Léopold GOUROUBLE Prospcr Claes MŒURS BRUXELLOISES La Renaissance du Livre UAa Ail Au Chantre émouvant de la terre natale « Binamé d de Marjolaine! Au Le Nôtre hilare et combien attendri de ce délicieux « Jardin de Guerre » a notre George Garnir PROSPER CLAES DU MÊME AUTEUR A LA RENAISSANCE DU. LIVRE : LA FAMILLE KAEKEBROECK, avec préface d'Eugèna Demolder. PAULINE PLATBROOD — LES NOCES D'OR, avec préface de Georges Eekhoud. LES CADETS DE BRABANT. LE MARIAGE D'HERMANCE. MADAME KAEKEBROECK A PARIS. LE ROMAN D'HIPPOLYTE. LE PETIT POELS. LES DEUX CROISIERES. AUTRES OUVRAGES : CONTES ET SOUVENIRS. NOTRE LANGUE, édition nouvelle, revue et augmentée. MES PANDECTES, avec préface d'Edmond Picard. EN PLEIN SOLEIL, impressions congolaises. PROFILS BLANCS ET FRIMOUSSES NOIRES, impressions congolaises. — Nouvelle édition avec 9 gravures. IMAGES D'OUTRE-MER, avec 7 gravures. LA MAISON ESPAGNOLE, 3' édition. EN PREPARATION : NOUVELLES IMAGES D'OUTRE-MER. LES MAISONS DU JUGE, impressions d'Afrique. L'AUTRE SECRET DE LA VIEILLE DEMOISELLE. roman provençal. A TRAVERS LA CAMARGUE. Copyright by La Renaissance du Livre, 1929. Tous droits de traduction, de reproduction et adaptation réservés pour tous pays. Léopold COUROUBLE Prosper Claes MOEURS BRUXELLOISES BRUXELLES LA RENAISSANCE DU LIVRE 12, place du petit sablon, 12 Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaire» sur papier Japon, hors commerce, marqués H. C, et douze exemplaires sur papier antique de luxe vergé, numérotés de 1 à 12. IMPRIMÉ EN BBLGIQUB CHAPITRE PREMIER L'origine de Prosper Claes était demeurée la plus mystérieuse du monde. Par une certaine mise en scène romanesque, digne de quelque dra-matiste à la Bouchardy, elle avait jadis fortement secoué le populeux quartier Sainte-Catherine. Imaginez en effet qu'un beau matin d'avril, l'enfant avait été repêché d'une confortable bourriche qui flottait sur l'eau poisseuse de l'ancien canal, à hauteur du Quai aux Bois à Brûler. Chose extraordinaire chez un nouveau-né, dont le visage ne fait guère que des grimaces, il riait gentiment dans ce yacht improvisé. Ah ! quelle stupeur ce jour-là, quel caquetage. quelle fièvre d'indignation et de pitié parmi les bonnes gens de la batellerie et nos dames de la halle! Justement, c'était un vendredi et l'af-fluence était grande en ces parages. Soudain, une brave quincaillière de la rue de Flandre, Mm" Claes, qui s'en revenait du marché aux poissons avec une queue de cabillaud dans son filet, avait percé la grosse foule et, frémissante, comme illuminée d'un rayon céleste, elle s'était adressée aux agents de police occupés du constat : — Si vous ne découvrez pas la maman de ce pauvre petit, eh bien, il faut seulement l'apporter chez nous et on le soignera comme le nôtre! ' Cette simple bourgeoise renouvelait ainsi, à près de quatre mille ans de distance, le geste pathétique de la belle Thermuthis, fille du Pharaon. Les langes du petit garçon, tout neufs et d'une toile plutôt fine, quoique assez courante dans le commerce, ne portaient aucune marque, nul indice quelconque qui pût mettre sur la trace de la mère coupable. Aussi fût-ce en pure perte que la police alerta ses meilleurs limiers; les enquêtes sur ce lamentable abandon demeurèrent sans résultat. Et c'est ainsi que l'enfant à la bourriche avait été finalement remis entre les mains de M. et Mme Claes, les bons quincailliers de la rue de Flandre, lesquels, déçus dans leur espoir de postérité, promettaient de l'élever comme le fils de leur sang. Ils avaient tenu parole et, sans s'émouvoir du dépit de certains parents de province — qui, bien établis, très « fortunés » même, pouvaient aisément se passer d'un héritage, d'ailleurs à lointaine échéance — ils s'étaient pris d'une véritable adoration pour ce bambin providentiel dont la gentillesse faisait la joie de la maison. Ils l'aimaient d'une tendresse égale à celle que leur eût inspirée leur propre enfant; toutes les épargnes de leur cœur allèrent à ce petit auquel, en pieux souvenir d'un fils mort-né, ils avaient donné le nom de Prosper. Il va sans dire qu'au début le moulin des langues tourna bon train dans le quartier, bien que sans nulle malveillance; c'était une curiosité affamée, parfois assez déplaisante. Tout le monde voulait voir le petit rescapé. Six mois durant, la boutique ne désemplit pas de clients dont les menus achats n'étaient le plus souvent qu'un prétexte pour bavarder avec les bons quincailliers et s'enquérir des faits et gestes du jeune phénomène. Jamais on ne vendit tant de vis, de clous ou de crampons à quinze centimes la grosse! Mais il eût fallu assister à la première sortie de Prosper dans sa blanche petite voiture, à ten-delet orné de floches, poussée par Adelaïde, la bonne des Claes, subitement élevée au rang de nourrice sèche! Ce fut alors dans la rue de Flandre une telle cohue, encore épaissie par l'afflux des impasses, que le tramway de Berchem dut positivement ralentir son train et même stopper à toute minute dans la crainte de quelque accident. Tous les « och arm ! » de la bonté, de l'attendrissement, de la pitié, voire de l'admiration, s'exhalaient de la bouche des mères, tandis que les hommes, remués eux aussi, souriaient, quelques-uns avec une claire larme au bout des cils... — Mais, ça est potferdeke! comme un petit prince qui passe! Oui, ainsi s'exprima le vieux serrurier-poêlier Luypaert sorti du fond de sa cave pour apparaître sur le pas de sa porte, bardé de cuir, tout noir de fumée et de limailles. Et, qui sait, peut-être bien qu'il n'était pas si loin de la vérité; car jamais on n'avait vu plus joli baby, ni si rose, aux lèvres si riantes et tel qu'une reine eût été ma foi, bien contente — et fière donc! — d'en avoir mis au monde un tout pareil! * * * Cependant, cette grande effervescence de la sentimentalité publique s'apaisa par degré, comme se ralentit peu à peu l'intérêt que les gazettes avaient tout d'abord accordé à la découverte du petit bonhomme. Avant qu'un an se fût écoulé, le populaire, à bout d'exclamations sympathiques et de jabotages, s'était habitué à l'adoption de l'enfant trouvé et, suffisamment instruit des moindres détails de cette touchante aventure, n'importunait plus le bonheur des excellents quincailliers. L'enfant grandit, de bonne pousse et de belle humeur, le plus facile à vivre qu'on eût jamais rencontré sur la terre. L'allaitement artificiel ne lui causa aucune répugnance; il têta goulûment au biberon comme si ç'avait été le sein le plus appétissant du monde. Et plus tard, il n'y eut pas de bouillies, de panades, de « pappes » si épaisses qu'il n'affrontât avec le sourire et ne digérât parfaitement, au grand orgueil d'Adélaïde. Il ne pleurait jamais ou si peu que ce n'est pas la peine d'en parler. D'ailleurs, lui donnant à boire « on le remettait en nature et soudain redevenait coi et joyeux ». Ses premiers pas ne se firent pas attendre, et bientôt il se mettait à gazouiller d'une petite voix au timbre clair, finement sonore. On s'aperçut tout de suite de son bon naturel et de sa vive intelligence. Il suffisait que le bambin apparût au comptoir pour que la rébarbative boutique, offusquée par les grandes scies, les faulx, les herminettes et mille autres instruments féroces disposés à la vitrine, resplendît tout à coup de lumière; son enfance éclatante était comme reflétée en rayons par tous ces outils et ustensiles d'acier, de cuivre, d'étain ou de fer-blanc entassés le long des murs ou suspendus aux poutres du plafond. Les pratiques, surtout les vieilles filles, en raffolaient, multipliaient leurs achats pour demeurer plus longtemps dans le magasin où la frimousse du petit garçon et son babil d'oiseau les retenaient sous le charme. En vérité, l'enfant devenait une attraction, comme un élément d'achalandage qui augmentait la vogue de la maison. Malgré leur quarantaine bien sonnée, les époux Claes retrouvaient des éclairs de jeunesse. Leurs joues molles, un peu jaunies par le négoce sédentaire, se raffermissaient, se coloraient d'une fraîcheur nouvelle et l'on eût dit que l'ongle du temps effaçait les rides dont il avait commencé de sillonner leur aimable figure. D'autre part, guettés par l'ankylose, ils redevenaient agiles et souples à force de jouer avec le marmot sur tous les planchers de la maison. Ah ! la bonne fortune que ce petit pour leur tendresse si longtemps vacante! Bref, ils auraient été complètement heureux, n'était la crainte, parfois, qu'on ne vînt réclamer l'enfant un jour ou l'autre. Mais leur cœur se rassurait bien vite tant cela semblait improbable. * * * Toute la vieille demeure paraissait rajeunie, embellie. 11 n'y avait pas jusqu'à Adelaïde dont le sourire du garçonnet n'eût complètement détendu la figure farouche, gravée par la petite vérole; à présent, cette robuste fille révélait la foncière bonté d'une âme que le sentiment d'une laideur décidée et sans espérance avait toujours arrêtée dans ses impétueux élans à l'égard des ouvriers peintres, tapissiers ou plombiers, voire ramoneurs, qui de temps à autre flânaient à travers la maison. Froide et prude comme Pallas, voilà que la servante s'était dégelée; les gentillesses de Prosper, les gros baisers qu'il plaquait sur ses joues raboteuses, lui avaient inspiré une tendresse aussi profonde que démonstrative, en même temps qu'ils l'enhardissaient à ne plus se croire tellement laide qu'elle ne pût aspirer, avec sa nature aimante et ses petites économies, à obtenir quelque jour le raisonnable bonheur qu'elle méritait à tant de titres. De fait, elle se transformait absolument. Comme chez l'affreux So-crate, la grâce du dedans lui perçait au dehors; et, le Diable s'en mêlant, elle gagnait insensiblement le petit je ne sais quoi de cette beauté dont il n'est point avare... Avec quel entrain elle nettoyait maintenant le trottoir et seringuait la façade! Sous ses cottes hardiment retroussées par dessus l'écarlate d'une jupe de molleton, il y avait une paire de jambes du bon calibre qui faisaient gaîment clapper les sabots sur la pierre. Ses bras nus, aux coudes vernis, fouettés de vermillon, maniaient les seaux, douchaient le pavé, tordaient les « loques » ruisselantes d'eau boueuse avec une vigueur et cette sûreté de gestes désinvoltes qui n'appartient qu'à la maîtrise. De réservée qu'elle était, Adelaïde devenait d'humeur accorte, presque galante avec le laitier, le boulanger et les divers fournisseurs. Mais c'était encore l'employé de la Ville, celui qui s'aventurait dans les ténèbres de la cave pour relever l'index du compteur à gaz, qui savait le mieux exciter sa coquetterie. Oui, c'était ce Jan Lust, célibataire grisonnant, mais ingambe, fort bien conservé, ma foi, et qui n'avait pas dit son dernier mot à la bagatelle. — Eh bien, Adelaïde, qu'est-ce que vous faites donc pour être comme ça si propre? Car il était frappé, lui aussi, de la mine florissante et des sourires de cette cuisinière qu'il avait connue si revêche et si hermétique lors de ses premières visites. — Et comment va votre petit Prosper? Toutes questions qui enchantaient la bonne fille et à quoi elle savait répondre sans se tortiller. Jan Lust s'attardait positivement dans les souterrains : — Tenez, je crois que votre compteur est dérangé... Je reviendrai une fois l'examiner à fond la semaine prochaine... Elle comprenait bien que ce n'était là qu'un prétexte pour la revoir, et nullement à cause de cette petite goutte de fil en quatre qu'elle lui versait d'habitude, en tout bien tout honneur, selon les traditions de la bonne hospitalité d'antan. De fait, elle commençait à intéresser le gaillard qui faisait bon marché de quelques laideurs apparentes, persuadé, et non sans raison, qu'elles se balançaient avec bien des charmes cachés... Et lorsqu'il était parti, Adelaïde de son côté ne l'oubliait pas tout de suite. Le soir, en lavant sa vaisselle, elle se mettait à rêver; et parfois, au susurrement de l'eau grasse aspirée par le « sterfput » de l'évier, elle souriait, heureuse, comme au bruit du long baiser qu'on lui donnerait un jour et qu'elle rendrait à plein cœur. Tout cela à cause de Prosper. Et c'est ainsi que du haut en bas, la vieille maison rajeunissait par la vertu d'une enfance rayonnante, merveilleuse à l'égal d'un conte de fées. * * * Comme il grandissait on le mit à l'école du Nouveau Marché-aux-Grains. Toujours bien propre, soigné ainsi qu'un enfant de riches bourgeois, il était l'orgueil d'Adélaïde, si fière de le conduire en classe et de l'en ramener gai, dansant, accroché à sa main! Et plus tard, la bonne fille fut longue à se consoler de le voir partir tout seul sous prétexte qu'il était maintenant un grand garçon. Sans être un sujet exceptionnel, Prosper fut un bon élève; tout de suite, il montra des dons heureux, un jugement droit, une belle franchise, même une sorte de chevalerie précoce qui l'empêchait de supporter qu'on abusât des faibles en sa présence et le faisait redresseur de torts, surtout en face de plus grands que lui. A l'Athénée, il ne démentit pas ces excellentes dispositions. Il avait la hardiesse d'être soi-même, de penser sans le secours de personne. On l'aimait pour sa bonne mine, l'égalité de son humeur, sa ferme poignée de main, l'aide obligeante qu'il prêtait aux cancres dans les compositions. Du reste, aucune prétention à l'emporter sur personne. Ce n'est pas lui non plus qu'on pouvait accuser de « frotter la manche » aux professeurs : frondeur à l'occasion, il savait participer aux petites séditions scolaires quand il les jugeait motivées par des abus de pouvoir. Il avait l'élo-cution facile, une certaine élégance naturelle dans le ton et les manières qui imposait aux plus débraillés de tenue et de propos. On le choisissait volontiers comme arbitre dans les contestations ou les querelles et, si quelque différend grave surgissait entre les élèves et l'autorité, c'est lui que l'on déléguait de préférence auprès du préfet des études comme le meilleur avocat de la bande, le plus habile à exposer la cause et à la gagner. Il avait du reste la supériorité si aimable que personne ne s'était jamais avisé de faire aucune allusion à l'obscurité de sa naissance ni à lui en témoigner le moindre dédain. D'ordinaire, la jeunesse est moins généreuse : son cœur est parfois si peu tendre, si lent à s'épanouir! * * * Prosper venait d'avoir dix-sept ans et igno rait encore qu'il fût le fils de parents inconnus lorsqu'un pénible incident l'arracha brusquement à l'insouciance de sa douce vie. C'était en rhétorique. A la suite d'une dispute que le jeune Claes avait été chargé de concilier, il arriva qu'un des adversaires, irrité d'avoir tort, refusa l'arbitrage. Ce mauvais coucheur, transfuge d'une école de Liège, était un nommé von Schuller, hobereau d'origine germanique qui tranchait du grand seigneur avec les vilains et dont l'enflure verbale, les grands airs héraldiques amusaient la classe plus qu'ils ne l'agaçaient, en lui fournissant bonne matière à plaisanteries et quolibets. — Je ne consens à être jugé que par mes pairs, avait déclaré le nobilion d'un air méprisant, et je ne m'incline pas. — A ton aise, fit Claes en riant; je n'ai aucune prétention au rang de tes pairs et me contente d'être ce que je suis. — Hé, c'est que vous n'êtes pas difficile! Surpris de cette riposte insultante, le jeune homme eut un haut-le-corps : — Je ne comprends pas... Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Mais l'autre, faisant bonne contenance, sur un ton de détachement ironique : — Oh, rien que personne, ici et partout, ne sache aussi bien que moi et... vous-même, je suppose ! — Mais non, repartit Claes ingénuement, je vous assure que je ne me doute pas... Voyons, expliquez-vous de façon plus claire! Un silence était tombé dans le groupe qui les entourait. Claes regarda ses camarades et, stupéfait de la gêne qui se peignait maintenant sur les physionomies : — Eh bien, vous autres! Qu'est-ce que vous avez tous là à me regarder comme ça? Est-ce que par hasard mes parents ne seraient pas d'aussi honnêtes gens que les vôtres? Et se tournant vers l'aristo : . — Apprenez, Monsieur, que je ne rougis pas de mon origine et que, si roturière qu'elle vous paraisse, je ne la voudrais pas échanger avec vous! — Oh! monsieur, laissons vos... parents comme vous dites. Qu'ils soient les plus braves gens du monde, je l'accorde... — A la bonne heure! — N'empêche qu'il est plaisant de vous entendre vous réclamer d'eux avec tant de fanfare! — Ah! par exemple, voilà qui est drôle! Il riait, presque sincèrement, tant la grandiloquence du petit maître le ramenait à la bonne humeur. Mais l'autre répliquait déjà : — Oui, c'est drôle, absolument comme votre état civil!... Et sur ces mots, tournant les talons, il s'esquiva tandis que Claes violemment étonné, demeurait sur place, cherchant une explication aux paroles ambiguës de son atroce condisciple. — Mon état civil ! Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire? Ah ça, il est fou! Tout le monde était de son avis : — Bien sûr, il a un grain! Alors, le timide petit De Bouck, le fils du charbonnier du Marché-aux-Porcs, osa prendre le bras de son camarade : — Viens, dit-il en l'entraînant dans la rue, retournons ensemble. Ne te fais donc pas de mauvais sang à propos de cet imbécile! Claes se laissa reconduire. Mais tout en cheminant, il restait songeur, visiblement préoccupé, avec des éclats soudains : — Mon état civil! Non, mais comprends-tu quelque chose, toi, à cette énigme? Et le petit De Bouck de mentir avec franchise: — Mais absolument rien. Que veux-tu, c'est un fou! Or, le lendemain, comme la cloche du beffroi sonnait neuf heures, Prosper pénétrait dans les bureaux de l'Hôtel de Ville pour en ressortir quelques instants après, le visage décomposé, l'allure indécise. Il savait. Une rude secousse pour ce garçon constamment heureux et qui n'avait jamais démérité de l'être. Une amertume inexprimable gonflait sa poitrine. Il pleura silencieusement. Quelle tristesse de n'être qu'un étranger à l'égard de ceux qu'il révérait avec une si filiale affection! Il était navré d'un indicible chagrin. Puis, un sentiment plus fort finit par dominer cette houle douloureuse qui s'agitait en lui; une immense gratitude l'emportait maintenant dans son âme désespérée. Il se désintéressait de lui-même pour ne plus songer qu'à l'acte magnanime dont il se croyait aujourd'hui l'indigne bénéficiaire. Ainsi, sa tendresse, un moment désemparée et comme engourdie, trouvait un nouveau courant dans la reconnaissance et ruisselait au fond de son cœur. Soulagé par ses larmes, il tournait autour de la Place sans pouvoir encore se décider à reprendre le chemin de la maison, quand une main appuya sur son bras : — Mon brave... C'était le petit De Bouck, le fils du charbonnier, qui le regardait avec ses grands yeux ronds, comiquement bordés d'une indélébile poussière de houille, mais où se lisait la plus compatissante tristesse. — Tu sais maintenant, n'est-ce pas? interrogea l'écolier; mais sois tranquille : mon amitié n'en devient que plus profonde. Prosper ne put retenir un hoquet d'émotion ; il découvrait tout à coup un grand cœur chez ce garçon, si modeste en paroles et en habits, auquel il n'avait peut-être témoigné jusqu'ici que la camaraderie banale et réglementaire. Il le saisit aux épaules : — Sais-tu bien que tu es un chic type, toi! Un jour, on te revaudra ça, vieux! Et ces adolescents échangèrent une poignée de main d'hommes... CHAPITRE II Prosper savait qu'il était un enfant trouvé, mais encore ignorait-il les circonstances particulières de sa venue dans le monde. Pressé, supplié par son ami, le petit De Bouck lui conta la curieuse histoire, telle que ses parents la tenaient de témoins oculaires et des gazettes de l'époque. — En somme, concluait-il, le mystère qui subsiste ne saurait te nuire, au contraire! Souviens-toi que tes langes n'étaient pas ceux d'un enfant de pauvres... Pourquoi ne serais-tu pas de bonne race, le fils d'une grande dame par exemple, un d'Alembert ! Mais des visions tragiques hantaient le jeune homme. Il imaginait une foule d'hypothèses sans pouvoir se fixer à aucune. Sa mère surtout le remplissait d'horreur ou de pitié, il ne savait au juste. Qui donc était cette femme? Une fille séduite, morte sans doute en le mettant au jour ou qui s'était empoisonnée après avoir imaginé un moyen dramatique d'émouvoir le populaire... Oh, alors pourquoi ne l'avait-elle emporté dans son cercueil! Pourtant, si elle existait encore, cette femme? Si, simplement héroïque, elle s'était sacrifiée au bonheur de son petit? Et voilà qu'il frissonnait à la pensée qu'une pauvre créature, satisfaite de le voir heureux, se résignait au plus affreux martyre. N'était-il pas constamment épié par des yeux passionnés? Une tendresse de Tantale le frôlait peut-être à tout instant dans la rue... Il brodait, s'exaltait sur ce thème et .son ami, impressionné à son tour, essayait en vain de calmer sa fièvre en lui montrant la folie de toutes ces déductions romanesques. Allons donc! Quelle femme aurait jamais eu la force de vivre près de son fils, inconnue de lui? Elle n'eût pas manqué de se trahir quelque jour. Non, non, sa mère n'existait plus ou s'était expatriée pour toujours. Quant à son père... Lui, probablement, il vivait libre, sans remords. Quel que fût son rang, cet homme le remplissait de dégoût. Il le reniait, étonné pourtant que le sang de cet infâme ne l'eût pas fait lâche, insensible, comme lui... Cependant, le garçon devait prendre un parti. Quelle serait maintenant son attitude en face de ses parents adoptifs? Il ne réfléchit pas longtemps. Son devoir n'était-il pas de leur laisser ignorer qu'il venait de tout apprendre, de continuer à entretenir chez eux cette illusion, cette joie de s'imaginer qu'il se croyait leur vrai fils? Oui, il fallait qu'ils ne pussent jamais douter de son amour filial. Donc, il convint avec le fidèle De Bouck que, jusqu'à nouvel ordre, il paraîtrait oublier la vilenie d'un lâche condisciple et que, pour tout le monde, il continuerait à ignorer son véritable état civil. Mais quoi qu'il fît pour ne pas cesser d'être le même qu'auparavant, il s'éprenait maintenant de solitude, se plaisait à la rêverie. Sa figure avait gagné une expression pensive qui tourmentait ses parents et Adelaïde, si accoutumés tous les trois à l'aimable turbulence de leur grand garçon. Prosper ne couvait-il pas quelque mauvais cas? On s'alarmait, d'autant plus que le bon docteur Buysse, qui le connaissait depuis l'enfance, ne savait que penser lui-même d'une humeur si brusquement assombrie : — Bah, faisait-il en dernière analyse, c'est le sang nouveau... Peut-être bien qu'il y a une amourette là-dessous... Mais les quincailliers de se récrier, et surtout Adelaïde qui prétendait ne connaître dans le Gotha bourgeois du quartier aucune demoiselle assez accomplie pour aguicher leur Prosper. Car on ne pouvait le supposer capable de quelque basse liaison. Il réagit cependant de toutes ses forces et parvint à rassurer la maison. A son âge du reste, la mélancolie n'est pas invincible. Mais l'affection du jeune homme, hier encore tout expansive, s'était tout à coup virilisée; elle avait quitté les gestes libres, exubérants, pour se traduire en gentilles paroles, en attentions et prévenances de toute sorte. 11 y entrait à présent une nuance de respect plus accentué dont de meilleurs psychologues eussent tout de suite deviné la vraie cause, mais que les bonnes gens se résignèrent à mettre au compte du « sérieux » qui venait au garçon et aussi de leur âge... * * * Pourtant, si les Claes s'affligeaient parfois de cette contenance nouvelle, une chose, en revanche, leur donnait un vif plaisir et c'était le goût dont Prosper semblait s'éprendre de jour en jour pour les affaires, ses stations de plus en plus longues dans le vieux magasin. Certes, il n'avait jamais dédaigné d'y paraître, mais encore craignait-t-il d'y être importun, voire encombrant, tant l'espace était justement mesuré, surtout derrière le comptoir. De fait, tous ces outils si variés de forme, quelques-uns d'un aspect d'autant plus redoutable et féroce qu'ils sont plus utiles, le remplissaient d'admiration pour l'ingéniosité humaine. Il songeait à la définition de Franklin : « L'homme, un animal qui fait des outils ». Il trouvait à ces lames d'acier, à ces fers bruts, à toute cette matière métallique enchâssée dans des manches faciles à la main de l'ouvrier, un dessin curieux, même une couleur sobre, d'un gris souvent très fin, digne d'enchanter une âme artiste. D'ailleurs, son enfance ne s'était-elle pas écoulée au milieu de tous ces engins et instruments? Ils lui étaient familiers. Leur « physionomie », même celle des plus effroyables, se faisait rassurante, inoffensive, débonnaire quand il se mettait à les regarder. Jadis, ne lui avaient-ils pas permis de jouer avec eux dans ces rares moments où la surveillance attentive qu'on exerçait sur lui s'était parfois relâchée? Oh, ce jour où Adelaïde l'avait surpris brandissant un « kip-kap » dans ses menottes de trois ans! Le méchant garçon! Bonté divine, qu'elle avait eu peur! Mais, non, pas de danger. Aucun de ces outils ne se fût jamais avisé de lui faire mal; tous, ils étaient ses amis de longue date, et c'est eux qui lui conseillaient aujourd'hui de ne pas les quitter, de rester dans la bonne boutique plutôt que d'aller courir quelque chanceuse carrière dans le vaste monde. Il les écoutait avec émotion. Sans doute, avait-il parfois rêvé d'une existence plus élevée que celle de ses parents. Aussi bien, ceux-ci n'avaient jamais prétendu lui imposer leur profession; très fiers de ses heureuses aptitudes, ils l'eussent sans regret laissé suivre son penchant. Mais depuis sa visite à l'Hôtel de Ville, les projets du jeune homme s'étaient complètement modifiés. Il se défiait maintenant de ses facultés et ne se sen- tait plus capable d'avoir un jour assez de talent pour effacer la prévention que pourrait exciter sa naissance, encore que le mystère qui l'entourait l'eût peut-être mieux porté qu'il ne croyait. 11 s'imaginait être marqué comme un forçat et pensait qu'en voulant s'élever il aurait à lutter âprement contre les préjugés et les médisances populaires. Tout grand avenir lui semblait fermé; il végéterait toujours dans une condition socialement infime. Non, l'obscurité était préférable. Mieux valait s'interdire toute ambition hors de mesure et ne prétendre qu'à un rôle modeste dans ce monde si peu généreux et d'intérêts positifs. Quincaillier? Eh bien oui, il estimait que c'était assez pour l'occuper et ne pas être malheureux. Il se fixait sa destinée, renonçait à ses rêves encore vagues, résolu à n'être qu'un commerçant probe, exact et laborieux. Ainsi raisonnait-il d'un esprit déjà mûr, avec trop de modestie sans doute, et voilà pourquoi il passait maintenant en revue avec tant de soin tous ces articles de grande et petite quincaille entassés pêle-mêle un peu partout, rêvant de les disposer avec plus de méthode, de gagner de la place, d'éclairer enfin cette vieille boutique sans qu'elle perdît rien pour cela de sa bonhomie séculaire ni de cette tranquille lumière où se fondaient si bien les froides nuances et s'adoucissaient les durs contours des choses. Le soir, après que les vieux époux s'étaient retirés, Prosper descendait dans la bou- tique, s'installait au bureau et, dans la paix de la nuit à peine troublée par le pas résonnant des citadins attardés et l'orage intermittent du tramway, il compulsait les livres, pointait des chiffres, griffonnait force notes sous le regard impassible de la blanche chatte Miaoutte perchée sur la balustrade à claire-voie du pupitre. 11 fallait qu'Adélaïde vînt lui dire bonsoir pour qu'il déposât la plume. Instant de relâche et de causette avec l'excellente fille, qui s'inquiétait toujours de le voir veiller aussi tard et l'accablait d'affectueux reproches : — A votre âge, les sages garçons sont déjà tous dans leur lit. Faites seulement attention d'attraper mal à vos yeux avec cette sale lumière! En même temps, elle remontait la mèche de la lampe, maugréant contre ce vieux quinquet qui faisait son désespoir par une obstination à suinter, charbonner, filer et finalement se détraquer. — Tenez, l'huile coule de nouveau en bas. Si ça n'est pas une misère! Ah ! pourquoi n'avoir pas installé le gaz dans le magasin comme aux étages? Ça au moins c'était facile et propre donc! Mais il la taquinait gaîment. Hé, la clarté de cette pauvre lampe valait tous les becs de gaz du monde, n'en déplaise à Jan Lust le vérificateur de la ville. Ah ça! qu'est-ce qu'il était en- core venu « tripoter » au compteur celui-là, dès sept heures du matin? En voilà un qui ne volait pas son argent! Quelle frénésie de contrôle! Positivement, on ne voyait 'plus que lui dans la maison : — Ecoute, Adelaïde, je crois qu'il te fait la cour ... Elle éclatait de rire, ouvrant sa large bouche où il y avait de belles dents : — Mais, Prosper, ça est une bonne idée! Et soudain, pour masquer son embarras, elle interpellait la blanche Miaoutte : — Eh bien, vous voilà vous! Où donc est-ce que vous êtes encore une fois restée partie pendant trois jours? Mais la chatte, aussi vagabonde que dédaigneuse de tout reproche, ne bougeait sur son perchoir non plus que si elle avait été en porcelaine de Copenhague. — Il y a peut-être une intrigue là-dessous, faisait le jeune homme très amusé; c'est comme chez toi! Et pour l'enchanter : — D'ailleurs quoi de plus naturel? Tu ne peux pas empêcher, n'est-ce pas, que ce Lust ne te trouve à son goût? Adelaïde se rengorgeait de plaisir tandis qu'une pourpre virginale sautait à ses joues parsemées de petites taches comme un œuf de dinde. — Oh, disait-elle pénétrée, je crois que c'est un si bon homme! — Mais je le pense aussi, ma chère Laide; n'empêche qu'il s'agit de le faire encore un peu soupirer... Et comme elle le regardait étonnée, il l'attirait brusquement contre lui et la tête penchée sur son épaule, ainsi qu'il faisait au temps de ses bavettes : — Parce que, vois-tu, je serais trop triste si tu nous quittais pour t'établir... Alors, dans un élan de tendresse, elle l'embrassait de tout son cœur de nourrice. Non, non, il pouvait être tranquille. Elle tenait à lui plus qu'à n'importe qui. Elle n'était pas si pressée et d'ailleurs, s'il voulait, elle ne le quitterait jamais, même lorsqu'il serait marié. Il souriait à ce débordement d'affectueuses paroles par dessus son amertume cachée : — Me marier, moi! Mais tu n'y songes pas ma bonne Laide! Elle protestait : — Et pourquoi donc! Ça je voudrais un peu voir qu'une demoiselle refuserait un garçon comme il faut et bien instruit comme not'Prosper! Ça serait une bien fière et une bien sotte! Mais il ne répondait plus, laissant tomber l'entretien de peur de trahir son secret : — Allons, chère, assez bavarder comme ça. Tu dois être lasse. Va te coucher. Bonsoir et fais de beaux rêves! Elle lui prenait la tête dans les mains et posant un long baiser sur son front : — Oui, cher cœur, je veux rêver que j'élève vos petits enfants ! * * * Ce n'est pas sans effort qu'il se remettait aux chiffres, et, bien souvent, après l'adieu quotidien d'Adelaïde, sa vue rêvante restait fixée sur les sombres rideaux d'instruments suspendus aux solives du plafond tandis que Miaoutte, descendue maintenant de sa balustrade, arquait le dos en plein cintre, mendiant des caresses et faisant bruire son rouet. N'importe, il savait rattraper le temps perdu, et bientôt, le grand livre n'eut plus de secrets pour lui. Si enchantés qu'ils fussent de ses premiers inventaires, les bons quincailliers l'étaient encore davantage de ses questions qui, selon leur idée, les rehaussaient dans l'esprit du rhétoricien; celui-ci du reste feignait presque toujours de ne pas comprendre l'explication du premier coup; il voulait accroître leur plaisir de lui enseigner des choses qu'une longue expérience, assurait-il, pouvait seule faire paraître aussi peu compliquées. C'est ainsi qu'il flattait leur innocent amour-propre et les entretenait dans la joie de laisser un jour la florissante quincaillerie entre les mains d'un successeur digne d'eux et des ancêtres qui l'avaient fondée au début du siècle dernier, comme en témoignait le millésime 1812, servant d'ancrage au fronton de la vieille demeure, et resté en bon relief malgré les épaisses couches de badigeon verdâtre dont on continuait à l'engluer généreusement à des époques périodiques. Toutefois, ils ne pensaient pas que le jeune homme dût, avant longtemps encore, se mettre aux affaires, quand le père Claes, alors âgé de soixante-cinq ans, commença d'être sujet à de graves désordres de santé dont il se remit d'abord pour retomber bientôt dans une sorte d'hémiplégie sans espoir de guérison. Cloué à son fauteuil, le brave homme n'était plus capable de s'occuper du négoce. Dans ce brusque malheur, qui donnait à ses études de comptabilité un soudain à-propos, Prosper n'eut aucune hésitation : sa rhétorique terminée, il renonça à l'Université et prit résolument la direction du magasin, aidé du petit Bernard, le fils d'un ancien ouvrier, garçon de son âge, fort intelligent mais mal venu et affligé de claudication. Ce rôle le trouvait déjà suffisamment préparé. Mais il devait y porter bien vite une activité, des qualités de jeunesse et d'initiative, une certaine manière de concevoir les affaires en grand, qui faisaient défaut à ses dignes devanciers. Firmes industrielles, sociétés de toute nature, hôtels et en général toutes grandes maisons qui font usage de nombre d'outils depuis la simple pelle à charbon jusqu'à la clef anglaise, furent l'objet de pressantes démarches. Il allait visiter les usines en province, même à l'étranger, traitait directement avec elles sans passer par des intermédiaires. Commandant en grandes quantités, il obtenait d'importants rabais. De plus, les frais de transport devenant moindres en proportion, il pouvait livrer au détail à plus faible prix, ce qui augmentait la vente. C'est ainsi que la quincaillerie, qui ne songeait pas encore à s'agrandir ni à majorer ses frais généraux, connut bientôt des comptes de profits et pertes soldant en bénéfices extraordinaires. L'ardeur du jeune homme, ses efforts heureux adoucissaient le chagrin du vieux Claes. Dans ses conceptions commerciales arriérées et si terre à terre, il était stupéfait et émerveillé de voir prendre à son fils un si grand vol. Le brave homme avait heureusement conservé 'toute sa raison et l'usage de la parole. Il n'était pas exigeant, ni morose. En somme, la résignation l'emportait chez lui sur l'amertume. Son existence avait toujours été très renfermée de sorte que la claustration lui était peut-être une épreuve moins pénible qu'à tout autre. Du reste, les anciens amis venaient le voir assez fréquemment et, toutes les semaines, l'excellent Théodore De Leeuw, le coiffeur établi à l'angle de la rue de Flandre et de l'impasse de la Cigogne, lui taillait la barbe en débitant les cancans du quartier. Peut-être ne regrettait-il que son « extra » du samedi soir, c'est-à-dire la partie de cartes qu'il allait faire au « Château d'Or », en compagnie de quelques vieilles connaissances, notamment le tripier Vergust et le bourrelier Buellings, deux êtres toujours en contradiction sur n'importe quoi, mais dont le quincaillier savait neutraliser les discussions, souvent très vives, par sa bonhomie et la proposition d'une dernière tournée de « Duievelbeer ». Oui, la soirée du samedi lui était difficile à passer dans son fauteuil : le souvenir du cabaret avec son atmosphère enfumée, ses relents, ses clameurs l'induisaient en profonde mélancolie. Il n'y avait pas jusqu'aux querelles de ses amis qui ne lui parussent un agrément et ne lui manquassent à concilier. Mais le vieux docteur Buysse opposait à ses lamentations des mots bourrus et consolants : — Hé, sacrebleu, ne vous plaignez pas! Pour ma part, je préférerais cent fois être dans votre peau que dans celle de Vergust ou de Buellings. Attendez seulement et vous m'en direz des nouvelles ! Oui, à tout prendre, son mal indolore était préférable à l'apoplexie foudroyante qui menaçait le gros tripier ou aux calculs biliaires dont s'engorgeait le foie du sellier harnacheur. Voilà qui ne pardonnait pas, tandis qu'avec un peu de patience on venait à bout d'une bonne paralysie: — Et puis, disait-il encore, à la manière de son antique confrère Hippocrate, on n'est jamais si près de commencer une maladie que lorsqu'on se porte bien. Alors, il vaut mieux être malade pour être moins inquiet de le devenir et espérer ne l'être plus. C'est précisément votre cas, cher ami. Non, non, je vous assure, ce n'est pas un paradoxe ! Le bonhomme ne comprenait peut-être pas très bien, mais ce ton le réconfortait : du moment qu'il ne s'agissait pas d'un paradoxe — quelque vilaine maladie incurable sans doute — tout allait bien et il ne fallait pas désespérer. * * * D'ailleurs, un autre souci grandissait dans l'âme des vieux époux; leur fils serait bientôt majeur; le conseil de milice allait donc le convoquer incessamment et lui faire connaître son état civil. Comme ils se reprochaient à présent de ne pas lui avoir révélé plus tôt sa véritable origine! Enfant, il n'en eût ressenti aucun chagrin, tandis que l'homme, aujourd'hui, allait sans doute cruellement souffrir. Prosper devinait leurs alarmes que sa tendresse empressée ne rendait que plus profondes. Un soir, qu'il s'était complu en dînant à exposer le plan des transformations pratiques qu'il rêvait d'apporter à l'antique magasin en évitant la vulgarité opulente et la disparate de tant d'installations modernes, il rassura tout de suite les braves quincailliers que son éloquence ne persuadait pas si - bien qu'ils n'éprouvassent quand même un léger sentiment de crainte. — Oh, mais rien ne presse, dit-il, et nous avons bien le temps d'y songer. Attendons d'abord que j'aie terminé mon service militaire... Du coup, les deux vieux avaient échangé un regard de détresse; c'était la première fois qu'il évoquait la caserne. Mais le jeune homme poursuivait déjà, maîtrisant son émotion : — A ce propos, pourquoi donc n'ai-je pas encore reçu l'avis à comparaître devant le Conseil de révision? De Bouck et mes autres camarades de classe ont été convoqués depuis plus d'un mois. Or, nous sommes du même âge. M'aurait-on oublié par hasard? Que lui dire? Car ils ne doutaient pas qu'en cette occurrence on n'eût provisoirement ajourné l'appel sous les armes de cet enfant d'inconnus jusqu'au moment où toutes les formalités de son adoption légale seraient accomplies. Or, il s'en fallait de près de dix mois encore qu'il ne fût majeur et apte par conséquent à accepter le nom de ses bienfaiteurs. Cependant, il les observait l'un et l'autre; l'émoi qui altérait leurs visages lui causait déjà un gros attendrissement : — Vous comprenez bien, reprit-il afin de leur accorder du répit, je ne voudrais pour rien au monde profiter d'une omission. Aussi, demain, si j'ai le temps après le déjeuner, j'irai m'in-former à l'Hôtel de Ville... L'anxiété des pauvres vieux était à son comble. Une telle démarche, voilà ce qu'il fallait empêcher à tout prix. La première, Mme Claes recouvra un peu de sang-froid : — Non, Fils, ce n'est pas la peine de vous déranger. J'irai demain, moi, après le marché. Mais cela ne le satisfaisait pas et comme il insistait sur la nécessité d'une visite personnelle : — Laisse seulement faire maman, intervint le bon quincaillier du fond de son fauteuil, elle saura se débrouiller bien mieux que toi dans ces bureaux où il faut faire la file pendant des heures. On voit bien que tu ne sais pas ce que c'est! Et il allait se répandre en petites anecdotes topiques quand Prosper le prévint avec une réponse toute prête : — Oh, je n'attendrai pas, dit-il d'un air très assuré. C'est bien simple : je ferai passer ma carte à mon ami Godts. Il est à « la Population » sous les ordres de son oncle et me donnera tout de suite... la clef du mystère. La « clef du mystère »! Ah, pensaient-ils, le cher garçon qui ne savait pas si bien dire! Cette fois, le brave homme, à bout d'objection, en appelait silencieusement à sa femme. — Allons, allons, fit la bonne dame, ça ne vient pas à quelques jours. Attendons jusqu'à la semaine prochaine. Oui, gagner du temps d'abord, afin de pouvoir se retourner. Mais il s'entêtait décidément : — Non, non, je dois en avoir le cœur net. Et d'une voix subitement grave : — D'ailleurs, c'est mon devoir. Je ne veux pas qu'on puisse jamais me reprocher de mal porter votre nom... 11 avait lentement relevé la tête et une flamme de tendresse emplissait maintenant ses grands yeux noirs, adoucissant l'expression de sa figure volontaire. Puis fermement : — J'irai demain. Soyez tranquilles, ça ne sera pas long. Soudain, Mme Claes s'exclama : — Mais j'y pense, vous ne savez pas aller demain, Prosper! On est venu tantôt de la part de la coutellerie de Namur pour dire que le Directeur passera demain dans la journée... Et comme Adelaïde entrait justement pour desservir, elle la prit à témoin ; — N'est-ce pas qu'on est venu tantôt pour dire... Qu'est-ce qu'on vous a dit donc? En même temps, la pauvre femme adressait à la bonne fille un regard plein d'une suppliante autant qu'inintelligible éloquence. Mais la cuisinière tombait des nues, restait tout interdite, son plateau en bouclier sur le ventre. — Allons, fit la quincaillière qui s'impatientait, est-ce qu'on n'est pas venu vous dire que M. Gillard viendrait causer Prosper demain dans la journée? Plus ahurie et stupide que jamais, Adelaïde écarquillait ses yeux effarés sans vouloir rien comprendre : — Moi, Madame! Mais, Madame, je ne sais de rien, Madame! 