/oL^A.' - cf. hJA « ---- QUANP J'ÉTAIS HOMME : 1 -: Romans de Camille Lemonnier Un Mâle. Adam et Eve. Le Mort. Le Bon Amour. Thérèse Monique. Au cœur frais de la Forêt. L'Hystérique. Le Vent Mans les moulins. Happe-Chair. Le Sang et les Roses. Madame Lupar. Les deux Consciences. Le Possédé. Comme Va le Ruisseau. La Fin des Bourgoeis. Le petit homme de Dieu. Claudine Lamour. Le Droit au Bonheur. L'Arche. L'Amant Passionné. L'Ile Vierge. Tante Amy. L'homme en Amour. /- L'Hallalli. Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires numérotés sur papier vergé de Hollande. V-rf Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays *-* CAMILLE LEMONNIER QUAND J'ÉTAIS = HOMME = CAHIERS D'UNE FEMME Etre libre ! se créer librement sa vie ! 11 n'y a pas d'autre moralité dans ces confessions. LOUIS-MICHAUD ÉDITEUR "=== 168, boulevard Saint-Geru.aia PARIS O^ï)- ; Sttttfcsv- QUANP J'ÉTAIS HOMME PREMIÈRE PARTIE Il y avait vingt-ans que mon oncle, César-Napoléon Barboux, le marchand de parapluies, occupait dans le passage" la petite boutique à vitrine basse qui venait tout de suite après M. Populaire, le bouquiniste, dont l'étalage dépassait l'alignement et qui vendait aussi des vieux portraits achetés dans les mortuaires. C'était pour ma mère un frère du second lit. Un jour il avait quitté la petite ville où habitait notre famille : il avait débarqué à Paris ; il y avait épousé Jeanne-Adélaïde Roserais, demeurée veuve, avec la petite boutique de parapluies que lui avait laissée son mari. Jeanne Adélaïde étant morte à son tour, du chagrin, disait-on, d'être trop régulièrement suppléée par des passantes dans ses droits légitimes d'épouse, mon oncle continua seul l'industrie demi-séculaire qui avait pour enseigne A la jolie Ombrelle, bien que, depiiis une dizaine d'années, on n'y vendît plus que des parapluies. Malheureusement, cette enseigne modeste avait été insuffisante à lutter contre la concurrence que lui fît un beau matin l'ouverture d'un magasin à deux vitri- nés dans la rue sur laquelle débouchait le passage, avec cette enseigne en grandes lettres d'or : A la Canne de Voltaire. C'était là un commerce complet avec assortiments variés de tous les articles qui n'étaient qu'à demi représentés chez nous Chez nous... J'avais dix-sept ans quand la vie me contraignit à venir habiter chez mon oncle Bar-boux. Je puis donc bien dire « chez nous, » puisque je fus là, pendant une couple d'années, aux côtés de ce vieil homme taciturne et renfrogné, une sorte de nièce à tout faire. C'était moi qui ouvrais le magasin au matin, cirais le plancher, épousse-tais et tenais le ménage. J'avais aussi acquis une certaine adresse à réparer les parapluies malades qu'on nous apportait à raccommoder et qui faisaient d'un coin de la boutique un véritable hôpital de vieux pépins usés d'ans et d'infirmités. Mes points à l'aiguille étaient presque invisibles : on disait dans le quartier : « A-t-il de la chance, ce vieux Barboux, d'avoir mis la main sur un pareil trésor et qui ne lui coûte que la nourriture ! » Même ses plus anciens clients voulaient toujours être servis par moi. C'était vrai du reste ; le trésor ne lui coûtait que la nourriture, et celle-ci n'était pas faite pour nous ruiner. Lui-même allait à la rue se fournir aux chars des marchandes. Il en rapportait six sous de carottes, de poireaux ou d'oignons qui nous servaient pour plusieurs jours. Avec quinze sous de bas morceaux de viande, c'étaient là tous nos repas. Je fus bien étonné quand Mme Pinsonnet, la modiste trois boutiques plus haut, que la notre me révéla que mon vieux grigou d'oncle, deux fois la semaine, le jeudi et le dimanche, partait se payer à lui tout seul, dans un bouillon de sa connaissance, des dîners fins qui lui coûtaient le prix d'une semaine de notre nourriture à nous deux. J'eus, d'ailleurs, personnellement, à quelques jours de là, l'occasion de me rendre compte de son penchant secret à la gourmandise. Une après-midi que je rangeais un placard dans la petite chambre où il couchait et qui s'ouvrait sur l'escalier tournant de la boutique, je découvris, sous des hardes, une tablette de chocolat, des morceaux de macarons, un sac de petits fours et dix bâtons de sucre d'orge. C'était une chose merveilleuse que les dents qu'il avait conservées à son âge et qui, aiguës, égales, serrées, petites, de vraies dents de rat, lui permettaient de grignoter les croûtes les plus dures et de ronger jusqu'à l'os une côtelette. « 0 le méchant homme, pensais-je, qui peut-être se lève la nuit pour suçoter son sucre ou croquer son chocolat afin de ne m'en rien laisser ! » Il me fallut toute mon honnêteté pour ne pas céder à la tentation de prendre ma part de ces douceurs cachées. Je ne connaissais point encore mon oncle Bar-boux : il s'était toujours présenté à moi sous des dehors plutôt rigides et maussades ; il était peu communicatif et ni le temps ni l'habitude n'y avaient rien fait : à peine il me parlait ; il ne me touchait jamais la main. Ce fut une révélation : j'appris à l'envisager sous un autre aspect ; il m'ap-parut dissimulé et sournois. C'était un petit homme un peu courbé, très maigre et qui toussait dans le creux de sa main, le nez gros et piqué de trous noirs dans un visage glabre, par dessus une large bouche pincée, mince comme une estafilade. Il m'arrivait de me demander comment unhomme aussi laid avait pu être aimé de cette Jeanne Adelaïde qui lui avait donné son cœur et son commerce. Mais on se fait à tout, même à la laideur ; peut-être lui eussé-je conservé un sentiment de parenté tiède, après tout suffisant pour vivre tranquillement ensemble, si, à la suite d'un propos qui me fut tenu, je n'en étais venu à m'inquiéter de ce qu'il y avait de clandestin et de fuyant dans l'œil sans regard dont il déjouait les yeux qui se fixaient sur les siens. Je m'étais prise d'amitié pour une'bonne femme qui, à l'angle du passage et de la rue, s'acquittait d'un petit emploi que personne ne trouvait ridicule et dont autrefois, au temps de notre « richesse, » je me fusse probablement bien moquée. Je n'ai jamais su son nom de famille ; tout le monde l'appelait « Madame Clotilde » ; c'était bien suffisant pour faire honnêtement ce qu'elle faisait et même, comme elle me le laissait entendre, pour avoir inspiré au malletier du passage, vers le temps où j'y vins moi-même, une passion dont du reste, elle s'était refusée à apaiser les feux. Cette Mme Clotilde avait, au surplus, des vues un peu sur tout ; elle aimait les lectures sérieuses ; aip avait relu-vingt fois certains Mémoires de Mme de Maintenon et de Mlle de La Vallière qu'elle avait achetés à M. Populaire et tenait pour authentiques. Sa conversation était un curieux mélange d'allusions à l'ancienne vie des cours et aux fréquentations qui lui venaient de son industrie. Elle disait couramment : — Quand Mlle de La Vallière allait à la~ cnaise, le roi en était informé et lui envoyait son médecin pour lui en faire rapport ; c'était une personne un peu serrée, cette demoiselle. Mme Lau-rencin aussi souffre beaucoup de cette infirmité : j'ai eu le plaisir d'avoir sa visite ce matin. Et y en a ! Mme Gribois, malgré toutes ses cascarines, eh bien, une fois la semaine seulement... Nous n'en sommes pas moins des amies. Pour tout dire, Mme Clotilde était, depuis sa fondation, la buraliste des cabinets du passage : pour deux sous, on y avait un confortable relatif et qu'appréciait une clientèle généralement identique et peu difficile. Dieu merci ! nous avions le nécessaire chez nous. Je ne passais jamais devant son établissement, aux heures où je partais en courses, sans entrer dire bonjour à l'excellente femme. Elle avait un petit comptoir près de l'entrée, mais, comme elle était seule pour tout faire, je la trouvais presque toujours trottant en chaussons de l'un à l'autre de ses mystérieux retraits que, dans ses moments de gaîté plus vive, elle qui, du reste, jouissait d'une perpétuelle bonne humeur, elle appelait un peu irrévérencieusement ses « confessionnaux ». — Eh bien, mon enfant, comment va la vie chez votre bonhomme d'oncle? J'espère bien qu'un gentil mari un jour vous tirera de là : faite comme vous l'êtes, vous ne moisirez pas longtemps parmi ses parapluies. Sa boutique n'est plus de notre temps : il a de l'argent caché qui lui aurait permis de se remonter, d'avoir une jolie vitrine avec des articles modernes. Moi, voyez-vous, ma petite, je suis pour les choses nouvelles. Quand M. Balquin est venu me demander d'être sa buraliste, j'ai accepté, à la condition toutefois qu'il me donnât les derniers systèmes ; et c'est la seconde fois qu'on change. Il m'a fait peindre aussi des médaillons au dedans des portes avec, des colombes messagères de délivrance, en souvenir de l'arche. C'est M. Prophète, le fabricant d'enseignes qui est aussi peintre — mais oui, vous ne saviez pas ? — qui a eu cette idée : un symbole, ma chère. Enfin, comme vous voyez, j'ai pas trop à me plaindre, Dieu merci ! Elle faisait le tour de ses cabinets, puis revenant : — Mon amour, j'aurais bien quelque chose à vous dire. Et elle ne le disait pas. Mais voilà cependant qu'une certaine après-midi, comme j'étais sur le seuil de son couloir, surveillant de là la boutique en l'absence de mon oncle, parti faire un de ses balthazars clandestins, elle me confia que celui-ci, au temps de ma pauvre tante, avait été un vrai roquentin, sans qu'elle pût affirmer qu'il ne l'était point encore, malgré ses soixante-cinq ans bien sonnés. Cela me bouleversa : j'éprouvai un sentiment dégoûté en me retrouvant le lendemain avec lui, car, ce soir là, comme tcus les soirs où il dînait en ville, je me couchais avant qu'il fût rentré. Je n'étais pas prude : j'avais vécu d'une vie un peu garçonnière qui m'avait laissée ignorante des petites rougeurs de la fillette. Et puis, j'avais eu moi-même, à la maison, un exemple de dérèglement ; plus d'une fois ]e surpris mon beau-père traquant les servantes dans les coins : ce fut vraiment miracle si je n'en vis pas davantage. Non, il y eut là, de ma part, un autre mouvement : je pensai à ma pauvre tante Adelaïde et aux humiliations de toute sorte qu'il lui avait fait subir. Je revis aussi la vie de ma pauvre maman si bonne, si attachée, et qui avait tant souffert de l'inconduite de son mari. J'eus l'impression qu'iL en était de même clans tous les ménages ; le cynisme des hommes égalait leur despotisme ; je me sentis, moi, à peine une jeune fille, une solidarité soudaine avec mes sœurs opprimées. Cependant la vie de César Napoléon semblait régulière : il venait bien des femmes un peu drôles à la boutique, mais c'était après tout pour des articles de notre commerce. Chaque soir, après la fermeture du magasin, il partait jouer une partie de billard chez Picavet, le café qui joignait La Canne de Voltaire. Jamais il ne rentrait après onze heures : il m'arrivait d'être encore éveillée; je l'entendais alors tourner la clef dans la serrure, tirer ses bottines et finalement monter l'escalier en pas de vis. Comme avec moi il se montrait d'une réserve et d'une discrétion invariables, je finis par me persuader que Mme Clotilde avait exagéré. Je ne m'en défiais pas moins de ses yeux pâles et bas qui toujours regardaient le plancher ; et au fond, je n'étais pas heureuse. Qu'avaient à faire mes dix-sept ans dans ce rez-de-chaussée étroit et sombre où tout, les meubles, les marchandises et jusqu'à la poussière, sentait le vieil homme ? Je vivais là dedans, si c'est là vivre, comme une plante sans air, m'étirant, bâillant, pensant toujours à la vie que si longtemps j'avais menée chez ma grand'mère et chez maman. En semaine, du moins, les heures s'écoulaient rapides et actives, coutures, recouvrages, besognes ménagères, Mais le dimanche, dans le vide des longues après-midis, c'était affreux : mon oncle veillait jalousement sur ma vertu, me laissant tout juste le temps de faire les courses nécessaires et me rappelant du pas de la porte s'il me voyait causer avec Mme Clotilde ou avec Mme Pinsonnet. Il se trouva ainsi que les petites libertés qu'il m'avait laissées dans les commencements, sans doute pour me donner l'illusion de l'indépendance, me furent à mesure retirées. Cette Mme Pinsonnet, qui avait le goût des arts, deux fois m'avait menée dans un beuglant voisin entendre une divette qui se fournissait chez elle les jours où elle n'avait pas d'amant. Il déclara immoral ce qu'on y chantait et me conduisit voir à l'Odéon une tragédie qui m'endormit. Pendant près d'un an, il voulut m'accompagner à la messe, le dimanche. De grosses besicles sur le nez, il lisait dans son livre d'heures et priait près de moi,d'une sorte de blésement humide qui m'exaspérait. Après un tour de promenade, toujours le même, et où nous n'échangions pas vingt paroles, il me ramenait à la boutique en me recommandant comme délassement la lecture d'un abrégé des Evangiles, puis s'en allait à ses petits dîners ou à autre chose que les gens du passage ne savaient pas. Mme Pinsonnet était sûre qu'il voyait des dames : Mme Sagot, la bandagiste, m'assurait qu'il devait avoir une garçonnière du côté des Batignolles. Comme, naïve encore malgré tout, je demandais ce qu'il y pouvait bien faire, elle se mettait à rire : — La petite fûtée qui voudrait bien se le faire dire ! Mon oncle Barboux, m'eût volontiers enfermée an double tour : il estimait que la boutique et la cuisine en bas, les deux petites pièces et le réduit à l'entresol suffisaient à mon hygiène et à mes activités. Il ne se doutait pas que je gardais une seconde clef de la porte d'entrée : sitôt qu'il avait tourné les talons, j'allais faire une partie de langue chez mes bonnes amies. Ma gaîté, ma jeunesse et ma candeur les amusaient ; on m'entendait rire du bout du passage. M. L'Homme, le coutelier, disait alors à sa femme : — Voilà l'oiseau lâché ! Elle répondait par ce mot qui était toute sa philosophie : — Bonté ! ça lui passera bien assez tôt : c'est le premier feu. Elle le disait aussi bien des personnes dans un sens ou dans un autre, que des rasoirs dont se plaignait la clientèle s'ils étaient un peu durs. Moi je riais en battant des mains, faisant de petits sauts de chèvre, pirouettant sur mes talons, toute moussante d'écouter ma vie en moi, loin des yeux pâles qui me guettaient sans en avoir l'air. Ce que j'étais heureuse aux courts moments où s'ouvrait la cage ! Mon rire fusait et tirelirait d'une folie d'oiseau qui prend le large. En une seconde j'oubliais tout, l'ennui de ma pauvre vie mûrée, le remugle de la boutique, l'odeur de colle-forte empestant celle des deux pièces qui servait d'atelier, la gêne et pis encore parfois d'une existence où l'on n'a plus même le secret de sa personne. Après tout, on me tenait encore pour une enfant dans le voisinage, bien que, depuis mon entrée chez mon oncle, j'eusse allongé d'un pli mes robes et que; par le visage, la taille et la grosseur des os, je paraissais plutôt une femme. Aussi ménageait-on devant moi les propos. Mme Sagot, assez mal embouchée généralement, s'ingéniait à des réticences. Mme Clotilde, elle, à l'occasion me faisait un petit cours de morale, tablée sur son expérience du monde. A la vérité, celle-ci n'était point trop sévère: si je l'avais] écoutée, j'auraispris un amant, riche comme les belles dames du grand siècle ou, au pis aller, je me serais mariée, mais de toute manière, je me serais assuré une vie. La vertu, pour cette lectrice assidue des Mémoires de Mme de Maintenoîi et de, Mlle de La Vallière, n'était pas autre chose. Il se fit que je n'avais ni le goût ni la vocation. Dans notre passage, les bruits de la rue arrivaient étouffés, lointains, comme du fond d'un puits : l'omnibus, à temps égaux, faisait un gros fracas qui brusquement ensuite, comme s'il n'avait jamais passé, se cassait. Les petits chevaux de fiacre très vite faisaient un tin tin argentin de marteaux tapant sur l'acier. On croyait entendre tomber du ciel le cri déchirant du vitrier, le grasseyement glorieux du marchand de tonneaux, le coup de gosier du marchand de mouron pour les petits oiseaux. Un instant il s'arrêtaient, sur la clarté du dehors, comme des petites ombres chinoises, avec leur bouche grande ouverte. Mais le dimanche, il ne passait plus de marchands : le roulement dp l'omnibus et le claquement des fers des petits chevaux de fiacres seuls avaient leur bruit habituel. C'était un demi silence où les boutiques chômaient, où Mme Sagot, Mme Pinson-net et les autres dames se tenaient assises devant leur porte, les bras croisés, où toute la gosserie, en petites blouses et robes fraîches, jouait aux jeux qui peuvent tenir dans l'espace d'un étroit boyau. Et puis venaient les grands jours de l'été, tout le monde s'en allait, même la casanière Mme Sagot qui avait une fille mariée dans les modes et des petits enfants. Ensemble on prenait un train, un tram ou un bateau; on se jetait dans les banlieues à fritures et à carrousels. Et alors c'était bien une petite mort qui coulait sur le passage, dans la joie de la lumière tourbillonnant aux extrémités. Il n'y avait plus que les chats pour rôder dans ce désert : on les voyait sortir ( par toutes les ouvertures et faire leurs crottes sur le milieu des dalles sans être gênés. Cependant le bouquiniste M. Populaire, à peu près le seul avec Mlle Clotilde que ses fonctions mettaient à la merci de la clientèle, ne s'évadait pas. Jusqu'à l'allumage du gaz, il demeurait là dans son vieux fauteuil de paille, fumant sa pipe et lisant dans ses bouquins, une petite calotte à gland plan tée de côté sur ses longs cheveux gris. Il prétendait n'avoir vendu aucun de ses livres qu'il ne l'eût, de la première à la dernière ligne, lu d'abord. C'était avec mon oncle Barboux, l'unique célibataire mâle du passage ; lui-même faisait son ménage de vieux garçon, un peu de tête pressée, du bœuf bouilli, ou de la boulette hachée qu'il achetait chez le rôtisseur voisin et dont d'Artagnan, son angora noir, prenait la meilleure part. Il y avait dix ans qu'ils vivaient ensemble, tranquilles, unis et sans doute consolés des femmes s'ils en avaient souffert ; personne n'était là pour le dire. Quand il lisait sur le seuil de sa boutique, d'Artagnan dormait dans ses genoux, roulé en boule. Et voilà, ce furent là mes dimanches d'été, à peu près jusqu'au jour où quelque chose fut violemment cassé dans ma vie. La petite vie monotone du passage, ses dimanches de silence et d'isolement, comme si toute la ville avait émigré au loin, ne me pesaient pas trop. Je causais avec ces dames ; je jouais avec les enfants; j'avais une petite âme claire tout en haut de moi. Rien que d'ajouter un ruban à ma toilette j'étais heureuse : j'avais gardé du bon temps avec maman, si pénible que fût devenu vers la fin ce bon temps, une robe noire, une robe bleue et une robe orange. Jamais l'oncle Barboux n'avait voulu que je misse celle-ci, trop voyante et qui eût attiré les jeunes gens, disait-il. En semaine, je passais un long tablier à taille par dessus ma robe noire ; je réservais pour le dimanche ma robe bleue ; mon oncle, dans son avarice ne m'avait gratifiée que d'un petit manteau léger que je portais •l'été comme l'hiver. Quinze mois s'écoulèrent ainsi : j'aurais bientôt dix-neuf ans et mon cœur se taisait toujours. Je ne faisais point attention aux jeunes gens du passage : il semblait que l'homme par qui je devais tant souffrir, ne dût jamais exister pour moi. Cependant il arrivait fréquemment qu'en levant les yeux derrière la vitrine où je reprisais des accrocs de parapluies, je voyais passer et repasser de furtifs visages imberbes ou barbus qu'à la longue je reconnaissais. D'autres fois, quelqu'un de plus décidé, en se postant contre les vitres, faisait une ombre sur mes mains, et c'était tantôt M. Samuel, le marchand de diamants, un homme d'un certain âge, mais encore bien, avec une grosse chaîne de montre et des breloques sur un gilet blanc, tantôt M. Arthène Darbois, l'employé de La Canne de Voltaire avec ses sourires prétentieux, tantôt M. Turbin, un client de Mme Clotilde. Ils s'arrêtaient, fouinaient des yeux pour m'apercevoir entre les articles de l'étalage, s'en allaient, mais pour revenir bientôt après, parfois toussant pour attirer mon attention ou bien cognant du bout des doigts la vitrine. Aucun ne me plaisait; leur insistance à tous m'agaçait comme une impolitesse. UN dimanche, mon oncle parti, j'étais avec Mme Pinsonnet causant de la noce de la fille de M. Grimelin, l'épicier, pour laquelle elle avait fait trois chapeaux. L'été au dehors était ardent, mais une fraîcheur montait des dalles usées, comme à l'église, quand passe une odeur de vieil encens froidi. Mme Clotilde avait avancé, dans une cuvette emplie d'eau, un laurier-rose qu'elle soignait maternellement et qui, depuis le temps, s'en allait de sa petite mort, dans l'air renfermé de l'établissement. Tout s'étiolait, du reste, dans le passage : chez Mme Sagot, un pot de géranium vainement s'efforçait de rougir sur le rebord de la fenêtre à l'entresol. Moi, j'étais là tranquillement, sans penser à personne ni à rien, aussi tranquillement que les bonnes âmes de chiens et de chats couchés à la fraîche le long des soupiraux. Quand des petits groupes tout à coup passaient à la rue, c'était comme si on eût jeté dans le passage un paquet de cris et de voix ; et puis l'omnibus ronflait et puis encore une fois le silence était plus lourd. Mais voilà qu'il vient par l'autre bout une silhouette de jeune homme fringant, un petit canotier sur le coin de l'oieille et qui moulinait de la canne. Un instant il s'arrête devant les postiches de M. Landoret, le coiffeur, et il recom- mence de faire tourner son bois d'olivier, et il s'avance, il grandit, il est sur moi. « Mais je le connais », pensé-je aussitôt. Où donc l'avais-je vu ? Lui aussi me regarde de ses jolis yeux en velours : il a un léger duvet sous le nez et un peu de pâleur aux joues. Je remarque que sa paupière se plisse pour mieux me dévisager ; il est sur le point de se rappeler qui je suis et sa canne ne tourne plus ; mais une ressemblance vague sans doute l'a déçu et il passe au moment où je me certifie que c'est le fils du coiffeur de la grande rue à Vernon. Alors tout me revient, la maison, les arbres de la place, la mairie avec son drapeau, les panonceaux du notaire, le café des Six jeunes hommes avec sa banne grise sous laquelle, au coup de six heures, les notables battent leur absinthe, et maman, qui, son filet à la main, s'en va le matin aux provisions. J'ai envie de crier : « M. Ancelin, c'est moi, Andrée Piègre». Mais la voix me manque, je demeure toute pâle et immobile, la bouche ouverte, comme une bête. Lui, au bout de quelques pas, se retourne et me regarde encore ; je crois bien qu'à présent il me reconnait aussi, mais probablement il ne peut se figurer que Mlle Andrée, la fille de l'inspecteur d'assurances qui, alors qu'il était tout petit et moi aussi, habitait la grande maison du coin de la rue, avec son balcon en fer forgé et ses quatre fenêtres au rez-de-chaussée, deux de chaque côté de la porte d'entrée, peut être la grande fille qui, sans chapeau, un nœud bleu passé dans son catogan, cause familièrement avec Mme Pinsonnet assise sur son petit escabeau de bois. Et, enfin, il tourne l'angle du passage ; je cesse de le voir; il me semble que tout le passé est parti avec lui. Mme Pinsonnet, qui me voit toute saisie encore, me dit : — Qu'est-ce qui te passe, mon petit ? Sûrement, ce jeune homme te rappelle un doux souvenir. C'est -y ton petit amant ? Moi, la-dessus, je me mets à pleurer et je lui dis : — Oh que non, Mme Pinsonnet ! Mais de le voir, tout m'est revenu, la rue où nous habitions, six maisons au-dessus de chez le coiffeur, les petites de l'école sortant au coup de midi sous la conduite des sœurs, et le café d Les larmes me jaillirent des yeux, je lui dis tristement : — Et c'est toi, Ancelin, qui me parles ainsi ? 