Ce LE MORT ŒUVRES DE CAMILLE LEMONNIER Contes Flamands et Wallons. Un coin de village. Les Charniers. Un Mâle. Le Mort. Thérèse Monique. Gustave Courbet et son œuvre, L'Hystérique. Les Concubins. Happe-Chair. POUR PARAITRE PROCHAINEMENT Madame Lupar. CAMILLE LEMONNIER LE MORT LE DOIGT DE DIEU. — LE VIEUX SONNEUR. L'IIOTE DES QUADVLIET. DESSIN DE CONSTANTIN MEUNIEK DEUXIÈME ÉDITION PARIS Librairie française ALPHONSE PIAGET, ÉDITEUR 16, RUE DES VOSGES, 16 1887 LE MORT i La ferme des trois Baraque était plantée au carrefour de quatre chemins de terre, dans l'endroit le plus bas du vallon. Celui de ces chemins qui menait à la chaussée, comptait cinq maisons, moitié chaux, moitié torchis, disséminées sur un espace de douze à quinze hectares ; deux des trois autres avaient, chacun, nue maison seulement, et le quatrième longeait, inhabité, des labourés, en pleins champs. Cela formait un très petit hameau perdu dans une succession de prairies, de vergers, d'emblavures, où des haies, des rangées de peupliers mettaient des séparations ; et un ruisseau, très mince l'été, filait entre des berges herbues, donnant sou nom à la localité. Les huit maisons vivaient en bonne intelligence, pauvrement, n'ayant de communications qu'avec le village dont elles dépendaient. Une de ces maisons était un cabaret, deux bancs devant la porte, trois à l'intérieur, avec trois tables pour la partie de cartes. Le dimanche, après vêpres, les paysans y allaient, emmenant avec eux les femmes et les enfants. Derrière les clôtures, des vaches paissaient, et quatre vieux chevaux, les seuls du hameau, par moments ruaient, dérangés par les porcs. On n'entendait d'autre bruit que le choc des assiettes, à l'heure des repas, le meuglement des bêtes dans les herbages, le grincement de la pierre à aiguiser contre les faux, le battement cadencé d'un fléau çà et là, et, quand il ventait, le ronflement sourd, continu, des arbres au bord du chemin. La maison des Baraque, contrairement aux autres maisons, prenait jour vers les champs, ne laissant voir, du côté du chemin, que deux lucarnes étroites, barbouillées de terre glaise, trop haut placées pour qu'on pût regarder à l'intérieur. Elle s'allongeait sur une cour inégalement carrée, où étaient les huttes à porcs, le hangar et l'écurie. A l'angle de la maison et du chemin, s'étalait la mare aux fumiers. Il y avait à l'habitation deux portes et trois fenêtres, celles-ci bouchées de planchettes de bois et de papier collé, en guise de vitres, avec des morceaux de volets délabrés pour chacune. Une des deux portes ouvrait sur une chambre pavée de briques, à haute cheminée à manteau, le plafond coupé de travées ; et de cette chambre on passait dans une pièce, plus petite, où couchaient deux des Baraque. L'autre porte desservait la grange. La maison était vieille, ayant été bâtie par le père Baraque deux ans avant sa mort, et ses fils avaient continué à l'habiter, la laissant se détériorer un peu plus chaque année. Depuis huit ans environ, les murs n'avaient plus été blanchis, ni au dedans, ni au dehors, et le torchis tombé montrait les lambourdes, par de larges crevasses. Une seule réparation importante s'attestait : le toit de chaume s'étant, par moitié, enlevé une nuit d'ouragan, les Baraque avaient remplacé, sur la partie dévastée, le glui par des tuiles. Des champignons avaient poussé dans ce qui restait de la paille, mêlant leur rosissure tendre au vert profond des mousses, et le toit inégal, tourmenté, déjeté en avant, faisait par-delà la façade un auvent dont l'om- bre maintenait une humidité dans le mur. Même l'été, la maison puait le marécage, et la moisissure suintait, comme une lèpre, montant partout. Noï, l'aîné, avait quarante-six ans, Balthazar, qu'on appelait aussi Balt, en avait à peu près quarante, et Bastian ou Bast, trente-six ou trente-sept ; et tous trois vivaient ensemble, célibataires, ne s'étant jamais quittés. Balt et Bast étaient maigres comme des clous, le premier, large d'épaules, nerveux, les mains énormes, le second, planté sur des jambes fluettes, voûté, marchant par saccades, chauve. Et Nol avait la tète et les jambes enflées démesurément, à cause de l'humidité de la maison. Leurs humeurs aussi dissemblaient. Balt se montrait emporté, violent, d'une sauvagesse exaspérée, tendu comme une arbalète; Bast, au contraire, farouche, sournois, chien-couchant, pliant devant les gens, redressé ensuite derrière eux, d'une lâcheté basse. Il était ravagé d'accès de toux interminables, qui le mettaient en sueur et l'obligeaient à se retenir aux meubles, aux haies, la face convulsée, les pommettes en sang. Les yeux d'un bleu maladif, couleur d'eau sale, Bast regardait en clignotant, de côté, sans fixer, trahi par les éclats vitreux de la prunelle. Balt, lui, sous de gros sourcils grisonnants, cachait un regard flottant, et un chancre, comme une bête, lui avait mangé la moitié du nez. Quant à Nol, c'était une créature étrange, tenant de l'homme et de la bête. Court, trapu, bouffi et pareil à une souche mal équarrie, il avait les joues soufflées comme des babines, les paupières sans cils, les oreilles pendantes dans le cou, et son crâne, garni d'un petit poil blond roux, pommelait sous une perruque d'un châtain tourné à la filasse et collée par de la poix. C'était la perruque du vieux père Baraque el elle lui couvrait le milieu de la tête seulement, laissant la nuque à nu sous un bourrelet de lentes. Nol était idiot. 11 imitait le renâclement des porcs, leur jetait des groin groin furieux, s'ima-ginant que les porcs étaient ses ennemis, ou bien il guettait les mouches pour les attraper et les manger, et d'autres fois il s'amusait à plumer vivants des oisillons tombés de leur nid. 11 était possédé d'une manie, balayer, et ce balaye-ment durait des heures, à la même place, avec un dandinement lent du corps. Les enfants l'appelaient Peke Nol, ce qui équivaut à « petit vieux père Nol » et de loin lui lançaient de la bouse de vache. 11 marchait les jambes raides, écartées, dans d'immenses sabots rembourrés de feurre. BaltetBast, pendant ce temps, s'erré-naientaux champs, labourant, ensemen- çant, bêchant, étendantles fumiers, infatigables, avec des énergies de cheval. Ou bien, l'hiver, l'un allait chaparder du bois dans les breuils, glaner des feuilles sèches pour leur lit, tandis que l'autre menait pâturer les cochons sur la route, le long des vergers. Ils fermaient alors l'habitation à clef, ayant peur de l'idiot, et celui-ci demeurait dehors, tout le jour, jusqu'à leur retour, sous la neige, la grêle etlesgui-lées, rongeant des croûtes de pain, des légumes, de vieux os ou se lamentant avec des vagissements de petit enfant. Au gel toutefois, tous deux s'acagnar-daient à la maison, près d'un maigre feu de brandes, tressant des paniers avec des osiers pris dans la prairie, ou évi-dant au couteau des sabots, et ensuite, lorsque les sabots et les paniers commençaient à former un petit tas, ils allaient les vendre dans les villages. Nol, lui, balayait la neige, s'il neigeait, la LE MORT pluie, s'il pleuvait, les feuilles sèches, quand il ventait, et la nuit donnait entre trois planches, dans l'écurie. Les Caraque, n'ayant pas de cheval, charriaient eux-mêmes leurs engrais, s'attelaient au soc, une bricole aux épaules, traînaient la herse, faisant toutes les besognes de la bête, devenus eux-mêmes pareils à des bêtes. Le maigre ,Bast tendait alors les reins, ne sentant pas la peine, ses muscles gonflés comme des câbles, et l'échiné raidie, tirait, poussait la brouette, transportait à la ville des charges, sous lesquelles un bœuf eût pantelé. Us possédaient trois poules, un chien décharné pour la garde et quelquefois le trait, une vache et, selon les ans, trois ou quatre porcs qu'ils engraissaient. Toute la semaine, à la saison des semailles et des labours, ils trimaient, de l'aube au crépuscule, réveillés avant léchant du coq, et ne s'arrêtaient detra- i, vailler que le dimanche, consacré à Notre Seigneur. Ce jour-là, ils se levaient un peu plus tard, s'habillaient, et l'un après l'autre, rarement de compagnie, s'en allaient entendre la messe au village, puis revenaient, la pipe aux dents, les mains dans les poches, et longuement s'attardaient dans leur champ, rejetant les pierres, écachant du pied les mottes, regardant pousser le blé et mûrir la pomme de terre, ou guettant, une gaule à la main, les oiseaux obstinés à becqueter la semence. Leurs blouses bleues collaient sur leurs sèches épaules, moulant leurs squelettes éreintés, avec des plis bouffants dans le bas ; et ils rentraient ensuite chez eux, sombres, inquiets, écrasés par cette journée de repos, ayant sous la large visière de leur casquette une tristesse noire, intir nie. Rarement une parole s'échangeait entre eux, et elle était rapide, dite d'une l'ois, pour n'y plus revenir. On n'entendait dans la maison, quand ils s'y tenaient, que le claquement des sabots, le bruit de l'ouvrage en train, le souffle de Balt à cause de son chancre, et les accès de toux effrayants de Bast. Leur vie s'était réglée dès la première heure, et ils la continuaient, sans désir de changement, ayant une haine commune des voisins, de tout le prochain, du mariage, un même amour sordide de l'argent, une égale lésine à laquelle ils sacrifiaient les appétits de leur ventre. Ils prenaient le matin un repas à la chicorée, à midi passaient de l'eau sur le marc et mangeaient du pain d'é-peautre sans beurre, le soir se sustentaient de pommes de terre cuites sous la cendre ou bouillies à l'eau, auxquelles s'ajoutait, une fois la semaine, un morceau de lard. Pas de bière, si ce n'est au cabaret, le dimanche ; et ainsi ils vieillissaient, leurs boyaux crevant la faim, leurs membres tremblant la fièvre, avec des claquements de dents et des grelottements de fausse misère. Ils couchaient sur des paillasses de feuilles sèches, choquant leurs maigreurs contre le châlit, mal abrités par des lambeaux de couvertures et sentant le gel mordre leur nez, leurs poils se durcir au givre. En réalité, les Baraque avaient de l'aisance. La maison, le pré qui était derrière, un champ aux acculs des bois de la commune, d'autres parcelles encore leur appartenaient ; ils vendaient chaque année leurs pommes de terre, leur froment, leur avoine, une vache, un ou deux porcs ; et le produit grossissait l'épargne ancienne, dans des cachettes. Des paysans affirmaient qu'ils auraient pu tenir une ferme, louer des domestiques, se payer un ménage, prendre leurs aises sans se gêner. Au lieu de cela, ils s'éternisaient dans la misère, la crasse, une puanteur de vieilles gens, comme des loups dans leur tanière. II Le 31 octobre 1867, veille do la Toussaint, les trois Baraque étaient assis sous le manteau de la cheminée, les mains sur les genoux, immobiles. Des branches de bois vert fumaient dans l'âtre, par dessus un petit tas de cendres chaudes, et quelquefois un craquement se faisait entendre, lorsque la flamme mordait le bois humide ; puis un éclair rouge flambait, allumant la cheminée couleur de suie. Balt, dans les dents un chicot de pipe, tirait des bouffées, sans parler, sans penser; Bast de temps en temps passait ses mains sur toute la longueur de ses jambes, toussait, geignait, était pris d'un frisson ; Nol regardait de ses yeux sans cils, les fumerons froidir, dans une contemplation grave, stupide. Et une solitude pesait sur les (rois hommes, comme un délaissement de cimetière. Dehors, un grand vent entrechoquait la pointe des arbres, s'abattant sur la maison par tapées brusques qui secouaient le toit, les volets, les portes ; et par moments, la barrière qui ferme le pré de Jan Beust, le voisin, grinçait dans ses gonds, .avec un bruit aigre. il avait plu drù le matin ; l'égoutte-ment de l'eau, le claquement de la pluie contre le mur, le dégoulis des gouttières se dévidant dans la mare s'ajoutaient au grondement sourd des rafales. Une lampe à bec charbonnait sur la table, à bout d'huile. Le vent qui passait sous laporte tout à coup poussait les cendres de l'âtre, soufflait sur le champignon de la lampe; alors, pour un instant, la silhouette des frères se dessinait, et 1111 peu de clarté permettait de voir dans le fond de la pièce une armoire, une huche, une table, une horloge à gaine, des images saintes dans des cadres de bois. Il y avait dix minutes que l'horloge avait sonné huit heures ; les Baraque attendaient la demie pour se coucher. Machinalement, Bast et Bail subissaient l'influence de la Toussaint, jour noir pour les campagnes, annonciateur d'un jour plus noir; et, muets, sans raison, ils allongeaient leur veillée. Des lumières, brillant dans la nuit aux fenêtres des autres maisons, signalaient la réunion des familles autour du feu. Une rêverie vague les occupait, semailles, rendement de la terre, désir d'amasser de l'argent. L'idiot à présent ronflait, accroupi la tête aux genoux. Le chien se mit à aboyer subitement, on tirant sur sa chaîne, et presque aussitôt un pas sonna sur le pavé de la cour. Ils entendirent des lambeaux de chanson , une voix joyeuse perdue dans la lamentation des ténèbres, Puis 011 frappa. Ils tressaillirent. Bast pensa aux morts qui sortent de leur fosse et eut froid aux os. — Qui est là? fit Bail. La voix cria : — Ouvrez ! C'est moi, Hein ! Balt grommela dans ses dents, se leva, ouvrit, et un homme de vingt-six ans environ, gai, pris de boisson, habillé de vêtements neufs, trop larges, entra dans la chambre. C'était un cousin à la mode des campagnes, Hein Zacht, le garçon meunier. 11 avait les yeux brillants, le geste vague, et la pluie l'avait percé. — Fameuse nouvelle ! dit-il. Je viens de la ville ; j'ai fait toutes les chapelles du chemin. Ach ! Ilein a bu, mais il y a de quoi ! Hein a le sac ! 11 se laissa choir sur une chaise, donna un coup de talon dans le feu, et, regardant autour de lui, avec l'assurance des nouveaux riches : — Il fait pauvre ici, camarades... Mais Hein est en joie ! Hein a le sac! Versez l'huile dans votre lampe afin qu'il vous voie bien en face. Balt fit de la tête un signe négatif, en haussant les épaules. Le garçon meunier no s'en aperçut pas, perdu qu'il était dans les gloires. Et il leur raconta qu'il s'était attardé, qu'ayant vu de la lumière à leurs volets, il avait été bien aise de se sécher un peu chez eux. Il montrait de l'inquiétude pour ses habits surtout, et à chaque instant tàtait le fond de sa poche, palpant quelque chose. Puis il leur avoua tout. — Eh bien, oui, j'ai gagné 20,000 francs à l'État; j'avais une action de cent francs!. Ils sont la, dans ma poche... Je sais bien à qui je le dis ; mais vous, silence!... Pas un mot... On n'aurait qu'à me les voler ! 11 éclata de rire. — Voler Hein ? Ach ! ach ! le garçon a pris son gendarme avec lui. Et tout large, il ouvrit un énorme couteau qu'il planta dans la table. Les deux Baraque s'étaient rapprochés. Un homme porteur d'une pareille somme prenait un intérêt inattendu à leurs yeux. Bast lit un mouvement machinal de la tête comme pour voir dans la poche du cousin. Tous deux se taisaient; Bast souriait, et Balt regardait devant lui, profondément, voyant venir à lui une idée. — Allons, Hein, dit-il, buvons ensemble un coup, puisqu'il en est ainsi. Une bouteille de genièvre traînait sur l'armoire, demi-pleine et déjà vieille. 11 prit la bouteille, emplit trois verres , puis recommença; et Bast accumula du bois dans l'àtre, lit un grand feu, ranima la lampe, étourdi, ses mains travaillant sous lui comme celles d'un autre homme entré en sa peau. Le garçon meunier, excité, devint loquace, dit ses projets, parla de reprendre un moulin pour son compte, nargua ensuite les Baraque de leur crasseric. — C'est bon pour vous, vieux grigous, de remplir de gros sous vos paillasses. Moi, je veux me marier, et alors gare la danse ! — Heu ! lit Bast, les yeux baissés, vous êtes jeune, vous ! Puis Hein parla seul, bredouilla ce qu'il voulut, etles deux autres ne l'écou-taient plus. Ils étaient plongés dans une songerie tenace, évitant de se regarder et se comprenant. Au milieu de sa hâblerie, le garçon meunier futremué d'une frousse à propos d'un billet de cinq cents francs que lui avait remis le marchand chez lequel il avait acheté ses habits. 11 tira de sa poche un foulard fermé de gros nœuds à ses bouts, défit les coins et en sortit un petit paquet formé de plusieurs journaux superposés et enveloppant un portefeuille ; finalement il prit dans le portefeuille une liasse de billets qu'il s'embrouillait à numérer. — Une, deux, trois... Trois, deux, trois, quatre... Je n'aime pas les billets, mais c'était plus commode... Cinq, six, sept... Ainsi de suite. Tandis qu'il comptait, les larges billets s'étalaient, soyeux, comme une chair, comme de la vie, pêle-mêle. Balt fumait à petits coups, considérant cette fortune. Il dit à Ilcin, tranquillement : — Je Vous crois, à présent, puisque voilà l'argent ! Bast, blême, claquait des dents, et un tremblement agitait ses mains. 11 continuait de sourire, ouvrant la bouche pour parler, sans trouver une parole; et il ne quittait pas des prunelles les billets. De minute en minute, tous deux se rapprochaient, attirés par l'argent, Bast tendant ses mains en avant, Balt, froid, remuant seulement ses pouces, d'un mouvement régulier. Et tout d'une fois, comme un ressort, ces terribles pouces s'ouvrirent et Balt leva lés deux mains, les abattit au cou de Hein avec une violeiice extraordinaire, comme un bûcheron qui entame un chêlie. Les énormes pouces entraient dans la chair, la pétrissaient, et il se mit à étran* gler le garçon meuiiier, les coudes écartés, pesant sur lui dé toute sa force> féroce, des cris de bête dans la gorge. Iïein ouvrit démesurément les yeux, laissa pendre hors de sti bouche sa lait- gue devenue dure comme un caillou, commença un mouvement et demeura, les mains en l'air, noircissant àvue d'œil. Alors, Bast à son tour se rua sur lui et tapa son crâne, sa face, ses yeux, à coups de poing, avec une rage qui s'accroissait à chaque bourrée. Nol, accroupi dans l'àtre, frappait en riant la crémaillère avec les pincettes ; et dans le vent de nuit, dehors, le chien hurla. L'homme étranglé, il y eut une délente chez les assassins. Bail prit sa tète à deux mains, sombre, étonné de ce qu'il avait fait, et Bast alla à la porte, en proie aux coliques de la peur. Puis ils poussèrent le cadavre sous la table et burent ce qui restait de genièvre. Tous deux s'étaient assis, devenus faibles comme des enfants. L'ouragan avait grandi. Un arbre craqua sur le chemin. Balt se leva en sursaut, croyant qu'on venait pour l'emmener, et Bast, plus mort que vif, fit le signe de la croix, machinalement. L'énorme coup de vent passa, mugissant au loin. Alors il furent talonnés de la hâte d'enfouir le cadavre. — Prenons-le par la tète et les pieds, dit Bast. Ils tirèrent llein à eux, soufflèrent la lampe, et, s'arrêtant à chaque pas, portèrent le cadavre du côté de la mare au fumier. Elle était profonde. Tandis que Balt écartait les pailles pourries à coups de fourche, l'autre eut une pitié. — Laissons-lui ses vêtements ; il aura moins froid, fît-il doucement. Et, en même temps, il glissait ses mains dans les poches du mort, poulies fouiller. Le corps s'enfonça la tête en avant, ! et la vase du fond, remuée, remonta à la surface avec un bruit de vésicules qui crèvent. Puis ils prirent une perche à LE MORT houblon, tatèrent la profondeur de là mare, cherchant à connaître la position du cadavre; et ensuite ils jetèrent sur la fosse des feuilles mortes et des pailles. Quelqu'un se mit à rire derrière eux} au moment où ils se retiraient, ayant fini. C'était Nol l'idiot ; il les regardait, les yeux dilatés par l'étrangeté de la scène, en riant et en grommelant. . — À l'écurie ! gronda Balt. L'autre ne faisant pas mine de comprendre, il le prit, le poussa, pinçant sa chair à travers ses habits et le faisant hurler. Le lendemain, jour de la Toussaint, les deux Baraque écoutèrent messe et vêpres. Ils se rendirent ensuite au cabaret et racontèrent qu'ils allaient changer leur mare de place, imaginant des précautions. Balt tenait la main droite dans sa poche, ayant le pouce luxé. Ils se mirent à la besogne. Ils commencèrent par tracer à la pioche un grand cercle, puis bêchèrent clans ce cercle, donnant de furieux coups de pelle à la terre. Un temps noir pesait sur la campagne, ensevelissait les fonds dans une brume livide; et leurs silhouettes se détachaient sur les baies couleur lie-devin, avec des mouvements saccadés. La tourmente avait disséminé les chablis ; çà et là des tremblements de feuilles demeurées ressemblaient à des palpitations d'oiseaux pris au piège ; et un arbre, parplaces, élançait, sur les perspectives violettes, comme un cadavre branché. Ils travaillèrent tout un jour, de l'aube à la nuit, ne s'interrompant ni pour boire ni pour manger ; et à la fin le trou leur parut suffisant. Us l'avaient creusé près de l'écurie. C'était une excavation, large comme pour une hécatombe ; et les terres s'entassaient au tour, à mi-hauteur d'homme. La nuit les enveloppa, enfoncés dans la fosse jusqu'aux épaules, pareils à des terrassiers de cimetière. Puis ils jetèrent bas leurs bêches, s'assirent à la table où s'était consommé l'étranglement et mangèrent des pommes de terre cuites sous la cendre, sans entrain. Us ne parlaient pas, ne s'étaient plus parlé depuis le crime, et chacun évitait le regard de l'autre. Après le repas, il y eut un silence' dans la chambre. Uss'ëtaient rëncognés LE MORT dans l'àtre, et tous deux songeaient, les yeux fixés sur le feu. Le chien hurla. Ils se regardèrent, cette fois et les yeux de Bail remontèrent jusqu'à l'horloge, vers l'heure qui sonnait. — La demie après neuf, dit-il. Et ils se souvinrent que l'horloge avait sonné la môme heure, l'avant-veille, au milieu de l'horreur de la maison ; et le chien pareillement avait poussé une clameur aiguë. — Oui, fit Bast en enfonçant sa tête dans ses épaules. Bail se leva, et ouvrant à demi la porte, commanda au chien le silence. Mais la bête avait rompu son attache. Unepeur les précipita. Ils coururent à la mare ; et dans la nuit, ils virent une grande carcasse maigre, fouissant les fumiers, le museau tendu. Balt prit l'animal par les reins et le lança contre le mur, la tête en avant, d'un tour de bras. Le chien retomba à demi fracassé, gémissant, puis, boitant, regagna sa niche où Bast l'attacha, après une bourrée de coups de pied. La campagne était couleur d'encre, sans forme et plongée dans un silence doux, interrompu seulement par les bruissements du vent. Ils allumèrent une lanterne sourde, s'armèrent de bêches et revinrent au purot, blêmes, tremblants, redoutant quelque chose du mort. Une clarté éclaboussa la vase noire : ils virent près du bord, se dressant, les talons du garçon meunier. Le corps s'était déplacé. Ils l'enfoncèrent du tranchant de leurs bêches, alors, pendant près de deux heures faisant rejaillir l'eau autour ' d'eux ; mais le corps remontait toujours au boutd'un certain temps. Puis ils tentèrent de lemaintenir au fond, en lui jetant des pavés ; les pieds reparurent encore, Et dans la maison, l'horloge sonna une heure après minuit. Une sueur collait leurs chemises à leur peau. Ils se bataillaient contre le mort, à présent, superstitieux, croyant aux vengeances des trépassés, se sentant dans la main du diable. A la fin, ils prirent le parti de combler la mare. Immédiatement, ils accrochèrent les fumiers avec des rateaux, les attirèrent sur le bord, puis apportèrent des jectis-ses parpleinesbrouettées, allant et venant incessamment. La terre s'éboulait dans la fosse avec un clapotement lourd. Des pâleurs passèrent dans le ciel, et petit à petit le jour remplit les ramures. Les coqs chantaient, des oiseaux gazouillaient, il y eut un bruit de réveil confus dans toute la campagne. Et tout à coup, ils virent un voisin, arrêté, qui les observait. — Est-ce qu'il y a un mort à la mai- son qu'on est à la besogne si matin ? dit-il. Ce fut un moment de stupeur. Pourquoi cet homme parlait-il de mort ? Et Bail, accroupi sur sa bêche, leva vers lui sa tête farouche ; mais le voisin était inoffensif, sans malice. — Bon! bon ! grouma Bail, on sait ce qu'on fait. — Bien sûr, Ht l'autre. Et il partit en sifflotant. La pesanteur des terres avait entraîné le cadavre ; cette fois, il ne reviendrait plus ; et Bast, le plus sournois, regardait s'exhausser le sol avec un plaisir lâche, comme après un bon tour. Us continuèrent, la matinée et l'après-midi, ayant l'air de flâner, à présent, quand quelqu'un approchait. De temps en temps, ils pilonnaient le régalement avec leurs pieds. Le soir, la mare se trouva nivelée. Mais il était arrivé un accident. L'eau du purot, soulevée par les remblais, s'était déversée sur le côté, avait coulé dans le chemin. Or, celui-ci était encaissé entre des talus, au pied de la maison des Baraque, et les dernières pluies l'avaient rendu boueux. Le purin débordé en lit une fondrière. Une charrette de paille, passant par là vers le soir, s'embourba. Le charretier cria, sacra, demanda de l'aide. Les Baraque feignirent de ne rien entendre. iMais un homme du hameau vint les quérir : ils sortirent alors de leur maison, et l'homme aidant, à quatre, on tira la charrette de l'ornière. IV Cette nuit-là, il plut jusqu'au matin. La flaque s'étendit, monta, et les voisins durent passer par-dessus le talus, à travers la prairie. 