'étant données les longues courses auxquelles m'obligeait ma mission, je ne serais pas fâché de m'en servir un jour. Ces gardes rouges ignoraient visiblement ce que pouvaient être la Belgique et la diplomatie; mais ils acceptèrent d'en référer aux gens de Smolny qui leur enjoignirent de me laisser tranquille. On était à peine remis de cette alerte que notre dvornik, très ému, vint se plaindre d'avoir été menacé et mis en joue par un dvornik qui exigeait, par ces méthodes sommaires, que notre homme se conformât à la grève des dvorniks. Ercole s'en fut au Comité des Grèves et après-une longue discussion, obtint satisfaction ; l'exterritorialité de ma demeure fut reconnue et licence fut donnée à mon dvornik de continuer sa besogne. Un autre jour, la femme d'Ercole se précipite dans mon cabinet de travail, en pleurs et criant: — Queslo moujik ha amma.za.to mio marilo ! (Ce moujik a assassiné mon mari.) Je la suivis, et trouvai à l'office, Ercole, avec une forte blessure à la tête, pâle et perdant du sang par le nez. Le moujik — l'homme préposé au bois de chauffage — avait disparu. Quand le pauvre Ercole fut soigné, lavé et pansé, et qu'il eut repris son aplomb, il se rendit au Commissariat et des gardes rouges vinrent fouiller la maison, découvrirent au grenier le coupable, et l'emmenèrent. Au Commissariat, nouvelles discussions. On invita Ercole au pardon, et il acquiesça à condition que son agresseur s'en allât sur l'heure. Ces quelques incidents, et d'autre de moindre importance, ne m'inspirèrent qu'une médiocre estime pour les serviteurs russes. L'avis général est qu'ils sont lents et paresseux, pullulants (il en faut quatre pour faire, par divisions traditionnelles du travail, l'ouvrage que ferait un seul chez nous), chapardeurs et fourbes. L'absence de police contribuait naturellement à leur permettre d'étaler sans contrainte ce qu'ils avaient en eux de moins bon. A l'heure du thé, dans le salon rouge au plafond de bois sculpté, où des rosaces d'or fané faisaient sur un fond d'azur sombre une sorte de ciel éLoilé, la causerie réunissait parfois des gens venus de toutes les directions de l'univers. Français, Belges, Italiens, Russes, Serbes, Norvégiens, Anglais, Américains, que la tourmente mondiale faisait se rencontrer quelque temps à Pétrograd, pour les disperser de nouveau par le monde. Singulier aspect de la vie diplomatique que ce cosmopolitisme tourbillonnant des relations, dont l'imprévu avait encore été accentué par la guerre ! Et l'on parlait toujours, pour commencer, de la nourriture et du prix de la vie, car la famine était le danger commun, celui dont la menaee obscure était dirigée contre tous, indistinctement. — Vous avez de la farine blanche, vous ? — La belle question ! Qui est-ce qui a encore de la farine blanche ? — J'aurais pu en acheter la semaine dernière à mille roubles le sac. — Et pourquoi n'avez-vous pas prolité de l'occasion? — Il fallait en prendre tout un wagon. — Nous nous serions associés. — Précisément, c'est cela qui m'a paru impraticable. Pendant le temps qu'il eut fallu pour répartir notre wagon, j'étais exposé à être dénoncé comme spéculateur et affameur public. — C'était un risque sérieux, en elïet. On raconte qu'il y a des Russes peu scrupuleux qui vous vendent de la farine, se la font régler comptant, et viennent la confisquer le lendemain, et ainsi de suite. C'est ingénieux et lucratif. — Et sans danger, car comment les volés oseraient-ls se plaindre ? — Mais, à défaut de farine, ne peut-on se contenter de substituts ? — Ils sont aussi rares, répliqua une dame, et d'un prix? J'ai précisément chargé mon cuisinier d'une enquête dans cette direction. Voulez-vous savoir ce que coûtent, quand on en trouve, les féculents, riz, tapioca, semoule, macaroni ? Ce que veulent les vendeurs, car il n'y en a plus dans le commerce. - Eh bien, il faudra manger plus de pommes de terre. — Des pommes de terre, homme candide, vous ignorez donc qu'elles sont à deux roubles la livre, dont la moitié sont gelées ou pourries. — Des légumes, alors? — En plein hiver, il n'en est point de frais ou presque pas. Des conserves, tout au plus. La boîte de petits pois, moyenne, 8 roubles; asperges coupées, 12 roubles ; haricots de 8 à 10 roubles. — Mais il y a des fruits encore ? — On vend des pommes dans les rues, de misérables petites pommes gâtées à 60 copecks la pièce ; et chez les marchands, on paie pour une qualité un peu meilleure, de un à deux roubles. Dix mandarines minuscules valent vingt roubles. Il y a encore les fruits secs : une livre — la livre russe de 410 grammes — de pruneaux secs vaut de 5 roubles à 8 roubles ; les amandes, 8 roubles. — Des œufs ? — Un œuf frais vaut un rouble. La petite boîte d'oeufs en poudre vaut 24 roubles. —■ L'autre jour, la foule a fait justice d'un accapareur. On a trouvé chez lui des œufs par centaine de mille. On les lui a tous cassés sur lui. Il a été transformé en une statue glaireuse et jaunâtre. Il a été presque étoulfé, mais je ne le plains guère. — Moi je plains les pauvres à qui on aurait pu donner ces œufs-là. — Heureusement que nous avons de la viande ! — Oui, on peut encore s'en procurer sans trop de peine. Les prix sont coquets, par exemple : le bœuf, 7 à 8 roubles la livre ; le porc, 9 roubles 50 ; le veau, de 7 à 8 roubles ; la langue, 6 roubles. — Et de la volaille ? Et du poisson ? Les poulets, 13 à 14 roubles ; les oies de 45 à 50 roubles ; les perdreaux, 5.50 à 6 roubles ; les gélinottes, même prix. Une belle truite coûte 120 roubles ; le siguis et le sou-dac de 4.50 à 7.50 la livre. Mais on ne peut pas se nourrir exclusivement, sans inconvénient pour la santé, de viande et de volaille, ne l'oubliez pas, — Les estomacs délicats peuvent boire du lait..... — Sur ordonnance du médecin, vous en obtiendrez un peu à 2 roubles la bouteille. Le lait condensé qui coûtait 4 roubles la petite boîte il y a trois mois, est maintenant à 18 roubles. Car ces prix fantastiques augmentent de semaine en semaine. Le thé vaut 18 roubles la livre, le café de 12 à 15 roubles, le cacao 16 roubles 4. — Faites vos provisions, Mesdames ! — Eh non, n'en faites pas. Si vous en avez, on les réquisitionnera. — Comment vivent les pauvres ? — Est-ce qu'il y a des pauvres à Pétrograd? Les soldats, les marins, les ouvriers ont leurs portefeuilles garnis de « Kérenskys2 » et tous s'associent au pillage consciencieux de la bourgeoisie et de l'État. — Le paradoxe est joli. En Belgique occupée, la crise alimentaire est analogue, mais il y a un admirable réseau d'œuvres d'entr'aide ; n'a-t-on rien fait en Russie pour donner à manger aux familles pauvres ? — Je ne le crois pas. On leur a donné la liberté, même celle de dépouiller le voisin riche. Un Russe trouve cela bien suffisant. — A-t-on du moins quelque espoir que cette situation s'améliore ? — Aucun, hélas! Madame, aucun. C'est le Midi qui 1. Quelques autres prix au début de février 1918 : Saucisson cuit, 5 à 6 roubles la livre. Saucisson fumé de 7 à 8 roubles. Jambon 9 roubles. Un jambon moyen 200 roubles. Choucroute 20 rouble la livre. Sucre 12 roubles. Pruneaux 6 à 8 roubles. Gruyère 11 à 12 roubles. Un fromage de Hollande 70 roubles. Levure 22 roubles la livre. Esturgeon 8 roubles la livre. Légumes de 1 à 3 roubles la livre. Persil 6 roubles. 2. Petits billets de banque de 40 et de 20 roubles imprimé sous Kérensky. détient le blé, et nous sommes en guerre avec le Midi. Et si même le Midi nous en envoyait, les moyens de transport manquent. Les chemins de fer russes vont vers leur disparition. — Ah ! bah ? — C'est comme je vous le dis. 40 °/0 des locomotives sont hors d'usage et celles qui restent n'iront pas longtemps. On ne les répare pas. On ne répare pas les wagons. On ne répare pas les voies. Les accidents augmentent. Chaque semaine on supprime des trains. L'agonie durera trois mois, six mois peut-être, mais la mort est au bout. — Vous me désolez ; j'aurais tant voulu voir la Russie. Pétrograd est assez insipide. — Moscou vaut mieux, certes. Et vous y auriez eu des impressions originales et pittoresques. Mais le voyage n'est pas à conseiller. Tous les trains sont remplis de soldats, qui voyagent gratuitement et vous expulsent, sans s'excuser, des places que vous croyiez avoir retenues. Il y en a qui font le trajet sur le toit des voitures. ^ — Par ce froid ? — Par ce froid. Aussi en est-il, chaque nuit, qui sont frappés de congestions ou gelés. — Non, Madame, ne pensez pas à voyager, nous dit un ami belge qui arrivait de Kiew. Une nécessité impérieuse m'obligeait à venir à Pétrograd. Mais quel calvaire ! Trois jours et trois nuits sans pouvoir bouger. Le premier compartiment où j'entrai avait ses glaces brisées, j'étais sûr d'y périr de froid. Un autre n'avait point de portes, j'étais sûr d'y être volé. Des officiers serbes m'offrirent le leur, dont ils ne pouvaient supporter l'effroyable odeur ; en effet, le sol en était, sur une épaisseur de plusieurs centimètres, jonché de débris de toute espèce, débris de nourriture et... excréments. J'y ai passé plus de soixante-dix heures, occupé à chaque station à défendre ce réduit infect contre les soldats qui prétendaient s'y installer. Par surcroît, à un arrêt, j'ai entendu le machiniste protester contre la surcharge du convoi et demander l'enlèvement de deux wagons au moins, si l'on voulait éviter un accident. Les soldats le menacèrent de leurs baïonnettes s'il ne mettait pas le train en mouvement, et je m'attendais constamment à être écrabouillé. Je suis tout étonné d'être ici, sain et sauf. — Votre aventure, Monsieur, dit un autre, est, à quelques variantes près, celle de tous ceux qui ont dû voyager dans ces derniers temps. On ne se l'imaginait point possible autrefois, on n'y croira plus dans quelques années. Mais, en vérité, rien n'est plus pénible que cette utilisation de moyens de civilisés avec des mœurs de sauvages. — L'ennui des uns fait le plaisir des autres. Ces soldats voyageurs sont des commerçants. C'est grâce à eux que nous ne crevons pas de faim. Ils ont tous un sac avec eux, vide au départ, rempli au retour. Ils connaissent les endroits où F on achète des vivres à bon marché, et viennent les revendre dans les grands centres affamés. — C'est vrai, cela. La guerre a révélé chez le Russe des aptitudes commerciales inattendues. Le soldat vend de tout, et surtout ce qui ne lui appartient pas. — Au front, ils vendent leurs vêtements, leurs armes, le foin des chevaux, l'artillerie. — C'est un peu fort. Vous en êtes bien sur? — Je ne l'ai pas vu, sans doute. Mais cela m'a été affirmé par des personnes honorables. Et si vous lisez entre les lignes l'appel désespéré de Krilenko, vous le croirez comme moi. Le Monsieur qui avait parlé de Moscou avait détaché du mur une icône que nous avions découverte au marché Apraxin. — Elle est bien jolie, observa-t-il. C'était sur le fond clair, d'un jaune savoureux, d'un paysage montagneux stylisé, saint Georges, en manteau rouge flottant, monté sur un cheval blanc, aux harnais de vermillon, qui perçait de sa lance un dragon vert étendu sur le sol. Il y avait dans l'image du mouvement, de la grâce, et surtout une incomparable harmonie de tons orangés. — Vous vous intéressez aux icônes ? C'est à Moscou qu'on trouve les plus belles. — Oui, l'icône m'amuse. Elle est surtout amusante à dénicher, dans l'étrange fouillis de ces bazars comme l'Apraxin Dvor, ou l'Alexandrinsky Kinok, plus connu sous le nom de Marché aux puces. J'ai eu là, dans ces ruelles enchevêtrées, ces boutiques sombres, ces brocanteurs bizarres, si visiblement trafiquant d'objets volés, mes impressions les plus russes de Pétrograd. Et quand, après avoir longuement cherché, parmi les horreurs de l'imagerie religieuse, on trouve parfois une ancienne icône qui a un intérêt d'art, c'est une joie, c'est une petite conquête. — Comme vous avez raison. Mais pareilles trouvailles sont des chances, car surtout depuis 1905, les icônes des xve et xvie siècles ont été réunies par des collectionneurs et ont atteint des valeurs marchandes considérables. Sans doute dans les éléments de cette recherche, des points de vue de curiosité, de religion et d'archéologie entrent plus souvent que celui de la qualité esthétique. Mais tout de même, certains Russes ont cru pouvoir se vanter à celte occasion d'une école d'art nationale et ont été jusqu'à la comparer modestement aux primitifs italiens. — Oui, c'était le temps du nationalisme à la Stoly-pine. Le tzarisme rêvait d'un art d'État. — Ne soyons pas trop sévères pour ces fantaisies. Les Russes cultivés doivent évidemment éprouver quelque humiliation lorsqu'ils constatent que leur peuple, avec ses prétentions aussi vastes que son territoire, n'a donné à l'humanité aucun grand artiste, tandis que la Grèce, la Toscané et la Flandre en ont donné tant. Concédons-leur la peinture d'icones comme nous concédons la miniature ou la faïence à la Perse, — Vous êtes injuste, il y a un degré d'art de plus. — Ne disputons point sur une hiérarchie. Accordez-moi seulement que l'immense Russie n'a eu ni son Rembrandt, ni son Rubens, ni son Velasquez, ni son Michel-Ange. — C'est évident, pourtant ce peuple est artiste. — On me l'avait dit aussi. Je me souviens d'un éloge enthousiaste et pénétré que m'en fit à Paris l'ancien ambassadeur de France, M. Paléologue. Vous les aimerez, m'avait-il dit, malgré leurs défauts, malgré les déceptions qu'ils vous réservent, malgré tout ; ils sont si artistes I Et il m'avait raconté une scène au théâtre Marie, au début de la Révolution. La salle était bondée ; dans la loge de l'Empereur, on remarquait des ligures misérables, fronts ridés, barbes blanches, cheveux en désordre : c'étaient les proscrits de Sibérie. Et parmi eux, Véra Finger, qui fut priée de parler à la foule. Elle le fit avec une douceur et une mélancolie poignante, s'arrêta, vaincue par l'émotion et l'orchestre exécuta la Marche funèbre de Chopin. L'impression fut profonde. Des inspirations aussi belles, vous en rencontrerez à chaque pas dans la vie russe, m'avait annoncé M. Paléologue. Hélas ! j'attends encore. De la beauté ici, je n'en ai pas trouvé. — Il y a pourtant un art populaire qui ne manque pas d'intérêt. — Certes, mais il est plus intéressant par sa barbarie que par son raffinement. J'ai, d'ailleurs, peu vu. Les Musées sont fermés ; les collectionneurs dispersés. — A propos de collectionneur, j'ai aperçu ce matin un phénomène bizarre : un homme qui se nourrit exclusivement de porcelaine. — De porcelaine? Par exemple, expliquez-nous ça. — C'est un vieux baron, très distingué, très aristocrate, très riche. Il avait jusqu'ici vécu dans l'atmosphère tzariste et ne soupçonnait même pas les théories socialistes. Il avait la confiance d'une comtesse multimillionnaire dont il gérait les biens à Pétrograd. Ces jours derniers, il reçut la visite d'un jeune tavaritch qui venait réquisitionner l'hôtel pour un quelconque Soviet. Il fit timidement quelques protestations et demanda que tout au moins on voulut bien reconnaître à la comtesse le droit de mettre le mobilier dans quelques pièces de sa maison. Le gringalet lui répondit avec superbe : Mais qu'est-ce que vous me racontez la, camarade ? Ètes-vous assez vieux régime ? Apprenez qu'il n'y a plus de comtesse, nous avons supprimé les titres ; que la comtesse n'a plus de maison ; elle appartient à la nation, et quant à ses objets, s'ils en valent la peine, donnez-les au camarade Lunat-charsky ; il les mettra au Musée. Imaginez-vous la stu- péfaclion du vieux baron qui a dû se demander s'il n'était pas le jouet d'un cauchemar. 11 n'en est pas encore revenu. — Mais la porcelaine ? — C'est vrai. Pardon. J'avais oublié. Voici : le baron ne reçoit plus d'argent, ni pour lui, ni pour la comtesse, des terres et des immeubles. Il ne peut toucher à son compte courant en banque qu'à concurrence de cent cinquante roubles par mois. Pour cet homme-là, c'est la misère. Alors il brocante une collection de porcelaines de Saxe, de Chine et de Japon qu'il recueillit aux jours prospères. Chose curieuse, les objets de curiosité se vendent assez bien. Et le baron vit, dans l'espoir d'un lendemain réparateur. — On lui cassera probablement ce qui lui reste de sa porcelaine, à moins qu'on ne le lui prenne ce qui lui reste de roubles. — Le fait est que lorsqu'on sort de chez soi on n'est jamais certain d'y rentrer avec sa montre, sa bourse et sa pelisse. Et la remarque fit jaillir des histoires. Chacun avait la sienne à raconter. Le quai de la Fontanka, le Champ de Mars étaient des endroits à éviter. La Perspective Nevsky elle-même n'était pas sûre. Des passants y avaient été dépouillés radicalement. La conclusion fut une réprobation générale pour les temps où nous vivions. — Ne jugeons pourtant pas trop vite, lit quelqu'un. Assurément l'époque est trouble et pénible. Nous sommes inquiétés dans notre vie et dans nos intérêts, dérangés dans nos habitudes, et ces nouveautés nous font, naturellement, horreur. Mais l'avenir appré-ciera-t-il de même ? — Par exemple ! Vous pensez qu'on pourra quelque jour approuver les spoliations et les assassinats dont nous sommes les spectateurs? — Je dis simplement que je n'en sais rien. Il y a des exemples de ces changements d'opinion. Lisez, chez les historiens, les détails de la journée du 14 juillet 1789. Ils ne sont pas beaux. Jamais un aristocrate qui y aurait assisté n'aurait pu croire que la France célébrerait, à cette date, sa fête nationale. — Personne ne pense plus à ces détails, aujourd'hui ; on célèbre l'avènement d'un monde nouveau. — Dans un siècle, on dira peut-être la même chose de la Révolution maximaliste. — Allons donc, vous plaisantez? — Pas du tout, je vous l'assure. Je n'affirme pas que cela sera, je dis seulement que cela pourrait être. Car remarquez bien qu'un événement historique a deux importances, celle qu'il a en lui-même, et celle que lui donne l'imagination de la postérité. Et, à mon avis, la seconde est toujours supérieure à la première. — Voilà qui paraît excessif. — Je ne le crois pas. Voulez-vous un exemple. Je le prends dans cette icône que nous admirions tantôt. Historiquement, qu'est-ce que saint Georges? On n'en sait rien, avec certitude. Un soldat romain condamné, en Asie Mineure, pour christianisme, et martyrisé. Peut-être tout simplement, une transformation chrétienne du mythe de Persée. Eh bien ! je vous le demande, celui qui aurait assisté au supplice du soldat, aurait-il pu seulement pressentir que pendant des milliers d'années, peintres, sculpteurs et poètes s'uniraient pour célébrer son souvenir et qu'il serait pour des millions d'âmes, le magnifique symbole de la vaillance et du dévouement ? — Soit, mais... — Attendez, je vous prie. Les juifs qui voyaient passer le Christ sur les chemins de Galilée, le sénateur romain à qui on racontait les scandaleux débordements des premiers chrétiens, auraient-ils pu devinerl'Église, la papauté, les cathédrales, la direction spirituelle catholique, c'est-à-dire universelle, du monde ? — Certes, et je vous accorde même que si ces spectateurs avaient eu assez de sérénité philosophique pour faire des réserves sur les anathèmes de leurs contemporains, on aurait cru qu'ils avaient le cerveau fêlé. — Vous voyez bien. Vous justifiez ma prudence. — Non, parce que Trotzky n'est pas un martyr. — Il ne l'est pas encore, c'est vrai. Mais il le sera peut-être demain. Et son action est assez prodigieuse, elle est assez imprégnée d'un certain idéalisme, elle correspond trop à de confuses aspirations pour ne pas frapper l'imagination des foules. Ceux qui viendront après nous le verront autrement que nous. Mallarmé a pu dire d'un poète : Tel qu'en lui-même enfin Vêternité lè change. Croyez-moi, le temps collabore aux icônes et aux œuvres d'art en les patinant; il aide aussi les hommes à se créer des Saints et des Héros. Toute naissance se fait dans le sang et l'ordure; la révolution bolchévik est peut-être une naissance. — Noël ! Noël ! — Non, j'ai dit peut-être. — Ah l vous n'avez pas la foi '? — Et voici pourquoi : je vois bien que cette révolution est riche d'idées, mais je la trouve sèche et sans générosité. Or, j'ai toujours pensé que dans l'évolution sociale, les forces intellectuelles sont moins fécondes que les forces sentimentales. Mais j'ajoute qu'à l'occasion d'un fait divers, on peut écrire un poème. Et peut-être nos peuples d'Occident, autrement doués, se chargeront de donner à la Révolution russe la valeur morale qui lui a manqué. — Il leur faudra beaucoup d'imagination lyrique pour faire de Trotzky un saint Georges terrassant l'hydre du capitalisme ! — Pourquoi pas? PSYCHOLOGIE POPULAIRE Il me paraît nécessaire de mettre ces notes au cœur même de ce livre. Je n'ai pas d'aulre prétention que raconter sincèrement ce que j'ai vu; mais je lâche à rendre clairs mes récits. Cela n'est possible que si j'essaie un peu de psychologie populaire. Si quelques noms émergent, ils sont secondaires ; le 'grand acteur de la révolution russe, c'est le peuple, et c'est lui qu'il faut comprendre. Si l'on y réussit, ses actes, qui paraissaient déconcertants, auront leur logique et leur simplicité. On les appréciera avec plus de clairvoyance et d'équité. Je ne me dissimule pas les périls de mon entreprise. Il est difficile de décrire le caractère d'un homme, plus difficile encore de dire celui d'un peuple. Toute généralisation est imprudente. Je le sais. Aussi, n'est-il pas dans mon intention d'établir le portrait de tous les Russes, mais seulement de noter les traits généraux des Russes que j'ai observés. Et cette observation, afin de garder sa valeur génératrice, ne s'est point attachée aux cas isolés, mais surtout à la réaction qu'ils provoquaient, à la façon dont ils étaient appréciés par. le plus grand nombre. On me dira aussi que pour justifier une pareille pré- somplion, il faudrait avoir fait en Russie un séjour prolongé, et quelques mois à Pétrograd n'autorisent pas des conclusions hâtives. Aussi ce ne sont pas des conclusions, mais des impressions seulement. Des impressions de Pétrograd pendant l'hiver 1917-1918. On m'accordera que ce fut à une époque assez exceptionnelle, d'une liberté absolue, permettant de voir mieux ce qu'il y a de vraiment essentiel dans les consciences. Ce fut une période de vérité où le Russe se montra sans masque et sans pudeur. Jusque-là, très soucieux de l'opinion d'Europe, il s'était ingénié à se la rendre favorable. Le voyageur était l'objet d'attentions de toute espèce. A condition qu'il fût indifférent à la politique, et qu'il consentît à ne pas chercher à scruter les dessous du tsarisme, il n'y avait pas, pour un étranger, de séjour plus agréable et plus libre que Pétrograd. Les Russes étaient accueillants, charmeurs, hospitaliers, et parvenaient aisément à donner à l'Européen l'impression qu'il était dans un pays de civilisation analogue à celle du reste du monde cultivé. Trop souvent, les voyageurs, ainsi circonvenus et flattés, n'ont pas vu, n'ont pas voulu voir, les hontes du régime, n'en ont point parlé, n'en ont point voulu parler. Le cri d'indignation et de désespoir que poussaient les opprimés d'ici n'avaient en Europe qu'un faible écho. Et puis, il y avait l'Alliance, l'étrange alliance de Marianne et du Tzar qui imposait aux journalistes le silence, et les obligeait à présenter au grand public français une Russie travestie à l'Européenne. Enfin, pour l'élite, les noms de Tolstoï, de Tourguenefret de Dostoïevsky, justifiaient l'admiration pour la Russie. J'ai l'outrecuidance de penser que le peuple russe est profondément différent des peuples d'Europe et que toute assimilation, tout raisonnement paranalogie conduit droit à l'erreur. Ainsi, j'irriterai tout le monde: les Russes, blessés dans leur vanité, m'accuseront de les avoir calomniés, les Français, dérangés dans leurs habitudes, me reprocheront d'avoir trouvé une logique dans un pays qu'ils se plaisent à déclarer surprenant. Et s'il me fallait auprès de ces derniers, un garant : je les renvoie au marquis de Custine. Ses lettres sont de 1839. Lorsque je retrouve chez lui une de mes impressions d'aujourd'hui, il y a là une probabilité de vérité, la permanence des caractéristiques indiquant qu'elles ne sont pas celles des individus, mais celles de la race même. * » * Voulez-vous mesurer d'un coup la profondeur de l'abîme ? Faites-vous raconter l'histoire de Raspoutine. Imagine-t-on en Europe une aventure analogue de mysticisme et de crapule? En Russie, elle est d'hier. Jusqu'au milieu du siècle passé, les Russes se vendaient avec la terre sur laquelle ils vivaient, comme des arbres. Parfois, on les vendait en les transplantant, par douzaines ou centaines, ou par ménages, par nids, selon l'expression russe, comme du bétail. Ce régime a duré jusqu'en 1862; comment n'en resterait-il pas quelque chose aujourd'hui? Il y avait des maîtres et des esclaves. On a affranchi les serfs, mais un décret ne suffit pas à faire des hommes. Les petits sont restés courbés devant les grands et les grands courbés devant le Tzar. Servitude générale. L'habitude séculaire de ployer l'échiné est une mauvaise préparation à la liberté. Un décret peut abolir la tyrannie, les âmes restent faibles. Ce peuple a été longtemps empoisonné par l'alcool. L'alcoolisme est aux moelles de la race, chronique. Chacun sait qu'il a des répercussions lointaines héréditaires. A supposer que le Russe soit devenu sobre, il est fils et petit-fils d'alcooliques. Faut-il s'étonner qu'il manque d'équilibre? Les personnages de Dostoïevsky qui nous parurent si étranges et si séduisants par leur type anormal, sont normaux en Russie. Ce n'est pas un génie excessif qui les a inventés. C'est un observateur clairvoyant qui les a transposés de la nature dans l'art. On rencontre, ici, les frères Karamazoffau détour des rues. Un de mes amis était allé voir, à Bruxelles, un Russe malade. Au cours de la conversation, le Russe lui demande de prendre un objet dans sa malle. Il y avait de tout dans cette malle: des manuscrits, du beurre, des vêlements, des confitures, un revolver, des dentelles et du linge sale. Depuis que je suis ici, je repense à cette anecdote : le désordre de cette malle, c'est l'image du désordre de l'âme-russe. Par réaction contre une servitude séculaire, le Russe-va dans la liberté à l'extrême. Il n'a pas le sens d'une liberté limitée par celle du voisin. Il ne la conçoit qu'en fonction de l'individu ; c'est un anarchiste né. Obéir,, ou agir selon son bon plaisir, il ne connaît point de milieu. * * * Dans les pays latins de l'ordre et du droit, l'anarchie est une calamité. Le Russe s'en accommode avec un» facilité prodigieuse. Nitchevo ! Qu'importe ! C'est le grand mot de résignation fataliste. Il vient du fond des âges et de l'Asie lointaine. Il a permis au despotisme de vivre. Devant les catastrophes ou l'ennui, même absence d'énergie et d'effort personnel. Aide-toi, le ciel t'aidera, est un précepte européen. Le Russe accepte tout et attend le miracle. Lorsque les choses iront décidément tropmal pour être-tolérables, le grand saint Nicolas arrangera tout. Il est assez puissant pour qu'il soit inutile de l'aider. Dédain oriental de l'action, confiance mystique dans Nous allons à la ruine, nous courons à l'abîme, nous sommes au bord de l'abîme. Journaux, discours, conversations répètent intarissablement ce thème. On dirait que le Russe se complaît dans celte volupté malsaine du vertige et de la chute. Mais aucun ne fait un geste pour arrêter le cataclysme. Les plus exaspérés demandent un Roi. Ces gens ont la soumission dans le Plaignons-les, mais n'oublions jamais que ce sont des fils d'esclaves. Leur jeune liberté porte et portera longtemps l'héritage écrasant du despotisme. On peut proclamer l'avènement d'un monde nouveau ; il sort quand même du monde ancien. On peut supprimer le passé par les mots, on ne le supprime pas dans les âmes. Les aïeux persistent dans les vivants. Le Russe a le goût de la servitude, disait Custine ■sous l'Empire. La Révolution, quoi qu'il semble à première vue, ne lui a pas donné tort. J'ai vu ici des hommes, qui se prétendaient libres, accepter, avec docilité et résignation de nouveaux tyrans, et ceux qui protestaient faisaient des vœux pour la venue d'un autre maître. Pourquoi, m'a-t-on dit, les Alliés ne nous ont-ils pas traités comme les Allemands ont traité les Turcs? Pourquoi n'ont-ils pas voulu être nos maîtres? Ce sera leur faute si nous devons nous soumettre aux Allemands. Une autocratie absolue ne peut laisser subsister autour d'elle des sentiments de dignité et d'honneur. Ceux qui vivent dans l'atmosphère du souverain sont des admirateurs complaisants de ses sottises et de ses crimes. Leur platitude devant lui se compense fatalement par de l'arrogance et de la dureté envers le faible. En Russie, disait le marquis de Custine, il y a des gens qui portent des titres, mais pas de noblesse^ Pourquoi cela aurait-il changé depuis ? Et les faibles d'hier, les humiliés el les dédaignés, les exploités et les écrasés, où auraient-ils appris la dignité et l'honneur? Ils n'ont appris que la vengeance. Aujourd'hui qu'ils sont les maîtres, ils le sont avec leur colères, longtemps comprimées, leurs rancunes aigries, leur désir ancien de rendre le mal pour le mal. N'est-il pas déraisonnable de s'attendre à ce que ces révolutionnaires soient généreux et magnanimes ? Le sentiment de dignité est rare, et celui de la propreté, rare aussi, parce que le premier fait défaut. J'ai vu des soldats armés de fusils courir comme des lièvres en entendant des coups de feu. Lors du pillage des caves, des gens ont lappé comme des chiens le vin coulant aux ruisseaux. De vieux officiers se sont laissés dégrader dans la rue par de jeunes exaltés. * * » Un jour, grande discussion entre deux hommes arrêtés au coin du quai français. A un moment donné, l'un allonge à l'autre un grand coup de poing qui l'étend il dans la neige. Je m'attendais à une bataille. Pas du tout. L'abattu se relève, s'essuye, en disant : Spassibo, spassibo (merci), et reprend la conversation commencée. Le lit est un meuble dont le Russe n'a pas encore compris l'agrément. Dans les appartements que j'ai visités, les salons étaient pompeux, les chambres à coucher misérables. Le Russe dort tout habillé, où il peut, sur des tapis, sur un escalier. Il se couche tard, se lève plus tard encore. Il est remarquablement paresseux. Boire du thé et fumer des cigarettes lui paraissent les occupations essentielles de l'existence. « L'intérieur des habitations est triste, parce que, malgré la magnificence de l'ameublement, entassé dans certaines pièces destinées à recevoir du monde, on entrevoit dans l'ombre une saleté domestique, un désordre naturel eL profond, qui rappelle l'Asie. » (de C.) Le commandant G., en ouvrant son journal, voit des lettres qui se meuvent avec lenteur. Il s'étonne, regarde mieux, c'est une punaise. La punaise est fréquente à Pétrograd. Je songe à l'anecdote du marquis de Cus-tine : son pardessus, déposé sur un sofa, devenu d'un brun bougeant. « En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable, et dont on s'aperçoit, même en plein air et de loin. Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple, le cliou aigre, mêlé d'une exhalaison d'oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas. » (de G.) Faut-il s'étonner que la Révolutionn'ait pas enlevé à cette remarque sa justesse? Admirez plutôt la virtuosité avec laquelle tout le monde, dans la rue, se mouche entre ses doigts. Ce geste bruyant et immonde paraît tout naturel. Au temps du marquis de Custine, il y avait, pour un voyageur à l'esprit ouvert, fatigue à discerner péniblement, à propos de tout, deux nations : la Russie telle qu'elle est, la Russie telle qu'on voudrait la montrer à l'Europe. Au temps présent, on n'a plus cette fatigue ; il ne reste plus que la Russie telle qu'elle est. * * * N'en concluez pas que le Russe soit devenu sincère. Le marquis de Custine disait : « Les Russes de toutes les classes conspirent avec un accord merveilleux à faire triompher chez eux la duplicité. Ils ont une dextérité dans le mensonge, un naturel dans la fausseté dont le succès me révolte autant qu'il m'épouvante. » * * * « Lorsque vous examinez attentivement le fond des mœurs et des choses, vous apercevez une barbarie réelle à peine déguisée sous une magnificence révoltante. » (de C.) On s'est révolté contre la magnificence qui n'est plus, et la barbarie ne prend plus la peine de se déguiser. * * « Le sentiment de la justice est inconnu en Russie», disait-il encore. Cela n'a point changé. Je suis très frappé de voir que nos démocraties d'Occident invoquent lajustice à tout propos, et que dans la Russie révolutionnaire, le mot n'est jamais prononcé. Ni dans les discours, ni dans les journaux. Lénine a dit quelque jour que c'était de l'idéologie bourgeoise. « La peine de mort est abolie, depuis l'impératrice lilisabelh. Lors de l'affaire Alibaud, le neveu d'un des grands seigneurs les plus spirituels de la Russie déclamait contre le Gouvernement français : Quel pays ! Juger un pareil monstre. Que ne l'exécutait-on le lendemain de son attentat? » Les gens d'aujourd'hui pensent de même. Une condamnation à mort les indigne par son inhumanité ; mais tuer les gens sur place, sans jugement, est parfaitement acceptable, * * ¥ L'assassinat de deux prévenus politiques, à l'hôpital, est un des crimes les plus odieux que l'histoire ait enregistrés. On a accusé les maximalistes de l'avoir sinon inspiré, tout au moins toléré. Je ne vais pas jusqu'à cette infamie. Le fait suffit. 11 est bien russe. Pierre le Grand et Ivan le Terrible, aux mémoires respectées, en ont commis de pareils. Et ils opéraient eux-mêmes. Les grands hommes d'un peuple sont des miroirs où ce peuple se reflète. Vénérer, c'est ressembler. La férocité foncière du Russe tache de sang toute son histoire. Pourquoi la Révolution lui aurait-elle donné tout d'un coup la douceur? * * Quand je lisais Dostoïewsky, j'admirais fort ce sentiment de pitié pour le criminel. J'y voyais de la compassion pour qui expie, l'oubli du forfait pour ne considérer que la détresse, une magnifique solidarité humaine. C'était là de la sentimentalité européenne. Vu de près, ce n'est pas si beau. Le Russe n'a pas un effort à faire sur lui-même pour pardonner ; le crime lui est indifférent, voilà tout. Ce n'est pas par générosité qu'il assiste un meurtrier ou un voleur, c'est parce qu'ils ne lui inspirent pas d'horreur. * * Le Russe est dépensier. Ne vous y trompez pas : ce n'est pas de la générosité, c'est de l'imprévoyance. * * Le Russe est gaspilleur. Il n'a ni le sentiment ni le respect des valeurs. Son argent, il le dépense avec un insouci stupide des divers degrés d'utilité. Dans la guerre, les généraux ont de même gaspillé les hommes el les munitions. Dans la politique, ils gaspillent les idées sans jamais essayer d'en réaliser toutes les énergies. * * Le Russe est croyant. Il croit à la nécessité de brûler de petits cierges devant des images saintes et de faire le signe de croix à l'envers. Ne lui en demandez pas davantage. Il croit aussi au socialisme depuis l'an dernier, mais c'est de la même façon. * * * Le Russe est ignorant. La très gTande majorité est analphabète. Pourtant, il y a des Russes qui savent lire. Il y en a même qui ont trop lu et qui, pour s'être grisés de livres, ignorent tout de la vie. Une ignorance si laborieusement ,acquise est souvent plus à craindre que l'ignorance pure et simple. Le Russe a l'intelligence vive et souple, et quelquefois du cœur. Ces qualités lui suffisent pour se déguiser en civilisé quand il vient en Europe. Chez lui, il apparaît un enfant barbare. En Russie comme ailleurs, il dissimule difficilement une susceptibilité nationale extrême et se croit volontiers le premier peuple du monde. La grandeur d'une nation n'est pas la même chose que la grandeur de son territoire, pourtant. * * * « Généralement les Russes manifestent leur intelligence plutôt par la manière d'employer de mauvais ustensiles que par le soin à perfectionner tous ceux qu'ils ont. Doués de peu d'invention, ils manquent le plus souvent des mécaniques appropriées au but qu'ils veulent atteindre. Ce peuple qui a tant de grâce et de facilité est dépourvu de génie créateur. Ils ont tiré leurs sciences et leurs arts de l'étranger. Ils ont de l'esprit, mais c'est un esprit imitateur. » (de C.) Comme c'est resté vrai ! Jusque dans leur révolution, ils ont fait de l'imitation. Ils ont prétendu recommencer soit la Révolution française, soit la Commune. Ils avaient la conscience de n'être que des copistes, mais la prétention de faire mieux. * * * Du cœur, ai-je dit. Oui, parfois. Ne vous fiez pas trop, néanmoins, à la bonté russe. Ces jours derniers, à Tachkent, on a fait payer trente copecks à ceux qui voulaient se donner la joie civique de cracher sur un général agonisant, qu'on venait de lyncher sauvagement. Mais racontez à cescracheurs une bonne histoire bien niaise de feuilleton: ils s'attendriront comme des gosses. Ce sont de braves gens. La bonté russe ? Certes. Mais les ivrognes ont aussi des moments d'attendrissement où ils donneraient leur bourse ou leur chemise. La seconde d'après ils seront sauvages et cruels avec la même inconscience. Il y a peut-être lieu d'expliquer ces sursauts de l'âme russe par l'alcoolisme invétéré. Les gens d'aujourd'hui, même lorsqu'ils sont sobres, sont ivres de tout ce qu'ont bu leurs pères et leurs grands-pères. Sont-ils des gens braves ? C'est une vérité indiscutée. Ils se sont fort bien battus au cours de la guerre ; on les a fait marcher avec des bâtons contre des mitrailleuses. Mais, tout de même, le temps est venu où ils en ont eu assez et où ils n'ont plus voulu se battre. Il y a eu alors des lâchetés collectives et individuelles qui rendront désormais suspects les clichés sur la bravoure russe. Quand pour faire la paix avec les Boches, ils ont fait la guerre entre eux, cela a donné lieu généralement à des fraternisations dont la crainte des coups était l'inspiratrice. ¥ * Ils sont très courageux, j'en conviens, quand ils sont à dix contre un. Mais c'est un genre de courage que j'apprécie peu. t * Le Russe est bavard. Il aime à parler. Il aime à entendre parler. De tout comme de rien, car il est incapable d'une pensée claire. Il pense plusieurs choses en même temps. S'il ne vous en dit qu'une, ne l'accusez pas d'insincérité et n'essayez pas surtout de deviner les autres : vous n'y arriveriez pas. « Sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tanl de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel. » (de C.) * * Le Russe aime a boire. Ce n'est pas pour l'excitation passagère d'une vie plus intense ; c'est pour s'annihiler dans l'ivresse complète. Les bourgeois s'abrutissent avec du Champagne sec, les prolétaires avec de la vodka. Les moyens diffèrent, le but est le même : les gens ivres morts sont égaux. Le Russe n'a pas la notion de la probité. Il y a ici, comme partouL, plus que partout, des voleurs et des bandits et ce n'est point de cela que je m'étonne. Non, je m'étonne de l'absence de toute réaction du public, lorsque se commet un vol ; tout le monde semble admettre cela comme chose toute naturelle, et nul ne fait scrupule de profiter du vol en achetant l'objet volé. Le recel est ici avéré, public. On ne prend pas la peine de le nier ou de le dissimuler. On se vante même de la bonne occasion. « Hier, au bal impérial, l'Ambassadeur de Sardaigne a eu sa montre fort adroitement enlevée du gousset, malgré la chaîne de sûreté qui devait la défendre. Beaucoup de personnes ont perdu dans la bagarre leurs mouchoirs et d'autres objets. On m'a pris, à moi, une bourse contenant quelques ducats et je me suis consolé de cette perte en riant sous cape des éloges prodigués à la probité de ce peuple par ses seigneurs ». \de C.) Cela date de 1839. En 1918, les détrousseurs sont plus hardis, plus nombreux, plus exigeants. Ils se sont modernisés et usent de l'automobile et du browning, mais ce sont toujours des voleurs. * * Le Gouvernement révolutionnaire a, il est vrai, ordonné de les tuer sur place. Fort bien. Mais il arrive que celte justice sommaire lynche la victime à la place du coupable. On déplore ensuite le malentendu. J'aimerais mieux un peu de police. * * * Un Anglais, dans un tramway, voit un homme d'al lures suspectes en descendre avec hâte. Il se tâte, ne trouve plus sa montre, court après l'individu, l'appréhende, le somme de lui rendre l'objet volé. L'autre s'exécute. En rentrant chez lui, l'Anglais retrouve sa montre oubliée sur la table de nuit. Il lui fallut huit jours de recherches pour retrouver le Russe dépouillé qui fut prodigieusement étonné de la restitution : l'aventure lui ayant paru tout à fait normale. * * Traitez avec un Russe. S'il s'agit de ses intérêts à lui, vous pouvez avoir confiance : il sera généralement honnête. S'il traite pour autrui, pour une administration, par exemple, méfiez-vous, il se croira obligé à toutes les canailleries. C'est une conception spéciale de la fidélité au mandant. * * Aucun respect du bien d'autrui ; aucune idée de la propriété nationale. On nationalise tout, et les deux sentiments indispensables au suceès de l'opération : celui de la nation, celui d'un avoir distinct des appropriations individuelles, font défaut. La vénalité et la concussion étaient classiques sous-l'ancien régime. Elles étaient parfois un tempérament de la tyrannie et chacun les considérait avec indulgence. Toute entreprise ayant à traiter avec les pouvoirs publics devait prévoir un poste spécial pour Les-pots-de-vin. 11 y avait des tarifs connus, depuis le vulgaire pourboire jusqu'à la forte somme. Les plus hauts, les plus honorables touchaient sans vergogne. A peine fallait-il parfois recourir à une manœuvre ingénieuse pour leur faire accepter l'enveloppe. Il eût été surprenant que le nouveau régime fût affranchi de ces anciennes traditions. Piller le bourgeois apparut plutôt comme un devoir pour le socialiste conscient et un sport pour l'anarchiste épris de-restitutions individuelles. Mais les camarades y mirent tant de zèle que le pouvoir des Soviets finit par s'inquiéter. Il n'était pas admissible qu'on permît aux capitalistes de prendre une revanche sournoise en soudoyant les agents du pouvoir. Et de temps en temps,, quelques scandales trop criants, trop gênants donnèrent lieu à des crises de vertu. Le 18/31 janvier, on annonce que des membres de 1% commission extraordinaire d'enquête que le commissaire à la justice Steinberg a chargé des perquisitions, vont être arrêtés, parce que lors des perquisitions dans les clubs et cafés, on a pris aux clients des dizaines de milliers de roubles et des bijoux, et lors de celles faites dans les banques, les gardes-rouges ont mis la main sur d'énormes dépôts d'argent. C'est un fait entre cent analogues. * » Une fois une idée installée dans son cerveau, le Russe la pousse aussitôt jusqu'à l'extrême. Sa logique diabolique ne tient aucun compte de la relativité. Le Tzar était le plus absolu des souverains. Le socialisme d'un Lénine est extrémiste. Pile ou face, c'est la même médaille parce que c'est le même métal. Tout se hâte vers son expression suprême, et sa fin, Diderot avait ■déjà dit —Diderot ou Voltaire ? — : « Les Russes sont pourris avant d'être mûrs. » La facilité avec laquelle les gens d'ici conduisent leurs pensées dans l'illimité est extraordinaire. Les réformateurs sont légion. Mais vous n'en trouverez guère qui se soient modestement voués à une œuvre de bienfaisance, circonscrite dans le temps et dans l'espace, comme il y en a eu par milliers en Angleterre, par exemple. Le réformateur russe réforme le monde et l'humanité, pas moins. * * * Ils vont, ils viennent. Les corps ne sont pas plus fixés que les idées. Ce sont des nomades d'Asie campés aux portes de l'Europe. Révolution politique? C'est peu. Révolution sociale ? A la bonne heure. L'un et l'autre laissent le& âmes non modifiées. Ce qu'il faudrait, c'est une révolution morale, et à celle-là, nul ne songe. Quand le marquis de Custine vint en Russie, ce qu'il découvrit ici, de fol orgueil et ambitions démesurés l'effraya. Le Russe lui parut conquérant et sujet d'inquiétude pour l'Europe. Alors, l'instrument de conquête était l'armée. Ce colosse de boue n'a pas résisté à l'épreuve de la guerre mondiale. Il pouvait faire illusion et appuyer des prétentions diplomatiques excessives, il pouvait étouffer de faibles adversaires ; pour durer à travers la grande crise, il eût fallu une force morale, — qui manquait. Maintenant qu'il s'est effondré et ne fait plus peur à personne, l'esprit du Russe n'a pas changé. L'orgueil est resté fou et l'ambition démesurée. La Révolution, comme le tzarisme, prétend conquérir le monde. Les moyens diffèrent, la mentalité est la même. Demain comme hier, la Russie reste un sujet d'inquiétude pour l'Europe. « Ils ont une vue si originalement constituée que toute ordure russe qu'ils voient, ils la trouvent excellente et extrêmement propre à ranimer l'Europe mourante. » La réflexion n'est pas de moi, mais de Tcher-nichevsky. * Lorsqu'on dit aux révolutionnaires que leur œuvre est trop hâtive pour durer, ils répondent : « Qu'im- porte, nous aurons donné un grand exemple. » L'ilote de Sparte donnait aussi un grand exemple. Je me souviens d'un étalage de maroquinerie, dans une petite boutique à Bruxelles, où je lus une affiche qui me rendit rêveur : « Souffrance à vendre ». L'esprit tout rempli des romans de Tolstoï, de récits de nobles recherchant la douleur pour sa vertu purifica-tive, je m'imaginai un négoce mystique de souffrances en vue de rédemptions difficiles. Je sus plus tard qu'il s'agissait simplement d'un terme de métier désignant un sac de commis voyageur. Mais je dédaignai cette explication prosaïque pour préférer celle qui m'avait d'abord frappé, et que je trouvais belle, et surtout bien russe. Depuis que je suis ici, cela ne me paraît plus russe du tout. Tolstoïsants d'Europe, ne venez pas vendre de la souffrance en Russie ; vous n'y trouverez point d'acheteurs ! De la souffrance, ici, il y en a, il y en a trop, au delà même des forces humaines, semble-t-il. Et mon premier mouvement est un élan de commisération fraternelle. Mais l'élan s'arrête quand leur agaçante vanité me signifie qu'ils ne veulent pas de ma pitié, — et quand je constate que leur apathie de bétail leur fait accepter la souffrance avec résignation et indifférence. La Russie est le pays des miracles. Voilà, n'est-ce pas, une vérité bien assise. Le Russe aime à l'entendre répéter parce qu'elle flatte à la fois son inertie et sa vanité. L'Européen la répète parce qu'elle est une justification facile de ses préjugés et de son défaut de compréhension. Or, rien n'est plus faux. Il n'y a pas de miracles en Russie. C'est au contraire le pays des fatalités, de la logique pure, de la logique vertigineuse. Les convulsions d'aujourd'hui sont le résultat nécessaire de l'infection d'hier. Si elles nous paraissent surprenantes, c'est parce que nous n'avons pas su ou voulu établir un diagnostic. Le jour où le peuple russe fera un grand acte de foi, de bonté, de justice, ce jour-là, je crierai au miracle. h * * Les fautes de la Révolution russe ne prouvent rien contre la Révolution; elles prouvent seulement contre les Russes. Une Révolution, surgissant ailleurs dans des circonstances analogues et avec les mêmes idées directrices, donnerait des résultats tout différents, parce que les ouvriers en seraient différents. Gardons-nous d'être dupes des étiquettes. Une inscription sur la bouteille n'en change pas le contenu. Un Russe peut se dire socialiste; il n'en est pas moins le fils d'un alcoolique, le petit-fils d'un esclave, et le descendant d'un barbare d'Asie. Européen, Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère, ne — 176 — triomphe pas trop vite. Il fut un temps où, toi aussi, tu étais bavard, imprévoyant, gaspilleur, brave et lâche à la fois, bon et cruel par intermittences, ignorant, imitateur et vaniteux ; ce fut quand tu avais de six à dix ans. En réalité la psychologie populaire russe est une psychologie puérile. D'une part, elle est grevée de tares héréditaires ; d'autre part, elle a une audace d'idéalisme qui nous dépasse. Et c'est ce peuple enfant, qui a osé faire l'expérience des idées les plus avancées, basant, comme l'a dit l'un d'eux, « une idéologie super-européenne sur une psychologie pré-européenne. » Comprenons qu'avec de tels éléments, cette expérience devait être beaucoup plus difficile et plus douloureuse pour lui qu'elle ne le serait pour nous. Et qui sait, si ce n'est pas aussi pour nous, en définitive, qu'il a tant saigné et saignera encore? QUATRIÈME PARTIE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT LA TERREUR La guillotine fut, en 1793, l'instrument de la terreur révolutionnaire. Nous n'en sommes pas encore là. Les Russes ont l'horreur de la peine de mort. L'abolir fut un des premiers actes de la Révolution. L'un des griefs que j'ai entendu évoquer contre Kérensky est d'avoir rétabli la peine de mort au front. Et il y était si sensible, qu'un jour au Préparlement, il s'écria : « Mais attendez donc, pour me condamner, que j aie autorisé l'exécution d'une de ces sentences I » Et, en elfet, ce généralissime, dans la candeur de ses illusions, n'avait pas encore compris qu'il peut être coupable d'hésiter à consacrer une répression nécessaire au salut de centaines d'autres hommes auxquels on demande de braver la mort. Un soir, Trotzky, très excité, donna à son discours une allure menaçante : « Craignez, dit-il, que le peuple courroucé n'établisse sur les places des villes, l'écha-faud pour les fauteurs de la contre-révolution. » Il heurtait si profondément les traditions que, malgré son prestige et sa popularilé, il fut accueilli, au meeting qui suivit, parles cris de : Bourreau ! Assassin ! Buveur de sang ! Le sentiment est donc, à cet égard, très vif et unanime. Les révolutionnaires russes en sont fiers et ne manquent pas une occasion d'exalter leur mansuétude et de la comparer aux excès de la Révolution française. Je m'y suis laissé prendre au début, et j'ai trouvé cela très beau. J'ai répété les clichés convenus sur la bonté russe. Toutefois, au bout de quelque temps, je me suis aperçu qu'il n'y avait là qu'une hypocrisie. Les bonnes gens qui répudient si farouchement la peine de mort, admettent el pratiquent fort bien le lynchage, c'est-à-dire la mort sans jugement. Lynchage des officiers de Viborg, lynchage des junckers désarmés, lynchage du général Doukhonine, lynchage recommandé des voleurs, lynchage conseillé implicitement par l'affichage du nom des employés des ministères en grève. Et quels lynchages odieux et féroces ! 11 n'en est point au sujet desquels on ne donne des détails effroyables de cruauté, d'acharnement contre le moribond, de profanation du cadavre. — De telle sorte que, ce que l'on réprouve, ce n'est pas la peine de mort en elle-même, mais la peine de mort prononcée en vertu d'un jugement. Il s'est trouvé des Russes pour dénoncer cette hypocrisie et reconnaître la barbarie là où on voulait nous faire voir de l'humanité..Sorokine disailà la Conférence démocratique, le 2 septembre : « On a protesté contre la peine de mort, mais je n'ai pas entendu de protestations contre les lynchages qui sont déjà au nombre de plus de dix mille. » Cette hypocrisie spéciale est ancienne. Aux temps du tzarisme, les écrivains vantaient déjà cette fausse laquelle la mort était appliquée en fait. Ce mélange de barbarie et de mensonge n'est donc pas révolutionnaire ; il est russe. Les bolchévicks ne l'ont point inventée ; ils suivent une tradition. La mort est partout. Non la mort méritée, ou prévue, comme dans un pays d'Europe. Mais la mort arbitraire, la mort du hasard, la mort accident. Une méprise peut vous faire lyncher. Une maladresse peut vous faire fusiller. Le plus paisible, le plus innocent, le plus précautionneux, ne peut se vanter d'échapper au risque. Chaque jour, chaque nuit, les soldats et les gardes-rouges font usage de leurs armes. Ils tirent les uns sur les autres, sur les maisons, sur les passants, par jeu, par bêtise, par colère, on ne sait pourquoi. Comme ils sont très maladroits, ils manquent généralement leur but, mais ils touchent souvent des gens qu'ils ne voulaient pas atteindre. Ainsi le député Choutgoff, arrêté près de la Douma municipale, a été blessé à la jambe. Mais si la mort menace obscurément, elle reste hasard, tandis que l'arrestation est le procédé terroriste courant. Et ce qui est digne de remarque, c'est que l'arrestation n'est pas motivée par une infraction à la loi et ordonnée ou vérifiée par des juges. C'est une méthode d'autorité, sans plus. De lois, il n'en est plus.Mais il y a trois crimes nouveaux : la provocation, le sabotage et la contre-révolution. Tout ce qui déplaît au pouvoir peut rentrer sous l'une de ces rubriques imprécises. Un acte, une parole, un geste, même sans intention, est-il susceptible de mécontenter les bolchévicks, ceux-ci s'indignent et déclarent que c'est de la provocation. Une omission, une inertie, une exécution incomplète des ordres des maîtres du jour, c'est du sabotage. Et quant au crime de contre-révolution, c'est encore beaucoup plus général. Toute personne soupçonnée d'une opinion hostile aux Commissaires du Peuple, ou soupçonnée même de ne pas avoir d'opinion du tout, d'avoir des sympathies pour des généraux ou des bourgeois, est immédiatement étiquetée contre-révolutionnaire et déclarée ennemi du peuple. Le régime des suspects sous la Convention est dépassé. Ou plutôt, nous en sommes revenus aux pires temps du régime tzariste ; c'est la même chose, mais à l'envers. Encore une fois les bolchévicks suivent une tradition. Ces crimes indéterminés entraînent des conséquences également indéterminées. L'arrestation en est le signe. Quiconque possède une force à sa disposition arrête, selon son bon plaisir. Les ouvriers arrêtent les patrons pour les contraindre à augmenter les salaires, l'association des cheminots donne à ses membres l'ordre d'arrêter Kornilolf en fuite. Les marins arrêtent, la garde-rouge arrête. Smolny fait arrêter les députés cadets à la Constituante, coupables de représenter les opinions ou les intérêts bourgeois. Et les procédés sont variés : l'arrestation a lieu dans la rue ou à domicile, en plein jour ou au milieu de la nuiL, avec courtoisie ou avec violences. Elle s'accompagne généralement de perquisitions qui sont l'occasion de pillages. On mène à Pierre et Paul les ministres et autres personnages de marque ; on garde à Smolny les journalistes d'opposition. Parfois, on est consigné chez soi tout simplement. Et cela dure quelques heures, quelques jours, quelques mois; on ne sait jamais. Le traitement est variable, parfois il est tolérable et l'on vous permet de recevoir des lettres et des visites ; parfois on vous laisse au secret, sans feu, sans lumière et avec une nourriture dont des chiens affamés se détourneraient. C'est, je crois, cette incertitude qui cause l'essentiel de la terreur. Les bolchévicks, s'ils l'ont organisée consciemment, sont des raffinés. Ils sont arrivés à un bel effet d'épouvante auprès de ce peuple naturellement servile. Ja Imïouss, J'ai peur, est un propos qui se répète à tout instant. Il est pourtant des gens qui acceptent sans souci le risque. J'ai fait quelques connaissances dans le monde de la presse et de la politique. Lorsqu'un rendez-vous est manqué, je sais ce que cela veut dire. Je devais voir Bourtzell et la Comtesse Panine : arrêtés. Le député cadet Vinaver, le grand avocat, m'avait promis de revenir causer avec moi ; il ne viendra pas : arrêté. Un journaliste m'avait demandé un interview : arrêté. Je vis au milieu de gens qui ont été arrêtés ou qui s'attendent à l'être. Sortir de prison est devenu un état très honorable. Et comme il est contagieux, on n'est jamais sûr de ne pas le connaître à son tour. Pourquoi les gens qui ne respectent pas l'immunité parlementaire auraient-ils égard à l'immunité^diplomatique ? LA DÉCLARATION DE PAIX Novembre 1917. Les bolchévicks ont promis la paix immédiate, reconnaissons qu'ils font ce qu'ils peuvent pour tenir parole. A peine constitué, le collège des Commissaires du Peuple rédige une proclamation et la fait connaître au monde étonné, par radiotélégramme, par la presse, par affiches, par tous les moyens possibles. Elle est adressée aux gouvernements et aux peuples, en réalité beaucoup plus adx peuples qu'aux gouvernements. Voici son texte qui ne manque pas d'une certaine grandeur : « Le gouvernement ouvrier et paysan, issu de la révolution des 24 et 25 octobre, et qui s'appuie sur les Soviets des ouvriers et des soldats et des paysans propose à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements de commencer immédiatement des pourparlers relatifs à une paix juste et démocratique. « Le gouvernement entend par une paix juste et démocratique, à laquelle aspire la majorité écrasante des travailleurs et des classes laborieuses, épuisées et exténuées par la guerre, la paix que les ouvriers et les paysans russes, après avoir abattu la monarchie tza-riste, n'ont pas cessé de demander de la façon la plus catégorique, la paix immédiate, sans annexions (c'est-à-dire sans conquête de territoires étrangers, sans annexion par la force des autres nationalités) et sans contributions. « Le gouvernement de la Russie propose à tous les peuples belligérants de conclure immédiatement une telle paix, en montrant leur disposition à faire toutes les démarches décisives en vue de la paix, dès maintenant, sans le moindre ajournement, avant la ratification définitive de toutes les conditions d'une telle paix par les assemblées autorisées des représentants du peuple de tous les pays et de toutes les nations. « Par annexion ou conquête de territoire étranger, le gouvernement entend conformément à la conception du droit de la démocratie en général et des classes ouvrières en particulier, toute adjonction à un État grand et fort d'une nationalité petite ou faible, sans que celle-ci ait exprimé volontairement d'une façon précise et claire, son consentement et son désir, quel que soit le degré de civilisation de la nation annexée par la force ou maintenue dans les frontières d'un autre Etat, peu importe enfin si cette nation vit en Europe ou dans les lointains pays d'outre-mer. « Si une nation quelconque est maintenue par la force dans les limites d'un autre État, si en dépit de son désir exprimé, peu importe si ce désir s'est exprimé par la voie de la presse, des réunions populaires, des décisions de partis ou par des troubles et des émeutes contre l'oppression nationale, on ne lui laisse pas le droit de décider sans la moindre contrainte par un vote libre, après le départ complet de l'armée de la nation qui a annexé ou qui veut annexer ou qui est plus forte en général, de la forme de son organisation nationale et politique, une telle adjonction constitue une annexion, c'est-à-dire une conquête et un acte de violence. « Le fait de continuer cette guerre pour permettre aux nations fortes et riches de partager entre elles les nationalités faibles, conquises, est considéré par le gouvernement comme le crime le plus grand contre l'humanité, et le gouvernement proclame solennellement sa décision de signer immédiatement les conditions d'une paix, mettant fin à celte guerre, aux conditions indiquées ci-dessus, également équitables pour toutes les nationalités sans exception. « Le gouvernement supprime la diplomatie secrète, en exprimant devant tous les pays sa ferme décision de mener tous les pourparlers au grand jour, devant le peuple el en procédant immédiatement à la publication complète de tous les traités secrets, confirmés ou conclus par le gouvernement de propriétaires et de capitalistes, depuis février jusqu'au 25 octobre 1917. Toutes les clauses de traités secrets qui ont pour but de procurer des avantages et des privilèges aux propriétaires et aux capitalistes russes, de maintenir ou d'augmenter les annexions des Grands-Russiens, sont dénoncées par le gouvernement immédiatement et sans discussion. « En proposant à tous les gouvernements et à tous les peuples d'engager des pourparlers publics en vue de conclure la paix, le gouvernement se déclare prêt à mener ces pourparlers aussi bien par correspondance, par télégraphe, qu'au moyen de pourparlers entre les représentants des divers pays, ou à une conférence de ces représentants. Pour faciliter ces pourparlers, le gouvernement désigne son représentant autorisé dans les pays