B! * . ■ M* I ■ " ' ■ % nu\ GEORGES EEKHOUD LA Nouvelle Carthage A BRUXELLES chez Henry KISTEMAECKERS, éditeur 73, rue Dupont, 73 TOUS DROITS RÉSERVÉS cA il ftm-fvf eîtlsl'.oMaaccliexo MON ÉDITEUR ET AMI JE DÉDIE CE LIVRE E.C »00~ «le sa collection EN SOUVENIR D'ANVERS, NOIRE BERCEAU COMMUN. î i'i'l . • 1 PREMIÈRE PARTIE M Guillaume Dobouziezrégla les funérailles • île Jacques Paridael de façon à mériter l'approbation de son monde et l'admiration des petites gens. « Cela s'appelle bien Paire les choses ! » ne pouvait manquer d'opiner la La Nouvelle Cartilage galerie. Il n'aurait pas exigé mieux pour lui-même : Service de deuxième classe, (mais qui, hormis les croque-morts, s'y connaît assez pour discerner la nuance entre la première qualité et la suivante?) messe en plain-chant ; pas d'absoute, (inutile de prolonger ces cérémonies crispantes pour les intéressés et fastidieuses pour les indifférents) ; autant de mètres de tentures noires larmées et frangées de blanc; aHitant de livres de cire jaune. De son vivant feu Paridael n'aurait jamais espéré pareilles obsèques, le pauvre diable! Quarante-cinq ans; droit, mais grisonnant déjà, nerveux et sec, compassé, sanglé militairement dans sa redingote, le ruban rouge à la boutonnière, M. Guillaume Dobouziez marchait derrière le petit Laurent, son pupille, fils du défunt, plongé dans une douleur aiguë et hystérique. Depuis la mortuaire l'enfant n'avait cessé de sangloter. A l'église il fut plus pitoyable encore. Les regrets sonnés au clocher, et surtout les tintements saccadés de la clochette du chœur, lui donnaient des secousses convulsives. Cette affliction ostensible impatienta même le cousin Guillaume, ancien officier, un dur à cuire, ennemi de l'exagération. — Allons Laurent, tiens-toi !... Sois raison- nable !... Lève-toi !... Assieds-toi !... Marche !. ne cessait-il de lui dire à mi-voix. Peine perdue. À chaque instant le petit compromettait, par des hurlements et des gestes intempestifs, l'ordonnance irréprochable du cérémonial. Et cela quand on faisait tant d'honneur à son papa! Avant le départ de l'humble maison paternelle, M. Dobouziez, en homme ayant la tête à tout, avait remis à son pupille une pièce de vingt francs, une autre de cinq, et une autre de vingt sous. La première était pour le plateau de l'offrande; le reste pour les quêteurs. Mais cet enfant, décidément aussi gauche qu'il en avait l'air, s'embrouilla dans la répartition de ses aumônes; contrairement à l'usage il donna la pièce d'or au représentant des pauvres, les cinq francs au marguillier, et les vingt sous au curé. Au cimetière, en faisant tomber sur le cercueil la pelletée de terre jaune, d'une odeur si odieuse, et qui s'éboule avec un bruit plus lugubre encore, il faillit sauter dans la fosse. Enfin, on le mit en voiture, au grand soulagement de M. Dobouziez, et la clarence à deux chevaux, où tuteur et pupille se faisaient vis-à-vis, fut emportée bon train, en dehors des fortifications, dans le faubourg, où les Dobouziez avaient leur hôtel attenant à leur usine. Au dîner de famille on parla affaires, sans s'attarder à l'événement du matin et en n'accordant qu'une attention maussade à Laurent placé entre sa grand'tante et M. Dobouziez. Celui-ci ne lui adressa la parole que pour l'exhorter au devoir, à la sagesse et à la raison, trois mots bien abstraits pour cette cervelle et ce cœur de tout petit garçon; car Laurent venait à peine de faire sa première communion. La bonne tante de l'orphelin eût bien voulu lui dire une parole plus tendre mais elle craignait par là de le desservir et d'être taxée de faiblesse par les maîtres de la maison. Elle s'efforça même de le calmer de peur que ce désespoir prolongé ne parût désobligeant à ceux qui allaient, désormais, lui tenir lieu de père et mère. Mais à onze ans on n'a pas ce tact et cette compréhension, et les injonctions, à voix basse, de la vieille dame ne faisaient que provoquer des recrudescences de pleurs. A travers le brouillard de ses prunelles, pantelant comme un oiselet déniché, l'enfant examinait les convives. ? i\ « JMhL. M"'c Dobouziez, la cousine Lydie, trônait en lace de son mari. Courtaude, jaune, nouée, démanchée, aux cheveux, noirs et luisants, coiffés en bandeaux lisses comme des ailes de corbeau, aux grands yeux ronds, à fleur de tête, noirs mais glauques, aux regards mornes, aux traits hom masses; trop de duvet à la lèvre supérieure ; à la voix gutturale et impérative. Cœur sec et blindé plutôt qu'absent, devait constater, par la suite, le jeune Paridael. Guillaume Dobouziez, brillant capitaine du génie, l'avait épousée pour son argent , comme on se racontait dans les milieux médisants, et la dot de cette fille de bonnetiers bruxellois, retirés des affaires, servit de premier jalon à leur fortune. Mais une autre personne distrayait avec plus de succès, et par intervalles, Laurent, de son chagrin : liegina ou Gina, enfant unique des Dobouziez. D'une couple d'années l'aînée du petit Paridael, élancée et nerveuse, sa beauté naissante offrait ceci de particulier que s'y retrouvaient, retouchés et transfigurés, les défauts de sa mère. Elle avait aussi de grands yeux noirs, mais mieux taillés et plus expressifs ; ses cheveux ondulés sur le front lui tombaient en boucles opulentes dans le dos. L'ovale du visage était irréprochable; le nez un peu aquilin, évasé, avec des ailes frétillant d'impatience ; la bouche mutine et d'une expression volontaire; le menton marqué d'une délicieuse fossette, le teint rose et mat avec des transparences de camée. Jamais Laurent n'avait vu d'aussi jolie petite fille. Cependant il n'osait la regarder en face; ses mines d'enfant espiègle où se répercutaient un peu de la solennité et de l'importance du cousin Guillaume ne laissaient pas de lui imposer. II en était ébloui et il en avait vaguement peur. Surtout qu'à deux ou trois reprises elle le dévisagea rapidement, en accompagnant cet examen d'une petite moue dédaigneuse, comme si elle n'eût pas jugé ce nouveau commensal digne d'une attention prolongée. Consciente, aussi, de l'effet favorable qu'elle produisait sur le gamin, elle se montrait plus remuante que d'habitude ; elle exagérait ses petites manières d'enfant gâtée. La cousine Lydie ne parvenant pas à la calmer, et répugnant à des gronderies qui lui eussent attiré la rancune de ce petit tyran, dirigeait vers son mari des regards de détresse. M. Dobouziez résistait le plus longtemps possible aux sommations désespérées de son épouse. Enfin il intervenait. Sourde aux remontrances de sa mère, répondant poliment mais d'un air ennuyé aux autres convives, avec son père, Gina se montrait caressante et câline. Elle daignait lui sourire, elle le lutinait et se rendait d'un petitair de martyre, des plus amusants, à ses très bénignes injonctions. Laurent perçut vite l'affectueux accord entre le père et la fillette. Homme de tenue, esclave du décorum et de la représentation, nature en rien démonstrative, M. Dobouziez se départissait en faveur de Gina de ses manières distantes, raides et guindées. Le changement eut peut-être échappé aux sens d'un autre observateur que cet orphelin qui savait par l'exaspération de son regret même combien un père sait aimer ! Laurent devinait que le cousin Guillaume se faisait violence pour ne pas céder aux agaccries de sa mignonne et qu'il la reprenait à son corps défendant. Quelle douceur inaccoutumée dans cette voix et dans ces yeux ! Intonations et regards rappelaient au petit quelque chose de l'accent et du sourire que quelqu'un de désormais disparu prenait avec lui, quinze jours auparavant, durant une suprême promenade à la campagne ! A tel point que Lorki — c'est ainsi que l'appelait le doux absent — reconnaissait à peine dans le cousin Dobouziez semonçant sa petite Gina, le même personnage rigide qui lui avait recommandé, à lui, tout à l'heure, durant la lamentable cérémonie, de faire ceci, puis cela, et tant de choses qu'il ne savait à laquelle entendre. Et toutes, ordonnées d'un ton si bref, si péremptoire! iN'importe, si son cœur d'enfant se serra à ce rapprochement, le Lorki d'hier, le Laurent d'aujourd'hui, n'en voulut pas à sa petite cousine Gina d'être ainsi préférée. Elle était par trop ravissante! Ah! s'il se fut agi d'un autre enfant, d'un garçon comme «lui, par exemple, il eût ressenti à l'extrême cette révélation de l'étendue de sa perte; il en eût éprouvé non seulement de la consternation et du désespoir, mais encore du dépit et de la haine, il fût devenu mauvais pour le prochain plus heureux que lui; l'injustice de son sort l'eût révolté. MaisGinalui apparaissait à la façon des princesses et des fées radieuses des contes, et il est naturel que le sort se montre plus clément envers des êtres d'une essence si supérieure ! La petite fée ne tenant plus en place : — Allez jouer, les enfants! lui dit son père en faisant si'rne à Laurent de la suivre. t? Gina l'entraîna au jardin. C'était un vaste enclos entouré de murs v it «"a* F1F* . .v • w crépis à la chaux, sur lesquels s'écartelaient des espaliers, tracé régulièrement comme un courtil de paysan; à la fois légumier, verger et jardin d'agrément, spacieux comme un parc mais n'offrant ni pelouses vallonnées ni futaies ombreuses. Il y avait cependant une curiosité dans ce jardin : Une sorte de tourelle en briques rouges adossée à un monticule, au pied de laquelle stagnait une petite nappe d'eau, et qui servait d'habitacle à deux couples de canards. Des sentiers en colimaçon, enchevêtrés et sinueux, convergeaient au sommet de la colline d'où l'on dominait l'étang et le jardin. Cet ornement bizarre s'appelait pompeusement le Labyrinthe. Gina en fit les honneurs à Laurent. Elle lui montrait et lui nommait les objets, d'un air détaché, avec des gestes de cicérone affairé. Elle le prenait avec lui sur un ton protecteur : « Prends garde de ne pas tomber à l'eau! Maman ne veut pas qu'on cueille les framboises! » Elle riait de sa gaucherie. A deux ou trois phrases peu élégantes qui sentaient leur patois, elle le corrigea. Laurent, peu causeur, devint encore plus taciturne. Sa timidité croissait ; il s'en voulait d'être ridicule devant elle. Ce jour-là, Gina portait son uniforme de pensionnaire, une robe grise garnie de soie bleue. Elle raconta à son compagnon, qui ne se lassait pas de l'entendre, les particularités de son pensionnat de religieuses à Malines; elle le régala même de quelques caricatures de sa façon, contrefaisant, par des grimaces et des contorsions, certaines des bonnes sœurs. La révérende mère louchait; sœur Véronique, la lingère, parlait du nez ; sœur llubertine s'endormait à l'étude du soir. Le chapitre des infirmités et des défauts de ses maîtresses la mettait en verve. Jusque-là elle n'avait presque pas regardé le petit Paridael. Elle marchait devant lui, courait, gambadait, se retournait de temps en temps pour voir s'il la suivait. Elle lui posa quelques questions embarrassantes : « Est-il vrai que ton père était un simple commis?... Il n'y avait qu'une petite porte et qu'un étage à votre maison?... Pourquoi donc, que vous n'êtes jamais venus nous voir?... Ainsi, nous sommes cousins... C'est drôle, tu ne trouves pas?... Je ne croyais pas que j'avais un cousin pareil... Paridael, c'est du flamand, cela? 11 y a bien Eugène et Paul les fils de l'oncle Saint-Fardier, l'associé de papa, mais ceux-là ont une belle maison, comme nous. Ils apprennent à monter à cheval... Ils crient et se remuent. Ils ne portent plus de casquette... Ce n'est pas comme toi... Papa m'avait dit que tu ressemblais à un petit paysan..., avec tes joues rouges, tes grandes dents et tes cheveux plats... Qui donc t'a coiffé ainsi?... Moi je trouve que tu as plutôt l'air d'un curé... » Elle s'acharnait sur Laurent avec une malice implacable. Chaque mot lui allait au cœur. Cependant il rencognait ses larmes, à présent, et faisait un effort pour rire, comme au portrait des bonnes sœurs. 11 ne trouvait rien à lui répondre. Elle lui faisait mal, mais elle était si belle ! Leste et vive, nerveuse, elle donnait, tout en parlant, de grands coups de baguette dans les buissons. Etranges impressions, celles du petit Pari-dael. Il se sentait bien triste, bien isolé, bien humilié surtout, mais n'était pas loin de se complaire dans cette torture. Son deuil était tout aussi cuisant que depuis deux jours, mais il ne se désintéressait plus autant de la vie; il n'était pas indifférent à ce qui se passait autour de lui. Gina le piquait; et si on lui avait proposé de la quitter, il eût refusé. Son petit amour-propre se réveillait. Il aurait voulu prouver à celte railleuse qu'on peut porter une blouse taillée comme un sac; une culotte à la fois trop longue et trop large, faite pour durer deux ans et godant, aux genoux, au point de vous donner une allure de cagneux; une collerette empesée d'où la tête pouparde et penaude du sujet émerge comme celle d'un Saint-Jean-Baptiste après la décollation; une casquette de première communion dont le crêpe du deuil dissimulait mal les passementeries extravagantes, les macarons de jais et de velours, les boucles inutiles, les glands encombrants, qu'on peut être vêtu comme un fils de fermier, et ne pas être plus niais et plus bouché qu'un Saint-Fardier. La bonne Siska n'était pas un tailleur modèle, tant s'en faut, mais du moins ne ménageait-elle pas l'étoffe. Puis, son père, le trouvait si bien ainsi ! Le jour de la première communion, le cher homme lui avait encore dit en l'embrassant : « Tu es beau comme un prince, mon Lorki ! » Et c'étaient les mêmes effets qu'il vêtait à présent; sauf le crêpe ceignant sa casquette triomphale et l'autre crêpe remplaçant à son bras le glorieux ruban de moire blanche frangé d'or. Les idées venaient nombreuses au petit et s'il ne ripostait pas aux moqueries de Gina c'était par grandeur d'âme et surtout à cause de ce mystérieux attrait qu'elle lui inspirait. D'ailleurs elle eût un bon mouvement. En parcourant les parterres, elle se pencha, cueillit une jolie reine-marguerite aux pétales ponceau, au cœur jaune : « Tiens, paysan, fit-elle, passe cela à ta boutonnière! » Paysan, tant qu'elle le voudrait ! Il lui pardonnait. Cette fleur éclatante piquée dans sa blouse noire était le premier sourire illuminant son deuil. Emu de gratitude cette fois, plus impuissant encore à traduire, par des mots, sa joie que son amertume, s'il l'avait osé, il eût fléchi le genou devant la capricieuse enfant et lui aurait embrassé la main comme il avait vu faire à des chevaliers dans un volume du Journal pour tous qu'on feuilletait chez lui, autrefois, les dimanches d'hiver, en croquant des marrons grillés... Agile comme une chevrette, Regina battait déjà les plates-bandes, à l'autre bout du jardin d'où sa voix claire arrachait le petit à son ravissement consolateur. A cet appel trop joyeux, l'enfant farouche eut un remords de s'être laissé apprivoiser. Il s'empressa, au risqûe de déplaire à Gina, d'enlever de sa blouse la fleur tapageuse, mais il la serra précieusement dans sa poche. Et, demeuré à l'écart, il songea à cette bonne Siska, la fidèle et dévouée servante. Elle vivait. Mais la reverrait-il encore? La maison paternelle était à louer. Le chien, le brave Lion, avait été abandonné au premier venu de bonne volonté qui consentit à en débarrasser la mortuaire. Ses gages payés, Siska s'en était allée à son tour. Lorki ne lui avait pas dit adieu ce matin. Il revoyait sa figure à l'église, tout au fond, sous le jubé, sa bonne figure aussi gonflée, aussi défaite, aussi ravinée que la sienne. On sortait; il avait dû passer, talonné par le cousin Guillaume, alors qu'il aurait tant voulu sauter au cou de l'excellente créature. Monté en voiture, tandis qu'on prenait une direction inconnue, l'enfant avait timidement hasardé cette demande : « Où allons-nous, cousin? — Mais à la fabrique, pardienne! où veux-tu que nous allions... » On n'irait donc plus à la maison! 11 n'insista point le petit; il ne demanda pas même à revoir sa bonne! Devenait-il dur et fier, déjà? oh que non! Il n'était que timide, dépaysé, et certain que M. Dobouziez le rabrouerait s'il mentionnait encore des gens si peu distingués que Siska... Gina, lasse de l'appeler, se décida à retourner auprès du rêveur. Elle lui secoua le bras : « Viens, que je te montre les brugnons. Ce sont les fruits de maman. Félicité les compte chaque matin... J1 y en a douze... N'y touche pas... » Elle ne remarqua point que Laurent avait ôté la fleur. Cette indifférence de la petite fée, ragaillardit le scrupuleux enfant, et pourtant, au fond, il eût préféré qu'elle s'informât de ce qu'était devenu son présent? Cette soirée au jardin compta, en somme, au nombre des heures tièdes de Paridael. La présence de Gina l'étourdissait. Il se laissait mener, se prêtait à ses jeux. Elle semblait trouver naturelle sa complaisance; le traitait en chien docile, et ne lui laissait pas le temps de ruminer ses pensées. Ils jouèrent à des jeux garçonniers. Pour lui plaire, il fit. des culbutes, jeta des cris sauvages, se roula li-ins l'herbe et te gravier, souilla ses beaux habits et la poussière marbra de crasse ses joues humides de sueur et de larmes : « Oh la drôle de tête! » s'exclama-t-elle. Elle trempa un coin de son mouchoir dans le bassin et essaya de le débarbouiller. Mais elle riait trop et ne parvenait qu'à le maculer davantage. Il se laissait faire, heureux de ses soins dérisoires, chatouillé par son rire. Perfide, voilà qu'elle lui dessinait des arabesques sur le visage si bien qu'il avait l'air d'un peau-rouge tatoué. — Mademoiselle ! glapit au milieu de celte opération, une voix aigre et rogne, Monsieur vous prie de rentrer. Le monde va partir... Et vous, venez par ici. Il est temps de se coucher. Demain, on retourne à la pension. C'est assez de vacances comme ça! Mais à l'aspect du jeune Paridael, Félicité, la redoutable Félicité, la servante de confiance, se récria comme devant le diable. « Fi ! l'horreur d'enfant ! » Elle était venue le chercher au collège de Louvain et devait l'y reconduire. Acariâtre, bougonne, servile, rouée, flattant orgueil de ses maîtres en exagérant leurs défauts, elle devinait d'emblée le pied sur lequel l'enfant serait traité dans la maison. La cousine Lydie se déchargeait sur cette vilaine servante de l'entretien et de la surveillance de l'intrus. A Félicité incombait le soin de sa toilette, de son coucher et de son éducation familiale. Le petiot venait de ménager à Félicité un magnifique début dans son rôle de gouvernante. La harpie n'eût garde de négliger cette aubaine. Elle donna libre carrière à ses aimables sentiments. Gina, continuant de rire comme une petite folle, abandonna Paridael aux bourrades et aux criaillcries de la servante, et rentra, * sans plus s'occuper de lui, dans le salon où elle mit ses parents au courant de l'aventure. Pari-dael avait fait un mouvement pour rejoindre l'espiègle, mais Félicité ne le lâchait pas. Elle le poussa vers l'escalier et lui fit d'ailleurs une telle peinture des dispositions de M. et M"'e Dobouziez pour les petits gorets de son espèce, qu'il se hâta, terrifié, de regagner sa mansarde et de se couler dans ses draps, sans affronter le courroux des tuteurs. Félicité l'avait pincé et lalochê. Il fut stoïque, ne cria point : se tint à quatre devant cette ennemie. Ce dénouement orageux de la journée fit diversion au deuil de l'orphelin. Les émotions, la fatigue, le plein air lui procurèrent un lourd sommeil visité de rêves où des images contradictoires se mêlèrent dans une sarabande fan-tasticpie. La jolie Gina armée d'une baguette de fée, conduisait la danse et le livrait et l'arrachait tour à tour, aux entreprises d'une vieille sorcière incarnée par Félicité. A l'arrière-plan les fantômes doux et pâles de son père et de Siska, du mort et de l'absente, lui tendaient les bras. Des cloches sonnaient; Paridael jetait dans le plateau de l'offrande, la reine marguerite, présent de Gina. La fleur tombait avec un bruit de pièce d'or accompagné du rire cristallin de la petite cousine, et ce bruit mettait en fuite les larves moqueuses et aussi les pitoyables visions... Et telle fut l'initiation de Laurent Paridael à sa nouvelle vie de famille. sa deuxième visitb, et à celles qui sui- virent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ses tuteurs, Laurent ne se trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Il avait toujours l'air d'un intrus, de tomber de la lune, de prendre de la place. On n'attendait pas qu'il eut déposé sa valise pour s'informer de la durée de son congé et on se préoccupait plus de l'état de son bagage, et de ses nippes que de sa personne. Réception sans effusion, sans transports : la cousine Lydie lui tendait machinalement sa joue eitronneuse ; Gina semblait l'avoir oublié depuis la dernière fois, quant au cousin Guillaume s'il était à la besogne, il n'entendait pas qu'on le dérangeât pour si peu de chose que l'arrivée de ce galopin. Il le verrait au prochain repas, et c'était bien assez tôt. « Ah ! te voilà, II toi ! Deviens-tu sage ?... Apprends-tu mieux?» Toujours les mêmes cjuestions posées d'un air de doute ; jamais d'encouragement. Si Lauréut rapportait des prix, voyez le guignon ! c'étaient précisément ceux auxquels M. Dobouziez n'attachait aucune importance. A table les grands yeux de la cousine Lydie, implacablement scrutateurs, semblaient lui reprocher l'appétit de ses douze ans. Vrai elle faisait choir le verre de ses doigts et les morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pas toujours à Laurent l'épithète de maladroit, mais la cousine avait une moue méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cette moue n'était rien, comparée au sourire amusé de Gina, ne sortant de sa belle sérénité de jeune déesse que pour revêtir cet air persifleur. Le cousin Guillaume, du moins, n'embarrassait pas le petit par ses chicanes. Il arrivait, à chaque repas, le front chargé de préoccupations, la tète à une invention nouvelle, supputant les résultats, calculant le rendement probable de l'un ou l'autre perfectionnement, le cerveau bourré d'équations. Avec sa femme M. Dobouziez parlait affaires ; et elle s'y entendait admirablement , lui répondait en se servant de termes tech- niques qui eussent démonté un homme du métier. Il ne faussait compagnie à ses chiffres et ne se déridait que pour admirer et cajoler sa fille. De plus en plus, Laurent constatait l'entente absolue et idolâtre régnant entre ces deux êtres. Si l'industriel grave et positif s'humanisait en s'occupant d'elle, réciproquement Gina abandonnait avec son père, ses airs de supériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez prévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même contre sa mère. A chaque vacance, Laurent la trouvait plus belle, grandie, mais aussi plus froide. Ses parents l'avaient retirée de pension. Des maîtres habiles et mondains la préparaient à sa destinée d'opulente héritière. Trop demoiselle, trop grande fille, pour s'amuser avec ce gamin d'une condition inférieure, elle recevait des amies de son âge et sortait beaucoup. Les petites cousines Saint-Fardier, de blondes et vives caillettes, lui faisaient une compagnie digne de son rang. Et si par désœuvrement, elle s'oubliait au point de s'occuper du petit paysan, la cousine Lydie trouvait aussitôt un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertir mademoiselle de l'arrivée de l'un ou l'autre professeur, ou bien madame emmenait mademoiselle à la ville, ou bien la couturière attendait pour essayer une robe, ou il était l'heure de se mettre au piano. Le plus souvent Félicité prévenait les intentions de sa mai-tresse. Elle s'acquittait de ce genre de commission avec un zèle des plus louables. Laurent n'avait qu'à se distraire comme il le pourrait. La fabrique prospérait au point que chaque année les installations nouvelles, hangars, ateliers, magasins, empiétaient sur les jardins entourant l'habitation. Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrinthe, avec sa tour, son bassin et ses canards. Cette horreur lui était devenue chère à cause de Gina. Mais ces métamorphoses ne s'arrêtaient pas à la fabrique. Les Dobouziez transformaient la maison en vue de l'entrée dans le monde de leur petite fille. Ils édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gens de la haute volée. Le cousin Guillaume semblait présider à ces embellissements, mais il s'en rapportait toujours au choix et au goût de la fillette. Il avait déjà ménagé à l'enfant gâtée un délicieux appartement de jeune fille; deux pièces, argent et bleu, qui eussent fait les délices d'une infante. L'appartement de Laurent aussi n'était pas sans changer de physionomie, comme le reste. Sa mansarde sous les toits n'avait jamais eu l'air d'une installation définitive ; mais elle gagnait un aspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu'on l'eut affectée de mauvaise grâce et en rechignant, au logement du petit Paridael, Félicité ne l'avait déblayée que juste assez pour y placer un petit lit de fer. A présent, le grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries provenant de l'ancienne fourniture de la maison; plutôt que d'encombrer de ces épaves les mansardes des domestiques, Félicité les transportait dans le réduit de Laurent. Elle y mettait tant de zèle que l'enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur le palier. Au fond il n'était pas fâché de ces vexations apparentes; converti en capharnaum son gîte lui ménageait des découvertes charmantes d'imprévu. Il s'établissait, entre l'orphelin délaissé et les choses ayant cessé de plaire, une certaine sympathie provenant de la similitude de leurs conditions. Déranger l'ordre fallacieux que la terrible servante entendait maintenir parmi ces objets disparates devint une de ses distractions, mais il suffit que Laurent s'amusât avec ces vieilleries pour que l'aimable gouvernante les tînt autant que possible hors de sa portée. 11 en résulta naturellement de fréquents orages. Entre Laurent et sa persécutrice s'engagèrent des parties de cache-cache et de furet, où, piqué au jeu, l'enfant déployait, pour dénicher ses trésors çt dissimuler ses trouvailles, de vraies ruses de contrebandier. 0 cette mansarde chez le cousin Guillaume! Laurent se réjouissait de la regagner. Notamment les soirs d'hiver, pendant le congé de Noël, où on le retenait, après le dîner, jusqu'à neuf heures, en bas, dans la salle à manger. Il se sentait importun et gêneur; que ne l'envoyait-on coucher alors? Au lieu de cela, s'il réprimait mal l'envie de s'étirer, s'il bâillait, s'il détachait les yeux de son livre de leçons ou de son cahier de devoirs, avant que neuf heures, l'heure sacramentelle, eût sonné à la pendule, la cousine Lydie roulait ses grands yeux terribles et Gina, assise auprès d'elle, comme une grande, à l'autre bout de la table, Gina, pour qui Laurent existait de moins en moins et qui ne lui cachait pas son aversion, se rengorgeait et prenait un air plus éveillé que jamais, un air qui flétrissait la paresse du gamin. Même pendant la journée, après l'une ou l'autre meurtrissure, le petit courait se réfugier sous les toits. Il ouvrait la fenêtre en tabatière, montait sur une chaise, et regardait, à ses pieds, le paysage de banlieue ; les maisons rouges et basses du faubourg s'agglomérant en pâtés fantastiques, les champs menacés par la ville grandissante —r quelques cultures déjà bordées de trottoirs et désignées comme terrains à vendre et à bâtir, par de grands écriteaux en bois, sinistres comme des piloris, — des fermes trapues et ramassées rejointes par les éclaireurs de l'invasion urbaine, des cabarets à étages, neufs et déjà d'aspect sordide, s'emparant des bons coins — la rencontre triste et crispante de la cité et de la campagne, — ce combat d'avant-postes ; cette population de barrière, louche et hybride, moitié rurale, moitié urbaine, à la fois plus brutale que l'homme des champs et plus maligne que la racaille des villes;... un air souffreteux, contraint, borgne et pourtant attachant dans ce paysage borné par des talus de fortifications, des portes à créneaux, des casernes rougeâtres, dont les clairons plaintifs répondaient à la cloche de l'usine. Trois ou quatre moulins à vent épars dans la plaine tournaient avec un clapotis sec. Libres, farauds, défiant les annexions et les empiétements. Mais il y en avait un cinquième, dont la maçonnerie dominait piteusement le blocus auquel le soumettait un tènement de bicoques ouvrières, et à qui, en signe de possession, les assiégeants de mine parasite et d'allure sournoise avaient coupé les ailes. Les moulins libres tournaient à pleine volée... Et Laurent compatissait au sort,du pauvre moulin de pierre déplumé, surtout que des histoires sinistres couraient sur la population des ruelles qui l'étrcignaient : tape-durs et vauriens déterminés que la police n'osait pas affronter dans leur repaire... Sentiment bizarre, quand Laurent était loin de Gina, même lorsqu'elle l'avait le plus mortifié, il ne pouvait s'empêcher d'évoquer les mérites et la supériorité de la fantasque cousine. Parfois, touché trop cruellement, ressentant à l'extrême les mille piqûres qui, en se répétant chaque jour, affolaient le pet it « paysan » comme si Je harcelaient un essaim deguêpes;— oppressé, ruminant et récapitulant dans son imagination d'orphelin, sensibilisée encore par son deuil, tons ces griefs que grossissaient son énervement, lorsqu'il avait contemplé durant des heures ce paysage navrant, et songé... songé... songé, il s'arrachait, saturé (le tristesse, à ces spectacles, tombait à genoux devant son petit lit de fer et sanglotait à l'aise. Et le bruit guilleret des moulins, clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement de l'usine, bougon et sourd comme une semonce de Félicité, accompagnaient et entretenaient la chute lente et copieuse de ses pleurs. Et cette musique narquoise et bourrelante semblait répéter : « Encore !.. Encore !.. Encore !.. » 0 la pourtant chère mansarde de refuge à côté du grenier !... Combien d'heures-passées à épier les souris se pourchassant avec de petits sifflements d'intelligence... Il y avait aussi dans cette mansarde d'asile la bibliothèque où s'entassaient les livres jugés trop frivoles par M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et les brugnons du jardin ! Les souris en avaient déjà grignoté les tranches poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voraces bestioles voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent il s'absorbait tellement dans sa lecture qu'il en oubliait toute précaution et que Félicité, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donner l'éveil, venait le relancer dans son asile. Si elle ne le prenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, cette diablesse s'apercevait qu'il avait dérangé la friperie et provoqué des ébou-lements et des avalanches. C'étaient alors des piailleries de pie-grièche, des cris de suppliciée, qui faisaient accourir, à la rescousse Mme Lydie. Une fois on le pinça en train de lire Paul et Virginie. — Un mauvais livre !... Tu ferais mieux d'étudier les arithmétiques ! lui dit sa tutrice. Mis au conrant du forfait de Laurent, son tuteur confirma l'opinion de cette femme de sens. En cette occasion M. Dobouziez émit, une fois de plus, l'avis que ce galopin, précoce, trop grand liseur et bayeur aux chimères, ne ferait jamais rien de bon, resterait toute sa vie un pauvre diable comme son père. Un bayeur aux chimères ! Quel mépris le cousin coulait dans ce mot. Le jardin réduit, d'emprise en emprise, aux dimensions d'un préau sur lequel regardaient les fenêtres de la maison, lorsque Laurent était expulsé de sa mansarde il profitait d'un moment favorable pour se jeter dans l'usine. L'étourdissaient le vacarme ét le mouvement des oeuvres multiples que nécessite la confection des bougies, depuis le traitement des fétides matières organiques, graisses de bœuf et tle mouton, d'où se sépare non sans peine la stéarine blanche et marmoréenne, jusqu'à l'empaquetage, la mise en caisse et le chargement sur les camions. Laurent descendait dans les' chambres de chauffe, s'introduisait dans les salles des machines; allait des cuves où l'on épure la matière brute en la fondant et en la refondant encore, aux presses où, dépouillée des substances viles, elle se solidifie à nouveau, serrée entre des peaux de bêtes. Il visitait l'usine dans tous ses recoins, hantait les ateliers délétères et s'aventurait dans les endroits meurtriers. 11 grimpait aux échelles, traversait d'étroites passerelles. Les chaudières lui soufflaient au visage leur haleine humide. Les machines, bielles et volants en pleine activité, sifflaient, grondaient, mugissaient, mettaient en trépidation les cages épaisses de imçonnerie dans lesquelles leurs masses de fonte, de cuivre et d'acier, monstrueuses et cyclopéennes, aux formes inquiétantes,plongeaient jusqu'à mi-corps comme des géants enmurés vifs. Là, il n'y avait rien à craindre. Laurent savait que c'est précisément à l'endroit où le monstre se démène et s'aeite comme un Ence- c? lade sous son volcan qu'il est le moins redou- table. La vigilance de ses gardiens est tenue en éveil par ses rugissements. Et prêt à faire explosion, à tout ruiner et massacrer autour de lui, il est trahi par son flotteur d'alarme, ou la vapeur accumulée s'échappe, inoffensive, par les soupapes de sûreté. Le danger existe plus loin: dans les chambres où le monstre mécanique semble recourir à la ruse. N'obtenant rien par ses clameurs et ses gestes terrifiants et ne parvenant pas à se venger, d'un seul coup, dans une catastrophe générale, des hommes qui ont asservi sa force, il cache son jeu et atteint ses victimes une à une. Par des trous pratiqués dans les parois et les plafonds, de simples rubans de cuir se détachent de la masse principale comme les longs bras d'un poulpe, et actionnent les appareils à l'étage. Ces longues bandes se bobinent et-se débobinent avec une grâce et une légèreté qui éloigne toute idée de force et de violence. Elles vont si vite qu'elles semblent immobiles, et il y a même des moments où on ne les voit plus. Elles s'échappent, s'envolent, rendent avec une docilité rassurante les services qu'on leur demande, retournent à leur point de départ, repartent sans se lasser pour leur même voyage et leurs mêmes travaux. Elles accompliront des millions, des milliards de fois, la fastidieuse opération, avec une adresse et une discrétion adorables. Dans leurs courses elles font à peine plus de bruit qu'un oiseau qui bat des ailes -ou que le ronron d'une chatte lascive et, lorsqu'on est tout près de leur passage, leur souffle vous effleure, doux et presque caressant. Si bien qu'on ne se défie plus de leurs atteintes, et qu'elles vous bercent, comme la chanson du rouet. Mais toujours d'aguets, toujours attentives à l'occasion, patientes comme la panthère à l'affût, elles profitent de la moindre distraction, d'un oubli, d'un moment de rêverie et d'abandon, de la nonchalance fortuite de leurs dompteurs ; d'un fugace besoin de s'adosser et de se détendre un brin. Il n'en faut pas même autant : Une chemise bouffante, une blouse lâche, un faux pas, voire un faux pli suffit pour amener 1111 terrible changement de scène. Les courroies de transmission ont aggripé leur homme par un pan de vêtement, puis l'ont attiré à elles et voilà qu'elles l'entraînent dans leur vertige, malgré ses cris, malgré son poids, malgré sa résistance. Et en un rien de temps elles épuisent sur ce sujet la série des supplices. Il est étendu sur les roues, écartelé, écharpé, charcuté, réduit en bouillie, scalpé, déchiqueté, amputé, projeté membre à membre, par tronçons, à quelques mètres de là, comme la pierre d'une fronde, ou exprimé comme un citron entre les engrenages qui font pleuvoir son sang, sa cervelle et ses moelles sur les camarades terrifiés. Heureux ceux qui en réchappent, avec un membre de moins, un bras démoli, une jambe cassée en dix endroits, estropiés pour la vie. Quant à courir à la machine et à arrêter le mouvement, il n'y faut pas songer. L'homme est entamé ou expédié avant qu'on ait seulement eu le temps de s'apercevoir de l'inégal corps à.corps. Si on arrête la mécanique astucieuse c'est uniquement pour la nettoyer ; c'est pour enlever toute trace de son exploit, lui curer les dents, et lui rendre ses engrenages bien astiqués, ses lanières si lisses, ses rouages luisants de propreté, son air de félin domestique. Et on s'étonne alors que, poussés à bout, aux heures de grève et de visions rouges, les travailleurs détruisent la machine qui, non contente de ruiner et de ravaler la main-d'œuvre, la broie et la supprime ! Mais l'usine ne réglait pas toujours leur compte à ses servants, d'une façon si ouverte et si expéditive. Au nombre des chambres oii se trituraient les graisses, une des mal famées était celle des acréolincs, substance incolore et volatile dont les vapeurs eorrosives s'atta-quaient aux yeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutes les quarante-huit heures et prendre de temps en temps un long-congé pour combattre et neutraliser les effets du poison, à la longue l'odieuse substance déjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles. Dans les dispositions où se trouvait Laurent il inclinait à s'assimiler les revers de la vie industrielle. En général, les spectacles et les scènes de l'usine lui inspiraient plus de terreur que d'admiration. 11 prêtait à cette fabrique, établissement modèle, où se trouvaient appliqués tous les progrès de la mécanique et de la chimie, où se réalisaient des prodiges d'invention, — une influence occulte, fatidique et perverse. Il se prit d'une profonde pitié, d'une affection instinctive et absorbante pour ce monde de parias peinant avec tant de crânerie et d'abnégation, et bravant, pour un maigre salaire, les mutilations, la maladie, les infirmités et la mort; les outils formidables qui se retournaient contre eux, et l'hostilité même de l'atmosphère qu'ils respiraient. C'était comme si la Nature, l'éternel sphynx, furieuse de s'être laissé arracher ses secrets, s'en prenait à ces simples auxiliaires des défaites que lui infligeaient les savants. Avec ces travailleurs l'enfant farouche devenait communicatif. Lorsqu'il les rencontrait, noircis, en sueur, haletants, et qu'ils lui tiraient leur casquette, il s'enhardissait à leur parler. Leur langage pittoresque et gras, leurs allures rudes et libres,lui procuraient, après les petites persécutions à mots couverts, les ironies, les réticences, et les sourdes tortures subies dans l'intérieur des Dobouziez, comme la-sensation d'une bouffée d'air vif et agreste, après un séjour dans une serre chaude, au milieu de plantes étriquées et de senteurs qui entêtent. Il les savait infimes et se considérait comme leur solidaire; sa faiblesse opprimée communiait avec leur force passive ; ce déclassé allait à ces exploités. Et eux, ces grands et carrés gaillards, cliauffeurs, machinistes, chargeurs, manœuvres, si robustes et si doux, étaient bons à l'enfant solitaire, moralement négligé, sevré de tendresses, au petit cousin du patron Guillaume, dont les larbins et la valetaille, prenant exemple sur Félicité, parlaient en haussant les épaules, comme d'une charge pour la maison, comme d'un « quart de monsieur ». Aussi, fut-il bientôt connu de toute la fabrique. Une (les régions lui plaisait particulièrement, mais non sans le déconcerter un peu. C'était au premier étage d'un corps de bâtiment principal, la « coulerie, » balle immense où travaillaient trois cents ouvrières. La plupart, de fraîches, potelées et rieuses filles; l'air propret; en jupe de baie bleue,'en corsage de cotonnade violette, la chevelure tordue en chignon, ou ramassée sous un petit bonnet plat et tuyauté. Comme il faisait très chaud, au-dessus des machines, et qu'elles mettaient de l'entrain à la besogne, pour respirer plus à l'aise, beaucoup se dépoitraillaient, bravant la sévérité du règlement et la pluie des amendes, clamées à contre-cœur, pour les besoins de la discipline par un bonhomme de contre-maître, ancien sous-officier. C'était là dedans un babil de volière qui dominait le coassement monotone et régulier des mécaniques. Ces femmes étaient employées à mettre la dernière main aux bougies sortant du moule ; à les polir, à les lustrer, à les classer. Elles se pressaient autour de deux à trois rangées de tables reliées par divers appareils, et les bougies, portées par ces engins, passaient d'une labiée à l'autre, et de main en main, se rapprochant à chaque manipulation du type achevé destiné à orner lustres et girandoles... Le parquet constamment ciré par les déchets de stéarine était glissant comme celui d'une salle de bal. Les grosses filles et leurs métiers s'y reflétaient comme dans une glace et ce miroitement, cette multiplication, ajoutée au brouhaha n'était pas étrangère à l'impression d'ahurissement qui prenait Laurent chaque fois qu'après avoir monté le haut escalier en colimaçon, aussi gras que le plancher même, il débouchait dans cette halle. C'était généralement le soir, après le dîner. Son entrée faisait chaque fois sensation. Les minois un peu effrontés se relevaient et se tournaient vers le petit intrus. Lui, un peu gêné par ces regards, s'engageait pourtant bravement entre les longues tablées et se rendait au fond de la salle, où trônait dans une sorte de chaire, le contre-maître, son ami. Là, sous la protection de ce braque, qui lui faisait accueil, il reprenait bientôt confiance. Il osait soutenir l'inquisition de ce millier d'yeux noirs ou bleus, et se prenait aussi à sourire à tous ces visages allumés aux pommettes. 