Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique XAVIER DE REUL LE ROMAN D'UN GÉOLOGUE PALAIS DES ACADÉMIES BRUXELLES 1958 HùK^tcs^x-P Zf u a_ QJZA^/ P Q Va„ LE ROMAN D'UN GÉOLOGUE, ? "Zue&z SUJ-^ ÛL~ /U^^X^^ • .. Sfat^su^^*^ • ISu D'^ ^ \ Xavier De Reul XAVIER DE REUL LE ROMAN D'UN GÉOLOGUE PALAIS DES ACADÉMIES 1, Rue Ducale BRUXELLES 19 5 8 1%92Z PRÉFACE Xavier De Reul est né en 1830, à Bombaye, près de Liège, d'une souche de gentilshommes campagnards. Resté orphelin au sortir de l'adolescence, il va, longtemps, mener une vie indépendante, nomade et quelque peu bohème: Wanderjahre qui se prolongent... Des bords du Rhin, il passe en Suisse, s'attarde en Italie. Il connaît Turin, séjourne longuement à Florence, puis à Rome. Par la suite, Weimar l'attire, que nimbe le souvenir encore proche de Goethe: il a même la chance d'y connaître Liszt... Magiques dépaysements... Mais voici qu'à leur tour les sciences le séduisent. A l'École des Mines de Liège, il devient l'élève d'André Dumont et se passionne pour la géologie. L'anthropologie et la préhistoire ne l'attirent pas moins: il assiste Édouard Dupont dans ses explorations célèbres des grottes de la Lesse. Cependant ses goûts d'artiste l'inclinent davantage aux grands voyages, tels du moins qu'on les concevait en ces temps encore romantiques. Il est un des premiers chez nous à se complaire en ces «hauts lieux » qui attirent ^'intelligentsia de l'époque: peintres, musiciens ou poètes. A s'affirmer enfin, sur le plan de l'art, un Européen, sinon tout à fait un cosmopolite. Ce sera seulement après 1870, une fois rentré en Belgique — où désormais le retiennent de lourdes obligations familiales — qu'il va donner, passé la quarantaine, une série de récits romanesques où souvent se reflète son passé. * * * « Xavier De Reul fut un de ces hommes singuliers qui échappent au classement », notait, en 1906, son biographe Raphaël Petrucci. On serait tenté d'en dire autant de son œuvre... Lui-même semble avoir quelque peu hésité sur le genre précis dans lequel il convenait de classer ses fictions. En 1874, il présente son Roman d'un Géologue comme une «étude de mœurs »; en 1891, ses Enfants d'Apollon prennent nettement pour sous-titre : « roman de mœurs »/ mais son Chevalier Forelle, en 1892, n'est plus qu'une « simple histoire ». Et en 1893, deux ans avant sa mort, il appellera « scènes de la vie romaine » les nouvelles que rassemble Autour d'un Chevalet. Voilà qui indique, tout au moins, que les « éléments réels » ne manquent pas dans ces récits. Xavier De Reul a certes droit, pour une part, à l'épithète de « réaliste », à la suite d'Émile Leclercq, à côté d'Émile Greyson... A preuve, entre vingt autres endroits, le tableau animé par quoi s'ouvrent les Enfants d'Apollon — un des premiers romans consacrés au monde du cirque — celui du Quai de la Batte, à Liège, par un matin d'octobre, dans un tumulte de foire... Mais ce qui garde surtout à ces pages une certaine attirance, c'est qu'on y sent s'exprimer une vraie personnalité, en laquelle se combinent, à doses inégales, du reste, l'enthousiasme, l'émotion, la fantaisie et l'humour. Hubert Krains l'a bien vu, qui s'est complu à souligner, non sans l'exagérer peut-être un brin, leur caractère romantique. * * * C'est vrai, en tous cas, du Roman d'un Géologue. Dans ce livre de début, on devine, sous la fiction, une autobiographie à ■peine déguisée. Idéalisée, certes, et comme revécue en songe, à la manière des romantiques du Sehnsucht... Mais, dans l'essentiel, ce géologue, c'est bien Xavier De Reul lui-même ; le je, cette fois, ne trompe guère: nous avons ici l'histoire, enchantée et douloureuse, ' d'un grand amour de jeunesse. Elle ne pouvait avoir de meilleure introduction que les souvenirs qu'on va lire. Avec son charme coutumier, Mme Marie Gevers y fait revivre à nos yeux l'image de ce jovial « oncle De Reul », dont sa curiosité de fillette avait pressenti l'originalité complexe. Elle nous livre, du même coup, le témoignage de la tradition familiale sur ce roman oublié. Roman maladroit, sans doute, de style désuet, il est vrai, mais où passe — ce qui le sauve — comme un subtil souffle de vie. Gustave Charlier. SOUVENIRS SUR XAVIER DE REUL Xavier De Reul était mon oncle, par son mariage avec la sœur de ma mère. Quand il mourut subitement, à l'âge de soixante-cinq ans, j'avais onze ans. Je me souviens parfaitement de lui. Je ne crois pas inutile de fixer son image, telle qu'elle est restée dans ma mémoire. Ceux qui ont connu personnellement cet être original et sympathique ne sont plus très nombreux. Je le revois d'abord à Boom, dans la maison natale de sa femme, où demeurait sa belle-sœur, célibataire. C'était à un dîner de famille. Xavier De Reul et ses deux enfants, mes cousins, beaucoup plus âgés que moi, assistaient au long et succulent dîner, servi dans une salle à manger de style empire, dont les coins étaient occupés par des niches où se dressaient les statues de Flore et de Pomone ; de Bacchus et de Ganymède. Les histoires de l'oncle De Reul enchantaient les enfants. Grâce à lui le pesant dîner dominical s'achevait sans ennui. Nous sentions tous, même moi, la benjamine, combien la fantaisie de De Reul agaçait l'esprit conformiste de la Tante Louise. Nous savions qu'elle nous dirait après, d'un ton négligent : « Il ne faut pas croire la moitié de ce qu'il raconte ». Les histoires qui nous amusaient étaient très simples... des anecdotes, des souvenirs de voyages, mais racontées sur un ton inimitable. Je me rappelle qu'il nous dépeignit, en quelques traits aigus, les promeneurs du dimanche en Allemagne. Il les rendait si vivants que je crois aujourd'hui les avoir vus moi-même. C'était, par exemple, à Bonn où existe un écho célèbre. L'oncle De Reul criait comme les touristes, d'une voix lourde, s'adressant aux statues de Flore ou de Pomone : « Wie heist der Burgmeister von Oberwezel » ! ... L'écho répondait « Ezel » (âne). Le conteur terminait en imitant les rires ravis qui accueillaient cette expérience. La tante Louise lui reprochait alors de manquer de bienveillance, en se moquant ainsi de ces braves gens. J'ai su, plus tard, d'où lui venait cette hostilité pour De Reul. Au contraire de la tante, mes parents aimaient beaucoup leur beau-frère de Bruxelles. Il arrivait toujours à l'improviste à la campagne où nous demeurions. Prévenir ? s'engager d'avance ?, impossible pour Xavier De Reul. En automne, ma mère lui bourrait les poches de poires qu'il adorait. A la visite suivante, il racontait comment il les avait distraitement mangées toutes, les prenant une à une dans ses poches, et avait été ramené à la réalité par l'air ahuri des autres voyageurs, qu'il décrivait avec cet esprit malicieux qui faisait dire à ma tante : « Vous, vous critiquez tout, toujours »... « Cette fois, Xavier, n'oubliez pas d'en garder pour vos enfants ». Mais les distractions de Xavier étaient incorrigibles et toujours charmantes dans le récit qu'il faisait de leurs suites. C'est, sans doute, à cause du télégramme arrivé peu de jours après, et à l'exclamation attristée de mon père : « De Reul est mort » ! que je me souviens si bien de sa dernière visite : j'étais au piano, par un beau soleil d'avril, dans notre salle située au rez-de-chaussée. L'oncle Xavier entra un moment avant de monter chez mes parents qui se tenaient au premier. Son visage se fixa pour toujours dans ma mémoire. Un visage rond, d'un contour un peu indécis et doux. Ses cheveux rares semblaient non pas blancs, mais rosés comme son teint d'homme qui n'avait jamais pu vivre ni enfermé ni courbé sur une tâche imposée. Les favoris étaient roux, longs et grêles. Il avait une sorte de rayonnement amical et malicieux dans tout le visage et dans les yeux, auxquels, malgré sa myopie corrigée par un lorgnon, je sentais bien que rien n'échappait. D'un regard il savait si j'avais grandi, ce que je jouais au piano, et si j'en jouais bien pour mon âge, et que j'avais maintenant un meilleur professeur de musique que l'instituteur du village... Et je sentais que son examen m'était favorable. Ce jour-là, il en fit la remarque à ma mère. On se mit à table. Il fut amusant, et raconta comme toujours des histoires gaies. Pourtant, après son départ, mon père dit : « De Reul n'avait pas bonne mine aujourd'hui ». Les Parents et l'Enfance Les grands-parents de Xavier De Reul, venant de Sinnich, près de Maestricht, s'installèrent en 1802 à Bombaye, près de Liège. La grosse maison de campagne, accolée à une ferme importante, existe encore. Leur fils avait alors deux ans, et resta leur unique enfant. Après des études au Collège Impérial de Liège, il compléta son éducation au Lycée Napoléon de Namur. Il fut inscrit à l'Université de Liège, et se fixa définitivement à Bombaye. Il avait épousé, en 1826, Julia Collin, fille d'un avoué de Liège. Sept enfants naquirent de cette union. Xavier De Reul était l'aîné. Le père, chasseur, pêcheur, s'occupant de son bien rustique, laissait pleine liberté à ses enfants. Xavier fréquentait l'école au village de Visé, tout près de là. Ses vagabondages d'enfant campagnard lui donnèrent pour toujours le goût de la nature. Xavier remporta à l'école de Visé le premier prix de français. Après, on le mit au Collège des Jésuites, à Liège, où il fut heureux et apprit à pratiquer les sports. Les vacances réunissaient joyeusement toute la famille à Bombaye. La grand-mère van Sinnich vivait encore. Les enfants aimaient cette personne un peu bizarre. Raphaël Petrucci, dans son Introduction à un ouvrage posthume de Xavier De Reul : « Peintre Mystique », la décrit ainsi : « La maisonnée était placée sous l'influence d'une vieille grand-mère. Ancienne émigrée de la Révolution, chanoinesse du chapitre de Sinnich près de Maestricht, elle gardait les manières précieuses et les habitudes du XVIIIe siècle. L'âge et les malheurs y avaient ajouté quelques singularités, elle possédait quatre chats, ses bêtes favorites, plus un vieux tromblon qu'elle chargeait de gros sel et dont elle usa un jour sur la personne d'un jardinier en maraude. Elle connaissait les simples et distribuait à la ronde des recettes empruntées à d'étonnamment vieilles traditions. C'est autour d'elle que se groupaient les sept enfants de la famille. Xavier De Reul garda toute sa vie le souvenir de cette femme étrange et cérémonieuse. » Peut-être est-ce à elle que Xavier devait la parfaite éducation qu'il sut garder toujours, malgré la vie vagabonde qui le menait dans tous les milieux. Son père, fier de l'ancienneté de la famille, conservait un arbre généalogique, établi par un archiviste complaisant, qui faisait remonter le premier ancêtre connu des De Reul à ... l'an 590 ! Avec un père débonnaire, une mère effacée et tendre, une liberté grande, la vie devait être douce à Bombaye. Peut-être Xavier se fût-il établi pour toujours dans la maison patrimoniale, puisque pour lui comme pour Séraphine, l'héroïne de son « Peintre Mystique », « les arbres avaient été ses compagnons d'enfance, ses confidents, ses maîtres », mais en 1848, une catastrophe dispersa la famille : le père et la mère moururent tous les deux du choléra. Les enfants se trouvèrent placés sous une tutelle peu intelligente et intransigeante, celle d'un certain Collin (peut-être le frère de la mère ?). Xavier, en automne 184g, était déjà inscrit à l'Université de Liège, à la Faculté de Philosophie, Candidature en Littérature française, Histoire, Littérature latine... Il secoua toute autorité et quitta le pays. Une photo à l'âge de 19 ans prouve qu'il était à Paris en 1849. Après, on le trouve à Mayence où il semble avoir séjourné longtemps. La Fiancée suisse A Mayence, pour subsister, Xavier donne des leçons de français. Il apprend facilement l'allemand, car il connaissait le flamand par sa grand-mère van Sinnich et par les cousins gantois de celle-ci : les de Vlieghe. Il atteint sa majorité, et sans doute peut-il toucher alors sa part des revenus familiaux. Un passeport le montre quittant Francfort le 14 mai 1853. Il part à pied à travers l'Allemagne, et atteint Venise, le 20 juin. Arrivé là, il note qu'il possède 696 frs... Quelques feuillets verts pliés lui servent de carnet. Dès lors, il inscrira ses moindres dépenses ; sans doute connaît-il la hantise de se trouver à court d'argent, seul, en pays étranger : « Loué un appartement au Castello, chez Ferrari, 10 florins ». Chaque jour la colazione lui coûte 10 ou 11 centesimi, le dîner 1 florin ; « una grammatica spagniola » est notée pour un florin ; tabacco, 5 cm ; gondola 6 cm... Le 20 juillet, il renouvelle la location de sa chambre pour un 2me mois : 10 florins, et note un abonnement à la bibliothèque : 1 florin 30 cm. Bains et lessive : 1,06. Gondola, 50 cm. Le 7 août il inscrit qu'il a reçu une lettre de ses sœurs, la petite Julie et l'aînée, Lambertine. Il ne mentionne pas sa rencontre avec une personne qui signe Maria et qui lui a envoyé une lettre passionnée, mais il a conservé la missi- ve, très pâlie, non datée, difficile à déchiffrer. On parvient cependant à lire que Maria l'appelle : « Ange de mes Songes »,... elle parle de son inquiétude s'il la délaisse, se dit abandonnée de tous et déshonorée, exécrée... Elle lui propose un rendez-vous à Venise et finit par lui envoyer des baisers d'amour. Malgré la chambre payée d'avance jusqu'au 20 août, les feuillets verts nous montrent Xavier quittant Venise hâtivement dès le 10. Il passe par Padoue, Ferrare, Bologne, arrive le 15 août à Florence, loge deux jours dans une locanda, puis loue un appartement Piazza San Maria Novella, pour 50 paoli. Une collazione coûte 1 paolo. Une leçon de chant, 1 paolo 7 crosie... Il paie une lettre à ses sœurs 1 paolo, 6. Une paire de souliers, 14 paoli. Le 25 septembre, Xavier note : Allé à Filigne, 5 paoli. Le 26 : Allé à Vallombrosa. Le 30 : location de la chambre: 50 paoli. Voiture pour Saint-Giovanni, 2 paoli... le 3 octobre, retour à Florence. Cette excursion relativement coûteuse, il ne l'a pas faite seul, mais avec une jeune cantatrice, Fanny Hunerwadel, originaire de Zurich, à laquelle il s'est fiancé. Les leçons de chant dont il note régulièrement le prix, il les prend sans doute chez le professeur de Fanny. Est-ce là qu'ils se sont connus ? La visite du Palais Pitti coûte deux paoli. Le passeport, chez le consul du pape, se paie 2 paoli. Le 15 novembre les amoureux partent pour Rome. Dans l'étude que Melle Zimmer a consacrée à Xavier De Reul, l'auteur fait mention d'une lettre de Fanny Hunerwadel à sa famille. Celle-ci y parle de « Monsieur de Reul, un homme très instruit, de la meilleure éducation, remarquablement distingué. (...) Je dois surtout le remercier de sa bonté pendant ce merveilleux voyage, parce qu'il m'a conduite et présentée partout ; je me suis, grâce à lui, doublement instruite et amusée ». Us passent par Sienne : Frutti à Siena, 7 paoli... Medico, 10 paoli (lequel des deux voyageurs est malade ?). Bref, le voyage de Florence à Rome en vitturino a coûté 105 paoli. Rome Les voici à Rome le 23 novembre. La jeune fille habite chez une compatriote, la femme du sculpteur Imhof. Xavier loue une chambre Via Gregoriana. La visite de Rome est notée tout au long des feuillets verts : la Sixtine, Palazzo Respighieri, Palazzo Quirinale... Xavier a pris une carte à l'Academia Francese... Il a gardé fidèlement le moindre billet de Fanny à cette époque. Elle ne signe jamais, mais donne des rendez-vous pour visiter musées ou églises. Une écriture fine, sensible, un peu faible. Le 19 janvier 1854, le tuteur de Xavier lui a envoyé la somme de 1.000 frs. Aussitôt son esprit inquiet le pousse à voyager encore. Le ier mars il part pour Naples, en vitturino (x) mais regagne Rome dès le 3 avril. Nous ignorons s'il voyagea seul, ou avec Fanny. Ensuite le carnet vert interrompu pendant plusieurs semaines portera quelques mots navrants : « Du 3 avril au 22 mai, pas en état d'inscrire mes dépenses », « le 22 mai, quitté Rome pour la Belgique ». Fanny était morte le 27 avril. Fanny Hunerwadel. De Reul la décrit dans Le Roman d'un géologue, sous les traits charmants de Hulda. Comme Fanny, Hulda parlait trois ou quatre langues, chantait, composait, donnait des concerts. Comme Fanny, Hulda avait fait une maladie de langueur, et voyageait en Italie pour se remettre, (1) Dans une nouvelle intitulée « Le Voiturin », X. De Reul raconte un voyage en Vitturino, de Rome à Naples, en 5 jours. — i6 — pour donner des concerts et pour perfectionner ses dons musicaux. « M'étant retourné, j'aperçus dans une autre chambre que l'obscurité m'avait d'abord empêché de distinguer, un lit sans rideaux et, sur le lit, une jeune fille étendue, la tête appuyée sur ses bras nus, la bouche entrouverte, ses cheveux dénoués sur les épaules. Aucune altération ne se trahissait sur son frais visage... » L'éveil de l'amour chez les jeunes gens est raconté dans l'un des plus charmants passages du Roman d'un géologue. Hulda, la jeune Tyrolienne, voyage avec son frère. Celui-ci s'est lié avec le narrateur, nommé Paul Ritter, pendant la traversée du Mont Cenis en diligence. On se retrouve un peu après au village où le « géologue » s'occupe de rechercher des fossiles. Dans la chambre d'auberge, les Tyroliens lui donneront un concert mimé et chanté. Ils improvisent un décor pour exécuter leur « Symphonie du printemps » sur un scénario naïf : on entend d'abord le son du cor des postillons, puis le galop d'un cheval, tout le village se réveille, l'église sonne, les coqs chantent, le moulin fait tic-tac : « C'était inouï de complication et merveilleux d'ensemble ». Le cavalier hèle sa belle : Frida ! Frida ! Mais Frida dissimulée derrière un rideau ne paraît pas. La gingélira, (sorte de cithare) imite le gazouillis de la fauvette, le chant du merle et du loriot. La belle Frida ne veut rien entendre. Le donneur d'aubade lutte de virtuosité avec les oiseaux, l'emporte enfin, et la fenêtre de Frida s'ouvre. Elle vient s'y accouder. Dans le décor improvisé, Paul Ritter figure la fenêtre, et son dos, l'accoudoir... le chant gracieux coule à ses oreilles, et le bruit des baisers que Frida envoie au cavalier amoureux s'y joint bientôt : «Je me sentais remué. » Quand on n'a jamais été appui de fenêtre, c'est une position » délicate et le badinage musical, pour primitif qu'il fût — i7 — » m'avait impressionné. Il s'en dégageait un souffle de la natu-» re... ». Le narrateur ne se demande même pas s'il ne s'agissait pas là d'une agacerie de coquette, malgré le rigide chape-ronnage du frère, Max Kilian. Un peu après, la jeune fille s'étant assise par mégarde sur une précieuse coquille fossile, trouvaille récente de Paul Ritter, elle est bouleversée du désastre dont elle est la cause involontaire : «Elle (...) s'élança vers moi d'un air mutin et » douloureux à la fois. Il est vrai que dans son trouble elle » avait incliné le front sur mon épaule, et qu'aux pâles rayons » de la lune, je voyais briller ses yeux bleus à demi noyés de » larmes. Toujours est-il que pour saisir une fois encore cette » petite flamme qu'elle me lança rapide comme un éclair de » son grand œil fascinateur, j'eusse jeté par ma fenêtre vingt » cardium nouveaux, autant de corbula et toute la collection » par-dessus le marché. » Le Roman d'un géologue, commencé vers 1860, ne fut terminé, puis publié qu'en 1874. Il avait fallu à De Reul vingt ans et un nouveau deuil pour se décider à faire mourir Hulda dans son roman, comme Fanny était morte en réalité, le 27 avril 1854 à Rome. Il a gardé les courts billets désespérés de son amie, Mme Imhof : « Venez la voir, pour qu'elle ait encore une joie » — « Pauvre Fanny ! le dernier médicament ! » nous trouvons, jointe à ces reliques, une mèche de fins cheveux châtains, attachés à un cordon de soie. Fanny était devenue malade pendant la messe, à l'église Saint-Pierre, le jour de Pâques 1854. Une notice nécrologique paraît dans Le journal de Zurich : « Le 27 avril est morte à Rome, à la suite d'une maladie » nerveuse, Mademoiselle Fanny Hunerwadel, de Lensbourg. » Pendant le séjour de huit ans qu'elle fit en notre ville nous » apprîmes à connaître celle qui vient d'être enlevée si jeune » à ses amis. Son absence laisse dans nos cercles un vide que » nous ressentons avec douleur, car souvent elle nous accorda » de beaux moments pour lesquels son souvenir restera gra-» vé dans notre reconnaissance. » (.....) Sa réussite étonnait : piano, chant et surtout la » composition. Liszt, Vieuxtemps, Wagner lui étaient person-» nellement connus. Us estimaient leur élève et l'initièrent à de » nouveaux progrès. {■■■■) Elle connaissait à fond le français, » l'anglais et l'italien. (....) Ses paroles étaient simples et » sans prétention comme elle-même. » Malgré l'amitié pleine de pitié de Mme Imhof, Xavier ne supportait plus Rome. Il partit le 22 mai, muni de 590 frs, en voiture de Rome à Florence, où il reste deux jours. De Florence à Pise, de Pise à Gênes en diligence, de Gênes à Milan, de Milan à Chiavenna, par le lac de Côme. Puis Zurich, la ville de Fanny, puis Ulm, Mannheim, le Rhin, Liège, le 15 juin 1854- Lors d'un nouveau voyage en Italie, en 1865, le 20 novembre, onze ans après la mort de Fanny, Xavier écrit à sa sœur Julie : « Je n'ai jamais osé entrer ni sur la place, ni dans l'église » Saint-Pierre où Fanny était tombée malade. Il me semblait » que c'était arrivé hier. Je vous assure que sans la géologie, » je ne serais plus vivant. » Ainsi, la seconde partie de la vie de De Reul se terminait par une catastrophe, la mort de la fiancée, comme la première partie s'était terminée par la mort brutale de ses parents. La géologie et la petite sœur Qu'est-ce qui a changé l'orientation de Xavier De Reul dans ses études ? Est-ce le Manuelodi storia naturale acheté pour 4 crozie à Florence ? Il avait quitté Liège, en 1849, inscrit déjà en seconde année de philosophie et lettres. Il revient d'Italie en 1854, et le voici à la Faculté de sciences. Il y étudie pendant trois ans, puis il se consacre exclusivement à la géologie. Il seconde M. Dupont, directeur du Musée d'histoire naturelle à Bruxelles, aux recherches dans les grottes de la Lesse, et assiste à l'exhumation des « hommes de Furfooz ». Du héros de son roman il fera un géologue. Il s'est fort attaché à sa plus jeune sœur. Nous retrouverons le sentiment de l'amour fraternel dans le dévouement de Max Kilian, le Tyrolien, pour sa sœur la tendre Hulda. Pourtant le grand chagrin de Xavier lui a bien fait négliger la petite Julie qui? est élevée dans un bon pensionnat de Tournai. Une première lettre, datée de février 1857, à Liège, après un trop long oubli, fut conservée par la jeune fille, Il s'y excuse du retard : « L'École des Mines me prend tout mon temps ». Il se rend mal compte de l'âge de Julie, car il lui écrit comme pour amuser un enfant : « Je n'ai encore rien inventé malgré que je sois presque ingénieur. Cependant, je débuterai dans le monde par une découverte incroyable. Je vais perfectionner la crinoline de manière à lui faire remplacer les chemins de fer. Il y aura une chaudière microscopique dans la poche droite de la robe et des espèces de petits rails en dessous des talons. Au moyen d'un gouvernail très ingénieux, on se placera sur la voie ferrée, et on ira ainsi comme une locomotive. Quand on ira faire de longs voyages, on aura une immense crinoline en taffetas très mince placée en dessous de la première laquelle d'abord invisible deviendra immense par le gonflement au moyen d'un soufflet »... La description fantaisiste continue et finit par ces mots : « En attendant que ma découverte se propage, je vais clore ma lettre et la mettre à la poste, une institution qui sera bientôt remplacée par des messagers crinolins... » Mais un avertissement du tuteur le place devant la réalité : Julie va avoir dix-huit ans. Xavier se rend compte qu'une jeune fille de cet âge, qui n'a jamais quitté son pensionnat, court de grands dangers. Il lui écrit, à Pâques 1857, une curieuse lettre qui est bien ce que sa belle-sœur de Boom devait appeler « du De Reul tout pur ». La fantaisie s'y mêle au ton sérieux qu'il s'efforce de prendre envers cette enfant dont il se sent responsable et qu'il se reproche de n'être pas allé voir depuis plusieurs années, absorbé par sa douleur et par ses études. Il se rend compte aussi qu'elle est le seul être qu'il aime vraiment, et le lui écrit : « Je n'ai d'autre souci que de vous voir heureuse, d'autre travail que de me créer une position pour vous la faire partager » et plus loin : « je suis entré à l'École des Mines pour vous ». Il le croit sans doute au moment où il l'écrit. Puis, il lui promet de la prendre avec lui, et lui donne de sentencieux conseils bien étonnants sous la plume de ce fantaisiste : « Tâchez donc, pendant que vous y êtes (en » pension) entourée de maîtres et de Dames qui consacrent » leur vie à former la jeunesse, de vous instruire le plus possible, » de former votre caractère sur des principes qui peuvent » vous servir à affronter les dangers quels qu'ils soient. Une » orpheline a surtout besoin d'une grande fermeté d'âme (...) » Je sais d'ailleurs que vous êtes dans un établissement où » l'instruction est excellente»... Puis, changeant soudain de ton, il offre à Julie de venir habiter avec lui, lui proposant un voyage de Tournai à Bâle par le nouveau chemin de fer. On visitera la Suisse à dos d'âne. « Vous ferez ainsi votre entrée » dans le monde en bottes et chapeau rond. » ... Xavier, évidemment, ne peut concevoir de plus grand bonheur pour la fillette qu'un libre vagabondage dans les montagnes, au pays de Fanny. On ira aussi en Italie : Julie apprend l'allemand ; il l'engage à étudier l'italien. Sans doute est-ce le don de tout son temps à l'École des Mines et à la géologie qui a empêché Xavier De Reul de se mêler aux querelles romantico-réalistes déchaînées à ce mo-ment-là, et que mon éminent confrère Gustave Charlier nous a décrites dans Le Roman réaliste en Belgique ? Sinon, au lieu du Roman d'un géologue, si touchant de tendre fantaisie, aurions-nous eu quelque pâle imitation de Madame Bovary. Donc Xavier est fort préoccupé de Julie. Il semble que la sœur aînée, Lambertine, déjà mariée, ne puisse se charger d'elle. Il se décide à aller à Tournai voir la petite. Il lui trouve mauvaise mine et s'inquiète — cette fois avec clairvoyance et sagesse : « Il n'est pas difficile à l'amitié inquiète d'aperce-» voir du premier coup d'œil que la denture détériorée, la » chevelure tombante, le manque de fraîcheur de l'haleine, le » manque d'appétit, ne sont pas des signes de santé ». Le grand frère devine bien les causes de ces malaises : « Élevée à la » campagne, au grand air, avec un régime toujours fortifiant, » habituée à courir, vous vous êtes trouvée tout à coup enfer-» mée sans exercice, livrée au travail, et cela au milieu d'une » croissance trop forte (....) Il vous faut le grand air, l'exer-» cice, la distraction, l'absence complète de peine et de sou-» cis, et au bout d'un mois il n'y aura plus un seul mal de tê-» te... (...) N'ayez aucun souci de votre avenir. » Heureusement pour le jeune Mentor et pour la petite pupille, celle-ci se mariera vite. Elle épousera le docteur B., jeune médecin avec lequel Xavier nouera une profonde amitié. Une lettre montre Julie déjà mariée le 2 janvier 1860. Puis elle oublie un peu son frère, car Xavier lui écrira de Laroche, le Ier août 1860 : « Depuis le jour où j'ai franchi avec vous les marches de l'Hôtel de ville, je suis sans nouvelles... » La solitude et le Roman d'un géologue Les lettres suivantes montrent Xavier très mélancolique. Il est logé mais mal installé chez sa sœur Lambertine. Elle déménage sans cesse à cause des changements de garnison de son mari, qui est officier. Chaque fois, Xavier est obligé d'emballer ses chères collections de fossiles. Alors, il se remet à voyager. 1861 le trouve à Weimar. Il fait une grave maladie à Aix-la-Chapelle. Le 31 juin il parle pour la première fois de ses travaux littéraires : il écrit à Julie qu'il voudrait bien finir son roman. Il se plaint d'être resté sans nouvelles de sa famille, pendant une maladie qui a duré trois mois. Se sentant très mal, il avait prié un certain Jules de venir le voir, disant que les frais de voyage seraient à sa charge à lui, Xavier. Mais « Jules » lui a répondu : « nous avons les élections ». Ah ! que le monde est laid ! conclut le pauvre Xavier. Il continuera pendant des années à errer de Gand, chez Lambertine, à Liège où il a de la famille. Il retourne à Weimar, revient à Bruxelles, où habite Julie. Souvent, il se blottit dans quelque coin d'Ardennes : « Mardi, 30 juillet 1861. Je me suis réfugié à Nadrin, un » endroit solitaire où l'écho ne répète plus que le cri des » éperviers, où jamais plus un citadin ne s'égare. Je m'y suis » réfugié pour finir mon roman. Mais il me prend les jours de » pluie des accès de mélancolie, tels que je les répands à flots » dans mon livre (....) Pour l'amour de Dieu envoyez-moi » votre portrait, que je le suspende, et écrivez-moi... en » français, pour que je n'oublie pas cette langue, car le garde-» champêtre, mon seul ami, ne parle que le wallon luxem-» bourgeois. » J'ai quitté Laroche pour être tranquille, un peu aussi par » amour de la solitude, amour qui prend chez moi des propor- » tions inquiétantes. Je regrette que vous ne puissiez venir me » voir. Le pays est admirable de sauvagerie. Le docteur » pourrait y passer quelques jours agréables, car les enfants » y sont presque tous malades. Ils ne meurent pas tous, mais » tous sont atteints. Il règne (mot illisible) une certaine rougeo-» le (illisible) en même temps une petite dysenterie occasionnée » probablement par le manque de fruits, car s'il y avait des » fruits, les médecins diraient : ce sont les fruits. Donc, ce doit » être le manque de fruits. Un médecin à pied peut expédier » deux ou trois enfants par jour, un médecin à cheval, quatre » ou cinq, heureusement, le pays est montagneux, et il n'y a » pas de voiture possible. Dieu préserve des routes nos pauvres » enfants. Je me lève à cinq heures, je travaille jusqu'à midi. » Après dîner je me promène dans les côtes où je cueille » quelques framboises, le pays en abonde et produit aussi des » écrevisses (...) Ma nourriture intellectuelle se compose de » l'Étoile Belge et de l'Once. Mais je regrette les ananas. J'ai » rêvé que les quinze cents femmes du sultan venaient m'offrir » chacune leur cœur ou un ananas. Je prenais ce dernier mais » aussitôt les quinze cents femmes se transformaient en hotte-» resses de Liège et je recevais quinze cents coups de bâton, et » mes ananas étaient changés en boulettes de houille maigre. » Je suis très bien vu des (illisible). Je vais à la grand'messe, » je salue le maire, je prends une prise de tabatière du maître » d'école et je ne doute pas qu'on m'offre à mon départ un » jambon d'honneur. J'espère que... etc... etc... Xavier De Reul ne savait, ne pouvait ou ne voulait s'engager ni dans une voie définitive ni dans un attachement durable. Quand il tente de le faire, des circonstances dénouent les liens qu'il veut former. Échappé d'abord à son tuteur, puis à la jeune fille de Venise, la mort lui prend sa fiancée et il ne termine pas ses études d'ingénieur. Ainsi en est-il de Paul Ritter dans le Roman d'un géologue. Ce roman auquel Xavier travaille tant depuis des années, sans parvenir à lui donner une forme définitive, il lui faudra retourner en Italie pour se décider à le finir, à écrire sa triste expérience de la douleur. C'est pourquoi, au lieu de situer son roman en 1854, ^ Ie situe à l'époque de son second voyage en Italie, en 1866. Cela fait un écart de onze ans. Nous avons vu les souvenirs l'assaillir de manière si violente qu'il ne peut plus revoir les lieux où Fanny est devenue malade. Toutefois, en 1866 il doit avoir assisté à un incident dans le genre de celui dont Max Kilian est le héros. Le chanteur tyrolien a continué sa tournée de concerts en Italie, bien que l'Italie se soit jetée dans la guerre où la Prusse et l'Autriche sont aux prises. Le public, reconnaissant un Autrichien dans le costume tyrolien, hue l'artiste, dont l'attitude fière en impose à l'assistance houleuse. La description de cet incident, on la sent bien strictement fidèle à une réalité. Fuyant donc en 1866 les souvenirs trop brûlants de Rome et de Florence, De Reul s'en va, aux environs d'Asti, à San Damiano, où des gisements de coquilles fossiles éveillent sa curiosité de savant. Hulda, la sœur du chanteur Max Kilian a-t-elle existé réellement ? On ne le croit pas. Xavier vit à San Damiano, avec le souvenir de son grand amour, qu'il incarne dans la charmante Hulda, ainsi créera-t-il toute la première partie de son roman. Le tableau de l'état d'esprit en Italie, pendant cette guerre où le pays se libère de l'Autriche, n'est pas le moindre intérêt de ces pages. De Reul y parle de « la grosse rhétorique des journaux », voit grandir l'effervescence, l'enthousiasme finit par le gagner lui-même. L'hostilité des Italiens contre les chanteurs tyroliens servira de prétexte au médecin Caselli, qui a soigné Hulda. Il fait partir en hâte la jeune fille et son frère pour le Tyrol, afin, prétend-il, de soustraire Max Kilian à une arrestation. Paul Ritter voit s'éloigner sa fiancée : « C'était comme un beau rêve qui s'envolait... » * * * Si Le Roman d'un géologue s'arrêtait là, nous aurions une œuvre d'une cohésion presque parfaite, tendre, fantaisiste, sans cesser d'être vraie. De Reul a longtemps hésité à la continuer. Un manuscrit existe des cent premières pages du roman, sous le titre La Gingelira, nouvelle dédiée « A Mme Marie Stévart en souvenir du 15 août 1868 ». Un bout de papier ajouté porte les mots : « la suite prochainement ». Pour Le Roman d'un géologue, le texte a subi des modifications qui paraissent justifiées. Mais on peut regretter la suppression de l'épigraphe, un couplet de vieille chanson tyrolienne écrit en allemand : « Mon cœur est une chose très bizarre — Il est souvent insensible — Tranquille comme une petite souris — Plus souvent, il bat comme un moulin, — Parfois il fait du mal, parfois il fait du bien — C'est pourquoi, je pense que quelque chose vit dans ce cœur. » De crainte de faire trop souffrir ce cœur « qui est une chose bizarre », De Reul ne peut se décider à raconter la mort de la bien-aimée. D'où le flottement dans la tournure à donner aux événements après le départ des Tyroliens, expédiés si rapidement dans leur pays par le docteur Caselli. Ce docteur se dresse de toutes ses forces contre le projet de mariage de Paul Ritter et de Hulda... « Il ne faut pas épouser une artiste, il en a lui-même fait la triste expérience »... Le hasard apprend bientôt à Paul Ritter que le motif invoqué par le Docteur pour renvoyer Max et Hulda : « L'arrestation imminente de Max était un mensonge ». Comment le narrateur n'en garde-t-il pas rancune au Dr Caselli ? Ensuite une lettre de Max Kilian apprend à Paul que leur grand-père auquel ils ont toujours obéi, le « pater familias », ne veut pas admettre le mariage de Hulda avec un étranger, et prétend l'unir à un jeune homme du voisinage, auquel elle était à demi promise. Voilà le faible Ritter affolé, indécis comme le fut souvent De Reul. Enfin Hulda écrit une pauvre petite lettre au Dr Caselli : elle est effrayée de la jalousie montrée par Ritter dans ses lettres, et dit tristement : « Je ne veux être dans le chemin de personne ». Bref, tiré, poussé, mal conseillé par le docteur dont on ne comprend pas trop les mobiles, Ritter consent à voyager et à tâcher d'oublier un amour qui le mènerait à un mariage trop disparate. Il arrive ainsi, plein de détresse, à faire la descente du Rhin dans un bateau d'excursionnistes. (Wie heist der Burgmeister ?). Mais le voyage dégénère en beuverie intolérable. Ritter quitte le bateau à Rolandseck et c'est là qu'il apprend soudain la mort de Hulda. Il en perd la raison ; ses compagnons de voyage le conduisent à une maison de santé où il mettra deux ans à guérir de ce choc trop violent. Le dernier chapitre nous mène au Tyrol. Ritter retrouve Max, le frère de Hulda, marié et heureux. Mais personne ne raconte comment est morte Hulda... On craint de réveiller sa douleur. Lui-même ne s'informe pas. Sans doute n'ose-t-il pas, de même qu'il n'osait entrer à l'église, ni passer sur la place Saint-Pierre, onze ans après la mort de Fanny Hunerwadel... Dans cette fin où la logique des caractères semble dévier, nous retrouvons la seconde et douloureuse aventure d'amour de De Reul. En 1870 De Reul atteindra 40 ans. Il a acquis une notoriété méritée par ses travaux en géologie. Il a publié deux ouvrages. En 1868 : Le Mauvais Œil, conte en vers, sous le pseudonyme de Félix Villosa (Liège, Librairie Massart) et L'âge de la -pierre et l'homme préhistorique en Belgique (la bibliographie de De Reul n'indique pas où ce dernier ouvrage fut publié). Le Mauvais Œil semble n'avoir eu d'autre résultat que de rendre amoureuse de De Reul, une dame ou demoiselle Camille, de la famille de son éditeur. Il a gardé une de ses lettres, comme il a gardé la lettre de la jeune fille de Venise. « Une vie entière de » combat contre moi-même ne suffit donc pas... Il faut que le » hasard me mette encore en face de vous. Et voici la deuxième » fois en quelques années qu'au même endroit : « Le Passage » » je vous vois! Me voici reculée de 10 ans dans l'oubli... » l'oubli ! je veux dire le combat ! Je ne cesserai de vous voir » que dans la mort... et encore ! Pourquoi ne me tuez-vous » pas... ce serait mieux. Je n'ose même pas montrer mes » larmes... oui, j'ai pleuré... moi qui me croyais bronzée, » blindée... Il faut donc que je le dise, que je vous aime, que » je n'ai jamais cessé de vous aimer, et que toute ma vie n'a » été qu'une lutte contre le souvenir. » La lettre, datée de 1877, reporte le début de cet amour à 1867. Si De Reul a résisté aux sentiments violents de Camille, en 1867, il cédera peu après à la tendresse infinie de Mademoiselle Mathilde Tuyaerts, fille du Bourgmestre de Boom-sur-Rupel. Xavier a rencontré Mathilde au mariage de l'un de ses amis, ingénieur à Liège, Armand Stévart, dont la jeune femme, Marie, s'était liée d'amitié avec Mathilde, au pensionnat du Sacré-Cœur, tout comme dans un roman de Zénaïde Fleuriot. C'est à la jeune Madame Stévart, personne très cultivée, que De Reul a dédié d'abord le manuscrit intitulé La Gingelira, et plus tard Le Roman d'un géologue. Le grand-père de Hulda s'oppose à son mariage avec le géologue Paul Ritter. A Boom, le père de Mathilde s'inquiète de lui voir épouser un homme aussi instable... De Reul a quelque fortune mais il n'a aucune occupation régulièrement rémunérée. Jean Tuyaerts n'était pas le premier venu. Fils de cultivateurs de Boom, il avait su conquérir ses diplômes de docteur en droit à Paris sous Louis-Philippe. Rentré dans son village, il y devint briquetier et facteur en bières par son mariage avec Melle Best, fille d'un fonctionnaire français fixé dans le pays. Mais Jean Tuyaerts considérait le bon sens comme vertu cardinale — et la vie de bohème de Xavier lui en paraissait bien dépourvue. Nous connaissons l'histoire de ces fiançailles longues et difficiles par les lettres de Mathilde soigneusement conservées. Elles ne sont guère passionnées, mais humbles et touchantes, comme celles que Xavier attribuera, plus tard, à Hulda :« Je ne veux être dans le chemin de personne ». Décembre 1869 : « Je suis un peu effrayée de ce que vous » me dites dans votre avant-dernière lettre : « Si jamais vous » deveniez un obstacle à l'épanouissement de mes facultés, » il en résulterait un désastre »... Mais, mon ami, cet obstacle, » je puis le devenir involontairement... » Mathilde s'efforce d'adoucir les chocs entre un père à la mode de Louis-Philippe, et le fiancé au libre esprit de fantaisie : « Si vous avez une occasion encore d'avoir une position » quelconque, qui vous convienne, parlez-en ouvertement à » père, et ne faites pas semblant de n'y point tenir, comme » vous avez fait au sujet du secrétariat au Musée... » Les lettres mouillées de tendresse inquiète et timide, tremblantes de la crainte d'avoir à s'opposer à la volonté de son père, doivent avoir touché Xavier au point que lui qui jamais, jamais, ne voulait ou ne pouvait s'engager à rien, consent à tout ce que veut le père Tuyaerts. « On ne nous permet donc pas d'arranger quelque chose » avant que nous ayons une maison»... car ils habiteront Boom, et le bourgmestre Tuyaerts trouvera pour Xavier un emploi dans les briqueteries... Julie, la sœur de Xavier, a beau leur offrir un logis provisoire en attendant une maison libre à Boom,... : « M'aimez-vous » toujours autant qu'avant ? Toutes ces difficultés ne vous » ont-elles pas un peu refroidi à mon égard ? Quelquefois » cette crainte me prend (......) Il y a en moi une agitation » sourde à cause de mes inquiétudes de la semaine passée. Si » vous saviez quelles tristes journées j'ai passées ! » Le 23 février 1870, on n'a pas encore de maison, et la date des fiançailles officielles est reculée sans cesse : « J'ai encore » votre dernière terrible lettre sur le cœur. Je m'en veux » bien fort de vous avoir inspiré d'aussi mauvaises idées... » «Ne pas nous lier»... «Mieux vaut souffrir seule que de » souffrir à deux » (...)« Je le lui ai dit ce matin (à son père). » Il n'a pas fait trop mauvaise figure, et il a été bon comme » toujours(...) Qu'est-ce que cela lui fait que vous soyez un peu » plus ou moins riche ? Il a dit : ce n'est pas du tout par » égoïsme ni dans le but de vous garder à Boom que je lui ai » offert des occupations ici. » Dans une autre lettre : « Persuadez-vous bien qu'une fois » établis ici, il serait beaucoup plus difficile de s'en aller, du » moins les premières années. J'espère que vos occupations » ne vous paraîtront pas trop désagréables... Mais le con-» traire pourrait se faire, et je ne me consolerais pas si je ne » vous voyais pas heureux... » — « Dites-moi ce que je puis » faire pour vous plaire et vous rendre heureux. » Et la pauvre Mathilde de répéter dans chaque lettre : « Si » vous trouvez une position à Bruxelles, prenez-la» (...) Di-» manche, vous causerez avec Père, vous lui direz que vous » désirez que cela puisse se faire au mois de mai, à cause du » voyage en Italie. » Car Xavier a le grand désir de mener sa jeune femme en Italie. Père ne paraît pas opposé à ce que nous espérons... «Si » M. De Reul, a-t-il dit, trouve une position stable à Bruxelles, » une position de 3 à 4000 frs, par exemple, j'aime autant » que vous alliez à Bruxelles. » Depuis que De Reul a mis à la fin du texte manuscrit de La Gingelira, « la suite prochainement » il n'a pas encore su trouver cette « suite ». Il en a parlé à Mathilde. La petite fiancée de Boom lui écrit le 23 décembre 1869 : « J'ai beaucoup » réfléchi à une fin pour votre roman et je crois décidément » qu'il faut que Hulda meure. Il me semble qu'il y aurait » moyen d'arranger cela d'une façon assez consolante. Je vous » dirai dimanche mes idées à ce sujet. Dimanche, quelle joie ! » Votre Hulda à vous ne songe qu'à vivre et à être heureuse. » Elle ne veut pas ressembler à celle de M. Ritter... » Le Mariage Enfin, enfin, on a une maison, on ira passer le contrat de mariage à Lierre, chez le notaire van Acker, dont la fille a épousé l'écrivain flamand, Tony Bergmann. Enfin on se tutoie : « Je t'exhiberai à nos amis de Lierre ! » Mathilde exulte. Malheureusement, de délai en délai, le mariage ne sera célébré que le 3 août 1870. Trop tard pour le beau voyage en Italie ! Raté aussi ce rêve-là, car la guerre franco-allemande est déchaînée. Même le voyage de noces dans les Ardennes chères à Xavier est écourté : Mathilde a vu la Meuse charrier des cadavres... C'est le retour à Boom, les briqueteries, la naissance d'un fils, Paul. Très vite après, une seconde naissance s'annonce. La — 3i — santé de Mathilde est ébranlée. Les gains de De Reul sont importants. Le père Tuyaerts avait de grandes qualités, dont l'une était de tenir toujours ses engagements. De Reul, cette première année de son emploi à la fabrication des briques eut pour sa part la somme énorme de 10.000 frs... Dix mille francs, en 1871 ! Qu'il ait dédaigné une pareille position, voilà ce que sa belle-sœur ne put jamais lui pardonner. Un jour que, tout enfant, je feuilletais le Magasin Pittoresque, dont les jeunes filles de Boom avaient, avant moi, fait leur pâture intellectuelle, ma mère, penchée sur moi, regarda ce qui semblait me fasciner : une série de gravures, d'après Durer, montrait Pégase fracassant la charrue à laquelle on l'avait attelé et s'envolant vers le ciel : « C'est comme Xavier » dit maman à mon père. Elle riait... puis elle ajouta en flamand : « Comment Père a-t-il pu croire qu'il s'habituerait à être briquetier ? » Xavier, dès la seconde année de sa « position stable », avait rompu les attaches et regagné Bruxelles. Un peu après, le 28 novembre, 1872, la pauvre Mathilde mit au monde son second enfant, une fille. Elle avait eu beau écrire à son fiancé, trois ans auparavant, jour pour jour : « Votre Hulda à vous ne » songe qu'à vivre, qu'à être heureuse, elle ne veut pas ressem-» bler à celle de M. Ritter... » Elle mourut en couches. Ainsi, le malheur imposait à De Reul la fin tragique du Roman d'un géologue. La seconde partie est inspirée par Mathilde, la douce et résignée, comme la première vivait du souvenir étincelant de Fanny Hunerwadel... D'où le manque de cohésion dans la structure de cet ouvrage. Mais De Reul ne put se résoudre à décrire la maladie ni les derniers moments de son héroïne. Il a préféré frapper Paul Ritter de folie à l'annonce de la mort de Hulda, à Rolandseck, où, comme dans la ballade chantée par Kilian, « Le chevalier pleura, pleura tant, qu'il fut mort ». Quant au dernier chapitre, un peu gauche, où Ritter va retrouver le frère de Hulda, heureux et marié, et s'attache à ses jeunes enfants, on dirait qu'il a voulu suivre le naïf conseil de Mathilde : « Je crois décidément qu'il faut que Hulda meure. » Il me semble qu'il y aurait moyen d'arranger cela d'une » façon assez consolante. » Voilà Xavier De Reul fixé pour toujours à Bruxelles par son amour paternel. Il se consacrera à l'éducation de ses enfants et ne s'absentera plus sans eux. Cependant son activité scientifique et littéraire, loin de se ralentir, s'épanouit. Il suffit de jeter les yeux sur sa bibliographie pour s'en assurer. Le Roman d'un géologue paraît en 1874, deux ans après la mort de Mathilde... suivi des traductions de Tony Bergmann, dont il avait fait la connaissance à Lierre, lors de son « contrat de mariage»... Puis, ce sont quatre romans et recueils de nouvelles, et de nombreuses collaborations. Jusqu'à la nouvelle, Le beau Tirso parue dans l'Indépendance Belge, le 17 avril 1895, cinq jours avant sa mort subite. Relations et influences A Bruxelles, De Reul s'était fait bien des amis. La chronique de la Science de la Revue de Belgique lui avait été confiée en 1874, et il eut aussi une activité de vulgarisateur et de conférencier. Il fréquentait le cénacle de peintres et d'artistes habitués du café « Villa Hermosa ». Pendant l'un de ses séjours à Laroche où il passait les vacances avec ses jeunes enfants, et sa nièce et pupille Mathilde Thomas, il eut d'amicales relations avec Jacques Perk, le jeune poète d'Amsterdam. L'histoire du grand amour de Jacques Perk, pour Mathilde Thomas, amour dédaigné par la jeune fille, est illustrée par l'une des œuvres les plus marquantes de la littérature néerlandaise : les Sonnets à Mathilde. La rencontre de Xavier De Reul et de Jacques Perk a été racontée par Paul De Reul dans la Revue De Witte Mier éditeurs, Boosten et Stols — Maastricht n° 8, Ier octobre 1925. L'article est illustré par un portrait de Xavier De Reul, âgé d'une quarantaine d'années, en costume de « voyageur à pied » et d'un portrait de l'adorable Mathilde Thomas, inspiratrice des fameux sonnets. A la suite du séjour à Laroche, il y eut un échange de lettres entre Xavier De Reul et Jacques Perk — les lettres de celui-ci furent confiées par Paul De Reul au ministre Louis Franck. Dans cet article du Witte Mier, Paul De Reul rappelle aussi la présence d'Oscar Wilde à Laroche en cet été 1879. Il en fait un curieux portrait : « Grand et blême, face glabre, » cheveux longs, noirs et plats, il se vêtait de blanc ; blanc des » pieds à la tête, depuis le large et haut chapeau de feutre » jusqu'à la canne, un sceptre d'ivoire au pommeau tourné, » avec lequel j'ai joué bien souvent. Nous l'appelions Pier-» rot... » Je crois ne pouvoir mieux terminer ces souvenirs qu'en citant ces lignes consacrées à De Reul par son fils Paul : « Entre » l'apparition de la légende d'Ulenspiegel, de Charles de Coster, » et l'entrée en scène de la Jeune Belgique, Xavier De Reul » représentait à peu près seul et d'une façon originale, sinon » puissante, la littérature française en Belgique. » Marie Gevers Ile de Comacina, juin 1957. DANS LES ALPES Je traversais pour la première fois le mont Cenis, au mois de mai 1866. Parti le soir de Saint-Michel, j'avais pour compagnon dans la diligence certain négociant en tournée, bavard intrépide et de ces gens qui mesurent tout aux dimensions de leur clocher. Ce personnage m'ennuyait fort. Je supportai son babil durant une partie de la soirée, en tâchant de donner pour modèle à ma patience les illustres voyageurs, qui avaient essuyé avant moi les vicissitudes de l'ascension, — depuis Brennus et les Gaulois, Annibal et ses éléphants, jusqu'aux vainqueurs de Lodi et de Solferino — et je finis par m'endormir. Mais, ayant appris que je venais de Modane et que j'allais en Piémont, il me réveilla pour m'expliquer le percement des Alpes, les engins, les machines et tous ces monstres à noire carapace que l'on voit, disait-il, rouler, ramper, se tordre ; que l'on entend siffler, hurler, grincer, suivant la partie que chacun d'eux exécute dans cette grande symphonie de l'industrie moderne ! Cette métaphore m'éblouit à un tel point, que je n'en pus supporter davantage. J'ouvris la portière et, la refermant sur moi, je me juchai sur le marche-pied, derrière la voiture, dans l'attitude d'une grue après le coucher du soleil. Dirai-je que je venais de faire une découverte, ou bien l'idée première de ce nouveau mode de transport, transmise en germe à mon cerveau par quelque esprit inventif, n'avait-elle fait qu'y fleurir ? Je l'ignore ; émerveillé du spectacle qui s'offrait à mes yeux, je ne songeai qu'à en jouir, sans remords et sans arrière pensée. Quelle enivrante sensation d'aspirer à pleins poumons la fraîcheur d'une nuit de mai ! Quel plaisir de raser la terre à un pied du sol, effleurant en passant les précipices, où s'engouffrent, chargés d'écume, roulant des cailloux et des branches d'arbre, les torrents de la montagne ! A l'aigre voix du commis-voyageur avait succédé le bruit des gouttelettes qui filtraient le long du roc. J'entendais nos mules galoper en cadence ; les aubépines, raclant la voiture, nous jetaient en passant leurs parfums du printemps. Ainsi cramponné, je roulai, secoué sur mon perchoir, jusqu'à ce que la route devînt tortueuse et escarpée. Des rochers verticaux se dressèrent devant nous, sombres et luisants, nous enfermant peu à peu de toute part, sous un dôme parsemé d'étoiles. Je profitai du ralentissement de la diligence pour mettre pied à terre et remuer mes jambes. Quelle féerie ! Tandis que je cheminais dans l'obscurité, une éclaircie tout à coup s'entrouvrait devant moi ; la lune glissait sur la masse rocheuse, inondant d'une blanche lumière les arbres tout autour ; on apercevait au loin des pâturages fondus dans le vague, et le dôme, appuyé d'un côté sur la dentelure du roc, s'agrandissait à l'horizon derrière la cime des Alpes. Plus loin la route s'aplanissait : dia, dia, dia ! haï, haï ! les muletiers fouettaient leurs mules, et je regagnais mon marche-pied pour descendre plus loin et remonter encore, suivant les sinuosités du terrain. C'est ainsi que j'accomplis une bonne partie de mon voyage. J'en étais à ma quatrième, peut-être à ma cinquième descente, lorsque m'apparut, profilant sur la roche l'ombre de son grand chapeau, un de ces chanteurs du Tyrol, en costume national, portant sous son bras l'instrument triangulaire appelé cithare. Il suivait une première diligence qui nous avait précédés, et dont il devait être descendu depuis peu d'instants. Je fus d'abord tenté de le prendre pour une illusion de ma fantaisie, tant son allure et son costume s'harmonisaient avec le paysage alpestre. Il avait quelque chose de doux et de triste répandu dans les traits. La main gauche enfouie dans une large ceinture brodée en filigrane d'argent, il marchait d'un pas montagnard, la tête en avant, absorbé par quelque réflexion. J'ai toujours envié le sort de ces nomades, que la destinée semble pousser loin de leurs montagnes, pour venir éveiller, au milieu de nos plaisirs bruyants des villes, les échos de la nature. Simples et bons, j'ai eu l'occasion de les voir chez eux dans le Zillerthal, — et ce voyageur, me rappelant tout à coup mes vieux amis du Tyrol : « Naïf troubadour, me disais-je, d'où viens-tu, et que vas-tu faire sur la terre ennemie ? » Nous marchions côte à côte ; il se retourna, me découvrant un visage candide, bienveillant, encadré d'une barbe noire qui donnait à son teint une fraîcheur toute féminine : — Dieu te salue, lui dis-je, suivant l'expression du dialecte autrichien. Le jeune homme, car il ne paraissait pas avoir plus de vingt-six ou vingt-sept ans, s'arrêta court en me toisant : — Bei Gott! s'écria-t-il, avec une expression de joie enfantine, seriez-vous du pays ? — Non, mais j'ai passé un hiver dans la vallée de Zell, il y a cinq ou six ans. — Je lui appris mon nom. — Ritter ! Monsieur Ritter ! attendez... qui recueillait des minéraux... un géologue qui logeait chez les Rainer ? J'ai entendu cent fois ce nom,... je suis de Fiigen dans la même vallée. Ce rapprochement le mit au comble de la joie, nous eûmes bientôt lié connaissance. C'était un garçon sympathique et de bonne famille, instruit comme le sont tous les Allemands, observateur comme les gens qui voyagent à petites journées. Il s'enquit, avec une insistance particulière, du climat de l'Italie où il se rendait pour la première fois, de la manière de vivre et du prix des denrées. — Heureux artiste ! lui dis-je, n'êtes-vous pas toujours sûr du pain quotidien ? Aujourd'hui sous la tonnelle d'une brasserie, demain dans le Kursaal lambrissé d'or, il vous suffit de jeter au vent une de vos mélodies rustiques, pour faire éclore tout un monde de plaisirs charmants. Partout on vous écoute, partout on vous aime. Cette flatterie parut lui être agréable. Il sourit et s'arrêta pour bourrer une pipe en bois sculpté, qu'il tira de sa veste de velours. Je remarquai qu'il était fort bien mis ; son linge était de toile fine, ses guêtres étaient neuves, à son doigt brillait cette grosse bague, cette bague en or douteux qui caractérise une main germanique. — Cela est bien vrai, répondit-il, nous sommes des artistes privilégiés. Tel que vous me voyez, monsieur, il y a deux jours, à Genève, tandis que je chantais, j'ai vu des larmes couler le long d'une bien belle joue. Mon trille, qui sait, lui rappelait quelque soir où le rossignol trillait aussi ; le soir peut-être du premier baiser. Il prononça ces mots d'une façon si naturelle, avec tant de charme et d'expression, qu'involontairement je me retournai pour le considérer plus attentivement. Évidemment ce n'était pas là une nature ordinaire. Nous nous remîmes en marche, il continua : — Puis après le concert, bien souvent, c'est quelque vieux chasseur qui vient trinquer avec moi, séduit par mon aigrette. En disant ces mots, le Tyrolien se découvrit et, me faisant remarquer cette aigrette, qu'ils appellent spielhalin dans le pays : — Tenez, me dit-il, chaque poil, chaque plume est un coup de ma carabine. Il fit claquer sa langue d'un air de convoitise et, se tournant vers le ravin, il lança joyeusement la première strophe d'une vieille mélodie, en terminant par un hullia strident, prolongé, qui se perdit au loin, répété par les échos de la montagne. Was braucht dann a Jâger A Jâger braucht nix Als'n scharsbraunes Mâd'l A Kug'l und a Biix ! En ce moment l'un des muletiers nous interrompit. Nous étions arrivés à la hauteur de Lans-le-bourg. Désireux d'alléger ses mules, il me conseilla de prendre un sentier par les pâturages en suivant, jusqu'au sommet, les poteaux télégraphiques. C'était une promenade de six kilomètres, tandis que la diligence mettait quatre heures à grimper la côte. Cette proposition plut fort au Tyrolien : — Voulez-vous m'attendre ? Je vais voir ce que fait ma sœur, dit-il. — Votre sœur ? fis-je étonné. —- Oui, monsieur, je l'ai laissée dans le coupé de cette voiture qui nous précède. Elle est un peu souffrante, c'est pourquoi nous allons en Italie, d'après l'avis des médecins. Elle souffre de la poitrine et je la soigne. Il disparut, ne se doutant guère de l'impression que ses paroles venaient de produire sur moi. En attendant son retour, je m'assis à l'angle du sentier que les muletiers nous avaient indiqué, contemplant les cimes neigeuses, qui se dessinaient dans la brume à l'horizon. Au fond d'une gorge, je voyais briller une petite lumière, et le jet de fumée, qui s'élevait d'une maisonnette, me faisait songer au chalet de mon Tyrolien, naïf 'wftvfiiiiT.iaï'i-*...........'Ai . iiiV^'"" * campagnard poussé par le destin vers une terre inconnue, ignorant de la langue et des usages ; allant glaner, au milieu des humiliations et des inquiétudes de toutes sortes, la subsistance de sa pauvre sœur. « Elle souffre de la poitrine, et je la soigne. » Quel monde d'angoisses et de sollicitudes dans ces simples mots ! Il reparut souriant. — Elle dort, me dit-il. D'ailleurs, elle est en bonnes mains. Nous avons rencontré à Genève une