GEORGES EEKHOUD La Nouvelle Carthage Tome I. ROMAN couronné par l'Académie de Belgique. 0 LA RENAISSANCE DU LIVRE C LA NOUVELLE CARTHAGE (Tome I) BIBLIOGRAPHIE POÉSIES Myrtes et Cyprès. Zigzags Poétiques. Les Pittoresques. ROMANS Kees Doorik. La Faneuse d'Amour (à reparaître à la Renaissance du Livre). Voyous de Velours ou l'Autre Vue (La Renaissance du Livre). Escal-Vigor. Le Terroir Incarné. Le Buisson des Mendiants (à paraître à la Renaissance du Livre). CONTES ET NOUVELLES Cycle Patibulaire (à reparaître à la Renaissance du Livre). Mes Communions. Kermesses (La Renaissance du Livre). Nouvelles Kermesses. Dernières Kermesses. La Danse Macabre du Pont de Lucerne. Emancipations ( à paraître ). La Querelle des Bœufs et des Taureaux (à reparaître). HISTOIRE Au Siècle de Shakespeare. Les Fusillés de Malines. Les Libertins d'Anvers. BIOGRAPHIE ET CRITIQUE Henri Conscience. Peter Benoit. Les Peintres Anikaliers Belges. THÉÂTRE La Duchesse de Malfi, traduit de John Webster. Philaster, traduit de Beaumont et Fletcher. Edouard II, traduit de Christophe Marlowe. L'Escrime a travers les Ages. L'Imposteur Magnanime Kees Doorik. { EN PRÉPARATION : Témoignages et Souvenirs. Etudes Elisabéthiennes. La Patrie Ambiguë. Georges EEKHOUD La Nouvelle Carthage (Tome I) ROMAN couronné par l'Académie de Belgique. BRUXELLES LA RENAISSANCE DU LIVRE 12, Place du Petit Sablon 1926 Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur papier japon hors commerce marqués H. C., et vingt-quatre exemplaires sur vergé d'Arches numérotés de 1 à 24. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Avant-propos. Ce roman, La Nouvelle Carthage, d'abord lancé par l'entreprenant éditeur Henry Kistemaeckers, plus tard complètement remanié et augmenté de près du double, édité sous cette forme définitive par Lacomblez, repris quelques années après dans la collection du Mercure de France, où il bénéficia d'une nouvelle série d'éditions, traduit sur ces entrefaites en la plupart des langues, récemment admis aux honneurs d'un tirage de grand luxe, illustré par Kurt Peiser, mais réservé sous cette forme somptueuse à Cinquante bibliophiles privilégiés, vient d'être rendu à la circulation parmi le grand public, grâce à la Renaissance du Livre. A cette occasion, il m'a paru intéressant de rappeler quelques particularités se rapportant à cet ouvrage. La Nouvelle Carthage me valut en 1893 le prix quinquennal de littérature française. Dans un rapport inséré au Moniteur Belge du 11 mars 1894, et qui représente un document précieux pour l'histoire des lettres françaises de Belgique, M. Maurice Wilmotte, l'éminent philologue universellement connu, critique, historien, professeur à l'Université de Liège, justifiait en ces termes le choix du jury : « En vous proposant, Monsieur le ministre, d'accorder le prix quinquennal de littérature française à la Nouvelle Carthage, nous avons cru rendre un hommage d'équité à celui de tous nos écrivains qui doit le plus à lui-même et le moins à l'esprit de secte ou de coterie et en général aux influences étrangères. S'il était supérieur à ses concurrents par son originalité manifeste, il les égalait d'un autre côté par sa technique littéraire et sa haute et large compréhension. Ce qui caractérise M. Eekhoud plus que tout autre artiste belge, c'est la sincérité d'impression et le labeur probe dont ses ouvrages portent l'inimitable cachet. l'els ses ouvrages, tel l'homme lui-même. La religion de la souffrance humaine résume, semble-t-il, les aspirations 'si variées et parfois si ondoyantes de M. Eekhoud. Cet artiste à la patte rude, au verbe mâle et coloré, est aussi un sensitif dont la plume a des délicatesses infinies pour décrire les infortunes qui se cachent dans l'obscurité indifférente des villes. Toujours, quel que soit son thème, M. Eekhoud reste l'observateur sincère, attentif et ému, du même peuple et de la même nature. Et cet observateur est en même temps bien personnel : sa personnalité déborde dans ses œuvres sous les ingénieux déguisements d'une fiction romanesque; mais si elle s'y manifeste avec une indéniable vigueur, elle n'apporte toutefois avec elle aucun étalage de vanité, aucune affirmation déplaisante d'un moi bouffi et mesquin. Elle ignore cette psychologie égoïste qui ramène à la glorification de l'individu toutes les conquêtes d'un cerveau généreusement doué. Elle est largement humaine et capable de la plus rare des abnégations. » Ce rapport de M. Wilmotte fit sensation et presque scandale. Il y avait quelque chose de changé dans nos milieux officiels. Non seulement on y faisait l'éloge de la Jeune Belgique, mais on y couronnait son représentant le plus subversif et le plus révolutionnaire. Au moment ou- les pouvoirs publics daignaient sourire à la littérature la plus nationalement intransigeante on s'amusa beaucoup d'un article publié dans l'Art moderne, d'Octave Maus, sous ce titre, imprimé en gros caractères : « Un Triomphateur ». Cet article débutait ainsi : « Le Roi, assurent les quotidiens, dès dimanche, spontanément, comme un grand acte de justice et une faveur méritée, a fait savoir qu'il voulait recevoir en son palais, et effectivement a reçu dès jeudi, un de nos concitoyens. Georges Eekhoud ! va-t-on s'écrier. Georges Eekhoud, le récent lauréat du prix quinquennal de littérature ? Georges Eekhoud l'auteur de dix belles œuvres qui grandissent et illuminent la patrie ? Pas du tout. Un bicycliste, un très honorable et râblé bicycliste. Les journaux en ont fait la description. De son esprit ils ne disent rien. Mais son corps ! Musclé comme pas un. Et le torse ! Et les jarrets ! U a, mécaniquement, sous les excitations d'une douzaine d'entraîneurs échelonnés sur la route, lui montrant la direction, lui choisissant le meilleur accotement, l'enlevant de leurs objurgations, remporté haut la main, ou plutôt hauts les jarrets, le prix de la course Paris-Bruxelles. » Rien n'était plus exact. Un brave apprenti maçon, le jeune François André, sortait en triomphateur de la première course internationale organisée par nos sportifs. Dès les premières étapes, notre homme avait distancé ses soixante-deux compétiteurs, parmi lesquels, outre d'autres Belges, des Français, des Anglais, des Allemands et des Suisses, et il devait garder sur eux plus d'une heure et demie d'avance. Une foule énorme l'avait attendu au vélodrome de l'avenue Longchamps pour lui faire une ovation délirante. Devenu célèbre du jour au lendemain, André fut bel et bien reçu au Palais de Laeken par S. M. Léopold II. On chanta sa gloire dans les revues de fin d'année, notamment dans un couplet sur l'air du Roi de Thulé confié à Milo, le populaire acteur de l'Alcazar : Il était un maçon de Verviers Qui dans la course Paris-Bruxelles Montait d'une façon exceptionnelle Une machine en fer nickelé. Convenons que si le poète ne s'était pas élevé jusqu'à un lyrisme bien dithyrambique, il avait du moins enregistré cet exploit olympique en des rimes suffisamment explicites. L'enthousiasme public ne lui en demandait pas davantage. Hélas, la faveur populaire, voire l'admiration royale, ne portèrent pas bonheur à notre athlétique manœuvre maçon ! Fut-il grisé par son triomphe ? Négligea-t-il de s'entraîner ? Perdit-il de ses muscles et de son endurance ? Toujours est-il qu'à quelque temps de là il mourut dans l'obscurité et la misère. Paix à ses cendres I Sur ces entrefaites le lauréat de la littérature avait été lui, le héros d'un banquet de plus de cinq cents couverts, au «Grand Hôtel», — d'une levée de coupes et de fourchettes à laquelle prit part toute notre élite intellectuelle, tout ce que notre monde des lettres, des arts, de la science, du droit, de l'enseignement, voire de la politique comptait de jeunesse, de prestige, de force et d'illustrations. On y vit les Janson, les Picard, les Constantin Meunier, les Jef Lambeaux, les Mellerij, les Verheyden, les Gilsoul, les Laermans, les Dillens, les Blockx. A la table d'honneur m'encadraient M. Jules Lejeune, ministre de la Justice, et M. Charles Buis, bourgmestre de Bruxelles. Jeunes-Belgique, Essoriens, Vingtistes étaient présents au grand complet. Le menu était dessiné par Laermans. Pendant les agapes, et même dès le potage, M. Lejeune, qui s'occupait alors de l'importante réforme de notre justice répressive à laquelle il devait attacher son nom, m'entretenait de ceux qu'il appelait avec une spirituelle bonhomie «nos amis communs », les pensionnaires des Dépôts de vagabonds ou plutôt, pour me servir de son euphémisme administratif, des Colonies de bienfaisance de Wortel et de Merxplas. C'est Verhaeren, Demolder, Brouez et quelques-uns de mes jeunes disciples, dont Sonder Pieron, qui avaient pris l'initiative de cette fête en mon honneur. Au dessert, mon ami, le tribun socialiste Jean Volders, qui commençait à publier dans le Peuple le texte définitif du roman officiellement couronné; Volders, cravatté d'un rouge aussi aveuglant que le légendaire gilet de Théophile Gautier à la première d'Hernani, me porta ce simple toast : « A Georges Eekhoud, l'ami des pauvres I » Ces quelques mots m'émurent au moins autant que le superbe discours prononcé par Camille Lemon-nier et les vers pathétiques que me dédiait Verhaeren, parce qu'il me semblait, ce simple toast, le souffle même du prolétariat attisant le feu sacré du grand romancier et du grand poète. Lemonnier dans ses Paroles pour Georges Eekhoud m'avait comparé à saint Julien appuyant un baiser de communion sur la bôuche des pires déshérités, et Verhaeren m'avait évoqué, élisant comme miens, comme mes havres et mes refuges de dilection : Les bourgs les plus lointains, les sols les plus transis ! Il me montrait encore, penché sur les plus désespérés de nos parias et recueillant l'affre la plus profonde : Au fond des yeux de ceux que repousse le moude ! Tous ces amis, tous ces intellectuels, ou mieux tous ces vrais humains comprenaient et sentaient que par delà notre petite patrie très chère et très aimée pourtant, par delà ce terroir qui me tenait au cœur et aux entrailles comme l'attestaient Kees Doorik et les Kermesses, je communiais, je communierais de plus en plus éperdument, avec toute l'humanité douloureuse et tragique. Georges EEKHOUD. PREMIÈRE PARTIE REGINA I LE JARDIN M. Guillaume Dobouziez régla les funérailles de Jacques Paridael de façon à mériter l'approbation de son monde et l'admiration des petites gens. « Cela s'appelle bien faire les choses 1 » ne pouvait manquer d'opiner la galerie. Il n'aurait pas exigé mieux pour lui-môme : service de deuxième classe (mais, hormis les croque-morts, qui s'y connaît assez pour discerner la nuance entre la première qualité et la suivante ?) ; messe en plain-chant ; pas d'absoute (inutile de prolonger ces cérémonies crispantes pour les in- téressés et fastidieuses pour les indifférents) ; autant de mètres de tentures noires larmées et frangées de blanc ; autant de livres de cire jaune. De son vivant, feu Paridael n'aurait jamais espéré pareilles obsèques, le pauvre diable ! Quarante-cinq ans, droit, mais grisonnant déjà, nerveux et sec, compassé, sanglé militairement dans sa redingote, le ruban rouge à la boutonnière, M. Guillaume Dobouziez marchait derrière le petit Laurent, son pupille, unique enfant du défunt, plongé dans une douleur aiguë et hystérique. Laurent n'avait cessé de sangloter depuis la mortuaire. Il fut plus pitoyable encore à l'église. Les regrets sonnés au clocher et surtout les tintements saccadés de la clochette du chœur imprimaient des secousses convulsives à tout son petit être. Cette affliction ostensible impatienta même le cousin Guillaume, ancien officier, un dur à cuire, ennemi de l'exagération. — Allons, Laurent, tiens-toi, sapristi!... Sois raisonnable!... Lève-toi I... Assieds-toi 1... Marche! ne cessait-il de lui dire à mi-voix. Peine perdue. A chaque instant le petit compromettait, par des hurlements et des gesticulations, l'irréprochable ordonnance du cérémonial. El cela quand on faisait tant d'honneur à son papa ! Avant que le convoi funèbre se fût mis en marche, M. Dobouziez, en homme songeant à tout, avait remis à son pupille une pièce de vingt francs, une autre de cinq, et une autre de vingt sous. La pre- mière était pour le plateau de l'offrande ; le reste pour les quêteurs. Mais cet enfant, décidément aussi gauche qu'il en avait l'air, s'embrouilla dans la répartition de ses aumônes et donna, contrairement à l'usage, la pièce d'or au représentant des pauvres, les cinq francs au marguillier, et les vingt sous au curé. Il faillit sauter dans la fosse, au cimetière, en répandant sur le cercueil cette pelletée de terre jaune et fétide qui s'éboule avec un bruit si lugubre I Enfin, on le mit en voiture, au grand soulagement du tuteur, et la clarence à deux chevaux regagna rapidement l'usine et l'hôtel des Dobouziez situés dans un faubourg en dehors des fortifications. Au dîner de famille, on parla d'affaires, sans s'attarder à l'événement du matin et en n'accordant qu'une attention maussade à Laurent placé entre sa grand'tante et M. Dobouziez. Celui-ci ne lui adressa la parole que pour l'exhorter au devoir, à la sagesse et à la raison, trois mots bien abstraits, pour ce garçon venant à peine de faire sa première communion. La bonne grand'tante de l'orphelin eût bien voulu compatir plus tendrement à sa peine, mais elle craignait d'être taxée de faiblesse par les maîtres de la maison et de le desservir auprès d'eux. Elle l'engagea mêmeà rencognerses larmes de peur que ce désespoir prolongé ne parût désobligeant à ceux qui allaient désormais lui tenir lieu de père et de mère. Mais à onze ans, on manque de tact, et les injonctions, à voix basse, de la brave dame ne faisaient que provoquer des recrudescences de pleurs. A travers le brouillard voilant ses prunelles, Laurent, craintif et pantelant comme un oiselet déniché, examinait les convives à la dérobée. Mme Dobouziez, la cousine Lydie, trônait en face de son mari. C'était une nabote nouée, jaune, ratatinée comme un pruneau, aux cheveux noirs el luisants, coiffée en bandeaux qui lui cachaient le front et rejoignaient d'épais et sombres sourcils ombrageant de gros yeux, noirs aussi, glauques, et à fleur de tête. Presque pas de visage; des traits hom-masses, les lèvres minces et décolorées, le nez ca-mard et du poil sous la narine. Une voix gutturale et désagréable, rappelant le cri de la pintade. Cœur sec et rassis plutôt qu'absent ; des éclairs de bonté, mais jamais de délicatesse; esprit terre à terre et borné. Guillaume Dobouziez, brillant capitaine du génie, l'avait épousée pour son argent. La dot de cette fille de bonnetiers bruxellois retirés des affaires, lui servit, lorsqu'il donna sa démission, à édifier son usine et à poser le premier jalon d'une rapide fortune. Le regard de Laurent s'arrêtait avec plus de complaisance, etmême avec un certain plaisir sur Régina ou Gina, seule enfant des Dobouziez, d'une couple d'annéesl'aînéedu petit Paridael,unebrunetteélancée etnerveuse, avec d'expressifs yeux noirs, d'abondants cheveux bouclés, le visage d'un irréprochable ovale, le nez aquilin aux ailes frétillantes, la bouche mutine et volontaire, le menton marqué d'une délicieuse fossette, le teint rose et mat aux transparences de camée. Jamais Laurent n'avait vu aussi jolie petite fille. Cependant il n'osait la regarder longtemps en face ou soutenir le feu de ses prunelles malicieuses. A ses turbulences d'enfant espiègle et gâtée se mêlait un peu de la solennité et de la superbe du cousin Dobouziez. Et déjà quelque chose de dédaigneux et d'indiciblement narquois plissait par moments ses lèvres innocentes et altérait le timbre de son rire ingénu. Elle éblouissait Laurent, elle lui imposait comme un personnage. Il en avait vaguement peur. Surtout qu'à deux ou trois reprises elle le dévisagea avec persistance, en accompagnant cet examen d'un sourire plein de condescendance et de supériorité. Consciente aussi de l'effet favorable qu'elle produisait sur le gamin, elle se montrait plus remuante et capricieuse que d'habitude; elle se mêlait à la conversation, mangeait en pignochant, ne savait que faire pour accaparer l'attention. Sa mère ne parvenait pas à la calmer et, répugnant à des gronderies qui lui eussent attiré la rancune de ce petit démon, dirigeait des regards de détresse vers Dobouziez. Celui-ci résistait le plus longtemps possible aux sommations désespérées de son épouse. Enfin, il intervenait. Sourde aux remontrances de sa mère, Ginase rendait, momentanément, d'un petit air de martyre, des plus amusants, aux béuignes in- jonctions de son père. En faveur de Gina, le chef de la famille se départait de sa raideur. Il devait même se faire violence pour ne pas répondre aux agaceries de sa mignonne; il ne la reprenait qu'à son corps défendant. Et quelle douceur inaccoutumée dans cette voix et dans ces yeux! Intonations et regards rappelaient à Laurent l'accent et le sourire de Jacques Paridael. A tel point que Lorki, c'est ainsi que l'appelait le doux absent, reconnaissait à peine, dans le cousin Dobouziez semonçant sa petite Gina, le même éducateur rigide qui lui avait recommandé à lui, tout à l'heure, durant la douloureuse cérémonie, de faire ceci, puis cela, et tant de choses qu'il ne savait à laquelle entendre. Et toutes ces instructions for-mulées'd'un Ion si bref, si péremptoire ! N'importe, si son cœur d'enfant se serra à ce rapprochement, le Lorki d'hier, le Laurent d'aujourd'hui, n'en voulut pas à sa petite cousine d'être ainsi préférée. Elle était par trop ravissante! Ah, s'il se fût agi d'un autre enfant, d'un garçon comme lui par exemple, l'orphelin eût ressenti, à l'extrême, cette révélation de l'étendue de sa perte; il en eût éprouvé non seulement de la consternation et du désespoir, mais encore du dépit et de la haine; il fût devenu mauvais pour le prochain privilégié; l'injustice de son propre sort l'eût révolté. Mais Gina lui apparaissait à la façon des princesses et des fées radieuses des contes, et il était naturel que le bon Dieu se montrât plus clément envers des créatures d'une essence si supérieure ! La petite fée ne tenait, plus en place. — Allez jouer, les enfants I lui dit son père eu faisant signe à Laurent de la suivre. Gina l'entraîna au jardin. C'était un enclos tracé régulièrement comme un courtil de paysan, entouré de murs crépis à la chaux sur lesquels s'écarlelaient des espaliers; à la fois légumier, verger et jardin d'agrément, aussi vaste qu'un parc, mais n'offrant ni pelouses vallonnées, ni futaies ombreuses. Il y avait cependant une curiosité dans ce jardin : une sorte de tourelle en briques rouges adossée à un monticule, au pied de laquelle stagnait une petite nappe d'eau, et qui servait d'habitacle à deux couples de canards. Des sentiers en colimaçon convergeaient au sommet de la colline d'où l'on dominait l'étang et le jardin. Cette bizarre fabrique s'appelait pompeusement « le Labyrinthe. » Gina en fit les honneurs à Laurent. Avec des gestes de cicerone affairé, elle lui dési gnait les objets. Elle le prenait avec lui sur un ton protecteur : — Prends garde de ne pas tomber à l'eau 1... Maman ne veut pas qu'on cueille les framboises ! Elle riait de sa gaucherie. A deux ou trois phrases peu élégantes qui sentaient leur patois, elle le corrigea. Laurent, peu causeur, devint encore plus taciturne. Sa timidité croissait; il s'en voulait d'être ridicule devant elle. Ce jour-là, Gina portait son uniforme de penbion- % 12 la nouvelle carthage naire : une robe grise garnie de soie bleue. Elle raconta à son compagnon, qui ne se lassait pas de l'entendre, les particularités de son pensionnat de religieusesà Malines; elle le régala mêmede quelques caricatures de sa façon; contrefit, par des grimaces et des contorsions, certaines des bonnes sœurs. La révérende mère louchait; sœur Véronique, la lin-gère, parlait du nez; sœur Hubertine s'endormait et ronflait à l'étude du soir. Le chapitre des infirmités et des défauts de ses maîtresses la mettant en verve, elle prit plaisir à embarrasser son interlocuteur : « Est-il vrai que ton père était un simple commis?... Il n'y avait qu'une petite porte et qu'un étage à votre maison?... Pourquoi donc que vous n'êtes jamais venus nous voir ?... Ainsi nous sommes cousins... C'est drôle, tu ne trouves pas... Paridael, c'est du flamand cela?... Tu connais Athanase ' et Gaston, les fils de M. Saint-Fardier, l'associé de papa? En voilà des gaillards! Ils montent à cheval et ne portent plus de casquettes... Ce n'est pas comme toi... Papa m'avait dit que tu ressemblais à un petit paysan, avec tes joues, rouges, tes grandes dents et tes cheveux plats... Qui donc t'a coiffé ainsi? Oui, papa a raison, tu ressembles bien à un de ces petits paysans qui servent la messe, ici ! » Elle s'acharnait sur Laurent avec une malice implacable. Chaque mot lui allait au cœur. Plus rouge que jamais, il s'efforçait de rire, comme au portrait des bonnes sœurs, et ne trouvait rien à lui répondre Il aurait tant voulu prouver à cette railleuse qu'on peut porter une blouse taillée comme un sac, une culotte à la fois trop longue et trop large, faite pour durer deux ans et godant, aux genoux, au point de vous donner la démarche d'un cagneux; une colle rette empesée d'où la tête pouparde et penaude ju sujet émerge comme celle d'un saint Jean-Baptiste après la décollation; une casquette de premier communiant dont le crêpe de deuil dissimulait mal les passementeries extravagantes, les macarons de jais et de velours, les boucles inutiles, les glands encombrants; qu'on peut être vêtu comme un fils de fermier et ne pas être plus niais et plus bouché qu'un Gaston ou qu'un Athanase Saint-Fardier. La bonne Siska n'était pas un tailleur modèle, tant s'en faut, mais du moins ne ménageait-elle pas l'étoffe ! Puis, Jacques Paridael trouvait si bien ainsi son petit Laurent ! Le jour de la première communion, le cher homme lui avait encore dit en l'embrassant : « Tu es beau comme un prince, mon Lorki ! » El c'était le même costume de fête qu'il vêtait à présent, à part le crêpe garnissant sa casquette composite et remplaçant à son b^as droit le glorieux ruban de moire blanche frangé d'argent... La taquine eut un bon mouvement. En parcourant les parterres, elle cueillit une reine-marguerite aux pétales ponceau, au cœur doré: « Tiens, paysan, fit-elle, passe cette fleur à ta boutonnière ! » Paysan, tant qu'elle voudrait! Il lui pardonnait. Cette fleur piquée dans sa blouse noire était le premier sourire illuminant son deuil. Plus impuissant encore à exprimer, par des mots, sa joie que son amertume, s'il l'avait osé, il eût fléchi le genou devant la petite Dobouziez et lui aurait baisé la main comme il avait vu faire à des chevaliers empanachés, dans un volume du Journal pour Tous qu'on feuilletait autrefois, chez lui, les dimanches d'hiver, en croquant des marrons grillés... Régina gambadait déjà à l'autre bout du jardin, sans attendre les remerciements de Laurent. Il eut un remords de s'être laissé apprivoiser si vite et, farouche, arracha la fleur réjouie. Mais au lieu de la jeter, il la serra dévotement dans sa poche. Et, demeuré à l'écart, il songea à la maison paternelle. Elle était vide et mise en location. Le chien, le brave Lion avait été abandonné au voisin de bonne volonté qui consentit à en débarrasser la mortuaire ! Siska, ses gages payés, s'en était, allée à son tour. Que faisait-elle à présent? La reverrait-il encore ? Lorki ne lui avait pas dit adieu ce matin. 11 revoyait sa figure à l'église, tout au fond, sous le jubé, sa bonne figure aussi gonflée, aussi défaite que la sienne. On sortit; il avait dùpasser, talonné par lecousin Guillaume, alors qu'il aurait tant voulu sauter au cou de l'excellente créature. Dans la voiture, il avait timidement hasardé celte demande : « Où allons-nous, cousin ? — Mais à la fabrique, pardienne! Où veux-tu que nous allions? » On n'irait donc plus à la maison ! Il n'insista point, le petit; il ne demanda même pas à prendre congé de sa bonne 1 Devenaitil- dur et fier, déjà ? Oh, que non 1 11 n'était que timide, dépaysé! M. Dobouziez le rabrouerait s'il mentionnait des gens si peu distingués que Siska... Lasse de l'appeler, Gina se décida à retourner auprès du rêveur. Elle lui secoua le bras : « Mais tu es sourd... Viens, que je te montre les brugnons. Ce sont les fruits de maman. Félicité les compte chaque matin... Il y en a douze... N'y touche pas... » Elle ne remarq ia point que Laurent avait jeté la fleur. Cette indifférence de la petite fée ragaillardit le paysan, et pourtant, au fond, il eût préféré qu'elle s'informât de ce qu'était devenu son présent. Il s'étourdit, se laissa mener par Gina. Us jouèrent à des jeux garçonniers. Pour lui plaire, il fit des culbutes, jeta des cris sauvages, se roula dans l'herbe et le gravier, souilla ses beaux habits, et la poussière marbra de crasse ses joues humides de sueur et de larmes. — Oh, la drôle de tête ! s'exclama la fillette. Elle trempa un coin de son mouchoir dans le bassin et essaya de débarbouiller Laurent. Mais elle riait trop et ne parvenait qu'à le maculer davantage. Il se laissait faire, heureux de ses soins dérisoires. La perfide lui dessinait des arabesques sur le visage, si bien qu'il avait l'air d'un peau-rouge tatoué. Pendant cette opération, une voix aigre se mit à glapir : — Mademoiselle, Monsieur vous prie de rentrer... Le monde va partir... Et vous, venez par ici. Il est temps de se coucher. Demain on retourne à la pension. C'est assez de vacances comme ça ! Mais à l'aspect du jeune Paridael, Félicité, la redoutable Félicité, la servante de confiance se récria comme devant le diable : « Fi ! l'horreur d'enfant ! » Elle était venue le prendre au collège, la veille, et devait l'y reconduire. Acariâtre, bougonne, servile, rouée, flattant l'orgueil de ses maîtres en s'assimilant leurs défauts, elle devinait d'emblée le pied sur lequel l'enfant serait traité dans la maison. La cousine Lydie se déchargeait sur cette vilaine servante de l'entretien et de la surveillance de l'intrus. L'imprudent Paridael venait de ménager à Félicité un magnifique début dans son rôle de gouvernante. La harpie n'eut garde de négliger cette aubaine. Elle donna libre carrière à ses aimables sentiments. Gina, continuant de pouffer, abandonna son compagnon aux bourrades et aux criailleries de la servante, et rentra en courant dans le salon, pressée de raconter la farce à ses parents et à la société. Laurent avait fait un mouvement pour rejoindre l'espiègle, mais Félicité ne le lâchait pas. Elle le poussa vers l'escalier et lui fit d'ailleurs une telle peinture des dispositions de M. et Mme Dobouziez pour les petits gorets de son espèce, qu'il se hâta, terrifié, de gagner la mansarde où on le logeait et de se blottir dans ses draps. Félicité l'avait pincé et taloché. Il fut stoïque, ne cria point, se tint à quatre devant la mégère. Le dénouement orageux de la journée fiL diversion au deuil de l'orphelin. Les émotions, la fatigue, le plein air lui procurèrent un lourd sommeil visité de rêves où des images contradictoires se mêlèrent dans une sarabande fantastique. Armée d'unebaguette de fée, la rieuse Gina conduisait la danse, livrait et arrachait tour à tour le patient aux entreprises d'une vieille sorcière incarnée en Félicité. A l'arrière-plan, les fantômes doux et pâles de son père et de Siska, du mort et de l'absente, lui tendaient les bras. Il s'élançait, mais M. Dobouziez le saisissait au passage avec un ironique : « Halte-là, galopin ! » Des cloches sonnaient ; Paridael jetait la reine-marguerite, présent de Gina, dans le plateau de l'offrande. La fleur tombait avec un bruit de pièce d'or accompagné du rire guilleret delà petite cousine, et ce bruit mettait en fuite les larves moqueuses, mais aussi les pitoyables visions... EL telle fut l'initiation de Laurent Paridael à sa nouvelle vie de famille... LE « MOULIN DE PIERRE » A sa deuxième visite, et à celles qui suivirent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ses tuteurs, Laurent ne se trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Il avait toujours l'air de tomber de la lune et de prendre de la place. On n'attendait pas qu'il eût déposé sa valise pour s'informer de la durée de son congé et on se préoccupait plus de l'état de son trousseau que de sa personne. Accueil sans effusion : la cousine Lydie lui tendait machinalement sa joue citronneuse; Gina semblait l'avoir oublié depuis la dernière fois; quant au cousin Guillaume, il n'entendait pas qu'on le dérangeât de sa besogne pour si peu de chose que l'arrivée de ce polisson, il le verrait bien assez tôt au prochain repas. « Ah ! te voilà, toi ! Deviens-tu sage?... Apprends-tu mieux? » Toujours les mômes questions posées d'un air de doute, jamais d'encouragement. Si Laurent rapportait des prix, voyez le guignon I c'étaient ceux précisément auxquels M. Dobouziez n'attachait aucune importance. A table, les yeux ronds de la cousine Lydie, implacablement braqués sur lui, semblaient lui reprocher l'appétit de ses douze ans. Vrai, elle faisait choir le verre de ses doigts et les morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pas toujours à Laurent l'épithète de maladroit, mais la cousine avait une moue méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cette moue n'était rien cependant, comparée au sourire persifleur de l'impeccable Gina. Le cousin Guillaume qu'il fallait quérir plusieurs fois avant de se mettre à table, arrivait enfin, le front chargé de préoccupations, la tête à une invention nouvelle, supputant les résultats, calculant le rendement probable de l'un ou l'autre perfectionnement, le cerveau bourré d'équations. Avec sa femme, M. Dobouziez parlait affaires, et elle s'y entendait admirablement, lui répondait en se servant de barbares mots techniques qui eussent emporté la bouche de plus d'un homme du métier. M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et ne se déridait que pour admirer et cajoler sa fillette. De plus en plus Laurent constatait l'entente absolue et idolâtre régnant entre ces deux êtres. Si l'industriel s'humanisait en s'occupant d'elle, réciproquement Gina abandonnait, avec son père, ses airs de supériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez prévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même contre sa mère. Avec Gina, lui, l'homme positif et pratique, s'amusait de futilités. A chaque vacance, Laurent trouvait sa petite cousine plus belle, mais aussi plus distante. Ses parents l'avaient, retirée de pension. Des maîtres habiles et mondains la préparèrent à sa destinée d'opulente héritière. Devenant trop grande fille, trop demoiselle pour s'amuser avec ce gamin, elle recevait ou visitait des amies de son âge. Les petites Vanderling, filles du plus célèbre avocat de la ville, de blondes et vives caillettes étaient à la fois ses compagnes d'études et de plaisirs. Et si, par exception, faute d'autre partenaire, Gina s'oubliait au point de jouer aveclePaysan, Mme Lydie trouvait aussitôt un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertir Mademoiselle de l'arrivée de l'un ou l'autre professeur, ou bien Madame emmenait Mademoiselle à la ville, ou bien la couturière lui apportait une robe à essayer, ou il était l'heure de se mettre au piano. Convenablement stylée, le plus souvent Félicité prévenait les intentions de sa maîtresse et s'acquittait de ce genre deconsigneavec un zèle des plus louable. Laurent n'avait qu'à se distraire comme il pourrait. La fabrique prospérait au point que chaque année les installations nouvelles : hangars, ateliers, magasins, empiétaient sur tes jardins entourant l'habitation. Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrinthe avec sa tour, son bassin et ses canards : celte horreur lui était devenue chère à cause de Gina. La maison aussi s'annexait une partie du jardin. En vue de la prochaine entrée dans le monde de leur fille, les Dobouziez édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gens de la haute volée. Le cousin Guillaume semblait présider à ces embellissements, mais il s'en rapportait toujours au choix et au goût de la fillette. 11 avait déjà ménagé à l'enfant gâtée un délicieux appartement de jeune fille: deux pièces, argent et bleu, qui eussent fait les délices d'une petite maîtresse. L'appartement du jeune Paridael changeait de physionomie comme le reste. Sa mansarde sous les toits revêtait un aspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu'on l'eût affectée de mauvaise grâce au logement du collégien. Félicité ne l'avait déblayée que juste assez pour y placer un lit de sangle. Ce grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries provenant de l'ancien ameublement de la maison, plutôt que d'encombrer de ce bric-à-brac les mansardes des domestiques, la maîtresse-servante le transportait dans le réduit de Laurent. Elle y mettait tant de zèle que l'enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur le palier. Au fond il n'était pas fâché de cet investissement. Converti en capharnaûm, son gîte lui ménageait des imprévus charmants. Il s'établissait entre l'orphelin délaissé et les objets ayant cessé de plaire une certaine sympathie provenant de la similitude de leurs conditions. Mais il suffit que Laurent s'amusât avec ces vieilleries pour que l'aimable factotum les tînt autant que possible hors de sa portée. Pour dénicher ses trésors et dissimuler ses trouvailles, le galopin déployait de vraies ruses de contrebandier. Dans cette mansarde s'entassaient pour la plus grande joie du jeune réfractaire, les livres jugés trop frivoles par M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et les brugnons du jardin ! Les souris en avaient déjà grignoté les tranches poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voraces bestioles voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent, il s'absorbait tellement dans sa lecture qu'il en oubliait toute précaution. Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donner l'éveil, Félicité venait le relancer dans son asile. Si elle ne le prenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, la diablesses'apercevaitqu'il availbouleverséles rayons et provoqué des éboulements. C'était alors des piail-leries de pie-grièche, des giries de suppliciée qui finissaient par ameuter Mme Lydie. Une fois on le pinça en train de lire Paul et Virginie. — Un mauvais livre !... Vous feriez mieux d'étudier vos arithmétiques I promulgua sa tutrice. Et M. Dobouziez ratifia l'appréciation de sa moitié en ajoutant que ce garnement précoce, trop grand liseur et bayeur aux chimères, ne ferait jamais rien de bon, resterait toute sa vie un pauvre diable comme Jacques Paridael. Un bayeur aux chimères 1 Quel mépris le cousin coulait dans ce mot. Les soirs d'hiver, Laurent se réjouissait de regagner au plus tôt sa chère mansarde. En bas, dans la salle à manger où on le retenait après le dîner, il se sentait importun et gêneur. Que ne l'envoyait-on coucher alors 1 S'il réprimait l'envie de s'étirer, s'il bâillait, s'il détachait les yeux de ses livres de classe avant que dix heures, l'heure sacramentelle, n'eût sonné à la pendule, la cousine Lydie roulait ses yeux ronds et Gina se rengorgeait, affectait d'être plus éveillée que jamais, raillait la torpeur du gamin. Même pendant la journée, après l'une ou l'autre remontrance, Laurent courait se réfugier sous les toits. * Privé de livres, il soulevait la fenêtre en tabatière, montait sur une chaise et regardait s'étendre la banlieue. Les rouges et basses maisons faubouriennes s'agglutinaient en îlots compacts. La ville grandissante, ayant crevé sa ceinture de remparts, menaçait et guignait les ravières d'alentour. Les rues étaient déjà tracéesau cordeau à travers les cultures. Les trottoirs bordaient des terrains exploités jusqu'à la dernière minute par le paysan exproprié. Du milieu des moissons émergeait au bout d'un piquet, comme un épou-vantail à moineaux, un écriteau portant celte sentence : Terrain à bâtir. Et, véritables éclaireurs, sentinelles avancées de celte armée de bâtisses urbaines, les estaminets prenaient les coins des voies nouvelles et toisaient, du haut de leurs façades banales, à plusieurs élages, neuves et déjà d'aspect sordide, les chaumes trapus et ramassés semblant implorer la clémence des envahisseurs. Riendecris-pant'et de suggestif comme la rencontre de la cité et de la campagne. Elles se livraient de véritables combats d'avant-postes. La mine pléthorique, contrainte, sournoise de ce paysage offusqué par des talus de fortifications : des portes crénelées, sombres comme des tunnels, écrasées sous des terre-pleins, des murailles percées de meurtrières, des casernes dont les clairons plaintifs répondaient à la cloche de l'usine. Trois moulins à vent, épars dans la plaine, tournaient à pleine volée, jouissaient de leur reste en attendant de partager le sort d'un quatrième moulin dont la maçonnerie dominait piteusement le blocus auquel le soumettait un tènement de bicoques ouvrières, et à qui ces assiégeants de mine parasite et d'allure canaille, quelque chose comme des oiseleurs ivres, avaient coupé les ailes ! Laurent compatissait au pauvre moulin démantelé, sans toutefois parvenir à détester la population des ruelles qui l'étreignait, tape-durs et vauriens déterminés, héros de faits divers sinistres, race obsédante que la police n'osait pas toujours relancer dans ses repaires. « Ces meuniers du moulin de pierre » comptaient parmi les plus renforcés ruffians de l'écume métropolitaine. Les rôdeurs de quais et les requins d'eau douce, plus connus sous le nom de runners, sortaient presque tous de ces parages. Mais, même en dehors de cette nichée d'irrégulierss et de mauvais garçons que Laurent apprendrait à connaître de plus près, le reste de cette population moitié urbaine, moitié rurale, la gent laborieuse et traitable suffisait pour intriguer et préoccuper le spéculatif enfant. D'ailleurs, ces meuniers, très montés de ton, déteignaient fatalement sur leur voisinage; ils pimentaient, enfarinaient de mouture populacière et poivrée ces transfuges du village, valets de ferme tournés en gâcheurs de plâtre et en débardeurs, ou réciproquement ces pseudo-campa-gnards, artisans devenus maraîchers, ouvrières de fabrique converties en laitières. En grattant rabatteur on retrouvait le vacher, le garçon boucher avait été pâtre. Étranges métis, farouches et fanatiques comme au village, cyniques et frondeurs comme à la ville, à la fois hargneux et expansifs, truculents et lascifs, religieux et politiques, croyants au fond, blasphémateurs à la surface, patauds et fûtés, patriotes exclusifs, communiers chauvins, leur caractère hybride et mal défini, leur complexion musclée, charnue et sanguine, flattait peut-être dès cette époque le barbare affiné, la brute vibrante et complexe que serait Paridael... Longtemps ces affinités dormirent en lui, vagues, instinctives, à l'état latent. Debout sur sa chaise, devant la topique étendue de banlieue, il se saturait pour ainsi dire de nostalgie et ne s'arrachait à sa morbide contemplation que sur le point d'éclater; et alors, tombant à genoux, ou se roulant sur sa couchette, il éjaculait en fon- taines lacrymales tous ces navrements et ces rancœurs accumulées. Et le bruit guilleret des moulins, clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement de l'usine, bougon et rogue c ■ \ 1 * J Georges EEKHOUD La Nouvelle Carthage (Tome II) ROMAN couronné par l'Academie de Belgique. BRUXELLES LA RENAISSANCE DU LIVRE 12, Place du Petit Sablon 1926 DAELMANS-DEYNZE A l'entrée d'une des rues riveraines du Marché-aux-Chevaux, où des hôtels un peu froids, habités par des patriciens, voisinent, comme en rechignant, avec des bureaux et des magasins de négociants, théâtre d'un va-et-vient continuel de ruche prospère, — court, sur une quarantaine de mètres, un mur bistré, effrité par deux siècles au moins, mais assez massif pour subsister durant de longues périodes encore. Au milieu, une grande porte charretière s'ouvre sur une vaste cour fermée de trois côtés par des constructions remontant à l'époque des archiducs Albert et Isabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et des restaurations en rapport avec leurs destinées modernes. Un des solides vantaux noirs étale une large plaque de cuivre- consciencieusemeni astiquée, sur laquelle on lit en gros caractères : J.-B. Daelmans-Deynze etC'B. Le graveur voulait ajouter: denrées coloniales. T.. - ' " t 2h la nouvelle carthage Mais à quoi bon? lui p.vait-on fait observer. Comme deux et deux font quatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seuls Daelmans-Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père en fds, en remontant jusqu'à la domination autrichienne, peut être jusqu'aux splendeurs de la Hanse. Si l'on s'engage sous la porte, profonde comme un tunnel de fortifications, et qu'on débouche dans la cour, on avise d'abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge de teint, monté sur de petites jambes minces et torses, arc-boutées plus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C'est Pietje le portier. Pietje de kromme — le cagneux — comme l'appellent irrévérencieusementlescommis el les journaliers de la maison, sans que Pietje s'en offusque. Aussitôt qu'il vous aura aperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, si vous demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira, suivant l'heure de la journée : « Au fond, dans la maison, s'il vous plaît, monsieur », ou bien : « à droite, sur son bureau, pour vous servir... » La cour, pavée des olides pierres bleues, s'encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, de futailles, de dames-jeanne, d'outrés et de paniers de toutes couleurs et dimensions. Mais Pietje, jouissant de votre surprise candide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu'un dépôt infime, un stock d'échantillons. C'est à l'entrepôt Saint-Félix, ou dans les docks, aux Vieux-Bassins, que vous en verriez des marchan- dises importées ou exportées par Daelmans-Deynze ! De lourds chariots, attelés de ces énormes chevaux de « Nations » aux croupes rondes et luisantes, attendent, dans la rue, qu'on leschargeou qu'on les allège. M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de près, l'œil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes, aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres de voiture, parcourt les factures,saute parfois, agile comme un écureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate la condition en poussant des cris et des interpellations, gourmandant ses aides, pressant les charretiers dans une langue aussi inintelligible que du sanscrit pour qui n'est pas initié aux mystères des denrées coloniales. Les débardeurs, de grands diables, taillés comme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nus où les muscles s'enroulent comme les fibres d'un câble, rouges, empressés, soulèvent, avec un « han ! » d'entrain, les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, ne semblent plus supporter qu'un faix de plumes. Le charretier en blouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre rond déformé et déteint par les pluies, son court fouet à large corde sous le bras, écoute respectueusement les observations de M. Van Liere. — Minus, dérangez-vous un peu ! Laissez passer monsieur, dit ce potentat avec un sourire de condescendance, en comprenant, d'un coup d'œil, l'embarras de votre situation alors que vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cette gymnastique finira. Un des colosses déplace, comme d'un revers de sa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un « Merci » de naufragé recueilli, vous poussez, enfin, dans l'angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit le mot : Bureaux. Mais vous n'entrez encore que dans l'antichambre. Une nouvelle poussée. Courage ! La porte capitonnée de cuir à l'intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de lettres ; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres ; vingt commis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pas s'être aperçus de votre intrusion. Vous toussez, n'osant recourir à une interpellation directe... — Artie étrangère ? M'sieur?... — Correspondance? Caisse?... L'article corinthes... Dattes... Pruneaux... Huile d'olive?... vous demandent machinalement, sans même vous dévisager, les ministres de ces départements divers, jusqu'à épuisement de la liste. — Non I dites-vous au moins imposant de ce personnel... un jeune homme à l'air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtes pour son long corps, ses bras en steeple-cliase continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d'une main, d'un poignet, d'une partie d'avant-bras, l'étoffe poussive. — Non 1 dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans... — Daelmans-Deynze! rectifie le jeune homme effaré... M. Daelmans-Deynze... la porte du fond devant vous... Permettez que je vous précède... Il peut être occupé.. Votre nom,monsieur?... Enfin, la dernière formalité étant remplie, vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de profil, les vingt commis gros ou maigres, chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de soixante à dix-huit-ans — l'âge du jeune homme effaré — mais tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieu d'activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés. Et c'est à peine si M. Lynen, le vieux caissier, a relevé vers vous son front chauve et ses lunettes d'or, et si M. Bietermans, son second en importance, le correspondant pour les langues étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince nez japonais sur son nez au buse diplomatique. Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en face du chef suprême de la « firme »? — Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons- mères d'Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et clairs; cela sans impertinence; d'un seul regard il vous jauge aussi rapidement son homme qu'il combinera une affaire en Bourse ; il a non seulement le compas, mais la sonde dans l'œil ; il devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c'est de l'or pur ou du doublé que porte votre mine. Un terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze ! Mais un ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les honnêtes gens,et vous en êtes, car c'est avec empressement qu'il vous a tendu sa large main et qu'il a serré la vôtre. La plume derrière l'oreille, la bouche souriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoule, scandant vos phrases de politesse de « très bien ! » obligeants, en homme sachant qu'on s'intéresse à ce qui le concerne. Sa sanlé? Vous vous informez du sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans I Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais ne désertent pas ce noble crâne ; ils lui feront plus tard une auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage sympathique. Les longs favoris bruns, que sa main Lortille machinalement, s'entremêlent aussi de fils blancs, mais ils ont grand air, tels qu'ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la moindre ride ; et ce teint rose, n'est-il pas le teint par excellence, le teint de l'homme sans fiel, au tempérament bien équilibré, aussi loin de la phtisie que de l'apoplexie ?.. 11 ne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est suspendu à un cordon. Simple coquetterie ! il lui rend aussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sa chaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge très blanc, voilà son seul luxe en matière de toilette. Grand, large d'épaules, il se tient droit comme un I, ou plutôt, comme nous l'avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les intérêts d'une des plus anciennes maisons d'Anvers. Digne Daelmans-Deynze ! A la rue, ce sont des coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe, jusqu'aux ouvriers en bour-geron, tous lui tirent la casquette. Et jusqu'au vieux et hautain baron Van der Dorpen, son voisin, qui le salue, souvent le premier, d'un amical « Bonjour, monsieur Daelmans »... C'est que son écusson de marchand n'a jamais été entaché. Héclamez-vous de cette connaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grande ville d'affaires, depuis la Tête de Grue jusqu'à Austruweel. Dans les cas litigieux, c'est lui que les parties consultent de préférence avant de se rendre chez l'avocat. Combien de fois son arbitrage n'a-t-il pas détourné des procès ruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillites désastreuses. — Vous vous informez de sa femme ?... Elle se porte très bien, grâce à Dieu, Mme Daelmans... Je vous conduirai auprès d'elle... Vous déjeunerez avec nous, n'est-ce pas?... En attendant, nous prendrons un verre de Sherry. Il vous met sa large main sur l'épaule en signe de possession; vous êtes son homme, quoi que vous fassiez. On ne refuse pas, d'ailleurs, une si cordiale invitation Il pourrait vous conduire directementdu bureau dans la maison par la petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donner à MM. Bie-terinans et Lynen. — Une lettre de notre correspondant de Londres ? dit Bietermans en se levant. — Ah ! De Mordaunt-Hackey... Très bien ... Très bien ...! L'affaire des sucres, sans doute... Écrivez-lui, je vous prie, que nous maintenons nos conditions... Messieurs, je vous salue... Qui fait la Bourse aujourd'hui? Vous, Torfs?N'oubliez pas alors de voir M. Barwoets... Excusez-moi, mon ami... Là, je suis à vous... 0 l'aimable homme que Daelmans-Deynze ! Ces ordres étaient donnés sur un ton paternel qui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peuple d'employés. Une remarque à faire, et ce n'était pas là une des moindres causes de la popularité de Daelmans à Anvers, c'est que la firme n'occupait que des commis et des ouvriers flamands et surtout anversois, alors que la plupart des grosses maisons accordaient, au contraire, la préférence aux Allemands. Le digne sinjoor ne voulait môme pas accepter les étrangers comme volontaires. Il ne reculait pas devant une augmentation de frais pour donner du pain aux «gars d'Anvers»,auxjongens vanAntwerpen, comme il disait, heureux d'en être, de ces gars d'Anvers. Les autres négociants trouvaient originale cette façon d'agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait les épaules et disait à ses compatriotes résidant à Anvers : « Cé gerTaelman vé té la boézie! », mais le digne Flamand « faisait bien et laissait dire», et les Tilbak parlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire du Marché-aux-Chevaux, et Vincent faisait miroiter aux yeux de son petit Pierket, bon écolier, cette perspective : « Toi, tu entreras un jour chez Daelmans-Deynze. » Il vous a entraîné au fond de la cour dans la maison dont la façade antique est tapissée d'un lierre pour le moins contemporain de la bûtisse. A gauche, en face du bureau, soiâ les écuries et la remise. On gravit quatre marches, on pousse la grande porte vitrée précédée d'une marquise. — Joséphine ! voici un ressuscité... Et une bonne tape dans le dos, de la main de votre hôte, vous met en présence de Mme Daelmans. Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage au crochet, je*te une exclamation de surprise et s'extasie sur l'heureuse inspiration à laquelle on doit votre visile. Si le mari a bonne mine et l'abord sympathique, que dire de sa « dame » ? Le type par excellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette et diligente. Elle a quarante ans, Mme Daelmans. Des bandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui, où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvres maternelles. Les joues sont fournies et colorées comme la chair d'une pomme mûrissante. Elle est petite, la bonne dame, et se plaint de devenir trop épaisse. Cependant, ce n'est pas la paresse qui est cause de cette corpulence. Levée dès l'aube, elle est toujours sur pied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutes les opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu'elle ne dit pas, c'est qu'elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien ne marche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière dans l'art de bouillir le pot au feu, et au domestique dans celui d'épousseter les meubles. Elle court de l'étage au rez-de-chaussée. A peine a-t-elle l'envie de s'asseoir et mis la main sur le journal ou le tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur le sort du ragoût qui mijote dans la casserole, ou de la provision de poires du cellier : Lise aura fait trop grand feu et Pier négligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d'un côté. Avec cela pas d'humeur; la bonne dame est vigilante sans être tatillonne. Elle fera largement l'aumône aux pauvres de la paroisse, mais ne tolérera pas qu'on perde un morceau de pain, petit comme le doigt. Aussi comme elle est tenue, la vieille maison de Daelmans-Deynze ! Dans la grande chambre où l'on vous a introduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernière heure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles un décorateur à la mode vient de donner un coup de pinceau hâtif. Non, c'est l'intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant les maîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d'un jour achetés par un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solides canapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On en renouvelle les coussins avec un soin jaloux; on polit consciencieusement le bois séculaire; on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison : on ne les remplacera jamais. La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l'épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux portraits de famille gagnent en intimité et en poésie patriarcale dans ces médaillons de vieil or, et le tapis laineux a dépouillé ses couleurs criardes; ses bouquets éclatants ont pris les tons harmonieux et apaisés d'un feuillage de septembre. Il y a bien des années que ces grands vases d'albâtre occupent les quatre encoignures de la vaste pièce; que ce cuir de Cordoue revêt les parois, que la table ronde en palissandre trône au milieu de la salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air; ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre du crochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre des plis sévères et charmants de nappe d'autel. C'est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard. Ces deux hommes, camarades de collège, s'estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment il y a des années; et c'est le luxe trop ostensible, le train de maison tapageur et surtout les relations re-muantesetcosmopolitesdel'industrielqui ontéloigné M. Daelmans d'un confrère dont il apprécie les connaissances solides, l'application et la probité. Autrefois môme, il fut sérieusement question entre eux d'une association commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais c'était à l'époque de la pleine prospérité de cette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal. Aujourd'hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre ses actions. Daelmans-Deynze saitdepuislongtempsque l'usine périclite, il n'ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard; il pourrait manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille proposition, et ravaler l'objet oiFerl afin de l'obtenir à des conditions léonines; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s'embarrasser d'une affaire nouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné, dès les premiers mots de l'entretien, voire par la démarche même à laquelle s'est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui s'entr'aident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l'aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme de la trempe du fabricant; il ne lui insinue même pas que s'il consent à racheter la fabrique, delà main à la main, c'est uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité I Oh 1 le'brave Daelmans-Deynze ! Et ces bons sentiments ne l'empêchent pas d'examiner et de discuter longuement l'affaire. Il entend concilier son intérêt et sa générosité; il veut bien obliger un ami, mais à condition de ne pas s'obérer soi-même. Quoi de plus équitable? C'est à la fois strictement commercial et largement humain. Cependant ils vont conclure. Reste un point que ni l'un ni l'autre n'osent aborder. Il faut bien s'en expliquer cependant; tous deux l'ont auvcœur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat ! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes : — Et, sans indiscrétion, monsieur Dobouziez, que comptez-vous faire à présent? L'autre hésite à répondre. Il n'ose pas exprimer ce qu'il souhaiterait. — Écoutez, reprend M. Daelmans, vous accueillerez mes ouvertures comme vous l'entendrez eL il esl convenu d'avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables... Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu'elle perdît du même coup son directeur... Vous me comprenez? Je dirai même que celte éventualité suffirait pour faire hésiter l'acquéreur. Des capitaux se remplacent, monsieur Dobouziez, l'argent se gagne, se perd — se gaspille, allait-il dire, mais il se retint — se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se remplace difficilement, c'est un homme de talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme du métier... C'est pourquoi je vous demande, monsieur Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d'une industrie que vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir et perfectionner... Nous comprenons-nous ? S'ils se comprenaient I Ils ne pouvaient mieux se rencontrer. C'était précisément la solution qu'espérait M. Dobouziez. Entre gens si honnêtes et si droits, on convint avec tout autant de facilité du chiffre des appointements du directeur; sauf ratification par Sainl-Fardier el les petits actionnaires une simple formalité. 11 va sans dire que M. Daelmans mit ces appointements à un chiffre très respectable. Il voulait même que le directeur continuât d'occuper la somptueuse maison attenante à la fabrique. Mais le père esseulé désirait retourner auprès de son enfant. Ah ! personne comme Daelmans-Deynze n'aurait pu adoucir à Dobouziez l'amertume et l'humiliation de ce sacrifice I Qui s'imaginerait pareille délicatesse et pareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce ! Dobouziez dut se l'avouer au fond de son cœur si blindé, si fier, si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé de M. Daelmans — son patron -- comme il articulait quelque correcte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquement comme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipita dans les bras de son ami, son sauveur. — Courage 1 lui dit l'autre avec sa simplicité et sa rondeur habituelles. LA BOURSE Une heure I l'heure réglementaire de l'ouverture de la Bourse sonne à l'horloge, dernier vestige de l'ancien édifice incendié, à la diligente horloge qui, lorsque les flammes la serraient de près et avaient tout dévoré autour d'elle, s'obstinait, servante féale, à mourir au champ du devoir en donnant l'heure officielle à la ville marchande Une heure ! Dépêchez, retardataires I Expédiez votre lunch, n'en faites qu'une bouchée, hommes d'affaires, hommes d'argent ! Joueurs de dominos, d'autres combinaisons vous réclament I Achevez de siroter votre café, de sabler la fine Champagne. Plantez là le journal pourtant si concis et rédigé, en nègre, à votre intention. Réglez et filez, ou gare l'amende. Une heure I Ils affluent de tous les points de la 1. La Bourse d'Anvers brûla dans la nuit du 2 août 1858. ville et de la Cité. Riches d'aujourd'hui, riches de demain et aussi riches de la veille, qui s'évertuent et luttent contre la débâcle, millionnaires dont l'herbe a fait du foin qu'ils engrangent dans leurs bottes, ou encore millionnaires dont le foin a flambé comme un simple feu de paille ! Va, cours, vole — parfois dans les deux sens du verbe — misérable suppôt de la Fortune ! La roue tourne, accroche-toi à ses rais, essaie d'en régler le mouvement ! Voyez-les se bousculer, se passer sur le corps, pour agripper la roue fatale, pour s'y cramponner avec l'opiniâtreté des rapaces; aujourd'hui au-dessus, demain en dessous ! La roue tourne et tourne, et l'essieu grince et craque... Et ses craquements ont de sinistres échos : Krach ! Depuis le matin, boursiers, boursicotiers, vont et viennent, se croisent dans les rues, affairés, fiévreux, sans s'arrêter, échangeant à peine un bonjour sec comme le tic-tac de leur chronomètre : Time ismoney! Avant la soirée les meilleurs amis ne se reconnaissent plus. To buy or not to buy ? That is the question ! monologue le sordide Hamlet du commerce. 11 n'envisage plus l'univers qu'au point de vue de l'offre et de la demande. Produire ou consommer : tout est là ! Une heure I Allons, que la meute avide de curée s'engorge par les quatre portes de l'élégant palais. Avec ses voûtes magnifiques, décorées d'attributs, de symboles et d'écussons de tous les pays, sous ses nervures de fer, contournées en arceaux, ce monument, d'un gothique panaché de réminiscences ma»- resques et byzantines, mi-partie aryen, mi-partie sémite, présente un compromis bien digne de ce temple du dieu Commerce, par excellence le dieu furtif et versatile. Les rites commencent. Le bourdonnement sourd des incantations s'élève parfois jusqu'au brouhaha. Debout, chapeau sur la tête comme à la synagogue, les fidèles s'entassent et jabotent. Et, graduellement l'atmosphère se vicie. On distingue à peine les métaux et les couleurs des peintures murales; les élégants rinceaux se noient dans un brouillard d'haleines et de fumées opaques ! Le pouacre encens ! Les tètes ont l'air détachées du corps et flottent au-dessus des vagues. A première vue, en tombant dans cette assemblée, on songe aux conventicules et aux sabbats. Jamais grenouillère altérée ne coassa avec pareil ensemble pour demander la pluie. Mais ces batraciens-ci réclament force pluie d'or. Peu à peu, on parvient à démêler les uns des autres ces groupes de gens d'affaires et de mercantis. Voici le coin des gros négociants se rendant encore à la Bourse par habitude. Ils traitent les affaires en affectant de parler d'autre chose, ou se déchargent de ces soucis sur quelque coadjuteur qui, de temps en temps, s'approche du patron pour prendre le mot d'ordre, la consigne. Ainsi le plénipotentiaire consulte le potentat. Là trônent, pontifient, les mages billionnaires, les grands prêtres. Pi iers mêmes du négoce, aussi solides que les colonnes de leurs temples. Colonnes philislines, hélas, contre lesquelles l'honnête Samson ne prévaudrait jamais ! Commettants, propriétaires, armateurs, courtiers de navires, banquiers, se prélassent dans leur importance, mains en poches ou sur le dos, et parlent peu, et parlent d'or — au propre et au figuré. Ploutocrates ventripotents, augures redoutables, leurs oracles sy-billins entament ou rehaussent le crédit du faiseur subalterne. Un mot de leur bouche vous f.irichit ou vous ruine. Les girouettes de la chance tournent à leur haleine. De leur fantaisie dépendent les fluctuations du marché universel. Ce sont leurs lunes qui règlent ces marées. Avec leurs affiliés des autres grands ports, ils sont de force à livrer le pauvre monde à la famine et à la guerre. Successeurs des Fugger et des Salviati, de ces Hanséates hautains qu'un cortège de hérauts et de musiciens richement costumés précédait chaque jour à l'heure de la Bourse, ils trafiquent des empires et des peuples comme d'une simple partie de riz ou de café; mais, s'il leur arrive encore de prêter de l'argent aux rois, moins fastueux et moins artistes que ces Focker légendaires, ils ne jetteraient plus aux llammes d'un foyer alimenté de cannelle ia créance d'un César, leur débiteur considérable, mais leur hôte glorifié ! Les autres étaient des patriciens, ceux-ci ne sont que des parvenus. Spéculateurs à la hausse et à la baisse consultent comme un infaillible baromètre les rides de leurs fronts, le pli de leur bouche et la couleur de leur re- gard. Ils sont les vicaires de la divinité que symbo-lyse la pièce de cent sous. Ainsi, lorsqu'un interlocuteur candide se méprend jusqu'à parler au juif rhénan Fuchskopf, d'un noble caractère, d'un génie, d'un saint médiocrement pourvu de ducats ou jusqu'à solliciter l'appui de cet Iscariote en faveur d'une infortune digne d'émouvoir tout mortel à figure plus ou moins humaine, l'affreux pressureur, le marchand d'âmes, le fournisseur de souliers sans semelles aux massacrés des récentes guerres, l'actionnaire insatiable que les houilleurs brûlés par le grisou, affamés par la grève ou fusillés par la troupe ont maudit en agonisant, le youtre tire de son porte-monnaie un luisant écu de cinq francs et au lieu de le consacrer à une exceptionnelle aumône, le passe à deux ou trois reprises sous le nez du solliciteur, puis le presse amoureusement entre ses doigts crochus et moites comme des ventouses, l'approche môme de ses lèvres comme s'il baisait une patène et, fléchissant à moitié le genou adresse cette intraduisible oraison au fétiche : Ach lieber Christ Wo du nicht bist Ist lauter Schweinerei I Puis, ricanant, remet l'hostie dans son gousset et jouit de la déconvenue du malencontreux intercesseur et de l'approbation de ses courtisans et complices. Autrement loquaces et remuants que les bonzes de la finance et du négoce se révèlent les agents de change. Pimpants, astiqués, ils toupillent, virevoltent, s'empressent, s'insinuent, s'interposent, butinent l'or en papillonnant. Ce sont les danseurs sacrés, et leur pantomime fait partie des incantations. De locomotion moins vertigineuse, serrés dans des habits plus sombres et de coupe plus roide, circulent les trafiquants en fonds publics, bricolant des liasses d'actions négligemment roulées dans des fardes ou de vieilles gazettes, et griffonnant leurs bordereaux sur le dos d'un client secourable. Couverts de complets de fatigue, les commissionnaires en marchandises entreposent force sachets d'échantillons, au fond de leurs poches. Celui-ci pile dans la paume de la main une fève de Chéribon et en fait subodorer l'arôme à l'épicier qu'il capte et circonvient. Celui-là vous persuade de la supériorité de son tabac, Kentucky ou Maryland, et finirait par endosser la récolte au preneur timoré qui n'en demande qu'un boucaut. A chaque spécialité, à chaque article son coin, sa dalle fixe. On ne se figure pas l'ordre régnant dans cette apparente pétaudière, le nombre des démarcations, des classements, des subdivisions. Raffineurs, distillateurs, importateurs de pétroles ou de guanos, facteurs en douanes, assureurs occupent, du premier janvier autrente-et-un décembre, sans empiétersur le domaine du voisin, les quelques pieds carrés assignés à leur partie. Un colin-maillard habitué de la Bourse, retrouverait sans peine, au milieu de cette fourmilière, le quidam dont il a besoin. Le sujel des conversations, l'objet débattu varie de pas en pas. Des quirateurs ou propriétaires collectifs d'un navire discutent avec les affréteurs les clauses d'une charte-partie. Un entrepositaire baragouine cédules et warrants. L'air retentit de mots exotiques et barbares : cent weights, primage, emprunt à la grosse aventure II est question de crimes spéciaux prévus par des codes exclusifs. Un armateur se plaint de barateries commises par ses capitaines. Ailleurs s'évalue un total de droits de navigation. Un expéditeur confère avec son subrécargue. Des dispacheurs règlent un compte d'avaries. Casquette à la main, un doyen de « nation » offre ses services à un importateur de bœufs vivants de la Plata et à un autre qui reçoit en conserves le bétail du même pays. Un officier de la douane taxe de fraude et d'irrégularités les baes d'une « nation», qui mettent en cause, de leur côté, le négociant entrepositaire. Le long du pourtour, sous les galeries, régnent des files de hauts pupitres d'où dégringolent pour s'y rejucher aussitôt après, comme atteints de ver-ligo, des calculateurs, chiffres faits hommes, s'égo-sillant à glapir les côtes que les reporters de moniteurs financiers consignent hâtivement sur leurs tablettes. Que de manœuvres pour arriver à ce but : l'argent. Tel à l'air taciturne, presque funèbre, parle affaires avec componction ; tel autre traite Mercure par-dessous la jambe et entremêle son boniment de facéties de rapin. Des bateliers, patrons de beurts et de chalands, le visage briqueté, les oreilles ornées d'anneaux d'argent, se tiennent à part, près des portes et, se balançant tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, crachent, chiquent, pipent, graillonnent en attendant le noli-seur. Des capitaines anglaisen bisbille, élèvent la voix comme pour commander l'abordage et crispent désagréablement un conciliabule de jeunes beaux et de vieux bellâtres, mâtinés de spéculateurs qui, non loin de là, se chuchotent la chronique scandaleuse, dénombrent leurs bonnes fortunes de la veille, dévoilent les mystères de l'alcôve et les secrets du comptoir, lient des parties fines pour la soirée et farcissent de potins' de boudoirs et de coulisses l'aride rituel commercial : — Avec leurs goddam ils feraient goddamner un saint ! déclare le plus spirituel des deux jeunes Saint-Fardier, visant les loups de mer tapageurs, et il se retire sur ce mot. Son frère l'accompagne, aussi radieux que si le mot était de lui. On leur donne le temps de s'éloigner; puis le cercle se rapproche : — Elles vont bien leurs petites femmes ! En voilà qui font goddamner leurs maris ? Athanase n'a rien à envier à Gaston ; leur ressemblance est plus grande que jamais. On se demande lequel est le plus sgana-rellisé des deux. Connaissez-vous le dernier patito deCora? — Notre grand Frédéric Barberousse I — Non, au rancart le robin 1 En ce moment le képi supplante la toque. — Un képi de l'armée belge... — Ou à peu près... — Autant dire un garde civique... — Eurêka ! — Connais pas... — Cet excellent Pascal qui n'entend pas le grec. * — Van Dam, le consul de Grèce? Mais il n'est pas de la garde civique. — Qui te dit le contraire! 0 Pascal... agneau I C'est Von Frans, parbleu ! — Et c'est là tout ce que vous savez ? intervient un nouveau venu, De Zater, l'homme toujours ganté. Quel vieux neuf I Voici bien d'autre nanaa : Lucrèce, l'imprenable Lucrèce... — Eh bien? — .... a fini par imiter ses petites folles de cousines... — Avec qui ? — Avec le nouvel associé de son mari ; le senor Vera-Pinto, un Chilien, un Fuégien ou un Patagon, je ne sais au juste... — Comment ! Le rastaquouère avec qui Freddy Béjard entreprend les transports d'émigrants en Argentine et qui lui a proposé l'opération des cartouches... Messieurs, cette coïncidence ne vous entr'-ouvre-t-elle pas des horizons nouveaux, comme on dit au Palais? — Tu ne prétends pas que le mari soit de connivence avec la femme : ils se détestent trop pour cela. — Peuh 1 L'intérêt les rapproche... — Voilà donc leur débâcle doublement conjurée. Car, vous n'ignorez pas, je suppose, que le papa Dobouziez vend sa part dans l'exploitation de la fabrique et jusqu'à sa maison... Hé, Tolmoch, combien font les métalliques? — Que cornez-vous là ? Le père Dobouziez, ce rigide matois, ce « tirez-vous de là comme vous pourrez 1 » se sacrifier pour un autre ! pour un Béjard ! — Ah çà, vous tombez donc tous de la lune... On ne parle que de cette liquidation depuis ce matin, sur le tramway, au port, dans les bureaux... — Daelmans-Deynze devient propriétaire de l'usine. Le père Saint-Fardier aussi abandonne la fabrication des bougies. Il lâche le beau-père pour commanditer le gendre. Saint-Fardier remplacera Dupoissy, qui manquait de poigne, au bureau des enrôlements pour l'Amérique et c'est lui qui s'occupera de l'emménagement des navires. Il y a des milliers et des milliers de francs à gagner. On annonce le prochain départ de la Gina avec une cargaison de cinq cents têtes. — Au lieu de bois d'ébène voilà que Béjart se met à vendre de l'ivoire ! conclut finement DeZater. — A propos, De Maes, je vous prends vos consolidés à terme... — Dobouziez consent à rester comme directeur aux appointements d'un ministre, m'affirmait à l'instant le caissier de la fabrique. — Deux mots, monsieur de Zaler, au sujet des huiles : faut-il acheter ou vendre ? — Vendre I Que vous êtes jeune, Tobiel : télégraphiez sans retard à Marseille et emparez-vous de tout ce qui reste encore sur le marché... — Ecco l'opération des cafés ; j'expédie par le Feldmarschall deux cents balles Java à Brand Frères, de Hambourg, et, en même temps, je charge mon commissionnaire d'acheter avec le produit une partie de cuirs... — Messieurs, j'ai bien l'honneur... De Zater, je suis le vôtre... Vous parliez du grr...and désintéressement de Dobouziez... — Non, cela me passe. On n'est pas honnête à ce point. — Honnête ! ricane Brullekens, le maniaque qui fait décaper chaque matin son argent de poche ; c'est un autre mot, que vous diriez, vous, hé ! Fuchskopf ? — Cé Taelmans-Teince, èngore un orichinal, un ardiste... Dummes Zeug ! Lauter Schweinerei ! Belt-lern ! Oui, té mentiants ! — Toujours expliciles ces Teutons !... Mais, De Zater, pour en revenir à Lucrèce et à son rasta-quouère... — Qu'est-ce donc cette affaire de cartouches? — Pour le moins, un vol de grand chemin... — Pas mal ! Mais je mets « cartouches » au pluriel et sans majuscule. — Eh bien, voici : Béjard, l'unique Béjard, lui, toujours lui, vient d'acheter au dernier dictateur chi- lien, par l'entremise du senor Vera-Pinto et de compte à demi avec celui-ci, un solde de cinquante millions de cartouches, mises hors d'usage par suite de la réforme de l'armement. Il parait que la digne paire d'amis s'est acquis ces munitions de rebut pour une croûte de pain... Or, ce malin de Béjard compte revendre séparément la poudre, le fulminate, le plomb et le cuivre qu'il retirera de ces cartouches, et réaliser de ce chef le joli bénéfice de plus de cinq cents pour cent... — Une opération de génie ! opinèrent avec autant d'admiration que d'envie tous ces monteurs de coups constamment à l'affût des occasions de faire fortune du jour au lendemain. Jamais ils n'auraient trouvé ce moyen-là, si simple, pourtant. Vrai, ce Béjard pouvait être une canaille, mais il était diantrement fort, et leur maître à tous ! — Toutefois, des difficultés se présentent, continua Brullekens. Le tout n'est pas d'amener jusqu'ici ce lot colossal de cartouches ; il s'agit de se mettre en règle avec la douane, puis d'obtenir de la Ville l'autorisation de décharger ces redoutables produits, représentant une affaire de deux cents à deux cent cinquante mille kilos de poudre, c'est-à-dire plus qu'il n'en faudrait pour faire sauter Anvers et son camp retranché... La Bégence hésite d'autant plus à assumer une grave responsabilité dans cette litigieuse affaire, que Bergmans, le vigilant agitateur, l'inconciliable ennemi de Béjard, ayant eu vent des manigances de celui-ci, ne cesse d'intimider noire Magistral et d'exciter contre Béjard et sa mirifique entreprise les terreurs el la colère des portefaix du port qui n'ont pas encore oublié l'affaire des « élévateurs ». Aussi impopulaire qu'il soit, Béjard pare quelque peu les assauts du bouillant tribun en faisant miroiter aux yeux de celte population riveraine, généralement besoigneuse, la perspective du travail facile el lucratif que leur procurera son industrie. « A la Ville, il promet d'extraire tous les jours mille kilos de poudre des cartouches, de manière à en finir au bout de neuf mois. De plus, il s'engage à fournir toutes les garanties et à se conformer à telles mesures de précaution que lui imposera l'autorité. Et vous verrez, — au fond, je le souhaite, car l'affaire est trop sublime ! — que ce diable d'homme aura raison des obstacles qu'on lui suscite et qu'il se moquera une fois de plus, de la ville, de la province, du gouvernement, des foudres de Bergmans et même du vox populi ! » Un mouvement qui se produisait de groupe en groupe vers l'entrée occidentale de la Bourse, jusqu'au quartier des coulissiers et des tripoteurs en effets publics, interrompit cet édifiant colloque. Les éclats d'une aigre conlestation dominaient les psalmodies coutumières. La poussée et le vacarme devinrent tels que l'opulent Verbist, suprême amiral d'une Hotte marchande de vingt navires, daigna s'enquérir auprès de son commis de la cause de cette perturbation. — Claessens, que signifie... — Un escogriffe qu'on somme de payer ses différences, monsieur. Une triste espèce, à ce qu'on m'assure ! La face bouffie et adipeuse, blafarde comme un astre hydropique, sourit lugubrement, les épaules eurent un sinistre haussement et, en spectateur blasé sur ce genre d'exécutions et qui n'en était plus à compter les banqueroutes de ses contemporains, Verbist ne s'informa même pas du nom de l'agioteur indélicat, mais continua de se curer les dents le plus confortablement du monde. C'était pourtant le bénin, le suave, l'unique Du-poissy que l'on prenait si vivement à partie. Le hasard voulait que le Sedanais s'abîmât sans retour le jour même où Béjard, son maître, son patron, doublait victorieusement le cap de la ruine. La fréquentation de Béjard lui avait donné foi dans sa propre étoile. Ce satellite s'était cru planète. Ce volatile s'était pris pour un aigle et avait voulu voler de ses ailes. Le jour où les bruits de l'imminente déconfiture de Béjard commencèrent à circuler, le prudent Dupoissy le lâcha avec la désinvolture d'un laquais. D'ailleurs Béjard, mis au courant des trahisons de ce gluant personnage, n'avait rien fait pour le retenir. Au temps de la prospérité de Béjard, Dupoissy s'était assuré de fortes commissions et lui qui n'avait jamais possédé un sou vaillant, dans sa patrie ou ailleurs, se trouva un moment à la tête d'un capital fort sérieux. Au lieu de s'établir et de se livrer, par exemple, au commerce des laines et des draps, « parties » dans lesquelles il se proclamait d'une compétence sans égale, il risqua tout son avoir dans des opérations aléatoires et de longue haleine. Tant que Béjard fut là, le tripoteur profilait de ses conseils et quittait la partie, sinon sans profit, du moins sans perte désastreuse. Mais, abandonné à sa propre initiative, il se fit complètement ratiboiser. Il en était arrivé à négliger les précautions les plus élémentaires ; c'est à peine s'il s'enquérait de l'état du marché. Persuadé de son génie, il spéculait indifféremment sur les changes, les métaux, les efi'ets publics et les marchandises. Quelque temps il parvint à faire escompter ses effets et à continuer ses « marchés fermes » ; puis, l'un après l'autre, les banquiers lui coupèrent le crédit ; enfin, à part quelques pigeons que dupait sa mine confite et onctueuse, son accent papelard, son fleur de respec-tability, et qui, sur la foi de ses jérémiades, le considéraient comme une victime de Béjard, il n'y eut plus pour lui livrer leur signature que des flibustiers aussi mal cotés que lui. Il paya même cher la longanimité dont il bénéficia tout un temps. C'était précisément, à la Bourse, jour de grande liquidation. Le faiseur, à bout d'expédients, avait passé la matinée à battre les guichets de la place, sans trouver à emprunter quarante sous. Cela ne l'empêcha point de se présenter en Bourse, comme d'habitude, luisant, bichonné, bénisseur, tendant à tous ses mains chattemiteuses et feignant de ne pas s'apercevoir des rebuffades et des affronts. Avisant un de ses contractants sur lequel il avait tiré à boulets rouges, il l'aborda, la bouche en cœur et se mit à l'entretenir d'une voix doucereuse et avec des gestes enveloppeurs, d'une opération superlifico-quentieuse (il aimait ce mot) qui devait les enrichir tous les deux. Il tombail mal cette fois. — Je ne demande pas mieux que de traiter de nouveau avec vous, lui répondit le marchand, mais, auparavant, si vous voulez bien, nous liquiderons cette petite affaire de la Rente française. Vous savez ce que je veux dire... Voilà trois mois que vous ajournez le règlement de cette bagatelle... Dupoissy ne cessa pas de sourire et se récria : — Comment donc ! Mais volontiers, cher ami. Et même à la minute... Justement j'allais vous prier de passer ce soir chez moi... Si je vous parlais de cette nouvelle affaire, c'est parce qu'elle se rattache étroitement à celle que nous avons terminée; —si étroitement, que nous pourrons les combiner je dirai, même les fusionner... — Pardon ! interrompit l'autre, il ne s'agit pas de tout cela. En voilà assez de vos combinaisons continues. Avant de m'embarquer avec vous dans d'autres entreprises, je désire connaître enfin la couleur de votre argent... — Monsieur Vlarding! fit Dupoissy, jouantl'homme irréprochable outragé dans ses sentiments. Monsieur Vlarding, mon bon ami I — Ta ta ta 1 II n'y a pas de Vlarding et de bon ami qui tiennent 1 Vous allez me payer recta deux mille francs en échange du reçu que voici... — Mais, mon vieil ami, pareils procédés de votre part, après tant d'années de mutuelle confiance... — Trêve de protestations ! Je ne vous dis que ce mot : pagare, pagare ! — Lorsque je vous répète que je n'ai pas cet argent sur moi ! gémit Dupoissy à voix basse, et en pressant le bras de son interlocuteur. De grâce, calmez-vous... on nous écoute ! On commençait, en effet, à faire cercle autour d'eux. A l'ordinaire badauderie se joignait une curiosité maligne, l'attente d'une bagarre. Mais plus Dupoissy essayait d'amadouer Vlarding, plus celui-ci criait : — Pour la dernière fois, monsieur Dupoissy, êtes-vous disposé à me solder les deux mille francs ? — Quand je les aurai ! laissa échapper le malheureux Dupoissy, perdant décidément la tramontane. Vlarding bondit comme un chien flâtré. — Comment dites-vous cela? cria-t-il dans le visage du débiteur insolvable. D'autres dupes faisaient chorus, à présent, avec Vlarding. C'était à qui réclamerait son dû. — Payera ! Payera pas ! chantait la galerie, sur l'air des lampions, en se trémoussant, en trépignant de joie féroce. 