11 s'enhardissait jusqu'à s'approcher des rayons et à suivre la manœuvre agile de ces mains roses aussi satinées que la stéarine même. Souvent l'une d'elles, autorisée par le chef, le conduisait dans une salle voisine, servant de magasin d'étiquet- tes, et l'invitait à prendre un échantillon dans chacun des nombreux casiers; lorsqu'il n'y atteignait pas, elle puisait pour lui. Laurent se retirait alors avec son assortiment de jolies étiquettes dorées ou chromolithographiées. Malheureusement, deux jours après, Félicité les lui avait confisquées. Comme elle parlait d'enquête et de vol, Laurent finit par renoncer à sa collection pour ne pas attirer des désagréments aux braves donatrices. Des gaillardes peu rassises, ces ouvrières! Le soir on les lâchait un quart d'heure avant' la sortie des hommes. De son lit, Laurent entendait sonner la cloche de délivrance. C'était aussitôt une trépignée, une bousculade, un vacarme de perruches qui s'évadent. Mais au dehors elles lambinaient, traînaient la semelle, revenaient sur leurs pas. La cloche sonnait de nouveau. Les hommes détalaient à leur tour, plus lourdement mais en se ralliant d'une voix moins aigre. Et après quelques instants, au bout de la rue, s'élevaient des clameurs, confondues, de femmes violentées et de braconniers bourrus. Laurent en saunait la chair de poule : « Ah les cruels! Voilà qu'ils les empoignent ! » L'innocent ne comprenait rien à ces jurons, à ces rires saccadés et hystériques, à ce hourvari qui rendait plus sinistre, LA NOUVELLE CARTHAGE après le tumulte, la mélancolie de cette banlieue diffamée. Le lendemain, celles qui avaient glapi et clamé le plus fort, paraissaient enjouées, hardies, rayonnantes comme si rien ne s'était passé; et, dans les halles du rez-de-chaussée, les mâles semblaient repus, allègres, contents d'eux-mêmes, se heurtaient le coude d'un air de connivence, échangeaient des clins d'œil, claquaient de la langue avec gourmandise. A quelles mystérieuses prouesses faisaient-ils donc allusion, ces gars dégingandés? U, matin, le petit Paridael vaguait selon sa coutume par les ateliers et les hangars, lorsqu'il s'entendit appeler par une grosse voix qui essayait de se faire toute menue : « Hé, monsieur Laurent... Monsieur Lorki... » Lôrki, on ne lui donnait plus ce petit nom depuis la maison paternelle. Il se retourna comme s'il allait voir un revenant et quelle ne fut pas sa grosse joie, en reconnaissant dans le particulier trapu, basané, à l'œil brun clignotant, à la barbiche annelée, Vincent Tilbak, le brave Vincent Tilbak ! — Vincent ! s'écria-t-il. Vous ici !,.. Rien de plus naturel que le bonheur de cette rencontre. Vincent venait souvent chez M. Paridael, tenir compagnie à Siska, de préférence les soirs où Monsieur retournait au bureau. Laurent restait avec eux dans la cuisine. C'était le « bon ami » de Siska, avait dit le père au petiot. Et Laurent ne voyait évidemment pas de mal à ce que Siska eût un « bon ami ». Tilbak était un marin du village de la bonne, qui aurait bien voulu épouser sa payse et l'enlever à ses maîtres; mais outre que celle-ci redoutait un métier qui fait trop de veuves, elle préférait encore ses « bons amis » les Paridaelà ce brunaud maroquiné et boucané comme un vieux cuir, surtout que notre « pauvre Monsieur » descendait rapidement la pente et que, depuis la mort de « Notre Madame » le malade et le petiot n'avaient plus que Siska pour les soigner. Tilbak ne se décourageait pas. Entre deux voyages au long cours il tombait à l'improviste chez les Paridael. Il portait dans ses vêtements quelque chose de l'air intrépide du large, un fort parfum de marine, et son être fruste et solide dégageait le plus loyal caractère qu'on pût rêver. Pour se faire bien venir il avait toujours les poches pleines de curiosités de l'Océan et des parages exotiques : coquillages carnés, fruits étranges et musqués, pour Laurent; et pour Siska une étoffe, un bijou des antipodes, un mocassin de Patagon, une pantoufle d'Es-quimeau. Tilbak racontait des histoires arrivées et en inventait lorsqu'il touchait à bout de ses aventures. Les unes et les autres ravissaient Laurent. Siska, aussi, la chaise assez rapprochée de celle du narrateur, semblait y prendre intérêt. Laurent était même un auditeur despotique. Lorsque Vincent avait épuisé tout son répertoire, son bagage de réalités et de choses vécues, il lui fallait recommencer la kyrielle. Et gare à lui s'il s'avisait d'abréger son histoire ou d'altérer un détail. Laurent n'admettait pas les variantes et était là, pour le rappeler, implacablement à la version primitive. Heureusement pour le complaisant narrateur qu'il arrivait au petit tyran, malgré sa vigilance et sa curiosité,de céder enfin au sommeil, même aux endroits les plus pathétiques. Siska le transportait dans son petit lit au fond de la chambrette à côté de la chambre de Monsieur. Alors, les deux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais parfois gênant, pouvaient se parler d'autre chose que de naufrages, de cannibales et de monstres marins. line fois qu'ils le croyaient bien endormi, avant que Siska l'eût porté au premier, Laurent se réveilla à moitié, au bruit d'un baiser sonore et, tout à fait, au bruit d'une claque non moins bruyamment plaquée. Attaque de Yin- / cent, riposte de Siska. Digne Vincent ! Laurent prit son parti et il réconcilia les «pays» avant deserendormir pour du bon. D'autres foiscette taquine de Siska chicanait le brave gars à propos de l'acre tabac qui la faisait tousser, disait-elle, et qui empestait toute la maison. Il fallait voir la tête contrite et suppliante, à la fois ra- Et c'est ce Vincent-là, que le jeune Paridael revoyait, ce matin, dans la terrible usine du cousin Dobouziez, Comment cela se faisait-il? (lieuse et penaude de la « culotte de goudron », comme l'appelait Siska. Il brûlait de l'apprendre. Mais avant de demander l'explication de cette rencontre inespérée, Laurent s'informa de Siska. A présent que le malade n'était plus et que l'enfant avait été confié à d'autres soins, les «bons amis » s'étaient mariés. Malgré sa passion pour la mer et les aventures dangereuses, mais si ennoblissantes, contribuant à dilater le cœur et à en éloigner les spéculations mesquines et viles, Tilbak s'était résigné à dépouiller ses bragues goudronnées et son tricot de laine bleue, à reprendre pied sur le plancher des vaches et à redevenir terrien comme ceux de son village. Avec ses économies et célles de Siska ils achetèrent un petit fonds de victuaillier de navires, et s'établirent aux envi- rons du port. Sur la recommandation de son ancien capitaine, très porté pour son gabier, Vincent venait d'entrer comme contre-maître chez les Dobouziez. — Et Siska? demandait continuellement, le petit Paridael. — De plus en plus jolie, Monsieur Lorki, Monsieur Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme à présent... Comme elle serait heureuse de vous voir! Il ne se passe pas de jours sans qu'elle me parle de vous. Depuis les trois semaines que je suis ici, elle m'a demandé au moins mille fois si je ne vous voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez, quelle mine avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue de vous appeler du nom qu'on vous donnait chez feu votre cher papa... Mais, dame, je ne savais auprès de qui m'informer... Les patrons, outre qu'on ne les voit pas souvent, ont — excusez ma franchise, — quelque chose qui vous ôte l'envie de leur adresser la parole... Vrai, il n'a pas l'air commode votre cousin M. Dobouziez... Mais, vous voilà, dites-moi bien vite ce qu'il faut raconter à Siska de votre part, et quel jour elle peut attendre votre visite? Et le brave brunet, toujours carré, toujours franc et réjoui comme aux bons jours, un peu plus barbu, un peu moins hâlé, les oreilles en core percées d'anneaux d'argent, et fermement planté sur ses hanches; se balançant tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, croyait devoir se récrier aussi sur la bonne mine du petit Laurent, quoique celui-ci n'eût plus son air confiant et heureux d'autrefois. Mais en ce moment, sa joie de revoir Vincent était si grande, qu'un rayon passager débrouillait les ombres de son front. Il ne se plaignit même pas auprès de son bon ami de son isolement de cœur. Mais quant à venir voir Siska, il n'y fallait pas songer! Ah ! le candide Vincent ne connaissait pas les Dobouziez ! Tandis que le petit Paridael essayait de faire comprendre à son cordial interlocuteur l'impossibilité de cette visite, de manière à ne pas froisser les sentiments des Tilbak et aussi de ne pas les mettre en peine sur son changement de vie, il se représentait, à part lui, la voix moqueuse de la belle Gina s'il s'était avisé de lui parler de ces humbles gens ! « Je ne sors jamais seul, expliquait-il, non sans balbutier, à son ami Tilbak; et on ne me conduit même pas chez la famille... Le cousin trouve que c'est temps perdu, et que ces visites me distrairaient de mes études... Les études! Le cousin ne voit que cela... — Vrai, là, c'est dommage! dit Vincent, un peu défrisé... Mais si c'est pour votre bien !... Donc, nous remettrons cette visite à plus tard... De sorte que nous devenons 1111 vrai savant, Monsieur Lorki?... Que Lorki eût voulu sauter au cou de Vincent et le charger de baisers pour son excellente Siska, et bien lui recommander de lui dire que s'il ne venait pas il n'y avait pas de sa faute. Mais entre ces murs de l'usine, sur ce chantier encombré de caisses, à portée des bureaux où régnait le cousin positif et autoritaire, non loin des lieux hantés par la terrible Félicité, notre collégien se sentait mal à l'aise, gêné, contraint. Et il était honteux aussi, il éprouvait quelque remords, en songeant que depuis les funérailles de son père, il n'avait plus prononcé le nom de la fidèle Siska. Ce n'est certes pas à cette odieuse Félicité qu'il se fût avisé d'en parler... Malgré tout le soin qu'il mettait à le dissimuler, Vincent sentait l'embarras du petit et devinait les impressions qu'il lui cachait. A l'âge de Laurent on déguise mal ses sentiments, et Vincent dut les lire sur sa physionomie et dans sa voix, noyée, 1111 peu rauque, et ■dans ces regards si caressants, si extatiques, qui se régalaient de la présence du cher visage du bon temps d'autrefois : I i If lu II il ! ii I — Patience, Monsieur Lorki... Ne nous affligeons point pour cela ! répétait l'ex-marin. On doit obéissance à ses tuteurs...L'obéissance et la discipline, ça me connaît ! Et il s'efforçait de rire. « Au moins pourrons-nous nous voir ici, de temps en temps, et Siska aura ainsi de vos nouvelles par moi. » Ils se revirent quelques fois, en effet. Laurent s'échappait de la maison dès que sa surveillante avait tourné le dos et que la petite porte de communication entre les jardins et les terrains de la fabrique était entrebâillée; et il passait tout son temps dans la région placée sous la surveillance de Tilbak. Un jour, son grand ami lui demanda s'il aimait encore tant les histoires. « Oh ! plus que jamais », répondit Laurent. Et de fait, les mille vexations par lesquelles ' on contrariait, tant chez les Dobouziez qu'à la pension, son amour de la lecture, n'avaient fait qu'exaspérer cette curiosité. — J'y ai songé, reprit le digne gars d'un air un peu embarrassé... Je n'ai plus à vous raconter des aventures à présent toutes mes journées se ressemblent par le calme. Voilà même l'ennui du bonheur, Monsieur Lorki... Au surplus, vous savez lire aujourd'hui. J'ai pris la liberté,., vous m'y autorisez, n'est-ce pas?... de vous apportez deux livres qui en savent plus long que votre serviteur, le marsouin échoué, sur les voyages et les merveilles de la mer... Et il tira de dessous sa veste de gros bleu les deux volumes de Robinson Suisse, qui lui bos-suaient l'estomac, et les remit à Laurent, en rougissant sous son hâle : — Gardez-les en souvenir de Siska et de Vincent ! dit-il... Je les héritai d'un maître d'équipage hollandais qui mourut de la fièvre jaune aux Antilles... Moi je ne sais pas lire, Monsieur Lorki ; à douze ans je gardais les vaches avec Siska, et j'étais mousse à seize ans... Acceptez-les; car je possède encore la pipe du camarade, et celle-là ne me quittera jamais... Digne Tilbak ! Il avait deviné l'isolement du petit. Comme Siska avait bien fait de l'épouser ! — Oh! oui, je les accepte ! Merci..,, et remerciez bien votre femme... Laurent ne prévoyait pas les conséquences de ce présent. Celte espionne de Félicité eut bientôt déniché les deux pauvres volumes si bien cachés au fond de sa malle de collégien, parmi ses livres de classe. Dépareillés plus que de nature, ils dégageaient en outre cette odeur de cale et de tabac, qui imprègne avec obstination le fourniment des matelots, et la soupçonneuse créature se douta bien qu'ils ne provenaient pas de la bibliothèque hermétiquement close depuis les dernières vacances. Le débraillé peuple et le fumet d'aventure de ce Robinson Suisse contribuèrent à exciter l'indignation et l'horreur de Félicité. Les âmes de sa sorte se montrent d'autant plus dures et plus orgueilleuses vis-à-vis deshumldes qu'elles voudraient donner le change sur leur extraction plus que basse. Elle se livra à une véritable procédure de juge retors. Laurent subit interrogatoire sur interrogatoire, et comme, malgré les tortures, il se renfermait dans un silence opiniâtre, elle en parla à ses maîtres. Laurent tint bon, longtemps encore. Il ne pouvait décemment prétexter un cadeau de ses autres parents. Non seulement il ne les avait pas vus depuis les vacances, mais ceux-ci avaient reçu ordre des Dobouziez de ne jamais lui donner de livres. « Et cependant ces affreux et stupides volumes ne sont pas tombés du ciel ! » insistait le cousin Dobouziez. On le priva de dessert, on le mit au pain sec : Laurent s'entêta. On le menaça de la maison de correction. Il se dit qu'il n'y serait pas plus mal que sous la férule de Félicité. En vain Tilbak lui-même, à qui, poussé à bout, le cœur saignant, il se décida à confier ses peines, lui conseilla, et même lui enjoignit de parler. La révolte et la surprise de Vincent, et aussi son désespoir, étaient immenses. Cependant, comme le petit s'obstinait à braver les foudres du tuteur, et que M. Dobouziez, nargué dans son omnipotence, allait recourir aux moyens extrêmes dont la loi l'armait. Tilbak prit le parti de se dénoncer lui-même auprès du patron. Cette démarche devait naturellement entraîner la disgrâce du contre-maître, mais elle conjurait l'internement du petit dans une prison d'enfants insoumis, et l'honnête Vincent, lorsque le petit était en jeu, se moquait bien du mécontentement d'un Dobouziez, aussi riche et aussi puissant qu'il fût. Fort de sa conscience, un matin Vincent se fit annoncer au patron. Introduit dans le sanctuaire du riche industriel, par déférence pour le tapis de Tournai, il quitta ses sabots et se présenta la casquette à la main. L'accueil fut boréal. M. Dobouziez l'ayant rapidement dévisagé sous son binocle d'or, l'autorisa à lui dire quel fait l'amenait, et sembla se replonger dans l'étude d'une épure de machines, déployée sur son bureau. Aux premiers mots de Vincent, M. Dobouziez l'interrompit par un « c'est bien ! » auto- màtique. Et sans daigner répondre encore ou quitter son travail, il pressa le bouton de la sonnette électrique placé à portée de sa main. — Faites demander, je vous prie, à Mlle Félicité les objets confisqués au jeune Paridael ! dit-il au saute-ruisseau qui était accouru d'un bureau voisin. Les pièces à conviction apportées par le plumitif, M. Dobouziez se leva d'un air ennuyé, considérant quelque temps avec dégoût ces piteux bouquins, comme s'ils lui représentaient une étoile de mer ou quelqu'autre gluant et gélatineux habitant des vagues, et n'ayant pas de pincettes pour y toucher, il fit signe au coupable qu'il pouvait reprendre son bien. Puis, M. Dobouziez signifia à Tilbak, respectueux, mais ferme, — planté sur ses hanches en loup de mer soumis à la discipline, mais incapable de servilisme, — d'avoir à s'abstenir désormais de faire des cadeaux au pupille de son patron. Vincent proféra un grognement en signe d'obéissance. — Faites excuse, Monsieur, crut pourtant devoir dire le contre-maître avant de se retirer, après avoir mis sous le bras le malencontreux Robinson Suisse, mais puis-je espérer que le jeune Monsieur Paridael cessera d'encourir plus longtemps votre déplaisir pour une action dont je dois porter seul la responsabilité;... oserai-je vous prier de lui rendre cette précieuse affection qui remplace celle de feu Monsieur son père. M. Dobouziez ne lui laissa pas poursuivre son plaidoyer, mais lui montra la porte ; et mit tin à l'audience par cette phrase sèche : —Que le contre-maitre nous fasse grâce de ses conseils... Le tuteur de M. Paridael sait la conduite qu'il a à tenir... — Pardonnez-moi, monsieur, insista Vincent, blessé par la façon dont le patron faisait allusion à son petit Laurent... Puis, mon im-portunité vous paraîtra peut-être moins grande si vous savez que ma femme a servi M. Paridael père depuis la naissance du petit Laurent, et qu'elle avait pris l'enfant en grand attachement... Cette fois M. Dobouziez eut un a Ah! » si dur et si agacé que le bon Tilbak comprit enfin qu'il faisait fausse route et qu'il se décida à rentrer dans ses sabots et à se retirer après un dernier salut militaire. Laurent échappa pourtant à la maison pénitentiaire. Le cousin Guillaume1 ajouta aux nombreuses interdictions qui pesaient déjà sur son pupille celle de circuler désormais dans l'usine et de frayer avec des ouvriers : « Comme s'il n'était déjà pas assez mal élevé et commun, comme cela! » se récriait Félicité, chargée de tenir la bride plus courte que jamais à cet enfant dénaturé. Laurent essaya, plus d'une fois, d'enfreindre la défense et de revoir Tilbak, pour savoir de lui ce qui s'était passé, et protester de son affection fidèle, mais on fermait les portes à clef, à présent, et la date de sa rentrée au pensionnat sonna avant qu'il eût pu serrer la loyale main calleuse du mari de Siska. Paridael avait raison de s'inquiéter des suites que cette peccadile entraînerait pour le contre-maître. A son retour, Félicité lui apprit avec quelque satisfaction, que son ami n'avait plus fait long feu à la fabrique, et que, pris une fois de plus en défaut, il venait de se faire congédier. C'était une façon de souhaiter la bienvenue à l'orphelin. Dans sa désolation, Laurent eut l'idée d'intéresser la belle Régina au sort de Tilbak et des siens. Car ils avaient des enfants, les pauvres ! Durant le drame qui venait de se dénouer par le renvoi du contre-maître, Gina sans s'associer aux reproches et aux récriminations infligés à son cousin, l'avait affecté bien plus que la cousine Lydie, le cousin Guillaume et la mai- tresse-servante, par son indifférence à ce qui se passait. Loin de chercher à excuser la prétendue faute du contre-maître elle n'avait pas même intercédé en faveur du petit. Au contraire, depuis qu'elle avait appris ses relations avec des gens du comuun elle enchérissait de froideur et de répulsion. Elle n'avast pas dit un mot de ces incidents au jeune coupable; comme s'il n'eut même plus valu la peine qu'on essayât de le détourner de ces acoquinements. Durant tout le temps de sa punition, jamais elle n'était venue le voir dans sa mansarde; jamais elle ne lui apporta, en cachette, quelque friandise pour en étendre son pain sec. Elle prenait ses leçons, étudiait, s'amusait, allait et venait, sans s'informer du prisonnier. Les arrêts levés, elle lui dit à peine bonjour. Et pourtant, si Laurent souffrait de cette indifférence, il ne parvenait pas, lui, à se désintéresser de la fière enfant. Elle seule, dans cette maussade maison de ses tuteurs lui demeurait bienvoulue. Il mettait sur le compte de son éducation cette sécheresse, cette insensibilité qui le faisait tant souffrir! Comment eut-elle pu sympathiser avec des gens en dessous d'elle? Jamais elle ne les voyait de près. Dans les conversations on n'en parlait que comme d'outils plus ou moins exercés et fragiles. Les quinze cents tètes de la population de la fabrique se courbaient sous un règlement d'une sévérité draconienne. C'étaient des amendes pour le moindre manquement, des retenues qu'on ne levait jamais, des expulsions contre lesquelles il n'y avait pas d'appel. Une justice stricte; pas d'iniquité, mais une discipline implacable, un code de pénalités mal proportionnées aux offenses, une balance toujours penchée du côté des maîtres. Survenait-il un accident déterminant la mort d'homme, un malheureux tombait-il sur les plaques tranchantes d'une presse, ou s'embarrassait-il dansles engrenages d'une machine, on ne -considérait l'accident qu'au point de vue des responsabilités et de l'indemnité à accorder à la veuve ou aux parents que soutenait l'ouvrier mis à mal. Dans ces occasions, Laurent, qui connaissait souvent la victime et le théâtre du drame et qui se représentait avec une réalité crispante les péripéties tragiques, épiait souvent une trace de commisération sur le visage de Gina. Elle écoutait d'un air à peine morose, plus ennuyé que chagrin, stéréotypé sur l'expression du visage paternel. Ces gens tués à deux pas de son luxe, de son bien-être, de son joli nid tiède et bleu de jeune fille, étaient aussi loin d'elle que le héros du premier faits-divers raconté dans le journal de la ville. Le sang restait calme- et rose sous l'épiderme marmoréen. Simple influence du milieu familial où tout se rapportait à la balance du doit et de l'avoir, du profit et de la perte. Impassibilité plutôt que mauvais gré et égoïsme. Mais dans le cas de Tilbak, le mari de sa regrettée ' Siska, Laurent, quoiqu'il eût clé si durement séparé de ce brave homme, ne put consentira rester témoin passif de cette exécution. Il profita d'un moment où Gina se trouvait seule, dans la salle à manger en train d'arroser avec une grâce proprette et ménagère, les plantes dejacynthe, fleurissant sur l'accotement des fenêtres, pour lui glisser un mot en faveur de son ami. — Gina, cousine Gina, oh demandez à cousin de rendre sa place à Vincent Tilbak... Les yeux gonflés de larmes il espérait que ceux de la belle enfant allaient s'humecter et s'attendrir aussi. — Vincent Tilbak! fit-elle, en continuant son coquet manège, qui est cela? — Ce chef d'équipe à qui le cousin a donné congé... — Ah, je sais à présent qui tu veux dire... L'homme au Robinson Suisse... Vrai, tu n'as pas encore oublié l'individu qui a mis papa en colère contre toi !... 11 paraît, que c'était un joli sujet. 11 ne s'est pas tenu à te donner à lire des fadaises; il a mis à bout la patience de papa... Je ne sais plus au juste ce qu'il a fait; mais on a dû le mettre à la porte... Et M. Dobouziez était bien fâché ce jour là !... Crois-moi", ne t'occupe plus de cette espèce... Je n'aurai garde, pour ma part, en rappelant à papa le nom de cet intrigant, de réveiller sa colère, surtout qu'elle risquerait de retomber sur toi... D'ailleurs les enfants ont tort de se mêler de ce qui ne les regarde pas... Et sur cette sage maxime, Gina acheva sa besogne en fredonnant l'ariette qu'elle venait de déchiffrer avec son maître de chant. Eh bien, même en ce moment, Laurent ne se révolta pas et ne se mit pas à détester la petite fée. Elle était si appétissante dans son coquet déshabillé d'enfant prête à s'épanouir en jeune fille. Il était bien venu, en vérité, de lui parler de ce marin vulgaire et inexistant! En effet ce qu'il advenait de ces subalternes ne la regardait pas ! Et sa plaidoirie restée dans la gorge, ses bonnes et éloquentes raisons préparées d'avance, noyées comme par une douche, ses larmes refluant au cœur, il ne pût que la contempler, dans le doux jour printanier des pâques, son beau profil aussi droit, aussi fier et aussi impassible que les jacynthes écloses entre la mousse des cache-pots. 11 ne revint plus à la charge et se contenta de commémorer, en secret, au fond de son âme aimante, le brave Tilbak... Ces vacances là, passèrent comme les autres, sauf que Laurent fut encore plus négligé que d'habitude et abandonné plus souvent à lui-même, dans la grande maison repeinte et meublée à neuf, où il semblait lui, de moins en moins acclimaté. 11 en arrivait même à envier le sort des vieux meubles, mis au rancart et voués au repos, dans l'ombre et la poussière des greniers; eux avaient cessé de plaire et on les écartait, tandis que lui n'ayant jamais plu, continuait de figurer comme une disparate dans cet assortiment de choses cossues, favorites et bien vues, et n'avait le droit de s'en aller retrouver les autres disgraciés, que la nuit, dans son coin de mansarde sous les toits. Et pourtant, aussi mornes et vides que fussent ces journées de vacances, à peine parti, il les regrettait, et sa pensée retournait à la Fabrique et se repaissait du souvenir des rares moments passés dans la présence de Régina. Et les êtres, les circonstances et les objets malfaisants même lui devenaient regrettables, parce qu'ils se liaient étroitement à la radieuse jeune fille. Ainsi il gardait dans les narines l'odeur de la Fabrique, surtout cette odeur du fossé bornant l'immense enclos et dans laquelle se déchargeaient les résidus butyrreux, les acides pestilentiels, provenant de l'épuration du suif. Ce relent oncteux et fade, relevé d'exhalaisons acres le poursuivait des semaines à la pension. Ce fossé qui longeait la fabrique était la première chose topique du domaine de Gina qui s'annonçait à lui, lorsqu'il arrivait. Il venait de très loin à sa rencontre, mêmeavant que le petit collégien vit poindre, au-dessus des rideaux d'arbres et des toits du faubourg, les hautes cheminées rouges et rigides, agitant en signe de bienvenue dérisoire, leurs longs panaches de fumée. Il était aussi le dernier, ce vilain fossé, à lui donner la conduite, comme un chien galeux et perdu qui s'opiniâtre sur les pas d'un promeneur pitoyable. Cet égout affreux, à la surface sombre striée de couleurs morbides, s'écoulait à ciel ouvert tout le long de la voie lépreuse conduisant à l'usine, mettant comme une lenteur insolente à regagner le canal dont il déshonorait les eaux normales. Il empoisonnait à des lieues. Souvent en pleine ville, lorsque lèvent èoufflailduïX.-E. on en aspirait les bouffées putrides. Les riverains, de petites gens, dépendant de Sa punissante fabrique, murmuraient à huis-clos. muais n'osaient se plaindre trop haut et feignaient «Ike s'être accoutumés à ce délétère voisinage. Ell forts de cette résignation, les patrons apwr-naient la grosse dépense de cet assainis^miiriiiifL Laurent en était presque arrivé à chérir tftt -«?t* faubourgs. Il va sans dire que le fléau ^WWHWiiiH les parages de l'usine plus tTudlemwmli (fiw n'importe tpiel autre quartier de tion. Les faubouriens lomh«ieut rorowè mouches. Tous les jours HnrgwhttUt sewl açp-portait une dizaine de pww 66 la nouvelle cartiiage compte dans le funèbre nécrologuc. Et les survivants n'osaient se plaindre de la peste de peur d'appeler la famine. Provoqués par l'opinion, les Dobouziez répandaient plus de largesses, mais sans plus de grâce et de commisération que d'habitude, et comme si tous ces maux s'en prenaient surtout â leur fortune. Cette épidémie obstinée n'était pas pourtant sans plonger le désarroi dans l'ordre de la maison. Ainsi, l'angélique Félicité avait été déchargée de ses fonctions tutélaires auprès de Laurent, pour être commise à la distribution des aumônes et à l'envoi des secours aux familles du personnel décimé. 11 en résulta que, par extraordinaire, Laurent envoyé chez d'arrière-parents et de rares connaissances, sortit quelquefois seul. Or, il rentrait un soir d'une visite, faite à une grand'tante qui l'avait retenu, l'esprit hanté d'images funèbres inspirées par la calamité. 11 appréhendait les réprimandes qui l'attendaient pour s'être attardé, car Félicité avait coutume de supputer les minutes du trajet, aller et retour, et de la durée de la visite. Il s'engagea ainsi, pressant le pas, malgré la pesanteur d'un soir opaque et cuivreux, dans la longue rue de la Fabrique. 11 était déjà près de dix heures. La nuit, ces parages déplaisants étaient lugubres ; même malfamés à cause du voisinage du terrible « moulin de pierre. » A mesure que Laurent s'avançait dans la rue éclairée sordidement, de loin en loin, d'une lanterne fumeuse accrochée à une manière de potence, son attention très effilée, plus subtile encore qu'à l'ordinaire, fut frappée par un murmure continu, un bourdonnement traînard et dolent, d'une nature mystérieuse. Comme il longeait le terrible fossé, Laurent crut un instant à la présence d'un concert de grenouilles, mais il songea aussitôt que jamais être vivant ne hantait cette vase. Angoissé, il avança encore. La rumeur étrange se rapprochait aussi et devenait plus nette. Enfin, au tournant de la rue,près d'un carrefour proche de la fabrique, il se trouva dans un violent coup de lumière. Au fond d'une petite niche à console, ornant, suivant la coutume anversoise, l'angle des deux rues, une madone en plâtre peint, trônait, nimbée de centaines de petits cierges et de chandelles de suif. La profonde obscurité ambiante rendait cette illumination partielle, ce foyer isolé d'autant plus brillant et fantastique. Les indigentes du quartier avaient fait les frais de ce luminaire dans l'espoir de conjurer par l'intercession de sa Mère, le Dieu qui déchaîne et retient à son gré les plaies dévorantes. Au pied du tabernacle étincelant, devant lequel ne brûlait généralement qu'une modique veilleuse, sous la gloire de cette apothéose, si bas que les langues de feu, dardées avec un imperceptible frisson dans la nuit immobile et suffocante, parvenaient à peine à rayonner jusque là, grouillait, se massait, prosternée, la foule des pauvres hères, toutes les femmes du quartier; en mantes noires et en béguin blanc, marmottant des litanies et défilant des rosaires, de cette voix dolente des pauvres qui racontent leur misère ; qu'ils la geignent aux passants ou au ciel. Et c'étaient ces navrantes doléances qui avaient frappé Paridael attardé. Les ténèbres s'apaississaient comme chargées des décès de la journée. A quelques passe dressait la fabrique, plus noire encore que cette ombre et semblable au temple de la divinité hostile au dieu du pauvre monde. Et le terrible fossé, en dérision des orémus, paraissait à Laurent, empoigné aux jambes et pris à la gorge, empester plus que jamais à cette heure équivoque, et neutraliser, par ses effluves maudits, l'encens de ces prières et de ces éjaculations... Mais pour renforcer encore cette impression désespérante il sembla à Laurent, qui regardait, comme pour en scruter les desseins, le visage souriant de la petite madone, y retrouver le masque impérieux et trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-il que, pour mieux faire avorter ces prières, le génie de l'usine Dobouziez se fut substitué à la Reine du ciel. Régina Cœli ! psalmodiaient en ce moment les pauvres-mères, épouses et tilles, à la suite d'un vicaire en surplis... Laurent fut tenté de se jeter entre le tabernacle et la foule et de leur crier : « Arrêtez ! Vous vous abusez cruellement, mes pauvresses, mes sœurs ! Celle que vous invoquez, c'est l'autre Reine, l'aussi belle mais la plus impitoyable! Elle n'aura pas plus de compassion pour vous que pour moi, qui l'ai déjà tant implorée du fond de l'âme... Arrêtez, c'est Gina, la Nymphe du Fossé, la fleur superbe du cloaque. 11 l'enrichit et la fait saine et belle ; et vous, il vous empoisonne et il vous tue... » Mais il hésita entre les deux blasphèmes et rentra résolument dans la zone ténébreuse, marchant au devant de l'usine dont le fossé venait de tressaillir comme pour l'annoncer. ^^ Aux grandes vacances suivantes, ses tuteurs apprirent à Laurent qu'il ne retournerait plus au pensionnat de Louvain, mais qu'il partirait pour quelques années dans un grand collège international de l'étranger. Laurent avait quinze ans, à présent, et Ré-gina courait sa dix-huitième année. Lui, en plein âge ingrat, l'air plus rural, plus empâté, plus balourd que jamais ; avec cela sanguin et précoce; les premiers troubles de la puberté ajoutant à son air contraint et à ses allures farouches. Chez Gina, au contraire, la période critique était passée, l'enfant avait complètement disparu pour faire place à la jeune fille, c!; son caractère joignait à la fierté de la pensionnaire les dehors espiègles et enjoués qu'avait montrés la fillette. Cet hiver M"c Dobouziez entrerait dans le monde. En prévision de cet événement, ses parents avaient loué une loge à l'Opéra. Les journées se passaient en courses et en emplettes, en conférences avec la couturière et la modiste, en longues séances d'essayage, en stations fréquentes chez le bijoutier. Gina se faisait confectionner de coûteuses et raffinées toilettes de jeune fille. La mère qui allait être forcée de la chaperonner et de l'accompagner se sentait un regain de coquetterie. Malheureusement, cette nabote soufflée, aux yeux glauques, à la peau jaune, ressemblant assez à un bouddha européanisé, joignait à nombre de ridicules celui d'oublier le total de ses lustres. Elle entendit s'habiller comme une jeunesse; porter des couleurs claires, assortir ses robes et ses coiffures à celles de sa fille. Elle poussait à l'excès l'amour des fleurs artificielles et des rubans tapageurs. Lorsque la cousine Lydie et sa fille s'arrêtaient chez la modiste, elles s'y impatronisaient. La marchande en avait pour des heures, grâce à la mère qui mettait le magasin sens dessus dessous, déroulait tous les rubans, déballait tous les cartons d'oiseaux artificiels, se trempait comme dans un bain de plumes d'autruche, de marabouts, de brides et de coques. Si Régina n'eût point été là pour prendre à part la fournis-seuse, au moment de sortir, et lui décommander, à l'oreille, une partie des agréments choisis par la bonne dame, elle eût arboré sur ses chapeaux et ses coiffures de quoi garnir les vases d'un maître autel de cathédrale et enrichir un musée de botanique et d'ornithologie. Ce n'était pas sans luttes et sans peines que Gina, très sensible au ridicule, parvenait à élaguer de quelques arbustes le jardin ambulant que M"'0 Dobouziez se proposait d'offrir à l'admiration du grand monde commerçant. Gina était le goût incarné. Cependant elle révélait déjà des velléités et des impatiences de jeune femme, des tendances à s'émanciper promptement. Pour le milieu où elle les produirait, ses toilettes de jeune fdle manquaient un peu de modestie — comme dit la pruderie provinciale — mais elles possédaient tant de cachet et elle les portait avec une allure si crâne et si souveraine. Laurent se sentait de plus en plus fasciné par la radieuse cousine; mais il se sentait aussi de plus en plus loin d'elle car à mesure que le prestige de la jeune héritière s'accusait, le parent pauvre, de fortune nulle et de mine désavantageuse, reculait à l'arrière plan des préoccupations de la maison. 11 se promenait comme une âme en peine dans les chambres. On ne le traitait plus tout 'à fait en enfant mais on lui témoignait ces égards relatifs, des riches pour un précepteur, une gouvernante, un être tenant le milieu entre le commensal et le domestique. Cependant il arrivait un moment où la perspective de distractions et de succès nouveaux, enfiévrait Gina et la rendait plus communica-live, plus aimable avec son entourage. Laurent se hasarda à demeurer auprès d'elle; dans sa joie de vivre, jamais elle nes'était montrée aussi indulgente à son égard. Laurent ne se faisait guère d'illusion sur ces bontés; mais il en jouissait, il les acceptait; il pressentait que ces dispositions favorables ne dureraient pas; il en profitait comme le vagabond transi se réchauffe avec délices au coin d'un âtre hospitalier, sachant, toutefois, que dans une heure, il lui faudra reprendre sa course à travers la neige et le gel. A présent quand il se tenait à distance, dans un coin, elle l'appelait, lui racontait ses projets, le nombre des invitations qu'on lancerait pour le premier bal, lui montrait ses emplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le chiffonnage d'une étoffe ; sur le choix d'une bague : « Voyons, approche, paysan ! Montre que tu as du goût. » Elle lui décrochait cette épithète de paysan avec une belle humeur qui enlevait sa portée désobligeante au sobriquet. Lorsque Laurent assistait, dans le vestibule et jusque sous le porche de l'allée cochère, au départ de ces dames pour la ville ou une petite fête moitié intime, de prélude au grand événement de l'entrée dans le monde, Gina acceptait ses attentions, consentait à prendre de sa main la sortie de bal, l'éventail, l'ombrelle. 