CAMILLE LEMONNIER Coupées d Amour PARIS société d'éditions littéraires et artistiques Librairie Paul OllenJorff 5o, chaussée d'antin, 5o i go3 Tous droits réservés. 2 A, ^eu ^ C ùl^Sa £ Poupées d'Amouz OEUVRES DU MÊME AUTEUR ROMANS ET NOUVELLES Un coin de Village. — Un Mâle. — Le Mort. — Thérèse Monique. — L'Hystérique. — Happe-Chair. — Ceux de la Glèbe. — Noëls flamands. — Madame Lupar. — Le Possédé. — Pâmes de Volupté. — La fin des Bourgeois. — Claudine Lamour. — Le Bestiaire. — L'Arche. — L'Ironique Amour. — L'Ile Vierge. — L'Homme en Amour. — La Vie Secrète. — La petite femme do la mer. — Une femme. — Adam et Ève. — Le bon amour. — Au Cœur frais de la Forêt. — C'était l'été... — Le Vent dans les Moulins. — Le Sang et les Roses. — Les Deux Consciences. CONTES POUR LES ENFANTS Bébés et Joujoux. — Histoire de huit Bêtes et une Poupée. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets parlants. CRITIQUÉS D'ART Gustave Courbet et son Œuvre. — Mes Médailles. — Histoire des Beaux-Arts en Belgique. — En Allemagne. — Les Peintres de la Vie. DIVERS Les Charniers. La Belgique. THÉÂTRE Un Mâle, 4 actos, en collaboration avec A. Baiiif.r et J. Dubois (1 vol.). — Le Mort. Les Mains. Les Yeux qui ont vu. (1 vol.). Droits de reproduction de traduction cl de représentation réservés pour tous les pays, y compris lu Suède, la Norvège, la Hollande ot lo Danemark. S'adresser, pour traiter, à la librairie Paul Ollenoorfi', 50, Chausséo-d'Antin, Fal'is. CAMILLE LEMONNIER Poupées d'Amoui PARIS t SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES Librairie Paul Ollendorjf 5o, chaussée d'antin, 5o 190 3 Tous droits réservés. POUPÉES D'AMOUll Je penserai toujours à cette petite Kee. C'était une des jolies filles de cette ancienne ville de Veere. Je venais là souvent, et quelquefois c'était l'été, quelquefois c'était l'hiver. Il y a de cela des ans déjà : je ne vois plus très bien son visage. Il me semble qu'à travers le temps, il a pris quelque chose de grave et d'éternel. Quand cette Kee riait, on croyait que toute une bande de petits canards riait au bord du fossé. Elle pouvait bien avoir alors vingt printemps. Je n'ai jamais songé à lui demander son âge. C'était une chose si amusante de la voir marcher sur le quai, dans l'or rosé du soir ! Elle se dandinait, balançait sa cloche de jupons sous laquelle trottinaient ses jolis sabots blancs. Une deux..., une deux : on les entendait de très loin à petits coups secs claquer sur les klinkaerts teintés de soufre et de safran. Une line clarté vermeille jouait aux fleurs de lin de sa guimpe. Le frisson léger monté de la mer ventilait les barbes diaphanes de son bonnet, comme les pétales d'un grand pavot blanc sous un vol de papillon. De ses frisures brunés" dardaient de tintantes antennes de cuivre. Les grillons dans l'herbe, avec leurs cistres d'or, vibrent ainsi d'une très douce musique. Cette Kee si jolie, avec ses gros bras nus, d'un rouge verni de homard cuit et les éclats d'amande de ses dents sous le hâle de ses joues, avait vraiment l'air d'une petite figure peinte dans cette ville joujou, clans ce délicieux joujou d'une ville d'autrefois. Tous les soirs, quelqu'un fermait la boîte et, au matin, dans l'air lavé de la mer, elle se rouvrait. On revoyait à leur place, au bord du quai, toutes fraîches d'aurore, avec la guipure de leurs rideaux et l'as de pique de leurs écrans sur le clair des vitres, les bonnes vieilles maisons de poupées. Mon Dieu! elles étaient là depuis des siècles, regar dgnt toujours passer au loin, sur la ligne verte des eaux, les petites barques comme des mouettes. On ne comptait plus les jeunes hommes qui une fois étaient partis, faisant retomber la porte sur le bruit de leurs grosses bottes, et n'étaient plus jamais revenus. Ah ! il y avait aussi sur une place une tour où grelottait un antique carillon, comme une chanson de vieille femme. Les heures, de là-haut, tombaient en fin grésil harmonieux sur l'ancienne mort de Veere si tristement qu'on croyait toujours que la dernière allait sonner. C'était un plaisir quand, dans le silence, les sabots blancs de Kee tout à coup battaient : elle arrivait avec ses petits pas l'un devant l'autre sous l'évasement de ses jupons, et je pensais à une poupée à tète de bois, fardée de vermillon, que j'avais follement aimée dans ma petite enfance. Kee était une des petites poupées de cette ville joujou au bord de la mer. | Elles étaient souvent deux : sa sœur Mietje près d'elle sautait comme une crevette dans le sable. Mais celle-là avait douze ans à peine; sa figure rose et lilas s'éclairait de deux prunelles pâlement bleues, deux billes rondes qui lui donnaient l'air d'une frimousse de petit chat. Elle aimait danser dans ses tours de jupons, ballant comme une cloche et entrechoquant ses menus sabots blancs en l'air. Toutes les filles de Veere à leur naissance sont emmaillotées de' six à huit jupons et seulement chaque année on les allonge d'un lé. iMietje aussi comme Kee faisait tinter ses antennes à son front d'un bruit clair de lamelles d'or. Ensemble elles allaient de la vieille Tour de Camperland à l'autre bout du quai, se tenant par la main au bout des bras tendus, à cause du ballonnement immense des robes. Ou bien elles s'avançaient par la dune verte et regardaient passer les bateaux, comme faisaient les maisons. Toute la mer parfumée entrait dans leurs narines troussées d'une croqure. Mietje, avec sa bouche en trèfle dans sa fine tête d'émail, sautait sans rire, toute grave dans sa jolie folie d'enfance. Mais quand Kee riait, on croyait que tous les petits canards se mettaient à rire dans la campagne. Toujours il passait le cri aigre d'un courlis. Et elles restaient là de longues heures, assises dans l'herbe, sous leurs jupes en rond comme des cloches à fromages. Et puis une fois, à la pointe de mes patins, je fendais le dur hiver de Zélande. Le canal, qui, l'été, avait miré le vent vert et les nuages'd'argent, s'étamait d'une glace épaisse et terne. Filles et garçons allaient d'un village à l'autre, les joues mordues de gel, balancés sur l'axe recourbé de l'acier. Maintenant quelqu'un avait poudré à frimas les petites maisons de Yeere ; on eût dit les aïeules des maisons de l'été, leurs mains dans des manchons, sur les genoux; les arbres du quai se joaillaient de pendeloques ; les écrans aux vitres dessinaient des cœurs de givre. C'était dur pour le vieil homme de retenir la corde de la voile dans ses grosses moufles, quand il passait les gens à Camperland. Ah ! petite Ivee, tandis qu'ainsi je volais vers vous, il me semblait vous voir, à cette heure, clans l'âtre carrelé de paysages en Delft bleu où il tourne des moulins près d'un pont. Vous étiez là, toute chaude de la lèche du feu à vos bras roses, assise sur une chaise basse qui vous remontait les genoux sous vos huit jupons. Je suis sûr à présent qu'elle m'avait parlé de ce cliiil're un jour très candidement, non sans un peu d'orgueil. Et Mietje, à l'autre bout de la chambre, sautillait après la queue du chat. Oui, en moi-même je voyais cela distinctement, et une légère buée aromatique se volatilisait de la théière en étain sur la table. Mais voilà que tout à coup je l'aperçus réellement, un capuchon par dessus ses antennes de cuivre, souple et vive comme le vent, lilant droit sur ses patins aux bras d'un beau garçon en braies et veste de velours, des plaques d'argent à la poitrine. Ils volaient comme des ijse-vogels, comme des oiseaux de glace. — Eh ! petite chose de vie ! criai-je. J'aurais voulu savoir si vraiment elle avait l'anneau à son doigt. Déjà son rire de petit canard était loin. Ce fut le vieux passeur qui m'apprit la nouvelle. Kee, au temps des foins, s'était promise au grand Mane, un des hommes de maître Ba-rend, le constructeur de barques, qui avait son chantier de l'autre côté du chenal. Barend aussi possédait deux barques de pêche. Mane et les autres hommes partaient avec la marée le mardi et ne rentraient qu'à la fin de la semaine. Je ne croyais pas que cette amusante petite Kee m'aurait fait cette peine. Tout l'été, la main dans la main, elle s'était promenée, les dimanches, aVec Mane. Ils allaient par les prairies blondes émaillant les rives du canal, ou dans la dune, le long de la mer, très loin. Et ils ne se disaient rien ; ils regardaient là-bas par où, tous les mardis, repartait Mane. Ils avaient toujours leurs doigts entrelacés comme si leur .amour priait en eux. Mietje était obligée de danser toute seule à la maison. Je cessai un peu de temps de revenir, dans cette vieille ville de Yeere. Yoilà, pensais-je, elle est maintenant en ménage dans une de ces plaisantes petites maisons découpées en proues de bateau et qui ont des façades couleur de sole frite ou de saumon fumé. Peut-être au fond j'étais un peu jaloux de cet heureux Mane. Une fois cependant, étant venu jusqu'à la dune, je l'aperçus qui, à petits pas, s'en allait devant elle, avec sa jolie guimpe à fleurs et ses antennes de cuivre sous son bonnet à ailes de pa- 1. poupées d'amour 10 poupées d'amour pillon, comme si rien n'avait changé pour elle. — Hé ! petite chose ! Ainsi je l'appelais et je n'étais plus triste. Je lui pris la main et doucement je caressai l'anneau à son doigt. Elle se mit à rire; je ne savais pas pourquoi elle riait. 11 se peut qu'elle se moquât de moi, et elle ne me regardait pas: elle tenait les yeux fixés au loin, vers la mer. Je ne lui avais point encore connu de tels yeux. C'était de nouveau l'été : un vent chaud de sel et de varechs soufflait des prairies marines fleuries de rubis, de turquoises et d'émeraudes. Kee avait laissé sa main dans la mienne et elle avait ri: je ne savais pas autre chose. Dans la tour toujours grelottait le vieux carillon. Ah oui, il y a des ans déjà de cela I Une femme qui remaillait un filet me dit en souriant : — Elle cherche son cœur qu'elle a perdu ! Moi alors, je tremblai soudainement et je demandai s'il était arrivé quelque chose : je pouvais croire que Mane l'avait délaissée. La femme se reprit à parler avec mystère et elle touchait du doigt son front : poupées d'amour 11 | — Une fois Mane était parti,fit-elle; personne ne l'a plus revu. Depuis ce temps, un nuage est resté sur Kee. Je savais maintenant ce qu'il y avait au fond de ses yeux qui toujours restaient tournés vers l'horizon : il y avait la mer, et les nuages, et le vent. Il y avait une barque qui plus jamais n'était rentrée au port. f Or, un jour, (quelqu'un plus tard me conta cela), cette si délicieuse et si triste Kee était allée à la pointe des sables, dans cette partie des dunes qu'on appelle le Vrouwenpolder. C'était encore une fois l'été, et on l'avait vue là jusqu'à la nuit, regardant la mer, la mer couleur de chardons en fleur, la mer couleur des pâles yeux de naufragés. Ensuite elle non plus n'était plus jamais revenue. Peut-être le beau Mane l'avait appelée de dessous les eaux. A deux ils étaient partis danser dans des palais de miroirs, au son léger des harmonicas. Qui aurait pensé que les petites poupées de Yeere avaient une âme si sauvage? YETA Le grand Tacko, un matin, voyant la barrière ouverte, entra dans la maison. C'était l'été : un joyeux soleil dorait les bouquets roses du papier de tenture dans la chambre. Il appela doucement les enfants, mais comme personne ne répondait, il descendit au jardin. Un chamaillis de voix montait des ramées de pois, non loin de la haie. Toute la bande est là à faire la cueillette, pensa-t-il. Il s'amusa à l'idée de les surprendre et fit quelques pas très vite en étouffant le craquement de ses bottes de cuir neuf. Il était décidé à parler. Oui, il avait longuement ruminé, en venant, la façon dont il présenterait la chose : ce n'était pas un homme qu'on démontait facilement. Il longea l'allée des Q 16 poupées d'amour poiriers et tout à coup, en riant, il appela de sa grosse voix : — Yetal Il était tout près maintenant des ramées. Il savait qu'elle était là avec les enfants. Mais les ramées étant hautes, il ne vit d'abord que les petites mains de Yeta qui s'arrêtaient de cueillir les pois à l'extrémité des tiges. Une agitation fit onduler tout le plant. La petite Kéké, en chemise de nuit, la première, roula sur le chemin, et puis ce fut le tour de Yule, un peu plus grande déjà. Pouffer, le garçon, se montra ensuite : tous les trois avaient les pieds nus. Yeta elle-même, avec ses cheveux dans les yeux, avait l'air d'avoir dormi un peu plus longtemps que d'habitude. Personne ne se fût attendu dans la maison à cette visite matinale du grand Tacko. Celui-là avait la réputation de passer au lit les meilleures heures de la matinée. — C'est que, dit-il, il faisait déjà si chaud chez moi ! Il avait perdu son assurance ; il ne riait plus de son gros rire ; il paraissait plutôt gêné de se trouver là, avec sa haute taille, devant tous ces yeux qui le regardaient curieusement. Cependant il ne s'était pas mis en marche de si bonne-heure pour leur dire simplement qu'il faisait chaud. Cela, Yeta et les enfants le savaient aussi bien que lui. Elle appuya en riant ses yeux francs sur les siens. — Vois-tu, fit-elle, si seulement tu étais venu une heure plus tard, tu ne m'aurais pas trouvée en papillottes ! Leurs parents s'étaient connus autrefois. 11 était parti apprendre un métier quelque part au loin ; quand il était rentré au pays, Yeta et lui avaient continué à s'appeler par leur petit nom. Mais tout de même Tacko jamais n'avait eu avec elle les mêmes familiarités qu'avec les autres filles. Cette Yeta était bien plus sérieuse que les jeunes personnes de son âge. Depuis la mort de là mère surtout, elle avait pris une gravité extraordinaire : c'était elle, maintenant, qui assumait le devoir maternel envers Kélcé, Yule et le gros petit Pouffer. fi Le grand Tacko demeura un instant à la regarder avec étonnement. Mon Dieu! ce n'est pas qu'il lui déplût de la voir dans ce négligé matinal! Il y avait plutôt là une nuance de confiance et d'intimité comme si elle n'avait pas à se gêner devant lui. Elle le regardait avec une moue ingénue et hardie, d'un air de lui dire : « Après tout, il suffirait d'une simple chiquenaude à ce tortillon de papier pour que le sentiment des convenances fût observé, ainsi qu'il sied, entre un jeune homme et une jeune fille comme nous. Ce n'est pas plus malin que ça! » Le soleil lui tapant dans les yeux, elle eut ensuite un léger battement amusant des paupières, un frisson des cils qui, au besoin, aurait pu se prendre pour un clin d'oeil malicieux. Le grand Tacko souriait et cependant au fond il était beaucoup moins à son aise que Yeta. Il caressa Kéké et Yule et, après avoir pris son temps, il dit : — Voilà, oui, j'étais venu... Il ne se rappela plus aussi nettement ce qu'il voulait lui dire. Elle était tout près de lui et il lui paraissait qu'elle était à une grande distance, de l'autre côté du jardin. C'était un sen- poupées d'amour timent nouveau qu'il n'avait jamais éprouvé avec les autres femmes. — Oh I cria Pouffer, il va dire pourquoi il est venu I Mais cette intervention de Pouffer n'aida pas sensiblement le grand Tacko à se souvenir de la chose qu'il avait préparée en venant et de laquelle, sans doute, il attendait un certain effet. — Mais non l fit Yeta en riant, il ne le dira pas. Vous voyez bien qu'il a tout à fait oublié pourquoi il est venu. Alors il se mit à rire à son tour : — Je te dirai cela une autre fois, Yeta, quand il y aura un peu plus d'ombre. Il avait repris son aplomb d'homme qu'on ne démonte pas. Voilà qu'il la regardait maintenant en plissant finement le coin des yeux ; il n'aurait pas dit autrement : — Vous seriez tous bien surpris si vous vous doutiez de la vraie raison pour laquelle j'ai quitté de si grand matin mon lit. Après tout, pensait-il, j'ai bien le temps, rien ne presse, et puis, suis-je bien aussi certain que je le paraissais ce matin, que c'est bien là un plan nettement arrêté de ma part? 11 avait pris une cosse aux rainettes des pois et la faisait claquer entré son pouce et son index, en dodelinant de la tête. Mais juste à ce moment Yeta poussa un cri, sentant que l'unique agrafe qui retenait son peignoir venait de se défaire, et elle courut devant elle en ramassant les plis de l'étoffe dans ses mains. Kéké, Yule et Pouffer, s'imaginant que c'était par jeu qu'elle fuyait, se mirent à courir derrière elle. Le grand Tacko était maintenant tout seul dans le jardin. — Oh! petite Yeta, soupira-t-il, si seulement tu voulais... Quand il revint vers la maison, Yeta déjà avait passé une robe dont les agrafes fermaient hermétiquement, et par la fenêtre il la voyait débarbouiller à l'éponge, avec une activité merveilleuse, les petits museaux poudreux des enfants. — Ecoute, Yeta, dit-il, je reviendrai demain, quand tu seras moins occupée avec les petits. Oui, cela vaut mieux ainsi, crois-moi. 11 semblait heureux d'avoir imaginé ce prétexte pour se retrouver dehors avec ses idées fin peu vagues et gagner ainsi du temps. Peut-Ifêtre, en raison de sa haute taille, ce qui lui ■montait du cœur n'arrivait pas tout de suite à ^fson cerveau, t — Oui, c'est cela, repasse un autre jour, quand :jli; voudras, dit Yeta en lui envoyant, du bout ■de la main qui tenait l'éponge, un amical ■ adieu. Elle n'était pas pressée non plus de savoir ce «qu'il avait à lui dire. Il laissa s'écouler la semaine et revint le sa-H medi; mais c'était là, encore une fois, un mau-Bvais jour, car il la trouva, son jupon relevé jusqu'au-dessus des chevilles, lavant à grande • eau les chambres. Tant d'autres jeunes filles sont là pendant des heures à regarder passer derrière les rideaux les jeunes messieurs qui font craquer la semelle de leurs bottes, tandis que la poussière danse en rond dans le rayon ". de soleil! Tout le monde, dans ce petit village | à une lieue de la ville, savait bien que Yeta ; ne s'aidait des offices d'une ménagère louée à | la journée que la veille des fêtes carillonnées. — Oh ! dit-elle en riant, tu n'as vraiment pas de chance si, cette fois, tu es venu pour nie dire quelque chose de sérieux. Son rire était une rose mousseuse à sa bouche : il semblait que son lot fût de prendre la vie, comme on dit, du bon côté. Il n'y avait là ni malice ni indifférence pour le pauvre monde, rien qu'un plaisir naturel et, peut-être le sentiment qu'après tout il y avait place encore pour du bonheur sur la terre. Le grand Tacko aurait bien voulu lui répondre : — Je t'assure, c'est beaucoup plus sérieux que tu ne crois. Laisse ta brosse et viens au jardin, là où personne ne pourra nous surprendre. Ensuite tu me diras si c'est oui ou non. Avec le temps, la distance parut s'être ac-courcie entre le cœur et le cerveau, comme si lui, si grand, se fût penché sur lui-même pour être plus près de son idée et mieux s'écouter. Ce qu'il avait dans le cœur maintenant commençait de lui apparaître une chose assez réalisable. Mais voilà, l'affaire était de l'exprimer, et il n'en voyait pas le moyen, entre une brosse et un seau d'eau. Un peu de préparation au moins eût été nécessaire. Il demeura quelques instants sur place à balancer sa haute taille; en cherchant ses mots il ressemblait à un grand pavot que le vent remue et il avait aussi la rougeur du pavot. Mais décidément il ne se sentait plus en train. — Eh bien, dit-il en haussant les épaules, ce sera comme l'autre fois. J'attendrai un meilleur moment. 11 n'éprouvait pas d'ennui; il était de ceux qui ont toujours assez de temps devant eux. D'ailleurs, en supposant que passagèrement il eût incliné vers la mélancolie, la bouche de Yeta, avec son joli rire qui lui faisait avancer les lèvres comme une chèvre qui broute le serpolet, ne lui aurait-elle pas rendu la joie ? — Voilà, oui, tu as raison, dit-elle, attends un meilleur moment. Le rire de Yeta, certes, à lui seul, était déjà un charme très vif pour le grand Tacko. Il était tenté de rire lui-même chaque fois qu'au creux de ses joues courait la petite ombre de la fossette. Cependant il y avait encore autre chose qui serrait de plaisir le cœur de Tacko comme 24 poupées d'amour quand on mord dans une pomme fraîche : c'é-1 tait le léger zézaiement qu'avait Yeta ; sa langue alors arrivait battre en frétillant le bord de ses dents. — Dis cela encore une fois, lit-il heureux, tu ; le dis si bien. — Je veux bien, répondit-elle, mais prends garde que tes belles bottes de cuir neuf ne fassent connaissance avec l'eau de mes seaux. La petite langue s'avançait, se retirait, comme une aimable jeune personne qui prend l'air à la fenêtre. Cela fut si délicieux que Tacko, pour rester plus longtemps, eût accepté d'être mouillé jusqu'aux os. Il prit l'habitude de revenir tous les matins, ou bien, s'il avait paressé au lit, vers les pre-heures de l'après-midi. Quelquefois, il lui arrivait de s'attarder au café de la jolie Mina, une de ses anciennes tendresses, et ces fois-là, il ne venait qu'à la tombée du soir. 11 entrait, il s'asseyait, il ouvrait la bouche ; mais au dernier moment, il y avait toujours une raison qui l'empêchait de parler. Qui aurait pensé qu'un homme de sa taille se fût démonté si ai- yeta 25 sèment? Ensuite, il s'en retournait passer le •estant de la soirée chez Mina en buvant de ïrands verres de bière fraîche. Il aimait aussi allumer sa pipe chez la petite Jo, ou deviser de •hoses plaisantes devant la porte avec Betzy et Dien d'autres. Avec celles-là, il n'était pas gêné ; son rire résonnait jusqu'au bout de la rue. | Quand, enfin, il se décidait à rentrer chez lui, les étoiles avaient fait du chemin dans le ciel, Et il pensait en riant : I — Mon Dieu, je les aime toutes sans que je puisse dire si j'en aime une plus que l'autre. ■ Une après-midi de la fin du mois, ayant dépensé en parties joyeuses ce qui lui restait de ses fermages, il entra dans la maison de Yeta a&ec l'idée nettement arrêtée de quitter le pays, si, cette fois encore, pour une raison ou pour une autre, il ne lui disait, pas ce qu'il voulait lui dire depuis si longtemps. Yeta était au jardin, sous la tonnelle, reprisant les bardes des enfants. Les choux commençaient à pommer ; une fraîcheur montait d'un plant que Ivéké et Pouffer arrosaient avec des seaux d'eau; mais ljeau, à mesure, se répandait sur le chemin, et • » '/ u ils étaient toujours obligés de s'en retourner au petit ruisseau, derrière la baie. Le grand Tacko d'abord s'assit sur le banc, près de Yeta, sans trouver une parole. Il se disait : « Quand ils reviendront avec le sixième seau, je parlerai. » Et, en effet, au sixième seau, il lui parla des choux, qui avaient belle mine. Yeta riait. — Est-ce que tu ne me diras pas enfin cette chose pour laquelle tues venu si souvent? fit-elle. Il se leva, souffla dans ses joues et puis, revenant s'asseoir sur le banc, il lui dit doucement avec des yeux humides : — Voilà, oui, Yeta, le moment est venu, je crois. C'est là une idée à moi qui ne m'a plus jamais quitté. J'ai pensé que, peut-être, tu accepterais de vivre avec moi. Elle laissa tomber son ouvrage sur ses genoux; ses cils battaient rapidement, et elle avait aussi un petit tremblement aux lèvres, comme si les paroles ne pouvaient sortir tout de suite. — Oh! Tacko... Tacko, dit-elle enfin, l'as-tu pensé vraiment? — Oui, Yeta, je l'ai pensé dès le second soir . que je suis rentré au pays. Alors déjà, j'arrivais jusqu'à ta porte avec mon cœur gonflé comme Ifune fève. Je voulais toujours te parler, et quand ptu étais devant moi, je ne trouvais pas les mots. Elle parut rêver profondément en elle-même, ; 3 et ensuite elle secoua la tête. — Comment as-tu pu penser sérieusement à «cela, Tacko, puisqu'il y a les enfants? — Il y a les enfants, Yeta, je le sais; mais Sceux-là, quand ils seront grands, s'en iront un .jour. Tu ne peux pas rester toujours seule à • ' cause d'eux, i — Je t'assure, je n'avais pas encore songé que tu me parlerais jamais ainsi, Tacko. Et puis, vois, si tu te mets en ménage avec moi, il te faut un métier qui te fasse vivre. Tu es grand 'v|ct fort, tu as un grand appétit; tu es un de ces hommes qui ont vécu pour le plaisir seulement. Mais l'argent qui te suffirait pour toi seul ne ^suffirait plus pour une famille. Et avec mes petites mains, à moi, je ne pourrais pas vous nour-,'rir, toi et les autres. Il demeura un certain temps à réfléchir, il était très rouge ; il ôtait et remettait son chapeau à petits hords, coup sur coup. Et il regardait humblement Yeta avec des yeux de bonne bête soumise. — Si tu veux dire que je n'ai pas eu jusqu'ici un métier qui fait qu'un homme est honoré pour la peine qu'il se donne et l'argent que lui rapporte sa peine, c'est vrai, tu as raison. J'ai appris d'abord l'état d'horloger ; mais, vois-tu, mes mains étaient trop fortes pour manier de petits mécanismes. Et alors, je suis parti pour apprendre le métier de cordier ; mais cela non plus n'allait pas avec mes goûts. Il faudrait trouver autre chose, tu me diras toi-même ce que je dois faire. Aussitôt Yeta redevint très gaie; il ne semblait pas qu'elle se fût jamais autant amusée: le grand Tacko aussi riait de voir derrière ses dents s'agiter sa petite langue rose comme un joli oiseau en cage. Il avait tout à fait-oublié qu'il s'agissait là, pour lui, d'un des moments les plus graves de la vie. — Tacko, vois un peu quelle chose tu me demandes, toi, un homme. Est-ce que, si tu n'as pas déjà ce métier dans tes mains, ou le goût d'un métier dans ton esprit, aucune femme jamais t'en donnera le désir? Pense à ceci : tu as appris l'horlogerie, et jamais ta montre ne marque l'heure exacte. Tu as aussi appris le métier de cordier, et peut-être je déferais un nœud de cordes plus facilement que toi. N'est-ce pas là une chose amusante ?