CAMILLE LEMONNIER La Vie Secrète PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis, ruk de Richelieu, 28 bis 1898 Droits de traduction et de reproduction réserves pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège La Vie Secrète MÊME AUTEUH Un Male. Le Mort Thérèse MuNiiii'F.. Happk-Chair. Madamb Lüpar. Geux de la Glèbe Le Possédk . I>WIK- de Volüptés. Lv Fin des Bourgeois. Claudine Lamour. L'Arche. La Faüte de Madame Ghahvet L'Ile Viebce. l'homme kn a.mourCAMILLE LEMONNIER La Vie Secrète PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis, RUE DE RICHELIEÜ, 28 bis 1898 Droits de traduction et de reproduction reservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège. LAODICE Le monde jamais ne comprit rien à cet amour. En aimant Laodice, ce fut encore Eudore que j'aimai; je les aimai 1'un a tra- vers l'autre sans pouvoir dire lequel j'aimais davantage; et tous deux m'aimèrent d'une même passion amoureuseel fraternelle. C'est la une delicate nuance : 1'amour ne fut pas plus vif que 1'amitié; je ne crois pas que quel- qu'un ait ressenti un sentiment plus pur que moi en les aimant tous deux. Cependant, je n'aimais pas Laodice comme j'aimais mon cher Eudore. 11 avait été mon ami avant que je ne devinsse celui de Laodice; il 1'avait épousée au moment oü je commencais seule- 4 LA VIE SEGRÉTE ment a la connaitre. Comme elle était tres belle, il me parut naturel qu-il eüt sacrifié Ie lien qui nous unissait a cel autre plus fort et qui noua leurs jours. J'en souü'ris d'abord uu peu de teinps; mais quand, a mon tour, j'ap- prochai Laodice, son charme égalisa ma peine. Je compris que, moi non plus, je n'aurais point hésité a Lmmoler 1'amitié a 1'amour, et je pardonnai a 1-udore, je pardonnai bien plus a Laodice Ie mal qu'ils m'avaient fait 1'un et 1'autre. Ce fut elle qui me rappela la première; elle n'eut pas besoin de longues paroles : elle me sourit; déja je me sentais vaincu et je lui sou- riais moi-même. Il me sembla que jamais je n'avais aimé autant Eudore. Il apparut; nous nous. embrassames tendrement comme après un voyage. Et ensuite je pris la main de Lao- dice, je la joignis a celle d'Eudore et les tins toutes deux unies dans les miennes. Il ne nous fut pas nécessaire de parier pour nous comprendre. Un air léger d'après-midi, sous les ombrages de 1'été, se raêla a la douceur de eet instant, comme Ie conseil subtil de vivre ensemble d'un pareil coeur charme. Des touf- ■_»LA VIE SECRÈTK 5 fes de roses fleurissaient Ie jardin; leur arome parfuma 1'heure divine; il émanait bien plus de la présence de Laodice; et la musique frêle d'une girande sembla venir d'une région qui n'était pas sur la terre et oü déja nous avaient précédés nos ames. Lentement Ie soir tomba; de son bras nu sous les dentelles, elle nous raontra Ie ciel fleuri de roses comme Ie jardin. Peut-être une pensee d'éternité se mêlait a ce geste; je ne Ie compris pas tout de suite. Je la regardai, je regardai ensuite Eudore. Ses yeux se mouillèrent, il me tint un long temps serre contre lui. Il me dit : « Le jour ne meurt que pour renaitre, ó Sosthène; et les roses du cou- chant sont les mêmes que celles du matin. Que notre amitié soit éternelle comme les invisiblès Forces qui éternisent la vie! » A km tour, il prit la main de Laodice et la joi- gnit a la mienne entre ses doigts; et je com- pris que le geste de Laodice, en nous montrant le ciel, nous avait fait voir par analogie celui qui était en nous et nous venait de la com- munion de nos pensees. La beauté des cboses et leur correspondance mystérieuse avec 1'ame me furent rendues 6 LA VIE SEGKÈTE visibles. Je sentis s'ouvrir devant moi cette éternité qui déja avait passé dans nos esprits : nous n'en percevons Ie sens qu'en Ie rappor- tant a notre désir de nous immortaliser nous- mêmes par la sympathie. Et une exaltation délicieuse m'avait envahi; ils n'étaient pas moins émus que moi; je leur disais : « O Lao- dice! ó Eudore! » Je ne trouvais pas autre chose a leur dire. Et ils me répondaient en m'appelant aussi par mon nom, comme si dans cette minute exquise nous nous rappe- lions 1'un a 1'autre du fond d'un nuage, perdus aux rives d'une contrée inconnue. J'habitais non loin de la maison d'Eudore; elle était plus belle et plus vaste que la mienne; un pare 1'entourait, plein de statues et de fon- taines. Nousyavions passé a deux des heures qui ne s'oublient pas, en discourant sur les* vérités auxquelles se rattache la destinée des hommes. L'amour alors n'avait point encore touche Ie coeur de mon ami; Ie mien lui était acquis sans partage, et nous ne parlions ni 1'un ni 1'autre de l'amour dans nos entretiens ; il seinblait que 1'amitié fut Ie seul sentiment qui dut nous laisser constants.LA VIE SKCRÉTE ? Elle se réveilla plus vive a travers 1'amitié de Laodice comme si, en se partageant, 'elle ne se fut point divisée; et il n'y eut qu'une anütié de plus qui plus tard devint de 1'amour et ne parut pas avoir changé de nom. Je con- nus la joie de les retrouver ensemble Tlans la solitude des bosquets oü d'abord je n'avais cbercbé qu'Eudore. Ils venaient a moi comme autrefois j'arrivais vers lui; nous n'avions jamais fini de nous entretenir des mèmes choses que par Ie* passé. Elles nous ihtéras- saient bien plus depuis que'Laodice s'y inté- ressait elle-même; et seulement elles nous apparaissaient a présent sous un jour diffé- rent, dansuneclartéqui était 1'amedeLaodice. Quand elle parlait, nous nous apercevions qu'elle ne faisait qu'exprimer des sentiments qui dormaient en nous et qui, jusqu'a ce mo- ment, étaient restés sans voix. Nous nous regardions avec une surprise attendrie, Eudore et moi. Il me disait en souriant: « N'est-ce pas cela même, ami, que déja nous pensions tous les deux et qui, divinement, nous tour- mentait de ne pouvoir s'élucider dans la pa- role ? » Et je disais a Laodice : « Laodice! 1 n 1 A ^mm 8 LA VIK SECRÉTE Eudorc a raison. En vous écoutant parier, c'est comme si je nous entendais nous-mê- mes, après un long silence. » Elle eut ainsi Ie don charmant d'être a la 'fois nos deux ames lumineuses et subtiles par ce miracle qui prolongeait la sienne en la nötre. Nous cessames d'être des ames sépa- rées pour nous fondre dans une seule qui avait ses traits et nous ressemblait et nous semblait bien plus belle. La beauté de son corps n'était que 1'image de sa beauté inté- rieure; elle 1'enveloppait comme une tuni- que transparente, comme une nue d'argent. En nous regardant au miroir de son esprit, nous croyions nous reconnaitre et nous savions aussi que c'était d'elle que nous vcnait la clarté avec laquelle nous nous apercevions. Nousvivions dansxrn monde d'illusions divi- nesquine nous laissait plus voir oü nous ces- sions de sentir et de vivre 1'un sans 1'autre. Quand s'allumaient les flambeaux, Eudore allait prendre aux rayons de sa bibliothèque un de ces poètes.dont elle aimait entendre les vers. Tous sont beaux quand ils sont jeu- nes ; mais il en est de qui la jeunesse a IeLA VIE SEGRÉTE 9 gout des choses éternelles; et surtout elle aimait les poètes qui semblent avoir connu les dieux aux ages ingénus. Tantöt c'était Eudore ou moi-même qui lisais leurs strophes musiciennes comme Ie jet rythmique d'une eau qui s'élance et retombe au marbre des vasques. Et quelquefois elle me prenait Ie livre des mains, et nous ne lisions plus, et un silence plus doux que les musiques s'é- tendait, car alors c'était nous-mêmes que nous entendions en nous. Chacun pensait pour soi et cependant nous avions tous les trois les mömes pensees. En nous regardant ensuite, ün sourire nous venait de pleurcr ensemble pour un délice profond que personne ne sa- vait dire, et la petite onde claire a nos yeux faisait un brouillard léger oü nous nous aper- cevions comme des Esprits. Ces sentiments, a force de se répéter, nous communiquèrent une ■ sensibilité si grande que par moments 1'un de nous achevait la pensee que les deux autres avaient commen- cée. et nous ne nous étonnions plus du ma- gnetisme qui nous 1'avait rendue commune. Nos ames étaient si proches que nous ne'sa- l.u ■ L* I 10 LA VIE SECRÈTE vions plus que par nos yeux que nous étions la trois et ensuite Ie charme continuait quand la vie momentanément nous avait séparés. Une nuit d'aoüt, nous étions assis ensemble sur la terrasse ; la lune tardive se cachait en- core derrière les bois; leur masse sombre s'argentait a peine d'une lumière qui sem- blait plus basse que Phorizon. Les cigales, dans la tiédeur des foins, agitaient leurs cis- tres comme, aux antiques fêtes de la Terre, les danseuses sacrées. Et nous nous écou- tions ne rien nous dire, dans Ie vertige char- mant de 1'ombre oü, seules, nos ames 1'une pour 1'autre demeuraient lumineuses. Il arriva que Ie firmament, coup sur coup, s'illnmina de brèves et surnaturelles trajectoires ; une pluie d'astres ruissela sur les bois ; tout 1'es- pace en fut ébloui, et ensuite les grands plis de la nuit s'étendirent, tandis que nos regards croyaient encore y voir palpiter un sillage de météores. Elle m'avait pris la main ; peut- être elle crut prendre celle d'Eudore ; et je sentais ses doigts vibrer dansles miens. Son- dain la nuit s'ouvrit; une courbe immense sinua, un are de diamant comme Ie dessin - LA VIE SECRÉTE 11 prodigieux d'unecoupole. Ce fut une éternité; un cri ne finissait pas a nos lèvres devant ce monde qui passait et ne s'arrêtait plus de mourir. Nous fümes pendant cette minute qui dura 1'illusion d'un siècle comme ce feu méme, en une vie tres haute et qui se retenait de Sjg; teindre et qui déja n'était plus la vie. Nous ne savions pas si nous vivions encore et, en même temps, nous nous sentions transportés d'un élan sublime au mouvement de 1'uni- vers, parmi les régions de la vie éternelle. L'étoile s'évanouit; elle parut avoir plongé par dela les cercles de la terre; et nous nous étions levés .tous trois pour la suivre plus longtemps. Nous ne vimes pas que nous nous tenions embrassés en pleurant comme si nous-mêmes nous allions mourir. Nos yeux qui encore cherchaient l'étoile, ne s'apergu- rent pas de ce que faisaient nos bouches; mes lèvres rencontrèrènt celles de Laodice; elle me rendit mon baiser; et ensuite Eudore Ie prita ses joues. Et 1'ombre étaitchaste autour de nous. Mais cette émotion nous avaitbrisés; elle défaillit ;-nous dümes, en joignant nos — ■ 12 LA VIE SEGRÉTE mains, la transporter dans la maison. Jene- m'en allai qu'après qu'elle se fut endormie; je restai moi-mème accablé d'une peine déli- cieuse comme pour un ciel rapproché et qui s'est refermé. Jamais je n'aimai autant Eu- dore; il me parut plus prés de moi a travers Ie baiser de Laodice; et déja j'aimais Laodice, je croyais encore n'aimer qu'Eudore. Je la revis Ie lendemain; elle s'appuyait a son bras; tous deux longtemps m'avaient en vain cherché dans Ie pare; je m'étais en- foncé dans un bosquet plus ombreux, qui n'était pas celui vers lequel, d'habitude, nous menaient nos pas. Elle me tendit en souriant la main; je n'osais regarder sa bouche; et Eudore me dit qu'ils avaient tous deux pensé a moi pendant leur sommeil. « Cher Sos- thène, nous étions a trois comme une même flamme brülant d'un feu unique. Nos aniea consumées de trop s'aimer s'étaient changées en ce feu qui ne pouvait s'éteindre. » Laodice alors fit remarquer que c'était la une analo- gie avec lc météore qui un instant avait tenu nos vies rapprochées et suspendues. « Moi aussi, Laodice, lui dis-je... » Mais la paroleLA VIE SEGRÊTE 13 mp manqua; je ne sus que pleurer dans mon bonheur, et ils étaient heureux comme moi, une joie subtile brillait dans leurs re- gards. Dès ce jour, mon amitié pour Eudore prit un caractère plus passionné. J'y mêlai, sans m'en apercevoir, un peu de 1'amour que m'a- vait inspiré Laodice; elle-même m'y encou- ragea en me persuadant qu'Eudore m'aimait encore plus que je ne Paimais « N'est-ce pas la une chose naturelle, ajoutait-elle en une nuance delicate de sympathie, puisqu'il est deux a vous aimer ? » Les effusions naissaient de nos rapprochements; en les prodiguant a mon ami, c'était a Laodice que je les rappor- tais; et je ne les séparais pas dans ma pen- see. J'étais malheureux loin de lui; mème auprès de Laodice, s'il demeurait trop long- temps absent, ma joie regrettait sa présence, et je ne me consolais pas non plus si Laodice tardait a m'apparaitre. Il en allait ainsi d'eux- mêmes: nous n'étions heureux qu'en nous retrouvant réunis comme si, jusqu'ïi ce mo ment, une part de nous s'en fut allee et nous manquat. Nous vivions par la d'une mème vie I i«Sn,/ /^^ -m 14 LA VIE SECRKTE et cessions de vivre pendant Ie temps oji nous étions séparés. Il arriva un jour que 1'occasion s'ofl'rit puur moi d'un voyage que nous avions pfojeté en- semble, Eudore et moi, alorsqü'il ne connais- sait pas encore Laodice. De communes recher- ches, une egale vénération des monuments de Fantiquité nous avaient induits a penser que toutes les fouilles n'avaient point encore re- vele les trésors de l'Attique. Même après que fut venue Laodice, nous continuions. a nous en entretenir dans les soirs, sous la lampe. Je leur fis part de Féventualité de mon départ; j'étais moi-mème si triste en la leur appre- nant que je |ne leur aurais pas autrement annoncé un malheur. A peine j'eus parlé, Eu- dore palit affreusement, et les larmes montè- rent aux yeux de Laodice. « N'avons-nous vécu d'un si constant attachement, me dit- elle, que pour nous perdre si tot? 11 se peut. Sosthène, que vous ne rcveniez jamais d'un si lointain voyage... D'autres-amitiés auront pour vous un charme qui vous fera publier celui qui vous retenait auprès de nous. » Eu- dore, ne pouvant maitriser plus longtemps sa LA VIE SKORÈTE 15 douleur, s'était retiré dans une pièce voisine; il n'osait se faire a l'idée de l'absence et a la ibis se défendait de peser sur ma résolu- tion. Laodice, d'une voix basse, entrecoupée par les pleurs, me dit encore : « Si 1'affliction d'un ami, ó Sosthène, ne suffit a vous faire demeurer, penseza celle... » Elle ne put ache- ver et je compris qu'elle m'aimait... « O Lao- dice, chère Laodice, m'écriai-je, j'eussr été bien plus a plaindre moi-mème. Allez dire a Eudore que je préféré 1'amitié qui me fit dé- couvrir Ie bonheur a toutes les autres décou- vertes auxquelles 1'amitié n'aurait point de part. » lille me pressa dans ses bras comme Peut fait Eudore lui-même ; et 1'amitié et 1'a- mour me payèrcnt de leur être resté fidele dans un moment oü je fus si prés de leur manquer. Jamais je ne songeai a posséder cette adini- rable femme; j'aurais trop cruellement res- senti un tel outrage a 1'amitié qui me 1'avait donnée. Je la possédai bien mieux en ne ces- sant de mériter la confiance d'Eudore. Lui- même, joj l'appris un jour,Taiiu de conserver 1 •ai n qlts +> % «V^/ 16 LA VIE SEGRÉTE la mienne, consentit a demeurer pour Lao- dice un amant qui ne se réclamait d'aucun privilege. J'eus ainsi toute 1'ame de Laodice et cette ame était aussi celle d'Eudore. "M X *rOMBRES AMOUREUSES VI A Ociave U^annc. i I i Oh! c'est une étrange et triste histoire, dit Ie vieillard, une histoire qui n'a pas de nom, comme celui et celle pour qui elle fut la vie, pour qui aussi elle fut la mort. Il ne sut ja- mais de quel nom la nommer; quand Ie temps vint oü il eüt pu Pappeler d'un nom de femme, il était trop tard, et probablement ellenecon- nut pas davantage Ie nom qu'il portalt, en sorte qu'ils restèrent toujours 1'un pour 1'au- tre, a travers un extraordinaire amour, deux êtres qui ne s'étaient jamais vus et qui peut- être ne cessèrent de se demeurer inconnusI 20 LA VIE SEGRÉTE qu'après la mort, si toutefois il est par dela une patrie oü finit 1'exil des ames et oü, en se rejoignant, ellespeuvent enfin se reconnai- tre. Ils eurent cette mélancolique destinéé de s'être compris sans s'être jamais parlé, a tra- vers de tels espaces qu'ils auraient pu tout aussi bien s'aimer des confins d'un monde a 1'autre et que la distance qui sépare les étoi- les aux profondeurs du firmament n'eüt pas été plus grande que les intervalles qui tou- jours séparèrent leurs deux existences. Ils vé- curent et s'aimèrent a travers Ie mystère; ils furent 1'un pour 1'autre Ie songe d'un hymen qui ne s'accomplit qu'en eux-mêmes et qui demeura sans réalisation terrestre. Pourtant il n'exista entre eux qu'une cloison de pierre, si frêle qu'un coup de pic en eüt eu raison. Mais les événements sont dans la main d'un providentiel ouvrier qu'on ne sait pas. Lui seul eüt pu abolirla barrière derrière laquelle leurs ames aspiraient a se fondre el il n'apparut jamais. Ilsrestèrent des amants qui acceptent d'être fidèles et constants jus- qu'a la mort sans avoir échangé les paroles qui scellent Ie mystique anneau des fiancail-I LA VIE SEGKÈTE 21 les du cceur. Ils se passèrent aux doigts, d'un secret et tacite consentement, un anneaud'om- bre, et tous deux ne furent l'un pour Pautre que desombres. Le prêtre unjour arrivapour les Suprêmes secours; il y avait des cierges sui- te table; il y avait un pale visage sans viedans les draps du lit. Et puis, ïi quelque temps de la. le prêtre revint dans la niaison voisine ; il y avait la également deux cierges; il y avait la aussi un visage expiré. Et ils ne connurent point d'autres sacrements, ils furent ainsi mariés dans la mort. Vous voyez bien que c'est une étrange et triste histoire. La vie singulièrement mêle 1'ironie a la tristesse. Une simple épaisseur de briques sé- para leur grand amour et fut cause que celui qui restait ne put survivre a celle qui, la pre- mière, était partie. Elle n'avait pas de nom dans son cceur; elle était pour lui la vie, et, quand elle s'en alla, ce" fut sa vie qui, avec elle, descendit au tombeau; il la suivit comme si ensemble, bien que séparés, ils n'avaient eu qu'un mêine soufflé de vie. Rien qu'un mur cependant, la grossière réalité d'un peu d'argile séchée au soleil; elleles mura vivants I i 22 LA VIE SECRÈTE dans Ie mystère; elle mit entre eux la rigi dité des parois d'une tombe. Celle oü, séparé- ment, mais peut-être subtilement réunis en esprit, ils allèrent dormir ne fut ni plus secrète ni plus absolue. Ces choses ne seront comprises que des ames inquiètes de tout 1'inexplicable qui nous entoure; elles ne pourront émouvoir les au- tres qui ne s'en rapportent qu'aux évidences tangibles. Pour celles-la seulement, la réalité n'est qu'une des formes décevantes de 1'Inco- gnoscible et complique, au lieu de 1'élucider, Ie dessein mystérieux qui nous voile Ie sens caché des apparences. Un mur peut n'ètre que la cause desjoies et des douleurs départies aux exislences qui se dérobent derrière lui. 11 fut ici tout Ie symbole des deux destinées qu'il servit a disjoindre, il fut la destinée même de deux ames tendres vouées a vivre et a mourir séparées. O de quel eü'roi il m'en parlait, aux heu- res testamentaires oü Ie cceur, se sentant fra- gile et toujours si prés de se rompre, aspiie a s'éterniser dans la confidence qui en libère les silences accumulés! Avec quels tressaille-LA VIE SEGRÈTE 23 ments d'angoisses, quelles certitudes que la pierre était faite de son ame vive et de ses moelles il 1'évoquait, 1'amie qui toujours de- meura sans nom pour 1'autre part d'elle-même l Il sentait bien que rien n'eüt servi de Ie per- eer, ce mur, en supposant qu'une telle chose eüt été pos-sible, puis'que ce mur était 1'image de leur vie, puisque, après celui-la, ils en au- raient pu rencontrer un autre que nul foret n'eüt pu vriller. Ce ne fut qu'a la longue toutefois qu'il pa- rut se résigner a cette destinée de n'être qu'une ombre pour une autre ombre, car, si faible et si timide, si blotti en lui-même que s'attestal ce frileux et doux esprit, il avaiteu ses heures d'impatience et de révolte oü il voulut connai- tre CeUe qui jamais ne devait lui apparaitre et devait expirer avec son visage d'inconnuo. Il était plus jeune alors, bien que les ennuis d'une jeunesse solitaire, dans une maison ta- citurne oü régnait 1'humeur despotique d'un beau-père, eussent avance pour lui la matu- rité au point qu'a trente ans il ressemblait déja a un vieillard. Ce fut vers eet age qu'a des signes qu'il ne comprit pas tout d'abord 1 **^' A—t»"^. 4 ■:\ LA VIE SEÜRÉTE et qu'une tenace et passionnée clairvoyance élucida a la longue, se révéla la présence de 1'obscure amante que rien plus que sou ab- sence même n'eüt pu lui rendre présente. Le frólement d'une robe ouïe a de certains mo- ments, la légere et line musique d'un tissu soyeux fut 1'initiation a cette présence. Une femme amie du silence vivait comme en rêve de 1'autre cöté de la paroi; il ne savait quelle femme, mais il la conjectura comme lui désa- busée et triste, finissant de vivre dans le re- gret de n'avoir point vécu. Jamais il n'entendait le son de sa voix.soit qu'elle n'eüt personne a qui parier, soit que, dans 1'excès d'une sensibilité maladive, elle eüt peur d'entendre le bruit de son ame a ses lèvres. Elle fut ainsi doublement le mystère, puisqu'elle resta pour lui la muette a la fois et 1'invisible, et cependant il la vit et 1'enten- dit bien mieux a travers eet effacement de sa personne que si elle se fut matériellement ré- vélée a son sens. Mais vers le soir, quelque- fois, les délicates et mourantes resonnances d'un clavecin s'ébruitaient. Elles lui appor- taient des airs dont sa jeunesse a lui-mèmeLA VIE SECRÈTE 25 avait été bercéeetil les accompagnait en sour- dine sur leviolon que, depuis des ans, il avait délaissé et duquel il se reniit a jouer pour être plus prés d'elle. Oh! des mois aussi s'é- taient écoulés avant qu'il s'enhardit a cette témérité, avant qu'il osatlui faire entendre, a défaut de sa voix, cette voix des autres qui, après tout, était encore la sienne, puisqu'il y faisait passer son ame. Elle sembla, dans les commencements, ne pas la reconnaitre, cette ame qui était cepen- dant la seule chose qu'elle devait connaitre de son mystérieux ami. Pendant des semaines Ie clavecin se tut; quand il reprit, on eüt dit Pa- veu timide d'une sympathie qui hésite a s'ex- primer, tant les notes s'alanguissaient sous Ie frólement a peine des mains, et ce fut encore la, de la part de cette muette, comme une musique oü une vie se meurt de n'oser se communiquer. Le silence, pour ces deux êtres prédestinés a rester Pun pour Pautre siliüi- cieux, fut si bien la condition même de leur vie qu'ils ne s'entendirent vraiment qu'a traverè le silence. Avec le temps, ils devinèrent qu'en évitant tout autre moyen de se connaitre, ils 3 i 1 mi 26 LA VIE SEGRÈTE vivaient comme seulement il leur était per- mis de vivre 1'un pour 1'autre. Et Ie silence de 1'un répondait au silence de 1'autre; ils s'écoutaient ne se rien dire et se compre- naient comme s'ils eussent parlé. Chercha- t-elle a Ie connaitre? On ne sait. Lui seul eut lafaiblesse d'espérerl'arracher ason mystère: il n'en fut pas dissipé pour cela et, bien au contraire, redoubla, comme si les choses elles-mèmes se liguaient pour 1'épaissir au tour d'eux. La maison oü habitait 'la silencieuse musi- cienne figurait une cité aux passages cpmpli- qués et que d'innombrables locataires occu- paient. On y pénétrait partrois acces, et tous trois s'ouvraient en des nies opposées. Les trois conciërges ne purent rien lui apprendre si ce n'est qu'il y avait dans ce vaste logis plusieurs dames vivant seules et qui, presque toutes, semblaient avoir apporté en arrivant quelque douleur. Mon ami, déja si enclin a la défaillance, désespéra ; il s'enferma dans ses chambres, vécut Ie prisonnier de eet amour qui, a la fois, était 1'évanouissement de la per- sonne aimée et la subtile, la presque spiri-LA VIE SEGRÈTE 27 tuelle émanation de ses approches. Il la sentait se mouvoir de 1'autre cöté du mur comme un léger, un aérien fantöme; il s'eflbrcait de vi- vre de sa vie, du songe de cette vie qui se reculait dans une éternité de silence et ne lui fut jamais qu'une conjecture ideale. Cepen- dant la cloison, a la longue, sembla s'ani. mer; elle vibra de 1'efflux ardent de ces deux ames passionnées et timides qu'elle séparait et rapprochait, comme si des parcelles de leur amour se fussent infusées dans la brique et l'eussent ductilisée jusqu'a lui donner la sen- sibilité. J'ai vu sur les roses du papier la tracé des baisers que, dans sa douce folie ingénue, mon ami y appuyait, et cette empreinte, même après sa mort, resta humide, comme si les lannes l'eussent jusqu'au fond mouillée. Ils en arriveren!; 1'un et 1'autre a correspondre par de légers coups frappés dans la pierre et qui devinrent entre eux comme une tendre et dis- crete télégraphie, comme un délicieux langage oü leurs cocurs, a défaut de leurs voix et de leurs visages, se connurent et restèrent con- fondus. 1 1 1 HBH^M E dl 28 LA VIE SEGRÉTE Et puis un jour arriva oü le clavecin de- meura muet, oü la petite main musicienne cessa de répondre aux appels de 1'amant. Ainsi fut rompu le silence qui si inexprima- blement s'était empli de 1'émanation muette deleurs êtres. Le silence fut cassé comme avec des fracas de marteaux. Le mur sembla s'être écroulé sous les tonnërres du vide, et ce- pendant ce fut seulement alors que le silence mérita son nom. Le poids effrayant des ter- tres a l'ombre des ifs n'eüt pas mieux scellé les troncons de ce mariage mystique de deux ames qui. après avoir subi les langueurs et le mal de se sentir a jamais solitaires, avaient fini par se résigner auntriste et nos- talgique bonheur. Il crut qü'elle était partie et, au fond, espéra qu'elle füt morte. Il se dé- cida enfin a s'informer auprès des conciërges : 1'un d'eux lui apprit qu'une dame, en effet, avait trépassé dans la maison. C'est tout ce que mon ami connut jamais de la femme qu'il avait aimée d'un si grand amour. Elle se ré- véla a lui a travers la mort; encore elle em- porta le secret de sa forme sensible, et ainsi le mystère ne cessa pas un instant : sa fin LA VIE SKCRÉTE 29 ne fut qu'un peu plus de mystèrc ajouté au mystère qu'ils avaient été 1'un pour 1'autrc. Lui-même mourut peu de temps après,l'ayant jusqu'au bout aimée dans la beauté et la plé- nitude de son rêve, que nulle désillusion n'altéra. 14 3 LE JARDIN DE LA MORTLE JARDIN DE LA MORT I A Maurice Maeterlinck. Sitüt la grille franchie, je me sentis étreint d'une inquiétude inexplicable. Il y avait long- temps que les gonds n'avaient joué : les pen- tures, au moment oü la porte tourna, émi- rent un gemissement étrange, comme la plainte d'un anima! blessé. Encore fallut-il, en m'arcboutant, aider a 1'effort de la gar- dienne de ce logis solitaire pour repousser a Pintérieur Ie battant qui m'en livrait 1'accès. Des sarments s'étaient noués aux charnières, les vrilles et les ramuscules d'un cep sauvage qui, on s'encbevêtrant, avaientfiniparsimuler i 84 LA-VIE SECRÈTE Ie caprice maillé et touffu d'une ferronnerie. La trame d'un épais tissu parut se déchirer quand se fendit cette clöture naturelle ; les souples et torses lianes sifflèrent en s'écarte- lant comme les bras que quelqu'un, de 1'au- tre cóté de la herse, eüt noués aux barreaux. Et, enfin, apr&s une courte lutte, je pus pé- nétrer dans ce sauvage domaine. .Muis, presque aussitöt, d'autres barrières surgirent. Une mêlee de branchages intercep- tait les voies; les sentiers s'étaient embrous- saillés de ronces et de chardons; des feuilla- ges me fouettèrent les joues et, a peine écartés par mes poings, se refermèrent coléreusement sur moi. J'eus, au bout de peu de temps, les mains et levisagelacérés dedardset d'épines. La lutte, a mesure que j'avangai dans cette nature désordonnée, recommenga plus apre et tumultueuse. De lourdes masses de ver- dures croulaient sous mes pas avec un bruit d'eaux échappées d'une vanne et devant moi formaient un mur épais. Alors se justifia 1'impression singuliere res- sentie 'dès l'entrée. L'horrible gémissement de la grille, resté crissant en mes moellesLA VIE SEGRÈTE 35 comme Ie cri d'une béte sciée, prit une signi- fication augurale. J'acquis la certitude que la maison cachée au fond du parc-déléguait contre mes curiosités les arbres et les taillis comme les ministres de ses défenses. « N'avance pas plus loin, retourne vers l'endroit d'oü tu viens. Ce n'est pas avec des sentiments ordi- naires qu'on aborde ces lieux insolites. 