LEMONNIER (Camille). Nos Fla- mands. Paris-Brux., Dentu-Rosez, 1869 (14 x 21,5, 240 pp.)- Cartonn. a la Bradel, demi-percal. brune a coins, tr. non rogné, premier plat de la Camille Lemonnier NOS FLAMANDS PARIS BRUXELLES D E N T U, EDITEUR ROZEZ, EDITEUR 1869 NOS FLAMANDS CAMILLE LEMONNIER NOS FLAMANDS BRUXELLES 1869 A La Jeunesse des Ecoles et Ateliers La pire annexion n'est pas celle dun coin de terre : C'est celle des esprits. Nous-mêmes ou périr. LES MORTS ET LES VIVANTS. 1. Les Modèles de Rubens. Je vois d'ici un de nos grands Flamands des anciennes Flandres sortant de sa tombe en ces jours presents et venant souhaitcr, a travers les siècles, sa bienvenue de grand'père a ses petits-neveux. O forte et puissante race! Alors encore, en ces beaux temps de luttes, a 1'ombre des vieux beffrois sonnant a grandes volées triomphales les inajestés flamandes, les alcöves abritaient de puissantes amours, et les enfants avaient, en naissant, pour s'y prendre et s'y abreuver, de fécondes et loyales poitrines. ATon, ce n'était pas en rève que Rubens voyait apparaitre les beaux hommes, carrément appuyés sur des jarrets de fer, qui soulèvent de leurs épaules raides ses apo- théoses gigantesques; cc n'était pas en rêvo qu'il ren- contrait les matrones augustes, au front luniineux et serein, qui s'en viennent en ses tableaux, autour des légendes chrétiennes, chanter les choeurs d'amour et de fraternité; ce n'était pas a travers les vapeurs de la bière que les gros anges bouffis, qui nouent dans ses fonds ar-NOS FLAMANDS. dents leurs guirlandes radieuses, offraient a ses regards leurs membres roses et dodus. Partout, autour de lui, ['image de la force et do 1'énergie des corps, abritant, comme une armure naturelle, oü elle se garde mieux, la fierté des esprits, partout cette puissante image attachait sa pensee et ses yeux. Cc nest pas que les géants aient toujours en partage cette hauteur de 1'ame qui n'est point un attribut de la force physique, mais un lot particulier que 1'énergie extérieure fait seulement paraitrc plus ecla- tant. Le cceur ne regarde point a la vastitudo des épaules, et une poitrine étroite le contient aussi bicn que la carruro d'un portefaix. Pourtant, si jamais symbole parut s'appli- quèr a quelquo chose, je songe surtout a la forme male et robuste comme incarnation d'un cceur droit et fier. J'aime chez le vieux peintrc flamand les musculatures énormes de ses héros : loin de succomber sous le poids de la ma tière, ces vastes corps me semblent mieux porter 1'hé- roïsme des cceurs qu'ils contiennent. Et no les aimerait-on pas, en dépit de 1'affectation moderne, ces colosses su- blimes, quand on leur compare les pauvres figures mori- bondes sur lesquelles notre siècle fait peser, comme une malédiction, le poids terrible de ses recherches, de ses ma- laises et de ses angoisses? La, du moins, il ne se voitpas de ces fronts louches et blêmes, cmpreints d'expressions fuyantes, qui sont comme le masqué de tous les compro- mis et de toutes les lachctés. La franchise, la loyauté et la valeur rayonnent sur ces amples formes d'un éclat qui semble sortir du sang même, comme si les vraios noblesses de 1'homme étaient le fruit d'un corps intact^ garde pur loin des passions qui 1'amoindrissent et le souillent. Or se rencontre-t-il beaucoup par nos rues de ces vieux types francs et loyaux, au front desquels se lisent les dévoue-CHAP. I. — LES MODÉLES DE RUBENS. . ments que rien ne fait plier, les attaehements impéris- sables, l'honnêteté qui ne bronche jamais, la valeur du soldat, Ie courage du tribun, et cette fierté sublime, sauve- garde de 1'homme, qui lui laisse une royauté jusque dans 1'abaissement des conditions sociales? Cherchez donc dans cc peuple de boutiquiers et d'avocats vendus, par toutes les fibres de leur ame et toutes les gouttes de leur sang, a 1'ambition des places et des richesses, cherchez donc les consciences inébranlables, les passions fortes, les senti- ments puissants, 1'amour qui n'a qu'une foi, la volonté qui n'a qu'une loi, 1'honneur qui n'a qu'une parole. Race gan- grenée, 1'or, comme un poison maudit, a coulé en vous, et vous a remplie, de la tète aux pieds, de ses pourritures. Votre dieu, c'est votre or; or, votre conscience; or, votre honneur. Lachement adulateurs des titres et de la fortunc, vous ne révérez que 1'éclat oü vos passions gueuses vous font aspirer, et, pour y parvenir, insoucieux de la dignité que vous écartez du pied comme un obstacle et un péril, il nest de bassesse avec laquelle vous ne pactisiez. O grand cceur des Flandres! En quelles poitrines êtes- vous donc passé? Oü sont les enfants des vieux Flamands? Modèles de Rubens, quelle brosse saura vous retracer, inspirée seulement des traits populaires?Etpourtantcomme nous, vous étiez des marchands. Mais dans ces marchands il y avait des hommes. La main qui, aux jours de paix, poussait Ie ballot, s'armait, aux jours de bataille, de 1'arquebuse, et si la tète roulait des chiffres, Ie cceur rou- lait du sang et des passions.hUHBmI ii ■ H° NS. P ICHONS. Eh bien! je Ie veux : qu'un de ces grands Flamands, Arte velde ou Rubens, je suppose, puisque nous sommes a lui, monte un soir les marches de sou sépulcre, qu'il revienne sur terre, confiant et souriant, qu'il s'en aille par les rues, croyant rencontrer les fds de ses contemporains et prêtant ï'oreille aux chants de la gaieté flamande, qu'il vienne en ces places jadis tumultueuses des rumeurs du forum, pour y saluer son sang, pour y bénir sa race..... Ah! vieux mort, rentre en ton sépulcre, hate-toi de te rendormir en ton linceul, lèvc sur ta face Ie suaire oü 1'im- mortalité rayonne, et ne vicns plus exposer aux risées du siècle ta face couronnée d'enthousiasme. Ah! vois-tu, rentre en ta poussière, vraiment, car pour l'éternité tu ne saurais plus dormir, et Ie spectacle qu'ici tu rencontrerais ferait tressaillir tes os en Ion néant. O Rubens! sont-cebicn la tes enfants, ces hommes a face pale et maladive, qui marchent courbés sous je ne sais quelles préoccupations terribles? Sont-ce tes filles, ces femmes chétives et molles, fleurs languissantes, précocément épanouies aux feux des lustres, dont la beauté, flétrie par les plaisirs et les fards, roule au tourbillon qui les emporte elles-mêmes, avec les heures qui la virent eclatante et entière ? Loyauté! honneur! intégrité de la patrie! attachement au sol des tombes et des berceaux! Est-ce que tout Ie sang flamand a donc coulé CIIAP. II. LIONS. BICIIO.VS. dans les luttes anciennes qu'il ne s'en voit plus dans les veines des hommes d'aujourd'hui ? Est-ce que Ie lion flamand, mis a la boucheric par les bouchers francais, a saigné sa dernière gout te, comme un bocuf a 1'étal, qu'il ne s'entende plus mème, chez ceux de