CAMILLE LEMONNIER CEUX DE La Glèbe PARIS NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE ALBERT SAVINE, E D I T E U R l8, RUE DROUOT, l8 Tous droits réservés CEUX DE LA GLÈBE PRINCIPALES OEUVRES DE CAMILLE LEMONNIER LES CHARNIERS. Un MALE. Le Mort. THERÈSE MONIQUE. L'Hystérique. Happe-Chair. Noels Flamands. Les Peintres de la Vie. En Allemagne. Ma da mi: Lupak. La Belgique. Evreux, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY CAMILLE LEMONNIER CEUX DE LA GLÈBE PARIS NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE ALBERT SAVINE, ÉDITEUR 18, Ruc Drouot, 18. 1889 Sauf les deux dernières, récemment parues dans le Gil Blas, les nouvelles qui composent ce livre furent écrites en 1885. C. L. A vous, Gens de la terre, Ruffians et pâtiras, Pouacre engeance, O survivants des primordiales races, Et des mornes édens ! Ce livre où, de laplume, comme d'un soc, J'ai f o ui Vos ames pierreuses et les glèbes revêches En qui eter) iel Ie ment Vous trépassez et revivez, Durs Paysans, Coeurs de silex aiguisës au fer des faux, Fangeux et noirs héros des hosliles Labours. LA GENESE LA GENESE El L'homme parti, elle trainait son ventre dans la maison encore vide d'enfant. C'était la première fois qu'elle sentail remuer en elle la semence d'amour. Hs s'étaient mariés au dernier Saint-André, lui, grand, fort, rablé, Ie front doux, Ie geste bourru, Ie cceur vaillant, toujours a la peine; elle, petite femme mamelue el saine, largement plantée sur ses pieds. La noce avait dure deux jours, 1'un qu'on avait passé chez les pa- rents de Tys, 1'autre chcz les parents de Ka. Et enfin la troisième nuit, ils avaient couché dajis leur niaison. deux cluimbresI.A GENESE en bas, le long de la route, et un grenier sous le toit. Puis, le lendemain, un lundi, Tys avait noué dans un drap de serge quatre pains de deux livres; il avait embrassé sa conjointe sur les joues et dans Ie cou; de- bout sur Ie seuil, elle l'avait suivi desyeux, marchant a grandes enjambées dans la campagne, Le samedi soir, ensuite, comme elle pegardait au loin, une niain sur les yeux, elle avait apercu, par dela les der- nières maisons, son liomnie qui allait a pas rapides; el un nuage montail droit derrière lui, dans le soleil bas a l'horizon. El il étaii reslé dans la chaleur de son giron deux nuits et un jour: et de nouveau, ensuite, il avait tassé ses quatre pains dans le drap de serge; et il avait marché vers la ville. 11 en avait été ainsi de chaque semaine, pendant des mois. Uu lundi au jeudi, la 1'uniée de sa pipe eessail d'obscureir le pla- fond; elle regardail dans ses habits pendus au crochet 1'homme qu'il y avait laissé en partaul ; el en niènie temps, dolente, les LA GENESE mains sur les genoux. elle Ie sentait bouger dans son flanc. vivanf a travers 1'enfant. D'abord cette existence avait pesé lour- demenl sur Ka; Ie vide des longues après- midi, dans Ie silence des chambres, lui élargissait un trou au coeur, vaste comme les puits; et tout au fond, toujours nne foniie vague s'v mouvait comme un mort <[iii, ressuscité, travailleraii en sa fossc. Mème la nuit, en des songes bourrelés. elle distingüait deux mains qui fouillaient la terre, a des profondeurs immenses ; et tout a coup ces mains se levaient avec un geste de détresse, et une montagne croulail en- suite, sous laquelle elle cessait (Tapercevoir les mains. Alors elle se réveillait en sur- saut, t'roide de sueur, et jusqu'au malin priail a genoux devant la p 'tite Vierge dont 1'image décorait Ie manteau de 1'atre. Ei la journée du lendemain ])assait saus qu'elle osal mettre Ie pied dehors, de peur de tomber sur quelqu'un qui, venu de la ville, lui annoncerait son malheur. Les autres femmes lui faisaient envie :LA GENESE ellcs ayaient des hommes, celles-la, qui tout 1'an demeuraienl dans la maison ; au contraire, Ie sien gagnait durement son pain en creusant des puits; de pleines jour- nées, il restait sous la tërre, batissanl ses cuvelages, descendant toujours plus avant, emplissant des seaux qui ensuite remon- taient, bafetncés dans Ie vide au-dessus de lui; les épanles mortifiées par les eaux du sous-sol, ayant quélquefois de labouojus- qu'aux reins, avèc les parois toutes droites Au puits qui, en haut, stmblait se rétrécir pour se fermer sur sa tête, il apercevait i\n ciel seulement une petite tache grise ou par moment un visage se penchail el lui parlait; et sorti des ténèbres, ses douze heures linies, il ne savait pas tout de suite se refaire les yeux a la lumière de la rue. iPuis Fliahitude atténua ces terreürs de jeune épouse; les mains actives, devenue bonne ménagère, elle Ie suivait en pensee è la ville, tranquille, plaignant surtout son cé- libat. Six heures sonnant a l'horloge la diane des manouvriérs et des tacherons :LA GENESE — Lé voila qui arrive, songeait-elle ; il tieni sa pipe entre les dents el sous Ie bras il porte son britpiet. Et maintenant il ote sa veste. mnnTvs; il a aussi chaussé Bes sa- bots, et il a regarde a 1'échelle, par-dessus Ie puits, avant d'y descendre, et ses earaa- rades sont venus, et il est descendu dans Ie puits. Ka ensuite se mouvait par les chambres cl Ie cbamp, alourdie par Ie ventre, et il y avait scpt mois qu'elle avait concu. Gepeu- dant elle allait. Ie corps rejeté en arrière, comme une qui, avant un fardeau a port er. rassemble ses force's et marche jusqu'a ce que Ie fardeau écbappe a ses mains. Ainsi allait Ka, rangeant toutes choses dans la maison, tenant les chambres et Ie grenier en bel ordre, bcchant la terre ou semant la graine; et comme ils avaient, a la foire der- nière. acquis de bel argent un cochon, elle l'engiaissait d'orge bouillie, de légumes cuits a l'eau etde pommes tombées, suivant la saison. I'uis. 1'liorlogesonnaiit Ie commencementLA GENESE de la vesprée, de mème qu'elle avait dit au matin : — « Le voiliï qui arrive » — elk vovait trembler réchelle au long du puits el pensait a part elle : — » A présent, il met son pied sur l'échelon qui touche le fond; réchelle a remué et il a commencé a monter. Voici qu'il sort noir et souillé du puits: il se lave les jambes ei les bras dans un seau d'eau fraiche. Mon Tys est sorti de la nuil: et il a allumé le fanal au-dessus du puits. Kt maintcnant il s'en va par la rue, du cóté oü les autres hommes et lui out leur logement. » Ka conjeeturait l'échelle et l'orifice ou plongeait l'échelle ; mais le puits ne susci- tait plus en ses songeries moins tristes le trou noir au fond düquel une forme vague se meut comme un mort qui aurait ressus- cité. Kt une Duit de la première semaine du même mois, sa vieille parente, Anna Gitz, la steur de son père, étant auprès d elle, les grandes douleurs déchirèrent enfin son flanc ; elle appela Tys a travers les larmes : et quelqu'un enlra qui n'élail pas Tys Pop-LA GENESE 9 pel, son mari, mais bien la matrone, la grosse Ursula Slype; et, mts Ie matin, 1'enfant poussa son cri; et il fut appelé Xant.en mémoire du père deTys, qui s'ap- pelait de ce noin. Le Iundi suivant, Tvs Poppel pepartit pour la ville, comme a son ordinaire : il étail arrivé Ie samedi; il avait longtemps embrassé sa femme el son nouveau-né; Ie lendemain. dimanche, il avait écouté deux messes, Ie COBUr reconnaissanl. bénissant Ie Seigneur pour cette fructification de son champ; et toute 1'après-midi, ensuite, il avait laissé éclater sa joie en buvant et en chantant, si bien que lesoirdes camarades l'avaient ramene ivre. Et Ka lui avait fait uut' place dans son lil, disant : , mar- raottaient les gens sur leur passage. Ei au bout de six mois de ménage, de nouveau un fruit lui fendait la matrice, un gros garcon qui lui donnait des joies, car elle savail ;i présent la source de cette progéniture. Mais son lait avait tourné iï Taigre, Ie corps du gromiau s'était troué d'écrouelles, ils avaient souffert dans cette chaii- malsaine engendrée de leurs deux misères, et tout a coup un malheur 1'avait achevée : unejour- née qu'elle buandait chez de petits rentiers du village, 1'enfant, mal confié a une voisine surchargée de marmaille, avait chu dans des ti'ssons de boutcilles, l'anus ouverl par ou s'était écoulé tout son sang. Depuis, 1'éreintemenl du labeur quotidien avait amorti chez 1'homme Ie feu charnel; une fraternité de compagnonnageavail rem- placé raiguillon de la copulation : et elle se tourmentail du berceau vide. avec une voix en elle qui loujours lui reparlftit d'un suc- cessenr au petit ètre décomposé, enterré la-bas sous les herbes du cimetière. -Mais,LA GLEBE 35 puisqu'il ne voulait pas, elle lui garda sa foi tout de même, se reppenant, tardive, a une virginité dès Ia nubilité résignée, habi- tuée a la soumission, saus révolte contre cette virilifé abolie qui ne la ferait plus gernfeï. On 1'appelait la grande Lise; son nom a lui, avait fini par se perdre dans un sobri- quet: Ie Forgeu. Et comme il vivait sur une vingtaine de mots qu'il répétaitconstamment, il passait pour simple d'esprit. Deux de ces mots s'appliquaient invaria- blement a l'idée de travaüler, l'un qui était « ibrger », 1'autre qui élait « manoeuvrer », Jiiais avec une différence daus les significa- tions, Ie premier employé pour les coups tic collier, Ie second pour Ie labeur courant. Et toute 1'activitédeson inteUigence sanseesse aboutissait a ces deux vocables (jui sup- pléaieni ;i lous les autres et dans lesquels se résumait la fatalité dr sa condition d'ouvrier de la terre, toujours ouvrant et mis au monde pour toujours ouvrer. Jusqu'a <|iiiuzc ans, il avait, chez Ie ferrant, venlilé 36 LA GLEBE la tuyère et tape sur Ia bigorne. Le mar- tèlemelit de la forge lui étail resté dans la caboche, plus dure que le gres, a travers 1'effacement de la petite enfance el de la pu- berté. EU c'était comme un peu de sa vie Lointaine qui lui revenaitdans Ie mot, gro- tesque a force d'êtré misatoutea les sauces, dont, par dérision, on 1'avait a la longue baptisé. Lfne fois Jaumart, le férmier chez lequel voila prés d'un quaj't de siècle il suait Ie sang et 1'eau de sa guenille, lui avant de- mandé pourquoi sa femelle demeurait bre- haigne, il avail laché cette réponse : ■ — D'z'ent'anls ! L'voudrail ben, c'te garce- la. Pour sur é demaude qu'è manoeuvrer. Mais, ijiie j'lui dis : « Manoeuvre toute seule, si e'est ton plaisir. Tant qu'a nioi, j'n'forge- rai nin, j'n'veux nin forger. J'en ai aJ d'taper a 1'éfant. Vla ce qu'j'li dis. » Maintenant, d'aïlleurs, qu'ils avaient leur maison. avec le champ au bout, les pous- sées sourdes de la mateniité la i'einuaient moins : le mal de chien qu'elle se donuait a ngnHHKinBRl.LA GLÈBE casser la torre, a clouer los ais disjóints, dans uno dépênse de förce continuelte, momentanément obturait Ia plaie toujours vive. Los chevrons du toit s'étant consom- més sous los averses, c'était olie qui, grim- péepar Ia tabatière a ras dos ardoises, avait au bois pourri substitué de la Volige de la dernière coupe; elle avait aussi planté une haie au courtil, derrière 1'habitation, redressé avec de la glaise et dos moellons la hulte aux poirs, enduil dr brai Ie pignon ouest contre lequcl battaient les pluies, cavé un coin de 1'airepoury enfoncer los pieux d'une grange; et Ie reste du temps, elle avait défriché Ie champ, brouetté los caillasses, éventré la croüte du sol revêche oü se rpm- paieni ses bras. G'étail chez tous deux uno re sans trêve contre la terre maratre, cette pierreuse matrice qu'il fallait ouvrir comme avec des forceps et qui toujours poussail on 1'air dos cailloux. Dépuis los six ansque Ie dernier Occupant étaitparti, elle gisait a 1'abandon, Permée a la blessure du soc, dans un état do ja- 3 38 LA GLEBE chère mortc oh plus rien n'avait poussé que du chardon, des orties, de la rónce, mais si proi'ondément enracinés que la fourche et Ie hoyau n'en pouvaient avoir raison. Cependant, l'avant-dernière an- née, Ie Gosau avail essayé d'un plant de féveroles, dans de la décomposition de béte, une charretée putride de tripes animales. Et eet engrais roboratif un instant avait nourri Ie gésier affamé du champ qui s'était mis a verdir. .lans une levée maigre sitót nprès mangée par les chiendents voraces et les vesces parasites. A la fauche, on avail eu dix bottillons a peine, pas mème un four- rage pour Ie ratelier, mais simplement de la litière sur laquelle on avail fait bouser les vacbes. Et par milliers, les taupes, les cam- pagnoles, les mulots, les musaraignes, loul un grouillémenl baveux de limaecs avaient élu domicile dansles sillons. L'hiver entier se passa a recommenccr la lutte; jamais on n'en avait fini d'extirper les füaments du sous-sol; c'était comme une fo- fètramifiéeentuussensetquis'enchevêtrait,LA GLEBE 57 fin de 1'hiver antérieur. Puisque Ie cbamp les avait décns, tout était a recommencer : et sans passer un jour, les dimanches com- pris, sauf les heurea de la messe, ils re- muaient la terre, sous les ondées, les grêles et les neiges, infatigables. D'un bout a 1'autre, l'aire fut travaillée a une grande profondeur; A. chaque coup de la houe. Ja houle des cailloux émergeait, petits et gros, comme si autrefois une rivière cüt passé la; et les fibres des plantes 'gourmandes res- semblaient a des chevelures de femmes cn- tcrrécs par tombereaux. Puis la fumaison derechefles couvritde souillures des pieda a la tête : ils avaient acquis une vache en partie avec Ie produit des deux pörca gras ; et deuxnoumnsétaient entrésdanslasoute, qu'ils entonnaient du lait de la vache. A trois, les bètes emplissaient Ie puisard, ri- ches en excréments ; mais pour rassasier Ie sol, un gouffre, ils continuaienl a glaner les fientes Ie long des chemins. Quant a eux, mal nourris, la colique de misère au ventré, ils déflaquaicn' mollcmenl: et ils étaienl enïwmmt ïaHiHHiWNi LA KLEBE outre rongés d'appréhensions sombres pour 1'avenir. Au reverdissement des feuilles, tous deux se virent maigres comme des clous, leur cuir collé sur les os, avec Ie relief saillant des vertèbres. Le Forgeu, dans les pluies, avait pris une vilaine toux qui lui raclait la gorge ; la Lise était tenailléepar des ci-ampes d'estomac ; et quelquefois le Caco, moins démoli qu'eux, avec ses trois pommes de terre dans le gésier, sournoisement les re- gardait, se gaussant a 1'idée qu'ils pour- raient crever avant lui. Tout 1'hiver ils s'é- taient alimentés de « crompires », n'ayant mangé de la viande de porc que deux fois, a la Toussaint et ala Noël, avec des passées de chicorée pour unique boisson. Terrés dans leur maison, ils vivaient en dehors du reste du monde, sans voir personnc, pas mème leur familie, par crainte de la dé- pense. Et leur taciturnité était devenue si grande qu'il en oubliait ses vingt mots, tout de suite a court, la bouche béc, et que chez elle la voix tourna a une raucité d'aboie- j6 HnannMini,LA GLÈBE 511 et il jouissait de justifior par ce mauvais gré de 1'orme et des poiriers la rancoeur qu'il noumssait contre leurs maitres, plus heureux que lui dans leurs sueurs. L'idóe qui 1'avait naguère hanté Ie posséda désormais entière- ment : ruiner 1'orgueilleuse santé de ces troncs qui lui pompaient la subsistance de son clos et dont 1'insolence allait jusqu'a nouer leur racines «i son tréfonds. Un mi- nuit, aptès avoir a la veillée affüté un ha- chereau, il quitta son lit, se coula dans les ténèbres et de toutes ses forces frappa par six fois 1'orme au pied, 1'entaillant d'une blessure profonde. Dans la nuit muette, Ie bruit monta avec 1'ame de 1'arbre jusqu'aux étoiles ; et tranquille a présent, il ramassa les éclats, haussa des mottes de terre par dessus la plaie, alla se recoucher contre la Lise dormant a poings fermés. Un grand vent aurait raison de 1'orme ou bien il sé- cherait comme un cadavre; dans tous les cas ses jours étaient comptés. Et a quelque temps de la, de nouveau il sortit la nuit, n'ayant rien dit a sa femme, par ïnéüance■■■■■■ ■^■■■■■^■■■^B. 50 LA f.LKRE instinctive de la fëmelle, bien que eeüe-la fut murée comme une tour. Gette fois, il edta.it nanti d'un énorme crainpon tres aigu, qu'il enfonca a coups de maillel dans les poiriers, 1'un après l'autre, Ie retirant en- suite, comme unpoignard d'un trou de chair pour laisser couler la vie. El l'amertumede sa récolte manquée Le tourmenta moius, maintenanl que sa vengeance etait accom- pli e. Ür, il advinl ceci. A l'équinoxe d'automne unouragan, deux jours e1 deux nuits, sévit si violent que les toits s'enlevaienl comme des feuilles, el le soir du second jour, après un craquemcnt horrible, Ie grand orme s'a- battit, 1'racassanl mi ruin du pignon et écra- sant les plants de choux de toute sa liau- teur. Du choc, la maisou s'ébranla comme sous un coup de tonnerre; el blême, les dents entrechoquées, le Forgeu longtemps regarda tourbillonner les nuées noires, soupconnant au fond drs cieux une Justice. Jusqu'en mars suivant, ils prirent de la peine : e'étail le roême coup de collier saus ■■nHnHMiLA GLKBE 43 terre, jeunait jusqu'au lendemain, l'estómac atrophié, sans plus de bcsoins. Autour de lui, e'était un silence continu; Ie Forgeu jamais ne finterpellait, resscntait un mépris i'roid, d'instinct, pour cctte force abdiquée, comme pour une charogne; mais quelque- fois la Lise, böurrue, lui disait une breve parole, a laquelle il répondaitpar un grqgne- ment, tous deux a la longue ayant oublié la communauté du sang. Et pareil a un tronc retenu en terre par les racines, mais de qui 1'écorce ne rajeunit plus dans les feuillées, il trainait son bout de vie, paquet d'osse- ments ayant déja de 1'herbe de cimetiere aux narines. A la mi-janvier, tout un pan du champ ayant été retourné, ils y versèrent, outre une couple de tombereaux de 1'umure et de com- posts payés comptant, les déjections de deux cochons qu'ils empataient. La terre mangea cette graisse d'une goulée. Eux-mêmes s'e- puisèrent alors en défécations, toujours dans les latrines, raclant ensuite les parois de la fosse. .Mallieureuseinent, leur nourri- u LA r.LÈBE ture, avare, donnail pen de residu ; la grande Lise avait des foires molles comme des pis- sats, et Caco, tous les cinq jours, l&chait de petits cailloux semblables a de la crotte dé bique. Ils maraudèrent derrière les liaics, ramassèrenl des Rentes quelconques, avec les raains grattèrenl les poudrèttes du pavè. Et constamment ils pétrissaient la glèbe comme une pate, gardant chez eux dans les habits une odeur nauséabonde de tinette; mais tout de nouveau alla s'engloutir dans Ie sol anémique, sans profit. Comme février finissait, ils faconnèreut les billons, laissè- rent filtrer les pluies et les neiges revenues, continuant sur les routes la chasse au ster- córaire. Puis, aux alentours, les arbres se rem- plirent de pépiements; une chaleur dé- lendit les airs; il poussa des feuilles aux épines de la haie; el Ie Forgeu, leve dés avant 1'aube, repiqua ses choux, planta ses pois, ses favelottes, ses haricots enfin. Lise et lui, saus parier éurent alors une grande joie en dedans, qu'ils ne montraient pas :LA i.l.KIli: ces germes, mis en terre dans lë ohamp nourri d'eux, c'était la possession définitive; la fructification vfendrait ensüite; et sans répit, ils Ie bourraient, oubliant rósolument a présenl Ie commandement dominical dans une fureur de lui faire rendre au centuple ce qu'ils lui ayaienl confiédeleur sucuretdo leur vie. Partoüt, sous leur geste rythmé, vola la Bemence, une pluie de poussières blondes et grises qui s'abattait en long, en large ; et dans les soirs, ils marchaient, tres grands, par arpentées régulières, comme va Ie faucbeur en ses andains. Le champ filait droit devant Ia maison, resserré entre des emblavures sur un espace de trente ares vingt-huit centiarcs. A gau- che, un vieïl orme marquait la limite; de 1'autre oóté, des poiriers avaient poussé derrière une haie; el è l'extrémité, uneboul- bène s'étendail oü, ;i Paques, s'installèrent des briquetiers. ïoul de suite le Forgeu avait concu une suspicion a 1'égard de 1'orme et des poiriers ; la-dessous, selon les temps, la terre demeurail ou I rop sèche ou trop crue: 3. .r" 40 LA GLÈBE et il songeail que rien n'y génnerait a cause de 1'ombre. Ghez eux, deux pommiers mon- taient aussi, 1'un déja vieux, avec d'énormes branches qui s'ébouriffaient au-dessus de la maison ; 1'autre plus petit, en plein milieu des plants, mais chacun de si fructueux rap- port qu'il les tolérait, pour les cinq sacs de pommes qu'une certaine année ces fructifères avaient donnés au Gosau.