11 y eut des plaintes. Quelqu'un parla même du garde-champêtre. Balt déclara qu'il voudrait bien voir qu'on lui cherchât misère ; Bast, moins hardi, essayait de prouver que les eaux provenaient des champs en contre-haut. Mais la nuit venue, ils s'attelèrent à leurs brouettes, versèrent sur la bais-=-sière une charge de gravois, puis éten=> dirent un lit de feuilleSi Malheureuse- ment il plut tout le jour suivant, puis encore le jour d'après, et il fallut recommencer chaque nuit la besogne. Des peurs les harcelaient. Par moments, ils délaissaient leurs bêches, craignant que leur zèle fût mal interprêté, puis ils les reprenaient, craignant bien plus encore l'éventualité des qué-rimonies. Un matin, ils se mirent violemment à hausser le chemin ; et à ceux qui les interrogeaient, ils répondaient qu'ils ne voulaient pas faire les malins, que si tout le monde se sacrifiait un peu comme eux, le village s'en porterait mieux. Ils étaient hâves, écharnés, pareils à des loups l'hiver; et leur laciturnilé avait augmenté. Constamment ils redoutaient de dire une parole qui pût se tourner contre eux, leurs oreilles large ouvertes aux moindres rumeurs traînant dans l'air. Ils veillaient les nuits, n'osaient plus dormir. Bail, une fois, LE MORT s'était dressé en sursaut, croyant que l'autre était sorti de sa tombe et lui passait les mains autour du col. Bast, la veille, avait rêvé à haute voix, râlé, crié; quelqu'un n'aurait eu qu'à l'entendre. Et ils se forçèrent à demeurer jusqu'à l'aube sur leurs chaises, cédant par moment à leur éreintement et tout à coup réveillés par le fléchissement brusque de leur corps. Ils avaient mis un double verrou à la porte, et la nuit, un énorme couteau triangulaire, fraîchement effilé, reposait ouvert, sur la table. Ils étaient remplis de terreurs vagues. Y La disparition de Hein Zaclit commençait à s'ébruiter. 11 était d'un village voisin ; il avait perdu père et mère, mais il avait des amis, des cousins. Ceux-ci connaissaient la grosse fortune qu'il était allé chercher à la ville et s'étonnaient de ne pas le voir revenir. On s'imagina d'abord qu'il s'attardait à des ribotes ; au bout de dix jours, des craintes se formulèrent. Peut-être avait-il été attaqué en chemin. Le garde-champêtre en parla au bourgmestre. Celui-ci fit atteler le cheval au cabriolet et alla avertir le juge de paix. Le parquet mit la gendarmerie en campagne. On sut toules les actions du meunier jusqu'à sept heures trente-cinq minutes précises du soir. Il avait payé de la bière à des camarades, dans un cabaret de la chaussée. Il paraissait animé, mais il n'avait pas étalé d'argent. Il était parti seul. Puis, quelqu'un l'avait vu s'engager dans un chemin de terre et lui avait dit : — Mauvais temps ! Et il avait répondu en riant : — Excepté pour ceux qui ont le soleil en poche. A partir de ce moment, l'obscurité la plus noire s'épaississait autour de lui. Personne ne l'avait plus aperçu. Il avait dû trouver la mort en pleine campagne, selon toute probabilité. On battit les buissons, les haies, un bois taillis qui aliénait au chemin dans lequel Hein s'était-engagé, et- des gens furent questionnés, en grand nombre. Les incertitudes allaient croissant, avec les recherches. Un fermier du village de la victime, un matin, raconta la nouvelle aux voisins des Baraque. Puis, passant devant la maison de ceux-ci, il hêla : — Hé ! Balt ! Bast ! Li vieux Nol balayait devant la porte. Il montra son balai au férniier, hognant, mais l'autre se mit à rire, prit deux sous dans sa poche et les lui donna. L'idiot tomba dessus en clignant des yeux, et tout de suite courut les cacher, avec mystère, sous un arbre. Ensuite le paysan enfila un chemin, à gauche de la maison, et là, entendant du bruit, il leva les yeux et aperçut les Baraque ramassant des branches à la lisière d'un bois. —Salut, dit-il. Savez-vous lanouvelle? — Non. — Zacht, le garçon meunier, a été assassiné. Us eurent tous les deux un sursaut, poussèrent un hou ! comme un homme frappé d'un coup de hache. — C'était un peu votre parent, poursuivit le fermier, mettant leur mouvement sur le compte de la surprise. — Qui ? lui ? — Oui..» Ils le regardaient, les yeux dilatés, se demandant ce qui allait advenir. C'était la première voix d'homme qui leur parlait de leur crime. Il reprit : — On lui aura volé son argent, d'abord, puis on l'aura tué, enterré. L'argent ne profite pas à tout le monde. Alors Balt rébéqua d'une voix dure : — Il n'avait qu'à mieux le cacher. Et Bast pensait au bonheur de jouir de la fortune volée, dans une contrée où il n'y aurait personne, d'être seul au monde avec cette volupté extraordinaire : l'argent. En même temps, il poussait des soupirs, hochait la tête do- lemment, ratiocinait sur cette mort surprenante. — À propos, dit le fermier, il y a du changement chez vous. Vous avez çouir blé votre mare? —- Oui. Après? —■ Après ! Et le fermier, qui était solide et violent, mis en humeur de querelle par le ton bourru de Balt, rognonna : — Après? C'est que s'il n'en tenait qu'à moi, j'enverrais moisir en prison de mauvais bougres comme vous ! Balt fit un pas en avant, tâtant son eustache dans sa poche. — En prison ! répétait-il. Mais le fermier décanillait, frappant son bâton contre les pierres du chemin, dédaigneusement. — J'en ai roulé d'autres que vou^ ! cria-t-il de loin aux Baraque. Ceux-ci se rassurèrent alors : l'homme ne savait rien. Us chargèrent leur bois sur leurs épaules et reprirent le chemin de la maison. Le vieux Nol était assis devant la porte et, ayant exhumé ses deux sous, passait sa manche dessus activement, pour les faire reluire. Hait vit briller le cuivre et l'arracha des mains de l'idiot, menaçant : — D'où vient cela ? L'autre se mit à geindre, les yeux élargis parla peur, et en môme temps il tendait la main pour reprendre son bien. — Au trou ! cria Balt. Et comme le nabot continuait à se lamenter, immobile, degrosseslarmescou-lant lelongdesjoues, illuiallongealajam-be à travers les reins, vindicativément. Nol alors hurla comme un chien blessé, et les mains collées à son dos, détala parla cour, en boitant, tandis que Balt faisait couler les sous dans sa poche. Le lendemain quelqu'un frappa deux coups à l'huis; los trois frères étaient T. V 4o dans la chambre. Bast et Balt se regardèrent, debout dès le premier coup. Et tous deux ensuite s'avancèrent, l'oreille tendue, conjecturant, au bruit de la respiration, quel pouvait être le visiteur. On frappa de nouveau, puis brusquement la porte s'ouvrit. Un homme de haute taille, en sarrau bleu, la casquette galonnée d'un liseré rouge, parut, la main posée sur une canne à large pommeau : ils reconnurent le garde champêtre. — Bonjour à tous ! dit-il, je passais. Ma pipe s'est éteinte. 11 s'approcha del'âtrè, se baissa, posa le fourneau de sa pipe sur un tison ; mais le feu se mourait sous les cendres accumulées. Alors ses sourcils remuèrent, et il promena ses regards autour de lui : — Où sont les allumettes ? 11 leur parut que sa voix avait pris le ton du commandement, et ils le considéraient, inquiets, sans bouger de place. Puis il marcha du côté de l'armoire, do sou large pas, en haussant les épaules et grondant : Il serait plus facile de trouver le corps de Hein Zacht que de vous desserrer les dents, à vous autres ! ■ Il avait à peine fini de parler quô tous deux, d'un môme mouvement obséquieux, lui offrirent des allumettes, prises dans leur poche, et ils le suivaient, humbles, souriants, tenant au bout de leurs doigts le phosphore allumé. — Drôle d'affaire ! fit l'agent après avoir flambé son tabac. — Drôle d'affairé, oui, répétèrent-ils, la tête basse. Et tout à coup ils relevèrent le front, étonnés d'en avoir dit autant. Le visiteur s'était assis, les jambes allongées devant lui, le menton appuyé sur sa canne ; et ils épiaient avec angoisse ses regards. — Moi, j'ai mon idée ! dit-il à la fin, Hein a été... On entendit rire Nol dans son coin, et les deux Baraque virent avec épouvante qu'il simulait le geste d'étrangler quelqu'un dans le vide. — Dehors ! rauqua Balt. Le garde ne s'était aperçu de rien ; il demanda pourquoi on le chassait. Basthaussa lesépaules, tambourinant du doigt son front : — Plus rien là, dit-il. — Peuh ! fit le salarié en manière de commisération. Et il démarra, après avoir bourré une nouvelle pipe. Bast eut un sourire mauvais, en dessous, à la pensée qu'ils dépistaient l'autorité, qu'ils étaient plus forts que la justice, et dans ce sourire passa comme la basse malice de jouer tout le monde. Balt, lui, frappa d'un grand coup de poing la table et gronda sourdement : — Ils arriveront tous ! VI Des semaines se passèrent. Ils vivaient côte à côte avec le mort, celui-ci faisant partie de leur vie à présent, semblable à un hôte intronisé de maugré et dont on se méfie. Ils le redoutaient, pleins aussi d'une haine sourde, qui se traduisait en objurgations intérieures. Et par moments Bast, toujours cauteleux, songeait à faire dire des messes pour le repos de son âme. Leur dénùmentles rendait pitoyables ; ils étalaient une lésine sordide, pour n'être pas soupçonnés, n'ayant qu'une jouissance, iia'écusable, cette fortune dormant à rémotis. Il y eut de grosses neiges cette année ; puis le temps se radoucit et le dégel rendit les chemins difficilement praticables. Des eaux suintaient à ras du sol, torrentueuses auxcavées, etla neige fondue détrempait la terre, en faisait une glaise gluante. Les Baraque, des jours entiers, demeuraient tapis dans l'àtre, tressant des osiers, taillant des sabots, remettant des dents à la herse, et les soirs surtout leur semblaient interminables. Pendant une de ces longues veillées, Bast ayant mis sur le tapis, avec précaution, la question do l'argent, demanda, de sa voix grêle, au milieu d'une toux, l'usage auquel ils l'emploieraient. Alors, à mots rares, ils firent des projets ; ils achèteraient de la terre, ils construiraient un corps de bâtiment nouveau, prendraient deux vaches on plus. Un désir immodéré d'arrondir leur état de maison.les tenait, et tous deux se parlaient avec ménagement, comme des gens qui ont intérêt à se leurrer d'une confiance mutuelle. Dans le fond, ils éprouvaient l'un pour l'autre une égale méfiance. Bast par instants avuait les énormes pouces de son frère, pensant à l'effroyable besogne qu'ils savaient exécuter ; et Balt, instinctivement, considérait le fond de la cafetière, ayant vu souvent son cadet saturer de phosphore les pâtes avec lesquelles il exterminait les rats. Brusquement, le mort leur joua 1111 tour. Pendant trois jours et trois nuits, des lavasses persistèrent si drues que les ruisseaux débordaient par la campagne. Et vers le matin du quatrième jour, une crevasse verticale et de près d'un pied de largeur fendit dans toute sa hauteur le talus proche de l'ancien purot comblé. Immédiatement une partie des remblais s'éboula sur le chemin. A leur réveil, les Baraque firent cette découverte effrayante. D'abord ils crurent tout perdu, s'i-maginant que le cadavre avait roulé avec la terre sur la route ; et ils demeuraient béants, immobiles, sans oser regarder, Bast joignant ses mains, comme devant un désastre irréparable. Puis un peu de décision leur revint, et tous deux étant descendus dans leur sentier, ils s'aperçurent que leur peur était vaine. Avec rage alors ils se mirent à rentasser la terre, après l'avoir préalablement élayée au moyen de perches et de falourdes. Leur crainte du mort s'en était accrue. 11 fallait l'empêcher une bonne fois de les inquiéter. Ils résolurent de bâtir sur lui, dès l'avril. Ils achetèrent des briques, du plâtre, des bois de charpente, à bas prix, et construisirent une remise pour les fourrages, à l'endroit même où il gisait. LE MORT L'aire fut battue, piétinée, tassée, et par surcroît, empierrée. Cela leur prit deux mois, et tantôt l'un travaillait seul, tandis (pie l'autre était au champ, tantôt ils s'enlr'aidaient à gâcher le mortier, maçonner, tmeller, ne soupçonnant pas la fatigue. Pendant ce temps, mai reverdissait les arbres, et la terre entrait en amour, parlant de choses tendres au cœur des hommes. VII Un soir, Balt, rentrant de la ville, rencontra dans la campagne une femme d'un village voisin et ils firent route ensemble. C'était un grand corps maigre et jaune, monté sur de longues jambes, le corsage plat, avec des mouvements brusques, et elle marchait comme un homme, par rudes enjambées. On l'appelait la grande Tonia. Elle était couplée à un mari plus vieux qu'elle, et trois enfants, engendrés de côté et d'autre, ne lui pesaient pas. Le mari était tailleur en vieux. La grande Tonia touchait à la qua- LE MORT rantaine. Elle était laide, les yeux de travers, mais noirs, hardis, et ses cheveux bruns, mal attachés, retombaient en mèches jusqu'à son nez. Elle aimait la bière, le genièvre, les bâfres ; elle était connue des hommes. Le tailleur travaillant peu, à cause d'une phthisie qui le rongeait, les enfants manquaient de pain quelquefois. Alors elle les battait, les punissant ainsi de crier famine. — Hé ! Tonia ! si nous buvions un coup, dit Balt, à la porte d'un cabaret. Elle montra ses longues dents plates, dans un rire. — Ça n'est pas de refus. Et tous deux, debout, se regardant, burent un verre de bière. Ils sortirent, puis, le chemin se resserrant, Balt appuya son coude contre les hanches de la femme. La nuit était tombée. Un ciel bleu, criblé d'étoiles, mettait sur la campagne son obscurité douce; et leurs visages plaquaient sur les buissons noirs des taches pâles. Ils firent une centaine de pas, entrèrent dans un chemin couvert, et tout à coup Balt attira la femme contre lui violemment. Elle le repoussa, lui échappa, en hognant et jurant. Il courut après elle, les mains tendues, un tremblement dans les membres, et alors il y eut une courte lutte. Elle lui jeta son poing dans les yeux, se radoucit et roula parmi le taillis. Puis ils passèrent devant une maison dont les volets clos laissaient filtrer un rais de lumière, et elle lui dit : — L'homme ! C'est bien le moins que vous me payiez une douceur! — Non, répondit Balt, je n'ai plus soif. Mais elle le tira par le bras, le poussa vers le seuil, de toutes ses forces, et la porte cédant, il entra, un sourire mauvais sur la bouche. Elle marchait derrière lui, les yeux clairs, hilare, la main posée sur son épaule comme sur une proie. La chambre était petite, fraîchement blanchie à la chaux, avec des plaques grasses de pommade sur le mur, près des chaises. Le long des fenêtres, des rideaux pendaient, accrochés par des nœuds roses, touffus comme des choux. Une fille déjà mûre causait avec un homme, dans le fond, et une autre, plus jeune, reprisait des bas, appuyée à la cheminée. Toutes deux étaient sanglées dans des corsets, leurs noirs cheveux reluisant, collés sur les tempes. L'homme lampait avec la fille un clairet poisseux. C'était un cabaret borgne, dont les tenanciers, de vieilles gens, vivaient honnêtement du produit de leurs filles ajouté au produit de leur champ. — A boire ! cria la grande Tonia en s'installant à une table et frappant du poing. • La cadette se leva, passa au comptoir et, souriante, demanda ce qu'il fallait servir. Alors la femme du tailleur chercha des noms dans sa mémoire, se rappelant les choses qu'elles avait bues, et ëlle finit par commander de l'anisette. Elle en absorba cinq verres, se montant la tète, très rouge, presque tendre dans ses gestes et ses regards; puis, Se tournant vers la fille qui buvait avec l'homme, dans le fond : — Moi aussi, j'ai mon homme avec moi, dit-elle. Balt l'avait reprise contre lui, saisi d'un nouveau désir, et la chair autour de son chancre s'enflammait, presque! saignante. Il calculait la dépense et vaguement songeait à s'amuser pour son argent. De temps à autre elle l'obligeait à boire à son verre et il y collait sa bouche sèche, en faisant la grimace, bien qu'il trouvât la liqueur à son goût. La lumière d'une lampe au pétrole, po- sée sur le comptoir, allongeait sur le mur l'ombre de ses oreilles, très larges. Ils sortirent, et sur le chemin, elle tourna vers lui sa bouche chaude, ouverte, pareille à une plaie. Puis elle trébucha, l'entraînant après elle, et ils demeurèrent sur place, côte à côte, dans un embrassement. Alors Balt, cpie l'amour grisait, s'oublia, fit des promesses; et il la reconduisit jusqu'à sa porte, rudoyant son grand corps brun, avec une brutalité de passion. Cela fit une diversion au mort. Le paysan endurci rapporta chez lui l'impression de cette chair maniée dans la nuit. Une sorte de lubricité en éveil persista dans sa cervelle, au fond de ses moelles, et lui fit garder la pensée de la femme du tailleur. Il y avait longtemps que la femelle n'avait plus remué les concupiscences du mâle en lui: inopinément celle-ci s'ingérait dans sa vie, sur le tard, au milieu des obsessions funèbres, avec des adresses de femme experte. Il laissa passer trois jours, se violentant de peur de trop paraître la convoiter, puis une après-midi, rasé de frais, il partit pour la voir. Une demi-heure de marche séparait sa maison de la sienne, sise dans un bourg voisin ; mais il lit la route en quinze minutes, allongeant son pas sur son désir qui l'avait repris, tenace, exigeant. Quand il fut en vue des toits, il ralentit sa marche, gagné par des idées de prudence. De froids calculs tempéraient ses ardeurs ; il n'était plus pressé d'arriver ; et machinalement il prit sur la droite un chemin qui accroissait la distance. 11 entra chez des connaissances, s'informa du prix des pommes de terre, chercha à gagner du temps, trouvant la nuit plus commode à ses projets. Puis 1 a vesprée tombée, il longea les maisons et enlin s'arrêta à la porte du tailleur.C'étai dans une rue inégale, à l'endroit le plus resserré : des deux côtés les maisons s'étendaient, poussant leurs toits en avant, avec des airs rechignés, les unes badigeonnées en bleu tendre, sur lequel tranchaient des volets peints en vert, les autres laissant s'écailler la chaux par éclats sous la moisissure, maussades, les portes mal closes, des suintements de purin filtrant entre les pavés ; et des lampes allongeaient à cette heure leur flamme pointue derrière la vitre des boutiques et des cabarets, plaquant de rouge, par éclaboussureS brusques, des têtes à demi mêlées à l'ombre. Dehors, les toits, les cheminées, la rue étaient confondus dans une splendeur sombre de crépuscule, et des tons citron, pâle, très doux, lentement s'enveloppaient au ciel, par-dessus le village, d'ml bleu profond ; qui allait s'élargis-sant; Il fit jouer le loquet, dressa sa taille et entra. — Bonsoir, dit-il, Et d'un coup d'œil il vit que la Tonia n'y était pas. VIII Vautrés sur le carreau, des chandelles au nez, leur frimousse brune poissée de crasse, où collaient leurs cheveux, les trois enfants demi-nus sous leurs loques, salement s'amusaient à dresser avec du sable de petites constructions, crachant ensuite dans les tas pour les solidifier. A terre traînaient des patrons en papier, parmi une confusion de lambeaux de drap, de vieilles nippes et d'ustensiles de cuisine. Et des habits, des blouses, des pantalons, de vagues silhouettes de vêtements pendaient aux murs, sous des gravures en couleur encadrées d'acajou. Sans se déranger, ils levèrent la tète en.reniflant, et tous trois regardaient entrer, de leurs yeux ronds, effrontés ; mais tout de suite après, ils continuèrent à jouer, se bousculant, geignant, criant; et l'un d'eux, ayant reçu un soufflet, hurlait, comme un chien courtaudé. •— Qui est là? dit une voix qui partait de la chambre voisine. — Moi, Balt. La voix se perdit un instant dans une toux sèche, puis graillona : — Si c'est pour du travail, je ne peux pas; je suis au lit, et Tonia est dehors. — Bon, dit Balt, je l'attendrai. Et la voix, cette fois nettement, repartit: — C'est cela, prenez une chaise. Elle est quelque part, à causer ou à boire, Gette sacrée garce ! Il y eut un silence. Les deux aînés à présent s'amusaient à coudre le sable dans des • sacs et le laissaient filtrer ensuite, lentement, dans l'oreille du plus petit qui ruait, cherchant à leur échapper. Baraque sifflotait dans ses dents, très calme ; et le vieux, dans la chambre voisine, râlait, s'épuisait en rascations laborieuses, péniblement expumait ses phlegmes au loin. — Tiest,dit à la fin le tailleur à l'aîné des enfants, allez jusqu'au cabaret. Elle est sûrement là. Vous lui direz... L'enfant l'interrompit, sans quitter le jeu : — Non. Elle est partie avec un homme. 11 passa comme un ricanement dans la voix du père, qui mâchonna : — Sale bête ! Et Balt sentit eu lui une colère contre cette Tonia qui ne leur gardait pas sa chair ; Des mots honteux lui montaient à la bouche et il l'injuriait à son aise, tout bas. Il attendit deux heures, sans bouger, bourrant une pipe après l'autre, obligé de se défendre contre les trois enfants qui se collaient à lui, cherchaient à pénétrer dans ses poches, l'obsédaient de leurs demandes d'argent. El une foi.-;, l'aîné dit aux plus petits, en lui tirant la langue : — Celui-là ne donne rien. A neuf heures, la mère rentra. Elle avait bu, était de mauvaise humeur, et son corsage mal agrafé, ses cheveux en désordre lui donnaient un air de débauche. Elle se laissa tomber sur une chaise, lira ses jupons sur ses genoux et posa dessus ses deux mains, à plat, en soufflant, éreintée, puis tout à coup se leva, el se mit à frapper les enfants en les invectivant. — Graine de chien ! Au lit ! Et dire que ce vaurien d'homme est couché depuis deux jours, dans ses draps, à racler ses poumons. 11 faudrait sans doute (pie j'apporte toute seule l'argent ! Elle s'était rassise et les bras croisés, la bouche exaspérée, continuait ses injures, tendant le poing par moments du côté de la chambre. Le vieux, pour toute réponse, répétait obstinément et très vite un mot ignoble. Mais sa voix se perdait dans la volubilité effrénée de sa femme; et tout à coup ilsemit à ronfler, comme endormi par cette musique grêle qui ne finissait pas. Alors elle se prit à rire, se rapprocha de Bast, lui demanda dix francs. L'homme avec lequel elle était allée boire ne lui avait rien donné et il n'y avait pas de pain pour le lendemain. 11 fit signe que non et lui reprocha son infidélité d'un ton bourru. Elle fut très étonnée, le regarda avec curiosité, sentant germer en elle une idée, des projets lointains, et elle finit par lui dir LE MORT que l'homme 11'était pas venu pour ce qu'il pensait. C'était le gros Dirk, il devait de l'argent à son mari. Elle ajouta : — D'ailleurs, on ne vous a plus vu. Je croyais que c'était fini. Il hésita lin instant, et, enfin, la tête basse, comme honteux de sa faiblesse, lui coula à l'oreille : — J'aimerais venir de temps en temps. On causerait. Elle le bourra d'un coup dans la poitrine , le regarda de côté, les yeux-plissés : — Capon ! Et elle reparla du pain qui manquait, du vieux qui était alité. Cet appel réitéré à sa bourse l'irrita; il eut regret-d'être venu, d'avoir cédé à des suggestions tendres ; puis, rusant, il chercha à l'obtenir par des promesses. Elle le repoussa, bâilla, lordil ses IX Les Baraque avaient acheté une seconde vache et loué un pré le long du ruisseau. Ils avaient aussi doublé le nombre de leurs porcs. Mais, de crainte que cette richesse éveillât les soupçons, ils vivaient dans un état d'animalité farouche, comme des gens qui n'auraient plus que la mort à passer. Bast étant le plus comédien, jouait la faim sur les chemins, geignait, insinuait aux voisins qu'ils manquaient cle tout. Les gens ricanaient, tournant cette détresse en dérision. Un samedi ils s'habillèrent et se mi- 5 rent en route. Bast avait noué dans son mouchoir des billets et de l'argent pour une valeur de cinq mille francs. De temps en temps, il coulait la main à sa poche, tàtant son mouchoir. Ils prirent à travers champs et, au bout d'une heure de marche, arrivèrent dans une rue large, bordée de maisons bien bâties, au milieu de laquelle une habitation peinte à l'huile étalait son perron à colonnes ; sur la porte, une plaque en cuivre, reluisante, portait ce nom : BRUARD, NOTAIRE. Ils entrèrent. Un grand garçon bègue, le premier clerc, leur dit d'attendre un moment, le notaire conférant avec un client. La conférence terminée, un monsieur eu jaquette et bottes de cuir jaune, à favoris en éventail, sortit du cabinet, siffla un chien de chasse blotti près du poêle, dans l'étude, et gagna la rue. Le notaire passa la tête dans l'entrebâillement de la porte et leur fit un signe d'amitié. — A votre tour ! 