- Il se sentit humilié dans son amour-propre devant cette jeune fille, encore une enfant, qui si gentiment lui reprochait de n'être bon à rien. Il regarda s'épancher jusqu'à ses pieds le dixième seau qu'apportait Pouffer, et répondit évasive-ment, le nez de côté : — Amusante, en effet, Yeta. Mais au fond il n'en était pas convaincu. Yeta, dans sa joie, laissa tomber son aiguille, et, frappant ses mains l'une dans l'autre, elle s'écria, cette fois avec un peu de malice : — 0 quel homme tu fais, Tacko! C'est tout ce que tu trouves à me répondre quand je te parle de notre vie à tous les cinq ? Il secoua la tête; il aurait voulu pleurer, dans sa force inutile de colosse, et il finit par soupirer faiblement : 30 poupées d'amour — Voilà, oui, tu le dis, Yeta, nous serions cinq, et moi, je n'ai pas de métier. Il ne s'aperçut pas, tant il considérait avec attention le bout carré de ses lourdes bottines de chasse, que Yeta avait cessé de rire et baissait son visage un peu pâle vers la terre, en ayant l'air de chercher son aiguille. Oh ! peut-être elle avait espéré qu'il aurait frappé un grand coup dans sa poitrine, un coup de sa large main, comme il convenait à un homme de sa taille, et qu'il se serait écrié : — Yeta, je te jure, ni toi ni les petits ne manqueront jamais de rien. Je vais de ce pas apprendre un vrai métier. Mais, voilà ! le temps de l'énergie de nouveau était passé, et il poussait de légers soupirs, il remuait la tête de bas en haut, il ressemblait à un homme résigné au bord d'un toit qui va s'écrouler. Un silence se prolongea, et puis elle le toucha de son doigt. — Songe, à présent, à ce qui serait arrivé si je t'avais répondu oui tout de suite ! Poulfer, si tu l'interrogeais, déjà pourrait te répondre quel métier il fera plus tard ; et toi, tu es là à tour- ; ner tes pouces. Reviens quand tu te seras décidé à quelque chose. [ Il lui prit la main, la tint dans les siennes jusqu'à ce que l'humidité dont se gonflaient ses yeux se fût changée en une grosse larme chaude qu'il dut cueillir avec le doigt, et alors il lui dit très bas : — Yeta, je te remercie. Tu m'as parlé comme . une vraie femme, et tu ne m'as pas dit non. .Te t'assure, je vais penser à cela. | Mais quand il eut quitté le jardin et qu'il s'entendit marcher d'un pas sonore sur la grand'-' Vroute, avec le craquement de ses belles bottes jaunes, le sentiment de sa force lui monta à la tête. I Après tout, pensa-t-il, c'est là une idée à elle, une idée de jeune lille. Mina et les autres ne • 'nie demandent jamais si j'ai un métier. Un : homme comme moi, avec des poumons sains et des membres vigoureux, peut toujours se tirer d'affaire. A quoi bon s'inquiéter avant qu'il soit temps de prendre une décision ? Le grand Tacko était de bonne foi : quand il prenait dans la caisse un de ses gros cigares 32 poupées d'amour qu'il payait un bon prix, il ne croyait pas qu'ilI viendrait jamais à bout de les fumer tous; 'et un I jour arrivait où il se demandait comment il s'y I était pris pour n'en plus laisser un seul au fondI de la boîte. Voilà, se dit-il, tout s'arrangera d'une façonI ou d'une autre, et plus tôt qu'elle ne croit. Etill entra s'asseoir devant le comptoir de Mina, dansB le petit café dont les rideaux avaient des rubans ■ bleus. Jamais il ne s'était senti plus léger d'es-B prit. Avec les jours, Tacko cessa tout à fait defl penser à cette idée d'un métier. Quand il en-B trait chez Yeta, il la trouvait cueillant les lé-H gumes ou trempant la soupe, lavant les petits ■ avec l'éponge ou ravaudant à aiguillées rapides I leur linge. C'était extraordinaire, le nombre des;I choses qu'elle pouvait terminer dans une jour-1 née ; et il demeurait là, dans la chambre ou au I jardin, faisant sauter sa jambe droite sur sa I jambe gauche, sans paraître remarquer la leçon■ de courage et de bonne conscience qu'elle lui H donnait. Il prenait un vif plaisir à voir courir ses fines I mains agiles, comme si c'eût été là un simple jeu pour elles, comme si à leur manière, en tirant l'aiguille, ou en risquant de se blesser avec .les ciseaux, elles ne s'assuraient pas le pain • quotidien. Elles obéissaient ainsi au saint commandement qui fit du dimanche, seulement, un jour de repos, et chacun de leurs dix doigts était une vertu qui jamais ne chômait. Cela, Tacko s'en rendait bien compte, à travers le cerveau un peu lourd que lui avait départi la nature ; " môme il goûtait une certaine satisfaction à constater la supériorité d'une jeune fille diligente ••comme Yeta sur cette Mina qui toujours s'admirait dans le miroir pendu derrière son comp-. toir. I — Bon Dieu ! quelle vraie petite femme j'aurai là, pensait-il. Ce n'est pas elle qui me laissera manquer de rien, i Et il était heureux : il aurait passé sa vie à fumer sa pipe auprès d'elle en écoutant son joli zézaiement, comme le bruit clair d'une ■source sous bois. L'existence clans ces conditions lui paraissait une chose si facile qu'il ne pouvait s'empêcher de mépriser sincèrement, le 34 poupées d'amour casseur de pierres qui, avec ses coquilles de I tissu métallique sur les yeux, soir et matin co-1 gnait de son maillet au bord de la route. Il | éprouvait une joie aussi à faire sauter Kéké sur I ses genoux. Il n'aurait pas songé à aider le I gros Pouffer quand il allait puiser de l'eau au I ruisseau pour arroser les choux. Ceux-ci puis-1 samment achevaient de mûrir dans l'humide I automne. Après tout, un chou en se gonllant | travaille comme tout le reste de la terre : lui I seul, ce grand Tacko, ne faisait rien, et il était I sans honte devant les choux. Quelquefois, il disait à Yeta : — Pense un peu comme nous serons tous I heureux, quand nous vivrons ensemble l J'ai, I là-bas, une petite ferme ; le fermier, bon an mal I an, me paie une somme assez ronde ; je t'assure, I nous ne manquerons de rien. Yeta riait et lui répondait : — Toi, tu n'as manqué de rien jusqu'ici parce f que tu es seul dans la vie ; tu es le maître d'ar- f ranger ta dépense comme tu l'entends ; mais, crois-moi, tout change quand il y a une femme : et des enfants. Qu'est-ce que tu leur diras s'ils te demandent de l'argent à la fin du mois et si, en retournant tes poches, tu t'aperçois qu'il ne te reste plus même de quoi leur payer des billes? J— Ah ! ah! voilà une chose à laquelle je'n'avais pas encore pensé, faisait-il en riant, lui aussi, selon son habitude. ■ Kéké et Yule, maintenant, le tiraient par ses habits, se pendaient à ses longues jambes, criant : i — Grand Tacko, quand irons-nous vivre avec toi et sœur Yeta ? I A celles-là comme à lui-même, cela semblait une chose naturelle; mais Pouffer, lui, fourrait ses poings dans ses yeux et geignait : I — Moi, je ne veux pas, je veux vivre avec sœur Yeta tout seul, toujours. |Ë —Tul'entends, cher Tacko, s'écriait-elle alors en cessant de rire, Pouffer est jaloux de toi, il ne veut pas. Comment ferai-je le jour où il me dira : « Notre mère nous a remis à ta garde, et toi, tu es allée vivre avec un homme » ? | Tacko soupirait avec un bruit de forge ; la poussière s'envolait au vent de sa peine; les vitres, dans la chaleur humide de son souffle, s'amatissàient s'il était près de la fenêtre. Dé-1 cidément, ceux qui affirmaient qu'il n'était pas I homme à se démonter pour peu de chose se I trompaient étrangement. Mais, voilà, une fois I dehors, l'air vif régularisait le jeu de ses pou-1 nions, et il ne pensait plus à rien. Un jour, il arriva tout ouaté d'une toison de ■ llocons blancs, car depuis une semaine l'hiver I neigeait sur le pays, et il faisait froid dans la I petite maison. Les enfants étaient penchés sur I un maigre feu de bois, leurs menottes rouges I crispées comme des feuilles mortes. Il demanda I où était Yeta, et Pouffer lui répondit qu'elle I était allée ramasser du bois dans le champ. — Eh bien ! dit-il, je l'attendrai. 11 s'assit près des chenêts, mais Kéké se mit I à pleurer, disant qu'il prenait toute la chaleur I de la flamme pour lui seul. Il eut honte, voyant I son grand corps occuper une telle place dans ■ une chambre où trois enfants avaient peine à I se chauffer; et, en lui-même, il songeait avec I regret au large feu de houille qui brûlait chez I Mina et qu'il avait quitté pour venir. Des sabots cognèrent au seuil; Yeta rentra I avec le bois; et elle riait comme au temps de l'été, en secouant ses mèches blondes poudrées de neige qui lui donnaient l'air d'une petite femme en sucre ; mais Tacko, encore une fois, avait perdu de son assurance. I — Yeta, dit-il, je ne croyais pas que jamais tu aurais été obligée d'aller chercher toi-même le bois. Le fermier, l'autre jour, m'a apporté une provision de bûches : si tu veux, tu en auras ta part en attendant le reste. I — Non, fit-elle, garde ton bois : il n'y en aurait pas assez pour toi et nous. Aussi bien... I Elle sembla avoir à son tour quelque chose à lui dire, tourna dans la chambre, et puis, ayant pris sur la table une camisole de laine qu'elle tricotait pour Yule, elle vint s'asseoir près de lui et lui dit à voix basse : I — Vois, je t'ai laissé le temps de te chercher un métier. Nous avons commencé à en parler quand il y avait encore des pois aux ramées, et à présent voilà les frimas.-Tu es toujours le môme garçon pour qui cette idée ne compte pas. Ce n'est pas que je m'occupe des voisines, et, cependant, si elles me demandent pourquoi tu 38 poupées d'amour reviens tous les jours, je suis là sans pouvoir répondre. [ Le grand Tacko éprouva une secousse violente au cœur. Il ouvrit la bouche, et elle était pareille à la porte d'une ruche, l'hiver, avec toutes les abeilles endormies sous les rayons de miel. Il était plein de paroles qui ne dége-1 laient pas. A la fin, humblement, il parla. — Yeta, si tu veux dire que je ne dois plus I venir avant d'avoir trouvé un métier, j'aime I mieux te répondre franchement que cela ne se I peut plus. Yois-tu, il est trop tard pour songer I à faire quelque chose. Un homme de mon âge | ne peut plus se résoudre à recommencer la vie. I Tout à coup ses larmes coulèrent pressées, mouillant ses genoux, et il était vraiment malheureux clans sa force inutile, avec ses larges mains faites pour abattre des arbres clans la fo- ! rêt et qui n'étaient bonnes maintenant qu'à ; essuyer des pleurs. Ce fut elle, alors, cette pe- j tite Yeta qui, avec un dorlotement de grande j sœur, le consola, comme s'il était écrit qu'il j dût n'être jamais pour elle qu'un frère plus âgé ? que Pouffer. I — Ceai'est pas ta faute, Tacko. Je ne t'en fais pas un reproche. L'affaire ne s'est pas arrangée, voilà tout. Et comme cela, si tu veux continuer à venir, tu viendras, quelquefois, le dimanche, après la messe : les gens s'y habitueront. Je t'assure, ce sera mieux ainsi. I 11 la regarda d'un immense et suprême espoir. I — Le crois-tu vraiment, Yeta? dit-il. I — Oui, Tacko. Tu resteras libre, tu ne cesseras pas d'être ton maître. | 11 demeura un assez longtemps dans la chambre, les yeux gros de larmes pleurées, regardant Yeta, puis le feu, puis les enfants qui s'étaient endormis à la chaleur du bois. La bouilloire se mit à ronfler ; le canari chanta dans sa cage; jamais la petite chambre n'avait paru plus tranquille et plus heureuse. Il se leva sans bruit, serra la main de Yeta et, près de gagner la porte, lui dit : I — Peut-être tu as raison, Yeta. Je reviendrai le dimanche seulement ; je crois que cela sera mieux comme tu dis. g Elle le vit marcher à grands pas sur la route, la tête d'abord baissée, comme un homme qui regarde en soi profondément. Et puis, sa tête se releva, il était très haut sous les arbres et appuyait fortement ses talons dans la neige. Il avait réellement l'allure de quelqu'un qui are-conquis sa liberté. Yeta resta contre la fenêtre jusqu'à ce qu'elle pût le voir. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine battait; son corsage montait et s'abaissait, comme si le vent eût soufflé dessous. Et, ensuite, elle revint s'asseoir près du feu et reprit son tricot. Quand cette chose arriva pour la première I? fois, je la pris par les cheveux et la traînai sur l'herbe. Jamais encore je n'avais vu cet homme, S mais si vite qu'il eût fui, j'étais sûr de le recon-- naître entre mille. Voilà, oui, me disais-je, , c'est un compte à régler entre lui et moi : la chance décidera. Ce soir-là, j'étais revenu de la ville plus tût i agi que je ne l'avais dit à lida. J'avais pressé le gros ' 1 poney, sans raison, seulement pour revoir Eda que j'avais quittée au matin. Nous étions mariés depuis un mois : elle et moi ne pouvions passer .'un moment l'un sans l'autre. Et en longeant une barrière près de la maison, soudain j'a-|t vais aperçu la chose affreuse. Eda était aux bras 44 poupées d'amour d'un homme, sous les arbres du verger. Une herbe drue feutrant le chemin le long des peupliers, ils ne m'avaient pas entendu venir. Tous deux riaient ; le rire d'Eda montait clair, un peu fou, le même rire qu'elle avait eu avec moi le premier jour où, doucement, avec des gestes de velours, je commençai à dégrafer sa robe. Eda! Horrible Eda! L'homme s'évada dans l'ombre et elle était là, la tête basse, me regardant de côté, avec ses yeux mouillés d'enfant. Sitôt que je pus parler, je criai : — Dis-moi, quel est celui-là? Elle ne le connaissait pas non plus. Il était passé vers le crépuscule, au moment où elle ramenait du pré la chèvre. Us avaient causé, et puis l'homme lui avait pris la nuque entre ses longues lèvres. C'était très doux; elle était tombée. Moi, je hurlais dans ma rage : je l'aurais tuée. Ses yeux se levèrent; ils n'avaient point de honte. Tendrement, elle me dit : — C'est cela, oui, pourquoi ne me tues-tu pas? Tu en as le droit. Après tout, elle avait été franche. Elle m'avait parlé naturellement, comme si elle avait été eda 45 poussée par une force inconnue; et elle ne paraissait ni triste, ni étonnée. Elle ne m'aurait pas expliqué différemment pourquoi un objet qui était à droite de la cheminée, elle l'eût porté à gauche. Je la poussai alors devant moi et lui dis de monter à sa chambre; et moi, toute la nuit, je demeurai dans le verger à sangloter, la tête entre mes doigts. 0 Eda! Petite Eda! Toi si amoureuse! Toi qu'une mère avait élevée honnêtement pour être une jeune femme fidèle auprès d'un mari! Le lendemain matin, j'ouvris la porte. Elle était au lit et me tendit les bras. — Crois-moi, fit-elle, jamais je n'en aimerai un autre que toi. Non, je t'assure, jamais un autre homme ne m'aura comme tu m'as eue le premier jour. Je t'ai donné ma vie une fois pour toutes. Une onde de sang me jaillit aux tempes. Je n'aurais pu voir sans défaillance sa petite gorge se dresser hors des draps. C'est pourquoi, ayant repoussé ses bras, je tirai sur elle la couverture. Et ensuite je lui dis : — Eda, je suis très malheureux. Demande- 3. moi pardon. Je verrai après ce qu'il me reste à faire. — Je te demande pardon, fit-elle en riant. — Non, m'écriai-je avec emportement, ce n'est pas assez. Jure-moi que jamais plus... Alors, elle secoua la tète, une secousse légère où il n'y avait nulle révolte, mais plutôt comme le sentiment résigné qu'il demeurerait toujours cette force inconnue au-dessus d'elle. — Gela, je ne le puis, dit-elle avec sincérité. Puisque la chose est arrivée une fois, il se peut qu'un homme vienne encore pendant ton absence. Mais, ajouta-t-elle doucement, n'auras-tu pas toujours le droit de me tuer ensuite? Le cœur a d'étranges lâchetés. Je m'habituai à l'idée qu'elle n'était plus la même Eda à qui aucun homme, avant moi, n'avait fait connaître l'amour. Elle avançait sa bouche vers la mienne ou elle me regardait par dessus son épaule, avec un lascif plissement des paupières; et je savais ce qu'elle attendait de moi. Ses belles lèvres rouges semblaient peintes avec du sang frais. Je me repris donc à aimer follement sa chair blonde, sa pulpe de beau fruit mûri au soleil. Une bruine rose moussait à sa peau, sous mes baisers. Tout son corps se fondait dans les caresses sans qu'elle en eût jamais assez d'être aimée. Cependant, je ne cessais pas de penser à cette force obscure qui était au-dessus d'elle et aliénait sa volonté. A quelque temps de là, un de mes jeunes cousins vint passer quelques jours auprès de nous. C'était un garçon gauclie et timide, d'une extrême laideur. Eda sembla prendre médiocrement attention à lui; quelquefois, elle le frôlait bien de l'épaule, mais ce frôlement lui était naturel avec toutes les personnes qui venaient. Elle avait une grâce cajoleuse et hardie de petite bête soumise. Au fond, j'étais bien tranquille. Un soir, cependant, les ayant entendus rire dans le grenier, je montai sur la pointe des pieds, pris subitement d'un soupçon qui me séchait la gorge. Et, encore une fois, elle était là, avec lui, dans sa folie d'amour. Je jetai mon parent à travers l'escalier ; il y avait du sang aux dernières marches quand je redescendis. Eda, tranquillement, me dit : 48 poupées d'amour — Voilà, je t'assure, je ne sais pas comme c'est arrivé. Ce fut une crise horrible. Je m'étais jeté sur elle, je la battais, des râles me déchiraient la poitrine. Et elle ne se défendait pas; mes dents entraient dans sa grasse chair blonde, sans qu'elle poussât un cri ni élevât la voix pour me demander pardon. A la lin, j'eus honte de ma violence. — Va-t'en, lui dis-je. Fuis, quitte à jamais cette maison que tu as souillée. Elle s'assit près de moi, m'enlaça de ses bras, et comme l'autre fois, elle me disait : — Tu peux me tuer si tu veux. Ne suis-je pas ta chose? Ma force m'avait abandonné ; j'étais faible comme un enfant. Je demeurai là longtemps, me roulant à terre et mordant mes poings. Elle pleurait mollement sur ma peine. Je n'avais plus le courage de la chasser. — Voilà, pensai-je, c'est comme elle te l'a dit : il en sera ainsi chaque fois que quelqu'un entrera dans cette maison. Je la surpris un matin dans le bois : elle y 11 JfcfK* s-XS Ckviw < ! était allée avec un homme déjà mûr, un homme qui avait toujours été accueilli par moi en ami. Celui-là me demanda humblement pardon avec des larmes sincères. Une pouvait s'expliquer pourquoi, tout à coup, il l'avait serrée contre lui. Elle l'avait regardé par dessus son épaule, comme elle le faisait avec moi. Et ils ne s'étaient rien dit : elle avait été tout de suite à sa merci. Il quitta le pays, fuyant la tentation, les sortilèges de cette fille qui n'avait qu'à regarder les hommes pour leur faire oublier les saints devoirs. Je commençai à comprendre la force aveugle d'amour, de démence sensuelle qui poussait Eda. Cependant, je ne pouvais douter qu'elle m'aimât; elle était vraiment dans la maison une créature soumise et dévouée. Sa belle vie jeune fleurissait délicieusement les chambres. Elle avait des yeux limpides qui se posaient loyalement sur les miens. Non, c'était une autre chose, une chose que ni elle ni moi n'aurions pu dire. Il vint des lettres; on m'apprit que pendant une courte absence, nécessitée par le soin de mes affaires, elle avait été aperçue successivement dans un champ de blé et dans le petit bois du \rva-t*1. 50 poupées d'amour moulin. Elle m'avoua tout : des hommes lui avaient fait signe et elle les avait suivis. C'étaient des gens qu'elle ne connaissait pas : elle se rappelait à peine leurs visages. Je n'éprouvais plus la même colère : je subissais cette humiliation comme une destinée. Je me disais : — Cela durera encore un peu de temps, et puis je la tuerai. Mon Dieu, oui, j'en étais arrivé à envisager froidement cette éventualité, comme un homme qui est certain qu'aucunes fureurs ne peuvent avoir raison d'un mal à la longue devenu incurable. Jamais elle n'était plus belle ni plus désirable qu'après ces lâchetés de sa chair. Elle sortait du péché comme une vierge et ensuite elle m'apportait ingénument son amour. — Toi, me disait-elle, ce n'est pas la même chose. Toi, c'est une chose profonde comme si j'étais tout entière entre tes mains, comme si je te donnais ma vie dans chaque baiser. Si tu étais sérieusement malade, j'irais à l'église, je prierais Dieu de me faire mourir à ta place. Tu es bien plus beau que tous les hommes ensemble. Mais, vois-tu, dès la première fois que tu I m'eus prise, j'ai eu le sentiment de ne plus m'ap-I partenir. Jamais je n'avais songé à cela avant I que tu ne fusses venu. J'étais une petite enfant I qui ne savait rien. Voilà, certainement tu n'au-[ rais pas dû m'apprendre cette chose : j'aurais I vécu tranquillement dans la maison, auprès de I toi, avec ma vie endormie. Maintenant, il y a | une chose de moi qui est à tout le monde. Ce fut à'une semaine de là que, l'ayant encore | une fois surprise, dans la cuisine, avec un jeune ^ valet engagé pour le temps des foins, je pris I un couteau sur la table et l'en frappai entre les seins. Son sang ruissela; elle fut comme un champ de blé où saignent les coquelicots. Elle : eut une courte agonie, ses lèvres collées à mes mains, et elle disait dans un souffle : — Tu as bien fait : cela ne pouvait finir autrement. Ne te fais donc pas de peine à cause de moi. Je t'assure, je suis très heureuse, puisque cette chose, tu ne l'aurais pas faite si tu ne m'avais aimée comme les autres hommes n'aiment ■ pas. Maintenant, prends ma main et fais avec elle le signe de la croix sur mon front... Au nom du Père... Eda! Eda! tu passas avec un bruit léger à ta bouche comme un baiser. Et, à présent, il y a des coquelicots rouges autour de ta petite croix ; il y a aussi des roses blondes comme ton amoureuse chair que tu ne pouvais refuser à ceux qui venaient par le chemin... Toi et moi, depuis, nous vivons ensemble un grand songe d'éternité. LA PREMIÈRE MAITRESSE LA PREMIÈRE MAITRESSE J'avais dix-huit ans et figurais parmi les cancres les plus irréductibles de mon lycée. La notion de l'univers se circonscrivait pour moi, avec l'appoint de quelques villes et d'un certain nombre de fleuves, en races nues et en races habillées. Je m'obstinais à ne voir dans la chimie que les manipulations mystérieuses d'un nécromant à chapeau conique cherchant l'or au fond de ses cornues, selon l'image des vieux almanachs. Mais surtout avec les mathématiques commençait la région du vide et des ténèbres. Je crois bien que j'avais plutôt un cerveau de petit paysan épris de nature et de liberté. J'aimais le bois, l'affût, l'attente silencieuse du poisson s'amorçant aux lignes. J'avais dressé moi- même mon Cheval. 11 m'était arrivé de faire le coup de poing dans les bagarres de kermesse. Comme, en outre, un abus de lectures légères m'avait précocement rendu chimérique, je m'évadais, au temps des vacances, dans la solitude des champs et, roulé sur les mousses, je pleurais en tendant les bras vers de décevants fantômes. Nous rentrâmes à la ville et mon père me donna un répétiteur. Je dois à cette circonstance les heures les plus ennuyées et aussi les heures les plus charmantes de ma jeunesse. M. Fayol était un grand diable d'homme dont le mépris pour les potaches rétifs de mon espèce se dénonçait par un rictus vraiment méphistophélique. J'eus l'occasion d'observer que c'était là un moyen d'intimidation qui, en donnant à son visage une laideur particulière, l'aidait à terroriser ses élèves. Les mains derrière le dos, il louvoyait rapidement par la chambre, s'arrêtant quelquefois pour dessiner un schéma sur le tableau noir et l'expliquant d'une voix pâteuse. Ensuite, perché sur ses hautes jambes, il s'arrêtait brusquement devant moi, me regardait avec le cligne- la PREMIÈRE maitresse 5/ ment de prunelles d'un vautour qui se réveille, prêt à fondre sur sa proie, et me jetait ce seul mot terrible : — Répétez. Généralement, il ne me restait, à travers le demi-assoupissement de son débit monotone, qu'un sens confus, comme d'un air sans paroles. Je sursautais à ce hoquet impératif qui ramenait mes esprits dispersés et balbutiais une paraphrase dépourvue de netteté. Aussitôt, le visage de M. Fayol se décomposait; sa bouche immense se fendait d'une oreille à l'autre ; il cessait de m'évoquerl'accipitre sorti de sa léthargie et me suggérait, dans une rapide transformation zoologique, le rire d'un brochet émergeant des eaux, si ce n'est là une conjecture excessive. Le sardonisme de M. Fayol, à mesure qu'il me devint plus familier, impliqua des significations graduées. D'abord, il se décelait foudroyant et méduséen ; c'était la phase redoutable ; mais petit à petit, il s'imprégnait d'une amertume méprisante et sous-entendait : « C'est cela, c'est bien cela, c'est bien comme je l'avais prévu. » 58 ✓ ' poupées d'amour La modulation finale était une sorte d'âpre résignation qui eût pu se commenter ainsi : « Eh bien ! va, mon petit bonhomme, sois crétin cu-biquement. Après tout, c'est en butinant ton pollen d'imbécillité que je fais mon miel. » L'injure ne dépassait pas le pli du rictus; mais M. Fayol, dans le besoin de lui chercher une équivalence, avait trouvé un ternie qui exprimait clairement la somme de considération que méritaient les obtus de mon acabit. 11 avait une manière de m'appeler : « Poète », qui m'accablait comme la stratification de son mépris. Presque toujours, à mon coup de sonnette, c'était madame Fayol qui se présentait. A peine j'avais le temps d'apercevoir un aspect de petite bonne femme sans âge. Ses yeux me restaient cachés sous des lunettes bleues; elle portait un béguin d'aïeule qui la coilfait ridiculement et ne laissait pas voir la couleur de ses cheveux. Elle s'effaçait, sans une parole, m'indiquant seulement d'un geste de la main la porte de la geôle derrière laquelle son mari était censé m'atten-dre. En réalité, une passion pour le billard attardait presque toujours M. Fayol au café voi- S sin. Je ne m'en fâchais pas; c'était un délai qui reculait le temps de mes épreuves. I II y avait un mois déjà que j'étais soumis au H régime du terrible rictus et je ne connaissais ; encore de madame Fayol que la petite apparence I! surannée qui lui venait de sa coiffure et de ses i verres bleus. Mais un jour, comme j'arrivais, un aimable et jeune visage, encadré de mèches blondes, m'apparut sur le seuil. Je restai un I instant interdit, et la reconnaissant enfin à sa voix, je ne fus pas le maître de ma surprise : — Comment, c'est vous, madame Fayol? Elle eut un mouvement délicieux de réserve et de confusion. — Je vous demande bien pardon. Je ne m'attendais pas à une visite... J'ai cru que c'était la bonne qui rentrait. Je vis qu'elle avait rougi et gentiment elle se mit à sourire ensuite de mon étonnement. — C'est vrai, me dit-elle, vous ne m'avez jamais vue qu'avec mes lunettes, n'est-ce pas? Il me vint une hardiesse; j'osai lui dire qu'il était bien malheureux qu'elle en portât; et vrai- ment elle avait les plus jolis yeux du monde, d'un or couleur d'abeille. — Oh l oh I fit-elle en riant, si mon mari vous entendait ! Mais taisez-vous, j'entends son pas dans l'escalier. Je n'ai que le temps de passer mon bonnet. Le vent léger de sa fuite me frôla le "visage; elle disparut derrière une porte et j'ouvris celle qui donnait accès à la chambre de mes supplices. M. Fayol put tout à l'aise, cette fois-là, m'appeler « poète »; je n'y pris garde, non plus qu'aux explications devant le tableau noir. Une vision de grâce et de fraîcheur avait pénétré dans mes yeux et se refusait à en sortir. Sans doute, madame Fayol fut touchée de l'hommage un peu indiscret qu'avait laissé percer ma surprise; elle me ménagea à trois reprises successives le plaisir de m'apparaître avec son visage naturel. Je ne pouvais me figurer que je me fusse mépris si longtemps sur sa beauté cachée, et je vouai une reconnaissance réelle au billard qui me valait les instants précieux où celle-ci se manifestait à moi sans déguisement. Je m'enhardis jusqu'à lui prendre la la première maitresse main et la serrer entre les miennes. Elle parlait peu, mais son regard s'éclairait de confiance et de malice; je n'avais point vu encore d'yeux qui eussent autant d'esprit que les siens. Puis, le pas de M. Fayol se rapprochait ; elle s'échappait en courant. Je courais moi-même m'enfermer dans la chambre. Le déboire de mes répétitions, ainsi, se changea en une fête à laquelle je ne cessais plus d'aspirer avec ferveur. Les intervalles seuls m'en demeurèrent pénibles ; j'aurais voulu mériter tous les jours le mépris du tyran, comme un sacrifice qu'il m'eût été doux de rapporter à la beauté martyrisée. Malheureusement, je ne venais que trois fois la semaine ; je souffrais chaque fois, en m'en allant, de la perdre ; je ressentais bien mieux, ensuite, la joie de la retrouver. Jamais je ne fis moins de progrès dans mes études. Je ne pensais qu'à en faire dans le cœur de celle qui m'était devenue plus précieuse que la vie. Je ne sais pour quelle cause elle cessa tout à coup de m'ouvrir. Ce fut la bonne qui, pendant une semaine, se présenta à sa place. Je sentis à ma douleur combien je l'aimais ; j'aurais voulu espérer qu'en me fuyant, elle se défendait de m'aimer elle-même. Je lui écrivis; j'avais recommencé dix fois ma lettre sans croire l'avoir rendue assez brûlante; mais je ne savais comment lui faire tenir celte expression de mes ardeurs. D'affreux battements de cœur me firent défaillir tandis que, les doigts sur le timbre, je me demandais si elle allait enfin m'apparaître. Elle vint,, elle avait ses lunettes; je l'en trouvai bien plus belle et lui coulai dans les doigts l'aveu de mon amour. Ali ! les jours qui s'écoulèrent, l'angoisse de l'attente, la peur aussi qu'elle m'en voulût l J'obtins, en arrivant le jeudi suivant, la certitude qu'elle ne me tenait pas rigueur. Ses cheveux emmêlaient à son front un léger nuage blond; je revis la clarté de ses yeux, et elle se mit à rire. Peut-être se moquait-elle de l'exaltation emportée de ma lettre. Dans mon transport, je ne pris point attention à cette nuance et, la pressant contre moi, je lui baisai à pleines lèvres la nuque. Elle poussa un petit cri effarouché; je ne savais que lui dire : « Oh! Madame Fayol! Madame Fayol ! » Mais, encore une fois, nous en- tendîmes monter son mari. Très vite, elle me dit d'un souffle : — Je m'appelle Aglaé... Ce fut comme un premier aveu ; il dépassa pour moi les limites du bonheur que j'aurais pu rêver. Je m'arrangeai désormais pour arriver bien avant l'heure; elle osa répondre à mes baisers; elle me confia qu'elle était malheureuse, que M. Fayol, dans sa jalousie, la contraignait à s'accoutrer comme .une aïeule, qu'elle ne pouvait sortir qu'un jour de la semaine, le mercredi, qui était le jour où elle allait chez sa mère. — Eh bien, lui dis-je, mettons à profit ce jour unique pour nous voir ! Comblez-moi, ma chère Aglaé, en m'en accordant au moins quelques heures. Je la serrais éperdument dans mes bras; je répétais mille fois son nom comme une musique qui me charmait et dans laquelle je faisais passer mon amour; elle céda; nous nous donnâmes rendez-vous dans un faubourg, en dehors de la ville. Je l'attendis en vain.„ Je crus qu'elle s'était ravisée et qu'elle me méprisait. Je regardai longtemps les eaux d'un canal avec la pensée de m'y jeter. Mais, avant de mourir, je voulus qu'elle connût de ma bouche à quelle extrémité m'allaient pousser ses dédains. Je courus chez elle. Ce fut la bonne qui m'ouvrit. Comme à mots entrecoupés je m'informais si je n'avais pas perdu dans la maison un porte-mine en or, une porte battit; j'oubliai tous mes reproches et la mort; je ne sus plus que pleurer sur son épaule, et elle lavait mes yeux du bout de ses doigts; elle me dit longuement, en pleurant elle-même : — Enfant ! enfant ! Mais c'est de la folie ! Je n'ai pas pu venir. M. Fayol semble avoir soupçonné, il m'a défendu de sortir... D'ailleurs, n'est-ce pas mieux ainsi? Ne vaut-il pas mieux que nous mettions fin à ce badinage pendant qu'il en est temps encore ? Je ne voulais plus m'en aller, je m'attachai à elle. Je m'écriai : — Eh! bien, qu'il me tue!... Que m'importe de vivre plus longtemps si je ne dois vivre pour vous, ô ma chère maîtresse, ô ma divine Aglaé ! Elle me supplia de partir; elle était pâle, défaite, plus morte que vive, l'oreille anxieusement tendue vers l'escalier. Elle me promit tout ce la premiere maitresse que je voulus. Je vis bien qu'elle était sincère. Ma peine, soudain, se mua en un délire de joie ; en rentrant chez mon père, il me parut que je marchais dans les cieux. Il se trouva qu'un de mes camarades, dont les parents habitaient la campagne, occupait dans la banlieue un petit appartement. C'était un garçon affectueux et discret. Je lui demandai la permission d'amener chez lui, une fois la semaine, une dame que je ne pouvais voir autrement. Il consentit. J'en communiquai la nouvelle à madame Fayol, et elle n'en montra pas moins de joie que moi-même. Je ne vécus plus jusqu'au mercredi qui, enfin, allait nous donner à tous deux le bonheur. Ah ! de telles émotions n'arrivent qu'une fois et peut-être aussi on n'aime que la première femme. Je m'étais caché derrière le rideau de la fenêtre, toute ma vie concentrée dans le regard dont je scrutais la rue. Elle apparut, elle portait un manteau démodé qui masquait les grâces de son corps; les affreuses lunettes bleues durement vitrifiaient l'éclat charmant de ses prunelles. Rapidement la porte tourna. 