11 la voyait monter prestement en voiture, relever d'un geste adorable le fouillis coquet de sa jupe : « Viens-tu, mère?... Bonjour paysan !... » La cousine Lydie se hissait essoufflée, le marche-pied criait sous son poids et la caisse de la voiture penchait de son côté. Enfin, avec un soupir, elle s'installait. Nerveuse, la petite main gantée de Gina abaissait la glace du coupé ; le portier, casquette à la main, poussait les deux battants de l'entrée et saluait ces dames... Elle était partie... Le virement de Gina en faveur de Laurent se traduisit même d'une manière plus sérieuse que par des paroles. Au plus fort des préparatifs de l'entrée de Gina dans le monde, il fallut songer aussi au trousseau du jeune Paridael ; car il ne s'agissait plus, pour le collégien, le déplacement devenant fort coûteux, de revenir tous les ans (le son pensionnat lointain, à Anvers. A cet effet, la cousine Lydie et l'inévitable Félicité se livrèrent à des fouilles actives dans la garde-robe de M. Dobouziez. A deux, avec une minutie d'archéologue, elles inspectèrent, pièce par pièce, les nippes que Monsieur ne portait plus. Les deux femmes se les repassaient de main en main, pesaient, tataient, se concertaient. Madame Dobouziez, amadouée aussi par l'atmosphère de fêtes emplissant la maison, se montrait assez large, et se déclarait prête à sacrifier, pour les faire arranger à la taille de son pupille, par un petit tailleur du faubourg, créature de Félicité, quelque redingote presque neuve ou quelque culotte plutôt démodée qu'usée, de son époux. Mais Félicité trouvait toujours les vêtements beaucoup trop beaux pour un garçon si négligent. C'eut été dommage de les gâter. Mieux valait attendre, encore une couple d'années, que le destinataire devint plus raisonnable. En attendant, les mites ne s'y mettraient pas... A la vérité, la prévoyante créature eut été enchan-téede s'approprier ces frusques de coupe respectable, mais d'étoffe de bonne qualité. Un de ses griefs contre Laurent provenait précisément de ce qu'avant l'arrivée de l'orphelin, elle recevait tous les articles de toilette délaissés par les maîtres, et qu'elle augmentait considérablement ses gages en revendant celte défroque aux fripiers. Laurent était forcé d'assister à ce conseil des deux femmes. Mis sur la sellette par Félicité, il se résignait; assez indifférent, en somme, au plus ou moins de fraîcheur des bardes (pie sa généreuse tutrice tentait de disputer pour lui aux convoitises de sa puissante conseillère. Avant de lui adjuger un lot, on retournait la pièce dans tous les sens. Pour celle-ci, les boutons pourraient encore servir; pour celle-là, le dégraisseur aurait à accomplir des chefs-d'œuvre. La cousine Lydie arrachait presque par serment, à l'heureux Paridael, la promesse de bien ménager ces beaux effets, si on consentait à les lui abandonner. C'était des « bien sûr? » et des « tu te corrigeras, n'est-ce pas?» comme si on lui eût confié les reliques de la Passion. A tel point que devant la grave responsabilité qu'il allait endosser en même temps que cette redingote du cousin, Laurent n'osait répondre et eût préféré décliner cette lourde et trop flatteuse investiture. Il fallut plusieurs séances pour compléter l'équipement du voyageur, car dans les cas litigieux, Félicité obtenait qu'on remit la décision au lendemain. Enfin, on touchait au terme de ces importantes délibérations. Il ne restait plus qu'à disposer de certaine culotte café au lait, à côtes, une horreur de culotte que le cousin Guillaume lui-même, peu exigeant sur le chapitredela toilette, avait répudiée dès la troisième épreuve. Félicité guignait ces bragues désastreuses et Laurent les lui aurait cédées volontiers, mais il n'osait témoigner ouvertement sa répugnance, la cousine Lydie s'étant mis en tête de lui causer une grande joie. — N'est-ce pas que tu aimes cette couleur? Réponds, malhonnête... — Oui, cousine. — Mais, madame, il la couvrira de taches... — Allons, je veux le mettre à l'épreuve et voir combien de temps il la portera... Mais c'est qu'il n'a pas seulement l'air de la regarder... et c'est à peine s'il me remercierait... — Oh oui, cousine ! — Comme il dit cela ! Fi, l'endormi... Croyez-moi, madame, vous êtes bien trop bonne... Il n'y a rien dans ce garçon... Il ne vaut pas ce que vous faites pour lui. — Voyons, Laurent, en prendras-tu soin, si je te la donne? — Oui, cousine. En ce moment Regina qui ! cherchait sa mère se présenta sur le palier du grenier où s'agitail cette question capitale. On la prit pour arbitre. D'autres fois, elle aurait donné raison, au hasard, à sa mère ou à Félicité, sans même regarder de quoi il s'agissait, avec sa belle insouciance de petite fée, mais il arriva, aujourd'hui, qu'elle consentit à abaisser les yeux vers le carreau. — Oh ! le cauchemar, fit-elle avec conviction. J'espère bien, maman, que tu 11c vas pas en embarrasser Laurent. C'est pour le coup qu'il aurait l'air d'un laitier endimanché,.. Et, prise d'un bon mouvement fraternel, Gina, ayant examiné le tas de vieilleries destinées à son cousin, déclara que le paquet contenait, à la rigueur, de quoi tailler quelques vêtements de classe et de fatigue, mais rien dont on pût retirer un costume de dimanche. Et comme Félicité voulait protester et se récrier, Faîtière petite lui coupa la parole par un : « J'ai dit! » prononcé sur ce ton tranchant et péremptoire, que personne dans la maison, sinon la toute puissante Gina n'osait prendre vis-à-vis de la maîtresse-servante. Et pour mettre le comble au dépit de Félicité, et mieux accentuer sa volonté : « Viens nous-en, mère, dit-elle, j'ai deux courses à faire en ville, et en passant nous verrons les fournisseurs des cousins Saint-Fardier. Ils trouveront bien moyen de décrasser un peu, ce bonhomme... Allons, arrive, toi! » Pas moyen de résistera Gina. Félicité resta seule, dévorant son dépit et se consolant de son humiliation en ramassant la dépouille café au lait que personne ne lui disputerait plus. C'était la première fois que Laurent accompagnait ces dames, en voiture. La joie d'être d'une partie quelconque, avec elles, lui montait à la tête. Assis à côté du cocher, il se retournait de temps en temps pour montrer à Gina un visage qu'il savait moins maussade que de coutume et la remercier par ce rayonnement inusité. Mais elle regardait rarement de son côté. Il comptait donc enfin pour quelque chose dans la famille Dobouziez! Cette subite rentrée en grâce faillit le rendre vaniteux. Il se sentait venir au cœur un peu de morgue et regardait les passants du haut de sa grandeur. Pourtant sa plus grande satisfaction provenait des premières marques d'intérêt que lui eût témoignées sa jeune cousine. Sous l'impression du moment, il en oubliait les dédains passés ; il était prêt à trouver très affectueuse la cousine Lydie et à reconnaître sans peine et spontanément les bienfaits de son tuteur. Bref, tout l'intérieur des Dobouziez devenait plus intime et moins rébarbatif. Et il n'en voulait même plus autant à la malicieuse Félicité. Charmante matinée de conciliation ! Il faisait beau et les rues semblaient en fête; les gens dans les équipages que croisait la victoria des Dobouziez confondaient presque le petit Paridael dans les saints adressés à ces dames. Les piétons n'avaient pas l'air d'envier sa haute position à Laurent. Ils lui souriaient et se garaient d'assez bonne grâce, lorsque le « hé hioup ! » avertisseur du cocher, imposant et solennel dans sa livrée bleu barbeau à boutons dorés, troublait leur sécurité et les arrachait à leur admiration béate. On arrêta tour à tour chez le tailleur, chez le chemisier, chez le bottier et chez le chapelier des cousins Saint-Fardier, ces arbitres de suprême élégance. Le tailleur prit mesure au petit Paridael d'un complet dont Gina choisit l'étoffe, la plus chère et la plus riche, naturellement, malgré les protestations de M,ne Lydie, qui commençait à trouver ruineuse et vexatoire cette sollicitude subite de sa fille pour ce petit rustaud. A quelles libéralités la capricieuse enfant n'allait-elle pas l'obliger avant de rentrer? A tout instant, la tutrice économe consultait sa montre et rappelait à Gina l'heure du déjeuner. Mais Gina s'était mis en tète de s'occuper à son tour de la toilette de son cousin. Et elle mettait dans la réalisation de ce projet sa hâte et son obstination habituelles. Chez le chemisier, outre six chemises de line toile commandées à la mesure de son protégé, la jeune fdle acheta une couple de délicieuses cravates. Chez le chapelier il échangea son vieux feutre contre un couvre-chef plus élégant et chaussa aussi chez le bottier des bottines faites à son pied; il garda au corps les chaussures et le chapeau neufs ; c'était un commencement de métamorphose. Gina était aussi enfant, aussi puérile qu'une petite fille qui babille sa poupée : — Vois donc, maman, il n'a plus l'air aussi paysan. Il est presque bien, n'est-ce pas? Ce presque gâtait un peu le bonheur de Laurent; mais il pouvait espérer que lorsqu'il serait habillé de neuf des pieds à la tête, Gina le trouverait irréprochable. Illusion, leurre, mirage! cette journée n'en fut pas moins une des meilleures que Laurent eût rencontrées. Comme Gina donnait le ton, çe jour-là il sembla aussi que tout le monde, à la maison, même le cousin Guillaume, y compris l'inconciliable Félicité lui faisaient meilleur visage ou ne le morigénaient pas aussi souvent. 11 n'était pas au bout de cette embellie. Le tailleur lui livra ses vêtements neufs la veille d'une excursion champêtre, organisée par les Dobouziez, en attendant les fêtes plus cérémonieuses et officielles de l'hiver. Le matin de très bonne heure on remonterait l'Escaut en bateau à vapeur jusqu'à Hemixem, village où les Dobouziez avaient une propriété. A l'arrivée on déjeunerait sur l'herbe et après une promenade dans les environs, on reviendrait dîner à la campagne; puis le soir on regagnerait la ville en voiture. Le petit Paridael n'avait jamais participé à une expédition de ce genre. Depuis quatre ans qu'il était placé sous la tutelle du cousin Guillaume il n'avait jamais vu la campagne d'Hemixem. 11 ne se rappelait même plus l'Escaut. Pupille rebours et morose, comme il faisait peu d'honneur à ses nourriciers et aux soins maternels de Félicité, on se dispensait de l'exhiber dans ces occasions. De même lorsque les Dobouziez recevaient des invités un peu formalistes, on mettait le couvert de Laurent à l'office. On coupait court par là aux explications et aux présentations oiseuses, et on gagnait de la place. Mais cette fois Gina obtint que le paysan, urbanisé, du moins quant au costume, accom- pagnàt les excursionnistes. Comme il devait partir le lendemain pour l'étranger, et y rester deux ans sans revenir au pays, les parents Dobouziez se prêtèrent à cette nouvelle fantaisie de leur fille à condition que l'objet de cette faveur spéciale s'en rendît digne par des prodiges d'application et de sagesse. Décidément Laurent sentait ses préventions et ses rancœurs se dissiper une à une. Age privilégié du pardon des injures, où la moindre attention compense, dans la mémoire de l'enfant, des années de désaffection et d'indifférence. ___ euueux Laurent! Il eût fallu le voir sur l'embarcadère des paquebots, exultant dans ses vêtements neufs, portant haut la tête, se mêlant aux invités avec un sentiment de confiance et d'égalité inéprouvé jusqu'alors. Il y avait au moins trente personnes de la partie. Dames et demoiselles en fraîches et claires toilettes de villégiature; cavaliers en négligé élégant, chapeau de paille et pantalons de piqué. Non seulement Laurent était aussi bien mis que ceux-ci, mais il était même mieux mis, trop correctement peut-être ; et les deux jeunes Saint-Fardier, deux messieurs de son âge, habillés tout de flanelle blanche, à qui Gina le présenta comme un petit sauvage réputé incorrigible mais en passe de s'apprivoiser, le toisèrent en échangeant avec leur cousine un sourire d'intelligence — d'intelligence, du V moins pour ce qui concerne Gina — qui eût peut-être défrisé le candide Paridael en tout autre moment. Ce sourire disait clairement l'anomalie de sa toilette de ville. Mais il s'agissait bien des Saint-Fardier ! Gina avait daigné lui accorder un coup d'oeil approbateur, avant le départ, et il ne lui en fallut pas plus pour se sentir au-dessus de la critique des autres. Les présentations faites sur le quai, on s'occupa peu de lui. D'ailleurs, la cloche sonnait le départ, on avait retiré la passerelle, la machine s'étirait les membres, et tout le monde s'empressait de se rendre à bord et de s'y caser de son mieux sur le pont, à l'avant, tendu d'une toile pour protéger les passagers de première classe contre les ardeurs insdiscrètes du soleil d'août. Le temps servait à souhait les excursionnistes. Pas un nuage dans le ciel d'un bleu éteint de turquoise. Le large fleuve olivâtre et blond avait son aspect dominical. Vers le Nord, en rade et dans les bassins, les grands navires de commerce, voiliers et vapeurs, reposaient, délaissés par le gros de leurs écpiipages. Les manœuvres étaient suspendues. Les brigades de débardeurs chômaient. C'est tout au plus si on achevait de charger un navire devant gagner la mer clans l'après-midi. 11 n'y avait d'autre mouvement sur le fleuve que celui des embarcations de plaisance, des canots de ballade, des yachts d'amateurs et de sportsmen, gréés et taillés pour la course, et des paquebots offrant aux désœuvrés de la petite bourgeoisie des traversées à prix réduit vers les principaux villages riverains. Des sociétés entières, accompagnées de fanfares s'embarquaient à bord de ces petits vapeurs. Une grosse gaîté, bourrue et démonstrative, une hâte, une fièvre, mettait en mouvement tout ce peuple endimanché, celte légion de navigateurs d'occasion, de marins novices. Sur le quai, des cris, des appels, des familles qui se ralliaient, des exclamations à propos de bagages oubliés dans un cabaret. Et des fanfares partaient, en pas redoublés allègres, après le coup de canon du départ, tandis que l'un ou l'autre paquebot, démarré, quittait la rive et virait majestueusement, avant de gagner le milieu du courant. Le yacht à vapeur sur lequel étaient montés les Dobouziez et leurs invités, appartenait à M. Béjard, richissime armateur et négociant de la ville, un des hommes les plus importants de sa caste. Il avait mis son élégant et spacieux bateau à la disposition des Dobouziez et accepté en revanche leur invitation à la partie de campagne. Le yacht leva l'ancre, à la grande et candide joie de Laurent. L'Escaut! comme il le retrouvait avec émotion. Encore une ancienne et bonne connaissance du vivant de son père. Combien de fois ne s'étaient-ils pas promenés, les deux Paridael, sur ses quais plantés de grands arbres ; en faisant halte, de temps en temps, dans un de ces cabarets tellement achalandés le dimanche après-midi, que la porte ne suffisant pas à l'afflux des consommateurs, ils y grimpaient aussi par les fenêtres en gravissant un petit escalier portatif appliqué contre le mur au dehors. Là, si on trouvait moyen de s'attabler, qu'il faisait bon suivre le mouvement des flâneurs sur la rive et les voiles sur l'eau ! Quelle douce fraîcheur à la tombée du jour ! Que d'années écoulées maintenant sans avoir revu ce fleuve tant aimé ! Mais c'est la première fois que Laurent navigue et les impressions nouvelles amortissent ses regrets. Le yacht après avoir tourné une couple de fois sur lui-même, avec la coquetterie d'un oiseau qui essaye ses ailes avant de prendre son essor, a trouvésa voie, et s'éloigne délibérément, sous la pression accélérée de la vapeur. Le panorama de la grande ville se développe d'abord dans toute sa longueur et accuse ensuite les proportions audacieuses et grandioses de ses monuments. C'est comme si la ville sortait de terre : les arbres des quais élancent leurs cimes feuillues, puis les toits des maisons dépassent la futaie; les vaisseaux des églises émergent par dessus les plus hautes maisons : entrepôts, marchés, halles historiques; puis, plus haut, toujours plus haut, les tours, les donjons, les clochers pointent, montent, semblent vouloir escalader le ciel; jusqu'au moment où tous s'arrêtent vaincus, essoufflés, sauf la flèche glorieuse de la cathédrale. Celle-là seule continue son ascension laissant ses sœurs loin en arrière. Encore, encore ! Mais elle abandonne, à son tour, la partie. Elle l'emporle suffisamment sur ses rivales, la tour aérienne et dentelée; si haute qu'on ne voit plus qu'elle à présent. Anvers s'est éclipsé derrière un coude du Fleuve; la tour par excellence marque comme un phare superbe, l'emplacement de la puissante métropole. Laurent la contemple jusqu'à ce qu'elle se fonde, lentement, dans les lointains si lointains que l'horison bleu en pâlit. Alors, il regarde la campagne : les polders gras; les briqueteries rougeoyant parmi les digues verdoyantes; les villas blanches encadrées de rideaux d'arbres, mais auxquelles de vastes pelouses, dévalant doucement jusqu'à la rive, ménagent une vue féerique sur le fleuve... Ou c'est le fleuve même que contemple le collégien. Il s'en remplit le cœur par les yeux, par tous les sens, avec l'avidité d'un proscrit à la veille de l'exil ; il fait provision de tableaux qui seront ses mirages et ses rêves de demain et de là-bas. Accoudé au parapet, à l'arriére, il s'amusait du remous écumant causé par la machine foulant les vagues paresseuses, d'un vol de mouettes s'abattant sur l'eau et s'appelant d'un cri aigre, des chalands lourds et pansus avec lesquels le yacht se croisait, des voiles qui marquaient comme des points de repère dans la perspective du fleuve. Puis il revenait à son entourage; au mouvement sur le pont, à la manœuvre exécutée par trois ou quatre marins de fière mine, triés parmi les plus robustes de la flotte marchande de M. Béjard, car le propriétaire du yacht possédait des bâtiments autrement sérieux que cette embarcation joujou. Béjard avait fondé presque entièrement de ses capitaux, une double ligne de navigation entre Anvers et Melbourne et vice-versa, d'une part, et Anvers et Batavia d'autre part. — Vous voyez cette rouclie, disait-il à M"e Dobouziez, en lui indiquant des chantiers de construction de navires. Pardon, mademoiselle, rouelle est un mot technique qui veut dire la carcasse d'un navire en construction... Elle vous représente l'embryon de ce que deviendra un bâtiment de neuf cents tonnes, agencé et outillé comme cela ne s'est jamais vu, la perle de nos voiliers et qui s'appellera Réçjina, si vous voulez bien, nous faire l'honneur,dans un an, d'en être la marraine... Et il s'inclina galamment. — Dans un an ! Nous avons le temps d'en parler, Monsieur Béjard... Puis, ne me trouvez-vous pas un peu lluette et pensionnaire pour tenir sur les fonds baptismaux un poupon de la corpulence de votre nouveau vaisseau, un navire de neuf cents tonnes ! Et moi qui ne pèse pas même un tonnelet... Car je me suis fait peser l'autre jour à la Fabrique comme un simple tourteau de stéarine!... Songez donc, s'il arrivait malheur à mon tilleul ! — Oh! dit Béjard avec un ricanement de joueur à coup sûr, il n'arrive jamais malheur aux bâtiments de la Croix du Sud. Ils naissent sous une bonne étoile... Puis, ils sont assurés... — C'est égal, dit Gina, j'ai mon amour-propre de marraine... et toutes les assurances du monde ne me dédommageraient pas du chagrin que j'éprouverais en sachant mon gros filleul englouti au fond de la mer, au royaume des madrépores... Pardon, je vous rends votre rouche de tout à l'heure... Et rieuse, elle courut se mêler à un groupe voisin où jacassaient les petites Saint-Fardier. En entendant la voix claire de Gina, Laurent s'était tourné du côté des interlocuteurs.■ Il dévisagea plus attentivement le propriétaire du yacht : Béjard avait, outre l'air orgueilleux, distant et protecteur, commun à la majorité des gros négociants d'Anvers, quelque chose de fuyant dans le regard et de sourd dans la voix. Agé de trente-cinq ans, de taille moyenne, sec, la peau jaunâtre, le nez crochu, la barbe longue et rousse, les cheveux châtains rejetés en arrière, les lèvres minces, les yeux gris, le front bombé, l'oreille contorsionnée ; il régnait dans son allure et dans sa physionomie de la cautèle du juif, moisi derrière un comptoir dans une gasse sordide de Francfort ou une straat d'Amsterdam, et de l'audace de l'aventurier qui a écumé les mers et opéré, au grand jour et au grand air, dans les pays vagues. Mais ce mélange de cynisme et d'urbanité mielleuse, crispait par son atroce discordance, (liiez cet être, l'expression était mixte ; les yeux éteints démentaient la parole caressante ou, réciproquement, la voix papelarde et melliflue contredisait l'éclair dur et malicieux des prunelles grises. Avec cela, correct; homme de savoir vivre, causeur facile, hôte prodigue, amphytrion royal. Dans le monde on ne l'aimait pas, mais on le recherchait assidûment; on le craignait et pourtant on s'effaçait pour le mettre en avant. Par sa fortune, son activité, son entregent, il avait pris un réel ascendant, une prépondérance capitale non seulement dans le domaine des affaires, mais il était en train de se tailler un rôle dans la politique et même dans ce qui s'entreprenait à Anvers, sous couleur d'art et de littérature. Il affichait la plus complète tolérance, se disait cosmopolite, libre-échangiste, utilitaire, jurait par Cobden et Guizot, affectait en affaires des allures de Yankee, mais exagérait en société, une fois sorti de l'atmosphère du négoce, une étiquette et un cant britanniques. L'origine du personnage et de sa fortune était assez vague. Des légendes couraient sur son compte. Du temps que le père Béjard, un Français naturalisé Belge, était directeur d'un grand chantier de construction de navires — ce chantier Fulton même dont l'armateur venait de signaler le dernier ouvrage à M"c Dobouziez — des abus graves et des scandales d'une nature monstrueuse, s'ils ne l'entraînèrent pas sur les bancs de la cour d'assises, l'avaient rendu impossible et déterminé à passer à l'étranger avec sa famille. Cédant on ne' sait à quelles imaginations néroniennes, les ouvriers du chantier s'amusaient à martyriser leurs jeunes apprentis, à les ligoter, à les mettre en croix, à les livrer à mille pratiques d'inquisiteurs, en les menaçant de tortures plus atroces encore et même de la mort, s'ils s'avisaient de révéler ces mauvais traitements. Les souffre-douleurs ne parvenaient à échapper à ces cruautés qu'en abandonnant le gros de leur salaire à leurs bourreaux. A la fin, pourtant, une des victimes, plus outrée que les autres, se décida à parler. L'affaire s'ébruita, le scandale fut immense. Les principaux meneurs parurent devant le tribunal. Les débats révélèrent des scènes d'un raffinement sinistre, dont les terrains isolés et reculés du chantier devenaient le théâtre. Des simulacres de crucifiement, des enfants flagellés, d'autres enterrés des heures, jusqu'à mi-corps, les patients forcés de se gourmer et de se colleter jusqu'au sang sans qu'ils eussent entre eux le moindre sujet d'animosité. On ne put prouver la complicité ou la tolérance du directeur, mais sa négligence et son incurie ressortirent clairement. La compagnie l'ayant cassé aux gages, la conscience publique ne se déclara pas satisfaite et, confondant le père Béjard avec les sataniques tortionnaires de son personnel, le força même de changer d'air. L'imagination populaire, encore frappée de cette épouvantable aventure, où se trouvaient ressuscités dans l'Anvers moderne, les cruautés et les excès de l'inquisition espagnole, entretenait des préjugés tenaces à l'endroit du nom de Béjard. On voulait même que le fils du directeur disgracié, un enfant de quelques années, eût assisté à ces scènes monstrueuses, et qu'il y eût pris un certain plaisir de jeune tyran. Son nom avait été mêlé à l'instruction du procès, et il dut à son extrême jeunesse de ne pas être envoyé en prison. La précocité du gamin n'avait pas été étrangère à l'animadversion dirigée contre le père Béjard. Vingt ans rien n'avait transpiré sur le sort des émigrés. Après la guerre de sécession des Etats-Unis, un jour on apprit que le fds Béjard revenait dans sa ville natale. Son père s'était enrichi au Texas et en Californie, et lui avait laissé des plantations superbes de riz et de cannes à sucre, des domaines immenses comme un royaume, cultivés et exploités par un peuple de nègres. Freddy Béjard avait épousé une Américaine, morte également là-bas, en ajoutant à leur fortune. A la veille de la guerre civile, Béjard put liquider une partie de ses grands biens et en placer le produit sur les principales banques d'Europe. 11 resta pourtant là-bas au début de la campagne, moins par solidarité politique que pour détendre le reste de ses propriétés. 11 fit le coup de feu, en guérillero, dans la Prairie, contre les hommes du Nord. Enfin, après la guerre, plusieurs fois millionnaire malgré de grosses pertes, il rentra à Anvers, songeant peut-être à venger son nom de l'humiliation et des tares du passé. Voilà ce qu'on savait de plus clair sur l'origine de sa fortune, et c'est ce qu'il en avouait lui-même avec une certaine forfanterie dans ses moments de belle humeur. Sa philanthropie actuelle, ses allures de nabab, les magnifiques et importantes entreprises par lesquelles il collaborait à la prospérité de sa ville natale, lui ouvrirent toutes les portes, du moins celles du monde, assez mêlé, du négoce, car l'aristocratie et la grosse bourgeoisie patricienne le tinrent en si piètre considération que le menu peuple. Si les flatteurs du succès, admirateurs des élus de la chance, les brasseurs d'affaires, les spéculateurs, s'inclinant devant le million d'où qu'il provienne, oublièrent ou enterrèrent le passé, les castes plus essentiellement locales, la population stable, les Anversois de vieille roche se remémoraient les scandales anciens et vouaient à Freddy Béjard un mépris et une haine inconciliables. De plus, des récits qui avaient passé la mer, on ne sait comment, ajoutaient des torts plus récents à ces faits peu honorables, mais pour lesquels il aurait dû y avoir prescription. Ainsi, on alla jusqu'à prétendre que, dans sa rage de la victoire des gens du Nord, dont la campagne humanitaire entamait sa fortune, loin de rendre la liberté à ses nègres, après la conclusion de la paix, il les avait vendus à un négrier espagnol des Antilles et que c'était même pour avoir éludé ainsi les décrets du vainqueur qu'il dût quitter sa seconde patrie. Pour ceux qui prêtaient créance à ces racontars, les idées libérales et les principes égali-t air es, les mamours du personnage au progrès et à la liberté, étaient particulièrement crispants. Mais les gros commerçants haussaient les épaules à ces histoires qu'ils traitaient de contes de vieille femme. Circonspects, réservés autant qu'il le fallait, sachant intérieurement à quoi s'en tenir, en public ils attribuaient ces versions désobligeantes aux envieux et aux ennemis politiques du parvenu. M. Dobouziez était du nombre de ces esprits non prévenus et un de ceux qui, sans s'éprendre pour Béjard d'une sympathie qu'il n'entrait d'ailleurs pas dans ses habitudes de prodiguer, se plaçait au-dessus de l'opinion des petites gens et des « nobilions » et ne pouvait admettre qu'on rendît le riche et entreprenant armateur responsable d'une faute ou plutôt d'un accident expié assez durement par son père. D'après M. Dobouziez, vingt-cinq ans d'exil avaient suffisamment châtié le directeur maladroit sans qu'il fallut tenir encore rigueur à son fils. Le cousin Guillaume était homme à apprécier les qualités d'activité, l'esprit sûr, le flair, la connaissance des affaires, l'habileté, le jugement, la clairvoyance de Béjard. Fils de ses œuvres, M. Dobouziez était assez enclin à admirer un parvenu comme lui. Aussi Béjard avait-il été reçu par les Dobouziez, et ceux-ci fréquentaient-ils chez lui, avec toutes les sommités commerciales de la métropole. Laurent n'avait jamais vu cet homme important; il ignorait tout ce qui se colportait en bien et en mal sur son compte, et, par conséquent, il ne nourrissait à son égard aucun sentiment préconçu. Mais le mouvement de répulsion et la contraction désagréable qu'il éprouva en voyant cette face séreuse, sourire à Gina, compromirent presque le début réconfortant de la journée. 11 ne respira que lorsque la mutine jeune fille eût planté là son déplaisant interlocuteur. On s'était dispensé de présenter le jeune Paridael au propriétaire du yacht, et plusieurs fois celui-ci jeta un air méfiant à ce gamin gêné aux entournures de ses vêtements trop neufs, et se tenant à l'écart, contemplant avec une conviction naïve et presque béate le paysage trop plan et trop peu accidenté au gré des touristes de profession. Il s'était informé de cet intrus prêt à le faire déposer à terre sur le champ : « Laissez, lui dirent les élégants Saint-Fardier... c'est un petit parent pauvre des cousins Dobouziez... On l'expédie à l'étranger, et c'est sans doute là, ce qui le rend si contemplatif... » — Compris! fit M. Béjard ne prétendant point, par cette interjection, comprendre la nature des impressions de l'orphelin, mais approuver simplement l'isole- ment dans lequel on le laissait. Et, rassuré sur l'identité de cette non-valeur, il cessa de s'en occuper. Dans l'ordre des probabilités le petit passager oublié, de l'arrière, ne possédait aucun titre à l'attention du Crésus. Et pourtant... s'il avait prévu le rôle décisif que cette non-valeur jouerait dans son existence! Les autres passagers renseignés à peu près dans les mêmes termes peu engageants n'accordèrent guère plus d'attention à Laurent. Mais il ne souffrait pas de cette indifférence aujourd'hui, au contraire. 11 avait tant à voir, à respirer, à entendre dans la Nature! 11 se réjouissait de pouvoir s'imprégner, tout à l'aise, des enivrants effluves du terroir aimé. La cousine Lydie, en robe vert d'eau, s'essoufflait à donner ses instructions à la valetaille qui accompagnait la société, avec des paniers bondés de provisions. Le cousin Guillaume conférait avec M. Béjard et les hommes graves, et s'il faisait à l'Escaut et à ses rives l'honneur de les regarder, c'était pour invoquer les avantages que retirerait d'une fabrique d'allumettes chimiques ou d'un magasin de guanos, la société de capitalistes qui prendrait l'initiative de pareil établissement. Quant à Regina, vêtue de mousseline rose thé, la tête bouclée prise dans un large chapeau de paille, retroussé à la Lamhalle et garni de fleurs et de rubans tendres, comme décolorés, assortis à la robe, elle formait le centre et l'âme d'un cercle de jeunes filles, qu'elle amusait par un impitoyable débinage des jeunes gens, freluquets et muscadins, fils de banquiers, courtiers, armateurs, princes du négoce, au milieu desquels trônaient les maigres Saint Fardier, hauts sur jambes, pâles, coiffés à la capoul, suçant le pommeau d'argent de leur canne, après avoir laissé tomber d'un air ennuyé une déplorable banalité, une ineptie flagrante entendue la veille dans un café-concert à la mode. De temps en temps, un de ces jeunes gens, plus hardi que les autres, provoqué par les rires des demoiselles, s'approchait des rieuses et s'efforçait de lancer un trait empenné. Malheureusement, la pointe en était émoussée, et les plumes trop lourdes, et prompte à la riposte, M"e Dobouziez, devançant ses amies, avait déjà renvoyé, mais mieux effilée et plus légère, la flèche au tireur malhabile. Et le rire redoublait, général, impertinent, sonnant en plein la jeunesse, le plaisir de vivre... À plusieurs reprises, ces fusées de gaîté attirèrent l'attention de Paridael. 11 eût voulu s'associer à cette hilarité, mais elle lui semblait fausse ou éclater mal à propos. Même le rire lumineux de Gina lui paraissait sceptique et frigide dans celte expansive et chaude matinée d'été. Ce rire était trop absorbant et se célébrait trop lui-même. Sur l'Escaut, en présence de l'immense nature, Régina se comportait comme chez elle en reine, en dominatrice. Son rire, ses exclamations tenaient du froissement des billets de banque et de la chute des pièces d'or, et cette mélodie mal en situation empêchait le jeune Paridael de prendre un plaisir sans partage et sans déboire à cette beauté radieuse et écrasante. Elle n'offrait point de prise aux suggestions de la majestueuse nappe d'eau, à l'éther pur et suave qui avivait d'un rien de fard sa peau nacrée, à la poésie tranquille et pénétrante des campagnes anonchalies dans le rien-faire du dimanche. De cette journée d'été, elle n'avait vu que l'alerte du départ, le flirtage sous la tente, l'inauguration d'une toilette nouvelle, des compliments à recevoir, des épigrammes à décocher. Inaccessible même au joli désordre, au pittoresque, au piquant anachronisme de ce coin de monde frivole, entouré d'un cadre tellement infini. M. Béjard avait fait circuler des vins du ma- la nouvelle cartiiage tin et des biscuits. Comme, sa ronde terminée, le serveur présentait le plateau à Paridael, Gina, passant à côté de son cousin, qui prenait un doifft de madère, lui coula cette recommanda-tion, à l'oreille, en contrefaisant le ton de Félicité, la bête noire : « jNTe tachez pas vos beaux habits ! » Plaisanterie innocente, dut supposer la folle enfant. Et pourtant, ce mol jeté à l'improviste dans les évagations balsamiques de Laurent, le piqua cruellement et enleva momentanément à la taquine le bénéfice de ses bons mouvements des derniers jours. On arrivait à Hemixem. Le yacht stoppa graduellement et vint accoter d'une façon irréprochable au pied du débarcadère. Le marin jeta la corde, la passerelle s'abaissa. « Hemixem, tout le monde descend ! » cria l'aîné des Saint-Fardieo ou le cadet. Mais celui qui ne le cria pas, le pensa. A terre, le programmes'accomplitsans accroc. Pendant la promenade, les excursionnistes s'informaient principalement du nom des propriétaires des villas et des châteaux rencontrés sur la route. Fes jeunes gens estimaient la contenance des écuries; les hommes graves supputaient la superficie; les jeunes tilles, surtout Angèle et Cora Saint-Fardier, se récriaient devant les beaux cygnes si blancs, et aussi devant les roses si... roses. Et comme toute la troupe s'attardait, avec quelque respect, devant une grille dorée, au bout d'une avenue seigneuriale, à travers laquelle on apercevait, au delà d'une pelouse de ray-grass, un bijou de château renaissance : — (3ui, c'est très beau, fit Béjard cpii les rejoignait, avec M. Dupoissy, son inséparable... Au baron de Waerlant... Très chic, en vérité... mais hypothéqué aux trois quarts... On aurait la bicoque pour cinquante mille francs en sus des hypothèques qui montent bien à cent mille... Avis aux amateurs. — Juste châtiment d'un aristocrate fainéant et libertin ! approuva M. Dupoissy d'une voix nasillarde de chantre d'office funèbre. Ces chiffres jetés à travers l'admiration de ces gens bien élevés, prétendant tous à une position solide, la firent tomber aussitôt. Ils se hâtèrent de poursuivre leur chemin, avec une moue choquée, honteux de leur condescendance envers cet immeuble grevé; un peu comme si le propriétaire aux abois allait déboucher d'un quinconce et leur emprunter de l'argent. Après une heure de marche, en devisant de mille sujets frivoles ou prosaïques, sous la eou- polebleueoù viraient des allouettes tirelirantes, parmi les champs où le regain faisait parfum de toutes ses meules, et comme, sans oser se l'avouer, tous commençaient à en avoir assez de ce vert, de ce bleu, de ces fermes closes et de ces domaines de gens dont ils ne connaissaient pas les habitants ; on lit halte dans un petit bois de sapins, le seul de la région, un malheureux bosquet artificiel, planté là tout exprès par le propriétaire, premier commis des Dobouziez, un garçon comprenant les « plaisirs de la campagne » et les « déjeuners sur l'herbe » ; or, tous les villégiateurs s'accordent à proclamer qu'il n'y a pas de déjeuner sur l'herbe sans un petit bois. On avait longé de superbes avenues de hêtres et de chênes généreusement ombragées, tout indiquées pour une halte. Mais il fallait un bois, ce bois fut-il minable et dégarni ! Grâce aux ombrelles de ces dames, on parvint à suppléer l'ombre avare des conifères. On déballa les provisions ; on mangea froid et on but chaud, l'ingénieux appareil à frapper le Champagne ayant refusé tout service, comme c'est le cas de la plupart des appareils perfectionnés. Le déjeuner fut très gai cependant, et on ne manqua pas de sujets de conversation, grâce au maudit appareil et à la chaleur.. Les chenilles et les coléoptères qui tombaient dans les assiettes et dans le cou des demoiselles permettaient aux jeunes gens d'écheniller leurs voisines. En se relevant et en se rajustant, chacun déclara ce pique-nique tout à fait réussi. Et champêtre, donc ! A la vérité, beaucoup des sybarites de la société, manquant d'entraînement et de cœur à cet exercice, auraient fini par abandonner leur part aux bêtes et à la poussière, s'il ne s'était présenté d'amateurs plus intéressants dans la personne d'une compagnie de petits paysans revenant de la grand'-mcsse. En quête de la soupe qui les attendait, ils regagnaient leur hameau au pas accéléré. Laurent proposa de les héler au passage. On leur tendit les vivres et les bouteilles non vidées. D'abord défiants, timides, les jeannots s'arrêtèrent; puis, après s'être concertés, rouges commedes gorges de dindons, ils approchèrent, l'un poussant l'autre, et on chavira dans le tablier des filles et les poches des sarreaux des garçons, le reste des pâtés de viande, des sand-wiches, les os mal déchiquetés et les carcasses des volailles, et comme ils se retiraient, on les rappela pour leur loger sous les bras les flacons à peine entamés. Ces dames auraient bien voulu les voir repaître et tâchaient de leur exprimer ce désir en flamand. Mais les pitauds ne comprenant pas ou ne voulant pas entendre, remercièrent sans phrases, tournèrent les talons, redoublèrent de jambes, moins persuadés encore que les sybarites de la compagnie des agréments d'un petit bois de sapins comme salle à manger. Cet intermède divertit les promeneurs jusqu'au moment de gàgner la campagne des Dobouziez. Le cousin Guillaume, bon marcheur aurait voulu revenir au point de départ par un chemin plus long. Ses hôtes désirèrent savoir d'abord s'il y avait plus d'ombre, dccecôté, et autre chose à voir que des champs et des arbres. Mais comme, en cherchant bien, M. Dobouziez ne se rappelait point d'autre « curiosité », dans celte direction, qu'une brûlerie abandonnée et que le Dépôt militaire de Saint-Bernard, la majorité préféra rebrousser par le chemin le plus court, au risque de se buter au baron sans le sou. Rentrés, en attendant l'heure du dîner, les dames montèrent s'épousseter et se rafraîchir, et les hommes visitèrent la propriété. Au dîner, servi de manière à satisfaire les gens réfractaires à la gastronomie pastorale, on fut unanime à célébrer le déjeuner sous-bois et les jeûneurs, lestés à présent, feignirent de s'étonner de leur appétit. Il est vrai que la promenade, l'air vif... On prit le café sur le perron. Béjard conduisit Gina au piano et la pria de chanter. Laurent descendit au jardin, séduit par la soirée délicieuse, la brise soufflante de l'Escaut, les exhalaisons nocturnes des bosquets, le sensuel et capiteux silence que lutinait le cri-cri des grillons et que berçait le vol oblique et velouté des chauves-souris effarouchées par la présence exceptionnelle des maîtres de cette campagne délaissée. La voix de Gina lui arriva claire et perlée, au fond du parc anglais. Elle chanta la valse de Roméo et Juliette de Gounod, divinement. C'était bien le chant de la jeunesse, de sa jeunesse à elle. Il y a peu d'âme dans cette ariette, piètre contrefaçon du monologue shakespearien. Chaleur artificielle, enthousiasme factice, aucune profondeur, rien de pénétrant el de ressenti, mais le leurre du sentiment, le cabotinage aimable substitué à la sobre comédie. C'est souple, frais, content de soi, guilleret, émoustillant. De la coquetterie à défaut de tendresse, cela grise sans enivrer. Et roulades et notes piquées s'y moquent assez agréablement des paroles niaisement sentimentales et coupées au petit bonheur. L'interprète fut supérieure au morceau. Elle lui donna la sincérité qui lui manquait, elle le virluosa à plaisir. Elle parodia cette valse frelatée, en exagéra le rhylhme à tel point qu'on aurait pu la danser. Ironie outrageante pour la nuit shakespearienne du dehors, niais bien méritée par les écouteurs du perron et de la véranda. Paridael, cependant, ne savait trop s'il devait en rire ou en pleurer. 