neutres. « Le gouvernement propose à tous les gouvernements et à tous les peuples de tous les pays belligérants de conclure un armistice immédiat émettant l'avis que la durée de l'armistice doit être aussi de trois mois, pendant lesquels sont parfaitement réalisables aussi bien l'achèvement des pourparlers entre les représentants de toutes les nationalités et nations entraînées dans la guerre, obligées d'y prendre part, que la convocation des assemblées autorisées de représentants du peuple de tous les pays en vue de l'acceptation définitive des conditions de paix. « En adressant cette proposition de paix aux gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants, le gouvernement provisoire des ouvriers et paysans de Russie s'adresse également en particulier aux travailleurs conscients des trois nations les plus dévouées de l'humanité et des trois pays les plus importants parmi ceux qui prennent part à la guerre actuelle : l'Angleterre, la France et l'Allemagne. Les travailleurs de ces pays ont rendu les plus grands services à la cause du progrès et du socialisme. Les grands exemples du mouvement chartiste en Angleterre, la série de révolutions, ayant une signification historique mondiale, accomplies par le prolétariat français, enfin en Allemagne, la lutte historique contre les lois d'exception, l'exemple pour les travailleurs du monde entier d'une action obstinée et prolongée et la création des organisations formidables des prolétaires allemands, tous ces modèles d'héroïsme prolétarien nous sont un sûr garant que les travailleurs de ces pays comprendront le devoir qui s'impose à eux de libérer l'humanité des horreurs de la guerre et de ses conséquences, et que ces travailleurs, par une action décisive, énergique et de tous les instants, nous aideront à mener à bonne fin la cause de la paix et, en même temps, la cause de la libération des masses ouvrières exploitées de tous les esclavages et de toutes les exploitations. » Et Trotzky, Commissaire aux Affaires Étrangères, signifie aux diplomates et son avènement, et la déclaration de paix. Je reçois la lettre suivante : « Monsieur l'Ambassadeur, « Avec la présente, j'ai l'honneur de vous informer, Monsieur l'Ambassadeur, que le Congrès national des Conseils des Députés, des Ouvriers et des Soldats, a établi le 26 du mois d'octobre un nouveau gouvernement de la République russe sous la forme du Conseil des Commissaires du Peuple. Le président de ce gouvernement est M. Vladimir Ilitch Lénine et la direction de la politique extérieure fut confiée à moi, en qualité de Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères. « En attirant votre attention sur le texte de la proposition de l'armistice et de la paix démocratique sans annexions ni contributions, fondée sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes —• propositions approuvées par le Congrès des Conseils des Ouvriers et Soldats — j'ai l'honneur de vous prier, Monsieur l'Ambassadeur, de bien vouloir regarder le document susmentionné comme une proposition formelle d'un armistice sans délai sur tous les fronts et de l'ouverture sans retard des négociations de paix, — une proposition pour laquelle le gouvernement plénipotentiaire de la république russe s'adresse simultanément à toutes les nations belligérantes et à leurs gouvernements. « Je vous prie, Monsieur l'Ambassadeur, de bien vouloir agréer l'assurance de la parfaite considération et du respect très profond du gouvernement des Conseils au peuple belge, qui, comme tous les autres peuples épuisés par cette boucherie incomparable, ne peut pas ne pas ardemment désirer la paix. » Le Commissaire du Peuple Aux Affaires Étrangères : (s.) Léon Trotzky. Que répondre à pareille communication? Rien évidemment. Il n'appartenait à aucun chef de mission, sans instructions formelles de son Gouvernement, de reconnaître sur-le-champ un pouvoir issu de l'émeute, ni' d'engager son pays sur des questions aussi graves que celles de l'armistice et de la paix. Nous nous réunissons chez sir George, échangeons des impressions et décidons d'attendre les événements. Ceux-ci se précipitent en raison de la décision des bolchévicks et de leur infatigable activité. D'abord, une série de mesures draconiennes contre la presse ; ensuite et parallèlement, la publication des traités secrets. La presse est atteinte à la fois par des dispositions de police, suppression de journaux, arrestations de rédacteurs, réquisition des imprimeries, et par des décrets. Premier décret : « Seront suspendus, les journaux qui feront appel à une résistance ouverte au gouvernement des Ouvriers et des Paysans, qui occasionneront des troubles en dénaturant calomnieusement les faits, qui inciteront à des actions criminelles. » C'est év demment de l'arbitraire pur et j'entends des gens qui s'indignent bruyamment. Toutefois, n'exagérons rien : le décret de Lénine ajoute que ces mesures n'ont qu'un caractère provisoire et seront abolies aussitôt que la vie sera rétablie dans des conditions normales. Il s'agit donc de dispositions d'un caractère de nécessité immédiate et éphémère et si le gouvernement maximaliste ne commet pas d'autres crimes, l'histoire pourra lui être indulgente. Un second décret est plus grave : il institue un monopole d'État, la publication des annonces. La publicité est réservée aux organes du Gouvernement. Toute infraction est punie de peines rigoureuses et de la confiscation éventuelle, sauf remboursement des petits propriétaire^, dépositaires et actionnaires des établissements confisqués. L'idée est originale ; je doute qu'elle soit féconde. Il est manifeste qu'elle atteint la presse dans la plus claire de ses ressources, chacun sait que le prix de vente d'un journal paie à peine le prix du papier et jamais celui de l'impression et de la rédaction. De nombreux journaux vont disparaître. Dans un pays aussi ignorant que la Russie, aussi peu préparé à la vie politique, aussi sombre, comme eux-mêmes le disent fréquemment, on éteint les lumières qui pouvaient éclairer le chemin. C'est une bonne méthode de tyrannie ; le Tzar n'avait pas trouvé mi^ux. Aussi, les voix d'opposition peu à peu se taisent ; non sans lutte ni sans résistances. Un journal supprimé retrouve une imprimerie, reparaît sous un autre titre. Le Jour, par exemple, se transforme en Nuit et débute ainsi : Le jour a disparu, la nuit commence..... ce qui a valeur de synthèse. Les gazettes conservatrices et bourgeoises succombent les premières, mais les socialistes ne sont pas épargnées non plus. La Pravda, le journal de Lénine, et les Isveslia journal officiel des Soviets, triomphent. On leur réserve un morceau particulièrement sensationnel : les traités secrets. On lit avec fièvre les premiers jours, ces documents qui doivent attester les crimes du capitalisme. Puis, la curiosité se ralentit. Un secret n'est plus intéressant quand il est imprimé. Les gens avertis connaissaient d'ailleurs ces combinaisons de la politique internationale ; et quant à la masse, elle est trop ignorante pour y comprendre quoi que ce soit. Trotzky lui a dit que c'étaient les preuves des forfaits des bourgeois ; elle le croit, sans prendre la peine de vérifier. Si les documents publiés ne révèlent rien de bien nouveau, leur publication, tout au moins, révèle une situation, discernable depuis quelque temps, mais qu'on ne voulait pas voir : la Russie abandonne ses Alliés, elle sort de l'Entente pour agir à sa guise ; la trahison commence. En Europe, on explique tout ce qui arrive d'une manière fort simple, trop simple : Lénine et Trotzky sont les agents stipendiés de l'Allemagne, mais leur succès sera de courte durée et la Russie se ressaisira. Ce n'est pas du tout mon impression ; je ne crois pas que les commissaires du peuple agissent de concert avec le Kaiser, ma conversation avec Trotzky m'a appris son intention de substituer à la guerre des nations la guerre des classes, et c'est de ce point de vue qu'il faut apprécier sa sincérité. La dictalure durera-t-elle ? Je n'en sais rien. Mais ce que je sais, c'est que les successeurs continueront sa politique. On y mettra peut être plus de formes, mais le fond sera pareil. Et les Russes que j'entends dénoncer avec le plus de véhémence les actes des bolchévicks, me paraissent enchantés de leur voir faire une besogne devant laquelle ils auraient, eux, hésité, mais qu'ils auront soin de tenir pour fait accompli. Cette dénonciation virtuelle de l'Alliance nous met ici, dans la posture la plus fausse et la plus difficile. Il ne se passe pas de jour où, soit pour les affaires dont nous sommes chargés, soit pour celles de nos ressortissants, nous ne nous trouvions devant des difficultés inextricables. Trotzky continue à interpeller les Ambassadeurs ; sa première lettre, rédigée en français, était courtoise; les autres, en russe, le sont moins. Nous, nous continuons à rester dans un silence expectatif. Le gouvernement maximaliste, lui, se consolide. Et, dans les premiers jours de novembre, on apprend que les Empires Centraux ont consenti à négocier avec lui les conditions d'un armistice. LA TERRE AUX PAYSANS Novembre 1917. Dans la nuil du 26 octobre (style russe), le congrès des Soviets promulguait son décret sur la terre. Les maximalistes s'efforçaient ainsi de tenir une autre des promesses qu'ils avaient faites : la terre immédiate. C'était, remarquons-le, d'une politique habile et audacieuse. La question agraire est, en Russie, la question sociale par excellence. C'est celle qui louche directement la très grande majorité de la population. Depuis un demi-siècle, elle n'a cessé d'être étudiée et discutée par les théoriciens, et les divergences de vues qu'elle a provoquées sont à la base de toutes les discussions entre les écoles socialistes. Lénine pouvait avant 1905, dire dans VIskra : « Nous ne prenons pas sur nous la défense des paysans » ; c'était là de l'idéologie. Dès qu'il fut en face des faits, il s'empressa d'abandonner la rigueur de son ancien marxisme et comprit qu'il ne fallait pas laisser à ses adversaires d'hier et de demain : les socialistes révolutionnaires, l'apparence d'être les meilleurs défenseurs des classes 13 rurales. C'était aussi atteindre les Cadets; le plus clair de la popularité des Constitutionnels Démocrates dérivait du fait qu'ils avaient été les premiers à introduire le problème agraire dans le domaine politique. Après 1905, leur Union de la Libération avait réclamé la cession de la terre aux paysans sur la base d'un remboursement équitable. La première Douma y avait presque entièrement consacré ses travaux. Puis les partis avaient fait de la surenchère ; les socialistes révolutionnaires avaient préconisé une indemnité viagère, et les maximalistes, pas d'indemnité du tout. Indemniser leur paraissait un souci bourgeois; est-ce qu'on indemnise des usurpateurs et des exploiteurs? Pareille propagande ne pouvait pas ne pas avoir, auprès des intéressés, un grand succès. Non seulement elle flattait leurs convoitises, mais elle correspondait à une croyance générale chez le moujik :1a terre appartenait à Dieu. Le marxisme de Lénine ne l'avait pas empêché jadis de chercher à utiliser cette conception mystique au profit de la nationalisation du sol. Et Alexinsky rapporte que le parti ne consentit point à entrer dans cette exploitation démagogique des superstitions paysannes, d'autant plus que la plupart des moujiks, quand ils parlent de la propriété de Dieu, pensent simplement aux grandes propriétés des assi-gneurs qu'ils désirent exproprier à leur propre bénéfice. Dieu n'est là qu'un pieux prétexte à des appétits tout à fait matériels. Il n'y a vraiment rien de socialiste dans une pareille pensée, qui n'est, en somme, que le désir du bien d'autrui. Y eu a-t-il davantage dans le mir, cette forme ancienne de propriété commune, avec répartition périodique de la jouissance de la terre aux membres de la communauté, qui est si fréquente en Russie et dont les paysans s'accommodent en général fort bien ? Faut-il voir dans ce droit spécial, le germe d'une organisation d'avenir, spécialement appropriée aux conditions russes, comme l'ont soutenu les socialistes révolutionnaires, ou simplement une survivance du passé, une forme précapitaliste, comme le croient les socialistes démocrates ? Mon impression est que ces derniers sont dans le vrai : non pas qu'une fédération de communes ne puisse, en théorie, constituer un type supérieur, mais parce qu'elle exige des éléments très évolués, tandis que le paysan russe est, de l'avis de tous, le plus ignorant, le plus borné, le plus arriéré de tous les paysans. Remettre la terre à de tels gens, inaptes à toute compréhension d'une exploitation rationnelle, est une nuisance sociale. On aura beau déclarer la terre commune, sa jouissance restera terriblement individualiste. Le décret de la nuit d'octobre est une hâtive proclamation. On n'y peut pas trouver l'indication d'un choix entre les systèmes socialistes, et encore moins une législation. C'est une parade démagogique, et rien de plus. L'article premier l'indique avec évidence : « Les droits sur la grosse propriété foncière sont annulés sans rachat»; de même que l'art. 5 : « Les terres des cosaques simples soldats et des paysans ne sont pas confisquables. » Il suffit de lire ces deux textes pour constater que les bolchévicks, quel que fût leur extrémisme, n'ont pas osé aller jusqu'à la nationalisation du sol; ils respectent la propriété individuelle chez le paysan et le cosaque ; ils annulent les droits des gros propriétaires, sans pré- ciser, bien entendu, où finit la grosse propriété, où commence la petite. Ce sont des habiletés électorales, et ces purs se conduisent comme des politiciens bourgeois. Le décret annule le droit ancien, mais il se garde de dire par quoi il sera remplacé. Il substitue aux seigneurs dans l'administration de la terre, des Comités agraires cantonaux, et ce, provisoirement, jusqu'à l'Assemblée constituante (art. 2). Les Soviets des districts sont chargés « de maintenir de l'ordre, de l'in-■ ventaire et du gardiennat révolutionnaire de la terre, avec les constructions, le bétail, le matériel, les réserves de produits, toute dégradation étant déclarée crime grave relevant du tribunal révolutionnaire ». Je ne puis m'empêcher de considérer ce texte comme parfaitement hypocrite. En supprimant le régime ancien, sans organiser le régime nouveau, ceux qui ont signé ce décret savaient, ne pouvaient pas ne pas savoir qu'ils donnaient le signal de la jacquerie. Ils l'ont prévu, et dégagé avec prudence leur responsabilité. Us ont ordonné un gardiennat révolutionnaire, édité un crime révolutionnaire, confié l'ordre aux Soviets des districts ; s'il y a des troubles, ils s'en lavent les mains. Ils savent si bien que leur décret ne résout rien, que l'art. 4 déclare : « Pour la réalisation des grandes réformes agraires, on (qui on?) se guidera jusqu'à la décision de l'Assemblée constituante, sur les instructions rédigées par le Soviet paysan russe le 19 août 1917. » C'est tout et c'est peu. La pauvreté de ce document extrémiste est extrême. Si nous nous reportons aux instructions auxquelles il renvoie, nous y retrouvons dans la phraséologie fumeuse et inconsistante d'un programme électoral, l'influence des idées socialistes révolutionnaires. Est-ce une nationalisation collectiviste ou une municipalisation ? Est-ce une opération de rachat ou une confiscation? Accordera-t-on aux lésés une indemnité ou non ? A qui appartiendra l'administration? Comment organisera-t-on le travail ? Comment répartira-t-on les produits ? Autant de questions auxquelles ces instructions ne donnent point de réponse. Une direction est indiquée, à peine ; aucun chemin n'est tracé. L'elFet d'un pareil décret fut immédiat et déplorable. De même que la déclaration d'armistice avait permis aux soldats de déserter sur le champ les tranchées, sans attendre l'issue des négociations, le décret agraire permit aux paysans de céder aussitôt à leurs passions envieuses et cupides sans attendre l'œuvre de la Constituante. Partout, dans les campagnes, ils se livrèrent à un pillage sans merci. Tout ce qu'ils pouvaient voler, ils le volèrent. Et comme on avait négligé de préciser leurs droits à eux, qu'ils n'avaient aucun intérêt à conserver des richesses à l'Etat — notion dépassant totalement leur intelligence obscure, — ils détruisirent en aveugles tout ce qu'ils ne purent pas emporter. Rien ne fut respecté, ni la vie des habitants des châteaux, ni les œuvres d'art, ni les grands souvenirs. En même temps, Milioutine, commissaire du peuple à l'agriculture, prend un nouveau décret qui charge les Comités du soin de résoudre les difficultés. Et ces Comités sont à instituer! En temps normal, il faudrait six mois pour arriver à une approximation de l'organisme rêvé ; en ce temps de troubles et de guerre civile, les idées confuses des Commissaires du Peuple restent des écritures sur du papier, sans plus. Et l'énorme jacquerie se poursuit.. . Janvier 1918. Dans sa première et dernière séance, la Constituante vote la loi sur la terre. Lénine et Trotsky sont trop intelligents pour ne pas se souvenir que leur décret d'octobre n'était que provisoire et ne peut se passer, sur ce point essentiel, de la ratification de la Constituante. Remarquons que le principe de la nationalisation y est plus catégoriquement affirmé, qu'il n'est plus question d'indemnisation ou de distinction, entre la petite et la grande propriété, que le droit à la jouissance des terres est réservé aux citoyens russes et que la loi se résume en pleins pouvoirs au gouvernement. C'est que depuis octobre, les bolchévicks se sont consolidés. En définitive, c'est Lénine qui est le propriétaire du sol russe. La singulière réforme agraire que voilà ! Et pendant que des mots remplacent d'autres mots, la destruction du patrimoine agricole en Russie se poursuit, tandis que les forces obscures de la vie poussent les paysans, dans leur nuit, à établir de nouvelles formes d'existence, sur les ruines du passé et sans nulle clarté dans le présent. * * * 19 février 1918. Au moment émouvant de la rupture des pourparlers de paix et de la nouvelle offensive allemande, le gouvernement publie une nouvelle loi agraire. Celle du mois passé a donc déjà révélé des insuffisances? Le documenL, malgré sa présentation prétentieuse, ne contient aucun principe nouveau. Il a plus d'articles, niais moins de clarté encore. Les déclamations creuses y abondent, mais les textes précis y sont rares. Je ne vois dans ces phrases aucune promesse de vie. Il n'y a qu'une chose qui y soit évidente : l'arbitraire gouvernemental. Le commerce des machines agricoles est déclaré monopole de l'État. Le commerce du blé, intérieur et extérieur, est déclaré monopole d'Etat. L'État organise même la transplantation des travailleurs des endroits où il n'y a pas assez de terres à leur disposition vers les régions moins peuplées. Tout cela en paroles bien entendu, car les énormes problèmes sont énoncés, mais sans indication de solution. La réalisation en est laissée au bon plaisir du Prince! LA RUSSIE MULTIPLE ET DIVISIBLE Novembre 1917. Dès mon arrivée, j'ai eu l'occasion de discuter avec des amis russes, la fameuse formule de paix « pas d'annexions ni de contributions ; droit des peuples de disposer d'eux-mêmes », et de leur faire remarquer que si la première partie de la formule pouvait à la rigueur être considérée comme un texte de paix, la paix misérable, injuste et précaire du statu quo, la seconde partie était incontestablement une formule de guerre, car elle impliquait un bouleversement plus considérable et plus profond que celui que pouvait entraîner la réalisation des buts de guerre de l'un ou l'autre groupe des belligérants. Je les voyais hésiter, nier la contradiction intime des deux propositions, déclarer qu'il fallait être prudent quant au droit des peuples de disposer d'eux-mêmes, et ces réserves me paraissaient une défaillance vis-à-vis delà démocratie. Je ne tardai pas à m'apercevoir de l'injustice de mon reproche. Avec mes yeux d'Européen, je voyais les peuples nettement déterminés, comme la Belgique, la Serbie, la France, l'Italie, et je ne pouvais pas admettre qu'on balançât à leur reconnaître le droit à l'indépendance et à l'intégration de toutes leurs parties ; eux, voyant comme moi ce qui les touchait de plus près, contemplaient, avec leurs yeux de Russe, les conséquences que pouvait avoir, pour la Russie, la proclamation trop absolue et trop hâtive du principe. Eux savaient ce qu'un Européen ignore généralement, c'est qu'en Russie il n'y a pas une Russie, mais des Russies. Il y avait, dans L'Empire des Tzars, vingt peuples différents, que la tyrannie groupait et conduisait, de même qu'on tient en laisse une meute. Les liens coupés, il est encore des chiens courant dans toutes les directions, mais il n'y a plus de meute. Le tzar déchu, comment rassembler les Finlandais, les Polonais, les Moscovites, les Petits-Russiens, les Cosaques, les Tartares et tant d'autres? Ceux qui avaient gardé le sentiment de la grandeur de la Russie espéraient une concentration nouvelle sous forme fédé-rative et redoutaient l'excès du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ne me dites pas qu'en France aussi, il y a des Lorrains, des Basques, des Auvergnats, des Bretons. Il n'y a aucun rapprochement à établir. La France par un travail séculaire, a fait de son unité une réalité agissante et vivace, et ses régionalismes augmentent son charme et ses originalités sans atténuer en rien la conscience nationale. De même en Italie. En Russie, cette unification n'était pas faite. La revue le Correspondant pouvait dire avec raison : « Un fait qui n'a jamais été un secret, mais « devant lequel l'Occident fermait depuis longtemps « les yeux est celui-ci : sur les cent quatre-vingt millions d'hommes que sur la foi des passeports et des « cartes politiques, pour alimenter des illusions pré-« conçues, on traitait de Russes, il y avait au moins cent millions, si ce n'est davantage, qui ne se souciaient nullement de la grandeur, de la prospérité et « de la gloire de la Russie. » C'est pour avoir méconnu cette vérité que les Alliés ont éprouvé tant de déceptions, pendant la guerre, du côté russe. Elle esL capitale pour l'appréciation des événements. Elle explique notamment cette absence de patriotisme qui nous a si souvent surpris et indignés. Elle fait comprendre comment le cri d'alarme « La patrie est en danger » qui suffit à serrer louLe la France autour de son drapeau, n'a eu, ne pouvait avoir qu'un faible écho en Russie. Le Tzarisme avait vu ce qui manquait à l'Empire; mais ne connaissant que la force, il avait voulu russifier par contrainte les allogènes et n'avait réussi qu'à les exaspérer contre lui, et contre la Russie. Toute la politique d'un Stolypine n'aboutit qu'à semer des colères. Le despotisme pratiqua les méthodes de dénationalisation chères à tous les despolismes. Les allogènes de Russie ne furent pas mieux traités que les Polonais de Prusse et les Italiens d'Autriche. L'action du pouvoir fut si brutale et si maladroite qu'au lieu d'obtenir l'unification cherchée, elle ne parvint qu'à la compro-Chacun sait de quelles vexations et persécutions les juifs furent l'objet, comment les liberlés finlandaises furent violées, avec quelle mauvaise volonté et quelles réticences l'autonomie fut promise à la Pologne. Les déclarations loyalistes du4aoûl J9I4 masquèrent un instant pour l'Europe la question des nationalités, mais elles n'étaient que conventions officielles. Quand s'effondra l'ancien régime, nous avons pu croire en Europe à la fraternisation prochaine de tous les opprimés dans le grand élan de joie de leur affranchissement. Nous n'avions pas mesuré la profondeur du dissentiment. Ce n'était pas seulement le Tzar qui était détesté d'instinct par le Juif, le Finlandais ou le Polonais, mais le Russe lui-même, et il ne suffit point des quelques beaux gestes qu'eut la Révolution à son aurore pour faire disparaître la prodigieuse accumulation de défiances et de rancunes, si anciennes et si tenaces qu'elles étaient entrées,dans l'inconscient. Le Russe resta suspect et haï. Mieux, malgré une phraséologie fédéraliste qui était sur beaucoup de lèvres, mais dans aucun cœur, la Révolution accrut la puissance de cette force centrifuge qui poussait les peuples de la Russie à se détacher d'elle. La Finlande au Nord, la Pologne à l'Ouest, la Sibérie à l'Est, l'Ukhraine et les Cosaques au Sud, parlèrent d'autonomie. Je néglige une série de mouvements analogues de moindre importance. La Finlande, la Pologne, la Sibérie sont des entités définies et connues ; peut-être convient-il de dire quelques mots de l'Ukraine et des Cosaques. L'Ukraine est une région qui comprend une grande partie de la Russié du Sud-Ouest, avec Kiew pour ville principale et une petite partie de l'Autriche orientale dont Lemberg esL le centre le plus important. Les frontières de celte région sont peu définies, et l'Universal, manifeste de la Rada (Assemblée ukrainienne), le reconnaissait explicitement. Il n'y a pas eu d'Etal ukrainien dans l'histoire. La nation ukrainienne est une invention de professeurs, relativement récente, et son promoteur fut un certain Grou-chewski, expulsé de Russie en 1905 pour ses menées séparatistes, puis professeur à l'Université de Lemberg, maintenant président de la Rada. Sa propagande est basée sur l'originalité de la langue ukrainienne, qui diffère du russe, paraît-il, autant que le provençal diffère du français. Est-ce bien une langue? Je ne puis, naturellement, avoir une opinion sur ce point controversé. Les uns disent qu'elle a sa littérature et vantent le poète Tchechtenko ; les autres répliquent que c'est le seul, et que c'est peu pour constituer une littérature. Au début, les prétentions ukrainiennes se bornaient à des revendications linguistiques : emploi de la langue ukrainienne dans l'enseignement primaire, création d'une Université ukrainienne. Il semble bien que ce mouvement ne soit point sans analogie avec le mouvement flamand en Belgique. Comment d'intellectuel est-il devenu politique? La cause première est l'erreur dont les pédants d'Allemagne ont empoisonné le monde. Pour légitimer les prétentions pangermanistes, les docteurs et professeurs teutons ont établi la doctrine que partout où se parlait, où s'était parlé un idiome germanique, là devait s'étendre l'Empire allemand. Cette identification de la nation et de la langue est une théorie moderne. Dans les siècles passés, on ne s'est jamais préoccupé, pour la constitution des États, de la langue parlée par leurs habitants. La faveur qu'a connue cette théorie au xixe siècle, vient à la fois de l'importance prise par le principe des nationalités et d'un sentiment plus large de la liberté des hommes. Les oppressions qui atteignent la langue maternelle sont particulièrement intolérables et irritantes. On s'explique donc la sympathie avec laquelle les esprits libéraux en tous pays ont accueilli les revendications linguistiques et y ont vu un des signes d'une nationalité. Mais l'erreur fut d'outrer le principe et d'en conclure que la langue étant le signe unique et révélateur de la nation, tout groupe linguistique avait le droit de s'ériger un état politique indépendant. C'est de cette erreur qu'est née la conception d'un Etat ukrainien. Le mouvement passa du domaine littéraire au politique, à cause d'abord des vexations du tzarisme, ensuite des intrigues autrichiennes, enfin des menées révolutionnaires. Autrichiens et révolutionnaires s'accordaient pour y chercher un affaiblissement de l'Empire. Un journal l'Ukraine fut publié en Suisse. A Vienne, se fonda une Union pour la libération de VUkraine, et il y eut à Constantinople un parti social démocrate ukrainien. Bien que la région envisagée n'eut pas d'unité technique, car à côté d'une majorité de Petits-Russiens, elle comprend d'importantes minorités de Grands-Russiens, de Polonais, de Juifs et d'Allemands, on habitua l'opinion à l'idée d'une question ukrainienne. Quant aux Cosaques, i! est plus hasardé encore de parler à leur propos, de nationalité. 