11 n'y a rien ici pour ton désir de quiétude et de mé- ditation, car méme Ie silence, sous leurs té- nébreux arceaux, est redoutable. » Une devi- nation, sinonl'évidenceouïe'd'une voix, ainsi m'avertit. J'appelai la vieille femme qui me servait de conductrice dans Ie dédale. Mais peut-étre elle était sourde, ou bien mon appel se perdit dans 1'étoiifl'ante atmosphère del'été des arbres. Elle ne me répondit p*as et conti- nuait a glisser, d'un étirement long de chat fo- restier,sous lesfrondaisons, sans se retourner. J'eus honte de ma pusillanimité, et, met- tant ma bizarre inquiétude sur Ie compte ■ d'une passagere hallucination, j'espérai, en avancant, me retrouver bientót dans des pa- rages moins tourmentés. En effet, Ie fourré s'éclaircit; 1'hirsute silve desserra ses ra- 1^H i 36 LA VIE SKCHÈTE mures ; je pénétrai dans une clairière oü de hauts ormes avaient poussé. Le ciel ne s'a- pefcevait pas a travers leurs dómes cente- naires ; une herbe maigre palissait les tertres arides desquels s'élancaient leurs fütsmoisis. Un froid humide aussitót me perca les os. Ma respiration s'arrêta: je m'étais cru délivré et me sentis subitement le captif d'un charme qui arrêtaiten moi la vie. La lumière, depuis de longs périodes, n'échauffait plus ces airs glacés; un morne et nocturne enchantement stagnait, une si accablante torpeur que je re- grettai les sonores taillis oü je m'étais frayé laborieusement passage. La vieille femme, après avoir fait du cóté des arbres un geste que je ne compris pas, encore une fois s'était remise a marcher de- vant moi; mais, pendant le bref instant que dura ce geste énigmatique comme un rite ou qui, peut-être, tenta de me suggérer la con- jecture d'un ancien evenement, je remarquai qu'elle avait les yeux égarés et que son visage, sous les obscurs feuillages, revêtait une pï- leur quasi tombale. Mon inquiétude, dès lors, se changea en une véritable angoisse: les HMLA VIE SECUÉTE 37 apparences autour de moi prirent un aspect surnaturel et hostile, comme si j'étais entre dans Ie Jardin de la mort, comme si Ie mys- tère qui régnait en ces arcanes du grand pare ténébreux me faisait signe qu'une chose mé- morable autrefois s'était passée la. Des pelouses ensuite s'étendirent; de lon- gues bandes rectilignes syniétriquement bor- dèrent de minces canaux; et je ne ressentis plus que de la tristesse, je me suggérai une doublé destinée monotone et parallèle comme leurs froides géométries. Des ames, saus nul doute, en ce paysage plein d'ennui, avaient souü'ert un étrange et durable niartyre. De mélancoliques visages, en se rellétant au mi- roir des eaux, y avaient lü Ie synibole qui apparie a 1'onde inconstante la variable créa- ture. Ainsi qu'entre leurs rigides bordures de pierre les yeux allaient se perdant dans un lointain horizon, deux vies longtemps cö- toyèrent la douleur et, lassés, irrésignées, pout-être ensuite se réunirent aux suprêmes pacïfications de la Mort. Oui, tel étai.l bien Ie sens intime etl'analogie de ces affligeantes perspectives. 3 i iI *; w 38 ■ LA VIE SECRÉTE Cependant mon guide, avant pris lös de- vants, m'attendait a l'orée d'un bois vers lequel descendait une pente légere. Le bois lui-même s'abaissait selon cette déclivité et gagnait une combe assez profonde oü tout a coup j'apercus se drésser la maison. Je ne fus pas le maitre de m'étonner en ce moment du secret dessein qui 1'avait reléguée en cette solitude.La sensation d'étouffement éprouvée tout a 1'heure redoubla presque aussitöt et porta a son comble mon état anxieux d'esprit. 11 me parut que la passagere tristesse filtrée en moi par 1'ennui des eaux droites n'avait été qu'une trève et comme la transition vers un nouvel et si lourd accablement-que Ia vie n'y aurait pu persisler. Une fois de plus s'attestèrent les corresporï- dances. La Mort, indubitablement, pour ces ames exténuées d'un trop régulier bonheur, fut une délivrance, et j'éprouvai moi-mème que ï'image de la Mort, en se suscitant a dé- faut de sa réalité, eüt seule allégé 1'horrible incertitude oü stagnait la mienne. Les arbres, en se joignant par dessus la maison, la vè- taient d'une épaisse chape d'ombre. Ses voletsLA VIE SECRËTE 39 clos, peints d'un vert acide et discord, lui donnaient danscette obscurité 1'air clandestin et mémoratif d'un visage recolligé en une mi- nuteinexpiée du temps. Desphosphorescences suintaient de ses facades écaillées par 1'é- gouttis des toitures et que Ie sillage des eaux, en rongeant la brique et la verdissant de moisissures, semblait rayer d'une apparence de larmes mal séchées. Une herbe vénéneuse et noiratre, on toufFes on eüt dit arrosées de -sucs mortels', comblait les parvis. C'était bien la désuétude d'une demeure marquée par quelque faste tragique et qui, évitée des pas humains comme si nul calme sommeil nu dut pjus s'abriter a son orabre, scelle sur Ie vide des chambres uu obscur et eü'rayant se- cret. Une odeuf hümlde et tumulaire, des senteurs froides de marécage et de cimetière s'épandaient de ses abords, oppriiwaient l'air prisonnier sous 1'immobile amas des feuilla- . ges. Et je ne doutai plus que la Mort en ces sortilèges était présente et qu'averti par t.int d'obsédants pressentiments j'allais connaitre enfïn-le drame. A présent, la femme, d'un geste impératif. .11 1 Air*^ * 40 LA. VIE SEGRÈTE m'enjoignait d'avancer vers une vasque dissi- mulée, non loin, sous de ramusculeux su- reaux. La margelle en était disjointe et se ve- luutait de lueurs eorrusguantes, d'uiiu toison d'ardents et sombres lichens. M'étant penché par dessus Fancienne spiendeur de ce marbre en éclats, je ne vis d'abord qu'un remous de noires et merveilleuses émeraudes, lentement tournoyantau fond des eaux dormantes. Elles s'agitaient en orbes a peine sensibles, en eer- cles de froide lumière oü, attirée d'un mou- vement svelte et dansant, ondoya la fine chevelure des algues. Moh propre visage s'y rellétait, mais si dillérent, en ce miroir oü il se suscita lointain et comme oublió de moi* même, que je m'évoquai mon spectre mi-éva- noui plutót que ma véridiqué image. Ainsi'ce prestige momentanément m'aliéna de la vie, et, en efl'et, Ie frisson des liquides joailleriea parut disperser ma substance. Mais soudain, d'enlre 1'or et les émeraudes,. un long corps sinueux mirailla. La rosé chair en fleur d'urie" ondine aux spirales en fuite d'un lissu d'écailles et de soie, darda, flammée de soleil, tel un éclair. Comme de 1'oubli desLA VIK SECRÉTE 41 ages monta Ie prodige et, ensuite, a travers la lisse évidence des eaux vertes, ce ne fut plus que Ie glissement d'une carpe mons- trueuse aux tristesyeux surnaturels, aux yeux de gemmes et de larmes, comme un mirage d'amour et de mort. — Oh! oh! m'écriai-je, frappe d'horreur, maintenant je sais qu'Ellc fut précipitée en pa- ture aux hótes de cette piscine. Et sans doute, nourries de son essence, ces bêtes meurtrières sont devenues sa chair et ses yeux transsub- stantiés. Maintenant, Elle continue a regar- der, a travers leursfixesprunellesensorcelées, Celui qui jamais n'est revenu. D'autres carpes, fleuries et grasses, encore" surgirent qui toutos avaient Ie même regard surnaturel. Doucement la femme prés de moi se mit a rire, et je m'apercus qu'elle avait perdul'esprit. 1 Ai ■19^^ n HBL'AME CAPT1VE A Georges Rency. Je restai longtemps sans connaitreson ame. C'était en elle une chose douce et dormante, comme tout son être, une chose tres loin sous Ie léger nuage du sang, sous les apparences de la vïe, et qui tenait pour moi du mystère, car jamais cette ame ne semontrait. Elle avait des yeux tres doux, immenses, couleur d'eaux bleues dans Ie soir; je ne me lassais pas d'en sonder Ia profondeur, d'y boire Ie vertige. Nous avions alors de longs silences, des si- lences d'éternité, comme, aux heures d'orage, pendant les suspens électriquesoü on s'écoute, 3. 3 il \ q 4G LA VIE SECRÈTE oü on croit qu'on va mourir. Elle me regar- dait étrangement: on ne voyait plus que Ie vide en .ses yeux; la vie autrefois semblait y avoir habité et, a présent, n'était plus que la lumière d'une étoile éteinte, cette lumière dont Ie sillage illumine longtémps encore 1'espace après que Fétoüe est morte. Mais peut-être ce ne sont la qu£ des images; peut-être la vie y dormait-elle comme 1'orient d'une pierrerie dans la gangue; peut-êtreseu- lement elle était plus loin de moi. Et, enfin, je ne pouvais plus supporter la beauté morte de ses yeux: je ni'en a*llais avec douleur. Elle n'avait pas Fair de se douter de ma souil'rance et continuait a me sourire. Le sourire était la fleur de ses lèvres, une fleur montee du plus profond d'elle, toute pale,-comme une fleur des eaux, comin,e, au bout de sa flexible tige, la conque d'un blanc nénuphar. Ainsi je la contemplais, et je ne pouvais voir son ame: Cependant il arrivait qu'une apparence de pensee, comme la paroi a pic d'une roche, comme les assises obscures d'une falaise aux dormants d'une eau d'abime, se mirat en ces prunelles d'une limpidité si admirable. Et, - ^^wLA VIE SEGRÈTE 47 autour, comme 1'onde sans rides qui baigne Ie pied des falaises, une plus grande clarté transparaissait, une clarté vraimentcéleste. Je ne savais que cela; je ne savais pas si cette extraordinaire lumière de son regard" était son ame, car elle me parlait peu : elle mettait entre nous Ie silence de sa beauté. Des espaces infinis ainsi nous séparaient; j'étais veuf de tout ce que jlignorais d'elle, et je ne pouvais dire même si elle vivait, bien qu'a mes mains s'imprimat Ie toucher tièdede son corps, bien qu'elle fut un délicieux ins- trument de plaisfr sous mes caressés. Elle n'était ni joyeuse ni triste; elle riait quelque- fois, mais sa bouche seulement avait Ie des- sin du rire, il n'était pas dans son ceeur, et cela aussi était un mystère. Aucune musique ne s'éveillait de la courbe charmante de ses lèvres; elle était comme une viole frémissante et qui n'a pas de son. Sur sa bouche flottait un rythme léger, aéricn,et qui était du silence. Elle n'éprouvait pas Ie désir de se commu- niquer a moi; elle vivait dans la solitude de sa pensee et de son amour; elle semblait vi- vre hors d'elle-mênie, dans une portion de 48 LA VIE SEGRÈTE 1'espace et du temps oü mon ame ne pouvait 1'atteindre. Toute chose en elle m'apparais- sait.comme dusonge et du sommeil; elle avait toujours dormi, elle nes'était jamais réveillée, et cependant elle avait bien la grace de layie, elle n'était endormie que du cöté de 1'ame. Ou plutót elle était Ie parfum et Ie reflet de la vie rii dehors d'elle, comme si celle-ci eüt été une tunique et une lumiére ilottant autour de sa forme et qu'elle ne vécüt qu'en la volatilité de ce parfum et de ce reflot. Mais des mots peu- vent-ils exprimer cela? Mes doigts, par instants, hésitaient a Ia tou- cher ou légèrement effleuraient les siens. Je ne savais pas si elle n'allait pas se dissoudre, fluide tres subtil et qui se perd dans Pair. Et epsuite, quelquefois, elle ouvrait la boucbe comme si, enfin, elle consentait a me révéler sou ame. Oui, elle avait bien alors Ie visage d'une ame, comme si déja cette ame lui fut montée aux yeux, comme si elle frémissait en ce reste de silence de ses lèvres. C'était la pour moi des minutes d'angoisse délicieuse, i'arrêt de la vie entre deux éterntèés. Puisles fjneS lamelles d'or de sa voix bruissaient, laLA VIE SECRÈTE 49 melodie de cette voix comme la vibration in- térieure d'une pensee avant qü'elle ne soit exprimée. Mais, sitót qu'elle parfait, je recon- naissais ma folie; tout espoir encore une fois se dissipait. L'ame était absente de ce qu'elle disait; elle semblait absente elle-même des vaines et futiles paroles, du vent léger de sa voix. Et, de cette fa?on, nous n'étions jamais plus éloignés 1'un de 1'autre que dans Ie temps oüj'avais cru tenir enfin son ame en mes bras. Son bavardage a peine avait un sens et vol- tigeait d'un bourdonnement délicat de petite abeille prisonnière aux parois d'un cristal. Sa voix montaitde la maison oü était captiveson ame, et elle et sa voix ne semblaient pasdire les mêmes choses. Sibien qu'entre nous deux une barrière régnait; elle ni moi ne savions ce qu'il y avait derrière. Mais, presque toujours, elle se taisait et ne semblait rien avoir a dire. Mors elle m'appa- raissait comme opprimée par un charme se- cret, livrée a un enchantement dont elle ne soulïrait pas, et mes larmes jaillissaient. Je pleurais sa petite ame morte, ou qui peut-être n'était pas née. Sa bouchc ne se descellait d «O LA VIE SEGRÈTE qu'au moment oü j'espécais que son ame allait parier, et alors, au contraire, son ame s'attes- tait Men plus lointaine, irréparablement per- due. J'aurais voulu qu'elle ne parlat plus ja- mais. Nous vécümes longtemps ainsi, je ne puis dire combien de temps, car Ie sens de la vie a la longue me manqua. Je ne vivais plus que de 1'absence de sa vie et j'étais tres mal- heureux, sachant qu'elle n'était pas morte et que cependant elle ne vivait pas. Elle aimait marcher Ie long de la mer, dans Ie vide so- nore des eaux. Elle ramassait des coquillages et les approchait de son oreille. Leurs conques aussi bourdonnaient et n'avaient pas d'ame; elles ne vivaientqu'en cebruit des vagues de- meuré en leurs volutes, et pareillement, une ancienne essence de vie continuait a animer 'son geste quand déja la vie en était partie. Il lui arrivait de me dire qu'elle n'entendait plus battre. son coeur. Ses yeux se fermaient, et, un peu de. temps, a 1'ombre de ses paupières, elle demeurait un peu plus morte. Je posais alors ma main sur son coeur : il s'était arrêté, et, ensuite, lentement, sous la pression de iaLA VIE SECBÈTE &1 mes doigts, lê battement renaissait. J.'avais ainsi la joie de penser que sa vie dépendait de la mieniMvque, pour moi seuj, elle n'était pas encoreuneombre'. Et de nouveau, elle me - laissait-croire qu'elle vivait, bien que, peut- être, elle-ne fut qu'un peumoins évanouie. Un jour,-comme j'approchais d'un bois, je 1'eritendis ehanter. Elle ne savait pas que j'é- tais la: elle allait quelquefoisseuleencebois, loin des ïoutes. Oh! il me parut tout a coup qu'erifin j'entemiais vraiment sou ame! Ja-, maisje 11'ouïs un chant plus doux et plus I riste. Et je nesavaispas ce que disaitce chant, mais il s'exprimait comme une ame malade, il était la tristesse-et la beauté de cette ame malade.. Bientöt, je crus reconnaitre en ce chant dés v.oix correspondantes a des pensees que longtemps j'avais portées en inoi.-Elles 'étaient comme leson de mes propres souflfran- ces: elles semblaient transférées hors de moi et déléguées a quelque ame musicienne, alin qu'en cette ame la mienne se connüt et a la fois trouiat son image plus subtile.. Et ainsi me'fut révélé mon propre mal par ceïle-la même qui en était la cause;.ainsi elTe 1 il a 1 52 LA. VIE SEGRÊTE exprimait ce mal comme si c'était moi a pré- sent qui Ten fis souffrir. Alors je restai un instant sans mouvement, tout pale a cause de cette ame qui était la mienne et que j'enten- dais. Puis j'entrai dans Ie bóis en étouftant Ie bruit de mes approches; je ne pensais plus qu'a voir si ses étranges yeuxaussi reflétaient mon ame. Mais, comme j'approchais, sa voix a mesure faiblit, ne fut plus qu'un murmure léger. Et, ensuite je 1'appelai, je criai: « O ciell t'ai-je enfin retroüvée, toi qui fus si long- temps partie? » Mais déja elle s'était laissé tomber, elle me regardait a travers ses larmes comme si, dans un instant, elle allait perdre la vie. Et elle me dit: « Maintenant, encore une fois, tout est fini; maintenant, il ne te restera plus qu'un regret éternel pour cette minute oü, en me connaissant, tu m'as de nouveau perdue. » Elle se mit a me sourire, et une chose flotta autour d'elle comme Ie léger nuage de sa vie partie. Longtemps, je reslai tourmenté par ce symbole, J'évitais de 1'in- terroger, et ainsi je ne sus si son ame avait parïé ou la mienne. Un mal mystérieux rne la ravit a quelqueLA VIE SECRÈTE &3 temps de la; son cceur cessa subitement de battre sans que, cette fois, il me fat possible d'en ranimer Ie rythme. Et je la tenais entre mes bras; mon cceur aussi s'arrêta; je n'en- tendis qu'un soufflé: « Tu avais pris mon Arno... A présent, elle m'est rendue. » Et elle passa dans ce soufflé, n'ayant dit que cela, redevenue une time pour une autre vie dans les étoites. MI < n 4LA MORTE YIVANTE 1 >lVU JLA MORTE V1VANTE A Jcan Rcibrach. — Oh! dit Ie Voyant des deslins, en cön- sidéraot la niain que lui tendait Ie cbevalier et en désignant Ie profond sillon qui conti- nuait la ligne du pouce, voile, certes, la mar- que de la plus rare et de la plus constante passionnalité. Mon cher cbevalier, votre vie, en ce signe dont Vénus est chez yous comme labourée, s'atteste traversée d'un unique et vertigineux amour. Une ombre ennuagea Ie visage duchevalier. Il eut les yeux lointains d'un homme qui s'é- trange du moment présent et, dans 1'ell'ort58 I-A VIE SECRÈTE d'une douloureuse régression de la pensee, plonge aux jours évolus, en cette pojtion du temps oü se consuma 1'étre successif et tran- sitoire qui, pour chacun, sert a nombrer les périodes de la vie. B — Oui, dit-il en s'arrachant enfin a sa pénible méditation; un ui>ique et vertigineux amour, c'est Men ainsi qu'il convient d'appe- ler un tel amour, pnisque celles qui lö parXa- gèrent avec moi n'en furent que les forrnes extérieures et pareilles. Ce sont la, je Ie sais, d'étranges paroles; elles pourraient étonner quiconque, comme vous, nest pa's dans Ie secret des destinées. Il semble, en efiet,.quïl y ait la quelque sens mystérieux plus proche de la folie que de la raison. Et cependant je n'exprimai, en vous les disant, rien qui ne soit selon la vérité de cette vie oü, mallieu- reusement, la vérité prévalut si peu et que leurrèrent de si funestes illusions. ïaujoure mon intime pudeur me contraignit a garder pour moi seul mes souffranees. Mais, aujour- d'hui, ayant vécu si durablement enfermé en moi-méme, je goüteun soulagement a me sentir, sans seulemenl avoir desserré les lè- •«JL?LA VJE SEGUKTE ■ 59 vres, confessé par un si subtil devin. En vous disant quel sort me fut départi, j'allégerai mes lourdes et solitaires taciturnités -et me ferai mieux connaitre de vous qui, par un irrécusable signe, déja m'avez reconnu. » 11 y a six ans, je perdis ma première femme. Vous verrez par la suite de quelle passion je lui fus attaché; Son image ne se sépare pas des indices que voos avez lus dans ma main. Ma vie resta barree du sillon qü'elle y laissa, d'un si profond sillon qu'ensuite 1'autre amour fut bien obligé d'y entrer. Voüé a uniquement aimer deux femmes en une seule, je ne cessai pas d'avoir pour la seconde Ie même coeur que j'avais eu pour la première. L'inllexible ligne qui me révéla a vous s'at- teste ainsi la maitresse de mes destioées; clle fut Ie symbole matériel et fatidique de ce doublé amour qui écartela mes jours et pour- tant ne s'interrompit pas d'être un seul amour, comme les dents d'une herse, en ravinant Ie chanip, 1'entaillent de multiples.raies et n'en laissent pas moins la blessure d'une seule herse. Lavinia avait la spiendeur d'une beauté ardente et noire, pareille aux nuits d'aoüt i 3 i J (30 LA VIE SEGHÈTE attisant en leurs ténèbres Ie myriadairé bra- séement des astres. Tandis que, de ses pieds ii ses cheveux, c'était la magniiicence sombre des grandes passionnées tragiqués qui ruis- selait comme les ondes d'un Léthé, comme un llcuve d'amour et de mort, en elle tout était rouge : ses baisers, ses tendresses, son orgueil et son sang. « Ta petite personne inté- » rieure, lui disais-je en nos folies, m'apparait » ainsi que la doublure écarlate d'un manteau » plus noir que 1'aile des corbeaux, Ie satin » feu des pourpoints de velours du diable tel » que, darde d'un sulfureux nuage, il llambait » aux yeux de Faust. » Alors, par jeu, ironi- que el superbe, soudain s'égalant a 1'illüsion, elle secouait la tête et jusqu'a ses reins épan- dait son opulente crinière noire, et eelle-ci la vêtait en effet comme d'une mante diabolique aux trous de laquelle brülaient ses lèvres pourpreset lesétranges Hammes de ses prunel- les. Lavinia, d'ailleurs, avait bien 1'hunieur de sa beauté. Son ame, comme je Ie lui disais en riant, était bien Ie retroussis d'une dou- blure écarlate a sa sombre simarre de reine d'un Tartare. Violente, fantasque, domina- "W*«*S LA VIE SEGRÈTE 61 trice, capable des piresfureurs, s'exaltant dans Ie bien comme dans Ie mal, elle réalisait de toutes les manières les deux couleurs qui étaient son alliage mystique et lablasonnaient tant au moral qu'au physique. » Je ne puis dire qu'elle me rendit heureux au sens que Ie monde attaché a ce mot ni qu'elle ait connu elle-même Ie bonbeur. Un sang orageux la tourmentait et, maintes fois, jeta Ie trouble dans notre existence, oü j'éLais Ie hasardoux nautonnier cberchant a esquiver les récifs, oü elle était Ie brusque coup de vent déjouant mes calculs. Mais, si elle ne.sut me procurer les calmes certitudes de eet état modéré de 1'ame en lequel se concentre la plénitude du bonheur, elle m'initia a de si troublantes et si tumultueuses délices que la vie, une fois qu'elle m'uut quitte, ne me parut plus possible sans leurs apres aiguillons. Maintenant que j'y puis penser d'un esprit plus libre, je me fortilie dans 1'idée que ce ne fat pas la du bonheur, mais une sorte de fièvre furieuse, un perpétuel éréthisme de mes sens, tendus jusqu'a crier sur les chevalets du plai- sir et de la douleur, un transport de nos ames 4 q 62 LA VIE SEGRÉTE oü nous dépassames les quiètes et moyennes altitudes du bonheur et fümes déportés dans les courants de la passion la plus épuisante. Nous vivions dans une espèce de combat de nos deux natures, portées a leur intensité la plus haute et s'affrontant comme des ennemies. » Quand Lavinia mourut, je n'éprouvai pas Ie commun accablement qui suit les grands décliirements .de la chair comme arrachée d'elle-même et vivisectée en ses fibres profon- des. Un extraordinaire sentiment de délivrance plutöt me lénifia, comme si cette disparition d'une créature chaque jour et pendant des ans aimée en d'angoissantes et mortelles déllces n'eüt été que la fin providentielle.d'un état de nos ames oü, fatalemcnt, lun de nous deux devait trouver Ja mort. Je me persuadai d'a- bord que mon coeur, usé par tant de crises répétées qui en avaient étanché les sources vives, n'était plus même capable de ressentir la douleur. Ce n'était la qu'une illusion née du* besoin qu'ont les hommes de se justifier a eux-mèmes leurs défaillances. Je m'apercus bientót que Lavinia n'avait pas cessé de vivre pour moi, qu'elle était entree si avant en ma %LA. VIE SEGRÊTE 63 vie que, même morte', elle continuait a évoluer d'une vie presque tangible dans mes jours et que les filandres de notre triste amour, cou- pées par la mort, s'étaient rejointes autour de nous comme les lèvres d'une plaie, comme 1'écorce d'un arbre entamé par la cognée. » Les sèves de notre ancien hymen remon- tèrent de la souche restée plantée en ma vie. Jamais Lavinia ne s'était attestéeplus évidente a mes yeux, ni plus ambiante en Porbe de mes pensees que depuis Ie temps oü, expirée aux formes terrestres, elle rayonna astralement en mes régions intellectuelles, a la fois chair et esprit, mais chair immatérielle et subtile comme un gaz. Le fluide qui passait en nos baisers survécut a la mort des baisers et en vivifia 1'inaltérable mémoire. » Certes, c'est la un étrange mystère, et, toutefois, il n'est rien a cóté du sentiment qui, profanant ces noces perpétuées du souve- nir, me fit épouser, deux ans après la mort de Lavinia, 1'être charmant dont j'empoisonnai la destinée. Ce fut Lavinia elle-même, je n'en puis douter, qui me poussa a cette union : je 1'entendis me chuchoter a 1'oreille les persua- M I I r(34 LA VIE SEGRÈTE sives paroles au bout desquelles Elise et moi échangeames les anneaux. « Regarde-la. me » disait-elle : elle est blonde comme je fus » noire ;'elle est douce comme je fus emportée; . » tu m'aimeras bien mieux a travers Ie con- » traste de nos beautés et de nos humeurs. » Ainsi se consommera dans sa plénitude et » jusqu'au jour oü toi-même viendras me re- » joindresous la pierre, Ie mariage de nos ames » et de nos sangs, momentanément disjoints » par les Parques envieuses. » Je n'écoutai que trop bien ce conseil. Elise devint ma femme et ne cessa pas d'être pour moi Lavi- nia. Elle ressuscita Lavinia dans mes cares- ses, elle fut Lavinia échappée a une tempo- raire lethargie et, sous la dissemblance des visages, m'apparaissant dans sa réalité char- nelle, exigeant de mon amour les baisers que je crus donner a Elise et que, seule, Lavinia recevait... » Le chevalier s'arrêta nn moment de parier; puis, passant la main sur son front, de ce geste qui semblait en chasser un obsédant fantóme, il poursuivit : « — Une épouvante me prit le jour oü, dansLA VIE SEGRRTE 65 les clairs yeux de la novice enfant, je vis se refléter, comme aux eaux d'une fontaine sou- dain déchirée par 1'éclair, les Hammes noires des ardentes' prunellcs de Lavinia. L'or an- nelé de ses cheveux crépita sous mes baisers comme les noires lianes dont Lavinia enlacait mes épaules, comme 1'incendie de cette che- velure de Lavinia. ténébreuse a i'égal des ombres et qui cependa'nt danlait en torsades écarlates oü tout son sang semblait flamber, oü, a la fois, elle était ce rouge et ce noir de la beauté qui m'avait ensorcelé. Je ne la vis plus autrement qu'a travers 1'image de Lavi- nia, et non point comme une image suscitée par Ie veil ige des hallucinations, mais comme la présence mème de celle qui se refusait a se retirer de moi et, inexprimablement vivante, me possédait par dela la mort. Il arriva un temps oü cliacun des gestes d'Elise ne fut plus que Ie geste de Lavinia, oü il me devint impossible de me définir a moi-même en quel point Ie geste de 1'une cessait d'être Ie geste de 1'autre. Cependant je voulus me persuader que j'aimais Elise; peTit-être 1'aimai-je réelle- nii ui; du nioins, cette part de raoii corps que i ■ 1 1 66 LA VIE SECRÉTE j'abandonnais a sou amour goüta, a inon insu, en se joignant au sien, de si exquises et infi- nies blandices qu'en restant constant a la morte, je ne fus point tout a fait infidèle a la vivante. » Une telle suggestion émana-t-elle de 1'im- placable souvenir que, par Peffet de mon im- périeux et secret désir, je fis passer en Elise la substance même de Lavinia et 1'obligeai a se modeier a sa ressemblance? Ou me suggé- rai-je seulement amoi-même la réalité de cette ressemblance et devins-je ainsi Ie propre jouet de ces illusions dont je la croyais victime? Toujours est-il que la morte parut être entre nous la seule vivante et que la vivanie sembla être descendue au tombeau d'oü Lavinia était sortie. Un orageux amour, en destituant cette ame tendre de ses candeurs origine!les, nous replongea tous deux aux crises furieuses qui avaient déchiré mon union avec Lavinia. Ainsi, pour mon malheur, mais Men plus en- core pour Ie malheur des deux êtres qui, en m'aimant, ne cessèrent pas d'être la même femme, jegoütai dans son étendue eet unique et vertigineux amour que] vous avez lu aux '••?LA VIE SECRÈTE 67 lignes de ma main et qui éternise, sous une forme doublé, la rouge Vcnus irritée ainsi qu'un taon attaché a ma vie. Elise! Lavinia! onibres charmantes et désolées, chers fantó- mes d'amour et de mort, mystère! qui dira jamais 1'heure sacrée oü la vie, qui recom- menca pour 1'une, cessa pour 1'autre? » 1 m 4uv s 1 _ MI i IJL'OMBRE NUPTIALE A Marie Mali. Lui. — Viane ! Viane ! Elle. — La voici, ta petite Viane, ta chère petite Viane. J'étais l;ï-bas en rêve.je nesau- rais dire oü j'étais... Tout prés de toi, et ce- pendant si loin. Ta voix m'a rappelée. Et vois, mon ame.estvenue. Regarde ma boucbe te sourire. Lui. — Ah ! Viane! Nous sommes deux en- fants. C'est a peine si nous comprenons qucl- que cliose a. la vie et nous nous comprenons encore bien moins nous-mèmes. - Elle. — Un jour tu m'es apparu, mon cher I 72 LA VIK SEQRÈTE Anthème. Tu étais^ beau, je ne croyais pas qu'on put être aussi beau que toi. Nous ne parlions pas, nous n'aurionssu que nous dire. Et ensuite tu ni'as prise par la umin, je t'ai suivi. Mon coeur, déja, te suivait Ie premier jour oü je t'ai vu. C'est toutc 1'histoire de notre amour. Lui. — Oui, Viane, il" n'a fallu qu'un re- gard pour nous aimer. Peut-être déja nous nous regardions avant de nous connaitre. Il y a des vies qui, sans qu'elles s'en doutent, vont 1'une vers 1'autre. Vois-tu, elles mar- chent pour se rencontrer et ne Ie savent pas. Elles viennent du fond des temps et elles attendent 1'beure. Il y a toujours de loi a moi quelque chose qui nous reste ignoré, a pré- sent même que nous nous connaissons. Mais nous connaissons-nous, Viane .' Elle. — Nous sommes si prés 1'un deTau- tre que c'est comme une même vie qui mêle nos soufiles. Il me semble que tu commences a penser une cbose et que c'est moi qui con- tinue a la vivre en toi. Et cependant, ami, c'est vrai, il y a toujours entre nous une chose que nous ne savons pas. Je suis triste de tout 1 4» LA VIE SEGRETE 73 ce que je ne sais pas de toi. Et tu as aussi dans les yeux un regard qui parfois m'inter- röge, un regard comme un pays tres loin de nous et qui nous demeure inaccessible. 