maintenant, un peu du bouillonnement qui soulevait son large flanc loyal? Est-ce que la patrie est morte, ö Belges, que les enfants viennent au jour marqués de batardise, comme des fruits gatés que la mort ou Ie vice se réserve des Ie berceau? Je vous Ie dis, en vérité, vous n'ètes pas les fils des vieux flamands, vous n'ètes plus les modèlcs qui inspiraient Rubens, vous n'ètes plus les lions que van Artevelde menait aux combats! Ah ! voilez donc, dans les temples et les musées, voilez les apothéoses de Rubens; cachcz pour jamais ces témoignages des grandeurs passées. Il ne faut pas, voyez-vous, que nos fils, a nous qui sommes tombes a ce point, rougissent de leurs pères, et, qu'en notre misère, cette suprème consolation de la dégradation publiquc, qui est Ie respect des enfants, se change au coeur des fils en regrets et en blasphèmes. Mais que dis-je? Je parle des fils, je parle des families, je parlc des foyers. Ou sont nos foyers? Ou donc est Ie vieux culte que Ie père a cheveux blancs, descendant a la tombe, léguait a ses enfants pleurant au chevet? Ou donc est 1'exemple des vertus que les fils se transmettaient comme un héritage de gloire et de vénération 1'un a 1'autre, afin que la vertu fut vivante au coeur de la maison? Oü donc est cette flamme a laquelle s'entretenaient Ie courage des hommes et la pudeur des femmes, cette flamme si chaste et si belle, qui servait a allumer dans 1'alcöve Ie flambeau des nuits nuptiales? Ah! je regarde autour de moi; je sonde tant d'intérieurs; je fouille tant de foyers. C'est a peine si de cette grande et superbe lueur (i NOS FLAMANDS. il reste ca et la une étincelle. Nous n'avons plus les hau- teurs d'ame qui faisaient dire aux Flamands qu'ils étaient les premiers du monde et les rendaient invincibles au sein des dangers. Le foyer! 1'amour! Oü sont les bonnes et fortes amours du temps passé? Oü sont les couples de jeunes fiancés saintement embrasés de flammes fécondes et se passant, a travers les baisers, la force et la tendresse qui font les beaux enfants? Oü donc, 6 femmes, est la lampe qui brülait sous les courtines de vos aïeules, comme la clarté mème de la maison, comme Féternelle mémoirG des noces fortunées? Qu'avez-vous fait de cette lampe sacrée, devant laquelle elles se ployaient a deux gcnoux, vénérables et sévères, ainsi que des matrones, et qui était pour elles 1'alimcnt de la vertu et de la pudeur conjugales? Ah! filles adultères et lascives, la lampe s'est éteinte entre vos mains, un soir que vous cachiez un amant sous votre lit, ou plutöt je crois bien que vous avez soufflé dessus, afin que 1'ame errante de vos aïeules ne put vous voir rougir dans les bras dun don Juan avachi en gandin. III. ]^OS /tMOURS. Elles sont belles vraiment, nos amöurs, et je vais vous les dire. Elles ont aux lèvres 1'odeur du tabac, au coeur une pièee de cent sous, aux mains des ongles crochus et sales, aux pieds des durillons pour avoir trop battu les trottoirs, au ventre enfin des boyaux inassouvis qu'il faut sans cesse gorger rde beefstakes saignants pêle-mêle avec des puddings anglais. Elles sont ridées, crevassées, éden- tées, ébréchées, comme de vieilles ruines peintes a neuf, qui auraient par dessus un badigeon chatoyant, et dont, par dossous, Ie platro s'en irait en écailles. Ah! oui, nos amours, parlons-en. Elles sont moisies et chassieuses, avec des trous aux joues, des gouffres aux épaules et des abimes aux omoplates. Elles sentent Ie troupier; elles odorent la caserne; 1'ail se mêle entre leurs dents aux piquantes haleines des pickles en fermentation. Ce sont les égouts publics, les dévidoirs humains, les puits des lascivetés fan- geuses. Le portefaix officie après Ie troupier, Ie troupier après lc moine, le moine après le gandin, le gandin après le père de familie. Ce sont les cavernes de la fraternité humaine et 1'on y est a 1'aisc, sans dispute et sans colère, si 1'on veut attendrc son tour. Elles courent les rues, nos amours, au crépuscule, a 1'heure oü les chauves-souris sortent des trous de mur, quand un homme gris, voyant un jupon, est capable de le prendre pour une femme. Elles 8 NOS FLAMANDS. jurent mieux que des charretiers, boivent une ration de cognac dun trait, eulottent une pipe en une heure, se soülent a diner et vomissent, après, Ie tout. Nos amours sont cartées; nos amours sont sous lc patronage de la police; nos amours sont patentées; nos amours tiennent boutique. Elles sont sur la place publique, entre un mar- chand d'orviétan et un montreur de marionnettes. Paris nous a donné la lorette. La lorette! Marquée jadis, au pilori public, d'une souil- lure grossière, la fille de joie a changé de nom. Heureux siècle, tellement fait au vice qu'il redoute mème de s'en pouvoir désaccoutumerunjour! C'est ainsi que, craignant 1'instinctive répulsion de la dignité humaine pour 1'infamie et la bonte, il les a décorées do masques qui en dérobent la vileté. Nos pères, plus honnètes, n'entendaient pas finesse sur ce chapitre, et, plus vifs, jetaient aux Rosalindes d'aventures un nom qui rimait avec catin. Chastes oreilles, la rime nous a blessés, et sans écarter 1'objet, nous avons écarté Ie nom. En retour, féconds en détours et roués dans 1'art de parier avec élégance des cboses sales, nous avons forgé des équivalents. Oui, 1'alcöve béante a, pour la créa- ture qu'elle montre nue, un dictionnaire qui a ses Larousse et ses Bescherelle. Que dis-je? Les libres amours bouffis des poètes, enchainés aujourd'hui dans un coin des ri- deaux, crèvent a la louange d'Aspasie dégénérée en trotte- pavé leurs joues hérissées de favoris a 1'anglaise! Lorette hier, puis 'cocotte, puis cascadeuse, que sais-je encore? Ainsi de nom en nom, comme une boue de philtre en philtre, on 1'a fait passer, eroyant la dégager de la crotte qui la souille. Mais la crotte du triste métier reste collée au talon de celles qui Ie font, et quelque nom qu'on leur donne, la souillurc est la même, si 1'épitèthe a changé.CH.