11 n'y a pas de race cosaque. Il n'y a pas de langue cosaque. Il n'y a pas de terre cosaque définie.Ils habitent en trois groupes principaux dans la Russie du Sud : le Don, le Kouban et l'Oural, où ils sont les descendants de ceux qui furent chargés de garderies frontières de l'Empire contre les incursions des tribus nomades. Ce qui les distingue, c'est leur organisation militaire en cavalerie légère. Tout cosaque a son cheval et ses armes. Déjà sous le Tzarisme, ils avaient leur organisation propre et une certaine indépendance : ils nommaient leur général (Hetman ou Ataman). La Révolution ne fit qu'accroître, naturellement, leur désir d'autonomie. Faut-il ajouter à toutes ces forces (finlandaises, polonaises, sibériennes, ukrainiennes et cosaques) travaillant à la désagrégation de la Russie, les Allemands des provinces baltiques, les Lettons, les Esthoniens et les Turcs (Tartares, Raskirs, Kirghises) des provinces du Sud, et d'autres encore, à peine assimilés et ne demandant qu'à se dérussifier? A tous ces peuples, semi-peuples, ou embryons de peuples, le premier soin de Lénine est d'apporter la libération. Les journaux officiels publient, en ce début de novembre, la déclaration des droits des peuples de Russie, qui conclut ainsi : « Exécutant la volonté des peuples, le Conseil des « Commissaires du Peuple a résolu d'établir comme « base de son activité sur la question des nationalités : I) Égalité et souveraineté des peuples de Russie ; '2) Droit des peuples de Russie de disposer d'eux-mêmes, jusqu'à séparation et constitution d'un Etat indépendant ; 3) Suppression de tous les privilèges et limitations, nationaux et nationaux-religieux. « Libre développement des minorités nationales, et « groupes ethnographiques, habiLant le territoire « russe. « Des décrets seront préparés immédiatement après « constitution d'une commission sur les nationalités. » On ne peut méconnaître la hardiesse el l'idéalisme d'une pareille déclaration. En quelques lignes et dans le sens le plus libéral, Lénine tranche l'un des plus graves problèmes qu'ait à résoudre la Russie. Alors que la Révolution française se proclamait une et indivisible, il autorise, il encourage tous les séparatismes. Il défait l'Empire qu'il venait de conquérir. Et comment après avoir ainsi émancipé les peuples de Russie, pourra-t-il, pour la paix qu'il projette, parler encore de leur nom et répondre de leur acquiescement? LE CONTROLE OUVRIER Novembre 1917. La pauvreté de la législation agraire maximaliste s'explique par le fait qu'en l'élaborant, les dictateurs obéissaient plus à des nécessités électorales qu'à une conviction. Mais leur identique indigence en matière de législation ouvrière est faite pour surprendre. Issus des rangs de la sociale démocratie, les bolchéviks étaient essentiellement un parti ouvrier, et leurs efforts les plus sincères et les plus ardents devaient avoir pour but d'affranchir le travailleur industriel du joug capitaliste. S'il y avait vraiment, dans le maximalisme, une grande idée nouvelle, c'était dans ce domaine qu'elle devait s'affirmer. Le décret sur le contrôle ouvrier, promulgué dès les premiers jours, se présente avec une importance au moins égale aux décrets sur la paix, les nationalités ou la terre. Ce sont les quatre colonnes qui doivent soutenir l'édifice. , Or, nous avons vu que le décret sur la paix, proposant la paix, mais l'exigeant démocratique, n'est qu'une transaction honteuse qui mène fatalement à la capitu- lation ; que le décret sur les nationalités, accordant l'indépendance, mais dans les liens d'une fédération, n'est qu'une compromission confuse entre des principes disparates, prélude à la désagrégation absolue ; que le décret sur la terre n'a pas même su choisir entre les systèmes socialistes, et aboutit, à travers la jacquerie, à la propriété individuelle. Le décret sur le contrôle ouvrier a les mêmes tares; il n'inaugure aucune ère nouvelle, recule devant le collectivisme et a, comme conclusion logique dans les faits, le pillage et la ruine. Le décret avait été précédé d'un arrêté sur la journée de huit heures, signé par Larine, commissaire au travail. Je me refuse à voir une réforme sociale dans une déclaration de quelques lignes, transformée en loi mise en vigueur dès sa réception par télégraphe. C'est de la parade qui ne peut séduire que les naïfs. Il y a dans le contrôle ouvrier, une idée saine et qui n'a rien de bien révolutionnaire. C'est celle de l'introduction à l'atelier d'un certain parlementarisme. Les travailleurs ont leurs représentants qui ont le droit de s'enquérir des conditions de la vie de l'entreprise. Pareille institution est nécessairement la fin de l'absolutisme patronal et je n'y vois point grand inconvénient; au contraire, il me semble qu'une meilleure compréhension de l'intérêt commun, une plus équitable répartition des profits, une véritable association du capital et du travail doivent en résulter. Mais ce stade supérieur de l'organisation industrielle exige, chez l'ouvrier comme chez le patron, une mentalité préparée à cette collaboration. Il faut que l'industriel renonce à son esprit de caste, s'astreigne à la discussion, traite 14 les ouvriers avec bienveillance et patience ; il faut que les ouvriers soient capables de comprendre les explications qui leur sont données, intéressés à la prospérité de l'établissement, disposés à accepter des sacrifices momentanés pour assurer son succès ultérieur. Or, la classe ouvrière russe, en son ensemble, est loin d'être à pareil niveau. Elle porte, plus qu'aucune classe ouvrière d'Europe, le poids de son ignorance. [1 ne lui a pas été permis de faire son éducation dans l'association ouvrière. Elle ne sait rien, ne comprend rien des nécessités techniques et économiques; aussi, de même que le soldat affranchi de la discipline militaire et admis à discuter les ordres de ses chefs, l'ouvrier libéré de la discipline de l'atelier et admis à exercer celui-ci son contrôle, n'a vu dans la législation nouvelle qu'une licence d'agir désormais à sa guise et de disposer à son profit du bien qu'on lui confiait. Avec cette tendance à aller jusqu'au bout d'une conception, et cette absence de respect du bien d'au-trui qui sont si caractéristiques de l'âme russe, l'un a déserté la tranchée et trafiqué de son uniforme, de ses armes, du matériel de guerre, l'autre a réduit son travail au minimum et pris possession des matières premières, de l'outillage, des produits fabriqués, de la caisse de l'usine, et même de l'habitation et du mobilier des ingénieurs. Contrôle a signifié direction et propriété, c'est-à-dire, en fait, substitution d'une direction multiple, incompétente et irresponsable, à la direction unique, compétenLe et responsable, donc à bref délai, la catastrophe. Je me suis souvent étonné en constatant l'imprévoyance extraordinaire de ces ouvriers russes, n'aperçe-vant pas qu'ils tuaient la poule aux œufs d'or et qu'après quelques semaines de godaille, ils allaient se trouver sans travail et sans pain. Ce phénomène étrange a son explication non seulement dans les tares générales de la psychologie russe, conséquences du despotisme, mais encore dans cette circonstance que presque tous les ouvriers des grands centres, dont le tzarisme se méfiait, ont été, dès les premiers temps de la guerre, envoyés au front, et ont été remplacés par de la main-d'œuvre fournie par les campagnes. Ces paysans sont restés des paysans, désireux de le redevenir et par conséquent tout à fait indifférents au sort ultérieur de l'industrie. Ils ne conçoivent leur séjour dans les fabriques que comme une expédition temporaire dont il convient de rapporter le plus de butin possible. Lorsque de véritables ouvriers, tels par exemple ceux de l'Union des Métallistes de Pétrograd, ont eu à appliquer le décret, ils l'ont fait avec beaucoup plus de prudence et de bon sens. La catastrophe ne s'est d'ailleurs pas produite aussi rapidement que si les temps avaient été normaux. C'est qu'un très grand nombre de ces usines travaillant pour l'État, l'État s'est trouvé amené à les subsidier davantage afin de pouvoir maintenir les entreprises en donnant satisfaction aux fantaisies des ouvriers. Le prolétariat dictateur s'est trouvé ainsi le grand industriel russe, disposant pour couvrir ses déficits, des ressources nationales. Il suffit d'énoncer cette situation pour s'apercevoir que son terme inévitable est le désastre économique. Le décret défend aux patrons de fermer leurs usines. On ne voit pas bien, pratiquement, comment on pourra contraindre un industriel à poursuivre une exploitation ruinée ; il faut entendre, sans doute, que l'État fournira les moyens financiers de continuer quand même. Il défend aussi aux directeurs, ingénieurs et employés techniques dont le concours est indispensable de refuser désormais leurs services. C'est le travail forcé, ni plus ni moins ; la privation du droit de grève que les ouvriers dénonçaient jadis avec raison comme un intolérable attentat à la liberté et à la dignité humaines. Ils trouvent aujourd'hui tout naturel d'imposer aux bourgeois l'injustice dont ils ont souffert. Les situations sont renversées, mais également odieuses. Je suis assiégé de plaintes et de protestations. Car le vertige qui entraîne la Russie à tarir toutes les sources de sa prospérité économique, a des conséquences pour les étrangers qui y sont venus sur la foi des traités, et spécialement pour de nombreux Belges. Nous avons apporté beaucoup d'argent à la Russie, et non seulement nos capitalistes, mais la petite épargne belge, ont confié des sommes importantes aux affaires russes. Et avec l'argent, des hommes. J'évalue- à deux mille environ le nombre des Belges occupés dans les industries d'ici. Nous avons des entreprises de tramways ou déclairage électrique dans la plupart des grandes villes, des verreries dans le Donetz, des charbonnages et des établissements métallurgiques dans la Russie méridionale. Tout cela est menacé de sombrer aujourd'hui dans la tourmente et viendra augmenter encore la formidable addition des dommages que nous a causés la guerre. Que faire pour le sauvetage imploré? Rien, presque toujours. La consigne donnée par les Alliés défendait toute négociation avec le pouvoir. Je ne pouvais que conseiller, réconforter, donner de l'espoir. Il me plaît de témoigner ici des efforts prodigieux d'ingéniosité et de courage faits par mes compatriotes dans ces heures difficiles. La plupart des directeurs que j'ai vus n'étaient sans doute pas socialistes, mais ils avaient appris de leur éducation première en Belgique, à ne pas s'effrayer des prétentions ouvrières ; ils se souvenaient de nos institutions syndicales, coopératives, mutualistes et avaient été souvent les premiers à les enseigner aux ouvriers russes; il n'y avait chez eux aucune morgue capitaliste ; ils s'étaient adaptés peu à peu au milieu dans lequel ils se trouvaient ; ils s'étaient habitués à parlementer avec leurs ouvriers, à discerner ce qu'il y avait de fondé et de pratique dans leurs réclamations et l'on eut rencontré en eux des collaborateurs avertis et compréhen-sif d'une évolution moins brusque. Et quant aux ouvriers belges, ils se plaignaient aussi. Les Russes les molestaient et les persécutaient. Étrange aboutissement xénophobe de cette révolution partie du principe de l'Internationale Ouvrière ! LA DOULOUREUSE NAISSANCE DE LA CONSTITUANTE 2.7 novembre 1917. Malgré la crise, les élections à la Constituante se poursuivent dans le pays bouleversé. Sur les murs de Pétrograd, les affiches électorales ont fait leur apparition. Elles argumentent peu, elles affirment seulement les partis dont il est malaisé de discerner les programmes. La petite affiche illustrée abonde, petite, parce que le papier est- cher, illustrée parce qu'elle s'adresse à des simples. Il en est de banales : drapeau rouge, chaînes brisées, paysan devant son champ ; il en est de curieuses qui attestent un efibrt de synthèse à la manière des futuristes italiens. Un paysage en silhouette d'ombres chinoises montre des dômes d'églises et des cheminées d'usines ; symbole heureux de Pétrograd. Les Socialistes révolutionnaires ont une petite affiche où flamboie un soleil semblable à une figure de tarot. La force persuasive de tout cela me paraît nulle : tout au plus peut-elle faire retenir le numéro de la liste indiqué chaque fois par un grand chiffre. Car il y a des listes. La Russie a adopté le régime de la représentation proportionnelle, système d'Hondt, et a permis, pour éviter les effets de i'émiettement des partis, les déclarations d'agrégation entre diverses listes. La loi électorale a été minutieusement étudiée par, le Gouvernement Provisoire. J'ai eu le plaisir d'en parler avec un des secrétaires de Kérensky ; il m'a expliqué qu'on avait voulu approprier au milieu russe, tous les enseignements de l'expérience européenne. En effet, ce jeune homme intelligent et éru-dit, montrait une connaissance approfondie des divers systèmes. II était persuadé que la Russie était, une fois de plus, allée plus loin que toutes les nations civilisées. La loi consacre sans atténuation ni réserve le principe de. sulfrage universel. Hommes et femmes ayant vingt ans à la date de l'élection, sont admis au vote. Les seules exclusions^ visent les aliénés, les déserteurs, les condamnés pour faits graves et récents, et les membres de la famille de Romanoff. L'élection a -lieu par circonscriptions : l'immense territoire de la République a été divisé en soixante-dix circonscriptions auxquelles ont été attribués des nombres de députés (750 en tout) proportionnels à la population. Dans ces circonscriptions, le vote se donne au parti et non à la personne du candidat. Les partis ont établi et publié des listes et fixé l'ordre successif de présentation. L'électeur ne peut ni modifier cet ordre ni marquer une préférence, ni voter pour des candidats de listes différentes. On peut être candidat simul- tanément dans cinq circonscriptions, sauf à opter en cas d'élection multiple. Les listes pourvoient jusqu'à épuisement, au remplacement des démissionnaires ou des décédés en cours de mandat. Il m'a paru intéressant de me renseigner personnellement sur l'application pratique de cette législation nouvelle. Je me suis rendu à la Douma municipale où l'un des adjoints au Maire a bien voulu me servifcde guide et m'introduire dans un bureau de vote. Le spectacle est curieux. Dans une grande salle où l'on pénètre après un contrôle sommaire exercé par d'obligeants boys-scouts, se trouvent, d'un côté, les tables, l'isoloir, les urnes, les personnes employées aux opérations électorales; de l'autre, un large espace, avec des chaises, pour le public. Tout se passe sous ses yeux et il n'y a point de plus efficace contrôle que cette publicité. Lorsque j'arrive, les spectateurs sont peu nombreux. Ce sont surtout des électeurs qui s'attardent et causent à demi-voix après avoir voté. Il y a là des personnes de toutes conditions, des hommes, des femmes, des soldats, des blessés se traînant sur des béquilles. Cela manque peut-être de solennité, mais cette simplicité a quelque chose de familial qui est plutôt sympathique. L'électeur a reçu par les soins de la municipalité sa carte électorale et ses bulletins de vole, c'est-à-dire la" série, en typographie et format uniformes, des listes présentées : dix-neuf pour la circonscription de Pétrograd. Il fait d'abord constater son identité sur le registre. En suite de cette constatation, on timbre sa carte pour empêcher qu'il ne l'utilise à nouveau, on lui remet une enveloppe et il se rend dans l'isoloir où il place dans l'enveloppe le bulletin de son choix. ) Ayant fermé son enveloppe, il la remet au président du bureau pour être déposée dans l'urne. Le vote est donc libre et secret. En théorie, tout au moins. Car en pratique, celui qui voudrait acheter un électeur n'aurait qu'à exiger de lui la remise des bulletins non utilisés pour connaître et contrôler le vote. La loi russe me paraît avoir candidement ignoré l'ingéniosité des corrupteurs. Il est vrai que le très grand nombre des électeurs rend la corruption inefficace. A condition, bien entendu, que tous aillent au scrutin. Le vote obligatoire qui me paraît une des plus heureuses innovations démocratiques du système belge n'a pas été imposé aux Russes. On a redouté la contrainte pour un peuple qui, peu préparé à la vie politique, n'en aurait sans doute pas compris la nécessité. On signale peu de violences commises au cours des opérations électorales. On peut s'en étonner si l'on songe à l'état d'anarchie dans lequel vit actuellement la Russie. Dans le Gouvernement d'Orel, le soldat Boul-gokov fut tué pendant qu'il exerçait sa fonction de Président de la Commission électorale de Krasnikov. Le même sort fut réservé à un pope, dans des conditions identiques, aux environs de Pskov. Ceux qui espèrent en la Constituante appréhendent une abstention considérable qui diminuerait son autorité. La Douma de Pétrograd a fait tout ce qu'elle a pu pour engager les électeurs à prendre part au vote. De grandes affiches, peintes sur toile, flottent au travers de la Newsky pour conjurer les citoyens de se rendre aux urnes. Cette propagande paraît avoir réussi, mais les nouvelles de province sont moins satisfaisantes. Les paysans se désintéressent d'une lutte à laquelle ils ne comprennent rien. 11 faudrait, pour les instruire et leur permettre une appréciation, une succession prolongée de discours dont l'étendue des régions ne permet pas même l'essai, Les bolchévicks, les cadets, les socialistes révolutionnaires semblent devoir partager les sièges de la circonscription de Pétrograd.Les seize autres listes paraissent sans importance. 1er décembre 1917. Nous connaissons les résultats des élections à Pétrograd : Bolchévicks : 415.587 voix, six élus; Cadets : 245.628 voix, quatre élus ; Socialistes révolutionnaires : 149.144 voix, deux élus. Les autres listes n'arrivent pas au quorum. Les nouvelles qu'on a des villes de provinces donnent des résultats analogues et font prévoir qu'aucun de ces trois partis n'aura à la Constituante la majorité absolue. On est étonné des chiffres obtenus par les cadets, il semble bien qu'ils aient recueilli plus de voix qu'ils n'ont de partisans réels, et que leur succès ne soit dû qu'à la concentration, sur leurs noms, de tous les éléments hostiles aux bolchévicks. 3 décembre 1917. Le succès des cadets ne s'est pas maintenu. C'est un parti urbain. Les campagnes l'ont ignoré. Il aura au plus une trentaine de voix dans la Constituante ; il faut renoncer à l'illusion d'y trouver un contrepoids aux bolchévicks. En revanche, le parti socialiste révolutionnaire, qui avait paru diminué, a retrouvé des forces en province. Il sera probablement le mieux représenté et, dès maintenant, les bolchévicks voyant la maîtrise de la Constituante leur échapper, formulent de vagues menaces. Kamenetï vient de déclarer que si la Constituante ne se soumettait pas aux Soviets, elle serait honteusement dispersée, comme le fut le Préparlement. La dualité de pouvoirs a été une cause de faiblesse pour la Révolution à son début : Soviet contre Douma, Soviet contre Gouvernement Provisoire, Soviet contre Préparlement ; on avait cru que la Constituante mettrait un terme à ces difficultés inextricables ; les bolchévicks annoncent leur intention de les entretenir. Ils réclamaient jadis la convocation de la Constituante, maintenant ils prennent pour mot d'ordre : Tout le pouvoir aux Soviets ! Un article de la Pravda est significatif. On y peut lire : « Les Soviets et la Constituante parleront au nom du peuple. Si leur politique concorde, ils se renforceront mutuellement. Si des divergences de vues se révèlent, il s'agira de savoir laquelle des deux assemblées exprime le plus exactement la volonté des masses popu-lairesf Nous pensons que les Soviets, grâce aux particularités de leur organisation, expriment d'une façon plus précise, plus juste et plus exacte a la fois, la volonté des soldats, des ouvriers et des paysans. Les Soviets se renouvellent sans cesse et leur personnel ne voit point sa position affermie une fois pour toutes. Le délégué du Soviet qui a perdu la confiance de ses électeurs est immédiatement remplacé. Tandis que pour la Constituante, les députés sont élus par listes composées longtemps avant les élections. Les électeurs ne peuvent donner leur voix qu'à ceux qui sont inscrits sur la liste et seulement à tous les candidats de la liste. Une fois élu, le député ne peut pas être remplacé.....» J'admire avec quelle rapide perspicacité les bolchévicks, pour justifier leur dictature de classe, ont immédiatement découvert le point faible du système pro-portionnaliste : la trop grande stabilité des élus. En Belgique, où nous en fîmes l'expérience, il nous a fallu des années pour nous apervevoir que la représentation proportionnelle aboutissait à « clicher » l'opinion. Les déclarations de Kameneff et l'article de la Pravda ne laissent pas de doute. Si les bolchévicks restent les maîtres, ou bien la Constituante leur.obéira, ou ils la dissoudront. L'Assemblée nationale n'est pas plus libre sous Lénine que ne l'était la Douma sous Nicolas II. Ils n'oseront jamais, me dit-on. Je ne le crois pas. L'audace ne leur a point manqué jusqu'ici. Mais ce serait une nouvelle Révolution ! Je n'en suis pas convaincu, car qui la ferait? Il est en tous cas extrêmement difficile de prévoir la réaction que pourrait provoquer une mesure aussi extrême. 11 décembre 1917. Avant d'opérer en grand, les Commissaires du Peuple opèrent en détail. C'est une bonne façon de tâler l'opinion publique. Ils ont décrété coupables de contre-ré-volulion impérialiste et bourgeoise, les députés du parti cadet et ont arrêté ceux sur qui ils ont pu mettre la main. Il est vrai que la Constituante n'est pas réunie. Le Gouvernement a décidé qu'elle ne le serait que lorsque quatre cents de ses membres auraient fait constater leur présence à Pétrograd. Par contre, le maire de Pétrograd, M. Schreider, lui-même élu à l'Assemblée, a convoqué tous ses collègues et a annoncé son intention de tenir séance dès qu'il y aurait 175 présents, nombre fixé jadis par le Gouvernement Provisoire. Aujourd'hui, des manifestations ont parcouru la ville. Des gens de tout âge, de toutes classes : hommes, femmes, enfants, vieillards, civils, jeunes filles, soldats, marchaient par rangs pressés, de huit ou dix, derrière des cartels et des drapeaux, rouges et blancs, rouges pour signifier la révolution, blancs pour signifier la paix. Étrange réunion que celle du signe de la lutte et du signe de la reddition ! Le Russe pense sans gêne deux choses contradictoires. Une seule inscription, monotone, disait la pensée des cortèges : «Vive la Constituante. » Il faisait froid. Les manifestants enveloppés de manteaux, d'écharpes et de fourrures, avaient, sur la neige, des silhouettes transies. Parfois, un commissaire ceinturé de rouge, passait à cheval le long des rangs. Certains chantaient, en chœurs alternés, des chansons graves et tristes. Les plus animés jetaient en l'air leur bonnet de fourrure en poussant le cri du jour. Le cortège était long, morne et sans animation. Il faisait penser à une procession plutôL qu'à une manifestation politique. C'était une sorle d'acte de foi, l'expression d'un dernier espoir quasi religieux dans les vertus miraculeuses d'une Constituante. Dans les très larges voies de Pétrograd, le défilé, cantonné dans la moitié de la rue, n'avait rien d'impo- sant. Les curieux étaient rares ; la ville indifférente. Des soldats criaient aux manifestants des railleries ou des injures : bourgeois, Kornilovistes ! Ainsi, parfois, certains fidèles d'un culte bizarre passent au milieu de l'inattention et des sarcasmes. La manifestation terminée, il se forme çà et là des attroupements autour d'orateurs qui exigent la paix et stigmatisent les sombres desseins de la contre-révo-lution et les crimes de Kérensky. A la Douma municipale, Tchernoff prend la parole. On le voit qui s'agite, et les bouts de l'écharpe rouge qu'il porte autour de son cou flottent dans le vent. 11 est ovationné à la manière russe, c'est-à-dire lancé en l'air et rattrapé sur des bras vigoureux, puis il parle encore : « Nous n'avons lutté si longtemps que « pour remettre le pouvoir entre les mains du peuple. « A cette heure où se réalisent nos espoirs, nous ne « permettrons pas que l'aristocratie renaisse sous le « masque d'une commissariocralie. » La foule l'acclame, lui demande où il veut aller. — Au palais de Tauride! Et c'est une manifestation nouvelle dans la Newsky. En chemin, il est encore obligé de parler. Devant le palais de l'Assemblée, il résume son programme : paix générale, terre aux paysans, referendum. Les deux premiers points sont aussi au programme bolchévick ; quant au troisième, il me paraît inspiré par de très bonnes intentions livresques, mais d'une actualité discutable. La foule russe n'est pas de mon avis ; elle trouve cela magnifique. A l'intérieur du palais, Tchernoff préside une réunion d'une trentaine de députés. C'est peu. On rédige une protestation contre l'arrestation des collègues. Au même instant, les Commissaires du Peuple, donnant suite à leurs menaces, signaient un décret ordonnant de déférer à la justice révolutionnaire, les cadets, ennemis du peuple ; et Trotsky, de plus en plus hardi, déclarait que « les élections ayant été faites alors que la terre appartenait aux propriétaires, les banques aux banquiers, les magasins aux commerçants, ne peuvent être considérées comme des élections libres. Elles ne le seront que lorsqu'on aura pris aux classes possédantes tout ce qu'elles ont». Cela devient de plus en plus clair; la Constituante vivra si elle est docile; elle est condamnée si sa soumission n'est pas certaine. DÉCRETS SUR DÉCRETS Décembre 1917. L'activité législative du gouvernement nouveau est extraordinaire. Pas une semaine ne se passe sans un décret important. J'ai signalé déjà celui réservant à l'État le monopole de toute publicité dans les journaux. Un autre confisque au profit de l'État toutes les œuvres d'art. Un autre supprime toutes les institutions judiciaires, tribunaux, cours d'appel et barreaux coin-pris ; les juges révolutionnaires seront désormais élus et jugeront librement, selon leur conscience, sans être astreints à observer un texte caractérisant l'infraction ou déterminant la peine. Un autre ordonne que, sur l'heure, tout occupant d'un appartement riche fournira un vêtement pour l'armée. Faut-il attacher une importance au décret supprimant les litres de noblesse ? Tant de précipitation ne va pas sans une certaine confusion. Cette législation ressemble plutôt à des articles hâtifs d'un journaliste ou à des vœux de meeting; mais s'il est difficile de la traduire en fait, — 2 2 ri — on ne voit que trop à quel arbitraire peuvent prêter les tentatives de son application. La recherche des œuvres d'art ou des vêtements chauds dans les domiciles particuliers sera, par exemple, prétexte à brigandage. Et maintenant qu'il n'y a plus de tribunaux, à qui se plaindre ? Chaque jour voit se déchirer ainsi toutes les habitudes qui constituaient la sécurité de l'existence et la trame même des rapports sociaux : on ne sait plus si l'on peut encore se prévaloir d'un droit quelconque. La situation est particulièrement angoissante pour les étrangers ; sont-ils soumis aux réquisitions et confiscations ? Ils s'adressent à leur légation, et celle-ci est forcée de leur avouer son impuissance ; la consigne donnée par les gouvernements d'Europe interdisant tout rapport avec le pouvoir bolchévik. Cette consigne nous paraît malheureuse ; elle est inspirée, croyons-nous, par l'idée qu'on se fait à Londres et à Paris de la précarité de l'émeute ; mais ceux qui sont ici, et qui avaient prophétisé que l'insurrection maximalisle serait facilement réprimée, s'aperçoivent qu'ils se sont grossièrement trompés. Ce pays veut la paix ; il est tellement malheureux qu'il a un immense besoin d'ordre et de tranquililé, et son insouciance naturelle lui fait accepter avec une résignation fataliste, le prix quel qu'il soit, de cette tranquillité. Les bolchéviks peuvent faire tout ce qu'ils veulent ; s'ils donnent la paix, ils dureront. Tous ceux qui se mettront en travers de cet irrésistible désir seront traités en ennemis. * Ah ! si les Alliés comprenaient cette détresse affreuse et s'ils faisaient le grand geste de rendre à la Russie sa liberté, de renoncer à lui reprocher sa défaillance et lD son infidélité, de promettre de l'aider quand même, ils garderaient ici une position unique et réserveraient magnifiquement l'avenir. J'entends des voix autorisées préconiser cette politique ; mais elle n'a, paraît-il, aucune chance d'être comprise par l'Entente. La paix se fera sans nous ; peut-être même contre nous. .Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans l'activité bolchévique, c'est que toute celte besogne énorme, ils la fonl malgré l'évident mauvais vouloir de leur administration. On raconte que le Commissaire aux affaires étrangères ayant réclamé les traités secrets, il lui fut courtoisement répondu qu'on n'en connaissait pas, que peut-être certains accords résultaient de correspondances diplomatiques, au nombre de plus de dix mille; que si M. le Commissaire voulait bien indiquer celles qu'il désirait, on les lui soumettrait incessamment. Au Travail, le Commissaire ayant demandé des indications sur les afTaires en cours, il lui fut répondu, non moins courtoisement, que le personnel était habitué à recevoir des instructions et non à en donner. Force d'inertie ; grève perlée. Les Commissaires ont menacé de supprimer la carte de pain et d'afficher au coin des rues les noms des récalcitrants. La Douma municipale était un des centres de la résistance. Elle vient d'être dissoute. « Considérant, dit le décret, que la Douma élue le 27 Août ne correspond plus à l'état d'esprit ni aux désirs de la population de Pétrograd ; que la Douma a pris une altitude hostile au gouvernement bolchévik, le Conseil des Commissaires du Peuple décide de dissoudre la Douma. L'ancienne Douma continuera la direction des affaires municipales. Toute opposition au sabotage sera réprimée avec la dernière rigueur et les coupables passeront en Conseil de Guerre révolutionnaire. » C'est énergique et net, comme on voit. Les quelques membres libres de l'ancien Gouvernement Provisoire ont publié une protestation contre le pouvoir bolché-vik. Les journaux qui l'ont reproduit ont été supprimés et les signataires de cette protestation ont disparu pour ne pas être arrêtés. Le Comité Central du parti social démocrate russe (groupe Plekhenoff) a répandu d'autre part, un manifeste où je lis : « Des individus agissant sous l'étendard du parti s. d. ont déshonoré le socialisme et montré leur mépris pour la classe ouvrière. Us veulent livrer sans entrave la Russie révolutionnaire à l'impérialisme mondial. Us veulent pratiquer sans entrave cetta politique d'arbitraire, de violence et de terreur qui rendra le socialisme odieux à des millions d'hommes. Us veulent continuer sans entrave cette politique anar-chique qui consiste dans la destruction des forces productives de la nation, dans la confiscation des usines et fabriques, dans la désorganisation du mouvement ouvrier, polilique qu'ils donnent pour du socialisme, mais qui n'est en réalité qu'une tromperie colossale des masses lassées et affamées. . . » Ce groupe de « l'Unité » n'a plus maintenant qu'une influence médiocre ; ses journaux étant supprimés, il va cesser de compter. Nouveau décret, révoquant tous les représentants de la Russie à l'étranger, qui n'ont pas répondu au télégramme leur demandant s'ils consentaient à travailler sous la direction du pouvoir des Soviets. Décret fermant les frontières. 