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Sans révolte, I l'âme passive et croupie, j'entraînai mes inu-l tiïes anges de délivrance dans les bourbes où I se vautrait la ruée porcellaire. Et je n'avais I plus l'effroi de la perdition; déjà la joie im-j pure du ravalement, le frénétique et barbare I plaisir de violer irréparablement l'intime I beauté décourageait toute résistance et aller-1 missait mes complicités. Cependant une stupeur grandit, froidit cesl moûts véhéments. Quoi ! mon père, le grave ! juriste, le notoire honnête homme aux mœurs I ivputées. s'était, repu de ces détestables aphrodisiaques! Ses faims et ses soifs, comme les i lionnes, s'étaient comblées en cette cantine losanique! Des choses se déchirèrent, profondes et sacrées. Je vis la fausseté des mas-feues, la grande turpitude sociale qui avilissait Ses plus sages. Il nie sembla que j'étais innocenté par de faciles et universelles connivences. Le mal n'en demeurerait pas moins, la ougeur pour de communes et lamentables faiblesses. Une honte surtout ne s'en irait plus "i In pensée de la nudité paternelle abjectement épouillée. Noë encore une fois avait roulé |ur le chemin, ivre du vin de la vigne char-[ellé. Je me sentis ainsi puni dans mes respects, dans mes confiances jusque-là protèges et soudain outragées en celui même qui aar son exemple aurait dû me prémunir coure les basses défaillances. La chambre aussitôt me devint insuppor-able. Comme un violateur de reliques, je l'enfuis de ce lieu où m'avait conduit ma festinée. J'emportais la mauvaise lecture, j'avais aussi dérobé deux des estampes parmi les plus phalliques. Dans le petit réduit qui m'avait été abandonné pour l'étude, aux oui'-, bres vertes et délaissées du jardin, je pus consommer librement ainsi le péclié des yeux et de l'esprit. 11 m'arrivait aussi de quitter la ville et de m'enfoncer dans la campagne. J'y goûtais avec moins de danger les enviables aventures de mon cher chevalier. Oh! comme je l'enviais! Je pleurais de l'admirer à l'égal d'un héros. Comme un excitant breuvage, un miel mixturé de phosphores, je savourais l'aimable polissonnerie, bien tempérée si on la compare aux eûmes dont fut depuis foui-gonnée la salacité publique. Mais surtout les Images m'étaient une source de virulentes et de toujours neuves délices. Elles me versèrent à la longue des toxiques de pure démence sexuelle. Avec des ardeurs glacées, avec une active et lucide ingéniosité, outrant la conjecture, je surchargeais de morbides modulations, fruits de la hantise et du cauchemar, la licencieuse mosaïque; celle-ci finit ainsi par vivre pour moi d'un multitu-dinaire et réel fourmillement à l'égal d'une hydre. L'identification m'obséda au point que je croyais renifler le fumet fade et poivré, les :'urs fermentées d'un bétail humain couché clans sa bauge. C'était; en effet, le luxu-ux bétail des âges pâturant parmi les cen-; ■ ces de Sodome et de Gomorrhe. Ces basili-qaes de l'impureté avaient été consumées r les poix ardentes pour s'être plongées i :is de semblables abominations ; et ensuite .erbe aride avait repoussé du désert deleUrs I poussières. .Maintenant j'aurais accepté d'être moi-même ■ damné pour prendre ma part de ces bestia-llités surhumaines. Je n'étais plus le même ■jeune homme tremblant devant les interdic-Itions sacrées. Les voiles s'étaient déchirés, ■j'avais sondé les redoutables arcanes. La ferveur du mal dans un novice esprit perverti recommence alors la palingénésie des races tourmentées de la soif de s'accomplir. Elle l'égale à l'obscure passion, aux sombres frénésies des antérieures humanités échappées à l'innocence et sombrées dans les mornes symboles. L'antique douleur ainsi récupère •es droits, car qui peut clouter que ce ne soit là encore une des formes do la fatalité qui enferme l'homme dans les cycles de la souffrance 4 et le contraint à se délivrer à travers la moi' J'eus de splendidés et tristes fêtes. Je fvs le lévite qui violemment se dépouille d:s lins et se prosterne devant les autels sâci -lèges; moi aussi j'avais saccagé la vieille 1 >i enfantine. J'avais tendu les bras vers le| mauvais amour; je n'avais étreint que d s fantômes ; l'ironie du vide me ressaisissait après le mensonge des tentations inassouvii s. L'initiation ainsi fut bien chez moi l'inévitable stade douloureux qui me révéla l'homme que j'allais devenir. J'en conçus un sentiment, trouble de honte et de lierlé où à la fois j'avais la conscience d'une déchéance morale et d'une libération de mes pouvoirs. Je percevais confusément que je m'étais -affranchi par les mêmes charmes diaboliques qui m'a- j vaient perdu. Je restai le possédé halluciné des Images. Rien qu'à les toucher, mes mains se raidissaient, des frissons algides et brûlants nie sillaient les vertèbres comme au frôlement même des amoureuses papilles féminines, comme à l'adhérence de deux peaux soudai- j nement vibrantes. Depuis, je n'ai pu appro- 07134109 cher de la femme sans éprouver l'excès d'une ensation analogue, sans tressaillir jusqu'en aes racines au passage de l'efflux électrique : ependant j'ignorais en ce temps l'amour : je je savais que le simulacre injurieux qui en arodie la beauté. Ce furent là d'effarantes, de : ruelles voluptés; je n'aurais pu les faire entir qu'en exprimant leur intensité, en in-■islant sur la maladive et naïve dépravation lui les alimenla. Si spéciale que l'ut l'ardeur le ma sensibilité, je m'atteste que je ne suis •as le seul à les avoir subies. La fausse pru-I ierie de l'éducation, l'éloignement des sexes ■pendant les années d'enfance, la honte dou-■ loureuse de nos organes, tout nous y prépare Iconstamment. La découverte d'un livre ou [d'une estampe alors suffit à brasser les lies, à [fermenter les levains. Et dans la souffrance de ■connaître et d'ignorer à demi, un pâle jeune homme se crée de spécieuses évidences et Itourmenté de pliantasmes, connaît l'allégement, du triste leurre saturnien. Oui, les perversions du sentiment délicat de la volupté, l'excès de nos soifs licencieuses, les rites clandestins et désespérés par lesquels est profané l'amour, s'invétérèrei t à la faveur d'une lamentable et séculai: erreur. La primitive âme chrétienne, ondoyt aux claires et froides piscines, fut moii un état de l'humanité ramenée au sens - c1 la beauté divine qu'une trêve expiatoire, ui crise aiguë de rafraîchissement après i grande crise virulente de la bacchanale mytli logique. L'Eglise, en réprouvant l'être physique et exaltant l'unique vertu spirituelle, frappa surtout les dieux vieillis, symboles autrefois augustes tombés aux adulies grossières, aux méprisables rituels de l'assouvissement orgiaque. La Nature, en ses élans spontanés, en ses effusions touchantes, devint alors le péché des races que tâchait à refréner l'interdit jeté sur la nudité de l'hymen adamique. Les temps ont changé, une conscience morale plus subtile est venue au genre humain et cependant il semble que nous expions encore les latries purgées. Le premier homme tremblant traîne toujours en ses postérités le remords et l'effroi de ses membres nus. L'antique réprobation ecclésiastique n'a pas [cessé de contemner l'être dans ses plus Intimes abandons, dans sa beauté de candeur |t d'ingénuité. « Voile l'infamie de ta chair, couvre de tes rougeurs l'abomination des organes où tu pris le jour. Tu es maudit d'être né et les [portes qui s'ouvrirent à ta naissance se re-I fermèrent sur ton ignominie. Ignore-toi donc. J Abjure ton liane si mollement palpitant. k>ue tes mains et tes yeux se détournent de l'incoercible attrait que par une conster-I priante ironie Dieu situa au centre même de I |a forme humaine, comme un axe qu'il t'or-I donna ensuite de mépriser! A bouillons plus I [ardents la sève y afllue, la tendre chaleur et |e délicieux émoi vierges, à seule fin que tu apprennes le misérable orgueil d'en renier la prédestination pourtant évidente. Et si tu procrées, ne verse la vie qu'à travers la clou-[leur de sentir à jamais souillé le fruit misérable de ton amour. » Ainsi parlaient les défenses et la même voix continue à réprouver |a connaissance de soi qui est l'élémentaire Bevoir de l'homme. La chair commença de se cacher et ce fut Lien plus désirable. Les lys glacés de la virginité nese connurent si blanc qu'à la pourpre de la honte pour s'être apei çus. Mais la nature outragée se vengea pa de secrètes explosions, d'infinies et ténébreuses délices d'autant plus savoureuses qu'elle, étaient coupables. Des feux inconnus incendièrent les races, des volcans d'obscures luxures qui firent paraître tièdes les braises païennes. Celles-ci plutôt se consumèrent d' librement brûler. Le péché naquit, à l'ombre de l'autel, de la sombre frénésie des cultes de la mort, symbole ultime de la virginité, pâle et inféconde comme elle, antinomie monstrueuse dans le torrent jaillissant de la substance amoureuse. Qui peut douter que le mythe mystique de la Vierge immaculée et mère, pierre angulaire de l'abside catholique, obnulisant sous les voiles et magnifiant d'un irritant mystère le lotus nu de l'Inde, la nuptiale lleur de vie el d'éternité, ne nous l'ait rendue diaboliquement convoitable et n'ait, fait de nous le troupeau lubrique qui le long des siècles va subodorant les fumets poivrés, les torpides et mortelles tubéreuses de l'Idole celée en ses tabernacles 0 doux ! ô innocent et délicieux animal humain ! Enfant-homme qui dans les âges t'ex-tsias de ta nudité claire et ^émerveillas de a sentir mêlée aux forces,- harmonie parmi es harmonies de l'Univers! Tu allais candide neuf dans la fraîcheur du monde, avec ton orps dont la forme imitait la courhe des aônts, la fissure des ravines, les forêts che-elues. Elles non plus que toi n'étaient voi-ées; elles étaient nues sous le rire de l'au-ore, sous le baiser du midi, sous la caresse 'es mains de la nuit. Tu n'eus pas à te tour-nenter de l'inquiétude de toi-même, fraîche t radieuse substance qui grandissait avec la iumière de tes yeux et t'était à mesure révélée. Lucide et ingénu, tu apercevais naître librement de ta vie un dieu que nul autre n'opprimait. Comment te serais-tu profané, je connaissant et sachant quelle ombre eût lait sur le chemin un geste insolite? Ton amour fut auguste et simple comme celui des espèces, sous la palpitation des étoiles. Et la bête n'était pas "encore entrée dans Eden. La conjecture de l'être féminin, à traver les apparences que m'en fournirent un nu cliant livre et l'industrie d'un véreux imagier, loin de me familiariser avec son mystère, surexcita mon effarouchement; Je le redoutai bien plus terrible, je me figurai de noirs et dissimulés maléfices où déjà la Femme m'apparaissait la magicienne subtile, l'ouvrière. perfide de l'universelle désagrégation. Ce fut à ma chair spirituelle un cautère de poix vive qui ne cessa plus de consumer ma sève d'adolescent mal initié, corrodé d'acres et obscures stimulations. L'amour récusa l'élémentaire plaisir avec une créature quiètenienl animale et grasse tel qu'il suffisait à la nature bornée du grand Romain. Il se compliqua d'un rituel spécial et clandestin ai le vouait aux damnations. Ma sombre ,'deùr investit l'artificieuse femelle d'un ignominieux et royal sacerdoce, d'autant plus abominable qu'il avait pour appareil les parties lijectes de la créature. C'est ainsi qu'on m'a-iit appris, chez mon père et au collège, à les msidérer. Et toute femme recéla en elle le êché; son flanc, délégué pour le malheur des ices, se proposa l'urne aux sortilèges, la narmite attisée de feux infernaux. D'effroi, de . ï'sir, je me sentis repoussé autant que déjà j'étais réticulé aux mailles de la passion de m corps, enchevêtré aux sarments de sa aiitéde grande vigne humaine fermentée de moûts lubriques. Et je la haïssais non moins l'jue je l'aimais. Réfléchissez que je n'étais alors qu'un jeune homme dépravé par l'excès de ses chastetés mêmes, et jugez par avance des cruelles erreurs qui furent la cause de cette morbide perversion. Mon père rêvait pour moi les onctueuses sécurités, les sédatives et régulières occupations d'une judicature en province. Il avait assez de fortune et une dose suffisamment modérée d'ambition pour ne pas désirer que son fils fil plus haute figure. On a pu voir qu'il se souciait avant tout de s'octroyer les dehors d'un homme moral; il l'était sans nul doute selon la notion du monde; il ne souhaitait pour moi que la dignité d'une vie laborieuse et tranquille. Malheureusement j'étais sans goût pour le droit ; une imaginat ion ardente et sensible, le libertinage sentimental de mon esprit m'auraient porté plutôt vers une carrière où le rêve eût tenu plus de place. .Te n'en obtempérai pas moins à son commandement, car il n'y avait guère entre nous l'effusion; sa paternité m'enjoignait l'obéis-ii ace et ne me permettait pas la contradiction, i me confia donc à une parente qui habitait ville universitaire où j'allai m'interner. J'a-,iis caché au fond de ma malle le Faublas et us deux estampes qui avaient été pour moi le ,tage du plus exacerbé dévergondage mental. Je trouvai en arrivant des jeunes gens dé-treux d'expérimenter le plaisir à la faveur des ibertés que leur procurait l'éloignement de a famille. C'était bien différent de nos tristes i i'iichants de collégiens. Ceux-là étaient à i : entrée de la vie ; ils avaient passé l'âge des .roubles émois oii la chair se cherche. La plupart ne demandaient qu'à se faire rapidement | une situation pour jouir de l'existence. Ils mêlaient à doses égales la bamboche et l'étude. Naturellement je fus éprouvé tout de suite sur nies inclinations, sur le degré de ma connaissance de la femme. Je me gardai de leur cônfessèr qu'elle ne m'était connue que par de fortuites et incomplètes aventures. Je les étourdis plutôt par l'abondance et. la sérénité démon endurcissement. J'assumai les apparences d'une apostasie déjà consommée. 72 l'homme en amour Cependant, à part de nocturnes randonnée d'incertaines déambulations de chasseur ch mériquë, courant au cœur de la vieille cil , dans les rues monotones et graves, des pistf ; qu'une pénible pusillanimité me faisait négi ger ensuite, je menais une vie dissimulée t solitaire. J'évitais craintivement le départ pour les tonnelles où presque tous s'en a -laient, le long du fleuve, en compagnie de li ronnes donzelles, arroser de piquette leuis bâfres d'amour. C'étaient .des maîtresses qu'ils gardaient un peu de temps et qui consentaient, après un court acoquinement, à se prêter à d'autres amours. Ensemble ils dispersaient eu ribotes économiques, en rigodons aux bals-musette, en chevauchées aux manèges des chevaux de bois, l'argent laborieusement soutiré aux crédules parents. Ces joyeux drilles', bouffis de santé provinciale ou rurale, prédestinés les uns à jaboter dans des prétoires, les autres à vivisecter leur prochain avec un flegme deboucher, ignoraient les postulations inquiètes de mon morbide éro-tisme. J'enviais la désinvolture bourrue de leurs manœuvres auprès des filles, leur entre- ut pour les capter, la sensualité bornée qui f eur faisait prendre, comme ils disaient, l'a-nour en rigolade. La femme pour eux comme . our Romain n'était qu'une chair à plaisir, une grosse nourriture sur le coin de nappe maculée d'une cantine, le coup de vin hâtivement igurgité au seuil d'un tournebride. Au con-aire, pour moi elle continuait à garder un aractère sacerdotal et terrible, comme une bis noire. Je me défendis de les suivre sous les ton-,telles. Je n'aurais su d'ailleurs quelle posture irdeï devant le pétulant assaut de leurs [ gourgandes, moi le vierge altéré de soifs salées, I ''.iusunié comme un ridicule Hercule par la obe ardente de ma chasteté. Maintenant je [portais celle-ci comme une honte; j'avaiscons-Icience qu'il était répugnant pour un jeune jliomme de mon âge, libre et aduste, de rancir [dans le célibat. Je me faisais à moi-même I l'elfet d'un petit vicaire des campagnes au , sang recuit d'abstinence, crevant dans son jus [île saint homme à l'abri de ses signes de croix. Oui, je pensais là-dessus comme tout J.e monde, car l'homme chaste est la moquerie de tous ceux qui ont résigné la virginité, e: cependant personne ne consent à être appel libertin. Je me disais : Cela ne peut dur plus longtemps, il faut en finir. Mais l'inou vibratilitéde ma nature et la peur de la Femmi mêlée d'une intolérable répulsion pour laforn; même de son sexe, cette centralité qui mis -rablement à mon gré le situa dans les régions animales, toujours me faisaient différer IV-preuve. Je dois tout dire : je n'avais pas encore abdiqué la ferveur religieuse. Les rigueurs de l'Eglise concernant le péché charnel entrèrent pour une part dans ma défiance de l'éternelle et captieuse tentatrice, mesurant ses embûches au degré de la facilité de ses proies. Elle était la guerrière en soie par dessus la cuirasse de ses seins. Ses souples membres, flexibles comme la liane et résistants comme le métal, étaient faits pour mailler les débiles énergies du pins redoutable héros. L'ellipse de ses hanches imitait un dessin cauteleux et fuyant, l'ondulement sournois d'une bête ennemie. Les flammes noires ou rutilantes de ses cheveux la cimaient d'un casque qui, en se roui- nt, épandait un ileuve où, comme en un •thé, naufrageait l'inutile vertu virile. Eve, ïa petite élémentaire, multipliée à travers les ■ges, ne cessait pas d'avérer l'éternité du my-:he en proposant au trop crédule Adam le rait mortel de sa beauté. J'habitais un logis sur la principale place de la ville, devant la cathédrale; de mes feu -très j'avais la vue du porche et de ses voussures profondes guirlandées d'anges, sous 1-effilemenf des pinacles. Une floraison merveilleuse, comme un jardin de symboles, fili-granait la pierre et spiritualisait à l'égal d'une prière vivante, aux effusions jaillissantes, aux ardeurs dardées vers les paradis, le gothique appareil des dais légers, des sveltes colonnettes fuselées, des assises géantes. 31a foi s'élançait avec les faisceaux déliés, montait à la pointe des ogives, cette foi d'enfance qui m'avait enseigné la présence divine incluse aux paraboles, au signe mystérieux des architectures sacrées. Fresque chaque jour je pénétrais sous le porche, j'en- trais un instant accomplir le devoir de l'oraison à l'ombre des piliers. Mais la beauté seule de l'arche immense et délicate, le sens mystique des lignes apparues à travers mes vitres déjà se proposait la forme sensible d'un acte d'adoration auquel se conformaient mes élans. Les ondes matinales baignaient les tours, i ruisselaient autour de la légende des béatifiés : lémorée dans les niches, prismatisaient d'un iiiobile arc-en-ciel l'essor des pinacles et ? après avoir ranimé la roue des rosaces, expiraient aux pénombres lilacées du porche. I Du jet d'une orfèvrerie surhumaine, comme | des litanies d'émaux et de gemmes, comme [un cantique fait de dentelles et de nuées, | plongeait aux fluides altitudes la céleste |châsse diaphane. Midi ensuite épanchait ses I coulées ardentes, trempait d'or et de plomb i fondus les moellons vertigineux, gratinait de Ichaleurs rousses l'évidement des seuils; et [les saints, les licornes, les guivres semblaient | rôtir sur des grils léchés par les flammes [d'une fournaise. Puis s'étendaient les soirs |pourprés; des cataractes de roses croulaient i. homme en' amour des lianes percés du jour ;ï l'image des Lie sures du Crucifié. Une chape rutilante en plis démesurés s'abattait, lentement enveloppait la maison des âmes. Les verrière comme des lacs de feux liquides, comme d< s creusets de métaux en ignition, braséaieni d'ultimes splendeurs, urnes s'égouttant où se recueillait le sang du soleil, cuves bapti maies desquelles s'approchait le front pâle < 1 la nuit. Et dans une flambée suprême, les dais, les gables, la lance des ogives, les bossages, la mêlée des clefs et des crochets, lys et palmes du jardin des miracles, fructifications du verger des symboles, girandes ot flambeaux d'un crépuscule plein d'eaux mystiques et de cryptes, jaillissaient, coruscaient, rutilaient sous un tourbillonnement des langues écarlates. Aurore ou couchant, à travers les givres d'argent rose, les lucides cristaux tintants du matin, ou les vespérales débâcles de pourpre et de sang, le magique édifice se surnaturalisait d'une vie liturgique et bestiale, d'un fourmillement apocalyptique et sacré, apôtres auréolés, martyrs fleuris de palmes, démons bifides et fourchus, larves, mures, helminthes, toute l'hagiplogie et la 5 monialité confondues. Même la nuit, aux • intermittentes lueurs stellàires, un prestige ïouï propageait l'illusion d'une ténèbre ha-ilée et pullulante. Un hallier prodigieux •figeait où des faunes et des llores se conjuraient pour des œuvres divines ou réprou-•s, par analogie du péché, des miséricordes de la prière. V force de contempler ces solennelles ima-s. j'avais fini par rapporter à cette vie mi-. Huileuse de la pierre, comme à une leçon -jjirituelle, comme au simulacre extériorisé ■ s mouvements de mon âme, mes défaillances et mes redressements, mes espoirs et imes stagnations. De loin mes yeux lucide-jment s'avéraient, aux places où pour la pre-Imière fois ils s'étaient révélés à mon culte et la mon effroi, les célestes parabolains, les mi-■séricôrdieux délégués des milices de Dieu et ■ eurs ennemis éternels, les suppôts infernaux, ['■eux-ci, aux postures grimaçantes et bis-[tournées, assumaient les endosmoses infinies |d'un grotesque et horrifique bestiaire. La vigne maudite ressuscita, maillant d'obscènes enlacements, grappant les fornications animales. Le grand cep luxurieux, engraissé p. le péché des races, montait, s'accrochait au culs de lampe, vrillait les pendentifs, darda .i jusqu'aux gargouilles. A laudes et à complie dans le matin ingénu, dans les ors livides des soirs; il distillait les sucs luxurieux et figurait les moûts diaboliques, ardent, lascif, frénétique, réticulé à l'égal de mes perversités. Aux eucharisties divines, à la transsubstantiation du pain et du vin, présidé', sous l'encens des voûtes intérieures, par les anges agenouillés, s'opposait la parodie sacrilège de l'incorporation bestiale, la messe impie arrosée d'un sang fumant qui coulait comme par des bondes et vouait l'homme aux stupeurs et aux