M tfStf ! ,-î ROSEAU DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS RIEDER : Histoire d'une Marie. En sabots. Par fil spécial. Un homme si simple. Chalet I. Le perce-oreille du Luxembourg. La vie est quotidienne. Le neveu de Mlle Autorité. EDITIONS DE LA SOUPENTE Moi quelque part. CHEZ J. FËRENCZI ET FILS Zonzon Pépette. CHEZ SENAC : (Edilions de la Jeune Parque) : Délires. ANDRÉ BAILLON LE NEVEU DE MADEMOISELLE AUTORITÉ PROSATEUBS FRANÇAIS CONTEMPORAINS LES ÉDITIONS RIEDER 7, place saint-sulpice PARIS mc11xxxii ★ ★ édition originale IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UNE ÉDITION ORIGINALE QUI COMPREND : 25 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GEL-DER ZONEN, DONT 15 NON MIS DANS LE COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 10 ET DE h.c. 1 a h.c. 15 ; 50 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL BLANC, DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, DONT 20 NON MIS DANS LE COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 11 A 40 ET DE h.c. 16 A h.c. 35 ; 200 EXEMPLAIRES SUR ALFA MOUSSE DES PAPETERIES LAFUMA, DONT 20 NON MIS DANS LE COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 41 a ?20 et de h.c. 36 a h.c. 55, A Germaine LIEVENS Dans le train il rêve : des jeunes gens tels que lui s'en vont, prodigieuse expérience, vers les villes natales abhorrées, pour explorer à fond leur enfance et y trouver le couteau qui a fait d'eux tous des « énervés ». Leonhard Frank (Monsieur Mager assassiné). RAPPEL e P. Bruno me conseillait de devenir Je vais raconter maintenant comment je répondis non à ce oui. Le P. Bruno, mon conseilleur, était un Père Jésuite, naturellement. Je ? Suivant la grammaire, la personne qui parle. Il y avait un petit Je. Fier de ne peser que vingt-huit kilos, il s'aventurait sur une glace légère : « Personne n'osera me suivre » et personne n'osait en effet. Il y a un autre Je. Celui qui écrit Je. Ce Je — on peut s'en rappeler — rassemble ses souvenirs à la suite d'une histoire d'hôpital : un remous de mémoire. Qu'on lui permette de commencer par un poème d'hôpital : Malade? Non. Fatigué un peu. Trop d'idées dans la lête. L'estomac en balade. — Kiri ! Kiri ! dit le docteur qui le fait gargouiller sous mon nombril. Alors je ris. Kiri! Qui rit? Jésuite. Je répondis : — Oui. Ce Je qui rit ne demande plus à personne de le suivre. Cela fait deux Je bien distincts : Je de la glace, Je de l'hôpital et entre eux, les jours et les nuits, les Je et les Je d'un demi-siècle. Sont-ils si différents ? Le nom est resté le même : Henri Boulant, cet obsédant Henri Boulant dont il faudrait bien savoir à la fin ce qu'il est, ce qu'il pense. Le Je qui rit allait écrire : « Depuis six ans, Henri Boulant usait ses culottes sur les bancs d'un collège. » Une expression courante galope vers l'erreur. Ces culottes, Boulant ne les usait pas. Il achevait celles que son frère avait usées avant lui. Et elles avaient aussi des taches. Des taches rondes, couleur de sable, tenaces comme un gros péché mortel. Il y frottait de l'encre, de la salive, du savon. A quoi bon ? Des taches-obsessions. Mon collège se trouvait à Turnhout, une petite ville, en haut de la Belgique, près de la Hollande. Des bruyères, du sable mieux à sa place que sur mes culottes, des pins. Un beau pays si on le regarde avec des yeux libres. Le collège était consacré à saint Joseph. Saint Joseph vous recevait dès l'entrée au-dessus de la porte. Sa barbe même était en pierre. On le retrouvait à l'église sur un autel et son socle vous invitait : Ile ad Joseph, ce qui est un bon conseil quoiqu'en latin. Il surveillait encore nos jeux dans la cour, derrière la grille du jardin des Pères. Ce saint Joseph du jardin, un audacieux coup de ballon l'avait amputé d'un doigt, juste celui qui guidait le petit enfant Jésus. Ainsi le petit Jésus était orphelin d'un doigt. On peut l'être davantage et ne pas être en pierre. J'avais débuté dans la classe des tout petits : la neuvième préparatoire. J'arrivais de chez les bonnes sœurs. Le laïque qui nous servait de professeur et qu'on appelait le bouc, dicta : Composition d'orthographe. J'écrivis : ortographe. Je fus classé premier. Depuis, j'avais eu d'autres professeurs, des Pères, et appris bien des choses : latin, grec, histoire sainte, les réponses du petit et du grand catéchisme, les deux cents premières pages de l'Apologétique. Cette science est indispensable à qui veut sauver son âme. Sauver : elle est donc en danger ? Mon père était mort un mois après ma naissance. Je ne parlais guère de lui. Je connaissais un mot. Je dis un jour : « Mon père est mort en couches » et l'on avait ri. Maman était morte cinq ans plus tard. A elle, je ne pensais pas davantage. Du moins pour le moment. Ah ! si : un après-midi, nous étions en récréation. C'était le jour des Morts. On sonnait pour l'office. Ah ! ces cloches ! Le P. Surveillant ne comprit pas grand chose à ce Boulant qui s'arrêtait tout à coup : Maman ! maman ! les mains sur les yeux comme si on lui avait jeté du sable. Une autre fois, au milieu de la nuit, je réveillai le dortoir : Maman ! Maman ! Mais alors c'était explicable : une mauvaise dent, la fièvre, une joue comme ça ! Frère Purge, l'infirmier, y mit bon ordre avec un tampon d'ouate. Les bons Pères parlaient souvent de la Providence. Us disaient : — Ses décrets, ses secrets, ses desseins. Ils levaient les yeux au ciel, car ces choses se cachent là, impénétrables, mais tendant à notre bien. Je ne sais si les Pères poussaient leurs conclusions jusqu'au bout. Mon père mort, que serait-il arrivé, si j'avais gardé ma maman? J'aurais été élevé par elle, probablement sans discipline ; j'aurais grandi dans mon Anvers natale, une grosse ville dangereuse ; j'aurais subi l'influence des frères de maman, l'oncle Jacques, « ce mécréant », l'oncle Gustave qui ne pouvait voir une soutane sans rire ou se fâcher. Au lieu de cela, je fus transporté à Termonde, une ville si petite que le mal ne s'y pouvait loger, et recueilli par des parents qui se trouvaient fort honorés quand ils recevaient la visite d'une soutane. Grand-papa Boulant était mon tuteur. Quand il mangeait une pomme, une poire, il réclamait du pain : — On voit à cela qu'il est Français, disaient les Flamands de Termonde. 11 habitait avec sa fille aînée, celle qui restera ma vie durant : tante Louise. Il avait créé beaucoup de roues dans sa vie. Des roues, des engrenages, des chaudières, des machines à vapeur, ce que l'on fabriquait à cette époque, quand on était : M. Louis Boulant, constructeur. Il était vieux ; les roues se fabriquaient sans lui. De vacances en vacances, je le retrouvais boieac t dans son fauteuil et il n'avait pas changé : le même sourire, le même chapeau de feutre, la même veste brune, le coin d'un mouchoir rouge qui dépassait, peut-être également le même. Avec l'âge, il était devenu le fils de sa fille. Cela le rendait quelquefois sourd. Par exemple quand elle lui disait : — Ppa, vous fumez trop... Ppa, demain vous prendrez une purge. Il me lançait alors un clin d'œil. C'est bon, un grand-papa qui ose désobéir à sa fille et vous lance ses clins d'œil. Je l'aimais beaucoup. Il m'appelait : l'ami. Sa fille était pieuse et sévère. C'est elle surtout qui s'occupa de moi. Elle s'occupait d'ailleurs de tous les Boulant qui habitaient en ville. Pour bien faire, je devais toujours répondre oui. Oui, tante. Cinquante ans, un estomac à bicarbonate de soude, des migraines, une bouche de vieille fille, des lunettes à verres bleus. Elle possédait un sens strict de l'autorité : celle des autres, la sienne ; surtout la sienne. Comme certaines marchandises pendant la chaleur, sa bonté se trouvait à l'intérieur. Que savait-elle de ce que peut être un enfant ? C'est par le ventre que cette science vient aux mères. Tante était plate du ventre. Une phrase lui venait souvent. Elle ordonnait, souhaitait, constatait puis : « C'est positif ». Ces trois mots comme un point. Un point comme un poing. Quand elle marchait son pas aussi était positif. Elle usait d'un autre mot. Par exemple, on allait se coucher, on souhaitait : « Bonne nuit, tante ». Elle répondait : « Oui, s'il plait à Dieu ». Ainsi de toutes choses. Elle les soumettait à la volonté de Dieu. J'étais un enfant trop mou pour être méchant. Il est presque certain qu'elle pensait comme le P. Bruno : « Il sera prêtre, s'il plait à Dieu. » Certain aussi qu'elle adressa au ciel beaucoup de prières pour que cela plût à Dieu. Chère tante... Les frères de maman, ces mécréants d'Anvers, ne l'aimaient guère. Ils la disaient bigote. Ils l'avaient surnommée Mademoiselle Autorité. Je compris longtemps : Mademoiselle Dorothée ce qui n'avait aucun sens. Ils admettaient d'ailleurs fort bien que cette demoiselle Autorité prît à sa charge un neveu qui après tout était aussi le leur. Cela ne prouve rien quant à leur égoïsme. Si « Mademoiselle Autorité » qu'elle fût, tante ignorait bien des choses. Des grandes, des petites. Un jour elle me mena en pèlerinage dans une autre ville pour remercier la Vierge qui m'avait guéri de je ne sais quel bobo. Il s'agissait d'un vœu. Mon frère Lucien, dont j'usais les culottes, était déjà étudiant à l'Université. 11 dut nous accompagner. Traverser une grande ville, en priant, au milieu d'un troupeau de bigotes, c'est ennuyant pour un grand frère étudiant. Tout le long de la route, il eut son mauvais front. Après nos dévotions, il nous fallut manger. Tante choisit un restaurant. Lucien qui savait lui ce que c'est qu'un restaurant, en voulut un plus grand. La carte en main, elle s'y perdit : — Trois bifteck-pommes, commanda mon frère. — Ah ! fit tante éberluée. Elle le fut davantage quand on apporta la viande sur un lit de pommes de terre frites. Pommes, n'est-ce pas, cela signifie des pommes, et non des frites, c'est positif. Le regard que luilança mon frère! Pauvre tante! j'eus de la peine. Je l'aimais bien au fond. Si l'esprit de famille se développait en raison directe du nombre de ses parents, le mien serait très grand. Des cousins, des cousines, des oncles, des tantes, je ne vais pas les énumérer tous. Du côté de ma mère, les Van B... il y avait mon oncle Jacques. Il habitait Anvers. J'étais fier de mon oncle Jacques. Pour distraire sa neurasthénie (disait-on en ce temps : neurasthénie?) il voyageait beaucoup : l'Egypte, les Indes, l'Amérique. Il avait été aussi à Copenhague ! Pensez donc. Ce nom représentait à lui seul un long voyage. Devant mes camarades qui se vantaient, moi, mon oncle avait été à Copenhague. C'était presque aussi bien que de courir sur la glace qui ne portait pas encore. Il y avait son frère, mon oncle Gustave. Mon oncle Gustave faisait de la photographie en amateur. Un jour, dans son cabinet noir, j'avais vu, cru voir, le portrait, oui le portrait en femme nue, de sa femme, ma tante Suzanne. Cela me troublait fort. Il y avait encore ma marraine, tante Ida, que j'aimais beaucoup parce qu'elle me rappelait maman, et ses trois sœurs, dites les tanles-nonnes parce qu'elles étaient au couvent. Oui, mes trois oncles, ces mécréants avaient trois sœurs au couvent. La meilleure des trois était la tante Nathalie, la tante-nonne des tantes-nonnes, la vraie tante-nonne. J'en ai parlé déjà. Un beau portrait. Personne ne l'aura remarqué parce que le bien saute moins aux yeux que le mal. Elle résidait dans un orphelinat à Lierre, non loin de Turnhout et les fillettes confiées à sa garde avaient bien de la chance. En distribuant le lot de bonté dévolu à la famille Van B.., le Bon Dieu devait s'être trompé. Il avait donné à cette tante, le lot entier. C'est elle qui surveillait mon linge de collégien; elle qui m'envoyait des friandises, elle qui me réservait quelques pièces de cent sous qui fussent devenues mon argent de poche si ma sévère tante Louise n'avait trouvé préférable « de le placer à la caisse d'épargne : c'est positif. » Du côté de mon père, la famille était plus nombreuse encore. Des Boulant dans toutes les rues de Termonde, tous sous l'autorité de ma tante Louise, plus ceux qu'elle confiait à Dieu : « dont Dieu ait l'âme » parce qu'ils étaient morts. Chez mon grand père, je retrouvais en plus de mon frère Lucien, le cousin Clément. Je dois en dire quelques mots. Vingt-cinq ans quand j'en avais quatorze. Ses parents habitaient non loin de chez nous et il allait les voir tous les jours, mais sa vraie maison était la nôtre. Tante l'avait recueilli jeune, élevé, éduqué à ses frais. Elle aimait beaucoup son Clément. Sans doute avait-elle souhaité : « Il sera prêtre, s'il plaît à Dieu » et de fait sa rhétorique achevée, il était entré comme novice chez les Pères Dominicains et devenu Frère Hyacinthe. Je n'étais pas encore au collège à cette époque. Que d'histoires j'entendis sur ce Frère Hyacinthe! Toutes se terminaient sur ce mot lancé par tante : Edifiant. Au bout de quelques mois, les conversations changèrent un peu : le régime des Pères Dominicains se trouva être un régime bien sévère ; Frère Hyacinthe le supportait mal, Frère Hyacinthe s'affaiblissait. Puis il fut question d'une certaine maison où il pourrait se tenir en attendant que ses cheveux eussent repoussé. Repoussé ? Oui, parce qu'on les avait tondus ras. Je commençai à comprendre. Un beau jour en effet, Frère Hyacinthe reparut parmi nous, avec des cheveux mais sans barbe ni moustache, redevenu cousin Clément comme devant. Manque de santé ou de vocation, c'est le secret de Dieu. Et peut-être aussi de tante. — Quand il est sorti de là, il était vert, disait-elle. Vert : Entendez maigre et pâle. Il l'était resté. On lui avait donné un emploi dans les bureaux de l'usine. Dès mon arrivée à Termonde, je m'étais attaché à lui. Quand je venais en vacances, je le retrouvais comme un frère. Ah ! qu'il était amusant, cousin Clément ! Dans notre maison si sévère, lui seul, il osait rire. Il restait toujours un peu dominicain, par exemple dans sa façon de se frotter les mains, de les enfoncer dans ses manches, de faire voler la droite largement pour un signe de croix au moment des repas. Mais il racontait de si drôles d'histoires. Il y avait celle de saint Dominique qui avait été très gros puis très maigre et pouvait s'essuyer les joues avec la peau distendue de son ventre.. Mon frère ou moi, nous n'eussions pas risqué de pareilles histoires. Tante les eut trouvées scandaleuses. Pour Clément elle se montrait indulgente : p ROSEAU 25 — Clément, voyons. Et Clément continuait de plus belle. Ayant achevé ses études à Turnhout, il connaissait les Pères. Il me demandait de leurs nouvelles : — Comment va le P. Bruno ? Et le P. Recteur? Et Knox? Knox était le P. Préfet. Quel plaisir de répondre, de me venger un peu des terreurs que me donnait ce Knox! Clément n'avait pas oublié que certaines affections particulières entre élèves s'appelaient scrabage et se traduisaient par des baisers qu'on appelait des prunes. Il prononçait : prurr.e, ce qui me faisait rire. Mais pourquoi lorsqu'on servait de vraies prunes, lorsqu'on prononçait un mot qui rappelait plus ou moins scrabage, avait-il ces façons de tousser, de me lancer des clins d'œil, d'y aller plus carrément avec son genou contre le mien sous la table ? De la part d'un ancien Frère Hyacinthe, cela me surprenait un peu. Mais il fallait l'accepter tel qu'il était. Jeune homme de vingt-cinq ans, cousin Clément profitait de certains avantages que je n'enviais pas, mais qui me semblaient appréciables. Tante lui avait offert un verre à bière, deux fois plus grand que les nôtres. Dans sa chambre, il possédait une bibliothèque, un poêle, un bureau-ministre. Un jour, j'y avais piqué une tête et moi qui devais me coucher dans le noir et m'endormir tout de suite, j'avais vu sur le bureau-ministre, une vraie lampe avec une boîte d'allumettes à son pied. De plus, il avait la permission de sortir et d'aller au café, deux fois par semaine : le dimanche et le lundi. Tante, en lui confiant les clés disait : « Vous rentrerez à onze heures » et ne se fût pas couchée avant. Cela me semblait juste. Il devait nommer les amis qu'il avait rencontrés et, sans doute, n'eût-il pas fallu que parmi ses amis se trouvât une amie. C'eût été la honte des hontes. Automatiquement, tante eût évoqué certains nids de souris qui se logent dans la tête des jeunes filles et passent dans celle des garçons qui les fréquentent, pour grignoter leurs idées. Cela, comme de juste, c'est une remarque d'à présent. En ce temps, j'ignorais les amies et leurs nids de souris. J'avais bien des cousines et certaines que j'embrassais volontiers. Mais je ne les embrassais pas le soir au café. Ce n'étaient d'ailleurs pas des amies : des cousines. Mon frère, en sa qualité d'étudiant, jouissait aussi de certaines libertés. Celles qu'il prenait à l'Université, je ne les soupçonnais guère et tante, elle-même, en perdait le contrôle. Pendant les vacances, elle tolérait certains accrocs aux règles de la maison. Comme Clément, il voyait ses amis au café deux fois par semaine et cela m'ennuyait, car je couchais avec lui et quand il rentrait son haleine puait la bière. De plus, il avait le droit de les rejoindre pour l'apéritif le dimanche après la grand messe, et il pouvait fumer de tout : le cigare, la cigarette, la pipe. Il était d'ailleurs d'humeur indépendante. Son regard à tante après le bifteck-pommes, il le lui lançait en d'autres circonstances. Il m'effrayait. C'était un mauvais exemple. Je me gardais bien de le suivre, je savais trop ce que j'étais : un collégien, un être nul, sans argent de poche, qui usait les culottes de son frère, ne pouvait se risquer seul au dehors sous peine d'être un « enfant de rues », et devait s'en remettre à la volonté des grandes personnes : grand-père, cousin Clément, son frère et, avant tout, sa tante. Tel j'étais, quand une sœur de maman, ma tante Ida, se remaria. Elle devait être d'une nature ardente : elle avait perdu déjà deux maris. Comme je le sus plus tard, quand on lui présenta celui qui aspirait à devenir le troisième, elle le trouva si beau, qu'elle fit : Oui, oui, dès avant le potage. J'eus bien de la peine. Une tante Ida, n'est-ce pas? habite une belle maison à Anvers à seule fin de vous y recevoir et vous donner pendant quinze jours l'illusion de vivre encore avec sa maman. Et voilà qu'elle ne serait plus seule, qu'elle quitterait Anvers, qu'elle s'en irait habiter loin, dans une autre ville. M'y recevrait-elle seulement? Elle m'y reçut, je vis mon nouvel oncle. Je ne fis pas comme elle, oui, oui, dès le premier repas, mais quel bel homme ! Un torse large comme cela! Des jambes arquées parce qu'il montait à cheval, un uniforme, de l'or partout, un sabre, un chap-ska : un capitaine-commandant au 2e régiment de lanciers. Il est vrai qu'il me peina en arrangeant sur ma tête une serviette et disant : « Tu vois, Ida, avec ses joues creuses, il ressemble tout à fait à ta sœur la tante Nonne » et j'eus la lâcheté de rougir parce que je ressemblais, devant un si bel homme à ma bonne tante Nonne. N'importe! Je sus aussitôt que je serais moi aussi capitaine commandant au 2e régiment de lanciers. Quand je rentrai au collège, je n'ignorais plus rien des choses militaires. Un oncle à Copenhague peuh ! Parlez-moi d'un oncle capitaine-commandant. Quand son régiment sortait, ses chevaux marchaient au pas, oui au pas, gauche droite, gauche droite, comme des hommes. Le grade de sous-lieute-nant se marquait d'une étoile ; lieutenant, deux étoiles ; quant au général, ah ! le général !... Et moi, quand je serais général... Pour les Pères il n'y avait pas d'enfantillage. Leurs idées en ce temps n'étaient pas celles d'à présent. La roue tourne. L'armée ne servait à rien ; les soldats étaient des paresseux ; les officiers, des francs-maçons. Ce collège Saint-Joseph qui préparait des médecins, des avocats, des religieux de toutes sortes, quelle honte s'il produisait un jour un franc-maçon. Les Pères m'expliquèrent cela, chacun à sa manière. L j P. Professeur confisqua mon canif cui représentait mon sabre-lance ; le P. Surveillant arracha certains boutons de col fixés à mon chapeau de capitaine-commandant. C'est alors que le P. Bruno intervint. Le P. Bruno était bon. J'avais cru longtemps qu'il s'appelait Bruno à cause de la couleur de sa peau. A quatre heures, quand notre petit pain du goûter ne suffisait pas à ma faim, il traversait la cour, me lançait un clin d'œil, donnait quelques secousses à son bras et crac ! un deuxième, un troisième petit pain sortaient de sa manche. Ce qu'il fit pour le futur capitaine-commandant ressembla un peu à ces petits pains. Il m'appelait pendant l'étude, me menait dans sa chambre, m'offrait un gros cigare, me faisait lire un journal. Ce journal, je le vois encore. Un gros titre : le Patriote. Ah ! il était patriote, ce Patriote. Des inutiles, des alcooliques, des vénériens, voilà ce qu'ils étaient les gens de l'armée. Il donnait des statistiques. Je n'y comprenais pas grand chose. Puis le Père faisait un petit sermon et pendant ce temps, les autres s'ennuyaient à l'étude et moi je fumais un gros cigare. Alors un jour, après m'avoir montré un de ces arti- cles, il me tapota les mains, me regarda dans les yeux et dit : — Non vraiment, je ne vous vois pas dans l'armée. Ce que je souhaite, c'est que vous deveniez... Il n'ajouta pas : jésuite. Mais c'était plus clair que les statistiques. Et comme j'étais un brave petit garçon qui devait dire toujours oui, je regardai autour de moi : cette chambre où l'on était bien, ce crucifix qui me tendait les bras, cette fumée de cigare qui sentait bon et, en digne neveu de sa tante Mademoiselle Autorité, je répondis : — Oui, Père. Vers la même époque, on célébra la saint Victor, la fête du P. Recteur. La cérémonie se passa comme toutes les années, dans la salle des fêtes, une belle salle décorée de guirlandes, de drapeaux, d'écussons, avec une scène et son rideau qui se levait et descendait comme dans un vrai théâtre. La fanfare exécuta d'abord quelques morceaux, on lut des discours, on chanta un chœur avec orchestre : « Tout l'Univers est plein... » Après quoi les Rhétoriciens jouèrent la pièce qu'ils avaient préparée entre eux. II en était ainsi toutes les années, puis la pièce qui avait servi pour le P. Recteur, servait une seconde fois, à la distribution des prix. Cette année là, on joua les Enfanls d'Edouard. Les enfants d'Edouard, sont on le sait, deux fils de roi enfermés dans une tour et leur tuteur, ce méchant, les tourmente. A un moment, l'aîné des enfants se révolte : — Vous devriez être mon père et vous êtes... — Et je suis ? — Mon bourreau. Un mot cinglant. Celui qui tenait ce rôle, était un certain de Giradon, le modèle des Rhétoriciens, premier en tout et l'on savait qu'il deviendrait Jésuite. 11 lança son « bourreau » avec une telle violence, que longtemps après je me surprenais à déclamer dans les cabinets : — Vous devriez être mon père et vous êtes... — Et je suis ? — Mon bourreau. » Alors un jour, je ne sais comment, après avoir dit oui au P. Bruno, il m'arriva de confier à un camarade : — Comme il joue bien, ce Giradon. Dommage qu'il veuille se faire Jésuite. PREMIÈRE PARTIE il ROSEAU 3 i Je vais parler maintenant de mes essais littéraires. Petit, j'aimais déjà les livres. J'en avais vu des salles pleines à Anvers, dans la maison de mon grand-père. Ceux qui en écrivaient — tant de mots ! tant de lignes ! toutes ces histoires ! — me semblaient des esprits merveilleux. Il y avait par exemple le médecin du collège. Quand on avait besoin de lui, on piquait un petit drapeau dans un pot de fleur à la fenêtre de l'infirmerie et il venait. Il m'avait tâté, un jour, le pouls, et cela ne m'avait rien fait. Je le méprisais même un peu. Une barbe de bouc, les jambes trop courtes, vieux, il n'avait pas su rattraper la phtisie galopante qui emportait le P. Franck, le directeur de notre Congrégation. Mais voilà qu'on me dit qu'il écrivait des livres et l'on me montra derrière les vitres de notre bibliothèque, trois volumes dont il était l'auteur. Il n'est pas sûr que j'eusse encore osé lui présenter mon pouls. Il y avait aussi le P. Janson. Le P. Janson était un petit Père insignifiant, incapable de quoi que ce soit sinon de chanter la messe et encore il chantait faux. Oui, mais ce P. Janson avait composé nos grammaires grecque et latine et si ennuyantes qu'elles soient, elles étaient quand même des livres. Eh bien ! il m'arrêta un jour : « Dites-moi, petit, qu'est-ce qu'un ablatif absolu? » et moi qui connaissais mes ablatifs, mes génitifs, des choses bien plus difficiles, devant cet auteur de livres, je ne sus plus rien du tout. J'étais en septième préparatoire, quand j'entrepris mon premier ouvrage : raconter la vie d'un missionnaire parmi les nègres de l'Alaska. Ce saint homme finissait naturellement en martyr, mangé par ses sauvages. Je vois encore mon cahier, des feuilles de papier de devoir, pliées en huit et nouées à défaut de fil, d'un gros cordon de chaussure. Mon travail avançait, le missionnaire avait sauvé Dieu sait combien d'âmes, quand un camarade, fils d'épicier sans doute, me dit : — Eh ! vous, avec vos nègres, il n'y en a pas en Alaska. Or, je tenais à mon Alaska et ne voyais mon missionnaire qu'au milieu de ses nègres. Mon livre en resta là. Le sujet est à prendre. Par la suite, je fis des devoirs de français : amplification, narration, rédaction. Le P. Professeur nous lisait un texte, mettons la description d'un coucher de soleil, puis nous disait : « Ce sera votre devoir » et nous couchions ce soleil de notre mieux en reproduisant les phrases que nous avions entendues. Mais un devoir est un devoir : une chose obligatoire. Cela n'avait rien à voir avec la littérature. C'est en quatrième, vers l'époque démon oui, que je fis mes premiers vers. Écrire des vers en quatrième n'était pas permis. On n'en faisait qu'en seconde, la classe de poésie, et encore étaient-ils en latin : on avait son Gradus. Un soir, pendant l'étude, je me trouvai très appliqué. Pendant l'étude du soir, il était interdit de lire ou d'étudier ses leçons ; il fallait travailler la plume en main. Tout à coup, je sentis quelqu'un^derrière mon dos. Je n'eus le temps de rien cacher : — Qu'est-ce que vous écrivez là ? — Des vers, Père. — Des vers, ah ! Vous êtes en défaut. Et que disent-ils vos vers ? — C'est le Symbole des Apôtres, Père. — Oh ! oh ! le Symbole ! Et vous avez fait d'autres vers. Oui, j'en avais fait d'autres : VAve Maria mis en vers, le Noire-Père en vers, les Actes de foi, d'espérance, de charité, plus un long poème qui commençait : Rien sans Dieu, tout pour sa gloire. et développait le Nil sine Deo, devise sur l'écusson d'un camarade qui était noble. Je dus montrer tout cela. Il m'advint quand je fus grand, d'emprunter mes sujets à des textes sacrés, par exemple l'histoire de Judith débauchant Holopherne et mon confesseur, un bon Trappiste, me répondit : — Mais cette histoire a été écrite dans la Bible, sous l'inspiration du Saint Esprit. Vous ne prétendez pas tout de même écrire mieux que le Saint Esprit, je suppose. Le Père surveillant se montra moins sé« y ère. Il dit : — Vous mériteriez que je vous fasse lire vos vers devant tout le monde en pleine chaire. Je n'avais aucun sens de la gloire littéraire. Je supprimai mes poèmes. D'autres choses se passaient en moi qui n'étaient pas comme le Symbole des Apôtres matière à poèmes. Quand commencèrent-elles ? Je les situe entre ma treizième et quatorzième année. Elles commencèrent plus tôt. Elles existaient peut-être avant ma naissance. Je ne sais si la Providence y mêla ses décrets, mais je pense à cette petite ville de Termonde. Maman morte, on m'y transporta à cinq ans. Je m'y acclimatai. Je l'ai décrite déjà, je ne vais pas la décrire à nouveau. Croyez-vous que j'eusse été le même, si elle avait été différente? Si en passant sur certain pont, je n'avais vu toujours ce couple de mendiants, la femme s'appelant Eve, l'homme par conséquent Adam, l'un et l'autre si vieux que peut-être les retrouverais-je encore car la pauvreté est éternelle ? Les causes, les causes ! Et si cette petite ville en avait été une grande ; ses rues moins tortueuses ? S'il n'y avait eu cetteDendre, cet Escaut, ce silence, ces gens derrière leurs fenêtres, cette église où tante m'envoyait prier le matin, cette modeste rue Saint-Roch enfin, avec sa chapelle au bout et qui m'était si précieuse parce que c'était « notre