11 fallait couper court à toutes ces bonnes raisons dilatoires : aussi bien, la présence d'Adelaïde ne faisait qu'encourager Prosper à brusquer les choses. Il se recueillit une seconde, puis résolument : — Voyons, dit-il, cela n'est pas naturel. Quel est cet imbroglio? Vous avez tous un drôle d'air. Pourquoi, voulez-vous m'empêcher d'aller à l'Hôtel de Ville? Car, n'est-il pas vrai, vous ne tenez pas du tout à ce que j'y aille? Ah ça, vais-je apprendre là quelque chose que je ne dois pas savoir!... Ils étaient consternés tous les trois, car Adelaïde, elle aussi, venait enfin de comprendre ce qui se. passait. L'instant solennel était venu de parler. Alors, surmontant son trouble, le jeune homme commença d'une voix sourde : . — Pourquoi dissimuler davantage et continuer à nous tromper les uns les autres?... Je sais depuis longtemps tout ce que votre bonté a voulu me cacher. Je sais que vous êtes les •meilleurs parents qu'un enfant puisse jamais souhaiter d'avoir pour père et mère... Ah, soyez bien sûrs qu'un vrai fils ne saurait vous aimer autant que moi!... Et dans un cri passionné? — Oh oui, que si j'avais à renaître, je voudrais renaître votre vrai fils! Frappés de stupeur, les vieux époux demeuraient immobiles comme dans un état de somnambulisme éveillé et leurs lèvres frémissaient sans qu'ils pussent rien dire. Mais déjà le jeune homme s'était élancé derrière eux et rapprochant leurs têtes de la sienne, les baisait alternativement avec une longue ferveur : — Pauvre enfant... Pauvre enfant... Ce furent leurs premiers mots quand ils parvinrent à se ressaisir. Mais lui, souriant, plein de vaillance : — Pauvre enfant, allons donc! Heureux enfant, bien heureux enfant au contraire! Qui sait ce que je serais aujourd'hui si j'avais été tout bêtement « légitime » comme un autre! Tandis qu'à présent je suis devenu le fils des plus honnêtes gens du monde et combien fier du cadeau magnifique de leur nom! Toute son affection, toute sa tendre gratitude jaillissait de ses paroles, de ses yeux, de ses gestes. Les cœurs battaient dans les poitrines et les larmes coulaient maintenant, très douces, bienfaisantes. Cependant, affaissée sur une chaise, Adelaïde pleurait silencieusement là-bas dans la pénombre. Prosper ne l'avait pas oubliée. Il courut à elle pour la presser à son tour dans ses bras tandis que la bonne créature sanglotait sa joie : 34 PROSPER CLAES / — Cher petit, cher petit! Comme je suis contente qu'on ne doit plus vous tromper de peur de vous faire du mal! Ça est maintenant un fameux poids de moins sur notre cœur... * * * Oui, elle disait vrai; car à partir de ce soir-là, toute contrainte disparut entre les habitants de la maison et l'on put s'aimer avec plus de quiétude, sinon avec plus de tendresse. Le jour de ses vingt et un ans, Prosper fut légalement adopté par ses bienfaiteurs. Alors, ayant pourvu aux affaires de la quincaillerie et donné ses instructions à Bernard, il partit rejoindre le petit De Bouck et les camarades qui accomplissaient leur « service », la plupart en qualité d'universitaires. La caserne du Petit-Château étant proche, il pouvait revenir tous les jours chez lui et y donner le coup d'œil du maître. Des congés assez fréquents lui permettaient du reste de traiter les affaires provisoirement ajournées; ainsi, sa direction restait effective. Enfin, un an plus tard, le galon de premier soldat et des notes excellentes lui obtinrent une dispense d'achever son terme. Il rentra à la grande joie de tous pour reprendre ses fonctions avec un nouvel entrain, la tête pleine de projets. L'uniforme égalitaire l'avait banalisé, rendu fongible en quelque sorte aux yeux du quartier. Il n'était plus cet enfant du mélodrame ou de la complainte. Les particularités romanesques de sa naissance semblaient couvertes d'un bienveillant oubli. L'adolescent robuste était devenu un homme. Son caractère, épuré de l'amertume qui l'avait un moment assombri, retrouvait la bonne humeur, tout l'heureux enjouement et la verve de la jeunesse. — Vois-tu, disait-il au brave petit De Bouck, je ne suis plus comme cette pauvre Célina de la chanson parisienne : « l'enfant du mystère ». Que non ! Me voilà devenu pour tout le monde, Prosper Claes, le fils des bons quincailliers de la rue de Flandre. Claes! Un nom bien tranquille, sourd, sans écho, ce dont j'avais justement besoin. D'ailleurs, ne suis-je pas ancien premier soldat au neuvième de ligne, troisième bataillon, troisième compagnie? Et, fièrement, il bombait le torse, ponctuant — à la bruxelloise — en manière de joyeux défi aux mauvaises langues : — Et ça donc ! CHAPITRE III Comme tous les samedis soir, il y avait beaucoup de monde dans le petit salon du bon coiffeur De Leuvv — chez Théodore, comme on le nommait familièrement — et les barbes y sonnaient âprement sous le fer. Derrière les trois fauteuils desservis par le patron, son fils James et un jeune extra répondant au prénom d'Alphonse, une demi-douzaine de clients attendaient leur tour assis ou debout, quelques-uns enfoncés dans un journal à images, d'autres échangeant force réflexions sur l'affreuse température de décembre. C'étaient des voisins, abonnés pour la plupart, tels Buellings, le sellier harnacheur, établi quelques maisons plus haut; Croeckaert, le marchand.de tabac d'en face; De Bouck, le négociant en charbon du Marché-aux-Porcs; Spreutels, boisselier, « brosses et peaux de chamois », dont le magasin touchait au Rempart des Moines; Tytgat, commissaire-adjoint à la deuxième division, et encore un certain Mos-heim, personnage à lunettes, plein d'oreilles, extrêmement cérémonieux et poli, un représen- tant de maisons étrangères, qui se disait Alsacien. La pièce, assez exiguë, encore rétrécie par les volumineux paletots suspendus aux patères, était pleine comme une caque, et l'on y respirait péniblement dans l'atmosphère surchauffée où se mêlaient à l'acide carbonique échappée d'un poêle de fonte, la fumée des cigares et les fades relents de lotions < multicolores rangées sur le lavabo. Malgré le petit ventilateur à ailettes établi dans un coin de la vitrine, on eût suffoqué bien certainement si la porte ne se fût ouverte à tout instant, poussée par de nouveaux venus qui reculaient devant l'affluence et, indifférents aux cris désespérés et réflexes « C'est à vous! Mais c'est à vous, voyons! » lancés par Théodore, se retiraient sans hésitation, mais non sans avoir laissé une épaisse bouffée de froid brouillard s'introduire dans la chambre. Quoiqu'ils eussent bonne envie de ne pas traîner, le coiffeur et son fils, soucieux avant tout de besogne bien faite, n'en donnaient pas un coup de rasoir, de peigne ou de brosse de moins, ce qui mettait le bilieux Buellings au comble de l'éner-vement. Le sellier était un grand maigre aux cheveux gris, coupés ras, à la figure longue, émaciée, d'un jaune de courroie, et dont les yeux injectés de bile lançaient, à l'abri de durs sourcils, hérissés comme des épines, des regards constamment irrités. Cet homme n'avait peut-être jamais ri, à moins qu'une certaine grimace qu'il faisait parfois, en empochant le pot de whist par exemple, ne servît de courte détente à sa maussaderie. Certes, Buellings n'était pas un personnage commode, mais une éruption de son foie avait de quoi se justifier en ce moment. Est-il supplice plus atroce, pour le client pressé, que de suivre l'astiquage méthodique, le fignolage minutieux d'une chevelure ou d'une barbe, même amie? Quelle surabondance de gestes ridicules! Que de coups de brosse superflus! Combien de touches inutiles! Nul spectacle ne jette l'honnête homme qui attend son tour dans une crispation aussi douloureuse. L'être le mieux pourvu de sang-froid s'émeut à la longue, sent sourdre au fond de lui une lave corrosive, devient littéralement fol à regarder ce manège précieux et tous ces petits soins. Aussi bien, ce n'est pas tant au coiffeur que va sa rage qu'au patient stupide, se laissant ainsi adoniser avec une sérénité voluptueuse qui appelle les gifles... Non, décidément, Buellings n'y tenait plus à voir ce gros Vergust s'assoupir dans le fauteuil, abruti par un « complet » que Théodore ne se lassait pas de parachever et reparachever encore et toujours. Un moment, il crut que le coiffeur épuisé, abandonnait la partie. Illusion! Théodore venait de s'emparer d'un cosmétique, plus épais deux fois qu'un cierge de procession, et en assénait à présent mille petits coups secs et contondants sur le crâne du tripier, et c'était un lustrage à damner le bon Dieu lui-même. Le sellier se levait, se rasseyait, remuait un moment sur sa chaise pour se redresser de nouveau hors de lui, devenu vert à force d'une colère muette et qui grandissait des efforts qu'il faisait pour la contenir. C'en était trop à la fin. Craignant de faire un malheur, il rejeta le gros journal illustré qu'il n'avait fait que tordre sans même y jeter les yeux : — Je m'en vais, grinça-t-il, je ne sais qu'à même pas attendre jusqu'à demain! Du coup, Théodore, qui tenait la tête de Ver-gust entre ses deux mains et, courbé dans une pose de pointeur d'obusier, vérifiait la rectitude d'une raie qu'il venait de tracer au jugé d'un peigne hardi, du coup Théodore se retourna affolé : — Mais c'est à vous M. Buellings, c'est à vous! Vous êtes le premier. Voyez, nous avons fini James et moi... Peut-être s'engageait-il à la légère pour son fils qui ne faisait que de savonner une nouvelle barbe; quant à lui, il avait compté sans Vergust qu'il se décidait enfin à débarrasser du peignoir et de la serviette. En effet, le tripier, subitement réveillé par un coup de brosse à petits cheveux qui chatouillait la cascade de ses trois mentons, venait de s'emparer de la glace à main qu'il tournait en tous sens pour y mirer avec longue complaisance sa figure glabre et tannée de bel-luaire où une verrue rougeâtre germait dans un pli des narines, comme une plante grasse au creux d'une tuile. — Mais Théodore, il me semble que vous avez fait ma ligne si bas... Je suis si droldement coiffé aujourd'hui... Il n'en pensait pas un mot mais une occasion de taquiner Buellings le trouvait toujours à l'affût. — Vous croyez, Monsieur Vergust? fit le coiffeur visiblement inquiet. Mais non, vous êtes le même que les autres jours... Et insinuant : — Je trouve que ça vous va très bien... —Oui, vous dites ça, mais au fond, hein, ça vous est complètement égal! — Oh non, Monsieur Vergust, c'est la pure vérité. — Tenez, regardez une fois ici, et là donc! Et, d'un index boudiné, le bonhomme indiquait des places plutôt vagues sur sa voûte crânienne. Cette fois, Buellings en avait assez : — C'est trop fort! s'écria-t-il de son aigre fausset. Maintenant, je m'en vais... — Mais c'est à vous! C'est à vous, voyons! Déjà le sellier se dirigeait vers le porte-manteau, quand son compère l'interpella avec bonne humeur : — Allons, allons, mon vieux Buellings, c'était seulement pour la farce. Tenez, vous pouvez prendre ma place. En même temps, Vergust quittait le fauteuil et petit, très large d'épaules et de croupe, il se rajustait avec ses bras courts, fléchissant à diverses reprises sur les jarrets pour tout remettre en ordre, geste favori qui faisait tressauter une énorme chaîne d'or avec son médaillon et ses breloques sur un ventre, dont l'habit en forme de jaquette et un pantalon large de hanches et rétréci aux chevilles accusaient encore davantage le surplomb vraiment extraordinaire, caricatural. Cependant, le bilieux sellier s'asseyait en maugréant : — Tant pis, ce sera votre faute si j'arrive en retard pour la partie au Château d'Or! Mais Vergust, bien que joueur enragé, ne s'émut pas pour si peu et, avec un clin d'œil au négociant en charbons De Bouck et au boisselier Spreutels, tout aises de pouvoir enfin s'installer dans les sièges devenus libres : — Eh bien tant pis! ça nous est égal à nous autres. Hein, on commencera avec Luypaert en attendant. Furieux de cette menace, dont l'accomplissement pouvait le fruster de gros enjeux, Buellings voulut protester au risque d'avaler une forte dose de la crème onctueuse que Théodore faisait mousser sur ses joues : — Si c'est comme ça, je reste à la maison et je ne joue plus avec vous! Alors, le tripier se fit plus conciliant, car il eût regretté de perdre un copain qu'il aimait « à faire monter », comme il disait, et dont les emportements comiques n'étaient pas la moindre attraction des joutes du samedi. — Ah ça, dit-il, sans se décider à remettre son carrick, qu'est-ce qu'il y a donc que vous ne savez pas arriver ce soir à l'heure juste? Il est seulement le quart de sept et vous avez encore bien le temps de rentrer pour manger un morceau avant de venir au rendez-vous à neuf heures. Ça je ne comprends pas. A cette juste observation, le sellier posa la main sur le bras de Théodore qui se disposait à raser sa joue gauche : — L'entrepreneur vient ce soir après le souper, dit-il avec importance, je dois le causer pour les changements dans mon magasin. — Ah! ah! s'écria Vergust de sa voix tonitruante, vous êtes donc décidé maintenant! Et pour la galerie : — Quand je le disais qu'ils feraient tous comme moi, les uns après les autres! Et il se rengorgeait dans sa vanité de tripier qui, d'humble revendeur d'abatis qu'il était encore il y a quelques années, venait de s'élever au faîte de son état par la transformation hardie de sa misérable boutique en une sorte de petit palais ruisselant de glaces, haut lambrissé de faïence, pavé en carreaux, garni de dressoirs frigorifères et de hâchoirs mécaniques, éclairé par deux larges vitrines encadrant de luxueux étals de marbre où les nourritures de premier choix, proprement écorchées, savoureusement gluantes et sanguinolentes, magnifiques de couleur et de fraîcheur morte, exerçaient sur la pratique, principalement sous le feu des lustres, une attraction d'autant plus irrésistible qu'elles étaient manipulées, empaquetées par Mme et Mlle Vergust, commères bien joufflues et reluisantes, toutes deux secondées par un trio de jeunes servantes les plus délurées comme les plus coquettement attifées qui se pussent voir dans le quartier. Alors, l'adjoint Tytgat, qui guettait le fils James en train « d'achever » le boisselier, ne put s'empêcher de dire : — Oui, oui, Vergust, on sait que vous êtes un malin! Bien sûr que vous avez encore mangé plus de renard que de choesels dans votre vie! — Mais non, repartit le tripier flatté de cet hommage de la police, mais non, je suis seulement un homme de progrès, voilà tout. Et bavard, il se mit à pérorer, expliquant que ce n'était pas en continuant de vivre à l'étroit, et sans rien changer aux modes de l'ancien temps, qu'on pouvait faire fortune lorsque la concurrence rabaissait, comme aujourd'hui, le prix de toute chose. — Ça n'est pas malin, grogna le sellier le nez en l'air; votre commerce est si facile! Avec de la viande, on gagne tout ce qu'on veut... — Et bien, essayez une fois, fit le gros homme d'un ton d'ironie; on voit que vous ne savez pas ce que c'est... En même temps, il jetait un regard de mépris à la maigre complexion de son partenaire. — On doit avoir une bonne carcasse dans mon métier, et ça n'est pas donné à tout le monde... Il se cambrait, fier de son coffre et d'une activité que n'enchaînait pas du tout son fabuleux embonpoint. De fait, personne, durant la semaine, ne s'occupait autant de ses affaires; mais à partir du samedi soir, il se donnait congé, menant joyeuse vie, jouant aux cartes, lampant force pintes, débitant ses farces de bon vivant à travers les cabarets du voisinage, ce qui était encore une façon d'achalander son commerce. — En effet, reconnut le boisselier en se levant du fauteuil, on doit être solide pour faire ce que vous faites, mais il faut tout de même avouer que la tripaille se vend mieux que n'importe quoi. Oui, il n'y en avait que pour les bouchers, les charcutiers et les tripiers. Ça ne désemplissait pas chez eux, tandis que les autres commerçants végétaient, parvenant à peine à nouer les deux bouts. Réclameur sempiternel quoique d'humeur débonnaire, Spreutels épanchait son amertume : — Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais aujourd'hui, pour dire, c'est à peine si j'ai vendu une « klachdop » à un garnement qui revenait de l'école. Et encore, il voulait marchander, le « snotneus »! Alors, Mosheim, l'Alsacien, hasarda humblement : — Bermettez, cher Mossieu, qu'est-ce que fous foulez tire avec un klachdop et une snot- neus? Car il tenait à savoir, estimant qu'il n'y avait rien d'inutile à connaître. Mais Spreutels continuait sa lamentation : — C'est bon qu'on n'est pas sans rien, sinon on serait propre! Ah! les affaires sont bien di-ficiles. 11 en prenait à témoins ses amis Croeckaert et De Bouck en train d'endosser leur paletot. Mais ceux-ci n'osaient en convenir franchement et restaient dans le vague : — Heu, fit l'opulent marchand de tabac, qui vendait plus d'une tonne de « rolls » par semaine, ça n'est pas le Pérou, pour sûr... — Bé oui, déclara le charbonnier à son tour et quoiqu'il vînt d'acheter une grande charrette et un nouveau cheval, il y a des moments où ça ne marche pas fort... Mais le tripier, qui s'attardait tant il avait plaisir à parler en se mirant dans la glace : — Hé, c'est de votre faute aussi! Faites comme moi et vous m'en direz des nouvelles. Ça est bête, mais les gens n'achètent plus que dans les beaux magasins. Et, frappant sur son énorme bedaine : — Dans les affaires, voyez-vous, il faut de ça. — Oui, hasarda le fluet Buellings, il faut votre grosse caisse... — Vous l'avez dit! Et le poussah d'éclater de rire. Car il ne se fâchait jamais, sentant peut-être le ridicule d'un petit homme en colère. Même il félicita son com-père : %% — A la bonne heure, mon vieux Buellings. c'est une riche idée de vous agrandir. Vous êtes un homme moderne, comme on dit sur le journal! — Vous êtes bon vous! repartit le boisselier en boutonnant son paletot, s'agrandir, s'agrandir, tout ça c'est fort joli, mais on doit encore en avoir les moyens et par le temps qui court... Mais Vergust, dans l'orgueil de sa prodigieuse réussite, avait réponse à tout; il était pour qu'on sautât à pieds joints par dessus les difficultés. D'ailleurs, l'argent n'était pas si rare et les banquiers ne manquaient pas pour vous en prêter. — Vous n'afez pas dort, approuva l'Alsacien à lunettes qui écoutait atentivement. Il y a peau-coup des gabideaux en Pelchique... Et, sans souci du coq-à-l'âne, reposant sa question demeurée sans réponse : — Mossieu Feurqust, qu'est-ce que ça feut dire un klachdop et une snotneus? Mais il baragouinait encore qu'un immense fracas retentit dans la rue, comme le bruit d'un formidable orage, dont le grondement très rapproché se prolongea pendant près d'une minute. Les clients tressautèrent, quelques-uns au risque d'une sérieuse estafilade. — Eh bieri, qu'est-ce que c'est ça donc! — Hé, s'ecria le tripier, c'est « La Bobine d'Or » d'en face qui fait rouler ses nouveaux volets mécaniques! 11 triomphait : — Encore de la grosse caisse! Hein, ça fait de l'effet ce tapage!... Une fameuse réclame! Comme ça, tout le monde sait que Crickx ferme son magasin. Encore un qui me donne raison. Il a changé sa mercerie en un petit «Old England» et vous voyez bien que ça marche maintenant sur des roulettes. Oui, c'est moi qui lui ai donné l'idée... Et il me remercie tous les jours. Cette fermeture à fracas de la bonneterie Crickx annonçait pour le moins sept heures et demie. — Sapristi, je ne savais pas qu'il était déjà si tard, s'écria De Bouck très inquiet, il faut vite que je rentre à la maison! Car ce charbonnier ne semblait pas être tout à fait le maître chez lui. — Je pars avec vous, dit le boisselier, on ne sait qu'à même plus rester dans cette affreuse chaleur. Et, relevant leur collet, ils se dépêchèrent de sortir après avoir crié « à ce soir » à leurs partenaires. Bientôt, le marchand de tabac et le commissaire-adjoint s'en furent à leur tour, aussitôt remplacés par de nouveaux clients de passage. Bien que le coup de feu ne fût pas fini, Théodore n'en bichonnait pas moins le sellier d'un peigne minutieux sans que celui-ci témoignât aucune impatience de sortir dê ses mains adroites. — Une friction, Monsieur Buellings? —■ C'est ça, consentit le sellier contre toute attente, mais bien sécher, savez-vous, car je n'ai pas besoin d'attraper un rhume. — Quinine, Violette, Portugal? — Ce que vous voulez... Je n'ai pas de préférence. Tout ça ne vaut pas mieux l'un que l'autre. — Oh! Monsieur Buellings, des lotions de première qualité! Alcool à 60 degrés, je puis vous montrer les factures... — Oui, de l'eau avec un peu d'aniline dedans, fit le tripier goguenard. D'ailleurs c'est partout pareil. En ce moment, l'Alsacien, auquel l'extra Alphonse donnait le coup de vaporisateur final, crut devoir protester : — Fous ecsacherez, fous ecsacherez Mossieu Feurqust. Moi, je foyache pour une maison de barvumerie de Stuggart et ses broduits ils sont de la doute bremière galité. Je beux fous enfoyer un bedite éjandillon. — Merci bien, répondit brutalement le tripier. Je sens ça d'ici. Pour sûr que c'est de la camelote. L'homme se leva et souriant : — Fous êtes inchuste, Mossieu Feurqust, fous tites ça bour rire... Mais le tripier, qui n'aimait décidément pas le personnage dédaigna de répondre. Ce qui n'empêcha point l'Alsacien, lorsqu'il eût revêtu son paletot marron, de se casser en deux pour saluer cérémonieusement la compagnie, son chapeau mou verdâtre, piqué d'un œil de paon, abaissé jusqu'à terre. — Il a une touche qui ne me revient pas celui-là, dit le gros homme quand la porte se fut refermée; je me méfie de cet oiseau-là... De fait, personne ne savait au juste qui était ce Mosheim, ni l'endroit où il habitait. Comme il n'y avait pas d'industrie d'outre-Rhin qu'il ne prétendit représenter, on le voyait entrer partout pour faire ses offres de service. — Il m'a proposé de me vendre des cuirs à moitié prix, dit le sellier, mais je l'ai envoyé promener. — C'est comme moi, ajouta Théodore; il veut à toute force que je lui achète de la parfumerie de Stuggart. — Ne vous laissez pas prendre surtout! s'écria le tripier. Ça n'est que de la sale contrefaçon, pour sûr. Moi, je n'aime pas ce gaillard. On ne. sait pas faire un pas sans tomber sur lui. On le rencontre partout, même que je l'ai déjà vu à l'abattoir à quatre heures du matin! Et il vous demande toujours de si bêtes renseignements! Qu'est-ce que ça est un klachdop? En toilà un curieux! Hé, il a aussi une tête comme un klachdop! Toute sa galerie d'intimes connaissances s'étant peu à peu évaporée, Vergust avait maintenant endossé son carrick à triple collet de fourrure et, son gros gourdin à lanière au poignet, il se disposait enfin à disparaître quand subitement repris par sa marotte : — C'est tout de même vrai, dit-il reniflant comme un rhinocéros, qu'il fait malsain ici et Spreutels a raison. A votre place, Théodore, il y a longtemps que j'aurais flanqué par terre ces cloisons, là-bas, pour installer un salon de premier ordre avec une belle madame en décolleté à la vitrine. Comment un coiffeur comme vous, qui a fait son apprentissage à Londres, sait-il rester dans une boîte pareille, ça je n'admets pas, hein Buellings? Pour une fois, le sellier semblait d'accord d'autant que, prêt à s'élancer lui-même dans Jes démolitions, il n'eût pas été fâché d'y entraîner les autres. — C'est vrai, dit-il, sans compter que ça n'est pas digne d'une clientèle comme la nôtre... — Eh bien, je n'osais pas le dire, opina Vergust avec une mine confite en délicatesse, non, je n'osais pas le dire! Théodore paraissait tout interloqué : — Que voulez-vous, soupira-t-il enfin, on ne fait pas toujours ce qu'on veut dans sa vie. Bien sûr que ça n'est pas mon rêve ici. Mais quand on a une petite famille à nourrir... Marié à Londres avec une Irlandaise fort jolie, sœur d'un collègue de la City, Théodore n'était rentré à Bruxelles que depuis une dizaine d'années, à la mort d'un oncle célibataire dont le modeste héritage joint à quelques économies lui avait permis de s'établir. Il possédait trois enfants, un fils et deux filles, âgés respectivement de dix-neuf, dix-sept et six ans. James et Martha avaient passé leur enfance de l'autre côté de la Manche, tandis que la petite Claire était née à Bruxelles. Les affaires prospéraient et le ménage vivait heureux, quand le coiffeur perdit sa femme, qui ne s'était jamais bien remise de ses dernières couches. Ce fut pour le brave homme un coup d'autant plus rude que, privé de parents, il ne pouvait compter sur l'aide de personne pour élever sa famille. Peu à peu, il sortit de peine cependant, grâce à Martha qui, malgré son jeune âge, s'était avisée de devenir une ménagère accomplie. James travaillait dans le salon depuis sa sortie de l'école moyenne et les clients aimaient ce garçon de mine distinguée, ouvrier excellent, réservé et correct. Quant à la petite Claire, elle était restée fort malingre et sa santé inquiétait beaucoup la famille. C'est à cause de cette enfant chétiveet des soins coûteux dont il fallait l'entourer que Théodore, qui sentait mieux que personne la nécessité de réaliser une installation confortable, ajournait toujours l'embellissement de son salon. Cependant, il ne voulait pas qu'on le crût buté et pour complaire à ses clients : — Encore un peu de patience, messieurs. Oui, je songe parfois à faire quelque chose de bien, dans le genre des offices de la City, vous comprenez... Ça sera peut-être pour le printemps, si tout va bien... — A la bonne heure! s'écria Vergust, le plus tôt sera le mieux. Si vous voulez, moi je vous donnerai des bonnes idées, et même un coup de main si c'est nécessaire. Car je sais que vous êtes un bon travailleur... — Oh! bien merci, Monsieur Vergust, mais pour rien au monde je ne voudrais entraîner quelqu'un dans une mauvaise affaire. — Allons donc! repartit le tripier, je suis sûr au contraire de faire un bon placement... Le jour où vous serez décidé, ne vous gênez pas avec moi. Au fond, ce gros pachyderme ne manquait pas de quelque générosité, surtout quand cela pouvait servir sa vanité. — On verra, on verra, Monsieur Vergust, reprit Théodore, tandis qu'il frictionnait la tête de Buellings, avec une vigueur que décuplait son émotion et qui eût été fatale à des cheveux moins solidement plantés que ceux du sellier. Ah ! comme disent les Anglais « you are straight forward in business »! — Stoeffer! flûta le tripier, qu'est-ce que c'est que ça? — Ça veut dire que vous êtes d'attaque, rond en affaires. — Eh bien! votre Anglais a raison. Oui je suis rond en affaires. Hé, je suis rond de tous les côtés ! Et il éclata de rire, exécutant une pirouette pour montrer sa rotondité sous ses multiples faces. Cette fois, Buellings sortait du fauteuil : — Je me suis laissé dire, fit-il en rattachant son faux-col avec une grimace qui mettait toute sa figure de travers, que le jeune Claes avait aussi l'intention de transformer son magasin. Est-ce que vous en savez quelque chose? — Mais ça ne m'étonnerait pas, répondit le Sancho; c'est un gaillard trop intelligent pour continuer avec une si laide boutique. Et dans un élan de sympathie très sincère : — Ah! c'est un brave garçon, comme il faut et instruit donc! C'est autre chose maintenant avec lui... Entre nous, le vieux Claes n'était plus à la hauteur. — C'est aussi mon avis, repartit le sellier, tandis que son... fils, enfin oui, son fils, c'est un jeune homme d'avenir. Tout le monde en convint et chacun renchérissait sur le compte du quincaillier, quand la porte s'ouvrit soudain et Prosper Claes, un paquet en forme de boîte oblongue sous le bras, fit son entrée dans le salon. * * * Il y eut un silence dont le jeune quincaillier parut légèrement surpris tout d'abord : —Bonsoir, Messieurs. Brou! il ne fait pas chaud dehors! Déjà le tripier se précipitait pour lui serrer la main tandis que Buellings, lâchant sa cravate, se hâtait derrière le gros homme, essayant de le devancer. — On parlait juste de vous! s'écria Vergust. — C'est vrai, dit le sellier, mais en bien sa-vez-vous! Le jeune homme sourit et, gaiement : — En vérité, A4essieurs, j'en suis enchanté. Mais c'est trop d'honneur... En même temps, il déposait son paquet sur le petit meuble servant de comptoir et se débarrassait de son pardessus dont James s'empara pour aller discrètement le suspendre à une patère. — Non, non, Monsieur Prosper, s'exclama le tripier, on disait que vous comprenez les affaires et que ça n'est plus comme dans l'ancien temps avec le papa Claes... — On disait, continua Buellings dont le teint bilieux semblait tout à coup réchauffé d'une pointe de carmin, que vous alliez vous agrandir, ce qui n'est pas étonnant lorsqu'on sait faire marcher son commerce comme vous. Prosper se défendait sans fausse modestie. Il ne fallait pas exagérer; rien de plus simple que de diriger une petite affaire comme la sienne; d'ailleurs, il n'y avait pas grand mérite à profiter de la bonne renommée d'une vieille maison. Et relevant ce qu'il estimait très injuste dans les paroles de Vergust au sujet de son père : — Autrefois, on ne pouvait travailler que doucement et papa le comprenait bien. Mais à présent que Bruxelles est devenu une très grande ville et que la population augmente tous les jours, la demande est naturellement beaucoup plus forte dans tous les domaines. Et alors, ça marche tout seul. 11 tenait à leur rendre leurs politesses : — Du reste, est-ce que vous ne le savez pas mieux que personne, vous autres? Mais ils protestaient tous deux à la fois. Certes, ils n'avaient pas à se plaindre; mais, tout de même, s'ils avaient eu sa jeunesse, son enthousiasme et surtout son instruction combien ils auraient encore réussi davantage! Le jeune homme commençait à se sentir mal à l'aise. Il trouvait ces panégyristes un peu bien familiers, trop liants, vulgaires; son éducation, ses classes et peut-être sa nature elle-même lui avaient donné d'autres mœurs qui le séparaient d'eux. Il eût beaucoup désiré les tenir à distance, mais sa réserve distinguée, sans dédain, n'y parvenait pas toujours. A quoi rimaient ces éloges à brûle-pourpoint, tant de flatteries et d'honnêtetés? Il ne comprenait rien à cette envie de lui plaire, à cette espèce de cour qu'on lui faisait. Car, dans sa candeur, il ne pensait ni à Mlle Em- ina Vergust ni à MUe Hort'ense Buellings non plus cjue si elles n'eussent jamais existé. — Messieurs, reprit-il pour rompre le silence, vous avez vraiment trop bonne opinion de moi. Croyez bien que je n'ai pas votre longue expérience et qu'il me reste beaucoup à apprendre. Quant à nous agrandir, oui, on y songe, mais la chose n'est pas encore faite. Cependant Théodore avait déposé le tiroir du quincaillier sur le marbre et, faisant claquer la serviette, il invitait son client à s'asseoir, quand le vieux cartel hexagonal accroché au mur fit tinter sa sonnerie grave, un peu étouffée. — Huit heures! s'écria le tripier. Ça est un peu fort! Eh bien voilà comment le temps passe avec un gentil garçon! Et Buellings de renchérir : — Oh, si ma femme réclame, tant pis! Je lui dirai que c'est de votre faute, Monsieur Prosper, et elle sera de retour de bonne humeur, ça j'en suis sûr! Mais Vergust ne prétendait pas s'en aller sans avoir laissé la meilleure impression dans l'esprit du jeune quincaillier : il s'informa de l'état de santé de son vieil ami Claes : — Toujours la même chose, hein, dit-il sans attendre la réponse. Ça est tout de même malheureux! Enfin, du moment que ça ne va pas plus mal, c'est bon signe. Faites lui bien mes compliment"!, savez-vous et dites lui que j'irai une fois le voir la semaine prochaine s'il n'y a pas de dérangement. — C'est cela, répondit aimablement le jeune homme, je suis certain que ça lui fera plaisir. — Et moi aussi je viendrai, intervint aussitôt le sellier. Je serais déjà allé lui faire une petite visite, savez-vous, si je n'avais pas été occupé ces jours-ci avec l'entrepreneur pour les changements à mon magasin, vous comprenez... — En effet, fit Prosper, on m'en a parlé... Et il se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire en se rappelant le vrai motif qui décidait le sellier à transformer sa boutique. En effet, Buellings avait acheté dans la liquidation d'un tailleur du quartier Léopold un immense cheval en carton pierre, bel alezan aux naseaux de feu, qui servait de mannequin pour les amazones. Il comptait le harnacher avec luxe et en faire un des plus riches ornements de la sellerie. Or, incident imprévu, lorsque le quadrupède fut amené en grande pompe rue de Flandre, voilà qu'il se refusa absolument à pénétrer dans le magasin. Il avait d'ailleurs ses raisons; en effet, porte, couloir, vitrine, tout était trop étroit pour le laisser passer. On s'évertua de mille manières à le persuader, mais rien ne fit. Il fallait renoncer à l'introduire à moins qu'on n'abattît un pan de mur. Donc, en attendant, l'animal était remisé chez un voisin. Le petit De Bouck lui avait conté cette histoire, étant par hasard parmi les badauds qui s'ébattaient autour du Mecklembourgeois impassible. — Tout s'explique, s'était écrié Prosper, c'est un descendant du cheval de Troie! Mais le sellier, trop plein de son sujet pour rien remarquer d'ironique sur la figure du jeune homme : — Oui, je suis décidé maintenant. Tout bien réfléchi je crois que je puis me risquer. Ça ne coûtera pas si cher... Et d'un ton détaché : — Une pièce de « cinque » mille francs tout au plus selon le devis... Ce n'est pas le diable et on peut se permettre ça dans ma position. — « Cinque » mille francs! s'exclama le tri-pief, mais c'est pour rien ! Quand je pense que j'ai dû cracher quatre fois plus pour mon installation. Mais je ne le regrette pas. Ils continuèrent un moment à se faire la réplique, luttant à qui donnerait l'idée la pus favorable de sa fortune. Mais le quincaillier s'était installé et Théodore commença à le savonner d'un blaireau fougueux. — Allons, maintenant, je m'en vais, dit Vergust. Jusqu'à la prochaine fois, Monsieur Prosper et portez-vous bien... — Je file aussi, cria Buellings. Bien le bonsoir et mes compliments chez vous! Il fallut que le jeune homme dégageât sa main de dessous le peignoir pour répondre à leurs shake-hand bien sentis. Enfin, ils se dirigeaient tous deux vers la porte, s'entêtant à ne pas vouloir sortir le premier, non par politesse mutuelle, mais dans l'intention de rester le dernier afin de pouvoir décocher quelque gentillesse définitive au quincaillier. — Passez devant, commanda Vergust, vous êtes le plus pressé. Moi, j'ai le temps. Et, à petits coups de ventre, comme font ces clowns pneumatiques des folles pantomimes anglaises, il repoussait le sellier de-ci de-là, si bien que ce dernier, désespérant de le contourner, et vu l'heure tardive, se résigna enfin à sortir en grommelant. Aussitôt, Vergust se retourna : — Hein! c'est entendu, Monsieur Prosper. Vous n'oubliez pas de dire que je viens la semaine prochaine... Et posant les deux mains de chaque côté de sa bouche, en porte-voix : — Entre nous, j'ai tout un lot de hâchoirs et de scies qui viennent encore de chez Taymans et ça ne vaut rien du tout. Vous me montrerez une fois vos nouveaux modèles anglais, et on fera peut-être une affaire. Allons, mes compliments! Et jubilant de sa bonne ruse, il roula au dehors. Mais la porte ne se referma pas si vite qu'on ne pût entendre le fausset de Buellings glapir dans le brouillard : — Bien des choses à la maison! * * * — Ça va mieux, fit Théodore. Maintenant on respire... La fumée s'étant dissipée, il fit arrêter le ventilateur et ce fut un vrai soulagement de ne plus entendre ces petits cris de souris qui agaçaient l'oreille. Le calme régnait à présent dans le salon : — Ne vous gênez pas pour partir, dit le coiffeur à son employé, il ne viendra tout de même plus personne. A demain, mon ami. Sur quoi, Alphonse, ramassant ses outils, souhaita le bonsoir et disparut. — C'est encore un brave, confia Théodore, un orphelin qui habite au fond d'Anderlecht avec une vieille tante. Je suis vraiment content de lui. Si ça marche bien, je ne dis pas que je ne l'engagerai pas pour de bon... Qu'est-ce que vous en pensez, Monsieur Prosper? — Mais oui, vous avez raison, répondit le jeune homme, j'ai déjà été servi par lui : il a la main légère et rase avec beaucoup de soin. Et, pris d'un scrupule : —Excusez-moi si je suis venu un peu tard, mais impossible de faire autrement le samedi... Le coiffeur se récria : — Oh ! Monsieur Prosper, mais il n'y a pas de mal! Le samedi, nous ne fermons jamais avant neuf heures, n'est-ce pas fils? Il prononçait « fils » avec une intonation de tendresse qu'il fallait remarquer et qui pénétrait. — Parfois plus tard, Pa! confirma James, employant le diminutif anglais qu'il avait gardé de sa petite enfance. Et tandis qu'il remettait de l'ordre sur le lavabo : — Même que samedi dernier, on n'a pu mettre les volets qu'à dix heures passées. — C'est bien dommage, soupira le coiffeur, que ça n'est pas tous les jours la même chose. Ça ne nous gênerait pas de travailler jusqu'à minuit. Mais dans notre métier, c'est le" calme ou bien le coup de feu. Une fois, on est là les bras croisés à ne rien faire et un moment après on ne sait plus où donner de la tête... Il citait des exemples, tout en savonnant Prosper pour la seconde fois. — Le pis, conclut-il, c'est qu'on perd des clients avec ça. Mais que voulez-vous, on ne sait rien y changer. — Ne vous chagrinez pas outre mesure, répondit le jeune homme, vous vous agrandirez certainement un jour ou l'autre et ça ira mieux. — Oui, tantôt, ces messieurs disaient que je devrais faire des changements ici... Ah! ce n'est pas le désir qui me