4p- prends-moi cela, doux aimé, dis-moi quelle chose nous tourmente de nous rester inconnui i.' Lui. — Ne me demande rien, Viane, je ne pourrais te répondre. Les mots toujours di- s.'iil ce que ne pensent pas les ftm.es. A peine on a parlé qu'on s'apergoit qu'on n'a rien pu 'une ILA VIE SEGRÉTB 77 parole, tu 1'as chassée. Le divin mystère est rompu. Ton ame est repartie après être des- cendue vers moi. Et. vois, toute chose belle et divine qui nous entourait s'en est allee. Les bêtes innocentes ont fui, elles qui com- prenaient notre silence, elles qui sont de pe- tites ames silencieuses et peut-être soull'rent des paroles des hommes. Qui peut dire que eet te chenille n'était une pensee de la terre venue jusqu'a toi? En lui donnant un nom, que peut-être elle ne porte pas dans les des- seins de Dieu, tu 1'as blessée, et elle a roulé de ta robe. Ah!légere et folie Viane, nos ames se touchaient et puis se sont désunies ! Ne t'ai-je retrouvée que pour te perdre sitöt après? Elle - Eh bien! viens tè-bas. Je te eon- solerai en laissant tomber mes tuniques et je tebaiserai. Est-ce que toujours toute peine de toi ne s'en alla pas sous mes baisers? Lui. — O Viane ! Viane! Elle. — O méchant Anthême de qui le re- gard courroucé ne s'amollit pas a mes pleurs l La clairière est rentree dans 1'ombre. Les fleurs ont cessé d'étoiler l'herbe. Le niaün n'est plus. 3 3 >1 «I iI 14 i j % i n 78 LA VIE SEGRÈTE Lui. — Et, irréparableinent, tu m'as fui, décevante Yiane. Elle. — Oü es-tu, mon cher Anthême ? Mes mains tatent 1'air autour de moi et.ne te trouvent plus. Ne me dis rien, ne réponds pas. J'aurais trop peur que quelque chose encore se brisat. Mais pose ta bouche prés de la mienne, si prés que je ne sache plus lequel de nous deux est Pautre. Et neparle pas, c'est moi a présent qui t'en prie, mon cher amour. Lui. — Nos ames, vois-tu, petite Viane, sont trop faibles pour Ie silence. Nous ne pourrons plus nous taire maintenant que nous avons parlé. Nos paroles ont fait trop de bruit a laporte de nos ames pour les entendre encore ne rien se dire. Et il n'y a que ce qui ne se peut dire qui vaille d'utre entendu. Elle. — Anthême ! Lui, — Viane! Elle. — Je ne sais plus ce que j'allais te dire et pourtant je voulais te dire quelque chose. Lui. — Oui, Viane, et c'est toujours cette chose qu'on ne dit pas. Maintenant, viens la-b as comme tu me 1'as offert et fais tomber ta tu-LA VIE SECRÉTE 79 nique légere. Il n'y a encore que la volupté poursementir enpleurant deslarmessincères. Elle. — Non, crois-moi. Nous irons plutöt vers les eaux. Elles ont des silences encore plus profonds que ceux que nous avons dans Ie coeur. LE SENS DU MYSTÈRE 1 3 & ri si ':**wLE SENS DU MYSTÈRE A Andre Ruijters. A rhorizon de la ville, par dela une lisière d'antiques conifères, sur un mont se dressait la Maison. D'en bas, du labyrinthe des rues s'entrecroisant autour d'un vieil édifice com- munal, on 1'apercevait avec une netteté mer- veilleuse, linéée sur les vermillons et les sino- ples du couchant. Elle semblait émerger du ciel même avec un air spectral de tour, comme une vision des ages. Tres haut elle dépassait la cime des arbres, ainsi qu'un geste de pierre qui. dans la solennité des soirs, invitait la citéa monter vers elle. Ses yerrières, aux heu- res vespérales, simulaient des miroirs som- 1i 84 LA VIE SEGRKTE brement rutilants et reflétaient les feux mou- rants de 1'espace. D'inünis intervalles paraissaient la séparer de la Ville. C'étaient d'abord les faubourgs, étendussurun large périmètre; puisune aride plaine se dénudait, couverte seulement de - gravats et d'escarbilles. Insensibleinent, celle- ci se renflait, nervait les graduels bosselle- ments de Péchine qui, en s'exhaussant, for- mait la butte escarpée oü se déchiraient les ciels. Nul ne connaissait 1'habitant hasardeux de laMaison; elle se défendait par son éloigne- ment et lc mystère d'une solïtude qui, a dis- tance, apparaissait pleine d'enibücbes. De tres vieux hommes peurtant se souven aient en avoir gravi les pentes; mais ils s'étaient arrêtés a mi-cóte, vers l'endroil oü commencaient les arbres. De la, ils avaient pu apercevoir, a tra- vers remmêlement des ramures, ses assisfes rongées par les ans et nouées au cceur du roe méme. Maisl'euchevètrementmonstrueux des racines s'était opposé a les laisser monter plus avant, lis n'avaient rapporté de leur pé- nible escalade que la mémoire (rune hercynie saus issues, si profonde qu'il eüt fallu plus fLA VIE SEGRÈTE 85 qu'une vie lmmaine póur en parcourir 1'èten- due. Une image de la primordiale genese ainsi s'était levée devant leurs effröis au seuil de 1'insidieuse forêt, et ils n'en étaient pas iwe- nus plus clairvoyants. Leur témérité, ébruitée, d'abord éveilla la crainte d'une sorcellerie vouant ces parages a des desseins réprouvés: La couardise et l"hy- pocrisie, selon 1'usage, versèrent aux pires suggestions plutöt que d'assumerlesépreuves d'un controle dommageable. Avee Ie temps toutefois la souvenance des explorateurs elle- même s'émoussa : ils rie récusèrent plus aussi nettementle soupcon quepeut-ètre ils avaient étélejouet d'une hallucination. Des ingénieurs aux surs calculs, d'ailleurs, avaient mesure la plaine; il se vérifia que les distanees étaient moins exorbitaiiles qu'elles ne s'étaienl dé- noncées a des générations peu éclairées. Une fois de plus, Ie « progrès des lumières » s'at- testa et balahca les superstitions récalci- trantes. La Maison-la haut, sur la butte, n'en con- tinua pas moins a vérdir d'ennui la race des trafiquants qui, en aunant du drap a leurs 'S \ 1* -» V J&*>*. u J 80 LA VIE SECRÈTE comptoirs ou pesant a des balances faussées leurs denrées, 1'apercevaient a travers la vitre de leurs boutiques, droite par dessus 1'horizon comme une menace ou un défi. Leurs pala- bres se convulsionnèrent pour cette ironie d'une demeure juchée en plein ciel et qui se refusait aux niveaux moyens consentis par 1'u- nanimité des dociles citoyens. Son attitude, voi- sine des météores, déductivement les refoulait vers une condition subalterne et quasi-maré- cageuse. Du fond de leur cuve, ils la jugeaient démesurée, interceptive des bienfaisantes clartés auxquelles leur donnaient droit leurs impóts ponctuellement acquittés. L'obscu- rité épandue sur leurs toits par les nuages selon leur dire prolongeait 1'ombre dont elle- même barrait 1'arène et ses monts de caillas^es. Elle aggravait en outre Ie notoire dommage que Ie mont sur lequel elle se hissait portait a leur optique en limitant Ie paysage et bornant la coupole du ciel a des aspects funéraires. Le ténébreux feuillage des conifères, en effet, leur évoquait un aflligeant ciifletière dont Ie pignon superbe eüt figuré 1'une des steles dé- diées aux regrets de la mort. Et puis encore LA VIE SEGRÈTE K7 toutes les fumées de la Ville, 1'exhalaison fu- ligineuse des usines ne s'évaguaient-elles pas perpétuellement vers ce sommet et n'y pla- naient-ellesentourbillons comme sur un autre Erebus? Cela perturbait désagréablement la symétrie du coup d'ceil et rendait plus atten- tatoire a 1'esprit de conformité ce logis édifié en dépit des lois des plus élémentaires voiries. Celles-ci, après de longs périodes, commen- cèrent enfin a déborder par dela les primitives enceintes; des tracés géométriques lignèrent la plaine. La Ville, stimulée d'ambition, se déportait, reculait ses banlieues en un dessein de s'égaler aux métropoles d'or et de marbre. A son insu elle espéra ainsi accourcir la zone qui la séparait de la butte et, par de succes- sives emprises, approprier ces sournois con- Jins réputés impénétrables. Le geste de la Mai- son depuis si longtemps les appelait qu'un peu de vertige parut se mêler a l'exode des urbains et les précipiter vers ses commande- ments. Toute 1'aire bientót se peupla de rues bordées de cubes tmiformes, d'une laideur consternante. En bataillons serres, elles avan- cèrent a 1'assaut de cette bastille du mystère. Pourtant ils ne parvenaient pas a 1'atteindre; I l H 88 LA VIE SECRÈTE 1'espace a peine sembla diminué : toujours, aux limites du ciel, derrière la défense des épaisses ramures, se reculait Ie sujet des com- munes rancunes. Alors une rage les déchaina : ils redoublè- rent d'efforts pour combler l'ancienne vacuité de ce désert de sables et de mergers. La ba- tisse s'accrut, monta comme un mascaret. On allait bien faire voir a la hautaine habitation qu'il n'est point de barrière devant la colère d'unpeuple. LaYille, après drs mis. escalada la eóte; lus demeures, a présent, recouvraient la plaine entière; il y eut une immense accla- mation quand sous la hache saigna 1'héca- tombe du bois. Et, tout ii coup, par dessus les lisières décimées, dans la nudité du mont, ils virent se dresser, a la place de la tour qu'ils avaient rêvé d'abattre, une humble et simple maison que seulement les mirages célestes leur avaient fait apparaitre si haute et si dif- férente des leurs. Avec stupeur ils en firent Ie tour; nuls verrous n'en défendaient 1'accès; laporte, aux ais disjoints, béait surun enclos oü librement avail poussé une silve sauvage. Un silenceLA V1E SEGRÈTB 89 presque religieux les pénétra tandis qu'en étouifant Ie bruit de leurs pas ils se glissaient sous ses arceaux. Ils se sentaient changés; il leur sembla qu'un arcane sacré s'abritait derrière ces murs qu'ils avaient jugés infer- naux. La Maisoii doucement respirait autour d'eux d'une présence lointaine et pacifiée, comme la oü sont des berceaux, comme la oü sommeillent, entre lavie et la mort, des vieil- lards. Une chambre enfin s'ouvrit; ils s'arrè- térent au seuil, saisis d'une émotion indéfi- nissable devant 1'immobilité d'une forme liumaine plus pareille a une ombre qu'è mi vivant. C'étaitun tres vieux prêtre en surplis; pëut-être il ne les avait pas entendus appro- cher, peut-être il était mort, et sa tête, tournee vers Ie ciel, continuait d'en scruter les sym- boles. Ils se déeidèrent a avancer, touchèrent du doigt son épaule avec la peur de Ie voir s'effondrer en poussière. .Alais 1'antique visage se tourna, souriant, vers eux, et ces paroles subtilement bruissèrent : — Je vous attendais. Dieu m'a permis de ne pas mourir avant d'avoir connu la joie de vous sentir venir a lui. Car, apprenez-le, son i 1 90 LA VIE SEGRÈTE infinie bonté me plaga en ces hauts lieux pour vous montrer les voies de la Connaissance. D'iciJ'étendais mes bras priants vers vous, d'ici je vous dédiais ma messe de Bon-Secours et mes eucharisties. Longtemps d'impénétrables des- seins épaissirent votre endurcissement. Les fenêtres de eet ermitage dans les soirs réver- béraient les splendeurs divines^quand vous croyiez n'y apercevoir que les mirages aériens. Mais, par un humiliant labeur, vous avcz mérité de dessiller vos yeux aux évidences. Maintenant, la Ville monte; toujours plus avant elle montera. Déja, la cognée a la main, vous avez pénétré sous la sombre futaie de Terreur et du mauvais esprit. Avec elle dis- paraitront les dernières ténèbres qui vous dé- robaient Ie Sens du mystère. Adieu, mes frt'res; il y a dans ce jardin une fosse : je la creusai moi-mème de mes mains. Vous y doscendrez mon corps résolu après que mon ame aura rejoint Celui qui me délégua poar un ministère enfin accompli. Ainsi parlant, Ie Bévélateur expira, et tous s'étaient agenouillés, avant compris la Para- bole.&É LES YEÜX DU PAUYRE i 1 a 1* t i •LES YEUX DU PAUVRE A Saint-Georges de Bouhélier. Un souci, en ce soir hctéroclite et plein d'appréhensions, précipitait mes pas. J'ayais quitte inon logis pouréchapperauxobsessions d'un labeur découragé ; Ie contact des foules quelquefois assoupit les ames trop personnel- les. Au rebours de eet espoir, 1'importune 'rencontre de visages hypocrites et patibulai- res presque aussitöt me prédisposa a des sen- timents étroits et rancuniers. Mon ennui, d'abord concentré dans un pénible debat avec moi-même, déborda sur 1'engeance humaine. Je resubis ramertume d'antérieures vexations advenuesparla faute de ma coniiance incon- 1 1 !| 04 LA VIE SECHÈTE sidérée dans les hommes. Des inconnus avaient capté ma bienveillance pour me spo- lier. Des amis avaient frustré mon attente ingénue quand leur sécours m'eüt été pré- cieux. Ainsi j'échappais a la cause réelle de mon irritation pour en ressentir latéralement les effets. Autour de moi s'éployaient des voiries fa- méliques : les venelies obliquaient en des amas de maconneries vénéneuses, resuant d'intolérables misères, peut-être des crimes ignorés. Sournoisement elles allaient se per- dant en des ténèbres vers Ie lleuve caute- leux et taciturne, pareil a un criminel ouvrier acérant ses oütils. Une indigente et rou- geatre clarté tout a coup diffusa du por- che oü, rencogné sans doute depuis dis heures, un Pauvre guettait Ie passant misé- ricordieux. Perdu dans mon gré hostile, je ne percus inconsciemment qu'une cavité obs- cure et fétide, un cloaque d'ombre dont les linéainents, un instant définis par 1'avare coulée lumineuse, ensuite se confondaicii! dans des obscurités accumulées. Non moins inconsciemment, mon regard automatiqueLA VIE SEGRÉTE 95 glissa sur l'imploration des mains du Pauvre, émergeant de cello uuit impéné- trable. Je ne vis, en réalité, ni Ie porclie ni les mains, je n'en subis que la sensation indéter- minée telle que la requiert la matérielle et mécanique succession des images sur la rétine physique, pendant que 1'oeil intérieur s'ab- sorbe dansunstudieux mirage. J'avais atteint Ie point aigu de ma crise; au dela 1'humanité ne m'apparaissait plus que comme un |agré- gat int'ormesans rapport avecma sensibilité. Entre Ie monde tangible et moi s'était inter- posé un être accidentel et exclusif né de mon état d'esprit. Cependant, au bout de peu de temps, Ie dessin machinalement inscrit en mes prunel- les ressuseita, par Ie phénomène des impres- sions réllexes, uiic apparenoe humaine surgie des profondeurs d'un porclie. Ce n'élaitqu'une identité lointaine et nébuleuse, conime la mé- inoire imprécise d'une rencontre en un temps mal défini, comme Ie passage d'une figure brouilléederrière une vitre étamée par Ie givre. Uien encore, en cette vision informe, ne spécialisait 1'individu; il ondulait par mi les % 96 LA. VIE SEGRÉTE limbes comme une évocation purement men- tale ; 1'aventure de mon esprit peut-être m'a- vait seule suggéré cette apparition. « Mais non, me dis-je aussitót, pénétré de la plus lumineuse évidence, une ombre ne se füi pas dénoncée aussi matériellement. Il y avait bien quelqu'un au fond du porclie. » L'évé- nement, selon toute présomption, se serait résorbé dans son insignifiance mcme, Sana Ie léger ïiivstère que lui conférait mon insis- tance. Le choc en retour, fortuit et émoussé d'abord, se réitéra plus instant, plus mémora- tif. Les empreintes, demeurées en nies ocu- laires. me restituaient sur uu corps (léchi vers la rue 1'agonie d'un triste et humble visage. O c'était indubitablemenl un Pauvre qu'il y avait la sous ce porclie, me persuadai-je. Cette certitude, au lieu de me désintéresser, puisque aussi bien ma perspicacité avait élu- cidé la circonstance et déjoué ainsi la petite angoisse de 1'inconnu, devinl pour moi la; cause d'une véritable sujétion. Je me con- traignis a reconstituer la ressemblance inte- grale de (vi échantillon des plèbes calainiteu- ses. Deu* mains longuement ',s'étirèrent;laLA VIE SECRÉTE 97 rouge clarté du lumignon leur donnait un extraordinaire relief d'écharnement ; elles avaient 1'air de tater devant elles une éven- tualité secourable; elles èïaient pareilles a des mains dans un naufrage. En mêinc temps j'apercus les yeux du Pauvre, tels que cer- tainement ils s'étaiont révélés a mon incurio- site, tels qu'è mon insu ils avaient pris subs- tance en mes prunelles. Comment avais-je pu passer indifférent devant leurs adjurations torcenées ? Commenl les puits d'afflictions et les cavernes d'exécration de ces yeux inson- dablcs ne harcelèrent-ils pas, a défaut de mes tniséricordes, mon gojit.anxieux: des formes de la souffrance? C'étaient des déserts de sa- liles el d'osse.....nts, des routes a l'infini saus abris nihameaux.d'immensescimetières sans croix: dos caravanesydormaientexterminées; des hardes fauves y vaguaient avec d'horri- blesabois. Ils avaient perdn toute configura- tion bumaineT ils étaienl purulents et écar- telésj des sanies les assimilaientades eaïeux pourris ; ils n'étaient plus des yeux, mais un oblique et impérieux regard, un cruel et tres pitoyable regard, un regard comme un loup 6 3 i »\ U%^^^ I 1 ■ m 4 98 LA VIE SECRÈTE en un bois et un prêtre a la Sainte Table con- férant l'hostie.un regard oü sur la pierre d'un crucifix quelqu'un repassait un couteau, oü une prière était chuchotée d'une voix insi- dieuse. « Voila que moi aussi je me suis égalé a ma theorie de 1'égöïsme social, me dis-je en riant. Il n'y apasde diilerence entre les hom- mes insecourables et moi, puisque j'ai frólé ee lamentable débris saus seulement m'aper- cevoir de sa présence. Mais bast! Ce quartier n'est-il pas infesté par les mendiants de sou espèce? N'est-ce pas Ie repaire connu de mul- titudinaires indigents, prot'essionnels et au- tres?Cet hommel tout prendre, ne mériterait qu'une compassie» rélative,carselonla vrai- semblance, il dissimule sous une débilité d'emprunt des énergies camassièivs qui, si elles étaient lachées, en feraient 1'égal des chaeals et des tigres ? » Aussitöt la contradiction s'érigea, une voix rétorquai rargument spécieux. Ce n'est la qu'un mensonge par lequel tu voudrais dunner Ie change a ta défaillance de coeur. Si toute la loyauté n'était pas abolie enLA. VIE SEGUÈTE 99 toi, tu reconnaitrais que ces yeux étaient bien ceux d'un pauvre homme exténué d'ans et de famines, tu ne mettrais plus en doute la spiendeur douloureuse de tels yeux. Sitót cette voix ouïe, je cessai de délibérer avec moi-même et retournai sur mes pas.sansprécipitationd'ailleurs, comme pour me laisser J'illusion que je ne cédais a nulle injonction. Ma commisération me pa- raissait a la fois spontanée et réfléchie : j'é- tais décidé au sacrifice du léger viatique qui garnissait mon gousset. J'atteignis enfin Ie porche, mais infruc- tueusement je sondai ses profondeurs : Ie Pauvre n'y était plus. Tant pis, pensai-je hy- pocritérnent, allégé de 1'ennui d'un sacrifice d'argent; 1'araignée sera allee tendre ses rets dansun canton moins précaire. En tont état de cause, j'ai fait mon devoir puisque, s'il était roste la,je n'aurais pas mesure ma libé- ralité. Je doublai mes enjambées afin de gagner les somptueuses avenues prochaines et d'échap- per ainsiaux quérimonies de quelqur autre malchanceux. Mais les yeux maintcnant, I i**+* > 100 LA VIE SECRÈTE comme si Ie cauteleux mendiant les eut pro- jetés ainsi que des balies en ma chair, sem- blaientenclmssés dans les miens et me précé- (laient.Ilsm'opprimaient cominr drs plombs, ilscirculaienl dans mes organescommede di- li^ents et lounls mercures. Je les revoyais sous un aspect conjectural, tanlöt ell'rayauts et dilatés paria haiue, semblables a des feux de steamboats dans Ie brouillard, a des disques de voies.ferrées égarant dans la nuit deux trains Pun vers 1'autre, tantótamoufeux, fra- ternels, sublimes de renoncement, exaltés par la foi-en les eucharisties, comme les vi- sages des doux Christs courbalus des triviai- . res, ou timides et vacillants comme une lampe dans une chambre de moribond, comme les lanternes d'un corbillard apergues de loin dans un soirde neige. EiTcore une fois la voix se tit entendre. Comment as-tu pu méconnaitre la mort visi- ble eu ces yeux? Il n'y avait plus la qu'une expirante flamme de vie, en drs orbites par avance mangéesdes vers. Rappelle-toi,s'ilte reste quelque cultedesmorts.de pareilsyeux subis pendant les hagardes agonies, au cours fLA VIE SECRET K 101 des affres préliminaires du définitif évanouis- sement. Mon remords alors s'éveilla; leur affliction me transpergait; je me sentis consterné de leurs postulations inexaucées, de leur muet appel qui u'avait pas retenti en moi. Il se pourrait donc, pensai-je, que, par ma 1'aute, ^ et pour m'être porté tröp tard a sou se- cours après 1'avoir méprisé d'abqrd, eet homnic soit en perditioir.' Kh bien, il faut courir, il ue prut êtré eiteorc loiii. Je retro- cédai en me heurtant aux foules mercenaires que 1'heure dela fermeturedes usines répan-" dait par les voies, je fevins vers Le porche, j'explorai les ruelles a 1'entour, en vain. Je me résolus a questionner les voisins, j'inté- grai d'abjects débits, des cantines pouilleuses. C'ctaieiit de paüvres gens 1'arouches, habi- tuels commensaux de ces tables d'hóte de la misère, la morgue et 1'höpital, aux tètes ex- sangues et tirées comme celles des suppliciés en desbocauxd'alcool, aux échines déprimées et concassées ainsi que par des pilons. La dé- fianee reudit équivoques leurs réponses; ils - prétendirent ne pas savoir de qnel mendiant je Youlais parier. • 6. 1 1 \' 102 LA VIE SEGRÈTE Cependant 1'opiniatre image ne me quit- tait pas : ces yeux du Pauvre adhéraient aux miens comme des ventouses; ils m'évoquaient a présent des moignons sanglants, des pa- quets de viscères écrasés sous des roues de tramways, de liquides éclaboussuresrejaillies sar les murs. Ils remontaient du fond de mon ('tiv palis, a peine reconnaissables, comme effacés par lespleurs ou par Peau des rivières. Je m'elTorcai inutilement de m'étranger de la peripetie en récusant toute complicité dans Tissue de cette destinée. F.e Pauvre s'était incorporé; il vivait en moi comme mon cbanere; il m'accablait sous Tévidenee de la responsabililé qui m'attribnait une part dans ladéréliction sociale dont il monrait. Toi seul, me disais-jc, pouvaifl prolongcr ses jours au moins de quelques heures en allégöant la lin de sa détresse. Il t'eüt suffi d'un bon mouvement venu en son temps. Kt ]ieut-èlie eet homme a des enfants: }ieut-être il tenta BB suprème recours pour leur procurer une trêve légèïë aux agefliea quotidionnesi Pour échapper a ces obsessions, je jet ai dtisjnonnaies sur do dégoütants comptdirs, %LA VIE SECRÈTE 103 je m'intoxiquai de capsicons frelatés, de té- rébrants vitriols comme en boivent les gal- vats du port. Une clameur, montée du quai, subitement me jeta a la rue avec les patibu- laires clients de la taverne oü j'oubliais les yeux du Pauvre. C'était un noyé que des ma- riniers venaient de repêcher et qu'ils éten- daient sur la dalle. Les babits décelaient une pauvreté decente ; Ie visage, affreusement creusé, ravage par de durables privations, était celui d'un homme agé. M'étant appro-, ché comme les autres, je vis ceci: Ie flot avait passé sur les paupières sans les fermer ; les yeux continuaient a me regarder fixement, tres pales, tres lointains, infiniment affligés et pardonnants. J'écartai 1'affiuence et pre- nant dans mes mains la tête froide : « Oui, dis-je, ce sont bien la les yeux effa- cés par les pleursetpar 1'eau des rivières, les yeux qui m'ont persécuté. C'est bien la Ie Pauvre impérieux et doux dont la inain m'im- plora sous Ie porche... Va, déplorable vic- time de nos casuistiques humaines, emporte - Ie secret de tes douleurs, toi qui eus confiance dans Ie passant hasardeux et n'en recus que 1'indifférence ! 1 »1I W £■H LE SACRIFICE PATERNEL '1 (■^^flMHBK^ft^^ 1 ï l>' ' 2■I LE SACRIFICE PATERNEL A Gcorges Moreau. Enfant, ó fils puur qui jamais je n'aurai Ie nom de père et dunt la bouche continuera a m'appeler d'un aom banal, c'est en pen- sant a toi quej'écris ces lignes testamentai- res, et poürtant je me défends de fidée que tu pourras les lire uu jour. Après avoir ici laissé couler mes larmes, je déchirerai ces feuillets, personne ne les trouvera après moi. Ainsi 1'unique lumière qui eüt pu éclairer la douloureuse passiou de mes baisers te restera voilée. Je scellerai d'une unit plus profönde, de la nuit mêmede la Mort, Tom- 3 ® 108 LA. VIE SEGRÉTK bre a travers laquelleje ne demeurerai pour toi queje plus tendre des amis.et, si pres de ton coeur, 1'ème inconntfê d'Tm père. Un devoir sacré, d'ailleurs, «luit prévaloir sur Ie bonheur épouvanté que j'aurais a t'apparai- tre sous Ie noin qu'un autre usurpa et (lont la loi fatale du sacrifice me contraignit a me dépouiller. En sacrifiant cettê prérogative divine, conforme ;ï la nature, ce fut ma vïe menie que je sacrifiai a 1'inexorable desti- née. Celle qui te donna Ie jour a jamais res- tera sauvegardée dans tes respects. Quand Alixe se niaria. je lui étais fiancé par tous les vceüx d'un réciproque attache- mciii : nous avions échangé Les promesses qui lient bien mieux que Les signes exté- rieurs du mariage. Dn fond de nos vies «wierges et charmées, nous nous étions chas- tement donnés 1'un a l'autre. Aubes de 1'a- mourl matins adorables de 1'ètre oü, comme aux premières heures du monde, deux en- fants, venus par des cheinins opposés, s'a- percoivent avec la croyance émerveillée de s'être toujours connus I Elle fut pour moi 1'image réalisée de mes ardents rêves* deLA VIE SEGRÈTE 100 jeune hom-me je fus pour elle la source claire oü son ame délicieuse en se penchant cessa de s'ignorer. Dans nos families, on se faisait un jeu cruel de noiis laisser 1'es'pérance, a moins que ce ne .fut la simplement 1'effet d'un aveuglement qui ne voulut pas croire au danger quand .déja il n'était plus temps de Ie prévenir. Nous espérames mourir tous les deux Ie jour oü ses parents disposèrent de son cceur, oü fut brisée en nous la chère illusion de nous appartenir qui était deve- nue notre vie même. La mort a ce moment ne fut pas seulement dans nos ames; elle séjourna a nos lèvres. Nous concümes la pensee de nous affrarichir d'un pouvoir bar- bare en nous envolant vers une patrie éter- nelle oü rien ne put nous désunir. La main dans la main, comme des ombres légères et déja échappées a la douleur, nous allames vers les eaux de 1'étang qui, en un endroit profond du pare, reflétait la beauté solen- nelle des arbres. • Souvent, au temps de notre jeune mélan- colie, nous y avions effeuillé des roses, en 7 1 a 110 LA VIE SBCBÈTE uu jeu ttiste et puéril. Elle jetait un pétale, j'en jetais un a muil tuur et ensuite nous restions inquiets, ainsi qu'en un pressenti- ment, de les voir s'écarter aux sillages du vent, dans 1'aventure de cette étendue mo- bile. La vigilattce d'une vieille nourrice déjoua notre funèbre dessein; elle avertit les pa- rents et je restai a jamais privé de sa chère présence. Ce coeur trop filial alors sïmmula; Alixe se résigna a aceepter, des mains qui sur notre ainour avaient clos les portes de la vie, un époux plus riche que je ne l'étais moi-méme, ear ce fut la raison qui pour ja- mais nous sépara. Une ancienne et respectueuse amitié me liait a eet homme qui avait été 1'ami de mon père et qui déja touchait a la maturité de l'ajge. Ce nefut que longtemps après, quand je crus nus blessures fermées, que je consen- tis a revoir celle pour qui j'avais tant sout- fert. Sdii niari n'ignorait pas que nous aoua étions ainiés; peut-être ne vit-il dans eet amour qu'un eiitrainenient passager de la jeunesse. 