LÉOPOLD COUROUBLE EN PLEIN SOLEIL Les Maisons du Juge — Le Voyage à Bankana LA RENAISSANCE DU LIVRE HlA ^U AUU EN PLEIN SOLEIL DU MÊME AUTEUR : A LA RENAISSANCE DU LIVRE : LA FAMILLE KAEKEBROECK, avec préface d'Eugène Demolder. PAULINE PLATBROOD — LES NOCES D'OR, avec préface de Georges Eekhoud. LES CADETS DE BRABANT. LE MARIAGE D'HERMANCE. MADAME KAEKEBROECK A PARIS. LE ROMAN D'HIPPOLYTE. LE PETIT POELS. LES DEUX CROISIÈRES. PROSPER CLAES (tome I et tome II) AUTRES OUVRAGES : NOTRE LANGUE, édition nouvelle et augmentée. CONTES ET SOUVENIRS. MES PANDECTES, avec préface d'Edmond Picard. ATLANTIQUE IDYLLE. LA LIGNE DES HESPÊRIDES. EN PLEIN SOLEIL, impressions d'Afrique. PROFILS BLANCS ET FRIMOUSSES NOIRES, impressions congolaises. — Nouvelle édition avec 9 gravures. IMAGES D'OUTRE-MER. LA MAISON ESPAGNOLE, avec 3 gravures. CONTES ET RÉCITS D'UN BRUXELLOIS. EN PRÉPARATION : NOUVELLES IMAGES D'OUTRE-MER. L'AUTRE SECRET DE LA VIEILLE DEMOISELLE, roman provençal. A TRAVERS LA CAMARGUE. A BORD DU « VAN ARTEVELDE Copyright by La Renaissance du Livre, 1930. Tous droits de traduction,. de reproduction et adaptation réservés pour tous pays. LÉOPOLD COUROUBLE EN PLEIN SOLEIL Les Maisons du Juge — Le Voyage à Bankana ig3o LA RENAISSANCE DU LIVRE 13, Place du Petit-Sablon, 12 BRUXELLES IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON, HORS COMMERCE, MARQUÉS H. C. ET DOUZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER ANTIQUE DE LUXE, NUMÉROTÉS DE I A 12. IMPRIMÉ EN BELGIQUE. Les Maisons du Juge. A l'héroique Déporté, A mon cher Fernand WALEFFE. Léopoldville. C'est à la fin janvier, vers six heures du soir, que j'arrivai à Léopoldville par le chemin de fer. Le ciel était brouillé, soucieux ; un jour livide enveloppait le beach au milieu duquel une immense baleinière en montage arrondissait ses côtes de tôle encore incomplètes, tel un fossile monstrueux récemment extrait d'une couche primaire. Le crépuscule commençait ; la nuit allait tomber « comme un évanouissement ». C'est pourquoi, je ne m'attardai pas à analyser l'impression que ce paysage nouveau produisait sur mon âme toujours inquiète et un peu dispersée. D'ailleurs, deux gentlemen venaient de s'approcher, qui me souhaitaient la bienvenue. C'étaient MM. Heggen et Pirard, le juge et le substitut du Procureur d'Etat. Ils donnèrent des ordres pour que mes bagages fussent transportés sans délai dans la maison des magistrats ; puis, m'ayant présenté quelques fonctionnaires et officiers de la Force publique, ils m'invitèrent à faire l'ascension du plateau. L'avenue était montueuse, profondément ravinée par les déluges de la dernière tornade. Il fallait à tout moment enjamber de véritables tranchées, exercice qui n'avait rien de rafraîchissant dans l'atmosphère humide et brûlante de cette fin de jour, mais que j'accomplissais néanmoins avec assez d'entrain après douze heures d'immobilité trépidante dans un wagon surchauffé. Quelques maisons de brique, espacées par des maàsifs de bambous et de manguiers, jalonnaient le chemin ; elles m'éton-nèrent agréablement par leur architecture simple et leur aspect confortable. Les deux magistrats, empressés et verbeux, orientaient mes premiers regards ; ils nommaient les bâtiments communaux, me donnaient force explications. Nous nous arrêtâmes un instant sur un large palier au centre duquel un arbre, peu élevé mais trapu, déployait l'immense parasol de son épais feuillage. C'était une sorte de ficus dont les fruits pourrissants, éparpillés sur le sol, dégageaient une senteur écœurante. Encore aujourd'hui, il suffit qu'on prononce le nom de Léopoldville pour que, tout de suite, ce relent tiède et sucré me monte au cerveau et inquiète mon estomac d'une légère nausée. Au mépris de Linnée, j'appelai cet arbre le Mancenilier et il se peut bien que le nom lui soit resté. A mesure que nous gravissions la côte, les maisons se faisaient plus nombreuses ; j'admirai les solides constructions de l'Intendance, de l'Entrepôt et du Commissariat ; puis nous arrivâmes enfin à la Grand'Place de Léopoldville qui étalait son square à notre gauche, juste en face d'un grand chalet suisse dont les fenêtres flamboyaient en ce moment de mille feux :1e mess des fonctionnaires supérieurs. Comme le jour était tout à fait tombé, je ne pus guère me rendre compte de l'aspect des lieux. Il paraît que nous étions arrivés ; déjà, mes collègues hélaient leurs boys d'une voix de stentor. Aussitôt, deux jeunes nègres, porteurs de flambeaux, s'élancèrent d'une maison de bois posée sur pilotis et autour de laquelle courait une étroite véranda. Lestes, gracieux dans leur pagne voltigeant, ils vinrent au devant de nous ; puis soudain, opérant une volte-face, ils nous précédèrent afin de nous éclairer. Nous montâmes les degrés d'un escalier branlant et pénétrâmes dans une petite case meublée de deux chaises, d'une table encombrée de papiers et de registres. Chemin faisant, mes collègues ne m'avaient point dissimulé que la Maison des Juges n'était guère somptueuse ; quoique j'eusse largement interprété leurs réticences, je ne me fusse jamais attendu au spectacle d'une chambre aussi misérable. A la lueur des flambeaux, il me suffit d'un coup d'œil pour voir que ce taudis fourmillait de bêtes. Cancrelats géants, araignées colosses, moustiques fabuleux, vivaient là en parfaite harmonie, à l'abri des brosses et des plumeaux meurtriers. Au milieu de ces monstres, je me sentais tout à coup devenir petit comme un indigène de Lilliput ; ma taille n'était pas à leur échelle ; ils exagéraient ! C'est alors que M. Heggen, le distingué magistrat que je venais remplacer à Léo, me dit avec son grand flegme de Suédois : — Juge, c'est ici que vous logerez provisoirement cette nuit. On reculera la table contre le mur et mon boy vous dressera une couchette au milieu de la pièce. M. le substitut Pirard, ne voulant pas être en reste d'obligeance, ajouta avec empressement : — Il est entendu, cher Monsièur, que je mets un lit de camp à votre disposition... Je me confondis en remerciements. En ce moment, une première sonnerie de clairon retentit qui avertissait les fonctionnaires de s'habiller pour le repas. Vite, je réclamai mes malles afin d'en extraire du linge frais et un costume fashio-nable, car le Gouverneur général, retour de Stanley-Falls, se trouvait précisément à Léopold-ville et devait rehausser le banquet de sa présence. Mais, contretemps déplorable, mon bagage n'était pas arrivé ! Des ordres mal formulés ou mal compris, je ne sais quoi, avaient dirigé mes malles vers un chimbèque inconnu ; les boys partis à leur recherche n'étaient pas encore de retour. D'ailleurs, il était déjà trop tard. Or, je ne portais sur moi qu'un habit de toile bleue, fortement défraîchi et tout au plus digne d'un plombier-zingueur ; il ne me manquait que la casquette et le sac d'outils en tapisserie. Décemment, je ne pouvais paraître en ce costume à la table du Boula Matari. Encore une fois, mes collègues faisant assaut d'amabilité m'offrirent un de leurs complets blancs. Mais le Juge était un de ces wikings de cinq pieds six pouces, et pour le substitut, sa taille ne dépassait guère celle d'un grand pygmée. Je dus me résoudre à garder mon costume de tâcheron, préférant le rôle d'arbitre des inélégances à celui de grotesque. Au moins, je voulais me débarbouiller ; aussitôt, M. Heggen me fit passer dans une pièce contiguë qu'il appelait sa chambre à coucher. Certes, elle me parut un peu plus meublée que le bureau, mais aussi combien plus abondante en bêtes de toute sorte ! Je remarquai une araignée formidable, et velue donc ! posée sur la moustiquaire dont elle semblait fermer les rideaux de mousseline comme une broche artistique. En sus des cancrelats, il y avait ici des hordes de lézards jaunes qui jouaient à se poursuivre, à se combattre sur les murs. Une caverne de nécromant, à cela près que les animaux ne consentaient pas à y vivre... empaillés. Je m'étonnais vraiment de ne pas apercevoir sur la méchante commode des matras .et des cornues qui eussent complété la ressemblance avec l'antre d'un sorcier. Et le juge dormait là-dedans ! Cette idée m'affolait et me rassurait tout à la fois... En somme, M. Heggen n'avait pas encore été dévoré tout entier... Mais c'est peut-être qu'il charmait les bêtes avec son m'biti, comme Orpheus porteur de Lyre ! Soudain, le clairon sonna pour la seconde fois. Je me rafraîchis en toute hâte, ratissai ma chevelure d'un peigne frémissant, puis, aussi « convenable » que les circonstances m'accordaient de l'être, je me dirigeai vers le mess entre mes collègues resplendissants. *** J'étais placé juste en face du Boula Matari qui présidait avec un heureux mélange de solennité, de bonne humeur et d'un je ne sais quoi, qui ressemblait à de la coquetterie ou peut-être à de la grâce. Grand, beau, le visage coloré et remuant, il avait l'art d'intéresser la galerie. Parfois, M. Félix Fuchs, car c'était lui, dardait sur moi ses yeux aquilins où je surprenais l'ironie cordiale et comme attendrie de son amitié déjà ancienne. Mais je n'avais garde de broncher. Pas de familiarité dans cette réunion officielle. Hé, je le savais bien ; mon attitude et mes paroles se contenaient dans une réserve parfaite. D'ailleurs, je n'étais guère enclin à parler ni à gesticuler dans mon costume de Coupeau. Or voilà qu'à l'entrée du second service, le Gouverneur m'interpelle brusquement : — Vous venez à peine d'arriver, M. le Juge, et sans doute vous n'êtes pas encore installé. Mais, dites-moi, à première vue, la maison des Juges vous plaît-elle? — Infiniment, Excellence, répondis-je avec respect : j'adore les insectes ! — Bah, je ne vous savais pas entomologiste ! — Oh ici, nul doute que je le devienne autant que Fabre, avec un champ d'observation combien plus varié ! — A votre aise, Monsieur le Juge ! Mais prenez garde, ces petites bêtes sont peut-être les vraies anthropophages de ce pays merveilleux ! — Que M. le Gouverneur se rassure, c'est moi qui les mangerai, comme un autre Lalande... Au fait, un bon plat d'araignées entourées de lézards jaunes et verts, tel un Palissy, ne pouvait m'inspirer plus de répugnance que ce brouet de bouc châtré lequel de beaux éphèbes noirs, vêtus de lin, apportaient avec apparat sur leurs bras tendus, comme dans un banquet de Véronèse. Il ne manquait que la fanfare du Prince pour annoncer ce mets triomphant. C'est ce soir-là, du reste, que je pris contact pour la première fois avec les nauséabondes galettes de manioc, dites chicwanques,l'écœurante patate douce, l'âpre safou et l'effroyable pili-pili, cette jolie gousse écarlate qui picratise presque instantanément l'eau pure dans laquelle on l'infuse et la fait un véritable élixir d'aquafortiste. Je mangeais de tout mais avec méfiance, dente superbo, comme le rat d'Horace. La fatigue, la chaleur surtout, énervait d'ailleurs mon appétit. Pensez que la sueur me sourdait du dos des mains, ruisselait dans les assiettes, où elle allongeait le jus, et sur la nappe où elle formait des mares salées ! Oh, comme tout cela soulève le plus ferme cœur ! Est-il vrai que moi, l'éternel dégoûté, j'aie vu, j'aie ingéré de telles choses? *** Je n'ose décrire l'horreur de mon affreuse nuit, tant je frissonne encore à ce souvenir. J'étais à peine allongé sur mon lit de camp que les bêtes invisibles sortirent de leur repaire et m'assaillirent avec une furie sans pareille. Leurs bataillons serrés couraient sur mon suaire, poussant l'audace jusqu'à explorer ma figure. C'était sur moi et autour de moi un grouillement de pattes, un.'grignotement, un rongement de mandibules, des, miaulements de moustiques, des ronflements d'élytres, des cris de lézards, des lourdes chutes d'araignées sur le plancher et, brochant sur le tout, le terrifiant concert d'un nid de vampires installé dans le chaume du plafond ! Je pensais devenir fou d'angoisse et ne me rappelle pas avoir vécu au vif un plus épouvantable cauchemar. D'abord j'avais bien essayé de me défendre : je secouais mon drap, je claquais ma figure ; je me multipliais en gestes prestes, réflexes, des bras et des jambes. Je tressautais, je soubresautais à tout instant dans l'espoir que mes ennemis se tiendraient à l'écart d'une zone aussi agitée. Je ne les connaissais point : rien ne les intimidait ; ils revenaient à la charge toujours plus nombreux, plus forcenés, s'amusant à se faire berner sur mon linceul. Bientôt, épuisé de fatigue, trempé de sueur, je dus cesser le jeu. Immobile comme un cadavre, je n'étais plus qu'un paquet d'amphithéâtre qui s'abandonnait aux scalpels de ces insectes carabins ! Ah, si j'avais pu m'évanouir ! Mais c'eût été trop de chance. Oh que cette nuit me parut interminable ! J'aurais voulu monter à cheval sur les heures et les cravacher pour qu'elles prissent le galop. Sept heures d'un pareil martyre, sept siècles ! ...Et pendant trois nuits consécutives, il fallut endurer les mêmes tortures ! Je ne commençai à reposer qu'après le départ de M. Heggen, lorsque j'héritai d'un lit et d'une moustiquaire derrière laquelle j'osai défier, timidement, mes ennemis. D'ailleurs, sur des ordres venus de haut et de loin, mon bureau et ma chambre à coucher furent nettoyés, mastiqués et repeints de fond en comble par d'admirables Bangalas spécialistes lesquels, leur tâche finie, je chargeai de présents, comme dans l'Odyssée. Dès lors, je travaillai avec la plus belle ardeur. Labor calum obducit dolori... *** Je demeurai quatre mois dans cette cahute. Vraiment, j'y étais fort mal à l'aise pour remplir les multiples fonctions que je cumulais. Songez donc : j'étais juge territorial, officier de l'Etat Civil, curateur de successions, tuteur des noirs et même notaire ! Oui, notaire ! N'est-ce pas que ce mot évoque d'habitude quelque chose de gros, de gras, de « calé » que je ne pouvais être? Notaire, moi ! Ah quelle dérision quand j'étais si mince et si pauvre ! Donc, je disparaissais au milieu des paperasses de toute sorte. Je dressais des actes, je domptais des registres, j'écrasais des « copies de lettres ». Oh, combien souvent j'ai pris une joie sauvage à manœuvrer le levier de ma presse avec l'illusion de réduire en bouillie, entre ses deux plateaux de fonte, toutes les sales bêtes de l'Afrique ! Dans le même chimbèque, le long de l'aile gauche si je puis dire, le substitut du Procureur d'Etat occupait également deux pièces aussi exiguës que celles de l'aile droite. Le bureau de M. Pirard était contigu au mien, ce qui ne laissa pas que de me gêner tout d'abord ; car ce magistrat, très expé-ditif, ne cessait d'enquêter, d'instruire, d'indaguer tout le jour. C'étaient des interrogatoires et des palabres sans fin dans cette langue d'hippopotame que je ne comprenais pas encore et qui retentissait affreusement à mes oreilles comme un dialecte yahou. Dieu, que je souffrais de ces vociférations continuelles ! Peu à peu, je m'habituai pourtant à ce va-et-vient de policemen et de témoins ainsi qu'à cet horrible bruit de chaînes des pauvres bougres prisonniers. Aussi bien, je rendais la pareille ; je devenais moi-même assez bruyant certains jours où, ceignant mon écharpe de soie frangée d'or, je mariais les noirs à la douzaine. Et qu'on ne pense pas que j'accomplissais ces fonctions d'un cœur léger ! Oh non, j'étais un officier de l'Etat Civil toujours ému devant ces beaux couples noirs dont j'admirais la gravité, l'étrange noblesse d'attitude. Mes vœux de bonheur étaient sincères ; je veillais à ce que mon interprète traduisît mon speech nuptial avec une minutieuse exactitude. Le bon sourire des nouveaux époux, surtout celui des femmes aux belles dents, payait suffisamment la large mukandt, étampée de mon seing, que je déposais moi-même dans leurs mains, comme un riche cadeau. *** Au bout d'un mois, la maison des juges me parut plus habitable. Et puis, mon substitut était le meilleur enfant du monde. Un Liégeois d'ailleurs, antinostalgique, gai, verbeux, content de tout, — des autres encore plus que de lui, — et doué de mille petits talents. Maître-queux, pâtissier, bricoleur, etc., il était tout cela à ses minutes de loisir, et bien autre chose encore. Peut-être clouait-il un peu trop : c'était le substitut du... Procloueur d'Etat ! Tout de suite, il s'était pris pour moi d'une vive affection ; voyant ma tristesse, il s'ingéniait à me distraire, à me rendre une foule de soins délicats. Elevé à la campagne dans une de ces vieilles et opulentes demeures de province, entourées d'herbages, de vergers et de cultures, le garçon n'était pas, à proprement parler, un esprit affranchi, ni un intellectuel, bien qu'il eût une petite bibliothèque d'auteurs belges. Mais il avait du bon sens, de la belle humeur et savait mettre la main à tout, non sans adresse. Au surplus, son sac était bourré de recettes de bonne femme, dont je profitais largement. Il avait des baumes et des emplâtres souverains. Grâce à lui, ma chambre à coucher devint peu à peu confortable, presque coquette ; il y installa un tas de petits objets de sa fabrication, tels que : tabouret, escabeau, console et autres meubles de Boule. Comme il cousait à ravir, il avait confectionné pour mes fenêtres des rideaux-mystère qui assemblaient, devant mon chimbèque, les charmantes Kentos de Léopoldville. En vérité, il avait le génie d'une femme de chambre. Mais c'était peut-être en cuisinant qu'il m'inspirait le plus d'admiration et de gratitude. Personne qui ne fit le chocolat mieux que lui, ni les œufs Meyerbeer. Et ses crêpes donc ! Fines, parfumées, succulentes. Et quelle couleur ! Fauves, rousses, ocellées comme, une peau de léopard ! Et remarquez, je vous prie, que pour tout fourneau, il n'avait qu'un petit réchaud à esprit de vin, acheté au bazar Saint-Lambert, au prix de quatorze francs nonante-cinq, comme il disait. On voit que nous nous entendions à merveille. Un jour pourtant, un nuage faillit assombrir notre bonne camaraderie : c'est lorsque mon substitut s'avisa d'héberger un perroquet. Je détestais les perroquets apprivoisés ; leur grotesque bavardage, leurs sifflements aigus, sans compter d'autres défauts, m'étaient insupportables. Il y en avait beaucoup dans les maisons voisines ; aussi, à de certaines heures de la journée, c'était une cacophonie effroyable, qui m'enrageait au-dessus de ma besogne. Or, si les perroquets d'alen- tour m'indisposaient déjà à ce point, que penser d'un perroquet qui vivrait sous mon toit ! Non, ce serait intolérable. Donc, lorsque mon ami s'amena, un matin, avec l'animal sur le poing, je ne pus m'empêcher de lui dire combien l'arrivée de cet oiseau me semblait fâcheuse et grosse de futurs attentats contre notre repos. Cela n'était pas pour le déconcerter : — Tranquillisez-vous, me dit-il, d'une voix rieuse, c'est une petite perroquette sauvage, à peine adulte, qu'un ami m'envoie du fond du Sankourou. Je lui apprendrai à être grave et silencieuse, comme vous ! En ce moment, le maudit oiseau poussa un sifflement si strident que mes oreilles en bourdonnent encore ! Mon substitut l'installa derrière le chimbèque, de façon à ce qu'il m'incommodât le moins possible. Mais la petite bête faisait rage sur son perchoir et bouleversait toute la maison. Ah ! s'il y avait eu du persil en Afrique ! Pourtant, au bout de quelques semaines, l'oiseau parut se calmer ; je dus convenir, à la grande joie de son maître, qu'il avait un excellent naturel. Parfois, simple curiosité ou désœuvrement de ma part, j'approchais de sa cage. Aussitôt, Jacotte descendait de son perchoir volant, — car il va sans dire que mon substitut lui avait fabriqué une escarpolette, digne de Fragonard, — et acceptait gentiment les arachides que je lui offrais. Elle ne mordait pas : mon index pouvait impunément gratter sa nuque soyeuse, tandis qu'elle s'endormait au bien-être de la caresse. Peu à peu, mes préventions avaient fait place à quelque sympathie,et quand Jacotte fut devenue assez familière pour qu'on lui ôtât sa chaînette, je ne me formalisais pas trop de la rencontrer en promenade sur la véranda. Jamais d'ailleurs, elle ne s'avisait de franchir le seuil de mon bureau ; on eût dit que cet endroit lui était sacré. Or, voilà que vint le temps de Pâques, et que mon substitut, excellent catholique, s'en fut à la mission de Kimouenza pour y faire retraite et accomplir ses devoirs religieux. Vraiment, je ne me serais pas attendu à ce que son absence, qui dura près de huit jours, fit un si grand vide dans mon existence. La maison était devenue tout à coup silencieuse : plus d'enquêtes, plus de vociférations dans la chambre voisine ; plus de coups de marteau ni de crissement de scie ou de varlope. Jusqu'à notre perroquette qui se taisait, enfoncée tristement dans ses plumes. Je ne sais pour quelle cause, mais cette douce paix, que j'avais tant souhaitée, ne me causait, à présent, aucune satisfaction. Au contraire, elle aggravait ma mélancolie. Le jour de Pâques, ce fut bien pis. A cette époque de saison sèche, le soleil se dérobe souvent sous une couche uniforme de nuages. La végétation perd son lustre, se fane et se rabougrit ; la terre poudroie, toute la nature prend un aspect morne et désolé, dont la tristesse se projette profondément sur notre âme. Or, ce jour de Pâques-là, il faisait plus sombre que de coutume ; le ciel bas, d'un gris sale, vaguement teinté de soufre, répandait sur le square de la Grand'Place une couleur étrange et comme maléfique. Nulle brise n'éventait l'atmosphère brûlante qui ardait sous cette calotte de plomb fondu. Après le repas de midi, la station s'était vidée comme par enchantement. Tout le monde était parti qui à la chasse, qui à la pêche. Quant à moi, renonçant à la promenade que j'avais décidé de faire jusqu'aux Chutes, j'étais rentré dans ma maison pour répondre à un gros courrier d'Europe. Nul doute que dans cette enivrante solitude, ma plume, inspirée, n'allait voler sur le papier et entasser les pages d'un volume ! Mais à peine fus-je installé devant ma table de travail que la morne lumière du jour et le silence solennel qui régnait autour de moi m'impressionnèrent à tel point, que je tombai dans une tristesse inexprimable. Tout ce roidissement, que j'opposais au chagrin, céda en un instant. Personne ne se souciait donc de moi? Hélas, j'étais oublié, abandonné de tous ! Même ce grand lézard vert, qui, chaque jour, à deux heures précises, s'arrêtait sur le pas de la porte et, redressé sur ses pattes de devant, me saluait avec sympathie d'un coup de sa fine langue fourchue, s'abstenait de paraître aujourd'hui. Pourquoi ? Il chômait ce jour de fête, et se trouvait probablement en balade avec sa famille.... Pour le coup, c'était trop d'isolement : toutes les fibres invisibles qui me reliaient au sol natal étaient tendues à se briser. La plume s'était échappée de mes doigts et, le front entre mes poings, je sentais chavirer tout mon courage, quand il me parut entendre comme un grattement au-dessous de mon siège. Je sursautai, croyant à la présence de quelque reptile. Mais quelle ne fut mon émotion, en apercevant tout à coup notre jolie perroquette qui, à force de bec et d'ongles, faisait l'ascension de ma chaise pour venir se percher bientôt sur mon épaule.... Que savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ? L'oiseau familier avait deviné ma peine et venait doucement, comme une femme, m'apporter la caresse de sa présence. Maintenant, j'étais tout réconforté ; il me semblait que je parlais à une amie ; et je pressais la charmante petite bête contre ma joue avec une vraie tendresse, lui demandant pardon de l'avoir méconnue. A partir de ce jour, on pense si Jacotte fut comblée de friandises ! Elle devint mon enfant gâtée. Je lui appris à prononcer des noms que j'aimais ; elle parlait à ravir, avec une voix de gamine parisienne.... Pourquoi ne pas l'avouer? Lorsqu'une affligeante promotion m'obligea de descendre à Boma, j'éprouvai un gros chagrin à me séparer du cher oiseau. Et que de regrets, quand une lettre éplorée de mon substitut m'apprit un jour que ma douce petite amie n'était plus ! Un aigle l'avait enlevée dans ses serres.... A cette fatale nouvelle, je crois bien qu'une larme... Mais non, ce n'était qu'une perle de sueur... Voyons, un Africain ! Paul Costermans. Déjà sur le bateau qui m'emportait en Afrique, les « anciens termes » me parlaient de lui. Il inspirait une sorte de crainte respectueuse mêlée de rancune. On vantait sa haute intelligence coloniale, ses talents d'organisateur, la justesse de son coup d'oeil, mais tout cela gâté, disait-on, par un caractère ombrageux, une dureté implacable. Il avait reçu le surnom du premier Tzar : c'était « Cosse le Terrible » ou « Le terrible Cosse ! » En apprenant que j'ignorais encore le district où j'exercerais ma juridiction, mes camarades de bord s'écriaient en chœur : — Surtout, n'allez pas demander le Stanley-Pool ! C'est là que le terrible Cosse règne en autocrate. Dieu vous garde de tomber en ses mains redoutables ô Juge ! Suivait l'histoire des conflits incessants qui éclataient entre le fameux Commissaire de district et la Magistrature locale, palabres héroïques dont l'issue n'était pas toujours, paraît-il, à l'avantage de l'autorité judiciaire. Quoique le barreau et le journalisme m'eussent appris à ne pas craindre la contradiction, ces propos m'impressionnaient désagréablement, car je ne concevais qu'une justice sereine, uniquement occupée à l'aiguille de sa balance et siégeant, intangible, au-dessus des vaines querelles administratives. Après cela, il n'y avait aucune raison de s'alarmer si vite ; pourquoi serais-je nommé juge à Léopoldville où il n'y avait pour le moment aucune vacature ? Et puis, en admettant même que j'eusse cette malchance, je ne rencontrerais pas le terrible Cosse de sitôt, puisqu'il était présentement en Europe au moins pour trois mois encore. Donc, s'il fallait combattre un jour, j'avais le temps de me préparer, confiant d'ailleurs dans ma courtoisie comme dans celle de mon adversaire. Or, à peine débarqué à Borna, un arrêté du Gouverneur me nommait juge territorial à Léopoldville en remplacement de M. le juge Heggen appelé aux fonctions de substitut à Matadi. Décidément, le sort ne m'était pas favorable. Je m'inclinai sans hasarder la moindre objection et partis, tout pensif, pour ma lointaine résidence. Au fond, je ne -crois pas qu'il me déplaisait tant que cela de me rencontrer un jour avec le tyran du Pool. Nullement belliqueux, je ne me sentais pas dépourvu cependant d'une certaine fermeté et, sans le souhaiter il est vrai, j'étais assez curieux de me voir aux prises avec le terrible Cosse. Au surplus, me disais-je en bon philosophe, ce pays est fertile en légendes : notre homme est peut-être victime du fameux coefficient d'Afrique. Pourtant, une fois installé à Léo, je dois avouer que l'opinion publique, tout en convenant des hauts mérites du chef absent, n'était guère encline à chanter son prochain retour. Je reçus de nouvelles confidences sur la rigueur, sur la main de fer du personnage qui allait bientôt revenir avec le prestige d'un nouveau titré, celui d'Inspecteur d'Etat. Tout cela, appuyé, il va sans dire, d'anecdotes topiques. Quelque chose me rassurait cependant : il ressortait de tous ces ramages que le terrible Cosse « l'était » surtout pour les blancs et se montrait au contraire fort pitoyable aux nègres. En effet, le sort et les doléances des indigènes trouvaient