manque, Monsieur Prosper, mais quand on a des charges comme moi, il faut prendre attention à ce qu'on fait. Enfin, on verra. Alors le jeune homme, qui se débarbouillait dans la cuvette : — S'il vous faut un coup d'épaule, Théodore, comptez sur moi. — Oh, Monsieur Prosper, c'est bien gentil, mais je ne demande pas ça. Et, de nouveau, comme à la proposition moins désintéressée du tripier, l'émotion humectait les yeux de l'excellent homme, montrant son cœur bien placé, sensible. Cependant, le quincaillier s'était rassis dans le fauteuil et tandis que Théodore passait la pierre sur ses joues au teint hâlé, vigoureux : — Ça n'est pas une promesse en l'air que je vous fais, dit-il gravement, et je serais heureux de vous être utile. Puis, avec gaîté : — C'est vous, Théodore, qui m'avez coupé mes premières boucles et qui m'avez sacré un vrai garçon. Et c'est encore vous qui m'avez enlevé ma première barbe! On n'oublie pas ça! — Ah, ça c'est vrai, Monsieur Prosper, que c'est moi qui ai coupé vos cheveux pour la première fois, même que ça me faisait de la peine, voulez-vous croire, car vous étiez un si beau petit manneke avec ces longues crolles qui tombaient dans votre cou! — Oui, je me rappelle; j'avais huit ans qu'on me prenait parfois encore pour une petite fille et ça m'humiliait beaucoup. A présent, j'espère qu'on ne s'y trompe plus... Et, forcé de se regarder dans la glace, il était bien obligé de convenir en lui-même qu'il avait une tête assez virile et qu'il ne l'eût pas échangée contre une plus régulière, ni plus belle. Mais, détournant la conversation : — Hé Théodore, vous ne me dites rien de ma petite amie, Clairette. Il paraît cependant qu'elle va beaucoup mieux. Une véritable affection l'attachait à cette enfant, qu'il prenait jadis sur ses genoux pour lui raconter des histoires quand, toute gamine et encore bien portante, elle s'insinuait dans le salon. Et maintenant que l'anémie semblait consumer la fillette et la tenait confinée dans sa chambre, il ne l'oubliait pas. De connivence avec le bon docteur Buysse, il lui envoyait des cordiaux, des jouets, de grands livres d'images; et s'il passait devant la maison, il ne manquait jamais de regarder en l'air et d'adresser de gentils signes d'amitié à cette petite malade si pâle, si résignée, qui lui souriait à la fenêtre. Cependant, une flamme venait de s'allumer dans les yeux du coiffeur et, tout de suite, il s'arrangea pour faire traîner le service, promenant ses ciseaux minutieux autour des oreilles, sur la nuque du jeune homme, égalisant, à n'en pas finir ce soir, sa « brosse » courte et drue. En même temps, il déversait le trop-plein de son âme joyeuse : — Ôh ! Monsieur Prosper, nous sommes si contents! Oui, notre petite Claire se porte beaucoup mieux depuis quinze jours; le docteur dit que, cette fois, il y a un grand changement et que si ça continue comme ça, la fièvre ne reviendra plus. Ah, ce qu'il faudrait à l'enfant, voyez-vous, c'est la campagne au lieu de.rester toujours en- fermée dans cette vilaine maison où le mauvais air de l'impasse d'à. côté entre par les fenêtres. Malheureusement on ne connaît personne dans les environs de Bruxelles pour la prendre en pension et, du reste, sa sœur ne voudrait pas s'en séparer. C'est comme si c'était sa fille, vous comprenez. Vous devriez voir comme elles sont ensemble! — Mais, remarqua Prosper, qu'est-ce qui s'oppose à ce que votre fille aînée parte avec la petite pour la campagne? — Oh, alors, qu'est-ce que nous ferions, nous autres, hein, fils? Mais James, en garçon déjà raisonnable : — Si c'est nécessaire pour le bien de Clairette, il ne faut pas regarder à ça. Nous saurons toujours nous débrouiller. On ferait apporter ses repas du petit restaurant d'en face et la femme viendrait tous les jours pour notre chambre... — C'est juste, reconnut le père, on pourrait s'arranger. Ça était plus grave dans le temps et on s'en est bien tiré... 11 évoquait l'époque de malheur où il avait perdu sa chère femme si douce, si bien élevée, si bonne musicienne — car elle donnait là-bas, à Londres, des leçons de chant et de piano — et qu'il était resté seul avec ses enfants, dont la cadette n'avait que deux ans à peine. Ah! s'il n'avait pas eu Martha! — C'est vrai aussi que celle-là a besoin de bon air. Je me dis bien souvent que ce n'est pas une vie pour une jeune fille de son âge. Pourtant, elle ne se plaint jamais, savez-vous. C'est une si bonne petite mère! — Eh bien, dit le jeune homme, attendons seulement le printemps. Je connais de braves gens qui habitent une grande ferme du côté de Watermael... Ils consentiraient sans doute à prendre vos deux filles chez eux et ne seraient pas exigeants. Voilà ce qu'il nous faut, il me semble, car il y a bon air dans ces parages sans compter que la forêt est toute proche. Je vais m'occuper de cela. J'en fais mon affaire... — Oh ! Monsieur Prosper, c'est trop gentil de votre part. Non, ça! — Ne me remerciez pas, fit le jeune homme en se levant enfin du fauteuil; il n'y a rien de plus simple, et c'est moi qui serais content de voir ma petite amie devenir une grosse paysanne bien portante au milieu des poules et des canards, des oies, des paons et des dindons, car il y a de tout ça dans ma ferme. C'est l'arche de Noé! — Est-ce vrai! faisait Théodore littéralement abasourdi, pas possible! Soudain, et comme James, émerveillé lui aussi, brossait le veston du jeune homme, un piano résonna au-dessus de leurs têtes et une douce voix commença de fredonner l'air mélancolique et si tendre, ce chant national de l'Irlande que Flotow a introduit comme leitmotiv dans sa partition de « Martha ». L'instrument était légèrement discord : on eût dit un clavecin ou unr épinette; il n'en faisait que mieux ressortir le chant, la justesse de la voix. Et le jeune homme demeurait plongé dans le ravissement. La mélodie avait cessé qu'il écoutait encore, retenant son souffle, tout à l'émotion suave dont son âme était pénétrée. — Mais c'est délicieux, dit-il enfin, qui chante ainsi? Théodore souriait : — Bé, c'est Martha qui chante son petit air comme tous les soirs pour sa fille... Clairette ne saurait pas s'endormir sans ça... Et, le cœur remué d'un profond attendrissement : — C'est encore le piano de ma pauvre chère femme. Il a un drôle de son, n'est-ce pas? — Ma foi, répondit le jeune homme, il me semble bien que c'est un charme de plu?;... A ces mots, repoussant l'aide empressée du coiffeur et de son fils, il s'occupait à endosrf r son paletot, quand la porte de la petite pièce attenant au salon s'ouvrit doucement et parut une grande jeune fille au visage un peu grave, mais d'une fraîcheur délicieuse dans sa pâleur de lys. Elle eut un petit geste comme pour se retirer : — Excusez-moi, dit-elle, mais je croyais qu'il n'y avait plus personne... — Ça ne fait rien fille, dit Théodore, entre seulement. Il ne faut pas avoir peur de te montrer. — Mais je n'ai pas peur, Pa, fit-elle avec un gracieux sourire. J étais descendue pour vous aider tous les deux. Elle s'avança sans timidité : — Bonsoir, Monsieur Claes... Il y avait de longs mois que Prosper ne l'avait plus aperçue; elle lui semblait grandie dans cette robe sombre recouverte d'un coquet tablier de lustrine noire qui, bien ajusté, faisait valoir l'élégance d'un buste un peu allongé mais sans étroi-tesse. Il regardait ses grands yeux clairs, frappé de la distinction, de la grâce sérieuse de cette figure dont la pâleur ressortait sous une opulente chevelure cuivrée, comme on en peut admirer chez les filles de l'île d'émeraude. Et puis, le port, l'aisance de la jeune fille le surprenait autant que sa façon de s'exprimer; car l'accent anglais n'avait pas si complètement abandonné ses lèvres qu'il n'ajoutât encore un agrément à ses paroles. Comment cela se faisait-il? Mais ce salon de si modeste apparence prenait un éclat soudain, revêtant les choses d'une teinte de luxe. Alors, dans un élan joyeux : — Bonsoir, Mademoiselle! Et tous mes compliments. Je ne savais pas que vous aviez une si jolie voix... Une rougeur colora les joues de la jeune fille : — Oh, si j'avais pu me douter qu'il y avait encore du monde, je ne me serais par permis de... — Et bien, vous m'auriez privé d'un grand plaisir. Elle avait repris de l'assurance : — Vous êtes indulgent, Monsieur Claes... Mais il manque tant de notes à notre pauvre piano! — Justement, reprit-il, je trouve que c'est encore plus joli comme ça! — Du moment que Clairette est contente, n'est-ce pas, et s'endort tout de suite... Il s'enhardit un moment à plaisanter : — Eh bien, je me connais, on ne m'endormirait pas de cette manière-là. Oh non! je ne me lasserais pas d'écouter une si douce chanson... Puis redevenant sérieux : — Je suis bien heureux d'apprendre que ma petite amie va beaucoup mieux. Oui, je crois maintenant qu'il ne faut plus craindre de rechute, le docteur Buysse me le disait encore l'autre jour. Il est enchanté, vous savez... — Claire est si raisonnable, dit la jeune fille. Elle se soumet au régime et ne se plaint jamais. Oui, maintenant nous sommes un peu plus tranquilles, hein Père? Comme je voudrais qu'elle puisse sortir et prendre l'air! Mais il fait si mauvais en cette saison ! — Patience. Mademoiselle, fit Prosper d'un air entendu. Nous allons arranger quelque chose pour le printemps prochain, n'est-ce pas, Messieurs? Et comme la jeune fille tournait sa figure intriguée vers les siens : — Mais chut, vous autres! commanda gaî-ment le jeune homme, c'est un secret entre nous Alors, avisant le paquet qu'il avait déposé sur le comptoir, un joli paquet enveloppé de papier blanc satiné et noué d'une large faveur rose, il alla le prendre et revint l'offrir à la jeune fille : — Tenez, Mademoiselle, dit-il d'une voix un peu hésitante, voici une belle poupée que j'ai rapportée de Paris lors de mon dernier voyage d'affaires. Comme le six décembre tombe après-demain, dites à ma petite amie que le grand Saint-Nicolas a déposé ce paquet à son intention dans ma cheminée... Il y eut un silence que rompit aussitôt une double exclamation : — Oh, Monsieur Prosper! Non, ça n'est pas permis! — Monsieur Claes, murmura la jeune fille, Monsieur Claes... Elle ne put continuer et deux larmes roulèrent sur ses joues. Prosper avait déjà sauté sur le trottoir : — Au revoir! Embrassez la petite pour moi! Et il se sauvait maintenant à travers la brume glacée, content de lui, tout surpris de s'entendre fredonner le doux chant d'Irlande dans l'égo-sillement des gaillardes vendeuses qui criaient les oranges et les caricoles marines... CHAPITRE IV Nièce et seule proche parente du quincaillier, Julie Claes, ancienne institutrice communale, avait épousé il y a quelque vingt ans, M. Antoine L'Hoest, l'un des plus riches brasseurs de Tirlemont. Les L'Hoest étaient d'honnêtes gens qui jouissaient d'une excellente réputation. Camille, leur fille unique, âgée aujourd'hui de dix-huit ans, venait de terminer ses études dans un institut religieux de Liège. Fort bien de sa personne, elle passait pour une demoiselle accomplie : c'était un bon parti aux yeux de la riche bourgeoise de Tirlemont et des alentours. Mais ses parents avaient de hautes visées pour elle et rêvaient d'un gendre habitant la capitale, où ils comptaient bien se retirer dans leurs vieux jours. Les relations qu'ils entretenaient avec les Claes s'étaient sensiblement attiédies, voire refroidies à partir du jour où les braves quincailliers avaient recueilli l'enfant trouvé : elles se bornaient, depuis fort longtemps, à une courte visite lorsque, chaque année, aux approches du vingt-cinq décembre, ils se transportaient à Bru- xelles pour leur remonte de linge, d'habits et d'idées. Toutefois, le sentiment de l'inutilité de leur rancune en avait beaucoup diminué la force. A mesure que leur fille grandissait, il leur avait paru de plus en plus raisonnable de s'incliner devant le fait accompli et de tâcher, par quelque combinaison heureuse, d'en amortir les conséquences tant préjudiciables à leurs intérêts. Si bien rentés qu'ils fussent, en effet, la succession du père Claes ne les laissait pas indifférents. Du reste, l'extraordinaire développement de la quincaillerie leur était une raison de plus pour agir sans délai et quitter une attitude aussi vaine que peu avouable. Ainsi disposés, ils ne furent pas longs à se débarrasser de tout préjugé au sujet de la naissance de leur pseudo cousin et à le considérer comme un gendre fort acceptable, d'autant plus que Prosper, sa qualité de fils adoptif mise à part, ne leur était pas autrement antipathique. Un rapprochement fut donc décidé. Tout de suite, Mme L'Hoest se ressouvint avec à-propos des fêtes anniversaires de l'oncle Isidore et de la tante Annette; elle écrivit d'affectueuses lettres, multiplia ses petits envois de friandises locales et ne perdit plus une occasion de montrer l'attachement que lui inspirait sa famille. Or, il arriva qu'aux dernières vacances de la Noël, Prosper se trouvant à l'étranger pour affaires, les L'Hoest en profitèrent pour s'ouvrir avec franchise à leurs parents. Très émus d'abord, les vieux quincailliers se laissèrent bien vite persuader que le mariage du jeune homme avec leur petite-nièce avait toujours été dans leurs vœux secrets. Par une telle alliance, Prosper n'entrait-il pas dans la famille d'une façon encore plus effective que par un acte d'adoption? Ses enfants n'auraient-ils pas du sang de vrais Claes dans les veines? Cette pensée les remplissait de joie et déjà ils anticipaient pour les jeunes gens les perspectives du plus riant avenir. Toutefois, il fut entendu de part et d'autre qu'on ne hâterait rien et que les futurs, un peu jeunes encore, seraient laissés jusqu'à l'an prochain, dans l'ignorance des projets formés pour leur bonheur. Mais, dans l'entretemps, rien n'empêchait que, par d'habiles confidences, on n'éveillât doucement leur attention sur leurs qualités respectives et l'intérêt qu'ils se portaient l'un à l'autre. Plus tard, des visites fréquentes sauraient ménager au cousin et à la cousine, des occasions de se rencontrer, de se comprendre et finalement de se plaire. Ainsi fut fait sans que les jeunes gens se doutassent du complot, tout au moins en apparence. Or, l'année s'étant écoulée, les L'Hoest annoncèrent aux quincailliers, ainsi qu'il avait été convenu entre eux, que cédant à leurs vives instances, ils acceptaient l'invitation de venir passer chez eux les fêtes de la Noël, s'excusant d'avance avec force gentillesses, du remue-ménage que cette longue visite allait provoquer dans la tranquille maison de la rue de Flandre. A cette nouvelle, Prosper s'étonna bien un peu, mais sans témoigner aucun déplaisir; il lui suffisait que les bons vieux en fussent enchantés pour se résigner d'avance à toutes les corvées qu'une réception de ce genre ne manquerait pas de lui imposer. D'ailleurs, il venait de mettre au point son grand projet de transformation du magasin et un temps de relâche, après l'étude des plans et les laborieuses conférences avec l'entrepreneur, lui paraissait assez mérité. Bernard, son fidèle commis, saurait bien le suppléer pour quelques jours ainsi qu'il faisait pendant ses voyages d'affaires. Donc, l'esprit en repos de ce côté, il ne s'émut pas davantage de l'arrivée des provinciaux, bien qu'il ressentît une certaine curiosité de vivre un instant auprès d'eux et de les mieux connaître. De fait, il y avait cinq ans environ que le jeune homme n'avait vu les époux L'Hoest et leurs physionomies s'étaient presque effacées de sa mémoire. Camille, non plus, ne lui laissait aucun souvenir précis et c'est à peine s'il se souvenait d'une grande fille de treize ans, gauche, sérieuse et sans sourire. En somme, comme il le disait à son ami De Bouck, qui entrait souvent dans le magasin en revenant de la clinique ophtalmique de l'hôpital Saint-Pierre où il était interne, ces L'Hoest étaient des inconnus pour lui et il n'y pensait guère pas plus qu'il ne songeait à leur secret dépit de le voir interposé entre eux et les vieux quincailliers. Aussi bien, dans l'insouciance de sa jeunesse, il ignorait encore qu'on pût lui en vouloir de son affection filiale et le croire capable d'en attendre un jour d'autres avantages que la seule satisfaction de son cœur. C'est ainsi que la visite des Tiriemontois ne lui causait aucune inquiétude ni malaise; son attitude saurait leur faire comprendre qu'il n'était pas un intrus vulgaire, et que, mis en état de gagner sa vie, il ne comptait désormais que sur son travail pour réussir; dès lors, les héritiers légitimes ne devaient redouter de sa part aucune usurpation, quand bien même celle-ci serait entourée de toutes les formes de la loi. Mais, si l'arrivée prochaine des provinciaux, le laissait en somme assez calme, il n'en était pas de même chez Mme Claes et Adelaïde qui multipliaient leurs conférences au sujet du logement des invités. Après bien des combinaisons, il avait été décidé que Prosper abandonnerait aux L'Hoest tout le second étage, son domaine exclusif, et qu'il s'accommoderait pour quelques nuits de la petite salle de bain de l'entresol en guise de chambre à coucher. Et aussitôt, le branle-bas de commencer dans la maison avec l'ordinaire concours de mercenaires que réclame tout aménagement bien compris. Mm® Claes tenait à une installation confor- table et qui eût même son brin de coquetterie, principalement dans la chambre destinée à la jeune fille, ce que le vieux tapissier Galesloot sut comprendre et réaliser avec un certain goût, parfaitement criard et moderne. Mais quel tapage durant toute la semaine dans cette demeure toujours si quiète! On montait, on descendait, on rementait encore et c'était dans l'étroit et raide escalier des appels, des cris, des hans, un brouhaha dominé par la voix d'Adelaïde qui, penchée sur la rampe au second étage, tel un capitaine sur sa passerelle, lançait des ordres à travers le rideau de sa chevelure dépeignée, stimulait les ouvriers retardés dans leur assaut par les lourds canapés, les sommiers géants, meubles obstinés à ne pas vouloir continuer une ascension impossible, quelque position insolite et bizarre qu'on leur fît prendre pour les mieux persuader. On entendait des craquements sinistres; les balustres"gémissaient, se cintraient au passage des grosses pièces, et les murs, eux aussi, souffraient de plaies affreuses, toutes coulantes d'un plâtre noir, séculaire. Jusqu'aux matelas qui s'avisaient de résistance; leur épaisseur moelleuse semblait pourtant assez inoffensive, mais ce n'était qu'une apparence : soudain, ils emportaient à leur tour quelque chose par leur masse un instant comprimée à outrance dans l'étranglement d'un couloir obstrué de consoles et de penderies... — Attention seulement au gaz! criait Adélaïde. Plusse par ici! Plusse par ici! Doucement, savez-vous. Ouie! En même temps, le globe du bec papillon volait en miettes avec un tel fracas que la blanche Miaoutte perchée sur le toit d'une armoire détalait de son poste de vigie pour bondir affolée par-dessus la bagarre. — Jésusse Maria! Mais cette exclamation de catastrophe n'impressionnait nullement Mme Claes, prudemment tapie au fond d'une encoignure : — Ce n'est rien, ne regardez pas à ça. Allez seulement ! Et on allait avec une vigueur nouvelle, rafraîchie par les petites gouttes d'un cruchon de « vieux système ». Loin de se plaindre, le bon quincaillier souriait dans son fauteuil roulant. Environné de tapage, amusé de ce tonnerre qui grondait sur sa tête, il n'avait depuis longtemps goûté une si forte distraction dans son existence de reclus. Et si parfois Mme Claes s'inquiétait de lui à quelque tumulte trop véhément et prolongé, il la rassurait aussitôt : — Non, non femme, ça ne me dérange pas du tout, bien au contraire. Continuez, continuez! Ah quel dommage que je ne suis plus bon pour aider! Et pris d'une frénésie de mouvement, comme électrisé par l'exemple, il empoignait les leviers du fauteuil — de son automobile comme il disait avec bonne humeur — et le faisait rouler à travers la salle à manger, tournant en tous sens, virant, virevoltant avec une ivresse jeune et peut-être l'envie secrète de casser quelque chose, lui aussi, pour faire comme tout le monde. Enfin, le vacarme devint intermittent et finit par s'apaiser. Un soir, ce fut le silence; tout était prêt. Les deux chambres à coucher et le cabinet de toilette avaient décidément bon air dans leur tonalité claire et gaie. Rien de plus confortable que cet appartement dont les meubles ne sentaient pas l'installation hâtive et provisoire. Tout reluisait. Les lits, les lavabos montraient une fraîcheur et une abondance de linge qui faisaient plaisir à voir. Un parfum de propreté se dégageait de toutes choses. Mme Claes ne pouvait dissimuler sa satisfaction et s'écriait avec orgueil : — Hein ça, j'espère qu'ils seront contents! Cependant qu'Adelaïde, épuisée par de suprêmes frottages se laissait retomber et rebondir sur un large divan tendu d'Utrecht : — Maintenant, savez-vous, ils peuvent venir! * * * « Arriverons six heures. Amitiés ». Julie. Telle était la dépêche que l'on reçut le lendemain au cours de l'après-midi. En attendant que le train fût signalé, Prosper se promenait sur le quai, essayant de se rappeler la figure de ces L'Hoest et assez inquiet de n'y point réussir. Il se souvenait pourtant que la cousine portait un pince-nez : c'était sans doute un signe distinctif mais qui pouvait l'exposer à des méprises si, par malheur, l'express de Liège contenait beaucoup d'autres dames myopes. Les L'Hoest se composaient de trois personnes : le père, la mère et la fille. Encore un indice précieux; mais n'y aurait-il pas d'autres trinités de famille composées exactement de même? Sa perplexité augmentait encore de la certitude absolue qu'on ne le reconnaîtrait pas. Que faire alors s'il ne découvrait pas ses parents dans la foule? Car il ne lui semblait pas décent de crier « L'Hoest! L'Hoest! » comme un simple portier d'hôtel. Sa mère aurait bien fait d'avertir les provinciaux, qu'il tiendrait, par exemple, un mouchoir à la main. Mais peut-être avait-elle craint de les froisser en doutant de leurs qualités de physionomistes. Il en était là de ses réflexions quand un fanal apparut dans le lointain comme un œil de cy-clope et grandit, projetant sur la voie une vive lumière. Bientôt le convoi entrait majestueusement sous le hall de la gare pour stopper contre la barrière des buttoirs. Déjà les voyageurs s'échappaient des voitures, se répandant sur le quai dans une agitation de fourmillière. Jamais ils n'avaient été plus nombreux, si pressés et bousculeurs. Prosper s'était redressé et, la tête aussi haute qu'il la pouvait porter, il remontait tant bien que mal le dur courant de cette foule affairée, lorsqu'un plumet lui chatouilla le nez; en même temps, il se sentait enlacer et, avant qu'il fût revenu de sa surprise, deux baisers claquaient sur ses joues : — Hé, me voilà, Prosper! Et c'était Mme L'Hoest, petite femme replète, enveloppée dans un manteau d'astrakan et coiffée d'un chapeau à panache, qui se retournait à présent pour héler les siens. — Eh bien! arrivez donc, vous autres! — Bonjour, mon cousin! lança une langue empâtée qui appartenait à un homme de haute taille et d'assez forte complexion. Excusez si je ne sais pas vous serrer la main... En effet, une lourde valise à soufflet pendait au bout de chacun de ses bras. — Allons, Camille! Une grande fille, élégante, vêtue de loutre et la figure indistincte tant elle était emmitouflée, s'avançait avec une gaine à parapluie reposant sur son bras droit et une sacoche dans la main gauche. — Bonjour, dit-elle d'une voix étouffée par la voilette et les fourrures. Un moment ahuri, désemparé par cette brusque rencontre et cette triple salutation, le jeune homme commençait de reprendre son aplomb, bien que les exclamations de Mme L'Hoest continuassent à l'étourdir. — Bonjour, cousins! fit-il enfin dans une bienvenue globale. Mais laissez-moi vous débarrasser!... Non sans quelque résistance, le brasseur consentit à lui abandonner une de ses valises. Mais la jeune fille s'entêtait à ne vouloir rien céder. — Je vous en prie, Mademoiselle... Tout de suite il se reprit en souriant : — Je veux dire, ma cousine... Elle s'était reculée, farouche : — Non, je préfère... — Voyons... — Non, c'est inutile. Le ton était ferme, même dur. Le jeune homme aurait sans doute été plus ému de cette mauvaise grâce si l'accueil franchement sympathique des parents ne l'eût déjà mis en confiance. N'empêche que la demoiselle le surprenait un peu, l'intriguait avec ce visage à peine visible, enfoncé qu'il était dans les fourrures jusqu'aux oreilles. — Comme vous voudrez, dit-il sans plus insister; d'ailleurs la voiture n'est pas loin. Et d'un ton enjoué : — En avant! Suivez-moi! Pour la circonstance, il avait commandé une remise à deux chevaux qui attendait rue de Bra-bant. On déposa les lourdes valises auprès du cocher et, tous les quatre, frissonnant sous la bise glaciale qui soufflait depuis la veille, ils se hâtèrent de pénétrer dans le landau où des bouil-lotes entretenaient une tiédeur légèrement saturée d'un parfum d'écurie. Mme L'Hoest ne déparlait pas. Sans reprendre haleine, elle contait les incidents du voyage, le retard où les avait mis un gros client, leur arrivée à la station juste au moment où le train entrait en gare et comment ils avaient pu prendre place dans un « réservé » à la faveur de l'encombrement. — Hein, c'est une chance! Elle s'étonnait, questionnait, poussait des exclamations tout en frottant la glace embuée pour regarder dans la rue avec son face à main substitué au pince-nez comme plus séant et de meilleur ton en voyage. — Quelle animation! C'est encore pis qu'à Paris! Où sommes-nous donc? Je ne me retrouve pas. Mon Dieu que de tramways! Cette pétulance contrastait avec la placidité du mari, lequel, renversé dans le fond de la voiture, souriait béatement sans mot dire, prêt à sommeiller. Mais la fille faisait peut-être encore mieux ressortir le frétillement de la mère. Assise sur la banquette de devant, elle se tenait très droite, dans une rigidité de borne, insensible aux cahots, tournant presque le dos à Prosper et affectant de regarder par la fenêtre aveuglée de vapeur. — Nous voici place de Brouckère, dit le jeune homme profitant d'une petite tousserie que faisait Mme L'Hoest pour s'éclaircir la voix. Nous allons prendre par la place du Samedi... Et bien que fait-il? Il continue par le Boulevard... Au fait, ça n'est pas plus long et c'est plus gai... Or, comme on arrivait à la hauteur de la rue Marché-aux-Herbes, la voiture tourna si brusquement que la tête de Prosper vint donner contre l'épaule de sa voisine. — Oh! pardon! fit-il. Ce cocher est un maladroit ! — Non, non, cria M. L'Hoest que la secousse avait sorti de sa torpeur, je suis sûr au contraire qu'il le fait exprès pour qu'on s'embrasse? Hein. Camille, on va lui donner un bon pourboire? Un haussement d'épaules impatienté fut toute la réponse de la demoiselle, qui n'avait pas même détourné la tête et demeurait impassible, comme si elle n'eût pas senti l'attouchement involontaire du jeune homme. —. Diable, pensait Prosper, l'enfant ne paraît pas de très bonne humeur... Mais la voiture venait d'entrer dans la rue de Flandre. Soudain, elle ralentit sa course pour s'arrêter bientôt devant la quincaillerie. * * * Déjà Adelaïde se précipitait pour ouvrir la portière, tandis que Mme Claes attendait dans le magasin, la figure épanouie, toute rose sous ses cheveux blancs, encadrée d'un haut col ruché qui avait des allures de fraise médicéenne pardessus le corsage de velours noir. Alors ce fut un concert de congratulations, une fureur d'embrassades où résonnaient tous les prénoms de la famille. — Ne restons pas ici, criait la bonne dame, l'oncle vous attend là-haut. Oui, oui, soyez tranquilles, il va bien, vous allez voir! Montez vite! En effet, jamais le brave homme n'avait paru aussi guilleret. Ses yeux pétillaient dans un visage que l'âge avait aminci, mais sans lui ôter les touches vermeilles qui coloraient ses joues. Il y avait presque de la noblesse dans cette figure maigre, éclairée d'un front agrandi par la calvitie, au nez droit sous lequel la moustache dessinait une fière accolade dont le ton de vieil argent s'harmonisait avec le floconneux et blanc collier d'une barbe courte, très soignée. — Bonjour, mes enfants! s'écria-t-il en essayant de se soulever à la force des bras sur les accoudoirs du fauteuil. Comme c'est gentil d'avoir tenu votre promesse! A la bonne heure. Ah! je suis bien heureux de vous voir! — Mais, oncle Isidore, quelle bonne mine vous avez! Ma parole vous êtes encore rajeuni depuis l'année dernière. Hein! tante, que c'est la vérité? — Hé, hé, vous me flattez, Julie, protestait le paralytique en s'efforçant de chasser ces plumes de chapeau qui lui époussetaient à chaque instant le visage. Non, non, je sens bien que ça n'est plus comme dans le temps. Mais ça va et je ne puis pas me plaindre. 11 parvint à serrer la main que* son neveu lui tendait par-dessus sa femme et soudain s'extasia devant cette grande personne dressée en face de fui : — Que vois-je? s'exclama-t-il joyeusement. C'est la petite Camille, ça! Pas possible, n'est-ce pas? Mais voilà maintenant une belle grande demoiselle! Tous mes compliments! Il lui tendait les mains, l'attirait pour l'embrasser : — Bonjour, murmura la jeune fille à travers ses fourrures mais en résistant. — Eh bien, tu n'embrasses pas ton oncle! s'écria Mme L'Hoest, les sourcils froncés. Quelle sauvage tu fais! Voyons! tu n'es plus au couvent ici! — Non, non, laissez-la, Julie. Je comprends bien que ce n'est pas un plaisir d'embrasser un vieux comme moi, n'est-ce pas vrai, fille? Devant cette bonhomie et sur un regard implorant de sa mère, la jeune fille parut hésiter Puis, prenant son parti, elle consentit à se baisser, effleura de sa voilette les deux joues du vieillard. — Merci, fille, et qu'un beau garçon te le rende! Cependant, le brasseur enveloppait la salle à manger d'un regard bienveillant, réjoui. La pièce, confortablement garnie de sombres bahuts et de sièges tendus de cuir, enrichie même de quelques meubles et objets très artistiques qu'on ne s'attendait guère à y rencontrer, occupait toute la largeur de la façade; c'était une haute et spacieuse salle bien chauffée par un large poêle à feu ouvert et ornée d'un vieux lustre à pendeloques qui projetait une vive lumière sur la table ronde fleurie de roses, toute miroitante et scintillante de sa nappe blanche, de ses cristaux et de son argenterie. Quelques bouteilles de vin disposées sur un buffet attendaient, les unes debout, d'autres couchées dans des paniers. Et déjà un délicieux fumet, échappé de la cuisine, flottait dans l'air, annonçant une vraie bombance familiale. — Tante Anna, dit le provincial avec une plaisante mine de flaireur, ça sent encore meilleur qu'au « Nouveau Monde » de Tirlemont. Je vous avoue que je meurs de faim ! — A la bonne heure! s'écria la bonne dame enchantée. Mais vous restez tous là à bavarder... Le dîner est pour sept et demie, savez-vous! Prosper a porté vos bagages dans les chambres. Montez vite pour vous changer. Mme L'Hoest s'effara : — C'est vrai, on doit encore défaire ses valises. Excusez-nous mon oncle! — Je vous montre le chemin, dit Mme Claes en prenant les devants. Suivez-moi! — Surtout pas de grande toilette, vous savez Julie, cria gaiement le quincaillier. Faites comme vous voulez, mais dans une demi-heure la soupe est sur la table! — Oeie, oeie! fit la boulotte petite femme. Vite alors vous autres! Et son panache s'envola dans l'escalier CHAPITRE V Prosper s'occupait à déboucher la dernière bouteille, quand les L'Hoest rentrèrent dans la salle à manger. Il se retourna et resta stupéfait à la vue de la jeune fille. Elle s'avançait, grande, fière, dans une robe blanche à multiples volants. — Mais Camille! s'écria le vieil oncle saisi d'admiration, comme tu es jolie! Elle était mieux que cela; elle était vraiment belle. Une chevelure blond cendré, simplement relevée sans nul arrangement de mode, la coiffait comme d'une sorte de casque lourd, magnifique. Elle avait des yeux de sombre émeraude, le nez droit, un teint de rose lacté; la bouche, petite, vermeille, légèrement entrouverte, laissait étinceler un pur émail. Tout cela s'encadrait dans un ovale parfait, porté sur un cou long et flexible qui s'attachait aux épaules par une ligne harmonieuse, suave. La taille, bien prise, mince sans exagération, reposait sur des hanches arrondies; et l'on osait deviner le jet svelte des jambes, nerveuses sans doute comme celles des filles qui dansaient sur le Taygète. Prosper croyait rêver. Comment s'imaginer que Tirlemont possédât une semblable merveille! Il demeurait immobile, les yeux fixes, naïvement stupéfait, ravi devant cette beauté qui lui était aussi imprévue et neuve que fut la blonde Eva pour le premier homme. Et sa contemplation se prolongeait sans qu'il se doutât de l'air plutôt stupide qu'il avait avec son tire-bouchon à la main. Pourtant, il surprenait quelque raideur dans cette admirable provinciale. Le geste, les mouvements manquaient peut-être de souplesse. Sous le compliment du vieillard, le visage était resté impassible, sans rougeur, dédaigneux d'animer ses perfections. Avec un croissant au front, on eût dit la frigide, l'insensible Diane. Etait-ce attitude contrainte, timidité, chez cette toute jeune fille? Mais Adelaïde, qui apportait la soupière fumante, dispensa le jeune homme de déchiffrer cette énigme. — A table! Et le vieux quincaillier, empoignant les manivelles du fauteuil s'élança à fond de train vers son assiette tandis que Mme L'Hoest en une robe de soie à carreaux multicolores, qui la faisait ressembler à une toupie hollandaise, courait derrière lui en s'émerveillant de sa dextérité locomotrice. — Mais, mon oncle, vous allez plus vite que le vent! Mme Claes indiqua les places : — Vous, Antoine, à ma droite; Julie et Camille à côté de papa... Prosper s'était porté au devant la jeune fille restée en arrière, et arrondissant le bras : — Venez, ma cousine, je vais vous conduire. Mais déjà, en quelques vives enjambées, elle avait gagné sa chaise sur le bord de laquelle elle s'installait, roide et droite, dépliant sa serviette avec des gestes d'automate. Un peu troublé par cet accueil où il était impossible de ne pas découvrir une secrète hostilité, Prosper avait pris place auprès de la jeune fille. Jusqu'à présent, toutefois, et tant son âme était indulgente, il demeurait encore plus surpris que sérieusement affecté d'une telle froideur. Mais quelle serait son attitude devant cette mauvaise grâce? Car avec sa figure de marbre, la demoiselle semblait bien décidée à ne pas vouloir lui plaire. En attendant, et pour mieux réfléchir, il s'était emparé de la bouteille de bordeaux et, sans tremblement malgré son émoi, il remplissait les verres à la ronde. Or, comme il allait verser le vin à la jeune fille, celle-ci, d'un geste brusque, et sans prononcer une parole ni refuser d'aucun regard aimable, étendit la main sur son verre, une main aux doigts sans bagues mais fins, fuselés et dont les ongles luisaient comme des bijoux. Prosper n'eut que le temps de redresser le goulot du flacon pour éviter une catastrophe. PROSPER CLAES — Voyons, fille, s'écria le quincaillier d'un ton de reproche, ce bordeaux-là ne te fera pas de mal : il est plus vieux que toi! Comme elle se contentait de secouer la tête pour confirmer son refus, le bonhomme se renversa dans son fauteuil et la "regarda en riant : — Tu n'es pas muette au moins? Tu ne serais plus la fille de ta mère! Alors, Mme L'Hoest, qui parlait avec sa tante et se récriait sur les splendeurs de l'appartement du second étage sans cesser pourtant d'observer sa fille, intervint brusquement : — Non, non, mon oncle, ce n'est pas ça, mais Camille est si modeste! A cette explication, Prosper dut s'empêcher de sourire; dans l'étrange maintien de la demoiselle, il n'y avait rien que l'on pût qualifier de la sorte. De la modestie cela? pensait-il, allons donc! De la « muflerie », en langage de rhéto-ricien. — Vous comprenez, poursuivit la remuante provinciale en faisant des grâces avec son face à main, la petite a seulement quitté les Bénédictines au mois d'août dernier... Elle est encore si peu habituée à voir du monde!... — Le couvent... Le couvent! bougonna le paralytique en faisant la grimace. Eh bien, franchement, j'espère qu'elle va vite se débarrasser de cette éducation-là... Les Claes étaient de vieux libéraux et les L'Hoest ne l'ignoraient pas. Toutefois, la reli- gion n'était pas une pierre d'achoppement entre eux; on était tolérant de part et d'autre. — Je ne dis pas que le couvent soit la perfection, convint Mrae L'Hoest, mais si vous saviez comme Camille s'est fait de belles relations au Sacré-Cœur... Elle est amie avec plusieurs religieuses nobles, n'est-ce pas fille? — Que voulez-vous, mon oncle, ajouta le brasseur qui était un homme pratique avant tout, en province on ne fait pas toujours ce qu'on veut... Et puis, il faut bien songer à la clientèle. û — En effet, repartit le bonhomme, les calo-tins ne boivent pas que de l'eau. — Evidemment, accorda le neveu avec bonne humeur, et je déclare que du bon vin, comn celui-ci tenez! eh bien ça ne me fait pas peur ni à M. le Curé non plus! Fort de cet aveu, Prosper s'était hâté de lui remplir un nouveau verre, avec du vin blanc cette fois, pour accompagner le poisson : — Goûtez donc ce Châblis, mon cousin, dit-il; moi, je ne m'y connais pas encore, mais le docteur Buysse en fait beaucoup de cas. — Parbleu, il n'est pas dégoûté, s'écria le vieillard, du vin de la comète! Entre nous, je crois qu'il me le défend pour le boire à lui tout seul ! Il avait une bonne cave et regrettait de ne plus pouvoir en profiter, son régime lui interdisant les crus capiteux. — Bah, fit-il avec un clin d'œil à son neveu, le vinjpeut encore vieillir à son aise. Ce sera pour les enfants et les petits-enfants! Mme L'Hoest n'avait pas arrêté son moulin Assise auprès de sa tante, en dépit du protocole auquel il avait bien fallu déroger en partie pour que les jeunes gens fussent à côté l'un de l'autre, elle ne cessait de la féliciter sur le délicieux églefin et la manière dont il était apprêté: — Quelle chance vous avez, vous autres! A Tirlemont, nous ne savons pas avoir le poisson si frais qu'à Bruxelles... Et comme Adelaïde entrait pour remplacer les assiettes, elle l'interpella familièrement : — Ma fille, je faisais votre compliment. Cette sauce est une merveille! Il faut que vous me donniez la recette avant que nous partions. Ne me laisser pas oublier, savez-vous! Adélaïde se tortillait, toute rouge de plaisir. — Madame est bien bonne, mais ça est si facile à faire! C'est le naturel, rien que le naturel! Cependant Prosper ne se rebutait pas, essayant quand même d'arracher à sa voisine une parole, un regard ou quelque chose qui pût passer pour un vague signe de tête. La froideur de Camille devenait presque comme une sorte d'aiguillon; piqué d'honneur, il voulait animer la statue de marbre rose. Mais c'était une entreprise où se fût peut-être découragé Pygmalion lui-même. Aussi bien, les sujets de conversation PROSPER CLAES étaient rares avec cette cousine qu'il ne connaissait pour ainsi dire que depuis une heure. Le hasard parut un instant lui venir en aide en faisant glisser la serviette de la jeune fille sur le tapis. Prosper s'était empressé de plonger sous la table pour la ramasser. Mais l'impassibilité avec laquelle on accueillit ce petit service détrompa tout de suite son espoir d'en retirer aucun avantage. N'importe, l'ingénue était singulière. Elle l'intéressait comme une algèbre bourrée d'inconnues. Voyons, pourquoi cette contenance austère, revêche lorsqu'on était doué de tant d'attraits? 