^Le fonds qui allait nourrir ses semailles, leur coulerait bien en surplus les sucs nécessaires. Toutefois, il ne les lachait pas de 1'oeil, les surveillait sournoisement, de peur d'un tour, ayant été obligé déja de démolir a coups de briques un nid d'oisillons qui s'était mis dans Ie plus chenu, toute une bande de i'uturs ro- beurs dont les yeux ronds de la-haut avaient guetté son oeuvre de semeur. Il en avait massacré deux; les autrës, avec Ie père et la mère. avaient gagné les poiriers du voisin; et il gardait une colère contre leur compli- cité qui favorisait la rapine, non contents de lui prendre son air. Petit a petit cela tourna a une bostilité LA GLÈBE 47 farouche , comme une haine d'homme a liomrae ; il les eüt voulus fracassés par la loudre, rongés d'un mal secret; et quand il passait pres d'eux, son regard leur jetait la cognée . Puis leur rondeur prit une gaité de bouquet, sous les floraisons roses et blanches; et comme ils Ie narguaient, glo- rieux, avec un pullulement de moineaux a toutes leurs ramures, Ie meurtre Ie hanta, il se mit a ruminer des supplices qui les fe- raient crever. Et toujours ils semaient, plan- taient, épierraient, concassant les mottes entre leurs calus, pris d'un regret obscur de ne pouvoir passer tout Ie champ au tamis. Cependant les pommes de terre oblongues, del'espèce ditedesNeuf semaines, commen- gaient a lever, en lignes parallèles; un carré de betteraves se massait ensuite; et les clioux, de suite après, dans une fermenta- iion de gadoue, toujours augmentée, poin- taient verts et rouges comme des volants de raquettes. En deca, couraient les plants de pois, les haricots, les carottes, les laitues, les chicorées, les panais, les salsifis, en m ■w >jHHHHMHNB m ■ IA GLÊBE bandea öymétriques, patiemraent foulées. El. aux endroits les plus pierrcux, poussait de 1'avoine. végétation volontaire. D'abord, la croissancc avait été prospère; de proche en proche Ie verdoiement gagnait; en tous sens l'aire crevait sous Ie gonfte- ment des -ruines; un acqüiescement de la terre jusque-la rebelle et qui ne semblait jamais assez repue, les payait de leur labeur. Entre deux coups de force, 1'un auprès de 1'autre appuyés sur leurs bêches, ils enten- daient monter un crépitementconfus, comme des vésicules eclatant a la surface dun bourbier : c'était leur sueur qui enfantait, toute leur vie qui, fermée du cöté del'enfant, germait la dans la montée des sèves; et par la nuit tombée, muets, ils demeuraient, sans penser, 1'oreilletenduea ces musiques. .Muis des pluies abondantescburenten juin, et du sous-sol tout a coup s'écbappa déreehef la mêlee birsute des ortics, des vulpins, des cataires et des gratiolcs, 1'ancienne forêt cher cel Ie glèbe qu'ils avaient fécóndée a deux, avec Ie remords sourd de la grande Lise, rude comme un cheval. Puis, sa peine s'adoucit : il pensa qu'elle en moins, la ten-e aurait besoin d'un moin- dre effortpour les nourrir, Caco el lui. Maïs. comme la créature ne peut vivre saus un sentiment au cceur, 1'espèce d'affection va- gue qu'il avait toujours eue pour sa com- pagnonne, se changea en une haine plus tenace pour l'ancien. Et celui-ci, tout seul maintenant des jours entiers dans la mai- son vide, quelquefois passait ses mainsl'une sur 1'autre a 1'idée que ses prévisions s'é- taienl péalisées : un des deux 1'avait précédé mmm ■'OMnaHHHHlLA GLEBE sous les ifs, et il sembla s'éterniser afin de pouvoir enterrér L'autre. Cependant, un matin, Ie Forgeu n'enten- dant plus son rale, poussa la porte du reduit 011 il couchait et Ie vit tout raide sur son grabat, la machoire tombée, sans soufflé. Alors, sentant Ie champ définitivement déli- vré, il eut un grand bonheur, n'en ayant connu qu'un plus grand, Ie jour oü il en avait pris possession. La femme partie, Ie père foui, les oiseaux sans trêve chassés, un tel silence plana au- tour de la maison qn'il se retournait par moment, croyant ouïr la Mort marcher sur ses talons. Kt peut-être eüt-il erevë tres vieux entre deux sillons, sans une contesta- tion qu'il eut a deux ans de la avec un voisin, Ie propriétaire des terrains a bri- ques. Celui-ci ayant obtenu gain de cause pour une emprise, soixante-deux pieds carrés, illégitimement appropriés, son ressentiment éclata une après-midi que l'homme s'étail montré. >!!«*»" fe*"'';ff: G8 LA GLÈBE Il lui laclia un coup de fusil, fut con- damné aux travaux forcós et décéda en pri- son, du regret de son champ retombé en friche, la-bas. fa—K?—■r ■"■ ■ ;r " ■■ lilLES CONCUBINS Au poète II ui He Vérhaeren. Une après-midi venteusc d'avril, dans Ie bourgconnement p.ile des haies, on vit des- eendre du bois quatre hommes qui en por- taient un autrc, tous noirs parmi ce paysage de pluie et de nuées, sans qu'on put les re- connaitre ; et ils allaient tres lentcment, grandissant a mesure. Comme ils appro- chaient des maisons, unc femme qui ba- layait Ie pissat de sa vaclic au puisard, s'écria : — Tiens!Lossignol!c'est-yqu'ilestfoulu? ILES CONCUBINS Mais 1'un deux remua la tète : — Gor pas ! Ettous quatreavaientdu sang auxmains, acause de 1'homme cni'ils amenaient, blessé, Ie crime ouvert. Aussitót la nouvelle se ré- pandit : de loin, des gens, appuyés sur leur hoyau, regardaient, vagues dans Le dérou- Lement infini des champs; et d'autres, sur les senils, avancaient la tête, avec des yeux de bceuf curieux et vides. La-haut, sur le versant, un pignon paisselé d'une vigne, s'apercevait au bord d'un sentier, entre des toits feutrés de vieux glui, plus miséra- bles. Ils passèrent un pont, montèrent le sentier, et tout a coup deux bras s'ouvrirent sur le ciel, comme une croix. — M' n' homme ! lis ne répondirent rien et continuèrent a marcher, en sueur, accablés par le poids. Alors Flavie les précéda, les épaules tour- nees vers eux, avec des sanglots qu'on en- tendit de la plaine, et au moment oü ils en- traient enfin, elle mit scs bras sous les reina de Lossignol, qu'elle aida a coucher dan-LES CONCUBINS Ie lit. A présent ils soufflaient, séchant leur front du revers de la main, gênés par cette douleur' et comme a pleine gorge elle se roulait sur Ie corps, Ie plus vieux expliqua 1'accident. Ils travaillaient dans la coupe quand un cri était parti : quelque chose avait dégringolé des hautes branches d'un hètre, la tête en avant. Peut-être un étour- dissement 1'avait pris ou un coup de sang, rar il connaissait son métier; et aplati contre terre, un large trou par oü coulait sa vie, ils 1'avaient ramassé tres doucement. Le coup avait été rude, mais avec un pareil coffre, il se remettrait ; dans quinze jours plus n'v paraitrait. Des voisins ensuite conseillèrent a Flavie des compresses d'eau vinaigrée ; et le vi- naigre manquant, elle baigna la peau d'eau fralche, simplement. En mème temps un enfant se lancait par la pente, en quète du rebouteur, un berger qui savait des secrets, aidait les vaches a veler et sai- gnait les créatures. Et au bout d'un quart d'heure, il arriva, tres haut sur de maigres 5 BBUflil^H74 LES CONCUBINS fumerons, taciturne et sournois. Mais deja. Martin Lossignol avait repris connaissance, les yeux morts, vagissant comme un petit enfant, sous la pluie chaude quï s'égouttait du sinciput, maintenant plus lente. La cham- bréeexpulsée. Kinkin, qui était Ie sobriquet da berger, par allusion a ses trois spitts noirs, toujours sur ses talons, examina la blessure, fit un signe de croix par-dessus Ie lit. finalement déclara qu'il ne pouvait rien. la cervelle étant a nu. Flavie alors paria du médecin ; mais il haussa les épaules, re- muant sa lippe chevaline avec dédain, sans une parole. Cependant on ne pouvait Ie laisser crever comme ca; et elle se lamentait, tordant ses bras, quand un genou poussa la porte, et Isidore Goffe, 1'ouvrier de Chapelle Ie menuisier, un gars rablé, noir de poil et de prunelle, qu'on appelait surtout Dor Grosse-Tiesse, a cause de sa tête laineusc, tres opulente, entraa son tour, avant appris la nouvelle comme tout Ie monde. Us étaient amis, Martin et lui. mais avec une rivalitéLES CONCUBINS quant aux meilleurs pigeons voyageurs, tous deux possédant un colombier ; et Goffe qtifbjuefois eüt voulu se venger de Lossi- gnol, plus heureux aux concours, en lui ro- bant sa femme. Gelle-ci dans sa douleur s'oublia ; d'un élan elle s'était jetée contre ce poitrail d'homme, désespérée, avec des pleurs, et il la serrait sous 1'aisselle, luitou- chant des doigts la gorge, toujours un peu plus fort. A la fin, une cbaleur lui coula dans les veines, qui la rendit honteuse ; elle reparla du raédecia ; a tout prix il fallait que quel- qu'un allat Ie quérir ; et il s'ofl'rit a courir jusque-la, bien que 1'homme de l'art habitat a une heure et demie du village. Lne carriole les amena seulement iï la tombée du jour. Dor Grosse-Tiesse avait abattu la traite d'une haleine, moins par compassion pour -Martin que pour un autre motif, confus en lui ; mais Ie praticien accouchait une femme de deux bessons et enfin, après un retard assez long. Ie rubican mis dans Ie brancard, ils étaient parus. Il v eut un pre-^mBSmBÊÊBiïmm 70 LES CONCUBINS ■ mier pansement, qui fut renouvelé Ie lendc- main et les jours suivants, pendant deux se- maines, et au bout de ce temps, Ie docteur rassuré quant a la vie, eut des inquiétudes quant a la raison. La mémoire chez Lossi- gnol, s'affaiblissait sensiblement ; quelque- fois il rcstait boucbe bée, cherchant des mots qu'il ne trouvait plus ; et il ne se rap- pclait pas bien que Flavie fut sa femme. Gependant, Grosse-Tiesse apportait régu- lièrement ses offres de service ; Ie soir, après Ie Iravail, il trainait dans la chambre, con- voitant cette chair saine et brune ; mais s'étant apercue qu'il la désirait, elle évitait ses mains trop tendres. Et entre eux Martin, tres tranquille dans les draps, bé- gayait, avec une douceur enfantile, des choses qu'ils écoutaient, sans les compren- dre. Flavie, patiënte, Ie soignait maternel- lement, mettant ses divagations sur Ie compte de la blessure ; et petit a petit U s'essaya a vaguer dans la maison, les jam- bes encore molles, diminué de moitié, lui, Ie musclé et Ie trapu, <[ui passait pour unlLES CONCUBINS 77 des hommes robustes de 1'endroit. Puis il put gagner la campagne reverdie, s'en aller sous les pommiers en fleurs ; un jour il poussa jusqu'au bois, oii les bücherons ses camarades lui montrèrent 1'arbre duquel il avait chu. Mais il regardait 1'arbre, les re- garda ensuite, hébété, avec un rire simple, ne se remémorant plus rien. Et comme a présent, tout seul, il faisait des gestes dans Ie vide, en soliloquant, les petits pitauds se moquaient, lancés sur ses talons. Alors une honte descendit en Flavie. Les parolesdu médecin, mal comprises d'abord, lui revinrent avec une évidence acide ; elle soupgonna qu'on ne 1'appellerait plus autrement que la femme du Sot. Et, sa vie finie, avec cette chaine a trainer jusqu'au bout sous la risee et Ie despris de tous, une fois elle s'abandonna a geindre si violem- ment, qu'elle ne s'apercut pas des baisers dont Goffe la Grosse-Tiesse lui mangeait gou- lüment la nuque. Lossignol, coi dans 1'atre, déchirait a la pointe des dents un quignon, et n'avait pas 1'air de les remarquer.Il y avait trois ans qu'ils s'étaient mariés, tous deux en belleforce, luiplusagé qu'elle de quelques ans, gagnant a son métier d'abatteurd'arbresde quoi les nourrir large- ment ; et ils avaientvécua 1'abridu besoin, braves époux, sans presque se quereller. Leur ménage lui suffisant. il n'allait au cabaret que Ie dimancbe, après vèpres, jouant aux cartcs pendant une heure ou deux. et elle ne trólait pas au long des pbrtes, dans des commérages entre voisines. Avec du temps et de 1'epargne ils achèteraient la maison, amendant leur cbamp pour Ie temps ou ils Vauraient en maitres, toujoms en train de remiier la terre avec la bêche ou la berse, pendant lessoirs. Même au lit, mire deux fatigues d'amour. ils en parlaient. se voyant dó ja a la tète dun bieii. tres vieux I'un et 1'autre, dans une quiétude de vie sans travail. Et en attendant, ils trimaient joyeusement, lui a la forèt, sur les routen dans les vergere, elle par Ie logis qu'elle tenait en bel ordre, vaillante comme un cbeval.LES CONCUBINS Large d'épaules et hanoliue, sans ma- melles, avec des enjambées masculines, elle avaït Ie poil rude, Treil hardi, du cuivre dans la voix, tres grande, poussée jeune a une nubilité sanguine. Pucelle, tout Ie vil- lage 1'availcourtisée, inutilement, disait-on. Lossignol, la nuit des noces, cependant n'était pas certain d'avoir cueilli la fleur rouge des vierges; mais comme elle ne cria pas, docile, il 1'avait préfiérée savante plutot que niaise. Et la copulation entre i ux s'était suivie nombreuse, active, puissante; dan- les ténèbres comme en plein jour, Ie chalit gémissait, aucun des deux n'étant las de se reprendre. Lui parti pour Ie bois, elle de- meurait lascive, remuée au fond par soti désir ; et souvent, n'y pouvant tenir, on la voyait s'en aller du cöté des taillis, de son pas d'bomine. Lee compagnons riaient quand, a deux, sans se cacher, ils gagnaient la cavée, les pranell.es vagues dans Ie feu desjoues ; puis au retour, on la taquinait de plaisanteries grasses, dont elle riail elle- même, plus fort que les autres. Les bêtes■HN wÊÊM 80 LES CONCUBINS s'aimaient bien ouvertement : pourquoi pas mari et femme, puisque c'est la loi de nature ? Et la sachant « chaudesse » , les mades tout de suite étaient démangés prés d'elle de gaités luronnes qui la laissaient calme, froide a tous exceptéa Martin. Geux qui, trop entreprenants, l'avaient serréed'un peu pres s'en tataient encore les joues ; personne ne pouvait seulement dire qu'd lui avait caressé la taille ; et en pleine ker- messe, un jour, elle s'était vantée qu'a moins d'être forcée, aucun homme ne 1'aurait. Pourtantla seinence deLossignol n'avait pointlevé ; au bout de deux ans, inquiets, ils avaient travaillé pour 1'enfant, gravement; mais comme une terre pierreuse, la matriee de Flavie demeurait revècbe ; et elle com- menca a trainer Ie deuil de son veritfe, accusant par moments la graine mauvaise du mari. Ge furent leurs uniques noises il se défendait, elle s'acrimoniait ; puls tous deux roulaient, s'accouplant ou ils étaient, avec 1'exaspération de cette gésine qui ne k «■■!LES CONCUBINS 81 venait pas. Et depuis un mois Martin sen- tait un délabrement en lui. était prisde ver- tiges, les jambes veulea et flasques. Quand il tomba de l'arbre, comme un fruit biet, Flavie ne se douta pas qu'elle-même 1'avail poussé dans Ie vide. Le salaire de 1'homme manquant désor- mais, elle s'occupa a la journée. Tout l'aoüt elle moissonna pour les gena du village. A 1'automne, on la prit pour bucheter et feuil- leronnerdans le bois. Puis 1'hiver, ellechar- ria des émondés; et en outre ellebuandait, paturait les vaches, faisait ei et la de la couture, et les autres jours terreautait, lier- sait, sarclait, a mi-jambes dans les labours et les fumiers. Des temps prospères il leur restait un peu plus de cent francs, sévère- ment épargnés sur le vêtir et Ie manger et qu'elle gardait a remotis, aimant mieux souquer qu'entamer ce capital. Et de loin des fermiers arrivaiimt pour 1'èngager a cause de son renom de bonne ouvrièi-e. Mais elle n'osait pas s'embaucher. reteniie par Martin tombe a 1'enfance.■M 82 I.ES CONCUBIXS Plus rien ne surnageait en lui de la vie consciente; des jours entiers il s'acagnar- dait dans un coin, débonnaire; et un rëste de pitié, 1'amour parti, la rattachait a cette ruine humaine, comme a une béte malheu- reuse. Quelquefois pleine d'amertume, elle ne savait seretenir de lerudoyer; alors il la suivait, pitoyable, seslarmiers dégouttants. avec la misère résignée des vieux cbiens battus. Et cette persistance de la scnsibilité, vivante dans la mort de tout, fmissaitpar la radoucir, touchée du gémissement de son imbécillité. Déja Ie sobriquet, comme un gui, avait mangé son nom véritable : on ne 1'appelait plus Lossignoll'abatteur d'arbres, mais Martin 1'Efant, dérisuirement, sans rudesse pour sa sottise, inofTensive. Comme il était goinfre, criant famine toujours, ma- chant jusquïi du cuir et des racines par besoin d'une paisson, il gonfla, pris d'une adiposité malsaine, la face et Ie ventre lur- Lrides. Etune fois. Dor Grosse-Ticsse. main- tenant assidu, presque de la maison. la raiila, la bouche mauvaise, d'avoir pigeonné HM ■■i I.ES CONOUBJNS 83 avec cette créaturo misérable. Mais elli ré- béqua, aigre-douce; en ce temps il n'avail pas son pareil pour 1'encolure et Ie coup de reins; personne n'eüt lutté avec avantage contrc lui, pas même Goffe. Maintenant d'ailleurs, elle occupait Ie lit toute seule; il nuitait sur une balasse au grenier; et elle Ie défendit, blessée dans son amour- propre, comme une mère sa progéniture infirme. Grosse-Tiosse exercait une autorité au- tour d'elle, point encore sur elle. Il était patiënt, guettant Ie moment de la prendre quand elle serait vaincue. En douze mois, il ne 1'avait bouquée que six fois, par sur- prise. Et même il cessa tout a fait de klu- ner, pour ne point paraitre trop épris. .Mais il commandait enmaitre, assouplissant petit a pelit cette volontérétive, quelquefois par- tageait son pain, assis pres d'elle, a sa table; et elle n'avait pas peur, se croyant toujours on possession d'elle-mème. quand déja elle lui obóissait. Un jour, ils se boudèrent; H laissa passer trois soirs sans venir et tout a ' HÊÊÜË^M 84 LES CONCUBINS coup elle s'apercut qu'il lui manquait, habi- tuée a sa présence. Deux soirs s'écoulorent encore; alors une tristesse noire la rongea; elle lui eüt cédé sur 1'heure; et comme elle se rendait chez lui, ils se rencontrèrent, lui venant chez elle. Mais tout de suite son cceur s'enforcit; elle regretta de ne pas 1'a- voir attendu plus longtemps. Puis, a quelque temps de la, vers la mi- juillet, Ie tenancier d'une grande cense, fi- che, vieux garcon goguelu, passa, en peine d'aoüterons pour la moisson. Il offrait un gros salaire, qu'elle refusa, moins cette fois a cause de Martin qua cause de Dor ; mais il haussa Ie prix, gagné par une concupis- cence, 1'oBil attaché a ses formes puissantes; et dans les villages, Ie penard passaat pour un enragé détrousseur de coüllons. Le gain exagéré la flatta dans sa bravoure de mercenaire; toutefois elle aurait voulu ob- tenir l'acquiescemenl de la Grosse-Tiesse; et constamment il la pressait, avec 1'idée de 1'employer dans 1'alcóve pour le surplus de son argent.LES CONCUBINS Alors elle s'en voulut de sa lacheté vis-a- vis d'un homme qui n'était ni son man, ni son amant et la tenait sous sa dépendance plus étroitement que s'il eüt étél'un ou 1'au- tre; et par défi elle accepta, tapa dans la main du barbon pour sceller les accords. Lui, s'en alla guilleret, tout vert, remué dans ses moelies par cette possession con- clue. Mais Ie soir, quand elle eut dit a Dor son engagement, il entra dans une violente, colère: il savait Ie libertinage du drille; au- cune femelle n'entrait a la ferme qui n'en sortit mist' a mal par ce coq sur Ie retour ; et d'abord il se contenta de crier tres haut qu'elle romprait Ie pacte, rogue, la Face cramoisie. Elle s'amusa de sa jalousie, s'obstinant a déclarer qu'elle ne romprait pas; et brusquement il 1'accrocha par les poignets, d'une telle force qu'elle plova les reins, gémissante. — Lache-moi, losse et coïon qui n'a d'courage qu'avec les femmes... J'suismon maitre... J'te dis qu'c'esl fait el qu'il a ma parole. :' :i .86 LES CONCUBINS — Garogne! J'sais ben pou'quoi qu'tu veux aller a la ferme... Pour sür, c'est pour des saletés... Mais j'aimerais cor mieux te trouer la paillasse. Elle se débattait, d'une secousse de ses masculines épaules s'arracha ason étreinte; mais il la ressaisit et ils luttèrent comme deux athlètes, s'étant pris a bras Ie corps. avec des rales s«ards. Martin, accroupi dans la cbeminée, riait en dodelinant la tête. Maintenant une rage décadenait Ie menui- sier, il lui arracha Ie corsage, avide de sa cliair, et elle avait a défendre sa gorge con- tre les baisers dont il la mangeait. A pleins poings elle lui cogna Ie crane, tapant a 1'a- veuglette; unt> de ses moustacbes lui resta a peu pres dans les doigts; et elle aurait mordu ses joues, dans sa fureur d'être ainsi outragée. Puis sa jupe se dégrafa : une main 1'étreignit au ventre ; elle 1'entendait balein' comme un boeuf, tout pale, lesyeux perdus. Et la lampe ayuit tout a coup verse, ils s'a- cbarnaient dans Ie noir, heurtant la table et les escabeaux, comme des meurtriers. Mais KtOHBHI .une ruse diabolique inspira Flavie : elle con- naissail l'endroit faible des hommes; des paysannes quelquefois par la avaient mai- trisé des taureaux furieux ; et un hurlement monta, tandis que Dor s'écroulait, blessé dans sa virilité. D'un bond elle fut dehors, ses jupes ramaasées en ses mams, toute défaite, avec le battement de sa noire cri- nière au long de ses épaules ; et du sentier elle 1'invectivait, victorieuse, en lui portant des défis. Ils se revirent le tendemain, tous deux calmés, sans rancune apparente. Ilplaisanta sur sa sauvagerie de la veille, une farce simplement; pour rien au monde il n'aurait voulu lui causer de la peine; on était des amis, pas autre chose; et en réfléchissant au moyen qu'elle avait employé pour triom- phi'r de lui, une gaité les remuail. avec un dépit du coté de Dor. Le premier il reparla du fermier; elle avait eu raison d'accepter; on ne gagne pas tous les jours de pareils salaires ; et il feignit la bonace, au point de le laver de son renom de débauebe. MaisLES CONCUBINS elle se mit a rire: Ie bonhomme ne lui re- venait pas ; puis la ferme était trop distante; il rut fallu être béte pour prendre du travail si loin, quand tout Ie monde se la dispu- tait au village. Grosse-Tiesse dissimula sa joie; tranquillement il alluma une pipe et dit: — D'abord que c'est comme ca, moi, ca m'est égal. J'voulais seulement dire qu'l'ar- gent r'rst 1'argent. C'est mon idéé. Et si c'est ton idéé d' faire a ta tête, ca m'va, comm'ca m'va si tu y vas. J'peux pas mieux te dire, hein? Ils se tutoyaient depuislongtemps, n'ayant point d'autres familiarités; mais cela suf'li- sait pour qu'on les crüt couples charnclh- ment; et quelquefois Dor, taquiné dans les cabarets a cause de ses amours, branlait Ie chef, goguenard, sans dire non. I ne glo- riole avait méme fmi par Ie grandir parini les males de la paroisse; aucun n'avait su toucher la rude Flavie, constante a son niari jusqu'.