rue ». Et puis il y avait autre chose. Ma grand'mère maternelle portait au cou une corde de violon pour se défendre contre les malheurs : une maniaque. Son fils, mon oncle Jacques avait été à Copenhague, oui, mais sa barbe était mal soignée parce que le coiffeur lui eût coupé la tête. Mon brave homme de grand-père lui-même... Il avait, disait-on, une santé de fer, une santé de Louis Boulant, constructeur à Termonde. Oui, mais ce constructeur prenait parfois des inquiétudes à cause de certaines allumettes. On est le pénitent de ses fautes ; le pénitent aussi de fautes dont on n'est pas coupable. C'est juste, paraît-il ; comme toute loi est juste. Au collège, je manquais déjà d'imagination; j'en manque encore on me l a reproché bien souvent. Quand nous parlions, entre élèves, des Pères, des lunettes qu'ils portaient pour voir les gamineries que nous risquions dans leur dos, quand on évoquait d'autres choses effrayantes, comme le péché, la Justice divine, l'Enfer rempli de flammes, les autres écoutaient d'une oreille et secouaient tout cela en parlant « de la toile cirée de leur indifférence ». Ces choses effrayantes glissaient là-dessus ; et ils étaient gros et gras. Moi j'étais maigre ; je dansais sur la glace qui eût craqué sous les autres, mais où était ma toile cirée ? Démuni. Alors cette justice de Dieu était vraie; l'Enfer et ses flammes étaient vraies ; les lunettes, vraies. Ces choses et la crainte qu'elles donnaient pénétraient en moi. Elles y restaient. Déplus, si par exemple on parlait du diable, si on affirmait, qu'il rôdait comme un lion quaerens quem devoret, ce diable n'était plus le diable, il n'était plus comme un lion, il était ce lion. Avec sa crinière, ses griffes, ses crocs, Et il cherchait quem devoret. Vrai ! Tout ce que l'on affirmait était vrai, vrai, formel comme l'étaient les règles de la grammaire, les réponses de mon catéchisme. Prendre tout à la lettre, c'est peut-être ce qui arrive après six ans — non d'usure de culottes — mais de soumission dans un collège. Et puis avoir pour tante une Made- moiselle Autorité qui marche, pense et agit : « C'est positif » cela vous écrase. Croire aux lunettes, croire au lion, croire à... pour un bonhomme qui loge des nègres dans la glace de l'Alaska, c'était peut-être sa façon de rêver. Or, en ce temps, il se passa des faits bien singuliers. A Termonde, pendant les vacances de nouvel an, quand la nuit tombe à quatre heures et devient aussitôt toute noire, un fantôme hantait certains coins des remparts. On en parlait. On avait même inventé une espèce de verbe : « Il fantôme à Termonde » comme on dit : « Il pleut ou il vente » et cela me semblait plus terrible. Ce fantôme tantôt avait menacé une sentinelle dans sa guérite, tantôt poussé des cris du côté de la poudrière, un endroit dangereux même en plein jour. Des gens l'avaient vu : il était couvert d'un drap blanc, il traînait une lourde chaîne : ils n'en disaient pas davantage, car ils avaient fui, vous pensez bien ! Cousin Clément en parlait tous les soirs. D'ailleurs pourquoi chercher si loin ? Nous aussi, dans notre maison, nous avions un fantôme : un certain Migaro, qui Y l'avait habitée avant nous. Il « revenait » surtout le soir. Avant le coucher, tante dévidait son chapelet, avec une lugubre série de : « Maintenant et à l'heure de notre mort, ainsi soit-il. » Crac ! crac ! cela ve-nait du côté de l'escalier. C'était Migaro : il réclamait sa part de nos prières. Cousin Clément était affirmatif. En rentrant de son café, il l'avait rencontré deux fois dans l'escalier. Moi aussi, je crus un jour le voir. Il était étendu sur mon lit; il se tenait raide; je poussai un cri; il se mit à rire et je reconnus mon frère qui m'avait fait une bonne farce. Ce n'est pas tout. Quand on sortait de la ville, par la rue de l'Église, on débouchait en rase campagne, dans un endroit particulièrement farouche. Personne ; deux ponts vermoulus, une eau noire semée de grosses bulles comme des yeux de crapauds géants, des roseaux en fouillis, trois peupliers aux feuilles inquiètes, une route qui filait longue, droite, sans maison et tout au bout avec sa croix, ses tombes, ses morts, un cimetière. — C'est là, racontait Clément, que l'on rencontre la sorcière. — Qu'est-ce qu'une sorcière ? La sorcière était une espèce de femme. Elle se présentait à vous et rien ne la distinguait d'abord d'une vraie femme. Tout à coup elle devenait grande, grande, aussi grande que la route était longue. Il fallait au plus vite découvrir la trace d'un de ses pas, y poser le pied en croix et la sorcière s'arrêtait comme prise au piège, sans plus pouvoir bouger. Ce moyen ne me rassurait pas. En admettant que j'eusse trouvé la trace d'un de ses pas, que j'eusse le temps d'y poser le pied, la sorcière prise au piège resterait-elle grande, grande, comme la route ? Devrais-je tenir ainsi le pied toute la vie? Ses bras de femme longue comme la route, n'atteindraient-ils pas le faible bonhomme que j'étais ? — Cela, disait Clément, je n'en sais rien. Vers le même temps, un homme assassina une béguine. Une béguine, une servante de Dieu un crime doublement horrible ! L'assassin avait sauté un fossé et s'était faufilé par une haie dans le Béguinage. On l'arrêta presqu'aussitôt. Un vaga- bond. La béguine lui avait donné à manger la veille ; il s'était caché une partie de la nuit dans la cabane aux lapins. J'étais là quand on emmena l'homme. Cent personnes suivaient et criaient : Deck ! Deck ! ce qui était son nom. J'entendis ces cris, je connaissais le Béguinage, le fossé et Clément m'amena tout exprès pour me montrer la cabane à lapins. J'en rêvai bien des nuits. Maintenant, collégiens mes amis, jeunes collégiens d'un siècle nouveau qui êtes incontestablement mieux équilibrés que moi, ce fantôme qui « fantôme », ce Migaro, cette sorcière, ce Deck, cette béguine, fourrez-les dans une malle, et expédiez-la par petite vitesse à Turnhout, où elle me rejoindra au collège. Le jour je ne pensais à rien. Le soir, je devenais inquiet. Cette alcôve qui me séparait des autres ! Ce lit où je dormirais seul ! Si quelque chose, si quelqu'un s'était caché sous mon lit. Oui ? Le spectre ? Le lion qui rôde ? L'âme de la béguine ? Je m'allongeais sur le ventre; je tâtais dans le noir; je ne sentais rien. Mais un spectre se déplace, se fait petit, se tapit plus au fond sous le lit. Je m'y glissais tout entier. Oh ! à Termonde quand grand-père cherchait le soir sous le tapis l'allumette qu'il y avait jetée à midi, ce n'était pas la même chose. Grand-père était vieux : je souriais. Un spectre n'est pas une allumette. Tâter encore, et vite ! car le P. Surveillant qui entr'ouvrirait le matin mes rideaux pourvoir si j'étais levé, les écarterait dans un instant pour voir si j'étais couché. Couché, je n'étais pas tranquille. Le spectre pouvait quand même se trouver sous le lit, invisible, impalpable, présent. Et puis j'avais encore tant de choses à faire! Les Pères nous le disaient : les prières que l'on dit en commun sont excellentes, celles que l'on récite de sa propre initiative ont plus de mérite. Il en est de toutes sortes. Il y a le signe de croix : celui dont on se couvre comme d'une protection en montant dans le train, ceux que l'on multiplie pendant l'orage après chaque éclair ; ceux que l'on oppose en Vade rétro Satanas quand la tentation survient. Je n'y manquais pas. Il y a l'oraison jaculatoire ; jaculatoire parce qu'elle jaillit comme un cri, comme une flèche, droit vers le cœur de Dieu. Chez moi, l'oraison jaculatoire jaillissait mal et jamais dans le lit. Je la jugeais trop courte. Par contre je récitais beaucoup d'Ave. Il y avait d'abord les « Ave pour mes dents ». Faute de brosse, ces dents se cariaient. Frère Purge l'infirmier, en y fourrant son ouate, m'avait indiqué un remède excellent : — Arrangez-vous avec sainte Apolline. Les jours où vous n'aurez pas mal, donnez-lui un Ave. Quand vous aurez mal, ne lui donnez rien. Je m'arrangeai avec sainte Apolline. Un Ave quand je n'avais pas mal. Bon. Oui, mais quand j'avais mal, était-ce le moment de me mettre mal avec la sainte, en lui refusant mon Avel Je lui en donnais deux. La dent guérie, il eût été ingrat de ramener à un l'Ave que j'avais doublé. Il restait double, quand j'avais de nouveau mal, devenait le double du double. Mon Dieu! tous ces Ave, que je devais à sainte Apolline ! Ceux-ci finis, j'entamais les Ave pour la famille : pour grand-papa, tante Louise, mon frère, cousin Clément, mon oncle Louis qui était mort. Pour maman ? Je l'avoue, je ne pensais guère à elle. Ces Ave naturellement étaient devenus obliga- toires. Un malheur eût frappé le parent dont Y Ave eût été oublié. Et il devait être bien dit. Je tendais mon attention, je pesais chaque mot. Mais est-on jamais sûr ? J'ajoutais quelques Ave pour remplacer ceux que j'avais ratés : « Pour être sûr » J'en ajoutais quelques autres pour remplacer ceux des remplaçants que j'aurais ratés encore : « Pour être sûr, sûr ». Quand j'arrivais au bout, j'étais en nage. Et au fond, je n'étais pas sûr, sûr. Pas même sûr. Je faisais alors le nécessaire pour mon scapulaire. Le scapulaire — le sait-on ? — se compose de deux rectangles de bure, reliés par des cordonnets, que l'on porte à même la peau, l'un sur la poitrine, l'autre sur le dos. Un peu comme les deux emplâtres de ma grand'maman Van B... Mieux qu'une corde de violon, il vous défend contre les dangers de toutes sortes. Si vous êtes par exemple à la guerre, une balle le touche et ne va pas plus avant ; le diable qui vous tente, le scapulaire le met en fuite. Ma bonne tante Nathalie me fournissait de scapulaires et les remplaçait quand le frottement de ma peau les avait défraîchis. Je ne pouvais m'en défaire jamais. Entr'ouvrant chastement le col de ma chemise, j'amenais les rectangles de mon scapulaire. Je portais le premier à ma bouche. Une image de la Vierge s'y trouvait imprimée. Je la baisais une fois, deux fois, trois fois pour être sûr. Je recommençais avec le second rectangle. Après quoi, je pouvais dormir enfin. Mais on ne dort pas n'importe comment. Knox, le P. Prefet, nous avait donné un bon conseil : — Même dans le sommeil, il faut avoir une attitude modeste. On m'avait confectionné de longues chemises de nuit, appelées des japons je ne sais pourquoi car leurs manches à boutons, leur devant hermétique, n'avaient rien de japonais. Pour avoir mon attitude modeste, je m'enveloppais dans mon japon du cou aux pieds, puis m'allongeais sur le flanc les bras croisés sur la poitrine, accrochant les doigts aux épaules afin qu'ils ne s'égarassent pas pendant mon sommeil, en des coins interdits. On dort très bien ainsi. Je ressemblais aux anges. Je ne me doutais pas que je me créais des habitudes qui surprendraient certaines personnes plus tard. BOSEAU < Ainsi couché, sûr de mes bras, sûr de mes doigts, il me restait à (réciter un Ave pour mon Ange gardien. Ce bon ange qui veillait sur mon sommeil, j'aurais tant voulu qu'il m'éveillât, ne fût-ce qu'une fois, avant le coup de cloche du matin. C'eût été si bon de me trouver dans un lit, libre de tout, bien au chaud. J'en demandais trop sans doute. L'ange ne devançait jamais la cloche. Pendant ces prières, le temps avait passé. Dans la tour de l'église paroissiale, un veilleur donnait l'heure en soufflant dans une trompe : un triste cri de cuivre. Je savais qu'en cas d'incendie, ce serait un vrai cri en voix humaine. Au lieu de dormir, j'attendais ce cri. Je l'avais entendu plusieurs fois. Mes condisciples ronflaient. Parfois l'un d'eux poussait des gémissements de mauvais rêve. Le P. Surveillant se précipitait alors. Rouf ! rouf ! le vent de sa soutane déplaçait mes rideaux. Cela bougeait comme le voile sur le dos du fantôme. Vite un Ave pour ce fantôme, un Ave pour le Père, un Ave « pour être sûr ». C'était lugubre. Voilà comment j'étais. Quarante jours avant Pâques, ou, pour parler le langage des collégiens quarante jours avant les vacances de Pâques, on entrait en Carême. Cela commençait très bien. Cela commençait le mercredi des Cendres. Le matin, on défilait pendant la messe devant l'officiant qui vous imprimait avec un bouchon une croix de cendre sur le front. On tâchait de la conserver longtemps et c'était bien amusant. Au déjeuner, le lait étant interdit, on nous servait du café noir bien meilleur que notre tisane habituelle et sur notre pain, nous trouvions de la mélasse au lieu de beurre. De la mélasse quand c'est tous les jours du beurre, c'était encore très amusant. Les jours suivants ce l'était moins. On nous lisait la lettre pastorale avec les prescriptions de Monseigneur l'évêque : il fallait s'abstenir de certains aliments pour la rémission de ses péchés ; si l'on ne s'abstenait pas, on se rendait coupable d'autres péchés ; étaient interdits... Au fond cela regardait le cuisinier des Pères. Il en résultait des ragoûts qualifiés plus immangeables encore que la nourriture habituelle et qui filaient de nos assiettes dans des papiers et de là dans les cabinets. Pendant un gros mois, on avait faim et le P. Bruno ne trouvait pas tous les jours des petits pains dans sa manche. La dernière semaine était la semaine sainte. Semaine de deuil : l'église plus triste, l'autel de saint Joseph sans ses belles fleurs de lys, les cloches et l'orgue silencieux, le tabernacle entr'-ouvert (mon Dieu ! pourquoi pensais-je : comme un garde-manger où il n'y a plus rien?), l'hostie exposée parmi les cierges à 1 image du corps du Christ dans son tombeau. En bon élève au courant de son catéchisme, je n'ignorais rien de ces symboles. On mangeait encore moins, on priait encore' plus ; chemin de croix, évangiles plus longs, offices interminables, jusqu'au dernier, celui du samedi saint où l'on bénissait l'eau et le feu après quoi on courait à la gare et prenait enfin le train des vacances. Mais avant ce train, venait la communion du jeudi saint, la communion la plus importante de l'année, celle par laquelle on fait ses Pâques et dépouille le vieil homme. J'avais pieusement fait le nécessaire pour dépouiller le vieil homme : examen de conscience, confession sincère, repentir, contrition. Nous étions à la chapelle, les élèves des premiers rangs se dirigeaient vers la Sainte Table, quand je sentis une secousse. C'est dans l'épine dorsale que certaines idées frappent avant d'atteindre le cerveau. Tout à l'heure en y passant la langue, n'avais-je pas trouvé sous mes dents, quelque chose, un résidu d'aliment, ne l'avais-je pas avalé sans penser plus loin ? Oui, je l'avais avalé. Mais alors je n'étais donc plus à jeun, plus en état de communier. Je me représentai ce qui arrive quand on ose profaner le corps de Dieu en le recevant dans un estomac qui n'est plus vacant. L'hostie peut se durcir comme un plomb sur la langue, on peut tomber mort subitement, on... Mon tour de communier approchait. Mes voisins se levaient. Je les laissai aller et restai seul à mon banc, tête basse pour ne pas voir le P. Surveillant qui devait braquer sur moi des regards chargés d'ordres. Ce furent des moments terribles. Après la messe nous nous rendîmes à l'étude. Knox le préfet entra: — Mes chers enfants, un de vos disciples a osé... C'était moi. — Et pourquoi n'avez-vous pas communié ? » Je sentis que mon histoire de miette racontée en public deviendrait ridicule. Elle n'était grave que pour moi. Je baissai la tête comme à l'église. Knox devina sans doute. Il m'emmena dans sa chambre. — Dites-moi maintenant. Qu'est-ce qui vous a empêché ? Aviez-vous commis un péché mortel ? — Non, Père, je... » Je racontai tout. Knox ne me dit pas que j'aurais dû passer outre. Il se montra perplexe. J'étais, mon enfant, moins coupable qu'il ne l'avait cru. Seulement, il était impossible d'envoyer en vacances un élève qui n'avait pas rempli ses devoirs pascaux. Et comment faire ? — Le vendredi saint, on ne donne pas la Sainte communion. — Je sais, Père. — Le samedi saint, ce n'est pas l'usage. — Non. Père, Chacun de ces mots cadenassait une porte sur mes vacances. Je me voyais les passant au collège pour cette histoire de miette. — Enfin, dit Knox, on s'arrangera. Je demanderai une faveur pour vous au P. Recteur. Vous communierez samedi pendant l'office. Tenez-vous prêt. On vous appellera. Knox m'avait trop effrayé. J'aurais pu être tranquille. Je ne le fus pas. Un jour de départ, un Knox a tant de choses en tête. Comment penserait-il à moi ? -S'il ne m'appelait pas ? S'il m'appelait trop tard. Je passai deux nuits sans dormir. On m'appela, ce fut Knox lui-même. Il me mena dans la chapelle particulière. A ma grande surprise un autre élève, un rhétoricien, se trouvait dans mon cas. — Avant de communier, avez-vous besoin de vous confesser de nouveau ? En vérité, en restant à mon banc en vue de tous, pendant que les autres communiaient, j'avais scandalisé tout; le monde^ et commis un péché qu'il eût fallu confesser. Mais Knox me parut pressé. Et puis le train... J'attendis ce que dirait le rhéto-ricien. — C'est inutile, fit-il. — Inutile, dis-je comme lui. Quand même, en recevant l'hostie, j'eus bien peur et quand j'arrivai à Termonde, j'étais en plein désarroi. Tante Louise me trouva un « peu pâle » « c'est positif ». A table quand cousin Clément m'interrogea sur les Pères, je n'eus aucun plaisir à lui répondre. J'appréhendais le moment où il glisserait ses allusions au scrabage et me pousserait ses genoux. Je me garai d'avance. J'étais crispé. J'aurais crié, je crois, ou me serais jeté par terre. Le soir dans ma chambre, je traînai longtemps sans pouvoir me coucher. — Qu'avez-vous, dit mon frère, vous cherchez quelque chose ? — Oui, je cherche... je cherche mon bas. » Je me traînais à genoux, comme si je cherchais mon spectre. Mais à quoi bon ? Il était dans ma tête, sous mon front. Ce fut une vilaine nuit. Le lendemain, mes idées changèrent un peu. Dimanche : je dus accompagner tante et mon frère à la grand'messe. Ces messes du dimanche, j'aurais dû en parler déjà. Elles m'ont laissé un souvenir maussade comme tant de choses imposées et sans doute aussi pour ce que j'y devinais de conventionnel et de fade. Elles entraient, pour tante, dans la catégorie des choses qui se font. Tous les Boulant y étaient obligés : elle y veillait. Grand-père était dispensé à cause de son âge. Quelquefois, par fantaisie, il faisait atteler sa voiture, un curieux petit coupé, suspendu bas pour ménager ses pauvres jambes et se rendait à la messe de onze heures. — La messe des paresseux, disait Tante, mais chez un vieillard c'est excusable. Cousin Clément se dérobait aussi parfois. De grand matin, il avait filé je ne sais où et si tante insistait, il fourrait ses mains d'ancien moine dans ses manches, et répondait : — J'ai mes dévotions particulières. Et de fait on voyait, toujours ouvert sur son bureau-ministre, son bréviaire de frère Hyacinthe, matière sans doute à ses dévotions particulières. Pour la grand'messe tante soignait sa toilette. Elle délaissait son horrible manteau qui la rendait pareille aux mendiantes. Mantille à perles noires ; jupe plate alors que l'œil voulait quelques renflements par-ci, par-là ; surmontant le front et transpercée d'épingles, une composition de rubans et de fleurs qui avait fait le sujet de maintes conférences avec une certaine Mademoiselle Rosalie, sa vieille amie, et prenait quand même, plus ou moins, forme de chapeau. Cela n'avait rien de l'élégance de la famille de maman. Je pensais chaque fois à ma tante Ida, la femme du capitaine-commandant, si délicate avec ses souliers mordorés et ses trois petits coussins qu'elle se fixait par derrière pour se faire ce qu'elle appelait, l'innocente : mon cul de Paris. Mon frère et moi devions aussi nous habiller bien : coups de brosse, coups de peigne ; des gants : cela se faisait. Au premier appel des cloches on se mettait en route, tante à la place d'honneur, mon frère à sa droite, moi à sa gauche. Quand par hasard Clément n'avait pu se dérober, il prenait de droit la place de mon frère qui descendait à la mienne tandis que je filais automatiquement à la dernière, à côté de Clément. Ainsi le voulait la hiérarchie. Les familles que nous rencontrions marchaient et s'alignaient, dans un ordre du même genre. Ces gens étant des catholiques, nous devions les saluer d'un large coup de chapeau pendant que tante se raidissait en attendant le leur, puis répondait en inclinant cérémonieusement la tête. Pouah ! penser à cela me ferait vomir. Ce dimanche de Pâques, je priai très mal. Nous avions nos chaises dans un bas-côté de l'église, en face d'une statuette de saint Quentin. Ce drôle de petit bonhomme, costumé en évêque, sur un trône de cuivre, avait la spécialité de guérir certaines maladies de la peau. Je crois bien qu'autrefois on avait recouru pour moi à ses soins. Tant que la messe durait, des pèlerins-campagnards, ses clients, traînaient les pieds autour de l'église, se prosternaient devant lui, allumaient des cierges, présentaient leurs enfants et l'on ne voyait que trop de quelles croûtes et boutons il eût fallu les guérir. Ces allées et venues me donnèrent toutes sortes de distractions. De plus, j'étrennais un costume, c'est-à-dire que l'on avait passé à l'ammoniaque et rafistolé à ma taille une veste et une culotte délaissées par mon frère. Le soleil tomba dessus. Ils sont traitres ces soleils de Pâques, à travers un vitrail. Ils éclairent par en-dessous et révèlent des choses que l'on préférerait ne pas voir. Ce fut d'abord un petit rond violet, puis un rond jaune, puis un rond plus éclatant. Sous cette lumière l'étoffe montrait ses reliefs et ses creux comme à la loupe. Je dus hélas ! m'en rendre compte : malgré l'ammoniaque, il y aurait bientôt des taches, ces odieuses taches-obsession comme sur tous mes costumes. Les grains de poussières m'en apparaissaient déjà nets, bien détachés, comme des morceaux de roc dans un paysage en miniature. J'aurais pu les compter. Je ne sais pourquoi cette humiliation, dont j'avais pourtant l'habitude me peina si fort ce jour-là. Après la messe, tout ce que Termonde contenait de petits Boulant vint souhaiter les bonnes Pâques, à grand-papa : les enfants de l'oncle Louis, les enfants de l'oncle Octave, les enfants de l'oncle Frédéric. Ces derniers avaient amené leur sœur Lucie, l'aveugle. Ils l'installèrent comme toujours dans un fauteuil, s'enquirent si elle était bien, puis s'en allèrent jouer dans le jardin avec les autres. Je restai seul avec elle. Cela m'arrivait souvent. Pauvre cousine, je n'ai jamais su si je l'aimais ou ne la méprisais pas un peu. Les deux sans doute. Elle, j'en suis sûr, tenait à moi. Quand je dînais chez ses parents, avant qu'elle eut perdu la vue, elle bataillait avec ses frères et sœurs pour s'asseoir près de moi, et maintenant encore quand je lui disais un petit mot... Aucun bruit. A cause du dimanche, l'usine ne marchait pas. Ce silence m'agaçait autant que la moindre rumeur à présent. J'examinai Lucie, des pieds à la tête, sournoisement, avec cette cruauté animale de ceux qui ont des yeux pour ceux qui n'en ont pas : on juge, on ne sera pas jugé. Elle se tenait comme toujours, roulant ses yeux morts qui m'attendrissaient, mais trop rouge, trop bouffie, prête à sourire à qui entrerait et lui adresserait la parole. Je prolongeai méchamment mon silence. Son demi-sourire m'agaçait. Elle se croyait seule sans doute. J'espérais je ne sais quel geste de jeune fille et peut-être quelque chose de sale. Elle ne bougea pas. Ses prunelles allaient et venaient. A un moment, elles tournèrent plus vite, hésitèrent comme des billes au bord d'un trou, se fixèrent, et cet espèce de regard tomba sur moi : — Henri ! Pour prolonger le jeu, je ne répondis pas : — Henri, avez-vous fait une bonne communion ? En temps de Pâques, la question était normale. Pourtant elle me troubla. Pourquoi Lucie me demandait-elle cela ? Son regard m'avait trouvé. Devinait-elle mon histoire de miette ? Savait-elle que ma communion n'avait pas été bonne ? Elle voyait donc avec ses yeux d'aveugle des choses que les autres ne voyaient pas. Je ne songeai plus à la juger, c'était moi qu'on jugeait. Je n'osai pas répondre. Je me levai sans bruit et tout doux, tout doux, sur la pointe des pieds m'esquivai vers la porte. Dehors, j'entendis une voix d'angoisse : — Henri, Henri. Quelques secondes après j'eus des re- mords ; je revins près de Lucie. Elle avait eu en effet un geste de jeune fille qui se croit seule. Les paupières rouges ! Elle pleurait. Des larmes dans ses yeux d'aveugle ! — Oh ! Lucie. Je me précipitai, lui pris les mains : — Viens Lucie ! viens dans le jardin, il y a des fleurs. Elle se laissa mener. Nous nous trouvâmes bientôt sous le magnolia de grand papa qui était aussi « le magnolia de Ter-monde » car il était le seul. Je lui cueillis une fleur. Je lui parlai comme d'habitude avec des mots qui y voyaient pour elle : — Regarde, Lucie ; les fleurs ne sont pas encore ouvertes. L'arbre en est couvert. On dirait des œufs de Pâques. Je lui mis sa fleur entre les doigts. Elle la palpa. — Elle est blanche, Lucie ; blanche avec un peu de mauve. — Oui, je sais, fit Lucie. Et c'est comme un gros œuf de Pâques. Quand je la ramenai vers la maison, elle portait précieusement son gros œuf de Pâques. Je ne sais si les choses partirent de là. Le soir, mon frère sortit avec Clément. Seul dans ma chambre, j'eus le loisir de regarder sous mon lit, de multiplier mes Ave, de croiser mes bras modestement sur la poitrine. Quand mon frère rentra avec son odeur de bière, je ne dormais pas. Quelle journée mon Dieu ! Cette messe, ces enfants avec leurs croûtes, mon costume avec ses taches, cette pauvre cousine et mes vilaines pensées sur elle..Comme j'avais été lâche ! Et puis sa question : « Avez-vous fait une bonne communion ? » Eh non ! je n'avais pas fait une bonne communion. J'aurais dû me confesser. Je ne l'avais pas fait. Cette~ communion était mauvaise. Et les autres avant ? Mauvaises également, mauvaises, mauvaises... Le lendemain... ? Mon Dieu sait-once qui arrive quand on est un garçon de bonne volonté et que l'on craint de perdre son âme ? Cela vous guette sans que l'on s'en doute et tout à coup s'abat sur vous. Eh ! je sais : « Ce sont des scrupules ». Heureux les équilibrés ! Ils disent cela, ils haussent les épaules. Je fais appel aux autres, à ceux qui savent. Un scrupule seul n'est pas du scrupule ; un scrupule plus un scrupule cela ne fait pas deux scrupules, cela fait des scrupules qui se multiplient. Le mal est partout qui rôde. Se désembourber d'un péché, s'enfoncer dans un autre. — Décidément, disait tante, cet enfant devient de plus en plus pâle. C'est positif. Oh ! oui, si positif ! Je regardais un cousin, une cousine. Mon regard ne s'était-il pas arrêté sur une partie du corps où c'était défendu ? Je prononçais un mot. Ce mot changeait de figure, prenait un visage de mot obscène. M'étais-je complu, oui ou non au visage de ce mot obscène ? Non ? Mais à l'instant où je disais non est-ce que je ne me complaisais pas au visage de ce mot obscène ? Péché, qu'il me faudrait avouer à ma prochaine confession, ne pas oublier par conséquent, conserver dans mon cerveau avec son visage de mot obscène. Péchés sur péchés ! Et il n'y avait pas que les mots, il y avait aussi les robinets. Innocents robinets que l'on ouvre, dont on fait couler l'eau, afin d'avoir nettes les mains qui toucheront les aliments. Ce robinet était en cuivre, le cuivre donne ROSEAU G du vert de gris, le vert de gris c'est du poison. Mes mains lavées je fermais le robinet, je touchais ce vert de gris, j'empoisonnais ces mains, j'empoisonnerais le pain que toucheraient ces mains : Attentat à la vie, péché. Ces mains empoisonnées, je devais les laver de nouveau, rouvrir le robinet, le refermer. Mais en le refermant... Et le robinet du bec de gaz ! Après la prière du soir, on laissait deux bougies allumées ; Clément fermait le bec de gaz. Ce qu'il était distrait ce Clément ! Il fermait ce bec d'une main et de l'autre chipotait la clé du réveil qu'il allait emporter. Il ne songeait pas au danger. Moi, j'y songeais. Ce robinet mal fermé laisserait échapper son gaz, ce gaz remplirait la maison, asphyxierait mon pauvre grand-père, ma pauvre tante, mon pauvre frère, ce pauvre Clément ; si je n'intervenais pas, toutes ces morts, j'en serais responsable. Je devais à tout prix fermer ce robinet et ne pas en avoir l'air, car il y aurait des tas