11 réfléchissait. Le commerce d'amitié qu'elle entretenait, au dire de sa mère, avec des religieuses de haut lignage ne fournissait-il pas l'explication de son orgueil, de son mépris pour le monde et les petites gens? Comment apprivoiser cette couventine farouche, l'extraire de son dédain? Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit comme un éclair : — Mais c'est la Camille du Proverbe! Alors si je faisais Perdican! 11 en demandait pardon à Musset, mais le rôle lui plaisait à jouer; s'il n'y mettait pas, et pour cause, la verve brillante du personnage, du moins pouvait-il lui emprunter sa tactique sentimentale, cette indifférence cavalière qui ne laisse pas de surprendre la plus inhumaine en en attendant qu'elle éveille son dépit. Donc, abandonnant sa voisine, il se jura de ne la plus même regarder. Le brasseur sembla captiver toute son attention par les détails qu'il donnait sur ses procédés de fabrication et le nouvel outillage de son usine. 11 l'écoutait sans sourciller, avec une profondeur qui flattait le provincial et ajoutait à sa prolixité. M. L'Hoest s'entendait d'ailleurs aux affaires, et s'il parlait des siennes avec une certaine complaisance ce n'était pas sans quelque rondeur assez agréable. On le sentait fort habile dans sa partie. La brasserie L'Hoest, l'une des plus importantes de la région, fabriquait diverses sortes de bière également réputées, qui luttaient avantageusement avec celles de ses concurrents du pays et de l'étranger. Adroit, jovial, très actif dans une enveloppe un peu épaissie par le houblon, il ne répugnait pas au progrès et cherchait à améliorer les produits, le mécanisme et les moindres rouages de son industrie. Bien que ses développements fussent remplis de parenthèses, il avait fini par intéresser réellement Prosper, dont les questions intelligentes, avisées, le faisaient tout à coup s'éprendre pour le jeune homme d'une sympathie qui n'avait plus rien de l'amabilité superficielle et contrainte du début de leur rencontre. Les dernières arrière-pensées qui pouvaient subsister dans son esprit à l'égard de l'alliance secrètement ourdie, étaient complètement dissipées. Il se laissait aller franchement à ses im- pressions bienveillantes : vraiment, ce garçon instruit, laborieux, et de bonne tournure ne lui déplairait pas du tout comme gendre. — Mais, mon jeune cousin, s'écria-t-il brusquement, pourquoi ne viendriez-vous pas à Tirlemont un de ces jours? Je serais enchanté de vous faire visiter la brasserie. Sans me vanter, elle en vaut la peine et vous serez étonné des progrès accomplis dans mon outillage. Je ne dis pas que notre ville soit très gaie, mais on ne s'y ennuie pas trop non plus. Venez, vous serez reçu à bras ouverts! Il n'y avait pas à se méprendre sur la cordialité de l'invitation, d'autant plus que Madame L'Hoest, interrompant sa conversation avec les Claes, joignait ses instances à celles de son mari et enchérissait de gentillesses : — Il faut au moins rester huit jours, vous savez, cousin! Autrement ça n'est pas la peine. Il y a de si belles promenades dans les environs! On attellera le dog-cart et comme ça vous ne serez pas fatigué... Voilà qui le soulageait de la méfiance que la hauteur de Camille avait fait renaître au fond de lui. Rassuré, confiant, il ne se fit pas prier davantage : — Mais je viendrai avec le plus grand plaisir! répondit-il d'un air franc et joyeux; seulement, ce ne sera pas tout de suite... Car vous ignorez peut-être que nous allons faire ici d'importants travaux de transformation après le jour de l'an, hein père? — Oh, fils, Antoine est au courant, fit le vieillard, et il sait bien que tu ne seras pas libre avant le printemps. Il soupira : — Oui, c'est un gros ouvrage et pas commode que l'on va exécuter en bas... Mais que voulez-vous, Prosper a raison, il faut suivre le progrès. Quoiqu'il fût bien persuadé à présent de l'utilité et de l'urgence des travaux, un regret attristait son cœur à la pensée d'une démolition : — Si au moins, j'étais sûr de pouvoir un jour descendre au rez-de-chaussée! Mais non, je suis condamné à rester dans ce fauteuil jusqu'à la fin... Je ne verrai rien... — Non, non, père, s'écria le jeune homme, les yeux brillants de tendresse, ne croyez pas cela! Encore un peu de patience, laissez-moi faire. Votre nouveau magasin vous plaira, j'en suis sûr, et vous pourrez y circuler plus facilement que dans la vieille boutique... — Ah ! mon garçon, tu es jeune, tu ne doutes de rien! Avec ces maudites jambes, vois-tu, ça me paraît bien difficile. Mais il ne voulait pas s'attendrir sur ses misères ni en affliger les autres : — Au fait, reprit-il en souriant, ne nous plaignons pas trop... Je pense souvent pour me consoler, qu'il vaut encore mieux être impotent qu'aveugle! — Vous avez bien raison, mon oncle, dit Mœe L'Hoest insinuante. Vous êtes heureux, vous, de voir encore sans lunettes, comme un jeune homme ! Tandis qu'elle se lamentait sur sa vue qui baissait de plus en plus et l'obligerait à consulter, son mari, tant par curiosité naturelle que dans l'intention d'être agréable, pensait-il, au jeune cousin, interrogeait Prosper sur les travaux qu'il allait entreprendre : — J'en ai souvent entendu parler, dit-il, mais je voudrais bien savoir en quoi ils consistent au juste, pour me faire une idée, Je me figure aussi que ce ne sera pas facile... — Ma foi, répondit le jeune homme en essayant de se dérober, ce serait peut-être un peu long à expliquer autant que fastidieux à écouter. — Pas du tout! protesta vivement le brasseur. Allez-y carrément, ça m'intéresse beaucoup. Le jeune homme parut encore hésiter, mais se décida finalement : — Pour bien faire, il faudrait avoir le plan sous les yeux. Je vous le montrerai demain. En attendant, voici le projet dans ses grandes lignes... Il ne s'agissait de rien moins que d'abattre tout le rez-de-chaussée, d'agrandir le magasin en lui donnant une superficie double de celle qu'il occupait actuellement. Pour cela, on empiéterait sur la cour, qu'on pouvait sacrifier en partie sans grand dommage, puisqu'elle servait en somme à peu de chose et ne fournissait qu'une lumière avare, encaissée comme elle était entre de hauts pignons mitoyens et le grand mur tapissé de lierre qui la fermait au fond. La porte de rue serait reculée sur le côté droit de façon à permettre l'établissement d'une seule vitrine, mais large, qui descendrait jusque dans le sous-sol. Celui-ci subirait également de sérieux remaniements au profit surtout de la cuisine qui, de même que le magasin, deviendrait une pièce, très spacieuse. 11 va sans dire que la cage d'escalier serait bousculée jusqu'à l'étage; c'était la partie la plus compliquée du projet et sur laquelle on discutait encore. Prosper s'excusait de donner tous ces détails; un peu d'hésitation perçait dans cette exposition préliminaire du plan qu'il avait conçu. Mais à présent, son embarras dissipé, il parlait plus librement et avec conviction. Bientôt, il s'anima, montrant toutes les conséquences du projet dont la réalisation, dût-elle occasionner quelques tracas temporaires, serait fertile en avantages de toute sorte. Ses arguments étaient bien rangés, précis et le brasseur écoutait avec attention, de plus en plus étonné de ce sens pratique que révélait le jeune homme, de la clarté de sa parole, de son esprit plus mûr qu'on ne l'a d'ordinaire à son âge. Il ne trouvait d'ailleurs aucune objection à lui faire tant le projet avait été sérieusement étudié sous toutes ses faces. — Je vois ça, approuvait-il par moment. Voilà une bonne idée! C'est très bien compris... Petites interruptions qui permettaient à Prosper d'avaler une bouchée et de reprendre haleine. Or, comme il poursuivait ses explications, quelle ne fut sa surprise de constater que la jeune cousine était sortie de sa réserve farouche et l'observait du haut de sa guimpe. C'était d'un regard sérieux, encore sans douceur, mais qui n'avait plus rien de cette expression altière, insociable dont il ne s'était pas départi depuis leur rencontre. Amusé, le jeune homme allait lui marquer tout le prix qu'on attachait à son attention, quand il se souvint de Perdican. Non, décidément c'était encore trop tôt : le jeu n'était pas assez engagé pour aboutir. Donc, se renfonçant dans son apparent oubli de la demoiselle, il continua de discourir mais avec plus d'entrain, cette fois, tant ces beaux grands yeux, qu'il sentait maintenant fixés sur lui, échauffaient son esprit et le mettaient en verve. — Ce n'est pas, disait-il. que je dédaigne les vieilles choses du passé et que je ne leur trouve beaucoup de charme. Mais n'exagérons pas le culte d'autrefois et n'affectons pas non plus le mépris des nouveautés quand elles sont utiles et marquent un progrès sur les choses anciennes au point de vue de la commodité, de l'économie et du goût. Est-ce un crime de lèse pittoresque que de renouveler une installation devenue in- suffisante en profitant des méthodes scientifiques, du confort moderne? Il y a toujours moyen du reste d'éviter la laideur et de donner à l'utilité une forme harmonieuse, une décoration sobre, une couleur séduisante ou du moins qui ne détonne pas... Les conversations particulières s'étaient arrêtées et toute la table écoutait comme sous la parole d'un aimable conférencier. Adélaïde elle-même, accoudée au buffet, oubliait de desservir, suspendue aux lèvres du parleur qui décrivait à présent les splendeurs de l'œuvre parachevée : la devanture miroitante, le pavement de. mosaïque, les stands réservés aux diverses familles d'outils et d'ustensiles, la galerie qui courait à mi-hauteur des murs, les dispositifs d'accrochage, les lampes à arcs, le comptoir, la cabine téléphonique et enfin cette lointaine perspective du hall suavement éclairée durant le jour d'une douce et blonde lumière par l'effet des glaces dépolies, couleur topaze, qui plafonnaient là-bas la nouvelle salle du bâtiment d'ar-rière-corps. Camille continuait de le regarder fixement; l'expression dure de sa physionomie s'était détendue sous ses découvertes, car elle ne s'était point avisée jusqu'ici, et pour cause, que Prosper eût une figure si énergique. Bon gré, mal gré, elle devait remarquer ses yeux bruns, très vifs et qui se remplissaient d'une douceur charmante chaque fois qu'ils se posaient sur ses bons parents. On y lisait le plus affectueux respect. Mais ce qui captivait encore la jeune fille plus que tout le reste c'était la netteté, la facilité de son élocution, le joli son de sa voix et cet intérêt qu'il vous forçait de prendre à ce qu'il disait. Il avait le ton ferme, vibrant, persuasif. Il vous communiquait son ardeur, son enthousiasme. Une petite révolution commençait de sourdre dans l'âme de la pensionnaire. La fausse béguine était en train de se dégager de l'austérité d'attitude, de cette hypocrisie froide que lui avait sans doute imprimée la vie conventuelle. Mais comment faire pardonner ses rigueurs? Par quelles transitions aboutir maintenant à la politesse, à l'amabilité, à la grâce? Elle ne pouvait descendre d'un seul coup de toute la hauteur de son dédain sans paraître plus qu'étrange, voire un peu folle. D'autre part, sa coquetterie n'était pas encore assez exercée pour lui fournir beaucoup de ressources. Pourtant, à force de songer, il lui vint une idée. Si elle laissait tomber sa serviette? Point de doute que le jeune homme ne s'empressât de la ramasser comme il avait fait galamment tout à l'heure. Cette fois, plus humaine, elle le remercierait d'une petite exclamation accompagnée peut-être d'un sourire. Et la glace serait rompue ou tout au moins fendillée. Aussitôt fait que pensé : la serviette commença de glisser, mais pas si doucement que Prosper ne surprît le manège de sa voisine et ses petites touches pour encourager la chute hé- sitante de la toile empesée. Celle-ci finit par s'affaisser sur le parquet où elle se replia en manière d'accordéon. Justement, le jeune homme, qui finissait de parler, se versait un grand verre d'eau : — Bravo, mon cousin! s'écria le brasseur de plus en plus chaleureux et un peu allumé par le bourgogne, c'est plaisir de vous entendre. Hé! vous auriez dû vous faire avocat! — C'est ce que nous lui avons toujours dit, déclara Mœe Claes avec orgueil, mais il n'a pas voulu nous écouter. — Oh! vous vous moquez, répondit Prosper en souriant. Je possède assez bien mon sujet depuis le temps qu'il m'occupe... Alors, rien de plus facile que d'en parler couramment. Cependant Adelaïde tournait autour de la table, changeant les assiettes pour le dessert. Comme elle s'approchait du jeune homme, celui-ci se retourna à demi et, à voix basse mais de façon à ce que sa voisine ne perdit pas un mot : — Dis, ma bonne, ne veux-tu pas ramasser la serviette de Mademoiselle? Et reprenant aussitôt la parole : — Assez de magasin ! Si nous arrêtions maintenant le programme de demain? Vous savez que je suis à vos ordres. Disposez de moi. Aussitôt Mm° L'Hoest éclata en protestations. Eh bien! il ne manquerait plus qu'on se dérangeât pour eux. Non, non, Prosper ne devait pas se croire obligé de les « piloter ». Ce n'était qu'à la stricte condition de n'être un embarras pour personne qu'ils avaient accepté la bonne invitation des parents. — Mais je vous assure, repartit le jeune homme, ce sera un véritable plaisir pour moi de vous accompagner. J'ai pris toutes mes dispositions afin d'être libre, et, ma foi, je ne serai pas fâché de me distraire un peu... Que pensaient-ils, par exemple, d'une visite aux musées de peinture? Ceux-ci avaient été complètement transformés et les tableaux, changés de place, étaient présentés aujourd'hui dans tout leur avantage. On pourrait peut-être leur consacrer une matinée... Les provinciaux se doutaient à peine qu'il y eût des musées à Bruxelles et l'idée de les visiter ne leur était certainement jamais venue. Leur physionomie indiqua tout de suite que l'art n'exerçait aucune attraction sur eux. — Écoutez, déclara Mœe L'Hoest, la peinture est sans doute une belle chose, mais je ne m'y connais pas du tout. Et puis, je vous dirai que nous devons aller demain aux magasins de la Bourse, au Bon Marché et puis chez Hirsch... Nous en aurons pour toute la journée... C'était sans réplique : les magasins de nouveautés, voilà les seuls vrais musées des femmes. — Mais vous, cousin, insista le jeune homme vous n'accompagnez pas ces dames, je suppose? Alors nous pourrions faire un tour au Palais de Justice... — Merci de votre proposition, mon cher Prosper, se hâta de répondre le brasseur, mais, vous savez, moi, je profite généralement de mon voyage à Bruxelles pour aller voir Pierre et Paul et régler mes petites affaires. Non, non ne vous inquiétez pas de moi. Et, pour atténuer ce qui pouvait paraître un peu désobligeant dans son refus : — Si vous voulez, on pourrait se retrouver vers cinq heures pour prendre l'apéritif? — Allons, dit aimablement Prosper, je me résigne à vous laisser libres tous les trois pendant la journée. Mais le soir, j'emmène mes deux cousines au Théâtre de la Monnaie. J'ai obtenu une loge de trois personnes pour la représentation de la Grande-Harmonie. Qu'en pensez-vous? t Bien que la proposition s'accordât cette fois avec son désir, MmB L'Hoest hésitait à l'accepter et faisait quelque manière craignant de froisser les quincailliers. Mais ceux-ci n'entendaient pas accaparer les soirées de leurs hôtes. — Il ne faut pas vous gêner, protesta vivement Mme Claes, on ne vient pas à Bruxelles pour jouer au whist avec des vieux comme nous. D'ailleurs, nous serons peut-être bien contents demain de nous coucher de bonne heure, n'est-ce pas, Père? — On donne « Faust », répondit le brave homme; c'est une occasion pour Camille. Il fit un clin d'œil à sa nièce, comme pour dire « elle en a besoin, peut-être que ça la dégèlera ». — Eh bien, nous acceptons, fit Mme L'Hoest. J'ai déjà vu « Foste » mais c'est une pièce qu'on revoit toujours avec plaisir. Peut-être eût-elle désiré un autre spectacle pour la jeune fille, mais le clin d'œil de son oncle avait levé ses dernières hésitations. De fait, le mutisme obstiné de Camille, la froideur qu'elle témoignait à son cousin ne laissait pas de préoccuper tout le monde; le grand projet des conjurés ne semblait pas du tout en bonne voie de réalisation. La sympathie des jeunes gens l'un pour l'autre, tardait à se manifester; rien de plus déconcertant. Toutefois, Prosper bénéficiait de quelques réflexions indulgentes : on convenait qu'il s'était montré assez allant au début, mais pourquoi n'avait-il pas persévéré dans son essai de flirt et affectait-il à présent tant d'indifférence à l'égard de sa voisine? Un jeune homme ne devait pas se décourager si vite. Quant à Camille, certes, elle était impardonnable. Que penser d'elle sinon qu'elle était bien sotte et surtout fort mal élevée? Si changeante, si bizarre que fût son humeur ordinaire, pouvait-on s'attendre à ce qu'elle montrât une telle aversion pour un jeune homme intelligent et bien fait de sa personne? Ses parents restaient confondus, agacés de sa maussaderie qui, vraiment, dépassait les bornes, contrecarrait leur savante politique, ruinait leurs espérances. Mme L'Hoest, à qui rien n'échappait, avait remarqué le double incident de la serviette et ne pouvait blâmer Prosper de sa réserve prudente après un premier échec. Et pourtant, qui sait s'il n'eût pas mieux réussi la seconde fois? Le moment semblait bien plus favorable à en juger par l'attention soudaine que la jeune tille accordait à la dissertation de son cousin. Mais voilà que, très mortifiée maintenant de ce que Prosper oubliât sa présence, elle rajustait son masque désagréable, fermé. La perspective de « Faust » ne lui avait causé aucune émotion. Rien ne transparaissait sur ce visage impassible comme une cire. Or, en ce moment, les fruits circulaient à la ronde et s'arrêtèrent près de Camille qui consentit à prendre une orange mais oublia d'offrir la corbeille à son voisin. Mme L'Hoest éclata : — Voyons, ma fille, à quoi penses-tu? Passe donc les fruits à Prosper! Le jeune homme sourit : —- C'est que je suis puni, dit-il gaîment. Ma cousine m'a privé de dessert... Cette fois, il la regarda franchement avec de si clairs yeux qu'elle dut baisser les siens et se prit à rougir. Soudain, nouveau prodige, elle parla : — Pardon, dit-elle, je croyais que tout le monde était servi. Et, soulevant la corbeille, elle la tendit au jeune homme en faisant une moue assez agréable. — Merci, fit Prosper d'un ton bref. Il affectait une attitude très raide, essayant de contrefaire la jeune fille. Mais il ne put soutenir son personnage et tout de suite il se mit à rire : — Quelle sotte plaisanterie! dit-il; je voulais vous imiter mais c'est trop difficile... — Je ne vous comprends pas, répondit-elle piquée et rougissant de nouveau. — Je veux dire que ça ne me va pas comme à vous. — Mais quoi donc? — L'antipathie, l'indifférence, les grands airs! Oh! je le sais bien, je ne suis qu'un maladroit. Encore incertaine entre la bouderie et le sourire, elle baissa les yeux : — C'est mal de vous moquer d'une pensionnaire. Je n'ai rien de ce que vous dites... Je suis timide, tout simplement. — Comment, reprit-il avec la gaîté que lui donnait le pressentiment de sa victoire, vous me faites l'honneur d'être timide avec moi! Mais je n'en vaux pas la peine. Et puis, il faudrait voir si je suis si hardi moi-même! C'est peut-être un air que je me donne. Non, non, ne vous gênez pas, soyez comme il vous plaira, ça ne m'empêchera pas de vous trouver une très gentille cousine. Il voulut chasser d'un coup les remords de la jeune fille et la mettre à l'aise : — D'ailleurs, quand on se connaît aussi peu que nous, la prudence commande de ne pas se montrer familier tout d'abord. Et puis, cela ne serait pas très distingué. 11 faut quelque temps avant de se connaître, de s'apprécier... Il fit une pause : — Ou de se détester, reprit-il avec un sourire. Pour moi, je vous avoue que je ne déteste pas volontiers... Et vous? Elle prenait confiance en l'écoutant, en le regardant parler : il avait décidément bien de l'attrait, de la sensibilité, une ingénuité charmante. Les jeunes gens de Tirlemont ne le valaient point. Et doucement, elle revenait à la fraîcheur, à l'émoi des sentiments de son âge. — Je serai franche, dit-elle, quoique je sorte d'un demi-couvent. Eh bien, on m'avait tant fait votre éloge que j'étais prévenue contre vous. — Ah bah! — Oui, je me défiais. Car ceux qui vous louaient auprès de moi ne vous connaissaient pas. Il eut un haut-le-corps et plaisamment : — Et quels sont ces traîtres qui parlaient de moi en termes si avantageux... pour me nuire? Elle baissa la voix : — Mes parents. Il eut une mine stupéfaite : — Vos parents! Et la combinaison lui apparut pour la première fois dans toute sa lumière et sa candeur. Il demeura un moment pensif : — Oui, dit-il, rien de plus agaçant que ces Jouanges inconsidérées dont il faut tant rabattre ensuite. Leur but n'apparaît que trop clair. Mais que je vous fasse un aveu à mon tour... Mes chers parents, eux aussi, ne vous épargnaient pas les plus grands mérites en ma présence. Ht pourtant, c'est à peine s'ils vous ont vue cinq minutes par an depuis la date de votre naissance! J'ai fait le compte, cela s'élève à quatre-vingt-dix minutes en tout, une heure et demie!... Et, gentiment : — N'empêche que, moi, je ne demandais pas mieux que de les croire... Elle eut la repartie d'une vraie coquette : — Ah! voyez maintenant comme vous avez eu tort! Il riposta : — Beaucoup plus que vous le pensez... — Et pourquoi donc? dit-elle légèrement surprise. — Parce que cela m'eut évité l'ennui des petits soins durement repoussés et surtout le malheur de vous déplaire... Elle faisait de grands progrès dans l'art de Célimène : — Si l'on se pardonnait? — N'est-ce pas un peu vite? Gardons un petit bout de rancune pour avoir le plaisir de nous quereller et de... consterner notre entourage! Il riait, plaisantait, grisé par le flirt, bien aise que la paix fût signée. Un peu de trouble se mêlait pourtant à sa gaîté : dans sa vie sage — sage sans excès ni mortification contre nature — ses sens éprouvaient un grand émoi devant cette belle fille. Et puis Camille gardait encore jusque dans l'amabilité un certain quant à soi physique, comme une sorte d'impérieux prestige d'autant plus séduisant et redoutable qu'il semblait, cette fois, involontaire. Sa voix, sans être extrêmement mélodieuse, ne détonnait pas avec sa beauté; elle avait le timbre ému de la jeunesse et, parfois, l'accent de Liège, un peu traînant, mettait comme un charme de langueur sur ses lèvres. Tous deux, ils osaient maintenant se regarder, parler, sourire, s'épancher même, sans crainte ni embarras. Leur jeunesse capricieuse avait bien pu un moment feindre l'aversion, le dédain, mais la nature les avait trop bien dotés l'un et l'autre pour qu'ils pussent longtemps se détourner d'eux-mêmes et résister à l'éveil naissant de la sympathie. D'ailleurs, au printemps de la vie, l'âme repousse la contrainte : elle est toute en dehors. Personne ne s'avisait de les interrompre dans leurs confidences; et ce n'était pas un de leurs moindres plaisirs que de voir les regards furtifs qui s'échangeaient à leur propos de l'autre côté de la table, et l'ardeur des parents à deviser entre eux pour laisser toute liberté à leurs bavardages. Cependant on ne pouvait s'éterniser autour de la nappe, d'autant plus qu'Adelaïde venait de déposer le café sur la table à jeu placée près du grand feu ouvert, et tournait dans la salle sans trop savoir à quoi s'occuper avant qu'on lui permît de desservir. Le père Claes, malgré l'attrait du whist, ne demandait qu'à prolonger le dessert, tant il se faisait scrupule de troubler la bonne entente des jeunes gens. Mais Prosper ne voulut pas qu'il patientât davantage et, d'un signe affectueux, il avertit sa mère qu'elle pouvait lever « la séance ». — Tante Anna, dit aimablement la jeune fille, je servirai le café si vous permettez... — Mais comment donc chère enfant! répondit la vieille dame toute ravie. C'est cela, fais la demoiselle de la maison. Camille ne voulait pas être moins gracieuse à l'égard du paralytique : — Attendez, mon oncle, c'est moi qui vais pousser votre fauteuil! Il la regardait d'un air d'admiration moqueuse : — Je veux bien, dit-il en riant, mais tu n'es pas assez forte. Et, en manière de jeu, il pesa sur un levier pour bloquer les roues. — Oh! vous trichez mon oncle! — Mais non, je suis très lourd, tu sais... Elle fit un nouvel et vain effort pour mettre le fauteuil en mouvement. Mais, très amusé, le brave homme retenait toujours la machine : — Allons, Prosper, viens donc aider cette belle enfant. Elle va se faire mal! Le jeune homme accourut se placer de l'autre côté du fauteuil. — Attention, ma cousine, une, deux, trois! Ils poussèrent en même temps et la chaise démarra aussitôt avec vitesse, Mais, le quincaillier facétieux, la main sur la direction, les obligea à faire mille détours, et si brusques, que plus d'une fois les têtes des jeunes gens s'effleurèrent. On arriva enfin à destination : — Si c'est permis! s'écria Mme Claes, quel grand fou vous êtes tout de même, Isidore! — Ma foi, répondit-il, j'aurais dû m'appeler Jan, Jan Claes! Les L'Hoest riaient bruyamment. Camille, la main sur son corsage, faisait semblant d'être hors d'haleine. Elle était même légèrement décoiffée, ce qui lui allait à ravir, ces mèches folles donnant à sa beauté trop correcte un je ne sais quoi d'espiègle et de mutin. Elle se rajusta tant bien que mal dans la glace de la cheminée et servit le café avec bonne grâce. On eût dit que ses gestes étaient devenus plus naturels, plus souples, et Prosper, qui l'observait à distance, ne pouvait s'empêcher de convenir qu'elle n'avait point du tout l'air emprunté d'une provinciale. Le grand feu pétillait, faisant plaisir à sentir comme à voir. Le quincaillier et son neveu s'étaient mis à fumer, l'un vantant sa fidèle grosse pipe, tandis que l'autre, tout en reconnaissant le charme d'une « bouffarde » en plein air, préférait le cigare, dans la maison surtout, après un bon dîner. Quant aux dames, elles sirotaient leur café en échangeant des impressions sur la rigueur soudaine de la température et ces trois degrés sous zéro de la dernière nuit. — On n'est plus habitué à ça, déplora Mme Claes. Heureusement qu'on vient justement de rentrer du charbon sinon nous aurions pu être attrapés. Mmc L'Hoest ne se souvenait plus qu'il eût aussi fortement gelé depuis des années. — Ecoutez, dit-elle, comme le tramway roule dur! Si ça continue, on pourra patiner. Ah! ça me rappelle le bon temps!... Elle évoquait de lointains souvenirs, l'hiver du temps de ses fiançailles, quand elle patinait avec son futur sur les prairies inondées de Neder-Overeembeek. — Hein, Antoine, ça était gai? On filait en avant jusque Trois Fontaines! Et on allait un train, n'est-ce pas! Elle regrettait de ne pouvoir plus pratiquer ce sport enivrant, quoiqu'il n'eût pas fallu la défier, disait-elle, de retourner sur la glace. Elle n'était pas encore si rouillée. — Oh! dit le brasseur goguenard, j'ai bien peur qu'on filerait maintenant à Trois Fontaines sur son derrière! A cette saillie malsonnante, le front de la jeune fille s'était rembruni; mais Prosper, sans paraître avoir entendu, intervint avec à-propos: — 11 y a huit centimètres de glace sur le lac du Bois de la Cambre. Si la gelée persiste, l'autorisation de patiner sera sans doute affichée demain et nous pourrions en profiter... Qu'en pensez-vous, ma cousine? Elle ne disait pas non. On verrait après-demain, si toutes leurs courses étaient faites. Mais elle se refusait d'avance à descendre sur la glace n'ayant jamais appris à patiner. — Je le regrette, dit-il, car j'aurais pu vous donner une première leçon quoique je ne sois pas un grand virtuose. — Oh non! j'ai bien trop peur d'être maladroite et aussi de me faire mal... — N'en croyez rien, s'écria-t-il avec feu. Je suis sûr que vous apprendriez tout de suite. Et d'ailleurs, je serais là pour vous soutenir... La pensée d'enlacer cette belle fille, de guider ses pas hésitants, lui causait une vive sensation de plaisir et il invoquait secrètement les divinités du Pôle pour qu'elles imposassent leur veto au perfide dégel. De son côté, Camille, à le voir si élégamment robuste, se sentait devenir moins timide et farouche; l'idée de s'abandonner aux bras du jeune homme n'alarmait plus beaucoup sa pudeur virginale et commençait même à lui plaire. Le patinage n'était-il pas un exercice très sain et plus utile que la danse? Et puis, bien certai- nement, les bonnes sœurs du couvent ne seraient pas sur la berge pour la regarder et lui faire reproche. Ces nobles filles étaient bien loin d'ici, enfoncées dans les sévères méditations de la pénitence. — Eh bien, dit-elle, je me risquerai peut-être, mais vous ne vous moquerez pas de moi, au moins? — Je n'en aurai pas l'occasion, répondit-il fermement. Laissez-moi faire. Justement il possédait encore un stock de vrais patins américains, un article que la douceur des hivers reléguait depuis des années au fond d'un casier. 11 y fouillerait ce soir et ce serait bien une fatalité si l'une ou l'autre paire ne convenait parfaitement. — Si j'osais, je demanderais la permission de prendre la mesure de votre soulier... — Vous croyez que c'est bien nécessaire, dit-elle en rougissant. Je chausse du... Ma foi, je ne sais pas au juste. Je devrais demander à maman. — Ne la dérangez pas, fit-il avec vivacité, et posez le pied sur cette chaise. C'est l'affaire d'un instant. Elle hésitait, un peu effrayée de l'audace du geste et par crainte aussi de provoquer quelque grosse plaisanterie chez son père. Mais elle avait bien tort de supposer que la famille les épiait encore avec la même anxiété. Leur attitude de camarades avait rassuré tout le monde et il n'y avait plus de doute pour personne qu'ils ne s'entendissent fort bien. Inutile de les surveiller. On les abandonnait aux douceurs d'un aparté qui ne pouvait qu'activer les choses. On se désintéressait d'eux pour le moment et d'autant plus volontiers que, sur l'invitation impatiente du père Claes, tante Anna venait d'ouvrir la table à jeu pour la fameuse partie de whist. — Allons, dit le jeune homme en souriant, n'ayez pas peur. Supposez que je suis votre cordonnier... Mais elle restait indécise, ne sachant trop à quoi se résoudre. Soudain, il y eut un fort bruissement de fiches renversées et des cris éclatèrent, provoqués par une maldonne. Alors, profitant de l'opportun tapage, la jeune fille, cessant d'hésiter, posa résolument sur la chaise désignée un pied étroit, cambré, ni trop grand ni trop petit et qui était peut-être la perfection même. Prosper s'était agenouillé et, charmé comme Hans Sachs, grisé par un subtil parfum de volants et de jupes, il fouillait nerveusement dans une de ses poches pour trouver quelque chose, il ne savait trop quoi, qui pût lui servir de mesure : — Mais c'est quasi une pantoufle! dit-il pour gagner du temps. Voilà qui change un peu la question... — Est-ce que ça ne va pas? interrogea-t-elle. Alors, vous permettez que je retire mon pied? — Non, non, un moment! s'écria-t-il. Je me contenterai de la pantoufle. Attendez... Et tout en se tâtant la poitrine, bien plus pour donner le change que pour se rendre compte du contenu des poches intérieures de son veston, il admirait le joli soulier en peau de daim gris de perle, bouclé d'argent et ce bas de soie assorti qui laissait transparaître la roseur d'une jambe ronde et fine. * Le tableau était charmant de cette belle fille appuyée sur une jambe, la tête et le buste légèrement inclinés en avant, la main droite sur le genou, le poing gauche sur la hanche, la jupe en éventail tout comme chez une Andalouse. — Eh bien, dit-elle un peu gênée, vous ne trouvez pas? — Si, si! Un petit moment de patience... Il finit par extraire son portefeuille dont il retira une lettre sur laquelle il jeta un rapide coup d'œil. C'était une forte commande d'outils de charpentier. — Un papier sans importance, dit-il. Voilà notre affaire! Alors, au moyen de la lettre pliée en huit et d'un porte-mine, il prit la longueur, la largeur du soulier et la distance du talon au cou de pied et le tour de la cheville et une foule d'autres indications accessoires dont l'inutilité lui inspirait à tout instant de nouvelles idées de mensuration. Elle souriait sans embarras sinon sans pouvoir se défendre d'un léger frisson sous les attouchements discrets du jeune homme. C'était une sensation inconnue, nullement désagréable. — Mon cordonnier a plus vite fait, dit-elle gaîment. — Que voulez-vous, quand on n'est pas du métier! C'est que je ne voudrais pas me tromper, vous comprenez!... — Je comprends que vous êtes beaucoup trop consciencieux. Mais vous devez être fatigué d'être à genoux... Une déclaration montait à ses lèvres, mais il eut honte de faire le galantin et de proférer un lieu commun. — Rassurez-vous, le tapis est moelleux. Je ne regrette qu'une chose, c'est que... Il s'interrompit, feignant de ne pas oser poursuivre : — Et quoi donc? — Que ce soit fini... — Eh bien, moi pas! fit-elle avec un soupir d'aise en reposant son pied sur le parquet. J'avoue que je commençais à être un peu fatiguée. Mais sa moue coquette démentait la sincérité de cette lassitude. — Vous êtes bien sûre, reprit-il avec un grand sérieux, que votre pied gauche est exactement pareil à votre pied droit? — Par exemple! — Je n'insiste pas... Mais on a vu des cas... * * * Ils riaient, très amusés par ce badinage, et se promenaient maintenant à travers la salle, prenant soin de se tenir à bonne distance des joueurs. Soudain, Camille s'arrêta en face d'un grand portrait de forme ovale pendu au mur et qui occupait le centre de tout un assortiment de vieilles photographies ancestrales, très pâlies. C'était un daguéréotype représentant une femme jeune encore, coiffée d'anglaises et vêtue d'une robe de soie décolletée, aux manches ballonnées. La main gauche reposait sur les genoux tandis que la droite, soulevée, montrait ostensiblement un médaillon contenant la miniature d'une tête d'enfant. Une grande expression de douceur empreignait cette physionomie indemne de retouches et dont le temps, en artiste harmonieux, avait amorti les ombres et les clairs sans les désaccorder. — Qui donc est cette dame? demanda-t-elle d'un air d'intérêt. Cette photographie ne se trouve pas dans la collection de nos portraits de famille. — Cela s'explique, ce n'est pas une Claes. C'est la grand'mère paternelle de votre tante Anna, Mme Van Nérom... — Une jolie personne... — Et une femme pleine d'énergie malgré son air placide. Qu'elle en jugeât par ce seul trait. En 1830, se trouvant occupée dans sa cuisine à la confection d'un pouding, elle se vit tout à coup assaillie par un soldat hollandais en maraude. Aussitôt, empoignant une hachette, elle en avait balafré le visage du soudard qui s'était enfui tout sanglant. — Elle est morte jeune, à peine âgée de trente-cinq ans. Voici son mari sanglé dans sa redingote à revers de velours et à larges basques. Il ne lui survécut que quelques années... — Et ce monsieur et cette dame qui se donnent le bras? — Ce sont les parents de votre tante Anna... Elle remarquait qu'il évitait avec soin de se réclamer d'une parenté d'emprunt au cours de cette revue généalogique. Il avait perdu le ton enjoué; une réserve, nuancée de mélancolie, perçait dans ses paroles. — La petite tête, dans ce médaillon que nous montre la jolie dame là-haut, c'est M. Van Né-rom enfant. — Ah oui, le tapissier... Il crut surprendre un brin d'ironie dans cette remarque supplétive : — En effet, dit-il gravement, c'était « le tapissier », mais un maître tapissier, un tapissier artiste, inventeur de meubles très beaux à regarder quoique très logiques et tout à fait commodes pour s'asseoir. Voyez ce fauteuil par exemple : son dessin a quelque chose d'exotique, mais c'est de l'exotique interprété, transposé avec discrétion. Ces têtes grimaçantes, sculptées dans le bois précieux du dossier, des accoudoirs et des pieds, sont d'un bel effet décoratif. Ne trouvez-vous pas? Elle était vivement étonnée. Décidément, ce quincaillier n'était pas banal; son esprit, ses goûts raffinés ne semblaient pas s'ajuster à sa profession. Sa conversation sérieuse ne plaisait pas moins que sa bonne humeur. Ah! les jeunes gens de sa connaissance ne lui ressemblaient guère! Ils n'avaient pas cette langue facile, cette physionomie ouverte, pleine d'expression. Elle était flattée qu'il lui demandât son avis : — Mon opinion ne vaut pas grand'chose, dit-elle modestement, mais je trouve aussi que c'est un beau meuble... — Et pratique donc! reprit-il en souriant. Reposez-vous un instant sur cfe siège et dites-moi si vous n'y êtes pas absolument confortable... Elle ne se fit pas prier et s'assit dans le fauteuil tendu d'une soie vert sombre dont les tons, passés se mariaient admirablement au noyer poli de sa charpente. — Oh ! s'exclama-t-elle en se renversant avec grâce, je ne veux plus le quitter!... — Vous avez raison, car vous y faites très bien. — Oh! alors je me lève! — Non, restezj je vous en prie. Je suis sûr que le bon tapissier aurait été heureux de le voir si bien occupé. Elle demanda s'il l'avait connu : — Hélas! non. Mais il me suffit de regarder autour de moi pour comprendre que ce tapissier n'était pas le premier venu. Oui, c'est vrai qu'il faut avoir de l'âme pour avoir du goût... Il s'était accoudé sur le haut dossier du fauteuil et désignait dans la chambre les objets d'art qu'il aimait à regarder, ces consoles antiques soutenues par des satyres d'un détail hardi, ces porcelaines de Delft polychromées, ce dressoir de chêne aux élégantes ferrures et surtout cette vieille pendule dorée au feu représentant « l'Amour mouillé » qu'une jeune femme attendrie et impudente approche d'un brasero aux jO^mmes voltigeantes : — Tout l'ameublement de cette pièce lui appartient. Vous remarquerez qu'il est sobre, quoique riche. Ici, point de ces inutiles et odieux bibelots qui infestent d'ordinaire nos maisons bourgeoises. Ah! je pense souvent qu'il faudrait un Hercule, bien plus fort que l'autre, pour nettoyer ces salons d'Augias! Elle riait : — Hercule aurait bien de la besogne chez nous! — Oui, ce tapissier était un fin collectionneur. C'est lui qui dénichait et rapportait ces « curiosités » non pour en faire commerce mais pour les garder jalousement comme un trésor. J'ima- gine parfois que, s'il est vrai que les esprits reviennent voltiger autour de nous, le sien doit éprouver une grande joie en voyant que son souvenir n'est pas aboli et que nous continuons d'aimer et d'admirer les belles choses qu'il avait recueillies... Camille semblait de plus en plus intéressée. Sa beauté s'échauffait, s'individualisait dans l'attention. C'était la première fois qu'on lui parlait de la sorte, sans fadeur ni bêtes compliments. En écoutant le jeune homme, elle sentait son ignorance, la vanité ridicule de ses diplômes du couvent. Il provoquait en elle des sensations variées, vives, délicates. Il parlait à ses yeux, à son esprit, à son cœur. Grâce à lui, elle perdait toute contrainte déplaisante et retrouvait la spontanéité expansive de ses dix-huit ans. En le comparant aux membres de sa propre famille, elle reconnaissait que 1' (( intrus » l'emportait sur eux par le caractère, les aspirations, les habitudes choisies de sa vie. Bien loin de lui reprocher encore sa naissance comme une flétrissure, elle en trouvait le mystère