1 S — Messieurs, mes bons messieurs, laissez-moi sortir, je vous en conjure! Je suis citoyen français, messieurs, j'en appelle au consul de mon pays... Messieurs, c'est une indignité... — As-tu fini ? goguenardaient les jeunes Saint-Fardier. Haro sur le déserteur ! Haro sur l'homme de Sedan ! Ferme ta cassolette ! A la porte, Badinguet ! Mais les créanciers s'échauffaient et le menaçaient du poing, du parapluie et de la canne. Vlarding venait de lui abattre le chapeau de la tête. — Non, non ! Pas de violence ! intercédaient hypocrilement la majorité des assistants. Faisons durer le plaisir. Tremblant de peur, hagard, livide, la sueur et la pommade fondue lui découlant du front et des oreilles, le gros homme ne bougeait plus. Il embaumait à outrance. Mais moins heureux que le putois, son odeur ne tenait pas ses ennemis à distance. Comment aurait-il échappé à leur coalition ! La consigne avait été donnée. On ne le frapperait pas; on se bornerait à le bousculer. Le jeu avnit des règles consacrées par de nombreux précédents. Plus d'un boursier malhonnête avait été exécuté de la sorte. Les mains enfoncées dans leurs poches, les bourreaux ne jouaient que des coudes, des genoux ou des reins. Ainsi les vagues ballottent et roulent longtemps le naufragé, et le harcèlent de toutes parts, et se le renvoient l'une à l'autre, en lui faisant le moins de mal possible. Dupoissy était bien un homme à la mer 1 11 virait de droite et de gauche, louvoyait quelque temps dans un même sens, puis courait des bordées fantastiques. A peine un flot de tortionnaires l'avait-il projeté dans une direction, qu'un autre flot le ramenait à son point de départ. D'autres fois il restait immobile, broyé entre deux courants de même force, presque réduit en bouillie, aux trois quarts épou-monné. Les questionnaires les plus rapprochés de lui risquaient de partager son sort. — Arrêtez ! Pas si fort ! criaient-ils à leurs camarades. Une joie carnassière se repaissait de sa détresse. Un unique sentiment de cruauté confondait ces centaines de boursicotiers s'acharnant sur un joueur maladroit, ainsi que des collégiens sur leur souffre-douleur. Et, comme toujours, les plus véreux, les plus obérés, prenaient à cette brimade la part la plus féroce. Les millionnaires podagres se faisaient représenter à cette fête par leurs héritiers et leurs commis. La police se tenait discrètement en observation. Tant qu'on n'endommageait pas la peau du patient et qu'on se bornait à le bousculer , elle n'avait pas mission d'intervenir. La tradition autorisait les négociants assemblés à châtier, dans cette mesure, le spéculateur de mauvaise foi. Entre les arcades du premier étage, accoudés à la travée du promenoir, penchés sur cette véritable arène, les petits porteurs de dépêches jubilaient non sans éprouver quelque stupeur à la vue de ces per- sonnagesbarbus et généralement compassés, s'éman-cipant comme des vauriens de leur âge, et l'envie leur démangeait de descendre dans la piste pour participer à ce sport de haut goût. Mais outre que les placides « gardes-ville « ne leur auraient pas assuré les mômes immunités qu'aux boursiers, à la longue un sentiment de terreur et de pitié entrait dans l'âme des gamins : ils regardaient encore, les yeux écar-quillés, mais ils avaient cessé de rire. Les rudes bateliers, si prompts à se colleter, demeuraient stupéfaits devant ce déchaînement de furie chez tous ces « chics messieurs », et ils en oubliaient de tirer des bouffées de leur brûle-gueule ou même de mordre leur chique. Aucun des anciens amis du Sedanais, aucun des amphytrions qui le recevaient autrefois à leur table, n'accourait à sa rescousse. Les plus humains, voyant la tournure critique que prenait l'altercation entre Dupoissy et ses créanciers, s'étaient prudemment esquivés, de peur d'être mêlés à l'esclandre ou pour s'épargner la vue de ces scènes pénibles. Pendant la tempête, une barque de pêche essaie d'enfiler le goulet du port. L'esquif a beau calculer son élan, chaque fois la barre l'entraîne à la dérive ou menace de le briser contre les estacades. La tourmente humaine leurrait ainsi le pitoyable Sedanais et ne le rapprochait d'une des portes de salut que pour le rejeter à l'intérieur, et cela parfois en risquant de le fracasser contre les piliers. Comme après bien des affres et bien des péripé- ties, une formidable impulsion le dirigeait pour la vingtième fois vers la sortie, unretardaire venant de la rue poussa la porte capitonnée. — Tenez la porte ouverte, Béjard ! mugit en s'épongeant Saint-Fardier père, qui s'était passionné pour ce jeu comme un étudiant d'Oxford à un match de foot-ball. Ganté de frais, la taille prise dans un pardessus de coupe irréprochable, la boutonnière fleurie, plus superbe, plus maître de lui, plus dominateur que jamais, Béjard devina la situation, et n'ayant plus rien de commun avec son ancienne créature, tenant surtout à affirmer qu'il la répudiait sans merci, notre homme se prêta avec empressement à ce que la cohue attendait de lui. S'efïaçant contre la muraille, il tint la porte en-tre-bàillée pour livrer passage à la victime. Son visage s'éclairait d'une joie salanique. Vrai, il était propre à présent, le patelin lâcheur ! De son côté, Dupoissy reconnut son ancien associé. Se voir ainsi houspillé devant lui ! C'était là le coup de grâce, le suprême opprobre ! Franchement il ne méritait pas ce surcroît d'ignominie I II concentra tout ce qui lui restait de ressorl, de flamme, d'énergie vitale, pour lancer au triomphateur un regard d'atroce rancune, quelque chose comme une imprécation muette. Le crapaud doit avoir de ces regards sous le sabot d'un maroufle. Béjard ne broncha pas sous ce lluide vindicatif. Rien n'était, au contraire, plus flatteur pour lui. Au moment où une dernière ruée accélérait l'essor du Sedanais et où il filait avec la véhémence d'un projectile devant le député Béjard, celui-ci lui fit une révérence profonde de tabellion qui reconduit un visiteur considérable. Le Dupoissy alla rouler comme un ballot avarié sur le pavé entre les deux trottoirs. Béjard le vit se ramasser, s'épousseter et se traîner, en longeant les murailles, avec des façons de limace. Puis, lent et correct, sans s'occuper davantage de cette épave, le grand homme laissa retomber la porte et entra dans le temple où l'attendaient les félicitations et les hommages d'une tourbe prête à le traiter comme Dupoissy le jour où la Fortune cesserait de l'élire si manifestement pour son favori. TROISIÈME PARTIE LAURENT PARIDAEL I LE PATRIMOINE Laurent venait d'atteindre sa majorité et le directeur de la fabrique l'invita par lettre strictement polie à passer par ses bureaux. Laurent retrouva son tuteur comme il l'avait quitté quatre ans auparavant, du moins quant à l'allure, à la tenue et à l'abord. Son masque impassible et lisse était un peu ridé, ses cheveux avaient blanchi et il levait moins haut son front autoritaire. Sur le bureau déshonoré il y a des années par le malencontreux Robinson Suisse s'étalaient à présent une liasse de banknotes et une feuille de papier couverte de chiffres alignés en colonne. L'industriel, toujours à la besogne, répondit à peine au : « Bonjour, cousin ! » que Laurent essayait de rendre aussi soumis, aussi affectueux que possible. — Veuillez prendre connaissance de ce tableau et vérifier l'exactitude des calculs. Ceci vous représente mes comptes de tutelle : d'un côté vos revenus, de l'autre les frais de votre entretien et de votre éducation... Vous m'accorderez que je me suis abstenu autant que possible d'ébrécher votre petit capital. Lorsque vous aurez examiné ce travail, je vous prie, si vous l'approuvez, de signer ici... Vous pourrez emporter un double de cette pièce... Laurent fit un mouvement pour saisir la plume et signer de confiance. M. Dobouziez lui arrêta le bras, et de sa voix égale : « Pas de cela I... Vous me désobligeriez... Lisez d'abord. » Quoi qu'il en eût, Laurent s'assit devant le pupitre et fit mine de revoir attentivement le détail des opérations. En attendant, son tuteur lui tournait le dos et regardait par la fenêtre, en tambourinant les vitres. Laurent n'osa pas couper trop viLe court à ce simulacre de vérification. Il attendit cinq minutes; puis se risqua à appeler l'attention de son parent : — C'est parfait, cousin ! Et il se hâLa de signer de son mieux ce tableau dressé avec tant de netteté et de minutie. M. Dobouziez se rapprocha du pupitre, passa le buvard sur la pièce approuvée et la serra dans un tiroir. — Bon. Il vous revient donc trente-deux mille huit cents francs. Voyez là, si vous trouvez votre compte. Pris à la fois de dépit et de chagrin, Laurent empochait, pôle-môle, les billets et les espèces. — Comptez d'abord ! arrêta M. Dobouziez. Le jeune homme obéit de nouveau, compta même à haute voix, puis, suffoquant, avant d'être arrivé à bout de sa numération, repoussa, d'un mouvement brusque, billets et numéraire entassés... — Eh bien ? Y a-t-il erreur ? Le féroce honnête homme I Laurent aurait voulu lui dire : « Gardez cet argent, tuteur... Placez-le vous-même... Je n'en ai pas besoin; je le dépenserai, il m'échappera, car il ne me connaît pas... Tandis que vous êtes homme à le manier et à en user comme il convient... » Mais il craignit que le superbe Dobouziez, habitué à jouer avec des millions, ne prît pour une insul lante familiarité l'offre de ce capital dérisoire..., l'héritage de feu Paridael, ce pauvre commis... El pourtant, comme le fils Paridael eût prêté et même donné de bon cœur les économies du commis défunt à ce patron de la veille, devenu commis à son tour. — Dépêchons ! répéta M. Dobouziez d'un ton glacial après avoir consulté son chronomètre. Force fut à Laurent de prendre son bien. II s'attardait encore en regagnant la porte : « Permettez-moi au moins, cousin, de vous remercier et de vous demander... » balbutia-t-il, poussant la conciliation jusqu'à se repentir de ses torts involontaires et à se reprocher l'antipathie qu'il avait inspirée, malgré lui, à ce sage. — C'est bien ! c'est bien I Et le geste et la physionomie imperturbables de Dobouziez continuaient de lui répéter : « J'ai fait mon devoir et n'ai besoin de la gratitude de personne ! » Les opérations étaient exactes. Le patrimoine avait été géré d'une manière irréprochable. Le résultat était prévu. Tout était prévu ! Ah ! il ne se doutait pas, le rationnel Dobouziez, de la façon hétéroclite dont l'orphelin lui témoignerait bientôt sa reconnaissance! Il oubliait, le parfait calculateur, que certains problèmes ont plusieurs so lutions. Sinon, il aurait peut-être rappelé le jeune homme qu'il congédiait si catégoriquement et lui aurait dit : «Soit, malheureux enfant, laisse-moi ton petit pécule et surtout ne te crois jamais notre obligé, le débiteur de Gina et de son père, le vengeur fatidique de ma fille... » Laurent ne se doutait pas, en ce moment, de ce qui devait arriver et, cependant, il se sentait monter au cœur une sourde et opaque tristesse. AvanL de se rendre à la fabrique, il s'était réjoui à l'idée de devenir son propre maître, de toucher un vrai capital, presque une fortune!... Et à présent qu'il tenait ces billets et cet or, ils lui brûlaient la poche et l'inquiétaient comme s'ils ne lui eussent pas appartenu. Vrai, un voleur n'eût pas été plus soucieux que ce propriétaire. Il était autrement confiant et dispos lorsqu'il s'était séparé, la dernière fois, de son tuteur. Que d'illusions et que d'espérances alors! Avec les cent francs qu'il palpait mensuellement, il se croyait le plus riche des mortels et à présent que son avoir se chiffrait par milliers de francs, il n'avait jamais été aussi embarrassé de sa personne, aussi indécis, aussi mal dans son assiette. Arrivé dans la rue, le Fossé lui sembla effluer des miasmes prophétiques : le Fossé lui-même se tournait contre lui ! Paridael flairait d'occultes menaces dans ces émanations, mais sans parvenir à déchiffrer ces vagues présages. En attendant, sa mauvaise humeur retournait sur l'usinier : — Quelle banquise ! marmonnait-il outragé dans ses fibres aimantes. Il m'a reçu comme le dernier des coupables. A la fin, si je ne m'étais contenu, je lui aurais jeté ce sale argent au visage... ce sale argent ! Et se sentant très seul, très abandonné, prenant peur de lui-même, redoutant ce premier tête-à-tête avec sa pesante fortune, afin de secouer ses pensées noires, l'idée lui vint de se rendre chez lesTilbak. L'autre fois aussi, cette visite avait été la première après son départ de la fabrique. Aussitôt, reprenant possession de lui-même, aux trois quarts rasséréné, il pressa le pas. En marchant, il se représentait d'avance le vivifiant et salubre milieu où il allait se retremper. Depuis quelque temps, il avait néglisé ses bons amis. Des scrupules honorables étaient cause de cette apparents indifférence. Henriette ne semblait plus la même à son égard : non pas que son affection pour lui eût diminué, bien au contraire ! mais quelque chose de fébrile et de contraint se mêlait maintenant à sa parole et, sans y mettre la moindre fatuité, le jeune homme se croyait, de la part de la jeune fille, l'objet d'un sentiment plus vif qu'une amitié fraternelle. Or, incapable d'oublier la superbe Gina, Laurent craignaitd'alimenter cette passion à laquelle il ne voyait point d'issue, car il se fût tué avant d'abuser de la confiance que Vincent et Siska plaçaient en lui. Mais comme il cheminait aujourd'hui vers la Noix de Coco et qu'une réaction bienfaisante s'opérait dans son esprit, l'image d'Henriette lui apparut plus douce, plus touchante que jamais, et, à celte évocation, il éprouva ou du moins s'excita à éprouver pour la jeune fille une inclination moins quiète et moins platonique que par le passé. Qu'avait-il erré si longtemps ! Il tenait le bonheur sous la main. Il ne pouvait mieux inaugurer sa vie nouvelle et rompre avec ses anciennes attaches qu'en épousant la saine et honnête enfant des Tilbak. L'état dans lequel l'avait plongé son entrevue avec Dobouziez contribua à accélérer celte résolution. Rien ne lui parut plus raisonnable et plus réalisable. Le consentement des parents lui était acquis d'avance. On publierait aussitôt les bans. En caressant ces perspectives matrimoniales, il arriva à la Noix de Coco et, traversant la boutique, entra directement, en familier, dans la chambre du fond. Il trouva tous les membres de la famille réunis, mais fut frappé par leurs mines allongées et chagrines. Avant qu'il eût eu le temps de leur demander une explication, Vincent l'entraîna dans la pièce de devant et, après une quinte de toux nerveuse, lui dit d'une voix engorgée : — C'est décidé, monsieur Lorfci, nous émigrons, nous partons pour Buenos-Ayres... Laurent crut s'effondrer. — Mais, mon brave Vincent, vous perdez la tête..- — Nullement, c'est tout à fait sérieux. Ce matin j'ai pris moi-même mon passage chez M. Béjard, au quai Sainte-Aldegonde. Je vais m'embarquer... J'ai même touché la prime... Voilà des mois que ce projet me trottait par la caboche. Il n'y a plus rien à entreprendre ici pour nous. Le commerce des bou-singots et des casquettes ne va plus. Le biscuit se fait rare. « On a gâté le métier. Avec ces runners qui accaparent le marin dès l'embouchure de l'Escaut et l'entraînent, ivre et abruti, au fond de leurs cavernes où ils le plument et l'écorchent jusqu'à la moelle, le petit boutiquier doit renoncer à la lutte... A moins de compagnonner avec eux, recourir à leurs pra- tiques, de leur disputer la proie à coups de poing et de couteau ! Aulant m'engager tout de suite dans une bande de francs voleurs ! « D'autre part l'invention des allèges à vapeur me force de vendre monbatelet pour du bois à brûler... Et, pour nous achever, voilà que nos fils ne trouvent plus à se placer... Nos grands chefs de maisons n'engagent que des volontaires allemands. Les mieux disposés pour leurs pauvres concitoyens, notamment M. Daelmans-Deynze et M. Bergmans, sont assaillis de demandes et ont embauché déjà plus du double d'employés nécessaires ! Par une faveur spéciale ils ont bien voulu se charger de notre Félix. Encore parlent-ils de l'envoyer à Hambourg dans une de leurs maisons succursales. Il faudrait pouvoir attendre qu'une place devînt vacante pour notre Pier-ket. Mais d'ici là, nous avons le temps de nous serrer le ventre... Vous le voyez, c'est la fin. Anvers ne veut plus de nous. Aussi avons-nous pris le parti de nous en aller tous. Et, s'il nous faut crever, du moins aurons-nous vaillamment tenté jusqu'au dernier effort pour vivre !... » Et Tilbak refoula par un terrible juron I' émotion qui l'étranglait. — Non, non, s'écria Laurent, en lui donnant des tapes dans le dos, pour le réconforter. Vous ne partirez pas, mou brave Vincent. Et je bénis doublement l'inspiration qui m'amène ici ! Depuis ce matin je suis riche, mon excellent gaillard ! Je possède largement de quoi vous venir en aide à vous et aux vôtres. C'est plus de trente mille francs que je tiens à votre disposition, mon très cher. Vous n'avez jamais douté de moi, je suppose. Eh bien, alors ! Allons qu'on cesse de se lamenter... Mais avant de retrouver Siska et vos enfants, laissez-moi compléter ma démarche L'argent qu'il vous répugnerait peut-être de tenir d'un ami, vous serez obligé de l'accepter d'un fils, oui, d'un fils — Siska ne m'a-t-elle pas toujours considéré comme son aîné ? — ou, si vous l'aimez mieux, de votre gendre... Vincent, accordez-moi la main de votre fille Henriette ! Tilbak lui appuya les mains sur les épaules et le regarda au fond des yeux : — Merci, monsieur Laurent. Votre offre généreuse ne nous touche pas moins profondément que votre demande, mais nous ne pouvons y donner suite... 11 y a longtemps que ma femme a lu dans le cœur de notre fille et qu'elle combat le sentiment déraisonnable qui s'y est logé. Pour ne rien vous cacher, cet amour est même une des causes de notre départ... Tous, ici, nous avons besoin de changer d'air... « Je yous le dis, à vous aussi monsieur Laurent, ce mariage est impossible. Même si j'y avais consenti, ma femme s'y serait opposée de toutes ses forces. Vous ne connaissez pas encore notre Siska. Elle entretient sur le devoir des idées peut-être très singulières, mais certes très arrêtées. Du moment qu'elle a dit : ceci est blanc et cela noir, vous auriez beau la prêcher, vous ne l'en feriez plus démordie... Savez-vous qu'elle croirait manquer à la mémoire des chers morts vos parents, si jamais elle autorisait une alliance entre sa famille et la vôtre... Vous êtes jeune, monsieur Laurent, vous possédez un gentil avoir, on vous a donné l'instruction, des parents riches vous laisseront peut-être leur fortune... et vous ferez un parti digne de celte fortune, de cette éducation et de votre nom ; un parti répondant aux vues que vos pauvres chers morts, eux-mêmes, auraient entretenues concernant votre avenir... Voyez-vous votre opulente famille reprocher à notre Siska de vous avoir endossé sa fille et la considérer comme une intrigante, une misérable intruse... — Vincent ! s'écria Laurent en lui fermant la bouche... Soyez raisonnable, Vincent... Je me moque bien de ma noble famille... Vrai, pour ce qu'il m'en reste, il serait absurde de me contraindre... Vous finiriez, en me parlant ainsi, par me la faire haïr!.., Que n'assisliez-vous tout à l'heure à l'accueil que m'a fait ce Dobouziez ! L'âge et les mécomptes l'ont rendu plus pisse-froid que jamais... Je ne suis plus des leurs. Je me demande même si je l'ai jamais été 1 Je ne leur dois rien. Nos derniers liens sont brisés... Et c'est à ces parents qui me renient, que je sacrifierais mes affections 1... Allons, votre refus n'est pas sérieux... Siska sera plus raisonnable que vous... — Inutile 1 monsieur Laurent. Sachez même que si ma femme avait prévu cette amourette, jamais elle ne vous aurait attiré ici... Épargnez-lui la peine de devoir encore accentuer mon refus... — Soit, dit Laurent. Mais si mes visites vous importunent, si un faux point d'honneur, oui, je dis bien, tant pis si vous vous fâchez 1 vous interdit de m'agréer pour gendre, moi qui comptais si loyalement rendre heureuse votre Henriette ! du moins rien ne vous empêche de m'accepter pour créancier et, désormais, il est inutile d'émigrer... — Merci encore, monsieur Laurent, mais nous n'avons besoin de rien... Pour tout vous dire, Jan Wingerhout, le baes de 1' « Amérique », votre ami, nous accompagne... Il a réalisé son dernier sou et lui aussi va tenter la fortune dans une autre Amérique... — Ah ! je devine 1 s'écria Paridael, C'est à lui que vous donnez Henriette... — Eh bien, oui I... Jan est un brave garçon de notre condition, que vous, tout le premier, avez apprécié... Et j'aurai même à vous demander une grâce, monsieur Paridael... Jamais notre ami ne s'est douté de l'amour d'Henriette pour vous... Oh, faites qu'il ignore toujours le caprice extravagant de notre fillette... — C'en est trop ! interrompit Laurent. Ne vous faut-il pas que j'entre dans vos plans jusqu'à me faire haïr de votre fille? Et intérieurement il se disait: « Trop pauvre pour Gina, trop riche pour Henriette ! » Puis, donnant libre cours à son amertune : — Vrai, mon cher Tilbak, vous êtes tous les mêmes à Anvers... Vous ravalez tout à une question de gros sous. Mon digne cousin Dobouziez vous approuverait sans réserves... Les liens du cœur, les sympathies ne comptent pas. Tout s'efface devant des considérations de boutique. L'or seul rapproche ou divise. Ah ! tenez, tous, tant que vous êtes, avez une tirelire à la place du cœur ! Vous-mêmes, les Tilbak, que je considérais comme les miens, vous ne valez pas mieux que le reste !... Et je suis destiné à vivre toujours seul, et toujours incompris... Éternel déclassé, créature d'exception, nulle part je ne rencontrerai des pairs, des semblables, des vivants de ma trempe !... Et, en proie à une crise nerveuse qui couvait depuis le matin, le corps tendu et secoué par ces émotions réitérées, il s'affala sur une chaise et se mit à fondre en larmes comme un enfant. Cependant Siska, attirée par les éclats des voix, avait entr'ouvert la porte et entendu la fin de cette conversation. Elle s'approcha du jeune homme et essaya de le calmer par de maternelles paroles : — Méchant enfant ! Parler ainsi de nous ! Ecoutez-moi, mon cher Laurent, et ne vous fâchez pas. Nous nous expliquerons encore une fois sur toutes ces choses avant notre départ, mais pas aujourd'hui. Vous êtes trop exalté. Qui sait? Peut-être vous ouvrirai-je les yeux sur l'état de vos propres sentiments ! Un peu intimidé par le ton solennel dont la maîtresse femme prononça ces quelques mots, Laurent se contint et, après une conversation indiffé- rente, rentra dans la pièce de derrière et prit, avec assez de calme, congé de la famille. A quelques jours de là, Paridael retourna chez les Tilbak. Siska s'occupait vaillamment des préparatifs du départ. Laurent lui ayant demandé l'explication promise, aile interrompit son travail, et coulant un regard inquisiteur jusqu'au fond des yeux du jeune homme : — Ce que j'avais à vous dire, Laurent, dit-elle, c'est simplement que vous n'avez jamais aimé Henriette. Laurent essaya de protester, mais comme les yeux clairs et fermes de la digne femme continuaient de scruter les siens, il rougit et baissa même la tête. — Et cela parce que vous en aimez une autre I poursuivit Siska. Je vous dirai même quelle est cette autre : votre cousine Gina, devenue Mme Béjard... Vous ne le nierez pas. Croyiez-vous donc pouvoir me cacher ce secret ? Votre trouble lorsqu'on parlait de Mme Béjard ; votre affectation, à vous, de ne jamais en parler, l'aurait révélé à des devineresses moins adroites que moi. Oui, Henriette elle-même a su de quel côté tendait votre réel amour... Certes, vous chérissez notre enfant... Sous l'impulsion de vos sentiments généreux vous seriez prêt à épouser la petite. Mais au fond, vous auriez continué de préférer l'autre. Son souvenir se serait placé entre Henriette et vous. Et ni vous ni votre femme n'auriez rencontré le bonheur que vous méritez tous deux... Aussitôt que ma fille a soupçonné votre pas- sion pour Mme Béjard, j'ai achevé de lui dessiller complètement les yeux et suis parvenue à la guérir de son amour pour vous... Ah, il le fallait ! Je mentirais en disant que la guérison a été facile... Laurent, si vous me jurez que vous aimez réellement Henriette et qu'elle est à la fois la préférée de votre cœur et de votre chair, je suis encore prêle à vous la donner! En agissant autrement, je serais deux fois mauvaise mère... Pour toute réponse, le gars sauta au cou de sa clairvoyante amie et lui confessa longuemeni ses peines et ses postulations contradictoires. ]] LES ÉM1GRANTS Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaient bien choisi leur moment pour faire le trafic de la viande blanche, de l'ivoire comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par ce vilain commerce. C'était dans leurs étroits bureaux un défilé, une procession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher à la baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C'était lui qui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays. Originaire de l'Irlande, l'émigration gagna la Russie, l'Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliers d'étrangers s'étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fût inoculée aux Belges. D'abord la contagion se mit parmi les ouvriers du Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur et servile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopes déchus, placés entre l'in- tolérance des meneurs et la dureté des capitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque le grisou les épargne, achevés par les balles des soldats. Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la rage de l'expatriation ébranla les Flandres. Tisserands et filateurs gantois, les poumons obstrués par le ploc, plièrent bagage et passèrent en Amérique comme, il y a des siècles, leurs ancêtres s'étaient transportés en Angleterre. Enfin, l'impulsion se communiqua au pays d'Anvers. Longtemps les dockers, peinant au rivage même, d'où s'éloignaient, parqués comme des ouailles, de pleines cargaisons de proscrits, résistèrent à l'entraînement général. Méfiants, sceptiques, ils ne se souciaient point d'engraisser, de leurs carcasses, les terres d'où nous viennent les guanos fameux, après avoir cédé leur dernier liard aux agences d'émigration, qu'ils voyaient prospérer et gonfler autour d'eux, comme des sangsues gorgées du sang des vieux locatis. Auparavant, le départ d'un paysan ou d'un ouvrier stupéfiait tout le quartier ou toute la paroisse. On le considérait comme un coup de tète, une apostasie, l'acte d'un être dénaturé. Il n'y avait, de loin en loin, que les mauvais journaliers, les valets de ferme renvoyés de partout, la racaille, qui, ne sachant plus à quels baes louer leurs bras, finissaient, sous l'influence d'une dernière ribote, par se vendre au racoleur de volontaires pour l'armée des Indes hollandaises. Mais voilà que l'expatriation entrait dans les mœurs des bons sujets. Par centaines, urbains et ruraux, des bords de l'Escaut ou des dunes ou des garigues de la Campine, terrassiers du Polder, lieurs de balais de la Bruyère, fuyaient le pays comme pourchassés par les flots d'une inondation occulte. L'inquiétude du toit familier, le doute de la bonté patriale, une impatience de nomades, un instinctif besoin de déplacement, pénétraient et rongeaient les écarts lointains. Les mêmes pionniers qui n'auraient jamais, au grand jamais, consenti à échanger leur servage aussi ingrat, aussi pénible qu'il fût, contre une lucrative besogne dans la cité, subissaient du jour au lendemain le vertige de l'exode et s'expatriaient en masse. Combien pourtant, de ces terriens invétérés, leurs entrailles presque jumelles de la dure, plus dure chez eux que partout ailleurs, subissant avec une volupté de fanatique les réactions sournoises du climat et de l'atmosphère, leurs soubassements charnus adhérant aux labours fauves comme leurs grègues, avaient souffert autrefois d'âpre nostalgie, lorsque la conscription les transplantait brutalement au milieu du brouhaha et du tourbillon urbain, les dépouillait de leur trousse de laboureur pour leur faire endosser la livrée du milicien et les détenait dans ses casernes putrides, loin des balsamiques landes natales, ou les jetait à certains jours, mornes, ahuris, sur le pavé semé d'embûches ! Quelle détresse, quelles aspirations vers le misérable là-bas ! Que d'heures à ruminer des riens de souvenirs 1 Ah 1 les retours furtifs du soldat au pays ; les minutes exactement supputées, la route brûlée comme par un fugitif. Le congé d'un jour, la courte sortie utilisée pour passer une heure, rien qu'une heure, au foyer natal, les apparitions inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme un batteur d'estrade qui aurait fait un mauvais coup; seulement le temps d'aller et de repartir, de toucher pied au terroir de ses exclusives délices, d'embrasser les anciens et la promise, de respirer l'odeur des brûlis dans l'émolliente humidité du crépuscule ! Et, à présent, ces mêmes rustauds endurcis, se voyant acculés dans une alternative sinistre, consentent, remplis d'une poignante et farouche résolution, à se laisser amputer de leur patrie I Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tant qu'ils parvinrent à partager, entre les leurs, la croûte de pain noir et l'écuellée de pommes de terre, ils se sont roidis, le ventre serré, bulés dans leur attachement au pays, comme les chrétiens dans leur foi ; mais, du jour où les femmes, les petits mêmes n'eurent plus rien à se mettre sous la dent, oh ! leur sombre héroïsme a fléchi, et un matin ils se sont décidés à l'exil, comme on se résigne au suicide. C'en est fait. La maisonnée vide le chaume patri- monial; son chef renonce aux terres affermées, vend le bétail, les chevaux, les attelages, les instruments de culture !... La défaite des plus tenaces partisans du terroir, des meilleurs»parmi les blousiers, ébranle, affole le reste de la population ; la panique se propage de clocher en clocher. Des fermiers qui auraient pu tenir bon quelquesan-nées encore et résister à la crise,prennent peur, emboîtent le pas à leurs valets et aux meurl-de-faim. Ils se sont rappelés tant de leurs voisins et des plus argenteux, qui avaient toujours espéré, qui s'étaient évertués contre les épreuves redoublées, contre la chronique détresse, jusqu'à ce que l'insuffisance des récoltes, encore aggravée par la concurrence des greniers transatlantiques, les eût réduits sur leurs vieux jours, à prendre service dans la ferme même où ils avaient commandé. Les prévoyants emportaient leur outillage et leurs bêles de labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles, à ces terres promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne, mystérieux royaumes de quelque prêtre Jean, Amériques croulantes de blés et de fruits, dont les produits, bétail gras, viandes savoureuses, blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, les marchés de l'Europe, confondaient et submergeaient la faune et la flore dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guérets épuisés. Non, plutôt que d'attendre le coup de grâce, colons de l'Europe caduque passeraient au continent pléthorique. Et, pour achever la déroute et transformer en nomades ces ruraux réputés indéracinables, des em-baucheurs à la langue bien pendue, adroits et insinuants, se rendaient de bourgade en bourgade, visitaient les cabarets aux jours de vente ej, d'assemblées et profitaient de la prostration et du déboire des pauvres gars les soirs de dimanche, les lendemains de kermesses pour effréner leurs cervelles dans de troublants mirages de prospérité. Afin de mieux écouter le tentateur, au mielleux bagout, à la clinquante loquèle, les vachers en garouage, les faneurs calleux etpoupards, bouche bée, regards extatiques, laissaient s'éteindre leur pipe de terre. Le fluide de la merveillosité traversait leur derme hâlé et luisant, chatouillait jusqu'aux moelles leurs fibres ingénues, stupéfiait leur sens matois, et les tenait haletants, suspendus aux lèvres du drôle d'où partaient en feu d'artifice, des descriptions plus éblouissantes, plus enluminées que les chromos de la balle du mercier et le paravent du marchand de complaintes. Une nuée de ces maquignons recrutés parmi des procureurs de bas étage s'était abattue sur le pays comme des chacals sur un champ de bataille. Ils avaient des allures louches, des façons familières, des dégingandements de mauvais camelots qui eussent dû mettre en défiance des âmes moins simples. Ainsi, ils examinaient les manouvriers de fière mine, les inspectaient des pieds jusqu'à la tête avec une persistance presque gênante, allantmêmejusqu'à leur passer la main sur les bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, les éprouvant comme on fait au bétail et à la volaille, les jours de marché; leur prenant le menton comme s'il s'agissait de vérifier l'âge en bouche d'un poulain ; encore un peu ils auraient invité ces simples à se déshabiller pour les ausculter et les visiter plus à l'aise. Sur les marchés de bois d'ébène les négriers ne se comportent pas autrement avec les noirs. Ils manœuvraient surtout autour des jeunes gens vigoureux, captaient leur confiance, gouailleurs, palernes, plaisantins comme des chirurgiens militaires présidant au conseil de révision. Ces embaucheurs, transfuges des campagnes ou efflanqués de barrière, rompus aux besognes malpropres, s'entendent à allumer les convoitises dans ces cœurs primitifs, mais complexes ; attisent ce vague besoin de jouissance qui dort au fond des brutes; amorcent ces illettrés, les chauffent, les malaxent au moral comme au physique. Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nos rustauds hument le mielleux discours, se prêtent aux insidieuses caresses; jamais on ne leur en a tant dit, jamais témoignages aussi flatteurs ne les ont réhaussés à leurs propres yeux, les patauds ! Imprégnés de tiédeur, ils se laissent faire, deviennent la chose lige de leurs magnéliseurs et ne bougent plus de peur que cette douceur, ce long énerveraient ne cessent! Et tout à l'heure, le recruteur n'aura qu'à tirer son filet pour y tenir la copieuse et florissante recrue. S Ah ! ils ne sont pas dégoûtés, les entrepreneurs d'émigration ! Après avoir opéré dans le reste de l'Europe et drainé des races prolifiques, mais dégénérées, voici qu'ils jettent leur dévolu sur le meilleur sang des Flandres, sur de solides et fermes gaillards, patients et laborieux comme leurs chevaux. « Il nous faut cent mille Belges et nous les aurons dans six mois ! » ont déclaré Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto. Et leurs racoleurs à gages de se mettre à l'œuvre. Hardi, les imposteurs 1 A la curée, les vampires ! La commission vaut la peine qu'on se dérange. C'est quinze à vingt francs, suivant sa qualité, pour chaque tête de Flamand livrée à l'expéditeur de viande humaine. Mais ils se gardent bien d'avouer leurs profits, les rabatteurs et les traqueurs subalternes. A les entendre, ce sont les plus désintéressés des apôtres, de purs philanthropes, particulièrement dévoués aux campagnards. Les boniments ruissellent d'or et de soleil. Les courtiers en mensonges promènent leurs écoutants par les possessions promises ; des jardins paradisiaques et des palais de féerie. L'ardeur et la lumière des tropiques embrasent et illuminent tout à coup les horizons mélancoliques de ces visionnaires : un écran magique dans une chambre obscure. Les blés mûrs couronnés d'épis aussi gros que leurs tignasses blondes, lèvent leurs gerbes à hauteur des toits; les arbres ploient sous des citrouilles qui sont des pommes. Ces sablons rapportent du tabac; des ruisseaux de lait irriguent les novales; des potagers montent doucement vers le ciel plus bleu que la robe des congréganistes, filles de Marie; et celte pourpre subitement avivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les flancs de ces coteaux infinis, n'est plus celle de vos bruyères, ô mes épais buveurs do bière, mais celles de vos vignobles, ô futurs broyeurs de raisins. Parfois le charmeur s'interrompt, autant pour reprendre haleine que pour donner aux simples, qu'il accable de ses promesses, le temps de savourer et de humer ces évocalions parfumées. Il vante ensuite la bonté de la température, la clémence du climat, l'éternel sourire des saisons, etau-cun hiver, aucun ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateur et pour confondre ses récoltes. Là, le travail est un délassement; pas de propriétaire, pas de maître, pas de soucis; ni servitude, ni même de redevance. Tour à tour badin et attendri, l'imposteur enivre absolument son auditoire. A la pompe d'un descriptif forain, aux hyperboles d'un dentiste, le suppôt des marchands d'âmes mêle des lazzis de carrefour; il saupoudre son éloquence des grosses épices du luron en sabots; il flatte les faiblesses, émoustille îa sensualité brutale, appâte la gloutonnerie charnelle de ces amoureux sans vergogne, leur fait entrevoir des proies complaisantes, des victimes très pitoyables à leur afflux de sève, à leurs dégorgements d'humeur, à leurs frénésies, exaspérées par des continences prolongées et des effusions contrariées. Les maroufles s'affriolent, la gorge sèche, ou se trémoussent, aux images croustilleuses, harcelés, déniaisés par le vice subtil et piquant de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme les sirènes. Enfin, pour frapper un dernier coup, l'entremetteur propose de lire des lettres d'aventuriers qui ontfait fortune là-bas : — Ah ! elles sont authentiques comme l'Évangile, ces épîtres ! Vérifiez plutôt, vous l'instituteur qui savez lire I Voyez les cachets et les empreintes de l'enveloppe, les noms de bureaux de poste escales... Et ces timbres, ces « petites têtes » comme vous les appelez, ne réfléchissent point les traits de notre roi « Liapol ». Lisez vous-même, hé ! le maître d'école?... Vous voyez bien que je ne veux pas leur en faire accroire. Voici mes dires écrits noir sur blanc 1 Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers, dicté» d'Europe ou élaborés dans les facendas des pourvoyeurs de là-bas. Le compénige désabuserait des écoutants plus lettrés. « Oui, garçons, je repars moi-mèmedansquelquesjours... Voyons, qu'on sedécide qui de vous m'accompagne? Aussi vrai qu'il y a un Dieu, je ne parviendrais plus à me réhabituer à notre pauvre petite Europe. » Et le drille facétieux les presse, les capte, les englue. Parfois, pour mieux appuyer ses discours, il fait rouler, avec une feinte négligence une poignée d'or sur la table poissée par les culs de verres. Ce sont des monnaies étrangères, énormes. Là-bas on ne paie qu'en or et en pièces grandes comme nos misérables cinq francs en argent. Au tintement des piastres, les prunelles du petit vacher lancent des flammes de conquistadore : sa maritorne commande à des centaines de servantes, ne vêt que des dentelles et se vautre dans la couette. Rentrés chez eux, les gars ruminent ces images, ils n'en dorment pas ou les revoient en rêve. Les maris discutent sur l'oreiller avec leurs ménagères ; d'abord bougonnes et réfractaires, peu à peu celles-ci se laissent convaincre el éblouir. Aux champs devant le ciel maussade, au milieu du navrement de la plaine, en éventrant la terre qui leur paraît plus récalcitrante que jamais, le mirage revient les hanter, et, lâches à la peine, les coudes et le menton appuyés sur la paume de la houe, ou en sifflant indolemment ses bœufs, le laboureur se remémore les pays fabuleux et songe aux promesses de l'embaucheur. Et cet or que l'allumeur manipulait 1 Un seul de ces disques jaunes représente plus du triple des blancs écus, joints, bout à bout, qu'il gagne chez son baes... Et voilà pourquoi, par ce matin de janvier, les flancs de la Gina — ce grand navire naguère si coquet, à présent radoubé plus d'une fois et uniformément peint en noir comme un cercueil de pauvre — devraient être élastiques pour loger toute la viande humaine qu'on y enfourne, tous ces parias à qui des thaumaturges astucieux évoquent, dans les brouillards plombés de l'Escaut, l'éblouissement du lointain Pactole. Cependant les deux camions de la Nation d'Amérique, réquisitionnés par Jan Vingerhout, débouchent sur le quai. Pour lui faire honneur, 011 y a attelé deux couples de ces chevaux de Furnes, énormes palefrois d'épopée, de ces majestueux travailleurs à l'allure lente et délibérée, dont le pas égal et solennel aurait raison du trot d'un coursier. Jamais les fières bêtes n'avaient charroyé d'aussi légères et d'aussi pitoyablesmarchandises; les bagages s'amoncellent, mais ne pèsent pas lourd. A telle enseigne que pour ne pas humilier les puissants chevaux, les émigrants aussi ont pris place sur ces fardiers. Parmi l'éboulement, le pêle-mêle des caisses blanches clouées, ficelées à la diable, des sacs éven-trés, des piètres trousseaux noués dans des foulards de cotonnade, se prélassent des groupes de jeunes émigrants de Lillo, Brasschaet, Santvliet, Pulder-bosch et Viersel. Quelques-uns, fanfarons, pleins de jactance, riaient, fringuaient et clamaient, interpellaient les curieux, semblaient exulter. En réalité, ils s'efforçaient de se donner le change à eux-mêmes, de se déprendre de leur idée fixe, bourrelante comme un remords. Même, sous prétexte de réconforter leurs compagnons d'une contenance moins faraude, d'allure moins exubérante, ils leurs allongeaient de grandes bourrades dans le dos. Au nombre de ces villageois on en comptait un ou deux tout au plus dont cette joie désordonnée et démonstrative fût sincère. Les autres s'étaient montés le coup. Mais, puisque le sort en était jeté et qu'ils ne pouvaient plus se raviser ou se dédire, à mesure que les fumées des illusions se dissipaient et que la conscience patriale se réveillait dans leur fressure, pour se donner du cœur ils entonnaient force rasades d'alcool comme le jour du tirage au sort. Les yeux fous, les pommettes rouges, à la fois endimanchés el débraillés, on leseût pris àpremière vue pour ces jeunes valels et servantes qui, à la saint Pierre et Paul, se font trimbaler, dès l'aube jusqu'au soir, dans des charrettes bâchées de feuillage et de fleurs l. Mais la plupart étaient silencieux et apathiques, abîmés dans des réflexions. Si, gagnés par la frénésie de leurs voisins, ils se mettaient d'aventure à battre quelques entrechats et à graillonner un refrain de kermesse, le « Nous irons au pays des roses », des Rozenlands de la saint Pierre et Paul, ou « Nous arrivons de Tord-le-Cou », des Gansrijders 2 du mardi gras, les notes s'étranglaient bien vite dans leur gorge et ils retombaient dans leur méditation. En avance sur la marche du navire il arrivait aussi que leur pensée planât là-bas, par-dessus l'immen- 1. Voir les Nouvelles Kermesses .-la fête des saints Pierre et Paul. 2. Voir, dans Kees Coorik, la troisième partie. la nouvelle carthage sité des espaces voués aux flots et aux nuages, vero les côtes lointaines où les attendaient les patries nouvelles; ou bien leur esprit retournait en arrière et les ramenait au village natal, quitté la veille, à l'ombre du clocher d'ardoises dont la voix mélancolique ne les exhorterait plus à la résignation I O ces cloches qui soulevaient autrefois les guerilleros en sarreau contre les étrangers régicides 1 et qui n'avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour refouler l'invasion de la Faim I En souvenir, les transfuges déjà repentis se transportaient sous le chaume de leur précaire héritage ; parmi les cultures péniblement assolées et gagnées après tant de luttes sur les folles bruyères (adorables ennemies ! tant maudites, mais déjà tant regrettées); ou encore, au bord de ces venues et de ces meers, où ils péchaient les grenouilles en gardant leurs vaches maigres; ou bien autour des feux de scaddes 2, combattant de leur arôme résineux la moiteur paludéenne des soirées d'octobre. O le douxhameauoùilsne remettraient plus jamais les pieds , où ils n'iraient même pas dormir leur dernier et meilleur somme en terre deux fois sainte à côté des réfractaires d'autrefois ! Laurent lisait l'arrière-pensée de ces braillards. Sa compassion pour les Tilbak s'étendait à leurs compagnons. Entre mille épisodes poignants un 1. Voir les Fusillés de Malines. 2. Vennes, meers, étangs et mares de la Campine; scaddes, feux de bruyères et de branches de sapins. surtout l'émut pour la vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ce prologue de l'exil. Au moins une trentaine de ménages de Willeghem, bourgade de l'extrême frontière septentrionale^ s'étaient accordés pour quitter ensemble lfeur misérable pays. Ceux-là n'avaient point pris place sur les camions, mais, un peu après l'arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrent en bon ordre, comme dans un cortège de festival. Soucieux de faire bonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu'on dise après leur départ : « Les plus crânes étaient ceux de Willeghem. » Les jeunes hommes venaient d'abord, puis les femmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin les vieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né. Combien d'aïeules, s'appuyant sur des béquilles et comptant sur un renouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s'éteindre en route, et, cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur une planche, se verraient destinées à nourrir les poissons 1 Des hommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velours côtelé, avaient la pioche et la houe sur l'épaule et le bissac et la gourde au flanc, Des couvreurs et des briquetiers allaient appareiller pour des pays où l'on ignore la tuile et la brique. Une jeune fille, l'air d'une innocente, moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage. En tête marchait la fanfare du village, bannière déployée. Fanfare etdrapeau émigraient aussi. Les musiciens pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leur drapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire encore partie de l'orphéon. Laurent avisa, marchant à côté du porte-drapeau, un ecclésiastique à cheveux blancs, le prêtre de la bourgade. Malgré son grand âge, le pasteur avait tenu à conduire ses paroissiens jusqu'à bord, comme il les accompagnait jadis chaque année au pèlerinage de Montaigu 1. L'avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu, depuis des années que durait la crise ! Pourquoi, patronne de la Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri de détresse? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires, les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sans mariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice et s'y faire édifier de mi raculeux sanctuaires, les madones désertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaient redescendu les premières les mêmes cours d'eau qui les conduisirent autrefois, des continents inconnus, au cœur des Flandres. Pourtant les simples de la plaine flamande t'avaient édifié une basilique sur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu'on vît de très loin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde que pour te rapprocher de ton Ciel. Vierge inconstante, donnais-tu toi-même l'exemple de l'émigration à tous ces nostalgiques des pauvres landes de l'Escaut?.., 1. Voir la Faneuse d'Amour. Mais, ce soir, après avoir vu disparaître le navire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fumée avec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à pas lents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrer lui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d'une croix rouge par le toucheur. Si, pourtant, les hauts et nobles propriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuer un peu les fermages, ces fanatiques du terroir n'auraient pas dû s'en aller I Ils seraient bien avancés, les beaux sires, le jour où il n'y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreux domaines ! Quelques-uns des émigrants de Willeghem portaient à la casquette une brindille de bruyère ; d'autres avaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leurs bâtons, au manche de leurs outils, et les plus fervents emportaient, puérilité touchante 1 tassée dans une cassette ou cousue dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée du sable natal- Ingénument, non pour récriminer contre la patrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernière et filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national, leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques ; les hommes, leurs bouffantes et hautes casquettes de moire, leurs bragues de pilou et de dimitte, leurs sarreaux d'une coupe et d'une teinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé de leur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans du Nord de ceux du Midi ; — les femmes : leurs coiffes de dentelles à larges ailes qu'un ruban à ramages attache au chignon, et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n'ont d'équivalent en aucune autre contrée de la terre. Au moment de délaisser la terre natale, c'était comme s'ils songeaient à la célébrer et à s'en oindre d'une manière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant une certaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses et empâtées de leur dialecte ; ils tenaient à en faire répercuter les diphtongues dans l'atmosphère d'origine. Mais ils trouvèrent encore moyen d'accentuer l'inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations. Arrivés sous le hangar, avant de s'engager sur la passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de la tête firent halte et volte-face, tournés vers la tour d'Anvers, et, embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent — et non sans couacs et sans détonations, comme si leurs instruments s'étranglaient de sanglots — l'air national, par excellence, l'Où peut-on être mieux du Liégeois Grétry, la douce et simple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage, les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéraments dissemblables, mais non ennemis, quoi qu'en puissent penser les politiques. Aussi les houilleurs borains massés sur le pont se portèrent mains tendues au-devant des Flamins. Tels se réconcilient et s'embrassent deux orphelins au lit de mort de leur mère. Les conjectures vraiment pathétiques de cette dernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux de pensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé et modulé d'une façon si bellement barbare, par ces bannis si affectifs, toutes les expansions refoulées et tous les désenchantements de sa vie. Cette scène devait lui réndre plus cher que jamais le monde des opprimés et des méconnus. Qu'il était loin déjà le jour d'insouciance de l'excursion à Hemixem et loin aussi le jour de son retour à Anvers et de sa longue contemplation des rives du fleuve bien-aimél Par ce dimanche ensoleillé, l'air vibrait aussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n'avait quitté la rive pour ne plus la revoir ! L'arrivée des Tilbak et de Jan Yingerhout porta l'exaltation de Laurent â son paroxysme. Il tressaillit comme un somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l'épaule. Il avait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, sa physionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestations le monde d'angoisses qu'il ressentait. Il embrassa Siska et Vincent, hésita un moment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, il appliqua un long et fraternel baiser au front d'Henriette, serra contre sa poitrine l'ancien baes de la Nation d'Amérique, et, prenant les mains d'Henriette, il les mit dans celles de son mari, ei Jes tint pressées entre les siennes, comme pour s'unir à eux dans cette étreinte quasi sacramentelle. Puis sentant l'émotion lui nouer la gorge, il n'eut que le temps de se tourner vers Lusse et Pierketqui lui tendaient leurs mains et leurs lèvres. Et, sous les larmes que Laurent ne parvenait plus à retenir, Pierket, qui adorait son grand ami, éclata en sanglots et se suspendit à son cou comme s'il voulait l'entraîner avec eux par delà les mers. Aussi cette lugubre et ironique coïncidence qui faisait s'embarquer Henriette et les siens à bord de la Gina, avait par trop étreint le cœur de Paridael. 