\P. III. NOS AMOÜRS. Et qui ne sait que Ie métier mème a ses distinctions variant de la cave au grenier, de la mansarde a 1'apparte- ment et du carrefour au boulevard? L'une sert dans les flcurs et les parfums Ie ragout que 1'autre ofl're sans piments. Celle-ci porte a la carte les surprises d'une pudeur que celle-la, plus crue, met a 1'aise dès Ie premier instant. Ce ramassis de bohêmes en jupes fait, dans la grande bohème de la société actuelle, une sorte de société a part, qui a ses hauts et ses bas. Or toute eette tribu gueuse et splendide, qui cache la pourriture sous Ie velours, repose sur ceei : la fille de joie, type éternel de la vanité speculant sur la luxure ou de la misère trafiquant de la nature. La plus tristc victime des civilisations ralfinées fut tou- jours la femme; c'est la femme qui porte Ie poids de la nötre. Écrasée sous les roucs du char splendide qui passé emporté dans les éclairs et Ie tourbillon, elle git par terre, vaincuo par Ie travail, 1'insuffisance du salaire, 1'impuis- sance de vivrc et sa propre iniirmité. Si elle se relève, elle se relève souillée : son éclat est dans son abjection. Et qu'est-co autre chose, pour les femmes que vous voulez émanciper dans 1'irresponsabilité des hommes, au lieu de les garder femmes dans ladiminution du labeur et 1'accrois- sement du bien-être, qu'est-ce autre chose, cette abdication de la pudeur, de la retenue, de la contrainte oü se recon- naif la courtisane, que 1'initiation instinctive et brutale a 1'indépendance virile? Vous rèvez l'émancipation de la femme, c'est bien, mais avant tout, abolissez la faim. Ah! filles malheureuses ! Pauvres ames égarées dans la débauche et séduites au premier jour de libcrté! A lage oü Ie cceur s'ouvre, oü la brise qui vient de 1'infini y secoue les rosées divines de 1'amour et fait éclore les fleurs chastes r mm 10 NOS FLAMANDS. des rêveries, alage oü tout est mystère encore, comme au matin d'un jour d'été, oü rien ne se voit qu'une clarté bleue emplie de vapeurs et de brumes transparentes, oü rien ne s'entend que Ie chant vague et les longs murmures de la nature qui s'éveille, oü pourtant déja, dans les hori- zons voiles de 1'avonir, parmi Ie tendre éblouissement des songes, quelques formes d'hommes, d'amour, de désir, passent, se dessinent, s'ébauchent, a eet age uno enfant est déja flétrie; son co3ur a été mordu de la dent empoisonnée; ce beau corps, aux jeunes formes délicates et pures, a senti des étreintes immondes; Ie regard lascif d'un procureur a suivi les ondulations de ces lignes superbes; une bou- che hurlante et ivre s'est collée a ces seins faits pour Ie timide baiser d'un adolescent; tout ce corps, soudaine- ment mis a nu dans un boudoir public, en quelque corps- de-garde de 1'amour patente, tout ce corps n'a plus rien de secret: ses frémisseinents sont connus; ses beautés font la fable de la ville; on vante ses appats; il n'est personne qui n'en puisse juger. Oh! malheureuses! malheureuses! Cette fleur bénie que 1'amant cueille au jour des noces fortunées, cette pudeur rougissante qu'il réveille a chaque baiser, ces extases suprèmes, ces délires inouïs, ces paroles éternelles que l'homme bégaie en ses voluptés, qu'il ne se lasse de dire, qui sont si bêtes et pourtant font l'adoration du monde, ces soupirs qui doivent monter aux astres, tant ils sont purs et harmonieux, ah! cette nuit d'ignorance et de candeur oü la main de 1'homme, palpitante et folie, arrache les voiles et découvre Ie divin mystère a la femme qui ne s'en doutait pas, tout cela, vous ne 1'avez jamais connu. Un soir, vous aviez faim; il faisait froid; vous avez vendu vos jeunes corps, ne sachant ce que vous faisiez; vous avez vendu vos pudeurs, vos caresses, vosCHAP. III. NOS AMOURS. 11 baisers, ne sachant cc que vous perdiez. Au bout de la nuit, vous aviez votre pain; mais, dès lors aussi, vous aviez 1'irréparable honte. Je ne suis pas de ceux qui jettent la pierre a la femme qui tombe et qui couvrent de la boue du chemin Ie front que la misère y précipite. Je ne suis pas de ceux qui, marchandant la pitié aux infortunés qui n'ont qu'elle pour les secourir, se bouchent les oreilles aux gémissements que Ie vent de la nuit emporte par dessus les villes. Du fond du cceur je plains les pauvres enfants que la faim pousse au crime, et je pleure pour tant dames, mortes a la pudeur, mortes a 1'amour, mortes a la vie. Mais aussi je m'indigne qu'il en puisse être ainsi, et devant cette civilisation qui permet de telles hontes et les couvre en quelque sorte de son patronage, je sens la colère me monter aux entrailles. Si la jeune fille, tremblante en sa mansarde, a faim, quand Ie soir tombe, que Ie vent secoue sa fenètre, que les fantómes sinistres rödent dans la nuit, a qui la faute? Si la vierge de quinze ans,restéepure sous ses haillons, voit paraitre a son chevet Ie demon malin, et s'il lui vient parier de toilettes, d'intrigues, de pompes et de plaisirs, a qui la faute? Si 1'enfant sort de chez elle au crépuscule, par un temps de pluie, de marasme et de boue, honteuse, désespérée, rouge de pudeur, n'osant lever les yeux, priant tout bas, 1'ame navrée et des pleurs sur les joues, a qui la faute? Si enfin, tout a l'heure, vous voyez un homme aborder cette enfant qui pleure, se rire d'elle, lui prendre Ie menton, lui conter des propos obscènes, puis, lui ayant parlé plus bas, 1'entralner a sa suite comme . une brebis qu'on mène égorger, et par quelque ruelle oü Ie vent s'engouffre, disparaitre avec elle, et f rapper au volet d'une maison lépreuse, dites : a qui la faute? Certes la faim est éternelle : de tout temps il y eut des12 NOS FLAMANDS. affamés. Homère mendiait son pain. Athènes avait ses pauvres, Sparte avait les siens. Mais du siècle est sortie une autre faim, plus horrible que l'écharnée antique, sur- tout plus infame, car elle ne s'attaque plus aux entrailles seulement, mais a la conscience. Je veux dire la faim des, filles, cette faim gueuse et chienne qui se compose de né- cessité et de superflu, de tortures de corps et de tourments de cuHir, de grinecments de dents vides et de jalousies farouches. Monstro hideux, enfoui sous les dentelles et masqué de falbalas, elle entr^ a son heure dans Ie logis des ouvrières. Des joyaux et des parures sont entre ses mains, elle les fait briller a leurs yeux, elle leur chuchote a roreille des conseils d'orgueil et de vanité, elle leur dit: « Tu es belle, vois ton corps; tu es pauvre, vois ton corps; tu nc sais comment te tirer de ta misère, vois ton corps. » Elle marche dans une flamme : 1'éblouissement des rêves monteurs 1'enveloppe tout entièrc. Nulle ne voit, sous la capuche qui recouvre sa face, son hideux rictus de sque- lette a travers ses grandes machoires béantes. La fange qu'elle traine a ses pieds disparait sous les velours qui tombent de ses épaules. Comme une entremetteuse, elle cache sa vieillesse sordide et puante sous la somptueuse richesse du monde qu'elle promet a ses victimes; ambrée, musquée, pleine du parfum des boudoirs, elle apparait dans les misères des mansardes comme une fée consolante. Elle est douce, séduisante, conseillère aimable. Qui se défierait d'elle? Si bien vètue! Si odorante! Et ces joyaux! Ces cassettes! Ces perles! Les adorations de la vie! A quoi servirait-il d'ètre jeune et belle, s'il fallait laisser mourir tout cela dans 1'ombre? Alors, elle approche d'un pas, 1'infame prostituee, elle tend la main. La pauvre fille a faim, elle entend crier ses entrailles; toute cette clarté laCHAP. III. — NOS AMOURS. lö frappe aux