sympathique; il était un rejeton illégitime peut-être, mais de bonne roche. D'où lui serait venue cette distinction si ce n'est du sang bleu qui courait dans ses veines? Le milieu bourgeois, les affaires, la boutique n'avaient pu l'altérer. — Voici qui vous intéressera davantage en votre qualité de musicienne, poursuivait-il en indiquant une sorte de caisse plate, oblongue montée sur pieds droits et ornée de peintures. C'est un clavecin ayant appartenu à une grande épistolière du XVIIIe siècle et décoré par un élève de Boucher, ce petit Rubens français. Ne voudrez-vous pas le faire résonner sous quelque menuet de Rameau ou de Lulli? Décidément, ce quincaillier la confondait de surprise et elle allait se récrier quand Adelaïde pénétra dans la salle avec un plateau chargé de carafes et de verres tintinnabulants. — Prosper, dit la bonne fille en repoussant doucement la porte d'un pied aussi bien articulé ou désarticulé que celui d'une danseuse, votre chien pleure après vous en bas. Je ne sais pas le faire tenir tranquille dans son panier... — C'est bien, chère. Ne t'inquiète pas, je vais descendre tout à l'heure... * * * Cependant, les joueurs de whist accueillaient la cuisinière avec de bruyantes clameurs, heureux de s'ébrouer, de se détendre d'un long silence autant que de se rafraîchir avant la grande partie de revanche. — Eh bien, dit le père Claes avec un joyeux regard de coin, cette fois-ci je crois que ça y est- Il avoua qu'au début, il ne s'était pas senti du tout rassuré. Qu'est-ce donc que la petite avait dans sa tête pour faire une figure comme ça? Mme L'Hoest ne dissimulait pas non plus qu'elle avait été sur des charbons ardents pendant une grande partie du dîner. — Voulez-vous croire que depuis huit jours elle n'était pas à prendre avec des pincettes! Et rien à faire, savez-vous. Encore un peu elle ne venait pas. C'aurait été le bouquet! — Elle sait être gentille quand elle veut, reconnut le brasseur, seulement elle a des zinnes comme ça... Et l'on n'est pas fichu de savoir pourquoi. Hein, Julie, on n'osait même plus lui parler de Prosper : tout de suite, elle faisait une moue désagréable au possible et il n'y avait plus moyen d'en tirer une parole... Le vieux quincaillier ne doutait pas qu'ils n'eussent été maladroits, trop insistants dans leur apologie du jeune homme, mais il se gardait d'en rien dire : — Tout ça, voyez-vous c'est la faute du couvent. Les religieuses ne savent rien de la vie et ça se mêle d'élever des filles! Pour elles, un jeune homme, c'est toujours le Diable. Etonnez-vous alors qu'une demoiselle qui sort de leurs mains se montre pimbêche à l'égard du premier garçon qu'elle rencontre! Heureusement, la nature est là qui se moque des bonnes sœurs et remet tout en ordre... — Attention, avertit Mme Claes, ils viennent de ce côté. Ne faisons semblant de rien! Aussitôt, elle battit les cartes, fit couper le paquet par son mari et commença la donne. — Prenez garde Julie, s'écria le vieux quincaillier en s'adressant à sa partenaire, ne vous trompez plus d'atout comme l'autre fois!... Déjà les joueurs déployaient leurs cartes en éventail et se disposaient à « parler » lorsque la jeune fille s'approcha de la table : — Excusez-moi de vous déranger, dit-elle, mais je me sens un peu lasse; et puis, je dois encore ranger mes affaires avant de me coucher. Donc, je vous souhaite le bonsoir. On était un peu surpris de cette retraite précipitée, mais l'air rayonnant de Camille et la gentillesse avec laquelle elle embrassa tout le monde semblaient autant de symptômes rassurants. — Fais comme chez toi, Petite, dit son oncle; ne te laisse manquer de rien. Inutile, hein, de te souhaiter une bonne nuit. A ton âge, on dort comme une marmotte! Il la retenait par le bras en la regardant avec un air de tendre admiration. Soudain, avec cette franchise des vieillards qui ne craignent pas de décocher une flatterie à bout portant : — Mais, Fille, sais-tu bien que tu es encore cent fois plus jolie que tantôt! Comment donc as-tu fait? — Oh, mon oncle, vous vous moquez. Je me sauve! Mais Prosper était survenu qui annonçait également l'intention de se retirer : — Je vous laisse à votre partie, dit-il. Je vais PROSPER CLAES éclairer l'escalier pour ma cousine et puis je descendrai dans le magasin, à moins que vous n'ayez besoin de moi... — Non, non, fils, dit Mme Claes, faites seulement comme vous voulez. Mais pas vous coucher trop tard, n'est-ce pas? Vous aussi, vous devez être fatigué. Il rassura la bonne dame qu'il baisa tendrement au front ainsi que son père, serra la main aux L'Hoest et rejoignit la jeune fdle absorbée dans la contemplation du clavecin : — Je suis à vos ordres. Puis-je vous prier de me suivre? Mais elle ne semblait plus si pressée de partir: — Ainsi, vous croyez que cet instrument rend encore quelques sons? — Vous verrez : son âme sommeille depuis longtemps, mais je suis sûr qu'elle se réveillera, fraîche et gentiment sonore, sous vos doigts agiles... — Pourquoi m'intimider d'avance, dit-elle d'un air d'aimable reproche. Je jouerai très mal et la grande Dame sera très fâchée... Elle souriait amusée, contente. Il animait son cœur, son esprit et sa beauté par surcroît. Elle avait maintenant d'autres yeux, avec des regards veloutés, très doux; sa chevelure s'éclairait d'une plus blonde lumière, ses narines frémissaient, son corsage palpitait et toute sa blanche robe, moulait plus fermement sa plastique de jeune Diane. Si maître qu'il fût de lui, Prosper se sentait troublé; des mots lui venaient aux lèvres, hardis et tendres, qu'il refoulait à grand'peine. Et puis, le désir s'en mêlait; ses sens ne le laissaient plus aussi tranquille. Au fond, malgré le charme qui attardait leur séparation, ils éprouvaient tous deux l'envie de se quitter pour se recueillir dans les impressions de cette première rencontre. En ce moment, la jolie pendule de l'Amour mouillé sonna de sa voix vive et argentine. — Dix heures, déjà! s'écria la jeune fille. Et moi qui oublie que votre chien vous attend! Excusez-moi auprès de lui. Comment s'appelle-t-il? — Ma foi, je n'ai pas encore songé à lui donner un nom. C'est une pauvre bête de quelques mois à peine que j'ai ramassée sur le perron de l'église Sainte-Catherine. Elle mourait de faim et de froid. De méchants gamins ont dû la maltraiter : je crains qu'elle ne reste estropiée... — A quelle race appartient cet intéressant animal? — A toutes! Un gueux pur sang et c'est bien pourquoi je l'ai recueilli... — Vous aimez les chiens? — Mais oui, surtout les vilains chiens sans pedigrée. Les autres, les chiens du grand monde, ne m'intéressent pas. Ceux-là se tirent toujours d'affaire. Ils étaient enfin sortis de la salle à manger et se trouvaient sur le palier : — Je vous fais de la lumière, dit-il en allumant un vieux flambeau de cuivre déposé sur une crédence et qui brillait comme de l'or sous le tripoli d'Adelaïde. Voici, ma cousine. Et maintenant, dormez bien! — Merci, répondit-elle en prenant le chandelier. Oh! mais comme c'est lourd, ça! — En effet, c'est du cuivre plein, une pièce authentique; encore une précieuse trouvaille du tapissier antiquaire. Mais si l'objet est trop pesant, je puis le porter jusqu'à votre chambre... — Vous plaisantez! Je ne suis pas si femmelette: Elle s'apprêtait à gravir l'escalier quand elle se retourna et, tendant la main : — Alors, on ne s'en veut plus? Charmé, il retenait cette main douce et fraîche. Une grande tentation commençait de l'étourdir : n'y avait-il pas un baiser dans le rôle de Perdican? Mais il se surmonta d'un effort héroïque : — Nous verrons cela demain, dit-il en essayant de railler encore. Bonne nuit, mademoiselle ma cousine! Elle s'enfuyait lorsqu'au tournant de l'escalier, elle s'arrêta pour crier par dessus la rampe: — Vous savez, je ne suis pas comme le pauvre chien, moi. J'ai un nom de baptême... Bonsoir Prosper! CHAPITRE VI Mme et Mlle L'Hoest apparurent dans la petite première loge contiguë à l'un des couloirs latéraux du balcon et s'installèrent, quelque peu intimidées tout d'abord par l'insolente artillerie des lorgnettes soudainement braquées sur elles. Mais la prompte arrivée de Prosper, qui apportait la « brochure », leur rendit un certain aplomb. Habillée de sombre contre son habitude, l'air vraiment distingué ce soir, la femme du brasseur se redressa et, jouant de son face à main au long manche d'écaillé, prit la pose aisée, autoritaire d'une grande dame qui se retrouve au milieu des siens, tandis que Camille, saisie d'admiration à l'aspect de l'immense salle qu'elle voyait pour la première fois, promenait lentement son regard à travers le poudroiement lumineux des régions plafonnantes. Il y avait grande affluence, comme pour un gala. L'orchestre, le parquet, le balcon et les premières loges étaient presque exclusivement occupés par les dames et les jeunes filles dont les toilettes claires, multicolores assombrissaient encore davantage les habits et les redingotes des membres de la Société qui s'entassaient au parterre. — Quel monde! s'exclamait Mme L'Hoest. 11 me semble que de mon temps ces représentations de « La Grande Harmonie » n'étaient pas aussi courues... Cependant nombre de dames et demoiselles continuaient d'arriver, se frayant un pénible passage à travers la cohue masculine pressée sur les marches des couloirs, lorsqu'un timbre électrique résonna et, brusquement, les rideaux s'entr'ouvri-rent sur un laboratoire bien fourni d'alambics, de matras, de crocodiles empaillés—en un mot de tout ce dont un souffleur hermétique a besoin pour faire de bonne et savante alchimie — mais absolument vide de docteur Faust. Alors, au milieu du grand silence, la voix d'une grosse dame, qui trônait au balcon, poussa cette exclamation à la fois interrogative et stupéfaite : — Eh bien, qu'est-ce que c'est maintenant! Où est « Foste »? Mais déjà cette naïve réflexion parlée était couverte par de violentes protestations : — Chuuut, chuuut! Car un petit monsieur en habit noir, cravaté et ganté de blanc, venait de surgir sur la scène, et, agile autant que chauve, s'avançait vivement vers le trou du souffleur devant lequel il s'arrêta avec prudence pour saluer le public d'une révérence triple et profonde. Puis, ayant toussé derrière sa main un discret « hem, hem! » pour faire déguerpir le chat qui pouvait être tapi dans sa gorge, il parla ainsi : — Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs! Nous avons le regret de vous annoncer qu'une indisposition subite provoquée par la rigueur de la température, empêche M"e Danési de se faire entendre ce soir dans le rôle de Marguerite. MUe Emma Goossens a bien voulu la remplacer au pied levé et sollicite toute votre indulgence pour le cas où ses moyens viendraient à trahir sa bonne volonté... II dit, et, la main sur son cœur, le héraut s'inclina de nouveau par trois fois; puis, s'étant reculé de quelques pas, il fit un brusque flanc gauche et s'enfuit dans la coulisse en même temps que les rideaux se refermaient au milieu de quelques timides applaudissements entremêlés de murmures. On commentait l'annonce du régisseur. D'aucuns semblaient désolés de l'enrouement subit de Mme Danesi, laquelle était peut-être un peu bien marquée pour le rôle mais dont le soprano généreux rachetait les multiples printemps. D'autres, au contraire, en prenaient leur parti, se félicitant après tout de voir une Marguerite qui n'avait pas besoin de l'optique de la scène pour être charmante, car elle était réellement jeune, rose et naïve, ainsi que le poète l'a faite. Des sociétaires prononçaient avec sentence : — Oui, elle est gentille cette petite et ne chante pas mal. Dommage qu'elle n'ait pas de médium... Mais, il y avait aussi le clan des grincheux qui disaient : — Oh! on ne nous la fait pas! Voulez-vous croire que Mme Danesi n'est pas plus indisposée que le Grand Turc... Allo, M1Ie Goos-sens, c'est assez bon pour une représentation de la Grande Harmonie, n'est-ce pas? Interrogé par Mme L'Hoest, Prosper déclarait n'avoir aucune espèce d'opinion sur l'une ou l'autre des deux cantatrices : elles lui étaient également inconnues, car il fréquentait peu le théâtre. Mais une longue demoiselle placée au second rang du balcon, juste sous la loge, se chargea, sans le savoir, de les éclairer tout à fait sur le talent de M11' Goossens : — Oeie, celle-là, je n'aime pas! dit-elle d'une voix forte et geignarde. Je l'ai une fois entendue dans un concert... Elle sait crier, n'est-ce pas! A cette exclamation, le jeune homme venait de reconnaître MUa Hortense Buellings, grande fille du genre « bringue », très sèche et dont le nez et le menton aspiraient à se rejoindre comme chez une sorcière de Macbeth. — Nous voilà renseignés et parfaitement rassurés, reprit gaîment Prosper. Je connais cette aimable demoiselle. Moi aussi je l'ai « une fois » entendue dans une petite soirée chez mon ami De Bouck. Figurez-vous qu'elle vocalise... — Convenablement? interrogea Mme L'Hoest. — Mais oui, quoique beaucoup moins bien qu'une girouette! A ces mots, Camille se retourna pour le menacer de son éventail qu'elle avait refermé d'un coup sec : — Oh! ça, c'est méchant, mon cousin! Il se rencoignait en riant dans le fond de la loge, quand une sonnerie retentit qui fit s'éteindre les lampes et plongea la salle dans une nuit d'hypogée. Alors, l'orchestre joua l'angélique prélude qui laisse pressentir aux bonnes âmes la rédemption de l'héroïne immortelle. Les rideaux s'ouvrirent: cette fois, le docteur était chez lui. Et le pauvre homme chantait tristement en feuilletant son grand livre de comptes, à moins que ce ne fût un almageste. Ce premier tableau, rondement mené, fut très applaudi. Le ténor et la basse possédaient de bonnes voix, jouaient en comédiens. L'apparition de Marguerite derrière le transparent avait rallié tous les suffrages. A la bonne heure, c'était une vraie Gretchen, bien faite, naturellement vermeille, et dont l'opulente chevelure nattée ne mentait pas, comme ces épaisses et excessives toisons de chanvre dont certaines cantatrices écrasent leur tête peinturlurée. Un bon point. Camille connaissait la partition de Faust, bien qu'elle n'eût jamais assisté à aucune représentation de l'opéra. Elle semblait ravie. Mais elle n'eut pas le temps d'épancher ses impressions : déjà une musique bondissante, copieusement cymbalée, annonçait la grosse joie populaire. C'était maintenant la kermesse sur la rive du Mein avec ses valses réelles, encadrées de ripailles chimériques. L'air du Veau d'or fut frénétiquement bissé, et celui de Valentin « Puisque tu brises le fer » l'aurait été de même si le baryton, craignant de se surmener, n'eût, d'un geste aimable et rempli de regrets, prié le public de ne pas lui en demander davantage. L'arrivée de Marguerite provoqua un surcroît d'attention. Elle dit son « Non, Monsieur » avec une naïveté parfaite, si bien que les Danésistes durent convenir eux-mêmes que cette enfant n'était pas trop maladroite. Et puis, le délicieux physique! Après la kermesse, il n'y avait pas encore de plein entr'acte, seulement une interruption de quelques minutes pour le changement de décors; mais, si courte que fût la pause, elle n'était pas perdue pour le moulin des langues qui tournait avec rapidité, emplissant la salle d'un gros chu-chotage. De toutes parts, on lorgnait la petite loge occupée par les L'Hoest : quelles étaient ces figures inconnues? Aussi bien, la beauté de Ca- mille, en grand décolleté de satin blanc, entrait pour beaucoup dans l'insistance des jumelles. Le clan féminin était en ébullition. — Mais quelle est celle-là? Est-ce que vous la connaissez? — Mais non, je ne l'ai encore jamais aperçue à l'Harmonie. Elle n'est pas d'ici... — Oeie! ça se voit, répondait une jeune fille à la coiffure emplumée comme un Gille de Bin-che; sûr qu'elle vient de sa province... — Oui, quand on demande une loge nous autres, on ne sait jamais l'avoir. C'est bon pour les étrangers... — 11 n'y a pas à dire, mais ça est tout de même bisquant! Les plus indulgentes reconnaissaient que Camille n'était évidemment pas laide, mais qu'il y avait pourtant des limites au décolletage. L'une d'elles, peu grasse, d'une angulosité de formes qui vous faisait mal, s'indignait franchement : — Non, mais, regardez une fois si ça est permis! Moi, je trouve que ça n'est pas convenable. — Heureusement, répliquait une autre, qu'il y a juste ces deux grandes fleurs sur son corsage, autrement on ne sait pas ce qu'on verrait- Mais les hommes le savaient fort bien; aussi, d'un regard hardi, arrachaient-ils les deux cat-leyas pâmés sur cette gorge éblouissante. — Mazette! disait un vieux farceur de sociétaire. Moi aussi, vous savez, je vends mon âme PROSPER CLAES au Diable pour dire un mot à une belle fille comme ça! — Allons, qu'en feriez-vous? répondait un ami avec une pitié qui haussait les épaules. Vous n'êtes pas même assez bon pour la mère! — Hé, vous oubliez que je serais de retour jeune et beau comme « Foste » et alors, « voile gaze », vous savez! — Oh, comme ça, oui, je ne dis pas. Moi aussi alors! Quelques-uns avaient reconnu Prosper au fond de la loge : — Mais je ne me trompe pas, ça est Claes, le fils du quincaillier. Il ne vient presque jamais à l'Harmonie... — Sacrebleu, il a de la chance! Il sait plonger celui-là! Mais le jeune homme, animé avec correction, restait assis dans la pénombre d'où il indiquait aux deux femmes, maintenant aguerries et pleines d'indifférence à l'égard des curieux obstinés, le Président, le vice-président et les multiples personnalités qui rehaussaient la salle de leur présence. — " ir fâchait de s'absorber, de s'étourdir dans cette nomenclature homérique, car un émoi singulier, grandissant, lui battait aux tempes et dans les moindres veines depuis le saisissement qu'il avait éprouvé au vestiaire lorsque, rejetant soudain ses épaisses fourrures, Camille était apparue dans la chaude splendeur de ses épaules déjà parfaitement rondes, satinées, belles comme chez une femme. En vain, essayait-il de se soustraire à l'enchantement physique : cette nuque provocante, ce col élancé qui se réunissait aux épaules par une ligne onduleuse, ces bras potelés, ce dos bien rempli suavement creusé d'une ligne qui se perdait dans le mystère, toutes ces perfections plastiques s'emparaient de lui avec une séduction irrésistible. Il luttait contre le charme puissant; mais ses yeux, attirés par un aimant supérieur, se posaient malgré lui sur ces formes parfaites, sur cette chair de printemps, prêts à communiquer l'étincelle au baril de poudre des sens. Il n'était plus maître de ses idées. Plus il essayait d'échapper à l'obsession, plus celle-ci l'enveloppait étroitement. Mais l'inquiétude qu'il en éprouvait n'avait rien de désagréable. Que voulait-il? Qu'espérait-il? En attendant de se répondre, il parlait avec une volubilité qui le stupéfiait lui-même, citant les personnes un peu au hasard, sans souci d'être exact, inventant des noms au besoin lorsque sa mémoire n'était pas assez prompte à le servir : — Mon Dieu, s'écriait Camille, vous en connaissez du monde! Quelle mémoire! A demi tournée vers lui, la bouche doucement épanouie, égayée d'un sourire, elle se renversait sur la chaise, offrant à ses regards qu'il s'efforçait en vain de détourner le pur contour d'une gorge au relief modéré et charmant. Elle continuait de l'interroger sans contrainte, sans nul maniérisme, ni afféterie de gestes. — Et ce gros monsieur cramoisi, là-bas, dans la grande avant-scène, celui dont les jumelles se braquent continuellement de notre côté? Oui cela peut-il être? II était au bout de son bottin. Mais l'imagination lui restait : — Ce gros Monsieur, avec ses lorgnettes de siège, répondit-il d'un bel aplomb, mais attendez donc, je crois bien que c'est le marquis de Mira-florès ! Mme L'Hoest eut un sursaut : — Le marquis de Miraflorès! — Lui-même! — Comment, il fait partie de la société? — Mais pourquoi pas? Il doit être membre d'honneur en sa qualité de chargé d'affaires du Guatemala ou de San Salvador ou de l'Equateur, je ne sais plus au juste mais c'est la même chose ! La femme du brasseur en restait tout éblouie: — Vraiment, dit-elle en se redressant tout aise sous la lorgnette du grand d'Espagne, c'est une belle chambrée! Mais la jeune fille demeurait sceptique : — Je pense que vous nous en faites accroire, mon cousin! dit-elle en riant. Ce gros marquis me semble bien bruxellois... — Détrompez-vous, répondit-il avec un grand sérieux, c'est un marquis bon teint, peut-être aussi authentique que celui de... Carabas! * * * Cependant, le repos se prolongeait plus que de raison. Par dessus le bourdonnement des conversations, des bruits sourds, entrecoupés de craquements et d'exclamations, retentissaient derrière les rideaux. La plantation du décor ne marchait pas toute seule apparemment. Aussi le public commençait-il à manifester quelque impatience. Des pieds s'agitaient fébriles, turbulents. Soudain, on entendit un grand fracas suivi de formidables jurons proférés dans la moins sucrée des langues. Aussitôt, les pieds cessèrent de trépigner; il y eut un moment de silence stupéfié. Puis, on se mit à plaisanter. Ah ça! que se passait-il chez iMarguerite? Est-ce qu'elle déménageait? Sa demeure chaste et pure venait-elle de s'écrouler sous un tremblement de terre? — Och! ce n'est rien, confiait Mme Buellings à sa fille, je suis sûre que c'est encore une fois les machinistes qui ont trop bu... — Rassurons-nous, disait Prosper. Quel que soit le désastre, la magie du Diable est là pour tout rebâtir en un clin d'oeil! A ces mots, comme si Satan les eût entendus et se fût piqué d'honneur, les ténèbres envahirent subitement la salle et les rideaux, vivement tirés, découvrirent le jardin de Marguerite parfaitement en ordre et fort bien ratissé. Alors l'idylle se noua franchement et ses effluves tendres, passionnés vinrent remuer les âmes les plus ordinaires. Tous les spectateurs sentaient vibrer leur cœur aux soupirs de la Gretchen. M11" Emma Goossens réussit extrêmement et d'emblée. N'en déplaise à Mlle Buellings, elle ne criait pas du tout et ne laissait rien à désirer sous le rapport du chant, du geste et de l'expression. Une sorte de gaucherie juvénile rehaussait encore ses agréments. Enhardie par le succès, elle s'abandonnait davantage; la voix n'avait peut-être pas encore tout son volume, mais elle était jeune, fraîche, émouvante. Nul doute que cette débutante ne devint bientôt aussi bonne cantatrice qu'elle était jolie fille. Le ténor, chanteur éprouvé quoique un peu rassis, semblait absolument électrisé par une telle partenaire et retrouvait auprès d'elle de vraies ardeurs. Tant pis pour Mme Danesi si son indisposition n'était pas sincère. Les regrets de ses prôneurs les plus chauds se calmaient sous le rayonnement de la jeune étoile. D'ailleurs, tous les protagonistes, pour parler comme les critiques, se montraient excellents. La basse, dont le rôle, en cet acte fameux, relève encore plus de la comédie que du drame lyrique sut, mérite bien rare, être comique avec distinction, incisif, plein de finesse dans ses reparties, de grâce dans ses révérences, de légèreté et de désinvolture dans ses entrées, ses bonds et ses fuites. C'était un bel homme, grand, mince, mais nullement étique comme en témoignaient ses cuisses bien dodues, moulées en perfection par le collant écarlate. Son visage s'accentuait de noirs sourcils circonflexes et d'une barbiche fourchue. Le pourpoint tailladé, couleur de flamme, le serre-tête à plume de coq, la fine épée lui seyaient à merveille et son mantelet, d'une coupe empruntée aux Valois, l'entourait d'un nuage pourpre qui prenait un éclat de braise infernale quand dardaient sur lui les rayons électriques. Mme Buellings, en possession d'un mari très long et décharné, se livrait à d'involontaires comparaisons, découvrant qu'un homme peut être mince, élancé, mais sans consentir pour cela à la maigreur. Au milieu des sourires, qui soulignaient le flirt bouffe du diable avec dame Marthe, son admiration longtemps contenue, laissa tout à coup échapper ce cri enroué et traînard : — Och, moi j'aime tant ce « Mistoflesse »! Dans l'empyrée, où l'on assure que la grande ombre de Goethe se promène appuyée sur l'épaule d'Euphrosine, le poète olympien dut être content de cette effusion ingénue autant qu'il fut surpris sans doute du raccourci que l'on imposait au nom de son personnage préféré. Quant au public, il pensait comme la bonne femme du sellier; des applaudissements enthousiastes, dont le marquis de Miraflorès avait donné le signal du trône de son avant-scène, accueillirent la fin du quatuor et se prolongèrent à tel point qu'il s'écoula de longues minutes avant que, l'action ayant repris son cours, Henri et Marguerite pussent se dire enfin seuls et confondre leurs extases. * * * Dans cette foule silencieusement haletante, aux fibres tendues jusqu'à la pâmoison, il n'y avait peut-être qu'un spectateur qui dédaignât de se tourner vers la scène et ne voulût rien entendre de la musique éthérée : c'était Perdican qui, dans la pénombre propice, regardait Camille et s'enivrait de tout ce qu'elle montrait de chair embaumée. Il n'en pouvait détacher ses yeux, suivait ses moindres gestes, frémissant à ce furtif mouvement d'épaules provoqué peut-être par la brûlante caresse de son regard... Parfois elle soulevait lentement le bras droit pour ajuster les jumelles tandis qu'elle s'éventait de la main gauche. Comment avait-elle appris si vite ce manège, ce jeu de l'éventail digne d'une dona de Séville? Parfois, attentive, tout au drame, elle ne bougeait non plus qu'une sta- tue et elle n'était pas moins belle dans l'immobilité. Quelle grâce dans ce profil perdu! Quelle paillette étincelait dans ce regard! Prosper en gagnait le vertige; la tête lui tournait d'admiration et de désir. Si courtes qu'eussent été leurs rencontres pendant la journée, Camille avait eu l'occasion de lui plaire par ses allures vives, enjouées dont elle s'efforçait de masquer sans doute la gêne charmante qu'elle éprouvait en songeant à son bonsoir familier de la veille. Elle ne l'avait plus appelé par son petit nom : le plein jour la rendait moins hardie. Et puis, après le déjeuner, il lui avait essayé ses patins, une paire débarrassée de sa rouille et qui brillait comme de l'argent neuf. Mais il n'osait attarder sa pensée sur cet essayage, tant il craignait de ne se plus contenir. Est-ce qu'il l'aimait? Physiquement, oh oui! Et il osait se faire cette réponse brutale parce qu'il était un homme. Mais à ce désir fougueux se mêlait-il déjà un intérêt sentimental? A cet égard, sa ferme raison s'interrogeait encore, hésitait à se prononcer. Certes, Camille lui paraissait intelligente, et il fallait bien qu'elle le fût pour que son esprit n'eût pas été déformé par l'éducation du couvent. Douée comme elle l'était, rien ne l'empêcherait d'étendre sa culture, de devenir un jour une femme tout à fait distinguée. Mais que penser de son âme? Sous ce rapport, il était obligé de convenir qu'elle ne lui avait encore rien révélé de sa nature intime ni de sa sensibilité. Toutefois, il ne se découvrait aucune envie d'être sévère. Aussi bien, la jeune fille avait peut-être la pudeur de ses émotions sans compter qu'à son âge la bonté sommeille parfois jusqu'à ce que l'amour vienne tendrement l'éveiller. D'ailleurs, et alors même que de vagues symptômes de sécheresse de cœur l'eussent désagréablement affecté chez elle, comment ne les aurait-il pas oubliés en la regardant? Penché, la main en visière sur son front, il continuait à la couver des yeux, jouissant du bonheur de la contempler sans témoins. Cette chair ivoirine qui luisait doucement dans l'ombre le grisait de sa chaude blancheur et de son parfum. Enivré, il aspirait aux étreintes avec toute la fraîcheur printanière des premiers désirs. Parfois, il croyait rêver tant sa raison s'opposait à un tel transport. Mais non, tout existait autour de lui, elle surtout; il n'avait qu'à étendre le bras pour effleurer ces beaux cheveux chauffés de tons fauves, ce3 épaules nacrées, divines... Devant une telle tentation, sa vertu prenait l'alarme. Il luttait contre son sentiment mais avec une faiblesse qui l'éton-nait sans le contrarier. La fièvre s'emparait de lui : une sève ardente coulait dans ses veines et son trouble devenait presque insupportable quand un tonnerre d'applaudissements le fit sursauter sur son fauteuil. Aux soupirs mélodieux, aux cris pathétiques de Gretchen à la fenêtre, offrant sa poitrine palpitante et tendant ses bras pleins de caresses, Faust, qui fuyait, venait de se raviser. Foin de scrupules : rebroussant chemin, le vieil Elleviou avait escaladé d'un bond juvénile le praticable de trois marches pour s'élancer vers Marguerite et, éperdus tous deux, les yeux chargés de tendresse, les classiques amants s'étreignaient enfin sous la pâle lune tandis que les rideaux se hâtaient de retomber à plis pudiques sur leur extase avant qu'elle devint plus intime... Trois rappels calmèrent à peine la frénésie des spectateurs et une ovation éclata quand, penché gracieusement sur le bourrelet de l'avant-scène, le président de la société tendit un bouquet magnifique, tout ruisselant de bouffettes multicolores à MUe Goossens qui le reçut des mains interposées du ténor bondissant et, toute surprise ou feignant de l'être, remercia le Conseil d'administration ainsi que le public avec des révérences pleines d'une adorable confusion. Mllc Buellings en était pour ses injustes critiques. Mais loin de désarmer, elle s'entêtait dans le dénigrement avec toute l'aigreur d'une rivale. La mère, moins rechignée, protestait avec bon sens, trouvant que la petite ne s'en était tout de même pas mal tirée avec le ténor. Outrée de cette indulgence, la pie-grièche s'était levée et ripostait d'un ton rogue, quand elle s^nterrompit brusquement, saisie d'une indicible stupeur à la vue de Prosper qui, debout dans la loge, aidait Camille à poser une écharpe de gaze sur ses épaules. Soudain, retrouvant la voix : — Non, mais regarde une fois ce qu'on a derrière? marmotta-t-elle entre ses longues dents. Avec qui est-ce qu'il est? Ça je dois savoir! Mais, distraite, continuant à subir le charme du sorcier aux belles cuisses écarlates, la bonne dame répétait doucement : — Pour moi, le mieux de tous ça est « Mis-toflesse! ». * * * Cette fois i! ne s'agissait plus d'une pause mais d'un véritable entr'acte. Aussi la salle s'était-elle pour ainsi dire complètement vidée, hormis quelques loges dont les occupantes « grand genre » tenaient salon. Tandis que les sociétaires, le marquis de Mi-raflorès en tête, s'échappaient du théâtre, pressés de se rafraîchir dans les cafés environnants, les dames, moins altérées, faisaient irruption dans les couloirs pour gagner le premier étage. En un moment, le foyer se trouva rempli d'une grosse foule que la difficulté de se mouvoir librement ne faisait que plus jacassante. Fort heureusement, en garçon avisé, Prosper avait pris les devants et conquis une petite table ronde autour de laquelle il s'était installé avec MM L'Hoest et sa fille dans l'attente de deux glaces panachées. L'endroit, établi dans l'embrasure d'une haute fenêtre, formait un excellent poste d'observation pour voir le flot de princesses bourgeoises qui tournoyaient en lents remous à travers la vaste salle. Au surplus, on n'avait qu'à lever les yeux sur les loggias aériennes pour contempler tout à l'aise et sans bousculade d'autres matrones et demoiselles, penchées par dessus les balustrades, lesquelles rappelaient, en petit et de loin, les rampes fastueuses sur quoi le Véronèse appuie ou accoude ses personnages habillés de velours et d'or. Son face à main braqué sur la multitude, M™' L'Hoest ne cessait de poser des questions, s'enquérant auprès de Prosper des noms et qualités de ces commerçantes richement vêtues et parées dont l'embonpoint contrariait parfois l'élégance d'une mode qui imposait la taille sous la gorge comme aux temps héroïques. Mais, sociétaire très intermittent, le jeune homme s'excusait de connaître peu de dames et préférait s'occuper de Camille qu'il trouvait plus séduisante encore sous ses voiles vaporeux et avec cet air de mélancolie rêveuse empreint sur son visage. Nul doute que les accents de Marguerite n'eussent retenti profondément dans le cœur de la jeune fille. Elle parlait à peine mais souriait aisément aux amusantes remarques de Prosper que son habit d'une bonne coupe ne rendait que plus aimable à ses yeux. Elle se disait comme l'héroïne, mais avec d'autres mots : « Il a bonne grâce. Vraiment, c'est un gentleman! ». On les regardait beaucoup et, l'encombrement aidant, on ne se gênait guère pour stationner tout contre eux et les dévisager avec une naïve impudence. L'incognito de la jeune provinciale excitait une vive curiosité. Et puis, sa beauté, sans poudre ni réveillon d'aucune sorte, avait quelque chose d'inconscient, de naïf même qui tranchait sur le chiffonnage étudié des jeunes coquettes du même âge; au surplus, sa robe blanche, d'une élégance sévère, charmait l'œil en le reposant de la bigarrure, parfois un peu turbulente, des toilettes d'alentour. Vraiment, elle n'était pas du tout « province ». Cependant, les sorbets venaient d'être servis et déjà les cuillers entamaient leurs toupets aux teintes vénéneuses, quand Prosper reconnut le petit De Bouck qui se débattait au large de la foule compacte. Aussitôt, il lui adressa des signes amicalement impérieux auxquels le jeune homme parut tout d'abord assez empêché d'obéir. Mais il n'était pas maladroit : profitant d'une grosse vague de matrones, il s'y abandonna hardiment au risque d'être roulé, disparut un instant sous l'écume jaunâtre des perruques oxygénées, remonta à la surface pour respirer, plongea de nouveau, reparut encore et ainsi de suite jusqu'à ce que, victorieux de la houle, des brisants et du ressac, il vint échouer comme une épave auprès de son ami qui, sans même lui laisser le temps de s'ébrouer, le présenta incontinent aux deux dames. Interne depuis tantôt deux ans à l'hôpital Saint-Pierre, le petit De Bouck comptait se spécialiser dans l'ophtalmologie. C'était un garçon qui promettait beaucoup. Ses manières avaient acquis de l'assurance. Peut-être son habit de gros drap, d'une coupe vieillie, et qui découvrait un plastron brodé de fleurs, lui donnait-il une tournure peu fashionable; mais sa figure aux joues pleines et sanguines, ornée de cheveux blonds vivement rejetés en arrière, éclairée d'un large front protubérant sous lequel brillaient des yeux bleus, candides, volontiers écarquillés par l'intérêt qu'ils semblaient prendre aux moindres choses, prévenait tout de suite en sa faveur. Il s'excusa de sortir comme d'un moulin, tant ces dames avaient poudrerizé son habit : — Je dois avoir l'air d'un meunier, dit-il avec bonne humeur, et pourtant qu'on ne s'y trompe pas, je suis le fils d'un charbonnier!... — L'ami Pierrot, assieds-toi, répondit gaî-ment Prosper en lui offrant un coin de sa chaise. Attends, je vais te commander une glace! Mais le jeune homme se confondit en refus aimables; il avait charge d'âme ce soir; il était à la recherche de sa sœur et de son fiancé. — Bah ! laisse-les donc tranquilles, fit le quincaillier; je me figure qu'ils se passent fort bien de toi... — Je m'en doute bien, déclara l'interne en riant, mais encore faut-il que Charlotte sache que je suis ici pour la reconduire. Je n'ai pu quitter la clinique qu'à huit heures... — Voyons, repartit Prosper, il y a encore trois actes : tu as donc tout le temps de retrouver les amoureux dans la salle. Assieds-toi, te dis-je! Et, adressant un regard d'intelligence à son ami : — D'ailleurs, puisque te voilà, l'occasion est excellente pour Mme L'Hoest de consulter une future sommité médicale. N'est-ce pas, ma cousine? — En effet, répondit aimablement la femme du brasseur, ma vue baisse beaucoup depuis quelque temps et je ne trouve pas ça naturel... Très intéressé, le petit De Bouck avait consenti à s'asseoir : — Mais, dit-il en regardant fixement l'imposante provinciale, il me semble, Madame, que vos yeux sont très sains... — Vous trouvez? répondit-elle avec une petite minauderie et comme gênée par le compliment. N'empêche que je vois de plus en plus mal. — Voulez-vous me permettre d'examiner les verres de votre face à main? La conversation était sérieusement engagée entre Mme L'Hoest et le jeune oculiste, quand Prosper s'aperçut que Camille avait fini de hu- PROSPER CLAES mer sa glace et tamponnait ses lèvres d'un petit mouchoir de dentelle. Soudain, il se leva : — Ecoutez, dit-il, pendant que vous êtes en train de consulter et de diagnostiquer, si je montrais à ma petite cousine les divers étages du théâtre? Camille souriait derrière son éventail, ce qui n'était pas un signe de refus. D'autre part, Mmc L'Hoest, qui trouvait que les jeunes gens restaient un peu réservés l'un vis-à-vis de l'autre, et que leur cœur était plutôt lent à se mettre de la partie, ne demandait pas mieux que de les abandonner à eux-mêmes. — C'est une bonne idée, dit-elle avec empressement. Allez, mes enfants et ne vous inquiétez pas de moi. Je rentrerai bien toute seule dans notre loge. En ce moment, Prosper adressa à son ami un regard plein d'éloquence. — Mais, je suis là, Madame! s'écria l'intuitif petit De Bouck. Si vous le permettez, j'aurai l'honneur de vous reconduire. Sur ces entrefaites, Camille s'était levée à son tour, et, pour remercier le jeune homme de sa galanterie : — Si nous rencontrons votre sœur, dit-elle gentiment, nous la préviendrons que vous êtes au foyer avec Maman... — Oui, nous le lui dirons, certifia Prosper; nous le lui dirons de peur qu'elle ne s'aventure de ce côté, tu comprends! * * * Déjà, ils avaient disparu à travers la foule, un peu éclaircie à présent, et s'élançaient dans le couloir pour gagner l'escalier qui mène à l'étage supérieur. Rapides et muets, ils arrivèrent devant une porte tapissée de vert : — Vous êtes suffisamment vêtue au moins? interrogea-t-il en s'arrêtant tout à coup pour regarder les épaules de la jeune fille avec une hardiesse qu'excusait peut-être la sollicitude. C'est que je crains pour vous les courants d'air... — Oh! n'ayez pas peur, répondit-elle en rajustant son voile de gaze sur sa poitrine. Voyez, je suis très bien protégée... — Je vois, fit-il sans oser regarder davantage, mais je n'en suis pas bien sûr... — Oh ! soyez tranquille, je ne m'enrhume jamais! Sur cette assurance, il ouvrit la porte et tous deux escaladèrent prestement les petites volées de marches qui donnent accès aux secondes loges. Une nouvelle porte verte était devant eux, laquelle leur conseilla de reprendre haleine avant de la pousser. — Au fait, dit le jeune homme en hésitant à ouvrir, pourquoi ne monterions-nous pas d'un coup jusque tout en l'air? C'est du Paradis que le point de vue est le plus curieux... — Comme vous voulez, je me, laisse conduire... Dans ces hauts parages le monde se raréfiait de plus en plus si bien qu'au delà du troisième étage l'escalier était complètement désert. Ils poursuivirent leur ascension sans encombre et pénétrèrent tout à coup dans le vaste amphithéâtre du pigeonnier. Une solitude ténébreuse y régnait, impressionnante, qui leur causa d'abord une sorte de malaise comme s'ils s'aventuraient dans un lieu interdit et dangereux à ceux qui ne sont pas plusieurs... Mais Prosper se remit aussitôt : — Venez, ma cousine; il faut monter jusqu'au dernier gradin. Elle eut un moment d'hésitation : — Mais j'y vois à peine! — Ça ne fait rien, dit-il nerveusement, donnez-moi la main. En avant! Il l'avait saisie au poignet et l'entraînait d'un élan irrésistible tandis qu'elle le suivait, très