11 reconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. Celte Gina lui ravissait Henriette et tous ceux qu'il aimait ! D'autres corrélations bizarres et inattendues se présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émi-grait en masse, était précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ils l'avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais en interrogeant ce monde ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrent des traits de famille dans les physionomies, finirent par se découvrir des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bon qu'elles étourdirent et dissipèrent un peu les parlants. Jan Vingerhout dit en riant : « Willeghem sera donc au complet, là-bas ! El nous fonderons une nouvelle colonie à laquelle nous donnerons le, nom du cher village ! Vive le Nouveau-Willeghem ! » Et tous de faire chorus. Mais d'autres camarades que les paysans accaparaient, l'attention des Tilbak. La Nation d'Amérique au grand complet : doyens, baes, compagnons, voi-tuiiers, mesureurs, arrimeurs, gardes-écuries, chargeurs, rouleurs, et même nombre de chefs des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, au-mieux-voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d'efforts dépensés par ces braves gens pour le retenir ! Car, s'il prétextait le dégoût du métier, l'envie de voir du pays, la dureté des temps, au fond, les plus perspicaces savaient que le digne garçon, compromis comme principal meneur dans les derniers troubles, craignait, en demeurant à leur tête, d'attirer sur ses amis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leur gilde. Dans la masse des dockers se trouvaient jusqu'aux musards du « Coin des Paresseux » de ces cogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu'indolents, au demeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé Jan Vingerhoul par leur flegme superbe, lorsqu'ils ne le faisaient pas endèver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Ces bague-naudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mains du parlant dans leurs crocs énormes; et, dérogeant à leurs habitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborder les colis. Les détaillants voisins de la Noix de Coco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. La population maritime el ouvrière du port, et des bassins s'associait toute entière à cette manifesta lion de re- gret et de sympathie. Dans la cohue, Laurent crut même reconnaître quelques jeunes runners valant peut-être mieux que leur réputation et tenant, eux aussi, à témoigner de leur sympathie pour ces braves gens. Ces démonstrations apportèrent une heureuse diversion aux adfeux, en étourdissant ceux qui en étaient l'objet. Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant de noir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaîté un peu forcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaient l'esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse, mais plus d'un se mouchait avec trop cle fracas ou se frottait le visage du revers de sa manche, alors qu'il n'y avait pourtant point la moindre sueur à essuyer. Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter non plus ; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonfler les plus grosses bourdes, et, fidèle jusqu'au bout à sa réputation de boute-en-train des « Nations », se livrait à une débauche d'aphorismes et de mono-stiques stupéfiants, où pantalonnait et pétardait l'esprit du père Cats et d'Uilenspiegel. A toute force il lui fallut prendre encore quelques verres avec les copains, à l'estaminet le plus proche. Paridael n'avait pas pu refuser non plus les politesses de ses dignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où les tournées se succédaient, au feu roulant des gaillardises, aux bordées de jurons, aux francs coups de poing sur les tables, Laurent aurait encore pu se croire au « local », après le travail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de ces débardeurs apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ci une pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate. Un de ces braves avait même eu l'idée de remettre du papier à lettres de trois couleurs, à Vingerhout. 11 s'agissait de dérouter les interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Jan écrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les choses allaient bien, le rose signifierait condition précaire, mais supportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Et cela en dépit de ce que la lettre contiendrait d'optimiste' et de rassurant. L'heure pressait. Laurent s'éclipsa pour aller installer les femmes, avec Tilbak, dans l'entrepont de la Gina. On fit d'abord quelque difficulté de recevoir Laurent à bord. L'accès des aménagements d'émigranls était strictement interdit aux curieux, et pour cause. Une fois sur le bateau il était même défendu aux voyageurs de retourner à terre, sous peine de perdre leur place et même l'argent de leur passage. Toutefois, grâce à l'obligeance d'un gabier, avec lequel Tilbak avait été amateloté jadis, il fut permis à Paridael d'inspecter le nouveau domicile de ses amis. La Gina contenait plus de six cents lils de camp en bois blanc, ou plutôt des châssis mal varlopés, tendus d'une sangle, couplés et superposés par groupes de douze dans les entreponts. La literie de ces branles consistait en un sac bourré de paille fétide, dont un pourceau n'eût pas même voulu pour litière, vrai réceptacle de la vermine. Malgré le long aérage il régnait dans ces couloirs une odeur indéfinissable d'hôpital mal tenu, mélange de bouteilles et defaguenas. Que serait-ce plus tard, lorsque toutes ces épaves humaines s'y encaque-raient, les haillons el les corps exsudant autant de miasmes qu'un grouillement de fauves ; surtout pendant les gros temps, lorsqu'on ferme les écou-tilles. Les règlements prescrivaient de séparer les sexes à bord et d'éloigner autant que possible des adultes les enfants en bas âge. Mais Béjard et consorts n'étant pas hommes à tenir compte de ces prescriptions, on ne les observait qu'en vue du port. Avant même de gagner la mer, on bouleversait tous ces arrangements; on n'empêchait plus la promiscuité; on recevait en fraude un surcroît de passagers que des embarcations intei'lopes amenaient de la rive pendant la nuit. Runners et smo-glers n'avaient pas de client plus précieux que Béjard et Cie. Les cambuses étaient fournies de lard, de viande fumée, de biscuits de mer, de bière, de café, de thé, « en quantité plus que suffisante pour le double de la durée du voyage », renseignaient, les prospectus, la dernière œuvre littéraire de Dupoissy, l'homme des impostures et des charlataneries. A la vérité c'est à peine si l'aiguade suffirait ! On rationnait les mal- heureux comme une garnison assiégée. Chaque passager recevait une petite gamelle en fer blanc ressemblant à celle des troupiers. La distribution des vivres se faisait deux fois par jour; les aliments mesurés à la livre, les liquides au boujaron, litre spécial et réduit en usage sur les bateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse dans les entreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes sans toutefois balayer l'odeur invétérée. Et c'est là qu'allaient devoir gîter la bonne Siska et la chère Henriette. — Bast ! disait Tilbak envoyant la mine déconfite de Laurent. La traversée n'est pas longue. Et j'en ai vu bien d'autres ! Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarqua quelques box en bois, contenant onze chevaux de labour, l'écurie de quelqu'un de ces fermiers aisés affolés par la crise et s'expatriant avant la ruine. A voir ces installations, autant eût valu jeter les bêtes à l'Escaut. Leurs propriétaires étaient bien naïfs s'ils s'imaginaient qu'elles supporteraient la traversée dans ces conditions. Les exploiteurs s'arrangeraient de façon à les leur faire céder à bas prix. L'entretien de ces chevaux coûterait gros à leurs possesseurs et à la longue ils en retireraient à peine le prix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans le moindre auvent, dans des caisses de bois blanc s'entassaient le foin, la paille et l'avoine. Cependant l'ivoire s'amoncelait un peu à la diable. Le ponL revêtait l'apparence d'un bivac de fugitifs, d'un campement de bohémiens. En frôlant ces parias de toutes les contrées, apportant on ne sait quelle couleur et quelle odeur spéciale dans leurs hardes, Laurent remarqua qu'ils étaient vêtus très légèrement et que beaucoup claquaient déjà des dents et tremblaient de la fièvre. Un des agents de Béjard passait entre leurs groupes et pour les réconforter disait que ce froid ne durerait que quelques jours. Une fois passé le golfe de Gascogne, commencerait l'été perpétuel. L'agent n'ajoutait pas qu'entre l'Afrique et les côtes du Brésil les passagers cuiraient au point de ne pouvoir se tenir sur le pont, et que la calenture, le délire furieux, emporterait quelques-uns de ceux qui auraient tenu tête à la fièvre paludéenne. II leur cachait surtout les horreurs de la traversée, l'arbitraire et la brutalité qui les attendaient au débarquement et les misères sans nombre à endurer en ces milieux incompatibles. — Il est temps de repasser la planche, car on démarre, camarade ! vint dire obligeamment le gabier à Paridael. Le sifflet strident de la machine alternant avec des rauquements de bête féroce, appelait longuement les retardataires. Laurent s'arracha aux effusions de ses amis et regagna le quai. Comme si ce n'eût pas encore été assez de déUresse et d'horreur, un incident lamentable se produisit à la dernière minute. < i Un misérable, dépenaillé, à la fois jaune et livide, les yeux hagards, les cheveu* en désordre, sous l'em- pire d'une violente excitation alcoolique, entraînait de force vers l'embarcadère du navire en partance, une pauvre femme, de mine honnête, mais non moins ravagée, maigre, couverte de haillons moins sordides, mais tout aussi usés, qui résistait, se débattait, criait, deux pauvres mômes accrochés à ses jupes. Sans doute la malheureuse mère n'entendait pas suivre son ivrogne de mari en Amérique et estimait comme plus atroce que la faim endurée au pays natal, l'exil loin de toute connaissance amie, de tout visage et de tout objet familier, dans des parages où rien ne la consolerait de l'ignominie et de la crapule de son époux. Écœurés par cette scène, Laurent avec quelques baes et compagnons de Nations, eurent bientôt délivré la mère et les enfants. Tandis que les uns conduisaient la pauvre femme, presque morte d'inanition, dans une auberge riveraine, les autres emmenaient le mauvais sujet vers la Gina, et d'une bourrade vous l'embarquaient plus rapidement qu'il n'eût voulu, en le projetant par delà la passerelle au risque de le précipiter dans le fleuve. Le soulard, hébété, sembla se résigner à son divorce inattendu; d'ailleurs la communication avec la rive venait d'être rompue. Sans plus se soucier des siens, il s'approcha du bordage et les assistants le virent retirer de la poche de son paletot crasseux une bouteille de genièvre encore à moitié pleine. — Voyez, bredouillait-il en titubant et en brandissant ia bouteille au-dessus de sa tête, voici tout ce qui me reste; dans ce flacon s'est fondu le dernier argent que je possédais encore... Et, tenez, je bois cette gorgée d'adieu à la Belgique I Et portant la bouteille à ses lèvres, il la vida d'un seul trait; puis il la jeta de toutes ses forces contre le mur du quai, de manière à en éparpiller les éclats dans le fleuve. Et avec un rire idiot, il hurla : — Evviva VAmerica! Cependant les matelots ramenaient à eux et enroulaient les amarres détachées des bornes de pierre, l'hélice commençait à patiner les vagues, sur la dunette le capitaine hurlait les ordres répétés à l'avant-et à l'arrière et transmis par un mousse, au moyen d'un porte-voix, aux hommes de la chambre de chauffe ; manœuveé par le timonier à la barre, le navire vira lentement de bord et un bouillonnement de vaguilles lécha les flancs de la Gina. A un choc de la manœuvre, l'arsouille venait de s'écrouler comme une masse aux pieds de ses compagnons de route. Laurent détourna les yeux vers des personnages plus sympathiques. La fanfare de Willegliem agita son drapeau de velours à broderies et à crépines d'or, et reprit l'Où. peut-on être mieux, que les Borains, rapprochés des Campinois, chantaient en chœur. Dans le papillotement des têtes échauffées ou blêmes, LaurenL finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak. Jusqu'à la dernière heure il avait songé à prendre passage, sans rien leur dire, à bord de la Gina, pour partager leur sort et affronter l'inconnu avec eux; seule la crainte de désobliger Vincent et Siska, de rouvrir une blessure fraîchement cicatrisée au cœur de leur fille, et de porter ombrage à l'hon-nêle Vingerhout, en un mot, de leur être un perpétuel objet de contrainte et de gêne, le retint à Anvers. Puis, un vague aimant l'empêchait de dire adieu à sa cité : il entretenait le pressentiment d'un devoir fatal à remplir, d'un rôle indispensable à jouer. Il ne savait lesquels. Mais sans se rendre compte des intentions que le destin avait sur lui, il attendrait son heure. Sur la Gina, les noëls, les hourrahs, un fracas, un tumulted'appellalions dominaient les accords mêmes de la fanfare. On répondait ferme, à cœur et à poumons non moins dilatés, de la cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage se donnaient la réplique, faisaient assaut de verve, de crânerie, de vaillance. Les casquettes volaient en l'air, des mouchoirs de couleur s'agitaient comme des pavillons bariolés les jours où les vaisseaux font parade. Des femmes qui avaient l'air de rire et de pleurer à la fois, soulevaient leurs enfants sur leurs bras. El plus le navire s'éloignait, plus les gestes devenaient frénétiques. Il semblait que les bras s'allongeassent désespérément pour s'étreindre et se reprendre encore par-dessus les flots séparateurs. A cause de son énorme tirant d'eau et de sa cargaison plus que complète, le navire resta longtemps en vue des regardants. Laurent en profita pour cou- rir un peu plus loin à l'extrémité de la Tête de Grue, à l'entrée des bassins, afin de pouvoir suivre le bâtiment jusqu'au moment où il tournerait. Henriette était déjà descendue dans l'entrepont avec Jan Vin-gerhout. Siska et Pierket continuaient à lui envoyer des baisers ; il entendit la voix mâle et copieuse de Vincent lui lancer une dernière injonction à la force d'âme. Mais, à chaque tour de l'hélice, Laurent se sentait perdre un peu de sa sécurité et de sa confiance. L'Où. peut-on être mieux s'éloignait, s'éteignait, comme un murmure. C'est de ce même promontoire que Paridael avait assisté, quelques années auparavant, à la féerie du soleil couchant sur l'Escaut. Aujourd'hui, il faisait gris, brumeux et trouble ; au lieu de pierreries le fleuve roulait du limon ; les levées du Polder étalaient des gazons jaunis ; la tristesse de la saison concertait avec celle des êtres. Le carillon lui parut plus sourd, et les mouettes d'autrefois, les prêtresses hiératiques et accueillantes, criaient, vociféraient comme autant de sybilles de malheur. Lorsque la masse du bâtiment eut disparu derrière le coude de la rive de Flandre, Laurent continua de regarder la cheminée, un clocher ambulant pointé par-dessus les digues; puis graduellement, ce ne fut plus qu'une ligne noire, et enfin, la dernière banderole de fumée se confondit avec la désolation de la brume de janvier. Quand une petite pluie insidieuse el glaciale eu tiré le jeune homme de son hypnotisme, il constata qu'il n'était pas seul en observation à l'extrémité de ce promontoire. Le curé de Willeghem cherchait encore à discerner le sillage et le remous de la Gina. Deux grosses larmes descendaient lentement de ses joues et il traçait dans l'air un lent signe de croix. Mais le vol éparpillé des oiseaux de mer avec des giries de sorcières qui se hèlent, semblait parodier ce doux geste professionnel aux quatre coins de l'horizon. Crispé par leurs sarcasmes, Laurent se retourna vers la ville. Un bruit de pioches et d'écroulement se mêlait au grincement des grues du port, au fracas des marchandises jetées à fond de cale, à la retombée du pic des calfats. En vue d'élargir les quais on avait décrété la démolition des vieux quartiers de la ville et voici que l'abattage commençait. Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin des carrefours ; des masures ouvertes, éventrées, amputées de leurs pignons, montraient leurs carcasses de briques sanguinolentes auxquelles pendillaient, comme des lambeaux de chair et des lanières de peaux, de tristes tentures. On aurait dit de ces carcasses de bête accrochées à l'étal des bouchers. Çà et là les brèches pratiquées dans les îlots de vénérables bicoques antérieures à la domination espagnole, dans ces maisons branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieilles frileuses, ouvraient une échappée sur des constructions plus reculées encore, démasquaient des vestiges de donjons millénaires, mettaient à jour les burgs romans ou même romains des premiers âges de la ville. Sur une partie de l'alignement des quais à rectifier, les nobles arbres sous lesquels les deux Pari-dael s'étaient si souvent promenés avaient déjà disparu. Non seulement la glorieuse Carthage rejetait son surcroît de population, exilait sa plèbe, mais, non contente de déloger ses parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles. Elle se comportait comme une parvenue qui rebâtit, et transforme de fond en comble une noble et vieille résidence seigneuriale ; mettant au rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d'un passé glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bon aloi par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et une élégance improvisée. La nouvelle des attentats et des vandalismes auxquels se livraient les Riches imbéciles sur sa ville natale, avait chagriné Laurent au point de l'éloigner du théâtre des démolitions dont les progrès l'eussent trop vivement affligé. Le hasard voulait qu'il fût témoin de ces dévastations le jour même où il venait d'assister au départ de ses amis. Le contraste entre l'activité des quais et les ruines qui commençaient à border le fleuve n'était pas de nature à le consoler. A l'heure où les tombereaux emportaient les gravats, les plâtres, les matériaux des maisons démo- lies pour les conduire vers de lointaines décharges, la Gina enlevait aussi comme autant de matériaux hors d'usage, de non-valeurs, de parasites encombrants, les ouvriers sans travail, les paysans sans terre, les démolis, les rafalés, les pauvres diables de la glèbe et des métiers ! Pour beaucoup de gens du peuple et d'Anversois de vieille roche, c'était comme si le superbe Escaut répudiait sa première épouse. Il remplaçait l'ancienne Anvers par une marâtre apportant des exigences, des modes nouvelles, une langue étrangère favorable à l'éclosion d'autres mœurs. Elle éloignait peu à peu les enfants du premier lit, proscrivait brutalement les descendants de la souche primitive, pour attirer à elle d'arrogants bâtards, pour y substituer dans les faveurs paternelles une population de métis, d'interlopes et de juifs. Même il était question, dans les conseils de la Régence, de démolir le Steen, le vieux château, tout comme ils avaient démoli la Tour-Bleue et la porte Saint-Georges. En vérité, ils avaient un peu anéanti, malgré eux, l'admirable arc de triomphe. Ces bons gâteux ne s'étaient-ils pas avisés de déplacer cette porte en en numérotant les quartiers, bloc par bloc, comme dans un jeu de patience. Seulement, nos aigles avaient compté sans le travail des siècles, et à ce jeu d'architectes tombés en enfance, quel ne fut leur ahurissement de voir s'effriter les moellons vénérables entre leurs doigts profanateurs ! Ah I il était temps que les Tilbak se fussent expa- triés. Autant valait partir que d'assister à ces dégâts et à ces spoliations. Ceux qui reviendraient courraient grand risque de ne plus reconnaître leur patrie. Les démolisseurs avaient déjà renversé les tène-ments avancés du savoureux quartier des Bateliers. Des terrassiers commençaient à combler le vieux canal Saint-Pierre. Laurent s'enfonça plus avant dans la ville, errant filialement dans les ruelles menacées, et accordant à ces murailles agonisantes une part de la sympathie et de la mansuétude éprouvées pour les expulsés. Et sous leurs pignons échancrés, ces façades en-deuillies avaient l'émotion de visages humains, des physionomies solennelles de moribondes, et les fenêtres à croisillons, les vitrages glauques, pleuraient comme des yeux d'aveugles, etçàet là, dans la lointaine et discordante musique d'un bouge, sanglotait le dernier Où peut-on être mieux ? de la fanfare de Willeghem. LE RIET-DIJK Au nombre des quartiers sur le point de disparaître se trouvait le Riet-Dijk: : une venelle étroite s'étran-glant derrière la bordure des maisons du quai de l'Escaut, aboutissant d'un côté à une façon de canal, bassin de batelage et garage de barques, de l'autre, à une artère plus large et plus longue, le Fossé-du-Bourg. Riet-Dijk et Fossé-du-Bourg agglomèrent les lupanars. C'est le « coin de joie », le Blijden Hoek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisons galantes hautement tarifées ; dans la rue large, les gros numéros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste, chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordel congruent : riches, officiers de marine, matelots, soldats. Les uns joignent au confort et à l'élégance modernes le luxe des anciennes « étuves » et des maisons dç baigneurs, bateaux de fleurs où le vice se com- plique, se raffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, on cherche moins le plaisir que le soulagement; les gaillards copieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensent leurs longues épargnes des nuits de chambrée et d'entrepont sanss'attarder aux fioritures el aux bagatelles de la porte, sans entraînement préparatoire, sans qu'il faille recourir aux émoustillants et aux aphrodisiaques. Ces bouges subalternes sont aux premiers ce que sonl les bons débits de liqueurs où le soiffard se tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, aux cafés où l'épicurien s'éternise et sirote, en gourmet, des élixirs parfumés. Les soirs, harpes, accordéons et violons crincri-nent et graillonnent à l'envi dans, ce béguinage de l'ordre des hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de Irès loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmes canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups de gar-cette, des éclats de fanfare et de fifre : musique rac-crocheuse. C'est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie dégingandée. C'est, à l'intérieur, un entrain de concert el de bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mais garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l'affût, épie, des deux côtés de la rue, l'approche des clients et leur adresse de près- santés invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras dessus, bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s'arrêtent pour se concerter et se cotiser. FauL-il entrer? Ils retournent leurs poches jusqu'à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d'amour, tantôt l'un, tantôt l'autre donne l'exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l'échiné, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles 4. Ceux-là, crânes, esbroufl'eurs, durs à cuir, remplaçants déniaisés, galants assidus et parfois rétribués de ces belles-de-nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et l'escouade s'en-gloulit dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d'algarades, de grail-lements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious. D'autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues. A l'entrée du Riet-Dijk, la circulation devient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient. Outrageusement fardées, vêtues de la li-liale tunique des vierges, les filles complaisantes 1. Voir la Faneuse d'Amour. t I se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard. Les gros numéros, à droite et à gauche, se succèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysses du commerce et leurs précoces Télémaques, desservis par des sirènes etdesCalypsostrès consolables; bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marins pléthoriques. Maisons célèbres, universelles; enseignes désormais historiques : chez Mme Jamar on vantait la « grotte », chef-d'œuvre peu orthodoxe de l'entrepreneur des grottes de Lourdes; chez Mme Schmidl on appréciait le mystère, l'incognito garanti par des entrées particulières donnant accès à de petits salons aménagés comme des tricliniums; Mme Charles se recommandait par le cosmopolitisme de son personnel, un service irréprochable, et surtout les facilités de paiement; le Palais de Cristal monopolisait les délicieuses et neuves Anglaises; au Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu'à des bayadères de l'Extrême-Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, r.Jgresses aléacées. Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de cané-phores, claironnent les surprises de l'intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain, incrustées de symboles et d'emblèmes, sous les lambris polychromés à l'égal des oratoires byzantins où les cinabres, les \ sinoples et les ors affolants, vacarment et explosent à l'éclat des girandoles, le passant devina les stades de la débauche, depuis les baisers colombins et tes pelotages allumeurs sur les divans de velours rouge, jusqu'aux possessions intimes dans les chambrettes des combles, grillées comme des cellules de non-nains. Ce quartier se saturait d'un composé d'odeurs indéfinissables où l'on retrouvait, à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux. A mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provocantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les temporisateurs. Des hourvarisaccidentaient le brouhaha de la cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitares barcarollantes, les pizzicali chatouilleurs des mandolines, les grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des cliquetis de verres, des rires rauques, des détonations de Champagne. Jusqu'à onze heures, les pensionnaires de ces lupanars avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même d'aller danser au Waux-Hall et au Frascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg. Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient définitivemeat leur huis. Les crincrins s'assoupissaient aussi. Bientôt on n'enten- "*>/ 'Ml t dait plus que la lamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères et les giries intermittentes d'un vapeur tisonné dans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal. C'était l'heure des parties en catimini, des pria-pées hypocrites, des conjonctions honteuses. Noctambules, collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le long des maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux aux portes secrèles des impasses. Toute régalade, toute assemblée se terminait par un pèlerinage au Riet-Dijk. Les étrangers s'y faisaient conduire le soir, après avoir visité, le jour, l'hôtel de l'imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Les orateurs des bancyufcts y portaient leurs derniers toasts. Les hauts et les bas de ce quartier original concordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. La période de la guerre franco-allemande représenta l'âge d'or, l'apogée du Riet-Dijk. Jamais ne s'improvisèrent tant de fortunes et ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir. Les contemporains se redirent, en attendant que la légende les eût immortalisées, les lupercales célébrées dans ces temples par des nababs sournois et d'aspect rassis. A certains jours fastes, les familiers appelaient à la rescousse, réquisitionnaient tout le personnel par une habitude de spéculateurs accaparant tout le stock d'un marché. Ils se complaisaient en inventions croustilleuses, en tableaux vivants, en simulacres de sadisme, en chorégraphies et pantomimes ultra-scabreuses; prenaient plaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prises l'éléphantesque Pâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie. On composait des sujets d'invraisemblables fontaines ; saoules de Champagne, les nymphes finissaient par s'en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions les plus intimes, Béj ard le négrier et Saint-Fardier le Pacha organisèrent dans les salonnets multicoloresde Mme Schmidt, surtout dans la chambre rouge, célèbre par son lit de Boule, à coulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgies renouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et des exubérances romaines. Dans ces occasions, le Dupoissy, l'homme à tout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur. C'était lui qui s'abouchait avec Mme Adèle, la gouvernante, débattait le programme et réglait l'addition. Pendant que se déroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces « masques » dignes d'un Ben Johnson atteint de satyriasis, le glabre factotum, la mine d'un accompagnateur de beuglant, tenait le piano et tapotait des saltarelles de cirque. A chaque pause, les actrices nues ou habillées de longs bas et de loups noirs, gueusaient l'approbation des détraqués béats et, à quatre pattes comme des minets, frottaient leur chair moite et poudrederizée aux funèbres habits noirs. Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant les journées de carnaval les hon-nestes dames des clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes — aux heures de chômage s'entend — et inspectaient, sous la cou-duite du patron et de la patronne, les cellules douillettes et capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et jusqu'aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux d'autel. Et, s'il fallait en croire les médisances des petites amies, Mmes Saint-Fardier n'avaient pas été des dernières à mettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs maris. Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. Il s'y déphosphorait les moelles, sans parvenir à déloger de son cerveau l'obsession de Gina. Au moment des spasmes, l'image lantalisaute s'interposait, entre sa vénale amoureuse et ses postulations toujours leurrées. — Oh,la cruelle incompatibilité! se disait-il. Les atroces chassés-croisés ! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie, des êlres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement!... L'amitié raisonnable offerte comme l'éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique ! Les ferveurs et les délicatesses de l'amour se fanant à la suite des possessions brutales ! Au Riet-Dijk, des types curieux, des composés in terlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage, lui ménageaient de pessimistes sujets d'observations. Après des nuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, suprenait leur trac, leu; instinctive terreur à la visite imminente du médecin il notait en revanche leur familiarité, presque do femme à femme, avec l'androgyne garçon coiffeur. Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux biches l'intéressait Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois, chez un courtier de navires, touchait annuellement quinze à vingt mille francs de commission, dans les principales maisons du Riet-Dijk. Il amenait aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers, ses patrons, l'attachaient comme guide et drogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu'à l'argot des populaces reculées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses transactions délicates. Jamais d'erreurs dans sa comptabilité. Lox-squ'il passait, de trimestre en trimestre chez les patrons de gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants payaient de confiance leur éveillé et intelligent rabatteur. Gay acceptait à ces occasions, un verre de vin, de liqueur, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires. La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières affables, Gay ne complait même pas d'envieux parmi ses collègues. On lui appliquait respectueusement l'adage anglais : The right man in the right place : l'homme digne de sa place, la place digne de l'homme. Un mois après le départ des émigrants, Paridael fut accosté un malin sur la Plaine Falcon par le bonhomme Gay, qui tout affairé, tout haletant, lui jeta cette effroyable nouvelle en pleine poitrine : — La Gina a péri corps et biens en vue des côtes du Brésil!... C'est affiché au Bureau Vérilas... Et le Dalmale passa, sans se retourner, anxieux d'informer de ce sinistre le plus grand nombre de curieux ; ne se doutant pas un instant du coup qu'il venait de porter à Paridael. Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit par s'affaler sur le seuil d'une porte, ses jambes refusant de le soutenir plus longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaient le glas à ses oreilles. Lorsqu'il eut repris quelque peu connaissance : « Le sang me sera monté au cerveau. L'apoplexie m'avertit I » se dit-il. « J'ai eu un moment de délire pendant lequel j'aurai cru entendre raconler celte... horreur. Ces choses-là n'arrivent point ! » Mais il se rappelait trop nettement la voix, l'accent exotique de Gay ; puis, en écarquiilanl les yeux, et en scrutant la perspective des Docks, ne vit-il pas s'éloigner là-bas, le Dalmale, de son pas sautillant. Laurent se traîna jusqu'au quai Saint Aldégonde où étaient les bureaux de Béjard, Saint-Fardieret Co. En tournant le Coin des Paresseux il constata que même les indéracinables et insouciants journaliers s'étaient transportés plus loin, pour aller aux nou- velles. Le digne Jan Vingerhout était populaire jusque dans ce monde de flemmards invétérés. Et ils le savaient à bord de cette Gina de malheur ! L'air de douloureuse commisération de ces maroufles ameutés sur le quai et mêlés à la foule devant l'agence d'émigration, prépara Laurent aux plus sinistres nouvelles. Un faible espoir continuait pourtant de trembloter dans les brusques ténèbres de son âme. Ce n'aurait pas été la première fois que des navires renseignés comme perdus revinssent au port où on les pleurait ! Paridael fendit le rassemblement de débardeurs, de matelots et de femmes éplorées que rapprochait une.commune douleur, rassemblement, que rendait encore plus tragique la présence de plusieurs minables familles d'émigrants, désignées pour le prochain départ, peut-être marquées pour le prochain naufrage ! Des lamentations, des sanglots s'élevaient par intermittences au-dessus du sombre et suffocant silence. Laurent parvint à se faufiler jusque devant les guichets du bureau : — Est-ce vrai, monsieur, ce qu'on... raconte en ville?... Il balbutiait à chaque mot et affectait des intonations dubitatives. — Eu oui !... Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?... Autant de crève-de-faim en moins!... A présent, fichez-nous la paix ! A ces mots abominables que seul un Saint-Fardier était capable de prononcer, Paridael se rua contre la cloison dans laquelle étaient ménagés les guichets. La porte condamnée s'abattit à l'intérieur. Laurent la suivit, empoigna avec une frénésie de fauve affamé l'individu qui venait de parler et qui n'était autreque l'ancienassociéducousin Guillaume. Le Pacha avait toujours eu l'âme d'un garde-chiourme ou d'un commandeur d'esclaves et l'ex-né-grier Béjard avait trouvé en lui la brute implacable dont il avait besoin pour enfourner et expédier prestement la marchandise humaine. Sans l'intervention des magasiniers et des commis qui l'arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fût certes resté mort sur le carreau. L'autre l'avait à moitié étranglé, et dans chacun de ses poings crispés il tenait unedes côtelettes poivre et sel du maquignon d'âmes. Tandis que plusieurs employés maîtrisaient Laurent dont la rage n'était pas encore assouvie, leurs camarades avaient fait passer le blessé, fou de peur, dans le cabinet de Béjard, d'où il ne cessait de geindre et d'appeler la police. Les paroles provocantes et dénaturées de Saint-Fardier avaient été entendues par d'autres que Laurent et, mise au courant de ce qui se passait, la foule au dehors partageait son indignation et eût mis en pièces le policier qui se fût avisé de l'arrêter. Elle menaçait même de déloger les associés de leur repaire et d'en faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendant le tonnerre des huées et les sommations du populaire, jugea prudent de pousser Laurent dans la rue et de le rendre à ses terribles amis. Puis à la faveur de la diversion que produisait la réapparition de l'otage, Béjard fit rapidement fermer la porte derrière lui. Donnant congé à ses hommes pour le reste de la journée, il entraîna le piteux Saint-Far-dier, par une porte de derrière, dans une ruelle déserte bornée d'entrepôts et de magasins, d'où ils gagnèrent, non sans louvoyer en évitant les quais et les voies trop passantes, leurs hôtels de la ville nouvelle. — Nous repincerons ce voyou ! disait en cheminant Béjard à Saint-Fardier qui tamponnait de son mouchoir ses bajoues ensanglantées par une trop brusque épilation. Il ne fallait pas songer à le coffrer. Il ne faut même pas y songer d'ici à longtemps, mon vieux, car on n'a déjà fait que trop de bruit à propos de ce petit sinistre et il ne serait pas bon que la justice regardât de trop près à nos affaires... Attendons que toute cette canaille ait fini de crier ! S'ils continuent à aboyer comme ce matin, ils seront égosillés avant ce soir ! Alors nous réglerons son compte à ce maître Laurent... « En somme, l'affaire n'est pas mauvaise pour nous ! (ici l'exécrable trafiquant s'oublia jusqu'à se frotter les mains)... Le navire n'en avait plus pour longtemps. Les rats l'avaient déjà quitté tant l'eau pénétrait dans la cale. Un vieux sabot que l'assurance nous paiera le double de ce qu'il valait encore !... Et si nous perdons les primes versées d'avance à quelques émigrants vigoureux et florissants, comme ce Vingerhout — tu te rappelles, le suppôt de Berg-maiis, le meneur de l'émeute des élévateurs. Le voilà ad patres ! — en revanche nous empochons les primes d'assurances des noyés de l'équipage... Il y a largement compensation !... » L'armateur rentra dîner comme si rien ne s'était passé. Gina lui trouva une physionomie vilainement joviale et trigaude. Au dessert, tandis qu'il pelait méticuleusement une succulente calebasse et qu'il se versait un verre de vieux bordeaux, avec des précautions de dégustateur, il lui annonça d'un ton à peine circonstanciel, l'effroyable et total sinistre du navire qu'elle avait baptisé. Sans prendre garde à la pâleur qui envahissait le visage de sa femme, il entra dans des détails, supputa le nombre des morts. Elle voulut le faire taire ; il insistait et il poussa même le sardonisme jusqu'à lui évoquer le lancement au chantier Fulton. Alors, prête à se trouver mal, elle quitta la table et se réfugia dans ses appartements où elle songea au mauvais présage que, lors de la mise à l'eau du navire, certains assistants avaient vu dans la maladresse et les hésitations de la marraine... Laurent, après s'être dérobé aux étreintes de la foule qui le questionnait pour en savoir plus long, courut tête nue — il avait négligé de ramasser sa casquette après la lutte —- sans rien voir, sans rien entendre, jusqu'à sa pauvre mansarde et, se vautrant sur son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sous les combles, parvint à se débarrasser des lar- mes que la fureur avait refluées sous sa poitrine. Il ne s'interrompait de sangloter que pour redire ces noms : Jan!... Vincent... Siska... Henriette... Pier-ket !... Depuis, il ne s'écoula plus un jour sans qu'il se fredonnât meurtrièrement à lui-même, comme on s'inoculerait un très doux, mais très redoutable poison, l'Oùpeut-on être mieux? de la fanfare de Willeghem. Sans se douter de la transformation qui s'opérait en son altière cousine, Laurent confondit désormais les deux Gina, la femme et le navire : jalouse, troublante et maléfique, c'était Mme Béjard qui, pour lui tuer sa bonne et sainte Henriette, avait voué le navire, son filleul, au naufrage. Et dire qu'il s'était repris un moment à aimer cette Régina ; le soir de l'élection de Béjard ! A présent, il se flattait bien de l'exécrer toujours... Son culte pour les chers morts se confondit bientôt, en haine de la société oligarque, non seulement avec l'affection qu'il portait, aux simples ouvriers, mais avec une sympathie extrême pour les plus rafalés, les plus honnis, voire les plus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donner carrière à ce besoin d'anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance, qui le travaillait jusqu'aux moelles, qui tordait ses moindres fibres amatives. C'est vers les réprouvés terrestres que s'orienterait son immense nostalgie de communion et de tendresse. CONTUMACE Laurent commença par seloger au fin fonddeBor-gerhout près d'une coupure de chemin de fer, non loin d'une voie d'évitemènt sur laquelle ne roulaient que des convois de marchandises. C'était un coin de la §uggestive région observée, autrefois, de la mansarde chez les Dobouziez. L'agglomération citadine y dégénérait en une banlieue équivoque, clairsemée de maisons comme si leurs tènements s'étaient mis à la débandade, cabarets à tous usages, fourrières, chantiers de marbriers, de figuristes eL d'équaris-seurs. De la suie aux murs, de l'herbe entre les pavés. Pour monuments: un gazomètre dont l'énorme cloche en fer s'élevait ou s'abaissait dans sa cage de maçonnerie armée de bras articulés : un abattoir vers lequel des toucheurs poussaient leurs troupeaux sans méfiance, puis une caserne despotique engouffrant des victimes non moins passives, tous édifices d'un rouge sale, d'un rouge de stigmates sanguinolents. D'heure en heure le sifflet des locomotives, la corne du garde-barrière et la cloche de l'usine se donnaient la réplique, ou les clairons des conscrits pitoyables se mariaient aux râles des ouailles. Jusqu'aux remparts des fortifications