4. — Ah •! mon chéri ! Elle ne pouvait trouver la force de me dire autre chose. Elle resta une petite éternité dans mes bras; je pleurais, j'étais sans voix; je manquai défaillir; et, ensuite, l'ayant attirée vers le fauteuil, je lui enlevai son manteau, je détachai les verres de ses yeux. Elle redevint l'adorable Aglaé blonde, aux yeux comme un matin d'été. J'étais tombé à ses pieds; ma bouche monta de ses mains à son visage ; je la couvris tout entière de mes baisers. Cette heure jamais ne s'en est allée de ma mémoire. Nous étions comme deux enfants encore ignorants de l'amour ; du moins elle feignit ignorer qu'elle l'eût connu d'un autre avant moi; et je vis bien que mon ardeur, le mélange de fougue et de sensibilité de ma jeunesse, presque encore vierge, lui donnaient à elle-même la joie d'être pour moi la première femme aimée. Le plaisir, le mystère, la petite peur excitante du danger la ramenèrent presque de semaine en semaine. A chacune de nos rencontres, je m'émerveillais qu'elle me fût encore inconnue, il YO:»* ! nie semblait la voir pour la première fois. Je % buvais la clarté fraîche de ses yeux comme une rosée matinale, comme une onde de vie où tout Il mon être exquisement naufrageait. Elle avait Il des gestes menus et charmants qui étaient I comme le rire de sa personne. Elle ne se lassait | pas de me répéter qu'elle n'avaitjamais éprouvé |r un bonheur plus grand qu'en me rendant heureux. Elle ne m'eût pas mieux dit qu'elle acceptait de me faire le sacrifice de sa vie. L'heure de la rentrée, après de derniers et plus vifs transports, mettait fin à nos folies. Mes baisers, après qu'elle était partie, retrouvaient à mes mains le charme flexible de sa forme et les ivresses de notre amour. La rancune d'un domestique que j'avais fait chasser de chez mon père pour avoir maltraité un cheval fut cause du désastre qui nous sépara. Ce faquin avait pris du service dans la maison même où s'abritait le nid de nos tendresses. Il épia ma chère maîtresse, la vit rentrer chez elle ; une lettre anonyme à la fois avertit M. Fayol et mon père. Celui-ci fit précipiter notre départ pour les 68 poupées d'amour champs. Je dus le suivre sans qu'il me fût môme possible de prévenir ma délicieuse Aglaé. Les bois entendirent mes sanglots, je mêlai mes larmes à l'eau des fontaines. Quand, deux mois après, cédant aux regrets de l'absence, je m'échappai un matin et d'une traite de mon cheval galopai jusqu'à la ville, j'appris du concierge de la maison que M. Fayol était parti, emmenant sa femme ; et personne ne connaissait leur adresse nouvelle. Je perdis ainsi l'espoir de la revoir et, en effet, je ne la revis jamais. L'aimable femme qui m'avait fait connaître l'amour demeura pour moi l'ombre légère enfuie au détour du chemin. C'était toujours dans l'après-midi que venait le petit tailleur. On l'avait appelé un jour Fil-Gris, et il continuait à porter ce nom. Personne n'aurait pu dire si, en arrivant au monde, il en avait eu un autre. Phinamême, sa tendrePhina, ne l'avait jamais appelé autrement. A deux, ils avaient presque un siècle et demi ; le petit tailleur était le plus vieux, mais Phina faisait ce qu'elle pouvait pour le rattraper. Une fois, il y a très longtemps, ils avaient parlé d'amour. C'était au temps où tous deux avaient encore un long âge à vivre. Le jeune été riait dans la campagne : ils étaient venus là à cause du dimanche qui leur laissait un jour de liberté. Mais cela n'avait pu s'arranger. Elle PETITS VIEUX servait chez une vieille dame qu'elle n'avait pas voulu quitter ; lui, de son côté, péniblement vivotait de son état de petit tailleur en vieux. Quelquefois ils reparlaient de cette journée qui n'avait pas eu de lendemain ; ils ne s'étaient plus jamais reparlé d'amour. Bon Dieu ! il y avait bien quarante ans de cela. Tout usée d'anciens servages., avec la modeste rente que lui avait laissée la dame, elle avait fini par entrer dans ce Godsliuis1. Fil-Gris aussi s'était trouvé un humble logis dans le Godsliuis des hommes, à un quart d'heure de là. Quand les autres vieux des hospices le voyaient fermer sur lui le porche et, les jambes en cerceau, marcher à pas fringants de sa marche de petit tailleur en frappant la terre du plat de ses talons, ils savaient ce que cela voulait dire. Tliina, en jaquette graine de café, un frais bonnet blanc descendu sur son tour de cheveux d'un blond éteint, l'attendait derrière les petits rideaux de la fenêtre, en ïavaudant des hardes ou dévidant ses bobines de dentellière. I. On appelle « Godshuis » (inuisons de Dieu), à Bruges, les asiles de vieillards. Fil-Gris arrivait deux fois la semaine, le jeudi et le dimanche. Il poussait doucement la porte. Le carreau reluisait; l'armoire semblait avoir été revernie du matin; un petit miroir sur le manteau de la cheminée reflétait dans sa glace éraflée les murs lavés au lait de chaud, les solives brunes du plafond, la table clairement écurée et les trois chaises. Il lui avait donné autrefois, pour sa fête, une cafetière à filets dorés et le pot au lait. Le service, depuis, s'était complété tasse par tasse, une tasse à chaque sainte Delphiria qu'il venait fêter. Et ainsi, maintenant, figuraient sur l'armoire dix lasses de porcelaine de la même famille que la cafetière. Sur chacune courait en banderole : « Souvenir d'amitié. » C'était l'une des richesses du Godshuis. Quand arrivait en visite une vieille d'un Godshuis voisin, on la menait voir à travers les vitres le service de Phina. Pour chaque nouvelle tasse, on en avait eu pour des jours à jacasser derrière les mains, dans les petites maisons. Ça irait-il longtemps encore ? Jusqu'à quel nombre ça pourrait-il bien aller? 5 poupées d'amour Toutes les femmes avaient un métier : les unes, le carreau aux genoux, assises sur des chaises basses près des seuils, faisaient de la dentelle, ce qu'on appelle de la grosse dentelle de Bruges. Il y en avait qui reprisaient la dentelle que leur apportaient des clients. Celles qui n'y voyaient plus très bien, lavaient avec des soins infinis d'anciennes guimpes maillées comme des fils de la Vierge. Chacune vivait seule dans sa maison, d'une vieillesse humble, un peu sournoise. C'était, au fond d'un préau, avec la chapelle sur l'un des côtés, comme dans les béguinages, quatre rangs de petits pignons pointus sous des toits quadrillés de tuiles rouges en gaufrier. Un jardin d'essences vives avait poussé dans l'herbe haute, au milieu de la cour. Cela faisait penser à un cimetière sans croix, avec, tout le long, des logis sé-pultuaires où dormiraient d'anciennes bonnes petites gens de pitié, les mains en X à la poitrine. Tout de même il faisait bon vivre là, l'été, au vent doux qui venait par dessus les toits et faisait monter dans le soir, avec l'odeur humide de la terre, l'arôme des lis, des pois de senteur et des résédas, comme le parfum d'un jardin de vertus théologales. Le tailleur toujours apportait quelque chose, deux macarons, une poire mûre, une image de la Vierge ou une fève qu'il mettait dans un petit pot. Là-bas, dans son Godshuis, d'intermittentes aubaines lui écliéaient encore de ci de là, sous la forme de fonds de culotte à rapiécer. C'était, avec son sou de tabac et de-genièvre, de quoi faire ses humbles offrandes. 11 mettait cela sur le coin de la table; tous deux se regardaient, et puis Phina riait : il était content. Comme il venait du dehors, il pouvait lui donner des nouvelles. Un ouvrier, depuis trois mois, grattait les statues de l'Hôtel de Ville, hissé sur un petit échafaudage. Aucun des deux ne s'étonnait qu'il n'y eût là qu'un seul ouvrier pour un si grand travail. L'épicier de la rue près du pont avait fait repeindre son comptoir. 11 était passé deux cigognes au-dessus du beffroi. Le boulanger, le matin de la Toussaint, avait sonné de la trompe aux quatre coins de la place, comme tous les ans, pour annoncer les 7g poupées d'amour petits pains sacrés. Il éprouvait une si grande joie à lui dire que les premières feuilles enfin poussaient aux arbres ! Quelquefois le grésil finement sucrait encore les toits du Godshuis comme des gaufres. Mais puisqu'il le disait, c'était comme il l'avait dit. — Les premières feuilles, Fil-Gris! Notre Seigneur va donc nous envoyer encore une fois le printemps ! — Et puis encore une fois, ce sera l'été, Phina, comme le dimanche où nous sommes allés dans la campagne. C'était la grande date de leur vie. Jamais plus il n'avait fait un si beau soleil. Les champs étaient en or et en émeraudes comme un chemin de procession. Un vent de miel donnait envie de se lécher la bouche. Leur humble cœur ingénu fidèlement revivait cette petite éternité délicieuse. Ils en parlaient, assis l'un près de l'autre, derrière les deux pots de géranium de la fenêtre, les yeux perdus et souriants. Et ensuite ils ne disaient plus rien. Une fois, il tira mystérieusement de son mouchoir un petit moulin qu'il avait fait avec clu carton. Depuis longtemps il lui parlait d'une surprise, sans dire laquelle. Et maintenant le moulin était sur la table, avec son échelle par où monte le meunier et ses grandes ailes comme une croix d'honneur. Plana doucement se mit à pleurer. Dans ce paysage d'un inoubliable dimanche d'été, à la campagne, le bout d'une aile aussi dépassait l'horizon. Fil-Gris, en gonflant les joues, souffla un vent léger qui fit tourner le moulin. C'était comme si le bon Dieu venait regarder par la fenêtre. Et puis les toufl'es de lis recommencèrent à fleurir. Tout, un coin du jardin baigna dans leur blancheur lactée. Contre les murs, il y avait d'amers soucis comme des éclats de soleil et les laques fanées dis godetias comme du sang malade. Au long des fenêtres grimpaient les pois de senteur bleus et blancs, se vrillaient les larges feuilles rondes et les corolles safran des capucines. C'était comme un pauvre vieux jardin en paradis. Les pignons, à terre, déchiquetaient une coulée d'or pâle, moirée par les fumées. A l'ombre, se mauvaient les tblapsis. Phina croisait les mains sur son châle et trou- vait que c'était encore une fois l'été, comme il l'avait dit. Les petites fèves dans les petits pots avaient levé. Chaque matin, maintenant, la bonne terre grasse, arrosée d'eaux ménagères en abondance, donnait de jeunes bouquets éclatants pour l'ornement de la chapelle. Dans la matinée, la cloche tintait : toutes les petites vieilles, d'un trottinement de souris, s'en venaient se ranger sur les bancs. La plus âgée, se traînant à cros-settes, nasillait les litanies; les autres, avec d'aigres filets de voix, marmottaient les répons. C'était l'unique devoir quotidien auquel ce petit peuple de bonnes femmes était soumis. Fil-Gris prenait soin des pots de géranium de Phina et quelquefois ratissait la terre autour des lis. La fine ondée mélodieuse d'un carillon bruissait comme une pluie de mai par dessus les toits. Le dimanche, Phina se coiffait d'un haut bonnet à rubans verts et passait sa mante. Le petit tailleur avait lustré d'un coup de fer les coutures râpées de sa jaquette olive. Et ainsi ils s'en allaient. 11 y en avait toujours qui, en étirant leurs cous de tortue, arrivaient sous le porche pour les regarder décroître au fond de la rue. Elle se balançait lentement sur ses gros pieds, enllés des fatigues d'autrefois, en bas blancs dans des souliers carrés de curé. Fil-Gris, à côté d'elle, faisait ses petits pas de tailleur comme point à point sur sa table il poussait l'aiguille. Quelquefois ils se tenaient longtemps penchés sur le parapet des ponts : les arbres poudraient d'une criblure d'or les pavés du quai; une ombre persillait les façades, ou un mobile rellet, monté de l'eau, se jouait sur le mur d'un vieux jardin à boules de verre, avec une statue de Jan de Jîoer, en bas de culottes et casaque bleu barbeau. Ils ne finissaient pas de regarder ricocher sur les canaux les palets de cuivre du soleil. Puis ils traversaient le béguinage. Des moutons blancs, frisés comme des agneaux mystiques, pâturaient sous le bruissement léger des peupliers. Ils allaient ensuite cueillir de la salade de pissenlits dans la campagne. Le petit tailleur fumait son sou de tabac: les bouffées de sa pipe faisaient des nuages ronds sous les pommiers. Il leur arrivait de rester toute 80 poupées d'amour une heure assis à la lisière de l'ombre. Elle avait relevé sa robe par dessus sa jupe; il avait déplié sous lui son mouchoir. Leurs mains posaient à plal dans la fraîcheur de l'herbe. — Il faisait un temps comme aujourd'hui, Phina, disait:il. — Vous aviez pris ma main dans la vôtre, Fil-Gris. — Voilà, Phina, ça n'a pas pu s'arranger. Ils cessaient de parler, lui, tétant sa petite pipe courte, elle, aspirant mollement le friselis tiède des blés, la bouche ouverte. Aucun des deux ne pensait au bonheur et ils étaient heureux comme le ciel était bleu, comme il soufflait un petit vent sucré. Ils auraient toujours vécu ainsi, attendant venir une chose qu'ils ne savaient pas. A la fraîche, ils remontaient vers la ville, dodelinants, harassés, avec leurs cueillettes de pissenlits. On buvait un verre de bière aigre sous une tonnelle en croquant des mastelles. Comme au matin, ils regardaient couler l'eau noire sous les ponts. Il n'y avait plus ensuite que quelques pas à faire pour atteindre le Gods- huis. Mon Dieu! c'était là une bonne journée ! La nuit tombait quand sous le porche il la quittait. Des ombres pressées et furtives rentraient, cachant avec mystère des cabas gonflés sous les larges plis des mantes."Toutes les petites portes, dans l'odeur des lis et des résédas, battaient. Puis le couvre-feu sonnait. L'HOMME Au bout de la grand'rue, tout de suite c'était la terre noire, cabossée de terris, comme d'énormes ampoules par dessus les grêles horizons. Une campagne nue, rouillée, pointant les os sous la dartre des flaques, une minable campagne de misère et de mort tourbillonnait là sous les fumées. On avait devant soi la gueule énorme du puits, le vomissement par paquets lourds des hautes cheminées du charbonnage. Avec ses géométries enchevêtrées, crevées de brèches, ajourées par les baies, la carcasse du hall ressemblait aux vertèbres écharnées -d'un tronc animal. La bête dans son trou était redoutée pour son humeur quinteuse qui, brusque- ment, lui remontait en goût de massacres et décimait la contrée. Tragiquement on appelait l'Homme cette mangeuse d'hommes. J'étais venu, un jour de Carnaval, au cœur de ce pays bourru, par besoin d'échapper aux foules qui ponctuellement, à certains retours de dates, ressuscitent le vieux péché de la bestialité. Le bourg, aux deux côtés du pavé gras de houille, massait ses masures à façades rechi-gnées, velues de suie, sous les auvents en pannes d'un rouge ardent et sale. Le soleil brouillé, tamisé par d'opaques nuages roux pareils à des fumées de canonnade, faisait clignoter les vitres derrière le haillon des rideaux comme au jour, après la sortie des fosses, clignotent les yeux malades des charbonniers. C'était, sur le ramas, des logis ternes, la coulée tiède d'une atmosphère déjà printanière, en avance sur la saison. De la pointe des terris, on pouvait voir, par au delà la morne plaine trouée de tunels, déchi rée de feux sourds, la petite ligne verte qui était la moisson future. Des vieux, entre deux descentes, à coups de sabots rabotaient la pente râpeuse, s'en allaient là-haut, avec leurs grandes faces noires cle famine, manger cela des yeux comme du pain. Mais ici, par dessus le coron, la lumière, blutée à travers un crible de suie, se voilait de la grande ombre du charbonnage planté comme un écran entre ciel et terre. Elle se décousait au vent doux du large, tombait en charpies violettes sur les maisons toujours en deuil d'une vie partie entre les quatre planches d'une bière, sur les charniers gorgés du cimetière au pied cle la vieille église. C'était suffisant pour les petits courtils de cette terre de pauvres. Derrière les haies, les folioles des groseilliers se palmaient, les violiers bourgeonnaient, les touffes cle lilas pointaient pourprées. On était pris par cette pousse volontaire des végétations qui, à l'égal cle l'autre, l'éternelle pousse humaine, sans trêve recommençait à travers la mort. Rien d'insolite d'abord ne troubla l'accalmie de la rue. Les seuils bâillaient à la tiédeur du jour, avec de las visages mâchurés à croupetons en travers des chambres peintes en bleu cru, décorées d'humbles faïences à filets d'or. Toujours ils semblaient écouter monter un râle, le rauquement souterrain de la mine, comme un monstre enchaîné. L'Homme, au fond de la bure, meuglait, brassant son volcan et crachant ses charbons. Ces carêmes d'humanité calanii-teuse mollement me remuaient le cœur. J'étais dans la disposition d'esprit d'un homme qui souffre d'un mal lointain, dont les autres seuls jamais 11e guériront. Tout à coup, il parut sur la place la drôlerie funèbre d'un masque, un long spectre ficelé dans une loque à trous et qui tapait sur un vieux tambour. Un diadème à fleurons de carton lui ceignait les tempes, par dessus d'horribles orbites terreuses et de saillantes pommettes débordant l'évidement d'un nez en as dépiqué. Comme un tambour d'appel, la peau d'âne ronflait, cognée à pleins poings, répercutée de pavé en pavé. Immobile aux plis d'un suaire, la Mort semblait battre le rassemblement des races, d'un long bruit saccadé d'os. Une horde sauvage bondit des maisons. Ilures camardes et lippues, trognes bubon nées, mufles poupins et rigoleurs, c'était la grimace d'une sorte d'humanité burlesque déviée vers les fau- \ Vftt* f/h.4 poupées d'amour l'homme 89 nés. Des clownesses huppées d'étoupes jaunes faisaient boulier avec les mains les larges braies bifurquant des tuniques constellées de lunes rouges. De dégoûtants chie-en-lit, traînant des bottes éculées au bas de draps éclaboussés d'injurieux simulacres, suggéraient des goguettes mornes de fantômes. J'aurais fui sans le symbole baroque du spectre au tambour. Je croyais que la Mort comme aux autres m'avait fait signe de la suivre. Avec des garrulements d'animaux et des mo-mons cérémonieux, nous errâmes sous la buée ensoleillée des carbones. Quelquefois à la file la bande s'irruait dans les cafiots, se vidant par le goulet des masques des lampées de péquet au poivre. Les filles soiffaient comme les hommes. Et rrranl le spectre devant la porte faisait mouliner ses baguettes. La Mort en tête, on repartait, gigottant et chantant, fournées de demain pour le rouge gésier de la mine. Des bouffées aigres d'alcool et de sueurs crues à mesure se volatilisaient, passaient dans la fadeur chaude de la pluie des suies. Et toujours, à travers les tapées du tam- poupees i) amour bour, rauquait, au bout de la rue, la plainte époumonée de Y Homme, le coup de gueule à vide de l'ogre dans sa bauge. Le soleil s'écrasa comme une fonte sous les métaux. Un crépuscule tiède, fumeux, monta de la plaine nue, lloconna sur le jeune bourgeonnement des courtils. — Tata! Ohé! Tata! La saturnale, avec une clameur goulue, stoppait devant une terrasse exhaussée de quelques marches et épaulée d'un mur de moellons sur lequel une jeune bauchelle se tenait assise. Elle portait la courte veste et les culottes de toile écrue des hiercheuses. Son visage, tranquille et résolu sous le noir frisé des bandeaux, avait la beauté charnue, la coupe carrée des filles borai-nes. Et elle était grande, ferme de reins, taillée pour les maternités. Près d'elle, un gars vigoureux, du bout de l'épaule, s'appuyait à la porte, le petase en cuir bouilli à la nuque. D'une poussée, les masques donnèrent l'assaut à l'escalier, cherchant à entraîner la « carbenière ». Elle se défendait en riant. L'homme aussi avait un rire bon enfant dans ses larges joues rasées. L'IIOAIMK 91 — Ça s' peut pas, disait-elle. Vlà que j' pars pour la fosse. Un. petit vieux près de moi retira sa pipette d'entre ses chicots et ricassant, me graillonna à l'oreille : — Ah ben; y a pas d' danger que celle-là a fasse carnaval. Y a pon d'plus brave fille dans les corons, la première à descendre, la dernière à remonter. V'ià bientôt dix ans qu'aile est seule à souquer pour la mère et les mouchons. L' père est péri en tapant à la veine comme el' grand-père, comme les aut' tertous ed' chez eux. C'est Tata l'Homme qu'on l'appelle, rapport au charbonnage qui lui rafle ses galants l'un après l'aut'. Pour sûr, quand aile en reprend un, qu' son compte est fait. Des fois, c'est le grisou et des fois c'est aut' chose. Et comme ça, v'ià le sixième, c' losse-là, un vrai fieu de Dieu, Zénon Quinquin qu'on l'appelle par son nom. Quand c' sera son tour, aile fera comme pour les cinq aut' : aile le coudra alle-même dans ses draps comme eun' poupée. » La Mort, riant sous son masque en as de pique, tricota des baguettes et encore une fois avec 92 poupées d'amour son tambour ronflant les entraînait. Je les vis tournoyer sous les hautes baies flambantes du charbonnage, battant une loure appesantie avec des hourvaris de brucolaques. Ininterrompu et rythmique comme un râle, le souflle de l'Homme venait du puits, traînait clans le soir doux. Un fracas métallique de cages rebondit. Les cours se peuplèrent d'étranges figures squalides qui semblaient échappées des limbes, masques de ténèbres écorchés de lèvres bleues comme des plaies, pierrots macabres aux trous d'yeux livides dans les faces pochées cle houille. C'était l'équipe de jour qui remontait, faisant place à l'équipe de nuit. Le carnaval de la bure une seconde se croisa avec le carnaval cle la rue. Les spectres s'accolèrent aux spectres. Et puis soudain la bande hurlante, avec son claquement de loques, parut s'être renfoncée aux cratères qui avaient vomi les autres. On n'entendait plus la Mort et son tambour. Doucement sur la plate-forme passa la belle Tata, balançant à ses doigts son briquet. Près d'elle marchait le grand Quinquin. Ensemble ils pénétrèrent dans la chambre aux lafh- l'homme 93 pes et ne furent plus à leur tour pour moi que des ombres. Un silence était tombé, une tristesse infinie. Je songeais à cette belle chair d'amour qui allait s'engloutir, à ces cœurs pourpres prêts à l'immolation. Une lampe qui saute, le gaz bleu qui prend feu, des corps éventrés, en bouillie... qui sait? peut-être serait-ce pour cette nuit? Cette vision sanglante m'obsédant, je remontai la grand'rue. Les arômes de la terre en travail, après la tiédeur printanière du jour, resuaient. Inlassablement la sève au cœur des petits jardins levait comme elle, gonflait le cœur des hommes pour de toujours nouvelles floraisons, pour de toujours recommençantes hécatombes. Encore une fois au loin, dans les funèbres campagnes, j'entendais grelotter le glas du tambour. PAYSANS DE FLANDRE Ensemble, le père et le frère à pas lourds étaient partis l'attendre derrière les clôtures de la gare. La machine soudain bondit, souffla, stoppa: un large militaire, d'une carrure encore exagérée par l'ampleur du manteau, déjà se coulait par la portière. — Hé! Mil! Mil! On s'accola. Comme il était très grand, il dut se baisser pour les embrasser. Puis en route I Ils arpentèrent un peu de temps le pavé, traversèrent des labourés, côtoyèrent ensuite la rivière. Pendant près d'une heure, ils marchèrent ainsi tous trois, émus, gonflés de taciturnité lourde. Mil balançait au poing un quatre-nœuds. 6 Enfin, ils voyaient le toit fumer dans le crépuscule d'hiver. Mil poussait la porte : la grosse maman Balkaen le pressait dans ses bras trop courts, toute secouée de quintes de rire, disant : — Il est revenu notre fils ! Notre soldat est revenu ! A la veillée ensuite, en devisant, ils recuirent à la chaleur des chenêts. Mangeait-on à sa faim là-bas? Les pommes de terre valaient-elles celles de chez nous? Allait-on à la messe le dimanche? Est-ce qu'il ne passerait pas bientôt brigadier? Mil, peu linguard, répondait d'un mot, taquinait Je chien, ôtait ses éperons pour les ficeler aux sabots de Zeun. — Ah ! dit-il tout à coup, j'oubliais quelque chose. Et ayant défait son quatre-nœuds, il en tira un pain blanc, de la saucisse et des tranches de pain d'épices qu'il leur distribuait. Or voilà, tout le village savait maintenant que Mil était rentré. Dèle Moorke, la petite tailleuse, l'avait aperçu coupant avec le père et le frère à travers champs, à la descente du train. Elle avait en passant ébruité la nouvelle chez le charron, l'épicier et le tailleur. Le soir, en pipant et grimelinant aux cartes chez Baes Nypels, le patron des Trois Hois, les gros fermiers du village avaient patrociné sur l'événement. — C'est un esprité, déclara le meunier Ver-donckt. 11 s'est mis dans le bon vent. Encore trois ans et il reviendra s'établir au pays, riche de ses trente ou quarante napoléons ! En effet* Mil, exonéré du service par la chance, s'était enrégimenté comme remplaçant moyennant la prime du sang. Mais en bon fils, il avait partagé la prime avec ses parents. Le lendemain, jour de Dieu, à l'heure de la campane, il endossa son manteau, croqua d'une chiquenaude son képi, et accosté de la mère, du père et du petit frère, partit entendre la messe à l'église. — Héla! vous autres, voilà Mil Balkaen qui vient sur la route ! Us suivirent d'abord la longue chaussée de peupliers; mais de loin: le cri les signalait, et quand enfin, tenant le milieu du pavé avec le battement au vent des ailes de sa large pèlerine, Mil apparut entre les deux rangs de maisons à l'entrée du village, toutes les filles, accourues 100 i'oupées d'amouk aux portes, le regardèrent passer en souriant, figées dans un émoi de belles chairs. 11 n'était pas gôné, secouait au passage de petits bonjours qui agitaient connue un grelot le gland de son képi. A l'église, on se haussa sur les orteils pour apercevoir l'amaranthe de ses pantalons bouffants rayés d'un galon jaune chrome Il posait sur le rebord de sa chaise deux mains larges, gantées de peau à soufflures. Les petits avançaient leurs cheveux de beurre sous l'aisselle des grands, disant : — C'est donc celui-là, Mil le soldat! Après la messe, les quatre 13alkaeit reprirent le chemin de la ferme. Ils tenaient, comme en venant, le milieu du pavé. Sur le même rang marchaient six jeunes notables, les fils des plus riches fermes du pays; et celte longue file occupait toute la largeur du pavé et des accotements, d'un rang d'arbres à l'autre. Des groupes talonnaient à la suite, tous muets, heureux, regardant s'envoler dans le vent les immenses ailes du manteau. La pèlerine de Mil avait l'air de se déployer à travers les arbres; il semblait à lui seul le vent du paysage; sa marche, avec le paysans de flandre 101 découpé de sa silhouette dans les crevasses du ciel, participait d'une assomption. Mais bientôt la route devant eux se moucheta détachés immobiles : des saraux indigo aux plis raides restaient postés le long de la douve qui bordoyait les fermes. C'étaient des parents et des amis venus de latitudes opposées et qui l'attendaient au passage. Tous offraient des tournées de bière; Mil, après la cinquième, les remercia. Alors ils proposèrent de l'accompagner un bout de chemin : on irait prendre ensemble un dernier verre de doux chez Lotje (une corde toujours vibrante au violon de son cœur!) en croquant des macarons. La chaussée parut trop exiguë pour la bande qui lui faisait cortège ; il fallut s'aligner sur deux rangs. Lotje, un frisque camuson aux mirettes de moinelle, battit des mains sitôt qu'elle le vit entrer, avec ses ondu-leuses grègues pivoine en lleur et le dandinement du petit gland à son képi. — Jésus God! cria-t-elle, c'est Mil des Bal-kaen ! Il but huit petits verres, fuma deux cigares, serra la main à Lotje et aux camarades, 6. puis s'en revint Je long de la Lys. 11 avait le cœur gros en pensant à son cheval resté à la caserne. Il tailla un scion de saule, le découpa en menus morceaux qu'il jetait à mesure dans la rivière et qu'il regardait filer avec le courant en soupirant. Ouelquefois il se retournait, tâchant d'apercevoir, au hasard des boucles de l'eau, les tours delà ville au loin. C'était le chemin par lequel il repartirait. La table était mise quand il rentra. — Oh! dit-il en reniflant joyeusement, la mère nous régale d'un boeuf aux choux! Allez, j'en ai perdu le goût I — Oui, garnement ! s'écria la bonne femme, et il y a autre chose encore ! — Dieu soit loué ! c'est de la rijspap ! — A table! commanda le vieux Balkaen en étant son tapabor et récitant le bénédicité. Une griserie légère délia l'habituel mutisme de Mil. Il leur dit que son cheval s'appelait Kobe, qu'il lui achetait un sou de sucre tous les dimanches, qu'ensemble ils vivaient comme deux frères. Il tâcha aussi de faire comprendre à maman Balkaen que dix fois leur village, en l'ac- croissant de dix l'ois Sinte-Maria-Léerne, un village voisin, danserait encore à l'aise dans la moitié de Bruxelles. La bonne femme roulait des yeux, consternée par cette immensité, prête à pleurer. — Se peut-il, mon doux agneau ? 