11 y eut une courte indécision, l'un ne voulant pas entrer avant l'autre ; et à la fin ils entrèrent en même temps, la tête renfoncée dans les épaules, levant très haut leurs pieds pour ne pas égra-tigner le parquet ciré. — Monsieur le notaire, dit Balt, nous avons là quelques économies. 11 faudrait nous les placer. M°Bruard était un petit quinquagénaire obèse, des lunettes sur le nez, l'air bon enfant, une grosse bague au doigt. Il se frappa le front, leur dit : — J'ai votre affaire. Le monsieur qui sort d'ici... Il leur expliqua que c'était un homme riche , momentanément à court de quelques billets de mille francs, mais il possédait du bien et il offrait de donner hypothèque. Lui, notaire, arrange- rait la chose. Il les interrogea ensuite, s'informa de leurs affaires, demanda si la récolte avait été propice ; puis, sans attendre la réponse : — A la bonne heure, vous autres ! vous pensez à l'avenir ! Vous mette/ de l'argent à muche-pot pour les mauvais jours. Ils eurent l'air gêné, considérèrent le plancher sans souffler mot, et Bast ébaucha une quinte. — 11 fait dur vivre, monsieur le notaire, gémirent-ils enfin, en tournant leur casquette, nous ne mangeons pas de la viande une fois tous les mois. — Bon ! bon ! répliqua le notaire, on sait bien que les Baraque sont au-dessus du besoin. 11 cligna la paupière, avec une grimace bienveillante , et continua , leur donnant absolument raison : — Ceux qui mangent leur blé en herbs ne laissent pas de quoi dormir dans une bonne bière. Quel âge avez-vous à présent, vous Balt, et vous Bast? M° Bruard aimait causer, appelait ses clients ses amis, était très populaire parmi les paysans. Les Baraque, debout, là main sur leur bâton, reluquaient la porte du coin de l'œil: ils redoutaient les conversations trop longues ; mais le notaire les tenait, n'en finissait pas, et sans préparation, pour allonger l'entretien, il leur parla du pauvre Hein. — N'est-ce pas malheureux ! Au moment où sa vie allait être assurée ! 11 s'étendit sur les lenteurs de l'instruction. Balt hochait la tète en signe d'acquiescement, avec tranquillité, et Bast se courbait, une main sur son estomac, la face violacée, appelant à son aide ses accès de toux. Le cligne scribe leur décochait des regards vifs, pleins d'interrogations; il alla même jusqu'à dire que le crime avait du se commettre près de chez eux ; et Baltsentit toutà coup une démangeaison terrible à son chancre. Me Bruard se leva enfin, les reconduisit jusqu'à la porte de son cabinet, et là il leur reparla de leurs cinq mille francs, du prêt hypothécaire. — Yoici l'argent, dit Bast. Le notaire ne voulait pas. Ils insistèrent. Alors il appela son clerc, fitdélivrer un reçu, et les Baraque détalèrent eu-suite, contents de s'être débarrassés, à bon intérêt, d'une partie de leur pécune. Il leur semblait que le notaire était un peu leur complice, à présent. Ils avaient caché leur trésor sous un pavé, dans la grange. A tout bout de champl'un d'eux soulevaitle pavé, faisait le compte de l'argent; et par moments, au travail, bêchant, sarclant, binant, ils étaient saisis de l'anxiété abominable que quelqu'un aurait pu les voler. Us plantaient là la besogne alors et, lents, bornoyant dans tous les sens, de peur d'être aperçus, ils allaient s'enfermer dans la grange. Puis, ce mort les obsédait. Leur superstition lui prêtait toute sorte de vengeances méchantes, de petites taquineries basses. Il ensorcelait leur maison, était cause des contrariétés qui leur survenaient, s'acharnait après les bêtes, faisant peser sur eux comme un avant-goût de la damnation éternelle. Justement la vache prit du mal aux champs, par un temps de pluie ; à peine rentrée dans l'étable, elle s'affaissa, s'étira, se roidit. Et à quelques jours de là, l'un des porcs, s'étant vautré sur le fumier, heurta un tesson de bouteille qui lui fendit la cuisse. Il fallut le panser, lui mettre de la bouse sur la plaie et il perdit en trois jours la graisse de deux mois. Puis, la bouilloire s'était renversée dans le feu, mauvais signe ; une image de la Vierge, pendue au mur, chut de son cadre, sans cause apparente ; des souris avaient raflé la moitié d'un grain mis en réserve ; et un soir, ils avaient découvert, dans le grenier, près delà cheminée, quelque chose de noir et de velu qui était certaine-mentl'àme du mort. Ils avaient attaqué cela à coups de bâton, mais dans les ténèbres un cri les effraya, puis de larges ailes les avaient frôlés ; ils s'étaient aperçu que c'était un hibou. Nul doute ; le mort avait pris cette forme funèbre pour revenir. Alors ce fut un redoublement de colère ; ils s'emparèrent de la bête et lui lièrent les pattes, les ailes, le bec, pour l'empêcher de se défendre. Ensuite, ils la plumèrent vivante, lui crevèrent les yeux avec des clous rougis au feu, finalement l'écrasèrent sous leurs pieds. Cette fois, le mort se tiendrait coi. Pourtant, à quelques jours de là, étant à deux dans la grange, une planche s'abattit sur eux, les blessant aux épaules et aux reins. Balt se releva, les cheveux dressés, cherchant des yeux une arme, un bâton, une pierre, tandis que Bast, dans les affres, blême, prolongeait le signe de la croix. La première stupeur passée, une scène eut lieu, tous deux se rejetant la faute d'avoir mal équilibré l'ais. Mais Bast soutint qu'il avait vu une main noire sortir de la muraille ; et cette malice encore fut mise sur le compte du mort. Puis un matin, le cordonnier qui s'employait comme témoin dans les actes no-taresques, vint leur annoncer que le prêt était consommé, qu'il n'y avait plus qu'à signer : et l'on s'entendit pour vaquer ensemble à cette formalité chez le tabellion, le dimanche suivant, après la messe. Les Baraque arrivèrent à l'heure précise et se trouvèrent en présence du personnage au chien de chasse qui leur serra la main, du bout des doigts, avec affectation. Puis maître Bruard lut l'acte du prêt, s arrêtant parfois aie commenter ; les deux frères remuaient alors la tête, imperceptiblement, pour montrer qu'ils avaient compris, n'osant pas demander trop d'explications. Aucun des deux ne savait écrire ; ils apposèrent une croix, et cette signature fut validée par l'officier public et les témoins. Le notaire les renvoya en leur secouant énergïquement la main. Une fois dehors, ils respirèrent ; et, en soi, Bast pensa que l'argent était une bonne chose, puisqu'il permettait de prêter aux riches. Balt, lui, songeait aux femmes, à la Tonia qu'il aurait bien voulu revoir; et il refoulait ce désir déjà cent fois comprimé. X Cette année-là, des guilées abondantes signalèrent la seconde quinzaine d'octobre ; par moments, un vent furieux coupait la pluie, dévastant les feuillages, renversant les vieux arbres. Et la veille de la Toussaint se leva sous un ciel noir, chargé de tristesse. Les Baraque s'enfermèrent de bonne heure. Ils étaient remplis d'angoisses vagues, de noires terreurs auxquelles se mêlait la pensée de l'enfer; et les souvenirs les assaillaient comme une meute. La nuit venue, ils barricadèrent leur porte et se blottirent près du feu, sans lampe, muets, regardant se recomposer la forme du cadavre dans le miroir de leur cerveau, avec une fidélité implacable. Et tous deux songeaient qu'il y avait un an, à pareille heure, Hein était venu, qu'il s'était assis à leur table, qu'il les avait nargués, que leurs mains s'étaient ouvertes d'elles-mêmes pour l'exterminer. Ils étaient damnés, sûrement ; et Bast, le plus lâche, se rappelait le catéchisme, avec ses menaces de châtiments éternels, Balt, sombre, la tête dans les poings, tendait les oreilles aux bruits du dehors. Par moments des branches battaient le toit, bataillant dans la nuit, et le vent passait,mugissant,avec des huées qui ensuite s'étouffaient graduellement comme des râles d'homme étranglé. Des troncs, au loin, craquaient ; une lamentation infinie traînait dans l'air; la rafale secouait les tuiles, poussait les fenêtres, LE MORT ' 83 heurtait les volets ; puis subitement un grand silence se faisait entre deux colères, pendant lequel on entendait claquer les dents de Bast grelottant de fièvre et de peur. Quelquefois, il frappait sa poitrine et marmottait des prières, des supplications au mort. Ils veillèrent la nuit entière, agités, sans pouvoir s'endormir. La pâleur verte du matin filtra à la fin par les fentes de la porte. Ils allèrent à l'église, entendirent l'office ; et le lendemain, jour des Morts, ils revinrent, impérieusement ramenés devant l'Eternel. EL le curé ayant gravi les degrés de la chaire, avant de monter à l'autel, où les cierges pleuvaient leurs larmes de cire sur les noires tentures, symboles des désolations du Trépas, il parla du respect des morts, du danger de les laisser sans prières, de l'enfer où ils rôtissaient à travers les siècles, conviant ensuite ses paroissiens à faire célébrer des messes pour le repos des âmes. Cette voix lente, qui s'enflait, puis s'apaisait, finit par endormir Balt, et brusquement il tressauta, s'imaginant que Lucifer en personne l'entraînait du côté du feu éternel. Près de lui, Bast écoutait le prêtre, le cou tendu, les deux mains jointes. Un plat d'étain devant la Sainte-Table s'encombrait de menuailles. Les paysans se coulaient de ce côté, ajoutant à mesure de l'argent, et le bruit des sous heurtaitle métal, mêlé au traînement des pieds sur les dalles. Les Baraque humblement suivirent la foule. Bast tira de sa poche une pièce blanche, avança les doigts, mais au moment de la laisser tomber, il se ravisa et mit à la place un sou, qu'il accompagna d'une prière, pour le faire peser davantage dans la balance du Très-Haut. XI A quelques temps de là, les trois enfants de la Tonia vinrent heurter à la porte. Ils étaient longtemps demeurés sur le chemin à s'amuser, jetant des pierres aux vaches, derrière les enclos ; et subitement l'aîné s'était avancé, son sabot à la main, et avait cogné. Il était maigre, avec des yeux de jeune loup, et sa chair se voyait à travers ses pantalons, déchirés. C'étaient trois garçons ; le plus jeune avait quatre ans. Ils avaient pris l'habitude de rôder par la campagne, entrant clans les celliers et les granges, mon- tant aux arbres pour dérober les nids, volant les pommes, les carottes, les navets, • tout ce qu'ils trouvaient à portée de leur main ; et toujours le plus petit faisait la garde, criant lorsque quelqu'un arrivait. La mère les laissant à l'abandon, plus que jamais, ils avaient les cheveux broussailleux , les habits en lambeaux et les faces noires, érail-lées. Quelquefois, ils mendiaient dans les fermes; on leur jetait un os, un morceau de pain, les reliefs du repas; et ils s'en allaient, farouches, sans dire merci. Bast était à la grange, ce jour-là. Il arriva au bruit du sabot battant la porte, et les prenant pour des mendiants : — Hors d'ici ! cria-t-il. Mais ils 11e bougeaient pas et le regardaient de leurs yeux hardis, en face. Alors sa poltronnerie reprit le dessus ; il s'apaisa et s'enquit de ce qui les amenait. — Parler- à celui qui s'appelle Balt, dit l'aîné. — Balt n'est pas ici ; il est au champ, près du bois. Qu'est-ce que vous lui voulez ? — C'est la mère qui nous envoie réclamer du pain. Il les interrogea, apprit que leur mère était la grande Tonia et que Balt était venu la voir un soir. Un rire gloussa dans sa gorge. — Eh bien ! allez lui demander du pain. Il vous en donnera sûrement. Les enfants se remirent en marche, avec un traînement lent de sabots, s'at-tardant, tournant les yeux circulaire-ment. Au bout de la cour, Nol balayait le pavé. Sa perruque longuement les amusa : ils le lapidèrent de pierrailles et de mottes de terre, embusqués derrière une haie. Nol d'abord gémit, pleurant de vraies larmes ; mais comme une pierre l'avait blessé à l'œil, il brandit son balai, devenu furieux, cl ils se sauvèrent après lui avoir lancé un caillou plus gros que les autres. Ils prirent le chemin qui conduisait au bois, traversèrent les taillis, et de loin virent Bail bêchant le champ. Ils l'appelèrent. Balt tourna la tête et, les ayant reconnus, vint à eux, inquiet de ce que lui voulait Tonia. — Lanière nous envoie, dit l'aîné; il n'y a pas de pain à la maison. Et ils balançaient la tête tous les trois, sifflant dans leurs dents, d'un air déterminé. Balt haussa les épaules, mécontent. — Est-ce que j'en peux? Le tailleur n'a qu'à travailler comme moi. — Il est dans son lit, il ne travaille plus, reprit l'aîné. — Bonsoir, lit Baraque. Et il se dirigea vers sa bêche qu'il avait plantée dans un sillon. Les enfants le suivirent, enfonçant jusqu'aux cbe- villes dans les mottes retournées ; ils avaient pris une voix chevrotante et demandaient du pain, interminablement. — Du pain ! il n'en pousse pas dans le champ ! répliqua l'homme. — Des sous, alors. Il finit par tirer de terre une douzaine de navets et les leur jeta. Ils prirent les navets, s'en allèrent, et, tout à coup Balt les rappela. — Tonia n'a rien dit pour moi ? — Oui, elle aditqu'elle vous attendait. — Bon. Et satisfait cette fois, il les gratifia de quelques navets en plus. 11 travailla jusqu'à midi, puis rentra chez lui. — Il est venu des enfants, lui ditBast, en bornoyant de côté. Balt, gêné, tourna la tête et demanda quels enfants. — C'est la Tonia qui les envoyait demander du pain. Il eut l'air de se rappeler et dit : — Ah, oui ! ils sont venus au champ. Et il haussa les épaules, pour montrer son indifférence. La conversation tomba. Une concupiscence l'avait repris. Il avait soif et faim de sa peau rude et brune ; et de nouveau la femme entrait en lui, exigeante. Mais il se contint pendant deux jours, craignant les récriminations de son frère ; et, le troisième jour enfin, il partit à la nuil sous prétexte d'un marché. XII Tonia était assise devant le feu, les bras croisés, à demi-sommeillante. Le plus jeune des enfants dormait la tète sur la table, et les deux autres, accroupis dans l'âtre, taquinaient un jeune chat, cherchaient à lui arracher les griffes. Une lampe charbonnait sur le manteau de la cheminée. Quand elle le vit, elle se leva, aigre-douce, et lui fit des reproches : elle se refusait à vivre sans lui ; elle le préférait à tous les hommes du village ; et tout à coup elle cacha sa tête dans ses mains, imitant la secousse des sanglots. 11 la re- gardait, troublé par cette tendresse, puis timidement allongea la main vers ses genoux. En même temps il bredouillait des explications : il était pauvre ; il craignait qu'elle ne lui demandât de l'argent ; il ne pouvait pas lui en donner. Mais elle coula sa tête contre son épaule, plongeant dans les siens de froids yeux astucieux. Il avait de l'argent, tout le monde le savait bien, et même il passait pour être généreux,tandis que son frère était avare. Il la laissait dire, accessible à la vanité, content de paraître meilleur qu'il n'était. •— Tonia, qui est là ? demanda le vieux, de la chambre voisine. — C'est quelqu'un qui ne vient pas pour votre bec, vieux propre-à-rien. Et elle alla fermer la porte qui séparait les deux chambres. Le tailleur eut une colère, lança quelques injures, mais une toux finit par les étouffer. Elle haussa les épaules et de tout son poids l'enlaçant, vint s'abattre sur les genoux de Balt. — Un homme comme mon Balt aurait fait mon affaire, dit-elle en le mi-gnotant. Nous nous serions convenus. Et elle ajouta qu'elle aimait les mâles bruns, que son mari avait du lait dans les veines , qu'elle le battait quelquefois, mais qu'il n'osait pas lever la main sur elle seulement; et cela l'exaspérait d'avoir un homme grabatoire, toujours couché dans son lit comme une femme en gésine. Lui, c'était bien autre chose. Il ne l'aurait pas laissée manquer cle pain ; il aurait été son maître ; et elle regretta son jeune temps, alors qu'elle aurait pu devenir sa moitié. Il l'écoutait, étourdi par cette musique, la bouche tendue vers les larges dents qu'elle lui montrait à travers son rire. Et une mollesse la coulait plus avant daus ses veines. l)e temps en temps, un des aînés levait la tète, regardait l'homme qui était avec leur mère, et le montrait à l'autre, en riant. Ils se revirent les jours suivants. Elle ne se gênait pas pour son mari. Une fois qu'il était assis près du feu, elle l'obligea à quitter sa chaise pour la céder à Balt, puis l'envoya au lit. Lui, s'installait avec une grosse joie de la sentir sous sa main, petit à petit prenant l'habitude de cette vie maritale. Bast, son frère, se taisait, feignant de tout ignorer. C'était ruse pure ; car on lui avait dit au village que son frère était l'amant de la Tonia. Mais il rongeait sa colère, attendant le moment de parler. Le coquin redoutait la malice de la femme, se disant qu'entre un homme et sa femelle un secret est bien près de n'en être plus un. De plus, une jalousie basse s'était ajoutée à sa défiance. Comment ! Balt se payait une femme, se donnait du bon temps, alors que lui, Bast, trimait son célibat en vrai mulet et crèverait dans l'abstinence ! Il maudissait le mariage et les œuvres du mariage. Une nuit, en rentrant, Balt trouva la porte close. 11 frappa à coups redoublés sans qu'on ouvrît, et finalement se résigna à coucber dans l'étable sur une botte de paille. Au petit jour, il se leva, gagna la maison. Tournant le dos au jour, Bast déjeûnait d'un morceau de pain. 11 y eut d'abord un silence, tous les deux s'attendant, puis Balt frappa du poing la table. — Si vous tenez à votre peau, cria-t-il, vous ne fermerez plus la porte à clef, quand je serai dehors. J'ai dit. Bast prit son temps, avala la bouchée de pain qu'il mâchait et répondit presque avec douceur : — Lequel aie droit de se plaindre, de celui qui reste à la maison ou de celui qui court les chemins ? Balt fit un pas en avant, croisa les bras : — Eh bien, dit-il, nous tirerons chacun de notre côté. Bast haussa les épaules : — Et que ferons-nous de Vautre ? Cela calma Balt. Il ouvrit la bouche pour parler, chercha des mots et se tut, ne les trouvant pas. Bast, pendant ce temps, ricanait, heureux de lui avoir cloué la bouche. — Quoi ? fit Balt, rageant de l'entendre rire. — Bien, répondit Bast, achevant son rire en quinte ; c'est ma toux. XIII Quelques jours avant la Noël, un petit homme maigre et sec entra chez les Baraque. C'était un marchand de bêles: il venait s'enquérir si les frères n'avaient rien à vendre. On fit sortir deux des porcs. Ils étaient gras, le groin rose, les cuisses charnues, très grands, elle marchand se mit à les palper, enfonçant son poing dans leurs côtes. Les porcs criaient, roulaient leurs yeux rouges avec terreur, maintenus par Balt qui avail passé sa main dans les queues. Ala tin, le marchand fitsonprix. Mais ils voulaient dix francs on plus par tête et tous trois demeuraient debout, l'un devant l'autre sans se prononcer. Les deux bêtes à présent se vautraient sur le fumier, retournant du mufle les pailles avec des grognements d'aise, les oreilles ballantes et la queue en tire-bouchon. Et tout à coup le marchand se décida : il fit avancer sa charrette, qu'il avait laissée sur le chemin. Puis le pourchas commença. Les porcs galopaient dans la cour, la tête basse, ballotant leur graisse, et l'un des trois hommesleur barrait le passage, tandis que les deux autres cherchaient à les attraper par le pied ou par la queue. Une fois pris, l'animal trébuchait, serou-lait, criant comme si on l'égorgeait, et quelqu'un posait son genou sur sa tête, laissant aux autres le temps de ficeler ses jarrets. Le porc, étendu de son long, continuait alors sa fanfare, en tordant ses naseaux, l'air ahuri. Puis on les traînait sur le sol, comme de la boucherie dépecée, et on les chargeait sur la charrette. Le marchand offrit de réglerau cabaret, en buvant une chope, etlesBaraque ayant accepté, ils en burent une seconde et une troisième. Ils rentrèrent ensuite chez eux, contents du marchand et du marché. L'année s'achevait avec profit ; il y avait comme un regain de prospérité dans la maison. Quelques jours auparavant, ils avaient vendu bon prix leur grain et leurs pommes de terre, et voici que le marchand, à son tour, leur achetait leurs porcs à beaux deniers comptants. Ils eurent vaguement l'idée que le mort avait cessé de leur garder rancune. Bast alors ressentit au fond de lui comme une tendresse confuse pour ce bon Hein qui ne disait rien, qui jouait son rôle de mort sans protester. Et il éprouva le besoin de faire quelque chose pour lui. G. — Frère, dit-il, il nous faudra penser à faire dire une messe. Mais Balt résista. — Non, tît-il sombrement, laissons-le en paix. Nous sommes damnés. Ce n'est pas une messe qui nous rachètera. Ce jour-là, il gelait à pierre fendre. Balt partit à la brune ; les branches emmêlaient, sur le ciel froid, leurs cardées noires, trouées de points clairs ; à l'horizon, la lune montait, blanche et pleine, posant une large lumière sur le dur paysage. Il allait d'un bon pas ; la terre, prise par la glace, grinçait sous les clous de ses semelles. Au bout d'un quart d'heure, il vit briller des lumières dans la masse sombre des toits. Un cabaret, à l'entrée du hameau, dressait son enseigne. Comme il passait devant la porte, il entendit des cris, un bruit de verres choqués, une grosse gailé de fête ; et une voix de femme dominait la rumeur, grêle, aiguë, interrompue par des rires. Balt s'avança, regarda par la fente des rideaux. Les coudes sur une table, trois hommes étaient assis, la face allumée, pipant, et l'un d'eux tenait la femme du tailleur par la taille. Balt serra les poings, subitement mordu d'une jalousie et rêvant de la battre, au milieu de ces hommes, et de harper les hommes aussi. Mais ils n'étaient pas seuls : d'autres buveurs occupaient les tables prochaines; etde rage, il se morditles lèvres, n'osant pas s'attaquer à tant de monde à la fois. Puis il pensa à entrer, comme s'il passait là, sans rien laisser paraître pour voir ce que dirait la Tonia, et déjà il avançait la main du côté du pêne. Une prudence ensuite l'arrêta. Ces drilles étaient en ripailles ; on lui ferait payer à boire ; et la crainte delà dépense le radoucit subitement. Quelqu'un ouvrit la porte en çe mo- 104 LE MORT ment, s'étala contre le mur, et Balt précipitamment s'enfonça dans le chemin pour ne pas être aperçu. 11 prit le parti de l'attendre chez elle ; et là, assis contre le feu, seul, les enfants envolés pour quelque méchef, il put à loisir aiguiser sa colère. Elle rentra au bout d'une heure. Sans rien dire, il l'attira par les poignets, la jeta à terre et, accroupi sur les genoux, rué sur elle comme pour un massacre, il lui pétrissait les côtes et la gorge. Elle luttait, enfonçait ses ongles dans ses mains, mordit ses jambes, sachant pourquoi elle était battue et lui criant toujours : « Sale cochon ! » sans se plaindre. Il la lâcha, frappa un grand coup de poing sur la table, brusquement se sentit apaisé, tandis qu'elle se remettait debout, la face rougieparles soufflets, et rajustait ses cheveux, très calme. Il alluma sa pipe, ouvrit la bouche pour dire une parole, ne dit rien et se dirigea vers la porte. Mais elle se pendit à lui, promettant de ne jamais recommencer ; et tout à coup il se trouva assis près d'elle, la caressant et sentant par moments passer dans ses doigts des envies vagues de lui ouvrir la gorge avec ses ongles. La jalousie lui resta plantée, comme une hache dans le cœur. Quand il pensait à Tonia, il pensait aussitôt aux autres hommes, et une rage lui moussait dans le sang comme une jeune bière en guillage. Il aurait voulu se trouver immédiatement auprès d'elle, l'espionner, connaître son giron et sa pensée. Quelquefois il s'attardait avant d'entrer, regardait si personne ne venait pour elle ; ou bien, en longeant les cabarets, il risquait un coupd'œil à travers les portes ; et d'autres fois, l'ayant quittée, il revenait sur ses pas, se cachait derrière une charrette, ne quittait XIV. Le jour des Rois, les enfants de Tonia pénétrèrent de nouveau dans la cour des Baraque. Balt fendait des souches sous le hangar. — Notre père est mort, dirent-ils tranquillement. 