les terrains vagues alternaient avec des préaux où quêtaient des chiens gratteleux ; des jardins embryonnaires attenaient à de fades chalets fourvoyés dans cette zone rébarbative comme un joli cœur dans un repaire de mar lous. Les petits chiffonniers avaient raclé depuis long temps le goudron et défoncé ou disjoint les planches des palissades. Munis de profonds sacs en rapatelle, ils escaladaient, chaque malin, la cloison, après avoir exploré du regard l'enclave abandonnée. Trifouillant du crochet el des pattes, ils exultaient lorsque, parmi les drilles, ils rencontraient une peau de charogne. Ils se disputaient cette trouvaille comme une pépite d'or ou l'arrachaient aux roquets qui décanillaient en grondant. Les péripéties de cette cueillette firent longtemps la seule distraction des matins de Paridael. Puis il avisa des sujets d'étude plus relevés. Autour du garde-barrière, un beau brin de mâle, brunet el trapu, dont la physionomie loyale tranchait sur la grimace et les convulsions de cette' banlieue el de ces rogues indigènes, tournait, depuis quelque temps, une particulière potelée à souhait, blonde el radieuse comme une emblavure, la carnation rose un peu fouettée de roux, mais des lèvres si rouges et si friandes et des yeux si enjôleurs!... Ses frais atours de camériste huppée ; ses jolis bonnets blancs et ses tabliers sans macule apprirent immédiatement à Paridael qu'elle était étrangère à ces parages. Sans doute, au hasard d'une flânerie, elle avait passé par ici et remarqué le gars de bonne mine. Elle n'était pas la première qu'eussent intriguée les prunelles couleur de café noir, la tignasse frisottée et l'air sérieux, mais non maussade, du costaud. Il avait, en outre, une façon militaire, tout bonnement irrésistible, de planter son képi, et sa veste de velours lui prenait la taille comme un dolmanl Voisines et pas seulement les plus proches ne passaient leur chemin qu'à regret en guignant le zélé manœuvre. Les plus hardies lui faisaient des avances, ne se gênaient pas pour lui dire leur caprice tout en semblant gouailler, et barbelaient d'une convoiteuse œillade le lardon qu'elles lui décochaient. La ligne étant peu importante, ce bien-voulu cumulait les fonctions de garde-barrière et d'aiguilleur. Même l'entretien du palier lui incombait comme à un simple homme d'équipe. Les évaporées le trouvaient toujours occupé. Sourd à leurs agaceries, un peu fier peut-être et les jugeant trop libres et trop trivales, il enchérissait sur son labeur, et lorsqu'il avait fini de sonner de la corne, de présenter, de dérouler et de planter son drapeau, d'ouvrir et de fermer la barrière, il s'empressait de brouetter le bal- last, de recharger la voie et d'huiler les aiguilles. La soubrette aux blancs bonnets ne se laissa pas rebuter par ces façons dédaigneuses ou farouches. Plus mignonne et de meilleur genre que les commères du quartier, à la fois plus discrète et plus affriolante, doucement elle apprivoisa le sauvage. Il commença par se redresser lorsqu'il peinait, plié en deux, sur le railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre à son bonjour ; la semaine d'après il venait à elle, un peu benêt, en rougissant, pour lui parler de la pluie ; la fois suivante, accoudé à la barrière il lui contait des balivernes qu'elle humait comme paroles d'évangile. On eût dit que, pour les importuner, les trains tapageurs défilaient en plus grand nombre ce jour-là. Mais elle attendait que le jeune homme accomplît ses multiples corvées, suivait ses mouvements, ravie de ses allures aisées, et ils reprenaient, ensuite, la causerie interrompue... La conjonction graduelle de ces deux simples amusa beaucoup Laurent Paridael, conquis parleurs ragoûtants types de brun et de blonde, si harmonieusement assortis. Auparavant il avait lié connaissance avec le garde; aux heures de trêve, il lui offrait des cigares, lui payait la goutte et se faisait expliquer les particularités du métier. Il le complimenta sur sa conquête, et lorsqu'il les trouvait ensemble, d'un clin d'œil il l'interrogeait sur les progrès de leur liaison, et le rire un peu confus et l'œil émerilloné du galant lui répondaient éloquemment. Quant à la soubrette, elle était tellement occupée à reluquer son élu qu'elle ne s'apercevait pas de ces signaux d'intelligence et de l'intérêt que Paridael portait à leurs amours. Cette félicité des autres, cette idylle de deux êtres jeunes et beaux, béatifiait et suppliciait, à la fois le fantasque Paridael, l'amant méconnu de Gina. Cependant les amoureux ne se possédaient, plus de désir. Elle finit par aller le relancer dans sa maisonnette de bois les nuits qu'il était de service. Un soir d'hiver qu'il ventait et neigeait, par la porte en-tr'ouverte, Laurent les vit blottis frileusement dans un coin, la fille sur les genoux du garçon. Il n'y avait pas de lumière, mais le rougeoiement du poêle de fonte trahissait l'accouplement de leurs deux silhouettes. Une bordée tirée de l'autre côté de la ville éloigna Laurent de ses protégés. En s'en retournant, il fut assez surpris de ne voir le jeune homme ni sur la voie, ni dans la logette. S'il se le rappelait bien, c'était pourtant cette semaine que le gars prenail le service de jour. Etait-il malade? L'avait-on remplacé? Paridael s'inquiéta de cette absence insolite comme si le pauvre diable lui eût tenu au cœur par les liens d'une amitié de longue date. Ce fut bien pis lorsqu'à la nuit tombante, un autre que le personnage attendu vint relever l'ouvrierdegarde. Cédant encore une fois à sa timidité, à cette pudeur qu'il mettait dans ses moindres sympaihies, il n'osa pas s'informer du déserteur. D'ailleurs Laurent ignorait son nom. Il lui eût fallu donner un signalement, entrer dans des explications, et il s'imaginait que sa démarche paraîtrait étrange. Il rentra donc, mais la pensée de l'absent le tenailla toute la nuit, et la corne, soufflée par un autre, appelait au secours et sonnait l'alarme. Le lendemain, le garde n'étant pas à son poste. Laurent se décida aborder son remplaçant. Il apprit alors un funeste épilogue. En dépit des règlements, sous la menace des amendes ou d'une mise à pied, au risque d'être surpris par l'inspecteur en tournée, l'amoureux ne quittait plus sa maîtresse. Or, une nuit, ils étaient si bien enlacés, tellement éperdus, lèvres contre lèvres, qu'il n'eut ni la force, ni même la présence d'esprit v de suspendre ces délices pour signaler un train et barrer le passage. Peut-être comptait-il aussi sur la solitude et l'abandon absolus de la route à cette heure inclue? Un terrible gloussement de détresse suivi d'une volée de jurons l'avait arraché à son extase. Lorsqu'il se précipita sur l'entrevoie, le train venait de stopper à quelques mètres de son poste après avoir écrabouilllé un vieux couple lamentable. Certain de devoir payer chèrement sa négligence, le coupable n'avait pas attendu le résultat de l'enquête, mais s'était sauvé pendant que robinset gendarmes instrumentaient contre lui. 11 avait d'autant mieux fait de redouter les sévérités de la Justice, que les deux valétudinaires supprimés pendant cette veillée d'amour étaient de richissimes grigous et que leurs hypocrites héritiers devaient bien à leur mémoire de poursuivre sans merci l'instrument de leur massacre, alors même qu'au fond de l'âme ils bénissaient probablement l'intéressant homicide. La néfaste amoureuse disparut en même temps que son possédé et personne n'ouït où ils se cachaient. Jamais Laurent ne les revit. Mais, depuis cette avenlure fatale, chaque fois que rauquait la corne d'un garde-barrière ou qu'il apercevait la cuve noire d'un gazomètre surplombant une hargneuse étendue faubourienne, qu'il lui arrivait de respirer l'âcreté du coke, — surgissaient aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui, liâlé comme un faune, habillé de pilou mordoré, la corne de cuivre suspendue en sautoir à un bandereau de laine rouge ; elle, blonde, rose, prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablier blanchissimes, appétissante comme le couvert d'un festin 1. Pour secouer ses regrets de la disparition du garde-barrière, il changea momentanément de pénates et battit en explorateur ceLle campagne an-versoise que le souvenir des émigrants ruraux lui rendait chère. Willeghem devint même pour lui comme un but de pèlerinage. D'ailleurs, sans le quitter, sans cesser d'en fouler le sol et d'en respirer l'atmosphère, Laurent ressen- 1. Voir«le Tribunal au Chaulïoir» dans le Cycle Patibulaire. tait pour son pays la dévotion meurtrière, le voluptueux martyre de l'exilé. Il voyait, il percevait les moindres objets du terroir avec une intensité sensorielle que connaissent ceux-là seuls qui reviennent après une longue absence ou qui partent pour toujours; ceux qui ressuscitent ou qui meurent. C'est seulement au rivage natal que les trois règnes de la nature se paraient de cette fraîcheur, de cette jeunesse, de cet attrait, de ce renouveau éternel. Sa piété fervente s'étendait des êtres besogneux et des quartiers excentriques de la grande ville, au sol gâcheux ou aride, au ciel hallucinant, aux blou-siers taciturnes de la contrée, à ces steppes de la Campine que le touriste redoute comme le remords. Affrontant ouragans et giboulées, il se promenait par tous les temps. En pleine bruine automnale, il tomba souvent en arrêt devant un porte-blaude, arpentant la glèbe à larges enjambées et l'ensemençant d'un geste rythmique et copieux. L'été, un faucheur aiguisant gravement sa faux sur l'enclumette, le faisait demeurer sur place, comme un fidèle devant un épisode symbolique de l'office divin. Il élisait entre tous le village voisin de Willeghem où cette apparition s'était produite, retournait souvent se promener de ce côté, mais, subissant tou jours cette vague pudeur, n'osait rien pour se rapprocher du sculptural paysan. On le pénétrait encore, à la moindre odeur de purin, ce soir d'avril où un rustaud trimbalait sa tinette et aspergeait, à pleines écopes, les soles en gésine. Le mépris de ce villageois pour le printemps attendri et chatouilleur, le flegme de ce fessu maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaquant d'un pas appuyé à sa besogne utile, mais inélégante, le violent contraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante, conquéraient d'emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décor avri-lien, l'énervement de l'équinoxe, la langueur à laquelle Laurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parut insipide et frelatée comme une berquinade. Il n'avait plus de sens que pour ce jeune cultivateur. Ce même rural accosté par Laurent, cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe, et narrait épanoui, simplard, en se grattant l'oreille : « Oui, tel que vous me voyez, monsieur, à quatre garçons du hameau nous fîmes notre première communion le jour même où nous tombions au sort 1 » Et cette coïncidence du sacrement balsamique avec la brutale conscription ne se délogea jamais du cerveau de Laurent, et lui fut inséparable d'un mélange d'encens pascal et de pouacre purée, comme de l'odeur même du jour où ce fait exceptionnel lui fut raconté. A cette impression se rattachait intimement celle d'une matinée passée dans la noue avec une horde de vachers et de vachères. Un grand sécheron de fille garçonnière commandait la bande déguenillée et surveillait la cuisson des pattes de grenouilles pour l'accommodement desquelles la générale réqui- sitionnait le beurre de toutes les tartines du clan. Les menottes alertes entassaient sous la casserole, comme au bivac, bois mort et fouées. Le rissolement du fricot semblait un artificiel frisselis de feuilles. Paridael s'ébaudissait ce jour-là en sauvageon, en primitif; il en avait môme oublié son deuil et sa rancœur, mais en moins d'un instant cette rare gaieté tomba : un des petiots, saoûlé de genièvre par un mauvais charretier, dormait le long de la haie; on avait beau le secouer, il ronflait, baveux, abruti comme un alcoolique; les chenilles velues provoquaient un frisson sous son derme rugueux, et les taons rageura et moites qui faisaient s'ébrouer et ruer là-bas une compagnie de poulains, arrachaient de temps en temps au dormeur une gouttelette de sang, couleur de mûre écrasée, et un vagissement qui criait vengeance au ciel. D'autres fois, Paridael remontait ou descendait les longs el droits canaux flamands, à bord d'un bateau d'intérieur. Il vivait la vie des gabariers, partageait leurs repas, dormait dans leurs cabines proprettes et mignonnes comme un boudoir de poupée, prêtait un coup de main à ses hôtes, mais s'éternisait, les trois quarts du temps, dans un rien-faire absolu, goûtait le délice de se morfondre, et de glisser, au fil de l'eau, sans bouger et d'être, à son tour, la chose immobile, passive, irresponsable, devant laquelle pro-cessionnaient les saules, génulléchissaient les ose-raies, s'attroupaient des villages, se piétaient des clochers. Et les manœuvres, toujours les mêmes, ré- pétées, aux diverses étapes, dans des sas construits sur l'unique modèle, les haltes en attendant l'éclusée, les bateaux du trait s'alignant, s'accotant dans la retenue, tandis que l'éclusier actionne les vannes, et que les carènes descendent avec le niveau qui baisse I Et les mêmes colloques geignards s'engageant, de pont à pont, entre les ménagères I Parfois dans la dolente ritournelle s'introduit une modulation imprévue. Sitôt le bâclage opéré, un des aides profite de l'arrêt pour sauter à terre, déchausse une motte de gazon au moyen de sa jambelte, et regagnant la péniche, se met en devoir de lasser cette herbe vive dans la cage de l'inséparable alouette. Sensible à cette attention, l'aimable captive accueille le régal par une vocalise étourdissante. Mais à cette allégresse intempestive, le vieux patron qui, ne pouvant venir à bout d'une manœuvre, bougonne et tempête depuis une minute, en réclamant son auxiliaire, l'avise à l'arrière du bateau et le relance au moment même où il refermait précipitamment la cage. Ah! le fainéant ! A lui cette bourrade, à lui ce coup de pied ! Le déserteur pare la torgniole, embourse la ruade, pirouette stoïquement sur lui-même, sans une plainte, sans une riposte. Sa largé'bouche tressaille nerveusement, il rougit sous le hâle, mais ses grands yeux ne s'humectent pas. Ce qui le désarme, c'est moins la joie de l'oiselet que le regard affectueux et apitoyé que lui adresse la batelière, leur patronne et leur mie. Ah \ pour se concilier la chère femme, il encourra volon- tiers les brutalités du patron. Il se moque autant de la rage du mari que des aboiements du cabot. Parbleu, le servile roquet tient pour lebaes, tandis que l'alouette est à la bazine ! Et le voilà, sans rancune, qui se remet à l'oeuvre. Lui aussi y va de sa chanson. Hardi, le petiot ! Les vannes se rouvrent, le toueur repêche la chaîne sans fin, et d'un bord à l'autre, les aides-bateliers assujettissent et se passent les amarres. Les bateaux s'émeuvent, reprennent la file. Lentement, tout droit, vers le Rupel, le trait dévale. Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par les campagnes si lointaines et pourtant si proches. Entre Beveren et Calloo, dans le pays de Waes, on percevait le bruit rythmique des fléaux ballant l'ai-rée. Le conducteur retient ses chevaux. Une fille, un peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays, accourt, grimpe sur le lalus de la chaussée, à temps pour atlraper un paquet que lui jette le postillon. D'un mouvement sec, elle fait sauter le cachet, hésite au moment de déplier la lettre, puis se décide à en prendre connaissance. Pas un muscle de son visage ne bouge : mais Laurent croit entendre panleler son cœur. Et les batteurs immobiles, torses nus, le coutil bridant leurs cuisses — deux bronzes rosâlres dans le clair obscur de la grange, baignés d'une sueur plus volatile que liquide, — les batteurs attendaient aussi la nouvelle avec une certaine solennité. Une lellre de notre Jan, son frère, le « fils de la maison », ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers? A-t-il eu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à l'hôpital militaire, la lettre vient-elle de la prison de Vilvorde ? Laurent se pose ces questions. 11 brûle d'interroger la jeune paysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours la réponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots dindrelindent railleusement au collier des chevaux, le fouet claque sans vergogne, il fait faslidieusement chaud, une de ces chaleurs de plein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et à regretter l'hiver. La cloche de Calloo sonne son midi mélancolique, l'heure si longue à sonner sem ble dire la cloche.... Les grillons se râpent rageusement les élytres. Et Laurent voit toujours, demain, après, fatalement, l'unique ferme du voyage, la pataude angoissée et les deux gars moitié nus, jouant le bronze... Car sa seconde vue avertit le passant que la nouvelle est mauvaise. Il voudrait rebrousser chemin, consoler la belle terrienne: il se sent capable de veiller, avec eux, l'ombre du mort. C'en est fait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de la vie par cette route. Mais il tient un souvenir de plus pour lui étreindre le coeur parles chaleurs suffocantes des canicules. Le tintement d'une cloche de village, la pâmoison des mouches dans le coup de soleil, les grillons grinçant des ailes, lui reprochent toujours l'image de gens qu'il aurait pu plaindre et aimer... Ainsi, quantité de scènes indifférentes pour le vulgaire et pour les observateurs de métier, un visage entrevu, un passant coudoyé, un regard intercepté, une allure topique, laissaient d'ineffaçables traces dans sa vie. 11 entretenait de bourre-lants regrets de compagnons d'une courte Iraite, de rencontres sans conséquence ; inconsolable des bifurcations de chemin que la destinée impose aux voyageurs les mieux assortis. De continuelles noslalgies le labouraient. Il lui prenait des envies lancinantes de conjurer coûte que coûte des visions fugaces ; il appétait ces apparitions bien voulues et avec le temps loin de s'effacer dans sa mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, se corsaient comme un vin généreux. Une douce et noble figure du peuple, un grand gars basané, aux profonds yeux scrutateurs, penché à la portière d'une caisse de troisième, dans un train qui croisait le sien. Et il n'en fallait pas davantage à Laurent pour se rattacher cet être qu'il ne reverrait plus. Il savourerait dans l'éternité cette minute trop rapide ; rien ne s'éventerait de l'atmosphère de ce moment : c'était près d'un viaduc et dans l'air ondoyaient une odeur d'eau stagnante et une chanson de hâleur. Effluence boueuse, triste mélopée encadraient la noblesse suprême de l'attitude et les grands yeux affectifs de l'inconnu 4... Pareils incidents devenaient pour Laurent des tableaux très poussés, d'une couleur magnétique, d'un relief ressenti, mais avec, en plus, le parfum, X. Voir dans les Nouvelles Kermesses « Chez les Las d'Aller ». la musique, le symbole, et ce je ne sais quoi qui différencie des autres les êtres et les objets élus. Quels chefs-d'œuvre, se disait-il, si on parvenait à rendre ces tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, en fermant les yeux ! Celui-ci encore : Un valet de ferme rentrait à l'écurie ses chevaux dételés, mais non dépouillés du harnais. L'avant-train des bêtes s'engageait déjà dans l'ombre, les croupes seules luisaient au clair obscur sous la porte charretière. Dehors, le palonnier au poing, le domestique, un gaillard râblé, d'une carrure superbe, en manches de chemise, vu de dos, obliquait et se penchait un peu vers la droite, dans l'action de retenir les animaux trop impatients. On aurait entendu le hiu ho ! du paroissien, ou son claquement de langue flatteur, ou son juron impératif, mais on gardait, avant tout, le dessin de son geste, tant cette impulsion du corps était trouvée, unique, inséparable du personnage, harmonieuse et comme sublimée. Avec le rappel mental de ce geste, Laurent reconstituait la scène dans ses détails accessoires. A la vérité, elle résidait tout entière dans ce mouvement qu'il avait essayé de représenter à Marbol. Désespérant de se faire comprendre, il entraîna de force le peintre devant la ferme où s'était produit ce geste capital. Ils se tinrent à l'affût vers le soir, mais après avoir vainement guetté le modèle, Laurent s'informa de lui auprès des gens de la ferme. C'est à peine si ces rustauds reconnurent leur pa- reil, ou du moins un des leurs, au portrait exalté qu'il traça du personnage. — Ouais ! Le « Frisotté » finit par dire une des servantes avec une indifférence hypocrite, — car elle avait dit connaître de très près et apprécier à l'œuvre de chair ce fier compagnon de travail, — notre bazine l'a congédié il y a huit jours, et nous ne savons pas où il est allé se louer. — Avoir mime pareil sous les yeux et le mettre à la porte! clama Laurent avec une indignation à laquelle celte matérielle valetaille ne comprit rien. Marbol tenta de persuader à son ami qu'ils retrouveraient bien la même attitude, le même coup de reins professionnel chez d'autres sujets de l'espèce du drôle éconduit. Et, en effet, pour flatter la manie de Paridael et le consoler de cette déplorable éclipse, ils assistèrent à la rentrée de quelques équipages de cultivateurs. Mais, au moment attendu, l'encolure, l'habitude du corps, la dégaîne de ces marauds ne représentait qu'une parodie, une pâle contrefaçon, un à peu près maladroit, un piteux synonyme de la posture du Frisotté. Marbol s'en serait contenté et avait même tiré son calepin de sa poche afin de crayonner ce période caractéristique de la manœuvre, mais Laurent ne lui laissa pas entamer le croquis et, comme Marbol le plaisantait sur son exclusivisme, il répondit avec conviction: — Ris tant que lu voudras, mon cher, Mais sache bien que pour assurer à mes yeux la volupté,, la caresse de celte altitude dujeunebougre de l'autre jour, j'irais jusqu'à me faire cultivateur; oui, uniquement, afin de prendre cet ilote à mon service. C'est peut-être un fort mauvais sujet, un caractère intraitable, un serviteur malhonnête, mais, fût-il ivrogne, paillard et voleur, je lui pardonnerais ses vices comme simples peccadilles à raison de sa plastique supérieure... Celui-ci et les autres que nous avons obser. vés ne manquent certes pas de galbe, je t'accorde que leurs mouvements sont identiques. Bref, c'est la même recette, le même consommé: il n'y manque que le savouret. — Eh bien, il est heureux que tu ne saches dans quelle cuisine ce savouret, comme tu l'appelles, est allé relever le potage!..... — Oui, car je serais capable de me l'attacher sur l'heure. Et comme Marbol ricanait de plus belle: — Oh! tais-toi, supplia son ami. Si tu étais vraiment artiste, tu comprendrais cela I Et en retournant, abattu, renfrogné, il ne desserra plus les dents de toute la route. Peu à peu l'équilibre, l'eucrasie, le bon sens, la saine raison de Bergmans lui déplurent. Il se blasait sur ses amis. Il allait maintenant jusqu'à trouver son inséparable triumvirat trop tiède, trop prudent. Au peintre il reprochait l'épaisseur, l'opacité de ses vues, son manque de curiosité et de compréhension. La santé, les luxuriances, l'épanouissement, l'optimisme du génie de Vyvéloy ne lui procuraient plus les jouissances d'autrefois. Ses sorties amusaient beaucoup son petit cercle. Ils traitaient leur censeur en enfant gâté et le ménageaient comme un cher convalescent. Leur bonlé protectrice, leur mansuétude, leur indulgence, loin de calmer Laurent, achevaient de le mettre hors de lui et, ne parvenant pas à entamer leur sérénité, il leur brûlait la politesse, quitte à venir les retrouver quelques jours après. Les autres ne lui gardaient aucune rancune et lui passaient ses incartades et ses propos passionnés comme autant de paradoxes et de sophismes d'un grand cœur. Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurent rêvait d'y conformer sa conduite. Le moment arrivait où il dépouillerait ses derniers préjugés et enfreindrait les conventions sociales. Ses allures excentriques lassèrent enfin la tolérance de ses intimes et, en personnages ayant une situation à garder devant le monde, ils risquèrent quelques observations. Un jour, ils l'avaient rencontré en compagnie d'une couple de drilles assurément fort pittoresques, rôdeurs de quai, mauvais journaliers, modelés et nippés à souhait, mais d'une originalité par trop outrée à qui, pourtant, de la meilleure foi du monde, il se flattait de les présenter. S'étant dérobés en toute hâte à cette compromettante accointance, ils furent taxés durement de philistinisme. Cette fois Bergmans riposta sèchement. Paridael leur en demandait trop, à la longue. La plaisanterie tournait à l'aigre. S'intéresser au peuple qui travaille et qui souffre : rien de plus équitable. Mais se passionner pour les sacripants, frayer avec les irréguliers et la racaille, c'était se conduire en excentrique, pour ne pas dire plus ! Puis s'adoucissant, Bergmans tenta de montrer au dévoyé l'abîme vers lequel il glissait: il lui reprocha son désœuvrement; sa vie à part, ses chimères, s'offrit même de le prendre dans ses bureaux ou de le placer chez Daelmans-Deynze i. Paridael refusa net. La plus légère dépendance, le moindre contrôle lui répugnaient comme une chaîne. Quelquefois, sensible à une parole émue, il promettait de se ranger ; il ferait un effort et se contenterait de l'existence commune aux gens rassis ou du moins plus posés; mais ces sages résolutions l'abandonnaient au premier froissement que lui causaient la platitude et la morgue bourgeoises. Les pronostics du cousin Dobouziez pesaient sur lui comme une malédiction ; cet homme positif et clairvoyant avait scruté l'avenir de ce parent exceptionnel . Laurent en arrivait à se souhaiter irresponsable, à envier les internés, criminels ou fous, que ne ronge plus le souci du pain quotidien et de la lutte pour l'existence. Sa bonté évangélique, une bonté hystérique comme celle des franciscains d'Assise, l'effrénait et le poussait aux dernières conséquences du fatalisme. Il se croyait prédestiné ; sans ressort, 1. Voir l'Autre Vue. sans foi, sans but, il souhaitait mourir et se replonger dans le grand tout, comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset. Après l'éparpillement de ses atomes et la diffusion de ses éléments, l'éternel chimiste les combinerait une autre fois avec plus de profit pour la création. La visite que Laurent fit, au plus fort de cette crise, à une maison pénitentiaire, exaspéra ces délétères nostalgies : « Des malades, des irresponsables, des malheureux ! » plaidait-il, au retour de cette excursion, devant le tribun, le peintre et le musicien. « Les bayeurs, les effarés,les éblouis, les éperdus, aux grands yeux visionnaires qui ne comprennent rien au inonde et à la vie, au code et à la morale, — des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui coudoyèrent toutes les scélératesses et demeurèrent candides comme des enfants ; débonnaires qui ne tueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés à leurs entreprises ; viciés, mais non vicieux, souffre-douleur autant que souffre-plaisir...1 » — Parlerais-tu pour toi ? interrompit Marbol. — Un artiste, loi ! fulmina Paridael sans répondre à cette pointe. Qu'as-tu souffert pour ton art, que lui as-tu sacrifié? C'est là-bas que j'en ai rencontré un, d'artiste ! Et un vrai, et un sincère, va 1... Après 1. Voir dans les Nouvelles Kermesses « Chez les Las d'aller ». m'avoir promené d'atelier en atelier, le directeur me fit entrer dans une forge modèle. Figurez-vous une triple rangée d'enclumes, autant de soufflets rythmant à leur haleine éolienne la danse rouge des flammes ; une centaine d'hommes, le poitrail et le ventre protégés par le tablier de cuir raide comme u 1e armure, pileux, hirsutes, noircis, formidables, • irs bras nus aux muscles saillants batlant allègrement du marteau ; un tonnerre et une température de cratère en éruption ; une affolante dissolution de limaille dans la sueur humaine ; des éclairs de coupelle alternant avec des girandesde feux; et, s'écla-boussant d'étincelles, des torses comparables à celui du Vatican. « A part ses dimensions énormes et son appareil plus nombreux, rien ne distinguait cependant cette îorge de celles que nous avons rencontrées ; les forgerons robustes et magnifiques ressemblaient à tous les forgerons du monde. L'activité, la fièvre d'émulation régnant dans ce hall immense étaient ni plus ni moins édifiantes que celles d'un atelier de travailleurs libres, et on eût stupéfait maint crirninaliste, versé dans la science de Gall et de Lavater, en lui révélant les tares et les incompatibilités de ces athlètes de mine surhumaine. « En passant entre les files d'enclumes, un des frappeurs surtout me conquit par ses dehors : c'était un gaillard chenu, bien découplé, d'une physionomie douce et pensive, d'au plus trente ans. Le directeur m'avait montré dans ses salons d'admirables objets en fer battu rappelant ou plutôt perpétuant les exquises ferronneries du moyen âge et de la Renaissance. « Voici, me dit-il, l'auteur de ces morceaux ! » et au marteleur qui ne cessait de corroyer le métal en ignition : « Karel, ce monsieur a bien voulu trouver quelque mérite à vos menus ouvrages. » — Non pas quelque mérite, mais le plus grand mérite ! recti-fiai-je avec empressement. Ces grillages de fenêtres, ce foyer, ces torchères, cette rampe d'escalier sont tout bonnement superbes, et je vous en félicite de grand cœur I » A l'accent convaincu, à l'expression catégorique de mes louanges, le visage sérieux du colon s'illumina d'un pâle sourire, ses prunelles orageuses irradièrent ; il me remercia d'une voix douce et pénétrée ; mais sourire, intonations et regards étaient tellement poignants que si j'avais insisté, et pressé sur la même fibre, l'expression de la gratitude du pauvre diable se fût résolue dans les larmes et les sanglots. Du coup, je me sentis encore plus bouleversé que lui et, après avoir touché furtivement sa main calleuse, je m'éloignais rapidement, la gorge serrée et un brouillard devant les yeux. « Figurez-vous, me dit le directeur, lorsque nous fûmes sortis et que je me détournais pour lui cacher mon trouble, que j'avais très avantageusement placé ce tape-dur-là chez le maréchal du village. Il gagnait un honnête salaire et son patron le traitaitavec force ménagements. D'ailleurs, j'avais pu recommander le sujet en toute confiance. Il avait fallu des afflictions infinies, la mort des siens, foudroyés pendant la dernière épidémie de typhus, pour le réduire au désespoir, à l'ivrognerie, à la misère et le faire échouer au seuil du dépôt. Je me flattais de l'avoir réconcilié avec la vie et avec la société. Eh bien, ne s'est-il pas avisé de quitterbrnsquement ses patrons et de revenir à notre porte? Amené devant moi, il m'a supplié de le reprendre. Vous ne devineriez jamais sous quel prétexte? Cet original trouvait en c^sous de sa dignité de louer ses bras à un forgeron de village qui les employait à des travaux grossiers et il s'estimait beaucoup plus heureux de s'appliquer comme réclu-sionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, à des ouvrages de choix, à des travaux d'art du genre de ceux qu'on entreprend ici. « Naturellement, je refusai de me prêter à cette singulière fantaisie et croyant lui avoir démontré l'absurdité de sa préférence, je le renvoyai en m'en-gageant à lui chercher un alelier plus digne de son talent. Il n'objecta rien à mes raisons, sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d'un ton sarcas-tique, tout à fait contraire à sa nature. « Deux mois après cette entrevue, il me revenait, mais, cette fois, escorté par les gendarmes, avec la fourgonnée quotidienne de canapsas que nous adresse l'autorité judiciaire : il se faisait admettre non plus par faveur, mais de droit, bel et bien nanti dn manière de leLtre d'introduction, d'une patente e'incorrigible pied-poudreux. Et lorsqu'il a eu purgé sa peine, pour lui épargner des récidives, j'ai consenti à le garder. Seulement ne répétez pas cette histoire, car, si elle arrivait aux oreilles du ministre, ma complaisance serait peut-être sévèrement jugée. Et pourtant ma conscience m'approuve ! Le moyen d'en agir autrement avec ce diable d'aristocrate ? » « Le croiriez-vous, loin de le blâmer, je félicitai sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gré de ses bontés pour un des seuls complets artistes, un des vrais aristocrates, — c'était le mot — que j'eusse rencontrés... Oh I rassieds-toi, Marbol, et toi aussi, Bergmans, je n'ai pas fini... Notre promenade s'acheva dans un mutisme lourd de pensées. « Je me reprochai ma pusillanimité à l'égard de celui qui était resté dans la forge. J'aurais dû sauter au cou de cette victime des maldonnes sociales et lui crier : « Moi je te comprends, orgueilleux misérable. Combien ta prétendue aberration est plausible! Je partage ta prédilection pour cet asile où tu te livres sans entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paie ne met pas aux prises ta conscience et ton intérêt. Combien d'artistes ne t'arrivent pas à la cheville ! Puis, mon brave, je te devine un caractère trop impressionnable pour qu'il te fût possible de te rapatrier avec la géométrique humanité. Une première défaillance te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux. Un faux pas t'aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tu préfères à cette société hypocrite et rectiligne tes pairs étranges, tes compagnons de bagne. Tu vis sans modification, tu" produis à ta guise. Ce pain que lu manges, aucun compétiteur ne te l'arrachera-, encore moins le voles-tu à ton frère dans la délresse. Plus de lutte pour l'existence, cette lutte qui finit par déteindre sur l'artiste. Pas de marchands, pas de parades, pas de public. Autour de toi de pauvres êtres qui, sans mieux comprendre nécessairement ton œuvre que les connaisseurs patentés excusent et respectent ton art, ton vice, ton vice rare parce que tu ne songes pas non plus à leur faire un grief de leur subversive originalité. » Après cette apologie du rafalé et de l'insoumis, une terrible discussion s'engagea entre Laurent et ses compagnons, quoique ceux-ci eussent tout fait pour rompre les chiens. Ces scènes se renouvelèrent, arrachant chaque fois un lambeau à l'ancienne intimité, et Laurent finit par ne plus voir ses féaux d'autrefois. Il se replongea plus avant dans les quartiers extrêmes illustrés par les amours du garde-barrière, pratiqua les repaires de la limite urbaine, les coupe-gorges du Looibroek et du Doelhof, les ruelles obliques du Moulin de pierre et du Zurenborg, dont la vue lui pénétrait le cœur, lorsqu'il était enfant, et lui inspirait une curiosité mêlée d'angoisse et une pitié malsaine, cette zone excentrique, à l'est de la ville, véritables vestibules des Dépôts, salle d'attente des Maisons centrales, grouillantes maladreries morales. Il battit aussi l'immense région des Bassins, commençant devant l'ancien Palais des Hanséates, dégarni de son campanile et de l'aigle impériale, el présentant une succession ininterrompue de réservoirs quadrangulaires, énormes et solides comme ces arènes inondées servant aux naumachies des Césars. Cependant les navires y affluaient en masses si compactes que, plus d'une fois, Paridael traversa ces docks, à pied sec, comme sur un pont de bateaux. Sans trêve on en creusait d'autres plus profonds et plus vastes encore. A peine inaugurés, ils se trouvaient insuffisants pour les flottes marchandes qui s'y rencontraient des cinq parties du monde, et, derechef, la métropole, glorieuse Messaline du négoce, insatiable et inassouvie, s'élargissait les flancs pour mieux recevoir ces arches d'abondance et, toujours stimulée, luttait d'expansion et de vigueur avec ses copieux tributaires Et sans cesse une armée de terrassiers du Polder s'évertuait à creuser, pour la reine de l'Escaut, un lit à la taille de ses amants. Mais, si elles étaient exigeantes, du moins ces amours étaient fécondes. 1. Le Kattendijk-Dok mesurait neuf hectares, le grand vieux Bassin sept, représentant ensemble une superficie d'eau de cent soixante mille mètres. Inaugurés en 1869, deux ans après, ces bassins étaient insuflisants, car pendant les mois de février et de mars 1871, près de trois cent cinquante navires furent forcés de rester échelonnés sur une ligne immense clans la rivière. Le long des quais, alentour de chaque bassin se déployait un appareil de grues et de chèvres actionnées par les forces de l'eau et de la vapeur et desservies par des théories de débardeurs herculéens. Inquiétantes à l'égal des engins de balistique et de ces machines de siège, inventées autrefois par Gia-nibelli, l'Archimède anversois, pour couler et fracasser les galions de Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menace perpétuelle vers le ciel, elles n'arrachaient plus les navires à leur élément, mais, après avoir plongé comme un poing armé du forceps, leurs crocs d'acier au tréfond des cales, elles en guindaient, sans trop grincer des chaînes et des dents, les cargaisons recélées dans ces entrailles éternellement en gésine. Communiquant avec les docks et avec la rade par de puissantes écluses pourvues de passerelles et de ponts tournants, s'alignaient les cales sèches, ainsi qu'un hôpital attenant à une maternité. Là se ravitaillaient les vaisseaux malades ou blessés. Une nuée d'opérateurs, calfats, peintres, étoupeurs, entreprenaient la carène avariée, l'écorchaient, l'adoubaient, la blindaient, la suiffaient, la peignaient à neuf; et la rumeur des percussions, des maillets et des pics couvrait les giries des cabestans, le sifflet des sirènes et le fracas du portage. Puis, après l'hôpital, la fourrière, la morgue. Des champs incultes où des carcasses de navires, couchées sur le flanc, lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mine d'incurables, de baleines échouées, attendaient qu'on les déchirât ou achevaient de pourrir comme une charogne parmi les détritus et les menues épaves. La Gina ne serait-elle pas venue échouer en cet endroit ? Parfois Laurent tentait de reconnaître ces planches de rebut. Puis il poursuivait ses explorations. Il tournait les entrepôts de matières inflammables. Des magasins de pétrole et de naphte s'immergeaient comme des îlots dans des bas-fonds marécageux. Ici s'arrêtait, pour le quart d'heure, l'industrie de la grande ville. Barrant l'entrée de la campagne, vers Austruweel, régnaient les glacis de la vieille citadelle du Nord, forteresse de rebut, boulevard encombrant et démodé, épouvantail déchu, poulailler chétif dont la ville utilitaire venait d'obtenir la cession et qu'elle s'empresserait de saper pour la convertir, comme ses autres annexions, en darses, en docks, en hangars, en cales sèches. Ah 1 que ne pouvait-elle en agir de même avec tous ces retranchements et ces remparts dont on s'obstinait à l'entourer ! Car la cité, essentiellement marchande, subit à contre-cœur son rôle de place forte, quoiqu'elle y ait été prédestinée dès l'origine, par ce burg romain, son berceau, dont on voit encore aujourd'hui les vestiges et d'où la poésie spoliée et travestie guette son chevalier, comme, aux premiers jours, Eisa de Brabant, marquise d'Anvers, conjurait l'apparition de Lohengrin, son vicaire, dans le sillage éblouissant du cygne fatidique. Gardant au cœur un dernier scrupule filial, au lieu d'abattre le vénérable donjon, Anvers se contente de le bafouer en le flanquant de deux promenoirs aussi mesquins que des praticables d'opéra-comique. Mais elle n'userait môme pas de ces contestables égards envers les bastilles plus récentes. Elle maudit comme une détestable servitude l'enceinte de fortifications que ses princes ne consentent à démolir de siècle en siècle que pour les transporter plus loin et les rendre inexpugnables. La Pucelle d'Anvers, plus hautaine que belliqueuse, foulerait volontiers aux pieds la couronne crénelée dont on la coiffa de force. L'histoire ne laisse pas de justifier la répugnance de la métropole pour cette toilette guerrière. Au lieu de la préserver, ces murailles et ces remparts attirèrent de tout temps sur elle les pires fléaux. Assiégée durant des mois, bombardée, puis forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et à sang, dévastée de fond en comble par les soldatesques étrangères, notamment lors de cette Furie espagnole, si bien nommée, elle faillit ne plus en réchapper, ne jamais se relever de ses cendres et disparaître avec sa fortune. Mais, grâce à son fidèle Escaut, qui lui tient lieu à la fois de Pactole et de Jouvence, elle renaît chaque fois plus belle, plus désirable et recouvre même au décuple sa prospérité ravie. A mesure pourtant qu'elle s'enrichit, elle devient hargneuse et égoïste. Pressentirait-elle de nouveaux sinistres? Elle étale un luxe si insolent et tant de misères l'environnent 1 Etplus son commerce fleurit, pluss'invétère sa haine contre ces fortifications néfastes, qui contra- rient non seulement son essor, mais la désignent, en cas de guerre, pour théâtre des luttes désespérées et des effrondrements suprêmes. Continuellement les remparts chargés de canons, les casernes bourrées de soldats, évoquent le spectre de la ruine et de la mortà cesCrésus aussi arrogants que poltrons. Et la ville en arrive à envelopper dans la même animadversion les bastions qui l'étranglent et la garnison oisive et parasite qui semble insulter à son activité et dont elle conteste jusqu'au courage patriotique. Ainsi Carthage exécra jadis ses mercenaires. La manière dont se recrute l'armée ne contribue pas à la relever aux yeux de ces oligarques. Elle ne se compose, en majeure partie, que de pauvres diables ou de vauriens, de conscrils ou de volontaires avec prime. Or les millionnaires élevés dans le culte de l'argent, n'établissent guère de différence entre un indigent et un vagabond. L'armée tient à bon droit la garnison d'Anvers pour la plus inhospitalière. Les troupiers relégués dans ce milieu antipathique présentent bientôt une physionomie contrainte. A la rue, instinctivement, ils s'effacent et cèdent le haut du pavé au bourgeois. Ils portent non pas l'uniforme du guerrier, mais la livrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d'émaner du patriotisme d'un peuple, d'incarner le meilleur de son sang el de sa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de mortes-payes. Les Anversois confondent ces soldats du pays neutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les pensionnaires des orphelinats et des hospices Et, par une étrange anomalie, le préjugé du bourgeois d'Anvers contre le soldat aveugle les gens du peuple, ceux-là mômes qui risquent de devoir servir ou qui ont servi, les pères dont les garçons étaient ou deviendront soldats. Il ne s'agit plus d'une haine de castes, mais d'une véritable incompatibilité de mœurs, d'une rancune historique dont l'Anversois hérite comme d'une tradition inhérente à l'air qu'il respire et au lait qu'il a tété. Dans les guinguettes, les ouvrières refusent souvent de danser avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles, la tenue revêt le galant d'une crânerie irrésistible, ici elle tare le cavalier le plus fringant. Lorsqu'ils se sentent en nombre, les soldats rebutés ne digèrent pas l'affront, mais, piqués au vif, élèvent la voix, prennent l'offensive, mettent le bal sens dessus dessous, tirent le bancal ou la latte, et se vengent du mépris de leurs donzelles sur les gindres et les garçons bouchers. Presque chaque semaine des bagarres éclatent entre pékins et soldats, surtout dans ces tènements obliques, avoisinant les casernes de Berchem et de Borgerhout. Celle inimitié entre le civil et le militaire sévit môme hors de l'enceinte 1. Voir dans les Nouuelles Kermesses « Bon pour le service ». fortifiée, dans la campagne des environs d'Anvers. Malheur au traînard qui regagne seul, le soir, un des forts avancés. Les ruraux apostés tombent sur lui, le criblent de coups, l'assomment, le traînent sur le pavé. Ces guel-apens appellent de terribles représailles. A la suivante sortie, les