démences. Moines relaps à groin de porc, nonnes lubriques à tétines de laies et de truies, par dérision de l'hostie communiaient charnellement avec les hordes velues, boucs, renards et.singes. D'agiles démons sous leur stupre insinuaient des grils ou affûtaient des lardoirs en signe des inévitables châtiments. Je ne sus que plus tard quel sens saliri- que correspondait à ces caricatures, chronique lapidaire où de malicieux tailleurs d'images, .igués avec l'Eglise contre les ordres mendiants, allusionnaient leur secrète ordure. Un des culs de lampe, à la droite du porche, surtout me devint une étrange obsession. Une ourtisane nue, défigurée par un équivoque museau animal aux lignes encrassées sous 'usure des siècles, était assise sur les genoux d'un moine et lui proposait fa copulation. L'extrémité du froc déjà ardait au brasier qu'un diable sous leur siège attisait avec un soufflet et cependant aucun des deux ne emblait se douter de l'incendie qui bientôt les consumerait. Une fureur lascive torsait | les membres de cette gouge savoureuse et me ; l'imprima comme une pétulante chair vive j dans les yeux. Elle llamba dans la grande I vigne rose d'aurore ou vermeille de nuit pro-[ ehaine. Et à moi aussi, elle me dédiait les dé-: votions de son liane comme cette Alise venue ; avant les autres, comme la grasse Eva de la | maison aux volets clos. Quelquefois elle m'ap-[ paraissait l'une et puis l'autre et suscitait le péché que toutes deux me proposèrent et qui s* ne fut pas assouvi. Comme au froc du moin le feu s'était communiqué à ma robe prétexte, ma chair, pour avoir séjourné proche des gril avait été hâvie et à jamais garderait le stigmate de la cuisson. L'image, en renouvelant la tentation et en rafraîchissant ma crédulité aux suprêmes damnations, à la fois tempéra et fomenta mes sauvages ardeurs. Ce fut vers ce temps que j'acquis à l'échoppe un des bouquinistes qui pullulaient aux bords de l'Université, divers manuels trai-•int de la génération et des blessures secrètes j 'le l'amour. D'indigentes et sèches vignettes I élucidaient les textes : elles semblaient avoir été burinées à la pointe d'un scalpel, taillées I dans le cuivre comme dans des filandres vives E par des mains précises et bourrues; et ensem-Ible elles m'offraient le spectacle rebutant de I tronçons de vie pantelants, de morceaux d'hu-Iinanité saignants à l'étal des boucheries. IPourtant c'était bien là le mystère et l'attrait ■ sacré des sexes, c'était, en ses sources, le I miracle douloureux de l'éternité des races! Je fus bouleversé ainsi que par une vision I funèbre, les approches macabres d'une mor- gue. Les images, la grande vigne des fornications, ramifiant toute la tentation obéie, distillant à ses vrilles une sève de luxure hilai et folle, devinrent de la damnation lieureu? ■ à côté de cette prédestination de n'aimer iju dans les affres, sur des . lits trempés de pu s fétides, combugés d'humidités visqueuses. Je crus pénétrer aux détours d'un jardin vén neux, fleuri de calices égouttant un sang fétide, ingénieusement concerté pour tempérer d'horreur et de dégoût la salacité morbide des hommes, à moins qu'outrepassant les répulsions, un barbare satyriasis ici cruellement ne s'aiguillonnât du pire sadisme. Des polypes et des actinies aux formes charnues et spongieuses, aux caroncules crêtes et turgides derrière la glace des aquariums, autrefois avaient eu ces aspects viscides et vénériens. Une table d'amputation, chargée de fibromes et de kistes, ne m'eût pas levé le cœur autant que cette clinique de l'amoUr. Les répugnantes confidences de mes camarades de collège se trouvèrent dépassées. Eux, du moins, en leurs profanations imbéciles, ne s'étaient pas douté que jl'amour pût se pu>- ïiier lui-même au point de n'être plus que la .rande lionte du monde. Comme des singes , ec leurs petites guenons, ils avaient simulé ■ : risoirement le rite sacré en bafouant l'autel, mais la suprême douleur leur avait été épargnée : ils avaient ri de leur nudité et n'avaient mas senti s'enfoncer en leur chair novice les clous de la mauvaise science. Moi qui ne avais rien de ce qu'ils s'étaient appris l'un l'autre, j'en savais à présent plus qu'eux tous : j'avais plongé aux souffrances de la Passion amoureuse. Sur leurs bases fangeuses vacillèrent les colonnes d'or et de jaspe, 'il fleuve excrémentiel, le sang et la lie d'une animalité morbide bouillonnèrent jusqu'aux marches du temple. Et debout par dessus la lamentable ordure, seul le Purificateur, le prêtre d'une religion de charité et de pardon, son visage tourné vers les ciels de la rédemption, faisait le geste miséricordieux, ondoyait d'eau lustrale les fœtus germes de l'infectieuse sentine. La pitié, une pitié crispée et amère, pour la première fois me fut alors connue. Elle se confondit avec l'horreur, avec le mépris pour ce corps qui jusque sur les seuils de la mor n'avait pas cessé de tressaillir en moi, comn ■ un bois dont la sève continue à. ferment -sous la foudre qui l'a frappé. Ahl les misé) -bles hommes qui ne pouvaient résigner i Beauté et l'Amour! Toute la terre était pleine de leur sang. Comme aux images japonais* s ils s'ouvraient vivants leurs entrailles et les répandaient aux pieds de l'Idole en grappes de bagues, en torsades d'émeraudes et de rubis pour ses jeux, s'iinmolant avec une frénésie barbare, avec la joie surhumaine de s'enivrer de la. mort à travers l'amour. Un destin tragique ne séparait pas ces sœurs funestes : l'amour repliait sur les races les bras immuables de la mort ; celle-ci, de ses doigts violets, fermait les lamentables bouches qui avaient crié et étaient demeurées ouvertes dans la brève éternité d'un spasme. Moi aussi j'avais étreint l'Impure de nies bras tremblants de lièvre et do désir, j'avais répandu devant elle ma vie sur le chemin. Jamais je n'aimai plus follement cette petite Alise du bord des eaux. Celle-là, comme tant d'autres, était morte d'aimer ; la rivière avait- coulé à sa main l'anneau qui la fiança ,ux ombres. Oh! comme elle me faisait hor-ur et combien je l'appelai de l'autre côté de rive qu'elle avait à jamais franchie ! Cette Iva aussi, avec son nom divinement terrestre perfide, me devint bien plus méprisable et mère! Comme l'Eve d'Eden, elle m'avait pris : la main, elle m'avait mené vers l'amour, ia prostituée secourable ! Et voici qu'en elles c mme en toutes les femmes, l'amour m'ap-: naissait masqué du rictus camard de la iort! Ce fut pour moi la grande épreuve. J'eus | des crises de sensibilité convulsée où je stagnai aux eaux mortes de l'être, où ensuite le désir de souffrir l'immortelle souffrance me ramenait • à la vie. J'éprouvai l'évidence que j Dieu n'avait donné au mystère du corps fé-I minin un dessin malade et blessé que pour le mieux sceller de sa fulgurante réprobation. [L'être sexuel, avec ses aLois et ses faims, se j suggéra la Lête tentaculaire tapie aux replis des cavernes. Et je crus comprendre enfin la femme, dans sa beauté de misère et d'infamie. Cependant si, au lieu du hasard malfaisant qui me fit à la fois découvrir l'amour et ses plaies, de prudents éducateurs m'avaient enseigné que mes organes secrets, symboles d'éternité, possédaient une heauté égale à celle des mains qui sèment et labourent, du front qui pense et des yeux qui reflètent la clarté du ciel, je n'aurais pas été le jeune homme égaré et malheureux qui, dans la douleur, ne cessait pas d'être harcelé des plus troubles désirs. Ma parente, déjà âgée, lasse d'être dupée Ipar ses servantes, avait pris une gouvernante ur surveiller sa maison. C'était une grande Oe brune, au corps noueux et mûr, à la dé-[marche masculine, aux gestes brusques qui mblaient casser l'air autour d'elle. Elle avait dépassé- la quarantaine et s'appelait bizarre-jnient cl'un nom d'homme, Ambroise. Cette Ambroise, avec son nez charnu et effilé, avec l'extrême mobilité de ses yeux petits et gris sous une taroupe, eût récusé tout soup-; < on de beauté si son front volontaire n'eût été casqué de la plus somptueuse chevelure brune aux chaudes roussissures d'automne. Cepen-| dant je n'aurais pris attention à elle si l'excès de ses prévenances, à la longue, n'avait forcé ; mon indifférence. Elle me souriait avec une humilité affligée et tendre. Ses mains, tou- jours espéraient me frôler. En rentrant, qi >1-quefois j'apercevais ma table lleurie de pe ils bouquets qu'elle descendait acheter à la r e. j Jamais elle ne pénétrait dans ma chamh-e sans bruyamment soupirer. Et j'avais vag te-| ment cette conscience d'être un peu ridicule j qu'éprouvent les hommes recherchés trop ou-1 vertement par des filles laides ou avariées. Or, un matin qu'un malaise m'avait retenu au lit, elle entra chez moi, déposa sur la con- i sole un bol de tisane, sortit, rentra, manifes-| tant là tout à coup les mouvements les plus j contradictoires. Et à présent elle était très pâle, ses yeux lumerolaient comme des lampyres, | et, en s'appuyant à mon chevet, elle me con-templait avec un étrange rire silencieux qui ! déchaussait les larges palettes de ses dents. 1 J'avais retourné la tête du côté du mur, avec | la peur et l'ennui de ses entreprises. Mais j presque aussitôt elle se baissa vers moi, elle me caressa les cheveux de ses longues mains, ces cheveux qui plaisaient à toutes, qu'avait eus aussi Trol. — Dieu qu'il est mignon! Ah! mon petit Jésus! Non, vrai... lie nie parlait comme en un léger délire nie poussait au visage un souffle chaud, tleine d'une gorge ardente. 11 y eut un îrt suspens et enfin elle se jeta en travers draps, me prit dans ses bras, pinçant ment ma bouche entre ses lèvres avec L cris rauques, étouffés, une ardeur à la ie qui la fit l'égale des grandes amazones ives. Sa rage cependant me laissait calme, laissais faire, sans goût pour cet amour jillaire. Son corsage soudain vola, les cor-d as de sa jupe sifflèrent; elle déroula la nuit î isîueuse de ses cheveux. Je compris que toute i' inme atteint à la beauté dans les mouvements spontanés du désir. D'une ruée impétueuse cette grande fille brûlée de feux volcaniques me prit. Je roulai sous ses seins, ma vie délicieusement s'en alla. Et elle ne me disait que ce mot extasié: Mon petit Jésus... mon petit bon Dieu! » elle s'assouvissait avec un entrain sauvage. L'acre [fumet de ses aisselles, un évent aigre de su-pau montait comme d'un combat. Ce fut ainsi [que je connus l'amour. Il me fut révélé dans Ile moment où mes fibres saignaient encore, meurtries d'horreur et de dégoût. Une-fem ue au cœur viril et passionné, outrepassant !es réserves de ma pusillanimité, m'enseigna le baiser furieux que m'eût appris si tendrement Alise, que n'avait pu m'apprendre cette grasse gouge maternelle d'Eva. Une sensation triste suivit. L'amour, quoi! ce spasme souffrant et blessé entre deux agonies! Je me rappelle que je me lavai soigneusement la bouche. Et j'avais oublié les Images. Mes rêves de grande luxure démentielle prirent fin eu ce regoulement monotone, en ce rata de gros plaisir après tout assez terne. Mon lit ne fut plus que la litière où un animal ensuite dormit son sommeil repu et douillet. Tout fut changé : la femme m'apparut la servante d'un geste malpropre et mécanique. Je ne redoutai plus son mystère, j'étais l'enfant qui s'épeura d'un fantôme nocturne et devant qui on allume les chandelles. Je savais à présent, je savais! L'affreuse vision s'altéra, la nature apaisée pacifia la maladive turbulence de mon chimérique esprit. Et c'est bien là le jeune homme : si devant mes amis je L'osai me vanter de ce coup d'amour d'Am-llr lise pour moi, j'en eus intimement la fierté. [ Cette fille aduste avec ses coups de passion h devint une calme habitude, un bonheur )tidien et réglé. Elle brûlait d'étranges ar-rli Mrs, m'appelait toujours son petjt Jésus et : petit bon Dieu. Elle avait un feu de .'âne nature, de virginité longtemps mystique. Elle tournait après le plaisir les grains d'un chapelet entre ses doigts. Un jour elle confessa qu'elle avait été religieuse un p> i de temps. Un des jardiniers du couvent l'avait débauchée. Et elle avait les mains prude utes et douces qui savent égaliser les draps autour des malades. Il arriva que les servantes, par dépit de son autorité hargneuse, la dénoncèrent et la firent congédier. Et je ne l'ai plus revue. Uors, retombé à mes carêmes, l'obsession bientôt me reprit, mais elle n'était, plus la pême; elle revêtait à présent des aspects d'évidence bien plus redoutable. Je 11e pouvais, plus voir une femme à la promenade sans user à son liane, sans la mettre dans l'atti-de de l'amour. En toutes se restitua celle qui m'avait possédé plus encore que je se la possédai moi-même, .l'outrageai ainsi ;;i beauté timide de la vierge, je forçai itou le chair féminine passante. Je fus le violateur clandestin qui mentalement arrache les v i-les. Et maintenant que je n'ignorais plus l'inconnu de sa personne, la Femme s'offrait à moi, animale et nue dans sa fonction, la fatalité de son appareil indestructible et frêle. Le sens de sa royauté varia; elle perdit, le mystère ; elle cessa d'apparaître la magicienne d'un rite d'ensorcellement, la Circé des morphoses bestiales. Elle-même était la bête avec le signe de la bête à sa ceinture, la gueule qui mord et broie. Son flanc restait déchiré comme de la colère des dieux, connue des éclats de la foudre. Une blessure éternelle rugissait, devenue sa rancune et sa victoire contre l'homme. J'achetai des livres, je lus d'un tourment amer Flaubert, Concourt, Zola. Baudelaire me fit goûter des délectations corrosives. Je m'empoisonnai chez Barbey d'ardentes perversités. C'étaient les chrysostomes, les ulcérés, voyants d'humanité. Tous proposaient la :ine comme la mouche d'or des fumiers du >.de, l'abeille en folie ruée au carnage des les, le poulpe allouvi pompant la phlétore races, consommant l'œuvre d'exterminaît Elle se dénonçait tragique et barbare, |] estie d'une grandeur farouche. peine j'avais connu ma sœur, on ne m'a-| pas appris l'être fraternel, soull'rant des niâmes maux que moi. On m'avait enseigné js plement le mépris de mon corps, l'effroi et 1 ; onte des organes qui sontla. vie. Et voici jl leur tour des artistes merveilleux me di-s nt : « Prends garde : elle est la dévoreuse cl eervelles, le monstre aux tentacules rami-li Elle est la colère du genre humain. Si elle Benne la vie, c'est afin que la vie ensuite se résorbe en ses creusets maudits, c'est afin que ses enfants, devenus les amants de son lit, s'immolent à ses pieds magnifiques et inexorables. » Les livres ainsi confirmaient la leçon Bernes premiers éducateurs. Sa chair glorieuse lemait les pétales de son péché vivant partout |ù elle passait. L'Univers était empoisonné Jlc son venin. .Te ne me rendais pas compte encore de m-m mal : il habitait aux racines de ma vie. 11 parcourait mes moelles comme la bactérie des ferments aigris, comme les mortels virus mêmes de l'amour. Pourtant le germe 11 11 fut pas en moi natif; il me vint de ma virilité déviée, de l'excès de ma sensibilité morbide. Si, tout enfant, je n'avais pas ignoré les jeux avec les lilles de mon âge, l'innocente sympathie qui prépare aux mûres inclinations, si plus tard on 11e m'avait inoculé les fausses pudeurs et la honte des sexes, j'aurais choisi une femme selon mon cœur, ma nature ardente se fût canalisée sous l'arche du mariage. Mon mal indubitablement se proposa la perversion d'un morbide entraînement vers l'inconnu de l'être féminin. Et je le subissais, je 11e trouvais point de recours clans ma volonté. Privé cle ses prophylaxies aussi bien que'de moyens cura tifs, il 111e fut impossible de conjurer ce qui à la longue me supplicia à l'égal d'une cruelle hallucination. Avec l'âge aussi s'exaspérait l'étrange tourment physique, la vibration électrique qui, aux approches cle la femme, me vrillait les libres. Cependant je croyais la connaître à présent; [je 11e connaissais que la douleur de la sentir ■ séparée de moi par les infinies barrières du •péché et des casuistiques sociales. J'étais bien [plus seul depuis qu'elle m'avait été révélée. IElle et moi allions par des chemins opposés. Il y avait clans une rue voisine une jeune fille; je passais chaque jour sous ses fenêtres et toujours, derrière la vitre, elle travaillait à un ouvrage qui ne semblait pas devoir finir. Je savais qu'elle avait des mains effilées et pâles : ces mains tiraient l'aiguillée, d'une grâce triste et délicieuse comme si elle eût été condamnée à consumer ses jours en une tâche mystérieuse-. Elle ne cessait pas cle faire aller ses jolies mains comme des lleurs par dessus la trame; peut-être elle assortissait des laines au dessin d'une broderie. Cela, je ne le sus jamais; je ne voyais à la fenêtre que ses épaules et ses mains; la fenêtre étant haute, le reste de sa personne me demeurait voilé. Une impression cle destinée recluse, au fond d'une chambre assombrie par «les rideaux, comme un visage de rêve surgi aux lointaines profondeurs d'un mi-Iroir, me la rendit chère. Je ne savais rien Ida sa vie, • je savais seulement le charme [souffrant de ses mains et la pâleur anémiée de [ses cheveux. Elle devint pour moi le songe Iaimable d'une existence tranquille et solitaire, [comme la vie qu'elle menait là dans la mai-[s;;n de ses parents. Je rentrais chez moi, ac-[cablé du sentiment de mon isolement. Une soif très douce des charités et des tendresses de la femme avec les jours me continua : je n'éprouvais plus la passion maladive de son corps. Comme au temps d'Alise, [je me roulai sur mon lit, j'embrassai en Ipleurant un cher fantôme fraternel. L'ingénue souffrance de mon âme d'adolescent me [fut rendue ainsi à travers une trouble et brû-llante sensibilité. La Bête sembla n'avoir en-Icore pénétré que les lobes superficiels de linon cerveau: au dedans de moi les vierges ; fraîcheurs, les bonnes odeurs de la vie sub-| sistaient comme la part épargnée de mon être. Je venais le matin ; je revenais aux heures de l'après-midi; puis le soir tombait, et toujours je la voyais infiniment résignée, ayant peut-être, elle aussi, son rêve comme le mien. Elle continuait son triste et symbolique travail, car pour moi cette trame à laquelle sans trêve elle ajoutait des points et qui ne s'achevait jamais, était bien le symbole de ses jours. Elle me remarqua; elle semblait parfois regarder du côté de la rue par lequel j'arrivais; et alors un instant ses mains s'arrêtaient de tirer la laine. Je vis ainsi qu'elle avait des yeux couleur cle là pluie, des yeux très doux et qui s'accordaient avec le geste las de ses mains, avec la pâleur sans sève de ses cheveux. Je l'aimais aussi à présent celle-là, comme j'avais aimé la grande Dinah, comme j'avais aimé Alise et toutes les amoureuses cle mes âges d'enfant. Mais je ne puis dire que je l'aimai de la même manière. Je l'aimai cle toutes mes nostalgies d'amour très pur, avec l'âge clu jeune homme que j'étais devenu. Et je ne savais plus que j'avais connu la Femme. Ce fut chez moi une crise cle pureté comme pendant un état de grande ferveur religieuse, comme à la veille des approches cle la Sainte Table alors que je goûtais l'illusion cle porter [mon âme très blanche entre mes mains avec la peur mystique d'un sacrement et d'une relique. Je l'appelais en moi d'un nom vague et charmant comme elle : « ma Vierge. » Et en eifet elle m'avait apparu à peine matérielle et visible, étliérée plutôt, entourée dévoilés légers [comme une petite sainte Vierge de tabernacle parmi les nuages cle l'encens. j'ignorais si j'irais un jour trouver sa mère [ et même si elle avait une mère ; il ne venait quelquefois auprès d'elle qu'un sénile visage qui tout aussi bien aurait pu être celui d'une aïeule ou d'une antique nourrice. Je vivais ainsi dans une sorte d'inconscience cle moi-même et » de tout l'avenir cle moi, où seulement je m'ap-paraissais aussi comme en un miroir lointain, | à travers une transparence au fond de laquelle il y avait quelque chose d'infiniment doux et blanc. Gela dura un temps assez long, je n'aurais pu dire combien cle temps, car dans ma folie j'avais perdu la notion de la durée. Or, un jour, comme je passais devant la maison, je ne l'aperçus pas à la fenêtre, mais presque aussitôt la porte s'ouvrit. Et je vis n. que je ne la connaissais pas encore, que ce que je connaissais de son mystère était loin de la beauté qu'elle mè révéla tout à coup. C'était vers le commencement de l'été; une robe de deuil retombait à la pointe de ses bottines. Elle portait sur son chapeau un crêpe léger où s'estompait l'or pâle de ses cheveux. Je soupçonnai alors pourquoi, à la fenêtre, dans l'ombre des rideaux, elle m'avait paru ressembler à une petite religieuse fleurissant avec des laines un invisible suaire : c'était à cause de ce vêtement de deuil qu'assombrissait encore la pénombre de la chambre toujours close. Maintenant, dans le frisson lumineux du matin, une clarté de belle vie vermeille émanait de sa chair, comme une gerbe de roses. Et je ne savais plus qu'elle avait été si longtemps triste derrière la vitre ni la mélancolie de ce travail auquel depuis tant de matins elle s'appliquait. Une fièvre me parcourut le sang; je bus, comme une liqueur d'or, comme un brûlant vin des îles, le rythme de ses hanches, la fine et onduleuse élégance de sa beauté nouvelle. Elle ne fut plus le lilial mensonge qui, [parmi des voiles discrets et blancs, venait à [mon rêve communiant, parmi les blancs chemins où la menait ma nostalgie d'une existence très pure. Je l'avais vue dans sa chaude : dite de vie, dans le contour deviné de son mystère, et elle redevenait pour moi l'obsession. Toute la femme aussitôt se déchaîna; les images abominables ressuscitèrent, le jardin [des fleurs monstrueuses; mes yeux encore une [l'ois déchirèrent les robes et firent jaillir la [nudité. Je l'eus à moi, cetfe enfant, dans la [palpitation moite de son être, comme une [courtisane. Et les jours qui suivirent, je 11e repassai plus devant la fenêtre. Je me retrouvai désabusé, horriblement ma lheureux au seuil fermé, à jamais scellé de mon paradis, avec mon illusion morte, avec les débris de ma pauvre relique ingénue en poudre à mes pieds. Maintenant j'étais bien obligé cle le reconnaître, je ne pourrais plus voir aucune femme, même ignorante de