chez lui beaucoup de sollicitude, une grande compassion. Il me semblait que, sous ce rapport, je m'entendrais volontiers avec lui et qu'il m'aiderait à remplir le mieux possible ma charge de tuteur des noirs. En vérité, ce n'est pas moi qui me plaindrais jamais de sa bienveillance à l'égard de braves gens que trois mois de séjour en Afrique m'avaient déjà appris à connaître et à estimer. Dès ce moment, mes appréhensions se calmèrent et, au rebours de la colonie blanche, c'est avec la plus grande tranquillité d'âme que j'appris un matin que le terrible Cosse avait débarqué à Boma et serait le samedi suivant à Léopoldville. *** Ah, ce jour-là, quelle agitation, quelle fièvre ! Depuis une semaine, on faisait la toilette de la station ; jamais rateaux ni balais ne besognèrent avec plus d'entrain. Ce que l'on peignait, ce que l'on blanchissait, ce que l'on astiquait ! Cette fois, je garantis que les profondes ravines de la grande avenue du Roi-Souverain avaient été soigneusement cailloutées ; tous les chimbèques reluisaient sous le rutilant soleil. Vers midi, on commença à pavoiser, ce qui mit une grande allégresse dans le paysage, sinon dans les cœurs des fonctionnaires. En effet, ceux-ci m'apparaissaient plutôt anxieux ; c'est à peine si je reconnaissais les plus exubérants d'entre eux, tant ils étaient devenus subitement graves, soucieux. En revanche, je ne rencontrais pas un seul noir dont la démarche ne me semblât plus allègre que de coutume et la figure plus largement souriante. L'Inspecteur d'Etat devait arriver à cinq heures par le chemin de fer. Dès quatre heures, les autorités et les agents avaient revêtu leurs uniformes et leurs complets de gala. Nous-mêmes, je veux dire M. le substitut Pirard et moi, nous avions endossé le frac de cérémonie, qui est bien la plus torturante machine qu'on puisse porter en Afrique. Soudain, une alerte fanfare. C'est l'admirable bataillon de Léo qui, sous la conduite du capitaine de Simoni, descend vers le beach avec le grand drapeau étoilé d'or ! Bigre, cela remue ! Mais une autre émotion m'attend... Que vois-je sur le Port? Toute la population noire de Léopoldville est là, massée le long de la rive, foule immense et bigarrée qui parle, crie, gesticule avec une gaîté extraordinaire. Les femmes sont les plus turbulentes. Parées d; leurs plus beaux pagnes, qui les brident aux aisselles en faisant ressortir leurs épaules satinées et leurs bras charmants, elles portent presque toutes un bébé, parfois deux, sur le ressaut de leurs hanches. Ce qu'elles jacassent ! Des capitas circulent à travers les groupes, ainsi que des policemen, qui essayent vainement d'aligner protocolairement ce peuple en délire. Je regarde étonné, charmé. Et je commence à comprendre... Vraiment, je ne savais pas, je ne me doutais pas... Tout à coup, un sifflet lointain. C'est le convoi ! Il approche, il est à Galiéma ; brusquement, le trom-blon de la locomotive a surgi de la verdure. Le train ralentit progressivement sa vitesse, stoppe devant le grand mât de pavillon. Et voici l'Inspecteur d'Etat qui descend de voiture. '■— Garde à vous i — Portez armes ! — Présentez armes ! Les clairons sonnent aux champs, tout de suite étouffés par la clameur, le hourrah formidable qui s'échappe de la poitrine des indigènes. Le chef salue ; sa figure rose, très fine se crispe, ricane d'émotion. Tout de suite, il abrège les compliments officiels et, après un geste qui dédaigne toute escorte, se porte seul vers la multitude noire. Alors j'assiste à un spectacle pathétique, inoubliable : les nègres hurlent de joie, c'est une explosion d'enthousiasme. Ils rompent les rangs, se précipitent au devant du blanc : les femmes, aboyantes et frénétiques, tendent au chef leurs petits enfants qu'il enlève tour à tour dans ses bras et baise avec une indicible tendresse ! Il parle, il rit, il pleure ! Oh, j'en suis sûr, c'est un des plus beaux moments de sa vie... Ah maintenant, je le connais ce terrible Cosse ! Le soir, au cours du banquet, on fit connaissance. Ce fut entre nous une amitié soudaine, bientôt solide, composée d'estime et de confiance. Dès le lendemain, Paul Costermans se rendait dans ma cahute pour m'annoncer qu'il mettait à ma disposition le joli cottage qui s'élevait dans la ville haute, non loin de la maison militaire. Je ne perdis pas de temps à déménager. Deux jours après j'étais installé dans ma nouvelle demeure — dans mon Palais devrais-je dire — car elle dépassait en splendeur tous les chimbèques de Léopoldville y compris la résidence du Commissaire de District. C'était une maison de brique précédée d'un large perron et d'une véranda supportée par des colonnes finement menuisées. Le corps de logis comptait trois pièces qui se succédaient dans le sens de la profondeur : le bureau, la chambre à coucher et la salle de bain. Il y régnait une fraîcheur délicieuse à cause des gros murs et de la bande de toile métallique tendue sous le toit de tuiles posé à claire-voie sur le bâtiment. Locataire d'un tel immeuble, je prenais sur moi pour ne pas jouer au personnage. Un peu d'élégance européenne embellissait ma vie. Du coup, mes maux commençaient à s'adoucir. Je travaillais dans une paix charmante. Le soir, je m'endormais au chant des cigales et des chutes lointaines. Plus de grouillements de cancrelats, plus d'araignées ni de chauves-souris. Mon boy n'Séké, étourdi lui-même par tant de magnificence, redressait fièrement la tête au milieu de la boyerie de Léo. Le plus beau, c'est qu'il sortait à présent de son apathie coutumière et se faisait un point d'honneur à fourbir la maison. Il brossait, cirait, écurait avec un entrain où je démêlais comme une rage d'orgueil. Quand je le surpris un jour à tordre et à lancer sa « loque à reloqueter » comme une vraie servante bruxelloise, je ne pus retenir un cri de joie et l'augmentai séance tenante de cent mitakos par mois ! Pourtant, les délices de ce cottage ne me faisaient pas oublier mon ancien chimbèque. J'y revenais chaque jour, attiré par le suave parfum du café ou du chocolat que mon substitut préparait sur sa petite cuisinière. Nous déjeunions sous les élaïs du jardin, dans la bonne fraîcheur du brouillard qui mélancolise les matins de la saison sèche. On causait, on bavardait de toutes choses sans mal penser ni mal dire, tandis que Jacotte, heureuse de me revoir, venait se percher sur mon épaule. Ah le joli moment de la journée ! Le terrible Cosse était d'une taille au-dessus de la moyenne, mais à cause des fièvres qui le minaient sans cesse, il marchait en courbant un peu les épaules. Il avait un visage délicatement coloré, vermeil, avec de jolis traits dont une maigreur un peu maladive accentuait encore la finesse. Les yeux très vifs, ne regardaient pas avec insistance ; ils clignotaient, procédaient à coups de flèche sardo-nique. Je parle de ses yeux... officiels, car il en avait d'autres qui savaient se remplir de bonne grâce. Mais l'expression habituelle de la physionomie était un air de gravité dominatrice. La voix était plutôt grêle, un peu lente, mais nette, incisive surtout quand elle discutait ; aucun éclat : dans l'impatience, elle empruntait tout de suite les cordes du fausset. Mais dans la conversation familière et l'intimité, elle savait se faire douce et dire des choses fines, gentiment cousues. Au physique, sa fameuse main de fer n'était qu'une menotte de femme. Je n'ai jamais vu à aucun homme une main si petite. Il en prenait grand soin et veillait à ne pas l'encanailler avec les pattes de tout le monde. De fait, il avait le shake-hand très rare, toujours hésitant, dominé par une sorte de répulsion idiosyncrasique. C'est à peine s'il avançait les doigts : on eût dit la main d'un bras atrophié. Rien d'étonnant à cela : l'Afrique fait des mains liquides, coulantes dont le contact est odieux aux gens délicats. Cette réserve dans les gestes de la civilité courante, ajoutait à sa réputation de rigueur et imposait. Etait-il maintenant aussi redoutable qu'on le disait? Certes, il n'était pas « commode » mais de là à mériter son surnom... J'avoue que son gouvernement n'avait rien de paternel à l'égard des fonctionnaires paresseux et relâchés ; mais il distinguait la bonne volonté et savait l'encourager par des marques flatteuses. On l'accusait volontiers d'acharnement contre quelques grincheux qu'il soupçonnait de faire régner un mauvais esprit dans la station. On exagérait ; je pense au contraire qu'il n'avait guère de parti pris contre quelqu'un dont on ne vînt à bout avec de bonnes raisons, et j'en fis l'heureuse expérience à maintes reprises. Il avait une grande fermeté, mais il n'était pas inflexible. Je siégeai souvent avec lui à des Conseils d'enquête : il savait mettre le caillou d'Athéné dans la balance et acquitter sans regret. Quant à ses fameux conflits avec la magistrature dont on m'avait tant rebattu les oreilles, est-il besoin de dire qu'il n'en surgit aucun entre nous? En vérité, je ne vis jamais un homme plus soucieux de ne pas empiéter sur le domaine judiciaire, à ne rien décider qui n'eût obtenu tout d'abord l'approbation du magistrat instructeur, en un mot plus attentif en certaines circonstances à observer le « Cédant arma togae ». Après cela, on dira que je le juge avec bien de l'indulgence ; peut-être insinuera-t-on que mon amitié me rendait accommodant à ses ukases des- potiques. Je ne sache pas cependant qu'on m'ait jamais taxé de complaisance envers lui quand il s'agissait d'une affaire où nos attributions ou nos prérogatives étaient en cause et pouvaient subir quelque atteinte, même légère. En dépit de nombreux séjours antérieurs, l'accoutumance ne s'était pas faite chez lui ; il supportait assez mal le climat du Congo. N'importe, il se surmontait de toute son énergie et bravait la fièvre. Il était très actif ; sans relâche, il excursionnait dans le district, inspectant les postes, surveillant le portage et le réglementant d'une façon plus humaine. Car, ainsi que je l'ai déjà montré, il aimait les nègres, s'efforçait de tout son pouvoir et de tout son cœur à améliorer leur sort. Il n'a pas dépendu de lui que, sous son gouvernement, le portage des femmes et des enfants ne fût complètement interdit ; cette question le préoccupait beaucoup et nous en parlions souvent dans nos entretiens. Car il faut avoir rencontré ces caravanes de femmes et d'enfants pliés sous la charge trop lourde, poussiéreux, sales, anhélants telles des bêtes traquées, les yeux exorbités par la fatigue et comme s'ils étaient montés sur pédoncules, pour comprendre combien cette réforme nous tenait à cœur à tous deux, comme à bien d'autres ! Aujourd'hui, je pense, j'espère qu'elle est accomplie. Et voilà certes un des grands bienfaits de la colonisation. Car nous n'avons jamais fait souffrir les noirs plus qu'ils ne se torturaient entre eux avant notre occupation. A présent, que ceux qui n'ont jamais vu, de leurs yeux vu, la barbarie des chefs nègres, et seulement celle des capitas avec leurs semblables, continuent à déclamer sur l'inviolabilité des territoires, la défense de civiliser un peuple qui vit dans la férocité des races primitives et pressure et sacrifie les faibles impitoyablement... Plaignons ces logo-maches. Ils parlent dans le vide... Ils font ce que Stendhal appelait du bombast. Personne ne les suivra. L'aurore du droit se lève aujourd'hui sur nos possessions lointaines. Bientôt ce sera le plein jour de la justice, le soleil de la liberté ! *** Je me plaisais beaucoup dans ma belle maison. Comme elle se trouvait assez haut perchée sur la colline et fort éloignée du centre de la station, j'y travaillais à l'abri des importuns dans une féconde solitude. En Afrique, la chaleur augmente les distances. Les spectacles distractifs ne manquaient pas ; plusieurs fois par jour, le superbe bataillon de la force publique défilait devant ma véranda soit qu'il se rendît au champ de tir soit qu'il en revînt. Je voyais également passer les ouvriers noirs qui, selon les heures, descendaient ou remontaient la côte en troupe bariolée, pittoresque. Et puis, il y avait la plaine voisine ; bien souvent, mes yeux fatigués des dossiers, y sautaient gaîment par la fenêtre : c'est là que chaque matin les jeunes femmes de Léo s'occupaient à défricher la terre avec des houes et des chansons. Quelle souplesse, quelle grâce inapprise, dans leurs attitudes et jusque dans leurs gestes de force ! Quel aimable décolleté découvrant une charnure magnifique où le soleil plaquait ses moires comme aux sombres flancs des vases étrusques ! Nigrae sed formosae !.. Parfois, d'augustes hôtes venaient me saluer dans ma retraite ; c'est ainsi que je reçus un jçur la visite du résident de Brazzaville, la capitale française dont j'apercevais le clocheton de tôle par dessus la nappe argentée du Pool. Je me rappelle le plaisir que me causa la rencontre de ce brillant officier et le charme du banquet intime qui nous réunit ensuite chez l'Inspecteur d'Etat. Notre voisin de la rive droite était un Parisien de la rive gauche, un Homo ornatus. Comme si la baguette d'un magicien nous eût transportés en un clin d'œil sur les bords de la Seine, nous parcourûmes ensemble le Louvre, Cluny, le Luxembourg, et le soleil déclinait déjà sur les cliffs quand notre hôte reprit la route de Brazzaville dans sa jolie baleinière pavoisée aux couleurs de France. Je ne pus jamais lui rendre sa visite comme je l'avais promis et je m'en excuse encore à cette place. C'est dans ma belle maison que j'éprouvai une des plus douces surprises de mon exil. Un matin que je compulsais de volumineux bibloraphtes, voilà qu'on frappe à ma porte : — Entrez ! Un élégant gentleman paraît sur le seuil. Je ne distingue pas tout de suite ses traits offusqués par l'ombre du casque. Mais lui, avec une voix étrange, détimbrée par l'émotion : — Hé, mon vieux, comment va? Je reste interdit, stupéfait. Voyons, je rêve... Mais non c'est bien lui, c'est... Je suis debout, je m'élance et c'est une accolade frénétique ! Mais quel est ce voyageur mystérieux? Hé, c'est Gabriel Baugnies, mon cher condisciple de la Faculté de droit, mon confrère qui s'est avisé tout-à-coup de visiter l'Afrique en touriste hardi et bourré de bank-notes. — Et me voilà, dit-il, j'arrive de Péruwelz ! Quelle joie de se retrouver si loin, et comme notre amitié s'épanouit, pousse un nouveau rameau sous ce soleil éperdu qui avive en nous la nostalgie des brumes patriales ! Hélas, mon ami partira déjà demain vers Stanley-Falls (et je ne le reverrai que dans deux mois à Boma, quelques minutes avant son départ pour l'Europe). N'importe, je le garde aujourd'hui ; il déjeunera au mess comme un hôte d'honneur et, ce soir, nous dînerons ensemble chez le Boula Matari. Puis, au lever de la Lune, de N'Gondé bienfaitrice qui fraie les chemins, il viendra écouter sur ma véranda le petit orchestre à cordes que j'ai fondé à Léo et dont la musique un peu sèche mais charmante de la guitare, du n'biti et de la mandoline se détache comme une broderie de clavecin sur l'unisonance des chutes lointaines... *** Or, à quelque temps de là un grand bateau ayant naufragé dans le Kasaï, l'Inspecteur me proposa d'accompagner avec lui l'équipe de sauveteurs qui se rendait à la Passe Swinburne. J'ai conté autre part cette expédition merveilleuse et je n'ose plus y revenir. Mais ce que je n'ai pas dit et ne saurais dire c'est le charme, la grâce d'amitié de mon compagnon et l'enchantement des heures que nous passâmes dans la forêt de Swinburne. Le voyage distrayait son âme généralement un peu sombre et renfermée. Ici, il s'épancha librement et se révéla le plus gai, le plus fin, le plus sensible des hommes, v Aussi, au retour de cette expédition, dont les petites épreuves gaîment supportées avaient encore cimenté notre mutuelle sympathie d'esprit et de cœur, comme je fus désespéré de trouver une mukande officielle me priant de descendre sans retard dans la capitale pour occuper le siège de substitut du Procureur d'Etat. Mon chagrin fut si vif que Paul Costermans n'hésita pas à écrire personnellement au Gouverneur Général pour lui exposer les raisons qui justifiaient mon maintien à Léopoldville, et demander sinon le retrait, tout au moins l'ajournement de sa décision. Mais en haut lieu, on était trop disposé à m'être agréable en dépit de moi-même ; car je ne le dissimule pas : dans cette promotion inattendue, la part de faveur l'emportait de beaucoup sur celle du mérite. On se trompa sur mes vrais désirs et l'on me renouvela les ordres supérieurs en les commentant cette fois d'une manière si flatteuse que je dus m'incliner. Ainsi donc, il fallait quitter ce pays dont les émouvants paysages, par le prestige de la couleur et du dessin, avaient insensiblement émoussé l'aigu de ma tristesse ; il fallait prendre congé de tous ces aimables camarades si empressés à me plaire et auxquels vraiment je ne me savais pas si attaché ; il fallait abandonner ces multiples fonctions à présent que, mon noviciat terminé, je les remplissais d'une pratique plus dégagée et plus sûre; il fallait dire adieu au terrible Cosse ! Ah quelle infortune ! C'était une nouvelle séparation presque aussi cruelle que mon détachement du sol natal. C'était comme l'arrachement brusque d'un bandage sur une plaie qui commence seulement à se cicatriser. Et ma chère maison ! Justement en prévision des pluies dont la saison s'a voisinait, les jardiniers noirs faisaient la toilette des plates-bandes autour de ma véranda ; ils semaient, ils plantaient. Je me rappelle qu'ils creusèrent quatre trous profonds dans chacun desquels je fis tomber, non sans quelque émotion, une grosse graine, la plus grosse semence peut-être qui existe dans le règne végétal. Aujourd'hui, après tant d'années, voyez les palmes magnifiques qui éventent la maison ! Ce sont mes cocotiers ! Je montai dans le convoi le jeudi suivant. La plupart des fonctionnaires étaient là pour me dire adieu. Et je vois toujours Paul Costermans joindre ses mains, les élever au-dessus de son casque en leur imprimant d'énergiques secousses comme s'il voulait prolonger à distance notre dernier shake-hand, me renouveler encore de loin ses regrets en même temps que ses vœux de bon courage... Et puis... Et puis je n'osai plus me retourner une seule fois * de poeur que le cœur me attendrist » ! Tumba. Au souvenir des heures vécues en Afrique, je m'étonne toujours de la témérité de mes courses à travers la savane et la forêt tropicales. Non que je veuille me faire passer pour un intrépide tueur de bêtes ! Je défie personne de trouver la moindre image qui me représente en tenue de trappeur, botte et carabine posées sur quelque redoutable fauve allongé dans la poussière. De même, je ne saurais tirer vanité d'aucune blessure vraiment digne de ce nom. — Et cette menue cicatrice qui étoile votre front? faites-vous en me dévisageant avec sympathie. Serait-ce pas la trace de quelque flèche empoisonnée ? Je pourrais le prétendre, à la rigueur. Mais rassurez-vous : je confesse sans détour qu'elle témoigne d'une chute qui remonte à mon enfance. Non, je ne combattis aucun monstre : tout au plus, en fait de massacres, écrasai-je, avec des précautions mêlées d'horreur, quelques douzaines de cancrelats trop familiers. Voilà mon seul tableau de chasse. Avouez que Snyders n'y trouverait pas son compte ! Je sais bien que nos souvenirs, à nous autres Africains (qu'on me passe ces mots ambitieux) s'altèrent ou se transforment souvent en Europe ; nous nous exagérons volontiers les périls incessants que nous courrions chez les cannibales. Rentrés à la maison, enfoncés dans une grasse sécurité qui relâche la tension de nos nerfs et diminue l'audace de nos gestes, amollis par la douce température sociale, courbés d'ailleurs sous le joug du bureau, nous ne comprenons plus comment nous avons osé ingénument certains actes dans un pays sauvage où la flore et la faune, et le climat, et l'homme peut-être plus encore que tout le reste, sont hostiles au colon aventureux. Il n'en est pas moins vrai que je fus très imprudent là-bas, sans m'en douter, j'en conviens, ce qui enlève tout mérite au défaut. Jamais je ne me promenai avec plus d'insouciance, avec une plus grande conviction d'être en sécurité parfaite que sur la terre Africaine. Aucune bravoure de ma part, j'y insiste. Et pourtant, ne risquais-je rien? Jugez-en. *** A Bankana, petit poste de l'Etat situé à quinze jours de marche de Léopoldville, au milieu de tribus encore farouches et peu accommodantes, il ne m'était pas de plus agréable distraction que d'aller rêver dans la forêt de la Loufimi, à deux kilomètres environ de nos paillottes. Sous le soleil plombant, je partais carabine sur l'épaule, revolver à la ceinture, non sans me sentir un peu ridicule et penser à l'homme de Tarascon. De fait, cet appareil guerrier était une concession que je faisais à la sollicitude du capitaine Knitelius, le chef du poste. Au pied du coteau, je franchissais un petit affluent de la rivière qui formait non loin de là une ampoule autour de laquelle le feuillage retombant tendait comme des rideaux discrets. C'était un endroit mystérieux, tout parfumé de mythologie. Je m'y attardais volontiers dans l'espoir que Diane et ses nymphes, dénouant leur court chitton, viendraient s'y baigner, divinement nues, chastes, sous mes yeux ravis. Mais bientôt, Actéon désappointé, je quittais la place pour m'enfoncer sous l'épaisse futaie. Quelle fraîcheur et quel silence ! J'avançais lentement à travers les mailles du filet que tressent les lianes serpentines, m'arrêtant parfois pour admirer les guirlandes de fleurs monstrueuses qu'elles suspendent à la ramure des arbres géants. Le sentiment de ma complète solitude ne me causait aucun émoi, m'enivrait au contraire. Nul bruit suspect, nul craquement sinistre n'abattait subitement ma main sur mon browning, ne suspendait le battement de mon cœur. Je ne songeais pas le moins du monde à craindre quoi que ce fût. Ragaillardi par l'ombre, j'allais à l'aventuie, écartant le feuillage à la façon du prince de Perrault dans la Belle au bois dormant, guidé non par la girouette de quelque féerique manoir mais par la lueur lointaine d'une clairière. Jamais il ne m'arriva malencontre ; je ne voyais pas même un insecte malfaisant. Parfois, il est vrai, je tombais à l'impro-viste au milieu d'une palabre de singes ; mais déjà ils étaient sur leur juchoir aérien d'où ils me couvraient de huées, ce qui ne m'inquiétait guère, étant assez en fonds pour le leur rendre si j'avais voulu. Aujourd'hui, je ne parviens plus à m'imaginer comment je fus assez dépourvu de sagesse pour me promener ainsi sans autre protection que celle de mes armes. Encore si j'avais emmené avec moi un boy ou un chien !... Qu'aurais-je fait en cas d'alerte ? Car je pouvais débusquer un léopard, tomber dans la bauge d'un rhinocéros, voire rencontrer le pire animal de tous, c'est-à-dire un rôdeur noir, affamé de chair humaine ! De même, au cours de notre expédition pacifique à travers la contrée des anthropophages qu'arrose la tumultueuse Buamptuomo, nous campions d'habitude à la lisière de boqueteaux pittoresques étagés sur le flanc des collines. Or, il m'arrivait souvent de quitter la tente au milieu de la nuit pour errer, au clair des étoiles, bien au-delà du cordon de feux du bivouac. Cela me semblait la chose la plus naturelle du monde : c'en était aussi la plus folle, car les bêtes sauvages, enhardies par les ténèbres et la faim, guettaient certainement dans le voisinage et c'est miracle qu'elles m'aient épargné. J'en frémis à présent... Je ne parlerai pas de nos baignades dans certaines anses du grand fleuve, après que les soldats avaient tiré quelques balles dans l'eau trouble, afin d'en chasser les crocodiles qui pouvaient y dormir une sieste. N'allongeons pas outre mesure la liste de ces exploits exempts d'héroïsme. Encore une fois, je n'en parle que pour montrer mon inconscience du danger, la quiétude absolue dans laquelle je vivais en Afrique. Pourtant, je manquerais de sincérité en n'avouant pas qu'il m'arriva une fois d'éprouver au Congo la plus forte terreur de ma vie. Nommé substitut près le tribunal de Boma après six mois de résidence à Léopoldville, je venais de quitter le Pool pour me rendre dans la capitale. A Tumba — aujourd'hui Thysville — première étape de ma descente, on m'attribua comme logement un chimbèque assez éloigné de la station et que l'on appelait pompeusement « La Maison des Juges » parce qu'il était réservé d'ordinaire aux magistrats itinérants. Accueilli avec la plus grande cordialité par les officiers et fonctionnaires du poste, on ne me laissa pas le temps d'aller visiter ma lointaine demeure, de sorte que je dus m'en remettre aux soins du boy pour tout ce qui concernait l'organisation de mon coucher. Une fois débarbouillé et vêtu de toile fraîche, je fus invité par mes hôtes à un banquet d'honneur, qui se prolongea fort avant dans la soirée. On y parla de beaucoup de choses mais surtout d'un événement extraordinaire lequel, depuis vingt-quatre heures, défrayait les conversations des blancs et des noirs. En effet, la veille de mon arrivée, au milieu de l'après-midi, un éléphant d'une taille gigantesque, et pourvu de pointes formidables, avait soudainement traversé la station en semant l'effroi sur son passage. Surpris dans une impasse, deux indigènes furent aussitôt embrochés et piétinés par ce vieux solitaire qui, le massacre accompli, se dirigea vers la gare. Arrivé sur le rail, il se mit en devoir d'arracher quelques poteaux du télégraphe pour s'acharner ensuite contre une locomotive sous pression dont il tordit la cheminée fumante ; après quoi, légèrement ahuri, un peu échaudé aussi par les jets de vapeur brûlante ripostés par la vaillante machine, il avait repris sa course furieuse et s'était enfoncé dans le bois qui avoisine la station. Ce matin, une petite troupe composée des meilleurs fusils de Tumba s'était élancée à sa recherche mais sans rien rencontrer qui vaille ; une violente tornade, insolite en cette saison, avait d'ailleurs, au cours de la nuit dernière, effacé toutes les pistes. Aussi, demeurait-on généralement fort anxieux, comme en témoignait suffisamment ce faisceau d'albinis dressé dans un coin de la salle du festin. Il va de soi que sous l'impression de ce fait-divers émouvant, chacun des convives y allait de son histoire éléphantine. J'écoutai avec plaisir quelques « anciens » qui s'étaient trouvés jadis à l'Equateur et dont les récits de chasse à la grosse bête ne manquaient pas de mouvement ni de brio. Moi aussi, je pouvais conter ma petite aventure. On me pressa de la dire, ce que je fis bien volontiers. Conticuere omnes et je commençai en ces termes : *** Un matin que je naviguais au milieu du Kasaï sur le a Ville de Bruges », je vis tout à coup surgir des papyrus massés le long de la rive gauche une sorte de monument qui s'avança jusqu'au bord de l'eau. C'était un éléphant de belle taille, armé seulement de courtes défenses. Très surpris d'abord, l'animal s'éventa un moment avec ses vastes oreilles en regardant filer notre petit bateau ; puis, ayant plongé sa trompe dans le fleuve, il l'en retira pour l'engloutir au fond de son énorme bouche rose. Sa soif étanchée, il puisa de nouveau au courant, s'aspergea de tous côtés, faisant jaillir dans la lumière irisée de l'aube une pluie de chrysoprases, de rubis et de diamants... Et