frères d'armes de la victime descendent en force dans le village et s'ils ne parviennent pas à mettre la main sur les coupables, envahissent le premier cabaret venu, brisent le mobilier, cassent les verres, défoncent le tonneau, écharpent les buveurs, abusent des femmes. Il arrive que des rues entières de Berchem sont livrées aux excès de cette soudrille. A leur approche, les habitants se claquemurent. Ivres de rage et d'alcool, les forcenés enfoncent leurs sabres à travers portes et volets el ne laissent plus une vitre entière dans les châssis. Le lendemain, le colonel aura beau consigner le régiment dans la caserne et interdire ensuite à ses hommes de hanter les estaminets de la région : après ces camisades, la haine continue de couver, latente et sourde, et à la première rencontre éclatent de nouvelles et meurtrières bagarres. Naturellement Laurent prenait, dans la plupart des cas, le parti des soldats, poussés à bout, contre leurs antagonistes, les bouchers et les abatteursdu Moulin de pierre. Il se conciliait surtout les nouveaux venus, les novices, les plus dépaysées et les plus rebutées des recrues. Car celles-ci subissaient non seulement les avanies des bourgeois, mais servaient encore de bardot aux anciens du régiment. Souffre-douleur d'autres souffre-douleur, c'étaient pour la plupart des terriens poupards et massifs littéralement déra cinés de leurs villages campinois. Laurent suivait les pauvres conscrits dès ces grises après-midi de tirage au sort et de conseil de milice, où, crottés jusqu'aux reins, ils gambillaient et beuglaient par la brume et la fange des rues, la casquette renouée de papillotes et de rubans rouges, l'air fallacieusement faraud d'aumailles primées aux comices agricoles, les yeux humides el perdus, bras dessus, bras dessous, outrageusement éméchés, battant de désordonnés « en avant d'eux » de quadrilles. Ce spectacle lui retournait l'âme. Puis, il se représentait ces fanfarons d'allégresse, les premiers jours, à la caserne : des instructeurs choisis parmi les remplaçants, injuriaient, brusquaient, molestaient ces patauds abalourdis au point de ne plus distinguer leur droite de leur gauche, de ne plus articuler leur nom ou celui de leur paroisse. Et les brimades atroces et dégoûtantes dans les chambrées 1 Puis, les trôleries à vau-de-rue, dans leur uniforme neuf; par coteries de pays; frileusement rapprochés comme poussins de la môme couvée; les halles béates devant les étalages et les tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leurs déhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliante de chien perdu; le puéril travestissement guerrier s'adaptant mal à ces rudes manieurs d'oulils et soulignant le contraste entre leur membrure terrible et leurs ronds et placides visages. Peut-être, samaritain renforcé, Laurent préférait-il encore au troupier soumis et passif les déserteurs, les réfractaires, et jusqu'aux dégradés mis au ban de l'armée et affligés de la cartouche jaune. En commémoration de la poignanle énigme posée entre Beveren etCalloo, il hébergea et recéla durant plus d'une semaine, le temps de dépister les gendarmes et de lui recueillir le viatique nécessaire pour passer à l'étranger, un évadé de la correction, un pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoflensif et ùhuri, condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et brave comme il était, dans les caponnières d'un fort marécageux et à pâtir sous l'arbitraire d'un officier en disgrâce. A l'heure de la corvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la pioche et pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchait en joue. Il avoua même à Laurent qu'il comptait moins regagner la liberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusils partirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que la maladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été de la miséricorde LES « RUNNERS ». Laurent se l'approcha même de ces écumeurs de rivière, squales d'eau douce, voyous ou runners que l'honnête Tilbak tenait à distance, modèles que le peintre Marbol répudiait comme trop faisandés. Engeance topique entre toutes, la plupart voient le jour, ou ce qui en tient lieu, dans les ruelles batelières, au fond d'une boutique de mareyeur ou sous le'toit d'une herberge cosmopolite. Impasses, culs-de-sac où la marmaille grouille et pullule tellement qu'on croirait les marchands d'anguilles et de moules aussi prolifiques que leurs marchandises. Les fièvres paludéennes et les contagions balayent ces morveux par portées entières, les lourds chariots des Nations en rouent au moins une couple chaque semaine; le lendemain, ils foisonnent en rassemblements aussi compacts que la veille. Toutefois, les unions légitimes des pêcheurs et des poissonniers ne suffiraient pas à encrasser de ce varech humain le pavé de ces habitacles. Dfes amours aussi passagères et aussi capricieuses que celles des plantes, président à la propagation de l'espèce. Tels fils de servante blonde comme la blonde Germanie héritèrent du teint citronneux et des sourcils noirs de leur père, le limonier italien échoué une nuit chez le logeur allemand, baes de cette Gretchen. Ces boulots de complexion apparemment septentrionale proviennent du croisement furtif d'un lamaneur hollandais et de la pensionnaire d'une posada espagnole '. L'atmosphère fiévreuse et vénale de la rade émancipe de bonne heure cette progéniture de matelots et de filles. Ils se vengeront de leurs trente-six pères en écorchant et en juivant de leur mieux les pauvres diables de marins. L'ambigu de leur métier complique l'indéterminé de leur origine. Leur existence s'écoule au fil des vastes nappes fluviales. A force de les emplir de visions lubrifiantes, l'eau communique sa vertu, son aimantpervers, à leurs prunelles. Musculeux et pourtant dégagés, fûtés, mais intrépides, adroits comme des bravi florentins, ces métis participent des nixes à la voix insinuante, aux quenottes voraces, aux griffes affilées. Ils parlent, comme d'intuition, une dizaine de langues, autant de dialectes, et chacun avec l'accent local ou plutôt en relevant celui-ci d'une pointe canaille, d'un timbre parodisle et argotique dont ils pimentent môme leur propre patois et auquel 1. Voir la Faneuse d'amour. on les reconnaît entre leurs congén^-es des autres grands ports. Mâtinés, échappés de toutes les races, leurs disparates s'harmonisent, s'amalgament de manière à composer une physionomie autochtone, très arrêtée, à les marquer d'une estampille sans analogue, d'un indélébile et vigoureux cachet de terroir. Laurent prisait fort leur élégance féline, leur indolence affectée. Cette variété de la plèbe anversoise quintessenciait les vices et les perfections mêmes de la grande ville. A la longue, Paridael contractait leurs habitudes de corps, leurs déhanchements, leurs éliremenls, leur élocution lente et farcie. Le fumet de ces dessous de métropole florissante condimentail sa vie, longtemps insipide. Il s'adaptait à ses entours. Certains jours il se culottait, comme les « capons du rivage », de dimittes boucanées et de pilous rogneux, ouvrait sur la blouse courte du débardeur le vieux paletot à basques flottantes, se coiffait de la casquette marine à visière impudente, dupiriforme ballon de soie cher aux blatiers ruraux, d'un pétase picaresque ou même d'une simple natte à figues croustilleusement pétrie. Dans cette tenue topique il se débraillait, se dé-poitraiîlait, roulait deshanches, frétillait de la langue, traînaillait des savates, entre-choquait les sabots. Adossé au mur d'un hangar, la joue fluxionnée d'une chique, les bras nus, il se caressait les biceps avec des coquetteries de tombeur forain ou, la main à la braguette, rajustait d'un geste cynique ses chausses* toujours tombantes, ou tourmentait le fond de ses poches et, en quôte de gredineries, béait, musait des heures au va-et-vient des passants. Les jeux de mains ne lui répugnaient plus; il se com_ plaisait dans les ruées sur un camarade en défaut, subissait ou distribuait les fessées au hasard des turlupinades, provoquait et entretenait les culbutes, croupes par-dessus tête, se prêtait aux privautés, aux apostrophes risquées. Au sortir de ces tournois on l'eût pris pour le boueux ou le tombelier qu'il venait de vautrer dans la voirie. Durant le jour runners et louffers déambulaient le plus souvent chacun de son côté. Allongés sur une pile de ballots, sur un camion lège, au comble d'un tas de planches, ou encore au fond d'une allège, ils ne dormaient que d'un œil. Vers la brune il y avait de subits branle-bas, ils convergeaient de flair et d'inslinct aux mêmes stationnements. Tassés à croupetons, semblables à une tribu de champignons germés en commun par une nuit humide et ténébreuse, ils tenaient de véritables sabbats, ruminaient quelque pillerie, liaient des parties de maraude, se proposaient aussi de brutales gageures, enchérissaient de turpitudes, épouvantaient par leurs gueulées et leurs tortillements les guenuches qui louvoyaient dans leurs parages. Un essaim de mauvaises mouches, de cantharides invisibles semblait piquer simultanément la tapée licencieuse et c'était alors, jusqu'au patron minet, le long du tleuve el des canaux, sous les hangars, parmi les marchandises amoncelées, des courses de dératés, des ruses de guerilleros, des randonnées furieuses, des flibusteries formidables ameutant et consternant gabelous et policiers. S'il ne passait pas la nuit au dehors, il gîtait, avec les insubordonnés de tout poil, dans les pouil-leries du Schelleke, du Coude Tortu, de l'impasse du Glaive*etde la Montagne d'or. Encore lui fallait-il acquitter d'avance les deux sous de la nuitée. Il tirebouchonnait au gré d'un escalier charbonneux et vermoulu jusqu'au galetas garni de sordides literies suspendues à la façon des branles. Les habitués du lieu s'allongeaient au petit bonheur, le plus souvent tout habillés, sans prendre garde aux coucheurs voisins, âges et sexes confondus, clos à dos, ventre à ventre, tête-bêche, grouilleux, incontinents. Cette promiscuité déterminait des accouplements presque inconscients et somnambuliques, des méprises amoureuses, parfois aussi des prises de possession poivrées de carnage, des scènes de jalousies et de rivalité se prolongeant jusqu'au chant du coq. Et par ces nuits chargées d'ozone, les désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux follets sur la tourbière. Laurent entendait bruire et chuchoter les lèvres haletantes. Des marchés se débattaient autour de lui, de fatales initiations se consommaient à la faveur des ténèbres. Où commençait la réalité, où finissait le cauchemar ? Les noctambules se renversaient, battaient des bras et des jambes, se ramassaient dans des postures de Jugement Dernier ou de Chute des Anges, jusqu'à ce qu'au plus fort de la tourmente générale d'inoubliables giries, une clameur plus atroce, plus stridente que les autres arrachât, en sursaut, celte chambrée de complices à leur enfer anticipé • La police patrouillait chaque nuit dans ces cloaques dont l'atmosphère eût jugulé uncureurd'égouts. De loin en loin elle opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit à un émondage partiel. Précédé du baes, le policier promenait le rayon de la lanterne sourde sous le nez des dormeurs. Son choix fait, il secouait le récidiviste, l'invitait presque cordialement à se lever, à se vêtir et ne sortait qu'après lui. L'homme obéissait morne, grognon-nant avec des allures d'ours muselé. Cette formalité se renouvelait si souvent que les autres ouvraient à peine un œil ou, après avoir salué d'un « bon voyage » gouailleur, le camarade et son acolyte, se rendormaient sans accorder d'autre attention à cette cueillette. Demain arriverait leur tour. Puis il y a des mortes-saisons pour leur métier comme poulies autres. Et, en temps de chômage, autant couler ses jours au Dépôt ou à l'hôtel gratuit de la rue des Béguines.... A la pointe du jour, le logeur se présentait au seuil du dortoir et après s'être gargarisé d'une toux el d'un crachat, il clamait d'une voix professionnelle 1. Voir dans le Cycle patibulaire « le Quadrille du Lancier ». un peu nasarde de commissaire-priseur procédant à une adjudication : « Debout les garçons !... Un... Deux... Trois 1 » Puis, sans autre sommation, il détendait brusquement les sangles soutenant les paillasses, et au risque de défoncer les planchers moisis, la masse des coucheurs s'abattait brutalement sur le paquet. Habitué des audiences de la correctionnelle, s'éler-nisant des heures parmi les récidivistes et les apprentis larrons, qu'affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurs copains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées de "senteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n'être pas impliqué lui-même dans l'une ou l'autre affaire de ces détrousseurs terrorisant la banlieue. Il connaissait plus d'un affilié de ces bandes célèbres établies dans les hameaux borgnes aux confins des faubourgs populeux : au Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld, au Kerkeveld. Les policiers le ménageaient et le tenaient pour un original, un toqué, un fou inoffensif. Ils le veillaient plus qu'ils ne le surveillaient malgré ses éhontés compagnonnages avec la crème des repris de justice : le Hareng, le Sans-Cul, Fleur d'Égout. Lui aussi avait été gratifié d'un sobriquet. Ce n'était pas le premier : autrefois, dans son monde, Béjard, Saint-Fardier, Félicité el même Régina affectant de ne voir que la carnation trop montée de son visage l'avaient appelé le « Paysan ». La populace avec laquelle il s'emboîtait à présent, remarqua plutôt la blancheur et la petitesse de ses mains, la cambrure de ses pieds de femme, la finesse de ses attaches; et pour les recéleuses mamelues, pour les rogues escarpes, aux larges poignes, aux pesantes fondations, il fut le Jonker, le Hobereau. Comment arriva-t-il à se faire chérir par tous ces apaches, alors qu'on aurait pu s'attendre plutôt à le trouver un malin saigné, étripé dans une arrière-cour de tapis-franc ou à le voir retirer de la vase des Bassins, le ventre déjà grouillant d'anguilles? Il excilait au contraire dans ces bas-fonds une sorte de respect superstitieux et de déférente sympathie. Ils lui avaient d'ailleurs tendu des goures dont il sortit à l'honneur de sa discrétion. L'esprit de contumace rapprochait ce déclassé de ces hors-la-loi. Pour flatter et chatouiller leur instinct de combativité, pour justifier à leurs propres yeux leur existence en marge de la société, pincer et tendre leur fibre frondeuse, exalter leur musculature sanguine vers les rapts, les pillages et les frénésies meurtrières, aux heures d'accalmie il leur raconta ses lectures, transposa Shakespeare à leur intention : Olhello, Macbeth, le roi Lear, mais surtout les perpétuels homicides de la guerre des Deux-Roses, rois et reines dés périodes expiatoires, fauves aux ongles toujours carminés, tigrés de stupre et d'héroïsme. Plus d'une fois au sortir de ces lectures, réveillé par l'approbation véhémente, le pantellement deces corps de gladiateurs, le fluide de ces âmes irresponsables comme la nature môme, il lui semblait que son rêve venait de s'épancher dans la réalité. C'est parmi les pïus jeunes de ces runners que les colombophiles recrutaient leurs coureurs les dimanches de concours. Il arriva à Laurent de faire partie des relais et, serrant entre les dents les coins de la musette contenant le pigeon victorieux, de s'élancer pieds nus, les jarrets élastiques comme ceux d'un héros de la palestre. Il découvrit le photographe chargé par la justice de perpétuer l'image des criminels à l'issue de leurs procès et se fendit d'une épreuve de la collection intégrale. 11 s'absorbait avec une joie amère dans la contemplation de cette galerie de trouble-bourgeois bien patentés et les comparait, sans prévention, au bronze, au marbre, même à la chair des mortels augustes. A défaut des lettres d'or illustrant les monuments de la reconnaissance civique, le nom du condamné éclatait en caractères blancs sur la poitrine de chaque photographie. Cette inscription semblait pilorier et tatouer au fer rouge jusqu'à la pauvre effigie du sujet. Au revers de la carte figuraient le signalement, le sobriquet, le lieu de naissance, le numéro du dossier et l'objet de la prévention. Laurent s'amusait des leurres et des trompe-l'œil des physionomies. Certains masques de satyres eussent convenu au plus vénéré des magistrats et au plus chaste des puceaux. A la suite du viol d'une demoiselle de rayon par six paysans de Pouderlée il s'attabla souvent au cabaret banal d'où les garnements s'étaient rués pour s'assouvir. Il affectionnait la chaussée de mine délabrée avec ses ravières, ses fourrés galeux, ses roidillons, sa bordure d'arbres grêles, écorcés et entaillés sans doute parles mêmes touche-à-tout qui devaient s'acharner à l'occasion sur une victime moins passive. Grâce à son album de célébrités patibulaires, il reconnut un des héros de cette équipée, en un goujat de dix-huit ans condamné par la Cour d'assises, puis libéré en vertu du droit régalien. Si la photographie très ressemblante de cet échappé de centrale, une de celles auxquelles Paridael revenait obstinément, l'avait déconcerté par la candeur presque séraphique des traits, combien plus inoffensif et plus avenant encore lui apparut le cachotier en chair et en os ! Rien de sinistre ou même de suspect dans l'enseigne de cette âme. Un petit paysan, rose et propret, charnu, la taille dégagée, de grands yeux bleus, pâles et limpides, les joues légèrement duvetées, le nez assez gros, les narines relevées, la bouche mu -tine, des cheveux blonds, fins et plats, régulièrement séparés par une raie sur le côté — une mèche rebelle, un épi se hérissant au-dessus de l'oreille ; — habillé d'une veste el d'une culotte de velours rous-sâtre à côtes, chaussé de sabots de vacher, un foulard rouge, noué comme une corde autour du cou ; la dégaine d'un enfant de chœur surpris à voler des pommes. Laurent lui payait une chope et lui faisait raconter les stades du crime, savourant le contraste enlre la scabreuse aventure et l'air ingénu du ravisseur. Cette voix douce et dolente de pénitent au confessionnal, lui faisait venir, à certains moments la chair de poule. Le curieux bonhomme entrait sans une angoisse, sans un rétrécissement de la gorge, dans les détails les plus croustilleux, comme s'il récitait une autre complainte que la sienne, et concluait ainsi : « Le plus étrange c'est que, la partie étant jouée, nous n'osions plus nous quitter, les camarades et moi. Et cependant leur voix me faisait mal... Wil-ieki ayant proposé de retourner, là-bas, achever la malheureuse pour lui clore à jamais le bec, je m'es-campai à toutes jambes... Un chien hurlait à la mort : « C'est le spits de Lamme Taplaar » me di-sais-je. Au loin, entre les arbres, et par-dessus la plaine, le gaz de la ville dessinait un immense dôme d'église lumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée de la ville trop proche ne suscitait en moi aucune peur des gendarmes. Il tombait unepluie fine. J'avais la tète en feu, les tempes battaient ; je gardais dans les narines, dans mes frusques, j'emportais sous les ongles une odeur de carne et de boucherie qui m'écœurait comme le fumet de la mangeaille après une ventrée. Je dormis très bien cette nuit, en rêvant de la grande église blanche dans le ciel » Les hasards de la naissance, de l'éducation et du 1. Voir dans les Nouvelles Kermesses o Dimanche mauvais ». costume autant que les inconséquence de la nature, offraient à Paridael des comparaisons de décourageante philosophie. Devant une bâtisse il s'indignait en voyant de plastiques et décoratifs adolescents s'éreinter, se déhancher, se déjeter, à faire office de plâtriers et d'aides-maçons pour ériger un palais à quelque suf-fète podagre. Le propriétaire conférait flegmatique-ment avec l'architecte et l'entrepreneur obséquieux, sans accorder la inoindre attention à ces manœuvres qui s'arc-boutaient et tiraient la langue sous la charge. Mais autant le richard suait la morgue, bête et empotée, se montrait grotesque et vulgaire, autant ces artisans, même foulés et strapassés déployaient de naturel et de vaillance, se moulaient bien dans leurs hardes grossières et dégageaient de fluide affectif. Et Laurent se représentait le yalet de maçon élevé à la façon des riches, vêtu en masher ou en swell anglais, entraîné aux saines et eurythmiques fatigues du sport ; et la supériorité du rustaud ainsi transformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leur anémiqne et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit de vider sa bourse entre les mains d'un apprenti et de lui dire : « Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta- jeunesse, préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime, abandonne-toi ! » Dès son enfance, chez les Dobouziez, il réprouvait les arts insalubres, les travaux trop durs et trop exclusifs, les manœuvres ne mettant en action qu'un seul côté du corps, les opérations exigeant un invariable coup de rein ou d'épaule, l'effort implacablement réclamé des mômes agents musculaires. Il maudissait les ateliers créateurs de monstres, usines, hauts fourneaux, charbonnages, où se déflorent, s'effeuillent et se dégradent les jeunes pousses humaines. Et il entretenait des utopies, rêvait un renouveau franchement païen où refleurirait, libre et absolu, le culte du nu, l'adoration des formes ressenties et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-il s'entourer d'affranchis du travail, d'une cour de plastiques figures humaines ! Au lieu de statues et de tableaux il eût collectionné ou plutôt sélectionné des chefs-d'œuvre vivants. Et dans son enthousiasme pour la beauté physique, il blasphémait cette parole de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Ladrerie morale et difformité corporelle n'avaient pas d'autre origine. La loi de Darwin confirmait celle de Jehovah. Puis, par une étrange contradiction, il convenait du charme impérieux et tragique de ce temps. Les contemporains offraient une beauté caractéristique et psychique, sinon aussi régulière infiniment plus pittoresque et môme plus sculpturale que celle des générations révolues. Il conciliait alors les deux genres de beautés, associait le nu du passé et le costume du présent, modernisait l'antique, créait des Antinous en tricot de chaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantes en trieuses de café et en balayeuses, des Hercules en garçons bouchers et en forts de la minque. Mercure s'incarnait dans un runner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceux du bronze de Jean de Bologne; Apollon endossait l'uniforme d'un cavalier aux guides ; Bac-chus tireur de vin se doublait d'un incorrigible buf-feteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi les étrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessus d'une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboles s'exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives de l'Escaut, il ne se figurait point bas-relief d'une orchestique supérieure au mouvement d'une brigade des « Nations ». Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu'à l'aube, dans les bastringues des faubourgs dramatisés par les frotlées entre blouses et uniformes, ou dans les musicos du quartier des Bateliers où se trémoussaient runners et gens de mer. Et quelles danses alors ! Quelles loures, quelles bourrées, quels chahuts vertigineux accompagnés d'un triangle, d'une clarinette et d'un accordéon ! La crapule éjouie de ces égrillards aux contorsions figurées, aux soubresauts trides, aux déhanchements balourds, aux énervants et galvaniques tricotages des jarrets et des talons. Une crevasse dans le soufflet de l'accordéon détermine une lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de la note perforée, le son s'échappe avec un couac de moribond... A la pause, entre deux reprises, tandis que les couples se promènent et acquittent, dans la main du « tenancier», leur redevance pour ces tourpillements, l'arrosoir d'un garçon de salle abat la poussière en dessinanl des festons humides sur le plancher. Puis les clarinettes repartent, les danseurs appellent du pied, et souliers et sabots se remettent à trépigner. Des barboteuses cinquantenaires, les pommettes allumées, daignent fringuer avec des apprentis cal-fats luisants de courée et de galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui se frottent goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtues de percaline et de satin d'Ecosse. Dans la galerie du pourtour, les marsouins en belle humeur, les mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant le brome et le fiel de poisson, s'attablent, pintent et font boire à leur verre les femmes qui circulent, et les attirent à eux, et les calent sur leurs cuisses, despotiquement. Les gens de mer se rencontrent avec les bateliers, les patrons de beurts et leurs « garçons de cahute », moins basanés, moins gercés, plus roses, plus pou-pards, les oreilles écartées de la tête et percées de bélières d'argent. Dans le tourbillon de la poussière, des sueurs et des tabacs âcres et noirs comme la tourbe, les formes des danseurs sombrent ou émergent par fragments. Casquettes, bérets, suroïtsou zuidwesters goudronnés, chignons à boucles, affleurent à la surface du lourd nuage. A la faveur d'une éclaircie, lorsque l'entrée uo la sortie d'un couple ventile momentanément la place, on perçoit aussi les jerseys bleus bridant comme des maillots, des vareuses à large collet, des gorges décolletées et mamelues, des culottes collantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un ballonnement de jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas bien tendus montrant entre les mailles assez lâches le rosé d'un mollet plus ou moins ferme. C'est un carambolage de têtes rapprochées ; les lèvres claquent, appétées ; les yeux s'amorcent de câlines irradiations ; il y a des sourires de langueur, des rires chatouillés, des embrassades, d'insinuantes flexions de genoux, des spasmes mal réprimés... Le lendemain de ces sauteries féroces, Paridael, avide d'air respirable, courait rejoindre au Doel la tribu de ses camarades, les écumeurs de rivière. La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot du service accoste tous les navires remontant l'Escaut, le docteur prend connaissance des papiers du bord et des lettres de santé, et les bâtiments arrivant d'Orient ou d'Espagne, où le choléra règne à la façon d'un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et de s'arrêter ici durant huit jours, à hauteur de l'ancien fort Frédéric. Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, mornes Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, la cheminée dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent le sinistre pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du monde social, et le seul qui tienne à distance jusqu'aux runners, si difficiles à épouvanter pourtant. Mais ce n'est que partie remise, et il suffira que les navires infectés ou seulement en observation purgent la quarantaine et ramènent le drapeau soufré pour que la nuée des ruffians qui les guette avidement, comme un chat guigne, de loin, un oiselet auquel il ne peut mettre la patte, et rendus encore plus âpres à la curée par ce long ajournement, s'abattent sur eux, avec l'inéluctable arbitraire d'un nouveau fléau. D'ici là, pour se tenir en haleine, les runners jetteront leur dévolu sur le Dolphin, un grand trois-màts australien arrivant des Indes hollandaises et de l'Indo-Chine. Un bateau-pilote, profitant de la marée haute, le remorque depuis Flessingue vers Anvers et il passera devant le Doel à trois heures de l'après-midi. En attendant que les mâts du vaisseau promis pointent, du côté de Bats, par-dessus les Polders, nos drôles se répandent sur la digue herbeuse derrière laquelle se tasse en contre-bas, le placide village qu'ils terrorisent, pareils à une descente de Normands en l'an mille. Leur présence au Doel prête un charme malsain de plus à l'almosphère de lazaret planant depuis un mois autour de ce nid de crânes bateliers à l'épreuve de toute épidémie. O le cimetière de pêcheurs et de naufragés où l'on enfouit récemment quatre cholériques ! Les doyens de la rapace confrérie; les routiers, des gaillards pileux, terribles, aquilins, se mêlent à leurs dignes apprentis. Sous la large visière de leur casquette, ceux-ci représentent des tètes bretaudées ou crépues, polissonnes, étrangement avenantes, mais vicieuses, déflorées par les coups de garcetfe et la crapule. Transfuges de marins, pseudo-navigateurs, quelques-uns mal remis des excès d'une nuit blanche, roupillent, croupe en l'air, les mains jointes dans la nuque. D'autres couchés sur le ventre, redressés à ini-corps sur les coudes, le menton dans les paumes: position de sphynx aposté ou de vigie malfaisante. Cillant et clignant de l'œil, ils conjurent l'horizon et semblent fasciner jusqu'à les immobiliser les steamers pavoisés de jaune. Parfois, pour tromper leurs impatiences, les runners se remettent sur leurs pieds, bâillent, s'étirent, ploient et écartent les jambes, esquissent lentement et comme à regret des feintes de lutteur, traînent quelques pas, puis se rafalent et retombent peu à peu dans leur immobilité expectante. Il y en a de turbulents, qui, semblables aux guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou qui barbotent, pied nus, dans la vase et en sortent chaussés d'un noir cothurne. Mais l'une des vedettes signale le voilier! Trêve de paresse et de baguenaude ! A la vue de leur proie, ne songeant plus qu'à la curée, ils enjambent les dormeurs, dévalent vers la petite crique où sont garées leurs pirogues, embarquent leurs appeaux et leurs provisions, ramassent les avirons et se mettent en devoir de démarrer. Opération critique, car la la nouvelle carthage passe est étroite, les embarcations se touchent et dans sonégoïsme ombrageux chacun voudrait partir avant les autres. Tous s'ébranlent, se démènent à la fois, aucun ne prétend céder le pas à son voisin, au concurrent. De là des criailleries, des invectives et des bousculades. Pour arriver beau premier, le runner coulerait sans vergogne non seulement le canot du camarade, mais le camarade lui-môme. D'ailleurs, il n'y a plus de camaraderie qui tienne, l'instinct du lucre reprend le dessus; et les complices qui piquaient tout à l'heure au même plat et buvaient à la même bouteille, se dévisagent à présent d'un air farouche prêts à s'entre-déchiqueter. Mais profitant de ce chamaillis qui menace de tourner en un engagement naval, voilà qu'un canot, puis un second, puis un autre encore, montés par des gaillards plus avisés, se sont doucement coulés entre les antagonistes et, narquois, boutent allègrement au large. A cette vue, les querelleurs suspendent les hostilités et le gros de la flottille se détache de la rive. Les retardataires naviguent à toutes rames, silencieux, remplis d'angoisse, dévorant leur haine envieuse, résolus à l'emporter coûte que coûte sur leurs compétiteurs, ruminant chape chuLe et coup de jarnac. Ils manœuvrent si bien qu'ils rejoignent leurs avant-coureurs. Et à présent ils marchent de conserve ; une force égale, une môme énergie, semble les animer ; aucune équipe ne gagnera notablement sur la masse. Leur respiration haletante s'accorde avec le rythme de leur nage ; ils se penchent et se renversent spasmo-diquement, les tolets gémissent à chaque coup d'aviron, et l'eau dégouttant des palettes promène à travers la nappe glauque un ruissellement d'escar-boucles. Du bâtiment, point de mire de cette passionnante régate, ou a vu s'avancer leur flottille qui semblait de loin, tant elle se tient compacte et serrée, un banc de poissons migrateurs. Le monde se presse sur le pont. Le capitaine et son équipage suspectent et flairent en ces rameurs endiablés les émissaires des mercantis et des pourvoyeurs du port. Le chef, qui n'en est pas à sa première rencontre avec ces landsharks, ces requins de terre, change de couleur et se met à sacrer comme un diable. Les matelots, eux, quoique ayant ample sujet de rancune contre cette race, affectent bien quelque humeur, mais ne grommellent que du bout des lèvres ; ils rient plutôt sous cape et s'émoustillent à l'idée des plaisirs usurairement payés, mais si copieux et si intenses, que leur procureront ces entremetteurs. A une encâblure du vaisseau, les canotiers de la tôte hèlent le capitaine, un Anglais congestionné qui accueille leurs ouvertures par une recrudescence d'imprécations et les menace même, s'ils ne décampent au plus vite, de les canarder comme une compagnie de halbrans. Mais les runners, incompa- rables louvoyeurs, possèdent leur code maritime. Us en tournent aussi adroitement les pénalités qu'ils esquivent les rapides et les hauts-fonds de l'Escaut. Pures rodomontades quelessommations del'Anglais! 11 se garderait bien de s'attirer une vilaine affaire. Aucune loi belge ne l'arme contre l'investissement de son navire par les commis de victuaillers. Aussi, forts de la connivence légale, les sacripants affectent d'autant plus de pateline conciliation que le rageur leur lance, à défaut d'autre mitraille, les plus gros projectiles de son arsenal de gueulées. Les damned son of a whore ! alternent avec les bloody son of a bitch ! Sur ces entrefaites, les autres équipes, lâchant les rames pour se servir de harpons, s'accrochent à l'arrière, grimpent le long des œuvres mortes, jouent des pieds et des mains, et foulent le pont avant que le capitaine ne soit arrivé à bout de son chapelet d'imprécations. L'équipage n'exécute plus ou n'écoute que mollement les voix. A dire vrai, les matelots pactisent avec les envahisseurs. L'approche du port amollit ces grands gaillards, la discipline se relâche ; ils sont puérils et distraits comme des collégiens à la veille des vacances. Depuis les bouches de l'Escaut, dans le vent moins âpre qui souffle de la terre, ces internés hument le bouquet des libertés prochaines et reniflent bruyamment les effluves des haras hospitaliers. Loin d'en vouloir à ces nautoniers cauteleux qui ne se jettent à leur cou que pour les écorcher de nouveau en exploitant leurs fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes les accueillent comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et des imminentes débondes. Pas moins de trente canots, chacun monté par deux ou trois runners, adhèrent à la carcasse du Dolphin avec l'inéluctable opiniâtreté des pieuvres. Tandis que les matelots organisant un simulacre de résistance, refoulent mollement l'invasion à bâbord, on les déborde à tribord. Repoussés de la poupe, les pendards se jettent à la proue ou, se portant à la fois sur un seul point, ils se font la courte échelle. L'un grimpe sur les épaules ou s'assied sur la tête d'un drôle qui pèse de tout son poids sur les omoplates d'un troisième. Le dernier arrivé supporte à son tour la charge d'un autre compère sur lequel viendra s'en jucher un cinquième, et ainsi de suite. Les patients du dessous geignent, soufflent, renâclent, demandent qu'on se dépêche, n'en peuvent plus ; ceux du dessus s'esclaffent et batifolent ; les talons menacent de défoncer les mâchoires, les mains se cramponnent aux tignasses, les nippes se déchirent avec un craquement, les croupes offusquent et ébor-gnent les visages, et ainsi agglutinés, culbutés les uns sur les autres, ils rappellent ces francs lurons de kermesse, qui s'échafaudent et se superposent jusqu'à ce que le plus haut perché puisse décrocher, au profit de tous, les prix d'un inaccessible mât de cocagne. A chaque oscillation du navire qui continue de filer son nœud, cette pyramide humaine menace de s'écrouler dans le fleuve; le frêle batelet sur lequel repose tout l'édifice, risque vingt fois de chavirer avec sa cargaison. La témérité des runners confond le capitaine lui-même et son mépris pour cette racaille se transforme en l'admiration indicible que tout Anglo-saxon éprouve pour les casse-cou. Courage 1 une poussée encore et les voilà maîtres de la place ! Après l'abordage, il s'agit de lotir le butin. Partage délicat, car pour vingt à trente chrétiens montant le navire, on compte près d'une centaine de rapaces. Harcelé, tiré à quatre, interpellé dans toutes les langues et de tous les côtés à la fois, le matelot ne sait auquel entendre. Le pont revêt l'aspect d'une Bourse de commerce. De groupe à groupe se débat la valeur représentée par chaque tète de l'équipage. Les vétérans intimident les faibles et les novices; les politiques s'efforcent d'évincer les béjaunes. Quelques runners lâchent pied. Mais la plupart se le disputant en vigueur et en astuce, les conférences s'animent et tournent en colloques. On montre les dents, des poings se ferment, renards redeviennent loups. Les altercations du rivage se renouvellent ; envenimées pour avoir été différées, cette fois les querelles se videront pour de bon. Il suffira d'un corps-à-corps isolé pour amener une bagarre générale. Ils se daubent, se prennent à la gorge, se terrassent, s'agrippent comme des dogues, jouent de la griffe et même du croc, et s'ils craignent le dessous, recourent aux feintes déloyales, aux coups félons. Les marins se gardent bien d'intervenir dans ces passes d'armes dont ils représentent l'enjeu. D'ailleurs, eux-mêmes ont la tète trop près du bonnet pour contrarier ces règlements de compte. Ils font cercle, passifs, affriolés, jugeant des coups. Leurs dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Ces convoitises féroces déchaînées chez les mercantis, flattent peut-être les grands enfants prodigues, résolus à fondre jusqu'à leur dernier jaunet dans n'importe quelle fournaise. Un œil poché, une lèvre fendue, une dent déchaussée, quelques contusions et quelques estafilades décident de la victoire. Terrassés, le genou du vainqueur pesant sur la poitrine, beaucoup se rendent avant d'avoir été mis hors de combat. Ils regagnent piteusement leurs barques et battent en retraite vers le Doel, à moins que, de loin, ils ne s'obstinent à escorter le Dolphin et à poursuivre de huées leurs heureux compétiteurs. A présent, ceux-ci s'amadouent, rentrent les griffes, étanchent le sang de leurs égratignures, réparent les ruines et les brèches de leur accoutrement, et sous le boucanier, héroïque à ses heures, reparaît le trafiquant sordide, le roué de comptoir. Ils se rabattent sur les matelots comme, après une bataille décisive entre deux fourmilières, les triomphateurs s'empressent d'emporter et de traire les gros pucerons des vaincus. Paniers de victuailles, rouleaux de tabacs, caisses de cigares, tablettes de cavendish, et surtout tonnelets de liquide, bières, vins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant le Champagne, bordeaux plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentés à emporter la mâchoire d'un bœuf, émergent, surgissent, comme par enchantement, des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulés les belligérants. Le champ de bataille se résoud en un champ de foire et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondes perforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres de se remplir, el les marins de répondre aux avances des insinuants capteurs. Les débagouleurs se font chattemileux et presque mignards. Les officiers se contentent de veiller à l'exécution des manœuvres indispensables et pour plus de sûreté mettent eux-mêmes la main à la besogne. Et graduellement l'ambiante langueur les gagne : — Oh ! se déprendre au plus vite du morne et rigide devoir, dépouiller le sacerdoce avec l'uniforme, s'humaniser; oui, même s'animaliser... En attendant, pourquoi ne pas tâler des rafraîchissements que ces gueux nous apportent ! Voilà trois semaines que, sous prétexte de brandy, le steward ne nous sert plus que de la ripopée et l'estomac répugne au biscuit de mer, aux conserves et aux salaisons ! Ainsi monologuent les officiers en arpentant le pont. L'austère capitaine lui-même se sent plus faible et plus indulgent qu'- de coutume. Un runner devine ce trouble, car il s'approche du commandant et, avec un geste câlin, en lui versant une rasade de mixture mousseuse : « Un verre de Champagne, mon capitaine ! » Le loup de mer dévisage l'effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron courroucé expire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche à peine un rictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le siffle d'un trait, claque les lèvres et le tend au jeune échanson, non pour le lui rendre, mais bien pour qu'il le lui remplisse. Ce drôle dégourdi qui vient de l'induire si victorieusement en tentation ne laisse pas d'intriguer le capitaine, presbytérien rigide et quelque peu puritain. Comme la plupart de ses pareils, ce runner porte un déguisement d'aspirant de marine. Il a la taille d'un mousse, lamine d'une fillette,et pourtant la hanche plus fournie, les reins plus cambrés, plus modelés, que les autres lurons de sa volée. « Où diable cette confrérie de fieffés bandits a-t-elle déniché d'aussi gentilles recrues ? » marronne le respectable capitaine, et, plus sollicité qu'il ne se l'avoue par l'expression agaçante de l'échanson, il s'éloigne en maugréant, lorsque le soi-disant novice lui jette les bras autour du cou et lui révèle son double travestissement. — Damnation ! clame le commandant en voyant mille lucioles, c'est qu'ils finiront par nous amener tout leur sacré bordel ! — À vos ordres, mon capitaine ! Et railleusement, elle lui désigne les lieutenants lutinés par des runners auprès de qui ces officiers, bons connaisseurs, ne tardent pas à partager l'agréable méprise de leur commandant. Cependant, la présence de ces femmes à bord active et irrite l'appétence des matelots et leur fait paraître séculaire la demi-heure qui les sépare des quais anversois. Et l'ivresse aidant, nos simples suspectent encore d'autres supercheries et menacent de confondre avec les quatre midship-women, les polissons imberbes, qui les accablent de chatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne seraient-ils pas des nonnains d'un couvent de joie ? Illusion d'autant plus plausible que, dans ce monde équivoque, les filles corrodent leur gentillesse et leur amabilité natives, à la forfanterie, à l'abord rogue et à la parole enrouée des pilolins en rupture de hune, tout comme les mousses de cette marine de ribleurs recourent pour duper les matelots candides à des effusions et à des jolivetés quasi féminines. Si l'orgie et la traversée se prolongeaient, de scabreux quiproquos résulteraient des obsessions du runner et de l'abrutissement du marin. Mais le Dolphin entre en rade. A un dernier méandre du fleuve, le panorama d'Anvers s'étale dans sa majestueuse et grandiose splendeur. Sur une longueur de plus d'une lieue, la ville présente aux regards des arrivants un front imposant de hangars, de halles, de pignons, de tours et de clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Ce phare de bon conseil prémunit les voyageurs contre les embûches et les dédales de perdition 374 la nouvelle carthage qui s'enroulent au pied de la cathédrale, comme le serpent se lovait à l'ombre de l'arbre de vie. Le crépuscule rosit le monument admirable, flamboie dans les dentelles de la pierre et, en même temps qu'à sa nichée de corneilles le beffroi donne la volée aux notes de son carillon... Mais le marin du Dolphin ne lève plus les yeux à cette hauteur el n'entend même plus les voix des cloches vespérales. Pourquoi la flèche altière ne s'apercevait-elle pas des bouches de l'Escaut et le bourdon si sonore n'a-t-il pas résonné jusqu'au Doel ? Les émissaires du diable prirent les devants sur les messagers des cieux. Même lorsqu'il se trouve en présence de ces bons génies, il n'aura d'oreilles que pour les boniments des courtiers et de regards que pour les ruelles obliques dont les fenêtres rougeoient comme des fanaux de malheur. Aussi dès que le matelot met pied à terre, les runners l'acheminent sans peine vers les dispensaires clandestins où le logeur s'associe à la prostituée pour le détenir et pour le gruger. Celle-ci s'attaque