ï son malheur; et cette victoire difficile lui donnait comme un prestige d'a- lllIBdroit chasseur, venu a bout d'un gibier convoité. Pour elle, quand on lui parlait de 1'ouvrier de Ghapelle, son dédain éclatait; elle haussait les épaules, superbe, toute vaine de ce corps qu'elle continuait a lui dérober. — Grosse-Tiesse ? g'na pas eu seulement ca! Ah ben non ! Mais les voisines la traitaient de sainte- nitouche, se disant entre elles que Göffe, un gars bien vu des fdles, ne s'en venait pas pour des prunes user ses culottes aux chaises de la Lossignol. Et un jour, comme on rappor- tait a Dor Ie propos de Flavie, il fut admiré pour avoir répondu qu'elle avait sis raisons d'ainsi parier et que, quant a lui, il n'en avait point pour dire Ie contraire. .Mais Ie soir, il lui lit une scène : tout Ie monde les tenait pour accoiatés: elle n'aurait pas du Ie déprécier auprès des commères. Et tres naturellement il finit sur ce mot: — Tout d' même, faudra ben qu'ca soit, un' fois ou 1'aut! Au fond elle ne lui donna pas tort; tot ou ittfM/' ""' 90 I.ES CONCURINS tard ils finiraient par la, comme les aütres. Seulement.aprèsavoirsi longtemps attendu, la chair lui démangeait moins; par moments elk' se llattait qu'elle aurail tres bien pu vi- vre sans homme ; ét son orgueil a Ie lanter- ner 1'amusait plus que Ie plaisir qu'il lui eüt donné. Dans les commencements, au contraire, la rnutinence 1'avait ravagée; elle s'était sent ie dévorée de son désir comme d'une plaie; toute seule en son lit vide, il lui fallut tordre son ventre pour com- primer les révoltes du sang; «'t toujours une béte en elle semblait lui déchirer les en- trailles. Elle avait connualors des supplices: dehors. aux champs Ie soleil 1'enfianibait: un feu couvait dans ses flancs, que 1'eau n'apaisait pas; et même elle ne pouvait re- nifler 1'odeur des étables sans un énerve- ment profond. Puis Ie mal s'était usé; main- tenant elle n'aurait voulu ouvrir son giron que pour engendrer. Ge gout de 1'enfant petit a petit 1'obséda : elleenviaitlesvaches, lesbrebi&,leschèvres, fécondées tous les ans; Martin non prolifi- LES CONCURINS 91 que lui parut plus méprisable que Martin simple d'espril ; et les mains inactives, comme immobilisée en des songcries. quel- quefois elle s'oubliait a rcgarder les mères avec leurs petits, dans la clarté despacages. Lecensier de IaCayauderie, unbrave homme celui-h\, 1'ayant louée pour la fenaison, elle partait a patron-minet, son fauchet sur 1'é- paule; ils étaient la une dizaine, garces et gars pèle-mèle, qui, a plein poitrail dans les herbage», besognaient de 1'aube a la nuit; et la lande,-au tour d'eux, luisait comme une fournaise. Gonstammenl la faux étincelait, a mesure des andains, parmi la boule des vcrdures; puis les rèteanx étiraient sur 1'aire la coupe de moment en moment blon- dissante, et vers le milieu du jour, sous le soleil a pic, toute la bande mideronnait der- rière les meules, accablée, pendant une heure. A la fraiche, on s'en allait, souvent par couples qui s'enfoncaient dans les tail- lis; les flammes de 1'air allumaient de la braise dans leurs veines ; ils étaient rendus lascifs par la poussière montée des foins.Mais elle partait toujours seule, de son grand pas tranquille, regrettant toutefois a présent que Dor la Grosse-Tiesse exagérat sasagesse. Et un soir qu'il étail venu au devant d'elle, tous les deux traversant uu bois, qui les écartait du logis, elle plongea dans les siennes ses prunelles froides, en riant : — Ben. veux-tu qu'ca soit ? D'abord, elle ne goüta qu'une joie médio- cre; son ètre s'abandonnait passif, comme déshabitué des grandes secousses de 1'a- mour et elle éprouvait presque la lassitudo anonchaliedes taurespour qui Ie tempsdu rut esl passé. Puis, lavigueurde Dor tout acoup réveilla son flanc seulemenl paresseux. Une fois, dans une crise de larmes, elle s"accusa de sottise pour avoir si longtemps retardé leur plaisir. Fallait-il qu'elle fut béte de s'è- tre contrainte quand Ie bon Dieu a fait les scxes pour se joimli'e? Kt c'élait, comme auparayaat avec Martin, des chauffes de désir qui lui mangeaient les reins; son sang recuit par Ie veuvage, toujours fermentait,LES CONCUBINS 93 comme un vin dans Ie prcssoir; elle rede- vint 1'allouvie qui avait épuisé la sève de son premier homme. Sousl'aoüten feu, ils se cherchèrent dans les bois et les prés, s'accouplant derrière les arbres, les meules, les buissons, auha- sard, comme les animaux. A 1'aube rosé, Grosse-Tiesse venait la prendre, reposée; a deux, par tes lierbes bumides, on gögnait la pleine campagne; et ils entraient dans les carrés de bles encore debout, pour s'y flatrer. Puis elle rejoignait les faneurs; a grandes arpentées il repreriait Ie cbemin de 1'atelier. Maia Ie soir tombe, leurs ombres de nouveau s'allongeaient cóte a cóte sur les chemins rouges. Et mème quelquefois. a midi, ils marcbaient 1'un au-devant de 1'au- tre, occupant Ie temps de la sieste a des bonheurs. Bientót il éprouvades prsanteurs detête; Ba haute stature par instant vacil- lait, comme sapéepar lespieds ; et elle n'a- vait point pitié de sa t'orce diminuée. En novembiv, les guilées les chassèrent des champs ; d'ailleurs les travaux étaient94 LES CONCl'BINS finis; eïle se remploya dans les fermes, lessi- vant, accomplissant les besognes ménagères; et, comme par 1'autre hiver, ils se retrou- vèiviit les soirsdans l'atre, chezelle. Gepen dant nnepndeurl'avait prise: aussi longtemps que Dor ne fut pas son greluchon, elle s'a- bandonna, dédaignense des clabauderies; mais a présenl qu'il L'était, elle s'observait. fe recevait avec mystère. Jamais il ne de- meürait plus d'une heure, soumis, avant son idéé: et comme 1'aVaricele travaillait, ilavait lini par s'accommoder de prendre en commun leurrepas du soir, saus payer son écot. Aüs- sitótqu'ilarrivait, on envoyail .Martin a son grenier : il coucbait sur de la balie, dans une couverture, ne dormant pas toujours. a cause de la neige el de la pluie qui iiltraient par les fentes du loit; et janvier venu, ses pieds bmsquements'enflèrent.mordus d'en- gëlufes. Au contraire, un grand feu brülait Gonstamment en bas, dans Ie poèle qui chauffait Ie lit pour les amours. Puis, Klavir se relaclia tlans son ïnquié- tude de 1'opinion. Elle s'etail accoutumée a FMMHI ■~mm HHMHMMLES CONCUBINS 95 cc ménage nouveau; les nuits surtout lui paraissaienj longues, dans Ie silence de la maison; et elle souhaita la mort de Lossi- gnol pour convoler av •<■ Ie menuisier. Amidi elle lui apportait du café ehaud; Ie soir ils se noumssaient de pommes de terre au lard, aimant tous deux Ie bien-êtré; souvent il ne s'en allait qu'au petit jour, comme un mari. Son plan chique! a chique seréaiisait; clle lui gagnait Ie boire el Ie manger, dont il s'emplissait abondamment; et un jour, il s'installerait en maitre dans Ie logis. devenu patron a son tour. Maintenant, Ie pauvre Martin 1'Efant s'était changé en un objet de mépris pour 1'adultère. Toute pitié abolie pour cette dé- crépitude qui était son oeuvre, elle 1'obligea a déserter la maison a pointe d'aube ; il em- portait un chanteau de pain de seigle, quel- quefois s'allait eacher dans les granges, toléré des paysans, et rentrait a la nuit, ayant apaisé sa faim avec des souris, des rats et d'autres bestioles qu'il dévorait crues, presque encore vivantes. Cèpendant,96 LES CONCl'BINS puur nc point irriterle village, elle lui rabo- belinait ses haillons qui lui donnaient un air de misère decente. Mais il les dechirait tout de suite aux épines, aux herses et aux clous, crotté en outre des bouses de vache que lui jetaient les polissons, ou dont il se salissait dans les étables; et un tel dégoüt de son infirmité bientot la posséda qu'elle ne toucha plus a ses loques et Ie laissa va- guer, dans Ie délabrement ei la crasse. Robuste et saine, elle s'était toujours montrée grièche pour les calamiteux, ne supportant que les bons bouleux puis- sants comme elle. G'est pourquoi Goffe, tres grand, les bras noueux, lui avait agréé dès les premiers temps ; elle goutait dans ses poings renivremen t d'une force brutale, cons- tamment prète; et seulement elle l'eüt voulu violent, d'un fond de nature moins égal. A la longue, leur liaison s'afficba. Les dimanches ils partaient ensemble pour la messe; des gens, venus pour Flavie, sou- vent Ie trouvaient au lit; et la présence de L'idiot ne les gèna plus, tous deux s'accolantLES CON'CUBIN'S 97 sans vergogne devant lui. Même Grosse- Tiesse, rancunier, et qui ne savait pas ou- blier 1'ancienne supériorité de Martin aux concours de pigeons, affectait un libertinage dégoütaat quand il était la, s'éjoyant a 1'ou- trager dans cette chair conjugale criminel- lement patrouillée. Elle finit par s'arauser comme lui de la loi méprisée sous les yeux du mari; cette bravade impie ajoutait une douceur d'offense a leur plaisir, qui s'en aiguillonna; el avec des rires, complaisam- ment ils lui montraient leurs nudités, par mépris des hommes et de Dien. Lui, 1'innocent, regardait remuer leurs hanches, insensible a 1'injure, les yeux tou- tofois écarquillés et luxurieux. Dans cette ruine, la sève par acces bouillait encore; et une après-midi, comme ils recommencaient, il se rua, grondant, sur de la chair qu'elle avait découverte. Cette frenesie leur causa une grande hilarité ; il s'agitait comme une béte, a la fin presque dangereux; etne pou- vant 1'écarter, ils Ie battirent, lepiétinèrent, 1'auraient massacré. 698 LES CONCUBINS Enfin, 1'aoüt ramena les besognes loin- taines. De nouveau elle se loua pour la fenaison et la moisson, mais ils ne s'ou- bliaient plus dans les bois. Chacun d'cux pos- sédait une clef; Ie premier rentré allumait Ie feu en attendant 1'autre; et ils avaient des habitudes régulières de vieux époux. Comme Ie precedent été, elle partait au chant du coucou, tout Ie jour suait sous les flammes so- laires, et par moments immobile en des son- geries, s'attardait acontempler les mères et leurs petits dans la clarté des herbages. Et toujours 1'impérissable désir d'une progéni- ture rongeait son ventre qui ne voulait pa? germer. Aucun homme n'aurait donc Ie pou- voir de 1'engrosser; sa poitrine ne connaitrait pas Ie gonflement des mamclles; elle ne verrait pas fleurir sa chair dans une créature sortie de sa douleur. Et pleine de colère pour ses flancs inféeonds, quelquefois elle les frappait du plat de ses mains pour les punir, avec un cri monté de sa maternité vide. Mais a deux mois de la, soudainement Ie flux cataménial tarit; elle eut des vomis-LES CONCUBINS 99 sements; sa ceinture s'enfla; et dans sa gra- titude envers Grosse-Tiesse, un moment elle songea ;ï renipper Martin, comme pour 1'associer a son bonheur. Elle payasixfrancs, en effet, une veste de pilou bien condition- née, puis, ravisée, 1'offrit a Dor qui seul 1'avait méritée. Des ce moment, ils concubinèrent ouver- tement. Goffe emménagea ses nippes, se carra au logis, installa un établi dans Ie fournil; et il n'allait plus a 1'atelier, travail- lant a son compte pour la pratique. C'était son idéé qui enfin arrivait a terme : il était Ie mari sans avoir les responsabilités du mariage; lui ferait les enfants, Martin les endosseraii ; plus tard, rien nerempèclierait de tirer ses grègues, en cas de mésentente et de zizanie; cl leur vie ainsi réglée leur semblait a tous deux si naturelle qu'au prone, un dinianehe, Ie curé les indigna en parlant, sans les nommer, du scandale qu'ils faisaient rejaillir sur tout Ie village. Qu'est-ce qu'il avait a voir dans leurs af- faires, eet homme de Dieu? Est-ce qu'ilsiOO LES CONCUBINS n'étaient pas libres de vivre ensemble, puisque l'Efant ne pouvait plus consommor 1'ceuvre charnelle et que Grosse-Tiesse Ie remplacait jusque dans Ie travail de 1'en- gendrement ? Mais Ie pasteur, esprit droit, tonna de- rechef, ameutant les représailles autour de leurinfamie; et quelques paysans, rebutés autrefois par Flavie, organisèrent un chari- vari, par jalousie contre Dor. Jusqu'a mi- nuit, pendant plusieurs jours, les trompes cornèrent, les casseroles furent frappées a grands coups de baton, des sifflets stridaient sans répit; et Ie matin, régulièrement un mannequin de paille était vu brandillant au bout d'une perche, devant leur huis. Ils ne bougèrent pas, cois sous les draps tout Ie temps que durale bacchanal; et, Ie dimanche suivant, au cabaret, Grosse-Tiesse, narquoi- sement interrogé au sujet du tapage noc- turne, déclara qu'ils avaient dormi et n'a- vaient rien entendu. Leur indifférence apaisa les esprite; il se trouva des gens qui leur donnèrent rai-LES COMCUBINS 101 son; et d'autres riaient de l'aventure de Martin, cocu sans Ie savoir. Quand 1'enfant, une lille, vint au monde, Ie menuisier, a la mairie, déclina la paternité de Lossignol, bonacement, ce qui excita une gaité qu'il partagea lui-même. Il s'engraissait, bientót prit du ventre, maia perdit ses cheveüx, dé- virilisé par 1'abus du eoït. A la tombée du jour, on 1'apercevait bêchant Ie cbamp sans entrain; ils avaient acquis une vache et des porcs; et Flavie ne désespërait plus d'a- cheter la maison avec la terre, >'v voyant tres vieux, elle et Grosse-Tiesse, comme tres vieux s'v étaient-ils vus, .Martin et elle. La literie manquait: ils enlevèrent a 1'idiot son unique couverture, dontelle lit des niail- lots et une courte-pointe a 1'enfanconne; el 1'liiver étant revenu si apre que les anciens l'appariaienl aux grands Invers historiques, il couchait la-hautdans une sibérie, gardanl -es penaillons surlüiè défaut de draps, les poils de ses narines raidis au matin par Ie gd. Mais, comme un matin, il avait man- qué ne plus s'éveiller, rigide, fVoid eoniine102 LES CONCUBINS un cadavre, elle ne voulut pas être accusée de sa mort et 1'envoya coucher a r.étéble, dans la litière de la vache, oii la buée éma- née des flancs de la Rouge, du moins Ie tenait chaud. Une sympathie grandit bicntut entre la puissante laitière et Ie maupiteux ; elle s'habitua a 1'avoir sous son ventre, pres de ses mamelies, au pointde gémirquand il s'en allait; et il eüt passé dans son giron des jours entiers, si la faim ne 1'avait chassr. les boyaux tiraillés horriblement. Même un commerce sacrilège s'engendra de cette cohabitation; dans sa déchéance de simple, il n'apercevait plus 1'animalité, mais seule- ment Ie sexe; et elle lui était soumise comme une épouse. A la fin, ils concurent des soupcons; la vache s'alanguit; il fut lardé a la pointe de la fourche; et Flavie surtout montra une fu- reur sans bornes, oubliant son adultère pour eet autre moins abominable. Alors, on 1'en- ferma chaque nuit dans un appentis, qui autrefois avail aervj de charril, avec dn foin et de la paille ; il entendait les meuglementsLES CONCUBINS 103 doux de la béte monter comme une plainte; mais cette peine solitaire n'éveillait plus en lui que Ie souvenir d'avoir été battu Deux trous qu'il avait aux jambes se cica- trisèrent mal, faute d'un pansement; tout autour, la chair s'était tuméfiée; et il vint au printemps des ulcères qui infectaient, toujours suintants. A présent, ils ne lui permettaient plus même d'entrer dans la maison; s'il tentait d'approcher, on Ie chas- sait a coups de balai; quelquefois Flavïe, point mechante cependant, sans cause Ie cognait de ses sabots, démenée comme une furie; et sourdement, les dents serrées, elle lui criait : — Crève donc, charogne ! Depuis qu'elle avait engendré, surtout, c'était une haine immodérée; a la messe elle invoquait Dieu pour qu'il mit un terme a cette existenee; aucune scélératesse ne lui semblait plus noire que son obstination a s'éterniser. Et elle finit par se persuader que la déchéance de Lossignol n'était si mi- sérablé que par une volonté d'ea hauf, quiIe chatiait de s'ètre mis en travers de leur Vie. En memo temps, elle lui prètait des ruses mauvaises. s'imagina sincèrement qu'il los poursuivait d'une rancune, conli- nuant a vivre pour los abreuver d'ennui. Une fois qu'il avait pris dans ses bras la petite. laissée seule un instant au soleil sur 1,. paa de la porie, 1'idée lui vint qu'il avait voulu fetouffor, bien qu'il la baisat tendre- ment, et elle Ie bourra si grièvement qu il resta pres d'ün quaï-t d'heure a terre, pan- telant. avec sou vagissettient puéril. saus pouvoir se relever. Gofte, qui avait vu la scène de sou ótabli, lui apporta un verre ,1,. bière pour Le ravigourer; et a la fin, tres lentement, s'appuyant sur ses poignets, il se redressa, les jambes et les bras meurtris. Le menuisier, pour sa pari. ne lui aurait point fait do mal; mème il lui gardait une reeonnaissanoe confuse pour cette place cédée «lans le lil conjugal, qui a la longue lui avait donné la maison tout entiëre. Et cepe.ulant une chose parfois 1'irritait. IV ternelle gbinfrerje de Martin, étant grand hBÉMK) ■■■■I LES CONCUBINS 103 mangeur lui-même. Quand une fringale Ie prenait, il attendait que Flavie eüt les ta- lons tournés, un peu honteux de son appé- tit, puis sournoisement se taillait un qui- gnon énorme, qu'il recouvrait d'un doigt de beurre. Maïs elle se plaignail avec acrimó- nie de la diminution du pain : de ce train- la jamais on n'épargnerait assez pour ac- quérir la maison; et il lui persuada que pendant sou absence, peut-être Martin se coulait jusqu'a 1'armoire. Celui-ci, d'ail- leurs, faisait main basse sur tout : il se re- paissait des détritus jetés au fumier, dévorait les pommes de terre crues, s'acharnait sur des os, comme un chien. Or, il arriva ceci : vers la fin de 1'été, Grosse-Tiesse fut mine par un ténia qui Ie dévora vivant; il ent disputé a .Martin ses horribles nourritures : rien n'assouvissait la rage du ver; et pour équilibrer la dépense, Flavie détinilivement sii[)prima la ration de pain qu'elle donnait a 1'innocent et qui désormais s'engouffra dansl'estomac de GofiFe, Ge a'était pas leur seule calamité en-106 LES CONCUBIN'S fant croissait mal, d'une pousse chétive. La croüte de lait lui avait manu.' la face et les yeux; tout 1'hiver, on eraignit la cécité; et, en outre, elle eut des convulsions atroces, oii la vie semblait la quitter. En décejnbre, au plus fort des neiges, Flavie congut la pensee dun pèlerinage a Saint-Gorneille, distant de six lieuea du village; mais eette dévotion n'était efficace qua la condition de cheminer pieds nus. Elle marcha pendant pres d'une heure sur la terre gelee, sans bas, puis fut recueillie, mi-morte, dans un cabaret, ne pouvant aller plus loin. A .[iielque temps de la elle m-oniinenca toute- fois. Seulement elle avait garde ses sou- liers .4 Martin, pres d'elle, trottinait, dé- chaussé a sa place. Lossigriolj après tout, étant encore toujours sou homme et de ce chef avant une part de propriété sur la graine germée d'un autre, mais enregistrée sous sou nom a la commune et dans Ie ciel, Ie miraculeux patron ne s'apercevrait peut- être pas de la supercherie. Et toutes les heures elle Ie réconfortait d'une rasade deLES CONCUBINS 107 genièvre qu'il buvait en partie et dont Ie surplus servait a frictionner la plante de sis pieds, déchirée. Mais a la cinquième lieue, si's jambes enflèrent démesurément; il tom- bait a tout bout de champ, rerasant d'a- vancer, malgré les coups ; par surcroit la boisson sï'ianl mise a fermenter, elle était obligée d'employer la force pour qu'il n'é- talat pas sa nudité, devenu obscene. Gependant, après avoir déambulé jus- qu'au midi du jour, ils arrivèrent enfin : elle brüla un gros cierge devant 1'autel du saint, resta longtemps en prières; et au retour, comme, a bout de forces, .Martin s'était effondré contre un arbre, elle continua seule sa route, espérant qu'il mourrait la. Mais on Ie connaissait dans tout Ie pays ; Ie soir il fut ramassé par une fennière qui passait en carriole et Flavie eut un saisigsement quand, Ie lendemain. la bonne femme elle- même Ie ramena, les pieds en sang, renippé de vieilles hardes. 0'était un salaud : il avait tèché de la forcer sur Ie chemin; ils avaient lutté; et toute rebroussée de colère, iHlHU■;'.= .. ■.