émue. Enfin, ils s'arrêtèrent dans l'ombre épaissie du sommet. — Cette fois, nous y sommes. Et maintenant regardez ! C'était, entre l'encorbellement latéral des étages, comme un gouffre immense qui s'ouvrait à leurs pieds et si profond que les musiciens, qui commençaient à rentrer là-bas dans l'orchestre, ressemblaient à des pygmées de Lilliput. — Mon Dieu, dit-elle étourdie, je crois que j'ai le vertige! Il lui enlaça la taille d'un geste brusque, sans galanterie, uniquement pour la retenir de tomber. — Asseyez-vous, dit-il avec sollicitude; c'est le premier moment, cela va passer. En même temps, de sa main libre, il épous-setait le gradin avec son mouchoir et y installait la jeune fille. Alors, dégageant son bras, il s'assit à côté d'elle : — Comment cela va-t-il? — Oh, c'est fini, dit-elle en s'éventant. Mais quelle température! Je suffoque! — En effet, c'est un enfer que ce Paradis! A cause du froid rigoureux, on aura bourré les calorifères plus que de raison; l'air chaud gagne les hauteurs... — Oh, comme vous êtes fort en physique! — Oui, un petit Ganot... Voulez-vous que nous redescendions sur la terre? Elle se récria avec bonne humeur : — Non, non, je m'habitue. Je résiste très bien, grâce surtout à ma toilette... Il frémissait : cette taille souple, sans corset, qu'il avait enlacée un instant électrisait encore ses veines : — Si vous ouvriez un peu votre écharpe? — Croyez-vous? dit-elle sans malice. — Oui... par prudence, vous comprenez. Docilement, elle écarta son voile et sa gorge s'épanouit dans l'ombre, fleurie au bord du corsage des mauves catleyas. Il tressaillit, effrayé des mots qui lui montaient aux lèvres. Alors, pour cacher son trouble: — Voyez, dit-il, comme cette vapeur blonde qui flotte dans la salle amortit les ors des candélabres et des médaillons! A cette distance, les robes paraissent assourdir leurs nuances les plus criardes et font même de jolies taches, ne trouvez-vous pas? Il savait à peine ce qu'il disait, préoccupé seulement de s'entendre parler, d'enfiler des mots, croyant ainsi dissimuler et surmonter sa fièvre. Elle avait baissé la tête et souriait tout en redressant à doigts coquets les deux grandes fleurs que le voile avait légèrement comprimées. — Savez-vous à quoi je pense, mon cousin? Il fit le geste de la plus profonde ignorance. — Eh bien, je pense à ma conduite d'hier soir, juste à cette heure-ci... Comme j'ai été méchante! Est-il possible que vous m'ayez réellement pardonné? Ces belles fleurs sont-elles un gage de votre amitié? Elle avançait la tête si près de lui qu'il sentait la tiédeur de sa pure haleine et l'arôme suave qu'exhalait sa gorge divine. Ses yeux, sa voix avaient une expression émue qui pénétrait. La fille boudeuse, énigmatique, qu'elle avait été hier soir pendant quelques heures, était devenue expansive, tout humaine. Le jeune homme frémissait. Etait-ce une illusion de sa part, mais cette ingénue s'animait étrangement; des sentiments inavoués, tumultueux s'agitaient en elle, passionnaient sa figure. Camille vibrait comme une femme... Et lui, il ne se sentait plus capable de masquer son émotion par quelque raillerie... Elle le dominait à présent; elle était le premier grand émoi de son cœur; elle lui révélait l'amour. Donc, il allait la prendre dans ses bras, il allait murmurer sur ses lèvres les vieux mots éternels, toujours nouveaux... — Eh bien, dit-elle étonnée de son silence, vous ne répondez pas? Ah! c'est donc que vous m'en voulez encore! Alors, il cessa d'hésiter : déjà ses mains tremblantes se levaient pour s'emparer d'elle et l'abattre sur sa poitrine, quand un grand bruit de voix se fit entendre et deux personnages, qui se poursuivaient, s'élancèrent en riant dans l'amphithéâtre. D'en haut, leur double silhouette se détachait sur le fond lumineux de la salle comme des ombres chinoises mais sans qu'il fût possible de distinguer les figures. C'étaient deux ombres de sexe absolument opposé. L'une, petite, agréablement potelée, s'efforçait d'échapper à l'autre, qui était beaucoup plus grande et plus svelte; mais un rire convul-sif essoufflait tellement sa course que, soudain, elle s'arrêta court au milieu de l'hémicycle n'en pouvant plus, criant d'une voix comique, coquettement suppliante : — Non, Ernest,' finissez! Maintenant c'est bien savez-vous! Mais, d'un bond superbe, Ernest l'avait rejointe et, la saisissant à la taille, il lui plaquait sur les cheveux, le front, les yeux, le nez, la bouche, le cou, la gorge, des baisers effrénés, claquant comme des coups de fouet. Après quoi, haletantes, les deux ombres s'affalèrent sur la banquette. Elles n'étaient pas malheureuses, bien que la boulotte protestât : — Non, ça n'est pas permis! Eh bien, maintenant, je ne vous aime plus, méchant garçon! Mais celui-ci savait qu'il ne fallait comprendre que l'esprit de cette déclaration non la lettre et, aussitôt, ses lèvres de recommencer de plus belle, cette fois en sens inverse. — Finissez, je dis! Je vais crier, savez-vous! — Ça je voudrais une fois voir! Et il lui ferma la bouche hermétiquement avec la sienne. Elle ne se défendait plus et il semblait même, à son immobilité, qu'elle s'avouât conquise et fort aise de l'être. Et le baiser se prolongeait, quand une vibrante sonnerie dénoua les deux ombres heureuses. En même temps, la plus petite retrouvait la voix : — Oeie, oeie, vite! On n'a que le temps de filer! Elle se rajustait à la hâte maugréant avec gentillesse : — C'est bon pour une fois... Voyez comme je suis arrangée maintenant! Non, non, il ne faut pas rire, Monsieur, je suis très fâchée! — Vous n'avez jamais été mieux coiffée, dit-il en l'aidant avec maladresse. Ça vous va très bien d'être dépeignée et je vous aime encore cent mille fois plus comme ça, ma chère petite Charlotte! Sur ces mots, il l'enlaça, la baisa de nouveau sous le nez et finalement l'emporta au dehors. On entendit le bruit de leurs pas précipités décroître dans l'escalier et puis s'éteindre tout à fait... > * * * Brusquement interrompus au point pathétique de leurs confidences, Prosper et Camille s'étaient tenus cois sur leur perchoir, retenant le souffle autant par discrétion que par crainte d'être découverts. S'ils avaient pris quelque intérêt à cette petite scène rapide, ils en restaient encore davantage effarouchés; loin de les enhardir, il semblait, au contraire, qu'elle leur restituât à chacun sa timidité. Prosper convenait à part lui que cette idylle l'avait peut-être arrêté sur le bord du précipice. Il y voyait aussi comme une sorte de parodie, assez brutale, de son propre sentiment. Or, il ne tenait pas à ressembler à Ernest; il avait de l'amour une conception plus élégante et ne croyait pas qu'on dût l'exprimer par des gestes aussi vulgaires. Ce n'était pas la façon de Per-dican. Sans doute, Camille pensait de même. Pourtant, la fougue, la gourmandise de cette tendresse ingénue ne laissait pas que de les impressionner, et l'écho de ces baisers impétueux n'était pas si affaibli qu'ils ne l'entendissent encore résonner au fond de leur cœur. Ils demeuraient interdits, gênés, oublieux de l'heure. Prosper rompit enfin le silence : — Je ne croyais pas cette petite Charlotte si imprudente. Elle l'est comme l'innocence même! — Charlotte, Charlotte? répétait la jeune fille faisant appel à ses souvenirs; mais oui, c'est la sœur de iM. De Bouck! — La fiancée, précisément. Quant au jeune Ernest, c'est le fils du boisselier Spreutels. Tous mes compliments! Le garçon n'est peut-être pas très distingué dans la manière de faire sa cour mais il a de l'élan. Ce n'est pas un mou, comme son père... — Est-ce qu'ils doivent se marier prochainement? — iMa foi, je l'ignore, mais le plus tôt serait le mieux, il me semble. Ils riaient quand une nouvelle sonnerie les fit sursauter : — Oeie, oeie, s'écria le jeune homme essayant d'imiter Charlotte, filons vite ma cousine! Ils s'échappèrent gaiement du Paradis, descendirent en toute hâte au premier étage où ils arrivèrent juste à temps pour retrouver Madame L'Hoest qui rentrait dans sa loge au bras du petit De Bouck triomphant. — Eh bien, mes enfants? interrogea la dame qui devenait de plus en plus maternelle, avez-vous découvert de jolis points de vue? Mais un embarras dans le couloir les obligea à se séparer. En ce moment, Prosper, qui protégeait Camille de la bousculade, aperçut, postée à la porte de sa loge, une longue et maigre fille, la tête surmontée d'une triple tiare de cheveux et qui le regardait fixement. Il s'attendait presque à un « qui vive! » tellement elle ressemblait à une sentinelle avec son long éventail fermé qu'elle tenait à deux mains sur sa ceinture, comme un fusil. Mais elle restait muette, continuant à le fasciner de ses prunelles de Gorgone. Soudain, reconnaissant Hortense Buellings, il s'inclina avec un sourire distingué. Mais elle eut toute l'impolitesse de sa jalousie secrète et ne daigna point répondre. C'est alors que, dans un éclair, le jeune homme comprit le sens des invitations réitérées du sellier et le rêve audacieux que sa fille nourrissait au fond de sa poitrine abstraite. Cependant, le passage s'étant dégagé, le petit De Bouck avait réussi à ouvrir la porte de la loge : — Pressez-vous!... On sonne de nouveau... Le chef est au pupitre. Ils entrèrent vivement et reprirent leurs places. — Reste avec nous, dit Prosper à son camarade, tu n'as plus le temps de redescendre... Car la prudence avertissait le quincaillier de ne plus être seul de son sexe dans cette loge enchantée. _ Quoique Mme L'Hoest insistât gracieusement, lé petit De Bouck intimidé, faisait des cérémonies. — Assez! fit son ami. . Et, attirant l'interne par le solide revers de son habit, il l'assit de force sur un coin de son fauteuil. — Mais Charlotte! protestait le bon frère avec anxiété. Il faut pourtant que je la retrouve. Je ne suis pas tranquille... — Tu as bien tort, nous l'avons aperçue avec son fiancé... — Ah! où étaient-ils? — Ils étaient... Ma foi, ils étaient là-haut, au septième ciel! En même temps, le jeune homme se retournait pour fermer brusquement la porte de la loge qui venait de se rouvrir sous l'effort d'une main invisible. Soudain on entendit un cri d'effroi bientôt suivi de cette exclamation : — Mais, ça est un impoli! Et c'était le long nez de l'indiscrète Mlle Buellings qui avait manqué de rester pris entre le vantail et le chambranle tandis qu'elle insinuait sa tête de harpie dans l'entre-bâillement pour épier le jeune quincaillier. Mais les lampes s'étant éteintes, l'orchestre attaquait le sombre prélude du troisième acte. * * * Et le drame continua sans encombre. Marguerite, devenue mère, se rendit à l'église où Satan lui défendit de prier. Et, dans la nuit de Walpurgis, son frère Valentin fut tué par Faust qui, pour échapper aux détectives et aux remords, alla se distraire chez « Mistoflesse » au milieu d'un frais essaim de courtisanes millénaires. Enfin, ce fut la sombre prison, le grabat sur lequel Marguerite repousse son amant et agonise et meurt tandis que les anges purs et radieux emportent son âme vers les cieux. Jamais public ne fut aussi vibrant. Ce fut jusqu'à la fin, des trépignements d'enthousiasme non moins vifs que ceux qui avaient éclaté après l'acte du jardin. Déjà le petit De Bouck s'était esquivé pour s'élancer au pourchas de sa sœur, non sans avoir promis de se trouver le lendemain au Bois de la Cambre où il devait chaperonner les glissades de Charlotte et d'Ernest sur la glace du lac. Quant à Prosper, il sortit vainqueur de la bataille du vestiaire et apparut sous la colonnade du fronton juste pour entendre aboyer le numéro de son remise. Dix minutes après, il introduisait les deux dames dans le magasin de la quincaillerie éclairé pour la circonstance par une belle lampe apportée de la salle à manger. Un copieux ambigu, servi sur le comptoir, attendait les soireux affamés. Mais Mme L'Hoest n'aspirait qu'à son lit. — Je préfère me coucher tout de suite, dit-elle. Mais vous, mes enfants, si vous avez encore envie de bavarder un peu, ne vous gênez pas pour moi. Camille parut hésiter un moment, mais finit par déclarer qu'elle monterait également. — Je n'ose insister, fit Prosper, je comprends que vous soyez fort lasses toutes les deux. Faites donc comme il vous plaira. Pour ma part, j'avoue que cette terrine de foie gras me tente au plus haut point et que je compte y faire honneur... En même temps, il alluma les flambeaux posés à côté du cabaret et les remit à ses cousines en s'excusant de ne pas les accompagner jusqu'au second étage : il craignait que le crépitement de ses escarpins vernis ne réveillât les vieux parents. — Abandonnez ici vos sacs et vos bibelots pour ne pas vous encombrer... J'en prendrai soin. On se dit aimablement bonsoir et les dames commencèrent leur ascension. Quand elles furent dans leur chambre, le jeune homme gagna le réduit de l'entresol pour enlever son frac et revêtir un veston d'intérieur. Puis, il redescendit à pas feutrés avec l'intention d'aller voir d'abord son chien dans la buanderie. Mais, redoutant que l'animal ne manifestât une joie trop bruyante, et persuadé du reste que l'excellente Adelaïde ne l'avait point négligé, il se rendit directement dans le magasin. Après cette soirée si pleine de sensations fortes, il était bien aise de se retrouver seul et d'échapper à l'obsession de la femme. Toutefois, les charmes de Camille continuaient de le hanter : la seule vue de son réticule suffisait à le remuer d'une émotion attendrie, voluptueuse. Mais une grosse faim, en contradiction avec ses pensées sentimentales, lui creusait l'estomac, ce qui l'engagea à attaquer l'ambigu sans plus de retard. Debout, « standing at the bar », comme un Anglais qui engloutit son « snack », Prosper dévorait une rôtie en attendant de soulever le couvercle de la terrine capucin, lorsqu'il crut entendre un léger bruit dans l'escalier. Sans doute, c'était Miaoutte, qui venait réclamer sa part du festin. Craignant à juste titre qu'elle ne se mît à pousser des miaulements plaintifs, il décida tout de suite de l'inviter sans façon et se dirigea vers la porte. Mais celle-ci tournait déjà sur ses gonds, s'entre-bâillait et finit par * s'ouvrir toute large pour laisser apparaître un blanc fantôme qui s'avança doucement dans la pièce. — Vous, ma cousine! Elle se drapait étroitement dans un joli peignoir de linon : — Oh que j'ai froid! dit-elle en frissonnant; je suis tout engourdie... 11 s'élança vers elle et la conduisit près du grand poêle de fonte dont la chaleur lui procura une satisfaction visible et l'eut bientôt complètement ranimée. 11 avait apporté une chaise : — Asseyez-vous, ma cousine... Elle souriait : — Vous êtes un peu étonné de me voir, n'est-ce pas? Figurez-vous que je meurs de faim. Est-ce que vous m'avez laissé quelque chose au moins? — Mais, je commençais à peine! s'écria-t-il enchanté de la compagnie. Voyez, tout est à peu près intact sur le cabaret d'Adelaïde... Vite, il retourna au comptoir et s'emparant d'un haut bûcher de sandwiches : — Voici toujours pour commencer... Elle prit une beurrée et l'avala avec une mignonne gloutonnerie. Sa figure abandonnait de sa perfection classique, se faisait attrayante,, rieuse, espiègle. — Allez, ma cousine! Ne vous gênez pas! — Eh bien, je ne me fais pas prier. C'est délicieux! Il se mit en devoir de déboucher une bouteille à gros ventre et remplit un verre de vin blanc. — Que faites-vous? — Vous voyez, je fais le barman. Buvez! Elle le regarda sans prendre le verre qu'il lui tendait : — Est-ce que je dois? — Mais certainement ou vous risquez d'étouffer! — Donnez! Elle but lentement à petites gorgées, léchant ses lèvres : — Oh, mais c'est très bon! Qu'est-ce donc que cette chose-là? — Mais du vin de Tours, je pense, ma cousine. Elle lui remit son verre et le regarda de nouveau, cette fois plus fixement, de ses grands yeux d'émeraude : — Je ne suis pas votre cousine. Je ne veux pas être votre cousine! Etonné et se méprenant sur le ton, il repartit froidement : — Mais c'est votre droit, ma... mademoiselle! En ce moment, la jeune fdle se cacha le visage dans ses mains et fondit en pleurs. II était stupéfait. Naïf de cœur, il ne comprenait rien à cette crise soudaine. Etait-ce éner- vement causé par un spectacle passionné, émotion longtemps contenue qui se résolvait en une douce pluie de larmes? Ne venait-il pas de froisser chez elle quelque sentiment sans le vouloir? 11 se reprochait le ton dur de sa réplique. Et pourtant, il y avait de la joie dans ses remords; elle savait donc s'attendrir, elle savait pleurer! — Pardonnez-moi! s'écria-t-il, pardonnez-moi ! Mais elle ne se calmait pas. Dans ce brusque désespoir ses voiles s'étaient entr'ouverts, laissant deviner toute la poésie du corsage. Eperdu, Perdican ne savait à quoi se résoudre. Tout se conjurait pour affoler sa raison et ses sens. 11 finit par tomber à genoux : — Camille! C'était le cri qu'elle attendait. Alors, détachant ses mains de sa figure éplorée, la jeune fille contempla un moment ce grand garçon suppliant avec une sorte de ravissement angoissé. — Camille! Elle se laissa enlacer et doucement sa tête s'inclina sur l'épaule du jeune homme. — Oui, Camille, soupirait-elle d'une voix encore pleine de larmes. Camille, pas mademoiselle, pas ma cousine! 11 la pressait dans ses bras. Un parfum d'amour s'exhalait d'elle, grisant, invincible qui l'étourdissait au point que ses baisers s'éparpillaient fiévreux, brûlants, sur tout ce qu'ils ren- contraient de chair satinée, toute tendue par le désir sous ces caresses inconnues. Et l'enchantement se prolongeait lorsque, sous le grondement du dernier tramway, l'une des grandes scies suspendues au plafond s'avisa de résonner comme une cymbale et les rappela à la réalité. Il se redressa d'un élan : — Attaquons le pâté, s'écria-t-il avec une joie triomphante, il est digne d'un repas de fiançailles! — Mais, faut-il pas que je songe à remonter dans ma chambre? fit-elle d'un air peu convaincu. Quelle heure est-il? Très tard je suis sûre? — A peine minuit et demi!... Le vrai moment du réveillon. A table! Déjà, ils étaient installés sur deux hautes chaises, derrière le comptoir, serrés l'un contre l'autre, goûtant au même morceau, buvant dans le même verre selon la tradition amoureuse qui remonte aux âges préhistoriques. Minutes d'épanchement et de tendresse ineffables que le Temps épanchait exprès pour eux de son sablier! — Parlons sérieusement, dit-il au milieu d'une bouchée, mais d'abord que je t'embrasse! Elle se reculait en riant pour mieux se laisser prendre et, de nouveau, c'était un baiser silencieux et long comme toute une file de points d'orgue. — Camille, murmurait-il, oh! que j'aime ce nom-là ! Renversée dans ses bras, elle le taquinait : — Eh bien, je serai franche, je n'aime pas autant le tien... — C'est vrai? Que lui reprochez-vous, Mademoiselle? — Je ne sais pas, Monsieur. Mais il a quelque chose — je peux dire? — il a quelque chose de lourd, d'épais qui ne s'accorde guère avec votre méchante figure et vos brusques façons... Il sourit à cette remarque imprévue : — Ma foi, tu as peut-être raison. Oui, Prosper, c'est gros, ce n'est pas sentimental, ni romanesque. Il faut pourtant que je m'en console. Ce prénom-là convient à un quincaillier. Et puis, je me dis qu'en y ajoutant un o, il s'allège aussitôt et devient assez présentable, même shakespearien! — Comment cela? Je ne suis pas aussi instruite que vous; Monsieur le savant! — Oh! vous apprendrez, Madame. Eh bien, Prospero est un personnage de la Tempête... J'en suis indigne, mais si cela vous plaît, vous pouvez m'appeler comme lui! Elle le regarda, très amusée : — Je veux bien, Péro! A ce petit nom tendre, si vite trouvé et qui sonnait gaiement sur ses lèvres, le jeune homme ne put se retenir de la presser contre lui avec une fougue nouvelle. — Mais tu m'étouffes, tu m'étouffes! Elle se dégagea, courut se mirer dans une vieille petite glace accrochée derrière le pupitre. Son ébouriffement lui arracha un cri de honte joyeuse : — Vois maintenant comme je suis faite! — Oh! dit-il en se souvenant d'Ernest, tu me plais encore cent mille fois plus ainsi décoiffée, ma chère petite Camille! Ils se rejoignaient pour s'étreindre de nouveau, quand l'horloge de l'épicerie Van Houten contiguë au magasin détacha dans le silence deux coups graves, comme de longs bâillements. Elle eut un cri d'épouvante et s'enfuit vers la porte : — Cette fois, je remonte! Il voulait la garder encore : — Oh! reste, suppliait-il. Voyons, nous ne sommes convenus de rien. Il faut parler sérieusement... Elle lui envoya un baiser de ses doigts : — Non, non. Maintenant c'est bien, savez-vous, comme dirait Mlle Charlotte. On parlera sérieusement demain... en patinant! Il se résigna : — Couvre-toi bien au moins et dépêche-toi. Il fait glacial dans ce vilain escalier! Elle s'élança sur les marches tandis qu'il la regardait monter, appuyé contre le pilastre. Soudain, elle se retourna dans le rayon de lune qui, filtrant par un œil-de-bœuf, allongeait une bleuâtre traînée de lumière à travers la cage d'escalier, et d'un souffle très fort mais sur un ton très bas : — A demain, Péro! Et, comme un blanc nuage, elle s'envola. CHAPITRE VI Il y a dans la Nature on ne sait quelle force cachée qui semble constamment se plaire à contrarier les projets des hommes. Jamais Prosper n'allait mieux vérifier cette sentence que le vieux Lucrèce lui avait apprise sur les bancs de la « seconde ». Le lendemain de ses libres fiançailles, rempli de la joie d'aimer et d'être aimé, il était sorti de grand matin pour tromper son impatience de revoir Camille. Pourquoi les L'Hoest se levaient-ils aussi tard? Leur paresse lui semblait inexcusable; mais il pardonnait à la jeune fille : elle avait bien le droit d'être lasse et reposait sans doute, tout alanguie, la tête sur le bras, tandis qu'un essaim d'amours voltigeait au-dessus de son lit, comme dans cette allégorie populaire d'un peintre, plutôt confiseur. Il faisait beau; c'était dimanche dans la ville, dans le ciel, dans son cœur! Or, comme le jeune homme rentrait vers dix heures avec une énorme botte de roses dans la main, Adelaïde était accourue au-devant de lui sur le trottoir et, la figure bouleversée : — On vous cherche tout partout... Les L'Hoest sont partis! — Que me chantes-tu là ! — Oui, ils sont partis, je dis, à cause d'un télégraphe. La tante du Monsieur va mourir! Abasourdi, il restait immobile. Que le brasseur eût pris le premier express, rien de plus naturel; quant aux deux femmes, elles n'avaient aucune raison de se sauver comme ça... — Voyons, dit-il en hâtant le pas, M. L'Hoest est parti, je le comprends, mais Madame et Mademoiselle Camille sont encore ici? — Non, Prosper, elles sont parties avec, je vous dis! — Mais c'est absurde! Il s'élança dans la maison et dut se rendre à l'évidence. Les Tirlemontois s'étaient enfuis sans bagages, afin de ne pas manquer le train de neuf heures. La vieille demoiselle L'Hoest, une Liégeoise, était la marraine de Camille : c'est ce qui avait motivé l'exode général. Dans le bouleversement que lui causait cette désolante nouvelle, Prosper laissa échapper son secret que trahissait suffisamment le gros bouquet de Malmaisons qui lui embarrassait les mains : — Et Camille n'a rien dit pour moi? A cette question anxieuse, toute expression de contrariété disparut de la figure des vieux quincailliers. — Non fils, répondit le père Claes d'un ton narquois. Camille n'a rien dit... II fit une pause et reprit en souriant : — Mais elle pleurait si fort en partant... que nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur votre compte à tous les deux, vilains enfants que vous êtes! Prosper était plein de confusion : — Eh bien, oui, avoua-t-il humblement, nous nous aimons et si vous y consentez... Il ne dut pas achever sa grande phrase : — Si nous consentons! Il le demande! interrompit Mme Claes en l'attirant dans ses bras. Mais, fils, c'est notre plus cher désir! Le père Claes rayonnait : — Oui, mariez-vous, mes enfants pour votre bonheur et pour le nôtre! En attendant, console-toi, garçon, du petit chagrin d'aujourd'hui. Camille reviendra bientôt à Bruxelles, c'est convenu, et nous fixerons alors la date de vos noces. Que penses-tu du mois d'avril? Et, avec malice, feignant d'être contredit : — Eh quoi! c'est trop tôt? * * * Cependant Prosper prenait ses dernières dispositions avec l'entrepreneur. Les grands froids ayant cédé la place à une température plus clémente, les ouvriers arrivèrent un beau matin avec leur attirail et se mirent résolument à la besogne. Une palissade protectrice fut d'abord élevée devant le magasin; après quoi, l'on donna les premiers coups de pic. Bientôt, la façade éven-trée montra ses vieilles poutres vermiculées à travers l'épais nuage de poudre grisâtre que soulevaient les cataractes de platras. Un enchevêtrement de solides madriers, plantés en tous sens, étançonnaient déjà le premier étage ainsi que les maisons voisines, permettant aux terrassiers et aux maçons de commencer le gros œuvre. Expropriée de sa cuisine, Adelaïde avait transporté ses fourneaux dans la buanderie en attendant que celle-ci fût à son tour bousculée par les démolisseurs. Ce déménagement n'était pas pour favoriser ses doux entretiens avec Jan Lust, le fidèle bon ami; mais elle ne s'en plaignait guère ayant de quoi s'occuper avec les ouvriers de tout genre qui fourmillaient dans le sous-sol et dont le zèle n'était pas si continu qu'il les empêchât de faire un brin de cour à l'aimable maritorne. Au surplus, Miaoutte et le chien lui tenaient compagnie. Effrayée du tapage, la chatte ne quittait plus la buanderie, passant des heures à se faire immaculée en prévision sans doute de futures noces. Son infatigable patte ne cessait de fourbir son museau moustachu, son âpre lan- gue de lisser sa robe. Elle tenait à être belle pour le Raminagrobis de son cœur, n'interrompant sa toilette que pour aller s'asseoir un instant à côté de Tom, quand celui-ci poussait un gémissement plaintif, histoire de faire comprendre toute la sympathie que lui inspirait son état. De fait, le chien restait assez misérable et se remettait fort lentement. En revanche, sa taille semblait grandir à vue d'œil et d'une manière inquiétante. Adelaïde n'en revenait pas, s'excla-mant à chaque visite de Prosper : — Mais ça est un chien de laitière! A quoi le jeune homme, très sérieux : — Tu te trompes... Je crois plutôt que c'est un chien de mitrailleuse! Encore vêtu de sa bourre hérissée, l'animal n'avait rien de séduisant. N'importe, Prosper ne se décourageait pas, continuait à le panser avec sollicitude, aidé de son ami De Bouck. La laideur de la pauvre bête lui était un motif de plus pour s'y attacher et, du reste, il avait confiance dans ses bons yeux pleins de douceur et de pensée. Si la cuisine se résignait sans murmurer, le premier étage montrait le même courage à braver les ennuis, une égale patience à subir les effets de ce cataclysme. Loin de maugréer contre le tapage, les vieux quincailliers lui trouvaient une certaine harmonie qui n'était pas désagréable à leurs oreilles indulgentes. L'excès même du désarroi en faisait peut-être quelque chose de drôle; les bonnes gens en prenaient leur parti, allaient jusqu'à s'égayer au spectacle de la salle à manger encombrée d'outils et d'ustensiles de toute sorte; car il avait bien fallu transférer les marchandises quelque part et les déposer, au petit bonheur, dans les chambres d'habitation transformées en véritables remises. Le chaos régnait dans la maison, mais, patience, l'ordre renaîtrait un jour et tout reluirait d'une splendeur nouvelle. * * * On devait rendre justice à l'entrepreneur Plainville : c'était un homme consciencieux qui talonnait les métiers. Les travaux se poursuivaient avec méthode et si rondement que déjà les menuisiers posaient l'encadrement de la grande vitrine. Le quartier ne restait pas indifférent à cet imposant ouvrage et l'on en jasait beaucoup, principalement dans le salon de Théodore. Des groupes de curieux stationnaient en permanence devant la palissade, l'œil aux fentes, insoucieux du tramway qui leur frôlait le bas du dos. Quant aux gamins, ils n'attendaient personne pour grimper le long des planches hérissées de clous et chevaucher le faîte de la clôture, perchoir excellent pour narguer le passant et l'autorité. Il va sans dire que Buellings s'arrêtait un moment chaque fois qu'il passait devant la quincaillerie. Plus jaune et refrogné que jamais, le sellier ne pouvait dissimuler son dépit d'avoir été devancé par le jeune Claes dans la transformation de sa boutique. D'ailleurs, il ne se sentait plus pour Prosper aucune bienveillance depuis que sa fille lui avait appris comment le jeune homme s'était imprudemment affiché au théâtre avec une demoiselle de province. Donc, il était amer, critiquant partout le plan et l'exécution des travaux. Un clair matin, Vergust le surprit qui haussait les épaules devant la maudite clôture : — Eh bien, qu'est-ce que vous faites là? dit le joyeux tripier après un moulinet de son gros bâton à lanière qui ne le quittait pas. Hein, vous êtes fâché que vous ne savez rien voir? La figure du sellier, beurrée, presque dorée dans le soleil, ricana : — Pas le moins du monde, mais je pense qu'il faut être fou pour commencer les travaux dans cette saison. Rien ne sait sécher maintenant avec l'humidité. Retenez ce que je dis, la maçonnerie bougera, le bois jouera et un beau jour pardafï! tout par terre! — Vous croyez, repartit Vergust. Eh bien! ça n'est pas mon avis. II donna ses raisons. L'autre jour, le jeune Claes lui avait permis très aimablement d'entrer par la porte interdite pour se rendre compte de .—----, l'avancement des travaux. Tout était admirablement compris : la basse température du moment ne faisait rien; le bâti tenait ferme. Du reste, les briques avaient été assemblées non avec du vulgaire mortier mais au moyen de ciment Portland qui durcissait instantanément. Au surplus, de nombreux braseros chauffaient continuellement les courants d'air qui soufflaient dans le magasin de sorte que tout séchait d'une façon parfaitement normale. Non, aucun mécompte n'était à craindre de ce côté. — Voulez-vous croire que 'j'ai passé une bonne heure dans la maison? déclara le Pança en se rengorgeant. Claes m'a tout expliqué et, ma foi, je dois dire que je suis parti enchanté. Ça sera tout bonnement magnifique. Plein d'enthousiasme, il se complaisait dans les éloges et ne tarissait pas sur la gentillesse du jeune homme, laissant entendre à son compère que les charmes de Mlle Emma Vergust comptaient certainement pour quelque chose dans les attentions dont il avait été l'objet de la part du quincaillier. Au fond, il en était convaincu, tant sa chance lui donnait de foi dans les absurdes vœux qu'il faisait. Mais l'insinuation avait amusé Buellings au lieu de l'encolérer comme s'y attendait le tripier. — Pourquoi donc, est-ce que vous riez comme ça, fit ce dernier, légèrement piqué. Ça n'est pourtant pas drôle ce que je dis... Un éclair de jubilation passa sur la face blafarde du sellier. Quel plaisir d'anéantir d'un coup l'imprudent espoir de ce marchand de fressures! — Je ne ris pas de vous, répondit-il, mais je pense maintenant que Claes a commencé si vite les travaux pour être prêt le plus tôt possible. — Hé, rien de plus naturel, il me semble... — Attendez, poursuivit Buellings; oui, pour être prêt le plus tôt possible, je dis, et comme ça il pourra se marier au printemps, vous comprenez... Vergust eut un haut-le-corps : il ne comprenait pas du tout : — Se marier, s'exclama-t-il, et avec qui donc? Le sellier esquissa une grimace sardonique, digne de « Mistoflesse » : — Comment, vous ne savez pas la nouvelle? Eh bien, le jeune homme est fiancé avec une demoiselle de la province, la propre petite-nièce du père Claes... Et il raconta en détail tout ce que l'enquête minutieuse de sa femme et de sa fille lui avait appris à ce sujet. Le tripier tombait des nues et semblait fort déconfit. — C'est un peu fort! s'écria-t-il enfin. Claes ne m'a causé de rien quand je l'ai vu la dernière fois. Et vous êtes bien sûr? — Tenez, même qu'ils se marient au mois d'avril ! Mais un tramway s'avançait, qui sonnait de toutes ses forces pour engager le gros homme à changer de place s'il tenait à ne pas être écrasé entre la voiture et la palissade. — Filons seulement, dit le tripier en s'écar-tant de la voie ferrée; c'est tout ce qu'il y a de plus dangereux ces planches au bord du trottoir; ça devrait être défendu par les règlements. Il avait pris le bras du sellier et sautillant à côté de cet escogriffe dont il ne pouvait suivre les grandes enjambées : — Ecoutez, Buellings, vous avez peut-être raison : c'est encore trop tôt pour les travaux Claes est un imprudent. Tant pis si quelque chose tourne mal. Moi, je m'en moque! Mais ça serait quand même une bonne leçon, dans son intérêt, bien entendu! Et pour donner le change au sellier qui jouissait de sa déconvenue : — A propos, ajouta-t-il en stoppant pour souffler, j'aurai bientôt une grande nouvelle à vous annoncer... Mais Buellings, qui le voyait venir, répondit prestement : — Peut-être que moi aussi, j'aurai à vous apprendre quelque chose de neuf d'ici peu... — Au fait, repartit Vergust ennuyé de ce qu'on ne le pressât davantage de s'expliquer, je ne sais pas pourquoi je ne vous dirais tout de suite ce que c'est... Il s'agit de... Son compagnon lui coupa la parole : — iMa foi, je ne ferai pas de cachotterie non plus : il s'agit de ma fille... — Juste comme moi! s'écria le tripier. Et lâchant la nouvelle : — Emma est courtisée. Il fit une pause pour savourer l'étonnement de son compère. Mais celui-ci, parfaitement calme, déclarait déjà : — Bé, c'est la même chose avec Hortense! — Et vous savez par qui? continua le gros homme. Oh! un garçon d'avenir, je vous prie de le croire! Rien ne semblait plus indifférent au sellier harnacheur que d'apprendre le nom de ce soupirant. Il riposta aussitôt : — Devinez un peu qui a remarqué ma fille? Ce n'est pas le premier venu non plus, vous savez ! Mais Vergust poursuivait sans écouter : — Cela vient de ce qu'ils se sont rencontrés au bois de la Cambre l'autre dimanche, il y a quinze jours. Oui, ils ont patiné ensemble pendant toute l'après-midi sur le lac... Alors, n'est-ce pas... Cette fois, Buellings ne put s'empêcher de considérer le tripier avec surprise : — C'est un peu fort... Mais Hortense a aussi patiné sur le lac il y a quinze jours et c'est comme ça que... — Allons, fit Vergust à bout de réticences, c'est le jeune De Bouck! A ces mots, le sellier s'arrêta brusquement et dégageant son bras avec violence : — Mais vous êtes fou! c'est à ma fille que De Bouck a fait la cour sur la glace! Malgré toute la part d'invention qui entrait dans son histoire, Vergust était stupéfait : — Allons donc, fit-il persifleur, est-ce qu'il a fait sa demande? La figure de Buellings accentua encore sa contraction naturelle : — Non, pas précisément, mais je l'attends d'un jour à l'autre. Le tripier haussa les épaules et faisant mouliner sa canne dont il dama le pavé d'un grand coup : — Alors, je suis tranquille. — Eh bien ! moi aussi, grinça l'autre. Hor-tense est un bon parti. Elle sait chanter et jouer du piano savez-vous! — Oui, répondit Vergust, mais n'oubliez pas qu'Emma est une belle fille avec de ça... En même temps, il portait les mains à sa poitrine, faisant le geste de soupeser deux boulets de quarante-huit. — Et ça, c'est mieux que votre piano! A cette allusion à la maigreur de sa fille, le sellier, outré de colère, chercha une réponse féroce où les charmes de M,lc Emma eussent été s'étaler à côté des tripes qu'elle vendait. Mais le terrible gourdin de Vergust l'inquiétait trop pour qu'il osât cette métaphore à la Juvénal. — On verra, dit-il d'un air de défi. Salut! — A samedi, beau-père! fit le tripier ironique. Et ils se tournèrent le dos, l'un suffoqué de rage cependant que l'autre, malgré son volume, s'en allait allègre et sifflotant un petit air. * * * Sans doute, Prosper remarquait-il fort bien le changement d'attitude des deux hommes à son égard, mais leur impolitesse ne le préoccupait nullement; il ne cherchait pas même à en pénétrer la cause. D'ailleurs, les travaux lui prenaient la majeure partie de son temps. 