dame de Méran, Mme Schultz, veuve d'un banquier qui habite Turin où elle réside encore avec ses deux enfants ; elle a pour ma sœur des soins maternels. Allons, en route ! rien n'est beau comme une nuit dans les Alpes. Il prit les devants, et s'élança sur le sentier qui serpentait à travers les prairies. Nous fîmes une promenade charmante. Il me raconta ses histoires de chasse, ses voyages de virtuose. Nous causâmes des gens de son pays que je connaissais ; lui, parlant le dialecte, et moi l'allemand. Escaladant les pics, franchissant les taillis, comme des écoliers en vacances, nous parvînmes aux environs de l'hospice, à deux mille mètres environ d'élévation. Il pouvait être trois heures du matin. Le soleil, comme un globe de feu, s'élevait à travers une gaze bleuâtre, qui, se repliant sur elle-même, nous découvrait la cime étincelante des Alpes. Des bandes de vapeur transparente flottaient autour de nous sur une plaine rocheuse, bordée d'amas de neige à demi fondue, hérissée d'éboulis, où croissaient quelques mousses et des bruyères, qui commençaient à peine à bourgeonner. A l'aspect de la neige qui couvrait à l'horizon le pic de la roche Chavière, Max Kilian — c'était le nom de mon compagnon — agita son chapeau en signe d'allégresse. Puis, faisant — 4i — le geste d'un homme qui couche en joue, il simula la détonation d'une arme à feu. — Vaterland ! s'écria-t-il. Je m'étais assis essoufflé. Il recueillit la neige dans le sillon d'un torrent, en fit une grosse boule, et vint se placer à mes côtés. — Voilà la dernière neige que je verrai, d'ici à longtemps, dit-il. Si ma sœur guérit, nous retournerons au pays vivre chez le grand-père, sinon... j'irai me faire tuer sur le champ de bataille... Il fondit en larmes. J'étais fort embarrassé de ma personne, hésitant à offrir une consolation banale, qui n'eût servi qu'à prolonger cette pénible situation. Dans ma perplexité, je pris le parti de m'éloi-gner d'une vingtaine de pas, feignant d'herboriser. Il resta quelque temps le front dans la main, je le vis se lever, rompre sa boule de neige, et s'en frotter la figure. Il termina sa toilette en lissant des deux mains ses cheveux ; après quoi il ramassa les feuilles sèches et le bois mort, que la fonte des neiges avait laissés le long des sillons. Il arracha quelques touffes de genévrier, réunit le tout et y mit le feu. Lorsque je le rejoignis, un bûcher flambait au milieu d'une épaisse fumée. Il avait repris cet air de sérénité triste qui était son expression habituelle. — Je m'exagère, dit-il, en branlant la tête, une indisposition qui ne présente aucune gravité, et je ne sais comment, ce clair de lune... ces montagnes... un peu d'inquiétude aussi, par dessus le marché, tout cela m'a rendu sentimental comme une vieille femme. Allons, Monsieur Ritter, ajouta-t-il, en tirant de sa poche une gourde qu'il me présenta, no3'ons nos chagrins dans le kirsch-wasser ! Il avala quelques gorgées du liquide et redevint gai comme auparavant. Je lui fis observer que la saison était un peu avancée pour voyager dans le Midi. Il m'apprit, qu'étant parti pour l'Italie au mois de janvier, il avait été retenu en Suisse tout l'hiver, par suite d'une rechute de sa sœur ; qu'il ne comptait faire dans ce pays qu'un bref séjour, et plutôt pour complaire à un caprice de la convalescente, que pour les besoins de sa santé. Tandis que nous causions devant le bûcher, le bruit des attelages se fit entendre. Chacun regagna sa voiture. Arrivé à Suse, ce fut le montagnard qui m'ouvrit la portière. — Les dames étaient harassées, me dit-il, elles se sont couchées, afin de se reposer pendant quelques heures ; je viens vous faire mes adieux. Il ôta son chapeau et, regardant amoureusement les plumes qui s'y trouvaient attachées : — Laquelle voulez-vous ? dit-il, je veux vous laisser un souvenir. Je refusai, pour ne pas gâter l'aigrette. Il arracha la plus belle plume et, la fixant lui-même à mon chapeau : — J'ai tué la bête un dimanche... Êtes-vous marié ? — Non. — Eh ! bien, vous serez amoureux dans l'année. Je trouvai, dans mon portefeuille, ma photographie ; je la lui offris en échange. Il me serra la main : — Dieu vous salue, ami. — Dieu vous salue, Kilian. Nous nous séparâmes. Je traversai Turin. Je me rendis, de là, dans la vallée d'Andona, où m'appelaient, pour un séjour assez long, des recherches scientifiques. SAN-DAMIANO Andona est un hameau situé dans lAstésan, entre Alexandrie et Turin, à une lieue environ de la ligne du chemin de fer. Comme je passais devant la première et la plus pauvre des cabanes du village, j'en vis sortir un grand diable de paysan, vêtu d'un fragment de culotte et d'une chemise ouverte sur la poitrine, lequel venait à ma rencontre, en me traitant de signor professore. Il prit mon sac et mon manteau (car j'avais laissé le reste de mes effets à la station voisine), et me poussa dans sa hutte au milieu des enfants, en récitant, à jet continu, d'une voix larmoyante et suraiguë, une longue litanie dont chaque phrase commençait par ces mots : « ch'a senta, ch'a senta » — Écoutez, écoutez. C'est tout ce que j'y pus comprendre. Il ouvrit le tiroir d'une commode, retira d'un fouillis de fossiles un agenda crasseux, et m'épela, sur le même ton, le nom de plusieurs géologues qu'il disait avoir servis. Ensuite, il se retourna vers le lit, psalmodiant toujours : « ch'a senta, ch'a senta », enleva les couvertures, et me fit voir, au fond, sur les sangles, une quantité de fossiles, soigneusement déposés en stratification concordante sur la paillasse. Cela fait, il m'offrit un verre de vin, en but un autre tout d'un trait, et s'assit hors d'haleine. Je profitai de ce répit pour m'assurcr que ce grotesque personnage était bien le guide que m'avait recommandé un de mes collègues. — Connaissez-vous monsieur X, lui dis-je. — Monsieur X ? qui voyage avec une dame et un petit garçon qui s'appelle comme cette coquille, répondit-il, en me montrant un murex. — Maurice, c'est bien cela. — Maurix, murix, reprit-il, c'est la même chose. Va ben ! ch'a senta signor professore ; je vais vous montrer tous les gîtes fossilifères. — Toni ! prends le panier et le grand pic... Donne-moi mon chapeau, Pépina...c/î'a senta... Il allait recommencer, lorsque, le voyant marcher en avant, son pic en main, et sur sa tête un chapeau pointu, semblable à une mitre, je fus pris d'un irrésistible éclat de rire ; jamais je n'ai vu plus drolatique figure. Il s'appelait Polio (poulet), mais il avait plutôt l'air d'une autruche, lorsqu'il s'avançait, de son pas cadencé, pieds nus, droit comme un I et les yeux au ciel, avec son front court et son nez violet, qui ombrageait la moitié de sa figure. Accablé de fatigue et affamé, je commençai par m'informer d'un gîte, puis d'un dîner. Polio m'offrit du pain. Il m'apprit que pour le reste il faudrait rebrousser jusqu'à la station de San-Damiano d'où j'étais parti et où se trouvait une excellente auberge. Je postposai donc au lendemain l'excursion géologique, puis nous nous mîmes en marche vers San-Damiano, Polio devant, Toni derrière, trottinant dans l'ombre paternelle, et quand il en sortait : — Nel ombra Toni! (Dans l'ombre Toni !), criait le père. — Ch'a senta monsu, c'est pour éviter le soleil sur les pieds... à cause de la fièvre. Rien de bizarre comme ce passage d'un pays à l'autre, ^w.j ce changement de langage et de coutumes, sans transition, sans qu'on y songe. Or, je venais de faire deux cents lieues, j'avais veillé trois nuits sans compter la dernière : le Nord et le Midi, le bruit des mules et du railway, tout cela s'embrouillait dans ma tête. Et par dessus tout, comme une grosse toupie, Polio bourdonnait à mon oreille je ne sais quel mélange d'italien et de piémontais, combiné par lui, pour l'usage des voyageurs qui ne savaient ni l'un ni l'autre. On se figure en quel état d'inconscience et de lassitude je me jetai sur mon lit lorsque je parvins à l'auberge. Il était environ quatre heures du soir. J'étais encore plongé dans cette demi-somnolence qui précède le réveil, quand m'apparut le cuisinier, sa montre en main, l'air ébahi. — Servez le dîner, lui dis-je en sautant à bas du lit. Il disparut en riant aux éclats. Sans rien comprendre à cette saillie, j'ouvris ma fenêtre, qui donnait sur un balcon. Je heurtai du front de grosses citrouilles, qui se balançaient suspendues à leur tige, parmi les sarments d'une glycine en fleurs, et je ne sais quel parfum de verdure, quelle fraîcheur vivifiante, quel sentiment de calme et de placidité s'insinuèrent par tous mes pores. Devant moi s'étendaient les riches vignobles de l'Astésan, plaine verdoyante, interrompue çà et là par des métairies et quelques hameaux. On ne voyait, à plusieurs lieues de distance, ni haies, ni clôtures, ni routes, ni futaies, rien que d'utile et de comestible. Des rangées de mûriers servant de limite aux différentes propriétés ; du lin, du chanvre et du maïs, le long des sentiers ; sur les coteaux, épars, des bouquets de pêchers et des cerisiers déjà rouges comme des branches de corail. La fluidité de l'air et la rosée qui perlait encore au bout des feuilles, m'expliquèrent l'exclamation du cuisinier. J'avais dormi depuis la veille et je venais de m'éveiller, précisément à cette heure délicieuse du matin où les rayons du soleil commençaient à blanchir la cime des Alpes. Je tressaillis d'aise en songeant que chaque matin, assis à ma fenêtre, je verrais jaunir autour de ma tête cette auréole de citrouilles ; que j'allais fouiller, sous ces arbres fleuris, les antiques plages de la mer Pliocène ; que le soir, humide de rosée, je viendrais déposer sous mon diadème le produit de mes conquêtes scientifiques. En prévision de ce radieux avenir, je me hâtai de déposer sur le balcon une quantité de petites boîtes, prêtes à recevoir les coquilles fossiles ; je déballai mes outils de géologue, ensuite, je pris connaissance de mon nouveau gîte. La chambre, quoique fort simple, révélait pourtant certaine culture d'esprit chez son propriétaire. Les murs étaient ornés de fresques, œuvre naïve d'un peintre dilettante, à laquelle on avait essayé de donner, pour pendant, des stores en couleur. Quelques vieilles porcelaines ornaient la cheminée ; il y avait un lit cossu, et, par surcroît de confortable, de fort jolies persiennes, qui garantissaient du soleil et produisaient une lumière douce et mystérieuse. Mon hôte, ancien brigadier de l'armée piémontaise, était, du reste, un homme fort agréable. Il avait conservé de la discipline militaire, une politesse correcte, sans familiarité. Il ne tenait auberge que pour utiliser, je pense, sa propriété, car je n'y vis que rarement un voyageur ; et dès le premier jour je fus considéré, par la famille, plutôt comme un ami que comme un client. Tout, dans cette maison, me promettait un séjour paisible et laborieux. Je commençai mes recherches dans la vallée d'Andona, dont je n'étais guère éloigné que de quelques kilomètres. Là, pendant huit ou dix jours, mon guide me promena, piochant le sable, de couche en couche, de gîte en gîte, au son de sa mélopée dans un mode mineur. Mes petites boîtes commençaient à se remplir, peut-être même quelque découverte précieuse eût-elle porté mon nom dans les catalogues de la postérité, si le désir et le besoin d'apprendre le patois du pays ne m'eussent fait nouer connaissance avec Melle Sandrina, la maîtresse d'école du hameau d'Andona. Tendre et bonne Sandrina ! Jamais je ne puis dire un mot de piémontais, sans songer à ton amitié, et tu ne m'en voudras pas, j'en suis sûr, si, les yeux émus, au souvenir de ta voix douce, je rappelle ici cette phrase que tu me répétais si souvent, dans ton français naïf : « Allons, mousié, voici l'hore, ze vais far l'école à mes bambinelles, à plus tardi. » Sandrina, fille de vingt-cinq ans, petite, maigre, point jolie, mais alerte comme un écureuil, poussait jusqu'au dévouement l'amour de son métier. Chaque matin, avant l'heure de l'école, elle venait à ma rencontre afin de s'exercer à parler le français ; chaque soir, elle m'accompagnait, au retour, en langue piémontaise. Quelques jours avaient suffi, de ce mutuel enseignement, pour m'initier au patois andonnais, lorsque le hasard se mêla de nos études, de la façon la plus inattendue. Voici comment. Un matin, arrivant à Andona, un peu plus tôt que d'habitude, j'aperçus la maestra, assise au pied d'un arbre. Deux enfants épelaient sur ses genoux dans leur abécédaire ; elle lisait un journal et semblait rêveuse. C'était un jour de congé, je vis à sa toilette qu'elle se préparait à aller à Asti, où elle prenait une leçon de français quand elle en avait le temps. — Ah ! Monsieur, me dit-elle, en me présentant le journal, la guerre est déclarée, le roi va se mettre à la tête de ses troupes ; les Prussiens nous attendent pour attaquer l'Autriche. En parlant, elle avait les yeux humides, elle regardait un médaillon pendu à son cou. — J'ai deux frères à l'armée, ajouta-t-elle, qui sait si nous les reverrons ! Pour détourner la conversation, je m'étais assis auprès des enfants ; je m'amusais à expliquer les images de leur abécédaire, lorsque Sandrina intervint : — J'ai vu ce costume à Asti, dit-elle, un beau jeune homme qui est toujours seul au Café des Arts, — et elle me montrait figurant la lettre T, le costume tyrolien de la vallée de ZeH. Ces mots venaient de réveiller en moi une série d'impressions à demi effacées. Assailli, tout à coup, par le souvenir de Max Kilian je racontai à la maestra notre passage des Alpes, je lui représentai les dangers que le jeune homme avait dû traverser depuis avec sa malade. — N'est-ce pas lui que j'ai vu ? dit-elle... Elle me fit une foule de questions relativement au Tyrolien, confirmant à chacune de mes réponses quelque ressemblance avec le personnage qu'elle avait rencontré. — Un grand chapeau à plumes, c'est cela, avec une ceinture brodée en argent... et la barbe noire ? — Noire, Sandrina. — C'est lui, c'est lui, s'écria-t-elle avec sa vivacité méridionale. En un instant elle éprouva toutes les appréhensions qui m'avaient agité déjà au sujet des voyageurs, puis, avec cette promptitude irréfléchie, avec ce besoin d'expansion qui poussent les femmes au dévouement et au sacrifice : — Je vais à Asti, dit-elle, en se levant précipitamment, sa sœur est malade... Dio mio ! ils ont dû s'arrêter en route... Je lui fis observer qu'elle confondait probablement avec le Tyrolien quelque marchand de Naples ou des Abruzzes dont le costume rappelle un peu celui du Tyrol. Mais la jeune fille avait son idée et la poursuivait si bien que je finis par admettre la supposition que cet inconnu d'Asti pût bien être Kilian. — Attendez-moi chez Polio, dit-elle, je vais m'informer. Elle partit comme un trait. HULDA Les Italiens, par l'absence de vie intérieure, sont moins accessibles que les gens du Nord aux sentiments tendres. Cependant, la charité envers les malades est pour eux un devoir sacré, traditionnel. Ce sentiment, qui entourait la Tyrolienne, devait protéger son frère contre les haines du moment, comme je pus m'en convaincre quand j'évoquai, sur les indications de Sandrina, le nom de Max Kilian. Car c'était bien lui que Sandrina avait vu le matin, elle ne s'était pas trompée. — Vous parlez du musicien qui a une sœur malade, me répondit un homme d'un certain âge, qui se tenait en perruque et en pantoufles devant la porte d'une pharmacie, sur la place principale d'Asti. J'ignore s'il est chez lui ; ce pauvre jeune homme va et vient comme une âme en peine. — Sans doute un médecin, qui vient voir la paysanne, murmura à son oreille une vieille femme. Elle passa devant moi et me pria de la suivre au premier étage. Jamais, jusqu'alors, je n'avais songé à l'individualité de la sœur de Max ; je ne sais pourquoi cette épithète de paysanne ne me fut pas agréable. La vieille ouvrit, sans frapper, la porte d'un appartement, et, marchant sur la pointe du pied, elle me fit asseoir dans une petite chambre à demi obscure. Il y avait sur la table, auprès de moi, un bouquet de fleurs avec un guide en Italie, un petit dictionnaire et quelques livres, dont l'un, les nouvelles de Paul Heyse, était ouvert. Sur une commode, deux cithares enfermées dans leur boîte, et de la musique ; un ouvrage de broderie avec un rosaire, et par dessus, le chapeau noir de la malade et son grand tablier à taille. Le silence, ces objets divers apparaissant dans le demi-jour, ces insignes de la Tyrolienne, images poétiques d'une patrie lointaine, tout cela avait quelque chose de jeune, de fragile, d'intime qui remplissait d'émotion. Max n'arrivait pas ; une inquiétude vague s'emparait de moi. Je crus entendre le bruit d'une respiration, puis derrière moi comme une plainte d'enfant. Qu'avait-elle cette plainte de si cruellement triste ? Je me sentis navré. M'étant retourné, j'aperçus dans une autre chambre, que l'obscurité m'avait d'abord empêché de distinguer, un lit sans rideaux et sur le lit une jeune fille étendue, la tête appuyée sur ses bras nus, les pieds posés sur une chaise. Elle dormait, rose et blanche, la bouche entrouverte, ses cheveux dénoués sur les épaules. Aucune altération ne se trahissait sur son frais visage et j'aurais pu croire à une méprise de ma part, si je n'eusse aussitôt reconnu sur les joues de la jeune fille cette nuance veloutée et légèrement amarante qui rappelle si bien le duvet de la pêche, et que les Tyroliens contractent héréditairement par l'usage de l'arsenic. Craignant qu'elle ne s'éveillât, je me retirai dans le corridor, honteux d'avoir violé cet asile de la jeunesse et de la souffrance. J'allais descendre, lorsque Max survint, escaladant deux à deux les marches de l'escalier. En me voyant au haut du palier, il s'arrêta un moment. — Max Kilian ! lui dis-je, en tendant les mains. — Monsieur Ritter ! Il se précipita vers moi. C'était la deuxième fois que nous nous rencontrions ; on eût dit deux frères qui se retrouvaient après une longue absence. Bien des gens s'étonnent de ces amitiés rapides, écloses en voyage sous l'impression d'un sentiment vif. Mais n'avez-vous jamais, lectrice bienveillante, conservé dans un livre, pour en fixer le souvenir, la petite fleur cueillie en marchant, la feuille de l'arbre tombée à vos pieds, dans un de ces moments de passagère émotion ? Or, Max et moi nous avions été témoins d'un spectacle qui nous charmait encore, et, combien de fois en imagination ne nous étions-nous pas rapprochés déjà ? Max m'introduisit chez lui et m'entraîna jusque près du lit de sa sœur. Elle s'éveilla toute confuse de paraître en négligé devant un inconnu. Elle fixa sur moi de grands yeux bleus d'une limpidité de cristal, avec une douceur qui me pénétra jusqu'au fond de l'âme. — C'est M. Ritter ! dit-elle. — Comment, mademoiselle, vous me connaissez sans m'avoir jamais vu ? répondis-je, et m'adressant à Max, qui me montrait accrochée au mur ma photographie : Merci, Max, vous vous souvenez donc encore de moi ? Nous rentrâmes dans le petit salon. — Si je me souviens, répondit Max, en fermant la porte pour permettre à la jeune fille de s'habiller ! Oublie-t-on les jours de plaisir dans les mauvais jours ! Car, comme dit le proverbe, tel qui rit aujourd'hui demain pleurera. A peine vous avais-je quitté, j'eus à supporter bien des peines, bien des chagrins... Ne parlons plus de cela. Hulda1 a été malade à la suite du voyage, mais depuis deux ou trois jours elle va mieux, c'est l'essentiel. Bei Gott ! ajouta-t-il, en me serrant les mains avec attendrissement, vous tombez ici comme la Providence ; nous commencions joliment à éprouver le mal du pays. Et dire que je n'ai à vous offrir qu'un horri- (i) Se prononce en allemand Houlda. ble cigare. La bière est mauvaise, le vin détestable, et ces gaillards se nourrissent de veau qui ressemble à de la gélatine. Figurez-vous, cher ami, que ma compatriote, Mme Schultz, voulait nous emmener à sa villa, car Hulda n'était pas bien, bei Gott! aussi le médecin lui a-t-il ordonné le repos absolu, en nous recommandant la ville d'Asti comme un endroit tranquille et salubre. C'est la meilleure station du pays pour ces sortes de maladies... Et nous voilà, Ritter, nous voilà! Max, dans son ravissement, me serrait les doigts à les briser. Il me raconta ensuite que le médecin de Mme Schultz lui avait donné une lettre pressante pour un de ses confrères, qui les avait installés dans la maison où ils étaient ; il n'avait cessé de leur prodiguer les soins les plus assidus. — L'espérance, ajouta-t-il, m'a soutenu dans mes mauvais moments. Et en effet il conservait dans sa pénible mission toute sa douceur et toute sa fermeté. Tandis que nous causions, Hulda entra, soigneusement coiffée. — Me voici, dit-elle en saluant. Elle tendit la main : Allons, Monsieur Ritter, il faut me parler tyrolien. Je récitai quelques vers d'une chanson. Elle battit des mains, avec des cris de joie et me chanta le dernier vers, d'une voix claire et argentine comme le son d'une cloche. Elle s'interrompit brusquement en mettant un doigt sur sa bouche : — Chut! écoutez... sauvons-nous! c'est le docteur... Jamais je n'oserais parler français devant M. Ritter. Hulda s'enfuit dans sa chambre. Le docteur fit son entrée. C'était un vrai type du pays : petit, trapu, rouge de face, sans grâce extérieure, avec une grosse tête qui pivotait sur un cou massif et de petits yeux noirs luisants qui roulaient dans tous les sens. Je me présentai moi-même comme un ami de la famille et le remerciai de ses bons soins, au nom de Max, qui, ne parlant pas l'italien et très peu le français, regrettait de ne pouvoir assez lui témoigner sa reconnaissance. Il m'interrompit d'un geste assez brutal, ôta ses gants de fïloselle, déploya son foulard et se mit à s'essuyer la figure d'abord, les bottes ensuite, sans souci de la poussière qui volait de tous côtés. Je crus qu'il se méprenait sur ma position sociale, étant vêtu d'un costume géologique avec un trou notable au coude, et, désirant entamer avec lui une discussion ex -professo, sur l'état de sa cliente, je lui déclinai mon nom et mes qualités scientifiques. Mais il coupa court à ma litanie en demandant : —- Où est la fillette ? Il prit un cigare sur la table, l'alluma, sans s'excuser, au cigare de Max et lui dit : — Quid novi? — Nihil, répondit Max. Puis, s'adressant à moi : — Dites donc à votre ami qu'il n'est pas prudent de courir en ce moment les rues, dans ce costume de carnaval. La police l'aurait envoyé se promener ailleurs si je ne m'étais porté garant de sa personne. Je traduisis cette requête à Max. Il répondit avec une légère nuance de dépit : — C'est mon uniforme à moi, j'y tiens, ils ne me tueront pas par derrière, et par devant... je les défie. Je transmis cette phrase au docteur. Il éclata d'un rire bruyant, exhibant une mâchoire à broyer du fer. — Voyez-vous, dit-il, cette grande brebis qui défend sa laine, c... ! Ces points expriment un juron piémontais difficile à écrire. Le docteur l'employait à chaque instant. Une brebis... Max ! J'étais furieux. Cependant Hulda avait fini par avancer la tête, tenant la porte entrebâillée. Le docteur l'interpella dans le même style. — Allons, péronnelle, venez montrer la langue. Max et moi nous nous étions retirés au fond de l'appartement pour ne pas les gêner. Us eurent ensemble une longue conversation. Le docteur reparut, exprimant à Max le résultat de son examen, au moyen de gestes très expressifs, avec un renfort d'adjectifs en latin de cuisine. — Bona, meliora, ofitima. J'ignore ce que Hulda avait pu lui dire, il me regardait plus favorablement. C'est pourquoi je me hasardai à lui demander quel traitement il prescrivait à la jeune fille. — Aucun, répondit-il, en pur italien, cette fois. Venez dans l'autre chambre, elle est fine comme une chatte, elle nous comprendrait. Nous passâmes dans la pièce voisine, le docteur s'assit, plaçant les coudes sur la table : — Espérez-vous la guérir, Docteur ? — Moi, non, la chance peut-être... répondit-il, j'en ai vu périr de plus solides, j'en ai vu guérir de plus frêles. On l'a traitée pour une congestion du poumon, je crois,... je suppose,... elle est arrivée ici mourante, et...la voilà ! Il faut la distraire. Le docteur se tut, mâchonnant son cigare, et, se penchant à mon oreille, il me dit à voix basse en fronçant les sourcils d'une manière terrible : — Si la mort a jeté sa griffe sur cette charmante créature, je la forcerai, mordieu ! à lâcher prise ! En disant ces mots, le docteur donna du poing sur la table de façon à la séparer en deux. Il prit son chapeau, me salua et sortit. — Que vous a-t-il dit ? demanda Hulda. — Il m'a dit de vous distraire et je vous emmène. — Où cela ? — A San Damiano, où je demeure, à dix minutes de chemin de fer. Max poussa des exclamations de surprise en apprenant que nous étions voisins. Je lui racontai par quel hasard j'avais découvert son adresse. Je le mis au fait de mes études et, comme il se faisait tard, il me proposa de remettre la partie et de venir dîner chez moi le lendemain vers cinq heures, après mon retour de la vallée. — C'est entendu, lui dis-je, alors vous logerez chez moi et vous y resterez aussi longtemps qu'il vous plaira. Max n'y voulait consentir, craignant de m'être à charge, mais Hulda fit une petite moue suppliante : — Nous apporterons les instruments, dit-elle. — Aimez-vous la musique ? demanda son frère, affamé d'air vif et de verdure. — J'en raffole. — Alors, c'est dit, à demain. Je rentrai chez moi par le train du soir. SOUVENIRS DU TYROL Le lendemain matin j'avais repris mes recherches dans la vallée. Mais je reconnus bientôt à mes distractions, à mes inquiétudes sans motif, combien j'avais pénétré, à mon insu, dans l'existence de ces deux êtres. La veille déjà, les sourires de Hulda, les voluptueuses bouffées que Max aspirait de son cigare, m'avaient appris que je ne pouvais plus les abandonner sans les exposer à un cruel isolement. J'acceptai mon rôle avec d'autant plus d'empressement que Max me donnait l'exemple d'une abnégation héroïque. Était-ce générosité de ma part ou bien égoïsme ? Tout ce que je puis dire c'est que, à mon retour de la vallée, un tressaillement s'empara de moi, lorsqu'à travers le feuillage qui tapissait les fenêtres de mon auberge, j'aperçus les radieuses figures de mes deux amis, qui, me voyant arriver de loin, m'envoyaient, à tour de rôle, des signes d'amitié et de reconnaissance. Et ce bon Domenico ! ne s'était-il pas mis en tête d'endosser sa plus belle veste pour nous servir, croyant avoir affaire à quelque haut personnage. Max, il est vrai, brillait comme un astre sous les broderies de son costume. Hulda portait comme lui le grand chapeau à gland d'or de la vallée de Zell, avec une robe noire, montante, étroitement ajustée à sa taille souple et mince. Et quand je vis cette gracieuse poupée se balancer au bras de son grand frère, solidement arc-bouté sur ses jambes d'Hercule ; quand je contemplai cette loyale figure, grave au repos, souriante lorsqu'un élan du cœur venait l'illuminer, je fus forcé de m'écrier, que c'eût été là pour un peintre un sujet plein d'attrait : la vigueur unie à la grâce par la bonté. — Allons, Monsu, allons, mon dîner refroidit, s'écria Domenico. Hulda se mit à table, en faisant des cérémonies, pour se donner l'air d'une demoiselle. Ensuite elle se signa dévotement, mais à l'aspect du cuisinier, qui se tenait, flanqué de deux servantes, debout, l'air grave, chassant les mouches à grand renfort de tablier, elle réprima sous ses mains jointes un léger rire qui devint contagieux. La glace était rompue. — Je vais faire les honneurs, dit-elle, en soulevant avec curiosité les petites coupoles en fil de fer qui servaient de couvre-plat, où est le potage ? — On le mange à la fin du dîner, répondis-je. — Ah ! comme en Suède... Alors je servirai la friture. Voyant Max déployer sa serviette, dont il fourrait un bout dans sa cravate, j'eus une peur affreuse que Hulda ne se mît à manger comme une Allemande, avec son couteau, et les coudes sur la table. Mais il n'en fut rien. Hulda, dans les villes d'eau, après la leçon de cithare, avait trop souvent déjeuné en compagnie de ses élèves, pour ne pas connaître les usages. Et, comme une galanterie, quelque gauche qu'elle soit, ne tombe jamais à faux dans l'oreille d'une femme, je lui en fis mon compliment. — Voilà le malheur, observa Max, Hulda n'est plus une paysanne, pourtant elle n'est pas une demoiselle. En supposant qu'elle ne puisse désormais continuer la vie de voyage, que deviendra-t-elle ? — Je me ferai gouvernante, répondit Hulda, regardez comme cela m'irait. D'un geste rapide, elle enleva mon binocle qu'elle se plaça sur le nez. Elle étira ses bandeaux en forme de longues boucles. D'une serviette elle se fit un châle, puis se levant raide et compassée, elle s'empara d'un chasse-mouche et se mit à épousseter les meubles, en baragouinant ce speudo-français usité chez les Anglaises, avec des gestes précieux, une vérité d'imitation, un jeu de physionomie et un comique surprenants. — Bei Gott ! voilà Hulda en mouvement, s'écria Max, enthousiasmé ; voilà, Ritter, comment elle enlevait son public, qui lui faisait répéter tout ce qu'elle chantait. A Leyde, les étudiants lui offrirent une couronne d'or et des bracelets ; à Carlsbad, il nous fallut rester huit jours de plus parce qu'un archiduc voulait l'entendre ; en Norwège... — En Norwège, continua Hulda sur le même ton, les ours sortaient de leur peau pour me l'offrir. N'en croyez rien, monsieur Ritter, c'est un menteur. J'ai une voix pour crier au feu !... En disant cela elle se pencha vers moi, et me lança dans le tuyau de l'oreille, un hullia ! qui me fit bondir sur ma chaise, je n'ai jamais rien entendu de pareil. Malheureusement, cette étourderie lui valut un accès de toux qui l'obligea à se rasseoir. Elle se cacha la figure dans les mains. Max me lança un regard plein de souffrance qui fendait l'âme. — Allons, petite sotte, buvez un coup, dit-il. Elle secoua la tête avec un geste de dépit, remplit nos verres, vida le sien d'un trait, après avoir trinqué ; puis, changeant subitement de ton, elle me dit en patois, dans ce gazouillement tyrolien qui rappelle un chant d'oiseau : — Comment t'appelles-tu, monsieur Ritter ? — Paul. — Eh ! bien, monsieur Paul, tu vas nous parler tyrolien. Allons, essaye, c'est plus amical. Ce tutoiement subit, en passant par la voix argentine de Hulda, acquérait une saveur étrange, particulière. Bien que je me fusse habitué dans le pays à cette coutume, je répondis avec embarras, entremêlant au grand plaisir de Max, les tu et les vous. — Allons, Ritter, voyons, est-ce qu'on ne parle pas ainsi en latin ? — Mon frère a fréquenté le gymnase, ajouta Hulda, en se rengorgeant. — Parlons-en, reprit Max, en riant, c'était là une idée du grand-père ; j'ai été jusqu'en quatrième. Après cela, comme je ne mordais pas aux auteurs, on m'a mis au théâtre d'Inspruck. Musicien d'orchestre,... en voilà une carrière ! Me voyez-vous vissé sur un banc, dans la fumée des lampes, moi un chasseur ? Quand les premières neiges sont venues,... Brrr! j'ai regagné le village, j'ai repris la carabine et les culottes. — Et la cithare, Max ? — Et la cithare, et la guitare, et la gingelira, ajouta Hulda, Max est un virtuose, il joue de tout ce qu'on veut ; il chante, il compose,... c'est dans la famille des Kilian. Notre grand-père de même était musicien, il a voyagé dans sa jeunesse avec les Rainer. Ceux-là, par exemple, ont fait fortune. Eh ! bien, Max aussi serait riche, s'il avait voulu profiter de son talent. Car qui rencontre-t-on aujourd'hui sous le costume tyrolien ? Des Allemands de partout... jusqu'à des Suisses, avec leur langage de Bédouins. Max, par malheur, n'avait jamais voulu nous quitter. Il attendait, pour entreprendre une grande tournée que je fusse en âge de l'accompagner. Aussi, quand on a su qu'il allait former une compagnie, tout le monde voulait-il en être. Mais il avait ses gens, mon Max. Connais-tu le grand Schwatz, Monsieur Ritter, une basse à fendre une église ? — Non, Hulda. — Eh ! bien, il était des nôtres, avec Rudolph son frère, un ténor qui a refusé d'aller au conservatoire, et sa femme Anna Wôrzli, puis Hulda Kilian ici présente, sous la direction de Max Kilian l'improvisateur, le chasseur intrépide, la vaillante carabine dix fois victorieuse au tir annuel... en tout cinq personnes, monsieur Paul. En a-t-on parlé des chasseurs de Zell ! C'était le nom de la bande. Nous avions des programmes imprimés avec une vignette dessus et des chaînes de montre en bel argent, grosses à lier un veau, puis les glands en or fin, comme les passementeries et le reste, c'était beau ! Et puis quelle vie ! chanter, jouer, courir le monde ; oublier la veille sans songer au lendemain ; planter sa tente où le ciel est bleu... Quelle vie, quelle vie ! Ensuite ce n'est pas tout : quand nous revînmes à Zell, l'année dernière, après deux ans d'absence, Max déboucla son ranzen et les pièces d'or roulèrent sur la table, en scintillant comme des goujons dans un ruisseau. Quelle fête ! quelle soirée ! n'est-ce pas, Max ? — Ravissante ! Hulda, mais si tu veux en revoir une autre pareille, il faudra ne point tant bavarder et te tenir tranquille. Alors on te guérira,... nous recommencerons, et du diable si des entrailles de ma cithare je ne t'extrais une dot. — Une dot ? J'aurai une dot ? Prenez vos billets, messieurs... les premiers inscrits sont les mieux placés... Hurrah ! pour Max. Hulda se leva, emplit nos verres de nouveau et, passant les bras autour du cou de son frère, comme pour l'embrasser, elle escamota le verre qu'il allait porter à ses lèvres. Il s'ensuivit une dispute fraternelle, touchant les restrictions du docteur au sujet des excitants. Hulda victorieuse se rassit. Elle entreprit avec une animation croissante la narration de ce qu'elle appelait sa première campagne ; pittoresque -mélange d'impressions juvéniles, de surprises, d'aventures ou d'extases ; délicieux bavardage, où elle n'omettait ni le récit de ses succès, ni l'aveu naïf de ses premières émotions au sortir de la chaumière. Max écoutait avec une bienveillante condescendance et de petits signes de tête qui voulaient dire : Elle a vingt ans, mon ami. Moi j'étais ébloui. Il me semblait entendre un de ces contes fantastiques, tout plein d'invraisemblances et de chimères, raconté par quelque fée gracieuse à ses petits enfants. Le dîner fini, je proposai de monter à ma chambre pour y faire un peu de musique. La nuit était venue, sans qu'on s'en aperçût, mais le ciel était si clair, que l'on distinguait très bien mes coquilles, éparses sur les meubles et jusque sur le sol de la chambre, dans le plus grand désordre. — Oh ! que de coquillages, s'écria Hulda, d'où cela vient-il ? Des bêtes de mer ! tiens, voilà une huître,... encore une,... où les trouve-t-on ? Elle me fit une multitude de questions pour lesquelles chaque réponse eût été un problème à remplir. Le pis c'est qu'elle touchait à tout, entremêlant les étiquettes, tournoyant de-ci, de-là, rasant des plis de sa robe mes rangées de petites boîtes, sans égard pour leur fragile contenu. Je pris le parti de la faire asseoir, en lui promettant de la conduire le lendemain dans la vallée. — Je vous apprendrai la géologie et nous dînerons sur l'herbe, lui dis-je. Cette promesse lui arracha des cris d'allégresse : — Nous allons faire le printemps, débarrassons... Et, joignant le geste à la parole, elle venait d'empoigner un guéridon sur lequel j'avais placé, pour les sécher au soleil, mes deux fossiles les plus précieux. J'avais la chair de poule. Heureusement Domenico apporta les bougies. Je sauvai le guéridon derrière la fenêtre qui était ouverte. Je déménageai tout ce qui se trouvait sur le balcon, j'essayai de mettre un peu d'ordre. Pendant ce temps, Max, attablé au bout de la chambre, avait accordé la cithare au ton de la gingelira, sorte d'harmonica grossier, formé de planchettes creuses et juxtaposées que l'on frappe avec deux petits marteaux. Il tira ensuite de la boîte différents objets dont il m'eût été impossible de deviner l'usage. Il s'attacha à la jambe droite une paire de grelots, tandis que Hulda découpait avec des ciseaux une feuille de papier pliée en quatre. — C'est pour faire l'écho du cor, me dit-elle. Maintenant il nous faut des coulisses, ah ! le balcon, ce sera superbe. Toi, ferme les yeux, monsieur Paul, tu ne dois rien voir. Elle se faufila sous le feuillage où pendaient mes citrouilles. Max, tout en essayant des gammes, suivait avec grand intérêt les mouvements de sa sœur. — Je n'y comprends rien, Ritter, mais elle en sortira, vous verrez. Et la cabane, Hulda, où la mets-tu ? — La cabane la voici, c'est monsieur Ritter. Elle me força à m'asseoir sur une chaise, au milieu de la chambre, le plus loin possible de Max ; j'avais à ma droite le balcon. Elle souffla les bougies et s'appuyant au dossier de ma chaise : — Écoute : tu es la cabane de Frida ou plutôt sa fenêtre, dit-elle en s'accoudant sur mes deux épaules. Le balcon représente la lisière d'un bois, au point du jour. Là-bas, derrière Max, figure-toi de hautes montagnes avec un chemin qui mène à quelque village. Le village sera l'armoire. Y sommes-nous ? Attention : Une,... deux,... trois ! D'un bond Hulda disparut derrière une armoire ouverte à côté de Max et les deux cithares résonnèrent simultanément. LA SYMPHONIE DU PRINTEMPS Ce furent d'abord quelques accords compliqués, des arpèges, des frémissements confus sur les cordes élevées qui, se fondant après quelques mesures, se transformèrent en un chant large et majestueux. En même temps s'organisait en sourdine un galop rapide avec accompagnement de grelots, de coups de fouet, de cris fugitifs, comme ceux d'un cavalier excitant sa monture. Le son du cor m'apprit qu'il s'agissait d'un postillon, lequel descendait au galop la montagne ; car tantôt sa voix grossissait avec le tintement progressif des grelots, tantôt on n'entendait plus que la modulation qui continuait toujours, accompagnant quelque bruit vague. Le cavalier sans doute avait disparu dans un bas-fond. Tout à coup le timbre argentin d'une cloche frappe mon oreille : ding, ding, ding, ding, c'est l'horloge de l'église qui sonne ; il est quatre heures au village. On entend un vieux coq saluer l'aube de ses notes éraillées ; la brebis bêle, les agneaux et les chèvres bondissent hors de l'étable en chevrotant de leurs cris enfantins ; les dindons glougloutent, le taureau mugit, le roquet du meunier glapit avec fureur. Branle-bas général. Il n'y a plus moyen de fermer l'œil ; aussi le meunier se résigne-t-il à mettre en mouvement son moulin : tic-tac, tic-tac, la roue tourne. Grrrr ! le rémouleur est éveillé. Les granges s'ouvrent, les fléaux deux à deux battent le blé à l'unisson... Qu'est-ce encore ? Un autre musicien qui se lève... Le cordonnier peut-être ? Non, c'est le forgeron, car voici qu'il s'accorde, pan! pan! sur son enclume, à tour de bras ; et ventre à terre, par le village, le cavalier paraît, criant, fouettant, sonnant, réveillant d'une joyeuse fanfare tous les échos de la montagne. C'était inouï de complication, merveilleux d'ensemble. Je me levais pour applaudir, lorsque Max, d'un chut impérieux, me fit rasseoir. Je vis passer, rapide comme l'éclair, Hulda à mes côtés. Elle disparut portant la gingelira sous le feuillage de mon balcon. Je ne distinguais plus que le bruit étouffé du fléau, à peine un léger frémissement faisait-il résonner les cordes de la cithare, lorsque le son du cor se fit entendre, suivi d'un écho doux comme un soupir. Une voix monta dans le silence, appelant par trois fois : — Frida, Frida, Frida ! Le cavalier, sans doute, vient d'arriver. L'heure du rendez-vous a sonné. Il descend de sa bête, il salue la belle d'une voix plaintive et langoureuse... Mais il n'a pas terminé son aubade qu'à la lisière du bois commence un long gazouillement. L'amoureux s'interrompt,... il écoute:... «C'est la fauvette, dit-il, qui va réveiller son doux nid. Frida dort et les songes papillonnent autour de son chevet. » Il reprend l'air interrompu. Mais au gazouillement de la fauvette se mêlent, tour à tour, le sifflement du merle et du loriot. Le cavalier écoute encore... «Ce sont les oiseaux amoureux, dit-il, qui vont réveiller leur compagne. Frida dort et les songes papillonnent autour de son chevet. Il recommence une troisième fois plus tendre, plus vibrant. Alors, sous la feuillée, une voix flûtée module un long prélude. Les pinsons chuchotent de petits bravos. Un duo s'engage, une lutte. Malgré les rires moqueurs de la fauvette, l'amoureux cavalier arrondit son chant, hasarde une roulade ; mais il est vaincu par le virtuose emplumé, qui enfle sa note, la suspend et la brise en trilles éclatants, au milieu de la sérénade. Les buissons s'animent,... on se provoque. Les linots encouragent de leur ramage flexible et cadencé. L'alouette monte au ciel pour gazouiller son opinion. Tout à coup quelque chose s'agite. Les rameaux se ployent, le feuillage remue, un vent léger frôlant mes cheveux a passé derrière moi. C'est la fenêtre de Frida qui s'entrouvre, effarouchant les oiseaux chanteurs. J'allais jouer mon rôle dans cet orchestre improvisé. Frida, accoudée à sa fenêtre, indifférente, s'était mise à chantonner un refrain de jeune fille comme si, devant sa cabane, elle n'apercevait pas le postillon ; comme si, pour ce jour même, elle n'avait pas promis le baiser d'amour, gage de leur union prochaine. Tout plein de désir, le pauvre diable appelle, il supplie, Frida est agitée... — Christian ! Et les deux voix s'unissent amoureusement, la cithare frissonne, un bruit de baiser résonne à mon oreille... puis aussitôt, le gazouillement recommence, renforcé de coups de fouets, de grelots, de fanfare. Christian monte en selle, la symphonie est terminée. Je me sentais remué. Quand on n'a jamais été appui de fenêtre, c'est une position délicate, et ce badinage musical, pour primitif qu'il fût, m'avait impressionné. Il s'en dégageait un souffle de la nature, l'âme d'un artiste. Je mis tant d'empressement à demander le nom de l'auteur, que Max se trahit par l'expression radieuse de son visage. — Bel Gott ! me dit-il, en faisant craquer les phalanges de ses doigts, voilà ce qui me fait plaisir : quand quelque chose vous part d'ici, — il montrait sa poitrine, — et va frapper raide au cœur de celui qui écoute, comme une balle dans la cible... Je vois que j'ai tiré juste, Ritter,... et de Hulda, que dites-vous ? Elle imite avec la bouche tous les cris d'animaux... et, tenez, ajouta-t-il, — en me montrant, fixés à l'armoire un triangle, une crécelle, différents jouets, un petit moulin, — quand il faut battre le blé sur la gingelira et forger le fer sur le triangle, à contre-temps, il ne reste plus que les dents pour tenir la corde du moulin. Eh ! bien, elle fait encore chanter son forgeron, la fillette ! Hulda répondit à mes félicitations, par un étourdissant ramage de tous les appeaux et pipeaux qu'elle portait encore en sautoir, autour du cou. Elle était très agitée, elle allait, elle venait, d'une chaise à l'autre, sans pouvoir se poser nulle part : — N'est-ce pas qu'on se croirait au printemps ? dit-elle. Il n'y manque que l'air tiède et embaumé des poètes, et encore,.,, avec un peu d'eau de Cologne... Hulda, qui était derrière moi, poussa un cri, un acli ! guttural. Je me retournai, un frisson me parcourut les membres de la tête aux pieds : Hulda, la malheureuse fille, venait de s'asseoir sur le guéridon, en plein sur ma corbula Schwerenothiana, rarissime et superbe exemplaire que m'eût envié son parrain lui-même, le docteur Schwerenoth... Et encore, ce malheur n'était rien, la corbula existe ; mais ce qui n'existait pas, et ce que je venais de mettre au jour et de restaurer, le matin même, avec des peines infinies, c'était un cardium Mans, variété nouvelle, l'honneur de mon séjour à Andona. — Quel malheur ! m'écriai-je, et je restai béant, interdit, devant ma gloire émiettée. Je n'ai jamais nié la puissance de la femme. Je ne demande pas non plus, comme Henri Heine, un paratonnerre contre cette électricité qu'allume un regard. Non, dût cet aveu me faire du tort auprès de mes collègues, jaillisse la flamme et qu'elle pétille ! dût-elle brûler pour un moment d'ivresse mon cœur et mon cerveau ! Et pourtant, je ne me suis pas encore expliqué jusque aujourd'hui ce qui se passa en moi dans ce moment, lorsque Hulda, qui venait de reconnaître à ma physionomie l'importance du carnage, s'élança vers moi d'un air mutin et douloureux à la fois. Il est vrai que dans son trouble, elle avait incliné le front sur mon épaule, et qu'aux pâles rayons de la lune, je voyais briller ses yeux bleus, à demi-noyés dans la vapeur des larmes. Toujours est-il que pour prolonger d'un instant cette passagère étreinte, toujours est-il que pour saisir une fois encore au passage cette petite flamme, qu'elle me lança rapide comme un éclair, de son grand œil fascinateur, — j'eusse jeté par la fenêtre vingt cardmm nouveaux, autant de corbula, et toute la collection par dessus le marché. Je repris peu à peu mon calme. Je rallumai les bougies et je m'aperçus seulement alors de la présence de Max, que j'avais un instant oublié. Il ne s'était pas, jusque-là, mêlé à l'incident. Je crois même qu'il s'amusait un peu de ma déconfiture, considérant sans doute mes coquilles comme le résultat d'une innocente manie. Tout entier à son succès de compositeur je le vis, enfoui dans son fauteuil, promener en souriant les mains sur la cithare, comme pour accompagner une poétique digestion. — Ritter, sais-tu ce que nous allons faire ? Nous allons envoyer Hulda se coucher, sinon elle te cassera tout. Quand elle est en train, vois-tu... Brrrr ! Et Max fit entendre un son de petites cordes qui ressemblait terriblement au bris du cardium hians. Hulda passa son bras sous le mien, je la conduisis à sa chambre. Comme je lui souhaitais le bonsoir, elle me prit familièrement les deux mains : — Tu n'es pas fâché, monsieur Paul, de ce que j'ai cassé les bêtes de mer ? — Oh ! non, Hulda. J'allais dire : Au contraire. — Alors à demain, au chant du coq, répondit-elle. Le hasard voulut que la maison fût occupée, ce jour-là, par la famille de mon hôte. Je proposai à Max de dédoubler mon lit et de le partager, mais il prétexta, par discrétion, ses instincts de chasseur et s'étendit sur mon sopha, après avoir ôté ses souliers et sa veste. Max paraissait être en ce moment sous l'empire d'une impression vive : il parlait peu, il fumait fort, un sourire de temps en temps illuminait sa physionomie. Après que je me fus mis au lit, il sortit un instant, sur la pointe du pied, et revint bientôt se placer à mon chevet. — Elle est endormie, dit-il, comment te plaît-elle, Ritter ? Notre connaissance avait été si spontanée, notre effusion si naturelle, que je ne songeais pas à lui cacher l'impression qu'avait faite sur moi la jeune fille. Il m'interrompit d'une voix émue : — Tu ne sais pas, Ritter, tu ne sauras jamais le service que tu m'as rendu. Hulda, pour la première fois depuis un an, vient de mettre les mains sur l'instrument ; pour la première fois, elle a chanté, elle a ri comme autrefois. Et, lorsque tout à l'heure, pendant que nous dînions, j'ai parlé de lui faire une dot, le mot m'avait échappé, je m'attendais à une scène qui devait compromettre tout notre plaisir, car son mal, vois-tu, est là... là au cœur... Hulda, la pauvre fille, a eu des peines d'amour. — Le docteur sait-il cela, Max ? — Il a été renseigné par une longue lettre sur toute la maladie. Et voilà pourquoi, freund, nous sommes en voyage, loin du Tyrol, qui lui rappelle des chagrins. Il faut la distraire avec du nouveau, toujours du nouveau. Eh ! bien, aujourd'hui, elle s'est amusée et, si demain, nous pouvions... Hulda se guérira, freund, elle se guérira, allons nous coucher. Max me souhaita le bonsoir. DÎNER PLIOCÈNE, GLACES QUATERNAIRES Mon hôtesse avait attifé Hulda en villageoise ; elle était charmante, avec sa pétulance et sa folle gaîté. Vers six heures nous nous mîmes en route pour la vallée. C'était une fort jolie promenade jusqu'à Andona : une heure de marche à travers les campagnes que la rosée baignait encore sous une pluie d'étoiles ; le long d'un ruisseau qui bruis-sait sous des branches d'aulnes, parsemé de coquilles et de sable doré. Mais, il y avait tant de chèvrefeuilles autour des buissons, tant de marguerites et de boutons d'or semés dans les prés, que Hulda s'arrêtait à chaque instant pour en orner son chapeau rustique. Lorsque nous arrivâmes au hameau, les fileuses matinales s'étaient déjà mises à l'ombre sous les saules du chemin, attentives aux marmots qui se roulaient dans la poussière. Les uns s'enfuirent à notre approche, en se pelotonnant comme de jeunes chats autour du giron maternel ; d'autres, plus hardis, nous regardaient de leurs yeux brillants, frottant l'un sur l'autre leurs petits pieds nus, et reniflant d'un air embarrassé. D'aussi loin qu'elle nous vit, Sandrina accourut, suivie de ses élèves, et Max, avec un mélange d'embarras et de gaucherie qui n'était pas sans charme pour la maestra, lui débita, dans sa reconnaissance, tout ce qu'il put se rappeler de mots français. Ce n'était guère ; en revanche, j'entendis avec étonnement que — 72 — Hulda parlait couramment cette langue, bien qu'elle ne voulût point s'en servir avec moi. — Sans vous, nous n'aurions jamais revu l'ami Ritter, dit-elle, en prenant la main de Sandrina, et Dieu sait ce que nous serions devenus ! Sandrina confuse secouait la tête, avec un petit claquement de langue — ma che ! ma che ! — heureuse de se voir traitée si amicalement par des étrangers. Je les laissai lier connaissance, j'entrai chez Polio qui demeurait à deux pas. Il s'agissait d'assembler les éléments d'un déjeuner futur, du pain, des œufs et du fromage, mais ce n'était pas chose facile dans ce village cénobitique, exclusivement voué à la polenta. Il fallut envoyer aux quatre points cardinaux. Nous perdions du temps et je me morfondais en attendant mon guide, lorsqu'une clameur d'enfants m'attira sur le seuil de la cabane. Sandrina rouge et essoufflée accourut vers moi : — Oh ! monsieur, monsieur, je suis vergognée, que va dire l'instituteur, voyez ! Elle montrait toute l'école de filles poursuivant le Tyrolien, aux cris de evviva! evviva ! Max, riant aux larmes, se laissa tomber sur un banc, sans pouvoir dire autre chose que ces mots : « C'est réussi, c'est réussi ! » Voici ce qui s'était passé. Max, désirant voir en fonction la maestra, celle-ci l'avait prié de se placer vis-à-vis de l'école, derrière un saule, d'où il pouvait la « rigarder par la finêtre ». Mais les enfants, distraits à cette vue, s'étaient permis mainte folie, tandis que Sandrina, honteuse de voir son autorité méconnue, cherchait en vain à ramener le calme. Si bien que Max, apitoyé sur le sort de la belle, peu familier, du reste, avec les usages scolastiques, s'était précipité dans l'école agitant son mouchoir et s'écriant : vacances, vacances ! On devine le reste. — Venez expliquer la chose à l'instituteur, dit Sandrina, ce n'est pas mon chef, mais c'est mon rival. Elle nous guida dans une misérable chaumière construite en branches, rechampie de terre et non dallée. Au milieu, sur un échafaudage, des gradins étaient remplis de feuilles de mûrier qui se mouvaient avec un bruit semblable à une averse : c'étaient les vers à soie en train de se nourrir. L'instituteur entra : un jeune paysan vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette. Comme indice de sa profession il portait un faux col et parlait un peu le français. J'excusai de mon mieux la maestro.. — Sandrina, ma fille, vous êtes trop zélée, vous vous tuez, dit-il en riant. Prenez congé et allez promener avec ces messieurs. Plus tard vous ferez votre classe. Il nous offrit un verre de liqueur et nous reconduisit à la porte avec toutes sortes de compliments. — Voilà ce que je voulais ! dit Max, la maestra vient avec nous. Mais Sandrina qui était fine ouvrit son petit œil, avec l'index, à la napolitaine : — Écoutez, dit-elle, je vais faire ma classe. — Pourquoi, Sandrina ? — Parce que... parce que... Il faut de la fermeté avec les enfants..., écoutez : j'irai vous trouver après-midi... c'est que, voyez-vous, je suis de l'école normale, moi, et l'instituteur des garçons est vicaire de la paroisse. Il ira dire que je néglige mon école pour courir les bois avec des messieurs. Oh ! ma, zé suis soubtile, moi. Max, d'un air stupéfait, enfonça les deux mains jusqu'au fond de son ranzen : — Ça un vicaire ! Dieu me protège ! Je voudrais bien voir une de ses ouailles. — Et aussitôt avec un geste d'étonnement : Herr Gott im Himmel! ajouta-t-il, en voilà une ! En effet, Polio, plus succinctement vêtu que jamais, s'avançait, hérissé de pioches et d'outils, portant sous un bras la corbeille aux fossiles et sur la tête l'espoir du déjeuner futur. En voyant Max il s'arrêta, dilatant tout ce qui dans sa ligure pouvait se dilater : nez, bouche et le reste, il secoua sa ferraille et fit une profonde révérence. — Ch'a senta monsu: me dit-il, à voix basse, je n'ai jamais vu la mule du pape, mais je doute qu'elle soit caparaçonnée comme l'est ce monsu. Est-ce un professeur ? — Du Japon, répondit Sandrina. — Du Japon ! va ben, c'est là qu'il y a des vers à soie ! va ben... Polio me fit un clin d'œil significatif. On commençait, depuis la maladie du bombyx, à introduire à Andona le ver japonais, (Attacus jamamaï) et Polio rêvait la fortune. Il considéra l'étranger des pieds à la tête : — Molto bello ! dit-il. Il n'en revenait pas. Nous convînmes d'un endroit où Sandrina devait nous rejoindre. J'armai Hulda d'une petite pioche fraîchement emmanchée pour son usage, Max prit la pelle, et l'on s'enfonça dans le val d'Andona, par un sentier qui courait en serpentant le long du ruisseau, par les vergers et les cultures. Un sourire de bonheur errait sur les lèvres de Max au contact de la vie champêtre. Il saluait et couchait en joue, avec sa pelle, chaque gamin qu'il voyait au haut d'un mûrier, occupé à cueillir les feuilles. Il contemplait sa sœur palpitante d'activité, qui s'amusait à faire voler de-ci, de-là les mottes de terre, afin d'essayer sa pioche. Nous parvînmes au pied de la première colline. Polio apercevant à mi-côte la carène blanche d'un fossile, voulut nous donner un échantillon de son savoir-faire. Il escalada le talus, fouilla, gratta pendant dix minutes, et se retourna vers nous, tenant l'objet entre le pouce et l'in- dex avec l'importante gravité d'un dentiste qui vient d'extraire une molaire difficile. — La voici belle et fraîche, dit-il, una patada, monsu. — Une panopée, voulez-vous dire ? — Oui, monsu, una patada. C'était l'une des prétentions de Polio de vouloir connaître le nom scientifique de chaque coquille, qu'il baptisait, le plus souvent à sa guise, d'après sa ressemblance avec un objet quelconque. Il en eût remontré sous ce rapport à bon nombre de savants, qui fabriquent, d'après le dictionnaire latin qu'ils ne comprennent pas, des noms à tort et à travers. Ainsi la panopée se nommait-elle patada à cause de sa ressemblance avec ce légume. Hulda n'eut pas plutôt aperçu le bivalve, qu'elle s'élança sur les traces du guide, brandit son outil, et l'enfonça dans le sable avec une impatience scientifique au-dessus de tout éloge. — Dio mio ! s'écria Polio, en se prenant avec un geste de désespoir la tête entre les mains : ch'a senta, monsu, elle va tout fracasser, la dimoiselle ! Il fallut organiser le travail. Max s'arrogea la manoeuvre du pic et de la pioche, concurremment avec Polio plus spécialement chargé des opérations délicates, comme l'extraction finale des fossiles. Toni transportait les objets, qui étaient ensuite lavés par Hulda dans l'eau du ruisseau et séchés au soleil. Bientôt retentirent des cris, des rires. Hulda me faisait mille questions et, comme elle avait l'esprit synthétique et plus curieux que son frère, placide contemplateur de la nature, elle ne se contentait pas toujours de mes réponses. Je lui fis comprendre que nous nous trouvions au fond d'une ancienne mer, dont les eaux s'étaient retirées depuis des siècles, après avoir laissé ses habitants échoués sur le sable. Max et Hulda parurent d'abord étonnés ; mais lorsqu'ils virent, en marchant, d'innom- brables coquillages joncher la terre, ils en conclurent qu'il n'y avait pas d'autre explication. Alors, je pris plaisir à bercer leur jeune imagination dans un monde inconnu dont ils n'avaient jamais entendu parler. Je leur décrivis les bords de cette mer, ornés jadis d'immenses forêts qui florissaient sous une température équatoriale. — Mais comment y a-t-il, par dessus le sable, du limon, des arbres et de la terre ordinaire ? demanda Max, d'où cela vient-il ? — Voici ce qui est arrivé, Max, il y a là toute une histoire. C'est que par la suite des temps, le climat étant venu à se refroidir des nuages permanents s'amoncelèrent au-dessus des montagnes, comme cela se passe dans vos hautes régions du Tyrol. Les plaines de Turin se cachèrent sous des glaces séculaires ; et là où se dresse aujourd'hui notre mont Cenis, les Alpes déployaient dans les nues leur blanc manteau de neige jusqu'à la vallée de Suse. Les animaux avaient fui cette terre désolée, où semblaient régner l'obscurité et la mort. Peu à peu cependant, et à la suite de nombreuses années, le soleil plus clément caressa de nouveau les plis de cette draperie rigide ; l'eau ruissela le long du colosse des Alpes, creusant ses flancs jusqu'au roc, qu'elle finit par ébranler en balayant la neige. Et, de même qu'un tremblement de terre secoue les flèches d'une cathédrale, on vit des pics, qui autrefois se perdaient dans les nuages, s'écrouler avec les avalanches sur des nappes de glaces devenues mouvantes, pour être transportées au loin, par delà les vallées. Insensiblement dénudées, les Alpes italiennes montrèrent alors leur noire échine que nous voyons d'ici. A mesure