je le contemplais avec une stupeur, une admiration profondes où s'avivaient toutes les naïves images de mon enfance. Cependant, les soldats de notre escorte venaient de l'apercevoir. Aussitôt, épaulant leurs albinis, ils voulurent tirer sur le monstre, ce à quoi je m'opposai fermement. Pourquoi abattre ou blesser inutilement ce tranquille animal? Il était si majestueux, si décoratif, campé ainsi au milieu des houppes floconneuses des roseaux, la croupe rosée par les premiers rayons de l'aurore... Et puis, je songeais à tous ces bons éléphants, exilés chez nous, qui promènent sur la montagne de leur dos les bambins confiants et ravis. Ne fallait-il pas que leur sublime complaisance fût, au moins une fois par hasard, récompensée dans leurs frères de la brousse? Donc, j'ordonnai aux fusils de se relever et fus immédiatement obéi. C'est la première fois, la seule fois, que j'éprouvai vraiment de la joie à pouvoir commander. Quelques instants après, la grosse bête, qui avait terminé sa toilette, quittait le fleuve et disparaissait dans les herbes pour s'en retourner au fond des bois, insouciante, heureuse comme dans le paradis terrestre... *** Je ne sais si cette historiette intéressa beaucoup mes nouveaux amis : ils l'écoutèrent du moins avec patience et sans marquer de surprise pour mes instincts purement contemplatifs à l'égard de la faune congolaise. Elle contrastait du reste avec leurs récits dramatiques, et c'était là tout son mérite. Mais l'heure s'avançait ; il était temps de songer à gagner mon logis, car je repartais le lendemain, à l'aube, pour Matadi. Après un speach de remerciement, je voulus prendre congé de mes hôtes, mais ils tinrent à m'escorter jusqu'au chemin de fer que je devais traverser pour me rendre chez moi. Je fus reconduit au rythme d'une fanfare entraînante ; car j'oublie de dire que mes compagnons, très mélomanes, avaient fondé un conservatoire dont les instruments ne le cédaient en rien, pour le grotesque de la forme et du timbre, à ceux de nos Gais Lurons de Bruxelles. Enfin, on se sépara sur une Brabançonne et, guidé par mon boy, je me dirigeai vers ma maison Diable, c'est qu'elle était située beaucoup plus à l'écart que je ne pensais ! Il faisait une de ces nuits torrides, profondément noires, une de ces nuits de nègre dont l'obscurité est si dense qu'on croit la toucher presque et qu'il semble qu'elle vous enveloppe, vous drape, vous bride de son étoffe souple, comme un pagne. De crainte de nous égarer, il fallut en cours de route allumer le fanal de locomotive que le chef de gare avait eu l'amabilité de mettre à ma disposition. Nous arrivâmes sans trop d'encombres au bout d'une dizaine de minutes. En vérité, la maison n'était pas des plus confortables ; elle me parut assez délabrée, hors d'équerre, mal d'aplomb sur les pieux qui la portaient. On eût dit d'une méchante cahute de douanier dans la dune. Bah ! elle avait résisté à plus d'une tornade, elle suffirait encore à m'abriter pendant quelques heures. J'entrai dans la petite chambre au milieu de laquelle étaient dressés un lavabo et ma malle-lit. En ce moment, mon boy marmotta quelques mots dans son baragouin fiotte auxquels je répondis, sans les comprendre, par un signe d'acquiescement. Puis, m'ayant souhaité le bonsoir, il se retira avec discrétion. L'énorme fanal de locomotive projetait sur les murs une intense clarté, ce qui me permit d'apercevoir deux ou trois araignées, grosses comme des crabes, agrippées dans l'angle du plafond. Quoique j'eusse préféré dormir en meilleure compagnie, je ne m'inquiétai pas autrement du voisinage de ces vilaines bêtes avec lesquelles j'avais eu le temps de me familiariser, sinon de sympathiser, à Léopoldville. Ma toilette de nuit expédiée, j'éteignis ma lanterne et m'insinuai avec adresse sous la moustiquaire avec mon browning et mon couteau poignard. Il régnait un silence effrayant, le silence d'une crypte dont mon étroite malle-lit aurait été le cercueil. Je m'étonnai tout à coup de ne pas entendre remuer mon boy sur la véranda ; où donc avait-il déroulé sa natte de sommeil? Je m'avisai alors qu'il avait surpris mon consentement pour aller rejoindre ses amis au village. Ah le drôle ! Aussi, pourquoi ne pas le tenir de plus court? J'étais seul dans cette bicoque isolée. Voilà qui manquait de prudence. Certes, je n'avais pas peur. N'empêche que ma poitrine commençait à se contracter. Faisant effort pour ne pas céder aux terreurs qui pouvaient m'assaillir, je me remémorai les joyeux devis de notre banquet ; je me sermonnais aussi : voyons, le romantique de la situation était pour me plaire !... Je vivais des minutes rares... Je vivais intensément ! D'ailleurs, n'avais-je pas sous la main mon fidèle revolver à six balles et ma navaja catalane? Allons donc ! Un simple coup de feu, et je mettais en fuite la bête assez audacieuse pour venir renifler la moustiquaire métallique de ma fenêtre. Ces pensées étaient assez rassurantes ; quand même, elles ne me réconfortaient que tout juste. Pour faire diversion, je m'imposai de dénombrer mes amis et de réciter leurs noms à voix basse... C'étaient De Waele, Douffet, Pirotte, Scouffs, Hanson, Lossignol... Voyons, j'en passais et des meilleurs... Ah oui, il y avait encore Mongi, et puis cet autre, vrai héros d'Albert Giraud, si falot, si comiquement poétique dans son costume de Pierrot lunaire. Mais comment s'appelait-il celui-là ? Ma mémoire se mit à la poursuite de ce nom, mais sans parvenir à le rattraper. De guerre lasse, j'avais abandonné la partie et, tout doucement, je commençais à m'assoupir quand un cri prolongé, suraigu, terrible, tel un coup de buccin, déchira le silence et fit comme une illumination de foudre au milieu des ténèbres. Je frissonnai jusqu'au fond des moelles et une sueur froide me ruissela par tout le corps. Ce cri, je le connaissais bien : je l'avais déjà entendu dans la forêt de Swinburne où je bivouaquais avec Paul Costermans. Point de doute possible : c'était le barrissement du plus énorme des pachydermes. Le silence venait à peine de se rétablir qu'un nouveau cri fendit la nuit, accompagné cette fois du bruit d'une lourde galopade dans la plaine sablonneuse qui entourait ma cabane. Parbleu, c'était le vieux solitaire, le mammouth de la veille, qui était sorti du bois et revenait à la charge ! Je me sentis perdu. L'animal allait se ruer sur le premier obstacle qu'il rencontrerait. Et c'était ma petite maison ! De fait, le tonnerre de sa course se rapprochait, se précipitait, s'enflait ! Tout à coup, un choc épouvantable : la maison craque, s'affaisse d'un côté. Un des pilots, sur lesquels elle est établie, a été arraché parle monstre dont j'entends à présent la formidable respiration et le crissement de la trompe sur le toit de tôle. Je veux appeler, mais ma gorge n'émet qu'un râle étouffé. Je veux me soulever pour saisir une arme, mais mon bras reste inerte tandis que mon dos de plomb est comme incrusté dans ma couchette. Mes muscles n'obéissent plus à ma volonté. La peur m'avait frappé d'une paralysie soudaine. Seul, mon cerveau demeurait actif, lucide. Et c'est vrai qu'à cette minute désespérée, je revis mon enfance, et ma jeunesse, et tout ce calme bonheur que j'avais laissé là-bas, dans la douce Europe ! Cependant, la bête forcenée continuait à pousser des cris suraigus, à marteler les parois de ma chambre. Brusquement, un autre pilot cède à sa fureur ; nouveau craquement, et la maison s'affaisse, se renverse davantage. Cette fois, j'ai bien la sensation que la boîte de ma malle-lit oscille et glisse vers le mur. Soudain, les pointes du monstre transpercent la toile métallique de la fenêtre en même temps qu'elles arrachent l'armature de ma moustiquaire ! Tout est fini. Je vais mourir éventré, hâché, broyé... Eperdûment, j'étreins en pensée des êtres chers... Et mes yeux se ferment... mais pour se rouvrir aussitôt dans le clair jour, aux sons d'une musique enragée ! Dominant le charivari, une voix chante à tue-tête sur l'air de Méphistophélès : — Beau Juge, qui faites l'endormi, n'entendez-vous pas? Zambi soit loué ! c'est tout le conservatoire de Tumba qui vient me chercher pour me faire escorte jusqu'à la gare ! Ah les braves gens ! Les braves gens ! Matadi. A Matadi, il n'y avait pas de maison spécialement affectée au logement des magistrats de passage. Après l'expérience de Tumba, je ne m'en plaignis guère ; du reste, les spacieuses factoreries offrent ici aux voyageurs officiels une pension très confortable. Jugez de ma surprise quand après six mois d'écœurantes « patates » douces, je me trouvai tout à coup devant un plat de « pommes frites » originaires des Canaries ! Je les dévorai avec une ivresse gloutonne et j'en eusse peut-être rimé un sonnet si ma lyre n'avait été complètement désaccordée par la chaleur. Mais ma sensation la plus forte, ce fut encore de vider un hanap de vin blanc frappé dans un sabot rempli de neige. Car, à Matadi, imaginez cela ! il y avait une machine à faire de la glace. En face du vidrecome tout perlé d'une froide sueur, j'éprouvai presque comme un étourdisse-ment. Il me fallut prendre ce verre à deux mains pour le porter à mes lèvres ainsi que fait un enfant. Et mes doigts frémissaient comme ceux du jeune prêtre élevant le calice sacré sur l'autel de sa première messe... Enfin, je me désaltérais ! Jusqu'à présent, c'est-à-dire depuis tant de jours ! je n'avais fait que tromper mes soifs avec de fades et tièdes breuvages. Et quelles soifs c'étaient ! Des soifs de damné, dantesques ! Vraiment, ce verre de vin glacé est une minute de jouissance ineffable dans Tmon existence africaine... *■** Le steamer, qui devait me conduire à Borna, se faisait attendre. Comme je n'avais nulle impatience d'arriver au terme de mon voyage, les trois jours que je passai à Matadi s'écoulèrent assez agréablement en visites, en flâneries le long du fleuve, en excursions dans la montagne. Un ancien et cher condisciple, le docteur A. Bourguignon, veillait du reste à ce que les heures me parussent aimables et rapides. C'est avec ce hardi cavalier que j'escaladai les roches ardentes du Palabala au-delà desquelles, dans une brusque oasis de verdure, on découvre le riant sanatorium de Kikanda tout fleuri de géraniums et de capucines. Mais j'ai déjà conté cette chevauchée héroïque et les involontaires prouesses de cowboy qu'une mule effrontée, mais qui avait bien le droit d'être ombrageuse faute d'ombre, m'obligea d'accomplir sous les yeux émerveillés de Sœur Apolline, la supérieure de l'hôpital. On a souvent représenté Matadi comme l'un des vestibules de l'Enfer. Le ciel d'un gris de fusion, le fleuve qui reflète ce ciel et repousse ses flammes, le roc que le soleil brûle et calcine, vous emprisonnent dans une cuve de feu. Comment vivre dans ce brasier ? Hé, il faut faire bien davantage : il faut y travailler. Quelle énergie, quelle trempe, quels muscles moraux et physiques exige cet effort continu, presque surhumain ! Et pourtant c'est dans la station une activité dévorante, à croire que la chaleur, ici, devient un aiguillon. Tout le long du jour, les enclumes résonnent dans les ateliers du chemin de fer ; les petites locomotives de St-Léonard courent, se croisent dans la gare, sifflant à tue-tête, ébouriffant leur chevelure de fumée ; les wagons manœuvrent, entrechoquent leurs butoirs on charge, on décharge sur les quais ; au fracas métallique des engrenages et de la fonte, se mêlent le grincement des poulies, la plainte des caisses écrasées, les cris déchirants de la vapeur qui fuse des soupapes et des joints... De mon poste aérien qui domine la rive, je vois des casques blancs qui se déplacent, ondulent, roulent au-dessus de la foule des travailleurs noirs, et l'on dirait une agitation de fourmis occupées à leurs œufs. Sur les paliers et les étroits chemins qui aident à gravir la montagne, l'animation n'est pas moins grande ; des caravanes défilent, entraînées par le poids des charges. Malgré l'heure violente, les Européens vont et viennent nombreux, alertes, désinvoltes ; à l'ombre des factoreries, des groupes bariolés se forment qui discutent, gesticulent ; et parfois, un joli parasol frangé de dentelle apparaît sur la route : c'est une « blanche » qui passe, saluée par le subit silence de ces mercantis criards, qui se découvrent avec respect devant la grâce et la vaillance d'une femme de chez nous. Mais le soleil commence à descendre sur les crêtes ; l'ombre de la montagne croît, s'allonge sur le fleuve aux remous limoneux, couvre bientôt toute la vallée. Aucune fraîcheur : au contraire, une brise qui a dormi tout le jour sur les roches embrasées, se réveille en s'étirant, bâille avec une haleine de four. Mais n'est-ce pas "assez déjà que Hélios ait déposé sa terrible massue flamboyante et que les yeux qu'il a blessés, presque aveuglés, se reposent enfin sur des couleurs amorties et les grisailles de Pavant-crépuscule ? Cependant, là-bas, à l'entrée du Chaudron d'Enfer où le fleuve bouillonnant arrondit sa pente et s'engouffre, un petit steamer a surgi ; il lutte contre le terrible courant de toute la force de son hélice ; c'est à peine s'il avance ; il semble immobile. Mais soudain, la sirène a retenti : l'obstacle est vaincu. Le bateau est sorti de l'impétueux torrent ; le voici qui s'approche et déploie son pavillon étoilé... C'est « l'Hirondelle » qui vient chercher les « fin de terme » et les malades qu'elle transbordera à Banane sur le « machoua » d'Europe. Demain, elle m'emportera moi aussi, mais seulement jusqu'à Boma. Et je demeure anxieux. L'atmosphère officielle et bureaucratique dans laquelle je vais vivre navre d'avance mon âme de rêveur, l'agite d'une houle de sombres pensées. On croit me réconforter : « Voyons, pourquoi ce front maussade quand vous vous rapprochez du soleil? » Oh, cet astre symbolique ne m'attire nullement. Je redoute les faveurs et les honneurs. Ils pèsent toujours, handicapent. Je voudrais rester un poids léger... N'être rien ou pas grand'chose... Borna. A peine l'Hirondelle a-t-elle accosté le grand pier qu'un jeune homme s'élance sur le bateau et m'aborde sans hésitation : — Fernand Waleffe ! dit-il en se présentant lui-même. Le Procureur d'Etat a voulu être le premier à me souhaiter la bienvenue, attention qui me va droit au cœur. On se serre la main et, dans ce geste, il y a chez nous déjà plus que de la simple courtoisie ; c'est l'aurore d'une amitié qui s'accroîtra avec les jours et que nulle conjoncture, même l'absence, ne pourra attiédir. C'est dimanche. Les quais sont déserts, mais sur la Place de la Marine, une foule de noirs vêtus à l'européenne et de négresses, quelques-unes atourées en dames, se promènent à l'ombre des manguiers. Le tramway nous a bientôt transportés à mi-côte du plateau. Au milieu de l'Avenue du Roi-Souverain, M. Eugène Horstmans s'avance à notre rencontre et me complimente affectueusement à son tour. Le juge du tribunal de première instance n'est pas un inconnu pour moi : nous avons fait connaissance au mois de janvier, lors de mon débarquement à Boma. Tout en devisant avec bonne humeur, nous débouchons dans une grande allée de flamboyants et nous voici bientôt devant le chimbèque du Parquet. Bâtie sur un soubassement de béton et de briques, la maison... Mais il faudrait une photographie : elle montrerait beaucoup mieux que des phrases, généralement imprécises, l'importance et l'architecture de ce curieux Palais. A peine suis-je débarbouillé, que j'entends retentir : — Boys, chop ! C'est M. Waleffe qui commande à Auguste, son maître-queux, de servir le dîner. La table, coquettement fleurie d'un bouquet de roses du Bengale — ô merveille ! — est dressée sur la véranda, derrière la maison. Trois couverts ; M. Horstmans fait ménage avec nous. Nous dînons, servis par m'Pokoua, jeune noir vêtu de blanc, à la face grave, impassible. La chère est délicate, préparée selon de louables recettes ; mon estomac, bien que devenu Spartiate au régime des brouets de Kitambo, ne laisse pas que d'être agréablement surpris. Devant mes exclamations réflexes et flatteuses, M. Waleffe me dévoile en souriant, le secret de cette bonne nourriture : — A la fin de mon dernier terme, j'ai emmené Auguste avec moi en Europe, autant pour le récompenser de ses excellents services que pour lui faire donner des leçons de cuisine. Très docile et intuitif, il s'initia tout de suite à la préparation de nos plats nationaux et, bientôt, de simple gargouilloux qu'il était, devint un chef fameux ! — Et la pâtisserie, fis-je avec un intérêt vivement excité, j'espère qu'elle ne l'a pas laissé indifférent? — Vous ne vous trompez pas, repartit gaiement le Procureur d'Etat : sous la savante direction de ma chère sœur, Auguste s'essaya à la confection des gâteaux et des tartes de manière à satisfaire les plus fines « gueules à la crème », si j'ose cette image truculente... — Osez-le ! m'écriai-je tout réjoui ; apprenez que mon cher ami Eugène Demolder ne m'appelait pas autrement au temps lointain où nous charmions nos entre-cours universitaires avec les « gozettes » de Moens, le bon boulanger de la Cantersteen ! Vraiment, M. Waleffe avait bien raiso n de vanter son cook ; pas plus tard qu'au dessert, j'eus l'occasion d'avaler un épais triangle isocèle d'une « doreie » patriale qu'à force de génie Auguste avait su réussir avec du lait en boîte et ces petits cailloux noirs, plus durs que le quartz, qui sont le riz du Haut Congo. La plus sombre tristesse n'eût pu resister à de pareils bienfaits ; la mienne, si opaque, si lourde encore ce matin, s'éclaircissait insensiblement, s'allégeait. Elle se dissipa tout à fait — du moins pour ce jour-là — au five o'clock qui nous réunit chez le Directeur de la justice, M. Sarriot, un carolorégien expansif, au verbe coloré, tutoyeur comme un méridional. C'est là que je renouvelai connaissance avec les autres magistrats et les principaux fonctionnaires de la capitale. Tous me firent grand accueil, à commencer par le baron Nisco, président du tribunal d'appel, belle figure énergique dont la gravité savait sourire à propos ; un juriste consommé, nourri de la moelle d'Ulpien et de Papinien, ses antiques compatriotes. J'eus plaisir également à revoir le juge d'appel, Théophile Beckmann, mon ancien confrère du barreau de Bruxelles ; il avait beaucoup voyagé ; bourré d'observations et de faits, c'était un causeur attachant, plein de charme. Et comment oublier celui dont la bonne grâce, la serviabilité, la bonne humeur, la tête fine et coquettement chauve enchantaient notre club ! Personne qui n'ait reconnu Maurice Van Damme, l'ex-Secrétaire général. Tout de suite, il m'ouvrit le trésor de son expérience, de ses bons offices et nous fûmes amis. Vraiment, j'étais loin de m'attendre à ce que ce premier contact avec mes nouveaux collègues serait aussi cordial, exempt de toute morgue hiérarchique. Car, il faut que je l'avoue, j'avais redouté un moment de retrouver chez l'un ou l'autre d'entre eux, cette espèce de méfiance — le mot est sans doute un peu fort — avec laquelle il semblait avoir accueilli mon arrivée à Borna. Après cela, les six mois que je venais de passer à Léopoldville et mon insistance à décliner toute promotion avaient à présent convaincu tout le monde de mon désir de ne porter ombrage à personne. On était suffisamment fixé : le regard de mon ambition ne portait pas bien loin. *** L'aile gauche de la maison du Parquet ne comportait qu'une chambre assez vaste à laquelle attenait un réduit servant de débarras ; c'était à la fois mon bureau, ma chambre à coucher et ma salle de bains. Je m'y trouvais fort mal à l'aise pour vaquer à mes nombreuses fonctions de substitut ; mais la pièce, relativement fraîche, n'abritait aucun nid de cancrelats. De même, les araignées ne s'y aventuraient qu'avec prudence pour s'enfuir tout de suite à l'aspect de mon formidable attirail de plumeaux et de martinets. Il n'y avait guère que les lézards assez hardis pour courir sur les murs de mon appartement. Mais ce sont de petits hôtes inoffensifs dont les jeux me sortaient de mes paperasses. Celles-ci s'accumulaient sur mon bureau, formant d'épaisses murailles de dossiers entre lesquelles je travaillais comme dans une citadelle. Un substitut du Procureur, d'Etat est fort occupé au Congo, principalement à Boma ; il instruit les affaires, enquête, siège et requiert ; c'est également le juge des palabres indigènes, le curateur des successions, l'auditeur militaire. Il donne audience toute la journée de 8 heures du matin à 5 heures du soir, actant lui-même les déclarations des témoins, car il n'a pas de greffier. Rude besogne sous une telle climature, mais bienfaisante puisqu'elle imprime au Temps une allure effrénée ! Je travaillais plein d'ardeur ; au reste, il y avait toujours du nouveau, du pittoresque dans ces écritures et l'intérêt des dépositions me faisait excuser leur prolixité. L'âme nègre des deux sexes s'ouvrait devant moi en même temps que l'âme blanche tropicale et je m'éprenais vivement de la première ; elle avait, surtout chez la femme, une fraîcheur matinale, toute d'enfance et de candeur ! N'en ai-je pas rapporté quelques traits dans les Frimousses noires ? Toutefois, il me déplaisait grandement d'être forcé de recevoir tout le monde dans une pièce où mon lit dressait le dais de sa moustiquaire en mousseline de Matzulipatnam. Outre que l'exposition de ce meuble familier me faisait craindre pour mon prestige, il me répugnait d'accueillir dans ma chambre à coucher des gens qui n'entretenaient avec la propreté aucune espèce de relation et dont le fumet me saisissait aux narines comme un effluve d'ammoniaque. En vérité, j'en subissais les redoutables conséquences quel que fut d'ailleurs mon entrain à ventiler mon appartement et à épancher sur le parquet des dames-jeannes d'eau lustrale ; je fus souvent la proie d'horribles démangeaisons sur la nature desquelles je n'ose insister et qui m'obligèrent d'appeler à l'aide le soufre de Satan, même les onguents d'Hermès et du Pérou. Et n'oublions pas la tchique, puce pénétrante, la nigua des Espagnols, qui s'insinue sous l'ongle de vos orteils et de vos doigts pour y pondre ses œufs ; parasite invisible et féroce qui, si l'on n'y prend garde, élargit insensiblement la plaie qu'il fait et l'enflamme et la gangrène pour ne désarmer qu'après l'amputation ou la mort ! A plusieurs reprises, la nigua me fit sentir la piqûre de son dard envenimé ; mais mon boy, opérateur habile entre tous, parvint chaque fois à l'extirper de ma chair pantelante. Les indigènes, presque insensibles aux lancinations de la bête, sont moins attentifs à la combattre. Aussi, que de pieds rongés, saigneux, suppurants ! Un jour, je rencontrai un pauvre diable de porteur qui épluchait tranquillement son gros orteil avec une sorte de bomerang ébréché ; désespérant sans doute de le débarrasser de la vermine qui l'ulcérait, il l'appuya brusquement sur une pierre et le trancha d'un coup sec de son instrument. Je pâlis, je pense, mais il souriait, lui ! Et comme je lui tendais mon mouchoir pour étancher le sang qui giclait de la blessure, il accepta ce « matabiche » bien poliment : — M'botté minghi ! grand merci ! Puis, ayant bandé la plaie avec une feuille de palmier, il s'en alla, sans boiter le moins du monde, avec mon petit mouchoir sur la tête.... *** Si ma nouvelle demeure offrait moins de confort que celle de Léopoldville, elle était en revanche beaucoup plus animée ; chez moi, quel va-et-vient de prévenus, de témoins, de policemen ! Je recevais aussi la visite protocolaire des agents supérieurs nouvellement débarqués ou qui s'en retournaient en Europe. Chaque jour, j'avais avec le Procureur d'Etat de multiples conférences juridiques, ce qui me permit tout de suite d'apprécier la droiture, le bon sens de mon jeune chef. Ce n'était pas un indécis ni un tiède : il apportait beaucoup de diligence dans l'expédition des affaires. Et puis quelle correction, quelle bienveillance à l'égard des plus humbles prévenus ! A la bonne heure, celui-là comprenait la justice comme le vaillant Manchego quand il donne ses derniers conseils à Sancho partant pour gouverner l'île de Barataria : « Celui que tu dois condamner, ne le maltraite jamais ! C'est bien assez déjà pour ce malheureux d'être puni sans qu'on ajoute des injures à son châtiment. Montre-toi pitoyable et clément autant que tu le pourras sans être taxé de faiblesse ; car bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant à nos yeux celui de la miséricorde a je ne sais quel éclat que ne possède point celui de la justice ! » Fernand Waleffe ne se départait de sa mansuétude qu'envers les insolents, les effrontés ; il ne tolérait pas qu'on manquât de respect à la magistrature. Il ressentait tout manquement à l'un de ses subordonnés comme une injure personnelle. A cet égard, il était impitoyable et peu lui importait que le coupable fût apparenté à des hommes influents en Belgique.... Je me rappelle qu'un jeune homme portant un nom honoré se permit un jour de me persifler au cours d'un interrogatoire. Comme je l'engageais doucement à quitter ce ton déplaisant, il enchérit sur son insolence si bien que je lui commandai de se retirer à l'instant. Mais il continuait de me narguer sans obtempérer à mon ordre. Alors, je fus obligé d'élever la voix. Soudain le Procureur, qui travaillait dans la pièce voisine, apparut dans mon bureau : — Monsieur le Substitut a vraiment trop de patience avec un malotru de votre sorte. Je vous chasse ! Et comme l'étrange individu ricanait encore et ne bougeait de sa chaise : — Policeman ! s'écria Waleffe, outré de colère. Un noir surgit dans la pièce : — Empoigne-moi cet homme et conduis-le à la prison : Ce fut bref, magistralement exécuté. — J'ai tout entendu, dit M. Waleffe. Ce n'est pas la première fois que le personnage ose se permettre pareille incartade. Il fallait une leçon. J'étais fort ému de l'incident, encore plus touché de l'obligeante intervention de mon chef. Et comme il s'employait à me calmer avec des paroles amicales, je pensais en le regardant à cette devise chevaleresque : Fili mi, si quis te laeserit, ultor ero ! *** A quoi nous eût servi un cook fameux si nous ne lui avions fourni aucune occasion d'exercer ses talents ? Donc, nous recevions beaucoup, autant par certain goût de faste que pour complaire à Auguste dont chacun de nos dîners affirmait une fois de plus la maîtrise. La table des juges était célèbre à Boma ; il n'y avait guère que celle du Gouverneur qui rivalisât avec elle ; encore lui préférait-on la nôtre dont toute solennité et l'habit noir — le cruel habit noir ! — étaient scrupuleusement bannis au profit de la cordialité et du bien aise. Nos vins, sans avoir l'élégance des crus du Palais Colonial, avaient leur mérite et notre linge, sans être damassé, réjouissait l'œil par sa parfaite blancheur en même temps qu'il flattait l'odorat par ce discret parfum des herbes rares sur lesquelles on l'avait mis sécher. Quant aux serveurs, on n'en eût guère rencontré qui fussent aussi dextres et enseignés dans un meilleur style que les nôtres. J'ai déjà parlé de m'Pokoua le boy, non, je veux dire le valet de chambre du Procureur d'Etat : il faut y revenir. A côté de lui, mon boy pâlissait, si j'ose ainsi m'exprimer, bien qu'il fût de bonne race, fort adroit à toute sorte de travaux et fertile en ruses. m'Pokoua, qui appartenait à la