0 ciel ! ô Jésus! une telle ville! Al), il y a des gens qui voient de singulières choses ! Et, ajouta-t-elle, sans doute lorsque le roi passe dans les rues, il vous tend la main? 11 vous demande comment vont les vaches de chez vous? Ils.achevaient de vider le plat de riz quand la vitre vibra au tintement d'un doigt. C'était le bourgmestre en personne., l'adipeux et rubicond Mijnheer Ketelaers qui venait prendre langue : — Ah! ah! garçon! je passais... J'ai eu un cousin dans les guides... Allez l ce sont de beaux hommes ! Presque aussitôt, des bottes cloutées de caboches activement râpèrent la paille étendue devant le seuil, leur dénonçant de nouvelles visites. Il entra aussi une fraîche veuve de vingt-six ans, la brune Siska aux yeux en graines de café noir sous la pointe d'un fichu capelinant joliment le long de ses bruns bandeaux ondés. — Ali I Mil, dit-elle, c'est bien vous? Yous êtes donc revenu. Mil? On me l'avait déjà dit hier au village... C'est maintenant que nous ne sommes plus rien pour ses beaux yeux... Et voyez, voyez! les domestiques du château avec leurs habits d'or ne sont pas plus beaux que lui et n'ont pas si grand air! Elle cessa de rire, s'assit près du feu ; et constamment elle regardait en soupirant le grand Mil, debout dans ses larges culottes à la hussarde, le torse bombant sous les éclatants brandebourgs. Dès ce moment, la porte ne s'interrompit plus de battre; les uns arrivaient après les autres, des hommes et des femmes de tout âge qui ensuite se tenaient sur les chaises et restaient à le contempler sans rien dire, avec de grands visages rigides où les yeux s'incrustaient immobiles parmi les peaux gercées et terreuses. Quelquefois un ancien se rappelait de sa levée et demandait s'il n'avait pas de nouvelles d'un carabinier, Dolf, ou Gust, ou Gerrit. — Nous autres, aux Guides, nous ne con- naissons que les Guides, répondait Mil avec un dédain tranquille. Il retombait à sa taciturnité, ou sifflait sous sa moustache les allègres mesures de la diane. Alors un grand silence régnait dans la chambre : on n'entendait plus, à travers le grondement du vent dans les arbres de la route, que son petit sifflottement grêle. Comme le soir tombait, rougeoyant les vitres, un hennissement aigu monta de l'écurie. .— Ah! dit Mil en tressaillant, qu'est-ce que Kobe, mon bon cheval, pourrait bien faire à cette heure? Qu'est-ce qu'il pourrait penser de moi? Il quitta la chambre, traversa la cour, s'assit sur une botte de paille, près de leur vieux ron-sin. Au bout d'un instant le frôlement d'une jupe s'insinua par la porte. Il aperçut la belle Siska, un peu triste. — Hé! Mil! j'ai pensé que peut-être il vous manquerait là-bas un paquet de tabac... J'ai mis une pipe avec... — Allez, fit Mil, devenu triste à son tour (car il y avait toujours eu quelque chose entre eux), ce n'est pas cela seulement qui me manque là-bas... Il y a aussi la rivière et les gens de chez nous... En fumant dans la pipe, je penserai à vous... Vous savez, la fumée retourne toujours en arrière... L'OFFENSE MUTUELLE Une lettre anonyme lui révéla la faute. Tous les jeudis, elle se rencontrait avec son amant dans un hôtel meublé ; cela durait'depuis trois mois déjà. Et l'amant aussi était marié, père de deux enfants. Bien qu'il manquât de décision, il trouva la force de réaliser ce plan; il prit un fiacre, se fit descendre à l'hôtel, demanda une chambre. Ensuite, il guetta derrière les rideaux ; la rue était solitaire, dans un quartier reculé. Il la vit venir, vit arriver l'amant, un professeur comme lui, un homme à belle barbe blonde. Il ne savait pas encore ce qu'il ferait: il avait lutté d'abord contre le soupçon ; maintenant, il s'efforçait de repousser l'affreuse certitude. 11 resta longtemps assis près de la fenêtre, gémissant, cassé en deux, les bras pendant jusqu'à terre. Puis, ôtant ses chaussures, il rôda dans l'escalier, les dents claquantes, s'avunçant par soubresauts. Il colla son oreille à la serrure, entendit des rires. Mais, tout à coup, l'idée d'être surpris devant ce seuil, dans sa pauvre lionte d'homme trompé, le fit remonter en hâte. Comme il sanglotait derrière sa porte, quelqu'un sortit d'une chambre voisine, frappa discrètement. Et il vit s'avancer dans l'entrebâillement un visage de vieille dame. — Pardon, monsieur, lui dit-elle... j'ai pensé que vous vous trouviez mal. Elle lui offrit ses services. Il balbutia un remerciement. Non, il n'avait besoin de rien. Et il s'était levé, il ne lui cachait plus ses yeux rouges ; il éprouva un instant la nécessité impérieuse de lui révéler son malheur. Mais déjà elle se retirait, timide, un peu triste d'anciennes souffrances elle-m'ême, en s'excusant. Deux heures s'écoulèrent. Le froutement d'une robe glissa au tapis de l'escalier, et il se rejeta du côté de la fenêtre. D'un pas rapide, sa femme traversait la rue, la voilette tirée jusqu'au bas du visage. L'ondulation légère de ses hanches, le rythme de sa personne intime soudain le tortura ; son cœur lui monta aux lèvres dans un spasme, il eut une immense défaillance. Un autre maintenant possédait le secret profané. Il oublia l'amant, ne pensa plus qu'à la suivre de loin, avec la sensation de l'avoir à jamais perdue. 11 des-cendit. Mais, au moment où il passait devant la loge, une voix l'appela vivement, et, devant le regard inquisiteur du concierge, il s'aperçut en pieds de bas, ses chaussures à la main, détalant comme un voleur. Il bredouilla une explication, très rouge, la gorge sèche, enfila ses chaussures, paya sa chambre et, ensuite, sur le trottoir, tracassé de la pensée folle que toutes les fenêtres de l'hôtel s'étaient ouvertes et le regardaient partir, il s'efforçait vainement de marcher sans précipitation. La rue se cassa d'un brusque tournant. Alors il se mit à courir ; un peu d'asthme lui raclait le poumon et le faisait haleter. Il dut s'appuyer à une borne. Et un remous de foule, maintenant, au goulet d'un boulevard, lui ôtait tout espoir d'atteindre encore sa femme. Ses idées se brouillèrent ; il ne sentit plus qu'un grand vide en lui. Il espéra que le roulement lourd d'un omnibus l'écraserait. Sans penser, après un assez long temps, il se retrouva dans son escalier, devant sa porte. Il introduisit la clef, entendit bruire au fond de l'appartement les molles cadences joyeuses d'une valse au piano. — Armande ! Il était debout près d'elle toute fraîche, en peignoir blanc, un feu léger aux yeux. Il ressentait un accablement profond, tout son être fléchi comme si ce fût lui qui eût commis la faute. Son regard restait fixé sur l'anneau de mariage dont l'or, mêlé aux autres bagues, dansait sur l'ivoire des touches. — Comment ? toi ? Je ne t'ai pas entendu venir I Sans quitter le piano, l'enlacement de cet air de danse aux doigts, elle se renversa à demi, souriante, les lèvres entr'ouvertes, appelant du front le baiser fidèle. — Non, dit-il, ne me demande plus cela. Cela, L'OFFENSE MUTUELLE 113 vois-tu, Armande, n'est plus possible entre nous. Il était sans colère; il lui parlait d'une voix sourde, tremblante. 11 avait détourné les yeux et regardait les fleurs du tapis. Alors elle se leva,tout à coup inquiète, agitée, les cilsbattants, et lui mit la main sur l'épaule. Un silence monta de la chambre où à peine finissait de vibrer la valse amoureuse. Maintenant, il la regardait, très pâle, de grosses larmes sous la paupière. — Ce qui est fait est fait, Armande... Tu sais à présent pourquoi cela ne doit plus être entre nous. La ruse, la colère de la femme surprise clans son mensonge aussitôt s'éveilla. Les sourcils rageusement se contractèrent dans son visage, devenu livide. Elle cria avec sincérité : — Ce n'est pas vrai... Tu mens ! Il répondit doucement : — C'est vrai, au contraire, puisque, sans t'avoir rien dit, tu as deviné tout de suite ce que je voulais te dire... De nous deux c'est donc toi, Armande, qui mens en ce moment. Elle le vit tranquille, se mit à rire et, lui entourant le cou de ses bras: 114 poupées d'amour — Grand fou ! Quelle lubie t'a passé ? Il détacha ses jolis bras, nus sous les manches flottantes. Elle sentit à sa chair chaude le toucher glacé de ses doigts. Et, baissant encore la voix, les yeux sans couleur, il lui dit : — J'étais là, dans cet hôtel. Jét'ai vueentrer... Il est venu un peu après toi... Pendant des heures, j'ai souffert toutes les agonies. Elle resta droite sous le coup, les mains devant son visage, comme s'il allait la frapper. Il remua la tête : — Je ne t'ai pas frappée alors, je ne te frapperai pas maintenant non plus... Mais écoute... je vais te dire une chose que souvent j'ai voulu te dire... que je n'ai pas osé te dire. Ensuite, tu pourras me juger, moi aussi, comme à présent je te juge. Cette grande douceur la remua. C'était comme un ami, comme un frère qui lui parlait. La rigidité de son visage se détendit, les larmes jaillirent. Et, tordantses poignets d'un geste accablé, elle murmura : — Oh! je te jure... je te jure... Il passa la main sur son front, oppressé d'une pensée lourde, et, un instant, ses lèvres s'agitèrent sans qu'il pût parler. Ensuite, faisant un etïort sur lui-même, il soupira et dit : — Je voudrais être sûr que tu n'aimes pas cet homme, que tu n'as cédé qu'au mauvais désir. Mais ne me dis rien. Dans ce moment, tu manquerais de franchise ; il se pourrait aussi que je. ne te croie pas... Peut-être, après tout, n'étais-je pas le mari qui pouvait te rendre heureuse : tout est possible... 0 Armande, ton corps, ton cher corps, tu l'as donné à un autre homme ! Vois-tu, cela, je ne l'oublierai jamais, bien qu'après ce que je vais te dire, tu sentiras toi-même que je doive te pardonner, que déjà, dans ma conscience, je t'ai pardonné... C'est que, moi aussi, Armande, je t'ai menti; moi aussi, je t'ai trompée... Oh t les faiblesses des femmes ne sont rien à côté de celles des hommes... D'abord, il y a toujours de la douleur dans la première faute d'une femme plus sensible... C'est encore son mari souvent qu'elle regrette à travers un autre homme. Et peut-être, en quittant les bras de l'amant, elle souffre doublement pour la foi qu'elle trahit et pour l'amour qui la trahit elle- même. Mais l'homme, Armande! celui-là, c'est le mâle, c'est le taureau furieux. Le meilleur encore ne se croit pas coupable pour avoir cherché les caresses des autres femmes. Lui qui se montre si dur pour la femme et lui refuse le droit de se sentir une chair fragile comme la sienne, il n'est pas de jour qu'il ne pèche au moins d'intention. 11 s'arroge l'impunité, pour toutes les fautes qu'il commet. Il ne les nomme pas des fautes, d'ailleurs. Il 11e veut les voir que du côlé de la femme. Pourtant, au fond, c'est bien la même chose : les âmes ne sont plus nues l'une devant l'autre et elles ont cessé de s'appartenir. Vois-tu, cela m'est arrivé trois fois, sans que j'aie même l'excuse d'avoir cédé à une apparence d'amour. Et, ensuite, je' te revenais sans honte ; rien dans mon visage ne semblait changé.Tu ne pouvais soupçonner que l'anneau s'était fêlé à mes mains... Il a fallu toute l'horrible souffrance que j'ai ressentie en te perdant pour comprendre combien j'ai été coupable envers toi qui m'avais perdu... La faute de l'homme n'est pas moins irréparable que la faute de la femme. Maintenant, je n'ai plus.le droit de te tenir rigueur; maintenant, nous sommes pareils l'un à l'autre. 11 prit ses mains dans les siennes. Il la regardait avec une passion triste, humiliée, avec le sentiment de leur vie brisée entre eux deux. Elle eut un cri. — Pourquoi m'as-tu avoué quand, moi, je t'aimais encore assez pour ne rien te dire ? Us restèrent embrassés quelque temps, tous deux sanglotant, dans une douceur, une peine infinies. — Pourquoi voulez-vous que j'en sois triste, puisque c'est près de vous que m'est venu mon mal? N'est-ce pas un bonheur plutôt pour moi ? Et il lui avait pris les mains, il la regardait avec un long sourire doucement malade. Les deux enfants, deux petites filles, dans la chambre voisine jouaient une scène de la vie. Une dame arrivait présenter à une autre dame sa poupée, et cette poupée, à travers leur jeu de maternité, aux caresses bavardes et sucrées, devenait une petite fille comme elles, d'un âge seulement plus tendre. D'abord, la dame entrait, saluait d'un grand air cérémonieux, comme dans le monde, un monde où elles imitaient de vraies dames en visite chez leur mère, en exagérant L'AVEU le sérieux des attitudes et la minauderie des sourires. L'autre dame s'extasiait. — 0 le bel enfant ! Je vous assure, madame, c'est tout à fait vous... Oh ! il n'y pas à s'y tromper... Je ne saurais pas que c'est votre fille, je la reconnaîtrais rien qu'à son nez... — Vraiment, madame ? Cependant tout le monde dit qu'elle ressemble plutôt à son père... — C'est possible, madame, mais vous savez, je ne connais pas Monsieur votre mari. — Oh ! c'est un homme très bien, comme papa... L'autre dame se mettait à rire. — Que tu es bête ! Voilà que tu parles de papa, comme si nous n'étions pas deux dames... La petite sœur alors, d'un air froissé : — Quand je dis « papa », c'est plutôt à M. Jacques que mon mari ressemble... — Ah ! très bien ! M. Jacques vient souvent nous voir... Quel malheur, n'est-ce pas? que sa poitrine... — Mariette ! cria madame Didier d'une voix de gronderie et de prière. l'aveu 123 Jacques et elle, depuis un instant, écoutaient les voix jaseuses qui leur venaient, par la porte ouverte, en petits caquets de perruches. Jacques avança la main : — Laissez-les donc jouer... Et puis... et puis... mon Dieu! si vous saviez comme cela me laisse tranquille ! Il essayait de sourire encore ; mais une petite toux sèche lui tordit la bouche; il tira son mouchoir et, en se tournant vers la fenêtre, l'approcha de ses lèvres. De fines nervures bleuissaient ses longues mains, d'un blanc de plâtre. Il avait des gestes lents et silencieux, comme ouatés d'ombre déjà, des gestes qui avaient l'air d'é-mietter la vie devant eux. Un hoquet le délivra ; il tâcha de glisser son mouchoir dans sa poche sans qu'elle s'en aperçût. Et, ensuite, le souffle court, les minces peaux de ses joues frémissantes, il restait un instant à se reprendre, les yeux très grands et fixes, perdus devant lui. — Quand je pense que c'est pour moi, mon ami... Ce chuchotement affectueux le ranima. L'é-tirement du masque se détendit; il eut le rire 124 poupées d'amour d'une tête de cire, sans bruit. Et, bravement il disait, avec sa voix creuse : — Allez, s'il fallait recommencer, ce serait la même chose. — Oh! n'ajoutez rien, dit-elle en allongeant les doigts vers ses lèvres blanches... Tout cela m'est si pénible! Et cependant, oui, je crois, j'en suis sûre, vous recommenceriez... De nouveau, dans le bourdonnement de la voirie, les petites voix habilleuses, avec des chevrotements frêles de mue, égrenaient les compli-mentations, si fausses qu'elles en ressemblaient à des mensonges de grandes personnes. — Et comment qu'elle s'appelle, dites, madame, votre jeune fille? — Blanchette, madame... — Oh! c'est charmant... Si j'avais eu une fille, je l'aurais appelée, moi, Violette. C'est si poétique!... Mais, voilà, le bon Dieu m'a refusé cette grâce... J'ai espéré une fois avoir un enfant, et puis il est arrivé quelque chose... je ne sais pas. Nous en sommes restés une semaine au lit, mon mari et moi... — Mon Dieu! c'est bien triste... Mais, vous l'aveu 125 savez, madame, il ne faut pas désespérer... — Oh! je me suis fait une raison... Après tout, on est plus libre... Mais, dites-moi, madame, votre enfant, c'est vous qui le nourrissez ? — Non, madame. J'aurais bien voulu, mais je ne peux pas. Je n'ai pas de lait. Tout à coup, l'autre dame recommençait à rire : — Cette fois, c'est moi qui suis bête... puisqu'elle a déjà six ans, ta fille... La dame en visite gravement répondit : — Mais ça ne fait rien : j'aurais pu la nourrir tout de même. — Non, mais les entendez-vous? s'écria madame Didier en jouant l'amusement. Ces petites filles sont vraiment d'une précocité! Et, les appelant : — Mariette ! Didi ! Elles apparurent. Toutes deux, maintenant, riaient comme des folles, perdant toute dignité, se jetant dans les fauteuils, battant des mains à cause d'un oubli de la poupée et de cette demande insolite de la dame en visite: « Excusez-moi, madame, mais n'auriez-vous pas un petit pot? » L'une et l'autre frétillaient dans leurs jupes trop longues, empruntées à la garde robe maternelle et qui leur faisaient devant et derrière une traîne qu'elles ramassaient à pleines mains. — Vous savez, dit madame Didier, M. Jacques voudrait bien vous voir jouer à la maman. Ne le privez pas de ce plaisir. — Nous serions bien trop honteuses ! s'écria la dame à l'enfant. Et, avec des rires et des cris, elles s'échappèrent d'une fuite effarouchée de petites femmes surprises dans l'intimité de leur toilette. — Elles aussi vous aiment bien, cependant, fit madame Didier en souriant. Elles vous ont connu quand elles étaient encore toutes petites; vous les faisiez jouer sur vos genoux... Mariette surtout "ne parlait que de son grand ami Jacques... Rappelez-vous, elle vous appelait son petit mari. Elle voulait absolument se marier avec vous. — Oui, dit-il, j'ai passé de bons moments auprès de vous tous... J'ai été bien heureux. C'est même le seul bonheur que j'aie connu... Ah! ça ne s'oublie pas, ces choses-là! l'aveu Et, très Las, comme se parlant à soi-même, il ajouta : — On peut mourir sans regrets ensuite. Madame Didier ressentit un choc. Ses yeux ■exprimèrent une peine immense : — Vous voyez bien, c'est vous qui reparlez à présent de cela. Mais cela ne se peut pas : vous allez guérir. C'est moi qui vous en prie, c'est moi qui le veux, mon ami. Je serais trop punie... Il y a des moments où je ne vis plus en pensant... Il tourna vers elle ses yeux clairs, d'une transparence de pierre fine, des yeux presque redevenus enfants dans le dessèchement des fibres, la mort graduelle des parties orageuses de l'être. — Mais non, puisque c'est pour vous... pour vous, dit-il d'un souffle qui, à peine, dépassa les lèvres, dans une joie profonde d'adoration. — Pour moi, oui... c'est vrai. Oh! je me le répète souvent... Il n'y a pas un jour où je ne me dise : « C'est pour moi qu'il a fait cette chose enfantine et héroïque. » Et c'est si doux, si triste! Si vous saviez comme j'en suis malheureuse et fièrel Mais il n'y a pas un autre homme qui eût fait cela... Et tout se retrace... Je revois le lac, la barque, mon éventail qui, tout à coup, m'échappe des doigts... et vous, mon ami, pour ce rien de moi, sans une hésitation, sans une parole, laissant là les rames et vous jetant à l'eau, plongeant, le corps en sueur... Ah! c'estaiïreux! Raymond criait : « Non, il est fou! » Moi, je m'étais penchée, je regardais, plus morte que vive, sans voix... Là, sous la barque, vous aviez disparu... Et, enfin, enfin, après une éternité, après des siècles d'angoisse, je vous revoyais, vous me tendiez mon éventail... Ah! il est là, parmi les reliques... Je vais le voir souvent, je le mouille de mes pleurs... Je crois ainsi qu'il sort une seconde fois des eaux... Et tout cela pour moi ! C'était pour moi que vous faisiez le sacrifice de votre vie! Oh ! ne secouez pas la tête comme ça... je savais bien que c'était votre vie que vous risquiez puisque... ensuite .. ensuite, vous vous êtes mis à tousser. — Vous savez, j'ai toujours eu la poitrine un peu délicate, dit-il faiblement, en baissant les yeux. l'aveu Une rosée légère bruina à ses tempes, la petite onde d'un sang tari, et, encore une fois, il se tournait vers la rue, repris par le grelottement de l'affreuse toux. — Mon pauvre ami ! fit madame Didier. Elle n'entendait plus le caquet des enfants ; un silence s'était fait dans les chambres comme autour d'une agonie. Et, enfin, le caillot se détachait. Avec le geste lent, méticuleux des phtisiques, il le recueillait dans son mouchoir précieusement comme un morceau de sa vie. Ses lèvres remuèrent un instant sans paroles ; ensuite, de sa voix morte comme la cloche des cimetières, il lui parlait. — Maintenant, je puis bien vous le dire. Cette chose, je l'ai faite joyeusement, parce que je savais qu'au bout, c'était la délivrance. Il y avait bien assez de temps que j'étais de trop dans votre vie... Voyez-vous, nul n'échappe à sa destinée. Quand, après mon grand voyage, je suis revenu, je vous ai trouvée mariée. Cela aussi était écrit, comme tout le reste. Je n'en suis pas moins resté l'ami de Raymond. Et vous ne m'avez pas repoussé : je suis resté votre ami aussi. Cepen- dant je me disais que, dans votre intérêt même, il valait mieux que je m'en aille... Et alors, alors... Voyez pourtant comme la vie s'arrange: si c'eût été lui qui fût parti, nous nous serions peut-être mariés; vos enfants seraient les miens... Je ne me serais pas mis à tousser... Il n'y a rien à faire à cela, il n'y a rien à faire. Madame Didier avait laissé tomber ses bras et, les regards bas, un pli douloureux aux sourcils, répétait : — Non, il n'y a rien à faire... rien à faire. fi Alors, comme tout à l'heure, il lui prit la main entre ses doigts; ils avaient la fraîcheur du plâtre humide. — Et, tout de même, si vous saviez comme je m'en vais heureux... Nous serons bien plus ensemble après. Ce mot de paix et d'espoir infinis tomba en elle comme une goutte d'éternité. Elle se mit à sangloter, le front appuyé à son épaule, et son cœur lui échappait. — Après... oh! après! Mais tu ne sais donc pas que je n'ai jamais aimé que toi? On sonna au palier : ils tressaillirent, un froid l'aveu 131 soudain "au cœur; tous deux avaient tendu la tête et écoutaient. Mais personne n'entra, et cependant il leur parut que quelqu'un était venu qui ne devait plus s'en aller. LE MARI L'inévitable lettre anonyme informa le mari. Cependant il ne pouvait se résigner à suivre sa femme, encore moins à la faire suivre. Et, bien que doué d'une certaine force morale, il était très malheureux. Elle emmenait souvent l'enfant; mais il arrivait presque toujours un moment où la fillette restait confiée aux soins de la grand'mère pendant un temps assez long. Ensuite, elle allait reprendre la petite, et toutes deux s'en revenaient un peu précipitamment. Le ménage n'en paraissait pas trop desheuré. Pourtant, songeait-il, si vraiment elle me trompe, ce ne peut être que pendant les instants qu'Emma n'est pas avec elle. Serait-elle à ce point coquine? Après le bureau, il prolongea ses pro- poupées d'amour menades, il s'efforçait de s'intéresser à la vie de la rue, il s'en voulait de ne plus aimer comme autrefois son enfant. Une après-midi, traversant un square dans un quartier populeux, il vit sa femme assise près d'un jeune homme qui lui tenait tendrement les mains. Il eut peur de sa violence, quitta le square; mais ses pas, après un peu de temps, le ramenaient. Tous deux, maintenant, se regardaient avec les yeux libres et hardis que donne un amour sans mystère. Il était tout à coup devant eux, très pâle, les dents serrées. Il saisit le jeune homme au collet et l'envoya rouler sur le chemin. Ensuite, il faisait un geste ; elle le suivait docilement : ils se mettaient à marcher l'un à côté de l'autre sans une parole. Pendant quatre jours, il évita de lui parler. Avec une étrange force de dissimulation, elle avait repris sa vie habituelle. Elle paraissait calme; jamais le ménage n'avait été mieux tenu. Le cinquième jour, il lui dit : — A présent, jesuis assezmaître demoipour te parler sans violence. Ce jeune homme est ton amant; tu peux le suivre; je garderai Emma. Aussi bien je suis vengé. Il y aura toujours entre vous le moment ridicule où tu es partie, le laissant se ramasser sur le chemin. Elle s'écria : — C'est faux t s'il avait été mon amant, je l'aurais suivi. Il secoua la tête et répondit tristement : — Vois-tu, voilà le mal avec les femmes. Aucune n'avoue franchement. Maintenant tu auras beau me jurer : je te reverrai toujours avec les mains de ce jeune homme dans les tiennes, avec les yeux que vous aviez tous deux en vous regardant. Il n'y a rien à changer à cela. — C'est absurde, s'écria-t-elle. Tu préférerais donc que je m'accuse d'uu tort que je n'ai pas? — Pas de celui-là, Adrien ne, mais d'un tort que tu aurais réellement envers moi, oui, mille fois oui l Elle hésita, craignit un piège, lui dit avec dureté : — Après l'ouvrage que tu m'as fait en me soupçonnant, il ne me reste plus qu'à parler : j'irai vivre chez ma mère. 138 poupées d'amour — Va donc, répondit-il, reprends ta liberté, puisqu'aussi bien, tu t'es déliée toi-même vis-à-vis de moi. Je savais tout avant de t'avoir surprise. En une crise de cris et de sanglots, elle eut le suprême espoir de le reconquérir. Elle l'aimait, à cette heure, d'un amour sincère et affligé. Elle ne ressentait plus que du mépris pour le triste amant qui n'avait pas même songé à la défendre. Elle chercha sa poitrine : — Ami, reviens-moi comme je te reviens, moi qui n'étais pas encore partie. Il secoua la tête. — Même innocente, je ne te croirais plus. Elle se sentit vaincue et cacha sa défaite. Elle subit la force calme du mari, en le détestant. — Je quitterai demain la maison, dit-elle. Dans les chambres remuées d'apprêts de départ, ils se partagèrent l'avoir commun, silencieusement. — Laisse-moi te demander quelque chose avant de m'en aller, lui dit-elle quand tout fut fini. Ne m'as-tu jamais trompée toi-même? Ré- ponds à cela franchement, puisqu'aussi bien, quelle que soit ta réponse, je vais me séparer de toi. — Jamais, pas une fois je ne te fus intidèle, Adrienne, dit-il simplement. Elle le vit dans la nudité de son âme et courba la tête. — Maintenant, fit-elle, je puis te le dire. Je t'ai menti. Je ne veux pas te devenir une charge : je travaillerai. Si tu le permets, je verrai l'enfant tous les dimanches chez maman. Tu verras plus tard s'il t'est possible de me pardonner. Une voiture s'arrêta devant la maison. — Qu'il en soit ainsi, dit-il. Toute chose s'expie à la longue. — Merci ! Je penserai souvent à cela. Sur le point de partir, elle appela Emma et lui dit : — Baise-moi partout sur le front, ma chérie. Puis elle se tournait vers son mari : — A présent tu peux m'embrasser sans arrière-pensée. Là où tu mettras tes lèvres, tu trouveras le baiser de notre enfant. 