0 mon cher Ancelin de mon enfance, si doux et qui faisais les anges à la procession ! Suis-je bien sûre que l'amour à la longue ne serait pas venu si, à la manière d'une fille, il ne s'était pas vendu à cette Mme Turc et s'il avait su attendre l'heure où mon cœur se serait pris à fleurir? J'ai repensé souvent au penchant secret que je ressentais pour lui ; il avait été, dans le morne isolement du passage, l'éveil clair de mon jour de Pâques: il m'avait apporté la jeunesse, le sourire et les chères images du passé. Oui, c'eût été là le rêvé peut-être : ma vie en eût été changée, tous deux en ménage et travaillant l'un près de l'autre comme avaient fait les nôtres. Au lieu de cela, il avait eu le geste éternel du rapt. Quoi ! presque avant d'être un homme, il en avait déjà les fureurs sauvages ! Je ne savais que tiop qu'il ne m'aimait pas ; jamais il ne m'avait dit une parole d'amour. Rien que la folie du sang ; le besoin de la proie, ce libertinage appris chez une maîtresse experte ! Jugez ce qu'en dut éprouver une fille comme moi, avec h dégeût que m'avaient laissé tant d'entreprises semblables. Nous quittâmes le taillis, mais le chai me de cet heureux matin était paiti. Le voyant morose, je lui pris ie bras. — Ancelin, lui dis-je, ne gâtons pas cette journée et restons des amis comme quand nous étions petits. Veux-tu ? Mais il continua à me bouder et moi-même je ne retrouvai plus ma gaité. Je lui en voulais pour avoir cassé quelque chose en moi, l'amitié, l'ancienne sécurité et peut-être une illusion inavouée d'amour. Notie journée s'acheva comme elle put : nous dînâmes d'une omelette' aux herbes. Il me ramena jusqu'à la pâtisserie. Là haut Isabelle guettait mon retour. Elle ouvrit la porte de sa chambre, en chemise, les cheveux tressés en nattes et, reprise de son goût de l'amour, elle me demanda si j'avais eu du plaisir avec mon ami. — Oh oui, follement ! Quelle ironie ! j'aurais pleuré à présent de ne m'être pas abandonnée : j'aurais du moins connu ce qu'elles connaissaient toutes. L'impression mauvaise me resta : c'était presque de l'aversion que j'avais contre Ancelin pour son libertinage avec Mme Turc. Cela tuait à jamais toute intimité confiante entre nous ; je sentis, au regret que j'en eus, combien il m'avait été cher. Mon mépris des hommes s'en accrut. Je ne pus m'en cacher à Mlle Noémie Bonamour qui était devenue une vraie amie pour moi. Elle exigea des confidences. Je lui racontai mon histoire ; elle espéra m'en consoler en recommençant le récit de ses amours avec M. Chapoulot. Fanny, à quelques semaines de là, me rappela ma promesse d'un dimanche passé ensemble. Mon jour de sortie arriva : je me rendis au rendez-vous qu'elle m'avait fixé : c'était chez elle, dans le petit magasin que lui montait M. Poiré. Blanc et or, des glaces, un comptoir avec allégories comme celui où, là bas, trônait la patronne, mais en réduction, pour laisser ses droits à la légitimité. Elle délibérait d'ouvrir dans huit jours. Tandis qu'elle me montrait l'aménagement, j'entendis venir de l'entresol des voix amusées d'hommes et de femmes. — Je t'ai fait la surprise, me: dit Fanny : il y a là haut Marion : c'est aussi son dimanche de soitie. Il y o en outre Madeleine, l'amie à M. Charles qui est l'ami de ton ami. Et pais, tu verras, un monsieur qui peut-être deviendra le mi^n quand j'eun i le temps. Tout cela dit avec des sourires, de petits sourires cassés et charmants qui allaient avec ses jelis yeux blonds et l'air en coup de vent de sa nerveuse petite personne. Elle me fit monter : elle avait dû leur parler de moi, car mon arrivée lit sensation. Elle présenta : — Le petit brun, là, c'est M. Ernest, vingt-cinq ans, trop jeune pour avoir un nom. Profession, néant. — Ah ! pardon ! pardon ! s'écriait aussitôt le jeune homme brun. Passementier, mademoiselle, pour vous servir. — Quant à l'autre brun, le grand, c'est M. Duso-tais, le formiei. Tous les deux à marier. Des espérances et du charme. Puis M. Charles, l'ami de M. Ancelin. Et à présent, vous là bas, venez que je vous présente à votre tour. Un joli garçon, très noir de peau, de poils et d'yeux, s'avança : — Ça, ma chère, c'est mon amour. Autrement dit, M. Anatole, premier quelque part dans les rubans. Après cela, si ça t'amuse, fais ton choix. On versa du porto ; Madeleine avait apporté de son magasin une petite caisse de biscuits de Reims qu'elle avança. Chacun s'empressait. Marion m'embrassa coup sur coup. Elle me dit tout bas que son affaire à elle traînait, qu'elle s'était mal prise en se laissant devancer par Fanny, que du reste elle n'avait pas les mêmes exigences. Je remarquai que le grand brun lui faisait une cour serrée. Le petit brun se chargea d'airêter trois fiacres où nous nous empilâmes. M. Ernest ne me déplaisait pas, vif, amusant, l'air assez moussant ; je dus m'asseoir devant lui, mes jambes entre ses genoux. Mais tout le monde se trouvait ainsi emboité et après tout, c'était drôle. Quand nous arrivâmes au quai, la bâteau justement démarrait ; il avait été décidé que nous irions dans les bois de Saint Cloud. Madeleine et Fanny s'étaient chargées des provisions du déjeuner; le soir, ce serait le tour des messieurs à nous faire dîner. Nous voilà donc, avec nos paquets, cherchant un coin d'ombre dans le parc. Le soleil plombait à pic, il fallait tourner avec lui autour des arbres. On avait découvert la charcuterie, les petits pains, les fruits. Nous avions tous grand faim. Une cantine installée au carrefour des routes nous procura un petit vin de Suresnes aigrelet. M. Charles le premier ôta son veston ; M. Dusotais aussi se mit en bras de chemise. Je sus gré à M. Ernest de ne pas les imiter. D'ailleurs, tout le monde était gai. C'était, pour les dames comme pour les messieurs, la libeité de tout un jour sous le grand ciel bleu, dans l'odeur grisante des feuillages. Je ne finissais pas de rire aux facéties du formier, un pince-sans-rire vraiment comique. J'aurais ri, je crois, de la culbute d'une fourmi dans l'herbe. Fanny disait de moi : — Vous savez, celle-là ! malin celui qui l'aura ! Le mot les alluma. Dusotais risqua une plaisanterie. M.Anatole feignit chercher à quatre pattes dans l'herbe. Ce fut Madeleine qui jeta le nom d'Ancelin. Fanny s'écria que ce n'était pas vrai, qu'il n'était pour moi qu'un ami. Tous alors voulurent savoir. — Voyons, mademoiselle Andrée. J'étais fort tranquille au milieu de ces curiosités qui s'ameutaient. — C'est vrai ! nous avons joué tout petits ensemble : je le talochais. Il était timide comme une fille et moi, de nous deux, j'étais le garçon. — Tu l'es resté, va ! s'écria Fanny. — Ma foi oui, répondis-je en riant. Je ne me sentis nulle envie d'interroger le premier de chez M. Turc sur la coquineriede celui que, dans ma pensée, j'avais si longtemps appelé «mon petit Ancelin ». M. Charles, de son côté, mit de la discrétion à ne m'en pas parler. D'ailleurs, un mois avait passé sur ma désillusion. Je n'avais plus revu le fils des Painparé, et le dépit, la peine s'en étaient allés à travers l'affairement de la vie. La petite collation fut un long rire, avec quelque chose couvant en dessous et qui faisait battre les narines ou languir les prunelles. Je saisissais des clins d'yeux, des frôlements, des allusions où la vie secrète du désir s'excitait de souvenir et d'espoir. Mais la touffeur fut tout à coup si ardente qu'on fut pris de somnolence. On s'enfonça dans l'épaisseur d'un taillis : le soleil criblait d'une pluie de sequins le sol resté frais. En s'espaçant un peu, on eut là, tout de son long, la paix d'un dormoir comme les bêtes de chez nous, sitôt qu'on sortait de la ville. M. Anatole avait fait de son veston un oreiller pour Fanny ; Madeleine, appuyée de la nuque à l'épaule de M. Charles, dormait avec un claquement légei de la bouche; M. Dusotais, allongé sur le ventre, la tête dans les avant-bras, parfois toussotait pour avertir Madeleine qu'elle ronflait. Moi qui avais pour cavalier mon passementier, je m'étais couchée sur le coude et l'écoutais me tenir des propoà gentils, à mi-voix, sans pouvoir dormir. M. Ernest parlait bien, avec des phrases qu'il avait dû retenir de ses lectures. Il me parla surtout de lui : il avait une sœur qui vivait avec la mère au village. Jamais celle-ci n'avait voulu venir à Paris. C'était sa joie à lui, d'aller passer les jours de fête dans leur petit enclos, avec les deux moutons, les poules et les pigeons. Quand il me dit son amour pour la nature, j'eus un cri. — Oh ! moi aussi ! — Nous nous entendrions ! me dit-il avec un regard lourd. J'eus soudain la pensée qu'il jouait la comédie et de mon côté, je m'amusai d'un petit manège sentimental. Il n'avait rien d'un héros de roman : il était courtaud, sans jambes, avec des caleçons qui lui retombaient sur les bottines et qu'il était obligé de rentrer. «Avant le soir, tu m'auras parlé de la bagatelle, comme dit Mlle Bonamour » pen-sai-je. Il me paraissait si peu dangereux que je décidai de lui donner de la corde tant qu'il voudrait. Il finit par s'enrouler dedans, les pommettes des joues en feu, les yeux en boutonnière, avec une petite flamme claire au fond. Les dormeurs se réveillèrent enfin, la bouche pâteuse, la patte d'oie aux yeux, en s'étirant les bras et baillant. Une fraîcheur mentait, les ombres s'étaient allongées. En petite bande, par couples, on se dirigea sur Garches où l'on devait dîner. M. Ernest m'avait offert le bras. Je voulus faire mentir ma réputation de fille froide en me serrant par moments contre lui. Cependant son caleçon retombait toujours et ce détail comique n'était pas fait pour ajouter à son prestige. Dusotais, sans rire, disait : — Mais laisse-le donc tomber tout à fait. Le parc se referma sur nous, touffu, profond, avec son petit mystère de vieille forêt. M. Anatole nous guidait, au courant des routes peu fréquentées: il portait le mantclet, le parasol, le chapeau de Fanny. Un peu de temps ils disparurent, au moment où Marion et le formier aussi se rendaient invisibles. M. Charles et Madeleine, eux, avaient l'air d'un ménage rassis : je les avais entendus causer entre-eux de la reprise d'un salon de coiffure qui, justement, était au fond de la cour, dans l'immeuble où M. Poiré avait établi sa maîtresse. Parfois, de petits cris, des rires de femmes chatouillées partaient d'un fourré,ou bien une bande passait, trottins et petits commis de magasin, avec des folies d'oiseaux lâchés. Tout le bois était en amour. Les arbres mêmes, courbés, enlacés, avaient l'air de s'aimer entre eux. M. Ernest me dit : — Ah ! Mademoiselle Andrée, si vous vouliez me permettie de vous aimer. — Mais je n'y vois pas d'inconvénient. Il me prit la main et doucement la baisa. Sans son caleçon qu'il lui fallait toujours remonter, je l'auiais peut-être trouvé à mon goût. D'ailleurs le grand air, l'odeur des feuilles et des terreaux musqués me grisaient. Je pensais : «.Mon Dieu ! qu'il serait bon de venir ici avec quelqu'un qu'on aimerait ! » Je pesais à son bras ; il soupirait ; il dut me croire éprise. Quand nous nous empilâmes devant la nappe humide, sous la tonnelle d'un traiteur voisin de la gare, nous étions recrus de chaud et de fatigue. On battit des absinthes en attendant le dîner ; la gaîté était revenue ; Dusotais fut irrésistible. Je le soupçonnai d'avoir pris à M. Poiré dans un taillis tout ce que Marion pouvait lui donner de sa personne. Fanny frappa ses mains l'une dans l'autre en voyant les libertés que j'octroyais au passementier. Enfin le garçon se décidait : nous eûmes un menu de potage, de gibelotte, de poulet et de salade. Chacun de nos « cavaliers » se fendit d'une bouteille de tisane. Après le reginglard que nous avions déjà bu, nous étions toutes un peu « pompette ». Le repas s'acheva aux bougies qui brûlaient dans des phares, sous une nuée de phalènes et de moustiques. Ceux-ci piquaient jusque sous les jupes, ce qui délia les gestes jusqu'à l'oubli de toute retenue. M. Ernest s'offrit à leur donner la chasse dans mes bas. J'avais pris le ton et je riais avec tout le monde. Le retour ressembla à une ménagerie en voyage. On fut, dans le train, sur les gencux l'un de l'autre, imitant des cris d'animaux. Mon passementier faisait le cheval, très bien : il m'embrassa cent fois les mains et je fis semblant de ne pas remarquer qu'il m'embrassait aussi les joues. A Saint Lazare, en débarquant, il me parla enfin de la chose. — J'en étais sûre, m'écriai-je en riant. Cela m'amusait follement, à présent. Le lendemain soir, M.Ernest entra à la pâtisserie: j'eus un petit choc tandis que je lui passais l'assiette de cristal pour se servir; il me coula dans la main un billet étroitement plié. Je ne le lus que la nuit, en me mettant au lit. C'était enflammé, ampoulé et ça tenait quatre pages. Ma coquetterie en fut chatouillée sans que j'en ressentis de rien au cœur. Cette longue journée de folie et de grand air avec des jeunes gens éveillés et galants, m'avait laissé l'impression d'un vrai plaisir. Je m'étais amusée d'un bon garçon, un peu poseur et suffisant : je lui avais laissé prendre tout ce qui est au passant et n'a pas d'importance pour celle qui le dcnne. Mais je me disais : « Ce ne sera pas encore tci, mon petit. » J'étais décidée à re pas répondre et encore moins à récidiver. Il se trouva que Fanny, deux jours avant son installation, passa en coup de vent. — Eh bien, me dit-elle, comment l'as-tu trouvé? Sera-ce lui cette fois ? — Ni lui, ni un autre, tant que je n'aimerai pas. Elle acheva de manger son gâteau. — Tu as raison, dit-elle du bout des lèvres, comme si elle ne me parlait pas, car M. Bernardin était là. D'autant plus qu'il a déjà un collage. Je ne l'ai su qu'hier. J'étais venu pour t'avertir. 208 quand j'étais homme Mon amoureux m'écrivit encore deux fois et puis sans doute se dépita, car je ne reçus plus-rien. Je cessai de penser à l'aventure : j'en avais tiré cette moralité, c'est que décidément je ne serais jamais qu'à l'homme que j'aurais choisi parmi tous les autres. « Oui. me disais-je, dussé-je aller le prendre moi-même, comme c'est l'habitude que les garçons prennent les filles. » Si après cela, quelqu'un s'intéresse à Fanny, je dirai simplement qu'elle s'établit comme elle l'avait dit. Mais M. Poiré, à force de libéralités amoureuses, s'étant à la fin mis dans de mauvais draps, elle le quitta, céda sa boulangerie et se décida à devenir simplement une fille entretenue. Je la rencontiai vers ce temps et elle me dit : — Vois-tu, ma chère, nous autres honnêtes filles, nous ne sommes pas faites pour les affaires. Alors il vaut mieux faire ce que je fais. C'était chez presque toutes le sentiment qu'elles faisaient un métier d'honnêtes filles en acceptant que quelqu'un les établît, puisque en s'établissant elles pouvaient travailler pour leur compte. Le point de départ ne les dégoûtait pas. Et apiès tout, elles parlaient là en amazones et en conquérantes, rançonnant l'homme et en tirant ce qu'il était possible. M. Poiré l'apprit à ses dépens : quand plus tard, au temps de sa décave, il s'adressa à toutes celles qui avaient profité de ses sottises, elles le flanquèrent à la porte comme un simple quêteur de paroisse. Je demeurai près d'un an chez M. Bsrnardin. Je connus chez lui une vie régulière, sans surprises, mais aussi sans plaisirs. Obligée de sourire tout le. jour, je m'en dédommageais en pleurant la nuit. Je voyais en effet se passer ma jeunesse sans pouvoir la partager avec un ami. Je souffrais de mon isolement et cette souffrance à la fois était pour moi une joie. « L'âge n'est donc pas venu pour toi d'être une vieille fille, me disais-je, puisque tout ton être aspire à la divine émotion amoureuse » Il m'arrivait alors de me rouler dans mes draps. Je croyais embrasser un cher amant et n'embrassais que le vide : j'étouffais dans l'oreiller mes baisers. Je criais cent fois : — Mon chéri, mon tendre et bien-aimé chéri, que n'es-tu là ? Ah ! mon cher amant, vois comme je t'aime ! Ne tarde plus. Moi, si dégoûtée de l'amour des hommes, j'en arrivais à vivre jusqu'à la folie cette singulière illusion. Ah ! si vraiment il existait, celui que j'appelais de toute la démence de mon sang et s'il avait pu deviner, il fût accouru ; il m'eût trouvée toute prête à le recevoir. Je sortais de ces crises heureuse et épuisée. Or il advint qu'une nuit, retombée morte du ciel jusqu'où m'avaient projetée mes transports, je crus entendre vaguement travailler à la serrure de ma porte. De sourds désirs nous enveloppaient; l'attrait qu'a pour le mâle la présence de quatre jeunes filles, seules derrière une porte qui protégeait mal leurs nuits déshabillées, agitait l'animalité de la maison. Mais comme la pâtisserie avait une réputation irréprochable, celle-ci après tout nous défendait mieux que nos portes. Six des mansardes étaient occupées par les domestiques. quand j etais homme J'avais remarqué qu'un grand valet de chambre, bâti en hercule et les dents très blanches, semblait toujours sur le point d'avoir quelque chose à me dire quand nous nous croisions dans le couloir ; mais sa discrétion, son ton respectueux écartaient de ma pensée toute crainte. "Oans l'état de stupeur et d'accablement où, cette nuit-là, m'avait jeté ma tendre fureur, j'imaginai que c'était Isabelle qui cherchait à pénétrer dans ma chambre pour me parler de ses amours. Je ne pris pas garde et retombai au sommeil, m'agitant mi-endormie dans le songe qui continuait ma folie. J'étais là, mes membres épars et à peu près nue par-dessus les couvertures, quand la sensation d'une caresse violente me réveilla cette fois en sursaut. Un homme m'étouffait dans ses bras pendant qu'un autre avec force m'écartait les genoux. Je reconnus dans ce dernier le valet de chambre, sans pouvoir distinguer le personnage auquel il servait d'acolyte. Il se passa alors une chose extraordinaire : l'énergie dont j'étais douée eut raison de leur entreprise scélérate. J'avais pris mon bougeoir en cuivre et les en frappais avec une telle fureur qu'ils battirent en retraite en criant que sûrement j'étais un homme déguisé en femme. Au matin, Isabelle et les autres demoiselles déclarèrent qu'elles n'avaient rien entendu. On crut à une hallucination et de peur d'un scandale qui m'eût mise moi-même en cause, j'évitai d'accuser le valet de chambre. Je me donnai raison quand, à une semaine d'intervalle, en portant à sa voiture les emplettes qu'une cliente venait de faire à la quand j'éïais homme 211 pâtisserie, j'aperçus, sous le porche, un personnage qui hélait un fiacre et au moment d'y monter, me voyant à la rue, dissimula soudain son visage. Ce fut Isabelle qui, venue à la porte avec moi, m'apprit que c'était le baron, comme on l'appelait ; il occupait, en effet, avec son valet de chambre un appartement au deuxième. « Oui, pensais-je aussitôt, ce sont bien les deux gredins qui s'entr'ai-daient pour obtenir par la violence ce que je réservais à l'amour » Un mois ne s'était pas passé qu'une descente de police bouleversait les habitudes paisibles de la maison ; tous les journaux parlèrent d'un aventurier, ancien domestique de la princesse de V., qui, masqué d'un titre nobiliaire, ravageait à la fois le haut commerce et la galanterie de Paris. C'était mon nocturne visiteur. On ne put l'arrêter: il avait eu vent - de l'arrivée des agents et avait passé la frontière. La seule pensée qu'un tel homme aurait pu me prendre par force fut pour moi un si grand sujet d'horreur que j'en demeurai longtemps comme matériellement en danger. Comment ! Encore une tentative de viol, dira-t-on; mais c'est une obsession ! Ce n'est que la triste et écœurante réalité. Comme quelqu'un le premier l'exprima avant tant d'autres, je dis toujouis la même chose parce que c'est toujours la même chose. Et je ne suis pas la seule qui aurait le droit de parler ainsi : presque toutes les jeunes filles que j'ai connues livrées à elles-mêmes, sans défense contre l'homme, dans l'épouvantable condition que leur fait l'absence de toute protection sociale, avaient passé par de semblables attentats. Même laides, 2 12 quand j'étais homme elles avaient été convoitées, guettées et finalement dévorées par l'Ogre. Soit lâcheté, soit absence de volonté, soit l'assurance aussi qu'elles étaient des espèces de servantes de plaisir aux mains de cet homme qui se montrait partout le maître, elles acceptaient les exigences de son grossier libertinage. Dès la douzième année, fillettes à jambes grêles et à jupes courtes, elles étaient déjà flétries, bonnes ensuite à toute l'humilité servile dont est capable une femme vouée à ne vivre que des rogatons de l'amour. Et généialement, c'est le patron qui les débauche et leur prend la fleur de vie, ou un chef de rayon, ou les commis à la lïle jusqu'à ce que quelqu'un, qu'elles ne savent pas toujours, les engrosse et les font jeter à la rue. Si encore c'était la fin ! Mais ce n'est presque toujours que le commencement. Même dans les maisons honnêtes, on voit des employées, des jeunes filles de bonne éducation, parquées comme de simples domestiques dans des mansardes où elles sont exposées à des périls continus, où les plus faibles, cédant à l'occasion facile, finissent par se laisser aller. Même si elles résistent, le voisinage porte à porte avec des femmes de chambre, des valets, tout un ramassis d'individus subalternes, corrompus par le libertinage des maîtres, et surnourris, gonflés de vin et de viandes rouges, les expose à des contacts vicieux, à la dégoûtante promiscuité d'une sorte de harem où toutes appartiennent à tous. Je ne dis que ce que je sais et je le sais pour l'avoir vu autour de moi ou pour en avoir souffert moi-même, comme dans ce qui m'arriva avec le baron. Si la société était ce qu'il lui faudrait être avant tout, un peu de bonne humanité agissante, elle ne penserait pas uniquement à l'hygiène du corps. C'est très bien d'être assuré d'un certain cubage d'air pour le libre jeu des poumons, mais autour de cet air-là, l'air moral, l'atmosphère des âmes reste contaminée et il faudrait en faire l'objet d'une surveillance active et générale. Je ne cesserai de redire que, quant à moi, toute mon énergie naturelle me fut nécessaire pour échapper aux embûches qui, dès l'instant où je fus obligée de gagner mon pain, se multiplièrent sur mes pas ; j'y fusse tombée depuis longtemps sans le goût de la propreté morale que je dus à ma mère et àmesaïeules. Tant de gens s'attribuent le soin des bonnes œuvres qu'ils pourraient créer celle-là parmi bien d'autres qui n'aboutissent qu'à l'abrutissement de l'esprit, à l'affaiblissement du sentiment de l'indépendance et de la personnalité, principe même de la vie. Oui, l'œuvre du bon repos et du juste sommeil, l'œuvre du droit à se garder propies pour toutes les pauvres filles souillées par le mauvais exemple avant qu'elles le soient par les actes. On verra plus tard dans quelles conditions je le tentai moi-même. Mlle Noémie Bonamour, pendant la pause du midi, s'amusait à lire les pages d'annonces des journaux. Sa grande désillusion avec M. Chapoulot ne l'empêchait pas d'être restée romanesque : sa mère, d'ailleurs, était une allemande de l'Alsace et lui avait donné le goût d'une certaine sentimentalité « petite fleur bleue : » elle ne désespérait pas de trouver une âme sœur qui se mettrait à l'unisson de la sienne. quand j'étais homme Il lui arrivait alors de me passer la feuille : c'était tantôt un jeune homme « distingué, vigoureux, pratiquant les sports » et qui s'offrait à convoler avec une dame sérieuse, d'une couleur d'âme appropriée. C'était aussi le monsieur d'âge mûr désirant s'unir à une jeune femme jolie et honnête, douée de vertus philanthropiques qui, du reste, n'étaient pas spécifiées. Tout se rencontrait dans ces annonces, même l'offre d'une fortune à la femme qui accepterait d'être la consolatrice d'un galant homme, éprouvé par la vie. Mlle Bonamour se sentit sur le point de répondre à cet appel et peut-être le fit-elle sans rien m'en dire. Elle se borna devant moi à soupirer, les yeux remontés si haut sous la paupière qu'on cessait de les voir et me disant : — Voilà qui ferait mon affaire ! Ah ! ma chérie, si vous saviez quelle jeunesse j'ai encore au cœur ! Mais moi, je voyais autrement les choses. Je savais que tous ces appâts jetés à la crédulité et à la rouerie étaient les déguisements de la bête, qu'il n'y avait au fond de toute cette comédie de sentiments que l'abject geste final, que l'euphémisme des mots ne servait qu'à dissimuler le rauque aboi des sexes rués l'un vers l'autre. Par une juste réciprocité, des anges qu'on soupçonnait être des tigresses, des hyènes et des louves, du bout de la palpitation de leurs ailes proposaient le paradis à l'humanité souffrante. On ne pouvait imaginer une plus sale coquinerie ; elle était entrée si bien dans les mœurs que des femmes du monde, des bourgeoises, excédées de dettes, en arrivaient à payer avec ce casuel leur modiste et leur coutu- rier. Toute une partie de la société vivait de ce secret libertinage qui s'entourait de discrétion et gardait les apparences de l'honnêteté. Ce qu'il en venait à la pâtisserie de ces clientes-là ! On devinait une réussite sitôt qu'elles se mettaient à régler leurs arriérés. Un affreux barbon, les habits souillés, le groin d'un porc, très riche et dont on n'avait jamais su le nom, faisait monter dans un petit appartement, qu'il louait dans une rue voisine, ce que M. Bernardin avait de plus fin en vins capiteux. Un autre, tout rose et aimable, les dents encore fraîches, ne prenait que du Tokai, qu'il payait le prix qu'on en voulait. Nous savions que celui-là envoyait aux plus jolies femmes de Paris une carte avec ces mots : « S'il vous plaît venir passer une heure avec un vieillard propre, discret, et qui dispose de deux louis, montez au 16 de la rue.....» Une de ces dames précisément, d'une mine dégoûtée nous assura qu'elles y passaient toutes. Et elle la toute première, mais cela, elle le gardait pour elle. Il n'était pas exceptionnel que ces personnes fissent le meilleur ménage avec leurs maris ; quelquefois même, c'étaient ceux-ci qui venaient commander les pièces montées qui devaient servir à leurs « dîners d'affaires. » Mon Dieu ! je n'étais ni bête ni prude. Je me disais que tous les hommes ne sont pas « l'homme », qu'il y en a de doux, de loyaux et d'honnêtes et que quand je saurais où en trouver un, je me donnerais, comme je l'avais dit, à Fanny, mais il se faisait attendre. Ma vie s'agitait en moi ; j'étais triste ; je regardais longuement la rue et cette agitation des passants où, du moins, se dépensait un besoin d'activités physiques. A moi qui avais désiré la sécurité et la régularité de l'existence, il m'en venait maintenant comme la lassitude. Mille fois mieux valait l'aventure et se frayer soi-même, par la volonté, son sentier à travers le hallier immense ! Comment, avec mes énergies naturelles, j'avais pu, depuis près d'une année déjà, recommencer sans une variante le petit geste absurde de ranger dans des caisses en papier les choux, les babas, les flans, les tartelettes et les petits fours, j'en étais étonnée moi-même Ah ! la femme d'action qu'avait été la grand'mère, cette maman Bé-jart, ruinée, après de successives déveines et, par deux fois, toute seule et veuve, refaisant sa fortune. Je m'oubliai à des distractions ; je méritai les reproches de M. Bernardin ; quelque chose s'agitait au dedans de moi : je n'aurais pu dire exactement quoi. Jamais je n'avais aspiré autant au libre exercice de ma volonté : j'aurais été heureuse de ne dépendre que de moi seule. J'avais vingt ans : j'avais vécu jusqu'alors dans un état de demi subalternité. C'étaient cependant, celles-là les années où déjà s'annonce la vie qu'on aura plus tard : l'être alors est surchargé d'énergie; on ne connait encore que la joie du travail en attendant qu'on en connaisse les ennuis et les responsabilités. Que m'avaient-elles procuré ? Un abri, le pain et un peu d'argent qui n'eût pas payé la dixième partie d'un établissement quelconque si j'y avais songé. Je calculai qu'à ce compte, en y mettant dix ou quinze ans de mon travail et de mes économies, j'aurais en réserve, mes robes et le nécessaire de la vie payés, avec ces quarante ou cinquante francs au mois qu'un si grand nombre ne dépassait jamais, deux ou trois billets de mille. Et puis quoi ? La quarantaine arriverait, je serais usée, épuisée, finie;plus même l'espoir d'un compagnon, époux ou amant, qui m'aurait fait connaître le bonheur. J'avais approché de trop près la vie pour être bien rigoureuse quant à l'étiquette. J'avais plutôt l'esprit libre d'une jeune fille qui, à vingt ans, connaissait tout du vice et ignorait encore l'amour. Pourvu qu'il vînt, l'élu, le reste n'importait. Nous unirions nos peines et nos efforts et si la fortune un jour nous souiiait, nous irions vivre quelque part loin de Paris, là où on peut penser à soi, sans ressentir le dégoût des autres. Ce n'est pas le sacrement du mariage, ni les formalités de la mairie qui nous auraient joints davantage. Je ris bien aujourd'hui de tous ces rêves. Noël et le jour de l'an encore une fois étaient passés. J'étais allé porter à ma vieille amie Mme Clotilde, pour ses étrennes, un grand sac de pralines et de fondants. Comme je m'étais acheté une robe nouvelle, couleur loutre et qui m'allait bien, on vint sur les portes pour me voir plus à l'aise. La bonne femme eut scrupule de me retenir sur le seuil de ses cabinets et me fit monter chez elle, laissant l'établissement à la garde de sa dévouée Estelle, qui précisément, ce jour là, lui avait apporté pour ses étrennes un pot d'héliotrope. Il venait toujouis plus de monde pendant la. première semaine de l'an : Mme Clothilde, qui avait de l'observation, na manquait pas de dire que ce qui lui valait cette aubaine, c'était la grande circulation des bonbons d'étrennes et certes elle devait s'y connaître. Elle fut si touchée de ceux que je lui apportai qu'elle voulut me garder à prendre ensemble le café, et nous restâmes chez elle une partie de l'après-midi, égrenant toutes deux notre chapelet. Elle m'apprit que les caprices de mon oncle Barboux se succédaient à raison d'une souillon au mois. Elles le volaient, lui cassaient sa porcelaine et parfois même le harpaillaient : toutes ne se laissaient pas prendre. Depuis un peu de temps, pai surcroît, il souffrait d'un rhumatisme articulaire qui l'obligeait à rester dans son fauteuil. Quand j'eus raconté l'attentat auquel j'avais été en butte chez M. Bernardin, elle tomba d'accord avec moi que décidément les hommes étaient un ramassis de misérables et que le meilleur ne valait pas la corde. Elle avait enfin fini de relire pour la dixième fois les Mémoires de Mlle de La Vallière et elle lisait les Mémoires de la Du Barry que lui avait prêtés M. Populaire, mon ancien voisin. Quelle belle époque où une petite fille de rien comme celle-ci, et qui n'avait eu d'abord que sa chemise, pouvait espérer arriver à tout ! Elle en concluait que je ne devais pas désespérer moi-même trop vite de la vie. C'est un peu de temps avant le carnaval que m'arriva l'extraordinaire histoire qui allait décider du changement de ma vie. Marion, lasse d'attendre des faveurs de M. Poiré une situation qui ne venait pas, avait décidé de devenir une honnête fille. Elle avait épousé un aimable garçon, peintre-décorateur et qui la rendait heureuse. Les affaires n'étaient pas toujours brillantes ; mais elle apportait à la vie commune une si franche bonne humeur qu'ils entrevoyaient plutôt l'avenir sous un jour favorable. Avec cela, travailleuse, bonne ménagère, allant jusqu'à faire sa lessive dans la petite cour où il avait son atelier. Une rencontre nous rapprocha ; M. Bardin m'accueillit gaîment ; je rencontrais là des amis à lui ou sa famille à elle ; quelquefois nous allions ensemble à une matinée de cirque ou de théâtre. Comme j'apportais toujours des gâteaux, nous passions d'autres fois l'après-midi à prendre le thé. Un dimanche de sortie, j'acceptai d'accompagner une de leurs cousines, Zéphyrine, dans une visite qu'elle devait faire à l'un des fournisseurs de M. Bardin : c'était une fille écervelée et de laquelle ils n'étaient pas très sûrs. Elle parut 220 quand j etais homme tout à coup se rappeler qu'elle avait un mot à dire chez sa tailleuse. et me pria de l'attendre un instant sous un porche. J'appris plus tard que, vicieuse déjà à quinze ans sous l'air le plus ingénu, elle était montée voir un de ses amants. De longs instants passèrent et comme elle ne revenait pas, je m'informai chez la concierge de l'étage de la tailleuse ; j'étais décidée à l'y aller chercher ; mais à la loge on me dit qu'il n'y avait pas de tailleuse dansla maison. Me voilà fort tourmentée, avecl'ennui de cette fille qui m'avait été confiée et que j'avais si mal gardée. Et je fais les cent pas sur le trottoir : je n'avais pas remarqué qu'un agent, sur le trottoir opposé, parfois se retournait pour m'observer. A petits coups de bottes, il s'en alla jusqu'au bout de la rue ; en ce moment, un gros homme, qui d'un peu plus bas avait paru me guetter, s'avança vivement et je reconnus M. Gilpiat, le maître de la Grande Bottine. Il m'aborda poliment, me demanda si j'habitais dans la rue et si je n'avais pas d'amant. Il m'assura qu'il n'avait pas cessé de m'aimer : il me fit des propositions pour le soir même en me jurant que dès le lendemain j'entrerais comme première demoiselle dans une de ses succursales. Le dégoût que m'inspirait cet homme était encore si vif que je le priai de me laisser. Il me prit par le bras ; je me débattis et aussitôt il se mit à m'injurier. L'agent, qui revenait sur ses pas, coupa sur nous et aussitôt le misérable, simulant la vertu indignée, déclara que je lui avais fait des offres honteuses, que je m'étais pendue à son bras et me refusais de le laisser, — Voici ma carte, monsieur l'agent, dit-il en tirant son portefeuille. Je suis un commerçant notable. Je vous prie de faire votre devoir en menant au poste cette fille. Du monde s'était rassemblé. J'étais blanche de horrte, de peur et de colère. Je dis : — Monsieur l'agent, je vous en prie, écoutez-moi. Cet homme ment ; il me poursuit de sa haine parce que je n'ai pas voulu me donner. Je suis une honnête fille. Je suis employée chez M. Bernardin, le pâtissier. Monsieur, c'est lui qu'il faudrait poursuivre. Il en fait autant à toutes. L'agent me regardait sous le nez. — Etes-vous inscrite ? dit-il. Un rappel vague de la chose ignoble s'éveilla en moi. — Oh ! monsieur, m'écriai-je en sanglotant, mais c'est horrible ! Je ne suis pas ce que vous croyez, je vous jure que je suis une honnête fille. L'agent eut un rire épais, sous sa grosse moustache. — Bon ! bon ! je vous connais, mais pas de rouspétance. Ouste ! suivez-moi au poste. J'eus la main de cet homme sur l'épaule, la main dont il maniait son troupeau de prostituées. Une révolte méprit : je me débattis, je me laissai tomber. Il fallut me tramer au bureau : une foule suivait. J'arrivai, souillée, les cheveux défaits, comme une femme ivre. Devant le commissaiie, l'agent déclara : — Vu cette fille raccrocher ce monsieur en lui faisant des offres honteuses. Lui ai demandé si elle était inscrite. A répondu qu'elle ne savait pas de quoi il s'agissait. Je voulus parler. — Assez ! fit le commissaire. Alors le monstre déposa à son tour, confirmant la déclaration de l'agent, reconnaissant au surplus qu'il m'avait eue à ses gages et recommençant à parler de son honorabilité. J'avais repris mon sang-froid. — Monsieur, dis-je au magistrat, je vous jure que cet homme ment. J'attendais une jeune fille qui m'avait été confiée et qui était entrée faire une course dans la maison. Faites appeler M. Bar-din, téléphonez chez M. Bernardin. Voici mon nom et mon adresse. •—- C'est bien, assez ! C'est l'affaire de la police des mœurs : on fera rapport. Le commissaire, à travers son binocle bordé d'écaillé, me regardait, regardait aussi Gilpiat. — Vous avez reconnu, lui dit-il assez rudement, que cette personne a été à vos gages comme...... — Comme employée. — L'avez-vous remerciée ? — Parfaitement. De nouveau il me regarda, et d'une voix radoucie : — Reconnaissez-vous la vérité de ce que dit monsieur ? — C'est faux. Je suis partie volontairement, comme on fait chez un homme qui veut vous violenter... Ces déclarations consignées, il se leva., — Retirez-vous tous les deux, mais pas en même temps. Agent, laissez d'abord partir cette personne : monsieur sortira ensuite. ^ Il me regarda une dernière fois. Je me doutai que cet homme avait été frappé par mon air d'innocence et d'honnêteté. Je saluai et me retrouvai à la rue. Quelle horreur ! L'autre souillure, celle du bandit, n'était rien à côté de celle-ci qui me ravalait au rang d'une pierreuse ! Je m'en allai devant moi, sans voir, l'air d'une folle. J'avais oublié Zéphyrine et les Bardin. Je ne savais plus qu'une chose, c'est que moi, Andrée Piègre, la fille d'une honnête mère, j'avais été traînée par un agent, qu'il y avait eu là, nous suivant, des gens qui me reconnaîtraient un jour pour la fille publique menée chez le commissaire de police ! Un trouble me prit : je dus m'appuyer contre une porte. Une dame s'offrit à faire approcher une voiture. Je revins à moi. L — Oui, une voiture... Je ne suis pas bien... Un fiacre stoppa, je donnai l'adresse des Bardin. Ils avaient des amis : je passai dans la chambre à coucher. Là j'éclatai; je leur dis en mots entrecoupés l'odieuse scène. Je me tordais les poignets, je m'embrouillais dans mes phrases et toujours revenait cette stupeur : — Moi ! moi ! Marion, la bonne fille, m'embrassait, me tenait les mains dans les siennes pour me calmer. Son mari fumait à grosses bouffées ses cigarettes. Quand Zéphyrine, la cause involontaire de tout le mal, rentra, elle perdit la tête et la claqua. Nous étions tous trois tellement énervés que M. Bardin tout à coup se prenait à rire. — Non, vrai, vrai... Mais le voilà qui se frappe le front. quand j'étais homme — Oh ! oh ! — Quoi ? lui demande Marion. — Je me rappelle : Dusaumon, tu sais bien, Dusaumon... — Dusaumon ! Eh bien quoi ? — Dusaumon est l'ami de Marescot qui est l'ami du commissaire, tu ne comprends pas ? Ca ne fait rien... Mon chapeau, mon pardessus ; je vole. Il rentra au bout d'une heure. Mme Dusaumon avait dit que son mari était au café des Six billards. Il avait couru : Dusaumon venait de repartir. Il était alors monté chez les Marescot. Marescot était sorti et sans doute ne rentrerait pas avant la nuit. Et le brave homme se désolait, jetait son chapeau et son pardessus à la volée par la chambre. — Pour une fois que je pouvais vous être utile ! Mais ça ne fait rien, comptez sur moi, ça ne traînera pas. Toute mon énergie était tombée ; je pleurais doucement, à grosses larmes brûlantes qui trempaient le mouchoir que me passait Marion. J'avais de petits cris d'enfant blessée. Elle me coucha dans ses draps, elle dit aux personnes en visite chez elle qu'il m'arrivait un grave ennui et les congédia. Un grand brisement me prit : je- dormis près de deux heures. Quand je me réveillai, la jeunesse encore une fois avait triomphé. Mon sang bouillait ; je m'en voulais de ma défaillance ; je leur demandai pardon de leur avoir suscité tout ce tracas. Ma décision m'était revenue ; j'imaginai des plans pour confondre le misérable, auteur d'un tel crime. J'irais le souffleter dans sa rue ; je lui intenterais un procès en diffamation. On verrait bien ce que peut une jeune fille outragée dans son honneur. — A la bonne heure ! disait M. Bernardin. Et la faisant à la rigolade : — Mais ça ne m'empêchera pas d'aller voir ce Dusaumon qui est l'ami de ce Marescot qui est l'ami du commissaire... qui est l'ami des honnêtes gens. La soirée s'avança et ils me reconduisirent jusqu'au Gâteau des Princes. Une fois dans ma chambre, toute ma désolation me reprit ; je me sentis horriblement seule et perdue. Ah ! si, au moins, j'avais fait comme les autres, si j'avais pris un amant ? Il m'eût aidée dans cette horrible épreuve. Mais rien, personne : j'étais seule au monde ; je n'avais de défense à attendre que de moi-même. Je ne pus trouver le sommeil de toute la nuit. Le lendemain, on demanda M. Bernardin au téléphone. A travers le bruit de la rue et les parlotes du magasin, j'entendis des bouts de mots qui se rapportaient à moi. — C'est fort ennuyeux, me dit le brave homme un peu après. On tne demande de passer au commissariat du neuvième, cet après-midi. Je ne sais pas de quoi il est question. Je sais seulement qu'il s'agit de vous, mademoiselle Andrée. C'est fort ennuyeux. Le sang me jaillit aux-joues ; les employées me regardaient. J'étais dans un état de prostration depuis mon réveil ; je ne trouvai rien à dire. J'en eus bien plus l'air d'une jeune fille dont la conscience n'est pas nette. M. Bernardin sortit après son déjeuner. Je n'avais pas desserré les dents. Même à Mlle Bonamour qui, à la pause du midi, m'avait pris les mains et me demandait : « Voyons qu'y a-t-il ?» je n'avais répondu qu'évasivement. Tout le temps que le I patron demeura absent, je fus comme hors de la | vie, faisant des gestes d'automate, me trompant dans les commandes. Enfin un fiacre le ramenait ; il me regarda en passant ; il paraissait consterné ; de tout le reste de la journée, il ne m'adressa la parole. Ce n'est que le lendemain au matin qu'il me fit passer } dans la pièce du fond où il se tenait tout le temps qu'il n'était pas au magasin ou à la manutention. M. Bernardin était là avec sa sœur, une sœur veuve et qu'il avait prise chez lui, après les traverses d'une vie, comme tant d'autres, bouleversée par les folies du mari. — Mademoiselle Andrée, me dit-il, je vous sais honnête, j'ai confiance en votre honnêteté. Je ne doute pas un instant que vous n'ayez été la victime d'un homme mal intentionné. Le commissaire m'a tout dit : je me suis porté garant de votre innocence. Il m'a écouté attentivement : j'espère avoir fait passer en lui ma conviction. Il n'en est pas moins vrai que vous avez été soupçonnée et que l'honorabilité de ma maison est en jeu. Je vous assure que cela m'ennuie fort : et depuis hier, je suis à | ruminer cette affaire et je ne vois pas d'autre j< issue. Je compris : je portai ma main à mon visage, d'un mouvement de honte. M: Bernardin ? Son ennui était sincère : il fit des pas dans la chambre, claquant sa langue au palais. — Non, je ne vous chasse pas, ce n'est pas dans mes habitudes. Mais je vous prie de vous pourvoir ■ ailleurs. Vous trouverez facilement, à votre âge, 'avec ce que vous savez. Du reste, si on vient aux références, vous savez que vous pouvez compter sur moi. Lui qui, en me gardant, pouvait dissiper toute ■ ombre injurieuse, m'abandonnait ! J'eus un cri : — Monsieur, ma vie est entre vos mains. Je suis Iperdue si on apprend... — Mais non, mais non ; je vous assure, j'ai dit Ice qu'il fallait dire. Seulement, dame ! comprenez... ■ Il se peut que des agents viennent... Et puis le ■ bruit pourrait se répandre. Il ne faut pas que le ■ moindre soupçon.. J'ai tout un passé de commer- Içant... C'est très délicat. Ce pauvre vieil homme timoré, compatissant au fond, me laissa le choix d'un motif pour justifier mon départ ; il me paierait le mois commencé ; il me priait seulement de m'en aller à la fin de la semaine. Je me fis écrire par Marion une lettre où elle m'offrait, de la part d'un ami, une situation supérieure à la mienne. Je la lus à Mlle Bonamour et à Isabelle. Mais le mensonge tout à coup me répugnant, je leur dis la vérité. La bonne Noémie s'offrit aussitôt à aller témoigner pour moi; et le souvenir de son unique amour lui revenant, elle disait : — C'est un goujat, votre individu. M. Chapoulot n'aurait jamais fait cela, quoique moi aussi, je lui aie résisté. Mon état d'esprit, à partir de ce moment, changea : 228 quand j'étais homme je ne me sentis plus découragée. Il me semblait, au contraire, qu'une force secrète m'entraînait vers une grande chose. J'imagine qu'un courant pousse ainsi un navire vers le port d'abordage. « Oh ! pensais-je, m'arracher enfin à cette lamentable condition de la femme ! Etre mon maître et pouvoir, à armes égales, lutter contre l'homme ! » Ce n'était encore que l'aspiration à une vie libérée sur laquelle l'être méprisé et haï n'aurait plus eu de prise. Qu'en eussé-je attendu, d'ailleurs, puisque même un honnête homme comme M. Bernardin me devenait aussi funeste qu'un coquin comme Gilpiat ? Mais l'acte, la chose à faire se perdait ensuite dans le brouillard. Je quittai la pâtisserie le samedi. J'avais fait transporter chez Marion une mallette que j'avais achetée et où j'avais rangé mes effets, en attendant de trouver moi-même un logement. Ce fut un déluge de pleurs de la part de Mlle Bonamour : elle me fit promettre que j'irais la prendre un de mes jours de sortie. Isabelle, de son côté, m'embrassait en sanglotant. M. Bernardin était parti faire sa partie de billard à son café. Je passai cette première nuit chez M. Bardin. Il avait enfin des nouvelles : son ami avait pu voir l'ami du commissaire. Celui-ci inclinait à croire que j'avais été la victime d'une infâme machination ; mais on se butait à la déclaration de l'agent qui certifiait m'avoir vu faire les cent pas sur le trottoir, comme une fille qui cherche un client. D'autre part, l'honorabilité du marchand de cuir était avérée. M. Bardin estimait que l'affaire demeurerait sans suite, ce qui arriva. Je n'en avais pas moins été à un doigt d'un déshonneur éternel. Si, au lieu d'être employée dans une maison estimée, j'avais été encore, par exemple, la petite ouvrière qui raccommodait des parapluies pour un pauvre diable comme Thomas, nul doute : je serais devenue une fille cartée. Pensez à vos sœurs, hommes pauvres qui lirez ceci ! Dites-vous que mon cas est celui de milliers de jeunes filles poursuivies par les vengeances d'un satyre, que la plus honnête peut se trouver prise dans une situation telle qu'elle n'en sorte | qu'avec l'ignominieuse étiquette et dégradée pour la vie ! Combien, ensuite, enlisées et ne pouvant remonter à la surface, se laissent couler, toujours plus bas, jusqu'aux beurbes du fond ! Oui, pensez à cela, frères, époux, amants : pensez à tout cet appareil social, agents, inspecteurs des mœurs, gendarmes, déployé, sur une simple dénonciation, coi tre une jeune fille qui perd la tête, ne sait comment se détendre et peut-être a gardé sous ses robes le signe immaculé de l'innocence. Est-ce que quelqu'un peut parler des droits sociaux tant qu'une pareille infamie est possible ! Est-ce qu'une monstruosité comme celle-là, si infime qu'en puisse être la victime, 11e met pas en cause la société toute entière ? Est-ce qu'au tribunal de Dieu, dans les balances de la suprême justice, un tel crime ne pèse pas le poids des grandes iniquités des villes maudites ? Je décidai, quelle que pût être pour moi la vie, de vivre désormais librement, dans une chambre qui fût' à moi. Marion, qui avait passé par la terrible loi du vainqueur, me donna raison. Elle voulut chercher 230 quand j'étais homme avec moi, mais déjà je pressentais que j'allais entrer