que l'inondation roulait sa neige fondue vers les terres basses, les plaines, sortant de l'eau, surgissaient couvertes du limon formé de toutes ces roches pulvérisées dans la débâcle. La graine, portée par le vent, y venait germer et fructifier. Sur les coteaux, on voyait des bois se dresser et grandir ; et l'oiseau voyageur s'y arrêtait en passant pour construire son nid. Max croisa les bras sur sa pioche et regarda autour de lui. On eût dit qu'une étincelle commençait à luire dans les ténèbres de son esprit. Je m'animai par degré. Je repeuplai les bois, les plaines et les rivières de tous les animaux de l'époque. Je mis en mouvement la grosse cavalerie des mammouths ébranlant le sol et saccageant les forêts. — Bei Gott! s'écria le chanteur, j'aurais dit que tu m'en faisais accroire, Ritter, mais je l'ai vu comme je te vois cette grosse bête, au British muséum de Londres. — Et moi aussi, dit Hulda, avec de grandes cornes au bout du nez. Où vivent ces animaux ? — Ils ont disparu, Hulda, et les eaux des anciens glaciers se sont écoulées en passant par ici. Regarde : voilà leur limon sous tes pieds, où croissent aujourd'hui le chanvre, la vigne et les haricots. Je ne fais ici que résumer une suite d'explications qui dura longtemps, grâce aux interruptions enfantines de la Tyrolienne. Je doute qu'elle y comprît autre chose qu'une histoire amusante, mais elle écoutait palpitante, en voyant s'ouvrir devant elle des horizons si imprévus, et moi je m'enflammais dans ce champêtre auditoire, où tout était jeunesse, amour, gaîté, parfum de fleurs ; et quel musée, autour de moi, pour appuyer mes arguments ! Nous circulions à petits pas, fouillant la terre, le long des escarpements, à travers les sinuosités agrestes du beau val d'Andona, où la riche végétation actuelle s'arrête brusquement devant des murs arides, formés de sable et de coquilles : ruine pittoresque d'un monde antérieur, où la fauvette, posée sur quelques débris de l'ancienne faune, vient chanter sa chanson du printemps ; où les clématites en fleur et les festons de la vigne s'entrelacent aux madrépores et aux polypiers fossiles. Parfois, la transition même de ces deux époques apparaissait aux yeux, saisissante comme le décor d'une représentation qui vient de finir. Soudain, devant soi, on voyait la vallée se rétrécir en une sorte de gorge ou de ravin, creusé par la fonte des anciennes glaces alpines. Tandis que ses flancs abrupts révélaient encore au sommet la trace de leur contact, quelques blocs de sable, éboulés au fond, commençaient à se revêtir de la nouvelle parure, et le vieux torrent, devenu mince filet d'eau, ruisselait sous les pelouses et les pieds-d'oie aux larges feuilles, pour aller arroser plus loin les herbages d'une vallée voisine. C'est par l'une de ces gorges humides que nous vîmes déboucher Sandrina, pataugeant dans le cresson et les plantes aquatiques. Max endossa sa veste, qu'il avait ôtée pour la chaleur. Il se porta à la rencontre de la jeune fille et, la soulevant d'un bras vigoureux, traversa le marécage et la déposa près de nous tout effarouchée. Ces galanteries ne sont p^s de mise en Italie, où le sensualisme des hommes, joint à l'infériorité sociale des femmes, excluent toute familiarité entre les deux sexes. Max se méprit sur cette pudique réserve de la jeune fille, et je ne puis oublier avec quelle bonté touchante il me dicta cette excuse, dont Sandrina, sans doute, ne comprit pas la délicatesse : — Dites-lui donc, Ritter, que nous sommes des paysans comme elle. Que mon grand-père est charpentier, et que Hulda a trait les vaches pendant sa jeunesse. — J'apporte la barbera, dit Sandrina, en tirant de son panier deux bouteilles de vin. J'apporte aussi du beurre et des pommes de terre. — Un dîner de chasseur, bravo ! Je vais sonner la soupe, répondit Max, et, posant les lèvres d'une certaine façon, il fit entendre une fanfare autrichienne. La chaleur était en ce moment insupportable. Le sable étin-celait brûlant, sous nos pieds nus, car nous avions tous ôté nos chaussures pour marcher dans l'eau, qui coulait le long de la colline. J'avisai, sous l'ombrage du taillis, un tapis de mousse, tout au bas du talus. J'y transportai nos provisions. Déjà Max, devinant mon intention, retournait le gazon et assemblait du bois pour griller les pommes de terre. Ensuite je tirai de mon sac la lampe à alcool, plus une soucoupe en fer émaillé qui obtint un succès d'enthousiasme. — Une friture ! dit Hulda, allons Sandrina, battez les œufs, à nous deux la cuisine... Les apprêts furent longs, vu l'exiguïté des engins culinaires, mais quel repas quand tout fut terminé ! Sur un tapis de mousse, jonché de glands, brillait la plus scientifique vaisselle qui jamais ait réjoui les yeux d'un géologue. Au centre trônait, sur un massif coquillage, l'honnête pomme de terre, flanquée aux deux côtés, de salame, de jambon stratifié par tranches, sur les cannelures d'un pecten gigantesque. En cercle, tout autour, de coquettes Vénus recélant la friture, entrouvraient devant chaque convive leurs valves appétissantes. En guise de salière, une arthémise splendide. Et que dire de nos coupes — pecten pyxidatus — transparentes corolles, où le vin prenait la chaude couleur de l'ambre. Mais, ce qui achevait de donner au tableau son effet inattendu, c'était l'imbroglio des langues, la diversité des rangs, le contraste des costumes et des caractères ; depuis ce pimpant Tyrolien, buvant avec une Italienne à la santé de son empereur, jusqu'au mélancolique Polio, incrusté, pareil à un sphinx, dans le creux d'un arbre, avec sa peau tannée et sa villosité simienne, d'une main tenant un journal qu'il épelait d'une voix de carmélite, — 8o — de l'autre piquant sa friture avec tout ce qu'il trouvait de pointu dans la faune pliocène. Évidemment, ces discordances bizarres devaient inspirer à des musiciens le désir d'une harmonie quelconque. Hulda qui, depuis le commencement du repas, s'ingéniait à imiter le ton plaintif du guide, fit entendre, en se pinçant le bout du nez, certain bourdonnement assez semblable au son d'une cornemuse. — Si, si si la sol, fit Max. Parfait ! Hulda. Et il musait un accompagnement, en jouant du violoncelle sur le manche de la pioche. Polio, cependant, sans se douter le moins du monde qu'il allait exécuter la première partie d'un trio drolatique, sortit de sa niche et, souriant à Hulda : — A votre santé, madimoiselle, dit-il, en levant à hauteur de l'œil un énorme pétoncle rempli de vin. D'une lampée il huma le liquide, et, tendant à Sandrina qui nous servait d'échanson son hanap fossile : — Et à la santé de monsu Massimo, ajouta-t-il, saluant Max profondément. Puis se tournant vers moi : Ch'a senta, monsu, si votre ami voulait m'envoyer du Japon un peu de graine de vers, car il n'y a plus que ceux-là qui n'ont pas la maladie, je pourrais regagner l'argent que j'ai perdu l'an dernier avec ce professeur, qui m'a pris une caisse de fossiles sans la payer. Christo ! si je le tenais !... — Ici Max et Hulda qui avaient continué leur accompagnement, exécutèrent un bruyant point d'orgue. — Si je le tenais ! monsu... Un homme riche, car il mangeait comme quatre, là-bas, dans votre auberge où il était logé. Ch'a senta, monsu, il y a des géologues qui sont de grands birboni. Il y en a, parlant avec respect, qui trompent le pauvre monde et se volent entre eux leurs découvertes, et cela pourquoi ? Le plus souvent pour une petite croix comme cela... une décoration. Ch'a senta... j'ai connu un professeur qui faisait dans les plantes, qui écrivait des livres, qui collectionnait et se faisait nommer secrétaire par-ci, président par-là, et toujours pour être décoré, jusqu'à ce qu'il en eût des croix plein une boîte. Son père en avait eu trois douzaines, c'était dans la famille. Il se maria et il eut un fils, et qu'arriva-t-il ? Ch'a senta, monsu, quand l'enfant vint au monde, il avait une croix sur la fesse et jamais on ne put l'en guérir... Toni !... laisse là la bouteille, et dans l'ombre... per Dio!.. Ou bien, les géologues, ils se disputent pour mettre leur nom au bout d'une huître. Tenez, monsu, j'en ai une chez moi que vous ne connaissez pas ; c'est monsu Baretta qui l'a trouvée, et, savez-vous comment elle s'appelle? La Barettana... Polio se mit à rire, tristement comme il parlait, sur la ritournelle des musiciens, tant cette idée de mettre son nom au bout d'une huître lui semblait amusante. Ce fut le signal des plaisanteries, que suggéraient à chacun de nous l'originalité du repas, le charme de la campagne, peut-être aussi la capiteuse barbera, ce traître vin dont Polio portait la couleur au bout de son nez. Quant à moi, je ne pus m'arracher à une ivresse, à un enchantement, qui ne provenait certainement pas du liquide ; à peine y avais-je trempé les lèvres. Une foule de sensations s'agitaient en moi. Tout, en ce moment, languissait autour de nous, sous les rayons de l'astre à son zénith. Tout se taisait, les oiseaux, les insectes et le vent. Je me figurais l'âme de la nature, un instant incarnée sous l'enveloppe de cette jeune fille, qui exhalait par toutes ses fibres les harmonies de la vallée. Le vol insouciant des insectes et le chant des oiseaux, elle avait tout absorbé pour s'ébattre et nous réjouir. Pieds nus dans l'eau et les manches retroussées, elle était ravissante dans toute la fraîcheur de ses vingt ans : agaçant l'un, lutinant l'autre, avec la coquetterie piquante d'une artiste, et le sans-façon d'une villageoise. J'avais beau faire, je ne pouvais rassasier mes yeux de cette éblouissante image, qui, peu à peu, prenait sur moi l'empire d'une fascination. C'est qu'aux séductions de la jeunesse et de la beauté, s'unissait chez Hulda un attrait puissant, fatal, irrésistible, que je commençais à pressentir, dans les vibrations parfois voilées de son chant, sous le fragile duvet de ses joues roses. Lorsqu'à l'ombre des branches d'arbres, j'entrevoyais sa jolie tête qu'illuminait le feu du plaisir, lorsqu'elle abaissait vers moi son regard affectueux, elle semblait me dire : « Écoute bien ma chanson, si elle te plaît, car je suis un oiseau de passage, je ne m'arrêterai pas plus longtemps sur cette terre. Aspire mon parfum si tu m'aimes, fleur à peine éclose et déjà près de m'effeuiller, je vais mourir ! » Horrible pensée ! qui s'attachait à moi. Je ne pus m'en distraire. J'empiétai sur les droits de Max, en forçant Hulda à s'asseoir, à modérer ses jeux, comme si j'eusse voulu retenir plus longtemps le gracieux fantôme prêt à s'évanouir. Nous continuâmes à travailler, en retournant lentement vers Andona. De là nous reprîmes le chemin de San-Damiano. Max, cependant, s'était aperçu de mes préoccupations. Comme les jeunes filles marchaient devant nous, Sandrina ayant voulu accompagner sa nouvelle amie jusque chez moi : — Hulda, me dit-il, est bruyante en diable, nous vous avons empêché de travailler, Ritter. Je protestai de toutes mes forces, en montrant la corbeille de fossiles que Polio pouvait à peine porter. — Tu as travaillé comme un nègre, Max, et ta sœur m'a ravi par sa gentillesse. Mais le jeune homme poursuivait son idée : — Non, non, freund, Hulda n'est pas facile à conduire... Us me l'ont gâtée en voyage. Au diable le métier ! Il appuya ces mots d'un geste de mécontentement et poussa un soupir. Ce geste, et plus encore l'idée qui en était l'objet, me préoccupaient douloureusement. Ce n'était pas la première fois qu'une réflexion de ce genre arrêtait le sourire sur les lèvres de Max. Que voulait-il dire ? Bien des suppositions se présentaient. Involontairement, j'épiais Hulda, effrayé de voir s'envoler mes illusions, en découvrant dans les paroles du frère un sens défavorable à sa candeur et, malgré cela, avec une sorte d'impatience et d'avidité. — Chaperonner Hulda, dis-je, en suivant des yeux les mouvements souples des jeunes filles, qui trottinaient devant nous. Ce devait être une rude besogne, car on a dû lui faire la cour à Hulda. J'ignore quelle intention je mis dans ces paroles ; je ne savais pas trop, au fond, ce que je disais. Max se retourna vers moi, son visage ordinairement si doux se rembrunit. — Faire la cour à ma sœur ! dit-il, avec un profond étonne-ment, qui l'eût osé ? Celui-là, camarade, — et il avançait devant lui ses deux formidables poings, — Celui-là, lieber freund, je l'eusse étranglé de mes deux mains... comme une fouine. Que se passa-t-il en moi, devant cette belle colère de Max ? Il me sembla qu'un souffle d'air traversait le ciel embrasé. Nous étions arrivés à la station du chemin de fer, à deux pas de chez moi. Mes amis prirent le train d'Asti en me donnant rendez-vous pour le lendemain. Il était tard, j'essayai de déterminer quelques fossiles, mais ce fut peine perdue, je m'endormis sur mes petites boîtes, et toute la nuit, errant en songe au sommet du Gerlos, je revis Hulda, la bergère, appelant du Jodeln joyeux son troupeau de petites chèvres. LES ENNEMIS DE LA PATRIE C'était un rêve ! La science et l'amitié, les joies du cœur et de l'esprit, subitement épanouies au sein d'une riante contrée, à l'abri de la guerre qui préludait à nos côtés de plus en plus menaçante — tout cela paraissait un rêve. J'aimais Kilian, nature spontanée, chez qui la conduite était toujours en harmonie avec la pensée. Modestement, sous sa tranquillité, il cachait un discernement instinctif de la beauté, et je me plaisais à le voir sourire devant un paysage, sans savoir pourquoi. J'admirais sa personnalité, sa vigueur. Et, chaque matin, je me rejouissais, en entendant sur ma porte un roulement et des clameurs : Hullia, lia lia hû, hulia hû ! C'étaient les chanteurs qui arrivaient par le premier convoi. Nous déjeunions ensemble, puis on s'élançait par le ruisseau, vers la vallée. Course vagabonde ! car on se perdait les trois quarts du temps. Il fallait, pour épargner le chanvre, faire des circuits, passer des ponts ; on se retrouvait égarés dans un bois de bouleaux, où la vue des Alpes nous invitait à nous asseoir en attendant quelque passant. « Andona, s'il vous plaît ? — Vous en venez. » On rebroussait chemin pour aller tomber dans un pré, jusqu'aux genoux dans l'herbe ; et là, c'étaient les glaïeuls et les iris, dont Max, suivant l'habitude tyrolienne, voulait orner son chapeau. Enfin, on regagnait les berges du ruisseau et le clocher d'Andona pointait non loin sur le coteau. — Le lendemain on recommençait. Hulda à Andona, c'était la fête au village. Elle commençait par ameuter la marmaille avec une pluie de bonbons, dont elle avait bourré ses poches et son panier. Elle organisait des jeux, elle donnait des récompenses. Elle enseignait aux filles à chanter le Salutaris. Généralement, nous allions seuls dans la vallée. Max confiait sa sœur aux soins de la Sandrina, toujours disposée à secouer auprès de son amie sa dignité scolastique — et à apprendre le français. L'école commencée, Hulda, qui se trouvait seule, se répandait de maison en maison, dépistant les fossiles rares, dont les paysans font trafic, furetant jusque dans les plus pauvres huttes, où elle laissait, en échange, quelque trace de ses petits talents de ménagère : elle enrichit ainsi ma collection de ses meilleures pièces, et plus d'une Andonaise de ses plus beaux atours. Hulda cousait, brodait, repassait, façonnait les robes et les bonnets compliqués. Souvent, au retour de notre excursion, nous la retrouvions armée de ciseaux, berçant du pied le bébé endormi, tandis qu'elle taillait dans la grosse toile, fatta in casa, les chemises de l'aïeule infirme. Ou bien, les mains pleines de pâte et tout enfarinée, elle venait d'apprendre à quelque fermière à faire du pain, une fabrication dont les gens du pays n'ont qu'une vague idée. Ce qui m'étonnait le plus, c'était le nom qu'on lui avait donné. On l'appelait la croata, au désespoir de la petite Sandrina car on désigne ainsi, en Italie, les Autrichiens, en choisissant par mépris comme nom générique la partie de leur nation la moins civilisée. Était-ce par antithèse ? On se l'arrachait, la croata. Quant à Max, les paysans le respectaient comme un homme bon au fond et par conséquent inoffensif, capable, au besoin, d'envoyer à dix pas devant lui tout imprudent agresseur. C'était merveille de nous voir après l'Angélus, accroupis sous la haie de sureau, qui bordait le chemin devant la hutte de Polio. Les enfants, à demi-nus, se couchaient par terre autour de nous. Des vieilles femmes, échevelées et sillonnées de rides, s'asseyaient pour tricoter ou filer le lin, sur les troncs de peupliers épars dans le chemin. Ensuite arrivaient, au retour des champs, les paysans à la file : gens probes pour la plupart, un peu madrés, travaillant dur et buvant sec le vin de leur vignoble, qu'ils nous offraient avec une hospitalité cordiale. Soudain, du côté de l'église, une voix se faisait entendre, qui mettait tout le monde en alerte. Et l'on criait : — La Giovinetta ! La Giovinetta ! C'était Hulda qui s'approchait, entourée des jeunes villageoises ; elle déployait un journal qu'elle n'oubliait jamais d'apporter de la ville : — Bulletin de la guerre ! s'écriait-elle. Puis, se plaçant au milieu du cercle, elle commençait à lire avec une prononciation de fantaisie les plus incroyables bourdes, destinées à soutenir l'animosité populaire. Un jour, c'étaient les fontaines du quadrilatère que les Tedeschi allaient empoisonner pour décimer l'ennemi, lors de sa victorieuse entrée. Une autre fois les Autrichiens avaient miné Mantoue, qu'ils se proposaient de faire sauter avec toute la population ; suivaient les apostrophes et les imprécations fulminantes du journal en délire. — Quelle bonne farce ! disait Max, quand je lui traduisais l'article ; il faut que j'écrive cela au grand-père, quelle bonne farce ! Et Max riait aux larmes de toute sa grande bouche. Alors je soulevais mon verre en disant : — A l'Italia! — A la santé de l'Autriche ! répondait Max. — Vive le roi ! — Vive l'empereur ! Et nous trinquions tous ensemble fraternellement. A défaut de politique, la gingelira, en permanence chez la maestra, accompagnait l'hymne garibaldien, que nous chantions en chœur, quoique plus d'un giovanotto perdît la mesure en regardant la peau blanche de la musicienne. Il ne fallait rien de moins que le glas monotone de Polio, pour nous enlever à nos plaisirs. Après mainte injonction à la retraite, il posait sur sa tête la corbeille de fossiles, et, semblable à ces esclaves africains qui courent chargés de fardeaux devant la litière du maître, nous le voyions glisser sur la berge de notre ruisseau entre les vieux troncs de saules, qui grimaçaient à la clarté de la lune des silhouettes bizarres. Heure délicieuse ! Heure des épanchements et des douces confidences ! Le plus souvent Sandrina nous accompagnait jusqu'à la prochaine métairie, mais elle marchait devant avec Max, lequel, dans sa timidité, ne tenait pas à être entendu — pour des motifs linguistiques et autres. La fraîcheur de la rosée, l'odeur des foins, la solitude, tout poussait à la rêverie, au sentiment. Hulda, vers cette heure-là, avait toujours un peu de fièvre. Elle se suspendait à mon bras, ses yeux brillaient comme des lucioles dans le vague du crépuscule. Sa voix plus flexible prenait des intonations douces, caressantes, qui me remplissaient de trouble. Nous arrivions, sans nous en douter, à San-Damiano. Là nous nous quittions. Le cœur en feu, l'âme en délire, j'emportais comme une caresse brûlante la dernière poignée de main de la jeune fille. Quinze jours se passèrent de cette vie enivrante. L'intimité se nouait plus étroite. Nous marchions entraînés vers l'inconnu qui nous attirait comme ces terrains mouvants où l'on s'enfonce, trompé par la mousse ou le gazon fleuri. Une circonstance me prouva qu'il était temps de prendre pied sur la terre ferme. LA TERRE FERME Un jour que nous n'avions rien à porter, mes amis me prièrent de les accompagner chez eux, au retour, en prenant le chemin direct d'Andona à Asti. Arrivés au haut de la plaine, Max s'arrêta pour contempler la campagne, qui commençait à s'empourprer sous le rayon du soleil couchant. C'était un paysage splendide. — Je voudrais être ici en automne, me dit-il ; quand les pêchers sont courbés sous leurs fruits, quand les raisins pendent aux vignobles, cela doit ressembler à un immense plat de dessert. Je me figure les clochers de la ville et les pignons avec leur tuiles rouges, comme autant de nougats et de plum-puddings, et tout autour, pour rebord à ce plat gigantesque, la ligne violette des montagnes. — Eh bien, ce rebord-là, sais-tu ce que c'est, Max ? Ce sont les Alpes. — Les Alpes ! Hulda, les Alpes ! s'écria le chanteur, en regardant longuement l'horizon enflammé. Puis, se tournant vers moi, il ajouta : — Eh bien ! Ritter, je les reverrai, les Alpes, plus gai que je ne les ai quittées, car l'Italie aura guéri ma sœur, et c'est grâce à toi que nous y sommes. Il me prit affectueusement le bras, en continuant : — Tu viendras nous voir là-bas, je te ferai tuer plus d'un chevreuil, et Hulda te cuira des Nùdeln. Bei Gott ! les Alpes ! Ritter, il faut que j'aille voir cela d'un peu plus haut. Max se dirigea dans la campagne vers une éminence. Hulda et moi nous nous assîmes au bord du sentier. Elle avait laissé tomber sa main dans la mienne, elle jouait avec une bague que je portais au doigt. — Est-ce vrai que tu viendras à Fùgen ? dit-elle, après un moment de silence ? — Certainement, Hulda, je n'y manquerai pas. — Quel dommage, monsieur Paul, que tu sois un monsieur et nous des paysans ! En disant cela elle faisait une petite mine de tristesse. — Pourquoi cela, Hulda ? — Parce que... — Elle rougit en me regardant dans le blanc des yeux, — parce que... Oh! je dis des bêtises... ajouta-t-elle en secouant la tête. Et, cachant son visage sur mon épaule, elle sourit à travers sa rougeur d'un air espiègle et câlin, avec des minauderies de petite chatte qui me firent perdre entièrement mon sang-froid. — Heureusement, monsieur Ritter, toi tu ne prends rien en mauvaise part, reprit-elle, et, s'étant mise à genoux devant moi, elle me regardait en face avec une innocence d'enfant, en frisant de ses deux mains les bouts de ma cravate. C'était précisément dans ces élans de tendresse que Hulda arrêtait l'essor de mes sentiments, comme si son abandon sans réserve, en me prouvant sa fragilité même et sa faiblesse, m'eussent rappelé à mon rôle et rendu à moi-même ; mais on eût dit, ce jour-là, qu'elle voulait me mettre à l'épreuve. — Quand nous partirons, Max sera bien triste de te quitter, reprit-elle. — Et toi, Hulda ? Elle porta son mouchoir à ses yeux et se leva. Nous continuâmes à marcher sans rien dire. Hulda pleurait. Max nous rejoignit, comme nous allions entrer dans la ville. Le Tanaro, réfléchissant le feu du ciel, roulait à nos pieds ses eaux boueuses, teintes d'un rouge sale. Aux deux côtés, de longues files de recrues faisaient l'exercice. On entendait la voix brève des instructeurs et les crosses de fusil tombant sur le sol. — On dirait le sang qui coule, dit Hulda, en désignant la rivière. Tous trois nous avions ressenti, je crois, la même impression. — Quelle diable d'idée ! dit Max, en se retournant vers sa sœur. Il s'aperçut qu'elle avait les yeux rouges. Hulda, précisément, était moins bien depuis deux ou trois jours et son malaise, ordinairement, se trahissait par la tristesse, par un esprit fantasque et capricieux. Max inquiet s'arrêta : — Hulda, tu as pleuré, qu'as-tu ? dit-il. — Ce que j'ai, monsu Kilian, répondit-elle, ch'a senta, monsu Kilian, il y a des géologues qui sont de grands birboni. En voici un, Dieu lui pardonne, qui me demandait, tout à l'heure, si je serais bien triste de le quitter... Nett'ombra Paolino ! Elle se mit à contrefaire le guide, imitant sa voix, son geste, jusqu'à son accent, car elle commençait, grâce à sa prodigieuse facilité d'imitation, à baragouiner le patois, qu'elle entendait du reste parfaitement. Étrange mobilité d'esprit ! A partir de ce moment, elle ne fit que rire et plaisanter. — Passons sous les colonnades de la place, me dit Max, je te ferai voir l'artillerie astésane. Il me montra, le long des boutiques et des cafés rangés sous les portiques, un grand nombre de jeunes filles qui braquaient leurs yeux noirs sur les soldats à la manœuvre. Car on exerçait sur la place, on exerçait partout. Ensuite, m'offrant un siège à l'intérieur d'un café, près de chez lui, il frappa bruyamment sur la table pour appeler le garçon, ni plus ni moins que s'il se fût trouvé dans une brasserie de Fugen ; il salua d'un sourire la maîtresse de logis ; puis avisant quelques personnes qui se trouvaient en compagnie du pharmacien, son propriétaire, il leur fit une pantomime comique qui voulait dire : — Eh ! bien, nous allons donc nous frotter ? A quoi l'un d'eux répondit en riant : — Ça commence, ça commence ! Max populaire à Asti ! J'étais stupéfait, et, me rappelant l'observation que m'avait faite un jour le docteur, au sujet de son costume et des alarmes de la police, je questionnai le pharmacien à ce sujet. — Ils font du zèle, répondit le gros homme, en haussant les épaules. Depuis que le bon Dieu est à Florence, nous sommes dans les limbes ici, chacun cherche à en sortir..., ah ! ah ! ah ! stupidacci ! Il se mit à rire d'un rire malin, il n'était pas pour la nouvelle capitale, le pharmacien. Plusieurs jeunes gens adressèrent à Hulda des galanteries. L'un d'eux, avec la permission du frère, lui offrit une rose. Max fréquentait beaucoup cet établissement les jours où, par hasard, il n'était pas avec moi. Il s'y était attiré par sa franche et loyale figure toutes les sympathies. On s'intéressait à son sort, on le traitait avec cette courtoisie protectrice due à un antagoniste et à un antagoniste vaincu d'avance, — car telle était en ce moment l'opinion générale : battre l'Autriche, la belle affaire ! Après nous être rafraîchis d'un verre de limonade, nous montâmes chez Max. Je le vis, en entrant, s'emparer d'une lettre et l'empocher, dans la crainte qu'il n'y fût question de la santé de sa sœur. Cette lettre se trouvait sur la table avec un bouquet, un panier de fraises, une bouteille de Malvoisie. — Le docteur est venu, Hulda, voilà les drogues, dit-il. Elle me présenta les fraises et me fit lire cette recette, écrite au crayon sur la bouteille : « A boire à ma santé, quand on veut ». — En voilà-t-il un docteur ! s'écria-t-elle, et tous les jours c'est la même chose. Il m'apporte des bonbons, il nous envoie du salame, des conserves. Hier n'a-t-il pas prêté à Max son habit noir pour jouer... Hulda s'interrompit, sur un geste du frère. La langue m'a fourché, Max... c'est que, vois-tu, M. Paul, il ne voulait pas te dire qu'il s'est fait entendre au théâtre diurne, parce que tu crains toujours qu'on ne le tourmente, à cause de la guerre. — Ils m'ont tant supplié, dit Max embarrassé, ma foi, je me suis risqué. — Et tu as eu du succès ? — Peuh ! du succès..., j'ai fait mon métier, où est le mérite ? Tu te mettrais là, Freund, devant l'instrument, à frotter pendant deux ans, dix heures par jour comme un scieur de planches, tu en saurais autant que moi. Hulda qui était occupée à éplucher les fraises, répondit d'un ton piqué : — Un exécutant, qu'est-ce que cela ? C'est qu'il improvise, M. mon frère, et il compose ! Une vive rougeur colora les joues de Max, il se mit à tambouriner sur la table, en levant la tête, avec une imperceptible nuance de fatuité. C'était là son dada... compositeur ! — Pour en revenir au docteur, dit-il, sais-tu ce qui vient de m'arriver ? Avant-hier comme je soldais mon loyer, j'ai appris que l'appartement vaut le triple de ce que je paie ; or la maison lui appartient... qu'en dis-tu ?... Voyant Hulda passer dans la chambre voisine, il s'approcha de moi en ouvrant prestement sa lettre : — Nous allons avoir la clef du mystère, dit-il, j'ai deviné là-dessous la main de Mme Schultz qui, comme tu le sais, nous avait recommandés au docteur par l'entremise de son médecin. Je viens de l'en remercier et, sans doute, voici la réponse... Il jeta les yeux sur la lettre, puis d'un air stupéfait : — Qu'est-ce à dire ? Mme Schultz n'a jamais eu de rapport avec Caselli..., elle nous croyait partis... Ritter, que veut dire alors ?... — Mais cela prouve une chose, Max, que le docteur s'intéresse à vous. Max se mordit les lèvres, et caressant d'une main la ceinture qui ne le quittait jamais : — Et la reconnaissance ? dit-il, mon ranzen maigrit, je ne fais rien pour le remplir. Je n'étais pas bien riche, mais le chanteur avait l'air si déconcerté, que je lui offris de partager mon avoir. Il rougit, blessé dans sa dignité et je rougis davantage, apparemment, d'avoir provoqué son embarras, car il me dit avec un sourire reconnaissant dont il avait le secret : — Merci, vieux, merci. Tant qu'il y aura des cordes à la cithare, je n'aurai besoin de personne. D'ailleurs, entre frère et sœur, quand l'un des deux peut faire plaisir à l'autre, même en travaillant un peu dur, c'est une grande joie, bei Gott ! Tu comprends cela. Mais voilà ce qui est singulier ! — ajouta-t-il en se croisant les bras, — le docteur n'aime pas les Allemands, il néglige ses malades ; puis on le dit ivrogne et pis que cela, débauché, et avec nous... c'est un ange ! Ces paroles me donnèrent un soubresaut. Je regardai ce bouquet sur la table ; un soupçon me mordit au cœur. Je me rappelai la rudesse et le scepticisme, qui chez le docteur m'avaient souvent blessé ; je songeai à sa façon bizarre de traiter la malade, et tout à coup, saisi de terreur, je me figurai Hulda livrée sans défiance à la merci d'un homme indélicat. Et ce fut presque sans le vouloir que cette exclamation sortit de mes lèvres : — Qui t'a dit cela, Max ? — Oh ! c'est Sandrina et bien d'autres. Il me dévisageait avec anxiété, sans deviner, dans sa candeur, la cause de mon agitation. — Dieu me garde, dit-il, de méconnaître le dévouement d'un homme auquel je devrai peut-être la guérison de ma sœur. Si tout cela me tracasse, au contraire, c'est parce que je crains de ne pouvoir le récompenser comme il le mérite. Cette réflexion du jeune homme et sa tranquillité, loin d'apaiser le trouble qui s'était emparé de moi, ne firent que l'accroître. Bouleversé déjà, durant cette promenade par la tendresse de Hulda qui, en resserrant notre intimité m'avait donné des droits à la défendre, je récapitulais avec une implacable mémoire tout ce que je savais de défavorable sur le compte du docteur. Nous avions ensemble des rapports fréquents quoique passagers. Il me déplaisait. Plus je réfléchissais à cette générosité, à cette galanterie insolite, à ces bruits singuliers qui venaient de m'être rapportés, plus je me confirmais dans ce soupçon, que j'allais avoir à venger quelque chose d'infâme : un outrage à la faiblesse confiante. Tout en suivant le cours de mes idées, je m'étais dirigé vers la porte. — Viens me joindre à la gare, à l'heure du dernier train dis-je, à Max. Tu feras mes adieux à ta sœur. — Mais attends donc... Il appela Hulda. Ah! ça, Paul, où vas-tu ? — Chez le docteur. Je ne tenais pas en place, quelque chose fermentait, bouillonnait en moi ; je m'élançai dans l'escalier. LE SYSTÈME DU DOCTEUR CASELLI Je trouvai Caselli dans sa bibliothèque, en train d'empailler une belette, c'était un de ses passe-temps favoris. Sur la table, encombrée de livres, s'étalaient pêle-mêle, avec des fioles et des instruments, les débris de son dîner. — Est-ce que je vous dérange ? fis-je en entrant, afin de lui donner l'exemple de la politesse. Il répondit de sa voix brusque, sans se lever : — On me dérange toujours, parbleu ! Seulement, c'est mon métier de recevoir des visites et d'en faire. Que désirez-vous ? Il se retourna, tenant en main la bête à demi écorchée, et me reconnut. — Ah! c'est vous, M. Ritter? Bonjour... pardon, si je continue,... comment allez-vous ? L'amour, à ce qu'il paraît, ne vous fait pas maigrir,... et Hulda ? Je n'avais pas encore eu le temps de réunir mes idées, j'étais sous l'impression d'une colère latente. Je répliquai sèchement, blessé de cette insinuation familière : — Je n'en suis pas encore aux bouquets, docteur, ni aux billets doux sous forme de recette. Il parut étonné et, me lançant un regard sarcastique, il répliqua sur le même ton : — Ah ! On vous confie tout à ce qu'il semble, ah ! ah ! Je gage que vous buvez mon vin de Malvoisie, tandis que je passe, moi, pour avoir mis dans ses meubles une ennemie de la patrie, cospetto ! Le fait est qu'elle est jolie et que je ne lui ai pas épargné mes visites. — Ni vos cadeaux, docteur. Max en est confus. Il ne sait comment témoigner sa reconnaissance, aussi vous prierai-je de vouloir bien remettre en mes mains, quand ils partiront, le mémoire de vos honoraires. — Mes honoraires..., quels honoraires ? Il eut un vif tressaillement et suspendit son travail. — Mais à moins d'exercer pour son agrément... — Si cela m'amuse ? — La malade, docteur, vous intéresse donc bien ?... J'avais dit ces mots en élevant la voix ; j'étais blême de colère. Il se leva comme un ressort, plongea dans un seau d'eau ses mains pleines de sang, et s'avança vers moi, en s'essuyant avec une sorte de rage : — Si elle m'intéresse ? Si elle ne m'intéressait pas, Monsieur, est-ce que depuis cinq minutes, je ne vous aurais pas déjà mis à la porte ?... En même temps, me saisissant par le revers de la redingote, il se renversait en arrière, éclatant d'un rire bruyant qui le secouait de la tête aux pieds. — Sacrebleu ! mon cher, elle vous a donc mordu jusqu'au sang, la petite couleuvre ? Asseyez-vous, nous nous disputerons après, si cela vous fait plaisir. Il faut d'abord que je vous expose le traitement que j'ai suivi dans le cas grave qui nous occupe. Il m'avança une chaise près de la table. — Voulez-vous du café, un verre de vin, un cigare ? Sangua ci'on can! mon cher... vous faites une figure !... Il se plongea dans un fauteuil, agitant sa grosse tête et riant aux éclats ; puis reprenant sa gravité, il finit par s'allonger les pieds en l'air, les mains sur la poitrine, avec un air doctoral qui m'eût fait rire en toute autre circonstance. Apparemment le docteur était gris, j'expiais par le ridicule la promptitude de ma démarche. — Franchement, dit-il, en appuyant sur les mots comme s'il donnait une leçon, je ne sais à quel type pathologique rapporter la maladie dont il s'agit ici. On a parlé de chlorose, d'hystérie ; d'autres, à Genève, ont fait de ma cliente une poitrinaire... que sais-je encore ! Tandis que l'examen le plus attentif ne me révèle aucune lésion, rien que le résultat physiologique d'un chagrin moral, c'est-à-dire une extrême dépression des organes, qui expose la malade à toutes les éventualités morbides. Que faire, en ce cas ? Droguer ? Quand on n'a d'autre spécifique à sa portée, que le temps... l'oubli ! Non, Monsieur, point de drogue, il faut vaincre la cause,... vaincre la cause du mal : voilà la marche à suivre... Or le chemin ici est indiqué. Le docteur fit une pause, alluma un cigare et continua d'un ton pathétique : — Elle languissait, la belle, ainsi qu'une fleur privée de son soleil : un inconstant l'avait abandonnée, si j'ai bien compris. Mais à peine étiez-vous ici de quelques jours, que j'observais, premier indice chez ma cliente, une accélération sensible dans toutes les fonctions vitales. Vous agissiez, mon cher, homéopathiquement, comme antidote sur la blessure. Similia similibus curantur, tel est le principe ; nous connaissons la cause... conséquemment voici le traitement : prescrire du géologue. Le docteur avala, coup sur coup, deux verres de vin. J'essayai de discuter sa thérapeutique sentimentale, en contestant l'influence qu'il me supposait sur la jeune fille, mais il m'interrompit sans m'écouter, pour m'exposer, avec une élé- gance oratoire et une précision scientifique que je ne lui connaissais pas dans son plein sens, divers cas analogues qu'il disait avoir traités par le même procédé. Il finit par rouler, entre nous deux, une petite table garnie d'un plateau et d'une bouteille. Il s'excitait de plus en plus. — Voilà, dit-il, en me présentant un verre de vin, le véritable spécifique contre ces intoxications morales qui commencent par un sourire et finissent par des angoisses. On peut en avoir besoin, Monsieur. Devenu sombre tout à coup, le docteur appuya la tête sur les deux mains et reprit, en me lançant un regard pénétrant : — Savez-vous seulement où elle vous mène, la fillette, avec ses yeux limpides et profonds comme un lac ? Vous regardez là dedans, vous. Eh ! bien, je ne me fierais pas, moi, à cette suavité qui donne le vertige... C'est qu'elle vous a, la petite, avec des airs de colombe, certaines grâces de panthère, je ne sais quoi d'inusité qui captive, mais qui enivre, comme le parfum d'une fleur sauvage... Et quelle fraîcheur ! Quelle satanée souplesse dans toute sa frétillante personne ! Non, jamais, pardieu ! jamais je n'ai vu sous le duvet de l'innocence plus affriolante étoffe de perdition ! Eh ! bien, on mord là-dedans, quelque jour, sans le vouloir... comme dans l'un de ces fruits appétissants mais vénéneux, crac ! le poison s'insinue... Vous n'allez pas, j'imagine, devenir le mari d'une bergère de coulisses ? Une maîtresse... est éphémère... Amour de poète alors... qui mène au diable ! Car enfin, cette petite est malade,... or, voyez-vous la rose se faner en vos mains ? Vous frémissez, eh ! Ou bien il faudra la quitter... chagrin d'amour ! Enfin, nous y voilà ! Le docteur se rapprocha de moi, l'œil flamboyant. — Savez-vous bien ce que c'est, mon cher, qu'un amour brisé, perdu ou détruit, quand on a l'âme ardente et la mémoire fidèle ? Lorsque l'amour est né, quelque printemps, par un beau jour d'extase, et que ces souvenirs vous retombent brûlants sur la tête comme la cendre enflammée d'un volcan ? Non, vous n'en savez rien, eh ! bien, moi, je vais vous le dire. Un chagrin d'amour... — et d'un coup de poing il fit trembler les verres — c'est un vampire qui vous saute en croupe ; qui vous talonne le jour, qui vous secoue la nuit ; qui vous laisse pantelant sous sa griffe, à demi dévoré. Le docteur s'était levé, reniflant comme une bête fauve ; il se mit à marcher de long en large, lançant de son cigare un nuage de fumée. Il s'arrêta enfin devant moi et poursuivit avec une sorte de frénésie : — Voulez-vous les compter, ces gangrenés d'esprit et de corps ? J'ai là la statistique des fous... des suicidés par amour... Mais les autres... qui les compte ? Ceux qui courent les rues avec une vieille lame rouillée au fond du cœur, suintant le fiel qui les dévore ! Et ceux qui s'abreuvent à toutes les sources, cherchant une illusion, qui se dissipe et les laisse frémissants de dégoût, la lèvre altérée ! Trop heureux, ceux-là, s'ils parviennent à s'oublier dans quelque ignoble engourdissement, jusqu'à ce qu'ils aillent, rongés au dedans, bouffis au dehors, honnis d'eux-mêmes et méprisés des autres, crever comme une outre efflanquée au fond d'un cabaret ! A ces mots prononcés d'une voix glapissante, le docteur saisit par le goulot la bouteille à moitié pleine et la brisa sur la table en mille éclat. Son œil était enflammé ; sur ses traits altérés se peignaient la colère, l'ironie et une douleur si poignante que j'en fus effrayé. Je devinais qu'une secrète angoisse avait dû ravager, avant l'âge, cette nature intelligente et énergique. Ému de pitié, je m'accusais en silence de ma brusquerie, cherchant un moyen de m'en excuser, lorsque, changeant tout à coup d'allure, il repoussa la petite table couverte de débris et m'interpella de nouveau, avec le sans-gêne trivial qui lui était particulier : — Sangua d'on can ! La digestion m'excite à ce qu'il semble ; alors j'ai des gestes... ha, ha ! et les fossiles,... en trouvons-nous ? Cela m'intéresse, j'avais du goût pour la géologie, quand j'habitais Turin, sed fata... Il appliqua en riant ses deux pouces sur ma poitrine. — Mordieu ! mon cher, quelle carapace ! Combien contenez-vous ? Deux litres, trois litres ?... il faudra faire un concours. Je dîne à une heure, venez un jour avec la belle... Vous êtes pincé, hein ? Ah ! sacrebleu ! Il se mit à rire de nouveau. C'était un autre homme. Il venait d'étouffer sous le masque du satyre un cri de douleur involontaire car, je ne pouvais plus en douter, le docteur cachait sous un masque des aspirations plus nobles, des regrets peut-être. Mais comment, avec cette énergie dont il me donnait la preuve, ne savait-il pas défendre contre une passion dégradante sa dignité de médecin ? Voilà ce que je ne parvenais pas à comprendre. Ou bien fallait-il croire à un accès de monomanie ? Ces idées se croisaient dans ma tête. Sans pouvoir m'arrêter à aucune d'elles, j'essayai de reprendre la conversation sur un ton sérieux, mais il me fut impossible d'en tirer autre chose que des banalités. Il me rassura sur la santé de la Tyrolienne et me parla de ses vignobles. — Quant au mémoire, ajouta-t-il, qu'on ne m'en parle plus. C'est vous qui la soignez, que diable ! A vous les bénéfices. Je sortis de cette maison, singulièrement bouleversé. Je ne pouvais oublier cette physionomie d'où s'échappait, à travers un ricanement sinistre, une lueur de poésie. Je le plaignais au fond, mais était-ce bien là, d'après ce que je venais de voir, l'homme auquel je pouvais confier Hulda sans arrière-pensée ? Max m'arrêta par un bras, comme je me dirigeais vers la station, heurtant dans mon trouble les auvents, qui recouvrent à Asti l'étalage des petits bazars ; ma figure l'avait effrayé. Mais je venais de prendre une leçon de mimique : — Sois sans crainte, lui dis-je, avec un pacifique sourire, Caselli refuse tes honoraires et Hulda est guérie. Max devint très pâle. — Ne me trompes-tu pas ? dit-il, ou t'abuses-tu toi-même ? Hulda guérie ! Oh ! Dieu, que ferai-je pour cet homme ! Max était sublime dans ces moments-là, je l'admirais sans trouver un seul mot. Il se remit à marcher à grands pas, exaltant le docteur, qu'il prétendait à tout prix récompenser. Il voulait lui donner en cadeau sa montre, les bijoux de Hulda, puis, il se reprenait : — Que je suis bête, des bijoux de femme ! Non, il faut le payer avec de l'argent, et de l'argent chèrement acquis, Bei Gott ! Je m'en voudrais, j'aurais cela sur la conscience. Je me gardai bien de refroidir son enthousiasme mais, afin de le prémunir contre une confiance que sa bonne foi pouvait rendre dangereuse, je lui rappelai les restrictions que lui-même m'avait suggérées touchant la moralité de son médecin. Il réfléchissait, contrarié, et se frottait le front : — C'est vrai, dit-il, tu parles comme Sandrina. Peu nous importe, au fond, mais encore... le monde est si méchant ! D'autre part, si les soupçons étaient fondés ?... J'ai mon projet, Paul : Mme Schultz m'appelle de si bonne grâce à sa villa de Candiolo, c'est à trois lieues d'ici... Si j'acceptais ? Ce serait une distraction pour ma sœur, et nous saurions à quoi nous en tenir... Jusque-là, je respecte le docteur... qu'en penses-tu ? J'appuyai ce projet qui me rendait un peu de liberté. Je résolus de profiter de l'absence des Tyroliens pour explorer les environs de Tortona, voir à Milan un collaborateur, officier du génie, dont j'avais le plus grand besoin et qui pouvait à chaque instant entrer en campagne ; enfin visiter les musées : toutes choses que la société des chanteurs m'avait fait négliger jusqu'alors. Max était si pressé d'en finir qu'il eût abandonné, pour partir dès le lendemain, sa dernière soirée au théâtre. Mais il tenait à cette ressource, à ce qu'il me sembla. — Et après-demain, dit-il, en me quittant, je compose un morceau de circonstance. Nous nous verrons le soir à San-Damiano. Fais en sorte de rentrer de bonne heure. Il prit un air enjoué et mystérieux, sans vouloir dire de quoi il était question. Nous nous séparâmes. SAVANTS EN US & SAVANTS À LA CRÈME J'étais libre enfin ! J'allais rentrer dans le inonde inorganique, reprendre ma pioche, échapper à cette atmosphère brûlante qui depuis quelques jours me dévorait. Par malheur, à Andona le surlendemain, je fis rencontre d'un collègue qui voulut à tout prix m'accompagner dans la vallée. C'était un géologue romain, pédant en us, espèce qui tend à disparaître, mais qui encombre néanmoins suffisamment la science pour en éloigner le vulgaire, — pareils à ces épouvan-tails que l'on voit dans les blés mûrs écarter les petits oiseaux. Comme s'il eût pris à cœur de me faire regretter Hulda, il me suivit, déchiquetant la nature, en supputant ce qu'elle pourrait lui rapporter d'honneur, après l'impression d'un mémoire qu'il était en train d'écrire sur le sujet, et qu'il me débita, solennel, tout plein d'admiration pour sa docte personne. Le collègue m'agaçait avec sa gloire et ses grands mots. Pour surcroît d'infortune, comme il voulait voir mes fossiles, les devoirs de la confraternité m'obligèrent à le retenir à dîner chez moi, car il ne devait repartir que le lendemain pour Gênes. En conséquence, j'envoyai Toni en avant, prévenir l'hôte de notre arrivée, et, nous voilà suivant le gamin doctoralement par les prairies. J'arrondissais mon geste, j'équarissais ma phrase, jaloux d'égaler mon rival. J'atteignis à une telle sonori- — io6 — té académique que le pédant s'apprivoisa. Il me traita de cher confrère et me fit passer devant lui, quand nous arrivâmes à l'auberge. Domenico, à notre aspect, quitta sa cuisine et nous suivit dans l'escalier en me faisant des signes que je ne pus comprendre. A ma stupéfaction, je vis Sandrina sortir de ma chambre en grande toilette : robe blanche et tablier bouffant, avec une coiffure sur la tête. Elle frottait ses petites mains l'une contre l'autre, flairant avec volupté l'odeur de mon savon ou de ma pommade. Dès qu'elle nous vit, — Dio mio ! s'écria-t-elle, et elle s'enfuit. Tout le monde était en l'air : on ne m'attendait pas si tôt, évidemment. Je prévoyais dans ce remue-ménage quelque chose d'hostile, de fatal à ma dignité scientifique si victorieusement exaltée durant la promenade. Le géologue montait toujours. Mais, au moment où il allait renouveler le cérémonial de la porte, Domenico se rua entre nous deux, pénétra dans ma chambre et en sortit, emportant un énorme vase en terre. — Qu'est-ce donc, Domenico ? — Un plat de Kaiserlick, et il disparut. Nous étions entrés. Je suivais avec un regard désespéré la loupe que mon collègue venait d'appliquer contre l'œil, et qu'il allait infailliblement abaisser sur une crème au vin, placée en évidence au beau milieu des gastéropodes. Autre part, dans les bivalves, on apercevait un dessert complet, fruits, bonbons et le reste ; sur une table gisait un fer à repasser avec des cols et des manchettes, tandis que la jupe de Sandrina s'étalait incongrûment sur mon lit. Je n'ignorais pas que ma chambre, à cause de son inviolabilité même, dût servir parfois de sanctuaire aux choses pré- cieuses de la maison ; ce communisme était admis, avec d'autant plus de plaisir de ma part, qu'il était basé sur de mutuelles concessions ; mais fallait-il en abuser précisément ce jour-là ? Fort dépité, au fond, je m'efforçai cependant, tout en exhibant mes fossiles, de faire bonne mine à mauvais jeu. Mais au bout d'un instant, Hulda, jetant la porte au large, entra de but en blanc et vint nous annoncer que, sur la ligne de Gênes, les trains de voyageurs venaient d'être requis pour le service des transports militaires, à l'exception d'un seul, celui du soir. Le savant, ahuri, regardait la jeune fille. Elle était en costume tyrolien et me tutoyait. Il consulta sa montre : — Dans ce cas, j'aurai juste le temps de prendre mon billet, dit-il. Très gêné dans ma compagnie, il me tendit le bout des doigts, sèchement, et comme j'allais le reconduire, il me remercia d'un sourire papelard, en ébauchant une révérence à le tuer sur place. J'entendais rire Sandrina; j'étais vexé; je sentais qu'il était grand temps de discipliner cette jeunesse par trop émancipée : — Ainsi nos trains sont suspendus ? demandai-je à Hulda, sans répondre aux plaisanteries dont elle accompagnait le départ de mon hôte. — Suspendus ! Mais non, c'est une farce... — Comment, une farce ? — Pour nous débarrasser. — Allons ! habillez-vous, s'écria la maestro., du bas de l'escalier. Ma tête s'égarait un peu. Qu'allait penser cet homme ? J'étais perdu dans Rome, scientifiquement parlant. Hulda me poussa dans ma chambre et disparut, en me priant de me vêtir. Puis vint Domenico à la rescousse ; d'un tour de main il déblaya ma table : — Allons, allons, Monsu, on vous attend. Il me passa mes vêtements, il choisit ma cravate, il laça mes bottines et finalement ouvrant le balcon il en tira un énorme bouquet qu'il me mit en main : — Voilà votre affaire, avanti, Monsu, avanti ! — Mais, pour Dieu, de quoi s'agit-il ? -—- Monsu Max donne à dîner... Venez par ici... Il ouvrit une porte, vis-à-vis de ma chambre, et me fit entrer dans une grande salle. Là, se trouvaient Kilian et sa sœur, dans tout l'épanouissement de leur élégance ; l'hôtesse, avec son bonnet des dimanches, et Piccioli, rasé de frais ; enfin Sandrina. Un rire unanime accueillit mon entrée. — Il est parti ! il est parti ! s'écria Hulda, avec un trépignement de plaisir. Elle se mit à loucher, montrant le blanc des yeux à l'instar du pédant. — Jésuite, dit-elle. Comment se fâcher ? J'étais entouré de fleurs, ébloui par les cristaux et l'éclatante vaisselle qui ornaient la table. Quant au motif du banquet, je devais l'ignorer jusqu'à l'arrivée du héros de la fête, qu'on n'attendait pas avant le dessert. — Eh bien ! me dit l'amphitryon, qu'en penses-tu ? Je suis arrivé ici comme un exilé et me voilà dans une fête de famille, est-ce croyable ? Mais, sais-tu que les gens de la maison refusent mon invitation, moi, qui me faisais une joie de les remercier un peu de toutes leurs complaisances. Engage-les donc à rester, tu n'es pas fier, toi. — Allons, Mme Piccioli, ajouta Hulda, qu'est-ce que cela signifie ? Je vis dans vos robes depuis un mois et vous ne voulez pas vous asseoir à ma table ? Nous insistions vainement. La petite femme prétendait qu'elle et son mari avaient dîné, qu'ils étaient seuls à la maison, elle promettait de venir au dessert boire à notre santé et écouter la musique. Il fallut lui faire violence. Hulda prit alors cet air important et digne qui convient à une maîtresse de maison. Elle s'assit avec majesté et, faisant un geste à la ronde : — Voici, dit-elle, le menu de ce dîner austro-piémontais, exécuté par toutes les forces culinaires de la maison : i° Agnolotti, -poulet à la Marengo... Saluez Domenico. 2° Sambaione... Saluez Sandrina. 3° Nudeln à l'ail, fantaisie inédite pour laquelle on demande indulgence. 4° Merlans à l'huile, entremets, etc... Saluez M. Piccioli. 