à ses moelles; celui-là le soulage de son vaillant. La fille l'ayant énervé, le proxénète le plumera sans résistance. Afin de le livrer pieds et poings liés à leur maître, les runners lui avancent une partie de son gage et le déterminent ensuite à confier à ses hôtes la poignée d'or amassée au prix d'un travail pénible comme un supplice. Désormais, le pauvre diable ne s'appartient plus. Il ne s'arrache des bras de la gouine que pour ivrogner avec le ruffian. On l'empêtre de toute sorte de camelote qu'on lui endosse à des prix exorbitants. Il paie dix el vingt fois leur valeur, pour en faire présent à son entourage, à ceux-là même qui viennent de les lui coller, des flacons d'outrageuses essences, des basses parfumeries, des colifichets criards, des miroirs en écaille, de la coutellerie anglaise, des bagues en simili, du clinquant, des rassades avec lesquelles les civilisateurs ne parviendraient même plus à éblouir les Cafres et les Sioux. Jamais il ne sort seul, jamais il ne franchit les confins de la région excentrique. Le long du jour il s'accoude au comptoir de la salle commune. Les parois se tapissent de pancartes : matous de l'Old Tom Gin, triangles rouges du pale-ale, bruns losanges du slout. Les chromolithographies sentimentales des Christmas Numbers alternent avec les épilepsies des Police News, de même que, sur le dressoir, les sirops el les élixirs à goût de pommade voisinent avec les alcools corrosifs. Pour obtenir le droit de contempler perpétuellement la créature dévolue à ses tendresses, il ingurgite tous les poisons de l'étalage. Peu à peu, sous l'influence de ces libations, elle lui semble revêtir l'apparence d'une madone trônant sur un reposoir : les bouffées de la pipe embaument l'encens, le dressoir joue le retable, les liqueurs composent des sujets de vitrail, et les oraisons jaculatoires ne déga- gent pas la ferveur des discours qu'il lient à celte drôlesse. Alors, un rire moqueur lui rend le sentiment de l'endroit où il se trouve et de la déesse qu'il invoque. Si son ivresse tourne exceptionnellement en frénésie, s'il tapage et se démène un brin, ces accès ne durent qu'un moment. La gaupe est môme chargée de les provoquer par sa coquetterie, car non seulement on porte largement la casse en compte au jaloux, mais afin de se faire pardonner ses incartades, celui-ci ne se montre que plus coulant, que plus malléable. Pour reconquérir sa boudeuse maîtresse, il n'est pas de folie qu'il ne commette, de dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre. Chaque matin le logeur lui remet un louis sur son capital et chaque soir le flambard a consciencieusement dépensé cet argent mignon. Il paie recta, comme s'il possédait la pislole volante ou la bourse de For-tunatus. Aussi, son ébahissement, Jie jour où le patron lui présente un mémoire établissant qu'il doit près du double de ce qu'il croyait posséder encore. Cette fois, le pigeon regimbe et va cogner pour de bon, mais, en prévision du grabuge, le logeur a stipendié ses satellites ordinaires qui maîtrisent le récalcitrant. On le menace aussi de la police maritime, mystérieuse, juridiction inconnue de ce simple et qu'il s'imagine draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattement succède à ses velléités de révolte. Plu- tôt que d'aller en prison il engagera sa carcasse. Ici commence la phase la plus douloureuse de la traite du matelot. Le juif de Venise ne prenait au débiteur insolvable qu'une livre de sa chair ; les Shylocks anversois dépècent et charcutenL moralement le mauvais payeur en lui suscitant une série de tribulations : ils le contraignent cle déserter, lui procurent un nouveau contrat de louage, font main basse sur l'avance qu'on lui paie, le forcent de signer un deuxième engagement, raflent une deuxième fois la prime ; l'embauchent de nouveau, retournent de nouveau ses poches, et répètent ce jeu jusqu'à ce que l'autorité consulaire s'émeuve et se prépare à sévir. Ils l'ont exprimé comme une orange. A les en croire il ne leur aurait pas encore rendu ce qu'il leur doit. Mais il devient compromettant, il s'agit de s'en défaire. C'est seulement de crainte qu'il ne parle et ne les fasse pincer avec lui que les trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors des fortifications. Enfin, ils brocantent une dernière fois la pauvre marchandise humaine tant grevée, à un capitaine peu scrupuleux et, par une nuit ténébreuse, le runner, toujours prêt aux missions risquées, le même runner qui l'enivrait et le cajolait sur le Dolphin, charge le contumace sur une allège, dissimulée en aval du port et le conduit clandestinement à bord de l'interlope. A peine retourné à son élément, à son rude labeur, le matelot ne pense plus aux vicissitudes du dernier ■ mouillage. Le souvenir des récentes abjections se fond au souffle rédempteur du large. Si bien qu'après des circumnavigations prolongées, le pauvre diable, tout prêt à recommencer sa désastreuse expérience, s'adonnera corps et âme aux mauvais tritons des rives de l'Escaut.' En somme il n'y a encore que ces pressureurs pour lui olïrir les délassements absolus I Aux escales des antipodes sous ces climats véhéments, dans ces terres de feu peuplées d'êtres à pulpe citronneuse, de femmes reptiliennes et d'hommes efféminés, auprès de ces populations jaunes et félines comme leurs fièvres, les Européens refoulent leurs postulations charnelles ou ne se prêtent au soulagement qu'avec la répugnance d'un apoplectique qui se fait tirer une palette de sang. Ou bien ils affrontent le lupanar comme un danger, en se montant le coup, avec des allures de bravache, et, pressés d'en finir, mènent les débauches féroces à travers les fumées de l'opium. Une flore capiteuse et entêtante, les épices, les venins et l'incandescence de l'atmosphère les fouettent, les emballent et les précipitent tout d'un bloô vers des voluptés cuisantes suivies de stupeurs et de remords... Ames enfantines et mystiques, ne goûtant pas le plaisir sans une sourdine d'intimité et de ferveur, ils associent à leurs nostalgies amoureuses les doux météores, les fraîches nuaisons des mers germaniques, la température lénifiante des côtes occidentales, les brises viriles et réconfortantes, même la cordialité bourrue des grains et la brusquerie des sautes-de-vent succédant à l'énervante caresse ali-zéenne ; le sourire discret et atlendri du septentrion, les harmonieux rideaux de nuages tirés enfin sur le rayonnement implacable, et surtout le baiser quasi lustral du premier brouillard... En revanche, ils se reprochent leur commerce avec les païennes comme un rite sacrilège. Et jamais ils ne se reporteront à ces attentats sans que surgisse aussi le cauchemar des tourmentes de typhons et de cyclones durant lesquelles d'occultes prêtresses de Sivah, avec des sifflements et des torsions de tarasques, ne semblent pomper l'huile bouillante de la mer que pour y substituer les laves telluriennes et les métaux en fusion du firmament... LE CARNAVAL Le cousinage de Laurent Paridael avec les couches dangereuses ou indigentes de la population, n'allait évidemment pas sans une prodigalité effrénée. On aurait dit que pour mieux ressembler à ses entours, il lui tardait de se trouver sans sous ni maille. Le vague dégoût mêlé de terreur qu'il conçut pour l'argentle jourmême de samajorité, à peine était-il entré en possession de son pécule, n'avait fait qu'augmenter depuis son explication avec les Tilbak. Comme à l'« Or du Rhin» dans la tétralogie wagné-rienne, il attribuaitau capital une vertu maligne etlé-nifère, cause de toutes les calamités humaines, et il y rapportait aussi ses afflictions personnelles. N'était-ce pas l'argent qui le séparait à la fois de Régina et d'Henriette? Cet argent qui n'avait même pu lui rendre le grand service de retenir à Anvers ses chers amis de la Noix de Coco J Cependant, du train dont il maltraitait son avoir, il en aurait raison en moins d'une année. Après le départ des émigranls et sa brouille avec Bergmans, aucun contrôle, aucune exhortation ne l'arrêtait plus. Il éprouvait de la volupté à se défaire de ces écus abhorrés, à les rouler dans la boue ou à les répandre dans les milieux faméliques où ils consentent rarement à briller. Il affichait autant de mépris pour ce levier du monde moderne que les négociants lui vouaient de respect et d'idolâtrie. Il inventait force extravagances afin de scandaliser une bourgeoisie essentiellement timorée et pudibonde, au point que sa dissipation ostensible outrageait comme un sacrilège et un blasphème les thésauriseurs et même tous les gens d'ordre. On lui eût pardonné ses autres travers, son encanaillement à vif et à cru, sa lutte ouverte contre la société, mais ses grugeries féroces lui méritèrent l'anathème des esprits les plus tolérants. Ne s'avisait-il, pas en plein jour, ayant trop bien déjeuné, de s'engager, avec ses convives peu accoin-tables, le créai et le piqueur d'un manège en faillite non moins éméchés que lui, par les rues les plus passantes afin de croiser les gens d'affaires se rendant à la Bourse ! Par surcroît de provocation, à quelques pas devant l'édifiant trio, marchait le chasseur du restaurant, portant dans chaque bras, en guise d'enseigne et de bannière, une bouteille du meilleur Champagne. En cet appareil les trois noceurs entreprenaient l'ascension de la Haute tour, et, parvenus à la dernière galerie, au-dessus du carillon et de la chambre des cloches, sifflaient glorieusement le vin mousseux èt lançaient ensuite les flacons sur la place au risque de lapider les cochers des fiacres stationnant au pied du monument. C'était aussi des tournées d'alcool payées à tous les débardeurs desservant un quai. De faction au comptoir du liquoriste, Paridael empêchait celui-ci d'accepter la quincaille des consommateurs, au fur et à mesure qu'ils s'amenaient à la file, par coteries entières, s'avertissant l'un l'autre de l'aubaine qui les attendait au bon coin. El maintes fois des bordées interminables tirées avec des équipages au long cours ou des compagnies de troupiers, des gobelotages de bouge en bouge, des pèlerinages aux sanctuaires d'amour, le tout accidenté de batteries et de démêlés avec la police. Mais on découvrait un mobile généreux au fond de ses plus grands excès : besoin d'expansion, protection des faibles, charité déguisée, compassion sans limites, bonheur de procurer quelque douceur et quelques bons moments à des infimes. Il semblait qu'en se livrant à un carnage aussi fantastique de louis et de banknotes, le bourreau d'argent voulût mettre plus à l'aise les gueux qu'il obligeait et légitimer leur éventuel manque de mémoire. En cotant si bas ce qu'il éparpillait autour de lui, il tenait les donataires quilles de toute reconnaissance. Aux pauvres diables qui se confondaient en remerciements: « Prenez toujours, disait-il... Empochez-moi cela et trêve de bénédictions... Autant vous qu'un autre... Il ne me serait tout de même rien resté de cet argent ce soir ! » Ses charités paraissaient intempestives et désordonnées comme des fugues et des frasques. Non seulement il avait protégé la fuite et la désertion d'un disciplinaire, mais il racheta plusieurs matelots à leurs vampires, rapatria des émigrants, hébergea des repris de justice. Tout un hiver, un hiver terrible, durant lequel l'Escaut fût bâclé par les glaçons, il visita les ménages des journaliers et des manœuvres. 11 se donnait pour un anonyme délégué des bureaux de bienfaisance, vidait ses poches sur un coin de meuble ou de cheminée et avant que les crève-la-faim eussent eu le temps de vérifier l'importance du secours, il s'éclipsait, dégringolait les escaliers comme s'il eût dévalisé et pillé ces paupériens. Il n'oublia jamais, entre autres escales de son périple de miséricorde, celte mansarde où vagissaient une portée d'enfançons d'un à cinq ans, dans une caisse matelassée de copeaux, litière trop fétide pour un clapier. Il semblait, à entendre leurs plaintes, à voir leurs convulsions, que la faim mêcae se penchât au-dessus d'eux et que ses ongles, fouillant leur décharnure, les écoïchât comme le râteau d'une âpre glaneuse râcle lesguérets surmoissonnés. Acculé dans un coin, à l'autre bout du galetas, le plus loin possible de leur agonie, le père, le veuf, un musclé et râblé portefaix des Bassins, dont la di- sette n'était point parvenue encore à fondre la chair, à tarir le sang et la sève, ruminait sans doute la destruction prompte et violente de sa force inutile. D'un rugissement suprême, d'un geste fulgurant qui ne souffrait pas de réplique, le malheureux enjoignit à l'intrus de le débarrasser de sa présence, mais les giries de plus en plus pitoyables des petits étaient bien autrement impérieuses que l'attitude comminatoire du père, et stimulé, presque sûr d'être occis, mais ne voulant pas survivre à ces innocents, Laurent marcha vers le désespéré et lui tendit une pièce de vingt francs. Elle était plus aveuglante que le soleil, car le colosse ne put en supporter l'éclat et se détourna vers le mur, à la façon d'un enfant honteux et boudeur, en portant la main à ses yeux picotés jusqu'aux larmes ! Elle était donc si pesante que, Laurent l'ayant glissée dans son autre main, les doigts formidables la laissèrent échapper 1 Cet or sonnait comme un angélus, un message de la Providence, car la glaneuse abominable abandonna cette maigre râtelée d'épis humains et la plainte s'apaisa ! Et, subitement, en furieux, en forcené, l'homme jeta les bras au cou de Paridael et coucha sa bonne tête plébéienne sur l'épaule du déclassé. Et Paridael, broyé eontre cette large et houleuse poitrine, toute pantelante de sanglots, arrosé par ces chaudes larmes de reconnaissance, non moins éperdu que l'ouvrier même, se pâmait transporté au sein des béatitudes infinies et croyait arrivée l'heure de l'assomption promise aux élus du Sauveur ! Et jamais il n'avait vécu d'une vie aussi intense et ne s'était trouvé pourtant si voisin de la mort!... Cela ne l'empêcha pas, au sortir de cette conjonction pathéthique, de consacrer, le soir même, à ses débauches, une partie de l'or réhabilité et de se rejeter à corps perdu dans la crapule. Il se distingua particulièrement pendant le carnaval de ce même hiver calamiteux. D'ailleurs, de mémoire d'Anversois, jamais les Jours Gras ne déchaînèrent tant de licence, ne furent célébrés avec éclat pareil. On tirait prétexte de la misère et de la détresse pour multiplier les fêtes et les sauteries au profit des pauvres. Le peuple lui-même s'étourdit, chôma doublement, chercha dans une passagère ivresse et dans l'abrutissement un dérivatif à la réalité sinistre, fêta comme un Décaméron de dépenaillés ce carnaval exceptionnel qui, au lieu de précéder )e carême, tombait en une saison d'abstinence absolue non prévue par l'Église et que n'auraient jamais osé imposer les plus féroces mandements de la Curie. Ne se procurant plus de quoi manger, les pauvres diables trouvaient du moins assez pour boire. Outre que l'acool coûte moins que le pain, il trompe les fringales, endort les tiraillements de l'estomac. Le malheureux met plus de temps à cuver l'âpre et rogue genièvre qu'à digérer une dérisoire bouchée de pain. Et les fumées de la liqueur, lourdes et denses comme les spleenétiques brouillards du pays, se dissipent plus lentement que le sang nouveau ne se refroidit dans les veines. Elles procurent l'ivresse farouche et brutale au cours de laquelle les organes stupéfiés ne réclament aucun aliment et les instincts dorment comme des reptiles en estivation. Durant trois nuits, le théâtre des Variétés, réunissant en une halle immense l'enfilade de ses quatre vaste salles, grouilla de rutilante cohue, flamboya de girandoles, résonna de musique féroce et de trépignements endiablés. Il y régnait un coude à coude, un tohu-lohu, une confusion de toutes les castes presque aussi grande que sur le trottoir. Dames et loretles, patronnes et demoiselles de magasins, gri-settes et prostituées se trémoussaient dans les mêmes quadrilles. Les dominos de soie et de satin frôlaient d'horribles cagoules de louage. Aux pauses, tandis que les gandins en habit, transfuges des sauteries fashionables, entraînaient dans les petits salons latéraux une maîtresse pour laquelle ils venaient de lâcher une fiancée, et lui payaient la classique douzaine de « Zélande » arrosées de Rœderer, les caveaux sous la redoute, convertis en une gargantuesque rôtisserie, en un souterrain royaume de Gambrinus, requéraient les couples et les écots moins huppés qui s'y empiffraient, au milieu des fortes exhalaisons des pipes, de saucisses bouillies, et s'inondaient d'une mousseuse bière blanche de Louvain, Champagne populaire, peu capiteuse, par exemple, ne montant pas à la tète, mais curant la vessie sans impressionner autrement l'organisme. Vers le matin, à l'heure des derniers cancans, ces cryptes, ces hypogées du temple de Momus présentaient l'aspect lugubre d'une communauté de troglodytes assommés par des incantations trop fortes. Tant que dura le carnaval, Laurent mit un point d'honneur à ne point voir son lit, à ne point quitter son pierrot fripé. Le carnaval des rues ne le sollicita pas moins que les caravanes nocturnes. Battant les artères dévolues à la circulation des mascarades, il fut partout où le tapage était le plus étourdissant, la mêlée la plus effervescente. Les éclats des trompes et des crécelles se répercutaient de carrefour en carrefour ou des vessies de porc gonflées et brandies en manière de massues s'abattaient avec un bruit mat sur le dos des passants. Des chie-en-lit, fallacieux pêcheurs, aggravant encore la bousculade, tendaient, en guise d'hameçon, au bout de leur ligne, une miche enduite de mélasse, que des gamins aussi frétillants et voraces que des ablettes s'évertuaient à happer, en ne parvenant qu'à se poisser le visage. Mais Paridael se passionnait surtout pour la guerre des pepernotes, la véritable originalité du carnaval anversois. Il convertit une grosse partie de ses derniers écus en sachets de ces « noix de poivre », confetti du Nord, grêlons cubiques pétris de farine et d'épices, durs comme des cailloux, débités par les | boulangers et avec lesquels s'engagent, depuis l'après-midi jusqu'à la brune, de chaudes batailles rangées entre les dames peuplant les croisées et les balcons et les galants postés dans la rue, ou entre les voiturées du « cours » et les piétons qui les passent en revue. L'après-midi du mardi gras, Laurent reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre de l'Hôtel Saint-Antoine, louée à un taux formidable pour la circon-r stance, Mmes Béjard, Falk, Lesly, et les deux petites Saint-Fardier. 11 n'avait plus revu sa cousine depuis le sac de l'hôtel Béjard, et il s'étonna de n'éprouver, à l'aspect de Gina tant idolâtrée, que du dépit et une sorte de rancune. Il lui en voulait, pour ainsi dire, de l'avoir aimée. Sa vie orageuse, la misère et la désolation des parias auxquels il venait de se frotter, n'étaient pas étrangères à ce revirement. Mais la catastrophe de la Gina avait compliqué cette antipatie d'une sorte de terreur et d'aversion superstitieuses. La Nymphe du Fossé, le mauvais génie de l'usine Dobouziez, exerçait à présent son influence lénifère sur toute la cité. Elle empoisonnait l'Escaut et irritait l'Océan. La vague tristesse que reflétait le visage de la jeune femme, la part très molle qu'elle prenait à la guerre des pepernotes, la nonchalance avec laquelle elle se défendait, eussent sans doute autrefois attendri et désarmé le dévot Paridael. Il n'est même pas dit qu'en un autre moment il n'eût retrouvé, pour l'aitière idole, quelque chose de sa religion première, mais il se trouvait dans un de ces jours, de plus en plus fréquents, d'humeur rôche et d'âcre irascibilité, dans un de ces états d'âme où, gorgé, saturé de rancoeur, on nourrit l'envie de casser quelque bibelot précieux, de dété-riorei une œuvre dont la symétrie, l'immuable sérénité insulte à la détresse générale; conjonctures critiques où l'on irait môme jusqu'à chagriner et bourreler de toutes manières la personne la plus aimée. Il trouva piquant de se joindre au bataillon de freluquets qui, stationnant sur le trottoir en face de l'hôtel, de manière à bien se mettre en évidence, rendaient hommage aux jeunes dames en leur décochant languissamment du bout de leurs doigts gantés un pepernote, pas plus d'un à la fois et pas trop dur. Parmi ces beaux messieurs se trouvaient les deux Saint-Fardier, von Frans, le fringant capitaine des gardes civiques à cheval, Ditmayr, le grand drapier et marchand de laines verviélois et un personnage basané, de mine exotique, exhibant une cravate rouge et des gants patle de canard, que Laurent voyait pour la première fois. Agacé par le flegme et les airs blasés de Mme Béjard autant que parla piaffe et les petites manières des gandins, il résolut de ne pas la ménager, se promit même de lasser sa patience, de la harceler, de la forcer à se retirer de la scène. Fouillant dans les poches profondes de sa blouse, il se mit à diriger de pleines poignées de pepernoles vers la belle impassible. Ce fut une continuelle volée de mitraille. Les projectiles lancés de plus en plus fort visaient toujours Mme Béjard et de préférence au visage. Après un furtif examen de ce pierrot débraillé, elle affecta longtemps de ne point lui prêter d'autre attention. Puis, devant l'impétuosité et l'acharnement de l'agression, elle abaissa à deux ou trois reprises un regard dédaigneux vers le quidam et se mit à caqueter de l'air le plus détaché du monde avec ses compagnes. Cette attitude ne fit qu'exciter Laurent. Il ne garda plus la moindre mesure. Elle s'occuperait de lui ou viderait la place. A présent, il tapait comme un furieux. Regardé de travers, dès le début, par la clique fas-hionable à laquelle il prêtait un renfort intempestif, ces messieurs de plus en plus indisposés contre ce carême-prenant avaient renoncé au jeu, récusant et désavouant un partenaire si loqueteux. Autour d'eux, au contraire, on s'amusait beaucoup de cette balistique endiablée. Le populaire était prêt, à prendre contre les galantins le parti de cet intrus, qui se réclamait de lui par ses allures et ses dehors. C'était un peu à leur bassesse, à leur abjection collective que la patricienne opposait ses dédains de plus en plus irritants. Un moment on vit sourdre des gouttelettes de sang le long d'une écorchure produite à la joue de Gina par la chevrotine de Paridael. Elle détourna à peine la tête, esquissa une moue dégoûtée et loin d'honorer d'une riposte cet adversaire discourtois, elle dirigea, machinalement, une poignée de peper-notes d'un tout autre côté de la place. — Assez ! crièrent les gommeux, faisant mine de s'interposer. Assez, le voyou I Mais des compagnons de rude encolure se calèrent entre Paridael, et ceux qui le menaçaient, en s'ex-clamant : « Bien touché, le bougre ! Hardi !... Laissez faire 1... C'est carnaval!... Franc jeu! Franc jeu ! » Paridael n'entendit ni les uns, ni les autres. Enfiévré par cet exercice comme un sportman briguant l'un ou l'autre record, il n'avait de regards et d'attention que pour Régina. Il la cinglait, la criblait d'une réelle animosité. Son bras nerveux faisait l'office d'une fronde el manœuvrait avec autant de violence que de précision. Dans la chaleur du tir, chaque volée le rapprochait d'elle, l'élan de son bras l'emportait à la suite de la milraille, il lui semblait que ses doigts s'allongeassent jusqu'à toucher aux joues de la jeune femme et c'étaient ses ongles qui lui déchiraient l'épiderme ! Gina, non moins entêtée, s'obstinail à lui servir de cible, ne bronchait pas, demeurait souriante, ne daignait même pas se protéger le visage de ses mains. Elle n'avait pas reconnu Laurent, mais elle prenait plaisir à exaspérer, à pousser à bout ce truculent maroufle, bien résolue à ne pas démentir un instant sa force d'âme sous les regards hostiles de la populace. Laurent en était arrivé à ce degré de rage férine où, commencé en badinage, un jeu demain dégénère en massacre. Faute d'autres munitions, il lui aurait lancé des cailloux, il l'aurait lapidée. Les bonbons semblaient durcir sous la pression de ses mains nerveuses, et tel était le silence anxieux de la foule qu'on les entendait battre les vitres, la muraille et même le visage de Gina. A la-fin, ce visage fut en sang. De force, Angèle et Cora firent rentrer Régina dans la pièce et rapprochèrent, derrière elle, les battants de la porte-fenêtre. Alors d'une dernière poignée de pepernotes, Laurent étoila une des glaces derrière laquelle apparaissait la courageuse femme. Puis haletant, harassé comme après une corvée, aussi insoucieux des grondements et des murmures de réprobation que sa brutalité .soulevait chez les gens biens mis, que des applaudissements et des rires affriolés de la plèbe, il se perdit dans la foule, gagna en toute hâte une rue latérale, à l'écart de la tourmente et du grouillement: et là, pris de remords et de honte, son ancienne idolâtrie réagissant subitement contre son esclandre sacrilège, il eut une crise de larmes qui brouillèrent son maquillage et le firent ressembler au « petit sauvage » barbouillé par Gina, il y a vingt ans, dans le jardin de la fabrique. Un rassemblementqui s'était insensiblement formé autour de ce pierrot larmoyant le rappela si catégoriquement à son rôle de masque éhonté et braillard, que les badauds purent s'imaginer qu'il avait pleuré pour rire. Vers le soir, il alla relancer quelques pauvres diables figurants et figurantes d'un théâtre en déconfiture, qu'il entraîna dîner chez Gasti, le restaurateur à la mode. Ce serait sa dernière bombance ! Quoi qu'il entreprît pour s'étourdir et se monter le coup, il manqua d'entrain. Au lieu de le lénifier, le vin ne fit que l'endolorir. D'ailleurs, il était harassé de fatigue. 11 s'assoupit au milieu du repas, tandis qu'autour de lui, les autres dévoraient et lampaient en silence. Moitié-rêves, moitié rêveries, certains paysages lui revenaient comme un douceâtre déboire. Le passé, la vie perdue soufflait par bouffées chargées de moisissure, de parfum ranci, de remeugle écœurant, et, en cette brise rétrospective et intermittente, roulaient les scabreuses ritournelles ouïes tous ces soirs dans les cabarets interlopes. L'inutilité de ses jours défilait devant Laurent en une procession macabre, une traînée de gilles et de pierrots malades, nigaudant, zézayant, frileux et plaintifs, que des accès salaces électrisaient et qui se torsionnaient et se mêlaient dans des danses lascives comme le spasme même... Comme il s'endormait pour de bon, indifférent aux caresses reconnaissantes et presque canines d'une fille, il sursauta au bruit d'une explication assez vive à l'entrée de l'escalier, suivi de pas dans l'escalier, puis dans le corridor, qui se rapprochèrent du cabinet où soupait Laurent, mais s'arrêtèrent devant le numéro voisin. — Ouvrez ! Au nom de la loi ! commanda une voix grave, aux intonations brutalement professionnelles, celle d'un commissaire de police. Laurent revenu complètement à lui, dégrisé en un clin d'oeil, enjoint à ses compagnons de faire silence, en même temps qu'il colle l'oreille à la cloison, séparant les deux pièces. Des cris, un tohu-bohu, de ia casse, une fenêtre qu'on ouvre, mais pas de réponse. Puis le fracas de la porte qu'on a fait sauter. Insurgé d'instinct contre toute autorité, prêt à prendre le parti des noceurs, contre la police, Laurent s'est précipité au dehors, et, par-dessus les épaules du commissaire arrêté sur le seuil du salon, celles de Béjard, d'Athanase et de Gaston, il aperçoit à sa consternation, Angèle et Cora, blotties chacune dans un angle de la chambre et s'efl'orçant de dissimuler dans les plis d'un rideau de fenêtre, la simplicité païenne de leur toilette. Non loin d'elles, cherchant à- prendre une contenance, un air digne et résolu, incompatible, pourtant, avec leur ajustement aussi sommaire que celui de leurs belles, se campent le svelte von Frans, le gros Ditmayr et aussi — bien reconnaissablc quoiqu'il n'ait pas plus gardé que le reste, sa cravate rouge et ses gants patte de canard — le raslaquouère basané à qui Laurent apprit cet après-midi à lancer les pepernotes. Les maris sont peut-être plus atterrés, plus épla-fourdis encore que les galants ; c'est du moins le cas pour les deux jeunes Saint-Fardier. Le commissaire lui-même manque d'assurance et s'embarrasse dans sa procédure. Mais le côté baroque de cette scène moderniste ne frappe point Laurent ; il n'envisage et ne suppute que les conséquences de cet éclat. La présence de Béjard eût d'ailleurs suffi pour lui ôler toute envie de rire. Seul, le vilain apôtre semble à son aise. On croirait même que ce scandale le réjouit. Dans tous les cas, il est homme à l'avoir fomenté d'abord pour le faire éclater à point voulu. Qui sait de quelle noire scélératesse il compliquera ce déplorable esclandre ? Lui seul a pénétré dans la pièce. Il va de la table à la fenêtre, remue la vaisselle, le couvert, furctte dans les coins, montre une effrayante présence d'esprit, dirige les perquisitions, signale au commissaire les « pièces à conviction » pousse l'impudence jusqu'à froisser et fouiller les vêtements éparpillés sur les meubles, et, sans se soucier de la présence des malheureuses adultères, trouve même la force de plaisanter : — Il y avait six couverts !... Un des oiseaux, non, une des oiselles, s'est envolée par la fenêire, en s'ai-danl d'un rideau, arraché, comme vous voyez... C'était plus fort qu'une partie carrée, une partie presque cubique... Quel dommage! J'aurais bien voulu voir la fugilive. Gageons que c'était la plus jolie ! Il mit dans ces dernières paroles une intention tellement perfide, il laissa percer dans celte réticence un si diabolique sous-entendu, qu'un jour sinistre traversa l'esprit de Laurent et que le jeune homme en le traitant de lâche. L'autre se contenta de toiser ce masque mal embouché et poursuivit aussitôt ses investigations, mais la violente sortie de Paridael rappela enfin le commissaire à son rôle. — Hé! vous, le pierrot?... Qu'on décampe, et presto! Vous n'avez rien à faire ici I dit-il en prenant Laurent par le bras et en le poussant dehors ; puis se tournant vers Béjard et les deux maris : « Je crois les faits suffisamment établis, monsieur Béjard, et superflu de prolonger cette situation délicate. Nous pourrions donc nous retirer. » Après avoir toussotté, il ajouta d'un ton contraint, comme si la pudeur l'eût empêché de s'adresser directement à des coupables si court vêtus : « Ces dames et ces messieurs auront la bonté de nous rejoindre au commissariat pour les petites formalités qu'il nous reste à remplir ! » Laurent, contre son ordinaire, a jugé inutile de se rebiffer. Il retrouvera le commissaire ! Béjard ne perd rien à attendre ! Pour le moment, un autre soin incombe à Laurent. Coupable ou non, il faut que Gina soit avertie de ce qui vient de se passer et de la façon dont Béjard l'a désignée... Laurent se précipite dansla rue, comme un perdu, hèle un cocher, saute dans le fiacre : — A l'hôtel Béjard ! Il arrache la sonnette, bouscule le concierge, s'introduit pour ainsi dire avec effraction dans une pièce éclairée. Gina fait un grand cri en reconnaissant d'abord son pierrot de l'après-midi, et immédiatement après, sous cet accoutrement déshonoré, sous un reste de maquillage, son cousin Laurent Paridael. Il la prend brutalement par la main : « Un oui ou un non, Gina, étiez-vous ce soir au restaurant Casti ?» — Moi 1 Mais de quel cabanon vous êtes-vous échappé ? Il lui raconte, tout d'une haleine, le scandale auquel il vient d'assister. — Le misérable, s'écrie-t-elle en apprenant le rôle joué par Béjard dans cette scabreuse aventure. « Je ne suis pas sortie ce soir. Ma parole ne vous suffit pas? Tenez, les cachets de la poste sur cette lettre recommandée établissent que celle-ci m'a été remise il y a une heure environ. Je finissais d'y répondre, lorsque vous avez fait irruption ici, et vous accorderez qu'il m'a bien fallu une heure pour remplir ces quatre pages d'une écriture aussi serrée que la mienne. Pour être édifié, Laurent n'avait pas besoin d'une preuve irrécusable ; tout, dans Gina, proclamait l'innocence; son maintien reposé, sa toilette d'intérieur, sa coiffure disposée pour la nuit, le son de sa voix, l'expression honnête de ses yeux, jusqu'au parfum tiède et calme que dégageait sa personne. —' Pardonnez-moi, ma cousine, d'avoir douté un instant de vous.... Pardonnez-moi surtout ma conduite de tout à l'heure... — J'avais déjà oublié cette bagatelle... Ah i Lau- rent, c'est plutôt moi qui devrais te demander pardon ! N'étais-je pas cruelle à l'égard de tout le monde, mais surtout au tien, mon bon Laurent I... Sois-moi pitoyable. J'ai bien besoin, à présent, qu'on m'épargne. J'expie durement ma coquetterie... « Depuis longtemps tu détestes Béjard, n'est-ce pas? Tu ne le haïrasjamaisassez. C'est notre ennemi à tous, c'est la bête malfaisante par excellence... Tu sais, le naufrage de la Gina. Eh bien, c'est horrible à dire, mais j'ai la conviction que le misérable prévoyait ce désastre, que celui-ci entrait même dans ses spéculations. Oui, il savait le navire incapable de tenir plus longtemps la mer... » — Non ! Oh, non ! Ne dis pas cela. Béjard était un ange ! il y a deux secondes ! Béjard était bon comme Jésus !... Il savait cela, il voulait cette noyade! Dieu! Dieu ! Dieu! Oh non!... hurlait Laurent en se prenant la tête à deux mains, en se bouchant les oreilles. — Oui, je jurerais sur mon âme qu'il le savait. Il se méfie de moi. 11 sent que je le devine, il me craint. Il a peur que je ne parle. Je sais aussi qu'il a voulu, avec le vieux Saint-Fardier, te faire enfermer comme fou. Sans mon père, on te colloquait. Fou ! On le deviendrait au milieu d'un pareil monde. C'est miracle que j'aie conservé la raison. Je jurerais que le complot de ce soir a été tramé par lui, avec Vera-Pinto, le Chilien que tu as remarqué cet après-midi dans la rue et revu chez Casti. Et Gina raconta à Paridael que, depuis son arrivée- à Anvers, cet exotique la poursuivait de ses assiduités. Plusieurs fois elle l'avait éconduit, mais il revenait toujours à la charge, encouragé, aussi incroyable que cela parût, par Béjard même auprès de qui il avait remplacé Dupoissy. Il avait, certes, l'âme encore plus basse et plus noire que le Seda-nais, et Gina n'augurait rien de bon de ce que les » deux associés tripotaient ensemble sous prétexte de commerce. Béjard entendait reconquérir sa liberté pour épouser une autre héritière. Depuis qu'il l'avait ruinée, Gina ne représentait plus qu'un obstacle à sa fortune. N'osant se débarrasser de sa seconde femme comme il avait dû le faire, là-bas, de la première, il avait tenté, par persuasion, de faire consentir Gina au divorce. L'intérêt de son enfant, et aussi le souci de sa réputation, avaient empêché Gina de se rendre à ses instances, autrement elle eût été la première à souhaiter la rupture de cette abominable union. En présence de ce refus, Béjard avait eu recours à la menace, puis, comme sa femme ne cédait toujours pas à sa volonté, il l'avait battue, oui, battue, sans pitié. Toutefois un jour, qu'il levait de nouveau la main sur elle, Gina s'arma d'un couteau et menaça de le lui plonger dans le ventre. Aussi lâche que méchant, il se l'était tenu pour dit. Mais, pour briser la résistance de son épouse, il devait mettre en œuvre des moyens autrement abominables. Il avait essayé de la pousser dans les bras du Chilien. Elle déconcerta ces embûches et le rasta en fut pour ses frais de galanterie. Enfin, en désespoir de cause, ne parvenant pas à induire sa femme en adultère, Béjard avait résolu de la faire condamner et flétrir comme si elle était coupable. De connivence, toujours, avec Vera-Pinto, il n'avait pas hésité, pour l'atteindre, à frapper les petites Saint-Fardier. Voici, présumait Gina, quelle était la trame du complot : — Après avoir averti Béjard de la partie galante liée pour la soirée, le Chilien s'y était rendu avec l'une ou l'autre de ses conquêtes. « Il n'en manque pas, je l'avoue, même dans ce qu'on appelle la bonne société, disait Mme Béjard, car mes égales ne partagent pas toutes mon aversion pour cet équivoque métis. Inutile de les nommer. Plus heureuse qu'Angèle et Cora, la troisième dame mêlée à cette aventure aura pu, du moins, s'enfuir à temps. Cette personne ne se doute pas qu'elle doit précisément son salut à la haine que me vouent Béjard et son âme damnée. Il importait à ceux-ci de la faire disparaître avant l'arrivée de la police pour m'impliquer moi-même dans cette affaire. Ne m'avait-on pas vue l'après-midi en compagnie de mes malheureuses cousines? Et von Frans, Ditmayr et Vera Pinto ne sont-ils pas demeurés tout le temps plantés sous notre balcon? La scène chez Casli représente l'épilogue d'une intrigue nouée à l'Hôtel Saint-Antoine, et, demain, dans Anvers,il nese trouvera personne, sauf mon père et vous, qui ne soit persuadé de mes relations avec ce Chilien ! Ah I Laurent! Dire que Bergmans lui-môme croira les calomniateurs! Quand c'est dans son souvenir que je puisais la force de rester vertueuse ! C'est lui que j'aimais, c'est lui que je devais épouser ! Je le décourageai par ma vanité, et lorsqu'il se retira, mon amour-propre l'emportant encore sur mon amour, je consentis au plus funeste des mariages. Pour piquer celui que j'aimais, je me suis rendue éternellement malheureuse ! » En vain Paridael avait-il tenté d'user sa passion, de la rendre de plus en plus absurde en multipliant à l'envi, de propos délibéré, les obstacles et les barrières qui le séparaient de sa cousine ; en vain était-il descendu si bas que jamais plus elle ne pourrait le relever jusqu'à elle. Il se croyait guéri, il n'avait fait que recuire son mal. On sait comment avait tourné, quelques heures auparavant, son animosité contre la jeune femme. Les accidents, les liaisons, les promiscuités de sa vie vagabonde, son commerce avec les réfractaires et les irréguliers, gaillards peu vergogneux de leur nature, initiés à n'importe quelle turpitude, l'avaient aussi dépouillé de tout préjugé et rendu plus entreprenant et plus expéditif. Pendant qu'elle lui dénonçait les brutalités de Béjard, Paridael se dédoublait étrangement; une partie de son moi compatissait du plus profond de l'âme à tant d'infortune et s'insurgeait contre si monstrueuse vilenie, et l'autre partie brûlait de sauter sur la femme éplorée, de la battre à son tour, de la traiter avec plus de barbarie que tout à l'heure sur le « cours ». Jamais les extrêmes de sa nature ne s'étaient ainsi contredits. Ses sentiments s'entrechoquaient comme les fluides contraires pendant un orage. La nudité des deux blondes adultères, surprises au restaurant Casti, frémissait encore devant son regard et lui incendiait le sang. « Que ne déshabilles-tu prestement cette femme pantelante? Seras tu moins crâne que le petit violateur de Pouderlée? » lui suggérait le côté matériel de son individu. « Je trouverai assez de grandeur d'âme pour l'aimer mieux que Bergmans lui-même ! » se promettait l'autre partie de sa nature. Et il ne caressait pas idée moins généreuse, moins extravagante, que celle de se sacrifier pour faire le bonheur de la chère femme en la débarrassant, et Anvers avec elle, de ce spoliateur exécré. Ce fut sous l'influence de cette pensée à la Don Quichotte qu'il dit à Gina, après un long silence, en gardant ses mains dans les siennes : — Tu aimes donc encore Bergmans? L'accent de sa voix décelait tant de tristesse et d'affection que Gina le regarda. Mais elle fut tout étonnée de lui trouver ces yeux noyés et bizarres qu'elle lui avait vus déjà, un jour d'alerte, dans l'orangerie, et comme il lui serrait les mains de plus en plus fort : — Laurent! fit-elle... Laurent! en essayant de le repousser et sans répondre à sa question. Lui, cependant, continuait de sa voix infléchie et mourante : — Ne crains rien de moi, Gina... Pense tout ce que tu voudras sur mon compte; accable-moi de mépris, mais dis-toi bien qu'il n'est rien que je ne tente pour ton bonheur,.. Telle était l'expression sincère de ses sentiments, mais pourquoi, tout en tenant à Gina ces propos respectueux, la pression trop rude de ses doigts et la flamme fauve de ses prunelles démentaient-elles ce discours ? — S'il venait à disparaître, ce Béjard, c'est Bergmans que tu épouserais... Sa voix semblait venir de l'autre monde comme celle de ceux qui rêvent tout haut. — Veux-tu que je le tue, dis, ton mari ? Tu n'as qu'à parler pour cela !... Voyons, parle 1... Parle, te dis-je 1 Le regard d'assassin ne menaçait pas seulement celui qui en avait défini de cette façon l'intensité troublante et le feu concentré. Gina venait d'y lireautre chose qu'une furie meurtrière, une postulation plus directe, une menace imminente... — Avant que j'assure à jamais ton bonheur et celui de Bergmans, sois bonne un seul instant pour moi, Gina... l'instant que dure le baiser d'une sœur... Après, je partirai pour accomplir ma mission... Et plus jamais tu ne me reverras... Vite, ce baiser... ce baiser d'adieu, ma Régina... Sa voix s'altérait, se faisait rauque et menaçante, son imploration sonnait faux; il attirait de force la jeune femme contre sa poitrine en lui meurtrissant les poignets. — Laurent ! Finissez ! Vous me faites mal... Au lieu d'obéir, il lui patinait le charnudes bras ; il portait même les mains à son corsage et, au frisson des seins, sous l'étoffe mince du peignoir, il appuya goulûment ses lèvres contre les siennes. Presque renversée, sur le point de lui appartenir, elle parvint à se dégager et bondit de l'autre côté de la table : — Tous mes compliments, maître fourbe. Et dire que j'accusais Vera-Pinto ! C'est toi le suppôt de Béjard 1 J'y suis à présent. Après t'avoir payé pour me maltraiter cette après-midi, il comptait me surprendre avec toi, vilain pitre ! Ta laideur et ta saleté eussent encore corsé l'énormité de ma faute. » Flagellé par cette apostrophe virulente, aussi aveuglé que si elle lui avait flaqué du vitriol au visage, Laurent ne tenta pas môme de se justifier. Les apparences l'accablaient ; ce qu'il avait de mieux à faire était de détaler au plus vite. L'arrivée de Béjard eût converti la calomnieuse hypothèse en réalité. Laurent s'enfuit, non sans trébucher plusieurs fois, prêt à tomber. Gina, sa bien-aimée Gina ! le croire capable d'une pareille félonie ! Jamais Laurent ne s'en relèverait. Il aurait le droit désormais de se rouler dans toutes les fanges, d'accumuler ignominies sur ignominies : ses pires forfaits paraîtraient des bonnes œuvres à côté de celui donl elle l'avait incriminé, et les arrêts les plus draconiens, les expiations les plus infernales, que lui vaudraient une liste d'iniquités inimaginables, lui seraient douces et clémentes comparées à la rigueur et à la cruauté de cette accusation Gina mêmç ne pourrait revenir sur son erreur et réparer son injustice. Celle-ci était indélébile. N'importe quelle réhabilitation ou quelle amnistie arri-g verait trop tard. 406 ta nouvelle carthage : ' -irl. . -ïjtXv <-•"-•.-•..