d'explications et l'on se serait moqué. Là ça y était ! Etait-ce sûr ? Oui... Oui ? Et si, croyant fermer ce robinet à fond, je l'avais ouvert davantage ? Alors le toucher, le retoucher, m'y tordre les doigts, être sûr comme pour les Ave : sûr, sûr. Il y avait cette question de carême. Certains mets étaient interdits, on en tolérait l'usage sous certaines conditions, par exemple de verser une obole à l'église dans le tronc qui annonçait : Pour la dispense. Avais-je usé de ces mets ? Je n'en savais rien. Les Pères n'expliquaient pas de quoi se composait leur cuisine. Mais c'était possible ; j'avais en tous cas mangé certaines figues que la tante-nonne m'avait envoyées dans mon panier à linge. Tante Louise m'avait dit : — Ne vous inquiétez pas. J'ai versé l'obole pour tous les membres de la famille. — Pour moi aussi, tante ? — Pour vous aussi, c'est positif. Mais quelle était ma part dans cette obole ? Était-elle suffisante ? Tante avait-elle payé aussi pour mes figues ? Si je l'interrogeais davantage, elle s'impatienterait. Et que valait aux yeux de Dieu, cette obole versée par une autre, pas sortie de ma poche ? Ce n'était pas là un sacrifice et ce sacrifice, comment le faire ? Je n'avais pas d'argent de poche. Et puis — on me l'avait dit souvent ! il faut être modeste dans sa façon de s'habiller. Les taches sur les vêtements ne comptent pas, mais ces vêtements doivent être en ordre, décents, fermés de partout. Deux, boutons au faux-col, l'un devant, l'autre derrière ; un mouchoir dans la pochette du veston, mon canif dans la poche droite de la culotte ; un crayon dans la poche gauche. Ces objets étaient-ils en place ? Je tâtais avec mon doigt, je précisais avec des mots : «Bouton, bouton, mouchoir, canif, crayon. » Puis je tâtais, vérifiais, de nouveau. Cela composait une série de petits gestes accompagnés d'une série de petits mots. Je ne savais plus pourquoi je les disais : j'étais obligé de les dire, après les avoir dits, obligé de les répéter : « Bouton, bouton, mouchoir, canif, crayon ». Tante choisit ce moment pour m'envoyer à confesse. Je racontai au prêtre mon histoire de miette, d'élèves scandalisés, de communion ratée, mes bouton-bouton-mouchoir... Il n'y comprit rien. Il m'appela son bon enfant, il me donna l'absolution. Son bon enfant! S'il m'appelait ainsi, je m'étais mal expliqué! Mais alors maconfes- sion ne valait rien : la communion à laquelle je n'osai me dérober, fut sacrilège ! Dans cet état, je passai quelques jours à Anvers, chez mon oncle Gustave celui qui faisait de si belles photographies d'amateur. Il m'amena dans sa chambre noire. Cette fois j'en fus sûr : ces deux femmes épinglées à son mur étaient bien des femmes nues ; l'une était ma tante, l'autre sa servante. Je les reconnus à leur coiffure. C'était mal d'y penser et comment ne pas y penser. Quand tante m'embrassait, elle avait été nue devant mon oncle ! Elle embrassait ses enfants ; elle avait été nue, nue devant mon oncle. La servante qui me servait... Nues ! nues ! péchés ! péchés. Certain soir, on mangea des frites. C'est bon des frites ! A Termonde on n'en mangeait jamais. Les enfants de l'oncle, d'ordinaire silencieux et timides, devinrent brusquement des sauvages : « Des frites ! des frites ! à moi ! à moi ! » Ce fut à qui en mangerait le plus. J'avais largement rempli mon assiette. Je la repoussai tout à coup. Qu'allais-je faire ? On était vendredi ! Des frites se préparent à l'huile, ou peut- être à la graisse ; la graisse est un produit de la viande, la viande on doit s'en passer le vendredi. — Eh bien ! fit la tante, vos frites, vous les laissez-là ? Je me tus, j'évitai le péché de manger des frites. Mais j'en commettais un autre. Devant cet oncle et cette tante, je n'osais pas parler du vendredi. J'aurais dû les avertir, leur donner le bon exemple. En me taisant, je leur permettais de se gorger de viande tout leur saoul, je devenais leur complice. De plus j'avais craint d'affirmer mes croyances, j'avais eu honte de mes croyances, je m'étais rendu coupable de respect humain : un péché détestable entre tous, car Jésus a dit : Celui qui rougira de moi, je rougirai de lui devant mon Père. Plus jeune, j'avais eu déjà des scrupules. En me préparant à la première communion, le professeur de catéchisme aVait santé le chapitre du sacrement de 'îïïârià^e. Les autres n'avaient rien Remarqué, mais moi, je savàis. J'aurais dû avertir' lé Père. Je m''en étais gardé parce que l'on rencontrait là une leçon longue de quinze lignes qu'il eût été bien difficile d'apprendre par cœur. Cela m'avait tracassé. J'avais aussi, pendant le concours en catéchisme, lu sur la copie d'un voisin le mot Dieu. Ce mot dérobé à un autre avait facilité ma réponse ; on m'avait donné la première place, une injustice évidemment. Ces scrupules s'étaient dissipés assez vite. Cette fois encore ils s'atténuèrent. Avant la fin des vacances, il ne m'en resta plus rien. Ou presque rien ; mes recherches sous le lit, mes Ave, mes bras en croix, mes bouton-bouton-mouchoir. Peu de chose, m Je commençai dans d'assez bonnes conditions le dernier trimestre de ma quatrième latine. Les premiers jours j'écrivis à Termonde. Entre autres choses je demandai des nouvelles de Fox, un petit chien qu'on élevait, et priai qu'on lui présentât mes compliments. Tante Louise répondit. Fox allait bien. Présenter des compliments à un chien, cela ne se faisait pas. Elle n'ajoutait pas : « C'est positif », mais le ton y était. Puis elle passait à la ligne : « Votre cousine Lucie est morte. Sa deuxième méningite. La première l'avait rendue aveugle ». Après la scène de Pâques et mes scrupules, cette nouvelle aurait pu me donner des remords. Je n'en eus pas ; je n'en sentis pas du moins. J'avais sans doute d'autres idées en tête et me souciai bien plus de Fox, de la semonce ifu'il me valait. Les funérailles, ajoutait tante, ont eu lieu. D'ailleurs pour une cousine, il n'y avait pas déraison de vous appeler à Termonde, comme nous lavons fait pour votre oncle Louis dont Dieu ail l'âme. Cette phrase me donna une légère satisfaction. Quand cet oncle Louis était mort, on m'avait en effet appelé à Termonde et cela m'avait gêné devant mes condisciples. J'avais certaines idées sur la mort. Mourir pour son propre compte, c'était bien ; plus que bien : glorieux. Avoir un mort dans la famille, quelle honte ! Les funérailles ayant eu lieu, je n'eus donc à rougir devant personne de ma cousine. Il n'y eut que le P. Préfet. Il ouvrait et lisait nos lettres avant de les remettre. Il s'informa : — Quelle est donc cette cousine ? — Oh ! une parente très lointaine. Pour le reste, je suivis fidèlement les prescriptions de tante : « N'oubliez pas son âme dans vos prières ». Ce que je fis le soir même en ajoutant un Ave pour Lucie, aux autres si nombreux. Ce fut tout pour le moment. Plus tard, j'en appris davantage par la mère de Lucie. Cette brave personne, qui était très grasse et portait moustache, avait sans doute cer- taines raisons de boire. La mort de sa fille lui en donna davantage. Elle me fit son récit avec beaucoup de larmes et autant de hoquets. Cette pauvre enfant, si vous saviez, Henri, hoc ! comme elle pensait à vous. Elle parlait... hoc !... elle parlait tout le temps d'Henri : « Cherchez-moi, disait-elle, cherchez-moi, hoc, le bel œuf de Pâques qu'il m'a donné. » Ses yeux ne quittaient pas la commode qu'elle savait dans un coin. Elle la montrait du doigt : Là ! là ! hoc ! — Naturellement, elle délirait. Elle ne renfermait pas d'œuf, cette commode. Son linge, ses bas, hoc ! quelques pétales d'une fleur, peut-être d'un lys. — Ou d'un magnolia, tante ? —- Oui, peut-être d'un magnolia, hoc ! Et alors, à mon tour : hoc ! Voilà. Pendant ce trimestre je nie découvris ùù ami. J'en aVàîs eu de tout temps, mais pas 'd'auësi vrais. Le premier fut" un certain 'Màsson, dit Massala à cause de sa peau dé nègre, qui déroba une montre quand nous étions en huitième, voulut comme moi devenir capitaine-commandant et me dénonça par la suite aux bons Pères. Il y en eut un autre dont j'oublie le nom qui m'apprit que « les hommes avaient quelque chose sous le front, que cela sortait parfois, qu'on voyait cela dans les yeux, mais que jamais, jamais il ne me dirait ce que c'était » et ne me le dit jamais en effet. Il y eut encore un certain Stanislas, un être tout à fait remarquable puisqu'il était originaire d'Anvers comme moi et que j'admirais autant que le Gérardon du « Bourreau », mais en cachette parce qu'il appartenait à une autre division. J'eus même un cousin, oui un cousin puisqu'il portait le nom de la femme d'un de mes oncles, qu'il était de la même ville et ne pouvait donc être que mon cousin. Et c'était bon! « Bonjour cousin... Cela va cousin ? » je n'arrêtais pas. Jusqu'au jour, où il me dit : — Pardon, mon cousin ; mais nous- ne sommes'pas; du tout" cousins". : "' ' Et-je vis aussitôt- qu'il avait des-boutons répugnants sur le front. " Ma nouvelle amitié fut bien différente. Elle débuta comme ;on le verra. Comment elle finit, on le verra aussi. Ce petit Joseph avait à peu près mon âge et ma taille. Elève de cinquième. Comment cela se faisait-il? Je ferme les yeux : voici Massala et sa peau, le cousin et ses boutons, celui qui savait bien quelque chose et son petit air de savoir. De Joseph qu'est-ce que je revois ? Un ovale rose, le bleu des yeux dans ce rose, mais ce rose est si rose, ce bleu si bleu, que je pense au visage d'une jeune fille, presqu'au visage d'une cousine. Nous doutions nous qu'avec cet ovale, il entrerait plus tard dans la marine ? Savions-nous seulement ce que c'était la marine? Il n'était guère solide. Il saignait souvent du nez. — Vous devriez, disait le P. Bruno, croquer des racines de salade. C'est excellent. Et je crois bien que ce brave homme au cœur large, aux manches profondes, trouvait le moyen de joindre à ses petits pains du goûter quelques racines de salade. La famille de Joseph habitait Bruxelles, où je me rendais quelquefois chez des parents. Voir la maison de Joseph était mon grand bonheur. On l'apercevait avant d'entrer en gare, au fond d'une rue, à certain passage à niveau. Je me mettais d'avance à la portière. La maison de Joseph me semblait particulièrement belle, plus belle que la mienne autrefois près de maman. Ma sympathie y ajoutait des ornements qu'elle n'avait pas sans doute. Joseph était plus mûr que moi. Il me parla un jour avec un petit rire peu franc « des gens qui s'endorment en regardant le nombril qu'ils ont sur le ventre ». Parler de ce nombril me parut si audacieux, si mystérieux, qu'en y pensant, j'entends la voix de Joseph, je revois la cour où nous étions, ses chaussées en briques qui séparaient les divisions, la galerie à colonnes, les bâtiments aux innombrables fenêtres treillagées contre nos balles et le coin précis où il me parla entre deux portes, celle de la neuvième et celle de la questure où l'on vendait des cerises si bonnes quand j'en trouvais une par terre. Oh ! non, notre amitié ne commença pas par une histoire de nombril et de ventre. Au neveu de Mademoiselle Autorité, elle eût paru suspecte. Elle existait avant, à mon insu. Voici comment je la connus. En mai, le collège au complet, internes et externes, se rendait en pèlerinage dans un hameau dont la Vierge nous avait préservés de je ne sais quelle épidémie. Un gros miracle ! Il s'était passé avant moi. On se levait très tôt, on partait fanfare en tête, on récitait des chapelets, on chantait des cantiques que je chanterais encore car ils étaient d'année en année toujours les mêmes. Le hameau était très éloigné, on marchait pendant des heures, tantôt à découvert en plein soleil, tantôt sous l'ombre étouffante des sapinières. Il en résultait une impression d'ennui, de lassitude, d'exaltation aussi qui se résolvait — pour moi du moins — en une espèce de stupeur quand arrivés enfin dans l'église, nous nous groupions devant cette Vierge étonnamment petite pour avoir réussi son gros miracle. Ma chaise se trouva près de celle de Joseph. Nous priâmes beaucoup l'un et l'autre. Au retour, après tout ce soleil, il saigna du nez. Un pèlerinage rend indulgent. Les Pères me permirent de rester en arrière pour le soigner. Il y avait l'eau d'un fossé. Je fis le nécessaire, puis glissai mon bras sous le sien pour l'aider à marcher. Le gros de notre troupeau se trouvait déjà fort loin. Jamais nous n'avions été si seuls ensemble. Pesant à mon bras, comme il était pâle, mon Joseph, combien doux son visage de cousine ! A un moment, il appuya sa tête sur ma poitrine, nous avançâmes ainsi et je ne sais comment cela se fit, nous nous trouvâmes serrés, enlacés, plus peut-être que les Pères, là-bas, ne nous l'eussent permis. — Comme je suis bien, souffla Joseph, jamais je n'ai été si bien. Je ne répondis pas. Je marchai avec précaution pour que la tête restât plus longtemps à la place où elle était si bien. Et si vraiment Joseph n'avait jamais été si bien, moi, oh ! moi, jamais je n'avais été si heureux. Bientôt nous dûmes nous séparer et prendre le trot, car les Pères se retournaient et nous appelaient avec de grands gestes. Oubli, pudeur ? Les jours suivants nous ne parlâmes de rien. Mais en promenade, en récréation, dès qu'on nous lâchait, nous courions l'un vers l'autre, il nous eût été impossible de rester l'un sans l'autre. Cela ressemblait assez aux amitiés interdites qu'on appelait le scrabage. Joseph qui m'avait dit : « Je suis si bien » y pensait-il ? C'est possible. A moi, l'idée ne m'en vint pas. Aucune déclaration comme cela se faisait ; pas de billets, pas de ces baisers dits prunes que les autres échangeaient, paraît-il, quand ils se rencontraient hors de vue derrière les piliers des galeries. Simplement être près de lui, être là quand il saignait du nez, m'accrocher au levier de la pompe et de toutes mes forces, pomper, pomper, faire jaillir l'eau pour lui, pour mon Joseph. L'amour plus tard se montre, je crois, plus égoïste. Grâce à cette amitié, je supportai très bien ce trimestre de fin d'année, assez dur : le plein été, les classes où l'on rôtit (mon Dieu ! ce que certains élèves suaient des pieds ! Et même des Pères), les promenades en troupeau, les rares trempettes, culottes retroussées dans la fange d'un étang, les grands concours, les examens, l'inquiétude de les rater et ne pouvoir monter de classe. Les derniers jours, je me sentis fatigué et fut repris, naturellement, par mes scrupules. Repris n'est sans doute pas exact. Les scrupules sont ; ils dorment. Un jour pour un rien ils s'éveillent. Si vraiment comme on dit, ils viennent du diable, il s'y connaît cet embrouilleur de nerfs. Voici comment il s'y prit. On fêta le P. Recteur. Les Rhétoriciens jouèrent leur pièce, on se rendit au réfectoire pour manger une assiettée de cerises : un fameux dessert, on s'installa dans la cour pour la fêle de nuit. Cette fête de nuit commençait au crépuscule et finissait avant qu'il fit noir. Il y avait des banquettes pour les élèves, une estrade sur des tonneaux pour la fanfare, des lampions, un transparent orné d'un bonhomme à ba-rette et soutane en qui nous voulions bien reconnaître, le nez, la bouche, les yeux, la ressemblance du P. Recteur. Cette fête dans l'obscurité tombante eût été agréable si les surveillants s'étaient montrés moins sévères. Ils étaient sur les dents. Pensez-donc ! cinq cents garçons dont ils ne voyaient pas les mains, dont il ne voyaient pas ce que faisaient ces mains. Nos places choisies, nous n'en pouvions plus bouger. En général, cela ne finissait pas sans que l'un ou l'autre n'eût écopé d'un châtiment exemplaire. rossau « Je me tenais sagement près de Joseph. Nous parlions de vacances. — Elles approchent, dit Joseph. Réflexion anodine. Pourtant le diable s'y cachait. Je ne répondis pas tout de suite. Pour les vacances, je m'étais im posé une règle de prudence. Je me connais sais. Je comptais, bien entendu, les jours, comme le faisaient les autres. Seulement, pour ne pas m'énerver je ne les comptais pas trop d'avance, : je ne comptais que les quinze derniers. Mais pour savoir que l'on était aux quinze derniers, je devais compter quand même d'avance. — Oui, dis-je, encore dix-sept jours trois quarts. Les mots créent parfois ce qu'ils disent. A peine prononcés, ces dix-sept jours trois quarts, s'étendirent devant moi, s'étirèrent comme une route semée d'embûches et d'obstacles. Dix-sept jours trois quarts! Deux semaines et leur sept jours, plus trois jours, plus trois quarts. Que d'événements se produisent en dix-sept jours trois quarts ! Et pas seulement des événements de collège. Une flammèche tombe sur un toit : voilà la maison de Termonde brûlée. Une cousine Lucie meurt et cela n'a pris que huit jours. Un grand-père — oh ! ce bon et vieux grand-père ! — il peut tomber malade en huit jours, en quatre jours, en un jour, avoir une attaque, une attaque d'apoplexie, tomber mort en une seconde. Combien de ces secondes où un grand-père peut mourir, dans ces dix-sept jours trois quarts? Et si pendant une de ces secondes... Oh ! j'en aurais de la peine, pauvre grand-père ! Et mes vacances ? Tante enverrait une lettre, pis : un télégramme : Impossible vous recevoir. Passerez vacances Turnhout. Vacances — Turn-hout : des vacances perdues. Et pourquoi ces vacances seraient-elles perdues, pourquoi notre maison flamberait-elle, pourquoi grand-père mourrait-il ? Elle flamberait, il mourrait par la volonté de Dieu, s'il voulait me châtier, si je l'irritais par un péché mortel. Ce raisonnement ne manquait ni de bêtise, ni d'égoïsme : le diable. Je ne sais s'il se développa en une heure, une minute ou d'un seul coup comme meurt subitement un grand-père. Le concert battait son plein. Je ne vis plus rien. Plus l'estrade, plus les lampions, plus le transparent, plus Joseph. Je me retrouvai dans mon lit et sur moi, en moi, cette idée : un péché mortel, un seul, et aussitôt le châtiment : la flammèche, la mort de grand-père, un télégramme : Vacances-Turnhout. Pendant la nuit, le diable travailla. A mon réveil, l'idée était là comme une mauvaise bête. Seulement elle avait évolué : une queue, des pattes. La tête était changée. Grand-père, les vacances, je n'y pensais plus. Mais le péché, le péché, mon Dieu ! qui vous guette, si subtil, si difficile à reconnaître dont on ne sait même plus si on l'a commis ou non. Cela se porta d'abord sur mes anciennes inquiétudes : mes Ave pour être sûr sûr, mes « bouton-bouton-mouchoir... » Puis il s'en ajouta d'autres. Il y a le péché de la chair, celui contre lequel on ne cesse de vous mettre en garde qui se commet par pensées, désirs, regards, paroles, chansons, actions. Le péché par actions, je le connaissais et m'en défen] dais bravement. Mais en pensées ? Ces « mauvaises pensées », qui vous assaillent, dont on ne sait si on les accepte, qui reviennent quand on les chasse, pires que des mouches. Pendant une messe, l'idée m'était venue que le prêtre sous sa chasuble était un homme comme moi, avec des organes comme moi, que certains de ces organes, quand il levait l'hostie, se levaient suivant le mouvement de ses bras. Penser cela d'un prêtre, d'un ministre de Dieu ! Quand approchait la Consécration, je me disais : « Je ne veux pas y penser. » Par le fait j'y pensais. M'étais-je complu à cette pensée ? Non, je ne le croyais pas. Pourtant, si je m'y étais complu pendant un millième de seconde ? Pendant la récréation, en classe, un camarade, un professeur m'adressaient la parole. Saint Louis de Gonzague, quand on lui adressait la parole, baissait les yeux, même devant sa mère. Moi, je les levais, je n'avais pourtant pas les vertus d'un Saint Louis de Gonzague, et mon regard, où allait-il ? En des endroits coupables. Ft les couchers qui sont si dangereux. Je croisais les bras sur ma poitrine, j'accrochais les doigts à mes épaules pour être sûr qu'ils ne s'égareraient pas ailleurs pendant mon sommeil. Une nuit je me réveillai : mes mains n'étaient plus à leur place, ma chemise sou- levée et mes doigts... J'avais commis un gros péché ; je ne pourrais m'en confesser que demain et si je mourrais avant ? Ah ! cette nuit ! Les autres ronflaient, ou poussaient leurs cris de mauvais rêve ; le veilleur dans sa tour lançait de lugubres coups de trompe et moi sans sommeil, avec ce gros péché, la mort possible. Les confessions ne me soulageaient pas. C'est là que le diable vous envoie ses plus rudes coups de fourche. J'étais plein de bonne volonté. Ses péchés mortels on n'en peut dissimuler aucun, même s'ils sont difficiles à dire, même ceux dont on rougira de les dire. On y ajoute combien de fois. La règle était formelle, Positive, eût dit tante : « Vous devez, disait mon livre, examiner sur chaque péché combien de fois vous y êtes tombé, quelles sont les circonstances qui en augmentent ou diminuent l'énormité, ce qui y a donné occasion, quelles en ont été les suites, soit par rapport à vous, soit par rapport aux autres, car il est nécessaire de déclarer toutes ces choses dans la confession ». Ces circonstances, ces occasions, ces suites, cette ENORMITÉ, comment s'y retrouver ? Si du moins pour être sûr, sûr, on pouvait présenter comme mortelle une faute qui n'était peut-être que vénielle. Le plus vaut le moins. Non ! Se charger d'une faute que l'on n'a pas commise était aussi grave que dissimuler celle dont on est coupable. Je m'embrouillais dans mes aveux. J'avais honte moins de mes péchés que de mes explications, car j'en sentais, malgré tout, le ridicule. Donner ces explications ou les taire ? Deux rangs d'élèves attendaient leur tour. Le confesseur était pressé : — Allez en paix. Je sortais du confessionnal, je n'étais plus en paix. J'avais oublié tel péché, insuffisamment exposé tel autre. Le Père m'avait dit : « Comme pénitence vous réciterez une dizaine » Une dizaine de quoi ? Une dizaine de chapelets, une dizaine d'Ave sur mon chapelet ? Étais-je sûr de ma contrition ? Avais-je, comme il est ordonné, un repentir sincère, la ferme vo-loté de ne plus pécher ? D'en éviter les occasions ? Pour mes péchés par regards, je ne pouvais pas cependant m'engager à marcher toute ma vie les yeux baissés. Alors ma confession était mauvaise. Je retour- nais chez mon confesseur : « Mon Père, il y a encore ceci. » Il me rassurait. Pas pour longtemps. Après ceci, il y avait cela. Je retournais encore. Ensuite je n'osais plus. Alors traîner ces péchés non pardonnés, jusqu'à la confession suivante. Dailleurs c'était simple. Non seulement ma dernière confession était mauvaise, les précédentes aussi étaient mauvaises, toutes les précédentes depuis ma première communion, même celles d'avant. Il eût fallu me purifier au moyen d'une confession générale. J'essayai. A des années de distance, comment se souvenir de ses fautes ? S'en rappeler le nombre ? En discerner l'énormité ? Je n'y parvenais pas. Ma confession générale terminée, à toutes celles qui étaient déjà si mauvaises, j'en avais ajouté une pire. Pour y voir clair, je consultai certains passages de mon catéchisme et de mon livre de prières. Inspiration du diable. On expliquait les péchés dont on doit tenir compte en commençant son examen de conscience avant la confession : péchés contre les dix commandements de Dieu un à un, contre les cinq commandements de l'Eglise, un à un. Il y en avait au nom terrible : Faire ceci est un péché contre le Saint-Esprit ; faire cela, un péché qui crie vengeance au ciel. J'en découvris auxquels je n'avais jamais songé et m'en jugeai coupable. Il y en avait de subtils. Désespérer de la bonté de Dieu, est un péché grave ; préjuger de cette bonté est aussi un péché grave. Prier, demander une grâce, n'était-ce pas préjuger de la bonté de Dieu ? Alors je péchais même en priant. Ne pas prier ? Je péchais encore. Et même ne pas pécher était encore pécher. Je lisais avec terreur : « Le premier devoir de l'homme est de vivre pour Dieu. Il manque à ce devoir toutes les fois qu'il agit pour une autre fin. Il est même injuste et criminel, si le corps de ses actions n'a point Dieu pour fin, mais la créature,-car celui qui n'aime point Dieu, dit saint Jean, demeure dans la mort du péché. » Le corps de mes actions avait-il Dieu pour fin ? En étais-je sûr, sûr ? Et si malgré tout, je demeurais, suivant la parole de saint Jean, dans la mort du péché. Car je lisais encore : « Ainsi l'on peut être réglé dans ses mœurs, exact à remplir ses devoirs, éloigné des plaisirs, appliqué au travail, fidèle dans la pratique des devoirs extérieurs de la religion et être avec cela injuste ou coupable aux yeux de Dieu... » Voilà, on pouvait faire son possible, remplir ses devoirs, être réglé dans ses mœurs et rester malgré tout coupable aux yeux de Dieu. Je lus des passages sur les vœux. On prononce un vœu, il vous lie pour toujours. La pensée est si rapide ; est-on jamais sûr de n'avoir pas prononcé un vœu ? On se propose : « Je finirai mon devoir en une heure », on se dit : « Je vais dépasser ce camarade qui court » pan ! un vœu. Un jour l'idée me vint : « Je voudrais aller en pèlerinage à Rome ». Avais-je dit : « Je voudrais... » ? N'avais-je pas dit : « Je fais vœu...» Comment réaliser ce vœu ? Avec quel argent ? En demander à tante, lui avouer : « J'ai fait vœu d'aller en pèlerinage à Rome. » Comment tante m'eût-elle envoyé à Rome, elle qui ne me permettait pas d'aller seul au bout de notre rue Saint-Roch ? N'en sortant plus, je notai mes doutes sur un papier. A mesure que je les écrivais, il m'en venait d'autres : mes péchés, mes confessions, mes vœux, fort bien, mais au début de tout, étais-je sûr d'être baptisé ? On me l'affirmait. Qu'est-ce qui me le prouvait ? Cela fit beaucoup de pages. Je les remis au P. surveillant qui les communiqua, comme de juste, au P. Recteur. Celui-ci m'appela. Je ne sais plus exactement ce que me raconta cet homme. Il finit par dire : — Dans l'état où vous êtes, vous êtes incapable de pécher. Passez outre. Faites ce que vous voudrez. Si vous commettez un péché, je le prends sur moi. Il me crut apaisé. Je ne le fus pas. Ce pauvre P. Recteur, comment prendrait-il sur lui les fautes dont je me rendrais coupable? Son âme qui brûlerait en enfer pour la mienne ; Dieu n'accepterait pas ce marché. Je ne pouvais moi-même l'accepter. C'eût été lâche, un péché de plus sur tant d'autres. Les vacances arrivèrent. Aucune flammèche n'était tombée sur notre toit, grand-père se portait bien, j'aurais pu me calmer. Au contraire. Je retrouvai en famille des raisons d'inquiétude qui n'existaient pas au collège : les becs de gaz, les robinets à eau, mes bouton-bouton-mouchoir-canif-crayon. Je passai quelques jours chez ma tante Ida et son mari, le beau capitaine-commandant. Voyez ma chance ! Ils avaient eu un bébé. J'ignorais comment les enfants viennent au monde, comment ils se font, mais je connaissais l'horrible geste d'un cousin qui avait fait jaillir devant moi ce qu'il appelait « la semence de bébé ». En voyant ce bébé, je pensais à la semence. C'était mal d'y penser : j'y pensais. Je revoyais le geste du cousin ; je m'imaginais l'oncle renouvelant le geste devant tante ; je me disais : « Je ne veux pas y penser. » Mais dire : « Je ne veux pas...» c'était y penser. Et pendant ce temps, ma tante me mettait sous les yeux, me fourrait dans les bras, le dangereux produit de cette semence. Ma pieuse tante Louise elle-même ! Se douta-t-elle jamais des scrupules dont elle fut cause. En septembre, elle réunissait à dîner les demoiselles de son patronage. En tête venait comme de juste sa principale collaboratrice, la fameuse Mlle Rosalie. Mais il y en avait d'autres : des jeunes filles, une vingtaine. A cette réunion les hommes n'étaient pas admis : ni grand-père, ni cousin Clément, ni même le collégien inoffensif que j'étais. Je savais que la fête était joyeuse, que l'on se coiffait au dessert de bonnets en papier, que l'on faisait craquer des pétards, que l'on posait sur les assiettes puis enflammait un produit merveilleux, dit serpent de pharaon, qui se déroulait anneau par anneau comme un serpent qui sort de terre. Ces demoiselles chantaient aussi. J'éprouve quelque confusion à répéter leur chanson. Elle ne ressemblait guère à un cantique. Il s'agissait d'un curé : le curé de mon village. Il avait fait un pè, un pè, un pè-lerinage. On affirmait : Sans mon eu, sans mon eu, sans mon curé, tout le village aurait brûlé. Je ne sais si tante et Mlle Rosalie chantaient. Les jeunes y allaient de