5° Salade aux truffes, — cueillies par le chien de la maison... — Saluez... Où est Piccin ? Et le perroquet ? Qu'on m'apporte le perroquet ! — Et maintenant, mes amis, que la gaîté pétille avec la Barbera, le Caluso, le Grignolino, l'Asti spumente et autres crus distingués de la contrée, que je vais avoir l'honneur de vous servir. Après cette énumération, nous commençâmes à dîner, mettant en jeu, dans toute sa plénitude, notre appétit géologique et montagnard. Quand nous fûmes au deuxième service, une voiture racla le pavé de la cour. J'entendis, dans l'escalier, grimper, tousser, cracher, — je l'eusse reconnu entre mille, — c'était le docteur Caselli. Il entra comme un ouragan. Hulda s'était blottie derrière moi et me poussait en avant, tendant au nouveau venu ses deux mains par dessus mes bras. Mais lui, sans y faire attention, restait fixe au bout de la chambre. — Je trouve votre plaisanterie indiscrète et de mauvais goût, monsieur Ritter, me dit-il froidement. Et comme je me défendais, ne sachant ce qu'il voulait dire, il tira de sa poche un billet que Hulda lui arracha en s'élançant lestement dans ses bras. — Allons, mon cher docteur, allez-vous vous fâcher de ce que je ne suis pas malade et me faire condamner pour faux en écriture ? C'est moi qui ai écrit ce billet pour vous obliger à venir, eh ! bien, eh ! bien ! Mais ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, que vous êtes en colère ! Le docteur grommela ces mots entre les dents : — Alors, que diantre ! me voulez-vous ? — Vous offrir à dîner, que diantre ! Et Hulda ouvrit la fenêtre, elle enjoignit au cocher de dételer. Elle prit les gants et le chapeau du docteur et se mit à l'éventer de son mouchoir, car il était en nage. Il tira sa montre, un peu radouci. — Je vous accorde une heure, folle que vous êtes, heureusement, j'avais affaire au village. Il donna des ordres à son domestique et, prenant tout à coup les mains de Hulda : — Tudieu ! quelle rose ! dit-il. Il l'examina longuement. A son costume national, Hulda avait ajouté une collerette en dentelle qui encadrait sa figure épanouie ; un brillant scintillait à son cou, elle portait sa chaîne d'or et des bracelets en filigrane — et le docteur ne l'avait jamais vue qu'en toilette de ville. — Regardez-moi bien, dit-elle, en pirouettant sur les talons, je me suis pomponnée pour vous plaire. Et, maintenant, voulez-vous voir ma langue ? — Non, non, pas de langue aujourd'hui, rien que votre minois, ma belle. Ses yeux erraient comme en extase du frère à la sœur, on eût dit que les Tyroliens lui apparaissaient sous un nouveau jour. — Ah ! sacrebleu ! mon cher, ça a du caractère tout cela, ah ! parbleu, oui. Il s'assit tout d'un coup, sortant enfin de sa contemplation : — Serviteur à tous, bonjour Kilian, vous êtes donc en fête ? Et tandis que Max se débrouillait dans son mauvais français, Caselli félicitait Hulda sur l'ordonnance de la table, il déclarait qu'il avait dîné à une heure, mais qu'il allait recommencer ; et le voilà mangeant, buvant et se trémoussant sur sa chaise, en excellente humeur. Je présentai Sandrina, qui s'était échappée dans un premier mouvement d'embarras, et revenait avec le perroquet pour se donner une contenance. Hulda se mit à cajoler l'oiseau par toutes sortes d'enfantillages, de minauderies et de sourires qui, je dois l'avouer, n'étaient pas entièrement perdus pour le reste de la société. Aussi, le docteur releva-t-il ce mouvement de coquetterie en abattant, sur elle et sur moi, son regard de lynx, avec une intention railleuse du plus mauvais ton. Max se pinça les lèvres. Il me jeta un coup d'œil qui semblait rappeler notre conversation de l'avant-veille, et je m'expliquais d'autant moins la présence du docteur, que je le voyais devenir un obstacle à nos plaisirs. Mais le nuage ne fit que passer. Hulda ramena la gaîté en questionnant Caselli sur Paris, où il avait étudié pendant un an ou deux. Elle lui parla de l'exposition de Londres, des soirées au Tyrol, de sa première traversée en Danemark et des concerts à bord, au clair de lune. Une fois lancée sur ce sujet, elle ne tarissait plus, et ses jeunes souvenirs, tout palpitants de sève printanière, vous enflammaient comme un vin généreux. Caustique d'abord et facétieux, le docteur subit peu à peu ce charme irrésistible. Il devint attentif, rêveur. Je le voyais étudier la jeune fille avec une curiosité ardente. De temps en temps, il se renversait sur sa chaise, extasié, et donnant cours à son admiration : « Quelle sérénité, mon cher, dans cette jeunesse ! me disait-il, quelle vie de sentiment s'exhale de tout cela ! Ah ! c'est étourdissant. » On s'échauffait par degré, le vin circulait, Sandrina chuchotait avec Max dont le regard commençait à briller ; mes hôtes émerveillés se répandaient en étonnement, au moindre geste de Hulda. Celle-ci mit le comble à l'animation de ses convives, en racontant d'une façon très plaisante mon entrée dans l'auberge avec le géologue et son départ précipité. Et, tout à coup, pointant la porte : — Mon Dieu ! le voici !... Écoutez... Il a manqué le train, dit-elle. Chacun leva les yeux. Je n'étais franchement pas à l'aise : On entendait une marche traînante... Quelqu'un frappa. Hulda se mit à chanter, d'une voix tremblante, les paroles de Leporello à l'approche du commandeur : « L'uom di sasso ! L'uom di sasso ! « Se vedeste che figura ! » Max répondit par la phrase de Don Juan : « Ad aprir io stesso andro. » Il marcha vers la porte et l'ouvrit. Nous vîmes entrer Domenico, portant un grand plateau chargé de fleurs, qu'il déposa sur la table. — Je vais faire un speech, dit Hulda, en frappant sur son verre : du silence ! Elle toussa deux ou trois fois, tira son mouchoir, imitant tous les préliminaires d'un orateur, et commença en piémontais : — Scoute, cari mei amis... Mais cette phrase de patois ayant provoqué une explosion de gaîté fut la seule qu'elle put trouver : — En français, dit-elle, cela ira mieux. Elle ouvrit alors une boîte qui se trouvait parmi les fleurs, et, déployant une fort jolie bourse en perles : — Il faut d'abord savoir que M. Caselli s'appelle Antoine et que c'est aujourd'hui la saint-Antoine... Elle se recueillit un instant et continua d'une voix un peu voilée, avec un léger frémissement des lèvres : — Voici une bourse, mes amis, que j'ai commencée en même temps que ma maladie ; chaque perle qui s'y trouve attachée vous représente une espérance de Hulda et une larme de son frère, car lui savait que je ne pourrais pas la finir. Mais le cher docteur, en prolongeant ma vie, m'a permis d'aller jusqu'au bout. C'est pourquoi je la lui donne, comme le plus précieux de mes souvenirs, avec le meilleur baiser de mes lèvres. En disant ces mots, elle enlaça du bras le docteur et l'embrassa. Une grosse larme tomba des yeux de Max, il se cacha le visage dans les mains ; Mme Picciolo qui n'avait rien compris se mit à pleurer à haute voix et je vis la physionomie farouche et inquiétante du docteur rayonner d'une beauté soudaine : — Un brindisi ! s'écria-t-il. Il se leva d'un élan passionné, en saisissant son verre qu'il serrait à le mettre en pièces, et commença d'une voix tonnante : — Je bois... à la poésie !... Il avait jeté sur Hulda je ne sais quel regard magique qui nous fit tressaillir. Ses lèvres balbutièrent quelques syllabes incohérentes, il se rassit en faisant signe qu'il ne pouvait continuer ; il s'essuya le front de son mouchoir et finit par quitter la chambre. La pauvre Hulda, tout étonnée de l'effet de son discours, regardait, inquiète, autour d'elle. — J'ai peut-être dit une chose qui lui fait de la peine, murmura-t-elle. Mon Dieu ! qu'ai-je dit ? Elle sortit en courant et ramena le docteur par la main : — Allons, venez, docteur, chacun doit vous offrir un bouquet, puisque c'est votre fête. — Mes amis l'ont oubliée depuis dix ans, répondit-il, et vous venez du Tyrol pour m'en faire souvenir. Il baisa la main de Hulda et remercia Max. On se rassit, Hulda frappa de nouveau sur son verre : — C'est que je n'ai pas fini mon discours... Elle recommença, s'embrouilla dans ses phrases, et finit par rire en disant : — Je vais embrasser tout le monde, ce sera plus tôt fait. Elle nous embrassa tous à tour de rôle, en donnant à chacun une petite tape, suivant le degré d'intimité, avec une grâce, une espièglerie, une ingénuité qui arrachèrent au docteur des cris d'enthousiasme. Il déclara que le cadeau de Hulda le réconciliait avec son ingrate profession. Il tournait la bourse et la retournait ; cette surprise l'avait confondu. Puis se levant ex-abrupto : — Maintenant je m'en vais, mon cher, me dit-il, tout cela me porte à la tête et finirait par m'attrister. Savez-vous bien à quoi je pense en ce moment ? Qu'on m'apportera peut-être à découper, l'un de ces jours, quelque amoureux de cette belle enfant qui m'embrasse, car nous sommes en guerre, nous allons nous mitrailler, et cela parce qu'eux parlent allemand et nous italien, parce qu'il plaît à leur empereur de s'accrocher à la Vénétie, qu'il ne peut garder, et de tirer dans le tas, avant de partir... pour l'honneur militaire. Parce que... par le sang du Christ ! y a-t-il dans la nature entière rien qui vaille ? Rien !... si ce n'est le baiser d'une jolie bouche et le vin qui pétille ! J'ai goûté les deux, partons et grand merci ! Impossible de retenir cette âme irritée et avide. C'est en vain que Hulda lui promit une marche de circonstance, composée par Max, à son intention. Il nous assura qu'il avait une course à faire dans le village. Il remonta en voiture et nous le vîmes de la fenêtre raser, au galop de son petit cheval, les allées de mûriers, agitant son mouchoir et saluant de son grand chapeau, au milieu d'un nuage de poussière. — Nous sommes entre nous, voici l'instant de la musique et du tapage, dit Hulda, en frappant dans les mains. Madame Piccioli, à table ! venez boire à la santé du docteur, et, toi, Sandrina, tu vas nous chanter quelque chose ; je veux qu'on s'amuse, qu'on rie, qu'on pérore et qu'on casse, car je suis guérie, et maintenant vogue la galère ! A demain le premier voyage ! Allons, Max, Le départ du conscrit. Les Tyroliens exécutèrent une marche qui coûta plusieurs verres à Mme Piccioli, mais elle eût, je pense, offert en sacrifice toute sa vaisselle. Nous passâmes une soirée tumultueuse. On eût dit que le paroxyste Caselli nous avait tous animés de son souffle. Hulda vibrait comme sa lyre, une vie nouvelle débordait en elle et je l'entendis encore, quand nous fûmes couchés, rire et chanter avec Sandrina, jusque bien avant dans la nuit. Quant à moi, je dormis à peine trois ou quatre heures. J'aspirais à me mettre en route ; c'était une diversion, une trêve, je voulais étouffer la flamme qui commençait à m'embra-ser. Max, à son réveil, me parla du docteur. Il ne m'en avait pas dit un mot la veille, craignant peut-être que je ne trouvasse inconséquente sa conduite envers lui. — Il y a des devoirs, dit-il, qui parlent plus haut que les sympathies, puis-je laisser échapper une occasion d'être agréable à cet homme ? J'approuvai sa grandeur d'âme et déclarai non fondés mes soupçons, jusqu'à plus ample information. On ne songea plus qu'au voyage. Max avait hâte de se rendre à Candiolo. Le mouvement des troupes, d'ailleurs, pouvait nous empêcher bientôt de circuler. En prévision des événements, j'offris à Max, qui était de ma taille, un costume en toile blanche afin qu'il pût circuler plus à l'aise. Il s'en revêtit, mais il voulut absolument prendre avec lui sa tenue de concert. Comme il avait la barbe noire, il semblait être un Italien, ce qui réjouissait Hulda. Alors Mme Piccioli trouva plaisant de coiffer la petite en Turinoise. Cela fait, elle bourra sa valise et ses poches d'une quantité prodigieuse de friandises. On se fit des adieux, pour trois ou quatre jours, comme s'il se fût agi d'un voyage au pôle nord. Max et Hulda partirent pour Turin, je pris le chemin de Tortona. LA MARCHE DE RADETZKI Je n'avais pas mis les pieds à Alexandrie de cinq minutes, que cette vie douce et intime de San-Damiano m'apparaissait comme une illusion, un mirage lointain. Toujours en plein air, c'est à peine si nous jetions les yeux sur un journal, nous ne savions rien, ou presque rien, de ce qui se passait ; et l'Italie était en feu. Criblée de dettes et quelque peu disjointe, elle profitait à la hâte du concours de la Prusse pour reconquérir, sur l'Autriche, son entière indépendance, — un moyen héroïque d'opérer sa fusion, — auquel elle se livrait avec une verve, une ardeur, une confiance toutes juvéniles. L'Italie était en proie au délire militaire. Et, d'abord, rien ne me parut triste, au sortir de la nature, rien de navrant pour l'humanité, comme les préparatifs d'une guerre. Ces hôpitaux qu'on organise, ce va-et-vient des soldats, chantant pour s'étourdir, ces convois de munitions qui cheminent lentement dans les rues, escortés par des hommes graves, cette grosse rhétorique des journaux, étalant de grands mots sonores et brutaux comme des coups de fouet lancés à une meute ; et plus tristes encore, ces pauvres diables de recrues qui s'en vont à l'exercice, l'air niais, le shako dans la nuque, pour apprendre à tuer ou à se faire tuer en mesure. A Tortona, je pris langue. Mais il s'agissait bien de géologie. Il me fallut errer sans guide autour de la ville, tout le monde était à l'armée. J'appris que Plaisance devenait inaccessible, que le troisième corps d'armée occupait la rive droite du Pô, que je m'exposerais, par conséquent, à rencontrer partout les lignes militaires. Je dus me décider à me replier le lendemain matin sur Milan, pour parler le langage stratégique. Quel vacarme ! Notre train était encombré de soldats, de recrues, de volontaires : les uns braillards, les autres soucieux. Ils venaient de quitter leur famille, ils s'en allaient de place en place, sans savoir où. A chaque station, nouveaux renforts... et des journaux ! Il fallait voir parmi les belliqueuses jactances, éclater à la page d'annonces les dévouements, les sacrifices, les promesses des patriotes. C'étaient des primes à n'en pas finir : autant pour un kaiserlick prisonnier, autant s'il était officier, autant pour un drapeau, autant pour un canon et bien d'autres. Puis, les dons plus considérables des villes et des communautés. Plus bas, triste antithèse, de jeunes dames offraient à leurs frères, à leurs fiancés, de la charpie et des remèdes. L'excitation générale commençait à me gagner quand j'atteignis Milan. Mon officier était à Côme ; j'y courus. Adieu les terrains tertiaires ! On me mit au diapason du lyrisme patriotique. Là se trouvaient campés les volontaires. L'enthousiasme était immense, indescriptible. On voyait arriver, pêle-mêle avec les étudiants de Pérouse, de Sienne, de Bologne et des autres universités, les pêcheurs aux jambes nues de l'Adriatique ; la Romagne envoyait ses campagnards robustes ; les Vénitiens, franchissant la frontière, glissaient la nuit le long des côtes et débarquaient par bandes, en dépit des balles ennemies, pour rejoindre leurs frères... Jusqu'aux douaniers désertaient leur poste et s'enrôlaient. Autour des tables, dans les cafés, les trattorie, on apercevait, pâles et maigres, les paysans de la Campanie vêtus de peau de chèvre comme des satyres, trinquant, fraternisant avec les gens des villes, sans distinction du rang ou de la fortune. Triomphe inespéré ! Rêve évoqué naguère par les poètes ! Depuis Naples jusqu'à Venise, un même appel, pour la première fois, réunissait tous les fils d'une même mère ; un même cri faisait vibrer à l'unisson toutes leurs poitrines : Fuori, fuori lo straniero ! C'était un réveil splendide. Au milieu de cet embrasement, au bruit des chansons, des toasts ; obligé de recevoir l'accolade de tous ces gens avides d'épanchements et de transports, je fus guidé par mon ami de cantine en cantine, jusqu'à ce que, rauque et la langue sèche, je m'endormisse à l'aube, moi cinquième, sur un lit de camp. Encore mon sommeil ne fut-il pas de longue durée. Au bout d'une heure, l'ami me réveilla et je le vis debout, un verre en main, légèrement étourdi, parodiant ces vers de Filicaia : Fra poco, d'agli Appenini vedrai torrenti Scender d'armati, e di sangue tinta Bever l'onda del Pô Kaiserliki armenti. — En avant ! me dit-il. Nous retournâmes à Milan. De là, il rejoignit son escadron à Plaisance, je ne devais plus le revoir ! Je revins à Turin espérant, faute de mieux, travailler au musée. Les contrastes de cette existence, passant de la contemplation de la nature à la vie active, et le belliqueux tapage et la double jouissance qui résultait de ces changements, tout cela m'avait brouillé les idées ; je croyais avoir eu la fièvre. Heureusement pour mes nerfs, les Turinois chantaient un ton plus bas l'hymne de la délivrance. Ils étaient loin d'avoir pour Garibaldi le même engouement. Peut-être bien eussent-ils préféré, pour le moment, aux coups de canon, quelque bon traité de commerce avec l'Autriche. Commerçants avant tout et utilitaires, ils supputaient, au mot de conquête, les nombreux millions dépensés à l'unification de l'Italie. D'aucuns regrettaient le Piémont et ce bon temps, où l'on avait un roi qui s'occupait de chasse, sans songer à courir en guerre. Ces raisonnements pratiques dissipèrent peu à peu mon ivresse. J'achevai de me calmer sur les boulevards ombreux de Turin, cherchant la paix, examinant les Turinoises aux yeux noirs, à la figure ronde, qui se balançaient souriantes au bras de leurs paladins. Finalement, le soir venu, je me dirigeai, flânant sous les portiques, jusqu'au bout de la rue Borgo-Nuovo où j'entrai dans un grand café. J'oublie le nom de cet établissement, bien que tout ce que j'y vis m'apparaisse en ce moment comme dans un miroir magique. Il est situé près du théâtre national. Il faisait chaud dehors, il y avait beaucoup de monde, foule bariolée et composée des éléments les plus disparates. Je m'assis à une table occupée par un vieillard décoré, qui me fit place. A ma gauche se trouvait un bersaglier joli cœur, portant un panache qui dépassait d'une palme au moins l'ordonnance. Il entourait de son bras la taille d'une belle fille, sorte de paysanne endimanchée, laquelle regardait son amant, bouche ouverte et les joues animées, respirant la santé par tous les pores. Quelques recrues, plus ou moins hupées, escortées de leurs mères et de leurs sœurs, buvaient, assises autour des tables en compagnie de volontaires, de sous-officiers de toutes les armes et d'un grand nombre de jeunes gens. Ce public un peu tapageur, amené sans doute par les circonstances, tranchait visiblement sur les habitués, qui appartenaient à une classe plus élevée. Il pouvait y avoir là deux cents personnes, plus le public i d'entracte : gens du parterre ou bien des loges, qui arrivaient de temps en temps du théâtre pour se désaltérer. Je m'étais donc assis entre le militaire et le vieillard. C'était un homme expansif, aussi ne tarda-t-il pas à prendre l'initiative de la conversation. Ancien officier de Charles-Albert, il me raconta qu'il avait assisté à Goïto à la défaite des Autrichiens, qu'il avait été, plus tard, fait prisonnier à la bataille de Novare. Je l'écoutai d'abord avec intérêt, mais les fatigues du voyage ayant épuisé mes forces, je commençais à m'assoupir, bercé par les bruits confus qui se faisaient autour de moi, lorsque une apparition inattendue me fit dresser la tête et oublier jusqu'à la présence de mon interlocuteur. Par la porte entrouverte, je vis entrer Max Kilian en grande tenue de concert : bas blancs, gilet rouge, cordon d'or au chapeau et la ceinture étincelante. Il s'avança d'un air timide, un peu gauche, saluant avec respect les gens qui voulaient bien se donner la peine de le laisser passer. Il fit un signe à la personne assise au comptoir, et, sur un geste d'assentiment, il s'empara d'une petite table, s'assit tranquillement au milieu de la salle et ouvrit la boîte qui contenait la cithare. Voilà donc à quel prix Max nous avait invités à dîner, voilà pourquoi il était si pressé d'accomplir ce voyage ! L'ancien officier s'était tu, examinant le nouvel arrivant. J'éprouvais un malaise indéfinissable. Pour toutes les personnes présentes, il y avait dans ce costume éclatant, emblème fatal des préoccupations du jour, quelque chose d'audacieux et d'excitant comme une bravade. En même temps l'attitude confiante, la physionomie loyale de celui qui le portait, sa mélancolique figure, m'inspirèrent à moi une sorte d'attendrissement et, tout à coup, comme dans un songe, les Alpes couvertes de neige se déployèrent devant moi ; je revis le sentier où je m'étais assis pour attendre Max, et dans la mansarde de quelque mauvaise auberge, je me figurai ma chère Hulda, épiant avec inquiétude le retour de son frère. Nous nous trouvions à une grande distance l'un de l'autre ; je ne voyais Max qu'en profil, et comme j'étais tout au fond du local, il ne pouvait m'apercevoir. Dans ma perplexité, j'exprimai à mon voisin la crainte que le jeune homme ne subît quelque injure ; je voulais l'engager à sortir, mais le vieillard me détourna de cette idée, n'ayant même pas pris garde au costume autrichien. — Gardez-vous-en bien, me dit-il, vous feriez un esclandre. Nous savons, monsieur, ce qu'on doit à un étranger. Je me rappelai les succès de Max au théâtre diurne, je me rassurai. Un entracte venait précisément de commencer. Beaucoup de jeunes gens étaient restés debout au milieu du café, on commençait à s'apercevoir de la présence du musicien, on cessait de causer. Les Italiens, du reste, ont l'habitude d'écouter avec respect les artistes, quelque modestes qu'ils soient, et plus d'une fois j'ai vu, dans les cafés de Rome, l'exécutant lui-même imposer silence aux parleurs. Le Tyrolien, reconnaissant de cette apparente politesse, salua la société et commença, sur la cithare, une de ces mélodies vagues et mélancoliques du Tyrol qui semblent toujours appartenir à quelque écho lointain porté par le vent. Mais il n'en était pas à la cinquième mesure, que les mots de — Tedesco ! Codino ! fuori, fuori ! retentirent à mes oreilles. L'exécutant, qui n'entendait pas assez la langue pour distinguer les mots, continuait. Les menaces redoublèrent, accompagnées de chuts, de sifflements et de ces huées sourdes par lesquelles les Italiens expriment leur mépris : — Hue, hue, hue! Quelques femmes, d'un ton plus doux, lui crièrent de sortir : — Andate via, sortez l'ami ! sortez mon fils ! en piémontais, en italien et même en français. Je souffrais la torture. La figure de Max était devenue blême, de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son front et ses deux mains raclaient à tort et à travers les cordes de l'instrument. Il se leva, referma la boîte en s'appuyant d'une main à la table, comme un homme qui chancelle. Puis, au milieu des outrages, des rires, des plaisanteries, promenant ses yeux hagards sur cette foule bruyante, affolée comme une troupe d'enfants après un chien qui se noie, il porta la main au front, avec un geste d'inexprimable détresse, se raidit tout à coup, fouilla dans la poche de sa veste et en retira un objet qu'il déroula lestement sur la table. Je reconnus la gingelira. Cela fut fait en un clin d'oeil, sans qu'on eût le temps de se retourner, et Max, solidement campé devant la table, attaquait une marche qui retentit au milieu du silence. Nous regardions, étonnés, sa main courir sur les touches, avec un brio, une virtuosité incomparables. Mon voisin, qui, jusqu'alors avait contemplé cette scène d'un œil impassible, frottait son front chauve, visiblement excité et comme quelqu'un qui cherche à se souvenir. Tout à coup, se levant avec un regard de colère : — C'est la marche de Radetzki, s'écria-t-il, faisant un pas en avant. Or, cette marche, lui et d'autres, peut-être, l'avaient entendue dans cette fatale journée deNovare, lorsque Charles-Albert, éperdu, se jetait dans la mêlée, suppliant ses braves de mourir avec lui ; ou bien, ils l'avaient apprise sur la place St-Marc, à Venise, ou à Milan, sous l'exécrable domination autrichienne. En tout cas, le seul nom de Radetzki suffisait pour jeter une note discordante dans leurs souvenirs, et l'attitude de Kilian ne permettait aucunement de douter de sa provocation préméditée. Ce mot, promptement commenté, circula de proche en proche, suscitant un effrayant tapage. Les uns se levèrent, agitant les bras, criant, hurlant ; d'autres se précipitèrent, bousculant les tables vers le malheureux Max, qui se tenait debout, sa chaise en main, tenant en respect les plus agressifs. Quant à moi, quant à ceux qui se trouvaient à mes côtés, nous étions impitoyablement refoulés avec nos tables contre le mur, malgré nos efforts pour percer la cohue car des gens plus calmes s'étaient élancés parmi les assaillants et essayaient de faire un cercle qui commençait à grandir autour de Max. Les garçons étaient accourus, les femmes s'en mêlaient. Max eût probablement opéré sa retraite avec tous les honneurs de la guerre, et déjà je me réjouissais, voyant la porte se refermer sur lui, lorsqu'une sorte de dandy, demi-cire et demi-mannequin, lequel précisément venait d'entrer, se retourna sur le musicien sans défense et lui appliqua, par derrière, juste au moment où il refermait la porte, un formidable coup de pied dans le pliant de la jambe gauche. — Lâche ! cria ma voisine, la Turinoise, en se débarrassant des bras de son vainqueur. — Dehors le lâche ! pas de lâche parmi les braves ! hurla le bersaglier. En disant ces mots, il posa dans la bouche deux doigts de la main droite et fit entendre un sifflement aigu comme le sifflet d'une locomotive. Alors se passa un de ces moments indicibles où les passions déchaînées d'une multitude s'arrêtent, un instant suspendues, refoulées et comme anéanties, par l'énergique volonté d'un seul. Bien que le trouble-fête eût disparu, les esprits continuaient à s'échauffer de plus belle, les uns prenant parti contre lui, d'autres pour. Après un instant, la porte s'ouvrant toute grande, le montagnard rentra, déployant sa haute taille au beau milieu de l'embrasure, impassible, immobile, une main contre le cœur, l'autre crispée et prête à la défense. Il s'avança de quelques pas et s'écria d'une voix tonnante, montrant sa jambe gauche maculée : — Wer hat mich geschlagen ? (Qui m'a frappé ?) Il se fit un silence de mort. On voyait qu'il était dans une de ces excitations intérieures où le sang bouillonne, où les fibres ont acquis leur tension suprême. Personne n'osait trahir le coupable, qui se tenait tapi dans un coin, pâle de terreur, voyant les yeux fixés sur lui d'une façon inquiétante. Max fit encore un pas, son regard était terrible. Il répéta d'une voix vibrante : — Wer hat mich geschlagen ? Pas une voix ne se fit entendre. Je n'oublierai jamais cette scène. Non, ce qu'était en cet instant ce paysan des Alpes, seul parmi la cohue qu'il foudroyait de son regard, avec son air étrange, exotique, souple en ses mouvements comme un lion prêt à bondir ; ce qu'il était, dans le prestige de sa beauté, dans la majesté de sa force, nul Michel-Ange, nul art vivant ne pourraient me le rendre. Je me sentis presser le bras. C'était la Turinoise qui, s'étant mise debout, s'appuyait d'un côté sur moi, de l'autre sur la cuisse du militaire et contemplait, le cou tendu et retenant son souffle, le jeune Tyrolien. Elle lâcha subitement mon bras, grimpa sur la table et s'écria d'une voix masculine et rauque, en frappant les deux mains l'une contre l'autre : — C'oust' è un uom ! fer Dio ! (Voilà un homme ! par Dieu !). Cette exclamation subite, proférée en patois, fit l'effet d'une fusée à travers le silence et tout ce qu'il y avait de cannes, d'ombrelles, de sabres, de crosses, de chopes, de mains et de pieds dans la salle, s'unit en un formidable roulement. — Bravo il Tirolese, bravo il musicante, bravo ! Tout le monde criait à la fois, trépignant d'enthousiasme. Max salua la foule et sortit, suivi d'une salve d'applaudissements. Volontiers j'eusse embrassé la Piémontaise qui s'ébattait, rouge de plaisir, battant des mains et des talons. Profitant du tumulte, j'escaladai les tables et je jouai des coudes jusqu'à la porte. Mais j'arrivai trop tard. On avait vu Max enfiler une rue avoisinante ; je l'y suivis, car je venais, chemin faisant, de recueillir certains propos qui m'alarmaient. On s'étonnait que la police tolérât ces musiciens allemands, qui pouvaient abuser du costume pour servir d'espions ; et moi-même j'en étais à me demander si le garçon était autorisé à jouer en public. Pauvre Max ! Moi qui n'avais pu le défendre, je voulais au moins conjurer de plus graves dangers. Mais ce fut peine perdue, vainement je parcourus la ville, jusque bien avant dans la nuit, vainement je visitai les osterie, les auberges et les endroits publics où j'estimais qu'il pût s'être logé. Max avait disparu. AVANT L'ORAGE J'avais passé une nuit très agitée et je me morfondais, fatigué, soucieux, dans ces interminables rues de Turin. Mon idée fixe était celle-ci : voir Hulda. Il me semblait impossible de vivre, avant d'avoir retrouvé la jeune fille saine et sauve, comme si réellement elle eût échappé à quelque grand danger. Je ne pouvais croire, cependant, que Max eût exposé sa sœur, sans précaution aucune, aux conséquences d'une tentative, qui m'apparaissait en ce moment dans toute sa témérité. Sans aucun doute, il l'avait laissée à Candiolo, pour venir seul à Turin, essayer de gagner sa vie, et quant à lui, l'expérience de la veille le mettrait à l'abri de toute récidive. Cette conclusion, très vraisemblable, eût dû me rassurer. Eh ! bien non, j'étais inquiet, distrait. L'image de Hulda flottait devant moi, dans le vague, et je la suivais. Quoique pressé de travailler au musée d'histoire naturelle, — j'y comptais passer plusieurs jours, — je me contentai d'errer d'une case à l'autre, étonné de ce que toute tentative d'abstraction se refusât, pour ainsi dire, à mon intelligence. Ces petites coquilles alignées, tous ces débris fossiles enlevés à leur sol, collés, étiquetés, ne semblaient plus m'offrir qu'autant d'hiéroglyphes muets, tandis qu'ils s'étaient révélés à moi, dans la nature, quelques jours auparavant, avec la représentation vivante des faits qu'ils affirment. C'est que j'avais éprouvé la jouissance des sensations, c'est que le travail de l'esprit ne pouvait plus remplacer chez moi les émotions plus vives du cœur. J'aspirais à sentir. Avide d'espace, au bout d'une heure, j'allai dîner dans un jardin public, après quoi je pliai bagage, en m'offrant pour prétexte la suppression, réelle cette fois, des trains de voyageurs. Un convoi nous restait, celui du soir ; j'espérais donc y trouver mes amis, mais en vain, je fis seul le voyage. Ma rentrée à l'osteria fit certaine sensation. A mon aspect, Piccioli quitta son journal, courut à ma rencontre et me saisit à bras-le-corps : — Quelles nouvelles ? Monsieur Paul, vous venez de Turin... racontez, racontez... Il me fit presque tomber sur un banc. — Quoi de neuf ? Vous avez lu le bulletin ? — Quel bulletin ? L'hôte éleva les bras en l'air avec un geste indescriptible : — Et vous ne savez pas que le roi est parti,... que toute l'armée s'est ébranlée,... que depuis vingt-quatre heures, l'archiduc Albert a reçu le dernier manifeste de la guerre, dénonçant les hostilités ? Et vous ne savez pas que la terre va trembler ?... Ma, corpo délia madona ! Vos amis en savaient plus long. — Quels amis ? fis-je étonné en sortant tout à coup de mon calme. — Mais vos amis, les Tyroliens ; ils sont remontés le matin vers Asti, et savez-vous comment ? Avec un transport de chevaux, debout parmi les bêtes... — Ils nous ont adressé ceci, ajouta l'hôtesse en montrant un bulletin du journal. — Sta madré d'Eva! Elle aura dit des gentillesses à l'officier, qui les a pris dans son fourgon. Enfin ! J'allais dormir tranquille. Le lendemain, c'était dimanche, de plus fête au village. Je fus réveillé de bonne heure par les joueurs de boule qui se livraient, sous mes fenêtres, à leurs bruyants ébats. La journée s'annonçait brûlante, l'air était dense, des nuages menaçants s'amoncelaient au ciel. J'ordonnai vite mon déjeuner. Et, comme je bâillais d'impatience, devant la table dégarnie : — Attendez, que je vous réveille, signor viio, dit Mme Piccioli, en me secouant sous le nez un fin mouchoir de batiste. Elle me fit voir au coin, dans une broderie, un chiffre entouré d'une lyre, en ajoutant : — C'est à la signorina, vous le lui remettrez de ma part avec mes compliments. La dame apporta le café, s'assit à mes côtés et se répandit en recommandations matérielles, me suppliant de ne point boire en route, de marcher doucement, de ne pas m'échauffer. Elle avait pris un ton confidentiel, avec certains sourires et des airs mystérieux qui me donnaient à réfléchir. En dépit de ses bons conseils, deux heures plus tard, je tombais sur la place d'Asti, ruisselant et poudreux, comme un courrier de mélodrame. J'avais devancé l'orage qui se déchaînait. Il était midi ; tout le monde dormait, les boutiques étaient closes, les cafés déserts. On sentait là comme un pressentiment des choses graves qui se passaient. Je m'étais assis sous l'un des portiques, afin de prendre connaissance des journaux, lorsque, à l'autre bout de la place, j'aperçus Max qui entrait dans son établissement accoutumé. Il vida sur le pouce un verre de bière, à la manière allemande, après avoir soufflé l'écume et se remit à marcher en s'épon-geant le front, la tête basse, dans un tel état de prostration que j'en fus effrayé et mélançai vers lui à toutes jambes. Aussitôt qu'il m'eut reconnu, son visage s'éclaircit : — Paul ! mon cher Paul ! Ah ! voilà, bei Gott ! une rencontre ! s'écria-t-il. Il me serra les mains avec une excessive animation et m'entraîna dans le café d'où il était sorti puis, se laissant choir sur une chaise : — Mauvaises nouvelles... reprit-il, bien mauvaises... et tous les malheurs à la fois. Hulda n'est pas guérie, tant s'en faut !... Le voyage l'a brisée... elle a passé une nuit affreuse... Ou bien, est-ce à cause de l'orage qui se préparait ? Hulda se désespère... Effrayé par ces mots, j'allais me lever, mais Kilian me retint : — Non, non, attends un peu ; mais comme te voilà fait... et cela pour venir nous voir ! Repose-toi, Hulda est bien soignée... J'allais chez le docteur pour chercher une potion et prendre le café. Ce brave homme me voyait si bas qu'il m'a obligé à sortir. Ah ! quand tu n'es pas là, vois-tu !... Puis je vais à la poste, car je n'ai pas tout dit. Le grand-père a failli mourir, atteint d'hydropisie. Quand je te dis que j'en ai vu de dures... mais enfin ! Te voilà de retour... je prends courage, Paul... Ah ! ce brave Paul ! Max me serra la main avec une nouvelle effusion et continua : — Sais-tu ce que tu devrais faire ? Tu vas surprendre la fillette, ce sera un plaisir !... Mais si elle dort, laisse-la dormir et prends un livre en m'attendant. Allons, buvons une chope, tu dois mourir de soif. Ouf ! C'est cette chaleur maudite, vois-tu, qui accable Hulda, rien que cela. Ils ont un soleil, ici, saperment! Ce qu'on dépense de bière... c'est incroyable. Max, peu à peu ragaillardi, appela le garçon qui dormait, puis, tout en vidant, non sans grimace, un autre verre de birra bavarese, il me narra son voyage à Candiolo, se louant avec enthousiasme de l'hospitalité de Mme Schultz. Prenant ensuite un air de comique importance : — Tu ne sais pas, dit-il, je me suis fait entendre à Turin... quel succès! Brrr!... Ils m'ont sifflé... Ma foi, si j'avais été seul, j'en aurais ri... mais par le temps qui court... je n'étais pas à la danse ; puis, j'avais une peur atroce qu'on ne me brisât l'instrument. J'ai essayé la gingelira, car je voulais avoir mon tour : une, deux... la marche de Radetzki,... brrr ! les sifflets, les huées, les bourrades! Il fallait voir!... J'ai tenu bon; eh ! bien, l'on a fini par rire... Je comprends cela, ils sont un peu montés. Voilà comment le chanteur racontait son aventure, il n'avait pas même gardé rancune. Néanmoins, je m'abstins de trahir le secret de ma présence au désastreux concert. — Et Hulda, lui dis-je, où l'avais-tu laissée ? — Chez Mme Schultz, qui nous avait ramenés en voiture à Turin ; mais moi, pour être libre, j'avais préféré m'installer à l'hôtel, tu comprends... et le soir je suis entré dans un établissement... comme celui-ci, ajouta-t-il en riant. Il baissa la voix mystérieusement : — Là dessus silence, ne vas pas dire à Hulda que j'ai joué dans un café ! Tu sais,... la sœur a sa petite fierté... comme si la boutique faisait la marchandise ! Payer avant, payer après... bah ! D'ailleurs, dans ma situation, quand on n'a pas le choix des moyens et qu'il faut vivre... et songer à fournir aux autres, on ne recule pas. — Devant les sifflets, dis-je, interrompant Max avec feu, car mon inertie forcée à cette maudite scène de Turin me remontait au cœur, quand je suis là pour te venir en aide, tu préfères exposer ton amour propre. Il répondit d'un ton de reproche où perçait la fierté : — Oh ! Paul, ce n'était pas pour moi... Et alors !... L'amour fraternel primait, chez Max, tout autre sentiment. Il y avait un éclair dans ses yeux lorsqu'il prononça ces mots comme si le sacrifice de sa dignité eût été pour lui, en cette occasion, une véritable jouissance. Il refusa de nouveau mes services en me déclarant qu'il avait reçu de l'argent et que, du reste, s'il avait essayé d'en gagner c'est que, après tout, il faut faire son métier ; il avait trop flâné dans sa jeunesse, il sentait que désormais les soins de la famille reposaient entièrement sur lui. — Affaire finie, ajouta-t-il, à ta santé ! Quand je serai à court nous en reparlerons, mais cela sonne encore... Il secoua son ranzen et se leva en regardant le ciel : — Allons, il va pleuvoir et le docteur m'attend, à tantôt. LES ENFANTS DE LA NATURE Ostensiblement, Max était si peu inquiet de l'état de sa sœur que je montai chez elle sans grande appréhension. Mais arrivé devant la porte, je m'arrêtai, une émotion soudaine s'était emparée de moi, le cœur me battait à tout rompre. Je fus accueilli par cette même vieille qui m'avait introduit naguère, lors de ma première visite aux Tyroliens. Elle poussa une exclamation en me voyant. — Oh! M. Ritter, venez, venez... Elle me fit traverser le petit salon et m'attira par le bras dans la chambre à coucher dont la porte était ouverte : — Regardez, dit-elle, c'est comme un délire qui vient de lui prendre... et son frère qui n'est pas ici ! Sur un sopha, qu'on avait roulé en travers au milieu de la chambre, j'aperçus Hulda étendue et toute frémissante. Elle agitait les bras en signe de terreur, elle ouvrait ses grands yeux dont le regard était absent, elle se tordait avec un gémissement douloureux. Je me laissai tomber à genoux devant elle, je lui pris les mains qui étaient moites de sueur. — Mon Dieu ! éveillez-la, dit la vieille. Le tonnerre se fit entendre, un éclair brilla dans la chambre, Hulda poussa un cri déchirant et se jeta dans mes bras. — Paul, monsieur Paul ! Elle me regardait égarée. Ses pupilles se dilatèrent, elle s'écria : — Va-t-en, va-t-en. Et elle me repoussait en se dégageant de mes mains. Je m'assis auprès d'elle, je l'appelai doucement par son nom, j'essuyai son front ; elle paraissait me reconnaître, mais ses yeux brillaient, animés d'une fixité singulière. — Ah ! j'ai fait un rêve, dit-elle, il était là... — elle montrait la place que j'occupais auparavant, — tu ne sais pas... j'avais un fiancé, chez nous, qui m'a quittée. Je ne t'ai pas dit... Nous allions nous marier tout à l'heure, j'avais ma robe blanche, lui s'approchait pour m'embrasser... mais dans ses yeux et dans sa bouche, partout, je voyais des serpents qui marchaient, tournoyaient en s'avançant... Elle tendait le cou, son œil fixait un point : — Le voilà, le voilà ! Elle se jeta en arrière avec un cri strident, ses doigts se crispèrent dans un mouvement de dégoût et d'horreur qui me glaça le sang dans les veines. J'avais essayé, ne sachant que faire, de la soulever dans mes bras ; elle soupirait d'une voix dolente, je sentais contre ma poitrine frissonner sa taille souple et mignonne. Cette crise dura deux ou trois minutes, puis elle s'affaissa brisée en demandant à boire. Je priai la vieille de nous laisser. A peine étions-nous seuls, les yeux de Hulda se remplirent de larmes, elle pencha la tête sur mon épaule et, me regardant avec une ineffable expression de douleur : — Nous n'irons plus promener ensemble, avec Polio et Toni, plus jamais... Oh ! tu m'as bien amusée, toi, Paul ! Elle me serra la main et reprit : — Écoute, Paul, tu es mon ami, toi, mon grand ami ; je vais te dire une chose, mais ne la répète jamais à mon frère, jamais, entends-tu ? J'ai peur de mourir ! Elle se pressa contre moi, comme pour chercher une protection, elle se cacha la figure sur ma poitrine et éclata en sanglots qui retentissaient dans la chambre comme les cris d'un enfant. J'étais hors de moi. Je me levai, j'errai par la chambre, suppliant Hulda d'épargner son frère qui pouvait entrer à tout instant, j'étouffais ses cris convulsifs qui me brisaient le cœur. Ma détresse lui fit pitié, elle se calma. Je la grondai de son enfantillage. Elle se recoucha épuisée, en m'interrogeant d'une voix faible, sur mon voyage. Bientôt après elle s'endormit. Je restai là à écouter la respiration de Hulda ; un éclair illuminait de temps en temps sa douce physionomie. Ses bras nus étaient repliés sur son corsage qui se soulevait péniblement, mais sa bouche vermeille, garnie de petites dents très blanches, avait conservé toute sa suavité. Je me repliai en moi-même et, ruminant l'infernal pronostic du docteur, je mesurai l'abîme qui s'ouvrait devant moi. Hulda vivante, mille obstacles se jetaient entre nous, morte... cette pensée me faisait frémir. Que d'efforts n'avais-je pas accomplis pour ne pas boire dans un baiser ces larmes de désespoir ! Je m'égarais avec volupté au souvenir de cette douloureuse expansion. « Que ce soit, m'écriai-je, l'agonie de mon amour ! » Je me levai en sursaut, j'ouvris la fenêtre du salon, j'aurais voulu voir Max revenir... il prolongeait sa visite. Qu'avait donc à lui dire le docteur ? La préparer, sans doute, à un désastre. Cette idée se fixa en moi comme une braise ardente. Je jetai sur la jeune fille un regard d'angoisse... mes sanglots s'échappèrent. Hulda, cependant, reposait tranquille ; je m'assis devant elle et je pris un livre, espérant refouler mon trouble. Mais, en réalité, j'écoutais le souffle de sa respiration, sans parvenir à fixer mes idées. Je restai ainsi plus d'une heure, contemplant Hulda avec une sorte de ravissement. Elle rêvassait, entrouvrant les yeux par moments, puis les refermant pour ne pas voir les éclairs qui se succédaient avec rapidité ; la pluie fouettait les vitres, la foudre grondait. Hulda soupira faiblement et je l'entendis murmurer en tyrolien : « Max, es-tu là ? Frère, embrasse-moi. » Sa voix était caressante, enfantine, elle tendait la main dans le vague, un sourire passait sur ses lèvres et moi je luttais, appelant à mon secours toutes les puissances de ma volonté, contre le désir d'une douce supercherie. Un instant après elle recommença à parler : Max !... ah ! Max, qui m'en veut !... » Je n'y résistai plus, je me penchai sur son front... mais une force intérieure me retint ; je pris sa main que j'effleurai de mes lèvres. Hulda se réveilla souriante et, se levant à demi, elle attacha sur moi ses yeux avec un long regard, et tout à coup m'enlaçant de ses bras : — Moi je veux t'embrasser ! Elle m'attira vivement, pressant sa joue contre mon visage. Ce fut comme un élan, un moment de transport aveugle. Hulda me serrait étroitement, m'embrassait,... puis brusquement, se jetant en arrière, elle se couvrit la figure des deux mains : — Oh ! monsieur Paul ! c'est monsieur Paul ! A cette exclamation aussi étrange qu'inattendue, je présumai qu'elle venait d'apercevoir quelqu'un dans l'autre chambre. La vieille pouvait être rentrée sans que je l'entendisse, à cause du bruit de l'orage. J'avais été, du reste, trop absorbé pour entendre quoi que ce fût et je tournais le dos à la porte du salon. Dissimulant mon étonnement, et sans me retourner, je levai les yeux, cherchant la glace du lavabo qui se trouvait placé au fond de notre chambre, en face de moi. Une secousse m'ébranla le corps... mes lèvres s'agitèrent : — Max ! Et je restai comme foudroyé. Je ne voyais plus rien, si ce n'est l'image réfléchie du Tyrolien, qui se produisait sur cette glace avec une effrayante netteté. Max était là, debout contre la cheminée du salon, regardant devant lui, calme et grave, tenant une lettre qu'il ne lisait pas. J'aurais voulu voir la terre s'entrouvrir sous mes pieds. Hulda se leva et courut à son frère. Quant à moi, je n'avais plus conscience de ce qui se passait. Je restais immobile, muet de stupeur. Une première idée m'assaillit : Max venait d'entrer, sans doute, à l'instant même, sans quoi il se fût approché de nous, sa droiture et sa franchise se refusant à toute apparence d'espionnage ; alors j'étais condamné sans appel, par le fait seul, car il ne pouvait savoir lequel de nous deux avait provoqué ce transport. Je fis un pas vers lui. Hulda racontait, sans aucun embarras, mais cependant d'une voix précipitée, ce qu'elle se rappelait de sa crise. Elle ajouta en terminant : — Et sais-tu, Max, comment tout cela a fini ? Par l'arrivée de ce cher Paul, que j'ai embrassé, dans ma joie, en lui sautant au cou ; cela m'a pris... et puis j'ai fait la mijaurée et je lui ai laissé croire que je le prenais pour toi ; mais il ne faut jamais mentir, n'est-ce pas, frère ? Alors ça ne compte pas, je vais recommencer. Et me prenant familièrement par les deux bouts de la moustache, elle m'embrassa. Je restai confondu. M'étais-je donc trompé sur le caractère de cette caresse, qui me brûlait encore la joue ? Je repris mon sang-froid en me cramponnant à ce dernier espoir. Calme en apparence et inflexible, Max, qui n'avait pas prononcé un seul mot, posa la main,sur l'épaule de sa sœur et répondit tranquillement : — Tu es pourtant assez grande pour savoir te conduire, Hulda. Il nous regarda tous deux en promenant ses yeux froidement de l'un à l'autre et ajouta : — Mais depuis quand, ma chère, ne dit-on plus monsieur Paul ? Il n'y avait aucune colère dans ces paroles, mais de la tristesse, une sévérité froide ; il était pâle et concentré en lui-même. Hulda, devenue sérieuse, se collait à moi et regardait son frère, timidement. C'était la première fois qu'elle m'avait appelé Paul tout court, elle cherchait une excuse. Heureusement la domestique entra et vint demander de l'argent pour une potion qu'elle apportait, cela fit une interruption. J'ouvris la fenêtre, j'étouffais. Il y avait comme une barre sur ma poitrine. Je sentais que dans ma vie quelque chose d'irréparable venait de se passer, malgré la tentative de Hulda pour nous sauver. Car je n'en doutais plus, la fille d'Ève venait de tromper son frère par une audacieuse naïveté dont il n'avait pas été dupe. Tandis que Hulda payait la vieille, Max s'approcha de la fenêtre où je me tenais appuyé, en proie aux plus amères réflexions. — Ritter, me dit-il, je voudrais te parler... tout à l'heure. Je vais quitter l'Italie, probablement. Et de son pas élastique il se mit à marcher par la chambre, paisible, silencieux, avec cette expression calme de la force, du courage et de la loyauté : la main dans la ceinture et le front haut, tel qu'il m'était apparu l'avant-veille à Turin narguant la foule, tel que je venais de le voir, il y avait une heure, lorsqu'il me confiait sa sœur adorée ; imposante figure qui me semblait grandir encore et que j'aimais de toute mon âme. Allions-nous donc nous haïr ? Je souffrais cruellement. Un instant après, j'entendis dans l'autre chambre une discussion assez vive. Max, d'après l'avis du médecin, engageait sa sœur à se coucher pendant quelques heures. Elle n'y voulait consentir, faisant la mauvaise tête, au souvenir de l'admonition qu'il venait de lui adresser, à propos de sa familiarité envers moi. Il lui prit ensuite la fantaisie d'aller loger à San-Damiano. Max s'y refusa, alléguant l'inconvenance de sa demande, et comme elle insistait d'une façon déraisonnable : — Je veux que tu m'obéisses, dit-il, une fois en ta vie, et ce sera aujourd'hui. Jamais, depuis l'origine de nos relations, je ne l'avais entendu prendre ce ton avec sa sœur ; je ne puis dire l'effet pénible que produisit sur moi cette altercation, dans un moment où Hulda, pâle et défaite, avait besoin de ménagements. Elle pleurnichait, suppliant son frère de lui pardonner un désir qui n'était pas un simple caprice, elle sentait depuis son cauchemar une répulsion instinctive pour cette chambre, elle avait peur des spectres, disait-elle, et ne pourrait y dormir. Max haussa les épaules, impatienté. Il vint à moi en disant : — Ritter, tu as de l'influence sur ma sœur, tâche de la convaincre, ce qu'elle demande est impossible. Sans rien ajouter, il ouvrit la porte et sortit, dans le seul but de nous laisser seuls, car je l'entendais causer sur le palier. — Au nom du ciel ! m'écriai-je, quand Max est-il entré ?... ici... tout à l'heure... quand l'as-tu vu ? Je m'étais élancé vers Hulda, qui me dévisageait, avec un air de profond étonnement. — Je l'ai vu... en me levant... Mais pourquoi ?... — elle — 140 — me prit les deux mains avec vivacité, — que veux-tu dire... Crains-tu peut-être qu'il ne m'ait vue souffrir ? En disant cela, elle me regardait attendrie. Il y avait dans le rayon limpide de ses yeux une expression caressante, qui me rappelait un autre moment, mais tant de droiture en même temps, un étonnement si manifeste... J'écoutais étourdi... Hulda continuait, sans me lâcher, avec ce même regard ouvert, et toujours de sa voix émue et pénétrante : — Qu'a donc mon frère ? Je ne l'ai jamais vu comme cela, et toi aussi, Monsieur Paul, tu as l'air triste... parce que je suis pâle ? Mais je ne suis pas si malade, c'est fini... — Elle appela son frère : — Max ! Max ! Viens ici, je ferai tout ce qu'on voudra. Allons, ne soyez pas inquiets. Mais pas dormir ici... je t'en prie ! Elle attendait, en minaudant, la réponse de son frère. Voyant qu'il se radoucissait, elle lui tira la barbe : — Allons chez Paul... pardon, chez monsieur Paul,... chez le seigneur Paul, je veux dire. Max consentit en me demandant si je n'y voyais pas d'inconvénient. Je me mis à sa disposition, je proposai même de retourner chez moi et de leur envoyer la carriole de notre auberge. Il approuva ce projet, puis il descendit avec moi jusqu'au premier étage ; là, Max s'arrêta. J'attendais sans mot dire ; il me remit une lettre en disant : — Tu prendras connaissance de ceci, je ne veux pas que Hulda sache ce qui se passe. Ce soir, j'attends une autre lettre, si elle ne contient pas de meilleures nouvelles, coûte que coûte, il faudra partir, car le grand-père est peut-être mourant... Max me posa la main sur l'épaule et continua : — Ach! Freund,... ne plus le revoir, lui qui m'a élevé... mon vieux camarade de chasse ! Il me serra la main silencieusement : — A plus tard, dit-il, tu me donneras du courage. APRÈS L'ORAGE Je me rappellerai toujours les bouffées d'air que j'aspirai dans la campagne au sortir de cette scène. Le soleil commençait à percer les nuages, un parfum de verdure s'élevait de la terre rafraîchie, tandis que je frôlais, en passant, les haies d'acacia qui secouaient sur moi leurs dernières gouttes de pluie. C'était comme une rénovation de la nature et de moi-même. Car, de l'horrible cauchemar qui avait un instant abusé mes sens, il ne me restait plus qu'une impression : le baiser de Hulda ! Ce souvenir m'enivrait. Je me sentais revivre en une double existence et je m'abandonnais sans réserve au rêve le plus insensé : un amour sans espoir. Quelle fatalité m'y poussait ? Nous allions nous quitter, peut-être, et ne venais-je pas d'assister aux défaillances de Hulda ? Mais je n'y songeais plus, tous les soucis disparaissaient devant cette réalité triomphante : Etre aimé ! Etre aimé de Hulda,... vivant écho de la nature. Afin d'éviter la poussière, j'avais pris par les champs et je courais, droit devant moi, ébloui par mes propres pensées. Puis, un instant, je m'arrêtai pour résumer mes souvenirs, concentrer mon bonheur. Des murmures sympathiques bourdonnaient à mon oreille ; j'écoutais frissonner les trembles auxquels mon imagination prêtait un génie qui les animait ; mes yeux erraient vaguement sur les objets environnants, et dans tout ce brillant organisme épanoui sous le soleil, je rencontrais une idée fixe, quelque chose comme un chant dans l'harmonie universelle — Hulda ! — Je l'appelais, je lui parlais, deux bras aussitôt m'entouraient, une bouche frémissante se collait à ma joue... c'était du délire. Tout à coup des toits m'apparurent à travers le feuillage... Où donc étais-je ? Le sentier que j'avais suivi, à peine marqué et couvert de mousse, se perdait le long d'un talus. J'entendis bruire sous les roseaux un mince ruisselet, je reconnus des graminées avec leurs épis roses et des touffes de myosotis ! J'étais à Andona... Je m'étais égaré... J'avais suivi par instinct ces lieux témoins de nos premières confidences. Comme je longeais la ligne des maisons, j'aperçus Sandrina qui lisait à haute voix son Télémaque, près de l'école. Je me faufilai derrière elle, j'étreignis ses deux mains en m'emparant du livre. Elle poussa un cri : « Aïe ! aïe ! monsiè, ma, monsiè ! Vous voilà comme Massimo qui m'enfonce toujours la bague dans le doigt. » Me voyant prendre un air malicieux, elle rougit. Elle me demanda d'où je venais, si fort en l'air. Je lui répondis que j'arrivais d'Asti et que j'allais à San-Damiano, où nos amis devaient me rejoindre. — C'est vrai que c'est la fête, dit-elle, et l'on y danse. J'irai peut-être au soir vous retrouver. Elle voulut me faire entrer, je disparus comme le vent, plus ardent qu'un amoureux à son premier rendez-vous. Car ce n'était pas une passion seulement, mais une soif d'affection longtemps contenue, qui débordait en moi. Tous mes désirs, toutes mes aspirations se réalisaient, et je me livrais aux plus folles espérances avec un entraînement sans bornes. Mon premier soin, en arrivant, fut de m'enquérir de la carriole que je devais envoyer à Max ; mais n'ayant pu l'obtenir en raison de la fête, je fis dire au Tyrolien qu'il eût à louer une voiture à Asti et à venir au plus vite. Cela fait, j'ordonnai mon dîner. Un grand nombre de paysans riaient, chantaient à la porte de l'auberge. Des nappes bien blanches ornaient les petites tables de la salle à manger. Là aussi, tout resplendissait de cette lumière réjouissante que je portais en moi et que je répandais partout, à mon insu. Mais au moment où j'allais prendre place, quand je passai devant la glace pendue à la muraille, l'aspect de mon visage me fit tressaillir. Pâle et défait, je me laissai tomber sur l'un des bancs, assailli, tout à coup, par un nuage qui fondit sur moi. Cette sensation fut si subite et si impétueuse que je crus d'abord à une impression purement physique, car je passais, sans transition, d'une atmosphère brûlante à la fraîcheur de ce local. Mais la réalité bientôt se fit jour. En rentrant chez Piccioli, j'étais redescendu de l'excursion idéale vers laquelle Hulda m'avait entraîné. Et ce n'était pas le froid qui venait de me saisir, c'était un récent souvenir qui m'apparaissait dans cette glace, sous ma propre figure et bientôt après sous la forme de Max — de Max, se dressant comme un spectre, à travers nos amours. — Hulda va partir ! m'écriai-je, et cette idée ne me quitta plus. J'eus beau chasser mes doutes, il me parut irréfutable que Max avait été le témoin de tout ce qui s'était passé entre nous. Ses reproches immérités, ses brusqueries inaccoutumées envers sa sœur, en faisaient foi. Je le savais tout jet, toute intuition, mais également énergique, capable d'arrêter à son gré l'explosion de sa colère. Or, la reconnaissance qu'il croyait me devoir, ne lui avait-elle pas inspiré l'idée de cette lettre, qui, le forçant à un départ précipité, lui permettrait de rompre sans éclat nos relations devenues trop intimes ? Un seul fait le prouvait. Il ne pouvait recevoir une lettre du Tyrol en vingt-quatre heures. Pour un motif analogue, n'avait-il pas, un jour, invité le docteur à dîner, lorsqu'il se sentait tout disposé à lui retirer son estime. Songerait-il, d'ailleurs, sans une impérieuse nécessité, à se mettre en voyage, dans l'état de souffrance où se trouvait Hulda ? Je me rappelai la lettre que Max m'avait remise en me quittant. Je l'ouvris. C'était un billet du médecin de Fùgen, un bulletin de santé du grand-père, beaucoup moins alarmant qu'il ne me l'avait fait supposer. Il n'y avait pas de date, pourquoi ? L'amertume goutte à goutte s'infiltra dans mon âme. Je courus à ma chambre, poursuivi par mille détails qui se pressaient dans ma mémoire, que je fouillais avec une obstination cruelle et qui, tous, me conduisaient à cette foudroyante conclusion : que je passais aux yeux de Max pour traître et déloyal. Et j'étais sans défense ; et je me débattais dans l'insoluble ! La perte de Hulda que j'adorais, sa santé défaillante, ma position cruelle, inouïe, au moment où je croyais naître à la vie, tout cela me saisit à la gorge comme autant de furies, je me jetai sur mon lit, serrant les poings, dans un accès de rage contre mon impuissance. Mme Piccioli me surprit en cet état. Avertie par la servante qu'on m'avait vu rentrer la tête en feu, elle se permettait de venir voir ce qu'il y avait. Une teinte couperosée s'étendait, paraît-il, sur mon visage. Elle soutint que j'avais un coup de soleil, qu'elle l'avait prédit, que je me tuais avec mes coquilles. Elle finit par m'obliger à descendre, et me fit servir un poulet qu'on avait réservé pour mon retour. D'abord, je crus n'en faire qu'une bouchée, étant à jeun depuis le matin, mais il me fut impossible de manger. La nature succombait aux violentes émotions que j'avais éprouvées. Je me renversai sur ma chaise et je m'assoupis en attendant les Tyroliens, avec l'impatiente résignation d'un blessé qui sonde sa blessure. Nanina la servante, assise devant moi, son chasse-mouche en main, défendait mon dîner auquel je n'avais pas touché. Nous restâmes ainsi fort longtemps sans rien dire. Quand je rouvris les yeux, le soleil avait disparu. Nanina remonta les stores et, regardant par la fenêtre, elle m'annonça qu'elle croyait voir venir le docteur Caselli. Ce nom me réveilla complètement, je me levai. Elle ajouta qu'il se rendait souvent au village de Castellero chez le chevalier Spanzi qui avait la goutte. Elle était étonnée de le voir traverser San-Damiano, ce n'était pas son chemin. Qu'y venait-il faire ? Tous les spectres que j'avais dans le cœur surgirent à la fois. Je me précipitai sur la route au devant de la voiture. Mais quel ne fut pas mon étonnement en apercevant Hulda sur le siège à côté du cocher. Elle tenait les rênes et criait, à la piémontaise : Dia, dia, Topo ! excitant le petit cheval qui secouait ses grelots, brûlant, à fond de train, la grand'route. Max était étendu dans la voiture, à la place du docteur, avec le sans-gêne d'un Yankee. Malgré tout, je m'efforçai de faire bonne contenance. Je tendis la main à Hulda qui sauta dans mes bras et de là sur Mme Piccioli, en lui offrant un bouquet. — Nous y sommes, dit-elle, bonjour padrona, nous voici à la fête, et maintenant que je suis chez vous, il sera difficile de m'en faire sortir. Elle se mit à caresser Topo qu'elle voulait à toute force dételer, assurant qu'elle avait rentré les foins étant enfant, et harnaché plus d'un baudet. Un éclair brilla dans mes yeux lorsque je vis Max étirer ses jambes et ouvrir la portière. Il avait une mine triomphante. — J'étais là comme un évêque, dit-il en mettant pied à terre. Bonnes nouvelles ! vieux, le grand-père est debout, j'ai fait un nouveau bail avec l'Italie. Il me saisit par la taille et me fit pirouetter deux ou trois fois sur moi-même, en ajoutant : — Tu vas me prêter une casaque, je suis en nage dans cet étau, puis il faudra m'apprendre l'italien, bei gottl car on ne veut revoir la petite que tout à fait rétablie. Là dessus il courut à ma chambre. J'étais furieux contre moi-même. Et je l'avais cru capable de se travestir et de dissimuler, lui qui m'avait dit un jour dans la vallée : « Je l'étranglerais vif celui qui ferait la cour à Hulda sans ma permission ». Amour, joie, confiance me revinrent à tire d'aile. Je rentrai dans la salle à manger. Je me retrouvai seul avec Hulda, fort embarrassé de mes souvenirs. Mais là encore Hulda devait démentir toutes mes prévisions et renverser ce que l'expérience m'avait enseigné de procédure amoureuse. Elle passa son bras sous le mien et lorsque je m'attendais à une pression furtive, un regard voilé, un brûlant sourire, elle me conduisit vers le poulet froid qui était resté sur la table. Hulda n'entendait rien au sentimentalisme de sa vaporeuse patrie. — Paul, dit-elle, j'ai une faim... ils m'ont laissée jeûner d'une manière indigne. Et elle enfonça mon couteau dans la carcasse de la volaille. Je la priai d'attendre Max. Elle poussa un soupir, elle se leva de sa chaise et me prit la main en disant : — Cher Paul, tu vas tâcher de me garder le plus longtemps possible, je suis ici dans mon paradis, tu le sais. Elle me serra la main d'une forte étreinte avec un regard ferme et résolu. Mystère étrange que cet ascendant moral sur nos sensations ! Un sourire de Max avait éteint la fièvre qui me dévorait, et cette même chambre où je frémissais un instant auparavant à l'aspect de mon ombre, allait retentir de notre joie. Néanmoins, j'étais impatient de voir Caselli. Hulda m'apprit que Max, après avoir reçu mon message, n'avait pu trouver de voiture et s'était adressé au docteur, or, comme celui-ci devait aller vers San-Damiano, il leur avait offert de partager la sienne. Il ne devait donc pas tarder à paraître, le village où il était descendu n'étant éloigné que d'une petite lieue. Tandis que nous causions, Hulda se leva, dissimulant le poulet sous les plis de sa robe. — Voilà l'homme, dit-elle. Le docteur entra suivi de Max, qui se prélassait dans mes habits et mes pantoufles. Aussitôt Hulda se composa un maintien et se mit en devoir d'exhiber son pouls. — Que voulez-vous que j'en fasse, dit-il, petite gourmande ? — Et après qu'il m'eut salué, — ça mange des truffes en salade, ajouta-t-il, à dix heures du soir, comme une cantinière piémontaise, et chez mon pharmacien encore. Il s'adressa alors à Hulda : — Vous irez vous coucher, la belle, quand vous aurez pris vos drogues, suivant l'ordonnance. Il me regarda d'un œil attentif en me tâtant le pouls. — Eh ! bien, monsieur Ritter, vous avez l'air d'un déterré ? Je lui avouai qu'une longue course dans la chaleur m'avait indisposé. Par la même occasion, j'amenai la conversation sur le cauchemar de Hulda en lui faisant entendre combien cela m'avait inquiété. Il haussa les épaules, indifférent. — Parbleu ! des truffes ! C'est une indigestion de la plus belle venue. Cette déclaration du médecin et le peu d'importance qu'il attachait à l'indisposition de Hulda me causèrent une joie si grande qu'il me fut impossible de m'en cacher. Il me semblait qu'un brouillard se dissipait autour de moi pour me laisser enfin en pleine lumière. Le docteur, auquel rien n'échappait, me lança son terrible coup d'œil : — Caro lei, mais c'est vous qui avez besoin d'un conseil. Il me toucha au cœur. Vous vous grillez sous un soleil qui donne des palpitations, ah ! ah ! Il dirigea les yeux vers la jeune fille et aperçut les apprêts de mon dîner : — Qu'est-ce que cela ? un poulet dans l'hôpital ! — Mon Dieu, docteur, je vous en prie, rien qu'une aile. — Montrez-moi votre langue... Il prit Hulda par le menton : — C'est fini. — Et maintenant que faut-il faire ? — Ce qu'il faut faire...? Manger deux ailes... Bonsoir à la compagnie. J'aidai le docteur à se mettre en voiture, non sans le questionner encore sur le terrible cauchemar. — Parbleu ! des truffes... indigestion vous dis-je. Il fouetta son cheval et partit. Alors, oubliant la souffrance, chacun de nous s'épancha dans une effusion reconnaissante. Nous nous plaçâmes autour de la table. Hulda commença par nous donner la recette du plat astésan, composé de truffes coupées en rondelles, mêlées d'anchois, d'oignons, d'épices, le tout arrosé d'huile. « Enfin dit-elle, un plat pour des paveurs ». Il me fut cependant impossible de tenir tête à Max que notre hôte avait voulu régaler, à l'occasion de la fête, d'un vin particulier. Chaque fois que je portais le verre à mes lèvres, Hulda me prenait la main et la gardait, disant que j'avais la fièvre, que j'étais très rouge. Elle voulut me donner l'exemple de la sobriété en ne mangeant elle-même qu'une aile du poulet. Elle me prodigua les soins les plus affectueux avec un zèle attentif, sérieux. Elle m'appelait Paul, tout court ou « mon cher Paul », et tout cela devant son frère. Mais Kilian était ce soir dans un accès d'exubérant enjouement. Il parlait français avec Piccioli, malgré sa timidité