yeux; ces parfums séduisent ses sens. Elle ré- siste encore. Mais passer dans les nies, emportée au galop des cbevaux, avec des fleurs aux pieds et aux mains! Etre la reine des amours des hommes! Les bals! les théatres! — Et quand Ie monstre s'cn va, on voit dans ses mains une ame de fille, une conscience a jamais perdue! Ah! nous ne sommes plus Flamands. Voycz done, dans ces annales qui sont derrière vous, toutes rayonnantes des gloires du travail et du commerce, voyez donc si Ie blême visage de la faim vous apparait; si vous Ie voyez roder comme de nos jours, parmi les marchés, les foires et les places publiques; s'il se montre aux carrcaux de plomb de la pauvrc travailleusc qui file et chante en regardant dans la rue; si, Ie soir, en retournant chez lui, 1'ouvrier des corporations, Ie membre des confréries, l'associó des serments, demande a la mère qui se jette a ses pieds oü est sa fille et devine aux larnies de 1'épouse Ie déshonneur de 1'enfant?... Eh non! dans ce mouvement prodigieuxdu commerce, parmi ces échanges énormes qui se faisaient d'un monde a 1'autre, a travers Ie fracas de tous ces navires dégorgeant incessamment les trésors de Ceylan et de Java, dans cette atmosphèrc de travail oü ne s'entendaient que les marteaux sur les enclumes, Ie fer battu dans les chan- tiers, les grincements des poulies au haut des navires, les mineurs des ports, les bruits du rouet et les chansons des tisserands, la faim ne se montrait pas; les salaires étaient en proportion du travail; il n'y avait pas d'indigcnts ; tous les bras étaient en oeuvre; les villes bruissaient, chantaient, grondaient, a travers les fumées des fabri- ques, joveusement, dans la sérénité de la conscience et 1'honnêteté du travail. Lc soir, bercées de légendes, de ballades et de chansons, lasses et contentes, elles s'endor-p—«■* - ' **» u -NOS FLAMANDS. maient dans Ie repos el la solitude. 0 bel age de gracc et de simplicité! Alors, Ie jeune homme et la jeune fdle se cherchaient comme aujourd'hui; mais ils se chcrchaient pour 1'amour, saintement, et quand ils se rencontraient, ils avaient les belles ivresscs matinales des vrais amou- reux. La mémoire des parents suivait dans 1'ombre Ie couple qui marchait enlacé, et les épousailles étaient Ie chapitre suprème, et vraiment Ie premier, de ces romans naïfs que noüaient entre eux les beaux enfants llamands. On ne voyait pas roder dans les carrefours des iïlles de quinze ans, effrontées et lascives, appelant du doigt les passants et se vendant pour des colifichets. Cette gloire était pour notre siècle : il nous manquait cette grandeur, la prostitution de la femme.iv. J^a Femme Fres^ue. Quand j'ai commencé ce livre, j'ai vu qu'il yavait des passages dangereux : une pudeur de femme et d'enfant me disait de m'arrêter au bord. Maintenant que j'y suis, ma conscience d'homme me dit de marcher au travers. Il n'y a pas de dangers pour Ie courage, il n'y a pas de lieux malhonnètes pour 1'honnèteté du cooui" S'il me faut ren- contrer sur ma route des lupanars, j'y entrerai, je pren- drai, dans ma colère, les pales fantömes qu'y jette Ie vice, je les arracherai aux flambeaux des nuits lascives, et je les conduirai k ta lumièrc, ö pur soleil, afin que les masques tombent des joues et que leur ignominie, tout a coup découverte, attire sur eux 1'opprobre des hommes. Et vous qui me lisez, s'il en est parmi vous qui me blament de toucher a ces fanges, j'ai ma fierté pour moi qui me garde pur jusque parmi elles. Je Ie vois, s'il faut vous parier du vice, il faut en parier librement : vous êtes trop aveuglés pour que les couleurs voilées se comprennent a vos yeux. Eb bien! je Ie vcux. Entrons dans un de ces boudoirs infames oü tout se vend, jusqu'a 1'air qu'on y respire, et dont 1'abjection, écrite sur les murs, sur les meubles, depuis Ie seuil jusqu'a la cou- che, se sent aux parfums rances que les sueurs et les baumes y laissent flotter. Voyons dans leur nudité les prètresses des cultes obscènes, alors que, sans voiles,1G NOS FLAMANDS. sans fards et sans atours, cette chair, qu'elles font mentir et qui sert a tromper les hommes, s'apprête a recevoir de leurs mains les vernis, les polissures et les crépis qu'on met aux vieux murs. Les voila, ces épaules salies encore de bave furieuse, mordues par des baisers d'inconnu dans ïes rages du plaisir. Les voila, ces joues rougies de marques libertines ou toutes palies des insomnies d'une nuit vendue. Le voila, tout cc corps pollué, 1'objet de vos adorations, oü vos lèvres ont bu 1'amour. Dérision! Il n'est rien de ces flancs, il n'est rien de ces gorges, il n'est rien de ces épaules qui n'ait recu la caresse et le baiser. Vous qui ne voudriez pas vous couvrir du vêtement d'un autre homme, vous dormez dans les bras oü il a dormi; vous qui ne boiriez pas au verre de 1'étranger, vous vous collez a des joues auxquelles il s'estpendu; vous qui redoutez partout la gale, la vermine et la peste, vous ne craignez pas de les trouver dans le lit sordide oü quelqu'un les a peut-êtrc laissées. Ces hötelleries banales, oü la luxure cherche un gite et des bras pour la recevoir, regardez-les dans 1'hor- rcur du ma'in, loin du mystère des nuits. O fresques! ö peintures! Enduits écaillés! Ruines branlantes! Corps vermoulus! La gorge pend; le ventre ballonne; la joue tombe. Cette chair luisante aux pourpres de pêche, je la vois blème et blafarde, avec des mosaïqucs verdatres sous les yeux, et gonflée de bouffissures malsaines. L'oül qui, hier, avivé de cobalt, brillait sous un cil oriental, terne maintenant comme un globe dépoli, roule dans une pau- pière flasque, rougio sur les bords et crottée d'humeurs séchées. La joue, fripée en plis menus, m'apparait crevas- sée comme la pomme qui se garde au grenier. O mervcille! illusion! C'est la que ta bouche enivrée cherchait la veille renchantement et le plaisir! En vérité, quand tu ne fermes jÊanmmaxmmmmss CHAP. IV. — LA FEMME FRESQUE. 