dans une période de ma vie, qui peut-être devait rester mystérieuse pour elle. Au reste, je n'étais plus pressée ; je voulais prendre le temps, cette fois, de regarder « ma vie à la hauteur de mes yeux. » Je descendis dans un petit hôtel d'allure provinciale au fond d'une iue silencieuse. Après mon long internement à la pâtisserie, j'éprouvais un besoin, grisant de grand air, une sorte de petite folie de mouvement qui faisait partir mes jambes sous moi, devant moi. C'était aussi, à travers ce qu'il m'en restait d'orageux et de trouble, le sentiment d'une délivrance pour avoir échappé à l'un des plus grands dangers que peut encourir une jeune fille. Je revivais après m'être crue morte. Je ne puis exprimer cela que par l'idée de ma vie brandie de toutes ses cellules, de tous ses pores vers la vie universelle. Une exaltation couvait en moi, il me semblait que je commençais à n'être plus tout à fait une fille ; je compris qu'il allait se passer quelque chose qui se résoudrait pour le mieux de ma destinée. Le carnaval fut là ; je n'avais jamais été au bal ; je connaissais bien moins encore un bal masqué. M. Bardin s'offrit à m'y mener avec sa femme. Nous allâmes donc ensemble chez un costumier ; il se choisit un pierrot : elle prit un garde-française et moi je me choisis la livrée à boutons de métal d'un groom. Après avoir laissé des garanties, nous revînmes nous habiller au milieu de la plu? folle gaîté. Marion flottait dans son garde-française ; le pantalon du pierrot remontait jusqu'aux épaules de M. Bardin, qui était petit. Moi seule, me trouvai comme moulée dans le collant de ce costume qui était celui d'un garçon de dix-sept ans. Tous deux me regardaient émerveillés de cette forme de mon corps qu'ils ignoraient et qui, sous le travesti, dessinait les contours ambigus d'une fille-garçon. — Mais c'est que tu es vraiment bien ! s'écriait Marion. Avec un corps comme le tien, tu as une fortune. — Marion a raison. Vous feriez un crâne modèle pour un peintre, disait son mari. J'avais ramené en chignon épais mes cheveux au haut de la tête ; j'étais grande, svelte et à peine le renflement de mes seins me trahissait. Je puis bien dire que, derrière mon loup, avec le cambrement de mes reins sous ma veste chocolat à double rang de boutons, je fus un des succès du bal. On me serrait de près ; des foules se frottaient à moi : je dus me débattre dans un tourbillon de mains qui me cherchaient sous mes vêtements. Ce fut pour moi une jolie occasion de distribuer en tous sens claques et nazardes; et comme j'étais toujours resté garçonne, je ne fis pas faute de taper aussi rudement que je pouvais. Ainsi je ne mentis pas trop à mon costume et je me dédommageai de ce que l'homme m'avait fait souffrir. Ce fut pour moi une des parties les plus joyeuses de ma vie ; jamais je ne m'étais autant amusée et elle inaugura ma destinée nouvelle. PEUXIEME PARTIE L'acte sortit de ma volonté, comme le cri libre de mon être. J'avais soif de m'appartenir, d'être le maître de mon esprit, de mon corps, de mes puissances "vitales. J'en avais assez de tendre le cou au collier comme le cheval, comme une chose brute et aveugle, assez de louer ce qu'il y avait de bon, de jeune et d'actif en moi, comme on loue un morceau de terre ou les pierres d'une maison. L'instinct, l'idée de la conservation et de la lutte, d'ailleurs, me poussa plus que le raisonnement. Si j'avais trop réfléchi au début, peut-être j'aurais fait comme celui qui court jusqu'au bout de la planche et puis se retire, n'ayant osé se jeter à l'eau. Toute l'affaire lut pour moi de me libérer de l'homme — de cet homme de qui je dépendais., et sans lequel une fille pauvre comme je l'étais, comme tant d'autres l'avaient été et le seront, ne peut rien. Lui seul est libre, lui seul s'égale à sa volonté. Lui seul est impunément criminel ou honnête homme. Je puis bien dire que ce fut par haine des hommes que je devins homme moi-même. C'est un cas mental que d'autres expliqueront s'ils le veulent : moi, je devais le subir sans le définir. Nul effroi au bord de la grande aventure : il me semblait, au contraire, que le monde allait s'ouvrir devant moi. J'eus aux narines le souffle ardent de la jeune cavale qui va s'élancer dans l'espace. Je me connaissais assez pour ne point douter de mon courage et de ma fermeté, une fois la chose résolue : j'étais de la race brune de France. Mais on ne s'évade pas de son sexe comme en change de robe et quitter la robe pour la culotte est déjà quelque chose, sans compter tout le reste. Après tout, j'avais la vigueur nécessaire. Dans mes divers emplois, quand les autres ne pouvaient venir à bout d'une besogne un peu rude, c'est à mei qu'elles s'adressaient. Je voulus au moins me connaître, comme on se sangle les reins et comme on se huile les jarrets avant la course. Je me vois encore nue devant le miroiret m'étudiant tranquillement du haut en bas, comme le ferait un médecin .Nulle pensée impudique ou voluptueuse ; je me tâtai les reins, le cœur, les bras. Le corps était solide, souple, nerveux, en bon état ; les pieds seulement se fatiguaient assez vite. J'avais des yeux résolus en m'observant ; ils n'étaient plus ceux de la jeune fille qui autrefois s'était regardée amoureusement. Je me regardai avec des yeux d'homme. Eh bien ! comme homme, me plut justement la chose qui, si souvent, m'avait déplu comme femme : ma poitrine était sèche et peu saillante. Je me rappelai ma petite honte à la pension cù, malgré la surveillance des sœurs, on trouvait toujours le moyen de se voir de lit à lit. Mes peintes garçonnières me faisaient jalouse des belles apparences de celles de mes compagnes, mieux douées. Je m'en allai, le même jour, faire mes adieux à Mme Clotilde et à Marion. Je suis encore étonnée de l'aplomb avec lequel je leur dis qu'une parente à moi, très loin, dans le Midi, m'appelait auprès d'elle et que j'y trouverais l'assurance d'un gros héritage. Je n'aurais pu faire autrement que leur mentir puisqu'en passant du côté de l'ennemi, c'était bien toute ma vie de fille qu'il me fallait lésigner et qu'une indiscrétion de leur part eût remis tout en cause. Il se fit qu'en leur débitant ce gros mensenge, je pleurai des larmes sincères comme si je leur disais la vérité. Marion et la bonne Mme Clotilde pleuraient avec moi : elles ne se doutèrent pas qu'au fond, c'était là vraiment presque un adieu éternel, comme si ensuite nous ne devions plus jamais nous revoir, comme si vraiment la mort était de l'autre côté de la porte que j'allais dépasser. Cette bonne fille sensible de Marion s'écria en me pressant dans ses bras : — Je te perds, ma chérie, quand je commençais seulement à te connaître. Jure au moins que tu m'écriras ! — Ecoute, Marion, lui dis-je en riant à travers mes larmes, je t'écrirai le jour où je pourrai t'an-noncer mon mariage. — Tu y pensas donc, petite fûtée ? me dit-elle en riant à son tour. Mme Clotilde, dans sa peine, eut au nez une grosse roupie qui ne s'en allait pas. Elle brandit le poing du côté de la boutique de mon oncle Barboux. — Rien ne serait arrivé sans ce gredin ! fit-elle. Vous seriez encore près de nous, attendant en paix son héritage. Mais puisqu'il s'agit d'un autre, plus 236 quand j etais homme gros, ah, ma fille, je ne puis que vous donner raison. C'est maintenant que votre sort va se décider... J'en suis arrivée, dans les mémoires de la Du Barry, à la page où elle était si pauvre qu'elle n'avait qu'une chemise qu'elle était obligée de faire laver pendant le temps qu'elle restait au lit pour ne pas sortir nue sous sa robe. Ça ne l'a pas empêchée de devenir la maîtresse du régent. J'eus Un vrai chagrin en sacrifiant ces vieilles amitiés : ce lurent comme des parts de ma vie qu'il fallait abandonner sur le bord de la route, avec mes robes et avec l'être qui avait si longtemps vécu sous elles. Il ne me restait plus à présent qu'à immoler cette autre chose de moi qui, elle aussi, avait vécu avec moi et qui était toute ma vie profonde depuis ma petite enfance, mes cheveux! . J'eus là une défaillance : je passai devant vingt salons de « coiffures pour dames » sans oser entrer. Je me rappelai les marchands de cheveux dans la maison où j'avais souffert l'agonie et la faim : je revoyais les pauvres têtes rases échappées à leurs ciseaux. Qui eût dit alors ? Je poussai une porte, ôtai mon chapeau et d'un mouvement brusque, enlevant mes épingles, je laissai se dérouler l'ampleur lourde du chignon. Je me surpris la voix d'un homme en disant : — Coupez tout. C'était une assez pauvre boutique : le patron opérait lui-même. Il hésita, eut comme un regret ; — Mademoiselle est bien décidée ? — Mais sans doute... — C'est qu'ils sont très beaux : c'est vraiment dommage. Aux premiers coups de ciseaux, je fermai les yeux : le froid de l'acier pénétra dans ma vie ; je n'avais jamais senti à ce point combien mes cheveux vivaient. Une natte s'abattit, d'un poids mou, élastique, qui me donna la sensation d'une grosse touffe de roses s'effeuillant sur mon épaule. — Je vous en prie, plus vite... J'aurais souhaité voir tomber cette toison d'une fois comme on fauche un champ, comme on coupe une tête. J'étais toute glacée, je serrais fortement les dents. Je pus à peine répondre quand l'homme, flairant une affaire, me demanda si je ne voulais pas vendre mes cheveux. Une dernière natte tomba : j'eus exactement l'impression d'une chose en moi, morte. Je pris une glace à main et m'y regardai avidement. J'avais bien la ressemblance d'un jeune gar-çcn, la nuque nue, deux touffes sur les tempes et la raie de côté. J'enveloppai ensuite dans du papier le beau manteau de mes vingt ans, fil à fil tissé avec ma vie. Pour vingt sous, un merlan avait fait de moi un homme. Ce fut le lendemain que j'en acquis le costume. J'avais réglé à l'hôtel : j'avais annoncé que je ferais prendre ce qui m'appartenait; je fermais ainsi à mesure les portes derrière moi et me rendais le retour impossible. Tout mon avoir dans mon corset, sur ma peau, je fis le tour des marchands d'habits. Je finis par fixer mon choix sur un costume de couleur foncée. — C'est-y pour vous, ma petite dame ? me demanda fort naturellement la femme du marchand. quand j'étais homme Je lui répondis sur le même ton que oui. Il ne me resta plus qu'à essayer cette défroque : la coupe en était bonne ; peut-être un jeune homme élégant l'avait portée. La femme déblaya une chaise dans l'arrière-boutique, et me tournant le dos, elle me donna tout le temps d'entrer dans le pantalon, le gilet et le veston. Je n'avais gardé que ma chemise et mon corset : avec mes bottines de fille, ça sentait tout de même le travesti. Mais elle me céda un foulard qui, sous le col levé, déguisa l'absence d'un linge masculin, une paire de bottines d'homme encore en bon état et une casquette. J'en fus quitte pour un louis duquel elle rabattit cinq francs pour les vêtements que je lui laissais. Je ne puis dire mes impressions en quittant la boutique. Il me parut que j'avais commis un crime ; je n'avais cependant attenté qu'à la femme en moi. J'étais gauche, empruntée : si quelqu'un m'avait regardée dans les yeux, je lui aurais demandé pardon. Et puis l'assurance me revint : ma vie fut dans mes mains ; j'allai par les rues d'un pas léger et libre. En traversant un carrefour, je me mis à courir, simplement pour la joie de courir, comme je le faisais étant gamine, mes talons en l'air. Les femmes m'observaient de cet œil plissé qu'elles ont quand elles flairent un mystère. Je m'aperçus que les hommes, de leur côté, me regardaient avec une certaine insistance surprise. Je pensai qu'il y avait à mon insu quelque chose qui me dénonçait : je perdis un peu de ma décision. D'ailleurs, c'était un apprentissage à faire. Après avoir été vingt ans fille, on ne s'improvise pas immédiatement garçon. J'aimai me mêler à la foule : je fis bien trois fois la ligne des boulevards depuis la Madeleine jusqu'à la porte Saint-Denis. Je passai devant la pâtisserie de M. Bernardin ; la nuit était tombée ; tous les magasins flambaient. Je vis Mlle Noémie Bonamour à son pupitre ; sans cloute elle récapitulait déjà ses ventes. Qu'eût-elle dit si tout à coup elle avait aperçu à travers les glaces de la rue, ce jeune homme qui me ressemblait et la regardait ? Surtout j'aurais voulu voir la nouvelle, celle qui m'avait remplacée. Mais c'était l'heure du dîner : il n'était resté qu'Isabelle pour la vente. Il me sembla que c'était la première fois que j'assistais à cette fête quotidienne du boulevard éclairé de longs cordons de gaz, pris en écharpe par le sillage zinguant des annonces lumineuses, avec son ondulation de gros dos bigarré de chenilles entre les files d'arbres sans feuilles, ses terrasses pleines de monde, ses brasseries odorant l'alcool et le tabac, ses kiosques pareils à des maisons en papier, le tout ronflant d'un grand bourdonnement de moulin, dans un brouillard rouge d'haleines et de fumées. Une femme voit ce qu'on l'a habituée à voir : un homme au contraire voit ce qu'il voit et j'étais maintenant un homme. Je fendais les groupes, j'entrais au cœur de toute cette humanité dense, comme d'un coup de nageoire le poisson joue et se meut à travers les profondeurs liquides. C'était là pour moi une sensation toute neuve qui m'agrandissait les yeux et me communiquait des sens que je n'avais pas eus avant. J'étais comme une petite squaw qui voit pour la première fois une ville. La faim m'ayant prise, je me jetai dans le réseau 240 quand j'étais homme des rues latérales. Une cantine d'ouvriers me tenta par ses bas prix. J'entrai, je dus me dire que j'étais vraiment devenu un homme pour ne pas être troublé par les regards qui se dirigeaient vers moi. A la rue ensuite, le froid du soir, après la chaleur du repas, me fit l'effet d'une tape de torchon humide dans le dos. C'est ainsi que je me rendis compte que je manquais de pardessus : je n'y avais pas pensé jusqu'alors. Je me mis à courir, les mains dans les poches pour me réchauffer, mais bientôt la fatigue me raidit les jarrets. J'entrai, moyennant vingt sous, passer la nuit dans le premier hôtel qui s'offrit. Que m'importait la qualité à présent que je n'avais plus rien à ménager ni à défendre! J'avais à peine changé de sexe et déjà ma mentalité était différente. Voilà, certes, bien des détails : après tant de temps, ils se présentent encore à moi avec une netteté d'intaille et correspondent à la multitude de petites cellules nouvelles qui subitement s'étaient animées dans ma vie. Quel étonnement à mon réveil quand j'aperçus sur la chaise, près de mon chevet, mes vêtements d'homme! La veille, chez le marchand, j'y étais entrée comme on se travestit, avec l'amusement léger de la minute rare. Mais ici, loin de mes robes, c'était bien toute ma vie nouvelle qui s'offrait à moi. J'étais désormais la prisonnière de ce costume masculin que j'allais porter comme une armure. Et c'était moi, la petite Andrée Piègre de la grande rue, qui avais décidé cela ! Les souvenirs affluèrent : je me revis petite fille en robe blanche à volants, mon pantalon descendant jusque sous les genoux, et gantée de filoselle, telle que j'allais à la messe, les dimanches, un vaste chapeau de paille pomponné d'une touffe de bluets par dessus ma longue tresse en queue de rat dans le dos. Et j'ouvrais un petit parasol blanc, je marchais à côté de maman en robe de soie verte et qui tenait, elle aussi, un parasol, un grand parasol vert par-dessus son chapeau où il y avait des cerises. Ah ! que tout cela était loin, comme hors du monde ! Je n'en avais point de peine ; c'était plutôt la bonne émotion pour un tendre souvenir qui, après si longtemps, réchauffe encore le cœur. :v.l Je me levai, je m'habillai en me regardant dans un bout de glace au mur et faisant descendre lentement par dessus ma chemise de femme mes vêtements d'homme. « Adieu, ma petite gorge ! disais-je à mesure. Adieu, mon joli ventre ! Adieu mes jolies jambes ! Adieu, tout mon joli corps ! C'est fini de vous ! Il n'y aura plus que moi qui saurai que vous êtes là dessous ! » Ce jour-là, je complétai ma garde-robe. J'achetai trois chemises, des cols, une cravate, des manchettes et un caban pour ne plus geler. Je me regardais, en passant, dans les glaces. Je m'en voulais d'avoir les yeux trop «femme» en me mirant. Oh ! j'avais beaucoup à apprendre ! Je n'osais pas encore regarder un homme franchement, entre quatre yeux. J'essayai de fumer un cigare et fus horriblement malade ; j'avais, en marchant, un hanehement qui faisait se retourner les femmes. Malgré tout, sous le veston et le pantalon de mon faux sexe, vivait toujours le corps de la femme. Je lisais les journaux à annonces ; je ne voulais pas me rejeter à l'aveuglette dans la vie. C'était I un autre esprit qui me venait, réfléchi, personnel, I au guet. Je me tâtais avant de m'engager dans la I mêlée ; avec mes quelques cents francs dans la I doublure de mon gilet, je pouvais attendre la I bonne occasion. Du reste, dans ma joie d'être I cette fois réellement libre, les heures me semblaient I i trop brèves pour jouir de toute la sensation p inconnue qui me venait de la rue, du fleuve, des I foules ; je ne finissais pas d'aller le nez au vent I comme une fourmi court sous l'herbe, faisant à I mon tour ma petite rumeur de vie dans la jungle I où rugissait la grande faune humaine. Je battis le I pavé en tous sens ; je grimpai aux omnibus ; je I pris vraiment possession de ce Paris où tenait un | monde. A la morgue, des maccabés, hommes, femmes, j enfants, repêchés aux eaux du fleuve, éventrés sous I les trams, les cervelles éclatées, hideux, très doux I dans leur grande mort violente, dormaient, enflés I et gras. C'étaient les vaincus, ceux-là : ils avaient j eu le tort d'être les faibles : la meule les avait broyés. Il y avait aussi les autres, aux chairs ; ouvertes par où la vie était sortie, sucée par des bouches rouges ou mangée à la pointe des canines. Ceux-là gardaient dans leur beauté tragique le secret des grands crimes. Je vis là une enfant, une fillette en petite robe j de trottin retombée sur la plaie d'un pauvre sexe lacéré. Son forcené et ténébreux amant l'avait étranglée derrière une palissade après l'avoir violée. Et elle était enfin tranquille, avec un visage charmant de petit ange sous ses cheveux blonds. Personne n'était encore venu la réclamer. Ce fut une émotion qui jamais ne s'en est allée : je ne pus manger pendant deux jours, j'aurais voulu l'emporter dans la chaleur de ma vie, lui faire une tombe de mes caresses, la laver en pleurant de l'immonde souillure. Le monstre, lui, pendant ce temps, peut-être rôdait, cherchant d'autres proies. Une annonce enfin me décida ; on demandait un groom chez une modiste du faubourg Saint-Honoré. Le cœur me battit : je me rappelais mon travesti du carnaval et voulus y voir comme un avertissement. La patronne me parut une aimable femme aux jolis yeux de bonté et de douceur ; je crois que de son Côté elle fut touchée de mon air réservé et honnête. Tandis qu'elle me parlait, je tremblais. Si elle allait soupçonner la fraude ! L'épreuve fut décisive : elle ne soupçonna rien : je fus engagée au chiffre de cinquante francs le mois. Coïncidence singulière ! Le costume que j'essayai en entrant correspondit en tous points à mon « groom » d'une nuit de plaisir, nuance chocolat, boutons de métal, casquette plate. Il ne fallut qu'élargir le pantalon. L'atelier était au fond, dans une pièce qui joignait le magasin. Mon apparition dans ce petit monde éveillé, aux nez fureteurs, suscita un émoi et ne déplut pas. On décida que je ne ressemblais pas à l'autre, à celui qui était parti. Une petite apprentie très drôle et taquine, à plusieurs reprises me claqua le derrière. — Té ! t'en as, toi ! Je m'aperçus que je les troublais un peu : l'air, pendant quelques jours, resta imprégné de quel- que chose d'ambigu qui irritait ces jolies petites personnes, toutes amoureuses déjà de l'amour. Et puis tout de même, une fois dans le courant, je dérivai avec l'équipe. Le métier ne manquait pas d'être fatiguant. Des jours entiers je partais en course : il m'arrivait d'avoir à louvoyer dans la circulation des grandes rues avec quatie et cinq cartons aux poings. On ne m'acceptait aux impériales, aux trams et au métro qu'avec trois tout au plus. Il me fallait, pour le surplus, talonner dans Paris pendant des heures. Je me dédommageais, il est vrai, quand j'allais en recouvrements. Mais les pieds, après tout un jour de courreries, restaient malades. Quelquefois je boitais si visiblement que la gentille patronne me faisait prendre un fiacre. Je ne me suis jamais plainte. Je connus les quartiers, les carrefours, l'écheveau serré des rues; j'eus, pour me repérer dans l'immense dédale, comme le petit Poucet dans la forêt, mes petites remarques qui étaient mes brins coupés à moi. Il m'arrivait de toucher des pourboires ; je me payais alors au galop un moka de deux sous, debout devant le zinc d'un bar ou un bock automatique. Selon mes forces, je faisais mon devoir; je le faisais comme une femme sait travailler, avec un courage et une endurance que n'ont pas toujours les hommes. Quand je me compare aux petits polissons, carottiers et menteurs, mes « collègues, » comme eût dit Ancelin, j'ai le sentiment d'avoir eu, dans mon humble emploi, le sens grave de la vie. Le soir, en mettant bas mon « groom » chocolat, je me trouvais comme soulagée d'un mensonge. Ah ! que je respirais ! que j'aimais me détendre sous mes draps en pensant : « Personne ne l'a vu ! Personne ne le saura jamais ! » J'eus des succès de joli garçon. Il me fallut toute ma ruse de fille pour maintes fois tirer d'embarras le petit groom dont je portais la livrée. Une cliente de la maison, une belle rousse qui n'en était pas à un amant près, me proposa très simplement l'amour une fois que j'étais allée lui porter des chapeaux. Je lui répondis que je communiais le lendemain et qu'il me fallait rester en état de grâce. — Ça ne fait rien, fit-elle en riant comme une folle, c'est moi qui te donnerai l'absolution. Quelqu'un arriva et me délivra. Dans la rue, quelquefois j'avais affaire à des femmes, souvent des vieilles, qui me clignaient de l'œil et m'offraient l'amour et l'argent. Moi, qui avais cru pour jamais déjouer les poursuites de l'ogre, j'étais aussi suivie par des hommes aux goûts invertis et d'autres dont le flair, éveillé à des signes insolites, semblait renifler, sous le mensonge de mes habits, un fumet malgré tout subodorant. Une fois j'en giffiai un qui se le tint pour dit; mais quelques-uns s'obstinaient; je leur échappais en courant. Je m'appelai Léon du dernier de mes prénoms de baptême. JE m'étais trouvé au sixième sous les toits, dans la rue du Mont-Thabor, une chambre pour quinze francs : elle était propre et s'ouvrait sur le ciel, parmi une mêlée de cheminées. Avec trois louis, je la meublai d'un lit, d'une petite toilette en fer, de deux chaises, d'une table et d'une armoire achetés dans une brocante. Le reste viendrait plus tard. J'avais vendu mes robes ; je ne voulus garder que la dernière ; je ne m'en défis jamais. Mystère de nos âmes pour nous-mêmes ! Aurais-je pu dire pourquoi je ne la vendis pas comme les autres ? Souvenir de ce que j'avais été ou suprême attache qui nous retient à une rive qu'on ne peut quitter tout à fait? Je la roulai avec le corset et mes nattes de cheveux dans une toile d'emballage que je ficelai et cachetai ensuite de cire rouge. Au fond de l'armoire, cela fut comme le linceul même de ma vie de lemme. 