140 poupées d'amour Et ils restèrent quelques instants dans les bras l'un de l'autre, pleurant. Une semaine se passa. Elle n'était pas allée chez sa mère; il crut qu'elle avait rejoint son amant. Il pensait : « Je lui en ai donné le droit en lui rendant sa liberté. » Une tendresse plus fine lui étant venue pour Emma, il avait le sentiment que la paternité peut tenir lieu de toute autre affection. Au bout du dixième jour, elle lui écrivit pour lui annoncer qu'elle avait trouvé un emploi. Et elle lui donnait son adresse, une chambre au cinquième, où elle ne recevait personne. Il relut dix fois : « où je ne reçois personne ». Une chaleur lui passa au cœur; ses larmes éclatèrent; il baisa gravement ce témoignage de la bonne âme revenue. Elle continua à lui écrire tous les dimanches. Ce jour-là, il amenait lui-même Emma à sa grand'mère. Adrienne et lui s'arrangeaient pour ne pas se rencontrer chez la vieille dame : elle arrivait quand déjà il était reparti. A la nuit seulement, il s'en revenait chercher la fillette : l'omnibus les déposait au tournant de leur rue. Ils vécurent ainsi pendant près de deux ans, sans se voir et cependant se sentant l'un près de l'autre en ce trait d'union vivant de l'enfant. Elle cessa tout à coup de lui écrire : il apprit qu'elle était tombée malade ; il monta les cinq étages et frappa à porte. Elle était très pâle, toute fondue sous les draps, dans son petit lit de veuve, et ils ne savaient plus que se dire, troublés d'une grande gêne, comme aux premiers jours de leur connaissance. Il resta une heure auprès d'elle, la baisa au front, puis s'en alla disant : — Maintenant, si tu le permets, je reviendrai quelquefois... Il lui apportait des fleurs. Il remarqua qu'elle les gardait séchées dans une armoire, comme le parfum décomposé de leur bonheur. Doucement, l'ancien amour revint, très pur, presque innocent, un amour de vieux enfants. Ce fut le mari lui-même qui, le premier, lui offrit de recommencer la vie d'autrefois.. Il alla la prendre un matin et la mena à leur nouvel appartement. A peine ils étaient entrés, elle vit qu'il pleurait ; elle se jeta dans sa poitrine : tous doux restèrent longtemps embrassés, comme le jour où ils s'étaient quittés. Ensuite ils visitèrent les chambres. La plupart des meubles avaient été changés: elle aperçut un grand lit qu'elle ne connaissait pas. Une rougeur lui fleurit les joues. — Oh! fit-elle, c'est comme si je venais chez toi pour la première fois ! — Oui, c'est bien ainsi, répondit-il, c'est bien de ce jour seulement que nous sommes mariés... LE MAL D'ESPERER Trois mois! Une lettre enfin leur arriva : l'enfant leur écrivait joyeusement, d'un cœur de franc marin. Les îles, les mers, les arômes du large, les ports, en cette écriture appliquée, mystérieusement revivaient. Son geste, sa voix, toute sa chère image se levait derrière chaque goutte séchée de l'encre. Us croyaient entendre la vague émue de sa vie se rythmer aux longs flots des atlantiques. Quatre mois ensuite se passèrent et ils attendaient toujours une lettre nouvelle. D'une confiance simple, d'un immense espoir en les maternelles miséricordes de la Vierge, il leur semblait que de houles en houles bondissait la bonne lettre espérée. Comme un peu de lui, 9 146 POUPÉES d'AiMOUR comme une parcelle de son essence, elle refaisait le grand chemin en arrière, l'infinie route des eaux par laquelle il était parti. Un jour, la mer lui avait fait signe; il avait entendu l'appel profond des destinées. Tout de suite un homme s'était éveillé, inconnu de lui-même et qui s'en était allé au geste de sa vie. Ni les larmes ni le vœu d'un avenir moins errant n'avaient pu le retenir, et vers l'enfant disparu, entré en la nuit des mers, ils étaient restés, les bras éployés avec la forme du suprême embrassement où déjà quelque chose de son âme semblait s'être évanouie. Maintenant, les soirs, sous la lampe, pendant des heures ils consultaient la mappemonde, naviguant d'espoir et d'angoisse, sans boussole que leur triste cœur, aux étendues bleues figurant le prodigieux océan. C'est dans toute cette eau qu'il roulait, le bon « materoos », le fils unique, n'ayant plus autour de lui que les forces inconnues. Toujours ils remontaient aux cercles étrécis du Pôle : il n'y avait plus qu'un petit point vide où tout finissait ; et ils s'imaginaient Dieu, tout seul et triste, comme eux suivant des yeux lepetit. La mappemonde s'égala à la vie mystique du globe. Sans notions, par la force d'amour, ils l'animèrent d'un magnétisme qui, à leur gré, régla l'ordre éternel. Leur cœur contint l'étendue illimitée des eaux; un petit navire sillait au travers; et ils croyaient tous les hommes de la terre partis avec leur fils. Des trajectoires immenses, le fin réseau des courants rayait les mers comme des câbles d'argent, comme d'incolores chevelures d'anciens naufragés. Ils les démêlaient de .'leurs doigts tremblants, la mère debout et penchée par dessus l'épaule du père, seuls et silencieux au fond de leur petite maison comme là-bas, aux solitudes du Pôle, le bon Dieu regardant passer l'enfant. C'étaient pour eux le sillage visible de la nef, son labour profond aux abîmes. Les lignes pâles devinrent les fibres par lesquelles, perdu sous les constellations, il se rattachait à leurs entrailles déchirées. Des mois après des mois coururent. Ils se sentirent tout à coup très vieux, les derniers d'une humanité finie, deux pauvres anciennes gens restées sur un rocher d'où s'aperçoit la solitude 148 poupées d'amour vertigineuse des espaces. Quelquefois ils ne se rappelaient plus le visage de l'enfant et seulement le revoyaient tout petit,' avec la figure qu'il avait dans les langes. Leurs yeux s'étaient usés à la mappemonde ; elle-même s'usa de tourner sous leurs doigts. Ceux-ci à la longue tracèrent, parmi les courants, un large sillage qui effaça tous les autres et par où constamment leur âme allait vers l'absent. Au bout du seizième mois ils commencèrent à visiter les Saintes Maries : ils brûlaient devant elles des cierges; ils baisaient leurs images miséricordieuses; ils ne s'en allaient plus des humbles oratoires, leurs bras en croix, cloués à la croix qu'ils portaient en eux. Cependant ils ne pouvaient croire que leur fils avait sombré dans les grandes eaux terrifiantes; ils le portaient vivant en leur cœur, comme une chair sensible en un cercueil : eux seuls, en effet, étaient morts et ne ressuscitaient qu'en leur espoir impérissable. Il arriva qu'un matin le père, pénétrant dans la chambre où la mère se croyait seule, la vit bercer entre ses bras des chiffons roulés en tas et qu'elle avait habillés d'une petite robe de dentelles : elle avait servi au baptême de l'enfant. Il comprit qu'elle s'était prise à le revivre par le souvenir. Ce fut d'abord une grande douleur : il eut la sensation nette, effrayante que leur fils était mort. Il cessa de s'étonner qu'elle eût pu survivre à un tel coup quand il s'aperçut, qu'elle ne vivait plus que par la vie qu'elle lui avait rendue. Bientôt lui-même s'habitua à ce mensonge : il aidait ses pauvres mains branlantes d'ancienne nourrice à dévêtir le petit, à le porter au berceau. Ils goûtèrent, en ce retour au passé, un doux et nostalgique mirage comme si ce simulacre de la chair enfantine leur restituait la joie autrefois éprouvée à la voir à mesure grandir. L'habitude, à lafin, leur rendit machinale leur duperie; ils replièrent les petites robes et se remirent à souffrir de l'espérer sans espoir. Peut-être ses lettres, dans la grande aventure des mers, s'étaient perdues; peut-être il avait atterri dans une contrée sauvage, là où les hommes civilisés ne passent pas. Ils habitèrent dans des ports, ils importunèrent les consulats, ils écoutaient les / marins : partout on était sans nouvelles. Ils ne savaient plus pleurer; ils évitaient de se parler; la vue des bateaux leur causait un tel mal qu'ils s'enfermèrent chez eux pour ne plus céder à la tentation d'aller voir ceux qui rentraient. Ils en arrivèrent à désirer qu'il fût mort, du même cœur éperdu qu'ils l'avaient espéré vivant; ils sentaient la vie s'en aller d'eux dans ces transes horribles. Us auraient préféré les plus amères certitudes au doute qui les harcelait. Enfin il leur sembla que Dieu les avait écoutés, et ils firent célébrer une messe pour que l'âme de l'enfant au moins fût sauvée. Alors seulement ils reprirent un peu courage, et à la fois ils demeuraient inconsolables. Ils avaient prié une voisine d'emporter la mappemonde. La troisième année s'écoula. Ils lui avaient voué un culte de mémoire; ils éprouvaient maintenant un plaisir mélancolique à l'évoquer en leurs entretiens. Quelquefois, devant son portrait, comme devant un Jésus, en une ferveur puérile, ils consumaient de petits luminaires. Mais l'espoir, certains jours, renaissait et les rendait très malheureux. Une agence, heureusement, leur notifia la perte corps et biens du navire : ce fut cette fois la délivrance; leurs larmes taries se remirent à couler, comme s'ils le retrouvaient après l'avoir cru perdu. Et ils remercièrent Dieu sincèrement, de toute la passion de leur cœur martyrisé, comme pour une grande grâce, pour un vœu à la longue exaucé. Par pitié pour son corps sans sépulture, ils lui élurent pour tombeau le secourable amour de la divine Médiatrice, de la Mère des pauvres marins et de tous les hommes. Deux fois le mois ils portaient des fleurs devant ses autels et croyaient les offrir à leur fils éternellement regretté. Us se desséchèrent en ces soins pieux; ils avaient fini par prendre en patience et douceur leurs ans de vieillesse comme un mal moins grand que la mort. Une épreuve dernière leur échut. Un soir, quelqu'un'frappa à leur porte; ils ouvrirent et se trouvèrent en présence d'un homme ravagé par la souffrance et qui, en leur tendant les bras, s'appela leur fils. Mais leur longue peine les avait endurcis : ils le considéraient en se- LE MAL D'ESPÉRER 152 poupées d'amour couant la tête; et ni l'un ni l'autre ne se sentait la force (le subir cette douleur nouvelle après l'autre à laquelle ils s'étaient résignés. Ils ne voulurent pas reconnaître l'enfant qui leur ressuscitait et lui offrirent de l'argent pour qu'il s'en allât. Au moins, en pleurant l'autre, celui qui, en trépassant, leur avait donné la force de vivre, ils pouvaient attendre tranquillement la mort. LE PLUS BEAU JOUR Je crois bien que pour plus d'un qui ne l'avouera pas, le plus beau jour de la vie fut comme pour moi, un lendemain. Nous étions deux enfants qu'on avait mariés le matin ; jamais on n'avait vu autant de bouquets. Et déjà les fruits circulaient : à peine Elise et moi avions échangé quelques mots. Je n'avais trouvé à lui dire que des choses banales, comme au bal la première fois que je dansai avec elle. Ma gorge se serrait sitôt que j'ouvrais la bouche pour lui parler. J'avais la sensation de me sentir ntë figer près de sa jeune vie frémissante sous le frisson des satins. Cependant je l'aimais sincèrement; toute cette dernière semaine, je^n'avais 156 poupées d'amour plus vécu que d'un grand bonheur de cœur angoissé, dans l'attente de l'heure délicieuse. Comme les timides et les sensibles, j'avais préparé à l'avance des paroles exaltées et tendres, tandis que les mains se cherchent et demeurent nouées sous la table. Peut-être ma force s'en était allée à travers un espoir trop tendu ; j'avais la certitude de paraître ridicule ; je ne pensais plus qu'à la minute prochaine où nous allions être rendus l'un à l'autre. Mais ce n'était plus la même chose : après l'avoir si follement désirée, cette minute adorable, elle se dénonçait maintenant à moi comme la plus terrible qu'un homme pût connaître. Je dois dire que la sollicitude de mes parents contribua pour une large part à ce bizarre état d'énervement. On avait pris soin, dès l'instant où nous nous assîmes à table, de stimuler mon courage en me versant généreusement le Champagne. Un vieil oncle, entre deux tamponnements contre son puissant estomac, m'avait même coulé à l'oreille : « De l'énergie, sacre-bleu ! C'est le moment de se montrer un homme ! » Dans ma famille, je passais, non sans raison, pour manquer de décision. Il arriva tout le contraire de ce qu'on attendait de moi : la' gaieté générale me retomba en noir sur le cœur ; je me rappelai qu'en une autre circonstance, au repas de funérailles qui avait suivi les obsèques de mon père, dans la grande solitude vide de la maison, on m'avait fait boire aussi pour étourdir ma douleur. C'étaient les mêmes visages autour de moi : comme alors, on avait l'air de se concerter pour me cacher une vérité pénible. Tous les grands moments de la vie ne semblent être que les aspects variables de la même incertitude qui s'attache à notre destinée. Je m'apparus à moi-même comme quelqu'un qu'on s'efforce de secourir dans un passage difficile. Je perdis ainsi le peu de résolution qui me restait. L'inévitable supplice des toasts ensuite me réticula les fibres. Je dois dire que le premier, pathétique jusqu'aux larmes, cependant fit bonne impression. Mais un cousin, rimeur départemental, s'était ingénié à versifier en des couplets facétieux certaines allusions licencieuses aux intimités du mariage. Ce ridicule épithalame obtint un succès bruyant d'hilarité. Je vis rougir Elise. Je la regardai avec un si profond navrement qu'elle se mit à rire, il me sembla que nos deux âmes déjà s'étaient disjointes. Cependant un signe de sa,mère l'avertit de l'imminence du * départ ; elle s'agita sur sa chaise, me regarda à son tour du coin des yeux et je pensai : « Voici le moment venu d'emporter ton cher trésor d'amour. » L'après-midi s'achevait, on avait commandé la voiture pour cinq heures. Je me sentis rivé à la table, sans force, dans un total abandon de moi-même. Une inquiétude à la fin gagna Elise elle-même; ses paupières battaient; elle roulait une mie de pain ; et tout le monde s'était levé. Nous seuls restions assis l'un près de l'autre. Le frôlement d'une robe s'approcha; j'entendis une voix chuchoter très vite: — Mes enfants... mes enfants... à quoi pensez-vous? Sa mère l'entraînait ; je montai l'escalier derrière elles ; je tremblais si fort que je dus me retenir à la rampe. Elise, au contraire, affectait une petite bravoure gaie, dans le froufrou de ses satins comme des musiques de lumière. Ses pas légers de marche en marche couraient, ses délicieux pas chaussés de blanc, avec le craquement fin des semelles. De subtils parfums d'héliotrope effluaient du sillage de son corps charmant. Une porte s'ouvrit, je la pressai de toutes mes forces contre moi, mais presque aussitôt je tombai sur une malle en pleurant, la tête dans mes mains. Elle ne comprenait rien à ma peine et me regardait de son air de petite poupée étonnée, dans tout ce blanc qui me la faisait paraître bien plus redoutable. Je pris ses mains, je les couvris de mes larmes et de mes baisers, je ne savais que lui dire. — Elise, chère Elise, pardonne-moi... Et à ces mots, mes pleurs redoublaient. C'était comme le sentiment d'un immense découragement, dans un naufrage où sombrait ma volonté. Elle finit par s'asseoir près de moi sur la malle et elle pleurait aussi; elle disait: -- Mais je te pardonne, je ne sais même pas ce que j'ai à te pardonner. Elle semblait très malheureuse, je l'étais bien LE PLUS BEAU JOUR plus qu'elle. A la fin, comme, mes larmes taries, je me laissais tomber à ses genoux, elle eut une exclamation doucement navrée : — C'est donc cela qu'on appelle le mariageI Et maman qui me disait que je ne devais pas avoir peur de toi I Mon Dieu, c'est que tu n'es pas terrible du tout ! Je sentis quelle grave responsabilité j'encourais dans un moment où la jeune femme novice, la petite fiancée candide du matin, au seuil encore du mystère nuptial, s'inquiète, redoute tout de l'homme violent et amoureux auquel on l'a préparée et, à la place, n'aperçoit qu'un cœur lâche qu'il faut encourager. — Que vas-tu penser de moi? lui dis-je, en cachant ma tête dans ses beaux satins froissés. Elise, chère Elise, oublieras-tu jamais... Mais encore une fois la parole expira. J'eus l'air de vouloir lui cacher un secret qu'elle brûlait de connaître. Une seconde passa, et puis ce fut elle-même qui, naïvement hardie, parut m'a-voir pris ma force pour révéler la chose obscure et redoutable qui causait ma défaillance. La caresse de la petite main où brillait l'an- neau, joua dans mes cheveux et elle me dit : — Ami, ami... Cela se passera. Ce n'est pas si effrayant que tu crois... Vois, je veux déjà ce que tu voudras... La porte s'entr'ouvrit ; c'était sa mère, souriante, très brave aussi aux approches de la grande séparation. Elle nous vit assis sur la malle, nos yeux étaient rouges, je tenais ses mains dans les miennes. — Voyons, mes enfants, la voiture est là... Toi, mon gendre, passe dans la chambre voisine. Je ne sus jamais comment je vins à bout de changer de vêtements ; Elise dut attacher ma cravate et ensuite les servantes descendaient les valises. Je suivis par les escaliers,comme tout à l'heure, les petits pas qui n'étaient plus chaussés de blanc, symbole de l'effeuillement des blancheurs de la vierge dans les chemins nouveaux de la vie. Des baisers mouillés, les étreintes où pour jamais la mère sent se détacher l'âme de l'enfant, un bras qui du seuil un peu de temps continue à agiter un mouchoir, et les chevaux d'un trot allongé nous emportèrent à travers la campagne. Mes beaux-parents avaient fait préparer des chambres dans un pavillon de chasse qu'ils possédaient à deux lieues de la ville et qui, en temps ordinaire, n'était habité que par la famille du garde. Nous arrivâmes à la nuit. J'avais repris un peu de courage; je le perdis de nouveau à la vue du grand lit où, sous la clarté des flambeaux, sa tête roulée aux dentelles de l'oreiller, un peu malicieusement me souriait Elise. — Mais viens donc; mets-toi là, comme papa auprès de maman. J'ai honte à le dire, je dormis jusqu'au matin d'un sommeil accablé. Puis une clarté filtra entre les rideaux, je m'éveillai et l'aperçus qui s'éveillait elle-même et me regardait avec la surprise de la jeune fille qui se voit pour la première fois couchée auprès d'un homme. Ce furent des heures délicieuses ; le charme funeste était rompu; je l'enveloppai de mon grand désir tremblant, et elle comprit pourquoi, en pleurant, je m'étais mis à ses genoux et lui avais demandé pardon. Vers midi sa mère arriva; nous étions encore au lit; elle nous dit à travers la porte qu'elle m'avait cru sérieusement malade; d'inquiétude, poupées d'amour elle était accourue. Elise voulut lui ouvrir ; elle sauta du lit, pieds nus, et alla défaire le tour de clef. Alors, à la vue de la petite femme déclievelée qui, sans l'ombre d'une gêne, se montrait en chemise de nuit dans la clarté du palier, ce fut la bonne dame qui, sous ses bandeaux gris, se mit à rougir. — Vraiment, les jeunes filles d'aujourd'hui... dit-elle. Et nous nous mîmes à rire, car nous avions compris sa pensée. LE DRAME Tous les ans, le dernier dimancho de juillet, a lieu, à Furnes, en Flandre, la célèbre et antique procession du la Pénitence, perpétuant la tradition des mystères religieux. (Les guides, les journaux, elc.) Le lils de l'Homme ramasse sa croix, il raidit ses muscles pour l'appuyer saus trop de douleur à son épaule. Mais durement elle opprime sa chair mal protégée d'un escot pileux; il la laisse retomber une première fois; et aussi, les rugueux cailloux entament la plante de ses pieds déchaux. — Allons, Christus, il faut marcher, gouaille la soldatesque autour de lui. L'heure est venue de montrer du courage. Et puis, c'est entendu, on vous réconfortera d'un plein pot de bière. — C'est Jan Landejan, commentent les gens de la ville en se le montrant sous sa croix. Une fière arsouille ! Il entonnerait son pesant de genièvre. Et pourtant nul ne sait porter la croix mieux que lui. Mais les pacants accourus des hameaux ignorent son nom ; ils sont pris d'un grand respect et égrènent des chapelets entre leurs doigts. — Serait-ce Christus? s'interrogent-ils. On dirait Notre-Seigneur en personne. Le cortège sous la pitié des fenêtres traverse la place. Derrière le caracolement des imposants gendarmes, entre les casques fourbis des pompiers, d'abord un ange en blanche tunique trop longue à laquelle s'agrippent ses gros souliers, enfle les joues comme des ballons et, d'une voix déclamatoire et scandée, dit la misère de Notre Sauveur. Expiant sous de mornes cagoules le péché des sens, les bures ceintes d'une hart à nœuds, avec le clapotis mou de leurs pieds nus sur les pavés, les confrères de la Miséricorde ensuite déambulent, assumant le deuil et le remords de la chrétienté. Puis, s'avance un ange testé de pennes et qui va proférant les vaticinations des Prophètes. Et voici Moïse, David, Isaïe, Jérémie, Daniel, Osée, Zacharie vociférant, à travers le tressaut de leurs barbes, la calamité des temps, tous éminents de taille, nimbés de disques en cuivre et dénoncés par l'ampleur des tuniques. A leur suite (— alors un émoi court sur les fronts —) en d'horribles suaires semés de mortuaires emblèmes, surgissent les Fléaux, ministres de la colère du Ciel : — la Guerre, au visage patiné de brique pilée, par imitation du sang ; — la Famine, frottée de céruse pour simuler les affres blêmes de la mort sans pain ; — la Peste, toute noire, avec la saignure élargie des lèvres dans le masque charbonneux, par rappel des plaies et des ulcères. De leur passage s'évague une odeur de charnier et ils sont la forme antique de la mort, l'épée, le sceptre et la balance en les mains, pour attester Dieu frappant par l'épée, régnant par le sceptre, pesant par la balance. Ensuite s'espacent David repentant, saint Jean parmi les bergers, Marie, Joseph et les anges dans l'étable; et courbés par l'effort, leurs 10 poupées d'amour doigts noués au mancheron du timon, fléchissant vers le sol de basses encolures de bœufs, avec le souflle rauque des haleines trouant les hermétiques cagoules, quatre pénitents traînent l'étable de Bethléem, une hutte en torchis sous un toit de feurre tréssé où, près d'un veau à tête dodelinante, par dessus la nudité rose d'un enfançon dans les pailles, oscillent à la clarté d'une lanterne une Vierge savoureuse et gor-giase, un grand saint Joseph chevelu et de blanches pucelles aux ailes d'anges. Maintenant s'annoncent les pâtres : — Nous l'avons vue, disent-ils entre eux; oui, nous avons vu une lumière sur Bethléem. Un ange, alors, tourné vers eux et marchant à reculons (c'est le fils du pâtissier de la Grand'-Bue) leur signifie avec un grasseyement qu'un Sauveur est né aux hommes. — Se peut-il qu'un tel enfant soit né? se demandent-ils avec étonnement; et, sous les sourcils, leurs yeiix remuent comme de grosses mouches bleues ; ils ont peur visiblement de ne pas paraître assez surpris. Mais un autre ange (quelqu'un dans la foule affirme que c'est le fils du bourrelier) à son tour se fait entendre : il marche, celui-là, devant les Rois mages en caftans bordés de lapin blanc, trois bons types au nez piqué de genièvre et dans lesquels on n'a pas de peine à reconnaître les principaux clients de la Noble [Rose. Avec l'ange ils discourent sur la naissance du Fils de l'homme, et des pages en maillots roses sous des tuniques frangées de crépines d'or, derrière eux portent les charbons, l'encens et les cassolettes. Des anges encore (y en a-t-il, mon Dieu!) précèdent la Circoncision et la Fuite en Egypte. Et, tout à coup, une verbosité tumultueuse décèle l'approche de Hérode et de sa cour. Celui-ci aussi est une vieille connaissance ; depuis dix ans, toujours le même Tiest Trumelairé, le tapissier, assuma ce rôle injurieux, et on est d'avis qu'il s'en tire à son honneur. Sa caverneuse voix de basse-taille ronfle comme une meule, tandis qu'il ordonne qu'on ne laisse sortir de la ville nul enfant au-dessous de deux ans, et il secoue fortement à terre ses bottes de cuir jaune, il brandille les bras en ailes de moulin, il remue des sourcils terribles, noircis à la fumée, pour bien faire voir qu'il est le roi Hérode et non pas le vain artisan qu'on pourrait supposer. Sa cour en cet instant tournait l'angle de la rue où, de puis des ans, son industrie fructifie, une rue de très anciennes et exiguës maisons, parmi lesquelles la sienne s'agrémente d'un paquet de bourre balançant à une corde. Une chaleur en lui stimule son royal orgueil. Des chandelles s'allument aux fenêtres de sa demeure ; il voit (mais pourquoi, se dit-il, a-t-on lâché le merle ? Oui, c'est bien le merle qui siffle dans sa cour) —il voit nettement brasiller leurs petits trèfles jaunes parmi les crucifix, les roses en papier et les touffes de fleurs des champs qui décorent d'un air de chapelle la boutique. Mais il est Hérode, il ne daigne s'apercevoir que sa femme et ses enfants se sont mis sur le seuil pour le regarder venir. Cependant, quand il passe devant sa boutique, il enfle la voix ; et cette voix, avec ses syllables irritées, avec son grondement de porte de prison roulant sur des gonds mal graissés, retentit au loin dans le silence religieux de la rue, par dessus le bour- clonnement assourdi des colloques entre les mages et les anges. — C'est Piet Trumelaire, déclarent les gens de la rue, ses voisins. Oh ! il parle bien ! C'est un vrai roi quand il s'en mêle. Mais il y a là quelque part, à l'une des fenêtres d'un asile charitable, parmi d'autres bonnes femmes, une pauvre vieille qui entend dire autour d'elle que c'est Hérode et qui aussitôt se met à gémir. — Tout le mal vient de ce mauvais homme, dit-elle. Sans lui, Notre-Seigneur ne serait pas monté sur la Croix. Entendez-le seulement parler : il n'y a jamais eU une bonne pensée dans son cœur. C'est lui qu'on aurait dû clouer sur la croix à la place de Notre-Seigneur ! — Griet a raison, opinent près d'elle de petites tûtes branlantes, sous le hochement des bonnets blancs. Hérode et ses bottes à chaudron décroissent dans la reculée. A présent un gentil petit Christ joufflu et blond, en robe fleur de lin, (on a pris le meilleur élève des Frères de la Doctrine chrétienne), s'étudie à des pas méditatifs, rythmant 10. 174 POUPÉES D'AMOUR le lent débit dont il ratiocine avec les Docteurs. Alors les bonnes de l'asile frappent des mains, cajolant de sourires extasiés la marche réfléchie du délicieux Jésus. On entend surtout la voix de la pauvre vieille Griet à la fenêtre. — Il est là, Notre-Seigneur enfant, dit-elle. Ah ! qu'il est joli ! Quel joli oiseau l Quel joli mouton! Et ses petits pieds, voyez donc comme ils marchent bien ! Qui ne voudrait baiser ses petites joues roses? Sûrement, ça n'est pas fait pour aller au supplice. Et pourtant il faudra bien qu'il y passe, Seigneur ! — Nous le reconnaissons, jabotent les femmes. C'est le petit José de la mercière de la place. Oui, voilà un brave et bel enfant. Sa mère peut se croire la vierge Marie, à cette heure. A l'aimable Christ, soudain, dans le déroulement de la procession, se substitue un ascétique et maigre personnage, — le vrai, le traditionnel Jésus califourchonnant un aliboron parmi les douze apôtres sur deux rangs, l'index et le médium de sa droite figeant en l'air le geste de la prédication. Des boucles en frisures de copeaux spiralent à son haut front lisse, le long de son le drame 175 visage émacié, très pâle, et qu'allonge le flocon-nement d'une barbe couleur de froment mûr. Aussitôt un vif mouvement de curiosité détend les cous. — C'est le sacristain de Sainte-Walburge, dit-on. C'est Lamme Loisel. Une statue en cire n'a pas les yeux plus inertes. Il s'impose cette pénible posture comme pénitence. En effet, nul plissement de la peau, pas même une ride, au frôlement taquin des mouches, ne meut l'hypnotique passivité de son masque immuable. — Oui, il est très bien, bavarde la bonne Griet. Mais cela ne vaut pas le Christ succombant sous la croix. C'est alors qu'il faut pleurer. Et tenez, entendez-vous déjà là-bas les cornes qui sonnent sa mort? 0 Sainte Vierge! sûrement les soldats le frappent avec leurs lances. 0 Ciel ! ô Dieu! ils frappent sa chair! Notre-Seigneur va mourir. A quoi donc pense le bon Dieu, là-haut? Elle mouche entre ses doigts les deux humbles chandelles qui grésillent près de ses vieil* les joues, deux chandelles qu'elle s'est achetées au matin chez l'épicière ; et ensuite elle joint 176 poupées d'amour les mains, elle récite le Pater en émettant de gros soupirs. Dans la rue défilent des groupes en plâtre supportés par des pénitents, d'archaïques et naïves sculptures enluminées qui expriment la Sainte-Cène, le Jardin des Olives, la trahison de Judas, le Christ prisonnier, le Reniement de Saint Pierre, le Couronnement d'épines, l'Ecce homo; et toujours des anges blancs prolongent de traînantes et tristes mélopées, mémoratrices des croissantes souffrances de Jésus. C'est maintenant un si lourd silence dans la foule qu'on perçoit distinctement l'asthme de Pilate; et il y a aussi le merle qui siffle clans le jardin (ah i cela fait mal à entendre !) Une indicible angoisse crispe les visages, la mussitation des prières met un tremblement sur les lèvres ; il est avéré que plus rien ne peut différer la passion divine, nulle intervention de Dieu. Et plus terrible, plus retentissant, plus proche, le [glas des églises s'enfonce en la pitié des cœurs, — le glas cognant les toits, le funèbre glas cassant toute espérance dans les cœurs. — Non, dit aux autres femmes la vieille Griet le drame 177 en fermant les yeux, je ne pourrai pas voir cela. Je mourrai plutôt que de le voir porter sa croix. Notre Père qui êtes aux cieux... 0 Dieu! je ne puis plus même prier... Que votre nom... Dites-moi, vous, comment il faut à présent que je prie. Ah ! c'est qu'il vient ! J'entends le bruit de ses pieds nus. Dites, n'est-ce pas à déchirer le cœur! Très vite elle rouvre les paupières et l'aperçoit fléchissant sous la croix, son visage tout baigné de sueur, ses pauvres pieds nus meurtris par la pointe des cailloux. Un geste de désespoir projette ses mains jointes au dehors de la fenêtre, et avec des sanglots elle bégaie : — 0 Sainte Vierge I qu'il est pâle ! Qu'il a l'air malheureux ! Le laisserons-nous ainsi porter ce bois lourd ? C'est pitié qu'il s'en aille tout seul... Notre pauvre cher Seigneur va trépasser... Que votre volonté soit faite ! que votre nom... 0 ciel! il va trépasser! 