tribu des Upotos, avait suivi ses parents dans le bas Congo à l'époque des grands travaux du chemin de fer. Or M. Waleffe, alors substitut à Matadi, l'avait immédiate- ment attaché à son service, conquis par la douceur de ses mœurs et sa grande propreté. m'Pokoua fut tout de suite un boy accompli ; il n'en était pas de plus diligent, de plus attentif ni de plus silencieux ; avec lui, la maison reluisait ; aux soins respectueux dont il entourait de chers souvenirs d'Europe, on comprenait que son âme de nègre n'était point dépourvue d'une certaine sensibilité. M. Waleffe s'en convainquit davantage quand il s'avisa de remarquer l'impression que faisait sur son domestique une jeune négresse — appartenant à la boyerie de Mme De Backer, la charmante femme du Directeur du chemin de fer ■— qui était, comme m'Pokoua, originaire du Haut-Congo. A chaque visite de la jeune fille — laquelle venait assez fréquemment au Parquet pour quelque commission anodine — m'Pokoua plissait son masque et souriait doucement ; puis, après le départ de la messagère, le garçon restait longtemps songeur. Comme Soudila, c'est ainsi qu'on nommait la boyesse, était une enfant charmante, « très brave », déjà fort adroite en couture et ouvrages de mains, Waleffe se gardait de rien empêcher entre les deux jeunes gens, j'entends de ce qui est permis. Dans son cœur généreux, indulgent au nascente amor, il ne manquait pas de favoriser, même de provoquer les rencontres des amoureux. Si Soudila était souvent dépêchée au Parquet par sa bonne maîtresse, il s'en fallait que M. le substitut se pressât toujours d'abandonner ses dossiers ou ses instructions pour écouter la jeune fille : — Il faut attendre, disait-il ; va causer un moment avec m'Pokoua, à moins que cela ne t'ennuie.... Mais ça ne l'ennuyait pas du tout et déjà Soudila courait au jardin pour rejoindre le « ventje » qui l'attendait à l'ombre des bananiers. Après un grand petit temps, on la rappelait :' — Dis à ta patronne qu'il m'est impossible de répondre en ce monent... Mais ce soir, m'Pokoua viendra avec une moukande... As-tu bien compris ? Elle souriait en soubrette avisée et s'échappait, emportant de la joie pour toute la journée. Aussi bien, Waleffe inventait des commissions quand, par hasard, Mme De Backer n'avait rien à lui mander. Il disait à son boy : — Tu iras porter cette moukande après souper. Il n'y a pas de réponse. Ce qui signifiait : « Tu peux t'attarder auprès de ta maîtresse sans souci de l'heure du retour. » Or, il arriva que Mme De Backer s'émut des fréquentes visites du bon m'Pokoua et l'interrogea sur ses sentiments à l'égard de Soudila. Comme ils étaient les plus purs du monde, elle fut tout de suite bienveillante et ne vit aucun mal à ce que le pays et la payse devinssent officiellement fiancés. Bientôt, les bans furent publiés ; un beau matin d'octobre m'Pokoua et Soudila, unis par l'officier de l'Etat Civil, disparaissaient dans la forêt profonde pour s'aimer sous l'œil de Zambi au milieu des singes et des perroquets. Quand ils rentrèrent à Matadi, M. Waleffe était parti en congé pour l'Europe. m'Pokoua s'engagea alors comme ouvrier à la Compagnie du chemin de fer tandis que Soudila reprenait ses fonctions auprès de son ancienne maîtresse avec, bien entendu, tous les avantages que comportait sa situation d'épouse. Quelques mois plus tard, M. Waleffe étant rentré en Afrique avec le grade de Procureur d'Etat, il rappela son excellent serviteur qui vint demeurer à Boma avec sa femme dans une des cases dépendant du Parquet. C'est là que m'Pokoua et Soudila, dont l'amour ne s'était pas attiédi, vivaient dans une douce félicité, au milieu d'une petite basse-cour de poules et de canards, sous les vols de colombes « égrenées dans l'air comme un collier de perles » ! Soudila portait d'ordinaire un pagne bleu qui bridait son corps souple. Je la surpris un matin, par hasard, et sans qu'elle s'en doutât, au milieu de ses ablutions... C'était la Vénus de Médicis dans toute la grâce de ses formes fines ; elle en fit même le geste ingénu en entendant du bruit et rien n'était aussi charmant que ce joli corps, subitement immobilisé, qui écoutait tout entier, comme la statue de Narcisse percevant la voix lointaine de la nymphe Echo... C'est seulement vers la fin de mon séjour à Boma que la jeune femme me parut forcir quelque peu ; elle prenait insensiblement de l'embonpoint ; la gorge bombait davantage, les bras encore graciles s'étoffaient tandis que le pagne se relevait davantage à présent au dessus des chevilles bronzées... Quand je revins un an après, Soudila tenait dans ses bras une bambine qui fut souvent dans les miens tant j'étais épris de cette mominette, authentique sœur du petit bonhomme de notre Fiammengo. *** C'est m'Pokoua qui commandait aux boys et veillait à l'ordonnance des banquets. Une maîtresse de maison accomplie n'eût pas dressé la nappe avec plus de goût. Notre maître d'hôtel était un artiste spontané, inconscient. Il trouvait des harmonies de formes, savait faire chanter des couleurs ; c'est ainsi qu'il rehaussait le couvert de mannes du Kasaï, de pots indigènes remplis de fruits et pavoisés de fleurs. Que de hauts personnages et de moindres vinrent s'asseoir à notre table qui nous charmèrent par leurs propos substantiels, leur verve, leur bonne humeur ! Après le rude travail de la journée, quel délassement nous offraient ces réunions cordiales où le souvenir du pays s'estompait dans les mémoires, laissait le cœur plus insouciant, apaisé ! Je n'ai pas oublié les causeries de l'inspecteur Ghilain, la faconde érudite du capitaine Cabra, les récits de chasse du commandant Wyns, les pittoresques descriptions du commandant Alfred Tombeur, la bonhomie matoise du docteur Etienne. Je me souviens aussi de la réception que nous fîmes à Paul Costermans lorsqu'il descendit du Pool pour affaire d'Etat, surtout pour me revoir, comme il se plaisait à dire... En dépit de sa réputation d'homme renfrogné, il eut tôt fait de conquérir tout le monde par sa bonne grâce et la finesse de son esprit. J'étais fier de lui, très flatté qu'il voulût bien se montrer à mes nouveaux amis sous son angle de séduction. Je me rappelle qu'au dessert, Costermans m'annonça qu'il avait enfin obtenu du Gouvernement Central la faveur de me ramener au Pool avec lui. Oh l'agréable surprise ! Bien que je me sentisse déjà en confiance avec mes collègues, il ne me déplaisait pas trop de les quitter pour retourner là-haut au milieu dé mes compagnons blancs et noirs. Aussi me disposais-je gaîment à repartir pour Léopoldville quand un message m'invita à rentrer en Europe. Entre « Y Hirondelle » qui remontait à Matadi et le « Léopoldville » appareillant pour Anvers, j'hésitais à choisir. Les courses à travers le haut Congo me tentaient fort après six mois d'une vie combien laborieuse et sédentaire ! D'autre part, le retour au pays.... Déjà, une file de pauvres diables, enchaînés par le col, emportaient mes malles et mes caisses vers le port. Et je les suivais avec Costermans dans le relent de suint qu'ils laissaient derrière eux. Car un bouc habitait sous chacune de leurs aisselles... Sur quel bateau leur commanderais-ja de déposer mon bagage ? Je l'ignorais encore et souffrais cruellement de mon indécision. Mon compagnon souriait : — Là-haut, disait-il, c'est la vie aventureuse et libre. Venez, nous monterons ensemble à Stanley Falls ! Mais une douce voix qui parlait de loin, de si loin : — Un an déjà que tu es parti... Reviens-nous ! Costermans reprenait : — Votre carnet contient encore tant de pages blanches ! Il faut les noircir. Venez ; là-haut nous visiterons beaucoup de peuples, comme Ulysse ! Et la petite voix lointaine insistait, plaintive : — Oh, ne t'attarde pas davantage... On t'attend ! Soudain, comme nous débouchons sur la place de la Marine, le « Léopoldville » m'apparaît, amarré contre le pier. Dans le tapage des treuils à vapeur, le steamer achève son chargement. Je remarque qu'il a arboré sa flamme de partance... A l'arrière, le pavillon tricolore se déploie à grands plis sous une faible brise... Je m'arrête, pincé aux fibres les plus vibrantes de mon être. Alors, le terrible Cosse, commande aux prisonniers : — Twala bilokos judgi machoua m'Poutou ! Portez le bagage du Juge sur le paquebot d'Europe. Et, se tournant vers moi : — Je savais bien, dit-il en souriant, que vous ne résisteriez pas à cette épreuve... Allons, je retournerai seul là-haut. Adieu mon cher ami ! Et l'on se donna l'accolade fraternelle.... Le Voyage à Bankana Triste temps... Dans le ciel, de basses nuées voyagent en se déchirant. Il souffle un petit vent âpre. Et mon cœur palpite, se réchauffe à la sensation de froid, de même que mes yeux s'écarquillent, et s'éclairent sans doute, au spectacle de cette grisaille nuancée, qui évoque les paysages de la patrie... Le Stanley est sous pression. On dirait une sorte de gigantesque fer à repasser avec une roue caudale, ou bien un petit lavoir à vapeur... Mais la sirène pousse trois longs mugissements. Dring, dring ! C'est le capitaine qui sonne à la chaufferie : — Stand by — Steam ! Le timonier Bangala, très grave, le crâne et le front dentés comme un engrenage, tourne le volant cornu de la barre. Nous démarrons... Les agents de l'Etat, assemblés sur le beach, s'exclament, saluent les deux voyageurs en agitant leurs casques. Quand le steamer a pris le large et que Léo s'embrume sous la pluie, j'envoie un dernier adieu à mon cher ami Phillipart dont je distingue encore la mince silhouette perchée sur un madrier du port. Nous voguons à grand fracas de palettes sur une eau de rouille, froncée de remous, pleine de tourbillons et qui emporte dans l'impétuosité de son courant des morceaux de rive gazonneuse. Nous avons doublé la pointe de Kalina. A présent, le ciel s'est débarbouillé et resplendit. Là-bas, en travers du fleuve, affleure un banc de sable qui brille comme un immense lingot d'or. Cependant les rives s'écartent, la perspective s'élargit. Nous entrons dans une vaste mer. Sous les flèches du soleil, c'est le Pool qui rutile, miroite, le Pool magnifique, largement épandu dans sa coupe de collines bleuâtres rappelant ces labyrinthes angéliques des tableaux de Metsys et du Vinci. Au milieu de l'aiguière, flotte l'île Bamou qui baigne dans l'eau métallique le reflet cassé de sa végétation sombre et drue. Je bée aux lointains... De gros nuages blancs, aux franges argentées, glissent mollement sur l'azur profond du ciel — un ciel humide, hollandais, traversé de hérons et d'aigrettes, un ciel sous lequel il ne manque vrai ment plus que des moulins... Un crocodile ! A peine si je le distingue parmi les herbes, tant sa peau épineuse, brune comme une vieille écorce, donne le change à des yeux inexpérimentés. Nous lui envoyons — oh pas moi ! — une balle Maùser qui le réveille désagréablement. Il exécute en arrière une façon de saut périlleux et plonge dans le fleuve. Nous abordons enfin, vers quatre heures, à Kimpoko, petit poste gardé par quelques soldats. C'est le point terminus de notre course fluviale. Tandis que les Batétélas dressent nos tentes au bord de l'eau, nous faisons une reconnaissance dans les environs. Le village, caché dans la brousse, est très pauvre. Quelques indigènes décharnés, faméliques, errent tristement sous les bananiers et les ficus. Mais, non loin, il y a un joli ruisseau qui rit sous le feuillage et se dépêche vers le fleuve. Cinq heures. Le Congo resplendit. Son eau, comme fatiguée, s'alentit, chauffe sa couleur. Plus de micas qui aveuglent. C'est maintenant une immense coulée de plomb qui s'irise aux tendres rougeurs du couchant. Et quel cadre, ces collines glorieuses, vêtues de vapeurs mauves, et là-bas, ces « cliffs » dont les fines arêtes et les redans se dorent, s'estompent dans une pourpre violacée 1 La nuit tombe. — Aequora tuta silent... En face de notre campement, le poste des soldats est tout animé des préparatifs du repas. Les feux pétillent et fument. Les femmes, esclaves accroupies, silencieuses, plument des poulets, épluchent des bananes, tournent des bâtonnets dans des ragoûts bizarres composés de riz, d'huile de palme et de pili pili. L'une d'elles aiguise un couteau sur la corne de son talon... Nous dînons au clair des étoiles. Après une longue causerie où s'exalte et paradoxe notre esprit, libéré des dossiers quotidiens, je rentre sous ma tente... C'est ma première nuit d'explorateur ! Je dors d'un sommeil intermittent dans la crécelle ininterrompue des criquets et des laouses.. Et j'écoute la tousserie de nos sentinelles qui alterne avec le hennissement saccadé des hippopotames... La diane ! J'étais tout endormi... Je m'éveille en sursaut. C'est l'aube. Le fleuve, tout embrumé, reprend sa course limoneuse, rapide. Les collines ont une chaude couleur de cendre et les cliffs sont idéalement roses. Tableau d'une ineffable suavité... Mais il faut nous occuper des porteurs. Ils sont là une centaine, grelottants et peureux devant le capita qui passe en moulinant de la chicotte. Pour quelques bougres trapus et râblés, combien de squelettes dessiqués ainsi que des momies, la peau usée, comme rassarcie à certaines places, couturée de profondes cicatrices, couverte de plaies suppurantes... N'importe, ils sont tous « bons » ! Ah le cœur se serre de tristesse... Cependant on répartit les charges et, comme il arrive d'ordinaire, aux plus faibles les plus pesants fardeaux ! Mais pas de ça ! Je veille. C'est ainsi que je sur- prends une sorte de crotoniate qui soulève une moutête (i) remplie de casseroles et de bilokos (2). Dieu que c'est lourd ! Voyez-moi cette figure toute contractée par les grimaces de l'effort et cette croupe dodue, froncée de plis ! Ecoutez ce han de douleur qui s'échappe de cette poitrine évasée en torse de boxeur... Saisi de pitié, je m'approche du pauvre diable afin de l'aider. Ah le gredin ! Sa charge, mais c'est une plume que je porte à bras tendu ! L'ami, sois châtié pour ta ruse que j'admire certes, mais que je ne saurais excuser quand tu as des frères si débiles. Or ça, passe cette si légère moutête à ce tchitchitchi (3) et prends pour toi ce pondéreux chop box. Tes muscles « savent là contre »! Au milieu de tous ces préparatifs, nos boys fringuent et s'amusent. Ils sont presque libres, eux, ne portant que nos macferlanes et nos armes. Le visage mafflu, l'allure crâne, décidée, ils ressemblent avec la carabine sur l'épaule à ce petit brigand de l'Espagnolet qui est au Louvre. Mais Oleko fait retentir son splendide tam-tam tout tintinnabulant de sonnettes. — Tamboula (4) ! En route ! (1) Sorte de bourriche formée avec les rameaux du palmier élaïs. (2) Objets divers, les ustensiles, le linge, le petit bagage. (3) Tout petit. (4) Marche ! Le Zila (i) serpente à travers la brousse. En tête marchent les soldats ; leurs rouges chéchias fleurissent les matitis (2), claironnent comme coquelicots dans les blés... , Le ciel est plein de mouvement ; les nuages volent, dont l'ombre rampe sur le terrain vallonné,, tour à tour herbu, galeux ou boisé. Le soleil brûle et la « promenade » est rude sous le casque. Ah il faut se raidir, s'enivrer de sa volonté. Cependant un joli fruit, sorte de brugnon, foisonne au ras du sol — la prune de la brousse. Sa saveur exquise, légèrement acidulée, humecte la bouche et vous rafraîchit en courage. Cette fois,le chemin difficile dévale en pente raide. Mais quelles délices de s'enfoncer tout à coup sous le feuillage touffu, de marcher sur le tapis feutré de la forêt, dans le parfum de l'humus humide ! Nous dégringolons en nous retenant aux lianes. Et voici que j'entends le rire du ruisseau qui coule au bas du ravin. Une vraie musique d'églogue... Je me hâte, sautant par dessus les paliers de terre et les souches. Et le voilà enfin le rio charmant à l'eau de cristal. Il court sous la ramée où filtrent des raies de lumière ; au tronc des arbres s'épanouissent des fleurs étranges qui joutent d'éclat (il Sentier. 2> Herbes. avec les papillons dont le brillant reflet palpite et volète au fond du miroir mobile. Je me couche à plat ventre. Je bois à même le courant. Je bois comme les lions ! Oh oui, reposons-nous ici ! Cinq heures de marche, c'est assez, n'est-ce pas, pour le premier jour... Soldats, dressez nos tentes ! Boys, apprêtez la table ! Aujourd'hui, nous n'irons pas plus avant... s III. Le bivouac est établi dans une clairière, sur un terrain rapidement débroussaillé, à l'ombre d'un gigantesque fromager. Après le repas, je discends au ruisseau. Il rit, il pleure, il jase, murmure et chante selon son caprice de ventriloque aux mille petites voix. Tandis que j'écoute et contemple, perdu dans une extase que prolonge et parfume la fumée de mon cigare, une jeune femme, écartant les lianes, apparaît au bord de l'eau avec un vase de terre- Elle est grande, souple, drapée dans un pagne aux vives couleurs qui laisse à découvert ses épaules magnifiques. La tête ronde, que les cheveux crépus coiffent comme d'une sorte de casque sarrazin, porte sur un cou de statue antique. Et la figure, éclairée de profonds yeux — des yeux sans cils comme ceux de la Mona Lisa — est très douce, mélancolique, sans le nez épaté ni les lèvres retroussées en grouin de l'Africaine. Autour de ses poignets et des fines chevilles, serpentent de gros fils de laiton. Cependant elle s'arrête, gazelle surprise, un peu effarouchée de ma présence. Soudain, elle se décide. D'un joli geste elle relève son pagne, découvre ses jambes nerveuses, s'avance dans l'eau et puise au courant. Et quand là-bas, sur le zila, elle s'en retourne, le buste projeté en avant, le bras gauche arrondi en anse pour soutenir l'amphore posée sur sa tête, j'éprouve un émoi singulier... Un désir, mon premier désir, tressaille dans ma chair... Maintenant, le soleil est au bout de sa course. Des bandes de perroquets qui regagnent le nid, passent au-dessus de nos têtes en poussant des cris sauvages. Au fond du bois, les soldats et les porteurs abattent à la machette de jeunes troncs et construisent des abris. Déjà, pour le repas du soir, les feux sont allumés qui projettent sur l'envers du feuillage des lueurs dansantes, fantastiques. Les femmes, silencieuses, commencent de préparer le brouet. L'heure est douce. Je tombe en rêverie. J'évoque les forêts du Nouveau Monde, les forêts rumorantes dont René a si merveilleusement décrit le chant des oiseaux, la plainte des feuilles et toutes ces voix mystérieuses des arbres qui parlent et se répondent dans la nuit. Et je pense aussi, mais sans trouble, confiant dans ma carabine, au léopard qui là-bas, caché dans son repaire, attend les ténèbres pour approcher du camp et bondir sur nos chèvres... Soudain, et tandis qu'en moi frémissent des phrases de Jules Gérard, tueur de fauves, un porteur misérable, le cuir sali, strié de griffes blanchâtres — telles une craie mal effacée sur un tableau noir — s'avance et s'arrête devant moi. Il montre sa jambe, maigre comme une patte de faucheux, m'implore de ses gros yeux tristes. Il a choppé contre une racine du chemin. Une plaie large et profonde bâille un peu au-dessous du genou. La peau épaisse s'en détache, s'ouvre comme un volet... — Boy ! Sandoukou koubela (i) ! Ma pharmacie ! Je m'agenouille. Me voilà devenu infirmier. Je lave la plaie que je saupoudre d'iodoforme. Puis, autour du mal, j'enroule une bande de toile que je prends garde de serrer trop fort. Quand je me redresse, ma surprise est grande d'être environné par toute une troupe de porteurs... A leur tour, jaloux, ils viennent réclamer mes bons soins. Tout de même, légèrement flatté, je les interroge... L'un a mal au ventre, l'autre éprouve des douleurs dans les reins ; celui-ci pose la main sur son (i) Caisse de médicaments front en grimaçant, celui-là tousse pour m'apitoyer... Diable, voilà des affections cachées ; ma science est courte : je ne sais que ma charpie, moi ! et mes rouleaux de bandes antiseptiques. J'appelle le commandant. — Oh, fait-il en riant, donnez ce qui vous tombera sous la main. Quinine, laudanum, fruit sait, ammoniaque, tout leur est bon. Pourvu qu'on leur administre quelque chose, ils s'en retournent contents. Hé, ce n'est pas une petite besogne... Vous les aurez tous ! Bravement, je débouche mes flacons. Je dépose sur les langues frémissantes de jolies pastilles, je badigeonne les poitrines et les dos à la teinture d'iode, je fais respirer des sels aux névralgiques qui sursautent, s'ébrouent et s'enfuient les deux mains plaquées sur la face ! Mais les malades arrivent en foule. Ils se tortillent, timides, souriants. Ils sont trop ! Je les expédie, un peu fâché, je l'avoue, de n'apercevoir aucune femme à ma clinique... — Qu'est-ce que je vous disais ! déclare le commandant ironique, on ne peut ouvrir la boîte à médicaments, ils accourent ! Ça les attire comme un aimant. Ils sont passionnés de drogues, ces gaillards-là ! A tous, il faut donner quelque chose. Des enfants, quoi ! Et tandis que je m'applique à replacer flacons et fioles dans leurs casiers : — Attendez, dit le chef, je prendrais bien, moi aussi, un petit « comprimé » de n'importe quoi. Ça ne me fera pas de mal... Le jour point. Déjà nous sommes habillés, guêtrés. Les soldats roulent nos tentes. Les porteurs envahissent la clairière à la quête de leurs charges qu'ils voudraient bien ne pas retrouver. Quels cris ! Quels aboiements ! Ces noirs semblent pleins de fureur. Ils s'interpellent, ils s'agitent mais ne font rien qui vaille. Il faut décidément que le capita les gourme, les chicotte ouïes gifle avant qu'ils se résignent à soulever leur fardeau. Et alors, quel rictus de damné sur ces faces abruties et pourtant si douces ! Entre les groupes, circule un petit moricaud très affairé. C'est Mazaza, le fils du bon sergent ■Otamia. Un joli « manneke ». Je l'observe, j'aime à le regarder ; il me rappelle au vif, avec ses grands yeux d'émail et ses lèvres roses, les gais ramoneurs, de mon enfance. Enveloppé dans son pagne gris sale, il a bien l'air d'être sorti d'une cheminée. Et il crie « Wa, wa, wa », comme chantaient jadis les petits « schawègues » bruxellois lorsque, au bout du tunnel enfumé, ils retrouvaient enfin l'air pur et la joyeuse lumière du ciel... Mazaza se multiplie, veille à tout. Il ramasse des lianes, fait semblant de nouer des moutêtes. Mais tout de suite il se reproche de ne pas être autre part et court à des besognes plus pressées. Il ne doute de rien. Par exemple, il entreprend de donner un coup de main à l'hercule souriant qui porte ma malle-lit ! C'est notre petit Auguste, un Auguste vrai dans toute la candeur, la naïveté de l'enfance. — Tamboula ! En route ! Le bois, tout pleurant de rosée, s'éclaircit et nous retrouvons la haute brousse aux herbes larges, coupantes comme des rapières. Là-bas, au flanc des collines, des vapeurs se détachent, écharpes de gaze qui montent lentement dans le ciel. Il fait bon marcher dans le silence de l'aube, dans l'air vif qui fraîchit les joues. J'ai cette impression d'une matinée de septembre sur les bords de l'Ourthe... Mais les soldats s'arrêtent brusquement et toute la file doit stopper. Le clairon sonne. Qu'est-ce qu'il y a ? Une flaque de lumière : c'est un grand marais qui s'enfonce loin sous bois... Un Batétéla tend son fusil à un camarade et m'offre aussitôt son dos empressé sur quoi je bondis comme au cheval fondu. Alors, pendant plus d'une heure, l'homme patauge dans l'eau noire avec le lourd et difficile cavalier que je suis. Car je presse son cou de toutes mes forces, à l'étrangler presque. Ce n'est pas que j'aie peur, mais il me fâcherait de tomber dans cette vase inquiétante d'où s'exhalent de fades relents... Il arrive que mon porteur bute contre une souche et je frémis. Une fois, je n'ai que le temps de saisir une branche à laquelle je reste suspendu comme un singe ! Mais, sous la futaie, le pittoresque tableau de ce marécage stygien d'où jaillissent des nymphéas, des fleurs magnifiques, « enfants de l'air corrompu », et sur les marges duquel les racines des arbres posent, s'agrippent comme des pattes de monstres ! Enfin je remets pied sur le sol. Sans doute suis-je beaucoup plus éreinté que mon passeur ! Je souffle, je ruisselle. Hé, ce n'est pas fini. D'autres polders nous barrent la route et combien de rivières ! Tout de même le terrain finit par se relever et nous voilà dans une grande plaine où foisonnent de tous côtés des palmiers aux feuilles larges et fortes, radiées en ostensoir — des palmiers borassus. A la naissance du panache pendent les fruits, tels de grosses noix rougeâtres. Pour le coup, plus de doute, c'est le paysage africain qui s'offre à mes yeux ; ce parti pris de me croire dans quelque vallon du Luxembourg n'y peut mais. Et, comme pour m'interdire encore toute comparaison impénitente avec le doux pays, un indigène saisit mon bras et m'indique sur le sol humide des traces profondes, toutes fraîches : — N'zau ! N'zau ! Mais c'est du grec ! Je comprends : de grosses bêtes, des éléphants sont passés par ici... Nous sommes affamés. Notre appétit aboie dans le creux de notre estomac. Déjà la table est dressée à l'ombre d'un palmier. Nous dévorons un poulet froid. Et nous buvons un, deux, trois rouges-bords... We hâve a pozoerful thirst... Tout cela n'est pas très africain, très explorateur, oh, je m'en doute ; mais, sacrebleu, que c'est bon ! Et comme je plaisante sur notre « confortable » au milieu de cette solitude désertique, une femme vient à passer sur le zila, vêtue d'un pagne bleu, rejeté sur l'épaule gauche à la romaine. Je reconnais ma puiseuse d'eau. Ah la belle fille ! Et j'admire sa marche très noble, cette grâce des membres souples que rien ne comprime, qui travaillent harmonieusement, sans effort, saillent en beaux plis sous l'étoffe légère.... Cependant mon compagnon sourit de l'extase où je reste plongé : — Mais, c'est la femme du soldat Mouledi... Hé, sapristi, prenez garde ! Vers midi, après cinq heures de marche, nous arrivons enfin devant la rampe de Kingankati. Cette montagne est l'une des plus hautes de la région. Le chemin escarpé zigzague sur une arête sourcilleuse entre deux précipices boisés, tout moirés de lumière. Les indigènes du village ont bien choisi leur retraite. Kingankati, sur la hauteur, est imprenable. — En avant ! Tout est embrasé. Le soleil plombe sur nos têtes. Cette fois, c'est bien la montée au calvaire ! Presque à chaque pas, mes souliers à trottoirs heurtent des racines et je tombe à genoux. Péniblement je me redresse, sans ressort, comme un vieux cheval. Je tends, je bande toute mon âme... Mais après une demi-heure de cette ascension, il faut bien que je m'arrête. Mon cœur ne bat plus, mes oreilles bourdonnent, la sueur brouille, noie mes yeux. Je sens aux pommettes et aux mâchoires comme un engourdissement douloureux. Sous le casque, il semble que ma cervelle cuit au bain-marie dans l'eau bouillante. C'en est trop. Je me laisse choir. Oh, c'est fini, je m'abandonne tout entier, esprit et corps. Il y aurait près de moi un nœud de serpents à lunettes ou à sonnettes que je ne bougerais pas. Je suffoque et j'appelle les flèches de Diane qui chasse peut-être dans les environs... Que la mort serait douce à présent, une mort courte, sans conscience, une mort d'étourdissement ! Je m'efforce bien encore de songer aux êtres tant aimés qui m'attendent au pays mais je ne le puis plus. Et ce vers