11 est vrai qu'il l'éeoutait du jardin. Laurent trouvait que Gina se montrait trop la femme de cette valse : la femme du vide, du tourbillon, du vertige, de la curiosité, du changement de place. Sans qu'il eût encore lu Shakespeare, Laurent détestait ce clinquant musical et trouvait ces roucoulades déplacées. Ce chant était trop gai, trop rieur, d'une vivacité et d'un éclat insolents. Ça devenait pis qu'un air de bravade. Les auditeurs, Béjard, les Saint-Fardier en tête, applaudirent et bissèrent. Laurent, à son tour, tâcha d'arriver jusqu'à la belle cantatrice pour la féliciter, et aussi lui faire ses adieux, car un train devait l'emporter, de bonne heure, le lendemain. II avait tant de choses à lui dire ! Il tenait à la remercier pour les bontés de cette dernière semaine ; à lui demander un souvenir de loin en loin, puis il désirait lui parler de son chant, exprimer son admiration sincère quoique un peu inquiète ; sa préférence pour des morceaux moins agités et qu'elle chantait aussi bien, même mieux. Tant de pensées lui vinrent à la fois qu'elles s'embrouillèrent et il ne put que balbutier un simple adieu. Il faut même croire que rien de ce qu'il éprouvait ne passa dans ce mot, car elle abandonna négligemment le bout des doigts aux mains ferventes qui les cherchaient, ne se tourna pas même vers lui, continuant d'escarmoucher avec M. Béjard —décidément très importun, pensa Laurent — et quand, désespérant d'attirer son attention et d'obtenir d'elle un dernier mot, une parole douce à retenir, et dont la caresse l'aurait accompagné partout, là-bas... tout là-bas, le collégien allait se retirer, elle lui jeta avec un sang-froid, un à propos, une présence d'esprit vraiment atroces un : « Bonsoir, Laurent; soyez sage et surtout étudiez bien ! » M. Dobouziez n'eût pas mieux dit ! Ul^UfiUjp VI égina Dobouziez va entrer dans le monde! Six cents invitations ont été lancées. Jamais ce nombre n'avait été atteint à une réception anversoise. Quinze jours avant l'événement il n'est plus question que de cela, en ville. Si Mmo Van Belt rencontre Mme Van Bilt, après les salutations d'usage elles abordent le grave sujet de conversation. Elles s'informent réciproquement des * toilettes que porteront leurs demoiselles. Mme Van Bal rêve d'éclipser M"'e Van Bol, et Mn,e Van Bul se réjouit de parler de la fête à son amie M"'" Van Brul qui n'a pas été invitée, par oubli sans doute. Mme Van Brand, également omise, prétend avoir remercié quoique n'ayant pas reçu le moindre carton. Mais toutes sont friandes de détails et lorsqu'elles n'en obtiennent pas de leurs amies, elles tâchent de tirer les vers du nez aux fournisseurs. Fleuristes, traiteurs, confiseurs : les Dobouziez ont tout monopolisé, tout retenu. On ne travaille que pour eux. Les autres clients ne parviennent plus à se faire servir, et les plus huppés, s'ils insistent, s'attirent celte réponse: « Impossible, Madame, car ce jour-là nous avons le bal chez les Dobouziez! » Le traiteur Balduyn, chargé de l'organisation du buffet et du souper, prépare des prodiges. Toutes les banquettes des tapissiers et entrepreneurs de fêtes ont été mises en réquisition. Mais rien n'égale l'activité et le coup de feu chez les couturières. A Bruxelles même on coupe, on taille, on coud, on ajuste, 011 ourle, on brode, on chiffonne des kilomètres d'étoffe en prévision de cette inauguration de la saison mondaine anversoise. Ce que ces intéressantes tailleuses ont fi subir de mauvaise humeur, de mouvements d'impatience, de caprices, de la part de leurs belles clientes leur sera compté dans le Paradis et, en attendant, en gros billets de mille francs sur cette terre. Ceux qui donnent la fête ne sont pas moins enfiévrés que ceux qui y sont priés. Félicité n'a jamais été plus désagréable. Elle exerce son autorité tyrannique sur le renfort de domestiques et d'ouvriers chargés des prépara- tifs. M'"0 Dobouziez ne tient plus en place; son embonpoint croissant la désolait; grâce à ce remue-ménage et à cette gymnastique, elle perdra quelques livres. Gina et le cousin Guillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont arrêté, à deux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal qu'on se donne autour d'elle la flatte ; de temps en temps elledaigne approuver. Elle est surtout préoccupée de sa toilette. L'événement qui se prépare défraie même les conversations des commis de la maison, et il n'est pas jusqu'aux ouvriers de la Fabrique, qui en parlent, aux heures de trêve, en buvant leur café froid et en retirant leur « briquet » du bissac. Ceux-ci ne savent pas au juste ce qui va se passer, mais depuis quelques jours c'est sous le porche de l'entrée une procession de tapissières, de cartons, de boites, de caisses, comme il ne s'en était jamais vu auparavant. Heureusement que Laurent est en pension ; car c'est pour le coup que sa mansarde est encombrée. Le personnel du bureau est plus directement intéressé à la fête que les ouvriers, car une invitation est parvenue aux trois premiers commis : au teneur de livres, au caissier et au correspondant. Cela flatte la corporation, et le saute-ruisseau, lui-même, ressent quelque orgueil de la faveur échue à ses supérieurs hiérarchiques. Ces trois élus représenteront leurs collègues. Entre les heures de besogne, quand on sait le patron dans la maison, ces messieurs discutent sérieusement des points d'étiquette, de convenances, de tenue. Les trois privilégiés consultent d'abord leurs camarades sur la rédaction de la lettre à envoyer à M. et M'"0 Dobouziez. Faut-il l'adresser à Madame ou à Monsieur? D'accord sur la formule, il s'agit de s'entendre sur la nuance des gants; seront-ils paille ou gris-perle? Mettra-t-on une fleura la boutonnière? Faut-il, oui ou non, parfumer son mouchoir? Le saute-ruisseau ayant parlé de patchouli comme d'un parfum très aristocratique, a soulevé un tel haro que, depuis, il n'ose plus risquer une remarque. Et après? Fait-on une visite? et à quel moment?... Oh après; nous verrons! dit le caissier, l'ami des champs, l'homme au petit bois de sapins. C'est la veille... c'est le jour... c'est le soir même de la fête. Le parquet est ciré, les lustres allumés; les larbins, en mollets, sont à leur poste. A neuf heures, dans la rue tortueuse, et mal pavée conduisant à la Fabrique, s'engage un premier équipage, puis un second, puis il se forme une véritable file. On dirait la nouvelle cartiiage (l'un Longcliamps nocturne. Le vilain fossé stagnant ne fut jamais cotoyé par pareille cavalcade. Dans son ahurissement il en oublie d'empoisonner l'air hivernal. Les commères, leurs poupons sur les bras, s'amassent au seuil de leurs masures, à voir passer les voitures et s'efforcent vainement de discerner au passage, dans l'ombre, derrière les glaces embuées, les belles dames blotties dans ces chambrettes roulantes. Mais les pauvresses ne voient que les feux des lanternes, le miroitement des harnais des chevaux, l'éclair d'une gourmette, un galon d'or au chapeau d'un cocher. Les bêtes hennissent et envoient dans la nuit leur haleine blanche. La petite madone du carrefour, a l'air pauvre et délaissée, derrière sa modeste veilleuse. Son peuple de béats la néglige pour admirer la procession qui va rendre hommage à sa rivale. La fabrique ne chôme pas, cependant. La brigade de nuit a remplacé les travailleurs du jour et s'occupe d'alimenter les fours, car les matières ne peuvent refroidir. En descendant de voiture sous le porche, les invités emmitouflés ont un moment, devant eux, au fond de la cour noire, la vision des vastes murailles et entendent le mugissement sourd des machines assoupies mais non endor- mies; et une odeur de graisse intrigue leurs narines. Mais déjà la grande porte vitrée s'ouvre sur le vestibule chargé de fleurs et d'arbrisseaux et les bouches à chaleur leur envoient, dès l'entrée, de tièdes et caressantes bouffées. Les trois messieurs du bureau sont arrivés les premiers. Sous les armes, dès l'après-midi, ils ont loué à trois un beau coupé de remise, quoique la fabrique se trouve à un quart d'heure seulement de leurs logis. Mais il s'agit de représenter dignement le bureau. Ils laissent leurs paletots au vestiaire, très confus des prévenances que leur témoignent des messieurs, les favoris en côtelettes, mis comme des invités. Il faut même que les huissiers insistent avant que les trois amis consentent à accepter leurs bons services. M'"" Dobouziez qui achevait sa toilette s'empresse de descendre au salon. Un larbin annonce le triumvirat, et l'introduit. La dame fait un mouvement pour se porter à la rencontre de ces arrivants trop exacts. Leurs noms ne lui disent rien, mais dès qu'ils se sont présentés comme trois des colonnes de la maison Dobouziez et C°, le sourire accueillant de Mn,e Dobouziez se pince visiblement. Elle condescend pourtant à rassurer ces trois employés sur l'état de sa santé; ceux-ci s'inclinent et s'inclinent encore pour expri- la nouvelle carthage mer leur satisfaction. À ce moment de la conversation, M"'c Dobouziez prétexte un ordre à donner et s'excuse. Elle remonte pour ajouter une rose et une pluie d'or à sa coiffure, décidément trop simplifiée par Régina. Cependant le monde, le vrai monde arrive. Mm0 Dobouziez répète à satiété une des trois ou quatre formules de bienvenue congruantes au rang de ses invités. Il y a M. le bourgmestre et Mme la bourgmestre d'Anvers, M. le commandant de place M",e la commandante de place, M. le général commandant de la province et Mma la générale; M. le président du tribunal de lre instance et Mme la présidente, M. le colonel de la garde ci-viqueetM'nela colonelle, les grades supérieurs de l'armée, mais surtout M. du Million et Mrac du Million et ces jeunes MM. du Million et ces demoisellesdu Mil lion, avec particule allemande, flamande, française ou même sans particule, tous les Yan du commerce, tous les Von de la banque, des Janssens, des Verbist, des Meyers, des Stevens, des Peeters en masse. Tout ce qui porte un nom négociable, un nom escomptable à la banque; le gros marchand de tableaux coudoie l'usurier déguisé. Chaque invité pourrait justifier de ving-cinq mille francs de rente ou de deux cents mille livres d'affaires. Judi- cieuse et sagace proportion. Si les noms classés par l'huissier se ressemblent, les liens d'identité sont encore plus notoires chez les personnages. Mêmes habits noirs, mêmes cravates blanches, mêmes claques. Mêmes physionomies aussi, car la similitude des professions, le culte commun de l'argent, leur donne un certain air de famille. Les stigmates de labeurs et de préoccupations identiques font se ressembler les apoplectiques et les secs, les gras et les maigres. Il y a des faces épaisses, imperturbables et solennelles, contentes d'elles-mêmes, plus fermées que le coffre-fort de leurs possesseurs; il y a des têtes inquiètes et futées, mobiles, des têtes de coulissiers, des têtes de limiers de finances, d'enfants de chœur qui se gavent des restes des plantureuses hécatombes dévorées par les grands-prêtres de Mercure. Des nez pincés à l'arête, des yeux qui clignent, des regards qui se dérobent. Ces gens ont la tentation mal repoussée de se gratter le menton comme lorsqu'ils méditent une affaire et un bon coup; des bouches sensuelles, le rictus vaguement sardonique, la patte d'oie, les tempes dégarnies, des bijoux massifs et consistants à leurs doigts courts et gros et à leur ventre de pontifes. Ceux qui vivent généralement au fond de leurs bureaux ont le visage plus pâle ; d'autres remuants et voyageurs gardent sur eux le hâle de la mer et du plein air. Malgré leur habit uniforme, on les distingue à certains tics : ce jeune agent de change, embarrassé de ses bras ballants manipule son carnet de bal comme son carnet de bordereaux; ce courtier en marchandises, cherche dans ses poches des sachets d'échantillons; les doigts de cet industriel marchand de laines, se portent magnétiquement vers l'étoffe des portières et des banquettes. Tous sont savants dans les arcanes du commerce, dans les complications et les escamotages qui font passer l'argent des autres dans leurs propres coffres, comme en vertu de ces phénomènes d'endosmose constatés par les physiciens; tous pratiquent la duperie et le vol légal ; tous sont experts en finasseries ; en accommodements avec le droit strict, en l'art d'éluder le code. Riches, mais insatiables, ils voudraient être plus riches encore. Les plus jeunes, leurs héritiers, ont déjà l'air fatigué par des soucis et des veilles précoces. Ils ont des fronts vieillots et séreux de viveurs mornes excédés de calculs autant que de plaisirs. Quoiqu'ils soient dans le monde, leurs yeux se scrutent et s'interrogent, leurs regards s'escriment, comme s'il s'agissait de jouer au plus fin et de « mettre l'autre dedans ». La pratique du mensonge et du commandement, l'habitude de tout déprécier, de tout marchander, l'instinct cupide et cauteleux enveloppe leur personne d'une température de fièvre ; ils réfrènent à peine leur brusquerie sous des démonstrations de politesse ; leur bienséance est convulsive : leur poignée de main semble tâter le pouls à votre fortune, et leurs doigts ont des flexions douces, sournoises d'étrangleurs placides qui tordent le col à des volailles grasses. Et chez les tout jeunes, les blancs becs, les jolis jeunets, on sent la timidité et l'humiliation de novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore gagner d'argent que de ne pas en dépenser à leurguise. Il existe autant de monotonie ou de ressemblance professionnelle chez les femmes. Seulement la variété du plumage déguise et masque les préoccupations collectives. De grosses mamans boudinent dans leur corset trop lacé, des matrones bilieuses semblent sortir d'un long jeûne quoique le prix des cabochons incendiant leurs lobes suffirait pour nourrir durant deux ans une cinquantaine de ménages pauvres. Quant aux jeunes filles, 011 en frôle de longues, de maigres, de précoces, de naïves, de sveltes, de potelées, de blondes, de brunes, de sentimentales, de rieuses, de mijaurées. Elles ont les sens affinés, mais les sentiments étroits. Pour éclipser leurs amies, elles déploieront, dans leurs relations mondaines, autant de machiavélisme que leurs pères, frères et maris, pour « rouler » leurs concurrents. Les salons s'étant remplis, Régina que la couturière, la femme de chambre, le coiffeur et Félicité sont parvenus à parer, vient de faire son entrée au bras de son père. Parmi tous ces hommes graves, ses pairs et ses égaux, M. Dobouziez paraît le plus jeune et le moins rébarbatif, du moins ce soir, tant son contentement paternel éclaire son visage généralement soucieux. Toutefois, en présentant sa fille, de groupe en groupe, son enivrement ne l'empêche pas de respecter la hiérarchie de ses invités dans l'ordre administratif et financier. L'apparition de Gina provoque un murmure et des chuchotements approbateurs. C'est pour le coup que Laurent serait ébloui. Dans sa robe de mousseline et de gaze blanches semée de minuscules pois d'argent, du muguet et du myosotis à l'épaulette et dans les cheveux; sa beauté régulière aux lignes irréprochables se drape avec des mouvements, des flexions, une harmonie de gestes et de contours qui feraient damner un sculpteur. Son visage de médaillon antique, ce galbe taillé dans une agatlie d'un rose mourant qu'avivent et que modernisent cependant de grands veux noirs, des lèvres ronges et humides, et qu'entourent d'une auréole d'insurrection les torsades de son opulente chevelure, couronne les proportions admirables, le modèle délicieux de son col et de ses épaules. Cependant, les petits crayons coquets ont fini de courir sur le bristol satiné des carnets de bal ; les belles enfants se montrent l'une à l'autre, en chuchotant, la liste de leurs engagements, et se jalousent en secret d'y retrouver le même nom, et se rassurent de le rencontrer moins souvent sur le carnet de la petite amie. MM. Saint Fardier sont très demandés. Ils tutoient tous les hommes et sont amoureux de toutes les jeunes filles. Élevés à Paris, car leur mère est parisienne, ils ne sont pas plus forts mais certes moins imbus de l'esprit mercantile et moins positifs que leurs camarades. L'œil noyé, la bouche et le gilet en cœur, ils ont fait provision de mots qu'ils serviront et colporteront suivant les circonstances. M. Saint Fardier père, l'associé du cousin Guillaume, un petit gentleman, asthmatique, d'une soixantaine d'années, vient de conduire son épouse, la « Parisienne », comme on l'appelle, avec respect. Quoi qu'elle ne soit jamais la nouvelle carthage sortie, avant son mariage, du faubourg Saint-Antoine, où son père dirigeait une des plus importantes fabriques de meubles, Mme Saint Fardier est une des arbitres du goût. Les petites Saint Fardier, entrant aussi dans le monde, leur mère acquiert plus d'importance que jamais. Potelées, roses, câlines, les yeux perçants. précoces, déjà très femmes, le regard impudent, Angèle et Cora portent, avec désinvolture, des toilettes savantes, composées par leur mère. M. Béjard est là aussi, brillant, l'air à la danse, bavard, nerveux, comme on ne l'a jamais vu. A tout instant, il quitte le groupe des hommes graves pour faire sa cour aux dames ; et les veuves et les filles menacées de coiffer Sainte Catherine constatent, non sans dépit, que le riche armateur s'adresse de préférence aux toutes jeunes filles, surtout à M"0 Dobouziez. On a appris, car tout se remarque et se sait dans cette cité pourtant si vaste, que, depuis l'excursion à Ilemixem, M. Béjard est venu souvent à la fabrique. Il s'y rend sous prétexte de conférences d'affaires avec le chef de la maison, mais il accepte à dîner, sans trop se faire prier. Dilettante enragé, il ne consent à se retirer que lorsque Gina a chanté un air ou une mélodie, un n'importe quoi, de n'importe qui : car M. Freddy Béjard, cosmopolite et libre échangiste, est fatalement éclectique. Tous les arts se touchant, M. Béjard professe aussi quelque estime pour la danse. 11 a même évincé de jeunes compétiteurs et a obtenu une polka de Régina. En attendant cette polka, M. Béjard a des fourmis dans les jambes. Il est accompagné de M. Dupoissy, son familier, son ombre, son homme de paille, disent les méchantes langues. M. Dupoissy est la planète qui ne reçoit de chaleur et de lumière que du soleil Béjard. Ce qu'il est il le doit au puissant armateur. Les commerçants seraient assez embarrassés de déterminer la « partie » dont s'occupe M. Dupoissy, de dire s'il « fait » dans les grains, les cafés, les sucres? On le rencontre toujours avec Béjard, et si, par exception, on l'aborde sans son maître, il s'empressera de s'informer de lui. Dupoissy est parvenu ainsi à se faufiler partout, à la suite de son puissant protecteur. Factotum, homme de confiance de Béjard, Dupoissy ne répugne à aucune des commissions dont le charge l'omnipotent armateur. Il méprise les gens avec qui Béjard ne fraie point; il exagère la morgue de l'armateur ; il fait siens ses opinions et ses jugements. Banal, poisseux, doucereux, gnangnan, prud'- hommesque, lorsque Dupoissy ouvre la bouche, on dirait qu'il se donne le la pour chanter une chanson de Béranger. Venu de Sedan, il se fait passer pour négociant en laines. Caractéristique : il professe pour le petit pays qui l'héberge le dédain protecteur d'un sujet de la grande nation; il se croit chez lui connue Tartuffe chezOrgon; il se mêle de tout, découvre les gloires locales, se pique de littérature, envoie des articles aux journaux. Un jour, pour se faire lire, il intitula une de ses élucubrations : L'incendie du Musée. Le litre imprimé en gros caractères. C'était une simple hypothèse, mais les lecteurs du journal, tiers de leur Louvre, ne pardonnèrent pas le moment de consternation et d'angoisse que ce facétieux pédant leur avait causé. En France, pays de centralisation à outrance, le drainage des valeurs vers Paris est formidable; il s'ensuit qu'il n'existe pas de plus plate et de plus mesquine province que la province française, et c'est de cette province-là que le Dupoissy s'est exilé pour initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer à leur prospérité. Dupoissy ne dansera pas, mais pendant que son patron polke, non sans souplesse de jarret, avec M"e Dobouziez, il vante auprès de la galerie le pouvoir de Terpsichore et avec des mines confites et gourmandes, de calicot obèse, il se rappelle son jeune temps. Et il parle dévotement du beau couple formé par M. Béjard et Régina ; cela lui évoque, entre autres allégories neuves, la Beauté activant l'essor du Génie. De pareils efforts poétiques l'altèrent et l'affament, aussi profite-t-il de l'absence du maître pour faire de fréquentes visites au buffet et pour mettre l'embargo sur tous rafraîchissements et comestibles en circulation. Le bal s'anime de danse en danse. Les trois commis, présentés à quelques jeunes filles, peu riches, de fonctionnaires envers qui les Dobouziez ont des obligations, s'acquittent consciencieusement de leur tâche, et comme ces jeunes personnes sont aussi jolies et aussi aimables que les héritières opulentes, les plumitifs s'estiment aussi heureux que les Béjard, les Saint-Fardier et les Dupoissy. L'empressement de Béjard auprès de M"0 Dobouziez ne laisse pas de préoccuper les mères, qui convoitent l'armateur pour leur filles ou la fille du gros industriel pour leurs fils. La Parisienne fait observer à son mari que leur nièce a déjà dansé trois fois avec M. Béjard, alors que l'armateur n'a engagé ni Angèle ni Cora, et que Paul et Eugène en sont réduits à se partager la valse obtenue à grand peine de la fière Gina. — Ce Béjard pourrait être le père de Gina !... fait Saint-Fardier pour rassurer son épouse. — Mais ses millions le rajeunissent ! insiste la Parisienne sceptique. Parmi les danseurs distingués par Gina, à ce bal mémorable, on remarque le peintre Willem Marbol. Recommandé aux Dobouziez par un de ses mécènes, avec son ami le musicien Rombaut de Vyvaloy, il représente le « monde des arts » à cette fête. Grand, blond, nervo-sanguin, chevelu ; des yeux bleus à la fois très doux et très pénétrants, de ce bleu qui pâlit ou s'avive à l'action des pensées comme une nappe d'eau sous le jeu des nuages ; la bouche fine, la voix vibrante et chaude, une tête à la Yan Dyck, Marbol représentait une de ces personnalités harmonieuses dont la mine recommande le caractère, mais chez qui la valeur morale justifie ces dehors avantageux. Depuis deux ans il s'était acquis quelque notoriété en s'atta-chant surtout à peindre ce qu'il voyait autour de lui ; à traiter les objets et les êtres de son terroir, à les représenter sincèrement comme il les voyait, sans ces préoccupations d'idéali- salion affadissante, de poétisation dans le goût bourgeois mais aussi sans exagération des ombres, des angles et des violences de la réalité. Lui seul dans celte grande ville littéralement infestée de rapins, de colorieurs, myopes et poussifs, dans cet ancien foyer d'art presque totalement déchu de sa réputation — nécropole plutôt que métropole comme disait Mar-bol, avec plus de pitié que de rancœur et, persuadé qu'il était de refaire circuler la vie dans ces catacombes — lui seul, saisissait, percevait et rendait l'atmosphère, le type, la couleur, l'accent de ce milieu pittoresque entre tous. Au début, les routiniers et les pasticheurs n'avaient pas eu assez de quolibets à son adresse. De plus, en quittant, à la veille des concours de Rome avec un certain éclat, l'antique académie fondée par Teniers et les savoureux naturalistes du XVI0 siècle, mais tombée à présent sous la direction de flamands abâtardis, peintres aussi timorés et aussi incolores que maîtres intolérants et ombrageux — il s'était mis à dos le monde officiel, l'aristocratie doctrinaire, tous les pontifes, tous les pouvoirs. Peindre Anvers, son peuple, ses rues, son port, son fleuve, ses marins, ses débardeurs, ces femmes et ces enfants, queRubens, autrefois, avait jugés assez plastiques et assez appétissants pour en remplir ses paradis et ses olympes ; peindre ces gens dans leur milieu, dans leur atmosphère, avec le souci scrupuleux de leur vie propre, avec une curiosité sympathique pour leur physionomie, leur costume, leurs habitudes — c'était bien là le fait d'un fou, d'un excentrique, d'un casseur de vitres ! Un de ses tableaux destiné à une grande exposition internationale de l'étranger et soumis auparavant au jugement de ses compatriotes, fit partir ceux-ci d'un immense éclat de rire, et lui valut, au pays natal, les condoléances ironiques ou de fielleux et méprisants silences. Ce tableau représentait Les Débardeurs au repos. Sur le plan incliné d'une charrette à bras, au bord du quai, un ouvrier était couché, les jambes un peu écartées ; la tête reposant sur le bras nu replié dans un mouvement retrouvé des grands peintres de muscles et de sang; la basanée physionomie sommeillait à demi ; les yeux entrouverts assez pour en distinguer les prunelles noires, brillaient d'une mâle et fière énergie. Non loin de cette charrette et de ce compagnon, deux autres ouvriers accroupis à plat ventre, s'appuyant le menton dans la main, les bras croisés, ou se reposant sur leurs coudes, semblaient converser. A côté des bidons, une gourde de fer blanc, un bissac, des marchandises, un coin de la coque du navire; au fond, le ciel et l'eau. Envoyé à Paris, ce tableau y fit l'effet d'un coup de vent dans un boudoir mal fermé; il excita une curiosité immense; il fit scandale, aussi, mais du moins on le discuta. Ce fut autour de cette toile audacieuse, une guerre d'ateliers, des polémiques féroces ; depuis des années on n'avait plus bataillé ainsi. Marbol se conquit autant d'admirateurs que d'ennemis, ce qui est la bonne mesure. Un des gros marchands de la chaussée d'Antin, acquit, pour un capital relativement considérable, ce tableau canaille et populacier comme l'avaient défini les riches bourgeois. Ceux d'Anvers en frémirent de rage et de stupeur. Qui donc eût consenti à avoir sous les yeux ce portrait de trois manœuvres, déguenillés, mal vêtus, mal rasés, trop charnus, de cuir trop épais, d'œil trop franc, de poings et de jarrets inquiétants? Pour dire toute son horreur, un critique avait écrit que ce tableau dégageait une odeur de sueur, de hareng sauret et d'oignon ; qu'il sentait la crapule. Anvers, naturellement, ne voulut écouter que le concert d'injures et de récriminations, dirigé, là bas, contre ce citoyen compromettant. L'oligarchie dirigeante, la collectivité des gens de goût, posés, réfléchis, sérieux, ennemis du tapage et de l'excentricité, redoubla de mépris et de morgue. Marbol tint bon. Après Paris, Vienne et Londres proclamèrent son nom, en le hurlant de colère ou en le chantant avec enthousiasme. Arriva une nouvelle exposition à Paris. Marbol exposa une deuxième fois et, à la stupéfaction profonde, de ses chers compatriotes, cette fois, son parti l'emporta, l'opinion de la jeunesse et des novateurs forcèrent la main aux académies et aux jurés qui décernèrent la grande médaille, à Marbol, pour son envoi aussi admirablement exécuté mais non moins hardi que ses Débardeurs. Et, du coup, il vendit toutes les toiles de son envoi. Cette fois, si les bonzes de la peinture, se renfermèrent vis-à-vis du jeune novateur dans leur attitude malveillante, ces succès donnèrent à réfléchir aux amateurs et aux collectionneurs de la haute société anversoise. On ne pouvait le nier; le gaillard réussissait. S'il n'y avait eu pour leur prouver sa supériorité que ce qu'on appelle la renommée : des articles de gazettes, des applaudissements d'exaltés et de crève-la-faim enthousiastes, chez qui, plus l'estomac manque d'aliments, plus la tête se nourrit de chimères, — ces gens solides, prudents et notables eussent continué de hausser les épaules, et de dire « raca! » à ce tapageur, à ce brouillon. Mais du moment qu'il se mettait à gagner de l'argent comme eux-mêmes, dignes marchands de grains, banquiers de génie, changeurs experts, courtiers diplomates, honorables agents d'émigration, le cas de ce toqué devenait intéressant. — Heu ! heu ! drôle de gaillard, pour sûr 1... Peinture peu meublante, tableau à ne pas avoir chez soi..., du moins dans un salon où se tiennent des dames... Mais un malin, pourtant, un compère adroit ! après tout... Il n'avait pas si mal combiné son plan!... Puis, qu'importe, s'il fait de la peinture à ne pas prendre avec des pincettes, nous recevons bien à la maison, ce brave Vanderzeepen, alors que chacun sait, que le digne homme a gagné sa fortune, ses deux cents maisons, son hôtel de la place de Meir et son chateau de Borsbeek, au moyen de la ferme des vidanges... Comme Vanderzeepen, ce monsieur Marbol a trouvé la pierre philosophale ; sauf respect il fait de l'or avec de la m.....! Ainsi, en raisonnaient, entre eux, dans leurs bureaux, au café, à la Bourse, les honnêtes et scrupuleux négociants. Leurs préventions tombèrent; les moins riches commencèrent à saluer le pelé, le galeux d'autrefois ; puis les gros bonnets du capital l'invitèrent. Bientôt ces messieurs risquèrent de citer le nom de Willem Marbol devant les dames, hardiesse qui eût paru d'une inconvenance énorme quelques mois auparavant. Puis on osa même lui accorder des qualités. Ne pouvant décemment, vanter cette peinture pétroleuse et anarchiste, on affecta de priser l'habileté, le génie commerçant de ce Marbol qui endossait si facilement ses croûtes horribles, ses épouvantails à moineaux,à des gogos parisiens, à des Yankees facétieux ou aux Anglais friands — comme on sait — de scènes monstrueuses et macabres. A mesure que les commandes affluaient chez Marbol, la caste hautaine daigna le considérer comme un de ses membres, mais tout en regrettant, qu'un garçon si intelligent, si bien doué pour les affaires, n'eut pas choisi une branche de négoce plus avouable; une tare de bohème continuant de s'attacher au broyeur de couleur, quel que fut son chiffre d'affaires. Quelques portes furent ouvertes au peintre. Il accepta les invitations. Il connaissait assez ses glorieux concitoyens pour deviner que ces gens attiraient non pas l'artiste mais le monsieur qui vend annuellement pour autant de francs de tableaux. Leur accueil le mit même à l'aise; être compris en artiste de la plupart de ces philistins, l'eût inquiété et humilié peut-être; il aurait souffert de discuter avec eux les hautes questions d'esthétique et de philosophie. Du moment qu'ils le traitaient en pair, en collègue, en industriel et qu'ils lui faisaient grâce de leurs conseils, de leurs critiques comme de leur admiration, pour s'informer discrètement « si la vente restait égale à la production », Marbol s'estimait très heureux. Avide d'observations et d'études nouvelles, il ne dédaigna pas les occasions qu'on lui offrait de pénétrer dans ce monde suffisant et cupide impitoyablement fermé à la totalité de ses confrères, à moins qu'ils ne fussent professeurs décorés et patentés. Il observait l'accueil poli mais un peu froid qu'on faisait à ces collègues. Eux étaient de simples peintres ; lui était l'heureux négociant en toiles peintes : cette nuance l'amusa. Il se montra un homme de société exquis ; sut glisser sur toutes choses sans appuyer, comme le veut la bienséance mondaine, sut railler, badiner, effleurer mille sujets, s'intéresser, en apparence, à ce qui intéressait la galerie. Il anima ces réunions par des charges d'atelier adaptées à l'esprit moyen de ce monde; se fit une réputation de beau valseur; et on apprécia bien autrement que sa patte nerveuse de peintre, de tritureur de belles pâtes grasses, ses nombreux talents de société. 11 n'avait pas son pareil pour mener le cotillon jusqu'au petit jour grâce à un renfort de figures nouvelles, gracieuses et cocasses. Fils d'un poète populaire, mort de dénuement; élevé par charité, le jeune homme cachait sous son air détaché, un peu sceptique, les saillies de son esprit frondeur, délié et humoristique, des convictions ardentes, un entêtement sans défaillance, des sentiments généreux, un enthousiasme que rien ne pouvait entamer. Elevé en flamand, il parlait le français, avec un accent assez prononcé, en traînant un peu les syllabes, et en y introduisant une profusion d'images, un coloris imprévu. 11 exprimait son admiration aux femmes, dans des termes souvent un peu francs, mais dont ces bourgeoises, saturées de conventions et de banalités, goûtaient la saveur rare tout en feignant de s'en effaroucher, de donner sur les ongles au panégyriste, et de le reprendre. Marbol avait le barbarisme heureux et la licence toujours piquante. Il trouvait moyen de rendre supportable et . même de rajeunir et de corser le compliment. Au bal, chez les Dobouziez, Marbol ne démentit point sa flatteuse réputation de boute-en-train et de charmeur. Naturellement, son attention pour Gina fut grande. Il la voyait pour la première fois. Sous cette beauté fière, qui .flattait son goût des nobles lignes, du sang généreux, des chairs bien modelées, il devina un caractère plus original et plus intéressant que celui des autres héritières. De son côté, Gina, avertie de la valeur mondaine de M. Marbol, n'avait pas manqué de lui réserver une des danses tant convoitées. La physionomie ouverte et avenante de Marbol, sa taille élancée, l'aisance et le naturel de ses allures, impressionnèrent cette fière jeune fille qui rencontrait pour la première fois un jeune homme digne de fixer son attention. Il y avait bien les Saint Fardier; mais, en dehors de la correction et de la nouveauté de leur toilette, depuis longtemps Gina ne trouvait rienà apprécier chez ces élégants cousins. Ils faisaient honneur à leur chemisier et à leur professeur de danse : voilà tout. C'étaient des gravures de mode, de jolis mannequins ingénieusement articulés. Quant au cousin Laurent Paridael, ce balourd, cet inférieur ne pouvait prétendre tout au plus qu'à sa compassion ! Les quelques paroles qu'échangèrent Régina et Marbol, après la présentation et pendant la danse, confirmèrent la bonne impression réciproque. Marbol ne put cacher son admiration, Gina dissimula son trouble, sous sa gaîté, sous des coq-à-l'âne fantasques. Elle engagea avec son danseur une de ces escarmouches spirituelles dans lesquelles elle excellait; mais cette fois elle trouva à qui parler ; le peintre parait les coups avec autant d'adresse que de courtoisie. A quelques reprises il riposta mais comme à regret, en montrant le désir qu'il avait de ménager sa pétulante antagoniste. Plusieurs fois dans le cours de la soirée, on les vit ensemble. Même lorsqu'elle dansait avec d'autres, Gina tachait de se rapprocher des groupes où se trouvait le peintre et se mêlait à la conversation. Son cœur ne battait pas d'amour pourtant. Elle éprouvait même un peu de dépit contre ce peinturlureur, ce rapin, cette sorte d'intrus qui se permettait d'avoir à la fois plus de figure et plus de conversation que tous les potentats du commerce. Au lieu de lui savoir gré de la modération qu'il mettait à se défendre contre ses épigrannnes, elle fut humiliée d'avoir été épargnée, d'autant plus qu'au premier engagement elle avait reconnu sa supériorité. Dans chacun des traits renvoyés, à contre cœur, par le jeune homme, il avait mis connue une révérence galante. 11 piquait un madrigal à la pointe de ses épigrammes. Sentiment indéfinissable chez Gina ! Admiration ou dépit? Peut-être de l'aversion; peut-être aussi de la sympathie ! A un moment, se sentant trop, faible, elle appela à la rescousse l'armateur Béjard, reconnu pour un des dialecticiens serrés de son monde. Elle prit plaisir à voir aux prises ces deux hommes. Elle ne se doutait pas de l'occasion qu'elle offrait à Marbol de confondre un des êtres qu'il rendait responsable de la déchéance du rôle de sa ville natale. Le peintre fut acerbe; il démoucheta ses fleurets; toutefois il demeura homme du monde, respecta la neutralité du salon où il était reçu, ne s'oublia pas, tint surtout à gagner l'estime de Régina. Le Réjard, agacé par la modération de Marbol, ferrailla maladroitement; il fut presque grossier. Pourtant, aucun de ces deux hommes ne toucha en apparence aux choses-que chacun avait sur le cœur ; mais ils se mesuraient, se cherchant les côtés vulnérables; se-disant d'une façon détournée et comme par allégories, leurs animosités et leurs dissentiments, et leurs incompatibilités et leurs instincts contraires. Béjard n'était pas dupe du tact et de l'esprit conciliant de Marbol. Il n'admettait pas que ce peintre du peuple, fanatique de nationalisme, prit tant de plaisir, que les autres voulussent bien se l'imaginer, à ces réunions frivoles, à ces conversations, où tant de choses, devaient se dire et se faire, à rencontre de ses convictions patriales et artistiques. Mais c'est que Béjard devinait aussi en quelle aversion Marbol tenait les gens de son espèce! Le peintre l'emporta sur l'armateur. Sa belle humeur et son aisance augmentaient à mesure que l'autre bafouillait. Béjard finit par s'éclipser. Gina souffrit du succès de Marbol ; c'était bien impertinent à lui, petit broyeur de couleurs, d'avoir raison contre ce M. Béjard que M. Dobouziez prisait tant. Gina rencontra plusieurs fois, cet hiver, Marbol dans le monde. Elle continua de lui témoigner un peu plus d'égards qu'aux autres ; le traita en camarade, mais sans que rien dans la conduite de la jeune fille pût faire croire à Marbol qu'elle le préférait. Aux petites amies qui la taquinaient au sujet de son entente avec l'artiste « Bah ! il m'amuse ! » faisait-elle. Personne n'attachait, d'ailleurs, d'importance à cette camaraderie. Marbol fut même invité à dîner chez les Dobouziez. 