tout leur cœur. Je reconnaissais, entre toutes, la voix d'une certaine Mlle Landon qui lançait avec rage la première syllabe de curé. Et justement cette demoiselle était de partout un peu ronde ! Sourire ? Certes non, je ne souris pas. Du moins je m'y refusai. Mais est-on maître de ses pensées ? Ëtais-je sûr, sûr ? Comment ces demoiselles osaient-elles ? Des demoi- selles si bien, des demoiselles de patronage ? Et moi qui les avais écoutées peut-être avec complaisance ! Avec quels mots avoue-rai-je ce péché au confessionnal, à un prêtre, à un CUré ? De cela, ma bonne tante Louise ne soupçonna jamais rien. Elle devait s'être aperçue cependant de mes scrupules. Ce ne fut pas par hasard que je découvris, bien en vue sur ma table de nuit, une lettre de ma tante-nonne à sa « chère Louise ». On ne citait pas mon nom. On disait : « Ne vous inquiétez pas, ma chère Louise. A son âge, je souffrais moi aussi de scrupules. C'est affaire au directeur de conscience ». — Affaire au directeur de conscience, c'est positif, pensa sans doute ma tante Louise. Quand même, comme je devenais de plus en plus pâle, le médecin de la famille ajouta un peu de fer à mes cachets de poudre rouge. Ce n'est pas avec de la poudre rouge que l'on chasse les scrupules. Ils s'assoupissent ou changent de figure. Entrés en vous, ils y restent, et peut-être les vers du cercueil sont-ils encore une forme de scrupules. A l'entrée d'octobre, j'étais guéri. Guéri autant qu'on l'est quand on garde ses Ave, ses bouton-bouton, le fantôme sous le lit. Je montai en troisième, passai dans la division des grands. Joseph, mon petit ami, élève de quatrième resta chez les moyens. Séparation totale. Se regarder, se parler, se sourire, ce qui était permis l'an dernier, ne le fut plus cette année. Je n'en souffris pas trop. Un neveu de Mlle Autorité s'adapte sans mal aux duretés de la discipline. Arriver dans la division des grands était un changement important : une grosse étape. On passe d'un dortoir à un autre, on transporte ses affaires, on connaît de nouveaux amis, 011 voit de près « ceux de la rhétorique », ces êtres merveilleux qui jouent leur pièce et ne feront plus partie du collège l'an prochain. Pourtant me voici devant un trou. Je ne me souviens de rien. Ah si! Je revois ma place à l'étude. Un coin des premiers bancs. J'assiste de là à une scène émouvante. Un rhétori-cien monte dans la chaire du Surveillant, déploie un journal : le Patriote. Le pays est en deuil. Il a perdu son héritier, le prince Baudouin. On ne nous a jamais parlé de ce prince. Maintenant qu'il est mort, il devient le meilleur, le plus généreux, le plus aimé des héritiers du trône. Le journal est plein d'anecdotes. Le cortège funèbre traverse les principales rues de la capitale. Les cloches sonnent. Les réverbères sont voilés de crêpe. Oh ! ces réverbères. Les larmes m'en montent aux yeux, d'autres élèves sanglotent, le P. surveillant essuie les verres de ses lunettes. Et voici que ce prince amène à sa suite dans ma mémoire, la salle d'étude où nous pleurâmes : nos pupitres entaillés et leurs grosses couches de couleur noire, les en- criers où l'on noyait des mouches, les plantes suspendues çà et là, nos grosses lampes dites lampes belges, qu'on allumait avec un énorme rat de cave par un trou dans le fond, qui éclairaient en hiver nos études du matin et qu'un frère éteignait en soufflant dans un tuyau de cuivre ce qui annonçait que le moment de déjeuner approchait enfin. J'avais comme voisin de réfectoire un certain Louis, élève comme Joseph de quatrième, mais trop âgé pour rester chez les moyens. Un midi il me poussa du coude, me montra sous la table, dans le creux de sa main, un papier. — Qu'est-ce? — Un billet. — De qui ? Pour qui ? — Pour vous. Vous verrez bien. Un billet pour moi! J'en devins froid. Accepter ce billet était mal. J'aurais pu avoir des scrupules. Je n'en eu point. Le prendre, le glisser en poche, attendre la récréation, me précipiter vers les cabinets où l'on lit les billets. Le billet venait de Joseph. Une ligne : Mon cher Henri, pense-t-il encore à moiï l bus8au 1 La terre cessa d'exister. Mon cher Henri, j'étais, moi, un cher Henri ! Joseph me demandait si je pensais à lui. Donc il pensait à moi. Et moi ? Oh ! oui, nos promenades, ses saignements de nez, sa tête sur ma poitrine, ses mots : « Comme je suis bien » je ne les avais pas oubliés. Cela n'était pas tout à fait vrai, mais ces souvenirs s'imposaient si nets que vraiment, en ce moment, pas une minute, je ne les avais oubliés. J'écrivis ma réponse, en pleine exaltation. 0 Joseph, oui, je pensais à lui ; je souffrais d'être séparé de lui ; je... Cela non plus n'était pas tout à fait vrai. Et si sincère. Le lendemain, mon voisin de réfectoire me poussa du coude. Une enveloppe. Non seulement Joseph m'envoyait un billet, il y joignait une image. Une belle rose entre deux feuilles. Sur l'une, il avait écrit : Joseph ; sur l'autre Henri. Nos noms unis par une rose. Depuis trop longtemps, mon cœur criait famine. Sans m'en douter je tombai en plein scrabage. Mon voisin de réfectoire était complaisant. A midi il me passait la lettre de Joseph ; le soir il transmettait ma réponse. Aveux, promesses, serments, c'est là vraiment que les mots créent ce qu'ils disent. J'écrivais tendresse, cela devenait de la tendresse ; s'aimer pour toujours, c'était pour toujours ; ne s'oublier jamais, je m'engageais à jamais. Rien ne me semblait difficile. Pendant les vacances nous nous verrions. Je demanderais la permission à tante ; il viendrait à Termonde, j'irais à Bruxelles. Nous prierions Dieu. Nous serions unis pour l'éternité. Quel trouble quand j'écrivis la première fois : je vous embrasse et je l'embrassais non pas avec des prunes, ce mot odieux qui faisait ricaner les autres, je l'embrassais comme je n'avais jamais embrassé personne, gravement, avec ferveur, sur le front, sur les joues, là enfin où les lèvres se posent quand on s'embrasse. Écrire cela me parut l'audace des audaces ; Joseph d'ailleurs l'avait écrit le premier. Je ne sais si ces affections allaient plus loin chez les autres, ou si Joseph qui connaissait les nombrils et les ventres en espérait davantage. Chez moi, elles vivaient dans la tête, elles ne passaient pas aux actes, elles redoutaient les actes. Un matin, je ne le vis pas à la chapelle. Il était malade, me dit-on. Je m'arrangeai et fus malade aussi. Comme j'entrais à l'infirmerie, nous nous trouvâmes nez à nez derrière une porte. — Oh ! Joseph. C'était le moment de l'embrasser. Suivant le rite, étant le grand, j'aurais dû commencer. J'y pensai, le désirai et déjà Joseph me tendait la joue... J'eus peur. Si ce baiser allait le choquer. Je laissai passer l'occasion. Nous nous trouvâmes dans la même pièce à feuilleter des livres. Frère Purge nous laissa souvent seuls. J'aurais pu en profiter, réparer ma maladresse de tantôt, dire un mot, prendre sa main. Je ne bougeai pas. J'étais près de lui je le voyais, je recevais son sourire : cela suffisait. Tout de même, à la longue, j'eus une audace. Je lui tendis mon livre. — Regarde, Joseph. Cela n'alla pas plus loin. Le lendemain, lui dans la partie de sa cour, moi dans la mienne, j'eus honte d'avoir été si bête. Et Joseph, ne me mé-prisa-t-il pas un peu ? Amour d'enfant. Les grandes personnes s'aiment-elles autrement ? Mes inquié- tudes s'en mêlaient. Joseph ne m'avait pas écrit, son billet était trop court, telle phrase froide quand j'en attendais une plus ardente. M'aimait-il moins ? Moi qui pesais mes moindres phrases, qui les eût soulignées une fois, deux fois, trois fois pour en renforcer le sens, pour qui tout était vrai, à la lettre, posilif. Mon impatience jusqu'au billet suivant! Ou bien Joseph m'avait envoyé un regard, mais trop vite, sans appuyer, en se détournant aussitôt. Etait-ce sûr qu'il m'eût donné un regard ? Pourquoi se détourner si vite ? A cause du surveillant ? Et s'il se détournait parce qu'il ne m'aimait plus ? Et ce camarade près de lui, toujours le même, comme moi l'année dernière ! 11 était beau ce camarade; pas de taches sur ses culottes, pas timide comme moi, un rival avec toutes les chances. Joseph pouvait s'en rendre compte, moi j'étais fidèle. Ne pouvant jouer avec lui, je ne jouais avec personne. Je me tenais dans un coin ; je voulais être triste, penser à lui, à lui, à lui. Et cette séparation, quelle torture ? Je l'avais dit dès mon premier billet ; plus j'en parlais, plus elle devenait torture. Dépendre d'un voisin pour s'écrire, n'apercevoir mon Joseph que de loin, le voir saigner du nez et ne pouvoir l'aider. A d'autres moments, ne plus le voir du tout. Oue faisait-il en classe, en promenade, pendant l'étude ? Certains jours je me sentais trop malheureux. Cela ne m'eût rien fait de mourir. N'en pouvant plus, j'allai voir le préfet Knox. Je ne m'habituais pas, Père, chez les grands. Si l'on voulait bien me replacer chez les moyens. Un élève qui parlait de ce qui ne lui plaisait pas ! Les yeux de Knox, déjà si grands, se firent plus grands encore. — Chez les moyens ? Et pourquoi ? — Mes camarades sont là. Cela m'attriste. — Quels camarades ? J'eus peur de me trahir. Je citai tel et tel en oubliant Joseph. — Vous me demandez l'impossible. Mais alors, Père, qu'on permît à ces camarades de monter chez les grands. Je glissai le nom de Joseph. Ils étaient de mon âge. Tenez, mon voisin de réfectoire était élève de quatrième et était chez les grands. — Ne vous mêlez pas de nos décisions. D'ailleurs c'est impossible. Comment cette affection eût-elle tourné si ce n'avait pas été impossible ? Pendant les vacances, je me sentais attiré vers certaines de mes cousines. C'étaient des filles. Ce qui m'attirait c'était précisément leur qualité de fille, un attrait un peu trouble. Pour Joseph, rien de trouble. Un Joseph vivait en moi, très différent sans doute de celui qui m'envoyait des billets. Il était beau, noble, intelligent : un ange ou un saint. Je devais être digne de ce saint ; le mériter ; pour le mériter, rester pur, sans faute. Il m'arrivait quelquefois de tomber dans le péché d'impureté qu'un vilain cousin m'avait enseigné. Je m'en attristais, non plus parce que j'avais offensé Dieu, mais à cause de Joseph, parce que j'avais souillé mon amour pour Joseph. Je luttai de toutes mes forces. Je succombai de moins en moins. A la longue je ne succombai plus. Plus de mauvaises pensées, plus de vilaines manières, pur, pur, j'étais pur. Je m'en ouvris à mon confesseur : que j'aimais un élève d'une autre division, que cet amour était grand, 104 ROSEAU qu'à cause de lui je n'avais pas un seul péché à avouer. Mon confesseur s'appelait le P. Dumont. Il ne me dit pas exactement que c'était bien. Il ne me désapprouva pas quand même et je le tins au courant. J'aimais aussi la famille de Joseph. Je vis un jour sa maman. Elle était venue pour la première communion d'un petit frère de Joseph. Je ne la quittai pas des yeux. Elle avait une belle robe de soie. Elle était un peu plus grosse que ma maman. En passant dans la cour, Joseph lui dit quelque chose. Elle regarda vers moi. Elle me sourit. Au nouvel an, je passai quelques jours chez mes parents de Bruxelles. Joseph n'habitait pas loin. C'était le moment d'aller le voir : je l'avais promis. Ce qui m'avait semblé si facile à distance, me parut irréalisable. Demander la permission, tirer la sonnette, me trouver devant quelqu'un, dire : « Je viens pour Joseph » jamais je n'eusse osé. Je m'arrangeai pour passer près de sa maison. J'accompagnais mon frère. Je regardai la maison, les fenêtres, la porte. Je touchai les murs en impo- santés pierres de taille. Et tant pis. Je ne dirais pas à Joseph que j'avais été si près de chez lui, sans entrer. Il se serait fâché peut-être. D'ailleurs aux vacances de Pâques... Aux vacances de Pâques, il se passa autre chose. Le carême m'avait épuisé sans cloute. Quinze jours avant la fin, j'eus de gros maux de tête. Les Pères décidèrent de m'envoyer en famille. On me le signifia un matin. J'eus à peine le temps de griffonner un mot : que mon cher Joseph ne s'inquiétât pas ; je l'embrassais ; il trouverait une lettre chez lui à son arrivée en vacances. J'écrivis en effet cette lettre. Je dus même me faufiler dans le bureau, farfouiller dans un tiroir sous le nez de ma tante. Il fallait bien : je n'avais pas d'argent pour le timbre. Cela ne me parut pas une faute. Les jours passèrent. Le moment vint où Joseph aurait pu répondre, il n'avait pas répondu. Puis d'autres jours. J'embrassais l'image avec nos noms et la rose. Je n'osais plus écrire. Je m'inquiétais, je m'énervais quelquefois. Tout de même nous étions en vacances... Elles allaient sur leur fin. Un matin je descendis pour déjeuner. On s'était levé de bonne humeur, Mon frère chantonnait en achevant sa toilette. Cousin Clément se trouvait à table. — Bonjour Clément. Il lâcha sa tartine, prit un air dégoûté et, sans un mot, alla s'enfermer dans son bureau. Clac ! Tante survint. Elle avait son bandeau à migraine. La mine aussi. — Bonjour tante. Les lèvres remuèrent comme pour parler. Elle me toisa. Rien ne sortit. Là-dessus mon frère arriva. Il chantonnait encore. Cousin Clément poussa la tête. — Lucien ! Ils s'enfermèrent dans le bureau, parlèrent un bon moment. Que disaient-ils ? Quand Lucien reparut, il me jeta un regard furieux. Il ne mangea pas, prit son chapeau, et s'en alla, sans moi. Un peu plus tard grand'père descendit. Inquiet déjà, je me précipitai : — Bonjour, bon papa. — Bonjour, l'ami. Il me tendit la main. Tante l'appela : — Ppa. Et quand Ppa revint, il était devenu muet comme les autres. C'était clair, il y avait une consigne ; on me boudait. Pourquoi, mon Dieu ? Hier, la journée s'était écoulée sans mal. J'avais même édifié tante en l'entretenant du P. Dumont, mon confesseur, « qui avait toute ma confiance ». Elle avait répondu : — Il doit en être ainsi. C'est positif. Quoi alors ? J'allai réfléchir dans le jardin. Je ne découvris rien. Après sa promenade, mon frère aurait pu me rejoindre, m'expliquer. Personne. A midi, j'entendis sonner la cloche de l'usine : l'heure du repas. Ce frère, ce cousin, cette tante qui me boudaient étaient devenus des gens. Pourquoi rejoindrais-je à table ces gens qui me boudaient? Je me cachai dans un bosquet. La servante vint m'appeler : — Henri. Elle ne cria mon nom qu'une seule fois, d'un ton sec. Alors, elle aussi ! Je me mis à table. On n'eut pas l'air de me remarquer. Tante en soupirant, doubla sa dose de bicarbonate de soude. Cou- sin Clément ne plaisanta pas. Grand-père avait rabattu les bords de son chapeau pour qu'on ne vît pas ses yeux. On mangeait comme dans la maison d'un mort. Je commençais à m'énerver. Je voulus briser ce silence. Il m'y fallut du courage. — Tante. Elle ne broncha pas. — Tante, je voudrais encore un peu de viande. D'habitude, elle me choisissait elle-même un morceau. Elle me poussa le plat rudement : — Servez-vous. Naturellement, je ne me servis pas. Je regardai grand-père. — Mais si... mais si, disaient ses yeux. — Ppa ! Les yeux se cachèrent. Ce fut tout. Je retournai dans le jardin. On me laissa seul. Vers deux heures j'aperçus ma cousine Hélène. Je l'aimais bien. Elle était mon aînée de loin. Un soir j'avais voulu l'embrasser. Ma joue en frôlant un mur fraîchement goudronné était devenue toute noire et ma cousine l'avait lavée en promettant de ne rien dire. Je me précipitai vers elle. Au même instant, tante survint, la rattrapa, lui dit quelques mots et elles s'en retournèrent sans plus s'occuper de moi. Mais quoi, quoi, qu'avais-je donc pu faire? Je m'interrogeai plus à fond. Hier ? Rien. Avant-hier... Et tout à coup j'eus une secousse. Le timbre, j'avais volé un timbre. On s'en était douté, on avait vérifié la caisse, fait des comptes, des comptes... puis le timbre. Je ne me dis pas que c'était beaucoup d'histoires pour un malheureux timbre. Je me dirigeai vers la maison. Je demanderais pardon à tante. Elle causait avec le facteur qui avait la main pleine d'enveloppes avec des timbres. — Oh ! tante, le timbre... — Quoi, le timbre ? Elle haussa les épaules. Alors ce n'était pas à cause du timbre. Tant mieux ? tant pis ? Je ne savais plus. Je retournai dans le jardin. Le soir on mangea en silence comme à midi. Je me gardai bien de redemander de la viande. Personne ne proposa de jouer aux cartes. Tante ne retrouva sa voix que pour les Ave du chapelet et leur lugubre : maintenant et à l'heure de notre mort. Au 110 ROSEAU moment de donner sa bénédiction, grand-père regarda sa fille et sur un geste d'elle, traça quand même sur mon front avec le pouce, son petit signe de croix. Il n'ajouta pas le « Bonsoir l'ami » dont il avait l'habitude. Je me trouvai avec mon frère dans notre chambre : — Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ? Qu'ai-je fait ? — Vous le saurez demain. — Demain ? Pourquoi pas tout de suite ? — Demain. Je pensai lui parler du timbre. Il s'était déjà couché et tournait le dos. Je ne me souciai pas de chercher les fantômes sous mon lit : ils étaient dans ma tête. Je rageais : — Si j'ai fait mal qu'on me le dise. On s'explique, voyons. Je parlais sans doute à haute voix : — Demain, fit mon frère. Mon sommeil fut rempli de timbres. J'étais à moitié engourdi, quand je vis Lucien se lever, faire sa toilette, endosser ses vêtements de dimanche. Il quitta la chambre sans un regard vers moi. Quand je descendis, il n'était plus là. Tante avait sa mine funèbre de la veille. — Bonjour, tante. Je ne vois pas Lucien. Elle réfléchit longtemps : — Lucien. Il est parti. — Parti ? Où cela ? Elle éclata : — Où cela ? Pour Turnhout, oui, au collège, à cause de vous. Je sentis un grand frisson. — Au collège à cause de moi ? Pourquoi ? — Vous le saurez ce soir quand Lucien rentrera. Ce soir. Toute une journée à attendre. Et pourquoi ? Ma conscience devait être vraiment bien innocente. Je ne devinai aucun pourquoi. La journée se traîna lugubre. Le même silence que la veille. Vers quatre heures grand-père devint inquiet. Comme je passais dans une pièce voisine, je l'entendis s'informer : — Louise, il n'y a pas d'autres trains ? — Non, ppa ; à six heures. A six heures en effet Lucien rentra. 11 me jeta un regard furieux. Il passa directement dans le bureau avec Clément et tante. Quelques instants après, elle appela son père : — Ppa. J'attendis longtemps. La voix de Lucien expliquait des choses ; je ne comprenais rien. A un moment j'entendis tante : « Une honte. » Puis Clément : « Scandaleux ». Enfin on m'appela. Tante était assise. Clément se tenait debout à sa droite, Lucien à sa gauche. L'air de feuilleter un registre, grand-père tournait le dos. Le tribunal siégeait. — Voilà, dit tante, Lucien revient du collège. Vous êtes ren-vo-yé. — Renvoyé, moi ? Je me sentis pâlir. Qu'est-ce que j'ai fait ? — Vous entreteniez, fit Clément, des relations coupables avec un méchant garnement. J'avais songé à toutes espèces de fautes, sauf à celle-là. — Coupables ? — On a découvert vos billets, poursuivit tante. C'est scandaleux. Lucien a intercédé pour vous, demandé aux Pères de vous garder. Inutile. — De plus, fit Clément, vous racontiez que vous vouliez devenir officier. Officier, un Boulant. Une famille catholique. Officier me fit hausser les épaules. Bè- flWVPi1 "" 1 —— roseau 113 tises. Oubliées depuis longtemps. Mais mon petit Joseph. Cette affection si pure. Je devins brusquement furieux. Je pensai au fameux Geradon lançant son « bourreau » et voulut faire comme lui : — Mon ami n'est pas un garnement. — Pas un garne... — Non. Et d'ailleurs vous avez tort. — Tort, nous ? Vous osez ? C'était bien la première fois que j'osais. — Vous vous êtes tus pendant deux jours. Vous m'avez tourmenté. Vous auriez dû m'avertir. Je vous aurais expliqué tout. Expliqué ; pas avoué. Je disais cela et d'autres idées m'enra-geaient en même temps. Mon frère autrefois avait été renvoyé, les Pères m'avaient imposé une lettre de désapprobation et cette lettre je ne l'avais pas écrite. Pourquoi maintenant me faisait-il de gros yeux ? Je pensais à Clément, à ses coups de genoux sous la table quand on parlait de scrabage. De quel droit disait-il maintenant : « Scandaleux » ? Je fus sur le point de le crier ; ma poitrine se gonflait déjà de cet air qu'on aspire quand on va lancer des mots violents. Je regardai tante, grand-père son bosemj dos. Un dos si triste ! Je baissai la tête. — Expliqué quoi ? demandait tante. — Expliqué que... J'aurais demandé à Lucien de voir le P. Dumont, mon confesseur. Il sait tout, lui; il aurait pu intervenir, dire aux Pères qu'il n'y avait rien de mal dans ces billets, rien de mal et que... J'aurais voulu parler davantage, j'étais à bout. J'ajoutai un faible « au contraire » et me tus. Mon allusion au P. Dumont avait ébranlé tante, je le vis bien. Elle ne voulut pas le montrer. — Vous n'en êtes pas moins renvoyé. A l'avenir, vous ne verrez plus ce garnement. — Pas un garnement, tante, je vous le jure. — C'est bon, c'est bon, fit-elle. Vous pouvez vous retirer. Comme si on s'adressait à lui, grand-père qui n'avait, soufflé mot, se retira le premier. Ceci est un petit chapitre hors texte. Je demande pardon s'il n'intéresse personne. On parle souvent de Cléopâtre et de son nez qui eût pu être moins long. Et le nez de Joseph, s'il avait saigné moins ? Changer de collège après six ans, n'est pas simplement changer de collège. On change d'habitudes ; on change d'idées aussi. Sans ce renvoi que fût devenu le Boulant de ce livre ? N'eût-il pas été le P. Boulant de la Compagnie de Jésus ? La pente était si facile : se laisser aller simplement. Et quel bonheur pour tante ! La Providence en a décidé autrement. Bénie soit-elle. Un mouton enragé ne reste pas longtemps en colère. Les gros yeux de mon frère, le « garnement » du cousin, j'oubliai très vite tout cela. Le lendemain j'étais redevenu le neveu docile de Mlle Autorité, avec cette humiliation de plus : que j'avais été renvoyé du collège. — Oui, tante... Non, tante... Comme il vous plaira, tante. Ce qui dura davantage, ce fut ma ren-cunc contre le P. Dumont, mon confesseur. Ce Père qui savait, qui avait ma confiance, n'aurait-il pas dû intervenir ? Quand plus tard je fus étudiant, j'y pensais encore. A vingt et un ans, le premier usage que je fis de ma liberté fut pour aller le voir. Ma vie commençait à s'orienter, pas dans le sens que tante eût souhaité. Pour tout dire, comme on le verra un jour, mon âme se débattait en pleine détresse et j'en souffrais. Le Père était occupé, je dus l'attendre. Je me promenai dans la cour où j'avais joué si souvent. Je reconnus la pompe, le saint Joseph au doigt cassé, les fenêtres des Pères dont une aurait pu être la mienne. Je m'arrêtai près de la questure où le petit Joseph m'avait ahuri avec « ces gens qui s'endorment en regardant le nombril qu'ils ont sur le ventre. » Cela me fit sourire avec un certain regret car le P. Boulant manqué avait contemplé déjà quelques nombrils et des ventres. La cour n'avait pas changé. Seulement, sur ce terrain, où nous jouions à la balle, au ballon, les nouveaux collégiens faisaient de la voltige à bicyclette : un progrès quand même. Le P. Dumont arriva, les mains tendues : — Mais c'est Henri. Devenu grand jeune homme, Henri se présentait un peu fripé de corps et d'âme. Le Père était resté le même : droit, à peine vieilli. Mais oui, il se portait bien. Il dirigeait maintenant la Société de Saint François Xavier « dont le but, vous le verrez, est de sauver beaucoup d'âmes. » — Et vous ? En même temps que mon confesseur, il avait été mon professeur. Il n'avait rien oublié : Boulant premier en tout, une bonne conduite, des rédactions « remarquables », des scrupules. Quand je lui parlai de Joseph, de ma vocation peut-être man-quée à cause de ce renvoi, il devint distrait . — C'est dommage, Père, que vous ne soyez pas intervenu. Vous auriez dû intervenir. Ma vie hélas... — C'est possible, trancha le Père. Mais je ne me souviens plus. Puis il me quitta pour une réunion où l'on allait sauver d'autres âmes. Quant à Joseph, suivant la défense de tante, je ne le revis plus. Je sus par mon frère qu'en ma qualité de grand, j'avais été le grand coupable et que mon ami en avait été quitte à meilleur compte : sans renvoi. Vers le temps où j'allai voir le P. Dumont, je rencontrai un ancien condisciple. Il me dit : — Vous étiez, je crois, l'ami d'un certain Joseph V... — Oui. Que fait-il à présent? — Je n'en suis pas sûr, mais il faisait partie de l'équipage d'un Navire-école, celui qui a fait naufrage. — Ah ! Et Joseph ? — Noyé, paraît-il. « Paraît-il, » « je crois »... Mieux valait ne pas être sûr. Ce soir-là je tournai et retournai entre mes doigts certaine image, un peu fripée, avec deux noms unis par une rose. Je l'ai conservée longtemps. Peut-être qu'en cherchant bien... Elles étaient solides, de mon temps, les petites images de l'enfance. DEUXIÈME PARTIE 'en reviens à la fin de ces vacances de Je fus pendant quelques jours, celui qui a été renvoyé de son collège. Réprouvé par les grandes personnes, admiré plus ou moins franchement par les petites : — Cet Henry, tout de môme. J'étais tourmenté. — Je crois disait mon frère, que l'on vous enverra au séminaire de H... On n'eût pu trouver un châtiment plus terrible. Ce séminaire avoisinait un pénitencier de vagabonds et sa réputation ne valait pas mieux. Des brutes de paysans comme élèves, ces mêmes brutes transformées en prêtres comme professeurs, une discipline de fer, une nourriture plus immangeable qu'à Turnhout. Autant me mettre en prison tout de suite. Mon frère avait voulu m'effrayer. Un Pâques. matin tante me fit comparaître dans le bureau, m'annonça que les Pères consentaient à me recevoir dans un autre de leurs collèges et que j'irais à Alost. — Une faveur, c'est positif. Cette bonne tante. Ah! si j'avais osé, je me [serais jeté à son cou. Alost, pensez donc, à douze kilomètres seulement de Termonde. On m'y viendrait voir. En tout cas, je ne serais pas loin. Et puis le collège d'Alost était un bon collège. On en parlait à Turnhout. Une nourriture qu'on ne jetait pas aux latrines : du dessert tous les jours, pas de dortoir en commun. Chaque élève avait sa chambre, une vraie chambre s'il vous plaît, une armoire, un lit, une chaise, une fenêtre « qui donnait sur la rue ». On parlait d'un bassin « pour ceux qui voulaient nager ». Je ne tenais pas à nager, mais il y avait mieux. Ma tante Nathalie, la meilleure des trois tantes Nonnes, celle qui était si douce pour ses orphelines, si tendre pour moi, venait de changer de résidence et se trouvait où cela ? Justement à Alost. Oui, on lui avait découvert je ne sais quelles qualités administratives ; on l'avait placée comme Supérieure à la tête d'un petit hospice, une vingtaine de bons vieux, sous la garde de trois sœurs. Ainsi non seulement je serais près de Termonde, mais dans la ville même de cette bonne tante qui, elle, certainement, viendrait me voir. Une chose me tracassait. J'arrivais au collège en fin d'année. C'est un moment difficile : les bandes sont composées, les amitiés nouées, il n'y a guère de place pour les nouveaux. A Turnhout, j'en avais connu tant, parqués dans un coin de la cour, sans connaître personne. C'était même un peu moi qui tâchais de leur rendre service : « Ne soyez pas tristes » et finissais par leur trouver des amis. Excellente occasions d'ailleurs de prouver que malgré les taches sur ma culotte, j'avais bon cœur, du prestige sur mes camarades et que j'étais bien avec les Pères. Trouverais-je à Alost, un bon cœur de ce genre ? Cela m'inquiétait un peu. Et voyez ma chance. En descendant du train, je tombai nez à nez avec un collégien que je reconnus tout de suite. Oui, un certain Vibaux qui avait été avec moi chez les sœurs et était devenu mon ami parce qu'on m'avait dit : « Vous vous entendrez bien : il s'appelle Henri comme vous. » Il avait grandi plus que moi. Quelques poils de moustache, pas de culottes courtes comme moi, toujours ce visage pâlot, ce regard qui ne vous arrivait pas droit clans les yeux et m'agaçait déjà autrefois. J'oubliai ce regard : le bon cœur était trouvé. Nous fîmes la route ensemble. Il me dit avec fierté qu'il achevait sa rhétorique. Comme un Père approchait, il mit la main devant la bouche et souffla : — Quelle chance d'en finir avec ces sales études. Je répondis : oh oui, d'un air entendu. — Et vous ? demanda-t-il, où en êtes vous ? — J'achève ma