des « Tristes » qui me hante sans cesse : Ante oculos errât domus, errât forma locorum s'est envolé de ma mémoire. Tout s'efface. Je ne sais plus rien. Brusquement, on me secoue. C'est le Commandant, inquiet, qui a rebroussé chemin : — Allons, hop ! Nous n'en avons plus que pour quelques minutes. Et tenez, voici le capita de Kingankati avec une gargoulette et des bananes... D'un bond, je suis debout et, honteux de ma défaillance, je continue l'escalade, les dents serrées. Mais c'est une sorte d'automate qui grimpe. Cependant le terrain s'est aplani et voilà qu'Oleko fait résonner son tam-tam. Nous marchons, nous tournons depuis quelque temps dans un labyrinthe de matitis, quand soudain nous débouchons sur une grande place toute couverte d'une petite herbe verte et très drue qui, suavement, rafraîchit mes yeux. Les bananiers, les immenses ficus, les élaïs, tout un rideau de plantes grimpantes, étoilées de grandes fleurs, ombragent des huttes éparses çà et là ; et sur les seuils, des hommes, des femmes, des petits enfants nous dévisagent avec inquiétude... Nous sommes à Kingankati. — Mais c'est le paradis terrestre ! fais-je avec ravissement. Et tout à coup, je m'affaisse et m'endors au pied d'un grand arbre... Vil. Après une ripaille arrosée d'un vin ressuscitatif, nous oublions toutes nos fatigues. Renversés dans nos chaises longues, nous goûtons un bien aise infini quand on vient nous annoncer la visite des chefs. Car le village a deux foumous et vit tout de même en parfaite concorde sous leurs lois. Les voici qui s'avancent... L'un est très vieux, mais'la taille encore droite, la démarche fïère. Il est nu jusqu'à la ceinture et montre un torse maigre, cerclé de côtes. A son cou s'enroule un collier de grandes dents et de griffes. Sur le sommet de la tête pousse une touffe de cheveux crépus. La figure est grave, ' méditative, peinturée aux tempes de jaune et de blanc, ce qui donne aux yeux un air de cruauté bizarre qu'accentue encore ce remuement des gencives édentées mâchonnant les grosses lèvres dans un tic perpétuel. L'autre chef, enveloppé d'une loque à rayures, est plus petit. C'est un vieillard aussi, à la toison jaunâtre et bouclée. Ici, la figure est pleine, grasse et sourit avec une bonhomie onctueuse, pateline. On dirait d'un bon curé de campagne : l'abbé Constantin ! Cependant, nous nous sommes levés avec cérémonie et il nous paraît élégant de donner à ces dignitaires le shake-hand smart, prince of wales, le bras porté en l'air, le coude en dehors... J'offre des cigares. Comme je pose un doigt familier et interrogatif sur une dent de l'horrifique collier qui pare le grand chef, le patriarche élève des bras décharnés et crochant ses mains en forme de serres, il les laisse retomber lourdement sur mes épaules. Les ongles m'entrent presque dans la chair. Bigre ! J'ai la sensation du fauve. Il suffit, je suis parfaitement renseigné. Ce sont les dents et les griffes non d'un léopard mais d'un tigre ! Après un long interrogatoire sur l'obéissance et les ressources de la région, le Commandant fait apporter des étoffes, des couteaux, des pipes que nous répandons sur ces macaques avec solennité. Ils s'éloignent enfin et comme dans le ciel subitement nubileux la pluie menace, le vieux chef lève ses ' paumes lance une invocation d'une voix blanche, enfantine. Il conjure les nuages de s'envoler rapidement, de ne point crever sur les moundélés (i). Aussitôt, une averse furieuse s'abat (i) Les Blancs. sur la terre et nous chasse dans nos tentes. La pluie martèle les toiles tendues qui résonnent comme des tambours. Et pendant tout le reste du jour, nous n'avons plus d'autre distraction que de regarder les gouttes brillantes qui courent et se poursuivent le long des cordes fixant nos mobiles pavillons. Le soir, comme je me glisse sous ma moustiquaire, j'entends dans la ruelle de ma malle-lit un long coassement. Et c'est un crapaud — un crapaud buffle pour sûr ! — ennuyé du déluge, qui demande pardon de s'être introduit chez moi et me souhaite la bonne nuit... C'est seulement au réveil que je sens la gêne de la courbature, peut-être la douleur furtive, annonciatrice du rhumatisme qui, un jour, me fera aegrotant dans mon fauteuil de grand-père... Oui, sonne clairon du diable ! Fais retentir ta fanfare de caserne, combien stupide en cet éden ! Je ne me lèverai pas. Aujourd'hui, tu m'entends, c'est une journée de flâne. Va, sonne tout ton soûl ! Je m'habillerai quand il me plaira. Déjà le soleil est haut dessus l'horizon. Ma carabine à l'épaule — simplement pour contenance, non pour de bêtes massacres — je vais à l'aventure à travers le village charmant. Les indigènes, tout nus, bondissent, se sauvent comme des lièvres à mon approche ; cachés derrière les cordages des lianes et les tonnelles de bambous, je les vois qui me regardent passer curieusement. Les femmes ont moins peur et restent ébaubies sur le pas de leurs cases. Il est vrai qu'elles sont vieilles, avachies, les seins ratatinés et pendants. Elles savent bien qu'elles n'ont rien à craindre de ma galanterie. Non, elles ne sont plus faites pour les étreintes. Le furent-elles jamais d'ailleurs, pauvres esclaves déformées dès l'enfance? Devant ces douces femelles, je suis chaste ; mes sens ne me brûlent guère et demeurent bien tranquilles. Mais, ce n'est pas long. Pan rôde, trottine par les zilas de ce riant jardin et se moque de moi. C'est lui, bien sûr, qui me pousse brusquement au milieu de ce quinconce de bananiers où les femmes de nos soldats, jeunes, fortes, épaules et bras nus, sont occupées à piler le maïs. Et le tableau me captive de ces beautés africaines aux langoureuses prunelles... Dans un profond mortier creusé au cœur d'une souche, elles laissent retomber d'un mouvement égal, rythmique, un pilon énorme, lourd comme une massue. Ce sont de véritables coups de demoiselle qu'elles assènent sur les perles d'or. Et cela fait un bruit de fléau, comme dans les granges de chez nous aux jolis mois d'été. Tandis qu'elles travaillent et suent, elles chantent d'une petite voix d'enfance un lied natal, composé avec quelques notes et que le han n'interrompt qu'une seconde. Leurs gorges tressautent, leurs croupent saillent sous le pagne qui se tend. Parfois elles sont deux qui tapent au même mortier et se sourient en chantant par dessus les coups alternés. Cependant quelques-unes finissent de piler, s'essuient le front avec l'avant-bras. C'est le geste auguste du travailleur des champs... Alors, renversant le mortier, elles répandent la poudre blanche qui coule comme du lait dans un van finement tressé. Puis, sur de grandes feuilles de bananiers exposées au soleil, elles épanchent à petites secousses la grasse farine qu'elles étendent ensuite, caressent du plat et du dos de la main... Et je regarde longuement ces femmes, robustes comme celles des légendes iliadesques — kalligu-naika, dit Homère chantant Lacédémone — un peu marri, je l'avoue, de ne point découvrir ici celle que j'admire entre toutes et qui s'appelle : Lou-koussou ! Oleko est le « tapin » de notre escorte. Son instrument, taillé d'une seule pièce dans un bloc de teck, est tout papelonné de clous de cuivre qui étin-cellent au soleil. C'est le plus beau tam-tam du Congo. Aussi, quelle convoitise parmi les collectionneurs ! Il est plat, creux, mais aucune peau de chèvre ne recouvre son unique ouverture. Toutefois il résonne fortement sous les mailloches à tampon ; les sonnailles attachées aux parois égaient son ronflement monotone. Oleko le tient suspendu au moyen d'une bretelle passée autour de son cou. Tout le long du chemin, la boîte bondit et rebondit sur sa cuisse. Cela doit être assez gênant. Mais Oleko ne s'est jamais plaint. Il est fier de son instrument ; il l'emmène en tous lieux et sans cesse il le frotte, l'astique, le polit dévotieusement, si bien qu'il miroite comme une glace de Venise ! Oleko, choisi par ses frères, est un être sacra. Nulle offense, même légère, ne lui est faite qui ne soit aussitôt sévèrement punie. On le vénère à l'égal d'un fétiche. Au surplus, sa caisse est comme un palladium qui donne la victoire... En ce voyage pacifique, et quoique nous marchions en grand arroi, Oleko n'est que décoratif. Il annonce, il solennise nos entrées dans les villages, prépare l'admiration et la crainte sur notre passage. A Kingankati, dans le repos forcé auquel l'oblige notre paresse, il se morfond. Je le vois errer mélancolique avec son instrument précieux. De haute stature, le musicien n'est pas beau. Il a une figure triviale, abrutie, une vraie trogne de « gene-velist » bruxellois ! Eh bien, que signifie ? Le voilà qui entre dans une agitation fébrile et tourne sur lui-même comme une toupie au milieu de la place du village ! Il s'arrête... Tout à coup, il se dresse sur les orteils, renverse la tête et d'un affreux fausset il lance un kokoriko de vieux coq. En même temps, il frappe sur la boîte sonore. Toutes les cordes de son gosier gonflent, se tendent : — M'Foumou kief m'pila moxi zambi ! Doum, doum, doum. M'Foumou moundelé n'kele 'nhombo, kimboundi, n'jimbou minghi ! Doum, doum, doum ! Comprenez-vous ? C'est l'éloge du chef : « Le Blanc est un dieu ; il a de belles armes. Le Blanc a beaucoup de chèvres et d'étoffes et de perles. Tout le monde doit lui obéir. Le Blanc est un chef puissant... » Ainsi, pendant une longue demi-heure. Autour du barde, les indigènes s'assemblent timidement tandis qu'Oleko, les reins creusés, le dos renversé en contrepoids du lourd tam-tam, se balance, s'excite, s'enivre de son vocero. Sa figure, strapassée d'un rictus de fou, ruisselle de sueur... Enfin les cris deviennent intermittents et cèdent la partie au tambour. Puis celui-ci s'interrompt de même. Oleko éructe encore quelques phrases qu'il ponctue de trois coups d'un tam-tam mourant. Un dernier ut de poitrine et c'est fini... Nous appelons le héraut. Et sous la tente, nous lui offrons un grand verre de porto qu'il vide d'un trait, les yeux exorbités de fatigue et de jouissance ! Les soldats dévêtus chantent et dansent autour des bûchers flambants qui font rougeoyer leurs torses de bronze. C'est Mali — le caporal — un gentil bougre, agile et drôle comme toute une cage de singes, qui mène le train. Les femmes, elles aussi, le pagne tombé à la ceinture, les seins libres, viennent de s'élancer dans la ronde. Les pieds frappent la terre avec fureur. C'est une bourrée sans grâce, les gestes veules, les bras flasques retombant en pattes d'ours savant, des tordions lascifs du ventre et de la croupe au bruit de clameurs enragées où pointent, par dessus le tam-tam, les notes fines des n'bitis (i). Je cherche Loukoussou, et j'éprouve une secrète satisfaction de ne la point voir au milieu de cette cordace de démons, défigurée, déspiritualisée, (i) Petite caisse munie de lamelles d'acier qui sonnent comme les cordes d'une harpe. tout son beau galbe amoindri dans la frénésie d'un plaisir sauvage. Mais en regagnant ma tente, au détour du chemin, derrière un brasier qui les caresse du reflet de ses flammes dansantes, j'aperçois un homme et une femme flirtant, joquetant, se claquant dans le dos, s'étreignant en ces attitudes à la fois si pataudes et gracieuses du « Baiser » de Jef Lambeaux ! Soudain la kento (i) se renverse en riant, se pâme. Le mâle, le bakala, la saisit à bras le corps et l'emporte au fond du bois... J'ai reconnu Loukoussou ! Mais l'homme, est-ce son époux Mouledi ou quelque bienheureux amant? Je rentre soucieux... (ij Femme. Embossés dans nos mac-ferlanes, nous allons d'une botte allègre sur la route de m'Bou, au milieu d'une immense plaine semée de plaques sablonneuses entre lesquelles pousse une herbe courte. Sous le ciel bas, qui roule des nuages tragiques, se hâtent d'un vol lourd des aigles charognards au plumage blanc et gris, au rostre jaune. Encore une fois mon âme s'allège, ma tête soudain s'égaie, se remplit « d'oisiveté, d'amour et de bon temps » dans la tristesse de ce matin maussade qui rappelle le pays bien-aimé... Après trois heures de marche, nous arrivons au bord d'un ravin profond où se tordent, au-dessous des brûlis d'un récent incendie, quelques arbustes à feuille grêle, au tronc rosé, dartreux. C'est la flore monotone de la savane africaine : une verdure sèche, artificielle, semble-t-il, et telle qu'on la voit dans ce relief micacé du stéréoscope. Comme j'ai pris de l'avance et gravis déjà l'autre penchant de ce val d'enfer, je me retourne et le spectacle m'enchante du long serpent qui se déroule en face de moi. Voici d'abord les soldats qui, un à un, dégoulinent, coulent dans le chemin creux. Leurs armes brillent au soleil et font courir comme un ruisseau de diamant au flanc de la colline. Puis, derrière eux, attardées encore dans la plaine, c'est les femmes aux pagnes clairs, la manne de bilokos sur la tête. Avec mes jumelles, je distingue très bien Loukous-sou qui s'avance, toujours noble, sérieuse, imposante... Ah Loukoussou ! Enfin suivent les porteurs innombrables, trottant ployés sous leurs charges. Tout là-bas, à l'horizon poudroyant, quelques pauvres noirs que les soldats d'arrière-garde fouaillent de leur fusil... Caravane de fourmis humaines. Et l'on dirait aussi une immense queue de cerf-volant qui ondule sous la brise, formant des boucles gracieuses où la chéchia des soldats et les étoffes brillantes des femmes mettraient la fantaisie de nos multicolores papiers d'Europe... Un indigène a débuché du taillis. Tout suant, il accourt au devant de nous en élevant le drapeau bleu étoilé d'or. C'est le capita de m'Bou qui nous souhaite la bienvenue en pressant notre main dans sa patte rugueuse. Coiffé d'un feutre gris aux bords rabaissés, il porte, boutonnée jusqu'au menton, une grosse veste rouge, trouée par les mangeures des cancrelats — vieux débris d'une tenue de highlander sur quoi brillent encore quelques filets d'or aux attaches des épaulettes. C'est tout son costume d'ailleurs : il va cuisses et jambes nues. Ce capita est un très jeune homme aux yeux vifs, hardis dans une figure presque régulière qui reluit comme une botte vernie. Fier de son accoutrement et de sa bannière, il marche en poitrinant. Du geste, il nous indique la situation du village. Nous tournons dans l'habituel labyrinthe de matitis défendant l'entrée de chaque m'bouala (i), et nous arrivons enfin au milieu d'un vaste cirque fraîchement desherbé et arasé, au centre duquel se dresse un arbre extraordinaire dont vingt hommes, bien sûr, ne sauraient embrasser le tronc formidable... Ce n'est pas un baobab, arbre grotesque, à l'écorce malade, enflée, au fruit bête qui pend en rat mort au bout d'une queue. Non, celui-ci est un géant magnifique d'un bois sain et dur, un auguste quercus digne des plus antiques forêts de la Germanie légendaire. Quels pygmées nous sommes en face de ce prodige végétal qui pose sur le sol des contreforts de cathédrale ! En voilà un que la hache du grand old mon n'aurait pu coucher bas même en cognant toute sa vie. Quel arbre ! Quel arbre ! Sa tête, superbement éployée où frémissent et chantent les feuilles fines et drues, étend sur le sol un immense manteau d'ombre... Tous nos porteurs sont là. Ils grouillent un instant puis s'affalent exténués à côté de leurs charges. Et les soldats guillerets forment les faisceaux, rient aux lazzis du pître Mali, tandis que les femmes, déposant avec précaution leurs bilokos, vont quêter des ramilles sèches pour allumer les feux. Etendu sur ma chaise longue que mon boy (i) Village. n'Séké a démêlée d'une charge touffue et dressée d'une main preste, je fais peser mon regard sur Lou-koussou dont le sérieux visage et les formes parfaites ne trahissent aucune lassitude. Mais elle se détourne aussitôt et, d'un pas nonchalant, disparaît derrière l'arbre merveilleux. Comme une Eve sévère et farouche, elle se dérobe à la caresse de mes yeux qui lui disent tendrement : — O mabiza Kento ! O mo Koueto ! O gracieuse femme ! O Toi ma préférée entre toutes ! Mes yeux ont beau regarder, chante le trouvère espagnol, ils ne voient rien de plus charmant que Toi ! Après une courte visite au chef, vieillard chenu et débonnaire, bariolé sur tout le corps comme une posture, nous errons à la recherche d'une place pour le bivouac. Au bout d'une allée de bananiers, un arbre au tronc tortu, tel un vieux pommier de verger, nous offre le toit de sa ramure plantureusement feuillue d'où pleurent en chevelures des mousses et des cymbalaires. Nous camperons ici, sous ce... mancenillier ! Tout autour de nous, c'est le fourré épais où éclate la pourpre vive du cana sauvage. Et, dans l'herbe rase que foulent nos grosses bottes, de petites pensées d'un bleu de vierge, croquent, relèvent leurs corolles en chapeau de baby. Le « ne m'oubliez pas » de l'Afrique... A quelque distance de nos tentes flambe. la cuisine. — Don Pedro, kouisa maloù, tnalou ! (i) C'est un rude gars que Don Pedro, le maître cook. Trois coutelas passés dans sa ceinture rouge lui donnent une allure de victimaire que ne dément pas sa figure violente et farouche. Campé devant le foumou Kief (2) qui commande le menu, il est très élégant et propre dans sa veste blanche et sa bouffante culotte courte. La main caresse le manche des couteaux. — Don Pedro, koupessa sousou (3), filet américain, asperges, pannequés ! Si les noirs parlent nègre en français, combien nous le leur rendons en flotte ! Jamais Don Pedro ne fait d'objection. Rien ne liai est inintelligible. Il s'éloigne et, tout de suite, il s'applique à sa besogne devant le feu vif. Il opère au milieu de la boyerie couchée à plat ventre, la tête sur les poings, et qui le regarde, avec des yeux gonflés de concupiscence, hacher la viande, composer des sauces et puiser dans ces « tinnes » mystérieuses que recèlent les grands chop boxes ! De-ci delà, don Pedro, énervé, gifle quelque gourmand sans façon qui s'avise de humer trop près la fumée de quelque casserole gloussante... (1) Viens vite I (2) Le chef supérieur. (3) Tu donneras une poule. Ces boys ! Voici Bikoko d'abord, l'un de nos serveurs, un grand bouffi vêtu d'un gandourah à l'arabe. Puis c'est Bala, très muscadin celui-ci, mais la face renfrognée, pensive — le boy du Commissaire de district. Mon boy à présent : n'Séké, un bas Congo à la tête oblongue, comme déformée par de rudes forceps ; grand front d'ailleurs et de beaux yeux turbulents où s'affûte la malice. De fait, n'Séké parle sans cesse. C'est lui qui égaie la bande. Il n'a qu'à remuer la langue et partent les éclats de rire ! Ce gaillard doit être bien spirituel. Que peut-il conter à ses camarades? Parbleu, il se moque de moi, il blague le moundélé judgi ! En voilà un qui mettrait de la picria dans mes aquarelles ! N'oublions pas le petit Mazaza déjà nommé, qui, malgré son rang, ne dédaigne point la compagnie de ses frères plus âgés et de condition plus humble. J'en passe et des meilleurs — tel m'Pokoua à la huppe — pour croquer encore le petit Pata. Pata, le bon gosse, celui qui comprend toujours tout de travers, mais si empressé, si laid et si bon ! C'était le souffre douleur, l'éternel giflé. Aussi l'ai-je pris sous ma garde. La figure ridée par un tatouage maladroit, il a l'air, sous ses loques traînantes et son ignoble casavec, d'une très vieille « femme à journée^». Mais il me mange déjà dans la main, et voilà que je dois le rudoyer à mon tour, de la voix seulement, avec ce mot furieux : — Katouka ! C'est-à-dire « F...moi le camp ! » Katouka, le leitmotiv de l'Afrique ! C'est surtout le soir, quand les flammes sautent au nez de cette truandaille, que la cuisine devient un tableau fantastique, démoniaque dont mes yeux émerveillés ne se lassent jamais !... Je ne puis dormir... Dans l'étuve de la moustiquaire où je repose tout habillé par crainte des alertes nocturnes, j'aperçois à travers la mousseline une lueur qui blanchit aux coins mal lacés de la tente. Est-ce l'aube? J'entends miauler les infâmes moustiques : non, ce n'est pas le jour ! Je me tourne, je me retourne dans ma fournaise. Oh le supplice de l'insomnie ! Brusquement, je saute à bas de ma couchette. Je soulève la portière de toile ; un rayon de lune m'inonde et m'éblouit. Quel silence sous le mancenillier ! Je m'éloigne lentement dans le chemin sombre pour gagner la clairière où n'Gondé (ï) épand à flots sa divine (i) La lune. lumière. Là-bas, sont les Champs-Elysées, les prairies d'asphodèles... Deux sentinelles, assises sur un coffre devant le feu qui meurt, sursautent, portent armes... Je vais, frémissant au moindre petit bruit. J'éprouve la délicieuse palpitation du danger. Les lucioles étincellent autour de moi, sèment les taillis et les herbes de bluettes diamantées... Tout de même, si le léopard rôdait dans les environs... Je me le représente ramassé sur ses pattes, les yeux ardents, prêt au bond. Mais je me raidis, je tâte mon revolver... J'apparais enfin dans le vaste cirque. Le décor merveilleux ! Il n'y a pas de mots pour décrire cette ondée laiteuse qui descend du ciel. La lune a franchi le zénith et caresse le tronc du grand arbre... C'est le frêne de Hunding ! C'est ici que Sieg-mund et Sieglinde se sont aimés et chantèrent le doux lied du Printemps... Je m'avance avec exaltation. Voyez ! Jusqu'à cette machette oubliée sur le sol par quelque soldat négligent et qui rappelle l'épée Nothung de Wotan ! Aussitôt, résonne en moi la fanfare sublime ! Je respire les effluves enivrants qui s'épandent dans cette radieuse lumière... Ah Loukoussou... Pourquoi n'es-tu pas ici ? Et j'attends ! J'attends sous le grand arbre en invoquant cette belle lune ronde, agrafée comme une broche d'or au bleuâtre manteau de la nuit !... A quelque distance de m'Bou, quand on s'ébroue de la douche des herbes mouillées, le zila prend soudain une pente de brise-cou et plonge dans le brouillard. C'est la vallée de la Bwampwomo. Un immense lac de brumes s'étend à nos pieds et nous dérobe la Black River dont nous percevons pourtant le fracas harmonieux à travers l'épaisse ouate de vapeurs. - C'est très beau. Et durant près d'une heure, à travers ces nuées wagnériennes, on dégringole en s'accrochant aux aspérités du sentier hasardeux. Cependant la montagne se boise, offrant à nos mains fébriles des troncs d'arbres et des lianes pour nôus garder des chutes. Brusquement, un ruisseau large et profond, affluent de la Bwampwomo, nous barre le chemin. Point de pont, point de gué. Certainement de l'eau jusque par dessus le menton... L'obstacle est sérieux. Nous décidons de faire traverser d'abord les porteurs que les soldats aideront de leur mieux. Sans se faire prier, nos Batétélas se laissent couler dans la rivière. Et le passage commence, plein d'incidents tragi-comiques. Des noirs reculent, résistent, hurlent de peur devant l'eau. Tant pis, il faut les chicotter. Leurs cris se répercutent dans la forêt. Les moutètes de poules, les chop boxes prennent un bain copieux. Mais c'est surtout nos malles-lits qui nous donnent une indicible anxiété. Enfin, après mille encombres, elles arrivent intactes sur l'autre bord. Nous respirons ! Les boys, très joyeux, sont passés en tritonnant. Les femmes traversent à leur tour, sans souci de mouiller leurs beaux pagnes, en poussant de petits cris de gaîté et de terreur. Je cherche Loukoussou... Elle est encore là sur la rive, qui se toilette pour la baignade. Elle a déposé sa corbeille et rabat son pagne très bas sur la gorge afin d'avoir les bras plus libres. Sur son dos moiré, où se creuse une ligne admirable, je découvre au milieu des omoplates voluptueusement arrondies, deux charmants tatouages en relief : des feuilles de palmier merveilleusement dessinées... Et le caprice que m'inspire cette étrange femme grandit, s'exaspère... Cependant, elle a reposé ses bilokos sur sa tête. Avec des prudences pleines de grâce, elle se baisse, avance son joli pied, glisse enfin dans l'eau profonde. Une autre femme, plus petite, a sauté après elle et la saisit par la taille. Il ne reste plus que le Commandant et moi sur la berge, ainsi qu'un immense Batétéla qui portera nos habits au bout de ses longs bras. Nous nous dévêtons... Finis pudicitiae ! Ah, ce n'est pas sans embarras, sans une certaine rougeur que nous apparaissons nus devant ces hommes, et surtout devant ces jeunes femmes qui détournent les yeux discrètement. Si encore nous étions des hercules... Mais il faut. Ail right ! Et nous piquons avec art, sans plat ventre ! Au milieu de la rivière, nous retrouvons Loukous-sou au moment que sa compagne, qui a perdu pied, barbote et va l'entraîner avec elle sous les eaux rapides. Nous nageons vers les deux kentos en détresse pour leur tendre une main de secours. Mais déjà elles ont retrouvé l'équilibre. Repoussant notre aide d'un regard dédaigneux — le regard de Virginie sur le St Géran ! — elles abordent sur le sable du rivage et, fières, allurales, s'engagent dans le chemin montueux... J Du sommet dénudé de la montagne, dans une lumière éclatante, nous voyons enfin la Bwampwomo qui roule, impétueuse, rutile à toutes facettes. Au fond de la gorge, d'épaisses frondaisons s'arrondissent avec opulence, palpitent, scintillent de toutes leurs feuilles mouillées. Et la rivière s'enfonce sous les arbres touffus pour reparaître bientôt là-bas en ruban d'argent et se perdre de nouveau dans la forêt plus lointaine... Nous restons éblouis dans un long moment d'admiration muette. Quel espace ! Quel horizon ! Comme la rivière nourrit ces beaux arbres qui boisent la vallée ! Mais l'eau, avec son allégresse rayonnante, nous attire comme une ondine. Et la descente à pic recommence, périculeuse surtout pour les porteurs qui ne peuvent s'agripper aux racines ni passer avec leurs caisses et leurs mâts à travers le réseau serré des lianes. Courage ! Quelques sauts encore et nous voici tout essoufflés et suants devant la Black River. Ah le bon souffle de fraîcheur parfumée ! L'eau coule » avec la vélocité d'une flèche ». Il semble qu'on en voie la pente. Elle se rue contre les quartiers de roches de la rive où elle tourne en remous, bout, clapote et s'échevèle en écume jaunâtre. Le fracas est étourdissant... Une eau lie de vin, pourtant claire, inquiétante comme si elle charriait tous les caillots de sang des sacrifices humains ! La Rivière Noire? Non pas, la Rivière Rouge ! Mais au-dessus du torrent, la jolie chose que ce pont de lianes, tressé en corbeille ajourée et suspendu par mille cordes végétales aux grands arbres du bord ! Le délicat ouvrage d'art ! On dirait une fine nacelle prête à s'envoler dans les airs, un pont de Sylphes ! . Mais il est très solide, très sûr, bien qu'il balance sous nos pas telle une escarpolette. Et c'est une angoisse délicieuse que de s'arrêter au milieu du filet pour regarder un instant l'eau qui passe sous nos pieds d'une fuite vertigineuse, pleine de fauves éclairs.. Sur le faîte de l'autre colline, au milieu d'un village abandonné, palmiers et ficus poussent en toute sauvagine. De-ci de-là, quelques bananiers aux feuilles effrangées se meurent étouffés par la brousse. Et j'aperçois aussi deux ou trois cases dont la poussée des arbustes soulève, fait sauter les toits de paille. Rien de plus triste que ce rCbouala silencieux qui semble avoir été déserté par les oiseaux mêmes. Pourtant, il paraissait si bien situé sur ce plateau luxuriant, à l'orée d'un bois, non loin de la rivière ; les élaïs étaient si forts, portaient si haut