11 s'y retrouvait avec Béjard ; et les discussions recommençaient, toujours indirec- tes, toujours autour du sujet. Béjard évitait d'aborder franchement un débat sur les questions qui les divisaient; surtout parce qu'il devinait que son adversaire se fût montré impitoyable. Cet homme riche et omnipotent redoutait cet artiste si sûr de lui même, si ferme, si droit et qui se tenait avec tant d'adresse. Tant de médiocres et pernicieuses créatures réussissent dans le monde, qu'il est heureux de rencontrer de temps en temps une valeur profonde servie par de l'habileté! Marbol, cependant, se sentait attiré impérieusement par le charme de Gina. Il se faisait violence pour ne pas lui parler de ses sentiments, et s'il ménageait Béjard, c'était de crainte de s'aliéner les Dobouziez. Les vérités décochées par l'artiste à son eo-invité eussent atteint les hôtes, par ricochet. Cette solidarité de caste et d'intérêts, cette communauté de sentiments et d'aspirations, qu'il savait exister entre Béjard et les parents de Gina le désolait. Et Gina, elle-même, cette superbe fille, n'était-elle pas leur alliée? Plusieurs fois il fut sur le point de lui faire sa déclaration. Yis-à-vis de Marbol elle demeurait énigmatique ; affectait de toujours plaisanter, de ne rien prendre au sérieux, de goûter sincèrement les distractions mondaines. Elle mettait même une ardeur, une fièvre inquiétante, à courir les bals ; à tel point que plus d'une fois M. Dobouziez dut la supplier de prendre du repos et de ménager sa santé. Elle fut la reine de la saison, la plus fêtée, la plus adulée, la plus intrépide. Partout Marbol et Gina se traitaient avec une familiarité affectée; essayant de se donner l'un à l'autre le change sur leurs pudeurs et leurs pensées intimes. Et tous deux s'en voulaient de cette amitié de parade, de ces expressions frivoles sous lesquelles germait un sentiment profond et attendri. — Je ne tire pas à conséquence ! se disait Marbol. Elle me considère comme un plaisantin un peu plus en verve que les autres, voilà tout. Devine-t-elle seulement la fascination puissante qu'elle exerce sur moi?... Que ne suis-je plus riche encore, ou que n'est-elle pauvre et née dans un autre monde ? Depuis longtemps j'aurais demandé sa main... Régina ne souffrait pas moins. Elle avait dû finir par se l'avouer à elle-même; elle aimait ce peintre « d'horreurs », elle, la fille bien née, l'héritière du nom des Dobouziez... Jamais elle n'eut osé parler à son père de sa préférence pour le moins fortuné des habitués de la maison, pour ce jeune homme qu'on invitait à cause de sa belle humeur, de son heureux caractère el de ses inventions drolatiques... Et elle en voulait néanmoins à Marbol de ne pas deviner ce qui se passait en elle. Entière à cet amour naissant qui la troublait et la bouleversait, elle était loin de se douter que le riche armateur Béjard entretint l'espoir de l'épouser un jour. Elle en oubliait aussi la promesse faite à l'orphelin, à cet insignifiant Paridael, de lui envoyer, de temps en temps, là-bas, quelques lignes de souvenir. Non seulement elle répugnait à cette correspondance, mais elle ne pensait jamais au jeune collégien. D'ailleurs, que lui aurait-elle raconté? Des bals, des spectacles, des toilettes ! En quoi cela pouvait-il l'intéresser? Et le reste? Ah! le reste, elle se serait bien gardé de le confier à qui que ce fût; jamais, en tout cas, elle n'eut consenti à se montrer si sotte, si simple aux yeux de ce gamin, qu'elle traitait du haut de son prestige, la fière petite fée ! Cependant Laurent, le cœur gros, se représentait ces fêtes ! Il songeait constamment à la belle cousine, il retournait en pensée à la Fabrique, sur le yacht à Hemixem, et il fredonnait la valse de Romeo et Juliette, en fermant les yeux et en évoquant Faîtière cantatrice. Ml,e Dobouziez ne se doutait pas de l'existence là-bas, d'un collégien qui étudiait, avec-passion, dans l'espoir de mériter son estime, et qui combattait le mal du pays en parant,, des traits de l'altière et impassible Gina, les-héroïnes les plus touchantes des drames de-Schiller, de Gœthe et de Shakespeare. i VII Grand branle-bas aujourd'hui au chantier des constructeurs de navires Fulton et C°. On va procéder au lancement d'un nouveau navire achevé pour compte de la Croix du Sud, la ligne de navigation entre Anvers et l'Australie. La cérémonie est annoncée pour onze heures. Les derniers préparatifs s'achèvent. Comme un papillon immense, longtemps serré dans sa chrysalide, le navire, complètement formé, a été dégagé de son enveloppe de charpentes. Le chantier est orné de mâts, de portiques, de tentes portant une profusion de « signaux », de pavillons, d'oriflammes de toutes les couleurs et de toutes les nationalités, parmi lesquels domine le drapeau rouge, jaune et noir de la Belgique. D'ingénieux chronogrammes partant d'intentions touchantes rapprochent les noms du navire, de son constructeur, de son armateur : Gina, Fulton, Béjard. Ici figurent, l'approchés, le millésime de l'inauguration et celui de l'achèvement du travail. Près du navire se dresse une tribune, donnant sur le fleuve, tendue de toile à voile que le vent humide secoue par moments d'une façon assez rageuse. Non loin de l'eau repose, comme une baleine échouée, l'immense bâtiment. Sa puissante carcasse, étançonnée, fraîchement peinte en noir et rouge. A la poupe, en lettres d'or, dans une sorte de cartouche sculpté, figurant une sirène, on lit ce mot : Gina. Obsédée par Béjard, M"c Dobouziez a dû consentir à servir de marraine au bâtiment. Tout à l'heure elle viendra, en personne, présider à la mise à l'eau. Dès le matin, le chantier se garnit de • curieux. Les invités munis de cartes prennent place sur les gradins de la tribune. A côté du premier rang des banquettes, des fauteuils à coussins d'Utrecht attendent les autorités, la marraine et sa famille. Les badauds de peu d'importance et les ouvriers se casent au petit bonheur à proximité du rivage et du bateau. Il fait un soleil glorieux comme celui qui brillait il y a près d'un an, lors de l'excursion à Hemixem. Tous les convives de l'autre jour, sont réunis, de nouveau, à cette occasion; et bien d'autres encore; tous les invités du bal chez les Dobouziez, tout ce qui a la prétention de donner le ton, de régir l'esprit, la mode et la politique, se retrouve, là, comme par hasard. Tous représentent ou vont venir, à l'exception de Laurent Paridael. Relégué, depuis de longs mois loin du pays, on n'a pas cru devoir lui parler de ce nouvel événement plus que des autres. Ils se prélassent, les gens qui comptent : les Saint-Fardier, les Van, les Von, les Janssens, les Verhulst, les Peeters. Le Dupoissy est radieux, et se donne de l'importance comme s'il était à la fois l'auteur, le propriétaire et le capitaine du navire. Les dames chiffonnent des toilettes charmantes, pleines d'intentions. Angèle et Clara Saint-Fardier minaudent à côté de leurs fiancés, car elles vont se marier, les sœurs blondes. Les jeunes Saint-Fardier étalent un élégant négligé bleu à boutons d'or, jouant l'uniforme des officiers de marine. Le peintre Marbol aussi est de la fête, accompagné de son ami Rombaut de Vyveloy, un grand personnage sanguin, bâti en colosse, aux longs cheveux, au masque léonin, type d'énergie et de puissance. A deux, en répondant de temps en temps aux caillettes qui les entourent et en leur adressant la parole pour ne pas être impolis, ils songent à bien autre chose qu'aux cancans et qu'aux potins et ne se lassent pas d'admirer la rade. Cependant tout est prêt. L'équipage se réunit sur le pont du navire, selon l'usage. Les matelots endimanchés et astiqués, de francs gaillards qui rappelleraient à Laurent son brave Vincent Tilbak. Un peu embarrassés de leurs membres, on dirait que cette façon de parader sur un navire encore à terre, n'est pas de leur goût. Mêlés à l'équipage, des badauds ont voulu se donner l'émotion de descendre avec le navire. Le pathelin Dupoissy voudrait bien se joindre à ceux-ci, mais ses fonctions délicates l'attachent au rivage. En attendant l'arrivée du maître, c'est lui qui se charge de recevoir le monde, de caser les dames sous la tente, et aussi, de faire l'oiïîce de commissaire et de déloger, au besoin, les profanes. Il a conscience de son importance, le radieux Dupoissy. Voyez-le conduire, près du bateau, les demoiselles Saint-Fardier et leur expliquer avec des termes techniques, le détail de la construction. Il leur la nouvelle carthage confie aussi, d'un petit air mystérieux, qu'il a préparé pour la circonstance quelques vers « bien sentis » que le rédacteur du grand journal commercial, entrepris par Dupoissy, a fini par promettre d'intercaler dans le compte rendu. Plusieurs équipes des travailleurs les plus vigoureux et les plus décoratifs du chantier attendent, à portée du navire, le moment de lui donner la liberté complète. Il ne manque plus que les autorités et les personnages de première importance. Au dehors du chantier, sur les quais, en aval du fleuve, vers la ville, des milliers de curieux refoulés des installations Fulton, où l'on s'entasse à s'étouffer, sont postés pour prendre leur part du spectacle, se piètent avec un tumulte d'attente, un brouhaha d'endimanchement. Attention! Dupoissy, un mouchoir attaché au bout de la canne a donné un signal, comme le starter aux courses. Des artilleurs improvisés, dissimulés derrière les hangars, font partir des boites. Le canon ! se dit la foule en se trémoussant dans un délicieux frisson d'attente. Les fiancés de ces demoiselles Saint-Fardier, M. Falk, un Allemand, et M. Lesly, un Anglais, plaisantent Angèle et Clara qui ont sursauté. Ils arrivent ! Ils arrivent ! Une troupe de musiciens commandés pour la circonstance entonnent la Brabançonne. Ils arrivent en effet. Descendant de voiture, voici le bourgmestre, le parrain du navire, donnant le bras à la marraine, M"c Dobouziez, éblouissante dans une toilette de gaze et de soie rose ; puis M. Béjard menant la maman Dobouziez, plus fleurie, plus feuillue et plus emplumée que jamais, surtout que Gina a renoncé à contrarier son innocente manie. Derrière, vient M. Dobouziez, conduisant la femme du constructeur. Le populaire, contenu à grand'peine par la police, aux abords de l'enclos réservé, s'émerveille naïvement devant la beauté de M"e Dobouziez, acclame le bourgmestre, et fait entendre quelques grognements au passage du Béjard, et il se trouve dans plus d'un groupe de cette cohue de bonnes gens et même sur les banquettes de la tribune, des narrateurs pour établir un rapprochement entre la cérémonie brillante qui se passe aujourd'hui, au chantier Fulton, et les atrocités qui s'y commettaient il y a vingt-cinq ans, sous la responsabilité de Béjard, le père, et avec la complicité précoce de Béjard l'armateur. Mais grognements et médisances se noient dans l'allégresse, l'impatience et l'anxiété badaude de tout ce monde. Lorsque le cortège imposant a gagné ses places, nouveau coup de canon. La musique va repartir, mais Dupoissy leur fait un signe furieux pour leur imposer silence. Et se plantant, devant la tribune, sur la berge, à quelques pas du navire, il tire de sa poche un papier à faveur rose, le déplie, tousse, s'incline, lit, de sa voix de chevreau sevré avant terme, une kyrielle d'alexandrins rances, que personne n'écoute d'ailleurs. De temps en temps, entre les conversations, on en saisit un hémistiche : « Vaisseau fds de la terre — conquérant de l'onde — sur la plage lointaine — va saluer pour nous — poindre à l'horizon des eaux... conquérant de l'onde... symbole de nos lois... » Il a fini. Quelques bravos discrets. Des « Pas mal! pas mal » proférés, à demi voix; des « ouf! » de soulagement chez la plupart des auditeurs. Enfin se prépare la phase véritablement émouvante. La musique joue l'air de Grétry « Où peut-on être mieux ». M. Fulton, le constructeur, court donner un ordre à ses ouvriers. Sous la puissance des coups de bélier et du coinçonnage destiné à le soulever, l'immense bâtiment, immobile jusqu'à présent, commence à se mouvoir insensiblement. Tous les yeux la nouvelle carthage suivent, non sans anxiété, les efforts de la robuste théorie d'ouvriers massés sous l'avant du navire, et l'étayant, de ce côté, armés de barres d'anspect afin de le faire glisser plus rapidement sur la coulisse. Tous les pieux, tous les élançons sont tombés, les dernières accores ont sauté. Cependant Béjard a conduit M"e Dobouziez près de l'amarre. Prenant une élégante hachette, au manche garni de peluche, effilée comme un rasoir, il l'offre à la marraine et l'invite à rompre d'un coup sec le dernier cable de retenue. La belle Gina, si adroite, s'y prend mal, elle attaque le chanvre, mais l'épais tressis tient bon. Elle frappe une fois, deux fois, s'impatiente, ses lèvres profèrent un petit claquement irrité. Comme toutes les poitrines halètent, on perçoit ce mutin accès de mauvaise humeur de l'enfant gâtée. Les loustics rient. — Mauvais présage ! — Pour le navire? — Et pour la marraine? disent des regardants superstitieux. Comme elle n'en finit pas, Béjard s'impatiente à son tour, reprend l'outil récalcitrant, et cette fois, d'un coup ferme et nerveux, il tranche la corde. La masse énorme crie sur ses ais, se met lentement en branle, et dévale majestueusement vers son domaine définitif. Moment pathétique. Qu'y a-t-il pourtant là pour faire battre tous ces cœurs, non seulement les simples mais encore les plus vains et les plus fermés, plus difficiles à émouvoir que l'énorme colosse même? En gagnant le fleuve, le navire auquel s'est communiqué une vie étrange, continue de crier et de rugir. Rien de majestueux comme cette rumeur prolongée dont retentissent les flancs du vaisseau. Certains chevaux hennissent ainsi, de plaisir et de fierté, au moment où l'homme met à l'épreuve leur vigueur et leur vitesse. Il n'y a pas à se défendre contre cette illusion, ce bruit ressemble bien à l'expression de la joie profonde qu'éprouve le navire en prenant possession du fleuve, dont les vagues coulaient depuis si longtemps- à ses pieds comme pour le narguer et qui le tentaient de leurs reflets caressants. A mesure qu'il va toucher à l'eau, il redouble de vitesse. Puis, brusquement, d'un trait, il franchit, comme un plongeur impatient, la distance qui le séparait encore de la nappe ondoyante et il s'enfonce avec fracas dans l'Escaut que son entrée fait tressaillir et qui semble écarter, pour le recevoir, ses masses écumantès. Alors, la rumeur du navire ayant cessé, de la foule, s'élèvent des hourrahs ! formidables et prolongés. La musique déchaîne de nouvelles et entraînantes fanfares, les salves reprennent. L'équipage de la Gina éclate à son tour en cris de jubilation, et ses passagers pour rire, convaincus de leur importance, agitent mouchoirs et chapeaux. Bientôt il se prélasse au milieu du fleuve, et vire gracieusement, avec une dignité et une aisance de triomphateur. Ce n'est plus la masse lourde, rébarbative et un peu piteuse, qu'on admirait tout à l'heure, de confiance, car un navire hors de l'eau a toujours l'air d'une épave, mais depuis qu'il est entré dans son élément, il s'est allégé et animé. Yoilà même qu'on met sa machine en mouvement, ses lourdes hélices battent l'eau, la fumée s'échappe par sa cheminée énorme. Son formidable organisme fonctionne, ses muscles de fer et d'acier s'agitent, il gronde, il respire, il souffle, il vit. Et les hourrahs partent de plus belle. Cependant, à terre, sous la tente, l'agent de M. Fulton faisait circuler des coupes de Champagne et des biscuits. Les hommes trinquaient avec bonhomie, en affectant de la rondeur et de l'expansion, à la fortune de la Gina. Tous s'empressaient autour de la belle marraine afin de lui exprimer leurs vœux pour son brillant filleul. Gina portait le verre à ses lèvres et saluait à chaque toast, avec un sourire fin et digne. Les petites Saint-Fardier buvaient en conscience; serrées de près par leurs fiancés, elles affectaient d'être chatouillées, se renversaient à faire craquer leur cane-zou, en riant comme de petites folles, blanches, grassouillettes, le menton charnu, les lèvres très rouges, les yeux pleins de science amoureuse. Béjard redoublait de prévenances et d'attentions auprès de Gina. — Vous voilà attachée à ma fortune, Mademoiselle,» disait-il, non sans intention », dans cette Gina qui m'appartient et qui fera honneur à son nom, je n'en doute pas, je me plairai à retrouver quelque chose de votre personne. D'ailleurs, les Anglais, nos maitres en commerce, on fait aux vaisseaux l'honneur de les assimiler à la femme. Pour eux tous les objets sont indifféremment du genre neutre. Les navires seuls appartiennent au beau sexe..... — Je me sens assez petite fille à côté de cette imposante matrone ! répondit Gina en riant. Et j'ai peine à croire que je l'ai tenue sur les fonds baptismaux ; c'est plutôt elle qui semble m'accorder son patronage..... Et ceci explique mon émotion de tout à l'heure..... Ah vrai, j'ai senti l'aplomb m'abandonner ; j'ai vu trouble..... M. Dobouziez, mis en veine de générosité, par le succès de sa fille, toujours soucieux de suivre l'usage et de ne pas lésiner dans les circonstances publiques, avait fait appeler le contre-maître. — Tenez, dit-il, en lui remettant cinq louis, voici les dragées du baptême! Partagez-les entre vos hommes, et qu'ils les fassent fondre à leur soif... Après avoir exécuté quelques voltes et manœuvres, pour se montrer sous tous ses avantages au monde connaisseur et élégant qui assistait à ses premiers ébats, la Gina redoubla de vitesse, et s'en fut, délibérément, vers la rade, pour réjouir d'autres spectateurs. Une place lui avait été ménagée, à quai, en attendant qu'elle complétât son outillage, son équipement et prit son premier chargement de marchandises et de passagers. 11 était convenu, entre l'armateur et le capitaine, qu'elle prendrait la mer dans huit jours. Dupoissy toujours soucieux de se distinguer, et assez mortifié du peu de succès de ses vers, s'était approché de l'eau et, posté à l'extrémité de l'appareil même d'où s'était élancé le navire, la coupe remplie, il interpella les autres personnes de la compagnie. — Attention ! Tout le monde tourna les yeux de ce côté. Le Sedanais avait sifflé verre sur verre, lorsqu'on ne s'occupait pas de lui et, désaltéré, même un peu gris, il se rappelait le mariage du Doge et de l'Adriatique et les antiques libations des païens à l'Océan pour se rendre propices Neptune et Amphitrite. — Que ces libations répandues dans le royaume des ondes assurent à la glorieuse Gina la clémence des éléments ! Il dit et se pencha un peu, chercha une attitude noble, en se tenant sur une jambe, et versa le Champagne dans le fleuve. Mais le gros homme faillit l'y suivre; si Marbol ne l'avait retenu par les basques de son habit, il faisait le plongeon. On applaudit et on pouffa. — Prenez garde, monsieur, les Dieux anciens, le vieil Escaut, ne semblent pas goûter votre parodie de leurs rites ! lui dit Marbol.... — Ah oui, je suis un profane, un étranger, n'est-ce pas ! répliqua avec dépit le pseudo marchand de laines. Il n'appartient qu'aux Anversois pur sang de ressusciter les antiques religions. — Vous ne me le faites pas dire ! ajouta Marbol, en riant. On se séparait; les invités regagnaient leurs voitures. Les ouvriers, nantis du pourboire, acclamaient, avec plus de conviction qu'à l'arrivée, les importants personnages. L'après-midi il devait y avoir grand bal au chantier pour tout le personnel ; 011 mettrait quelques tonneaux en perce. En exécutant les préparatifs de cette nouvelle partie du programme quelques-uns des compagnons fringuaient. Friands d'observation, Marbol et son ami Rombaut se promettaient de revenir. — Et vous, se hasarda de dire Marbol à Régina, n'assisterez-vous pas aux ébats de ces braves gens, à cette joie qui sera un peu votre œuvre. Elle eût une moue dégoûtée. — Fi ! répondit-elle, je n'en aurai garde. C'est bon pour des peintres de votre espèce. Vous vous entendriez parfaitement avec Laurent. — Qui ça, Laurent ? — Un cousin, très éloigné, — au propre et au figuré, car il est en ce moment, en pension à quelque cents lieues d'ici... qui accorde comme vous, de l'importance à ce monde commun... Mais il n'a pas même comme vous l'excuse de les peindre et de s'en faire de l'argent... Elle ne se rappelait Paridael, que pour établir un rapprochement désobligeant, du moins dans sa pensée, entre l'artiste et le collégien. C'était aussi la première fois qu'elle faisait allusion à la peinture de Marbol. Elle lui en voulait un peu de ce qu'il ne se fut pas assez occupé d'elle pendant eètte cérémonie et l'eut laissée tout le temps avec Béjard. — Décidément, pensait Marbol, des abîmes d'opinion et de sentiments ! nous séparent. Je ferai l'impossible pour les combler... Elle est assez intelligente et je lui crois au fond, beaucoup de droiture ; si elle m'aimait, je l'aurais vite intéressée à mon œuvre et même à des projets plus vastes... ; je m'en ferais une alliée. Si elle m'aimait ! Mais voilà, c'est précisément son amour qui me manque... C'est dommage, car malgré sa hauteur et ses dédains et sa soumission aux préjugés, je persiste à la trouver déplacée dans ce monde. Elle vaut ou vaudra mieux que ces parvenus étroits. Il doit y avoir place en elle pour de généreux mouvements et des pensées supérieures... Sa beauté et son instinct contredisent son éducation... Que ne «fi1 15s la nouvelle carthage puis-je la disputer à ces épouseurs richissimes qui rodent autour d'elle!... Mais ces « horreurs», comme elle les appelle si gentiment, ne se vendent pas encore assez... Allons ! patientons et ne perdons pas la foi ! Une année s'écoula encore. Le jeune Paridael obtint enfin de retourner quelques semaines au pays. Dobouziez lui fit passer un examen sommaire duquel il résulta que ce gamin s'ingéniait plus que jamais à mordre aux branches dont le tuteur faisait le moins de cas ou les étudiait à un point de vue tout opposé aux intentions de cet homme pratique. Ainsi, au lieu d'apprendre des langues modernes ce que doit en savoir un bon négociant, la correspondance, la tenue des livres, les formules courantes, ce gamin s'était bourré la tête de billevesées littéraires. — Je vous le demande, comme s'il existait déjà pas assez de sornettes en langue française! faisait M. Dobouziez. Pour se concilier son tuteur, Laurent eut beau lui assurer qu'il avait aussi étudié et appris le vocabulaire et le jargon commercial ; rien n'y fit : M. Dobouziez se défiait; ces deux façons de comprendre l'utilité des idiomes étaient inconciliables comme l'eau et le feu. L'accueil de M"'e Dobouziez et de Gina se ressentit de cette fâcheuse impression. « Vocation de crève-la-faim ! de rêveur ! » concluait l'usinier. Sans le bousculer, comme autrefois, Félicité lui livrait une guerre sournoise, lui suscitait des vexations lâches et hypocrites. Au demeurant, Laurent confirmait les appréhensions et les défiances qu'il inspirait, dès son enfance, à ses bienfaiteurs attitrés. 11 ne les flattait, ni au physique ni au moral. C'était devenu un grand garçon rougeaud, aux cheveux plats, l'air balourd, robuste, d'une santé canaille de manœuvre, d'une physionomie intelligente, mais trop épaisse et grossièrement dessinée. Par un cruel caprice de la nature, ce pataud cachait sous ses dehors trop matériels unecomplexion impressionnable à l'excès, un besoin intense de tendresses, une imagination exaltée, un tempéramment passionné, un cœur altéré de justice; capable de tous les dévouements, de toutes les délicatesses, mais aussi de tous les fanatismes. Son apathie apparente compliquée d'une lenteur d'élocution, et d'une insurmontable timidité masquaient cependant des sens d'une acuité presque morbide, des nerfs vibrants et sensibles à l'excès. De là une tendance à ressentir trop vivement le bien et le mal. Sous sa torpeur couvaient de la nouvelle cartiiage véritales laves, des amoncellements de nostalgies et de désirs, des expansions refrénées, une exubérance condensée. Dès sa plus tendre enfance, Laurent présentait dans ses dehors quelque chose de différent, d'en dehors du commun qui avait inquiété ses parents pour son avenir, pour les épreuves que lui réservait le monde, tout en leur rendant plus cher encore, ce petit être à la fois disgracié et élu. Mais en dehors de ces bien-aimés perspicaces à qui la proximité du sang et de la chair révélait les mérites du sujet, peu d'êtres devaient l'apprécier. 11 n'y avait pas à dire, le gamin déconcertait l'observateur peu tenace, rebutait les sympathies superficielles et de premier mouvement; les atomes crochus n'avaient point de prise sur celte cuirasse d'enfant, précoce et voyant. Alors qu'il débordait de sentiments et de pensées, ou bien une pudeur l'empêchait de les exprimer, ou bien, voulut-il les traduire, ce qu'il disait prenait un air grimaçant, farouche, outré, et paraissait toujours dépasser le but. Il devait être fatalement incompris; les meilleurs et les plus pénétrants se méprirent sur son compte. En pension, il n'eut que de rares camarades : on l'eut pris pour souffre-douleurs si ses poings n'en eussent imposé aux petits tortion- naires, inventeurs (le brimades. Le moindre mécompte lui paraissait inique, il voyait une félonie dans le plus léger manquement. La mort prématurée des siens contribua à aigrir son caractère. 11 eut fallu des mains douces et caressantes pour tailler ce diamant. On ne voulut en voir que la gangue. Il devint taciturne, se replia, se renferma en lui-même; refoula ses sentiments; ruminant ses pensées 'de tendresse, cachant ses aspirations, se faisant de son cœur un sanctuaire inviolable, mais tellement fermé et surchauffé, que ses sentiments suffoquaient faute d'air et d'espace. . Son inertie apparente devenait celle d'une bouteille de Leydc chargée d'électricité à en éclater. Souffrant, toujours tendu, congestionné, pléthorique, il arriverait à ce degré de torture où la moindre secousse déterminerait une explosion; ses instincts se débrideraient d'un seul coup, il se débonderait, s'assouvirait sans mesure, il se perdrait à tout jamais, mais en s'étant vengé de la vie. Susceptible de dévouements et d'héroïsmes, comme il ne s'en rencontre plus, mais capable aussi de vices et de crimes. Martyr ou assassin? Les deux, peut-être? Il revit Gina. Il lui trouva les traits un peu fatigués, trop de fébrilité; elle était superbe 162 la nouvelle carthage cependant, plus attirante que jamais. L'absence avait décuplé l'affection fervente, l'amour idolâtre mais caché qu'il lui portait. Elle le traita avec moins de morgue mais tout autant d'indifférence et de supériorité qu'aux anciens jours. À l'un de ces dîners de demi apparat, fréquents à présent, le jeune Paridael fit la connaissance de Marbol et de Béjard. Pure formalité. Ne pouvant envoyer le gêneur dîner à l'office on le présentait aux convives, il reconnut dans Béjard, l'homme du paquebot d'Hemixem, la mine en pain d'épice, le regard ennemi. Celui-ci fit un « Charmé! » à peine congru et s'empressa de lui tourner le dos. L'autre fut plus civil, et Laurent frappé par sa prestance, son air loyal et franc, le timbre chaud de sa voix, en oublia le Béjard. Il remarqua, non sans plaisir, l'attention que Gina, placée entre l'armateur et le peintre, accordait à ce dernier. Quoique Marbol ne parlât que de sujets à portée de ses hôtes, il donnait à sa parole un tour spécial et moins terre à terre que les coq-à-l'âne galants des autres. Comparant les prévenances de Béjard et de Marbol auprès de la jeune fille, l'orphelin timide aurait voulu se trouver dans la peau du peintre. Quel était ce charmeur? En famille on s'exprima sur son compte, devant Laurent, avec une complaisance mêlée de réserves ; un charmant garçon, gagnant quelque argent, prisé, hors frontières, comme artiste, par des originaux, recherché, au pays, malgré ses cauchemars réalistes, en raison de ses talents d'amuseur. Un joli familier ne tirant pas à conséquence. Marbol adressa quelquefois la parole à ce gamin dont lacontenance contrainte l'intriguait; il parvint à lui arracher quelques phrases ; elles l'intéressèrent, et il ne jugea pas ce gars taciturne aussi insignifiant que ses tuteurs le disaient. C'était le premier habitué de la maison qui eût honoré le jeune Paridael d'une sorte de déférence. Gina plaisanta le peintre, à ce propos, et lui rappela sa prédiction lors du lan-cementdu navire à Hoboken. Loin de sedéfendre de son intérêt pour le gamin, Marbol rendit hommage à la pénétration de Gina. D'abord piquée, comme si on lui eut fait la leçon, la jeune fille, poussa la condescendance jusqu'à s'entretenir plus fréquemment avec son cousin. Et elle en arriva à échanger, avec lui, des réflexions au sujet des personnages qui fréquentaient chez ses parents. Il était surtout question de Marbol. Comme Laurent le vantait volontiers, elle s'amusait à le contredire; chatouillée, au fond, d'entendre ces éloges. Elle le traitait en confident de tragédie, rien de plus ; et pourtant, il se réjouissait de donner la réplique à sa petite fée. Quelque temps Laurent fut dupe de ce manège; trop enchanté de ces égards pour raisonner l'insistance mise par M"e Dobouziez à parler du peintre. 11 ne vit clair dans ce jeu que l'hiver d'après, lorsqu'une épidémie provoqua le licenciement de la pension et le renvoi forcé des élèves dans leurs familles. Il assista à quelques réceptions chez ses tuteurs. Gina semblait s'aigrir; sa pétulance était un peu forcée.Clara et Angèle Saint-Fardier, d'un an ses cadettes, et moins riches, pouvait-on croire, venaient de se marier. Elles jouaient à la « Madame » à la femme, maîtresse de ses allées et venues, avec une désinvolture qui excitait l'envie de Mlle Dobouziez. Devenues M'"" Falk et Lesly, toutes deux importunaient leur cousine de visites et lui racontaient non sans vantardise les nouveautés charmantes de la vie conjugale. A la vérité, fringantes, brûlées par une rage d'émancipation, elles s'étaient jetées à la tête du premier épouseur venu. Falk, un cadet de grands négociants hambourgeois, venu comme volontaire à Anvers, s'était établi pour son compte, comme commissionnaire-expéditeur. Lesly élail l'agent d'une ligne de transport avec les États-Unis. Le mariage de Gina ne s'arrêtait pas aussi facilement que M. Dobouziez avait pu le supposer. Des défiances, des craintes de trop grandes exigences, la peur de son goût du faste, ce qu'elle avait de tranchant et de volontaire dans le tempérament, mille obstacles surgissaient contre l'établissement de l'héritière, toute millionnaire et ravissante qu'elle fût. On trouvait même ses exigences disproportionnées avec ce qu'on lui attribuait de dot et d'« espérances », et la gâterie dans laquelle elle avait été élevée contribua à intimider les prétendants. Ceux-ci, hommes de calcul avant d'être hommes de sentiment, se laissaient au besoin guider par leurs parents. Puis, elle en avait tant découragé : coureurs de dot, viveurs décavés, jeunes intrigants; ou bien ses parents s'étaient chargés de les éconduire. Les admirateurs et adulateurs ne manquaient pas. Elle entretenait une nuée de courtisans autour de sa personne; c'était un assaut perpétuel de llirtage et de galanterie. Avec son caractère allier, au fond, la jeune fille était assez mortifiée ; elle n'en laissait rien paraître; elle feignait même de prendre son attente en plaisantant : — Bah ! je coifferai Sainte Catherine... D'ailleurs, je perdrais au change; quel mari aurait pour moi la bonté de papa ? A mesure que ses qualités mondaines s'exaspéraient, s'apercevaient ses défauts de femme de foyer. Elle paraissait tenir beaucoup à Marbol. Pour rien au monde elle n'eût voulu l'encourager ; mais elle rageait de sa réserve. Souvent Laurent assistait à ses conversations avec Marbol et Béjard. Il se renfrognait devant celui-ci et le considérait d'un air torve, lorsqu'il faisait l'aimable avec Gina. L'armateur, de son côté, le tournait en ridicule ou parodiait sa mauvaise humeur, et l'agaçait comme un chien hargneux. — Ma parole ! Il n'a pas l'air rassurant, notre jeune maroufle. Voyez donc ces yeux d'assassin... — Assassin ! C'est beaucoup dire ! corrigeait Gina. Comme elle se rappela souvent les plaisanteries de Béjard sur les regards médusants de Paridael ! Laurent en tenait de plus en plus pour Marbol. Il avait appris à le connaître par quelques œuvres caractéristiques, qu'il était allé admirer en cachette. Maintes fois, pendant un bal auquel le collé- gien assistait en spectateur oublié, il allait retrouver dans l'orangerie, au fond de l'enfdade, loin du brouhaha, le peintre et le musicien. Il leur inspirait confiance et ils s'ouvraient devant lui sur leurs convictions et leurs desseins. Marbol s'annonçant comme unhomme d'action, Paridael admirait chez cet être bien doué, aux facultés harmonieuses et équilibrées, la netteté, l'assurance, la volonté, l'esprit de suite, la foi qui procurent le prestige. 11 épousa avec ardeur les idées généreuses de ces artistes. Avec eux, de son côté, il lui arrivait de se déboutonner. Ils ne se moquaient pas de lui. Et pourtant l'étudiant n'était pas certain d'être compris, même par ces caractères élus. Pour ceux-là mêmes il avait des côtés inédits, mal révélés, énigmatiques et un peu déconcertants. Et rien qu'à cette idée, Laurent, au lieu de réagir et de surmonter sa gaucherie et son empâtement, perdait de ses moyens. Puis, par degrés, un sentiment de cruelle et bizarre jalousie s'emparait de lui. Certains jours, la façon dont la jeune fille regardait le peintre lui faisait un mal atroce. Un mot inofïensif de Marbol prononcé devant elle le blessait. Il avait des moments d'humeur visibles. Il quittait la compagnie, tournait le dos au peintre, le boudait durant des jours ; h se montrait plus farouche encore avec lui qu'avec les autres. Il recherchait alors, comme autrefois, l'isolement dans sa mansarde. — Qu'a donc encore une fois notre petit sauvage? demandait à son tour Marbol. Mais lui, se rapprochait du petit, le grondait doucement, et avec tant de vraie bonté et de sympathie que l'enfant finissait par se rappri-voiser. — C'est fini, ce n'est rien, un peu d'humeur... Voilà tout. A la vérité, ce qu'il avait il ne le disait jamais, il aimait Gina de toutes les forces de son âme, et il se sentait de plus en plus loin d'elle. Depuis la puberté, son culte idéal pour la jeune fille s'était exaspéré de postulations charnelles. Ce sauvageon annonçait un tempérament exigeant; l'âge ingrat l'avait rendu plus fantasque et plus impressionnable que jamais. A la pension, au printemps, alors qu'il courait sur ses quinze ans, il était arrivé à ce gros garçon de défaillir comme une fillette, trop remué et travaillé par les effluves et les émanations île la nature. Les caresses du renouveau le lutinaient comme l'haleine et l'odeur d'une amoureuse invisible. Il ouvrait les bras et aurait voulu baiser la création entière, étrein-dre dans un violent mouvement de possession, l'air parfumé et flou, les grands arbres qui le frôlaient de leurs branches, s'absorber tout entier dans ces éléments en fermentation. Il ne savait pas ce qui se passait en lui. Il appelait « Gina » ! comme il aurait appelé « Maman ». Quelle mélancolie nouvelle, quelle angoisse inconnue, quelle anxiété, quel nouveau besoin venaient le tracasser? Et un jour, qu'il avait tiré quelques notes d'un alto, le timbre si particulier, à la fois grave et doux de cet instrument fit vibrer en lui d'invisibles cordes et lui suggéra une voix de femme. Celte impression ressentie au son de l'alto, il la retrouvait maintenant en écoutant la voix mordante de la cousine. Il aurait pu rester des heures entières à la contempler et à l'entendre. Il ne bougeait pas de son coin, feignait de lire; s'effaçait de son mieux pour ne pas attirer l'attention des causeurs, de peur de se faire renvoyer. L'idée que Gina n'aimait personne le consolait. Il en arrivait presqu'à se réjouir à présent des défauts et des obstacles qui contrariaient le mariage. Par moments, l'étrange enfant l'eut voulue plus agressive, plus taquine encore, même avec Marbol... Gina ne s'en faisait pas faute, cependant. Elle enchérissait de cruauté, tour- ,j i ! i | jjf I mentait son entourage avec une sorte de candeur; à tel point que, malgré sa perspicacité, l'ombrageux Paridael ne devinait pas les sentiments de la jeune fille. Elle semblait ne pas faire de différence capitale entre Marbol et Béjard. Mais il était ombrageux; et il suffisait d'un mot plus tendre, d'une intonation adoucie de Gina pour le tourmenter. — Et pourquoi n'épouseriez-vous pas M. Marbol, ma cousine? osa lui dire un jour à brûle-pourpoint, le jeune homme. Elle éclata de rire et le regarda dans le blanc des yeux comme pour y lire s'il parlait sérieusement : — Mais paysan, tu es fou ! Parce que des filles comme moi, n'épousent pas des peintres comme lui ! fit-elle avec un accent de vérité auquel Laurent se laissa prendre, et qui le rassura et le froissa à la fois. D'abord, mes parents ne m'accorderaient jamais leur consentement. M. Marbol est très bien, à table, au bal, beau causeur, cavalier accompli, mais... cela n'em- " :he que je ne me vois pas en Mme Mar- Une autre fois, Laurent surprit un bout de conversation de Willem et de Bombaut : — Me marier, moi ! Demander la main de M"e Dobouziez? Tu plaisantes, mon cher... Cette femme est trop riche pour moi... Qui diable, t'a mis cela dans la tête? A te dire vrai, je l'aime, et me suis habitué à la voir... Si elle m'avait encouragé le moins du monde, ou si ses parents m'y avaient poussé, peut-être aurais-je fait ma demande... Mais je le sens, nous ne sommes pas créés l'un pour l'autre. A peine mariés, elle se repentirait de son sacrifice... Et je ne veux pas m'exposer à cette humiliation... Mais tu m'ouvres les yeux? Ainsi on parle déjà de mon assiduité... Il est temps que je cesse de la compromettre... Laurent fut à la fois atterré et ravi en apprenant du même coup l'amour et le renoncement du peintre. 11 lui en voulut et il faillit lui sauter au cou... Depuis ce jour, le peintre fréquenta moins assidûment la maison, et après un mois de ces visites de plus en plus espacées, il les cessa complètement. Laurent respira plus librement mais, par moments, il regrettait les visites du peintre. Il n'était pas à bout d'angoisses. Il arriva, en effet, cette chose bizarre que Gina, l'intraitable et maligne Gina, qui avait fait si bon marché de Marbol, parut très affectée de ne plus le voir. Son marasme et son humeur devinrent tels que la lumière se fit enfin en l'esprit de Laurent. Quoi, l'impassible fée avait donc été touchée à son tour, son cœur avait battu! Il la vit triste; souffrit de son chagrin ; s'approcha d'elle comme un chien fidèle et empressé. Elle ne lui fit aucune confidence. Le nom de Marbol ne fut même jamais prononcé entre eux. Par moments Laurent éprouvait des remords de sa jubilation. Il était heureux que Marbol ne fût plus là! Il se réjouissait de la fierté du peintre, de la vanité et des préjugés de Gina, de leur aveuglement à tous les deux! Maintes fois,cependant, en la voyant si triste, si affaissée, pâlie, 11e prenant goût à rien, il fut sur le point de s'approcher d'elle et de s'écrier : « Malheureuse folle, cesse de te faire violence, ranime-toi, obéis à ton cœur. 11 t'aime je le sais. Tu l'aimes, je lésais aussi... Quoi que tu en dises, vous êtes créés l'un pour l'autre. » Ou bien, il se proposait d'écrire à Marbol et de lui signaler le changement alarmant survenu dans la superbe jeune fille, et de l'engager à revenir, à risquer sa demande, à brûler ses vaisseaux... Mais il ne pouvait se résigner à tant d'abnégation! Le pauvre garçon, malgré toute son amitié pour Willem, malgré tout le bien qu'il lui voulait, ne se résignerait jamais à le rapprocher de Gina... On conçoit ce que cette lutte entre sentiments contraires mais tout passionnés et aimants, avait de cruel, d'obsédant dans une âme ultra-sensible comme celle de Laurent. Il se tenait à quatre pour ne pas parler. M. Dobouziez n'avait pas lu, non plus, dans le cœur de sa tille. Il ne savait à quoi attribuer ce malaise subit, cette dépression étrange. Marbol prétextant des commandes venait de partir pour l'Italie et avait envoyé de Rome deux ou trois lettres d'excuses et de convenances pour empêcher que l'on ne commentât son éclipse. Béjard continuait de sévir, mais on le savait en relations d'affaires de plus en plus suivies avec M. Dobouziez. Mmes Falk et Lesby, sous prétexte de remonter le moral à la jeune fille, ['énervaient et piquaient cruellement son amour-propre. Mais s'il n'y avait eu que ces piqûres ! L'état de M"0 Dobouziez s'aggravait au point de donner des inquiétudes sérieuses. On avait consulté les médecins. Ceux-ci recommandèrent le mariage. A présent, malgré sa fierté, M. Dobouziez se fût même résigné à une mésalliance. Il y allait de la vie de l'enfant adorée. Et il n'avait fallu qu'un mois pour traduire ce bouleversement... Laurent souffrait mille tortures ; mais persistait dans son cruel silence. Il restait des heures à présent, auprès de la jeune fille. Il lui faisait la lecture. Elle le traitait comme un garde-malade, avec une sorte de douceur. Elle se laissa prendre plusieurs fois la main. Une fois, l'infortuné et cruel enfant n'y tint plus, se pencha sur elle, pressa celte main, la couvrit de baisers et de larmes... Elle le gronda et fit même un effort pour le railler. — La croyait-il si malade que cela? L'aveu lui venait aux lèvres. Elle le regarda avec une sorte de pitié mais, toujours, un peu dédaigneuse et vaguement scandalisée. Que lui voulaient donc ces yeux extraordinaires? Ses yeux d'assassin la déconcertaient moins. En cette minute, plusieurs intentions se disputèrent l'esprit du jeune homme. Il eut envie de lui avouer son amour; puis il se ravisa, et fut sur le point de parler de Marbol. Félicité entra au plus fort de ce dilemme. Elle vit le visage bouleversé de Laurent; étendue sur une chaise longue, Gina lui semblait plus pâle, plus agitée. — De mieux en mieux! dit le factotum. IN'avez-vous pas honte de faire ainsi l'enfant, Monsieur Laurent? Voyez dans quel état vos grimaces mettent Mademoiselle ! Laurent se releva et sortit de la chambre en courant, comme un fou. Cependant l'épidémie ayant cessé, le directeur du pensionnat en informa les élèves. Laurent avait espéré, en vain, pouvoir demeurer auprès de Gina. Félicité raconta à M"ie Lydie les extravagances de ce garde-malade dont l'air funèbre et la désolation intempestive étaient faits pour impressionner Mademoiselle et aggraver son état. M. Dobouziez le lit embarquer immédiatement. Arrivé en pension, il écrivait lettres sur lettres pour avoir des nouvelles de Régina. Jamais il ne s'en était affolé à ce point ! Mais farouche, implacable, il la préférait morte que de la savoir à Marbol. On lui répondit par quelques phrases vagues et sur un ton ennuyé, comme si les douleurs de la famille ne le regardaient pas! Enfin, son fond de générosité, sa grandeur d'âme l'emporta, il dominait ce que sa passion avait d'égoïste et de charnel pour donner à Gina la plus grande preuve d'amour : il lui écrivait ce qu'il savait des sentiments de Marbol; il envoyait aussi au peintre avis de la maladie de Gina et, pour le rappeler à Anvers, il lui en disait la cause... Mais sa révélation serait venue trop tard : il reçut, sans préparation, sans avertissement, la lettre de faire part du mariage de M. Béjard et de M"'' Régina Dobouziez. la nouvelle carthage Son premier mouvement fut d'un désespéré! Il faillit aller se jeter dans l'étang. Puis une considération subtile, un sentiment bizarre le consola; il en vint presque à s'habituer à l'idée de l'union de Gina avec cet odieux personnage. Si elle avait épousé Marbol il lui sembla qu'il l'eut perdue plus complètement. Elle ne devait, elle ne pouvait aimer cet armateur. Le grand enfant se disait aussi que le Béjard serait toujours séparé de Gina; avec Marbol ! le rapprochement eut été complet. Mais ces considérations ne trompaient sa douleur que momentanément. C'était bien fini. De toute façon elle était perdue pour lui. De nouveau quelque chose se brisait dans sa vie..... Plus tard, ce qui rapprocha Paridael de Marbol fut précisément cette ancienne rivalité, dont le peintre était loin de se douter. Marbol pardonna même à Laurent ce silence qui l'avait