11 en surveillait l'exécution sans ennui, mais en escomptant quand même la fin de la journée pour s'absorber délicieusement dans la pensée de Camille. La jeune fille lui écrivait fréquemment. Ce fut d'abord de courts billets pleins de vivacité et de tendresse où elle s'excusait toujours d'être si brève, ses nouvelles fonctions de garde-malade lui laissant à peine quelques instants de répit pendant le jour. Puis, ce furent de longues effusions. Elle se raconta tout entière. Ses aimables confidences sur les années qu'elle avait passées au couvent, éclairaient tout à coup Prosper sur ce qui l'intriguait encore dans le caractère de la jeune fille; car il s'était parfois étonné de voir une pensionnaire devenue si soudainement passionnée. La faute ou le mérite en revenait peut-être aux nobles sœurs du couvent : chacune d'elles, paraît-il, avait eu son roman malheureux dont Camille avait reçu le secret. La jeune fille devinait que leur cœur en restait doucement préoccupé en dépit des vœux; et c'est ainsi qu'en voulant la mettre en garde contre les amères désillusions de l'amour, on lui en avait révélé le puissant attrait, inspiré le désir de le connaître. Cependant sa marraine s'était relevée de la crise qui l'avait abattue aux approches du jour de l'an; mais la vieille demoiselle demeurait languissante ne prétendant être soignée que par sa filleule qu'elle aimait beaucoup pour s'en être occupée pendant tout le temps que celle-ci avait passé chez les dames de l'Adoration à Liège. Comme la grosse fortune de la tante devait, selon toute apparence, revenir au brasseur et à Camille, les L'Hoest n'avaient pas hésité à se séparer momentanément de leur fille de peur que la malade, personne très capricieuse et confite en dévotion, ne s'avisât de léguer tous ses biens aux couvents, si on la contrariait. Donc, Camille s'acquittait de sa tâche avec charité, soutenue dans la monotonie et les fatigues de son rôle, par les longues lettres que Prosper lui adressait presque tous les jours, sans marchander les pages où il s'épanchait avec ivresse, brodant sur une trame sérieuse toutes les amusantes fantaisies que lui inspiraient son esprit et son cœur heureux. Il y avait bon espoir du reste que la tante se rétablît complètement et pût bientôt licencier sa nurse. Encore quelques semaines et les jeunes gens se retrouveraient soit à Tirlemont, soit à Bruxelles. En attendant ce beau jour, Prosper avait confié son secret au petit De Bouck qui ne s'en était pas étonné outre mesure, après la représentation de Faust. Les deux amis se rencontraient fréquemment; l'interne laissait déborder le cœur de son camarade, écoutant la belle histoire d'un air émerveillé et n'interrompant que par des questions pleines de cordialité et d'à-propos. C'était le plus agréable des confidents, le plus délicat et le plus patient. Or, Prosper s'avisa un jour qu'il se répétait beaucoup, comme tous les amoureux, et que De Bouck faisait preuve d'une bien grande longanimité à son égard. Mais aussi, pourquoi l'interne ne l'accablait-il pas à son tour de ses affaires de cœur? Car il devait en avoir et l'on s'y fût intéressé autant qu'il faisait à celle des autres. Un soir, en revenant de chez Théodore avec son ami, le quincaillier, qui commentait la dernière lettre de Camille, s'interrompit tout à coup pour s'écrier : — Mais, toi, voyons, qui aimes-tu donc? Car il est impossible que tu ne te sentes pas un petit béguin pour quelque demoiselle de notre entourage... — Oh, les demoiselles ne s'occupent pas de moi, répondit doucement le jeune homme. Sans doute que ma tournure ne les excité guère... — Allons donc! — Non, non, c'est ainsi. Je les comprends et leur pardonne. Du reste, et je le dis sans rancune crois-le bien, elles ne m'intéressent pas davantage. Je n'y pense jamais. Je travaille. Plus tard, quand je serai médecin, on verra peut-être à faire un petit effort pour plaire à l'une ou à l'autre... Prosper sourit et, en veine de taquinerie : — On m'a rapporté cependant qu'il y a tantôt trois semaines, un dimanche, tu t'étais montré du dernier galant avec M1Ie8 Buellings et Vergust, tant et si bien que leurs pères laissent déjà entendre que... — Tu veux rire! interrompit De Bouck sans s'émouvoir. Eh bien tout ça, vois-tu, c'est la faute de ma sœur Charlotte... Et il raconta comment, ce fameux dimanche, la jeune fille, qu'il devait chaperonner sur la glace, s'était tout de suite évadée avec son fiancé. C'avait été une vraie partie de cache-cache d'autant plus pénible qu'il patinait avec la plus grande inexpérience tandis que nos amoureux, au contraire, glissaient si vite que le vent lui-même ne les aurait pas rattrapés. Malgré ses bras étendus et gesticulants, l'équilibre le fuyait comme sa sœur, et il s'étalait fréquemment, à la grande colère des virtuoses dont il rompait le style en venant s'immiscer dans leurs élégants dehors, ou à la pitié amusée des patineurs ordi- naires que leur prudence maintenait hors de son cercle de culbutes. Telle était la défiance qu'il inspirait qu'on avait fini par lui abandonner une piste pour lui seul et dont tout le monde s'écartait comme d'une zone excessivement dangereuse. Sur ce ring réservé, un plus adroit que lui aurait sans doute admirablement profité. Mais il avouait sans fard que le patin n'était pas son sport. Ses progrès étaient aussi lents que brusques ses chutes. Il ne comptait plus ces dernières quand son pied gauche s'enraya dans une profonde crevasse. Il tomba, ce qui n'avait rien qui pût l'étonner encore; mais impossible, cette fois, de se ramasser et voilà qui lui semblait moins naturel. Son patin — un patin de louage, un primitif patin hollandais au long bec recourbé — était pris dans la glace et refusait absolument de s'en dégager. Certes, il avait tout de suite songé à défaire les abondantes ficelles qui lui entouraient la cheville et le mollet comme chez un pifferaro, mais ses doigts, complètement engourdis, étaient incapables d'aucun mouvement délicat. Dans sa détresse, il ne voyait d'autre ressource que d'attendre patiemment la débâcle quand une patineuse, plus résolue que les autres, exécuta une volte et, pesant sur ses talons, fit un arrêt prompt et net à côté de lui. Et ce n'était ni plus, ni moins que M1Ie Emma Vergust. — Ah, la bonne fille et la solide gaillarde! Elle se penche, s'agenouille même, retire ses mouffles et se met au travail. Bientôt mon pied est libre. Elle se redresse, tend sa main et me voilà debout. Alors elle me parle : « N'ayez pas peur, Monsieur Victor, je vous tiens. Allons, venez seulement avec moi, je vais vous apprendre ». Ma foi, je ne demandais pas mieux. Or, comme je hasardais mes premiers pas, survient MUe Hortense Buellings qui, sans nous rien demander, s'empare de ma main gauche : « Je patine avec, dit-elle; entre nous deux vous serez plus franc ». Mlle Emma fronça bien le sourcil mais nous étions lancés. Pas question pour moi de faire le moindre dehors, tu comprends, et je me laissais seulement traîner, prenant garde de tenir mes pieds joints. On filait avec une telle vitesse que je ne savais plus comment respirer. Soudain, mes demoiselles, qui ne s'étaient encore rien dit, se prennent de querelle. Leur sourde rivalité éclate; l'une prétend aller à gauche tandis que l'autre veut tourner à droite. Chacune me tire de son côté. J'étais littéralement écartelé. Et voilà les gros mots qui partent drus! Tout à coup, nous donnons en plein dans un quadrille de virtuoses en train d'exécuter d'élégants entrelacs. J'ai la sensation d'un choc et de m'envoler dans les airs! Tout se brouille. Je perds la notion des choses. C'est la nuit. Quand je rouvris les yeux, j'étais assis sur la berge au milieu d'un groupe de badauds, juste à la place, me dit-on, où j'avais été lancé. Et une bonne âme me renfonçait une grosse bosse sur le front avec un morceau de glace en m'encourageant de douces paroles. C'était, figure-toi... — Ta sœur évidemment! — Oh! mais non, dit le jeune homme. Va, Charlotte, se moquait bien de moi ! Non, c'était... 11 s'interrompit tandis que son visage se colorait d'une vive rougeur. — Enfin, reprit-il, au bout d'un instant, voilà comme j'ai été galant avec nos deux demoiselles. Tu vois qu'il n'y a pas à se vanter. D'ailleurs, les gaillardes ne se sont guère souciées de moi après la catastrophe et je n'en ai plus même entendu parler. 11 sembla méditer un moment : — Au fait, il y a peut-être de l'ingratitude dans mon affaire. Après tout, cette Mllc Vergust m'a rendu service. Je devrais aller prendre de ses nouvelles, la remercier... — Garde t'en bien, s'écria le quincaillier, tu serais aussitôt son fiancé officiel! Sois rassuré : elle est indemne et trône dans son comptoir comme à l'ordinaire. Que ta mère lui commande en passant quelques douzaines de pieds de mouton et voilà ta conscience en repos! — Tu crois? fit De Bouck indécis. Eh bien, soit. Mais j'ajouterai un ris de veau! — Si tu veux, repartit gaîment Prosper, l'important est que tu ne te montres pas. — C'est entendu. Tu ne doutes pas au moins qu'il ne m'en coûtera guère? — Je ne te ferai pas cette injure, d'autant plus que ta gratitude a peut-être l'occasion de s'épancher beaucoup mieux ailleurs. A ces mots, De Bouck rougit violemment et s'efforça de reprendre un air étonné : — Que veux-tu dire? —Mais je m'inquiète de la « bonne âme » qui t'a ranimé et prodigué ses soins sur la rive du lac. Encore une demoiselle, je suppose. Tu t'es ravisé au moment de la nommer. Pourquoi donc? Assez interloqué d'abord, l'interne finit par avouer : — Eh bien oui, c'est une jeune fille. Tu la connais d'ailleurs aussi bien que moi. Il s'agit de... Comme il hésitait encore, Prosper poursuivit à sa place : — Mlle Martha, la fille de notre excellent Théodore. — En effet, comment sais-tu? — Peu importe. En attendant, tes réticences m'en disent long. Est-ce que par hasard... Le petit De Bouck baissa la tête, comme un coupable : — Tu vas de moquer de moi, dit-il humblement, mais je ne te cacherai pas que depuis longtemps cette douce jeune fille ne me laisse pas indifférent. Malgré sa condition, je n'en connais pas dans notre entourage d'aussi bonne, ni de plus intelligente, de plus distinguée, de plus modeste, de plus... — Parbleu, tu as raison! fit Prosper en coupant cette litanie. Va, n'aie pas peur, je ne me moquerai pas. Au contraire! Car j'ai moi-même la plus vive sympathie pour cette vaillante fille. — Vrai? s'écria le petit De Bouck rayonnant. Ah! que tu me fais plaisir! Et, soulagé, il commença sa confession, plus abondante du long secret qu'il avait gardé tant de mois. Il voyait la jeune fille assez rarement chez le coiffeur car elle s'abstenait, d'ordinaire de paraître dans le salon. Mais, depuis près de deux ans, il la rencontrait presque tous les matins en partant pour l'hôpital; elle se rendait au marché Sainte-Catherine avec son filet à provisions et il n'était pas possible d'être plus gracieuse sans s'en douter. On se saluait avec une politesse sympathique comme d'anciennes connaissances et c'était tout; on ne se parlait pas. Ce bonjour matinal était devenu une très douce habitude qui mettait beaucoup de contentement dans le cœur du jeune homme. Que de fois avait-il ralenti sa marche ou rebroussé chemin lorsque la jeune fille était en retard d'apparaître à la place accoutumée! Ne se montrait-elle pas, il en restait mélancolique, inquiet même pour toute la journée. Il comprit enfin qu'il l'aimait, ce qui le rendit timide au point de le détourner de sa route pour éviter la chère rencontre, tant il craignait que ses sentiments ne se lussent trop clairement sur sa figure! Aussi bien, le dévouement de Martha pour sa jeune sœur le remplissait d'une admiration attendrie, et c'était avec un vrai soulagement qu'il avait appris la guérison de la malade si longtemps confinée dans sa chambre. Quelle charmante fillette cette petite Claire! C'est à cause d'elle du reste que, le mois dernier, il avait eu l'occasion de voir Martha de plus près et de s'entretenir assez souvent avec elle. En effet, l'enfant, déshabituée du grand air, avait eu une atteinte de conjonctivite après ses premières sorties; fort heureusement, et sur la recommandation du docteur Buysse, Théodore s'était immédiatement adressé au jeune spécialiste et le mal, combattu à temps, avait été promptement enrayé. C'est ainsi que toute la famille du coiffeur avait pu profiter d'un beau dimanche pour aller contempler les patineurs au bois de la Cambre. — Hélas, gémissait le pauvre garçon, jamais amoureux se trouva-t-il en aussi triste posture sous les yeux de son idole? Oh! je doute après cela que Mlle Martha conçoive jamais pour moi aucun sentiment plus tendre que celui de la simple amitié! — Tu te trompes, repartit Prosper en souriant, c'est une nature d'élite que la... pitié peut conduire à l'amour. Tu n'as pas manqué de la remercier naturellement? — Oh ! dès le lendemain ! — Et que lui as-tu dit? L'occasion était bonne, il me semble, pour ouvrir ton cœur à deux battants. — Comme tu y vas! s'écria le jeune homme effaré. Mais je n'aurais jamais osé, surtout après ma ridicule aventure. D'ailleurs, nous n'étions pas seuls. Non, je n'ai rien dit. En revanche, nous avons beaucoup parlé de toi, surtout la petite fille qui a tenu à me montrer tous les jouets et les beaux livres que tu lui as donnés. « M. Claes est mon grand ami, déclarait-elle avec une gentille fierté, je l'aime tant! » Et M1,e Martha lui disait qu'elle avait bien raison et qu'elle devait toujours m'écouter parce que, moi aussi j'étais ton grand ami... Le jeune homme secoua la tête avec tristesse: — Non, vois-tu, les circonstances et la conversation ne prêtaient pas à des aveux même enveloppés. Je crois bien du reste que je n'oserai jamais montrer mes sentiments. Et puis, comment m'y prendre pour informer mes parents de mon projet?... Mon père finirait peut-être par l'approuver : c'est un si brave homme! Mais je pense que ma mère s'y opposera absolument... — Et pourquoi donc? L'interne baissa la tête : — Oh! la fille d'un perruquier! — Oui, la petite Figaro, mais l'arrière-petite-fille d'un noble irlandais! — Que veux-tu dire? — Je dis que par sa mère, qui était Irlan- daise comme tu sais, M1Ie Martha a du sang d'aristocrate dans les veines... — Tu plaisantes! — Pas le moins du monde! Mme Théodore était la petite-fille reconnue d'un cousin de O' Connell! Les yeux du petit De Bouck s'écarquillèrent et s'agrandirent au point de bousculer toute sa figure : — Je te dis que c'est aussi vrai que je suis un enfant trouvé! D'ailleurs les preuves sont là... Et il expliqua comment ce curieux détail lui avait été révélé lors de son dernier voyage à Manchester par un usinier d'origine irlandaise établi dans cette ville. Point de doute : Mme Théodore pouvait se réclamer d'une ascendance patricienne par les mâles. -— Je crois que notre coiffeur n'est pas très au courant de la généalogie de sa femme, ajouta le quincaillier; aussi, l'ai-je provisoirement laissé dans l'ignorance : il ne faut pas que la vanité vienne troubler son honnête existence et le faire un peu ridicule. Mais le renseignement peut nous servir... Une révélation aussi inattendue ranimait l'espoir de l'interne en même temps qu'elle augmentait son orgueil d'avoir un ami comme Prosper. Il n'en devint que plus verbeux, s'épancha de tout son cœur et déplora que la belle jeune fille, asservie aux soins du ménage, ne sortît presque jamais et s'anémiât dans cette petite piaison de la rue de la Cigogne : — 11 lui faudrait le repos et le grand air, soupira-t-il. Elle en a besoin autant que sa sœur. Ah, comme sa beauté s'épanouirait au bon soleil de la campagne! Prosper sourit d'un air mystérieux : — Patience, mon vieux Victor, et laisse-moi faire. Je veille sur les chères filles. La fée, qui me sauva des eaux, m'a peut-être légué un bout de sa baguette. Grâce à ce talisman, je comblerai tes vœux; et puis, je te rendrai assez hardi, au moment opportun, pour que tu oses ce qui te semble encore impossible. — Oui, mais comment me faire aimer? — Oh, rassure-toi! reprit le quincaillier. Ici, ma baguette est inutile. Va, tu as tout ce qu'il faut pour y réussir très bien tout seul ! CHAPITRE VII Au milieu de février, l'ouvrage commença à prendre tournure. Le chaos avait cessé. Tout le nouveau bâti était achevé et les plâtriers, leur pesante palette sur le bras gauche, plaquaient sur les murs, d'un beau geste, une onctueuse pâte qu'ils lissaient et relissaient ensuite du plat de leur truelle. Prosper prenait un tel intérêt à la construction qu'il y travaillait de ses propres mains, comme faisait, dit-on, le grand khalife Abdé-rame à cette fameuse mosquée de Cordoue dont il avait tracé le plan. Le vieux Claes, à qui le jeune homme faisait rapport tous les soirs, était satisfait de la marche des travaux et n'hésitait pas à approuver toutes les modifications que son fils apportait dans l'agencement des choses. Toutefois, il ne se rendait pas bien compte du motif qui avait déterminé l'entrepreneur Plain-ville à murer momentanément une partie de la cage d'escalier et à condamner une pièce du premier étage ouvrant sur le palier et servant d'office à la salle à manger. Il ne voyait aucune justification d'une telle mesure sur les plans qu'on lui avait soumis et ne pouvait s'empêcher parfois de le faire remarquer au jeune homme : — Je trouve ça drôle, disait-il, et je ne comprends pas très bien la nécessité de... — Moi non plus, se hâtait de répondre Prosper. Je crois que c'est excès de prudence de la part de Plainville. Il redoute peut-être un affaissement, à moins qu'il ne veuille ainsi vous épargner l'infernal tapage des ouvriers... — Eh bien, il est encore de la bonne année s'il se figure cela! On cogne dur toute la journée derrière ces cloisons et le bon Dieu lui-même en deviendrait sourd! — Rassurez-vous, disait le jeune homme, cela va bientôt cesser... Et, adressant un regard d'intelligence à sa mère, qui souriait doucement derrière son métier à broder, il détournait l'attention du bon homme sur quelque point du grand ouvrage. Puis, lorsqu'il avait examiné le classement des marchandises éparpillées dans la chambre, travail de longue patience auquel se livrait le dévoué Bernard tout le long de la journée, le jeune homme embrassait affectueusement les deux vieux et se retirait dans son bureau pour écrire à Camille. Sa longue lettre terminée, il sortait immédiatement pour aller la jeter à la poste et, si le temps était doux, il emmenait Tom avec lui. Le bon chien avait repris des forces. Il fléchissait toujours du train de derrière et sa marche était encore pénible. Mais cette prome- nade nocturne, dans les rues désencombrées et quasi désertes, lui profitait beaucoup. De jour en jour, il se montrait plus gaillard. Prosper avait soin du reste de ne pas presser le pas, et le pauvre animal s'efforçait de le suivre sur les talons en poussant de petits grognements mêlés d'inquiétude et de joie. 11 était encore assez difficile de déterminer la race de Tom : il y avait en lui du barbet, de l'épagneul et du dogue; on n'eût pu dire ce qui résulterait de ce mélange à l'époque adulte, et quel sang prédominerait en fin de compte. Mais il semblait hors de doute que sa taille dépasserait la moyenne; Adelaïde ne se trompait pas en le rangeant d'ores et déjà, et sans intention de l'humilier, dans la catégorie des bêtes de trait. En attendant, le chien donnait les marques de la plus vive intelligence : il semblait vraiment comprendre, il comprenait tout ce qu'on lui disait, si bien que Prosper avait fini par lui parler comme à une personne raisonnable au point de se faire prendre parfois pour un maniaque par les rares passants qu'il rencontrait le soir en déambulant sur le Marché-aux-Grains, sa promenade de prédilection après qu'il avait jeté sa lettre dans la borne de poste plantée devant le commissariat de police. La vieille place était toute remplie de ses souvenirs d'enfance; car il avait fait ses premières classes dans la « Maison de l'Armateur » transformée en école moyenne. Il aimait cette antique demeure, où l'opulent passé a laissé son empreinte, et que surmonte toujours sa vaste lanterne hexagonale avec, en guise de girouette, cette jolie caravelle dorée qui vogue dans l'azur ou la houle des ciels changeants. Le jeune homme errait volontiers tout autour de la place solitaire, rêvant à sa jeunesse, à sa destinée, à ses amours, troublé parfois dans ses méditations par les bêtes étranges, sataniques qui bondissaient des soupiraux comme de phosphorescentes panthères. En cette saison, l'endroit manquait peut-être de charme pour le premier venu avec ses arbres dépouillés. Mais pour lui, la fête de son cœur transformait ce lieu âpre. D'ailleurs, ce serait bientôt le printemps, ce serait l'été. Et Prosper pensait qu'il s'en irait alors sous le feuillage, serrant contre lui une créature bien-aimée. Dans sa joie prpfonde, il caressait son fidèle compagnon et lui parlait ainsi : — Pour ce temps-là, mon brave Tom, tu seras guéri, n'est-ce pas, et tu gambaderas joyeusement autour de nous. Alors, que les chats prennent garde! Ils te narguent aujourd'hui comme un ennemi débile et négligeable. Sois tranquille : tu auras ta revanche et bientôt, à ton approche, ils trembleront et resteront prudemment tapis au fond de leurs repaires! Le chien grognait gentiment et semblait répondre : — Mais je ne déteste pas du tout les chats, et ils ne doivent pas avoir peur de moi. Je ne demande qu'à les laisser tranquilles ou à jouer avec eux s'ils veulent. La bonne Miaoutte, en compatissant à mon malheur, ne m'a-t-elle pas fait leur ami? * * * Au milieu de ses multiples occupations, Prosper n'oubliait pas Clairette et prenait ses dispositions pour lui assurer ainsi qu'à la grande sœur un long séjour aux champs. La mère Claes possédait une ferme entre Boendael et Watermael, louée depuis des temps aux Frémineurs, qui se succédaient de père et fils dans l'exploitation de ce petit domaine. Ces Frémineurs étaient de bonnes gens, de la race des anciens agriculteurs : ils en faisaient revivre la simplicité et les mœurs patriarcales au milieu d'une campagne dont l'approche croissante de la grande ville effaçait peu à peu le caractère rustique et les vertus traditionnelles. Les époux Frémineurs possédaient un fils et trois filles, mariés tous les quatre et qui leur avaient donné une douzaine de petits-enfants dont quelques-uns étaient déjà en âge de se rendre utiles. Tout ce monde habitait dans les dépendances de la ferme, travaillait en commun et s'entendait à merveille. C'étaient les vrais métayers d'autrefois, consciencieux, honnêtes, familiers, dignes en tous points de ces vieilles estampes décolorées, représentant l'heureuse existence pastorale. Jadis, lorsqu'il était écolier, Prosper avait souvent été l'hôte des bons paysans pendant la belle saison et il gardait de jolis souvenirs de ces vacances lointaines, toutes parfuméës de la saine odeur des étables. Plus tard, les dimanches d'été, on allait en balade chez les Frémi-neurs et c'était de joyeuses parties à travers les champs et les bois d'où l'on rentrait plein d'appétit pour s'attabler devant une bombance d'omelettes au lard, de cramiques et de gaufres, comme dans un tableau de Breughel. Toutes les provisions ménagères de la quincaillerie arrivaient encore chaque semaine de Watermael sur la belle charrette à ridelles, attelée d'un robuste brabançon à la crinière d'or. Il n'y avait que le lait, le beurre, les œufs, la farine, les légumes des Frémineurs : rien n'était comparable à ces produits pour la pureté et la saveur. Il suffisait qu'Adelaïde, à court de quelque denrée, dût se la procurer dans une boutique de la ville pour qu'elle se lamentât aussitôt sur sa médiocre qualité : — Ah! on goûte bien que ça ne vient pas de chez les Frémineurs! Bref, c'est à cette ferme de Cocagne que Prosper avait tout de suite songé quand il s'était ému de la claustration des filles de Théodore. Il s'ouvrit de son projet à Mme Claes qui l'approuva d'emblée et tint à aller s'entendre elle-même avec les cultivateurs sur tous les détails de la pension. L'affaire avait été promptement réglée. Martha et sa sœur pouvaient s'installer à la ferme dès le lendemain, si elles voulaient. Or, le samedi suivant, Prosper s'étant attardé avec intention chez le coiffeur, il vit Martha et lui annonça brusquement la grosse nouvelle. La jeune fille, que son père n'avait informée de rien pour satisfaire au désir du quincaillier, parut d'abord extrêmement bouleversée : — Oh! Monsieur Claes, s'écria-t-elle, je vous remercie de tout cœur, mais ce que vous proposez là est absolument impossible... — Croyez-vous, repartit le jeune homme, sur un ton d'aimable impertinence. Et peut-on connaître vos raisons, Mademoiselle? Elle les énuméra avec douceur et sans faire l'importante; il en résultait que les deux hommes ne pouvaient se passer de ses services. Mais le quincaillier ne fut pas embarrassé de répondre; toutes les dispositions étaient prises pour que le père et son fils supportassent sans, inconvénient l'absence de la bonne ménagère ; de leur propre aveu, ils se débrouilleraient fort bien, sans compter qu'ils travailleraient d'un meilleur cœur en pensant à la joie d'aller retrouver les jeunes filles tous les dimanches après-midi à la campagne. Du reste, les communications n'étaient-elles pas très fréquentes et ra- pides entre la ville et Watermael? Et puis, au fait, il ne s'agissait pas de tout cela : est-ce que la santé de Clairette n'était pas la meilleure raison pour Martha de se dévouer une fois de plus? Il fallut bien que la jeune fille se laissât persuader. Peu à peu, le projet lui apparut plus raisonnable et d'une réalisation beaucoup moins difficile qu'elle ne se l'imaginait tout d'abord; bientôt, elle l'envisagea comme un bonheur inespéré. Sa joie rejaillissait sur son pâle visage dont la grâce animée n'avait peut-être jamais frappé ni séduit Prosper autant que ce soir. On voyait ses pensées au fond de ses yeux candides. — Comment pourrons-nous jamais reconnaître tant de bonté, disait-elle très émue. Oh! Monsieur Claes, excusez-moi de ne pas savoir vous remercier comme il faudrait. Mais je ne suis qu'une pauvre fille très ignorante et qui... Elle était charmante dans ses façons, dans ses paroles hésitantes qu'un léger accent anglais faisaient encore plus harmonieuses, et Prosper n'avait jamais mieux compris l'amour profond et discret du petit De Bouck pour une enfant si douce, si distinguée. Alors, pensant au timide garçon, l'idée lui vint d'avancer un peu ses affaires : — Mais Mademoiselle, s'exclama-t-il brusquement, ce n'est pas moi qu'il faut remercier! Je suis à peine pour quelque chose dans cette machination... Cependant, la jeune fille le considérait avec une surprise qui n'avait d'égal que l'étonnement de Théodore et de son fils James. — Mais oui, il faut bien que je l'avoue aujourd'hui, reprit le jeune homme. L'idée n'est pas de moi. Elle appartient à mon brave ami De Bouck. Oui, c'est lui qui, vous rencontrant tous les jours, Mademoiselle, à ce qu'il me répète souvent, et préoccupé de votre existence sédentaire dans ce quartier malsain, c'est lui qui m'a suggéré de conseiller à M. De Leuw votre départ pour la campagne avec Clairette. En se promenant, mon cher Victor a découvert un beau dimanche, la ferme rêvée. Voyez comme ça se trouve! Cette ferme appartenait précisément à ma mère, de sorte que tout s'est arrangé à souhait. Non, Mademoiselle, je n'ai aucun droit à votre gratitude. C'est mon ami Victor qui la mérite tout entière! En même temps, il entonnait les louanges du jeune interne : c'était le plus cher garçon du monde, un cœur d'or, son frère d'âme; et puis, un travailleur de talent qui brillerait un jour dans sa profession. — Et maintenant, dit-il en prenant congé de la jeune fille toute confuse et stupéfaite, ne vous avisez pas de le remercier! Tel que je le connais, vous l'étonneriez beaucoup et le plongeriez dans un vif embarras. Non, attendez que vous soyez installée dans votre cottage, et gardez-moi le secret jusque là! CHAPITRE VIII Cependant l'état de la vieille demoiselle L'Hoest continuait à s'améliorer quoique rien ne permît encore de fixer, même approximativement, l'époque où Camille pourrait abandonner ses fonctions de garde-malade et retourner chez ses parents. Aussi, Prosper éprouvait-il parfois quelque souci en pensant que la jeune fille se trouverait peut-être dans l'impossibilité d'assister à l'inauguration du nouveau magasin : la fête des fiançailles, fixée au même jour, devrait être ajournée à une date inconnue. Au surplus, une certaine inquiétude commençait à le gagner en lisant les lettres de sa cousine. Camille avait informé sa marraine du mariage projeté et il ne semblait pas qu'on y eût pris grand plaisir. La vieille fille s'était plutôt étonnée de n'avoir pas été consultée tout d'abord sur cette affaire d'importance. Elle interrogeait longuement sa filleule au sujet du futur et, bien que la jeune fille en fît le portrait le plus avantageux, la malade ne se laissait point séduire. Il y avait en effet plusieurs pierres d'achoppement: d'abord les convictions de Prosper ou plutôt son manque de religion. Car la vieille demoiselle, dévote farouche, n'ignorait pas que les Claes étaient des mécréants; c'est ainsi du reste que le brasseur et sa femme les avaient toujours représentés à ses yeux au temps où leurs relations avec les quincailliers, refroidies par l'adoption de Prosper, étaient généralement dépourvues de bienveillance de leur part. Puis, c'était l'origine du fiancé qui heurtait absolument MUe L'Hoest. Un enfant sans nom, produit d'une fantaisie anonyme et coupable, Seigneur Dieu! voilà qui n'était pas une recommandation pour un jeune homme. Elle croyait à la réversibilité de la faute. Rien de pire que ces vieilles patenotrières et mangeuses d'images qui, confites dans les pratiques de la plus égoïste dévotion, ne songent qu'à leur salut, ignorent tout de la bonté et de la charité, seules vertus pourtant qui puissent mener au Paradis, s'il y en a un ! En vain, Camille essayait-elle de combattre les préjugés de la demoiselle; celle-ci hochait la tête, ne voulant rien comprendre ni s'attendrir. La jeune fille en eût pris facilement son parti : que pouvait la sourde opposition de sa marraine contre un amour comme le sien? Mais il y avait ses parents que l'attitude de la tante à héritage impressionnait grandement et qui semblaient à présent beaucoup moins prompts à fixer la date des fiançailles. Ils avaient même décidé de les retarder jusqu'au complet rétablissement de la malade; celle-ci aurait alors l'occasion de voir Prosper et il n'y avait pas de doute que le jeune homme ne réussît à se faire agréer par elle. Au fond, les L'Hoest avaient grand peur que la tante, irritée de ce que ce mariage se fût arrangé sans qu'on l'eût même pressentie, ne changeât brusquement ses dispositions testamentaires si l'on persistait à se passer de son consentement. Et puis, ne venaient-ils pas d'apprendre que la fortune de M1Ie L'Hoest était beaucoup plus (( conséquente » qu'ils ne l'avaient estimée jusqu'à présent? La hausse de certaines valeurs industrielles, qui la composaient en majeure partie, l'avait presque doublée en ces derniers temps, la faisait aujourd'hui bien supérieure peut-être à celle des parents Claes. Aussi, les Tirlemontois, en collatéraux intéressés et pratiques, entendaient-ils ne pas en faire bon marché pour n'importe quelle raison, et quand même il se fût agi du bonheur de leur fille. Prosper devinait tout cela dans les lettres attristées de Camille et son esprit en était vivement préoccupé. Au surplus, il ne comprenait pas que la jeune fille demeurât aussi asservie quand la vieille demoiselle était maintenant assistée de plusieurs religieuses. Il la conjurait donc de prendre un peu de repos; au besoin, pouvait-elle pas feindre quelque lassitude, voire une indisposition passagère et s'en retourner chez elle en congé pour une semaine? Si ma- niaque que fût la vieille fille, une aussi courte absence, et si légitime, ne l'aurait certes pas indisposée contre sa filleule. « Et si ce sont tes parents auxquels tu crains de déplaire, ajoutait-il, pourquoi les avertir? Ne peux-tu venir à Bruxelles à leur insu, de façon à ne pas troubler leur âme d'héritiers? » Car il se désolait à la pensée que les Tirle-montois refuseraient d'assister à l'inauguration de la nouvelle quincaillerie dans la peur de nuire à leurs intérêts. Mais Camille, que l'amour avait pourtant si vite déniaisée et rendue si hardie dans ses pensées comme dans ses gestes, résistait à la séduction de ce voyage clandestin qui lui apparaissait comme une escapade audacieuse dont le mystère s'ébruiterait fatalement. Prosper la trouvait maintenant bien raisonnable et il revenait à la charge, de plus en plus nerveux, nullement disposé à se soumettre avec bonne grâce aux circonstances qui contrariaient ainsi ses ardents désirs. * * * Au milieu de ces alternatives de bon espoir et d'inquiétude où vivait le jeune homme selon le cours riant ou sombre de ses idées, Avril était venu, rapprochant le terme fixé pour la terminaison complète des travaux. Ceux-ci poussés avec une activité fébrile, ne subissaient aucun encombre; la palissade, qui venait d'être enlevée, laissait voir maintenant la grande vitrine dont la glace, encore barbouillée de lait de craie et illustrée de bonshommes, n'en faisait pas moins l'admiration des passants par l'étendue de sa surface et son épaisseur. La nouvelle architecture du rez-de-chaussée enrichie de marbre et de bois rares, quoique très sobre d'ornements, se raccordait sans trop de disparate avec la partie supérieure de la façade que l'on s'occupait du reste à rafraîchir de manière à harmoniser le contraste. A l'intérieur, les peintres, les tapissiers et les ébénistes travaillaient d'arrache-pied; tout commençait à s'ordonner et à prendre grande figure. Les coups de maillet avaient cessé de retentir derrière la salle à manger et le père Claes, si fortement intrigué par ce tapage inexplicable que Prosper mettait au compte des nouvelles canalisations électriques, en rendait grâce au ciel. Déjà Adelaïde avait repris possession de sa cuisine un peu rétrécie, il est vrai, par l'emprise de la vitrine en contre-bas, mais combien embellie par son lambris de faïence, ses somptueux éviers anglais, ses armoires à linge, ses archelles chargées d'ustensiles et de pots historiés recélant dans leurs flancs rebondis le tapioca, la noix de-muscade, le safran, la cannelle, la vanille, tous les aromates et les épices des deux mondes! Si les fenêtres basses ouvrant sur la rue avaient complètement disparu, le jour n'en était devenu que meilleur grâce au verre dormant ménagé dans le plafond et qui était en même temps une portion du plancher du magasin, abondamment éclairé lui-même à cette place par des oculi latéraux. Sans doute, Adelaïde perdait ainsi l'occasion de causer avec Lust quand celui-ci passait dans la rue. Mais peu lui importait : il y avait maintenant un compteur de plus pour l'électricité ce qui autorisait le « bon ami » à multiplier ses visites. Et puis, Prosper n'avait-il pas laissé entendre que ce Lust, qui était un solide garçon en même temps qu'une sorte de « Jean fait tout », pourrait lui être utile un jour ou l'autre à supposer que le contrôleur consentît à quitter son emploi? La maison agrandie exigeait du personnel nouveau : Bernard devait être aidé. Lust ferait donc un excellent contremaître, que l'on engagerait à demeure. Alors, qu'est-ce qui s'opposerait encore à son mariage avec la cuisinière de ses rêves? Cette union devenait-elle pas une garantie de plus pour la bonne marche du magasin? Adelaïde n'en doutait pas un instant. Aussi, n'avait-elle jamais chanté d'un cœur plus allègre en tournant ses sauces!... CHAPITRE IX Cependant, un à un, les ouvriers avaient quitté la maison. Tout était terminé, si bien qu'un beau matin, l'entrepreneur Plainville vint saluer Prosper et lui déroula son mémoire. Comme il ne fallait plus perdre de temps, la fête d'inauguration fut aussitôt fixée au neuf mai suivant. Ainsi qu'on l'avait prévu, les L'Hoest exprimèrent leurs regrets de n'y pouvoir assister vu l'état toujours critique de leur tante et l'impossibilité où se trouvait Camille d'abandonner sa marraine. En des pages pressantes, Prosper avait supplié la jeune fille de trouver quelque stratagème pour s'évader de sa prison et venir à Bruxelles, par Namur au besoin, si elle craignait d'indiscrètes rencontres sur la ligne de Tirle-mont. Mais, dans une lettre bouleversée, elle s'était de nouveau récriée contre la folie d'une telle escapade, promettant toutefois, pour le calmer un peu, de lui fixer un rendez-vous à Liège dans le courant du mois prochain. Il s'était ré- signé, d'autant plus que les derniers rangements occupaient toutes ses heures et l'empêchaient de se plaire à sa tristesse. Or, le samedi suivant, comme le petit De Bouck lui faisait part de ses inquiétudes au sujet de M"' Martha — devenue subitement invisible, disait-il, et dont Théodore semblait même éviter de lui donner aucune nouvelle — Prosper le plaisanta sur son spleen amoureux et lui prescrivit une cure d'azur pour se remettre en. bonne humeur. — Je me sens moi-même très fatigué, dit-il, et j'ai besoin d'aller me retremper au grand air avant cette rude semaine des derniers préparatifs. Je pars demain pour la campagne. Je t'emmène ! Soumis, comme toujours aux ordres de son camarade, le jeune homme ne se fit pas prier et accepta de grand cœur, à la condition toutefois qu'on le laissât rentrer dans l'après-midi pour faire sa visite à l'hôpital. Le lendemain, sept heures venaient à peine de sonner que les excursionnistes se trouvaient déjà à Uccle, remontant l'avenue qui mène à la forêt. Prosper avait pris son chien avec lui; plein d'étonnement, fou de jeunesse et de liberté, Tom, dont les forces étaient revenues et qui ne boitait plus, poussait de petits jappements de satisfaction; il allait, venait, s'ébattait, courait en avant; mais, docile à la voix du maître, il savait se calmer et revenir bien vite se placer entre les promeneurs. Ses formes avaient pris de la proportion ; il n'était pas beau, certes, mais point ridicule non plus; son poil fauve et rude, ses longues oreilles pendantes, sa grosse barbe ébouriffée lui venaient apparemment de quelque lointain ancêtre écossais dont il avait toutes les qualités de dévouement, d'endurance et de flair. La journée s'annonçait glorieuse. Il y avait encore du rose dans le ciel car le soleil retardait sur l'heure d'été et la nature achevait seulement de se réveiller. Une lumière jeune se dégageait des teintes de la verdure nouvelle. Les aubépines fleurissaient les haies du chemin mêlant leur odeur suave aux effluves de la sève printanière qui fermentait partout. Une surabondance de vie emplissait l'air; Prosper en demandait pardon à son ancien condisciple, mais la belle nature l'exaltait, au point de faire tressaillir en lui des phrases classiques; il s'écriait : ......................................Ver vide : Ut tôt a floret! Ut olet! Ut nitide nitet! Très indulgent, le petit De Bouck excusait cette érudition de rhétoricien pourvu d'un diplôme « avec grand fruit », ne la trouvant pas si intempestive dans l'état de ses propres sentiments; il ne s'était jamais senti, comme ce matin, une telle âme pastorale... — Regarde, disait-il en étendant le bras vers les prés voisins, l'herbe est haute et les trèfles arborent déjà leurs pompons incarnats. Quelle fête pour ces belles vaches! 