11 faut pour sortir de Russie, une permission de l'autorité. Tous les voyageurs seront fouillés. Seront confisqués : a) les documents pouvant nuire aux intérêts politiques ou écono- miques de la République de Russie ; b) le papier monnaie dépassant cinq cent roubles. . . . Et d'autres encore. . . Je relis Tourguenelf. Son Potoughine dans Fumée, avoue : « L'habitude de la servitude s'est ancrée trop profondément en nous pour que nous puissions rapidement nous en débarrasser. En tout et partout il nous faut un maître. Et comme nous sommes un peuple mou, il n'est pas difficile de nous gouverner. Le premier qui prend un bâton en main a raison. C'est toujours le même mélange de désespoir et d'outrecuidance. Et dites-moi pourquoi le Russe ment toujours, le commis marchand comme le politico-économiste... » LA GRANDE PITIÉ DES PEUPLES DE RUSSIE 5 décembre 1917. — C'est une honte, me dit un Russe, en me parlant de l'armistice proposé par les bolchéviks. Bien qu'il aimât à parler, comme tous ses compatriotes, et qu'il parlât bien, il se tut, comme si l'aveu lui paraissait trop pénible. Une honte, répéta-t-il, après un temps, à demi-voix. Tous ceux qui étaient là se taisaient, mais ce silence était cruel. Il comportait une adhésion qu'on ne formulait point pour ne pas le blesser dans sa susceptibilité nationale. Il sentit, avec finesse, l'équivoque de cette approbation muelte. — Une honte, non pas de vouloir la paix, nous la désirons tous, mais de la chercher par de pareils moyens. Et il nous dit abondamment son horreur pour les hommes et les tactiques du parti bolchévick ; il les accusa de mener la Russie à la ruine et à la guerre civile, non pas à ces petites fusillades dans les rues que nous avions entendu crépiter à Pétrograd, mais à la vraie guerre civile du Sud contre le Nord. L'Ukraine, les Cosaques, les Tartares, la Sibérie s'étaient rapprochés dans un désir commun d'indépendance et de fédération. Il nous donna les détails sur l'organisation projetée, au point de vue politique, financier, militaire. Et comme l'un de nous, hanté par l'idée de la guerre d'Occident, l'interrompait pour lui demander si cette Fédération des républiques méridionales continuerait la guerre, notre guerre, il répondit nettement : Oh ! non, ne vous y trompez pas. Ne forgez point à ce propos une illusion nouvelle. On désire là-bas la paix autant qu'ici, et si l'on s'organise, ce n'est ni contre l'Allemand, ni contre l'Autrichien, mais contre le Russe du Nord, contre Pétrograd et ses dictateurs, contre leurs successeurs, contre ces bandes de soldats et d'émeutiers qui, après avoir quitté le front, se précipiteront vers les régions riches dans l'espoir d'y manger à leur faim et d'y piller les bourgeois désarmés. — Alors, ditavec une mouedédaigneuse celui quiavait interrompu, ceux-là non plus ne veulent plus se battre? — Non, ils veulent se défendre, et rien de plus. Ce sont les éléments sains et robustes du grand corps que nous étions et ils ne veulent pas se laisser entraîner dans la décomposition générale. Ils désirent de l'ordre, de la tranquillité, de l'indépendance. La Russialeur est étrangère, elle ne les intéresse pas 1. Que l'Allemand en 1. Il faut situer cette conversation à sa date. Depuis, d'autres renseignements m'ont appris que mon Russe était trop pessimiste. 11 y avait dans les mouvements du Sud, à la fois le désir de reprendre la guerre contre les Empires Centraux et celui de maintenir l'unité russe. Il ne faut pas s'étonner de ces divergences d'appréciation, la Russie est tellement vaste qu'on peut bien souvent la juger de façon contradictoire, avec de bonnes raisons à l'appui de chaque opinion. prenne tel ou tel morceau, la Pologne, la Courlande, la Lithuanie, les régions baltiques, et même Pétrograd, cela leur est tout à fait indifférent. Ils ne s'en sentiront ni humiliés, ni diminués, parce qu'ils ne se sentent pas Russes. Le patriotisme qui a si admirablement unifié la France révolutionnaire, est un sentiment inconnu pour nous. Nous avons dépassé ce stade, croient certains Russes avancés ; peut-être ne l'ont-ils jamais atteint. Mais quoi qu'il en soit, nous n'avons pas la notion de l'unité russe ! C'était à bon droit que nos empereurs s'appelaient tsar de toutes les Russies. Il y a vingt Russies en Russie, Monsieur, et c'est ce qu'il faudrait savoir et comprendre tout d'abord avant de nous juger. Vous nous arrivez d'Europe, avec vos yeux habitués à des nations séculairement formées et centralisées, vous croyez Pétrograd une capitale semblable à Londres ou à Paris, et grâce à cette erreur initiale, vous ne pouvez pas admettre qu'un mineur du Donetz ou un cosaque du Caucase soit parfaitement détaché du sort des riverains de la Baltique. Ne les accusez pas de lâcheté. Et quant à votre guerre d'Europe, pourquoi voulez-vous qu'elle les enflamme? Notre peuple, en très grande majorité paysan, est en grande majorité ignorant. Il ne connaît rien de vos conflits, quelque intéressants qu'ils soient. Il est incapable d'y comprendre quoi que ce soit si vous tentiez de les lui expliquer. On ne peut plus espérer qu'il continuera la guerre pour la Russie, à laquelle il ne croit plus ; on ne peut pas non plus espérer qu'il la fera pour une Europe lointaine. Et ne lui faites pas de reproches injustes : il est si malheureux. Si vous le compreniez mieux, vous te prendriez en pitié. Et dans sa misère affreuse, il n'a Cl plus comme vous le réconfort d'un espoir ou d'une foi. Il a été si souvent trompé qu'il n'a plus confiance en personne. La lamentable faillite d'aujourd'hui a pour cause et pour principe une faillite morale, et ce n'est pas aujourd'hui que le mal est évident. La guerre de Mandchourie et la Révolution de 1905 permirent déjà de l'entrevoir. Et tout ce qui a suivi est d'une implacable logique. Mais vous autres, gens d'Europe, vous ne voulez pas voir cette logique, parce que vous ne prenez pas la peine d'étudier les faits ou les âmes, vous venez à nous avec des préjugés, et comme les événements ne concordent jamais avec vos préjugés, vous nous jugez déconcertants.- Que de sottises j'ai entendues sur le mystère de l'âme russe ! Que de fois vous m'avez dit vos étonnements ! Or, tout cela est beaucoup plus simple. Le Russe n'est pas belliqueux. II n'a pas de haine contre l'étranger. Il aime sa région, mais ignore la Russie. Depuis 1905, il ne croyait plus au tsar. Après deux ans d'une guerre faite dans des conditions épouvantables, révélant chaque jour l'incurie, la concussion et la trahison, il a perdu toute confiance en ses chefs. N'accusez pas la Révolution d'avoir détruit la discipline ; cette discipline n'existait plus dès le début de cette année parce que ce malheureux pays n'avait aucune raison morale de résister à la redoutable épreuve de la guerre actuelle. Au lieu de comprendre que la Révolution était la conséquence logique des tares et des fautes du régime tsariste et de l'expliquer par ses vraies raisons— raisons intérieures —, vous autres, gens d'Europe, vous avez voulu y voir une réaction patriotique et, prenant voire désir pour vérité, vous l'avez annoncée comme une chance de plus pour votre victoire. Or, la Révolution russe, née de la détresse causée par la guerre, aspirait à la paix. Elle vous l'a montrée bientôt, courtoisement, en alliée fidèle et loyale, en vous conviant à Stockholm. Au lieu de constater l'erreur de votre jugement, vous avez crié à l'intrigue allemande et vous nous avez déclarés inconséquents. Les Allemands ont vu plus clair; ils ont renvoyé Lénine et subsidié la Pravcla. La décomposition sociale s'est accélérée. Kérensky, Korni-loff se sont usés à essayer de la ralentir. L'ardent désir du peuple de voir cesser sa misère et de retrouver la paix a fait le succès des bolchévicks et les a porlés au pouvoir. Tout cela est parfaitement clair et cohérent, au contraire; et il n'y a de surprise que pour celui qui, de parti pris, n'a pas voulu se servir de ses yeux. L'Entente n'a jamais rien compris à la Russie. Cette incompréhension est la cause première de bien des malheurs. La paix, nous la ferons avec vous, sans vous ou contre vous. Tout effort de votre part pour l'empêcher ne fera qu'aigrir nos relations. Nous deviendrons des ennemis. Vous vous serez aliéné, au profit des Allemands, un grand peuple qui ne demandait qu'à vous être dévoué. Tout comprendre, c'est tout pardonner, disait Mme de Staël ; Paris et Londres ne comprennent rien à la Russie et ne lui pardonnent rien. Si c'est une faute que d'être à bout de forces, c'en est une autre que d'être en pareil moment, d'intelligence courte. Quant à nous, Russes, notre rôle dans la guerre est fini, et au point de vue intérieur, nous allons vers une pluralité de pouvoirs imprécis et contradictoires, l'anarchie et les jacqueries. La situation n'est pas nouvelle et nous l'avons déjà connue au cours de notre histoire. Il a fallu de longues années pour que les forces vives du peuple se dégagent de cette sombre misère ; il faudra de même un long temps après cette crise pour que notre monde s'organise à nouveau. Et c'est pourquoi je suis avec intérêt ces mouvements du Sud, peut-être y a-t-il là quelque chose d'analogue à ces îlots sains au milieu d'une plaie, autour desquels la vie triomphe quand même de la mort, et se reconstitue avec lenteur. Voilà où se trouvent, pour nous Russes, nos raisons d'espérer quand même, mais je comprends que, pour vous Européens, appréciant tout en fonction de la guerre, ces possibilités sont trop lointaines pour pouvoir vous intéresser. LA SEMAINE DE LA VERTU Décembre 1917. Le sport actuellement en faveur est le pillage des caves. On a débuté au Palais d'Hiver. Un Commissaire qui connaissait ses compatriotes, avait pris la sage précaution de faire murer les caveaux. Les soldats et les garde-rouges ont fait fi de cette interdiction, en enfonçant les portes et les murailles et ont procédé à la.....réquisition des bouteilles. Us en ont bu tant qu'ils ont pu ; puis ils en ont vendu, au petit bonheur, aux gens qui passaient. Tout cela en plein jour, sans honte ni pudeur, sans intervention d'aucune police, Excités par cette joyeuse aventure, ils se sont dirigés, les jours suivants, vers les caves des clubs et des marchands de vin. Chez un Français, on s'est présenté avec un ordre de réquisition ; l'ayant vérifié, l'interpellé constata que le papier ne visait que la recherche des armes et déclara qu'il n'en avait point. C'était à son vin qu'on en voulait. Il fallut en référer à Smolny qui envoya d'urgence un commissaire. Les soldats répliquèrent qu'ils se moquaient du commissaire et de Smolny et procédèrent au pillage méthodique de la cave. Ils brisèrent pour plus de 50.000 francs de bouteilles dont le précieux contenu coula dans les caves et dans les ruisseaux. Les Commissaires du Peuple prirent alors des mesures énergiques. Ils déclarèrent le vin propriété nationale, en ordonnèrent la destruction pour empêcher l'ivrognerie et déclarèrent que toute personne qui achèterait ou vendrait du vin serait traitée en ennemi du peuple et déférée aux tribunaux révolutionnaires. Les bolchévicks sont très fiers de leur arrêté vertueux; ils en vantent le caractère radical; le prolétariat ne s'attarde point aux demi-mesures quand il s'agit de combattre l'alcoolisme. Je ne partage point leur sentiment; cette crise de vertu est à la fois stupide et hypocrite. Stupide, parce que si l'ivrognerie est lamentable, le vin n'en est pas moins l'un des plus magnifiques présents qu'aient faits à l'homme la terre et le soleil. Les poètes de tous les temps ont accordé leurs lyres pour en remercier les Dieux. Et leurs chants les plus beaux n'ont pas dit suffisamment ce qu'il y a de sensations délicieuses, de jouissances rares, de joie et de force, incluses en un flacon. Si les bolchévicks avaient déclaré que depuis trop longtemps ces charmes réconfortants du vin avaient été réservés aux bourgeois et aux riches, et si confisquant les caves, ils les avaient fait distribuer, avec un zèle attentif, aux convalescents des hôpitaux, aux blessés de la guerre, aux vieillards des hospices, aux pauvres qui n'en avaient jamais bu, je n'aurais pu qu'approuver ce geste réparateur. Mais détruire, anéantir, appauvrira la fois les pauvres et les riches, supprimer les aliments dans une ville affamée, mêler à la fange des égouts le sang glorieux des Romanée et des Chambertin, n'est-ce pas folie? Et l'incident n'éclaire-t-il pas toute la théorie de ces révolutionnaires qui, pour extirper le capitalisme, annihilent toutes les valeurs et exterminent le capital au détriment de tous ? Hypocrite, parce qu'il est certain que les Commissaires du Peuple n'ont pu se faire illusion sur les conséquences de leur décision. Ordonner la destruction des caves, ce n'était pas réprimer les pillages, mais leur donner l'estampille officielle. Aussi, l'orgie ignoble s'est généralisée. Le vin étant déclaré danger public, les agents de l'autorité ont été secondés avec empressement par tous les citoyens vertueux. Près de notre Légation, une misérable boutique a subi un siège en règle cette nuit. Cris, coups de feu, vitrines volant en éclats. C'étaient, paraîL-il, des soldats du régiment indépendant (lequel s'est baplisé lui-même le 6° héroïque, parce qu'il ne reconnaît aucune autorité), qui ont ainsi manifesté leur héroïsme et leur indépendance. Ce matin, la maison est abandonnée en ruines avec des curieux tout autour et à l'intérieur. Il y a des morceaux de verre dans la neige et une forte odeur de vin. Au moment où nous passons, une automobile arrive avec des soldats armés et des mitrailleuses. Les curieux se dispersent en un clin d'oeil, comme des moineaux effrayés. Et les soldats s'introduisent dans la maison. Viennent-ils achever le pillage ou le punir? On ne sait. Pareilles scènes se passent partout, en ville, et tous les jours. Une fois que les soldats ont découvert une cave, ils tirent des coups de feu en signe de réjouissance. Cela suffit pour faire accourir des brocanteurs aux aguets. Les juifs empressés donnent un bon prix des bouteilles et parfois un soldat qui a bon cœur en olfre une à une pauvresse qui passe. En certains endroits, il s'est formé des queues de ces receleuses, aussi naturellement que si elles attendaient du pain ou des cigarettes. Et puis, après avoir vendu, distribué et bu— bu surtout— fout ce qu'on pouvait, les vertueux tavarichs cassaient le reste. On me raconte qu'un soldat a dû être transporté à l'hôpital parce qu'il avait bu si gloutonnement qu'il avait avalé des morceaux de verre. Ailleurs, l'imbécillité des ivrognes avait allumé un incendie et les pompiers accourus les ont noyés dans les caves. Chez le marchand français de la rue Gogol, les pillards se présentent. Le Français téléphone à ses compatriotes, et deux officiers de la mission arrivent aussitôt en automobile. Ils disent qu'ils viennent au nom d'une nation amie. On les acclame. On les fait descendre à la cave et on les prie de boire le vin volé à la santé de la France, et de s'en aller. Imagine-t-on plus basse goujaterie? Il y a mieux. On a pillé à Vassili-Ostrotl', le dépôt de vins de la Croix-rouge danoise. Le vin des bourgeois, soit! Mais le vin des blessés et des malades, le vin apporté pour des œuvres de charité, par la générosité d'un pays neutre ! Smolny réagit de son mieux. Un Commissaire spécial fut nommé avec des pouvoirs discrétionnaires. Les journaux bolchévicks se transformèrent en feuilles de propagande pour l'abstinence. La Vérité du Soldat se couvrit de pathétiques appels : « Soldat, ne bois pas ! Soldat, guerre à l'ivrognerie ! » EL la persuasion ne suffisant pas, on eut recours à la violence. On annonça qu'il serait Lire sur les pillards sans averlissement. Et ce ne fut pas une menace vaine. Une auto blindée a fait feu sur la foule dans la Lithény. El sur le Lroltoir, des victimes sont tombées tachanl de sang la neige déjà lâchée de vin. A peine les policiers de Smolny avaienl-ils disparu que les buveurs sonl revenus eL enjambanl les cadavres, se sont glissés dans les caves par les soupiraux, à la conquête du vin d'autrui. . . A Moscou, on a détruit pour quinze millions d'opium, malgré les proteslalions des médecins qui en vanlaient les emplois cura tifs, et des sujets persans dont ce dépôL élail la forlune. , El pour conlinuer la série verlueuse, un décrel supprime les maisons de jeux. Il yen avait donc encore? Tripots, orgies, fusillades ! Doux pays ! X LES AMBASSADEURS A SMOLNY 14 janvier 1918. 1er janvier russe. Ce fut un étrange cortège d'automobiles et traîneaux ! qui se dirigea tantôt vers Smolny. Les pavillons des nations étrangères flottaient à l'avant des voitures et sur les sièges, les suisses, solennels, en grande livrée, révélaient l'importance du défilé. Le bon peuple nous regardait passer avec des yeux étonnés ; comme c'était le premier de l'an, il pensait sans doute que les diplomates allaient présenter leurs hommages à Sa Majesté Lénine. Et en effet, l'an passé, c'était dans un analogue apparat que les Ambassadeurs étaient allés, par la neige, saluer le Tzar et les Grands-Ducs. Mais ils le faisaient en ordre dispersé ; jamais ils n'avaient pris la peine de se concerter et de se réunir tous ; l'avenLure d'aujourd'hui était donc tout à fait extraordinaire. Elle l'était plus encore que ne le croyait le bon peuple, car la démarche des chefs des missions était motivée par l'inconcevable arrestation d'un de leurs collègues, le Ministre de Roumanie, M. Diamandi. J'avais déjeuné chez lui la veille, le dimanche, avec l'Ambassadeur de France, le Ministre de Grèce, et quelques membres de la Légation de Roumanie. M. Diamandi avait été averti qu'en raison des difficultés croissantes entre Roumains et Russes, Trotzky avait proposé à Lénine son arrestation. Il avait donc pris toutes ses mesures en prévision de cette éventualité, mais elle nous sembla tellement invraisemblable, même dans ce milieu russe, que nous déjeunâmes d'un cœur gai, persuadés qu'il n'y avait là qu'un épisode nouveau du système de chantage et de bluff familier aux bolchévicks. Dans la soirée, alors que nous étions occupés chez Claude Anet à attendre en bonne humeur, l'an nouveau, et que nous en franchissions le seuil obscur en pensant gravement à nos patries, on nous annonça que M. Diamandi avait été arrêté, avec tout le personnel de sa Légation. Ce fut une stupeur. Nous sommes si traditionnellement habitués en Europe, à respecter certains droits essentiels à la civilisation que nous n'en conceyons pas la violation. Il semble qu'il y ait à certaines actions une impossibilité morale. Une fois de plus, nous constatons que nos impossibilités morales n'en sont pas pour les Russes. Qu'ils soient au delà de notre civilisation, comme ils aiment à le croire, ou en deçà comme il nous semble, l'évidence est qu'ils ne sont pas au même niveau et nous nous trompons toujours en leur attribuant des mentalités pareilles aux nôtres. Dans le cas présent, le mépris de l'immunité diplomatique donl la nécessité pour les relations internationales est comprise même par les peuplades sauvages, est un indice particulièrement caractéristique de toute une psychologie. — 242 — Le lundi, à midi, les chefs de mission se trouvaient réunis à l'Ambassade des États-Unis d'Amérique. Neutres, Alliés, tous étaient là. Et la délibération fut courte. Une note brève, réclamant la mise en liberté immédiate de M. Diamandi, fut rédigée à l'intention de Lénine, et pour lui donner toute son autorité on décida d'aller la présenter en corps. Fait mémorable dans les annales diplomatiques que cette résolution spontanée, — le mouvement réflexe d'un diplomate, en présence d'une difficulté imprévue, étant normalement d'en référer à son gouvernement ! L'horreur des responsabilités est classique ; reconnaissons que dans le cas actuel, personne ne l'éprouva. Le temps de concerter par téléphone un rendez-vous avec Lénine, fut consacré au déjeuner, et à trois heures, de nouveau, les Ambassadeurs, Ministres et Chargés d'affaires, se retrouvaient réunis à l'Ambassade des États-Unis. La note fut signée. Elle était conçue : « Les soussignés, Chefs des Missions diplomatiques « de toutes les nations représentées en Russie, à savoir « les États-Unis, le Japon, la France, la Suède, la k Norvège, la Suisse, la Belgique, le Danemark, le « Siam, la Chine, la Serbie, le Portugal, la République « Argentine, la Grèce, le Brésil, la Perse, l'Espagne, « les Pays-Bas, l'Italie, la Grande-Bretagne, profondé-« ment indignés de l'arrestation de M. Diamandi, « Ministre de Roumanie, et affirmant la solidarité de « leurs sentiments au sujet de la violation des immu-« nités diplomatiques respectées depuis des siècles par « tous les Gouvernements, réclament la mise en « liberté immédiate de M. Diamandi et du personnel « de sa Légation. » On enregistra complémentairement une protestation du marquis de la Torretta, chargé d'affaires d'Italie, dont la cave avait été pillée par des soldats la nuit précédente. L'Institut Smolny était, ce jour de l'an, à peu près désert. Il n'y restait plus rien de ces aspects d'émeute qu'il présentait le soir farouche de ma visite à Trotzky. Tout y était remarquablement sale et souillé, murs, corridors, escalier. Mon collègue serbe, très agité, me disait : Quel désordre et quelle ordure! N'est-ce pas l'image même des âmes d'ici ? Les soldats et les tavarichs rencontrés regardaient d'un air soupçonneux et hostile notre groupe de « bourgeois » aux somptueuses pelisses et au linge; propre. Le cabinet de Lénine est au second étage, dans une vaste salle du lycée, qu'une cloison de planches divise en deux. Dans l'antichambre, quelques dactylographes, et, par la porte ménagée dans la cloison, un à un, présentés par l'Ambassadeur des États-Unis, nous pénétrons chez Lénine. Il est là, accueillant, souriant, visiblement satisfait de la visite. C'est un homme jeune encore, court, robuste, blond, d'apparence vulgaire. La mise est simple, presque négligée, celle d'un contremaître qui ferait des écritures. Le poil est blond : cheveux, moustache et barbiche, la tête ronde est massive, comme un boulet enfoncé sur les épaules, le nez écrasé et rond du bout, les yeux petits et fuyants sous des paupières en perpétuelle agitation, et très dessinées sur les tempes, des rides en pattes d'oies qui s'ouvrent et se déploient en éventail, comme si elles participaient au clignotement des paupières et au sourire des lèvres. Les manières sont communes; impression générale: un homme du peuple, quelconque, où il y aurait du Mongol et du Boche. L'Ambassadeur d'Amérique expose que l'objet de la visite est la remise d'une note relative à M. Diamandi. — Permettez, dit Lénine, que je fasse appeler le camarade Zalkind, mieux au courant que moi des circonstances de cette triste affaire. Le camarade apparaît aussitôt. C'est un petit jeune homme maigre et prétentieux, avec une abondante chevelure poivre et sel rejetée en arrière. C'est, paraît-il, l'adjoint du Commissaire du Peuple pour les Affaires Etrangères. 11 est vêtu de toile jaune, avec une blouse à la russe, longue, serrée à la ceinture, comme un garçon de courses. Débraillé un peu affecté, qui n'exclut pas une certaine ambition d'élégance. Il faut voir le geste avec lequel il cache son regard sous les verres bleus d'un pince-nez pour être lixé sur la suffisance du personnage. Lèvres minces, petite moustache noire, nez pointu, sont d'un étudiant méchant, très satisfait de lui-même. Juif, très probablement. — Ne vaudrait-il pas mieux, Messieurs, demande-t-il d'un air pincé, que cette conversation se poursuivît en français. C'est la langue diplomatique officielle et sans doute celle qui est la mieux comprise par la plupart d'entre vous ? On acquiesce. — Voici donc, Messieurs, ce qui s'est passé. Nous avons reçu un télégramme disant que les soldats roumains avaient molesté des soldats russes. Le voici. — Pardon, interrompit M. Noulens, Ambassadeur de "France. Nous ne vous demandons pas d'explications. Nous ne sommes pas venus ici pour entendre ni discuter des allégations de fait. Nous vous rappelons au respect d'un droit, voilà tout. — Mais pourtant, réplique Lénine. — Il n'y a pas de pourtant. Vous voulez ouvrir une discussion de fait, nous nous y refusons. Vous avez une explication, la Roumanie en aura sans doute une autre. L'immunité diplomatique est précisément au-dessus de toute controverse de ce genre ; sa raison d'être, reconnue par tous les peuples civilisés, c'est d'être au-dessus des faits. — Il n'y a rien pour nous qui soit au-dessus des faits, répliqua Lénine. Les réalités nous importent plus que les principes. Or, nous nous trouvons devant celle-ci : les soldats russes sont tracassés par les Roumains, privés de ravitaillement, le conflit est imminent et nous prenons sans hésitation les mesures propres à l'empêcher. Et, esquissant un thème de meeting : la vie de milliers d'hommes ne vaut-elle pas l'incarcération d'un diplomate ?. .. Cela est dit sur un accent de rhétorique, la figure est toujours souriante et malicieuse, les paupières clignotent, la patte d'oie s'épanouit. — Et puis, ajouta Zalkind, n'oubliez pas que la Roumanie est notre alliée et il n'est pas admissible qu'une nation ne respecte pas-ses alliances. La phrase est soulignée d'approbations ironiques. Un instant décontenancé, le petit commissaire reprend toute son assurance : — Nous n'avons pas agi à la légère, nous avons vérifié tous nos renseignements. Je ne puis m'empêcher de lui faire remarquer : — Mais il résulte de ce que vous dites, que votre procédé est contraire à toute justice. Vous avez arrêté M. Diamandi non pour des faits qui lui sont personnels, mais à raison de la culpabilité supposée ou imminente d'autres Roumains. Ce procédé de prise d'otages, frappant des innocents pour les fautes d'autrui, nous l'avons connu en Belgique, c'est un procédé de guerre impérialiste de marque allemande. M. Noulens insiste à nouveau : — Croyez-moi, Messieurs, quelque ambition que vous ayez d'inaugurer une polilique nouvelle, la vôtre n'échappera pas à cette loi reconnue depuis des siècles. Il n'y a pas de relations internationales possibles, sans la sécurité absolue des représentants des pays étrangers. Vous aurez demain à vous réclamer de la tradition que nous vous rappelons aujourd'hui et si vous ne nous écoutez pas, je dois vous avertir que nous ne resterons pas dans une ville où notre activité n'est pas libre, où nous sommes inquiétés dans nos personnes et dans nos biens. La nuit dernière, vos soldats ont violé le domicile de l'Ambassadeur d'Italie et pillé sa cave. — Oh ! croyez que nous le regrettons vivement, fait Lénine avec empressement. — Et c'est seulement maintenant que vous nous en avisez, renchérit Zalkind. Nous vous eussions fait protéger aussitôt. Ce sont des actes de brigandage comme il peut en survenir dans tous les pays les plus civilisés. —• Il y a tout de même peu de pays, obsèrve le marquis de la Torretta, où des soldats de la garnison pillent les Ambassades. Les deux commissaires, Lénine toujours souriant, Zalkind toujours supérieur, se répandent en protestations, ils sont vraiment heureux de faire diversion au cas Diamandi. M. Noulens les y ramène. Avec douceur, mais fermeté, il demande une réponse nette. Lénine reste silencieux, mais ne cesse pas de sourire, Zalkind le consulte du regard. L'instant est grave. Alors, notre collègue serbe, qui depuis quelque temps donnait des signes d'agitation, se lève et d'une voix terrible, brandissant dans des gestes furieux ses poings au-dessus de la tête de Lénine : — Mais vous vous déshonorez, vous déshonorez la démocratie et le socialisme. Nous, Serbes, qui avions déjà le sentiment d'être des hommes libres quand vous n'étiez encore que des esclaves, nous vous le crions. Avez-vous oublié quelle guerre terrible et traîtresse l'Autriche nous a faite? Notre pays a été attaqué, nos richesses détruites, nos hommes massacrés, nos femmes violées. Nous avons subi tout cela, et nous avons respecté, nous, le représentant de l'Autriche. À\ous avons, de même, respecté la Bulgarie. . . 11 parle avec abondance, sur un ton de violence et supplication à la fois. Il est si exalté et si près de Lénine, qu'on peut craindre une voie de fait; les collègues le tirent en arrière par son veston, s'interposent, et le calment. C'est à la fois pathétique et un peu ridicule, mais l'émotion est tellement sincère qu'elle est communicative. Lénine, sous l'orage, n'a pas quitté son air satisfait. On devine qu'il réfléchit ; que va-t-il décider? Flegmatiquement pacifiant, l'Ambassadeur des États-Unis, pour lequel on avait oublié de traduire, interroge : — Si j'ai bien compris ce qui a été dit, l'arrestation de M. Diamandi a pour but d'éviter la guerre ; or, le moyen me paraît mauvais. La mise en liberté de M. Diamandi, au contraire, pourra améliorer les rapports et nous garantit mieux la paix. — Oh ! Messieurs, fait Lénine, si votre doyen, en votre nom, nous garantit la paix avec la Roumanie, je suis tout disposé à..... — Pardon, fait M. Noulens, vous donnez aux paroles de M. Francis un sens qu'elles n'ont pas. Ni l'ambassadeur des États-Unis, ni moi, ni personne ici, ne pouvons prendre un engagement quelconque pour la Roumanie. Nous avons exprimé une opinion, rien de plus. — Parfaitement, mais cette opinion est suffisamment importante pour que je la soumette au Collège des Commissaires du Peuple. — Quand ? précise M. Noulens. — Tout de suite, répond Lénine. — Et j'insiste, ajoute M. Noulens, pour que la décision soit prise de façon à empêcher que M. Diamandi ne passe une seconde nuit en prison. — Fort bien, conclut Lénine, j'en donnerai avis à M. l'Ambassadeur des États-Unis. Et l'on se quitte, au milieu de la satisfaction générale. Nous, heureux d'avoir délivré notre collègue ; le petit Zalkind, content d'avoir joué un rôle, et Lénine, l'air bon enfant, le sourire creusant les fossettes de ses joues rondes et faisant danser les pattes d'oie des tempes; s'il avait dû lâcher sa proie, cette démarche des diplomates rest'ait néanmoins, pour sa vanité, une victoire. 