0 ciel! ô Dieu! se peut-il que nous voyions une telle chose ? Et comme il passe devant l'asile, tout à coup le poids de la croix l'entraîne ; il ploie les genoux et tombe sur les mains, ses cheveux hu- mides dans les yeux. Alors le cortège s'arrête . les soldats romains, en casques et en cuirasses, la lanière des brodequins serpentant autour de leurs jambes nues, éternisent sur cette agonie l'aigre crissement des crécelles ; et il en est qui gonflent leurs joues en soufflant dans des cornes, et d'autres lèvent leurs piques comme pour l'en transpercer. Un cri. C'est Griet qui se désole et tend les bras. — Arrêtez, ne le frappez pas, maudite engeance ! Ne frappez pas Notre-Seigneur I 0 Dieu, permettrez-vous que ces démons fassent soulVrir plus longtemps votre fils? Ah! le pauvre homme ! Il est à bout ; il a peut-être faim et soif! Aux pieds du Christ, tandis qu'il s'appuie sur ses paumes douloureuses pour se relever, une bourse vient rouler, — le pauvre gain de tout un mois de tricots dans les jours vides de l'asile. — Prenez, Notre-Seigneur... Nous vous devons bien cela, à vous qui allez mourir pour nous. Et l'on voit Notre-Seigneur allonger la main et rapidement passer la bourse à la corde qui ceint ses reins. Puis il se redresse et continue à marcher en portant sa croix... Les petits pêcheurs sur les trottoirs, accablés de stupeur et de deuil, se répètent à mi-voix : — C'est notre Sauveur en personne... Jan Landejan, ni aucun homme, 11e pourrait supporter sans mourir une telle misère. Griet a raison. C'est Notre-Seigneur même. Griet est restée penchée entre les deux lumignons; elle n'entend pas le dialogue de saint Jean et de Marie derrière le Portement; elle ne voit pas les petites vierges qui accompagnent Véronique déployant le suaire où s'est imprimée la Sainte Face ni les rigides pénitentes voilées de longues draperies noires et qui à la file portent la Robe, la Croix des Sept paroles, l'Eponge, les Clous, la Clepsydre, — ni derrière elles, sur un énorme cheval caparaçonné, le cimier et la cuirasse de Longin (c'est le gros boucher Antheunis, le frère de l'échevin). De ses pauvres yeux larmoyants, uniquement elle suit au loin, par delà les anges et lés saintes femmes, le chancellement du Fils de l'homme et sa grande croix noire qui heurte les pavés. 180 poupées d'amour Jusqu'à ce qu'il ait disparu dans l'étranglement de la rue, elle ne cessera de considérer, de toute la passion de son cœur martyrisé, en joignant les mains et en claquant des dents, la marche de Celui qui va là-bas, dans la huée des trompes et la moquerie des crécelles. Ensuite elle demeurera à remuer ses lèvres pâles, pensant à son cher Jésus, sans voir la Résurrection, les Pietas, le Char du Saint-Sépulcre, les ordres religieux dans le braséement des torches et des lanternes, la ténébreuse cohue des pénitents trébuchant, pieds nus, sous la pesanteur des croix. Et seulement, quand carillonneront les tinterieïles des enfants de chœur devant le Saint-Sacrement, elle se courbera comme les autres, à genoux devant les rais d'or de l'ostensoir, — pauvre âme de peuple en qui s'est recomposée la douleur du Drame. JEAN L'APOTRE A vingt-cinq ans, Jean, fils du hasard, apprit à lire. L'école, corvée pour les petits des riches, fut à lui, l'humble apprenti piquant l'alêne et martelant le cuir chez le savetier du village, le premier temps heureux de la vie. Quelque chose en son être remua à la musique des lettres accordées en syllabes, le sens d'un symbole où l'univers prenait une voix. Il se sentit en communication avec les esprits de la terre, du ciel et des eaux. La grande ténèbre intérieure se rompit : il crut entrer dans la clarté. Ce fut comme une initiation religieuse en laquelle il se rapprochait de Dieu. A peu près vers la même époque, ayant vécu 184 poupées d'amour jusqu'alors comme un petit saint des Thébaïdes, il put s'établir avec l'argent de ses épargnes et reprit la clientèle du vieux maître, son patron, emporté par une fièvre maligne. Il eut son demi-arpent, qu'il bêchait lui-même ; levé avant l'aube, il ne se reposait que le dimanche, pour obéir au saint commandement. Un jour, étant parti acheter du cuir à la ville, il acquit un almanach, un pauvre vieux recueil de prophéties et d'images, avec l'astrolabe et la robe magicienne de Mathieu Laensberg gravés sur la couverture. Jean ainsi connut les Mystères et n'eut jamais d'autre bibliothèque. Un doigt aux lettres, car il lisait comme un enfant, il se mit à épeler, le soir, sous la lampe, les textes révélateurs des vérités essentielles. Il déchiffrait péniblement une ligne à la soirée et la méditait, y trouvant d'infinies conjectures. Pendant des mois, il ne dépassa pas cette mesure, raccordant à la ligne qu'il avait lue la veille le dessin spirituel de celle qui suivait. Les mots, dans son esprit régi par la loi des visibilités, s'inscrivaient comme une figuration matérielle, représentative des choses et des êtres. Ensem- jean l'apotre ble ils se mouvaient d'une arabesque vive comme de la substance animée. Des ondes intellectuelles se formèrent, s'élargirent comme les cercles concentriques d'une eau où tombe une pierre. Même enfant, il avait vécu, recolligé, inquiet des secrets, remué dans son inconscience. C'était ce profond et latent travail par lequel les instinctifs, les petits du peuple s'égalent à la germination des friches, aux fermentations de la vie sur la nappe croupissante des mares. L'aride sol, travaillé parles pluies et le soleil, se fleurit d'essences, pousse sa silve libre, ses jungles minutives, microcosmes du vaste univers. Un fin capillaire d'algues ondule aux eaux, électrisées d'une faune élémentaire. Ainsi, le miracle, aux sources vertigineuses de la pensée, recommence, égal chez l'homme et dans la nature. La chaleur, le magnétisme des forces pénétra le rudimentaire cerveau du savetier de campagne. Un vibrion-nement en activa le mécanisme, une volontaire et fine vibratilité d'idées, pareille au tourbillon rythmique des molécules dans la lande et les mares. Jean mit trois ans à lire son Mathieu Laens-berg. Il connut alors les Constellations, les Solstices, les Saisons; il sut les saints de l'hagiolo-gie, les divisions du comprit, les symboles; il apprit les pronostics. Du seuil de son échoppe, en regardant les couchants, il prédisait le temps; il révéla les avertissements inclus dans le vol des oiseaux, la forme des nuages, le moût du sang, les variables températures. Le soir, après l'ouvrée, on arrivait le consulter. Et il n'ignorait pas non plus les dictâmes, la vertu des simples, les secrets prophylactiques, comment on réduit la tympanite des vaches, par quels remèdes on supplée au mire. L'almanach devint son grimoire : il y débrouillait les arcanes; il en élucidait les analogies, ayant remarqué que les nombres régissent le temps et la destinée, que l'Avent, la Purification, l'Ere pascale et Noël sont concomittants à des états de l'âme humaine, que la lune, faste ou nocive, régulatrice des marées et des fructifications terrestres, règle les maladies et les passions des hommes. Ainsi il s'initia à l'ordre éternel et temporel. Le livre pour lui s'assimila aux Saintes-Ecritures et aune Kabale. Et il ne cessait pas d'être un simple, sous la main de Dieu. Au bout de trois ans, il relut l'almanach et il parut qu'il le lisait pour la première fois, tant il y perçut de choses nouvelles. Des doutes se dissipèrent, des obscurités se fondirent; il coordonna des faits autrefois distants, séparés de longs intervalles. Il ne savait pas en quels supplices trépassèrent les saints martyrs ni le sens des attributs dont s'accompagnent les bienheureux. Mais parmi les premiers, les uns se signalaient par les roues, les grils, les gibets, le bestiaire ; les autres avaient une clef, une tour, des lys. Et, surtout, il lui fut avéré que les martyrs avaient souffert pour la bonne conscience, s'étaient offerts en holocauste à la rédemption des hommes. Ainsi il se persuada le renoncement, le sacrifice, le devoir d'être fraternel envers des frères. Le vieux texte lui devint comme un rituel des actes de sa constante élévation vers Dieu et un miroir où, aux clartés du ciel illimité, il se vit se refléter lui-même. Les maximes abondaient, des préceptes de vie droite, des conseils pour mériter le bienfait d'une vieillesse sans regrets; il y apprit à res-treindre ses besoins, à endurcir son corps, à transférer aux indigents une part de son indigence personnelle, lien lit comme la règle et la moelle de sa conduite. Des paraboles décelaient une moralité cachée : il en démêla la sagesse, s'en appropria la substance. 11 aimait parler par apho-rismes, s'élant habitué à l'esprit concret, à la forme brève et condensée des proverbes et des dictons où se transmettent comme un legs, l'expérience et le savoir des vieillards. Avec le temps, il put lire avant la couchée des pages entières. C'était sa méditation nocturne, la bonne prière de sa pensée et de sa vie solitaire sous les étoiles. Derrière chaque ligne se levaient des idées nouvelles, des aspects du monde et de soi-même, imprévus. Et il n'avait jamais fini de les découvrir : des continents et des mers s'en suscitaient, d'inédits segments de l'âme et de l'esprit. 11 n'éprouvait pas le besoin de lire un autre livre. Une grande sérénité lui était venue; il crut discerner que la somme du bien excède la somme jean l'apotre du mal et que la terre peut-être, n'est qu'un des paliers par lesquels, dans l'espace infini, on accède vers la connaissance. Les mondes se peuplèrent; il soupçonna la transmigration de planète en planète ; l'éternité de la vie se découvrit au pauvre liomme obscur devant la courbe illuminée des galaxies. Ses journées se passaient à battre le cuir, à coudre les semelles : il était réputé pour la solidité de son travail, et le champ, non plus que l'échoppe, 11e chômait. Il en partageait les fruits avec les nécessiteux. L'hiver, pour conjurer la monotonie des frimas, il s'égayait des anecdotes et des fables du bon almanach. Presque toujours, 1111 madré paysan en était le héros ou, à l'opposé, quelque rustaud jocrisse et, sous ses lunettes, il riait jusqu'aux larmes, amusé comme un dieu. Ainsi l'humble livre populaire suffisait à sa vie. Il était pour lui la Révélation, les Quatre Saisons, l'Ordre et la Joie. Le rayon de soleil qui fait germer la friche et fleurir la mare en était sorti. Ses sucs, à la longue, avaient distillé la sagesse et la philosophie, comme les rosées du ciel, en pleuvant sur la terre, y distillent L'aromejet la sève verte. Ce 11. 100 poupées d'amour simple cœur, nourri des textes méprisés, s'égala, par la réflexion, aux problèmes, réalisa le miracle de recommencer en soi l'humanité. Il connut l'harmonie des actes et des pensées. Quelquefois, passant par le village, j'entrais dans sa maison; la porte jamais n'en était fermée. J'aimais sa bonne humeur, ses yeux clairs sous les rides, son doux savoir. Il me donnait la force de croire en moi : j'aurais voulu n'avoir rien appris que de moi-même, comme lui. Je pensais: « Là est la force, là est le vrai homme. Il faut que la genèse recommence en chaque individu. » Et, l'âge étant venu, on l'appela Jean l'apôtre dans les campagnes. LE PERE Vers minuit, le vieux Faas Poppel entendit marcher dans la maison. Son fils Joris, en rentrant du cabaret où jusqu'à l'heure du couvre-feu, chaque soir, il jouait aux cartes avec les notables du village, était venu lui souhaiter le bonsoir : ensuite il était monté directement à sa chambre. Celui-là non plus n'était plus fort jeune : il avait des mœurs régulières et graves; il pratiquait fidèlement le devoir religieux. Faas Poppel le considérait comme le meilleur de ses enfants. Tandis que les autres étaient partis s'établir dans les villes, Joris avait continué à vivre sous le toit familial. C'était lui, maintenant, qui s'occupait de leur commerce de bois. 194 poupées d'amour — Quelqu'un cependant a marché dans la maison, se dit le digne homme. Comme c'était le samedi, il pensa que la petite Annah, leur servante, abusée par le chant des coqs, s'était levée pour avancer récurage de ses cuivres. Il se tira de ses draps et, ayant ouvert la porte, doucement il l'appela par son nom dans la paix de la nuit : — Annah ! est-ce vous, Annah ? Elle ne lui répondit pas, mais il entendait des gémissements étouffés monter de la cour. « Sûrement, un des êtres de cette maison a été pris de la colique mauvaise, » songea-t-il. Il passa ses grègues, chaussa ses socques et, sa chandelle à la main, descendit. La cuisine était ouverte; il appela de nouveau; les gémissements aussitôt cessèrent; et, comme la porte de la cour avait été laissée entrebâillée, il abritait avec la main, contre le vent d'hiver, la clarté vacillante du lumignon. En se baissant pour assurer ses pieds dans ses socques, il remarqua des empreintes humides sur le carrelage. Il inclina la chandelle : c'étaient des taches de sang frais. Il y en avait six; elles s'espaçaient de la largeur d'un pas, et toutes se dirigeaient vers la porte de la cour. Faas Poppel était de ces grands vieillards qui n'ont peur que de Dieu. Il aspira fortement l'air et se mit à suivre les traces qu'un passage insolite avait fait saigner comme une blessure. Du sang encore s'était égoutté sur la marche du seuil; il en retrouva plus loin sur les pavés. Pour la troisième fois il appela Annah, et puis il appelait son fils Joris sans qu'aucune voix répondît. Alors il traversa la cour lentement, se guidant d'après la rougeur du sang. Au moment de pénétrer dans le hangar, il s'arrêta, écouta si les lamentations n'allaient pas recommencer. Un souflle précipité, haletant, maintenant montait de la soue aux porcs. Il n'y restait plus qu'une laie, les trois nourrissons avaient été vendus la veille. Faas Poppel marcha vers la soue, et ayant ouvert la porte derrière laquelle grognait la laie, il aperçut, sous le tremblement de la chandelle, Annah qui, les deux mains à son flanc, accrou- 196 poupées d'amour pie dans la litière puante, fixait sur lui des yeux d'agonie. — Se peut-il que ce soit vous, ma pauvre fille? dit-il. Il vit que ses dents, pour retenir les cris, avaient pénétré dans la chair vive des lèvres; il ne s'étonna plus que la plainte brusquement avait cessé de déchirer la nuit. Il dut s'armer d'un bâton pour chasser l'énorme laie qui, le groin frémissant, reniflait l'odeur de la vie sous la petite servante. Et encore une fois il disait : — Ma pauvre filleI ma pauvre fille! qu'est-il arrivé? D'une nouvelle douleur, elle se roula dans la litière, les poings dans la bouche pour étouffer ses gémissements. Alors une clarté le traversa; il sentit une grande pitié. — Oh! oh ! ma fille, dit-il, c'est un enfant que vous mettez là au monde. C'est de la nourriture vivante que vous alliez donner à cette bête dégoûtante. Un spasme terrible la secoua; quelque chose vagit dans les pailles. Un coup de vent ébeignit la chandelle : il dut à tâtons chercher à terre, et ensuite ses mains touchaient la petite chah-visqueuse. 11 la roula clans un peu de la litière et la porta à la cuisine, abritée contre sa poitrine, les mains légères et douces. Il lit de la lumière, coucha l'enfant dans la couverture aux pains et puis de nouveau traversa la cour. Annah cachait sa tête dans ses mains et pleurait, gémissait : — Not' maître! not' maître! Il l'aida à se relever et à son tour il la portait dans ses bras comme il avait porté l'enfant. 11 lui dit : — Vois-tu, ma fille, ce n'est pas tout cela... la femme est faite pour l'homme; mais c'est d'avoir voulu jeter à la laie un être vivant. Dans la cuisine elle tomba à ses genoux; elle ne savait que crier toujours la même chose : — Not' maître ! not' maîlre l 11 l'assit dans la cahière où sa femme était morte, où il l'avait assise aussi après qu'elle lui eût donné son premier enfant. Us n'étaient pas riches en ce temps ; les meubles de leur étroit logis servaient à plusieurs usages. — Vois-tu, dit-il, il faut à présent le nourrir. Prends-le sur tes genoux et donne-lui le lait comme ta mère te donna le sien... Plus tard nous le ferons baptiser. Il prit une poignée de copeaux, l'alluma, jeta dessus du charbon. Il se rappelait qu'il n'avait point fait autrement quand Joris, l'aîné de sa postérité, lui était venu; et une ancienne chaleur remonta à son cœur, comme la sève de l'été aux vieux arbres. Ensuite il revint vers la petite servante ; elle avait défait son corsage et appuyait la bouche du nourrisson à son jeune sein. — C'est cela, c'est bien cela... Maintenant dis-moi quel est le père de cet enfant; celui-là a désormais une charge dans sa vie... Je verrai ensuite ce qu'il faudra faire. Elle recommença à pleurer; le petit cria; et il attendit qu'elle eût fini de l'allaiter pour réitérer sa question. — Yois-tu, maintenant il faut parler. Elle supplia : — Non, not' maître, ne me demandez pas cela... Il la regarda avec une grande bonté clans les yeux. — Tu es entrée clans cette maison quand tu n'avais que douze ans. 11 y a de cela huit ans. La sœur de ta mère avant toi avait été servante chez nous... S'il y a quelqu'un qui t'a promis le mariage, dis-moi son nom. S'il a abusé de toi sans te promettre les sacrements, dis-le moi aussi. Elle avoua. Joris un soir était monté à sa chambre et l'avait prise : elle ne s'était pas défendue. Puis son flanc avait germé : il lui avait déclaré qu'il ne reconnaîtrait jamais l'enfant. Un nuage obscurcit les yeux de Faas Poppel : il ressentit au cœur le coup de hache dont si souvent, au temps où il était encore bûcheron, il avait frappé les durs chênes de la forêt. Joris! son fils Joris! Déjà un homme mûr! Et si honnête, si rangé! Elle vit sa peine et humblement lui dit : — Ecoutez, il ne faut pas lui en vouloir... Il n'a fait que ce qu'ont fait les autres... Je ne suis pas une fille qui mérite qu'on s'occupe d'elle. Je m'en irai, je quitterai le village. Personne ne saura jamais que mon enfant est le sien. — Non, répondit le vieux. Cela, n'est pas selon la volonté de Dieu. Là où il y a une faute, il doit y avoir une réparation. Le plus coupable n'est pas toujours celui qui est le plus puni. Annah se mit à rire comme rient les femmes dont le cœur a cessé d'être pur. — Voyez-vous, not' maître, il vaut mieux pour tous que vous ne preniez pas attention à moi. Avant Joris, j'avais déjà connu votre autre fils Just. Il n'était pas marié en ce temps. Puis un jour Nand, celui qui est après Just, est venu passer trois jours clans cette maison. Celui-là déjà depuis un an avait épousé Cornélie Jam-bers; et ils étaient heureux en ménage. Nand aussi m'a prise comme m'avait prise Just; et alors j'ai eu une grande peur. J'avais toujours mal en moi, je ne savais pas que c'était le mal de l'enfant. Nand est revenu : il m'a donné un coup de pied là où je sentais le mal; et puis pendant la nuit, tout a passé. Joris est arrivé après les autres : j'ai été pour lui une petite servante de la maison comme je l'avais été pour les autres. Faas Poppel, sous ses cheveux blancs, éprouva une grande honte; il souffrit d'avoir été trompé en ses enfants. Aucun n'avait respecté le toit paternel; tous également l'avaient souillé. Il la regarda; il ne trouvait plus rien à lui dire; elle crut qu'il était fâché et baissa les yeux. Elle avait détaché son tablier et avec des gestes tendres emmaillotait le nouveau-né. « Le mal n'est pas de son côté, pensa-t-il. Elle a enfanté dans la mort tandis que Joris, tranquillement, dormait dans son lit. » Il marcha quelque temps par la cuisine et puis il s'arrêta et dit : — Ecoute, ce sont des hommes, après tout. L'homme cherche le plaisir où il le trouve. Peut-être moi-même, à leur âge, moins pressé par le travail, j'aurais fait comme eux. D'autres paroles tremblaient à ses lèvres comme s'il ne pouvait tout de suite se décider à les exprimer, et il avait cessé de la regarder, il regardait longuement l'enfant. Enfin il alla jusqu'à la porte, mais au moment de la dépasser, il retourna la tête, il vit qu'elle se remettait à pleurer. Et il revint sur ses pas, il lui dit d'une voix tremblante : 202 poupées d'amour — Il est né dans cette maison ; il est le sang de mon sang. Lave-le bien et ensuite porte-le à ma chambre; mets-le dans mon lit. Je croirai que ma bonne femme vit encore et qu'il nous est venu sur le tard un dernier fils. L'ANNONCIATEUR DE L'HIVER A la tombée du jour, vers la fin de novembre (— il y avait toujours quelqu'un à la fenêtre pour signaler l'événement —), on pouvait voir s'avancer du fond de la noue immense, sur la mince route labourée d'ornières qui rayait le déferlement des sables et des bruyères, une machine soubresautante qui, à la longue, prenait la forme d'un vague cabriolet. D'abord, sous les amas de nuées chavirées à travers l'espace et s'effilocliant jusqu'au bas de l'horizon, on eût conjecturé la souillure d'un petit nuage détaché du vaste ciel pantelant par l'étendue. Tout autre que nous aurait pu s'y tromper, mais nous savions que c'était le moment où généralement le 12 brave homme apparaissait clans la contrée; sa petite voiture nous était connue, nous ne l'eussions confondue ni avec un nuage, ni avec le cabriolet du médecin. Alors, l'une des petites figures collées aux vitres et regardant s'éployer, sous les cuivres déchiquetés du couchant, l'infini et mélancolique paysage, s'écriait : — Yoilà Jean Clou ! C'est sûrement Jean Clou dont va là-bas la voiture. Cahotée aux sablonneux remous, elle semblait lutter péniblement contre les vents qui dès l'automne soufflaient avec violence dans la vaste arène tourmenteuse. Enfin la capote qui, comme un capelet de vieille femme, coiffait le véhicule et à chaque tour de roues plongeait en avant avec un simulacre de salut ou de bénédiction, se rapprochait. On commençait à distinguer les hauts essieux sur lesquels perchait la caisse : cela ressemblait maintenant à un étrange échas-sier valseur ou à un furieux insecte fauchant des pattes entre terre et ciel. Toutefois il fallait encore un assez long temps, en ce pays découvert où les distances déjouaient l'annonciateur de l'hiver 207 un calcul précis, avant que le cacolet de Jean Clou s'attestât ce qu'il était authentiquement, — une sorte de compromis entre la tapissière et l'ancien coucou, — et que le vieux poney chevelu, branlant aux brancards comme une mécanique mal huilée, récupérât ses proportions normales. Ce bizarre équipage avait l'air de flotter au gré de la bourrasque plutôt qu'il ne foulait la terre ferme. Le château (à la vérité une antique ferme féodale accostée de tourelles et bordée de douves) était la seule habitation qui, à deux lieues de ronde, s'aperçût clans la solitude de la lande. Autour de nous, rien que le déroulement de la fagne, d'illimitées et planes étendues qui se perdaient dans l'horizon, l'été fleuries par le cône violet de la bruyère, l'automne teintées de laques sanguinolentes, l'hiver cristallisées en prismatiques et givreux argents. Il semblait que les villes se perdissent pour nous derrière l'ourlet des dunes qui, tout là-bas, denticulaient le désert. Un grelottement de sonnailles enfin dépassait l'arche du fossé. Tandis que les rênes s'abattaient sur le garrot du vieux poney, un « bonjour, mes enfants » nous était lancé de la profondeur du cabriolet, car nous étions tous accourus. Deux jambes ensuite s'extrayaient de la botte de paille qui garnissait le dessous du tablier, et un petit homme, blotti sous une limousine pileuse, les mains enfoncées en de profondes moufles, le tapabor rabattu jusqu'au nez, glissait sur le pavé. C'était le père Jean Clou. Agilement il dételait Coco, remisait son véhicule dans le cliarril, puis, après avoir changé ses lourds sabots rembourrés de feurre contre de légers chaussons, il montait présenter ses hommages à mon père qui, dans la grande chambre du rez-de-chaussée, l'attendait sous le manteau de la cheminée. — Salut, honnête monsieur! Je vous annonce l'hiver! Allez, je l'ai rencontré en passant par les villages. Les purins gelaient. Jean Clou, vous savez, ne se trompe pas. La neige tombera avant trois jours. L'apparition du petit Jean Clou, en effet, signalait toujours les approches de la neige : il était pour nous comme l'ouverture officielle de l'annonciateur de l'hiver 209 l'hiver. Nous savions qu'à peine son cabriolet reparti, les flocons se mettraient à danser aux raquettes de l'air. L'Annonciateur des frimas était l'unique passager qui se risquât encore dans la désolation de la brousse. C'est pourquoi nous l'aimions, c'est pourquoi il nous était devenu une connaissance chaque année ramenée à l'entrée de l'hiver. C'est pourquoi aussi, quand il nous arrivait, mon père l'hébergeait la nuit et une partie de la journée suivante. Depuis dix ans, il était l'hôte de la maison ; jamais il ne transgressait le livide brumaire ; ensuite on le voyait remettre son bidet au brancard; jusqu'à l'an suivant sa carriole cessait de voguer à travers le ressac des plaines. Il habitait vers la frontière de Hollande, l'été récoltant les herbes et les plantes, distillant le suc, des fleurs, pulvérisant des racines, remontant sa rustique et errante pharmacie. Car telle était l'industrie de Jean Clou : une fois l'an, il pas sait à travers les pays, vendant ses drogues dans les fermes et les châteaux. On refaisait alors sa provision de salsepareille, de guimauve, de camo- 12. mille, de tilleul, de chèvre-feuille, de sureau et de pavots, en prévision des fièvres et des langueurs qu'amènent les jours noirs. Jean Clou, pour les hameaux perdus dans la lande, sans communication avec les gros villages pourvus d'apothicaireries, était une réelle providence. 