11 eut une joie brutale, mit la main à sa poche pour en tirer de la monnaie; puis se ravisa. Cette fois, elle devenait sa chose ; plus personne ne s'interposait entre elle et lui ; mais soudain il eut froid aux os , pensant à l'argent que lui LE MORT gagnait le tailleur et qu'il ne lui gagnerait plus. 11 prit sa hache, alla au bois ; il ruminait des projets dans sa tête. Il aurait voulu la posséder entièrement, et en même temps, comme par le passé, la posséder pour rien. A la fin, un parti domina : il la planterait là. Cette résolution dura tout un jour. Puis il fut induit en tendresses, et sa chair se révolta, souvenante. Dès lors, il ne se sentit plus la force de la quitter, et il désira la voir sans retard. Elle n'était pas à la maison. Deux voisines, assises dans l'âtre, avaient fait un grand feu et marmottaient des prières, un chapelet dans les mains. Par la porte ouverte, on voyait le mort sur son lit, dans l'autre chambre. Il reposait ficelé clans un drap blanc, trop petit, duquel sortaient les pieds, crispés et noirs, et sa mâchoire était tombée sur le côté, comme tiraillée par un rictus. La fenêtre, entrebâillée à cause de la décompo- sition laissait pénétrer la senteur des purins; et de temps en temps un des enfants allongeait la tête, regardait la grimace du vieux, étouffant un rire qui, un peu après, devenait convulsif. Tonia trôlait dans le voisinage ; mais les deux femmes ne savaient pas en quel endroit. D'abord il l'attendit ; puis la face du mort, pleine de mépris, lui devint brusquement insupportable, et, ennuyé, il se mit à la chercher, de cabaret en cabaret. Comme il ouvrait la porte du Mouton Bleu, quelqu'un lui dit qu'elle avait été aperçue chez l'épicière. Et, en effet, étant entré chez celle-ci, il la vit près du feu, la figure dans les mains, geignant au souvenir des qualités du défunt, et de temps en temps buvant de pleins verres de genièvre, pour se donner des forces. Il la ramena chez elle ; alors, s'ou-bliant, elle eut pour lui des caresses, devant les deux femmes. Et, induit en concupiscence, il regarda le lit, empli par le corps. Puis de nouveau elle se désola. . — J'avais un mari ; après tout, il me donnait du pain ; il nourrissait les enfants. Maintenant que je l'ai perdu,-qu'est-ce que je vas devenir ? 11 s'était assis à côté des voisines, sa pipe dans les dents, n'ayant pas l'air de s'apercevoir que la question lui était adressée. Et elle continua : — L'homme, me viendrez-vous en aide? 11 y aura d'abord le cercueil et l'enterrement à payer. Puis, c'est bien le moins que je mange, moi et les petits. Elle attira à elle un des enfants, le prit dans ses bras, l'embrassa avec des larmes, tout son corps secoué par des sanglots. Cette crise s'étant subitement calmée, elle repoussa l'enfant et se mit à invectiver le cadavre. Il y avait deux mois qu'il ne travail- LE MORT lait plus ; un autre aurait pris de la peine pour laisser quelque chose après lui. Lui, non. Et, la bouche arse d'avoir tant parlé, elle ràcla sa salive et demanda un pot de bière. Balt se courba sur le feu, feignant n'avoir rien entendu. Une voisine se leva alors, alla quérir une pleine potée au cabaret, et la grande Tonia but trois verres coup sur coup. Cette lampée l'éjoya. Elle posa largement ses mains sur ses genoux et se balança d'avant en arrière, riant. Elle était bien bête de se remuer les sangs; elle prendrait des hommes, dans le tas; elle aurait ainsi le plaisir et l'argent ; et cyniquement, interpellant Balt, elle lui jeta ces mots : — Mon cœur, tu viendras quelquefois? 11 lit un geste qui ne signifiait ni oui ni non. Par moments, il considérait à la dérobée le mort, pensant à l'autre, et sesnari- nés se tendaient comme d'elles-mêmes à l'odeur de cette chair déjà fétide. Un menuisier apporta la bière. Balt et lui prirent le corps, l'un par la tête, l'autre par les pieds, le couchèrent sur les planches; puis le menuisier cloua le couvercle ; et la bière ensuite fut posée sur trois chaises, près du lit. Deux chandelles brûlaient au milieu de la table. Baraque s'en alla ; mais sur le pas de la porte, la Tonia le reprit, lui reparla de sa misère, cherchant à l'apitoyer. XV On enterrait le tailleur le lendemain. Balt se leva, sombre, la tète remplie des visions de la nuit. Il avait vu son mort à lui et l'autre mort se donner la main, danser autour de son grabat ; tous deux avaient fini par s'asseoir sur son oreiller, posant dessus son estomac leurs pieds froids comme la pierre. Il s'était débattu, et ayant ouvert les yeux, il avait aperçu dans le crépuscule du malin une silhouette d'homme qui le regardait. C'était Bast, que ses cris avaient éveillé. Il s'habilla, cassa une croûte de pain LE MORT dans (le l'eau, ouvrit un tiroir, lentement, pour ne pas faire de bruit ; et sa main tàtait, cherchant l'argent qui s'y trouvait la veille. Mais il n'y avait plus que de la menue monnaie. Un juron lui vint aux d.ents ; et au même moment, son frère lui apparut, pieds nus, déterminé. — Où est l'argent ? fit Balt. — 11 est où je l'ai mis, répondit le matois. Alors ils se regardèrent, ayant tous deux sur la peau le verdissement du petit jour passant par la fenêtre. Et Bast continuait à s'avancer, avec une une résolution froide qui étonnait Balt, l'empêchait de parler. 11 poussa le tiroir, fit le tour de la chambre, fouillant les recoins, puis s'arrêta. — 11 me faut dix francs, dit-il. Bast gagnait la porte, sans répondre. L'autre alla à lui brusquement, le retourna de son côté d'un coup sec de la main, et les deux Baraque se regardèrent de nouveau, face à face. — Cet argent est aussi le mien, dit Balt. Où est-il ? — Non ! non ! non ! cria Bast. Une bruine de sang noyait ses yeux. 11 croisa les bras, eût l'air d'attendre de pied ferme la colère de son frère et tout à coup éclata. Ce n'était pas pour une ribaude comme la Tonia qu'il avait subi des privations, couché sur la dure, mangé du pain sec, vécu comme un chien depuis bientôt dix ans. Il la haïssait, cette créature; elle avait apporté le trouble dans leur vie ; elle serait cause qu'ils monteraient un jour à l'échafaud, tous les deux. Et il multipliait une gesticula-lion d'homme exaspéré, en l'accablant des plus noires injures. Balt eut un rire féroce, l'entendant parler d echafaud, et secouant sa tête à deux mains, de toutes ses forces : — Bah ! Elle est sur mes épaules encore, dit-il. — Plus bas ! fit Bast, effrayé à cause d'un bruit sur le chemin. Il ouvrit la porte, regarda s'effacer des gens au loin, puis revint sur ses pas et, changeant de ton : — Balt, dit-il, demandez-moi une livre de ma chair, mais, au nom de notre repos, laissez l'argent où il est. Balt fit signe que non. Alors le cadet se mit à le supplier, lui offrant cinq francs d'abord, puis par degrés montant jusqu'à sept, et criant, geignant comme si on l'assassinait. — Voyons, je vous donnerai sept francs. N'est-ce pas bien? Ils seront à vous : je ne vous les réclamerai jamais. Mais, comme Balt, devenu violent, exigeait toujours les dix francs, il tira un informe bas de laine de dessous son matelas, dénoua la corde, et lui compta la somme, pièce par pièce, disant : — Tâchez d'en rapporter quelque chose, au moins. Huit francs ! Aïe ! Est-ce assez? Non? Neuf francs alors. Ne dépensez pas tout. Pas encore ? Aïe ! Ce pauvre argent ! Tenez, voilà les dix francs ! Balt arriva chez la Tonia au moment où les hommes emportaient la bière pour la mener à l'église. Desvoisins, des femmes, des enfants faisaient un groupe devant le seuil, regardant sortir le corps ; et quelques-uns suivirent le cercueil, qui s'en allait seul, sans parents. Puis la Tonia ferma sa porte, et Baraque sentit s'appuyer à sa nuque deux lèvres chaudes. — Mon frère avait caché l'argent, dit-il. Nous ne sommes pas riches, nous vivons pauvrement. Elle haussa les épaules avec impatience, et ses doigts s'allongeaient vers les poches qu'il abritait de ses paumes larges. Alors il lui demanda si elle avait toujours besoin de cet argent et, commeelle répondait affirmativement, il tira les dix francs, les jeta devant elle, d'un geste bourru, sans rien dire. . Le glas fêlé des cloches pénétrait à travers les volets clos. Elle serra la pécune, puis alla voir sur le pas de la porte si le monde ne revenait pas encore. Ensuite, elle fut prise d'un besoin de prier, s'aplatit sur le lit du mort, toutde son long, enbrassant le creux formé par le cadavre et marmottant des pater. Une voisine leva le loquet ; tout était lini ; on l'avait descendu en terre ; et subitement la Tonia se calma, n'y pensa plus. Balt partit, ayant un marché à conclure dans le village. La commère, alors, s'étira devant le feu. Les enfants étaient demeurés au cimetière, s'ainusant des pelletées que le fossoyeur jetait sur la bière et regardant s'enfouir à mesure leur père, sans rien comprendre. Et la Tonia s'enfonça dans une rêverie profonde. Elle en avait assez de la misère, des jours d'hiver sans feu, du pain chanci, et vaguement, elle rêvait d'une vie régulière, bien assise, avec un petit train de maison. L'amour des hommes, du reste, ne la tourmentait plus beaucoup; elle éprouvait une lassitude de se donner ; quelquofois elle s'avouait qu'elle aurait pu vivre sans mâle, à présent, dans un béguinage, comme les femmes à bon Dieu. D'ailleurs, la gourgande vieillissait ; des rhumatismes raidissaient ses membres ; ses jambes, qui avaient couru les chemins et dansé aux kermesses, semblaient par moments comme enclouées et elle ressentait un énervement de longues débauches par tout le corps. . Balt était tombé au milieu de cette décrépitude comme une proie. Elle l'a- vaitpris d'abord ainsi qu'elle avait pris les autres, par habitude du vice ; puis, son sûr instinct de la chair lui ayant fait reconnaître chez le rustre un homme neuf à l'amour, elle s'était mise à l'apprivoiser par ses pratiques et ses ruses. Et Balt, lié à elle d'une paillardise inassouvie, au sortir de sa longue virginité morte, goûtait dans ce giron de femelle expérimentée des délectations de virilité tardive. Maintenant que le mari, en s'en allant, laissait la porte ouverte aux réalisations, elle ruminait des plans pour mieux em-paumer cet homme avare, brutal et mauvais. D'abord elle le laisserait absolument tranquille du côté de l'argent; sa vie à elle s'arrangerait comme elle pourrait. Mais elle soupçonnait un obstacle : c'était le frère, sur le compte duquel Balt rejetait sa propre crasserie. Bah ! on verrait ; elle savait les sortilèges avec lesquels on vient à bout des hommes. El s'étant mise à rire tout haut, dans le silence de la chambre pleine encore de l'odeur du défunt, elle frappa son ventre du plat de sa main. Elle vendit le lit, l'armoire, la table où travaillait le tailleur, ses outils, une paire de bêlières qu'il portait aux oreilles, et vécut du produit deux mois, se payant des douceurs de pain blanc, de café au sucre et de genièvre. Puis, à bout de ressources, elle courut le village, s'installa chez les voisins, quelquefois mendiait une tranche de pain sans vergogne. Les enfants partaient le matin et rentraient à lavesprée, menant une vie de gueux. Ils battaient les villages, faisaient jusqu'à cinq et six lieues de marche par jour, souvent s'anuitaient dans les bois, terrés en un trou. Ils tuaient les poules, les lapins, les petits oiseaux, et les ayant fait cuire au pied d'un arbre, sur un feu de bois, les mangeaient dans des endroits solitaires, de leurs dents aiguisées de jeunes bêtes; et cette vie sauvage les avait rendus féroces. Un jour l'aîné, irrité contre sa mère, lui lança un fer à repasser dans le dos, n'ayant pu l'atteindre à la tête, qu'il avait visée. Et quand Balt se rencontrait sur leur chemin, ils lui jetaient des morceaux de briques, ou des tessons de verre, perchés dans 1111 arbre, hors de ses atteintes. XYT Il venait plus régulièrement. Elle l'avait habitué à la désirer constamment, l'amusant de ses exigences réitérées qui, par moments, faisaient chanceler ses genoux sous lui. Des soirées entières, il demeurait sa chose ; quelquefois il s'affaissait daus l'àtre, hébété, avec une pesanteur de bœuf surmené. Il acceptait cette vie sans raisonner, heureux d'avoir pour rien une apparence de ménage. Puis l'hiver ramena les mômes au logis. Il fallut les nourrir, acheter de la houille, se rencogner au gîte, les jours de gel ; etla grande Tonia vit redoubler 124 LE MORT sa misère. Une voisine lui offrit bien de l'ouvrage ; mais elle refusa, ayant en haine le travail. Alors, revenue à son ancienne vie, elle fit métier de son corps, aimée comme les femelles des bêtes, au coin d'un bois, dans les champs. Baraque continuait à Venir, mangeait de son pain, se chauffait à son feu, avait l'air de ne rien voir. Un soir pourtant, sa colère l'emporta. Il avait trouvé, en venant, la porte fermée au verrou et il avait frappé, apercevant de la lumière à travers les volets. La Tonia n'avait pas ouvert. Cependant il était sûr qu'elle était au logis ; il avait entendu le bruit d'une chaise remuée, et la lumière, au bout d'un instant, avait été soufflée. Alors, de nouveau, une jalousie lui tenailla le cœur ; il se mit à secouer la porte, doucement, puis plus fort. Quelqu'un lui ayant demandé en riant s'il avait envie de crocheter le coffre de la veuve, il remonta la nie, se souvenant d'une porte qui ouvrait sur le derrière de l'habitation. Il longea une cour de ferme, franchit une haie et se trouva dans l'enclos de la Tonia. Ses deux mains tendues, il tàta la porte, leva le loquet, et tout à coup il vit, à la lueur du feu, Tonia avec un client. Il y eut une courte bataille. Il prit l'intrus à bras-le-corps, le jeta par dessus la haie ; mais le drille s'étant pendu à lui, l'entraîna, et tous deux roulèrent, cherchant à se mordre. Puis l'homme, touché dans les côtes par la pointe d'un couteau, lâcha prise. Et Balt rentra dans la chambre. Il saisit Tonia par les cheveux, la traîna à terre, piétina sa gorge, pris d'une fureur désordonnée. A la fin, s'étant échappée, elle lui cassa de toutes ses forces une chaise sur le dos ; et il s'assit vaincu, soufflant à travers son chancre. Dehors, l'homme s'était sauvé, LE MORT Alors, le corsage défait, et tout en ramenant sur le haut de sa nuque ses cheveux épars, elle s'expliqua. L'homme qui était venu n'était pas son amant, mais le parent de quelqu'un qu'elle avait connu autrefois. Et elle nomma Hein Zacht : ils avaient causé ensemble du garçon meunier. Elle parlait avec un air de sincérité, et il l'écou-tait, stupide, voyant le mort s'interposer entre elle et lui. Puis, une curiosité diabolique l'investit. 11 s'enquit de ses habitudes, eût voulu connaître leur stupre et, muet d'ordinaire, il devenait presque loquace. Les paroles de Tonia s'imprimèrent fortement dans sa cervelle. Il eut conscience d'une main sortant de l'ombre, qui le poursuivrait partout, à travers cette vie et l'autre. Il rôda deux heures dans les bois, mesurant de l'œil la hauteur des arbres, machinalement, mais lescorbeaux l'effrayèrent. Par moments, il poussait des cris rauques, se frappait à poings fermés la tète et la poitrine, se lançait contre les arbres, le front en avant, comme les fous, et puis s'asseyait, ayant peur de la mort. D'autres fois, il tendait les poings au ciel, maudissait Hein de s'être jeté dans sa vie, et il appelait la foudre sur Tonia, sur lui, sur tout ce qui l'entourait. Puis il entra dans un cabaret, s'étourdit avec du genièvre au poivre, et,, étant sorti, alla rouler dans un terrain où il resta à la pluie, jusqu'au petit jour. XYII Bast partit un matin pour la cure. Le curé était dans son jardin, lisant ses Heures, une casquette de loutre rabattue sur les oreilles, et marchait à grands pas. — Qui va là? dit-il. C'est Bastian Baraque, je crois. L'autre approcha, avec un salut de la tête, obséquieux. — Lui-même, M. le curé. Et plus bas, regardant derrière les arbres si personne n'écoutait : — J'viens pour causer, là, un petit moment. Le curé intercala son pouce dans son livre, coula ses bras derrière son dos, et haussant la tête, répondit : — Parlez, l'ami, je vous écoute. Ils firent cinq ou six fois le tour du jardin, et Bast parla longuement. — Voyez-vous, M. le curé, ça n'est pas pour moi. Dieu soit loué ! je n'ai rien sur ma conscience. Mais mon aîné se dérange. Le curé stoppa une seconde, et fronçant les sourcils : — Ah ! il se dérange !... Continuez. — C'est que, M. le curé, il n'faudrait pas avoir l'air de le tenir de moi. Il m'en arriverait du mal. Ben, oui, il se dérange, et là, tenez, M. le curé, je vais tout vous dire. C'est avec cette grande p.... de Tonia. Le curé remua ses bajoues, avec dégoût. — Pouah ! Bast poursuivit : — 11 y aura bientôt quarante ans que je vis, M. le curé, et jamais je n'ai pensé à me marier. Me marier ! ah, bien non ! C'est déjà bien assez difficile de gagner sa part du paradis tout seul, sans se mettre sur le dos une femme et des enfants. Dans tous les cas, on aurait fait son choix. Mais une truie comme celle-là, ça, non ! Il s'animait, puis s'attendrit. — Notre pauvre père défunt, le vieux Zander Baraque, — que Dieu ait son àme ! — en aurait eu deux fois la mort dans les os ! 1— Vous avez bien raison, excellent ami ! fit le curé, touché. Coquin de temps ! Marchons. — Si c'était pour faire à mon idée, M. le curé, je donnerais tout à l'église, aux pauvres... Mais faut vivre, laisser de quoi pour des messes après soi... Eh bien! du train que ça va, n'y aura plus même une messe à espérer pour quand je n'y serai plus;-tout notre pauvre argent passe à celte... — Bon... Et que faudrait-il faire? Il prit sa voix la plus douce, haussa légèrement les épaules : — Faudrait peut-être bien, M. le curé, que vous lui parliez du danger que court son âme... Je ne sais pas, moi. Le curé réfléchit un instant, son menton dans sa main, toussa, remit d'aplomb sa coiffure, et finit par dire : — J'irai, je parlerai... Vous avezbien fait de venir. Bast rentra la tête dans ses épaules, avec humilité, et, tout à coup, félicita le curé sur son jardin : — De fameux poiriers, M. le curé! Je n'en ai jamais vu de plus beaux ! — Ni de meilleurs, fit le digne homme satisfait. Et comme ils étaient à ce moment près delà porte du jardin, le curé l'ouvrit, disant : — Comptez sur moi. Le lendemain, en effet, vers le midi, on le vit descendre le chemin qui menait chez les Baraque. Il appuyait fortement sur son cornouiller noueux ses mains gantées de grosse laine écrue, et de ses souliers sortait la bordure d'une paire de chaussons de flanelle. Il frappa, criant d'une voix forte : — Y a-t-il quelqu'un ? En môme temps, il poussait la porte avec autorité, faisant lever les deux Baraque, accroupis devant du bois qu'ils fendaient. Bast avança une chaise, tisonna le bois consumé ; et le curé s'assit, son bâton dans les jambes, après avoir levé sa soutane jusque par-dessus ses genoux. — Fichu temps, mes enfants... Voulez-vous une prise? Il ouvrit sa tabatière, la leur passa, et, à son tour, glissa deux doigts dans le tabac, qu'il lévigea longuement, cherchant des mots. — Oui, je passais. J'avais aussi quelque chose à vous dire. Je suis votre père, moi. Il frappa sa canne à terre, résolument, et levant la nuque : •— Balthazar Baraque, je ne suis pas content de vous. Vous êtes sur une mauvaise pente. J'ai appris vos fréquentations. Mais, malheureux, avez-vous donc oublié votre catéchisme? Balt dressa la tête. — Dites, l'avez-vous oublié? reprit le curé. Le paysan eut un mouvement brusque d'épaules et répondit : — Pour ça, oui, M. le curé. — Eh bien ! le catéchisme parle des châtiments réservés à ceux qui n'observent pas les saints commandements de Dieu. Balt fronçait les sourcils, ahuri, se de- 8 mandant où son pasteur -voulait en venir; et le vieux prêtre parla avec onction de l'enfer, des âmes, de la damnation éternelle, puis termina ainsi : — Si vous m'aimez, Balt, si vous avez souci du salut de votre àme, cessez de voir cette femme, dont le nom seul souille les lèvres, et revenez à une vie pure, selon l'exemple de votre brave et digne frère. Bast, debout derrière son aîné, à chaque parole du curé, hochait le chef en signe d'approbation, les yeux demi-clos, sa casquette évoluant avec lenteur dans ses mains. Mais Balt, s'étant tout à coup retourné sous l'aiguillon d'une idée subite, aperçut cette mimique. Alors, il brandit le poing, hors de lui, groumant: — Canaille ! Le bonhomme s'interposa, les bras ouverts, ayant à la bouche des paroles de concorde et serrant en même temps son bâton entre ses doigts. Balt continuait à manger des yeux son frère, le corps en avant, comme prêt à se lancer, et Bast, rassuré par la présence du curé, hochait la tête avec résignation, semblait prendre le Ciel à témoin des violences qu'il endurait. Le capelan frappa la table d'un grand coup de poing, et se plaçant devant Bail : — C'est moi qui vous parle, entendez-vous ! Moi qui ai pitié de vous ! Moi qui vous défends de vous en prendre à votre frère d'une chose devenue publique et qui fait le scandale du village ! Il lui prit la main, chercha ses yeux, que l'autre détournait, lui reparla avec douceur : — Voyons, promettez-moi... — M. le curé, ce n'est, pas ce péché-là qui rendra l'autre moins lourd. Et montrant son frère du doigt, Balt ajouta : — Demandez-lui. Il finit par ne plus rien dire, insensible aux objurgations et à la mansuétude. Le révérend, doutant de son salut, détala. Et ils demeurèrent seuls. Balt éclata ; il frappait les murs, les tables, criait que personne au monde 11e l'obligerait à quitter la Tonia, et par moments se rapprochai t de Bast, ses énormes pouces tournoyant dans le vide, comme des chiens sur une piste de sang. Puis cette colère passa ; Balt s'assit dans un coin, eut froidement l'idée de faire entrer la Tonia chez eux, de l'y installer comme ménagère ; et il jouissait à l'avance des rages de son frère. XVIII Tous deux avaient vieilli de quinze ans, durant ces deux années. En guerre l'un avec l'autre, rongés d'inquiétudes et de privations, ayant de mauvais sommeils remplis de visions effrayantes, ils ployaient l'échiné sous l'obsession du mort, le sentant partout mêlé à leur vie, à leurs travaux, à l'année bonne ou mauvaise. La femelle était venue s'ajouter à ce détraquement chez Balt, et une femelle d'un autre genre, la peur, achevait Bast, faisait claquer sa chair sur ses os. Liî MORT Leur horreur des hommes était sans bornes. Balt passait des jours entiers dans son champ, à la lisière du bois. 11 se tenait le plus près possible des taillis et quelquefois, effrayé de la lumière, il gagnait en plein midi leur obscurité. 11 y demeurait des heures, replié sur lui-même, avec le dégoût de l'existence. Il aurait voulu être assailli par un animal plus fort que lui, connaître la joie de lutter, disputer sa chair aux dents des chiens, et la minute d'après, il tressaillait à un craquement de branche dans les arbres. Tonia seule avait le don de l'apaiser ; elle maniait à son gré celte créature misérable, la disciplinant sous ses artifices d'amour et ne perdant pas un instant son but de vue. La plupart du temps, chez elle, il se tenait enfoncé dans l'àtre, muet, la lèle sur la poitrine; et elle le tournait eu dérision, raillant sa peine sombre, sans la comprendre. Il n'en sortait que pour se ruer à l'œuvre charnel, et sans cesse ellelimait ses énergies, le plongeant dans des énervements, pour le préparer aux choses prochaines. Bast, cependant, avait été pris d'une recrudescence de piété. Tandis que son frère à présent s'enfermait aux heures de la messe, redoutantde paraître à l'église, dans la lumière ruisselante des hautes fenêtres, il s'attardait aux offices, accroupi sur ses genoux dans les coins, frappant de mcà culpà retentissants sa poitrine, baisant à pleines lèvres le christ qui était au seuil, près du bénitier ; et, après vêpres, il revenait par les chemins enténébrés, continuant à mùssitter des prières. 11 avait fait vœu de racheter largement par de l'argent le salut de son àme, à une condition toutefois, c'est que Balt mourût le premier ; des espérances criminelles se mêlaient ainsi à ses rêves de pénitence et il mettait de moitié le Ciel dans sa scélératesse. Au logis, c'étaient des querelles interminables ; constamment, Balt était en proie à des taquineries sournoises et des méchancetés basses. Tandis que, par tempérament, il eût préféré se battre sur le champ à coups de poing ou à coups de couteau, ne sachant plus rien dire quand il était furieux, l'autre s'éternisait en des reproches, interrompus par ses accès de toux, seulement. Balt, lassé de ses doléances, finit par lui laisser le soin de la maison. 