-,'■/ . ■■i ■■ 108 LES CONCUBINS elle se retint pour ne pas battre cette créa- tmr charitable. L'enfant se remit. De nouveau une gros- sesse lui entonna Ie ventre ; et la stérilité semblait si bien conjurée que cette foia elle accoucha dune paire de jumeaux. Alors surtout lc coeuage de Lossignol parut co- ini,llu. ijTésistiblemeit : c'était par four- Qées a présent quun autre lui cuisait son pain ; et dans la campagne, des passants l'arrêtaient, avec des rires d'hommes bien nourris devant sa simplesse ignorante des outrages et des moqueries. Cependant un orgueil emplissait Dor, èl'idée de cette race abondante sortie de lui : a la mairie il aurait voulu déclarer la provenance véritable, piéte sur ses jambes, la tète baute. Sa pa- ternité a la fin s'indignait de toujours pondre des oeufs qui éclosaient sous un nom qui n etait pas Ie sien. Une autre confusion. d'ailleurs, abolissait sa personnalité : connaissances lointaines de Flavie qui ve- naienl les voir, n'ayant rien su de 1'acci- dent de Martin, Ie prenaient pour Lossi- nWBHHMHMMMi' LES GONCUBINS dÜ9 gnol; et une gêne les empêchait ï'un et 1'autre de les dissuader. A part ees ennuis, ils vivaient paisibles. Tout Ie village maintenant acceptait leur accointance; Gofl'e avait acquis tmeclientèle qui inquiétait son ancien patron; et leur ménage, tres régulier comme s'il eüt été légal, était proposé en exemple, pour 1'ordre et la concorde. Puis il avait eu des succes dans les concours de pigeons ; en un an, ses boulins lui avaient procuré vingt-dêux cou- vées sans déchet; et intérieurement il corn- para cette lignée probfique a la sienne, toutes deux pondues dans Ie nid de Martin qui leur avait porté boriheür. Mais 1'année suivante, Flavie encore unc fois eut une ie; il oe pouvait plus 1'approGher sans la féconder ; et cette abondance de géniture les inquiéta comme une marée qui les sub- mergeait. Pourtant elle continuait a se montrerexi- geante; ses ai'deursne ralentissaient pas ; a trayefs cette maternité qui constamment lui déchirait les flancs, un feu la rongeail.110 ,ES CONCUBINS qu'elle Ie contraignait a apaiser, bien qu'il rechignat, déja usé a la pèine. Et bientót t'histoire de ses parturitions s'étendït par la contrée : un rehom s'attachait a cette 1'erti- lité extraordinaire; è peine avait-elle mis bas une portee qu'une autre lui arrondissait la ceinture. Ni les gestations ni les couches toute- fois n'altéraient sa robuste prèstance de paysanne, intacte dans sa force. Elle avait garde sa vaillance au travail, l'été se kraait encore pour la moisson, savait accorder Ie soin de sa postérité avec la nécessité d'un salaire gagné au dehors, alourdie seulement du poids de ses mamelies, copieuses comme des pis. Et une ibis, en rentrantdes cliamps. elle ramena dans son tablier un nouveau- né, clui de sa matrice, tout sanglanl, saus qu'ellé eüt presque interroinpu sa besogne de t'aneuse. Alors Gofl'e fut moins vain de sa semence : la fructification toujours re- nouvele.' de Flavie menaoait de les dévo- rer, comme un plant sous une nuée de sau- terelles; et, a chaque naissance, sa voix ü ■■M Iamairie baissail d'un ton, dans Ie ridicule de cette lignée de petits Lossignol, qui in- terminableraent B'allöngeait. Bientói Ia mai- son ne pourrait plus les contenir : eüe vermillait dans I». courtil, débordait par Ie champ; et il envia 1'imbécillité sereine de Martin, qui ne 1'obligeait plus a forniquer. G'était pourtant pour lui qu'il s'acharnait; il binait dans sa vigne; les enfants qu'il pro- créait ne connaitraient jamais leur paternité véritable; et a leur tour, ils engendreraient une race qui a ti'avers Ie temps, porterail Ie nom usurpé de Lossignol. Une mdancolie lui faisait trouver pénible son éternel la- beur. Puis des années s'écoulèrent. Ils avaienl loué un champ dans la campagne, celui qu'ils tenaient a bail ne suffisant plus a nourrir cette meute d'estomacs. Ghaque jour, ils étaient douze a table, tous également voraces, saufFlavie et Dor qui économi- saient sur leur faim, pour sustenter celle des petits. Et 1'ainé des gar^ons, qu'on ap- pelait Gugusse Grosse-Tiesse, en raistfn de11: LES CONCl'BINS sa souche, comptaii neuf printemps ; Ie cadet avait huit mois a peine; mais déja la gorge maternelle regonflait, dans l'élargis- sement des hanches, en une reprise nou- velle de son inéluctable grossesse. Martin, lui, semblait indestructible; onlui avait pns Ie eoin de charril ou il passait les nuits et il couchait a présent dans une des deux soutes'aporcs, mangé par les vermines, Ie corps squammé «Ie dartres, purulent. Quel- quefois toute la bande se ruait sur lui; Gu- gusse, précocc, avait imaginé de lui écraser ses poux a coups de pierrcs; et les autres constamment lui emplissaicnt sa niche de bouses de vache sur lesqueUes il se ven- trouillait, Quand il ere va enfin, tres long- temps après, on ne sut jamais comment, Dor Goffe Ie menuisier 1'avait précédé de- puis deux ans dans la torre du cimetière. Jamais Flavie ne pardonna a Grosse-Tiesse cette mort prématurée. _ Si c'est pas cochon. déclara-t-cllc un jour. Je lui demandais qu'un éfant... I m'en a fabriqué douze. Cor bien que c'est pas LdI.ES CONCUBINS 113 treize... Ben süp, c't'homme-lè avaiï une maladie potir tantz'en faire. Et comme ca, v'la qua c't' heure, mes éfants, avec leurs deux papas, en ont cor moins qu' les aut' qui n'en ont tant seulement qu'un. 1 I LES PIDOUX ET LES COLASSE ■MMB^■^■H LES PIDOUX ET LES COLASSE Aupeintre Xavier Mellery, l,no querelle B'éleva entre les Pidoux et les Colasse. Geux-ci avaient acheté, il y a six mois environ, une maison et son champ au curé Corvillaine, pasteur d'une commune voisine. Les Pidoux possédaienl la leur de tout temps, Michel Pidoux l'ayant héritéc de ses parents. Et une ruelle, large dun mètre au plus, séparait seulement leurs habitations, 1'une et l'autre sises sur une butte dominant la route provinciale, avec un sentier qui 7.I 18 LES PIDOUX ET LES COLASSE passait devant toutes deux. Mais, tandis que la maison des Colasse, petite, quatre chambres seulement, gardait une apparenco médiocre, Ie logis des Pidoux, tout en rez- de-chaussée, trois fenètres de chaque cóté de la porte, semblait presque trop grand pour eux. Deux pièces demeuraient toujours fermées, sans emploi; ils avaient aussi un salon ou régnait 1'acajou; et leur cuisine, spacieuse, avec de nombrcux ustensiles, exhalait une odeur de bonnes nourriturcs. Au contraire, chez les Golasse, devenus propriétaires a force d'épargne, 1'existence était mesquine; laborieusement, avec Ie salaire du père, ouvrier dans une sucrerie voisine, et Ie gain des enfants, un garcon de vingt-deux ans, l)ücberon de son état, et une fillc de dix-neuf, qui s'employait a buander dans Ie village, ils essayaient de boucher Ie trou par oü était parti 1'argent de la maison. Tous les quatre, une fois la semaine, Ie dimanche, mangeaient du porc, se sustentant Ie reste du temps, de pain et de pommes de terre.__ V, ^ ■■■ LES PIDOUX ET LES COLASSE l]0 D'abord les deux ménages vécurent en bonne ïntelligence, chacun chez soi, avec Ie sentiment d'une inégalité dans leurs condi- tions. Au fond, les Colasse jalousaient 1'abondance des Pidoux, et ces derniers, troublés par ce nouveau voisinage dans leur silence de vieillcs gens sans enfants, quel- quefois étaient pris de mélancolie. L'ancien voisin, un jardinier agé, tres farouche, les laissait en paix, du moins, leur disant a peine bonjour et bonsoir. Lui mort, Ie logis éta't resté sans habitants pendant pres de deux ans, ce qui les avait accommodés. Et brusqüement l'arrivée des Colasse, toute une familie, les avait dérangés dans leurs habitudes. G'était trop de monde a la fois, du bruit, des allées et venues, un tapage de vaisselles remuées. La mère, une chipie, toujours chamaillait; Ie père, il est vrai, se distinguait par sa bonace; mais la fdle n'élait pas un modèle de douceur; et cer- tains jours, Ie gars, rentré saoul, menagait do tout saccager. Encore, si dès leur arrivée ils n'avaient ■■.■.■,:■.,,.120 LES PIDOUX ET LES COLASSE pas tranlsg^essé leurs limites. Les Pidoux, en vertu d'un droit lointain, s'attribuaient la possession du sentier dans toute sa lon- gueur, avec lajouissance toutefois, pour Ie-; Colasse, de la partie qui dévalait par chez eux. muis de eelle-la uniquement; et Cette question du sentier avait son importance. Du cóté des Colasse, il accourcissait Ie che- min pour se rendre au village; mais du cóté des Pidoux il abrégeait Ie trajet pour aUer au ruisseau. Et les Colasse, tout de suite, s'étaieut mis a couper par la, libre- ment, quand ils avaient a puiser de L'eau ou a guéer leurs légumes. La nécessité d'une explicaliou s'imposa. Comme Colasse Ie père, de son petit nom Pierre, traversait un soir, des seilles dans les mams, Michel Pidoux, monté par la grosse Jeanne, sa femme, 1'interpelïa, de- bout sur son seuil : — Eh! Colasse, c'est pas qu'on voudrait t'faire de la peine, mais Ie chemin de ee cóté, c'est a nous seuls. Faudrait pas y venir trop souvent, la !L'autre déposa sesseaux a lerre, iemeura un instant sans répondre, interdit, et enfin les mots se firent jour. — De quoi ? que 1'chemin serait a toi pu qu'a moi ? — Ben sur! EU Ie Pidoux remuait la tète de haut en bas, avec détenflination. Alors, devantcette assurance, Pierre, repris ;\ sa taciturnité, haussa les épaules, empoigna ses deux seilles et descendit au ruisseau. Il possédait une grosse trtc crêpue et grise, autrefois avait été réputé pour ses poings énorme», mais la femelle avait limé sa force. El doci- lenient il fit, pour regagner la maison, Ie grand tour par la chaussée. A sa rentree, la Lalie, comme on appelait la Colasse, hogna aigrement : oü était-il resté si longtemps? Il y avait un quart (iKheure qu'il était parti; on était a rien faire, les pouces en l'air, en 1'attendant. Etilrejeta la 1'aute sur Michel Pidoux. — Parait que 1'chemin est .ï eusse, de ■■■■■^■■■^■i 1-22 LES PinOTX KT LES CGLASSE leur cóté. (Test lui qui tn'la dit, et j'ai re- monte par la route. Mais ellé éclata, fürieuse, les bras Croisés. — 1' t'en a minti! — Hen ! pou'quoi qu'i mintirait, c't'hom- se me? — Quandj' t' dis qu'il en a minti, gross biesse que t'es la ! Et il accepta 1'épithète comme il avait accepté 1'observation de Pidoux, saus re- ehigner, avec son mouvement résigné d'é- paules. — PT et'ben! A voir ! Ine, colère passa dans la maison : c'était Ie mère qui bouseulait lont, mauvaise. Elle tapait du poing sur la table, appelait les hommes des coïons, tant qu'ils étaient, fmalement giffla Pbrasie, la fille. pour une pineéede chicorée répandue. Elle avait été tres belle, d'une beauté agressive, k-s clie- veux noirs, un grand oeil vif, Ie nez recourbé enrostre; mais Ie ti-avail et la maternité 1'avaient cassée, ne lui laissant plus que deBW LES PIDOUX ET LES COLASSE 123 grands Irails, dans une maigreur da.^a peau tirée sur les os. Et quelquefois les rfiu- matismes 1'immobilisaient, toute raide. dans 1'atre. Le lendemain matin, malgré la fatigue. elle alla elle-même au ruisseau. Au moment oïi elle passait devant les Pidoux, .Michel de nouveau apparut sur le pas de la porte. El sans se fècher, il lui dit : — Ca n'est pas honnète. mame Colasse, de venir ainsi chez les gens. C'esl i que nous allons dans vot' champ, nous ? Non, est-cepas? Pou'quoi alors que vous mar- chez ou (ja ne vous appartient pas ? Elle mit ses poings sur les hanches et plantée devant lui, tres liaut cria qu'elle prenait le cheminqui lui plaisait. D'ailleurs, le sentier étail a eux aussi bien qu'a lui. Mais il hocha la tète. — Pou ca, non: le chemin va avee la maison comme 1'petit döigt va avec le grand. N' diles pas que c'est pas vrai.J'disce qu'i g'na et pas aut' chose. 11 parfait avec calme, les mains derrière124 LES P1D0UX ET LES COLASSE Ie dos, en homme qui a la conscience de son droit. Jamais personne ae s'étail misken travers de la jouissance de leur bien; même Ie père Pidoux, en son temps, avait fait empierrcr Ie sentier ; mais de 1'herbe avait poussé par-dessus; et cependant, en grat- tant, on aurait encore trouvé Ie pavé. Alors elle lui demanda ses Utres de pro- priété. Mais il se mit arire. Des titres ! Bon a eux tout nouveaux dans la possession de j leur chevance, d'en avoir! Et qu'est-ce qu'ils en auraient fait de leurs titres? ToutI Ie monde savait qu'ils étaienl les maitresde leur champ et de leur maison. D'ailleurs Ie fonds était aux Pidoux de père en nis; son vieux y était mort; son grand-père aussi|| on ne savait plusqnel Pidoux 1'avait exploité Ie premier. Et il remuait les épaules d'un air de dédain. — G'est pas tout ca, rognonna la Lalie, Ous qu'i sont vos papiers ? Faut qu'ca soit| couché dessus pou qu'ca soit, ou ca nest pas. Elle s'était rapprochée de lui, les jreuxl LRS PIDOUX ET LES COLASSE 425 allumés, ê\ consjammenl faisait Ie geste d'é- crire de 1'index de sa main droite dans la pau- me de sa main gauche, ses deux seaux aban- donnéa derrière elle, sur Ie chemin. Comme Michel, piqué au fond, mais toujours pla- cide, dodelinaitla tête, cherchant en soi de nouveaux arguments, fout a coup la Joanne qui, en train de biner ses choux, de loin avail entehdu lesyoix, arriva toute pantoisc. roulanf son gros ventre : — Lalie, faudrait pas faire des manières. L'sentier est a nous par ei, el même qu'il est un petit peu aussi a nous par la, pisque 1'sentier, qu'pn l'a dit, va avec la maison ! Et de la main elle montrait la bande de terre qui descendait Ie long des Colasse, ses bajoues, vastes, tremblantes comme des tranches de gelatine. Mais les glapissemenls de la Colasse redoublèrent, plus aigltes. — Ah ! hen, en v'la une affaire a c't'heure. Faudrait p't' être que j'vo' laisse passer quand nós autres, on n'pourrait pas? La Joanne eui un grand mouvement, la ■^■■■MlHM Hl 12G LES PIDOUX ET LES COLASSE têteen arrière, Ie bras avance comme pour attester. — G'est not'droit. Mais ce mot qu'on lui jetait perpétuelle- ment. exaspéra la Lalie. — Vot' droit! v*la ous que je 1'me vot' droit ! Elle leur avail tourné Ie dos el dé touks ses farces frappait ses peins secs qui son- nèrent comme du bois. — Sale truie ! cria alors la Pidoux, bors d'elle. Si e'est qu'ca t'chatouille a ton cul, t'as qu'a t'aller t'gratter chez toi! Et sur ce mot, la dispute s'envenima. Maintenanl la Golasse ne lachait plus prise, mordant en cette chair de femme grasse a pleines dents, Ie poing tendu, sa face décom- posée par la fureur. — Chameaul publique! il est plus pro- pre que 1'tien, mon cul. On sait bien c'que t'en as fait, de ton cul, va, et qu'tas gagné ta vie avec. avant de faire la madame avec ton vieux salami de Pidoux. Pendanl nne demi-heure, elles s'injuriè-LES PIDOUX ET LES COLASSE 127 rent; du monde s'élail ameuté; et .Michel par moments s'intérposait, rabroué par toutes deux, tout pale, sans colère. A la fin Ie garde champêtre, qui passait, les sépara ; et il conseilla aux Pidoux de faire dresser proces-verbal si, comme ils Ie disaient, ils se croyaienl lésés dans leur bien. Mais sur Ie scuil de sa maison, la Colasse continuait ses gueulées, s'en pre- nant maintenant a l'agent qu'elle défiait, comme elle avait défié la Joanne et son mari. Un proces-verbal! Elle s'en fichait ; rien ne 1'empêcherait de couper par leur chemin; on verrail bien de quel cotë était Ie droit. Tout Ie restc de la semaine, les Colasse battirent Ie sentier de leurs déambulations sans trève; Félicien, 1c fils, en une soiree, alk puiser au ruisseau dix seaux qu'il ré- pandit a moitié devant leur porte ; et Ie len- demain il repassa avec une brouette six fois de suite, en sifflant par bravade. Puis, une après-midi, la Lalie, tres lentement. se mit a circuler. tenant en laisse sa chèvre qui 128 LES PIDOUX ET LES COLASSE paissait. Mors une rap' prit les Pidöux. Mi- chel, petit, saus épaules, mie peau blanche de campagnard oisil', n'aurait pas osé s'alta- quer ouvertement auxGolasse, mais ilcacha dans sa cuisine Ie garde champêtre qui, avant constaté de ses yeux Ie délit, verba- lisa. Ils furent coïidamnés a quelques francs d'amcnde. Pierre, re jour-la, étaitparti seul pour Ie chef-lieu du canton, résidence dii juge de paix, stylé par la Lalie. Toute la nuit, elle 1'avait empêché de dormir, ruim- nant des outrages aux Pidoux qu'elle lui commanda, de répéter a 1'audience; mais devantle juge, sa mémoire tourna, il perdit Ie fil de ses idees, ne trouva plus qu'un mot, dans lequel il mit toutes les colères de la maison. — C'est des canailles ! Et comme il quittait Ie prétoire, un rire sournois, une sorte de gloussement en de- dans partit a ses cótés. G'était Michel Pidoux qui, plein de courage acause de la présence dn commissaire de police, Ie narguait, piétésur srs ergots comme un coq. Dans l'hu- miliation de sa défaite, il ne trouva rien a dire, tres rouge, les oreilles cornantes encore des paroles du magistrat. Mais dans la rue, Félicien et Phrasie, euvoyés par Lalie pour savoir Ie résultat, l'accrochèrent; et du coup la mémoire lui revenant, il lacha dans Ie vide la bordée drs injures qu'il aurait dü proférer un quarl d'heure plus tot. 1'uis a trois, Ie garcon regalant, ils allèrent boire une chope dans un cabaret, tous silencieux maintenant, sous Ie poids lourd de la con- (kmnation. Félicien, une fois seulement, déclara <|u"il fallait tout casser chez les voi- sins. A quoiPhrasie, avec sa rusede femme, répondit que ce serait béte, qu'il valait mieux attendre une occasion et qu'on les ropincerait. Le père, lui, tassé dans ses épaules, fumait sans rien dire, pensant aux ezplications prochaines avec Lalie. Le retour fut piteux : d'aussi loin qu'elle les vit, embusquée derrière sa haie, sur la butte, la mère leur cria : — Ben quoi ? ■ ■■MHM 130 LES PIDOUX ET LES GOLASSE Ils baussaient les épaules, Félicien et Pbrasie devant, Pierre marcbant quinaud derrière eux; et tout de suite avanl qu'ils eussent öuvert la bouche, elle devina que les Pidoux triompbairiit. Alors sa grogne éclata contre ce pleutre d'homme qui, bien sur, avait canné ; et è coüps de poings dans les cötes, elle Ie poussa dans la maison, les yeux flambants comme des braises. Pendant une semaine, il pantela sous ses assauts; même la nuit, sur 1'oreiller, elle Ie harcelait, et il ne répliquait pas, jugeant toute parole iuutile. Ensuite ils se eoncertèrent : ca ne pouvait se passer comme ea; il fallaitmon- trer a ces charognes qu'on les hi-avait et la justice parefllement ; «'t tous les quatfe, en- fermés, porte close, pour que Ie bruit dea voix ne se répandit point au dehors, ils ne Bortaient plus, laiminant des vengeanees. Chez les Pidoux, un calme s'était fait. A présent que les Colasse étaient matés, ils se reprenaient a leur vie ancienne, remuant leur champ» tranquillemeat. En bras de chemise, une couffe trouée sur la tète, Mi-*2*s*fc — LES PIDOCX ET LES COLASSE 131 ehel suait au soleil, matin et soir, sans re- garder chez eux ; mais c'était assez qu'il fut la, et sa douceur même leur semblait une provocation. De derrière la haie qui séparait les deux champs, la Lalic Ie regardait aller et venir, la gorge raclée des injures qu'elle retenait, avec un rouge éclair des prunelles sous Ie rebroussement de ses sourcHs. Et une fois elle ne put se dominer, lui cria : — Vieux cocul a pleins poumons, toute droite sous Ie midi, une pierre dans chaque main, s'il rebéquait. Mais il n'eut point l'air de prendre 1'épithète pour lui, et courbé sur un plant de earottes qu'il sarclait, ne releva pas seu- lement Ie nez. Un peu plus de liaine entra dans Ie cccur de la Lalie, devant ce silence qu'il laissail tomber sur elle comme du mé- pris. La grosse Joanne cependant, plus agressive que son mari, se plantait des demi-jours entiers dans Ie chemin, son chemin, campée sur ges hanches, les mains vides, par besoin de les dépitér; cl comme elle leur tournait obstinement Ie dos, eetMHHB 132 LES PIDOUX ET LES COLASSE énorme derrière qui leur bouchait la vué fi- nit par les exaspérer au point qu'ils 1'auraient voulu démolir a coups de brique. Une ehose porta leurrancuneè son eomble: unmatin, Bourrache, lemenuisier, futapercu clouant une palissade en travers du sentier; et au milieu de la palisêade, une porto s'ou- vrait, fixée par un loquet, du cöté des Pi- doux. G'était une idéé de la Joanne. comme une barrière qu'elle mettait aux envahisse- nients des voisins et en même temps Ie sym- bole matériel de son droit. Michel, toujours pacifique. avait essayé de la dissuader; les Colasse reeommenceraienl leurs bostilités ; on en aurait pour la vie a se chamailler. Mais, redevenue belliqueuse dans la mono- tonie de son existence casanière. elle avait passé outre. Et dans t'après-midi, Bour- rache ayant fixé son dernier clou, détala, ses outils souslc bras, largement arrosé de bière. ïout Ie jour la Lalie demeura cacbée der- rière son rideau, mangeant des yeux cette palissade insolente, avec Ie bruit du mar-LES PIDOIX ÉT LES COLASSE 133 teau de Bourrache en sa chair; et dans 1c soir, tout a coup la palissade grandit, noire comme une porie de prison. Puis Pierre rentra du travail; Phrasie, qui rentraitaussi, jeta ses sabots dans Ie coin, aimant sentir Ie froid du carreau sous ses pieds ; et Ie pas de Félicien s'attardait, tandis qu'immobile, il regardail se dresser laelóture. Alors leur hargnea tous creva : Lalie, un quart d'heure entiér, mastiqua une pomine de terre qu'elle neparvenait pas a avaler; et Ie père, entre deux l)Ouchées, frappa de son couteau la table, disant : — Faut la fout' a bas ! — J'y vas! s'écria aussitót Félicien, de- bout, laissanl la sa gamelte. Mais la prudence de Phrasie, cette fois ire, Ie calma : il fallait attendre la nuit; personne De les verrait, ca serait hien plus dróle quand Ie lendemain, au saut du lit^, les l'idoux trouveraient leur machine démo- lie. Et la nière. avant enfin achevé sa maii- ication, lui donna raison. si travailléè par a colère que les mots ne sortaient pas, 8 ii ■mmKUHBH&flM* 134 LES PIDOUX ET I.ES COLASSE comme si la pomme de terre lui fut restee en travers de la gorge. Chez les Pidoux un grand silence régnait; après ce coup d'auto- rité, ils éprouvaient une lassitude, reposes, mème Michel, qui a présent admirait 1'é- nèrgie de sa femme, dans la satisfaction d'une grosse oeuvre accomplie. Et, vers dix heures, sous la lune déja haute, Félicien s'étant avance pieds déchaux jusqu'aupalis, un ronflement fort passa par les joints des volets, avec un autre plus grèle dans lequel il crut discerner Ie soufflé pauvre de 1'homme. Au chant du coq, Pidoux, tou- jours réveille Ie premier, se coula hors des draps, de dessous rimmense corps de la Jpanne qui l'obstruait, et selon sa coutume, ayant passé ses grègues, alla se satisfaire pres de la haie. Mais il eut une secousse, ne put achever : a rez terre. dans la paleur brumeuse du petit jour, ie lattis gisait déra- cine. Bourrache, Ie lendemain, se remit a 1'ceuvre ; pour édifier plus solidement la pa- lissade, il eni'onca les montants a pres dun LES PIDOUX ET LES COLASSE 135 pied ef demi; et pendant quelque temps les Colasse demeurèrent cois, n'ayant pas 1'air d'apercevoir cette elóture qui repoussait. Déja les Pidoux se congratulaient : leur té- nacité tranquille avait opéré mieux que la violence; e'en était fait du mauvais gré de cette peautraille. Et de nouveau ils virent qu'ils s'étaieni trompés : comme 1'autrefois, Miehel s'étanl leve a pointe d'aube, un ma- tin apercut la barrière sur Ie sol, mais sciée par Ie bas. Alors Bourracbe s'acharna, rivalisant de ruse avec les démolisseurs, de moilié dans Taffront: il équarrit des montants neufs d'une épaisseur doublé, qu'il fixa en lerre au moven de briquaille; et iln'avait pas fini de travailler a la tombée dn jour. Les Pidoux vcillèrent cette nuit-la, der- rière leurs volets clos, un en moins qui était resté entre-baillé ; et Joanne, pour plus de süreté, s'était armee d'une fourche-fière. .Mais les arbres se remplirent d'un égosil- ■nt d'oiseaux, dans Ie crépuscule mati- nal, sans que rien eüt bougé chez les Go-136 I.ES PinOl'X ET LES COLASSE tasse. Et quandla eïóture fut achèvée; vers midi, la grosse Pidoux tira la porte, souf- llant dans ses bajoues, lentement descendit la partie du chemin qui dévalait Ie versant de la bosse, devant la maison des ennemis. C'était la première fois qu'elle se hasardait par la, depuis leurs disputes : elle allait les mams derrière Ie dos, a petits pas de pro- priétaire, en une rage iVoide de les