11 1'eignit ne plus s'en souvenir et ftLA VIE SEORÈTE 111 m'appela Ie premier. Je fus étonné du grand calme qui, dans mes entretiens avec Alixe. succéda aux oragesoü tous deux uous avions manqué perdre la vie. Nous ne parlions pas du passé; uous n'évoquions que des souve- nirs qui semblaient saus rapport avec notre ancienne douleur. Ainsi les heures s'écou- laient charmantes et légères, comme après uue convaleseence, lorsque Ie mal n'est plus déja que 1'excitation délicieuse S jouir d'une vie fraiche et nouvelle. Si parfois uos paro- les, en remuant les ondes intérieures, étaient sur Ie point de nous faire reconnaitre 1'un de 1'aulre, uu silence nous délivrait. Nous semblions n'avoir parlé que de deux êtres qui nous ressemblaient et dont nous avions oublié les noms. Alixe n'avait pas connu la joie des mères; elle eüt été uue consolation pour sou cceur saus ainour, dans cette grande demeure oü elle avait 1'air d'une veuve. Après six ans de mariage. ilsrestaienl saus enfants ; etce regret, qui ajoutait une ombre aux mélanco- lies de sou beau visage saus que jamais elle me 1'eüt révélé, était pour sou mari Ie sujet '< i ^1 H2 LA. VIE SECRÈTE d'une tristesse d'autant plus vive que 1'es- poir avec 1'age se reculait. Des jours entiers ils demeuraient sans se parier; leur voix les eüt bien plus fait souffrir, comme si, après d'inutiles détours, il leur eüt fallu en ve- nir a 1'irrémédiable nécessité de se dire la seule chose qui les intéressat encore. Le Mot toujours refoulé, un soir qu'Alixe et moi nous nous promenions dans les jar- dins, décomprima cette ame douloureuse. Un bassin auquel une mythologie donnait un charme précieux et suranné décorait une perspective d'avenues rayonnant en étoile. Quand nous y arrivames, les dernières roses du couchant s'y reflétaient a 1'imitation des roses dont autrefois nous détachions los pé- tales pour les abandonner aux rides de 1'eau et, selon leurs parcours, en tirer des présa- ges. Une mème pensee aussitöt nous reporta vers le passé ; je lui pris les mains. Elle me serra dans ses bras et nous pleurions tous les deux, amollis d'une peine infinie. « Cette heure est triste et divine, me dit-elle enfin ; elle nous rappelle le bonheur que nous ,au- rions pu goüter ensemble. » Ses sanglots l'é-LA VIE SEGRÈTE H3 touflerent; je la recueillis sur ma poitrine au uoment oü d'un soufflé elle ajoutait: « Avec vous, Edmé, j'aurais été peut-être une mère fortunée. » Ce mot dangereux nous accabla délicieu- sement. Je me sentis dans Ie mème instant torture du plus affreux supplice et ravi aux joies les plus hautes. « Alixe, adorable Alixe ! m'écriai-je, je te suis donc resté fi- dele pour te savoir comme moi-même cons- tante a 1'impérissaDle souvenir ! Toutes mes douleurs sont en une telle parole consolées et rouvertest Après t'avoir crue perdue, je me retrouve auprès de toi malheureux et espérant comme si, en cessant de m'appar- tenir, ton cher amour me donnait encore des droits sur ta vie ! » Nos pas inconscients nous entrainèrent vers Ie pavillon oü, sous la fraicheur des arbres, elle aimait se recueil- l'ir pendant les longs jours de l'été. Nous ne savions pas que nous y étions entrés et drja. «lans un si absolu oubli du monde que nous-mèmes n'avions plus Ie sentiment de yivre eneore aux réalités, elle s'abandonnait ii mes baisers. 1 ïJMt*-* k 114 LA VIE SEGBETE Le réveil fut terrible ; Ie ciel un moment ouvert a nos soifs éperdues se referma plus inexorablement sur nous. « Fuis, Edmé, me dit-elle. Emporte avec raoii Ame le secret de ce soir coupable. Nous avons pour toujours perdu 1'innocence et la tranquillité. » Elle disparut par les allées et je vis eommencer 1'exil dans cette maison d'oü le bonheur, après la douleur, mebannissait. Je voyageai pendant prés de deux ans. Ce ne fat qu'a mon retour que j'appris qu'Alixe avait un fils ; sou age délicieusement nous eüt rap- pelé le vertige de notre unique baiser, si un tel souvenir nous eüt été possible. Toutes les joies, toutes les afflictions anterieures ne furent plus rien a eóté de celles que je res- sentis alors et qui nous séparaient do la pro* fondeur des liens nouveaux qu'une seconde avait créés entre nous. Nous fümes rejetés sur des bords opposés a une si grande dis- tance qu'elle m'en parut, dans \v mystère de sa maternité, inaccessible. On m'avait dit le nom de 1'enfant; elle ayait désiré qu'il int baptisé du nom qu'elle portait elle-même. Vn 1'appelant, en lui tendant mes bras pater- LA VIE SEGRÈTK H5 nels, c'était encore elle que j'appelais du fond de ma désolation ; leurs ames, a tra- vers cette musique pareille, demeuraient con- fondues avec la mienne. Je voulus me rapprocher de la demeure oü un autre bomme jouissait du bonheur qui m'appartenait, comme d'un trésor dérobé et sur lequel lui seul cependant gardait des droits légitimes. Pendant six mois je vécus dans la solitude d'uhhameau prochain, pres- que inconnu des Jaboureurs cbez qui j'ba- bitais. Je ne sortais qu'a la tombée du jour; j'errais une partie de la nuit autour des cló- tures du pare. Une lampe, jusqu'au matin, brülait dans 1'une des chambres ; ma vie res- tait suspendue :i la douce lucurqui rougissait la vitre et qui éclairait Ie sommeil de mon enfant. M. de lt. fut informé de la présence du mystérieux étrangër ; il voulut me con- naitre. Je vis une après-midi son cheval s'ar- rêter sur Ie seuil de 1'humble chaumière. Je cueillais dans Ie champ une gerbe de fleurs dont j'avais 1'habitude de décorer ma cbam- bre a la place oü, scellé de eire, un portrait qu'elle m'avait donné encore jeune fille, était 1 M 3 nÈS l I^M 116 LA VIE SEGRÈTE fixé au mur dans un pli de parchemin. Cet homme excellent m'apergut; il déscendit de cheval et me tendit joyeusement les bras. « Ingrat, me dit-il, qui s'obstine a manquer a notre joiel J'exige que pour réparer des torts que Ie temps a aggravés, vous m'accompa- gniez auprès d'Alixe et obteniez d'elle un 'pardon que, pour ma part, je ne suis que trop disposé a vous accorder. » La confiance de cet ami loyal me fit verser des larmes ; il les mit sur Ie compte de 1'é- motion qui lui mouillait aussi les yeux ; ce fut alors que pour la première fois je sentis la beauté impérieuse du sacrifice. « Eh bien, m'écriai-je, je vous accompagne. » Je revis Alixe ; ses cheveux légèrement s'argentaient d'une neige qui ne lui venait pas des ans. Elle m'accueillit avec une gravité que je ne • lui avais pas connue. A peine je pus trouver une parole ; elle me dit qu'elle avait toujours espéré mon retour et aucune rougeur ne monta a son front; elle sembla avoir oublié dans quelles circonstances nous nous étions quittes. Quand elle' me présenta son fils devant'S LA VIE SEGRÉTB A*7 M. de R., je demeurai sans voix : il avait la couleur de mes cheveux et de mes yeux. Je compris qu'elle avait eu Ie courage de men- tir au compagnon de sa vie, comme en ce moment elle me mentait a moi-même, de tou- tes les énergies froides de son ame. En res- pectant sa joie de se croire rcvivre en une lignée qu'il n'espérait plus, l'épouse s'était effacée devant la mère, auguste et haute, dans 1'oubli de tout ce qui n'était pas la trans- mission sacrée de la vie. Elle m'eüt enseigné è travers les souffrances de sa maternité la nécessité du sacriiice si je ne m'y étais déja -senLi résigné. Je redevins 1'höte de la maison : elle ne cessa pas de garder son secret avec une fer- meté tranquille ; peut-être a la longue son ainour pour moi s'était fondu dans eet autre amour plus grand qu'elle vouait a son fils, comme au brasier d'une flamme subtile et pure se consument les éléments terrestres. Jamais nous ne parlions d'Alix que pour ad- mirer sa force et sa grace ; je Ie vis grandir, fruit divin épanoui sur Ia tige de notre triste et l'urlif amour. Son regard étemisait pour 1>** I r' t 118 LA VIE SEGRÈTE moi la clarté adorable de la jeune lune qui, du fond de la nuit a jamais sacrée, vit nos transports. 11 me resta la douceur de Ie couvrir de mes larmes et de mes baisers quand sa mère me Ie confiait et qu'ensemble nous allions par les avenues oü deux ètres enlacés avaient pré- cédé ses pas légers. Plus tard, enfant, a 1'age oü 1'on descend en soi par les chemins du passé, peut-êtretut'étonnerasde la sensibilité maladive de ton vieil ami : nul signe ne t'a- vertira qu'en l'homme qui, d'une passion si ardente, te serrait dans ses bras, ton père vou- lut te demeurer inconnu. Ma vie dès ce temps fut accomplie : en per- dant celle qui un instant m'avait permis de 1'appeler du noni d'épouse, je perdis bien plus celui que mes lèvres amèrement s'inter- dirent d'appeler du cher nom filial. 1L'AMOIJR VAINQUEUR DE LA MORT 1 aI I E M K A Henri Duhem. L'AMOUR VAINQUEUR DE LA MORT f A partir de ce funèbre jour, nulles musi- que's ne chantèrent plus en mon ame. Mon amc devint Ie solitaire jardin oü, sous les gi- vres et les neiges d'un hiver éternel, a expiré Ie cantique des roses, oü les oiseaux, ces hautbois et ces violons d'un orchestre ailé, ont résigné 1'amour qui les fit musiciens. Je fermai sur moi les portes de mon ame — et son rêve qui m'égalait aux Dieux. Un crépusculaire paysage, un aride et crépuscu- laire paysage de roches et de ravines, après que se sont effeuillées les violettes du cou- r*"*v> B Ml I 122 LA VIE SEGRÈTE chant, un tel pavsage que seuls les loups de la désespérance Ie peuplent de leurs abois, limita les avenues par lesquelles son adora- ble fantóme s'en était allé. Oui, ce fut, aussitöt que, pour se muer en quelque siderale parcelle des galaxies,elle eut délaissé mes terrestres horizons, ce fut cette nuit, prometteuse des ténèbres absolues, qui drapa la maison de mon ame. Je fis de 1'at- tente de la mort ma compagne constante : elle habita Ie sépulcre vivant sur lequel, en me quittant, ma noble Vesta, — mon culte religieux, pour 1'assimiler aux candides prê- tresses gardiennes du feu inextinguible, lui avait donné ce nom, — laissa retomber la pierre sans résurrection. La mort coucha dans mes draps, la mort moula sur moi en plis de linceul les broca- telles et les soies de notre lit nuptial, la mort apposa ses immuables scellés sur les clave- cins dont les cordes, — elles s'étaient rom- pues avec les fibres de mon être, — prenaient du rythme de ses mains leurs musiques. Et plus jamais une main ne tourna Ie feuillet des cahiers inspires par son amour ;~jamais 'ri LA VIE SEGRÈTE 123 plus un feuillet ne s'ajouta au livre de ma vie; mom Time et ma vie demeurèrent ouvertes a la page sur laquelle s'était fixée la suprème lueur de ses yeux, a la page oü Ie geste de ses doigts d'agonie avait glissé Ie signet des irréparables adieux. En les harpes et les clavecins, oh! depuis, depuis! — comme en Ie bois creux des cer- cueils — taciturnement gisent les harmo- nies, git la mort de toute Harmonie. Ne me parlez plus de la gloire : ses myrtes verts, je les ai tressés sur la tombe de celle qui me fut plus cbère que la gloire et sans qui je n'aurais pas connu la gloire. Ne me parlez pas non plus des titres par quoi mon fol or- gueil, comme par des echelles, convoitait d'escalader, par dela les eaux léthifères et les naufrages des mers d'oubli, les murs escar- pés de la Cité de mémoire. Ils ne valent qu'a commémorer, en 1'ironie des lettres d'or, sur Ie gres de son sarcophage, la source a présent tarie, — les mamelies même de son grand amour pour moi I — d'oü jaillirent la sève et Ie sang de mon oeuvre. Ne fut-elle pas, en effet, 1'alme nourricière 1 >1 1I p II ' 1 l 124 LA VIE SKGRÈTE qui, au sacrifice de ses jours, en me donnant sa vie a téter, allaita ma soif d'héroïsme jus- qu'alors abreuvée d'insavoureux breuvages, et dans ma bouche amère, sur mes lèvres arides et salées, distilla les vertus de sa se- eourable et mystérieuse maternité? Elle mou- rut de 1'extraordinaire haleine de vie qu'elle m'insufflait par sa voix et ses baisers; elle mourut, — ce mot plus déchirant que les cymbales et les trompettes! — de 1'immola- tion de son être transsubstantié dans l'oeuvre qui nous fut commune. Ah! c'est une af- freuse histoire et quels hommes, en cc temps d'incrédulité diabolique, y pourraient ajouter foi? Elle était morte avant de trépasser pour Ie tombeau : son essence divine, comme une lumière dans une lanterne aux verres brisés, m'illusionnait encore que déja les couleurs de la vie s'étaient retirées d'elle et qu'elle n'était plusqu'un spectrequi, par un miracle d'amour, m'illusionnait de 1'espérer présente. Cette chose arriva vers Ie temps, — il faut se violenter, mon ame, il faut descendre en ce puits de douleur, il faut jusqu'au bout iii- tégrer ces catacombes de la douleur, — oüLA VIE SEGRÈTE 125 j'achevais de transférer dans les suggestions de mon art Hamlet, ce drame étrange et ter- rifiant. Reclus en la solitUde d'une forêt oü les exclusifs sortilègesde lafée Musique nous décevaient comme d'une autre Brocéliande, — la un introublé silence nous laissait vi- vre de la vie même de nos pensers, — ma Vesta et moi oubliions les heures, (mais elles ne nous oubliaient pas,) a battre en tous sens cette autre forêt, - et ses labyrinthes, ses inextricables fourrés de ronces cruelles et de vénéneuses floraisons si grisantes, - cette forêt oü erre la songerie d'Hamlet et que tra- verse, de son pas somnambule, la pallide Ophélia. Tout autre souci relégué, nous avions fini par être nous-mêmes les prisonniers du mys- tère qui enclót leurs ames inquiètes et tendres, cauteleuse's aussi. Elle nous tenait, 1'insidieuse et noire forêt, par les mêmes lianes qui se nouaient aux pieds du fil£ de Danemark marchant en ses sentiers de con- jectures. Des bouches au bout des branches, avec des sourires et des grimaces, nous pro- posaient Ie baise'r et la mort. Un tiède vent 1 M ë\ |I I f. b 126 LA VIE SKGRÉTE de démence et de rêve jusqu'a. nous montait des précipices et nous apportait 1'odeur des fosses fraichement ouvertesdans Ie cimetière. Ah! il y avait surtout, aux vides orbites d'un crane, d'un crane comme celui du pauvre Yorick, une rouge rosé d'amour, une rosé saignante ainsi qu'un coeur, et qui nous sup- pliciait de vertigineuses pestilences. L'Ënigme, un doigt sur la boucbe, gardail toutes les issues de cette forêt enchantée oü rödaient des spectres solennels, oü des arcs- en-ciel de papillons fr'éployaient sur des ma- ros de sang, oü des hyènes et des basilics et des agneaux passaient dans 1'ombre violette avec des visages humains. Cent fois, dans les angoisses et les volup- tés de ce dranie plein d'hymnes et d'agoiiies, heurtant la mort qui s'y pavane, une fleur aux dents, nuptiale et criminelle, je crus expirer. L'ame vaillante de ma Vesta, avec des paroles d'espoir et de réconfort, me re- levait sur les pentes oü je défaillais, m'ar- rachait aux augurales épouvantes qui vers les tertres, — ce présage eüt du térébrer mes aveugles yeuxt — requéraient mon *w^ ^WV^~'4 L\ VJE SEGRÈTE 12~ es).iii incqnsciemment prophétique. En ce ténébreux puits oü Ie suprème artiste pen- ene Ie hagard visage de son Hamlet, j'en étais venu a ne plus considérer que ma pro- pre ressemblance. Ce louche miroir tenait mon image captive et m'enjoignait, si je vou- lais la lui dérober, de plonger jusqu'en ses profondèurs de folie et de perdition. Mais toujours l'.Vmie fidele arrivait laver de mes yeux 1'obsédante vision; toujours elle fut la Madeleine qui sur mes lèvres s.-ms salive ex- prima it 1'éponge et guérissait mon mal sous la caresse et la pitié de ses cheveux amou- reus. Jusqu'a 1'évanouissement des étoiles dans Ie matin, les flambeaux allumés sur ma table éclairaient Ie penchement de son corps char- mante mon épaule. La nuit, — et ses flam- bois d'astres comme des veilleuses en les alcóves de 1'universel sommeil, — ne se dé- ooncaient a notre veille attardée que par 1'ame mourante des roses exhalée des jar- dins. Elles expiraient en parfums autour de nous qui exhalions dans les musiques les spirituels aromes de nos ames jumelles. 1 3 rii e 128 LA. VIE SEGRÈTE Il semblait qu'elle eüt Ie don de lire der- rière la paroi de mon cerveau, tant sa voix et ses mains sur les claviers étaient subtiles a dessiner en formes sensibles Ie rêve encore confus qui se débrouillait en moi. Depuis Ie dernier printemps, elle n'avait pas cessé un instant d'assumer les joies et les peines de mon opiniatre genese; elle évo- luait dans 1'atmosphère de 1'ccuvre comme si elle en eüt été une des parts vives, comme si, par 1'esprit, elle avait voulu s'approprier les effrois et les douleurs du Drame, comme si une des essentielies figures de ce Drame 1'eüt matériellement investie. Et ne fut-elle pas pour moi cette atmosphère mème, une atmos- phère de songe et de réalité oü ses surna- turels regards me versaient les fluïdes ma- gnétiques par qui je devenais moi-même 1'équivöque et anxieux Hamlet:' Oui, elle avait cessé de vivre de la vie ter- restre pour s'absorber dans Ie mensonge de cette vie ideale et n'être plus qu'un pur Es- prit mêlé aux illusions d'un monde imagi- naire. Les yeux révulsés vers les images intérieures, je ne m'apercevais pas que sa 1 LA VIE SECRÈTE 129 santé s'était altérée : il fUlut qu'une crise terrible dessillat mon orgueilleuse cecite pour qu-a la fin 1'évidence d'un irréparable changement survenu en elle m'atterrat. Aux lueurs de 1'aube, comme après une nuit plus obsédée que les autres, - 6'était alors que la douce fille de Polonius s'en allait vers les saules, - je la portais a son lit, ma Vesta soupira longuement et ferma les yeux. Je crus que, terrassée par de surhumaines emo- tions, elle s'était mise a dormir et m'étendis sur une chaise longue a son chevet, de peur de réveiller. Mais la journée se passa sans qu'elle ouvrft les paupières; un souffie im- perceptible agitait sa gorge, et vers la nuit, son cceur tout a fait ccssa do battre. Alors jecriai après nos serviteurs; une angoisse mortelle charriait des glacons dans mon ' sang; je fis appeler 1'unique médecin de cette contrée de montagnes et de forêts. Il n'arnva qu'au petit jour, car les routes étaient pleines .ivnc.nbrcs, et pendant tout un jour et une nuit demeura installé prés du lit ou, toute Manche, sans haleine, la chair tétanique et déja sépulcrale, gisait ma bien-aimée. i 8 b 130 LA VIE SECRÈTE Ce ne fut qu'au matin du troisième jour que Ie sens enfin réintégra la demeure ex- quise de spn corps. Au soleil levant, dans Ie parfum des fieurs, sa bouche se détendit, les orbes froidis desesyeux se réchauffèrent d'un regard, comme après les humides téuèLres jaillit des nuées grises Ie clair regard du jour. — Ah! me dit-elle en m'offrant sa lèvre, je ne voulais pas mourir. .)<■ te reviens de la rive adverse oü déja l'Ange noir m'avait por- tee sur ses ailes. Va, dissipe toute tristesse : c'esl bien une vivante encore que les baisers caressent en moi. Nulles paroles ne peuvent exprimer les ivresses de cette résurrection : j'aurais voulu 1'eniporter loin de la maison désormais at- tristée pour moi par Ie simulacre de la mort, lasnustraireauxnocifssortilègrsqui l'avaient conduite aux portes du tombeau. Mais en vaiu je L'exbortai : elle m'opppsa, avec la plusvive exaltation, qu.'elle ne pouvait plus renoncer aux délices de 1'initiation spirituelle a laquelle je 1'avais vouée. — Aclievons ensemble ce drame de mortLA VIE SEGRÉTB 131 et de vie : il m'esl a présent d'autant plus cher que j'ai vu s'éclairer m§s horizons des immobiles lumièrcs du Soleil de minuit. Etre ou n'être pas, rêvèr peut-êtrel Après Ie souge de la vie, c'est encore un songe que mourir, un songe d'étoiles en étoiles a tra- vers 1'infini des firmamentsj Sous lés flambeaux de nouveau s'attarda notre pensif compagnonnage. Elle avait garde du frólement de la mort une grande paleur et des gestes comme évanouis encore SOUS la rigide attitude du trépas, des gestes desquels la chair semblait s'être détachée — ah! plus tard, plus tard. seulement je m'en rendis compte — et qui battaient d'une pal- pilation d'aile blessée. .Mais, a mesure que les catastrophes accumulées mms achemi- naïent a l'issue de la tragédie, sa chère en- veloppe s'immatérialisait jusqu'a ne plus laisser paraitre sur sou visage que comme Ie dessin visible d'une ame. Un soufflé vacil- lant, la tlainnie tremblante d'une lampe der- rière une pand d'opale, un ga/, sulitil épandü par 1'air, Ie tardil' émoi d'une agonie solaire dans les soirs et peut-être aussi la fin d'un 1 aM 132 LA. VIE SECRÈTE songe en attendant qu'un autre commence, ainsi s'évoquait dans les finals crépuscules de 1'oeuvre a son terme Ie fragile fantöme, — ah! si languide, si loin déja de la viel - que jusqu'au dernier moment, jusqu'au mo- ment oü je laissai tomber la plume, elle ne cessa d'incliner vers moi. Et, enfin, il arriva, ce moment terrible. Des gouifres du temps elle se leva, 1'hèure effrayante oü Ie spasme suprème de ces musiques désolées - écla- tez, mes sanglotst résonnez, cistres de ma douleur! - délia du mème coup 1'ame que, volontairement, elle avait retenue prison- nière derrière res barreaux de sa vie, quand déja la mort sur elle avait tiré les verrous. A peine ses mains eurent-elles répercuté sur 1'orgue la clameur lamentable oü expiraient les héros, que je la vis pencher Ie front et m'appeler des yeux. Son aimable corps entre mes bras ne pesait non plus qu'une tige frêle au bout de laquelle se meurt 1'ame d'une rosr. - Ecoute, me dit-elle dans un soufflé — un extraordinaire sourire fleurissait sa bouche 1LA VIE SEGRÈTE 133 comme 1'ame mourante d'une rosé, - j'étais morte déja quand je te suis revenue; mon esprit seul persistait a te demeurer présent. Par 1'intensité d'une volonté sans détente, je 1'ai contraint - eet esprit - a éluder la loi de 1'inexorable destruction. L'homme ne cède aux anges, - rappelle-toi cette étrange pa- role> _ et ne se rend entièrement a la mort que par 1'infirmité de sa pauvre volonté. La mienne, a force d'amour, sut reculer les délais après lesquels ma pensee eüt suivi dans la tombe ma forme décomposée. Mon ame continua de vivre auprès de toi quand déja son habitacle n'était plus qu'une masure ruinée aux seuils clos par la mort. Mainte- nant que 1'CEuvre, pour lequel elle s'est perpétuée jusqu'a cette limite du temps, a pris fin, adieu! Ainsi elle me paria, rhicomparable épouse a laquelle, poür d'éternels regrets, je survis. Puis son soufflé passa dans Ie frémissement de ses lèvres;et depuis, les yeux tournés vers les célestes Hyades, je vals cherchant 1'é- toile la plus brillante, avec la pensee que son essence immortelle y réside. Ah! qui donc, 3 ü134 LA VIE SECRÈTB connaissaiit ces choses telles que je les dis, oserait encore me parier de gloire? Mon ame est une pauvre viole morte aux musiques. LESUCCUBE *«^> I M LE SUCCUBE A Armand Silvestre. Dans la loge, avec un cassement du buste, penchée dans Ie mouvement rapide d'égali- ser sous elle les plis de sa' robe, la Dame s'assit. Nul éclat lumineux de la chair, dans 1'entour de décolletages dont s'éblouissaient la pourprè et 1'or des loges voisines, n'ir- radia de son apparition sous Ie ruisselle- ïiniit des clartés électriques. Un noeud de salin noir lui eeignait Ie col et joignait la sévère fermeture d'un corsage modelant les élégances longues de sa taille. Avec ses ganls noirs tirés jusqu'au-dessus du coude et Ie fusèlement de son corps mince sous 8. VI I m riJ/^ 138 LA VIK SEGRKTE Ie noir uni des soies, elle sembla dégager Ie frisson d'un Whistier surgi aux illusions de cette atmosphère de théatre, dans 1'air fac- tice et peint. Un étrange visage morbide, aux lèvres minces et ardentes, dans une paleur de chair encore exagérée par les froides et vertes in- candescences, futcause de 1'émoi qui soudain fit converger vers sa présence 1'unanimejeu des lorgnettes. Drs bandeaux plats, d'un or roux, découpaient Ie front impérieux et haut et ensuite ourlaient la ma Uu' des joues, comme épuisées de sang. D'abord elle n'eut que ces gestes légers et déliés «lont les femmes, au théatre, simulent un prestige animé d'orchidées et concer- tent Ie soin délicat d'apparaitre en beauté. Encore semblait-elle Indifférente au fré- misscment de la salie. Urte de ses mains hientót se posa sur lc hourrelet de velours; l'autre agita les plumes noires d'un éventail comme la palpitation d'une aile de grand oi- seau, et droite, les épaules immobiles, sans une ondulation vers 1'énigmatiquepersonnage aux traits durs et aux chevetix trop noirs qui—" LA VIE SECRÉTE 139 1'accompagnait et parfois se penchait a son oreille, elle demeurait tournee vers 1'orches- tre dont la rumeur, comme un bocage au le- ver du jour, déchainait, sur un dessin confus d'accords, des thèmes épars oü déja s'an- nongait la spiendeur profonde de 1'ceuvre. Je ne sais quelle force merveilleuse me fit tout a coup désirer voir la nuance de son regard, car, place aux derniers rangs des fauteuils, je n'avais encore apereu qu'un segment de ce troublant visage. Il me fallut déranger une file de spectateurs dont la mauvaise grüce a peine condescendit a me livrer passage; mais je n'y pris garde, attiré par une fascination extraordinaire. En me coulant ensuite avec methode dans la travee Ie long des loges, je pus me rapprocher as- sez pour n'avoir plus qu'a lever la tête et m'atlester la perversité satanique dont s'har- monisaient, chez cette femme d'une beauté fulgurante a force de laideur, les yeux et toute la personne. Avec des battements lourds, ils palpitaient lentement aux clartés des lampes. Leur re- gard dardait une vie cruelle, des effluves 1 4 m HlI 14(1 LA VIE SEGRKTE fiévreux et rouges, d'une ardeur physique presque animale. Un trouble violent aussi- töt m'envabit sans qu'il me fut possible du m'en notifler la cause; j'eus Ie pressenti- ment que cette inconnue qui excitait les curiosités banales de la salie avait été asso- ciée a ma vie pendant un passage qui me restait encore obscur. Du moins, ce fut la sensation qui, dès ce moment, régit toutes mes pensees et m'absorba si plénièrement que je ne me certifiai pas tout de suite Ie prodige qui au frivole et léger bourdonne- ment des voix, comme par Ie charme d'une incantation, depuis un instant substituait les subtiles et magnétiques ondes du plus merveilleux torrent d'amour et de douleur qu'ait épandu Ie génie de la musique. C'était Ie prélude de Tristan, et j'avais tra- verse toute la Bohème pourvenir, encethéa- tre d'une résidence royale, goüterles enchan- tements de ce soir voluptueux et souiïrant. Puis la scène se découvrit : la mer entière ondula aux rythmes de 1'orchestre et du ber- cement de ses houles cadenca Ie chant desLA. VIE SEGRftTE 141 matelots, tandis que d'une plainte infinie déja se lamentait 1'ame asservie aux amou- rcux sortilèges que, seule, 1'inévitable mort devait déHer. J'avais regagné ma place, tnsoucieux des murmures que soulevait mon agitation inso- lite, et maintenant concentrais mes esprits dans Ie délice et 1'effroi de me sentir moi- même mêlé a ce drame vertigineux-. Il sem- bla que la Dame étrange, comme uu fan- tómené d'un prestige, se fut résorbée en 1'i- déale région «les présages óü, par avance, s'accomplissait Ie merveilleux destin des amants. Mais a peine 1'acte fut fini, Ie charme du même coup scrompit:le pouvoir mystérieux qui m'avait faitquitter ma place ramena ma vue vers celle qui un instaat m'évpqua ane date et sur soi referma les portes de ma mé- moire. Peut-être des vibrations se communi- quèrent et lui transmirent Tefflux nerveux qui chargeait mes prunelles. Elle sortit de 1'immobilité et parut s'agi- ter subitement en divers sens, comme si elle eüt cberchéquelqu'un dans la salie. J'obser- ril i 142 LA VIE SECRÉTE vai que ses paupières se mouyaient précipi- tamment; elle semblait échapper au sommeil intérieur et résister a 1'empire d'une force qui demeurait encore secrète pour elle. Un peu de temps ses regards vaguèrent, puis se rapprochèrent, et, enfin, toute dis- tance cessa; nos yeux convergèrent en des cercles magnétiques oü nos Ames déja se reconnaissaient et a la fois nous deméuraient inconnues. Il fut évident pour moi qu'elle s'efforcait de renouer Ie