17 pas la porte a cette béte qui est en toi, ö liomme, elle t'emporte bien loin, puisque tu oses nommer une femme ce cadavre d'autant plus dégoütant que les vers du tombeau nc s'y sont point encore mis. Une femme! Elle ne 1'est plus, elle ne Ta jamais été. Ne donne pas a la brute faconnée aux apparences de la femme Ie nom que portent ta mère et ta sceur. Homme ivre, sais-tu qu'en prostituant Ie mot béni qui embaume la lèvre de 1'époux dans les nuits des fiancailles, tu prostitues Ie jour qui te fit homme et vivant? Une femme! Alors même qu'elle en aurait tout, elle n'en aurait ni Ie cceur ni les entrailles, oü vivent la mère et 1'amante ! Un bloc vil plutöt, moulé en contours féminins par une illusion fatale, hier peut-être doué des splondeurs radieuses oü la nature mit son plus divin trésor, aujourd'hui marqué des empreintes obscènes que Ie vice laisse a la beauté flétrie. Elles sont peinturlurées des pieds a la tête, comme des boutiques de droguistes, de placards multicolores; elles se font des yeux avec du cobalt et des lèvres avec du car- min. Les sillons qu'elles ont au front sont mastiqués de crèmes épaisses ; elles se tracent des sourcils avec des bou- chons brülés a la chandelle; leurs cils sont noircis au ci- rage; les pinceaux dont elles noircissent leurs bottines sont en même temps les outils de ce coloriage; leurs tempes sont striées de veinules bleuatres, pointillées en pattes de mouche ou roulées en entrelacs. Pour Ie nez, elles 1'allongent, Ie redressent et Ie raccourcissent a volonté avec des patés et des cires qu'elles enduisent par dessus d'huiles rosées; les narines sont faites dun trait de car- min appliqué au rebord du bourrelet qui les compose, et dun trait de cobalt pour marquer Ie creux qui en dessine Ie contour prés des joues; les joues sont a la vérité d'une mm mam Hm 18 NOS FLAMANDS. difficulté extreme; mais elles y réussissent avec un art parfait. Ce sont plusieurs couches posées 1'une sur 1'autre a la facon des empatements par lesquels Ie peintre fixe ses tons. Quand elles sont a peu prés süres quo la première sueur ne les fera point mollir et ruisseler Ie long du men- ton, elles y jettent la couleur définitive, qui est rosé ou pourpre, avec mille dégradations savantes qui les accor- dent aux tatouages des tempes et aux marquetcries du nez. Pour les cheveux, elles n'en ont point, généralement, ou peu. Plantées a de rares endroits, les maigres touffes sous lesquelles blanchit leur crane ont l'air d'un échevèlement d'orties sur un sable stérile. Mais, avec 1'argent d'une nuit, elles réparent ces outrages du plaisir ou ces oublis de la nature. Cette tête quasi-pelée, oü s'emmêlait une filasse maladivc, se parera de 1'opulence que lui vendra lc coif- feur. Les lobes dégarnis du front, demi-voilés sous les bandeaux d'une fille morte a 1'hopital, s'encadreront de courbes dentelées; la raie qui serpentait dans les espaces dénudés de l'occiput se couvrira sur ses bords de masses crépées; Ie long des joues, flottantes en anneaux, des an- glaises feront vaciller des ombres vaporeuses. Accroché a la nuque, un bourrelet soyeux, qui se masse épaissement, laissera deviner, sous les carreaux de la résille, les trésors que des ciseaux mercenaires taillèrent la veille sur Ie cou d'une enfant des campagnes. Et j'en parle au mieux; car les mailles du filet, recroisées sur Ie chignon, n'enferment pas toujours, en leur éclat d'emprunt, des splendeurs aussi réelles. Une maigre natte de cheveux ramassés de l'occi- put recouvre parfois des mystères plus grossiers. C'est ainsi que ces touffes abondantes dont la masse flatte l'oeil, ne lui laissent Ie plus souvent, quand on les décroche, que Ie spectacle d'un emmêlementde bourres et d'étoupes cimentéesCHAP. IV. — LA FEMME FRESQUE. ]9 par des chiffons et des crins. Tout son corps est ainsi fait; comme ses cheveux, son corps est d'emprunt. Sa beauté, composée a petits coups de pinceau par une main savante qui la distribue également partout, sommeille dans les pots et les fioles du lavabo. L'éclat de ses joues, cher- ché de ton en ton par Ie vermillon et Ie fard, Ie poli de sa peau fixé par Ie moyen d'huiles et de graisses, les for- mes de son corps amplifiées ou modérées par 1'artifice d'une couturiere au secret, il n'est rien qui soit a elle, rien oü la rouerie malicieuse n'ait porté une main complice. Les roses et les lis, chez elle, hativement épanouis, ne con- naissent ni les heures ni les saisons. Toujours éclos, toujours ouverts, embaumés des senteurs du patchouli et du riz, sa main les prend sur Ie godet oü elle les broie, puis les sème en bouquets harmonisés sur ses chloroses épuisées. En vérité, ce sont des fresques riantes, aux tons frais et pimpants, et je songe, en les voyant, h cette parure du bon Adriaan Brauwer, galonnée d'or avec reflets de satin, que sa brosse enjouée peignit, un jour qu'il man- quait d'habit, sur un morceau de toile écrue. Toiles écrues aussi, crevassées en maintes places, dont les veines sail- lante» et bouffies simulent assez lescordes dun tissu éraillé ces peintures vivantes, a 1'image de 1'habit d'Adriaan, se parent de tons ardents qui s'effacent au débotté. Hél'as! quand vous croyez les tenir en vos bras, ces ombres colo- riées que la lumière fait hriller dun éclat illusoire comme les figures des lanternes chinoises, la couleur fuit, 1'ombre reste, toute cette magie savante des tons de la pêche et de la framboise ne laisse a vos mains et a vos joues que la poussière écaillée des pinceaux qui Tont faite. Que voulez-vous, du reste, qu'il leur demeure de leur corps, alors qu'elles Ie vendent chaque jour au hasard du gr r 20 NOS FLAMANDS c ■bemin? Leur chair, emportée par les baisers, s'en va aux mains des hètes qu'elles regoivent dans leur lit, comme dans les cloitres la pierre aux genoux des moines en prière. Ne voyez-vous pas que cette gorge, mordue, mangée, lascive- ment rognée, n'est plus qu'une outre vidée, dont les lèvres, a force d'y boire, ont usé jusqu'aux contours? Leurs bras sont restés au cou des amants comme leur bouche, leur ventre et leurs joues. Je vous Ie dis : vous ètes volés. Vous oubliez pour de plates courtisanes Ie foyer, 1'étude, la familie, la dignité; vous demandez a ces alcóves gueuses, oü la luxure vous conduit en chancelant, des voluptés, des licences, l'éclair d'une nuit; les sens fiévreux veulent de la chair, des ca rcsses, des étreintes; mais, a la pale clarté d'un bougeoir expirant, est-ce de la chair, sont-ce des förmes, est-ce une femme qui se montre a vos yeux? Le squelette, sous la peau délabrée, montre ses os et ses trous. Allez donc plutöt demander des plaisirs aux cadavres des cimetières! A les voir passer, il est vrai, Fimagination s'allume. Sous la soie arrondie, le corsage montre des saillies hardies. C'est corsé, c'est étoupé, c'est ouaté, c'est calfeutré, c'est rembourré, c'est entripaillé. Malheureusement, sous ces belles soies gonflées voluptueusement sur des contours antiques, il n'y a de dressé que le bazin du corset tendu è grand écart de busc, et, pour le reste, quand il n'y a rien, cela se remplit avec des bottelées de loques et de chiflons. Le dos n'est souvent qu'un leurre en réalité; maïs, a le voir en rue se dodeliner dans 1'embonpoint d'un corsage qui craque, on salue 1'hahilcté de la tailleuse qui a su combler de tels goufTres. Que la taille soit maigre ii passer dans un anneau, il n'y parait guère, et une demi- douzaine de jupons, entassés sur les hanchcs, viennent aCHAP. IV. LA FEMME FIÏESQUE. 