déjà leurs régimes de noix... Sans doute, l'endroit trop aimable donnait trop d'envie. Un jour, les pauvres indigènes, las de lutter contre de belliqueux voisins, ont émigré au loin sans que leurs ennemis, conscients de la convoitise qu'ils allaient exciter à leur tour, aient osé envahir la place vide... Et maintenant la nature, indifférente, recouvre peu à peu de sa verdure folle les vestiges de l'ouvrage humain. Adieu, joli village où des êtres furent peut-être heureux jadis... Repose en paix dans la tombe des herbes et des feuilles. Nous ne profanerons pas ta solitude par les cris, le branle-bas et toutes les immondices d'un campement éphémère... XVIII. C'est la plaine à présent, la lande sèche et stérile qui s'étend à perte de vue sous un ciel en fusion. Nous marchons dans une pluie de flammes. Le zila serpente au milieu de l'herbe brûlée où surgissent parfois quelques buissons métalliques. Le sentier est tellement sinueux qu'il n'offre pas un mètre en ligne droite. Et puis, il est si étroit qu'à tout moment la botte heurte et choppe contre ses bords. Cette marche en zigzag, les yeux rivés au ruban de terre, finit par étourdir, sans compter que d'une certaine plante écrasée monte une acre puanteur de cadavre... Le paysage gire autour de vous. De distance en distance, quelques terriers de chacals, trous profonds qui s'enfoncent loin sous le sol, forcent au détour et débandent un instant le regard. Sans interruption, au-dessus de nos têtes, détonnent les batteries lointaines d'une foudre invisible. C'est le rire des Dieux « éclatant comme un joyeux tonnerre dans un ciel serein »... Les porteurs sont harassés. Ils trament, rompent la file et s'arrêtent sans souci de la chicotte. Ils vont se laisser choir quand Mali survient qui prétend les ragaillardir... Le facétieux caporal entonne un récitatif, plutôt une sorte de complainte aux demandes et aux réponses alternées. En même temps, il lance en l'air son fusil et le rattrape comme fait le tambour-major avec sa canne à pomme d'argent. Aussitôt, les noirs se réveillent, et, de nouveau tordus, courbés, comme entraînés par le poids de leur sandoukou, ils courent sur le chemin. Et ils chantent ! Oui, ils chantent avec trente kilos sur la tête ! Enfin, voici le bout de l'étape : ce marais dont l'eau scintille sous la forge du ciel. Cette fois, nous camperons au milieu de la brousse. Or ça, bons nègres qui déposez vos fardeaux, ne croyez pas vous reposer si vite ! Il s'agit auparavant de désherber la place où nous fixerons nos tentes. Allons, empoignez-moi ces machettes. Travaillez, sacrés bushmen ! Ah, les pauvres bougres ! Je défaille presque dans l'affreuse odeur de suint que dégagent leurs peaux de bêtes... De gros nuages se sont amassés dans le ciel. Le tonnerre gronde, se rapproche ; la pluie tombe. Un souffle frais passe sur la terre embrasée. Quel délice ! Mais la tornade ne dure guère, aussitôt détournée vers l'Est. Pourtant, le soleil restera caché tout l'après-midi. Nous sommes dans la brousse immense. Une chaleur sous nue pose comme un genou sur votre poitrine et l'oppresse. Au milieu du marais, jaillissent quelques arbres vigoureux, tout enguirlandés de plantes sarmen-teuses aux clochettes penchées et lasses. Pas une feuille qui bouge dans l'air gras, saturé de phosphore. Et parfois, une haleine chaude, vireuse, écœurante s'exhale de la poche bourbeuse où commencent de râler les crapauds. Une lourde tristesse m'accable. Je songe à ces affections lointaines, à toutes ces « usances câlines » qu'il m'a fallu rompre tout d'un coup... La mort, Vaeternum exilium, n'a rien qui m'effraie en ce lieu maudit. Qu'elle vienne délier mon âme . inquiète d'un corps fatigué... J'ai assez souffert... Ah, le retour, le grand retour « comme il est loin encore, et comme les jours sont amers vers le jour tant souhaité ! » — Holà, fait le Commandant en se glissant sous mon gourbi de toile. Un homme va tantôt partir pour Léopoldville. Si vous avez quelques mots à écrire... Du coup, voilà mon âme retournée et joyeuse ! Déjà le crayon court fébrile, ému, sur mon carnet !... Et j'arrache les feuillets que j'enferme dans une blanche enveloppe avec tout mon cœur... Cependant le courrier est là, debout devant la portière soulevée de ma tente. C'est un petit noir, nu, très svelte, à l'œil vif, aux mèches tordues et relevées en cornes sur les tempes. Autour de ses pectoraux mamelus, géométriquement délimités comme les plans des statues antiques, pousse une laine serrée, crépue. Il tient à la main un long stick. — Sapi fiotti ! (1) que j'ajoute un, deux, trois post-scriptum ! Enfin, je lui tends ma moukande (2) qu'il fixe dans une profonde entaille au bout de son bâton. (1) Attends un peu. (2) Lettre. 136 Adieu, bon nègre ! Adieu sublime facteur ! Il part. Je le suis des yeux. Depuis longtemps il a disparu au milieu de la brousse que je vois toujours les ailes de la blanche enveloppe palpiter dans les airs... Ainsi, pendant huit jours, heureuse lettre, jusqu'à Kitambo, tu voleras au-dessus des herbes, des marais, des torrents et des rivières, comme un brillant papillon ! Qu'un bon sort te protège et te porte sans encombre jusqu'à ma ville patriale, jusqu'à m'Poutou ! (i) « i (i) La patrie. ' ' iJL-i I Le clairon a sonné. Voici l'aurore « aux doigts rosats ». Au-dessus de la ligne pourprée de l'horizon une bande jaune clair, puis une traînée mauve, compacte, affectant la forme d'un immense crocodile. Plus haut, une fumée grise, légère ; enfin, au zénith, l'azur pâle où scintille la dernière étoile. La brousse est froide, mouillée. Le marais souffle une odeur fétide. Fuyons, fuyons vite ! Je suis bien las après une nuit de fièvre et je chemine sans entrain. Mais les herbes m'aspergent de rosée et, comme les femmes nous devancent ce matin, je reprends des forces rien qu'à regarder Loukoussou... Le pays ondule d'abord, puis c'est la plaine de nouveau, lande aride, calcinée. Le soleil darde ; et toujours ce zila sinueux, maudit, où l'on marche sans rien voir, en roulant de tristes pensées. Dans la chaleur, j'évoque pour me torturer davantage encore les chemins de chez nous, les sentiers croquant sous les pas, ces petits sentiers de neige des tableaux de Breughel ! Ainsi allons-nous depuis cinq grandes heures, à travers les flammes, tels les Macchabées, lorsque, tout à coup, un homme surgit, qui s'arrête court, joint les talons et fait le salut militaire ! Un officier blanc ! M. le lieutenant Knitélius, le chef de poste de Bankana. Un jeune homme. Vingt-sept ans. Troisième terme. Taille au-dessus de la moyenne. Des yeux pâles ou pâlis plutôt dans une figure maigre, osseuse, qu'allonge la barbiche taillée à la béarnaise. Un respect sans humilité. La parole facile, claire, des réponses précises, des projets, des plans, des idées. On sent que la solitude du poste a mûri ce jeune soldat qui vit, sans peur, redouté mais non détesté, au milieu d'une région dangereuse, courue des brigands anthropophages. M. Knitélius, qui transpire sous sa grande tenue, nous désole en nous apprenant que Bankana se trouve encore à une heure de marche... Heureusement que l'on pénètre aussitôt dans la forêt, où une courte halte et le café froid de nos gourdes nous rafraîchissent en courage. — Tamboula ! En avant ! Le bois n'est pas épais. Un soleil, joyeux, tamisé, rit dans les clairières. Le chemin s'affaisse en pente douce, bordé de buissons fleuris de narcisses sauvages, et perlés de baies rouges qui fondent sous la langue comme un sorbet à la framboise. Parfois des coupes, des taillis roux tels qu'en automne, des arbres fins au tronc argenté, pareils à nos bouleaux... Ma parole, on dirait d'un paysage français ! Serions-nous pas dans le département de Seine-et-Oise, à Corbeil, à Essonnes par exemple, non loin de cette Demi-Lune de Félicien Rops, où vit mon cher et heureux ami Eugène Demolder, l'auteur de « La Route d'Emeraude »? Je « tamboule » dans un tableau de Daubigny ! Le terrain remonte quelque peu et, soudain, changement à vue, la route s'élargit entre les maïs et les riz. Là-bas, un opulent rideau de merveilleux palmiers et, de-ci de-là, le toit doré des cases affleurant les hautes herbes... Quel paradis ! Alors, M. Knitélius en souriant : — Voilà Bankana ! Bankana. Le tam-tam résonne... Le souci de faire une belle entrée nous redresse en coqs. Notre pas s'accélère, devient conquérant. Nous ruisselons, comme tonneaux d'arrosage ! Mais c'est une noble sueur qui mouille la terre... Au détour de la route, le chef du village n'Foumou KoKo — « un vieux grand diable, qui ne vaut rien grand'chose » comme dit M. Knitélius — couvert d'un pagne de soie indigène couleur d'or, s'avance au-devant de nous avec ses ministres et une faible suite. Nous lui faisons de loin un petit salut protecteur et poursuivons notre chemin sous les feuilles retombantes des bananiers et des élaïs... Brusquement, nous sortons de la verdure pour apparaître dans le soleil sur un vaste plateau sablonneux, coupé d'allées droites, au centre duquel s'élèvent de gracieux chimbèques couverts de chaume, et uns grande perche au bout de laquelle, à longs plis, se déploie le drapeau bleu étoilé d'or ! C'est le poste. Le tam-tam ronfle de plus belle. Oleko, congestionné, les veines saillantes, chante le Chef de sa voix cassée et nous arrivons, crânes, glorieux au pied du mât où sont rangés en armes les huit soldats de Bankana. En même temps, le clairon sonne une fanfare : — Gard' vous ! Portez armes ! Les mains claquent sur les bretelles des fusils avec un ensemble parfait... — Présentez armes ! Eh bien, eh bien, voilà que je suis ému... Tandis que nous saluons, une troupe de femmes se précipitent, se disputent nos poignées de mains... Hé, c'est qu'elles sont charmantes, pleines d'attrait dans leurs beaux pagnes des dimanches ! L'une d'elles, toute souriante, porte à cheval sur ses hanches deux adorables marmots nus et noirs comme Manneken-Pis ! Des jumeaux, le frère et la sœur, combien dodus ! Je les embrasse tendrement. La fillette sourit, mais le bambin se recule, un peu effrayé au contact de mes moustaches. Et quel est encore ce petit bonhomme, pas plus haut qu'une botte, vêtu comme un zouave, avec, sur sa manche droite, le galon de laine de caporal? Il fait halte et front devant moi, porte la main à sa chéchia... Je vous demande un peu !.. — C'est notre Fataki, fait M. Knitélius attendri, un petit garçon perdu que nous avons adopté... Alors, je soulève le gosse dans mes bras et sur chacune de ses joues j'applique une bonne grosse * baise » en pensant à l'enfant chéri dont le portrait est là, gravé dans mon cœur... Le malafou ! Le joli vin d'honneur qui fermente, mousse, « biaise » dans la fine carafe de Bohème ! Couleur du lait de la noix de coco. Mais la saveur? J'avoue que je ne cherche pas encore à la définir. Qu'importe ! Il suffit qu'elle m'enchante ! Je bois ! Je bois ! Vve a thirst I w'd not sell for ten dollars ! J'ai une soif que je ne vendrais pas pour dix dollars ! disent les Yankees. A mon troisième verre, je sucre la liqueur capiteuse. Alors, c'est Un poème ! Sans doute, c'est avec des coupes de malafou que les dieux grisaient leur immortalité ! Une pointe d'acide, d'aigre-doux au milieu d'un moelleux, d'un velours qui ravit les papilles, défie la satiété. A quoi cela ressemble-t-il, voyons ? Renversé sur ma chaise, j'élève et contemple mon verre à contre soleil, comme un buveur de van Ostade... Ni le Commandant, ni M. Knitélius ne trouvent une comparaison. Ils répètent : — Du vin de palme, un breuvage merveilleux, unique, tout à fait personnel. — C'est de l'Asti spumante, me dira un jour l'Inspecteur d'Etat Costermans dans une heure de causerie charmante sous les arbres de Swimburne. Eh oui, c'est presque cela. Un vin de fleurs ! Les fatigues d'une longue étape, la chaleur et le bien aise nous ont retenus tout l'après-midi au fond de nos chaises longues, derrière les nattes rayées de soleil. Le soir gagne que nous sommes encore là assoupis et muets, la vue rêvante dans le nuage des cigarettes. Mais le clairon sonne et je sursaute. Assez de flâne. Je me répands dans le poste. Cinq heures et demie. Déjà le soleil commence d'empourprer le couchant. Tout au bout de la grande allée qui s'arrête brusquement au bord du plateau, la vue est belle des collines enserrant le cours de la Loufimi. Au fond de la combe nuée de vapeurs, une végétation robuste à quoi l'œil se caresse comme à du velours, révèle la fuite sinueuse de la rivière 146 EN PLEIN SOLEIL dont les bonds écumeux et les petites chutes font entendre une ^fraîche rumeur... Je me retourne et le spectacle me ravit, tout différent. A l'avant-plan, c'est le poste sablonneux, tiré au cordeau ; mais bien vite, après les derniers gourbis, le terrain se redresse, se boise pour former une sorte d'immense hémicycle où les élaïs, dont les troncs se détachent sur le rideau sombre de la forêt, épanouissent et recourbent dans le ciel pâle leurs bouquets de palmes légères et souples comme plumes d'autruche... Dans le crépuscule qui tombe, les couleurs sont admirables ; tous les contours, toutes les masses se fondent dans une humidité rose. Et des parfums confus montent dans l'air. De l'autre côté, c'était le panorama évocateur de nos Ardennes. Mais devant moi, c'est bien le paysage tropical, incomparable cette fois, empreint de langueur, de tranquille majesté et tel que je ne l'avais encore jamais vu... Une joie esthétique me pénètre. Enfin j'admire cet autre monde. Je me sens presque heureux. Mon chagrin s'allège et, pour un moment, tous mes soucis s'envolent dans le ciel ! Nous dînons dans le chimbèque communal à l'ombre d'une pergola, entre les deux magasins d'échanges. * Bikoko et n'Séké font le service de la table sous l'œil de n'Tinou, le maître d'hôtel de M. Knitélius. Potage printanier Côtelettes d'antilope Chou palmiste Poulet rôti Beignets d'ananas. Au dessert, nous voyons défiler dans le soleil brasillant une caravane qui porte le ravitaillement de Kimpouni. Le capita, grand noir efflanqué, demi-nu, coiffé d'un chapeau rouge cardinalice, et tenant en sa main la canne de bambou, emblème d'autorité, s'incline devant nos seigneuries : — M'botté, m'botté minghi ! (i) (i) Bien le bonjour 1 Tout de suite, il demande des étoffes sur présentation d'une moukande crasseuse. — Ah c'est encore toi, vieux lascar ! s'écrie M. Knitélius en riant. Allons, repose-toi une minute. ' Le chef de poste se lève et fourgonne la serrure d'un magasin. La porte s'ouvre en faisant retentir une petite sonnette enragée... Est-ce que je rêve? Suis-je à Bankana ou dans quelque boutique de la rue de Flandre? Oh, la douce musique de mon enfance ! Je bondis de ma chaise. Mais oui, c'est bien la belleke des portes à claires-voies peintes en vert des épiceries, des confiseries populaires de ma ville natale ! Fixée à la partie supérieure du vantail par une lame de fer recourbée et qui forme ressort, elle balance, oscille encore quand son battant a déjà fini de tinter... Et je revois, je resavoure tous ces vénéneux et exquis bonbons d'une « cens » dont ma jeunesse barbouillait ses lèvres. Jucundum cum aetas florida ver ageret ! et qui trompaient si bien l'ennui des lentes heures de l'école... J'ai presque envie de remercier M. Knitélius de cette émotion délicieuse. — Ma foi, dit-il simplement, à défaut de timbres électriques, c'est ce que j'ai trouvé de mieux contre les entreprises des cambrioleurs ! Ah, l'idée charmante ! Comme le cœur « me attendrist » ! Et du doigt, d'une chiquenaude affectueuse je fais encore sonner cette belleke qui ressuscite d'un si lointain passé ! Il fait nuit. Nous dînons à la clarté de deux flambeaux, comme dans la Tosca. Il était à craindre que don Pedro et Mongoua, le cuisinier de M. Knitélius, n'entrassent en rivalité, ce qui n'eût pas laissé que d'être inquiétant pour nos estomacs. Mais non, loin de se regarder avec méfiance, les cooks ont tout de suite sympathisé et le repas est exquis que nous ont fait leurs talents fraternellement combinés. Si Pedro brille vraiment dans les rôts et les sauces, Mongoua s'affirme dans la moambe et le macaroni. Tous deux triomphent, culminent ensemble dans les œufs à la neige et la rizze-pappe ! Bravo ! Que signifient auprès d'eux, je vous le demande, les Bignon, les Meir, les Dot ! Mon dieu, que nous serons donc difficiles en revenant d'exil ! C'est l'heure du thé d'or et du cigare blond. Causons, acagnardés dans nos chaises longues. Or ça, que faisons-nous demain ? Parbleu, nous visiterons le Poste. Après quoi, grande réception duFoumouKoKo et de la Femme-Chef. — La Femme-Chef? — Mais oui, fait M. Knitélius, la Femme-Chef, l'ennemie jurée de K0K0, une rude typesse dont le village, Mongati, est juché là-haut sur la Colline en face du Poste... — Jeune? — Point vieille. — Jolie? — Elle le fut, mais ne l'est plus à présent que comme ci, comme ça. — Mariée? — Beaucoup. Un mari officiel et des amants qu'elle entretient... — Je comprends : des Kitokos. Elle les amènera ? — Bien certainement. Elle viendra en pompe avec toute sa cour, tous ses guerriers ! — A la bonne heure ! Et le programme de vendredi? — Nous chasserons à l'éléphant si vous voulez à moins que vous n'ayez quelque préférence pour le léopard... — Nous pouvons courre les deux ! — A votre aise ! — Et samedi? — Nous partons ! déclare le Commandant. — Oh déjà ! Car c'est vrai que les délices de Bankana m'ont pris tout entier. Il semble que nous soyons dans quelque beau domaine, heureux villégiateurs à qui le châtelain fait grand accueil. Cependant le clairon sonne l'extinction des feux. Ici, ce n'est pas triste comme à Léopoldville. Cette note grave finale n'est point funèbre ; elle élargit le grand silence, elle commande, elle scelle la douce paix de la nuit... — Eh bien, si nous allions dormir? Mais avant le bonsoir, M. Knitélius toujours empressé : — Juge, puis-je vous être utile à quelque chose ? Vous ne désirez rien? Alors moi, avec un soupir : — Och, faites encore une fois sonner la belleke de la boutique !..' Je me suis éveillé de belle humçur... Un jour pâle filtre à travers les ais mal joints de mes volets. Le coq chante, les poules caquètent et j'entends, si je ne m'abuse, le rire garrulé des hirondelles... Un moment, je me crois dans ce petit village ardennais où, à chaque automne, j'ai passé tant de douces heures ! — Ta ra ta ta ! Ta ra ta ta ! Hélas, je rêvais... Pourtant, encore une fois, ce clairon n'est pas lugubre ; il y a comme une pointe de gaîté dans sa voix impérieuse. Je saute à bas de mon lit de bonne grâce. Quel charme de se promener dans la belle lumière du matin ! Le petit Fataki est accouru vers moi : — Viens, bon gosse ! EN PLEIN SOLEIL (l) Gros coléoptère, bousier. Et je le prends par la main. Ensemble, nous allons voir d'abord nos trente Batétélas qui exercent superbement en face de M. Knitélius tout heureux de commander enfin un peloton digne de lui. Puis nous marchons à l'aventure. Les chèvres vagabondent par les allées en mordillant les branches basses des faux lilas et des papayers tandis que des boucs, échauffés de jalousie, cossent l'un contre l'autre... Des chiens étranges, roux, efflanqués, trottinent, les oreilles droites, le museau aigre, les yeux indifférents et sans sourire... Partout la volaille qui picore. Les canards noirs aux formes massives se baladent majestueux et grotesques, suivant leur bec, remuant une lourde queue. Des pigeons roucoulent sur le faîte d'un toit. Et le kokatoufi (i) passe en ronflant au-dessus de nos têtes. Autour des chimbèques, les travailleuses pétrissent le manioc et le maïs. Mais la joie, le continuel ravissement de mes yeux, c'est les marmots bouffis et lustrés qui se vautrent dans la poussière. Ils ont la grâce lourde, adorable des petits chiens gonflés de lait et se mordillent, se chevauchent comme eux avec des cris rageurs... Ce matin, je m'arrête longuement à contempler les jumeaux qu'une jeune femme, la mère sans doute, lutine et caresse tour à tour. Les bambins s'éjouissent, se laissent choir dans le sable pour s'enfuir aussitôt en rampant devant la poursuite simulée de la négresse. Enfin les voilà pris et pressés, presque étouffés dans les bras de la marna qui les couvre de baisers. Tableau de mièvrerie charmante ! Est-ce que partout la tendresse des mères n'a pas les mêmes gestes... Soudain, la femme tourne la tête : — Loukoussou ! Je veux m'approcher... Elle a disparu ! XXVI. J'ai faim... Le délicieux café qui parfume le chimbèque du chef de poste ! Ah, la bonne odeur familiale qui, le matin, chez nous, s'envole de la cuisine, vague dans la maison, passe sous la porte de notre chambre, vient nous surprendre au lit pour nous faire descendre bien vite dans la salle à manger ! Et jugez de la surprise ! Un pain, un vrai pain dont la croûte, quadrillée et vernie, rayonne au milieu de la table comme un cabochon colossal ! Un gâteau, ce pain de Bankana, un cramique presque ! J'en coupe de grosses tranches de maçon ; un parfum de ferme s'échappe de la miche et se répand dans la barza. Enfin je trempe donc une authentique tartine dans une jatte de café ! Car il y a aussi de vraies jattes et rien ne manque à ce repas matinal, pas même la jolie nappe à carreaux bleus ! Ah, M. Knitélius que vous êtes aimable d'être un bon Bruxellois comme moi ! Tenez, je n'ai plus souvenir de mes dégoûts ; j'oublie le terrible biscuit de la route et surtout, oh j'oublie surtout ces nauséabondes biscottes de chicwangue que les boys du mess de Léo vous présentent dans des corbeilles avec un sérieux ! comme si c'était des petits pains de gruau, des croissants de la rue de la Lune ! Et maintenant visitons le Poste en personnages officiels avant qu'arrivent m'Foumou KoKo et la Femme-Chef. L'aspect est riant malgré la géométrie des multiples allées qui s'intersectent à angle droit et encadrent, comme dans une bordure d'or, les plantations de manioc, d'arachides, de patates douces et de maïs. Tout le long des chemins, l'ananas hérisse ses lances épineuses et métalliques, cédant, à distance égale, la place aux bananiers, aux manguiers, aux papayers. Parfois, un élaïs allonge son tronc boudiné et déploie son gracieux panache au-dessus des cultures. Au centre, une grande plaine de sable pulvérulent et réfractif où poussent quelques faux lilas à fine chevelure. C'est là que sont bâtis les chaumines et les magasins en pisé blanchis au kaolin. Comme un papegai, le mât de pavillon, étançonné de quatre poutres, se dresse devant la maison de l'Inspecteur d'Etat. Cela est clair, joyeux et témoigne d'un entretien constant. Il y a trois ans à peine, ces champs, ces arbres, ces routes larges et ratissées, ces coquettes maisons n'existaient point. Tout cela, c'est la conquête de M. Knitélius sur la brousse et les fourrés de l'anone. Qu'il en fallut des coups de machettes pour débarrasser ce sol vierge des souches pressées et tenaces ! Et des coups de houe pour le préparer aux bonnes semailles ! Aujourd'hui, tout pousse et fructifie dans l'humus affranchi de l'ombre et remué dans le soleil. Voyez ces femmes qui récoltent les patates douces ! L'une d'elles jette devant nous un tubercule énorme, dix fois gros comme une machelière d'éléphant. Il pèse plusieurs kilos... — Hein ça ! fait M. Knitélius qui s'étonne sincèrement et tourne et retourne dans ses mains ce produit monstrueux... C'est la terre de Chanaan ! Alors j'interroge le chef de Poste sur les indigènes de la région. — Comme vous l'avez pu remarquer, dit le jeune lieutenant, les Banfoumous sont de beaux gars, fort peu tatoués. Très valeureux et très fiers, ils considèrent toutes les autres races comme inférieures. Il n'y a pas si longtemps qu'ils inspiraient encore une grande terreur et ne prétendaient pas traiter avec le Blanc. Toutefois, ils consentaient à faire un peu de commerce avec les Portugais par l'intermédiaire des Baxombos et se procuraient des articles de traite tels que : étoffes, poudre, bracelets, fusils, sel, etc... en échange du caoutchouc des herbes qu'ils fabriquent. Quoique grand et bien découplé, le Bamfoumou ne résiste pas à la fatigue. La base de sa nourriture est le maïs qu'il réduit en farine et prépare en bouillie. Il a peu de goût pour la pêche. En revanche, c'est un ardent chasseur de buffles, d'antilopes et de porcs sauvages dont il fait fumer la chair. Les Bamfoumous ont grand peur des fétiches; à toute mésaventure, ils croient qu'on leur a jeté un sort. Au début de mon séjour ici, je me rappelle, lorsque j'étais surpris par la pluie, le capita qui m'accompagnait assurait que c'était le chef du village où je me rendais qui suscitait la nivoula pour m'empêcher d'avancer. Aussi trouvais-je bien souvent le village abandonné : le chef s'était enfui, craignant que je le rendisse responsable du retard qu'il m'avait causé en invoquant la pluie. Ils ont un grand respect pour les morts ; ou plutôt ils redoutent l'esprit qui survit et peut venir les importuner. C'est pourquoi ils entretiennent les tombes avec soin. Dès sa plus tendre enfance, la Bamfoumou est promise en mariage ; petit à petit, la dot est payée d'abord par le père du fiancé et puis par ce dernier. La femme se vend très rarement. Quand il y a incompatibilité d'humeur entre les époux, le mari peut renvoyer sa femme à ses parents qui remboursent la dot en tout ou en partie suivant le temps de la cohabitation. Il en arrive de même si la dame reste stérile. L'adultère de la femme est puni par une correction maritale. L'amant paye une indemnité à l'époux ; quand il n'a pas le sou, il est vendu comme esclave. L'adultère du mari n'est pas puni. Il y a très peu d'esclaves Bamfoumous ; ils viennent de la Wamba et de la rive gauche delà n'Sélé. Un Bamfoumou n'est réduit en servitude que s'il a contracté une dette qu'il ne peut acquitter ; encore ne passe-t-il jamais dans une autre tribu. Ces hommes sont très peu commerçants. Que leur faut-il? Quelques brasses d'étoffe, du laiton, du sel et de la poudre. Toutefois, ils commencent à prendre goût aux articles d'Europe, comme les perles, les couvertures de laine, les chapeaux, les fez qu'ils obtiennent, ainsi que je vous disais tout à l'heure, contre du caoutchouc. Quant à leur industrie, elle est presque nulle. De même que les Bakongos, ils tissent les fibres de la feuille du palmier raphia. Il y a très peu de forgerons parmi eux, et comme il n'y a pas d'argile blanche, il n'y a pas de potiers. Les Bamfoumous fournissent encore des hommes à l'Etat pour le transport des marchandises. Mais c'est une corvée très pénible pour eux et l'on comprend qu'ils cherchent par tous moyens à s'y soustraire. Leur arme habituelle est le fusil à pierre ; ils usent rarement d'arcs et de flèches. Ils sont très braves, principalement lorsqu'ils se battent entre eux... Aujourd'hui, depuis l'expédition victorieuse de M. Costermans, ils ont fait leur soumission. Aussi bien, le sort des indigènes qui étaient à la merci de quelques grands chefs pratiquant l'anthropophagie s'est amélioré, surtout depuis la mort violente de l'ancien foumou de Bankana. Ce tyran redoutable prétendait soumettre tous les villages voisins à son despotisme cruel ; il se faisait remettre des victimes humaines à qui l'on tranchait la tête. L'exécution avait lieu sur une claie aérienne et le chef, assis dessous, recevait la pluie sanglante sur tout le corps ; il devait acquérir ainsi une plus grande force physique et