jetée, par dépit, dans les bras du louche parvenu. Ils prenaient un âpre plaisir à s'entretenir d'elle. Marbol se reprocherait toute sa vie sa fierté, ses scrupules. N'importe, il avait agi comme un galant homme; tandis que Gina n'avait écouté que les préjugés, puis le dépit. Marbol goûtait aussi quelque douceur mélancolique à se dire qu'elle l'avait aimé ! Cette consolation manquait à Laurent. Et, connaissant sa cousine, il savait que ce cœur était de ceux qui ne battent qu'une fois dans leur vie! DEUXIÈME PARTIE 1 Gina mariée, Laurent acheva de se dégoûter des études spéciales poursuivies, contre sa vocation, dans une école polytechnique, mais avec le vague désir, en se prêtant aux projets de son tuteur, de mériter l'estime de M11''Dobouziez. A quoi bon étudier et parvenir, à présent? Il suffit d'une punition injuste pour l'inciter à un coup de tête. 11 s'enfuit de la capitale et tomba, comme une bombe, à la fabrique. Contre son attente. M. Dobouziez lui épargna de longs reproches. Il le mit simplement à la porte. — Voilà cent francs! lui dit-il. Tous les premiers du mois vous pourrez en venir chercher autant, à la caisse... Cette somme représente le revenu du modique capital que vous laissa votre père... Tirez-vous d'affaire, à présent!... Bonne chance... Ah! une recommandation encore. Vos tantes m'ont chargé de vous dire qu'elles ne vous recevront sous aucun prétexte. Après cette inqualifiable escapade... vous n'avez plus à compter sur l'indulgence de ces trop bonnes personnes. Comme nous, elles se désintéressent de votre sort... Au revoir... Je ne vous retiens plus... Quoiqu'il n'y eut jamais eu la moindre entente et l'ombre de sympathie entre eux, en ce moment décisif, Laurent eut envie de prendre la main à son tuteur, de remercier cet homme mathématique et inflexible. Il aurait voulu se séparer sur une bonne parole. Des avances comme celles-ci vinrent aux lèvres de Laurent : « Je sais que dans ce conflit il n'y a pas plus de votre faute que de la mienne; mais bien de celle de la nature qui nous a faits trop différents, de la société qui nous sépare, des événements qui ne nous ont rapprochés que pour accuser nos incompatibilités... » Mais l'aspect digne de M. Dobouziez le glaçait. Le son de sa voix, l'expression de son regard lui refoulaient les paroles dans la gorge et prévenaient tout essai de conciliation. La physionomie immuable du tuteur disait : « Je suis en paix avec ma conscience ; j'ai fait mon devoir et ne demande d'approbation ou de re-merciments de personne. » Laurent s'arrêta sur le seuil delà porte; au moment de le franchir, il se retourna. Déjà M. Dobouziez s'était rassis devant son bureau-ministre, et il allait poursuivre le travail interrompu par celte visite, comme si rien de grave ne s'était passé, comme s'il venait simplement de régler son compte à un commis ou de congédier un ouvrier fautif. Cette attitude froissa Laurent. « Eh bien, soit, se dit-il, autant nous séparer comme cela. » Et il sortit. Dans la rue ses sensations tournèrent brusquement à la joie. ÏN'était-il pas libre, émancipé, son propre maître? Plus de collège, plus de tutelle. « Dire qu'ils croient me punir en renonçant à s'occuper de moi ! » se répétait le jeune exalté. Et autant il était inquiet et mal à l'aise depuis sa fugue, avant de paraître devant son maître légal, autant, cette crise dénouée, il respirait librement. En quittant Bruxelles Laurent se préparait à un orage; il s'attendait à des éclats, à une ré- pression violente. Combien de fois, après l'aventure du Robinson Suisse, M. Dobouziez l'avait menacé de la maison de correction! Or, Laurent était encore mineur, et rien n'empêchait l'usinier, s'il eut voulu mater le rebelle, de l'enfermer jusqu'à sa majorité. Arrivé à Anvers, durant le trajet de la gare â la fabrique, à mesure qu'il se rapprochait de son justicier, les inquiétudes de Laurent croissaient. Le fossé vint de nouveau à sa rencontre, et, à ces effluves familiers, le jeune homme revit les vacances écoulées, la mansarde, la « coulerie, » le paysage de la banlieue; si le passé lui évoquait la cousine Lydie, l'odieuse Félicité, il lui disait aussi les bonnes larmes de soulagement, les chères contemplations, les lectures passionnantes, les braves travailleurs, Vincent Tilbak, et surtout cette Régina adorée, partie pour devenir la femme de Béjard. Et l'idée du mariage de Gina le désolait au point que l'accueil courroucé de M. Dobouziez devenait une considération secondaire et qu'il se rendit au devant des foudres avec quelque chose du fatalisme des musulmans. Repassant, à présent, devant le fossé, en tournant le dos à la fabrique, l'amertune de Laurent était presque dissipée et il se résignait à la vie; que dis-je, il la voyait en rose. Quel charme l'implacable usine offrirait-elle sans la présence de Gina? Aussi, imposait-il silence au fossé bavard et dolent : « Tu as beau parler eau graisseuse, eau putride. C'est le passé qui croupit au fond de ta vase huileuse, c'est mon cadavre, c'est machrysalide quetudétiens ! C'est fini, et bien fini ! » Et, portant haut la tête, bombant la poitrine, il s'engageait dans la ville, d'une allure de conquérant. Oui, c'était bien dix ans de sa vie que cette rupture radicale effaçait. Laurent retrouvait son cœur d'enfant tel que l'avait façonné son père. Le reste n'était qu'un rêve agité, avec des alternatives de joie et de tristesse, de douces et poignantes voluptés. Il lui fallait maintenant aviser au plus pressé, choisir un logement. Dans ses dispositions d'esprit, le quartier pittoresque où il était né, au cœur de la cité, le requérait avant tous les autres. Il retint un appartement au second étage d'une de ces pittoresques maisons à pignons, du Marché-au-Lait, rue étroite et passante, encombrée du matin au soir de véhicules de toutes sortes, camions et fardiers allant aux Ports ou revenant des Bassins; charrettes et banncttes de maraîchers. Des fenêtres prenaient vue, par-dessus les maisons peu hautes, d'en face, sur lçs jardins du pléban de la cathédrale. Les gothiques arceaux dépassaient la futaie, et des masures ado-rablement décrépites, s'adossaient aux contreforts du temple et bordaient le domaine des fabriciens. Paridael, heureux de prendre possession de son liome, d'un appartement qui fût bien à lui, avait ouvert la fenêtre et prenait plaisir au mouvement de fourmilière à ses pieds, aux aboiements des gros chiens attelés aux charrettes des laitiers campinois, au claquement du fouet des charretiers des « Nations », au brouhaha montant de cette cohue affairée. Quelques corneilles voletaient en croassant autour du faite de l'église. Et le carillon, le cher carillon, l'âme mélodieuse de la haute tour, sè mit à tin-tinabuler dans sa cage ouvrée. C'est à Notre-Dame qu'on avait tenu Laurent sur les fonts, et ce carillon, — son carillon à lui plutôt qu'aux autres Anversois, puisqu'il appartenait à l'église paroissiale, — l'avait bercé durant ses premières années, quand il jouait aux osselets ou à la marelle, devant la porte, avec les polissons du voisinage. Le hasard voulut que les cloches fissent entendre la vieille ballade flamande : Au bord d'un ruisseau rapide. Se lamentait une pâle jeune fille.... que Siska chantait autrefois. Et Laurent résolut d'aller retrouver sur le champ cette féale amie. Une nouvelle commotion l'attendait au Port, en face du grand fleuve. Il déboucha Place du Bourg, à l'endroit où le quai s'élargit et pousse une pointe dans la rade. De l'extrémité de ce terre-plein, la vue était magnifique. En aval et en amont, l'Escaut déroulait avec une quiétude majestueuse ses superbes masses de flots. On le voyait dessiner une courbe vers le Nord, fuir, se contourner, poursuivre, se retourner de nouveau, comme s'il voulait rebrousser chemin, pour saluer encore la métropole souveraine, la perle des cités rencontrées depuis sa source, et comme s'il s'en éloignait à regret. A l'horizon, allant vers la mer, fuyaient des voiles, des cheminées de steamers déployaient sur le gris laiteux et perlé du ciel, de longues banderolles moutonnantes, pareilles à des exilés qui agitent leurs mouchoirs, en signed'adieu, aussi longtemps qu'ils sont en vue des rives aimées. Des mouettes éparpillaient des vols d'ailes blanches sur la nappe verdâtre et blonde, aux dégradations si douces et si subtiles qu'elles désoleront éternellement les marinistes. Le soleil se couchait lentement; lui aussi ne se décidait pas à s'éloigner de ces rives. Ses rougeurs d'incendie, sabrées de larges bandes d'or, mettaient à la crête des vagues comme de lumineuses gouttelettes de sang. C'était à perte de vue, le long des pilotis, des quais plantés d'arbres, puis des digues herbeuses du Polder, un papillotement, un scintillement de pierreries animées. Des barques de pêcheurs regagnant les canaux de refuge et les bassins de batelage, de flegmatiques chalands se laissaient pousser à vau-l'eau, si lentement qu'ils en paraissaient immobiles et comme pâmés aux caresses titillantes de cette eau pleine de flamme, chargée de fluide comme une fourrure de félin. Les voiles blanches devenaient roses. Les contours des bateaux, le ventre et les flancs des carènes étaient très arrêtés à cette heure. Et par instants, sur la toile des chaloupes, se détachaient noires, agrandies, prenant on ne sait quelle autorité fatidique, quelle valeur supraterrestre, de nobles silhouettes de marins, tirant sur une amarre ou transplantant un mât. A droite, aux confins de la zone des habitations, s'enfonçaient profondément vers l'intérieur, comme à la suite d'une victoire du fleuve sur la terre, d'immenses carrés d'eau qui étaient des bassins, puis encore des bassins d'où s'élançaient en cépées compactes des milliers de mats compliqués, aux gréements croisés de vergues. Et dans cette forêt de mâts, musoirs, passerelles, sas, écluses, cales sèches, ménageaient des clairières, des échappées sur l'horizon. En certain point des bassins, l'encombrement était tel que, vus de loin, mâtures et cordages des navires accostés semblaient s'enchevêtrer, se croiser, et évoquaient des filets aux mailles si serrées, qu'ils en offusquaient le rideau d'éther opalin, où piquaient quelque étoile hâtive, et faisaient rêver de toiles tissées par des mygales fabuleuses, où les fanaux multicolores et les constellations d'argent viendraient se prendre comme des lucioles et des phalènes. Prête à se reposer, la ruche commerçante se hâtait, redoublait d'activité, désireuse de finir sa tâche quotidienne. A des recrudescences de vacarme succédaient de subites accalmies. Les pics des calfats cessaient de battre les coques avariées, les chai nés des grues des cabestans interrompaient leurs grincements, un vapeur en train de geindre et de renâcler se taisait, les cris d'attaque, les mélopées rythmiques des débardeurs et des marins, attelés à des manœuvres collectives, tarissaient subitement. Et ces alternatives de silence et de tumulte s'étendant simultanément sur tous les points de la ville laborieuse, donnaient l'idée du soupir d'ahan, dans lequel se soulèverait et s'abaisserait une poitrine de titan. Dans l'infini brouhaha, Laurent discernait des appellations gutturales, rauques ou stridentes, aussi fignolées que les mélancoliques sonneries de la caserne, tristes comme la force qui se plaint. Et après chaque phrase du chœur humain retentissait un bruit plus matériel : des ballots s'éboulaient à fond de cale, des poutrelles de fer tombaient et rebondissaient sur le dallage des quais. Et en reportant ses regards du fleuve sur la rive, Laurent aperçut une équipe de travailleurs réunissant leurs forces, pour émouvoir quelque arbre géant, de la famille des cèdres et des baobabs, expédié de l'Amérique. Leur façon de faire la chaîne, de se grouper, de se buter à ce bloc inerte, de jouer des épaules, des reins, de la croupe, auraient fait pâlir et paraître mièvres les bas-reliefs des temps héroïques. Le peintre Marbol manquait à ce spectacle. Mais une odeur véhémente et compliquée, où se fondaient sueur, épices, peau de bête, goudron, varech, cafés, herbages, fruits, et qu'exaspérait la chaleur, montait à la tête du contemplatif, comme un bouquet supérieur, l'encens agréable au dieu du commerce. Ce parfum taquinant ses narines sensibilisait ses autres sens. Le carillon se remit à chanter. Planant au-dessus de l'eau, il parut à Laurent plus doux, plus tendre encore, lubrifié par une mystérieuse onction. Les mouettes viraient, leur essor oblique prenait l'air en écharpe. Elles s'approchaient, s'éloignaient, revenaient encore, se livraient à une chorégraphie réglée par les rites élémentaires; tour à tour attirées par l'eau, la terre et le ciel, jusqu'au moment où ces trois maîtres de l'espace s'embrasaient dans un même bain d'humide et grasse lumière vespérale... A ce dernier prestige, Laurent se détourna, ébloui, perdant pied, attiré vers l'abîme. 11 regarda de nouveau l'équipe du baobab ; puis avisa, plus rapproché de lui, un lourd camion attelé d'un cheval énorme, et le voiturier, attendant, à côté, que l'on chargeât son véhicule. Et sur la planche, entre le char et le navire, le va-et-vient des plastiques débardeurs encapuchonnés, ployant le cou, mais non le torse, sous le faix, les jarrets musclés fléehis-santtrès peu à chaque pas; asseyant d'une main la charge sur les omoplates, l'autre poing à la hanche. Des dieux ! Une pyramide de ballots s'éleva graduellement sur le fardier. Le croc hideux de la grue \ hydraulique ne cessait de fouiller et de mordre les flancs du transatlantique et d'en retirer des monceaux de marchandises. Non loin de là, opération contraire, au lieu de vider le ventre du transatlantique, on le gavait sans relâche; du charbon tombait dans ses soutes, des sacs et des caisses s'engouffraient dans les profondeurs insatiables de sa cale. Et ses pourvoyeurs suaient à grosses gouttes sans parvenir encore à apaiser sa fringale. Ces manœuvres de force accomplies par une élite d'hommes-suggéraient à l'observateur la grandeur et l'omnipotence de sa ville natale. Mais elles ne laissaient pas de l'effrayer, de l'intimider. En ce moment où, enthousiaste, vierge de projets, il demandait de l'intimité, des avances, des effusions aux pierres mêmes de la cité, cet accueil au bord de la rade le froissait par son trop grand éclat. « Serai-je encore une fois repoussé et tenu à distance? » se demandait l'orphelin. Et voilà que, dans son appareil glorieux, Anvers lui incarna, à son tour, une non moins hautaine et triomphale créature. Se rendant un soir au théâtre, en grand apparat, il revit sa cousine Gina, tellement éblouissante qu'une impulsion inéluctable le précipita vers elle comme un violent, mais la radieuse jeune fille prévint ce mouvement d'adoration. Elle se rajusta, écarta, d'un geste distant, le candide idolâtre comme une poussière malpropre, et de sa voix désespérément égale, sans joie, sans même cette lueur de satisfaction que tout hommage, partît-il d'un bas-fond, appelle sur le visage de la femme, elle lui dit : « Mais, laisse-donc, gros bénêt, tu vas chiffonner mes volants! » Oui, sa ville trop belle, trop riche, ce berceau trop vaste pour son nourrisson en imposa ce soir à Laurent, comme une autre Gina. « Ya-t-elle aussi m'écarter, comme un rebut, un indigne ? » se demandait-il avec angoisse. Mais comme si l'adorable ville, moins dure, moins cruelle que l'autre, eût lu la détresse du déclassé et tenu à ce que rien ne gâtât l'ivresse de son émancipation ; avant que son cœur se fût serré complètement, le ciel enflammé amortissait son éclat trop acerbe et, du même coup, l'eau dans laquelle on semblait avoir fondu des rubis retrouvait son apparence normale. L'atmosphère crépusculaire redevint fluide et tendre; les flots s'ouatèrent d'une brume légère, à l'horizon il n'y eut plus que des rappels roses de l'embrasement furieux qui avait effarouché Paridael. Ce fut une véritable détente. La ville lui serait donc meilleure, plus pitoyable ! Même les mouvements des débardeurs lui parurent moins surhumains, moins hiératiques. Les ouvriers, sur le point de cesser le labeur, se surprenaient à respirer et à souffler comme de simples mortels; les bras ballants ou croisés, ou se frottant le front du revers de la manche. Laurent les trouvait tout aussi beaux comme cela, et meilleurs. Au moment de rentrer, de se baigner dans l'intimité du ménage, ils souriaient, anonchalis d'avance, et une langueur leur descendait des reins aux jambes, et leurs étreintes cherchaient des objets moins rugueux et moins inertes. Laurent remettait pied dans la réalité. A la reçherehe du logis des Tilbak, il s'était engagé dans le quartier des Bateliers. On commençait d'allumer les réverbères, lorsqu'il avisa une petite boutique portant pour enseigne A la Noix de Coco, à l'étalage de laquelle s'amoncelaient les objets les plus disparates ; lunettes et boussoles marines, cotïrcs de matelots, chapeaux goudronnés, casquettes de grosse laine, paquets de tabac anglais et américain enveloppés de papier jaune, tablettes de cavendisli ou tabac à chiquer, canifs, crayons, flacons de parfum, savon de Windsor. Quelque chose lui disait que c'était là le logis de sa chère Siska. Il n'eut plus de doute en apercevant, dans la boutique, une femme occupée à ranger les objets déplacés sans doute pour être étalés à la chalandise. Elle tournait le dos à Laurent, et comme la boutique n'était pas encore éclairée, il distinguait à peine sa silhouette, mais avant qu'elle ne lui eût montré son visage, il l'avait reconnue. Elle alluma les quinquets. Il la voyait de face. C'était la même bonne figure ouverte d'autrefois; elle avait encore ses bandeaux de cheveux crespelés, un peu grisonnants à présent, où les doigts du gamin s'embarrassaient et qu'il tirait sans pitié. Il demeurait en arrêt devant l'étalage, de l'air d'une pratique qui fait son choix, et comme la rue était plus sombre que la boutique, Siska avait plus de peine à le distinguer. De temps en temps, tout en vaquant à la toilette de son magasin, elle lançait au quidam hésitant un regard à la dérobée. Cela ne mordait donc pas ? Que fallait-il pour l'amorcer ! Pauvre femme ! Laurent se demandait si elle vendait beaucoup de ces denrées ? Il se décida à entrer au moment où Siska, ne comptant plus sur ce client, se décidait à se retirer dans une chambrette au fond du magasin. En poussant la porte, il fit tinter une sonnette, elle se ravisa et vint à lui, avec cet empressement et ce sourire obséquieux des marchands devant l'acheteur. De l'air le plus grave, Laurent lui demanda à essayer des casquettes. Elle le dévisagea, tâchant de juger. d'après le reste de son ajustement, quelle coi 1-fure lui agréerait. Cet examen rapide lui donna sans doute une idée assez haute de l'élégance de Paridael, car elle lui montra ce qu'elle « tenait » de plus cher dans ce genre d'articles, des casquettes marines de fantaisie comme en portent les passagers huppés. Mais Laurent demanda à voir des casquettes de paysan, de roulier, d'arrimeur, et feignit de jeter son dévolu sur d'énormes bourrelets en iaine brune, à visière et à pompon, évasés, veulcs et goffes. Siska le considéra rapidement, avec un peu de méfiance. Un excentrique, pour sûr! ou quelque sujet ayant de bonnes raisons pour se déguiser en dehors du temps de carnaval ! Rien de propre en somme. Et elle mit le comble à la joie malicieuse de Laurent — qui épiait son manège, du coin de l'œil, et sans oser la regarder en face, de peur de se trahir,—en enlevant rapidement le trousseau de clefs laissé sur le tiroir. Laurent eut l'occasion de se rappeler, par la suite, cette velléité de mascarade ! Gardant sur la tête un des spécimens les plus tapageurs de l'assortiment, coiffure rogue qui eût fait les délices d'un rôdeur de quais, il lui en demanda le prix. Elle eut alors un air de consternation si amusant, si sincère, qu'il la nouvelle carthage ne parvenait plus à se contenir. Tandis qu'elle lui rendait la monnaie sur un billet de vingt francs, avec la hâte de quelqu'un qui voudrait se débarrasser au plus vite d'un client louche, il la regarda, et bien en face, cette fois. Et comme, intriguée par ce regard, la bonne femme changeait de couleur, retrouvant dans ces yeux une expression bien connue, Laurent lui sauta brusquement au cou. Avec un cri, elle lui avait déjà ouvert les bras. — C'est moi, Siska! Moi, Laurent Paridael... votre Lorki... — Lorki !... Monsieur Laurent ! Est-il Dieu possible ! s'exclamait la bonne âme. Elle le lâchait et se reculait pour l'admirer, l'étreignait de nouveau, rouge de plaisir et de confusion et ne cessait de se récrier : « Voyez-vous, ce vilain farceur ! ce gamin qui me bernait avec tant de sérieux ! » Cependant, aux exclamations de Siska, Vincent était accouru, pas moins agréablement surpris que sa femme. Ils poussèrent Laurent par les épaules, dans leur petite chambre de ménage. Ce réduit ressemblait furieusement à une cabine. Une fenêtre aussi étroite qu'une éeou-tille devait y répandre une lumière glauque. Ses industrieux occupants résolvaient chaque jour le problème d'y faire tenir le plus grand nombre d'êtres et d'objets possibles. Pas un pouce d'espace qui y fût perdu. Cette chambre était enduite d'une couleur brune, jouant l'acajou, ornée de quelques gravures représentant des scènes de voyage; il y avait sur la cheminée un trois mâts en miniature, voguant à toutes voiles, chef-d'œuvre confectionné par Tilbak et quelques-uns de ces grands coquillages dans lesquels, en les appliquant contre l'oreille, on entend mugir l'océan. Laurent se trouva mis en présence d'une kyrielle d'enfants de tout âge. On lui présenta d'abord Félix, un grand brunet ressemblant à son père et de quelques années seulement, le cadet du jeune Paridael. L'existence pour Siska d'un héritier de cette taille ne laissait pas d'intriguer Laurent. Vincent devinant qu'il supputait les années écoulées depuis leur mariage, lui dit avec un coup de coude et un bon rire franc et luron, et le clignement d'œil dont il accompagnait toujours ses gaillardises : — Dame ! M. Laurent ! Lorsque Siska vous avait mis coucher, il nous fallait bien passer le temps!... La sainte n'y touche ne m'allongeait des claques et ne me tenait à distance que devant vous... Et Laurent se rappela en effet certaine maladie de la bonne fille, pour laquelle on l'envoya à la campagne..... Et aussi, avec quelle joie et quelle bonté M. Jacques Paridael la vit revenir après cette éclipse forcée. Après ce garçon venait Henriette, une jolie blonde de seize ans, le portrait de Siska : visage doux, des yeux angéliques, une émanation de bonté et de dévouement flottant autour de sa personne. Laurent se sentit attiré d'emblée par cette candide et rose enfant. C'est ainsi qu'il s'était représenté une sœur. Rien qu'à la voir s'occuper des deux plus jeunes enfants. Pierket, un garçonnet de douze ans, et Lusse, une gamine de huit ans, Laurent la devinait irréprochable. Quelle soirée! Que de choses à se raconter! C'était de part et d'autre des questions et des réponses qui se croisaient. Laurent raconta ce qui s'était passé depuis l'éviction de Tilbak ; une pudeur l'empêcha de parler de Gina. Vincent, attiré par son élément favori mais forcé de renoncer à la navigation hauturière et même au cabotage, accumulait les fonctions de marinier, passeur et conducteur d'allégés; il conduisait aussi jusqu'au bas de la rivière, les « commis de rivière » les waterklerkén, envoyés par les trafiquants, à la rencontre des navires signalés au pilotage. — Et vous ne devineriez jamais, dit Siska, chez qui est employé notre Félix? Laurent ne devine pas, en effet. — Eh bien, chez M. Freddy Béjard l'armateur ! lit-elle. Laurent ne fut pas médiocrement surpris, surtout que le nom de Tilbak devait au moins être aussi mal noté par les Béjard que par les Dobouziez. Puis, l'armateur n'employait presque exclusivement que des commis étrangers : volontaires et surnuméraires qui s'offraient au rabais. — Oui, reprit la mère, notre Félix gagne ses cinquante francs par mois !... Et savez-vous à qui il doit son entrée dans cette maison? Décidément Laurent n'était pas fort devin. — A madame Béjard, à votre cousine Régina ! — Pas possible ! s'exclama Paridael, car il se. rappelait le peu d'intérêt que son altière parente portait au petit monde des employés et des ouvriers. Et il avait encore sur le cœur son refus d'intercession en faveur de Tilbak; — Oui, oui, M. Laurent. Et nous croyons même que vous avez recommandé Félix à Mme Régina. — Je vous assure que je ne suis pour rien dans cette affaire ! se défendit Laurent. Il marchait de surprise en surprise. Que signifiait cette faveur accordée par M"'0 Béjard au fils de l'ouvrier méprisé par M"e Dobouziez. — Félix, raconte toi-même à M. Laurent comment cela s'est arrangé! dit Siska. Le jeune homme s'exécuta : — Voici, je m'étais présenté plusieurs fois déjà dans les bureaux de Béjard et C°, sans trouver jamais à qui parler. Les commis, des allemands pour la plupart, me renvoyaient d'Hérode à Pilate, me leurraient, et devant mon insistance, avaient fini par me recevoir comme un chien dans un jeu de quilles... Je me décidai un jour à m'adresser directement au patron, et à cet effet, je me rendis à son hôtel du boulevard Léopold. Je sonne, on m'introduit dans le vestibule ; j'attends au pied d'un escalier de marbre, tout à coup s'ouvre la porte du palier, une belle dame descend ; je m'efface pour la laisser passer; elle s'informe de ce que je désire. — Ne puis-je faire la commission à mon mari? dit-elle. Moi, enhardi par sa voix, car elle me parle sans fierté, par son air charmant et un peu triste... je lui dis mon nom et le désir d'entrer dans les bureaux de l'armateur. — Félix Tilbak !... Tilbak ! Ce nom ne m'est pas inconnu, dit-elle. Seriez-vous le fils de Tilbak qui fut contre-maître à la fabrique Dobouziez. — Lui même, pour vous servir, Madame ! Elle hésite, me regarde encore, puis d'un air indifférent et montant dans le coupé qui venait d'avancer dans l'allée cochère. — C'est Lien, mon ami ! fit-elle. Je parlerai à M. Béjard. Deux jours après, une lettre du commis principal m'invitait à passer aux bureaux de l'armateur, je m'y rendis, et après un examen sommaire, sans même que j'eusse vu M. Béjard, je fus engagé et attaché à la correspondance étrangère... Laurent ne savait que penser ! Lin mot l'avait surtout frappé dans le récit de Félix : Gina avait l'air un peu triste !... On lui avait donc changé sa Gina ! Et cette orgueilleuse et insouciante mondaine se rappelait Tilbak, ou plutôt son nom, car elle ne l'avait jamais vu. Que se passa-t-il? Et tout son amour d'enfant, son amour qu'il supposait bel et bien aboli, lui revint plus intense, à l'idée d'une Gina compatissante , d'une Gina devenue sensible, de dédaigneuse qu'elle était...? — Et vous, qu'allez-vous devenir, à présent, sans indiscrétion? dit Vincent. Laurent l'ignorait lui-même. Il n'avait rien à attendre des gens de sa parenté, et ses cent francs eussent-ils représenté une rente suffi- santé, qu'il n'était pas d'âge à paresser. — Si je vous ai bien compris ! reprit le mari de Siska, vous préféreriez à un emploi sédentaire, une besogne qui vous permettrait d'aller et venir et de vous donner du mouvement... En vous contentant de peu, je tiens peut-être votre affaire... Un de mes camarades, un baes de « Nation » a besoin d'un employé qui voulût bien l'aider dans ses calculs et dans la surveillance de la besogne, au chantier et à l'entrepôt. M'autorisez-vous à lui parler ? Laurent ne demandait pas mieux ; il fut convenu entre eux qu'il reviendrait prendre des nouvelles le lendemain. Félix Tilbak avait bien lu sur le visage de M"'e Béjard : elle n'était pas heureuse. Malgré les supplications de son père, qui, en dépit de sa tolérance et de son estime pour l'armateur, ne voyait pas en lui un époux assorti à son enfant adorée, elle s'était entêtée, par orgueil, souffrant de la défection de Marbol, lasse aussi de sa vie de jeune tille. Après tout, ce Béjard valait bien le Falk et le Lesly des cousines Saint-Fardier ; à preuve que l'assiduité de l'armateur excitait des jalousies. Elle ne l'aimait pas, mais il lui paraissait très supportable, et l'influence, le rôle prépondérant, la fortune de ce poursuivant flattaient chez Gina le besoin de paraître et de trôner. Les premiers temps, tout alla bien; elle retrouvait dans l'hôtel de son mari un luxe égal à celui ayant entouré sa jeunesse. Mais peu à peu, Gina si friande d'égards et de prévenances, remarqua que son mari était moins empressé et la négligeait. 11 s'excusait de sa froideur et de ses moments d'humeur, en les mettant sur le compte de la politique et des préoccupations financières. Elle ne le voyait qu'à l'heure du dîner, puis, vers le matin ; il passait le reste du temps au club, à la Bourse, dans ses bureaux. Madame sortait beaucoup, menant, même avec plus de turbulence mais peut-être moins d'agrément une vie d'élégante désœuvrée. Elle avait, pour l'entraîner dans ce tourbillon, les deux sœurs An-gèle et Clara, décidément, très à la mode, très lancées. C'était, plus qu'autrefois, des bals et des dîners, l'été des séjours à la mer, une partie de l'hiver des vacances à Nice et à Monte-Carlo, tout le temps des exhibitions de toilettes coûteuses. M"'es Falk et Lesby ne feignaient pas une bien grande affection pour leurs maris, et du jour où elles s'aperçurent, chose qui ne les surprit pas, d'ailleurs, de l'entente très modérée existant entre Gina et Béjard, elles ne se gênèrent plus devant leur jeune et belle parente, et commencèrent, à mots couverts, puis plus ouvertement, de lui vanter les joies du flirtage, la saveur du fruit défendu, comme elles lui avaient chanté autrefois un chœur à l'hyménée sautillant et fringant digne de celui de Guillaume Tell. Elles amusaient et distrayaient Gina, sans parvenir pourtant à l'entraîner dans leurs petites intrigues galantes. Ces dames trompaient leurs laborieux maris avec une désinvolture et un laisser-aller ravissants. Gina était trop fière pour les imiter; son affection filiale, le souvenir de Marbol, compliqué d'on ne sait quel vague désir de rester digne et honnête aux yeux de l'homme aimé; puis, aussi sa fierté, l'empêchèrent de choir au niveau de ces sensuelles écervelées qui ne trouvaient plus assez de moulins auxquels jeter leurs bonnets. Gina se dispensait de leur fairede la morale. Que lui importait la conduite des autres femmes? Et elle mettait même une certaine coquetterie à jouer avec le feu, à frayer et à s'acoquiner avec ces petites folles, au point que la gcnt cancanière au courant des /vasques de Mmes Falk et Lesly, lui attribua plus d'une fois des aventures analogues. Dans le tourbillon des fêtes, elle espérait rencontrer Marbol, mais le peintre s'était claustré ou du moins ne se répandait plus dans les salons; il rompait ouvertement en visière à ce monde d'oligarques. On le désignait comme le compétiteur de Béjard aux prochaines élections législatives. Gina eût elle-même voulu inviter cet ancien commensal de la fabrique que ces circonstances l'en auraient empêchée. Tout achevait donc de les séparer ! Et d'autrefois elle s'imaginait, non sans complaisance, que c'était uniquement la haine de son rival qui lançait le peintre dans la politique. Lorsque M. Dobouziez lui apprit le coup de tète de Laurent, elle étonna l'homme droit et juste par son manque d'indignation. Elle ne risqua pas de plaider la cause du parent renié mais elle garda un silence embarrassé, dans lequel le père put lire comme une désapprobation de sa sévérité. Au fond, le « paysan » lui manquait quelquefois, elle commençait à ouvrir les yeux aux choses, elle les laissait retomber avec moins de hauteur sur le monde qui peinait à ses pieds, et c'est dans un de ces moments d'humanité qu'elle avait accordé sa protection au jeune Tilbak. Ajoutons qu'elle se fut mise en quatre à présent pour obliger et aider un malheureux, mais à condition de ne pas être connue de son obligé. En prenant directement fait et cause pour Laurent, elle eût eu l'air île faire amende honorable de reconnaître d'anciens torts et jamais son orgueil ne consentirait à pareille réparation. Le jeune Paridael aurait pu s'adresser à Marbol, mais outre qu'il ne se sentait pas encore assez revenu de son chimérique amour pour supporter, sans souffrance, la vue et les bons procédés de l'homme aimé par Gina; il répugnait à demander service à quelqu'un qu'il s'était abstenu de servir. Il préféra mettre à contribution l'obligeance et le dévouement de Tilbak. Jan Vingerhout le tares de « Nation », ami de l'ex-marin, l'engagea sur le champ. C'était un cadet de notable fermier du polder, plus habitué à ouvrer de ses dix doigts, qu'à s'escrimer du crayonetde la plume. Joyeux vivant, faraud, solide, levant volontiers le coude, il venait d'acheter une part d'actionnaire dans la « nation » d'Amérique. Laurent s'initia rapidement à ses fonctions. Chaque matin, à six heures et demie, l'après-midi, à une heure et demie, Laurent stationne avec les simples ouvriers, voituriers, mesureurs, porte-faix devant la porte du local de la nation ; en attendant les instructions de Jan Vingerhout qui confère, à l'intérieur, avec les autres baes et \euvdoyen, sur la besogne à expédier. Le doyen repartit la tâche entre ses collègues, et leur indique, en même temps, combien d'hommes ils doivent embaucher. Les travailleurs attroupés au dehors composent le contingent habituel, ce sont presque des salariés à demeure. Mais par le temps de presse, lorsque leur nombre ne suflit pas, pour compléter leurs équipes les baes se rendent au fameux « coin des paresseux », rendez-vous des musards, des buveurs, des lazaroni, des pis-aller, des bouche-trou. Là, Paridael attaché aux talons de Jan Vingerhout, assistait souvent à force scènes caractéristiques. La première fois, Laurent fut étonné de ce que son maître, qui n'avait besoin que d'un renfort de cinq hommes, s'embarrassât d'une vingtaine de ces maroufles, solidement bâtis, mais laissant s'aveulir la fermeté de leurs muscles, et mêlant trop d'alcool à leur sang riche. — Attendez! lui dit en riant le baes, qui connaissait son monde. Après de longs pourparlers et fastidieux débats des conditions du travail, s'ébranlanl comme à regret, indolents, traînant leurs gros piliers, les mains frileusement enfouies dans les poches, à unevingtainedemètresdeleurstation-nement l'un ou l'autre de ces « loufres » — i,a nouvelle cartilage Rabelais appelle « lifre-lofres » les gens de leur capacité liquide — s'arrêtait net, déclarait ne plus pouvoir continuer, se plaignait de la soif. — N'en paie-tu pas une? demandait-il au baes. Une ! Une goutte ça va sans dire. Le bacs ne répondit même pas à celte demande fallacieuse et pressa le pas. Quelques pas plus loin le traînard revint à la charge. Même silence; quoique cette fois, deux autres des pandours eussent appuyé la supplique du camarade par des grognements et des gestes de voyageurs agonisant dans le désert. A la troisième fois, en grommelant quelques imprécations, et flétrissant d'importance la ladrerie des patrons, le soiffard s'avoua vaincu, et entra dans le « bac-à-schnick. » Quelques-uns des lendorcs s'arrêtèrent à la porte de cette chapelle comptant ({ne le baes consentit à la payer ; la goutte, le fatidique alcool, s'entend. Puis, comme Jan. Vingerhout demeurait de plus en plus sourd de cette oreille, les deux drilles, après s'être mis d'accord sur celui qui régalerait, se poussèrent dans le bouge. Laurent commençait à comprendre l'apparente prodigalité du patron. — Soyez tranquille! dit-il à son employé. Ceux-ci sont les pires, les fainéants incorrigibles. Il y a longtemps que je ne les engage que pour la forme, histoire de ne pas les décourager ou de m'éviler leur mauvais gré. Nous en voilà débarrassés; comme je m'y attendais, il est même rare que le cœur ne leur manque pas plus tôt... Mais je ne suis pas sûr des autres. En effet, comme l'endroit où le baes devait amener son équipe île renfort était situé à deux ou trois kilomètres de leur rendez-vous, quelques défections se produisirent encore, l'un lâcheur débauchant l'autre, si bien qu'à l'arrivée, il ne restait plus qu'une demi-douzaine de ces boudeurs du travail. Et, à ceux-là, pour se les attacher autant que possible, et empêcher qu'ils ne désertassent au milieu de la corvée, il paya une tournée du mirifique genièvre et promit un litre du liquide, en sus de la paye, s'ils se comportaient gaillardement. — Bienheureux lorsque tous ne m'ont pas planté là, avant que je sois arrivé, ce qui me force de retourner sur mes pas et d'essayer un nouveau recrutement ! conclut le philosophique Poldérien, en guise de moralité de cet édifiant épisode. La nation d'Amérique entreprenait tout genre de besogne se rapportant à la manuten- lion du port. Elle comptait des peseurs et des mesureurs chargés de l'expertise du poids et du volume des grains importés par les grands navires. Ils déchargeaient le grain en le transbordant d'abord sur des allèges d'une contenance invariable. D'autres équipes desservaient spécialement les navires chargés de bois, ils déposaient à quai les planches, poutres et grumes, en réunissant les produits de la même essence et de mêmes dimensions, puis ils convoyaient ces marchandises dans les magasins. Celte nation, la plus riche, avait les plus beaux chevaux, de gros flamands dignes des palefrois fabuleux, l'installation et l'outillage le plus complet et le mieux entretenu : bâches, bannes, grues, leviers, de première qualité. La réunion de ces corporations, dernier vestige des anciennes ghildes communales, formait dans la cité moderne une puissance avec laquelle devait compter le clan des forts commerçants. Coalisées, elles disposaient d'une armée de gaillards peu formalistes, pouvant même entraîner une stagnation complète du trafic et tenir en échec le pouvoir communal. La nation d'Amérique, par son ancienneté et sa richesse, occupait le premier rang dans leur collectivité. Là, du moins, on sauvegardait les droits des enfants du terroir, les gars d'Anvers n'étaient pas supplantés par des étrangers, la concurrence et l'invasion disproportionnées de l'étranger n'opprimaient et ne spoliaient pas les travailleurs indigènes. Et Laurent, attiré d'emblée par la nouveauté du métier, apprécia aussi le pittoresque, la noble activité, la grandeur de ces associations. Que de journées passées à l'air à présent, à la porte des immenses entrepôts, sur les quais des docks. C'était Laurent (pie baes Vinger-hout chargeait de contrôler les chiffres du poids et des mesures constatées par les peseurs et les mesureurs de nations concurrentes. Il s'acquitta consciencieusement de sa tâche, heureux d'être mêlé à cette activité, se bombant la poitrine, respirant avec volupté cette atmosphère maritime. Plusieurs lois, sa « nation » travailla pour le compte de la maison Dobouziez et ce n'était pas sans émotion qu'il avisait les caisses blanches balafrées au pinceau noir d'un énorme D. B. Z. Ah ! si Gina l'avait vu dans ce monde nouveau ! Et après? 