troisième. — Ah, la troisième. Je ne voulus pas savoir que ces mots étaient dédaigneux. Devant le collège, je lui tendis la main. — Nous nous reverrons demain ? — Mais certainement. Tout s'arrangeait. Je pris avec joie possession de ma petite chambre. Les merveilles annoncées s'y trouvaient : la chaise, l'armoire, le lavabo, la fenêtre. La bonne tante-nonne avait pensé à moi. Je trouvai sur l'armoire une petite Vierge et pus tout de suite arranger un autel, car il y avait aussi deux vases avec des fleurs en papier et deux candélabres. Les bougies manquaient naturellement. Il était interdit de s'éclairer dans sa chambre, comme à Ter-monde. La lumière arrivait du couloir, par une lucarne au-dessus de la porte et s'éteignit presque tout de suite. C'était bien quand même. Je ne m'étonnais pas trop que la fenêtre ne s'ouvrît pas et que les vitres en fussent inexorablement dépolies. Elle donnait quand même sur la rue. J'entendis passer une voiture. C'était très bien ainsi. J'eus une pensée pour Joseph. Oue n'était-il avec moi dans un si bon collège. A la première récréation du lendemain, je cherchai mon bon cœur. Il conversait avec des amis de l'autre côté de la cour. Il m'aperçut, hésita, se détacha de son groupe. Je me précipitai tout chaud, la main ouverte. Il me tendit un doigt. — Bien dormi ? — Oh, oui. — Habitué ? — Pas~encore. Mais avec vous... — Avec moi ? Je suis rhétoricien, moi. Les rhétoriciens se tiennent entre eux. Il faudra chercher vos amis ailleurs. Cela ne manque pas. Un geste vague, me montra les amis possibles dans la cour : trois cents inconnus. Et son regard ailleurs. s Je n'eus pas le temps de penser qu'il n'était pas gentil. Une balle me frappa dans le ventre. J'eus mal. Je me baissai pour la renvoyer poliment à celui qui me l'avait lancée. Un gros balourd me devança : — N'y touchez pas. Vous êtes roux. Et aussitôt, cinq, dix, quinze voix : — Roux, roux. Vilain roux. Roux. Je l'avais oublié. A mon arrivée à Termonde, après la mort de maman, il y avait bien eu les bagarres avec la marmaille de la rue Saint-Roch et leur chanson : Hou ! Hou ! matou roux. Et sa tête couverte de poux. Mais c'était loin. J'avais grandi depuis, travaillé, été préfet de congrégation, eu mes scrupules, aimé Joseph, sans ra'era- barrasser d'être roux. Et voilà, on me jetait une balle, on me faisait mal au ventre, parce que j'étais roux. Je regardai autour de moi. Pas un seul roux. Seul de mon espèce. Je ne sais si je pressentais ce qui allait m'arriver. Je cherchai encore une fois mon bon cœur. Il avait rejoint ses amis. Je ne vis que son dos. D'autres balles m'atteignirent. Je me réfugiai dans un coin. Et toujours des balles. Roux. Après la récréation, quand on passa à l'étude, le P. Surveillant me désigna ma place et mon voisin, le balourd qui m'avait lancé la première balle, gara ses cahiers, ses livres parce que j'étais roux. En classe quand je voulus m'asseoir, je m'empalai sur un pied qui avait visé le derrière d'un roux. Aux récréations suivantes : — Roux. Roux. Et les balles. Ah ! Elle commençait bien ma vie dans ce nouveau collège. Elle dura une année. On me demanderait comment était le collège, comment les classes, la salle d'étude, la chapelle, si j'eus des scrupules : roux vous dis-je, j'étais roux, je ne me souviens pas d'autre chose. J'étais abruti. Je vivais dans cette idée fixe. Les autres n'existaient, ne jouaient, n'étudiaient que dans cette idée fixe : j'étais roux. Je ne sais quels moments étaient les plus durs. Ils se valaient. En récréation, personne ne voulait de moi. Les rhéto-riciens allaient et venaient, sans jouer, en gens sérieux et parmi eux, Henry Vi-baux et son regard qui ne me voyait ' pas. Les autres s'amusaient à la balle, à la barre. Moi, j'étais roux, je devais me tenir derrière une colonne, en roux. Si je traversai la cour, les balles me rattrapaient. J'approchais d'un groupe, on s'écartait : des yeux en dessous, des bouches qui raillent : yeux et bouches que l'on a pour un roux. Etre seul ce n'est rien. A Turnhout je m'isolais volontiers. Mais être seul parce qu'il le faut, parce que l'on vous déteste, parce que vous êtes roux : cette tare. J'en fus marqué pour la vie. En promenade, on prenait le rang pour traverser la ville. A Turnhout, on ne pouvait se toucher, ici il fallait se donner le bras et l'on marchait par trois. Qui donc eût donné le bras à un roux ? Le Surveillant me mit d'autorité entre deux amis qui se tenaient trop souvent ensemble. Je me souviens. La première fois, je m'excusai. Pas de réponse. Us souriaient entre eux, me pinçaient le bras, m'enfonçaient leur coude, dès qu'on se débandait hors de la ville, me plantaient là. Les autres marchaient à leur gré, à cinq, à dix. Ils avaient du plaisir à être bande ; moi je trottais seul. Quand des gens passaient je me rapprochais d'un groupe, d'un surveillant pour qu'on ne me crût pas seul. Si près de Termonde on aurait pu me reconnaître. Qu'aurait-on dit ? — Tiens c'est le petit Boulant. Il est seul. Il n'est donc pas capable de trouver un ami. — Évidemment. Un roux. Je regardais autour de moi. Ces arbres, ces champs, ces chaumières : les mêmes qu'aux environs de Termonde. Voilà du blé, comme à Termonde ; du lin, dont les fleurs sont bleues, comme les fleurs de lin de Termonde. Ce canal qui file en ligne droite est encore en ligne droite quand il arrive à Termonde. Si j'y lançais un KO3EA0 » bâton, il arriverait à Termonde. Il passerait près de notre rue Saint-Roch ; il s'arrêterait un peu parmi les bouchons et la paille du barrage, puis continuerait par l'écluse, jusqu'à l'Escaut. Et ce clocher là-bas. Oh ! ce clocher, on l'apercevait d'ici comme de Termonde. Fuir, j'y pensais, comme on pense au suicide quand on est grand. Je savais comment cela se passait. On reste en arrière, on saute dans un fossé, on court, on court. Les autres pendant des jours, doivent se tenir cois pour éviter une punition générale car les Pères sont furieux : un élève s'est sauvé. A Turnhout, un élève s'était sauvé. On l'avait rattrapé, mis au séquestre pendant deux semaines. Un autre... Celui-là, on n'en avait plus eu de nouvelles. Accueilli par ses parents sans doute. Vraiment sauvé. Un chançard. Moi, comment me recevrait-on ? Tante, je l'entendais d'avance : — Vous évader après avoir été renvoyé. Eh bien maintenant... Maintenant? Le séminaire de H... la prison. A quoi bon me sauver. Ainsi on regagnait la ville et de nouveau il me fallait prendre le rang entre mes deux compagnons, leurs coups de pied, leurs pinçons. En classe, on devait bien s'en rendre compte, je n'étais pas un imbécile. On concourut, je fus premier. Cela me fit un ennemi de plus : celui que j'avais dépassé. D'ailleurs un roux qui se classe premier, est-ce que cela compte ? On me complimentait pour un « bon devoir » le professeur (son nom me revient : le P. Lintelo) recourait à moi pour traduire n'importe quel latin : roux. roux. C'est ridicule du latin traduit par un roux. Et quelle joie quand un mot rappelait par hasard la couleur détestée de mes cheveux : fauve, rouge. Ah! je les connaissais à fond tous les roux imprimés dans mes livres. Ils ressortaient en grosses lettres. L'angoisse de les attendre ! Ils tombaient quelquefois imprévus comme une gifle. Il y eut un jour acajou. Acajou-roux, roux-acajou. Et cela rimait ! Je me souviens de mon livre d'Apologétique. Pourquoi a-t-on besoin de composer des Apologétiques ? Je n'oublierai jamais certaine page, cette maudite page 317. On parlait des Apôtres, on insinuait que Judas, le traître qui avait livré Jésus, avait peut-être les cheveux roux. Qu'arrivcrait-il quand on étudierait ce passage ? Oh ! l'arracher de mon livre, de tous les livres. On en était encore loin, on y arriverait inflexiblement. Je calculais les jours : dans trois semaines, dans deux semaines, après-demain. Le jour venu, je n'eus même pas la chance de tomber malade. Un élève entama le début de le phrase : Suivant certains auteurs, et tel qu'on le représente sur certaines peintures, Judas Iscariote... » Il lut cela d'un ton indifférent, sans savoir ce qui allait suivre, puis j'entendis quelque chose dans sa voix, il hésita et la fin tomba comme une gifle : « aurait eu les cheveux roux. Quelle huée! J'avais mis les mains sur les oreilles. J'aurais voulu mourir sous mon banc. Cela dura bien dix minutes. A Turnhout un mot du professeur eût mis le holà. Le P. Lintelo ne dit x-ien. Il ne disait jamais rien. Il avait peur sans doute. C'était un tout petit bonhomme. Il laissait passer l'orage. Il souriait quelquefois. Ces persécutions durèrent des mois, de quoi rester timide toute la vie. Quel était donc l'esprit du collège ? Il y avait, c'est certain, quelques bons garçons. Ils me laissaient plus ou moins tranquille. Quand même ils me tenaient à distance. Chez d'autres, je voyais une véritable haine. Je pense à mon voisin d'étude. Me sentir à son côté le rendait malade. Ce malheureux grinçait des dents, se bouchait le nez, ne trouvait quelque apaisement qu'après m'a-voir lancé des coups de pied ou de gros pâtés d'encre. On eût pu nous séparer : on nous eût rendu service à tous deux, jamais on n'y songea. 11 y en avait un autre, le neveu d'un évêque. Je croyais que c'était doux, le neveu d'un évêque. Me voir le suffoquait. Il ne trouvait pas un mot. Il se plantait devant moi, bâillant après son haleine et tout à coup cela sortait : Pfff ! comme chez un chat qui souffle. Me défendre, me battre, je n'y songeais guère. D'ailleurs on ne se battait pas dans la cour d'un collège. Les surveillants les premiers, se fussent jetés sur moi. Je me plaignis au P. Préfet, le Knox d'ici. Il avait le physique de l'emploi. Tête, corps, mains énormes, il eût fait trembler les cinq cents élèves de Turnhout, Ici on s'en moquait. J'osai lui dire que je voulais rentrer chez moi, que l'on me rendait la vie insupportable. — Insupportable ? Pourquoi ? — Parce que... Mon Dieu, devais-je m'expliquer moi-même ? Il savait bien pourquoi. — Par-ce que quoi ? — Parce que je suis roux. Je le vois encore haussant les épaules, levant le gros boudin qui lui servait de doigt : — Nemo judex in propria causa. Alors, si le latin même me donnait tort... Sans doute le Père se rendit-il compte de son impuissance : — Prenez patience. Cela s'arrangera. Cela ne s'arrangea pas. Cela s'empira au contraire et par la faute de quelqu'un qui ne s'en douta pas. Vous pensez bien que ma douce tante-nonne venait me voir le plus souvent possible. Ce cher fils de sa sœur à portée de la main. Elle m'attendait au parloir, avec sa grande cornette, son grand manteau, son grand chapelet dont le crucifix traînait jusqu'à terre. Cela n'avait rien de l'élégance des mamans qui venaient pour certains. Un rhétoricien me vit. Après la visite il vint à moi et du coin de la bouche : — Vous avez eu une visite. -— Oui, ma tante. — Ah, cette espèce de béguine. Boulant le roux, qui avait comme tante une espèce de béguine ! L'histoire fit le tour du collège. Pensez donc ! Une tête de roux près d'une tête à cornette. Jamais on n'avait rien trouvé de plus ridicule. Nous étions dans un collège catholique pourtant. Une autre fois, on passa devant son hospice : une humble petite maison. Tante parut à la fenêtre, cornette au vent, ses bons yeux clignotants.' Elle m'envoya un bonjour. Ah ! Ah ! c'était là qu'habitait ma tante ! Cette sale maison, ce quartier de pauvre, ce quartier que l'on appelait le quartier Saint-Job. Pauvre tante ! Une fois déjà j'avais rougi de lui ressembler devant mon bel oncle le capitaine-commandant. Je rougis d'elle, une nouvelle fois. A la visite suivante : 136 roseau — Vos amis sont bien gais, me dit-elle. Comme ils riaient de bon cœur et vous donnaient gentiment le bras. — Oh ! non tante, ils se moquaient, ils sont méchants. — Méchants ? Avec son bon cœur, comment eût-elle compris que l'on fût méchant ? — C'est à cause de mes cheveux, tante. Ses paupières battirent plus fort. — Mais ils sont beaux vos cheveux. Ils sont en or. On en ferait un beau Saint-Sacrement. Ah, que n'en fit-on un beau Saint-Sacrement. Quel débarras! Pour me consoler, elle m'envoyait des bonbons, du chocolat, une deuxième statuette de la Vierge, des œufs crus. — Gobez-les à jeun, disait-elle. C'est doux sur l'estomac, cela vous donnera de la force. Je me moquais de mes forces. Les œufs restaient là. Ils roulaient dans tous les coins de mon armoire. Au bout de trois mois, vinrent les grandes vacances. Ce qu'elles furent ? Une trêve sans doute, je ne sais plus. Je ne me plaignis de rien. Raconter ces brimades, en dire le pourquoi, attirer l'attention sur... Ah, non, j'en avais assez. J'allai voir ma tante-nonne. Elle m'annonça des larmes plein les yeux, qu'elle ne resterait pas à Alost. J'en fus secrètement soulagé. Ses qualités administratives étaient d'une sorte particulière. — Vingt pauvres vieux, disait-elle. Je leur ai acheté des couvertures bien chaudes, des vêtements neufs. Elle avait dépensé en un mois le budget d'une année. Sans parler de ses dettes dans ce pauvre quartier Saint-Job : — Est-ce que je pouvais faire autrement ? Evidemment quand on a reçu du Bon Dieu la bonté d'une famille en part entière, on ne peut faire autrement. Mes œufs sans doute entraient aussi en compte. N'importe, on la replaça en simple sœur, auprès de ses orphelines, où c'était moins dangereux d'être si bonne. A la rentrée d'octobre, j'eus un ami. J'aurais pu le découvrir plus tôt, puisqu'on le brimait comme moi, et, comme moi, pour des raisons de cheveux. Seulement les siens étaient noirs. Trop noirs. Ils brillaient trop. On les supposait frottés de quelque ignoble pommade ; ou bien c'était le suint du cuir chevelu. En fait, ils brillaient tout simplement parce qu'ils brillaient. De plus ses mains étaient toujours moites, mais on les disait grasses d'avoir passé sur sa pommade ; ses joues se tiquetaient de boutons en colonies, les uns d'un rouge violacé, les autres d'un jaune couleur de soufre, précisément de ce soufre, dont il avalait trois paquets par jour. Moi même, il me dégoûtait un peu, sa poignée de main surtout. Mais je n'avais pas le droit d'être difficile. Nous fûmes deux parias ensemble. Bientôt il s'en adjoi- gnit un troisième, un nouveau dont je ne me souviens plus, et nous n'eûmes plus besoin de personne pour faire le rang en promenade. Brassine n'avait rien d'un brillant élève : — A part les cheveux, ricanait-on. Quand on nous lançait une moquerie, ses lèvres dansaient une seconde, puis la renvoyait d'une voix un peu raisonneuse, avec des mots si justes que les autres en restaient le bec cloué. Il m'eut été difficile d'en faire autant. Comme nous étions trois maintenant, nous mettre en quarantaine ne fut plus amusant ; on finit par nous laisser tranquilles. Nous étions en seconde qui s'appelle aussi la classe de Poésie. J'aurais pu reprendre mes anciens poèmes, par exemple le fameux Symbole des Apôtres que je n'avais pas poussé jusqu'au bout. Mais il eût fallu le composer en latin, comme nous faisions pour certains devoirs, avec des vers cherchés morceau par morceau dans le Gradus, et cela ne me disait rien. Mon cousin Clément m'avait encouragé pourtant. Il m'avait dit : — Ah ! les vers latins. J'en ai rempli des pages et des pages. Et vous pouvez compter : pas un seul pied de trop. Il les avait même conservés et devait me les montrer un jour. Brassine et moi, nous nous excitions sur la littérature. Il faut s'entendre : nous connaissions de la littérature ce que les Pères voulaient bien nous en révéler. Peu de chose, car le latin, le grec, la religion absorbaient presque tout notre temps. Comme cours de littérature, le professeur nous lisait un texte. Ce texte naturellement avait un sens. Il fallait tout de même en tenir compte. Mais il s'agissait surtout de savoir s'il avait obéi aux règles de la grammaire, aux règles de la syntaxe, si tel pléonasme était correct, quel était le nom de telle ou telle figure de rhétorique. Ouant au style, mon Dieu ! oui, je le savais : le style c'est l'homme ; c'était dans Buffon ; mais ce style, cet homme se trouvaient prisonniers dans un réseau de définitions si serré que je ne découvris jamais par quel bout les attraper. Les Pères eux-mêmes se désintéressaient de la littérature. Pourtant notre professeur, le petit P. Lintelo qui nous avait suivis en seconde, avait écrit un livre. Il m'en paraissait moins petit, et moins insignifiant. Avec Brassine, je me gavai des textes de notre manuel qui s'appelait Modèles Français. Des modèles étaient forcément admirables : nous admirions de confiance. Un Père les avait rassemblés : Bossuct, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, présentés chacun par une notice. Il y avait des réserves pour certains : Molière, Rousseau étaient sujets à caution. Voltaire, ce mécréant, avait eu une agonie terrible de maudit et un poète avait écrit : Dors-tu content Voltaire et ton hideux sourire. Comme modèles, c'était à peu près tout. Ah si ! il y avait encore quelques modernes ; Chénier, Chateaubriand, plus une longue série de Pères Jésuites orateurs, écrivains, poètes universellement connus, je n'en doute pas, mais on ne peut retenir tout. Nous aimions particulièrement Chateaubriand, celui du Génie du Christianisme : la voûte étoilée, la cîme indéterminée des forêts. A son exemple, nous cultivions des images. Nous nous communiquions nos trouvailles : — La lune, ce diamant du ciel. — Nos célestes sœurs les étoiles. Pauvres petits riens. A lire mes modèles je me découvris une nouvelle vocation : la vraie. Capitaine-commandant, décidément non, avec des cheveux roux, cela n'allait pas. Mais Bos-suet, Massillon! Voyez-vous un P. Henry, Boulant, drapé dans sa soutane, debout en chaire, commençant : « Mes chers frères... » avec des gestes nobles ? Voilà ce que je serais. Et pas chez les Jésuites, ah non ! Ces gens m'avaient chassé, irrémédiablement perdu. J'irais chez les Pères Dominicains, leurs rivaux, autant dire leurs ennemis. Pour m'entraîner, je lus à la file les conférences de Lacordaire. Je ne les compris pas toutes, mais je savais qu'elles étaient belles. Mon professeur les empruntait exprès pour moi à la bibliothèque des Pères ce qui les rendait encore plus belles. Je composai une dissertation sur les Cloches. Cela tenait de Chateaubriand et d'un certain P. Félix. Je la lus en pleine séance de- vant l'Académie des élèves et, moi le timide, je n'eus pas peur. Je pris part aussi à une joûte oratoire. Le sujet était celui-ci : « De l'orateur ou de l'écrivain, qui a l'influence la plus grande ? » Futur orateur, je choisis l'orateur. Je lus des livres et des livres. J'accumulai mes arguments. Un jury délibéra. L'orateur fut battu : — Vous avez, dit le P. Directeur de notre Académie, présenté vos preuves en ordre dispersé. Vous auriez dû les faire avancer en une synthèse solide. C'est bien possible. Je traversai ainsi une période de calme. Mon voisin d'étude enrageait toujours. Mon contact le rendait malade, comme une mauvaise odeur. Les autres avaient admis que l'on eût les cheveux roux ou du moins ne s'en souciaient plus. Comme on me l'avait dit, le régime d'Alost valait mieux que celui de Turnhout. On avait vraiment un dessert tous les jours : une pomme, des figues. A certains repas on nous servait des boulettes : des Marcel quand elles étaient à la sauce blanche, des Joséphine quand elles nageaient dans une sauce brune à l'oignon. Le réfectoire accueillait ces boulettes avec un gros murmure. Bête comme j'étais, je croyais à de l'enthousiasme alors qu'il n'y avait que de l'ironie, car décidément on nous les servait souvent, ces boulettes. Il est vrai aussi qu'il existait un bassin « pour ceux qui voulaient nager ». Nager, il eût fallu obtenir de tante Louise un costume de bain. Elle n'en parla jamais, je n'osai en parler. Alors ce fut un peu comme autrefois quand mes camarades ayant une gourde, et moi pas, j'étais dispensé d'avoir soif. Faute de costume de bain, je détestais de nager. Je me plaisais surtout dans ma petite chambre. Là, j'étais heureux. Qu'est-ce que cela me faisait que la fenêtre ne s'ouvrît pas ? Tant mieux si les carreaux sont mats : la charrette que l'on entend passer devient une belle voiture, bien plus belle que si on la voyait. Je traînais un peu, je rangeais mon autel, la grande Vierge derrière, la petite devant, à gauche et à droite mes chandeliers sans bougie ; j'en oubliais parfois de regarder si le fantôme ou l'âme de la béguine ne se cachait pas sous mon lit. Un jour un photographe vint pour nous prendre en groupe. On quitta la salle d'étude, on se rangea dans la cour, les petits à croupetons, d'autres assis, les grands debout ou montés sur des bancs. Les photographes en ce temps avaient beaucoup d'esprit. Le nôtre se dépensa. Je crois bien qu'il nous invita à regarder le trou par où sortirait le petit oiseau. A un moment il disparut sous son voile, en sortit, me fit signe de la main : que j'eusse à me rapprocher du groupe : — Eh ! vous là-bas, l'homme de couleur. Homme de couleur ! Personne n'avait pensé à cela. S'il existe encore des épreuves de ce groupe, elles doivent être bien drôles. Quels rires ! Et naturellement les persécutions oubliées pour le roux, reprirent plus dru pour l'homme de couleur. Je ne les raconterai pas. Je crois bien que mon Brassine avec ses cheveux gras, ses boutons sur les joues, se détourna comme les autres de l'homme de couleur. Vers le même temps, nous passâmes à un nouvel auteur de latin : Tite-Live, je crois. Je feuilletai ce nouveau livre et ce ne fut pas long. Vers le milieu du volume, Tite-Live racontait la vie d'un personnage nosuv 10 qui, en bon Romain, portait beaucoup de noms. L'un d'eux m'entra dans les yeux comme une flamme : Rufus, roux. Mon Dieu. Pourquoi ce Rufus avait-il existé ? De quoi Tive-Live se mêlait-il ? Heureusement, il parlait de tant d'autres personnages, les Amilcar, les Annibal, les Scipion. Peut-être le professeur dédaignerait-il ce Rufus. Ouand on prenait Tive-Live, je tremblais. Et voilà, nous étions arrêtés un matin avec Annibal, dans les délices de Capoue, quand le P. Lintelo nous dit : — Gela suffit. Ouvrez Tite-Live page une telle. La page de Rufus ! Je ne crois pas que le Père y mit une mauvaise intention. Peut-être voulut-il honorer son élève le plus fort en latin : — M. Boulant, traduisez à vue. — Moi... ? Mais... — Voyons, cela vous paraît difficile ? -— Non, mais... — Allons. Allez. Nous écoutons... J'allai. Les autres ne se doutaient de rien. Le nez dans mon livre, les mains solidement sur les oreilles, je traduisis les premiers mots, puis le plus bas que je pus : — Rufus... euh. Rufus le roux. Dans les classes voisines, on sursauta, paraît-il, tant il y eut de vacarme dans la nôtre. Pour comble, la vie de Rufus n'en finissait pas et c'était un mauvais individu dans le genre de Judas. Cela traîna des semaines. Mon voisin d'étude ne dérageait plus. Et ce qui devait arriver, arriva. Un matin, dans ma chambre, je me penchais sur ma cuvette, quand ce voisin me fit une horrible grimace au fond de l'eau. Je poussai un cri, des cris ; j'abattis mon poing, puis il y eut un trou... Ce trou franchi, le voisin était encore là : je dus rejeter la tête en arrière parce qu'il me fourrait sous le nez quelque chose de froid et qui sentait mauvais. J'entendis : — Il revient. Mes yeux étaient fermés. Les rouvrir. J'étais couché très bas : par terre. Les murs montaient haut. Quels murs ? Ceux de... ceux de l'infirmerie sans doute. Des gens penchés sur moi, le préfet et ses gros doigts, deux Pères, des domestiques, et toujours ce flacon agaçant sous mon nez. Je voulus l'écarter de la main. Rouge ! cette main était rouge, elle saignait comme une source. L'autre main, rouge : une autre source. Ma chemise rouge aussi et peut-être aussi mes joues qui poissaient. Cela s'appelait en ce temps, une attaque de fièvre chaude. Je sus plus tard ce qui s'était passé. On avait entendu des cris, un bruit de choses qu'on casse. Le surveillant était accouru, le préfet, d'autres. Il avait fallu tout ce monde pour maîtriser mes bras et mes jambes. J'avais brisé tout dans ma chambre : la cuvette, mon broc, l'armoire, mes deux Vierges sur l'armoire, défoncé ma fenêtre, défoncé trois de ses carreaux dépolis pour qu'on ne vît pas la rue. Je ne sais si dans ces histoires on ne met pas un peu du sien. Au début peut-être quand on lance le premier coup de poing dans cette figure qui grimace. Après on ne sait plus. Si j'avais combiné un coup, je ne l'aurais pas réussi mieux. La scène s'était passée vers six heures. A sept j'étais pansé, à huit je me trouvais en gare avec un Père, à neuf je débarquais à Termonde. Un télégramme m'avait précédé. Le Père passa dans le bureau avec cousin Clément et tante, pendant que j'attendais près de grand-père qui tenait dans les siennes mes mains bandées. J'entendis certains bouts de phrases : — Elève excellent... Contagion de l'exemple... Rendre à sa famille. Renvoyé ! J'étais de nouveau renvoyé, mais pas par ma faute cette fois, avec les honneurs de la guerre. Soit dit en passant, après mon départ, la contagion de l'exemple agit à distance. Un autre élève eut une attaque de fièvre chaude et précisément ce voisin d'étude si méchant. On ne le rendit pas à sa famille. On lui envoya trois brocs d'eau, puis huit jours de séquestre. Les avait-il vraiment mérités ? Ma bonne tante Louise, le premier soir, fut bien inquiète. Elle me mit elle-même au lit, m'y borda : quel miracle ! Quand elle me crut endormi, elle revint, inspecta ma chambre, emporta les objets fragiles : le bassin, le broc, une carafe. Elle contempla un bon moment les carreaux de la fenêtre. Hélas ! pas moyen de les enlever, ceux-là. La précaution eut été inutile. Il n'y eut plus de voisin au fond de l'eau. Seulement un verre qui tintait, une assiette qui tombait, devaient me rappeler quelque chose. Je sursautais. Je n'aimais pas beaucoup ces bruits-là. Ah ! les bonnes, les délicieuses vacances. Quinze jours, trois semaines avant les autres. Plus de devoirs, plus de leçons, plus de Rufus. Homme de couleur ? On est un petit garçon aux mains bandées. Non seulement un grand-père, mais des cousins, des cousines, les douces, vous entourent, vous gâtent à cause de ces mains bandées. Pauvre Lucie, comme elle les eût regardées avec ses yeux d'aveugle, ces mains bandées. Une première fois le médecin les a sorties de leur gaze. On les a vues enflées, bleues, avec de larges entailles montrant l'intérieur de la chair comme un fruit que l'on ouvre par le milieu. C'était si laid que tout est devenu noir et que l'on est tombé en syncope — une syncope en douceur, entre des bras qui aiment. — Maintenant on sait. Pendant que le Docteur chipote ces mains, on regar- de ailleurs, on sourit à grand-père qui vous fait les yeux doux. Et puis des mains bandées sont des mains qui guérissent. Un jour le Docteur vous a pincé le menton : — Voilà un bonhomme, Mademoiselle Louise, qui va se promener beaucoup. — Se promener. Mais qui le promènera ? On n'a pas le temps. — Alors il se promènera seul. — Seul, ce n'est pas possible. — Indispensable, Mademoiselle Louise. Et qu'elle le voulût ou non, qu'un frère pût vous accompagner ou non, il a bien fallu qu'elle se résignât à vous laisser sortir seul. Seul ? Oui seul. Alors que jamais auparavant ? Alors que jamais auparavant. Ciel, comme tout est nouveau, quand on est ainsi seul. Tourner à droite ? Si l'on veut. A gauche ? Si l'on préfère. On fait de petits pas, encore de petits pas. On traverse un pont, on arrive dans des champs. Petits pas, petits pas, on va toujours plus loin, toujours plus loin, petits pas, petits pas, comme si l'on ne devait revenir jamais. — Où avez-vous été Henry ? — Je ne sais pas, tante. Dans les champs, le long de la Dendre, le long de l'Escaut, dans toutes les rues de la ville. En ville ? Eh oui. Mais comment expliquerait-on cela à une tante ? Voici l'église, celle qu'on désigne avec solennité : « L'Eglise paroissiale, c'est positif. » On la connaissait, on croyait la connaître ; un porche, la statue d'un missionnaire, des arbres. Quels arbres ? Jusqu'à présent des arbres quelconques, des arbres maussades, des arbres sous lesquels on passe maussade comme eux parce que l'on va s'ennuyer à la grand'-messe qui dure une grosse heure. Et pas du tout. Ces arbres sont aimables. Ces arbres portent un nom. Ce sont des marronniers : des troncs puissants que l'on entourerait