lien brisé dont un des bouts flottait dans mon souvenir et qui, en un temps encore ignoré de notre vie, nous avait conjoints. Mon angoisse avait redoublé: il me sem- bla qu'une frêle cloison seule nous aliénait 1'un de 1'autre, Ie brouillard léger d'une vi- tre [ternie. J'étais sur Ie point de me la mé- morer avec certitude et, en même temps, je craignais de voir s'effacer la diaphane res- semblance avec une image diffuse et qui cependant ne s'en allait pas. Je ne pris plus qu'une attention distraite au cantique des extases amoureuses, car, en- core une fois, la sublime musique se faisait 1 LA VIE SECRÈÏE 143 entendre: o'était a présent Ie dangereux en- chantement de cette nuit de la forêt oü les nobles amants,ivres d'immolat'ion, élevaient sous les étoiles, comme uu spasme, la lon- gue et ineffable modulation de leurs ames entrainées de 1'amour a la mort. Elle-même était restée frissonnante comme d'une 1'abu- leuse rencontre après des lapsobsCurs.Je ne crus pas uu moment que nous pussions être, cette femme et moi, Ie jouet de simples et déroutantes coïncidences. Nos ames plutöt semblèrent avoir été appelées rum' vers l'autre du fond de la vie. Venues par des cbemins différents ainsi qü'a un anniver- saire, elles se regardaient a travers une molle nuit comme des bords opposés d'un fleuve. O! pensais-je, en quels lieux, en quelles fian- cailles délicieuses et funèbres, dis moi, spec- tre obsédant et paradoxal, nos destinées fu- rent-elles si étroitement confóndues que, sans tput a fait nous apparaitre, il nous en reste encore Ie goütdes baisers et de la mort? Car, a mesure, dans la nuit même de l'événement, s'avérait pi»ur moi un rapport de choses tra- giques et voluptueuses. Un sens lucide m'a- 'i i m iï l'J 144 LA VIE SECRÈTE. vertissait que la douleur et 1'amour nous avaient autrefois unis, ombres asservies aun occulte et redoutable dessein. L'immense palpitation tranquille des feuil- lages se brisa dans un tumulte armé; les épées furent lirées; 1'ame de Tristan se voila d'agonie, et moi-même, j'-étais emporté dans un orage. Quand de nouveau je'regardai la Dame, la suprème peripetie accomplie, je vis que ses yeux, en se retournant vers les miens, exprimaient une soufïrance egale a la plainte des instruments et des voix dans cette symphonie des afflictions. Il me parut aussi qtt'ils me suppliaient de mettre fin a des doutes plus torturants que toutes les certitudes.Et, encore une fois, les apparenees se reculèrent : je lus prés de rrre convaincre qu'un phantasme s'était joué de ma crédulité. Mais non, pensai-je aussitöt, ca n'est pas un leurre, car comment se pour- rait-il qu'elle eut ressenti les elïets d'une il- lusion en laquelle seul j'aurais été induit ? Nul doute : en croyant nous reconnaitre, nous nous sommes souvenus tous les deus qu'au moins un jour ouune bebre, nouscessa-'4 LA VIE SECRÉTK 145 mes d'être 1'un pour 1'autre des inconnus : mais en quelle vie, si celle-ci ne suffit pas a éclaircir cc mystère? Sa paleur encore accrue, ses prunelles éteintes, l'indicible tourment (ImiL s'altérèrent ses traits me lirent craindre qu'elle ne touehat a la mort qui déja louchait Yscllll. Sentant bien qu'elle souffrait a. cause de mui, j'cssayai dedétournerles yeux; mais ils retombèrent bientót smis ['empire de L'hal- lucination qui m'ensorcelait, el, derechef Ie faible rideau qui séparait aos ames redevint transparent comme si enfin nous allions nous apercevoir dans la vérité du souvenir. Mais l'orchestre préluda, l'ingénu et nostalgique chalumeau s'éleva des bords de la mer, et Tristan, sur son lit de douleur, appelait celle qui tout a coup apparut et fut pour lui 1'a- mour et la mort. Une aimantation simultanée en ce mo- mentorienta 1'un vers 1'autre nos regards. Je ne puis encore définir 1'expression ironique et cruelle que je crus lire en les siens : ils décelèrent la délivrance el la victoire. A moins, me dis-je, qu'ils ne raillent Ie pauvre 1 3 IIk < t 146 LA VIE SECRÈTE rêveur hypnptisé par leurs sortilèges. Et ce- pendant. ce sont bien cesyeux ténébreux et phospborés qui, déja la-bas, se fixèrent une première 1'ois sur moi et me brülèrent les os. A peine cette idéé me fut venue, les eontin- gences s'effacèrent, Ie fait se restitua tangi- ble etimmédiat. C'était la fin d'ufte maladie oü mes jours avaient été en danger. Au lit, pendant la nuit, une créature merveilleusé, un être de chair et de san-, au visage si pale que la décomposition sabtile semblait déja Ie pourrir, me viwitait. Elle était rousse et nue, et portait autour du cou un collier de satin noir. Cette vierge dévorante pénélra donc sous mes draps et me mordit la bouche d'un si effrayant baiser que mon sang aus- sitöt fusa d'un large jet. Nos corps aussitót se convulsèrent ; Ie mien, dans mon effort pour lui écbapper, se tordait comme un or- vet blessé; et a la fin je eessai de repousser ses mortelles lèvres altérées. Tandis qu'a petits COUpS elle conlinuait de laper ma substance rouge, moi-même je buvais la vie a son COU, sous Ie ruliau noir, ainsi qu'a une fontaine. Je ne pourrais dire siLA YIK SEGBÉTB 1*7 je veillais ou si jótais endormi, non plus que! temps dura ce supplice adorable. Ma mère, entrant au matin dans ma chambre, me trouva a demi expiré èt baignant dans mon san-. Nulle porte ne sfétait ouverte pendant la nuit ; nous vivions seuls avec une vieille servante dans cette maison. Pour- tant ee ne fut pas un rève : stryge ou suc- eube, mais snbstance incorporée, je ne dou- tai pas d'avoir goüté, a travers les vertiges et Les afires, un délice qui confina a la mort. Et.voiei que la goule soudain m'apparais- sait en la Dame aux bandeaux verméils, avec les mêmes yeux qui me brülèrent comme des ventouses, avec la nième bouche aux courfes lèvres de sangsué. Une mince üssure cicatrisée lignait sou cou sous Ie ra- ban de satin noir; ma bouche avait garde Ir gout de sou sang, et elle avait eet air nors de la vie dont s'offrit ;ï moi 1'homicide amour, soil qu'elle tui morte un pen sous ses appa- rences de vivantè ou que son ame vécut loin d'elle d'une vie errante et solitaire. C/est la un elfrayant mystère que seulement expli- I a*s%^ a 148 LA VIE SEGRÈTE queraient la déportatioil de nos amesen de- liors de nous et leurs attirances 1'une vers 1'autre, dans les régions du sommeil et de l'hypnose. Cependant, sur la scène, les fiancailles d'amour et de mort s'étaient acconiplies. La grande plainte un instant encore traina, et ensuite les lainpes furent baissées; je me précipitai versies issues. Mais la Dame aux bandeaax rouges. comme un léger fantome, comme Ie vampire qu'elle était, sembla s'ê- tre dissous dans l'air de la rue. ï M 1 a LE SAINT LAPIDÉ j LE SAINT LAPIDÉ A Charles Coltct. L.horlogedelamaisontintauneheure avant ,,, jour. Le vieux Pé, au sommeil léger, dé- raiditsesvieuxoset,s'euallantverslaporte, criaaprèsrhommeetlafemBae.Celle-ciétai1i sa fille; ensemble avec sou mari, ils appro- chaient de la septantaine, s'étant épousés surle tard,après des ans de labeur et de fa- mine, eomme dés bêtes do la terre. Lt» ta- lons de la femme, aussitót, rapèrent lanuvt; t-homme^ tatons, piétina d'un pas lourd de boeut' au labour, et, tout en se vêtant, cba- CUndisaitlesprières.Maisleurcbétivegéni- Ik I t !52 LA VIE SEGRÉTE turesoudain s'agita; Lis u'ayaient osé mcore la réveiller, la chérissant comme une petite idole. C'était une fille; il y avait deux ans qu'elle leur était venue, toute nouée, issue de leur maturité misérable. Comme, chaque jour, ils craignaient la perdre en drs conviïl- sions, ils avaient résolu de pèleriner ce ma- tin-la vers un lieu miraculeux dédié a sainl Corneille. L'hommeassit l'avortonne en ses pauines rugueuses, la femme ceignit Ie bis- sac bombé de chanteaux de pain, Ie vieux Pé prit sou béton, un chêneau qui lui allait au menton. Et, avant garni 1'auge de leur truie, ils fermèrent 1'huis et, ensuite, che- minèrent par les sentiers, dans Ie frisson froid avant-coureur de l'aube. Tous trois marchaient déchaux, vêtus de dimanche, les hommes en sarrau et tête nue, et celui-ci ou celui-la, è voix haute, égrenait les versets du rosaire; les deux autres, en mussitant, d'un léger bredouillement labial 1'accompagnaient; puis a l'unisson, après chaque chapelet, tombait Vamen, régulier comme une minute d'éternité, comme une pelletéede terre dans les fosses, et, de nou- veau, ils recommencaient.LA VIE SEGRÈTB 153 Au bout du village, uu coq chanta, tous les coqs bientót après s'égosillèrent, et déjè, la-haut, dansujie paleur de jour, Ie coq sym- bolique, 1'oiseau de saint Pierre, h la pointe du clocher, semblait tl'or. Des portes grincè- reut: ils apergurent se mouvoir par les sen- tes, devant les fermes, des formes grises, et toutes desceudaieut vers la route qu'eux- mêmes suivaieut. Un peu de brouillard noc- turne s'effumait des terreaux comme l'encens des messes matinales, et, néanmoins, ils distinguaient drs visages d'enfants tristes, dodelinant dans Ie girou des femmes. Car c'était jour de pèlerinage général pour la contrée : toutes les afflictions s'en allaient vers Ie divin guérisseur, et une foule, main- tenant, derrière eux remplissait Ie matin. Alors ils élargirent leurs enjambées pour être les premiers, selon la croyance que la frafcheur des miséricordes s'use avecle nom- l)re des intercesseurs. Et, quelquefois, 1'uu ou 1'autre retouruait la tête afin de conser- \ er les distances. Drs roses, 'lans lapalpitation clairedu ciel, s'égalèrenl a celles de leur ferveur, au fond 9. I I i I ü 154 LA VIE SECRÉTE de leurs coeurs simples. Il floconna nn duvet Léger de nues comme les plis aimables de la tunique de 1'enfant Jésus dans 1'église, et Ie silence des ten-es fut rompu. Ils avatênt Ie visage religieux des bergers s'en allant vers 1'Etoile; leurs plantaires foulaient la pous- sière ou fafsaient s'ébouler les cailloux. Vers l'orient Ie cliemin, joaillé de soleil, eut 1'air de se perdre en Dien. Et aucun des trois ne cessait de prier; ils marchaient du large pas des hommes levés a 1'aube. des ages et pè- lérinant par lessiècles. Ils semblaient mar- cher ainsi depuis que la douleur était née chez les races. Enfin, ils entrèrent en forêt; une laie étroite sinuait a travers les taillis, herbue, feuillue, d'un sillage de procession; ils s'y coulèrent a la file, et Ie Pé allait devant, frappant Ie sol de son baton, qu'il tenait par Ie milieu, les yeux bas, courbé sous les ans. Des verrières s'allumèrent dans les arbres, des rosacés immenses, ocellées de pourpre et d'or, magnifiques comme des queues de paon, et tous les merles sifflaient, d'beureux lorióts égoutfaient uu rire clair et mouillé. '4 f LA VIE SECRÉTE I55 Eux seuls, dans les ondes de la vie, étaient saus joie, terreux el haves, portant en eux leur cimetière, et, comme la chaleur montait, partnis Leur salive, a forcede prier, tarissait, et ils étaient obligés de donner des coups de yoïx rauques comme des abois. Cependant tous trois continuaient de prier: les paroles tombaient de leur boüche en terre, loui- des comme uri san- noir, et lePé, devant, tirait son baton, avec Ie bruit d'os de ses membres a bout desynovie; 1'homme, la femme, a la suite, alternaient Ie faix de 1'en- fant. Soudain, ils entehdirent vagir les pe- tits enfants malades dans Ie bois : c'était une plainte aigre et grêle et prolongée comme un orgue au loin pendant ui. soif d'orage, comme Ie mïaulement de jeunes chats pa- tiennnent tortures. Alorsils'craignirent que les autres mères les eussent dépassés. De nouveau, ils précipitèrent Ie pas; Ie vieux Pé un peu de tenips courut en s'appuyant des deux mains a son arbre, plié sur ses jarrets, ses viscères, au creux de son buste, sonnant commeuntambour.L'hommeetla femme a ses talons soufflaient. Leur Pater et leur Ave i ïf 1 Jfi 156 LA VIE SEGRÈTE grelottaiênt a travers leurs hoquets d'an- goisse et de flèvre. Bientót, ils furent las et s'arrétèrent; mais, encore une fois, des en- fants eriaient dans Ie huis, lous les enfants malades, et ils désespérèrent presque d'arri- ver encore les premiers. La forêt cessa; ils longèrenï drs champs de seigle, uu village,desétangs, et Ie soleil, déja [haüt dans les airs mis. ricochait a leur cuir sec, grêlail en leurs nuques ligneuses comme drs chevrotines. Ds ualetaient, ma- chant de la braise en feu et des prières en- tre leurs dents, sans songer a Ia faim, habi- tués aux longs jeunes. II y avait, cinq heures que, d'une haleine, ils marchai snt, relancés par l'espoir ei la mort. \ la fin, une colline se dressa; ils entendirent venir, par dela, Ie bourdonnement des cloches, elles s'en- flaient comme des gongs; elles semblaient agiter d'énormes vans mystérieux. En se haussant, ils purenl voir la pointe des cloehers: puis Ja ville propitiatrice leur apparut tout entière, et ils desegndirent en courant Ie versaal qui dévalait vers les por- tes, car, encore une fois, les petits enfants& LA VIE SECRÈTE 157 malades s'étaient remis a crier dans la cam- pagne. Dans uu angle des remparts, une sculpture vénérable s'érigea: c'était 1'une des innom- brables statues miraculeuses qui, en cel te cité, piscine des graces célestes, attiraient des concours de peuple. Mais, déja,des pier- res en tous sens rayonnéesattestaient Ie pas- sage de pèlerins plus matinaux et leur firent redouter I'épuisement des miséricordes. lis cherchèrent plus loin. Les pfières leur tom- baient en lambeaux des tèvres, comme bec- quetées par les corbeaux, et leur enfant, entendant crier les autres enfants, a présent criait avec eux, d'unmiaulementaigu de pe- tit chat torture. Leur pas sönnait sur lesdal- Les, comme une foulele long des galets de la mer. l'n grand saint de buis, comme ils lon- geaient Ie mur d'un cimetière, doucement inclina la tête et leur ouvrit les bias. Il avait souffert d'ancièns etmultipliés sévices, Ie visage troué comme une écumoire, Ie nez et les oreillesen plaies, el deux petites pier- res seulement, au bas du socle, paraissaient avoir été jetées récemment.Ils désespérèrent L Mf I 158 LA VIE SRCRÈTE de trouver une image moins visitée, et, a leur tour,s'étant places a une petite distance, ils tiraient de leurs poches des cailloux ef- filés et les jetaient vers Ie bienbeureux, avec humilité et douceur, de toutes leurs forces. Surtout, ils visaient les parties charnues de la tète. Le buis, a chaque coup, vibrait, re- mué d'une vie intérieuTe, profonde. Et, en- suite, ils appelèrent le saint a grandes voix colères, criant qu'üs ue le laisséraient pas se rendormir aux délices du Paradis avant qu il ne les eüt «xaucés. Mais leur provision de pierres s'épnisa: ils tombèrent a genoux et se lamentèrent, raidis dans leur foi barbare.— f p I lul il L'AME DES FOULES £ A 'Willem Delsaux. J'étais venu, en cette après-midi de diman- che, jnsqu'aux rives du Qeuve. l'n air léger, ventilé d'aromes, m'apportait la musique des orgues jouant sous les tonnelles. La tour- noyaient des robes roses, des yeux de clair été, la joie des petites nymphes venues de la ville. De l'accord des esprits et dü paysage naissait la sympathie. Un effluve de sociabi- lité Qottait dans 1'heure verineille. Et même Ie pauvre, autour des tables moiréesde 1'om- bredes feuilles, dans 1'odeur des vins et des 1 « I SI !Ö2 LA VIE SECRÈTE nourritures, recueillait les miettes de ce faste champêtre. Sous Ie flot tiède silla, pour mon plaisir solitaire, volontairement écarté des ris trop bruyants, Ie fin argent des ablettes. Des rides d'or, autour de leur passage, agi- taient 1'image reflétée du ciel et en longs frissons mouraiént dans Ie silence uni du fleuve. Ainsi me vint a moi aussi, pour cette bonté de la nature, une ame de diinanche. Je m'assis sur la berge, au bord du songe des eaux, amolli par les langoureuses can- tilenes. Une grande paix, une maiisuétnde infinie coulait en moi comme une rïvière d'oubli, uu Léthé endormeur de toute souf- france. Je m'éjtais, Ie matin même, réconci- lié avéc uu vieil ami perdu pour un motif futile : nous nous étions embrassés en pleu- rant. Je me sentais aiiner 1'bumanité entière a travers cette fraternité délicieusemént re- nouée. Et je ne sais (piel temps se passa. Je vécusla tranquillité et Ie léger vertige d'une petite éternité. Elle fut rompue parun evenement insolite qui, soudain, m'assujettit aux contingences et, presque sans délai, de ces limites des ré-LA VIE SEGRÈTE 163 gions de la bienveillance me transporta dans Ie royaume de la démence et de la fureur. Uur ruméur violente troubla 1'harmonieuse après-midi; je vis t'uir parmi les rires et les huées. comme une ridicule frgure de masqué, la laideurpénible d'un nain bossu. Il essaya de parier : un instant ses bras s'agitèrent comme en un naufrage : mais Ie populaire tumultua, toutes les tonnelles se vidèrent, et il se remit a courir 1.' long des eaux. L'être mauvais, stimulé d'impulsions aveu- gles, aussitdt s'éveilla : sans raus.', je goütai un amusement grossier a supputer les ehan- ces de la foule dans ce pourchas barbare. II espéra gagner l'abri d'un seuil ouvert; déja il y touchait; mon plaisir fut contrarie par la crainte qu'une cbarité Lntempestive s'in- terposat. Mais la porte se referma : je me sentis délïvré d'un ennui. Alors la joie monta, frénétique. Des voix criaient : « A 1'eau! » Je me surpris courant et riant avec les femmes et les hommes. Cependant j'au- rais voulu savoir quel mal il avait commis; pergonne ne put me Papprendre; une petite nymphe du bal,lerire enfurie, envolée dans 9 *r i lm. < b < I 164 LA VIE SEGRÈTE un nuage de tulles et de cheveux d'or, me dit seulement : « Ne voyez-vous pas qu'il est bossu? » Ainsi me fut dénóncée la raison de ce forcènement hilare. Elle s'accordait avec ma secrète et immédiate antipathie pour 1'órdre des formes violé. .Ie subis Ie ressen- timent conrasti'une injure, comme si de cette asymétrie de la nature résultait uu outra^e envers mon orgueil d'indivïdu bien con- forme. Du moins, c'est ainsi que je m'explique aujourd'hui les correspondances qui, irrésis- tiblement, s'établirent entre cette jeune fille folatre et mot, car, dans Ie moment même, je ne fus pas Ie maitre d'en tirer ces déduc- tfons. L'aimable enfant elle-même n'était, du reste, qu'une des parcelles de l'ame collective qui, subitement, se trouva molestée par la révélation de 1'Ahormal.Le phénomène brns- qnement rompait la sécnrité de cette après- midi de plaisir et de eonformité. Il n'en estpas moins étrange queplusieurs centaines de personnes, saus autre commu- nion qu'une fortuite rencontre en un même lieu, puissent ressentir la simultanéité d'un'l LA VIE SEÜRÈTE 165 commotion presque foudroyante. Je ne con- naissais personne dans ce concours de po- pulaire, il ne me fut besoin que de l'avoir accidentellement approché pour en rester touche comme par Fefflux d'un magnetisme. Je n'éprouvais point, ;ï vrai dire, d'aver- sion pour eet être destitué de beauté. Non, je ne puis croire que ce fut un mouvement aussi fort, et pourtant quelque inexplicable rancune ne se sépara pas du plaisir malicieux, de la cruelle délectation d'ironie que me causait son infirmité. Peut-être en cela, comme en 1'étrange changement qui m'aliéna de moi- mêine, je 1'us porté a subir passionnément les affinités de l'impersonnalité. Cette t'oule et moi-même,devenu une des paris vivantes de sa quotité, demeurames confondus dans lanuance d'un sentiment commun sans que personne de nous, isolement eüt été capable de ressentir ce que tous nous ressentions so- lidairement. La vibratilité de la commotion plurale finit toujours par produire «les effets différents de l'impulsion individuelle. Je re- marquai iiu'a part une dizaine de vïsages équivoques, d'honnêtes matrones, des pères » M 166 LA VIti SEGRÉTB de familie, des hommes d'age mür, sédatés par 1'exercice de professions avouables, com- posaient en majorité Pattroupement. Aucuu d'eux, livréa 1'instinct personnel, n'eütsongé a humilier Ie pauvre nain, encore moins a 1'accabler de sévices. Contradictoirement, ag- glomérés, ils s'octroyèrent, pour uu dessein ignoré d'eux-mêmes, mais notoirement mal- faisant, l'inoffensif souffre-douleur. 11 n'avait fallu que 1'exemple de Pobscure cl patibu- laire ramas qui détonait sur leurs visages .naturellement empreints de bien^eillanee, rafraichis par les'toniques satufatiorrs d'une après-midi estivale. Maintenant, a leur suite, ils se sentaïent chacuu uue petite ame de hyène et de chacal. Il arriva que les imaginatifs voyous, par une tactique décisive, tout ;i coup refluèrenl avec leur proie vers Ie fleuve. Un des pères de familie tambourinait sur la pauvrè bosse avec sa cjiuiie. L'aimabledemoiselleaux che- veux d'or, démenée comme uue tysiphóne, s'efforcait de l;i dépecer ;'i la pointe 'les 011- gles. Mais uu cri s'éplora, s'étouffa : uue lil- lette, durant la bousculade, avait roulé auLA VIE SECRÈTE 167 bas de la berge; ses frêles poignets se debat- taient au dessus de l'eau. Quelqu'un, en se mouillant jiisqu'a la ceinture, assuma Ie de- vote fraternel et ebligeamment repêcha cette jeune mfortunée. Ce fut 1'intermède néces- saire qui ravive lejs haines avec 1'adjuvant de la sympathie : l'amour du prochain, sorti sauf de cette. anxieuse peripetie oü tous les coeurs sensibles uu moment avaient pati, rendit d'autant plus désirable-, puur la détente des nerfs, uur réaction vigoureuse. A l'unani- mité, Ie nain fut déclaré 1'aüteur véritable du méchef. Ou prétendit 1'avoir vu, d'une bourrade de sa bosse, précipiter 1'enfant. Cette conviction s'imposasifortement que, Eransporté moi-même d'humanité et de co- lère, assoiffé de justes représailles au sortir de la commotionpathétique.jeme distinguai parmi les victimaires. Rien ne subsista plus dé ce jourfastequim'avaitprocuré l'onctueux pïaisir de la conciliation, ai de 1'antérieur accord d'un doux paysage d'été avec mon esprit; L'ême publique m'ènvahit, Ie funeste choc électrique, l'ozone et les soufres de eet orage d'une foule. ï •i Ml Ir H i 168 LA VIE SECRÈTE Hors de sens, les carotides engorgées, ré- pudiant Ie moi intime et habituel plutót pa- cifique, je me ruai parmi les homicides gou- jats et me mis a conculquer 1'avorton. Il roula, eessa de se défendrej la petite nymphe atrocement pilait sous ses talons la dóuloureuse excroissance, et ensuite il n'y eut plus place entre la mort et ce déchet des races que pour un secours providentiel. Dans Ie temps même oü, sans doute, il désespéra et oütout sembla perdu.surgit une Conscience. Fendue par des poings redouta- bles, la tourbe iluctua; livra passage au sau- veur. C'êtait un homme du peuple, rude et cordial, aux muscles noueux d'athlète. Dans mon acharnement, je n'avais pas pris garde a 1'insolite apparition qui soudain clairsema la mruledes tourmenteurs. Mesmains encore étreignaient la lamentable victime et, par un lambeau de ses vêtements déchirés, 1'atti- raient vers Ie fleuve. Alors un soufile gronda : je me sentis broyé entre les bras du Juste au point de raler comme si j'eusse été choisi pour expier par la mort Ie crime d'une foule. Mais la miséricorde du supplicié intercéda en maLA VIE SECIÏÈTE 169 faveur. « Grace pour eet hommel implora 1'inibrme rejeton qu'une ïhère peut-être re- nia. Il m'est doux de Pappeler mon frère. » 11 se tourna ensuite vers moi et me dit : « Pardonne-moi Ie mal que je t'ai fait en ne te ressemblant pas. Moi seul suis Ie coupa- ble, puisque tu ne m'as pas reeonnu. » M « lü I 1 M II t LA COMMUNION AMOUREUSE 1 I** 'f w * B MLA COMMUNION AMOUREUSE A Maurice Leblanc. Dans ce soir discord et dur, auxaigresmu- siques forairies déchirant l'air orageux, dans ce soir d'un dimanche de banlieue parmi Ie mensonge des toiles peintes et les clameurs stupides d'une i'oule s'étourdissant sur son quotidien servage, j'étais venu, moi aussi, attiré par L'espoir d'un oubli momentane, par Ie gout d'une grossière ivresse qui m'eüt Libéré des accablantes contradictions de la vie. Du moins, ce fut la raison que je me donnai a moi-même pour fuir les eternels vi- sages eonnus, aux expressions hypocrites et 10. nw n l Ik < b 174 LA VIE SECRÈTE basses, ces visages qui, pour Ie passant sou- cieux des villes, sont comme Ie rappel des toujours pareilles humiliations, drs toujours pareïls ennuïs. L'nomme ainsicroit obéir a des impulsions personnelles, ([uand celles-ci ne sont que Ie résultat de forces placées en dehors de lui et qu'il ignore. il s'assigne des fins invaria- blement déjouées par l'événement et qui Ie mènent vers drs buts a 1'opposé de sou vou- loir. .Mes pas indubitablenient ni'avaient ron- duit la pour que cettc chose put s'accompHr et parce qu'elle devait s'accomplir, peurrien autre que cela. Uu calcul rigoureux n'eüt pas plus ponctuellement décidé de cette ren- contre inespérable et qui se réalisa cependant comme si nous nous étions imposé Ie devoir de nous retrouver après une longue sépa- ration. Elle ne me fut signalée par nul prodige, aucun mouvement sensible n'en prépara 1'iinminence; elle advint par les exclusives vertus d'une convergence qui, a point nommé, nous fit, par des chemins mys- térieux, nous diriger 1'un vers 1'autre. Je me rappelai toutefois par la suite d'uneLA VIK SECRÈTE 175 étrange aghation a laquelle dans Ie moment je ne pris point garde; elle se manifesta vers Ie troisième jour avant la rencontre, niais sous une forme qui récusa toute analogie apparente avec celle-ci. Une inquiétude sans cause défi- nie me donna la sensation d'une part de ma volonté qui s'aliénait et sur laquelleje cessai de garder Ie commandement. J'allais par les chambres, en proie a un malaise que rien ne justifiait, tourmenté de la manie ridicule de tont remuer autour de moi comme si, en fouillant parmi mes meubles et mes papiers, j'avais espéré récupérer un objet perdu. Mon trouble grandit encore a mesure qu'approchait l'heure décisive et encore inconnue de moi. Je ae parvenais plus a lier deux idees, j'étais dans 1'état d'esprit d'un homme qui se remi compte de sa déraison et, tout en se gour- mandant, ne peut s'octroyer la force d'y met- tre fin. Je me coucbai pour échapper a mon ennui, et aussitöt des songes légers, aima- bles, des songes qui me transportèrent tres loin en des régions admirables, sousdesciels tièdes, Dompensèrent Ie pénible décourage- ment dont je m'étais senli envahi. 1 Ü E 170 LA VIE SEGRÈTE Lr contact d'une jeune femme modeste- ment vêtue et arrêtée comme moi devant les tréteaux emplis de la vocifération desjocris- ses, me laissa d'abord inattentif. Un tumulte de populaire, pour la farce des claques et des coups de pied, saus que je prisse a ces gro- tesques parades un bien vif intérèt, nous avait poussés et comme insérés coude a coude dans la foule bouleuse. Maintenant encore, je ne pourrais me suggérer Ie probable aspect sous lequel elle dut se dénoncer aux autres bommes : 1'espèce de beauté qu'elle me ré: vela a la minute oü il nous fut enjoint de nous apercevoir demeura sans rapports avec les réalités immédiates, avec les symétries usuelles qui concourent a 1'idée de la beauté. Je crois bien plutót qu'elle eüt passé pour une femme qu'on ne remarque pas. Nous restames un moment, bien que nous joignant par nos personnes, séparés detoutc la distance qui s'interpose entre deux ."irnes matériellement éloignées et vivant sous des póles différents. Je ne sentis siller d'elle a moi, dans ce frölement de nos corps, nuls effluves, nulles électricités même simplementLA VIE SEORÈTE 177 charnelles et telles quïl s'en dégage .Ie. for- tuitesconjonctionssexuellesparmil'animale fermentation des multitudes. La rencontre ne devinluii Mystère que dés 1'instant oü nous cessamesde nous ignorer; elle fut Ie Mys- tère a la limite précise oü celui-ci eüt cessé avec toüte autre femme; et ce Mystère ne s'interrompit plus. il dura Ir Mystère dans toute sa plénitude el sou hermétisme. 11 est resté pour moi 1'Inconnaissable même. Kil,, tourna les yeux vers les miens; les miéns furent attirés par ceux qu'elle ap- puyait sur moi. Il y eut la comme la tacite et simultanée subordination de nos deux êtres a une destinée préétablie. Dans un temps d'une durée presque inappréciable tant elle lul breve, tant ces deux périodes se suc- cédèrent rapidement, nous fümes presque a la fois des inconnus et des esprils qui n'a- vaient jamais anvté de vivre ensemble. Ses yeux sans délai me memoreren» uu espace de vie ou leurs miroirs reflétaient mes pro- pres yeux, oü ensemble ces yeux el les miens furent les fenêtres jumelles d'une même ame. Cependant je ne pus me certifier dans Li .a ! 