braver, forte'de son droit; et Michel qui n'avait pas osé la suivre, de son seuil la regardail quel- quefois s'arrêter, plantée dans Ie paysage, comme un tronc d'arbre. LH instant la silhouette de Lalie sedressa derrière la vitre, menacante: puis Félicien doucement gagna Ie jardin, et lc logïs re- tomba a son immobilité. Mais, comme Joanne remontait Ie chemin. ses vastesma- melles seccuées a chaque pas, avec Ie tan- gage de ses banches massives, une pierre L'atteignït dans cette circoni'érence de lune. qu'elle tournait opiniiitrement vers eux. Et, les poings tendus, hors d'elle, la bouche largement béante dans Ie ballottement deLES PIDOLX ET LES COLASSE 13: ses joues, ellë invectivait Ia maison muette sous Ie söteil a pic. A la fin Ia Lalie qui se tournait Ie sang, ouvrit la porto, a bout de patience, toute hérissée, un scau plein d'eau dans les mains, qu'ollo lui laeha en travers des jupes, avec des vociférations. Il y eut un moment oii leurs voix ne se dis- tinguèrentplusl'unede 1'autre; toutes deux, nez a nez, los poings sur les hanches dans Ie milieu du sentier, s'invectivaient abomi- nablement; ét soudain Joanne a pleine main rafla une bouse de vache qui s'en vint s'ê- craser sur la face do la Golasse. Les hommes, sur Ie pas des maisons, regardaient, bras croisés, sans prendre parti dans la querelle. Puis, pour la quatrième fois, la barrière allajoncher Ie sol. Pour les Colasse, c'etait comme une béte mauvaise, animée du soufflé détesté des Pidoux, et qui, coupée au pied, régulièrement relevait les cornes avec une force de vie incompressiblc Du cöté des Pi- doux, une obstination s'en mèlait ; ils eussent épuisé leur bien pour la maintenir debout, par orgueil, jactanco. sentiment de HDMnmr■Ni 138 LES PIDOUX ET LES COEASSE leur droit ahonni. Et Joanno, devant ee dé- sastre de la clóture toujours emportée, finit nar penser a une haute grille en fer, u pointes de lances, comme dansles parcs des seigneurs. Mais Ie maréchal les effraya par rélévation du prix; et ils se résignerent a n'avoirqu'un grillage médiocre, sans piqué, a hauteurd'appui. Dans levillage, 1'histoire de leurs dissen- sions. était commentée, les uns, gens a l'aise, tenant pour les Pidoux et Ie respect de la propriété, les autres inclinant vers les Golasse et la protestation contre les abus de la possession. Entre chien et loup, après la journée de travail, des paysans venaient fumer par la leur pipe, postés en contrebas de la buttc, les yeux sur eet ouvrage forgé, qui défmitivement parut réduirc 1'arrogance de la Lalie et des siens. Il s'écoula un long mois dans une sorte de trêve mutuelle, avec de sourdes provocations toutefois de la part des Pidoux qui, a 1'abri derrière leur grille comme derrière une herse, par moments preriaient des attitudes de combat, se soup-LES PTDOUX ET LES COLASSE 139 connant les plus forts. La maigre Colasse, toujours rongée dun mal inexpliqué, oü Ie médecin ne vit que les effets du retour dage, s'était alitóe, jaune comme un coing, sans pouvoir trouver Ie sommeil. Un jour, devant Pierre et les enfants, elle déclara ouvertcment qu'elle en crèverait, si une fois pour toutes, on pe la délivrait des Pidoux et de leurs prétentions. Alors Félicien, rendu farouche par son métier de bücheron dans les bois, loin des hommes, fit Ie geste de viser quelqu'un dans Ie vide. Et cons- tamment Phrasie, plus réfléchie, était obli- gée de 1'apaiser, préférant la cautèle aux coups de force. Comme Pierre et son fils, résolus a en finir, sournoisement descellaient, une nuit, lc grillage, une sonnette soudain carillonna, dans Ie grand silence de la lune ; et ils s'a- percurent que Michei avait attaché un signal au montant dedroite. D'abord, ils pensèrent a prendre la fuite ; mais la porte s'ouvrit, Joanne se montra sur Ie seuilen chemise,puis Ie Pidoux sortit a son tour; et pris sur Ie 140 LES PIDOl'X ET LES GÖLASSE fail, un amour-propre activait leurs mains. Ge fat unc bagarre : la grosse femme les attaquait avec un balai, trouvé par teïre, pendant que Michel, en pantalons, trölail en quète d'unc fourche. Du manche de sa pioche, Pierre parait les coups, couvrant Félicien qui s'acliarnait sur la clóture. Et quand -Michel se montra enfin, un trident dans les poings, un saisissement 1'arrêta net, devant la grille qui se renversait. — Au voleur ! hurlait la Joanne. — Tais ta gueule, nom de Dieu, ou je tue, rauqua Ie büclieron. Mais elle frappait toujours, redoublant ses cris, forcenée ; et tout a coup cette chair de femme grasse 1'allumant, d'une fois il lui déchira sa chemise de liaut en bas. 1 ne houle de viandes remua dans la clarté noc- turne, avec des bourres de poils qui la fai- saient ressembler a un homme. Maintenant un rut exaspérait ce gars sauvage : il 1'eüt roulée dans 1'herbe, sans respect pour son age; et les machoires claquantes, il caressait ses fesses grandioses qu'elle agilait dan .lutte conü-e Pierre, insoucimise de sa nu- dité. Mais il étouffa un rille : la fourche de Michel, comme un croc, venait de lui entrer dans Ie derrière. Puis des voix au loin cla- mèrent : des maisons, réveilléea par les abois des chiens. se vidaient par la cam- pagne; Pierre battit en retraite, emmenant son fds qui perdait Ie sang. Et pendant longtemps encore, Joanne, son grand corps nu en travers du chemin, Ie provoqua au combat, avec des injures. Du coup, Ie grillage ne se relcva plus; les pluies Ie rouillèrent. écroulé dans labaie; et toute séparation sembla abolie indéfini- ment. Cependant on apprit que les Pidoux étaient alles a la ville consultor un avocat, et a quelque temps de la, les Colasse, qui s'étaient crus victorieux, recurent une assi- gnation devant Ie tribunal. Félicien, apeine remis de sa blessure, aurait fait un mauvais parti a 1'officier instrumentant; mais Phrasie absente, ce fut la mère qui Ie contint. Et leur fureur a tous redoubla, devant cette querelle qu'ils supposaient éteinte et quire- IC^^^HMHHHBj ^hb^^mmm142 LES PIDOUX KT LES COLASSE naissail avec 1'apparei] terrifiani de la jus- tice. Gelle-ci les épouvantait, toujours com- pliquêe d'une idéé de prison; Pierre se revoyait en présence du juge de paix, la bouche morte, ne trouvant pas unc parole ; et il se rappelait aussi une affaire correc- tionnelle dans laquelle il avait du tester, bousculé a la sortie par les gendarmes. Un moment ils pensèrent a abdiquer leurs prétentions sur Ie chemin; on ferail la paix ; même ils offriraient de replacer eux-mêmea la barrière. Puis, la peur depa- raitre reculer les arrêta; ils remuèrent Ie village en quête de témoignages pouroppo- ser au prétendu droit des Pidoux, leur droit a eux; de vieilles gens déclarèrcnt qu'au temps des parents de Michel, on passait par Ie sentier. Petit a petit, 1'idée des magis- trats les talonna moins; ils s'babituaient aux émotions d'un proces ; la Lalie, toute bran- lante, finit par reprendre une verdeur dr vieil arbre, uniquement occupée del'affaire; et on voyait un peu moins les Pidoux, pres- que constamment a la ville, autour du Pa-LES PIDOUX ET LES COLASSE 143 lais de Justice. Cependant, au fond, les Co- lasse leur gardaient une rancune terrible : ils auraient tres bien passé Ie reste de leur vie a démolir des clótures saus songer a vider Ie dinerend judiciairement. Et Ie re- pvi de 1'argent qu'il faudrait payer aux avocats les tourmentail par-dessus tout. I.'jour de la première audience, comme Lalie accompagnait Pierre jusque par dela Ie seuil, elle apercut touta coup les Pidoux qui partaient aussi, tous deux en toilet (e des dimanches, la Joanneayant mis son antique robe de soie, un chale el uu chapeau, Michel perdu dans une redingote troplarge. Les malheurs de son grillage l'avaient séché ; c'esl a peine s'il mangeait encore, oppressé d'éternelles inquiétudes, avec l'apprèhen- sion de représailles féroces de la part des Golasse. Et il se rappelait amèrement lc temps passé, avant que cette engeance se fut jetée en travers de leur paix, pour leur disputer leur bien. Maintenani ils ne Iconnaissaient plus que lesangoisses. — Vieux pourri ! lui cria la Lalie, Ie144 LES 1'IDOUX ET LES COLASSE poing on 1'air. Ca ne t'portera pas bonhour. L'bonDieu t'l'era erover comme une mouche, pour te punir de ta malhonnèteté. Mais 1'affaire fut remise de semaine en 3emaine, pendantdeux mois, les róles étant surchargés. D'ailleurs, l'avocat dos Pidoux n'était pas saus crainte : ceux-ci n'avaiont pu produire leurs titres do propriété. èner- giquement reclames par la partie adverse ; et la coutume ne paraissait pas établje suf- fisamment pour lenir liou d'un droit écrit. Du moins, c'était 1'argument do l'avo- cat des Colasse. un peu couteux stagiaire qu'ils avaient pris enfin*, par crainte d'un légistc plus rigoureux. Joanne, elle, haus- sait los épaules a l'idée que la possession du sentier put ètre seulement mise en doute; jamais sa graisso n'avait fleuri plus magnifiquè; mais Michel dépérissait è vue d'oail, consumé par los inquiétndes. 11 ne survivrait pas a une sentence qui Ie dé- posséderait. Li' premier mercrcdi du troisième mois, la causo tut enfin appelée : ils étaient pre-LES PIDOUX ET LES COLASSE 145 sents tous deux; il y eutune réplique habile de la part du petit avocat des Golasse ; et 1'audience finie, ils ne voulaient pas s'en aller, attendant toujours Ie jugement. Il ne fut rendu qu a huit jours de la. Comme Ie greffier finissait la lecture, parmi Ie brou- haha de 1'assistance, quelque chose éclata dans Michel; avec un bruit mou ses bras battirent 1'air, et tout d'une pièce, il s'af- faissa, raide mort. Le tribunal donnait gain de cause aux Colasse. Pidoux tombe, Pierre continuait a écou- ter, n'ayant rien compris. Et, a travers sa désolation, la grosse Joanne ne savait quoi regretter le plus, ou son proces perdu ou son homme tué dun coup de sang. Le soir seulement, une charrette amena le cadavre. Du haut de la butte, les Colasse guettaient depuis une heure, pleins de mé- pris a leur tour pour eet homme qui les avait méprisés et qui finissait misérable- ment, payant de sa vie leurs mutuelles ani- mosités. Quand la Lalie avait appris la nou- velle, elle ne s'était pas étonnée : c'était 9 {^^■■n146 LES PIDOUX ET LES COLASSE bien fait, il y avait assez de temps qu'il leur cherchait misère; et elle se promit de brüler une chandelle a la Vierge, a cause de son vceu exaucé. Tout a coup Ie véhicule entra dans Ie tournant du chemin ; une grande bache Ie recouvrait, tirée jusqu'au bas des ridelles ; et un peu en arrière, marchait la Joanne, enflée par les larmes, son chapeau ala main. Le chevalstoppa au pieddu sentier; du monde était accouru; a quatrc hommes, la Pidoux les précédant et sanglotant de toutes ses forces, on transporta le mort déja rigide, les yeux ouverts, comme pour s'emplir une dernière fois du remords du chemin perdu. Et une satisfaction basse de haine assouvie, gonfla le coeur des quatre Colasse, brusquement rcntrés chez eux et qui, le rideau leve, regardaient s'avancer la procession, toute noire dans cette fin de journée d'hiver. Puisla solitude s'appcsantit sur la maison de la veuve ; elle ne voulut garder auprès d'elle qu'une parente du dé- funt, une cousine qu'il avait failli épouser ; et par moments, de son lit, Lalie qui ne dor- !■LES PIDOUX ET LES COLASSE 147 maitpas, 1'entendait se lamenter tres haut. Le surlendemain matin, vers neuf heures, les cloches sonnèrent a la paroissc ; des porteurs procédaient a la levée du corps ; et cette mort extraordinaire s'étant ébruitée, une foule avait envahi la butte. On descen- dit par la partie du sentier qui longeait les Colasse ; leur maison était close, sans un bruit, et tout a coup, comme elle passait devant leur porte, la Joanne se détourna, cria par trois fois: Assassins! pendant que la bière et tout le convoi attendaient. Puis le piétinement recommenca dans un grand silence, derrière le délunt qui s'en allait, avant affirmé une dernière fois son droit. Dans le village, des bruits coururent : on pretendit que la Lalie avait jeté un sort sur les Pidoux; les femmes s'écartaient de son passage, 1'accusant d'entretenir un com- merce de sorcellerie avec le diable. Et chaque matin maintenant, a son lever, la Joanne se postait en travers du sentier, avec son cri toujours le mème: Assassins ! qui était entendu de la route. D'abord les .*,...■t■"*.«.' .. '■., . 148 LES PIDOUX ET LES COLASSE Golasse en furent troubles ; c'était comme une malédiction du mort, transmisc par celle qui lui survivait, etPierre, moinsapre, pensait que peut-ctre elle n'avait pas tort. Mais a la longue, ils s'habituèrent, cette clameur les laissant froids a force d'être répétée. Même un dimancbe, Ie père étant a biner derrière la baie, il releva la tête et tranquillement dit a la Joanne : — Ben quoi ? L'homme est mort, cbacun son tour. Vaudrait mieux qu'on fasse cama- rade ensemble, a c't' heure que tout est fini. Elle cracha de son cöté, pour toute ré- ponse. Et Lalie, Ie proces gagné, cüt voulu 1'écraser par sa magnanimité, n'ayant pres- que plus de haine. Toutefois celle-ci se ré- veilla a quelque tempsdela, vivace, comme une plantequi, décapitée, repousse du pied indestructiblement. La Joanne avait inter- jeté appel ; de nouveau la possession du chemin allait être remise en cause ; et ils sentirent un grand froid leur couler dans les os a la pensee qu'il t'audrait encore uneMBaaBiHMB LES PIDOUX ET LES COLASSE 149 fois payer l'avocat. Déjè ils avaient déboursé cent francs. En menie temps ils apprirent que la Pidoux avait fait appel a un frère du défunt, émigré en Amérique : ils étaient brouillés depuis de longues années ; mais il avait accepté de venir témoigner, se rap- pelant tres bien que, du temps des vieux Pidoux, lesparcnts, personne ne passait par la venelle. Alors, comme régulièrement, tous les matins, la veuve leur lancait son imprécation, ils cessèrent de la ménager, ripostant par des injures, 1'outrageant jusque dans la mémoire de feu Michel. Et dansl'étroitpassage, causedeleursquerelles, toutes deux, la Joanne et la Lalie, s'invecti- vaient, les yeux jaillis hors des orbites, prètes a se dévorer, tant qu'elles étaient a bout de soufflé. Gonstamment les Colasse lui jouaient des tours; toutes les pierres du champ roulaicnt chez elle, lancées par-dessus la haie; et elle les rejetait toujours, usant ses bras a cette besogne qu'il fallait recommencer sans cesse. Mais ils étaient quatre et 1'avantage^■BBMnMMBn ISO LES PIDOUX ET LES COLASSE était de leur cóté. Puis un soir Félicien, grimpé sur Ie toit, boucha la cheminée avec de la paille ; la fumée sortait épaisse, en tourbillons, par les fenêtres et la porte ; et de chez eux, ils s'amusaient a 1'entendre tousser, suffoquée. Enfin, au temps des se- mailles, ils lui firent une autre misère : a pleines poignées Phrasie et la Lalic la nuit semaient dans son clos de la graine de pa- vots qui se mit a germer innombrablement, mangeant tous les plants. A présent, tous les mois, une ou deux fois, Pierre partait pour la ville, appelé par leur affaire; la Joanne s'y rendait avant lui, et ils se rencontraient sous Ie péristyle du tribunal, Colasse en veste de dimanche, ellc en robe et bonnet de demi-deuil, plus mafflue que jamais, attendant tous deux 1'ouverture des portes, sans se parier. Mais Ie frère avait été frappe de congestion avant de s'cmbarquer ; sa fille écrivait qu'ils se mettraient en route dès que Ie danger serait passé ; et les re- mises s'éternisaient, augmentant incessam- ment les frais. Ensuite ils regagnaient leur ■Ü I LES PIDOUX ET LES COLASSE 1S1 logis, cheminant quelquefois a une petite distance 1'un de 1'autre, a travers la campa- gne, pour s'épargner la dépense du train. Dans les deux maisons, une préoccupa- tion unique surnageait a tout Ie reste : Ie gain du proces. Pierre, a plusieurs reprises réprimande a cause de ses absences, enfin avait été congédié de la fabrique ; il s'em- ployait actuellement comme tacheron dans les fermes; et la Lalie, toujours si active, mais ravagée par une recrudescence de son ancien mal, des jours entiers rèvassait, les mains veules. Le champ a 1'abandon, une vache qui prit la colique, un porc tourné a une graisse mauvaise, ils eussent connu la misère, sans les salaires de Phrasie et de Félicien. Et toute perdue dans une solitude noire, avec 1'idée de Michel qui ne la lachait pas, Joanne, de son cóté, économisait le feu et la chandelle, laissant sa maison se détra- quer et sa terre déchoir en jachère, en une lésine chaque jour plus grande, pour faire face aux demandes d'argent de son avoué et de son avocat. Ceux des Colasse avaient aMHÜ^HiBmtmm 152 LES PIDOUX ET LES COLASSE aussi reclame une provision; ils s'étaient saignés aux quatre veines ; mais comme la Pidoux avait plus de bien qu'eux, quelque- fois ils étaient pris de la peur de ne pouvoir aller jusqu'au bout. Un mot de leur enne- mie, colporté dans Ie village, surtout lesan- goissait : elle avait déclaré a plusicurs per- sonnes qu'elle vendrait sa dernière chemise plutöt que de lacher pied ; et des paysans guettaient sa ruine, au bout de laquelle il? convoitaient la maison mise aux enchères piteusement. Cependant Ie frère d'Amérique tardait a se rétablir. Ghaque mois, une lettre arrivait qui laissait de 1'espoir et ne Ie réalisait pas ; et Joanne, soupconnant une ruse pour être payé de son voyage, unjourluifitpromettre deux mille francs s'il arrivait. Alors 1'im- mobilité du Pidoux parut s'ébranler; il annonca que décidément il prenait la mer ; et de nouveau deux mois s'écoulèrent, pen- dant lesquels elle se résigna a ne plus man- ger qu'une fois Ie jour, a midi, sans cesser d'enfler, bouffie d'une graisse blanche quiLES PIDOUX ET LES COLASSE 153 avait 1'air de couler Ie long de ses os. Et tout a coup elle sut qua bout de sacrifices, les Colasse étaient contraints d'envoyer la Phrasie en condition a la ville. Par surcroit, Félicien les avait quittes pour se marier dans un hameau voisin. Et restés a deux, avec 1'oppression de cette affaire qui ne se vidait pas, ils vivotaient chichement du sa- laire de Pierre, presque impotent depuis qu'une ruade de cheval lui avait cassé la jambe. Alors la Joanne ressentitunc grande joie devant ce détraquement qui les empor- tait. Les saisons passaient sur cette haine sans 1'affaiblir. Elle fermentait dans leurs cranes, sous la canicule, du même bouil- lonnement que laterre. Au printemps, dans la clarté blanche des lilas, ils la sentaient remuer en eux, comme une béte. Et 1'hiver, malgré Ie gel et les frimas, sous quoi tout froidit, elle flambait encore, d'un feu inextinguible. G'était comme Ie fer et Ie sel de leur sang; leur vie était batie dessus, mieux que sur Ie roe Ie plus dur, et peut- 9.l'o4 LES PIDOUX ET LES COLASSE être ils seraient morts, elle la Joanne, de gras fondu, eux les Colasse de dèche et de famine, si elle ne leur avait donnó la force des chênes. La Lalie, desséchée a 1'égale d'une sou- che, n'ayant plus que la peau et les os, la face et 1'échine d'une louve, avait imaginé une forme hardie et simple de ihépris. Ala même heure, chaque matin, paria neige,le beau temps ou la pluie, un peu avant que la Pidoux s'en vint leur jeter son mort a la tête, elle quittait son lit, se coulait en che- mise dehors, sur Ie seuil abhorré répandait un vase empli de 1'urine et des défecations de la nuit. Et pour ne pas demeurer en reste, Joanne, toutun jour gardait ses excréments qu'elle leur vidait aussi devant leur porte, mais Ie soir seulement, avant de se coucher. Unefois, comme elle arrivait, pieds nus de peur du bruit, Lalie brusquement se montra, son vase dans les mains, et toutes deux s'embrenèrent, couvertes d'ordure de haut en bas. Puis les jours suivants, chacune re- commenca, en s'évitant ; et quelquefois '«HHMB ' ■ ' I lUV^HMmuxnivi;;mmmmmm LES PIDOUX ET LES COLASSE 153 leurs déjections, n'étant pas balayées, sé- chaient au soleil ou se diluaient sous 1'averse, jusqu'au lendemain. Bientót une surprise arriva aux Golasse : la Pidoux inopinément avait cessé de leur crier sa terrible malédiction. Et ils en de- meuraient gênés, comme d'une habitude rompue, cette injure matinale manquant a leur journée. D'abord ils crurent que la Joanne désarmait ; mais la défiance les ayant repris, ils concurent 1'idéevague d'une ruse, ils ne savaient laquelle. Et, en effct, la Pidoux avait son plan, une semence len- tement germée dans Ie terreau de sa fureur. Rentré au logis, Pierre s'asseyait sur la dalle du seuil, mangeant la, dans Ie soir pacifique, un croüton de pain, arrosé d'une passée de chicorée. De derrière son rideau, elle ne lacha plus de 1'ceil Ie quignon, en un guet tranquille, süre que 1'heure sonnerait, des épingles entre les dents, invisible. Du- rant 1'aoüt entier, sa forme noire revint a chaque vesprée se planter contre Ie carreau ; mais Ie moment tardait; et elle ne sentaitaucune impatience. Enfin, un samedi, Ie Golasse, appelé de 1'intórieur par Lalie pour un coup de main, posa son clianteau sur la pierre ; un instant de solitude se fit ; et doucement, Ie soufflé égal, sans hate, Joanne allapiquertroisépingles dansleseigle brun. Cette nuit mème, Pierretrépassa, étranglé, après des beuglements qui la délectèrent, et elle ne se coucha que vers minuit, ayant entendu jusqu'au bout son agonie. Tout de suite la Lalie soupconna un em- poisonnement; un médecin ouvrit la gorge et trouva une des épingles ; cependant celle- ci avait pu tomber dans la pate pendant Ie pétrissage. Et Ie matin du deuxième jour, les cloclius sonnèrent comme elles avaient sonné pour Pidoux ; les hommes du cime- tière vinrent lever Ie corps ; un moment la foule reflua de droite et de gauche derrière les porteurs indécis que Lalie contraignait a descendre par Ie sentier en litige. Celui-ci allongeait la route ; mais elle s'accrochait a la bière, ne voulait point la laisser s'en