28 janvier 19i8. L'aventure a son épisode. Aujourd'hui, M. Diamandi a reçu l'ordre de quitter, dans les dix heures, le territoire russe. Je vais lui serrer une dernière fois la main. Je le trouve très affairé, au milieu d'un déména- gement précipité, très indigné des procédés brutaux dont on use envers lui. Il me dit : — Ceci est le comble de la goujaterie internationale. J'aimais mieux Pierre et Paul. Nous sommes chassés comme des malfaiteurs. Il y a des femmes parmi nous. Aucun égard. Mes papiers, mes meubles, j'en dois laisser la plus grande partie ici, au hasard d'un pillage inévitable. Et croiriez-vous qu'on m'a offert de rapporter la mesure si je désavouais mon gouvernement? Ne trouvez-vous pas que ce dernier trait -— l'invitation à l'apostasie — éclaire d'un jour cru la qualité des âmes acharnées contre moi, contre mon malheureux pays ! LA CONSTITUANTE ÉTOUFFÉE DANS SON BERCEAU 20 janvier 1918. La Constituante s'ouvre aujourd'hui 5 janvier (style russe). Les maximalistes ont fini, non sans résistances et difficultés dilatoires, par se résigner à la permettre. La réunion aura lieu au Palais de Tauride. L'événement est immense si j'en juge par les espoirs qu'il a éveillés. Depuis un demi-siècle, il a été le vœu suprême de milliers d'âmes ardentes éprises de justice; des milliers d'hommes ont accepté le bagne, l'exil et la mort pour qu'un jour, le peuple de Russie pût faire entendre sa voix ; des millions d'hommes ont, dans le monde entier, souhaité que le despotisme tsariste fît place à des institutions parlementaires. Au temps de l'Empire, une assemblée élue paraissait l'idéal démocratique et révolutionnaire par excellence. Dès l'abdication du Tzar, à mesure que s'écroulait l'ancien régime, la Constituante sembla à tous l'artisan nécessaire des constructions nouvelles, le seul souverain légitime, la seule autorité capable de restaurer l'ordre, et d'assurer, dans l'ordre, la justice et la liberté. Le Gouvernement Provisoire eut pour tâche principale, de préparer son avènement, et les plus extrêmes adversaires de Kérensky, par exemple Trotzky, au Préparlement, lui reprochaient de ne pas convoquer la Constituante assez vite. Dans ce pays, qui se décompose si rapidement, la Constituante est le dernier espoir, la dernière foi, le seul moyen d'empêcher une faillite morale absolue. Et les nations alliées ont attendu cette heure avec la même impatience que les peuples de Russie. A ceux qui s'inquiétaient de ce désordre effroyable, de ces luttes de partis allant jusqu'à la guerre civile, de la trahison imminente, les optimistes répondaient: Rassurez-vous; la Russie se ressaisira, attendez la Constituante. Et la voici venue, enfin ! J'ai peur qu'elle ne soit une déception de plus. Elle naît, comme une petite chose fragile, dans la tempête. Les socialistes révolutionnaires ont voulu rassembler tous ses partisans autour de son berceau, les Soviets ont condamné la manifestation comme suscitée par les bourgeois, les banquiers et les ennemis du peuple. On s'attend à des bagarres. Les magasins se ferment. Pétrograd a ses aspects mauvais d'inquiétude et de fièvre. En allant à l'Ambassade des Etats-Unis, j'entends, dans la direction de la Litény, une fusillade qui crépite, et le tac-tac d'une mitrailleuse. Ce sont les conversations qui commencent entre partisans et adversaires de la Sobranié. On voit filer des automobiles de la Croix-Rouge. Peu de chose, en somme, pour un tel tapage. Au coin des rues des groupes écoutent des orateurs. Le lendemain. Nous avons des nouvelles sur la journée d'hier. Les échafîourées ont été plus sérieuses que nous ne l'avions cru. Les gardes-rouges ont tiré sans pitié. Une jeune fille qui portait un drapeau a été tuée. Il y a eu des fusillades autour des casernes, de la part des soldats bolchévicks, sur la foule des manifestants qui les conjuraient de se joindre à eux. Il y a des morts, des blessés, des taches rouges sur la neige. La Constituante a son baptême sanglant.. Au palais de Tauride, la séance s'est ouverte, après des heures d'attente, dans une confusion extrême. Les maximalistes avaient désigné un des leurs comme président provisoire et se sont furieusement opposés à ce que le doyen d'âge prît sa place. Puis, ils ont donné L'Ambassadeur des États-Unis a voulu réunir les chefs des missions alliés pour savoir s'il ne convenait pas de nous rendre à la Constituante à l'ouverture de laquelle nous n'avons d'ailleurs pas été invités. J'admire le sentiment d'idéalisme démocratique qui l'inspire : il veut un hommage à la souveraineté populaire. Et nous discutons, tous désireux d'agir, tous hésitants pourtant à consacrer par notre présence ce qui ne sera sans doute qu'une parodie parlementaire. On nous apporte la nouvelle qu'un député sibérien a été tué près du pont Troïtsky ; que la salle du Palais de Tau-ride est pleine de marins et de gardes-rouges. Nojjs nous décidons à attendre, pour porter notre salut à la Constituante, que nous soyons fixés sur son existence. lecture de leur Déclaration des Droits des peuples opprimés. Leur vanité s'imagine avoir donné un pendant à la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen ; il suffit de rapprocher les deux documents pour mesurer où nous en sommes. Lénine était présent ; il sommeillait la tête appuyée contre la main ; à certains moments de tumulte, il s'éveillait, regardait un instant ses amis d'un air satisfait et souriant et reprenait son somme. On passa à l'élection du président.. Tchernoff fut élu par 244 voix contre 153 à la Spiridonova, présentée par les bolchévicks. Cela parut le triomphe des socialistes révolutionnaires. On sait que le parti qui a obtenu le plus grand nombre de sièges est un parti paysan et que tout en se déclarant socialiste, il répudie la plupart des méthodes et les principes du socialisme occidental. Il a un caractère spécifiquement russe et son programme essentiel est un programme agraire. Sa formule « la terre à qui la cultive » n'est socialiste qu'en son aspect négatif, c'est-à-dire en tant qu'elle nie légitimement le droit de grand propriétaire, étranger au travail et ne s'y intéressant que pour prélever la rente. Mais elle est de valeur constructive médiocre, car si elle est parfaite pour la culture des fleurs ou des légumes, elle devient une entrave pour la culture en grand qui nécessite du travail associé, des machines agraires et une organisation analogue aux organisations industrielles. L'individu isolé, même assisté de sa famille, ne peut obtenir les résultats que ses efforts, combinés avec d'autres, donneraient dans une exploitation intensive. La doctrine des socialistes révolutionnaires lorsqu'elle sera appliquée, aboutira à diminuer la production, au point de vue matériel ; au point de vue moral et politique, à créer une classe de petits propriétaires, individualistes et conservateurs, comme le sont toutes les populations rurales d'Europe, et plus bornées encore, car ils sont plus ignorants. Tout cela n'a donc, on le voit, rien de bien socialiste, ni de bien révolutionnaire. Il faut, une fois de plus, se garder de la piperie des mots. Si nous pouvions dire « parti paysan » ce serait beaucoup plus clair. L'un des hommes du parti paysan est Tchernoff. C'est, parait-il, un spécialiste de la question agraire. Il n'a jamais tenu une bêche ni poussé une charrue, mais il a lu tous les livres et en a écrit quelques-uns. La Révolution le fît rentrer d'exil pour qu'il fût, pendant quelques mois, Ministre de l'agriculture. C'est dans ce parti que les Alliés avaient placé quelque espoir. Ils y voyaient la force susceptible de vaincre le maximalisme, de donner une expression légale aux volontés de la Russie, de ramener celle-ci dans les voies de l'Alliance. Je n'avais guère partagé cette opinion estimanl a priori que nous n'avions pas à attendre davantage, au point de vue de la guerre, des paysans que des ouvriers, et me souvenant que Tchernoff avait été un des comparses de l'entreprise zimmerwaldienne. Son discours à la Constituante nous a édifiés à cet égard. Il a dénoncé avec violence—et courage, reconnaissons-le — la tyrannie bolchévick et les négociations de Brest, mais il n'a pas eu un mot de regret pour la publication des documents secrets, pour la rupture virtuelle de l'Alliance, pour la trahison envers ]es démocraties d'Occident. Il semble que les sentiments d'honneur et de solidarité soient décidément inconnus à la mentalité russe. Il a affirmé, comme les bolchévicks, la nécessité de la paix immédiate, de la paix selon la formule des Soviets ; il n'a, pas plus que les bolchévicks, prévu la possibilité de voir l'Allemagne se refuser à cette paix, et comme eux proposé une armée volontaire ; il se résout donc, comme les bolchévicks, à accepter en définitive la paix allemande, mais cette paix-là il prétend l'imposer aux Alliés, et comme moyen pratique propose la réunion d'une conférence socialiste internationale. La fatuité et la courte vue d'une pareille politique sont extraordinaires ; et l'esprit combatif de ces gens-là est évidemment inférieur à celui des maximalistes. Au surplus, n'est-ce pas logique? Et n'eût-il pas été surprenant qu'un parti paysan fût plus énergique et plus clair voyant qu'un parti ouvrier ? Je vois, néanmoins, autour de moi, beaucoup de gens surpris et consternés. C'est que les S. R. désireux de se ménager des amitiés contre les bolchévicks avaient réussi à créer une illusion ; ils avaient habilement entretenu l'espérance des Alliés, et en s'unissant à eux pour réprouver les bolchévicks, ils leur avaient fait croire qu'ils leur étaient dévoués. Candeur des gens d'Europe et duplicité slave. 11 y a des colères. Et pour la première fois, les bolchévicks ont une bonne presse. Cette séance de la Constituante ne fut pas très solennelle. Des ouvriers et des discours, naturellement. Et des injures aussi. 11 s'est trouvé même un orateur pour un réquisitoire contre Kérensky. Les socialistes révolutionnaires ont été traités de bourgeois et de complices de Kalédine. De droite et de gauche, on s'est reproché d'avoir du sang sur les mains. Tserelelli, en montant à la tribune, se voit traiter de bourreau par le généralissime Krilenko. Il donne lecture, au nom des socialistes démocrates minoritaires menchévicks, d'un programme qui ne diffère pas beaucoup de celui des bolchévicks, mais qui paraît dépassé et désuet. Skobeleff demande une enquête sur la répression des manifestations du jour. Un bolchévick déclare qu'un marxiste ne connaît pas de volonté nationale, il ne connaît que celle des classes : oppresseurs et opprimés. Les Soviets représentent celte dernière et doivent seuls compter. On parle. On fume. On applaudit. On siffle. Les tribunes s'associent au tapage. La sonnette présidentielle s'agite en vain. Des matelots et des soldats se promènent dans les couloirs. C'est un grand meeting, sans fin. Ça ne dure pas, d'ailleurs. Car on apprend bientôt que la Constituante a été éLouffée. Oh ! très simplement. Les députés bolchévicks ont quitté la salle, n'y laissant que les socialistes révolutionnaires de droite. Les Commissaires du Peuple ont alors constaté qu'il n'y avait plus là qu'une réunion de parti et qu'on ne pouvait lui concéder le Palais de Tauride. Un matelot est venu frapper sur l'épaule du président et lui dire de s'en aller, que la garde était fatiguée. Il était cinq heures du matin! Un décret a paru, dans les journaux officiels — tous les autres étant confisqués — disant que la Constituante, élue sur des listes antérieures à la Révolution d'octobre, et ne correspondant pas à la volonté du peuple, était dissoute. Au Soviet, Lénine justifie la mesure et est acclamé. La Constituante n'était qu'une illusion. Les Soviets sont une organisation supérieure. Depuis le 25 octobre, la vie l'a montré ; elle va plus vite que les principes, elle les dépasse. Il est possible que le pouvoir des Soviets ait commis des fautes, « plus de fautes que le régime tsariste » (textuel), mais on ne fait pas une révolution sans secousses! Ovation! Autre détail significatif de l'état des esprits : à cette réunion, on présente une motion déclarant que les fusillades du cinq ont été provoquées par les manifestants et que les soldats et gardes-rouges ont fait leur devoir. Après cette déclaration, la motion réclame une enquête. Tout homme ayant sa tête aurait admis que la conclusion ne pouvait pas précéder l'enquête. Néanmoins, on passe au vote et la motion est adoptée. Etrange oubli des notions les plus élémentaires de la justice ; stupéfiante psychologie des assemblées ! Je me suis rappelé une motion analogue votée par une majorité conservatrice, à propos d'une fusillade de grévistes. La motion déclarait que les faits avaient été provoqués par les manifestants, que les gendarmes avaient fait leur devoir. Des deux côtés, ceux qui votaient étaient dans l'ignorance des faits ; des deux côtés, ils défendirent leur gouvernement. La raison d'État remplace la raison aussi bien pour les révolutionnaires que pour les bourgeois. On reconnaîtra que, pour la matière forte, le gouvernement de Lénine-Trotsky vaut celui des tzars. Quelques marins décidés assureront l'exécution du décret. Je ne m'attends pas à une grande résistance immédiate, mais j'ai l'impression que les Commissaires du Peuple viennent de couper en deux la Révolution, n en séparant définitivement les paysans des ouvriers. La fissure n'est pas évidente encore, parce que, outre les paysans et les ouvriers, il y a les soldats. Ceux-ci, bien que paysans d'origine pour la plupart, soutiennent les bolchévicks parce qu'ils avancent l'heure de la paix. A Brest, pourtant, les pourparlers continuent péniblement, malgré l'habileté de Trotzky. Les Allemands deviennent insolents. Et comme s'il fallait à tous les crimes le couronnement d'un crime plus étrange et plus effroyable, voici que deux anciens ministres Chingareff et Kokotchkine, qu'on croyait à la forteresse, ont été assassinés à l'hôpital Marie où — qui saura pourquoi?— on les avait transportés. Des marins et des gardes-rouges ont envahi l'hôpital, menacé les infirmières, tué Kokochkine et Chingareff à coups de pistolet. Je ne les ai connus ni l'un ni l'autre, mais tous m'en parlent avec vénération. Chingareff appartenait à la nuance avancée du parti cadet, et avait été Ministre de l'agriculture d'abord, des finances ensuite dans les cabinets révolutionnaires ; Kokochkine était venu de Moscou et avait réussi à assurer la coalition des partis pour la défense nationale. Il avait été au contrôle d'État du 20 juillet au 30 août. Ni l'un ni l'autre n'apparaissaient comme dangereux, à l'heure actuelle, pour legou-vernement bolchévick ; mais l'un et l'autre étaient des amis de l'Entente et de ceux sur qui pouvait compter une Russie libérale à venir. A quelles intentions mystérieuses ont obéi les meurtriers ? Qui profite de ce crime sauvage? Imagine-t-on ailleurs qu'en Russie, ce massacre à l'hôpital, de deux détenus politiques, et cette scène farouche du personnel sanitaire obligé, sous la menace des revolvers, à éclairer les brutes ? Voilà sous quelles impressions nous disons l'oraison funèbre de cette Constituante, étouffée à son berceau. Maintenant qu'elle n'est plus, tout paraît logique et nous nous demandons comment nous avons pu tout en espérer. Mais l'écroulement est énorme, et vraiment, à l'heure présente, nous sentons qu'il n'y a plus rien qui puisse sauver cette nation. LES SOIRÉES DE PÉTROGRAD Mi-janvier 1918. Hier soir, le bruit courait avec persistance de la rupture des pourparlers de paix. Au théâtre où nous étions allés pour admirer la danseuse Fokina, mimant le Carnaval de Schumann, avec d'exquises minauderies : crinoline à volants, casaquin bleu véronique, et des anglaises sous l'arc de cabriolet, un ami nous parlait avec cet air de grande certitude qu'on prend ici pour illustrer les nouvelles suspectes : — Les pourparlers rompus? N'y croyez point. Est-il raisonnable de croire que Léon Trotsky est allé se faire donner de l'Excellence à Brest-Litosvk pour couper si tôt court à ces discussions qu'il conduit avec une maîtrise inattendue?..... Et aussitôt survint quelqu'un venu de la part du Gouvernement Provisoire (entendons-nous de feu le Gouvernement Provisoire) qui nous met en garde contre une campagne machiavélique qui se poursuivrait à Pétrograd, en vue de détacher le Japon de l'Alliance. L'inspirateur en serait le baron Rozen, dont on a lu, ces jours-ci, des articles anglophiles dans la Novaia Gisn. Ce baron fut l'ambassadeur du Tsar à Tokio ; il ambitionna d'être celui de Kérensky; pourquoi ne serait-il pas celui de Trotsky? On rit, cependant que, sur une scène décorée par Léon Bakst, Vladimiroff, arlequin svelte, saute vers un papillon blanc et bleu : la Fokina, qui semble voler dans l'air tant la pointe de son pied est légère sur le sol. — Trotsky? (un plastron brillant où deux diamants font feu, se penche). Ne savez-vous pas qu'il a été assassiné ce matin ? — Vraiment? — Je le tiens de bonne source. Cet homme plein de secrets qui parle d'une bouche si confidentielle doit avoir dans la poche de sa pelisse, le Vetchernié Tchass, la feuille du soir la plus accueillante aux racontars. Sur un aimable essaim de grisettes courtisées de près par des dandys au col trop haut, redingotes puce, taupe, prune ou vert mousse, sur Arlequin qui triomphe, et Pierrot, empêtré dans ses manches, qui cherche à se consoler de ses tendresses vaines, le rideau tombe nous laissant une délicieuse impression de grâces et d'harmonies romantiques, et la salle applaudit. On crie, on appelle : Fokina, Fokina. On siffle, ce qui est ici signe d'enthousiasme. Et à plusieurs reprises, la crinoline à volants, le casaquin bleu véronique, le cabriolet et surtout le joli sourire sous le cabriolet, viennent remercier la foule de son hommage. Le théâtre est bondé, des fauteuils aux galeries, c'est une explosion d'admiration qui recommence sans fin. Et la danseuse revient devant le rideau, conduite par Arlequin léger, et salue, salue, avec l'air de n'en pouvoir plus de gratitude. — Des bonbons, Madame, fait un vieux Monsieur galant. — Des bonbons? Mais c'est merveilleux. Gomment avez-vous pu trouver des bonbons ? Le vieux Monsieur sourit d'un air de mystère et esquiva modestement le récit des difficultés dont eut à triompher son astuce avide de se ménager du succès auprès des dames. Les doigts minces chargés de bagues s'avancent, et les gros doigts des messieurs aussi, car on ne déguise plus sa gourmandise. — Ils vont déclarer la guerre sainte. — La déclarer, peut-être bien. La faire, jamais. — Elle est charmante, n'est-ce pas? — Qui? — Mais la Fokina, parbleu. De qui pourrais-je parler? — Oui, oui, je ne dis pas. — Moi, je lui préfère la Karsavina, dit le Monsieur qui a parlé de la guerre sainte. — Et je suis tout à fait de votre avis. Avec quoi feraient-ils la guerre? Il n'y a plus de soldats, mais des déserteurs, et la moitié des usines à munitions sont arrêtées. Alors ? — Ils doivent s'en douler^d'ailleurs, qu'ils ne peuvent faire la guerre. Krilenko, plus généralissime que jamais, a posé trois questions à la Stavka : Pou-vez-vous répondre de vos hommes ? Pouvez-vous les nourrir? Pouvez-vous assurer le ravitaillement? A la première question on a répondu non ; à la seconde, non ; à la troisième..... — On dirait un verdict. Mais il faut conclure : l'accusé est coupable. — Avez-vous vu le Passé au théâtre Michel ? Ce mot oriente la conversation vers un des grands soucis de l'heure présente dans la colonie française : le théâtre français va sans doute être fermé. Le camarade Lunacharsky estime qu'il ne répond pas à une nécessité sociale, des pièces en langues étrangères ne pouvant être que distractions de bourgeois. — Oh ! ces bolchéviki ! s'exclame une dame comme si elle étouffait. Quand donc serront-ils renversés? Elle roule les r de son français exotique avec un accent indiscutablement russe. Un jeune homme se penche pour lui confier : — Le comte von Mirbach a eu plus d'un entretien avec des monarchistes notoires, ce qui laisse prévoir une réaction prochaine, appuyée par quelques bataillons prussiens. — Dieu soit loué ! fait la dame. Que les Allemands viennent vite remettre de l'ordre à Pétrograd ! Cette sincérité jette un froid; elle le sent, et pour se rattraper : Soyez sûrs qu'avec eux, on pourra jouer des pièces françaises au théâlre Michel. Et nous aurons du pain blanc comme jadis. — Oh, ce pain ! cette colle gluante et visqueuse ! Cette fois le sentiment est unanime. — On m'a offert de la farine blanche à 750 roubles le sac. J'ai trouvé cela cher. — Mais c'est très bon marché ! J'achète. — On me l'a offerte, mais pas fournie, d'ailleurs. — Vous voyez bien. Le Sud n'envoie plus rien. L'approvisionnement est nul. Nous allons crever de faim. —- C'est bien possible. Mais on dit cela depuis si longtemps. — Précisément. Tant va la cruche à l'eau..... — Mais enfin vous mangez ? — Oui, et beaucoup même depuis quelques jours. Et je bois tout ce que je peux. — Quelle imprévoyance ! — Prévoyance, au contraire, prévoyance, chère madame. Car je prévois que mes bouteilles seront incessamment pillées parles vertueux tavarilchs. — Oh! chez un diplomate? — Parfaitement. A-t-on respecté l'Ambassade d'Italie ? — Et puis, si ce n'est la garde-rouge, les voleurs privés s'en chargeront. — Les voleurs privés ? — Je veux dire ceux qui opèrent pour leur compte sans mandat de l'autorité. — Ah! le mot est joli. La façon dont se pratiquent les perquisitions et les réquisitions le justifie assez. Mes félicitations : Vous venez de caractériser heureusement la situation. — Cette dame aux belles perlés ? — La princesse Lévine. Oui, les perles sont belles; quelle imprudence de les sortir! La princesse avait deux fils bien intelligents ? — Avait? Ils sont morts à la guerre? — Ah ! non des jeunes gens si intelligents. Je dis «avait», simplement parce qu'après le divorce, ils l'ont quittée pour aller vivre avec leur père, dans leurs terres de Novgorod. Le Russe a vu mon étonnement, il tient à s'ex-p'iiquer : — Voyez-vous, Monsieur, l'ancien gouvernement avait eu l'idée heureuse d'épargner l'élite du pays. On n'a pas, Dieu merci ! envoyé à la boucherie les fils de famille, les gens exerçant une profession libérale, les intellectuels, ceux que nous appelons l'intelligence. — Alors la boucherie, c'était bon pour les pauvres? Il n'y avait guère à l'armée que des ouvriers et des paysans ? Vous récoltez aujourd'hui. . . Et je songe à Péguy, à Psichari, à tant d'autres, français ou anglais, mêlés là-bas au peuple, morts avec lui. N Mon voisin ne m'écoute pas. Satisfait de son explication, il lorgne sur la scène, le jeu des rubis, des turquoises, des améthystes et les béryls des yeux dans les visages roses, fslamet... La danse orientale conte avec une violence frénétique les amours de la favorite et du beau Numide qui, tout à l'heure, pendant que le vizir dormait énivré d'un vin trop lourd, est entré par la fenêtre d'un bond si fringant. Gestes hardis, sallations prodigieuses, voiles flottant dans un air comme saturé d'épices, c'est tout un Orient des Mille et une Nuits, et enfin du sang, le Numide écroulé sous le cimeterre vengeur du vizir réveillé. C'est court, furieux, voluptueux, sauvage, bariolé, harmonieux — très ballet russe. Pendant que les applaudissements font tempête, on s'arme contre le froid. Galoches, pelisses, bonnets, écharpes, gants, et l'on échange quelques phrases encore : —- Vous n'avez pas peur? — Non. Je risque l'aventure du retour. — Ah ! Madame, avant de vous quitter, une bonne nouvelle. L'auto noire est arrêtée. — Quelle auto noire? — Heureuse innocence. L'auto qui dépouillait les passants et les isvoschiks, parbleu. Des brigands habiles y faisaient grimper, sous la menace des révol-vers, les gens candides comme vous. On leur prenait leur argent, leurs bijoux, leurs habits et leurs chaussures, et on les remettait tout nus sur la chaussée. — Brr! Tout nus, dans la neige, par ce froid? — Oui, Madame, mais rassurez-vous, il n'y a plus d'auto noire. Et que Dieu vous protège. On retire les gants pour une dernière poignée de main. La foule descend l'escalier. Un Monsieur se fâche parce qu'on vient de lui voler son portefeuille. Colère inutile à laquelle personne ne s'intéresse. Devant le théâtre, le feu cru des phares de quelques autos révèle un mouvement de gens emmitouflés, de fourrures, de têtes voilées, de pas prudents. Les isvo-chiks ballonnés sont blancs de neige. Rumeurs. Adieux. Et l'on rentre par les rues obscures et silencieuses, après avoir vérifié si le révolver est bien à portée de la main. C'est un soir, comme bien d'autres, dans la ville affamée. LA QUESTION DES ÉTRANGERS Février 1918. Parmi les décrets que le gouvernement bolchévicli continue à promulguer avec une vélocité vertigineuse, il en est de temps en temps un qui Louche aux intérêts des nombreux étrangers établis en Russie. Et nous sommes alors assaillis de réclamations et de demandes de conseils auxquelles il nous est bien difficile de répondre quoi que ce soit, puisque les gouvernements de l'Entente s'obstinent à nous interdire toute relation avec le pouvoir de fait. On pourra juger de l'émoi qu'ont produit les deux décrets suivants sur la nationalisation des banques et la réquisition des coifres-forts : « Dans l'intérêt de l'organisation régulière de l'économie populaire, dans l'intérêt de l'extirpation décisive de la spéculation bancaire, le Conseil des Commissaires du Peuple déclare : 1° Les opérations de banque sont déclarées monopole d'État ; 2° Toutes les banques privées constituées par des sociétés d'actionnaires et les comptoirs bancaires sont rattachés à la Banque d'État; 3° L'actif et le passif des entreprises réquisitionnées sont repris parla Banque d'État; 4° L'ordre de fusionnement des banques privées avec la Banque d'État sera li.xée par un décret spécial ; 5° La direction provisoire des banques privées est transmise au Conseil de la Banque de l'État ; 6° Les intérêts des petits déposants seront entièrement sauvegardés. Décret sur les coffres-forts : 1° Toutes les sommes en garde dans les coffres-forts des banques, doivent être versées à la Banque d'Etat, aux comptes-courants des clients ; 2° Tous les locataires des coffres-forts sont tenus de se présenter à la Banque, à première convocation avec les clés pour assister à la révision des coffres-forts; 3° Ceux qui ne se présenteront pas dans les trois jours seront considérés comme déclinant la révision dans une mauvaise intention. Toutes les valeurs contenues dans les coffres-forts seront confisquées par la Banque d'État et deviendront la propriété du peuple. » Je crois inutile de répéter ce que j'ai déjà dit à propos d'autres décrets ; on ne peut trouver dans ces déclarations d'un collectivisme puéril, aucune indication législative efficace. Mais c'est la porte, large ouverte, à l'arbitraire de tous les agents d'exécution. Ce n'est pas un prélude à une organisation nouvelle du crédit, c'est la désorganisation, selon le bon plaisir, de l'ancienne. Ce n'est pas seulement la spéculation bancaire qu'on extirpe ; c'est la banque elle-même, avec les immenses services qu'elle rend au commerce, à l'industrie, au peuple tout entier. Autre décret : comme il n'y a plus dte service de voirie, et que la neige est tombée en telle abondance qu'elle entrave la circulation, tout occupant d'immeuble est tenu d'enlever personnellement (et non pas par des domestiques !) la neige du trottoir et de la rue en face de sa demeure. Quelle doit être l'attitude des Français, des Anglais, des Norvégiens, des Belges, vis-à-vis de ces décrets et d'autres non moins inquiétants ? Nous l'examinons dans différentes réunions plénières des ambassadeurs et ministres. Je suis chargé d'étudier les traités de commerce et de faire un rapport. Mais à quoi bon scruter les textes dans un pays qui a jeté les traités dans la boîte à ordures et avec les gouvernants duquel il nous est interdit de négocier? Nous cherchons longuement un moyen de venir en aide à nos ressortissants et nous finissons par nous mettre d'accord pour envoyer aux journaux une note ainsi conçue : « Les chefs des missions étrangères estiment que leurs ressortissants ne sont pas tenus à la corvée personnelle de la neige, aucun Russe n'y étant tenu dans les pays qu'ils représentent et les traités de commerce conclus avec la Russie visant la réciprocité et excluant formellement les prestations et les réquisitions. Afin d'éviter tout malentendu à l'avenir, les représentants de toutes les Puissances étrangères déclarent qu'ils considèrent les décrets au sujet de la répudiation des emprunts russes, de la confiscation de la propriété de toute sorte et d'autres mesures analogues, comme sans valeur en ce qui concerne leurs nationaux. Les-dits représentants se réservent le droit de réclamer à l'heure voulue, au gouvernement russe, des dommages et intérêts pour toute perte que ces décrets pourraient entraîner pour leurs nationaux. » Cette déclaration énergique ne reste pas sans effet. En général, il suffit de justifier de sa qualité d'étranger pour échapper à l'application des décrets. Mais ce n'est là qu'une situation de fait; nos droits ne sont reconnus nulle part et le gouvernement fait semblant de nous ignorer. Néanmoins, nous avons effarouché la susceptibilité russe et des journalistes viennent nous demander si les puissances étrangères entendent contester à la Russie le droit de faire des expériences sociales. J'ai l'occasion de rassurer un collaborateur de la Novaïa Gisn, et je lui déclare que nul de nous ne songe à discuter le droit des Russes, de faire, aux dépens des Russes, toutes les expériences qu'il leur plaira, pour autant que les étrangers, attardés dans les régimes pré-révolutionnaires, n'en soient point victimes. Et comme je sais que ces gens aiment à raisonner dans l'absolu, je leur indique l'aspect doctrinal du problème. Nous avons été jusqu'ici habitués à considérer les relations entre les peuples sous l'angle international, relation de nation en nation. Dans l'intérieur des frontières d'une nation, les citoyens de celle-ci règlent comme ils l'entendent la situation des étrangers au point de vue des lois de police (entrée, séjour, sortie). Mais au point de vue de police seulement. En ce qui concerne les droits de propriété, de jouissance, de commerce, de navigation, la loi fait place au traité, c'est-à-dire la volonté d'un seul état, à la volonté concertée de deux états. C'est là une situation inévitable, quelle que soit la forme gouvernementale. La Russie a pu devenir de tsariste, socialiste, elle n'échappe pas à cette loi ; elle ne peut régler le droit des étrangers que par des traités et non par des décrets. Si même demain, la Révolution sociale éclate dans d'autres états, il faudra encore des traités entre les nations, qu'elles aient forme prolétarienne ou capitaliste. La raison en est bien simple : la loi russe s'impose aux Russes parce qu'ils l'ont faite, ou laissé faire ; la loi russe ne s'impose pas aux étrangers, parce que ceux-ci n'ont pas le droit de vote et le droit de se mêler des affaires intérieures de la Russie. Un étranger ne peut être obligé par un décret russe ; il ne peut l'être que par un traité passé entre son pays et la Russie. La note des ambassadeurs, l'autre jour, ne faisait que rappeler ces vérités élémentaires et il est étonnant qu'elle ait été si mal comprise. Le règlement de la situation des étrangers doit donc faire l'objet d'une discussion et d'un accord. Quelles sont à cet égard les intentions de la jeune Russie? Quelle est vis-à-vis des étrangers la politique socialiste ? Je ne la vois indiquée nulle part. Au contraire, je la vois évitée, ce qui n'est pas une façon de résoudre la question. Par exemple dans la loi agraire votée par la Constituante dans son unique séance, je vois bien que le droit de propriété est supprimé, que le droit de jouissance de la terre est accordé aux seuls citoyens russes, mais que fait-on des étrangers? Peuvent-ils jouir de la terre? Si non, c'est de l'étroit nationalisme. Sont-ils dépossédés, sans indemnité, de ce qu'ils avaient acquis? Si c'est oui, c'est de la spoliation. Et cette spoliation, non seulement des bourgeois, mais des produits du travail du prolétaire, n'est pas de nature à encourager le prolétaire spolié à se rallier à la Révolution sociale. Quelle que soit la situation à établir pour l'avenir (si on refuse aux étrangers tous droits en Russie, ils n'y viendront plus) il faut nécessairement régler la situation présente. C'est un fait. Et tout système socialiste se trouvera en présence de faits analogues : la nécessité de régler sa situation vis-à-vis de nations qui ne sont pas socialistes ou qui le sont autrement que lui, d'adopter par conséquent une conciliation entre divers ordres de l'évolution sociale. La question est intéressante pour l'avenir du socialisme, puisqu'il est bien certain que la Révolution sociale ne se fera pas au même instant et de la même manière dans tous les pays. Si on voulait reconnaître la justesse de ces observations et constater qu'il faut, non décréter, mais négocier, ces difficultés au lieu de se dérouler clans l'aigreur et les malentendus, s'aplaniraient d'elles-même. LES POURPARLERS DE PAIX 25 Décembre 1917. Noël ! Le quatrième Noël de guerre, triste, plus triste à célébrer ici que partout ailleurs. Non, en vérité, aucun espoir n'est né aujourd'hui en Russie; aucune vie ne s'éveille entre l'âne et le bœuf. Il n'y a point d'étoile dans le ciel noir. Il est vrai que nous ne sommes encore que le 13 décembre (style russe). Est-ce seulement de treize jours que la Russie est en retard sur l'Europe ? Le Lendemain... J'avais tort de gémir. Une espérance est venue. Les Allemands se décident à négocier la paix sur la base des propositions russes : ni annexions, ni contributions. J'ai peine à ajouter foi à cette surprenante nouvelle. La paix nulle? Le retour à la situation de 1914? Ah ! certes, ce n'est pas celle-là que j'espérais ; mais enfin, au point obscur où nous sommes, c'est encore 18 une joie que de la voir acceptée, proposée par les ennemis. Si ce n'est pas une paix de justice, ce sera tout au moins une paix de libération. C'est, de la part de l'Allemagne, l'aveu de l'échec de son agression, de la vanité de ses victoires tant claironnées, de son impuissance à poursuivre son effort. Je m'étonne qu'elle ait pu accepter une situation aussi humiliante pour son orgueil. Trotsky triomphe. Et l'on comprend sa joie et sa fierté. Jour par jour, nous avons suivi ces pourparlers de Bresl-Litowsk dont il avait voulu que le compte rendu fût sténographié et publié. 