0 la joie de mes rentrées là-haut, dans la région des étoiles ! Ma fenêtre, droite dans le plan incliné du toit, s'ouvrait par-dessus la gouttière. C'était mai encore une fois : je m'endormais à la clarté de la nuit entrée comme à pas de loup dans la chambre. Le matin, je me réveillais à la chaleur du soleil furr.ant dans un brouillard léger; je ne cessais pas de goûter la bonne sensation heureuse de me suffire. Comme j'avais la nourriture au magasin, je pouvais prélever sur mes gains le petit impôt du plaisir ou de l'épargne, à mon gré. A la vérité, j'épargnais plutôt pour le jour où à mon tour je pourrais faire quelque chose de personnel. Je me disais : « C'est la vie elle-même qui te fera signe. » Mes dimanches solitaires sous le toit ne me pesaient pas. Je les prolongeais, au contraire, jusque bien avant dans l'après-midi, deshabillée, détendue, poussant de petits soupirs de bien-être, mes pieds endoloris, mes pauvres pieds à nu sur le carreau. Ces jours là, toute seule dans le secret du logis, j'avais plaisir à redevenir une femme. Il m'était venu à moi, qui depuis si longtemps ne lisais plus, une passion de lecture. J'achetais des journaux, des magazines, des volumes de collections à cinq ou dix sous. Je dévorais tout, amusée par les aventures, les épisodes, le romanesque de toute cette vie fictive qui était la contre-partie de celle que je vivais. Etendue de mon long sur mon lit, qui était mon divan, je ne finissais pas de me griser à la petite ivresse du papier imprimé. J'en restais toute secouée et tressaillante dans ma chair, comme pour des joies ou des tristesses qui m'auraient été personnelles. Que de fois le soir tombait sur les feuillets, brouillant les caractères où je m'obstinais encore à suivre une pensée ! Je continuais ensuite à la lampe, j'en oubliais ces jours-là, le boire et le manger. J'avais pourtant trouvé rue Saint-Honoré un charcutier qui faisait la grosse saucisse deVernon. Quand je m'en payais pour dix sous, c'était comme si je me retrouvais chez ma grand'mère, devant la nappe à carreaux rouges et blancs où on la servait dans un plat de pommes de terre bouillantes. Ma vie se trouva si remplie que pendant assez longtemps, je cessai de songer qu'il pouvait exister quelque chose au-delà. Pourtant ce n'était pas encore les cinquante francs de mon mois qui auraient pu m'égaler à une véritable condition d'homme. Et puis, grande et forte comme je l'étais, avec un penchant à grossir, il viendrait un moment où j'aurais peine à ne pas excéder les strictes moyennes d'un groom. Mais baste ! le principal, pour l'instant, était de jouir de mon indépendance et de ma sécurité. Une distraction, qui m'arriva au bout du troisième mois, m'obligea à me surveiller. A mon insu, l'être originel reperçait en des gestes, des attitudes et des manières qui m'eussent trahie si on y avait pris un peu sérieusement attention. Je le fus cette fois par un billet que je dus écrire à ma patronne et où, sans y penser, je ne cessai de parler de moi au féminin. « Mme Jolie » comme l'appelaient les placiers, me fit en riant l'observation que j'avais, en écrivant, une tendance à perdre mes avantages naturels. Ce fut un grand éc'at de rire dans l'atelier et je demeurai un peu de temps le sujet des plaisanteries de ces demoiselles. Ma vie, si assurée en apparence, était en somme pleine de périls. Un petit vent pouvait briser ma barque avant qu'elle ne prît le large. Je n'avais pas songé, en me masculinisant, qu'à changer d'habits, il fallait premièrement changer de sexe. Il en résulta une suite de fraudes qui .auraient pu me coûter cher : la société n'admet ni le changement de la façade ni le changement de l'enseigne. Il n'y a qu'un jour dans l'année où une fille peut impunément se transformer en garçon ; et peut-être la vieille tradition baroque du carnaval doit-elle à cette licence joyeuse la frénésie avec laquelle on la fête encore. Je ne sais vraiment comment je pus échapper à tant de dangeis. Je ne fis rien pour les déjouer et sans doute je dus à ma témérité candide l'impunité qui, pour d'autres, eût résulté de précautions redoublées. Je me bornai simplement à renseigner à mon concierge mon nom modifié, avec l'indication du lieu et de la date de naissance. Les préposés à la « population », si vigilants quand il s'agit de suivre entre deux eaux de gros poissons laissèrent passer, sans y prendre attention, la nage du petit goujon : cela me classa parmi tout le menu fretin négligeable des grandes cités. Je demeurai quinze mois chez Mme Jolie. Sauf une première, très intelligente et sage, presque tout l'atelier avait été renouvelé successivement ; j'étais ponctuelle, active, courageuse ; j'avais le sentiment de fournir un travail que les autres employés de ma catégorie ne donnaient pas. Ce qu'il m'en coûtait parfois d'efforts et de peines, mes pauvres pieds enflés seuls le savaient. Et cependant je ne me plaignais pas ; je partais avec mes cartcns à chapeaux, je faisais chaque jour des lieues. J'avais pris le goût du tabac : je roulais, aussi bien que M. Jules, mes cigarettes, Que de fois, en les tortillant, il m'arriva de penser à lui, à son bel air flambard ! Hé oui ! il avait un moral plutôt élastique ; sa notion des rapports de l'homme et de la femme était vaguement industrielle ; et cependant, sous le débraillé de la vie, il y avait là un cœur de vrai garçon ! Cela, je l'aurais juré. Dans la grande ménagerie des groins, des griffes et des crocs, il avait été le seul qui ne m'avait pas flairée de trop près. Et j'entendais toujours sa grosse voix qui me parlait de la sœurette morte et qui alors tremblait un peu. Quand ça se rencontre dans une humanité comme celle-là, c'est comme un reflet lointain d'une étoile au fond d'une flaque. M. Jules ! Pensait-il seulement encore à moi qui pensais à lui ! Et les autres, tout ce petit monde de mon autre vie ! Qu'étaient devenues les Isabelle, les Fanny, les Marion et la bonne Mlle Noémie ? Se doutaient-elles encore qu'il y avait là, par le monde, une Andrée qui avait fait à côté d'elles les choses qu'elles faisaient peut-être encore? De Mme Clotilde, du moins, j'étais sûre : je la revoyais alternant la lecture des Mémoires de la Du Barry avec le coup de torchon professionnel et pensant à moi. Un jour, c'est là une chose étrange, un mouvement irrésistible me poussa à me retrouver un instant avec ces passantes de ma vie. Je voulus n'être pas tout à fait la morte pour elles ; on ne supprime jamais tout son passé. Et je leur écrivis à toutes : je fis envoyer par un employé à la gare de Lyon, qui était l'ami de la première de Mme Jolie, une tendre et puérile image, comme, quand j'étais petite fille, j'en envoyais à mes amies les pensionnaires reparties pour la maison des parents. Un mot, un baiser, mon nom d'Andrée, c'était tout. Ah! leur cœur, en recevant l'enve- loppe timbrée du Midi, ne battit pas comme le mien en la leur envoyant ! Pour Mme Clotilde et aussi pour Marion j'avais mis trois lignes et les images étaient plus belles. Je me souviens d'y avoir dessiné un petit coeur où j'avais, avec ma bouche mouillée, appuyé de vrais baisers. « Elles les baiseront sur le papier », m'étais-je dit : J'aurais voulu voir cela par le petit trou de la serrure. Tout un Far-West n'efface pas une piste humaine mieux qu'un Paris : la poussière, l'éternelle poussière qu'exhalent les villes mange tout de suite nos pauvres petites traces obscures. C'est à peine si de temps en temps je rencontrais un des visages connus dans le passé. Une après-midi, je tombai sur M. Ernest, mon amoureux d'un jour ; il me regarda et ne me reconnut pas. Une autre fois, en tournant l'angle d'une rue, j'aperçus la jolie silhouette nerveuse de Fanny et elle aussi passa. J'en demeurai à la fois attristée et réjouie : je ne me doutais pas que le danger me viendrait plus de moi-même que des autres. Mme Jolie, un soir, me fit signe de rester: elle me dit qu'elle avait à me parler. Je vis tout de suite à son visage qu'il s'agissait d'une chose sérieuse. Elle s'assura que toutes les employées étaient parties, puis me dit : — Léon, je ne vous ai rien demandé de votre vie quand vous êtes entré chez moi ; j'ai eu confiance. Mais vous m'inquiétez et je crains d'avoir surpris votre secret. Je m'efforçai de ne pas perdre contenance. — Je n'ai point de secret, madame. — Oh ! c'est un hasard : vous savez bien que je uand j'étais homme n'ai pas l'habitude d'espionner mcn personnel. Mais l'autre jour... Léon, vous n'êtes pas un garçon. Le sang me monta aux joues. Dans mon saisissement, je ne pouvais que balbutier. — Oh ! madame... je vous jure. Elle-même avait légèrement rougi : c'était une personne fine et sensible et qui, dans son art de modiste, gardait les manières du meilleur monde. — Ne jurez pas, me dit-elle, puisque je ne vous demande rien. Mais cela, du reste, serait sans importance si la chose ne risquait de s'ébruiter. Et malheureusement, ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on en plaisante un peu autour de vous. Je ne pus retenir un cri qui me vendit. — Je suis perdue ! — Ce n'est pas moi, en tous cas, qui vous trahirai. Je n'y ai aucun intérêt et tout me commanderait de me taire, même si j'avais envie de parler. Mais soyez tranquille : je n'oublie pas votre courage et je vous en sais gré. — Oh ! merci, merci, madame, lui dis-je en lui prenant la main et la portant à ma bouche. Elle se mit à rire : — Oh ! le geste serait bien d'un jeune homme ; mais prenez attention : vous avez dit tout à l'heure que vous étiez perdue ! — L'ai-je dit ? m'écriai-je en sanglotant de rage. A la rue je me mordis les poings. Par ma faute, un oubli, une imprudence sans doute, je m'étais vendue moi-même. Les circonstances firent successivement de moi un porte-boîtes chez un marchand de fleurs (six cartons dans une hotte accrochée à mes épaules par des bretelles), un homme-sandwich sanglé dans un appareil de torture, un livreur de grand bazar, en veston bleu et boutons d'argent. Ce furent de rudes épreuves ; le dos et les reins démolis, j'étais obligée quelquefois de prendre des semaines de repos. La femme, organisme d'amour et d'activités paisibles, me criait : « Tu me tues ! Je ne suis pas un homme après tout ! » Comme partout j'obtenais de bons certificats, je n'étais pas trop en peine de me placer. Je fus engagé dans un magasin de gros en qualité d'emballeur et de garçon de recettes. Mais dans une dispute, un jour, je roulai sous les poings d'une brute préposée à l'expédition. Ma blouse se déchira ; je ne pus cacher ma gorge. Je fus honteusement remerciée. J'entrai ensuite à l'essai au rayon de passementerie dans une maison qui périclitait ; elle tomba quand j'allais commencer à gagner. Je fus vendeur dans un bazar à jouets ; le piétinement sur place de nouveau enflamma mes pieds ; je dus me soigner pour un commencement de varicelle. Je coloriai des images ; je fus ensuite colleur d'affiches. Un petit théâtre du quartier m'accepta comme figurant d'abord^ puis comme souffleur, comptable et secrétaire à la fois ; et un soir je devins attaché d'ambassade. L'attaché véritable s'étant trouvé malade, on me fit endosser son frac ; son rôle consistait à jouer les grands muets de la politique ; il ne disait rien, souriait et faisait claquer son gibus. Par extraordinaire, il était lui-même muet de naissance. J'obtins un vif succès. Dieu sait à quelle haute situation je me serais élevée dans la diplomatie si le 254 quand j'étais homme titulaire n'avait réclamé le lendemain son gibus et son frac ! On ne dépiste pas aisément des comédiens. Le premier rôle me dit un soir : — Tu sais, mon petit, on n'apprend pas à faire des grimaces à de vieux singes. Fais-moi le plaisir de te déculotter et tout de suite. — Dites donc, vous ! Il me tâta plus bas que la ceinture et de son ton de pince-sans rire : — Bon ! suffit ! J'ai ton signalement. Eh bien ! t'as qu'un mot à dire et tu seras Mme Larroupet. Ce monde-là était à peu près le seul où le travesti eût pleine licence ; je ne me serais pas trop inquiétée si une grande fille, Mlle Hugoline, qui jouait les petits rôles, ne se fût amourachée de moi, à la fois comme fille et garçon. Il me fallut par surcroit me disputer au régisseur. — Je te fous mon billet, disait celui-là, que ça ne tardera pas si tu fais plus longtemps ta poire. Voyons, c'est-y oui ? — Oui ce soii. Je décanillai avant l'heure : jamais je ne remis les pieds dans le quartier : on ignora toujours ce que j'étais devenue. C'étaient là après tout de joyeuses aventures, comme des ruses de guerre où je goûtais à la fois ma force et l'impunité. Je tombai malade : la fièvre me retint au lit pendant deux semaines. Trois ou quatre fois le jour, un grattement léger à la porte [m'avertissait qu'une bonne âme demandait à entrer. C'était la petite de la concierge, une enfant de douze ans, très laide, mais d'une affection de gros chien. Je n'ai jamais entendu de plus jolie voix, une voix comme doivent en avoir les anges dans le paradis, aux sons filés de cristal très pur. Quand elle arrivait m'offrir ses services, c'était vraiment comme une petite voix venue du ciel qui entrait avec elle. Ah ! si j'avais osé la prendre dans mes bras et l'embrasser ! J'aurais voulu lui dire : — 0 ma chère petite laide, combien je te trouve plus gentille que toutes les autres fillettés de ton âge ! Mais j'étais un garçon : c'étaient là des mouvements qui m'étaient défendus. Elle qui ne savait pas que je n'étais qu'une fille comme elle, me regardait avec des yeux qui parfois me gênaient. Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que l'esprit de cette petite était déjà éveillé aux choses de l'amour. Elle me prenait parfois les mains et les baisait. Elle trouva bientôt toutes les occasions pour venir me rejoindre. Parfois elle m'apportait une orange ou un gâteau et d'autres fois un bol de consommé qu'elle allait acheter chez le boucher. J'appris plus tard qu'elle prenait, pour les payer, de l'argent dans le tiroir de sa mère. La concierge eût voulu faire venir le médecin. Je m'y refusai énergiquement : il m'eût été impossible de lui cacher la vérité sur mon sexe. Je préférai tout attendre de la nature ; le chien, le chat, la vache au pré et les bêtes du bois n'ont besoin de personne pour se remettre sur pieds ou mourir. Je sentis me revenir les forces avec le goût de la nourriture. Mais j'étais au bout de mes ressources : je devais deux termes et je n'avais pas de quoi manger. Ma vie en effet, avait bien changé depuis que j'avais quitté Mme Jolie. Avec les bons morceaux que je mangeais chez elle, c'était là un poste quasi princier, comparé à tous ceux que j'avais connus depuis :je dus me nourrir de menus maquillés, de ratas pourris et dont on rafraîchissait la puanteur par un lavage de phénol. Mon Dieu, des milliers d'êtres humains autour de moi s'en contentaient ! On en était quitte pour des coliques et tout de même ça remplissait l'estomac. Je m'engageai chez M. Cador, le crêmiei : la femme, épaise, avenante, un air de campagne sur ses grosses joues rouges, avait une petite voix de beurre qui disait doucement des horreurs. Tout était onctueux en elle : son sourire gras, fromageux, d'un fondant de crème, correspondait à sa sensibilité et à son industrie. Je gagnais quarante francs et j'étais nourrie. Comme il y avait des pourboires, je pus payer, au bout du mois, mes termes en retard. C'était la sécurité, mais encore une fois l'esclavage. Mon service commençait à pointe d'aube ; c'était l'heure où arrivaient le lait et le beurre. Je remplissais les cruches ; je les chargeais sur une charrette à bras ; il y en avait jusqu'à cinquante ; et, en blouse bleue, comme un paysan, je m'attelais, filais au pas de course, dans un tapage de ferblanteries, déposer les boîtes chez la clientèle. Je travaillais tout le jour, maniais les fromages, pesais et rangeais les pains de beurre. Le soir, il me fallait laver mes cruches ; une fois la semaine, je les écurais. Une odeur de vacherie ne s'en allait pas de mes vêtements. C'était là un rude office pour une fille qui relevait de maladie. Cependant, je ne perdais pas courage ; comme par le passé, je tâchais de faire bien l'humble besogne qui m'était confiée. L'autre garçon ne songeait qu'à saboter son ouvrage ; il se battait avec ses ferblancs ; ceux-ci sortaient bossués et troués de leur bataille avec le pavé et les murs. Et il volait sur le beurre et les œufs. Un soir, après le repas, la journée finie, je fumais ma cigarette, assise dans la cour. Mme Cador arriva, et de sa voix de beurre, me parla du beau temps qu'il faisait depuis l'autre semaine. Là-dessus elle se mit à rire et de tout son poids s'affala sur mes genoux. Je manquai m'effondrer. — T'es gentil, me dit-elle en me bécotant, t'es un amour. T'es mon petit homme. Monte voir là-haut avant que M. Cador rentre de son billard. A la longue, je ne me décontenançais plus. Quelquefois je jouais l'idiot ou je faisais le signe 258 quand j'étais homme de croix : d'autres fois je feignais n'être pas dupe d'un jeu où je risquais d'être bernée. — Oh ! Madame Cador, c'est pas à faire avec moi, vous savez. Non, j'y coupe pas. Le patron n'aurait qu'à l'apprendre. Elle recommença les autres jours et je quittai la crémerie. Ce qui fut pis, c'est que, de nouveau serrée d'argent, je dus quitter aussi la bonne chambre où j'avais connu des heures douces. Je trouvai dans un coin du vieux Paris, au fond d'une cour, une mansarde. Un commissionnaire m'aida à charger mon lit, mon armoire et le reste. Je n'eus plus qu'une lucarne et à partir du quatrième, il fallait grimper à la corde par une échelle de meunier. Mais j'économisai sur le prix antérieur cent sous, de quoi dîner une semaine. Après tout, je l'avais voulu : ma vie, si rude qu'elle fût, était une vie d'être libre qui agit volontairement. Si plus tard, je connaissais une meilleure fortune, celle-là aussi serait la conséquence d'un acte de ma volonté. Je ne puis dire que j'étais malheureuse ; je me comparais à la petite pousse de blé qui doit soulever le poids énorme d'une motte de terre avant de mettre le nez à l'air. J'étais cette petite pousse ; je soulevais à mesure mes fardeaux et j'avais confiance. Je n'ai jamais désespéré de la vie et de moi-même. C'était au fond de ce cloître Saint-Honoré, d'un si amusant grouillement de petits métiers ; toute une humanité active et vaillante vit là et pourrait se suffire de ce qu'elle a sous la main, le pain, le vin et l'amour. D'en haut, en montant sur ma chaise et me penchant par-dessus la gouttière, j'avais, tout au bas de la cour, dans une profondeur de puisard, le spectacle du tailleur à ses pièces, de la repasseuse à son feu, de l'emballeur à ses caisses, de l'épicier à son comptoir, du savetier à son pan pan. Par les innombrables trous des fenêtres, je voyais, en outre, fourmiller la vie des ménages, des petites industries, des ateliers de couture où jusqu'à la nuit, des mains semblent tisser des vêtements avec les fils de l'air. C'était comme une cité où l'on vivait un peu d'un air de famille. Le soir, les petits métiers du bas tiraient des chaises jusqu'au bord du ruisseau en fumant leur pipe et devisant avec les habitants d'en haut. Un petit vieux paralytique laissait descendre une longue ficelle au bout de laquelle le tailleur attachait un paquet de tabac, et que le vieux remontait de toute la vitesse de ses mains. Quelqu'un, dans la cour, lisait tout haut un journal et semblait le lire pour tous les étages. Il venait là aussi des chanteurs ambulants, un joueur de mandoline, un homme-orchestre, un trio d'ophicléide, de clarinette et de cornet à piston et une petite chanteuse menant un vieillard qui pinçait de la guitare : on l'appelait le marquis. Le petit vieux paralytique criait de sa fenêtre : — Oh là là ! Je le connais, ce singe-là ! Il en à mangé des millions ! Il avait toutes les femmes de l'Empire. Généralement je m'attardais à fumer à la rue quelques dernières cigarettes : le printemps était revenu, un printemps de gros soleil, il cuisait sous mes plombs. Une vieille femme galante, postée sous le porche, discrètement m'avait insinué quand j'étais homme qu'elle aurait quelque chose à me montrer ; elle n'insista plus quand elle apprit que j'habitais dans le cloître. Les gens la traitaient en voisine : elle avait des manières affables et polies : elle ressemblait à une ancienne dame du monde qui, les cheveux en bandeaux, des cheveux teintés d'une mixture à reflets verts, attend sur le seuil d'un salon les visiteurs. Ce fut le pan pan d'en bas qui m'apprit ce qu'elle montrait. Elle avait le derrière tatoué de dessins obscènes qu'un mari, un capitaine de navire, lui avait imprimé à vif par amour. Tout le monde, dans le quartier, était allé voir. Je fis trente-six métiers : je vendis des contremarques, des fleurs, des lacets de bottines, des porte-monnaies. Une fois, un vieux monsieur à lunettes d'or, un père de famille suivi de ses deux fils, me dit en passant : — Vous n'êtes pas honteux ! Un homme, à votre âge, faire un métier de femme au lieu de vous servir de vos mains ! j* Qu'est-ce qu'il en savait ? Je lui ris au nez. Et puis je pensai : « Il a raison le vieux, : ce n'est pas travailler, cela : un métier d'action me conviendrait mieux. » Je me sentis en baisse, au-dessous de mes forces ; il me 'semblait que j'avais dégringolé d'un palier. De toute ma volonté j'aspirai à quelque chose qui me rapprochât de moi-même. Je restai longtemps sans trouver. J'avais lu dans un magasin l'histoire d'un petit garçon qui, parti de chez ses parents à l'âge de six ans, finissait à trente ans par être milliardaire.il avait fait lui aussi, tous les métiers, et dans le nombre il y en ;avait d'héroiques. Mais voilà, c'était en Amérique Dans notre civilisation à nous, il n'y a que des métiers classés où on se cantonne jusqu'à la mort. Un décrotteur^ de bottes meurt décrotteur de bottes ; là-bas i peut devenir président d'une république. Que je me sentais solitaire au milieu de tout cela ! Quel vide et quel silence de ma vie intérieure je traînais partout avec moi ! Ma sensibilité s'exaltait : je m'en allais regarder aux Champs-Elysées les amants enlacés sur les bancs. Par les après-midi de dimanche, je suivais les couples qui se hâtaient vers un coin d'ombre amoureuse. Leurs étreintes, leurs baisers m'étaient un supplice cruel et délicieux, puisqu'ils étaient faits du même amour dont j'avais le cœur rempli. Ah ! si quelqu'un m'avait aimée, je l'aurais pris par la main et l'aurais mené vers le bonheur. Mais personne ne m'aimait : je n'avais excité que la grossière ivresse du désir animal ; j'avais été la femelle qui dans la rue se dispute au troupeau des mâles, et plus que jamais je détestais l'homme qui avait été cause de mon désenchantement et de mes malheurs. Mes dimanches, je les passais dans les bois, au bord de l'eau ; ou bien poussant à travers les banlieues, j'allais jusqu'aux herbages et aux cultures. De petits champs levaient en graminées, en sainfoins et en légumineuses. Je regardais se dorer les blés, rondir les choux et sous la feuille mûrir la fraise. Mais là comme partout, le désir accouplait les sexes : les roses, derrière les haies, elles-mêmes avaient la forme d'un cœur amoureux. D'ennui, de mollesse, je me jetais dans un fourré au bord de la route et je pleurais. Le vent mettait 2ô2 quand j'étais homme des baisers frais sur ma peau et à mon tour je baisais ma peau. J'en demeurais énamourée. Je me roulais alors dans les herbes, me frappant le ventre et criant : — Moi aussi j'étais faite pour l'amour. Je pensais au pauvre Bébé Zizi, aux petits enfants que j'aurais pu avoir moi-même. Un jour, j'étais parti devant moi, de bon matin. Il faisait un ciel doux, ventillé d'une brise légère ; on était à la fin de mai. Au bout d'une couple d'heures, j'atteignis un pays vallonné, aux pentes couvertes de champs de seigle que Useraient de minces sentiers. Des essences tardives de pommiers n'avaient pas fini de fleurir et bou-quetaient des bouts de vergers entre des haies. Tout au fond du vallon, sinuait un ruisseau. J'avais chaud ; la marche m'avait fatiguée. Je descendis jusqu'à l'eau, déposai mon bâton et, les pieds baignés par le petit flot clair, je goûtai la sensation divine du silence et du repos. C'était vraiment là comme une solitude au bout du monde. Qu'il eût fait bon y vivre une petite éternité de bonheur, avec un ami aimé, dans une cabane bâtie sur la courbe harmonieuse i Je me couchai sur le dos, les yeux rafraîchis d'espace, regardant à travers les mailles du feuillage frissonner la pâleur tendre du ciel. Le vent, comme une main, doucement me chatouillait le cœur sous ma chemise entr'ouverte. A chaque souffle, un peu de neige rose tombait des arbres et givrait le sol. Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup une prière aux lèvres, et cette prière était celle de toute mon enfance. Je retirai mes pieds du ruisseau, je remis mes bottines et longtemps, longtemps je demeurai là sans penser, goûtant une jouissance profonde. La grande vie du monde m'enveloppait : je sentais sous moi battre quelque chose de lourd et de fort comme le cœur de la terre. Oui, oui, voilà la vérité ; c'était bien le courant des forces éternelles qui passait en moi, comme il passait dans la terre, les arbres, le ciel et tout l'univers. 0 pouvoir se dire cela ! A peine j'y avais songé jusqu'alors ; j'avais aimé la campagne parce qu'elle est verte et fraîche ; je n'avais jamais pensé au-delà ; et maintenant, comme le cordonnier met une chaussure sur la forme pour l'élargir, la vie m'avait élargi l'esprit. Je voyais si loin en moi que j'en avais presque peur. Le soleil bientôt me cribla à travers les trous des branches. Je me levai, je gagnai une lisière du bois qui moutonnait à la crête de l'autre versant. C'était toujours le sentiment d'une chose grande et sacrée qui m'entourait et à la fois était en moi. Je levais mes pieds pour ne pas faire de bruit et j'écoutais, comme s'il y avait là quelqu'un qui me parlait sous les arbres. Je passais les mains sur mon cœur et je me disais : « Il bat comme la terre. Elle et moi nous sommes une même chose ». Mon Dieu, qui donc m'avait appris à parler comme cela ? J'ouvrais maintenant d'autres yeux pour voir la vie. Jamais le monde ne m'avait paru aussi beau et je lui parlais, il me répondait. Il y avait encore de jeunes feuilles aux bouleaux ; je me souviens d'avoir pensé : « Les feuilles viennent aux arbres comme les_ petits enfants ». Et au fond 264 quand j'étais homme de moi, je songeais que moi aussi, j'aurais pu avoir un petit enfant. Non, ce n'étaient pas les livres qui m'avaient appris cela. Ceux que j'avais lus étaient d'un esprit bien différent. Je crois réellement que ce fut ma vie nouvelle, ma vie libre, active et solitaire qui fut cause que je commençai à penser ainsi par moi-même. Quand vient le matin, il n'y a d'abord qu'une petite clarté qui descend d'entre les nuages, comme l'eau d'une pommelle d'arrosoir ; et puis c'est un fleuve, toutes les écluses du monde ne peuvent plus le comprimer. N'est-ce pas ce qui arrive chez l'homme, une fois qu'il a ouvert son esprit à la vérité ? J'en suis venue à croire qu'on reçoit de ses ascendants la substance comme le boulanger reçoit du meunier sa farine ; mais c'est à lui à la pétrir comme c'est à nous à faire notre vie. L'éducation, la leçon à l'école n'est que le point de départ : il faut ensuite se faire à soi-même sa conscience, sa morale, sa religion, et son Dieu. JE ne méprisais pas l'humilité'des moyens que me laissait la société pour vivre. J'étais comme la fourmi qui se cherche un passage à travers le pré encombré d'obstacles. Pensez que j'étais à peine née à ma vie nouvelle et qu'il me fallait tout tirer de moi parmi tant d'autres créatures qui jamais n'avaient dû faire un effort pour vivre, ayant trouvé au berceau leur vie toute faite. Mais peut-on dire qu'ils vivent, ceux là ? Puis il y avait les carnassiers, toute la meute affamée de la jungle et qui, des crocs, des griffes, se défendait contre le petit animal qui était moi et qui voulait aussi avoir sa part de pâture. C'est alors qu'on s'aperçoit que la vie n'est tout de même qu'une énorme bataille et que le faible, l'infirme est prédestiné à être mangé. Qui donc a dit que la charité, la piété se sont substitués à l'antique férocité ? Ce sont là des sentiments de riche et la faim, la terrible faim animale demeure à la base de tous les prodiges de ruse, d'invention et d'activité par lesquels on arrive à vivre. Si le meurtre, au propre et au figuré un instant cessait d'être la loi universelle, la société n'existerait plus. Sous ce qu'on est convenu d'appeler l'adoucissement des mœurs, nous traînons toujours la fatalité originelle. Cela ne_m'empêche pas de reconnaître qu'il y 266 quand j'étais homme a de braves gens, et peut-être, sans faire tout le bien que j'aurais voulu,n'ai-je pas fait trop de mal. J'ai vécu près du peuple, de celui qui a les mains noires et qui travaille : je puis bien dire qu'il a, celui-là, des vertus que les gens riches ignorent et qui sont peut-être, à travers leur rugueuse enveloppe, la plus claire image de l'héroïsme quotidien. Ils s'écoutent mieux, ils sont plus près que les autres de cette vie qu'il leur faut défendre chaque jour contre la maladie, la malchance et la mort. C'est en eux que se retrouvent la conscience du monde et le sens d'une justice supérieure. Je suis partie comme eux du travail ; j'ai fait les plus durs travaux qu'une femme, sous des vêtements d'homme, peut faire et je n'ai jamais oublié l'exemple qu'ils me donnèrent. Peut-être c'est à eux que je dus mon courage et mes énergies. Je ne les ai pas reniés le jour où ma vie changea. Je fis à l'août la connaissance de Mme Charles, la Mère, comme on l'appelait. C'était une grosse femme qui, sous ses soixante ans, avait gardé une jeunesse de vie admirable. Elle avait deux fils ; l'un d'eux était l'ami d'un "patronnet, gentil comme un cœur, le rire et la gaité du gavroche parisien it dont le père, stoppeur de son état, habitait dans ma cour. Je ne sais plus à propos de quoi Pierrot, devenu mon camarade, me parla un jour de Mme Charles. — Dis donc, hé toi ! Pourquoi que t'entrerais pas chez la Mère dont j'suis comme de la maison ? Tu connais pas ? E' s'en fait des sous. Elle a commencé par être marchande d'oubliés. Elle en a trois à présent qui jouent de la crécelle pour elle: La gaufre, la crêpe, la crème, la glace : c'est elle qu'a tout, même qu'elle a quatre poneys et trois roulottes. Quand tu vois au bois une machine à colonnes de cuivre avec une tour que tu dirais une chaudière dedans, en cuivre aussi, et par là-dessus, aux quatre coins, des plumes et des drapeaux, un corbillard rigolo quoi ! tu peux te dire que c'est à la Mère. Veux-tu ? J'dirai un mot à Gugusse qu'est son fils, qu'est mon ami. La bonne vieille, avec ses yeux de jeunesse et de vie, me plut tout de suite. Ah ! certes, elle méritait son nom de Mère, cette Mme Charles qui avait trouvé le moyen de faire son affaire, tout en étant la maman de tous ceux qui étaient dans le besoin. Il n'y avait que les « feignants >> qu'elle détestait d'une haine tenace de bonne femme qui, à son âge encore, se levait avant l'aube et descendait couler ses pâtes au gaufrier et faire ses « vanilles » Elle avait, pour ceux-là, une façon à elle de leur dire : — Hé ! montre donc ta main, toi ! T'as du poil dedans, mon petit. Reviens quand tu te seras engraissé la paume avec du beurre d'empoigne. En attendant, ouste ! Elle eut l'air de me flairer sous le nez, d'une claque me fit pirouetter, finalement me dit : — Mon petit, t'as queuque chose qu'ont pas les autres. T'est gras et viandé comme une fille, mais t'as l'air avenant et pas trop de vice dans les yeux. Je te prends. T'auras une des deux vanilles avec Coco. Tu feras le bois, Saint-Cloud, Su-resnes. C'est quatre francs la journée, sans compter ta part, dans les bénéfices. Gugusse te montrera. 268 quand j'étais homme f. Le temps de réduire à ma mesure un costume un peu trop large qu'avait porté Zéphyrin, l'autre fils, et je commençai mon service sous la direction de Gugusse, nos deux voitures à la file, brillantes de cuivre et de peinture, avec les petits chevaux harnachés de cuir rouge. Je fus rapidement au courant. On était à la belle saison ; j'attelais Coco, nous partions avant la chauffe du jour. Ah ! comme j'aurais voulu trouver une idée, moi aussi ! Ce n'était rien en apparence, ce petit commerce de la Mère, des gaufres, des oublies, de la crème, des voitures à poneys, et pourtant il y avait fallu le simple génie d'une brave femme. M. Charles, le mari, avait eu les jambes broyées sous un tram et bravement, avec deux enfants en bas âge, elle s'était mise à apprendre le métier. Le jour, elle eut une petite roulotte toute tendue de blanc, comme un reposoir de procession, qu'elle poussait elle-même à la force de ses bras ; ce fut pour les siens la vie assurée, en attendant la fortune. Du génie, oui certes, et un génie fait d'un cœur qui tout de suite, avait pensé à la joie gourmande des enfants ! A peine mes panaches et mes drapeaux étaient en vue, on accourait, des ribambelles m'entouraient ; toutes les petites mains tendaient leur sou ; je n'en finissais pas de remplir mes coupes et mes cornets. Dans l'après midi, une voiture, à un endroit convenu, arrivait m'approvisionner. Toute en blanc, veste et pantalon blancs, avec toque blanche sur la tête, je n'avais pas trop laide mine. Je rentrais à la nuit, ma marchandise écoulée ; et alors il me fallait encore étriller mes bêtes, écurer mes chaudières et laver à l'éponge la peinture de la carrosserie. Cela rentrait dans mon service. Une après-midi, il m'arriva une singulière aventure. Un homme de grande mine, gras, sans barbe, un monocle à l'œil, s'approcha de la voiture et souriant, la voix onctueuse, en soufflant un peu, me dit : — Mon ami, vous avez vous-même l'air si appétissant que vous donnez envie de goûter de ce que vous vendez. Voulez-vous me donner une glace ? — Vanille ou framboise monsieur r — Mais, fit-il en souriant toujours, vanille, si vous voulez bien. J'étais surpris de sa politesse à l'égard d'un petit marchand ambulant comme moi. Je passai longuement à la serviette une coupe et l'ayant emplie, la lui passai. Il l'épuisa à la cuillère, paraissant en savourer le contenu. — C'est vraiment délicieux, dit-il en me la remettant. Je viendrai encore ici demain à la même heure et vous chercherai. Veuillez accepter, en attendant, ceci. Il me coula dans la main un louis et se dirigea vers une voiture qui s'était rangée dans l'allée, vers le bas de la pelouse. Il était très grand, large d'épaules, avec quelque chose d'épais et d'important dans la tournure, comme un prélat. De loin il me fit un dernier signe de la main et enjamba le marche-pied. Il revint le lendemain comme il l'avait dit, me demanda comme la veille une glace et cette fois encore, me laissa un louis. Si j'avais été une lille, j'aurais compris à quoi il en voulait venir : ce ne quand j'étais homme fut qu'à deux jours de là que je compris, ce qu'il attendait du garçon. Il me fit une vraie déclaration d'amour en termes galants qui n'auraient pas été plus passionnés s'ils avaient été adressés à une femme. Il m'offrit 'de'me'mettre dans mes meubles si je consentais à l'écouter ; il m'offrit tout ce qu'on peut offrir à une femme dont on veut êtie aimé. Un certain mystère de ma personne m'avait valu déjà de ces méprises involontaires ou concertées. Mais personne encore ne m'avait parlé avec une telle insistance ; une fille sensible à la parole aurait pu se laisser entrainer par l'ardeur et l'élan d'un tel amour ; et cet amour s'adressait à un garçon ou tout au moins à quelqu'un qui en portait les habits. Je ne puis dire les sentiments qui passèrent en moi, du dégoût, de la colère et quelque vague rancune pour cet homme qui aspirait à devenir mon amant. — Hé ! monsieur ! lui dis-je assez rudement, vous ne voyez donc pas que je ne suis pas un garçon ? Je remarquai qu'il se refroidit presque immédiatement. — Donnez-m'en une preuve, me dit-il et vous ne me reverrez plus. L'amour que je vous offrais n'a rien à voir avec la folie grossière qui unit les êtres de sexe différent. — Eh bien, m'écriai-je, voilà les quatre louis que vous m'avez donnés. Si j'étais ce que vous croyez, je ne vous les aurais pas remis. Cette fois, il me regarda avec une réelle tristesse, avec toute la douleur d'une affection trahie. — Oh ! se peut-il qu'une fille ait la décision ère d'un tel regard ? me dit-il. Vous auriez été pour moi l'ami et l'élu. Mais adieu, puisque cela ne peut être, et gardez cet argent en mémoire"d'une erreur qui me fut cruelle. Il me glissa encore un louis, puis s'éloigna rapidement. « Tout de même, me dis-je en regardant la pièce d'or, ça n'est pas bien propre. » Je pensai le donner à un pauvre. Le pauvre est le receleur naturel du mauvais argent; mais un louis est un louis : je le gardai avec les autres. J'ai appris, depuis, que ce bel homme au visage de prélat était le prince de C. et qu'il était célèbre dans Paris pour ses passions inverties. Je ne le revis plus. Je fis mon petit métier jusqu'à l'arrière-saison. Cette fois encore, sans un repos, sans un congé d'un jour, je m'étais acquittée avec probité et courage de ce qui m'était demandé. Comme j'avais offert à la Mère de partager avec elle ou avec ses fils l'argent de l'étranger sans lui en dire la raison secrète, elle s'était écriée que c'était là mon profit et qu'elle entendait qu'il me restât. Ce fut, et bien au-delà, le prix de mon emménagement, terme compris, dans une chambre moins peuplée que mon affreux perchoir antérieur. L'industrie de Mme Charles chômait l'hiver. Elle faisait alors des sucreries et des gâteaux à un sou qui s'en allaient alimenter les petits débitants de la banlieue. Ses deux fils lui suffisaient pour le travail et la vente. Mon courage, mon honnêteté l'avaient touchée. Son bon gros cœur en avait eonçu de l'amitié pour le P'tit homme, c'était le nom qu'elle m'avait donné ; elle n'avait jamais pu retenir l'autre. —k;V'là qu'on ferme, me dit-elle. Moi, j'fais comme le bon Dieu qui a remisé son soleil jusqu'à l'amprochain. Mais j'voudrais pas que tu sois sur le pavé : l'hiver, c'est dur, faut de la braise. Ben, j'ai une idée. Y a le parrain de mon Gugusse qu'est dans l'alimentation. Un fier homme, celui-là ! J'sais bien qu'il a eu de la chance. Mais tout de même, la chance sans la jugeotte... Touchard, qu'il s'appelle. J'ai dans la tête que tu ferais son affaire : t'es jeune, t'es brave, t'es travailleur, t'as de l'instruction. T'aurais tenu mes livres si j'avais eu besoin de livres. Mais mes correspondances, mes comptes, mes affaires, j'porte tout ça dans ma caboche. J'ai jamais su tenir qu'un morceau de craie dans les doigts : avec une ardoise, ça suffit pour faire honnêtement ses affaires. Touchard, lui, sait lire et faire des chiffres. Quant à écrire, bernique ! Et il n'a plus sa mémoire de vingt ans Y m'disait pas plus tard qu'y a quinze jours : « Ah ! la Mère, si on avait chacun ses quarante ans seulement, on se mettrait ensemble ! J'serais pas grugé comme je le suis par tout cette pouillerie. Ben! j'vas lui parler de toi, mon garçon, et quand la Mère veut quelque chose... Je vis un petit homme gras et courtaud, en longue blaude bleue, une casquette plate pardessus le visage lie-de-vin, l'air d'un nourricier. — Bon ! me dit-il quand je l'eus renseigné sur le but de ma visite. Mme Charles m'a dit: on pourrait causer. C'était là, dans l'énorme circulation du quartier des Halles, un vaste carreau, encombré de caisses, de mannes et de couffins, avec de longues tables que la fin d'une criée jonchait de monts de beurre, de paniers d'œufs, de légumes et de fruits. Au fond, une cage vitrée où l'homme préposé à la recette achevait de faire sa caisse. Il était près de midi : une nuée de commis, de porteurs et de commissionnaires, dans le coup d'air frisquet de novembre, déblayaient les carreaux, chargeaient, faisaient l'expédition. Des camions, des tapissières, des charrettes à bras stationnaient devant le trottoir. M. Touchard, dans l'affairement général, allait et venait, calme, attentif, les mains dans les poches de sa veste, sous sa blaude. Il avait, dans la rondeur pleine de ses joues peintes de vent et de soleil, avec un bouquet de poils courts sous le nez, un vrillement de petits yeux tournant en tous sens. Quelquefois, de la voix enrouée des gens vivant dans les courants d'air, il jetait un ordre, bref et sûr. Ce petit homme boulot donnait l'impression d'une force. Il m'avait planté là, 11e paraissant pas plus s'occuper de moi que des gens qui arrivaient lui parler, la main au chapeau et qu'il rembarrait d'un coup d'épaules. On entendait en long en large claquer ses galoches de bois, rembourrées de panoulle. Enfin le hall se désencombrait: il entrait dans la guérite vitrée, se faisait remettre les comptes de la criée, emportait la sacoche où le préposé avait mis la recette. Alors seulement, d'un petit mouvement de tête, il me faisait signe : tous ses gestes semblaient comptés. Et je le suivais sans qu'il me reparlât. Nous traversâmes une rue, enfilâmes une autre, lui 'répondant à peine aux innombrables « Bonjour, M'sieu Touchard » qui partaient de partout et balançant sa sacoche au bout de son bras, moi marchant à ses côtés sans rien dire et ne sachant trop comment tout cela allait finir. Un porche ; un ascenseur qui nous débarque au cinquième ; une clef qui tourne dans la porte, et nous voilà dans un petit appartement, salon meublé de velours rouge, salle à manger à buffets lourds, d'un mauvais goût moderne. Pas de feu dans l'âtre ; le froid des chambres où on séjourne peu ; et sa casquette sur la tête, la sacoche entre nous, enfin il parle, me tutoyant tout de suite comme une vieille connaissance. — M'faudrait, là, un homme jeune et de confiance pour surveiller, faire la correspondance et la comptabilité. J'te regardais t'à l'heure : t'as l'air un peu gosse, mais ça ne dit rien : la Mère m'assure que tu ferais mon affaire; on verra. T'aurais pour commencer cent cinquante au mois. J'regarde pas à l'argent. Mais faut travailler, c'sera dur. Moi je donne l'exemple : au point du jour, j'suis déjà sur pied. Il parle à coups de gosier, toussant, crachant dans un grand mouchoir rouge à ramages, l'air bon enfant à présent que la matinée est faite. — Ça te va-t-il ? — Oui monsieur Touchard. Je le vois retirer sa blaude et sa veste de dessous, ôter ses galoches, enfiler d'épaisses bottines jaunes, et debout devant moi, en gilet de tricot : — Eh bien, c'est entendu. Comment qu'on t'appelle ? — Léon Piègre, monsieur Touchard. J'avais pour ami, dans la maison, un vieil homme pauvre. Un soir que je montais, il m'avait guetté, assis dans l'escalier ; il avait, sous ses loques, l'aspect d'un pâtre de la campagne et il parlait comme dans les villages. Il y avait plus de cinquante ans pourtant qu'il habitait Paris. — Pardon excuses, m'fi, me dit-il en touchant du doigt un chapeau roussâtre qui avait pris la forme d'une chausse à café. Mais j'croyons ben que Môssieu étiont à se cacher queuque part dans vot'chambre. La clef dans la main, j'hésitais à ouvrir, ne sachant de qui il me parlait quand il ajouta : — C'est que, j'vas vous dire, m'fi : Môssieu ç'étiont le nom de mon canari ; je l'appelions aut'fois Fifi ; mais ed'puis qu'il aviont une fumelle, j'I'ap-pelions Môssieu, rapport à sa dame. Il avait, dans son visage à gros plis de chair hérissés de picots de barbe grise, un grand rire humble et muet qui lui fendait les joues. 11 me dit qu'il habitait la mansarde au-dessus de ma chambre, que la cage de ses canaris demeurait ouverte et que par malheur, son petit mâle qui rentrait toujouis, n'était pas revenu. — Sûrement, m'fi, il étiont là, cheu vous, c'sacré- petit homme, pendant que sa femme s'morfondiont à l'attendre. Ah ! mais c'est qu'y n'étiont point toujours commode le particulier ! Et comme ça, avec vot'permission, le vieux Pierre Jean du bon Dieu voudriont ben jeter un œil. Nous trouvâmes la bestiole blottie au haut de l'armoire, appuyée sur la pointe de ses ailes. — Tschi ! Tschi ! Tschi ! faisait Pierre en avançant la main et imitant le chant de l'oiseau. C'étiont point pour ça que j'vôs avions mariés ensemble. Tschi ! Tschi ! Enfin Môssieu lui volait à l'épaule, trépignant de la queue ; et le grand vieillard, avec une joie d'enfant, risotait, le cajolait, lui parlait comme à une grande personne. C'était un soir du mois de juin ; l'ombre avait une transparence d'émail, où pâlissait un reste de lumière. Je voyais se dessiner sur le ciel sa haute taille maigre, aux os comme des boulons de charpente. Dans une de ses enjambées, tenait toute la chambre. Il fit un pas vers la porte. — Là-dessus, faut qu'ti demandions pardon excuse à ce bon môssieu, pour la peine. Pierre Jean du bon Dieu, qu'c'étiont mon nom. Si c'étiont vot'goût d'monter jusque dans le ciel, y a pas de loquet sur la porte : c'étiont là. Il avait encore une fois son rire sans bruit et tout en se retirant à reculons, il frottait ses pieds sur le plancher à la manière des paysans. Quand il fut parti, la clarté sembla être remontée avec lui: il fit noir sous mon petit plafond. C'est que jamais, sur aucun visage humain, je n'ai vu rayonner plus de clarté heureuse. --minora Je pris l'habitude de monter le voir. Un grabat, une chaise, des hardes pendues au mur, ses canaris, c'était tout ce qu'il possédait. Et voilà vingt ans qu'il habitait cette chambre : il avait longtemps fait un peu de tous les métiers, jardinier, menuisier, maçon, selon l'occasion. — Ah oui, qu'j'avions fait un peu de tout : j'aidions à chacun, me dit-il en me racontant sa vie. Et pour la peine, c'étiont ce qu'on vouliont Pierre Jean du bon Dieu étiont toujours content. Mais v'ià que par après, une fois, j'prenions une mauvaise fièvre, on m'mène à l'hôpital. L'prêtre y veniont et me donniont les sacrements. J'étions mort dans la caisse quand me v'ià pris d'un étcr-nuement... Ah mais ! c'était la vie qui reveniont. D'pi c'temps, j'faisions des pélérinages pour le. gens, ou j'battions des tapis ou j'regardions d'où veniont le vent. Y aviont point plus heureux que moi d'sus la terre, Pierre Jean me dit que c'était maintenant mon voisin du sixième qui lui payait sa chambre. J'avais bien aperçu, dans l'escalier, un homme sans âge, aux yeux très doux, qui s'arrêtait au même palier que moi, mais sans qu'aucun de nous eût pris attention à l'autre. Je fis sa connaissance chez le vieux, un jour que je me trouvais chez celui-ci. M. Bertrand, (j'appris ce jour-là son nom), me dit simplement : — C'est vous le jeune homme ? Pierre Jean m'a souvent parlé de vous. Oh! vous n'êtes pas bruyant! Je ne vous entends jamais. Le timbre de sa voix était triste comme son visage; cependant il me souriait. Je pris tout de suite qhand ~ j'étai s" homme 277 confiance et lui-même parut s'intéresser à moi1 Je lui dis que j'aimais les livres ; il s'offrit à me montrer les siens. En redescendant, nous passâmes devant sa porte. — Entrez, fit-il. Je me trouvai dans deux petites pièces qu'une cuisine exiguë précédait. — C'est sur ce fourneau que je cuis mes œufs et que je fais bouillir mon café au matin, me dit-il avec un sourire souffrant qui -donnait une beauté à__son visage. Oh ! je ne suis pas un grand mangeur. La plus grande des deux pièces était garnie, dans sa partie la plus large, d'une