11 fit alors les marchés, acheta, vendit et, vers la gaint-Martin, prit à bail trois hectares de terre, à quelques minutes de la maison, tremblant toutefois pour l'ébruite-ment de celte fortune extraordinaire. Balt s'effaçait devant cette volonté, installée en maître, avec des airs d'humilité doublés d'une ténacité à toute épreuve ; et en même temps, sa haine XIX Vers la mi-septembre, une maladie de la pomme de terre sévit, qui leur enleva la récolte d'un champ, et des pluies firent manquer les regains. Un chien enragé, en outre, mordit une de leurs vaches : il fallut l'abattre. Enlin, les porcs engraissèrent mal et s'entonnèrent. Ce fut une calamité. Bast accusa avec certitude le mort. Peut-être était-il vexé qu'ils l'eussent laissé sans sépulture décente; tout au moins, auraient-ils dû veiller aux intérêts de son àme; et il redoublait de prières et de pratiques pieuses pour compenser sa promesse d'une messe, jamais réalisée. Un dimanche matin, après l'office, il s'enferma clans la grange qu'ils avaient bâtie sur le cadavre, et Balt l'entendit parler à Hein, sur le ton de la supplication, avec force soupirs et oremus. — Brave Hein ! J'suis pour rien dans l'affaire ; c'est pas moi qui a fait le coup. Si j't'ai un tantinet mis la main au collet, c'est pas par envie de t'faire du mal. Ah bien non ! J'aurais pas seulement fait tort à un de tes cheveux. J'suis un homme doux et dans le malheur. J'ferais pas de la peine à une mouche. C'est lui qu'a tout fait. Mais v'ià, faut bien vivre à deux. On est comme qui dirait mari et femme. Et alors, quand tu te revenges, ça nous tombe dessus, à moi comme à lui. Bien ! vrai, j'te le demande, c'est-il juste? Faut-il que j'paiepour un autre, quand j'ai pas plus à me reprocher que le petit qui vient de venir à sa mère ? Reprends ton argent : j'aime encore mieux vivre sans qu'avec. En ce moment, Balt se mit à contrefaire sa voix, et Bast l'entendit parodier sardoniquement ses déprécalions. Il eut peur d'être battu et s'arcboula contre la porte, le dos en boule, écoutant de toutes ses oreilles si Balt n'entrait pas. 146 LE MORT XX Un jour, étant à deux lieues de la maison, le maigre Bast fut abordé par une connaissance. On causa du temps et des affaires, puis l'homme demanda en goguant quand aurait lieu la noce. — Quelle noce ? fit Bast. Le compère décliqua les yeux d'un air entendu. — Aï donc I celle de Tonia et de Balt I La grande vache en parle à tout le monde. 11 paraît que ce sera pour bientôt. Bast protesta, mais le paysan haussa les épaules, ricanant : LE MORT — Balt n'est pas dégoûté, Et bien après qu'il l'eut quitté, Bast l'entendit rire encore, derrière les arbres, au loin. 11 rentra chez lui avec l'intention de dire une bonne fois son fait à Balt. — On m'a conté nue histoire, làcha-t-il à brûle-pourpoint. — Quoi ? — La grande Tonia dit à qui veut l'entendre, que vous allez la prendre pour femme. — Mes affaires ne regardent que moi, répondit Balt; je la prendrai pour femme, s'il me plaît. Bast comprit qu'elle le tenait, que cette femme entrerait un jour ou l'autre dans la maison. — Eh bien I dit-il, je me pendrai à une poutre du grenier. L'autre riotait. — Je raconterai dans les cabarets que vous me menacez de mort, poursuivit Bast. Balt remua les épaules avec dédain. Et de nouveau Bast reprit : — On saura qui a fait l'affaire à Hein. Balt demeura un moment muet, puis répliqua : -«- Le curé avait raison : je quitterai Tonia. Ses yeux roulaient, sous ses sourcils rebours, chargés de douloir et de rancune, et Bast comprit qu'il mentait. Il déserta la chambre, gagna le bois, songeant à ce regard trouble, petit à petit fortifié dans la pensée que son frère voulait se débarrasser de lui. Alors, il se remémora les crimes qui avaient émules villages, cherchant pour son propre compte celui qui exigeait le moins d'audace, et il se souvint qu'étant petit, il avait ouï conter le cas d'une femme qui avait empoisonné son mari; personne ne s'en était douté ; c'est la femme elle-même qui avait avoué son crime en mourant. Et cela lui allant, il réfléchit au poison. Le lendemain, Balt ressentit un détraquement sourd dans les membres, sans pouvoir dire cequ'il avait, et subitement il fut pris de vomissements. Comme ils avaient mangé des moules, il attribua aux mollusques son indisposition, but un bol de lait, et lentement le mal se dissipa. Bast, pendant ce temps, rôdait par la maison, guettant et se disant : — 11 n'y avait pas assez de phosphore ; c'est à recommencer. A la tombée de la nuit, Balt sortit comme les autres jours, et la bête le menant, il s'en alla chez la Tonia. La commère, près de son feu, l'attendait, un jeu de cartes étalé devant elle. — Bonsoir, fit-il. — Mon homme, dit-elle, chauffez-vous. 11 y a quelque chose dans le jeu, Elle ramassa les tarots, les disposa en paquets sur la table et se vit pour la dixième fois entre un homme noir et un homme blond. — Un homme noir est avec moi, dit-elle ; mais un homme blond se bat avec l'homme noir. Et elle se perdait en conjectures sur l'homme blond ; puis sa voix baissa et elle eut l'air de continuer un soliloque intérieur. Ses longues mains sèches, pendant ce temps, battaient les cartes crasseuses, s'agitaient à travers leurs combinaisons avec des mouvements de possession, et ses yeux biglaient, allumés , discernant d'étranges choses. Toujours le mariage revenait, mais empêché par un homme blond ; et ensuite quelque chose de terrible, que le jeu laissait dans le vague, terminait tout. Depuis le matin elle était à la même place, scrutant l'avenir, appelant à l'aide le hasard, oubliant le boire et le manger ; et les cartes ne se démentaient pas, ramenaient ponctuellement au même moment l'événement obscur. Quoi ? Elle ne le savait pas ; c'était un malheur, une disparition, un crime, mais sans rien de précis de la part des cartes, si ce n'est que cette chose douteuse tournait à son profit; et cela fortifiait en elle des résolutions anciennes. Elle leva les yeux et vit Balt blêmir. — Qu'y a-t-il, Balt? Il passa la main sur son ventre, raconta ce qui lui était arrivé, mettant son malaise sur le compte des moules; mais elle l'interrompit, jeta les bras en l'air, et tout à coup se colla contre lui, en criant miséricorde, comme une femme en mal d'enfant. Elle avait des larmes dans la voix, le caressait avec attendrissement, douce, sentant approcher l'heure des réalisations. Puis, à travers ses baisers, elle lui chuchota à l'oreille des supplications criminelles : — 11 n'y aurait plus que nous. T'aurais tout, la terre et l'argent, mon cœur. 11 regardait dans le feu, muet, les sourcils hauts et elle reprit : — C'est lui qui est allé trouver le curé. Lui qui t'a versé du poison ce matin. 11 recommencera demain et les jours suivants. Elle le lit coucher à côté d'elle dans le lit, le mignotait, constamment lui reparlait de son frère, sans aigreur, avec des paroles habiles et posées, imaginant des arguments pour l'habituer au crime. Cela dura une semaine : il ne se décidait pas. Un soir, il entra; il paraissait troublé, et dit : — C'est cette nuit qu'on coupe la tête à l'homme qui a tué son père. Je pars. ' Elle voulut le dissuader, inférant de ce spectacle une lâcheté qui l'arrêtât au bon moment ; mais il secouait la tête, obstiné ; une épouvante l'attirait invinciblement. Alors elle eut une curiosité, elle aussi, lui demanda de l'accompagner ; et ils partirent à deux, au milieu de la nuit. Ils rencontraient de ci de là des gens de la campagne qui allaient voir comme eux. Une pluie fine tombait, perçait les habits, puis cessa à l'aube, et soudain Balt ressentit une secousse. Devant lui se dressait la guillotine. Tout autour, des soldats de la ligne faisaient la haie, séparés de l'échafaud par un espace de quelques mètres, où des gendarmes manœuvraient, le mousquet sur la cuisse. Sur la plate-forme, trois hommes en noir se mouvaient : c'étaient le bourreau et ses aides, et tous trois faisaient des gestes pressés et gauches, hués de la foule par moments. Puis il y eut une énorme oscillation des lêtes ; une rumeur sourde, profonde, courut mêlée au commandement des ofticiers, au bruit des armes , au piaffement d'un escadron qui arrivait, et la multitude recula, repoussée à la crosse par les soldats, puis reflua en avant d'une poussée immense, avant vu l'homme apparaîtresur les marches de l'échafaud. 11 s'avançait délibérément, regardait la houle,humaine les soldats,la rue, au loin, et un prêtre l'accompagnait, une main posée sur son épaule, un crucifix dans l'autre main. Le prêtre montrait, en lui parlant, des dents très blanches. Un répit de quelques minutes s'éternisa, long comme un siècle ; puis subitement Balt vit les aides se ruer sur le condamné, le jeter par terre, et il entendit un coup sec, suivi immédiatement du hurlement de la foule, tandis que bondissait dans le vide, la tête aux yeux courroucés, parmi des fontaines de sang. Des gens gagnaient au galop les cabarets, blêmes, claquant des dents ou criaient, traqués par les gendarmes qui balayaient la place ; et Balt se mit à rire, imitant d'un geste le couteau qui tombe. Hou ! et tout est dit. Il était très calme ; il lui semblait qu'il aurait montré le même courage que l'homme. El tout en causant, la Tonia et lui entraient dans les estaminets, buvaient du genièvre, éprouvant un besoin de se griser. C'était la Tonia qui payait : un fermier avait passé une heure chez elle et lui avait baillé de l'argent. XXI Bail el la Tonia s'attardèrent jusqu'à la nuit. La journée, commencée par un spectacle, s'acheva dans une soûlerie. La Tonia ayant ri avec des passants, il fonça sur elle à coups de poing, narguant l'échafaud, à travers des hoquets d'ivresse. Mais les lampées avaient amolli la commère ; elle se ramassa en boule, le laissant frapper et lui disant avec tendresse : — Tape, l'homme, si c'est pour ton plaisir ! D'ailleurs, elle ne lâchait pas son idée de grasse vie, et, de temps à autre, le stimulait contre son frère, évoquant toujours la libre possession, à deux dans la maison, d'un bon magot. Cela traversait alors comme une fête la cervelle obscurcie de liait, et il faisait le geste d'assommer quelqu'un dans la nuit. A un tournant, il trébucha, s'abattit dans une flaque, la face contre terre, et aussitôt se mit à ronfler. Elle voulut l'éveiller, le secoua, le cogna de son talon; mais il ne bougeait pas, rognonnant des mots sans suite. La bière avait frappé comme d'un coup de maillet son corps insuffisamment nourri. Elle, au contraire, plus habituée aux gaîtés de la boisson, demeurait plantée dans le chemin comme un tronc d'arbre, raide et ferme sur ses jambes. Elle commença par le tirer de la flaque, le coucha contre un talus, puis, se courbant, un genou ployé, elle le fil basculer sur son épaule et, comme une charge de fagots, le porta par la nuit, ses pieds largement posés à terre. La maison des Baraque était distante d'un quart d'heure de marche ; elle y arriva enfin et heurta à la porte. La tête blême de Bast apparut dans le vacille-ment rouge de la lampe, et soudain ses yeux s'écarquèrent. — Mort? demanda-t-il vivement. Elle secoua la tête. — Non. Il rengaina la petite comédie de désolation qu'il se préparait à jouer, furieux d'être déçu. C'était bien la peine d'éveiller les gens à cette heure ! Qu'est-ce qu'il avait de commun avec cet ivrogne? Est-ce qu'il se soûlait, lui? Etc. Comme elle s'impatientait, il montra le lit, dans l'ombre. La Tonia se dirigea vers la couchette, fléchit le torse, brusquement laissa glisser Balt de ses épaules. Le corps, emporté par son poids, s'a- platit sur le grabat, de son long. Puis ils restèrent en présence, Bast et elle, se dévisageant, et elle le trouva doux, plus joli que son frère. Bast, au contraire, la couvait de ses yeux haineux ; son audace le confondait ; il supputa la force de son grand corps viril et tout à coup il aveignit sournoisement un bâton, qu'il cacha d'abord derrière son dos. Mais elle lui allongea son poing sous le nez, attira une chaise et s'assit dessus, les bras croisés, tranquille. — Chassez-moi un peu, pour voir, dit-elle. Cette attitude le déconcerta. — Bah ! fit-il, c'est pour rire. Il tournait autour d'elle, l'étudiant avec des regards de coté, et elle suivait ses mouvements, hardie, sans témoigner de crainte. Puis il se rapprocha, ses mains tendues comme pour lui saisir le cou ; par la fente du corsage ses mamelles béaient, ravagées et velues ; et soudain une concupiscence l'amollit. Doucement il se mit à chatouiller sa gorge, s'animant petit à petit au contact de cette chair. Elle le laissait faire, passive, habituée à la main des hommes, amusée de l'idée de l'avoir pour ami. — Ah ! Tonia ! dit-il, si ce n'était pas mon frère ! Elle haussa les épaules. Il s'assit près d'elle alors, baisa sa nuque, parla d'une voix sourde, avec lenteur : — C'est moi qui tiens l'argent. Elle élargit les yeux, lui passa la main sur le cou, cajolante. Il reprit : — Il y a là, quelque part, de quoi acheter une maison, de la terre, des vaches, 1111 cheval, des porcs. — L'homme, lui dit-elle, vous avez la peau plus fine que Balt. 11 hésita une seconde, et lui voyant les yeux brillants, il ajouta très bas, comme s'il se parlait à lui-même : — Mon frère mort, j'aurais cherché une femme et nous aurions vécu dans le plaisir et la joie. Elle sauta sur ses genoux, d'un mouvement sec de son corps mince et long : — Mon Bast, baise-moi toujours. 11 la serra contre lui, et tremblant de désir, les dents entrechoquées par une fièvre d'amour et de mort, il lui souffla à l'oreille, dans un halètement : — On pourrait être deux ! Tonia approuvait de la tète, les yeux perdus devant elle, un sourire stupide sur les lèvres; et de la chambre voisine leur arrivait le rauquement de Balt ronflant comme un bœuf. Il y eut un silence ; puis la langue de la femme se délia; et elle l'agaçait en même temps de ses gestes délurés. — Tiens ! l'homme, que je te dise : faut prendre attention à l'autre. Il vit ses soupçons justifiés et grommela des injures sourdes contre ce frère détesté ; puis, subitement, feignant une grande ire : — Si le plafond pouvait l'écraser, il n'aurait que ce qu'il mérite. Elle montra ses dents dans un large rire bête : — Merci ! j'serais sans homme, du coup ! Il ne l'écoutait plus. 11 rôdait maintenant à travers la chambre, secoué par une quinte et tournant vers le mur sa face convulsée ; puis, le haut de son corps disparut un instant dans l'ombre projetée par l'angle de la cheminée. Quand il en sortit, il tenait à la main un merlin. — Et dire qu'il n'y aurait qu'à lui laisser tomber ça sur la tête, rien qu'une fois, une seule petite fois, pour devenir Madame Baraque ! En même temps, il lui coulait l'outil dans les doigts, très doucement, comme à travers une caresse. Elle le regarda, épouvantée, et machinalement serra le manche. Il avait un sourire bénin sur la bouche ; et, d'un dodelinement de tête imperceptible, sans plus rien dire, lui indiquait la chambre où était couché Balt.. Ils gagnèrent le lit sur la pointe des pieds, Bast cachant derrière son dos le merlin qu'il avait repris, et de sa main libre tendant devant lui le lamperon. La Tonia le suivait, les yeux ardents, docile : leurs deux silhouettes s'allongeaient sur le mur, brisées au plafond, avec des vacillements. Balt ensuite posa la lumière sur un escabeau, s'approcha du chevet, la tête tournée vers la femme qu'il appelait, ét Un silence énorme régnait dans la chambre, interrompu seulement par le ronflement moins fort du dormeur. Il leva la masse, fit mine de la laisser retomber, et il ne cessait pas de la requérir de la tête, qu'il remuait à petites fois. La Tonia s'avança d'un pas, attirée par cette mimique, et subitement s'arrêta, un cri d'horreur dans la gorge. Balt venait d'ouvrir les yeux. Bast fit un mouvement pour reculer; mais il était pris à bras-le-corps déjà, et les mains de Balt l'accrochaient avec une force d'étau. Alors, il se mit à battre le vide de ses bras, cherchant à se dégager, et il frappait des coups, au hasard. Puis il perdit la tête, tira son surin, et larda de deux estafilades la nuque de Bail. Ils roulèrent à bas du lit, étroitement noués, et tantôt l'un avait le dessus, tantôt l'autre faisait des efforts terribles pour le reprendre. Bast continuait à jcusr de son couteau, ne sachant où, dans de la chair par moments, et d'autres fois dans l'os, dans les habits, avec 11:1e sauvagerie fé- brile. L'autre luttait avec les mains, faisant peser la lourdeur.de son corps sur Bast, plus mince que lui, et mordait, la bouche ouverte, ayant aux dents des lanières de peau, des lambeaux d'habits, des cheveux. Des moiteurs rendaient leurs chairs huileuses, sans prise pour les mains par instants, et une viscosité de sang faisait glisser leurs genoux. Les chemises s'en allaient par morceaux, découvrant leurs dos, leurs ventres, avec des bouches béantes de plaie ; et tous deux hurlaient quelquefois à l'aide. La Tonia, aplatie contre le mur, dominait ce carnage. L'escabeau sur lequel posait la lampe trébucha tout à coup. Alors la lutte s'acheva clans la nuit. Elle battait les murs, les lits, les pieds de la table d'un choc continu, avec une effrayante rumeur sourde de râles et de membres broyés, qui par mo- ments traînait, avait l'air de monter de dessous terre. La Tonia, penchée sur leurs agonies, essayait de conjecturer quel serait le vainqueur, et de temps en temps passait une allumette sur le mur. Mais vers le matin, l'odeur du sang lui tournant le cœur, elle ouvrit la porte et se mit à courir par la campagne, les bras ouverts devant elle. Octobre 1878. LE DOIGT DE DIEU i Les campagnes dorment au fond des ténèbres, des effroyables ténèbres d'une nuit de décembre, et rien ne bouge encore dans la maison du paysan, ni sa femme pesamment ronflante à ses côtés, ni les berceaux d'où s'élèvent des respirations lentes, ni le chien assoupi dans sa niche, ni les bœufs prostrés dans les torpeurs de l'étable. Et tout à coup une Voix crie dans le silence : — Paysan, lève-toi et va à la ville. Docile, le rustre se vêt, et ses mains ont le geste lourd des gens mal réveillés. L'ombre fait autour de lui un mur solide, et pourtant il voit ; une clarté s'épand de ses prunelles, pareille à la blancheur d'un flambeau. — Où vas-tu? lui demande sa femme, qui sent près d'elle la couche vide. Et il répond : — Là où on m'attend. Elle s'étonne et, se dressant sur son séant, elle lui demande qui l'attend. — Je ne sais pas, dit-il, les épaules doucement remuées. Bourrue alors, elle le gourmande d'aigres paroles qui, en d'autres temps, cingleraient ses oreilles comme les crins d'un fouet. — Les coqs n'ont chanté que dans ta cervelle, l'homme ; certainement, tu as mangé d'une herbe funeste. Recouche-toi à mes côtés jusqu'à ce que luise le jour. —Non, dit-il. Le pêne joue sous ses doigts ; il sort, calme comme un homme qui va à quelque nocturne labeur ; et lentement, du pas mou des somnambules, il traverse les noires épouvantes qui, des urnes de la nuit, s'épanchent sur les champs. A quoi pense-t-il en sa marche obscure? A la glèbe qu'il faudra remuer quand il sera rentré, au terme qui échoit dans cinq jours, aux inflexibles exigences du propriétaire ; il pense à la fatalité de sa rude et monotone existence comme il y a pensé la veille, comme il y pensera tous les jours que Dieu lui donnera ; il ne songe à rien autre chose. Un vent glacé met des frissons sur sa chair : est-ce l'aube prochaine qui déjà remue les étendues, ou n'est-ce toujours que la rigide palpitation de la nuit? 11 ne le sait pas, et va son chemin. Par delà son enceinte de pierre, la ville dort d'un somme stupide que ne troublent ni les lamentations de la rafale, ni le sourd retentissement de ce pas sur les dalles silencieuses. Le sépulcre ne plonge pas dans de plus sombres spirales que la cité muette dans l'enchevêtrement morne de ses carrefours. Sans hésiter, l'homme s'engage dans le dédale des rues, avec autant d'assurance que s'il marchait sous la clarté méridienne. Et cependant personne ne lui a indiqué la route qu'il doit suivre ; mais rien n'empêchera qu'il ne soit, à l'heure dite, à l'endroit où il doit être. De détour en détour il débouche enfin sur une place découverte au bord de laquelle les maisons rangées circulaire-ment ont l'air d'attendre sa venue : et par l'autre extrémité un inconnu marche vers lui et demande : — Paysan, quelle heure est-il? Il lève la tète du côté de la tour, qu'une masse d'ombre plus grande permet seule de reconnaître parmi les autres maisons, comme elle noyées dans la nuit fuligineuse. Et par dessus l'amas roulant des ténèbres, le noir cadran s'allume brusquement pour ses yeux d'une réverbération plus éclatante que celle d'un incendie. — Il est quatre heures, répond-il. Il lui semble qu'il a déjà vu quelque part ce nocturne passant dont il ne peut distinguer ni les yeux ni le front; mais si voilés que soient ses traits, ils demeureront inoubliablement gravés dans les fibres de son cerveau, mieux que si le soleil les avait éclairés de son irréfragable lumière. A peine l'étranger s'est-il éloigné, le pacant reprend la route qu'il vient de parcourir, et du même pas pesant qu'il appuyait sur les pavés en arrivant, il 10. marche à travers le labyrinthe de la cité, nigride et muette non moins qu'une nécropole. C'est pour déchiffrer l'heure au cadran de la tour qu'il a fait deux lieues de chemin, et il rentre chez lui au meuglement des vaches éveillées, n'ayant vu que cet homme qu'il se commémorera pour l'éternité. II Une année s'écoule et la Voix se fait entendre de nouveau, dans le silence de la nuit : — Lève-toi et va à la ville. Et comme la première fois, esclave soumis à un impérieux devoir, le rustre se lève ; son geste épais remue l'obscurité massive que sa prunelle troue de clartés errantes, devant lui. — Où vas-tu ? lui dit sa femme entre deux bâillements. Et il répond : — Là, où on m'attend. Fidèle alors à la loi qui met en la femme une soif d'éternelle curiosité, elle s'assied sur ses reins et s'enquiert de celui qui l'attend. Il hausse les épaules et répond : — Je ne sais pas. — Vieux rêveur, s ecrie-t-elle encolé-rée, ton cerveau est sûrement la proie de quelque fièvre maligne, puisque tu prends pour la voix de Chanteclair le bruit du vent dans la cheminée. Recou-che-toi dans le lit jusqu'au jour. Les berceaux tremblent aux Secousses des petits qui vagissent, et du fond de sa niche le chien, irrité par ces plaintes grêles, prolonge un rauque hurlement, tandis que, déchaînée, la pluie fouette de ses lanières le toit dont les charpentes craquent comme les vertèbres d'un lutteur sur le point de choir. — Non, répond le paysan. Il pousse la porte de son taudis, et marche sous l'averse glacée, courbé, se prenant corps à corps avec l'aquilon. La grêle crépite sur ses os, la tourmente le secoue comme un haillon, et il songe à sa masure qui branle, à sa meule de foin battue du vent, à sa moitié qui geint à cette heure sous les draps, tordue par les rhumatismes ; et il ne songe pas à autre chose ; mais cela suffirait à ramener sur ses pas un autre que lui. 11 va pourtant, d'un pas mesuré et ferme, comme un homme qui est sûr d'arriver à son heure. Les arbres, les échaliers, les huttes aux toits de chaume disparaissent petit à petit derrière lui ; il franchit l'enceinte de la ville, et, comme en cette autre nuit, passif, il s'engage parmi les rues emplies de ténèbres. Aucune lueur ne brille dans cette houle immense des ombres ; mais ses pieds le portent plus victorieusement que si quelqu'un le guidait avec un falot dans sa marche. Une vaste construction se dresse à la fin, pareille à de la nuit qui se serait pétrifiée, et les lampes qui font flamboyer les hautes fenêtres ça et là percées dans les murs, rendent ceux-ci plus noirs encore. Béant, un porche s'ouvre devant l'être grossier qui va servir aux destins, et lent, ployé sous on ne sait quelle main qui le guide, il gravit les marches d'un escalier de granit au haut duquel six gendarmes, la main sur le mousquet, dressent leurs raides statures figées. Placide et muet, le terrien passe au milieu du groupe sans que personne l'arrête ; et subitement il se trouve dans une salle où, sous les bras éployés d'un grand Christ, siègent des juges vêtus de noir. Les hauts arceaux des voûtes s'illuminent aux reflets vacillants des lanternes qui, glissant de proche en proche, éclairent de taches tremblantes la foule, les magistrats, l'accusateur public etlà-bas,dans les funèbres pénombres où, comme un avertissement pro- phétique, semble régner déjà l'obscurité sans trêve des prisons, le pâle visage de l'homme qu'on va condamner. Le silence des tombeaux s'étend sur l'immobile assemblée ; mais tout à coup ces paroles prononcées par le président résonnent sous les plafonds muets, avec le bruit d'une pierre croulant à travers un abîme. — Accusé, Dieu est témoin qu'un alibi seul pourrait vous sauver. Où étiez-vous à l'heure de ce crime abominable ? Le misérable se lève de son banc et répond : — J'étais sur la place ; un paysan a passé ; je lui ai demandé l'heure ; il m'a répondu : « Quatre heures. » — Quel est son nom ? — Je ne sais pas. — Où habite-t-il ? — Je ne sais pas. — Cet homme, accusé, pourriez-vous le reconnaître ? En proie aux aTres de l'agonie, le désespéré, d'un geste machinal et lent, tourna la tête vers la sombre foule entassée dans le prétoire. Tout était fini sans doute et le supplice allait être prononcé quand, tendant les deux mains avec la frénésie du naufragé qui voit flotter sur l'eau la planche du salut: — Le voilà ! clama-t-il d'une voix éperdue. Et ce cri deJ'innocent retentit parla ville comme la foudre et les clairons. LE VIEUX SONNEUR Toutes les nuées de la mer roulent sur le pays de Flandres, et le vent souffle, menant grand bruit, car c'est jour des Trépassés. — Les cloches n'en sonneront que mieux, dit gaiement le vieux sonneur Daniel Vettepot, en quittant à l'aube son froid logis et se dirigeant d'un bon pas vers l'église. Déjà, dans la ténèbre déclinante, les clochers des villages et les hautes tours des villes bourdonnent comme des milliers de rommelpots. Et dans l'air le vent de mort pousse la grêle rumeur des elo- ches fêlées qui ont l'air desonner àregret, et la vaste clameur des cloches bien portantes qui ont l'air de sonner pour leur plaisir. Les unes sont de vieilles petites commères de cloches aux battants rouilles, et qui cheminent en béquillant par le ciel comme des sorcières ; les autres, luisantes et arrondies, prennent joie à s'entendre ronfler comme des chantres au lutrin. Ding din don ! Les sonneurs seront en ribote avant le soir. Noirs sont les chemins, noir esL le village, tandis que Daniel Vettepot traverse le sentier bordé de haies qui mène à l'église. Un caillot de sang tache au loin le matin blafard ; derrière les vitres, des lumières ressemblent à des yeux de veuves pleurant des larmes rouges. Hou ! pion ! rumph ! gémit le vent dans les aigres flûtes et les ronflants bombardons de l'espace. Et comme des pèlerins, de sombres pèlerins portant coquil- les et bourdons, vont les cloches par la plaine. — Sonnez, sonnez, dit-il, en choquant joyeusement ses clefs. Sonnera bien qui sonnera le dernier. Je vous entends, maigre Musschelipper, et vous, rogue Langejan ; j'ai de bonnes oreilles pour vous entendre. Mais ce ne sont pas les plus matiniers qui demeurent sur pied le plus tard. Ah ! ah ! vieux Daniel Yettepot, tes bras se haussent péniblement, plus lourds que si le fossoyeur avait jeté dessus la première pelletée de terre. Il tire : les cloches sont muettes. 