21 point donner aux reins une cambrurc qui en fait valoir Ie néant; dessus, on passé une ceinture serrée a la ma- niere des sangles de chevaux, laquelle a 1'air d'écraser Ie ventre, et se donne des mines de craquer sur des chairs étranglées. En sommo, de ventre, il y en a autant que sur la main. Le ventre est fait avcc la jupe. La jupe ötée — Ie ventre devient un ballon dégonflé, a peaux flasques et sil- lonnées. Si le genou est cagneux, le jupon qui bride a la jambe ne le laisse point voir, et si le mollet fait défaut, la bottine qui grimpe jusqu'au genou le remplace par des ro:ideurs cavalières, découpées dans du chevreau. Pour le pied, quoiqu'il soit généralement lourd, pour avoir long- temps habité le sabot de la porcheronne, on le perche sur de mignonnes semelles arrondies en are au creux du pied et flanquées de talons tailles en socles de statue. La cain- brure est superbe : la cheville ressort en relief exquis; c'est un chef-d'ceuvre de cordonnier. Mais dessous, le durillon fleurit, prospèrc, gonfle et durcit, la peau pèle, se crevasse et s'écaille, et quand on öte le soulier, il apparait un gros et largo pied, comme un limacon qui s'émerveille de bayer au grand jour. Ah! le joli déshabillé de squelettes que toutes cos momies, fardées d'onguents et corsées de bande- lettes, font le soir en se mettant au lit! On öte d'abord les cheveux: latète apparait pointée de promontoires dégarnis et plaquéo de blancheurs chauves, comme il se voit aux chiens rogneux. Puis on s'éponge la face; on efface ses yeux, on gratte ses joues, on pèle son nez, on dégomme ses sourcik; on gratte la fresque et le crépi se montre dessous, écaillé, fruste et piqué du temps. C'est, après cela,la gorge que 1'on tire du corset et dans laquelle on se mouchera avant de se coucher; puis c'est le ventre qui tombe a terre a grand bouillonnement de jupes; et finalement quand il n'y a plus f i ■ ■F WÊ 1 KVBHHi 22 NOS FLAMANDS. que Ie corset, on va d'abord voir si la porte est bien fermée et 1 on fait sauter 1'agrafe. Alors il reste un être en chemise qm nest pas un garcon, qui n'est pas une fille. Je me trompe; ,1 reste une chemise. Rien de plus. La femme est absente. C est une coquille ou Ie mollusque a fondu m v. Ce qui chante dans les poussieres DU PASSÉ. En vérité, Ie siècle est grand et je 1'admire; mais c'est une triste chose que les vieux mondes, en croulant sous 1'effort des temps nouveaux, comme de vieilles ruines dé- sormais inutiles a 1'ceuvre immense du temps, cmportent avec eux les petites fleurs divines et les oiseaux chantants qu'ils abritaient de leur ombre. Ah! oui, la pensee nest plus a la chaine dans Ie cachot des inquisiteurs; i'ame hu- maine, oppressée du fardeau de 1'idée, ne gémit plus dans les in pace des moines romains. La tiare et la couronne, festoyant en de sanglanles amours, ne se baisent plus, comme au temps de Rome papale, par dessus les épaules meurtries des peuples écrasés dans la poussière. Les temps sont passés oü la force, couronnée de roses et enivrée du sang des peuples, confondait de ses risées Ie droit des nations, oü Ie poète voyait briser sa lyre entre ses mains par Ie caprice des tyrans, oü l'on clouait aux lèvres du penseur, avec Ie baillon et Ie carcan, i'im- mortelle idéé des résurrections humaines, oü des cavernes s'ouvraient dansl'ombre, béantes etpourtant gorgées, des- quelles sortaient des rales, des blasphêmes et des nialédic- tions, oü la nuit régnait sur Ie monde, oü tout était deuil,w mam m 24 NOS FLAMANDS. agonie, proscription, oü la croix de Jésus enfin, hissée comme un symbole de mort sur 1'horizon du monde, enfer- mait aux bras de 1'enfant des hommes Fespérance morte a jamais sur la terre. Le jour oü Ie lion populaire, se souve- nant qu'il est lion et regardant a ses pieds les griffes qu'on lui avait rognées, secoua tout a coup, aupieddes trönes chancelants, sa crinière formidable et tordit en la secouant lesentraves dont les tyrans 1'avaient couvert, ce jour-la tout changea dans le monde : les grandes clartés, entrevues en rève par les penscurs mourant sur les büchers, surgi- rent, éblouissantes et sublimes, pour marquer les voies nouvolles; 1'idée, s'affranchissant du pesant sommeil oü les papes 1'avaient tenue asservie,répondit aux rugissements du lion par des chants d'amour et de foi; les peuples, enivrés dun triomphe si longtemps retardé, s'agenouil- lèrent devant 1'aube qui se levait resplendissante : on entendit partout dos murmures de lyres, des bruits de tra- vail, des baisers fraternels. Le génie humain, étouffé dans le néant, souleva la pierre du sépulcre et donna 1'essor aux jeunes inventions. Les mondes s'unirent a travers la distance et communièrent dans le Verbe. Toutes les forges de 1'esprit se mirent a ilambloyer en ce matin lumineux et chantant, mille flam- bleaux s'allumèrent aux clartés du hardi soleil qui venait de s'épanouir au ciel. Oui, le siècle est grand; oui, ce fut un merveilleux spectacle que la vieille bastille du moyen age, oü depuis des sièclespourrissaient dans lombre, mar- quées a 1'épaule de la flétrissure divine, la raison, 1'espó- rance et 1'illusion, — sautant tout a coup sous la pioche des apötres du vrai, et faisant a travers 1'histoire un fracas qui alla réveiller en leur tombe la poussière des Brutus, des Cincinnatus, des Caton, des Savonarole, des Jean Huss,CHAP. V. — CE QUI CfJANTE, ETC. 25 des Bayle, des Rousscau et des Voltaire! Mais peut-être un soir, comme la nuit sereine montait au ciel dans une clarté diaphane, et donnait aux hommes, avec les visions et les songes d'or, 1'espoir d'un lendemain ra- dieux, peut-être a cette heure, un rèveur s'en alla-t-il par les campagnes, aux lieux obscurs et mystérieux oü Ie siècle avait balayé la poussière des vieilles ruines; peut- être, voyant a ses pieds les débris d'un monde d'airain oü pourtant des hommes avaient vécu, des coeurs battu, des femmes aimé, des poètes soupiré, et, reconnaissant parmi ces formes rigides et confuses que 1'oubli ronge chaque jour davantago, les ossements de ses aïeux, peut-être pleura-t-il, se souvenant des foyers détruits, des amours anéanties, des coeurs dormant pour 1'éternité. Peut-être aussi cette larme qui tomba de ses yeux sur la poussière des morts, réveillant du sein de la mort même les ames qui 1'avaiont jadis animée, comme aux cimetières Ie souvenir des vivants fait tressaillir la eendre de ceux qui y dorment, peut-être fit-elle chanter, en cette destruction des choses, quelque vieille et tendre illusion, quelque beau rève mêlé a tout ce grand chaos, quelque légende expirée aux cordes des lyres et murmurée tout a coup, en cette nuit mélanco- lique et claire, par des couples de fiancés bercés au vent du soir. Et moi aussi, descendant en ces siècles au tombeau, j'ai vu, aux clartésdes lampes sépulcrales,de pales fantèmes