11 se trouvait aussi heureux de travailler pour le compte de ces baes d'une carrure et d'un abord aussi réconfortants, que de pâlir dans un bureau lugubre, à la solde d'un Béjard ou même d'un Dobouziez. Devant ces navires, le commerce ne lui paraissait plus une abstraction, mais une puissance, une force tangible et grandiose. D'ailleurs Gina ne venait jamais de ce côté et personne des négociants ne reconnaissait dans ce marqueur docile et taciturne, le petit parent pauvre du riche industriel. Puis, c'est à peine si on l'avait connu. « A l'œuvre, Laurent! » clamait baes Verlmlst qui venait le chercher au saut du lit. « H s'agit de donner du collier, mon garçon ! » Un négociant en cafés, client de l'Amérique, avait repris 1,700 halles à un confrère, fidèle d'une autre nation. Il s'agissait, pour Laurent, de recevoir le stock des mains de la corporation concurrente; il lui fallait peser à part et enregistrer le poids de chaque balle et ne pas se laisser flouer par ceux de la ghilde rivale. Les opérations commençaient; les balles successivement poinçonnées et numérotées de I à 1,700 défilaient devant lui. Le soleil menaçait de se coucher avant que Paridael n'eut épuisé la fastidieuse série. Et gare aux erreurs ! Si le client ne trouvait pas son compte de kilos, le total déclaré par son confrère et les gens de l'autre nation, et si la différence n'avait pas été constatée dès le pesage par Laurent et ceux de Y Amérique, ces derniers étaient tenus responsables et devaient rembourser l'écart. Ces opérations valaient donc la peine qu'on y apportât du soin et de la vigilance. Les soirs qu'il ne passait pas chez les Tilbak, par faveur spéciale, Paridael était admis à la réunion que les baes tiennent dans un cabaret du Port, pour se rendre compte des travaux. Les mangeoires sont remplies, les litières renouvelées, fardiers et camions remisés sous les hangars, les chevaux broient le picotin, le caissier a fermé son bureau, et les grosses portes massives, vraies portes de forteresses, protègent la fortune de l'Amérique contre les coups de main des mauvais loufres. Il n'y a plus de créature humaine dans le vaste établissement que les gardes d'écurie. On les enferme comme des chevaux, pour qu'ils ne soient pas tentés d'abandonner le poste. Les bruyantes assemblées, le brutal déboulonnage, le délassement violent, alors, au cabaret. Tudieu, ces rudes gars des Bassins, ces baes à peine mieux équarris que leurs subalternes, en lâchent de fortes ! Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d'unerasade en conséquence, après une gaillardise énorme entre toutes, qui a fait se trémousser leurs collègues ! Laurent sortait de ces séances, abasourdi, assommé, comme si on l'avait gavé de forts quartiers de viande. Et il n'était plus tenté alors de suspecte]' comme exagérées l'exubérance sanguine et la belle licence animale des coloristes du passé. D'autres fois il accompagnait les Tilbak au Doel, à la rencontre des navires où des commis de victuailliers allaient recommander leur maison aux capitaines. Il lui fallait partir le jour ou la nuit, suivant la marée, le plus souvent la nuit. Ils chargeaient quelques victuailles frugales à bord, se munissaient de tabac et de genièvre. L'amarre détachée, d'abord on ne pouvait que godiller l'embarcation, car il fallait sortir du bassin de bateiage, puis du port, sans aller donner contre les navires à l'ancre. Un silence impressionnant planait sur la terre et sur le fleuve; on n'entendait que le bruit de l'eau dégouttant des palettes ou glougloulant à fond de cale, ou parfois le « Qui vive? » partant d'une patache de la douane ou de la police maritime. Le nom de Tilbak rassurait ■ces limiers. La frêle embarcation passait entre deux grands navires, comme dans une gorge étroite. Les carènes énormes semblaient des carcasses de monstres somnolents dont les fanaux clignaient comme des yeux glauques. Que de bonnes siestes, au Doel, sur l'herbe, le navire signalé étant en retard, ou de veillées dans la salle enfumée d'une maison de bois, unique et primitive auberge du village, en compagnie d'une gent pittoresque et bizarre : commis de rivière, agents et commissionnaires île logeurs, d'embaucheurs, de tenanciers, de trafiquants de tout acabit; ribleurs, rôdeurs de quais, aide bateliers, mousses, pilotins en rupture d'engagement, d'affreux bonshommes rusés comme des félins, insinuants comme des filles ! — N'avez pas peur, Monsieur Laurent! se disait Tilbak. Avec moi vous n'avez rien à craindre ! Et de fait, le brave Tilbak tenait ces gaillards en respect; ils lui cédaient même le pas, lorsque les mâts ou la cheminée du navire retardataire pointant du côté de Bats, l'escadrille se portait à sa rencontre. Ces gens roupillaient, ou jouaient aux cartes; schniq uaicnt, pipaient et chiquaient comme des grands, entremêlant leur argot local du slang, des marins anglais. Vantards, lubriques, ils se portaient des défis, se racontaient leurs exploits de pirates d'eau douce. Sous la large visière dans le coup de soleil de la digue ou à la lueur rembrandtesque des quinquets du bouge, c'étaient des têtes bretaudées, polissonnes, jolies, mais vicieuses. Tilbak signala un jour à Laurent un de ces précoces écumeurs ; un gamin de quinze ans : — Il a déjàencouru six condamnations. Le plus gros de son salaire provient de la contribution ar- u bitraire qu'il lève sur les patrons de chalands. Capitaine de bande, la nuit il s'approche du bateau d'intérieur; il prête l'oreille aux bruits partant de la cabine. Un ronflement sonore et profond comme un rugissement de bœuf.... Bon, le ronflement du patron, dit-il. Mais il lui faut encore celui de l'aide-batelier : une clarinette plus timide, d'un timbre moins assourdissant. Lorsque les deux ronfleurs concertent, notre gaillard et ses complices se hissent sur le bateau d'intérieur, pénètrent dans la cabine, ramassent tout ce qu'ils trouvent par terre, — car vous savez (pie les bateliers rangent leurs effets d'une façon sommaire — et se retirent comme ils sont venus. Cette vie active et mouvementée, cette rencontre journalière d'objets et de caractères nouveaux pour lui, qui faisaient de Laurent une sorte d'ouvrier dilettante, en haine et en aversion des dirigeants, le distrayaient de la pensée de Gina. D'autres spectacles allaient alimenter sa curiosité et l'émouvoir, au point de lui faire vivre, en quelques minutes, un siècle de sensations et de pensées. Un samedi soir, Félix Tilbak l'entraîna vers la Place Verte où devait s'inaugurer, par une cantate, les fêtes jubilaires de la naissance de Rubens. Rien de magique comme cette soirée d'août, un ciel drapé de velours indigo, des milliers de spectateurs s'écrasant sur le forum autour de la statue du peintre illustre, et pas un souffle, pas un murmure. On attend patiemment depuis deux heures, on attendra encore. Pressentiment d'une chose unique et supérieure ! Fluide magnétique qui immobilise ce grouillement de tètes houleuses, de poitrines haletantes, et leur a dit : « Ecoutez! » 11 y a des enfants sur les bras des mères : pas un ne geint. Des chiens rôdent entre les jambes des curieux : ni aboiements, ni plaintes. Tendu de cordes appuyées sur des piquets, le square est ménagé aux bourgeois et, dans les rues d'alentour, l'afflux ininterrompu des arrivants a beau pousser sur les premiers rangs, cette multitude effrayante, respecte la démarcation, si bien que la police massée près des jalons, n'a pas à intervenir, et que les gendarmes, sur leurs grands chevaux, paraissent plus séditieux que le populaire. Tout Anvers est là. Les riches, non loin de la statue, sur une estrade à gradins faisant face à celle de l'orchestre et des chanteurs. C'est extraordinaire, mais au dehors, le menu peuple, voire la populace, paraît plus recueillie que les gens de l'estrade. La cohue où se trouvent Paridael et le jeune Tilbak halète, attentive, comme dans un temple. Tandis que si les riches se taisent, c'est, l'air contraint, peut être gagnés par l'attitude de l'océan humain qu'ils dominent, par cette absence de brouhaha dans la cohue. Les pauvres ont le silence convaincu, et ce sont tous ces appelés qui donnent le ton aux élus. Et dans cet imposant et formidable silence, au-dessus de cet océan dormant, aux vagues figées, sur lequel l'ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met une paix, une solennité de plus, -— tombèrent, tout à coup, de la plus haute galerie de la tour, oii les yeux essayaient en vain de discerner les hérauts d'armes, quelques martiaux éclats de trompettes à l'unisson. Et les soprani des Villes Sœurs — Gand et Bruges — hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leurs vivats de plus en plus chauds et stridents, étaient chaque fois suivis des appels un peu rauques de l'aérienne fanfare. Puis, après ce dialogue, le carillon se mit à tintinabuler; d'abord lentement et en sourdine comme un bosquet qui s'éveille à l'aube dans le brouillard de la rosée, puis s'animant, élevant la voix, lan- çant à la volée une pluie d'accords de jubilation. Un ensoleillement. Alors, l'orchestre et les chœurs entrèrent en lice. Et ce fut l'apothéose de la Richesse et des Arts. Le poète vanta le grand Marché par de sonores et hyperboliques lieux communs, auxquels la musique, la mise en scène, l'extase de la foule et tout cet ensemble lèstif prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du Monde venaient saluer Anvers, toutes les Nations du globe lui rendaient humblement hommage, et comme s'il ne suffisait pas des temps modernes et du moyen âge pour frayer à l'orgueilleuse cité sa voie triomphale, la cantate remontait à l'antiquité et engageait pourmassiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout, l'univers et le temps, la géographie et l'histoire, se rapportait, dans celte œuvre, à la ville de Rubens. En somme, panégyrique bien anver-sois, il y était moins question du peintre que de son berceau. Et si poète et musicien chantèrent, non sans complaisance la Flandre guerrière et héroïque, ce fut pour l'amener, aussi, aux piedsde la ville d'Anvers, pour faire figurer Bruges et Gand, les villes sœurs, les aînées, plus honnêtes, d'une meilleure renommée, plus féales, plus glorieuses, dans le triomphe de la richissime et insolente parvenue. Bruges et Gand ! ces communes farouches et belliqueuses, ces fanatiques de liberté, déchues deleur ancien éclat mais nonde leur honneur, venaient célébrer leur astucieuse, rouée et souvent punique rivale. Rome fléchissait le genou devant Cartilage .. Et ce fut dans celte musique cossue, corsée, superbe, taillée en pleine pâte, avec des turbulences des envolées, des essors de fresque, traversée de fulgurations, brossée comme par des ailes d'aigles, ou estompée aussi de douceurs berçantes comme par des plumes blanches de cygnes et de colombes; — comme une longue procession de mages., de tribuns, de rois, de déesses chargés d'or, d'encens et de myrrhe, de cornes d'abondance, d'éerins et de fleurs, défilant pourvenir adorer la Nouvelle Cartilage. 0 ce fut capital et exact : à la fois lyrique et candide ; grandiloquent et sincère. Toujours la richesse et l'art, le million à côté du chef-d'œuvre. L'un n'allait pas sans l'autre. A la fois l'apothéose de Rubens et de sa Fortune. Régina était aux premières places. Kilo comprenait. Les narines frétillantes, son port de tête plus allier que jamais, aux lèvres son étrange sourire. Laurent ne la vit pas ce soir là; il l'eût trouvée embellie par cette grâce mélancolique et réfléchie sans laquelle il n'y a pas de beauté absolue. Quand ce fut fini, pris jusqu'aux moelles, les fibres travaillées par on ne sait quel vertigineux enthousiasme; ayant envie de crier, de pleurer, de rire, de se battre et d'aimer; quand les musiques de la garnison ouvrant la retraite aux flambeaux, reprirent la marche des Nations, extraite de la cantate, Laurent leur emboîta le pas, s'ébranla avec une foule aussi surexcitée, aussi secouée que lui, et dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers confondus, bras dessus bras dessous, tous entonnaient à l'unisson, à pleins poumons le chant dithyrambique. Infatigable, Laurent parcourut tout l'itinéraire prescrit au cortège. L'escorte ondoyante avait beau se renouveler, se relayer à chaque carrefour, l'exalté ne parvenait pas à la quitter. Cette musique de Vyvé-loy l'eût conduit au bout du monde. Des enthousiastes moins tenaces, des badauds moins convaincus, se lassaient, s'éclipsaient, par les rues latérales, faisant défection; lui restait toujours, raccolant même des stationnaires, chantant à s'enrouer, clamant comme les trompettes sur la tour. Il marchait, compère et compagnon, avec la population différente de chaque quartier. Le long de la rade et des hassins, il sentit le coude à des matelots et à des débardeurs ; aux environs des casernes, il se mêla aux soldats narguant l'heure de la retraite, sur les boulevards fashionables il se retrouva avec des fils de famille et des commis de « firmes » souveraines, enfin, dans lesdédales du quartier Saint-André, habitacles des claque-dents et des va-nu-pieds, des filles en cheveux, lui prirent familièrement le bras et des gavroches le bousculèrent avec enthousiasme. Tout à Anvers, tout à Rubens, ^ # 7 Laurent n'entendait que la cantate; il en était rempli et saturé; il en vibrait comme les instruments du prestigieux orchestre. Il reconduisit les soldats à la.caserne, presque triste, et déçu lorsque les canonniers descendirent de cheval et soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances de bois. Les dernières torches de résine s'étouffèrent sous les bottes. La lourde porte de la caserne se referma derrière les militaires. 11 fallut cependant se résigner; mais son besoin d'expansion, sa fringaled''enthousiasme, n'étaient pas encore calmés; Laurent, enhardi, profita de l'occasion pour aller retrouver Marbol et Rombaut de Yylevoy dans leur taverne de prédilection. Dupoissy cul aussi son triomphe lors de ces fêles, mais, pour employer son expression, devant un public*choisi, mieux trié. 11 figurait au programme comme organisateur d'un Congrès littéraire international. C'était une des plus cyniques plaisanteries de Béjard que d'avoir fait nommer ce rastaquouère, ce négociant marron, président delà « Section littéraire » d'une Société pompeusement intitulée Cénacle artistique, littéraire, scientifique et militaire. Cette « Section littéraire » se composait de bacheliers de la classe moyenne, de professeurs, d'avocats, d'amateurs séniles. Des touristes attirés par la réputation des festivités flamandes adhérèrent à ce Congrès littéraire, histoire de voyager à prix réduit, de banqueter, de s'introduire partout sans bourse délier. Dans la légion de ces passe-volants sans titre et sans mandat, — sans mandats-poste surtout — se trouvèrent quelques littérateurs en sous-ordre, mais authentiques dont des discours et les toasts donnèrent un semblant d'importance aux « travaux » de ce ramassis d'amateurs, de fumistes, et de congressistes de profession, gens qui adhèrent indifféremment, avec la même sérénité, à tous les Congrès. C'est d'ailleurs au Congrès littéraire que les profanes couraient 1c moins de danger d'être démasqués; car ces Congrès représentent des volières où les geais déguisés sont en plus grand nombre que les paons. Durant plusieurs jours, de l'aube à la nuit, Anvers vit passer dans ses rues sillonnées par toutes sortes de musiques, de cavalcades, de bandes en liesse, un cortège d'hommes graves, en habit noir et cravate blanche, pilotés par l'imposant Dupoissy. Aux bonnes gens d'Anvers qu'intrigue la solennité de ces visiteurs, les personnes bien renseignées disent qu'ils forment un « Congrès de littérature ». Les dignes passants font un « vraiment » de gens qui comprennent, sans savoir au juste ce que cela représente, un littérateur. Au fond, cela leur est bien égal. C'est tout au plus si l'un ou l'autre fournisseur de Dupoissy dit, le soir, sur l'oreiller, à sa femme : — Tu sais, Nelleke, ce gros homme, aux yeux de cabillaud, malade, qui nous doit cent francs; il paraît que c'est un littérateur. — Un littérateur? fait Nelleke... —Je ne saurais t'en dire davantage, fait Jef. Mais ça ne doit pas rapporter lourd à en juger parleurs allures. Figure-toi que j'en ai rencontré une troupe ce matin; ils se promenaient par la pluie, « en queue de morue, » et s'arrêtaient à chaque instant, pour contempler une statue, une vieille bicoque, ou une église. Des paresseux, pour sûr ! wy. jy* Ah, ville superbe, ville riche, mais ville égoïste, ville de loups si âpres à la curée qu'ils se dévorent entre eux, lorsqu'il n'y a plus de mouton à tondre jusqu'aux os. Ville selon le cœur de la loi de Darwin. Ville féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, ton tape-à-l'œil, ta licence, ton opulence criarde, tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des mercenaires ; tu m'évoques Carthage.... N'avez-vous pas été frappés, vous autres, du préjugé qu'ils entretiennent, ici, contre le soldat. Même les gens qui ont de leurs garçons à l'année, sont impitoyables et féroces, à l'égard des troupiers... Nulle part en Belgique 011 n'entend parler de ces terribles bagarres entre militaires et bourgeois; ces guet-à-pens, oïi des assommeurs tombent dessus au permis- sionnaire ivre, regagnant la caserne faubourienne ou le fort perdu à l'extrémité de la banlieue?... Qui avons-nous, à la tête d'Anvers? Des magistrats vaniteux, sots, gonflés comme des suffètes. Le dernier trait, Rombaut, le connais-tu, leur dernier trait ? Un jour n'ayant plus rien à démolir et à rebâtir, chose qui a toujours ennuyé des magistrats communaux, ils décrètent de supprimer la tour bleue, un des derniers spécimens, en Europe, de l'architecture militaire du XIV" siècle ? Tout ce que la ville compte encore d'artistes et de connaisseurs ici, s'émeut, proteste, envoie à la « Régence » des pétitions... Devant cette opposition, (pie font nos augures, ils daignent consulter l'expert par excellence, Viollet-Le Duc, je crois. Cet archéologue conclut avec tous les artistes, en faveur du maintien de la vieille tour. Voyez-vous cet original qui se permet d'être d'un autre avis que ces marchands omnisapients ! Aussi, n'ont-ils rien de plus pressé que de raser, sans autre forme de procès, la vénérable relique !... Et pourtant, ville sublime. Tu as raison, Paridael, de vanter son charme indéfinissable, qui clôt la bouche à ses détracteurs. Nous ne pouvons lui en vouloir de s'être donnée à cette engeance de parvenus. Nous l'aimons comme <_ une femme lascive et très bête, comme une courtisane bestiale et adorable. Et ses parias mêmes ne consentent pas à la maudire. C'était, au cabaret, le peintre Willem Marbol qui déblatérait ainsi devant Rombaut et Paridael. — Bon, voilà Willem qui prend le mors aux dents ! dit Vyveloy. Et tout cela parce que ce jeune « compagnon de nations » a trouvé (pie dans ma cantate je faisais trop large la part du chauvinisme, aux dépens des eommuniers de Bruges et de Gand... — On exalte Rubens, continua Marbol, rien de plus juste. Mais franchement, la plupart de ceux qui l'encensent me le feraient détester. .. — Mais l'enthousiasme, répartit Rombaut, a gagné les masses, il a fait sortir de leurs béguinages les vieux bourgeois sédentaires et boudeurs, les mécontents platoniques... Un souffle d'émancipation et de jeunesse a traversé la foule. Vous le verrez, Marbol, il y a plus ici qu'une belle et superbe ville; il y a un peuple non moins intéressant qui commence à se fatiguer des mandataires qui le desservent et le compromettent. Rombaut avait raison et sa cantate chauvine mais héroïque .aussi, n'avait pas été étrangère à l'agitation qui se manifestait chez la population. LesRiehes, en prenant l'initiative d'un jubilé de Hubens ne s'attendaient pas à provoquer cette fermentation. Et les peintres de la Renaissance évoquaient fatalement les pasteurs d'hommes de ce xvi° siècle, les Guillaume le Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhuma pour s'en parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes de l'époque de Charles-Quinl et de Philippe II, ce nom de gueux dont les vaillants ancêtres, aussi, s'étaient' taillé un titre honorifique. L'effervescence, la réaction, se manifestaient surtout dans le peuple des travailleurs. La noblesse, elle, momifiée, désintéressée de tout, et de plus orthodoxe, se réjouit peut-être des désagréments que le courant nouveau préparait aux parvenus, mais n'osa patroner un parti placé sous le vocable et le drapeau des adversaires victorieux de la catholique Espagne. Marbol prenant la tète de ce mouvement, Paridael s'y jeta avec tout le fanatisme et l'exaltation dont il était capable. Des conflits isolés avaient déjà éclaté entre Béjard et les nations. Ce furent d'abord des tiraillements à propos d'un mémoire à payer par l'armateur à l'une de ces ghildes. L'armateur refusait toujours de régler son compte, lors- qu'arriva de Riga un baleau-grenier avec chargement à la consignation du payeur récalcitrant. Béjard s'adressa, pour le déchargement de ces marchandises, à une nation rivale de sa créancière, mais dans de pareilles circonstances, les corporations font cause commune et la nation sollicitée refusa l'entreprise à moins que le négociant ne s'acquittât auparavant auprès de leurs concurrents. Il s'adressa à une troisième, à une quatrième nation, partout il se buta au même refus conditionnel. Entêté et rageur, il lit venir des ouvriers de Flessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversois jetèrent plusieurs des Hollandais dans les bassins et les en retirèrent à demi-noyés pour les y replonger encore, à plusieurs reprises, si bien que tous reprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bien qu'on ne les reprendrait [dus à venir contrecarrer, dans leurs affaires, ces terribles Anversois. De fait, lorsque ces êtres aussi placides que vigoureux s'avisaient de devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins. Béjard se rongeait les poings de colère. Entretemps, son blé menaçait de pourrir et ses frais de quai et de séjour augmentaient. Il céda rêvant de se venger de ces têtes de Flamands. Et, pour commencer, il préconisa l'adoption - i'* k^Wit Vf pour supporter, durant de longues périodes encore, les assauts des désaffectations. Au milieu, une grande porte charretière s'ouvre sur une vaste cour fermée de trois côtés par des constructions remontant à l'époque des archiducs Albert et Isabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et des restaurations en rapport avec leurs destinées modernes. Un des solides battants noirs étale une large plaque de cuivre, consciencieusement astiquée, sur laquelle on lit en gros caractères : J.-B. Daelmans-Deynze et C°. Le graveur voulait ajouter denrées coloniales. Mais à quoi bon ? lui avait-on fait observer. Comme deux et deux font quatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seuls Daelmans-Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père en fils, en remontant jusqu'à la domination autrichienne, peut-être même jusqu'aux splendeurs de la Hanse. Si l'on s'engage sous la porte, profonde comme un tunnel de fortifications, et qu'on débouche dans la cour , on avise d'abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge de teint, monté sur de petites jambes minces et torses, areboutées plus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C'est Pietje le portier, Pietje de Kromme — le cagneux — comme l'appellent irrévérencieusement les commis et les journaliers de la maison, sans que Pietje s'en offusque. Aussitôt qu'il vous aura aperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, si vous demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira, suivant l'heure de la journée : « Au fond, dans la maison ! » « S'il vous plait, Monsieur, » ou bien, « à droite, sur son bureau ». La cour pavée de solides pierres bleues, s'encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, de futailles, de dames-jeanne, d'outrés et de paniers de toutes couleurs et dimensions. Mais Pietje, jouissant de votre surprise candide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu'un dépôt infime, un stock d'échantillons. C'est à l'entrepôt Saint-Félix, ou dans les docks, aux Vieux Bassins, que vous en verriez des marchandises importées ou exportées par Daelmans-Deynze! En attendant, de lourds chariots, attelés de ces énormes chevaux de « nations » aux croupes rondes et luisantes, attendent, dans la rue, qu'on les charge ou qu'on les allège. M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de près, l'œil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes, aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres de voiture, parcourt les factures, saute parfois, agile comme un écureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate la condition en poussant des cris et des interpellations, gour-mandant ses aides, pressant les charretiers dans une langue aussi inintelligible que du sanscrit pour celui qui n'est pas initié aux mystères des denrées coloniales. Les débardeurs, de grands diables, taillés comme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nus où les muscles s'enroulent comme les libres d'un câble, rouges, empressés, soulèvent, avec un « ban ! » d'entrain, les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, ne semblent plus supporter qu'un faix de plumes. Le charretier en blouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre rond déformé et déteint par les pluies, son court fouet à longue corde sous le bras, écoute respectueusement les observations de M. Van Liere. — Minus! dérangez-vous un peu! Laissez passer Monsieur! dit ce potentat avec un sourire de condescendance, en comprenant, d'un coup d'œil, l'embarras de votre situation, alors que vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cette gymnastique finira. Un des colosses déplace, comme d'un revers de sa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un « Merci » de naufragé recueilli, vous poussez, enfin, dans l'angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit ce mot : Bureaux. Mais vous n'entrez encore que dans l'antichambre. Une nouvelle poussée, courage! La porte capitonnée de cuir à l'intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de lettres; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres aux vitres dépolies jusqu'à hauteur du vasistas; vingt commis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pas avoir entendu votre invasion. Vous toussez, n'osant pas recourir à une interpellation directe...—Artie étrangère? M'sieur?... — Orrespondance? Caisse?... L'article corinthes... Dattes... Pruneaux... Huile d'olive?... Vous demandent machinalement, sans même vous dévisaaer les ministres de ces département divers, jusqu'à épuisement de la vingtaine. — Non ! dites-vous, au moins imposant de la série... un jeune homme à l'air doux et novice, graine de saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtes pour son long corps, ses hras en steeple - chu se continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d'une main, d'un poignet, et d'une partie d'avant-bras, l'étoffe poussive; — Non! dites-vous je désirerais parler à M. Daelmans... — Daelmans-Deynze! corrige le jeune homme effaré... M. Daelmans-Deynze... la porte du fond devant vous... Permettez que je vous précède... Il peut être occupé... Votre nom, Monsieur?... Enfin, la dernière formalité étant remplie ; vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de profil les vingt commis gros ou maigres ; chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de soixante à dix-huit ans — l'âge du jeune homme effaré — mais tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieu d'activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés. Et c'est à peine si M. Lynen, le vieux caissier, a relevé vers vous son iront chauve et ses lunettes d'or,et si M. Bietermans, son second, en importance, le correspondant pour les langues étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au buse diplomatique. Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en présence du chef suprême de la « Urine »? — Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons-mères d'Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et clairs; cela sans impertinence; d'un seul regard, il vous jauge aussi rapidement son homme qu'il combinera en Bourse une affaire lucrative; il a non seulement le compas, mais la sonde dans l'œil ; il devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c'est de l'or pur ou du doublé que porte votre mine. Un terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de hasard, que Dael-mans-Deynze ! Mais un ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et vous en êtes, car c'est avec empressement qu'il vous a tendu sa large main et qu'il a serré la vôtre. La plume derrière l'oreille, la bouche souriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoule, scandant vos phrases de politesse de « très bien ! «obligeants, en homme sachant qu'on s'intéresse à ce qui le concerne. Sa santé! Vous vous informez de sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans ! Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais ne désertent pas ce noble crâne; ils lui feront plus tard une auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage sympathique. Les longs favoris bruns, que sa main tortille machinalement, s'entremêlent'aussi de quelques fils blancs, mais ils ont grand air, tels qu'ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la moindre ride; et ce teint rose, n'est-il pas le teint par excellence, le teint de l'homme sans fiel, au tempérament bien équilibré, aussi loin de la phtisie que de l'apoplexie.. 11 ne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est suspendu à un cordon. Simple coquetterie ! 11 lui rend aussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sa chaîne la nouvelle carthage de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge très blanc, voilà son seul luxe pour l'habillement. Grand, large d'épaule, il se tient droit comme un i, ou plutôt, comme nous l'avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les intérêts d'une des plus anciennes maisons d'Anvers. Digne Daelmans-Deynze, à la rue, ce sont des coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe, jusqu'aux ouvriers en bourgeois, tous lui tirent la casquette. Et jusqu'au vieux et hautain baron Yan der Dorpen, son voisin, qui le salue, souvent le premier, d'un amical « bonjour Monsieur Daelmans »... C'est que son écusson de marchand n'a jamais été entaché. Recommandez-vous de cette connaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grande ville d'affaires, depuis la Tête de Grue jusqu'à Austruweel. Dans les cas litigieux, c'est lui que les parties consultent de préférence avant de se rendre chez l'avocat. Combien de fois son arbitrage n'a-t-il pas détourné des procès ruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillites désastreuses. — Vous vous informez de sa femme... Elle se porte très bien, grâce à Dieu, Mmo Daelmans... Je vous conduirai auprès 282 la nouvelle carthage d'elle... Vous déjeunerez avec nous, n'est-ce pas?... En attendant midi, nous prendrons un verre de Sherry. Il vous met sa large main sur l'épaule en signe de possession ; vous êtes son homme, quoique vous fassiez. On ne refuse pas, d'ailleurs, une si cordiale invitation. 11 pourrait vous conduire directement du bureau dans la maison par la petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donner à MM. Bietermans et Lynen. — Une lettre de notre correspondant de Londres? dit Bietermans en se levant. — Ah ! de Mordaunt-Hackey... Très bien!... Très bien!... L'affaire des sucres, sans doute... Ecrivez-lui, je vous prie, que nous maintenons nos conditions... Messieurs, je vous salue... Qui fait la Bourse aujourd'hui ? Vous, Torfs?... N'oubliez pas alors de voir M. Barwoets... Excusez-moi, mon ami... Là, je suis à vous... 0 l'aimable homme que Daelmans-Deynze. Ces ordres étaient donnés sur un ton paternel qui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peuple d'employés. Une remarque à faire, et ce n'était pas là une des moindres causes de la popularité de Dael-mans à Anvers, — c'est que la firme n'occupait que des commis et des ouvriers flamands et surtout anversois, alors que la plupart des grosses maisons accordaient, au contraire, la préférence aux Allemands. Le digne sinjoor ne voulait même pas accepter les étrangers comme volontaires. Il ne reculait pas devant une augmentation de frais pour donner du pain aux « gars d'Anvers » aux « jongens van Antwerpen », comme il disait, heureux d'en être de ces gars d'Anvers. Les autres négociants trouvaient originale cette façon d'agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait les épaules et disait à ses compatriotes, résidant à Anvers, « Cé ger Taelmann vé tela boézie », mais le digne flamand « faisait bien et laissait dire » et les bourgeois d'Anvers parlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire du Marché-aux-Chevaux, et ils faisaient miroiter aux yeux de leurs moutards studieux celte perspective : « Toi, tu entreras un jour chez Daelmans-Deynze. » Il vous a entraîné au fond de la cour dans la maison dont la façade antique est tapissée d'un lierre pour le moins contemporain de la bâtisse. A gauche, en face du bureau, sont les écuries et la remise. On gravit quatre marches, ménageant une sorte de marquise devant la grande porte. — Joséphine! voici un ressuscité... -«- W*w* W H Et une bonne tape dans le dos, de la main de votre bote, vous met en présence de M™ Daelmans. Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage au crochet, jette une exclamation de surprise, et s'extasie sur « l'heureuse inspiration à laquelle on doit votre visite. » Si le mari a bonne mine et l'abord sympathique, que dire de sa « dame » ! Le type par excellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette et diligente. Elle a quarante ans, Mmc Daelmans. Des bandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui, où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvres appétissantes. Les joues sont fournies et colorées comme la chair d'une pomme mûrissante. Elle est petite, la bonne dame, et se plaint de devenir trop épaisse. Cependant, ce n'est pas la paresse qui est cause de cette corpulence. Levée dès l'aube, elle est toujours sur pied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutes les opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu'elle ne dit pas, c'est qu'elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien ne marche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière, dans l'art de bouillir le pot au feu, et au domestique, dans celui d'épousseter les meubles. Elle court 284 la nouvelle carthage de l'étage au rez-de-chaussée. A peine a-t-elle l'envie de s'asseoir et mis la main sur le journal ou le tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur le sort du ragoût, qui mijote dans la casserole, ou de la provision de poires du cellier. Lise aura fait trop grand feu et Pier négligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d'un coté. Avec cela pas d'humeur; la bonne dame est vigilante sans être tatillonne. Elle fera largement l'aumône aux pauvres de la paroisse, mais ne tolérera pas qu'on jette au baquet d'ordures un morceau de pain, petit comme le doigt. Aussi comme elle est tenue, la vieille maison de Daelmans-Deynze! Dans la grande chambre, où l'on vous a introduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernière heure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles un décorateur à la mode vient de donner le dernier coup de pinceau. Non, c'est l'intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant les maîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d'un jour, achetés par un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solides canapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On en renouvelle les coussins avec un soin jaloux ; on polit consciencieusement le bois séculaire; on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison, on ne les remplacera jamais. La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l'épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux portraits de famille prennent quelque chose d'intime et de patriarcal dans ces médaillons de vieil-or et le tapis laineux a perdu ses couleurs criardes, ses bouquets éclatants ont pris les tons harmonieux et apaisés d'un feuillage de septembre. Il y a bien des années tpie ces grands vases d'albâtre occupent les quatre encoignures de la vaste pièce; que ce cuir de cordoue revêt les parois, que la table ronde en palissandre occupe le milieu de la salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air; ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre du crochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre des plis sévères et charmants de nappe d'autel. C'est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard. Introduit par Félix Tilbak, qui n'a pas attendu que M. Béjard lui donnât congé pour se séparer d'un patron si impopulaire, c'est non sans embarras que le fabricant expose au négociant l'objet de sa démarche. Ces deux hommes, camarades de collège, s'estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment, il y a des années ; et c'est le luxe trop ostensible, le train de maison tapageur, et surtout les relations remuantes et cosmopolites de l'industriel qui ont éloigné M. Daelmans d'un confrère dont il apprécie les connaissances solides, l'application et la probité. Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d'une association commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais c'était à l'époque de la pleine prospérité de cette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal. Aujourd'hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre ses actions. Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que l'usine périclite, il n'ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard ; il pourrait manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille proposition, et ravaler l'objet offert afin de l'obtenir à des conditions léonines; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de 2s8 la nouvelle carthage rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s'embarrasser d'une affaire nouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné dès les premiers mots de l'entretien, voire par la démarche même à laquelle s'est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui s'entr'aident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l'aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme de la trempe du fabricant; il ne lui insinue même pas que s'il consent à racheter la fabrique, de la main à la main, c'est uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité ! Oh ! le brave Daelmans-Deynze! Et ces bons sentiments ne l'empêchent pas d'examiner et de discuter longuement l'affaire. Il entend concilier son intérêt et sa générosité; il veut bien obliger un ami, mais à condition de ne pas s'obérer soi-même. Quoi de plus équitable? C'est à la fois strictement commercial et largement humain? Cependant ils vont conclure. Reste un point que ni l'un ni l'autre n'osent aborder. 11 faut bien s'en expliquer cependant; tous deux l'ont au cœur. Mais Dobouziez est si lier et Daelmans si délicat! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes : — Et sans indiscrétion, Monsieur Dobouziez, que comptez-vous faire à présent? L'autre hésite à répondre. 11 n'ose pas exprimer ce qu'il souhaiterait. — Ecoutez, dit M. Daelmans, vous accueillerez mes ouvertures comme vous l'entendrez, et il est entendu d'avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables... Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu'elle perdît du même coup son directeur... Vous me comprenez? Je dirai même que cette éventualité suffirait pour faire hésiter l'acquéreur. Des capitaux se remplacent, Monsieur Dobouziez, l'argent se gagne, se perd, — se gaspille, allait-il dire, mais il se retint—se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se remplace difficilement, c'est un homme de talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme du métier... C'est pourquoi je vous demande, M. Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d'une industrie que vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir et perfectionner... Nous comprenons-nous? S'ils se comprenaient! Ils ne pouvaient mieux se rencontrer. C'était précisément la solution qu'espérait M. Dobouziez. Entre gens si honnêtes et si droits, on convint avec tout autant de facilité du chiffre des appointements du directeur; sauf ratification par Saint-Fardier et les petits actionnaires, une simple formalité. Il va sans dire que M. Daelmans mit ces appointements à un chiffre très respectable. Il voulait même que le directeur continuât d'occuper la somptueuse maison attenante à la fabrique. Mais le père esseulé désirait retourner auprès de son enfant. Ah ! personne comme Daelmans-Deynze n'aurait pu adoucir à Dobouziez l'amertume et l'humiliation de ce sacrifice! Qui s'imaginerait pareille délicatesse et pareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce! Dobouziez dut se l'avouer au fond de son cœur si blindé, si fier, si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé deM. Daelmans—son patron — comme il articulait quelque correcte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquement comme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipita dans les bras de son ami, son sauveur. — « Courage ! » lui dit l'autre, avec sa simplicité et sa rondeur habituelles. Une heure ! L'heure réglementaire de l'ouverture de la Bourse a sonné à l'horloge, dernier vestige de l'ancien édifice incendié, — à la diligente horloge qui s'obstinait de donner l'heure à la ville marchande, lorsque les tlammes la serraient de près et avaient tout dévoré autour d'elle. Une heure! Dépêchez-vous, retardataires, déjeuneurs, joueurs de dominos, achevez de siroter votre café, plantez-là le journal, ou gare à l'amende. Une heure! Ils affluent de tous les points de la ville et surtout de la cité, les riches d'aujourd'hui, les riches de demain, même les riches de la veille, millionnaires en herbe ou millionnaires dont l'herbe a fait du foin qu'ils serrent dans leurs bottes. Tous s'engouffrent par les quatre portes de l'élégant édifice, d'un gothique panaché de coquetteries mauresques, à la fois aryen et sémite, compromis bien digne du temple du commerce. Les rites commencent. Le bourdonnement sourd s'élève parfois jusqu'au brouhaha. Tous, debout, chapeau sur la tête, s'entassent, jabotent, fument. Et, graduellement, l'atmosphère se vicie. Voici le coin des gros négociants, se rendant encore à la Bourse, par habitude. Ils traitent les affaires en parlant d'autre chose, ou se déchargent de ces soucis sur quelques commis de confiance qui, de temps en temps, s'approchent et prennent le patron à part pour lui demander une consigne, un mot d'ordre. Piliers du négoce aussi solides que les piliers mêmes de la Bourse. Armateurs, courtiers de navires, banquiers pontifient, mains en poches ou sur le dos, et parlent peu, parlent diplomatiquement. Augures ventrus et redoutables, leurs oracles sybiliins entament ou rehaussent le crédit du voisin. A leur haleine tournent les girouettes de la fortune, et spéculateurs à la hausse et à la baisse, consultent comme un baromètre les rides de leur front, le pli de leur bouche et la couleur de leur regard. Autrement bruyants, remuants, criards, sont les agents de change. Pimpants, astiqués, sémillants, ils vont et viennent. Les trafiquants en fonds publics, tout aussi fébriles, ont des tics nerveux, des gestes moins larges, la locomotion raisonnable. Des commissionnaires en marchandises, couverts de complets anglais de fatigue, bricolent des sachets d'échantillons, trimbalent dans leurs poches un entrepôt en miniature. Sous les galeries, de hauts pupitres d'où : m v^fcjor dégringolent, pour s'y jucher aussitôt après, comme atteints d'un prurit et d'un vertigo simiesques, des êtres à figure humaine, s'égo-sillant à hurler et à glapir les chiffres de la cote. Et les mille manœuvres pour arriver au même but. Ceux-ci ont l'air taciturne, polis, presque funèbres ; ils parlent affaires avec componction et gravité; ceux-là traitent Mercure par dessous la jambe et semblent jouer à la main chaude et au cheval fondu. Des bateliers, baes de beurts, de chalands d'intérieur, des anneaux aux oreilles, des visages briquetés, se tiennent à part, dans un coin et crachent, chiquent, pipent, en attendant l'affréteur. Des capitaines de navire anglais élèvent la voix comme pour commander une manœuvre et crispent désagréablement, un conciliabule de jeunes faquins, genre Saint-Fardier, fils à papas, qui se chuchotaient, non loin de là, la chronique scandaleuse de la ville, leurs bonnes fortunes de la veille et liaient des parties fines pour la soirée. Beaucoup de mouches du coche, de pseudo-négociants, de financiers véreux. Beaucoup de chasseurs qui reviendront bredouille tout à l'heure ! Potins et médisances farcissent et interrompent le dialogue commercial : — Eh bien? le Béjard remonte sur l'eau, Le krach est conjuré... Combien font les métalliques ? — Oui, grâce au beau papa Dobouziez qui a vendu ses biens et jusqu'à sa part dans l'exploitation de la fabrique... La baisse sur les sucres est imminente... — C'est Daelmans-Deynze qui le remplace comme capitaliste dans cette industrie. — Je vous prends vos Consolidés... Dobouziez reste directeur, n'est-ce pas? — Oui, on n'est pas honnête à ce point. — C'est bête, que vous voulez dire... — Cé Taelmans -Teynzè, engorc un orichinal... un ardiste... Si dans le monde des boursiers et des boursicotiers en général, on blâme et on raille grossièrement la conduite de Dobouziez, il existe encore en cette ville, si outrageusement marchande des êtres moins carthaginois, pour apprécier comme elle le mérite, l'abnégation de ce père soucieux de l'honneur commercial de son gendre, parce qu'il est jaloux de l'honneur de sa fille et de son petit-fils. Laurent, que le jeune Tilbak a tenu au courant de ces grosses nouvelles, admire de la meilleure foi, cet homme austère qui ne l'a jamais honoré d'un encouragement. 11 rêve même de lui témoigner cette admiration ! 294 la nouvelle carthage Il venait d'atteindre sa majorité et M. Dobouziez l'invita, par lettre cérémonieuse, à passer par son bureau, à la Fabrique. Laurent retrouva son tuteur comme il l'avait quitté. Sur le bureau ministre déshonoré, il y a des années, par les malencontreux Robinson Suisse, s'étalaient maintenant une liasse de billets de banque et une feuille de papier, couverte de chiffres et d'écritures. M. Dobouziez répondit à peine au « bonjour cousin ! » que Laurent essayait de rendre aussi repentant, aussi admiratif que possible. — Veuillez prendre connaissance de ce tableau, et vérifier l'exactitude des opérations... Il vous représente mes comptes de tutelle; d'un côté vos revenus, de l'autre les frais de votre entretien et de votre éducation... Vous m'accorderez que je me suis abstenu, autant que possible, d'ébrécher votre petit capital... Lorsque vous aurez examiné ce travail, et si vous l'approuvez, je vous prierai de signer, ici, de votre nom. Voilà un double de cette pièce, que vous pourrez emporter... Laurent fit un mouvement pour s'emparer de la plume et signer, de confiance. M. Dobouziez lui arrêta le bras et de sa voix frigide : « Pas de cela... Vous me désobligeriez... Lisez d'abord... » Quoiqu'il en eut, Laurent s'assit devant le papier, et fit mine de revoir attentivement le détail. En attendant, son tuteur lui tournait le dos et regardait par la fenêtre, en tambourinant les vitres... Laurent n'osa pas couper court trop vite à son simulacre de vérification. Il attendit cinq minutes; puis se risqua à appeler l'attention de son tuteur : — C'est parfait, cousin... Et il signa de son mieux ce tableau dressé avec tant de netteté et de minutie. M. Dobouziez se rapprocha du pupitre et serra la pièce dans son tiroir. — Bon. Il vous revient donc vingt-deux mille huit cents francs. Voyez, là, si vous trouvez votre compte... Laurent se sentait pris à la fois de rage et de chagrin. Impatient, il empochait les billets et les espèces. — Comptez d'abord ! arrêta M. Dobouziez... Il obéit de nouveau, se mit en devoir de ramasser l'argent, puis d'un mouvement brusque repoussa le tas. — Eh bien? Y a-t-il erreur ? Le féroce honnête homme ! Laurent aurait voulu lui dire : « Gardez cet argent, tuteur,... placez-le vous-même; je n'en ai pas besoin, je le dépenserais en folies... Il vous viendra peut-être à point, pour un meilleur usage... » Mais il craignit que Dobouziez, altier et superbe, habitué à manipuler des millions, ne prît pour une ironie insultante l'offre de ce capital dérisoire,... l'héritage de feu Paridael, ce pauvre commis. Et pourtant, comme le malvoulu eût prêté de bon cœur les économies du commis défunt à ce patron d'hier, — devenu commis à son tour. — Dépêchons! répéta M. Dobouziez, d'un ton irrémissible. Force fut à Laurent de prendre son bien. Il s'attardait encore : « Permettez-moi au moins, cousin, de vous remercier et de vous demander... » balbutia-t-il, la gorge serrée, un nuage devant les yeux. — C'est bien ! c'est bien ! Et le geste et le masque de Dobouziez continuaient de lui répéter : « J'ai fait mon devoir et n'ai besoin de la gratitude de personne. » Ah! il ne se doutait pas, l'inflexible M. Dobouziez de la façon exceptionnelle dont l'orphelin lui témoignerait bientôt sa reconnaissance! Ie Riet Dyk : une venelle étroite s'étranglant J derrière la bordure des maisons du quai de l'Escaut, aboutissant d'un côté à une façon de canal, bassin de batelage et garage de barquettes, de l'autre, à une artère plus large et plus longue, le Fossé-du-Rourg. Riet Dyck et Fossé-du-Bourg agglomèrent les lupanards. C'est le « coin de joie » le Blyden Hoek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisons galantes hautement tarifées; dans la rue large, les gros numéros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste, chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordel congruent : Riches, officiers de marine, matelots, soldats. Les uns joignent au confort et à l'élégance modernes, le luxe des anciennes « étuves » et -ftv des maisons de baigneur, bateaux de fleurs où le vice se complique, se raffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, on cherche moins le plaisir que le soulagement; les gaillards copieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensent leurs longues épargnes des nuits de chambrées et de carreau, sans s'attarder aux fioritures et aux bagatelles de la porte, sans entraînement préparatoire, sans qu'il faille recourir aux émoustiilants et aux aphrodisiaques. Ces derniers sont aux premiers ce que sont les bons débits de liqueurs où le soiffard se tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, aux cafés où l'épicurien s'éternise et sirote, en gourmet, des élixirs parfumés. Les soirs, harpes, accordéons et violons, crincrinent et graillonnent à l'envi dans ce béguinage de l'ordre dos hospitalières par excellence; et intriguent et attirent de très loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rhythmes canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups d'éperon, des éclats de fanfare, et de fifre : musique raccrocheuse. C'est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie sensuelle. C'est, à l'intérieur, un entrain de concert et de bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l'affût, épie, des deux côtés de la rue, l'approche des clients et leur adresse de pressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras-dessus bras-dessous, déjà éméchés. Parfois ils s'arrêtent pour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer? Ils retournent leurs poches jusqu'à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d'amour, souvent l'un, souvent l'autre donne l'exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l'échiné, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Ceux-là, crânes, esbroufeurs, durs à cuirs, remplaçants déniaisés, galants assidus de ces belles de nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et l'escouade s'engloutit dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d'algarades, de graillements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious. D'autres, courts de quibus, sinon de désirs, la nouvelle cartiiage baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues. A l'entréedu Riet Dyck, la circulation devient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient en même temps que se relaient les prêtresses. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantes se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard. Les gros numéros, à droite et à gauche se succèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysse du commerce et leurs précoces Télémaque, desservis par des sirènes et des Calypso très consolables; bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marins pléthoriques. Maisons célèbres, universelles; enseignes désormais historiques: chez M'"e Jamar on vantait la « grotte », chef d'œuvre peu orthodoxe de l'entrepreneur des grottes de Lourdes; chez Mmc Schmidt on appréciait le mystère, l'incognito garanti par diverses entrées donnant accès à des petits salons aménagés comme des triclinium ; jyjme (Charles se recommandait par l'éclectisme de son personnel, un service irréprochable, et surtout les facilités de paiement; le Palais de Cristal, monopolisait les délicieuses et neuves Anglaises; au Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu'à des baya-dères de l'extrême-Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négresses aléacées. Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores, claironnent les surprises de l'intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain, incrustées de symboles et d'emblèmes sous les lambris polychromés à l'égal des oratoires byzantins oii les cinabres, les sinoples et les ors affolants, hurlent et se démènent à l'éclat des girandoles, le passant devine les stades de la débauche, depuis les baisers colom-bins et les pelotages allumeurs, sur les divans de velours rouge, jusqu'aux possessions intimes dans les chambrettes des combles, grillées comme des cellules de nonnains. Ce quartier se saturait d'un composé d'odeurs indéfinissables où l'on retrouvait à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux. A mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provoquantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha de la cohue, et toujours dominaient le raclement des guitares barcarollantes, les pizzicati chatouil-leurs des harpes, les grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des cliquetis de verre, des rires rauqucs, des détonations de Champagne. Jusqu'à onze heures, les pensionnaires des abbayes avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même d'aller danser au Waux-Hall et au Frascali, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg. Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient définitivement leurs huis. Les crincrins s'assoupissaient aussi. Bientôt on n'entendait plus que la lamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères et les giries intermittentes d'un vapeur tisonné dans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal. C'était l'heure des parties en catimini, des priapées hypocrites, des conjonctions honteuses. Noctambules, collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le long des maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux aux portes secrètes des impasses. Toute régalade, toute assemblée, se terminait par un pèlerinage au Riet Dyk. Les étrangers s'y faisaient conduire le soir, après avoir visité, le jour, l'hôtel de l'imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Les orateurs des banquets y portaient leurs derniers toasts. Les hauts et les bas de ce quartier original concordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. La période de la guerre franco-allemande représenta l'âge d'or, l'apogée du Riet Dyk. Jamais s'improvisèrent tant de fortunes et ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir. Les contemporains se rediront encore les lupercales célébrées dans ces temples par des nababs sournois et d'aspect rassis. A certains jours fastes, les familiers appelaient à la rescousse, réquisitionnaient tout le personnel par une habitude de spéculateurs accaparant tout le stock d'un marché. Ils se complaisaient en inventionscroustilleuses, en tableaux vivants, en poses sadiques, en chorégraphies et pantomimes scabreuses; prenaient plaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prises l'élé- ...... phantesquePâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie. On composait des sujets d'invraisemblables fontaines ; saoûles de Champagne, les nymphes finissaient par s'en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions les plus intimes. L'armateur Béjard organisa dans les salonnets multicolores de Mme Schmidt, surtout dans la chambre rouge célèbre par son lit de Boule, à coulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgies renouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et des exubérances romaines. Dans ces occasions, le Dupoissy, l'homme à tout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur. C'était lui qui s'abouchait avec Mlle Adèle, la gouvernante, débattait le programme et réglait l'addition. Pendant que se déroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces « masques » dignes d'un Ben Johnson paroxyste, le glabre factotum, la mine d'un accompagnateur de beuglant, tenait le piano et tapotait des saltarelles de cirque. A chaque pause, les actrices nues ou habillées de long bas et de loups noirs, geu-saient l'approbation des détraqués béats et, à quatre pattes, comme des minets, frottaient leur chair moite et poudrederizée, aux funèbres habits noirs. Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes dames des clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes, aux heures de chômage s'entend, et inspectaient, sous la conduite du publicain et de la publicaine, les cellules douillettes et capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et jusqu'aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux d'autel. Et, s'il fallait en croire les médisances des petites amies, MMmes Falk et Lesly, n'avaient pas été des dernières à mettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs maris. En possession de son petit pécule, Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. Il s'y déphosphorait les moelles, sans parvenir à déloger de son cerveau la pensée de Gina. Au moment des spasmes, l'image tantalisante s'interposait entre sa vénale amoureuse et ses postulations éternellement leurrées. Tous les soirs, il battit les gros numéros. Il négligeait les Tilbak, craignant d'avoir inspiré une passion à la petite Henriette et il sentait qu'il ne pourrait jamais payer de retour, comme elle le méritait, cette candide et aimante enfant. — Oh, la cruelle incompatibilité amoureuse! ~ «Mir Jt s'écriait-il. Les atroces cliassés-croisés ! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement!... L'amitié raisonnable offerte comme l'éponge dérisoire du Golgotba à la soit' du frénétique ! Les ferveurs et les délicatesses de l'amour se fanant à la suite des possessions brutales ! Au Riet Dyk, des types curieux, des composés interlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Cartilage, lui ménagaient de pessimistes sujets d'observations. Après des nuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenait leur trac, leur instinctive terreur, à la visite imminente du médecin; il notait en revanche leur familiarité, presque de femme à femme, avec l'androgvne garçon coiffeur. Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux biches l'intéressait Gay, le vvaterklerk, Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois, chez un des notables courtiers de navires, touchait annuellement de quinze à vingt mille francs de commission, dans de bonnes maisons du Riet Dyk. Il amenait aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers, ses patrons, l'attachaient comme guide et drogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu'à l'argot des populaces reculées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses transactions délicates. Jamais d'erreurs dans sa comptabilité. Lorsqu'il passait, de trimestre en trimestre, chez les patrons de gros numéros, pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants payaient de confiance leur éveillé et intelligent proxénète. Gay acceptait à ses occasions, un verre de vin, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires. La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières affables, Gay ne comptait même pas d'envieux parmi ses collègues. On lui appliquait respectueusement l'adage anglais : The right man al tlie riglit place : l'homme digne de sa place, la place digne de l'homme. Au hasard de ses pérégrinations, Paridael échouait dans un des bouges mineurs du Fossé-du-Bourg. A un moment la maquerelle, une gagui materne, lippue continuant de basculer, d'une main, la berce d'osier dans laquelle vagissait un enfant, plongeait l'autre main, par la fente de son jupon de baie bleue, au fond de sa poche, pour rendre la monnaie de deux francs à une ribaude blondasse, le visage piqué de son, plantureuse, l'allure d'une génisse, que venait de saillir, dans un des galetas du dessus, un aide batelier membru offrant la contenance piteuse des mâles au retour de la manœuvre vénérienne. L'homme prenait une abominable quincaille des mains de la garse et, le compte vérifié, lui abandonnait, comme à regret, deux sous de pourboire. Au moment où sa large carrure s'encadrait dans l'entrebâillement de la porte, la patronne lui jetait machinalement un Danlt uwell, skipper, lot naaste keer! (Merci, batelier, à la prochaine occasion 1) et l'ouvrière un peu errénée par l'assaut de ce maroufle s'alfa-lait sur un banc en se rajustant, prête à de nouveaux labeurs. Cependant, l'enfant pleurant toujours, la bonne mère reprenait la berceuse interrompue, dans laquelle il s'agissait d'enfançons bien sages qui mangeront au Paradis, la ryspap, le riz au lait safrané, dans des assiettes d'or, avec le petit Jésus. Les prédilections de Paridael pour le peuple, ses affinités tournaient à la manie morbide. Il gobelotait les lundis avec les maçons ; participait, les jours de tirage au sort, aux mélancoliques beuveries des conscrits, visitait les coupe-gorges et les taudis des fortifications. m v-Ajr _ i,a nouvelle cartiiage 311 Les anciens pronostics de M. Dobouziez pesaient sur lui comme une malédiction. Incapable de réagir, il allait à la dérive; fataliste, il se sentait prédestiné, gaspillait au jour le jour son avoir précaire. Des fois, il se souhaitait irresponsable, enviait les internés criminels ou fous, qui n'ont plus qu'à se laisser vivre ! Line visite qu'il fit un jour à une maison pénitentiaire exaspéra ces délétères nostalgies, tl lui arrivait à présent de taxer d'orgueil et de dureté Marbol qui refusait de se passionner comme lui pour les las-d'aller et les irréguliers. « Des malades et des malheureux ! plaidait Paridael. Les bayeurs, les effares, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux humides et visionnaires, qui ne comprennent rien au monde et à la vie, au Code et à la morale ; des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui .coudoyèrent toutes les scélératesses et resteront candides comme des enfants, débonnaires qui ne tueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés à leurs entreprises ; viciés mais non vicieux, souffre-douleurs autant que souffre-plaisirs... » Sans ressort, sans foi, sans but, il aurait voulu mourir et se perdre, se replonger dans 20 w*w* mrw J* le grand tout comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset — mais à condition de rendre un suprême service à Gina. Le parfait équilibre des facultés, la belle eucrasie, le prestige, l'énergie, la lucidité de Marbol irritaient parfois le fantasque dévoyé. H allait, maintenant jusqu'à trouver ses convictions trop lièdes et à le taxer d'opportunisme. Marbol traitait son critique en grand enfant, en doux visionnaire, en convalescent trop susceptible, il le calmait avec bonté et ne se fâchait pas de ses sorties et de ses incartades. Entre tous les prolétaires, Laurent estimait le prolétaire flamand le plus digne d'intérêt. Paria par le dénuement, il l'était aussi, à cause de sa langue. On le persécutait à la fois dans sa race et dans sa conviction. Aussi Paridael assimilait les riches exploiteurs à des traîtres et des félons. Il lui arrivait de danser jusqu'à l'aube dans les guinguettes des faubourgs fréquentées par les garçons bouchers et les grisettes et dans les bals du quartier des Bateliers. Durant^ des semaines, il s'accostait de rôdeurs faméliques, braconniers, déserteurs, gaillards en délicatesse avec la loi, rencontrés devant un comptoir et qu'il hébergeait ou défrayait de leur passage à l'étranger. Ah ! la danse, la danse furieuse, les loures, sous les quinquets fumeux, accompagnées d'un triangle, d'une clarinette et d'un accordéon. Une crevasse dans le soufflet de l'accordéon, déterminait une lamentable fuite de mélodie et, à chaque reprise, à la même note, le son s'échappait avec un couac de moribond, comme un borborygme posthume. Retombée des gros souliers et des sabots. Entre deux danses, pour abattre la poussière, l'arrosoir d'un domestique dessinait des festons humides sur le plancher. Des gaupes, très parées, majestueuses, les pommettes allumées, daignent fringuer avec de petits apprentis calfats qui se frottent gou-lument à leurs cottes. D'autres, lamaneurs, gabariers, mousses, gens de mer, marsouins en belle humeur, fleurant l'iode, le goudron et le varech, s'attablent, pintent, chacun une complaisante amoureuse sur les cuisses. Dans la cohue, des marins d'eau douce, moins gercés, plus roses, plus mous, éclusiers désertant sas et biefs, bennes et balises. Casquettes marines, chapeaux goudronnés, lapabors, brûle-gueule, cols évasés, écharpes rouges. Houle de croupes et de fesses aux méplats luisants comme de vieux bronzes, ballonnement de jupes courtes, montrant, sous le bas grossier mais bien tiré, des mollets pleins et résistants. Moutonnement de têtes mafïlues et halées, enfantines, rudes, ou précoces. Souvent Laurent soupait au coin d'une table marbrée de ronds poisseux. Il bêlait une colporteuse de crevettes, de saucissons et d'œufs durs. D'aventure, la marchandise manquait de fraîcheur : le poisson était pouacre et l'œuf midoreux. — Hé l'ami, est-ce un œuf que tu pèles ou ton ballon qui se dégonfle? l'interpellait un loustic. Un timonier barbu vient à la rescousse d'une fille hystérique que molestent des pilo-tins trop bourrus. Dans un autre coin on se pouille pour le plaisir du coup de gueule et du corps à corps. Et, ivres, des farauds se culbutent avec des feintes de lutteurs lubriques. D'autres fois, un revenez-y d'élégance et d'é-picurisme le remontait à son niveau originaire. Une nuit de carnaval il régalait, dans un restaurant à la mode, des environs de la Bourse, deux ou trois viveurs chagrins de son espèce et de jaunes figurantes du théâtre qui, sans son invitation, se seraient peut-être couchées à jeun. On Soupait aussi, et non moins joyeusement, dans le cabinet à côté du leur: ou. du moins. avait-on soupé, car Laurent et ses amis entendirent leurs voisins fermer la porte à clef. Des explications au bas de l'escalier, une bousculade, des pas dans le corridor. Les pas s'arrêtent devant le numéro huit. Les nouveaux venus se concertent. — Ouvrez, au nom de la loi ! fait une voix grave. Cris mal étonnes dans le cabinet ; mais pas de réponse. Bruit d'une porte qu'on enfonce. Laurent, instinctivement porté pour les victimes de l'esclandre, s'est précipité au dehors. Par-dessus les épaules d'un commissaire et de MM. Béjard, Dupoissy, Falk et Leslv, il aperçoit, à sa profonde stupeur, Angèle et Cora, blotties au fond de la pièce, et s'efforçant de dissimuler, dans les plis des rideaux, la simplicité païenne de leur toilette. Non loin d'elles, deux hommes en qui Laurent reconnaît, malgré l'absence d'uniforme et d'èpaulettes, deux fringants lieutenants de la garnison. D'un coup d'œil professionnel, le commissaire a saisi la topographie de la chambre où se joue le drame. Il a vu qu'une porte donnant accès sur un escalier dérobé est ouverte, et que la table porte six couverts. — Il y avait six personnes ici! constate Béjard, en paraissant ne pas se préoccuper de celles qu'on vient de surprendre, mais bien des deux fugitifs. — 4k — n -m la nouvelle carthage En quoi cela peut-il vous intéresser? lui dit Laurent, frappé d'une pensée horrible. Vous oseriez insinuer... — Monsieur, je ne vous connais pas! répond Béjard — Monsieur, reti-rez-vous! insiste le commissaire. Laurent sort du restaurant, la tête en feu, ne voyant, n'entendant, ne vivant plus. La troisième! Quelle était la troisième? Il court par la ville, s'arrête devant l'hôtel Béjard, sonne. — Madame Béjard... — Vous Laurent !... Et dans quel état !... — Répondez-moi vite Gina, étiez-vous ce soir au restaurant Casti? — Pourquoi? Perdez-vous la tête, Laurent? Vous êtes ivre, sans doute. Il lui raconte le scandale, l'équivoque entretenue par Béjard. — Le misérable! fait-elle en pâlissant, prête à défaillir, en portant les mains à son cœur. Je ne suis pas sortie, ce soir; mon père vient seulement de me quitter... Faut-il que je vous prouve mon alibi. — Pardonnez-moi, cousine, pardonnez-moi... Ah ! si vous saviez... Quel changement s'était opéré en elle? Pour la première fois, Laurent la voyait pleurer. Elle, la fière avait daigné se justifier, se disculper? — Ah ! dit-elle, Laurent... je le ■_ t____ M": : : v: ' -tt la nouvelle carthage 317 déteste. L'autre jour, il a levé la main sur moi... Il a osé me battre... Mais, s'il ne s'était pas sauvé, armée d'un couteau, je le tuais comme un chien... Ah ! cet homme, lu as raison de le haïr; c'est l'ennemi, c'est la bête malfaisante... Non content de nous ruiner, mon père et moi, il cherche à me déshonorer; je n'ai plus rien, je lui suis à charge et il voudrait reconquérir sa liberté, et épouser une autre héritière. .. Ah ! si j'avais écouté mon cœur, je serais, aujourd'hui, la femme heureuse de Marbol. Ce regret de Gina fut le moment le plus douloureux des épreuves de Laurent. Un combat atroce, se livrait en lui. « Soit, se disait-il, je trouverai assez de force pour l'aimer mieux que personne au monde, mieux (pie lui! » Gina sanglotait : « Oh, les erreurs de mon passé! disait-elle, n'étais-je pas cruelle avec tout le monde,et indifférente, et coquette?Avec toi, aussi, pardonne-moi, et sois moi pitoyable, j'ai bien besoin à présent qu'on m'épargne... Puis mon amour-propre fut cruellement blessé lorsque Marbol se retira... Et, dans ma rancune, pour me venger de lui, je me suis rendue éternellement malheureuse .. Laurent, j'ai songé au divorce, mais le divorce ne punirait que notre fils... Le scandale rejaillirait sur notre nom. Mon père en mourrait... 31s la nouvelle cartiiage — N'ajoute plus un mot, Gina... S'ilvenaità disparaître, tu consentirais à épouser Mai-bol? Et une idée lui venait, généreuse et extravagante, idée de fou : débarrasser Anvers de ce spoliateur exécré et faire le bonheur de la chère idole... — S'il disparaissait n'importe comment?... répétait Laurent, somnambule. A-t-il mis trop d'insistance dans ces paroles. Ses yeux ont-ils pris cette expression inquiétante que Béjard dénonçait autrefois avec tant de légèreté? Il semble à Laurent que Gina tressaille. Devinerait-elle? Alors pourquoi ne pas tout lui dire. Mais non, il se trompe; elle est à cent lieues de ce qu'il vient dé résoudre. « Elle ignore que je l'aime, se dit Laurent, elle ignore aussi ce que je ferai pour elle. Il ne faut pas que le chagrin de n'avoir pu encourager ma folle passion, attriste le bonheur que je lui prépare. Il ne faut pas que le moindre remords empoisonne sa vie. Je ne veux pas qu'elle soit coupable. Je ne veux pas non plus qu'il le soit, Marbol, mon ami... mon rival. Tous deux ignoreront mon sacrifice. Au besoin, qu'ils me détestent, qu'ils me méprisent, mais la rende heureuse. » Comme elle continuait de le dévisager, il reprit d'un ton détaché : — Ali ! si quelque malheur pouvait vous débarrasser de cet être... — Je le bénirais, ce malheur, j'en rendrais grâce au ciel ! s'écria Gina avec conviction. Ce cri, où perçait la rancune de la femme outragée, décida du sort de Béjard. — C'en est fait, je suis transformé en justicier, murmura Laurent; et je vais frapper un être irrévocablement condamné. Allons Paridael, à l'œuvre ! D'abord il songea à un duel. Le provoquer? Mais si Béjard était homme à battre une femme, il était aussi de force à reculer devant un homme. « Il se retranchera derrière notre différence de conditions » réfléchissait Paridael. « Puis, s'il acceptait, il parviendrait peut-être à me tuer. Et cela ne se peut pas. Qu'aurions nous gagné alors? Comment faire? Comment faire? Un guet-à-pens. L'assassiner? Etre lâche, moi-même. Mon Dieu! .. Allons, pas de scrupule! Quand il s'agit de Régina et d'Anvers, je n'ai pas le droit d'être preux et courtois... Il ne faut pas lui laisser la moindre chance d'en réchapper. Je veux le frapper à coup sûr. » A partir de ce moment, Laurent, pour occuper sa fièvre et calmer son impatience, tenait un journal de ses impressions. 11 écrivait : « Ah ! si elle m'aimait! Si je supprimais Béjard pour me mettre à sa place! Mon courage serait peut-être plus grand. Mais alors, pourquoi tuer? Elle n'aimerait jamais un homicide. Moi-même répugnerais à ensanglanter sa main au contact de la mienne ! Hier quand elle me racontait qu'il l'avait battue, étrange contagion, je faillis sauter sur elle et la battre aussi... pour commencer... Ces femmes nues que je venais de voir me donnaient envie de la déshabiller et de m'en emparer quelques minutes... » Les feuillets se succédaient ainsi, sans date, incohérents, mais explicites : « De Bruxelles, j'engage une correspondance en anglais, avec le Béjard. (Le cousin Guil- laume approuverait cet anglais commercial!) Je suis citoyen des Etats-Unis, d'origine irlandaise, et m'appelle O'Dounogliey. Sa cupidité a été promptement amorcée, mais il finasse et joue de son mieux pour me tirer les vers du nez... » Depuis plusieurs jours, je me déguise et sors en mon accoutrement, histoire de m'habi-tuer au postiche. » Hier, à Anvers, je l'ai rencontrée, elle ; elle ne m'a pas reconnu, sous mes lunettes bleues, ma barbe noire et ma perruque filasse. Le même jour, j'allai sonner à sa porte et demandai son mari. 11 m'a reçu dans son cabinet où nous avons longuement conféré. Je me suis surpassé. A un moment donné, elle est entrée sous un prétexte. Je me tus. Cependant, comme Béjard m'interpellait, il m'a fallu répondre. Ma voix tremblait 1111 peu. Elle n'a rien remarqué pourtant. Mais j'ai failli me trahir. Il ne faut plus m'exposer à ces émotions. » Payé aujourd'hui un trimestre de loyer du petit hôtel de l'avenue Louise et un acompte sur la note du tapissier et du garnisseur. Le cabinet où je l'introduirai est au fond d'un corridor, la maison isolée, entourée de terrains vagues; pas de voisins... Les parois, capitonnées de tentures. Il me reste deux mille francs, assez pour mener' l'entreprise à bout. Je tire au pistolet et fais passer balle sur balle dans un as, à trente pas... Non, pas de duel! » Depuis quelque temps Marbol, Rombaut et les Tilbak me trouvent l'air singulier. « — C'est que je rumine de vastes projets de fortune, mes chers amis... Vous verrez. » — Oh! oui, de bien vastes projets! Cela ne pouvait plus durer. 11 y a longtemps que ce Béjard est de trop. » Me tuer après? Non pas. Je pourrais être utile, indispensable même, aux deux autres. Il faut que l'on établisse le vol, qu'on ne se doute pas du vrai mobile. » Lu hier un journal ouvrier, racontant tout au long l'affaire du restaurant Casti. Le divorce des petites Saint-Fardier sera prononcé dans quelques jours. La troisième dame l'échappe belle. Grâce à l'abominable Béjard et à cause des anciennes relations de Gina avec Angèle et Cora, les cancans et les commentaires l'ont mêlée à ce scandale pour lequel le peuple a trouvé ce sobriquet pittoresque : « Le Riet Dyk en famille. » » C'est fait. Il est venu me retrouver le soir et n'est plus sorti. Mon adresse lui a épargné vengee des souffrances. La voilà libre et » Des journaux me parviennent ici, de l'autre côté de l'Océan, où je ine cache, non pas pour ma sécurité, mais pour mieux dérouter la justice sur mes mobiles. Il faut qu'on me recherche, qu'on me considère comme un voleur, que, pour tous, j'aie cédé à l'impulsion la [dus vile! L'intérêt, le vol! Ah! j'ai bien préparé mes batteries. » Les affaires se gâtent. Les derniers articles des journaux me rappellent au pays. C'est le moment de me faire pincer... Vite une maladresse, pas trop maladroite pourtant; ayons l'air de ruser, de jouer au plus fin. On savait son antipathie pour son mari ; des domestiques auraient déposé contre elle et rappelé des querelles de ménage, des scènes surprises par le trou de la serrure, des menaces écoutées aux portes. Pouah ! La rumeur la désigne comme ma complice. Il est temps qu'on m'arrête et que je la dégage... Chère, chère Gina ! Sauvée, délivrée! Mais plus perdue que jamais pour moi... » Me voici aux Petit-Carmes. C'est bien lent, bien fastidieux, cette procédure; mais je continue de me débattre et de chercher à me disculper, c'est-à-dire que je m'embourbe du mieux que je puis, et seul... » Naturellement tous les journaux me trouvent une têle à ça, une physionomie suant le vice et le crime. On me l'avait déjà dit auparavant. On me le répète depuis le berceau. Béjard n'a pas été le moins clairvoyant de ces physionomistes. Regard d'assassin! C'était son bonjour. Parole d'honneur, je crois même lire à travers leur prose vertueuse, le regret que je n'aie pas ajouté quelques crimes à celui-ci, pour justifier les diagnostics de tous ces Lavaters. Physique oblige ! » » Journée rude et émouvante. Mes bons amis les Tilbak, Marbol, .Vyveloy, Vingerhout, d'autres encore, sont venus déclarer que j'étais un digne, généreux, compatissant garçon. Tête chaude, exalté, incapable de faire du mal à une mouche. Il fallait savoir me prendre ! Ne pas me caressera rebrousse poil. Ils ont cité mille traits de mon caractère. Siska a rappelé des bienfaits que j'avais oubliés... Us n'ont pas eu peur de se dire les obligés d'un voleur et d'un assassin... Ah ! pauvre, pauvre Siska! Tous ont vanté ma douceur pour les humbles ; mes visites aux meurt-de-faim, durant l'hiver! Us m'ont fait peur en risquant de trop nie blanchir. Les jurés avaient la larme à l'œil. Braves amis, ils ne m'ont jamais été si chers qu'aujourd'hui. Par moments j'avais envie de me disculper ou de dire la vérité, du moins pour l'amour de ces chères âmes. Mais j'eusse compromis tout mon plan. » Heureusement, pour la réussite, que les témoins à charge sont venus m accabler. Mes amis, malgré leur accent de sincérité et leur voix émue, ont eu presque l'air de témoins vendus, tandis que l'abominable Félicité semblait publier la vérité. Sa déposition a été un chef-d'œuvre de rancune, de mauvais gré, de duplicité; chaque mot calculé pour me perdre. Toutes les peccadilles de mon enfance, des vétilles oubliables, ont été exhumées, présentées sous le jour le plus odieux. Elle ne m'a pas fait grâce d'un seul de ces méfaits de gamin qui annonçaient chez moi le monstre précoce et endurci que je suis. » Dieu merci ! mes amis n'ont pas réussi à me sauver. Régina, aussi, est venue déposer. Digne, hautaine, répugnant à feindre le deuil, elle a indiposé le public qui ne la trouvait pas assez émue, assez voilée, pour la veuve de la victime... N'importe, malgré ce que son attitude avait de discordant, on n'est point parvenu à établir qu'elle était pour quelque chose dans le drame... Elle n'a pas été forcée de s'asseoir à mes côtés. Elle aussi, ô chère Régina, — a tout fait pour me disculper. Et son indulgence n'a pas peu contribué à lui aliéner la badaude-rie vile et bornée. Vrai, j'éprouvais une réelle volupté à lui entendre dire, sans phrases, tant de bien (le moi. C'était même la première fois qu'elle m'honorait d'une si impartiale analyse. Elle, si fière, si distante ! Je me considère payé, et au delà, de mon sacrifice. Elle parlait d'une voix calme, avec assurance, mais toujours avec supériorité. Elle méprisait le tribunal et la foule. Son témoignage aura contribué à ma perte. Il à dû me retirer les dernières sympathies. 0 la consolante oraison funèbre! » A Louvain, depuis deux ans, j'ai appris ce matin, la nouvelle du mariage de Régina avec Marbol, député d'Anvers, l'élu des Guèux. » 11 y a quelque espoir, à présent, que ma ville soit régénérée. Ma toute chère est ralliée à notre cause et mon sacrifice n'aura pas été perdu... » Et maintenant, meurs, abominable voleur, débauché, assassin... Meurs, enterrant avec toi, ton romanesque et patrial secret. Ou raconte-le, s'il t'oppresse... Il est tellement invraisemblable, tellement en dehors de l'ordre des choses de ce monde et de ce temps, que personne, pas même Gina et Marbol, n'y croirait. »