11 lire encore : une cloche s'ébranle, puis l'autre, puis ding ! don ! Le sonneur est vieux; les cloches sont vieilles. Le pays de Flandres ne veut pour ses trépassés ni vieilles cloches, ni vieux sonneurs. Et sonnant, Daniel Yettepot dit : — Bon ! bon ! ça ira jusqu'au bout ! Comme les maisons s'apàlissaient vers l'Orient, les sonneurs de paroisses ouïrent un grand ballementde cloches, et celui qu'ils faisaient eux-mêmes n'était, auprès, qu'un crépitement de grêle sur une vitre. Qu'était-il advenu pour que les cloches de Daniel Yettepot menassent ce branle ? Et vraiment, elles avaient l'air de deux vieilles mules, boiteuses et grièches, qui ont pris le mors aux dents. Ding ! Don ! Ding ! Bing ! Pin ! Perlin ! Le vieux clocher éventré dont les mousses cicatrisent les blessures, gronde comme une forge. Et sonnant, Daniel Vettepot s'exclame : — J'ai sonné pour les jeunes, pour les vieux aussi. L'un est parti de maladie, l'autre de vieillesse, et quelques-uns de maie mort. Daniel Yettepot aura sonné pour le pauvre comme pour le riclie. A présent que ses bras le vieux sonneur 187 se sont roidis, il sent bien qu'il ne sonnera plus longtemps. Mais qui sonnera pour Daniel Yettepot? — Ha! ha! rit quelqu'un dans la tour. Le vent est bon joueur d'orgue : la nuit il entrechoque les clochers en maître carillonneur. Mais ce n'est pas lui qui ferait voler si furieusement dans la tour carrée la petite clocbe après la grande : elles bondissent comme des bêtes courroucées en ébranlant la maçonnerie. — Oh ! oh ! pense Daniel, m'est avis que mes bras ne sont point tant faibles encore... Je sonnais pareillement il y a quarante ans, pour l'âme du vieux Ma-thias St Avale-Tout. Puis se gaussant et sonnant: — Requiescant ! Je ne suis point encore en terre. — Bientôt! dit quelqu'un dans le clocher. Les cordes frétillent comme des queues de chat entre ses mains calleuses. Certainement, si elles avaient bu de la bière et du genièvre à s'entonner la bedaine, les cloches ne se démèneraient pas avec plus de furie. On dirait deux vieilles femmes de la campagne, quand elles s'injurient, un balai dans les poings; et toutes deux ont trouvé, au matin, de la bouse de vache que chacune d'elles a apporté pendant la nuit. Alors elles se regardent sous le nez, glapissant au point qu'on ne sait plus laquelle dit oui, laquelle dil non. Ding! Don! Din ! Drelin ! Et comme M. le curé sortait de la cure, enfonçant de ses deux mains son Iricornc sur sa tète, il aperçut de loin le vieux Daniel tout maigre et noir sur le seuil de l'église, à grand effort tirant ses cordes ; alors il s'approcha et de sa grosse voix pacifique : — Voilà une sonnerie qui leur fera du bien, Daniel Vettepot. — Ahan ! han ! répondit le sonneur. 11 y aura kermesse au cimetière, M. le curé. — Une vraie fête, Daniel. Et les vivants seront réveillés comme... M. le curé prit dans sa large tabatière en corne une pincée de tabac qu'il lévi-gea longuement; puis, l'ayant tassée à doses égales dans la narine droite et la narine gauche, il les frappa toutes deux à petits coups du plat de son pouce. — ... Comme au jour du dernier jugement, continua-t-il avec onction, en passant la tabatière au compère. — Bien honnête, M. le curé, dit Daniel Vettepot. Et toutefois l'effort de l'antique sonneur pour approcher ses doigts de la botte large ouverte demeura vain ; il eut beau souffler et geindre et peiner : rien ne put détacher sa main de la corde. il. — Ce sera pour tantôt, M. le curé, avec votre permission. Ces sacrées cochonnes... — Il est dit : Vous ne blasphémerez pas, ami Vettepot. — Ces sacrées cochonnes de cloches vont tout démantibuler. — Bien sûr qu'elles ont du poivre au derrière, sauf votre respect, M. le curé. — Ah ! ah ! ponctua jovialement le bon pasteur, voilà ce que j'appelle une vraie solennité carillonnée. 11 regarda Daniel sur le côté, puis les cloches par en dessous, s'humecta d'eau bénite à la porte et entra dans l'église, examinant à droite, à gauche, si les chaises étaient en leur place. — Il y a du neuf clans la tour, rognon-naient pendant ce temps les paysans dans leurs chaumines. Jamais, depuis que Dieu est Dieu, elles n'ont mené vie pareille. Certainement, elles sont ensorcelées. — Non, conjecturaient les autres. Yettepot a passé cette nuit, et on a pris un homme jeune et fort pour le remplacer. Voilà la vérité. Les femmes se signaient, se remembrant les morts et leurs péchés. Et, jusqu'aux confins des hameaux, le jour plombé du matin, filtrant par les fenêtres, éclaira dans les noires chambres où danse la rouge flamme du feu qu'on vient d'allumer, le doute anxieux des têtes tournées vers ce bruit insolite des cloches. Puis en foule, maigres et terreux, leurs blouses claquant à leurs dos, les gens de la campagne investirent les chemins, se dirigeant vers l'église. Derrière les hommes venaient les femmes, les filles et les petits enfants ; et le ciel était si bas que tout le monde avait l'air de marcher dedans. Plus d'un à part soi pensait : — Sûrement, je n'entrerai pas à l'église. Les cloches me tomberaient sur la tète. Ma femme — que Dieu ait son âme — a grimpé clans la tour. Tous s'accordaient sur un point: — Ça n'est pas naturel. Et ceux qui avaient la conscience chargée tremblaient le plus en eux-mêmes, se moquant des autres tout haut, par ostentation et bravade. Lentement l'église se combla, puis M. le curé quitta la sacristie, sa chasuble allumée au feu des grands cierges gouttant leurs grosses larmes de cire. Et par les portes et les fenêtres, un vent d'éternité soufflait, agitant les grandes bandes noires fendues contre les croisées du chœur. Chacun ensuite toussa, renâcla, se moucha ; les chaises crièrent sur la pierre ; et M. le curé, ayant circonfléchi les genoux, rapidement baisa l'autel. Mais les cloches ronflaient toujours. — Hé ! Daniel Yettepot ! cria le digne desservant par-dessus l'assistance muette, faites-les taire. Soit que le sonneur n'eut rien entendu — et pourtant M. le curé l'avait interpellé à haute et perceptible voix — soit toute autre raison, les cloches brimbalaient ding don ! Alors le saint homme dégringola en colère les marches du chœur, écarta quelques chaises et poussant droit aux cordes: — Sonneur du diable! dégoisa-t-il, aurez-vous bientôt fini? Les cloches virevoltèrent une suprême fois ; comme des lanières les cordes sifflèrent; et Daniel Yettepot fut précipité contre le mur. — Oremus ! corna gravement le nez de M. le curé, tandis qu'il sortait de dessous son surplis sa tabatière. Il remonta la nef, la main sur son oreille gauche, par crainte du vent, el marcha vers l'autel, béguetant ses antiennes et les reprenant à l'endroit où il les avait lais- sées. Un bruit do lippes charnues, pieusement remuées par la prière, accompagnait le cliquetis des chapelets sur son passage. Buvez et mangez, Daniel Yettepot, à la manière des sonneurs de Flandres ! Il entre au cabaret prochain, engoule six tranches de pain bis, lampe autant de choppes, puis s'en revient au logis dormir un somme, allongé à même sur une botte de paille. Et il rêve qu'il sonne les cloches: l'une a pour battant Musschelip-per, l'autre Langejan et lui-même est pendu à la troisième. — Daniel Yettepot, c'est l'heure de sonner vêpres. Qui a parlé? Il tourne en tous sens ses regards. Personne. Pourtant quelqu'un était là, dont il a entendu la voix ; et cette voix semblait venir d'au delà de la vie, lointaine et triste. La vesprée tombe tandis qu'il arpente le chemin vers l'église ; lamenta- tables, des silhouettes vaguent encore dans le cimetière ; elles errent de tertre en tertre, murmurant : — Non, ce n'est pas ici ; c'est là bas. Et les gens, les croix, l'herbe du champ sont secoués par le vent, plus fort. . Mais lui, Daniel Vettepot, s'absorbe dans le souci dolent de ses cloches. — Ce sont mes femmes, dit-il. Nous sommes mariés ensemble. 11 me peinerait de les quitter. Cent mille diables de l'enfer se suspendraient aux battants et toutefois ne leur imprimeraient pas de plus furieuses saccades. A chaque volée, Daniel s'écrie joyeusement : — A vous, Zéphyrin Melchior ! Pensant à l'âme d'un trépassé. Et sonnant : — A vous, Landeloos, vieil usurier ! Que le féroce Lucifer vous larde à la pointe de sa fourche ! Et sonnant : — A vous, Susse Mosselaere, garde-champêtre fripon, si dur pour les pauvres gens et si maniable près des riches ! Et sonnant : —Avous,bourgmestreScherpenheus, qui vous entendiez si bien avec nos conseillers pour prélever la dimeet la corvée sur les maupiteux ! Et sonnant : — R. I. P. Relit in put\ Requiescant in pace ! 11 a passé ses poings dans les cordes, et selon que celles-ci montent ou redescendent, il est jeté en haut et en bas. — Ah ! geint-il à la fin, je me sens las. Il s'en va sur le chemin et s'assied. Ses membres sont devenus froids comme la terre autour des cercueils ; el en même temps des idées chagrines, pareilles à des oiseaux funèbres, tourbillonnent entre ses tempes. — Qui sonnera pour moi les cloches de la mort? songe-t-il derechef en lui-même. — Moi. Et il voit venir à lui quelqu'un. — Salut ! dit-il, vous avez l'air d'une créature vivante que j'aurais connue dans le temps ; et pourtant rien n'est moins sûr que vous soyez réellement en vie. — La vie elle-même n'est qu'une apparence, ami ; on ne sait ce que c'est que la vie qu'à l'heure où on va la perdre ; et la mort seule est une certitude. Yolie heure est venue, Daniel Yettepot. Le vieux sonneur se remémore ceux du village qui, là-bas, dans le petit cabaret couleur de jambon fumé, boivent en pipant, près des fenêtres basses par lesquelles pénètre une lumière sourde, infiniment douce. — Ach ! Le temps de humer une pinte de bière, et j'arrive, soupire-t-il d'une voix suppliante. 198 le vieux sonneur — Humez-en quatre : j'attendrai que vous ayez vidé la quatrième avant de sonner pour vous, camarade. Alors il semble à Daniel que ce ronflant et graillonneux organe, vrai organe de biberon, ne lui est point inconnu ; et il dit : — Un seul, parmi ceux d'autrefois, jouait d'un pareil piston. Vous êtes Ma-tliias St-Avale-Tout, le sonneur à qui j'ai succédé et pour qui joyeusement je copiai il y a quarante ans. — Ainsi ferai-je pour vous, Daniel. Il ne sera pas dit que trépasse un maître sonneur sans qu'un autre maître sonneur copte pour lui. — Le pays de Flandres n'aime pour ses trépassés ni vieux sonneurs ni vieilles clocbes, soupire mélancoliquement Daniel Vettepot. — C'est pourquoi, vous et moi, fieu de Dieu, nous fûmes deux, en ce jour, à faire tinter clairet haut nos campanes. Je poussais les battants pendant que vous tiriez les cordes, compère, et de Bruxelles en Brabant jusqu'à Dunkerque en Flandres, chacun conjecturait : « Monseigneur l'archevêque est mort, bien sûr, pour que les cloches mènent pareil tapage. — Ha ! ha ! ricana Daniel, ce n'était qu'un pauvre sonneur. Ses maigres épaules s'enfoncent sous le seuil du cabaret. Et des tables, en tous sens, parlent des voix qui l'appellent et lui font fête : — Hé ! Daniel ! il faisait grand vent dans la tour. Il ne répond rien, bourre à petites fois sa pipe, et tout seul clans un coin, vide ses quatre verres. Et comme il approche sa pinte de sa bouche, pour la dernière fois, il entend s'éplorer le glas. — Bon! je viens, dit-il. Mais j'aurai bien le temps, je crois, de régler la dépense. Et lorsqu'il a payé : — Bonsoir, la compagnie. Allumez une chandelle et portez-moi une santé. Voilà mon heure qui sonne. Comme tout à l'heure, il s'assied sur le chemin, le même où le sonneur, son compère, lui a apparu. Et le vent lui apporte le bourdonnement que font les clochesdes autres villages, au loin. Mais nulles ne prolongent d'aussi religieuses volées que les vieilles cloches familières qui à cette heure l'endorment dans la mort. — C'est une bonne chose de trépasser dans la paix du Seigneur, au bruit des choses qu'on a aimées, pense-t-il. Alors tout le monde se mit à rire sous la terre du cimetière et les cordes, dans le clocher, furent cassées en deux. A mon ami Georges Rodenba.ch. IÏHOTE DES QUADVLIET i Dries Quadvliet, paysan de la Cam-pine, se marie. Il a trente ans ; au dernier hiver, sa mère, la vieille Da, qui, assise, touchait ses genoux de son menton, tant le travail de la terre l'avait courbée, était partie rejoindre le vieux Gerrit, son mari, emporté par une maie lièvre. Depuis des années, il lui tenait sa place fraîche au cimetière, à une grosse heure de marche de la maison ; chaque soir, sa prière faite, elle pensait : « — Encore un jour de moins; mon homme n'attendra plus longtemps. » Et, la veille des Rois, enfin, elle s'en est allée, laissant à son Dries la ferme, les trois hectares de bonne terre qui sont autour, autant d'hectares de bruyère et, par de là les sables, des parcelles qui, avec le temps, fructifieraient, comme avait fructifié le reste du bien. Alors le garçon, tout seul dans la maison triste, s'était senti pris d'ennui : une servante, payée au mois, ne vaut pas une accorte ménagère qui se fait quand le maître est silencieux et qui rit quand le maître est gai. Une bonne femme est comme une vache qui donne le lait et le beurre en toute saison. Dries est parti pour le Polder, riche en belles vaches laitières et en belles filles saines. Il a demandé à ses parents, les Reppel, fermiers aisés, possesseurs d'une borde près de l'église, la main de la jolie Kee, une jeunesse de vingt-deux ans, sévèrement gardée. L'affaire ne s'est pas conclue tout de suite : les Reppel sont venus visiter la maison de Dries Quad-vliet ; ils ont examiné l'étable, ils ont supputé le linge et le mobilier, ils ont goûté du pain fabriqué .avec le blé des trois hectares. Les Réppel ne sont plus revenus ensuite ; mais Dries est retourné plusieurs l'ois à la borde de la jolie Ivee ; Reppel le père baillait deux vaches à sa tille, quinze paires de draps, le linge de corps et cinq cents francs en écus de cinq francs ; il n'entendait pas donner autre chose, ayant, disait-il, trois garçons sur les bras, dont l'un, au séminaire, se consacrerait à la prêtrise, dont l'autre, un idiot, ne serait jamais bon à rien, et dont le troisième, plus tard, labourerait le champ paternel. A la fin, on s'est entendu : moyennant un supplément d'argent, concédé par le tenace Reppel, non sans de longs atermoiements, Dries emmène Kee, devenue sa femme ; mais les Reppel ne débourseront pas un patard pour la noce ; celle- ci se festoiera dans la maison nouvelle où Kee est entrée. Dries Quadvliet, paysan de la Cam-pine, se marie. Il a voulu bien faire les choses ; cette dépense réglée, l'un et l'autre reprendront le train accoutumé. On mange son pain blanc d'abord, puis l'on se rattrape sur le pain bis : ainsi va la vie. Les Reppel sont arrivés de grand matin, dans leur carriole, la mère, le père et Joris, l'aîné des garçons ; le « curé » n'a pas été distrait de ses études ; on a laissé l'idiot pêcher dans une mare, chez des voisins ; et les vieux parents ont l'air maussade, comme s'ils se repentaient de leurs largesses, trop grandes. A huit heures, il y a déjà six chevaux au râtelier; des villages circon-voisins, ils ont amené leurs maîtres, les Piers, les Bucholt, les Niepels, les Slype, les Zcvecote et les Pervyse ; à présent, ils broutent l'avoine de Quadvliet, dans l'auge pleine à déborder ; et une place est demeurée vide à l'autre bout de l'écurie, pour la jument des Langendries, dont le retard ne s'explique pas. « — Ils viennent ! ils viennent ! crie tout à coup la Carlientje des Bucholt, une petite de douze ans, qu'ils n'ont pas voulu laisser seule au logis et qu'on a postée en sentinelle, derrière la barrière. Des roues mordent les cailloux du chemin ; la grosse voix de Langendries graillonne un juron. « — La bête a la colique : elle pétait sur la route sans avancer, dit-il en pressant sur le ventre de la jument. Et il la bouchonne longuement ensuite avec de la paille, pendant que les autres, debout dans la grande chambre, devant la table humide de bière, attendent qu'il ait fini. Dries, l'avant-veille, est allé voir le curé de la paroisse ; il l'a prié de célébrer une messe de bénédic- tion pour Kee et lui ; le curé a consenti ; et comme ils se tiennent là tous muets, gênés par leurs habits de dimanche, la servante, la vieille Lena, qui a enseveli le père Quadvliet et qui a aussi enseveli Da, traîne ses sabots jusqu'à la porte et laisse tomber dans le silence ces mots : — La cloche sonne à travers la campagne. Alors, tous ensemble affluent vers la sortie et vont entendre, du côté par où souffle le vent, le tintement lointain de la campane, comme une voix qui se répondrait à elle-même, dans le ciel ; et chacun dit son sentiment. — Cloche qui sonne clair un jour de mariage, tard sonnera la messe pour la mort, sentencie le grave Zevecote, tenancier de la ferme des Trois-Noyers, un quinquagénaire esprité qui sait lire dans les livres. — Elle sonnai! pareillement notre jour, il y a trente-trois ans deux mois, calcule le maigre Pervyse, en toussant derrière sa main. Et Langendries, hilare, s'exclame : — A Force de sonner, elle s'osl enrouée, la commère ! Mais Drièsne laisse pas cette irrévérence sans réponse, pénétré de vénération pour la sainteté des choses de l'église : — L'autre midi, voilà bientôt trois mois, le feu du ciel, en tombant, l'a touchée. Deux par deux, les plus jeunes procèdent à la file dans la bruyère rose de septembre ; un léger brouillard diminue leurs silhouettes, au loin ; et les vieux marchent derrière, les femmes ensemble, les hommes aussi. Du côté de ceux-ci, les paroles expirent, brèves, sitôt prononcées : — 11 y a du temps que le Berger de feu n'a plus été aperçu, remarque le long Piers, que sa profession de rnessa- ger oblige quelquefois à passer le soir dans la lande, à l'heure où le diabolique berger et son chien se dressent, enflammés, à l'horizon. «— Fieux de Dieu, la marmite bouillira richement cet hiver. » Ainsi parle, à son tour, le cordial Niepels, un homme de grasse mine, venu du Polder, en interpellant un couple hâve en train de défourcher la pomme de terre. Toute l'aride campagne, dans le pâle soleil matinal, s'anime d'un pullulement de dos noirs, courbés sur les sillons, et le fer des bêches reluit. « — S'il plaît à Notre-Seigneur, oui, répond la femme sans s'arrêter dans son travail, le sabot posé sur la fourche qu'elle enfonce en terre. Mais son mari, une face de loup sur un torse écharné, croit devoir ajouter une bonne parole pour la noce qui passe. Il se relève, coule la main sur les sueurs de son front et dit : « — Bénédictions sur vous et ceux qui naîtront de vous, Dries ! Et, entre deux coups de trident, les gens de la glèbe, disséminés par la plaine, s'immobilisent une seconde à regarder, eux aussi, ces heureux qui vontà l'église, pendant que des tâcherons retournent leur champ. Les hommes nev disent pas aiitre chose ; leur âme est pleine de paroles qui ne peuvent sortir et qui se remuent au dedans d'eux, comme des muets dans la cour d'un asile ; les silences de la terre les ont rendus ménagers de leurs expansions ; et seulement leurs yeux, roulant sous les paupières, ont l'air de parler à quelqu'un du ciel qui les comprend. Il y a plus d'activité parmi les bouches des femmes ; celles-là sont demeurées verbeuses, même dans la misère du pays et les tristesses de la vie ; elles ne sont jamais à court d'ostentation à propos d'elles-mêmes ni de dé- nigrement à propos des autres. Mais voici que Kas Picrs, le joyeux drille, qui a échangé, à la kermesse dernière, une promesse avec Hanna, la fille des Pervyse, rompt un brin de bruyère fleurie qu'il lui attache au corsage. Cet exemple est imité aussitôt par tous les jeunes garçons; les filles ne s'irritent pas outre mesure des chatouilles qui les rendent froides délicieusement; et le sentencieux Zevecote profère, avec une raillerie douce : — Il est plus d'une de ces branches de bruyère qui portera son fruit. Ils marchent côte à côte depuis près d'un quart d'heure, et Dries, pourtant, n'a rien dit encore à Kee. Il ne connaît pas l'art de remuer la langue, comme les riches fermiers du Polder, dans leurs belles fermes où règne le bien-être. L'église et les maisons qui sont auprès se lèvent devant eux, dans le matin d'argent, quand il desserre enfin les dents : — Femme, il faudra dès demain rentrer, comme les autres, nos pommes de terre. On est allé à la messe ; le vieux curé, que les paroissiens appellent « notre pasteur », a prononcé les paroles propitiatoires; les Lampernisse, raccolés en chemin, une tribu famélique, mais qui s'honore d'une parenté avec les Quadvliet, exigent maintenant un défour du côté de leur ferme pour y lamper en commun un pot de bière. « A la santé du nouveau ménage, » ponctue avec énergie le chef taciturne, un grand maigre monté sur de hauts fuseaux, le front étroit et tenace, la peau des mains et du cou crevassée comme des jectisses séchées au soleil. Etquand, entrés l'un après l'autre dans le logis pauvre, à l'aire battue, aux chevêtres noircis par la fumée et portant sur des madriers plantés en terre, sans autre décor que six vieilles assiettes enluminé de couleurs crues et une longue lampe en cuivre par-dessus le manteau de la cheminée, ils se sont approchés de l'âtre où brasille un feu de tourbe sous l'énorme marmite pendue aux landiers, cette chaleur, après le froid humide de l'église, les ravigoure. Ivee, légèrement chaussée, pose la pointe de ses souliers mordorés sur l'extrémité des chenets ; les sentes trempées d'aiguail dans lesquelles la noce a dû marcher, ont mouillé le bout de ses jupes ; mais Dries ne fait pas mine de soupçonner le petit frisson qui, en un instant, a grené sa chair de papilles. Alors lvee appelle par son nom cet homme robuste, fermé à la douceur du geste. — Dries, mon amour, il avait gelé cette nuit. — Oui, répond-il, l'hiver nous arrivera tôt cette année. El elle reprend, mélancolique : — Chez nous, dans nos fermes du Polder, le froid nous pénètre moins, Dries, mon amour. 