11 s'y est présenté avec une allure si arrogante que les Allemands stupéfaits ont dû lui rappeler que son langage ne pourrait se comprendre que chez un vainqueur. Et vainqueur, il l'a été, au cours de cette discussion, par l'ingéniosité de son esprit, la vigueur de ses réparties, la force de son argumentation. Il a pu croire, puisque d'autres l'ont cru également, que n'ayant plus qu'une armée en poussière et un pays en anarchie, il trouverait néanmoins dans la parole et dans la foi, une protection contre la force brutale. Il triomphe. 11 publie une proclamation où il annonce la délivrance de la Belgique, de la Serbie, des pays envahis par la guerre. Il convoque le peuple à une grande démonstration poulie 30 Décembre. Janvier 1916. Nous nous sommes réjouis trop vite. Nous avions lu hâtivement la réponse allemande. Nous n'en avions pas sondé l'habileté perfide. Les Empires Centraux l'ont brusquement démasquée : les mots restent les mêmes, mais les interprétations ont changé: la paix nulle est devenue la paix de violence, la paix de compromis est une paix d'annexion qui va dévorer près du tiers de la Russie d'Europe. Pourquoi l'Allemagne a-t-elle joué cette comédie de conciliation relative? Est-ce pour laisser les gens d'ici s'enfoncer dans leurs illusions et dans le chaos? Ce n'en était guère la peine ; au point où ils en sont, quinze jours ne comptaient plus. Est-ce pour tenter les peuples d'Europe et les exciter à joindre la Russie dans la capitulation? Peut-être bien. Heureusement on a évité le piège. Les Russes, eux, y sont tombés; et celte fois, les plus beaux discours ne réussiront point à les en dépêtrer. Les Empires Centraux s'entendenl à merveille à transformer les formules de liberté en instruments de servitude. Pas d'annexion par force; droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ont dit les Russes ; nous n'annexerons point par force, ont répondu les Allemands, mais seulement par la volonté des peuples de Pologne, d'Esthonie, de Courlande de se réunir à l'Empire d'Allemagne, et nous continuerons à occuper ces territoires pour y maintenir l'ordre et y garantir la volonté des habitants ! Celte fois, les diplomates ennemis ne prenaient plus la peine de dissimuler leur pensée; la voracité impérialiste s'avérait sans réserves ; et la réponse était exigée avec impatience: la signature ou l'invasion. MomenL tragique ! Si Trotsky était sincère dans sa jubilation l'autre jour, il doit s'apercevoir à présent qu'il a été berné. Il ne peut pas, sans se renier lui-même, signer ce Iraité abominable; il ne peut pas, d'autre part, songer à la résistance. En désagrégeant l'armée, il a enlevé à la Révolution ses moyens de défense, en même temps qu'il enlevait à l'Empire du tsar ses moyens d'agression. Que faire? Les semaines s'écoulent. Trotsky essaye de discuter encore. Les Empires' Centraux s'irritent et deviennent menaçants. Jours d'angoisses où Trotsky se débat contre l'inévitable avec une ardeur opiniâtre qui le rend presque sympathique. Lénine, lui, dès le premier jour, a décidé la capitulation. A quoi bon hésiter, a-t-il dit, dans un mois les conditions seront pires, elles le seront plus encore dans deux mois. Acceptons et sauvons de la Révolution ce qui peut être sauvé. Cette résignation sans vergogne ne peut convenir à l'idéalisme d'un Trotsky. Il a vraiment grand air, ce juif famélique, au profil sarcastique. C'est un beau spectacle que de le voir vivre en ces semaines: il fait chaque jour un discours ou un article du journal, inspire un décret, décide mille affaires petites et grandes, avec une audace et une énergie infatigables. Il est le Souverain. Sans doute, cette souveraineté est conditionnée par son succès même et Trotsky n'a pu réussir qu'en se soumettant au désir de la foule. Mais ce désir, comme il l'a bien compris, comme il a su l'entretenir, le flatter, l'exaspérer I Avec quelle pénétration et quelle souplesse il a deviné toutes les faiblesses de ses compatriotes, leur lâcheté, leur ignorance, leur paresse, leur esprit de désordre et d'imprévoyance et a fait de toutes les misères les marches d'un trône ! Avec quelle décision il a réalisé son rêve, avec quelle bravoure il a risqué sa vie ! Quel est donc cet homme extraordinaire? Est-ce un fanatique ayant vraiment cru qu'il — — étail le Messie du grand soir attendu, que par la puissance de l'idée révélée par la Russie, le prolétariat du monde allait inaugurer une ère nouvelle et que lui, Trotsky, allait présider à cette transformation prodigieuse? Je ne le crois pas. Il est trop intelligent, trop réaliste, trop précis, non pour avoir fait un tel rêve, mais pour y avoir cru. Est-ce un vulgaire ambitieux, cherchant à jouer un grand rôle et avide des avantages qui y sont inhérents? Encore moins, semble-t-il ; sa vie est restée austère et simple, et il n'a pas couché dans le lit du Tsar. Il est imbécile d'expliquer un homme pareil par la vénalité. Trotsky risque sa vie chaque jour pour un but vacillant. Il claironne volontiers son triomphe nécessaire ; mais parfois, un cri lui échappe, d'inquiétude et de doute: Si nous ne réussissons pas, d'autres après nous, viendront et accompliront ! Il marche à l'abîme avec cette volupté de suicide qu'on découvre souvent dans les âmes russes. Son masque volontaire a quelque chose de démoniaque. C'est bien l'aspect qu'il faut à ceux auxquels le destin réserve d'être figures de catastrophes. Et celles qu'il attire sur son pays projettent déjà leurs ombres menaçantes. On peut entrevoir encore, au delà, que les déceptions et les souffrances à venir seront comptées aussi à sa race, car le peuple d'ici a pour séculaire habitude de se venger sur les Juifs de tous les malheurs qu'attire sur lui sa sottise. On définirait Trotsky en disant qu'il incarne la haine de l'impérialisme. C'est là son sentiment dominant, le thème conducteur de ses articles et de ses discours. Mais à le suivre, on s'aperçoit vite que la phaséologie révolutionnaire russe a singulièrement étendu le sens du mot impérialisme. Ce n'est .pas seulement la ten- dancer qui pousse un peuple à chercher à accroître l'étendue des territoires soumis à ses lois; non, la France, qui ne demande que des restitutions et l'Amérique qui répudie toute conquête, sont aussi taxées d'impérialisme. Pour Trotsky, impérialisme et capitalisme sont synonymes. Ce sont des intérêts économiques qui inspirent les désirs d'expansion, la maîtrise des marchés extérieurs, l'asservissement des plus faibles, les horreurs de la colonisation et de la guerre. Vision souvent exacte, je l'admets, mais qu'il faut se garder de généraliser. L'explication matérialiste de l'histoire n'est utile qu'à la condition de ne pas être systématisée. A côté des intérêts d'argent, il y a des forces morales au moins aussi influentes. Le marxiste qui les néglige ou les sous-évalue se condamne à ne comprendre qu'un aspect des phénomènes. Ce que dénonce si âprement Trotsky, ce qu'il appelle impérialisme en temps de guerre, capitalisme en temps de paix, c'est, en définitive, l'esprit de domination. Mais cet impérialisme-là est-il la tare de la seule bourgeoisie? Et qu'est-ce donc que la dictature du prolétariat? Trotsky n'a-t-il pas fait tirer par l'armée sur les attroupements qui pillaient les caves, ou sur les ouvriers désarmés qui manifestaient en faveur de la Constituante? N'a-t-il pas suspendu et supprimé les journaux? N'a-t-il pas fait arrêter les députés cadets et dissous par la force des baïonnettes la Chambre élue au suffrage universel ? Qu'est-ce donc que tout cela sinon de l'impérialisme le plus caracté-risé^et le plus odieux? Le gouvernement bolchévik ne fait-il pas exactement, tout ce (qu'il a reproché au régime tsariste ? L'esprit dans lequel s'exerce l'autorité a peut-être évolué, mais ses méthodes sont restées les mêmes. L'on impose toujours l'arbitraire par la violence. Qui sait si pareil impérialisme, limité maintenant à l'intérieur du pays, ne deviendra pas quelque jour menaçant pour les voisins? Au fond, impérialisme allemand et bolchévisme russe sont frères ; ce sont deux aspects jumeaux des conséquences d'une philosophie matérialiste et d'un idéal qui assigne à la civilisation la quantité comme but suprême 1..... Et tandis que j'essaye de comprendre cette troublante individualité, je songe aussi à vous, ouvriers de mon pays. L'étreinte allemande va vous serrer davantage, puisque la Russie fléchit, mais plus tard, quand nous serons redeveuus libres, ne se servira-t-on donc pas de ce qui s'est passé ici pour essayer de barrer la roule à vos revendications ? Vous souvenez-vous avec quel élan d'indignation, jadis, vos cœurs se soulevaient au récit des atrocités tsaristes, avec quelle sympathie fiévreuse nous suivions les « frères » russes dans leurs prisons et leurs exils? Quand ils partaient pour la Sibérie, notre ferveur leur faisait escorte et bénissait les étapes de leur calvaire. Chaque fois que nous l'avons pu, nous avons crié pour eux, donné pour eux, manifesté pour eux. Il n'y avait que du sang et des larmes dans les histoires russes, il n'y avait qu'oppression et martyre, tout était sinistre, sauf eux, les beaux révolutionnaires ! Un renversement inattendu les a tout à coup mis à la place de leurs maîlres et nous avons vu dans leur triomphe l'aurore des temps nouveaux. Et notre espoir 1. Voir pour plus amples explications, dans mon livre : Figures italiennes d'aujourd'hui, les études sur Corradini et Ferrero. a bondi d'autant plus impétueusement que l'heure était angoissante et que nous avions besoin d'eux. Hélas ! mes pauvres amis, détrompez-vous. Ces gens-ci sont pareils à leurs maîtres. Il n'y a que du sang et des larmes dans les histoires russes, il n'y a qu'oppression et martyre, tout est sinistre, et il n'y a plus personne à admirer. Les beaux mots qui excitaient notre enthousiasme sont maintenant flétris pour avoir trop servi à excuser des crimes. Car la domination d'une classe, au mépris de l'équité et de l'honneur, est de l'impérialisme, même quand cette classe est celle des ouvriers et des paysans. Substituer une injustice nouvelle à une injustice ancienne, c'est toujours souffleter la justice. Réserver à l'un les faveurs que l'autre avait la veille, c'esL toujours l'inégalité. Faire la guerre à ses concitoyens au lieu de la faire à l'étranger, c'est toujours faire la guerre Tout cel impérialisme, c'est la démence propre aux gens de ce pays. Elle est pareille sous la Révolution et sous l'Empire. Les personnes changent, les mots changent, les âmes ne changent pas. . . 13 Février 1919. Devant l'insistance croissante des Allemands, Trotsky vient de quitter Brest-Litowsk après avoir refusé de souscrire au traité de paix proposé par les Empires Centraux. En même temps, il signait un ordre de démobilisation générale. On a généralement trouvé cette attitude assez folle. Moi pas. Elle me paraît au contraire avoir une grande allure et être en même temps assez habile. N'est-ce pas un exemple saisissant de non-résistance au mal que ce pays, subissant une violence injuste et déclarant qu'il ne se défendra pas? En affirmant ainsi que l'état de guerre a cessé, Trotsky consolide son prestige à.l'intérieur ; il enlève à l'Allemagne tout prétexte à continuer à parler d'une guerre défensive contre la Russie, il lui cause la déception profonde du refus d'un traité consacrant sa puissance ; il contribue de la manière la plus efficace à ébranler en Allemagne l'esprit impérialiste. Et cela sans grand risque, car si l'Allemagne se précipite sur ce peuple désarmé, elle n'y peut recueillir que des succès sans prestige, et l'opinion publique allemande approuvera difficilement une expédition qui exigerait un effort important. 25 Février. Trotsky était revenu de Brest-Litowsk avec la volonté de recommencer la guerre. Il n'a rencontré à Pétrograd que peu d'approbation. Les rapports des Commissaires à la marine et à la guerre n'ont laissé aucun espoir. Lénine a cyniquement demandé : A quoi bon? Tout le monde ici sent qu'il faut céder. Pourtant Trotsky ne veut pas. Il multiplie les démarches. Il fait afficher sur les murs de la capitale des proclamations que n'eut pas désavouées Kérensky : la patrie est en danger, il faut refaire l'armée, restaurer la discipline. Trop tard ! L'Allemagne a recommencé son offensive. Elle est à Dvinsk, Minsk et Rev'al ; Pskov et Moghileff sont menacés ; l'armée russe fuit en désordre sans tirer un coup de feu. Qui pourrait empêcher l'ennemi d'arriver à Pétrograd ? Trotsky crie au secours. Peut-êlre espère-t-il que les Alliés se décideront enfin à causer avec lui et à l'aider dans sa résistance à l'Allemagne?. . . Les jours passent. . . Trotsky télégraphie aux Allemands qu'il est prêt à signer les préliminaires de paix. C'est la capitulation. Tout est perdu, même l'honneur. SPORTS D'HIVER EN FINLANDE Mars 1918. Le ski est interdit parce qu'il permet les communications trop faciles avec l'ennemi. Il ne faut pas songer au patinage, car la glace des lacs est irrégulière et peu sûre. Mais on peut se luger sur les pentes de neige. Pourtant, la piste, qui dévale d'une colline parmi les bouleaux argentés et les sapins noirs, n'est guère fréquentée que par les enfants. Les adultes sont à la guerre. Et la guerre est toute proche. On entend crépiter dans les vallées les exercices de tir. A la gare, il y a des canons sur des wagons Dans les rues, de constants défdés de troupes. Des hommes décidés, de belle stature, face pâle et cheveux blonds. Des hommes qui ne rient pas. Ils marchent en ordre parfait, soumis à une discipline qu'on sent sévère. Pas d'uniformes. Us portent les blouses des paysans, les toques fourrées du pays, les habits du labeur quotidien. Mais tous ont, au bonnet ou au fusil, un ruban rouge : ce sont les gardes-rouges de Finlande. Bien différents de ceux de Pétrograd aux visages patibulaires, ils ont à la fois l'air plus honnête et plus féroce. En Russie, malgré la formation en groupe, on devine l'individu ; ici, l'homme disparaît, il n'est qu'une unité dans un ensemble. Il va, fort de sa volonté bandée et de sa conviction têtue, il va résolument à l'ennemi. J'en vois qui reviennent, étendus sur des civières, blessés et souffrants, mais toujours enrubannés de rouge et toujours obstinés. Des infirmières au tablier blanc les accueillent à la station. Si on les interroge, c'est avec des accents de haine farouche qu'ils décrivent les infamies de leurs adversaires. Les Blancs nous tiendraient sans doute un langage analogue. C'est le propre des guerres civiles d'être plus atroces que les guerres internationales. Cette guerre de paysans finlandais, au milieu de laquelle nous a amenés le hasard, est bien le plus déconcertant épisode du grand vertige meurtrier qui emporte le monde. Ce pays, qui normalement était préservé des horreurs et des ruines déchaînées sur l'univers, cette petite nation qui ne devait pas à la Russie le service militaire, qui pouvait rester spectatrice du grand conflit, a voulu avoir sa guerre. La Finlande s'est sauvagement déchirée en deux pour ensanglanter son sol et y instaurer le fléau. C'est à croire que la démence est contagieuse. Un Européen qui passe demeure stupéfait devant une pareille folie. Il est bien difficile pour lui de comprendre quelque chose à ce qu'il voit. La Finlande était, dans les cadres de l'Empire russe, un état à peu près indépendant, ayant son organisation particulière, son parlement, ses lois, ses institutions et ses mœurs. A côté du russe, le finnois, langue inso- lite parmi la famille européenne, et le suédois, avaient droit de cité. L'État était démocratique, à base de suffrage universel, suffrage féminin compris. Tout Finlandais avait de ses libertés et de son originalité un sentiment très vif et très susceptible. Il avait eu à le défendre surtout contre l'Empire russe et, tant ceux qui avaient dans les veines du sang suédois que ceux qui descendaient des ancêtres finnois détestaient depuis leur naissance le Russe oppresseur et fourbe. Ce petit peuple vaillant, acharné à ne pas se laisser russifier, avait cherché par son élite à se rattacher à nos civilisations d'Europe et j'ai vu, à Helsingfors, des maisons dont les bibliothèques étaient garnies de livres français ou anglais et dont les maîtres • étaient accueillants et avertis comme des amis de Paris et de Londres. Les Finlandais avaient leur littérature, leur architecture, leurs arts décoratifs, sinon en réalisations supérieures, tout au moins en promesses et en recherches opiniâtres ; ils avaient des industries prospères, un commerce, une marine, des espoirs grandissants chaque année, bref tous les éléments d'une nation originale, intéressante et d'avenir. Avenir d'autant plus certain que la Finlande n'avait pas été, comme tant d'autres, touchée et ruinée par la guerre d'Europe. On a pu lui reprocher d'avoir, dans la crise, trop oublié ses raisons de reconnaissance vis-à-vis de la France ou de l'Angleterre. Mais, en vérité, si elle s'est montrée germanophile, c'était surtout pour elle une façon de s'affirmer anti-russe. Nous aurions eu toute sa sympathie si nous n'avions pas été les alliés de la nation à laquelle elle doit tous ses malheurs. Il semble bien que ce soit encore à la Russie qu'elle doive la guerre civile. La Révolution russe a reconnu, plus dans les mots que dans les faits, l'indépendance finlandaise, mais elle n'a libéré la Finlande qu'en la contaminant par son exemple. Les Rouges d'Helsingfors ont voulu, eux aussi, faire leur révolution maximaliste, et peu de temps après le coup d'état de Pétrograd, Helsingfors a connu un coup d'état analogue. Le parti socialiste finlandais n'est pas divisé en mille fractions comme en Russie ; il se rattache tout entier à la sociale démocratie, et s'il comprend des modérés et des extrémistes, la scission n'est pas faite. Les extrémistes ont entraîné les autres et tout le parti socialiste s'est trouvé compromis clans l'aventure. Aventure d'autant plus singulière que les socialistes avaient déjà eu, antérieurement, la majorité électorale et que s'ils l'avaient perdue aux dernières élections, ils pouvaient espérer la reconquérir et faire l'économie d'une révolution. Mais, ils furent séduits par les méthodes russes, substituant à la volonté nationale la volonté violente d'une classe. Les ouvriers d'Helsingfors décidèrent donc de s'emparer du pouvoir et y réussirent assez bien, sans pouvoir cependant emprisonner les membres du gouvernement qui purent fuir, se réfugier et se retrouver dans le Nord et y organiser la résistance « blanche ». Au début, les Rouges eurent nettement l'avantage. Ils étaient soutenus par leurs amis de Pétrograd, par les marins et les soldats russes qui n'avaient pas encore évacué la Finlande. Ils eurent ainsi assez rapidement, des hommes, des armes, des munitions. Les Blancs eurent à ccéer une armée, dans ce pays qui jusque là avait ignoré la corvée militaire. Ils eurent un général en chef, le général Mannerheim qui montra des qualités d'énergie et de décision, avec des sentiments antirusses et progermains. Nécessairement, il fallut réclamer l'aide de la Suéde et de l'Allemagne pour équiper les troupes improyisées. Et ainsi, en quelques mois, par un effort prodigieux et stupide de destruction, plus intense et plus fiévreux que tous ceux qu'il avait faits depuis vingt ans pour la production, le peuple finlandais parvint à recruter, à armer, à outiller deux armées rivales, avec cadres d'officiers, artillerie, cavalerie, aviation, services de santé ; on annonce même qu'ils vont avoir leurs gaz asphyxiants ! Les Finlandais se lancèrent au massacre des Finlandais. Que dis-je ? Cette petite nation si robustement constituée, oublia tout sentiment national. 11 n'y eut plus de Finlandais, mais seulement des Blancs et des Rouges, plus férocement, plus implacablement acharnés à se nuire que les belligérants d'Europe. Et ce fut non seulement la guerre des champs de bataille, mais la lutte sournoise dans les villes et les campagnes, avec ses suspicions, ses trahisons, ses surprises et ses vengeances, ses délations et ses assassinats. Le paysan finlandais se révéla sauvage et cruel, autant et plus peut-être que le Russe; reconnaissons pourtant qu'en raison de la probité foncière de la race, la violence n'y fut pas, comme en Russie, prétexte de rapine. Crise navrante pour le spectateur qui passe et qui, au milieu des reproches contradictoires, ne peut définir les responsabilités ; crise étrange qui semble faire croire à une sorte de fatalité de la solidarité humaine, puisque nul n'échappe, même dans les conditions les -plus favorisées, à l'égarement universel. Comment sommes-nous venus échouer ici, au milieu de celte guerre minuscule et redoutable? Voici : Les missions alliées ont quitté brusquement Pétrograd le 28 février. Pourquoi ? J'avoue sincèrement que je n'en sais rien, ou plus exactement que parmi les nombreuses raisons qui pouvaient expliquer ce départ, je ne sais pas quelle est celle qui a prévalu et emporté la décision. Depuis l'arrestation et l'expulsion du ministre de Roumanie, nous avions pensé à quitter Pétrograd. La question avait été examinée dans une réunion des ambassadeurs. Les difficultés chaque jour croissantes du ravitaillement et la totale insécurité des rues étaient, à elles seules, des motifs suffisants d'éloignement. Mais c'était là raisons de convenance personnelle et chacun mettait une sorte de point d'honneur à accepter les privations et les périls de l'heure, sans se plaindre et sans fuir. Toutefois, pareils sacrifices n'avaient de sens que s'ils étaient la rançon d'avantages pour les intérêts dont nous étions chargés. Or, à cet égard, la perpétuation au pouvoir des maximalistes, l'obstination de l'Entente à refuser de traiter avec eux, frappaient de stérilité toute notre activité possible. Par surcroît, les fausses interprétations de notre conduite ainsi que les vexations quotidiennes des Commissaires du Peuple rendaient notre situation pénible et parfois ridicule. Notre présence à Pétrograd devenait parfaitement inutile. Il y avait donc des raisons de partir. 11 n'y en avait pas de rester. Et pourtant, pendant des semaines, irri- tante expectative, l'hésitation persista. L'offensive allemande fut l'occasion, on le prétend, d'une décision. Les Asiatiques : Chine, Japon, Siam, disparurent les premiers. L'Américain, à son tour, emmena son personnel, dans la direction de Vologda. Nous n'avions pas même eu confirmation de ces nouvelles, quand par les soins de l'Ambassade de France, je fus averti que le départ des missions alliées avait lieu le lendemain. Ma consigne étant de m'associer à leurs mouvements, et la Belgique ne pouvant d'ailleurs pas adopter une attitude autre que celle des Grands Alliés, je me préparai à obéir. L'avis, pourtant, m'affligea. Les Allemands me paraissaient loin encore, et leur arrivée à Pétrograd trop problématique pour donner à cet exode le caractère de la nécessité. Les Alliés n'allaicnt-ils pas laisser dans cette fuite le peu de prestige qui leur restait aux yeux des Russes demeurés fidèles ? N'était-ce pas une rupture brutale avec le gouvernement bolchévick et avec la Russie, rupture sans cesse évitée, sans cesse différée ? Nous avions subi, pour ne pas la consommer, tant d'outrages et de risques ; à quoi bon tant de peines pour y arriver, quand même et en ce moment? 11 y avait encore l'amertume d'abandonner tant de besognes commencées avec l'espoir d'un utile résultat, tant de compatriotes qui avaient confiance en moi, les soldats des autos-canons et les ouvriers des usines militaires qu'il fallait rapatrier, nos entreprises industrielles menacées et tous ces civils qui réclamaient de la Légation une aide qu'elle ne pouvait, d'ailleurs, plus leur donner. J'aurais voulu rester le dernier. J'avais aussi espéré, après tant de sombres jours, qu'enfin l'Entente 19 aurait compris que les bolchévicks représentaient la seule force combative en Russie, et faisant taire ses répugnances bourgeoises, aurait aidé Trotsky dans un suprême effort centre les Empires centraux. Et précisément, deux heures avant l'heure fixée, alors que dans la hâte fiévreuse des dernières instructions, je roulais en ma tête ces mélancoliques réflexions, voici un ami, très averti de ce qui se passait à Smolny, qui m'apporte l'écho de mes propres méditations, sur un ton de désespoir passionné. — Ainsi, vous partez? Mais c'est de la folié. C'est la faute dernière. Au moment où les bolchévicks reconnaissent leur erreur, où ils reviennent aux idées et même aux phrases de Kérensky, discipline, force armée, défense nationale, salut de la Révolution, au moment où ils constatent qu'ils ont eu tort de négocier avec l'impérialisme allemand et d'espérer dans la révolution allemande, vous les abandonnez ! — Je proteste et je fais remarquer que les officiers français ont, au contraire, reçu l'ordre de prêter leur concours à tout essai de résistance à l'invasion. — Soit ! Je le sais. Mais qu'est-ce que cette aide infime si les ambassades alliées s'en vont? Elles ne peuvent s'exposer à tomber en mains des Allemands, c'est clair. Mais Smolny non plus. Et les gens de Smolny auraient favorisé et assuré leur départ comme le leur. — Permettez-moi d'en douter. Ce n'est pas à la sollicitude et à la courtoisie qu'ils nous ont habitués. Et puis, pourquoi les Ambassades suivraient-elles un gouvernement qu'elles n'ont pas reconnu ? Ce serait une reconnaissance implicite et l'Entente n'en veut pas. — Ilélas! — Je le regrette avec vous. Mais c'est un fait. Ni vous ni moi n'y pouvons rien. — Ne partez point. Décidez les autres à ne pas partir. Aidez Trotsky. Rien n'est perdu encore. II veut la guerre aux Allemands aussi ardemment que nous. — Sur ce point, il est permis d'être sceptique. Le passé légitime la méfiance. Si Trotsky voulait la guerre, il ne devait pas promettre la paix et casser toute possibilité d'action militaire. Si Trotsky veut la guerre, il doit se rapprocher des Alliés qui seuls peuvent encore l'aider. Et rien chez lui ni chez ses amis n'indique le désir de ce rapprochement. Même s'il est sincère, que peut-il encore? — Ne lui donnez pas tout au moins une excuse nouvelle à la capitulation. Restez. — ' Impossible. Je n'ai pas vos illusions et les aurais-je, que nous sommes dans un de ces instants où les volontés individuelles n'ont plus qu'à s'incliner devant les nécessités de l'action commune. . . — Hélas! Les regrets, les récriminations, le sentiment d'être associé à une attitude déplorable et maladroite, les commentaires aigres et exaspérés, je les retrouve parmi le public, sur le quai de la gare. Les voyageurs s'installent pour la nuit, surveillent le chargement de leurs bagages, ou se promènent en causant entre eux et avec les personnes accourues pour les saluer une dernière fois. Français, Anglais, Serbes, Italiens, Portugais, Grecs, Polonais, Russes, diplomates, généraux, journalistes, curieux, domestiques, cela fait un monde disparate et bruissant d'où monte une rumeur de désapprobation et d'inquiétude. Sur les cent cinquante voyageurs qui vont partir, il n'en est pas dix qui donnent à ce départ leur adhésion intime, qui comprennent pourquoi ils s'en vont et savent où ils vont. Partirons-nous? Cela même n'est pas certain. L'heure fixée est depuis longtemps dépassée et le bruit court que Smolny fait des difficultés. On procède à une nouvelle, minutieuse et interminable visite des passeports. Ceux des Italiens n'ont pas assez de cachets, on les prie de descendre. Enfin, le train silïle et s'ébranle, à la satisfaction générale : nous nous évadons de Russie. . . Joie trop prompte. A la frontière, au milieu de la nuit, nouvel incident, très vif cette fois, entre l'Ambassadeur de France et le Commissaire russe. On s'aperçoit d'une irrégularité dans les visas de sortie ; on suspecte une fraude, on en réfère à Pétrograd.