bibliothèque : des gravures encadrées et un tableau occupaient les autres murs. C'est là que M. Bertrand travaillait ; une petite table était poussée près de la fenêtre ; et devant, il y avait un vieux fauteuil. Il prit des livres dans les rayons, les ouvrit et me dit : — Des mains chères les ont souvent feuilletés. — Oh ! monsieur, lui dis-je,que vous êtes heureux de pouvoir lire tout cela ! — Oui, dit-il, en lisant on oublie la vie. Il s'informa de ce que je faisais ; il loua mon courage. J'emportai, en le quittant, une sensation de douce chaleur au cœur. Avec les jours, ce fut presque un compagnonnage, cordial et discret de son côté, timide et fervent du mien. J'appris seulement alors de sa bouche qu'il était professeur dans un collège : une grande infortune l'avait obligé de renoncer à une haute situation universitaire en province. Sa voix tremblait en évoquant ces pénibles souvenirs ; je sentis que l'ancienne douleur était restée vivace dans son âme. Comme les miennes, toutes ses journées étaient prises ; il ne nous restait à tous deux que nos dimanches : il me consacra les siens C'est ainsi que j'acquis une notion du monde. La pauvre science qui m'était restée de l'école, se trouva bien dépassée : je connus que jusqu'à ce jour je n'avais rien vu. Comme il avait des connaissances universelles, il m'en vint quelque clarté dans l'esprit : elle a fait de moi la femme qui, en écrivant ces Cahiers, put, du moins, exprimer son sens de la vie. Un ami ! J'avais donc un ami ! Je me répétais cela comme une femme dit : « Mon amant » ! Une joie très pure et encore inconnue, me rafraîchissait le cœur. Pensez que l'homme jusqu'alors ne m'avait apparu que sous son aspect le plus répugnant, que mes camarades des petits métiers m'étaient demeurés des étrangers, sans nulle intimité possible, que d'autre part je n'avais point d'amie et que j'étais vraiment, avec mes vingt-deux ans qui ne demandaient qu'à s'attacher, seule au monde. Et près de moi, la porte à côté, il y avait maintenant un être humain qui me prenait pour ce que je me donnais, un garçon sensible, courageux et qui ne demandait qu'à vivre. Nos vies restaient séparées ; une porte entre nous fut comme la barrière d'un mystère auquel il ne pensait pas, que moi seul connaissais. La chose physique ainsi demeura un secret pour tous deux. Moi seule allais chez lui ; je ne sais quelle pudeur m'interdit toujours de lui demander d'entrer chez moi ; et sans doute, sa discrétion naturelle le détourna d'y penser lui-même. J'éprouvai que mon voisinage lui faisait du bien, comme moi-même j'aimais m'attester sa présence de l'autre côté du mur. Sitôt qu'il me voyait, un sourire détendait son mélancolique visage et il me serrait la main avec un plaisir qui était presque de la reconnaissance. Je savais qu'il veillait tardivement ; en me penchant à ma fenêtre, je voyais s'éclairer le rebord de la sienne à la flamme de sa lampe. Il me dit qu'il ne pouvait trouver le sommeil que bien avant dans la nuit. J'aurais souhaité partager ses veillées; mais sitôt rentrée, je me jetais au lit et m'endormais profondément. C'est que, comme m'en avait prévenu M. Touchard, mes journées étaient singulièrement chargées. Nous nous partagions la surveillance générale : je le suppléais dans le hall aux criées. C'était d'abord l'arrivée matinale de toute l'alimentation à laquelle il me fallait assister : les premiers camions déchargeaient au petit jour ; des montagnes de produits s'entassaient sur le carreau : et la vie, le mouvement de minute en minute grandissaient. C'était viaiment extraordinaire qu'au milieu des vols et des détournements qui journellement s'étaient pratiqués avant moi, le gros homme eût pu faire une fortune qu'on évaluait à bien près d'un million. Puis la criée commençait : deux crieurs aux deux bouts des tables vendaient; cela durait jusqu'à midi. Je faisais alors la caisse et la remettais à M. Touchard. L'après-midi, je courais auxgares;dans les cas de presse et de conflit, c'est à moi qu'on s'adressait. Comme M. Touchard possédait, en outre, un grand magasin d'alimentation, je passais tous les jours voir l'état des affaires et de la caisse. Il avait près de son grand entrepôt, un petit bureau où, le samedi, il faisait la paie : je l'y rejoignais au coup de deux heures après sa partie de cartes au café et il m'y donnait un quart d'heure exactement pour lui faire mon rapport. Une jeune femme de mon âge suffisait à tout cela : sans M. Bertrand qui m'enseigna l'art de mettre de la méthode dans mes actes, peut-être n'y serais-je jamais parvenue. Mon ami était un grand esprit et un cœur simple : quand je m'excusais de l'occuper de mes petites affaires, il me répondait que les petites choses de la vie sont encore de grandes choses dans l'univers. — Tout a son importance, disait-il : l'homme ne fait pas de plus grands prodiges que le lion, et le ciron les vaut tous les deux. Même le brin d'herbe est nécessaire et il s'égale au chêne dans l'harmonie éternelle des choses. C'est qu'il y a des ondes de vie qui se rejoignent à travers l'infini de l'être. Pour vous, mon enfant (car M. Bertrand ne me tutoyait pas,) faites dans la plénitude de votre conscience votre devoir, si humble qu'il paraisse : il a sa grandeur puisqu'il vous assure la vie ; il a aussi sa beauté puisque, grâce à l'industrie de M. Touchard, il vous met en communication avec les produits de la terre. Ne vivez-vous pas chez lui au cœur des fructifications, dans ce que le sol produit de plus frais et de plus parfumé ? Je vous assure bien que j'aurais été heureux si le sort m'avait départi une telle joie : les livres qui s'inspirent de la nature n'en donnent qu'un faible équivalent. M. Bertrand fut le maître admirable qui souffla sur mon âme et éveilla ce qui dormait encore en elle. Tandis qu'il me parlait, je regardais se refléter sur ses traits la clarté des vérités qu'il évoquait-Son visage ridé et terreux, son triste visage qui eût paru plutôt laid, prenait alors à mes yeux une beauté que je n'avais trouvée chez aucun autre homme. Je compris plus tard quel grave amour il avait dû inspirer à celle qui fut la cause involontaire de ses douleurs. Il m'appelait de ce nom de Léon que je m'étais donné ; je l'appelais moi-même : « M. Bertrand » ; aucune familiarité ne régnait entre nous et pourtant c'était bien là une intimité discrète où les cœurs suppléaient aux paroles. Je lui témoignais du respect ; c'est à peine si j'osais le regarder : j'aurais craint de laisser paraître dans mes yeux le secret que je gardais si aisément pour les autres. Je ne songeais point du reste à l'amour ; c'était un autre sentiment 011 je n'étais plus tout à fait un jeune homme et où je n'étais point redevenue entièrement une femme. Toute ma vie en demeurait changée ; jamais je n'avais connu une telle tranquillité d'esprit ; et la confiance grandissante que me témoignait M. Touchard y ajoutait un sentiment de sécurité durable. A trois, avec Pierre Jean, nous formions une petite famille dans l'arche sauvée des eaux. C'était celui-ci qui arrivait m'éveiller au matin. — Hé, mon joli homme, v'ià que l'muret a piaulé. J'avons pas besoin d'horloge, moi, pour savoir l'heure qu'y faisiont chez le bon Dieu. Et j'regardions le ciel, j'écoutions les oiseaux, je m'trompions quand j'étais homme jamais. Et pour ce que c'étiont du temps qu'il alliont faire, j'moullions mon doigt et j'ie mettions dehors. Si c'est doux, sûrement qu'alliont pleuvoir. Ce simple aurait pu être un saint de village : il s'offrait à faire tout ce dont on avait besoin: il ne possédait rien et disait qu'il avait reçu du Seigneur tout ce qu'il aurait pu souhaiter. Il espérait bien vivre jusqu'à cent deux ans : il tenait à la fraction. Quand dans le soir, avec son bredouil-lement de voix sous le toit, il ânonnait ses prières, on ne pouvait douter qu'il remerciait ardemment Dieu. Pourtant il n'avait pour tout bien que ses deux canaris, un grabat, les hardes qu'il portait et il n'avait jamais su dire la prière jusqu'au bout. Mais là haut entre les cheminées, il était près du ciel. UN ami ! quelle force c'était pour moi ! Je n'étais plus la petite coquille qu'une vague apporte àla rive et qu'une autre remporte vers la mer. Il y avait là un cœur qui s'intéressait à ma vie. Si un malheur m'était arrivé, quelqu'un aurait pleuré par-dessus le vide que j'aurais laissé en m'en allant. Et ce n'était pas seulement cette pensée égoïste : mais un cœur près de moi avait été longtemps seul comme le mien ; il avait saigné à terre de grosses gouttes rouges ; j'étais heureux, sans qu'il m'en dît rien, du tranquille oubli que semblait lui apporter ma présence. Mais moi, je lui devais bien plus puisqu'il avait fait de moi un être conscient. Je n'oublierai jamais le jour où, lui ayant raconté mon matin du dernier été passé dans le vallon, il me regarda avec émotion et me dit : — Ce dut être là un moment délicieux, mon cher Léon, car n'en doutez pas, il y a une âme flottant à travers les choses. Et que les croyants l'appellent Dieu, que les savants l'appellent la force inconnue c'est au fond la même chose : et c'est la vie éternelle. Que vous apprendrài-je encore dont vous n'ayez eu, ce jour-là, le pressentiment ? Jamais encore il-ne m'avait parlé avec cette exaltation. Des pleurs lui mouillaient les yeux et / f ./ j. quand j'étais homme il serrait mes mains entre les siennes. Un grand trouble m'avait envahi : je fus sur le point de tomber à ses pieds en lui demandant pardon de mon long mensonge et lui disant : — Je ne suis pas ce Léon que vous croyez. Je sentis, si je parlais, que tout l'effort de ma vie serait brisé. L'hiver s'écoula dans ces sentiments très purs. Toute la semaine je tournais ma meule ; ce n'est pas trop dire pour mon fatiguant emploi et les avanies qui m'en revenaient Mais le dimanche arrivé, je m'abandonnais à la joie de vivre enfin pour moi - même. Comme mon bon maître n'aimait pas sortir, nous passions ensemble de douces après-midis de lectures et de causeries : c'était lui qui, vers le soir, passait l'eau sur le thé et préparait la légère collation qui nous servait de dîner. Il s'en acquittait en riant, de ce rire à la fois enfant et triste qu'il avait et que je ne vis jamais qu'à lui : toute la vie y passait, avec ses larmes mal bues, mais aussi la fraîcheur des sensations qui s'en va la dernière chez les êtres sensibles. Je ne savais pas l'âge de M. Bertrand et ne cherchais pas à le savoir. Il se peut que la douleur l'eût vieilli avant le temps : en tous cas elle n'avait pas eu de prise sur son âme-Tandis qu'il rangeait les sandwiches et les gâteaux, je me sentais quelque honte à la pensée que ces soins eussent été plutôt ceux d'une femme. Et tout en m'en voulant de le tromper, je me surveillais, de peur de me trahir. C'étaient là pour nous, comme de petites parties joyeuses qui s'égayaient encore du feu de mottes brûlant dans l'âtre et de la clarté de la lampe sous l'abat-jour rose que je lui avais apporté un jour. Il me disait avec un peu de malice. — Grâce à cet aimable subterfuge, un vieil homme comme moi peut encore entrevoir la vie sous un aspect consolant, puisqu'autour de moi tout emprunte la couleur de ce joli papier. Il m'était facile alors d'oublier mes ennuis et ils étaient nombreux ; une fille-garçon ne fait pas le métier qui était le mien sans s'exposer à de déplaisantes compagnies et à de fâcheuses aventures. Quand le patron se plaignait de l'insuffisance de ma sévérité, il ne se doutait pas de ce que cela me coûtait : je n'aurais pas eu le courage de me montrer plus rigoureuse. Non que je manquais de décision et d'autorité ; mais je les faisais surtout sentir aux chenapans qui tâchaient de duper M. Touchard. Un gros négoce comme le sien met en mouvement tout un monde grossier et violent de traitants et de sous-traitants, de facteurs souvent pris de vin, de voituriers mal embouchés et qui ne sont pas commodes à manier. Je n'étais, après tout, en regard de leur force brute, qu'un blanc-bec qu'ils espéraient moucher d'un tour de main. J'étais patiente et bonne sans y avoir grande vertu, puisque c'était en moi la part de la nature. Mais sitôt que je sentais de la résistance, j'étais bien obligée de leur montrer que je ne les craignais pas. Un de ces goujats m'attendit un soir et m'asséna un coup de poing qui manqua me fendre le crâne. Je demeurai étourdi .-comme je saignais abondamment, on me mena quand j'étais homme chez le"pharmacien. La peur de mon sexe dans ce moment me rendit le sens. Après m'être remise, je pus rentrer chez moi ; j'avais déclaré ne pas connaître mon agresseur. C'était un samedi. Quand je revis le lendemain M. Bertrand, je ne pus lui taire l'assaut que j'avais subi : mon visage l'en eût prévenu. Il pâlit ; je crus qu'il allait se trouver mal. — Mon pauvre ami ! mon pauvre ami ! me disait-il constamment. Cette brute aveugle aurait pu vous tuer. Il me prit la main. — Mais comprenez donc, vous êtes nécessaire à ma vie. Il parut craindre d'en avoir trop dit et il souriait. — Oui, je sais, c'est bien déraisonnable de la part d'un homme comme moi. Mais on ne s'habitue pas au malheur, et après avoir souffert dans le passé, on ne peut se résigner à souffiir dans l'avenir. Avec les jours, sa sensibilité s'accrut encore. Quelquefois, rien que de me voir apparaître sur le seuil de sa porte, il demeurait tremblant, la main sur son cœur. Par moments ses yeux se remplissaient de larmes et, pour me les dérober, il détournait la tête. Il paraissait surtout attentif à cacher ce qui se passait au dedans de lui « Se pourrait-il, me disais-je, qu'il ait conçu de moi une autre idée que celle qui correspond aux appai en-ces du sexe que je me suis donné ? » Cette seule pensée m'atterrait, puisqu'elle eût mis à néant, soit notre amitié, soit ma vie nouvelle. J'en restais oppressée avec, au fond de moi, les mouvements les plus impétueux de la joie : je n'aurais pu concevoir, en effet, un plus grand bonheur que d'être aimée de l'homme qui avait fait de moi son ouvrage animé. Je ne pus bientôt plus me dissimuler le changement qui s'était opéré en lui. Il n'était plus le même homme; il sembla sortir d'nn long exil. C'était bien là l'expression de son visage. Son haut front comme une montagne n'était plus entouré de brumes ; au fond de son regard lointain une clarté d'étoile tremblait. — Si vous saviez, mon enfant, ce que je dois à votre belle jeunesse, à votre confiance, à l'attrait vivant de votre présence auprès de moi ! Je croyais tout fini et vous m'avez rendu la vie. Si je n'en attends plus grand chose, je puis du moins la supporter sans qu'elle me soit un trop lourd fardeau. Je me certifiais alors mon erreur. J'en avais à la fois de la tristesse et de la sécurité. Moi-même à présent je ne pouvais plus douter que j'aimais M. Bertrand d'une affection que j'appelais en moi de l'amour. Qu'il fût tel réellement, je ne sais ; mais alors j'ignorai toujours l'amour. C'était un sentiment très haut, limpide, et qui, même inexaucé et ignoré de celui qui en était l'objet, me donnait l'idée du bonheur. S'il m'avait demandé de devenir sa femme, j'aurais remis entre ses mains ma destinée. Cependant je ne ressentais nul désir de l'homme qu'il était, comme si, en changeant de sexe, j'avais pour jamais renoncé à être une femme, moi à qui il était non moins interdit d'être un homme ! La fin de l'hiver arriva : j'étais presque riche, avec l'argent que je gagnais chez M. Touchard. J'eus l'idée d'embellir la nudité de mon logis : ce n'çst qu'après avoir fait d'assez nombreuses emplettes que je m'aperçus de la nuance du goût féminin qu'elles revêtaient. La nature encore une fois m'avait trahie : une femme seule pouvait acheter toutes les futilités dont je déçorai mes murs, ma cheminée et ma table : porte-bonheurs, vide-poches, éventails japonais, tapis de table en velours etc. Cette dépense correspondit, dans ma vie d'homme, au goût des petites coquetteries intimes qu'une femme laisse paraître à l'heure amoureuse. Cependant M. Bertrand n'entrait jamais chez moi ; mais ne suffisait-il pas que j'en pus concevoir la pensée pour que l'humble logis fût à l'avance paré comme si elle devait se réaliser ? Je sens bien que j'allonge le récit de cette partie de ma vie, comme si involontairement je retardais un irréparable dénouement. Ou ne serait-ce pas plutôt le triste bonheur que je ressens à insister sur des souvenirs qu'il me faudra quitter trop tôt ? Mon ami était pris parfois d'oppressions qui lui faisaient porter la main à son cœur ; il demeurait un instant immobile, on eût dit daps l'angoisse de la minute qui allait suivre. Je m'alarmais alors ; j'étais là moi-même dans un suspens de ma vie, ignorant de quel mal il pouvait souffrir, car il ne m'en avait jamais rien dit. La crise, du reste, ne durait qu'un instant ; il laissait ensuite retomber sa main. Un jour il me dit : — C'est au cœur, ce cœur par lequel nous vivons, par lequel nous mourons aussi tous les jours. Le mien est usé ; il a trop battu, il a trop souffert, et alors, par moments, c'est une petite éternité entre la vie qui s'en va et une autre chose qui vient. C'est très doux. Il parlait bas comme s'il se fût parlé à lui-même, les yeux un peu partis. Pensait-il encore à moi dans cet évanouissement léger du sens ou sa pensée Se reculait-elle vers les régions mystérieuses du passé ? En me revoyant près de lui, il me demandait pardon pour l'inquiétude qu'il m'avait causée. Je retenais mes larmes, je l'assurais qu'il se méprenait sur mes angoisses ; mais ma pâleur le lui disait pour moi. Ses oppressions se renouvelèrent ; il me dit singulièrement une fois en souriant : — Moi qui si souvent aspirai à la mort, je la crains plutôt maintenant que, grâce à votre attachement, j'ai senti qu'avec des débris de la vie on peut encore se faire du bonheur. Un soir de l'été, rentrant de ma journée de travail, j'allai frapper à sa porte. Il avait ouvert sa fenêtre ; la journée avait été chaude ; nous respirâmes ensemble la fraîcheur intime de la nuit. Dans l'ombre claire, son visage légèrement rosé par le ton fleuri de l'abat-jour semblait refléter l'aurore nocturne de la grande lune rousse qui se levait par dessus les toits... De sa voix un peu sourde, il me parla de la joie qu'il y a pour les âmes à se reconnaître dans les formes extérieures des choses. "Ml se tut, il avait pris ma main qu'il garda clans les siennes : le silence entre nous ne pesait pas. Là-haut, au-dessus de notre tête, Pierre Jean du bon Dieu disait sa prière de chaque soir. D'un roulement cahoté de syllabes, elle arrivait jusqu'à nous, comme l'action de grâces du pauvre envers ce Dieu qui, à défaut d'autre richesse, lui avait donné la vie. — C'est une étrange et douloureuse histoire que je vais vous raconter, me dit enfin mon maître après s'être longtemps recueilli. En remontant de mon cœur à mes lèvres, elle sera la confession qu'un ami remet aux mains d'un ami, puisque, si différents que nous soyons par l'âge et la vie, c'est bien là le nom "que nous portons l'un pour l'autre • Aussi bien je sens que l'heure est venue de~vous ouvrir un cœur qui fut déchiré par les pires douleurs. Ah ! mon enfant, il est terrible de vivre en rupture avec la loi sociale ! Elle est l'appareil armé où finit par passer tout entier l'homme qui espéra lui échapper. Même les heures du bonheur, pour ceux qui refusèrent de s'y soumettre, sont encore des heures sanglantes. Un frisson le prit : il me pria de fermer la fenêtre ; et ensuite il disait : — Un homme vivait dans une ville importante d'un département. Il avait eu une jeunesse studieuse : il avait connu dans le professorat les succès que le monde réserve aux esprits curieux et appliqués. Il pouvait se compter au nombre des heureux de ce monde qui se contentent d'un bonheur moyen. Il était seul, sans famille ; il n'avait jamais aimé. Sous un air froid et timide il cachait une sensibilité vive. Cet homme alors connut une femme, un être charmant et malheureux qu'un mari odieux torturait. Un hasard les avait rapprochés et ils se firent mutuellement le don de leur vie. Cependant ils se voyaient à peine : leurs entrevues avaient lieu chez une amie de la jeune femme qui s'était intéressée à leur triste amour et qui, elle du moins, avait fait un mariage selon son cœur. Tout un an, ce fut là que nous éprouvâmes à la fois le bonheur de nous voir et la souffrance de nous sentir à jamais séparés, car vous l'avez deviné, mon cher Léon, cet homme était votre ami. « Le mari, une brute, buvait; une fois ivre, quand j'éîatb hommlî il la meurtrissait de coups. Elle voulut rompre une existence où sa vie par moments était en danger et qui m'ôtâit à moi-même la Vie. Mais vainement elle réclama l'aide des lois pour la détacher de son bourreau : celui-ci se refusa à tout arrangement qui les eût délivrés. Sans liul a titre sujet dé haine que l'absence de l'enfant qu'il lui reprochait comme un crime, il avait juré d'épuiser sur elle la torture jusqu'au bout. C'est alors que Cette femme, belle, jeune, estimée me fit publiquement l'abandon héroïque de la vie que pour jamais elle avait reprise à l'époux. Peut-être, pour tous deux, il eût mieux valu inoUrif dans cette heure divine ; mais oii ne se résigne pas à demander à la mort un bonheur qu'on ne désespère pas de recevoir de la vie. Qui sait ? Peut-être poussé à bout par l'éclat de ces relations que nous avions décidé de ile plus Cacher ni l'un ni l'autre, l'homme exécré à la fin consentirait à la rupture légale ! « Elle vint habiter aVec Moi : ilotre libre unioti était de celles qùi aùraient pli êtte proposées en exemple, mais elle ne cessait pas d'être douloureuse : voloiitairemëiit nous nous étions mis hors la loi. Si, daris dette extrémité, l'estime de nos amis noùs demeura, nous vîmes le monde se tourner contre nous. L'époux triompha de la savoir â jamais rûihée dans sa considération ; elle fut ainsi deux fois sa victime et ce fut sa vengeaitee. Dans sa fureur, il s'amenda, cessa de boire, répudia ses maîtresses et nous laissa tous les tbfts. « Ici se place la chose âffrëuse : il nous vint la joie d'un enfant et avec cet enfant, l'espoir qu'enfin, devant un pareil scandale, l'homme abdiquerait sa férocité. Nous avions compté sans le génie de la torture qui est au fond de certaines natures. Il nous vola notre enfant : en le déclarant son fils et lui donnant son nom, il eut pour lui la loi et le droit de l'élever chez lui. « Que vous dirai-je encore ? Elle est morte et l'enfant vit. » Une oppression plus forte le saisit : il se leva, retomba, ferma les yeux. Il ne se remit que lentement. — C'est aujourd'hui un jeune homme, me dit-il. Je ne l'ai jamais revu et il ignore que je suis son père. Mais je vis, à travers la distance, sa vie comme s'il était ptès de la mienne. C'est à lui que je réserve ces livres où nous lisions, sa mère et moi. Il ignore tout de nous deux, mais un parent dévoué, le seul qui me reste, se chargera, sitôt qu'il sera libre, de les lui faire parvenir comme le don d'un ami inconnu. Ce sont bien là les paroles qu'il prononça ; elles me bouleversèrent. Je voulus les avoir toujours présentes à ma pensée et les consignai dans un carnet, le même qu'en cette minute, j'ai sous les yeux. Je n'ai eu qu'à les transcrire ici. Après tant de temps, elles me serrent encore le cœur. 0 mon cher maître, homme charmant et doux qui avez été mon unique amour et tout le pauvre roman sentimental de ma vie, je ne sus jamais si, en me faisant ces tristes confessions, ce fut à l'ami ou à une amie mystérieusement devinée que s'ouvrit votre cœur : il se referma sur son secret et j'en eus moi-même deux, dont l'aveu jamais ne vous fut fait par moi. 2gô quand j'étais