11 hausse d'abord les épaules, va, du côté de la table, achever d'une gorgée sou verre de bière, puis revient vers elle, les yeux chargés de souci, et il lui couvre la nuque de sa large main raidie par les calus. — Notre terre de Campine est dure et froide comme la mort. Ainsi dit-il en regardant danser un pauvre tordion de flamme à travers les bleues fumées de la tourbe. Et Kee soupire : — Dites-moi, mon amour, que votre amitié me réchauffera : Kee, toute petite, a connu le bonheur des grasses fermes pleiues de soleil et de chansons. Leurs prunelles se sont cherchées ; il lui renverse doucement la tête en ar- rière ; il boit la promesse des jours amoureux dans ses yeux, profonds comme des lits. — Ach ! moitié de moi, vous serez comme l'été dans mon hiver. Deux fois l'avare Lampernisse a rempli la cruche ; mais les estomacs sont pareils à des éponges ; et il craint que sa tonne de bière ne s'épuise. — M'est avis, dit-il, qu'un petit air de soleil nous fera du bien. Kee se lève et la bande la suit à travers les champs. Maintenant elle n'a plus besoin de ramener ses jupes dans la main : la chaleur a étanché les herbes du chemin ; elle regarde s'allumer les pointes de ses bottines dans la grande lumière pâle de la lande. Lentement, les nocturnes vapeurs ont reculé jusqu'à l'horizon, le deuillant horizon des bois de sapins veufs cl'oiselles ; un vent fort remue dans l'espace des dentelles de fil d'argent; les bernes, fleuries de bruyère l'hote des quadvliet 217 rose, ont l'air de monter dans le ciel avec le vol lourd des dernières abeilles ; et cependant la terre, comme l'âme des mornes paysans, demeure sévère. Kee marche en tête, au bras de Dries ; puis s'avancent les Reppel, et les autres s'accointent à la suite, piétinant les sables avec un bruit mou qui se prolonge. « — À maigre sol il faut de maigres femmes, ratiocine Reppel le père en secouant la tète. Femme, nous avons eu tort de donner notre fille à cet homme. Mais elle le bourre du coude dans le liane et répond : — Pa, cet homme nous est arrivé ; il nous a demandé notre fille ; il l'a prise sans grande dépense pour nous. Un homme du Polder nous eût coûté davantage. Il garde un long temps le silence, puis prononce : l:l — Une vache aurait suffi. C'est ce que je pense. Et tout à coup s'élèvent des cris : voici que Kas Piers vient d'abattre d'un coup de rondin un lapin blotti dans un trou ; il le dérobe sous sa blouse ; mais les autres garçons protestent en riant, chacun réclamant sa part de la bestiole. La vieille Lena attend la noce sur le seuil. Aussitôt qu'elle aperçoit les mariés, elle marche vers eux, fléchit un genou en terre et les congratule en passant sur leurs souliers le bout de son tablier. Puis elle se relève et recommence auprès des autres, et chacun, ayant plongé la main dans ses goussets, lui dispense une poignée de menuaille. — 11 n'est si vieille chaussure qui ne trouve un pied à sa mesure, déclare le grave Zevecote. Sûrement Lena met ses liards àrémotis pour le jour où un jeune épouseur la mènera à son lit. Et personne ne rit plus haut que l'antique mercenaire ; elle rit en laissant tomber sa balèvre et déchaussant la jaune surdent qui s'épointe à sa mâchoire ; et en môme temps, elle frappe ses cuisses sèches du plat de ses paumes. Une odeur de viande au four se volatilise par l'air, à mesure que les couplgs investissent la chambre ; et la porte étant restée ouverte, ceux qui ne sont pas entrés et râclent lentement leurs semelles à la litière de paille étendue proche des pentures, se dilatent aussi les narines en conjecturant l'espèce de cuisine que Dries va leur servir. Or, tandis qu'à leur tour, en roulant les épaules, ils se coulent vers l'àtre, la table, recouverte d'un gingas quadrillé de bleu et de blanc, avec ses piles d'assiettes, ses alignées de verres et ses couverts d'étain reluisant comme l'argent, leur communique une sensation heureuse. Lena, aidée de sa contemporaine et parente, Antje Hemel, la l iiote des quadvliet femme du boucher, qui, plus jeune, servit à la ville en qualité d'aide-cuisi-nière, l'a dressée sous la travée médiane de la pièce, dans le jour assombri des deux petites fenêtres basses. Ensemble, elle sont préparé le repas, rangé la chambre, cueilli les fleurs qui décorent la place de Kee, gaillardes encore, bien qu'à elles deux, elles comptent un siècle et quinze ans. Et sans cesse elles tournent autour du grand poêle ardent, chargé de casseroles et de plats, en surveillant du coin de l'œil le matou rouge et la chatte noire, grands robeurs Da Quadvliet, selon la coutume, mettait cuire la garbure sur les chenets ; jamais elle n'aurait consenti à la dépense d'un poêle ; Hemel, le boucher, a donc prêté à Dries son propre poêle, et il est venu l'installer lui-même, la veille au soir. Kee s'est étonnée de la pauvreté du meuble, la première fois qu'elle est entrée dans la maison ; maintenant encore elle considère avec une moue de dédain les escabeaux et les chaises de bois, le bahut dont les portes joignent mal, les deux alcôves qui, dans l'épaisseur du mur, se font pendant, aux deux côtés de la cheminée ; il n'y a rien autre dans la chambre ; mais ses yeux ont rencontré la petite image de Notre-Dame de Bon-Secours, pendue au-dessus de la porte qui s'ouvre dans l'étable, une pauvre effigie en cire, toute droite dans sa robe de satin, entre deux touffes de roses en papier défraîchi ; une vitre ternie par la fumée et les mouches, la défend contre la poussière ; et elle porte dans ses bras l'Enfant Jésus. Alors Kee se sent conquise à de bonnes résolutions ; elle acceptera le sacrifice de ses satisfactions vaniteuses ; elle accomplira intè-grement son devoir. Et cependant elle ne peut se faire à l'idée que le poêle de Hemel, le boucher, disparaîtra de la chambre. Dans la généreuse région du Polder, le paysan maupiteux seul se satisfait d'un àtre vide, où la crémaillère dédommage des autres ustensiles nécessaires à une cuisine plantureuse. Elle entraîne Dries en un coin et lui montre ses dents larges et blanches dans un rire : — N'est-il pas vrai, mon amour, que nous n'aurons jamais à deux qu'une même volonté ? Et si lvee désire un joli poêle, pareil à celui de llemel, Dries partira pour la ville et achètera le poêle que désire Kee ? Il agite la tète et répond gaiement : « — Bon ! bon ! voilà Kee qui, dès le premier jour, voudrait nous réduire à la paille. Midi sonné, on s'est mis à table. Dries est assis près de Kee ; et à sa gauche, se carre la mère Beppel, tandis que Reppel le père prend place à côté de sa fille. Comme Lampernisse a amené sa femme, sa fille et un de ses garçons, les chaises manquent ; et, pour suppléer, une planche est appuyée sur deux des escabeaux. Ainsi, tout le monde trouve à se caser. Et d'abord Reppel le père se lève et récite le bénédicité ; un grand silence permet d'entendre le caverneux broutement des vaches dans l'étable ; le grésillement trop vif d'une sauce dans le four détourne un instant l'attention de la vieille Lena, debout, les mains jointes; mais elle attend que la dernière parole ait été prononcée ; et quand, enfin, le gros Reppel s'est rassis, elle plonge dans l'ouverture embrasée ses bras nus, couleur de jambon fumé. Dries, sévèrement élevé, couperait un sol en quatre ; mais il est vaniteux : Dries a donc bien fait les choses. Après le bouillon, le bouilli aux choux et le rôti de veau aux endives, Antje llemel s'insinue entre les omoplates des convives et apporte sur la table un plat de fumantes côtelettes de porc, relevées d'une piquante sauce aux oignons. Les ventres s'entonnent à vue d'œil ; mais, tandis que les hommes du Polder mangent posément, comme des gens habitués à la bonne chère, ceux de la Cam-pine, inaccoutumésauxgogailles, avalent les morceaux d'une goulée. Maigres et safres, c'est à peine s'ils prennent le temps de parler, le dos en boule sur leur assiette, bornoyant avec des yeux pointus du côté des plats, concentrés dans leur manducation sans trêve. Au contraire, les gras et reluisants compères venus d'Endhoven, de Sandvliet, de Cappelle et de Puers, la panse largement éployée, détendent leurs faces apoplectiques et leurs cascades de mentons dans des hilarités retentissantes. Et, de temps en temps, l'un ou l'autre des mangeurs coule sa main à son gilet et en fait sauter les boutons, avec un soubresaut d'estomac qui subordore au loin. Quinze fois déjà Lena est re- montée de la cave avec des cruches de bière pleines à bord ; le liquide flue plus rapidement encore aux gosiers qu'il ne coule dans les verres ; Lena s'inquiète, car la tonne entière y passera. Maintenant c'est le tour des boudins d'entrer en danse ; tout un chapelet, décroché du pendoir, rissole et pétillé aux barreaux du gril, dégorgeant leurs entrailles blondes et brunes, parfumées de muscade et de clou de girofle. A chaque plat nouveau, les Lamper-nisse exhalent un soupir de contentement ; le grave Zevecote patrocine avec componction ; le bruyant Langendries cogne du poing sur la table ; et Dries, un moment assombri, suppute l'élévation de la dépense. Reppel le père, devant la profusion de celte bombance, s'est rasséréné. Les Quadvliet, pense-t-il, avaient sûrement un magot à muche-pot. Il en estime d'autant son gendre, et quelque- fois il se penche vers Kee et lui dit : — Dries est un homme de bien, il sait faire les choses convenablement; je suis content qu'il ait dirigé les yeux vers vous. La satisfaction, d'ailleurs, est générale quand Lena, ayant renouvelé les assiettes, apparaît, le cuir de ses joues crevé d'un large rire, et crie : — C'est à présent que vous allez connaître la joie des anges en paradis. A bras tendus, sur ses paumes abouties, elle porte deux larges plats rhomboïdes qu'elle dépose doucement sur la nappe. Lalune est ronde et jaune comme les disques de riz au lait qu'on voit osciller entre les bords. Et les hommes passent gourmandement les mains sur leur estomac ; les femmes gonflent leurs joues pour souffler avant de se remettre en train. La nuit tombe sur ces agapes ; elle entre à pas de voleur par la fenêtre basse, froide et silencieuse comme la mort. Aux tiges de la bruyère, dans la lande, déjà dansent les brouillards humides. Et le garçon de Lampernisse, sujet aux fièvres, tout à coup se rapproche du feu, en claquant des dents. Chacun a pris garde à ne pas répandre le sel, qui est cause de mésentente dans le ménage et à ne pas croiser les couteaux, qui pronostique hargne et dispute entre les convives. Puis l'on a recommencé à boire et à manger jusqu'à ténèbres. On a dansé aussi, car Dries a fait quérir le joueur d'accordéon. Et enfin les chevaux ont été attelés aux carrioles. Le lourd Langendries, après avoir hissé sur les bancs sa femme à la gorge puissante comme les courges, enjambe le marche-pied, le premier de tous ; les autres à leur tour ramassent les rênes dans leurs mains. Kas Piers accompagnera sa promise Hanna jusqu'à mi-chemin de la ferme des Pervyse ; puis, sa trique accrochée à ses doigts noueux, le jeune gars reviendra seul par les sentes brumeuses en rêvant à la chair rose de l'espérée. Malheur à lui s'il s'égare ! Les tourbières sont mangeuses d'hommes : comme des bêtes mauvaises, elles montent au ventre et toujours plus haut, à la gorge, mangeant le râle sur les bouches. Et Hanna pâlit, le tendre cœur ; elle l'adjure de ne pas s'anuiter sur ce sol funeste ; mais Kas Piers caresse sa main sous son chàle et lui dit : — Hanjede ma vie, sur le grand Gas-par, mon patron, elles ne m'auront pas, les chiennes ! En même temps il rit, songeant aux retours d'autrefois, aux retours des lointaines kermesses sous le ciel sans étoiles, tout seul, le long des ruisseaux. Alors il n'était pas amoureux, mais sa tête, lourde de bière, oscillait sur ses épaules, comme une cloche aux poings des sonneurs; et pourtant son pied n'a jamais bronché. Là bas, dans la douceur moite des sables, grincent les essieux ; les voix s'éloignent, toujours plus sourdes, pareilles à une rumeur de grands oiseaux ramant dans les houles nocturnes ; et les Reppel prolongent leurs adieux, le père pris d'un attendrissement à l'idée que sa tille est morte pour lui, la mère exhortant la sage Kee aux vertus du ménage, fidélité, économie, vaillance. Dries demeure muet à les regarder, les mains dans les poches. Puis leurs visages s'enfoncent dans le soir ; le fouet claque ; ils sont partis. Alors Kee, dans la pièce vide, sent monter à son cœur le froid des choses prochaines. La lampe qui brûle au plafond semble allumer des bagues à ses doigts, mobiles et ruisselantes ; mais ce ne sont pas des bagues ; Kee pleure, la •tête cachée entre ses mains, et elle dit : — Maintenant je vivrai et mourrai dans cette triste maison. Le fils de Da ne trouve pas une parole pour calmer sa peine. Il a bien fait les choses, môme il se repent de les avoir faites trop bien. Si c'était à recommencer, il agirait autrement. Et il conjecture au prix de quelles privations son amoureuse femme et lui se dédommageront de tout ce charnage. Ainsi s'est marié Dries Quadvliet, paysan de la Campine. i/hote des quadvliet 231 II Un hôte est entré dans la maison de Dries Quadvliet, paysan de la Campine. Quel est-il ? Personne ne le sait ; personne n'a vu son visage comme il passait sous la porte et s'installait au foyer. Un hôte est entré dans la maison et n'en est plus sorti. Quand l'homme à longue redingote et à grande barbe qui, depuis plus de six mois, revient plusieurs fois la semaine, cogne au seuil de là chambre en disant : — C'est moi. A-t-on fait ce que j'ai dit? — on est certain que c'est le médecin des gens. Il ne prend pas la peine de secouer ses lourds souliers terreux au bouchon de paille gisant à l'entrée ; il va s'asseoir dans l'àtre en promenant des yeux interrogateurs autour de lui; et tout d'abord il appesantit ses vieilles mains sur les épaules des enfants, debout entre ses genoux ; puis il pose des questions, tàte le pouls et fait tirer la langue. On sait qui il est et pourquoi il vient. Et d'autres fois, quand c'est un gaillard sanguin et trapu, les épaules carrées, ses bottes crottées plissant aux mollets, quand à son tour celui-là, descendu de son cabriolet, fait sonner ses talons sur l'aire battue, on le salue comme une ancienne connaissance, car celui-là aussi porte un nom connu ; on sait à la ronde qu'il est le médecin des bêtes. Mais personne n'a vu se glisser entre les murs l'hôte implacable et maussade ; personne ne pourrait affirmer qu'il soit là réelle- ment ; et cependant il est entré dans la triste maison des Quadvliet et n'en est plus sorti. Le médecin des gens est arrivé un soir, pour la première fois ; Dries avait envoyé au village vers le midi, mais le mire était parti en tournée ; et jusqu'à la nuit, on l'avait attendu avec angoisses. Il a poussé la porte, à la vespi ée : il a dit : « — Lequel est malade ici ? » et il s'est mis à sécher ses souliers sur les landiers. Alors Kee s'est avancée, Gil, son dernier né, dans les liras ; elle a ouvert les langes de l'enfant, tandis que Dries, toujours sombre, tirait avec ses doigts la mèche du lamperon pour hausser la lumière ; et le médecin a appuyé doucement la main sur le ventre du petit, démesurément enflé. 11 a prononcé : « —C'est le carreau. » 11 n'a pas dit autre chose ; mais il a ordonné une potion ; et le lendemain et les jours suivants, pendant une semaine, il estreve- nu. Puis Giltje a passé dansles douleurs, un matin que le coq chantait; et peu de temps après, le médecin, de nouveau, a été appelé pour Ka, la pauvre enfant. Elle leur était née la première ; elle touchait à ses six ans ; la pousse d'abord avait paru vigoureuse ; mais voilà qu'elle se chôme, toute languissante, n'ayant plus que la peau sur les os. Le médecin a longuement observé la fillette ; il a constaté un tabès engendré de l'anémie ; il a prescrit des remèdes roboratifs, le fer, les viandes grillées, les bains d'eau froide. Dries a soupçonné qu'un vent funeste passait sur la maison ; il est allé à l'église intercéder auprès du Seigneur pour que ses enfants, du moins, si telle était la volonté divine, fussent éprouvés tous en même temps; ainsi il pourrait épargner sur les visites du médecin. Mais cette prière n'a pas été entendue; et après Ka, ça été le tour de Haentje le cadet, un gromiau de belle ve- nue, qui tout à coup, lui aussi, s'est mis à dépérir. Le médecin a hoché la tête et a dit entre ses dents : — Méchante terre, terre marâtre aux siens, dure pour les jeunes comme pour les vieux, terre où les morts sont mieux (jue les vivants ! llaenfje pèse à peine maintenant le poids d'un cochon de lait ; à la tombée du jour, surtout, ses membres grêles sont secoués par la fièvre ; et il ressemble au petit singe malade qu'un dimanche, après la grand'messe, un pauvre diable de batteleur a fait danser à la corde sur la place. La chartre, la coqueluche, la scarlatine, la maie tièvre, le marasme, le scorbut, la coqueluche, se sont tour à tour aba ttus sur la ferme, ( omme une meute vorace. Une gésine de Kee, en outre, a mal tourné ; la graine engendrée de son flanc est allée pourrir sous les ifs; et Ivee n'a pas pleuré, carie diable sûrement s'en était mêlé, l'enfant étant né avec une corne dans la tête. Dries alors est retourné à l'église; il a communié ; il a brûlé six cierges à la Vierge ; et son cœur n'était plus à l'ouvrage. Tout allait à malheur dans la ferme ; successivement le farcin s'était mis dans les moutons ; trois porcs crevèrent de ladrerie ; le piétain consuma la meilleure des vaches ; et ils manquèrent perdre un cheval d'une tympanite. Dries adjure le Seigneur d'être miséricordieux à ses bêtes s'il faut que ses enfants soient frappés. Dries Quadvliet, paysan de la Campine, dilectionnc les enfants conçus de sa chair ; mais dans la balance, l'intérêt fait pencher davantage les bêtes, payées au poids de l'or. Et quelquefois, par la même porte, à la même heure, le médecin des gens et le médecin des bêtes pénètrent ensemble dans la maison; tous deux ont été requis en hâte ; ils n'échangent pas de clin d'œil ; mais ils se comprennent, étant l'un et l'autre gens de la même paroisse ; chacun a son cimetière pour lequel il travaille ; et seulement, au moment de sortir, ils mâchent des paroles sourdes : « —Le gui-gnon est dans la ferme ; ce n'est pas nous qui l'en délogerons, compère. » Dries va de l'étable à l'àtre où fume un maigre feu de tourbe ; il erre comme une àme en peine de ses péchés dans le champ et dans la cour ; il sort, et de suite après, il rentre. Le malheur a détendu ce cœur de fer. Par moments, il croit entendre marcher quelqu'un derrière lui, sous les plafonds: il se retourne, il 11e voit personne ; et pourtant il est sùr que quelqu'un est entré dans la maison. « Ach ! geint-il, les boyaux tordus par la colique de la peur, Kee ou moi aurons commis quelque faute pour laquelle nous sommes damnés ! » El il brandit le poing, comme si vraiment quelqu'un se trouvait là qu'il dût abattre. Dehors, il pleut, il neige, il vente; la ferme est loin des routes ; pendant des jours, on n'aperçoit que la brouée ou les blancs flocons qui tombent, lourds ; et aux heures des repas, line spirale fumeuse monte des six toits qui s'espa cent par delà les clôtures. La fumée sort des toits de chaume comme l'âme de ces maisons noires, dans la désolation de la bruyère ; et il n'en sort pas autre chose, car la nuit et le silence régnent dans le pays. Les enfants se tiennent à croupettes dans l'àtre, avec les chats ; ils approchent leurs mains rouges du feu ; mais la pauvre chaleur de la flamme ne parvient pas à les dé-sengourdir ; et le vent qui souffle par le dessous des portes glisse sur leur peau des rides froides. Kee les entend se lamenter et rognonner contre l'onglée et la faim ; elle ne prend plus attention à leur gémissement ; sa maternité a saigné tout son sang. Dolente, elle s'attarde dans le jour bas des fenêtres, plongeant par la plaine vide ses yeux vieillis. Dans les neigeux horizons, un vol de corneilles gironne ; quelquefois ils s'abattent tous ensemble sur le sol, comme un vent noir, puis de nouveau leurs grandes ailes s'ouvrent et tourbillonnent, pareils à des ailes de moulins à vent qui moudraient de la nuit. Mais Kee ne les suit pas longtemps du regard. Par dessus la lande blanche, la morne lande expirée dans l'hiver, elle voit se lever une contrée heureuse où les riches fermiers de Polder mènent des rondes, où dans les bordes chaudes flambent des feux rouges, où les petits dorment cois en de neuves toisons d'ouailles. Et elle pense : —Là bas, j'aurais dû vivre. Mais voilà, le sort m'a mené en cette triste maison, au fond d'une contrée qui ne m'a donné que le pain de misère ; et mes yeux, à force de pleurer, sont devenus plus secs que la maigre terre où s'est desséché mon pauvre Giltje ! Malheur de moi ! Et Kee regarde aussi, au bout de la lande, les noirs bois de sapins, noirs sous la neige ; et elle songe : — Le bois de mon cercueil grandit et pleure avec les sombres sapins dans l'hiver. Il grandit en attendant que le charpentier y taille les quatre planches où moi, Dries et les miens irons dormir. Ainsi rêve la désolée Kee ; le vent cogne la vitre ; une fumée épaisse se rabat par rafales dans la chambre ; et toujours la vision du pays baptismal l'obsède, là où les paysans mangent à leur faim et dansent les dimanches. Et voici qu'au bout du champ, une porte s'est ouverte, la porte d'une petite maison basse, isolée des autres. Une femme courbée par les ans enfonce dans la neige ses sabots feutrés de panoufle; elle s'avance vers la ferme, ses jupes ramassées dans la main, la tête enve- loppée d'un chàle. Maintenant sa face ratatinée, couleur de vieux buis, fait une tache sur la neige. Kee l'a vue se diriger du côté de la barrière et elle dit en soi : — Griet Muyzegat, la bonne âme, ne regarde ni à la pluie ni au beau temps pour nous apporter ses consolations. Elle connaît les secrets et ce (pie n'a pu le médecin, elle en est venu à bout, elle, pour notre pauvre Haantje. Depuis six jours, grâce à ses herbes, Haantje est comme un petit enfant qui longtemps a vu s'asseoir à son chevet la mort et la vie; toutes deux l'appellent ; il ne sait à qui aller; et tout à coup la laide grimace de la mort s'est effacée de dessus lui ; la vie l'a pris par la main, comme une mère qui mène son dernier né acheter du sucre aux boutiques et mesure son pas sur le sien; et voici, ils n'ont plus cessé de marcher ensemble. Les sabots de Griet rabotent le pavé, n 242 l'hôte des quadvliet devant l'entrée ; elle demeure d'abord quelques instants à secouer la neige sur le bouchon de paille ; mais Kee s'avance au-devant d'elle. — Entrez, Griet Muyzegat ; la neige même de vos sabots nous est agréable, puisque c'est la neige où Griet a marché avant de pénétrer en cetle maison amie. Tout de suite après, la petite vieille se coule dans la chambre. Elle baise Haantje sur son museau charbonné, lui lave la joue du bout de son tablier, puis le regarde dans les yeux : — Notre garçon est sauvé, dit-elle. Au prochain mois des brebis, il n'y paraîtra plus. Et elle rit, la maternelle commère, comme si elle avait nourri cette chair malade à sa mamelle. Dans la demi ténèbre de l'après-midi, le feu éclaire son dur visage osseux, où le nez s'effile comme un soc de charrue, entre deux yeux mobiles au clair regard d'enfant. — Tenez, s'écrie-t-elle avec colère, comme je passais le long de leur haie, ils m'ont encore une fois jeté de la bouse de vache dans le dos. Et aussitôt elle cache son visage dans ses mains et pleure des larmes salées. — Bonne Griet, dit Kee, les mauvais cœurs sont comme les ronces qui déchirent l'agneau. Notre Seigneuries punira de leur méchanceté. Mais Griet hoche la tête: — Je ne suis qu'une pauvre vieille femme sans défense : ils recommenceront. Ils m'ont toujours voulu le mal. Dries entre en ce moment ; il connaît le renom fatal de la vieille Muyzegat dans la contrée; à plusieurs lieues d'errance, elle passe pour jeter des sorts, pratiquer lenouement etscopéliserle champ des voisins. La première fois que Haantje a bu l'infusion préparée par ses mains, il a fuit le signe de croix et mentalement a récité une prière ; ce breuvage