l'amour, sans penser aussitôt à sa forme nuptiale. J'étais le banni des jardins de l'innocence, du vierge éden où, la main dans la main, s'avancent les beaux couples heureux. Mon sang charriait un sortilège, je me sentis voué à une destinée. Et, en effet, elle apparut à quelque temps de là. Oui, cela, j'en eus nettement la conscience: comme une terre brûlée, comme un champ maudit, je ne verrais jamais germer la fleur du [bon amour. Le sel et le feu avaient desséché [les sources vives, tari les artérioles par où [l'être intime se rafraîchit aux rosées du matin [de la vie. Alors seulement je commençai de m'attester la présence du mal en moi, inconjurable. Et c'était dans ma virginité même, longtemps rétive et tantalisée, que j'étais frappé comme si, en la gardant farouche et brandie, j'avais violé la nature. Elle m'était montée en fumées au cerveau, elle avait corrodé ma substance spirituelle mieux que ne l'eût fait le sale libertinage de ce Romain qui poussait sa sœur sur les lits. Celui-là pourtant choisirait un jour parmi les vierges une jeune fille accomplie qu'il respecterait et ensuite il la mènerait dans sa maison, parée de sa beauté grave d'é-mouse. Mes chastetés s'endurcirent ; je vécus tout un temps dans une continence sauvage, comme un moine. Il me parut que j'étais devenu un [très vieux homme lourd de péchés et racorni dans le délabrement des macérations, usant péniblement ses dernières révoltes charnelles sur la pierre du repentir. Je m'étais confessé, j'espérai que Dieu me préserverait du retour des tentations trop durables. Et comme si j'avais été exaucé,les ferments miraculeusement s'apaisèrent. Je ne lisais plus de romans, je moisissais des jours entiers sur des textes juridiques, avec patience et ennui. Ma constance me rendit espérable une gué-rison définitive. Elle me réconcilia avec moi-même. Je me sentis capable des plus fermes résolutions. Et un soir je jetai au feu les funestes estampes, délice coupable de mes yeux. Le papier s'effrita en fines cendres;• j mais les sarments de la vigne luxurieuse ne furent point consumés avec les fibres végétales. Ils demeurèrent ramiculés à mes graisses et mes os. Vrille à vrille par la suite ils se renouèrent en mes rétines, torsèrent à mes filandres leurs rêts tenaces sous lesquels se gonflait la grappe empoisonnée. Et ainsi je restai le prisonnier halluciné de la vision ityphallique qui, comme un rais sur des métaux, une fois pour toutes s'était gravée dans la démence de mes prunelles. Je dispersai donc au feu les lubriques stimulations qui avaient perverti mon sens vierge. [j pensais : le tout, dans la vie est d'avoir un ferme propos ; ensuite les choses s'arran-[gent d'elles-mêmes. J'ignorais de quelles cho-jses il pourrait être question pour moi dans Il. venir : je savais seulement que jamais je ne [connaîtrais plus l'amour comme peut-être à [celte heure déjà le connaissait Romain. Cependant l'ancienne douleur s'était calmée : j'acceptais à présent ma destinée luxurieuse comme une infirmité de ma nature, comme un mal dont les accès avec l'âge s'espaceraient. Quand passagèrement les lancinements de la continence m'aiguillonnaient trop au vif, j'allais sournoisement aux maisons. Vers la fin de la seconde année, le courrier un matin m'apporta un mot d'une de nos servantes. Cette tille fidèle m'apprenait que mon père avait été frappé d'une congestion sur la voie publique. On avait dû lui tirer une entière palette de sang, ce qui l'avait mis hors de danger. Cependant il demandait à nie voir sans délais. Bien que nos relations fussent demeurées toujours assez froides comme entre un père et un fils de l'ancien régime, j'éprouvai une commotion violente. Je lis aussitôt ma valise. Le train sifflait quand tout à coup la portière du compartiment que nous occupions seuls, un ménage de bonnes gens et moi, fut vivement ouverte et un garde poussa eri travers des banquettes une jeune femme essouf- 111-';■ d'avoir couru. Dans la pénombre des toi-[t 'f:s en tôle, sous le bail assombri d'un Il ouillard de fumée, je n'aperçus d'abord que Il mouvement vif et souple avec lequel elle I vol ta sur ses hanches et ensuite s'abattit aux Ic i] itons devant moi, toute frémissante encore, II souffle court sous le soulèvement rapide Ida corsage. I Puis le cahotement des voitures rebondit [sur les plaques de fer, à la sortie de la gare ; II spacement des maisons, dans la verdure des [banlieues, coula un brouillard pluvieux et [morne par les vitres. Je vis que la dame avait [levé à demi sa voilette, une voilette noire [comme sa robe, et l'ourlet de ses cheveux retombait en bandeau sur le lobe pâle de l'o-| reille. Le fin maillage du tissu lignait ses [yeux qui me restaient ainsi cachés ; et je [n'apercevais que le bas d'un visage plutôt [enlaidi par l'épatement d'un nez camus de ■petit carlin. Le hasard d'un vis-à-vis féminin pendant | un trajet de chemin de fer dont on ne peut savoir la durée, ce rapprochement fortuit et Ipi'esque familier de deux existences inconnues • 7 l'une à l'autre entre lès parois resserrées d'un compartiment, avaient toujours été pour ni ii un étrange sujet d'é-nervement. Le magnétisme qui, au simple frôlement d'une robe, se répercutait en vibrations d'ondes nerveuses à travers mon être, me réticulait bien autrement encore les fibres dans ces moments et à la longue se changeait en un malaise intolérable. Mais cette fois, mou désintérêt pour ce visage sans beauté fut cause que rues yeux ne cessèrent tout un temps d'errer, au passage vertigineux de l'express, sur les mélancoliques paysages au fond desquels m'apparaissait l'image de mon père frappé peut-être aux sources de la vie. De sombres appréhensions, malgré les rassurantes restrictions de la lettre, me donnaient froid au cœur. Je sentis anxieusement se renouer les fibres d'enfance, l'attachement tlu vieux compagnonnage dans la grande maison solitaire où à peine avait lui pour moi le charme maternel, où un homme silencieux et grave, toujours vêtu de noir, avait soutenu mes jeunes trébuchements. Et les gares, clans •un brusque tonnerre cle bâtiments et cle «plaques métalliques, dans une découpure d'éclair de petites villes aux barrières encombrées d'un stationnement de piétons et d'attelages, défilaient, elles aussi attristées d'ondée, sous le ciel nébuleux s'effritant en grises [charpies. Je ne sais à quel sursaut en moi j'éprouvai oudain que la dame au voile me regardait, pe fut une commotion rapide, électrique qui ue lira les yeux de son côté; el nos regards me seconde se croisèrent, car à présent elle \.dt relevé tout à fait son voile par dessus le Faioquet de velours qui si simplement, sans l'apparat de nulle plume, la coiffait. eus le saisissement de l'avoir mal jugée : ■elle n'était pas belle, d'une pâleur de peau Éteinte, le nez libertin et camus, brusqué aux harines d'un croqure. Mais les prunelles, sous la barre raide des sourcils, avaient une vie profonde et fixe, une clarté noire .et figée beau sans remous sous les ponts. Je me suggérai aussitôt un aspect de beauté 8 l'avais pas encore connue : je marchais i: ns la silve, les veines gonllées du désir de 1; femme, subodorant le fumet des faunes qui dte l'amour. .J'arrivais des tentes de ma tribu avec mon cœur orageux, comme un chasseur de proies. Et dans la clarté molle >' s étoiles, soudain l'être aux seins blancs et à la longue chevelure soyeuse m'était révélé. Oui, un angoissant et inouï prestige, la . Mie de la première femme, arrivant elle aussi des tribus par le chemin d'amour sous le frisson lent des feuillages. Ainsi Aude m'ini-iia à une beauté nouvelle où je fus tout à coup un homme inconnu de moi, où je me sentis mêlé à la vie universelle, à la splendeur des météores comme au temps où les humains s'en allaient nus et ignoraient les villes. ''-^HHH^'inHHpSpS Maintenant aussi je savais qu'elle était de la descendance des femmes animales, des faunes chaudes et velues, sœurs des bêtes de la forêt vers qui, aux heures d'hymen, vinrent les premiers de ma race. Elle était la chienne et la louve près des mares, appelant le inâle en amour avec un hurlement triste, la force terrible du rut, de la substance nuptiale indestructible et éternelle comme les sèves et les essences. Et il me venait de cela, dans cette nuit du bois, un effroi sacré, une poésie rude d'humanité qui changeait mes idées de vieil homme civilisé, comme si à présent je ne dusse plus jamais rougir de la nudité de la créature, conforme à la nature, à la vie des espèces, comme si j'avais pénétré aux origines, au secret des races. Aude, très belle et éternelle comme l'amour physique, père des postérités, devant moi marchait dans la palpitation bleue de la nuit. Alors je baisai à ses seins, à ses cheveux l'odeur cle la vie, et elle sentait la terre, la rosée des bois, l'arôme des écorces, l'évent musqué des bêtes comme un limon chaud. Et ensuite je l'eus en mes bras comme la terre elle-même. Je compris plus tard qu'elle avait été vouée à n'aimer qu'elle-même. Elle s'aima à travers mon amour comme elle s'était aimée à travers les autres amours, indolente à leurs mortelles ferveurs, religieuse uniquement d'elle-même. Nous ne fûmes que les miroirs où elle s'adonisa. Elle posséda ses amants et n'en fut pas possédée. Son corps était un faste inexprimable pour elle-même. Elle en gardait l'orgueil solitaire dans les apparents abandons qu'elle en faisait aux hommes. Sans doute la nature, en déparant son visage, voulut ramener à la mesure son insolente et miraculeuse beauté. Celle-ci eût violé la norme d'un temps qui a supprimé la joie et l'orgueil d'être nue avec splendeur. Cependant la plante ne se mûrit qu'ondoyée de ciel et de Vent. Les faunes, pour acquérir le muscle et l'os, le poil abondant et lustré, se trempent de sève, de soleil et d'espace. Le vierge animal humain, lui, langnit, prisonnier de la détestable éducation première qui le prive d'atmosphère substantielle. Un jeune cheval, un chien, un loup des bois, la génisse au pré réalisent une image de beauté plus parfaite qu'au gynécée, aux piscines, dans les lieux où elles se déshabillent, line assemblée entière de femmes. C'était là une chose que je me disais souvent en contemplant le corps magnifique d'Aude et en me représentant la consternante clinique d'infirmités et, de laideurs, les tares et les déchets d'amphithéâtre que manifesterait un maels-trom sévissant dans la rue et mettant soudain nus, chez toutes les passantes parées connue des châsses, les gorges talées et spongieuses, les peaux lâches et effritées malgré les onguents, les jambes grêles et cagneuses sous l'ampleur maflue des lombes, les tristes ventres bouffis et couturés, la saillie des apophyses, la déformation des pieds et des bras. Aude, au contraire, eût pu laisser tomber ses robes à n'importe quel moment de la vie, ; elle eût apparu belle vertigineusement de, pieds au cou comme un symbole, comme 1-:.. rites d'un culte. La gymnique, la noble or-cln stique semblaient avoir assoupli le rythme î rveilleux de ses attitudes. Elle avait lutté dans le stade avec de beaux éplièbes, elle avait été une des canépliores aux processions de Gérés, la guerrière mimallone qui, aux dionysies, agitait le thyrse et la lance. Tille vint un jour et détacha sa ceinture, et je vis qu'elle avait peint de vermillon les poinles de sa gorge. C'était le deuxième mois de notre amour. Depuis un peu de temps j'avais perdu ma force. Et ainsi, sous cette peinture comparable au métal et aux rubis d'une armure, avec ses aréoles brandies comme des flambeaux, elle m'apparut dans mon accablement la tentation d'une Omphale, la royauté fardée d'une ardente Dalilila vermeille d'un sang d'homme. Aude, sous l'angle étroit de son front, avait le charme entêté et rusé de la lïête ; elle savait tous les artifices par lesquels est stimulé le désir refroidi. Elle était la magicienne combinant les sorcelleries infinies. Et je n'i- y. gnorais pas son pouvoir redoutable; pourtant je l'aimais avec une démence esclave, j'étais moi-même auprès d'elle comme les laps millénaires de l'humanité encore animale, comme l'élémentaire velu en qui fermentait la sève trouble des faunes. Une fois ainsi s'était dressé devant l'homme initial un être spécieux et peint du jus des fruits. Il ne l'avait pas reconnu d'abord, et puis elle avait ri, ouvrant sa bouche comme une mangue, il l'avait trouvée bien plus belle que de sa seule nudité. Tous deux goûtèrent une ivresse que ne procurait pas la sève des arbres. Aude me vint donc avec ses seins peints comme une reine d'Assur, et aussitôt mon sang brûla. Alors elle fut sûre de moi, elle me dit insidieusement : « A présent je t'ai tout entier sous ta peau, comme une petite chose qui est encore moi. » J'ignorais quel sens exact recélait cette parole ; elle me fit frissonner comme lé signe et l'évidence de mâ possession. Oui, il me parut soudainement me voir en ce mot barbare avec mes fibres une à une arrachées, avec toute ma vie coupée èti morceaux sur unfgril que bette goule en dessous attisait de braises rouges. Et je ne suis pas parti, je n'ai pas couru par la ville et la campagne comme un homme en feu, échappé d'un incendie. Aude prit plaisir à ces jeux. Elle en imagina d'autres, comme des parures à sa beauté, des rafraîchissements à ses joies d'orgueil. Ainsi, une autre fois, elle laissa tomber une mante qui la voilait et aussitôt elle apparut nue, dans une splendeur ocellée, le feu et le sang d'une tunique de joyaux. Elle se coucha sur le lit parmi les draps et elle resplendissait d'or et de perles. Antérieurement déjà ellein'avaitassurétenird'unparent ce legs merveilleux. Cependant, elle ne s'en parait jamais, nul ëciàt cie bijoux hé rompait la symétrie ùhi-foi'îiie de ses simples vêtements. Et voici qué, comme une idole, elle s'était ceiiit ies jambes et les bras de bracelets. Elle avait des bagués âUx doigts de ses mains et à i'orteil de ses pieds, tin collier de grossés pierres bàrbarè-iiiêfit? saignait par dessus ses seins des larmes ëcarlàtes. Et, à l'endroit de son amour, sur la ilëur dë la vie, retombait, iiouée à une bàndë-lettè, là sonibrëdùeurid'un Saphir, comiiië un œil regardant du fond d'une caverne. Elle avait dénoué ses cheveux, elle avait caché sous leurs ondes noires son visage. Ainsi elle s'offrit dans le faste de sa beauté comme une suppliciée, comme un corps sans tête, par un symbole inouï de la royauté triomphante de la chair. Maintenant, avec le sang figé de toutes ces pierreries, avec l'éclat dur de ces métaux comme des feux souterrains, elle était le vivant tabernacle d'Astarté. Elle porta les mains à la pointe de ses seins et se raidit. Elle ne parlait pas ; je ne voyais plus sa bouche ni ses yeux. Elle demeura ainsi dans une immobilité sacrée, toute morte sous le crépitement des émeraudes et des rubis, enfouie dans la ténèbre de sa chevelure avec le frisson lumineux et gras de son corps, avec la pâleur ardente de la vie de sa peau, comme une avalanche de lys entre des candélabres. Et encore une fois, je restai attéré devant le prestigieux maléfice qui déchaînait en moi les chiens furieux. Je mourus cette nuit-là de toutes les morts du plaisir et de l'amour. Chacune de mes papilles fut comme une ampoule que perça 1,'épée ar- dente. Toutes saignèrent la volupté et la vie. Quelles prêtresses de Syrie, quelles filles de Baal, transmuées au sang des races, ou quelles devinâtions incomparables lui enseignèrent les antiques liturgies et le miracle complexe des sacrifices luxurieux? Elle possédait le secret des danseuses sacrées, l'art morne des bavadères de l'Inde expertes aux stupeurs opiacées voisines de la mort, les sombres et vénéfiques expédients des chairs de joie mûries dans le péché des harems. Et dans le bois nocturne, elle avait été aussi la femme sauvage des silves, offrant l'innocence terrible de sa force nue. Moi, je crus avoir longtemps dormi et tout à coup m'éveiller après les communions interdites près d'une sœur émanée de la nuit des temples. Et au matin Aude se couvrit de sa mante et s'en alla. Et elle n'avait pas dit une parole. Alors petit à petitilmevintuneétrange idée: ilmeparut quela Bête est mystique non moins que l'Ange et toutes les deux.sont les faces de l'éternité de l'homme. Cette Aude, en ses ardeurs glacées, ses spasmesrigideâ d'extatique, sejdénonçaja nonne des cloîtres du pire amour outragé. Elle était née au temps de Byblos, dans le sang d'Aclonaï, de Zagreus, d'Attis-Sabas, et ensuite elle avait été l'officiante de la Messe noire avec son corps écartelé sur la pierre fourchue. Je pensais : Aux origines, l'homme et la femme sont ensemble le bel animal vierge et sacré, dans la beauté nue de l'amour. Mais la Bête porte à son front le signe de la souffrance et du désespoir. Elle est ondoyée de larmes; elle reçoit le baptême impur des graisses ardentes de Moloch. Toi, ô Grèce, quand tu abdiquas tes nobles symboles des forces de l'Etre, déjà les religions tristes étaient venues d'Orient. Yoici quë d'un immense repentir pleurent sur les clous du Nazaréen les yedx ruisselants de la prostituée de Magdaleila. Alors là Èête se réveille, mOnstlé redouté des Siëbles noirs ët qu'ignora la joie magnifique de l'Attique. La Bêtë encore une fois sort des cavernes de la douleur. Elle hiirlfe et se flagelle et s'àdtinislï à travers là gi-ande ténèbre mystique. Et eii-siiitë il n'y a plus de salut que dàns i'àdora-tidîi m là Yîi-gihitë; dàité lë synibolë chaste dë Marie iiïiiiiàciîlëë. ta nÉltiirë ëe|iii«itiëHt demeure violée en celle-là qui s'attesta la Mère et la Vierge, l'unique reine éternelle des races, plus forte que l'amour et le dieu vivant dr.i âges. Va donc à présent, corps couvert de honte, corps divin qui partes sens te ramifies en "la vie de l'Univers! Connais la souffrance de t'aimer secrètement dans le péché. Blêmis aux affres délicieuses de te vautrer dans le lit fangeux delaBête. Et moi aussi, j'étais l'homme vierge qui adora Marie et renia la beauté de la vie féconde. Un jour le corps se vengea. Je fus livré aux magies de la Bête et elle ne m'a plus quitté. Aude m'initia donc aux choses qui rivent comme les clous d'une complicité. Elle me précipita au barathre de sa chair, elle me gorgea des splendeurs mornes, des délices glacées de son corps pareil à un Erèbe, pareil au sulfureux Stymphalite habité par les funèbres oiseaux mangeurs de charognes. Aude fut le succube qui paissait mes moelles dans un délire gelé d'amour. Rien ne profana plus l'amour que cette parodie de l'amour et cependant nous restions liés l'un à l'autre par une chaîne forgée des plus irréductibles métaux. Jamais elle ne me parlait des autres hommes; notre constance était celle des plus tendres amants, bien que l'amour fût pour nous une contrée aride et brûlée, un mortel jardin aux fruits vénéneux ! d'où les touchantes ombres élyséennes se seraient écartéesav(ec horreur. Or, une fois, Aude " diswirujt pour un temps assez long; personne dans la maison ne sut la cause de son absence; nous avions eu une nuit plus terrible que les autres. Cet état de privation nie rongea comme un toxique. Je crus qu'elle me trompait, je fus consumé des poix bouillantes d'une jalousie qui tout à coup ressuscita les-Images. Sans doute elle était quelque part la vigne luxurieuse aux serments de laquelle se ruait la priapée. Mes nuits furent harcelées de stupres abominables, comme un paysage" de Gomorrhe. Je ne pouvais plus rien penser qui ne fût la chose honteuse de notre vie devenue la faim et la soif apaisées en d'autres lits obscurs. Mon esprit restait souillé jusque dans les pleurs qui seulement m'égalaient à la commune douleur des êtres exilés l'un de l'autre. Et un jour, de nouveau tranquillement elle poussa la porte, elle prit ma bouche entre ses lèvres, et ni elle ni moi jamais ne^parlâmes de ce laps mystérieux de sa vie. Je versai des larmes lâches ; toute ma chair lui revint sou- mise comme un lion aux dents limées. Et puis ses caresses coulèrent en moi des cires huilantes. Je sombrai dans la mort rouge de ses baisers. Cependant je ne lui avais pas dit une parole de reproche et de colère. Ainsi encore une fois je fus averti qu'un destin nous encha înait l'un à l'autre dans cette geôle de la chair. Tête sournoise et futile de la femme ! tant que l'épée de diamant de l'Archange ne t'aura pas fait tomber, celle qui te porte aux épaules demeurera le petit être de plaisir et de tenta tion qui se couronne de fleurs, se ceint de bracelets et en dansant volatilise l'odeur de ses tuniques! Sexuelle et élémen-tale, elle assume le trésor de la vierge animalité. Au rebours de l'homme, spéculatif et métaphysique, elle, par d'infinies fibres sen-sitives, par les tactilités et les vibratilités de son subtil magnétisme, affine à l'univers, aux forces éternelles, aux origines. Depuis d'inconjecturables millénaires à peine son évolution, comparée à l'ardente trajectoire de son héroïque époux, la tira de l'orbe circonscrit par la créature nuptiale et génitrice etsa sœur libérée, la courtisane. Ellesubsistelefrêle cerveau puéril de la genèse, amusée d'amour, de bijoux, de chaînes, de ruses, inconsciente, cauteleuse et cruelle. A travers les races elle garde l'âge du symbole d'édenetde la pomme; elle est toujours la jeune Eve au ventre indestructible et périodique comme la lune. Elle est la guenon glapissante qui arrive du pays de Nod, mantelée de la toison; et elle mord avec des dents claires de rire. Quand, abdiquant les inflexions soumises de la sensualité, elle cesse d'être la petite femme sauvage des bois comme cette Alise qui m'apparut au bord des eaux, c'est pour investir le harem ou le cloître. vestale d'un feu que variablement attisa son vœu amoureux comme encore cette docile servante d'amour qui portait le nom d'Eva et cette fervide Ambroise qui m'appelait son petit bon Dieu. Ou bien elle court au Sabbat, ivre de sa perdition et de celle des hommes, vengeant sur l'amour méprisé d'immémoriaux outrages, ouvrière ulcérée et aveugle d'une œuvre qu'elle ne sait pas. Quelle est celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète, mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine les philtres vésaniques et propose à son compagnon misérable l'ironie d'un bonheur à jamais renoncé? Ah! je te reconnais, empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, sœur délicieuse d'irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourments d'irréel. Tu m'apparus avec, le masque de chien, avec le véhément visage calme d'Aude. Mais, ô beauté du sacrifice ! 