habituelle, et s'aventurait avec une audace sans pareille dans les tournures les plus épineuses. Il buvait au grand-père, à l'empereur. Il me proposait des parties sans fin. Hulda s'était enfermée dans la cuisine avec Mme Piccioli ; nous entendions rire aux éclats, remuer, jacasser. A huit heures elle m'apporta du thé qu'elle avait fait elle-même. Elle nous annonça qu'elle allait se coucher. On se récria. Je l'engageai à attendre Sandrina qui m'avait promis de venir. — Attends Sandrina ! s'écria Max, en se levant comme un ressort. — J'obéis au médecin, répondit-elle puis, se penchant à mon oreille, elle ajouta : — Je veux être soumise, nous avons eu une brouille, Max et moi. Elle nous souhaita le bonsoir. Ces chuchotements à voix basse, ces airs mystérieux, cette familiarité soucieuse, tranquille, presque grave et si opposée au caractère pétulant de Hulda, tout cela annonçait un changement qui devait frapper les autres autant que moi-même. Je crus voir naître un sourire sur les traits de Mme Piccioli, laquelle avait surpris déjà mon inclination, dès sa naissance, et ne demandait qu'à l'encourager. Je jetai les yeux sur Max, dans un trouble inexprimable. — Je sais de quoi il s'agit, dit-il, les femmes ont bavardé ensemble, là-bas, dans la cuisine. On va se lever demain, — 150 — Dieu sait à quelle heure, pour aller dans la vallée, hein, Paul ? — Il me menaça du doigt en riant. Le rouge me monta au front. Max ne voyait donc rien ? J'allais ruser avec cette loyale nature, tromper un frère, un ami si dévoué ! Je me mis à la fenêtre, car je ne pouvais plus cacher mon embarras. Mon rôle est odieux, je parlerai, j'avouerai tout me dis-je, aujourd'hui même. FRAU DOCTOR Mais à peine me trouvai-je dans ma chambre en face du Tyrolien, que mes résolutions s'ébranlèrent. Assis au balcon, Max fumait, regardant la campagne, et ses dents blanches que je voyais briller dans l'ombre m'annonçaient qu'un sourire accompagnait sa pensée. J'hésitais à troubler cette quiétude. Je m'épouvantais à l'idée d'une confidence qui allait devenir pour lui un sujet d'alarmes, et à quoi bon ? Qui donc étais-je, pour cette jeune fille habituée à la vie nomade, au sans-gêne de ses mœurs campagnardes ? Quel lien durable pouvait jamais se former entre nous ? D'ailleurs ne m'étais-je pas hâté de donner à un élan passager, à une familiarité inconsidérée peut-être, un nom plus tendre qu'appelaient mes désirs. Je le sentais, j'avais été toute la journée sous l'influence d'une excitation qui m'enlevait mon libre arbitre. Attendons le calme, me dis-je, examinons, et simon imprudence a creusé l'abîme qui s'ouvre entre nous, c'est à moi de le combler sans y entraîner Max inutilement. Ainsi, faisant un retour sur moi-même, après tant d'exaltation, tant d'espérance, lorsque je croyais recéler un trésor, je me sentis au fond du cœur un amour stérile. Tristement, je m'assis à l'un des angles du balcon et, le front dans la main, je m'enfonçai dans mes pensées. L'atmosphère était ce soir-là d'une douceur exceptionnelle. On dansait sous un hangar, non loin de l'Osteria, et les jeunes filles, après la danse, venaient soupirer avec leurs danseurs jusque sous nos fenêtres. D'autres, moins heureuses, chantaient en se donnant la main quelque mélancolique chanson du pays. Un long grésillement s'élevait du champ voisin, on entendait au loin le coassement des grenouilles. Tous ces bruits montaient jusqu'à nous avec les parfums de la campagne, le son des clarinettes, les cris des danseurs. Et Max, se laissant gagner par ce tressaillement joyeux de la nature, chantonnait, préludait, dans une veine de poésie et d'expansion. Nous ne parlions pas, il y avait de mon côté une sorte de contrainte. Chacun suivait son rêve et regardait la lune qui se levait lentement derrière les collines, baignant peu à peu d'un reflet pâle les ondulations de la plaine. — Ah ! c'est beau ! fit Max, on dirait les vagues de la mer. Et faisant résonner la cithare, il se mit à chanter d'une voix émue : O Océan, immensité ! Tu m'apparais dans ta splendeur Lorsque paisible, aux premiers feux du jour, Comme un serpent, tu dors, enlaçant l'univers ! Cet admirable chant me tira de ma rêverie. Il me rappelait, dans YObéron de Weber, une de ces rares situations, où la poésie et la musique se sont rencontrées avec la peinture dans une même pensée. Je me joignis aux applaudissements qui venaient d'éclater de différents côtés à la fois. — Allons, secoue-toi, dit Max, en prenant une pose commode ; je vais te chanter une ballade. Tu connais cette broche de Hulda, où l'on voit figurée la ruine de Rolandsbogen, au bord du Rhin. Il existe à ce sujet une légende, que j'ai mise en musique en offrant à ma sœur le bijou. Voici l'histoire. C'est un chevalier, le preux Roland, qui part pour la Terre sainte, quittant sa fiancée. Mais, au retour, la belle a pris le voile et, de chagrin, le guerrier se construit une tour où il s'enferme, en face du couvent. Là, du matin au soir, guettant la nonne, il pleure, il gémit, jusqu'à ce qu'elle paraisse à la fenêtre. Un jour, cependant, au lieu de la nonne, que voit-il ? Un cercueil sortant du couvent. Le lendemain, Roland fut trouvé mort. Max commença. Je n'écoutai d'abord que la musique, conçue dans un rythme désordonné, tout en gardant une clarté de dessin parfaite ; Max, en ce moment, me révélait une puissance artistique dont il ne m'avait donné jusqu'alors aucun exemple. Se voyant compris, il s'animait, transformant à chaque strophe l'accompagnement déjà très compliqué, qu'il variait, suivant les paroles. Mais il n'en était pas au milieu de son morceau, qu'une secrète angoisse s'appesantit sur moi. Un vers me saisit qui revenait sans cesse : Le chevalier pleura, pleura tant qu'il fut mort... Max prêtait à ces paroles une expression si personnelle, une douleur si poignante que je n'y pus résister. Je posai la main sur l'instrument : « Tais-toi, lui dis-je ». Je me levai, j'allai m'asseoir au fond de la chambre. Inquiet de cette alerte, Max me demanda si je ne me sentais pas bien, si je ne voulais pas me coucher. Un instant j'eus l'envie de lui tout avouer, mais je me contins ; je tournai la chose en plaisanterie, attribuant à la ballade tout l'honneur de mon émotion, et je repris ma place au balcon, feignant une gaîté que j'étais loin de ressentir. — Le fait est que c'est triste, dit-il, Dieu sait pourtant si j'ai envie de pleurer aujourd'hui ! Je voulais seulement te faire entendre une chose un peu réussie : cela t'a frappé. Bah ! on a de ces moments, n'ai-je pas pleuré un jour au haut des Alpes en regardant la lune, t'en souviens-tu ? Quelle nuit c'était ! Comme nous allions par dessus les broussailles ! Aussi, quand arrivés au bas de la montagne, il fallut te quitter : « Parbleu ! me dis-je, voilà bien le meilleur compagnon que j'aie jamais rencontré. » Eh ! bien, Paul, jusqu'ici, je n'ai pas encore changé d'opinion sur ton compte. Et de sa grosse main Kilian me tapa sur la jambe, à me faire crier. Il alluma son cigare ; promenant ensuite l'allumette enflammée autour de mon chapeau, sans que je pusse deviner ce qu'il y cherchait, il en tira la plume de faisan, qui se trouvait fixée à la gance, et, souriant d'un fin sourire : — Ah ! ça, dit-il, tu es encore plus sentimental que mon chevalier, car tu le portes nuit et jour ton talisman. Ne t'avais-je pas prédit qu'avec cette plume tu serais amoureux dans l'année ? Cela ne rate jamais, quand on a tué la bête un dimanche. Que veux-tu, nous croyons à ces contes, dans les montagnes ; mais que ton amoureuse dût être un jour ma propre sœur, voilà, bei Gott! une chose que je n'eusse pas devinée ! Et Max se mit à rire de la façon la plus naturelle. Je restai comme un somnambule, l'œil vague, immobile, puis ces mots m'échappèrent : — Ah ! Max, tu sais... Ah !... tu sais donc ?... — A moins d'être aveugle... répondit-il en riant toujours ; et j'en ai souffert, vieux, n'ayant jamais cru que la petite, après son malheur, tomberait dans une amourette. Aussi, te voyant pris, voulais-je t'avertir. D'un autre côté, j'écoutais le docteur, qui prétendait que Hulda n'avait aucune maladie : « Affaire d'amour, disait-il, où l'on tombe, il faut se relever... » et d'autres choses semblables. Je voyais également que Hulda se guérissait, à mesure qu'elle s'attachait à toi, je le pensai, du moins, car je suis un simple pour ces choses. Mais aujour- d'hui, lorsque j'entrai chez moi, la mort dans l'âme, et qu'à travers mes larmes, je vis l'accueil que ma sœur faisait à ton retour, j'en fus tout saisi. Grand Dieu ! pensai-je, voilà un coup de la providence, car si le grand-père doit mourir, au moins son vieux fauteuil ne m'apparaîtra-t-il pas comme un spectre, l'hiver, au coin du feu. Peut-être un autre y prendra place qui sera aussi de la famille. Voilà ce que je pensais, Freund, malheureusement, ma joie fut courte ; Hulda s'était levée, pâle, maussade et je tenais en main la lettre désolante qu'il s'agissait de lui communiquer... Comment faire ? Je songeais aussi qu'il faudrait partir à l'instant... et elle ne savait rien ! J'en perdis la tête, comme tu l'as vu, et ce ne fut qu'au soir, en voiture, quand je fus délivré de toutes mes inquiétudes, que je me mis à la plaisanter au sujet de sa passion pour San-Damia-no. Elle rougit, elle pâlit, enfin, voyant que j'en étais heureux, elle fut prise d'une joie !... La voilà sur le siège de la voiture... clique, claque, clique, claque... criant, chantant,... et le docteur de rire!... Nous arrivons, on nous dit que c'est fête... Quelle journée! A midi les pleurs coulent, on suffoque... et le soir ! Voici la danse, la fraîcheur et les étoiles... Ah !... Max s'arrêta court, croyant avoir entendu quelqu'un. Il se dirigea vers la porte. J'étais anéanti. Il me semblait que tout tournait autour de moi. Des paroles jaillissaient à mes lèvres et s'arrêtaient, je ne savais que dire, je ne savais que faire pour conjurer le dilemme extrême que Max me posait avec une naïveté, une logique inexorables. Il revint, l'œil pétillant, se rasseoir à mes côtés, et reprit avec transport, sans me donner le temps de placer une syllabe : Vive l'Italie, bei Gott! C'est le pays des orangers... Je n'en ai point vu, c'est vrai, mais j'en emporterai la graine et nous la sèmerons, bei Gott! au Tyrol, sur la tête d'une fiancée !... Regarde, Paul, là-bas, dans ce nuage, — et Max, se courbant vers moi, montrait les Alpes à l'horizon, — regarde bien, vieux, et tâche d'y découvrir une petite vallée verte que tu as vue déjà l'hiver, blanche comme la robe d'une mariée: c'est le Zillerthal. C'est là, sous les pommiers d'une colline, que nous bâtirons un nid pour nos vieux jours : un chalet suisse ! voilà mon rêve... avec prairie, verger, potager... Nous aurons des bestiaux, une basse-cour, des pigeons... un train de seigneur, quoi ! J'achèterai le terrain, et pour cela j'assemblerai toute la mitraille que la petite a moissonnée dans les concerts, car ce n'était pas pour mes beaux yeux, comme tu le penses bien, qu'on venait nous entendre. Donc, c'est à elle. Que me faut-il à moi ? Un bon feu après la chasse, au milieu des amis, et deux oreilles pour m'écouter, lorsqu'il me plaît lâcher les oiseaux qui gazouillent dans ma cervelle. J'aurai cela chez toi, je pense, et deux bonnes mains pour m'applaudir, par dessus le marché, ainsi qu'une place pour le grand-père, qui n'a plus longtemps à rester parmi nous. D'ailleurs j'ai mon gosier. Quand les enfants viendront, quand il faudra peupler l'étable ou ajouter une aile au bâtiment, nous battrons monnaie... pif, paf! à grands coups, toi du marteau, moi des poumons, à l'unisson, comme de vrais beaux-frères qui s'entendent. Et si tu voulais vivre en ville quelques mois, pour tes affaires, chacun son goût, je dirigerai la ferme. Mais tu reviendras vite, n'es-tu pas comme moi, demi-sauvage ? Tu n'auras pas quitté le nid de huit jours que je te vois accourir : « Eh ! bien, Max, et les foins, et les chèvres, et les vaches ? » Voilà le bonheur, Paul : semer son champ, cueillir ses fruits, puis s'endormir sous son tilleul. A quoi cela sert-il de pâlir sur des livres ou bien de s'échiner dans une ville enfumée, quand les blés mûrissent au soleil ? Pour dénicher la gloire que personne n'a jamais vue ! Tu reviendras, te dis-je, avec tes livres, tes collec- -156- tions, tu jetteras ton frac... Ach! sa-perment! Paul, je veux te voir dans ma casaque, en savant montagnard, attends un peu, attends, attends. En un clin d'œil Max eut ôté sa veste que je fus forcé d'endosser, ensuite enlevant mon chapeau : — A bas le champignon, maintenant ! Campe-moi sur ta tête ce couvre-chef, avec sa royale plume,... car j'ai été roi du tir, moi, et tu le deviendras, s'il plaît à Dieu... Et Max m'ayant coiffé de son chapeau s'écria : — H en Gott im Himmel! tu es magnifique ! Nous vois-tu comme cela dans nos culottes de peau, rentrant demi-morts, pour nous chauffer devant un feu qui craque, qui brille, qui flambe ; Hulda d'un côté, le vieux de l'autre et nos chiens dans les jambes ? Et quelle enragée musique après le souper ! Et quel coup d'œil, quand on verra dans la Kneipe ces deux gaillards de beaux-frères racontant leurs voyages, leurs aventures ; trinquant, buvant dans des verres de Bohême gravés, comme des bourgmestres hollandais ! Dire que tout cela n'est pas un rêve, que tout cela peut arriver ! Rien qu'à l'idée, Paul, il me semble entendre gronder dans ma cithare quelque chose de triomphal. Max tomba sur l'instrument dont il fit vibrer toutes les cordes à la fois, en criant d'une voix de clairon : — Hurrah ! pour toi, Paul, hurrah ! hurrah ! Comment débrouiller le chaos des sensations qui se déchaînèrent en moi durant ce discours ? Pareil au noyé qui se jette au courant pour en finir, et tout à coup reprend courage à l'aspect de son sauveur, je fus pris d'un vertige lorsque je vis Max, tirer de mes relations avec Hulda une conclusion si imprévue. Mais au seul mot de fiancée un éclair m'illumina. Épouser Hulda était donc une chose possible ! Jusqu'alors, je l'avoue, j'avais eu contre le mariage les plus grandes pré- ventions. Non que bien des fois, dans mes heures d'ennuis, je n'eusse songé à rompre ma solitude ; mais le genre de vie auquel me condamnaient mes études ne m'avait donné ni la grâce, ni le roucoulement, ni l'esprit, ni aucune des séductions qui pouvaient m'attirer le sourire de mes belles danseuses, lorsque l'effroi du vide me ramenait de la vie errante du naturaliste au monde civilisé. D'humiliants mécomptes m'avaient prouvé l'incompatibilité de mes habitudes avec nos exigences sociales. Et, comme je n'eusse pas voulu pour épouse celle qui ne pouvait être en même temps ma compagne, je m'étais habitué à regarder comme une chimère, comme un idéal inaccessible l'objet de mes désirs. Tout à coup, sous une forme saisissante, l'idéal m'apparaissait... Je levai les yeux vers ce nuage où Max évoquait sa chère petite vallée et j'écoutai. Chacun de ses projets animait l'un de mes désirs, une de mes illusions. Je voyais se réaliser mes plus beaux souvenirs. Peu à peu, je retrouvais cette ivresse qui, le matin, m'avait égaré dans la vallée. Mes objections s'écroulaient à l'accent persuasif du chanteur, et nos pensées, comme un accord, s'envolaient vers les étoiles où resplendissaient un avenir à peine entrevu dans mes rêves. Ce fut comme une révélation lorsque le hurrah ! de Max retentit à mes oreilles. D'un bond, nous nous trouvâmes debout l'un devant l'autre, le sourire aux lèvres, les mains entrelacées. Mes idées étaient encore si confuses que je me rappelais à peine ce qui s'était passé. Une seule chose en ressortait clairement : c'est qu'il m'eût été impossible, désormais, de renoncer au mirage que je venais d'entrevoir. Tout ce que j'avais de joie dans le cœur s'épancha dans une effusion passionnée. J'avouai à Max mes hésitations, mes doutes, je lui racontai les péripéties de cette singulière journée. Il m'écoutait étonné. — Ah ! je comprends, répondit-il, avec une nuance de reproche, tu as réfléchi. N'es-tu pas un citadin, un savant ? Nous sommes des paysans, nous... Eh ! bien, non, Hulda n'est pas une paysanne et voilà pourquoi tu me vois si joyeux : c'est que jamais elle n'eût repris son ancienne vie après cette vie maudite de virtuose, qui la rend coquette et affectée. Ah ! tu la sauves, Paul. Tu l'instruiras encore, car elle n'a pas vingt-deux ans, tu lui donneras des manières, et c'est qu'elle t'en fera voir des révérences et des salamalecs de grande dame. N'a-t-elle pas fréquenté le monde, voyagé ? Elle sait l'anglais, l'italien, le français, elle parle allemand comme la grammaire, avec cela joyeuse, aimante, habile en tout ; et quelle artiste ! Fais-la donc un peu concourir avec vos mijaurées du conservatoire. Ah ! ah ! c'est autre chose, lieber Freund! Sois sans crainte, quand elle s'appellera Frau doctor, elle saura porter son nom avec la gravité qui convient, et recevoir son monde... Max prononça ces derniers mots à voix basse en dirigeant ses yeux vers la porte de la chambre, qui gémissait sur ses gonds, poussée intérieurement par une main invisible. Il était cependant près de minuit et nous faisions un tapage à décourager le plus hardi voleur. Max s'approcha de moi, je ne sais s'il n'était pas un peu effrayé. — Paul, Paul, regarde donc, dit-il, tandis qu'une forme blanche, un fantôme, se dressait lentement devant nous, dans la pénombre, après avoir refermé la porte. AU CLAIR DE LA LUNE Mais il fut bien autrement embarrassé, lorsqu'il reconnut, sous le linceul du fantôme, la future Frau doctor, dont le bras nu retenait avec précaution, sur ses épaules, un énorme drap de lit qui la couvrait de la tête aux pieds. Ses cheveux pendaient sur le cou, son pied rendait un son mat, il était clair comme le jour qu'elle sortait de son lit, peu savamment vêtue. Max en fut si mortifié qu'il s'écria d'une voix rogue : — Ah ! c'est trop fort, Hulda, est-ce que tu perds la tête ? — N'entendez-vous pas qu'on danse, allons voir, répondit-elle. Au ton naturel de Hulda, au sérieux comique de sa phrase, je ne pus m'empêcher de rire. Max à demi-confus se radoucit. — Allons, petite, va te recoucher. — Mais non, mais non, j'ai dormi toute la journée, c'est bien assez, et je ne me suis couchée à huit heures que pour aller au bal. Nous avons cousu, taillé, fait des toilettes, c'est une affaire arrangée et tout le monde en est. Je vais m'ha-biller. Elle s'avança jusqu'au milieu de la chambre en faisant mine de chercher à ses pieds. — Où est la trappe ? dit-elle. Elle frappa le sol, étendit les bras et nous apparut, tournoyant comme une sylphide, dans une robe blanche enguir- landée de roses, si ravissante, si fraîchement parée que je ne pus retenir un cri : — Ah ! Hulda, que tu es belle ! Je prenais ses mains, je la contemplais, osant à peine la toucher, de peur qu'elle ne s'envolât. — Eh ! mais, voilà Sandrina ! s'écria Max, tandis qu'un rayon de lumière pénétrait dans la chambre. Hulda partit d'un grand éclat de rire ; aussitôt les Piccioli, Sandrina, la servante et le cuisinier, entrant à la file, l'entourèrent en battant des mains. J'avais oublié, dans l'exubérance de mes sentiments, la veste du chanteur que je portais, paraît-il, fort crânement. On me retourna sous toutes les faces. Ce fut alors, par la chambre, un bruissement de robes caressant mes coquilles, à me faire dresser les cheveux sur la tête. On se mirait, on s'ajustait ; Domenico distribuait des bouquets que chaque cavalier devait, selon l'usage du pays, offrir à sa danseuse. — Regardez donc, monsiè Massimo, comme elle est habile, votre sœur : les entre-deux, les nœuds, les biais, tout cela est en papier et les fleurs sont des fleurs naturelles. Et Sandrina se cambrait en relevant sa jupe qui exhalait un parfum de chèvrefeuille. Je me hâtai d'ôter mon uniforme de beau-frère. Hulda prit mon bras, nous descendîmes l'escalier ; Domenico, dans un formidable faux-col, fermait la marche avec Nanina. On s'aligna sur la grand'route ; nous avions l'air d'une noce. 0 solennel collègue, que n'étais-tu là pour te voiler la face ! Les tambours battaient au loin dans un temps de galop, Hulda déployait sa taille élégante... je n'y pus tenir... je m'élançai sur la mesure. Notre entrée au hangar fit une telle sensation que les danses s'arrêtèrent. Garçons et filles se pressaient autour de nous, — IÔ2 — ouvrant de grands yeux à l'aspect de la maestro, dont le fin corsage blanc soutaché de rouge s'élançait d'un flot de mousseline, relevé par des touffes d'asters, des camélias et des roses. Max, conduisant la petite, étincelait comme un phare par dessus toutes les têtes. On demandait qui nous étions, d'où nous venions. Domenico se rengorgeait au risque de se couper le cou avec son col en fer de lance. Hulda frétillait d'impatience. Lorsque, passant devant l'orchestre, elle donna sur la clarinette un bon coup d'éventail, interpellant le musicien : — En mesure, Giuseppe !... Giuseppe fit un couac, et, se dressant le nez en l'air : — Ah ! la Signorina, fier Dio! et la Sandrina.... En un clin-d'œil, l'orchestre était à bas et s'emparait de ma danseuse. C'étaient des gens d'Andona qui la reconnaissaient. Elle me revint au bras du charpentier qu'elle me présenta : — Tous Andonais, Paul, des amis. Puis se haussant à mon épaule avec un petit air affairé, elle me dit à voix basse : — Nous sommes des intrus, les paysans n'aiment pas les beaux habits dans leurs fêtes. Je connais cela, moi, laissez-moi faire. Elle appela Max, lui donna son bouquet et le conduisit vers la plus pauvre des fillettes. Celle-ci devint pourpre et recula d'un pas devant les plumes et les dorures du Tyrolien. Mais il lui prit le bras si délicatement, qu'elle s'enhardit, accepta les fleurs et se laissa guider. A cette vue, les physionomies se déridèrent. Sûre de son prestige, Hulda prit la volée, tenant d'une main son charpentier et de l'autre un mouchoir, qu'elle agitait, en dansant, et poussant de petits ciis. Je ne sais quels ressorts la faisaient bondir sur l'aire rabo- teuse du hangar, riant, causant, excitant les musiciens qui faisaient rage à son approche. Elle changeait de danseur à tour de rôle et reprenait sa course à travers tout, perdant ses couronnes, accrochant ses guirlandes dont elle ramassait les fleurs aussitôt, presque sans s'arrêter, pour les fixer à un chapeau, à une boutonnière, au hasard. C'étaient autant d'éclairs qu'allumait son sourire. Les jeunes gens la suivaient. Ceux d'Andona, se prévalant de leurs relations antérieures, criaient à tue-tête : — A moi Signorina! C'est à moi... — Je suis Tadeo !... — Je suis Francesco !... Elle étendait les bras, changeait de cavalier et repartait comme une fusée, semant de la main des baisers et des coups d'éventail. Il y avait quelque chose d'aérien dans cette fraîche jeune fille égarée parmi les visages hâlés des campagnards ; quelque chose de pénétrant et de suave dans son rire enfantin. Beaucoup de gens ne dansaient plus, ils regardaient étonnés et ravis, comme ces gens du peuple que l'on voit assister aux mélodrames des petits théâtres, qui écoutent, l'œil avide, des phrases ampoulées auxquelles ils ne comprennent rien, et qui pleurent. C'était enivrant. Je m'étais assis auprès de notre hôtesse, toujours attendrie lorsque Hulda manifestait sa gentillesse, elle me faisait signe de regarder et s'exclamait : — Ah ! quel amour de fille, signore, ah ! quel amour ! Elle riait puis elle essuyait ses yeux et continuait : — Bon, voilà Costi qui danse, voilà le meunier, voilà Sosi... Ah ! monsu Paul, elle vient par ici, c'est à vous... Essoufflée de la course qu'elle venait de fournir, Hulda tomba sur moi tout d'une pièce : — Maintenant à ton tour, nous allons valser. Personne, excepté Max et Sandrina ne connaît cette danse, nous serons quatre... comme au théâtre. Elle fit un signe aux musiciens. — Prestissimo, les amis !... une valse ! Je voulus la retenir, son cœur battait, elle avait très chaud. Elle refusa de s'asseoir : — Pour la valse, Paul, il faut être lancé, tu vas voir ! Les musiciens commencèrent. Hulda m'entraîna comme un tourbillon au milieu de l'enceinte. On jouait le Baccio d'Arditi, alors populaire en Italie. Tout en dansant elle se mit à fredonner la mélodie, ployant entre mes bras avec des ondulations pleines de grâce et d'abandon. Elle glissait si mollement et si vite qu'elle semblait planer, en tournoyant, sur la surface du sol. Les lumières fuyaient à nos côtés comme une bande enflammée. On fit cercle autour de nous. Peu à peu, Hulda s'abandonna corps et âme aux impressions de la musique. Tantôt langoureusement penchée, elle gazouillait à mon oreille ces paroles ardentes de la valse : « sulle labbra, suite labbra »... tandis que ses cheveux caressaient mon visage : puis elle s'animait, pressait la mesure. Son chant dominait tout, et la tête en arrière, son regard sur le mien, elle lançait de nouveau la passionnée reprise : « Sur tes lèvres, sur tes lèvres, si j'osais », d'une voix pénétrante et sonore. Un mouvement particulier, quelque chose comme un frémissement, courait par tous les groupes... Je perdais la tête jusqu'au vertige et je ne savais plus si, roulant dans l'espace à travers les étoiles, je n'enlaçais pas dans mes bras cette fiancée aux roses pâles de la légende, près d'exhaler dans un baiser son incarnation passagère. Tout à coup le tambour battit un roulement. Hulda se mit à danser sur place avec une extrême rapidité, et termina son chant, d'une voix mourante, par un long trille : — Écoute le tambour !... c'est pour qu'on s'embrasse. Elle releva la tête en me tendant les lèvres avec une indéfinissable expression de mutinerie, mais au moment où j'allais me baisser, elle me glissa des mains comme une anguille, courut vers Mme Piccioli, se jeta sur ses genoux, l'embrassa en s'écriant de sa voix la plus gaie : — Ah ! que c'est amusant, ah ! Dieu ! Dieu ! que c'est amusant ! Jamais je n'éprouvai sensation plus violente. Je croyais toujours entendre cette voix caressante ; je me sentais tourner, j'aspirais un parfum de fleurs, de cheveux, tout cela m'envahissait, me pénétrait par tous les sens à la fois. Je m'échappai de la danse pour respirer l'air frais. Max accourut à moi : — Magnifique ! Paul, magnifique ! — il se mit à m'applau-dir — et Frau Doctor sait-elle conduire un bal, eh ? Un éclair, à ces mots, jaillit de mes yeux. — Hulda, ma femme ! m'écriai-je, ah ! Max, Max, c'est à rendre fou. Je m'exprimais avec feu, serrant les mains du chanteur. — Doucement, dit-il, en m'attirant loin de la foule, doucement, ne va pas lui dire de pareilles choses, tu lui monterais la tête. Il s'arrêta et prenant un air grave : — Me voilà comme toi, Paul, si heureux de ce qui m'arrive que la chose me semble impossible. Veux-tu me faire un plaisir? Ne dis rien à Hulda de ce qui s'est passé ce soir entre nous. Attendons quelques jours, réfléchis à ce que tu vas faire ; es-tu bien décidé ? C'est que je suis responsable, moi, comme un tuteur, bei Gott! et nous allons... nous allons, sans savoir ce que dira le grand-père. Mon état d'exaltation, sans doute, suggérait à Max cet excès de prudence. Je me récriai... — Oui, je suis un grand fou, reprit-il, vous vous aimez, je le vois, la précaution est inutile, ruais enfin, j'ai dépensé ma vie à faire son bonheur et je l'ai vue malgré cela bien malheureuse, la petite, alors on se méfie. Attendons le calme, je t'en prie, nous sommes trop montés, Paul, puis il faut le consentement du grand-père, attendons. — Eh ! bien, Max, je ne dirai rien, mais je ferai ma cour à Hulda, avec ta permission. — Tant que tu voudras. C'est qu'il faut penser à tout, même à l'impossible, car elle t'adore... tu es mon homme, sapperment ! Il me saisit dans ses bras d'Hercule, il se mit à siffler une valse et m'entraîna, tournant comme une toupie, sous l'une des tonnelles en branches de bouleau que l'on avait construites pour la circonstance. — Du vin ! s'écria-t-il, en frappant sur la table ; où sont nos amoureuses ? Plusieurs voix répondirent : « par ici, par ici ! ». Nous aperçûmes à l'autre bout Hulda, Sandrina et nos hôtes en compagnie des musiciens et d'un grand nombre de paysans, tous gens de pauvre mine qui néanmoins riaient, faisaient du bruit. Ils nous invitèrent à trinquer avec eux, tandis que les jeunes filles se tenaient à distance, nous regardant d'un œil de convoitise. Hulda s'offrit à leur verser à boire, disant que c'était une pitié de voir des gens si pauvres et si mal habillés. Après quoi, le tambour donna le signal de la danse. Hulda, cependant, restait en place, au désespoir du clarinettiste, que je reconnus enfin à son embarras lorsqu'il causait avec Hulda. Elle lui avait appris ses notes, c'était l'un des fidèles à nos réunions d'Andona, au crépuscule. Et comme il avait conservé de ces jours-là un reflet de la bien-aimée, je lui tendis la main, par sympathie. Les groupes s'étant dispersés, Hulda nous réunit : Max, Sandrina et moi, confidentiellement, et, nous conduisant vers un lieu écarté : — Mes enfants, dit-elle, écoutez : il se passe ici des choses dont vous n'avez aucune idée. Voyez-vous ces bouquets étalés dans l'orchestre ? Ce sont des fleurs que chaque danseur offre à sa danseuse en l'invitant. Ceux qui manquent de bouquet préfèrent s'abstenir de danser pour ne point avouer leur débine, et les jeunes filles font tapisserie. N'est-ce pas une chose triste ? Allons dans la campagne cueillir des fleurs sauvages, nous les apporterons ici pour les offrir aux délaissées et nous ferons ainsi une promenade au clair de lune. — Bonne idée ! s'écria Max. Allons, Sandrina ! Il prit Sandrina par la main et s'élança dans la campagne, chantant à pleine gorge. Suspendue à mon bras, Hulda le suivit, répondant aux échos par des Hullia ! qui éclataient gaî-ment dans le silence de la nuit. Mais on chercha vainement : nous n'avions pas songé que nous étions à San-Damiano, qu'il n'y a pas une fleur à trouver dans les champs sarclés de chanvre ou dans les vignobles ; à peine un liseron, peut-être, autour des halliers qui se découpaient à l'horizon en silhouettes confuses. Tout semblait incolore au clair de lune, je ne distinguais rien, hormis les lucioles et les yeux de Hulda, qui scintillaient dans l'obscurité comme des étoiles de la terre. On n'en courait pas moins droit devant soi, pour s'amuser. On s'élança dans les vignobles entrecoupés de petits fossés d'irrigation, qui arrêtaient les pas de nos compagnes. Max enlevait Sandrina, bondissant comme un chevreuil, et la petite riait. A mon tour, je tendais la main à Hulda qui me tombait dans les bras en sautant et parfois y restait suspendue. Tout mon sang bouillonnait alors, je touchais de mes lèvres ses joues empourprées par la course, et nous marchions ensuite, côte à côte, sans rien dire, regardant la lune tandis que Max s'élançait en avant. Nos amis s'égarèrent dans un dédale de sentiers. Nous errions à l'aventure quand, au versant d'une éminence, un bras du Tanaro, roulant ses eaux noires entre deux files de saules, nous barra le chemin. D'épaisses lianes, tombant des plus hautes branches, s'enroulaient aux troncs démantelés, tordus, rabougris des vieux arbres et s'accrochaient à leurs racines noueuses qui rampaient enlacées le long du bord, pareilles à des reptiles. On n'entendait plus aucun bruit. L'eau coulait sourdement, nous pensions être au bout du monde. — Du lierre ! s'écria Hulda, viens, Paul, je vais faire une couronne, tu l'offriras à la plus belle. Elle arracha des pampres, cueillit des osiers, des brins d'herbes, et, prenant place au bas d'un tronc, elle enleva les quelques roses qui restaient à son corsage et se mit à l'œuvre. Je m'assis auprès d'elle. Un rayon bleuâtre de la lune baignait son visage qui se détachait en pleine clarté sur la masse sombre du feuillage. Avec ses pieds posés sur la racine du saule, elle ressemblait, dans sa niche de verdure, à cette madone de Murillo écrasant l'esprit du mal. De temps en temps, elle s'arrêtait pour considérer les spectres noirs qui se courbaient autour de nous, traînant dans l'eau leur chevelure, comme un long crêpe. Et, feignant d'avoir peur, elle me prenait la main, oubliant son travail. Une langueur voluptueuse nous gagnait tous les deux. Hulda ne riait plus, elle regardait le rayon de la lune qui se jouait dans les plis de sa robe blanche ; moi je savourais avec enchantement le trouble qui se lisait dans ses yeux. Son teint était animé, elle respirait avec effort. La couronne terminée, elle laissa tomber les mains sur ses genoux et dit en soupirant : — C'est fini, Paul... Nous nous regardions silencieux ; je pris la couronne, je la lui posai sur la tête, alors perdant tout empire sur moi-même, éperdu, hors de moi : — Voici la plus belle, m'écriai-je, voici la fiancée de mon cœur ! Je serrai Hulda dans mes bras. Elle resta pensive un instant, interdite ; puis levant ses bras nus avec transport, elle m'en fit un collier et se suspendit à mon cou : — Ah ! maintenant je n'ai plus peur de mourir, j'ai envie de vivre, je suis guérie ! Sa voix fluide éclata dans tout mon être. Ce fut comme un chant d'allégresse : tous les objets s'évanouirent, je n'entendis plus rien, je ne vis plus rien qu'un regard fixé sur mes yeux. Nous restâmes longtemps ainsi, sans avoir conscience de ce qui se passait autour de nous. En proie au délire qui nous possédait, nous avions oublié l'heure et le lieu où nous étions. Nos pensées cherchaient une issue, nous ne trouvions que des caresses... Tout à coup, posant la main sur ma bouche, Hulda se dressa comme une biche aux aguets : — Oh ! c'est l'appel des Kilian, dit-elle, écoute : Elle se leva en sursaut. J'entendis un cri montagnard qui se terminait par une modulation particulière. Hulda répondit à Max de la même façon, puis, tout émue au souvenir de son Tyrol, elle se serra contre moi m'obligeant à répéter l'appel. — Il faut apprendre la télégraphie des bergers, de peur que tu ne perdes un jour ta Hulda dans les montagnes. Allons, essaye, Paul... J'essayai vainement de l'imiter et comme je l'embrassais pour finir, un léger frisson de son corps me fit tressaillir. Les vapeurs du matin nous entouraient d'une blanche écharpe, — 170 — je ne m'étais aperçu de rien. La robe de Hulda était humide de rosée, nous n'avions emporté ni châle, ni manteau. — Oui, oui, je suis une imprudente ; si j'allais gagner la fièvre, tu mourrais de chagrin. Partons, partons, dit-elle, en se dégageant. Je fus tellement effrayé, que je soulevai Hulda dans mes bras, et, m'élançant à travers tout, je rebroussai chemin, tandis que, appelant son frère, elle riait, se débattait et me dirigeait avec un merveilleux instinct vers la voix qui se perdait au loin. Nous allâmes de cette façon plus d'un quart d'heure. Quand nous arrivions sur le chaume, Hulda prenait pied, elle trottinait à mes côtés, disant qu'elle n'avait ni froid, ni sommeil, bien qu'elle eût dansé et couru depuis la veille : une preuve qu'elle était bien guérie. Elle me faisait remarquer ses joues roses et ses bras ronds, ensuite levant vers moi ses beaux yeux bleus, elle prétendait que j'avais arrangé toute la soirée, commandé le bal et fait venir les musiciens d'Andona pour célébrer sa guérison, et mille autres folies. Nous entrions dans les hautes herbes, alors elle se faisait porter. Que de plaisirs furent échangés durant ce trajet, que d'amoureuses flatteries ! J'aperçus à regret le toit du hangar qui se dégageait de la brume. Quelques lumières luttaient encore avec les premières clartés du jour. Le monde avait disparu. Je distinguai Piccioli qui causait avec Max et Sandrina. — Oh ! que font-ils ? Regarde, dit Hulda. Tour à tour, les deux hommes se prosternaient, collant l'oreille contre le sol. Nous pressâmes le pas. — C'est le canon, le canon ! s'écria Piccioli sans faire la moindre attention à notre arrivée. Un roulement distinct se fit entendre... Piccioli se redressa, militairement pincé dans sa redingote : — La trêve est expirée, mes amis, d'ici à quelques heures il y aura du sang dans les ornières et des cadavres sur le gazon. Vive l'Italie ! Le mot tomba sur nous comme un glas, Iiulda devint pâle. — Mon Dieu ! Paul, nous avons peut-être des amis sur le champ de bataille. Elle fit le signe de la croix et se mit à prier. — Rentrons, dit Max. Il prit les devants sans s'occuper de Sandrina. Nous suivions en silence, l'un derrière l'autre, marchant vers l'Osteria; Sandrina pleurait en songeant à ses frères. Mais au moment où Piccioli mettait la clef dans la serrure, un roulement plus distinct rompit le silence. Tous quatre à la fois nous regardâmes le ciel, la même exclamation partit de notre bouche : c'est le tonnerre ! — C'est le tonnerre, bei Gott ! Et Sandrina courant vers Max s'écria de sa petite voix : — C'est le tonnerre, monsiè Massimo, ah ! stupidacci ! stupidacci ! Des rires bruyants accueillirent la déconvenue de Piccioli. Un quart d'heure plus tard le feu du ciel embrasait les nues. XVII UN MÉNAGE DE GÉOLOGUES Mille émotions me tinrent en éveil. Si je m'endormais un instant, c'était pour me réveiller en sursaut, poursuivi par les souvenirs de la veille qui me pressaient, m'entouraient comme l'air ambiant. Je me levais, j'ouvrais la fenêtre, je me replongeais dans ce brûlant tête-à-tête au bord de la rivière. Secoué par ces rêves sans cesse interrompus, je ne pus fermer l'œil. Il était neuf heures, la fièvre que j'avais déjà ressentie la veille m'avait repris avec une double intensité, quand soudain Max entra dans ma chambre, la figure en désordre. — Mauvaises nouvelles, s'écria-t-il, je suis en passe de me faire arrêter. Il se jeta sur mon lit, déployant un journal qu'il me pria de lire. Quelle ne fut pas ma stupeur d'y voir relatée son aventure au café de Turin. Pas un détail n'y manquait. On commençait en invoquant l'hospitalité italienne, par prêter au chanteur une virile contenance, galanterie qui servait plus loin de motif à la plus belle péroraison contre l'insolence autrichienne. L'article était ambigu, boursouflé, propre à jeter le soupçon sur la personnalité du jeune homme, qu'une malencontreuse popularité allait nécessairement mettre en évidence. Je me levai, titubant sur mes jambes, car cette lecture et la traduction que je venais d'en faire m'avaient affaibli au point que je fus forcé de m'étendre sur mon sopha, haletant d'épuisement. Max était consterné, d'autant plus qu'il venait d'apprendre de Domenico que l'hôte avait été questionné la veille, par les gendarmes, sur la profession de son pensionnaire. — Tout s'enchaîne, dit-il, quand on voit un nuage il y en a cent. Je fis monter Piccioli, nous tînmes conseil. Après une vive résistance de la part du Tyrolien, il fut convenu qu'il viendrait s'établir à San-Damiano, afin d'éviter les représailles, que les événements pouvaient fort bien susciter. L'hôte accueillit avec une vive satisfaction ce surcroît de bénéfice, il apaisa nos craintes en disant qu'il connaissait tous les gendarmes, et, comme il brûlait du désir d'aller à Asti s'enquérir des nouvelles, il proposa d'atteler la carriole et d'effectuer à l'instant le déménagement : — Allons, monsu, on vous arrangera les meilleures chambres, dit-il, et quand la sœur s'éveillera, vous serez établis dans notre petit ménage, ce qui lui fera plaisir, ainsi qu'à monsieur Ritter et à nous tous. Max se mit en route en me promettant de se hâter. Je me rassurai. L'idée de vivre avec Hulda sous le même toit, dans le sans-façon d'une intimité journalière, cette idée me réjouit tellement que le point noir fictif ou réel, que je venais d'entrevoir à notre horizon, s'évanouit. Je ressaisis mes plus doux songes, je me laissai cajoler par Mme Piccioli qui avait voulu me tenir compagnie et ne se faisait pas faute, tout en rangeant la chambre, d'attiser mes espérances par les plus consolantes flatteries. — On vous soignera, signorino, et je sais qui... mais, il dort encore le petit médecin. Madona mia ! était-elle bien, hier ! ...Et les mêmes goûts, les mêmes penchants... cela ferait un couple... Eh ! puisque vous l'aimez ! Allons, dites-le, vous en mourez d'envie. Ces propos me berçaient si mollement que je finis par m'en-dormir. Au coup de midi, la voiture me réveilla. J'entendis un grand bruit ; Mme Piccioli ouvrit la fenêtre et, se penchant au dehors, elle poussa cette exclamation. — Ah ! mon Dieu, qu'y a-t-il ? Mon mari avec un drapeau... et monsu Max... Ah ! mon Dieu, on se bat ! Des cris, evviva il re! evviva l'Italia! étouffèrent la voix de la bonne femme. Au même instant ma porte s'ouvrit, livrant passage à cinq ou six personnes : le chef de station, le sous-chef, Max, Piccioli... je ne sais qui encore... brandissant leurs mouchoirs, essoufflés, poudreux, rouges d'enthousiasme et de barbera. Ils m'entourèrent, parlant tous à la fois : « Grande nouvelle ! monsieur Ritter, on se bat vers Custozza, l'armée entière est en bataille... » Tandis que Piccioli, gambadant devant moi, criait comme un sourd : — En avant deux! les Kaiserlicks... arrivez! arrivez! avec votre infanterie de marine et tous vos sauerkrauti...Corpo délia Madona ! nous allons rire ! Max, pendant ce tapage, avait dépendu ma carte d'Italie qui était fixée au mur ; ce que voyant Piccioli déposa son étendard : — Je vais vous expliquer l'affaire, mes amis. Il s'empara de la table qu'il déblaya en partie, il répandit au milieu quelques gouttes de ma limonade : — Voici le Mincio, voilà l'Adige, dit-il, traçant du doigt le lit des deux rivières. Voilà Vérone en haut, sur le gros livre ; Peschiera sur la gauche, Mantoue à droite, Legnano en avant... En parlant, il avait superposé mes livres aux quatre coins de la table. Oubliant ensuite sa retenue habituelle, il empoigna mes petites boîtes de fossiles qu'il empila au centre, — c'était Custozza, — après avoir répandu à même leur contenu, qu'il rangeait en bataille : — Je vois leur plan, s'écria-t-il, en se frottant les mains, c'est magnifique ! attirer l'ennemi hors des murs, le battre et le poursuivre... entrer dans Vérone... Cor-po délia Madona! nous allons rire... En avant deux ! je vois l'affaire... Où est Cialdini ? Il était sur le Pô, avant-hier, avec le quatrième corps d'armée, sept divisions pour vous servir... Le troisième corps à droite, vers Villafranca... nous y sommes. Durando sur la gauche, marche en avant... droit sur Custozza... les autres suivent: division Pianelli, division Cerale, division Sirtori... Piccioli, en disposant son armée, se mit à citer les généraux, les divisions, les régiments, avec une mémoire étonnante. Il s'animait à ses propres paroles, il manœuvrait ses troupes comme s'il eût été sur le champ de bataille. Déjà la pile de petites boîtes avait été prise et rasée, il marchait sur mon dictionnaire avec le prince Humbert et la brigade de Parme, lorsque Max, à qui la moutarde commençait à monter au nez, ébranla ses uhlans par tous les interstices. — En avant les bersagliers ! hurla Piccioli, en avant les chevau-légers ! Une mêlée s'ensuivit, un carnage. L'hôtesse au désespoir se lamentait, excusant le mari de son mieux, disant que c'était une rage qui l'avait pris. Max criait à tout rompre. On discutait, on voulait mon avis, ma tête était une enclume sur laquelle chacun venait battre son fer. En grâce, je suppliai qu'on me laissât tranquille. Enfin, ils battirent en retraite, tandis que Max, au haut de l'escalier, s'écriait en fermant le poing : — On ferra, on ferra, nous afons les chazeurs ti Dyrol. Max était hors de lui, il s'essuyait le front, s'agitait, vidait coup sur coup ma carafe. C'est alors que j'appris positivement ce qui se passait, à savoir : que le canon tonnait depuis quatre heures du matin dans les environs de Custozza ; tout le pays était en émoi, on s'attendait à une grande bataille. — Je suis un peu lancé, dit-il, ils m'ont fait boire — braves gens, au fond. Et la fièvre, Paul ? Coup de soleil, eh ? Je vais chercher ma sœur et nous te guérirons. Il me laissa seul. Hulda ne fit qu'un bond jusqu'au milieu de la chambre. Mais elle s'arrêta court devant l'expression de mon visage. Je ne sais ce que j'éprouvais, une émotion nouvelle, inconnue, quelque chose comme un accès d'attendrissement, une reconnaissance passionnée pour l'être adoré qui remplissait d'une sève nouvelle ma vie stérile et froide. Elle m'avait compris, son cœur se fondit dans cette exclamation : — Ah ! Paul, je sens là, que tu m'aimes ! Et se jetant à genoux devant le sopha où j'étais couché, elle pressa mes deux mains contre sa poitrine, qui battait avec force. Oh le lendemain des premiers aveux ! C'est la plus belle étape de l'amour ! Nos pensées s'échangèrent, sans entraves, dans un moment de suprême confiance, d'oubli, de bonheur indicible. J'avais commencé à vivre. Hulda, qui venait de se lever, réveillée par la grande nouvelle, s'était empressée, à l'appel de son frère, de me faire une visite. Elle ignorait donc encore son installation à San-Damiano, quand Max apparut, portant sa valise : — Bienfaits de la guerre ! petite sœur, nous avons émigré. Elle éclata comme une fusée : — Vive la guerre ! vive la guerre ! Puis, voyant que le bruit me faisait mal, elle me passa une main sur le front : — Ce pauvre M. Paul ! Il a la tête en feu, les yeux rouges... et moi je crie. C'est que je suis si heureuse ! Nous allons te soigner, voyons... Ah ! si j'avais ici mon gros livre avec les plantes médicinales... Je guérissais tout le monde à la maison, n'est-ce pas, Max ? Mais je les connais toutes par cœur... il faudrait... attendez!... Elle courut au jardin et revint triomphante, au bout d'un instant, agitant au-dessus de moi cinq ou six têtes de pavot : — Voilà ce qu'il nous faut, où est la lampe Berzélius ? Je vais organiser la pharmacie ; et maintenant plus de politique, s'il vous plaît. Elle alluma la lampe, elle remplit la bouilloire et arracha des mains de son frère la carte d'Italie qu'il lisait à haute voix : — Silence dans les rangs ! Qu'est-ce que cela nous fait qu'on se batte dans le quadrilatère, pourvu qu'on s'aime à San-Damiano... car tu aimes un petit peu ta garde-malade, n'est-ce pas, Monsieur Paul ? En disant ces mots elle prit un air maternel qui lui allait à ravir, elle redressa mon coussin et me recommanda de m'endormir en disant : — Pour me faire plaisir. On n'entendit bientôt plus que le chant de la bouilloire. Blotti dans un angle de la chambre, Max étudiait la grammaire française, levant parfois la tête pour admonester sa sœur, lorsqu'il la voyait traverser la chambre, monter, descendre l'escalier, ouvrir et fermer mes tiroirs. Ou bien, lorsque son petit rire métallique lui échappait à la vue d'une chose plaisante, comme par exemple, un trou dans une chemise, un mouchoir sans ourlet ; car elle avait pris à cœur le rôle de ménagère qu'elle exerçait avec son entrain et sa pétulance ordinaires, passant de la lampe aux fossiles, qu'elle rangeait, classait, divisait à sa guise. Ou bien encore, à pas de loup, tout doucement, je la voyais s'approcher, soufflant pour la refroidir son infusion de pavot. Elle s'agenouillait devant moi, elle me présentait la médecine, dont la coloration, je l'avoue, m'inquiétait un peu ; mais elle y avait trempé ses lèvres avec tant de grâce, elle tenait la tasse, elle agitait le sucre avec une foule de gamineries si adorables, qu'il n'y avait pas moyen d'y résister, et je buvais à même tout ce qu'elle me donnait. Il faut avoir connu la solitude, il faut avoir erré dans la vie, inaperçu, dédaigneux de soi-même, usant ses forces à dessécher son cœur, pour se figurer avec quels transports j'accueillais le sourire de la bien-aimée qui me guidait, comme une étoile vers ce monde inconnu plein d'enchantements et de douceurs. Max devina mes sensations : je m'agitais de plus en plus. — Tu ne dormiras pas, dit-il, tant que Hulda sera ici. — Pourquoi cela ? demanda Hulda, piquée. — Mais parce que Paul aime mieux te voir que de fermer les yeux, ma fille. Un esprit folâtre, l'esprit de la barbera qui hantait encore son cerveau, avait suggéré à Max cette petite flatterie concilia-toire. Elle baissa les yeux, perdant toute contenance. Afin de pallier sa défaite, je les engageai tous deux à aller dîner et à faire ensuite un tour de promenade. — A Andona, par exemple, ajouta Hulda. Et comme le frère refermait son livre avec empressement, elle releva vers lui la tête avec une magnifique audace : — C'est qu'il a un œil sur la maestra, mon grand frère. Eh ! bien, Max, donne-la moi pour belle-sœur. Quand on s'aime il faut s'épouser, je ne connais que cela, moi. Et elle s'enfuit, laissant le garçon dans une grande confusion. A partir de ce moment, je n'ai plus guère conscience de ce qui se passa autour de moi. J'ai gardé le souvenir cuisant d'un sinapisme dans la nuque. Le reste est confus. Tout ce que je sais c'est que j'étais au lit, brisé, altéré, inquiet ; mes muscles étaient engourdis. J'entendis des cris, des airs de danse et le bruit du canon. Des rangées de saules m'entouraient, levant au ciel leurs bras ensanglantés. Une ou deux fois, la nuit, je dus me réveiller car je reconnus Max, couché devant moi. Je vis aussi descendre une forme blanche tout entourée d'étoiles: c'était la blonde Hébé, j'en étais sûr. Elle me tâta le pouls et disparut dans un sillon d'argent. Les rêves se succédaient d'une façon continue. Enfin mon nom me fit tressaillir. Le soleil pénétrant dans ma chambre baignait de ses premières lueurs le crâne chauve de Piccioli. Il n'avait plus son étendard. — Vous avez dormi comme un tronc, dit-il, cela va mieux, monsu Ritter ? Notre affaire est manquée, mais on ne sait rien, rien de précis. L'armée a repassé le Mincio, musique en tête. Les pertes sont énormes des deux côtés. Le prince royal est blessé, les généraux Cerale, d'Ho, Villarey sont tombés au champ d'honneur... Douze heures de combat... des faits d'armes magnifiques, monsu Ritter. A deux heures et demie, le général Govone tenait en échec l'armée autrichienne. On a fait de grandes fautes, vous verrez. On s'est couvert de gloire, bien ! mais la prudence !... Lancer l'armée en plein quadrilatère, bagatella ! Qu'avons-nous fait en 1848 ?Et les Français en cinquante-neuf, l'ont-ils risqué ? Supposez une victoire aujourd'hui, sur le Mincio, mais demain ?... Vous voilà dans l'Adige et le nez sur Vérone. — Et Kilian, où donc est-il, Piccioli ? — Je l'attends, monsu Ritter. Voyant que vous dormiez, ils sont partis pour Andona, au point du jour. Peut-être iront-ils à Asti voir ce qui se passe... et si hier soir on a illuminé... c'est bon signe. Ché! N'est-ce pas un coup monté ? Nous avons des hommes de tête à l'armée... espérons. C'est que, voyez-vous, le kaiserlick est dur à extirper... Et la tête, monsu Ritter ? Je suis un peu bavard : vieux troupier sent la poudre. J'étais faible, bien que la fièvre m'eût quitté. Ce n'est pas sans éprouver un vertige que je parvins à me vêtir. Je m'établis devant la fenêtre et j'écoutai le récit des événements, qui commençaient à prendre, pour l'Italie, une mauvaise tournure. Piccioli parlait toujours et regardait pour la dixième fois dans la direction d'Andona, lorsqu'un son, imitant la trompette, éclata dans l'escalier. — Aux armes ! dit-il, ce sont les avant-postes autrichiens. Il se précipita vers la porte, puis recula comme s'il eût vu le diable. Max et Hulda, pioche au bras, couronnés de feuilles de chêne, entraient en lui présentant les armes. — Vive l'empereur ! s'écria Max. Il salua militairement et ajouta d'une voix solennelle, avec une nuance de sentiment : Hommage à la patrie lointaine... Hurrah ! Et il jeta son chapeau en l'air. A ces mots, Hulda, brandissant son outil, s'élança dans la chambre en répétant le cri. Voyant que j'étais beaucoup mieux et que cette scène me divertissait, elle se mit à marcher, suivie de son frère, autour de Piccioli, l'arme au bras, marquant le pas, lançant à toute volée la fanfare triomphale qui retentissait jusque dans les fibres du vieux soldat. Le pauvre diable était devenu pâle, il regardait piteusement le Tyrolien qui, prenant à cœur joie sa revanche de la veille, lui criait à chaque tour de marche : — Vous êtes battu, camarade, vive l'Autriche! bei Gott! Place à l'infanterie de marine ! Bon gré, mal gré, Hulda me tira derrière elle, et nous fîmes ainsi un tour ou deux dans la chambre. — Halte ! s'écria Max, embrassez la victoire. Et j'embrassai Hulda sur les deux joues. La chère petite était en nage, fort chiffonnée et saupoudrée de sable. — A nous deux ! Monsieur Paul, j'ai des trésors ; Max est allé à Asti, moi j'ai fouillé, ah ! mais fouillé... Tandis que les deux rivaux discutaient entre eux, elle me fit approcher de la table et tira de son panier, qui était rempli de fossiles, une admirable coquille dont je ne soupçonnais pas l'existence dans la vallée. Ma joie se réfléchit sur son visage. — Tu m'apprendras les noms, dit-elle, continuant à déballer. Et celle-ci, as-tu rien de pareil ?... avec son bec entier et sa queue... — Une pyrula, Hulda, une pyrula énorme ! — Et ce manche de couteau ?... — Un solen gigantesque ! — Ah ! ah ! c'est que j'ai mes gîtes à moi, et mes armoires de paysans madrés. Attends un peu que tu sois rétabli, nous irons ensemble à la chasse... Elle parlait par interruption, vidant son panier, ses poches, son mouchoir, elle en avait partout : des espèces rares et superbes qu'elle étalait avec un plaisir enfantin, toute fière de son butin et si heureuse de ma satisfaction que toute sa petite personne en frémissait des pieds jusqu'à la tête. Pendant cet aparté, Max, qui nous suivait des yeux, quelque peu de l'oreille, petit à petit, s'étant approché, me souffla ces mots à voix basse : — Frau Doctor va bien, Freund ! Il me pinça le bras. Je me rappelai, comme un songe, l'engagement que j'avais pris avec lui de ne point parler à Hulda de nos projets. J'ignore s'il vit mon embarras ; en tous cas, n'ayant jamais envisagé que comme une mesure de prudence les restrictions qu'il faisait à notre intimité, je ne crus pas devoir troubler, par l'aveu de ma défaite, un simple compromis qui mettait à l'abri sa responsabilité. L'occasion d'en parler se fit, du reste, longtemps attendre. XVIII LE POÈME DE CHAMISSO Toute cette journée et celle du lendemain furent pleines d'agitation. A chaque nouveau convoi c'étaient de nouveaux bruits, de fausses rumeurs sur les événements, qui mettaient en émoi notre petite population. Le désastre était confirmé, quelque chose de funeste se répandait dans l'air. On s'assemblait chez Piccioli pour lire les dépêches, on plaignait l'armée, on accusait les chefs, on maudissait l'Autriche. Les illusions tombaient une à une, comme des fruits verts avant leur saison. Redoutant un conflit, j'avais été forcé de proclamer l'état de siège, d'abolir le chapeau pointu et de retenir chez moi le patriotique Kilian, auquel l'hôte avait communiqué son humeur belliqueuse. Nous étions alors au 26 juin, deux jours après la bataille ; je n'oublierai jamais cette date. J'attendais le docteur, auquel Hulda avait écrit à mon insu. La nuit tombait ; Max devant la fenêtre fumait en sifflotant, Hulda ne tenait pas en place. — Comment passerons-nous la soirée ? dit-elle. Elle frôla de sa main les cordes de la cithare. — Si nous jouions quelque chose... — Paul a la tête faible, répondit Max. — Eh bien ! nous ferons de la musique intime, tout doucement, à demi-voix, dans l'obscurité... Je vais chanter les mélodies de Schumann. Max jeta son cigare. — Ah! pour cela, j'en suis, dit-il, en s'attablant devant l'instrument : « Frauenliebe », Hulda, c'est ton triomphe. Il accorda la cithare avec le plus grand soin, en m'expliquant l'arrangement de ce petit poème de Chamisso, L'amour d'une femme, divisé par Schumann en mélodies successives, dont chacune exprime une phase de l'amour féminin. Pendant ce temps, Hulda avait baissé les stores. Elle vint s'asseoir devant moi, dans un profond recueillement. Les objets s'effaçaient dans l'ombre. Un dernier reflet tamisé du jour enflammait d'une chaude lueur le visage du musicien. La cithare bruissait légèrement, accompagnée par un bourdonnement d'insectes qui s'ébattaient sur les fenêtres. Hulda commença : Seit ich ihn geschen, Glaub' ich blind zu sein, Wo ich hin nur blicke, Seh' ich ihn allein. Wie im wachen Traume Schwebt sein Bild mir vor, Taucht aus tiefstem Dunkel Heller, heller nur empor... Dès les premiers mots, le frère tressaillit et je sentis un frémissement qui me courait, pareil à un effluve, à travers les veines. La jeune fille ne chantait pas, elle chuchotait d'une voix fiévreuse ces premières révélations de l'amour, qui s'échappaient de ses lèvres en vibrations cristallines comme le murmure d'un ruisseau. Son regard timide et inquiet, les élancements furtifs de sa voix qui rayonnait par saccades, exprimaient la crainte et en même temps l'ardeur d'une joie inconnue mais émouvante. Rien ne peut rendre l'irrésistible effet de cette confidence amoureuse passant par l'organe caressant de Hulda. J'en étais étourdi et comme fasciné. Un bravo m'échappa sur la dernière modulation, mais Hulda saisit mes deux mains pour m'empêcher d'applaudir et les retint dans les siennes : — Voici pour nous deux, dit-elle, L'amour partagé, écoute : numéro trois, frère, vivace! Elle continua d'une voix plus vibrante, ponctuant d'une pression de main la poésie et la phrase musicale, qui semblaient s'envoler de son âme dans un moment d'inspiration, tant l'expression en était juste, spontanée, violente. Tout émue et les mains tremblantes, elle me décochait comme une flèche le plus passionné des aveux : le cri d'un cœur qui aime, qui se sent aimé et qui s'exalte en son amour dans un élan d'enthousiasme. Tout à coup, la voix se brisa, un flot de larmes jaillit des yeux de la chanteuse. — Ah ! c'est admirable !... admirable ! s'écria Max. Il s'élança vers Hulda qu'il souleva de sa chaise, et l'embrassant au front : — Oui, tu es une artiste, bei Gott ! Et il l'embrassa encore. La jeune fille, qui tenait son frère, se laissa glisser, riant et pleurant sur mes genoux et elle me caressait familièrement les joues, en disant : — Vois-tu, mon cher Paul, quand je serai ta femme et que tu reviendras d'une longue course, je te chanterai des Lieder... sera-ce amusant ! J'ignore la figure que je devais faire, je me croyais lancé hors de l'espace, et le frère ouvrait de grands yeux. — Gott!... Herr Gott!... sapperment! Paul... Hulda se jeta dans ses bras ; Max prit la main de sa sœur et la mit dans la mienne. Nous étions fiancés. UNE PIERRE DANS LE CHEMIN Ma réclusion dura plusieurs jours, enivrantes journées ! Heure par heure, si je m'écoutais, je retracerais cette existence, où tous les trois, unis par une même sympathie, nous caressions l'espoir d'un avenir, qui nous apparaissait radieux comme l'aube d'un beau jour. Chaque matin, les Tyroliens se rendaient à Andona et faisaient ma besogne. Obligé de rester chez moi, je me levais tard et souvent réveillé par Hulda qui revenait en sautillant. Son regard éclairait ma chambre, elle était mon soleil, mon horizon, ma vie. Ainsi qu'un nouveau riche qui compte ses trésors, je me plaisais à interroger cette féconde nature, qui s'épanouissait devant moi dans toute sa plénitude. Je comprenais enfin cette attraction particulière qu'elle exerçait partout sur son entourage, car je n'avais connu, jusque là de Hulda que les grâces extérieures, et je ne savais rien encore de cette suavité pénétrante, qu'elle répandait sur les plus petits détails de la vie. Je ne pouvais plus me passer d'elle, pas une heure, je vivais de sa tendresse comme d'une autre atmosphère. A peine étions-nous seuls, nous faisions des projets sans fin. Nous nous perdions dans ce rêve séduisant d'un amour indissoluble. Hulda avait parfois des accès d'épanchements qui m'égaraient, je l'étreignais dans mes bras avec une sorte d'impatience et de terreur. Alors une flamme jaillissait de ses yeux : — Mais puisque je t'aime, puisque rien au monde ne peut nous séparer ! Quand Max entrait, notre bonheur rayonnait sur lui ; il se mettait en tiers dans nos projets, il disposait notre intérieur futur, tandis que, les yeux à demi fermés, j'écoutais délicieusement, regardant fuir dans ma pensée tous les ennuis, toutes les tristesses de mon passé, comme des nuages qu'un bon vent dissipe. Un soir, enfin, me sentant rétabli, j'essayai mes jambes, conduit par Hulda vers ces vieux saules, qui servaient de décor à mes plus beaux rêves. A mesure que nous approchions, nos mains s'entrelaçaient et nous devancions Max, qui s'amusait à faucher de sa canne les têtes de chardon. A la vue des pampres qui s'enroulaient aux arbres, l'idée me vint d'en orner une chambre de l'auberge et de célébrer nos fiançailles, à la façon tyrolienne, dans une petite fête de famille. Hulda saisit au bond cette idée ; il fut convenu que nous irions, le lendemain, en grande pompe, inviter Sandrina et fixer le jour avec elle. Hulda promit des merveilles. Nous passâmes la soirée à combiner la fête, tant sous le rapport culinaire qu'au point de vue décoratif, Max étant minutieux sur la couleur locale, attaché aux usages, Tyrolien jusqu'aux dents. Mais le lendemain matin, comme nous attendions Hulda pour déjeuner, dans la grande salle, une voiture roula devant l'auberge, la voix du docteur retentit. — Le docteur ! fit Max, à cette heure !... Et il courut vers la voiture. — Jeune héros, dit Caselli, on vous salue. Ah ! çà, Kilian, vous en faites de belles... Et la rose alpine ? — il leva les yeux vers les fenêtres : — Ah ! la voilà, parbleu épanouie ! Bonjour, Hulda, bonjour, je viens vous cueillir. Hulda qui venait d'apparaître au balcon, descendit précipitamment vers Caselli, et tous deux entrèrent, causant en riant de mon indisposition. Le docteur était en toilette : pantalon blanc, bottes vernies, plus une cravate éblouissante ; il portait des gants de peau, un chapeau neuf et s'avançait, étonnant de galanterie et de bonne humeur, en caressant la main de sa cliente. — Serviteur, Monsieur Ritter, pardonnez-moi mon indifférence, je vous savais en si bonnes mains... Vous êtes guéri ? — Entièrement, docteur. — Dame ! on vous a drogué, si délicieusement : de la musique et des sourires... ad sanguinem confortandum... et des pavots pour vous mettre en extase ! Parfait, Hulda, parfait. Et maintenant, ma chère, voulez-vous rendre le même service à mon ami Spanzi ? Je vous emmène à Castellero, ainsi que M. Ritter, on vous attend. Emportez tout, musique, instruments... et de plus, grand gala, s'il vous plaît, car j'ai fait votre éloge, et ce diable de Max s'est acquis à Turin... — je fis, en montrant Hulda, un geste expressif, le docteur se reprit...