- Et les Français ayant carrément refusé de retourner sur leurs pas, c'est Pétrof lui-même, l'adjoint au Commissaire du Peuple aux Affaires étrangères qui accourt sur une locomotive. Il est insolent, soupçonneux, discourtois ; il fait grand état de l'irrégularité : un cachet rond au lieu d'un cachet carré, et finit, non sans maugréer, par sortir au bout d'une chaîne, les sceaux de l'État et régulariser les documents. Quand, le lendemain, nous arrivons en Finlande, nous trouvons dans les gares la garde-rouge assemblée qui nous présente les armes. Le contraste avec les procédés bolchévicks est saisissant et réconfortant. Nous apprenons, en outre, que l'intervention japonaise est annoncée par les journaux français. La nouvelle apaise beaucoup de mécontents, car, après l'expérience Diamandi, il est probable que l'offensive japonaise aurait eu pour conséquence l'arrestation immédiate, en guise d'otages, des diplomates alliés. Ce n'est pas seulement aux Allemands que notre départ nous fait échapper ; c'est aussi aux maîtres actuels de cette Russie qui fut, autrefois, notre Alliée. Nous passons quelques jours, à Helsingfors, sans impatience, car il faut naturellement parlementer soit avec les autorités locales, soit, par Stockholm, avec lé général Mannerheim pour obtenir l'autorisation de passer les lignes de combat. Les Italiens nous rejoignent le second jour; puis arrivent les Roumains. Les hôtels d'Helsingfors sont déjà encombrés par des fuyards de Pétrograd et des rapatriés empêchés de continuer leur route. Le petit groupe belge s'installe à la gare dans une voiture de la Compagnie des Wagons-Lits. On y est un peu à l'étroit, la voilure n'a pas le confort habituel, le service laisse à désirer, mais cet arrangement, tout provisoire d'ailleurs', vaut encore mieux que d'errer à l'aventure dans des rues où l'on est canardé après neuf heures du soir, ou d'échouer dans les auberges suspectes du port. Rien que la vie y soit follement chère, on goûte un certain plaisir à se trouver à Helsingfors. La cité est agréable à voir, et sympathique surtout par contraste avec cette Russie dont nous sortons. La propreté des rues et des maisons, le caractère des architectures, pas belles pourtant, lourdes, massives, obstinées, marquées d'influences germaniques, le type des habitants, les étalages des boutiques, tout indique que nous ne t. Elle devait durer jusque Vladivostock, 103 jours ! sommes plus en Russie. Et lorsqu'on s'en va faire la promenade des hauteurs, le spectacle, là-haut, est magnifique. La ville, avec ses deux ports el les îles dans l'étendue blanche, car la rade esL gelée, a très grand air. Jamais peut-être celte mer figée n'a été aussi peuplée de mâts et de cheminées. Tous les navires de guerre échappés de Reval sont là, masses grises qui fument, et les bâtiments de commerce aux mâts élancés, et les yachts de l'Empereur dont un est devenu le siège d'un club de matelots anarchistes. La vie d'un grand port est toujours un admirable décor d'humanité ardente el aventureuse ; celui d'Helsing-fors, dans son cadre de neige, donne à un haut degré cette impression d'énergie et d'espace. Mais si la ville est avenante, l'atmosphère en est inquiète et fiévreuse. L'autorité, née de l'émeute, ne s'y maintient que par la terreur, Tout ce qui est suspect de sympathie pour le gouvernement bourgeois est en danger. On raconte des histoires effrayantes d'assassinats systématiques, dans les environs, dont les victimes sont non seulement des gens aisés, mais des intellectuels. Le pasteur, le médecin, le pharmacien, l'instituteur ont été, dans cerlains villages, exécutés. On retrouve là les conséqnences d'articles de Lénine dans la Pravda, signalant tout homme instruit comme un complice de la bourgeoisie et un exploiteur nécessaire. Les rouges s'appuient sur des milices improvisées dont on peut tout redouter en fait de violences et d'arbitraire. Le soir, les fusillades crépitent dans les rues. Pourquoi ? Contre qui? Il est imprudent d'y aller voir. Les anarchistes ne reconnaissent pas les commissaires rouges. Leur audace dans la révolte crée une menace nouvelle. Les soldats russes, encore nom- breux et toujours pillards,Tes matelots brutaux,en sont d'autres. Et, pour mettre le comble au malaise engendré par tous ces éléments troubles, les Allemands sont proches ; en quelques heures, ils pourraient être ici. Viendront-ils? Résisteront-ils à la tentation de s'emparer de ce qui reste de la flotte russe, de ces lourds cuirassés qui fument dans le port? Aussi tout le monde pense à fuir. Mais nul ne sait où aller. Les chemins de la mer sont fermés. Ceux de la terre ne mènent qu'à Pétrograd ou aux lignes de combattants. Helsingfors est comme une prison où les pires calamités sont imminentes. Quelques-uns de ses habitants sollicitent la faveur de se joindre au train des diplomates qui va essayer de gagner la Suède, par le Nord. Et munis de toutes les recommandations des autorités civiles rougès pour les autorités militaires, nous partons pour Tammerfors. Il paraît qu'au delà de cette ville, nous avons chance de passer les lignes. Les Commissaires nous ont prodigué les protestations de courtoisie, tout en déclarant que l'État-Major seul pouvait décider des conditions de notre passage ; le général Mannerheim nous a fait savoir, d'autre part, qu'il était disposé à nous permettre de le rejoindre. Jusqu'à quel point ces déclarations sont-elles sincères ? Il est difficile de le savoir ; on a l'impression que les gens avec lesquels nous sommes en rapport n'ont que de vagues notions sur la géographie de l'Europe et qu'ils désirent surtout se débarrasser de nous. Et notre train part, accru de tous ceux qui s'accrochent à nous, de nationaux qui nous supplient de ne pas les abandonner. Il y a ainsi une colonie française, une colonie belge, des Russes, des Polonais, des gens de toutes sortes auxquels il serait inhumain de refuser assistance, mais qui nous sont inconnus et dont on ne peut pas répondre. L'expédition se place sous le commandement de M. Noulens, l'ambassadeur de France. A Tammerfors, nous sommes tout près du front. C'est là que je vois ces images de guerre dont je note quelques traits au début de ce chapitre. Et les jours passent, en discussions qui s'aigrissent. L'erreur de notre entreprise fut d'avoir pensé que devant la majesté des ambassades, cette petite guerre de paysans s'inclinerait avec empressement. Dès les premiers contacts, ces illusions s'envolent. Les ruraux en présence desquels nous sommes, ont sans doute une notion confuse de ce qu'ils doivent aux grandes nations d'Europe, mais ils ont une notion autrement précise et pressante de la guerre où ils risquent leur existence. Ils désirent ne pas nous déplaire, c'est certain ; mais ils sont bien décidés à ne rien faire dont les Blancs pourraient profiter contre eux. Comment les Anglais parviennent-ils à obtenir, pour eux seuls, une permission qu'on nous marchande? Mystère. Ils ne sont pas nombreux, il est vrai, et ne traînent pas après eux une colonie murmurante. Réservés, discrets, gardant pour eux leurs renseignements, ils nous annoncent qu'ils parlent le lendemain, en éclaireurs, disent-ils. Ils emmèneronl avec eux trois parlementaires qui établiront notre liaison avec les Blancs. Et, lorsque ce lendemain, nos parlementaires reviennent bredouilles, ayant été seulement jusqu'à la station de Lily, puis sommés par les Rouges de remonter aussitôt dans le train, tandis que les Anglais, prestement déposés avec leurs bagages dans un petit bois, s'avançaient vers les lignes blanches, il y a chez nous une violente mauvaise humeur. Et nous invoquons vainement auprès de l'État-Major rouge le précédent anglais, leur général, Wesley, un ancien ouvrier qui a vécu en Amérique et avec qui on peut parler anglais, nous réplique que précisément l'expérience a été pour eux cruelle, les Blancs ayant profilé de la suspension des opérations à Lily pour les attaquer sur un autre point. Ils ne peuvent consentir qu'à un armistice sur tout le front. Et pendant que s'éternisent les discussions, particulièrement ardues quand nous avons affaire à des Finlandais ne comprenant que leur langue, notre situation devient difficile. Séduits par le charme de la petite ville et de ses environs pittoresques — oh ! les beaux paysages de neige avec les sapins noirs, l'air allègre et salubre de l'hiver, et la splendeur des couchants pourprés —, les voyageurs du train, en touristes oisifs et curieux, se sont octroyés des promenades, se sont arrêtés devant les défilés de troupes, ont pris des croquis et des photographies. Tout cela est bien innocent, assurément, mais c'est oublier que les gens d'ici sont en guerre, et connaissent, comme nous l'avons tous connu, l'anxiété de l'espionnage et de la trahison. De plus, l'arrivée de deux cents personnes dans une ville affamée, se répercute douloureusement sur le marché alimentaire et y rend aussitôt la vie plus chère et plus difficile. Il n'en fallait pas davantage pour que nous fussions rapidement indésirables. Un soir, dans la partie du wagon-restaurant réservée aux conférences et que nous avions baptisée le Soviet des Diplomates et Commissaires, les délégués de la garde rouge vinrent nous signifier, avec politesse, mais fermeté, qu'il fallait, déguerpir. Sur notre refus énergique, on finit par nous accorder trois jours, en échange de la promesse de nous conformer à diverses restrictions, limitation des promenades en ville, réglementation des heures de sortie de la gare, interdiction de photographier, etc. Vingt-quatre heures ne s'étaient point passées que de nouveaux délégués vinrent insister pour notre départ immédiat. Ils étaient visiblement gênés de leur manque de parole, mais on les sentait contraints par les exigences de leurs concitoyens. Ils pressentaient que Tammerfors allait se trouver attaqué parles Blancs et deviendrait le centre d'une bataille; c'était le souci de notre sécurité qui les obligeait à déroger aux lois de l'hospitalité. Et pour nous décider, ils apportaient une étrange histoire : un Français du train surpris en relations avec un espion allemand ! Devant le Soviet, l'inculpé comparut. C'était un jeune Balkanique qui affolé, répondait à M. Noulens : « Excousez-moi, Mossiou l'Ambassador, ze souis d'un tempérament volcanique ! » Il n'avait pu résister aux charmes d'une infirmière de la Croix-Rouge, rencontrée à la gare, et avec laquelle il était allé gaillardement au cinéma, au restaurant, à l'hôtel. Il lui avait laissé sa photographie avec une dédicace enflammée. Far guigne, la prétendue infirmière était en réalité un Allemand déguisé qui avoua faire de l'espionnage. L'aventure perdait de sa gravité, mais devenait irrésistiblement comique et les commentaires égrillards fusèrent sur la candeur du jeune conquérant. . . Avec cette population énervée, d'autres incidents étaient à prévoir el il pouvait s'en trouver de moins drôles. Aussi, après réflexion, nous finîmes par accepter la proposition de rétrograder jusquà Toyola. Adieu donc, Tammerfors I Adieu, petite ville charmante de maisons propres et d'usines claires ! On ne connaît pas dans ce centre industriel important, qu'on aime àappeler le Manchester finlandais, la poussière et la fumée. L'électricité docile, silencieuse et nette est la seule force qui meut les machines. Elle est fournie par une énorme chute d'eau qui fait communiquer deux grands lacs de niveaux différents. Et ces lacs gelés, tout blancs entre les sapins, les collines légères, font à la petite ville un cadre admirable. Adieu, église Saint-Jean, si lumineuse et si originale, révélant tout ce que l'art moderne de Finlande a de sève et de saveur ! Adieu, champs de neige sous le soleil, avec l'air pur entrant en nous comme une ivresse ! Nous arrivons à Toyola un dimanche matin. L'endroit est aimable. Le village — car il serait fort exagéré d'appeler cette bourgade une ville — se compose de coquettes maisons de bois, isolées dans des jardins et disséminées sur une assez grande étendue dans un paysage de neige et de sapins analogue à ceux qui nous charmèrent à Tammerfors. Notre train est garé à quelque distance de la station et nous en descendons aussitôt pour explorer notre séjour nouveau. Un temple jaune, banal, élève son clocher pointu sur une éminence. Quelques traîneaux, sur la place, attendent les fidèles qu ils ont amenés des environs. Tout est avenant, propret, paisible. Les habitants sont accueillants et s'empressent de louer des chambres à ceux qui cherchent à échapper à l'incon- fort des wagons. On s'installe ainsi, car, après les déconvenues des jours passés, qui pourrait dire quand sonnera l'heure du départ? El comme s'ils voulaient se faire pardonner leurs procédés à Tammerfcfrs, les gardes rouges sonl pleins d'égards et de prévenances pour nous. Ils veillent à notre ravitaillement; nous avons du lait frais, des œufs du jour, délice depuis longtemps inconnu, et la France nous distribue le biscuit de troupe dont la farine blanche est un régal après tant de pains noirs et gluants. On nous facilite les relations télégraphiques et téléphoniques, nous avons quotidiennement des nouvelles de Pétrograd, d'Helsingfors, de Tammerfors et d'Abo. Nous apprenons ainsi les derniers événements du jour : le départ du gouvernement maximaliste pour Moscou, le Congrès panrusse des Soviets, son adhésion après un discours de Lénine, à la paix ignominieuse imposée par l'Allemagne, la suspension de l'avancée allemande vers Pétrograd, mais l'invasion poussée à la faveur de la trahison ukrainienne jusqu'à Kiev, Odessa, Khar-kof, la proclamation de la Commune à Pétrograd, avec Trotsky comme chef, poursuivant, malgré l'effondrement général, ses déclamations contre les impéria-lismes. Nous n'avons naturellement pas de précisions sur tout cela, mais ce que nous en savons est suffisant pour en comprendre toute l'affreuse tristesse. Cette humiliante et invraisemblable liquéfaction d'un grand peuple a quelque chose de douloureux, et bien que le châtiment ne soit point disproportionné à ses fautes, la rigueur en fait mal. D'autant plus que les écrasés étaient, hier encore, nos alliés, faisaient partie de nos forces et de nos espoirs. Comment nos amis d'Furope pourront-ils supporter cette désillusion plus amère que toutes celles que nous avons eu à enregistrer? L'incontestable avantage des Empires Centraux a-t-il ébranlé leur confiance dans la victoire? Les jours succèdent aux jours, dans ce décor blanc, et nous ne savons rien de l'Europe et du monde. Cette angoisse est une souffrance morale. L'incertitude de notre sort en est une autre. Passerons-nous enfin ? Chaque matin voit s'élaborer un plan nouveau ; chaque soir le l'ait évanouir. Nous faisons de pressantes et vaines démarches à Helsingfors et à Tammerfors ; nous en rapportons invariablement des promesses hésitantes, mais jamais suivies d'un effet utile; nous demandons à envoyer des parlementaires chez les Blancs ; on nous l'accorde, puis on nous le refuse, sous prétexte des nécessités militaires. Les chefs rouges deviennent soucieux; les Blancs semblent avoir le dessus ; on se bat aux environs de Tammerfors. Quelques-uns de nos compatriotes, aventureux, se réfugient dans la ville menacée ; quand elle sera prise, ils se trouveront chez les Blancs et auront résolu le problème. D'autres, qui s'impatientent et dont les ressources s'épuisent, essayent le passage par Abo. Nous n'y envoyons qile les femmes et les vieillards, car les Allemands contrôlent, sur le chemin, les îlesAaland. Les heures passent, mais il en est de vides. On les remplit par des conversations et des promenades. J'ai de longs entretiens avec le marquis délia Torretta, où nous parlons de l'Italie ; les ministres de Serbie et de Portugal, esprits distingués et individualités bien différentes, m'apprennent bien des choses intéressantes. Mais c'est surtout entre Belges et Français qu'on fraternise. Les jeunes gens font des chansons sur notre aventure et tracent le plan d'une revue qu'on donnera le jour de Pâques, eu l'honneur de M. Noulens, dans le Soviet des Diplomates el Commissaires. D'autres fois, le soleil nous invile à l'excursion. Le paysage est peu varié, mais il a toujours sa beaulé rude d'eau-forte. La neige s'amollit, l'herbe pousse, les voiles blancs des lacs se dissolvent, on sent dans l'air léger, presque tiède, et délicieusement pur, s'avancer le printemps. Tout devient familier : les maisons basses, jaunes ou rouges, avec leurs fenêtres encadrées de blanc, les petits chevaux à tête massive, les arbres en squelettes noirs, les paysans au bonnet fourré, les traîneaux qu'on pousse sur la neige qui fond, les grandes fermes silencieuses, les rues du village et l'étendue blanche de la campagne ondulée. Dans les chambres louées, on a pris déjà des habitudes. On s'otfre le thé vers cinq heures et parfois un piano permet d'entendre du César Franck ou du de Bussy. Comme nous sommes loin de la guerre et du monde. . . Au moment où nous nous accoutumions à cette vacance forcée, il faut partir. Pour passer les lignes? Non pas. Les gardes rouges nous apprennent la prise de Tammerfors par les Blancs ; Toyola est menacé à son tour. Il n'est plus question d'armistice. Nécessités militaires? Peut-être bien. Peut-être aussi nécessités alimentaires, car les œufs frais, le lait, le bon miel des premiers jours devenaient introuvables. Nous protestons. On promet : Sachez ce que vaut la parole finlandaise ! Nous le savons, reprend le marquis de La Tor-retta, en dépliant l'engagement, signé, de nous laisser à Toyola. Un instant décontenancé, l'homme répond : nécessités militaires. Il faut bien s'incliner. On nous laisse le choix : Pétrograd ou Helsingfors. Nous choisissons. . . Kouvola. * ♦ Pourquoi Kouvola ? Parce qu'il résulte de divers renseignements, que de ce point, le passage du front serait possible. Le général Wesley, dans un dernier effort d'obligeance, a promis de nous aider. Trois Belges ont essayé, sans succès, il est vrai ; et l'un d'eux a même été blessé dans l'entreprise, mais ils nous laissent croire que mieux préparée, elle pourrait réussir. Arrêt à Lakti, où nous devons attendre les instructions du général. Rien. Lakti est une petite ville peu sympathique, qui n'a de remarquable que les monuments en style assyrio-boche, massifs et laids. M. Noulens s'impatiente. Nous demandons tous deux, par télégramme, l'avis de nos gouvernements. Les réponses ne concordent pas ; on lui conseille de rentrer en Russie ; on m'engage moi" à rester en Finlande et à essayer de gagner la Suède. Soit! Il faut se séparer. Ce n'est pas sans tristesse. Ces quelques semaines avaient suffi pour tisser des liens d'estime et de camaraderie. L'ambassadeur de France emmène avec lui les Italiens et les Serbes ; je reste avec les Portugais, les Grecs et les Roumains et aussitôt arrivé à Kouvola, je reprends les pourparlers avec les autorités civiles et militaires. Les débuts sont heureux. Les Rouges sont accueillants. Notre train ne comprend plus, d'ailleurs, qu'une soixantaine de voyageurs, ce qui va faciliter les opérations de passage. Nous aboutissons assez rapidement à la conclusion d'une convention en vertu de laquelle les Rouges permettent à deux parlementaires choisis par nous de passer chez les Blancs afin de préparer un armistice. On leur fournit un cheval, un traîneau, un guide et ils parlent, un soir. Kouvola est un grand village, aux maisons éparses, bâties dans la forêt. Les habitants en sont prévenants. Nous retrouvons là une partie fies agréments de Tayola et les promenades dans les grands arbres, bouleaux ou sapins, dans la neige, ne sont pas sans charmes. Mais l'endroit est moins champêtre et moins paisible que Tayola. La guerre y est plus évidente. Des troupes passent dans les rues et emplissent la gare. Une fanfare joue la Marseillaise et Y Internationale. Je remarque dans Kouvola une grande librairie. C'est un trait caractéristique de ces bourgades finlandaises, révélant combien ce peuple est instruit. Même dans les petites villes d'Europe d'analogue importance, on ne trouverait point pareils établissements. Les petites maisons sont claires, propres et coquettes. Leur mobilier prouve une certaine aisance et du goût. Comment ce peuple, si supérieur aux Russes, a-t-il pu s'éprendre de leur folie? * \ Les hommes passent, en rangs serrés. 11 en est qui ont dépassé la cinquantaine; il en est de tout jeunes, des jouvenceaux de quinze ans. Ils ont des rubans rouges aux fusils, aux casquettes. Ils ont des officiers. Ils apprennent la discipline, l'obéissance, l'ardeur à tuer, tout un militarisme qui leur était odieux. Pourquoi ? Nous avons des nouvelles de nos parlementaires. Les Blancs acceptent l'armistice ; les conditions en sont minutieusement précisées. Dans une fièvre joyeuse, on fait les derniers préparatifs de départ. On étiquette les bagages, on prend des mesures pour leur transport que nous devons assurer nous-mêmes. Nous avons fait confectionner un grand drapeau belge et un grand drapeau blanc. Un train nous mène jusqu'à la petite station d'Hiérosalmi ; au delà, nous avons à parcourir six cents mètres pour atteindre les avant-postes blancs. Au moment où se réalise notre rêve, on nous interdit de descendre de voiture. Ordre venu d'Helsingfors. Je m'indigne, j'obtiensde pouvoir téléphonerau citoyen Sirola, commissaire du peuple aux Affaires étrangères, à Helsingfors. Il m'exprime ses regrets et m'objecte les nécessités militaires. Impossible d'en savoir davantage. On nous ramène à Kouvola. Là, changement total. La gare est occupée militairement. Ceux d'entre nous qui veulent descendre du train sont brutalisés et obligés de réintégrer leurs compartiments. La population si accueillante la veille est devenue hostile. Tout notre train est gardé parla troupe A chaque portière, un garde rouge, revolver" au poing. Le commissaire de la gare qui, le jour précédent, mettait tant d'empressement à accepter nos pourboires, est ivre et insolent. Il n'y a plus à parlementer. Le train part sans qu'on nous ait consultés sur notre destination, et pour comble d'ironie, la fanfare joue la Marseillaise, comme si Kouvola venait de remporter une victoire. Moments anxieux. Nous sommes prisonniers. 11 nous est même interdit de circuler dans le train. Mais prisonniers de qui? Pourquoi? Où allons-nous? Dans ces pays désorbités, tout est possible. Le train s'arrête à Viborg. La situation devient tout à fait inquiétante. Est-ce le souvenir des tragédies dont cette ville fut le théâtre récent? Mais cette foule, dans celle gare, est terriblement redoutable. Elle est fiévreuse et agitée; elle nous menace et nous insulte, et nous ne pouvons lui donner d'explication. Elle doit nécessairement penser que nous sommes des prisonniers blancs. Va-t-elle nous massacrer? Non. Le train repart. Nous rentrons en Russie. A Bielostrov, la gare frontière, un commissaire russe vient nous présenter des excuses, avec une courtoisie inaccoutumée. Nous sommes libres. Si Pétrograd a télégraphié à Helsingfors à notre sujet, c'était par sollicitude, pour nous empêcher d'être pris par les Allemands qui viennent de débarquer en Finlande. On nous a conseillé de ne pas rester en Finlande. Comment ce conseil amical a-t-il pu se transformer en expulsion brutale? En tous cas, nous sommes libres, libres d'aller à Pétrograd, si ça nous plaît, ou à Moscou, près du gouvernement qui nous recevra volontiers, ou à Vologda où sont les ambassadeurs de France et d'Amérique. Tant de bienveillance est vraiment déconcertante. Nous l'acceptons, sans en scruter les motifs qui nous échappent. Et nous rentrons à Pétrograd. La ville est morne et presque déserte. Le dégel qui commence souille les beautés de l'hiver. Tout est plus sale et plus misérable encore que lorsque nous y sommes arrivés à l'automne dernier. Mais alors l'espoir était permis. Tandis qu'à présent, il n'y a plus qu'une ville qui se meurt, el où l'on meurt, faute de nourriture, dans une détresse affreuse. Les neiges sont fondues et des ruisseaux de boue coulent vers les égouts. TABLE DES MATIÈRES Avant-propos. — A Stockholm en passant....................5 Octobre 1917....................................................7 Première partie. — Le Crépuscule de Kérensky--------25. I. La boue de Pétrograd............................27 II. Premiers contacts....................................33 III. En écoutant un violoniste roumain... 39 IV. Sans boussole clans la tempête..............45 V. Partons-nous pour Moscou....................52 VI. Le Préparlement......................................56 VII. Chez Kérensky..........................................65 VIII. Le Diplomate des Soviets......................70 Deuxième partie. — Le coup d'État bolchévik............77 I. La menace..................................................79 II. Le coup de force......................................86 III. Un Tavarisch esthète..............................96 IV. Une nuit de garde....................................104 V. Chez Trotzky..............................................H1 VI. Les Belges......................... VII. Au Comité du Salut public....................125 VIII. Visite à G. Plekhanoff............................129 Troisième partie. — La ville el les âmes......................133 I. Le charme de la neige et de la ville en rose..................................................IOJ II. La maison Olive......................................138 III. Psychologie populaire............................I55 Quatrième partie. — La. dictature du prolétariat.. . 177 I. La Terreur................................................179 II. La déclaration de paix............................184 III. La terre aux paysans..............................193 IV. La Russie multiple et divisible............200 V. Le contrôle ouvrier..................................208 VI. La douloureuse naissance de la Constituante....................-........214 VIL Décrets sur décrets..................................224 VIII. La grande pitié des peuples de Russie..........................................................229 IX. La semaine de la vertu.. ..................235 X. Les ambassadeurs à Smolny................240 XI. La Constituante étouffée dans son berceau..................................................250 XII. Les soirées de Pétrograd......................260 XIII. La question des étrangers......................267 XIV. Les pourparlers de paix..........................273 XV. Sports d'hiver en Finlande....................283 protat frkhbs, ! m l'h im bu iis maçon, ÎE ,er les imbre roz et rleroi. JRG l'auteur : dans la LIBRAIRIE NATIONALE D'ART ET D'HISTOIRE G. VAN OEST et Cie, Éditeurs 4, PLACE DU MUSÉE, BRUXELLES bureau a paris : 63, boulevard haussmann Ouvrages du même auteur : LES VILLES WALLONNES par Jules DESTRÉE Ce volume a été l'occasion pour Jules Destrée de chanter les cités et les paysages de la Wallonie : Meuse liégeoise et Sambre hennuyère, les Fagnes et l'ISntre-Sambre-et-Meuse, Condroz el Ardenne, Liège, Verviers et Spa, Mons, Tournai et Charleroi. Le volume est illustré de 32 planches hors texte. Prix : 2 fr. 50. LA BELGIQUE et le GRAND-DUCHÉ DE LUXEMBOURG par Jules DESTRÉE Étude publiée pendant la guerre et dans laquelle l'auteur expose avec conviction et précision le point de vue belge dans la question du Grand-Duché de Luxembourg. Prix : 0 fr. 75. LIBRAIRIE NATIONALE D'ART ET D'HISTOIRE G. VAN OEST et Cie, Éditeurs 4, PLACE DU MUSÉE, BRUXELLES bureau a paris î 63, boulevard haussmann Ouvrages du même auteur : En Italie avant la guerre (1914-1915) pau Jules DESTRÉE Membre de la Chambre des Représentants de Belgique. Préface de Maurice MAETERLINCK Ce livre nous montre l'évolution politique, diplomatique et nationale de l'Italie, depuis son détachement des Empires du Centre jusqu'à son entrée en action à coté des Alliés. L'ouvrage, qui forme un volume in-16 de près de 200 pages, est préface par le célèbre écrivain Maurice Maeterlinck. Prix : 3 fr. 50. EN ITALIE PENDANT LA GUERRE De la déclaraUon de guerre à l'Autriche (mai 1915) A la déclaration de guerre à l'Allemagne (août 1916). par Jules DESTRÉE Membre de la Chambre des Représentants. Ce sont ces quinze mois d'histoire actuelle que l'auteur nous raconte en témoin oculaire, nous menant de Rome à Florence et à Venise, du front des Aipes — auquel il consacre plusieurs chapitres — dans l'Italie méridionale, nous montrant partout une Italie de plus en plus unie et de plus en plus décidée à affranchir du joug autrichien les terres irredente, mais aussi à s'afTranchir, à l'intérieur, de la domination économique allemande. Un volume in-16 de 252 pages. _Prix : 4 fr. 50. Figures Italiennes d'aujourd'hui par Jules DESTRÉE Membre de la Chambre des Représentants. S. Sonnino. — G. Giolitti. — L. Luzatti. — S. Bar-zilai. — C. Battisti. — L. Bissolati. — G. Salvb-mini. -G. d'annunzio. — E. CoRRADINI. - G. FeRRERO. Ce livre nous fait connaître les esprits supérieurs de l'Italie actuelle, dont pour la plupart l'action a été si efficace avant l'intervention italienne et si vivifiante depuis l'entrée en guerre de l'Italie. L'auteur nous donne en même temps des aperçus très clairs sur les courants spirituels et politiques qui se manifestent actuellement en Italie ; il nous fait comprendre le rôle des divers partis, des classes diverses. Un fort volume in-16. Prix : 4 fr. 50.