11 pratiquait les primitives théria-ques, excellait aux vulnéraires, était réputé pour l'efficacité de ses électuaires. Il promulguait le galanga pour les odontalgies, la quinine pour les quintes de fièvre, le quassia pour les estomacs indolents. Il débitait aussi un onguent pour les cors, un pectoral qui réduisait les plus violents catarrhes, une infusion secourable aux cachectiques. Une de ses panacées, régulièrement utilisée, passait pour un préservatif efficace contre les innombrables avanies dont l'âge et les infirmités rebutent l'organisme Immain. II possédait encore des recettes pour les convulsions et la chorée, guérissait des anémies paludéennes, extirpait le farcin, la gale et le tournis, exterminait blattes, campagnols, taupes, rats et souris. -- Ah! disait-il, je ne suis qu'un pauvre l'annonciateur de l'hiver 211 paysan. C'est à peine si je sais lire dans les livres. Je n'ai pas fait mes classes : tout petit, mon père m'employait à ramasser les herbes officinales dans les bois et les prairies. Mais je vous assure bien que si tout le monde voulait m'écou-ter, au lieu de se fournir chez les marchands de poisons, le monde ne s'en porterait que mieux. Voyez-vous, honnête monsieur, le bon Dieu a fait les plantes pour les bêtes, mais aussi pour les hommes. J'en ai sauvé, rien qu'avec mes petits paquets, des cent et des cent, et qui vont à présent sur leur nonante sans béquilles. Mais voilà, on dit que c'est bon pour nous, les simples, les ignorants, les croyants ! La terre t la terre, honnête monsieur, il n'y a que cela! Et par là-dessus, honnête monsieur, une bonne prière l Car le bon Dieu, voilà le vrai médecin ! Tandis qu'assis dans l'âtre, ses mains sur ses sèches et noueuses rotules, Jean Clou émettait son frêle filet de voix, une conviction d'apôtre animait son fruste profil de loup aux mâchoires en saillie, au nez acéré et rusé, aux clignotants yeux gris sans cils. Sa mince bouche tremblait, secouée par le vent des paroles. Quand il évo- quait le nom de Dieu, il inclinait légèrement la tête et levait sa main vers le ciel. La cloche ensuite sonnait pour le repas du soir. Jean Clou prenait place à la table, devant mon père. C'était la chaise réservée à l'étranger; lorsque nous étions entre nous, la chaise demeurait vide. Jean Clou, debout, récitait le bénédicité. Il se rasseyait ensuite, mangeait le pain et les légumes, s'abstenait de viande, et le repas terminé, de nouveau il priait, debout, la tête inclinée et les mains jointes. Puis mon père lui-même, le précédant avec une chandelle, le menait coucher dans une des chambres de la tourelle. — Merci, honnête monsieur, disait Jean Clou au moment de fermer sa porte, la bénédiction de Dieu soit sur vous et votre maison t Le lendemain matin commençait le déballage. Jean Clou montait dans son cacolet, enlevait des fonds deux coffres hermétiquement clos qu'il transportait dans la grande chambre et qui, en s'ouvrant, exhalaient des arômes de prés et de bois. — Voici, honnête monsieur, la rhubarbe, la l'annonciateur de l'hiver 213 casse, le seneçon, cela vous tiendra l'estomac libre. Vous faut-il pas des tisanes? Allez, j'ai des récoltes toutes fraîches... Une botte de tilleul, un paquet de mauves, des réglisses... Laissez-moi faire, je sais de quoi vous avez besoin... Ah ! encore ceci ! Voyez un peu s'il allait vous manquer quelque chose ! Le bon Dieu est le bon Dieu, mais il faut commencer par s'aider soi-même. Les petits paquets, les bottelées d'herbes et de feuilles finissaient par couvrir toute la table. — C'est bien, Jean Clou, disait enfin mon père. Nous aurons, je crois, notre compte jusqu'à l'an prochain. — Je le crois, honnête monsieur. Il déployait un large signe crucial, demeurait tout un temps en prière, étendait sur la table un geste de bénédiction. — Ainsi soit-il! murmurait mon père. — Ainsi le veuille Dieu! Amen! répondait Jean Clou. Mais au dernier moment, il paraissait se remémorer d'utiles et nombreuses recettes, — un capsicon pour les brûlures, un collyre pour les yeux, un baume pour les engelures. Il extrayait aussi des pommades capillaires, des cirages, divers oings pour essieux, outils et harnais. — Bon ! bon ! en voilà assez! disait mon père, débordé par ces offres. — Cette fois je le crois bien, honnête monsieur. Jean Clou se décidait à refermer ses coffres, les hissait dans son cabriolet, puis nous faisait ses adieux. — A l'an prochain! honnête monsieur! Et que le bon Dieu vous assiste ! Un instant encore il fouillait dans les profondeurs de la caisse et en retirait des cornets de grains d'anis, de caramels au sureau et de pâles de guimauve qu'il nous distribuait, à nous, les cadets. — Honnêtes petits messieurs et mamzelles, acceptez ceci en souvenir de Jean Clou. Là-dessus, ramassant les guides, il excitait Coco d'un claquement de langue, et pendant longtemps, des fenêtres de la grande chambre nous apercevions décroître sous la bataille des nuées, à travers les ornières et les mares dont |s'écor-chait la noue, — là-bas, vers les livides horizons d'où quelquefois, comme d'un apostume qui L'INSTITUTRICE Nuit de village, dix heures. De la neige sur les toits, une énorme lune polaire incrustée durement dans le bleu, d'un ciel givré d'étoiles. La chambre, blanchie à la chaux, s'éclaire d'une lampe au pétrole. Par dessous la frange du store descendu, s'aperçoivent les petites croix du cimetière, comme jonchées de lys. Un poêle en fonte ronfle, bourré de houille, sous le piaulement de la bouilloire. Une étagère chargée de livres. Table au milieu, avec papiers, plumes, fioles d'encre rouge et bleue. Un vieux fauteuil chemisé d'une housse grise. Près du feu, en un corbillon d'osier, le sommeil d'une minette blanche étirant\un bout\de langue écarlate. Grand silence au dehors, seulement troublé de. la plainte douce du vent. L'institutrice. Quarante-cinq ans, toute en noir, ses cheveux en court chignon de paysanne au haut de la nuque. Tassée dans le fauteuil, devant la table, elle corrige des devoirs d'élèves. — Mais non, petite cruche, chou ne prend pas d'« s » au pluriel. Choux, cailloux, hiboux, toujours l'a?. A-t-on de peine à leur faire entrer cela dans la tête, bon Dieu! D'ailleurs, devoir mal écrit... Voyons, « passable ou peu satisfaisant?... » « Mettons peu satisfaisant »... Bon! où ai-je fourré ma plume à l'encre rouge! Je dis donc « peu satisfaisant ». Oui, mais attention ! Cette petite buse a pour papa l'échevin qui justement me veut le plus de bien. Certes, l'écriture laisse à désirer, et il y a un pâté au bas de la page. Seulement... Ah ! chienne de vie ! Toujours transiger ! Et, cependant, si je mets « peu satisfaisant, » cet imbécile d'échevin s'imaginera que sa fille ne progresse pas, que je ne vaux pas l'autre institutrice, celle qui m'a précédée et qui est enter- rée là presque sous ma fenêtre. Elle mettait toujours « très Lien, » celle-là... Eh bien ! transigeons, ce sera « assez satisfaisant » puisqu'il le faut. L'échevin ne m'a-t-il pas promis cinquante francs de gratification à la fin de l'an?... Or, nous y voilà... C'est après-demain la sainte Barbe. Prenant un autre cahier. A qui celui-ci ? Comment, il n'y a pas de nom? Ah! si, Julia Delcoramé... Voyons... L'homme est le seul animal qui sait qu'il doit mourir (Bernardin de Saint-Pierre). Mais pas du tout, petite grue... C'est « qui sache » qu'il faut dire... Toujours le subjonctif, l'ai-je assez répété? après un pronom relatif ou l'adverbe « où » précédé des mots le moins, le plus, le seul, etc... Cette Julia Delcoramé n'est pas dangereuse. Ecrivons « peu satisfaisant ». S'arrêtant d'écrire. Eh bien ! et la justice ! C'est du propre ! Ah ! les beaux rêves d'autrefois! « Mesdemoiselles, » nous disait l'inspecteur, l'institutrice doit don-» ner l'exemple de toutes les vertus. » Nous ne savions pas alors, — sans quoi nous lui eussions répondu, à cet inspecteur : « A la condition qu'on ne lui marchande pas son pain. » Bonne Sainte-ViergeI Qu'il y a loin déjà de ce temps! J'étais toute blonde alors; maintenant il y a plus de fils d'argent que de fils d'or. Les fils d'araignée, disait maman. Hélas! oui, la vilaine araignée qui tisse les ans avec nos cheveux! Papa vivait encore. Il y a dix-huit ans qu'il est mort, papa, et douze qu'elle est morte, maman.'.. Ah t ç'a été dur à passer... Mais on se fait à tout, même à vivre seule, seule, toute seule. Et cependant il y a des jours où cela me remonte... Oui, au printemps. Quand les marguerites fleurissent le gazon des tombes... Je regarde les croix par la fenêtre, je pense à leur croix là-bas, je me dis qu'il suffira d'ouvrir la porte pour me descendre, moi aussi, sous l'herbe... près de l'autre. Quelle idée aussi de loger l'institutrice près des morts! Il m'a fallu tout un an avant de m'habituer à ce cimetière. Et pourtant, ce ne sont pas les morts qui nous font le plus de mal ! Longue pause de songerie, les bras sur l'ac- coudoir, le nés en l'air, les yeux fixés sur la lampe. Et tout à coup elle frissonne. — Saperlipopette! voilà le feu qui se meurt... Et mes mitaines que j'ai laissées en classe! Allons ! il faut se lever, charger ce maudit poêle ! J'étais si bien, j'étais si loin! Elle soupire et bourre le fourneau de deux pelletées, caresse ensuite la minette. — Celle-là du moins ne m'a jamais quittée. Hein, ma Blanchette, qu'on aime bien sa dadame, sa vieille petite dadame chérie? Elle aura tout à l'heure douze ans. Déjà! et ce sacripant de fossoyeur qui, l'autre jour, venait se plaindre qu'elle faisait des trous sur les sépultures pour y... Ah! mais, je te l'ai remballé! Où diable ferait-elle sa crotte, la pauvre Mimi? Dix heures tintent à l'église, de l'autre côté du cimetière, et presque aussitôt la petite pendule accrochée au mur répète à son tour sa sonnerie. Comment! dix heuresI Et encore ces six devoirs à examiner ! Vite, vite, passons l'eau sur le thé. Elle verse l'eau, puis va tirer de l'armoire une tasse et un morceau de pain d'épice. Ce sont là encore les seuls bons moments... Oui, au chaud, l'hiver, quand il fait tout blanc dehors, laper à petites fois son thé, manger une tranche de pain d'épices, ne plus penser à rien, ou lire quelques pages d'un bon auteur... comme l'auteur de ce livre commencé l'autre jour. Je ne sais plus son nom, mais tout de même il a bien du talent. 11 écrit comme on parle. Et puis, ce n'est pas comme d'autres qui toujours vous montrent le laid côté de la vie; il est consolant! Oh! être sa femme! il doit être beau! Long silence pendant lequel elle boit à petits coups le thé et déglutine la pâte au miel. Ah ! me voilà mieux. Achevons cette correction... Elise Blanpain... « Colorer et colorier ». Le soleil colorie les fruits et les fleurs... Mais du tout, du tout, du tout, affreux petit chiffon ! C'est « colore » qu'il fallait écrire. « Peu satisfaisant ». Passons. Pulchérie Borniquet... Ah! ahl mais c'est parfait, ma chère, pas une faute, et l'écriture est soignée! Que n'est-elle la fille de l'échevin au lieu de l'épicier de la place! Il ne me viendrait pas de remords. Bon ! ma lampe qui file ! Et toujours ce froid sous la fenêtre, ce froid du cimetière comme s'ils se mettaient tous à me souffler sur les mains. Appelant sa chatte d'un claquement de doigts. — Viens donc me réchauffer les genoux, petit trésor amoureux! Tu ne veux pas? tu es mieux là près du feu? A votre gré, mademoiselle. Et cependant, si tu avais voulu, nous aurions un peu causé ensemble, en vieilles amies. Dis, que crois-tu que je vais m'acheter avec mes cinquante francs de gratification ? Voyons, conseille-moi. Il me faudrait, primo : une couette pour le lit ; secundo : un bon châle pour la classe; tertio... Tiens, j'ai oublié ! j'avais pourtant fait un nœud à mon mouchoir... D'ailleurs, tout me manque : quand j'aurai payé l'épicier et le boucher sur mon prochain mois, il me restera dix francs. C'est joli, l'enseignement ! Silence. — Enfin ! rien à faire ! c'est la vie, ma pauvre fille ! Tout le jour parler, répéter les mêmes choses, écraser de la craie sur le tableau dans le froid d'une horrible pièce nue, les pieds gelés 13. par le froid des dalles, avec dans le nez l'odeur de pauvre d'une marmaille qui renifle ses chandelles et pue la terre, le pavé, la bouse de vaches, oui, voilà! Rien à faire, c'est la vie I Tu as étudié dix ans pour ça, dix ans de devoirs, de classes sombres, de promenades dans une cour étroite, de livres appris par cœur! Et dehors, il poussait des fleurs, les oiseaux chantaient, c'était le printemps! Ah! heureuses les autres, mes amies d'enfance, mariées, celles-là, mamans, femmes de notaires, d'avocats, d'employés ! La chatte s'étire hors du corbillon, se lave longuement les jambons. Ah ! ah ! ah ! c'est donc le dégel, le temps va se mettre au doux, puis ce sera la pluie? Oui, mais pas de galoches pour traverser le margouillis de la place ! Des galoches! Parbleu c'était là mon nœud de mouchoir ! Oh l cette fois je ne l'oublierai plus... Et puis encore! il me faudrait un fond de panou-fle pour mes chaussons! Mais quelle dépense, Seigneur Dieu! Maintenant Blanchette va vers la porte et miaule en la regardant. Quel ennui I Encore une fois se lever ! Elle quitte la chambre, traverse le couloir, et du seuil, en grelottant, regarde la chatte s'aventurer, à bout de pattes frileuses, dans la neige, entre les tombes. Ici, c'est ce vieux braconnier de Pèlerin... Et pourtant il a fait une fin, il s'est confessé... Là, c'est la femme du receveur, une si belle santé !... Là cette petite Tontine si gentille à la procession avec sa coiffure d'ange bouclé... Mais on ne voit plus bien à cause de la neige. Toutes les croix sont brouillées... Où peut bien être l'autre, celle qui écrivait toujours « très bien ?... » Ah! là-bas, je la vois... C'était une vieille fille comme moi. L'été, je suis la seule à lui apporter un peu de fleurs. Eh bien, voilà, c'est la vie! la vie ! Mais saperlipopette! je gèle! On dirait qu'ils sont là tpus à me tirer par les pieds à présent ! Voyons, rentre donc, ma petite Blanchette! Tu vas te glacer les pattes ! Et ensuite, je te connais, tu en auras pour des jours à éternuer, à tousser ! Maudite bête 1 vas-tu venir à la fin ? La chatte, au bout d'un instant, revient en trottinant. La maîtresse tire sur elle la porte de la chambre, se replonge dans son fauteuil. C'était sa chambre à l'autre aussi. Peut-être elle s'asseyait à cette place... Le soir, elle allait regarder aussi les croix, qui sait? Maintenant, c'est mon tour de regarder la sienne. Et une autre, plus tard ira ouvrir cette même porte, dira de moi, un soir d'hiver comme celui-ci : « On ne voit plus bien sa croix sous la neige. » Pause. Mais je suis là à rêvasser, et j'ai pour plus d'une heure encore d'écritures à revoir... Allons! du courage ! Marie-Jeanne Cornu... Devoir torché... Pattes de mouches illisibles !... Met-trai-je « mal » ou « peu satisfaisant ? » Va poulet peu^satisfaisant » : il faut bien avoir pitié de ces pauvres enfants tout de même ! LA BONNE MORT LA BONNE MORT Les amis étaient venus nombreux à cet anniversaire du vieux maître. Il y avait là trois de ses anciens élèves, tous les trois professeurs aujourd'hui, de graves professeurs enseignant la philosophie, la philologie et les mathématiques. Mon Dieu, ils le méprisaaient bien un peu : le brave homme n'avait enseigné que la petite leçon élémentaire; en fait de philosophie, il n'avait connu que la philosophie de la vie, humble et résigné dans son coin, ouvrant lui-même, le matin, lesvoletsdel'école. Mais, voilà, ils étaient nés dans ce village, ils avaient appris à lire entre ses mains paternelles. C'était de leur part une condescendance qui leur donnait plus d'estime pour eux-mêmes. Ils avaient l'air d'accepter une poupées d'amour solidarité avec l'obscur barbacole qui, sur les abécédaires, mettait son gros doigt brun à côté de l'index des petits pitauds. Au fond, ils se considéraient comme les hauts dignitaires de cette grande église intellectuelle dont il n'était, lui, que le très modeste vicaire. D'autres maîtres d'école encore étaient venus, des collègues ceux-là, des instituteurs de paroisse comme lui, aux visages effacés, aux gestes timides, aux habits démodés et empestant la garbure. Un lointain compagnonnage d'humiliations et de misères les unissait pour la plupart; ils avaient dû, sou à sou, disputer un précaire casuel à la parcimonie des édilités; presque tous, ils vivaient chichement du lopin de terre que leur prêtait la mairie, trois ou quatre chambres dans les bâtiments de l'école, souvent une grange mal aérée où, par les fissures du plafond, s'égouttaient les pluies d'automne. D'autres, avant eux, avaient peiné là et qui, maintenant, dormaient dans le vert enclos à l'ombre de l'église. Puis leur tour viendrait: un jour, on les emporterait dans une petite caisse de sapin, tout juste ce qu'il faut de bois pour abouter quatre planches, et un nouvel hôte pousserait les volets, un instant fermés, chausserait les sabots rembourrés de paille dont le bruit, à la longue, n'effrayait plus les souris. Bi, Bo, Bu... et, çà et là, une pauvre aubaine : un quartier de lard salé ou des boudins à Noël, don des plus riches, ou une casquette fourrée, une paire de moufles, un foulard à palmes les jours d'anniversaire. Ceux-là, c'étaient les anciens. Sortis du peuple, enfants des campagnes eux-mêmes, ils acceptaient leur lot, défrichant les frustes intelligences comme un champ. Quelquefois, la graine levait : il en partait pour la ville, pour les grandes écoles. Mais c'était l'exception : presque toujours la terre les reprenait, les bêtes, les durs servages. Et eux, les éducateurs, ils ne se décourageaient même plus, finissaient par regarder sans mélancolie, à travers les petites vitres tapissées de toiles d'araignée, l'horizon profond des labours. Cependant, à la longue, les choses avec les vieilles méthodes avaient un peu changé. Les nouvelles générations entendaient autrement la 234 poupées d'amour vie; il y avait des instituteurs là où auparavant, il n'y avait eu que des maîtres d'école, et ils s'agitaient, réclamaient, faisaient de la politique. « Ah! ah! se disaient les anciens, voilà les îruits de la Révolution I Nos cadets connaîtront les bons jours. Ils mangeront du pain de froment. Notre pain d'épeautre, à nous, n'allait pas toujours jusqu'au bout de la semaine. » De ces jeunes, plus ardents et résolus à tirer de la vie ce qu'elle peut donner, il en était venu aussi à cet anniversaire où l'on fêtait les cinquante années de carrière du vieillard. Mais ils manquaient de conviction. Ils méprisaient la soumission trop passive de leurs devanciers, naïfs apôtres de la Sainte-Enfance, restés paysans comme au temps où le chemin de fer ne passait pas encore dans leurs hameaux. Ils avaient l'air de dire : « Nous sommes la nouvelle humanité, nous. » Mais la petite école, elle, ne faisait pas de différence entre eux et les autres, comme si, après tout, c'étaient des fils couvés par la même mère, comme si, pour tous, elle était l'unique symbole originel. On avait mis la nappe dans la classe, dé- blayée de ses bancs et de ses pupitres. Une clarté d'été, l'odeur des foins entraient par les fenêtres ouvertes. Des parents s'étaient cotisés pour payer le rôti et le jambon ; ils avaient aussi prêté les couverts. Et c'était comme en famille, les jours où la table se fleurit pour la fête d'un grand-père, où l'heure à la pendule semble arrêtée sur un moment du temps disputé à la maladie, aux soucis, à la tristesse des âmes. Tandis que la femme du vieux maître, toute brillante d'un feu de vie sous sa cornette fraîche, restait la bonne servante active qui passe les plats et remplit les verres, il goûtait, lui, dans sa grande vie pareille à la terre, toujours occupée de semailles et de labours, le repos d'un exceptionnel dimanche, d'un dimanche élu et béni entre tous. Quand, après le jambon, la fouace apparut, juteuse et croustillante, l'un des professeurs, celui qui enseignait la philosophie, se leva et dit de belles choses. Le mathématicien, à son tour, fit son propre éloge en déclarantque toutce qu'il savait, il l'avait appris, en germe, dans cette petite salle où il y avait toujours le même t'a- bleau noir, et il rendait hommage au maître vénérable, qu'il appelait « le père de la contrée ». La petite école fut bien fière de s'entendre ainsi louer par cet homme important ; elle sembla monter au haut du toit et faire signe aux plaines, du bout de sa cheminée. Le bon magister, de sa main légèrement tremblante, à chaque discours étanchait une larme. Ses plus vieux amis lui avaient acheté, à bourse commune, pour commémorer ce grand jour, un fauteuil à oreillettes, pensant entre eux qu'ilserait bon qu'il eût un fauteuil pour yren-dre l'âme, lui qui jamais ne s'était assis que suides escabeaux en bois. Il y siégeait, les mains aux accoudoirs, tout petit contre le haut dossier rembourré, un peu honteux de ce faste, les yeux par moments perdus et regardant du côté de la porte, comme si quelqu'un allait entrer que les autres n'attendaient pas. Et, pour toute réponse, il murmurait : — C'est trop beau ! On voudrait mourir comme ça, au milieu des siens. Oui, cela a déjà trop longtemps duré. Il faudra bien que je m'en aille. Les jeunes, ceux des âges nouveaux, parlèrent aussi : ils émirent des considérations sur la mission de l'instituteur, et chacun, après avoir parlé, se rasseyait, content de soi, gardant aux oreilles le ronron de sa voix. Les vieux, au contraire, les maîtres d'école comme celui qu'on fêtait, se taisaient, bien que c'eût été surtout à eux de parler. Ils avaient souffert les mêmes maux, ils auraient pu dire de quelles humiliations une existence comme la leur était faite. Mais ceux-là ne devaient point parler. Tout à coup, on vit se lever, au bout de la table, un convive que personne encore n'avait remarqué, qu'aucun ne connaissait, un pâle et mélancolique visage aux yeux dissimulés par des verres de couleur. Il parla du bonhomme comme d'un saint; il semblait l'avoir connu autrefois, dans un temps déjà reculé. Sa voix basse, solennelle, traînait, paraissait elle-même venir par delà la vie. — Il était l'image du Christ, il tendait ses mains aux humbles, disait : « Laissez venir à moi les petits enfants » Il a accompli la parabole : il fut le bon semeur... Il vécut chargé d'ans, l'âme toute blanche, devenu lui-même comme l'âme d'un petit enfant... Jamais il n'envia ses collègues plus heureux ; il les admirait de loin, comme des êtres d'une essence supérieure. Il travailla pour l'avenir, heureux de son lot... A chacun sa tâche; il remplit intègrement la sienne. Il nous reste, à nous, venus après lui, à honorer pieusement sa mémoire... A mesure qu'il parlait, un recueillement se reflétait sur les visages. Des idées infiniment bonnes et tendres allégeaient les esprits, dissipaient les levains mauvais comme si, maintenant, il n'y eût place que pour un culte religieux, comme si toute chose impure se fût dissipée et n'eût laissé qu'amour et regrets. Et à tous ceux qui étaient là, le bon maître apparut une lumière brillante, entrée déjà dans la région des âmes... Les petits vieux, les maîtres d'école doucement pleuraient dans leurs mains. Les jeunes pensaient : « Oui c'était un bien brave homme. » Un grand silence, une paix grave régna dans la petite école où, si longtemps, des sabots avaient cogné les dalles, où, si longtemps, il avait regardé par les vitres tapissées de toiles d'araignée, l'horizon profond des labours. L'ancien avait un peu incliné la tête. Il avait cessé de regarder vers la porte, comme-si celui qu'on n'attendait pas, enfin était venu. Son œil fixe, remonté aux espaces, maintenant semblait regarder monter l'arbre des races dans les âges. Personne n'avait vu sortir l'inconnu aux verres de couleur. Un léger frisson courut le long de la table. Quelqu'un, du bout du doigt, alors toucha la main de l'ancêtre : déjà elle était glacée. Un oiseau chanta, dans l'odeur des foins, devant la fenêtre... DANS LA LANDE C'était le temps de la bruyère en fleur ; on arrivait des villages déposer les ruches dans la grande lande violette. Les abeilles aussitôt à longs vols se lançaient ; les bords de la chaussée frémissaient de leur bourdonnement vermeil. Mais, moi, je n'étais pas venu avec mes ruches. C'était seulement pour voir onduler sur la noue l'ombre des nuages d'argent que j'avais résolu de séjourner là une semaine. Dans la maison solitaire (c'était la seule à des lieues), il y avait le père et la mère, deux vieilles gens aux visages taciturnes. Depuis un peu de temps ils étaient presque tout le jour dans la lande : ils se dépêchaient de faner leur regain. On touchait au dernier quartier de la lune et 244 poupées d'amour ce triste pays où cheminent presque constamment ces deux compagnons maussades, le vent d'Ouest et la pluie, n'est jamais assuré du lendemain. Du seuil, je voyais là-bas, dans le soleil roux, leurs minces silhouettes se mouvoir rythmiquement à ras du champ. Constamment avec leurs fauchets, ils retournaient l'herbe sèche, couleur de lin roui ; puis, vers le soir, leurs formes devenaient très grandes dans une poussière d'or : ils finissaient alors d'ameulon-ner leurs moyettes. Nous avions ainsi, Romie et moi, de bonnes heures. Bien que la maison ne fût pas précisément une auberge, des rouliers avaient accoutumé de cogner, à l'ais du manche de leur fouet quand ils passaient. Il y en avait qui, pour un modeste écot, s'asseyaient àlatableetrecevaient une portion de garbure. Mais cela de loin en loin ; • on avait, dans cette maison perdue aux horizons profonds, la sensation d'être au bout du monde. Dès le second jour, j'avais pris sa gorge dans mes mains, et elle m'avait dit : — Pourquoi fais-tu cela, situ ne m'aimes pas? Oh! elle avait de si singuliers yeux, tristes dans la lande et fous, en me parlant ainsi ! Je ne lui répondis pas et seulement je serrai sa bouche entre mes lèvres. C'était dans le petit jardin clos de haies où montaient les haricots à perches, où commençaient à pommer les choux. Je ne sais pas combien étaient venus avant moi, et, cependant, ardente et délicieuse Romie, tu me donnas ta fleur d'amour comme si tu étais encore vierge. Il n'y eut entre toi et moi nul serment. Tu n'ignorais pas que je partirais comme j'étais arrivé, comme les autres aussi étaient partis, et après moi, sans doute, tu as regardé vers l'horizon et tu as désiré ceux qui allaient venir. Le fenil, surtout, nous était une joie. Son corps brun avait une odeur de méteil mûr comme un soir d'août, et elle ne connaissait pas la pudeur. Nous roulions aux profondeurs chaudes des foins, sous les charpentes tapissées d'antiques textures d'araignées. Et puis ce fut aussi dans le verger, de l'autre côté de la route, au bord du fossé où pâturait le grand bœuf rouge. Celui-là ne prenait pas attention à nous ; peut-être il avait vu venir là d'autres hommes que moi. 11 broutait le court 14. I MW gramen sec, et ensuite il s'en allait un peu plus loin en fouettant de sa queue ses côtes piquées par les grosses mouches de l'été. Le vent, avec sa plainte qui ne cessait pas, soufflait du large, presque un vent de mer, tant il était doux et rude à nos visages. Et les petits arbres grinçaient, secoués tout d'une fois par la rafale comme des chevaux qui s'ébrouent avec un battement de crinière. Tout cela était nostalgique-ment triste, d'une tristesse molle, infinie comme la garigue elle-même avec ses petites touffes de bruyère en fleur et qui n'a qu'une heure brève d'amour. Je pensais : « Notre amour aussi, ne durera qu'une heure. Qui peut dire sous quels tertres iront se décomposer ses os et les miens? » Jamais elle ne m'interrogeait; il sembla que toute question entre nous eût été inutile. Entre mes bras, elle restait crispée et muette ; mais, moi, grisé par son odeur sauvage, je lui disais toutes les brûlantes litanies de la chair : je ne croyais pas avoir mieux aimé les autres femmes. Oh! j'aurais tant voulu qu'elle eût avec moi le cri de l'amour! Je mordais sa bouche et elle se taisait, comme avec un étranger. Il y avait, dans ses noirs yeux enfoncés, dans son grand visage taciturne de paysanne, quelque chose qui, toujours si étrangement me parlait de la mort ! C'était bien la fille de la grande lande triste où sitôt se fane la fleur des bruyères, où on croit au loin entendre sonner une cloche, où se dressent des croix près des tourbières. Après les baisers, elle s'asseyait au bord du fossé en suçant des feuilles de menthe sauvage; et, alors, quelquefois, elle me parlait tranquillement de cette terre rude où les arbres de la route s'argentent de frimas en juin. Elle me parlait aussi des gens qui, les soirs d'hiver, en traversant la noue, s'étaient égarés et avaient trépassé dans les fondrières. Elle avait dû dire cela aux autiies avant moi. Avec une amère douleur, je songeais : « Quand elle sera avec l'homme qui me succédera, elle ne se rappellera plus qu'elle me le disait comme à lui. » Mon cœur, dans ces moments, se gonflait comme le pain au four ; c'était un sentiment triste et captivant de la brièveté de tout qui, si intimement, m'associait à cette nature en fête qui n'avait qu'une heure! Moi aussi, je cesserais un jour de me rappeler qu'il y eut là, au bord du fossé, deux créatures amoureuses près du bœuf. Et puis, à la fin, tressaillait mon trouble et vertigineux désir. J'aurais voulu que personne ne vînt plus après moi, qu'elle fût étendue dans la maison, toute froide, avec le silence de la mort sur-sa bouche, avec la petite fleur violette des bruyères aux pointes violettes de ses seins. Mes larmes alors montaient, sincères, profondes, des larmes que je n'ai pleurées pour aucune autre depuis. Elle les buvait doucement comme du sucre. Elle me disait : « Tu penses à une qui est là-bas et qui pleure aussi. » Et elle était sans jalousie, tendre et grave, comme près d'un frère. Non, Romie, ce n'est pas à celle-là que je pense, mais, il y a ici quelqu'un qui à jamais a fermé sa bouche pâle avant que la bruyère ait fini de fleurir. J'étais si heureux de la croire sans vie à côté de moi ! Une fois, je lui dis : — Romie, n'as-tu jamais pleuré? Elle haussa lentement les épaules ; tous ses gestes avaient une lenteur grave et résignée. — 0 Romie, certainement, tu pleuras le jour où celui qui, le premier, te prit, s'en est allé et n'est plus revenu. Dis, Romie, ne pleuras-tu pas alors ? Elle me regarda avec franchise, sous ses sourcils épais. — Toi aussi, tu t'en iras. Si je pleure, celui qui viendra ensuite se moquera de moi. Cependant, cette fille s'était abandonnée tout de suite comme si elle dût m'appartenir pour la vie. Et voilà, elle parlait de mon départ comme d'une chose qui lui était indifférente. Quand la poussière de mes pas s'effacerait au tournant du chemin, il n'y aurait plus rien de moi dans ces fibres que j'avais fait vibrer. — Dis, m'écriai-je avec violence, celui-là, l'as-tu aimé au moins ? Elle n'eut pas l'air de comprendre ce que je voulais dire. Ce fut la seule fois où il parut décidé entre nous qu'un jour je m'en irais à mon tour. J'en restai attristé comme si ce fût elle qui, déjà, m'avait quitté. Oh ! cette Romie s'entendait à me verser un si nostalgique bonheur ! Le soir, quand ses parents étaient rentrés, ell.e venait s'asseoir auprès de moi, et elle me prenait la main sous la table. . Vers la fin de la seconde semaine, le grand bœuf ramena les derniers foins. Le père et la mère chaque jour étaient partis un peu plus loin ; à'peine on voyait encore leurs sèches silhouettes dans le couchant roux. Et, avec la sixième attelée, eux-mêmes rentrèrent. Romie ne vint plus me retrouver dans le verger, au bord de la route. I Maintenant aussi, la bruyère commençait à pâlir, et les ruches, l'une après l'autre, avaient repris le chemin des ïucliers. Je cueillis quelques brins et les portai-secrètement