homme En me'voyant arriver le lendemain. M. Bertrand laissa paraître une joie réelle. — Je suis tranquille ; il me semble être débarrassé d'un poids à présent que je vous ai dit ma vie. Pensez, mon enfant, que cela dormait en moi et que jamais je n'ai pu en parler à personne. Il ajouta en détournant les yeux : — Tant d'autres ont peut-être aussi leur mystère. J'aurais voulu lui crier : — J'ai le mien : pardonnez-moi de vous l'avoir caché. Et je n'osai : une pudeur, une honte suppliciante refoulaient mes paroles. Je pleurais; je me mis à ses pieds ; je ne pus que lui dire : — Je ne mérite pas... Je le vis pâlir : il toucha ma bouche du bout des doigts : — Ne dites rien. Ce fut très doux, comme s'il savait, et il n'y eut pas de lendemain. Un matin de dimanche, comme il causait avec moi, près de la fenêtre ouverte, un bruit d'ailes entra : c'était le canari de Pierre Jean du bon Dieu. Monsieur un instant battit le plafond en poussant de petits cris, puis il se posait sur l'épaule de M. Bertrand. De l'autre côté de la fenêtre, tout le vaste ciel bleu palpitait.t — Que la vie est belle ! me dit-il. Comme il fait jour ! On voit au fond des cœurs ! Il soupira, marcha un instant par la chambre, et puis, revenant vers la fenêtre : — Oh ! fit-il très bas, il y a une chose que je voudrais vous dire. Il ne put achever; je le recueillis dans mes bras : le cœur avait éclaté et il expira. Je redevins la petite fourmi qui suit obscurément sa sente dans le liallier du monde. Je fus un peu de temps un être machinal qui faisait le signe de la vie. Ce n'était pas le vide des grandes douleurs: les sentiments exaltés ne sont pas dans ma nature. Je continuais à habiter ma petite chambre, proche de celle où son àme s'était communiquée à la mienne. On avait trouvé l'adresse du parent dont il m'avait parlé; ce dernier qui héritait du petit avoir, fit enlever tout ce que renfermait l'apparte- quand j'étais homme ment. Un étranger bientôt vint s'installer à côté de ma porte. ,af Je repris le sens de ma destinée. Quelque chose de moi était resté en arrière, avec tant de choses du temps où j'étais encore l'autre moi, mais une chose nouvelle ' allait devant et qui était la vie: celle-ci à mesure s'accomplit en laissant de petits tas de cendres sur le chemin. De tous les hommes, un seul avait été l'ami irréprochable dont la femme en moi aurait souhaité faire son compagnon. Et il était mort : la femme alors aussi se détacha de moi comme si elle était morte avec lui. Je croîs bien que ce fut-là une sorte de dédoublement, avec une part de moi qui s'en alla vraiment et une autre qui se remit à vivre du train actif et régulier de la vie générale. Je pensais à lui avec le battement de cœur de l'amour, sans chercher à démêler la nuance de l'amour dont j'avais pu l'aimer et si c'était réellement de l'amour. Aussi bien cet amour avait laissé mon corps tranquille : il n'avait pas agité mes sens ; il avait été surtout près de la haute vie des âmes. Et ainsi peut-être il fut un amour plus fort que l'amour. J'avais eu, avant que M. Bertrand ne devînt pour moi plus que tous les autres hommes, le goût de la beauté de mon corps. Une jeune fille qui a du sang, si elle s'est gardée vierge, aime se mirer au miroir avec les yeux qu'aurait un homme pour la regarder ; et alors elle cherche le moyen de tromper la nature. Mais moi, qui avais souffert de la brutalité du mâle, je vouai à mon corps un culte qui s'excitait de le détester. J'aimais m'aiiner pour la volupté profonde des caresses et aussi pour i'ùrgueil QWAtfD J'ÉTAIS HOMME 299 de pouvoir me passer d'un autre amour. Eh bien, je m'ignofai dès le jour où, entre mon ami et moi, il y eut un mystère que la mort ne devait pas éclaircir. J'avais acquis une grande sûreté dans les actes de ma vie d'homme. Surtout après que j'eus rompu véritablement avec ma sensibilité de femme, je donnai si bien le change que les méprises ne se représentèrent plus. Cet homme à cause duquel j'avais renoncé à mon sexe et que, par nécessité de lutter sur propre terrain, j'étais devenu moi-même, je le fus naturellement au point qu'il ne m'était plus nécessaire de m'observer. Les formes extérieures de mon corps, soumises à un exercice constant, s'étaient développées. J'eUs les gestes que fait un homme dans les moments où la force et la décision sont en jeu. Mes cheveux bouffants et courts, formaient de grosses touffes au-dessus des oreilles, comme chez les marins ; le soleil, la pluie, lès hâles de l'air avaient bruni la peau de mon visage. Je sus boite quand il fallut :: il ne déplaisait pas à M. Toiichard de trinquer un coup avec moi. Je me tenais droite dans rties bottes ; par vanité masculine où coquetterie féminine, j'aimais me chausser de bottes à la hongroise. J'aVais appris à iiiareher du bustë; les épaules hautes, au lieu de mât-chef des feins, comme font les femmes. Je n'étais plUs une femme que pour moi. Un jour, passant paf le Palais-Royal, j'y rencontrai mon petit Ancelin. Il me regarda, passa : il y avait deux ans qûe je ne l'avais Vu. Il me parut enlaidi, aveë une gfosse moustache qui remplaçait soii ainiabie frisUre d'autrefois. Presque coup sur coup, connue paf l'effet d'Uue loi des séries, je ctoi- quand j'étais hommë sai Fanny, Mlle Bonamour et M. Poiré : aucun des trois ne subit le magnétisme secret de mon passage. La vie qui avait fait de moi un homme, décidément était plus forte que la nature qui m'avait donné le sexe de la femme. Il sembla que la destinée eût attendu ce moment de ma transformation pour précipiter les événements qui allaient définitivement l'accomplir. Une après-midi d'août, en pleine rue, M. Touchard, rentrant chez lui, fut frappé de congestion. Cet homme sanguin, à l'encolure de bœuf, et qui avait toujours fait tout à sa tête, cette fois encore s'entêta comme un paysan qu'il était : il voulut se faire saigner. Il s'affaiblit, ne récupéra plus jamais la masse ni le poids ; il avait à peu près perdu la mémoire: je suppléais à la sienne par un don de nature qui, à l'épreuve, s'était encore fortifié. Lui qui jamais n'avait aimé personne, se prit d'une sorte d'attachemeut pour moi, ce qui ne l'empêchait pas d'être le plus bourru des hommes. — Si tu n'avais du sang de navet, on ferait de toi quelque chose, grommelait-il parfois. Il finit par me proposer une association sur parole, me laissant une part dans la recette des criées : jamais, du reste, il ne traitait sur papier. Ce fut pour moi le commencement de la fortune : je me sentis la décision avec laquelle on fonde les règnes durables. J'eus conscience de l'approche du mien : je me persuadai que la vie, qui avait déjà tant fait pour moi, me mènerait jusqu'où je devais aller. Cependant un soupçon de policier aurait pu, en mettant au jour ma duplicité, me ruiner, mais j'avais l'audace et le sentiment de l'impunité. Ce gros homme qui avait le génie des affaires, vit venir.sa fin avec tristesse. Tout fruste et grossier qu'il fût, celui-là vraiment s'était fait lui-même à sa mesure. Enfant, il avait mené les porcs à la glandée ; à quinze ans, il fuyait une marâtre, mai-tresse au logis, et se mettait à vendre du savon et-des lacets, un petit éventaire pendu à son cou. Un jour, il s'achetait une bagnolle et un canasscn. Son négoce grandit : il eut les beurres, les fruits, les œufs de toute la région ; il fournissait les grands marchands des villes. Il refusa des mariages pour se garder libre et tout à sa fortune. En blouse bleue et sa trique à la main, il partait voir un matin Paris : il n'en sortit plus. Il monopolisa les primeurs : il devint un des rois de l'asperge et de la fraise. Avant la cinquantaine, il vit approcher le million, vivant toujours comme un homme de la campagne venu à la ville. Il n'avait pour tout parent qu'un frère, valet de ferme au village natal : jamais il ne lui avait envoyé un écu. Une vieille maîtresse, pour les besoins de l'existence, lui demeurait fidèle : elle allait, tête nue, faire ses petits marchés quand, du déchet des siens, il en eût pu nourrir cinquante comme elle. Et elle ne se plaignait pas, toujours contente, soumise à son esclavage, continuant à l'aimer d'un dévouement canin à distance. Quand il eut sa congestion, il ne voulut pas qu'elle vînt le voir : une femme, qui faisait son ménage de vieux célibataire, le soigna. 11 criait toujours : — Qu'on me saigne, nom dé Dié i Et quand n'y aura pu d'sang, qu'on me laisse crever tout seul. J'veux personne. Il était resté de son village, avec l'âme coriace des gens de la terre. Une fois, il s'abandonna devant moi. Je le Vis se gonfler, la bouche ouverte, les yeux tiraillés par un petit pleur sec. Et tout à coup, en jurant ses N. dé D. il tapait sur la table. — Ecoute, j'vas te dire : ce qui m'tient, c'est qu'y me faudra tout lâcher un jour et qu'y n'y aura par après moi personne pour continuer ce que j'ai fait et que c'sera là-bas c'salaud qu'on ira chercher clans son écurie et à qui qu'on dira : « Ton frère est mort, viens râfler tout ». C'était une haine, ce valet qui était de son sang. Il le reniait, l'injuriait : dans sa férocité, il l'eût voulu mort sur son fumier avant qu'il ne s'en allât lui-même. Tous les jours, comme par le passé, il assistait à ses criées ; il n'allait plus aux Halles : un homme qu'il avait obligé autrefois l'y suppléait. J'acquis bientôt la certitude que celui-ci le volait : je dus avertir M. Touchard. Il eut, à trois mois delà, une seconde attaque : elle le laissa paralysé du côté droit. Sa langue aussi s'était prise : il ne pouvait plus jurer sesN. dé D. Je fus là tout un temps le maître de ses affaires. Frappé dans sa vie, avec cette moitié de son corps qui était morte, il avait gardé sa tête. Quand j'allais lui rendre mes comptes chez lui, je le trouvais dans son fauteuil, à la garde d'une infirmière qu'il avait fait venir. Il m'écoutait, me regardait, avec, dans la vie de l'œil, quelque chose de malin et de sournois. « Qu'est-ce qu'il me veut le patron ? » pensais-je. Je craignis une mauvaise affaire pour moi : tout entre nous s'était toujours traité sur parole, comme il l'aimait. Sans qu'on pût dire qu'il manquât de probité, elle ne le gênait pas quand il pouvait faire un bon coup. Je vis bien qu'il remuait des idées ï le vieux bœuf ne consentait pas à s'abattre sur sa litière. — Faudrait là, me dit-il un jour en bredouillant et mangeant la moitié de ses mots, que personne ne vienne mettre le nez dans nos affaires. On s'entendrait : tu prendrais la chose à ton compte ou partie de la chose, à voir. Ce fut miracle que cela pût s'arranger. Il n'y eut pas de signature : jamais il n'avait signé, même d'une croix, lui qui ne savait pas écrire. Et moi qui m'étais mis hors de la société et qui, légalement, n'existais pas, je n'aurais pu davantage signer d'un nom qui n'était ni celui d'un homme ni celui d'une femme. Aujourd'hui que je repasse en pensée une vie aussi anormale et aussi accidentée, je ne m'en crois pas moins un honnête homme, pour avoir transgressé mille fois la loi. Je suis bien près d'être au bout de cette histoire et peut-être le récit de mes « prospérités » n'aurait pas l'intérêt qu'a pu avoir celui de mes misères. Ce que j'aurai à dire tout à l'heure n'engage plus que la femme. Mais alors j'étais encore un homme et aussi un homme d'affaires : c'est, en effet, connue homme que je réalisai une existence qui, à tous les hommes, eût paru enviable. Je ne m'abuse pas, du reste : si elle prit son origine dans ma volonté, si, à chaque fois qu'elle me fut bonne ou mauvaise, je me sentis le droit de me dire: « Jel'ai voulu ainsi >> elle fut tout de même la conséquence d'un enchaînement de circonstances que mon courage et mon esprit d'initiative coordonnèrent. quand j etais homme La grosse Mme Charles, rien qu'avec ses deux sous de glace qui ont fait la joie de tous les enfants de Paris, se créa vraiment, elle, sa vie, parce que cette vie et ses petites voitures et ses glaces et tout le reste, elle les tira des seules ressources de son extraordinaire volonté de vivre et de faire vivre les siens. Elle fut pour son petit monde le bon vent qui fait aller le moulin et moud de la farine. J'ai été plus simplement, moi, l'aventurière à qui la vie réussit. Je ne me plains pas puisque tout de même, comme un arbre sort d'une petite faîne, ma vie a commencé le jour où j'ai voulu être libre. Etre libre ! Se créer librement sa vie ! Il n'y a pas d'autre moralité dans ces confessions. Je ne sus pas être l'héroïne que j'aurais voulu : une volonté et des énergies moyennes n'y peuvent suffire. J'ai vécu comme j'ai pu, en brave homme qui, un jour, cependant, devait se souvenir qu'il était une femme. Dieu merci ! J'ai pu faire quelque bien : j'assurai la vie à Zélie, la vieille maîtresse de mon ancien patron, tombée presque au dénuement. Je visitai la vieillesse infirme du valet de ferme quand déjà il ne se rappelait plus du nom de son frère : je l'avais fait entrer légalement en possession de son héritage. Ce ne sont là que les actions justes et nécessaires ; mais une fois, une chaleur me passa au cœur pour toutes les humbles filles exposées aux épreuves par lesquelles j'avais passé moi-même. On sait qu'il y a maintenant, rien que dans Paris, deux succursales de la Maison-mère où, en dehors de toute idée de religion et même de moralité, et simplement parce que la créature humaine a droit à la vie, toute fille ou femme qui veut tra- vailler trouve de sûrs moyens de se procurer la subsistance. Pour une centaine qu'on sauve ainsi définitivement tous les ans, n'est-ce pas comme des parts d'humanité qu'on croyait mortes et qui se remettent à fleurir ? La même personne qui avait eu la pensée de ces maisons d'assistance estima aussi que rien ne doit être négligé pour la convalescence des âmes malades qui viennent y chercher le salut après de pénibles traversées. Tout ce que la saison donne de parure aux champs, aux jardins et aux bois prit, chaque matin, le chemin de la ville. Ce fut d'abord moi seule qui assumai ce soin ; puis d'autres femmes, les bonnes sœurs des charités publiques, suivirent l'exemple. Et comme, ensemble, elles avaient pu juger de la vertu des jolies plantes parfumées sur la convalescence des âmes, elles voulurent en étendre le bénéfice à la convalescence des corps. Il se fonda donc une Ligue des fleurs pour les pauvres malades des hôpitaux comme il s'en était fondée une pour l'assistance des pauvres malades de l'asile. De vingt lieues à la ronde, la terre française, dans son éternel symbole vert et fleuri, arriva dérider les chevets où les cœurs se sentaient comme deshabillés entre la nudité des murs. Une femme mit à cela le meilleur de sa vie ; car une chose merveilleuse, et qui ne pouvait arriver qu'à une femme, lui avait permis à cette époque de renoncer à son autre sexe et de redevenir la femme que la nature avait faite d'elle. Je veux croire que ce furent là d'heureuses semailles, des semailles qui ne cesseront pas après moi et prépareront les moissons futures. Je n'éprouvais plus le besoin de l'amour. Cependant, sous mes habits d'horiime, je demeurais une femme, avec le ventre et le sein qui sont faits pour donner l'amour et la vie. J'avais, du reste, passé l'âge où les filles se regardent au miroir. Je savais seulement que si j'avais eu le désir de l'homme, je n'aurais eu qu'à oublier un instant le mensonge du costume et la femme eût été prête. Il faut tout dire : peut-être un gros travail régulier use le séntiment pressant de l'amour ; mais même alors il reste l'autre fatalité de l'être nuptial. La chose que je vais dire s'éveilla vers le temps où la sexualité s'apaise chez les femmes. J'eiitre-voyais l'automne de mes jours et de même qu'il n'y avait eu personne auprès, de moi pour cueillir la fleur de mon printemps, je pensais que personne nè serait là pour recueillir le fruit de fnon arrière-saison. Une femme est la loi, l'éternelle loi qui fait sortir d'un ovule la continuité des races : il lui suffit de se donner et encore ufie fois la vie recommence. L'avenir jusqu'au fond des temps tressaille dans le va-et-vient léger du flanc qu'à petits coups soulève l'enfant. Et voilà la vérité : toute femme porte en elle son enfant bien avant qu'il n'ait été conçu de son lit avec l'homme. Quand il vient enfin, son cri est le même qu'elle erttendit, depuis des centaines de mille ans, ali fond de sa prédestination d'être le recommencement de la genèse. Of, fnoi qui n'avais été ni l'épouse hi l'aMante, je le seiitis qui me venait et déjà tout bas, dans le fond nia vie, m'appelait du nom maternel. Je le portai dès ce moment en attendant que, par la blessure roUge, il eût accès dans le monde. Comfnent ensuite cela arriva, je n'ai pis à lé dite. Le laboureur entre dans le champ èt il ferid le sol ; le vendangeur pénètre dahs la vigne et il fait saigner le raisin. Mais l'un et I'autrè ne sont que des passants et avant eux il y avait la terre. Qu'importe leur horri pour le gestfe qu'ils doivent faire si, pendant dès mois, c'est ensuite à la mère de travailler pour âtrierier là semence à terme. J'avais tiré ma vie de ma volonté iibre, bonne ou mauvaise; elle avait été ce que j'avais voulu qu'elle fût. « Eh bien, pensai-je, mon enfant, à l'exemple de ma vie, sortira de moi librement. » L'homme vient d'abord et ensUite l'accoucheur et ils accomplissent chacUri sà fonction. L'amour et la loi n'ont rien à voir dans l'acte en soi :1e magistrat, le prêtre peuvent bien le consacrer ; mais il a sà beauté en dehors de toute entremise et elle lui vient d'être le seul signe appréciable de l'éternité. Dieu tient sur ses genoux toutes les mères, quelles qu'elles soient, et les accouche à la vie qui leur survit à elles-mêmes... Je partis pour une ville t~ès loin, je ne puis dire où, puisqu'aucune trace de ce passé ne doit subsister et qu'ici commence le seul mystère qui ne peut être révélé. L'homme que j 'étais devenu et qui, pour vivre, avait renoncé au sexe de la femme, pouvait bien maintenant, pour accomplir l'œuvre sacré, renoncer aux apparences et au mensonge. Je repris donc la robe, comme il faut que la terre ait sa parure pour les semailles et la germination. Et ensuite je me donnai tranquillement, chastement, avec le sentiment que je faisais là une chose simple, grande et pure selon le sens de la vie. Comme autrefois, obéissant à la loi de l'Eglise, j'avais communié toute en blanc, mes mains sous les dentelles de la Sainte Table, je fermai les yeux et m'abandonnai à l'acte obscur où d'une seconde se fait la durée du temps. L'homme était de ceux qu'on ne revoit pas ; à peine je le connus ; il fut l'ouvrier et passa. Au surplus, ce n'est pas pour l'avoir détesté dans le passé que je me serais donnée à un maître dans le présent. Je fus ainsi moralement le père et la mère de mon enfant : il sortit de mes deux sexes. L'amour, le vœu ardent des entrailles me rendit femme : je réglai mes affaires d'homme et quittai la grande ville. J'y avais gardé la petite chambre sous les toits comme on scelle le couvercle d'un coffret sur un tendre et immortel souvenir. Un jour, après moi, mon fils en aura la clef : en ouvrant la porte, il me verra venir à lui, comme j'étais alors. Mon fils ! Je me répète cela délicieusement de toute ma vie. Il y a de cela dix ans déjà et tu es là, mon gas, gambadant joyeusement par lespélouses, sous la terrasse où j'achève ces cahiers en pensant à toi. LES PLUS GRANDS SUCCÈS DE L'ANNÉE CAMILLE LEMONN1ER LHALLALI Un volume de 320 pages avec couverture en [couleurs de Lobel Riche Prix : 3 fr. 50 C'est l'histoire de la fin d'une race, la psychologie d'une famille noble, les « Qmvauquant », où, par suite d'alliances et de mésalliances, les instincts sê transforment, la grande allure disparaît, l'aristocratie tourne à la roture, tandis que, persistant à vivre, l'aïeul, le vieux Quevauquant, fait damner la maisonnée par son despotisme et ses jurons. Parmi le chaos des personnages, tous campés selon la manière de l'auteur de Un mâle, dans le mystère du manoir, se déroule le plus tragique et le plus angoissant des romans d'orgueil et de haine. On retrouve dans ce livre l'énergie, la puissance, la fougue et la passion des premières œuvres de Camille Lemonnikr, dont l'éloge 11'est plus à faire. T îH. ROSNY Contre le Sort = ROMAN FEMINISTE = Un volume de 320 pages. , avec couverture en couleurs de Dédina Prix : ^ fr. 50 i r C'esfune profonde et émouvante histoire que celle de Colette Mourlannes, en lutte contre le sort, aux prises avec la société, avec les hommes, avec la misère, avec l'amour. Jamais on n'a dépeint avec plus de sincérité et de courage, la saisissante cruauté, la sauvagerie, l'inconscience qui dominent encore si haut les sociétés humaines. Quand au récit lui-même, c'est grâce au talent des maîtres j.-H. Rosny, un des plus passionnants qu'il soit possible de lire, plein de douceur, de tendresse, d'intérêt. Quiconque en aura commencé la lecture ne s'arrêtera pas avant de connaître le dénouement, ce dénouement qui clôt si magnifiquement le livre. Jean bertheroy GENEVIÈVE = = DE PARIS ROMAN HISTORIQUE Un volume de 320 pages avec couverture en couleurs d'après Pavis deChavannes Prix : 3< fr. 50 Dans ce roman plein de charme et de [patriotisme, Jean Bertheroy a ressuscité le Paris gallo-romain du Ve siècle, avec sa vie déjà si active, son commerce florissant, ses Nautes dont les barques sillonnaient la Seine et les caractères de son originalité propre que la main de Rome n'avait pu étouffer. Et, de ce Paris nouveau, il a fait surgir — comme un lys sort d'une coupe «— l'admirable figure de la jeune vierge dont l'héroïsme sut détourner de la ville les hordes d'Asie menées par e terrible Attila. FRANÇOIS DE NION Les Tragique? — travestis = HISTOIRE D'AURORE DE MONCONTOUR 30 illustrations et couverture en couleurs de Ch. Atamian Prix : 3 îr. 50 Ce livre est la continuation, en ligne directe, de ces « Histoires risquées », dont le succès fut si complet, et dans lesquelles l'auteur célèbre des Façades et des Derniers Trianons a créé une personnalité, celle de la « Maréchale », hautaine dans son langage licencieux de grande dame, ironique dans sa sensibilité de femme. Mais, ici, les personnages se dramatisent, et les grands coups d'épée de l'héroïne, tour à tour guerrière, chef de bande, amoureuse, captive, rappellent les romans d'aventures qui ravirent les contemporains de Dumas. Paris. rop." de Vaugii^rd. -- ^ NOUVELLE COLLECTION LOUISMICHAUD à I fr. 50, 2 francs, 2 fr. 50 et 3 fr. le vo". UNE BIBLIOTHÈQUE BE 65 VOLUMES Pouit I 40 Francs (Llores de luxe imprimés sur beau papier, aoec illustrations et couoertures en couleurs) qui renferme des œuvres des auteurs suivants : Marcel LAMI Jeanne LANDRE Camille LEMONNIER LOUVET de COUVRAY Jean MONNET L.S. MERCIER François de NION Georges NORMANDY A. de POUVOURVILLE Octave PRADELS. Maurice RENARD RESTIF de la BRETONNE Jehan RICTUS J..H. ROSNY ROUZIER.DORCIÈRES Pierre VALDAGNE etc., etc. La liste des titres personne qti est fournie à tonte la demande Les souscripteurs reçoivent les .65 Volumes francô, au fur et à mesure 'de leur apparition (délai'3 mois). Lie paiement de la* souscription est fait en 4 versements menf ■ suels de 35 francs, le l" à la commande, en mandat pos'al. Pendant la publication, les acheteurs des 1"" volumes-peuvent souscrire, à la fin de la sérié, avec des avantages. Pour les non-souscripteurs, les prix sont susceptibles d'augmentation pendant le cours de la publication. vL-----^ Henri AUSTRUY BACHAUMONT André BARRE Georges BEAUME Raoul BÉRIC Jean BERTHEROY Jean dé BONNEFON Daniel BORYS Gômez CAR1LLO Henri CHATEAU Charles DERENNES Ed. de FRÉJAC Raoul GINESTE Paul GINISTY John GRAND.CARTERET Abel HERMANT JOSSOT