0 duperie expiatoire! Dans la damnation, c'est encore l'holocauste de son amour qu'elle livre à l'homme. Elle s'immole et la première boit le breuvage empoisonné. L'ayant éprouvée sous ses quatre aspects, eussé-je pu concevoir autrement la femme? Toutes me prirent la bouche avec le même mouvement animal des lèvres. Toutes m'évoquèrent la petite femme lascive et calculée qui depuis les commencements de la genèse répétait les mêmes gestes. D'abord elles furent trois ; elles furent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-là fut tous les péchés et toute la prédestination de la Femme. Aude marcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé, Aude s'institua la nonne de nies perversités. Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmes splendides, seulement I obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatal I et éternel. Ils me suggéraient d'effarantes conjectures qui les reliaient aux séries transmuées. I Ses aïeules durent posséder ce crâne étroit et ^ instinctif des bayadères ou des incultes servantes, ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant un altier geste royal dont elle rejetait en arrière les massives torsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait ■ l'empire et la conquête. Elle croisait sou-[ vent les mains et les élevait au-dessus d'elle, I comme des" chaînes et des lianes, avec un geste humilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua le maître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait du tressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieuses demoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un dessein artificieux, de lasses campagnardes après la moisson, des religieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures, les métaux, les paresses vautrées, l'accroupisse- ment sur les tapis en se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avec de lourds bracelets d'or à chaque bras, symbole inconscient des servages passés. Sa peau était poivrée d'odeurs acres rappelant le girofle et de safran. Elle jouissait de lacérer des cœurs de roses et des pétales d'œillets en un massacre rouge qu'elle faisait couler clans sa gorge ou qu'elle épandait sous elle dans les draps. Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualité sauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie. Cette belle Aude aussi m'émerveillait quand, de l'ondulement félin et long de son échine, comme si elle déroulait des anneaux, elle se retournait sur elle-même et toujours paraissait regarder si elle n'avait pas perdu quelque objet sur le chemin ou épier un danger ou demander l'amour. Toute femme, pour l'avoir apprise aux fontaines ou clans les miroirs, acquiert cette mobilité irritante des hanches qui promet le bonheur et l'élude. C'est là qae bout l'indestructible nature, comme au creuset des forces, au brasier des [feux de la genèse. Et même la femelle cliez les bêtes, souple et diligente de son flanc, ; n'ignore pas le pouvoir que lui attribue la [courbe inouïe où se concrète et se symbolise le sens de la vie. Mais Aude, en mouvant ses reins, eût rendu les étalons furieux. .Elle s'égalait aux cavales dardées, aux flexibles et furieuses tigresses, à la noire véhémence des fauves dans le hallier. Cependant de cette fille émanaient d'étranges alliciances endormantes, de molles et voluptueuses stupeurs comme la descente au vertige des puits. Et quelquefois, avec les gestes puérils dont elle remuait ses bracelets et son impudeur native et le vide de son cerveau futile et ses cris grêles sous sa toison profonde, elle n'était plus que la petite femme-enfant, l'Eve [animale des commencements du monde. Moi, longtemps je crus être aimé d'elle. Mais chaque fois que j'évoquais cet amour, elle sembla, sous des voiles, au son du glas, avoir été menée au supplice. Et elleme disait avec douleur, avec un air sombre : « De quoi [parlez-vous là? Il n'y a rien de commun entre cette chose et nous. Je vous en prie, qu'il i .1 ne savais rien de sa vie d'autrefois ; jamais elle ne me parlait de son passé. Elle éludait toute apparence qu'un autre homme [eût pu être pour elle l'homme que de moi fit son hoix. Cependant je n'ignorais pas qu'elle [avait été mariée. Une fois elle me le révéla et ensuite il n'en fut plus question, comme si ce n'eût été là qu'une péripétie élimina-We. Ma'is moi je pensais quelquefois que la bouche qui serrait la mienne en l'étau de ses lèvres avait aussi sucé d'autres bouches qni ensuite s'étaient fermées à jamais. Son mari, comme un vigneron comblé, était mort au pied de la vigne. Il l'avait vendangée avec frénésie ; il avait mangé à poi-jgnées le raisin noir et il en était mort. Et puis quelqu'un avait ouvert sa porte; elle 10 avait laissé tomber sa robe ; et celui-là aussi avait connu le goût mortel de sa salive, ''ille ne savait plus, lequel avait été le premier, lequel fut le dernier. J'étais venu comme, après que les moutons sont entrés chez le bouclier, il en reste un qui bêle sur le seuil et veut entrer aussi. Elle avait baisé ma bouche; maintenant j'étais marqué du signe comme les autres. Cependant elle ne m'avait rien dit. Aucun souvenir ne remontait des profondeurs de sa vie. Elle sembla s'être offerte pour la première fois comme si le reste n'eût point existé, comme si avantmoi elle eût été la femme vierge encore de son corps. Se dupa-t-elle elle-même et simula-t-elle l'oubli? Ferma-t-elle résolument les yeux sur les images qui arrivaient se refléter aux miroirs intérieurs ? Elle était bien plus effrayante dans le don merveilleux d'être pour elle-même une inconnue. La mémoire glissait sur son esprit comme une eau sur une peau huilée. Et moi-même j'étais auprès d'elle comme un homme endormi et qui ne doit plus être réveillé. Aude dut être ainsi une étrange conjecture ■■'JSSPI^ l'homme en amour 171 pour tous les autres dont elle fut aimée, une cunse inouïe de stupeur et d'effroi ! Son âme pcat-être comme pour moi se dénonça la petite salive corrosive qui lui montait à la bouche et q elle leur coula aux dents, et peut-être cette âih jamais n'avait été autre chose. Ils étaient morts dans le grand vide de son amour comme ur. voyageur perdu dans une plaine sans limités et dont les appels ne sont pas exaucés. Ils avaient crié dans le désert et elle n'avait pas répondu. Oh ! combien furent-ils qu'elle exténua de toujours inutilement l'appeler! Elle m'apparut une autre femme, tragique et violente, clans le symbole de ses robes de veuve. Elle était la veuve aux yeux sans larmes et qui jouait avec de petits os. Ce mystère à un certain moment commença de me tourmenter, mes silences furent obsédés d'imaginations terribles. Des morts jonchaient cette ténèbre de la vie d'Aude, d'infinis amants aujourd'hui consumés et qui à l'heure du péché avaient tressailli entre se? mamelles. Sa néfaste beauté fut un cipietière de roses par dessus d'anciennes pourritures. J'eus l'ef- froi d'une ouvrière travaillant pour les s. cultures. Aux creusets de son flanc avaient f< idu les races. Elle était tout entourée des p silences de la mort. Et je souffrais une gr ode souffrance de jalousie et de pilié pour ces ùn-tùmes pâles que je ne connaîtrais jamais. Comme moi ils avaient espéré l'amour et ils étaient morts de l'avoir jusqu'à l'agonie attendu. Je restai longtemps sans oser lui révéler la cause de cette nouvelle douleur. Cependant un jour il m'arriva de lui parler avec une indifférence simulée des hommes qui m'avaient précédé dans ses baisers. Aussitôt elle se mil à rire et tenant mes lèvres pressées entre les siennes, elle les scella ainsi de silence. Et j'étais, moi aussi, avec le mystère de cette bouche sur ma bouche, dans un tombeau profond sur lequel est retombée la pierre. Ce jour-là, je n'allai pas plus avant. Il suffit qu'elle m'eût avec les cires ardentes du baiser fermé les lèvres pour que le sens de mes angoisses me restât perdu. Mais à quelque temps de là, je recommençai de l'interroger au sujet de l'amour que d'autres avaient eu pour son ccr;si Encore une fois elle se mit à rire et elle 1 av. iiça la bouche pour sceller la sienne. Mais )!;• . sentant bien que si seulement elle la 11; illait de sa salive, je perdrais le courage, je t tournai le visage. Alors elle me prit la tête d: ;les mains, et malgré moi, elle voulut me ci;: imuniquer le désir. Dans ma Golère, je lui mordi,s le cou, une goutte de sang rougit les dr ps ; et je criais : « Dis-moi le nom de ceux que tu as tués. Dis-le moi, Aude, je le veux. » ■(<■ regardais les lasses sangsues gorgées de ses 1 res. Mais de nouveau, avec le frémissement muet de sa bouche, elle riait tranquillement, malgré la blessure. Et ensuite elle devint très paie et me dit avec des yeux terribles : « Il y en a trop, je les ai oubliés. » (iette grosse lille de plaisir d'Eva, du moins, avec des paroles tendres m'eût consolé. Maintenant je restais effrayé de ce que j'avais fait et de ce qu'elle nie disait. Je ressentis la stupeur d'une force brute, inapitoyée, d'une aveugle puissance d'amour et de mort. Et un assez long temps nous demeurâmes sans nous parler, puis avec une passion molle je lavai le sûjig, je/lui demandai doucement pardon. Elle 10i se reprit à rire et me dit si étrangement, si inexorablement : « Mais puisque je t'ai sous-ta peau tout de même ! » Ce cri bestial et 1k ., a-rieux, fleurant le bouge et l'échaudoir, m'adjugea définitivement comme un bétail débattu entre le berger et le boucher. Je fus épouvanté de la laideur surnaturelle que lui donna l'assurance de son triomphe. Cependantje ne trouvai rien à lui répondre, car en ce moment je me sentis bien sous la peau la chose que les autres comme moi avaient été pour elle. Le sang s'étancha, je lui appartins bien plus par sa chair meurtrie, par la petite goutte rouge comme si j'avais bu sa vie. Et je ne lui reparlai plus des hommes à qui auparavant elle avait dorj^ié l'amour. Aude avait dit la parole terrible et juste. Elle m'eut dans mes dessous de sang et de chaux, dans ma nature animale dès le jour où pour la première fois je goûtai les phosphores de son baiser. J'en devais rester empoisonné en mes parties vives comme d'un vécisant et subtil toxique. Elle ne fit donc qu'exprimer là une chose qu'elle avait expérimentée avec d'autres avant moi et qui avait sa grandeur trafique. Cependant en ce temps, mon âme se débattait encore et n'était pas tout à t'ait abandonnée des bonnes Visitations comme elle le | devint plus tard. Celles-ci, avec des baumes, d'' nctueux liniments qui eussent sauvé un jeune, homme plus guérissable, arrivaient donc par intervalles et essayaient de oindre cette plaie du feu intérieur dont j'étais consumé. Elles m'encourageaient à des récipis-cr-ees, hélas! trop peu durables. Je redevenais alors pour un peu d'instants une créature sensible que des effusions mutuelles et de consolantes caresses eussent pu encore secourir. Los résistances de la part divine de l'être sont infiniment patientes et demandent seulement à être aidées par un peu de bonne volonté. Il m'arrivait d'avoir avec Aude des entretiens qui ne se rapportaient pas uniquement à ce mal que je portais sous la peau et qui propageait en moi sa corrosive présence vivante. Je lui parlais avec l'illusion qu'elle pût comprendre la soif profonde que j'avais d'un état délivré. C'est ainsi qu'un jour, après une lecture qui avait éveillé le besoin des aveux et de la sympathie, je lui confessai les tristesses de mon enfance sevrée d'affection. Une parole fraternelle eût réparé les torts de la vie envers moi. Mais Aude me demanda quelle femme pour la première fois m'avait éveillé au sentiment de l'amour. Je lui contai donc l'histoire d'Alise et à mesure le souvenir de son sacrifice mepoignait le cœur comme si s'était, levée entre nous la petite morte avec soi! secret sur les lèvres. Elle m'écouta avec pa'u nce et seulement quand j'eus fini, elle m dit en riant: « Il fallait la pousser sur 11 be. » Romain aussi l'eût dit comme ell Dans ce moment je ressentis une peine lou de comme si de ses mains elle eût écarté bi; denient le suaire où dormait ensevelie ma sauvage amante. fui je ne connaissais que trop bien ce petit spasme muet qui était son rire et montait des fonds insondables de sa nature comme crève à la surface d'une citerne une bulle d'air là où quelqu'un est tombé et n'a plus reparu. Elle se mit donc à rire; je ne puis dire qu'il y eût là un dessein arrêté de cruauté bien qu'elle me fit un mal horrible comme si la beauté intime de mon être fût déchirée aux pointes d'une herse. « 0 celle-là valait mieux que toutes les Aude! lui dis-je avec tristesse. Epargne la douleur inconnue qui la mena vers les eaux. » Elle ne parut pas comprendre ce que je voulais lui dire. Cependant j'oubliai cela; et quelquefois, étrangement averti que mon âme voulait guéri'', je lui exprimais à propos de la vie ou de la nature, un sentiment pur. J'étais alors auprès d'elle comme un naïf jeune homme qui voit se refléter une clarté céleste dans le bouillonnement trouble d'une source; mais aussitôtlè mauvais rire faisait remonter le sable dans la goutte brillante d'un providentiel relli .il m'arriva aussi, dans mon désir déraisonnable de l'associer à mes suprêmes communions, de I lui dire des vers de poètes, de ces belles proso-popées mélodieuses et souffrantes où l'on s'écoute vivre d'un mal partagé: et encore une l'ois son ironie ou son dédain ou je ne sais quel autre signe du brut orgueil de la I5êtc, glarait mes.effusions. Des pans de ciel m'entraînaient j en s'écroulant; je percevais, à la distance qui violemment nous disjoignait, quelles fron- j tières de ravalement j'interposais entre mon âme et moi en renonçant la divine sérénité des régions de l'Esprit. Je la méprisais si j fort dans ces trêves lucides qu'ensuite il semblait naturel que plus jamais je n'eusse pu baiser sa bouche. Cependant elle n'avait qu'à prendre la mienne entre ses lèvres et je ne ressentais pas ; d'horreur. Je restais, dans la chaleur de son l'homme en amour 179 sang- accablé d'une torpeur inorne, comme la petite proie saisie par des tentacules. Et ensuite j'avis la soif résignée d'un sacrifice volon-tai> J'oubliais tout espoir idéal et m'aliénais de moi-même comme d'une terre heureuse à ! jamais perdue. os'plaisirs furent suivis d'affreuses lassitudes sombres où nous séjournions très loin l'un de l'autre, comme aux bords opposés d'une terre de glace, où près de cette femme méprisai: de mon âme, celle-ci en moi sanglotait Humiliée, meurtrie de toujours retomber au spasme bref de la chair. Elle aussi, après la volupté, n'avait plus que l'immense stupeur triste de la bête. Et nous demeurions longtemps morts comme si, au bord d'un précipice, nous nous étions enfin reconnus avec des visages épouvantés. Je n'avais pas été plus seul en mon âge d'enfance, au temps du solitaire amour. Je lui dis un jour : « Aude, tu es venue et je t'ai aimée. Cependant je lie te connaîtrai jamais. N'est-ce pas là une chose mortellement triste ? Je te regarde, je te cherche au fond de tes prunelles et je 11e vois pas quelle femme tu es. J'ai soit' cle toi et tu 11e 111e don- 180 l'homme en amour nés pas à boire. Je frappe à ta porte et h ne m'ouvres pas. Aucune femme n'est aussi], 'le que toi et pourtant tu ne vis pas. » J'avais pris son visage dans mes main? et je scrutais ses prunelles. Je descendais dans son regard comme dans un puits et il n'y avait rien au fond. Elle semblait absente de ses yeux et d'elle-même. Son corps splendide chaudement palpitait comme une terre grasse, comme les gerbes d'un champ sous un midi d'août. Un fleuve vermeil courait avec des remous puissants sous sa peau et levait ses seins. Ses cheveux à l'odeur de ronces mûres crépitaient comme un buisson au soleil, comme les chevelures des grands arbres dans un incendie. Elle avait le flanc profond et noir des glèbes vouées aux moissons et elle était la mort comme les anciennes forêts muées en houilles et comme les schistes des mines. Aude était la vigne des mauvaises images, la luxurieuse vigne de pierre dont le cep se nouait au porche de la cathédrale. J'étais entré clans la vigne, j'avais saccagé les grappes noires : leur sang acide m'avait altéré. Cependant j'aurais voulu boire la vie à ce sein [d'A le comme un enfant. Je lui dis donc: A le qui n'es peut-être qu'endormie, ré-I vei! -toi afin que je sache enfin quelle femme tu ' » J'avais des larmes d'enfant crédule et trit dans les yeux : je n'étais plus le témé-I rai; jeune homme qui entre un soir clans un fboi et frappe les arbres et crie : « S'il y a [qui [u'un ici, je saurai bien l'obliger à se irae- ;rer avec moi. » Moi maintenant, j'avais le sir ingénu d'une source fraîche dans le [my ' re farouche d'un hallier. Et je la caressai nsi longtemps, l'appelant avec mon mal, I regardant au fond de ses yeux si une onde devie n'y grésillerait pas enfin. Elle aussi me caressait avec ses mains légères. C'était le soir dans ma chambre. Un vent vernal, la fraîcheur des ombres nous arrivaient par la fenêtre ouverte, avec l'arôme | des jardins lointains. Mon jeune délire eut I attendri les écorces, eût l'ait jaillir des vas-I ques desséchées un Ilot clair. Oh ! si une larme seulement eût coulé au bord de sa paupière I Une langueur en nous mollissait les àpretés nerveuses de l'amour. Sa poitrine se souleva, la minute fut divine de peine et d'es- n poh\ « Aude, lui dis-je encore, ne diffère is la parole toujours attendue. Mes confia; oes tremblent et s'agenouillent devant toi. Oii ! jamais un tel moment ne reviendra. Qui d ic es-tu, chère Aude ? » Elle parut accablée comme un être encore dans les limbes. Des blocs d'inconscience, lourds comme des marbres et des métaux,pesaient et ne pouvaient être soulevés. Elle ït la cariatide engagée aux grès et aux quartz d'un mont. Je crus qu'elle aussi allait pleurer; je ne savais pas encore que les larmes, les divines larmes, sont la limite que ne franchit jamais l'inconscience plombée de la Bêle. Les sèves mobiles, l'infinie sensibilité furent sur le point de courir et se congelèrent. Elle se débattit sous une destinée. Une ténèbre voila ses yeux : elle sembla ensuite nie parler d'une autre rive. « Ne me demande rien, me dit-elle, je ne sais pas moi-même si je vis. » Des nuages s'épaissirent, nous fûmes précipités loin l'un de l'autre. Et encore une fois je sentis que je l'avais perdue. Tardivement les ferments s'aigrirent, d'intimes et amères blessures s'oimïrent. L'être passif passagèrement se révolta de subir le poids des chaînes et de ne pouvoir les rompre. [Affaibli et dépravé comme je l'étais, ce ne fuirent. là que les illusions de la délivrance. Le seii: de la beauté divine un bref instant illu-j mil it le marécage où croupissait mon âme des; iiuée de ses grâces originelles. Ensuite elle reti iibait à ses stagnations, de la chute d'un ciel. Je souffris de me mépriser bien plus que [je ne la méprisais pour l'aimer encore, si un tel mot n'injurie pas l'amour, en la détestant. La haine fut l'autre face à mesure moins dissimulée de la perversion passionnelle qui me liait à elle mieux que le tendre et délicieux amour. Des scènes violentes sévirent, injustes [de ma part, où je l'outrageai, où stupidement [je lui reprochais ma vie perdue. Aude seulement se défendait avec son rire. Lille eut cette [supériorité sur moi de paraître insensible à ces orages après lesquels je lui étais plus asservi. Mais moi j'étais comme un homme qu'un [vin mauvais, un moût funeste travaille. Maintenant que ma bouche avait goûté sa vie et bu son sang salé, il me montait aux dents une saveur âcre pendant la colère. J'aurais voulu la rendre responsable de mes égarements et ainsi me disculper devant moi-même. Et il y avait deux ans déjà que je connaissais Amie, « Eh bien, lui dis-je un jour, nous nou séparerons. » Elle me répondit : « A quoi bon, puisque aussi bien vous me reviendrez? » Et elle me regardait avec la noire prbt'on-deur de son regard tranquille, sans ironie ni orgueil. Je resserrai autour de moi les sangles de ma volonté connue un jeune bœuf bandé sous l'effort de l'attelle. Les secrètes Interventions me persuadaient ma libération si seulement j'avais la force de partir. Je me préparai donc pour un long voyage. Mais au bout du cinquième jour, à la nuit tombée, j'allai frapper à sa porte. Et je n'avais jamais autant désiré son beau corps damné. Tne nuit cependant, dans le secret des rideaux, Aude me dit l'unique période de sa vie qui devait m'être connue. C'était les douces années ingénues et la connaissance de sa nubi-lité. Elle vivait avec une mère dévote et rigide dans une maison froide, visitée par des ecclésiastiques. Les voix étaient basses comme aux sacristies, les portes s'ouvraient et se fermaient sur d'humbles passages. Son père était mort jeune, elle se souvenait d'un visage triste, déjà voilé parles ombres. Ce grand amour expiré avait vieilli sa mère avant l'âge et lui donna le mystère des êtres qui ne savent plus se reprendre au geste de la vie et demeurent tournés vers les tombeaux. Elle fut sans caresses pour l'orpheline. Sa petite enfance s'étiola dans la réclusion, à la garde d'une vieille servante quinteuse, elle-même abigotie. Un prêtre lui inculqua les rudiments et toujours lui reparlait du péché doucement. Elle s'ignora ainsi longtemps; elle voyait par la fenêtre jouer de petits garçons qu'il lui était défendu d'approcher. Jamais il n'en venait dans la maison ; et elle ne pensait pas qu'ils fassent autrement faits qu'elle. Puis un jour ses seins puérils levèrent; elle eut la honte d'une chose insolite, d'un enlaidissement de son petit corps qu'il fallait cacher et qui peut-être était le signe de ce péché dont lui parlait le prêtre. Cependant elle commença à se regarder dans les miroirs; elle goûta un plaisir à secrètement s'éprouver; et ensuite elle se repentait en de solitaires crises de larmes. 