11 s'étonnait : — Comme tout est en avance cette année! Puis, ramené aux tendres soucis de son cœur : — Quel dommage que Mlle Martha et la petite sœur ne puissent s'installer dans ce beau pays pour toute une saison! Alors, plus de chlorose ni d'anémie, mais de bonnes joues vermeilles... Et il allait, célébrant les bienfaits du grand air, les grâces qu'il répand sur les êtres et les choses. — Eh bien, interrompit Prosper en le regardant d'un air enjoué, sais-tu que tu m'as donné une idée l'autre jour... — Comment cela? — Rappelle-toi comme tu t'attristais sur la pâleur de ton amie et déplorais qu'elle ne pût vivre à la campagne! Alors, j'ai pensé tout de suite aux « Peupliers », la ferme de ma mère. Sans doute, me suis-je dit, que les Frémineurs accepteraient de prendre les deux jeunes filles en pension jusqu'au mois d'octobre... Le petit De Bouck écarquillait ses grands yeux pour n'en pas perdre l'habitude. — Je ne te cacherai pas, continua son ami, que notre but de promenade est précisément la ferme en question... Je compte pressentir les bons paysans sur mon projet d'installer les deux enfants chez eux. Qu'en penses-tu? L'interne était visiblement attendri : — Quelle heureuse inspiration! D'ailleurs tu n'en as jamais que de pareilles... — Mais pas du tout! se récria Prosper, c'est toi qui m'as suggéré l'excellente idée. Aussi, ne va pas t'étonner si l'on t'en témoigne un jour de la gratitude... Bien qu'un peu surpris de l'insistance que son compagnon mettait à lui donner le premier rôle en cette affaire, l'interne ne se dissimulait pas que celle-ci serait peu commode à réaliser : du côté des Frémineurs, nul doute que tout marcherait à souhait. Mais comment obtenir de Théodore qu'il se séparât de ses deux filles? Et il exprimait ses craintes. Mais Prosper avec une belle confiance : — Ne t'inquiète donc pas. Je me charge de persuader tout le monde. D'ailleurs, si cela traîne, tu viendras à la rescousse avec tes foudres de docteur! Et changeant d'entretien, il s'informa du mariage de Charlotte avec ce gaillard de Spreutels. L'époque en avait été reculée au mois de septembre. Les amoureux étaient au désespoir d'un tel ajournement tant ils aspiraient, à bout de platonisme, au bonheur de s'accorder des faveurs plus substantielles. Mais ainsi en avait décidé Mme De Bouck et personne, pas même le charbonnier, ou surtout le charbonnier, n'eût fait changer d'avis cette femme autoritaire. L'interne parlait de sa mère avec une révérence plutôt craintive; son front se rembrunissait à la pensée des luttes qu'il aurait probablement un jour à soutenir contre elle lorsqu'il ferait part à ses parents de la tendre inclination de son cœur. Prosper le tranquillisait de son mieux. On persuaderait cette maîtresse charbonnière. D'ailleurs, tout cela était encore assez lointain et il n'y avait pas de quoi s'en retourner si longtemps à l'avance. Tout en devisant, ils étaient arrivés à la lisière de la forêt où le soleil, à travers les frondaisons verdissantes, plaquait sur les beaux fûts lisses des hêtres de superbes touches d'or. Mille oiseaux chantaient dans les feuilles et, déjà, narcisses et pervenches fleurissaient le tapis de l'hiver. Alors, Tom fut pris d'une grande agitation; le sous-bois lui révélait tout à coup ses instincts chasseurs et il furetait de tous côtés, subodorant quelque piste de grosse bête. Mais il n'arrêta qu'un jeune hérisson, qui le surprit beaucoup en se roulant en cosse de châtaigne et découragea bien vite son museau trop indiscret. Cependant, les amis avaient repris des chemins frayés et se dirigeaient vers le lac dont on apercevait le miroitement à travers l'éclair-cie des futaies. Il devait être huit heures environ. Le petit De Bouck, enchanté du but de l'excursion, pressait involontairement le pas dans sa hâte d'arriver à la ferme. Mais Prosper modérait cette ardeur : — Inutile de nous dépêcher comme ça! En arrivant trop tôt, nous risquons de ne trouver personne. Les Frémineurs sont probablement à la messe... Force fut à l'interne de s'asseoir sur la grande pelouse qui encadre le lac et d'évoquer un moment ses souvenirs du dernier hiver. Il indiquait la place où l'imprudence de ses acolytes féminins, ces enragées demoiselles Vergust et Buellings, l'avait étendu sans connaissance : — C'est là que je suis tombé comme un aéro-lithe. C'est là que j'ai rouvert les yeux devant une foule apitoyée et stupide. C'est là... — Qu'un ange, continua Prosper, appliqua les plus tendres compresses sur ton front plein de bosses. Ah! je te conseille de te plaindre! Et il se leva brusquement, beaucoup plus pressé lui-même qu'il ne voulait le laisser voir : — Tom est suffisamment reposé... En avant! Cette fois, on ne s'attarda plus. Ils descendirent une sente tortueuse conduisant à Boendael, traversèrent le village pour tourner à droite et s'engager dans un chemin creux montant qui les mena bientôt au sommet d'un plateau bigarré de jardins, de guérets et de cultures d'où le panorama se déroulait, assez aimable, quoique souvent gâté par les architectures saugrenues et les criardes couleurs de certains cottages. — C'est là-bas, dit Prosper en indiquant à quelques centaines de mètres un rideau de peupliers écimés qui profilaient sur la douceur azurée du ciel leur ramure torturée, bizarre. Nous y serons dans cinq minutes... Ils débouchèrent sur une route qui cessa près-, que aussitôt d'être pavée pour se creuser de profondes ornières en dévalant dans un enfoncement pittoresque formé par une carrière de sable abandonnée et dont toute une flore inculte revêtait maintenant les pentes comme d'un manteau magnifique, brodé çà et là de blanches clochettes, d'eupatoires et de boutons d'or. Soudain, au bas de la rampe, entre les gros peupliers et l'épais taillis d'arbustes qui soutenaient le talus de droite, ils perçurent un groupe de trois maisons champêtres émergeant, blanches et roses, d'un verger de vieux pommiers dont les troncs chaulés se détachaient en vigueur sur l'herbe drue d'une prairie où de superbes vaches paissaient en robe de satin. On ne pouvait imaginer tableau plus frais, plus riant : — Nous y voilà. L'entrée principale de la ferme est sur l'autre route, mais nous ne ferons pas ce détour. Escaladons le sentier... Une petite porte à claire-voie au milieu de la haie donnait accès dans le domaine. Comme ils approchaient d'un appentis tout enguirlandé de vigne folle et de clématites, une voix de femme se fit entendre qui les arrêta sur place. Et c'était un chant suave que les sons d'un harmonium, apportés d'un couvent voisin sur l'aile de la brise, semblaient accompagner en sourdine. L'interne était sous le charme et regardait son ami qui détournait la tête en affectant de retenir Tom par le collier de peur qu'il n'allât effrayer les bêtes dans l'herbe grasse. — Il me semble que je connais cette voix, dit Prosper en prenant un air intrigué. Ne chante-t-elle pas « La Rose d'Irlande »? — Mais... mais oui, balbutiait l'interne très ému. — Avançons! Soudain, au travers d'un massif de groseilliers bordé d'iris en fleur, une jeune fille en blanc corsage, la chevelure mordorée, tordue en belles nattes luisantes, s'offrit à leur vue. Elle était renversée dans un fauteuil d'osier et, la tête légèrement inclinée, brodait avec de jolis gestes un grand morceau de toile dont les plis, ruisselant autour de ses pieds, lui faisaient comme une traîne. Et non loin de cette apparition charmante, une fdlette jouait dans le gazon avec une blanche chevrette au grand ahurissement de sa poupée sagement assise sur une chaise. Cependant, une angoisse délicieuse serrait la poitrine de l'interne; et il demeurait là, très pâle, dans une attitude de stupéfaction ravie. — Eh bien, eh bien qu'est-ce que c'est? fit Prosper en lui saisissant le bras. Ne va pas te trouver mal! Mais le garçon se remettait déjà, devenait pourpre jusqu'aux oreilles. Et sa figure exprimait la surprise, le reproche, la gratitude, la confusion et une multiplicité d'autres sentiments. Enfin, retrouvant la parole : — Mais c'est Clairette et M1Ie Martha! Alors, Prosper, avec un éclat de rire triomphant : — Parbleu! * * * La fillette poussa un cri de joie et bondit au-devant de Prosper. — Mais bonjour, Madame, s'écria-t-il en la soulevant dans ses bras, quelles belles joues vous avez! Et il lui donna deux gros baisers que Clairette lui rendit de tout son cœur. Elle rayonnait : — Comme je suis contente que tu es venu! Et montrant sa poupée : — Regarde comme elle a bonne mine, elle aussi ! Cependant, la grande sœur s'était levée et; avec un embarras charmant : — Oh! Monsieur Claes, si je m'attendais! Pour la première fois depuis qu'il la connaissait, le jeune homme se permit de lui serrer la main : — Je viens prendre des nouvelles de votre santé, dit-il en souriant, et j'ai emmené le médecin avec moi... En même temps, il se retournait et, d'une voix impérieuse : — Eh bien, Victor! Alors, le petit De Bouck apparut de derrière le massif de groseilliers et s'avança timidement avec Tom qui tirait sur sa laisse de toutes ses forces pour rejoindre son maître. — Voilà notre docteur, mademoiselle. Ce n'est pas sans peine, vous savez, que je l'ai décidé à me suivre. Figurez-vous qu'il craignait d'être indiscret. C'est absurde n'est-ce pas? Grondez-le! Le petit De Bouck avait ôté son chapeau de paille et s'inclinait tout rouge, très interdit, enchanté que Tom lui donnât une certaine contenance. — Mais vous êtes le bienvenu, docteur, dit gentiment la jeune fille en lui tendant la main comme une vraie châtelaine. Couvrez-vous donc, je vous en prie... Et, avec une effusion de cœur : — Nous sommes d'autant plus heureuses de vous voir que l'on attendait avec impatience le moment de vous remercier... L'interne n'en pouvait croire ses yeux : un séjour de trois semaines à la campagne avait suffi pour transformer la jeune fille, chauffer son teint, arrondir ce qu'il y avait d'un peu arrêté dans ses formes. Le caractère mélancolique et touchant de sa beauté s'était fondu dans une expression de douceur souriante, pleine de grâce. Ses traits avaient une grande distinction que né démentaient pas ses manières aisées, remplies de naturel. Elle était vraiment charmante. Plus intimidé à mesure qu'il découvrait les perfections de Martha, le petit De Bouck ne dé-sempourprait pas. 11 voulut pourtant protester contre l'hommage d'une gratitude à laquelle il ne se reconnaissait aucun droit : — Je vous en prie, Mademoiselle, ne m'attribuez pas...' — Assez! interrompit Prosper brusquement. Tu t'expliqueras tout à l'heure. Allons saluer la bonne maman Frémineur. Ils se dirigèrent tous ensemble vers le corps de logis principal en traversant une basse-cour dont la propreté extraordinaire n'était pas un mince sujet d'étonnement pour des citadins. De vieux rosiers, croulant de fleurs, tapissaient les murs de la grande ferme aux fenêtres toutes décorées pour le moment de faïences et de plats d'étain fraîchement écurés. Le gros chien Léon, qui avait reconnu Prosper cabriolait au bout de sa chaîne en poussant des abois joyeux et sans témoigner aucune colère à l'égard de Tom dont Clairette s'était tout de suite fait un ami et qu'elle tenait en laisse. Sous la remise, les charrettes à ridelles, bien lavées, brillantes d'une belle peinture verte, se reposaient des longs voyages de la semaine. Dans la rousse obscurité des écuries, les chevaux frappaient du sabot en broyant leur avoine. Et les pigeons roucoulaient sur les toits roses, les poules picoraient entourées de poussins pépiant, les coqs battaient des ailes perchés sur un fumier frais, sainement odorant. Et là-bas, posé sur l'entablement d'un vieux pilastre, un superbe paon étalait les joyaux de son plumage, comme dans une toile de Wennix. Le soleil ruisselait sur tout cela, gai, papillotant. C'était plus joli que pittoresque. Cela rappelait un peu les bergeries fardées de l'ancien temps. Ou bien, l'on eût dit un décor, une ferme d'opéra comique toute prête pour les « Dragons de Villars ». Mais une vieille femme de forte complexion, au large visage encore plus hâlé par le contraste d'épais cheveux blancs, venait d'apparaître sur le seuil de la porte : — Mais voilà notre Prosper! Le jeune homme était accouru : — Bonjour la Maman! Et elle lui rendit son accolade avec une tendresse maternelle. On présenta le petit De Bouck qu'elle accueillit sans façon, pleine d'une rondeur joviale comme une hôtesse antique : — Entrez, entrez mes enfants! Ne restez pas dans le soleil. Il faut vous reposer et prendre quelque chose. Mais ils n'étaient nullement fatigués et n'entrèrent que pour un instant dans la grande salle parquetée de carreaux rouges artistement sablés et garnie de vieux meubles de chêne. — Figurez-vous, dit la vieille fermière, qu'ils sont tous partis ce matin après la première messe pour la ferme de l'oncle Léonard à la Hulpe. Oui, tout le monde, les grands et les petits. Moi, je suis trop vieille pour les suivre... — Et c'est comme cela que l'on vous abandonne, Bonne Maman! Elle sourit, enlaça Marthe et Clairette : — Mais pas du tout! Est-ce que je n'ai pas mes deux nouvelles petites pour me tenir compagnie? Elle les regardait avec une si sincère affection que les jeunes filles ne purent s'empêcher de baiser ses bonnes joues craquelées : — Vous avez raison, chère Bonne Maman, dit Martha. Vos nouvelles petites ne veulent plus vous quitter! Sur ces entrefaites, une servante avait apporté du lait frais dont les amis et le brave Tom se régalèrent. Puis, quand on eut mandé les nouvelles des Claes et de la ville : — Maman Frémineur, dit Prosper, nous allons maintenant vous laisser à vos occupations pour faire une promenade dans le bois avec ces demoiselles. On reviendra déjeuner à la ferme à midi tapant. Est-ce que ça va? La bonne femme était ravie : — Mais comment donc! Allez, mes enfants; je vous promets au retour une de ces omelettes dont vous vous lécherez les doigts... Et comme elle surprenait quelque hésitation chez Martha : — Mais oui, fille, il faut seulement accompagner ces messieurs. Une petite promenade vous fera du bien à toutes les deux. Le papa et le frère ne viennent tout de même ici que vers quatre heures. Alors, vous avez bien le temps. Mettez vite vos chapeaux! * * * Dès qu'ils furent dans la forêt, profitant d'un petit cours de médecine que son ami donnait à Martha pour s'enhardir à parler, Prosper prit de l'avance avec Clairette et le chien. Heureuse de se promener avec son grand ami, la fillette se suspendait à sa main et bavardait comme une pie. C'était le récit détaillé de ses occupations, de ses jeux, le portrait de tous les JFrémineur, l'histoire anecdotique des innombrables bêtes de la ferme, l'aveu de son appétit, même de sa gourmandise aux plantureux repas des « Peupliers ». Il lui donnait de bons conseils: — Cest cela, n'aie pas peur! Bourre-toi de lait battu, de fromage blanc, de cramique, de galettes et de gaufres... N'oublie pas les crêpes. Mange comme l'ogre du Petit Poucet! — Oh non, disait-elle avec pudeur, pour devenir comme M. Vergust! Il l'interrogeait sur la grande sœur : est-ce qu'elle était contente? — Je crois bien! L'enfant expliquait que Martha ne voulait pas être une paresseuse et prétendait travailler comme les Frémineur. Levée de grand matin, elle aidait à ranger le ménage, donnait à manger à la volaille, trayait les chèvres et les vaches, battait le lait dans la baratte. Et le soir venu, elle racontait de belles histoires aux enfants à moins qu'on ne la priât de chanter ces vieux « songs » si mélancoliques et si doux que sa mère lui avait appris dès le berceau. A travers les confidences de la fillette, Prosper devinait l'empire que la jeune fille exerçait déjà sans le savoir dans la maisonnée et l'affection qu'elle inspirait à ses hôtes grands et petits. L'amour du médecin pour cette aimable fille le remplissait de satisfaction. Anticipant l'avenir, qu'il considérait aujourd'hui sous des couleurs moins sombres qu'il ne faisait depuis quelque temps, il voyait Martha et Camille devenues inséparables et leurs deux ménages unis par les liens de la plus étroite amitié. Cependant Clairette se retournait avec inquiétude, effrayée de la grande distance qui les séparait des retardataires. Alors, le jeune homme siffla son chien qui chassait au loin dans les fourrés : — Viens, dit-il à l'enfant, nous allons faire nager Tom! Car ils approchaient des grandes poches qui alimentent l'étang de Boitsfort. La petite battit des mains et courut en avant sans plus songer aux traînards. En vrai chien de marais, Tom ne se fit pas prier pour se mettre à l'eau et rapporta tous les bâtons que la fillette lançait au milieu de l'étang. Le jeu terminé, ils remontaient le chemin quand Prosper aperçut Martha et l'interne qui s'avançaient lentement au fond de l'allée. — Les voilà, dit-il à Clairette. Si on leur faisait une petite niche? Cachons-nous! Vite, ils se tapirent dans un épais fourré avec Tom, qui ne bougeait non plus que s'il avait été empaillé. Leur attente ne fut pas longue. Bientôt, les jeunes gens passèrent devant le taillis. Martha inclinait la tête tandis que le petit De Bouck pariait sans oser la regarder. Et la voix du jeune homme résonnait doucement dans le silence de la forêt : — Pardonnez-moi, Mademoiselle, mais j'exprime si mal ce que je ressens... Ne me répondez pas aujourd'hui. Prenez tout le temps qu'il vous plaira. Je tâcherai d'être patient. Permettez-moi seulement de venir quelquefois aux « Peupliers » pour m'informer de vous et de votre sœur. Grâce à ma profession, ces visites ne peuvent paraître suspectes à personne... Les promeneurs s'éloignaient déjà et Prosper ne distinguait plus les paroles de son ami. Soudain, au bas de la pente, il vit la jeune fille ten- dre la main à son compagnon et celui-ci s'emparer de cette main qu'il porta vivement à ses lèvres. Et Prosper sourit, amusé de ce geste chevaleresque chez un garçon si ingénu et si simple. Il était content : la pantomime n'était-elle pas suffisamment éloquente pour l'édifier sur le succès de l'entretien qu'il avait ménagé aux jeunes gens? — Hé là! fit-il tout à coup, il ne faut pas qu'ils s'éloignent davantage. Retournons vite dans le chemin. Clairette appela sa sœur de toute ses forces, mais sa voix frêle ne portait pas à si longue distance et resta sans écho. — Ça ne fait rien, dit Prosper; moi j'ai un bon moyen de les prévenir... Et, déchirant un feuillet de son carnet de poche, il y griffonna ces mots : « Vous oubliez l'heure, mes enfants. Il est temps de rentrer à la ferme. On vous attendra sur la grand'route de Boitsfort ». La fillette le considérait avec surprise : — Qu'est-ce que tu fais? — Tu vois, je leur écris. Il montra le billet à Tom : — Comprends bien, lui dit-il. Nos amis doivent être arrivés près de l'étang. Tu vas leur porter cette lettre... — Oui, aboya le chien. Le jeune homme plia le billet en cravate et le fixa d'une manière apparente au collier de l'animal : — Va! Tom partit comme une flèche, tandis que Clairette s'écriait très amusée : — Je comprends. C'est notre facteur! — Comme tu dis! A présent, nous pouvons -être tranquilles. Retournons. Ils avaient atteint la lisière de la forêt quand des abois se firent entendre : — C'est Tom qui revient sans doute. Attendons-le... Soudain, le barbet débucha d'un taillis et bondit autour d'eux avec de grandes démonstrations de joie : — J'ai fait la commission, semblait-il dire, et voici la réponse. En effet, il y avait une carte de visite dans son collier. Elle portait ces mots : « Nous arrivons, mais ne prenez pas la peine de nous attendre si vous êtes pressés... ». — Voilà qui est un peu fort, dit-il à Clairette. Ils prétendent qu'ils seront à la ferme avant nous! — Courons, courons! dit l'enfant. Il faut qu'on arrive les premiers! Mais comme elle semblait un peu lasse, il la prit dans ses bras et l'emporta d'une allure accélérée : — Ah! ils seront avant nous!... Eh bien! Madame, ça nous, allons un peu voir! Il était trois heures. Les amis regagnaient la ville car ils s'étaient fait scrupule d'attendre l'arrivée de Théodore et de son fils dans la crainte de gêner leurs effusions de famille. Et puis, ainsi qu'il l'avait annoncé, De Bouck devait encore faire une visite à l'Hôpital Saint-Pierre avant de rentrer chez lui. Prosper observait la plus grande réserve à l'égard de son compagnon. Il dissimulait, faisait semblant d'ignorer tout ce qu'il savait si bien, affectant de parler avec Tom tandis que l'interne marchait un peu à l'écart, la vue rêvante, dans une sorte d'enivrement silencieux. Mais le timide amoureux était incapable de porter longtemps tout seul le poids de son bonheur. Il rompit tout à coup le silence : — Quelle charmante femme que cette maman Frémineur! Il vantait la cordialité de son accueil, sa rondeur joviale et ses omelettes et ses crêpes! La ferme le remplissait d'admiration. C'était un séjour enchanteur, un paradis. — Quand je te le disais, répondit Prosper, il n'y manque pas même de vrais anges... Et pour aider à l'expansion de l'excellent garçon : — Quelle charmante fille que cette Martha! Comme la voilà maintenant à son avantage! Son teint n'a plus cette pâleur qui nous inquiétait si fort et s'est velouté de rose. Ses cheveux ont plus de lustre, ses regards un éclat plus vif. Elle est revenue à la belle santé, elle est rayonnante ! Comme elle semble heureuse ! Le petit De Bouck écoutait avec ravissement : — Ah! tu as aussi remarqué... — J'ai remarqué qu'elle avait les plus doux yeux du monde en te regardant. Rien d'étonnant à cela. Est-ce qu'on ne finit pas par s'intéresser malgré soi au bon jeune homme sur le front duquel on a appliqué de tendres compresses ! — Ah! je l'aime de tout mon cœur! s'exclama l'interne; personne ne pourra maintenant empêcher qu'elle ne soit ma femme! 11 s'épanchait enfin, racontait tout au long leur promenade dans la forêt et comment il s'était enhardi jusqu'aux aveux formels. La chère fille, comme elle était émue! Ah! les délicatesses de l'amour pudique! Elle avait promis d'attendre qu'il eût obtenu son dernier diplôme. Elle permettait qu'il vînt la voir de temps en temps aux « Peupliers ». 11 avait empoigné la main de son ami : — Va, je le sais bien, c'est à toi que je dois tout cela. Tu m'as donné la hardiesse que je désespérais d'acquérir. C'est vrai que tu as une baguette magique. Je suis tellement heureux, vois-tu, que je crains parfois d'être le jouet d'une illusion. Est-ce que je ne rêve pas? Ils débouchaient justement sur la grand'route bruyante de citadins endimanchés. 234 PROSPER CLAES — Non, non, dit Prosper en se dérobant S ces douces effusions, tu es si bien éveillé que tu vas sauter sur ce tramway qui passe à proximité de ton hôpital. Tom et moi, nous retournerons à pied. A samedi, mon brave! CHAPITRE X Ce soir-là, en attendant l'heure du festin d'inauguration, le vieux docteur Buysse et son futur confrère De Bouck — l'un et l'autre cravatés de blanc et vêtus d'une solennelle redingote — s'entretenaient avec les parents Claes dans le salon du premier étage, quand Prosper apparut, la figure légèrement pâlie par une émotion qu'il s'efforçait en vain de surmonter. Ayant embrassé sa mère et serré la main de ses amis, il leur fit un signe d'intelligence et, s'approchant du paralytique : — Qu'en pensez-vous, Père? dit-il d'un ton mal assuré et les lèvres tremblantes. Si l'on faisait une petite visite dans le nouveau magasin avant de se mettre à table? Le vieux quincaillier hocha tristement la tête: — Oh, fils, tu sais bien, ce n'est pas le désir qui manque... Mais comment veux-tu? Même à quatre, vous ne pourriez venir à bout de me descendre dans ce lourd fauteuil... — Si on essayait quand même? Et Prosper s'en fut ouvrir les battants de la porte qui donnait sur le palier : — Venez Père! Mais le brave homme ne comprenait pas. Il regardait sa femme et ses hôtes d'un air découragé qui se changea bientôt en surprise quand il les vit sourire tous les trois. — Mais oui, fit le docteur Buysse avec sa grosse voix, nous allons vous transporter en bas... Vous allez voir, c'est simple comme bonjour! En même temps, aidé de Mme Claes et du petit De Bouck, il s'attelait au fauteuil que le vieillard oubliait d'actionner lui-même. Et quelle ne fut la stupeur du brave homme en apercevant tout à coup sur le palier une jolie grille lo-sangée que Prosper rabattait déjà à deux mains pour entrer dans une sorte d'armoire à glace tout éclatante de lumière. — Allons, commanda le jeune homme d'une voix maintenant raffermie et plaisante, amenez vous autres! Et le pesant fauteuil vint se loger le plus aisément du monde dans la grande cage, à côté de lui. Cependant, le quincaillier que l'émotion avait renversé sur son siège et comme suffoqué, reprenait peu à peu le sens. Et d'une voix sourde, comme se parlant à lui-même, il murmurait des mots inintelligibles. Alors, refermant la grille, Prosper pressa un> bouton... Et doucement, sans heurt ni sans- bruit, aux acclamations des trois personnages restés sur le palier, déclencha : l'ascenseur! * * * Ils étaient tous réunis dans le magasin. — Ah ! fils, s'écria le vieillard avec des larmes dans les yeux, que je t'embrasse! Il pressait le jeune homme sur sa poitrine : — Ah! pour ça, oui, c'est une surprise! Merci de tout cœur, cher garçon! Maintenant, je suis libre! Cet ascenseur était le plus beau jour de sa vie.TTkn ouvrait les plus agréables perspectives. C'était toute son ancienne existence que le bon quincaillier allait pouvoir revivre. Plus d'emprisonnement dans la salle à manger. Il descendrait chaque jour pour faire de longues stations dans le magasin, caresser les chers outils, causer avec les pratiques. Débordant d'une joie enfantine, il rendait grâce à sa femme et à ses amis d'avoir tenu ce grand secret pour accroître son plaisir. A présent, le cher homme s'émerveillait de la splendeur du vaste magasin que Prosper, en régisseur habile, éclairait par degré, tournant des commutateurs qui, au fur et à mesure, augmentaient l'intensité de la lumière, provoquant chez les visiteurs des sursauts d'admiration. Sur la claire mosaïque du parquet, le fauteuil PROSPER CLAES roulait avec une légèreté merveilleuse : il n'eût suffi que du petit doigt d'un enfant pour le mettre en mouvement. Plein d'enthousiasme, le vieillard manœuvrait sa machine, courait jusqu'au fond du hall dont la profondeur le remplissait de stupéfaction, tournait autour des stands, s'arrêtait brusquement pour contempler les murs, la galerie aérienne, le plafond, les agrès d'accrochage d'où pendaient les grandes scies d'acier bleui. Les échelles mobiles, roulant sur le long des rayons, lui semblaient une invention de génie : — Bravo, rien de plus pratique. Voilà qui remplace avantageusement la longue gaffe de jadis, instrument combien dangereux quand il s'agissait de prendre quelque outil hors de portée. Car, neuf fois sur dix, ça vous retombait sur la tête! Il allait et venait, exultant, se récriant, infatigable. On le suivait dans tous les coins et recoins tandis que là-haut, perchée sur le toit de la cabine téléphonique, Miaoutte agitait son panache au milieu des ébats de quatre chatons imprévus et tricolores. Soudain, Adelaïde apparut dans l'encadrement de la porte en pimpant costume de mari-torne coquette, vraiment rajeunie d'un bon lustre avec ce petit bonnet à ruches posé au milieu des flammes de son épaisse toison rousse. — Il faut venir dîner de suite, s'écria-t-elle, ou le roastbeef sera tout brûlé! Bouleversée par cette déclaration, Mmc Claes supplia tout le monde de remonter au plus vite. — C'est vrai, il faut dîner, dit le vieux quincaillier avec un accent de regret. Allons, ceci n'est qu'un premier coup d'œil. Demain, dimanche, on examinera tout en détail! Aussitôt, Mme Claes et ses hôtes regagnèrent le premier étage par l'escalier tandis que le vieillard et son fils reprenaient l'ascenseur. Ils se retrouvèrent sur le palier et, tous ensemble, ils allaient franchir le seuil de la porte large ouverte de la salle à manger lorsque le paralytique, sur un signe de sa femme, arrêta son fauteuil : — Fils, dit-il malicieusement, à mon tour de faire une petite surprise! Alors, redressé sur ses coussins, il leva le bras tel un chef d'orchestre : — Une, deux, trois! Aussitôt, une mélodie douce et gaie se fit entendre sur le clavecin dissimulé derrière un paravent. C'était la sonate en « la » de Mozart dont le thème à variations résonnait avec un charme inexprimable sur le vieil instrument. Prosper n'en pouvait croire ses oreilles. Qui donc jouait ainsi? Et du regard, il interrogeait son père, sa mère, ses amis qui tous se détournaient sans répondre. Quel était ce mystère? Tout à coup, il comprit et s'élança dans la salie. L'air venait de finir et un frais visage souriait par dessus le joli paravent japonais. — Toi! s'exclama le jeune homme. C'est toi! Ils étaient dans les bras l'un de l'autre et s'étreignaient éperdument sans parler ni se soucier de personne. Le père Claes fut bien obligé de rompre le charme : — Adelaïde vous regarde, mes enfants! Sûr qu'elle va se fâcher! Allons, vous reprendrez cette conversation un peu plus tard. A table, à table! * * * Onze heures sonnaient à la jolie pendule de l'Amour mouillé; Prosper reconduisait ses hôtes au moyen du fameux ascenseur tandis que les parents Claes, un peu las après les émotions de la journée, venaient de se retirer chez eux en souhaitant un tendre bonsoir à leur petite-nièce. Remontée là-haut pour préparer ses vêtements de nuit, Camille se disposait à redescendre au premier étage, quand Prosper frappa à sa porte : — C'est moi, chère! Viens vite, je t'attends! Elle ne fut pas longue à le rejoindre dans la pièce que le jeune homme avait aménagée en studio à côté de sa chambre à coucher; et, là, nos fiancés s'étreignirent avec une frénésie d'autant plus vive qu'elle avait été longtemps contenue. Une foule de questions se pressaient sur les lèvres de Prosper : comment s'était-elle décidée à quitter sa marraine? Quel avait été son prétexte d'évasion? Qu'est-ce qu'elle avait dit aux quincailliers pour justifier sa subite présence à Bruxelles? Elle s'excusa : à table, il lui était impossible de parler; et puis, elle éprouvait un si gros remords pour s'être cachée de ses oncle et tante : — Oh, dit-elle en courbant la tête, j'aurais mieux fait de tout leur avouer... — En effet, reprit-il, c'était le plus simple, ils t'auraient comprise et bien vite pardonnée. Elle poursuivit sans relever les yeux : — Que veux-tu, je craignais de les bouleverser. .. — Les bouleverser? Allons donc! Ton escapade va bien les amuser au contraire! Il la sentit frémir et s'étonna de l'altération subite de ses traits : — Mais qu'as-tu donc? dit-il en la pressant contre lui. Voyons, rassure-toi, grande fille, et ne tremble pas comme ça! Elle se laissait bercer, dissimulant sa figure. Soudain, il s'aperçut qu'elle pleurait : — Eh bien, eh bien qu'y a-t-il? Ce chagrin silencieux, et qui n'en semblait que plus profond, le déconcertait absolument. — Ah! gémit-elle, si tu savais la vérité! Cette fois, très ému, il voulut qu'elle parlât : — Voyons, explique-toi, dit-il d'une voix ferme et avec une pointe d'impatience contre ce qu'il considérait comme un enfantillage. Que pouvons-nous redouter puisque nous sommes réunis et que nous nous aimons! Elle se remit, sécha ses larmes : — C'est vrai, reprit-elle avec confiance, rien ne peut nous séparer, n'est-ce pas? Ces mots le troublèrent encore plus que tout le reste. Il eut un haut-le-corps : — Que veux-tu dire? Elle lui prit les mains, essayant de calmer son agitation : — Ne te fâche pas, Péro... Ecoute-moi bien et vois si j'ai des raisons de m'alarmer... Alors, elle lui conta comment elle s'était évadée de Liège dans un accès d'exaspération et n'y pouvant plus tenir chez sa marraine. Celle-ci la croyait à Tirlemont pour quarante-huit heures. Plus de doute sur les sentiments de la vieille demoiselle; au lieu de s'attendrir, elle désapprouvait absolument le mariage de sa filleule avec un inconnu. C'était une folie à laquelle elle saurait bien empêcher les L'Hoest de consentir. En vain, l'avait-elle suppliée de mander Prosper à Liège dans cette pen-s.ée qu'il vaincrait ses préventions; l'inflexible dévote s'y était constamment refusée en certifiant que rien ne la ferait changer d'avis. Plus sévère et impitoyable à mesure que sa santé s'améliorait, elle avait signifié à la jeune fille qu'elle lui interdisait désormais de recevoir encore aucune lettre de Bruxelles. C'est pourquoi, odieusement épiée et surveillée par les religieu- ses installées dans la maison ainsi que par une vieille servante aussi cagote que sa maîtresse, Camille avait prié le jeune homme de lui écrire chez une ancienne amie de couvent qui lui remettait ses lettres en cachette. Certes, elle n'avait pas manqué d'informer ses parents de la situation. A diverses reprises, elle s'était révoltée, manifestant le ferme propos de rentrer à la maison. Mais le brasseur et sa femme, pour des motifs qui n'étaient que trop clairs, l'avaient toujours suppliée de se soumettre aux caprices de leur tante et de patienter quelque temps encore : — Je me résignais, soupira la jeune fille, réconfortée par tes lettres et l'espoir de te retrouver à Tirlemont où tu avais promis de venir dès l'achèvement des travaux, quand ce matin... Elle s'arrêta, hésitante à continuer son récit et comme effrayée de ce qu'elle allait lui apprendre. Mais anxieux, frémissant, il voulait tout connaître : — Achève, ne me cache rien! Tu disais, ce matin... Elle se serra davantage contre lui : — Eh bien, je fus appelée auprès de marraine. Assez forte maintenant pour quitter le lit, elle se tenait sur une chaise longue au milieu du salon. Sa physionomie, empruntée et solennelle, me fit immédiatement pressentir quelque fâcheuse confidence. Elle m'embrassa assez affectueusement, puis, ayant congédié les deux religieuses qui tournaient dans la chambre, elle me dit de PROSPER CLAES son ton sec et autoritaire : « Mon enfant, j'espère que tu as réfléchi et que te voilà redevenue tout à fait raisonnable. Ce n'est pas que je désire que tu restes fille comme moi; non, mais j'entends avant tout que tu fasses ce qu'on appelle un bon et beau parti. Je me suis donc occupée de ton bonheur; mon curé, que tu connais bien et qui te porte grand intérêt, m'a souvent parlé d'un de ses paroissiens : c'est un jeune homme que tu dois avoir déjà rencontré dans le monde et à qui, paraît-il, tu ne serais pas indifférente. Il est de bonne famille, même c'est un baron! M. le vicaire viendra le présenter la semaine prochaine. Tu apparaîtras au cours de notre entretien et tu me feras le plaisir de te montrer aussi aimable que tu sais l'être quand tu veux... w Je te laisse à penser l'effet que ce discours produisit sur moi. J'étais outrée et consternée. L'altération de ma figure dut vivement frapper ma tante car elle me demanda brusquement « ce que j'avais » sans qu'il lui vint à l'idée qu'elle était la cause de cette pâleur subite. Pourtant, j'eus la force de répondre que j'étais souffrante depuis la veille et que, avec son agrément, je retournerais à Tirlemont pour quelques jours. Elle réfléchit un instant : « Soit, fit-elle, j'y consens, à la condition que tu reviendras ici mardi prochain au plus tard. Il est bon du reste que tu causes avec tes parents de ce que je viens de t'apprendre. Après cela, ils sont déjà au courant de mes intentions à ton égard, « de toutes mes intentions », souligna-t-elle, et je ne te cacherai pas qu'ils m'en remercient de tout cœur ». Cette fois, je crus que j'allais défaillir; mais je pris sur moi de peur qu'on m'obligeât à différer mon départ. Quand je fus un peu remise de mon trouble, j'annonçai que je prendrais le premier train de l'après-midi et n'emporterais qu'une petite sacoche pour tout bagage, ceci afin d'enlever à la vieille bonne tout prétexte de m'accompagner aux Guillemins. Car j'étais bien décidée à me rendre directement à Bruxelles par la voie de Namur. A une heure, j'étais prête et j'allai prendre congé de ma tante qui me dit presque gaîment : « Tu n'es vraiment pas curieuse : tu ne m'as seulement pas demandé le nom de ton soupirant. Sache tout de même qu'il se nomme M. Herman von Schuller. Cela ne te rappelle rien? ». Ma foi non, répondis-je en toute sincérité. « Bah, fit-elle, tu reconnaîtras probablement ce jeune homme à première vue et je ne doute pas qu'il ne t'inspire bientôt la plus vive sympathie. » Elle m'embrassa de nouveau en ajoutant avec bonne humeur : « Allons, bon voyage, Mme la baronne! ». Je me sauvai. Je te fais grâce des réflexions auxquelles je fus en proie tout le long •de la route. Enfin, à quatre heures j'étais à Bruxelles et tombais ici à la grande joie de tes parents auxquels il fallut bien laisser croire que mon voyage était une surprise qu'on te ménageait de longue date... Elle fit une pause. Animée par son récit, elle avait retrouvé son visage passionné; ses yeux éîincelaient fiévreusement. Soudain, baissant la tête : — Et maintenant que faire? dit-elle avec découragement. As-tu une idée? Il gardait le silence, écrasé par ce qu'il venait d'entendre. L'avenir qu'il rêvait tout éclairé de bonheur, venait brusquement de s'obscurcir. Un morne désespoir s'emparait de son âme. Sa confiance en lui-même était complètement ébranlée, tous ses élans de joie brisés. La modestie de sa nature s'exagérait jusqu'à descendre à l'humilité; car il pensait n'être plus rien en face de ce rival titré qui surgissait devant lui. La vie ne faisait-elle pas bien souvent comme le théâtre? Elle ne s'accommode pas de passions heureuses,, elle exige des amours « traversées ». 11 était peut-être indigne de Camille dont la beauté lui masquait sa naissance très bourgeoise. En dépit de ce que la jeune fille avait fait, un doute l'angoissait qu'elle pût être flattée de la recherche d'un gentillâtre et regrettât maintenant de s'être engagée à un roturier... — Eh bien, dit-elle anxieusement, tu ne réponds pas! Elle le regardait avec des yeux si ardents et si tendres qu'il en fut tout raffermi. Il se redressa et, comme frappé d'un brusque ressouvenir : — Comment, dis-tu qu'il s'appelle ce jeune homme? — Mais von Schuller, Herman von Schuller si j'ai bien retenu... — C'est lui! s'écria-t-il avec un frémissement de dégoût. Ah! c'est bien lui! — Tu le connais donc? — Oh oui! répondit-il en essayant de recouvrer son calme. Il fut un instant notre condisciple en rhétorique. C'était un Liégeois d'origine allemande. Un lâche! Et Prosper se rappelait son atroce chagrin quand cet odieux personnage lui avait brutalement révélé sa véritable origine. — Explique-moi, dit-elle impatiente; si ce jeune homme est indigne, il faut que je puisse en informer mes parents! — Oh ! fit-il sur un ton d'amertume, son crime n'est pas de ceux qui empêcheraient les tiens de l'agréer avec bonne grâce. A leurs yeux, la lâcheté de l'individu s'effacera devant ses titres... — Voyons, parle, parle! supplia-t-elle en se blottissant contre lui, je dois connaître toute la vérité! Il l'enveloppa d'un regard pénétrant et, rassuré par l'expression de son visage, le resserrement convulsif de son étreinte, il lui raconta la première grande douleur de sa jeunesse. Elle l'avait écouté de toute son âme. Des larmes mouillaient ses yeux. Elle le pressait dans ses bras et avec un débordement de cœur : PROSPER CLAES — Je t'aime, je t'aime et voilà ta revanche!' Rien ne pourra me séparer de toi! Il lui rendait ses baisers brûlants. Sa sourde colère contre l'implacable dévote et les parents de Camille s'apaisait, cédant la place aux désirs enivrants... Sur la tablette du bureau, un superbe bouquet de lourds lilas flamands — attention d'Adelaïde — trempait dans un pot de grès, répandant à travers la pièce silencieuse les étourdissants effluves de la nuit de mai. Malgré la fenêtre, large ouverte sur le ciel plein d'étoiles, le parfum des fleurs était si fort qu'il les grisait tous deux. Une ineffable langueur s'emparait d'eux, extasiant leurs prunelles... Le vertige des sens les emportait à l'inévitable, l'inévitable qui hantait déjà leur pensée, l'inévitable qui devait s'accomplir, l'inévitable qui, maintenant, était leur seul espoir de s'appartenir à jamais... D'ailleurs, quelle si grande faute pouvaient-ils commettre qu'on ne dût leur pardonner, puisqu'on les avait promis l'un à l'autre? Lui, il résistait cependant, faisait un suprême effort pour vaincre le charme de cette ébriété divine. Il se leva, et dénouant les mains de la jeune fille : — Soyons raisonnables, balbutiait-il. Chère, va te reposer. Demain nous aviserons. Demain nous... Mais suspendue à son cou, elle l'implorait de ses yeux noyés d'amour, le retenait dans les chaînes de ses bras, se liait à lui de tout son corps onduleux d'où s'exhalaient d'invincibles parfums. Et doucement, elle l'entraînait dans les demi-ténèbres de la chambre voisine : — Ne me quitte pas! soupirait-elle défaillante. Ne me quitte pas! Je ne serai qu'à toi... Je suis à toi... Oh! prends-moi ce soir pour toujours ! Imprimerie A. LltEJMPOEL, 5. rue de Danemark, Bruxelle». LA RENAISSANCE DU LIVRE A PUBLIE : Contes d'Afrique, par Olivier de BOUVEIGNES. Sous la Peau, par Armand BRUNET. Edwige, par Maurice BUTAYE. Le Martyre d'un Supporter, par Maurice CARHME. Le Vainqueur déconcerté, par Léon GHENOY. Une Preuve d'Amour, par Léon CHBNOY. Quinze Ames et 1 Mousse, par Isi COLLIN Le Mariage d'Hermance, par Léopold COUROUBLE. Madame Kaekebroeck à Paris, par Léop. COUROUBLE. Le Roman d'Hippolyte, par Léopold COUROUBLE. Lo Petit Poels, par Léopold COUROUBLE. Los Deux Croisières, par Léopold COUROUBLE. Congo et Angola, par Pierre DAYE. Lettres intimes, par Emilie de LAVELEYE. Cœur en Eventail, par Stanislas DELHAYIJ. Le Mystère Quotidien, par Jules DESTREE. Voyous de Velours, par Georges IJEKHOUD. La Nouvelle Carthage, par Georges EEKHOUD. La Faneuse d'Amour, par Georges EEKHOUD. Cycle Patibulaire (2 vol.), Georges EEKHOUD. Le Buisson des Mendiants, par Georges EEKHOUD. Nouvelles Kermesses, par Georges BEKIiOLD. Les Amants Disparates, par Pierre FONTAINE. L'Envoûté, par Julia FREZIN. Tartarin est dans nos murs, par G. GARNIR. La Maison sur l'Eau, par Maurice GAUCHEZ. Les Souvenirs d'un autre, par Albert GIRAUD. Une Jeunesse (2 vol.), par Edmond GLESENER. Kar-Chat, par Ferdinand GOETEL. Mon crimo est à moi, par René GOLSTEIN. Nu devant Dieu, par René GOLSTEIN. Après Inventaire, par Albert GUISLAIN. L'Enigme du Qrand Bigarré, par René JAUMOT. Amours Rustiques, par Hubert KRAINS. Le Bonheur Impossible, par J. LE COUDRIER. Le Coup de Bambou, par H. de MATHELIN de PAPIGNY Chevalerie Rustique, par Pierre NOTHOMB. Lariguette et Françoise, par R PARMENTIER. Vieux-Bonheur, par Sander PIERRON. Narhi, femme de blanc, par M. PREVAUDEAU. La 8uprême Flambée, par Henri-Jacques PROUME.W Jacques Servain, par Henri R0SSIGN0N. Le Petit Curé de Schaerdyck, par M. SABBB. Julia Dona, par Léon SOUGUENET. Les Amants Puérils, par André STEEMAN. La Parabole du Franciscain, par J. TOUSSEUL. Amore, par Eliane VAN DAMME. Le Mur de Gaze, par Marg. VAN DE WIELE. Trois Femmes, par G. VERDAVAINEi La Comédie Funèbre, par G. VOOS de GHISTELLES.