••. ./. . LA CARTOUCHERIE Ce jour de mai, les brouillards d'un hiver excep-tionnellement tenace s'étaient dissipés pournelaisser flotter dans l'air qu'une évaporation diaphane à travers laquelle l'azur offrait une intéressante pâleur de convalescence et qui s'irisait, à la radieuse lumière, comme un pulvérin de perles fines. Après une longue maladie contractée le lendemain de son orageux Mardi gras, Laurent, aussi convalescent que la saison, faisait sa première sortie de l'hôpital où les praticiens l'avaient sauvé malgré lui et moins, sans doute, par intérêt pour sa personne que pour triompher d'un des cas de typhus les plus opiniâtres et les plus compliqués qui se fussent rencontrés dans l'établissement. Remis sur pied, rendu à la vie du dehors, il semblait revenir d'un long et périlleux voyage, comme amnistié d'un exil qui aurait duré des années. Aussi jamais, même le jour de sa rentrée à Anvers, la mé- tropole ne lui était apparue sous cet aspect de puissance, de splendeur et de sérénité. Au port, l'activité se ressentait de la température printanière. La famine récente causée par le blocus de l'Escaut n'avait, pas persisté après la débâcle des glaces. Plus que jamais la rade et les docks regorgeaient de navires et une recrudescence formidable succédait à la longue accalmie du trafic. Les ouvriers travaillaient sans souffrance, heureux de dépenser leurs forces, considérant aujourd'hui la corvée, si souvent pénible, comme une gymnastique rendant l'élasticité à leurs membres longtemps engourdis. Même les émigrants, stationnant aux portes des consulats, semblaient à Paridael moins pitoyables, plus résignés que de coutume. Passant devant le Coin des Paresseux, il constata que tous les habitués en étaient absents. Leur roi, chômeur permanent, ne travaillant pas quand les paresseux les plus fieffés se laissaient embaucher, dérogeait exceptionnellement à sa fainéantise. Cette constatation humilia quelque peu Laurent Paridael. Il demeurait l'unique bourdon de la ruche en pleine activité. Il lui tardait de se régénérer par le travail. A cette fin il aborda plusieurs brigades de débardeurs et demanda de l'emploi, n'importe lequel, à leur baes, mais celui-ci, après l'avoir dévisagé, peu soucieux de s'empêtrer d'une main-d'œuvre aussi dérisoire que celle d'un particulier rongé par deux mois de fièvres, l'engageait à repasser le lendemain, alléguant que la journée était déjà trop avancée. Charriant les fardiers, passaient, d'une allure majestueuse et lente, les grandschevaux des >< Nations ». A leurs larges colliers des clous dorés dessinaient le nom ou le monogramme de la corporation propriétaire. Les voituriers de ces chars n'emploient pour toutes rênes qu'une longue corde de chanvre passée dans un des anneaux du collier. Soit qu'ils trônent debout sur leurs chariots lèges à la façon des cochers antiques, ou qu'ils marchent, placides et apparemment distraits, à côté du véhicule chargé, leur adresse, leur coup d'œil et aussi l'intelligence de leurs chevaux sont tels, que les attelages se croisent, se frôlent, sans jamais s'accrocher. Laurent ne se lassait pas de s'extasier devant ces rudes chevaux et ces magnifiques conducteurs, il s'immobilisait môme sur leur passage et à tout instant il se fût fait écraser, si un impératif claquement de fouet ou une gutturale onomatopée ne l'eût averti de se garer. Ivre de renouveau, il pataugeait avec volupté dans cette boue grasse, sueur noire et permanente d'un pavé continuellement foulé par le pesant roulage; il enjambait des rails et des excentriques de voies ferrées; des amarres le faisaient trébucher, des ballots jetés à la volée, de mains en mains, comme de simples muscades par des jongleurs herculéens, menaçaient de le renverser, et l'équipe dont il contra- riait la manœuvre rythmique et cadencée, le houspillait dans un patois énorme et croustilleux comme leurs personnages. Rien n'altérait, aujourd'hui, la belle humeur de Laurent; il prenait plaisir à se sentir rudoyé par le monde de ses préférences, jouissait de l'extrême familiarité que lui témoignaient des débardeurs aussi robustes que placides. Il longea le grand bassin du Kattendyk. Son cœur battit plus fort à la vue des compagnons de l'Amérique, la « Nation » dont il avait fait partie, en train de décharger des grains. Les sacs agrippés à fond de cale par les crocs de la grue étaient guindés à hauteur des mâts et de la cheminée, puis le formidable levier, décrivant un horizontal quart de cercle, entraînait sa portée jusqu'au-dessus du camion attendant sur le quai. Debout sur le camion, nu-tête et bras nus, un grand gaillard, les reins sanglés comme un lutteur, une sorte de serpe à la main, accrochait au passage les sacs surplombant sa tête, les débarrassait de leurs élingues et, du même coup, rendait la liberté de son mouvement à la machine qui virait pour continuer ses fouilles. A la file, d'autres compagnons, coiffés, ceux-ci, du capuchon, s'approchaient à point nommé pour transborder sur un second camion la charge que l'homme nu tête soulevait d'un tour de main et assujettissait contre leur échine. Alentour, les balayeuses rassemblaient en tas le grain qui se répandait à cha- que voyage de la machine par les fissures des sacs accrochés et mordus. En s'approchant, Laurent reconnut dans le principal acteur de cette scène, dont lui seul, peut-être, parmi ses contemporains, ressentait jusqu'aux moelles la souveraine beauté et qui eût sollicité Michel-Ange et transporté de lyrisme Benvenuto Cellini, le débardeur secouru par lui dans le galetas et s'estima récompensé au delà de toute perspective terrestre ou divine par l'émotion dont l'emplissait la vue de celle noble créature restituée à la vie et à son décor. ' Un instant Laurent songea à héler le personnage, mais il n'en fit rien; le brave gars eût pu croire, tant son bienfaiteur avait l'air minable et vanné, que celui-ci faisait brutalement appel à sa reconnaissance. Paridael se hâta même de poursuivre son chemin, craignant d'être reconnu, se félicitant d'avoir eu ce scrupule, mais non sans envoyer du fond de l'âme à son obligé l'effluve le plus chaud de son fluide affectif. Il dépassa les cales sèches, traversa force ponts et passerelles, atteignit les entrepôts de matières in-flammables, les magasins de naphte immergés dans des bas-fonds marécageux, les tanks à pétrole, cuves immenses comme des gazomètres, tous objets d'apparence topique contribuant à la démarcation de ce paysage commercial. Ici s'arrêtait, lors de ses dernières vagations, l'in-d latrie accapareuse et vorace de la métropole. Aussi ne fut-il pas peu surpris en constatant que, passé les réservoirs à pétrole, vers le hameau d'Aus-truweel — piteux coin de village cruellement séparé de son clocher par les nécessités stratégiques, et réuni de force à la région urbaine —s'élevait un agglomérat de constructions sommaires et hâtives comme un baraquement, d'un aspect si trouble, si rebutant, éditiées tellement à la diable, que Laurent n'était pas loin de leur attribuer, en effet, une origine diabolique. Aucun nom, aucune enseigne ne les revêtait, comme si le propriétaire eût été honteux de revendiquer sa propriété ou comme s'il eût exercé une profession inavouable. Ces masures avaient dû pousser là comme les champignons germent en une nuit dans les endroits humides, propices aussi à l'éclosion de crapauds. L'ensemble tenait à la fois du lazaret, du dispensaire, du chantier d'équarrissage, d'un entrepôt de contrebande, d'une brûlerie clandestine reléguéehors la zone des industries normales. Choqué désagréablement, Laurent Paridael s'arrêta malgré lui devant ces pourpris interlopes, consistant en cinq corps de bâtiments sans étages, faits d'épaves, de torchis, de gravais, de matériaux agglutinés comme une chose provisoire à laquelle on ne demanderait qu'une consistance éphémère. Entouré d'un méchant palis, garde fous vermoulu, l'ensemble jetait une note discordante dans l'harmonie grandiose et loyale, dans l'impression de probe aloi produite aujourd'hui par le panorama d'Anvers. Ces bicoques sans destination apparente intriguaient Paridael plus qu'il ne l'aurait voulu 11 fut distrait de sa critique par une dizaine d'apprentis, garçons et jeunes filles, qui, hâtant le pas et devisant joyeusement, allaient précisément s'engager dans ces chantiers équivoques. Il les aborda avec l'angoisse d'un sauveteur qui saute à l'eau ou au mors de chevaux emballés, pour secourir le prochain en détresse, et leur demanda ce que représentait ces installations suspectes. — Ça? mais c'est la Cartoucherie Béjard! lui dirent-ils en le regardant comme s'il tombait de la lune. A cette réponse il dut avoirl'air encore plus ahuri. Comment n'avait-il pas prévu cette corrélation ? Établissement de mine si repoussante et de dehors si maléfique ne pouvait évidemment servir qu'à Béjard. Laurent Paridael se rappela qu'on lui avait parlé de la dernière opération de l'ancien esclavagiste. Sans se réconcilier avec Bergmans, il avait applaudi à la campagne véhémente conduite par le tribun contre les menaçantes œuvres du marchand de viande humaine, el s'il ne s'était pas mêlé plus activement à cette opposition, c'est qu'il croyait le Magistrat incapable de tolérer pareilles manipulations à l'intérieur de la ville. Et voilà que Paridael trouvait ses prévisions démenties et le salut public mis en péril malgré les philippiques, les adjurations el les cris d'alarme de Bergmans ! Béjard, le méchant alchimiste, était parvenu à établir son laboratoire où bon lui semblait. C'était dans ces ateliers précaires, presque ouverts à tous les vents, plutôt aménagés pour séduire les chauve-souris que pour abriter des êtres humains, que se pratiquaient ces opérations redoutables ! C'était dans le proche voisinage des matières les plus combustibles qu'on tolérait la présence des plus foudroyants producteurs du feu I Non seulement on installait une soute aux poudres à côté des entrepôts de naphte et d'huile, mais on se livrait sur cette poudre à une trituration des plus propres à la faire éclater. C'était des gamins, des bambines fatalement volages et étourdis, appartenant par essence à la classe la plus turbulente et la plus téméraire des prolétaires anversois, que l'on chargeait, d'un travail pour lequel on n'aurait jamais requis manipulateurs trop sages et trop rassis ! Et pour que rien ne manquât à cette gageure, pour que le défi criât mieux vengeance au ciel, pour tenter plus sûrement Dieu ou plutôt l'Enfer, on outillait d'engins grossiers et rudimentaires ces menottes novices et maladroites. Enfin, provocation suprême, on logeait une machine à vapeur et son foyer à proximité de la poudrière, on traitait littéralement la poudre par le feu ! Ne considérant que le peu de difficulté, comportée par la tâche même, simple travail do mazettes, « un véritable jeu d'enfant! » disait en ricanant l'âpre capitaliste, celui-ci avait tout bonnement rabattu deux cents de ces lout jeunes voyous et maraudeurs, pullulant dans le quartier des Bateliers et de la Minque, graine de ribaudes, de colporteuses, de pilotins, de smugglers et de runners, truandaille à faibles prétentions qu'il salariait à raison de quelques liards par jour. Béjard s'occupait aussi peu de la sécurité de ces pauvrets que de celle des émigrants. Cette cartoucherie était le digne pendant du navire avarié. Laurent s'imagina même reconnaître dans ces planches moussues et goudronnées, des épaves de la Gina, et par plus de recul encore il songeait aux navires qu'avaient aidé à construire du temps de Béjard père, les apprentis suppliciés pour amuser Béjard fils. L'aîné des gamins, auxquels Laurent venait de s'adresser, ne courait que sa seizième année et il apprit de lui que la plupart de ses compagnons n'atteignaient pas cet âge. En les interrogeant, Paridael prenait à leur sort un intérêt encore inéprouvé, leur portait d'emblée une impérieuse et presque cuisante sollicitude, la plus intense, la plus jalouse qu'être humain eût éveillée en ses moelles, s'ingéniait à prolonger la conversation pour les retenir, là, auprès de lui, et retarder de minute en minute leur rentrée dans l'usine. Il se creusait la tête afin de les détourner de leur travail, de licencier cet atelier délétère. Jamais il n'avait nourri pareille envie de disputer à une usine son peuple de servants; de débaucher, de libérer, d'affranchir les apprentis attelés aux métiers homicides. Toutes ses amours passées revivaient, se condensaient en cet attachement suprême. — Dans ce bâtiment-là, devant votre nez, est l'atelier où les garçons vident les cartouches.'Derrière la remise, la douane... Au milieu, cette espèce de fort entouré de terre battue vous représente la poudrière dans laquelle nous mettons en caisse la poudre provenant des cartouches démontées... De l'autre côté de la poudrière : l'atelier des filles... C'est là que s'applique ma bonne amie, la rousseaude, qui se cache derrière cette autre pisseuse... Comme autrefois à l'école, on sépare les culottes des jupons. Je ne dis pas qu'on ait tout à fait tort... d'autant plus que nous nous dédommageons à la sortie, n'est-ce pas, la Carotte ? Enlin, ce hangar-là contient le four en maçonnerie où l'on fond séparément en lingots le cuivre et le plomb... « Le même auvent protège la machine à vapeur servant à écraser les douilles vidées et brûlées. Moi, je travaille au four. C'est moi, Frans Verwinkel, qui fais partir le fulminate des amorces après avoir vidé les douilles. Il faudrait me voir à l'œuvre ! C'est très amusant et pas plus difficile que de planter une taloche à celui-ci. Vlan ! je fais ainsi. Et le tour est joué ! Ne te fâche pas, Pitiet, c'étail pour expliquer le truc à monsieur ! » A mesure que l'aîné lui donnait sans récriminer, même sur un ton de forfanterie, fortement imprégné du savoureux bagout local, ces détails et d'autres encore sur les lieux, le matériel et les travailleurs, les affinités de Laurent pour cette trainée de lurons et de luronnes se corsaient au paroxysme de la commisération. Ils avaient la charnurebien modelée, la mine saine quoique un peu déveloutée, le museau éveillé, les allures balancées et dégourdies, les vives prunelles, les lèvres mobiles, ce teint un peu hâlé, ces pommettes briquetées, cette complexion brune des riverains du port, ce type local tellement prisé par Laurent qu'il lui rendait sympathiques jusqu'aux runners et autres requins de terre. En les dévisageant, comment se fit-il soudain la réflexion que les premières victimes de Béjard et de ses charpentiers de navires, que les petits crucifiés du chantier Fulton devaient avoir eu leur âge, leur galbe, leur gentillesse, leur crânerie? C'était bien là les congénères de ces fiers bonshommes qu'au dire des gazettes du temps on avait pu brimer et martyriser à l'envi sans les pousser à la délation, sans seulement en tirer une plainte. — Et vous ne vous faites point mal ? On ne vous fait point de mal là-dedans? Bien sûr? Cet homme, Béjard, ne prend-il point plaisir à voir couler votre sang? Oh, dites, n'ayez point peur !... N'est-ce pas que vous vous prêtez à ses amusements féroces, qu'il vous brûle et vous charcute, le bourreau 1... Ne dites pas non! Je le connais... Prenez garde ! Ils se regardaient en pouffant, 11e comprenant rien aux divagations de ce carême-prenant. la nouvelle carthage Le pressentiment d'occultes dangers qui les menaçaient, angoissait atrocement Paridael, attristait, pour employer la parole sublime du Sauveur, son âme jusqu'à la mort. Un attirail de supplices et de questions guettait cette chair adolescente. Il aurait voulu racheter ces pauvrets au prix de son propre sang, il ne savait à quels vivisecteurs. Un moment il crut avoir trouvé le moyen de conjurer leur fortune. Après avoir calculé mentalement ce qu'il possédait encore, il proposa de but en blanc à toute la flopée de la conduire à la campagne, au delà d'Auslruweel où il les aurait régalés de riz au safran, « de pain de corinlhes » et de café sucré, tout comme Jésus traite ses élus au Paradis. Mais, en môme temps qu'il fouillait ses poches pour en retirer son dernier argent, il se tâtail, en quôte de bandelettes, de charpie et d'onguent. Ses bardes s'en étaient-elles imprégnées à l'hôpital, mais, simultanément, une abominable odeur de phénol, de laudanum, de chair cautérisée, outragea ses narines. Ficelé dans un de ces accoutrements picaresques à la composition desquels il apportait un véritable dandysme, les joues creusées, la mine ravagée par la maladie et rendue plus hagarde, plus décomposée encore par l'angoisse présente, des propos saugrenus et incohérents brochant surla dégaine défavorable du personnage, Laurenl Paridael était si peu le particulier de qui on eût pu attendre largesse, qu'en lui entendant proposer ' "l té mirifique régalade à la campagne, les gamins se crurent positivement en présence d'un fou, d'un fumiste ou d'un ivrogne incapable de tenir ce qu'il leur offrait et se mirent à l'étourdir par un tas de propositions burlesques : — Dis, Jan Slim, as-tu fini de couïonner ton monde ? Apprends-nous plutôt l'adresse de ton tailleur. — Eh ! l'oiseau rare, puisque tu es en veine de prêche, si lu nous récitais les dix commandements de Dieu ! — Certes qu'on t'accompagnera, mon petit père, et tout de suite encore, mais pourrais-tu nous mener dîner à l'Hôtel Saint-Antoine ou chez Casli ? — Soit dit sans te blesser, mais tu nous fais l'effet d'un échappé de la rue des Béguines ou d'un pèlerin de Merxplas. — C'est-il avec l'argent volé que tu nous gaveras la panse? Loin de se formaliser de ces brocards, Laurent regrettait profondément de ne plus disposer du moindre billet de cent francs pour les partager entre ces garnements et payer leur rançon à la fatalité. Lui-même était à bout de ressources, et à moins qu'il ne trouvât demain à louer ses bras affaiblis, il lui faudrait, en effet, se rendre en pèlerinage à Merxplas, à l'hospitalier dépôt des musards et des las d'aller, où il aurait retrouvé Karel le Forgeron et tant d'autres dignes anathèmes. Averti d'une détresse de plus en plus imminente, Laurent insista pour entraîner les jeunes ouvriers loin de cet endroit ; les supplia presque avec des larmes d'aller s'embaucher ailleurs comme goujats, terrassiers, trieuses de café, harengères, ou tout au moins de chômer aujourd'hui, un seul après-midi, de l'aire l'usine buissonnière durant le restant du jour. Mais jugeant que cette mystification tournait à la scie, leur chef, un polisson aux grands yeux couleur de châtaigne mûre, à la moue gouailleuse, au menton carré et volontaire marqué d'une délicieuse fossette, un espiègle difficile à prendre sans vert, le même Frans Verwinkel qui se disait chargé de « faire partir le fulminate » tira respectueusement sa casquette à Paridael et, inclinant sa caboche noire et frisée, le harangua à ces termes : — Ce n'est pas, mon vieux frère, que ta compagnie nous soit particulièrement désagréable ou que ta conversation manque de ragoût, mais si tu m'en crois, tu prendras les devants et iras nous attendre à Wil-marsdonck... Voilà au moins une heure que la cloche a sonné et, sans être tout à fait le croquemitaine que tu nous disais, le Béjard ne se gênerait pas pour nous coller des amendes ou nous foutre tous à la porte, certain qu'il est, le roublard, de piger toujours assez d'artistes de notre force pour faire marcher sa boutique. « Et comme, dans ce cas, ce n'est pas encore toi, notre oncle, qui beurreras nos tartines et nous lâcheras dans un poulailler, ou tendras le cul à notre place pour recevoir une fessée aussi paternelle que brûlante, nous te souhaitons le bonsoir, l'ami. Salut el bon vent arrière ! » Laurent tenta de lui barrer le passage, l'arrêta par le bras, lui retint les mains; — Allons hop ! l'ami ! Bas les pattes ! Au large, entends-tu ? Le fringant apprenti se dégagea et Laurent eut beau s'accrocher désespérément aux blouses et aux jupes, tous passèrent outre, à la suite de leur chef, non sans molester un tantinet le chanteur de noires complaintes. Et, avec des huées, des sifflets, à grand renfort de gestes cyniques à son adresse, ils s'engouffrèrent dans la cartoucherie, plus effrontés, plus tapageurs qu'une volée demoineaux narguant l'épou-vantail. Paridael demeura en cet endroit longtemps après que la porte se fut refermée sur le dernier des retardataires. Leur rire sonore, leur voix vibrante claironnait encore à ses oreilles ; il voyait reluire et pétiller les profonds yeux couleur de châtaigne mûre du plus grand, se remémoraitle ragoûtde son mouvement, lorsque d'un revers de main il avait relevé vers le ciel la visière de sa casquette à la façon d'une mésange querelleuse qui hérisserait sa huppe. Le cœur de Paridael saignait de plus en plus douloureusement sous sa poitrine. Et cela, à propos de galopins qui lui étaient absolument étrangers ! « 11 en gredine des centaines, voire des milliers, du même moule, du même lion dans les quartiers populaires, depuisMerxem jusqu'au Kiel ! » lui aurait fait observer le judicieux et raisonnable Marbol. Eux-mêmes ne venaient-ils pas de reconnaître que Béjard n'eût pas été embarrassé de lever plus d'une réserve de conscrits de pareil acabit. La ville prolifique les jetait sur le pavé, négligemment, les exposant aux aventures, les abandonnant à leur propre industrie, à leurs bons ou mauvais instincts, les vouant presque tous à l'ilotisme, mais les prodiguant pour la plus grande saveur de la rue et du rivage. S'ils ne servent pas à la nourriture des poissons, un jour ils s'allongent sur la dalle des morgues ou contribuent à l'instruction des carabins. Possédaient-ils bien l'unique, le suprême cachet que leur prêtait Laurent? Incontestablement. Eût-il même été seul à les voir sous cette couleur chaude et en si ferme relief, c'est qu'ils étaient créés, qu'ils existaient ainsi. Sur le point de relancer les apprentis dans leur atelier afin de suspendre les malignes pratiques auxquelles on se livrait sur eux et de les disputer à Béjard lui-même, la même odeur que tout à l'heure, mais plus véhémente encore, une touffeur d'abattoir mêlée à des relents d'infirmerie et à des bouffées de roussis fondit à sa rencontre. Comme si on lui eût fait respirer un violent anesthésique, il eut un éblouisse-ment, un vertige; les objets tournoyèrent autour de lui. La palissade enclavant la cartoucherie fut balayée, la maçonnerie s'effrita, les murs se lézardèrent et s'entrouvrirent comme des décors d'opéra, ou comme si se déclaraient de subites voies d'eau et, dans une verte lumière de bengale ayant la couleur d'une mer glauque et phosphorescente, d'insolites formes humaines tourbillonnèrent devant ses yeux, plus ra- pides, plus fugaces qu'un banc de poissons lumineux ou que les mille chandelles folletant sous la paupière d'un apoplectique. Quelque endiablées que fussent leurs virevousses, Laurent démêla dans ces apparitions des têtes sans corps, des torses sans membres, des pieds et des mains amputés, et ce qui le consterna surtout, dans ce météore, fut l'expression conjuratrice, implorante ou terrifiée des yeux éclairant ces têtes exangues, les mêmes beaux yeux d'adolescents si fripons il y a quelques secondes, et le rictus, la convulsion, la grimace d'atroce souffrance de ces bouches, les mêmes bouches tout à l'heure si mutines, si railleuses, et ces minois ouverts et hardis de bouts d'hommes émancipés ne reculant devant rien, tordus à présent, convulsés dans il ne savait quel spasme... Assistait-il à un naufrage ou à un incendie ? Il revoyait à la fois les enfants martyrisés du chantier Fulton et les émigrants qui avaient sombré avec la Gina. Et un de ces visages, celui du jeune Frans Verwinkel, ressemblait extraordinairementà celui de son cher petit Pierket, le frère cadet d'Henriette et l'image de la jeune fille, mais une version mutine el luronne de cette pensive image. Cette fantasmagorie ne dura qu'une mortelle seconde, après laquelle la lumière verte s'éteignit, les parois se refermèrent, le palis se releva et la vilaine usine reprit son apparence revêche, mais normale. « Ah ça ! se dit Paridael, deviendrais-je fou ? » Et rougissant de cet accès morbide qu'il attribuait la nouvelle carthage à une hyperesthésie causée par sa maladie, à l'action capiteuse de l'air après une longue claustration, il se décida enfin à tourner le dos à ces objets hallucinants et se dirigea vers le fleuve. Deux ou trois fois, cependant, il ramena les regards vers le chantier, revint un instant sur ses pas comme s'il avaitoublié quelque chose ou si quelqu'un de bien aimé le rappelait pour lui redire adieu.. Graduellement ce charme cessa d'opérer. L'apparence normale et rassurante du reste des objets sous la lumière et dans la tiédeur de ce premier beau jour le lénifia lui-même. Pas un nuage n'offusquait l'opale azurée du ciel. D'imperceptibles vaguilles ridant la rivière inondée de soleil faisaient songer à ce frisson d'aise, à cette petite mort courant au flanc d'une monture flattée par son cavalier. Laurent ne distinguait plus les gréements et les cordages des vaisseaux lointains, de sorte que leurs voiles blanches, plus blanches que les draps de son lit numéroté à l'hôpital ou que la bâche des civières, semblaient flotter sans entrave dans l'espace et suggéraient les ailes d'anges envoyés à la rencontre des âmes attendues prochainement là-haut ! Parvenu sur la digue, au point même d'où il avait vu décroître le vaisseau emportant les Tilbak, amoureusement, jalousement, Paridael embrassa le panorama de sa ville natale. Ses regards parcoururent les contours et les arêtes des monuments, ils en firent une délinéation minutieuse et appuyée comme pour une épure, en même temps que son enthou- siasme avivait les teintes, multipliait, chromatisait à l'infini les nuances de ces architectures familières. Il inhala avec une avidité d'asphyxié rappelé à la vie, l'air salin, les arômes du large, les émanations des épices odoriférantes et même les vireuses ma-tièresorganiques chargées sur lesflottes marchandes. L'odeur obsédante de l'hôpital se dissipa dans ce bouquet majeur. Laurent apercevait les équipes diligentes, surprenait les manœuvres d'ensemble sous les grands gestes des élévateurs et des grues, enregistrait les appels, les signaux et les commandements. Il confondait dans un immense transport d'affection l'horizon natal et tous ceux dont cet horizon bornait la vue. Une profonde et totale béatitude l'envahit, une sorte de nirvâna, de voluptueuse stupeur. Tout en savourant, en dégustant la réalité ambiante et tangible, il ne se sentait déjà plus faire partie de la Cité. Celle-ci prenait les proportions et le caractère d'une sublime œuvre d'art. Était-ce qu'il ne participait plus en rien à la création ou bien qu'il s'était fondu et dissous dans les essences et les principes mêmes qui la constituent? C'était le premier jour qu'il l'appréciait, qu'il se l'assimilait ainsi par tous les pores. De quelle vie étrange vivait-il donc? Si telles délices constituaient le jour sans lendemain, il ne se fût jamais lassé de leur éterniLé ! Une saltarelle de carillon préluda au coup de trois heures. if Avant le premier tintement, Paridael éprouva cette sensation de froid d'un dormeur qui se réveille à la belle étoile; en même temps, il lui sembla qu'on le tirait fortement par la manche el que les dernières voix humaines qu'il eût entendues, celles des jeunes ouvriers de Béjard, le hélaient de très loin. Il se retourna vers les bâtiments de la cartoucherie. Il n'y avait âme qui vive entre ces bâtiments et le fleuve, et, ennuyé par ce rappel, Laurent allait reporter ses regards du côté de la rade. En même temps que sonnait le premier coup de l'heure, il entendit partir de la cartoucherie une série de petites détonations de plus en plus précipitées, et comme il renonçait à les compter, une commotion lui laboura les jambes, lesol se lendit et se détendit comme un tremplin sous ses pieds et le fit bondir, d'un élan involontaire, à quelques mètres en avant. Lin tonnerre, comparable à celui de tous les canons des forts réunis en une seule batterie, lui brisait le tympan et faisait jaillir le sang de ses oreilles. Simultanément, une partie de la cartoucherie— hélas, les aleliers des enfants ! —oscilla, se désagrégea comme un simple château de cartes et ramassé, englobé dans une trombe blanche, monta, fusa vers le ciel. Cela monla d'un seul jet très vite, ah! trop vite, droite tige d'une végétation spontanée et au bout de cette tige, blanche et cotonneuse, qui n'en finis sait pas, se forma l'immense masse bulbeuse d'une tulipe rose et noire s'épanouissant comme la fabuleuse agave au fracas de la foudre, mais floraison morL-née effeuillant ses pétales en un funèbre feu d'artifice. Au deuxième coup de trois heures, durant le millième de seconde que vécut cette fleur pyrique, Laurent, scrutant ces pétales, démêla des bras, des jambes, des tronçons, et aussi d'entières silhouettes humaines, gesticulant horriblement, tels des pantins trop désarticulés. II se rappela gestes et contorsions analogues dans des toiles de peintres hallucinés, évocateurs de sorciers se rendant au sabbat... Et ces parties de la tulipe rose et noire, sanguinolentes ou carbonisées, décrivaient dans toutes les directions de longues trajectoires, et sans cesse pleuvaient, pleuvaient, pleuvaient d'innombrables débris avec accompagnement d'intraduisibles clameurs et de la continuelle pétarade. Giries de brûlés vifs ! PyroLechnie néronienne ! Comme il semblait à Laurent avoir entendu déjà de ces voix, quelques masses s'abattaient autour de lui en môme temps qu'une grêle de balles, et il eut la vision précipitée d'un tronc auquel adhérait un corsage, d'un pied d'enfant encore logé dans son petit sabot, d'une jambe musclée culottée de velours, el du même coup il se rappelait la cambrure de ce corsage, le pli de ce pantalon, le bruit guilleret de petits sabots courant à leur besogne et la belle impudence d'un visage émerillonné sous certaine visière bravache : la nouvelle carthage « C'est moi, Frans Verwinkel, qui fais partir le fulminate! Il faudrait me voir à l'œuvre. Je n'ai qu'à frapper ainsi, et le tour est joué ! » Peut-être le pauvret n'avait-il eu qu'à frapper ainsi... i\Ton, c'était impossible ! Laurent n'en pouvait croire ses sens. Le mirage reprenait de plus belle. Pour se convaincre de son étal d'hallucination, il poussa un immense éclat de rire, mais il s'entendit rire et le cauchemar persista. Vers l'extrémité de l'enceinte urbaine, à l'endroit où s'élevait, il y a moins d'une seconde, un lènement du hameau d'Austruweel, il ne restait debout des vingt bicoques que l'estaminet la den Spanjaard, contemporain de la domination espagnole et arborant le millésime i56o. Par la trouée furieuse on découvrait la campagne, les talus verdissants des remparts, un rideau d'arbres en bourgeons et le placide clocher d'Austruweel, au-dessus duquel l'alouette chantait sa première chanson. La guérite d'une sentinelle gisait au bas du rempart. Capricieuse comme la foudre, l'explosion avait ménagé de proches et précaires masures qu'un souffle aurait dû balayer et préservé même une partie de la cartoucherie, alors qu'elle avait renversé et pulvérisé des constructions situées à plusieurs kilomètres de là, réduit en bouillie des maçonneries à l'épreuve des torpilles, rompu comme un fétu de paille les madriers et les pilotis des débarcadères converti le fer en limaille, ramassé et chiffonné ainsi ....................... qu'une étoffe de soie les toitures en tôle galvanisée des hangars. Des ruines penchaient dans un état d'équilibre instable et se déchiquetaient en profils fabuleux, en architectures inouïes. Tout cela s'était accompli au deuxième coup de trois heures. Avant le troisième coup avait surgi, derrière la cartoucherie, sifflant, hurlant eomme un essaim de guivres, un geyser enflammé dont les ondes déferlèrent — toujours avant que l'heure n'eût sonné — sur une surface de dix hectares : toute la réserve du pétrole, cinquante mille barils, flambaient comme une simple allumette. El tels étaient le progrès de la déflagration, telle fut la furie de cette marée incendiaire qu'elle paraissait devoir submerger la métropole et ne faire qu'une gorgée de son fleuve. Par un trompe-l'œil de la perspective, les énormes langues rouges démesurément allongées, dardées toutes dans la même direction, léchaient les contreforts de la cathédrale. Malgré le plein jour la flèche altière reflétait un coucher de soleil. Et les navires des bassins, alternativement masqués et découverts suivant que s'écartaient ou se rapprochaient les vagues flamboyantes, semblaient, jouets de ces flots dévoratèurs, tanguer sur un océan en éruption. L'apocalyptique splendeur du spectacle finissait par noyer dans une monstrueuse extase l'horreur et [a pitié de Laurent. Mais le bitume et le soufre ■«■■■iiiiianiiiiiiiiiiiiiiiMiiMiiiiimnn ' i.a nouvelle carthage ne pleuvaient pas de l'empyrée. Jamais si pur, s. doux éther n'avait empli l'espace, jamais ciel si bleu si caressant n'avait leurré les mortels. Contrairement à la prophétie les astres ne s'écroulaient pas, le jour printanier continuait de sourire indifférent, môme réjoui, et la fumée épaisse et noire, déroulant au loin ses volutes pressées, noire écume de cette lempête de flammes, ne parvenait à voiler ou à troubler l'impavide et sereine majesté du soleil. Cependant, après l'inertie et la consternation du premier moment, un vent d'épouvante balayait la population vers la campagne méridionale et chassait de leurs foyers, sous une grêle de platras et de vitres cassées, les habitants des quartiers les plus éloignés de la cartoucherie. Des ouvriers échappés à la mort : calfats, débardeurs, trieuses, femmes portant des pouponssur les bras, jeunes filles presques nues, matelots, douaniers, éclusiers, hagards, horriblement essoufflés, les prunelles plus dilatées que par la belladone, la bouche fendue, élargie par un cri prolongé, les cheveux et les habits brûlés, parfois atteints jusqu'à la chair, torchères vivantes dont la course stimulait l'activité, se ruaient à l'assaut des berges et allaient môme se jeter dans l'Escaut. Un de ces fuyards courut sur Laurent qn'il faillit renverser. Laurent reconnut Béjard et, arraché brusquement à la fascination, la haine lui restituant toute sa lucidité, persuadé que cette extermination était l'ouvrage de son ennemi, le couronnement de ses iniquités, il le harpa au passage. En cet instant hypercritique, il récupéra ses forces perdues. Il allait tenir parole : venger Régina, venger Anvers, venger les émigrants délibérément jetés aux poissons, venger enfin les petiots de la cartoucherie. Ah, c'était donc là les « vues » que le destin avait sur lui ! Béjard se débattit, hurla même « à l'incendiaire! » mais tout entiers à leur propre détresse, les fugitifs poursuivaient lenr course sans se préoccuper de ce corps à corps. Laurent màtait Béjard, le serrait d'une poigne implacable tenant à la fois des crocs du bouledogue, des serres du gypaète, des tentacules de l'araignée, des ventouses de la pieuvre. Ah ! il s'était flatté, l'exacteur, le tortionnaire, le marchand d'âmes, de survivre à cette hécatombe d'enfants! Il touchait au salut, le fléau semblait l'amnistier, mais quelqu'un de plus vigilant et de plus acharné que les flammes se trouvait heureusement là pour suppléer à leur aveugle clémence et leur restituer la proie qu'elles laissaient échapper. Aussi implacable que la mort même, justicier absolu, Laurent ramenait son patient du côté de la gehenne. Il était le seul, dans tout Anvers, qui se dirigeât de sang-froid vers ce foyer d'horreur. Il comptait bien y rester avec son condamné. L'idée du trépas n'avait rien pour lui répugner. Ne s'était-il pas senti partir délicieusement, il y a quelques minutes? Béjard, devinant l'atroce dessein de son bourreau, ruait, mordait,jouait de tousses membres, le désespoir décuplant aussi sa vigueur normale. Parfois il opposait une telle résistance que Laurent ne parvenait plus à avancer et qu'ils se crochetaient sur place. Mais l'avantage restait toujours à Paridael et il poussait victorieusement sa capture en avant, à travers tout, par-dessus des amas visqueux, des matières flasques ou carbonisées dans lesquelles on aurait eu peine à reconnaître des restes humains. Il foulait même des blessés, l'idée de la vengeance le rendait sourd à leur râle. Des cartouches partaient constamment sous ses pieds, des balles sifflaient, à ses oreilles, il aurait pu se croire sur un champ de bataille* au cœur delà fusillade décisive. La chaleur devenait intolérable. Le naphte enflammé l'asphyxiait. En cette extrémité, il n'adressait qu'une prière à Dieu : celle de ne mourir qu'après avoir tué Béjard. Dieu l'exauça. Au moment même où, à bout de forces, Paridael allait lâcher prise, ce qui restait des cartouches fit masse et détermina une explosion suprême. Les derniers vestiges de l'usine Béjard sautèrent. Une autre tulipe rose et noire s'épanouit dans les éclairs. Deux ombres étroitement enlacées s'abattirent au milieu du lac de feu. PIÈCE JUSTIFICATIVE CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE Séance du 23 mai 1889. Interdiction d'accoster un navire ou de se trouver à bord d'un navire, sans ordre de l'autorité ou sans autorisation du capitaine. rapport fait, au nom de la section centrale, par m. de deckbr Messieurs, La section centrale, en présence de la concision extrême de l'Exposé des motifs, a désiré s'éclairer. Elle a, dans ce but, posé au Gouvernement une série de questions. Les réponses à ces questions, en ce qui concerne le métier ou les métiers des « runners », les excès qu'on leur reproche, ont paru être empreints de quelque exagération, sinon il ne serait point compréhensible qu'un Gouvernement comme le nôtre, vigilant et soucieux du bon ordre, ne se soit ému que si tardivement, n'ait songé à proposer des mesures de répression que trente ans après que les premières plaintes s'étaient produites. Il faut donc faire, Messieurs, la part de l'exagération, comme il importe aussi de faire la part de la rudesse de mœurs habituelle chez les marins et chez tous ceux qui sont en contact avec eux. Le mal, du reste, est général dans toutes les contrées maritimes : l'Exposé des motifs ainsi que les réponses du Gouvernement aux questions de la section l'affirment. Dans d'autres pays, ce mal doit avoir été plus grand qu'en Belgique, puisque les gouvernements de ces pays ont cru devoir précéder le nôtre dans la voie de la répression. Avant de faire rapport de l'examen fait en section centrale du projet de loi et de dire le système auquel la section centrale s'est arrêté, il y a lieu de faire connaître les questions posées et les réponses faites par le Gouvernement. D. — Le Gouvernement pourrait-il dire en quoi consiste en réalité le trafic des « runners » dont parle l'Exposé des motifs ? R. — Les « runners » représentent une catégorie de trafiquants et de fournisseurs qui vivent de la clientèle des équipages, tels que racoleurs et enrôleurs de matelots, logeurs, bouchers, tailleurs, cordonniers, vic-tuailleurs, etc. Ceux qui font les métiers de logeur, d'embaucheur et d'enrôleur de matelots sont d'ordinaire des étrangers, des gens sans aveu ou mal famés. Il est de notoriété qu'ils exploitent les passions des marins avec une habileté et une effronterie sans pareilles. En Angleterre, on les désigne sous le nom significatif de Land Sharlcs (requins de terre). Le marin, surtout celui qui revient d'un long voyage, est une proie facile pour ces individus. On lui distribue des liqueurs, on lui fait une avance sur ses gages, et une fois débarqué, il est entraîné, sous prétexte de logement, dans un bouge quelconque. Là on le pousse à dépenser sans compter. Lorsqu'il est complètement dépouillé, !e matelot s'en remet aux enrôleurs du soin de lui trouver un nouvel embarquement pour lequel ils perçoivent encore une commission onéreuse. Il arrive parfois aussi que les logeurs font déserter les marins, les cachent chez eux en ville, ou même à la campagne et les conduisent clandestinement, la nuit, à bord des navires en rivière, s'ils ne les expédient pas sur un port voisin. Les logeurs, racoleurs et enrôleurs sont la lèpre de la marine marchande. D. — Les abus qu'on veut réformer existent-ils depuis longtemps ou se sont-ils produits récemment ? R. — De tout temps, les capitaines des navires de commerce, spécialement ceux arrivant d'un voyage au long cours ont eu à souffrir des « runners », mais jadis ceux-ci n'accostaient les navires qu'en rade ou dans les bassins. C'est depuis 1827 que des plaintes sont venues au jour; à cette époque, les « runners » ont commencé à se rendre au-devant des navires dans l'Escaut. Actuellement leur audace ne connaît plus de bornes; ils vont à la rencontre des bâtiments, jusqu'à Flessingue. Ils montent à bord malgré les capitaines, insultent et menacent les officiers, qui veulent leur défendre l'accès du navire; ils enivrent les équipages dans le but d'obtenir la préférence pour le logement, la vente d'effets d'habillement, etc. D. — Comment le Gouvernement a-t-il pu se convaincre de la réalité des faits qui ont donné lieu à des plaintes ? R. — Comme il est dit dans la réponse à la question précédente, c'est en 48t>7 que l'attention du Gouvernement a été attirée, pour la première fois, sur le trafic des « runners », par une plainte émanant d'une cinquantaine de petits commerçants d'Anvers. Les pétitionnaires reconnaissaient qu'ils se trouvaient parfois au nombre de plus de cinquante à bord d'un navire, entravant les manœuvres et faisant aux gens de larges distributions d'alcool dans l'espoir d'avoirleur clientèle. Ils demandaient instamment que, pour faire cesser cet abus, on défendit de monter à bord avant l'arrivée du navire à destination. Des capitaines étrangers, au nombre d'une trentaine, ont appuyé cette pétition. Les commerçants établis dans les environs des bassins protestèrent de leur côté, en 1868, contre les abus résultant de la tolérance laissée aux « runners » de monter à bord des navires en route. Ils déclaraient que les bâtiments du commerce étaient parfois encombrés, avant d'atteindre le port, de plus de cent personnes étrangères et que dans le nombre se glissaient même des femmes de mœurs douteuses. Cette pétition fut appuyée par le collège échevinal. Mais c'est en 1886 et 1887 que les plaintes sont devenues particulièrement vives. Un grand nombre de capitaines, à leur arrivée à Anvers, ont saisi le consul général d'Angleterre de protestations très énergiques contre les agissements éhontés des « runners ». Il suffira d'en extraire quelques faits, pour montrer le degré d'impudence où sont arrivés ces trafiquants. En juin 1886, un navire, en route pour Anvers, est assailli dans l'Escaut par douze à quinze « runners » qui montent à bord malgré les menaces du capitaine et qui, à leur arrivée à Anvers, semblent s'être vantés d'avoir réalisé un bénéfice de 1.500 francs sur le navire. Le plus malmené fut un vieux marin de soixante ans dont l'avoir se montait à 800 francs et qui, après dix jours, avait tout dépensé. Le 15 mars 1887, une barque est envahie par des « runners » malgré tous les efforts que fait le capitaine pour les écarter. A peine sur le pont, les « runners » se battent entre eux à coups de bâton, de barres de fer, de couteau. La lutte finie, ils se répandent parmi l'équipage avec les bouteilles de gin dont ils sont munis; en moins d'une demi-heure, tous les hommes du bord sont ivres morts; aucun d'eux n'est plus capable du moindre travail; le capitaine et les officiers sont contraints de se mettre eux-mêmes à la besogne, ils n'ont plus personne pour les aider. D. — Les plaintes dont parle l'Exposé des motifs n'ont-elles pas donné lieu à une enquête? Si oui, le Gouvernement ne pourrait-il communiquer à la section centrale le dossier de cette enquête ? B. — Les plaintes qu'ont provoquées les « runners » n'ont pas donné lieu à une enquête proprement dite. Mais l'administration a tenu à s'assurer, à différentes reprises, de leur bien-fondé et elle a chargé le commis saire maritime du port et l'inspecteur du pilotage d'examiner la situation. En 1880, le commissaire maritime s'exprimait en ces termes : « Chaque fois qu'un navire arrive à Anvers d'un « voyage au long cours, une quantité considérable de « personnes se rendent à bord, telles que logeurs, tail- « leurs, enrôleurs, commis de courtiers, etc., etc., cha-« cun pour recommander son article. « Il arrive souvent qu'une catégorie de ces per-« sonnes, telles que les logeurs, se munissent de li-« queurs alcooliques pour régaler l'équipage et dé-« baucher les matelots et mettent ainsi le capitaine et « le pilote dans l'impossibilité de faire exécuter les « manœuvres nécessaires. Bien des fois mon concours « a été réclamé par les capitaines à leur arrivée pour « faire débarquer cette nuée d'oiseaux de proie, qui « empêchent même la circulation sur le pont, tellement « ils sont nombreux. Le fait s'est présenté ici en rade « qu'un capitaine a dû faire feu pour éloigner de son « bord ces importuns visiteurs. » En 1886, l'inspecteur du pilotage formulait un rapport dans lequel on lit ce qui suit : « L'acharnement que mettent les « runners » de toutes « catégories à se faire la concurrence ne connaît plus de « bornes et les pousse à commettre des abus, parmi