0 comme moi, Aude, il te fut révélé que la beauté lisse et profonde de ton corps t'avait été donnée pour ta joie et cependant tu n'en gardas que la honte de la chose réprouvée! Ton sang se glaça d'avoir moussé en roseurs voluptueuses à ta peau, d'avoir délicieusement rougi pour t'avoir été connu ! Dès ôe moment le pressentiment l'agita, elle douta que les garçons eussent une petite poi- triste oiululeuse comme la sienne. Et elle ne cessa plus de penser à la beauté qu'ils cachaient a -si sous leurs vêtements. Puis l'orage nu-1 : la consterna; elle se vit martyrisée pour a il' été faible et amoureuse de sa ceinture. 1 Re se confessa, aspira à la mort avec un dé-li d'angoisse et de sombres ardeurs. Ce fut v ; s le temps de sa communion ; celle-ci fut mystique, d'une beauté d'extase et de larmes ', Mon ami eût voulu me garder jusqu'à l'hiver liez les probes et simples habitants de la ferrai. Non, croyez-moi, lui assurais-je, mes forces sont bien revenues, je suis guéri du funeste amour aussi bien que des elfets qu'il eut pour moi. Il hochait doucement la tête et me représentait les humaines défaillances. Je ne m'en obstinai pas moins et par un matin légèrement ensoleillé, je pris le bâton du voyageur et fis mes adieux à mes hôtes. Je repassai par les bois, je respirai délicieusement leur salubre arôme. Un perlement de rosées tardait aux mousses du chemin que l'heure fraîche ne séchait pas; le ciel de fluide émail ressemblait à un prélude. Je ne pensai pas à précipiter ma marche ; elle se rythmait sur la régularité de ma vie intérieure. Je suis bien guéri, me persuadai-je, puisque je modère à mon gré les pas qui ®e rapprochent d'Aude. Je jouissais encore 13 de cette aimable confiance quand les ïtçurs de la ville commencèrent de se profiler d >s les vaporeux horizons. Aussitôt les bouill is de mon sang s'accélérèrent; mon cœur violemment palpita. J'aurais dû écouter l'av r-tissement de cette agitation insolite et rebrousser chemin, retourner à la bonne nature, à ses mansuétudes infinies. l\lais les ferments s'agitèrent ; mes fibres se tendirent; je ne pouvais plus chasser le goût de ses lèvres à ma bouche. Je doublai mes enjambées; toute volonté avait fui hormis celle par qui moi-même je m'assignais maintenant à son pouvoir. Je dus me retenir à la rampe pour monter chez moi, je îr'étais pas plus faible le jour où je quittai cette maison. Enfin la porte s'ouvrit et Aude était dans ma chambre. Il me sembla que rien n'eût été changé, que j'étais descendu seulement à la rue comme je le faisais autrefois, pour acheter les légères collations qu'elle aimait et qui réparaient nos forces après le plaisir. Elle vint au devant de moi avec simplicité et me tendit la main. « Je savais que vous ne tarderiez plus à me reve- l'homme en amour Inir.me dit-elle; et je vous attendais. Tous ignorent ici que j:ai passé ces derniers jours assise dans ce fauteuil, derrière les rideaux clos. En vous en allant si précipitamment, vous ne m'aviez pas retiré la clef qui me donnait accès près de vous. J'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas d'avoir cherché quèlqué plaisir [parmi les choses qui vécurent de notre vie. » Ardemment je souhaitai voir sur son visage les traces de la douleur; elle n'était pas triste et seulement elle me parlait avec une gravité inaccoutumée. — «Aude! Aude! m'écriai-je, me pardon-peraS-tu jamais de t'avoir voulu quitter ? Maintenant tu ne peux plus ignorer que vraiment j'espérai trouver la force de ne jamais te revoir. Elle, ne put s'égaler à celle qui aujourd'hui me ramène vers toi. » Je l'assis dans li' fauteuil, je l'entourai de mes liras et elle montrait une assurance tranquille. Je n'aurais pu dire si elle était heureuse-de cette minute qui, après une absence où s'ébaucha la rupture, nous rendait l'un à l'autre. Ma chair bondissait. Sa. robe me faisait mal délicieusement comme un cilice à mon amour. Et j'a- vais dénoué ses cheveux si noirs que dans la nuit ils paraissaient rouges; je m'y roulai ; comme dans un suaire. Une frénésie me transportait, l'eftlux nerveux devait charger mes doigts de magnétisme et cependant elle demeurait froide et comme inconnue pour elle et pour moi. « Je ne vous reproche rien, me dit-elle en détournant ma bouche avec ses mains, je n'ai rien à vous reprocher. Il se peut que nous nous soyons tous les deux trompés sur nous-mêmes. Restons donc des amis puisque nous n'avons pu continuer à être des... » Elle évita un sens plus précis, il sembla qu'elle se défendît de profaner l'allusion à l'amour. Mais moi je m'écriai : « Aude ! Aude ! je suis revenu, je suis à toi. Oublions tout ce qui n'est pas la joie de nous retrouver ensemble. Cette fois, c'est le bon amour que je t'apporte. » Elle me regarda avec une étrange attention et me dit : « Souviens-toi dans la suite que ce ne fut pas moi qui te rappelai. Tu es revenu de ton propre gré. » Elle me parlait doucement à travers la nuance du tutoiement; je ne crois pas que cette douceur fût jouée, et l'homme en amour pourtant elle me disaitlàune chose parlaquelle je lui restai ultérieurement'asservi comme par un tacite consentement. Je la couvris de mes baisers et m'écriai : « Aude! je n'aurais pu vivre sans toi. En te fuyant, c'est moi-même que je fuyais. Tu étaishien plus près de moi. » Elle eut alors pour la première fois son rire muet et n'entraînant vers la chambre voisine, elle me dit : « Vois, j'avais préparé le lit. » Aucune parole n'aurait pu mieux exprimer combien elle était sûre de moi et la dérisoire aventure de mon départ. Dans mon trouble, je n'y vis que le signe de ses soumissions, l'office gracieux de la servante d'amour fidèle. « Eh bien, lui dis-je, qu'il se referme sur nos plaisirs et à jamais ensevelisse le regret des heures passées loin l'un de l'autre. » Ses cheveux s'éployèrent comme des palmes. Elle prit ma bouche entre ses lèvres et comme autrefois me coulasa vie. Et je nel'avais jamaistrouvée plus belle ni plus désirable. Nous nous aimâmes jusqu'à la mort de la chair. Les mailles d'or et de plomb se reformèrent. Dans la contrée délaissée ne chômait pas le bon exemple, la vaillance rude et cordiale du paysan qui inutilement m'avait initié à la joie. J'avais été le pèlerin et l'aveugle. J'avais frappé la terre de mon bâton-: des sources délicieuses avaient jailli ; et cependant j'étais à présent le même homme qui n'avait pas connu encore la leçon du simple laboureur. La terre fut oubliée, le symbole du grand amour fécond. Mes squales patients et attentifs, requis par l'odeur de la proie Mure, émergèrent de mes sillages. Je sombrai plus irréparablement aux impénitences, je reniai la beauté un instant reconquise. Les stupeurs, les lassitudes, un mortel l'homme em amour 223 et léthargique ennui de nouveau furent la libre' de mes apostasies. De plus déroutants artifices, l'efficacité de neufs et subtils stratagèmes épaissirent mes vertiges. Tardivement je compris quels droits lui conférait le pacte consenti de la réconciliation. « Souviens-toi dans la suite:.. » Ce cœur prudent et froid ainsi s'assura une défense et lia mes révol- teii^^H Cependant Aude maintenant, comme une meute avant le courre, bardait mes fureurs. Nos plaisirs furent déchaînés après de savantes intermittences qui en exacerbaient la soif différée. Peut-être cette stratégie, en préparant mes réfections, visa-t-elle aussi à ménager les dégoûts de mon âme. Elle me dit un jour avec une étrange sérénité : « Ne faut-il pas que nous nous fassions à l'idée qu'on peut vivre à deux sans aller au lit? Toi-même, très cher, en revenant m'annonças la bonne amitié. » Ses yeux me restèrent impénétrables ; elle parut avoir parlé selon sa pensée. Mais je ne m'y trompai pas : c'était le vœu bafoué du bienfaisant amour. Je m'apparus en la clandestine ironie dépouillé et indigent comme le pauvre qui se leurre d'une absurde fortune. Une feinte douceur, une hypocrite mansuétude, grâce à de laborieuses connivences, pendant un temps égalisa nos jours. Il y eut des heures où ma crédulité supputa la possibilité d'une existence étayée sur de longanimes apparences. Jamais nous n'avions paru si près de la sincérité, elle n'existait que clans notre haine commune. Nous nous regardions avec de frauduleux visages indulgents dont la laideur eût épouvanté notre clairvoyance si nous n'avions érigé la simulation comme principe de notre vie. J'évitais de scruter ses intentions ; je n'osais moi-même sonder mes complaisances. Et je ne souffrais pas, j'éprouvais dans ma duplicité de tranquilles assurances qui, au au temps des égarements sincères, n'avaient pas existé. J'étais heureux, s'il est permis de nommer ainsi un état de l'esprit et du corps végétatif et sans remords. Du moins l'ennui des controverses, le pénible débat intérieur me fut épargné. Je subis négligemment les impulsions de l'en dehors, sans effort j'excluai les contritions pour mes mérites sacrifiés* Je déchéai à l'oubli total de mes personnelles sauvegardes. A peine je sus encore à travers l'étourdissement de ma misérable quiétude si je l'avais liaïe. Un être indolore et habituel succéda aux agitations vaines. Ce livre est un spasme et une douleur. Il est triste et nu comme la famine, comme une salle d'hôpital,coSimé une étude d'après l'écorclié. Je l'aiécîrit amèrement afin qu'il fût lu avec amertume. Vous qui n'y avez cherché que Je plaisir, n'allez pas plus loin. Fermez-le pendant qu'il en est temps encore : il n'a rien cpii I puisse vous contenter. Et peut-être tout ce qui I fut écrit ici n'est rien à côté de ce qu'il faut dire I encore. Aude et moi décidâmes un jour do quitter '! la ville. Ce fut elle qui la première eut l'idée! de ce départ : elle était fort préoccupée de! l'opinion et redoutait que nos relations ne s'é-1 bruitassent. Nul devoir ne me retenait : depuis 1 un peu de temps je ne suivais plus les cours, 1 j'avais renoncé à cette carrière du droit qui I l'homme en amour 227 :eùt comblé l'espoir paternel. Quelquefois en-.cc'i'r mon ami le jeune médecin arrivait me wir; il s'était pris d'attachement pour moi : je supportais mal le regard attristé dont il accueillait mes évasives réponses quand il s'informait de la femme qui me fut si funeste. Le courage me manquait pour lui confesser la vérité : je vis qu'il ne l'ignorait pas et qu'il me pardonnait mon mensonge. Sa seule présence m'humiliait comme un désaveu, le reproche de mon indignité. Ce fut encore une raison qui me rendit enviable un séjour moins exposé à des rencontres pénibles. Je ne voyais pas que déjà je tâchais de m'assurer contre l'ennui d'un retour de conscience au cas où la contrition me serait venue. Aude en cette circonstance révéla sa merveilleuse discipline intérieure. Elle ne cédait jamais à un abandon ni àune imprudence. Un précis et froid calcul concertait toutes ses résolutions. Je l'avais priée de consentir à la vie commune : elle et moi aurions ainsi vécu d'un air de faux ménage. Elle en décida autrement et se choisit un appartement à une petite distance de celui que je louai pour moi. J'ignorais tou- jours ses ressources : j'avais vainement insisté pour qu'elle acceptât de partager avec moi les revenus de mon patrimoine. Je ne crois pas qu'il y eût jamais à cet égard une maîtresse plus commode. Elle se réserva donc la liberté ets'installa comme si je ne comptais pas dans sa vie. Il fut entendu qu'elle viendrait chez moi comme par le passé; elle eut une clef qui lui permettait d'entrer quand elle le voulait. Ce ne fut, après tout, que le recommencement de l'existence antérieure, mais avec la sécurité meilleure que procure un quartier populeux dans une grande ville. Rien ne parut changé de sa constance et de ma docilité. Aude ne cessa pas de garder pour moi son mystère; elle semblait toujours vouloir cacher quelque chose de sa vie et, je le crois, elle s'ignorait elle-même. Elle était dissimulée comme le chat subtil et secret, comme les espèces rusées qui maillent leurs pistes dans la nuit des bois. Une parole qu'elle me dit un jour révéla toute sa naturelle duplicité : « Ce n'est pas pécher pendant qu'on ne le sait pas.» Elle ne manquait pas de se confesser et de communier aux [dates canoniques avec les appa- rences de la dévotion et ces jours-là elle évitait de venir. J'imagine qu'elle se libérait ainsi en nue fois de ses péchés d'ignorance bien qu'ensemble nous eussions sciemment encouru les perditions totales. Sa religion paraissait sincère, comme sa dissimulation. Elle n'était pas compliquée et peut-être elle subit une destinée de perversité. Cependant il se peut, sans qu'elle s'en rendît compte, que le sacrement méprisé ajoutât un ragoût à son libertinage. Aude se gardait repliée et ne me livrait que l'impudence nue de sa chair. Elle comblait mon amour et ne semblait pas exiger du mien qu'il la comblât à son tour. Elle n'eût pas autrement accompli un sacrifice rituel et ainsi persévéra la servante solitaire et passive, soumise âmes plus exigeants désirs. Ces captieuses charités eussent découragé jusqu'à la clairvoyance des anges. Le don qu'elle semblait faire de sa passion sans doute ne servit qu'à mieux égarer ceux que, comme moi, elle tantalisa de l'cSpoir décevant des mutuelles ell'usions. Je ne goûtai jamais plus parfaitement le sombre plaisir du ravalement que dans les entreprises encore inédites auxquelles son art s'ingénia. Les tolérances d'une ville aux mœurs relâchées ne nous commandaient plus les ménagements. Nous sortions à la nuit et comme l'été avait ramené les heures aimables, nous allions quelquefois nous asseoir sous les marronniers d'une place, clans un quartier où la solitude commençait plus tôt qu'ailleurs. Aude me procura là une sensation qui renouvela, en l'exacerbant, un ancien et précieux souvenir. Sans m'en rien dire, elle se dépouilla de sa robe et revêtit une mante qui tombait jusqu'à ses pieds. Les dernières cloches expirèrent dans le soir, le silence nous environna et alors elle ouvrit sa mante et m'offrit sa nudité. Celle-ci me fut d'un prix bien plus rare dans le danger d'être surpris, dans le volontaire et forcené outrage à l'usuelle décence. Je ne puis dire quelles inouïes excitations me causa une telle profanation du mystère de l'amour. Cette ferveur publique se dénonça'un appréciable stratagème pour nous initier à de plus âcres plaisirs. Il m'exalta, il me remplit d'un sauvage vertige. J'éprouvai dans sa plénitude la frénésie de la déchéance. l'homme en amour 231 Aude, en cet instant, attesta bien toute l'étendue de son pouvoir et se prouva l'ouvrière de le désagrégation des âmes. Un aiguillon jaloux encore adjuvait ce transport : il me parut que je la disputais aux passants ameutés, aux concupiscences.ruées d'une foule. La nuit, le vent léger lavèrent le frisson frais de sa chair. Ce sont là d'abominables attentats à la Beauté. Ils me versèrent un délire cruel dont ! rapprocha point la vision presque ingénue du bois nocturne. Celle-ci n'immola pas l'a-iiour, elle n'en viola pas le sens sacré. Elle • accorda à la solennelle nuit, aux suggestions de l'ombre, à la vie éternelle des races. .Nulle injure n'en outragea la solitaire splendeur: Eve, pour la première fois, sembla apparue devant le jeune Adam. Mais ici soudain renaissait le rite orgiaque; l'amour et la beauté lurent également bafoués. .Te dis la honte et les rougeurs tardives. Aude est morte : j'échappai ainsi trop tard à ses arts redoutables. Si je ne me corrigeai que partiellement, encore voudrais-je, par ces aveux humiliés, prémunir les jeunes gens qu'une funeste éduca- tion et le tourment prématuré de la sensibilité rendraient semblables à moi, contre le danger de rencontrer aussi une Aude. Je fus bientôt possédé du besoin de ces corrosifs stimulants. Les Images, en me révélant l'anormal hymen, prématurément m'adjugèrent à la femelle intrépide qui saurait les ressusciter clans ma chair. Ne les eussé-je point connues, l'interdit jeté sur les organes de ma vie, en me les rendant exagérément odieux et désirables, ne m'eût pas moins prédisposé à subir jusqu'aux suprêmes renoncements la dictature de la femme belle de son péché. Tout le débat est ici : faut-il ignorer ou connaître? Et la nature doit-elle être méprisée? Je suis un exemple des erreurs qui, pour un jeune homme ardent, résultent du tourment de ne pas savoir. Ces confessions n'ont pas d'autre but que de m'attester malheureux et puni pour une cause qui ne vint pas de moi. Oui, le vœu de la nature est d'être magnifiée dans l'appareil entier de la vie, aussi bien dans les sources intimes que dans la noblesse du visage, dans la grâce des mains et la beauté de tout ce qui n'est pas vêtu. Et le mal vient seulement de ce que ces sources demeurent secrètes et réprouvées pour le jeune homme et pour la jeune fille qui, en les ignorant, sont travaillés du désir de les connaître, ou, les connaissant à la faveur d'une surprise, ne sont plus défendus contre de périlleux égarements. On leur a dit : « Ignorez la laideur de votre corps »; et ils y pensent bien plus, ils sont toujours sur le point de lui céder. Plus tard, la riche virilité, fermentée par un régime de viandes et de vins qui n'est pas plus barbare chez les pires sauvages, et la condition subalterne, la futilité dépravée de la petite idole, reine au lit et docile servante ailleurs, ne seront que des . facilités plus constantes pour écouter la tentation. La chair des peuples qui vont nus sous le soleil dtemeure ingénue et la perversion de l'amour n'existe que chez les civilisés pour s'être cherchés sous leurs vêtements. A la campagne aussi, on se connaît mieux qu'à la ville : les sexes y furent dès l'âge tendre unis en des jeux près des fontaines. Le plaisir nuptial y est simple et plus proche de la nature. Je crois qu'un jour des temps viendra où les petits enfants s'apercevront nus avec candeur. Ils seront élevés sous le toit familial dans leur beauté d'innocence et à l'école le bon maître leur enseignera ce qu'ils sont l'un devers l'autre. Le corps humain à mesure.leur sera révélé conforme à la sexualité des espèces, égal aux lois harmonieuses de la vie universelle. Il n'y a pas de différence entre le calice d'une fleur et la nubilité d'une vierge; le cœur d'une pomme ressemble aux ovaires de l'épouse; et le greffe a la beauté d'un symbole génital. Cependant la Heur et la pomme ne pèchent pas; le jardinier ne rougit pas du rameau greffé. La connaissance de l'univers ainsi s'accomplira dans la connaissance de soi-même; les choses ne sont que la parabole de l'homme; et toute vérité demeure incluse au verger glorieux de la vie. Croyez que les enfants marcheront dans les voies pures et ne tressailleront pas de grandir l'un près de l'autre. Mais moi à qui l'on a dit : « 11 vaudrait mieux que ta virilité fût réséquée plutôt qu'elle te devienne un objet de délectation, » je suis allé avec la Bête; je n'ai connu l'innocence qu'après l'avoir perdue, et Eden fut un désert l'homme en amour peuplé d'animaux rugissants. Ivre des fumées lourdes d'un vin mal cuvé, je traînai l'effroi e la stupeur du ventre de la femme. Aude, dans la beauté de son tlanc, me fit encore horreur après que j'en eus expérimenté les ver-liges. Je n'ai jamais pu considérer la forme de a nudité sans ressentir l'angoisse d'un anormal et insidieux mystère. Je crois bien que même l'approche pure d'une vierge eût fait lever de ma chair les mêmes cuisantes ampoules. I ; I ! Je devins ainsi un homme vieux et flétri à l'âge où j'aurais dû dresser fièrement mon front vers le ciel, où le cœur tumultueusement se gonfle de passion vitale. Le mien était inerte et glacé comme si déjà la mort l'eût touché. Il avait roulé de ma poitrine sur les chemins et il ne saignait plus ; du bout du pied elle le poussait toujours un peu plus bas avec une assurance tranquille. Je descendis toute la spirale des déchéances, mais cette image est encore trop faible, j'y fus précipité comme par une force aveugle et vertigineuse. J'avais abdiqué la fierté virile qui ne prend ses ressources que dans la nature; je ne tardai pas à abdiquer jusqu'au sens même de la personnalité. Nous passions des jours sans échanger une parole: l'affreuse viduité des heures- ne la décourageait pas; elle n'éprouvait pas le besoin de se communiquer, n'ayant rien à me dire. Elle subsistait morne et taciturne dans la vie splendide de son être. J'éprouvai là qu'un des signes de le Bête est de demeurer exilée dans le sensible univers. Pour varier les aspects de notre vie, nous nous dirigions quelquefois vers les campagnes : elles m'avaient toujours été bénignes et rafraîchissantes. D'anciennes affinités rurales alors réveillaient les verdeurs de ma race qu'avait fortifiée la sève des bois. Un inconscient attrait sans cloute me poussait à ces retours, car j'avais perdu la direction de moi-même. • 11 y avait non loin de la ville un bois que limitaient des plaines onduleuses : lesavenues en étaient profondes comme les nefs des basiliques. Leur issue plongeait dans les ors de l'espace et laissait l'impression d'une délivrance. Mais le charme des vives essences et de l'ombre tiède me restait indolent;, les âmes harmonieuses seules reçoivent le bienfait des divines rosées ; la mienne stagnait aux lourds^ limons. Je ne ressentais plus que lassement le vierge eftlux, comme l'émanation lointain; d'un lieu sacré et désormais interdit. L'ennui d'Aude bientôt me glaçait : eli n'acceptait ces promenades que comme un machinal délassement physique. Les miroirs du ciel et des eaux ont un sens lucide qui ne peut s'accorder avec l'absence de la beauté intérieure. Le dessin auguste des arbres, comme aux verrières célestes des personnages liturgiques, jamais ne se dénonça pour elle une an-nonciation de splendeur et d'éternité. Elle était le silence et n'appréciait pas la beauté pathétique du silence. Alise, cette sauvage, par toutes ses fibres, par les rameaux de son petit être passionnel et nerveux, restait liée à la clarté, au vent des matins et des soirs. Elle sembla prolonger en soi un aspect des forces éternelles. Ses yeux frais étaient des paysages; elle portait dans son liane le vierge âmour animal. Et sa vie, comme par la vertu d'un symbole, s'acheva dans les eaux. Elle retourna à la nature et s'endormit clans le flot berceur. Combien oelle-là fut plus près de la beauté ingénue de l'être ! Il arrivait donc qu'après un peu de temps Aude me persuadait de