178 LA VIE SEGRÉTE 1'instant si c'était Ie visagq uu les yeu\ de ce visage qui m'étaient connus, nj èn quelle latitude et en quel temps ils m'avaient ap- paru. Il en émane uno telle idëntité, me per- suadai-je, que je ne puis (louter que la femme que j'ai devant moi est bien uu être long- temps aimé; et pourtant je ne puis dire si c'est bien la méme femme, ni mêmesi'cefut une femme. Elle me regardait en souriant d'un autre regard que celui dont je la regar- dnis, mais au fond duquel il y avait. sous une autre forme, la certitude aussi que nous nous étious déja rencontres. Nos regards étaient comme des amis qui se revoient après s'être crus perdus et en qui 1'anciennevie in- térieuFe recommence el qui toutefois ont un peu pali a travers 1'absence et peut-être la mort. La morl ! pensai-je aussitót que cette idéé m'eut traverse Pesprit, se peut-il que vraiment ei' soit la mort qui m'ait enlevé la chère lumière de ces yeux el qu'elle me re- vienne de pardela Ie tombeau comme un so- leil descendu a 1'horizon el qui reparait a 1'horizon opposé, comme une lumière pen- dant des Laps scvmbrée aux ténèbres et tout a coup ressuscitée ? 1»LA. VIE SECRÉTE 179 Elle semblait ne pas mettre nne même passion a sonder l'insondable, soit qu'elle se rappelat avec plus d'évidence les circonstan- ces m'i nous nous étions connus, soit qu'elle se laissat aller plus simplement que moi a jouir de la délicieuse niinute qui nous rap- prochait. Oui, je m'attestai qu'elle sentait différemment la joie de cette rencontre qui d'abord ne fut pas pour moi une joie définie, mais uu plaisir niêlé de tristesse comme si, malgré toul, la pensee de la mort y dut res- ter attachée, comme si un pen decrépuscule et de nuage persistal autour de la clarté de ces yeux sortis de la mort. Voila, me dis-je, ils ne sont qu'a demi vivauts. ces yeux, ils ne sont qu'a moitié réyeillés... Ils out Ie va- cillciiH'iit ïndécis d'une étoile dans Ie gouf- fre de l'air. Ils sont Ie recommencement d'une ancienne lumière naufragée et qui douce- nieiit se reinet a briller, après s'ètrc pendant des éternités tenue éclipsée. Nous avions déserté la bruyante arène. ,1,. n'avais pas eu de peine a lui persuader de me snivre Ie long du lleuve. Un soir ora- geux pesait sur les eaux, un soir traverse i % 180 LA VIE SECRÈTE de frissons subits et qui laissait l'appréhen- sion d'une chose encore en suspens. Je. l'avais prise par la main, nous marchions sans ïieii nous dire comme si nos mains et nos pas aussi continuaient une autre vie et se reconnaissaient comme nos yeux. Je la contemplais a présent aux incertains vestiges du jour dans la morne et taciturne campagne. Ce n'était plus la-haut, dans 1'a- mas des nuées lourdes, qu'un aigre reflet subsisté des diurnes déclins, une pauvre agonie de lumière achevant de trépasser aux horizons par moment ravinés d'éclairs. Et a mesure que la nuil s'obscurcissait, il me paraissait que son visa-.' s'enveloppait de plus d'ombre, qu'il n'y avait plus en ce vi- sage que la surhumaine vie des yeux, comme des phares vers un lointain d'existence a nous aimer, a vivre 1'un pour 1'autre... Elle cessa de me sourire, son regard n'eut plus que la tristesse d'une faible clarté en nier. d'un 1'anal guidant les pauvres passa- gers vers 1'espoir des ports. Il en glissail comme un reproche pour mon endurcisse- ment a si tardivement m'éclairer a ses bé-LA VIE SECRÉTE 181 nighes lumières. Par uu effort de ma vo- lonté j'en vins a conjecturer que cette femme n'étaitpour moiquela transposition du n sou- venir, une parcelle uniquement de la totalité d'une vie autrefois mienne, et que ses yeux, a défaut du reste du visage, seuls m'étaient connus. Ma clairvoyance momentanément ne put franchir cette limite. Et cependant, je 1'éprouvais jusqu'a la souffrance, un limbe léger, un voile mi-transparent a peine ni'in- terceptait la connaissance absolucmais un voileque je ne pouvais percer et qui, si frêle, n'en gardait pas moins pour niun sens débile 1'épaisseur d'un mur de pierre. Ainsi, dans 1'ainour le plus continu, il arrive qu'on clót les paupières pour se représenter un chervi- sage, mais 1'image s'esl résorbée aux inté- rieurs silences et résiste a 1'appel. Comment elle s'abandonna a mon désirde reconquérir cette part de ma vie qui m'échap- pait, je ne sais plus. Elle y céda saus trans- port, mais aussi saus regret, comme a une chose préalablement consentie, comme a un ordre des destins qui ne pouvait être trans- gressé. Le même magnetisme, 1'incoercikle 11 1 11I w L82 LA VIE SEGRÈTE puissance d'aimantation qui, du fond de 1'in- connu, nous avail attirés 1'un vers 1'autre, sans doute fut cause que nous ne nous aperciuiies pas de la déchéance de nos &mes en cette aveuture de la cliair, si plutót cette déchéance ne fut pas 1'exaltation même de notre soif de nous oublier pour mieux nous ressouvenir. La scène s'entoura de chasteté; elle ne me fit pas sentir qü'elle s'immolait, et, en s'iinniolant, elle eut 1'air de ni'être re- connaissante de sou sacriiice. .Mais ce sont la encore des paroles trop ab- solues. Le furtif et délicieux enibrasseniciit oii deux ames ne parurent s'abandonner aux caressesque pour se pénétrer plus infininient, at'line aux ineffables ardeurs, aux pures alli- ciances d'un mariage mystique. « Tu croyais me reconnaitre, me disaient ses yeux, ce n'é- tait encore qu'un mirage; tu me connais- sais sans me reconnaitre... Mais regarde-moi bien, a présent seulement tu sais qui je suis..! » L'ombre alors se déchira ; je compris que 1'ami longtemps pleuré m'était revenu, que les yeux de cette passante étaient bien les Rr'LA VIE SECRÉTE 183 ycii\ de nmii aml, de 1'unique ami qu'en uu autre age reculé j'avais vraiment aimé... C'é- i.iii Ie même regard oü si souvent j'avais lu Ie pressentiment d'une dëstinée malheu- reuse, ce regard charmant et triste qui tou- jours m'avait angoissé de la eertitude de l'inévitable séparation. Par les mers, uu jour il s'en étail allé, nous avions cessé de nous écrire, j'avais accusé son eoeur inlidèle. O ami, m'écriai-je, persécuté soudain de regrets et de remords, moi seul fus inconstant puis- que j'ai pu méconnaitre t;i présence en ce regard qui de si loin est arrivtë vers moi comme la clarté d'une éloile qu'on croyait disparue et qui enfin revient illuminer la nuitl Maintenant, je sais la raison du trou- ble qui tont un jour m'aliéna de moi-même et par les chambres mr fit vaguer en peine d'un trésor perdu. C'était toi qui déja alors entrais en moi et me préparais a ie retrou- ver en ces yeux oü je te connus première- ment saus te reconnaitre. Maintenant aussi je sais que ta dëstinée s'est accomplie, que la mort fut la cause du silence qui te ren- dit pour jamais absent de mes dilections,■184 LA VIE SEGRÈTE car se pourrait-il autrement que ce regard errant de tes yeux, déppssédé des orbites du fond desquelles il me contemplait comme avec mes propres yeux, revint occuper ee temporaire habitacle d'un visage inconnu? En eet instant même, elle m'étreignit d'un transpórl si prodigieux que je ressentis réel- lement jusqu'aux affres de la plus aiguë évidence notre ancienne communion affec- tueuse. Oui, je posst'dai, dans cette minute divine, 1'ame évanouie du tendre ami; par la vertu des métempsycoses je Ie possédai dans cette chair d'un-' femme en qui mira- culeusemenl s'était transfusé s Us Qe se reconnaissaient plustout a fait. Un peu de la mort restait entre eux. u H 194 LA VIE SEGRÉTE 1'étrange froid des séparations, et ils ne par- venaient pas a rattacher leurs idees, ils sem- blaient ne plus parier la même langue. — M'ami... m'ami, murmurait-elle infini- ment,de sa voïx qui avait Ie tintement d'une larme sur du cristal et oü elle mettait toute sa vic Il tira son bouquet de violettes. — Tiens, je t'ai apporté... J'ai pensé..: — Oh ! m'ami, les jolies violettes !... Vrai, vr.ii... In silence tomba; elle ferma les paupières comme pour mieux savourer cette minute divine, et il lui voyait au visage uu grand sourire immobile comme unelumière... Alors il mit sa main sur la sienne ; il ne pensait plus a rien, et elle rouvrit les yeux ; ils se regardèrent, étonnés, ravis, d'une ame heu- reuse et ingénne. De légères cernures bleuis- saient 1'éntourde ses paupières; il la trouva plus charmante sous la paleür de ses joues aniaigries, d'une essence plus déliée et comme angélisée. Mais son regard glissa jusqu'au image de dentelles qui vaporisait son sein ; il songea a ce corps revirginisé par la dou- luur. Et tout a coup elle Ie vit rougir; un ■HLA VIE SEGRÉTE 1°5 petil feu aussi lui rosail la tempe, comme s'ils s'apercevaient mis dans leur désir, Presque aussitót, In pensee de son amour eI1 fit aaltre une autre, qu'il ne putchasser: laSoeur/.avec son impudeur de bonne sainte femme lui montrant la laide chose violatre marinantdans 1'alcool, la « pièoe », comme elledisait. Ce débris humain, cette pauvre reliquesanglante,ellerétalaitsoussesyeux, luien détaillait les lésions en les indiquant duboutdudoigt. oit.'vision passa, revint. ,! crut qn'il allait faiblir, retira sa mam, ayant peur de la toucher, craignant de se faire mal alui-même. _ M'ami... M'ami, disait-elle toujours. Leventd'une robe pndoya, fróla Ie para- vent ;la Soeurrentra, souriante- _ Voyons, du'courage... Vous avez déjè passé 1'heure... J'avais dit cinq minutes. H geleva, résigné,plutót délivré, ledos en houle, la gorge sèche, saus un mot tendré avec l-iu.l il Teut quittée. Son coeur ne bat- tait plus que faiblement, comme quand il était entre; il retombait aux défaillances, aux pauvretés de sa nature, semblait subir, i ü 196 LA VIK SEGRÈTE passif.une destinée. Il lit un pasvers la porte, repris a sa timidité devant l'air sévère et doux de la Sceur ; mais, sur Ie seuil, uue force, uu magnetisme lui lit tourner la tête. Elle avancait ses lèvres dans uu baiser, toute lointaine, comme uue visiou, comme une étoile dans Ie brouillard. — M'ami... m'ami... Celasigentiment.d'unamoursi courageux, d'un si ferme espoir! 11 crut quil la perdait une seconde fois ; ses larmes jaillirent ; il cria : — Ah! mienne l... mienne !... Mais sceur Jeanne,sansimpatiencé,le pous' sait : — Allons, allons... puisque vous revien- drez deinain... II descendit en trébuchant, se trouva a la rueloujours pleurant, secoué de grands san- glots. Si I g L LES ROTS I II . II w I I i I Ü LES ROIS A Henri Van de Putte. Lo père, la mère et l'enfant sont a table, comme dans les vieux tableaux. Elle est grasse, de chair nonnête et désirable, un col- lier de grosses perles d'ambre aux plis beu- ren* de son eou, comme 1'ombfe du contour de ses joues aux teintes fleuries de sa peau. Et il a large carrure, sain d'ans et de pen- sees, en 1'aoüt de sa force, sans nulle ride entre les sourcils ni givres dessus son poil brillant et vigoureux. Quant a l'enfant, il est fait de leur amour, séveux et frais, comme la pulpe rosé d'un jeune fruit a l'espalier de \ unf r i> 200 LA VIE SEGRÈTE la vie. Les meubles, autour de la table, par- lent seuls d'autrefois; un séculaire bahut re- garde d'un visage attendri d'ancêtre; mais 1'air de la maison se rajeunit a la clarté sou- rieuse des visages. Cette tres vieille maison serable avoir 1'age d'un jeune bonheur. C'est Ie soir des Rois. Ils fêtent selon 1'an- tique cérémonial cette coutume familiale, et voici qu'il entre une servante frisque et joviale portant sur un plat de Hollande Ie gateau mystérieux en qui sont enclos les destins. Le couteau reluit sous la lampe comme un fer passé a Ia ineule; le père le brandit joyeusement avant de le plonger aux odorantes frangipanes. Alors 1'enfant bat des mains comme un peuple quand le roi va être élu, et les yeux attentifs de la mère sont pa- reils a du sol'eil qui entre par les fenêtres d'un palais et éclaire un lierceau. — Le Roi ! dit le père en cueillant la fève duns la pate blonde. Il ceint ses tempes de la couronne en pa- pier d'or; sa barbe couleur de froment mür, annelée et soyeuse, évoque un jeune mage d'Orient avant le malheur des rois. Et, avec LA VIE SEGRÉTE 201 solennité, il choisit sa Reine, il institue Ie Prince; 1'aimable servante est promue Echan- son. Les rois, d'une grande soif, se délectent au sang de leurs peuples cominué en fontaines de vin. De rouges vignerons, pour les désal- térer, infmiment vendangent aux vignes de la Mort. C'est pourquoi la servante, investie de sa charge glorieuse, incline en riant la cruche symbolique, pleine d'un ardent jus de raisins. Mais une cour sans son fou n'est «ra'une image imparfaite : la Folie est aussi prés de la couronne des princes que la Mort; Ie fou marche dans l'ombre du roi et répète derrière lui son geste, comme son ombrc mème. Et voila pourquoi Ie Roi a la barbe blonde délibère avec lui-même, perplexe, le- quel sera Ie Fou dans cette maison de sagcs. - Elibien! dit-il gaiement, approchez une chaise de la table. Celui qui viendra et s'as- seoira la pendant que nous consommons ce repas, celui-la sera Ie fou. L'illusion alors les egale a leur rang. La Reine, par dessus la nappe chargée de fruits, éploie ses belles mains cerclées de bijoux; i I k' 202 LA VIE 8KGRÈTE d'une grace royale, elle caresse Ie chien vas- sal et Ie chat courtisan. Le Roi rit et boit comme un vrai roi, comme un dieu. Et tous deux se réjouissent en l'enfant qui pour montrer qu'il est prince, casse sa poupé" en la cognant cóntre sa chaise. Oh i qui pourrait trouhler en leur joie de si bonnes ge.ns! La lampe éclaire sous leur peau le cours d'un sang rosé et quiet, espoir des duraWes dynas- ties. Tout est prestige aütour de leur royauté ; les marbres et les métaux naissent de leur désir et changent en salie de festin 1'humble chambre de leurs rires fastueux. Mais une ombre a passé devant les vitres brillantes et regarde la chaise vide dans cette maison de bonheur oü un höte est attendu. Et ils ne savent pas sous quel doigt a frémi la vitre frêle. — Va voir, dit le Hoi a la servante, et qu'il entre, celui que nous envoie le hasard. Mais la plaisante jeune fille n' a apercu dehors qu'un pauvre homme qui lui a tendu Ia main. — Peuh ! fait le Roi, ce serait pour nous trop maigre aubaine. Un grand roi comme LA VIE SEGRÈTE 203 moi a'a coutume de s'entourer de si chétives engeances. Va lui porter ce quartier de gateau, et qu'il s'en aille I La servante revient au bout d'un instant. — Il dit qu'il n'est pas un mendiant, qu'il ne s'en ira pas avant que vous ne soyez des- cendu lui parier. Les réverbères n'étaient pas encore allumés : on ne lui voyait pas bien son visage. Cependant il m'a paru avoir des ma- nières humbles et polies. — Eli bien, s'écrie Ie Roi, va Ie trouver encore une fois et demande-lui son nom après 1'avoir fait entrer. — OU ! rit la petite masqué, ce n'est pas qu'il soit de fiche barnois. Il porte d'énor- mes souliers couverts de terre, comme s'il avait longtemps marché, comme s'il venait du fond des campagnes. Il pourra bien atten- dredebout dans Ie vestibule... De nouveau, elle revient après un petit temps. — Il n'a pas voulu dire son nom. Il a dit que c'était inutile, qu'on Ie connaissait ici comme partout. Il me demande de ne pas Ie Ü 204 LA VIE SEGRÉTE faire attendre trop longtemps. Il a affaire, pré- tend-il, dans une maison voisirie. Le Roi autoritairement secoue la tête, et sa couronne, dans ce mouvement brusque, comme si un vent avait passé. Il la rajuste et dit : — Maintenant, ö ma Reine, ne pensons plus qu'a nous... Il ne faut pas qu'un obscur sujet nousdicte la loi... C'estsürementun fou, mais pas celui que nous espéiïons... Toi, Echanson, emplis ton office. — Si c'est un pauvre, comme tu crois, dit doucement la Reine a la servante, fais-le en- trer a la cuisine et offre-luila meilleure chaise pres du feu. Mais, comme ils choquent affectueusement leurs verres, ils entendent un pas lourd dans 1'escalier. La jeune varlète encore une fois descend, puis remonte. — Oh ! dit-elle en riant plus fort, il n'y a plus moyen d'en avoir raison. Voila qu'il a monté les six premières marches. Il m'a dit qu'il était mieux la pour attendre, qu'ainsi vous auriez moins de chemin a faire pour venir le rejoindre. Et il riait gentiment; jeLA V1E SECRÈTE 205 1'entendais rire derrière sa main, mais sans apercevoir son visage. — Il faut que tu Ie pries de redescendre, dit la Reine. Il ne convient pas qu'un höte, si pauvrequ'ilsoit, attendedans 1'escaliercomme un chien. Et puis tu prendras garde a ce que toutes les portes soient bien fermées... Oui, ferme bien toutes les portes. Le Roi élève la voix : — Yois, nous n'avons pas mangé la moitié de ce gtiteau. S'il est pressé, qu'il passé d'a- bord chez le voisin; il pourra toujours revenir ensuite. Mais le bruit des pas tout k coup s'est rap- proché, et, entre eux, ils se moquent de la hardiesse d'un si pauvre homme. Ilsn'auraient pourtant qu'a lacher le chien pour le mettre en fuite. Mais cette héte s'en est allee flairer sous la porte avec de petits cris d'enfant en rêve. La folie servante, cette fois, n'est pas longue a revenir. — Maintenant, il est sur le palier.... Il dit qu'il y a trop longtemps qu'il attend, qu'il est fatigué d'attendre. Il vous prie de lui envoyer 1'enfant a votre place si vous ne pouvez quit- 12 I I K II 200 LA VIE SECRKTE ter la tablc. C'est un vieux seigneur, je crois, tombe dans la manie. Il a des facons insi- nuantes, il dit qu'il aime beaucoup les petits enfants. Alors leur joie redouble; ils lui font offrir de venir occuper la chaise vide, réservée pour Ie fou. Il renvoie la servante en la remerciant. Non, il a les ycux faiblus : la lumièré des lam- pes lui fait mal. Et il insiste pour qu'on lui confie 1'enfant. — Eh bien, dit Ie Roi, mène jouer 1'enfant auprèsde lui, afin qu'il prenne patience. Voila seulement que ce gateau s'achève, et il nous faut encore manger ces fruits. Mais 1'enfant tarde a revenir : sans doute, il s'amuse de quelque tour d'escamotage dont Ie divertit Ie vieux seigneur. — Va donc voir, dit Ie Roi a la servante, ce qu'ils peuvent bien faire ensemble derrière cette porte. On a tout a fait cessé d'entendre la voix de 1'enfant. La belle fille fait comme son maitre lui a commandé, et ils entendent de grands rires dans 1'escaliêr. Sa gaieté, quand ellereparait,LA VIE SEGRÊTE 207 est vraiment digne du jour des Rois : elle eüt pu sans déroger tenir 1'emploi du fou. — Oh ! dit-elle, voila a présent qu'il s'est avance jusque derrière cette porte. Il a voulu me retenir par ma robe; il me chatouillait Ie coud'une main froide et tres douce... Jemeurs d'en rire. Et, maintenant, il demande que la Reine vienne a son tour. C'est un homme a 1'air un peu étrange et dont la tête, peut-tMrc, bat la campagne. Il i'audra bien que nous y passions 1'un après 1'autre. Le Roi boit une rasade, puis dit a la Reine: — Puisqu'il te demande, pourquoi n'irais- tu pas ? Je n'en ai plus que pour un instant a égrapper ce raisin. Ensuite, je le reconduirai douceinent vers la rue en le priant de nous laisser tranquilles. Elle se léve, et il lui parait qu'au moment oü elle dépasse la porte, son beau visage bril- jant tout a coup a pali comme s'il ne la voyait plus qu'a travers le souvenir. Mais les rois out des soifê mystérieuses : ils tariraient des fleuves. Et il appelle 1'Echanson. — Je crois que je deviens réellement un roi. Aide-moi a porter ce verre a mes lèvres. i ft 208 LA VIE SECRÈTE — Oh ! comme ils rient I s'écrie la joyeuse commère. Jamais il n'y eut fête pareille dans la maison. Maintenant, il n'a plus qu'a pous- ser du doigt la porte pour être dans la cham- bre. Ah! ce serait la uu amusant convive s'il n'avait pas si peur de la lümière! Quelqu'un cogne fortement 1'ais, comme, tout a 1'heure, on cogna a la vitre. Et unevoix durement les interpelle. — Est-ce que vous aurez bientöt lini de me faire attendre? Je suis pressé. Je n'ai pas Ie temps de repasser. — Oh ! oh ! s'exclame la servante en ces- sant de rire, ce n'est plus la sa voix. Il n'eüt pas parlé comme cela... Il doit y avoir une autre personne avec lui. Ensuite, on n'entend plus rien, mais une main sournoisement remue la clef dans la serrure, et, a petites fois, Ie bas de la porte coup sur coup est ébranlé. — Pourquoi as-tu ferme cette porte ? dit Ie Roi, légèrement ha gard. Tu sais pourtant que ma femme et l'enfant sont la. Ils ne pourraient plus rentrer s'ils en avaient Ie désir. Rouvre la porte, te dis-je, et va voir ce qu'il nous veut.LA VIE SECRÈTE 209 — Tenez, voila que c'est fini, répond la servante; maintenant il se tient en paix. Oh I nous allons recommencer a rire l Mais, presque aussitót, les grattements re- prennent, comme si une bete fouissait Ie planclier sous la porte. Puis celui qui est dehors supplie humblement, sans colère : — Oh ! il y a si longtemps que j'attends. Est-ce que la petite servante n'estplus la pour m'ouvrir ? Pourquoi 1'homme ne vient-il pas vers moi ? D'une pression d'épaules lente et continue, on cherche a faire sauter la serrure. Unemain écharnée passé entre les joints, comme celle d'un vieux nègre malade. — Mais il va tout casser, gémit Ie Roi, en laissant tomber son couteau. Tout a 1'heure, il n'osait pas entrer, et voila maintenant qu'il se croit Ie maitre. Eh bien, ouvre-lui, puis- qu'il n'a plus Ie temps d'attendre. — C'est cela, oui, ouvrez, dit la voix. Il vaut mieux éviter 1'esclandre. Voyons, m'ou- vriras-tu, petit serpent ? La petite servante n'ose pas et fait un signe de croix. Et la voix reprend : 12. I ^^H210 LA VIE SEGRÈTE — Ouvrez, ouvrez, ou j'enfonce... Je suis a bout de patience. Alors elle se décide, défait Ie tour de clef, et la porte, violemment, bat contre Ie mur ; un grand vent s'irrue dans la chambre et éteint la lampe. Heureusement, une lueur darde des fumerons de 1'atre, une pauvre petite lueur comme un reste de vie la oü déja. sont entrees les ténèbres. L'inconnu va droit a la chaise restée vide, et il est tres grand : sa tête touche au plafond; il n'a plus l'air d'un vieux seigneur aussi humble. Ensuite il rit et s'assied. — Vous savez, dit-il, je n'aime pas qu'il y ait trop de monde la oü je vais. C'est pourquoi j'ai fait sortir d'abord la femme et l'enfant. Si vous m'aviez écouté, vous seriez venu Ie premier : nous aurions pu causer. En général, je m'adresse d'abord au maitre de la maison. Ah! elle était grasse et doduej l'enfant aussi promettait... Le Roi blêmit et jette sur la table sa cou- ronne en papier d'or. — Dites, oü est ma femme ?Oü est l'enfant? — Ils sont alles faire un petit tour la-bas. VbLA VIE SEGRÈTE 211 — La-bas ? — Oui, la-bas, la-bas... Ne faites pas atten- tion. Le mauvais höte, en se tordant de rire, ramasse le ridicule symbole et se le plante au creux des tempes. — Maintenant, dit-il, je suis a la fois le Roi et le Fou. On dresse la table pour les autres, et c'est moi qui rafle le dessert. J'ai toujours le meilleur morceau. Toi, l'homme, va dire qu'on mette la housse aux chevaux du corbil- lard. Et toi, la fille, préparé le lit. Tu as la peau douce ; nous nous dirons un mot sur 1'oreiller. \r ^KÊm ■ i | ij* p I I I 1LE BIENFA1T PARDONNÉ L A A. Mariani. Uu bruitd'eaux battuésmonta comme d'un trou, dans Ie paysage matinaL Puis uu si- lence, et tout a coup un grand cri élranglé. Le Vieux, a qtfelques mètres de la, bêcbait un carré dé terre. 11 se dressa, le fer de la bêche en l'air; un buisson Louü'u interceptait la vue de la rivière. Encore une ibis, le cri s'élevait. Quelqu'un sürement se noyait; l'en- droit, avec un grand fond au piéd de la berge raide, était réputé périlleux. 11 apercul deux brasqui frappaient l'air: une tète effrayante plongea, puis reparut. Une paix de vie, sous ■1 I Ii 210 LA VIE SECRÈTE Ie soleil fumant d'avril, planait, Ioin des maisons. Le Vieux toujours avait eu peur de Peau, il ne savaitpasnager. Maintenant le crisem- blait mort en cette face verte, Loute crispée d'épouvante et d'agonie. Il n'y ent pas de debat chez Ge pauvre bomme drs champs. D'un grand pas, il coupa la distance qui le séparaif de larivière; lesdentsserrées,ayant garde sa bêche en sou poing raidi, il sauta. Le silence des eaux une seconde s'aplanit sur Fengloutissement: il se sentit coulertrès bas, saus liu. comme d'une tour; et soudain les masses humides s'infusaient de lumière inliniment douce et grandissante. Une chose mousse, démesurée, légere, Qotta. Tousdeux, repoussés par les densités élastiques, s'é- treignaient a la surface. Mais le trou en- core uur fois les aspirait, ils plongèrent dans la mort. Le temps s'abrégea, une éternité dura la minute d'un rale. Il pensa : Mou Dieu! et crut avoir dit tout ce qu'il savait de prières, pret a paraitre devant l'Eternel. Ensuite, il était dans un cimetière, il jouait avec uneLA VIE SEGRÈTE 217 petito. la Qlle d'un voisin; et elle tombait contre ane croix, Ie pèrearrivait, les battait l'un et l'autre. Il y avait quarante-trois ans qu'elle était morte. Le jour comme uu fer rouge lui cava les prurielles; il revit la berge, but lont Ie ciel (rune gorgee;et un tumulte de vie.l'instinct du salut le gpnfla d'une force miraculeuse. Eu s'aidant duflottement de s;i bêche, il put atteindre l;i rive, s'accrocha auxsailliesd'«ne racine.il o'avait plusconscieneequ'ilsétaient deux: le aoyé s'englobait, se transsubstan- tiait en lui: Do s;i main libre il s'accrocha a la berge raide, mais cette cbair morte, sans prises, horriblement lourde, l'entrainait cha- quefois qu'avec lesongles il se hissait. Alors il sentait sous lui l'eftroi des eaux; le trou le pompait d'une succion, il croyaittoutfini. Et, encore uur fois, la vie revenait ardente, furieuse, il faisait l'effoft désespéré de se cramponnef a cette terre qui le rejetait. Enlin il parvint a planterpuissamment sa bêche oomme un pieuj il y noua seg mains; ses muscles se cablèrent, il eul l'espoir que Dieu in1 lui en voulait plusetluipardonnait 13 I •4 m ü 218 LA VII£ SEGRÈTE srs offeuses. Tous deux ensuite roulèrent expirés sur la crête. Le Vieux, au bout de tres peu de temps, rouvrit les yeux. Une force immense de cha- rité subitement rompit sa lethargie, un poüvoir eucharistique, comme s'il se lut as- siniilé 1'ame d'un saiut. Dans l'herbe foulée, un beau jeune homme nu gisait, ruisselant d'eau et de soleil. Tres doucement le secourable compagnon se mit a lui souffler son haleine au visage, dans les narines; les aflfres glaeées ne se dissipèrent pas. 11 öta sa veste, lit sauter sa chemise a la trame grossière et se coucha au long du corps. 