volontiers de ses bras : plus haut, des branches et sur ces branches, comme sorties d'elles, ces choses gonflées, ces choses vernies, couleur de bronze, qui ont aussi leur nom : des bourgeons. Cela vit donc ailleurs que dans les dictionnaires, les bourgeons ? Ceux-ci sont encore tout à fait bourgeons. Ceux-là sont ouverts et leurs petites feuilles pendent. Si faibles, si belles. On dirait... oui, dans le poulailler de tante on a vu des poussins sortir de l'œuf, tenir mal sur leurs pattes, eh bien ces petites feuilles sont les poussins du bourgeon et tiennent mal sur leurs pattes. Il y a des fleurs aussi. Se fût-on jamais douté qu'un marronnier portât des fleurs ! Voici la Dendre. Elle arrive lancée en ligne droite par cette ville d'Alost où les gens sont mauvais. Et maintenant elle ne veut plus être une ligne droite. Elle s'est créé un barrage, elle fait cascade. « L'écume est commesur sur la mer », dit Cousin Clément. Avec son écume comme la mer, la Dendi^e se tortille : « Il y a des rues en pierre, moi je suis une rue en eau. Les chalands sont des passants qui se promènent sur mon dos. Les jardins pour me voir descendent jusqu'à moi. Je donne à boire à leurs haies. Leurs débarcadères sont des agneaux qui trempent leurs pieds dans mon eau. » Voici l'Escaut. « L'Escaut prend sa source en France, sur le plateau de... » On s'en moque. L'Escaut est un fleuve. Il sent la mer. Oh ! voir la mer, son écume comme sur la Dendre qui joue cascade à son barrage. Est-il possible que la mer soit plus large que l'Escaut ? L'Escaut est déjà si large. Gomme le vent souffle là-dessus. Du vent libre. Du vent qui n'a pas peur du « Soyez sage » de sa tante. Hé ! mon chapeau ! L'Escaut vit déjà de la vie de la mer. La mer respire. Quand ses eaux montent, les eaux de l'Escaut montent ; quand les eaux de la mer descendent, les eaux de l'Escaut descendent. Mare, maris, marée, mer. Et quand les eaux sont basses, les beaux roseaux qu'elles découvrent. « De méchants soldats l'on couronné d'épines, ont mis dans sa main un roseau. » Cela c'est le catéchisme. Mais qu'est-ce qu'ils disent ces roseaux : « Le roi Midas a des oreilles d'âne. Le roi Midas... » C'est donc vrai! c'est donc vrai! Les roseaux parlent ; le roi Midas... Et cette vase comme elle brille ! Couleur de ciel, reflet de ciel, si lisse qu'un petit pas, un petit pas, on voudrait marcher sur cette vase venue du ciel. Et sur les digues, ces noyers. Ils jouent, ils se donnent la main dans leurs branches, ils dansent et s'en vont en dansant vers la mer, sur la digue en zigzag de l'Escaut. Que de fois on avait passé par là. Qu'avait-on vu ? Rien, rien. On était avec son frère. On a vu le dos de son frère, les talons de son frère. Et puis quand on est dans la rue, que personne n'est là pour vous dire : « Allons venez! » comme c'est bon d'examiner ce qu'il y a derrière les fenêtres d'une boutique. On s'arrête tant qu'on veut, on colle son nez à la vitre, on... Que les grandes personnes se moquent de toi, qu'importe. Laisse-les faire. Elles ne savent pas. Rue de la digue, la vitrine de M. Rogier est bien intéressante. Il est maître d'école M. Rogier. C'est paraît-il un ami de Clément, il joue bien aux cartes. Ce n'est pas là ce qui t'intéresse. Ces beaux registres ! Reliés en vert avec des coins de cuivre, un losange rouge comme étiquette au milieu. Ces porte-plumes qui sont en os, que tu ne pourrais pas ronger comme les tiens. Ces encriers en verre où l'encre doit sembler plus pure. Cela intéresse un collégien, tout cela. Plus tard quand tu seras grand, tu auras peut-être la manie de t'y intéresser encore. Et là ? Oh ! des crayons en bottes. Dis, que ferais-tu si tu possédais, tous ces crayons en botte ? Marché au lin, c'est la vitrine de S®» Mme Rambert. Elle est toute vieille Mme Rambert. Elle porte des boucles à l'anglaise comme grand-maman Van B... Les choses qu'elle vend ont l'air aussi de porter des boucles à l'anglaise. Ces vieilles assiettes, cette soupière qui représente un chou, ce berger qui joue du pipeau pour ses moutons en porcelaine, c'est beau tout cela. Regarde petit, toute une heure si tu veux. Le berger vit. Que sort-il de la soupière ? Laisse aller ton rêve, va ; gorge-t-en. Plus tard quand tu seras un bonhomme à lunettes qui fait marcher ses souvenirs comme des soldats, hélas ! hélas ! de plomb, tu te demanderas ce que tu voyais de si beau dans ces assiettes et ces soupières et tu ne trouveras plus rien. Et puis quand le regard peut aller, comme vous où il veut, on constate des choses encore plus surprenantes. Vous ne savez pas vous autres qui sortez avec une tante, une cousine, un frère. Mais dans la rue, il passe des jeunes filles. C'est Mlle Ménisse, la fille du notaire : elle est jolie ; c'est Mlle Lan-don, celle qui insiste sur certaines syllabes de la chanson du curé ; ce sont d'autres que tu connais moins parce qu'elles sont de familles libérales et qui sont bien jolies aussi. Même celles-là. Ou'est-ce qu'elles ont, qu'est-ce qu'elles ont donc ? Comme il est difficile de formuler cette première découverte. Ecoutez ! En hiver, elles s'emmitouflent : de grosses robes, de lourds corsages, d'amples manteaux. Nous sommes au printemps maintenant. Il y a dans l'air, il y a clans le cœur, dans les yeux, une clairvoyance qui vient d'avoir vu tant de fleurs qui sont belles. Elles sortent de leur manteau, les jeunes filles ; elles sont moins loin de vos yeux. Des blouses légères, des couleurs claires, une ceinture à la taille, et plus haut ce renflement, cette rondeur qu'on n'a jamais remarquée et qui les rend si belles. A-t-on jamais vu cette rondeur en hiver ? Non elle n'existait pas, et l'on arrive à cette conclusion stupéfiante : comme les fleurs parmi les herbes, comme les bourgeons au bout des branches, quand le printemps arrive, une fleur mystérieuse et ronde pousse sur la poitrine des jeunes filles. Comment est-elle ? Chez les oncles d'Anvers on a vu des statues et là, sur la poitrine, quelque chose vous intriguait. Mais c'était en marbre, en bronze et si petit sur ces statues si petites ! Ici la fleur est réelle. Elle semble ferme et tremble pourtant un peu. Elle est sans doute en chair, une espèce de chair, non comme la nôtre qui est chair de péché, mais une chah-particulière, une chair secrète, douce, tiède, avec une bonne odeur, comme d'une fleur peut-être. Ah ! jamais on n'oubliera la première chez qui on a deviné la fleur mystérieuse, une pauvre fille pourtant, en cheveux, de celles que tante méprise : une fille de fabrique. Et l'on pousse plus avant ses découvertes. Cette belle rondeur qui vient au printemps n'existe pas chez toutes les femmes. On ne la voit plus chez les grandes personnes. Examinez par exemple votre tante Louise : c'est plat. Regardez d'autres tantes. Quelque chose se gonfle comme trop de graisse et c'est répugnant. Mais chez celles de votre âge !... comme on voudrait être une fille et savoir. Etre une fille et toucher. Si l'on osait interroger quelqu'une de ces filles. Les cousines sont gentilles ; la cousine Palmyre se laisse embrasser. Maintenant, maintenant que l'on sait, on n'oserait plus l'embrasser. Le lyrisme ne se porte plus. Oue l'on me pardonne mon pauvre petit coup d'aile. C'est si amusant un coup d'aile et l'on redescend si vite à terre. Vers cette époque, je me risquai pour ' la première fois dans une boutique pour mon compte. Seize ans. Dix centimes en poche. Les jeunes gens à présent en ont davantage et sont plus dégourdis. Ce fut dans la papeterie de M. Rogier. Je cherchai longuement ce qu'il y avait de plus beau dans sa vitrine. Il y aurait bien eu ce registre relié en vert, avec son étiquette rouge, ses lettres d'or : Grand, livre. C'était trop cher pour mes dix centimes. — Je voudrais bien... je voudrais bien ce petit cahier. — Ce ? — Oui, un de ceux-là. Ils se dressaient en pile. On me donna celui d'au-dessus et la pile s'écroula. Je m'enfuis comme si je l'avais renversée. L'étonnant petit cahier! Moins gros que le doigt, il tenait dans le creux de ma main. Il était cartonné, un élastique le fermait. D'un côté, on voyait un paysage : des sapins bleus, les uns debout, d'autres couchés. De l'autre côté, ces mêmes sapins encadraient les mots : Seul papier et des initiales S. G. D. G. que je ne compris pas. Quand je l'ouvris, le papier — le seul papier — était très mince, presque transparent. Il y en avait je ne sais combien de feuilles. Cent, m'avait affirmé M. Rogier. A quoi servaient-elles ? Une plume en écrivant eût passé à travers. Peut-être qu'en écrivant au crayon... ou peut-être elles ne servaient à rien. C'était encore plus beau un cahier dont les feuillets ne servaient à rien. Je les comptai et recomptai; j'en fis jouer l'élastique ; j'en fus si ravi que je le montrai h tante. Elle leva des bras indignés : — Vous avez acheté cela ! — Oui tante, pour dix centimes. — Du papier à cigarettes. Vous fumez donc en cachette. ROSEAU » Rouf ! le cahier fila dans un tiroir où il m'était interdit de farfouiller. J'eus une aventure plus grave et en celle-là je fus certainement coupable. Elle suivit de près ma fièvre chaude. J'avais encore la main bandée. On fêta mon anniversaire. Tante offrit une bouteille de son Bordeaux. Clément la chercha à la cave. J'eus ma part : un verre plein, plus un petit fond. Puis je sortis. Étais-je un peu gris ? Toujours est-il que je rencontrai un certain Oscar, fils d'un cordier libéral, et au lieu de fuir cet élève de l'école sans-Dieu, je lui souris, me laissai aborder. Quand il me proposa une promenade, je ne dis pas non. Nous allâmes le long de l'Escaut. A un moment, il me montra des roseaux qui formaient niche au bord de l'eau. Nous nous installâmes. Roseaux, roseaux qui chuchotez au bord de l'eau, quels chuchotis entendîtes-vous au bord de l'eau ? Oscar mit sa main sur ma main bandée : « Qu'avez-vous là ? » et tout attendri d'avoir un ami, j'expliquai ce que j'avais là. Puis il posa cette main sur mes épaules, la glissa sur mes genoux, la laissa là. Il me parlait de mon collège, de son école, de certaines choses qui se pratiquaient entre élèves, par exemple quand ils se trouvaient cachés comme nous, dans les roseaux. Sa main appuya plus fort ; sa bouche me cherchait. Je savais que ces choses se faisaient, mais depuis Joseph, j'étais chaste, sinon en pensées, du moins en actes. Oscar insistait, je m'écartai d'un bond. — Non, pas ça. Il se leva, s'éloigna, je ne le vis plus derrière un arbre. Ou plutôt je ne vis que son coude et, de ce coude, l'horrible va-et-vient. Pouah ! Nous rentrâmes tristement, Oscar la tête basse, sans cacher cette tristesse d'après que je connaissais si bien. Elle venait donc aussi à ceux qui ne croyaient pas en Dieu ? Il ne disait rien. Je ne disais rien non plus. Vin, remords, des nausées me secouaient. Je ressentais pour Oscar du dégoût et, je ne sais pourquoi, une espèce de pitié. Ce plaisir que je lui avais refusé, ce péché qu'il avait commis, dont les Anges se détournent en se voilant la face avec leurs ailes. Je me répétais cette phrase trouvée dans Lacordaire. Avant de nous séparer, Oscar me proposa d'aller boire une « cerise ». Entrer dans un café, encore une de ces choses qui ne se faisaient pas. J'acceptai. Ma cerise bue avec crainte ne passa pas. A peine dehors je dus m'arrêter et vomir. Au repas du soir, j'étais encore inquiet. Tante se tenait raide comme si elle jugeait déjà ma faute. Il me sembla tout à coup que la tête de grand-père devenait trop grosse, grosse comme deux têtes : les verres de ses lunettes me parurent énormes. La tête de tante aussi devint trop grosse. Mon cousin ne se doutait de rien. Il racontait des choses en riant. Ses lèvres bougeaient, ses yeux brillaient, je tendais l'oreille, je n'entendais qu'un bruit de mouche. Et ce bruit tout à coup devint un meuglement. Les grosses têtes oscillèrent. — Qu'avez-vous ? Vous êtes si pâle. Si pâle ! Je le devins davantage. Je m'accrochai à ma chaise, à la nappe. Une assiette tomba et moi, par terre, sur les débris. — Le vin, dit grand-père. Comme au soir de mon retour, tante me borda au lit. Elle enleva encore une fois le broc, le bassin, tout ce que j'aurais pu réduire en miettes dans une nouvelle attaque de fièvre chaude. Pendant toute la nuit j'eus devant les yeux, dans les yeux, sous le front, les grosses têtes de grand-père et de tante, Oscar derrière son arbre, son coude, l'Ange qui se détourne, la cerise que j'avais vomie. Par moments, je ne voyais plus l'Ange ; par moments, plus grand-père ; mais toujours, cet arbre, ce coude en mouvement derrière son arbre. J'eus plus tard des hallucinations. Elles me montrèrent des scènes plutôt bizarres. Jamais d'aussi pénibles. Pendant ces mêmes vacances je connus Victor Hugo. Nos Modèles Français reproduisaient quelques-uns de ses poèmes. Comment l'eût-on écarté ? Mais on multipliait les réserves sur ce poète « non classique, dangereux, panthéiste qui prétendait planter le bonnet phrygien sur le dictionnaire. » Cousin Clément, qui avait droit à une lampe, possédait aussi une bibliothèque. Ce meuble me semblait une chose magnifique. Il était peint en blanc. Clément y avait tracé en lettres rouges au pinceau le passage d'un discours dont j'ai retenu la fin : perondant nobiscum, peregrinantur, rusticantur. Puis en majuscules entre parenthèses : (CICERO PRO ARCHIA). Ce passage qui était un éloge des livres, couvrait les deux battants de l'armoire. Comme premier fonds, le cousin avait acheté Victor Hugo en je ne sais combien de volumes. Cela n'avait pas été sans résistance de tante qui de temps en temps se rebellait encore : — Quand même, Clément, avoir introduit cet homme dans la maison. — Il est sublime, ripostait Clément les yeux au ciel, sublime, sublime. Il ne trouvait que ce mot, mais le répétait souvent. Il aimait surtout le théâtre : — Oh ! Angelo, Thisbée, Hernani. Sublime ! Sublime ! Ces sublimes m'alléchaient. Ils me décidèrent, je crois, à aller voir le P. Lintelo, mon professeur d'Alost. Un Père qui vous reçoit après une attaque de fièvre chaude n'est pas exactement le Père qui peut vous coller cent lignes quand on ne connaît pas sa leçon. Je l'interrogeai sur Victor Hugo. Pouvais-je le lire ? — Pas tout, dit le Père. Il me donna la liste de ce que je pouvais lire et de ce que je ne pouvais pas lire. — D'ailleurs vous lirez avec plus de fruit quelque vie de saint. Il me donna celle dont" il était l'auteur et qui s'appelait : la vie du Bienheureux Jean Berckmans, patron de la Jeunesse. Par malheur, le bienheureux Jean Berckmans m'avait toujours paru un peu fade ; je ne l'aimais pas. De plus le livre n'était pas gros : une brochure. Je ne sus jamais ce que l'on racontait du bienheureux Jean Berckmans. Par contre, je me précipitai sur Victor Hugo. Clément me passait les volumes. L'extérieur même en était beau : une couverture vert d'eau, le titre, le V. H. du nom à l'encre grasse, dans une espèce de ceinturon à boucle comme médaillon. A seize ans, on est curieux de beaucoup de choses quand on est ignorant de tout. Je commençai par les poèmes interdits. J'y trouvai les annotations de Clément : Sublime, des points d'exclamation, des passages soulignés, mais rien de ce que j'eusse voulu trouver vraiment. Pas même dans la Chanson des Bues et des Bois, le volume le plus strictement interdit de tous. Ah ! si ! Je me rabattis sur les Orientales, je crois. J'y trouvai : Mon andalouse aux seins brunis. Oh ! cela ! Je ne fis aucun rapprochement entre ces seins et les poitrines en fleurs des jeunes filles. Mais brunis! Comment brunis ? Pourquoi brunis ? Ce devait être grave. Clément qui avait des goûts variés, possédait également des monographies de peintres et, entre autres, un gros ouvrage sur Raphaël. Quand il m'ouvrait sa bibliothèque, il prenait d'abord son Raphaël. Le livre était copieusement illustré. Clément me montrait les pages où s'étalaient les nus. Il s'y arrêtait avec complaisance : — Raphaël, expliquait-il, dessinait d'abord ses personnages en nature, sans voile. Il les habillait ensuite. Il parlait avec un sérieux de professeur. Son genou en même temps se frottait au mien. Par pudeur je passais à une autre page. Mais dès que j'étais seul, je reprenais le Raphaël. Je savais à quels endroits aller. Par malheur, une branche, un bras, un bout de linge cachaient ce que je cherchais. Chez les hommes comme chez les femmes. Les seins pourtant étaient visibles, mais ne correspondaient pas à ce que je voulais. Ils étaient plus petits encore que sur certaines statuettes chez mes oncles d'Anvers. Avec mes yeux, je voyais bien qu'ils étaient ronds. J'aurais voulu me rendre compte avec mes doigts. Je les passais dessus. Je ressemblai au tout petit Henri dont j'ai parlé ailleurs, qui troussait sa robe et se couchait sur certaines images de son Tour du Monde Illustré. Je ne pensais plus à cette histoire. Mais sentir si c'était gros, si c'était chaud, si c'était doux ? Et ce papier si inexorablement lisse ! Comme Clément, j'avais ma bibliothèque, mes livres de distribution de prix. J'en avais beaucoup. Je ne les lisais guère ; ils ressemblaient trop à ceux que j'avais en classe. Mais je les aimais comme livres. A défaut d'armoire, je les rangeais dans ma table de nuit. Ce meuble dont la poite se rabattait, à l'intérieur doublé de zinc, avait réalisé depuis longtemps le miracle de n'être plus ce qu'il était. Je ne comprenais pas pourquoi mon frère ricanait quand j'y mettais de l'ordre. Seulement je le trouvais trop petit. Les livres se bousculaient ; pas moyen de les placer flanc à flanc comme dans la bibliothèque de Clément. Ma bonne tante Louise eut à la longue pitié de moi. Elle avait de ces bons mouvements. — Vous voulez une bibliothèque ? Eh bien, vous l'aurez. Et je l'eus. Une vraie. Une étagère qui s'accrochait au mur, de jolies colonnettes en bois tourné, des rayons où mes volumes se trouvaient à l'aise, un rideau de lustrine qui me parut superbe et claquait au vent quand j'ouvrais ma fenêtre. TROISIÈME PARTIE Le médecin de notre famille était un brave homme. Il arrivait chez nous quand cela lui chantait, prenait place dans le fauteuil des visiteurs près de grand-papa, examinait quelques langues et tout allait bien. C'est lui qui me bourrait de cette espèce de brique pilée à goût de fer pour me donner des joues rouges. Lui aussi qui avait soigné ma main bles-seé et prescrit à tante Louise de me laisser sortir seul. Une chose m'étonnait. Le Dr Poirier était libéral, mais là carrément, n'entrant jamais dans une église. Pourquoi tante qui n'eût pas mangé le pain d'un boulanger libéral, l'avait-elle choisi alors qu'elle eut pu trouver un Docteur catholique ? Je voyais là un accroc certain à l'absolu de ses principes. Le Dr Poirier me rappelle un canari dont je n'ai pas encore parlé. Ce canari vivotait, haut pendu à cause du chat, dans la pièce où nous nous tenions d'habitude. Un vieillard de canari : des plumes comme on a les cheveux blancs, des ongles poussés long qui faisaient deux fois le tour des bâtonnets et ne s'en détachaient pas sans drame. Il était presque muet. La voix de tante prenait pour lui une douceur qu'elle n'avait pas pour nous. Elle collait son nez à la cage : — Fifi, appelait-elle, fi fi, fi fi. — Fi... fi... répondait Fifi. Et c'était tout. J'ai entendu souvent pourquoi Fifi n'en disait pas davantage. Je venais de naître. Mon père était venu d'Anvers annoncer la nouvelle à Termonde. Il prit froid et commença la pneumonie qui devait l'emporter en quelques jours. Le Dr Poirier avait prescrit le calme absolu. On fit chômer l'usine, on tassa du tan dans la rue, on obtint du commandant de place que les troupes arrêteraient leurs clairons en passant devant la maison. Seulement Fifi s'en donnait à plein gosier. Pas moyen de l'arrêter. — Alors, disait ma tante, je me suis plan- tée devant sa cage. Je tenais un parapluie. Je l'ouvrais, le refermais, l'ouvrais, le refermais. Je faisais avec ma bouche : pfff ! pfff ! pffï ! Et Fi fi s'est tu : il n'a plus chanté depuis. Un souvenir de la mort de votre père. Je connaissais l'histoire. Quand tante lançait ses pfff, j'en attrapait ma part en plein visage et n'osais me garer. Voilà comment le Dr Poirier, Fifi et mon père sont perchés sur le même bâtonnet dans un coin de ma mémoire. Après ma fièvre chaude, le Docteur dû sermonner ma tante. Je n'avais pas avoué le pourquoi de cette crise ; on ne me le demandait pas d'ailleurs. Mais grâce au sermon du docteur, on décida que je ne retournerais plus chez les Jésuites. On me placerait dans un collège plus libre, à Louvain où mon frère achevait son Droit et pourrait me recevoir les jours de sortie, le dimanche. — Bien entendu, précisa tante, vous resterez strictement sous sa surveillance. Et je fus bien content. Le départ cependant me ramena dans une réalité plus inquiétante. Piquer une crise de fièvre chaude, découvrir les bourgeons et, entre autres, les bourgeons que le printemps gonfle sur la poitrine des jeunes filles, n'avait pas changé la couleur de mes cheveux. Ils restaient roux. J'arrivais en fin d'année, comme à Alost. Je serais le seul nouveau sans doute. Comment accueillerait-on l'homme de couleur? Je fus placé à l'étude à côté d'un garçon joufflu et rouge qui ne me parut pas bien terrible. Nous avions été voisins pendant la messe. Je lui glissai un billet : Alors nous sommes toujours ensemblej'espère que nous nous entendrons. Il répondit « Mais certainement ». Et en effet quand nous fûmes dans la cour, il me prit par le bras et me nomma ses compagnons. J'étais le seul roux de mon espèce. Personne n'y fit attention. Je l'oubliais moi-même bientôt. Mais la marque restait toujours prête à sortir, là, sous mon front. Comme le docteur l'avait souhaité, le collège était en effet plus libre ; les religieux qui le tenaient plus indulgents. On ne les appelait pas : Père. On disait : Monsieur avec le petit nom, ce qui créait une atmosphère plus amicale. Les vœux qu'ils prononçaient étaient à court terme. Devenait prêtre qui voulait. Libres aux autres de changer d'ordre, d'abandonner la soutane, de rentrer dans le monde. C'est ainsi qu'un certain Monsieur Clovis, notre professeur de latin, préfet des études par-dessus le marché, s'en alla du jour au lendemain et cela, disait-on, pour une femme, la veuve d'un médecin. Ce départ, imprévu pour les élèves du moins, nous mit en effervescence et bouleversa certaines idées du Neveu de Mlle Autorité que j'étais. Quand je rencontrai plus tard, ce M. Clovis, devenu M. Un tel gros fonctionnaire de l'État, la pensée de l'avoir connu en soutane me gêna si fort que j'oubliai de le saluer la première fois et ne l'osai plus par la suite. Nos regards se reconnaissaient et se fuyaient aussitôt. Bien que j'eusse perdu mes idées religieuses, il y avait dans le mien une espèce de reproche. Pour les élèves, la discipline n'était pas méfiante comme à Alost ou à Turnhout. Plus de fantaisie. Pas de calendrier annonçant d'avance que tel jour il y aurait messe et salut solennels. Pas besoin d'admillalur pour chercher au dortoir un chapeau oublié un jour de promenade. Internes, ex- noSKM) ternes, petits, moyens, grands, jouaient pèle-mêle dans la même cour. Les externes nous apportaient des choses du dehors : livres, journaux, parfois même au fond de leur cartable, ces flacons plats où le cognac reste frais. Certes la religion se trouvait à la base de l'enseignement, mais la pratique en était moins sévère. Que l'on restât un mois sans communier, personne n'en faisait la remarque. Sous ce régime mes scrupules s'adoucirent, se fixèrent sur des sujets moins dangereux. Autre chose m'étonna. Chez les Jésuites, un seul professeur par classe enseignait toutes les matières : latin, grec, histoire, algèbre. Les professeurs d'ici changeaient pour chaque branche. Les sciences n'étaient pas méprisées. Il y avait même, ce qui me surprit après mes histoires de capitaine-commandant, des cours pour ceux qui se préparaient à l'École militaire. Tous les officiers n'étaient donc pas des francs-maçons ? Ou bien ces religieux ne craignaient pas de créer des françs-maçons ? Maintenant, il faut l'avouer, l'esprit général était moins pur que chez les Pères. Le scrabage se pratiquait sous un autre nom, avec des prunes que l'on poussait très loin. Je me souviens d'un gros garçon, les mollets nus, coquet comme une fille, dont les œillades précipitaient les uns sur les autres les grands avec des rages de coqs. Cela ne m'intéressait pas. J'étais humblement roux. Une chance déjà que l'on me laissât tranquille. Et puis je pensais encore à Joseph. Cet amour si pur ! Il valait quand même mieux que les petites saloperies d'ici. Les récréations avaient un caractère particulier. A celle du matin, on se ruait vers les cabinets. Les premiers arrivés bouclaient leur porte. De gros nuages annonçaient aussitôt qu'ils avaient allumé leur pipe. Par une convention tacite on n'en fumait qu'une pour laisser son tour à chacun. Que serait-il arrivé, Seigneur, chez les Pères si l'on avait osé fumer dans les cabinets ? Ici les surveillants fermaient les yeux, certains avec complaisance. Il y avait ce bon M. Odilon qu'on aimait bien parce qu'il était poète. — Monsieur Odilon je n'ai pas d'allumettes. — Vous avez besoin d'allumettes ? Pourquoi faire ? Attendez. Et de fouiller dans ses poches : — Tenez voilà ma boîte. Rendez-la moi, n'est-ce pas. Car il y avait aussi les autres. Seul, le Supérieur, M. Antoine, dit le Bosse, personnage aux allures plus raides, nous sermonnait quelquefois. — Je ne sais ce qui vous attire vers ces endroits. Si c'est par goût ou par vice. Le vice, hélas, était ailleurs. J'allais oublier l'essentiel. Nous avions à notre disposition des billards, trois ou quatre. Quand il pleuvait, les connaisseurs prenaient des airs de grandes personnes, choisissaient leur queue, la frottaient à la craie, visaient la bille en prononçant des mots « Par la bande... En plein » à quoi je ne comprenais rien. J'affectais de mépriser ce jeu. Un peu comme à Alost pour le bassin où l'on pouvait nager. Au fond, je m'y fusse risqué volontiers. Mais si jallais crever du premier coup ce beau drap vert. Et comment avouer que je ne connaissais ni de loin ni de près ce jeu, un jeu en somme de café ? Je passai un joyeux trimestre. Tard venu dans l'année, je ne me souciai pas de décrocher les premières places. Les auteurs étaient d'ailleurs trop différents. J'attendais mes dimanches, quand le Bosse ayant chanté sa messe, je lui demandais une permission accordée d'avance et rejoignais mon frère. Toute une journée avec lui. Mon frère était en quatrième année : un vieil étudiant, un ancien. Il portait je ne sais combien d'étoiles sur sa casquette, autant que d'examens passés. Au cours d'une bagarre, un policier lui avait entaillé l'épaule avec son sabre. On voyait encore la cicatrice, longue, large, effrayante, couleur de sang. Ma haine quand je pensais à cette « lâcheté d'un policier ». Avec quelle timidité de collégien j'entrais dans ce logis d'étudiant! Mon frère y devenait plus que le grand frère des vacances. 