rentrer à la ville. Nos retours étaient pénibles comme des dimanches vides, comme des fins de jour exténuées. Ci pendant, au passage des banlieues, l'appel de- athlètes parfois faisait monter sur les tréteaux de puissants carriers, des militaires m rveux et sanguins. \ude n'aimait pas le théâtre. Si mesurée qu'y soit la part de l'idéal, celle-ci dépassait encore la limite de l'attention qu'elle pouvait accorder aux manifestations de l'âme. Elle méprisait plutôt l'intime Beauté; et le bruit des musiques militaires comblait la médiocrité de son goût pour la symphonie. En revanche elle se plaisait aux figurations plastiques, aux ballets, au faste sensuel des imitations d'étoffes et de chairs. Les jeux musculaires, la saillie des torses et des cuisses sous le maillot, la voltige harmonieuse des écuyers llattaient ses dilections physiques. Elle ne manquait jamais de nous attarder devant une rixe de peuple : l'odeur de la sueur humaine la grisait comme un vin. Nous prenions donc place dans les enclos oùdes forains enflés de faconde se nouaient avec des claquements mous. Ces spectacles excitaient plutôt mes répugnances, j'étais petit et maigre/affine par l'excès de la sensibilité nerveuse : les atlantes et leurs parades bruyantes molestaient mon indigent héroïsme. Aude, au contraire, habituellement si réservée, se passionnait à ce ragoût, avec l'assistance prenait parti, disqualifiait ou applaudissait les rivaux, selon les feintes de leur art. Ce n'est peut-être que dans ces moments que son général désintérêt fît place à quelque spontanéité. Des troupes de passage alternaient clans l'arène d'un cirque que possédait la ville. J'y goûtais sans trop de lassitude les tournois et les quadrilles. L'hilarité funèbre des clowns confinait à des apparences irréelles, à des mythes macabres et burlesques et me pinçait jusqu'à l'effroi les fibres. Le drame de là vie s'accordait avec la grimace de leurs visages plâtrés et pathétiques où la simulation de la douleur avait la crispation du rire. Mais surtout l'inconnu de leur personne sous leurs toupets en flamme de punch et le bariolage de leurs sou-quenilles, amusait l'impassible Aude comme le signe d'une destinée fraternelle où aussi bien qu'elle, ils faisaient des gestes de songe et semblaient s'ignorer. En menant ma froide amante vers ces spectacles, j'étais heureux de lui complaire et moi-même passivement je subissais l'unique attrait dont elle était capable. Elle trouvait là des analogies avec le sens de sa propre existence. Elle-même révélait dans le plaisir une mime accomplie. Ses rythmes passionnels s'égalaient à la plus émouvante gymnique. Et j'ai connu par la beauté savante de son corps toute la poésie qu'il est possible à la Bête d'exprimer. Oui, ceci, je me le persuade comme un allégement à mes torts vis-à-vis de moi-même : Aude me captiva par un maléfice d'art .et de beauté non moins que par ses industrieuses caresses. Peut-être ma démence y goûta un rite aphrodisiaque supérieur à la seule fatalité sexuelle. L'attrait des grossières exhibitions nous ayant un soir fourvoyés dans un hall exploité par des histrions, nous vîmes une des danseuses, avec des contorsions outrées, parodier cette danse du ventre, acclimatée depuis un peu de temps en Europe et dont le schéma religieux perverti dévia presque aussitôt vers 14 un simulacre obscène. Aude n'exprima nul sentiment, mais, au retour, laissant tomber! ses robes et jouant d'une batiste légère comme d'un voile dont elle se cachait le visage, elle fut nue avec une irritante chasteté dans la simulation impure. Un frémissement d'abord agita ses hanches et ses seins, l'insufflation subtile et magnétique de la vie, le courant profond des ondes amoureuses. Ensuite ils ondulèrent d'une large palpitation et furent soulevés comme d'un Ilot lourd. Celui-ci remontait, s'abaissait, commença de faire saillir lentement les courbes de son liane. Il parut tressaillir et se gonfla de douleur, de désir, dans la crise sacrée j du sexe et de la genèse. Il aspira au jeune et ; tendre amour, à la passion orageuse, au baiser lascif du vent, à la caresse des eaux et du feuillage. Il persuadait au timide amant les : ombres et la forêt muette, au hardi violateur ; le rapt forcené comme le meurtre sous le midi rugissant. Dans le mol et capiteux harem, une bayadère, en dardant l'ardent symbole, stimulait les ferveurs du maître. Une jeune : vierge liturgique aux yeux de doux animal, nue danseuse peinte de Ceylan offrait le calice de vie, célébrait le rite éternel, la joie mystique des fécondations. Cette âme glacée d'Aude ensuite délicieusement délira dans le jeu d'un spasme. Je la pris dans mes bras, une sueur légère fuma; et soudain elle se mit à rire sans bruit comme un masque. Elle prit en horreur les maternelles campagnes; je finis par ne plus apprécier moi-même leur charme placide. Nous fréquentâmes dès lors plus assidûment aux aflluences des quartiers populeux. Elle aimait à l'égal d'une possession mâle le resserrement bourru des foules,, la poussée des beaux hommes velus. Au contraire, ces contacts rebutaient mes préférences solitaires. Je subissais néanmoins en ceci comme en toute chose ses impulsions. Mes lâches dévotions depuis longtemps l'avaient élue afin qu'elle suppléât aux défections de ma volonté. Elle la régissait si bien que je me surprenais quelquefois à-penser et à in'exprimer comme elle. Le peu d'idées qu'accusait la forme têtue et bornée de son front s'assimila ; je parus n'avoir si longtemps cultivé mon intelligence que pour la perdre plus irréparablement en ] ce vasselage méprisable. Elle m'infiltra son j mépris de la beauté, son ironie du reflet divin ; dans les âmes délivrées. Je lui fis le sacrifice de mes croyances et de mes vénérations; cette apostasie nouvelle, après tant d'autres, naquit de la honte secrète qui devant son rire me rendait misérable et nu. Le lien intermittent qui me rattachait aux poètes, aux nobles et mélodieux esprits ainsi fut rompu. Des mots ! des musiques ! disait-elle dans la souveraine intempérance de ses dédains. J'avais cessé de m'écouter, je n'osai plus écouter les consolateurs qui m'auraient rendu l'ouïe intérieure et par d'infinies mansuétudes la guérison désirable. A pein'e je me désœu-vrais encore çà et là en lisant un banal papier public : les harmonies m'étaient ravies, les douces communions spirituelles. D'un doigt impérieux elle parut avoir mis un sceau aux livres autrefois aimés. J'évitai petit à petit l'effort cérébral; mes idées s'oxydèrent. Elles ne se seraient pas autrement conformées à un secret dessein si j'avais craint de retrouver au bout l'être inconscient et morne que j'étais l homme en amour 245 devenu; Ma vie naufragea en cette suprême décrépitude, la perte de la personnalité, le suspens de l'être volontaire et libre. Et nous vivions solitaires; jamais un visage ami ne m'apportait un aspect d'humanité qui m'eût rafraîchi. Elle m'avait contraint à résigner toute sympathie, ne souffrait nul intrus dans l'orbe borné de notre vie. Un jour je ramenai un chien errant dont les yeux émouvants avaient éveillé soudain mon besoin d'un compagnonnage. Elle ouvrit la fenêtre et sans une parole le précipita dans la rue. J'approche d'une crise qui pour un temps ! me libéra. Elle gronda aux racines, elle agita j les remous profonds de ma vie. Elle fit refluer j jusqu'aux limites les dégoûts humiliés qui enfin préparèrent mes rémittences. Dans mes. ténèbres, dans mes coagulations spirituelles des parts d'œuvres vives ainsi dormaient! épargnées et que j'ignorais. J'admire,quelles puissances secourables résident au fond dej la créature et les retours dont peut s'éclairer! une âme obscure pour se .récupérer. Une! étrange défiance de nos propres forces, notre besoin de nous appuyer sur des symboles! nous fait chercher les intercessions dans laj région des surnaturelles providences. Elles! sont pourtant en nous, elles subsistent jus-1 qu'en nos terreaux pourris. Les Saints Anges 1 de la miséricorde ont le visage frêle de nos défaillances et les mains jointes de notre i poir de guérir. Je les cherchai autrefois aux pieds de Dieu tandis qu'ils restaient blessés et endormis sur la plume de mes lâchetés et peut-être n'avaient pas la force de tourner contre moi le glaive qui les avait aiteints. Nous sommes nous-mêmes les infirmiers de nos misères et de nos faiblesses. Dieu fut bien plus grand de nous permettre le salut par les remèdes qu'il dépose en nous sarts qu'il lui soit nécessaire de mouvoir la légion de ses séraphins. Et voyez, nos intentions n'ont pas même besoin d'être le ferme propos dont si peu sont capables. Ce serait déjà trop demander à l'infirmité humaine. Il suffit que la nature puise ses secrètes ressources dans la lassitude et( la monotonie du mal pour que la trêve s'accomplisse. La plaie crie d'être trop lente à se fermer; elle a des lèvres qui veulent être enfin closes. Alors nous vient la langueur de la convalescence. Avec des yeux clairs et humides, 011 voit au bout du chemin le sourire reparu des bons Anges réconciliés. Et c'est encore nous avec la beauté et l'éspé^ rance revenues. Ma vie relapse et misérable connut donc! une détente. Elle fut achetée par le pire sacrifice humain, par un dernier charnellement de ma raison. Si ensuite d'affligeantes tentations, si des signes trop évidents de mon infection morale, en m'interdisant l'espoir des résipiscences durables, précipitèrent mes rechutes, c'est que je ne pouvais plus être sauvé de ces récidives. Aude, ayant expérimenté avec fruit la vertu opiacée de certains stratagèmes, imagina de recourir à un stupéfiant plus violent que les autres. Elle possédait l'art diabolique d'enchaîner mes soumissions par des moyens qui les eussent épouvantées si déjà, avant d'y céder, je n'avais aliéné toute clairvoyance et ne me trouvais sans résistance adjugé à leur action foudroyante. Us agissaient sur moi comme de souverains narcotiques, me déchargeant des réactions pénibles de la volonté et préparant à mes connivences d'onctueuses litières. Cette fois sa témérité, égale à celle des plus audacieuses Locustes, osa multiplier la dose au point que la mesure en resta comble. Nul respect humain ne doit ici différer l'aveu, quelque souffrance qu'il en puisse résulter pour moi. Ce fut pendant le temps des folies du carnaval : elles seules suffiraient à attester la barbarie de notre état social, si libéré qu'il se préjuge des basses aberrations du sens de la joie. L'humain civilisé alors déchoit aux caricatures, aux licencieux simulacres. Cependant, ô moralistes ! qui peut affirmer qu'à la faveur de commodes tentations, la créature de larmes et de péché ne cède encore à quelque trouble et immuable sentiment de sincérité caché au fond de l'être et seulement perverti par la perversion même de la loi sociale? Celle-ci promulgua l'attrait sexuel injurieux jusqu'en l'ingénue substance enfantine, folie plus grande d'où vinrent toutes les autres. Les lupercales, revanche des carêmes de la chair, ne sont peut-être que la crise du bel instinct génésique dénaturé et parodié aux mystères de la voirie. Mais cela n'ûte rien à la laideur de ces jours de la Bête; et même si l'on était averti que le tacite assentissement de Dieu les abandonne aux mauvais anges, il faudrait pleurer sur le sang des bons dont la terre est, durant ce laps, rougie. Il prit fantaisie à Aude de se confondre à la 1 démence des foules. Dans la nuit erraient des I troupes de masques : les femmes échevelées, J mi-nues sous les paillons, comme des cory-j Jjantes assourdissaient l'air de leurs clameurs I lascives. Leurs gorges et leurs jambes étaient] possédées par le baiser des regards et s'aban-1 donnaient aux attouchements. .Te vis là com-j bien facilement l'impunité d'un léger carton! sur le visage et d'une étoile d'or enroulée à la 1 taille a raison de la décence chez celles-là qui d'habitude sont les plus modestes. Le masque! semble adhérer bien plus à leur âme.qu'à leurs traits ; elles cèdent, au libertinage clandestin j et elles s'ignorent. Aude, à la tombée du jour, j m'entraîna donc. Une longue fai-lle noire la 1 dissimulait et elle s'était recouvert le visage J d'un loup dont les étroites échancrures amin-j cissaient ses yeux et la rendaient savamment I méconnaissable. Je ne savais rien encore de j ses projets: son déguisement, en mêla cachant] pour moi-même, ne fit qu'ajouter un peu plus ! d'obscurité au secret des entreprises qu'elle| préméditait. Cependant elle me parut plus impérieusement belle encore à travers le mystère.! ; noir de sa fcjce comme si le déguisement eût e été sa prédestination et cette analogie animale la forme naturelle de son âme. Elle finit par nous engager dans une de ces rencontres d'arlequins et de pierrots où la [ connaissance est sitôt faite de ne point se connaître et de n'être l'un pour l'autre que d'éphémères et chimériques apparences. Aude pravait obligé à endosser le ridicule affuble-mont d'un magicien, loué aux boutiques. Ma lasse apathie pour la joie publique bientôt ; s'onflamma à la contagion des cris et des rires qui affolait ces gens bariolés. Je pris part à dos batailles de confetti, à leurs colloques poissards, à leurs momons. Aude me pressait les \ mas et me disait avec le rire sombre de son loup : « Ah! mon chéri, 011 ne se voit pas. On ne sait plus si on n'est pas la dupe l'un de l'autre. Et puis, c'est si triste au fond que c'en est drôle. Rappelle-toi les têtes des clowns. » Elle me disait là une chose vraie et qui une seconde me frappa. « Tu as raison, lui dis-je. Cette mascarade s'égale à la farce lugubre et frivole de la vie. Il y a ici comme une main qui nous pousse. On 11e sait pas ce qu'on va faire et nous sommes des ombres l'un pour l'autre. » Cependant je n'aurais pu dire si ce gros plaisir l'excitait véritablement : elle se gardai! réservée et froide dans les tumultes comme si rien d'exceptionnel ne nous eût mêlés à ces pompeuses ribambelles. Et moi, j'avais tiré de ce qu'elle m'avait dit une conclusion juste et je ne savais pas en quelle caricature sordide la main de laquelle elle avait parlé allait me changer. Ayant épuisé les liourvaris à la rue, nous pénétrâmes en file houleuse clans un bal public; c'était l'heure des défaites lasses après les contraintes et les débats chez les meilleurs. Un suint fauve s'effumait des aisselles et déjà les masques chaviraient dans la stupeur ivre des visages. Presque aussitôt ma courte folie nau-fragea, je me sentis pris d'une tristesse sans borne dans les remous de cette chair triste au fond comme moi-même. Une insolite et intense vision, sans que rien m'y eût fait penser jusque-là, me transporta dans un site près d'une rivière. Une pluie d'été mouillait les herbes et j'allais le long des osiers. Je vis se lever sous les arbres le cher fantôme d'Alise : il y avait si longtemps que son image s'était eil'acée de ma songerie. Elle m'apparut lointaine et cependant toute proche et elle me faisait un signe que je ne comprenais pas, qu'elle m'avait déjà fait autrefois. Je ne sais pas si elle me montrait les eaux ; elle était pâle et affligée ; et ses lèvres ne remuaient pas. Toutefois elle me parlait de la mort. Ce fut très doux comme si moi-même j'avais cessé de vivre, comme si elle venait au devant de moi dans une région au delà des jours. Cependant ni elle ni le paysage ne s'estompèrent du vague fantômal pendant la durée de cette hallucination : jamais depuis ils ne se représentèrent plus nettement. ' Et ensuite un nuage me glissa des yeux, je me retrouvai moite d'affres et seul dans le fracas delà bacchanale. Aude m'avait quitté ; j'étais enserré aux étreintes de cette foule qu'une angoisse véhémente, le vertige de se fuir semblait emporter, et j'étais moi-même roulé dans son tourbillon comme en un orage au bord d'un fleuve. Je me sentis tout à coup si faible que je l'appelai intérieurement de toute ma détresse 15 comme l'unique appui qui me restât dans mon abandon. Un Ilot, après un peu de temps, la jeta devant moi : elle tournoyait au bras d'un masque déguisé d'un maillot d'athlète ; il la pressait sur sa poitrine et la soulevait do ses bras noueux. Elle passa et me jeta à travers les trous de son loup un extraordinaire regard. Deux fois l'orbe de la valse, par dessus le mur ardent de la cohue, tourna son nocturne visage de velours de mon côté et le même regard lourd et magnétique se posa sur le mien, puis disparut dans l'immense sautôlement ridicule, comme si cette multitude dansât sur des tôles enflammées. ignoraient une si violente commotion, .le fus transi comme de l'affolement d'une rupture, d'un rapt qui brutalement l'arrachait de ma vie, d'une dépossession de son barbare et magnifique amour. Des lames, d'ardentes pointes 111e transpercèrent les côtes ; des salives de givre et de phosphore âcrement agglutinèrent m a gorge. Je ne devais savoir qu'un peu plus tard le vésanique aiguillon de la frénésie jalouse. 1. homme en amour 2oo C. Ile apparition d'Aude au bras du ridicule aMde-nven l'ut toutefois le signe monitoire; Avec précision et soudaineté je me certifiai. Iccmme le sûr indice de la trahison, son goût pi ur les hercules forains, les adipeux lutteurs, la grimace crispée et macabre des clowns tatoués. Déjà la bête grondait, reniflait les fuir ts : mes narines se gonflèrent du moût de sa vie, de Codeur d'iode et de varech qui poivrait si s goussets et tant de fois galvanisa mes désirs expirés1 comme aux forêts les aigres fumées du renard relancent les chiens. J'aurais souhaité la tenir sous moi et la mordre, planter mes canines meurtrières dans la splendeur de son corps et en même temps avec des sanglots lui baiser les lèvres, en une agonie de douleur et de colère. La retrouver, l'enlever à ce bouffon idolâtre el stupide! Je me fatiguai d'efforts pour percer l'amas humain, mes yeux projetés des orbites, éclatés comme des bulbes par dessus les nudités grasses et ballantes, les crépitements de l'or et du sang sous la flambée des gaz. Mes ampoules saignèrent des pus morbides. Toutes mes plaies se fendirent comme sous le eau- tère arraché les bouches rouvertes d'Un n i.j Jamais mes lascivetés n'avaient été altérées ce point du goût de la damnable venaison. Mes mains forcenées, pour me faire un passage, tourmentaient des épaules, foulaient le tad mou des gorges et des dos, brassaient une cuvel de chairs ardentes. Dans la mêlée un bras s'accrocha au mien et Aude maintenant était près] de moi, Aude me regardait à travers les trous j noirs du loup comme les évidures d'un crânel d'amphithéâtre. « Viens, » obtempéra-t-elle.l Ma fureur, au frottement de ses hanches soyeuses'et irritées, tomba. « Aude ! Aude! dis-] moi... » Elle m'entraîna brûlante et froide, nie ; répétant d'une voix crispée et iinpérative : « Viens! » Et je savais seulement qu'elle m'était rendue. Les reflux s'éclaircirent, je me retrouvai sous les voûtes du porche; et je ne voyais rien de son visage, son âme me restait hien plus impénétrable. Ensuite nous montions les tapis d'un escalier entre des valets ; une porte s'ouvrit sur un tumulte aigre, des fanfares de plaisir enragées; et l'alcide, avec une petite bouche rose et des hurlements grêles dans l'empâtement des joues, nous poussait de ses gros bras enflés sous le maillot parmi un débraillement de masques échoués autour d'un souper. Un fumet de peaux chaudes, un évent animal se mariait dans la touffeur des girandoles au fleur exaspérant des muscs et des tubéreuses, à l'odeur des nourritures et du vjn. Les corsages saccagés crevaient en grappes d'épaules et de seins parmi les argenteries. Une délicieusement frêle enfant aux yeux de songe effeuillait des fleurs clans u; coupe de Champagne et ne s'apercevait pas qu'elle gisait presque nue aux genoux d'un mousquetaire et d'un clodoche dont les bras lui ceinturaient les reins. L'orgie évaguait les prunelles et rendait les gestes hardis et spongieux. Je me trouvai assis entre deux femmes. Chacune à son tour m'obligea à boire dans son verre et toutes deux élastiques et lourdes ployaient à mon épaule. Cependant j'étais sans désirs pour elles. Je ne cessais de regarder Aude au bout de la table, tranquillement balançant son éventail près du géant en maillot et ne paraissant plus se douter de ma présence. Elle seule avait gardé son masque malgré l'insistance de son partenaire qui, les coudes sur la nappe, s'obstinait à vouloir dévisager ses traits. A un moment elle haussa les épaules, droite et méprisante par dessus les nappes ruisselantes de vin. 11 voulut avancer les mains;elle les arrêta d'un coupsecde son éventail et se tournant vers moi, elle dit très haut: « Il n'y a ici qu'un homme qui doive savoir comme mon visage est fait. » Une soif me consumait; je vidai plusieurs coupes l'une après l'autre. Je n'avais plus exactement conscience de mes actes. Aude juelquefois m'adressait un signe et paraissait m'encourager. Je ne me doutais point des ournoises connivences qu'elle attendait de i ia déraison. Le blond sillery bientôt cessa d'apaiser mes brûlures comme si des poix ou (Ses braises vives m'eussent intérieurement incendié. Je fis alors apporter des liqueurs, îles alcools nerveux et puissants. J'eus ainsi en peu de temps atteint 1 etiage de l'ivresse (jai sévissait autour de moi. L'optique se brouilla, d'extravagants aspects contredirent les formes exactes. Il me parut rêver quand, à travers les fumées, je vis se dresser à la place qu'occupait Aude, spectacle inouï! la splendeur nue d'une mythologie. Une ana-dyomène vermeille, comme par. la vertu d'une incantation, surgit hors des voiles et je ne savais ce qu'Aude était devenue, l'incomparable prestige m'éblouit les yeux, je n'aperçus d'abord que cette Visitation d'une déesse. Une lucidité foudroyante succéda à ce bref délire et m'écar-tela les prunelles. Je fus comme un aveugle dont les rigides oculaires éclateraient aux crépitements d'un horizon embrasé. Aude, Aude elle-même, le masque pour unique défense et projetée de toute sa nudité par dessus les convives rugissants, apparut ce brasier dardé d'une chair divine. Va ! je ne te connaissais pas encore, délicieuse et perverse animale! Je ne savais pas quelles frénésies capables d'incendier jusqu'aux hongres et aux mulets celait le prodige de ton