11 le serrait entre ses bras, contre sa nudité reprise a la chaleur du sang, d'un grand transport fraternel. Il redevint le premier homme livrant sa vie et donnant son étreinte pour le rachat d'un autre hom me inconnu. Une Qamme intérieurement lebrü- lait, une tresineflfable jouissance d'humanité supérieure pour cettë créature périssante et saüvée par lui. A la fin la chair algide com- menca dr se tiédir aux ardeurs de sa pitié; les bras se déraidirent : il vit ressusciter duLA V1K SECRÈTE 219 fond des ombres, sous la puissance d'amour deses lèvres.la lumière incertaine d'un pre- mier et nébuleux regard. Le Vieux ressentit une secousse profonde, comme si une part de sa vie organique si' détachait et soudainement était transférée en ce corps jeune et brillant, comme si nar un prodige il s'apercevait revivre soi-mêmé dans le fréinisseineiit de cette innnobilité inespérémènt rompue. Son maigre squelette dépouillé par les ans et les famines se re- dressa : il touchait le jeune homme avec des mains respectüeuses. Et seulement alors, se voyant nu, lui aussi, sous l'oeïlqui le regar- dait, il resta accablé d'une grande honte, comme pourune mauvaise action. Le sens ïnaintenant réintégrait le noyé. — Oui, je sais, nous étions cinq amis... Moi, je me suis écarté, j'ai aagé pendant une demi-heure, puis une eranipe m'apris... Al- lez! je n'oublierai jamais que vous avez sauié a l'eau pour moi. 11 lui prenait ses mains mangées de calus, les serrait dans les siennës gentiment, viri- lement, avec une passion de reeonnaissanee. ï t m M 220 LA VIE SECRÊTE Il se mit a rire quand Ie Vieux, dépouillé, gardant üniquement ses calegons en lam- beaux, lui octroya1 Ie reste de sa misérable vêture. Cet homme simple riait aussi, heu- reux. émujusqu'aux larmes pour oette gaieté des vingt ans sortie vierge de la mort. Des appels lointains éclatèrent: « Léon! Ohét » Sur Ie fourmillement lumineiix dr la rivière, dans lebattement accéléré des ranies, une barque se détacha. Maintenant, debout sur la rive, les*mains en cornet, Ie beau jeune homme criait aussi: — OhélOhé! On lil fête au Vieux, on l'étreignit vigou- ïvusciiirnt.il futobligéde recommencer trois fois son réeit. — J'étais la a bécher dans Ie champ, * j'pensais a rien qu'a faire, njajourn^e quand j'ai entendu Ie cri. Qa vënait de la rivière. Tous mes sangs me sont remontes, j'étais comme fou, et alors je m'ai jetéj je croykis plus en sortir, j'ai fait ma prière. Ensuite il paria d'aïler retfouver sa terre: en prélevant sur sa méridienne un supplément de travail, il aurait fini de bêcher sou carréLA V1E SEGRKTE 221 avant la nuit. Et il les suppliait de ne pas ébruiter la nouvelle pour ne pas indisposer son maitre contre lui. — Comprenez, c't homme me paie pour ma joürnée, j' lui dois du travail... Si quel- qu'un se noie et que je lui viens en aide, e'est pour nion compte..... Faut être hon- nêtel Mais les compagnons se refusaient a Ie laisser partir. Comme il avait perdu ses sa- bots en sautant, ils lui offrirent de lui en acheterune paireala.ville. Et ilsinsistaient aussi sur d'aütres profits probables s'il con- s -ni.-iit a visiter Ie père de Léon. 11 hocha la tête. — J'peux pas, non, j'peux pas, vraimenl. \ a'la terre, y a Ie maitre! Et tant qu'a mes sabots, qa ne ma gêne pas d'aller d'sus mes pieds nus, ah bien non! Le jeune homme, a présent, lui restituait sa chemise et ses braies, ayant retrouvé ses propres habits dans la batque. Et comme le Vieux, en s'excusant, se vêtait, il sourit et lui prenant la main, les yeux clairs et fémi- nins: tl 2^3 LA VIE SECRÈTE — Vous ne me refuserez pas, ;'i moi... Voyons! Après ce que je vous dois... L« Pauvre nesut pas résister a cette prière d'une amitié si franche. Persönne, en ses ages d'honinir. ne lui avait parlé avec cette fraicheur d'ame et de visage. Ses joues treni- blèrent, il balbutia: — Ah! ])ien, pour vous... pour vous... Assis dans la barque repartie, Ie dos en boule, il demeura a savourer la jolie peau blanche du jouvenceau comme un gain pré- cieux, comme un héritage. Il se figurait la palper encore, la fróler de la caresse de ses doigtsrapeux.Rienqu'è se rappeler cecontad suave, un liaunio lui ral'raichissait Ie coour, un délice puissant. Et perdu dans drs sen- sations ingénues, bornées, il établissait un rapport inexprinialde entre Ir oom et Ia per- soune. riant d'un large rire heureux: — Alors comme ca, e'est m'sieu Léon qu'on vous nomme? Le père, un rentier de province, grand, long, coriace, ne témoigna qu'une gratitude relative. Cependant, estimant qu'il faut e'n- courager les bons sentiments, il commandaLA. VIK SECKKTE 233 § ia serv^nte de réunir un lol de hardes. Il Ie congédia ensuite en lui eoulant un écu de cinq francs dans les doigts. Le Vieux consi- déraitla pièce, un peu honteux, ti>yant pas 1'air de comprendre la raison de cette muni- ficence. _ Vous êtes bien honnête... Vousêtesbien honnête... Mais tont a coup, se rappelant la paire «le sabots promise, il êprouva un scrupule. _Si c'esl puur ce que je crois, ca n'vaut qu'un demi-écu, dit-iï, j'vas vous r'emettre i'autte demi. Le père, bonhommè, s'éjoya: — Gardez-le, mon ami, pour boire a notre santé. On Ir trainadans desdébits.1] futacclamé après la harangue d'un étudiant planté sur nni, borne. Il n'éprouvait nul orgueil, mais seulement ane douceur d'entrailles puur le bel enfant sauvé des èaux. Sur le tard, il s'enalla, regagna son village, la tête ohaude. Cétail ie, premier bonheur de sa vie dr mi- sère et dr déréliction. 11 était sans amis et .-II i ï fc 224 LA V1E SEGRÈTE saus familie. Tout petit, quelqü'un 1'avait trouvé-. il se rappela uniquement une femme qui Ie battart, et comme il était eé ridé, on 1'avait dënommé Ie Vieux. Des ans de ser- vage süivirent : il ne savait ui lire ni écrire, passait pour im simple. Une fois, étant va- let dans une ferme, il s'était senti du gout pour une chair de belle fille; ils allaienl se marierj il la surpyt dans les bras dun bon....... Sa virilité ensuite s'était tannée, toute sèelie, devenue comme une écorce. JI ne souffrait pas, vivait sans joie, térré dans ses silldus. humble et*vaillan1 a' l'égal de la béte. Maintenant avec lejoli èphèbe une familie lui uaissaitj il per^ut tresconfusément qu'il avait vécu pour cette heure inouïe; il soup- conna au-dessus de lui comme l'avénemenl d'une date miraculeuse. Sun être fruste se sensibilisa, les divines sources de l'amour jaillirent. 11 attendit Ie dimanche, puis repartit pour la ville, rasé, fraisde lïngeet d'habits, comme les matins de Sainte-Table. Le père laccueil- lit honnêtement el lui lit servir a mangerLA V1E SEGRÈTE 225 dansla cuisine. Il s'enquit avec timidité « si monsieur Léon était la, » sans faini devant Ie pain et Ie frómage. Léon rentra, lui serra fortement les ;mains, et tout Ie pain s'en- gloutit entre ses molaires actives. Ensuite m desparents axrivèrent; Ie beau.jeune homme, bruyant, neufd'ame encore, avec fierté Leur montra sou sauveur comme une propriété, comme uu apanage personnel. — Saus lui, vous savez, c'était fini de moi... Mlez- je lui dois une fiere chandelle. Le Vieux s'amusait de sa joie, ne Ie quit- tait pfc des yeux, d'uue admiration candide de patre pour un Jésus de eire aux crèches de Noël. Il revint les dimanches suivants. C'était cotome uu sacrement, comme une Sainte Messe qui 1'attirait, la béatitude d'uue com- inunion avec uur esgence supérieure. Il ap- pórta desM'ruits, des ileurs; il le forca a ac- cepter uu panier d'oeufs. Sun salaire de la semaine passait a ces achats. Quand Léon le remerciait, il avait un petil gloussemenl heureux. — Mais non. vous vuulez rire... Le plaisir 13. E H220 LA VIE SECRÉTE 4 n est tout pour moi : c'est comme si je Ie don- nais a ma bonne amie. Il tenait un petit temps sa main fine entre ses doigts gourds, et d'un ronron d'adora- tion animale attachant d'en lias de lourds re- gards humides sur les clairs yeux qui lui souriaient, il soupirait : — J'suis bien content, allez, j'suis fameu- sement content... Le bon jeune homme finissait par 1'emme- ner au café, luipayait de délicats elixirs que 1'autre savourait a petites fois, comme la li- queur même de sa délectation. Et a tous les survenants,il le présentait d'unemballement gamin: — Mais dites-lui donc que c'est beau, ce qu'il a fait... c'est de l'héroïsme, ou je ne m'y connais pas. Ah! oui, un coeur de brave homme, une ame évangélique..! E£|le plus dróle, c'est qu'il ne s'en doute pas lui-même. Le Vieux se rencognait, gêne de Féloge, tout petit sous les grands mots don t il ne saisissait que l'amplitude. F.éon Ie bourrait amicalement, criait plus fort :LA VIE SECRÈTE 227 — Oui, oui, une ame de saint, tu m'en- tends, yjeille béte ! Ce tutoiement, en lés apparentant d'une semblance d'intimité familiale, mollissait jusqu'a 1'extase Ie rural. Le thème du sauvetage, complaisamment détaillé, a la longue se varia de nuances : le Vieux l'avait repêché tandis que la crampe le mordait, mais presque instantanément les forces lui étaient revenues ; saus aide il avait pu grimper la berge: In amour-propre dél.i- cat, le regrel de l'épisode iinal lui persuadait d'atténuer 1'intégrité du drame. Le Vieux docilement acquiesc.aU; peut-être il Gnissait par être moins sur de 1'évidence, conflant uniquement en cette Louche charmante et absnlue. Or il advint que le tendre ami, réprimande par les siens S cause de eet attachement vrai- ment trop dispropörtionné, dut argumenter pour se libérer quelquefois des assidüités du vieil hómme. Celui-ci alors tranquillemenl replantait sa casquette, disant : — Ne vous gênez pas, m'sieu Léon. r.a sera puur une aut' fois. I * -28 LA VIE SEGRÈÏE Au hout du troisième niois, comme uno après-midi timidement il s'mtroduisait, ap- portant entre les quatre noeuds de son foulard une fóuace a la belle croute d'or, il se heurta au père qui sévèrement diseourut : — Mon brave homme, il ne faudrait pas abuser eependant des avantages que Ie ha- sard, en vous faisant retirer mon iils des eaux, vous a donnés sur lui... Croyez-moi, ce jeune homme estbien assezpunidéja... D'ail- leurs, nous ne voulons rien vous devoir... Voila encore cinq francs, et ne revenez plus. Le Vieux Ie regarda penaüd, étourdi, tout pale, n'ayant peren que 1'injonction finale. Il déposa. sa fouace-sur la table, saus rien dire", et prit machinalement 1'argent qu'on lui ten- dait. Mais sur Ie senil, apercevant la pièce entre ses doigts, il revint sur ses pas: — J'l'ai point gagné; exeusez si j'en veux point, de vot'argent. — Ingrat! fit Ie père, outré pour 1'endurcis- sementde eet homme desinteresse jusqu'a dé- cliner les effets de sa gratitude. 11 revint roder les soirs de dimanche autour de la maison, n'osanl plusreparaitre aux clar-LA VIE SECRKTE 220 tés du jour, terrorisó par la majesté de Auto- rité paterlielle. Cette crainte bientót opprima sesheures. La-bas. scux cbamps, peinant sous 1'ondée,. il fatiguait ses esprits a vainement 'sonder Ie motif des rigueurs qui les alié- naient 1'un de 1'autre.Il n'incriminait pas Ie cqeur pour leqüel il brulait d'inaltérables ar- deurs. Même parjüre, il 1'eut attesté recon- „aissanl et fidele. C'était une religion obscure, uu culte de latrie ainsi que pour une idole tres haute, uu amour tendre et t'rais comme pour •une vierge, et il Ie diligeait suavement, én outre, comme un tils. Fii jour, étant a reniuer la terre non loin de la rivière, il s'eutendit appeler. Il leva la tête et apercut Léon marchant a lui par les gué- rets. - Jevoulais tevoir, lui dit cë jeune héros, beau comme les dieux. Il ne faut pas que tu croies que je pense comme mon père. Tiens, regarde plutót, je pleureen considérant cette eau d'oü tu m'as retiré. Mais je puis bien te 1,. dire, ta noble action ne m'a guère prolité. J'aimais ma eousine; rétléehis qu'elle est ri- che et. qu'elle m'était fiancée. On me la refuseIa' 230 LA VIE SEGRÈTE a présent pour la faute d'avoir exposé trop légèrement une vie dont je n'étais plus Ie niaitre, puisqu'elle lui fut promise. La candeur du serf des globes s'humilia en ce cri: — Me pardonnerez-vous jamais, mon doux monsieur, tout Ie mal qui vous arrive a cause de moi? — Mais je ne t'en veux pas a ce point, pro- testa Ie précoce pharisien en souriant. Il Ie considérait avec bonté, de la claire el ingénue jeunesse de sonceil. Onctueusement il reprit: — Ecoute, j'étais venu aussi pour te dire ceci. As-tu déjaréfléchi qu'en toute cetteaven- ture Ie plus beau róle indéniablement te fut réserve ? Je ne te Ie reproche pas. Mais observe combien il eüt été préférable pour tous deux que Ie contraire fut arrivé, D'un geste impérieux et tendre, lui impo- sant les mains sur les épaules, il 1'attira : — Maisoui, comprends donc, tu devenais mon obligé, ce qui semblera toujours naturel de la part d'un homme de ta classe... Eh Men, ennousy])rcnantadroitement,nouspourrionsLA VIE SEGRÉTE 231 remettre les choses en 1'état qu'il convient. Il suffira d'ébruiter que c'est moï qui te sau- vai des eaux et que ma modesfie uniquement fut la cause de la fraude par laquelle je con- sentis a passer pour Ie noyé. Ainsi je n'aurai plus a rougir de 1'infériorité que me crée vis- a-vis de toi 1'événement. Et ta prérogative, je n'aurai plus de peine a te la pardonner, puis- que dés ce moment je 1'aurai oubliée, Le Vieux se courba, rayonnant, jusqu'a ce que sa bouche touebat le vêtement de l'Elu. — Soyez remercié, ó doux monsieur, dit- il, maintenant plus rien ne manque a ma re ccrnnaissance. Car cette ebose-la. j'en avais eu la pensee; mais n'était-ce pas trop inespé- rablement beau pour un pauvre homme comme moi d'être sauvé par un jeune homme tel que vous? ' I M I ■ : m til ■#« LA FEMME AU BONNET VERT f ■ ,4» doctcw Spehl. J'avais inutilement demandé a ma proprié- taire de changer Ie papier de tenture de ma cfiambre a coucher. C'étaitun horrible papier vert, acide et « atrabilaire » - j'insiste sur Ie mol bien qu'il pafaisse excéder leslimites de 1'analogie. Chaquefois que jele regardais, mes yeux étaient blessés; sa couleur discorde et vénéneuse, suggestive des pires toxiques, of- fensait mon penchant a la sympathie. ïout im,„ être aussiL.U se réticulait; mes dents crissaient comme irritées par des verjus ou des citrons. Ou bien j'étais couvert de pa- Èê n« I 33e, LA VIE SEGRÉTE pilles en croyant ouïr Ie grincement de mon 1'ongle sur ön "carton glacé, Ie rais déchirant d'un diamant de vitrier, Ie cristallin suraigu d'une ulainte d'harmoiiica. Je n'ai jamais ain*é en musique que les cuivres, les tambourset Ie hautbois; Ie violon et les clarinettes me pro- curaient des sensations d'écorché raclé par uu archet. J'avais encoreun autre ennui : je revoyais distinctement ma mère, une grande femme dure el maigre, au visage méchant comme ce ]kipier. Même enfant je ne 1'embrassais que sur sou ordre; mes baisers se heurtaient a ses . ds et me faisaient mal; je croyais baiser une tête de bois. Il est possible que mon père soit mort de ma mère, je ne 1'aT jamais connü. Mais elle, je 1'ai bien détestéc. Je résolus de tenter une dernière démarche auprès de mademoiselle Dhrepi«. Je la voyais sans plaisir, par nécessité. D'ailleurs, elle n'avait rfên d'aimable : ]»etite, sèche comme un silex, un visage a repasser uu couteau (Icssus, et toujours'se friet ion naijt les mains, avant 1'air d'effacer une tache d'encrie, un geste béte et humble dont j'ai horreur. Etait- LA VIE SEGRÈTE - ■ 237 \e „„, créature. tiocive et digne uVxécration? ,e ne ie crois pas, je nerai jamais cru. Elle étaitavare et portalt, 1'été comme W.un t^icfcon de laine verte rétréci par les li*s.- fechoisisl'heureoüj'étaisleplttssurde la voir, c'est-a-dire 1, soi*. Elle étaii devote ethabituellementrentraitaprèsleSalut. On étai, tpujours certain «Ie la rencoutrer a Pheure -les cbandelles, soa Vieux psaufcer AsouchaPel6tensesmitamesuoires,toute reCroquevilléedanssap.etiteról)-evertdApde billard et sou cbalea palmes jaunes effrangé. Elle habitait au fond d'une rue étroite une ancienne maiso» qu'un prêtre avail long- temps habitée avantelle, et dont 1. jardm, • un enclostoUffu, fait ^retour sur la venelle voisine.MademoiselleDurepiepossédaitdeux graads immeubles sur la Place et tout un ' quartier .Ie misérables logis d'ouvriers au fau- bourg Elle passait potnrintraitable, ne tran- sigeait pas sur la ponctualité du tenue. Au fond, cela m'intéressait médlöcrement, je ne ressentais contre elle nulle hainè. Je tiraifaiblement la sonnette, je ne voulatö ï I" 23« LA VIE SEGRÈTE pas l'indisposer par une brusquerie qui du reste n'étail pas dans mon caractère. Je l'ai dil, j'iucline a la sympathie, je suis plutöt bienveillant. La vieille servante arriva du fond de la maison, trainant ses chaussures sur les dalles. ün verroufuttiré. Je parlementai a travers rentre-baillement de la porte, sous la liltrée rouge d'un flambeaü dont elle éclairait la ruelle. Gette voie. dés l'entre-chien-et-loup, est dénuée de vie; il faut que je précise pou-r que 1'un me compreuiie. Elle dèbouehe dans un recoin perdu, un pauvre earrefour soli- taire oii s'ouvre Ie porclie d'un Béguinage. J/autre rue, Ie long du jardin, obliquenient sinue, bordée de vieux niurs, de clótures dé- foncéeè, et va rejoindre en tortuanl Ie quar- tier de 1'église. Il n'y a qu'une lanterne a chaque bout de la ruelle. A dix pas de la de- meure de mademoiselle Durepie, de l'autre cóté du pavé, s'étend derrière un lattis la tonnelle d'un petit café, médiocrement acha- landé. On peut tres bien tuer quelqu'un dans Ce grand silenoe des maisons saus que per- sonne voie passer 1'assassin.LA. VIE SEGRÈTE 289 — Tjens, r'est que vous, monsieur Paul! me dit cette femme tres dévouée a ?a mai- tresse et qui partageait sou peu d'estime pour les petits locataires comme moi, bien qu'elles en vécussent toutes les deux. Mais je lui avais fait don, un jour qu'elle arrïvait tou- cher Ie loyer de mon appartement, d'üne paire de bottines éculées; elle men gardait une certaine reconnaissance. Madernoiselle justemeut vient de rentrer. Essuyez bien vos pieds au paillasson. Elle était, en etl'et, dans la petite pièce du fond, toat au bout du vestibule. Elle passait ses chaussons et se plaignit de ses durillons.* Sou fauteuil joignait la table, Le dossier.tourné vers la fenêtre du jardin. Elle m'apparut plus laide encore que d'habitude sous la clartó basse de la lampe. Je 1'us désappointé, quoi- que j'y fusse accoutumé, de lui voir sur la tête sou horrible bonnet vert dont la couleur instantanément me rappela mes intimes souf- frances. Cependanl j'arrivais saus intentions agres- sives. Je m'étais promis de restcr jusqu au linut conciliant. Je n'eus pas un mouvement dim- fc ■ I ■l I a 240 LA VIE SEGRKTE patience quand elle me refnsa de change* mon papier vert. — Est-ce que je ne porte pas du vert, moi? Est-ce que Ie vert, mon ener monsieur, nf in- dispose, moi? Micheline, la servante', reparut; elle avait coiffé sonbonnetagranderuchés frisés comme des choux et tenait dans les doigts son cha- pelet. — Alors comme ca, je vais, dit-elle. Si re père Athanase n'est pas trop regardant, j'en aurai pour moins d'une heure a faire « ma confesse » et revenir. — Bon, c'est ca, ma fille'. Et ne manquez pas de faire un bon acte de contrition. J'entenrlis battre la porte de la rue. Nous restames seuls, mademoïselle Durepie el moi. .Ie n'avais pas pensé ;'i cela, cette éventualité étaitresfeéeendehorsdemesprévisions. Cepen- dant, entre une vieille fille de son ige et un jeune homme du mien, rien ne pouvaitse pas- serque de parfaitement honnéte et bienséant. J'avais pris mon chapeau sur la table.et moins pour insistcr, —je s;iv;iis a présent 1 'inuLilité de toute requête, — que par un retour ma-LA VIE SEGHÈTE 241 chinal a l'objetde ma visite, je trainai sur cette phrase : — Ainsi donc, madeinoiselle, c'est dit, vous ne vpulez pas changer eet affreux papier vert :' Elle avait pris un tricot dans la corbeille et sans toerépondre.hocha négativement latête. Je ne sais pourquoi, ni comment je pensai tout a coup que sij'avais eu quelque sujet de rancune violente contre elle, si je m'étaissenti des propulsions criminelles j'aurais pu, place comme j'étais a cóté de sou fauteuil, et rien qu'en abaissant mes mains, 1'étrangler saus que personne en cette demeure vide, dans cette me aux maisons sourdes et muettes, vint la secourir. Cette vertigineuse conjecture, en raison de son exorbitance même, m'amusa. Je me figurai tres lucidement, avec complai- sance, que j'étais venu pour la tuer et la piller ensuite. Je regardais les meubles, j'inspectais la chambre. Je considérai lon- guement un balmt dans Ie retour de la clie- minée en m'efforcant de soupconner lequel des tiroirs de ce meuble lui servait a ser- rer son argent. Ingénument, par un dérou- 14 3 «1 9 I e 242 LA. VIE SECRÈTE tant paradoxe démentant ma droiture t'un- cièreï j'étais entre dans la peau d'un meur- trier, je me suggérais Ie geste concentré et Ie fixe regard froid qüi precedent un dessein homicide. Un petit silene* cbula; j'eus un battement de cceur... Si cependant Gette suggestion, en apparence purement volontaire, par consé- quent éliminable a mon gré. résultait de la cauteleuse et imprévue expansipn de 1'indi- vidu latent, coexistant en moi I Si, tandis que je me flattais de créer, dans la plénitude du sens, une peripetie simplement romanesque, je subissais déja les poussées inconjurables de l'être atavique, par exemplel... La [réflexion revint, ma supposition me parut si irrésisti- blement folatre que je me mis a rire et que, tout secoué par celte hilarité insolite, je ni'é- criai : — Figurez-vous... Un sursaut léger lui déprima lesépaules; elle releva la tète de dessus son tricot et me regarda, surprise plutót qu'inquiète. J'allais ■ tout lui dire; mais, au moment de parier, la langue glua a mon palais, peut-être redoutai-LA VIE SBGRÊTE 243 je qu'elle ne me prit au mot. Et, biaisant, ra- sant, par uneprudence non moins ridicule que ma conjecture antérieure, je lachai a brule- pourpoint : — Ma mère vous ressemblait un peu et por- talt aussi un bonnet vert... Je ne 1'aimais pas. Je fus honteux de ma sottise et lui soubaitai Ie bonsoir. EUe m'accompagna avec la lampe jusqu-a la rue: un instant je restai a lui tirer mon coup de cbapeau dans Ie carré de lumière rouge élargi sur Ie mur d'en face. Je remontai la ruelle, j'enfilai deux autres rues presque aussi silencieuses : je ne pensais plus a mon papier vert, je me moquais seule- inent de mes aberrations. La masse sombre de 1'église s'cstompa dans Ie soir; un petit feu, comme une clarté d'aurore, rosissait Ie baut des verrières. Maintenant il m'eüt paru toul aussi drraisonnable de pénétrer dans la net', d'ail- leurs toute chose saus étonnemei t, (•(mime préalablement consentie et réglée selon uu ordreimmuable.La mémoire du délant parut grandir avec leur gratitude : ils vantèrent sa moralité, sa probité, ses mérites civiques. Je confirmais leurs dires d'un hochement de la tête. 11 semblait que nous nous connussions depuis longtemps. Enfin nous arrivames devant Ie champ. Le char se rouvrit ; tous les 1'ronts se découvri- renl au passage de la bière s'en allant au si- lence d'üne allee vers une architecture glo-LA VIE SECRKTK 265 rieuse. Je ne savais ce qui allait se passer ; je vivaïs comme hors de ma volonté. Nul plan concerté a 1'avance ne m'avait conduit en ce lieu. Cependant j'agissais comme si uu davoir encore ignoré mais auquel j'étais dé- volu m'eüt prescrit de me mêler è la i'oule. Il y ent une molle poussée quand les cordes sa dévidèrent et laissèrent glisser Ie cer- cueil dans Ie caveau. -Mais, tuut de suite après, Ie désintérêt recommenca. L'habitude de la mort assoupissait ces ames crépuscu- laires et leur rendit 1'insensibilité, comme pour un deuil déja oublié. Même les deux lils considéraient «run air las Ie déGnitif évanouissement. J'écartai tranquillement les parsonnes les plus proches et m'avancai vers I'ouverture du souterrain. Les têtes se ten- dirent.un léger frémissement courut. .Ir tirai alors de la poche de 111011 habit un papier que je ne dépliai pas pour bien mar- quer que je pouvais me passer de cetexte; et, a mon tour, je fis 1'éloge du mort, je pronon- eai un discours substantiel oü je retraeai sou existence vouée au bien. Je n'éprouvais uulle gêne a parier. Je u'eus qu'a me rappeler les PV'.TK «. . Il t 266 LA VIE SECRÉTE habituels lieux communs dont on honore les actes presque toujoure vulgaires et les obs- cure sommeils de conscience drs honnêtes gens. J'estime que je ne pariai pas autre- ment qu'il convenait, car.quand j'eus firn, des mains s'avancèrent, les compliments furent unaniines. Je me retirai diserètement tandis qu'ils s'interrogèaienl en me désjgnant da doigt. Je comprenais maintenant pourquoi la vie m'avait imposé cette escale et pourquoi j'étais descendu parmi ces ombivs. Ie pauvre avait eu pitié du riche et de sou mauvais or inu- tilement dépensé. J'étais la charité du pas- sant pour un autre qui avait passé. Et il me sembkit qu'avec Ie mort j'avais enterré la ville, toute la ville.L'HEURE HALLUCINANTEL'HEURE HALLUCINANTE I A Emile Van Arenbergh. Deux foiseneöreIecor au loinsonna: c'était comme 1'ame de cette terre triSte et qui dans Ie soir cxpirait. l>a grande lande s'évanouit aux ruméurs, il 11'erra plus qii'un vent de si- lence gémissant et doux. Longuemënt, du haut de la dune, les quatre hommes regardè- rent s'éteindre Ie couchant. Un gout de soiitude les avait amenés en ce désert, un regrel des temps nomades. Ils avaient fixé aux piquets les bouts flottants de la teute. Celle-ci, comme une touffe plus haute dansle déferlement fleuri de la bruyère, se dressa aux ultimes clartés roses. Mainte- nant Ie bon serviteur, après avoir Rdèlement & *m •f 270 LA. VIE SEGRKTE voituré Ie vivre et 1'abri, s'en était allé aux brumeux horizons violets, la oü Ie cor en les adieux pleura. Il n'y ent plus que Ie cièl et la plaine. Ils purent se croire uu reste des hu- manités primordiales, ou bien les derniers hommes sur un plateau, attendant les ténë- bres déBnitives. D'abord les volcans célestes éruptèrent. Une fournaise tröua 1'occident. Des fontes en lacs profonds coulèrent des cratères. Dans la forge aux enclümes d'or quelqu'un passa te- nant entre ses poings Ie soleil comme une Tête supplicléje. Alors l'ame du Juge divagua : il professait une fraternité secourable aux erreurs hu- maines. Cependant, songea-t-il, Ie glaive et Ie bücher, plus sürement que les charités, opèrent Ie rachat des races ipisérables. La vraiépitié absout et frappe : il faut savoir étouf- fer avec amour dans un embrassement : c'est Ie principe essentiel. La Tête ouvrit d'in- finiment tristes et miséricordieuses pru- nelles; un regard s'en répandit qui ruis- sela comme une eau lustrale, comme 1'oubli <'i la rémission des torts de L'tiomme. MaisLA VIE SECRÈTE 271 Ie Juge ne vit pas Ie pardon; il ne vit que Ie rouge troncon ;' celui-ci lui commandait un sévère et inflexible devoir. Dien mème décollait son soleil chaque soir depuis IV- ternitéi pour Ie chatier d'avoir éclairé 1'igno- minie du monde. Les pourpres et les ors flnèrent comme des carotides tranchées ; ils épanohèrent les entrailles magnifiques d'une agonie. Drs nuées, a 1'opposé, dans la régien froide, oü se levait 1'étoile, s'éela- boussaient, restaient teintes de sang, ainsi que les ténioins d'une expiation. 11 jugea que 1'Ordre éternel lui donnait rai&on et se rêva couvert de la simarre rouge, assis sur un haut ossuaire a 1'iinage d'un Grand In- quisiteur. l'ne Mlantique aux boules améthystes de proche en proche se crêta de falaises; (dies sémblèrent les remparts derrière lesquels s'étail accompli l"e meurtre du jour. Mainte- nant. de lourds gallions quittaient les ha- vres: des tarlanes légères, des bricks haut matés s'enfoncaient aux eenmes du large. Les nuages de soie autour banderolaient en pa- villons ousegónflaientènvoiluresimmenses. ï ii m ï 4 I 272 LA VIE SEGRÉTE Toute 1'armada, comme un vol de grands cygnes, splendidement cingla vers la mort du soleil. Et aussi des archipels en fleurs mon- taient du fond des mers, flottaient a la dérive ainsi que des jardins mervcilleux, dans Ie sillon des hauts navires. Le Harangueur des foules pensa : Etre Ie roi solitaire de toutes ces des! Des plages toujours plus loius'étendaient, des sablesélec- triques, de longs duvets d'ibis roses. Lente- ment elles se vaporisèrent, on cessa d'aper- cevoir les archipels et 1'armada. Dans les gloires océaniques, par dessus les gouffres lumineux, aniquement émergea un grand vaisseau mort. C'est levaisseaude ma vie, se suggéra-t-il, la-bas roulant vers les terres pro- mises et que je ne verrai pas. Il vogue sans capitaine ni matelots. Mon ame seule y resta; elle expie aux fers dans la cale ses destinées abjurées. Le fantómal vaisseau bientót dans 1'or des boules n'est plus qu'un point téné- breux. Alors ils'écrie: «Attends, attends, na- virel je renouerai de tes cables les morceaux de ma vie. Mon ame rompra ses fers et dans Lk VIE SECRÉTE 273 tes haubans te servira de vigie. Ensemble nous appareillerons pour Ie rêve des conquis- tadors. Je serai 1'argonaute violateur des Colcbides ». Ensuite ce mirage rapidement croule. Une cité de fer et de gres s'érige, la spiendeur terrible d'un Londres aux moellons et aux métallurgies démesurés. Puis des kremlins aux dómes myriadaires surgissent et s'émiet- tent. Unè Carthage périt dans les souffres et les poix. Il nait un amas confus d'albam- bras, de minarets, de cathédrales aux ver- rières joaillées. Le troisième des quatre, un Tailleur d'images, comme l'eüt rubriqué la vieille langue, darda les prunellcs, a son tour visionné. Il lui parut que la terre se fendait en carrières prodigieuses : «les esclaves nus, sous des airs torréfiés, en extrayaient des marbres beaux comme une promesse de vie. Lui seul commandaita ce troupeau setvile et toujours les secrètes matrices dégorgeaient : par tas innombrables s'exhumaient les no- bles dalles pentéliques. Des rampes, des escaliers au flanc de tours et de tours esca- ladèrent 1'horizon iülgureux: des portiques M i lï't LA VIE SEORÉTE s'accumulèrent béants, aux attitudes rouges ; il pantela en tous sens des arehitectures. A lui seul était dévolue la gluire de peupler les agoras; les symboles naissaient sous ses niaillets; il sculptait dans les nues des rythmes héruïques. Tout Ie ciel marchait avec Ie geste de sa pensee, tout Ie ciel vi- vait son CEuvre. 