11 m'attendait parmi ses bouquins, libre, en pantoulles si cela lui plaisait. Il abrégeait mon nom : — Bonjour, Ri. Et moi la gorge serrée : — Bonjour Luc. Il me tutoyait. Je ne l'eusse pas osé. Quelque chose me raidissait les jambes : de l'émotion, du respect, de la crainte. Tout me semblait beau : ce code — son code! ses Pandectes, ses cahiers de cours, cette caisse de cigares, ce portrait du Prince Baudouin, ce gourdin, ce gourdin formidable surtout, nonchalant dans son coin prêt à défendre une épaule contre de nouveaux coups de sabre. Comme j'enviais la vie de ce grand frère. J'en parlais à mes camarades. Il avait un vrai chez soi. Ses fenêtres donnaient sur un jardin. Il pouvait les ouvrir comme il voulait, sortir quand il lui plairait, rentrer si cela lui chantait, à des trois heures du matin et merveille des merveilles, ne pas manger en famille, ne pas manger dans un réfectoire ; manger ou, comme il disait : prendre des repas au restaurant. Le restaurant portait le nom de son propriétaire : Chez Sody. — On est bien chez Sody... Allons dîner chez Sody... Je dois cent francs à Sody. Avec quelle désinvolture mon frère prononçait ces mots magiques. Ah, quand je serais étudiant ! Devenir missionnaire, dominicain, il n'en était plus question. Je deviendrais n'importe quoi, mais d'abord étudiant. Avoir la casquette, la chambre, le gourdin ; prendre mes repas chez Sody, devoir cent francs à Sody ! Chez Sody, mon frère retrouvait ses amis. Il disait : Antoine, Fernand, Louis. Je me découvrais avec respect. Je les appelais : Monsieur et leur nom de famille. Pensez donc, des anciens comme lui, avec beaucoup d'étoiles et qui sait ? des coups de sabre sur les épaules. Je serrais les coudes à leur table. J'étais toujours celui qui court comme un petit chien dans les talons de son grand frère. Je me taisais humblement. Les anciens, je le savais, méprisaient les nouveaux, les bleus. Moi qui n'étais même pas un bleu ! Et par-dessus le marché un roux. Pour ces sorties, j'endossais mon premier costume à pantalon d'homme. Touchant costume ! M. Evrard, le tailleur de Ter-monde s'y était surpassé. Ce M. Evrard était lui-même un phénomène. Je ne sais si le pianiste Paderewski avait été déjà inventé. Long, maigre, nerveux, la tignasse ébouriffée il ressemblait à Paderewski avant la lettre. Il bégayait. Si l'on faisait mine de se chipoter une boutonnière, il regardait hypnotisé et s'arrêtait tout à fait. Tante avait surveillé l'essayage et il fallait tenir compte de ma croissance. Ayant à allonger ses mesures du côté des jambes, il les avait allongées d'autant du côté du tronc. Le bas de la veste dépassait mes genoux ; les poches trop larges bâillaient à hauteur de mes cuisses. Avec cela, tante avait choisi une étoffe bizarre : striée, d'un bleu mat, sans tache puisqu'elle était neuve, mais que les premiers frottements faisaient briller déjà au derrière et aux manches. N'importe, j'étais fier. Avec mon costume d'homme, j'étais presque un étudiant parmi ces étudiants. En rentrant, je le pliais avec soin et redevenais modestement un collégien en culottes courtes. Je ne sais plus ce que furent mes grandes vacances. Mon frère qui était seul à Termonde à posséder une bicyclette, s'en offrit une neuve et me céda l'ancienne. En ce temps, on ne disait pas bicyclette ; on disait vélocipède. Grand-père qui redoutait les accidents, bougonnait quelque chose entre Lucifer et vélo-cifer ; quant aux paysans en voyant filer cette machine inconnue que l'on chevauchait, ils disaient un cheval de fer et lui lançaient des pierres comme s'ils voyaient le diable. Le vélocipède de mon frère était dans le genre de ses culottes que je portais usées d'avance : une pièce de trente kilos, à caoutchoucs pleins, qui ne se laissait enfourcher qu'après quinze jours d'écorchu-res et de culbutes. Pour ma première sortie, elle me mena droit dans un fossé ; juste celui qu'avait franchi Deck l'assassin de la béguine. Moi qui détestais l'eau, je crus bien y mourir. Je laissai à qui voulait, le soin de « dénoyer » mon cheval de fer et courus me sécher au poêle d'un de nos ouvriers qui habitait par là. Par malheur, les vauriens de la rue Saint-Roch me virent tout trempé et se souvinrent aussitôt de leur chanson d'autrefois. Hou ! Hou ! Matou roux ! Et sa tête couverte de poux. Cela ne dura pas, mais ne m'en rappela pas moins la couleur humiliante de mes cheveux. Comme à la rentrée, je monterais en rhétorique, tante me permit la pipe : une à midi, une à quatre heures, une le soir. C'était la règle. Elle me l'avait annoncé depuis toujours : — Quand vous serez en rhétorique... Elle ignorait les pipes que je m'offrais de si bon cœur le matin, dans les cabinets du collège. Je me souviens d'une aventure. Mon étudiant de frère avait une amie à Ter- monde. Tante n'en savait rien. Moi, je savais. Je savais aussi que je ne pouvais rien dire. L'amie de mon frère s'appelait Jeanne : Mlle Jeanne Dupalme. Elle avait une sœur plus âgée Louise : Mlle Louise Dupalme. Les deux ensemble formaient ces demoiselles Dupalme, filles de M. Dupalme et certaines personnes ajoutaient : Hum ! Un problème se posait. M. Dupalme était Capitaine. Il appartenait comme tel à cette catégorie de gens suspects d'incroyance que des catholiques, comme mon frère et moi, devaient éviter. Seulement, il était officier retraité. Retraité, cela faisait une nuance. Du moins, je percevais cette nuance. Mon frère ne s'en souciait guère. Il courtisait Jeanne. Comme je devais sortir avec lui, j'étais là quand ils se rencontraient. Je marchais un peu en avant, un peu en arrière. Je ne savais pas que je gênais. Quelquefois, Mlle Louise, la sœur, venait aussi. Sans penser plus loin, je me mettais près de mon frère occupé de Jeanne, laissant l'autre marcher où elle voulait. Ces promenades se passaient en pleine campagne : en ville on aurait pu nous voir. Un jour, comme je me collais à lui, mon frère agacé me poussa plutôt rudement : — Sois galant. Tiens donc compagnie à Mlle Louise. J'allai tenir compagnie à Mlle Louise. Je ne trouvai rien à lui dire. Je m'ennuyai très fort. Oui mais un matin je sortis seul et tombai sur les demoiselles Dupalme. Je pensai à mon devoir de galanterie envers les connaissances de mon frère. Les aborder, enlever mon chapeau, leur proposer une promenade. — Volontiers. Je les dirigeai vers mon coin préféré : les bords de l'Escaut. Mes noyers, mes roseaux, la vase, les reflets bleus que je trouvais si beaux, je leur montrai tout cela. Je marchais entre les deux. Mon cœur penchait naturellement du côté de Jeanne. Puisque mon frère l'aimait, j'avais le droit de l'aimer. L'autre était moins jolie d'ailleurs. Elles étaient ravies. Après la promenade, elles me menèrent chez elles, me présentèrent à leur papa, le capitaine Dupalme. Il fut ravi aussi, m'introduisit dans son salon, me fit asseoir, insista : « Mais si, mais si... » pour que je prisse quelque chose. On apporta les verres sur un plateau de laque rouge : c'était du porto. Ce porto parce que j'avais été galant me parut une chose extraordinaire. J'oubliai que les Dupalme étaient de ces gens dont on disait : hum. Je contai tout à grand-papa : la rencontre, mon coup de chapeau, l'Escaut, le beau salon de M. Dupalme, le plateau de laque, les verres entrechoqués. Je ne soufflai mot à propos de mon frère. Grand-père m'écouta avec complaisance. Il conclut : — Très bien, l'ami, très bien. Et je fus tranquillisé car au fond je n'étais pas tout à fait sûr de n'être pas en faute. Une heure après, tante m'appela. Je vis à son air que le « très bien » de grand papa n'était pas un « très bien » pour elle. J'étais un dévergondé. M'afficher avec des demoiselles. Et quelles demoiselles! — Comment étudicrez-vous, si vous vous fourrez un nid de souris dans la tête. « Nid de souris » c'était son mot quand elle avait à gronder quelque Boulant tombé fPHH amoureux. Je les voyais très bien ces souris, grignotant mes idées, les déchirant, les réduisant en poussière de papier. Pour obtenir mon pardon, je dus me confesser et communier. Si scrupuleux que je fusse, je me demandai en quoi j'avais agi si mal. Cette question fut le seul nid de souris que cette aventure me fourra dans la tête. roseau La rhétorique. Le but proche. Quel but ? Quitter le collège. Je ne voyais guère au delà. Ici mes souvenirs se télescopent. Des amours, mes sorties, des poèmes, tant de menus faits en quelques mois. Mon frère se souciait peu de traîner à ses trousses un collégien de mon espèce. A ma première sortie, il me donna quelque argent : — N'en dites rien à tante. Vous êtes assez grand. Allez où vous voudrez. J'allais où je voulais. Je rejoignais quelques rhétoriciens externes. Dans cette petite ville universitaire tout semblait fait pour les étudiants : locaux d'enseignement, cafés, magasins de tabac, restaurants, maisons qui hébergeaient presque toutes un ou deux locataires-étudiants. Rhétoriciens, nous n'étions pas encore étudiants. Quand même ne l'étions-nous pas un peu ? Du moins, on s'en donnait l'air. Dîner chez Sody je n'eusse pas poussé l'audace jusque-là. Mais se tenir par le bras en chantant, occuper la largeur du trottoir, ne pas se ranger pour le bourgeois, l'ennemi né de l'Universitaire, passer — et combien fièrement — devant cet agent, celui peut-être qui avait marqué l'épaule d'un frère avec son sabre. Quel dommage que nous n'eussions pas de casquette, cette casquette admirable, passée au roux par les pluies et la bière, dont on cassait la visière exprès et que l'on se vissait sur la tête en arrière, par défi. Je n'avais que mon costume à pantalon long. N'importe je crânais. Peut-être un peu moins quand de vrais étudiants étaient en vue. Un dimanche je passai mon congé à Ter-monde. A l'heure de la grand'messe, tante eut la migraine et m'envoya seul à l'église. Par esprit d'indépendance, je ne m'installai pas devant notre saint Quentin habituel. Je me mis dans le fond près de la Chaire de Vérité. Quand M. le curé y monta, les fidèles approchèrent leurs chaises et s'assirent en cercle autour de lui. Je les vis ainsi, non plus de dos comme tantôt, mais de face, de profil, de trois-quarts. Et tout à coup parmi ces visages, il y en eut un. Je le distinguai mal d'abord. Il était assez loin. Il se détachait rose sur le blanc d'un pilier, sous la statue d'un énorme saint Jacques l'Apôtre. Ce rose ! Et puis du bleu, du blond, et dans ce rose des lèvres qui souriaient, des yeux qui affirmaient que le sourire était pour moi. Nul doute possible. Et il y avait du rouge aussi, le rouge vif d'une robe de jeune fille. Je n'avais jamais remarqué cette demoiselle. Il n'en fallut pas davantage. Puisqu'elle m'avait souri, je l'aimais. Je l'aimai tout de suite très fort. La messe finie, je sortis derrière elle. Je la suivis dans la rue. Elle marchait seule. Pas trop grande, pas trop petite : ma taille. Elle s'arrêta devant une maison, la sienne sans doute. Je souris, elle sourit. — Bonjour Mademoiselle. Je poursuivis ma route. L'après-midi je fus pris d'un grand zèle : — Irez-vous au salut, tante ? — Non, Henri. Ma migraine... — Si j'allais pour vous ? « Un futur prêtre, c'est positif » dut BOSEAD 18 penser tante. Le rouge assistait au salut. Et le blond, le rose, le sourire. L'office fut trop long ou trop court. Je suivis couleurs et sourires. C'était bien dans la maison du matin qu'ils habitaient. Devant la porte, il y eut un petit manège. On ne trouva pas la clé tout de suite : sourire. La clé retrouvée on l'enfonça lentement dans la serrure : sourire. On fit mine d'entrer, mais on n'entra pas encore : sourire. On avait l'air d'attendre : quand on fut entrée, la porte, à son tour eut l'air d'attendre : elle resta entre-bâillée. Je la poussai un peu, entrai. Comme il faisait noir derrière cette porte entrebâillée. Et moi comme un aveugle. Jamais je n'avais vu jeune fille aussi belle. Nous chuchotâmes un peu. On savait très bien qui j'étais. Oui, oui, Henri Boulant qui... Elle ? Elle s'appelait Louise. Ah le beau nom. Pas Louise, comme tante était Louise. Non : Louise. Je serrai une main toute petite. La main ne se retira pas. Je saisis l'autre main. J'eus dans les mains deux mains qui n'étaient plus les mains faciles que vous tendent un ami, une cousine. Non ! des mains de vestibule, des mains après du bleu et du rose, des mains conquises, des mains de Louise. Elles étaient douces, elles étaient un peu chaudes, elles n'avaient plus leurs gants. A un moment, elles voulurent s'en aller. Je serrai les doigts : « Restez un peu. » Elles aussi serrèrent. « Restez un peu. » Et de nouveau, elles furent dans ma main, très douces, un peu chaudes. Et elles serraient encore. Puis chut ! il vint du bruit du fond de la maison. — C'est papa. — Nous nous reverrons, Mademoiselle Louise ? — Oui, oui, allez. Sur la porte refermée, le sourire de Louise souriait encore. Quels rêves au collège ! Nids de souris, eût prononcé tante. Chères souris. Je n'affirme pas que tenant la largeur des trot-toits de Louvain, j e ne me vantai pas un peu : — Mon cher, si tu savais... Mais les souris nichaient surtout dans ma tête. Louise le jour, Louise la nuit, Louise sur mes cahiers, mes brouillons, dans tous les coins. J'aurais voulu l'écrire sur mes devoirs. Je trichais, j'écrivais : Loué soit Jésus-Christ à cause du Lou, la première syllabe de Louise. Mes rêves allaient plus loin. Nous nous aimions, elle était de ces jeunes filles qui vont à la grand'messe, même au salut. Tante ne s'y opposerait pas : nous nous marierions un jour. Et même si tante s'opposait. N'avais-je pas certain cousin ? Tante s'était fâchée : « Je ne consentirai jamais. » Il était cependant bien heureux avec sa femme, ma nouvelle cousine. Pourtant quelque chose m'effrayait. A certains moments, l'homme et la femme, quand ils sont mariés, découvrent leur corps l'un devant l'autre. Voir le corps de Louise, oh oui, je l'aurais voulu. Je fermais les yeux et je pensais aux corps dans le Raphaël de Clément. Serait-il comme celui des Vierges, le corps de Louise ? Mais elle, que penserait-elle du mien ? Ces jambes maigres, ces bras comme des allumettes cette chair blanche, ces duvets, que les autres hommes sans doute n'avaient pas, ce.. Comment m'arrangerai-je pour qu'elle ne vit pas cela ? Mieux valait ne pas me risquer à montrer ce corps, renoncer au mariage. L'aimer, simplement l'aimer. Il y eut, dans cet esprit, deux ou trois rencontres de vestibules. Aux vacances de nouvel an, il gela. En ce temps, l'hiver n'était pas malade. Quand il gelait, il gelait. Fort. On patinait beaucoup à Termonde : sur les fossés autour de la ville, sur des prairies inondées, sur des coins de la Dendre. Je détestais les jeux violents mais patinais assez bien. Je possédais même de fort beaux patins. Pas de ces machines prétentieuses en acier : de vrais patins en bois, des Frisons, avec force courroies pour les nouer aux pieds, une pointe que l'on s'enfonçait dans le talon, une lame qui se relevait par devant en une belle courbe pour trancher et filer plus vite sur la glace. Louise patinait aussi. Nous nous retrouvions. Quelle joie de filer les mains dans les mains, de lancer la jambe en même temps, une... deux... une... deux... en se balançant, en décrivant de beaux cercles, en tombant quelquefois, sans mal l'un sur l'autre parce que l'on voulait bien. Mon frère patinait avec sa Jeanne. Le soir on restait les derniers. Il faisait noir. Mon frère marchait avec Jeanne et moi, je n'étais plus indiscret : je marchais avec ma Louise. Je portais nos patins. A cause du froid, elle prenait ma main libre sous son manteau contre elle. Et voyez, au printemps quelque chose fleurit sur la poitrine des jeunes filles. Chez Louise, cela fleurissait même en hiver. Du dos de la main, je le sentais à travers l'étoffe, à peine, à peine. C'était ferme, chaud, si doucement, si tendrement chaud : — Restez encore un peu. Au début du second trimestre, M. Clovis, notre préfet et professeur de latin nous quitta pour une femme. Ici se place un de ces souvenirs dont on a mal, mal, quand on y pense plus tard. Ce départ provoqua dans notre classe, les ragots que l'on devine. Le nouveau professeur tomba au milieu de tout cela. Nous l'accueillîmes fort mal. M. Clovis était jeune, fringant, les cheveux d'un beau noir, des yeux étincelants. Le nouveau était vieux, maigre, jaune. Sa voix : un gémissement qui s'entendait à peine. Son nom fut vite trouvé : Carcasse. Que de griefs contre Carcasse. Avec M. Clovis nous traduisions le latin librement. Dès la première phrase Carcasse nous arrêta : — Non pas ainsi. Traduisez mot à mot. Du mot à mot à nous, comme pour ces moutards de sixième ! Et puis il ne prononçait pas le latin à notre manière. Il tenait compte des e muets. Un jour, il eut à prononcer : terere. — Teureureu, souffla sa voix mourante. Quelles huées. Carcasse était déjà un beau surnom. Mais Teureureu ! Teureureu ! Teureureu ! Quand on le voyait, quand on s'abordait c'était : Teureureu. Toute la cour jouait en Teureureu. Ce Teureureu nous le rendit odieux plus que tout le reste. Une véritable haine ! Notre classe en fut empoisonnée. Je me juge sans sympathie. J'étais doux par nature, timide par-dessus le marché et savais par Alost combien il est dur d'être brimé. L'avais-je oublié ? Voulais-je une revanche ? De voir les autres s'exciter, je m'excitais aussi. Je fus bientôt le plus excité de tous. Guerre à Carcasse. Le dimanche les rhétoriciens libres fondèrent un club : Les Anli-Carcassiens, avec leur cri de guerre : Teureureu. On se réunissait dans un local d'étudiants, ce qui nous rendait déjà très fiers ; on s'exaltait en buvant de la bière, on pendait Carcasse en effigie, on réclamait sa tête, on poussait le cri de guerre, on chantait en choeur. Carcasse ! Carcasse ! Si tu ri1 veux pas Nous ren-endre Notre liberté. Nous saurons la reprendre... Puis moi le timide, moi Rufus, moi l'homme de couleur, je bondissais sur l'estrade, je m'égosillais plus que les autres, j'étais le plus convaincu, le plus haineux, celui qui proposait les moyens les plus raffinés de faire enrager cet homme qui n'était en somme qu'un pauvre vieux malade. Ces moyens, le hasard nous en fournissait quelquefois et ce n'étaient pas les moins cruels. Il y en eut de bizarres. Nous eûmes à traduire un passage de Cicé-ron : Minime, minime, inquit. Le plus cancre savait que cela signifiait : « Pas du tout, pas du tout, dit-il. Mais puisqu'il voulait le mot à mot : — Petit, petit, traduisit le premier. — Non fit Carcasse, au suivant. — 0 petit, o petit, corrigea le suivant. — 0 très petit, o très petit, fit le troisième. On se délectait. Chaque élève y alla de sa traduction mauvaise. Les mâchoires de Carcasse tremblaient. Une autre fois, avant le cours, quelqu'un dessina sur le tableau noir un bonhomme à la potence, la langue dehors et en dessous : Mort à Carcasse Carcasse entra. Il était prêtre ; il venait de dire la messe. Il vit le dessin, comprit, hésita, passa l'éponge. Quand il se tourna vers nous, des larmes suivaient leur petit chemin entre ses rides de malade. — Est-ce ainsi, souffla-t-il que vous remerciez un homme qui a commis le crime d'avoir prié pour vous. Sa phrase était peut-être préparée. Elle atteignit je ne sais quel petit ressort dans mon cœur. Le dimanche suivant, Boulant le président des Anticarcassiens, cria moins que les autres, jugea mauvaises toutes les propositions, finit par demander si cela ne suffisait pas comme cela, s'il ne valait pas mieux dissoudre le Club ? Il en fut ainsi. Et Carcasse désormais put exiger le mot à mot, prononcer teureureu, être malade ou maigre tant qu'il lui plut. Il lui plut même de mourir. Ce fut l'année suivante. J'avais quitté le collège. Je me demandais non sans remords à quel point j'avais été coupable. Le Club dissous, je passai mes congés avec un camarade externe, un certain Louis Pèlerin. Ses parents tenaient une grosse épicerie : deux belles vitrines, des demoiselles de magasin, des commis et tout. Ce Louis était une espèce d'hercule. Je l'admirais beaucoup. Au cours d'une promenade ne l'avait-on pas poussé en pleine eau d'un canal et il en était sorti en trois brassées. — Vous n'avez pas eu peur ? — Pas du tout. J'ai pris un bain très agréable. Moi qui avais cru rester dans mon fossé avec ma bicyclette. Il n'était qu'en seconde. Elevé à Louvain, il connaissait à fond les mœurs des étudiants. Je le croyais du moins. Un jour, il me poussa de force dans une porte : — Entre, tu verras. L'enseigne annonçait : Chez Joséphine. J'étais dans un café. Une salle vide, des chaises, des banquettes, un comptoir, un assortiment de verres et de bouteilles. Je restai debout. Une femme arriva du fond : grande, brune, cheveux frisés et, quand elle fut près, moins jeune que mes cousines. C'était Joséphine. — Un cognac, commanda Pèlerin. -r— Un cognac, commandai-je. — Et un cognac pour Madame, ajouta Pèlerin. Elle s'assit entre nous sur la banquette, serra sa jupe autour de ses genoux — mon Dieu, pourquoi serrait-elle ainsi sa jupe ? — choqua son verre contre le nôtre, le porta à ses lèvres. Chacun de ses gestes me parut extraordinaire. J'étais gêné. Je m'écartai, un peu parce que sa cuisse chauffait la mienne, puis me rapprochai parce que Louis se rapprochait. Joséphine était moins belle que je ne l'avais cru tout d'abord. Elle n'était pas vieille, mais n'avait rien d'une jeune fille. Une odeur émanait d'elle violente comme d'un savon trop parfumé. J'ai eu toujours en horreur cette chose surajoutée : les parfums artificiels. Celui-ci m'étourdit parce qu'il venait d'une femme. Tout en le respirant et m'éloignant pour ne pas le respirer trop, je me demandais ce que j'aurais pu dire. Je ne trouvais rien. Malgré sa grande taille, Louis ne trouvait rien non plus et Joséphine se taisait. Elle accepta néanmoins un deuxième verre. Comme nous allions nous retirer, elle nous serra la main : — Vous êtes étudiants ? — Bien sûr. — Alors vous reviendrez ? Je me dis à part moi que nous la trompions, que n'étant pas étudiants comme elle le supposait, nous n'avions pas le droit de revenir. Et d'ailleurs je m'étais ennuyé. Louis ne s'arrêta pas pour si peu. — Nous reviendrons, bien sûr. Nous revînmes le soir avant de regagner le collège et ce fut bientôt une habitude. Le dimanche matin nous allions chez Joséphine. Inexorablement je pensais à la statue de Saint Joseph dans mon collège de Turnhout. lté ad Joseph disait le socle : Allez à Joseph. Maintenant nous allions à Joséphine. Comme par un fait exprès, le café était toujours vide. — Vous venez aux mauvaises heures, expliquait Joséphine. Le soir, il vient beaucoup d'étudiants. Vous devriez venir le soir. Nous étions pris dans notre mensonge. Comment avouer que le soir, nous dormions au dortoir, dans un lit de collège. — Le soir nous étudions nos examens, disait Louis gravement. Et Joséphine se donnait l'air de croire. Nous étions maintenant plus à l'aise. Le parfum de Joséphine me semblait moins désagréable, le chaud de sa cuisse moins désagréable aussi. Elle connaissait nos habitudes. D'autorité, elle apportait la bouteille de cognac, la gardait à portée de la main « pour n'avoir pas à nous quitter », remplissait nos trois verres. Pèlerin avait retrouvé son audace, à l'aise du côté de cette femme comme dans l'eau du canal certain jour. Il lui disait des choses que je n'eusse pas trouvées, si précises que je ne les comprenais pas. Poussant un rire aigu, Joséphine lui collait la main sur la bouche. — Voulez-vous bien vous taire. Et Pèlerin retenait la main, en embrassait délicatement la paume. Quel déluré ! A moi, on ne me disait pas de me taire. Je me taisais sans cela. Joséphine possédait le sens de la justice. Elle trinquait avec Louis ; elle trinquait avec moi. Un genou pour Louis; un genou pour moi. Les choses n'allaient pas plus loin. — Je voudrais vous embrasser, disait Louis. — Plus tard, je vous le permettrai à tous les deux, quand vous serez sages. — Et où vous embrasserons-nous ? Elle montrait sa bouche : — Sur mes lèvres. L'espoir de « sur mes lèvres » nous tenait en haleine. Après ces cognacs, nous nous rendions au Gambrinus où les étudiants venaient boire de la Munich en mangeant de la choucroute. Là aussi nous arrivions à une mauvaise heure. Personne, sauf les patrons, un ménage d'allemands : une espèce de géant à gros ventre et sa géante assortie, éternellement exposée près du poêle. Un Gambrinus à cheval sur un tonneau levait haut sa chope d'où découlait la mousse. Pas assez riches pour la choucroute, nous nous rattrapions sur la bière. On demandait non un quart, un demi : tout un litre. Si Louis triomphait chez Joséphine, je le battais au Gambrinus J'attrapai mon gros verre entre les mâchoire « sans la main » et le vidait glou... glou... glou... sans desserrer les dents. Quel bel exercice ! Il me faisait tourner la tête. Je louchais vers les géants. Ils ne me donnèrent pas une seule fois le regard que j'espérais. Le soir, avant le collège, nous retournions demander à Joséphine si le moment des lèvres n'était pas arrivé. Nous tanguions un peu. — Quand vous serez sages, disait Joséphine. Et sagement elle débitait quelques autres cognacs. Comment osais-je après Joséphine penser à la Louise de Termonde ? Je pensais à elle cependant. La jeunesse concilie les contraires. Je pensai à elle d'autant plus que cognac et bière m'avaient rendu bien saoul. Louise était dans mon cœur ; son nom sur mes brouillons, dans mes cahiers, dans mes Loué soit Jésus Christ. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. Mes souvenirs de eollcgicn ressemblent plutôt à des souvenirs de sorties ou de vacances. Et mes études ? Elles manquaient de base, je crois. Les jeunes gens à présent ne sont plus si bêles. Ils savent ce qu'ils veulent ; savent du moins qu'ils lutteront, auront à gagner de l'argent, défendre des idées et roulent en attendant dans leur tête des projets ronds comme elle et plus lourds que le monde. Nous étions moins pratiques. Pourquoi élais-je au collège? Si on me l'avait, demandé j'aurais pu répondre ceci : — D'abord on m'y a mis. Je n'y suis pas de mon plein gré. Ce que je souhaite? En sortir : devoirs, leçons, je m'y applique, parce qu'il faut bien, qu'il est honorable de se classer en bonne place, qu'on nous menace au surplus : « Si vous n'obtenez pas voire nombre de points, vous manquerez votre diplôme. » HOBEAU 14 Nous devions être de bons catholiques, pratiquer ceci, éviter cela, ne pas rougir de notre signe de croix, cela, je le savais. Mais pour le reste j'ignorais tout de la vie. Choisir une carrière ? Ingénieur, avocat, médecin, oui, de celles-là on parlait. Y en avait-ils d'autres? J'entendis un jour le mot opticien. J'éclatai de rire quand on me dit que c'était le nom d'un métier. J'avais compris : ô petit chien. Mes condisciples pensaient-ils plus avant ? Personne dans notre classe n'avait la vocation religieuse. Le fait était rare : une rhétorique scandaleuse, disait le Bosse. Mais pour le reste!... J'ai sous les yeux la photographie de notre groupe. Elle a été prise dans un jardin de plaisance. Un coin d'étang, des arbres, une échelle de gymnastique horizontale entre deux montants. Les trois forts de la classe font groupe à part : un avocat, un médecin, un chimiste : « comme papa ». Un certain Adhèmar, mon ami, s'allonge sur l'échelle indolent et narquois comme il le sera bientôt pendant ses études de droit qui le mèneront à savourer des livres et fabriquer de la bière. Voici debout, son pince-nez de travers, un certain X..., à tête de pharmacien; un certain Z... candidat-chirurgien; ce gros balourd dont j'ai oublié le nom, posé là comme un des sacs de blé qu'il accaparera plus tard. Je crâne à l'avant-plan. J'ai retroussé bêtement mes manches et brandis au bout de mes bras-allumettes des poings en mie de pain. Mon adversaire m'attend solidement campé, lui, sur des jambes d'escrimeur, en officier qu'il compte être un jour. Ceux-là, du moins ont choisi une carrière. Et encore elle n'est pas sûre. Les jambes écartées, les pouces aux emmanchures de son gilet,'le grand Léon Boquet, annonce l'avocat rigolo qu'il pense devenir et tournera en chanteur d'opérette. Le costaud qui me brave si vaillamment en candidat à l'Ecole Militaire, sera mort avant d'y entrer. Un seul est resté fidèle à son rêve. Celui qui a mis son nom sur l'épreuve parce que l'ayant prise, il n'y pouvait figurer. « Je serai photographe ». Il l'est encore. Les autres... Ma tante, Mlle Autorité, pensait-elle encore : « Il sera prêtre s'il plait à Dieu. » Elle n'osait plus m'interroger. Les autres me poussaient : mes oncles, mon frère, des amis. — Vous voilà en rhétorique. Que ferez-vous ? Il est temps. Décidez-vous. Un jour je répondis : — Avocat. Avocat comment ? Avocat pourquoi ? Sans doute comme mon frère serait avocat. C'était surtout la porte ouverte sur l'Université. — Pourquoi pas ingénieur? me demandait-on à Termonde, vous reprendriez l'usine de votre grand-père ; vous lui succéderiez. Succéder à grand-papa. Il eût fallu, d'abord qu'il fût mort. Je n'acceptais pas cette mort. Je la repoussai de toutes les forces de mon affection. Et puis, j'aurais dû étudier les mathématiques, l'algèbre : la géométrie, la trigonométrie. Des branches où l'on prononce : parallélogramme, parallélépipède, cosinus, équation. Couà, Couà, Peuh ! Je daignais à peine ouvrir un livre. Parlez-moi de la poésie. Poète, est-ce que je ne l'étais pas ? Depuis Alost et Brassine. Même avant, depuis mon fameux symbole des Apôtres. En cela je m'illusionnais beaucoup. Etre poète, c'était compter des syllabes, penser aux césures, user du die- tionnaire de rimes. Pourtant, je me souviens de mon premier contact avec Virgile. Splc.nd.il Iremulo sub lumine ponlus Je n'avais jamais vu la mer. Je connaissais la pauvre écume qui bouillonnait au barrage de la Dendre à Termonde et c'était cela, la mer. Par le miracle d'un seul vers, elle scintilla devant moi, belle, frémissante, dans la paix d'une nuit sans lune. En ce moment, oui, je fus poète. Les externes nous apportaient des revues. Nous nagions en plein dans les vers classiques : une prosodie de fer. Dans ces revues, nous découvrions des choses extraordinaires. Des enjambements d'une audace ! Des vers de quatorze, de seize, de vingt pieds ! Nous les lisions en cachette, avec un peu de honte comme pour un vice, comme si nous savourions un péché mortel. Je lus ainsi Mallarmé : un décadent. Je disais avec amour : Et lu fis la blancheur sanglotante des lys Qui roulant sur des flols de soupirs qu'elle effleure C'était doux comme un chant. Je le dis à M. Odillon, notre professeur de français. — Une blancheur sanglotante, fit-il. Comprenez-vous cela ? Non je ne comprenais pas. Cela me pinçait. On nous révéla Baudelaire. Voici comment. Le dimanche, une Académie réunissait les amateurs de littérature. On lisait ses œuvres ; un jour le Bosse nous lut la sienne, une conférence sur je ne sais quoi. Il cita Baudelaire : poète qui cherchait la Beauté en dehors de la Morale, se complaisait dans la description du vice et de la pourriture. Pour nous le prouver, il nous lut La Charogne. Des strophes et des strophes pour décrire un chien crevé, cela nous parut assez répugnant, en effet. Seulement, il avait négligé la dernière, celle qui illumine tout. Je la découvris seul plus tard. J'en conçus quelques doutes sur la probité de notre conférencier et aussi sur les preuves de l'Apologétique qu'il nous enseignait en même temps. Plus libre qu'à Turnhout, je repris mes poèmes. J'en avais toujours en train et près de moi, mon dictionnaire de rimes. Dans un des premiers, je chantai la Mère. Sujet imposé. Je fis quelques strophes « en devoir » et brusquement ému en pensant à maman, j'arrêtai net sur cette naïveté. Toi, tu chantes ta mère et tu es orphelin. Cela n'était pas brillant mais venait du cœur. Et mon Hymne à la Pologne ! La Pologne de ce temps là, une Pologne martyre. Où avais-je déniché ce sujet ? Une devise m'avait frappé : Boz Coz Polsk : Dieu est avec la Pologne. Elle m'emballa. Je lus mon poème en séance de l'Académie. J'y mis la fougue de tous les Polonais réunis. J'eus du succès, après quoi, je sortis et rejoignis mon ami Louis en ville. Ce jour-là la Joséphine du café fut sans doute bien tentante, la bière du Gambrinus excellente. Quand je rentrai, M. Odilon qui surveillait la dernière récréation remarqua mes yeux troubles et mes pas chancelants. Il éclata de rire : — Ah vous avez fêté la Pologne, cela se voit. Allez vite vous coucher. La nuit, je fus malade. Cognac de José- phinc, Munich de Gambrinus, Boz Coz Polsk de la Pologne, je vomis tout. Au milieu de mes nausées, j'entendais ma tante gronder un ivrogne de cousin. — Vous enivrer ainsi, c'est scandaleux. Je réfléchis. Je ne recommencerais plus. Je ne recommençai plus. Pendant je ne sais quelles vacances, mon frère tomba malade. 