a ravi-gouré l'enfant, c'est un fait certain ; il n'en déplore pas moins sa venue dans la maison. Et, comme elle continue à se lamenter : — Griet Muyzegat, dit-il sévèrement, jureriez-vous que vous n'avez jamais souhaité le malheur de personne? Elle ouvre deux doigts de sa droite, crache au travers et répond : — J'en fais serment, Dries Quadvliet. Alors cet homme farouche remue les sourcils : « — Dieu voit au fond des cœurs, dit-il. » Et un silence tombe dans le noir de la chambre. Mais bientôt après, Griet frappe ses mains l'une contre l'autre et elle crie : — Les vieilles gens ont tort de vivre trop longtemps. J'avais un bon mari. Ach ! Kobe, Kobe, mon homme, pourquoi êtes-vous parti ? Il était doux, honnête, travailleur. Une année, nous gagnâmes neuf cents francs. Tout nous était bénédiction en ce temps. Moi, j'allais chez les gens, j'aidais les vaches à vêler; les femmes aussi m'appelaient, prêtes à mettre bas; et deux fois, j'ai sauvé notre prochain, délaissé par le médecin. Puis il a passé, le doux homme! Alors l'Ange funeste m'a visitée. Griet maintenant est comme une bête sur laquelle 011 a lâché les chiens. Ach ! Haio ! Kee la laisse se désoler, car elle connaît le faible des vieillards ; Griet n'a pas incédé une seule fois sous leur toit sans se commémorer son mari en versant des pleurs abondants ; le malheur a frappé la vieille Muyzegat etelle enestdemeu-rée humble, timide, craintive, miséricordieuse aux grands et aux petits. Or, à quelques mois de là, comme le soir tombe, elle s'insinue chez les Quadvliet. Haantje, le petit loup, se sauve à présent dès qu'il l'aperçoit; et pourtant elle l'a guéri de la langueur et du marasme ; tout l'hiver, il a bu de ses tisanes d'herbes ; le mois des brebis ensuite a restitué à Haantje ses joues pleines et roses. — Kee, tille du bon Dieu, c'est moi, dit-elle. » Mais personne ne répond; elle s'aperçoit alors que la chambre est vide ; et tout à coup une voix la requiert avec colère du côté de l'étable. — Ici, Griet Muyzegat! » Elle pousse la porte et descend les trois marches. Une lanterne pendue à une solive éclaire Dries Quadvliet à croupetons devant une maigre vache noire couchée sur le liane ; la bête renifle avec force, les yeux évulsés, une bave aux babines qui, déchaussées, montrent à nu ses larges dents vertes; ses quatre pieds sont agités de mouvements pitoyables ; et par moment son ventre se cave, profond comme l'évi-dement d'une seille. Griet n'aperçoit pas distinctement d'abord la vache ni l'homme, à cause de la lumière qui lui frappe la face ; mais elle entend le souffle rau-que qui s'étrangle dans la gorge de Dries ; elle perçoit aussi le râle alenti de l'aumaille agonisante ; et Kee, très pâle, vient à elle et lui dit : — Voici : un nouveau malheur nous arrive. Dries gît dans la litière putride ; une écuelle demi remplie d'huile s'égoutte près de lui ; il vient de passer un lavement à la bête ; les autres vaches poussent des meuglements doux, leurs cols allongés vers leur compagne, et leurs grandes prunelles glauques tournent cir-culairement. — Servante du diable,crie Dries Quadvliet en se levant, la Noire va trépasser. Si réellement, comme on le dit, vous connaissez les paroles, faites qu'elle revienne en santé. Notre Seigneur nous pardonnera. Alors la vieille s'est avancée, elle a regardé la mourante dans les yeux, elle a mis ensuite la main sur son flanc, elle lui a relevé aussi la queue ; et tout à coup elle a commandé qu'on lui apporte une chandelle. Elle-même a allumé le suif ; puis elle s'est agenouillée près de la vache et elle a récité les prières ; Dries et Kee, debout, ont prié avec elle. Maintenant la Noire est prise de secousses plus fortes qui remuent son grand corps de la tête aux extrémités ; en même temps, son mufle aux naseaux dilatés se contracte dans son effort pour expirer ; et la voix de Griet monte, toujours plus haut, par-dessus cette souffrance muette qui tarde à finir. Un hoquet, puis la vache se dresse à demi ; et brusquement ses cornes battent le mur avec un bruit mou, tandis que son pâle œil immobile regarde la mort. — Amen! dit la vieille Muyzegat. Dries n'a pas proféré une parole; il regarde pendre hors du mufle la langue turgide ; ses ongles lacèrent silencieusement les chairs de ses mains jointes ; 248 l'hote des quadvliet et comme tout à l'heure, eu priant, il a ôté sa casquette, ses sourcils rebours coulent une ombre dure sur ses joues. Mais subitement une colère l'a jeté hors de lui-même : il s'est mis à taper avec ses sabots dans le ventre de la vache morte en criant : — Elle nous avait coûté quatre cents francs, la garce ingrate et lâche ! Avec les cornes et la peau nous n'en tirerons pas seulement cinquante ! Puis il se tourne vers Grietau moment où elle éteint la chandelle entre ses doigts, et, l'avant prise par les poings, il la secoue comme un van empli d'avène : — « Hors d'ici, empuse, crapaud maudit ! Elle aurait vécu, mais vous lui avez soufflé la mort entre les dents. » Et Kee se lamente de son côté : — « Ach ! Griet ! Griet! pourquoi l'avoir ensorcelée! » Alors un long tremblement agite les vieux os de Griet Muyzegat ; elle cherche des mots pour répondra et ne les l'hote des quadvliet trouve pas tout de suite ; et enfin, ses minces lèvres se détendent dans des objurgations: « — Cœurs dénaturés, âmes de chiens, j'ai sauvé votre Haantje de la mort. Et voilà, vous me payez en me chassant hors de chez vous. La vache avait la colique; les autres y passeront à leur tour. Comment en serait-il antre-meut dans une étable humide et puante ? Grietje s'en ira donc: mais elle n'appellera pas, en s'en allant, le feu du ciel sur votre maison. Notre Seigneur a dit : Ne rendez pas le mal pour le mal ». La porte a battu : Griet Muyzegat est partie par les sentiers couverts de ténèbres. Un hôte est entré dans la maison de Dries Quadvliet, paysan de la Campine. Quel est-il? Personne ne lésait, personne n'a vu son visage comme il passait sous la porte et s'installait au foyer. Un hôte est entré dans la maison et n'en est plus sorti. III Quand Dries Quadvliet, paysan de la Campine, met uue main devant l'autre ou s'il étend le bras, il sait que quelqu'un est derrière lui qui lui pousse le coude. lia quitté la ferme vers la troisième heure après le lever du jour, il s'est enfoncé par les tourbières, il est allé à son champ, là bas, très loin, là où il n'y a plus que le sable, le ciel et l'eau. Et maintenant, la vesprée tombée, il marche à pas diligents pour regagner son logis, poussant devant lui sa brouette. Dries est allé à son champ, maigre terre, plus maigre que la terre des morts. A la pointe de la fourche il a retourné trois sillons ; le tiède soleil de septembre ensuite a séché le verruqueux tubercule sur l'aire ; le brouillard montait quand il est parti, après avoir tassé sa récolte dans un sac. Et voici qu'il va, fléchissant sous le faix, à grandes enjambées, caria lande est hantée et les siens aiguisent leurs dents en attendant pâture. A la mi-août d'autan, il a fallu vendre les chevaux et le matériel; le fond», sans engrais, a tourné en jachère ; et un soir, quelqu'un est entré, les yeux bas, faisant sonner des pièces d'argent dans son gousset. Lampernisse, le rapaceLamper-nisse, n'a pas dit tout de suite la raison qui l'amenait; il a allumé sa pipe au l'eu de tourbe dans l'àtre ; il s'est assis proche de Kee, ravagée par les maux et la misère; et elle a parlé ainsi : — Un sort a été jeté sur notre maison ; Giltje d'abord est partie ; puis Vautre; et j'ai encore accouché, voilà dix mois, d'un cinquième enfant qui n'a pas vécu. « La maladie s'est aussi mise dans nos bêtes; la grêle a détruit la moisson de notre champ ; le médecin des bêtes et le médecin des gens nous ont ensuite emporté le peu d'argent qui nous restait dans les mains. Il n'y a pas de créatures plus malheureuses que nous sous le ciel. Lampcrnisse a ri en secouant les cendres de sa pipe ; il ne s'est pas pressé pour la consoler ; et quand il l'avue enfin aller à l'armoire et boire un grand coup à la bouteille de genièvre, il a courbé sa haute taille du côté de l'ombre et il lui a dit, sans la regarder : — Si Dries se montrait raisonnable, on pourrait s'entendre pour la terre qui va avec la ferme. Elle a frappé ses cuisses de la paume de ses mains et d'abord elle a conçu un vif ressentiment. — Le champ vendu, il ne nous resterait plus rien, homme de dol et de rapine. Lampernisse a remué la tète et il a répondu sourdement, au bout d'un petit temps. — On mangerait à sa faim et on boirait à sa soif avecl'argent de la vente. D'ailleurs, Lampernisse n'y lient pas ; Lampernisse est pauvre, tout le monde le sait ; s'il a parlé ainsi, c'est par humanité, pour vous être secourable. Alors Kee, la belle fille venue du Polder, autrefois pareille à une vache magnifique dans un gras pâturage, s'est ac-coisée: —« J'en parlerai à Dries. 11 est le maître. » Et le fourbe Lampernisse est revenu un hiver plus tard ; il a allumé sa pipe, comme le premier soir, aux fumerons de l'âtre; puis il a dénoué la pochette de rapatelle mussée sous sa blouse et il a compté sur la table, pièce a pièce, les mille francs moyennant lesquels il l'hote des quadvliet 255 acquérait le champ des Quadvliet. Mais après avoir étalé quarante pièces d'or de vingt francs et deux fois quinze tas d'é-cus de cinq francs, il s'est ravisé et a déclaré le marché nul si on ne rabattait dix écus. Dries a cogné la table de ses poings. —- Les miens ont sué en cette terre le sang et l'eau ! Je ne la céderai pas pour un gain dérisoire. » Mais, sans s'émouvoir, Lampernisse ayant fait mine de rentrer l'argent dans le sac, Dries a donné quittance. Ainsi s'en est allé le champ nourricier et le meilleur de leur chevance. 11 ne leur est plus resté alors au loin, là-bas où il n'y a plus que le sable, le ciel et l'eau, qu'un pauvre coin de bruyère depuis longtemps stérile. Dries l'a hérité de la vieille Da, avec la bonne terre du champ et la maison ; mais Lampernisse à présent mène ses chevaux à travers le champ ; dès l'aube sa haute silhouette raide se détache sur les 256 l'hote des quadvliet labours, derrière la charrue qui trace les billons ; et les Quadvliet n'ont plus que ce sol revèchepour les sustenter. 11 est parti un matin, Dries la triste mine, traînant sa herse après lui ; par les lavasses et les brouées, il a remué l'aire maudite, pareil à un bœuf ; et d'abord il a conduit sa herse en tous sens, revenant sur ses pas, après avoir parcouru la longueur de l'enclave ; ensuite il a recommencé dans le sens de la largeur ; et ce rude travail a duré de septembre à octobre. Puis allant à larges pas réguliers, il a ouvert la main etajeté lagraîne à poignées; mais l'hiver fini, rien n'a germé dans cette terre bre-haigne. Et de nouveau Dries est parti, traînant sa herse après lui ; sous les guiléesetles grêles de mars, il a défoncé la novale avare ; tout un mois, seul dans la vaste lande, ne voyant passer au loin que les nuages, avec le bourdonnement triste du vent dans les oreilles, il a senti crépiter les grêlons sur sa peau et celle-ci en outre se gercer sous la bise aiguë. Plus maigre à chaque couchant, râlant l'asthme par la gorge et le nez, les vertèbres secouées en des quintes de toux qui le laissent ensuite pantois et • prostré, il s'est acharné. Jusqu'en avril la glèbe a bu ses sueurs. Puis, dans le matin brumeux, une figure lente s'est levée devant lui, parmi le moutonnement du troupeau; elle a passé après a voir ri de sa peine. Dries a reconnu le berger des Lampernisse ; et l'homme petit à petit s'est enfoncé dans l'horizon immense. Ils n'ont échangé que de rares paroles ensemble, tous deux étant taciturnes. Dries, d'ailleurs, se défie des pâtres ; dans l'horreur bleue des nuits ils parlent aux étoiles, savants en sortilèges. Mais le lendemain, la même figure a reparu dans la lande ; elle n'était d'abord qu'un point pâle dans l'aube rose ; puis elle a grandi ; et comme la veille, Dries Quadvliet a reconnu le berger des Lampernisse, annonciateur du printemps. L'homme ne s'est pas arrêté, mais il a dit : — « Un sort est sur vous, paysan. 11 y a une vieille femme qui va et vient comme une ombre dans votre ombre. Retournez à la ferme, sans regarder ni à droite ni à gauche el quand vous aurez récité six pater et six ave, après avoir dépassé le Capucin et compté cent pas, quelqu'un viendra à votre rencontre par le chemin et fixera sur vous des yeux courroucés. Alors vous direz: « Celle-là a jeté un sort sur moi et les ' miens. » Dries a quitté la lande; il s'est arrêté un instant à l'arbre qu'on appelle le Capucin dans la contrée; puis il a compté les cent pas, et tout de suite, à voix haute il a nazillé les pater et les ave ; et comme il achevait le douzième ave, Griet Muyzegat a paru sur son seuil, elle a marché dans le chemin vers lui et l'a regardé avec colère; et Dries a dit en lui-même : — « Voilà celle par qui nous pâtissons, moi et les miens. » L'été est venu, puis l'automne; dans le champ la plante a levé, inégale et rare; toute la récolte entière suffirait à peine à engraisser un nourrain de six mois ; pourtant les Quadvliet n'ont pas d'autre subsistance pour l'hiver. Dries a travaillé tout le jour; pareillement il avait travaillé la veille ; trois sillons seulement restent à retourner ; et à diligents pas le soir tombant, il s'en va par la lande, menant devant lui le sac et la brouette. D'abord il ne pense à rien ; il pousse droit à la ferme ; la pâleur des sentiers le conduit, suant et trébuchant, dans le froid monté des eaux. Comme des yeux troués d'où filtre le sang, elles reluisent, rouges, sous le couchant, dans le fourmillement toujours plus obscur de la bruyère. Un reste dejoursoufl'reux s'efface à l'horizon, puis un grand silence triste s'abat; et courbé sous la bricole, il entend derrière lui, dans les trous de ses sabots, monter et bruire les humidités de cette terre spongieuse, avec une rumeur sourde qui est comme la rumeur de son sang dans ses artères. Tout un pan du ciel entre dans une ombre froide, au-dessus de sa marche; la clarté à l'horizon s'est fondue; et cependant il subsiste là un point moins noir, comme la porte visible par où s'est retiré le jour. Puis l'espace s'allume, les étoiles par milliers balançent de petites lampes lointaines, pareilles à la cassolette qui, le jour et la nuit, sanctifie le chœur de l'église ; et le ciel lui-même à présent, avec sa voûte portée par des piliers de ténèbres, ressemble à une très grande église qui se perdrait en Dieu. Dries, dans l'énorme tranquillité muette, n'entend que la montée des eaux en chaque trou que font ses sabots, le grincement de la roue mal graissée qui s'enfonce jusqu'à l'essieu, et, quand il reprend haleine et laisse souffler son asthme entre ses dents, comme une bête qu'il porterait en soi, les frôlements doux des lapins dans les brandes. Tout petit, il a couru la lande, il en connait les sentes, emmêlées comme les fils d'un écheveau et qui, chacune, juste large à point pour les deux pieds d'un homme, serpente le long des mares vers des extrémités opposées. Et cependant une inquiétude par instants, l'arrête, indécis, s'orientant sur la grande Ourse, la seule constellation qu'il ait appris à lire dans le livre du ciel. Personne des hameaux voisins ne s'aventurerait à pareille heure dans la noue malfaisante; à la veillée, dans les fermes, les anciens narrent des histoires de pauvres pèlerins surpris par les maléfices nocturnes et que les mires et les farfadets ont menés trépassser aux fondrè-res. Ainsi en a-t-il été de Tys Zoethemel, le charron, de Nant Gits le bourrelier, de BlaasRyckeboer,lemercelot ; un soir, ils ne sont plus rentrés ; vainement on a battu la bruyère, sondé les tourbières, plongé des perches dans les mares, par bandes, tout le village dispersé aux quatre vents; aucun d'eux n'est revenu pour dire les illusions funestes qui l'ont perdu. Dries sailces récits ; mais, ayant dormi un invincible somme vers le midi, il s'est attardé à récupérer le temps perdu ; le soir l'a surpris comme il s'acharnait sur ses derniers coups de fourche. Et d'abord il n'a pensé à rien, la tête vide, les membres exténués, devenu semblable à la bête de somme qui, après l'accablement d'un jour de labeur, regagne l'écurie. Puis sa peine excessive, comme l'engrenage qui met en mouvement la roue d'un moulin, lentement a remué, en cet homme ca-lamiteux, des choses confuses. Il est à bout d'efforts ; la bricole lui laboure les os de l'épaule ; ses jambes ploient sous la lourdeur du sac ; et il songe que, s'il trépassait là tout à coup, les corbeaux auraient fini de becqueter ses prunelles dans ses orbites avant qu'on s'avisât de le chercher dans ce désert, où le berger passe quelquefois et où personne ne passe que lui. Il songe aussi à sa condition misérable : Da, la mère vénérée, lui a laissé une ferme, trois vaches, de la terre fumée pendant un quart de siècle ; comme les autres il aurait pu arrondir son patrimoine ; mais il a été choisir au pays des riches fermières une belle tille gorgiase ; et tout a mal tourné : —- « A maigre sol il faut de maigres femmes », a répété le vieil homme, la dernière fois que Kee est allée à lui, criant famine. Le père Reppel l'a chassée de son toit, ensuite, a\ecces dures paroles: « Un autre a recueilli mon enfant et lui a donné des enfants à son tour. Moi vivant, ni lui ni personne ne m'arrachera le pain de la bouche. 11 ne faut pas l'hote des quadvliet que les vieux souffrent parla faute de ceux qu'ils ont engendrés ». Et Dries pense qu'avec une femme qu'il aurait choisie dans la contrée, les choses se seraient passé autrement ; à deux, ils auraient pris leur part de la vie bonne ou mauvaise ; au contraire, Kee a croisé ses mains sur son ventre et elle a regardé le malheur entrer dans la maison, en se lamentant comme un petit enfant. La mort seule pourrait mettre fin à tant de maux ; mais voici ; pareillement à Job sur son fumier, il a subi les sévices du sort ; la chair claque à ses os comme un haillon ; les maux, les soucis, l'inclémente fortune ont été les rats rongeurs de son ménage; et pourtant il ne voudrait pas encore s'assoupir aux côtés de cette pacifiante compagne clans son lit. Maintenant, à l'infini, les brouillards ondulent dans la plaine comme d'errants troupeaux de moutons ; ils arrivent du fond des horizons, toujours plus nombreux, et roulent à ras du sol ; une lune fumeuse écorne de son croissant l'orient humide. Sans bruit elles glissent le long de la bruyère, les blanches ouailles de la nuit, paissant les fleurs du mystère au bord des lacs dormants, des grands lacs ruisselés de la lune. Dries les voit reculer devant lui à mesure qu'il s'avance; il sait qu'à suivre en leur course fuyante ces ouvrières des diaboliques illusions, plus d'un fut induit en perdition ; il se méfie de leurs sortilèges. Et là haut les étoiles bra-sillent en plus grand nombre ; toujours il s'en allume de nouvelles ; la lune, de sa faucille d'or, moissonne les épis du ciel et les sème dans l'espace. Petit à petit la lande décroît sous les enjambées du sombre Quadvliet : déjà s'aperçoivent les bois de sapins ; il suivra la cavée qui les partage en deux ; ensuite les vitres des premières maisons s'allumeront dans le soir, droit devant lui. Ainsi pense Dries; mais subitement un rauque effroi s'étouffe en sa gorge ; ses mâchoires crissent ; sa main droite ébauche le signe crucial. Là-bas, par-dessus les conifères, une clarté enflammée a troué le ciel ; cette clarté a monté; un grand homme de feu s'est mis à marcher dans les étoiles. Et tout à coup Dries n'a plus rien vu ; la lande est retombée aux ténèbres. Alors il est convaincu que le Berger maudit lui est apparu ; voilà bientôt un demi-siècle qu'une certaine nuit, pour tirer vengeance de son maître, cet homme pervers a incendié la ferme ; elle a brûlé, et la grange et les étables et tout ce qui était dans les étables et la ferme ; et depuis ce temps, en punition de son forfait, lui-même est condamné à errer par la lande comme une colonne ardente, dans les soirs. Dries Quadvliet sent couler ses entrailles à ses talons ; toujours cette apparition du pâtre infernal prophétise un sinistre dans la contrée; des bruits de cloches lui martèlent le dedans des tempes ; il demeure un instant à trembler de tous ses membres, les yeux tournant comme des meules vers le point de l'espace où cette âme possédée s'est révélée à lui. Et il lui semble que la lande de proche en proche a remué, comme si d'autres âmes en peine, veuves de leur dépouille charnelle, tourbillonnaient au-dessus des eaux, phalènes échappées à la nuit des cimetières. 11 gémit : — « Seigneur, notre père, prenez-en pitié votre serviteur; faites qu'il regagne sa maison et ne succombe pas aux tentations des ténèbres. D'un cœur soumis il brûlera devant l'autel un cierge à votre miséricorde et il en brûlera un aussi à madame la Vierge, patronne des affligés. Accordez, notre père, qu'il réintè- gre, sain de corps, le logis où les siens souffrent le froid et la faim. Dans les étoiles s'est dissous l'homme de feu et un petit vent passe, lointain, si doux qu'il croit que la bouche du SeigueurYest ouverte sur lui et a dit : « Allez en paix. » Il a poussé alors sa brouette, il a traversé le bois, il est entré dans la ferme des époux Lampernisse, et tous deux étaient assis autour de la table, dans la fumée d'un chaudron'|de pommes de terre. Aucun ne s'est levé pour lui faire accueil ; mais le rusé|Lampernisse a regardé avec des yeux défiants ce fantôme de l'homme dépouillé par lui. Et Dries n'a prononcé que cette parole : « — Le maudit a passé, il passera peut-être encore cette nuit." » Tous ont cessé de manger ; les mains ont promené de l'une à l'autre épaule et du front à la poitrine le symbole de la croix ; etla vieille mère ensuite a dit : — « Avant qu'il soit une heure, il brûlera dans les villages. « Mais aussitôt après, quelqu'un a poussé la porte et ils ont vu à l'est, sous les clartés stellaires, une grande flamme rouge, tandis que le voisin, debout, le bras tendu, brame: « Le malheur a frappé là-bas dans la lande. » Et par la porte demeurée ouverte entre aussi un tristement long bruit de cloches, comme le bourdonnement d'une grosse mouche contre la vitre. — Elles sonnaient plus gaiement à mes noces, dit mélancoliquement Dries, en reprenant son chemin dans les sentiers qui mènent à sa maison de misère. Au loin des chiens aboient, des voix hèlent dans la campagne et quelquefois une lueur marche par la nuit, comme un grand homme de feu : ainsi s'éclairait le champ sur un vaste espace autrefois, quand, dans le soir, s'ouvrait la porte du fournil et que Kee ou lui-même écouvillonnait les cendres au moment de mettre cuire les pains. Maintenant il semble à Dries qu'une faux lui a scié les jarrets ; il se laisse choir à terre, et un homme est venu vers lui; il a reconnu le berger des Lam-pernisse; et celui-ci lui a dit : — « Paysan, votre toit s'en va par l'air comme une nuée d'oiseaux du ciel. 11 y aura des cendres pour griller vos pommes de terre à votre rentrée. » — « La mort et la maladie sontadevenues d'abord, geint Dries; le feu nous échoit à son tour. » Et il demande ensuite ce que sont devenus Kee et ses enfants. — « Quand j'ai passé, ils étaient sur le chemin, pleurant, répond le pâtre; puis j'ai repassé : ils étaient partis. Mais chez les lloeghest une porte était ouverte par laquelle j'ai vu Kee et les petits près du feu ; voilà ce que j'ai vu. » Et, s'étant remis à marcher, il tourne sur ses sabots et lui dit encore : — « Cœur de poule, une ombre va derrière votre ombre et même elle a mis le pied sur vous, hi! ho!. Rien ne sera changé tant qu'à votre tour vous n'aurez écrasé cette ombre sous votre pied, liio! hi ! Dries hoche le chef et se lamente : — « A présent je suis comme le bœuf sous le maillet du boucher ; et d'abord il ne sait s'il tombera à droite on s'il tombera à gauche. Puis il est tombé sur les genoux et de là sur le flanc. Et le boucher s'est jeté sur lui et l'a jugulé: par une large blessure iiajjg^ii*. coule la vie. » Ainsi est le maigre Dries; le sort a posé sur lui son genou et il a fait couler par une profonde blessure la force qu'il portait en lui; Dries regarde flamber sa maison, stupide , en un silence résigné: rien ne servirait de courir; le sort courrait plus vite et le coucherait sous son talon, réduit. Quand Dries Quadvliet, paysan de la Campine, met une main devant l'autre, ou s'il étend le bras, il sait que quelqu'un est derrière lui qui lui pousse le coude. Imp. ilu Fort-Carré, 19, chaussée il'Anlin Paris, (A. DUROY II').