aller par un autre cóté ; et tout Ie cortège LES PIDOUX ET LES COLASSE 15' enfin passa devant la maison des Pidoux, ainsi qu'en une suprème injure du mort. Alors on vit touta coup cette chose sacrilège: un rideau s'écartait sur une masse de chair énorme et circonflexe, toute pale dans Ie noir des jupes. La Joanne se découvrait par en dessous devant Ie passage du cercueil. Leurs hommes en terre, les femmes se raontrèrent plus acharnées au proces, qui seul pouvait consommer la vengeance. Le frère, un arsouille, avait gagné le conti- nent^ mais n'avait pas dépassé Marseille, d'oü une lettre était partie, informant la Pidoux qu'il était a bout dargent. Et quand elle lui en eut envoyé pour la troisième fois, les nouvelles manquèrent: elle supposa qu'il était mort ou retourné en Amérique. Ge- pendant d'autres témoignages avaient été produits, qui justifiaient ses pretentions, et après des délais infinis, le premier arrèt fut cassé. Mais la Lalie, sur le conseil de son avocat, invoqua un vice de forme ; et la procédure recommenca lente, leur mangeant tout. Elle avait hypothéqué sa maison et le I K3HHBHH 158 LES PIDOUX ET LES COLASSE Ie champ pour une somme qui s'absorba dans Ie gouffre rapidement, sansle comblcr. Et d'autre part, la Joanne avait vendu une torre au bout du village, louée a un journa- lier de la campagne. Toutes deux trainaient leurs jours dans la crasse et Ie délabrement, 1'une par avarice, 1'autre par misère vérita- ble, se repaissant de rebus, pour tromper la faim qui leur tordait Ie ventre. Et souvent la Golasse était apercuegueusantenhaillons sur la grand'route ou ramassant des légu- mes pourris derrière les haies. Mais dans la ruine de leur personne matérielle, une autre personne, impérissable, celle-la, se gonflait d'aliments puissants, qui la soute- naient mieux que des nourritures. Mainte- nant chaque matin, elles marchaient 1'une au-devant de 1'autre, se reprochant mutuel- lement, avec d'aigres huées, la mort de leurs males. Etdevenues trèsvieilles toutes deux, toujours elles continuaient a répandre, cha- cune sur Ie seuil de 1'autre, leurs sterco- raires, comme Ie residu que laissait aller leur haine en fermentation.Une fois, la Lalieneparut pas ; et elle ne se montra ni Ie reste du jour ni lc lende- main. Vers lc soir, Félicien, averti, enfonca la porte : on la trouva sur Ie vase, rigide, Ie dos contre Ie mur, laissant après elle son excrement comme un dernier outrage. Et des nuées de poux lui dévoraient la tète, sous ses cheveux gris. A quelque temps de la, Joanne fut informée que Ie proces ótait gagné irrémissiblcment; mais personne n'étant plus la pour luidisputer son chemin, elle n'en rcssentitpas de joie. Les Golasse dprénavantlui manqueraient. IHnHHnfoiUwW LE PELERINAGE * ^^^^M^MM^^HM &Ètt£&& jJtTi^m'i. ■MIMIIII I I III I LE PÈLE1UNAGE ,lw sculpteur Jef Lambcaux. A deux heures et demie, les vêpres ayant été dépêchées, Ie curé Bourdaille, un vieil homme bedonnant, Ie erane nu comme une bille, et son vicaire, Ie petit Maigret, un tête maladivc et jaune, sortirent de la sacris- tie, en surplis, leur livre de cantiques dans les mains. Déjè les trois enfants de choeur, vêtua de robes rougcs trop longues, qui balayaient les dalles, s'étaient ranges sous Ie porche, Ie plus grand dressant la croix, ses deux mains a la hauteur du nez; et pres164 LE PÈLERINAGE d'eux, Ie sacristain, en surplis comme les prètres, hativement lévigeait une grosse pincóe de tabac, parfumé a la fève tonka, dont 1'odeur se répandait. Dix fillettes, autant de jeunes filles, une ceinture bleue passée sur leurs robes blanches, ensuite s'alignaient, 1'air modeste. Une des jeunes filles, brune, un duvet sur la lèvre, portait la bannière de la Vierge, Ie torse rejeté en arrière, a cause du poids, et de chaque cöté, deux fillettes, bouclées comme des caniches, tenaient les glands, interdites, tres rouges. Au dehors, parmi les tombes et les herbes du cimetière, une foule s'était massée, les femmes en bonnets a fleurs oua rubans, les hommes en sarraux reluisants. tous halés et maigres, exhalant un relcnt d'étables. Ceux-la se poussaient; des mères se haussaient sur la pointe des pieds; on se disait tres haut les noms des filles de la Vierge; et un peu a part, un groupe de dames notables s'abritaient sous des ombrelles, avec des figures grasses, moites dans cette chaleur lourde d'après-midi. Des abat-sons LE PÈLERINAGE 163 du campanile tombait constamment la volée des cloches; un sonneur, pour être plus a 1'aise, avait mis habit bas; 1'autre, tres long, semblaits'étirer a mesure que la corde remontait. Et tout a coup, un mouvement fit osciller Ie monde; c'étaient les enfants de choeur qui sortaient; leurs robes s'allumè- rent dans Ie soleil comme des feux; puis la bannière parut, bleue et or, dans la theorie des pucelles blanches; et de suite après, Ie curó et Ie vicaire s'avancaient, feuilletant leurs livres pour trouver la page. Alors, une bousculade confondit pendant un instant toutes les classes, chacun voulant gagner les premiers rangs; des casquettes étaient confondues avec des chapeaux me- ions ; 1'aristocratie fluctuait parmi les houles de la plèbe ; et des protestations indignées s'élevèrent, couvrant la voix de basse de Bourdaille, plus ronflante que celle de Maigret, aigre comme une crécelle. Mais sur la place, une sélection se rétablit, la racaille rétrocéda, une poussée générale remit les dames a la tète du cortège; et des106 LE PÈLERINAGE fermiers cossus, quatre hobereaux en villé- giature, quelques messieurs fervents venus des autres villages, marchaient dans leur sillon, plus pres de Notre Seigneur que les manants. Chaque année, en mai, Ie dimanche après les Rogations, la coutume était de pèleriner ainsi jusqu'è une grotte célèbre dans Ie pays; un ancien financier, comte romain, l'avait édifiée dans son pare, a la croisière de qua- tre allées de liètres, en glorification de Notre- Dame de Lourdes; et un premier miracle, avorté, donnait 1'espoir d'une suite de mira- cles définitifs. Malheurcusement la contrée était sans foi : aux dernières élections, 1'ivraie liberale avait étouffé Ie bon grain catholique; peut-être une secrète rancune de la Vierge reculerait pendant quel- que temps encore la manifestation des des- seins célestes. Le matin mème, au próne de la grand'messe, Bourdaille avait développé ce thème dans son homélie. Cependant la procession avait gagné la grande rue. Deux semaines durant, chaquemm m ■■■m LE PELERINAGE 167 soir, les dix fillettes et les dix jeunes filles étaient venues répéter a 1'église les cantiques a laVierge; Ie curé en personne leur en avait inculqué les rythmes, battant la mesure comme un maitre de chant. Maintenant cette commune application trouvait sa récom- pense. D'abord Bourdaille etMaigret disaient un verset; toutes répondaient ensuite a 1'u- nisson; et Ie sacristain, les enfants de chceur, les prêtres soutenaient de leurs timbres plus forts ces voix grêles toujours sujettes a s'égarer. Derrière, des paysans avaient tiré leurs chapelets qui leur battaient les jambes; de vieilles femmes, les mains join- tes, marmottaient entre leurs dents 1'oraison a la Vierge; quelques dames lisaient dans leur livre d'heures. Et toujours s'enten- dait la basse du curé, dominant les autres chants. On passa devant les bureaux du percep- teur des postes, la maison du receveur des contributions, 1'étude du notaire. Mais tous trois pro fessant des idees subversives, leurs portes demeui'aient closes; cl seulement,; ■%*..;&!(-■ ,:..v*",s^ s 168 LE PELKRINAGE par Ie dessous des stores, desvisages s'aper- cevaient, narquois, plaquant des blancheurs confuses. Puis les boutiques se succédèrent, les volets entre-clos par crainte du soleil qui aurait pu endommager la marchandise; et sur les seuils,les hommes retiraient leurs pipes, graves, nu-tête, des aïeules se signaient, les mains tremblantes, quelques enfants s'arrêtaient de têter des batons de sucre d'orge. Brusquement Ie curé enfla son bour- don; les syllabes grondaient avec colèrc sur ses lèvres tandis qu'il soufflait puissam- ment dans ses bajoues, comme un chat furieux; et Ie troupeau remarqua qu'il avait tourné la tête vers deux cabarets, rendez- vous habituel de la fraction indépendante du village. L'un avait pour enseigne une béte peinte en vermillon et s'appelait Ie Cheval rouye; 1'autre, reconnaissable a un disque brillant, se nommait Ie Soleil d'or; mais Ie Cheval rouye seul possédait un billard dont, par les fenètres ouvertes, on entendait s'en- trechoquer les billes. Il vint une quinzaine de consommateurs sur les portes; les plusLE PÈLERINAGE 169 agressifs affectèrent de rire tres haut, par méprisdecesmömeries publiques; deuxcon- seillers sortis au dernier scrutin se contentè- rent de hausser les épaules, sans rien dire ; et tout a coup, Ie fds du receveur, un étu- diant en médecine, tres luron, se mit a rudir a pleins poumons, comme un ane véri- table. Plus loin, Ie café catholique, tout vide, arborait un drapeau; une vieille devote, impotente, prés de la s'était fait rouler dans son fauteuil jusque sur Ie trottoir; et la maison du bourgmestre ensuite fut apercue, silencieuse, sans une ame aux fenêtres. Mais comme on approchait dun sentier qui filait a travers champs, accourcissant Ie trajet, Mathurin Ladrière, Ie meunier, et sa jeune femme descendirent leur perron a doublé rampe, suivis de Célestin Michotte, un cou- sin par la mère de Bellotte, la meunière. Visiblement ils s'étaient attardés a table, tous les trois tres rouges, les hommes sur- tout allumés dun coup de vin ; et Mathurin, uu barbon, gros, chenu, croche, avait pres- 10 I mMMK170 LE PÈLERINAGE que un air casseur, sous son chapeau tle paille, fiché obliquement, D'ailleurs, par la fenètre de la chambre a manger, ouverte, des traces de bombances se décelaient, tout un rang de « cadavres » sur la table. avec les débris d'un gateau aux raisins, des ver- res de liqueur délaissés, de larges taches de café et de vin maculant la nappe et les serviettes. Michottc, invite a diner, était venu Ie matin, les avait accompagnés a la messe, par condescendance, jusqu'a midi avait etc promené «1 travers Ie moulin, 1'étable, 1'écu- rie et la basse-cour. Même, pour 1'amuser, Bellotte avait commandé a Floupet, Ie fari- nier, un grand gnolle, jambe de perebes a baricots, de mettre en mouvement la roue; ils étaient aussi montés au grenier par une échelle droite, si raide que la cousine avait manqué se renverser sur lui; mais il 1'avait soutenue par les hanches, sans penser a mal; et la-baut, tout seuls, leurs vètements poudrés de farine, ils avaient éprouvé une cour te gêne.i* --.'■ — ... —- LE PÈLERINAGE 171 Puis la Pouillette, d'en bas avait crié que lasoupièreétaitsurlatable. DéjaMathurin, la serviette nouée derrière la nuque, avait verse Ie potage; Michotte s'était récrié alors sur Fabondance et la beauté de tout dans la maison et les dépendances; et presque aussitot une gaité leur avait fait racontcr des histoires grasses. Célestin, un esprite, nanti dun lucratif emploi a la ville, dans une libraiiie l'ameuse, s'ingéniait a des mots recherches ; Ie meunier au contraire n'usait que de termes crus; et il eüt voulu obtenir du cousin la confidence de ses frasques. — J'suis ben sur que t'aurais long a nous bailler, gaillard! disait-il en bornoyant de son cöté. Malgré ses soixante ans, une paillardise Ie poussait aux choses graveleuses; plus jeune, il avait éparpillé ses amours; régu- lièrement ses servantes, toujours de jolies filles, avaient été grosses de ses ceuvres; mais avec de 1'argent il s'était évité les sou- cis de cette paternité nombreuse. Puis, un jour, vieillissant, Ie désir d'un ménage lui172 LE PÈLERINAGE était venu, avec la goutte et les rhumatis- mes; un boulanger d'une commune voisine, mal en ses affaires, lui avait cédé sa fille moyennant 1'abandon d'une créance; et Ie manage conclu, il eut quelquefois Ie regret d'avoiramené dans son lit cette jeune femme ardente et brune de peau. Il y avait trois ans que la noce avait eu lieu, unc frairie dont on parfait encore dans lc pays, avec des amoncellements de vicluailles, une tonne de vin soutirée a mesure dans des broes, cinquante bouteilles de champagne et des voitures a deux chevaux. venues du chef-lieu du canton et menées grand'erre par des cochers en livrée. Poret, Ie fer- mier douillard et goguelu , avait bu a la santé des nouveaux conjoints en expri- mant Ie vodu qu'on se retrouverait tous a un an de la au baptème. Maig celui-ci sembla remis indéfiniment. La semence du penard, qui avait si follement germé dans la terre illégitime, nc fructifiait plus, roainte- nant que Ie giron sacré de 1'épouse la récla- mait. Alors Isabelle s'alanguiten des mélan-LE PELERIN'AGE 173 colies; olie avait pelerine aux quatre coins de la contróe pour obtenir du ciel une gésine; et 1'ennui de son ventre vide parfois la tour- mentait d'idées malhonnètes. Au rot, Mathurin, monté par Ie bourgo- gne, risqua cette plaisanterie : il était bien heureux, lui, Célestin, de n'avoir pas de femme; la sienne se rongeait sans trêve de la pensee d'un enfant. Et il ajouta : — Voyons, a son agc, ca se comprend-il? Avec ca que c'est amusant d'avoir un gnan- gnan toujours gueulant, tètant, pissant sur les bras. Est-elle pas suffisamment heureuse comme ca? Je lui donne ce qu'elle veut, des robes, des bijoux, tout. Plus tard, elle aura un joli magot. Faut tout de même êlre rai- sonnable, pas vrai, cousin? .Michotte, embarrassé, balancait la tête sane répondre; mais Bellotte qui avait écouté, un peu vergogneuse, Ie sourcil froncé, en roulant du bout de 1'index une boulette de pain sur la nappe, dit tranquillemeut : — Tant quïi moi, je suis ben süre que Ie cousin comprend ca. 10. 174 LE PÈLERINAGE — Sans doute... c'est bien vrai... Mais... Il chcrchait une phrase qui eüt concilie 1'espérance d'une postérité avec la difficullé de l'engendrer. Un coup de genou sous la table 1'arrêta dans cel te ruse ingénieuse. Et en mème tempsles yeux noirs d'Isabelle, poses sur les siens, semblaient Ie supplier. Alors, saperplexitégrandissant, il lacha une suite d'exclamations : — Hé! hé!..... certainement, c'est bien gentil, un enfant... surtout quand ca dit : Papa, maman... Ah! ah ! gentil! Mais Ie mcunier 1'interrompit d'un gros rire : — D'abord, on fait ce qu'on peut... Moi, j'veux tout cc qu'elle veut... Si ca n'vient pas, c'est pas qu'on n'a pas essayé. Pas vrai, mcunière? Et, avant vide d'une fois son rouge bord. il finit par confesser qu'elle 1'ennuyait depuis une semaine pourpèleriner ensemble a No- tre-Dame de Lourdes. Bellotte eut un haus- sement d'épaules, demi-fachée, demi-riante. C'était-il béte de dire ainsi ses affaires aux ■■■■^■K'<' ' Mamn LE PÈLERINAGE 175 gens? Par contenance, elle avait pris son verre et doucement 1'agitait, attentive. Et Ladrière se justifïa par un mot : — Bah ! en familie ! Puis, de nouveau sa hablerie 1'emporta : il avoua qu'il n'avait pas grande confiance dans les vierges, dans celles-la du moins; déjè elle avait intercédé auprès d'une demi- douzaine; rien ne s'en était suivi. Et tout d'une fois, son ventre remua dans une reprise de son hilarité. — Après tout, faut pas se décourager. Nous irons tous ensemble... ga va-t-il, cou- sin? JMichotte sentit que Ie genou de Bellotte s'appuyait contre Ie sien, résolument; elle posa les deux coudes sur la table, et Ie regarda bien en face, les yeux clairs et froids : — üui, hein? Du moment qu'elle 1'en priait, ilacceptait. Mais tout de mème, ce serait dröle si 1'en- fant sortait de son chou au bout de ce pèle- rinage : comme il aurait intercédé avec eux. ■^w^—m_^_ 176 LE PÈLERINAGE une part lui reviendrait dans 1'evenement. La boutade les amusa; Mathurin déclara qu'il mériterait tout Ie moins Ie parrainage; maïs Bellotte insinua que ce serait peut-e tri; se montrer content a trop bon marché. Et, renversée sur Ie dos de la chaise, elle conti- nuait a Ie dévisager hardiment, leurs pieds a présent emboités. La Pouillette ayait successivement appor té sur la table, après Ie potage, du bceuf bouilli aux carottes, du veau aux épinards, un pou- let, quatre pigeons, ceux-ci accompagnós de pate de pommcs. A chaque service, La- drière allait prendre dans un coin de la chambre, une couple de bouteilles qu'il débouchait lentement, avec Ie respect d'un vin vieux; et constamment il remplissait los verres, se fachant quand Gélestin, la tête déjè bouillante, retirait Ie sien, par peur de se griser. — C'est-i' qu'c' n'est point bon, que tu n' veux point z'en boire? Il avait ouvert son gilet, les jambes allon- gées, et, entre les plats, mollissait, les 'MH9BBHILE PELERINAGE 177 mains croisées sur 1'estomac, plein de béa- titude. Cependant des silences naissaient a la digestion; [gabelle, les regards noyés, s'é- tait remise a rouler des mies de pain, avec une palpitation plus rapide de ses seins lourds ; et Michotte avait fini par lui prendre la main qu'il tenait contre sa cuisse, sous la nappe. Puis Mathurin paria céréales, cultu- res, récoltes; une de ses terres, longtemps rebelle, avait enfin fructifié; et il vanta Ie maehe-fer comme engrais, avant en vain utilisé avant celui-ci Ie platre, la chaux et Ie guano. Mais Gélestin ne 1'écoutait plus, pensant a cette histoire d'alcóve dans laquelle Ie hasard 1'avait jeté et qui toujours rame- nait son esprit a la concupiscence d'une belle fille amoureuse et stérile. Quand Ie meunier eut absorbé ses deux tasses de café, une somnolence 1'engourdit; il roula sa tète vers 1'épaule, les paupières mortes, ouvrant toute grande sa bouche; et ilélibérément leurs mains enlacées se haus- sèrent jusque sur la table. Ils ne cessaient pas de se regarder, souriants tous deux, un ■n_BB_u 178 LE PELERINAGE grand sourire immobile qui les remuait. Mais tout u coup les cloches sonnèrent pour la sortie de la procession ; de la cuisine Pouil- lctte les avertit qu'il était temps de se pré- parer; et en effet les cantiques leur arrivaient de loin, tres doux, comme une musique émanée de leurs chairs désirantes. Alors il 1'attira dans ses bras, lui mangea la nuque voracement; un frisson la secouait; elle se rejeta de cóté, avec un soufflé léger. — Pas maintenant! Et derechef la voix de la scrvante monta; jamais ils ne seraient prêts pour quand la banniëre passerait. Qu'est-ce qu'ils avaient donc a s'attarder comme ca? Gette clameur réyeilla Ladrière : il se frotta les yeux, regarda Bellotte et lc cousin, tres graves, en place, les mains sur la table; et d'un coup se remettant sur picds, grasseya : — En v'la une affaire! J'crois qu'j'ai pioncé... T'as pas du rigoler, cousin? Ma femme, c'est pas pour lui dire des sottises, mais il y a des fois quelle est pas farce du tout...,.,..,;.: LE PELERINAGE 179 Michotte lc rassura. S'ennuyer, lui? Ah bien non! lis avaient jaboté comme des pies. Mème, ils seraient demeurés ainsi tout ie reste du jour a causer sans s'apercevoir de la longueur du temps. Et des rires leur passaient dans les prunelles, toutes vives d'une même chaleur. Maintenant les chants se rapprochaient; Bellotte reconnut distinctement la basse de Bourdaille. Les brides de son chapeau fixées d'un large noeud, elle se pencha par la fenê- tre pour voir la foule s'avancer, derrière les prètres et les fdles de la Vierge. Son corps robuste et plein se moulait dans la soie de sa robe, avec des hancbes jeunes, déja puissantes; et Gélestin concut une rancune contre ce parent sénile qui les employait a son plaisir. Mais Ladrière Ie frappait sur 1'épaule, et conridentiellement, lui montrant du coin de loeil cette croupe superbe : — Tu pourras leur dire que la cousine est un fier morceau. Sa gaité lui revenait, après cette détente de la sieste; il risqua une grivoiserie a pro- ^_______i^_^____^_^^^^^^^^ 180 LE PELERINAGE pos des pèlerinages d'oü les femmes quelque- fois revenaient enceintes, sans que Ie Sei- gneur ni Ie mari eussent rien a y voir. Mais il n'osa pas 1'exprimer tout haut, par ména- gement pour Isabelle; et, distrait, absorbé dans la contemplation de .eette forme fémi- nine, Michotte s'oublia dans un quiproquo : — Un fier morceau, oui-da! Alors Ie bonhomme manqua s'érater, secoué d'un tel rire qu'il se tenait Ie bas- ventre a deux mains. Il appela Bellotte : — Tu ne sais pas, mcunière? L'cousin, pour sur qu'il a la berluc? J'lui conté une blague, et i' m' répond que t'es un fier morceau! — Permettez, fit Gélestin. — Ya pas d' permettez. G'est-i vrai qu' tu 1'as dit, voyons! Il 1'avait pris par une boutonnière de son habit et Ie traillait, la face collée a la sienne, en trépignant, sans pouvoir se remet- tre. Michotte avoua. — Eh bien, c'est vrai, je 1'ai dit et je Ie■■■■■■■■■■■■■■■i^l LE PÈLERINAGE 181 répète. La cousine ne men voudrapas pour cela. Elle parut flattée au contraire, eut 1'air d'accepter Ie compliment avec modestie ; mais Ladrière demeura convaincu qu'il avait jouéunbon tour a Gélestin en Ie fai- sant poser. Les fillettes, Bourdaille, la tête du cor- tège défilaient; une odeur de robes fraiche- ment lessivées s'était insinuée parmi les relents du bourgogne et du café dans la chambre ; et Ie meunier trainait toujours, obligeant Michotte a trinqucr d'un dernier verre de cognac. — Sans rancune, hein? Il fallut que Bel lotte Ie poussat dans Ie couloir; Pouillette, accourue sur la porte pour Ie spectacle du pèlerinage, lui jeta un chapeau en travers de 1'oreille, tres vite; et il perdit encore une minute a passer les boutons de son gilet. Enfin, ils descendirent a la ruc. D'abord Ie sentiment de la hiërarchie leur fit chercher une place dansles premiers 11 ■ 182 LE PÈLERINAGE rangs; mais un respect pour la noblesse qui s'y étalait les rctint ensuite ; et ils se pous- sèrent parmi les geus d'uue condition moins eohsidérablè. Justement Poret, tou- jours gaillard, était