sur son lit; je les mis en travers de l'oreiller : je les avais longtemps baisés. r Je ne sais pourquoi elle me fermait toujours la bouche avec les doigts quand je lui parlais de nous aimer dans sa chambre. Peut-être quelqu'un devait venir un jour pour qui elle résignerait la virginité de cette seule chose de sa vie qu'elle n'avait pas encore donnée. Vers l'heure de midi, ce jour-là, je lui dis : — Adieu, Romie. Il vaut mieux pour moi suivre là-bas les ruches. Elle ne chercha pas à me retenir, et, elle suçait une feuille de menthe sauvage. Je m'en allai donc, et, ayant marché un peu de temps sur la route, je me retournai. Elle s'était avancée hors de lamaison, et, debout, toute droite dans le grand ciel pluvieux, elle me regardait partir sans un geste. Tant d'autres ont dû venir après moi, et je n'ai pas oublié le goût amer de la mort qu'il y eut dans son amour. Mais toi, Romie, as-tu seulement compris, quand ce soir-là tu t'es couchée, le sens du petit bouquet de bruyères fanées qui t'attendait sur ton lit? LA PAYSANNE AMOUREUSE A peine installé, Jacques se mit à la recherche d'une servante. Il avait bien pensé d'abord à se passer d'une fille à demeure, à n'accepter que les services d'une ménagère qui fût venue chaque matin faire l'atelier et les chambres. Mais la grande solitude de la maison l'effraya : ses nerfs trop tendus avaient besoin d'une présence qui s'interposât entre l'imprévu et lui. Par exemple, il ne pouvait se faire à l'idée d'ouvrir lui-même à un visiteur, de se trouver tout à coup devant quelqu'un qui ne lui eût pas été annoncé. Rose, un matin, vint s'offrir, toute fraîche de santé, les yeux limpides et francs, ses hardes nouées dans un foulard. Là-bas, chez elle, la vie 256 poupées d'amour entre une mère qui la battait et un beau-père trop tendre, n'était plus supportable. Il l'engagea. Tout de suite, Jacques eut à se féliciter de sa bravoure, du bel ordre qu'elle déployait dans le ménage. En descendant à l'atelier, il trouvait le carreau lavé, les chevalets en place, les paillassons battus et ses pipes débourrées, passées à l'alcool. L'air matinal entrait par la porte large ouverte, la forte sève aromale des lavandes et des menthes du jardin. A la ville, dans son perchoir sous les plombs, il n'avait pas connu ces toniques sensations, le rafraîchissement de ces matins doucement ventilés et roulant jusqu'à lui leurs efflux de grand air parfumé. La maisonnette avait deux chambres à l'étage ; la cuisine et le réfectoire donnaient sur la cour ; le toit abritait la mansarde où couchait Rose. On avait fait d'une remise l'atelier, un vrai atelier de peintre rural aux murs badigeonnés de lait de chaux, aux solives brunes nervant le plafond, à la large verrière percée au midi, car Jacques récusait les jours givreux et ternes du nord. Une paix délicieuse montée du vieux jardin un peu ecclésiastique, avec ses touffes de fleurs humbles et ses buis le long des carrés de légumes, silen-ciait l'air de petite chapelle de cette partie de l'habitation,, toute blanche, fleurie de grands bouquets de bluets et de coquelicots qu'à la ves-prée, après son travail du jour, Rose allait cueillir dans la campagne. De là, en achevant au chevalet ses « raccords», il n'entendait presque plus les bruils de la maison. Ce qui lui en arrivait se veloutait de sourdines où seulement il percevait lé claquement affaibli des gros souliers de la paysanne et comme la sollicitude discrète d'une âme simple Veillant à sa tranquillité, vaquant aux régulières besognes dont l'accomplissement revêt de joie et d'aisance le logis. Aux heures du repas, le couvert était mis sur la serge fraîchement lessivée, fleurant l'herbe et le ruisseau, devant la fenêtre ouverte ombrée d'un feuillage de syringas. Un reflet vert éme-raudait les assiettes et les verres sur le napperon ; tout en mangeant ses mouillettes et en dépeçant sa côtelette, il clignait des yeux au paysage, aux chaudes lâches lumineuses et mobiles brillantant l'éclaircie du massif. Rose, ré- servée, séiieuse, en jaquette courte, en jupe de tiretaine, les bras nus jusqu'au coude, ses belles joues pleines, dorées d'un fin duvet de pêche sous la coulée de jour bluté par les verdures, entrait poser les plats devant lui. Et il ne pouvait s'empêcher, quand ensuite elle s'en retournait à la cuisine, légèrement balancée sur ses hanches, de bornoyer d'un rapide pincement des paupières vers ce jeune corps souple et hâlé, poussé en pleine nature, nourri du riche sang des campagnes. Les yeux droits et candides, elle ne se montrait nullement gênée en ce ménage de garçon. Jacques, de son côté, la regardait en peintre, les sens calmes, trop pris par son art pour penser à la bagatelle. C'était un plaisir pour lui de la voir marcher au soleil des allées, ses cheveux bruns piqués de flèches d'or, trapue et copieuse, ses seins fermes pointant sous la coton-nette, le dos coupé de larges méplats. Il admirait son rythme onduleux de belle fille active, grandie à l'air libre, parmi les arbres et les bêtes, le jeu aisé de son torse tournant à la cambrure des reins, le dessin puissant de ses'jambes sous l'étoffe moulée en creux aux coups de vent. Elle ne paraissait pas s'apercevoir qu'il la suivait des yeux, et les genoux ployés, cueillait ses salades, coupait l'oseille, le persil, le cerfeuil, foulant sous elle les herbes parfumées dont l'odeur restée en ses jupes, à chacun de ses gestes, partait en bouffées. Cette essence vivace, ce bouquet de vie sanguine et volontaire, d'une sève de rose remontante sur son bois vineux, lui faisait du bien, calmait ses terribles nerfs électriques. Un jour, il la pria de lui poser une figure, une varlette de ferme hissant un bottillon de luzerne à la pointe de la fourche. Elle accepta de bon cœur. D'un tapotement des doigts à sa gorge, dans la sueur chaude évaporée de son corsage, il dut égaliser un pli qui cassait la ligne. En travaillant, il s'en voulut de garder la sensation de cette chair frôlée, presque froide au toucher et d'où cependant sortait une touffeur. Elle fut dès lors pour lui un modèle 'soumis, un peu gauche, mais complaisante, jamais lasse, tenant la pose pendant des heures, une fois qu'elle l'avait trouvée. Et puis, la séance finie, très sim- plement elle rentrait à sa cuisine, redevenue la petite servante ponctuelle, fendait le bois, sarclait les parcs, arrosait les choux. ' Une après-midi, dans la plombe d'un soleil d'août, Jacques, désœuvré après le gros labeur d'une quinzaine, l'aidait à emplir un corbillon de pois. Ils montaient hauts et drus sur quatre rangs de ramées, enroulant leurs spirales vert tendre chargées de cosses lourdes, comme une vigne. Par delà, les cabus, déjàpuissants, cordés de nervures, commençaient à pommer. Des plants d'oignons rouges, de poireaux, de carottes ensuite s'alignaient, bouquetés de sauge, de sa-riette, de pimprenelle et de romarin, toute une pousse maraîchère butinée par des vols bourdonnants de mouches bleues et d'abeilles. Rose et Jacques, l'un devant l'autre, les mains plongées aux touffes des pois, détachaient les cosses d'un claquement sec, chacun clans son rang. Jacques, à travers les claires verdures, voyait les beaux bras brunis se mouvoir en courbes régulières, en gestes précis dans la palpitation de la jeune gorge bombée, aux bouts rigides et aigus. Une chaleur lui passa aux moelles; il poupées d'amour franchit la ligne de ramées qui les séparait, gagné d'un petit vertige, attiré par le magnétisme de ce sang fort comme le jus d'une cuvée. Un instant il demeura à humer son odeur de saine plante humaine, l'arôme de froment mûr monté de ses aisselles. Il ne pensait pas à la prendre, jouissait d'un trouble délicieux qui lui mettait un battement aux narines. Et tout àcoup, il la vit sourire de ses yeux droits, humides, perlés de vie fraîche. La crise aussitôt tumult.ua, brutale, foudroyante, infiniment douce ; et il l'avait saisie palpait la rondeur lourde de sa poitrine sans qu'elle fît un mouvement pour lui échapper. Maintenant sa senteur de blé au soleil montait, plus grisante, mêlée à l'acre relent des choux, à la fermentation bouillante des terreaux. Elle fut à lui et il la posséda, de sa force réveillée de mâle, sans une parole, dans la joie de la terre, dans les arômes foulés des pois. Rien ne fut changé dans la maison. La journée finie, sa vaisselle rangée, le bois fendu pour le feu du matin, elle lui donnait du seuil le bonsoir, tandis qu'il pipait au jardin en regardant 15. les étoiles. Elle montait ensuite se coucher dans son lit de servante, très bonne, très attachée, ne demandant rien, s'ofTrant quand il la désirait. Il n'éprouvait point d'amour, et seulement goûtait le tranquille plaisir d'un compagnonnage. Elle n'exigeait nulle réciprocité en échange du don libéral de son corps, de la joie que sa docilité de belle fdle amoureuse lui procurait, contente de se donner toujours, se donnant simplement, sans art, d'une soumission gentille de femelle, de créature née pour le désir de l'homme. C'était pour lui la sécurité d'une bonne affection animale, la douceur de sentir sous sa main un cœur de brave bête dévouée, l'idée instinctive d'une part vivante de la maison, achetée avec le fonds, et inaliénable. Un soir d'automne, en un goût de tendresse, en une défaillance de son esprit trop solitaire, il voulut l'avoir près de lui, dînant à sa table. Elle le regarda troublée, honteuse, rougissant pour cette familiarité comme pour l'offre d'une chose déshonnête, elle, qui sans une apparence de vergogne, les yeux clairs, et ingénus, lui apportait sa chair. Elle refusa, il n'eut jamais d'autre dé- poupées d'amour sobéissance à lui reprocher. Et l'hiver arriva, il s'en retourna se protéger des frimas à la ville, la laissant garder l'habitation, lui envoyant tous les mois l'argent de ses gages et de sa subsistance. Le printemps le ramena; il connut de nouveau son arôme de froment mûr, le moût géné-. reux de son corps. Il pensait : « Encore un été, puis il faudra lui trouver un brave garçon comme elle. Ce serait trop rosse de lui prendre sa vie... » Quand, au bout de six mois, il lui parla de la nécessité de la séparation, elle ne pleura pas. Et ensuite il resta toute une semaine, triste, à la regretter. LÀ MAISON DE VERRE — Est-ce toi, mon Jean? En étouffant sur le tapis ses pas, il venait d'entrer dans la chambre où, près de la fenêtre entr'ouverte, au vent léger des rideaux, il la croyait endormie. Mais l'oreille d'Elise, subtilement, percevait les moindres bruits. — Ton Jean lui-même... [ Et il s'avançait maintenant vers les délicates mains pâlies qu'elle étendait devant elle, comme si déjà, dans les molles ondes agitées de l'air, elle eût par avance palpé sa présence. Les mains touchèrent les habits, remontèrent au visage qu'il penchait par dessus son fauteuil. Elle murmura : — Oui, c'est bien toi... J'éprouve toujours le même bonheur à te voir avec ces mains où sont 268 poupées d'amour descendus mes pauvres yeux... Viens plus près... Comme tu sens bon ! Tu es tout parfumé de l'odeur de ce beau matin. — Amie! bonne amie! Il baisa les tristes paupières voilées dans la blancheur fanée du visage, et elle ne le laissait pas se redresser, lui retenait à deux mains la tête contre ses joues, appu)raità ses yeux morts le baiser fidèle. — Comme cela, oh! toujours... Il me semble qu'ils vont se rouvrir à la chaleur de ta bouche. Je te revois, mon Jean, tel que je t'ai perdu. Il eut un imperceptible mouvement d'ennui : — Voyons, Elise... — C'est vrai, je suis trop exigeante aussi. Gronde-moi. Je resterais ainsi des heures, sans penser, avec le petit frisson délicieux de t'avoir près de moi... Pense donc : je ne vois plus, je ne vis plus que par toi... Mets-toi là, mon Jean... Il y a si longtemps que tu es sorti... Il me semble que tu as tant de choses à me dire... Il attira un tabouret et s'assit, avec l'enlacement des petites mains, comme des bagues, à ses doigts. — Les arbres des boulevards sont tout en feuilles, dit-il. J'ai vu tes amies Jeanne et Emi-lienne.. Elles sont toujours belles, belles comme toi, mon Elise... , Un sourire éclaira la grande nuit de l'aveugle. — Redis-moi cela, ami... C'est si bon de penser que les autres n'ont#pas changé!... que tout est resté autour de moi comme quand j'y étais, quand je n'étais pas encore une petite ombre aux mains tâtonnantes!... Et n'as-tu pas rencontré aussi cette dame qui me témoigne tant d'intérêt et pour laquelle je suis si injuste? — Madame Dulac? Oh! celle-là ne te ressemble pas. Elle est toute grise; c'est bien une des femmes les plus laides que j'ai vues. — Vois-tu, c'est sa voix qui me fait mal... Elle a la voix d'une femme dont on ne connaîtrait pas l'âme. Et pourtant cette voix est musicale; elle a des notes mouillées comme le chant d'une fauvette... Il me semble qu'elle vient ici pour une chose que je ne sais pas. Pardonne-moi, mon cher Jean, de trop m'écouter. Tous mes sens ont des yeux depuis que je n'en ai plus... Je crois la voir, cette dame, je la vois d'une beauté noire, malfaisante... Et alors, je ne sais pas pourquoi, il me semble que tu me mens un peu. — Folle! Toi seule es belle. — Oh! j'ai si peur... Regarde : est-ce qu'il n'y a pas là, dans mes joues, un pli? Est-ce que, depuis hier, il ne m'est pas venu des cheveux blancs? Je voudrais arrêter le temps sur l'image où je t'apparais encore un peu la jolie Elise que tu adulais si amoureusement. Ses pâles mains, encore une fois, remontaient, les fines et brillantes orchidées humaines agitées d'une vie mystérieuse : toujours ses doigts semblaient tisser d'impalpables soies, faire de la dentelle avec les fils de l'air. Elle attira le visage de Jean près du sien dans la clarté des fenêtres, le regarda de ses prunelles vides comme si elle le voyait réellement, comme si elle eût voulu lire sa pensée dans ses yeux. — Non, non, Elise, pas un pli, pas un cheveu blanc... Tes joues sont toujours roses, l'été des blés dore ton cher front sans rides. — Toi aussi, tu es beau, mon Jean, tu es resté éternellement jeune et beau dans la mort de mes poupées d'amour yeux... Je n'ai jamais cessé de te revoir tel que je t'aimais autrefois... Et cependant il me semble quelquefois qu'une chose a changé en toi : ta voix n'est plus la même en me disant que je suis toujours belle comme autrefois. Il y avait dix ans qu'Elise avait perdu la vue. La lumière, après avoir lentement décliné, à la fin s'en était allée tout à fait; le fin émail de ses yeux se voila. Elle crut vivre derrière une cloison obscure, rattachée seulement au monde par l'affection caressante du mari, de ce Jean qui devenait pour elle la clarté vivante et tangible que ses mains délicatement palpaient. Comme une rose, pétale à pétale effeuillée, l'aimable visage se flétrit, ridé autour de l'affreuse plaie des orbites. La sève vitale aussi se retira de l'or annelé des cheveux, qui, maintenant, étaient tout blancs. Ce ne fut plus que la pauvre apparence humiliée et le léger fantôme de la gracieuse Elise. Mais un miracle d'amour lui fit croire qu'elle n'avait pas perdu la jeunesse. Pendant dix ans, Jean pieusement la leurra du mensonge de sa beauté éternisée à travers l'outrage de la cécité. 272 poupées d'amour Ainsi l'illusion fut pour elle la délicate maison de verre, le fragile palais enchanté où elle continua d'habiter comme en rêve. Sa vie s'immobilisa dans le temps qui avait précédé l'évanouissement de la lumière. Celle-ci ne cessa pas d'éclairer au fond de sa pensée les suprêmes images qui avaient caressé l'agonie de son regard. Et, magicien jusqu'au bout du monde chimérique dont il laissa flotter le nuage d'or sur l'épaisse nuit de ses prunelles, Jean, par une touchante supercherie, aussi lui persuada que rien n'avait changé autour d'elle, que les fleurs du tapis étaient toujours aussi vives, que les ans avaient épargné le visage de celles qu'elle aimait. Elise, parmi le printemps de ces fictions, ne sut pas que les robes légères et les rubans dont se charmait sa coquetterie surannée (car elle voulait être habillée comme au temps où elle se regardait dans les miroirs) disson aient avec le déclin de son pauvre corps vieilli. Or, un jour, s'étant assoupie au bruit de la rue dans le vent léger de la fenêtre, elle qui n'aimait pas sortir et volontiers prolongeait ses aises languissantes aux bras d'un fauteuil, un chuchotement de paroles au fond de l'appartement la réveilla. Elle reconnut la voix de Jean, et une autre lui répondait, nuancée d'ironie, cette voix de madame Dulac qui toujours lui avait causé un si étrange malaise. Elle se leva de son fauteuil ét, marchant, les mains étendues devant elle, à pas de silence, elle glissa sur les tapis jusqu'au salon d'où venaient les voix. — Tu es belle, disait Jean, tu es pour moi la beauté du désir et de la volupté... Vois, je suis à tes genoux; je ne vis plus depuis que je t'espère. Un rire flûta. — Ne dis-tu pas la même chose à ta pauvre femme? Ne croit-elle pas aussi, avec son affreux masque et ses cheveux blancs, qu'elle est pour toi la beauté vivante? Ah! mon ami, tout cela est bien ridicule. Ils virent s'allonger une ombre mince dans la coulée claire de la porte. — Jean ! mon Jean ! Là maison de verre s'émietta, le cœur se rompit... Elise fit un dernier pas, tomba en tournoyant aux pieds de son mari. L'ANCETRE Le grand-père, droit sous les ans, était l'orgueil de la famille. Par fournées, ceux qu'on appelait les vieux et qui n'avaient pas son âge, s'en allaient, pris par des maux légers qui, avec le temps, leur vrillaient les os et les couchaient has. Il en était parti ainsi qui, dans leur haute taille, longtemps avaient semblé des soldats au port d'armes et qui finissaient par traîner une petite ombre à la mesure d'un cercueil de conscrit. Le grand Fernage dépendait ses habits de dimanche, et toujours vert, appuyé d'une main légère sur sa canne à pomme d'or, il leur faisait par politesse la conduite jusqu'au cimetière. On le plaisantait. — Ah ! ah ! père Fernage, le menuisier qui 16 i 0 'i/» ». vous fera votre boîte à vous est encore à naître. Invariablement, il répondait : — Ça viendra quand ça viendra. Mais tout de même, je voudrais bien aller jusqu'au bout du siècle. Et le bout du siècle, c'était dans six ans. Il était gai, aimait la jeunesse, abattait d'une traite ses trois heures de promenade après son repas du midi. Dans la campagne, il pinçait le menton aux filles, riait : « Ah! si c'était encore de mon temps ! »Le soir, à souper, il se bourrait de pommes de terre et de quartiers de rosbif. Cet appétit d'ogre amusait la tablée. Et ensuite, rsous la lampe, sans lunettes, il lisait dans ses vieux livres. Il se couchait vers onze heures et dormait d'un grand sommeil tranquille jusqu'au matin. Comme il entrait dans sa quatre-vingt-quatrième année, il prit froid, un soir qu'il fut surpris par la pluie dans la plaine. Le lendemain, la fièvre l'alita : le médecin gardait un air circonspect. Mais le troisième jour, on ne douta plus ; c'était bien le râle de la pneumonie qui, dans le silence consterné de la maison, lui raclait la poitrine. Il délirait, parlait toujours des jours nouveaux qui allaient venir avec le siècle. Sa main, par dessus les draps, ébauchait un geste d'annonciation. Et alors, pour la première fois, une parole à voix basse, mystérieusement traîna dans les chambres : — Chez les Fernage, c'est toujours entre les 85 et les 90... Il en échappa. La vie à petites fois recommença : il fallut l'alimenter de nourritures d'enfant, du lait, des bouillons légers, une grappe de raisins; et il était très faible, immobile dans, son fauteuil, les mains sur les genoux, devenu tout à coup un ancêtre. 11 semblait étonné d'avoir vu de si près la mort ; il demeurait de longs instants à regarder venir quelque chose du côté de la fenêtre. Il ne parlait plus avec la même confiance des grands jours prochains. Cependant, autour de lui, la joie maintenant renaissait, une joie grave comme après une pénible traversée ou une longue absence. Quand il put descendre et qu'il passa sous la porte basse de la salle à manger, on s'aperçut qu'instinctivement il penchait la tête comme autrefois, par crainte de se heurter au linteau. C'é- I) w tait un bon signe. De petites mains s'avancèrent, combles de fleurs; toute la famille était réunie autour de la table ; un parent qui occupait un emploi dans les postes, leva son verre et débita un compliment. Lui seul n'était pas gagné par la gaîté de la maison : il assista à la fête avec un visage d'étranger comme si c'était un autre que lui qu'on fêtait. Toute cette folie paraissait lui rappeler la mort restée derrière la porte plutôt que la vie rentrée sous le vieux toit. 11 regardait briller les flambeaux par dessus la nappe rose, de l'œil dont il eût vu s'allumer les cierges de la veillée. Et puis il se leva, il dit simplement en levant très haut la tête :' — Voici, il faut vivre à présent jusque-là. 11 avait au front une barre dure et volontaire. Dès ce moment, une surveillance étroite l'entoura; ses faims furent rationnées; il pleurait doucement pour obtenir qu'on lui rendît son ancien régime, et il était devenu très gourmand : il ne finissait jamais de manger des confitures. Quelquefois, le facteur apportait des cartes bordées de noir. C'étaient les derniers amis qui, l'un après l'autre, partaient là-bas dans leurs bières. Les cartes étaient jetées au feu sans qu'il les vît et il ne dépendait plus ses habits du dimanche; il n'avait plus la satisfaction intime d'être celui qui demeure après les autres. Il s'étonna, disant : — Ah ça! personne ne meurt donc plus dans cette ville?... Est-ce qu'ils voudraient tous voir aussi se lever le premier jour du siècle ? Quelque chose lui manqua. Mais comme il avait repris ses promenades à la campagne, abattant d'un pied alerte ses huit kilomètres de route, et comme à la longue il s'était remis à manger à sa faim, il se consola de n'être plus le seul à vivre de ce grand espoir. Il prolongea ses sorties; il lui semblait n'être jamais allé assez loin, il n'aurait pu dire pourquoi; et puis, il s'appuyait contre un arbre et il regardait devant lui, vers l'horizon. Le soir, après le souper, il prenait sa canne, marchait à grandes enjambées jusqu'à la place, et là aussi, il s'arrêtait un peu de temps à considérer le ciel au bout de la grand'rue. — Père Fernage, est-ce que vous voyez quelque chose que nous ne voyons pas, nous? 16. i) w9 m1 Il frappait de sa canne le pavé et répondait joyeusement : — Oui, oui, je vois... C'est par là qu'il viendra, vousdis-je... Il est en marche... Ah l ah ! les aveugles eux-mêmes verront, ce jour-là. La plupart ignoraient de quelle chose il voulait parler. Ses fils doucement haussaient les épaules, sachant, eux, quelle était sa folie. Il apparut debout, reverdi dans sa beauté de vieillesse fraîche, à chaque aube d'anniversaire. La vie était vissée dans ses os. Avec le bouquet de fleurs que ses petits-enfants lui mettaient à la boutonnière, les jours où la famille arrivait le fêter, il ressemblait à un vieux marié attendant sa promise pour la mener à l'autel. C'était un bruit dans la ville qu'au retour de chaque printemps, le père Fernage renouvelait son bail avec la vie. Cependant, à mesure que s'appesantissait sa charge d'années, une inquiétude se levait, frémissait dans l'ombre de la maison. D'anciens deuils planèrent, des images voilées, la mémoire de ceux qu'un vent fatidique avait emportés quand sonnait une certaine heure à l'horloge. Encore une fois, les paroles bourdonnèrent : — Chez les Fernage, on ne passe pas les 90... L'aïeul, lui, avec son grand rêve de vie au front, ne comptait plus que les ans qui le séparaient de la merveille du monde pour laquelle il voulait vivre. — Plus que trois ans... et puis deux ans, un an... Ahl ali! et alors... Il câbla son âme d'inouïes puissances d'énergie. Avec sa haute taille bandée en avant comme uu homme qui se penche à une fenêtre, déjà il parut projeté hors du temps, dans la portion d'éternité où se mouvait le prodige. Il défendit qu'on lui coupât les cheveux et la barbe; il voulut que son être entier se dressât au seuil du grand jour, et vît la chose énorme qu'à chaque siècle nouveau les anciens, effarés, tout pâles d'agonie et de délivrance, avaient contemplée. Toute sa vie dans la durée sembla n'avoir existé que pour l'acheminer à la minute sublime. — Oui, les anciens... Ceux qui étaient avant moi et qui ont attendu aussi... qui ont vu... Il parlait comme dans un songe. Sous l'arche du temps, l'année fatale passa, PMI l'heure qui toujours abattait un Fernage. Et le large fleuve de sa vie ne s'était pas arrêté : il continuait à couler, reflétant les Alpes neigeuses de son front dans ses belles eaux lentes. Alors grandit l'étonnement timide des fils pouf ce nœud fait au cours des destinées. La maison frémit d'aveux bas : — Nous n'aurions jamais pensé qu'il irait jusque-là... Peut-être c'est là défier le ciel... 11 fut pareil à une relique ; on le vénéra comme les ossements d'un très vieux saint sous les ors d'une châsse. Les voix se faisaient basses pour l'aborder de peur d'une secousse qui ébranlât l'air autour des dernières feuilles de son arbre. Et il était bien l'arbre des races, avec d'infinies racines dans la terre des morts, avec de profonds rameaux pleins de nids au bout des bras qu'il rouvrait chaque matin, en se réveillant. Il avait maintenant des sommeils de petit enfant, dormait d'un souffle léger qui à peine soulevait les draps. Il ne se promenait plus dans les campagnes ; à petits pas il descendait vers, la place, les yeux fixés devant lui. — A quoi bon aller si loin, disait-il en sou- riant, puisque aussi bien tous ceux-là le verront qui ne seront pas partis? On ne le comprenait plus très bien, dans son brouillard d'esprit, comme un Moïse monté très haut sur la montagne, perdu dans les encens. — Attendez seulement, il y aura de grandes choses. — Qu'est-ce qu'il y aura, grand-père ? demandaient les petits. — Je ne sais pas... Mais vous verrez, vous verrez... Même les aveugles verront. C'était une superstition en lui, l'idée d'un avènement inexprimable, toutes les âmes chantant au bord des chemins, un Messie venu d'Orient parmi les palmes et les musiques, le prodige d'un long jour de Pâques éternisé sur la terre. Et il fermait les yeux, il regardait en soi, si profondément qu'ensuite il ne reconnaissait plus personne. L'angoisse sous les solives trembla, monta, filiale, un peu énervée et lasse. Toute l'âme de la famille sembla s'être concentrée dans la palpitation du silence autour de cette vie immobile, arrêtée sur son axe. Des fantômes rôdèrent; le craquement des boiseries fut redouté comme l'approche d'un événement. Quelquefoi" on croyait ouïr un glas dans l'air. Il n'y eut plus qu'une année qui le sépara de la chose obscure. Maintenant, avec ses cheveux tout blancs en boucles sur les épaules, il avait l'air d'un patriarche sorti des âges, incliné vers les margelles de l'inconnu. La vie baissa ; il sembla seulement s'arrêter de mourir, embaumé vivant dans son rêve. Il épargna le geste, le souffle, les paroles, disant seulement : — Quand ce sera le moment, vous me porterez devant la maison. Vous me tiendrez la tête levée... Et puis tout sera dit. Après cela, on ne peut plus que mourir. Il se défendit de dormir le jour après ses repas, craignant de ne plus s'éveiller, visité par des songes, sous ses paupières à demi-ouvertes. Et il était là, comme une ombre devant l'ombre immense, raidi dans sa foi religieuse, attendant le premier jour du siècle. TABLE Poupées d'amour........................................1 Yeta......................................................13 Eda....................................................41 La première maîtresse..................................53 Petits vieux............................................69 L'Homme................................................83 Paysans do Flandre....................................95 L'offense mutuelle......................................107 L'aveu..................................................119 Le mari................................................133 Le mal d'espérer........................................143 Le plus beau jour......................................153 Le drame..............................................165 Jean l'Apôtre..........................................181 Le père................................................191 I» y , i 3 Les Livres da jour >953. — Paris. — Imp. Hammëi'lé ot Cie. a ^)arcbe à l'^rpour par GEORGES OH NET ^es DeuX (^orçscierçces r CAMILLE LEMONNIER Col)f^sior) De ^icaise ar PIERRE VALDAGNE r / ca- goule De ^mf par GUY de MAUPASSA (Illustrations de Jeanniot) Les ^rcbiues De (Juibra par MAURICE MONTÉG' L'Enfant D'^usterlit par PAUL ADAM sont les plus récents Succès DE LA Librairie Ollendorff