—à Asti, je veux dire, un renom de virtuose !... N'oubliez pas la gingelari. — Gingelira, gingelira, docteur. — Cela vous va-t-il ? Nous passerons une journée amusante. — Nous ferons le printemps... Je vais m'habiller, dit Hulda. On accepta la proposition du docteur. Je remis au lendemain l'expédition à Andona ; Hulda courut à sa toilette. Cependant je dus, par prudence, m'opposer aux costumes tyroliens qui furent enfermés, pour le voyage, dans le coffre de la voiture. De là grand embarras. Les fossiles avaient tout sali et le mince bagage de Hulda ne lui permettait pas de lutter avec l'élégance significative du docteur, qui se carrait, impatien- té, dans sa veste de velours, et faisait craquer ses bottes neuves tout en criant dans l'escalier : — Allons, petite coquette, allons, le soleil va nous rôtir. Il fallait chauffer les fers, repasser la robe, presser un col, coudre un jabot... Enfin, au bout d'une heure, Hulda, vêtue de blanc, monta dans la voiture, escortée par tout le personnel de la maison : qui portant le mouchoir, qui les manchettes. On se tassa un peu ; Max occupa le siège avec le docteur et l'on partit. Il était environ sept heures. La rosée s'enroulait en perles d'or aux longues haies d'acacia qui se dessinaient comme une fine broderie sur un ciel bleuâtre, d'une lumière douce, tranquille. A droite et à gauche, les carrés de vignobles ondoyaient mollement jusqu'au versant des collines, dont les cimes vaporeuses formaient l'horizon. On n'entendait que le chant des alouettes, le va-et-vient des moissonneurs qui saluaient en passant, le bruit des roues qui broyaient le sable. Nous aspirions la fraîcheur de l'air avec une volupté, une satisfaction intime de toutes choses, qui animait nos visages. Hulda, près de moi, se balançait en riant sur les ressorts de la voiture, touchant du bout des doigts, à chaque secousse, les boucles de ses cheveux ; ou bien elle faisait boutonner son gant par le docteur qui recommençait vingt fois en raison du cahotement. Quant à Max, il conduisait Topo l'impétueux, qui s'effrayait, farouche comme son maître, devant l'ombre des mûriers projetée sur la route. Nous arrivâmes devant une trattoria, fraîchement repeinte et précédée d'un jardin. Au loin, devant nous, on distinguait sur la route la station de Baldichieri ; à notre droite s'ouvrait, à travers champs, un chemin montueux. C'était la route que nous devions prendre pour aller à Castellero. Le docteur fit arrêter. — J'ai un malade à voir, dit-il, c'est l'affaire d'un instant. Il traversa le jardin, occupé en ce moment par les ouvriers peintres qui déjeunaient assis en rond, autour d'une table. L'un d'eux, que Max crut reconnaître comme ayant été choriste au théâtre d'Asti, lisait le journal à haute voix. Ils buvaient du vin et péroraient avec d'autres personnes qui les entouraient ; c'étaient des gens débraillés, au teint cuivré et maladif, de ces mineurs de la Sardaigne qui émigrent à la saison des fièvres et se font moissonneurs. Ils arrivaient, apparemment, de la station voisine. Le docteur causait avec une femme, sur l'escalier. On nous examinait, des chuchotements s'organisèrent ; je distinguai ces mots : « Voilà le Tyrolien... que fait-il là ? » — Il aura émigré, dit un plaisant, pour conserver sa race. — Razza de can' ! avec sa chienne... reprit un autre. — Au fait, dit un troisième, il n'a pas l'air d'aimer la guerre. — Ni toi non plus, répliqua le docteur qui revenait vers nous. — J'ai mes affaires... — Et lui les siennes. Le docteur monta dans la voiture, tandis que le plus insolent d'entre eux, le prétendu choriste, s'approchant de nous avec sa bande, continuait : — Une voiture de Codini !... (On désignait ainsi les cléricaux). Et quel cornac pour les conduire !... Le docteur furieux leva son fouet : — Gibier de galère ! Je vais t'apprendre à vivre. — Testa di cervo ! Fouette ta rosse... et cours après ta femme, répondit l'autre. A ces mots, fauchant dans le groupe, le fouet du docteur cingla les insolents. Un cri partit... et la voiture s'engouffra dans le chemin de traverse, au milieu d'un tourbillon de poussière. La route était ensablée, montueuse ; le cheval rassemblé entre les mains crispées du docteur galopait sur place, s'arc-boutant, tendant la croupe et piétinant le sol ; puis nous enlevait bondissant par dessus les obstacles, tantôt dans une ornière, tantôt dans l'autre. A chaque secousse Hulda se cramponnait à moi, en disant: «J'ai peur, mon Dieu! j'ai peur». Elle tressaillait aux sifflements du fouet qui s'abattait à jet continu sur le pauvre cheval. Et les paroles que je venais d'entendre me descendaient jusque au fond de l'âme, y remuant une foule de souvenirs. Était-ce là une injure gratuite, empruntée au vocabulaire grossier du dialecte, ou bien une insulte directe et personnelle au docteur ? Je regardais ses joues blêmes ; mes souvenirs s'éveillaient, s'agençaient... Tout à coup, Max, qui regardait en arrière, s'écria : — Baissez-vous ! Baissez-vous ! Une pierre, au même instant, effleura le docteur, une autre m'atteignit au bras. Je m'étais retourné ; cinq ou six hommes sortaient des vignes, courant sur nous, au moment où nous allions atteindre le sommet de la côte. Sans réflexion aucune, je. sautai de la voiture et m'élançai, la canne levée, sur le premier des assaillants ; mais la canne se rompit et j'allais être terrassé, lorsque Max apparut, faisant le vide devant ses formidables poings, qui manœuvraient comme des boutoirs. Alors commence une mêlée générale. Excités par le choriste qui s'acharnait à la poursuite du docteur, tous se ruent sur nous, vomissant mille injures. On se heurte, on s'empoigne ; l'un d'eux tire son couteau et me défie de l'arrêter, puis, tout d'un coup je le vois chanceler, frappé d'une pierre en plein visage. Le coup venait de Max. — igi — Il y eut un moment d'arrêt. Max me tirait à lui, m'entraînait, faisant signe au docteur d'avancer : — Allons, allons ! Paul, nous nous ferons tuer. Il se mit à courir, coupant par les vignobles, à travers tout, pour joindre la voiture au haut de l'éminence. Nous parvînmes à l'atteindre ; d'un bond, je fus sur l'arrière-train, Max me suivit. On ne voyait plus rien. Nous descendîmes au galop la côte, vers Castellero. Mais nous n'étions point au bout de nos terreurs. Hulda n'eut pas plutôt aperçu mon visage, qu'elle jetta un cri. Elle voulut parler, les mots s'arrêtaient dans sa gorge, entrecoupés par des sanglots. Pâle, effarée, elle agitait les bras, sa poitrine se soulevait par des mouvements convulsifs, Il fallut s'arrêter. — Ah ! misérables ! hurlait le docteur, que ne puis-je écorcher de mes mains vos faces de pendus ! Ses dents grinçaient l'une contre l'autre. Il sauta de la voiture, roulant des yeux fauves, lumineux comme ceux d'une panthère ; d'un bras nerveux il enleva Hulda et, la déposant sur le gazon toute palpitante : — Laissez-moi, dit-il, le sang l'épouvante. Alors seulement je m'aperçus que j'étais blessé. Un coup de poing m'avait fendu la lèvre, je m'étais ensuite barbouillé la figure avec mes mains couvertes de sang. Max, d'un autre côté, soufflait, haletant, et la pauvre fille pleurait à haute voix avec un vagissement si enfantin, si plaintif, que la colère du docteur se dissipa. Il adoucit son regard, il trouva pour la consoler les appellations les plus tendres. Un torrent de larmes mit fin à cette crise. On se figure en quel état nous arrivâmes au village : déchirés, maculés, le cheval blanc d'écume ; sans compter ma blessure, légère heureusement, que le docteur fut obligé de panser. Je crus remarquer que sa main tremblait. Il s'embarrassait aux questions que Hulda lui adressait, sur l'incident de l'osteria. Mais comme je feignis de partager son ignorance, en me contentant de raconter notre escarmouche et le coup de pierre final de mon cher Kilian, il reprit toute sa gaieté. Après une restauration sommaire de l'équipage et de nous-mêmes, nous quittâmes le chemin vicinal pour enfiler, à quelques pas du village, une allée de châtaigniers dont les branches se rejoignaient en dôme au-dessus de nos têtes. Cette allée aboutissait à un grillage ; on apercevait au delà une maison peinte en rose et surchargée d'ornements, avec un large perron flanqué de statues, et de grandes fenêtres qui flamboyaient gaîment sous les rayons obliques du soleil. C'était la villa Spanzi. LA VILLA SPANZI La grille s'ouvrit d'elle-même ; Max ne put retenir un cri : « Ach wie schôn! » — Voilà le cygne, dit Hulda, comme dans Lohengrin, nous allons voir arriver le chevalier Spanzi avec sa cuirasse d'or et son manteau bleu. Et elle se leva pour mieux voir en s'appuyant à mon épaule. Devant nous se déployait une nappe d'eau entourée de gazon, avec des massifs de cannas, de phlox, de géraniums, des touffes de crucifères et des corbeilles de roses, qui l'enlaçaient comme une guirlande. Deux cygnes voguaient à la surface, traçant un long sillage et de petites ondes qui faisaient danser, la tête en bas, Vénus, Diane, Endymion et d'autres personnages en plâtre, que l'on voyait sur le perron, enmaillotés de lierre et de bignonias à fleurs de feu. Un valet nous aida à descendre de voiture, puis il nous dirigea vers la maison, par un labyrinthe de sentiers formant des cercles, des losanges et des figures géométriques, les uns bordés de lauriers roses, les autres d'orangers taillés en forme de boule. Max frottait son feutre, étirait sa cravate ; il avait l'air de marcher sur des œufs. — Bei Gott' ! c'est beau, disait-il, si encore j'étais dans ma culotte de peau, j'aurais plus d'aisance, l'habitude... tu sais. Il perdit entièrement contenance lorsque, au haut du perron, il rencontra le chevalier. C'était un homme âgé, souffreteux. Il ne portait ni cuirasse d'or ni manteau bleu, mais une simple chemise en flanelle, sous un veston en soie écrue, et sur la tête un grand chapeau de paille qu'il abaissa jusqu'à terre à l'aspect de Hulda. Il lui baisa la main, et l'accueillit avec cette courtoisie expansive et gracieuse, propre aux Italiens. Évidemment, le docteur avait piqué la curiosité de nos hôtes. Une fenêtre s'ouvrit à l'étage supérieur ; presque aussitôt parut un jeune homme, à l'œil vif, souriant, pétulant comme une loutre : c'était Cosimo Spanzi, le fils du chevalier. Il nous serra la main et, s'adressant à Max en assez bon allemand, il lui demanda s'il était chasseur et lui fit voir ses armes, qui étaient suspendues en trophée dans le vestibule. Une élégante carabine servit de lien entre les deux jeunes gens. Nous les laissâmes ensemble et le chevalier, excusant les dames qui étaient à leur toilette, nous proposa de visiter son parc. Soit effet du hasard, soit complaisance de la part du docteur, je ne tardai pas à me trouver seul avec Hulda. Nous admirions, au bord de l'étang, les roses du Bengale. J'en cueillis un bouton, et le fixai à la boucle de sa ceinture. Elle enleva la fleur : — Oh ! non, c'est sur le cœur que je porte la couleur de mon chevalier, dit-elle, en jouant sur le sens allemand de mon nom (Ritter veut dire chevalier). Elle devint rêveuse, tout à coup, et, détachant la boucle de sa ceinture, elle ajouta : — Tiens... pourquoi ai-je mis cette boucle ? c'est un cadeau de celui... que tu ne connais pas, mais que tu n'aimes guère... C'était la première fois qu'elle faisait allusion à ses anciennes amours. Elle semblait émue. — Parce qu'il a failli te faire mourir ? répondis-je, mais n'est-ce pas à lui que je te dois ? — Oh ! mourir... un amour d'enfant ! Tu sais comme nous sommes, nous autres femmes : l'affaire était arrangée ; le père, qui est riche, a su que Frantz Lach voulait voyager avec nous en musicien, car Frantz a une belle voix... Le père a refusé, le fils m'a plantée là... faute de dot. Il a fallu rependre au clou la robe blanche... puis les cancans... Je me suis chagrinée. Elle tortillait la boucle entre ses doigts, tandis qu'elle parlait. Après un court silence, elle la jeta dans l'eau. — Voilà le cas que j'en fais... dit-elle, et maintenant embrasse-moi pour effacer ce souvenir. En m'épousant tu fais bien d'autres sacrifices, toi ; tu es mon chevalier, je t'aime de toute mon âme et pour toute ma vie. Elle me tendit le front et répondit aux cajoleries que je lui faisais, par une effusion extraordinaire ; passant ensuite son bras sous le mien, elle m'entraîna dans l'intérieur du parc. Elle marchait sous les branches pour éviter le soleil, et me montrait en passant les essences qu'il nous faudrait planter dans notre jardin. Puis elle revint au programme de notre petite fête, qu'elle voulait arranger avec Sandrina, en revenant, si possible, par Andona. Je profitai du tête-à-tête pour lui raconter de quelle façon Max s'était rendu célèbre à Turin, car je prévoyais, de la part du docteur ou d'un autre, quelque indiscrétion à ce sujet. Hulda ne fut nullement étonnée. — Oh ! mon frère se tire toujours d'affaire, dit-elle ; il n'a peur de rien et nous allons ainsi, par le monde, notre petit chemin. Il écarte les épines, lui... moi, je passe. Et quand je serai ta femme, nous irons à trois, voilà la différence. Tu ôteras les pierres... puisque c'est ton métier. Elle se mit à rire, en m'enveloppant d'un regard de tendresse. Pendant que nous causions, oubliant l'heure et l'univers, lin coup de feu, suivi de bravos, retentit à nos oreilles. Nous entrâmes sous les branches pour regarder ce qui se passait, et nous allâmes tomber, bras dessus, bras dessous, devant un jeu de boules, au milieu de la compagnie. Max en grand costume, armé d'une carabine, couchait en joue une cible improvisée. Fixe, immobile, il était admirable ainsi, tout rutilant sous le soleil. Le coup partit... — En plein ! dit le docteur, agitant la cible perforée. Max rechargea la carabine, visa, tira, ainsi de suite, neuf ou dix fois sans dévier d'un centimètre. Hulda, voyant le frère sur son piédestal, se rengorgeait avec d'autant plus de plaisir, que les dames en ce moment arrivaient, nombreuses, élégantes, avec un froufrou de robes et un cliquetis d'éventails qui firent pâlir le montagnard. — Voici notre héros, dit le docteur, présentant Max à une dame âgée. Celle-ci toisa Kilian, à travers ses bésicles, des pieds à la tête. — Ah ! bravo, vous nous jouerez, n'est-ce pas, la marche de Radetzki, sto polisson d'ia -pest ! Je vis avec plaisir qu'on ne se gênait pas dans la maison sur le choix des épithètes : car je redoutais, depuis une heure, l'instant scabreux des présentations. Je me disais que ma dignité d'homme du monde allait subir, devant ce groupe aristocratique, une épreuve décisive, et je songeais à l'avenir. Mais quand je vis ma fiancée, au bras du chevalier, accoster ces dames et s'incliner devant elles avec une parabole irréprochable, je me sentis pleinement rassuré. Hulda remplaçait, par une grâce naturelle, une naïve assurance, le cérémonial guindé et minutieux des salons. La maîtresse de logis en fut émerveillée et de flatteuses exclamations : « gentile... graziosa... quant' e bella! » comme un écho réjouis- sant, arrivèrent à mon oreille. Alors Hulda, avec un sourire et un à-propos charmants, fit observer qu'elle entendait l'italien ; « e d'co -piemonteis », ajouta-t-elle, dans la langue du pays. Le costume tyrolien de Max eut un si grand succès, que Hulda voulut aussi changer de toilette. Elle proposa de faire un peu de musique avant le déjeuner, afin de profiter des heures clémentes de la journée, et nous nous dirigeâmes vers le salon, une vaste pièce à demi-obscure, précédée d'une terrasse, qui dominait la campagne. — Eh ! bien, Monsieur Ritter, me dit Caselli en se jetant sur un sopha, quand venez-vous dîner avec la belle ? Le mot me déplut un peu. — Un de ces jours, docteur, répondis-je, j'irai vous présenter ma fiancée. — Votre... il se leva tout d'un coup. Votre fiancée ! Il laissa tomber les bras de surprise. Ritter, mon cher Ritter, avez-vous bien réfléchi ? Puis, voyant que je prenais un air grave, il ajouta : — C'est que je suis un peu cause de ce qui arrive, et vous m'annoncez cela... paf ! mais vous en reviendrez... Il fut interrompu par le chevalier qui réclamait impérieusement ses soins pour quelqu'un du village. — Au diable ! dit-il, on attendra, je me donne congé. Il changea de discours brusquement, en conservant un air préoccupé, comme s'il s'abandonnait à une arrière-pensée. Des voisins étant survenus, je fus mandé comme interprète auprès de Max qui, cerné de curieux, accordait la cithare, expérimentant successivement la sonorité de toutes les tables du salon. Un grand bruit se fit entendre dans l'escalier : c'étaient des cris, des rires, tout cela s'abattit contre la porte. Je vis entrer Hulda en Tyrolienne, au milieu d'un essaim de jeunes filles, d'enfants, de dames, de domestiques, chacun portant des accessoires destinés à la symphonie : châssis, fleurs et le reste. En moins d'une demi-heure, Hulda avait fouillé la maison, requis le personnel, mis en mouvement les plus flegmatiques. J'offris mes services comme garçon de théâtre, mais elle me répondit gravement que c'était là une chose très importante. Max dressa donc les coulisses. Pendant ce temps, Hulda plaça les spectateurs, avec un tact irréprochable ; j'étais assis auprès du docteur. Elle se mouvait là comme chez elle, glissant sans bruit d'un bout à l'autre du salon, avec sa gracieuse vivacité et ses ondulations toutes mignonnes, relevant la robe, balançant son chapeau noir qui faisait ressortir la fraîcheur de son teint ; tour à tour rieuse, discrète ou agaçante, elle allait, recueillant sur son passage des murmures sympathiques. Jamais je ne la vis plus adorablement belle ; il me semblait, lorsqu'elle arrêtait sur moi son sourire, que toute son âme s'en échappait. Le docteur, étonné, savourait cette apparition avec une admiration extatique. — Ah ! oui Ritter, me dit-il en poussant un soupir, c'est beau... c'est trop beau, voilà le diable. Et il croisa les bras, enfoncé dans son rêve. Quand tout fut préparé, Hulda, pour suppléer au manque de programme et faciliter l'intelligence du sujet, expliqua le scénario, et la symphonie commença dans un religieux silence. Il y avait là une trentaine de personnes : des amis, des voisins, des personnes du village, sans compter les domestiques auxquels le chevalier, un passionné mélomane, avait accordé la permission d'écouter le concert. On se figure l'effet produit par cette étrange musique, ces costumes bizarres, cette adorable fille, qui était bergère dans son pays et parlait quatre langues, sans compter le piémontais appris en six semaines ; par ce colosse au doux visage, qui maniait alternativement la carabine ou la cithare, et, comme Orphée au milieu des bêtes fauves, fascinait son public aux accords de la gingelira. Tout cela, raconté par le docteur à de bons villageois, habitués à se figurer l'ennemi comme un peuple barbare, fouetteur de femmes et repu de choucroute, avait excité la curiosité au plus haut point. Le succès fut énorme. Les dames voulurent embrasser la chanteuse et serrer la main du chanteur qui, ne pouvant exprimer sa joie, faute de langage, se rabattit sur la gingelira, annonçant la fameuse marche. Mais le docteur, obligé de s'absenter pour quelques instants, nous pria de remettre la suite du concert après le déjeuner. XXI LE BICEPS DE MONSU KILIAN Le déjeuner était servi sur la terrasse et déjà le soleil rayait d'une bande lumineuse l'un des coins de la table. On résolut de ne pas attendre la grande chaleur et le chevalier, galamment, offrant son bras à Hulda, la fit asseoir à ses côtés. Le repas fut très gai ; les simples curieux s'étant dispersés nous étions à peu près entre nous. Ma fiancée causait avec un aplomb merveilleux. Max, silencieux d'abord, se dérida bientôt, grâce aux nombreuses rasades que lui versait son voisin, Cosimo Spanzi, lequel parlait allemand et prenait grand plaisir à montrer son savoir. Nous étions arrivés à ce moment d'entrain qui favorise l'intimité, lorsque le docteur rentra. Il était impatient, distrait. A peine eut-il mangé quelque blanc de volaille, je le vis se pencher à l'oreille du chevalier et faire un signe à Cosimo. Après le déjeuner, tous trois disparurent, tandis que les invités se dispersaient dans les jardins. Je m'étonnais de voir le jeune homme abandonner ses hôtes ; une vague inquiétude m'avait saisi. Laissant aux soins de Mme Spanzi Max et Hulda, je rentrai au salon. Personne ne s'y trouvait, mais j'entendais des voix qui discutaient bruyamment dans la chambre voisine. La porte s'ouvrit au bout d'un instant, livrant passage au chevalier. — Ah ! monsieur Ritter, je vous cherchais... Tout effaré, il me prit par un bras et me fit entrer à sa suite dans la pièce d'où il venait de sortir. C'était une vaste bibliothèque. J'aperçus le jeune Spanzi, assis sur la fenêtre, dans une attitude silencieuse ; devant lui, le docteur marchait de long en large, tête basse, les pouces enfoncés dans les emmanchures de son gilet. A mon aspect il s'arrêta : — Savez-vous ce qui se passe, mon cher ? Je viens de panser l'homme que vous avez lapidé ce matin dans les vignes. Je fis un geste d'étonnement : — Blessé, docteur ? — Il en a pour deux heures... Fracture au temporal... collapsus complet. Il a du nerf votre chanteur... Malheureusement nous sommes en guerre. Kilian est Autrichien et vous avez vu ce matin ce qu'il en coûte. Une plainte sera déposée contre nous... par un homme qui me hait et que j'ai fouetté. A l'heure qu'il est, sans aucun doute, un mandat d'amener circule, dans la poche des carabiniers. Vous devinez le reste. Avant ce soir, votre Max est coffré... préventivement. Je restai consterné. La prison, l'enquête, les angoisses de Hulda, tout cela m'apparut d'un coup. — Max est compromis... m'écriai-je, par les journaux..., par son attitude à ce fatal concert... — Max doit partir... fit le docteur avec un geste résolu, à l'instant même. — Mais, répliqua le chevalier, la voie du Tyrol est fermée, il faudrait aller par la Suisse en évitant Côme et Milan, encombrés par les troupes... et M. Kilian ne peut passer à San-Damiano, ni aux stations voisines, où il est connu, sans risquer de se faire arrêter... Cosimo sauta sur ses pieds : — Par la traverse, père... allons à Casale... et je réponds de tout. — Voyons, messieurs, de grâce, interrompit le docteur, ne perdons pas la tête. Nous sommes sans témoins, ils en auront cent, notre affaire est mauvaise. Le seul moyen d'échapper aux plus cruels embarras, c'est de décamper... voilà mon avis. Allez en voiture jusqu'à Casale sous la conduite de Cosimo, s'il veut bien vous conduire. Attendez là le train d'Alexandrie qui mène à Arona ; cette nuit même ou demain, vous passerez la frontière et le tour est joué. Quoi de plus simple ? Puis s'adressant à moi : quand je dis vous, je parle de vos amis... il y aura une enquête, il faudra la subir, car vous ne pouvez passer ni faire passer Max pour un assassin ; vous resterez ici et vous direz les choses... ma foi, telles qu'elles se sont passées... après... dans quelques jours, vous serez libre de rejoindre vos amis au Tyrol, ou ailleurs... affaire de forme, bah ! Vous avez une langue, un nom, des amis... tandis que Max ! Croyez-moi, en temps de guerre la justice est aveugle... Voyons... (le docteur s'avança vers la porte) j'ai tout prévu... je vous donne une demi-heure pour avertir Hulda de ce qui se passe, et du sang-froid, n'est-ce pas ?... Allons, Messieurs, pour aller à Casale il faut quatre heures. Le docteur consultait sa montre et faisait mine de m'entraî-ner : je ne bougeais pas, j'étais muet d'épouvante. Cependant son agitation ne me laissait aucun doute sur la nécessité du parti extrême qu'il me proposait. Je connaissais sa prudence, son attachement à Hulda ; je n'hésitai pas longtemps à partager ses avis et le départ fut résolu à l'instant même. Nous descendîmes au jardin. Le temps pressait ; Caselli me jeta pour ainsi dire en présence de Hulda et je ne sus pas même, troublé comme je l'étais, atténuer la gravité de la situation. Mais loin de s'émouvoir, aussitôt qu'elle connut nos projets, corps et âme elle se mit dans son rôle avec toute l'impétuosité de sa vivace nature. — Oui, partons ! partons ! s'écria-t-elle (et tout son corps exprimait l'impatience). Une idée! Paul,... je m'habillerai en Anglaise, avec un grand pouff sur la tête... Qu'on me prête une robe, tu verras. Cosimo conduira la voiture, Max sera mon mari ; nous aurons l'air de jeunes mariés qui reviennent d'Italie. Ah ! oui... ce sera drôle... je parlerai anglais... non, français : « Max ne pââlait jamais, il était iune col'nel, le mari de moâ, il avait tôôjors le mal de mer dans la voature ». Viens, Paul, viens, toi aussi tu vas te dépêcher de nous rejoindre, n'est-ce pas ? Tu emballeras mes affaires; tantôt, nous arrangerons tout... viens ! La petite folle, au pas de course, s'élança dans la maison, en criant : — Voyageurs pour la Suisse !... AU right! A l'intérieur s'agitaient Cosimo et son père dans la plus grande animation. Le premier s'empara de Hulda, et moi je fus conduit, à travers les bosquets, dans une longue avenue, où je devais attendre Max. — N'ébruitons rien, me dit le chevalier, et surtout n'ayons pas l'air de comploter. Il me laissa seul. Il était alors environ midi et demi, le soleil au zénith brûlait le sable de l'allée qui s'allongeait interminable entre deux lignes de hêtres. On voyait au bout la campagne ; pas un souffle ne se faisait entendre. J'attendis près d'une heure épiant le fourré à droite, à gauche... Un monde de pensées s'agitait en moi : qu'allait dire Max ? où était-il ? L'anxiété me gagnait dans cette solitude, et j'allais rebrousser chemin, imaginant quelque nouvelle alerte, quand, à travers les branches du taillis, je vis arriver Max en petit chapeau, dans le costume qu'il portait le matin. Il sauta dans l'allée et m'accosta : il était livide. « Quel malheur ! Paul, quel malheur ! » Tels furent ses premiers mots ; il savait tout. — Parce que j'ai défendu ma sœur contre cette lâche canaille, s'écria-t-il, — et il levait dans la direction du village ses poings menaçants, — il faut que je me sauve comme un voleur ...que je quitte, sans adieu, un pays où je n'ai rencontré jusqu'ici que des amis... Il me fit avancer vers la campagne, c'était le chemin que Cosimo comptait suivre. Tout son corps vibrait ; il parlait par saccades, sans m'écouter. Il me raconta comment le docteur avait refusé jusqu'à son anneau d'or, qu'il espérait lui faire accepter comme simple souvenir. On avait même voulu lui prêter de l'argent, et ce n'est qu'en montrant sa bourse qu'il avait échappé à leurs instances. — Et ce Spanzi, ajouta-t-il, qui prétendait nous faire un cadeau. « Non, non disait Hulda, nous ne sommes pas venus en artistes. » Alors ils l'ont habillée comme une dame, disant qu'ils feraient un échange, qu'ils voulaient sa robe blanche, en souvenir... des prétextes! vieux... Max s'arrêta ; il s'appuya contre un arbre, comme suffoqué : — Voilà un coup dans ma vie, bei Gott! Un grand coup... Ses yeux humides se fixèrent sur moi, pleins d'une amertume si poignante, que je ne me sentais plus le courage de le laisser partir. Je voulus me porter garant de sa personne, je proposai d'attendre les poursuites et de les braver, en confiant au besoin Hulda à Mme Schultz. Je le rassurai de toutes les façons sur les conséquences de l'accident. Mais, à chacune de mes offres, il secouait obstinément la tête. Nous étions arrivés à l'extrémité de l'allée, en rase campagne ; on apercevait de là les collines blanches d'Andona qui étincelaient au soleil. Max s'arrêta encore. J'étais à bout de mes ressources... — Non, non, dit-il, aujourd'hui ou demain il faut partir... Tu porteras mes adieux à Sandrina... Il fit un geste de désespoir : J'ai été bien heureux, là-bas... Il cacha son visage : la douleur débordait, rompait ses digues malgré lui. Ému de pitié devant cet aveu, et non moins étonné, j'appelai à mon secours la première idée que me suggérait l'amitié : — Mais tu reviendras, lui dis-je, n'es-tu pas déjà célèbre à Turin, grâce à la gingelira ? Dans huit jours tu seras un héros, notre aventure aidant. L'affaire s'arrangera... Reviens après la guerre monnayer ton prestige, sous la protection de Sandrina dont tu feras ta femme, ton interprète et ton caissier. Les yeux de Max brillèrent comme deux saphirs ; il se redressa d'un seul coup : — Tu voudrais me marier... moi ! un nomade, avec la maestra ? — Je suis un géologue, et je vais épouser ta sœur. Max secoua la tête, moitié sérieux, moitié riant : — Ach! ce sont là des rêves, des contes en l'air que tu me fais... — Pas plus en l'air que ton chalet, je pense. Il prit mon bras et rebroussa chemin, changeant d'allure soudainement. Il avait l'air de réfléchir, il branlait la tête, ébauchant un sourire ; après un moment de silence, il se mit à rire tout de bon : — Bei Gott! Paul, tu as de drôles d'idées, toi... Max en ménage ! Ah ! ah ! ah ! C'est vrai qu'il faut finir par là. Hulda mariée, je serai seul... Quant à gagner ma vie, tu sais, le monde est grand... Il s'arrêta encore : Sandrina est sans famille, le sais-tu ? Elle me disait un jour qu'elle n'hésiterait pas à s'expatrier, son métier la fatigue... Une bonne fille, Paul... — Et jolie ! Max. — Mais petite !... peu importe... je lui écrirai quelquefois... c'était convenu. Dis-lui combien je la regrette... rien d'autre, entends-tu ? Max s'interrompit et regarda au loin en se serrant contre moi : — Bei Gott ! les voilà ! Un phaëton, conduit par Cosimo, venait d'entrer dans l'allée et s'approchait au pas. Nous allâmes à sa rencontre, Hulda, couchée dans la voiture, agitait son éventail, jouant à la belle nonchalante. On la reconnaissait à peine, elle portait une robe de mohair gris bordée de noir, avec une petite toque à plume posée sur le front. — Je fais mon tour du parc, par la Suisse, dit-elle. Cette gaîté, cependant, était toute simulée. Elle n'eut pas mis pied à terre que ses yeux se mouillèrent. — Allons! petite, nous partons pour revenir... dit Max, entièrement résigné. Il inspecta son bagage avec une grande sollicitude pour les instruments. Il me serra la main. Hulda m'embrassait, Cosimo tirait sa montre et me criait : « Après demain j'irai chez vous, M. Ritter. » J'étais comme étourdi. Je vis la voiture s'éloigner, des mouchoirs flotter au vent, et je restai sur le chemin les bras pendants, les yeux perdus dans l'espace. C'était comme un beau rêve qui s'envolait. LA BRANCHE D'OLIVIER Quand je revins au salon, ce fut avec un air de parfaite indifférence que le docteur me demanda si je voulais profiter de sa voiture pour m'en retourner. J'avais vu dans la cour son cheval attelé, le docteur m'attendait. Tout cela se faisait avec une rapidité, un calme, une sûreté admirables. M. Spanzi me pria gracieusement d'accepter son appui, quoi qu'il dût arriver de notre aventure. Nous nous mîmes en route ; mais nous n'avions pas dépassé le village que Caselli me jeta les rênes en disant : — Conduisez, Ritter, je casserais tout. Il s'enfonça dans un coin, muet comme la tombe. Le départ de Hulda lui tenait au cœur, ou bien il redoutait la suite de notre équipée du matin, la publicité, peut-être, de certaines injures qui lui avaient été adressées à Baldichieri. Je me confirmai dans cette supposition, lorsque, arrivés devant l'auberge de Piccioli, il me dit à la dérobée : — Avant tout, si possible, évitez l'enquête. Si l'on vous interroge à l'osteria, faites l'étonné. Je vous verrai demain. Il me dicta ensuite ma ligne de conduite en ajoutant à l'aubergiste : — Voilà votre savant, mon brave ; on m'a pris vos musiciens là-bas pour quelques jours. Et il continua sa route. Ce mensonge me permit, sans éveiller aucun soupçon, de faire porter à la gare le bagage des Tyroliens. Là je changeai l'adresse, expédiant le tout vers Arona, sous le nom de Cosimo Spanzi ; après quoi, je me mêlai aux paysans qui se trouvaient à l'osteria. Rien n'avait transpiré. Le lendemain même silence. Nul doute cependant qu'on dût chercher Max à San-Damiano d'abord, dans le cas ou un mandat eût été lancé contre lui. Je me rassurai complètement. Enfin le troisième jour, le trot d'un cheval suivi d'un refrain de Hulda : Gluck auf ! me firent voler à ma fenêtre : — La branche d'olivier ! avec un baiser par dessus, s'écria Cosimo. Il me lança, de sa monture, un bouquet de bluets ; grimpa chez moi, et me narra tout d'une bordée son excursion, qu'il avait même prolongée jusqu'à l'extrémité du lac Majeur. — A l'heure qu'il est, ajouta-t-il en terminant, vos amis sont à Coire. Je viens d'Arona, par Asti. J'ai vu le docteur, enfourché Topo pour gagner du temps et vous obliger à le ramener à son maître qui veut vous gronder : « Vous êtes trop amoureux », dit-il. Mais ne l'écoutez pas, c'est qu'il a peur des femmes, lui, et pour cause... Tout préoccupé que j'étais de mes propres affaires, ces mots m'arrachèrent une question maladroite : — Le docteur a-t-il été marié ? — Eh ! oui... je crois ! un peu... si peu... Le volage Cosimo, s'apercevant qu'il avait été indiscret, détourna la conversation en me parlant du blessé. Celui-ci vivait encore, au dire du docteur, il avait été transporté à Montechiari, village voisin, où il habitait. Caselli m'engageait à attendre, à ne rien dire, persuadé que si cet homme pouvait parler il ne se vanterait pas d'une agression qui devait, à coup sûr, lui devenir funeste. On verrait la famille et d'ailleurs, à défaut de culpabilité matérielle, je ne courais aucun risque d'être inquiété. Tout allait donc pour le mieux. Nous passâmes ensemble la journée. Cosimo ne tarissait pas sur les grâces de Hulda, sur sa voix de cristal, son esprit d'à-propos. Et comme il était chargé pour Sandrina d'un billet de la part de Max, il s'offrit à le lui porter au retour, impatient de connaître une voisine que le naïf chanteur lui avait dépeinte comme un phénomène. Le soir venu, je fis seller Topo et je me rendis à Asti. Le docteur m'accueillit avec une amitié mêlée d'embarras, sans toutefois m'épargner la raillerie. J'étais avec lui en reste de reconnaissance, je le laissai dire. Il s'en donna à cœur joie. Mais lorsqu'il apprit que mon mariage était arrêté, imminent, que je partais pour le Tyrol avant huit jours, il bondit sur sa chaise, il s'écria comme frappé de stupeur : — Cela n'est pas sérieux, Paul, vous ?... le mari de cette fillette ! Et comme je n'opposais à son étonnement qu'un sourire d'indifférence, il se contint et ajouta gravement : — C'est juste, le dévouement est un fruit de l'enthousiasme et j'ai, parbleu, semé la plante... Il se leva, me prit les deux mains avec une grande noblesse d'intention : — Mon cher Ritter, je vous en conjure, ne jetez pas sur ma conscience le malheur de deux personnes que j'affectionne. Je ne vous connaissais pas alors, et Hulda était ma cliente. Imprudemment j'ai spéculé, à son profit, sur des sentiments que j'eusse dû respecter. Mais le sacrifice de votre avenir, que vous prétendez offrir à Hulda, ne peut la rendre heureuse. Le mariage, sachez-le, est une association d'intérêts, d'instincts, d'habitudes. Qu'irez-vous faire, vous géologue, dans le nid de cette hirondelle ? Ah! Je vous l'avais dit... et pourtant c'est ma faute, ma très grande faute. Le docteur tomba dans une sombre tristesse. Jamais je ne l'avais vu ainsi. Il marchait par la chambre et s'arrêtait à chaque instant, déployant son éloquence, contre ce qu'il appelait une folie, un rêve, une fantaisie de poète. Son attitude m'impressionnait, mais ni ses conseils ni ses funestes prévisions ne pouvaient m'atteindre. Ayant appris peu d'instants auparavant, dans une conversation avec Cosimo, que Caselli avait été marié, qu'il s'était séparé de sa femme pour des torts graves de la part de celle-ci, j'attribuais naturellement à cet événement son animosité contre les femmes en général, contre le mariage en particulier. Et en effet, lorsque, voulant écarter ce sujet, je lui rappelai notre malheureuse aventure, lorsque je parlai du blessé, ce souvenir l'embarrassa, il répondit brièvement qu'il prenait tout sur lui ; il s'opposa, surtout, à ce que je fisse la moindre démarche. Je n'insistai pas, nous nous quittâmes très bons amis. Deux jours après, le 6 juillet, au saut du lit, M. Piccioli daigna me présenter lui-même mon café du matin. La tasse était couverte d'une petite lettre et d'un nouveau bulletin du Cittadino. Il déploya ce papier devant moi et, posant la main droite sur la hanche, en rapprochant les deux talons : — Je n'en veux pas à M. Max, dit-il, et sa figure prenait une expression de dignité suprême, mais je suis bien curieux de voir la mine qu'il va faire, quand il apprendra que l'Autriche, battue, aplatie, hachée menu à Sadowa, vient de nous rendre la Vénétie. Je le laissai chanter victoire tandis que, l'œil brillant et la main frémissante, j'ouvrais la petite lettre, que Hulda m'écrivait de Munich : quelques phrases seulement, mais que d'amour répandu en ces lignes ! Elle espérait arriver le soir même à Fùgen et pouvoir m'annoncer, bientôt, le consentement de son grand-père. « Viens alors, ajoutait-elle, nos bras seront ouverts pour t'embrasser. » Elle signait Hulda Ritter et joignait à sa lettre une fleur de myosotis pour Sandrina, une autre pour Mme Piccioli. Il fallait bien finir par tout avouer aux Piccioli. Ce fut un coup de foudre. Horriblement mortifié Piccioli me toisait et se carrait dans sa cravate : — Oh ! Monsu Paul ! Vous oubliez Caro lei que j'ai été soldat... Avez-vous craint d'être trahi ? Nous eussions caché votre ami, je connais les carabiniers et l'avocat fiscal... Ah ! Monsu... Quant à Mme Piccioli, ahurie, suffoquée, elle pleurnichait dans son mouchoir. Je ne parvins à apaiser leur fierté blessée, qu'en les assurant de mon prochain retour avec Hulda. Alors ce fut un grand tapage, une ovation pour la Madama. Mes fiançailles et la bataille de Sadowa furent confondues dans une même célébration, à grand renfort de brindisis et de coups de fusils, de telle sorte que je fus forcé, pour me soustraire aux honneurs, de me réfugier à Andona. Sandrina m'attendait, impatiente. Je la trouvai changée ; elle était pensive et très pâle. Sans s'étonner beaucoup de mon mariage qu'elle prévoyait, elle me fit mille questions relatives au Tyrol. Et comme je dépeignais sous de vives couleurs la vie libre des montagnes : — Oh ! ce doit être bien amusant, dit-elle ; moi je suis toujours enfermée... Je ne répondis pas, j'avais vu rouler une larme dans ses yeux ; le contraste de sa tristesse m'affectait. Un instant après elle ajouta : — Les gens des montagnes ne mentent jamais, n'est-ce pas, M. Ritter ? — Max, vous a-t-il fait une promesse, répondis-je, étonné. Elle tressaillit et devint très rouge. — Mais Monsieur ! quelle idée, je parle en général !... Il y avait dans cette question une arrière-pensée. Je me rappelai ce billet de Kilian transmis par Cosimo : peut-être Max avait-il pris à la lettre ce projet de retour formé par moi dans un moment de trouble, et sur une simple présomption de ses sentiments pour Sandrina. J'interrogeai la jeune fille, à ce sujet ; elle ne répondit pas à mes ouvertures de confidence. Bientôt cependant, j'eus lieu de me repentir d'une responsabilité dont je m'étais chargé à la légère. Tandis que, confiant dans l'avenir, j'organisais paisiblement les préparatifs du départ, la maestra se montrait plus impatiente des nouvelles du Tyrol et ces nouvelles, au bout d'une semaine, n'étaient pas arrivées. Elle trouvait un prétexte pour venir jusque chez moi, si j'omettais un jour de me rendre à Andona. Nous parlions du Tyrol, elle soupirait ; elle se plaignait de la solitude où le départ de Hulda l'avait laissée, elle s'inquiétait. Un jour nous étions occupés, Piccioli et moi, à emballer mes collections. La chambre était pleine de foin, de caisses, de coquilles éparses dans le plus grand désordre. Sandrina, qui venait d'entrer, jetait sur tout cela un regard attristé, cherchant mille prétextes pour expliquer le silence de nos amis. Quinze jours s'étaient écoulés depuis leur départ, nous ne savions que penser. — J'ai mon idée, dit Piccioli, l'Autriche en déroute a fait une levée générale et M. Massimo est enrôlé. Sandrina blêmit et s'affaissa sur une chaise. Je m'élançai vers elle, je fis sortir Piccioli, en protestant contre son idée qui, au fond m'effrayait moi-même. Revenue à elle, Sandrina prétexta la chaleur, dissimulant son émotion malgré l'aveu flagrant arraché à sa faiblesse, malgré l'anxiété qui se peignait sur son visage. Comme elle tournait la chose en plaisanterie, je répliquai sur le même ton : — Je vais écrire, à Max, ce que vous coûte sa négligence. Elle s'en défendit énergiquement : — Oh ! Monsieur Paul, à quoi pensez-vous donc ? — Je pense, Sandrina, que vous avez été ici ma première amie et l'instrument de mon bonheur. Je ne puis être heureux quand vous souffrez. Comptez sur mon appui. Elle ne répondit rien ; mais un instant après, sur le point de me quitter, je la vis, devant ma glace, natter ses cheveux en souriant avec un air de coquetterie : — Vous m'avez rassurée, dit-elle, ce vieux soldat a des idées... A demain, Monsieur Ritter. Elle me tendit la main, et disparut. Le lendemain de cette petite scène je reçus du Tyrol un pli volumineux : deux lettres de Max, que je traduis textuellement. DANS LA NATURE Très cher Ami, « J'espérais bien n'avoir qu'un mot à t'écrire, mais, contrairement à mon attente, les affaires se sont un peu embrouillées, de telle façon qu'il a fallu patienter et que je me vois obligé aujourd'hui de te raconter de a jusqu'à z tout ce qui s'est passé depuis notre retour. « Nous sommes donc arrivés sains et saufs ; d'abord ce fut une joie ! Vois-tu ma sœur courant vers le grand-père qui s'écriait, en faisant de grands gestes : « Potz tusig ! Hulda, hé ! » On me l'a changée, on me l'a mise en italien... Piano, » allegro, macaroni... » « Il assemblait tout ce qu'il savait de mots italiens, il regardait les grosses joues de la petite, son teint bruni, sa belle robe et son chapeau à plumes ; puis il essayait en vain de la soulever, disant qu'il avait bien vieilli. « Non, non, c'est moi qui suis engraissée, répondait Hulda. » Quel plaisir ! Paul, de se retrouver tous dans le vieux coin de son enfance ! Les voisins arrivèrent les uns après les autres, il fallut aller de maison en maison, boire, se montrer, répondre aux questions ; le soir était venu, quand seuls avec le vieux, nous commençâmes enfin le récit de nos aventures. « Il y avait des moments, quand on parlait de toi, du doc- teur, des Piccioli et de tous les amis, il y avait des moments, dis-je, où ses yeux se mouillaient de larmes ; il disait qu'on avait justement repeint la maison et mis des croisées neuves, qu'il fallait t'engager à venir passer chez nous la saison, puisque tu aimes le Tyrol ; qu'on te ferait trouver des pierres, des minéraux, des grenats et du cristal de roche tant que tu en voudrais. « Ce sera une surprise, pensai-je, quand il saura la grande nouvelle et, de fil en aiguille, je me mets à défiler le chapelet de vos amours. Mais dès les premiers mots, ne vois-je pas mon vieux redresser les sourcils, rouler de gros yeux, s'agiter sur sa chaise. Je n'avais pas fini mon histoire, qu'il se levait, le visage pourpre, et s'écriait en frappant sur la table : «—Se marier, elle! cela est faux... tu mens! car il n'y » a pas de Judas parmi les Kilian. Et ton Frantz, Hulda ? » Ah ! c'est donc pour cela que je t'ai envoyée dehors, à grands » frais ? Pour aller faire la dame et revenir un jour mépriser » ta famille! Frantz était du village... On veut un beau » Monsieur, eh ? Nous sommes des paysans, nous, des lour-» dauds... Ah! mais il y a un fruit dans une noix, la belle, » comme dans une amande fine. On gagne sa vie, ici, on ne jette » pas son cœur à pile ou face comme vos donzelles des villes, » qui changent d'amant comme de chemise. Ah! j'y vois clair » maintenant dans vos grands airs, vos éventails et vos » odeurs... » « Je t'épargne le reste, c'était comme une grosse cloche qui sonne à toute volée. Plus il parlait, plus il voulait en dire ; il jurait, il frappait sur la table. Il me reprocha toute ma vie, il s'oublia jusqu'à soupçonner l'honneur de ses enfants, jusqu'à prononcer des paroles que je n'ose te répéter et que jamais un autre n'oserait dire en ma présence, car elles lui resteraient, bei Gott ! dans le larynx, en place de l'âme. — 2IÔ — « Après cette explosion le vieux partit sans rien vouloir entendre. Hulda s'enfuit chez une amie, disant qu'elle ne sortirait de là qu'à ton bras, et moi je restai seul, comme un homme ivre, qui ne sait plus trouver le bout de son idée. « Je te laisse à penser, mon cher Paul, quel devait être notre étonnement... Ce n'est pas tout. Voici que, sur le tard, arrive Sauerpinsel, notre médecin, un ami du grand-père. On venait de lui raconter ce qui s'était passé. Il commença par me dire qu'il ne s'agissait de mariage ni avec l'un ni avec l'autre : que la fraîcheur de Hulda n'était pas un bon signe, que ses yeux étaient trop vifs, sa voix trop claire. A l'entendre, nous avions mené là-bas une vie de fous, les médecins italiens n'étaient que des saigneurs, des purgatifs, des propres à rien. « Et mon Caselli, l'arrangeait-il ! Mais on sait ce qu'on sait, bei Gott ! Je ne suis pas tombé sur ma tête, j'ai plus de confiance en Caselli qui nous traitait par amitié, que je n'en puis avoir en ce drogueur, qui m'a coûté plus qu'il ne vaut. « Attention, me dis-je, la pomme ne tombe pas loin de l'arbre... nous allons en entendre. » Et, en effet, tout en causant, voici ce que j'apprends : à savoir que Frantz Lach, ayant perdu son père pendant notre absence, frotte la manche au vieux et de nouveau veut épouser Hulda. Or, entre nous, cher Paul, le vieux n'a jamais marché sur un kreutzer sans le mettre en poche, malgré ses cris contre les riches. Il espérait vendre à ce Frantz sa petite maison, c'est dans cette intention, précisément, qu'il l'avait fait repeindre. Quand les chats sont absents !... n'importe, qui creuse une fosse à l'autre tombe dedans... tu vas voir. «Le lendemain, le grand-père reparut, d'où venait-il?... Il avait l'air d'une poule mouillée. Je fis rentrer Hulda, il lui demanda bien doucement, où tu avais logé à Zell, puis il partit, disant qu'il ne rentrerait pas pour dîner. «Tout s'arrange, » dit Hulda, il ira s'informer de Paul, et nous pourrons écrire » demain à San-Damiano. » « Le soir venu, qui voyons-nous entrer ? Notre maître d'école, le grand-père, des voisins, puis enfin le vicaire, un grand sec avec de longs bras, qui nous en veut, pour la raison que nous courons le monde, que nous négligeons en voyage nos devoirs de religion, que Hulda chante au concert, bras nus et décolletée, et cœteri et caetera... Il portait certain livre, signé de ton nom, et qu'on avait trouvé à Zell, je ne sais où. Il commença par déclarer que tu es un hérétique, un athée, à preuve que tu aurais écrit dans ce livre que le monde n'a pas été fait en six jours, comme il est dit dans l'écriture sainte ; qu'il n'y a pas eu de déluge universel, donnant ainsi à penser que l'arche de Noé et l'arc-en-ciel ne sont que des fables, ou des histoires du bon vieux temps. Ensuite, que Josué n'a jamais arrêté le soleil parce que le soleil n'a jamais tourné de sa vie. « Pardonne-moi de te répéter leurs sottises, ce qu'ils inventent, vois-tu... attends un peu... Enfin, que tu avais osé insinuer que l'homme n'a pas été créé du limon mais qu'il descend du singe. Hulda n'y tenait plus, la voilà qui s'élance droit au vicaire : « Si Paul l'a dit, c'est vrai et si vous en doutez, regardez-vous dans le miroir. » « Au vicaire ! Paul, au vicaire ! Herr Gott ! il fallait voir sa mine, et Hulda devant lui, rouge de colère comme un jeune coq, elle en disait !... Qu'on lui apprendrait son latin quand il voudrait, qu'il eût à la laisser en paix, lui et les autres, qu'elle n'avait besoin ni d'un mari ni de personne pour gagner sa vie, qu'elle avait assez de talent... à leur service ; qu'ils en avaient besoin et d'une cervelle aussi : « Je veux épouser M. Ritter parce qu'il me plaît et je l'épouserai malgré tout, quand je devrais le suivre jusqu'en Mésopotamie. » « Vendredi 20 juillet. Nouveaux retards, nouveaux tracas... Hélas ! mon cher Paul, on a raison de dire que les hommes sont faux... Ils sont plus faux que des perruques. Car ceux-là même qui nous tendaient la main, il y a quelques jours, nous jettent en ce moment la pierre. Hulda rit des cancans, voilà son crime. Si encore elle s'efforçait de ne pas les provoquer ; mais au lieu de se tenir en paix comme je le lui avais bien recommandé, ne va-t-elle pas, l'autre jour, chez le docteur expliquer de quoi sont faites les montagnes, pourquoi la mer a été partout, pourquoi il y a des glaciers, pourquoi des vallées, etc., bref, tout ce qu'elle a retenu, — tu sais qu'elle a une mémoire ! — Et le vicaire de s'écrier : « Vous voyez bien, ils l'ont entière-» ment pervertie : ce sont là des mystères qu'il ne faut pas » approfondir. » «Aujourd'hui, c'est une histoire et demain, c'est une autre. Dimanche dernier, nous sortions de l'église ; ma sœur portait des gants, les jeunes filles murmuraient : « Hulda se fait bien belle » depuis qu'elle a un autre fiancé. — J'en ai à vendre pour les jaloux. » Voilà ce qu'elle répond. A chaque nouvel ennemi, elle » hausse les épaules : « Bah ! ce n'est pas un moineau qui fait le printemps ». Tout cela, mon cher Paul, c'est de l'huile sur le « Oui, j'en ai vu de dures : « Le pain blanc est mangé, me » disais-je, nous allons partager le noir, ce pauvre Ritter ! » Les jours passaient et je n'osais t'écrire de peur de t'inquiéter. Heureusement les esprits se sont un peu calmés, tout le monde est pour nous. On ne comprend pas l'entêtement du grand-père, en présence de l'avenir que tu peux faire à ma sœur. «A demain, Paul, il est tard. Hulda ajoutera quelques mots à ma lettre et nous te l'enverrons, j'espère, bientôt, avec de bonnes nouvelles et de bonnes grosses poignées de main. » feu. Qu'en est-il résulté ? Que le grand-père défend à Hulda de t'écrire et de continuer avec toi ses relations. Patience, cher ami, le grand-père suit son idée, qui est de la marier à sa façon ; il est mené par Frantz et par ses gens, puis il y a le vicaire, il y a le docteur qui enrage, sans doute, de ce qu'on n'avale pas ses pilules ; le vieux s'entête, il n'aime pas les étrangers, encore moins les Messieurs, — vrai montagnard du temps passé ! Mais sois sans crainte, on prendra les renards avec des renards, le principal est de ne pas se tracasser, affaire de temps. « Quant à Hulda, jamais elle ne fut plus heureuse de revoir nos montagnes. Tout est gai, Paul, quand le cœur est content. Et comme nous sommes en guerre avec beaucoup de gens, elle ne fréquente plus que quelques étrangères qui passent ici la belle saison. Encore un crime, car ces dames raffolent de ma sœur et vantent bien haut son instruction, sa gentillesse. On parle de toi, on court les champs, voilà leur vie. « Il n'y a donc à plaindre ici, réellement, que ton pauvre Max, qui ne sait où tourner la tête. Le fusil est rouillé, mon chien hurle, tout m'ennuie et m'irrite. Au moindre mot, mes poings se serrent et je voudrais tomber sur tous ces ignorants qui n'ont jamais rien vu, des paysans, des gens qui vous envient... Ah ! je suis bien changé, Paul, c'est incroyable. J'ai beau gratter ma planche, pauvre cithare ! il n'en sort que des sapperment ! contre tous ces jaloux. Je te regrette et je regrette Andona!... « Le mieux serait, je pense, de quitter Fiïgen pendant quelques jours afin de donner au grand-père le temps de réfléchir. Malade comme il est, le moindre chagrin pourrait le faire mourir. Quel remords, si nous allions par notre faute, avancer la fin de celui qui nous a nourris ! Comme chef de la famille, il est le maître, nous lui devons obéissance. D'ailleurs, il aime — 220 — trop Hulda, pour se refuser à son bonheur quand il saura que cela est sérieux. Frantz est venu le voir, il a été le premier à se désister de ses prétentions, bien qu'il soit fou de Hulda. C'est un brave garçon et je ne puis lui en vouloir d'aimer ma sœur, qui n'a jamais eu pour lui qu'un caprice d'enfant. Attends quelques semaines, mon cher Paul, ta présence ici ne ferait que du mal. Hulda écrira à Sandrina qui t'enverra ses lettres. Et si tu pouvais rester, en attendant, dans ce beau pays d'Italie, moi aussi, de temps en temps, je recevrais mon rayon d'espérance. J'ai une idée. « Tu n'as pas oublié, bien sûr, les mélodies de Schumann qui nous remuaient tant à San-Damiano ; si j'essayais dans les villes d'eau, à Méran ou à Ischl, de remuer aussi les malades, qui n'auront cette année, à cause de la guerre, ni théâtre ni concerts ? Je me suis fait entendre avec Hulda, devant des musiciens, qui nous promettent un grand succès. Rien que nous deux, sans frais, nous gagnerons de l'argent. Tu te maries ...nous allons en Piémont... Là je donne des concerts avec un ou deux autres, que j'ai dans l'œil, et qui remplaceront Hulda. Il me faut de l'argent, j'en aurai... Tout finit bien qui commence bien. « Prenons courage, Paul, écris-moi vite, parle-moi d'elle et dis-moi si on ne t'a pas fait de misères à cause de ce gaillard que j'ai blessé. S'il a été empêché de travailler, cela me regarde, des florins on en trouve. Tant que le