la, avec d'autres fer- miers ; il ne croyait pas non plus a 1'efficacité des dévotions a Notre-Dame de Lourdes; seulement Bourdaille l'avaii prié de ne pas manquer. Au fond. si ca ne faisait pas de bien, ca ne pouvait pas faire de mal. Ei par taquinerie, sansméchanceté, ildemamla a Ladrièrc si définitivement Ie baptême au- rait lieu. — Ca sera pour dans neüf mois ! riposta Ie meunier, en poussant Ie coude de Mi- cholte. Pas vrai, cousin ? — Dans neuf mois, oui. Leurs voix se perdirent dans Ie bour- donnement des cantiques. Ghaquc année. avant Ie pèlerinage, Ie curé et Maigret se partageaient Ie village : ils allaient de porte en porte. réchauH'ant Ie zèle pour la Vierge miraculeiisc ; mais de- puis les éleclions, celui-ci était moins LE PÈLEKINAGE 183 grand, L'esprit de froöde et d'irréligiosité ayanl ravage les campagnes. Et un instant ils avaienl redoute une abstentiohen masse des hommes, sürs seulement du cóté des emme». Alors Ie comte ramain avail pro, mis de défrayer les plus récalcitrants ; les vieillards dun hospice, a deux lieues de la, avaient en outre été amenéa par des equi- pages armories; et pres de deux cents personnes, gagnees a deniers comptants. s etaient encore ajoutées aux ouailles dociles sur lesquelles oomptait Ie pasteur. Quelque- fois, sur un signe de Bourdaille, Ie clerc sortait de l'alignement, enfilait dun coup d'ceil rapide Ie ruban de la foule, puis venait renseigner son maitre spirituel. — \ l Maintenant Ie chant se décbainait gene- ■■■mi.202 LE PELERINAGE ral, effroyablement discord; une menagerie de singes, de chacals, de chats sauvageg eüt semblé harmonique par comparaison; des ibis, la piété s'exaltant, une fureur baus- sait Ie diapason des voix, comme dans une mêlee. Bellotte, avec un aourire, se tourna tout a coup vers Gélestin. — Vous ne chantez pas, cousin? — Si fait! Ei amoureusement il lui souffla dans Ie cou les deux derniers vers tronqués : i La cousine est bien plus bel-Ie, « Plus doux BÖnt ses attraits. Elle s'était laissé dépasser par les femmes qui la suivaient; a présent il sentait s'ap- puyer a lui la rondeur charnue de ses épau- les; des rusesle travaillèrent pour la détacher du pèlerinage, fuir ensemble dans les bois. En mème temps, il imaginait des dróleries pour l'égayer : a deux ils se moquèrent du chapelet, long comme une aune de boudin, qu'un vieux paysan égrenait, abêti de foi et de misère. Finalement. s'aveiiturant a uneplaisanterie plus épaisse, il lui demanda si quelque symptome ne 1'avertissait pas encore d'un miracle prochaia; et elle ne détestait pas la hardiesse de son geste et de son regard. Des deux cotés de la chaussée, les ehanips de nouveau s'allongeaient, alternanl les ver- dures pales des froments avec les touffes sombres des plants de pommes de terre. I ne poussière, immobile comme un nu d'or, planait sur Ie banderolement de la pro- cession; eü lèle, la bannière de .Marie se balancait, pareille a un tres gros bleuet; et les robes blanches des lilleltes. soulevées par la brise, ensuite battaient 1'air comme des ailes de papillons. Une galopée de pou- lains apeurés les amusa de leurs gambades comiqucs, derrière un échalier oii ils patu- raient. D'aütres Ibis, des vacbes tendaient leurs vrsages placidés, avec de longs mugis- ements; et elle lui reparla de ses aumailles; préférant Ie séjour de la campagne aux villes. Mais il s'exclama : elle ne connaissait pas Paria, la merveille du monde ; les bouil-204 LE PÈLKH1NAGE lons Duval surtout 1'auraient entbousiasmée; et il 1'assura que pour deux francs on y di- nait tres trien, café compris, avec une pri- meur pour dessert. Pourquoi Ladrière ne la conduisait-ilpasvoirl'Expositionuiiivei'sellr.' Ün lapin vivant entrait dans un engrenage et al'autrebout sortait chapeau ou gibelotte, a volonté. Gette bourde qu'il avait lue dans un journal causa un salsissement aBellotte : elle n'y aurait pas cru sans son attestatien; et il lui réitéra la chose, trèfl serieus, en w- muant la tête de bas en haut. Alors elle lui confessa un désir : elle aurait voulu être garcon; ils auraient voyagé ensemble; maïs peut-être il 1'eüt trouvée trop béte, une vil- lageoise ! — Pas du tout. 11 n'y en a pas a la ville qui vous valent. — Merci pour Ie compliment! Elle se plaignit ensuite que Matburin ne la conduisit nulle part; ce mariage s'était fail contre son gré : rien ne lui manquait el elle n'était pas heureuse. — Je sais, Ie petil ILE PELERINAGE 20ö Elle fit signe que oui et les yeux errants, ajouta : — Puis eneore autre chosc ! Ces ehuehotements, coulés a 1'oreilb, les grisaient; une même langueur leur donnait le gout de s'asseoir 1'un prés de 1'autre dans un endroit solitaire; et l'accablèment lourd cm soleil s'ajoutant a Ia i'ennentation du vin dans leur sang, ils avaient les joties en feu, tous deux également. Le meunier cependant vantait a Poret les mérites du cousin ; d vingt et un ans, il gagnait déjè ses deux mille francs; plus tard il ferait les affaires a son compte ; et une fierté le dilatait, pour cette parenté avec un gaivon d'avenir. Mais Ie fermier caressait une spéculation: il s'était acheté récemment du bien, et, pour couvrir la dépense, espérait ceder a Mathu- rin six hectares de récoltes sur pied. Ladrière ayant vanté 1'état des céréales, il répondil : — Tout ca ne vaut pas nies champs. Faudrail \oir. Et il lui lit ses offres. Autour d'eux les vieilles gens étaient pris 12 HMHBMH^HHi^Hfcde lassitude; la lóngueur de la rïiarche usait les forces; successivement trois pensión- naires deshospices avaient été obligés de se reposer au bord de la route; et les autrcs trainaient, les jambes veules. A la queue, Fripiat, l'air contrit, saus rire, liurlait tou- jours des mots cyniques ; Moutarde, par riva- lité, imitait 1'aboiement du chien ; et Joseph Ie Grollé avait eu 1'idéé de se faire suivre par l'aveugle grattant son violon. Pendant les pauscs, entre deux strojphes, Ie grince- mcnt rèche de l'archet sur les cordes b en- tendait avec Ie meuglement horrible de la Tète Je mort e' les appel.- glapissants du boiteux; la convoitise d'un gain les avait aussi entrainés; et comme un crapaud mons- trueux, Ie cul-de-jatte, ala suite, bondissait, appuyé sur ses fers. De plus en plus ces agissements irrespec- tueux semèrent la déroule dans les esprits. Ceux qui tout a 1'heure avaient récriminé ne résistaientpas toujours a la contagiondu rire; des fdles, secouées par 1'hilarité, lais- saient aller leur urine sous elles; et Bour-LE PKI.F.niNAGE 207 daille, a la longue, fmissait par redouter comme Ie soufflé d'un vent mauvais sur tel te partie de sa procession, dont il percc- vait, mais vagnement, Ie lointain tumulte, D'ailleurs, chez la plupart, les ferments de la bière et du genièvre travaillaient; cetle chauil'e de soleil a plomb agitait la cuvée des estomaes ; en outre, comme pour donner raison a Ladrière, une luxure résultait du tassement des males et des femelles. Heurensement on entrait dans les boisdu comte. Une ombre glauque s'abattit des feuillages, verdissant les faces; la marche s'étouffa dans Ie sable mou d'une grande al- lee : et, le'a champs s'étant interrompus. Ia foule, recuite au brasier des chemins sans arbres. humait bruyamment la moiteur frai- che des taillis. Mais des industriels avaient attendu Ie cortège au passage; un homme portait sur 1'épaule un mat garni de pelils moulins en papier, dont les ailes tournaienl ; des femmes se levèrent qui offraient des verres de liqueur; el un marchand de coco, sa fontaine accrochée par des bretelles.208 l.i: PELERINAGE agitait un carillon de sonnettes perpétuclle- ment. — Attention! c'est Ie moment du mira- cle, fit Mïohotte s'obstinant dans cette gau- driole. Un sourire étrange détendit les lèvres de la Bellotte; sa gorge se soulevait puissante et reguliere; elle 1'enveloppa dans un grand regard tranquille : — Pourquoi pas"? Puis ce regard se perdit dans ladirection de Mathurin, jnesurant la distance qui les séparait. Une sueur perlait dans sa nuque : du doigt, elle détacha sa chemisette qui adlié- rait a la peau; et Célestin aspira son acre fumet debrnne, a travers 1'odeur salace des jeunes feuilles. Tout a coup les premiers rangs stationnèrcnt : c'était Ie noble sei- gneur et sa familie qui arrivaient au-devant des prêtres. Entre les têtes, dans Ie fond, la grotte se montra, tres haute, en pierres de roche ; une chapelle dans un enfonce- ment, était fermée par un grillage; et desLE PELERTNAGE 209 lumin'airés brülaienl a 1'intérieur en grand nombre, parmi des jonchées de fieurs coü- teuscs. Alors une pousséc de la foule faillil les séparer; on s'écrasaitpour êtrc plus pres du lieu bénit; maïs elle lui ceignit la taille a deux bras, avec force, 1'irritant des poin- tes fermes de ses seins. D'ailleurs 1'affole- raent grandissait: des galops battaient les fourrés, aux deux cótésdel'allée; unevieille femme fut piétinée sous leurs yeux; et dou- qement il cherchait a 1'entrainer vers Ie éi- lence. — Yiens. Elle Ie supplia; elle voulait avant tout in- tercéder auprès de la Vierge; et il vit qu'elle crovait a la vertu miraculeuse de Notre- Dame de Lourdes. A coups d'épaules ils se fraverent un cbemin a travers la bouscu- latlc. enfin arrivèrenl en vuc de la grolle; et tout d'une ibis 1'assistance ayant fléchi les jarrets, ils setiment 1'un prés de 1'autre, agenouillés. Puis Bourdaille et Maigret en- tonnérent un dernier ehant auqttel les en- fants de clioeur répondaient seuls : une 12. : . 1 11 ■ I210 LE PK1.KHINAGE grande paix s'était étabbe qui ne fut inter- rompue d'abord que par Ie tintement des sonnettes du marchand de coco; et inopi- nément des clameurs furieuses retentirent: c'était Ie Poirier qui, pour gagner ses dix mastoques, se troussait publiquement, les fesses tournees a la grotte. En une seconde, elle fut roulée: des ta- lons lui fracassèrent les machoires; les femmes surtout 1'auraient mise en mor- ceaux; et Fripiat, craignant une mécliante affaire, précipitamment détala avec ses gal- vaudeux, tous riant a gorge déployée. Ce- pendant une réellepiété s'était emparée des pèlerins ; chacun élevait ses adorations vers la patronne miséricordieuse ; des valétudi- naires lui demandaient Ie retour a la santé ; des mères 1'invoquaient pour leurs families ; et, au frémissement de sa bouche, Célestin s'apercut que Bedotte confondait sadévotion a toutes les autres. Dans sa niche, la sta- tuette ainsi vénérée se dressait, en stuc peinturluré d'or et d'azur, parmi Ie vacille- ment des cjeïges.mm LE PKLERIN'AGE 2dl Le cantique termini",Bourdaille élargit sa bénédiction par-dessus les IVonls; mais un subit aiguillon de sou cor diminua la ma- jesté du geste; et la sérénité de Maigret, rigide a ses cötés, l'inclina a l'idée de se chausser désormais de barquettes vastes comme les siennes. Toutefois il domina la douleur pour accomplir jusqu'au bout sa mission; on le vit escalader les bloes ro- cheux, gagner une pierre plus haute que les autres, se moucher lentement. Il patro- cina ensuite. G'était par une dévotion cons- tante que les personnes present es obtien- draient les bonnes graces de la Vierge ; la prière des lèvres n'était rien, si on ne met- tait ses actes d'accord avec la piété exté- rieure; il fallait biner la vigne a lasueur de sa chair, afin d'en récolter les fruits. Et Célestin, rappprtant cette parole a la fer- veur particulierequiavait animé sa parente, la poussa du coude comme pour 1'exhorter a la méditation. Bourdaille eüt parlé long- teraps sans 1'inattention manifeste des fidè- les; on trouva 1'bomélie fastidieuse après lalongueur de la cérémonie.; il dépêcha la pé- roraison cl descendit. Alois Mirhotte n'eut plus qu'une idéé: dépister Ladrière qui allait se mcttre a leur recherche. .Mais Poret ne Ie lachait pas. lui vantait constamment ses récoltes, et Ie meu- nier, sur Ie point de conclurc. était pris d'un scrupule, relativement au prix. Tous deux, nez a nez, élevaient la voix, discufant parmi les bourrades des rustres pressés de s'en aller. Maintenant, un besoin de secouer cette flemme dominicale poussait les hom- mes en héte vers les cabarets; sur la chaus- sée, les marchandes de liqueur 1'urent as- saillies; et 1'histoire du Poirier s'étant répan- due, une luxure s'allumait, qui traqua les filles par les sèntiers. Tout a coup les grou- pes refluèrent devant les prètres qui rega- gnaientl'égliseavecles enfants de chceur. la bannière, 1'escorte des robes blanches; une centaine de femmes marchaient derrière [e reste du pèlerinage s'étant dispersé ; et Bour- daille jeta un r<;gard sévère sur la campagne, toutenoiredeladébandadedesesparoissiens.LE PELERINAGE 213 — M'est avis que la meunière a tiré par ei avec Ie cousin, dit Floupet a Pouillette en lui montrant de 1'ceil une robe de soie noire que Ie soleil moirait d'un luisant, au bras d'une redingote brun-marron. Sürement, e'est qu'i z'ont des choses a s'dire. Ben, Pouillette. si on tirait par la, nous deusse? Aux Paques dernières, une promesse de mariage avait été éohangée entre eux, 1'un et 1'autre s'étant connus au moulin, oü eet enfariné de Floupet, goffe et uiquedouillé, mais hennête garcon, moulait Ie grain de- puis dix ans. Et comme ils passaient prés du meunier. a l'orée du bois, ils entendirent Poret «[ui disait: — Ben, voyons, la, ca tient-il? — Tope! répondit Ladrière, en abattant la main dans la paume du fermier. Le marclié conelu, il pensa a sa femme. Qu'est-ce qu'elle pouvait ètre devenue avec Michotte? Derrière eux, 1'allée s'allongeait vide, sans plus personne. Ils attendirent encore un ins- tant, puis Mathurin se frappa le front, éclairé :LE PÈLEUÏNAU: — Biesse que j'suis ! I'seront retournés au moulin. Mais deux heures plus tard, ni Bellotte ni Gélestin n'étaienl rentrés. Peut-êtreils s'étaienl attardée en visites; la meunière avait dans Ie village une paren- tèle oei il semblait possible qu'elle eül con- duit Ie cousin. Et il ne déplaisail pas a La- drière qu'elle tirat vanité d'un gareon si estimable. ïoutefois, leur absence s'éternisant, une mélancolie Ie prit devant un bourgogne tres vieux qu'il avait monté de la cave pour Ie déguster ensemble. Un cri partit de la porte; Pouillette venait de les apercevoir au bout de la chaussée, cheminanl a 1'aise; même la meunière, en cheveux, balancail son chapeau par les brides; et pres d'elle, Michotte s'éventait avec son mouchoir, nonchalants et las tous deux. Alors. planté sur Ie seuil. il les incita a se dépêeher, les bras tournoyants, comme des ailes de moulin.l.i: PÈLERINAGE 21! Sa gaité lui revenait ; ce pèlerinage du- quel Bellote attendait une grossesse, sur- tout 1'agaillardissait; on allait en dire de salées. Et tout de suite, quand la porte fut refermée, goguenard, avec un rire énorme, il se posta devanl eux. Du coup, ca y était, hein? Mais Célestin ne comprenant pas, il lui secoua Ie bras. — Ben, oui, sot que t'es la ! Ie Miracle ! A quelques mois de la, Ie ventn^ de Bel- lotte gonfla; enfin elle accoucha d'un gar- con. Mathurin ne vit pas d'émpêchement a Ie baptiser du nom de Célestin et Michotte futparrain. Les bonnes femmes attribuerent cette gésine ihespérée a une protection spé- ciale de Notre-Dame de Lourdes. Et Ladrière ne se moqua plus des pèle-'■-:-.. t WÊmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm ■III^MBi^BBMHMHBBBMHBHBBBMBMBMP^MMBHBHBBBi LE SUAIRE D'AMOUR 19 I **ÏÜ I "'''NWSjurn ■MffBMM LE SUAIKE D'AMOUR Le père Roland mariait sa fille Angeline, une demoiselle de dix-sepl ans, gentille, toute rosé et blanclie, un peu pale encore de ses cinq années de pension chez lés so3nra de Notre-Dame, Holand, qu'un veuvage premature avait enelin a un revif d'insou- ciance garconnière, d'abord avait espéré la donner a un monsieur de la ville. Mais des spéculations malheureuses par la suite l'avaienl irndu accoramodant a la demande du i'ennier .Maugranbroux, un quinquagé- naire solidëment établi en son bien a trois lieues de pays. Ge .Maugranbroux était un rudecompère, 220 LE SUAIRE D'AMOUR la face tannée par Ie soleil, une échine de vieux bceuf et 1'ame d'un dur-a-cuire. Céli- bataire invétéré, il semblait prédestiné a crever en son lit, sans postérité, du mal du vieil homme. Mais une cochonnerie d'une nièce, qui toujours lui avait tenu son mé- nage et brusquement s'était amourachée d'un particulier, avec lequel elle était allee vivre au lom, 1'avait verse en une tellc colère, qu'incontinent il jura de la déshé- riter. Et, a travers un marchandage de bêtes, ayant avisé chez Ie père Roland cette grasse fillette auxyeuxde lin, il 1'avait, a quelques jours de la, quémandée, la tète froide, tout a son idéé de faire dévier sa chevance. En buvanl bouteille chez Ie no- tair e, Roland, ensuite, avait exagéré Ie prix des cinq années de pension, les talents de la fifille, les cxemplaires vertus inoculées par les bonnes sceurs en leur méritantc élève : — cinq médailles de sagesse et une si étour- dissante innocence qu'ellc persistaitacroirc que les enfants levaient dans les choux. — Faut étre de bon compte, Maugran-LE SÜAIRE D'AMOUR 221 broux. Quand on achète une jument, on met dans Ie prix 1'argent qu'elle a coüté a élever, pas vrai? G'est tódis la mème chose pour une fille. Maugranbroux, pratique, avait stipulé une somme. Donc, après la signature a la mairie et la bénédiction au moutier, — toute la ferme en 1'air, les tables aböutées a travers les deux pièces du rez-de-chaussée, sous les nappes de grosse toile — on fêtait chez Roland les épousailles. D'un peu partout il était venu, en carriole, des parents et des amis, tous endimanchés, — les femmes en chapeaux fleuris et en robes de soie, les hommes en jaquettes de drap reluisant, de gros nceuds de cravate sous les pointes du col. Un Ro- land, qui avait un grade dans les Eaux et forèts, avait amené sa conjointe et ses trois Blies. Les Mortier, des cousins par alliance, trois vieux garcons, maigres comme des clous, tres riches, seuls portaient des blouses par-dessus de courtes vestes dont les bords dépassaient. Et un Dujacquier —LE Sl'AIRE D'AMOUR un ami d'enfance d'Angeïïne, Ie fils d une sceur du père Roland — ficelé dans une re- dingote qui lui dessinait joliment la taille, s'était mis a la boutonnière une rosé, pom- mée et druc comme un cabu. Ce Dujacquier — Léon — était un ami d'enfance d'Angeline. Ensemble, a la ferme, ils avaient gaulé les grenouilles, chablé les noix, saccagé 1'espalier, mené paitre les chèvres et les vaches. Au temps de vacances, la maman régulièrement leur expédiait, avcc ses vieilles nippos nouées dans un quaire- noeuds, Ie garconnet, d'une pousse anémiée et débile. Même en des jours d'épanche- ment, — les jours 011 Roland encaissait Je fructueuses recettes, — les parcnts avaient convenu de les maner. Mais un matin, dans une baie, on les avait surpris polissonnant, Léon, braies basses, tres attentif a la pu- bescence de sa cousine. — Ah! gringalet, s'était écrié Ie père Roland, parait [ Il 229 vanlaient leur force ou amorcaient des Irufics. Uu bouchon de soufreux champagne sauta. Il y eut des cris ; Ie forestier, piété sur ses ergots, célébra 1'honneur du mari, la can- di'ur de l'épouse. Et, tout a coup, Ie vieux Roland, la parole en bouillie, fut pris d'un retour de paternelle ferveur : — Kends-la heureuse, au moins, car moi, j'y prrds Ie meilleur coeur ed'fillc qu'ait ja- mais battu Maugranbroux alora, reconquis a son sang-froid d'liomme d'affaires et supputant la somme baillée pour 1'acquit de la petite, eut un haut-le-corps, regimba: — T'y perds! M'est avis, au contraire, que tu fais la un fier marché ! Mais Roland protestait: — J'te dis que tu 1'as pour rien ! Si m'a- vait fallu tant seulement compter tout ce qu'alle m'a coüté de soins et de peines a en faire une demoiselle, c'serail des cent et des cent que t'aurais a me débourser. Angeline sentit dans sa nuque Ie cha-230 LE SUA1UE D'AMOUR touillement d'une haleine qui lui coulait avec douceur : — Ma coüsine, je bois a votre bonheur. Elle se leva tres vite, comme effarée de Ie savoir si prés, et, choquant son verre contrc celui qu'il lui tendait, sans Ie regar- der, elle lui répond it: — Ah ! merci, mon cousin ! Une partie de la nocc s'était levée, ballait a travers les cours, Ie long de 1'étable et de 1'écurie, en pipant et fumant des feuilles de chou , les prunelles rondinant dans 1'apo- plectique vermillon qui marbrait les faces. Et ils demeurèrent un instant seuls, les na- rines remuécs, regardant la nappe, sans rien trouver a se dire. Mais Maugranbroux, de la porte 011 il avait suivi Ie pére Roland, s'écriait : — Viens donc par ici, ma femme, qué j'réluque unbrin ton poil au grand jour du soleil. Léon cnsuite les vit qui, bras dessus bras dessous — Ie grand paysan osseux et 1'en- fantile bachelette, — viraicnt parmi lesmm I.E SUAIRE D'AMOÜH 231 groupes, lui raidc et dur, les pommettes inaltérées dans son long visage de pierre, debout comme un chène sous la cuite de soleil qui chez les autres mürissait 1'ivresse. D'une irréfléchie et jalouse colère, alors il arraclia la rosé de sa boutonnière et la piétina. Mais tout a coup Maugranbroux fut rac- croché par un torvc et louche pitaud — tenancier d'une petite borde voisine — le- quel, mine oblique, lui insinuait la cession dun lopin qu'autrefois avait guigné Ie riche fermier. Un incendie, l'incurie aussi 1'ayant induit en mal d'argent, il arrivait tenter 1'affaire, en s'excusant de si mal tombcr. — La faim fait sortir Ie loup du bois, pensa .Maugranbroux. Et tout de suite regagné a la passion de la terre, sa ruse s'incita a la perpétration d'un bon coup. — Eb ! la fermière, dit-il a Angeline, va- t'en donc voir la-bas si j'y suis. Les affaires sont les affaires, pas vrai! Lc plaisir yient après. 