morale. Le terrible cannibale fut tué par les soldats de M. Costermans. Depuis lors, les Bamfoumous vivent heureux. Après la fondation du poste, je me suis répandu à travers le pays. Mes petites expéditions pacifiques dans la région m'ont gagné des amitiés précieuses que j'entretiens de mon mieux. C'est en traitant ces gens-là avec mansuétude, en les initiant aux travaux agricoles qu'on leur inspire la confiance et le respect. Mais, c'est eux que j'entends... Vous allez assister à leur palabre de fête ! RHi ifi'l fiîl XXIX. Les voilà ! Voyez par dessus les verts maïs, cette foule qui s'avance trépignante, bondissante ! Ecoutez le tam-tam et ces coups de trompe ! Nous avons pris place sous une grande tente, et nous attendons. Le tapage grossit. Enfin l'avalanche humaine s'engage dans la principale avenue du Poste et vient droit sur nous. En tête, les capitas vêtus de la tunique rouge et six femmes demi-nues qui vont, viennent, s'élancent à droite, à gauche, tantôt courbées, tantôt accroupies comme des crapauds, se redressent, se contorsionnent, s'épuisent en tordions lascifs... Puis marchent les musiciens embouchant leurs petits olifants d'ivoire culotté, et les ministres, vieillards aux « crolles » grises, très droits, très Derrière, c'est la troupe pressée des hommes libres, des femmes, des enfants et des esclaves. Au milieu du tintamarre émerge le chef Koko, porté sur un trône comme une idole. Il a revêtu un pagne jaune d'une grande richesse. Sa tête est tout empennée ; des queues de chats sauvages lui tombent sur les tempes à la façon des boudins de 1830. Il a barbouillé sa face et sa barbe avec du rouge, et, coquetterie suprême, il s'est poché un œil en blanc, l'autre en bleu. En guise de sceptre, m'Foumou Koko porte sur l'épaule gauche un long plumeau de plumes de coq. Un large collier de cuivre, où pendent et s'entrechoquent des crocs de léopard, encercle son cou. Tout ce qu'il laisse apercevoir de son torse vigoureux est couvert d'une sorte de lèpre verte comme celle des bronzes anciens trouvés dans les fouilles. En cette tenue de guerre, il est à la fois réjouissant et terrible. Son aspect ne manque vraiment pas de férocité et rappelle cette phrase des « Germains » de Tacite : « Ils s'affublent d'objets horribles, car, dans les combats, les yeux sont toujours vaincus les premiers ». La troupe s'avance maintenant à petits pas. Comme les porteurs, en dansant, impriment au trône un balancement de roulis et de tangage, Koko dodeline de la tête et se dandine à l'instar d'un mannequin de cavalcade. Tout autour du cortège vole, bondit et crie en découvrant ses dents blanches aiguisées un nègre falot : le bouffon ! Et des femmes le poursuivent, en agitant des clochettes de bois qui brochent un bruit de cliquettes au-dessus de l'étourdissant vacarme. Voilà les Thyades du char de Bacchus pacifique faisant la conquête de l'Inde ! Le groupe se détache en force sur le fond tendre des élaïs. Les épaules nues chatoient au soleil et les couleurs sont exquises de tous ces pagnes voltigeants et bigarrés où domine le rose. C'est une fête pour les yeux. Un Watteau ! Oui, je vous dis, un Watteau ! Cette fois, ils sont devant nous... Tout cela glapit, piaule, danse, se tord et ne sent décidément pas bon ! Trois jeunes femmes, aux cheveux relevés et creusés en jatte au dessus de la nuque, se sont détachées du cortège. Les trois Grâces ! Elles s'avancent presque jusque sous la tente, nous poussent leurs ventres chorégraphiques dans les genoux, tandis qu'elles se renversent dans un cambrement sensuel... Tout à coup, la hurlée cesse. On dépose le Chef qui enjambe ses sujets accroupis et nous vient au devant la main tendue. Cependant m'Foumou Koko s'est assis sur un pouf bariolé autour duquel, en gradins charmants, se rangent toutes ses femmes et ses innombrables filles qui éventent le maître avec une sorte de goupillon formé de crins d'cléph?nt. Sur un signe, deux esclaves se dressent et viennent déposer aux pieds du Commandant une hache magnifique, forgée dans le village. C'est le don de Koko, ou plutôt son amorce. Le Boula Matari (1) remercie. Aussitôt, m'Foumou Koko se relève, bondit au milieu de ses sujets qui simulent une panique et rehurlent. C'est le grand jeu ! Un dernier cri et le Chef se rassied dans le plus profond silence... Alors Gamzobo, le capita interprète, sort des rangs et, se cambrant en face de nous, dit avec force gestes ces paroles ailées : — Salut à Toi, Blanc qui a ramené la paix et la richesse dans ce pays ! Le héraut poursuit : — Maintenant, nous avons beaucoup de manioc, de patates douces et d'arachides. Sois le bienvenu dans cette contrée. Parle, veux-tu des chèvres, (1) Le casseur de pierres: surnom donné à Stanley. Par extension : Le Chef. des porteurs, des ouvriers pour défricher la brousse et faire des routes. Nous te les donnerons. Tu es le maître, tu es un Chef puissant et juste ! — Puissant et juste ! crie la foule. M. Knitélius se lève à son tour et, traduisant les paroles du Chef dans un discours éloquent, verveux, il provoque les rires et les acclamations. Et les danses reprennent, cette fois éperdues, affolées. Comme je détourne un peu mes yeux fatigués, que vois-je non loin de nous ? Loukoussou ! Loukoussou qui porte sur les bras un petit enfant et lui montre en souriant le spectacle tumultueux. C'est la première fois que le visage de la jeune femme s'éclaire et se chiffonne devant moi... Ah le joli sourire doux et tranquille et tel que la bonté seule en donne aux belles figures ! Hélas, en apercevant mon regard braqué sur elle, Loukoussou s'est reculée derrière la tente et je ne la vois plus... Cependant, au milieu de la bamboula, m'Foumou Koko, assis sur son pouf, le coude sur le genou et le menton dans la main, paraît méditer profondément. C'est le Pensieroso. Au fond, il ne songe qu'à nos cadeaux qu'on déballe justement et qu'il louche d'un œil inquiet. Allons, ne le faisons pas languir davantage. Venez ça, grand chef, que nous passions autour de votre cou cette chaîne à grosse médaille qui vous fiefife à l'Etat et reconnaît votre souveraineté. Et recevez aussi, pour vos sujets et vos femmes, ces étoffes précieuses, ces miroirs de Venise, ces pipes en bois de violette et ces ruisseaux de perles rares ! Etes-vous satisfait ? « Je vous crois ! » semble-t-il nous répondre. Aussitôt il lève la main, et ses sujets de « pincer un cancan » dont il n'y a pas de mots pour peindre la fantaisie endiablée. Cependant Koko est remonté sur sa litière. De nouveau, il émerge au-dessus de la foule comme une idole de procession et, sous la danse de ses porteurs, dodeline de la tête, se dandine comi-quement. Il rit, ne cessant de reluquer sa médaille qui brimballe sur son nombril. C'est le départ. Dans le bruit du tam-tam, le cortège gigotant se retire, à reculons, la face tournée vers nous. Et soudain, la sonnerie des trompes me plonge dans un ahurissement prolongé : n'est-ce pas la plainte du cor dans la forêt de Tristan et Yseult? Ou si je rêve?... A peine les indigènes de Bankana ont-ils disparu derrière les hautes herbes qu'on annonce la Femme-Chef ! Elle arrive du côté opposé. Il suffit de relever les autres portières de la tente et de tourner nos chaises. Vrai, j'éprouve quelque lassitude. Le tam-tam remplit encore mes oreilles, et mes yeux sont saouls de tant de gesticulations et de grimaces. Tout au loin, j'aperçois à l'aide des jumelles une noire caravane qui dévale le penchant de la colline ensoleillée. C'est l'arrière-garde de la Femme-Chef qui, sans doute, a déjà passé la rivière et gravit la côte menant à notre poste. En ce moment, au bout de l'allée, deux hommes surgissent qui se hâtent et s'en viennent rouler à nos pieds. Ce sont les courriers de Marathon! Sveltes et très maigres par habitude de la course, ils portent pour unique costume une ceinture de feuillage. Un pagne les handicaperait. Exténués, ils nous tendent un rameau symbolique et clament, d'une voix entrecoupée de hoquets, l'arrivée de leur souveraine. Et c'est elle qui escalade enfin le plateau, assise sur son trône, au milieu d'un appareil nombreux et musiquant. Des jeunes hommes dansent une pyrrhique devant elle, agitant des gousses creuses où sont enfermées des pierrettes, cependant que d'autres, soufflant dans une sorte de flûte, jettent le cri strident du merle ou de la pie. Trompes et tam-tam font rage, cela va sans dire. La Femme-Chef s'arrête en face de nous. Une madone comique, vêtue d'un frac amarante écossais, auréolée d'un parasol aux couleurs belges ! Certes, n'en déplaise au lieutenant Knitélius, elle n'est point jolie, pas même « comme-ci, comme-çà ». La figure est empâtée, le corps rentassé. Je ne reçois aucun choc à l'aspect de cette guenon savante. Tout de même son regard brille et le sourire, qui bride ses bajoues, est narquois, sarcastique comme celui de Voltaire... La litière s'abaisse et dépose la dame avec pré- caution sur le sol où elle reste accroupie au milieu des lances et des fusils de ses guerriers. On comprend que, ici, cela manque de femmes ; à vrai dire, je n'en vois que deux — les camérières apparemment — qui, presque nues, les seins au vent, exécutent déjà les mêmes tordions que les filles de Koko, mais avec une sorte de lascivité exacerbée, éréthique ; elles grimacent, se recroquevillent, s'étirent et ressemblent parfois à ces monstres, larves clownesques, demi-humaines, demi-chimériques, des Tentations du vieux Jérôme Bosch. Par exemple, quels beaux hommes ! Le mari d'abord, un géant musculeux, mamelu, les tétons pointés. Une tête fière, farouche, couverte de cheveux cordés comme le poil d'un caniche anglais. De grosses perles bleues sont enfilées dans sa barbe. A la ceinture, un pagne rayé bouffe et s'enroule négligemment dont il dédaigne de se couvrir, soit qu'il se moque du soleil, soit que notre Héraclès veuille montrer une académie superbe... Il reste debout à côté de son auguste femme sur laquelle il penche un regard respectueux et soumis. Il n'oublie pas qu'il est seulement le mari officiel, le prince consort de cette reine qui l'a acheté très cher pour sa force, et lui « paie » d'ailleurs des tas de femmes autant qu'il lui en faut pour apaiser ses ardentes fringales... Et puis c'est m'Voumo, le joli, le faraud, le kitoko, Charmide ! l'amant préféré de la Cheffesse qui attache sur lui un œil doux. Et m'Voumo se cambre, parade, parle avec animation, sans révérence, sûr de l'impunité en toutes choses... L'oncle de la reine est aussi venu ; vieillard vénérable, catonien, mais abruti par le chanvre, et qui bientôt s'endort au ronflement du tam-tam. Après quelques cérémonies qui ne nous apprennent plus rien, la parole est aux avocats de la Femme-Chef. Il ne s'agit plus ici d'une simple réunion d'apparat mais d'un congrès, d'un meeting où l'on va discuter des questions de commerce. C'est d'abord le prince consort qui, appuyé sur sa canne, parle haut et fort, non sans autorité. Il demande que la contrevaleur du kilogramme de caoutchouc soit désormais fixée à deux mesures de sel ; ce n'est pas tout : la mesure de sel sera considérablement augmentée. « Il faut qu'elle aille jusqu'ici. » Et sur une vieille boîte en fer blanc, il fait avec l'ongle une marque brillante. M. Knitélius, interprète du Commandant, répond comme à la Chambre : On étudiera l'affaire, on nommera une commission 1 Alors le Kitoko veut aussi prononcer quelques paroles, mais, impressionné sans doute, il bégaie, bredouille dans l'hilarité générale. Furieux, il en appelle du regard à sa maîtresse qui frappe aussitôt des mains, commande le tam-tam et les danses pour faire diversion au ridicule de son « bon ami ». Et les contorsions deviennent encore plus bizarres, se corsent... Voilà peut-être les danses phalliques et orgiastiques de l'Inde. Ces nègres sont toujours sous le joug de la laideur. Ils ont une pente naturelle vers la difformité. D'ailleurs, voyez leurs dieux, leurs fétiches... Mais, d'un froncement de sourcils, la reine ordonne le silence qui tombe, solennel et profond. Elle se lève. Quelle perche ! Elle ôte sa tunique d'un geste théâtral et, ses longs seins ballants et pendants ainsi que des callebasses, elle s'avance vers nous, très droite, très haute. Elle serre nos mains et s'attarde à causer avec le Commandant qui, petit, coquet, joli avec ses yeux bleus énergiques, ressemble vraiment sous le casque au portrait d'Alexandre par Lebrun. Je les contemple tous les deux... Parbleu, c'est la rencontre de Thalestris et du vainqueur d'Arbelles ! Et je songe à ces paroles de la reine des amazones quand elle vit le fameux conquérant : « Je le croyais plus grand » ce qui ne l'empêcha pas d'ailleurs de pénétrer sous la tente du héros et d'y rester neuf jours pleins sans en sortir ! Hé, hé, une nuit de noces qui dure neuf jours... Etonnez-vous après cela qu'Alexandre soit mort à trente-trois ans ! La reine veut bien nous dire aussi quelques mots aimables, à M. Knitélius et à moi. Elle a vraiment quelque chose d'affectueux dans la voix et ses rides de grand'mère. Je lui baise le dos de la main à la manière française... Nous lui offrons ensuite un grand verre de schie-dam qu'elle lampe d'un trait en faisant une affreuse grimace de satisfaction. Alors, avec lenteur, elle regagne son siège et nous répandons sur elle toutes les richesses bariolées de nos coffres. L'audience est terminée. On soulève la reine. Soudain, elle se dresse sur son trône et, la figure convulsée, le corps frémissant, elle étend les bras dans la direction du village de son ennemi m'Foumou Koko. C'est une pythie qui lance ces imprécations terribles : — Sois maudit, voleur, scélérat, Koko violateur de- ta mère ! Que le Génie malin t'emporte dans ses griffes. Honte sur toi, chien détesté ! Autrefois je vivais en paix dans ce pays plein de beaux palmiers. C'est toi qui, par tes violences m'as forcée d'abandonner la terre où je suis née. Que le malheur s'acharne sur toi, et puisses-tu mourir de mauvaise mort. Alors je reviendrai dans mon village bien-aimé... La reine délire au-dessus de ses sujets prosternés.. Je crois bien que c'est à cause du « schnick »... Elle s'éloigne enfin, menaçante, gesticulante dans le vacarme du tam-tam et des trompes, les cris de pie des hérauts et les clameurs de ses guerriers enragés ! XXXI. Non loin du Poste, au bas de la montagne, verdoie une épaisse futaie où tapage un ruisselet sinueux, affluent de la Loufimi. C'est là que ma flânerie mélancolique m'amène souvent dans les chauds après-midi. Je pénètre sous le feuillage où s'épand une reposante lumière. Je bois avidement la fraîcheur odoriférante de la forêt. Les fûts innombrables partent d'un jet magnifique. Autour d'eux serpentent des lianes, qui gagnent les premières branches et puis retombent brusquement, forment des escarpolettes pour s'élancer de nouveau, sans soutien, vers les cimes, par un prodige inexpliqué. Quelques-unes courent d'arbre en arbre ainsi que des festons, et, soudain, éclatent au milieu d'une fourche en blanches étoiles, comme une fusée d'artifice. Je m'arrête et j'écoute. Des oiseaux ramagent ; ce sont les boulikokos les toucans, les perroquets gris qui font entendre un grincement de scie, un bruit de portes qu'on verrouille ou bien une lamentable plainte de ressort mal graissé. Il y a aussi les macaques qui se chamaillent là-haut en poussant des cris suraigus. C'est l'harmonie du bocage/.. Où êtes-vous, petites fauvettes de la forêt de Soignes ! L'Afrique n'a presque pas d'oiseaux chanteurs ; je cherche toujours ce fameux Bengali au réveil que pianotait mon enfance... Mais il y a le ruisseau, le ruisseau charmeur qui sanglote et qui rit en courant entre les nymphéas dont les belles feuilles s'agitent, se penchent sur l'onde rapide. Quel endroit délicieux ! Ici, la rivière fait une ampoule, s'arrondit en vasque. Dans l'eau cristalline, on voit le fond de sable fin et de gros poissons qui s'ébattent, jettent à contre-courant des éclairs d'or... Tout autour, d'opulentes draperies de feuillage pleureur ferment cette retraite où vague un mystère mythologique. C'est ici que Diane et ses nymphes enlèvent leur court chitton aux plis cannelés et folâtrent nues après les fatigues d'une ardente course... Alors, si je me baignais en les attendant? Cette eau limpide, mélodieuse est irrésistible !... Je rentre au crépuscule. Une brise souffle qui purifie l'air. Les herbes frémissent, les bananiers agitent leurs larges et lourdes feuilles avec un bruit de makintosch... La lune se lève, énorme, sanglante. Et, aussitôt, des chants retentissent à la porte des chimbèques. C'est l'hymne à n'Gondé dont les rayons paisibles « frayent » les sentiers dans la nuit... Cependant, en face du mât de pavillon les soldats sont alignés pour la parade : Garde à vous ! Portez armes ! Présentez armes ! Ils saluent le drapeau bleu étoilé d'or qui s'abaisse dans la fanfare des clairons sonnant aux champs... Et cela vous empoigne le cœur... Quelle imprudence ! s'exclame M. Knitélius quand, le soir, je conte le charme de ma baignade. Mais c'est la mare aux serpents rouges ! Cette nuit le léopard s'est aventuré jusque dans le camp. Ce n'est pas sa première visite. Depuis quinze jours, il a dérobé trois chèvres au mépris des sentinelles dont les albinis ne l'intimident guère. En travers du chemin principal, il y a comme un sillon : le fauve a traîné sa proie sur le sable puis dans les patates douces où l'on voit un sentier de feuilles foulées. Un nouveau sillon dans une autre avenue, encore un sentier dans les hautes herbes et la trace se perd dans les premiers halliers... Ah le bougre ! J'examine avec curiosité ces profondes empreintes de pattes largement ouvertes et griffues qui estampillent le sol et forment comme le sceau du monstre. Et il me passe un agréable frisson dans l'épine à la pensée que l'animal n'est pas loin, que je pourrais bien voir tout à l'heure sa robe marquetée, ses yeux flamboyants. Car il est ici dans sa patrie, libre et roi, à l'abri des hontes de la ménagerie, sinon de nos balles. Cependant on fait le compte des chèvres et des porcs. Aucune bête ne manque au troupeau ; et, grâce au ciel ! les petits enfants, les mouanas sont au complet aussi. Alors, quelle fut la victime? Un pauvre chien indigène sans doute. Au fait, si nous y allions voir ? En quelques minutes nous sommes habillés de chasse et nous partons la carabine sous le bras. Bientôt, avec grande précaution, nous entrons sous le feuillage, précédé de Ganzobo, le capita, qui nous sert de guide. Une troupe d'indigènes est déjà partie qui accrochent dans un layon du bois, et perpendiculairement à la rivière, un immense filet de façon à couper toute retraite au félin. Au bout de deux heures d'une marche difficile au milieu du lacis des lianes et des racines déchaussées, nous atteignons la rive de la Loufimi. L'endroit est pittoresque. Comme nous sommes très fatigués, nous décidons que c'est un excellent affût et nous attendons, assis sur une souche capitonnée de mousse. Le Commandant et moi nous fanfaronnons, nous plaisantons, mis en belle humeur par notre accoutrement de tueurs de tigres. Nous sommes un peu de Tarascon. Pour montrer notre parfaite quiétude, nous voulons déposer nos armes... — Je vous le défends ! s'écrie M. Knitélius qui, soudain, incline la tête et tend son oreille du côté du Nord. Ecoutez, écoutez ! J'entends les traqueurs. Garde à vous ! En effet, une rumeur monte dans la forêt. C'est la voix des indigènes qui, leur filet posé, ont fait un détour de plusieurs kilomètres et s'avancent en vociférant pour effrayer la bête chassée de la jungle et la rabattre dans le bois du côté de notre clairière. Prudemment Gamzobo, qui n'a pas de fusil d'ailleurs, se tapit derrière nous. Moi aussi, je voudrais bien me mettre derrière quelqu'un — derrière moi par exemple... Les cris se renforcent et résonnent et se répercutent sous le feuillage. Des oiseaux affolés passent au-dessus de nos têtes. Une petite transe délicieuse me serre à l'épigastre... Soudain un craquement sec, terrible... — Le voilà ! s'écrie M. Knitélius. — Où ça, où ça ? — Là-bas, sur l'arbre ! Chut ! Je le vois ! Je le vois ! Il se tient ramassé sur la fourche basse d'un teck, les moustaches sur ses pattes, face aux traqueurs dont les cris se rapprochent. Tout le dos et la croupe sont cachés par le tronc de l'arbre ; mais la queue, légèrement recourbée à la pointe, pend le long du fût comme un bras de pompe... Nous épaulons fébrilement... — Attendez, attendez ! fait M. Knitélius ; il est encore trop loin... Ah diable ! Je n'aimerais pas cependant qu'il s'avançât trop près... Mais les traqueurs sont là, hurlant leur vocero de mort, frappant les troncs de leurs lances. C'est un vacarme formidable. Soudain, le fauve terrifié se retourne, plonge de son perchoir, et, d'un bond magnifique, ailé ! se retrouve sur un autre arbre, plus rapproché de nous... Dans mon émotion, je m'étonne pourtant de sa petitesse. En cette minute solennelle, le Commandant, impatient, lâche un coup, deux coups, trois coups de sa carabine Mauser à répétition. Sans doute l'animal est touché : il pousse un rugissement terrible et bondit et rebondit en fuyant. Il passe à trente pas de nous. A son tour, plein de sang-froid, M. Knitélius a tiré... Et moi, je décharge mon Winchester, mais au hasard, surtout pour faire du bruit... Nous courons, grisés. — Du sang, du sang ! Les traqueurs se précipitent. Tous, nous arrivons au filet, certains de trouver le fauve embarrassé dans les mailles. Mais le léopard a disparu. Ikélé-vé ! (i) Sans doute il s'est jeté dans la rivière, car l'eau ne lui fait pas peur... Nous cherchons, nous traquons ; mais après une heure, nous abandonnons la place, ruisselants, fourbus, mourants de faim. (i) Il n'y en a pas. C'est seulement trois jours après notre départ de Bankana que la bête fut retrouvée morte au milieu d'un fourré, dans un coude de la Loufimi. Depuis, sa glorieuse dépouille trouée de deux balles nous fut envoyée à Léopoldville par M. Knitélius. J'en suis très chagrin, mais je n'aime plus Loukoussou... Cela devait arriver : je l'avais parée de trop de qualités parmi toutes les femmes. Il faut que je l'avoue. L'autre jour, j'ai vu Loukoussou qui fumait une grosse pipe ! L'autre jour, j'ai vu Loukoussou qui crachait — vous savez, ce jet de salive qui gicle, « strie » d'entre les dents des chiqueurs. L'autre jour, j'ai entendu Loukoussou qui se querellait avec une compagne et « l'engueulait » comme une marchande de raies \ Enfin, tout à l'heure pour comble ! tandis que sans qu'elle s'en doutât, je l'observais assise sur un mortier à manioc, j'ai vu Loukoussou qui... Non, je ne veux pas le dire ! Hélas, Loukoussou a rompu ses belles lignes Je suis navré qu'elle ait de si laides manières... Oui, je sais et je me raisonne ; il est fou d'exiger qu'une négresse soit une précieuse qui surveille sans cesse sa parole et son geste et leur imprime à tout instant d'harmonieuses flexions. La femme noire est très près de la nature et sa coquetterie, tout au moins celle des allures, est encore embryonnaire. Oui, à notre étroit point de vue elle manque souvent de distinction. Il faut l'admettre telle quelle et, en bon africain, se dégager, quand on la regarde, de l'obsession des afféteries européennes. Pourquoi Loukoussou serait-elle autrement que ses sœurs ? Et puis, une femme vraiment belle peut-elle pas tout se permettre sans amoindrir jamais la force de son pouvoir ? Toutes nos petites objections sentimentales — et qui ne font pas matière — résistent-elles à l'éblouissement que donnent ses formes parfaites? C'est vrai ; mais, tout de même, ce geste que j'ai surpris... Non, que voulez-vous, je ne puis m'y faire... Ce geste est défrisant, comme on dit. Il est, en tout cas, absolument incompatible avec un caprice d'amour. Il n'y a plus aucune poésie dans ma flamme qui, dès lors, se meurt... Pourtant, je veux m'interroger encore... Oui ou non, ai-je vu?... A force de se tendre le regard, parfois, invente d'étranges choses. Cette lumière d'Afrique est toute pleine de mirages... Non, non, j'ai bien vu Loukoussou qui... Voyons, encore une fois oui ou non, est-ce que Loukoussou s'est fourré les doigts dans le nez? Hé, que diable, je ne sais plus ! Le Retour. Adieu Bankana ! Adieu gentilles femmes ! Adieu chers petits enfants ! Je vous quitte, la poitrine gonflée... Je ne vous oublierai jamais... Notre caravane s'est remise en route augmentée de M. Knitélius, qui nous accompagne jusqu'à Léopoldville. Nous marchons à grandes journées afin d'arriver au Stanley-Pool dans dix jours. On bivaque à Kizankoulou, à Kingounou, villages charmants que nous quittons à regret comme autant de Paradoux. Toujours, je me rappellerai le pauvre chef de Kizankoulou. Il s'était sauvé à notre approche, croyant à une expédition guerrière ; mais nos soldats l'avaient rejoint sans peine et ramené dans le village. C'était un vieillard à barbe grise qui marchait péniblement, courbé sur un grand bâton, le bras droit passé autour du cou de son petit-fils. Car il était aveugle. Je le vois encore, debout sur un tertre et levant au ciel de gros yeux pâles. Et j'entends ses adieux pleins d'une douce emphase. Il semblait une figure antique, un personnage de Sophocle, le devin Tirésias sinon Oedipe lui-même... A Kingounou, le soir, en désherbant le carré de ma tente, les porteurs tuèrent un gros cobra, serpent à carreaux, bigarré comme un arlequin. Comme je regardais cette vilaine bête avec quelque stupeur : — Oh, dans cette brousse, dit M. Knitélius, il doit y en avoir des tas ! Cette nuit-là, je l'avoue, je dormis d'un sommeil extra léger... A n'Gâna, eden nouveau, nous nous arrêtons tout un jour. C'est que nous avons traversé la Bwampwomo et trois de ses affluents, le Bambo, le Kibou, la Mayala et, ma foi, nous sommes un peu fiévreux. Le foumou de n'Gâna est puissant et bon féal. En échange de nos cadeaux, il nous offre, dans un magnifique quinconce de ficus, une représentation de gala. Ici, les danses sont pareilles à celles des indigènes de Bankana à cela près que le chef, porté sur un large bouclier, comme un Mérovée qui serait chauve, semble mener un four-in-hands et tient dans ses poings des rênes invisibles ; alentour, ses sujets, mimant les grâces de la haute école, galopent sur place. Cela est curieux, car où virent-ils jamais des hommes à cheval? Ils caracolent, voltent et virevoltent avec entrain, si bien qu'une scène du Petit Faust nous traverse l'esprit à tous les trois : « Messieurs, n'oublions pas que nous sommes à cheval ! » Et voilà que, entrainés par l'exemple, nous enfourchons nos chaises et galopons comme tout le monde ! Kingankati ! De nouveau, nous voilà sous tes beaux ombrages ! Salut Kingankati qui m'a ressuscité ! Le temps de dresser nos tentes et la nuit est vi nue. Après le repas, je rôde dans les sentes obscures mais qui me sont familières. J'espère que je vais surprendre Loukoussou dans les bras de son bakala, comme il y a quinze jours. Oh, maintenant, qu'elle se pâme tant qu'elle veut et de tour son cœur, je ne serai plus jaloux. Mais Loukoussou reste invisible et cela m'irrite comme un méchant tour de coquette. Où est-elle? Parbleu, elle fume quelque part, elle crache, elle... Je m'endors et je rêve. Je rêve que Loukoussou conduit son nez dans une brouette comme ce fameux petit Touche-à-tout de mon enfance ! Nous nous proposions de retourner à