découragement ne passe pas mon gosier, j'irai mon train. Après le vieux, du reste, j'aurai aussi comme toi cave et grenier, peut-être un sac... Puisque tu ne veux rien, toi, que la chère sœur, j'empocherai le reste. Alors nous planterons, nous sèmerons... Bon, me voilà lancé ! Adieu, Paul, va à Andona et parle un peu de Monsû Massimo... Je reviendrai, bei Gott! je reviendrai... Gluck auf ! » Suivait un post-scriptum, par lequel Max adressait à ses amis un affectueux souvenir, d'après le rang que chacun d'eux occupait dans son amitié. Il n'oubliait personne, pas même Polio, pas même le cuisinier. Puis, à mon adresse, de la part de Hulda, les plus tendres serments. xxiv l'héroïne d'andona Combien j'avais souffert en déchiffrant ces pages ! Un refus du grand-père, c'était bien là le seul obstacle auquel je n'eusse jamais songé. Ensuite, je retrouvais chez Max cette idée germanique de féauté, ce principe d'esclavage conservé au Tyrol, insinué jusque dans la famille. Or, d'après ce principe, s'opposer au grand-père, discuter son autorité, c'était pour Max et pour Hulda le crime de trahison, de tous le plus infâme : car le grand-père était le maître, comme ils disaient, le suzerain à son foyer. Je fus pris d'un mouvement de rébellion qui tournait à la haine. Je parcourus dix fois la lettre, tantôt exagérant, tantôt atténuant le sens que j'y voulais trouver. Je finis par la traduire en italien afin de l'envoyer à Sandrina. Pendant ce temps survint le docteur. J'étais si plein de mon sujet que je ne pus m'empêcher de lui en faire part. Il écouta flegmatiquement, sans donner un sourire aux naïves réflexions de Max. — Je me doutais, dit-il, quand j'eus fini de lire, que ce grand amour ne passerait pas les Alpes ; il se sera gelé dans les neiges. — De qui parlez-vous ? répondis-je, avec quelque surprise. — Vous voulez lutter, reprit-il, avec vos bésicles de savant, contre les plantureux mollets d'un gaillard, qui peut-être a servi de véhicule à Hulda sur le rocher natal ; un compagnon d'enfance, un ami... et vous croyez qu'elle va jeter au vent tout son bagage de souvenirs, pour avoir passé six semaines dans les plates-bandes de l'Astesan ! Ah ! ça, d'où sortez-vous ?... et vous avez trente ans ? Ces mots me firent bondir sur ma chaise : — Des soupçons ! m'écriai-je, voilà le seul tourment que je n'ai pas enduré depuis une heure, votre infernal esprit ne pouvait m'épargner ! L'injure faite à Hulda m'indignait au point que je tremblais de colère en prononçant ces mots. Le docteur me regarda, comme perdu d'étonnement. — Pardon, dit-il, mais pourquoi me lisez-vous cette lettre ? Me sentant ridicule, je me rassis, un peu calmé, et j'ajoutai sous forme de réflexion : — Vous êtes sceptique, docteur. — Je suis médecin, répondit-il, et comme tel, quand je ne puis ausculter mon sujet, j'analyse ses actes, qui me reflètent l'état de son cerveau. Hulda me semble gaie, je dois le dire ;... elle est artiste ! que voulez-vous ?... un papillon qui voltige sans se poser longtemps... Voyez son frère... Il y a là un contraste qui vous échappe, à vous, cœur amoureux, et que j'explique. Pour qu'un sentiment soit durable, il faut qu'il ait passé à l'état d'habitude. Or, vos relations ont été courtes, fortuites, empreintes d'une exaltation qui ne vous a pas permis, jusqu'ici, de réfléchir. Imitez Hulda, distrayez-vous ; placez-moi sur cette passion fatale quelque travail ardu... compliqué. Courez les champs, cassez des pierres jusqu'à ce que la force virile se redresse, jusqu'à ce que la raison ait terrassé la fantaisie. Après... nous causerons, car je ne puis, en ce moment, poursuivre un entretien qui met en danger sérieux notre amitié. — 224 — Le docteur en disant ces mots avait pris son chapeau et faisait mine de s'en aller : moi, le front soucieux, je regardais la lettre ouverte sur la table. Il fit un geste de suprême impatience, et revenant vers moi : — Lisez entre les lignes, dit-il, ce programme de votre avenir ; la plus belle voix se brise, parbleu ! La beauté passe et la jeunesse,... il reste, quoi ? la fille d'un Kilian ! Et vous allez changer votre milieu ? Et vous allez soumettre aux exigences d'une vie triviale votre nature cultivée ? Ah ! sacre-bleu ! vous n'avez donc aucun souvenir... pas d'amis, de parents, points d'habitudes sacrées, rien qui vous arrête et vous retienne devant... ce gouffre ? Voyons... je ne puis cependant pas vous laisser seul sous l'impression de ces fâcheuses nouvelles... Buvons, fumons, parlons d'autre chose... Il y avait dans la physionomie du docteur tant de franchise et aussi tant de bonne volonté que je n'y pus tenir. Je fis monter du vin et je protestai contre l'entêtement qu'il me supposait. Il se rassit, en reprenant avec tranquillité le sujet de notre entretien. J'avais entrepris de rectifier l'opinion qu'il semblait s'être faite sur le caractère de ma fiancée, tandis que lui s'efforçait, avec beaucoup d'aménité, je l'avoue, de m'amener à discuter mes impressions, à me replier sur moi-même, à me défier de mes sens. Nous causâmes très tard, nous ne parvînmes pas à nous entendre. De cette journée, de cette conversation surtout, résulta pour moi un grand trouble. Non que les insinuations pessimistes du docteur eussent fait sur mon esprit la moindre impression : je connaissais Hulda, mais, comme il arrive quand le destin nous pousse vers une nouvelle phase de la vie, je ne voulais rien laisser au hasard de ce qui pût compromettre ma responsabilité envers Hulda. J'hésitais. Ce fut pour ainsi dire, à mon insu que je suivis précisément les conseils de Caselli, en reprenant tout à coup mes travaux. Vingt-quatre heures après, je me trouvais dans les environs de Novi, appliquant à la stratigraphie des terrains tertiaires l'impatience qui me dévorait. Je prétendais suspendre, ajourner ma passion pour la soumettre ensuite avec plus de calme au contrôle de la raison. C'était là une tentative méritoire, car je mettais tant de zèle à oublier Hulda, qu'il me fut impossible de songer à autre chose. La lettre de Max, peu à peu, se perdit dans le vague, mes doutes s'apaisèrent, mon amour triomphant se dégagea de l'épreuve, plus violent et plus insatiable que jamais. C'est dans ces sentiments de quiétude et de contentement de moi-même, que je revins de voyage, vers le milieu du mois d'août. Du Tyrol je ne savais rien, ayant vécu dans des lieux écartés où je ne pouvais laisser mon adresse. Une fois seulement, j'avais fait part à Max de ma résignation et de ma patience en le rassurant pleinement sur les conséquences d'un refus momentané. Je lui avais annoncé ma résolution d'attendre en Piémont le bon plaisir de son grand-père. C'était donc par Sandrina que je devais obtenir des nouvelles. J'allai droit à Andona. La première chose qui me frappa, en entrant au village, fut la voiture du docteur. Il n'y venait pourtant jamais. Je vis que l'école était fermée depuis le haut jusqu'en bas. Étonné, inquiet, j'allais chez Polio, lorsque mon nom retentit d'une masure et le docteur lui-même en sortit. — Vous ici, Paul ! Entrez, entrez. Il m'introduisit dans la cabane et me présenta Sandrina. Voilà mon aide et mon amie, dit-il. Je la voyais à peine dans le demi-jour d'une chambre encombrée de planches et d'outils, mais telle avait été ma frayeur que j'entendis avec une joie inexprimable sa petite voix qui me disait : — Bonjour Monsiè, ah ! Monsiè Paul ! Peu à peu m'apparurent un lit, puis un malade que je reconnus être le charpentier. Décharné, livide, il respirait bruyamment, tandis que Sandrina, aidée d'une vieille femme, lui frottait les tempes. L'opération terminée, le docteur, qui était pressé, sortit devant moi. — Peine perdue, caro lei, me dit-il, et tout cela firo Deo... Mes journées s'emplissent en raison inverse de ma bourse. Asti, Chieri, Casale sont infectés ; à Candiolo, Mme Schultz a perdu son institutrice... Et vous courez les champs par cette chaleur, en temps de choléra ? Venez plutôt m'aider ; remplacez Sandrina qui s'échine à veiller et me fait l'effet de rechercher la mort... ou le mariage. Ah ! vous en faites de belles, vous autres, bagatellaf Sur ce le docteur monta en voiture, et partit comme le vent. L'étonnement me coupait la parole. Ayant vécu, comme je l'ai dit, seul dans les champs, j'ignorais complètement l'apparition de l'épidémie dans nos provinces. Sandrina vint à moi. — Mais, vous n'avez pas peur du choléra, n' est-ce pas ? Allons dans la prairie, j'ai quelque chose pour vous, dit-elle, et tirant de sa poche une petite lettre, elle fit briller à mes yeux le timbre de l'Autriche. Nous allâmes nous établir sous un mûrier, dans cette même prairie où Sandrina, naguère, venait m'attendre en étudiant sa leçon. Elle ouvrit la lettre, qui venait d'Ischl, en disant : — Tenez, lisez : la première phrase est pour vous, le reste me regarde. Je lus, en tête, cette phrase d'une chanson castillane que j'avais apprise à Hulda : « Mon amour est comme l'ombre, plus je m'éloigne, plus il grandit. » Alors la maestra, tout heureuse de l'impression qu'elle venait de produire, un peu confuse, avec son petit zézaiement habituel, me donna lecture de la suite. Hulda ne parlait pour ainsi dire que d'Andona. A peine mentionnait-elle, incidemment, le succès de ses concerts, où elle chantait, disait-elle, « avec une grâce résignée ». Mais elle s'étendait longuement et dans le plus intime abandon, sur tout ce que la maestra pouvait et devait faire, afin de m'adoucir les rigueurs de l'absence. Tout cela était empreint d'une teinte mélancolique avec quelques pointes de révolte, qui perçaient çà et là sous forme de joyeusetés, dans son goût habituel. Sans songer à elle-même, Hulda s'inquiétait de mes moindres préoccupations, qu'elle devinait parfois avec une rare sagacité. Aussi Sandrina alla-t-elle au devant de ma pensée, en faisant cette réflexion : — Comme vous vous entendez ! Vous êtes heureux, Monsieur Paul. Elle baissa la tête et demeura pensive. Il n'y avait rien pour elle. — Est-ce là tout ? demandai-je, étonné de cette omission. Sans répondre à ma question, Sandrina déplia une lettre plus récente, qu'elle me lut également. Les chanteurs étaient revenus à Fugen et y attendaient un engagement prochain. Hulda se plaignait de ce que les souvenirs d'Italie commençassent à peser sur elle de tout leur poids ; ses regrets la suivaient partout. Elle parlait de sa famille d'une façon peu conciliante. « Tous ces gens me lassent, disait-elle, sans excepter M. Frantz, bien qu'il ressemble à Paul d'une manière étonnante. » J'interrompris ma lectrice à ce passage, saisi tout à coup par une anxiété, je ne sais quoi, une idée qui me venait : — N'est-ce pas moi, peut-être, qui lui rappelais Frantz ? dis-je à Sandrina. — Lui, un coureur de dot! lui... La maestra me regarda et tressaillit : Ah ! que voulez-vous dire ? — Je veux dire, Sandrina, que les absents ont tort. Elle joignit les mains avec une exclamation de stupeur : — Oh ! Dio, Dio ! est-ce possible ? vous soupçonnez Hulda ? votre Hulda ?... Monsieur Paul ! L'apostrophe indignée de Sandrina, l'émotion extraordinaire qu'elle manifestait, me firent réfléchir. Je voulus racheter ce que j'avais dit, mais l'amertume de la pensée perçait dans mes paroles. La bonne Sandrina s'accroupit devant moi, elle me prit les mains avec un air attendri : — Oh ! vous n'êtes pas jaloux, n'est-ce pas ? me dit-elle, et ses yeux suppliaient en me regardant, — vous connaissez ce Frantz... pauvre Hulda! vous trahir, elle? Peut-on se partager ainsi, aimer l'un, puis l'autre, mentir, tromper ?... Ah ! vous n'y pensez pas, M. Paul, non... Je sais bien ce qu'il y a moi, l'impatience vous dévore et vous vous tourmentez d'attendre. On s'inquiète... on se fait des idées... Écoutez, je puis bien vous le dire, puisque le docteur le sait : j'aime Massimo, il m'aime... il me l'a dit et nous serons ensemble un jour. Eh ! bien, vous voyez mes pauvres petits doigts, regardez mon cou, ma figure... le chagrin m'a minée. La nuit je ne dors plus et je préfère veiller les cholériques, au risque d'entendre dire autour de moi : « La maestra expie sa faute, elle a écouté un étranger qui s'est moqué d'elle. » Oui, voilà ce qu'ils disent en me montrant au doigt. Le docteur m'a parlé d'un congé... et j'ai vu ce matin l'inspecteur, qui me le promettait... C'est une excuse, pour me changer... Que deviendrai-je ? Tout cela c'est ma faute. Je souffre... ils le voient, je trahis ma peine et pourquoi ? Je sais bien qu'il m'aime pourtant, Massimo. Je sais qu'il reviendra,... il l'a promis ; il vous l'écrit encore dans cette lettre que vous m'avez traduite... Laissez-la-moi, n'est-ce pas ? Quelquefois je la lis... Je la porte avec moi... Car Hulda ne dit rien de son frère, elle ne sait rien encore, peut-être, de ses projets. Il est si bon, Massimo, il a si peur d'inquiéter. Je n'ose en parler... j'attends, poveretta ! Ah ! c'est triste, attendre... toujours attendre... Un flot de larmes coula de ses yeux, elle se cacha le visage, continuant à mots entrecoupés : — Je suis une simple fille, moi, sans amis, sans conseils... pourquoi, Monsieur Paul, pourquoi dites-vous que les absents ont tort ? Les sanglots qu'elle essayait de retenir étouffèrent sa voix, elle s'arracha de mes mains, m'abandonna sa lettre et s'éloigna en me conjurant de la laisser seule. Je parcourus la lettre fatale, puis je la froissai, honteux de ne pouvoir défendre mon cerveau contre cette puérile démence. Sandrina, son mouchoir sur les yeux, marchait vers le village, son cœur saignait encore de la blessure que j'y avais faite. Un invincible effroi me descendit dans l'âme. Comme la nuit commençait à tomber, je pris la route de San-Damiano, poursuivi par les larmes de Sandrina qui m'obsédaient. J'ai fait le mal, pensais-je, comment le réparer ? La discrétion de Max envers sa sœur ne me rassurait pas entièrement sur les espérances de la maestra. D'un autre côté, le défaut de relations entre les deux amoureux offrait un danger plus grand encore ; au dire du docteur, la maestra risquait sa vie et Max n'en savait rien. Je me perdais en terreurs vagues au sujet de la jeune fille. Parfois ma main frôlait la lettre que j'avais en poche, je l'ouvrais... la phrase malheureuse me sautait aux yeux et l'impression première m'en revenait, brûlante, douloureuse comme une plaie mal fermée. Si j'essayais de me distraire par les objets extérieurs, mon imagination leur prêtait je ne sais quoi de lugubre, l'herbe flétrie, les arbres dé- pouillés, les chaumes abandonnés qui s'allongeaient devant moi, tout cela me semblait porter la trace du fléau invisible. L'air était dense, une barre serrait mes flancs et m'étouffait comme à l'approche d'un grand danger. Quand j'aperçus l'auberge, quand je vis Piccioli battre des mains à mon aspect, je me crus délivré d'un cauchemar. Je courus au devant de mes hôtes, je leur serrai la main, à tous, avec l'effusion reconnaissante du naufragé qui vient de toucher terre. On m'avait cru perdu, mort en quelque recoin, car la panique était au comble chez les Piccioli. L'hôtesse m'interdit de m'as-seoir, j'étais en nage. Elle me versa certain breuvage désaltérant et préventif, en me racontant les nouvelles : des cas par ci, des cas par là, puis, les remèdes à suivre. Elle me dit aussi que plusieurs personnes étaient venues en mon absence : les Spanzi, le docteur et, ce jour même, un monsieur de Turin, qui avait laissé pour moi un petit paquet. — Il est à Baldichieri et reviendra tantôt, dit-elle, puis prenant un air de mystère, elle ajouta : Vous avez vu Sandrina ? n'est-ce pas qu'elle est changée ? ah ! c'est qu'on la tourmente, monsu Ritter. — Gia, répliqua Domenico, quand on s'expose... Qu'ai-je dit, à la fête ? Qu'elle dansait trop avec le même ; (il me fit un clin-d'œil,) vous n'avez rien appris, Monsu, dit-on qu'elle va partir ? La colère se peignit sur mes traits si subite et si vraie que la bonne femme en fut épouvantée. — Dieu du ciel ! monsu Paolo, ne lui répétez rien... Piccioli nous interrompit en m'annonçant l'arrivée du monsieur au paquet. Je vis entrer deux chiens de chasse, suivis d'une sorte d'hercule, sanglé d'une cartouchière et portant un fusil. L'hôte, sur sa demande, nous conduisit dans un cabinet séparé de la chambre, en me soufflant ces mots dans l'oreille : — Attention, monsu Paolo, on vient de me dire que c'est l'inspecteur des écoles. Quand nous fûmes introduits : — On a dû vous remettre un paquet de ma part, dit le chasseur en me tendant une chaise. Il congédia Piccioli. Ce paquet vous est transmis par le beau-frère de Mme Schultz, qui arrive de Méran. Je saluai, remerciant à tout hasard, bien que je n'eusse pas encore pris connaissance de l'objet, mais il m'interrompit, d'un air de familiarité avenante : — Mais, comment donc, Monsieur, mon message n'est au fond qu'un prétexte, pour abuser de votre complaisance. Je suis inspecteur des écoles et je comptais sur vous pour me rendre un petit service... vous connaissez beaucoup Mlle Ricci ? — Sandrina Ricci ? fis-je étonné. — L'héroïne d'Andona, comme le dit le Cittadino... Il tira de sa poche un journal, et me lut ces premiers mots d'un article inséré : « Alessandrina Ricci, l'héroïne d'Andona, douce et frêle créait ture, usant au chevet des malades une santé déjà ébranlée... » — Lisez vous-même, dit-il, en me donnant le journal et, souriant avec malice, il ajouta : — Peut-être en savez-vous quelque chose ? Au reste, c'est justice... J'ai reçu ce journal des mains du syndic d'Andona, avec un certificat de médecin, qui requiert pour la maestra un congé de convalescence. Or, voici, Monsieur Ritter, l'objet de ma visite. Mtne Schultz, craignant à bon droit la contagion, se dispose à partir pour Méran avec son beau-frère, et voudrait remplacer tout de suite une institutrice, qui vient de lui être enlevée par l'épidémie. Il s'agirait d'utiliser, au profit de cette dame, un congé de quelques mois que je vais accorder à Melle Ricci, et l'on m'avait fait espérer que vous pourriez, connaissant très bien le Tyrol, décider la jeune maestra à accepter cet intérim. J'avais écouté bouche béante, je répliquai vivement : — Puis-je vous demander, Monsieur, qui vous a recommandé cette jeune fille ? — C'est Mme Schultz qui me l'a signalée, sur la proposition du signataire de cet écrit... répondit-il, en déployant l'attestation du médecin. A l'aspect de la signature, je ne pus retenir une exclamation de surprise : Docteur Caselli ! — Nous voilà, paraît-il, en pays de connaissance, dit le chasseur en se levant : c'est une raison pour excuser ma démarche indiscrète. Si vous vouliez dire un bon mot, l'affaire presse et peut avoir des avantages, pour l'un et l'autre intéressé. Je vous fais juge des circonstances et m'abandonne à votre arbitrage. Ayant ainsi parlé, l'inspecteur me tendit la main. J'avoue que j'étais stupéfait. Et je n'osais faire une question, dans la crainte de dévoiler quelque tour de Caselli, car l'inspecteur était sa dupe évidemment. Je fis l'éloge de la maestra et promis de la voir au plus tôt. Nous nous quittâmes enchantés l'un de l'autre. Alors Piccioli, qui avait un peu écouté, s'élança dans la chambre : — C'était bien l'inspecteur, Monsieur Paul ? — Donnez-moi du papier, de l'encre... pouvez-vous aller à Andona ? — A l'instant, monsu Paul, et pour la discrétion vous savez... vieux soldat ! Pendant que l'hôte redressait ses sourcils et que sa femme pinçait les lèvres, j'écrivis à Sandrina ce qui s'était passé, en la priant de se rendre à Candiolo. le lendemain. Puis, donnant la lettre à mon hôte : — Tenez, lui dis-je, vous porterez à la maestra mes félicitations. — Qu'y a-t-il, monsu Paul, qu'y a-t-il ? — Il y a que la Sandrina obtient une distinction, en récompense de ses services. Les Piccioli restèrent confondus. Encore une fois, je rendais les armes au docteur, un peu confus intérieurement de le voir dénouer à sa gloire une situation scabreuse, que toute mon amitié pour Sandrina n'avait fait qu'aggraver. Telle était, en ce moment, mon admiration pour le sang-froid de Caselli, pour son adresse, son coup d'œil inouï, que j'oubliais complètement le message du chasseur. Ce ne fut qu'après le souper, en entrant dans ma chambre, que le paquet, posé sur la table, attira mes regards. Il portait mon adresse avec ces mots : « Aux bons soins de M. Gustave Schultz. » J'ouvris le paquet, soigneusement entouré d'une succession de papiers de soie dont le dernier semblait devoir faire présager une attrape d'écolier. Enfin, parut un point brillant ; je découvris une ceinture tyrolienne magnifiquement ouvragée, une de ces merveilles de patience dont les Allemandes ont le secret. Mon nom brillait en lettres d'or, sur un fond noir enrichi de broderies, qui se croisaient, s'entrecroisaient, couronnant une devise : — Gut heil ! — et, au rebours de la ceinture, en filigrane d'argent : « Hulda Kilian à Paul Ritter, Méran, le 10 août 1866 ». Il me serait difficile d'exprimer la sensation que j'éprouvais en cet instant, pendant que j'examinais ces mille petits points, ces allégories délicates où ma chère Hulda avait laissé quelque chose d'elle, une pensée, un espoir, ou la trace de ses doigts marquée sur le velours. J'essayai la ceinture, un pli tomba de la poche. C'était une série de photographies, représentant Max — 234 — et Hulda en costume de concert, avec une inscription écrite sur chacune d'elles : « A Mme Spanzi, souvenir d'amitié », à Caselli, à Piccioli, à Sandrina, etc. Il y en avait pour tout le monde. Je contemplai les traits de Hulda avec une sorte de reconnaissance et de repentir intime. Alors, pour la dixième fois, peut-être, je me mis à relire la lettre incriminée. Mais à mesure que j'avançais dans ma lecture, l'injustice de mes défiances me révoltait davantage. Irrité contre ma folie, j'avais fini par arpenter la chambre, les yeux fixés en moi-même et repassant dans mon esprit toute cette journée. Mes sensations précédentes me revenaient, dans un ensemble illogique et contradictoire ; je n'y comprenais rien. Enfin, je me frappai le front, je me souvins qu'un jour, moi aussi, comme Sandrina et dans des circonstances identiques, j'avais ouvert à un ami mon cœur ensanglanté. Il y avait jeté, sous forme de conseil, son impitoyable raillerie. De ce jour datait mon trouble. J'avais pris pour les rigueurs d'une amitié farouche, les doutes, les sophis-mes et toutes les désillusions de cette âme aigrie. « Maudite ma faiblesse ! m'écriai-je, maudit soit le docteur ! » Je me promis, malgré mon admiration pour l'esprit subtil de Caselli, d'écarter de moi la contagion funeste. Je me couchai tranquille. LA ROBE DE NESSUS Deux jours après, à Andona, comme je venais d'accoster le docteur, nous vîmes poindre Sandrina, qui accourait vers nous dans sa plus belle toilette. Elle venait de Turin, ses yeux étincelaient de joie. Méran et le Tyrol, la villa Schultz et sa maîtresse future, tout cela se croisait dans sa tête. Elle parlait de tout à la fois, sans aucune suite, remerciant Caselli par de petits mouvements d'émotion, entre le rire et les larmes. Mais quoi qu'elle pût dire, quoi qu'elle pût faire il refusa obstinément de s'expliquer sur les démarches qu'il avait entreprises. Quand elle parla de son congé, il répondit : — Eh! bien, quoi?... J'ai donné un certificat... moi ou un autre ! — Mais vous avez écrit des choses !... Docteur, dans le journal... Que vont penser les paysans ? — Un tas de brutes ! J'ai dû leur dire qu'ils vous tuaient... et le faire imprimer. Il nous congédia tous deux, prétextant sa besogne, en me jetant ces mots, avec son plus beau ricanement : — Je ne suis pas toujours sceptique, mon cher, venez me voir, nous boirons à leur santé. Sandrina n'hésita pas une minute à accepter la situation qui lui était offerte. J'enviais Caselli, parfois aussi je frémissais de son audace, lorsque je voyais la petite, transfigurée, heureu- se, organiser en chantant son trousseau plus que modeste, Il ne lui vint pas à l'esprit que cette tentative de rapprochement, combinée par le docteur, pût inquiéter Max, ou lui préparer à elle-même d'amers désenchantements. Avide de l'inconnu, elle n'y songeait même pas. Elle me fit ses adieux, l'amour au cœur et la joie dans les yeux. Elle partit pour Méran. Je perdis en elle une douce confidente et cette perte fut pour moi d'autant plus sensible que je restai plus de quinze jours sans nouvelles du Tyrol. Tout à coup, je reçois une lettre datée d'Altona. Hulda, rompant le silence qu'elle avait toujours observé avec moi, me suppliait de la laisser près de son frère jusqu'à la fin de la saison. Elle parlait du mariage de Max avec Sandrina comme d'une chose décidée, et remerciait, en son nom, Caselli et tous ceux qui l'avaient aidé dans la réalisation de ses projets. En attendant que nos affaires fussent arrangées, Max voulait voyager pour augmenter ses ressources ; et, comme un engagement lucratif venait de lui être offert à Copenhague, elle n'avait pu, disait-elle, refuser son concours à ce frère généreux auquel elle devait tout, talent, bien-être, éducation. Même le voyage en Italie avait été payé de ses dernières économies. Hulda énu-mérait, avec une touchante reconnaissance, les sacrifices que Max avait faits pour elle, depuis son enfance ; elle ajoutait : « Max eût voulu te consulter avant d'entreprendre un si long voyage. J'ai pris sur moi de l'affranchir d'une inaction qui l'éloignait de son bonheur, et je suis sûre que tu m'approuves. Mon frère est pauvre, je vais être riche, et quand je te donnerai la main pour ne plus te quitter, c'est encore lui que je devrai bénir. Ne me faut-il pas aussi, peut-être, expier par un peu de dévouement une inconséquence de petite fille, une innocente coquetterie, qui retombe aujourd'hui sur ma » pauvre conscience ? Je ne veux rien te cacher, mon cher Paul: » j'ai quitté Fiigen, il y a peu de jours, vilipendée par ma » propre famille et par tous les miens, qui, au lieu de me sou-» tenir, n'ont pu me soustraire ni à l'insolence des envieux, » ni aux assiduités d'un- malheureux jaloux, lequel s'autorise » d'une promesse qu'il a brisée lui-même pour m'accuser de » son infortune. S'il m'aime, il est trop tard, je ne m'appartiens » pas. J'ai payé du reste assez cher son indifférence, pour » avoir le droit de disposer de mon cœur, et si en cela je suis » coupable, ses amis le vengent assez par leurs reproches. » J'ai donc beaucoup souffert de tout ceci, mais je me console » en pensant que je vais me rendre utile ; chacun son tour. » Quel plaisir ! si je pouvais faire à Max un beau cadeau de » noce. Demain nous commençons... et je n'oublierai pas, dans » mes heures de loisir, que je suis une petite niaise et qu'il » faudra paraître bientôt à côté d'un savant mari... » Hulda me faisait ensuite, en français, presque sans faute et avec une grande limpidité de style, le récit de son voyage à Ischl, à Méran, à Salzburg, etc. Puis elle énumérait les concerts que Max se proposait de donner aux environs de Copenhague : cela pouvait durer un mois... six semaines. Elle terminait par quelques gentillesses à l'adresse du docteur. Je n'en étais plus à me tourmenter pour un mot. Je n'avais pas non plus à me plaindre d'une résolution que j'avais encouragée précédemment, en engageant Max à donner des concerts. D'ailleurs, les services que Hulda pouvait lui rendre en ce moment, n'étaient-ils pas une juste compensation à tant de complaisances que Max avait eues déjà, pour elle et pour moi. Je m'armai donc de patience, j'admirai bénévolement la sincérité de Hulda, et toutes les preuves d'attachement qu'elle m'avait données naguères, m'arrivèrent par bouffées des — 238 — quatre coins de la chambre. On eût dit que je voulusse absorber son amour, le savourer, le retenir... et, cependant, l'enchantement se dissipa bientôt, pour faire place à une inquiétude irritante qui me chassa de chez moi. J'allai dîner chez le docteur. Il venait, en faisant ses visites, de recueillir quelques coquilles qu'il me pria de déterminer. Pas un nom ne me vint en tête. — Vous êtes sombre, me dit-il, avez-vous de mauvaises nouvelles ? Depuis une heure, en effet, j'avais eu le temps de réfléchir. Je me demandais si cette sincérité que je venais d'admirer chez Hulda ne la ramènerait pas un jour à ses premières émotions d'amour. Et comme le docteur, en raison de mes absences fréquentes, s'était chargé de recevoir mes lettres et de me les faire parvenir, je crus lui faire plaisir en lui communiquant la description du voyage de Hulda. Il s'en amusa, je me laissai entraîner à lire jusqu'au bout, car je commençais à ne plus compter sur mes impressions. Lorsqu'il eut écouté ma lecture, il se mit à rire : — Eh ! bien, quoi ? c'est un retard qui vous dérange ? Vous ne pouvez défendre à Hulda d'aimer son frère, attendez... nous ferons la vendange. N'êtes-vous pas ici au berceau de vos plus belles jouissances : et l'avenir... c'est le hasard ! Vous ne travaillez plus, voilà le mal, alors distrayez-vous. Je suivis le conseil. Dès le lendemain, nous allâmes ensemble à Turin visiter les musées, puis le soir, au retour, nous entrâmes chez le chevalier Spanzi qui fêtait son anniversaire ; la fête dura jusqu'au matin. Ainsi de suite, durant une semaine, contrairement à mes habitudes, je suivis le docteur dans les réunions les plus bruyantes. Mais hélas ! rentré chez moi, je revêtais la robe de Nessus. Seul avec ma pensée, je calculais mes droits au cœur de Hulda, devenue l'objet d'une rivalité ombrageuse. Depuis cette boucle de ceinture qu'elle brisait avec émotion à la villa Spanzi, jusqu'à l'aveu de ses remords, je supputais les chances d'un ennemi inconnu ; et je n'osais me plaindre d'une situation, où je n'avais peut-être pas le plus mauvais lot, que Hulda du reste ne m'avait pas cachée. Me plaindre ! N'était-ce pas aviver sa pitié, n'était-ce pas lui donner la mesure des tourments de mon rival ? Malgré moi, cependant, je laissais percer dans mes lettres la trace de cette incertitude. Hulda s'en alarmait, attribuant peut-être à une lassitude du cœur ce qui était, de ma part, le résultat d'une impatience mal contenue. Ce furent là autant de blessures que je me fis à moi-même, une crise devint imminente. Un jour, Sandrina crut m'obliger en m'envoyant quelques articles de journaux, consacrés aux Tyroliens. Je ne puis dire l'effet que produisirent sur moi ces galanteries malsaines, ces éloges indiscrets, ces réclames ampoulées où le critique, sous prétexte d'analyse, livrait à la curiosité publique la vie intime de ma fiancée. La première fois que j'écrivis à Hulda, il me fut impossible de dissimuler mon dépit. Elle me répondit avec une extrême douceur, étonnée de me voir regretter chez elle, une faculté qui lui avait valu mon admiration et qu'elle s'était habituée à regarder comme un lien intellectuel entre nous. Visiblement humiliée dans sa dignité d'artiste, Hulda se méprenait complètement sur la cause de ma susceptibilité. Mais loin de me trouver injuste elle cherchait plutôt à s'excuser, pour justifier mes reproches. « Exilée de ma famille, disait-elle, méprisée de mes amis » dont j'ai toujours été l'enfant gâtée, il ne me reste aujour-» d'hui, dans ma détresse, d'autre consolation que la musi-» que... Alors, quand je vois Max se réjouir devant une salle » bien garnie, lorsque j'entends les bravos saluer mon entrée, — 240 — » je sens que je suis bonne à quelque chose, je me sens là » parmi les miens. Et comme c'est précisément dans les » moments de chagrin que ma voix éclate avec le plus de force, » je parviens souvent avec des larmes à acheter des sourires, » et tout va pour le mieux. Cependant, mon cher Paul, je » briserais ma voix si elle devait être pour toi un sujet de » trouble. Bientôt je n'en aurai plus besoin, elle est à toi comme » tout le reste. A moins que tu ne te figures, maintenant, » que je ne suis pas tout à fait ce que doit être ta femme. » Max parfois s'inquiète aussi, à ce sujet ; réfléchis bien... » je sais ce qu'il en coûte de laisser courir son cœur à l'aventure. » Si tu veux attendre encore, je me sens assez d'amour pour » rattraper après le temps perdu... » Pauvre Hulda ! C'en était fait de sa gaîté, qui ne pétillait plus que comme un feu prêt à s'éteindre. Je m'emportai contre moi-même avec une sorte de fureur. « Qu'ai-je fait ? m'écriai-je, Hulda m'aime loyalement et moi, dans ma sotte jalousie, dans mon égoïsme insensé, je n'ai su respecter, ni ses regrets, ni son amour propre, ni la position délicate où je la place vis-à-vis des siens. » Mais ce n'était pas tout, hélas ! ma folie avait eu des conséquences plus graves. Je vis que cette lettre, ne portant pas de timbre, avait été envoyée sous enveloppe au docteur Caselli. A l'instant je courus à Asti. Le docteur me dit que, réellement, Hulda l'avait consulté à propos d'un rhume qui altérait parfois son organe. Il n'en parut nullement alarmé, mais comme je lui demandais s'il ne fallait pas prescrire à Hulda le repos, il me jeta dans un véritable désespoir en me répondant, avec une intention marquée : — Il faut laisser chanter l'oiseau, nul ne violente impunément sa nature. — Eh ! docteur, m'écriai-je, que voulez-vous que je fasse ? — Cassez vos pierres, laissez chanter Hulda. Ces mots dont je ne compris pas alors la portée, fixèrent ma résolution. Abjurant, devant Hulda, toute défiance, toute personnalité, je remis aux mains de Max le soin d'assurer le bonheur et l'avenir de sa sœur, en le priant de décider de notre mariage et de l'ajourner au besoin, comme bon lui semblerait, jusqu'à réconciliation absolue de toute incompatibilité. Max répondit vaguement. Très occupé de ses projets de mariage, il ne parlait en quelque sorte de Hulda que pour constater le développement de son talent. Pour des motifs personnels, il n'osait s'applaudir du retard de notre mariage, mais il m'en félicitait indirectement. Hulda était mieux, toujours triste à cause de ses querelles récentes. Il m'engageait à l'égayer. Quant à sa santé, je ne pouvais mieux faire que de m'en rapporter aux assurances du docteur. Je ne sais pourquoi, je me figurai que le docteur me cachait un mystère. Bien qu'il parlât peu de Hulda et toujours avec un enthousiasme de poète, il me témoignait, depuis quelque temps, une sollicitude absorbante qui me faisait parfois l'effet d'un espionnage, bienveillant il est vrai, mais incessant. Je n'étais pas dupe de son amour subit pour la géologie, ni de cette gaîté insolite qu'il affectait, lorsque nous étions ensemble. Tout devenait prétexte à inquiétude. Je m'étonnais aussi de ce que Max, pour la première fois, se réjouît des progrès de sa sœur. N'avait-il pas maudit cent fois la vie de virtuose ? Quelque chose se plaçait entre nous. Trois semaines s'écoulèrent — un siècle ! — sans que Hulda me donnât signe de vie. Meurtri par mes luttes intérieures, je n'avais plus la force de réagir contre les noirs pressentiments qui tournoyaient sur ma tête. L'énergie était vaincue. Mes nerfs avaient acquis cette tension fébrile qui fait tressaillir au moin- — 242 — dre choc. Une sensation, un mot, évoquaient le fantôme qui semblait fuir devant mes yeux, et je m'acharnais à le poursuivre avec d'insatiables désirs. Le docteur s'alarmait de mon état, mais quand je le questionnais sur la santé de Hulda, il haussait les épaules et m'entraînait sous prétexte scientifique dans la vallée d'Andona, sans songer que j'allais retrouver, empreints sur le sable, les pas de la fiancée. Oubliant mon compagnon, je m'égarais avec une amère volupté le long de ce ruisseau, qui me rappelait une sensation poignante. C'est là, que pour la première fois, nous avions déjeuné sur l'herbe ; je retrouvais la place où Hulda s'était assise, et le vent me soufflait, à travers les feuilles d'automne, les dernières vibrations de cet organe fragile qui, ce jour-là, m'avait fait tressaillir. Je m'enfonçais dans les sentiers perdus animant mes rêves, je marchais jusqu'au soir ; puis, je venais tomber morne, épuisé, sur le banc de l'auberge. Là c'était autre chose : les Piccioli me prenaient en pitié. Bien que le docteur les eût également rassurés au sujet de Hulda, ils ne comprenaient pas que je n'allasse pas en Danemark, mais je n'osais leur avouer que je préférais encore le supplice de l'attente à une certitude plus cruelle : de vagues terreurs me poursuivaient. Alors l'hôtesse, qui ne savait que faire, pour me témoigner sa commisération, apportait dans ma chambre les vêtements que la jeune fille avait portés : son chapeau de paille, la robe à ramages qu'elle mettait dans nos promenades, des rubans, des vétilles. Elle me préparait sans le vouloir un supplice inconnu, car je ne m'endormais pas sans me pencher sur ces reliques. Il s'en dégageait une odeur de violette : c'était le parfum de Hulda — souffle de vie qui s'incarnait dans mes rêves. Qu'elle était triste à demi-renversée sur mon siège, le front pâle, les yeux cerclés de rouge !... Sa main fluette caressait la cithare... un jeune homme se levait déployant la ceinture brillante, où j'essayais d'épeler ces lettres, brodées en filigrane d'argent : — Frantz ! Je m'éveillais baigné d'une sueur froide. Telles étaient mes nuits, tels étaient mes jours. GIULIA XXVI Un matin, je fus réveillé par mon guide, qui prétendait avoir découvert un nouveau gîte de fossiles. Il avait un air mystérieux et se pavanait, chaussé de vieilles bottes, avec une importance qui me fit sourire. Je lui sus gré de m'arracher aux génies maudits de la solitude et, comme il se plaignait amèrement des approches de l'hiver et du manque de travail, je me laissai conduire. Nous allâmes vers Baldichieri, dans une direction opposée à nos courses précédentes. C'était au mois de novembre. Les mésanges voltigeaient avec de petits cris sur les branches des mûriers, un léger vent secouait les dernières feuilles, laissant à nu, sur la plaine argileuse, les bosselages gris ou blancs des collines plus anciennes. Le géologue se réveillait à l'aspect des petites rigoles, qui découvraient, çà et là, sur le flanc des coteaux, l'allure et l'épaisseur des couches. Oubliant mes soucis, je me laissai gagner par cette nature placide et recueillie d'automne. Polio ne disait mot, j'examinais le sol ; nous atteignîmes ainsi, après trois heures de marche, un village situé sur la hauteur. Polio me fit entrer dans un réduit sordide, enfumé, rempli de linges et de guenilles qui pendaient du plafond à deux doigts de ma tête. Une sorte de virago le salua familièrement, Polio s'assit à mes côtés, ordonna du vin, sans façon, et me présenta comme un savant de ses amis. Je payai l'écot du guide et sortis. Mais bientôt il me rejoignit disant qu'il s'était égaré. Il se mit à chercher son gîte fossilifère, de village en village, entrant dans les maisons où il me produisait de la même façon. Enfin, pris en flagrant délit de supercherie, par l'absence de fossiles, il m'avoua piteusement qu'il avait envie de se remarier et que ma société lui donnait du relief. Je voulus me fâcher, mais il me supplia de lui pardonner sa combinazione et ajouta triomphant : — Che senta Monsu, je crois que nous avons réussi... Je le congédiai sans rancune. Il rentra dans le dernier village ; je m'en retournai seul vers la station la plus voisine. Le soleil était couché. Je descendais un chemin creux qui s'enfonçait, obscurci déjà par le demi-jour, entre deux talus bordés de haies, en sorte que je ne voyais pas à vingt pas devant moi. Au moment où je tournais un angle, parut un homme qui m'examina, rasa le talus et fit mine de m'éviter, mais je marchai sur lui et l'abordant en face : — Vous êtes de Montechieri... lui dis-je. — Baldichieri, Monsu... Il s'arrêta inquiet. — N'avez-vous pas été blessé à Castellero ? — A Castellero ? — Oui, d'un coup de pierre, on a dû vous panser... — C'est vrai, on m'a mis du vinaigre... Il se découvrit. Mes yeux dardaient son front chauve et lisse où pas un signe ne se montrait, rien, pas une cicatrice. Je continuai d'une voix impatiente. — Mais un médecin vous a soigné... le docteur Caselli ? — Ah ! oui, il arrivait tout justement où je travaille, à Castellero... il m'a mis du vinaigre. — On vous a transporté, le soir, à Montechieri... — Baldichieri, monsu... je suis de Baldichieri, mais j'ai couché à Castellero, je m'en souviens... Ah ! c'est donc vous, — 246 — monsu ? bricconata !... j'avais beaucoup de vin dans la tête, ce soir-là. Il feignit de ne pas m'avoir reconnu d'abord, balbutia des excuses en regardant à droite et à gauche de la route, effrayé de mon apparence agressive. Il prétendit ignorer ce qui s'était passé, il était ivre... on l'avait entraîné. C'était un homme de cinquante ans, haut de taille, à figure rouge, portant la barbe en éventail, je l'avais reconnu de suite. Me figurant qu'il n'était pas dans son plein sens, je le questionnai plus doucement, je tentai sa cupidité en lui promettant de l'indemniser de ses journées perdues ; mais il ne put que répéter ce qu'il venait de dire : il n'avait pas cessé un jour de travailler, pas même le lendemain. Alors je passai outre. Orgueil froissé, colère et tous les esprits de la vengeance se déchaînèrent en moi comme un torrent furieux. Caselli m'a trompé... Caselli est un traître ! Ces mots frappèrent mon cœur à coups redoublés. Je m'arrêtai, suffoqué, au bout de cinq minutes. Une foule de pensées traversaient mon cerveau. Ainsi donc, sur un mot, un simple avis de mon mariage, le docteur m'avait séparé de Hulda, par une accumulation d'intrigues et de faussetés ! Pourquoi ? De quel droit ? Dans quel but ? Crainte d'un scandale ?... Mais cette blessure était un mensonge, cette enquête... invention pure. La maladie de Hulda... il la niait. Je me mis à marcher avec la fixité du somnambule, plongeant avidement jusque dans l'âme du docteur. Ses conseils, ses pronostics et tous les préjugés qu'il avait échafaudés contre notre union, revenaient à ma mémoire... rien, rien, n'autorisait son intervention brutale au mépris des plus simples notions de la franchise. Il avait donc un motif puissant, ignoré, pour en agir ainsi... Lequel ? Je creusais vainement. J'aurais voulu le disculper encore et je cherchais, jusque dans la conscience de Hulda, une excuse à cette perfidie. Mais alors il me semblait entendre le docteur lui-même défendre sa cliente. N'était-elle pas aussi sa protégée. Au seul nom de Hulda il s'enflammait, une corde sonore vibrait dans son âme... — Qui sait ? me dis-je, et pourquoi pas ?... Insatiable en tout, violent, peut-être a-t-il voulu l'arracher à mes transports ? Un instant je m'arrêtai à cette idée qui expliquait tout : son amitié embarrassée, ses restrictions sans cesse renaissantes, sans cesse altérées. Mon propre cœur, déjà, me disait de pardonner une erreur qu'il semblait expier depuis quelque temps, par bien des dévouements ; puis, tout à coup, par une opposition subite, le front chauve de l'ouvrier surgit à mon esprit avec la preuve flagrante, avérée d'une trahison. Toute sauvegarde, toute garantie m'était donc enlevée. « Je suis à la merci d'un hypocrite ! m'écriai-je, cet homme pleure de mes larmes après m'avoir abreuvé de ses défiances... il connaît mes secrets, il reçoit mes lettres, et moi, je me débats avec une force négative contre un incube qui, depuis un mois, détruit mes espérances ! » Je me mis à marcher à pas rapides, l'obscurité pesait sur moi, on eût dit que chaque minute de retard renfermait une nouvelle menace ; et, à mesure que j'avançais, l'indignation étouffait en moi toute autre réflexion. Je ne savais d'où je venais ni où j'allais ; la longue suite de mes angoisses me refluait au cœur, la révolte éclatait furibonde. J'étais arrivé à la station de Baldichieri. Un train allait partir, mais il ne s'arrêtait pas à San-Damiano, je m'en réjouis. Je pris un billet pour Asti, je voulais voir Caselli. Il n'était pas rentré. Une voisine, qui lui servait de gouvernante, m'ouvrit un petit parloir où il y avait du feu et me laissa seul avec sa fille, une enfant de douze ans qui se trouvait là, et qui me connaissait. Le voyage en chemin de fer m'avait refroidi. Je m'assis au coin du feu, mes mains tremblaient au point que j'étais forcé de leur donner un appui. Quelles étaient mes pensées ? Je ne puis le dire. Ballotté comme un vaisseau perdu, j'oscillais dans un chaos d'impressions tumultueuses. L'enfant me regardait, feuilletant un album ; j'avais beaucoup changé depuis un mois, sans doute elle me croyait malade. Son regard me gênait. Je pris un journal, j'essayai vainement de lire, mes yeux erraient d'un meuble à l'autre, j'examinais l'écritoire du médecin, la vasque en cuivre avec un essuie-main, de la charpie... deux lourdes chaises. J'avais vu s'asseoir là plus d'un mendiant, qui s'en retournait bénissant le docteur ; sa générosité discrète s'élevait contre mes soupçons, je rappelais d'anciennes sympathies, je luttais anxieux, frémissant à chaque bruit de la porte. Au bout d'un quart d'heure je me levai, jugeant qu'il valait mieux donner à la réflexion le temps de m'éclaircir. La petite, cependant, insista pour que j'attendisse, le docteur n'avait pas dîné, il ne pouvait tarder à rentrer. Et pour calmer mon impatience, elle s'approcha familièrement, posant sur mes genoux son album qui contenait des timbres-poste. L'enfant tournait les pages et récitait des noms, je me calmais. Mais au mot de Danemark, malgré moi, je tressaillis ; cette question me vint au bout des lèvres : — Qui t'a donné ces timbres, Giulia ? (Il s'en trouvait deux de ce pays.) — Le docteur, répondit l'enfant. Je me souvins que la dernière lettre de Hulda contenait un billet pour le docteur ; comme elle lui était adressée, l'enveloppe avait dû lui rester. Mais l'autre ?... Je me raidissais comme un condamné en présence du supplice, je voulais des preuves et je n'osais pas questionner Giulia. Cette enfant recevait toutes les lettres, elle m'en avait envoyé plus d'une, elle pouvait tout savoir. — C'est encore du docteur ? dis-je, après un instant. Elle fit un signe affirmatif. — Je l'ai depuis deux jours. — Quand cette lettre est-elle arrivée ? — La semaine dernière. Une pointe m'entra au cœur avec d'incroyables souffrances. J'avais laissé tomber l'album ; l'enfant, effrayée s'était levée. Pour me donner une contenance, je saisis le tisonnier et me mis à ranger les bûches qui flambaient dans l'âtre, serrant le fer à le ployer. Ce que j'amoncelais de fureur et de haine ne peut se dire. En ce moment, un bruit de portes et de serrures se fit entendre ; la femme vint me prier de passer dans la bibliothèque, où elle avait, disait-elle, couvert la table et fait du feu. Je n'oublierai jamais mon entrée dans cette chambre. Les meubles vacillaient, entourés d'un brouillard, sans que je pusse distinguer la place réelle qu'ils occupaient, un murmure grondait à mes oreilles ; cela dura une minute, puis je me trouvai seul devant le feu, accoudé de tout mon poids sur le manteau de la cheminée. La glace me renvoyait mon image, j'étais pâle, un nuage glacé passait sur mon front. Exaspéré de ma faiblesse, je me retournai vers la table, dressée pour deux personnes, à mon intention, sans doute ; j'avalai coup sur coup deux ou trois verres de vin. Il me semblait entendre le rire glacial du docteur... j'écoutais... je luttais contre une colère aveugle qui me saisissait par secousses et je tremblais qu'il ne me surprît en cet état. Par un effort suprême je parvins à me raidir. Caselli entrait, à pas de loup, derrière moi. Il ferma la porte en me saluant et s'avança jusqu'à la table, une petite table carrée qui était placée très près du feu. J'étais en face de lui, debout, la main posée sur une chaise. Il ôta ses gants et les posa sur la cheminée en disant : — A la bonne heure, Paul ! vous venez dîner avec moi ? Sans répondre à son invitation, je lui jetai ces mots : — Je viens de voir en bonne santé notre homme de Castel-lero. Il fit un mouvement de surprise, me fixa, détourna les yeux et les rabattit sur la glace en feignant d'étirer son col. Il m'y voyait sans doute, et devinait mes intentions car il changea de couleur : — Tant pis pour ses voisins, dit-il, et il s'assit. Ce regard dans la glace m'avait indigné, je répliquai d'une voix tremblante : — Vous avez beaucoup exagéré sa blessure, docteur. — J'exagère tout, vous le savez, jusqu'à mes devoirs. — Le pis est que vous perdez la mémoire... — Quel est ce ton... Paul ? Que voulez-vous dire. Il se leva du coup. — N'avez-vous pas reçu une lettre à mon adresse ? — Je vous l'eusse envoyée, je pense... Ah! sacrebleu ! mon cher, que vous prend-il ? — Je veux la lettre que vous avez ouverte... Le docteur fit un bond jusqu'à moi. — Sangue /... retirez ce mot, fer Christo ! à l'instant... — Je veux cette lettre ! Voyant qu'il haussait les épaules et me raillait, je perdis tout empire sur moi-même. Une bouffée de chaleur me jaillit au visage, inconscient de mon geste, écumant de fureur, je saisis un couteau de table, en répétant : « Cette lettre ? » Le geste partit plus vite que la pensée, mais je n'avais pas levé la main que l'arme s'en échappait ; je tombai sur la chaise comme une masse inerte. — Vos nerfs sont malades, dit le docteur, devenu calme. Il se mit à marcher de long en large dans la chambre. J'étais comme étourdi par un choc sur la tête. Mes idées s'embrouillaient, je n'avais plus aucune notion de ce qui s'était passé. L'œil fixé devant moi, je regardais vaguement, j'écoutais le pas de Caselli, qui arpentait lentement la bibliothèque. Après un silence, dont il me serait impossible d'apprécier la durée, il revint de la même façon vers la table, ramassa le couteau et le posa tranquillement à sa place, avec un sourire de reproche qui me poursuit encore, au moment où j'écris ces lignes. Ses yeux, d'ordinaire si mobiles étaient rentrés dans leur orbite. Toutes les angoisses de la souffrance semblaient empreintes sur son visage contracté, flétri, pâle comme un cadavre. J'ignore ce que ma physionomie reflétait en ce moment de pitié ou de regrets ; adossé à la cheminée, il me contemplait attentivement. Après une nouvelle pause, il me dit d'une voix grave en appuyant sur chaque mot : — Ni l'un ni l'autre, nous n'avons de disposition à l'espionnage, vous devez en être convaincu... Je vous excuse, Monsieur Ritter... eh ! j'en ai vu bien d'autres ! J'ai connu un jeune homme, un collègue d'hôpital... Voyant entrer Giulia qui servait le dîner, il s'interrompit et m'engagea à me mettre à table. J'obéis machinalement, bien que je n'eusse aucune envie de manger. Prenant place à l'autre bout, il retroussa ses manchettes et se mit à faire la salade avec le plus grand flegme, tout en reprenant le fil de son discours : — J'ai connu, disais-je, un jeune homme, non moins lardé que vous des flèches de Cupidon : il aimait à distance la diva d'un théâtre, rien que cela, — nous la nommerons... Giulia. — Talent splendide ! Œil bleu de séraphin, avec un port de Diane, par dessus tout modeste, insensible aux galants ; elle passait du théâtre au chevet de son père, un ancien général, que les dîners officiels avaient roulé dans la flanelle. Figurez-vous — 252 — un uniforme qui joue, boit, mange... Cette outre insatiable maltraitait son enfant, qui chantait pour le rassasier. Puissent les dieux le confondre ! — Les illusions, dit-on, ne font pas vivre... Erreur! Mon carabin vivait d'espoir à l'ombre du parterre. Laid, mais tenace, il n'avait qu'un but dans la vie : conquérir cette idole, qu'il n'avait jamais vue de près. Que fit-il ? Il pénétra par ruse dans les coulisses, et se fit nommer médecin du théâtre. Huit jours après, le voilà dans l'olympe, la belle toussait... Vous parlez quelquefois de souffrir, mon cher Ritter, que pensez-vous de ce garçon venant, après deux ans d'attente, palper la jolie main de la diva ? Un vertige le saisit à son premier sourire, c'était le pâle reflet d'une étoile qui s'éteint : Giulia était poitrinaire. — Vous croyez qu'il s'évanouit ? Du tout. Il s'en alla vendre sa montre pour acheter des livres et nous allons le retrouver, brûlant d'amour, au chevet de la belle, deux mois plus tard. C'était, par parenthèse, un mauvais jour. Deux médecins que l'on avait mandés, hochaient la tête en consultant ; l'Ajax au pied goutteux — le père — venait de consommer le dernier souffle de Giulia, tombée en scène, au milieu des huées. Notre héros suggérait, comme remède, un séjour à l'île de Corfou, Giulia souriait encore et le podagre aussi, lui songeait au vin de Samos ! Eh ! bien, Ritter, j'étais là, j'ai entendu cet homme monnayer le râle de sa fille, pour payer les frais du voyage... un grand concert ! La chose eut lieu, et ce fut un succès d'argent... le chant du cygne, pardieu ! c'était du neuf. Le docteur, qui avait lancé cette phrase d'une voix éclatante, se calma de nouveau pour m'inviter à prendre un verre de vin. Lui-même se mit à manger, en poursuivant : — La confiance, caro Ici, bien que vous sembliez faire exception à ce principe, est non seulement un besoin, mais un attribut de l'amour. Aussi, mon gaillard ne fut-il que médiocrement étonné, en recevant six mois après, de la part de Giulia fraîchement débarquée, une invitation à dîner. Jamais elle n'avait été mieux portante. Amour, joie,... toute la pyrotechnie des sentiments tendres éclata sur son visage, à l'aspect du jeune médecin, lequel, n'ayant jamais cru à une pneumonie, offrit sa main à la cliente. Elle accepta... J'oubliais un détail : l'outre avait éclaté en route. Baissons le rideau. — Représentez-vous maintenant, au pied du Motterone, un délicieux petit lac, le lac d'Orta, entouré de montagnes, qui reflètent dans son eau limpide la riche végétation des Alpes. C'est dans cette oasis que le jeune couple avait abrité son bonheur, car ils s'étaient mariés. Le mari chevauchait en quête du client, ce feu follet des jeunes médecins, Giulia roucoulait avec les tourterelles... Ah! quels jours! Cela dura un an. — Malheureusement, s'il y a partout des malades, il n'y a pas partout des musiciens. Le docteur avait l'oreille dure, les échos sont sans tressaillement et les pommiers en fleurs rappelaient à la diva de bien belles couronnes. Elle regardait les plantes s'élancer vers le ciel, elle écoutait les oiseaux chanter et se répondre, tandis que le côté sensitif de son être s'étiolait improductif. L'instinct artistique se révoltait, faute d'expansion. Que voulez-vous ? Les artistes sont ainsi faits. Le jeune époux comprit ce besoin organique, il en était fier. C'est pourquoi, il se mit à creuser l'ornière qui devait ramener Giulia dans son véritable milieu. A quel prix ! le siège de Troie n'est rien auprès de ce labeur. Il avait dû quitter Orta pour s'installer en ville, au début de l'hiver, n'ayant pour combustible que son amour, pour capital, sa trousse. Coudoyez donc avec cela la foule des envieux, courez les antichambres, intriguez, postulez, affichez des maximes, et péchez dans l'eau trouble votre pain quotidien ! S'il reprenait haleine, c'était pour apaiser l'épouse — 254 — impatiente, c'était pour consoler la pauvre déclassée qui se heurtait à tous les préjugés d'un monde injuste. Elle était de sang noble ; les siens lui reprochaient son ancien dévouement, les autres sa vertu, d'autres, enfin, sa beauté, sa fierté, son talent. Après trois mois de déceptions, il fallut encore une fois se pencher sur cette poitrine haletante, épier la vie ou la mort dans ces yeux flétris par les larmes... Ah ! vous parlez de souffrir ! Mais que dites-vous du médecin qui recueille en frémissant les angoisses de l'amante, qui les annote et les publie ? Eh ! bien, ce fut là le travail qui lui valut le droit de vivre : une chaire de professeur... Buvons, mon cher, à la santé de ceux qui souffrent, et si vous rencontrez un mémoire sur la congestion du poumon... résignez-vous. Le docteur se leva pour trinquer. Sa main tremblait, ses joues s'empourpraient d'un rouge sombre, bien qu'il essayât de dissimuler son émotion sous un ton de persiflage. Lorsqu'il se fut assis de nouveau, il repoussa l'assiette à laquelle il avait à peine touché et se renversant, la tête en arrière, il continua : — Dans ce combat pour l'existence, l'instinct réunit les êtres doués des mêmes facultés, des mêmes propensions ; c'est ainsi que l'individu, s'étayant de son semblable parvient à soutenir la lutte. Conséquemment, cette sélection dut s'affirmer bientôt dans le salon du professeur, sous forme de tenorini, de basso-buffoni et autres papillons de même nuance ; car mon héros se fût bien gardé, désormais, de contrecarrer les lois de la nature, lui qui n'était parvenu à guérir sa chère épouse qu'en lui procurant enfin le milieu de son choix. A son tour il fut déclassé ; les collègues murmurèrent, tant et si bien, que Giulia, par bienséance académique, dut éconduire l'essaim folâtre ou du moins le cacher. Autre écueil ! L'accord parfait était rompu. Il n'y avait plus entre les époux cette harmonie féconde des plus intimes pensées. Chacun rongeait son frein, l'un devenait le juge et l'autre la victime : une victime incomprise, qui redemandait à grands cris ses chimères. Besoin d'artiste, mon cher ! L'artiste ne vit que d'émotion, de sensations continuelles... il faut remplir sa vie intense. Giulia donc ouvrit les bras à l'idéal. — Alors commença l'ère des rébellions et des défiances, des soupçons et des jalousies... « Comment, vous vous plaignez ! » Peut-il parler de souffrance, celui qui n'a pas senti sur sa bouche la froideur des derniers baisers, celui qui n'a pas écouté des soupirs, guetté des regards, espionné des rêves, celui qui n'a pas entendu résumer dans un éclat de rire son martyre et sa honte ? Voilà l'enfer où j'ai passé, moi qui vous parle... Assez de parabole ! La cendre des uns doit profiter aux autres. Moi aussi, j'ai voulu mettre en cage une de ces jolies tourterelles, créées pour le grand air ; je l'ai meurtrie en lui coupant les ailes, elle s'est vengée à coups de bec. Par-dieu ! mon cher, c'est de l'histoire ancienne... On vous a récité l'épitaphe du héros : « Testa di cervo!... » Il