liane. Le recul des miroirs s'en-llamma à cette cire rose d'une torchère vivante, à cette palpitation d'une statuaire chry-séléphantine qui, en cet instant, parut défier la beauté elle-même. L'insolence raidie de ses seins, ainsi que des hauteurs d'une assomp-tion, domina la mièvre viande fanée des femmes et les fit hurler sur des grils de jalousie. Cependant Aude, tournée vers moi, d'un geste me dédiait son liane clair comme l'or et les métaux. Ainsi elle parut être demeurée secrète pour les autres et à moi le seul et l'élu avoir offert l'hommage de son sacrifice. Ah ! ce ne fut que plus tard, après les fumées dis- l'homme ex amour 261 ersées, que je m'attestai par quelles infailli-les avenues l'infatigable artisanedema mort mutuelle, en me conviant aux licences d'une ait bergamasque, cauteleusement açliemina ors ses desseins mes aveugles et punaises du-licités. Elle me donna ainsi un témoignage amour que seulement l'amour de la Bête, en es torves voies insondables, eût pu concerter. Aude ne sut que trop bien quel inévitable oxique de cantharides et de phosphores, quel ulgurant catliérétique capable de me flamber vif cette messe impie encore ignorée de otre rituel, devait inoculer à mes morbides I débiles ardeurs. Oh I tout ici fut savamment tramé par la plus rouée et la plus artificieuse "1 peut-être à travers tout la plus probe des tilles de la luxure! Canidie, en m'offrant le breuvage enchanté, y versa subtilement le poison des plus corrosives démences. Et ce philtre sacrilège, je le bus d'un trait comme un chien lappe au ruisseau fangeux le reflet d'un ciel. L'ivresse des vins alors s'altéra d'une autre où les lies de la nature soudain remonté- , i ■ i rent,où les flambeau! et là table ët l'orgie bais. riolée s'obscurcirent devant le symbole brandi des toutes-puissances de la chair. Mes os crépitèrent. Sous l'indux des fluides tout mon être fut révulsé. Un soufile animal à la gorge, les mâchoires claquantes, je criai vers l'Impudique qui ligurait ma passion vivante, ellt1 aussi dardée comme une herse en feu, une injure aussitôt perdue parmi les injures plus hautes des femmes, outrées d'ire et d'envie. Presque aussitôt la louche tentation se dessina, le désir horrible d'assouvir, comme après un mystère sacrilège, sur la nappe et les flambeaux renversés, devant la meute des regards la dépeçant comme une proie, les fureurs et les jalousies, les sanglots et les rires de mon détestable amour bafoué. Ce fut une agonie où l'amour et la haine simultanément nie labourèrent les moelles avec des pointes jumelles, où à l'image de certaines blessures étranges, si aiguës que la douleur s'y égale à un torturant plaisir, je goûtai un barbare et frénétique supplice voluptueux. Puits de l'être ! Incommensurable abîme des soifsdont incurablement se géhenne le génie de la destruction et de la souffrance i Et toi, ô homme, décevant alliage, hétérogène et trouble mixture, amalgame impur et divin le la neige des cimes et du limon des mers, lumatériel sang des Anges, vertes sanies écu-meuses vomies du flanc des Dragons, toi dont les délicates et ductiles papilles ne reçurent l'infinie sensibilité que pour mieux ressentir les coups dont sans trêve ton goût amer de la n'ort les transperce, toi, ô misérable humain (jui, outrageant le Dieu consubstantiel à ton essence, profanes et rabaisses en les parodies du bonheur la beauté du paradis vers où s'élève ton trouble cantique, qui jamais révélera de telles antinomies! Cependant cette Artarté hautaine et glacée, belle d'une impure chasteté dans sa nudité rigide, un instant encore domina les lascifs désarrois de la table. En l'exécrant, j'admire quelle certitude tranquille de sa force la mit si haut au-dessus des autres femmes qu'en dépouillant le mystère elle sembla plus défendue qu'elles ne l'étaient par leurs robes mal agrafées.. Comme une courtisane elle s'était dévêtue devant une foule et nonobstant demeura la Beauté. Du moins c'est ainsi qu'elle 26 i l'homme en amour dut leur apparaître, car nulle violence n'attenta à ce don magnifique de son corps, à moins quel'ellïoi sacré de l'Incompréhensible ne les rendît circonspects devant la témérité d'un tel geste insolite. Aude avait refusé (le toucher aux vins : aucune excitation étrangère ne stimula l'acte volontaire et conscient. Avec les deux doigts de velours noir qui simulaient à sonvisage un mufle animal, elle me fut soudain à moi-même plus secrète qu'elle ne l'avait été sous les dentelles et les salins pour ce ramas de bas débauchés. Aude! Aude ! le masque seul, la grimace camuse et tragique se modela sur ton apparence visible, mais ton âme encore une fois, ou ce qui te fut donné par l'inconjecturable nature pour t'en tenir lieu, s'obscurcit aux desseins ignorés de ta prédestination. Laquelle desbêtes du bestiaire homicide m'apparus-tu clans cette épreuve, ou si tu les fus toutes à la fois afin d'épouvanter le vertige même qui m'attachait à ton charme damné? Peut-être la Bête est l'ombilic de l'être, peut-être elle ne touche aux ultimes profondeurs charnelles que pour htius rappeler qu'elle s'enfonce pareillement [, homme en amour 965 ux immémoriaux limons. Car quel hypocrite octeur peut certifier qu'elle ait été noyée au mg du Christ et que les clous de la Croix ient racheté la douleur des origines? A travers i plaie des sexes, solfatars d'un chaos foudroyé, images des déchirements de la terre, lie persiste l'impur stigmate volcanique, la fermentation des laves d'où émergea la face oristernée de l'homme et qui continuent à brûler au centre de l'Univers. Tandis que les mes, en leur hymen mystique, accomplissent oui le ciel et divinement se connaissent jus-[u'aux limites de la connaissance, la bête est reconnue de la bête et toutefois lui demeure '■n ses tréfonds inconnue, comme si Dieu, en l'approchant de ses oints les béatitudes, eût reculé le mystère interdit de la substance afin d'en faire l'angoisse inassouvissable des réprouvés. Aude ! Aude! toi qu'ici d'un cœur à jamais ulcéré j'invoque du fond de la nuit où se consument tes os, me fus-tu donc accordée pour nous perdre ensemble sans retour au secret des insondables intentions et témoigner de l'éternelle misère des races? Ton masque noir, ce jour-là, fut à la laideur vouée de ta face de chienne le symbole delà réprobation de toutes les âmes en toi outragées, comme l'empreinte du soufllet que l'Ange chargé des commandements y eût avec, une main de ténèbres appuyé. Combien aujourd'hui encore, à travers le souvenir de cette nuit enragée, il me manifeste le signe de ta confirmation démoniaque, ô nonne des liturgies du pervers amour ! Il me dissimule tes yeux et ton front, trônes d'une splendeur plus absolue que l'orgueilleuse beauté corporelle qui seulement te fut adjugée! Aude! Aude qui m'empoisonnas avec des philtres plus ardents que les asphaltes, sucs des âcres colchiques et des torpides belladones où tu mis macérer, pour en exagérer les subtils venins, lesanget les feux des damnables joyaux de ton corps, oui, ton masque encore, après ce temps, simulacre de ton nocturne rire en velours, me suggère je ne sais quel équivoque ornement, ironique et funèbre, sournois et homicide, dont s'allégorise le pontificat de la femme. Aude me fit un signe. Aussi promptement qu'avaient cliu ses robes, elles remontèrent et a vêtirent. Comme si une hallucination eût !eurré les gens qui étaient là et moi-même, lie sembla, sous des voiles qui ne s'étaient pas dépliés, avoir gardé inviolé le secret de sa beauté. Un de ces imbriaques se leva en trébuchant et déclara que les flambeaux, après un tel ispectacle, n'étaient plus dignes d'éclairer la nuit. Celui-là était un artiste sensible aux magnificences de la vie. Mais les femmes hurlèrent : A bas le masque ! Comme des ména-des, elles battaient l'air de leurs poings crispés. Une confusion régna, je n'eus qu'à bousculer quelques sièges pour gagner, sans être aperçu, l'escalier. Déjà Aude m'y avait précédé. Fuyons, fuyons ! me dit-elle. Ses jupes tourbillonnèrent comme les ailes d'un oiseau des ténèbres. Nous étions pareils à deux corn plices après un louche conciliabule. Sans retourner la tête, nous nous jetâmes à frayer les ombres de la rue, blêmissantes du trist jour prochain: Mes alcools cuvés ne me laissaient plus qu'il grand accablement morne. Des sueurs m ' glaçaient le dos ; je ne pouvais arrêter le cl; quement de mes dents battant la fièvre. Et j1 croyais échapper à un cauchemar, à une assemblée de spectres, à. l'horreur d'un sacrifice humain. Aude avec passion se serrait à mon côté. Ni elle ni moi ne nous étions encore rien dit comme si après une telle chose nulles paroles n'auraient pu venir à bout de combler les puits de silence où je fus voisin de la mort, où peut-être elle se sentit plus proche du sens de sa vie. Une clef tourna dans une porte. Ce ne fut qu'en m'affaissant entre les draps, aux clartés vacillantes d'un flambeau, que je connus que nous étions rentrés chez moi. « Non ! non ! m'écriai-je aussitôt, pas de liîmièrë ! Il ne faut pas que la lumière éclaire encore nos vi- s jges ! » Je l'entendis rire doucement et elle ] rit ma bouche entre ses lèvres dans la nuit r tombée desrideaux. Les affres mouillaientma e lair. J'éclatai en sanglots, je lui avais retiré i ; ia bouche, je me tordais en l'injuriant et en leurant dans l'oreiller. Des pointes entrées ans mes os ne m'auraient pas convulsé plus trocement. Aude! exécrable Aude! va-t'en! out est fini. Je n'avais pas connu encore un tel désespoir. Je redevins sensible comme un jeune homme avant les retours émoussés de la faute. Je fus l'homme déchu au fond de l'abîme et qui n'espère plus le bienfait des résipiscences. S'il est des balances après la vie où se pèsent le mal et les intentions, l'excès •le ma douleur dans ce moment dut racheter une part de mes lourdes défaillances. Je battais les draps avec mes mains. Je cognais au mur ce front qui s'était courbé sous les pieds de la Bête et qu'avait engorgé le vin noir des frénésies luxurieuses. J'aurais voulu, en m'arrachantles yeux, détruire l'abominable vision d'une chair brandie comme un défi à la sainteté de l'amour. Une obscurité profonde nous enveloppait ; elle fut le signe sensible 270 l'homme en amour de mes dérélictions, à l'égal de la nuil spirituelle où avait sombré mon âme. Et ensuite mes nerfs se raidirent : je perdis le sens et expirai aux ombres inconscientes. En rouvrant les yeux, j'aperçus Aude assise très du lit dans le matin blafard filtré par les stores. Son visage impassible était tourné vers moi. Elle ne me dit rien et elle m'épiait. L'oubli légèrement d'abord plana, la vierge douceur du etour à la vie. A peine, dans le brouillard des idées, les objets prenaient une forme. J'éprouvais la mollesse du réveil après un long repos bienfaisant. La nuit parut avoir emporté dans ses crêpes noirs les secrets. Aude elle-même sembla loin des ombres, sans mystère. Mais presque.aussitôt la certitude perça; son livide visage, brûlé par les flambeaux, me causa une si grande horreur que j'appuyai, pour ne plus le voir, la main à mes paupières. Le jour me blessait comme s'il m'eût surpris dans ma nudité grelottante, Il restait lui-mjême blessé de heurter cette face cadavéreuse et de n'en pouvoir éclairer les replis. « Ferme ces rideaux, Aude, lui dis-je. Je t'en prie, ferme-les avant que je rouvre les yeux. Oh! pourquoi ne suis-j' pas resté là bas sur l'autre rive plutôt que de me ressouvenir ! » Je me sentais à présent faible comme un enfant.' La violence de la douleur n'était plus qu'un mal irrésigné qui coulait au llux léger des larmes, car encore une fois je m'étais remis à pleurer. Elle se coucha près de moi, elle avait gardé sa robe par je ne sais quel simulacre de décence et de repentir qui parut l'habiller pour moi de pudeur comme elle avait été nue devant les autres. Cette ruse ne lit ainsi que me rendre sa nudité plus nécessaire. Cependant je la repoussais encore, jenelaliaïssais plus, je me dé fendais de la désirer déjà comme une amante qui s'humilie d'avoir été infidèle. « Aude! qu'as-tu fait ? Ce corps qui était mon bien et ma folie, des hommes l'ont possédé par la concupiscence des yeux ! Je ne pourrai plus te voir sans penser à cette nuit exécrable ! » Sa bouche effleura mon oreille, Elle me parla l'homme en amour 273 omme une prêtresse après l'accomplissement t'un rite occulte, elle me dit avec un orgueil ttristé : « Enfant qui ne sais rien des ressour-es dont s'adjuve le plaisir! Tu n'avais donc as compris que ce que j'ai fait, je ne le fis que iour toi ! » Oh certes ! elle fut sincère en m'at-estant ce dessein ; sa voix, pour me persuader acceptation honteuse, prit la nuance du bon anour. Et je ne savais encore ce qu'elle avait oulu dire, déjà je la croyais. Son charme lussitôt s'exaspéra de demeurer voilée en ce nystère après avoir été la prostituée nue des liaisons d'amour. Mes rêves remontèrent, des parts de ma vie se figèrent dans le délice glacé, dans la beauté "(Trayante de cette minute où elle parut possédée elle-même plus que je ne l'étais. « Aude! Aude! se peut-il? » Elle mangeait le souffle à ma gorge avec une bouche qui nie répondait : « Va! lie-toi à ton Aude! Elle seule fut calme pendant tout ce délire. A présent l'amertume et la volupté nous attacheront ensemble par des liens indissolubles! » Elle mit la main sur mes yeux et je sentis au mouvement de son corps qu'elle se penchait par delà le lit. Ensuite elle retira sa main et à présent elle était près de moi avec son masque noir au visage, comme la mort. Avec son masque ! Prenez attention à cela, avec son masque! Elle ne m'eût pas mieux défié et cependant la vue de ce bout de carton qui sous les lampes avait paru rendre sa nudité plus nue, ne me causa pas l'horreur que j'avais ressentie tout à l'heure en apercevant son visage près du lit. Oh ! elle savait exprimer jusqu'au bout les jus du fruit malfaisant ! Elle était tout le verger vert et pourpre des industries de la chair! Le masque me jeta dans une crise nouvelle de sanglots, d'ardente sensibilité blessée. Mais elle l'approcha de mes yeux et prit ma bouche dans la sienne. Aussitôt je fus transporté de toutes les puissances du désir et de la jalousie. Je ne croyais pas qu'il y eût à de telles profondeurs de dépravation de si altérants plaisirs. Mes mains qui voulaient frapper mollirent. Je lavai de mes salives, je châtiai de mes morsures le flanc et la gorge qui avaient subi l'outrage des regards. Elle m'eut glacé, torturé d'amour et d'agonie, dans le spasme sa- que l'autre. Les herses de nouveau me labou-lèrent, enfoncèrent la vision nue au recroque-illement de mes moelles. Elle redevint le grand corps impudique brûlant d'yeux dardés ous les lustres. Ils adhéraient à sa peau, ils orrusquaient d'éclats rouges, de feux fas-einateurs et terribles ; toute sa chair en sai-" na par mille plaies. Us l'ondoyèrent d'une 'ardente tunique que retroussait la frénésie de mes caresses. Leur grappe flambait et crépitait sous la colère de mes baisers. Et ensuite il me resta à la gorge un sel acre, une saveur oxilique, encore inconnue. .le comprenais maintenant pourquoi Aude s'était livrée en spectacle à ces hommes. Nul d'entre eux jamais ne soupçonna la raison de ce simulacre d'holocauste ni la grandeur de perversité qui lui fit imaginer l'offrande publique de son corps comme une excitation dévorante aux soifs du seul élu. Ce fut le mystère d'une communion impie où, sous les espèces du sang et de la substance, elle coula jusqu'aux sources empoisonnées de mon être et rafraîchit le charme usé des anciens maléfices. Alise ! sunourease Alise! petit animal sauvage, cœur mutiné de vierge folie, que n'avais-je écouté le signe de ta main ! Ta chère ombre m'avertissait de fuir, d'aller où toi-même étais allée plutôt que de céder au redoutable enchantement. Par delà la vie tu me restas secourable et je ne t'ai pas obéi ! Des répliques de ce rite nouveau ensorcelè-•ent nos plaisirs. Il compléta mon intronisa-ion aux saints ordres de la Bête. Aude arri-ait au lit et lixait le masque à son visage :omme elle eût vêtu les insignes d'un pouvoir bestial, comme elle eût endossé la toison, le symbole d'une tunique de poix et de flammes. Aussitôt j'étais supplicié d'exténuantes ardeurs; les canlharides me brûlaient les os, la morsure des plus diligents vésicatoires. Aucune pharmacie n'eût égalé les vertus de cette simagrée qui sur-le-champ me restituait la parade publique, la débauche des yeux et les flambeaux. L'affreuse certitude se manifesta plus irrémissible. Elle m'avait sous la peau jusqu'aux os comme le boucher, comme le sacri- iicateur des abattoirs. Une bête en moi meu- 16 glait de panteler aux pendoirs de l'écoixherie. Cependant la porte était ouverte. Là-bas verdoyaient les salutaires campagnes; les prairies de l'été distillaient des baumes réparateurs, mais des liens solides m'attachaient à l'anneau. Le bœuf stupide ne se détourne pas du couteau qui lui tranche les carotides. Sa science ainsi un peu de temps me départit un corrosif et vénéneux bonheur. J'en restais torturé de douleur et de honte. Je n'osais plus regarder aux miroirs mon visage d'où à jamais s'était effacée la beauté. Le sentiment de l'irréparable de nouveau m'investit avec une force et une claivoyance transperçantes. Des crises de sanglots quelquefois, quand Aude était partie, me convulsaient, obscures et sincères, car dans ces moments j'avais le pro pos de me racheter et à la fois je me sentais abandonné de moi -môme. Aude, clandestine et vigilante sous le velours dumasque, raillait ces mouvements d'une âme où sous l'épée du vain archange toujours ressuscitaient les tronçons coupés de l'hydre. Elle n'eut que trop raison, car des périodes d'inertie soumise, de torpeur opiacée succédèrent à ces transports. Les lourds pavots, la stupeur du liaschicli m'accablaient connue un songe de limbes nornes, comme un terne et avilissant som-aeil. Aude prenait ma bouche sous son loup ; la tentation aussitôt me récupérait, le spasme vésanique; et ensuite il ne me restait plus que l'acre saveur, comme l'arrière-goût de la ciguë et de la décomposition. Cependant Aude avait trop préjugé de mes passivités et annula ainsi l'efficacité durable de sonpouvoir. Les limites de lanature furent excédées ; les pointes delaherse dont cruellement die torturait ma passion s'émoussèrent. A force de macérer aux épices et aux acides mes mortifications comme une putride venaison, elle parut avoir elle-même rendu inévitable le suspens à. mes décrépitudes trop serviles. Je connus la satiété de toujours elfacer avec des pleurs et des baisers les tenaces stigmates, d'expier par de douloureux retours les crou-pissements qui me rendaient le complice de ce corps artificieux et despotique. Les replétions de mon dégoût débordèrent; l'être intime, outré d'humiliations et de servage, réagit par la force secrète qui délie jus- qu'aux consentements les plus endurcis. lime vint alors un état noir de prostration physique et d'angoisse morale où commença à sourdement travailler l'aspiration à la délivrance. Elle n'y soupçonna qu'une brève défaillance, la trêve forcée du déclin des forces après de trop durables excès, et comme il était arrivé déjà au cours de mes crises antérieures, elle tenta d'y remédier par d'onctueuses perfidies, mais l'ironie de ces soins dénota un calcuj trop visible. Us me devinrent significatifs à l'égal d'un toxique qui ne différerait la mort que pour la rendre plus sûre. Ses frauduleuses charités équivalurent aux alcools au moyen desquels le patient est ravigouré sur les marches du supplice. Les anciens ferments s'aigrirent. Des dissentiments éclataient, violents et prompts, aggravant nos torts, renouvelant les scènes qui nousavaient déchirés dansle passé. La vie nous devint misérablement une suite de ruptures et de raccommodements. Quand je lui revenais, elle prenait ma bouche entre ses lèvres : je ne savais plus pourquoi je l'avais quittée. Cependant, dans une heure lucide, j'avais arraché de l'homme en amol'r 281 son visage le masque aux trous noirs, j'en avais dispersé au t'eu les lambeaux. Le talisman par lequel furent enchaînées mes connivences se trouva ainsi brisé. Privées de ce triste adjuvant, nos réconciliations n'étaient qu'un mensonge sans ragoût. La mesure un jour se trouva comble;j'osai lui représenter l'indignité pour tous deux d'une telle existence. Elle ne témoigna ni surprise ni tristesse; elle parut plutôt détachée de l'événement comme si au fond elle n'y attachât point d'importance ou qu'il n'eût comporté qu'une solution temporaire. « Oui, me dit-elle, peut-être c'est là une sage idée. Aussi bien... » .Te ne sais pourquoi elle se mit à rire tout à coup. Je craignis qu'elle me répétât le mot terrible par lequel je lui restais livré comme une bête au boucher. Oui, pensais je, cela, sûrement elle va le dire. J'en ressentis un trouble violent jusqu'en mes os comme si, au moment de rompre la chaîne, ces os tressaillaient de lui appartenir encore. Je m'attendis donc à ce qu'elle me reparlât de la chose qui en moi, sous ma peau, lui restait vouée. Et ainsi son rire eût eu un sens effrayant, s'appliquantàma possession. « Aussi 16. bien, ajouta-t-elle après avoir paru réfléchir n'êbes-vous pas le maître? » Ah ! voilà, elle disait que j'étais le maître, elle n'eût pas dit autrement que le mouton est le maître de tourner le couteau contre le boucher. Etais-je seulement assuré que je n'avais pas cédé dans le moment à une impulsion sans durée? Maintenant je comprenais la cause de son rire; et cependant elle me parlait sans ironie bien qu'il n'y eût pas d'ironie plus terrible. « Eh bien, lui dis-je avec force en me remassant comme un homme qui franchit un fossé, puisque c'est là, Aude, ta pensée comme la mienne nous reprendrons chacun notre liberté. » « Mais oui, fit-elle, rien n'est plus simple. Il est étrange que nous n'y ayons pas songé plus tôt. » Elle affecta dès lors une sorte d'humilité comme si elle ne doutait plus que je ne fusse réellement le maître et ce jour-là ni le jour suivant, elle ne prit ma bouche dans la sienne. Je résolus donc .de quitter la ville et précipitai les apprêts de mon départ. Mais le soir du troisième jour, elle entra dans ma chambre et voulut me baiser