11 se rêva tres grand, 1'atlas des piranésïennes coupoles... Ensuite les bloes se rompirent; des leviers, des dyna- mites firent éclater les métaux et les cipo- lins. Un suprème cataclysme dispersa leurs écroulements dans les fournaises solaires refroidies. Des aains, d'agiles kobolds téné- breux a présent broyaient dans les mortiers nocturnes les d'ernières clartés, puis les se- maient en cendres blêmes a travers 1'abime. La lande s'ensevelit aux ténèbres; il ne ré- gua i>lus la-haut que les Pléiades, comme la pitié des mondés sur Ie Cadavre de la lerre. Elles s'alluuièrent 1'une après 1'au- tre, trèlles et Jys aux jardins de la nuit, clous d'argent auxquels pendaient les nior- tuaires tentures de l'espace. Cependant un astre lixe et rouge, Mars, seniblait un tisünLA VI E SEC I! Kil. ?75 éohappé auxforges vespérales et brülait avec colère. Aucundes compagnons ne parlait plus. lis avaient subi les sortïlèges du soleil, père des exagérations. Comme les lointaines huma- nités, ils avaient été exaltés hors d'eux- mêmes par ces forces et ces splendeurs; ils avaient vu lui re les prodiges. Maintenant, la vieillesse de 1'univers les reprenait; ils se sentaient tres seuls, et malheureux, aban- dorinés par 1'illusion. A des lieues, tout était solitude ; il eüt fallu marcher longtemps avant de voir briller une lumière sous 1'au- vent des 1'ermes.Et une grande tristesse mon- tait de la dune, se plaignait dans Ie vent malade. Elle était, depuis les anciennes mers, la vierge et la veuve; Ie soc ni la herse ne 1'avaient fouie. Puis ils consommèrenl la Crue. se partagè- rent Ie vin et Ie pain, comme en uu soir des ages. Les galaxies sillèrent, drs cascades d'astres churent, ils virent dans Ie grand ciel magnétique étinceler les quadriges. Le qua- trième alors, un Poète, se baissa, longue- ment palpa la terre. Des larmes jaillirent de 276 LA VIE SEGRÈTE ses yeux. Il paria: « O sol calamiteux! Glèbe aux mamelles épuisées! C'est comme si sous Ie suaire j'avais, de la pitié de mes mams, caressé de pauvres os méprisés d'aïeules! »L'INÉVITABLE RENCONTRE 16 Kh ■^^MMMmmi L'INÉVITABLE RENCONTRE A Philippe dille. Dans Ie grand port tumultueux oü Ie bon matelot Pier Gouda, après une pénible traver- sée, venait de débarquer, une figure, parmi tant d'autres s'alïairant en tous sens, 1'inté- ressa. 11 avait plusieurs raisons pour la reconnai- tre. D'abofd, ce fut olie qui, la première, du bord oü il s'employait aux manoeuvres de 1'entrée, lui apparut sur Ie quai. Un Vieux gentleman a lunettes d'or et a favoris roux d'ane abondance insolite, agitait son mou- choir en Ie regardant avec une particuliere bienveillance. C'était un de ces visages tels qu'il s'en vóii dans les ports, tannés I muM280 LA VIE SEGRÈTE comme un cuir du buffle, saurés par les vents de mer, du poil dans les oreilles, 1'as- pect un peu patilmlaire d'un ancien marin enrichi par des trafics illicites ou la traite de la chair noire. Pier Gouda Ie revit ensuite parmi les hom- mes qui déchargeaient Ie navire, au moment précis oü il manqua recevoir sur la tête un ballot de laine mal accroché par la grue. Un puissant bloc d'acajou, peu de temps après, faillit lui défoncer la poitrine, et encore une fois 1'énigmatique personnage était la, Ie con- sidérant d'un air a la fois sympatliique et narquois. MaisPier Gouda avait échappé a de bienautresdangersj il disait coutumièrement que Ie boulet avec lequel on Ie coulerait a la mer n'ótait pas encore fondu. C'était vraiment un intrépide cceur de matelot, ce Pier Gouda. Comme quiètementil errait,humanU'odeur des fles évaporée des hangars, il chopa con- tre une poutrelle et tomba sur les genoux. En se relevant, de nouveau il'apercut Ie gentle- man aux favoris rouges. Leurs regards se croisèrent, et Gouda, cette fois, vaguement soupconna 1'avoir rencontre en un autre ageLA VIE SEGRÈTE 281 de sa vie... oh! rien qu'un soupcon, 1'éveil d'une confuse image similaire, dans un loiu- tain inappréciable. Au long d'un chantier, un nègre et un ma- rin anglais ensuite se disputèrent, en boxant, la possession d'anë créole a la frimousse pHs- sée et triste d'une petite guenon malade. Il passa tropprès d'eux et recutdaiis lamachoire Ie coup depoing que 1'insulaire lancaitdans Ie thorax de Féthiopien. Quelqu'un ricana der- rière lui; il se retouma, disposé a foncer sur Ie rieur, et vit Ie Vieux gentleman tres grave et qui, de la main cette ibis,lui adressait un léger salut amical. Un convoi de lamentables éinigrants, comme un troupeau humain, les sépara. L'étranger, de loin, continuait a Ie regarder d'un air de reproche. A présent, il était convaincu qu'ils avaient été lies autrefois d'une espèce d'affection. Mais une petite ombre s'interposa; il perdit la mémoire au moment oü il allait se souve- nir de la date et de 1'endroit, oh! il y avait longtemps, quelque part la-bas vers les póles. Indubitablement, c'était une vieille connais- sance. ie. •< _____________ 9; I \ m 282 I.A VIE SECRÈTE Une cloche alors sonna, lente, continue, voilée comme un glas dans Ie brouillard. Il se trouva mêlé aux tristes émigraflts. Sur Ie point de s'engouffrer aux flancs de 1'énorme transatlantique, des femmes, des vieillards, gémissaient et ne pouvaient se résigner a quit- ter la terre natale oü ils avaient tant souf- fort. Mais, quoi! était-ce bien Ie même Vieux monsieur aux fayoris poil de renard et aux lu- nettes d'or qui, vers la passerelle, poussait par les épaules un de ces pauvres diables et semblait lui chuchoter aux oreilles un cap- liiux espoir? Ohl oh! comme celui-ci d'abord se défendit de trop bien 1'écouterl Comme en- suite il baisa avec onction 1'humide sol, et comme tout a coup, il parut se redresser con- sole, transfigurél Mais Ie tinion d'un fardier inopinément tamponna Pier Gouda, et, en s'écarlant vivement pour ne pas rouler sous les cssieux, il se ïvtrouva face a face avec 1'étrange quidam. Celui-ci détourna la tête et n'eut pas 1'airde Ie reconnaftre. — Je 1'aurai siireineiit froissé, songea Ie dignè tnatelot. Pince di' titillations amoureuses, il se faü-Urn X A LA VIE SECRÈTE 283 fila dans un musico. Une laide gitana a ru- bans jaunes y grattaitde la guitare et lui parut sans ragout. Le fumet des nourritures s'éva- porant par 1'huis d'une taverne 1'incita a de plus matérielles gourmandises. Il espéra co- pieusement se dédommager du pemmican abusivement ingéré pendant la traversée, en s'adjugeantune part du massiiVt appétissant roastbeef qui saignait derrière la verrière. En mer, durant ses inapaisables fringales, arrosées d'écceurants chaudeaux, il s'était proposé maintes fois ce régal comme un royal délice, comme une trêve inestimable a de trop durables famines. Tanguant des épaules, balancé sur ses lar- ges soles comme un ours arctique, il investit le ball odorant 1'ale et le rot. Proche de 1'é- tincelant comptoir aux roses jambons et aux mürs fromages reflétés par les glaces, une ta- blerestait inoccupée. Ilyprenait place quand, a la table yoisine, le vaste joumal éployé der- rière lequel se dissimulait un consomma- teur s'abaissa et lui révéla les favoris de 1'inévitable Vieux gentleman. Celui-ci aussi- t,M détendjl la mince fissure blême qui coupait i I 284 LA VIE SECRÈÏE sa bouche en tirelire et, se mettant a rire d'un rire tres doux, saus bruit, lui offfit une main sur laquelle bridait une peau rêche de merlu- che. Pier Gouda lui broya les phalanges entre ses 'larges paumes, réjoui de trouver a point une si ancienneconnaissanceen cetteGantine oü de ternes visages excluaient tout dessein de sympathie. Et, tandis qu'il tachait de dis- cerner Ie clignotant regard en i'uite der- rière les lunettes d'or, il lui parut que la ressemblance se précisait et qu'il allait enfin pouvoir se reméinorer en quelles périodes de ses navigations ce visage avait cessé de lui être i neon nu. — Oh! oh! master Gouda, dit Ie Vieux mon- sieur avec une horrible grimace, je croisbien que vous m'avez un peu oublié depuis 1'au- tre fois. Et, se nommant: — Docteur Goldman, ponctua-t-il d'un ité- ratif et vigoureux shake-band. Non, jamais Ie matelot n'avait entendu par- Ier d'un docteur de ce nom, et cependant ils avaient du, dans Ie tenips —maisoü?en quel- 3LA VIE SEGRÈTE 285 les latitudes ? — êtreune bonne paire d'amis, de ces amis qui échangent des poignées de maiu eordiales en de brèves rencontres et qu'ensuite disperse 1'aventure marine. Quant a ce poiut, il ne subsistait en Gouda aucun doute. Il craignit de décourager 1'obligeant parteuaire en lui notifiant ses lacunes de mé- moire et gaiement s'exclanra : _ Goldmanl Ehl _ Goldman, oui...Le Vieux Goldman.hein? Ah! Ah! Tous deux, avant, comtaandé de grandes pintes d'ale frais, se congratulaient, en cho- quant leurs étains mousseux d'écume. — Eh! la-bas, docteur Goldman... hein? la-bas, répéta Pier Gouda, en se tourmentant 1'espritets'eflforcant d'abolir lamince cloison derrière laquelle se reculait encore la mé- nioire d'un temps qu'il se croyait plus que jamais a la minute de se rappeler. Le Vieux monsieur, a présent, lui donnait de légers coups dans 1'estomac, vraiment fa- milier, bon enfant, s'autorisant, sans nul doute de son age (il paraissait avoir connu autrefois la jeunesse) pour se permettre ces petites dé- monstrations paternelles. m 286 LA VIE SECFÉTE — Oui, oui, la-bas, comme vous dites, mas- ter Pier. Ah! ah! il ne faisait pas toujours un temps a mettre un chien sur Ie pont. — Non, je vous assure, répondait un peu vnouement Ie matelot en se demandant quelles circonstances spécifiait ce subtil et réticent langage. — Depuis, master'Pier, nous nous sommes souvent frólés. Ah! ah! oui, sur mon hon- neur... .Mais vous n'aviez pas toujours 1'air de me reconnaitre... Je pensais même que vous me boudiez un peu. Le diable sait pour- quoi! Pier Gouda protesta énergiquement. Non, il n'étaitpas deceux quiméconnaissentl'amitié. Seulement, voila, il manquait quelquefois de mémoire, Et, tout en s'excusant, il ne cessait pas de considérer avce attention son vis-a-vis du même oeil dont il eüt avué en mer une voile sillant a 1'horizon. Les lunettes d'or, a présent, jetaient de petits feux derrière les- quels les jtrunelles semblaient s'enfoncer dé- mesurément. Pier Gouda, pour cette manie de lui bourrer les cótes, ses grimaces de vieux sapajou qui a hu un coup dr vin. et surtout IrL.a> X M, LA VIE aSCRÈTE 287 gloussement de son étrange rire uu dedans, Ie trouvait légèrement excentrique. A tout bout de champ, ils choquaient forte- ment leurs chopes; elles se vidaient, et la ser- vante en apportait de nouvelles. Pier Gouda remarqua que la bière s'engloutissait dans Ie gosier de ce vieil ivrogne comme un petit nia- gara. Goldman, d'ailleurs, ne linissait pas de commander des nourritures généreuses, épi- cées; il avait uu faible pour les plats sau- poudrés de carry et de safran et, a chaque plat, il sel'rottait les maihs, disait gaiement: — Vous êtes mon hótë... Et, vous savez, cette fois, je ne vous lache pas: vous me ren- dréz raison. — Mais 011 donc 1'ai-je déja vu? s'affligeait Ie chaleureux shipman, toujours a la piste d'un indice, saus parvenir a réveiller sa mé- moire indolente. A mesure qu'ils briffaient, la jovialité dn vieux Goldman croissait; Pier Gouda, de son cöté, radota de vieilleshistoires d'enfance. Oh! il avait toujours eü de la chance! Sa mère était niuiteheureusemeiit dans son lit;elleseml)l,iil avoir attendu son retour pour moürir; il avait ï t UU i 288 LA VIE SECRÉTE pu lui fermer les yeux. Lui-même cent fois avait échappé a la mort. — EhlehtEn effetunechancedudiable, sur monhonneur! ricanait Goldman. Ehleh! oui, comme la-bas, hein? quand nous nous ren- contrions et que nous jouions de gros en- jeux i Pier Gouda fit un nouvel et énergique ap- pel ases souvenirs. Mais de douces, d'enchan- teresses famées les dissipaient, un fin brouil- lard llottait comme les matins d'été sur les eaux: il ne se souvenait pas d'avoir jamais joué de gros enjeux avec personne. Il n'aper- cevait plus bien distinctemeut non plus les favoris dit Vieux gentleman. — Oui, dit-il en riant, comme la-bas. — Eh bien, s'écria Goldman, tout secoué par de petitesquintes derire, nous allons voir sivousl'aveztoujours.cette fameuse cbance. Hé! la fille, des dés! Jejoue dix guinées eontre une... Il agita Ie cornet. — Pair, dit Ie matelot. Et il gagna les dix guinées. — Recommencons, (fit ï'autre. Je joue ma 4l^HMn I.A VIE SEGRÈTB 289 raóntre e1 ses breloques contre deux. de vos dents. — Pair' Cette fois encore, Pier Gouda fut Ie plus heureux. Goldman ne se décourageait pas, semblaits'amuserbeaucoupdesa veine, el les dés, coup sur coup, roulaient; toujours Ie ma- telot gagnait. — Recommencons, disail cbaque fois Gold" man avec d'effrayantes grimaces, comme sil eüt euledessein d'user cette e ha nee insolente. Il joua ses lunettes d'or contre un doigt de Pier Gouda, el de nouveau il perdit. — Oh! ohl pensa Pier Gouda, maintenanl qu'il na plus ses lunettes, il me seniMc que je suis tuut a fait sur Ie point de Ie reconnai- tre. Oui, c'est bien la la têtede quelqu'un qui, plus d'une fois, m'a regarde avec ces yeux sans prunelles, avec ces horribles yeux sans regards. — Recommencons encore... -Mes favoris pour celle de vos deux oreilles qui n'es! pas restée la-bas, bon Pier Goudal — Pair! cria l'honnête garcon. Goldman sacra effroyablement, puis, déta- 17 Hï m 290 LA VIE SKÜRÈTE chant ses favoris poil de renard. il les jeta sur la table. Pier Gouda leva les yeux et resta saisi. — Oh! oh! dit-il, quelle lumière a présenl se fait en moi! Ces favoris ne servaient qu'a vous déguiser... Maintenant je vous recon- nais... Vous êtes celui que partout j'ai senti roder autour de moi, vous êtes ma propre Mort, master Goldman. Et il fit Ie signe de la croix. Le vieux gentleman régla l'écot, puis lui dit doucement: — S'il vous plait, nous 'recommencerons une autrefois, Pier Gouda... Oui, la revanche. Peut-être alors serez-vous moins sur de votre chance. Il saluad'un petit coup de chapeau humble 1'heureux joueur, niarcha rapidemenl vers la porte et, comme une ombre, s'effa LA FUNÈBRE IDOLE I A Fernand Xau, Plus encore que ses grilles aux lances d'or, uu acces rebutant défendait Ie pare solitaire et roy'al. Du dehors, on jn'apercevait qu'une doublé et rectiligne avenue bordée de mornes ifs en pyramide. Entre Leurs parallèles infi- nies, drs piècesde gazon s'étendaient, égales et droites comme 1'ennui. Un dessein ainsi accordait a des analogies cachées les aspects préliminaires de cette résidence oü d'abord pa- raissait régner la Contradiction. Mais a peine la laideur volontaire du paysage: en prolon- geant jusqu'a rhorizon la solennité conster- nante de ses géométries, avait-elle lini de sug- gérer 1'image réalisée de 1'obsession, qu'un 294 LA VIE SEGRÈTE tunnel de verdure. dissimulé derrière unLois deconifères, débouchait sur un découveft aux largesrampes de marbred'oü 1'ón commencait seuleiucnt a pénétrer dans rintiine el noble spiendeur dos arbres. Des allées de chêm de chataigniers convergeaiènt en étoilès vers un bassin spacieux qu'animaient desjeux de déités marines. Lesilencédeseaux souslanuit séculaire des feuilles opprimait alors délieieu- sement lYune. Ensuite on se sentait allégé en penetrant dans des jardinsmagnifiquesarrosés d'eauxcourantesetdominésparune colonnade antique. Cependant, le chateau toujours de- meurait invisible : un calcul ingénieux, en le reoulant par dela unesuite étagée de terrassrs. en dissimulait les approches. A certaines heures du jour, un vieijlardj grimarant et fardé, a la démarche sautillante, s'avanQait jusqu'a r«xtrémité de la plus haute des terrasses, comme le ridicule fantóme d'un autre Ékge, Une casaque puce è boutons d'or 1'habillail par dessus le satin fleuri d'un gilet on bouillonnaienl les dentelles d'un jabot; il portait les lias el la culotte et s'appuyail sur une longue canne a pomme d'or, L'étrangeUrn VA -r #"»a* LA VIK SECRET E 295 personnage, en gesticulant, se dirigeait du C6té drs corbeilles. pü des jardiniers entre- tenaient les fleurs les plus rares. Avec des doigts minutieux, il s'attardait a cueillir, dans ees parterres combines puur exprimer les nuances variées de 1'amour, un choix sub- til d'essences, du geste donl il eüt composé un madrigal de formeset de parfums. Bientól après.lespetitscoupsdelacannedécroissaient vers les cours, dispersant. comme a un signal les gens de service, car un édit sévère enjoi- gnait de ne point se montrer sur Ie passage du duc. Le silence et la solitude, grace a ces ordres. autoritairement bornaient 1'immense domaine comme si rien n'y dut exister que la petitë vii' furtive qui a peine lignait d'une o.nbre le clair gravier des chemins. Elle suf- fisait a remplir les demeures et le pare; les pas clandestins des visiteurs se défendaient d'entroublerlamuettesymétrïe;touts'ysym- bolisait'd'une apparence dangereuse el chimé- rique. .1,. dus a la touchante illusion d'une des personnesdu chateau d'en connaJtre Les dé- bris;el cette illusion devinl pour nioi lacause 296 LA VIE SEGRÈTE d'une fabuleuse erreur qui me révéla la vp- lupté. Le maitre de chapelle du duc habitait un des pavillons disséminés sous les marmen- teaux; il dirigeait la spallette et, a la fois, s'utilisait a des musiques profaiies. Le duc ne so lassait pas d'entendre les menuets et les pavanes que 1'adroit artiste, chaque jour, arri- vait lui jouer sur le clavecin. Tandis qu'allait la frêle et pimpaute musique, le petit vieillard poudré et fardé, avec des graces cérémonieu- ses et surannées, dansait devant les miroirs le mensonged'unpas qui se fut conforméaun vis-a vis de marquises, comme lui, maniérées. Or, la femme du maitre de chapelle ayautperdu un fds a 1'age que j'avais moi-même vers ce temps, elle crut trouver en moi une ressem- hlance qui lui restituait les traits de 1'absent. Elle obtint de mes parents que j'irais passer mes vacances au chateau. Elle goüta ainsi des consolations précieuses, et je connus le trou- blant émoi de me sentir a la luis libre et cap- tifdanslemystèred'unedemeureoüpersonne ne pénétrait. Elle avait la garde de la chapelle et m'iuitia aux pieuses et doucement puériles inventions dont elle la parait en pensant a IH IItfkïMb m mh LA VIE SKGRÈTE 297 son fils. Souvent, j'y allais sans elle, attiré par la beauté des verrières. Une porte s'ouvrait dans unetourelle prés du choour. J'en dérobai la clef et découvris ainsi 1'escalier qui inettait mi comnmnication les appartements du duc et la tribune oü il descendait entendre la messe. Je ne m'y aventurai pas sans uu se- cret efl'roi, mais eet effroi fut plutöt 1'aiguil- lon du plaisir que j'éprouvai a pénétrer par cette issue dans les parties du chateau qui m'étaient encore ignorées. C'était, après les dernières marches, un dédale de couloirs aboutissant a d'autres es- caliers qui se perdaient dans les combles on longeant des portes qui, la plupart, demeu- raient closes. Je devins bientót Ie chat ródeur de 1'escalier: il me livra 1'accès du mystère oü ma jeune témérité goütait les frissons de 1'aventure. A chaque découverte nouvelle, ma peur et mon émerveillement grandis- saient. Us toucbèrent au saisissement du suriiaturel Ie jour oü, m'étant engagé a la pointe des orteils dans une enfilade de cbani- bres, je surpris, par une porte vitree, un spec- tacle a la fois atterrant et délicieux. Dans les 298 LA VIE SECRÈTE soies et les dentelles d'une alcöve, sous Ie jour voile des rideaux de brocatellc une créa- ture tres belle reposait nue. L'or pale de sa chair a travers la pénombre diffusait une clarté auprès de laquelle t'éclat du soleil uie parut indigent. On n'apercevait pas sou vi- sage, tourné vers la ruelle, mais des torsa- des blondes rüissèlaient a la courbe de son épaule, et un de ses bras, dans 1'abandon du sommeil, s'était déplié et, comme uur ra- mureaux grappes trop lourdes, penchait jjis- qu'aux fleursvives dont était joncbé Ie tapis. .Ie crus mourir sur place do délice, d'horreur a l'aspect de ces formes onduleuses cl in- connues dont la spiendeur redoutaMe, dans Le même moment me notifia 1'aniour et la damnation. Un bruit me mit précipitamment en t'uile: je me retrouvai a la clarté des airs, blême et, tremblan! de tout mon être. Je revins le lendeniain. Elle dormait en- core; je la rcvis dans la même attitude que la veille, inefïablement solitaire et nue, et seu- lement son bras a présenl reposait le long de son flanc. Adroitement j'intcrrogeai autour de moi: il me fut avéré que toul le monde igno-U» VA ~ LA VIE SECRÉTE 299 rait la présence d'une femme au chateau: ma jóie en fut d'autant plus grande. En dérobant eet étrange mystère, je m'appropriais Ie corps incomparable dont moti novice et ingénu dé- sir buvait la beauté et en même temps s'effa- rail de violer 1'amoureuse retraite. Je ne vécus bieritót plus que du plaisir d'approcher sans cesse du merveilleux trésor qui se souciait si peu d'être défendu; unc fièvre de langueur me minait tout Ie temps que je passais loin du bienheureux escalier. Pendant prés d'une semaine je fus. sans concevoir encöre Ie sens d'une telle antino- mie, 1'amant privilegie que 1'indifférence d'une amante comble du plus dangereux délire. 11 sembla qu'en cette demeure du silence et des om-bres, mi charme La lïi éternellement dorniir. a moins que la volupté du som- meil, au cceur du brülant été, ne lui per- suadat un mol abandon parmi Ie délais- sement des chambres. Chaque luis, je la retrouvafs parée drs seuls sortüèges de sa royale beauté, semblable a uur de ces nym- phes succulentes et grasses que plus tard 'y savourai chez Titien. Son visage, toutefois, i Ê É 300 LA. VIE SEGRÈTE continuait a me demeurer secret;je nevoyais que Ie ruissellement lourd de sa chevelure, comme la müre toison d'un champ, cependant qu'autour de 1'alcóve s'amassaient de toujours neuves et fraiches floraisons. Je ne doutai plus qu'un culte secret ne 1'exaltat par ces homma- ges; je ne fus pas éloigné d'y rattacher la cons- tance avec laquelle, chaque matin, Ie duc lui mème descendait aux jardins moissonner les emblèmes. Une après-midi, comme, a pas subtils, je m'approchais, la frêle barrière de la porie vi- tree cessa d'exister pour ma jeune démence. Une umin 1'avait ouverte; j'osai, tont transi d'all'res. avec un effrayant battement de cceur, hasarder un pas dans la chambre. La distance qui me séparait de 1'alcöve me parut dabord vertigineuse; l'excès même de mes angoisses ensuite me donna la force de la fianchir; el enfin je n'eus plus qu'a me pencher pour con- t'empler Ie sommei] de cette divine priacesse. Une paix immense égalisait les soies luinineu- ses de sa chair: nul soufflé perceptible u'alté- rait son immobilité. Toute vie sembla s'être si profondémenl évanouieenellequeje n'avaisL» VA LA VIE SEGRKTE 301 plus sous les yeux que Ie symbole inanimé du repos. Mes épaules a demi entrèrent dans 1'alcóve cl jene sais encore commentje ne tombai pas. comment il me fut possible de me sauver par Ie labyrinthe des couloirs, après la yision épouvantable qui, subitement, ,i [la créaturê ,|(; désir el d-amour substitua Ie simulacre sa- crüège d'uue pöupée cousue dans de la peau de femme. Ün leurre de chevelure vivante, si- mulée par les torsades blondes d'une perru- que, ondoyait par dessus les lisses róndëurs d'un crane anciennemenl déterré. Et deux u il leis écarlates, piqués dans les orbites, res- semblaient & des prunelles éelalées et san- glantes. Il m'apparut que je venais de voir la Mort-Femme. .Ie roulai jusqu'au bas de la tour, el ensuite je demeurai sans vie sur Les dalles. Un des domestiqueS, passant par la, me découvrit ei me porta chez La fenJme du maitre ,|,. chapélle. Ni elle, ni aucune des personnes dn chateau, jamais ne connut la cause pour laquelle mon visage, pendant des mois. garda s;i paleur. Ce ne fut que longtemps après que je eom- * r302 LA VIE SEGRÈTE pris 1'analogie qui, en ce chateau plein de con- jectures, régnait entre les apparences et Ie mystère. L'ordonnance mortuaire des acces, lescbemins compliqués et clandestins, 1'allé- gorie des corbeilles prirent uu sens qui s'ac- corda au morbide et nostalgique bonbeur du vieillard, spectïe idolatre d'une ombre. El je ne vis plus dans toute cette galanterie funèbre i[ue Ie gout des baisers impossibles pour ane image oü peut-être en revécut une autre (|ue la mort, en ce cceur immuable, ne vint pas a bout de décomposer. F ] NT A IJ L E Laodice....................................... 1 Ombres Amoureuses............................ 17 l.i' Jardio de la Mort........................... 31 L'Ame captive.............................. 43 La Morte vivante.............................. 53 L'Ombre Dupliale.............................. 69 Le Simis ilu Mystère........................... 81 Les \<:u\ du Pauvre........................... 01 Le Sacriflce................................... 103 L'Amour vaiuqueur de la Mort.................. 119 Le Succubc................................... 133 Le Saint lapidé................................ 149 L'Ame des Poules.............................. 139 La Communion amoureuse.................... 171 M'Ami........................................ 183 Les Huis.......•.............................. 197 Le Bienfait pardunné........................... 213 ■*■* 304 TABLE La Femme au bonnet vert...................... 233 Le Passanl providentie]........................ '-'■'' L'lleure hallucinante........................... "2G7 L'Inévitable renconl re.......................... - >' La Funèbre Idole.............................. ~9' hnprimcrie generalede Chatillon sur bwinc. — A. Prchat.LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF ■28 bis, rue de Hichelieu, Paris. DERNIÈRES NOUVEAUTÉS Collection grand in-18 a 3 fr. 50 Ie volume l«' Paul Adam .... Alphonso All ais . Jules Case .... Armand Ga lrpentiei Marianne Damad . . Gatulle Mendes. . André Desroghes. . Maurice Donna.? Henri de Fleurignv Ernest d'HAUTi Abel Hermant . . . Jan Kermok..... Maurice Leblanc . . Gamille Lbmonnier. Pierre Maëi..... René Maizeroy. . . Augnstr Marin. . . Jeanne Mairet. . . J. Marni...... Mermeix...... Georges Oiinet . . . Paul Perret .... Emilo POUVILLON. . Jean Rameau .... racques St-Gêre. . Armand Silvbstre. André Th e o ribt . . Pierre Valdagne. . Fernand Vandêrem. de la Vaudèh e Pierre Veber. . . . La BataiUe d'Uhde. . . . Le Bec en l'aiv...... La Va&sale....... L'Initiateur....... Rebelles et Soumises. . . /.'//< Ure. . . . L'Éternelle illiision. . . . La Douloureuse..... /.< s 1/ les .... Le qénéral Alex. Durnas. Les Transatlanliques. . . Echelle cTamour..... Voici des ailes...... UHamtofi en Amour . . . Ce que Pemme peut . . . lies Baisers, du Sang. . . La Belle daoüt...... Deux Mondes....... Les Enfants qu'elles ont . LeTransvaaletlaChartered Les Vieilles Rancunes. . . Madame Victoire..... L'Imaqe......... L'EnsoKceleuse...... La Noce sentimentair. . . Le 1't'lil Art d'aimer. . . Fle-i '• ..... Variations sur le mêine air Lei • ...... /.es /■ ...... Chez les Snobs....... 1 Vol. 1 vol. vol. vol. I vol. 1 vol. I vol. 1 vol. I vol. I vol. 1 vol. 1 vol. 1 vcrl. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. 1 vol. I Vlll. 1 Vol. vol. Vul. vol. vol. 1 vot 1 vol. Envoi franco do Catalmue complet de 1» Librairie PaulOllesdohff. Imprimeria fiénérule de Chatilion-rar-Seine. — A. IVii il.Vjr' I I» ■Hï Cv * '^y >?£ J>^- 2>- {( fc ^^tS ■P^ <5pi 1 ►-f » ^r fa W*»i **vv ^ ^