232 LE SUAIRE D'AMOUR Plantés 1'un devanl 1'uutre, ils avaient gagné un coin 011, nez a nez, ils se par- laient. Les convives, a présent, refluaient vers les tables OÜ, dans des bols de faïence enluminés de floraisons crues, les servantes venaient de verser Ie café. Le père Roland, ensuite, tira du bahut les liqueurs. La fer- mentation du vin, aotivée par l'air des cours, encore s'accéléra aux chaleurs de 1'alcool. Et un brouhaba, avec la fumée plus dense des cigares, s'échappait i\r* fenêtres, trainant jusqu'a Maugranbroux, qui foujours s'atermoyail en ses marchan- dages, Léon, de sa place, appuyait (\f> regards lourds sur la petite mariée, toutc seule, avec la place du vieux mari vide auprès d'elle. — 011 diable reste donc mon gendre ? s'exclama au bout d'une heure le vieux Roland. Des voix sur le seuil appelèrent : — Maugranbroux ! Mais ils avaient quilté la ferme, tous les deux. La vachère affirma les avoir vus re-mmt ■^■H LE SUAIHK D'AMOUB 233 monter Ie chemin du cóté de 1'église. Et quelqu'un s'étant avance en dehors de la cour. au loin regardait, les mains en abat- jour sur les yeux. Deux silhouettes, dans la distance, gesticulaicnt, découpées sur les roses flamhées du couchant. A la fin, il arriva un gamin que Maugranbroux dépè- chait a Roland. — G'est 1'grand \ i qui m'envoie, nasilla- t—il. I m'a dit com' ca d'vó dire qu'il était allé avec l'homme voir la terre a trois pétées de fusil, mais que s'madame n'avait qu'a prendre les devants dans leur carriole, qu'y aurail l)en du monde pour 1'acconduire et que tant qu'a lui, i reviendrait tout droit t'a 1'lieure a s'maison, avec la carriole d'a m'sieu Holand. Roland tapa ses paumes 1'une dans 1'autre avec la lippe admirative d'un matois pour un plus matois que lui. — G'est un fier gaillard, ton mari, dit-il a Angeline. Avec lui, y a pas d' danger que tu meures ed'faim, i n'attache pas ses chiens avec des saucisses.Le soir tombe, il fit atteler la bipouchette avec laquelle Maugranbroux était venu. Et tandis que, dans les crépusculaires pénom- bres, le petit ardennais quoaillait en rapant le pavé de la pince, une scène d'atten- drissement jeta la fillé aux bras de son pi're : — Ali! papa ! papa ! adieu, papa ! san- glotait-elle. Roland se raidissait: — Non! non! (Test qu'un petit moment a passer! Quand tu seras dans ta ferme, t'y penseras seulement plus ! Mals un ennui le travaillait. Déja les Mortier avaient quitte la ferme; le fores- tier el sa tribu achevaient de s'empiler dans la. tapissière qu'un de leurs voisins leur avait prêtée ; el parmi ceux qui restaient, la plupart, bietlis par la boisson, s'écachaient en travers des tables. Alors il s*adressa a Loon : — Voyons, clampiu ! T'es mon neveu. Ben. y m' semble que c'serait a toi plus qü'a un autre a faire la polilesse a ta cou-LE SUAIRE U'AMOUR 23S sine ed' 1'accompagner jusqu'a sa ferme. Tu coucheras ohez eusse, et 1'matin, comme ca, tu t'en iras sans les déranger. Et d'un gros rire il ajouta : — Faut pas déranger les amoureus, pas vrai ! Le jeune Dujacquier acqüiesca. II se bissa sur le siège, prit les eênes, et Koland lui- méme assit a cóté de lui Angeline qui ne pleurait plus el gaiment, en lui lapotanl les abajoues, lui recommandait de lui faire en- voyer, dès le lendemain, trois lapins fami- lii'i's auxquels son cceur s'était voué. — Sois tranquille, ricanait le gros homme. T'en auras bien d'autres asoignerplus lard. Mals to d'même j'ferai la commission. Et de loin, — les caülasses du chemin déja grincantes au giroiement des roués, — ils 1'entendirent qui leur criait encore : — Tout droit le pavé... Puis vous passe- rez le huis... Ensuite vous longerez les étangs... V a pas a s'tromper. D'abord ils traversèrent le village,puis les petites lumières aux vitres décrurent 236 l.i; SITAIRE 1> AMOUR derrière eux; ei des deux cótés de la route, des 1)1 i's. des cultures, des friclies s'allon- geaieut. Ensuite une raasse noire erénela au-dessus de la route les paleurs vespérales. Et avant a demi tourné leurs visages 1'un vers l'autre, ils ne voyaient plus dans la nuit du bois que deux taches pales que les cahots faisaient osciller. Subitement il éclata : — Ma eousine ! Ma pauvre cóusine ! Des sanglots déchiraient sa gorge il lui avait passé les bras autour de la taille. Cette douleura la fin lui mollissant Ie cceur, elle-même eul une peine sourde qui tres vite levait ses jeunes seins coup sur coup. A travers ses larmes elle lui disait : — Qui aurait dit, hein?quë"Je pleurerais Ie jour de mes noces. Pauvre Angeline! Ah oui! Mon père voulait : je n'étais qu'une petite fille. Sait-on cequel'on fait quand on dit oui a un homme qui vous marie... D'a- bord, moi, j'ai pas mème dit oui... Mon père un jour est entre, il m'a dit : « G'est Ie 1'ermier Maugranbroux qui est en bas : il te■■b _^.„ ^^HH^HHHHI i.i: S'UAIRE DAMOUR 237 demande en manage; tu Ie connais pas ! Ca ne fait rien, tu lc connaitras plus bard. Une belle ferme et des écus! » Alors on m'a acheté des robes, j'étais bien contente... Et puis, quand je t'ai revu, j'ai pensé a part moi que j'aurais bien plus de contentement a ètre la femme que cellc de ce vilain homme. Les sanglots de Léon alors éclatèrent plus convulsifs. — Ab ! oui, ma femme! On reste comme ga des années sans se voir; mais quand on se retrouve, c'est comme si on a'avait ja- mais cessé d*ètre ensemble. Et alors il est trop tard, ah oui, trop tard! Elle voulut Ie consoler. — Ecoute, cc n'est pas une raison pour ne plus se revoir a I'avenir... Tu viendras a la ferme... On restera de vieux amis. .Mais il hochail la tête : — Non, ce n'est pas la mème chose. Il y aura toujours entre nous eet homme, vnis-tu ! Ensuite, ils se reparlèrenl de leur petite238 LE SUAIRE fr'AMGUR enfance, de leurs jeux, de leurs galppées a travers les cours et les greniers. Ine fois, en courant apres un papillon, elle était tombée dans Ie purot; il avait aussitot sauté dans les bourbes pour 1'en retirer; toute 1'après-midi cnsuitc ils étaient restés a se sécher dans 1'herbe du pré. Personne n'a- vail i'icn su. Bientot les taillis s'éclaircirent; unomolle et stellaire lumière ajoura les frondaisons ; et la route tournant, ils apercurent entre les arbres, au bas de la cóte, une large étendue d'eau qui s'argentait au clair de lune. — Déjè les ('langs! soupira-t-il. Et il lui offrit de quitter Ia route et de suivre la berge a pied; Ie cbeval les sui- vrait. Ses légères bottines emperlées aux berbes, troussant a demi sur son jupon blanc sa belle robe d'épousée, elle marcliait a ses cotés, pesant un peu sur son bras. — Tiens, dit-il, au bout de quelques pas, asseyons-nous un peu la, au bord de l'eau. Ensuite je fouetterai Ie bidet el ce sera toul, tu seras chez ton mari.LE StJAIRE D'AMODB 230 Deyant eux, par dele les cannaies, dans. fa clarté trèa douce, Ie grand étang chan- tait la complainte des nuits nuptiales. Une musique lente, et qui parfois s'enflait, comme un désir ou une plainte, montait du ventre des grenouilles, mêlee a 1'aigre et grincant cailletis des fauvettes des roseaux. Et un petit vent, comme une cbatouille. humidement leur passait sur la peau, sous 1'ombre cheveluc d'un saule au pied duquel ils s'étaienl assis. Alors. dans cette joie grave dn paysage et des nocturnes bestioles, elle sentil soudain son petit coeur de vierge lui monter anx levres : __ Ah ! mon cousin, si tu savais comme j'ai peur... Qu'est-ce qui va m'amver?.~ Si ce vieil homme allait m'embrasscr ! 11 eüt voulu la consoler a son tour, maïs un grand tremblement 1'avait pris, et tout a coup, il la serra passionnément dans ses bras, repris a ses larmes et criant : — Ah ! je suis bien plus malbeureux que loi, va! Un bruit de roues mordanl les cailloux deI 240 LE SUAIRE D'AMOUR la route derrière eux leur fit dresser l'o- reille. — Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, si c'était déja Ie fermier! Le roulement a présent s'accélérait. Dans une rumeur de rires et de cris, ils distin- guèrentla voix de Maugranbroux. Et debout 1'un contre 1'autre, secoués d'une grosse peur, ils ne savaient è quel parti se ré- soudre. — Retournons chez papa, dit-elle tout bas. Mais il hochait la tête. Non, il valait mieux les laisser passer. D'ailleurs, quel mal avaient-ils fait? On imaginerait un pré- texte pour expliquer leur arrivée tardivc a la ferme. Quand, au bout d'une heure, le petit chc- val, fumant de sueur, enfda enfin la bernc des douves, ils trouvèrent Maugranbroux errant, furieux, a travers les cours. — Ah ! c'est toi, ma femme ! eria-t-il des qu'il les vit. Vla pas mal ed'tempa qué j'suis la a m'rouiller a t'attendre pendant I Hl ILE SUAIRE D'AMOUR 241 que tu t'en fais conter par ce blanc-bec. Hardi! houp ! viens-t'en ici que j' te regarde sous 1' nez. Nom de Dios ! faudrait pas qu'on m'ait gaté la marchandise ! Lc joli Düjacqüier, descendu Ie premier, tendait la main a la cousine; mais Ie fer- nrier 1'écarta d'une bourrade, puis arra- cbant Angelinc du siège et 1'emportant en ses bras, —toute palpitante sur ce dur coeur de vieillard, — il franchit Ie seuil, s'en- gouffra dans Ie vestibule, gravit 1'escalier. D'en bas, Dujacquier, entre plus mort que vil' dans la pièce commune, oü lesgens de la noce, ramenós par Maugranbroux, achevaient de se soüler abominablement, entendit un grand cri et d'autres cris, plus 1'aibles a mesure. — Pour sur, il 1'égorge, s'éplora-t-il. L'oreille tendue par-dessus les pesantes hilarités des buveurs, — un mortel silence en la vide maison oü venait d'expirer la suppliante clameur, a présent 1'oppres- sait. Mais soudain, a 1'étage, une porte battit et sous un pas pressé, lourd, trébu-1 ■ LE SUAIRE D'AMOUR chant, les degrés gémirent. Devant la pau- que et imbriaque tablée, dressé de toute sa taille, les joues crevées dun large rire muet, Maugranbroux apparut, trainant après soi la paleur dun drap qui, sur ses talons, balayait Ie carreau. Alors, terrible, un pen- set- s'empara du pctit cousin; elle était mortc, roulée sans doute en ce linceul! Et il ferma les yeux, pour ne pas voir la meur- trissure de la tendre chair rosé. Parmi les broes, sur la nappe vernissée, Ie ténébreux paysan, d'abord sans une pa- role, éploya 1'antique toile héritée des an- cètres et toujours dévolue a leurs rurales épousailles. Et comme tous, 1'ceil clignotant sous de flasques paupières, Ie regardaient sans comprendre, il promena son calleux index sur la trame bise; — et son rire sour- nois encore élargi : — J' croyais d'abord être volé. Mais, par ma foi, y a pas a dire, j'en ai pour mon argent. Tatez et reniflez : c'est ben du sang de pucelle ou j'ai la berlue. Ah! mais! Vive et moite, en travers du drap, s'étoi-LE SUAIRE D'AMOUR 243 lait la rouge fleurde? virginités. Tandis que, göuailleurs, les patauds au fumet impudique se délectaient la narine, — Dujacquier — oh! Ie sacrilège rapt et pour lui quel dou- loir! — se sentait monter aux yeux d'acres larmes jalouses, devant eet autre suaire oü du flanc de 1'épouse avait coulé la vie. — Ah! pensait-il, morte pour morte ! Elle est bien morte, ma pauvre cousine ! UN MARCHË 14.ÜN MARCIIE — G' sacré chameau-la, v'la qu'alle est bonne a taureler; et, poui' sur, si alle trouvait seulementun honimea sa mesure, alle s' ferait faire un éfant par l'nez, — ho- gnait Ie paysan Heurtebise en traquant par les purins sa fdle Ursmarine. Elle étaif la demière d'une djzaiuede gars et de bachelettes que, pour alimenter 1'in- dustrie de la mère, il avait scrupulcusement engendres en des copulations lucratives et opiniatres. La Nou — ainsi appelait-on en- core la vieille Lalie — pendant prés devingt ans, telle une copieuse et intarissable lai-I 'AS l.N MARCHÉ tière! avait loué ses mamelles a des posté- rités rebutées de leurS génitrices et qui, racolées par l'entremise des agencfes, étaient venufes drs villes et des banlieues sucer d ses infatigables trayons la liqueur essen- tielle. Tant que sa race avait germé, on 1'avait connue trölani en son courtil ou va- guant par les sentes avec Ie doublé f'aix — en son giron bouleux — d'unc paire de nourrissons lui tétant goulüment les bou- teillee cl qu'elle abreuvait du richefluxde sa vie, comme si tous deux lui fussent issus bessons du flane. A re métier, loin de mai- grir, elle avail gagné 1'embonpoinl maladif des mères trop fécondes. G'étaiU présent— cette Nou —sur ses piliers eerclés d(> bour- relets de graisse oü les bas glissaient sans pouvoir se fixer, une adipeuse el blette fe- melle dont Ie torse, sans trêve malaxé par les potes menottes des générations, ballait en des amas de chairs el de peaux, sous la flasque rëtombée des gibjiasses effroyable- meul ravagées. Etdevenue molleautravail, après tant de gésines et d'allaitements qui IN MAItCHÉ 249 l'avaient accoutumée è une vie ruminanteèl passive, elle trainait par la maison, dure non moins que Ie père a cel ie Ursmarine qui leur restait de la couvéé petit a petit dis- persée en des hymens ou des métiers, au loin. — Siircment alle est pas d' not' sang, c'te grande bique-la, rognonnait Ie vieux dur-a-cuire, quand tout monté de col ére contre sa veuleriede grosse fille gnau-gnan, il 1'avait talocbée a pleines paumes ou bourrée dans les omoplates. C'est cor' plus vache qu'eun' portee ed' gens d'la ville. Faut croire qu' tu t' seras abusée en la nour- rissant celle-la, et t-y bien Ie fermier des Brau qué v'la. dil-il en s'interrompaat de brasser ses ■ mmmm — anwmaBBHi^p UN MARCHÉ 253 puantes urines. Mais j'vois ben, j'fais pas erreur, c'est ben lui. Si c'est qu'y g'n'y a queuque chose a vot' sarvice, entrez. Y a la not' femme qui vous tiendra compagnie pendant que j'vas me tirer de la. — Benoui, la, jepassais; on est d's'amis, pas vrai? Et je m'suis dit comme ca, faut voir un petit peu ce qu'y retourne du cama- rade et de sa femme. Macquoi, ainsi parlant, se dandinait sur ses jambes ragotes, les mains dans les pochesde sa veste, sous sa blaude retrous- sée par devant, — et du genou repoussait Ie nerf de boeuf dont la lanière s'enroulait è 1 un de ses poignets. Ils échangèrent encore quelques politesses, et, tout a coup,a petits pas de flanerie, Ie penard se dirigea vers les huttes oü, de leur groin camus soule- vant Ie dessous des portes, hognonnaient les gorets. — Ouais, pensa Heurtebise, viendrait-il pour faire marché? Mais Ie fermier, —un des gros mar- chands de porcs du pays - après avoir, par 15I 254 ÜN MA II CU E les seuils qu'il ouvrait a mesure, supputé les viandes et les couennes, a présent de toute sa force contrebutait d'une pesée de ses reins la clöture a laquelle une puissante laie donnait 1'assaut. — J'ïegardais ce que t'as la d'jambons, fit-il ensuite en lachant une bordée do gros rires. — C'est-y qu'y sont a ton gout, inter- rogea Heurtebise, qui, enfin sorti du pui- sard, ses culottcs de pilou de haut en bas empouacrées d'éclaboussures, torcbait ses mains a un tapon de paille. — Du gout! j'dirais pas non, si alles étaient plus grasses etvenantes, tes bêtes ! Mais vrai, la, t'as pas la d'quoi faire mon affaire. Heurtebise liaussa les épaules, tirejuta une noire salive de chique, et, se baissant. du même bouchon de chaume qui lui avait servi a se déterger les paumes, se mit a frot- ter ses sabots. — J' suis point pressé dit-il, j'aile temps. Entre boire une chopeto d' même.- Le fermier d'abord remercia, mais, Heur- tebise insistant, ilfinit par le suivre; ettous deux, maintenant, deboutl'un devantl'autre, les bras croisés, causaient amicalement récol- tes et regains, évitant de faire allusion aux porcs. Rencognée dans 1'atre, 1'énorme Nou, toute suante de Ia chaleur de 1'après-midi, les fanons a Fair, pelait mollement des pommes de terre, une seille entre les ge- noux. — Hé, Ursmarine, hucha-t-elle sans bouger de sa place, va m'querre une potée d'eau. On entendit hier la poulie du puits et au bout d'un instant, trainant ses patins, la gagui pénétra dans la chambre. Aussitót Macquoi s'extasia : — G'cst ta fille ? Matin ! Un rude mor- ceau ! J'te fais compliment. — Peuh ! fit Heurtebise, alle va sur ses dix-neuf. — J'lui en aurais donné d'ja vingt, tant elle est faconnée. Ursmarine, a 1'ordinaire, écarquait sonI 256 UN MARCHÉ rire benêt, en tortillant Ie bas de son ta- blier entre ses doigts gourds. Mais brus- quement la mère gronda : — Quoi qu t'as a rester la, comme eun' perche a z'haricots ? Faignante ! c'est-y qu'ca t'pèle les mains ed' travailler ? Macquoi alors protesta. — Mais non ! mais non ! laissez donc, mère Heurtebise. Ces grandes filles, ca aime jaser un brin. Pas vrai, la fille? Ah ! moi, la, j'suis toujours comme a vingt ans. Y a pas d'plus tendre qué moi ! Il clignait de 1'oeil et cognait Heurtebise du coude. — Pour sur, alle a du bon, déclara Ie matois, se laissant aller par habitude a van- ter son bien. Y a pas comme ellc pou' 1' tra- vail. Un vrai cheval ! Et toujours contente, douce comme du sucre, pas plus de vice que sur la main. Allez, j' vo' 1' dis. La Nou avait leve la tête et regardait son homme, prête a Ie démentir. Mais un re- gard qu'il lui coula obliquement la rendit prudente, et il continua a claironner ses■■■■^M .<->:■■,..' ■■■■m Ü1S MAHCHÉ 257 mérites, ne tarissait pas sur son honnêteté et sa vaillance. — Hé ! hé ! dit a la fin Macquoi, si queuque jour elle avait envie de s'placer, on pourrait voir a s'entendre. Y a jamais trop d'bras, cheu nous. Et sans m'flatter, j'regarde point a la nourriture, vous savez. Mais v'la assez d'temps qu'on est la a jaser. Hein ! camarade! si on allait revoircor' une fois les cochons ? Au bout d'une heure seulement, il se dé- cida pour la laie. Heurtebise en demandait cinquante pièces ; il en offrait quarante seu- lement; et après un long abouchement, ils acceptèrent de partager la différence. Mais Macquoi mettait une condition : c'est qu'on lui amènerait la béte a la ferme. — Ta fille 1'acconduira. On lui donnera un chapelet bénit et, avec, une poignée de mastoques pou' s'acheter du ruban. Et si l'coeurluien dit ed'travailler cheu nous, ben ! alle reviendra faire son paquet... J'suis un homme, pas vrai? J' peux pas mieux dire. A Ie voir bigler par-dessus ses vermil- I I238 l'.N MAROHE lonnes abajoues du cöté de la grasse pucelle — la lippe lustrale et en la prunelle un ar- dillon, — une ruse s'alluma en Heurte- bise. — G'est donc qu' t' en as envieetque tu l'aimerais comme servante a ta ferme ? dit- il. Moi, j'dis pas non, mais faudrait voir d'abord quelle sommequ't'en bouterais. — Oh ! répondit Macquoi, pou'd'bons gages, c'seraient d'bons gages. ,l'lui donne- rais dix francs, la ! Ca t'va-t-il ? — Rien qu' deux pièces ? Ah ! ben non, qu' tu l'auras point a ce prix. Alle no vaut 1'double, qué j' te dis. — Comme t'y vas ! Ben ! fais la venir, qué j' lui revoie un peu Ie museau. On n'achète point chat en sac. Heurtebise hela : — Ursmarine ! Et quand elle fut la, Ie robin se mit a lui chatouiller Ie menton, la pinca sous les ais- selles, fmalement lui tapota la joue en riso- tant : — Alle est grasse, par ma foi, grasse et ■HHHHBiM UN MARGHE 2Ö9 de bonne chair, y a pas a dire... Ben, sans marchander, et parce qu'on s'connait, j' lui donnerai quinze francs de son mois. Quinze francs, t'entends ben, ma fille ! — Quinze francs ! calculait Heurtebise. Ca va, mais t'enauras ben soin, hein ? Une si bonne fille ! Et qu'a pas sa pareille pour Thonneur. ! La Nou fut requise, et ensemble on con- vint qu'Ursmarine partirait lc lendemain avec la laie pour les Brau oü, sans autre délai, elle commencerait son service. Elle, la rouge garcette, quiètc et docile, comme la taure qu'on mène oeuvrcr, avait sans une parole assistó au debat. Mais, comme Ie prix de la laie pièce a pièce compté sur la table, Macquoi, content de son doublé marché. s'apprêtait a les quit- ter, tout a coup les yeux de Heurtebise se rencontrèrent avec ceux de sa femme; et une commune pensee leur vint, qu'ils com- prirent sans s'être rien dit. — Dis donc, farmier, pendant que t'es la...I 260 U.N MAHCHÉ Il se gratta Ie sinciput, trouvant quelque embarras a formuler son idéé. — J' voulaiste dire, rapport a la petite... La, si t'prenait 1'envie, — comprends bien, — de la garder... On ne sait pas, hein ? ce qui peut arrivcr... Oh ! c'est pas qu'alle nous gêne, Dieu merci, non ! Mais enfin, v'la... Les filles, c'est les filles, comme les génisses c'est les génisses... On sait bien qu'c'est fait pour aller a 1'homme... Ben, si c'était ton idéé, en nous baillant vingt pièces, la, tout d'un coup, c'serait mar- ché conclu... On n'aurait pu rien a y voir... Et, nom de Dio, c'est pas pour van- ter not' marchandise, mais elle est batie en os et enviande. Hé, Ursmarine ! viens donc qu'on t' montre a ton bon maitre. Brutalement il lui fit sauter Ie gorgerin, dépouilla sa jeune épaule ronde et du plat de la main lui claquant sa chair rougeaude et drue : — Tate un peu pou' voir! Oh ! ca ne coüte rien ! ricanait-il. Macquoi, d'abord mis en défiance par lesUN MARCHÉ 261 ae louches et obséquieuses allures de Heurte- bise, a présent sentait fourmiller en lui son vice foncier. — Ah ! ben ! ah ! ben ! disait-il en souf- flant des narines et rondinant son petit ceil porcellaire sous ses pileux sourcils chin- chilla.... (De la bise toile marinée aux sueurs de la peau, soudain, comme par hasard, jaillit, sous les doigts impurs du père, Ie rosé pi- tan des seins. Alors il ne se posséda plus.) ... — Ah ! ben ! ah ! ben ! d'autant que c'est comme ca, j' donne les dix pièces, na! Mais tu me feras un papier comme quoé, si c'est qu'alle véle, ta fille, j'la garde, mais c'est toé qui nourriras 1' veau. Les affaires sont les affaires. — Allons cor' vider une chope, fit Heur- tebise, hilare. ■ TABLE La Genese................. -( La Glèbe.................. ->:> Les Concubins................ 69 Les Pidoux et les Colasse........... 11;; Le Pèlerinage................ 161 Le Suaire d'amour.............. 217 Un Marché................. 245 EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSEY 1 28 69 tl 5 161 217 24S Mr