les lèvres. « Ecoute, Aude, lui dis-je brutalement, il y avait au porche de la cathédrale une fille comme toi sur les genoux du moine. Tous deux brûlaient et aucun d'eux ne savait que le feu était déjà à sa chair. » Il n'y eut là qu'un rapport apparent avec la bouche qu'elle m'offrait et mes prudentes et tardives contritions. Cependant je continuai à crier : « Aude ! Aude ! le moine brûlait et cette fil le avait un museau de chien. Ne trouves-tu pas cela vraiment diabolique? » Elle me répondit avec douceur : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Mais, si vous m'en croyez, nous irons là encore une fois. ».Et elle me montrait le lit. Alors j'eus une crise de larmes violente. « Cela, non, machère Aude! Cela jamais plus! Vois-tu, à présent il faut que nous allions chacun par des chemins différents. » Elle haussa les épaules; elle n'était pas irritée; elle me dit avec des. yeux frais, presque des yeux d'enfant: « Eh bien t qu'il en soit fait comme vous voulez. Ce n'est pas moi qui suis revenue la première. Maintenant c'est vous encore qui vous en allez comme vous étiez revenu. » « Oui, répondis-je avec une peine horrible, il y avait là-bas de tranquilles compagnes et des âmes simples. J'ai 280 l'homme en amour ])liez-moi comme je vais tâcher de vous oubliai' moi-même. » Eu lui parlant ainsi, je lui pris la main et les larmes me suffoquèrent. Ce fut elle qui la première me rappela à l'inflexible devoir. Elle ouvrit la porte, me lit un froid signe d'adieu, descendit deux marches; mon cœur se déchira, je l'eusse rappelée. Mais elle se retourna et me dit avec une assurance tranquille: « Quand vous reviendrez, le lit sera prêt comme l'autre fois. » Je revins à la maison d'enfance. Le grand chien était mort d'ans et d'offices. La chatte avait tant provigné que tous les environs étaient remplis de ses portées. Et il y avait toujours là, comme une vieille parque filant dans l'âtre de la cuisine, la servante qui avec piété gardait les anciennes images. Ce fut cette domestique fidèle qui me mémora ces événe-' ments sur le seuil de ma chambre. Et nulle autre chose n'était advenue: j'étais parti, je revenais: l'artison un peu plus avait vrillé le bois de l'horloge qui sonna l'heure de ma naissance, l'heure à laquelle mon père expira. Moi seul avaischangé, moiseul rentrais dans cette maison toujours debout avec mon âme et mon corps délabrés. Les chandeliers étaient restés sur la cheminée, devant le lit vide où j'avais vu un solennel et froid visage d'éter- nité tristement me regarder. Ensuite je montai chez le Vieux, dans la petite chambre sous le toit. Là aussi, comme au lemps où il tressait ses filets, une intime vie continuait à animer le silence. Lui et mon père successivement-étaient partis dormir leur grand sommeil près de ma mère. Mais leur essence spirituelle subsistait parmi les poussières comme s'ils n'avaient pas résigné la forme matérielle, comme s'ils allaient reprendre la place délaissée pour un prompt et passager voyage. Alors, près de la couchette de fer du bon géant, je repensai à Alise, à la petite noyée des berges de la rivière. Ombre! Peut-être celle-là, avec son spasme d'amour rentré, m'avait le mieux aimé. Alise! Alise! j'irai vers la prairie, je couperai les grands roseaux, j'en joncherai la place où j'embrassai tes yeux sans vie. Et je ne savais pas si seulement il y avait encore là-bas le bosquet d'arbres près desquels je l'avais aperçue la première fois faisant pâturer ses vaches. Je pleurai de bonnes larmes; leur rosée me rafraîchit. Je me sentais si vieux, je traînais après moi la misère du monde comme un homme qui a vu la mort et qui à présent ressuscitait. Pourtant c'était bien dans cette même maison que j'avais ressenti les premières atteintes du mal. Un grand calme me vint avec les jours, une sédation profonde comme dans un bain d'oubli. Parmi le silence des chambres, je ne faisais pas plus de bruit moi-même que les légers fantômes qui les traversaient en réveillant le souvenir de leurs pas d'autrefois. J'allais avec les morceaux brisés de ma vie dans mes mains comme quelqu'un qui porte des reliques et craint de les laisser choir sur le chemin. Et j'avais repris possession de mon petit lit de jeune homme, je vécus tout un temps derrière les volets clos, d'une vie de mystère, n'ayant auprès de moi que ma vieille servante comme la gardienne de mes ombres. Je ne pensais plus à Aude.. Nous nous étions quittés dans une trop grande lassitude du mauvais amour. Je redevins un autre homme, je voyais autrement les choses. Le mal n'était pas ce qui m'avait été dit, la volupté de mon corps, l'art d'en tirer du bonheur connue un poète dé- •17 roule les beaux vers, comme un artiste combine des mosaïques et des émaux. Mon corps, en elï'et, m'a été donné par la nature comme la source de nies joies, comme une possession personnelle et libre, afin que je jouisse du faisceau qui en lui coordonne mes sens subtils et radiants, afin que je m'assoie à la table où, pour ma faim et ma soif, de beaux fruits me sont à toute heure du jour offerts. J'ai conduit vers les fruits d'amour, j'ai mené au désirable verger de la femme le bel animal vierge, ce n'est pas la le mal. L'élan vertigineux de l'esprit a pour contrepoids, clans la statique du monde, les assises profondes de l'être physique. Une unique fois j'avais dans le soir du bois, avec une âme simple, entrevu sa beauté émouvante et ingénue à l'image de Dieu. Ensuite cette chose très grande n'était plus revenue : Aude et moi étions retombés à la Bête. Et ceci seulement était la chose misérable et sacrilège, sortie de la douleur du corps méprisé, de l'amère certitude d'avoir pour jamais résigné Eden. Dès lors je restai possédé d'un érotisme furieux et mystique, étant devenu moi-même la Bête comme au temps de lîaal. Je traînais Je remords de ma force pour avoir méconnu le sens divin inclus en ma chair, l'innocent animal accordé aux faunes, aux essences vertes et aux météores. J'avais perdu la virginité de nature; la caresse ingénue de la douce femme animale me serait à jamais refusée. Mais toutes celles que j'aimerais, je les verrais avec le signe impur de l'Idole. Celle-là, sous les pierreries, avec sa beauté peinte, était la poupée d'amour adorée des hommes de mon temps. Toute enfant, on la mûrissait pour les rites du sérail, comme une courtisane sacrée. Elle avait le front étroit, lourd d'une fauve toison. Là dessous bouillait une âme malade, avec une substance grise moralement différente de la mienne, comme si son sexe,l'organe de vie et de mort, elle le portât remonté entre ses courtes tempes. Et le monde entier était son église. Les poètes et les artistes en avaient façonné les parois de matières précieuses, afin de rehausser l'éclat des sacrifices qui lui étaient dédiés. Innoinbrablement, aux entrailles de la terre, un peuple hâve mourait d'extraire pour sa gloire les gemmes et les métaux. Des races avant moi, pensais-je, aussi se fondirent au creuset d'Aude. Cependant, ainsi qu'après une balsamique saturation, mon âme lénifiée parut avoir dépouillé son âcreté ancienne. Ma vie quiète et légère fut l'image du mol automne après les feux orageux de l'été. Je commençai à sortir, j'aimais entendre des remparts, par dessus le soir brumeux de la ville, monter, au tintement d'argent plair des cloches, la prière des paroisses. C'était là pour moi une sensation infiniment pure et lointaine d'enfance comme les bonnes paroles réconciliées qui parlent d'espoir. Je ne nie retournais plus sur les femmes qui passaient. Une jeune fille* un délicieux visage d'innocence quelquefois descendait au jardin, dans la maison qui joignait la mienne. Elle errait là un peu de temps parmi les lleurs, sous les arbres. Et il n'y avait entre elle et moi que la pierre recouverte d'une chape de clématites. Une paix profonde suivait ses pas sur le gravier clair, azuré d'une lumière de ciel. Je savais qu'elle avait de petits souliers légers de toile blanche. Moi, je regardai d'abord avec indifférence, entre les lamelles des persiennes. Je demeurais ainsi caché pour elle, avec des yeux calmes que caressait l'aimable tissu de sa robe comme un nuage autour de la forme de sa petite gorge. Et les mauvaises images étaient restées à la ville, derrière moi. Je l'avais connue enfant, de l'autre côté de ce mur. Alors elle jouait et riait franchement d'une petite vie joyeuse et animale. Il venait aussi d'autres enfants. Je les voyais de ma fenêtre, à travers les bouquets roses dont se fleurissait à l'été un vernis du Japon. C'était à cause de ce bel arbre que nous nous étions brouillés, ses parents et les miens. Jamais je ne pu,s pénétrer dans le jardin et elle grandit là, mystérieusement, en même temps que s'épaississaient les branches roses. Maintenant celles-ci faisaient une grande ombre sur mes allées. Et je la regardais marcher parmi les fleurs, de la même fenêtre d'où je l'avais vue avec mes yeux d'enfant. O le trouble à la longue de se dire qu'un être vierge, une âme ingénue et qui s'ignore, respire et dort de l'autre côté d'un mur! Ma vie petit à petit s'anima à cette vision des mêmes heures. Elle descendait au jardin, elle allait jusqu'aux troènes à l'odeur de cire et d'amandes; leur efflux subtilement s'évaporait jusqu'en ma chambre. Je suivais, dans la clarté du chemin, ses pas blancs; ils soulevaient doucement, comme un petit Ilot d'ar- geut, comme un léger bouillon d'écume, le rebord de la robe claire. Et elle savait à présent qu'il y avait dans la maison voisine quelqu'un qu'elle aussi avait connu enfant. Parfois très vite son regard remontait, un orient d'eau de perle, la rosée du matin dans un calice de fleur. Elle avait de beaux cheveux d'or comme un champ de blé mûr, une moisson d'août. .le pensais : Il était une fois une jeune lille derrière une fenêtre. C'était déjà un souvenir ancien : Aude encore ne m'était point apparue. Cette jeune fille avait des cheveux d'or et d'argent; toujours fleurissaient à ses mains les belles laines, la mystérieuse trame de vie. Et puis un jour elle passa dans la rue avec le balancement léger de ses hanches et elle fut une femme comme toutes les autres. Oh! croire que pour celle-ci aussi, pour cette novice enfant derrière le mur, je pourrais être le triste jeune homme aux mauvaises pensées, celui qui regardait jouer la nudité des femmes sous les robes! Je m'en allai de la fenêtre. C'était hier, c'était aujourd'hui. Je ne sais plus quand cela se passait. Une jeune fille au jardin descendait comme dans les légendes. Oh! non, cette petite âme blanche cles matins du jardin n'était pas Aude, n'était pas la Femme. Moi, je la voyais bien purement dans un nuage de mousselines comme une petite Sainte Vierge des processions, comme la très immaculée Vierge Marie aux pas blancs dans une chapelle. Et un peu de temps je ne songeai à rien autre chose. Mais une fois, en tendant sonner les cloches delà mort à l'église, je me dis qu'on sonnerait ainsi pour moi un jour. Elle serait là peut-être, elle apprendrait que c'était pour ma mort que sonnaient les cloches par dessus le mur et elle n'en aurait point de tristesse. Cela m'émut sur moi-même affreusement. J'étais entre les deux chandeliers comme mon père, comme le Vieux, couché dans mes draps. Qui donc serait venu? J'avais vécusans amis, il n'y avait dans l'odeur funèbre de la chambre que la vieille servante. Et voilà, j'étais maintenant sur le lit avec un froid visage solennel et je n'avais jamais connu le grand amour. J'entendis battre la petite barrière peinte en vert qui clôturait le jardin. Les moindres bruits de la maison à présent m'étaient familiers. Je sus ainsi qu'elle allait venir. Et elle parut, elle fit quelques pas; elle avait un grand chapeau de paille claire relevé d'un nœud de soie bleu tendre. Je voyais sa nuque lumineuse, je ne pouvais voir ses yeux. Moi aussi j'avais faitun pas, je vins au bord de la fenêtre et pour la première fois je l'ouvris. Tout de suite, avec un petit cri blessé, elle remonta l'allée et rentra dans la maison. Je n'étais plus triste, je 11e pensais plus aux cloches de la mort. Cependant je pleurais très doucement pour une chose en moi profonde et inconnue. Je ne savais plus même seulement son nom. 0 ton cher nom, le nom avec lequel tu vins à la vie, duquel on t'appela toute petite! J'étais un si étrange jeune homme. 17. Maintenant je tirais un -peu sur le châssis de la fenêtre, pour qu'elle sût que j'étais là. Ensuite elle venait, elle semait ses petits pas blancs sur le chemin comme les fleurs et les grâces de Marie. Elle devint ma petite reine ingénue d'Eden;sa présence me faisait monter aux joues une rougeur vierge. Alors aussi un flot de vie, toute une mer passait sous mes arches. J'avais la sensation d'une autre existence où déjà elle m'eût apparu. Elle fut ainsi la petite âme d'éternité qui, du fond des âges, arrivait à moi, avec ses heures clans la main. Se dire cela! une vie qui depuis des mille ans attendait de l'autre côté du mur dans l'ombre, une vie qui déjà vivait en les multitudinaires vies des âges et qui tout à coup venait là par les sentiers du jardin ! J'avais oublié que j'avais pensé cette même chose a propos des autres. Une voix dans la maison appela : Vive. Je me souvins alors qu'on lui donnait ce nom iluide et musical. Et elle n'avait plus son cri blessé quand j'arrivais à la fenêtre. Elle s'arrangeait pour ne point paraître me voir. Et cependant une fois elle regarda et dès lors elle regarda toutes les autres fois. Je lui souriais avec respect et timidité, et je disais en moi, avec le tremblement de ma bou cbe : Bonjour, Vive! de longs instants. Maintenant je croyais être sûr de l'aimer très purement: je n'étais plus le même vieil homme. 0 Vive! adorable Vive! J'ai longtemps dormi d'un effrayant sommeil plein d'hallucinations et j'ouvre les yeux, je m'éveille seulement. Je suis vierge comme le matin. Quelquefois, dans l'après-midi de ces jours d'été, sous la palpitation électrique des nuages, il arrivait des éclats de cuivres voilés parla distance. Une musique militaire jouait là-bas sous les arbres du parc. Alors je ressen tais en moi une peine de délices qui me faisait mollement pleurer. Je croyais qu'elle aussi mollement pleurait clans la maison des larmes couleur de ses yeux bleu de ciel. Je commençai ensuite à endurer d'étranges souffrances. Tout mon être en ses racines vibra à la vie qui s'agitait dans le mystère de maison de ma chère Vive. J'avais rapproché mon lit de la muraille afin d'écouter le tressaillement sourd de l'inconnu de cette vie par delà la cloison. Les pierres bientôt se sensibilisèrent d'ef-llux vitaux, d'un émoi magnétique comme de la substance chaude. Et déjà il était trop tard quand je voulus retirer le lit. Ces pierres, qu'elle effleurait du frôlement de ses robes, avaient été de la terre grasse et poreuse, une part du grand organisme avant de devenir des briques dans le four ardent. Moi, je les animai d'esprits subtils par quoi elles se pénétrèrent de l'odeur blonde de ses cheveux, i. homme ex amour 301 (lu vent léger de sa respiration. Vive vivait là derrière ce mur! Vive, penser plus troublant! dormait là ses nuits à peine voilées! Des bruits coururent, passèrent; une voix sembla descendre d'un jubé, très haut sous les voûtes d'une église, une voix comme dans les cantiques du mois de Marie, ondu-leuse et lente d'un long frisson d'âmes ainsi que le vent dans un champ d'avoines. Et puis des petits pas, les pas blancs du jardin ve: naient vers moi du fond de la maison. Il n'y avait que ces pierres d'un mur qui nous séparaient, rien qu'une petite épaisseur à travers laquelle eût passé la vibration d'un baiser. Pourtant il me paraissait que cette palpitation émanée d'elle m'arrivait de l'autre côté de la vie, vague comme un rêve, délicieuse comme l'angoisse de la minute avant qu'un rêve soit réalisé. Et cela me fut si doux que d'abord je ne pris pas garde qu'ainsi à mon , insu le mal me revenait. Cependant je ne pensai pas tout de suite qu'elle aussi, cette petite Vierge du mois de Marie, avait des seins faits pour l'amour comme les autres que j'ayais aimées. J'allai un soir vers la maison aux volets cios où mon père était allé aussi. C'était un soir que tout à coup la chasteté nie tourmenta. Et ensuite pour quelque temps de nouveau je connus les sé-dations heureuses. Alors je pensai: chaque fois que je serai sur le point de toucher à ses voiles sacrés, je m'en irai à la nuit, j'épuiserai la Bête en moi. Mais voilà, je n'eus pas la force de retirer le lit et de l'autre côté du mur respirait mon bel amour. Quand je commençai sérieusement à songer à cette chose adorable qui était sa vie virginale, je ne fus plus le maître de récupérer ma raison. Déjà ma folie m'avait repris. J'accordai dès ce moment aux rumeurs légères qui dépassaient la cloison un sens qui se rapportait à la vie de son corps. L'acuité de mon ouïe avoisina l'hallucination, et d'abord nie combla de neuves et inouïes délices, comme si vraiment dès effluves de sa présence se communiquaient à moi, comme si je sentais se raidir, à l'égal des miennes, les papilles de sa chair de l'autre côté de la cloison. Puis elle descendait au jardin, j'entendais battre la porte ; moi-même je venais à la fenêtre et je r/liomme en amour 303 lui souriais. Cependant nous ne nous étions rien dit encore; elle et moi nous n'avions échangé nulle parole, nul geste qui fût entre nous comme une promesse d'hymen. Mais je buvais la rougeur de ses joues, la grâce timide et charmée de son sourire; et ainsi je m'aperçus qu'elle aussi subissait les fluides mystérieux. A la longue je n'agis et ne pensai pas autrement que si nous nous étions avoué notre mutuel désir. Je baisais avec le tremblement de ma bouche le mur là où je croyais qu'elle aussi appuyait ses lèvres. O 'V ive ! petite Vive aimée ! un voile léger à peine recouvre ta poitrine et tu portes la main à tes seins,tu senslonguement tressaillir leur pointes sous tes doigts. Ensuite tu vas à ton miroir et tu ne te connaissais pas encore avant ce moment. Les Acres ferments remontèrent du passé. Je vis avec épouvante qu'elle aussi, je la désirais comme je les avais désirées toutes. Aude, avec son rire muet, m'avait dit : « Je t'ai sous ta peau. Quoi que tu fasses, tu me reviendras toujours à travers celles que tu aimeras.» Et voici que déjà le maléfice opérait en mes postulations secrètes. Une tunique empoisonnée adhérait à mes stigmates et me corrodait les os. Sous mon rêve vain d'une lustrale onde amoureuse re-virginisant l'ancien pécheur, le cautère continuait à suppurer. J'essayai de fuir l'obsession détestée. Je m'en allais très loin dans la campagne. Je partais écouter dans les soirs la bonne voix des cloches. Et puis avec des larmes, avec des sanglotsdansla gorge, j'appuyais sauvagement mes baisers aux pierres de la cloison, je frappais le mur dans ma colère et mon amour. Vive ! toi aussi à présent je te déteste, toi qui ne fus pas plus forte que le mauvais amour! Or, un soir, une petite maindoucement heurta le mur à l'endroit où mes poings avaient heurté. Alors j'eus une grande défaillance. Par l'ouïe, par l'enchaînement profond des sens mes yeux s'éveillèrent, mes narines goûtèrent la'subtile volupté du parfum, je perçus l'illusion de la caresse aux doigts. Elle fut nue devant moi, dans la beauté de ses hanches. Comme le lotus aux rives sacrées, elle s'épanouit secrète et vierge dans la palpitation de son jeune sang. Mystère d'un corps dont aucune soif encore n'approcha! Source fraîche et ignorée au fond d'un bois! Fontaine divine de vie clans l'ombre d'une chapelle, petite eau d'amour que nul regard ne profana! J'étais, moi, le violateur qui se glisse dans la paix fraîche du matin. J'étais le chasseur de proies, l'antique robeur clandestin qui regarde par dessus les clôtures. Le Vieux aussi avait dû s'introduire comme cela dans le parc gardé des vierges. Cette virginité de Vive me mena donc au même point où m'avaient mené celles qui depuis longtemps avaient dénoué leurs ceintures. Elle nie fut bien plus terrible, elle me consuma comme une poix ardente. A présent je m'inquiétais si elle aussi, à l'heure nuptiale, pincerait ma bouche entre ses lèvres. Et un jour je me dis : Va donc, sonne à la porte, prends avec sa mère les arrangements nécessaires puisqu'aussi bien celle-là doit t'ap-partenir comme les autres. Avec un grand battement de cœur, je sortis, je me dirigeai vers la maison. Mais comme j'étendais la main vers le timbre, je fus pris d'une peine horri- ble. Je pensai : Celle-là aussi, tu la jetteras sur le lit après qu'elle t'aura pris la bouche. Et déjà elle n'était plus la vierge délicieuse. Je souffris la plus sainte douleur de ma vie, et ensuite je m'en allai vers la maison aux volets clos. Ecoute,chère Vive! Je ne suis pas l'homme que tu as cru! Je ne verrai pas le beau soir se coucher par dessus les arbres de ma forêt. Je ne verrai jamais les pures et nobles clartés de la fin d'une vie. Je tus ainsi puni pour une erreur qui ne venait pas de moi. Si, plus jeune, on m'eût appris la beauté de mon corps et celui de la femme, je n'aurais pas eu les curiosités qui me dépravèrent. On m'avait dit : ta chair et toute chair humaine est la chose honteuse. Alors j'eus faim et soif de cette impureté de la chair, je restai voué à n'aimer aucune femme qu'à travers le goût amer du péché. Je quittai la ville. J'errai en des pays. Je visitai les médecins. « Un régime sédatif... » Tous me disaient la même chose. Je 11e les ai pas écoutés, je suis retourné vers la Bête. Aude, quand j'arrivai, 111e dit : — Vois, j'avais préparé le lit. IKPBlULIMi: GtHÉHALK DK CHATU LO.N-SUR-BKI.NS. - A. PIcHAT. LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF 28 bis, rue de Richelieu, Paris. DERNIÈRES NOUVEAUTÉS Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume . L'Année de Clarisse . . . 1 vol. Cu d'Adhémar .... . Hérédité......... 1 vol. Emile Antoine .... . Chansons de Cœur. . . . 1 vol. Alphonse Allais . . . . Le Bec en l'air...... 1 vol. Charles Buet..... . Acquitté!......... 1 vol. Jules Case...... . L'El ranger....... 1 vol. Catulle Mendès.. . . L'Homme orchoslre. . . . 1 vol. Félicien Ciiampsaur. . 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