saignants d'amour qui emportaient dans leur vol leurs coeurs percés de glaives, et, souriant, en leur éternel som- meil, d'un doux et pur sourire, se chuchotaient, parmi Fimmuable silence des ruines, des paroles d'amour que ne répétaient pas même les échos. ■^^H^^^^^K vi. JVLarguerites de trottoirs fy Chimènes DE BOUDOIRS. Des siècles évanouis, si j'admire tant de ruines, si ma fierté s'évcille a tant de revendications éclatantes, je déplore une chose, c'est 1'amour expiré, c'est la hauteur de 1'ame disparue, c'est 1'honnèleté des tendresses anéantie parmi nous. Il est aisé de railier sur ce chapitre les ames indi- gnées qui évoquent 1'antique pureté. La bassesse même a de 1'esprit contre les mouvements de la conscience froissée. C'est, du reste, par ces temps de vice enjoué et badin, un. travers a la mode que de jeter Ie ridicule sur la femme et 1'amour. L'amour, cette grande chose sacrée, principe de 1'être, source éternelle de félicité et de vie, est devenu 1'aimable objet des railleries du monde. Ce que la femme peut donner de plus pur, de plus grand, de plus sévère, ses entrailles et son coeur, exposé aux ris publics, ne semble plus être aujourd'hui qu'une fonction toute naturelle et d'une vertu a peu pres egale dans Ie concubinage et Ie ma- riage. Et, chose inexplicable ! ces contempteurs de la vertu des femmes sont les premiers a réclamer pour elles 1'énian- cipation dans la société ; ainsi, les réputant incapables de fierté et d'amour, ils les jugent capables d'intelligence et d'esprit, et, s'ils en médisent comme femmes, ils sont prêts a les révérer comme bas-bleus.CHAP. VI. — MARGUERITES DE TROTTOIRS, ETC. 27 Pour celui qui la connait, 1'aime et 1'estime, la supé- riorité de la femme sera toujours de rester femme dans Ie monde charmant de 1'ame et de la grace; dans cetto sphère douce et fortunée pour laquelle elle parait naturellement faite et dont sa sensibilité, sa delicatesse, 1'exquise frai- cheur de son coeur et la vivacité de son imagination la font reine sans rivale, nul ne peut la surpasser en séductions, en attraits touchants, en émotions profondes. Partout ailleurs, en lutte avec 1'homme, comme énergie, comme acharnement aux affaires, comme génie presque toujours, soit qu'il faille la robuste résistance du corps ou la trempe puissante de Fesprit, elle trouvera un maitre,un vainqueur, un ennemi. Mais je veux qu'elles s'y hasardent: rebutées de leur röle naturel qu'elles jugeront avilissant, femelles et nourrices, diront-elles, alors qu'elles pourraient prétendre aux travaux et aux honneurs des hommes, elles abandonne- ront a des mains mercenaires les berceaux des enfants ; leur poitrine qu'elles garderont forte pour Ie labeur, se refusera aux lèvres des nourrissons; peut-être mème épuisée, écrasée, étouffée en ses lobes divins et ses sources précieuses, s'of- frira-t-elle vainement a apaiser leur soif avide. Le foyer, déserté pour la rue, n'aura plus pour hóte que le grillon; la nuit a peine rassemblera dans un sommeil bourrelé, sans caresse et sans amour, des époux envieux. La femme, jalouse des libertés de 1'homme, les revendiquera pour les convertir au pront de ses plaisirs. La raison lui prouvera la vanité dun lien que la société maintient quand 1'amour l'a dissous, et, fidele a la raison, elle cherchera dans la promiseuité des consolations et des changements. Concevez que, si vous voulez pour la femme la virilité de 1'éducation, il faut l'admettrc dans toutes ses conséquences. Le siècle, du reste, est en bonne voie : la femme s'affranchit. Aidée28 NOS FLAMANDS. par 1'homme, elle rejette lentemcnt de ses épaules Ie man- teau de la matrone; la robe elle-même se détache de ses flancs; la nudité, jadis entourée de pudeur et d'innocence comme dun voile ou d'une auréole, apparait déja, mystère connu de plusieurs. Tout ce monde est épris de désir, d'amour, de plaisir; mais 1'idéal a fui, rien ne s'agite plus dans ces orgies de 1'esprit et du cceur que la passion des chairs. O séductions de la femme! Au lieu de nous apprendre a les chercher dans uno ame fiere et amoureuse, elles les ont mises dans les plis de leurs jupes et les con- tours de leurs corsages. La voix héroïque qui parlait de courage et d'éternité dans les yeux et sur les lèvres des femmes n'a plus,pour se faire comprendre, que Ie badinage pimpant et musqué de la boucho et les agaceries chatouil- leuses des prunelles. Des filles de seize ans se voient par Ie monde, rouées et fines comme les Manon et les Ninon : jolics etfraiches, habillées,du reste, avec un art d'indiscré- tion infiniment savoureux, elles ne se donnent plus la peine d'avoir de 1'esprit et du coeur. Ce sont simplement des mo- dèles de salon, savants dans la ruse des poses, dont les graces piquantes, éveillées précocément, disent, en accord plas- tiques, les choses qu'elles ne sauraient exprimer autre- ment. Jolis petits poèmes ambrés trottinant légèrement, pied leste et jupon court, qui laissent égrener au vent leurs strophes coquettes, elles plaisent, séduisent pour un temps, se font marier, aimer jamais. Le temps est perdu des amantes et des épouses qui mettaient leurs trésors dans 1'affection d'un homme et la sainteté dun foyer. La prê- tresse des orgies ténébreuses a chassé du temple 1'ancienne Egérie, épouse et mère. Une idole souillée remplace sur nos autels 1'ange des pures contemplations. Ainsi ce siècle achève dans le bruit des coupes et des baisers la CHAP. VI. ---- MARGUERITES DE TROTTOIRS, ETC. 29 journée commencée dans les sueurs et Ie sang .... O vents, dites-moi, vous qui passez sur la face du monde et voyez se dérouler sous votre vol éternel les solitudes des déserts et les vivants tourbillons des villes, oü donc est-il, Ie pays que la contagion n'a pas atteint, qui ne porte point la gangrène on ses flancs, qui n'a point vu passer a sa frontière, avec un rire eclatant et béte, la face fardée de la pale lorette? Quel navire, emportant sur des rives inconnues les destinées d'un peuple de colons, ne cacha parmi ses ballots, a cóté de la valise d'un banquier amoureux et dupe, Ie lavabo de quelque fille quittant Paris, ses créanciers, la vogue perdue, et s'en allant au loin, sous les tentes des pasteurs, implanter, avec les modes francaises, Ie patchouli, Ie champagne et les nuits de la Maison d'Or? Oü sont les Marguerite de 1'Allemagnc? Oü donc est lo rouet qui, ronflant en cadence, bercait sur Ie soir la rêverie des jeunes amoureuses, alors que les Faust, passant au détour de la rue, cachaient sous leur manteau les mandolines encore vibrantes de leurs soupirs et de leurs chants? Oü donc sont-elles, les Clara des anciennes Flan- dres? Oü donc sont-elles, les chères maitresses éprises des d'Egmont, si belles, si naïves, si chastes, dont les amours