Kimpoko par le chemin déjà suivi. Mais les pluies ont gonflé les affluents de la Sélé et nous redoutons, de rencontrer de nouveau tous ces obstacles, ces onze rivières, sans compter les marécages qui firent nos premières journées de marche si humides, si difficiles. Aussi, après une courte palabre, nous décidons de regagner le Pool en continuant vers le Nord. La route est un peu plus longue, il est vrai, mais offre l'avantage de conduire à n'Gouma, village plantureux où nous recevrons bonne hospitalité et vivres frais. Nous partons dans le brouillard matinal. Au bout d'une h;ure de marche, le zila tombe dans un marais... On délibère. On consulte ce turlupin de Mali et le bon sergent Otamia, qui doivent connaître la contrée pour l'avoir déjà parcourue l'an passé sous la conduite de M. Costermans. Mais ils ne se souviennent pas, ne trouvent aucun repère. Il est improbable cependant que l'eau puisse s'étendre bien loin. Ne sommes-nous pas sur un plateau? C'est donc un marais d'occasion formé par les déluges de ces dernières nuits. Donc, allons-y ! Et, bravement, nous enfonçons dans la bourbe jusque par dessus nos guêtres. Ainsi pataugeons-nous pendant une heure, pendant deux heures, pendant trois heures ! Parfois, l'herbe devient rare : alors l'eau rutile sous l'ardent soleil et nous casse les yeux. Le supplice est intolérable. La caravane s'est égaillée, marche en désordre. A tout instant nos porteurs s'enlisent sous leur charge, ce qui nous donne une fatigue de plus en nous obligeant de retourner en arrière pour les stimuler de la voix et du geste. Les femmes, elles aussi, nous retardent beaucoup. Elles nous étourdissent de leurs cris, s'arrêtent à chaque pas pour arracher les sangsues collées à leurs mollets... Et Loukoussou n'est pas épargnée : c'est bien fait. Tout de même, que sa jambe est svelte et fine ! Enfin, l'eau devient moins profonde. Le terrain se relève insensiblement. Dans ma lassitude énervée, je reprends des forces en contemplant le grand ciel bleu, floconné de blancs nuages. Qui donc a dit qu'il n'y avait pas d'azur dans les ciels du Congo? X3 Encore une petite heure et, Dieu soit loué ! c'est fini, nous atteignons à la terre ferme. Une éminence, ombragée de beaux arbres, s'érige à notre droite. C'est là que nous courons fébrilement dans le dernier rush de nos jambes de boue pour tomber, ivres de fatigue, sur le sol feutré de fougères et de mousse... Après la sieste, le clairon va sonner le rassemblement, quand éclatent des cris d'épouvante. Nous courons à l'orée du bois : la panique est dans le camp des porteurs qui fuient affolés... — N'Nioka ! N'Nioka ! Un serpent ! Oui, là-bas, c'est un boa gigantesque enroulé autour de la grosse branche d'un tronc mort. Il pointe vers le sol une tête fine et plate qu'il balance avec lenteur, humant, tâtant l'air. Sans doute a-t-il été attiré par nos chèvres et nos poules ? Nous demeurons immobiles, ahuris, mais sans peur. Sacrebleu, et nos carabines que nous avons oubliées ! — Boy ! Boy ! N'Kêlé ! Mais j'ai mon grand revolver. A deux mains, j'ajuste, je tire... Le serpent redresse vivement la tête comme un cygne. Il n'est pas atteint. Il s'allonge, ondule, déroule ses anneaux. Il est suspendu à la branche, il fuit... Soudain, surgit un Bangala qui fait signe d'abaisser mon arme. En trois bonds, il arrive sous l'arbre et, d'un coup de machette, frappe le reptile qui tombe dans l'herbe, sanglant, entaillé profondément au-dessous de la tête... Déjà nous entourons le monstre qui se tord, se contorsionne, tirebouchonne dans les affres de l'agonie. J'essaie de le soulever mais le poids est au-dessus de mes forces, sans compter que la bête déploie une vigueur énorme pour se dégager de mes pattes flamandes. Le boa est mort. Nous l'allongeons sur le sol afin de le mesurer. Il a cinq mètres pour le moins. Quel trophée ! Nous sommes très glorieux. A défaut de la fourrure d'un léopard nous rapporterons la peau d'un gros serpent. J'ai tendu mon poignard au hardi Bangala qui, avec une dextérité non pareille, déchire le monstre et le « dégante » comme une anguille. Nous déposons la riche dépouille dans une « cantine » remplie de sel, en même temps qu'un LE VOYAGE A BANKANA 197 petit tronçon de viande rosâtre dont nous goûterons ce soir à l'étape. Et maintenant, en route, et d'un pas relevé si nous voulons atteindre n'Gouma avant qu'il soit nuit close. Ce n'était pas assez de notre baignade de la matinée ; nous arrivons à n'Gouma trempés jusqu'aux os par une tornade furieuse. Mais les naturels du village s'empressent d'apporter du bois. Bientôt, de grands feux pétillent devant nos tentes et nous séchons. Alors, don Pedro, l'air fier et cruel, paraît devant nous. Il veut savoir le dîner... Nous commandons : potage St-Germain, poulet rôti, serpent à la... Pedro se permet d'interrompre. Avec une moue de dégoût qui fait son visage vraiment satanique, il nous conjure de supprimer le nioka de notre menu, car c'est une viande dangereuse où se tient l'âme du méchant Sorcier. Nous rions ; nous plaisantons le cuisinier qui se rebiffe, conte des « cas » notoires et devient si prolixe d'objections que nous devons lui imposer silence : - Bika, bika ! Tu feras le serpent, entends-tu ? Don Pedro se résigne, reste muet et farouche. Mais comment apprêter ce mets inconnu ? M. Knitélius propose de le manger froid à la sauce Vincent comme une truite saumonnée ; mais le Commandant opine pour une onctueuse Tartare. Tout cela ne me dit rien qui vaille. Je discute ; c'est trop compliqué tout ça ; d'ailleurs les fines herbes manquent ainsi que l'estragon. Et puis le serpent, je gage, aime à être mangé avec simplicité, sans ingrédient d'aucune sorte. Il se suffit à lui même. Mes amis s'impatientent : — Enfin voyons, comment voulez-vous alors qu'on le traite ? — En roi ! — Mais encore ?... — Hé, qu'on le serve bouilli avec une sauce au beurre. Ainsi, il reste lui et nous le goûtons mieux. Cet avis prévaut et Pedro, mécontent, s'en retourne à ses marmites, tandis que nous allons faire un bout de toilette pour honorer le repas fameux. Nous sommes servis ! Quand le boa paraît, une vague inquiétude, j'en conviens, sourd au fond de mon estomac. Ce n'est pas que le morceau ait mauvaise mine. Avec ces blanches farêtes qui cerclent et pointent des deux côtés, on dirait un petit navire en construction. Mais il me semble bien que, de rose qu'elle était, la chair est devenue violâtre ; ce ton-là me trouble. Et puis ce fumet... Cependant nos boys, si empressés d'ordinaire et qui se tiennent derrière nous comme des laquais de cour, ont déserté la table, de terreur. Diable ! Mais il n'y a plus à reculer. Déjà ma portion s'étale dans mon assiette. A tout hasard, je me verse un rouge bord de vin portugais dans la crainte d'une obstruction grave... Allons, courage ! Je goûte, j'ai goûté ! Mais c'est de l'esturgeon, de l'esturgeon encore plus lourd !... La chair se détache en larges écailles. Par exemple, c'est fade à retourner le plus ferme cœur... Héroïquement, j'ai' tout avalé. Il ne reste plus sur mon assiette que deux os courbés en arc qui forment une sorte d'éperon blanc. — Encore un petit morceau? insinue le Commandant. — Oh, merci, merci bien, « ça me gonfle de trop » ! comme dit Adolphine Kaekebroeck. Et, d'un trait, je taris mon verre. Et le boa passa, mais un peu moins vite que les timbaliers... Le soir, en dégustant le délicieux café des plantations de Kinshassa, nous contons des histoires de serpent — pour bien dormir ! En vieux africains, fertiles en « zwanzes », mes compagnons cherchent à me terrifier. Mais « je suis appris ». Alors, à mon tour, je demande la parole pour leur conter une anecdote véridique et je commence en ces termes : C'était un garçon charmant, ce Coquilhat. Il y a quelques années, j'eus le plaisir de me trouver à côté de lui à la table d'un grand confrère. Il ne mangeait presque rien, se nourrissait seulement du fumet des plats et de crèmes à la mousse. « La diète ou la mort », disait-il avec une tristesse souriante. Le visage pâle, cireux, amenuisé aux pommettes dénonçait le mal rongeur. Mais les yeux, d'un regard vif et turbulent, donnaient à la physionomie une intensité d'expression extraordinaire. Coquilhat racontait joliment ses aventures et, tandis qu'il parlait, toujours il souriait, par dessus sa souffrance, sans prendre garde aux plis que ça faisait dans ses joues exsangues, car il n'avait pas peur de se chiffonner la figure. Il se moquait très finement de lui-même et des autres. Mais rien ne l'égayait comme le souvenir de ses terreurs en face des premiers serpents qu'il avait rencontrés. Ce soir-là, mieux portant que de coutume, charmé bien sûr par la grâce affectueuse d'une hôtesse parfaite — car elle n'a pas d'album ! — il fut très joyeux et plein d'abandon. Comme on servait le café, je l'interviewai sur les boas. Alors, il nous dit une histoire terrible : — « Les serpents ! Ah les bougres ! Un soir, ma lampe à la main, j'avais fait comme d'habitude le tour de ma case, éclairant les moindres recoins dans la crainte qu'un reptile ne fût entré chez moi pendant le jour et ne se proposât d'y passer la nuit. Rassuré de n'avoir rien découvert de suspect, je venais de m'insinuer sous ma moustiquaire, d'une façon rapide et adroite afin de n'y pas enfermer avec moi quelques féroces moucherons, et me laissais doucement aller au sommeil, quand, tout à coup, je sentis comme un frémissement à mes pieds. Ma terreur fut si forte qu'elle me paralysa un moment. C'est un serpent, me dis-je après quelques secondes. Si je bouge, je suis perdu... Des gouttes de sueur coulaient dans mes yeux. Te retenais mon haleine. Oh, mais c'est bête de mourir comme ça ! Que faire? D'abord je me propose de rester ainsi, plus immobile qu'un mort, jusqu'au jour. Mais si je tousse? Mais oui, j'allais tousser ! Je sentais de petits picotements dans la gorge... Soudain, je bondis hors de mon lit. Dans l'obscurité — faut-il être stupide ! — je ramasse mes draps, pour les jeter dehors. Mes mains tremblent si fort que le coin d'un linge s'échappe de mes doigts... Plouff ! La bête est tombée sur le plancher... Eperdu, je lâche mes couvertures. Par bonheur, je trouve la porte, je l'ouvre, je me sauve. Cinq minutes après, chaussé de grandes bottes, je reviens avec une torche, un bâton et mes boys. Je m'avance, j'éclaire la chambre. L'horrible bête était encore là gisant sur une natte. Je la voyais. Elle ne bougeait pas... C'était... — Un serpent à sonnettes ! nous nous écriâmes. — Non, dit Coquilhat, les yeux exorbités d'épouvante, non, c'était ma brosse... » En sortant de n'Gouma, on entre dans une forêt profonde toute drapée dans des filets de lianes. Sur le sol, les racines se tressent, croisillonnent, forment nasses et paniers du plus charmant travail. Mais le sentier en échelle et qui tourne est fatigant, surtout pour les porteurs chargés de longs fardeaux. Qu'il fait sombre et froid sous ce feuillage déglutinant ! Les nègres toussent... Enfin, nous voilà dans la vallée herbue, sur le zila, toujours tortueux, mais plane. Au penchant du plateau dont nous venons de descendre, la forêt est invisible, noyée dans le brouillard. Bientôt le chemin remonte et c'est une rude escalade. Sur la crête de la colline, le panorama ne peut nous dédommager. Rien d'africain dans ces versants brûlés et ces maigres bouquets d'arbres où s'accrochent, se déchirent de blanches vapeurs. Tout cela est infertile, profondément morne, d'une tristesse sans émotion. Ce paysage, le ciel gris pèsent sur mes pensées. Nous marchons en silence. Encore un ravin resserré, abrupt. Point de rivière, pas le moindre petit ruisseau. Ah que la route est longue sans l'espoir d'une eau murmurante, d'une Loukaya « de celle qui court sous les feuilles », comme ils disent d'un seul mot tout plein d'harmonie... Je regarde Loukoussou, qui me précède d'une vingtaine de pas, habillée d'un pagne violet, la taille nouée avec un ruban métallique. Elle porte sur la tête ses bilokos enveloppés dans un foulard jaune. De larges anneaux de cuivre cerclent ses bras... Elle est belle... Elle est si belle... Ce matin, je n'ai plus de rancune. Je la revois qui joue avec les deux marmots de Bankana... Je m'attendris et toute ma « bountje » renaît vivace, en même temps que je trouve un charme douloureux à me répéter que cette femme si jolie et si bonne ne m'appartiendra jamais. « Je porte mon cœur en écharpe » comme disent les Anglais. Hélas, voici les hautes herbes et je ne vois plus Loukoussou. En ce moment le soleil, à travers l'uniforme couverture de nuages, lance une flèche qui étincelle sur les armes des soldats et réveille les bijoux de leurs Kentos. Tout est redevenu gai-Mais le rayon disparaît comme la femme, et la bonne humeur prête à jaillir se résorbe dans nos âmes sombres. EN PLEIN SOLEIL Onze heures. Sous les nuées basses, il fait une chaleur lourde, opaque, qui accable. Et ce chemin qui ondule toujours ! C'est une suite ininterrompue de défilés, de sierras. Les porteurs suent, gémissent. Les femmes, elles aussi, sont bien lasses. Les soldats marchent sans entrain, commencent de rompre la file. Oleko, avec sa caisse, transpire à faire pitié. Et nos boys, si flambards d'ordinaire, se traînent avec effort, sans toucher au m'biti qu'ils laissent pendre à leur ceinture. Tous, ils pensent à Kitambo, à Léopoldville. Ils aspirent au repos ; le voyage ne veut pas finir... Arriverons-nous jamais au grand fleuve?.. Encore un roidillon semé de pierres et de souches. Pour le coup, c'est trop et nous allons sonner la halte quand, soudain, des Batétélas arrivés au sommet du coteau élèvent leurs chéchias au bout des fusils en poussant des cris de joie... Qu'est-ce cela? La curiosité nous fouette. Tous, nous courons maintenant sur le flanc escarpé comme des zouaves à l'assaut. Soudain, au faîte de la montagne, nous restons muets en face de l'éblouissant spectacle... C'est le Pool ! Oui, le Pool qui, là-bas, miroite et scintille, s'étale admirable, immense dans sa corbeille de bleuâtres collines ! Au milieu, l'île Bamou se reflète, vaporeuse, au fond des eaux d'argent... Alors c'est une émeute d'enthousiasme. Des chants retentissent, Oleko se lance dans un délirant tam-tam ; et tous les m'bitis de résonner aux mains des boys, comme les lyres de la troupe de Xéno-phon, laquelle entonna le Péan en revoyant les flots bleus de la mer d'Ionie ! XL. Le lendemain, à Kimpoko, nous fouillons de nos jumelles l'immensité du fleuve. Nous guettons le steamer qui doit venir de Kitambo. Sans doute a-t-il relâché pendant la nuit dans quelque crique pour faire du bois. On va donc bientôt le voir apparaître là-bas, derrière cette presqu'île qui pointe dans le courant. Vaine attente. A midi, tout espoir est fini ; le bateau ne peut plus arriver que demain. Nous nous perdons en conjectures sur ce retard inexplicable. Notre courrier spécial n'aurait-il pas accompli sa mission? S'est-il égaré dans la brousse ? N'a-t-il pas été, le pauvre ! capturé et mangé ! — Ah ça, interroge le Commandant, c'est bien mardi, n'est-ce pas, aujourd'hui? — En effet, répond M. Knitélius. Quant à moi, je n'en sais rien. Or, voilà que, tout à coup, une idée me traverse l'esprit. Pendant la route, j'ai souvent plaisanté notre chef qui, sous prétexte que nous marchions vers l'Est, avançait tous les jours son chronomètre un peu au hasard. — Mais non, fais-je très sérieux, nous sommes seulement lundi... Nous avons gagné un jour, comme Philéas Fog ! A cette remarque, mes compagnons restent positivement ahuris. Un instant perplexes, ils accueillent cette explication saugrenue comme non improbable... Et puis, tout de suite, ils se ressaisissent, haussent les épaules en éclatant d'un franc rire... N'importe, la situation est grave ; nous n'avons plus que de maigres vivres, principalement des conserves, de l'infâme corned-beef... Depuis plusieurs jours, nous manquons de vin, de biscuit, de beurre et de bien autres choses... Les rares indigènes de Kimpoko, décharnés à force d'étisie, n'ont pu nous fournir que quelques poules aussi tristes et spectrales qu'eux-mêmes. Le pis, c'est que notre caravane est affamée. Jusqu'aux chicwangues qui font défaut ! Il est peut-être dangereux, pour un trio de blancs, de se trouver au milieu de cent soixante ventres nègres qui n'auraient plus d'oreilles... Aussi, sans nous dépenser en de longues parlottes, nous dépêchons une pirogue au premier poste de bois établi dans le chenal. Si les pagayeurs font diligence, ils seront rentrés avec des vivres à la nuit tombante... La pirogue est partie. Nous adressons à nos hommes une courte mais énergique allocution pour les exhorter à la patience. Ce soir, ce sera fête. Qui sait, il y aura de la bizi, de la viande ! Et ce mot magique illumine soudainement toutes les noires faces, fend les bouches aux belles dents blanches... Après le déjeuner frugal, et pour fuir le rude soleil, je vais m'asseoir au bord du ruisseau qui coule derrière notre hutte. Endroit poétique et charmant : c'est là que les boys lavent la vaisselle. Ils sont assis l'un contre l'autre devant l'eau courante. Leurs têtes crépues, micacées, forment un petit escalier ; car ils sont placés par rang de taille et droit de préséance. Le protocole n'est pas un des moindres bienfaits dont les nègres nous doivent être reconnaissants. D'abord, c'est don Pedro, chef incontesté, toujours maussade, fertile en gifles. A côté de lui, se tient l'excellent Bala, le boy du Commandant ; puis, c'est le malicieux n'Séké et puis n'Tinou, et puis encore Bikoko, Mazaza, Pata ; enfin, jouxte l'eau, voici le tout petit Madoudou, venu on ne sait d'où ni comment, mais que Pata protège et commande. Car c'est le génie de Pata d'avoir découvert un plus petit que lui auquel il apprend à l'aider et surtout à le servir. Pata ! Mais on ferait un livre rien que sur ce gamin-là ! Il y a une histoire de Pata et de la boussole... Il faudra que je la conte un jour. Ah ce nettoyage de la vaisselle ! Quelle distraction! Et comme cela dissipe la mélancolie, vous met l'humeur en fête ! D'un air renfrogné, Pedro passe l'assiette à Bala qui en ratisse avec sa main quelques os et puis la remet à n'Séké ; celui-ci en recueille la sauce avant de la tendre à n'Tinou dont le doigt se promène, dessine des sillons dans les minces reliefs d'ignames et de patates douces. Ainsi l'assiette circule et stoppe. A chaque fois elle devient un peu plus nette. Cependant Bikoko, somnolent, dédaigne d'y goûter. Mais Mazaza lèche la porcelaine d'une langue avide et regrette de la devoir donner à Pata qui, avec sa bouche aussi, s'éternise à lapper sur la paroi circulaire. Enfin l'assiette arrive à Madoudou qui la regarde ébahi, tant elle brille ! Véritablement, il se dit : « Mais qu'est-ce qu'on peut bien lui reprocher à cette assiette-là ? Elle est très propre ! » Soudain, il s'avise de la retourner. Hé, quelle aubaine ! Il y a encore un soupçon de graisse par dessous. Alors, de ses cheveux, de son nez, mais surtout de sa langue fine, il achève et parachève l'œuvre de propreté... Après quoi, Madoudou plonge l'assiette dans le ruisseau mais parce que je le regarde, parce qu'il y est obligé ; car il ne comprend pas du tout cette formalité qui est pour lui la précaution inutile !... Le soleil s'est couché, et la pirogue ne revient pas. Nous avons dîné sans entrain au milieu de tous ces gueux faméliques qui ne quittent pas la rive et tâchent à percer les ombres du fleuve. Soudain, dans le silence désolé, un chant vague arrive jusqu'à nous. Les sons se rapprochent et, bientôt, on perçoit distinctement ce refrain preste, saccadé : — Kouloulou, Kouloulou — Kouloulou, Kouloulou\ La pirogue, la pirogue ! Et des cris de joie retentissent. — Bika, bika ! faisons-nous pour écouter. Maintenant, les couplets des pagayeurs se détachent : Sokola watou — Kouloulou, Kouloulou Watou kwisa — Kouloulou Kouloulou Matabiche néné — Kouloulou, Kouloulou Lozo, m'bizi, masanga — Kouloulou, Kouloulou ! Ce qui veut dire : « Poussez la pirogue ! Elle arrive î Elle apporte de grandes provisions, du riz, de la viande, du maïs ! Et ce Kouloulou, Kouloulou qui glisse sur les eaux, imitant le clapot des petites lames sous l'esquif, me captive, me plonge dans une émotion délicieuse... Enfin, la voilà la pirogue, chargée de deux quartiers d'hippopotame ! Alors, sur le sable, ce sont des bonds, des gigues frénétiques... La viande git sur la .grève : La puanteur était si forte que sur l'herbe Je crus m'évanouir... Cependant à coups de machette, on sectionne cette chair épaisse, nauséabonde, et l'on fait le partage. Quelques instants après, le camp est environné de fumée et de flammes. La viande percée de bâtonnets, cuit au dessus du feu vif. Et tout autour, les noirs, accroupis en crapauds, rouges comme des démons, surveillent cette cuisine de kabalistes ! Cette nuit-là, le tam-tam et les m'bitis résonnent fort tard après le festin. Mais la lune se lève, monte au zénith. Les cris, les danses ont cessé. Le sommeil descend avec le silence. Et moi, je m'endors, écoutant en rêve cette berceuse si monotone et si douce : — Kouloulou, Kouloulou — Kouloulou, Kouloulou. Je m'éveille au bruit d'un sifflet strident... Je bondis hors de ma tente. Le steamer, le petit fer à repasser, le lavoir à vapeur, il est là ! Il arrive dans le brouillard léger. Et c'est justement le bien nommé : « La Délivrance » ! A peine a-t-il abordé que nos porteurs s'élancent pour y verser les charges et les bagages. En un clin d'œil, nos tentes sont démontées, pliées, jetées sur le bateau. Le capitaine nous explique le retard : une bielle qui... — Avez-vous des vivres? interrogeons-nous anxieusement sans l'écouter. — Oui, oui, du pain, des bananes, de la bière ! Que ce brave homme soit béni, lui et toute sa postérité jusqu'à la fin des âges ! Partons, partons ! Hé, pas encore. Il faut faire du bois pendant une grande heure. Enfin, nous sommes à bord. Trois fois la sirène a mugi. Les timbres sonnent : les palettes battent l'eau. La Délivrance se détache... En ce moment, deux soldats plantés sur la rive, saluent, présentent les armes. Ce sont les sentinelles choisies dans notre troupe pour relayer les deux anciens soldats de Kimpoko qui s'en retournent avec nous. Attendri, je les salue avec affection. Car je les aime vraiment ces beaux bougres qui m'ont été si dévoués, si bons, tout le long du voyage... Soudain, deux femmes paraissent à côté d'eux. L'une d'elles, mais c'est Loukoussou ! Loukoussou ! Elle me regarde ! Oui, c'est moi qu'elle regarde en agitant un pan du voile blanc qui recouvre ses épaules... Adieu, adieu ! Le steamer a viré bord sur bord et vole dans le courant... Et toujours, je fixe le rivage où le voile — l'écharpe d'Yseult ! — pâlit, s'éteint au fond de l'intense lumière... Alors, ces beaux vers pleurent dans ma mémoire : Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrais-je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être I Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais I Nous avons doublé Kalina-pointe. — Kitambo ! Kitambo ! s'écrie l'équipage. Et c'est un tumulte indescriptible où miaulent les accordéons et sonnent les m'bitis. Oui, c'est Léopoldville, là-bas tout au loin, dans le coude du fleuve. Peu à peu, la côte, les collines se précisent. Les maisons sortent du flou. Voilà la flottille amarrée dans le port, et le grand atelier appuyé contre les talus rocheux, et la grosse barge rouge que l'on monte sur le slip. Et voilà, à côté du bel élaïs, la maisonnette du commandant du port ! Oui, oui, c'est la maison de mon ami Philippart ! Ah, la bonne causerie, ce soir, sous sa véranda ! Je tâche aussi d'apercevoir mon chimbèque. Mais il est invisible, masqué par les bambous et les papayers de la Grand'Place. Nous approchons. Un tas de costumes blancs envahissent le beach, sautent par dessus les madriers et les bourriches de caoutchouc qui jonchent la rive. Les jumelles ne quittent plus mes yeux. Voici le savant docteur Zuccaro et le bon percepteur Van Roosbroeck avec l'ami Tricot. Et le substitut Pirard et Houben, Evrard, De Simony, Weyns, tous les camarades enfin... Ils agitent de grands bras. Sgns doute,ils sont très curieux de voir comment le Juge a supporté ce premier voyage... Hé, hé, je suis assez fier de ma bonne mine ! Mais quel est donc celui-là aux moustaches tombantes, d'allure un peu courbée mais élégante, qui se tient le premier devant tout le monde et nous attend sous son immense casque rond? Je ne le connais pas... Nous allons atterrir. Vrai, le cœur me toque dans la poitrine, tant je suis aise de revoir mes amis et mes... cancrelats. Nous abordons. Ah les longues, les chaudes poignées de mains ! On me présente à ce gentleman qui m'intriguait si fort tout à l'heure : Le Commandant Lothaire ! Ainsi, c'est lui, Lo Pernbé ! L'Aurore i^comme ils l'ont si joliment appelé en souvenir de ses batailles matinales... Et je serre avec émotion la main de ce grand victorieux. Mais où donc est Philippart? Pourquoi Philippart n'est-il point venu ? Les visages s'attristent... Eh bien? Hélas, Philippart tremblait la fièvre. On l'a conduit à Borna... Philippart est bien malade... Philippart va mourir... Mon cher ami Philippart est mort !.. ACHEVÉ D'IMPRIMER LE VINGT JUIN MIL NEUF CENT TRENTE A L'UNION DES IMPRIMERIES A FRAMERIES dir. : j. rublle. DANS LA MEME COLLECTION : France Adine Le Maître de l'Aube, roman . Maurice Butaye Edwige, (Prix Michot, 1928) 12,_ Maurice Carême lie Martyre d'un Supporter, roman .... 12,— Léon Chenoy Une Preuve d'Amour, roman ..... 12,— ISI COLLTN Quinze Ames et un Mousse . 1©,_ Léopold Courouble Mmu Kaekebroeck à Paris, roman . 12,_ Le Petit Poels, roman 12,— Prosper Claes, roman 15,— Henri Davignon Le Sens des Jours, roman. 12,— p. 1)aye Congo et Angola 12, _ Olivier de Bouveignes Nouveaux contes d'Afrique (illustré) .... 12, _ André de Kerchove La Vie n'est pas si simple . 12 — Emile de Laveleye Lettres Intimes . . 15,— Jules Destrée Le Mystère Quotidien . 12,_ Georges Eekhotjd Le Buisson des Mendiants, roman ..... 12,— Proses Plastiques 12,— Pierre Fontaine Les Amants Disparates . ÎO.— George Garnir Le Commandant Gar- dedieu 12,_ Maurice Gauchez I.e lloman du <«rand Veneur .... 1*4,_ Albert Giraud Souvenirs d'un Autre 12,_ Edmond Glesener Une Jeunesse (2 vol.) rom. 24 _ (Grand prix clu roman, 1928). René Golstein Le Modèle et la Créature, 12,_ René Jaumot Le Métro de Charles-Quint, 12,— La Nue.....12,_ Victor Kinon Bucoliques (Grand Prix de Littérature, 1929). . . 15— Camille Lemonnier La Faute de Madame Char- vet.....12, _ Raymond Mottart Le Voyage à Paris, roman. 12— Albert Mockel La Flamme Immortelle . ÎO,— Pierre Nothomb Chevalerie Rustique, rom. 12,— Edmond Picard Scènes de la Vie judiciaire ..... Sander Pierron Vieux Bonlieur - M. Prévaudeau Narlii, Femme de Blanc, 12,— Henri-Jacques Prou m en La Suprême Flambée 12,_ Georges Rodenbach Evocations .... 12._ Léon Souguenet .Tulia Doua .... 12,_ André Steeman Les Amants Puérils 12,_ Fernand Severin Jean Tousseul La Parabole «lu Franciscain .....12,— Marguerite Van de Wiele Ame Blanclie..... Horace Van Offel Le Colonel de St-Edme, roman........12,— Georges Verdavaine L'Horizon, roman . . . 12,— Emile Veriiabren Pages Belges 12,— c. van Lerberghe Lettres à Fernaml Severin .....12,— B. M. woodbridge I.e ltoman Belge contemporain . 12,_ G. Voos de Ghistelles I.a Comédie Funèbre 12,_