11 fut impossible de me laisser dans sa chambre. Pauvre bonne tante, si pleine de précautions, elle prit des mesures. Elle ne se doutait pas qu'en me fourrant dans le lit de son exdominicain de neveu, elle me couchait avec le diable. C'était un dimanche. Vers minuit, il rentra de son café. J'entendis à peine son bonsoir et qu'il se glissait sous les draps. Je pensai simplement : « Tiens, il n'a pas eu besoin de sa lampe. » J'allais m'endormir quand il se tourna vers moi, attendit quelques secondes, posa une main sur ma poitrine, sur la peau. Je ne bougeai pas. J'étais trop engourdi, peut-être anxieux. Et la main se mit à vivre. Lente, légère, elle effleurait à peine, montait, descendait, s'approchait d'un endroit précis, s'en écartait. C'était exaspérant et très doux, la première fois qu'une main étrangère se promenait sur moi. Je m'énervais : « Qu'il y aille, qu'il n'y aille pas; qu'il s'arrête, qu'il continue ». Cette caresse me paralysait; impossible de me défendre. Je respirais si doucement qu'il pouvait me croire endormi. Et toujours cette main, la douceur espérée, abhorrée de cette main. A la longue, je pensai à mon frère : il était malade, il soufflait dans une autre chambre et moi, pendant ce temps j'acceptais des caresses. Je fis un effort, me tournai sur le flanc. J'avais toujours l'air de dormir. Clément s'arrêta, poussa un gros soupir, se détourna à son tour. Fini. Quand je m'éveillai, Clément était levé. Je passai une journée horrible. Je n'osai regarder Clément. Pour la première fois j'examinai ses mains, des mains soignées, lisses à la chair un peu molle. C'était donc pour cela qu'il me montrait ses Raphaël, me cherchait du genou avec des allusions au scrabage ? Je crus en parler à tante, demander qu'elle me donnât une autre chambre. Elle m'eût demandé pourquoi. J'aurais dû lui salir son Clément. Quelle tristesse pour elle. Quelle honte pour moi ! La nuit suivante, quand le cousin rentra, je ne dormais pas. Ses caresses se firent plus audacieuses. Il me soufflait des mots. Il chercha ma main, la dirigea vers lui. Je la retirai avec horreur. Je lui avais confié mes amours avec Louise. — Ah, soupira-t-il, si c'était Louise. Louise là-dedans ! Cela me glaça. — Dormons, Clément. Le lendemain, tante prit des arrangements moins scabreux. Pauvre cousin, je lui pardonnai bien vite. A vingt-cinq ans, il subissait le contrôle de tante comme un petit garçon : pas de femmes, pas de mauvaises fréquentations, pas de « nids 'de souris ». Il prenait ses nids de souris où il pouvait. Cela finit plus tard par un scandale. Par malheur, dans mon lit de collège, je tâchai de reproduire avec mes mains ces frôlements si doux sous celles d'un autre. Ce n'était pas la même chose. Je m'exaspérai et retombai dans les habitudes dont mon amour pour Joseph m'avait débarrassé. C'est alors que survint quelque chose de très beau. Il y avait à Louvain une rue où nous ne passions pas souvent. On y accédait par un couloir entre des pignons sombres et brusquement elle devenait plus large et claire. Il n'y avait des maisons que d'un côté ; de l'autre, une rivière, une file de peupliers et des jardins aux belles couleurs. Au bout, un clocher tel un autre peuplier blanc. Le tout bien mis en page prenait des airs de gravure qui me sont restés dans l'œil. Dans une de ces maisons habitait un M. Dumont, grand savant, professeur à l'Université et dont le fils avait été un de mes amis à Turnhout, le seul confident de mes amours pour Joseph. Je ne l'avait plus revu. Quand le collège passait dans sa rue, je devenais toujours un peu nerveux. Ce cher Dumont qu'était-il devenu ? Et si le je voyais un jour ? Je regardais les fenêtres. J'en regardais une surtout, la dernière au premier, la plus belle, parce que les vitres en étaient un peu vertes à cause des peupliers d'en face. Si je devais revoir mon Dumont ce serait à cette fenêtre. Et voilà qu'un jour un peu de bleu remua dans ce vert. Du bleu parce que le ciel était bleu ? Un élève fort en physique l'eût déclaré non sans raison, mais je mé- prisais la physique et devenais depuis quelque temps un fort en rêve. Ce bleu était un flottement, le flottement d'une robe, d'une robe de jeune fille, d'une jeune fille en bleu comme la robe de ma Louise, un jour, avait été bleue. Mon ami Dumont avait-il une sœur ? Qu'importe. La jeune fille était la sœur de Dumont et cette sœur se tenait derrière sa fenêtre, attendait, guettait parce qu'elle savait que le collège passerait, qu'un certain rhétoricien appartenait à ce collège et ce rhétoricien était Oui ?... Je devins brusquement très fort en rêve. Nous n'avions pas quitté la rue, que la jeune fille m'avait souri ; elle m'aimait. La fois suivante, elle fut de nouveau à sa fenêtre. Je n'en fus pas certain, il me parut qu'elle collait son front aux carreaux : un front rose. Je ne distinguai pas son visage mais je connus son nom Irma. La fois suivante il y eut des nuages dans le ciel, et dans les carreaux, rien. Je ne fus pas déçu. N'est-ce pas avec rien, avec un prétexte de bleu, avec une absence de bleu, que l'on crée quelque chose comme un ange. Cet ange exista. Il n'avait pas besoin d'être vrai, il était vrai. J'aurais pu le peindre : les yeux, comme la robe, bleus, des joues rondes, des tresses blondes pareilles aux tresses fines de ma Louise, mais en plus beau. Nous nous aimions. Un ange ne s'arrête pas aux tares humiliantes que l'on porte sur le corps. Pas de cheveux roux, pas de bras allumettes. Notre amour était grand, pur, dégagé de toutes ces questions de la terre. Etait-elle encore la sœur de Dumont ? S'appelait-elle Irma Dumont ! Non, elle s'appelait Irma Idéal. A la vérité, Irma rappelait un peu certaine personne en chair et en os que j'eusse aimée autant que Louise si elle n'avait pas été d'une famille trop ostensiblement libérale. Idéal était pur et Idéal seul comptait. Dans mes cahiers j'écrivais le nom de Louise Celui d'Idéal se répétait en plus grand, en majuscules, quelque fois en lettres grecques pour que ce fut plus beau. Quand on passait dans la rue d'Idéal, je devenais pâle. Un jour on dut me soutenir : une syncope. Quand on n'y passait pas, quelle tristesse ! Pourtant les jours de sorties quand j'étais libre, je n'y passais pas. Un instinct m'avertissait-il ? Désabusé d'avance, savais-je déjà que ce qui est vrai sans être vrai, il ne faut pas le tenter de trop près? D'ailleurs, la rue, mon ami Dumont, la fenêtre, je les oubliai bientôt : tremplin après le bond. Idéal resta. En son honneur, je commençai un long poème, Victor Hugo m'aida. Gela se passait au moyen âge. Vieux manoir, jour de fête, chevaliers, nobles dames, faucons, ha-naps, liesse, un page seul et triste sous une voûte. Une dame l'interroge : — Qu'avez-vous Amaury ? Et alors, Amaury les doigts sur une Lyre... Ce que chantait Amaury ? L'Idéal en lutte avec la matière évidemment : la matière tentatrice, la matière qui aveugle, la matière fange, comme les doigts de Clément et ce pauvre idéal embourbé dans cette fange. Ce n'était pas bien neuf mais quand on l'expérimente pour la première fois... Pauvres vers, ils me sembleraient bien stupides à présent. J'en ai gardé le souvenir linéaire. Deux traits courts : de petits vers ; quatre traits longs : des alexandrins : deux traits plus courts : des vers de huit pieds ; le tout formant la strophe. Les deux premières strophes occupaient un feuillet, la troisième enjambait le suivant. Oui, c'était exactement ainsi. Travailler à ce poème me semblait un acte religieux. Je me recueillais avant de commencer. Comme pour la communion, comme dans mon amour pour Joseph, je devais être pur. Je luttais contre mes mauvaises habitudes. Si je succombais, je n'étais plus pur et rangeais mes feuillets tristement jusqu'à la confession prochaine. Puis nettoyé à neuf, je reprenais mon chant. Il ne m'empêchais pas cependant de revoir la Joséphine du dimanche, la Louise de Termonde. Cela manquait de logique. Rêver : y eut-il jamais de la logique dans un rêve ? Il n'y en eut pas davantage dans ce qui suivit. CE qui suivit ? Ce fut ma vocation. Je connaissais mon latin. Vocation, de vocare : appeler. Appel de Dieu évidemment. Comme les Pères Jésuites l'affirmaient, les vues-desseins de la Providence sont impénétrables. Pouvais-je supposer qu'ils me guettaient derrière la barbe à poils gris de notre professeur de chimie. Ce professeur, comme tous ceux qui nous enseignaient les sciences, était un laïque : M. Dubois. Un bonhomme vieillot qui prononçait : « hydrogène, oxygène, » comme si ces gaz le dégoûtaient, les joues du même jaune que son acide nitrique. Comme expérience principale, il versait un liquide sur un morceau de cuivre et la classe aussitôt se remplissait de nuages roux qui nous piquaient les yeux. — Ce sont, annonçait-il de sa voix dégoûtée, des vapeurs rutilantes. 11 toussait et nous aussi. Ces vapeurs m'en imposaient bien plus que les riens confidentiels qui se passaient moyennant force patience et minutie dans ses éprouvettes et cornues. Au cours de M. Dubois, on faisait du chahut, un chahut gentil, traditionnel, pas méchant comme celui qne nous avions mené contre Carcasse. Un jour un objet courbe, peut-être un bommerang, tourbillonna par-dessus les têtes, toucha un flacon, brisa une cornue, frappa du même coup le menton du professeur. La Providence voulut qu'à ce moment précis, j'eusse disparu sous mon banc pour repêcher un cahier. Quand je me relevai, le professeur aux joues jaunes était devenu un professeur aux joues blanches. Un filet de sangmettait du rouge dans sa barbe. — M. Boulant, sortez. — Moi, pourquoi ? — Sortez. Vous vous expliquerez avec M. le Directeur. Je compris et j'eus peur. Expliquer : « Je ramassais un cahier, le professeur de chimie saigne, ce n'est pas moi » jamais le Bosse n'admettrait cela. Cette peur me colla à mon banc. EOSXAU — Sortez. — Non. — Sortez, je vous l'ordonne. — Non. On n'insista pas. Je crus que les choses en resteraient là. A la soirée on m'appela au parloir : mon frère. Il était atterré, furieux. — Vous êtes renvoyé me dit-il. Vous avez blessé M. Dubois. Etre renvoyé à cette date était un désastre. Nous approchions de la fin du dernier trimestre. Changer de collège, c'était doubler ma rhétorique, retarder d'un an mon entrée à l'Université. Je suppliai mon frère. Je m'expliquai. — Je ramassais mon cahier. M. Dubois m'a chassé, je ne suis pour rien dans sa blessure. — Vous ne mentez pas ? — Je ne mens pas. — Bon, je vais revoir M. le Supérieur. Il revint l'air content. Voilà, on ne me renvoyait pas. Néanmoins j'avais refusé d'obéir, j'étais en faute; on me punirait, après quoi je présenterais mes excuses à M. Dubois. Mon frère parti, un surveillant m'appela, me mena dans une petite chambre. — Vous resterez là. — Longtemps ? — Je ne sais pas. — Que dois-je faire comme pénitence ? — Rien. Un tour de clé. La chambre était petite mais avenante une table, une chaise, un lit. Je m'attendais au pain sec. On m'apporta un souper complet. Je me mis au lit. Je dormis bien. Le lendemain, j'entendis les élèves jouer en récréation. Ma fenêtre donnait sur la cour. Je l'ouvris pour montrer aux amis où j'étais. Ceux qui m'aperçurent les premiers m'envoyèrent des bonjours avec de grands gestes. Je répondis, puis d'autres survinrent, c'était très amusant : un beau succès. Puis les surveillants allèrent de l'un à l'autre et l'on regarda moins de mon côté. Soit, j'étais en prison. Mon page Amaury, captif de la matière, était, en somme, aussi plus ou moins en prison. Je songerais à mon Irma Idéal. Voilà, j'y songeais, je ne m'ennuyais pas du tout. Si seulement on m'avait permis d'emporter mon BOSKAU 15* poème. A midi, le surveillant m'apporta mon repas. Je lui redemandai ce que je devais faire. — Rien, réfléchissez. Réfléchir ! Je me replantai devant la fenêtre. Les amis me regardaient de moins en moins ; à la récréation de quatre heures, ils ne me regardèrent plus du tout. Cet après-midi tout seul était quand même très long. Le soir, je demandai que l'on voulut bien me passer quelques livres. — On verra. Le lendemain on m'en apporta une pile. Je me jetai dessus. Ma géométrie, mon algèbre, un traité de trigonométrie, une table de logarithmes, juste les livres que je n'aimais pas. Je les envoyai dans un coin. 11 y avait aussi du papier, un crayon. Ah! si l'on avait ajouté mon dictionnaire de rimes !-J'aurais continué mon poème. J'avais justement l'âme si pure. L'après-midi, par décret de la Providence, les élèves partirent en promenade. Le collège vide. Quel silence ! Peut-être passaient-ils devant la maison d'Irma Idéal. Ah Amaury! si j'essayais sans dictionnaire de rimes. Oui, mais ce crayon, ce papier que l'on vous a donnés en même temps que ces traités de mathématiques. J'en ouvris un, le fermai, le rouvris : Par un point pris sur une droite... Quelle blague. Le lendemain je me replantai devant ma fenêtre. Le temps parait long en prison. Personne ne me regarda. Même pas en cachette. Oublié. J'ouvris un traité, lus une formule : le carré de a + b. Évidemment c'était simple. Voilà un paralé-lépipède. Pipcdc, bipède, quadrupède, mot bête, mais en y réfléchissant, pas plus compliqué qu'autre chose. J'étalai mon papier, je pris mon crayon... Pourquoi les autres menaient-ils leur vacarme dans la cour. Je mis les mains sur les oreilles... On me laissa encore un jour ou deux. Quand je sortis de là, j'avais « réfléchi » plus que je ne l'eusse fait pendant les sermons d'une retraite de vocation. Je connaissais la mienne. Les mathématiques en somme n'étaient pas si difficiles. Les étudier, devenir grâce à elles ingénieur, cela n'impliquait pas forcément que mon grand-père mourrait. 11 y aurait auparavant les années de mes études. .Mes oncles qui m'avaient conseillé, mon frère, seraient contents. Et mes condisciples, hein mes condisciples, ce qu'ils seraient épatés ! Et puis j'avais songé à une chose : c'est que M. Dumont, le père d'Irma Idéal, enseignait à l'école des mines. J'aurais comme professeur, le père d'Irma Idéal. Cette raison-là domina tout. J'allai présenter mes excuses à ce bon M. Dubois mon professeur de chimie. Je lui dis : — J'ai été puni pour un acte dont je n'étais pas coupable. Néanmoins je vous remercie. Grâce à vous je connais ma vocation. — Et c'est ? — Ingénieur. — Parfait, parfait. On se serra la main. J'annonçai la nouvelle aux membres de la famille. Grand-père n'écrivait jamais. Mon frère me félicita ; Tante répondit « Si c'est la volonté de Dieu. » Mes oncles, mes conseillers, ne répondirent rien ; mes condisciples ne furent pas épatés. Quant au professeur de mathématiques il fut formel. Il éclata de rire : — Ingénieur vous ? jamais. Raison de plus pour m'obstiner. L'année finissait. 11 restait deux mois avant les derniers concours. Latin, grec, poème, idéal, je lâchai tout. Je travaillai mes formules. En terme d'étudiant, je les bloquai. Quand une chose n'allait pas, je voulais qu'elle aille, elle finissait par aller. Sinus, tangentes, équations, variables, dérivées, tout y passa : la matière de plusieurs années de retard. Le jour de l'examen je tremblais de fatigue, mais j'étais prêt. Je répondis à toutes les questions. Ma copie épluchée, mon professeur m'annonça : — C'est étonnant. 11 n'y a qu'une seule composition sans faute. La vôtre. Je triomphai : — Ah vous voyez ! — Quand même, riposta-t-il, vous ne serez jamais ingénieur. L'excellent homme. Il avait une moustache rousse qu'il mordillait quand on se trompait de formule, un crâne dénudé, des joues de tuberculeux qui s'ignore. Je suivis son enterrement l'année suivante, en élève ingénieur. Les vacances du futur ingénieur furent ce qu'elles devaient ; des vacances graves. Grand-père m'appelait souvent près de lui, me regardait longuement avec tendresse. A quoi pensait-il ? Modeste forgeron, il était arrivé à Termonde et d'année en année, en grand labeur, avait fait de sa forge les beaux ateliers d'à présent. Une belle œuvre. J'étais celui, le seul, qui continuerait son œuvre. Comme tel, je parcourais l'usine. Ces roues, ces poulies ces courroies de transmission, je n'en soupçonnais pas plus qu'au temps de ma toute petite enfance : les noms. Je prenais des airs connaisseurs. Je me campais devant la machine à vapeur, cette vieille chose ; sa bielle, son volant, les boules de son régulageur qui se poursuivaient comme des sottes. J'avais l'air de leur dire : — A nous deux maintenant. Les ouvriers me regardaient avec respect. Ils m'avaient connu tout petit ; maintenant j'étais leur futur ingénieur. Pour peu, ils m'eussent appelé : Maître Henri, comme ils disaient à mes oncles : Maître Frédéric, Maître Octave. Un futur ingénieur n'écrit pas des poèmes. Une machine en fer et en cuivre est quand même plus vraie qu'un reflet de bleu dans une vitre. Irma Idéal s'était envolée. Au collège déjà, le chantre de la Pologne avait composé une dissertation où il brûlait ce qu'il avait adoré et célébrait le triomphe de la Mécanique. Ah ! créer des ponts ! oh ! construire des chaudières. Un jour je vis un rapide, la malle des Indes brûler notre gare. Le souffle de ce train en marche me remplit la poitrine comme autrefois le splcndel trèmulo de Virgile, et je pensai : « J'inventerai des locomotives plus belles, plus pluissantes que celle-là. » Je me rendais compte cependant : ces mathématiques que j'avais apprises si vite, ne m'étaient pas entrées bien avant et devaient être approfondies. Je les étudiai tous les jours. Je m'installais dans un pavillon au fond de notre jardin. Défense de m'y déranger : je travaillais. Je repris toutes mes matières. Seulement mes scrupules me jouèrent des tours. Ces théorèmes! Ces théorèmes que l'on raisonne, que l'on démontre, qui ne deviennent vrais que pour autant que les théorèmes précédents étaient vrais. Ces théorèmes précédents étaient-ils vraiment vrais ? Étais-je sûr, sûr ? Je les avais démontrés hier, avant-hier, il y a huit jours. Ces démonstrations étaient-elles encore bonnes ? Je les reprenais, les vérifiais. Mais alors je tombai sur d'autres théorèmes supposés vrais. Ceux-ci étaient-ils vrais ? Je les reprenais aussi : de théorème en théorème, j'en revenais toujours au théorème I de mon livre. Ou bien, je me créais des démonstrations à ma manière, plus sûres, avec un C. Q. F. D. solide, convaincant. Cela me donnait souvent mal à la tête. A table, je ressassais mes formules, un peu comme autrefois mes bouton-bouton-mouchoir... Un ingénieur ne s'adonne pas qu'aux mathématiques : il y a d'autres sciences. Il y a l'électricité. J'avais lu vaguement un livre. De l'eau, du sel d'ammoniaque, du charbon, du zinc, des fils, on plonge cela dans un récipient, par exemple un grand pot à pommade, cela fait une pile. J'eus mon sel, mon plomb, mon zinc, ma pile. J'espérais de la lumière, des milliers d'étincelles. Je n'obtins rien. Je pensai aux expériences de M. Dubois. Produire des vapeurs rutilantes. Du cuivre, j'en trouvai tant que je voulais dans l'usine. Le boutiquier me refusa l'acide. Je fis alors chauffer la solution de ma pile sur la flamme d'une bougie. Cela se mit à fumer, puis à bouillir, puis à cracher. J'obtins dans mon pot de pommade un sel semblable à celui que j'avais fait dissoudre mais en plus sale. Cela c'était merveilleux. J'avais fait une découverte, découvert une substance inconnue, peut-être un corps simple ! Je ne découvris pas qu'au fond de mon pot, je n'étais qu'un petit imbécile. Ces travaux me harassaient, je devais m'en distraire. Un jeune homme de Ter-monde possédait aussi un cheval de fer. Nous filions ensemble, le long de la Dendre, vers certain clocher que je connaissais du temps où j'étais collégien brimé à Alost. Quelle belle revanche ! Ce clocher était bizarre : une tour carrée et là-dessus, couverte d'ardoise, une construction qui ressemblait à une grosse cloche, puis à une grosse pomme, puis à une grosse poire dont la queue s'achevait en croix. « Bâtie par les Sarrazins » affirmait Clément qui se trompait certainement. Sous ce clocher, il y avait une auberge et dans l'auberge, une fille, ou plutôt trois filles : Mélanie, Sabine, la cadette et l'aînée, assez laides, et Léon-tine la seule qui comptait : une fée. Nous allions pour la fée. Tandis que ses sœurs s'occupaient des animaux de la ferme, elle se tenait dans le cabaret près de la fenêtre. On voyait de là les tilleuls de la place et le porche sous la tour. Elle cousait de belles robes. Elle servait les clients. Je ne buvais pas du cognac comme chez la Joséphine de Louvàin. Un honnête verre de bière. Mais sur le verre, avant de le donner, Léontine posait les lèvres, en aspirait un peu de mousse et ce baiser, nous le sucions avec les nôtres. Bien meilleur qu'un baiser sur la bouche. C'est pour lui que nous abattions nos kilomètres. Puis nous restions là, sans rien dire, en extase. Les paupières lentes, elle nous souriait de ses yeux paresseux. Ses ciseaux tombaient. Nous nous précipitions. Elle semblait plus contente quand je les ramassais le premier. Elle m'avait donné son portrait en cachette de l'autre. Si j'avais été plus grand, il est sur, que je l'eusse demandé en mariage. Ainsi pensai-je. Pauvre fée, elle devait tomber aux bras d'un mâle à blouse de boucher et mourir en mettant au monde — qui sait ? — une autre petite fée. Les vacances s'achevèrent. Vint le jour où je partirais pour Louvain. Mon frère était parti d'avance. Tante qui avait pris des arrangements, me les annonça au dernier moment. J'aurais mon logis dans la même maison que mon frère, lui au rez-de-chaussée, moi au second étage. Je ne dînerais pas chez Sody. J'étais trop jeune. Je prendrais mes repas en famille avec des particuliers « des gens très bien qui m'ont donné les meilleures références, c'est positif. » Ne pas diner chez Sody eût pu me décevoir. J'avais tant d'autres raisons d'être content. Le matin, je fis à tous les Boulant de Termonde, mes visites de fin de vacances. Elles étaient obligatoires. Cette fois, elles furent solennelles. L'oncle Octave me glissa cinq francs ; l'oncle Frédéric, le pauvre, dix. Tous formulèrent des vœux pour le futur ingénieur. Au retour, tante rassembla mes affaires et arrangea ma malle. Cet arrangement de malle entrait aussi dans les traditions. Grand-père y assistait quelquefois, cousin Clément venait jeter un coup d'œil. Cette fois ils suivirent l'opération toute entière. Tante était émue. Moi aussi. — Je range ici vos faux-cols. — Bien tante. — Voici les chaussettes de laine pour les grands froids. — Oui tante. — Quand ces chaussures seront percées, vous prendrez celles-ci. — Oui, tante. — Déballez tout de suite ce costume et suspendez-le pour éviter les faux plis. Tout cela avec plus de chaleur que de coutume. Au moment des caleçons, tante hésita. J'avais horreur des caleçons. Je possédais intacts et certainement trop petits ceux que l'on m'avait donnés pour aller chez les sœurs quand j'avais dix ans. Tante les fourrait chaque fois dans un coin de ma malle : — Bah ! emportez-les quand même. On ne sait jamais. C'est positif. En l'honneur de l'Université, elle m'en fit grâce. Mais ses recommandations se multiplièrent : — Ce pardessus pour aller à la messe le dimanche. N'oubliez pas. — Non, tante. — Vos manchettes. Vous irez aussi à la messe en semaine. — Oui tante. Elle cala entre mon linge une théière avec un gros paquet de thé. — N'abusez pas. Cela soutiendra votre travail. Faire du thé dans ma chambre, c'était presque diner chez Sody. — Oh merci, tante. La malle pleine, elle ne prononça pas le « Maintenant je ferme » traditionnel. Elle disparut et revint avec un objet emballé. Elle entr'ouvrit le papier et je reconnus un pot à tabac, admiré bien souvent, en forme de tonneau, avec une tête de marin comme couvercle : — Je sais, dit tante que vous le désiriez. Je vous l'offre. 11 vous encouragera à travailler bien. Cela m'émut plus que le reste. Je me jetais dans ses bras et peut-être pour la première fois avec une affection sans réserve. Je passai les derniers moments dans le fauteuil près de grand-père. Ses pouces toujours en mouvement s'agitaient plus fort. 11 tirait de temps en temps sa montre. Des lèvres, il murmurait l'heure. Quand ce fut le moment, il se leva le premier. — Allons, l'ami. Il m'embrassa sur les joues, puis posa le pouce sur mon front pour sa bénédiction. — Bénisse. Il prononça ce mot avec force : il bénissait celui qui continuerait son œuvre. Il me reprit dans ses bras. Tante qui me mènerait à la gare, avait endossé sa cape, cette cape dont j'avais honte et qui ne me parut pas un manteau de mendiante. Elle m'avait remis l'argent de mon inscription, plus quelque argent de poche, peu de chose, mais pour moi, une fortune. Je m'assurai avec les doigts que mon porte-monnaie était en place : Bouton-bouton-porte-monnaie... Et le futur ingénieur fut en route. Grand-père nous suivit jusqu'au seuil. Clément vint aussi. — Ppa, ordonna tante, ne restez pas là. Vous prendriez froid. Il fit mine de rentrer en bougonnant quelque chose. Quand je me retournai il était encore là ; un peu plus loin, encore là ; au bout de la rue toujours là. Je fis un grand au revoir avec mon chapeau et lui qui ne se découvrait jamais... Mais la suite est un peu triste. ce volume a été achevé d'imprimer pour les éditions rieder, en janvier 1932, par l'imprimerie des presses universitaires de france. - vendome-paris