est mort en ménage... sa défroque d'époux vous salue... Et quand un homme trempé à toutes les douleurs vient vous servir de bouclier, vous repoussez son aide ? Ah ! ça, que diable, voulez-vous que je fasse de la vie qui m'étouffe ? Boire !... et regarder au fond du verre passer mes souvenirs... lorsqu'un ami se noie, à portée de mon bras ? Eh ! bien oui, je vous ai trompé, j'ai feint la blessure de cet homme, car je voulais rompre des liens que j'avais eu le tort d'unir. Vous m'insultez... d'autres me remercient. Lisez cette lettre... et jugez entre nous. Le docteur lança sur la table l'objet de ma furieuse convoitise, une lettre qu'il venait de tirer de sa poche. Il se jeta sur un divan dans un état d'excitation extrême. J'ouvris le pli, je lus ce qui suit : « Mon cher Docteur, « Je vous ai confié si souvent mes chagrins, vous ne refuserez » pas de m'aider encore une fois, n'est-ce pas ? Depuis deux » mois je ne sais plus que devenir. Les lettres de Paul sont » navrantes, un rien l'irrite, il se chagrine, et le vrai motif » de tous ses tourments je n'ose l'avouer à mon frère, cher » docteur, mais je vais vous le dire. «Paul, ne pouvant se faire à l'idée que j'ai été malade à » cause d'un autre, a perdu toute confiance... Hélas! Nous » nous comprenions si bien à Andona, j'étais heureuse quand » vous tâchiez de retenir par tous les bouts ma pauvre petite » vie! Je ne sais plus qu'en faire maintenant... car ici l'on » m'accuse de faire le malheur d'un jeune homme que j'ai, » dit-on, encouragé... Alors que faire ?... Ai-je donc commis » une faute que je ne puis plus effacer ? Ai-je trompé quel-» qu'un ? Pourquoi me reproche-t-on, à moi, ce qu'on pardonne » aux autres ? Eh ! bien, je veux être mon juge. Plutôt re-» noncer à tout que de voir ceux que j'aime malheureux par » ma faute... Je reste libre, je ne veux pas qu'on me soupçonne, » moi!... Je vivrai avec mon frère, je chanterai... Où la » chèvre est attachée il faut qu'elle broute, moi, je ne prétends » être dans le chemin de personne. Que Paul m'oublie ! Nos » âmes resteront unies»... — Hulda ne m'aime pas, m'écriai-je, interrompant cette lecture. Le docteur s'élança vers moi : — Qu'osez-vous dire ? Vous accusez cette jeune fille, au moment où elle vous donne une preuve de noblesse, d'intelligence et de cœur ! Paul, je vous en conjure, et vous m'avez donné le droit de vous adresser une prière, remettez à plus tard cette lecture; vos nerfs sont malades... vous êtes sous ) l'empire d'une excitation, qui vous aveugle... Nous allons raisonner... discuter: accordez-moi une heure... Le docteur empocha la lettre, malgré mes récriminations ; il me cloua la bouche par ces mots prononcés d'un ton sévère. — Ce n'est pas le moment de commettre une injustice... Puis comme s'il eût pris une résolution soudaine : — Écoutez, je vais, dit-il, répondre à cette lettre, que j'ai eu la sottise de vous communiquer aujourd'hui. J'hésitais... j'avais espéré vous voir puiser dans ma froide logique quelque enseignement pour l'avenir, j'ai eu des affaires qui m'ont empêché de vous voir... Je vais donc répondre à Hulda. Nous placerons mon écrit sous ce flacon... que nous viderons en causant... après quoi, vous prendrez connaissance de la lettre, et vous y changerez ce que bon vous semblera. Je n'avais plus la force d'opposer aucune résistance, je laissai faire le docteur. Il posa sur la table écritoire et papier, se recueillit un instant, et se mit tranquillement à écrire. LES ROSES ONT DES ÉPINES Je me retrouvai le lendemain chez le docteur, dans un vaste lit à baldaquin. Une vieille glace, des chaises effiloquées m'apparurent simultanément sous un large rayon de soleil ; je m'éveillai en sursaut, jetant sur les objets un regard étonné. Comment étais-je là ? Tout à coup, la lettre de Hulda me vint à la mémoire avec ses plus petits détails. Je me rappelai que nous l'avions lue et relue ; elle était ferme, irrévocable. Mais qu'avais-je répondu ? Que s'était-il passé ? J'avais la tête lourde, les membres raidis. Je sautai de mon lit et me hâtai de m'habiller, envahi, peu à peu, par une douleur vague où rien de défini ne se distinguait. Il me semblait que tout cela était un songe produit par les fumées du vin. Je descendis à la bibliothèque. Mais là, chose étrange, dès que j'aperçus la figure calme du docteur, pour la première fois, la nécessité de quitter Hulda m'apparut claire, logique. Les incidents de la veille se réveillaient, je me rappelais mes soupçons, ma folle jalousie, mon agression brutale, insensée, et je n'osais lever les yeux tant ma conduite me semblait absurde. Le docteur eut le bon esprit de ne faire aucune allusion à ce qui s'était passé. Seulement, comme mes yeux s'arrêtaient sur une lettre posée contre un miroir, il la prit d'une main délicate : — Qu'en faisons-nous ?... dit-il, savez-vous bien ce qu'elle contient ? — L'initiative de rupture était assez précise, répondis-je, vous y avez adhéré, je pense ? — Absolument, tout en laissant à Hulda les honneurs de la guerre. — Envoyez cette lettre... quand une porte est fermée, on se retire. Disant ces mots, je m'assis résolument à la table où le docteur venait de déjeuner. Après la collation, il me proposa d'aller passer la journée chez les Spanzi. Nous montâmes en voiture. Triste voyage ! Il faisait un temps gris, mes yeux cherchaient à travers le brouillard, chaque buisson de la route, chaque monticule de la campagne, dernières étapes d'un bonheur qui s'enfuyait à tire-d'ailes, et que j'eusse voulu retenir. Quand nous fûmes en face de San-Damiano, une épouvante me saisit, comme si j'eusse vu se creuser un abîme sous mes pieds. Je priai le docteur de s'arrêter un instant pour me permettre de changer de toilette. Nous montâmes à ma chambre. Arrivés là, je lui tendis les deux mains, et ma gorge se serra, sans que je pusse articuler un mot. — Il faut partir à l'instant, dit-il, quoi qu'il doive m'en coûter, vous ne passerez pas ici la journée. Le docteur s'assit, fixant le plancher ; il reprit après un instant : — Vous vivez par les yeux, mon ami, je connais cela. Si vous restez ici, le cœur s'irritera contre le sort qui l'a trahi. Il faut changer d'air, il faut trouver un cadre qui s'harmonise avec l'état de votre esprit. Ah ! sacrebleu ! Paul, vous prenez les choses au sérieux, vous. Voyons... Qu'allez-vous faire ?... Il se leva, promenant la main sur la carte d'Italie qui se trouvait pendue à la muraille. — A votre place, tenez, je descendrais... jusqu'au fond de la botte... j'irais humer l'air embaumé, sous les lianes de papyrus... à Catania, par exemple, à Syracuse, à Palerme. Eh ! voilà une idée ! J'ai là d'anciens clients... je vous donnerai des lettres... voyons un peu. Il me fit une longue énumération de ses relations intimes, toujours sans quitter la carte, espérant par cette digression me donner le temps de me remettre, mais lorsqu'il se tourna vers moi, ses paupières tremblotaient. — Sangua d'on can ! Au diable les femmes, dit-il, je vais perdre un bon camarade et du revers de la main il s'essuya les yeux. J'avouai au docteur qu'en me proposant de partir sur-le-champ, il avait deviné un désir que je n'osais exprimer, en raison de notre amitié. Prompt à l'action comme toujours, il voulut m'aider à emballer mes hardes, ce qu'il fit, sans épargner les plaisanteries que lui suggérait ma garde-robe usée, flétrie, déchiquetée par les rapides lavages et les buissons de l'Artésan. Il fut convenu, afin d'éviter une nouvelle scène avec les Piccioli, que je les quitterais sans adieu, feignant un voyage d'un ou deux mois. Bien nous en prit, Mme Piccioli pleura toutes ses larmes, en voyant attacher ma caisse sur la voiture. Je pris donc congé de mes hôtes et nous retournâmes à Asti. Caselli faisait un peu de moi ce qu'il voulait, et je l'écoutais même avec attention, tandis qu'il me décrivait, sous les plus riantes couleurs, les bords de la Méditerranée, le golfe de Naples, l'île d'Ischia surtout, qu'il me prescrivait comme un remède infaillible contre les doléances du cœur. Ce voyage me souriait, il s'en dégageait encore quelque chose de nos beaux jours. Que de fois Hulda m'avait parlé de Sorente, de ses orangers, de ses myrtes, qu'elle avait appris à connaître dans les nouvelles de Paul Heyse ! Nous y devions passer les premiers jours de notre union... A défaut de réalité, je voulus épuiser jusqu'à la dernière illusion, et mon voyage fut résolu. Chemin faisant, le docteur avait invité deux ou trois personnes, dans l'intention d'éviter le tête-à-tête. Le dîner fut bruyant. Caselli stimulait ses hôtes à grand renfort de paradoxes et de pointes railleuses, qui parfois s'aiguisaient en sortant de ses lèvres, mais qu'il émoussait vite sous une bordée de lazzi, parlant haut, buvant sec et nous poussant à boire. Sa gaieté tombait à faux. On eût dit un de ces repas d'enterrement, où l'on s'excite pour s'étourdir. Les invités se levèrent de bonne heure, voyant bien que le docteur n'était pas en bonne humeur. Je me levai ensuite, l'heure du train approchait. — Nous irons par les champs, l'air nous fera du bien, dit le docteur. Il prit sa canne, et nous partîmes. Le temps était couvert, des vapeurs s'allongeaient à l'horizon, sur les collines d'Andona, que je cherchais vainement à découvrir. Nous causions par mots entrecoupés ; l'humeur cassante du docteur augmentait en marchant. Un médecin d'Asti nous croisa et salua poliment. Le docteur répondit : « Schiavo » brièvement, puis il fit entendre son rire sec : — Avez-vous remarqué ses bottes, Paul ? Il les cire lui-même pour être sûr de leur éclat, et c'est avec cela qu'il m'a volé ma clientèle élégante. Voilà les hommes ! Je suis un peu débraillé par nature, ils ne m'ont laissé que mes pareils ! En disant ces mots, ses yeux roulaient dans leur profonde orbite, il fouettait l'air de sa canne et faisait rouler les cailloux, du bout du pied. Tout à coup il s'arrêta court, plantant sa canne en terre, et s'écria : — Sangua d'on can! Cette vie me lasse... Je ne suis pas tellement ratatiné, sacrebleu ! On se referait à l'étude... C'est dommage que vous me quittiez... Il se mit à faire des projets de voyages et d'études. Je lui proposai de me joindre à Paris l'année suivante et de parcourir 2Ô2 à pied les montagnes de l'Auvergne. Cette idée nous dérida tous deux. A mesure que nous avancions vers la gare, l'entretien prenait un ton plus expansif. Le visage de Caselli s'illuminait de ce rayon d'intelligence qui m'avait frappé si souvent ; ses yeux lançaient un éclat doux, presque caressant. Il bouscula la foule, ouvrit la portière d'une voiture et m'y poussa, comme s'il eût craint de me retenir malgré lui : — Écrivez-moi de Gênes... ce soir même, dit-il, en me serrant la main. Allons, Ritter, animo ! J'ai passé par là, mon brave... Tôt ou tard, il faut faire l'expérience de la vie. Caselli disparut. Je m'étais blotti dans un coin, je regardais d'un œil distrait la cohue des voyageurs, lorsque, au moment où le train allait se mettre en mouvement, Polio m'apparut sur le trottoir. Il portait par extraordinaire des souliers, de plus une veste neuve, et s'en allait d'un air béat, les bras ballants, souriant à la ronde. A ses côtés cheminait la virago que nous avions rencontrée la veille dans une méchante osteria. Je m'attendis à quelque confidence. En effet, dès qu'il m'aperçut sa figure s'élargit encore ; il me fit, en se rengorgeant, un clin d'œil familier — j'allais dire protecteur. Le mot d'ingrat me vint aux lèvres ; j'avais beaucoup de fiel à dépenser. L'ILE ENCHANTÉE Les premiers jours qui suivirent, je supportai ma disgrâce avec une dignité superbe. Autant je trouvais puéril d'en accuser le hasard, autant il me répugnait de me consoler par la rancune d'une rupture fatale et tacitement prévue, peut-être, mais qui n'avait été consentie, en réalité, par aucun de nous deux. Et là était le mal ; cette rupture, en effet, laissait la porte ouverte à tous les regrets, à toutes les espérances. J'eus beau me résigner, voyager. Tour à tour à Naples, en Sicile et dans les îles riantes de la Méditerranée, il me fut impossible de remplir une vie dont l'insuffisance augmentait de jour en jour. Mon imagination s'égarait à la poursuite d'un mythe, qui tantôt s'éloignait, tantôt se rapprochait. Je recueillais en avare des souvenirs flétris, je remuais des cendres qui brûlaient sans chaleur. Cette vie dura plus de trois mois. Puis l'aigreur s'infiltra dans mon âme, graduellement, comme fait l'eau dans un terrain fangeux. Le passé m'irritait ; je répondais par des sarcasmes aux consolations élégiaques que le docteur m'envoyait. J'affectais même de rire, avec une pitié dédaigneuse, de ce que j'appelais alors «ma folie sentimentale». Le docteur s'y trompa et crut pouvoir s'en réjouir. Un jour, comme j'arrivais à Rome, je reçus une lettre de Sandrina, lettre transmise à Caselli depuis plusieurs mois déjà, mais qu'il avait, disait-il, conservée pour des motifs que je devais comprendre. La maestra nous annonçait collectivement son mariage, qui avait eu lieu au mois de décembre ; de plus elle m'adressait, à moi personnellement et de la part de son mari, un dernier adieu que celui-ci n'avait pu retenir, malgré notre rupture. Max déplorait l'événement, et s'excusait timidement d'avoir entretenu des illusions dont il reconnaissait aujourd'hui l'extravagance. Évidemment ce mot venait de la maestra. Plus explicite, en effet ; et tout entière à son bonheur, Mme Kilian se divertissait à l'idée d'avoir pu devenir ma belle-sœur, et parlait de Hulda comme si rien ne s'était passé. Le chagrin l'avait abattue un instant; elle avait été très malade, disait Sandrina, mais elle se relevait et s'occupait à développer un talent, qu'elle devait en partie à mon influence. L'idée ne me vint pas que cet adieu de Max pût contenir une arrière-pensée. Et cependant, à partir de ce moment, un grand changement s'opéra dans mon humeur. Était-ce l'exemple de Hulda, qui m'exhortait à la résignation ? Le fait est que je résolus aussitôt de me remettre au travail. Peu de jours après, je m'acheminai vers le Nord, faisant halte dans les villes principales, avec le même plaisir que j'en aurais eu à revoir de vieilles connaissances. Ma curiosité naturelle s'était soudainement réveillée. Quand je parvins à Vérone, je me sentais si calme et si bien assuré contre toute réminiscence printanière, que je n'hésitai pas à traverser le Tyrol ; non que j'eusse voulu tenter une épreuve, mais je m'étais laissé séduire par un ancien condisciple du docteur. C'était un médecin hollandais, qui revenait d'Italie avec une nièce déjà mûre : gens méthodiques et excellents, sorte de réfrigérant que Caselli m'envoyait, en cette périlleuse entreprise. Ils étaient parfaitement au fait de toute mon histoire, mais ils n'en parlaient pas, et je ne fis jamais allusion à ce sujet. Nous voyagions à pied par petites journées, logeant un peu au hasard. Puis le soir, quand le vin de la Valteline avait dissipé nos fatigues, les causeries se nouaient. Ainsi que Max, M. Schets, mon compagnon, m'adressait de naïves questions sur la nature du sol ; les paysans nous regardaient, comme à Andona ; à l'horizon des Alpes, le soleil descendait sous une draperie de pourpre et d'or. Je songeais au mont Cenis... et les souvenirs d'amour m'arrivaient par effluves et me charmaient, comme les derniers accords d'une musique qui s'éloigne. Telle était la situation de mon esprit lorsque nous arrivâmes à Coblence, vers le milieu du mois de mai. Là, nous devions nous séparer. Tandis que les Schets retournaient en Hollande, je comptais m'arrêter à Ems pour prendre ma correspondance et me reposer quelques jours. De là, je rentrais en Lorraine. Mais je changeai d'avis sur les instances de M. Schets. Comme nous venions de descendre à l'hôtel, il me fit l'offre de dîner avec lui et de l'accompagner ensuite jusqu'à Nimègue, où il avait une maison de campagne. Il m'en pressa tellement que je ne crus pas devoir refuser, et je partis pour Ems, en promettant de revenir à l'heure de son dîner. Plusieurs lettres m'attendaient à la poste. L'une était de Caselli : celle-ci, datée du mois d'avril. Le docteur était d'humeur noire. Il me reprochait l'envoi d'une caisse de vins latins que je lui avais expédiée de Rome. « Je le bois parce qu'il vient de vous, disait-il et j'abuse de mon affection. » Notre rendez-vous à Paris était déjà oublié, plus de géologie, le vieux péché reprenait le dessus. J'allais m'apitoyer sur la faiblesse du cher incorrigible, quand le passage suivant de sa lettre me sauta aux yeux : « Puisque vous avez habité le Zillerthal, mon cher ami, » vous devez connaître un médicastre du nom de Sauerpinsel. » Le susdit vient de m'envoyer une épître assez saugrenue, » par laquelle il me relate l'état sanitaire de notre chère Hulda. » Désirant, dit-il, abriter sa responsabilité sous l'égide de » ma réputation, de mes lumières, etc., etc., j'en passe; il » termine en me priant de lui déclarer, formellement et par » écrit, si, en l'absence de tout symptôme morbide, perceptible » à l'œil nu ou au stéthoscope, je crois, comme lui, le sujet » apte à contracter mariage... « En ma qualité de physiologiste, je désire savoir, mon cher » Ritter, l'impression juste que fera sur vous cette nouvelle. » Écrivez-moi tout de suite. Mais je pense que vous reconnaî-» trez, comme moi, la logique de ce dénouement. « Je n'ai aucune raison, s'il est question d'un mariage — » car ce n'est qu'une supposition — pour ne pas accorder » aux époux ma bénédiction médicale, seulement, au point » où nous en sommes, je dois vous dire que je n'ai plus grande » confiance dans la santé de mon ancienne cliente, et malheur » à celui qui doit survivre à sa tendresse ! Vous n'avez fait que » passer dans son atmosphère ; estimez-vous heureux. A » mesure que les jours s'écouleront, Hulda se dépouillera » pour vous de son identité ; elle deviendra l'héroïne d'un » poème dont vous croirez être l'auteur et que vous relirez » toujours avec plaisir. Et si, en se mariant, Hulda est mécon-» nue, ne le regrettez pas, tant mieux, peut-être,... pour le » mari ! Et d'ailleurs aucun homme n'est digne de Hulda, » ni vous, ni moi, ni lui, personne ! Voilà mon appréciation. » Cette lettre ambiguë me laissa relativement assez calme, j'en augurai bien de ma guérison. Mais un quart d'heure après je me trouvai, marchant à pas précipités dans la direction de Lahnstein, ce qui n'était pas le chemin de la gare. J'étais si distrait, vi vaguement préoccupé, qu'il m'eût été impossible de dire ce à quoi je pensais. N'ayant que faire à Ems, je poursuivis pédestrement ma route vers la station de Lahnstein. Là je pris un train pour Coblence. Il faisait chaud, j'arrivai ruisselant à l'hôtel du Géant. Mlle Schets en me voyant fit un geste de surprise ; son oncle me dévisagea : — Déjà de retour, fit-il, le tapis vert ne vous a pas tenté ? — Monsieur Ritter est un homme sérieux, répondit la nièce du médecin. Elle me prit à part : Ah ! vous avez perdu à la roulette, cela se voit, dit-elle. Je rassurai la demoiselle, on se mit à causer. J'allais d'une chaise à l'autre, je bredouillais. Nous fûmes heureusement interrompus par une volée bruyante qui se rua dans la salle. C'était une société chorale en partie de plaisir, ces gens venaient de Bonn par un bateau exprès, et comptaient dîner à l'hôtel. Il y avait parmi eux quelques dames et des étudiants. L'un de ceux-ci fixa mon attention par certain collet de drap vert, qui ornait sa casaque, je le suivis en traversant les groupes et lui adressai quelques mots en tyrolien. Il fit un soubresaut, il m'apprit dans la douce langue de Hulda, qu'il était d'Inspruck, qu'il étudiait à Bonn la médecine... et, tout à coup, l'accent tyrolien m'agita d'une façon si étrange qu'il me fut impossible de parler. Brusquement, je quittai la salle et courus me jeter sur un banc du jardin. Je me sentais froid de terreur, comme un homme auquel on vient d'apprendre qu'il a au cœur une plaie mortelle. M. Schets m'avait-il épié ? Il vint s'asseoir à mes côtés, prit une prise de tabac et, refermant lentement sa tabatière : — Monsieur Ritter, me dit-il, vous n'êtes pas bien... Il s'arrêta embarrassé, c'était l'homme le plus timide que je connaisse. Je conçus le soupçon qu'il savait tout et que l'invitation de ce matin n'était que l'expression de sa pitié : — C'est la faim, répondis-je. Nous rentrâmes. Le brave homme fit hâter le dîner. Nous fûmes bientôt introduits dans un petit boudoir attenant à la salle à manger, où banquetaient les nouveaux venus. Mlle Schets me dit que son oncle devait avoir reçu quelque fâcheuse nouvelle de la Hollande, elle m'engageait à le distraire. Mon trouble s'apaisa sous l'influence du vin. Je m'étais décidé à partir incognito pour le Tyrol, et j'essayais de me rassurer par cette idée. Afin de me distraire, je parlai sans relâche, j'accumulai les anecdotes, bref je m'excitai moi-même de telle façon que le gros rire du Hollandais, au bout de quelque temps, répondit aux toasts, aux chants, aux furibondes clameurs qui partaient de la salle voisine. Les Allemands ont la joie bruyante. Au dessert, un flot de buveurs déborda jusque chez nous, mon Tyrolien en tête, plein de tendresse et d'Assmannshausen. Il fallut lui faire raison, M. Schets proposa un bol, on fraternisa. Ma voix, bientôt, domina toutes les autres. Je buvais avec chacun d'eux, totalis ou partialis, floricos ou hausticos, suivant le rite des anciens bachants. Mlle Schets, effrayée de mon érudition bachique, m'offrit du café, j'en avalai cinq ou six tasses. Mes nerfs se tendaient à vue d'œil. Quand je cessais de m'étourdir, une mélancolie âpre me pénétrait, quelque chose d'amer : une anxiété folle me serrait le cœur. De nouveau j'emplissais mon verre et, me mêlant à la foule tapageuse, je trinquais au hasard. Les choses en vinrent à un tel point, que le chef de la bande, enchanté d'une si bonne recrue, nous fit l'offre de son bateau pour aller jusqu'à Bonn. M. Schets accepta d'emblée et j'en fus content, c'était une distraction. Rendez-vous fut donné à la nuit tombante. Le bateau regorgeait de monde, lorsque les Schets et moi nous vînmes y prendre place, au moment du départ. Quelques- uns, pomponnés de bouquets, festoyaient sur le pont et chantaient à tue-tête, d'autres agitaient en l'air des branches de fougère. Ce ne fut pas sans peine que je parvins à me soustraire aux indiscrétions amicales du camarade d'Inspruck. Nous nous plaçâmes d'abord en dehors de la tente, qui avait été dressée sur le pont, recouvrant deux files de petites tables. Les diverses familles ne tardèrent pas à s'y réunir. Les bouteilles se vidaient, les bannières flottaient au vent, et lorsque nous touchions à quelque localité riveraine, un chant d'ensemble retentissait, nerveux, rythmé, saluant quelque nouveau venu. Mlle Schets était enchantée. Quant à moi, je luttais inégalement contre une inquiétude excessive qui me pourchassait de la proue à la poupe. Je voulus m'en cacher et je quittai le pont, une heure après, pour aller m'établir dans l'un des pavillons, où je restai seul, étendu sur un banc. J'avais la mort dans l'âme. La soirée était déjà avancée, lorsque mon nom, prononcé à demi-voix, se fit entendre dans l'escalier, et M. Schets, apparaissant sa valise à la main, me tira de ma rêverie : — C'est une orgie, une effroyable orgie, me dit-il. Je montai vivement sur le pont. Le bateau venait d'aborder ; deux hommes étaient aux prises, renversant tables et bouteilles, les autres criaient, riaient, faisaient un train d'enfer. MUe Schets effrayée voulait absolument descendre : — Nous logerons ici, si vous le permettez, dit-elle, il n'y a plus moyen d'y tenir. Elle prit mon bras et nous suivîmes son oncle, qui riait de l'équipée. Nous passâmes à travers la foule et traversâmes l'embarcadère en compagnie d'une autre famille, sans avoir pris congé de personne. Je ne savais où nous étions et ne songeais pas à m'en informer, car je n'agissais plus en ce moment que par une sorte d'intuition physique. La seule chose qui me frappa fut une rangée de pommiers gigantesques, qui s'arrêtait en face d'un bel hôtel, au bord du fleuve. Tout le monde était couché, nous eûmes d'abord quelque peine à nous faire ouvrir. Enfin, parut un garçon, qui nous pria de le suivre jusqu'au troisième étage. J'eus en partage une chambre de service, la dernière qui restait. Je n'avais point sommeil, mais j'étais étourdi par le vin et mes jambes fléchissaient, fatiguées de l'escalade. La lune donnait en plein, je soufflai la bougie et me jetai sur un canapé. Il est probable que je m'endormis, car je fus étonné, au bout d'un certain temps, de me trouver là, tout habillé. J'avais les mains brûlantes, j'étais comme suffoqué, dans ce réduit bas de plafond et privé d'air. Je me levai, j'ouvris la fenêtre et m'y accoudai, songeant à ma lettre. Bien sûr, on me cachait quelque malheur ; je réfléchissais, en regardant le Rhin qui s'étendait devant moi, limpide, immobile comme une vaste plaque de métal. Mais ce que je voyais en ce moment, les sombres silhouettes à l'horizon bleuâtre, les collines étagées, çà et là des maisons... tout cela m'impressionna du coup si fortement, que toute autre pensée s'arrêta, tandis que mes yeux dardaient le paysage dont les détails grandissaient et se multipliaient, revêtant peu à peu des formes précises et comme familières à ma vue. J'aperçus à ma gauche, formant une île, de grands peupliers, qui plongeaient dans l'eau leur silhouette austère. Un frisson, à l'aspect de cette île, me passa sur le corps ; — où ai-je vu cela ? — Je me frottais le front... je cherchais... Tout à coup, la ballade de Max me vint à la mémoire et en même temps la mélodie : « Le chevalier pleura, pleura tant qu'il fut mort... » — Rolandseck ! c'est Rolandseck !... Ce cri fut une évocation. Instantanément, je perdis tout sentiment de la réalité pour me confondre avec mes souvenirs, qui s'échappaient en foule de mon cerveau et se fixaient, animés, palpitants, devant mes yeux, sans effort de la volonté, spontanément, et comme par une sorte de réfraction de la mémoire. C'étaient les plaines d'Asti qui se déroulaient à l'horizon, aussitôt remplacées par les collines d'Andona ; musiciens et danseurs apparaissaient dans le hangar : Hulda, Domenico, Sandrina... formes indécises d'abord, bientôt distinctes. Spectateur et acteur dans ma propre existence, la sensation peu à peu pénétra tout mon être : nous dansions... j'étais ému, puis nous errions par la campagne,... j'enlaçais Hulda dans mes bras avec l'ivresse des premiers jours... Et le Rhin toujours devant moi, tout constellé d'étoiles... et des murmures par intervalles, des sons d'orchestre, et la plainte de Roland, là-bas, dans l'île de Nonnenwerth... Tout à coup, Max surgit, près de moi... dans l'embrasure de la fenêtre. Un cri m'échappa ; épouvanté, je me jetai en arrière et marchant dans la chambre, je m'écriai : « C'est la folie ! c'est la folie ! » N'osant plus regarder du côté de la fenêtre, je sortis à la hâte, fuyant avec terreur cette fantasmagorie. Dieu sait comment je parvins au bas de l'escalier! Je n'avais nulle conscience de mes mouvements. Une veilleuse brûlait dans la loge du concierge, je vis une clef pendue, j'ouvris la porte et me précipitai dehors. Tout était calme, la solitude tomba sur moi, lugubre. Je me mis à marcher à pas rapides, allant et venant, au bord du fleuve. Je me figurais Hulda mariée déjà, je la plaignais sans l'accuser, je la savais innocente, sacrifiée... mais je la désirais en ce moment, avec une impétueuse ardeur. Je répétais son nom, je l'appelais, par des sanglots, par des cris : — Hulda ! que je te voie encore... fût-ce pour te consoler ! Épuisé, je me laissai tomber sur le gazon. « On peut donc mourir de douleur ! me disais-je, une minute de plus à mon angoisse et je ne puis plus vivre. » A deux pas devant moi se trouvait une chaloupe amarrée au rivage, j'y montai, je me baignai le front qui était brûlant. A bout de tout, éperdu, je regardais couler l'eau noire et je suivais les vagues qui se brisaient contre l'île. Je ne sais pas au juste quel était mon projet, ou si j'en avais un ; cette eau noire m'attirait : je subissais l'attraction de l'abîme. J'essayai de pousser au large. Mais la chaloupe était attachée, tandis que je tirais à moi la chaîne qui retenait l'embarcation, une voix me fit tressaillir, M. Schets m'apparut. Il descendit sur la jetée, tout près de moi : — Ah ! Monsieur Ritter, nous avons eu la même idée, mais vous n'avez pas même de rames... Il me saisit par le poignet et me fit sortir de la chaloupe en ajoutant : — Nous n'avons pas la tête assez solide... Allons faire un tour, ce vin du Rhin est capiteux, n'est-ce pas ? En même temps il me prenait le bras qu'il serrait plus que de raison. — Je vois, Monsieur Schets, qu'on vous a confié ma tutelle, lui dis-je, mais il est inutile de feindre... je sais tout... Pourquoi me cacher ce mariage ? — Quel mariage ?... Il avait éprouvé une secousse à ma question et s'était arrêté, dans son embarras. Je vis qu'il ne pourrait rien dissimuler si je m'y prenais avec calme, mais ma voix chevrotait et mon bras tremblait sous le sien, tandis que je continuais : — Ne me cachez rien, Monsieur Schets... je vous en prie (et mes mains s'accrochaient aux revers de son habit) dites-moi, a-t-il jamais été question d'un mariage... entre Hulda... M. Schets m'interrompit énergiquement : — Non, non... mais ce pauvre Caselli!... il ne savait qu'imaginer, il prévoyait... il voulait vous préparer... M. Schets hésita, il prit mes deux mains, les serra ; une lueur traversa mon cerveau. Je me jetai sur sa poitrine tout d'un coup, un cri déchirant sortit de mes lèvres : — Hulda est morte ! Il inclina la tête, sans articuler un seul mot, ses deux bras s'avancèrent pour me soutenir. Et le néant se fit autour de moi. LA LUTTE POUR L'EXISTENCE A partir de cette nuit fatale de Rolandseck, les souvenirs m'échappent et se confondent incohérents comme les feuillets éparpillés d'un livre. Rattacher ces lambeaux de ma vie serait tâche impossible. Il me faudrait, à tout bout de champ, constater des lacunes, qui ne me furent expliquées que plus tard, et encore !... Je sais que j'ai vécu, voilà tout. Hommes et choses passaient devant moi comme devant une glace dépolie sans laisser trace de leur reflet. Cette léthargie morale dura près de deux ans et ne se termina qu'en l'automne de l'année suivante alors que, sur une invitation de Kilian et d'après l'ordre de Caselli, j'entrepris un voyage au Tyrol. Un jour, à mon grand étonnement, le docteur me notifia qu'il allait prendre des vacances et qu'il m'accompagnait « quacunque in orbe terrarum », et d'abord chez nos anciens amis de Fugen. Rendez-vous fut pris à Inspruck ; nous arrivâmes chez Max à la fin du mois de septembre. Combien les temps étaient changés ! Lui si gai, si vivace, Max, notre beau troubadour, nous le trouvâmes à première vue bien alourdi, dans ses habits bourgeois qui le gênaient aux entournures. Pourtant, nous le savions heureux et même riche ; on nous avait parlé, chemin faisant, de ses bestiaux et de ses pâturages. Depuis un an le grand-père était mort, une vigne vierge recouvrait l'enseigne du charpentier, et dans la pièce qui servait naguère d'atelier pendaient maintenant de longs rideaux de tulle, derrière lesquels nous entendîmes, en approchant, une voix bien connue qui criait : « Ma la comare !... la comare ! » A peine fûmes-nous entrés, Sandrina me sauta au cou, fraîche, dodue, embellie à ne pas y croire, et comme épanouie en une seconde jeunesse. Voilà ce que nous vîmes en arrivant. Autant Max me parut vieilli, autant sa femme me sembla belle. Ce jour-là, il est vrai, était un jour de gloire pour Mme Kilian, car la comare, si impatiemment attendue, n'était autre qu'Anna Wôrzli, une ancienne partenaire de Max, laquelle devait venir de Zell pour porter au baptême Sandrina II, jeune païenne âgée de quinze jours. Suivant les arrangements du docteur, nous devions arriver précisément ce jour-là, il comptait sur la fête, pour atténuer l'émotion d'une première entrevue. Il y avait en effet du monde chez Kilian, quelques parents et des amis, qui nous regardaient fort. On n'attendait que la marraine. Enfin, dans une sorte de stellwagen apparut la jeune veuve, Anna Wôrzli, toute chargée de bijoux : chaînes, bagues, boucles, des agrafes et des pendants, bref tout l'écrin héréditaire de la famille. Max était un notable, on y regardait à deux fois, pour paraître chez lui. Je fus présenté comme parrain, et nous nous mîmes en route. L'église étant fort éloignée, — Max habitait hors du village, — on avait placé l'enfant dans la voiture, le reste suivait à pied. Max et moi nous marchions en arrière de la bande. Après tant de douleurs, c'était le premier tête-à-tête, l'amertume des regrets nous remontait au cœur, personne ne disait mot. Arrivés près d'un monticule, Max rompit enfin le silence, il me fit observer, au haut de l'éminence, une assez jolie construction inachevée : — C'est là, Paul, me dit-il, que nous devions bâtir notre chalet, un autre a pris la place, mais il est mort ruiné, sans avoir pu finir sa maison... Cette chose-là ne devait pas être, ajouta-t-il ...en baissant la voix. Il allongea le pas et se rapprocha du docteur, comme effrayé à cette idée superstitieuse. — De quoi parlez-vous ? fit Caselli, voyant sa figure soucieuse, nous ne sommes pas ici pour geindre, camarade... Il se mit à examiner Kilian, à le questionner, et le froncement de ses sourcils indiquait qu'il n'était pas content de Max. Son costume bourgeois l'agaçait, non moins que son allure paisible, presque froide. Comme nous allions entrer dans l'église, il lui demanda s'il était toujours improvisateur. — J'ai cessé de me faire entendre, dit Max, mais quelquefois je joue encore... — Et tu ne portes plus ton aigrette, à ce que je vois... ni tes culottes... Est-ce que, par hasard, la Sandrina !... Le docteur avait fait un geste si expressif que Max en devint cramoisi ; il ne sut que répondre. — Hic jacet lepus... dit Caselli, en se retournant vers moi, encore un déclassé ! Je ne suis pas heureux dans mes combinaisons... Il se renferma en lui-même et n'ouvrit plus la bouche de toute la promenade. Le baptême se fit sans autre incident mais, au retour, nous fûmes surpris par une de ces pluies de montagne, qui fit courir les invités dans toutes les directions. On ne se retrouva qu'à table. On avait dû, pour se changer, livrer au pillage la garde-robe de Kilian, ce qui faisait une sorte de mascarade. Il n'en fallait pas moins pour mettre à l'aise ces braves campagnards qui se sentaient intimidés devant le ruban vert et rouge du docteur. Seule Anna Wôrzli soutenait notre éclat. Pendant tout le souper, qui eut lieu après le baptême, ses yeux cherchèrent les miens et s'y fixèrent, jusqu'à m'embarrasser. Elle avait le regard suave, quelque chose de mélancolique, et ces ondulations harmonieuses que donne un corps proportionné. Elle finit par m'impressionner, sans que j'en eusse pu dire la raison. Quand nous fûmes entre nous, à la suite du souper, Sandrina me dit en plaisantant que je devais embrasser la marraine, c'était un usage du pays. La jeune femme s'y prêta de bonne grâce, avec un empressement qu'elle ne cherchait pas même à cacher. Mais comme je l'embrassais, je sentis sa joue se mouiller, de grosses larmes coulaient tout du long. — Excusez-moi, Monsieur Paul, c'est que j'ai tant aimé votre amie, me dit-elle, en s'essuyant les yeux. J'eusse donné ma vie pour cette femme, en ce moment. Je ne la quittai plus de la soirée. Elle avait voyagé longtemps avec les Kilian, elle me racontait toutes ces choses, dans son patois ; je me sentais transporté loin, bien loin de l'entourage indifférent qui m'obsédait depuis deux ans. Minuit sonna que nous errions encore dans la pénombre du passé. Les femmes se retirèrent. Max nous conduisit à l'étage, il nous montra la chambre où nous devions coucher et me dit laconiquement, en attachant ses yeux sur le docteur : — C'est ici. En disant ces mots, il donna la lampe à Caselli et se retira, sans ouvrir la porte, après nous avoir souhaité le bonsoir. Le docteur entra le premier, Il y avait deux lits dans cette chambre, des coussinets brodés à la fenêtre, des livres sur une étagère avec des minéraux et des cristaux de quartz qui scintillaient, un grand nombre de photographies pendues aux murs et des couronnes, des bouquets encadrés — bien des choses que je connaissais. Je vis cela dans la demi-lumière, d'un seul coup d'œil. En même temps j'éprouvai une sensation que je ne puis définir : quelque chose comme un vent glacé, qui me fouettait avec une douleur vive ; des sons bizarres me tintèrent aux oreilles, mes genoux tremblèrent ; puis, après cet éblouissement, j'aperçus le docteur, sa lampe à la main, appuyé contre la cheminée. Ce n'était plus mon compagnon de voyage, c'était un médecin qui m'observait. — Allons, Paul, il faut apprendre à tramer son boulet, dit-il, toute la charge à la fois ! Je trouvais cette épreuve inutile et cruelle, mais je n'osais me plaindre, cet homme gouvernait mon cerveau depuis bientôt deux ans et je ne pouvais plus en douter à partir de ce moment, notre voyage à Fugen n'était pour lui qu'un acte de dévouement. Pauvre Caselli ! Il voulait m'enseigner à souffrir, pour moi ce voyage était un violent remède, quelque chose comme la batterie électrique appliquée aux muscles atones d'un paralytique. Je lui tendis la main, sans rien dire ; nous nous couchâmes. Ce fut une nuit affreuse, impitoyable, quoique brisé parla fatigue et l'émotion, je redoutais de m'endormir. Le docteur causait sans cesse, il devinait sans doute mes préoccupations : j'avais peur du réveil et de ce moment douloureux, où les songes s'envolent pour faire place à la réalité. Au matin, cependant, je n'eus pas à subir cette nouvelle épreuve. Ce fut un cri à l'espérance qui me fit ouvrir les yeux. Réveillé en sursaut, j'aperçus le docteur qui regardait par la fenêtre. Une voix de femme chantait à pleins poumons : Fruh auf ! Fruh auf! voici le printemps. Les bourgeons s'entrouvrent Avec un bruit doux de bouche amoureuse... Friih auf ! répéta Caselli ; il m'habilla pour ainsi dire lui- même et me fit descendre au plus vite, comme s'il eût craint de me montrer cette chambre, à la lumière du jour. Nous trouvâmes Max, examinant un énorme colis qui m'était adressé. Il se prélassait à l'idée que j'étais chez lui pour longtemps, et fumait si paternellement que le docteur perdit patience. Il s'en prit à Sandrina, en lui donnant négligemment la main, tandis qu'il embrassait sans façon la ma-raine — en qualité de vice-parrain. On déjeuna, personne n'était en train. C'est pourquoi je proposai à Max de m'aider à déballer mes hardes. Après le déjeuner, nous montâmes, non sans peine, le colis à notre chambre. Max et moi nous procédâmes à l'ouverture, pendant que le docteur, essoufflé et de mauvaise humeur, se jetait sur une chaise et se mettait à lire. J'exhumai premièrement de la caisse deux boîtes en palissandre : la première contenant une carabine de précision, chef-d'œuvre de fini, l'autre un superbe Lefaucheux, mollement enfoui avec ses accessoires dans un écrin de velours vert. — Voici, dis-je à Max, le cadeau de noces que je te dois depuis longtemps, et je tirai d'abord le fusil de sa boîte. Une étincelle brilla dans les yeux du chasseur, tout son corps tressaillit, il devint pâle puis rouge, ses deux bras se levèrent au ciel : — Mais c'est une arme de prince... un fusil d'archiduc! Potz tusig Donnerwetter noch ein M al ! Ahuri, transporté, Max avait saisi l'arme et la montait en la retournant en tous sens, il frottait le canon, il armait, désarmait, puis il ajustait le docteur ; cela dura plusieurs minutes, finalement il me tendit la main : — Merci, Paul... Herr Gott! Paul, merci ! Et il me tenaillait les doigts. Je garderai cela comme un souvenir... En prononçant ces derniers mots toute sa gaîté se fondit, il ajouta d'un ton dolent à faire pitié : — C'est dommage... que je ne chasse plus, vieux! — Tu ne chasses plus ! Docteur, entendez-vous ? Max ne chasse plus... Pourquoi ne chasses-tu plus, Max ? Pris entre deux feux, mon étonnement d'une part, de l'autre les yeux flamboyants du docteur, Max hésitait... il se mirait dans la crosse du fusil sur laquelle il soufflait, puis qu'il essuyait de sa manche. Mais ne trouvant aucune échappatoire entre nos regards respectifs, il se mit à bredouiller en français : — Ach ! c'est ine chose ritigule, mais enfin, en ménache il faut être gomplaissant : figirez-fous, ma Santrina... elle a beir tes goups te visil... — Bonasse ! exclama le docteur ; ah ! c'est donc là la cause de ta lourdeur ! Il sauta sur ses jambes, fouilla dans la boîte, prit le fusil et le chargea de deux cartouches : cric, crac, en deux mouvements, puis, posant l'arme sur l'épaule : — Es-tu un homme, sacrebleu ? Alors, viens avec moi, dit-il. Et le voilà dévalant l'escalier. Nous le suivîmes sur les talons. Sandrina, quand nous arrivâmes dans la chambre, faisait mine d'enjamber l'appui de la fenêtre, mais le docteur la ramena comme une coupable devant nous : — Poltronaccia ! Eh! bien, qu'est-ce que j'apprends? Vous avez peur des coups de feu, et vous nous faites passer, ici, pour des poltrons ? Morbleu ! ma fille, vous allez prendre du poil de la bête... Similia similibus curantur! Il arma ses deux coups malgré les cris de la jeune mère, qui se fourrait les doigts dans les oreilles. Max suppliait, et je voulais intervenir par compassion pour le mari : — Du silence ! cria le docteur, puis de nouveau apostrophant Sandrina : C'est à moi, la belle, que vous devez Max. Il vous a tirée de votre encre, choyée, dotée, mise en plein oxygène, et vous prétendez le forcer à engraisser comme un dindon ? Je vous jure une chose : c'est que Paul et moi, nous partons sans attendre demain, si vous ne déchargez céans les deux coups de cette arme dans la panse de ce pot à beurre. Et il montrait, par la fenêtre ouverte, un vase en grès sur le mur du jardin. Il y eut un moment de grande confusion : mélange de rires et de cris suppliants, une courte lutte entre Anna et Caselli, puis les vitres tremblèrent sous une double détonation et le pot volait en éclats. — Tu vois qu'on n'en meurt pas, Sandrina, dit la marraine en rendant le fusil au docteur, c'est pourtant mon premier essai. On s'expliqua, Sandrina fit amende honorable. Mais elle soutint qu'il y avait bien moins de pusillanimité personnelle que de sollicitude pour Max, dans ses restrictions sur la chasse ; et pour prouver le fait, elle-même voulut organiser l'emploi de notre temps, ce qu'elle fit sans le moindre égoïsme, car elle se résignait à se priver de nos plaisirs. Séance tenante une excursion fut décrétée. Dûment chaussés, armés, munis de vivres et de kirsch-wasser, nous nous rendîmes d'abord à Zell, en compagnie de la marraine. De là, nous allâmes à Mayrhofen chez un beau-frère, lequel nous conduisit au sommet du Gerlos. Là nous passâmes en d'autres mains pour grimper sur le Joch. Durant plusieurs semaines nous ne fîmes que monter, descendre. Quand je n'en pouvais plus, on m'administrait à haute dose les pilules arsénicales et nous allions, par étapes de dix heures : passant des gués, franchissant des torrents, traversant des sentiers de chèvres — par S'-Jodock jusqu'à Inspruck, puis autour de Zemgrund... dans la vallée de Dux, dans la vallée de l'Inn... partout où l'on pouvait grimper. Le docteur ne rêvait que glaciers, crevasses, horizons vaporeux — la consigne était de marcher. Lorsque j'étais morose, Max faisait halte en disant: «horche»/ il armait son fusil, «Qu'est-ce... un chamois ? » « Eh ! non, c'est une bête noire, Freund, qui court dans ton cerveau. » Il me couchait en joue, il essayait de me faire rire. Telle était notre vie extérieure, car bien souvent, nous venions toucher barre au coin du feu de la Sandrina. Comme les soirées étaient longues, Max prenait la cithare et mettait en musique les péripéties du voyage. On causait, nous allions voisiner chez les amis de Max. Il en avait partout et dans des classes fort opposées, parmi le dilettanti d'abord, les gens huppés de la contrée, puis parmi les chasseurs, des braconniers, des coureurs de chamois ; c'était à qui nous ferait fête. Notre présence, il faut le dire, rehaussait Mme Kilian énormément. Elle présentait Caselli comme une illustration, la gloire d'Asti et... son ami à elle. Le docteur Sauerpinsel n'allait pas aussi loin. Mais un jour mon ami remit une fracture à certain bricoleur qui nous servait de guide. Sauerpinsel s'en émut, vint voir Caselli et le conduisit à la Kneifie zur Melkdirne. — Ce local devint un refuge, un passe-temps pour les jours de pluie. Là, les deux confrères péroraient, discutaient, buvaient énormément de bière devant un public ébahi. Ils se lièrent si bien qu'ils allaient consulter ensemble dans les villages environnants. Notre maison dès lors devint le dispensaire de tous les éclopés de la contrée. On ne parlait que de Caselli, on le voyait partout : coiffé d'un chapeau vert, vêtu d'une jaquette en drap gris ; il marchait dans de gros souliers, un bâton à la main et saluait du bout des doigts chaque passant : « i habe di Ehre ou 'g horsamer Dicner », Tyrolien des pieds à la tête. Six semaines se passèrent comme par enchantement. C'était une existence à part, entre les brouillards et le ciel. Au delà de nos montagnes le monde n'existait plus pour moi. Et cette même chambre de Hulda, qui m'avait fait frémir un jour, était en quelque sorte devenue mon asile. J'y passais de longues heures. Là, parmi les témoins de mon bonheur passé je sentais moins la sensation du vide : mon vampire soulevait sa griffe. Un beau jour, le docteur jeta l'alarme dans la petite famille. Il venait de recevoir de l'hôpital d'Asti une lettre de rappel. — J'avais retrouvé chez vous une lueur de jeunesse, dit-il, en annonçant son départ, le feu de paille va s'éteindre... après-demain. Les Kilian se récrièrent. Je saisis l'occasion pour déclarer que je passais l'hiver à Fugen. Alors ce fut une joie bruyante, qui se répercuta jusqu'à Zell. Nous vîmes, le lendemain, paraître la marraine en compagnie de ses frères et beaux-frères, ils venaient retenir pour eux la dernière journée du docteur, et proposaient, comme excursion finale, une chasse aux environs, ce qui fut accepté. Suivant le programme convenu, les chasseurs de Zell vinrent nous prendre le lendemain matin. Nous devions aboutir à Zell où Sandrina viendrait nous joindre, de là, Caselli serait conduit pendant la nuit au village de Gembach, à la station du chemin de fer. On se mit donc en route. C'était le premier jour de froid, il avait neigé, le vent soulevait par rafales des tourbillons glacés qui coupaient le visage, mais le docteur trouvait cela charmant. Il piétinait la neige avec bonheur, il frappait aux fenêtres de toutes les huttes qu'il rencontrait sur son passage, y entrait, faisait quelque cadeau d'argent, et quelquefois entraînait avec lui l'un ou l'autre chasseur, qui nous accompagnait. De chasse il ne fut — 284 — pas question pendant toute la matinée, le vent était défavorable et le docteur qui voulait tout revoir « encore une fois » s'attardait, pour me faire admirer le paysage d'hiver. Par moments nous étions comme perdus dans des vapeurs flottantes, qui nous empêchaient de rien distinguer, mais à mesure qu'on s'élevait sur les hauteurs, de vieux mélèzes apparaissaient avec leurs cimes découronnées, que le docteur comparait à des têtes de vieillards ; des rochers grimaçants sortaient comme d'un linceul, les buissons, les lichens étince-laient couverts de givre, et devant nous s'ouvraient des perspectives onduleuses, dont les derniers sommets se confondaient avec les nues. — Voilà la parure du Tyrol, disait Caselli, c'est la neige, mélancolique et douce comme les chants du pays. Sangua !... dire qu'il faut s'en aller... Tu ne t'ennuieras pas, Ritter, je pars tranquille, mais pas d'oisiveté, n'est-ce pas ? l'exercice... chasse à mort ! et des viandes saignantes... Ah ! combien je t'envie et comme je te comprends ! Les souvenirs sont des fleurs fanées... cela c'est vrai, mais le présent est comme cette neige qui sera fondue dans une heure... quant à l'avenir... chimère ! Vis de ton reste... Nous étions arrivés en présence d'une pièce d'eau entourée de montagnes, un lieu solitaire et plein de poésie ; comme le docteur semblait être en veine de sentiment, je crus l'instant venu pour le remercier de son dévouement à ma personne et de ses soins intelligents. Il coupa court à mes paroles : — Quelle plaisanterie ! Je continue le traitement de l'ami Schets, voilà qui mérite un bon point... car tu l'as mordu jusqu'au sang... Pauvre Ritter ! Sais-tu seulement que tu fus enragé, au bord du Rhin... puis à Nimègue... où l'on t'a mis la camisole... — Still ! fit Max, imposant silence. Il arma son fusil, un cliquetis se fit entendre sur toute la ligne des chasseurs, qui entourèrent la pièce d'eau. Deux chiens se tenaient en arrêt devant une touffe d'herbes aquatiques. — A vous l'honneur, dit Max au docteur, tirez à balle. Le mot fit tressaillir Caselli : — Est-ce un hippopotame ? Il leva son fusil, les autres s'abaissèrent avec un salut au tireur ; on entendait haleter nos poitrines, fermes comme des bronzes, les chiens tenaient toujours, cou tendu, queue raide... — Htisch ! dit Max. Un coup partit, une loutre énorme plongea sous le feu du docteur, puis reparut au bout d'un instant le ventre en l'air, teignant l'eau de son sang. Mais les chiens s'étaient lancés à sa poursuite et les trois bêtes s'attaquaient, plongeaient tour à tour et paraissaient à la surface, reniflant à forces inégales : la loutre en dessous, tirant à elle sans donner prise et les deux ennemis accrochés par dessus, clapotants. Impossible de tirer sans atteindre les chiens, pourtant l'on criait de toutes parts : «Un coup pour toi, Max, allons !... Sauve ton Fuchs... » Max s'agitait, le docteur désespéré cherchait à viser son gibier. L'un des chasseurs sauta à l'eau et nagea quelques brasses ; ce que voyant, la loutre recommença de plus belle son jeu de cache-cache, plongeant, reparaissant sous le nez du nageur. Cette lutte dura quelques secondes. Fuchs râlait, menacé d'asphyxie, quand un coup de fusil fit lâcher prise à l'amphibie. — Bei Gott ! Ce n'est pas de l'adresse, c'est de la chirurgie, cela, s'écria Max, s'élançant avec toute la bande pour repêcher les naufragés. La loutre mise à sec, un hurrah formidable accueillit l'audace du docteur. On mesura le coup et la distance entre le but et le nez du nageur. On mit au chapeau de Caselli une branche de genévrier, il fut promené en triomphe, de maison en maison, jusqu'au village de Zell. Nous arrivâmes à la nuit close devant la demeure d'Anna Wôrzli. Les volets étaient fermés mais on entendait chuchoter à l'intérieur. Un jeune homme qui semblait être en sentinelle nous pria d'attendre un instant, puis, après avoir annoncé notre arrivée il nous introduisit par un couloir obscur dans une chambre remplie de monde. A notre entrée, un tumulte éclata, nous fûmes comme étourdis par le plus curieux des spectacles. Debout devant le feu, Sandrina manœuvrait deux couvercles de casseroles qu'elle frappait en guise de cymbales, tandis qu'un gaillard de six pieds, à genoux nus dans une culotte effiloquée, frottait à grand renfort de brosse sur les cordes d'une cithare. Un autre, vieux bonhomme, martelait dans un coin les touches d'une épinette, accompagnant un troisième personnage, lequel raclait une guitare ; on entendait un grincement, un ronflement, et des sons de trompette sortant d'une corne de chamois, avec des Jodeln suraigus, des cris, des hullia furieux, partant de tous les coins ; et, brochant sur l'ensemble, l'aïeule d'Anna, vieille réjouie, versait d'une main dans une espèce de cuve des bouteilles de vin blanc, et de l'autre agitait, frappant de temps à autre avec la louche sur le récipient. On eût dit des charmeurs conjurant un incendie, car les bûches qui flambaient dans l'âtre, projetaient de longues flammes qui léchaient la muraille, illuminant, de par la chambre, les plats d'étain fourbis à neuf, les casseroles, les verres et la vaisselle qui se renvoyaient leur éclat. C'était ce qu'on appelle ein Tusch 1 en l'honneur de Caselli. Lorsqu'il eut compris l'intention et que le bruit se fut calmé, le docteur remercia les exécutants par quelques paroles bien (i) Une fanfare de quelques mesures. senties que Sandrina se chargea de traduire, non sans prétention scolastique. Elle confondait les genres, elle renversait les phrases. Son allemand pittoresque suggéra un Tusch de même nature. Il y en eut un autre pour Anna, un autre en faveur de la loutre. On avait trouvé une cadence, des bruits nouveaux — les gens de Zell de tout savent faire instrument de musique — une rentrée devenait solo, quelqu'un accompagnait, c'était un duo ; les sons graduellement s'organisaient, convergeant vers une harmonie, peu à peu le charivari se transforma en un concert, avec solos, chœurs, symphonie, tout ce que l'on voudra. Pendant ce temps, les femmes passaient à tour de rôle le breuvage au vin blanc et des rafraîchissements, et la grand-mère brassait, brassait toujours. De Tusch en Tusch, de bol en bol, nous atteignîmes l'heure du départ. On annonça la voiture du docteur. — Allons mes amis, dit-il, je vais à l'abattoir, que Dieu vous garde ! Il nous serra la main à tous, pendant qu'Anna l'emmaillotait dans un grand châle. Anna était fort triste, elle tenait beaucoup au docteur et la sympathie était si bien partagée qu'il nous promit de revenir. — Je viendrai te chercher au printemps, me dit-il, point d'adieu... Tu as trouvé une famille... je te quitte sans appréhension. Là dessus, il monta en voiture. Dirai-je qu'il s'écartait sensiblement de la ligne droite ? Néanmoins il voulut rester sur le siège, afin de jouir des montagnes, et quand il se fut bien tassé, il nous fit un dernier salut en s'écriant : — Je n'ai pas dit mon dernier mot à cette petite vallée. * * * Plusieurs années ont passé sur ces bruits discordants, derniers échos d'une existence émue et pittoresque, que le docteur voulait ressusciter pour réveiller son vieil ami. Je ne l'ai plus revu depuis. Il me revient par M. Schets, que l'osteria dcl Palone le retient longuement chaque soir. Ce n'est pas que les voyages ne lui sourient : son objectif est une expédition lointaine dont nécessairement tous les deux nous ferions partie. Mais tantôt c'est l'Afrique centrale, tantôt le Nord, tantôt l'Abyssinie qui tentent ses désirs, tantôt il veut aller au diable, dans le pays où l'on oublie, « là où le poivre croit »... Pauvre Caselli ! Depuis le jour de son départ, deux charmants exemplaires ont été ajoutés par Sandrina à la souche honorée des Kilian, et nos greniers non moins prospères se sont remplis trois fois de nos foins et de nos avoines. Car j'ai gardé mes souvenirs, je suis devenu propriétaire de cette maison ensorcelée, au haut de l'éminence de Fiigen : ce chalet, que Mme Kilian s'obstine à nommer pallazo Ritter. C'est là que je travaille à mon grand ouvrage Sur les animaux inférieurs. Je ne sais s'il verra le jour. J'ai surpris quelquefois, roulées en papillotes dans les cheveux de ma filleule, des pages entières du manuscrit. Je me console de ce larcin... pourquoi faire pleurer la petite ? D'ailleurs je n'ai rien inventé, rien découvert, et je partage quant à la gloire l'opinion de Max Kilian : — Mieux vaut rêver sous son tilleul. On ne me dira pas que je suis inutile, ma filleule aime son parrain. Il a de jolies pierres et de beaux papillons collés sur des cartons, il a surtout des bonbons ! Alexandrine aussi a de bien jolies choses, c'est pourquoi je l'ai adoptée. Elle a les beaux yeux profonds de sa tante et son air de franchise ; elle aime comme elle à courir la campagne. Au printemps, lorsque les prés verdissent, j'enseigne l'entomologie en poursuivant les libellules. Quand ma filleule est lasse, ou qu'il fait chaud, je m'assieds au bord d'un ruisseau, on pêche, on fait de l'ichtyologie ; ou bien elle tresse des couronnes et répète le nom des fleurs, c'est la leçon de botanique. Quelquefois, avec mon image, l'eau me reflète certain trophée conquis naguère à Rolandseck, dans le combat pour l'existence : c'est un gros épi de cheveux mûri avant son temps. Cette vue interrompt la leçon, mais alors, pour ne pas effrayer Sandrina, je me rappelle ces derniers mots que m'adressait Caselli, quand nous nous quittâmes à Asti : « Adieu, Ritter, animo ! Tôt ou tard, il faut faire l'expérience de la vie ». FIN TABLE DES CHAPITRES Préface ..................................5 Souvenirs sur Xavier De Reul..................9 I. Dans les Alpes.............35 II. San-Damiano.............43 III. Hulda...............50 IV. Souvenirs du Tyrol...........57 V. La symphonie du printemps.........64 VI. Dîner pliocène, glaces quaternaires.......71 VII. Les ennemis de la patrie..........84 VIII. La terre ferme.............89 IX. Le système du docteur Caselli........97 X. Savants en us et savants à la crème.......105 XI. La marche de Radetzki..........117 XII. Avant l'orage.............127 XIII. Les enfants de la nature..........133 XIV. Après l'orage.............141 XV. Frau doctor.............151 XVI. Au clair de la lune...........160 XVII. Un ménage de géologues..........172 XVIII. Le poème de Chamisso..........182 XIX. Une pierre dans le chemin.........185 XX. La villa Spanzi............193 XXI. Le biceps de Monsu Kilian.........200 XXII. La branche d'olivier...........207 XXIII. Dans la nature............214 XXIV. L'héroïne d'Andona...........222 XXV. La robe de Nessus...........235 XXVI. Giulia...............243 XXVII. Les roses ont des épines..........259 XXVIII. L'île enchantée............263 XXIX. La lutte pour l'existence..........274 éditions j. duculot, s. a., gembloux (Imprimé en Belgique). wm B il