s'ouvraient dans 1'ombro comme des calices embaumés? Ombres désolées, venez-vous quelquefois, quittant les nimbes do la fantaisie oü vous rayonnez immortellement, venez-vous, par les nuits d'amour, comme cello oü tu recus Ie baiser de Faust, ö Marguerite, aux mansardes de vos pauvres socurs restées sur terre? La fleur que tu arro- sais de tes larmes sur la marge de ta fenètre et qui était pour toi Ie symbole vivant de 1'amour de Faust, la vois-tu toujours, 6 Gretchen, palpiter au soufflé des pales 30 NOS FLAMANDS. fiancées cachées dans 1'ombre des rideaux et attendant éternellement un amant qui ne reviendra plus? Et la mar- guerite, que tu effeuillais avec un divin effroi, comme un oracle pieux et infaillible oü te parlait la grande mère nature, dis-moi, ö Gretchen de Goéthe, la vois-tu encore trembler aux mains des humbles amantes, tandis que la rougeur, comme un flot pur et matinal, envahit leurs joues frissonnantes et que Faust, enivré d'extase et de désir, sourit et pleure a la fois d'amour et de respect? Non, Marguerite est morte. Marguerite est ensevelie pour 1'éter- nité en son suaire étroit. Elle dort dans la poësie de Goèthe, baignée des larmes du cceur par tous ceux qui ont connu 1'amour ou qui 1'ont rêvé. Laissons-y dormir avec elle les songes qu'clle fait en son sommeil, tandis que Faust se prélasse au sein des anges, dans 1'éblouis- sante contemplation de la beauté divine. Aujourd'hui, quand Faust passé au bout de la rue, Marguerite qui entend sonner sa canne,accourt et calcule ce qu'il porte a la ceinture. Faust n'a plus besoin de Méphis- tophélés. Pcnds-toi, vieux diable! L'amour se traite main- tenant de la main a la main. Faust, caché dans la petite chambre de Marguerite et entendant Marguerite qui monte, ne fuit plus comme jadis; Faust se met au lit, et ce serait vraiment conscience que Marguerite 1'en voulüt chasser. Ah! Ie siècle est en progrès. Voyez-vous cette petite sotto de Clara, toute pauvre, toute humble, avec sa petite robe oü elle n'a pas bien chaud, en sa maisonnette que les vents traversent, la voyez-vous accueillir son beau d'Eg- mont chamarré d'or, avec ses plaques de diamants sur la poitrine et sa flamboyante épée a la garde enchassée de pierreries? La voyez-vous sauter au cou de 1'homme acclamé par les foules, du grand seigneur rovalementCHAP. VI. ---- MARC.UERITES DE TROTTOIRS, ETC. 31 dépensier, du courtisan prospère et opulent, elle, la fille du peuple, qui tout lo jour tourne Ie rouet, songe, travaille et mange au soir un pain durement gagné, la voyez-vous aimer eet homme, béte qu'elle est,'de tout son cceur, de toute son ame, de tout son être, avec délire, avec frenesie, jusqu'a la mort même, et tout cela sans mème lui deman- der un sou? Ah! qu'il revienne, d'Egmont, aux mansardes des ouvrières de maintenant, qu'il y revienne chercher son amoureuse, et que 1'on sache qu'il est bien en cour, chef de ministère, valet de grande maison ou boursicotier sur la place! Clara, demi-vaincue sous les baisers qu'il lui met aux épaules, et déja frissonnante du plaisir prochain, mar- chandera sa défaite, et il est bien entendu que d'Egmont désormais lui louera a la ville un boudoir oü elle se donnera intégralement. Clara trotte les rues; Clara secoue ses jupes a grands volants pleins de poussière par la fenêtre d'un appartement doré; Clara porte chignon; Clara, Ie soir, rue Neuve, fait claquer, dans la boue qui clapote, ses grands talons de bois. Elle fait de 1'ccil aux agents de police qui lui froncent la moustache en guise de sourire, et d'un bonjour encadré d'un rire béte, elle agace Ie barbon qui rumine d'une dent chevillante les restes de son diner. Mais, dites-moi, vous, les Chimène, les Dona Sol, les Dorothée, les Diana, les Elvire, pour être moins cyniques, en êtes-vous moins coupables? Vos lèvres, gatées par les baisers de la chair, ont trouvé amer Ie fruit de chasteté et 1'ont rejeté avec dépit. Vos mains n'ont pas su retenir 1'ancienne tradition d'honncur et de fierté, et comme un voile trop lourd a porter, vous 1'avez abandonnée au vent du monde. C'est merveille de vous voir, jadis si dédai- gneuses et si hautaines, au temps oü vos mépris ne savaient 1:•-......... 02 NOS FLAMANDS. pactiser avec vos tendresses, aujourd'hui si souples et si ac- commodantes, qu'il n'est de scrupule qui vous puisse arrêter un instant. Et n'allez-vous pas vous-même au devant des occasions de chute et d'abaissement ? Ne vous voit-on pas dans les lieux célèbres par la perte des vertus ordinaires, en rehausser de vos faiblesses Ie malin prestige? Votre idéal, infantes et marquises, a, je crois, un peu baisse, et Ie porlefaix, s'il a la virilité voulue, triomphe sans grande peine des dédains que les héros mêmes ne pouvaient vaincre autrefois. Filles superbes, votre ame était si haut pla- cée qu'elle craignait de se mésallier avec quiconque ne 1'eüt point cue si haute. Depuis, glissée de cascade en cascade, par les pentes moussues et veloutées oü coule la vertu des grandes dames, votre ame a roulé jusqu'au marais, si faible d'ailleurs, qu'on n'a pas même entendu Ie bruit qu'une chose fait en tombant. Je Ie sais, les belles, vous riez de la fille déchue, vous croyez que 1'éclat de vos atours vous sauve de la honte qu'elle cache en ses haillons. Mais, au tribunal de la conscience, la votre, plus cachée, parait plus laide que la leur; car, si 1'une, fille de 1'ignorance et de la misère, se montre a nu dans son horreur, c'est peut-ètre son excuse, tandis que 1'autre, fille de la corruption et de l'hypocrisie, se dérobe sous les appa- rences d'une vertu qui s'indigne et palit aux vices de la terre. Et pourquoi rire de ces filles auxquellcs votre curiosité, voluptueusoment alléchéo, va demander Ie secret des séductions qu'elles rafïinent ? Vos boudoirs, calques sur ceux des courtisanes, ne sont-ils pas armés a leur exemple des dangereux attraits oü mollit Ie cceur des hommes? La lumière et 1'ombre, ménages en luttes heureuses, ne me- surent-ils pas a vos fronts la rougeur qui résiste et a vos lèvres lo sourire qui se rend? N'est-ce pas d'elles que vous■ CHAP. VI. — MARGUEMTES DE TROTTOIRS, ETC. '"" tenez les lecons que vos amants vous voient mettre en pra- tique, eet art de la chair enfin, combine en poses hardies, oü le vice, singeant la vertu, a 1'air de se laisser vaincre alors qu'il demeure vainqueur de lui-même jusqu'en ses plus apparentes défaites? En vérité, princesses, vous êtes fortes sur le chapitre et vos maitresses seront un jour vos écolières. Vous ne faites déja plus niystère de vos fantaisies; vos amours, épanouies sur le seuil, se plaisent aux attentions de la rue. Est-on d'ailleurs grande dame pour rien? Et si l'onest belle, un scrupule de pudeur vaut-il la peine qu'on se dérobe aux légitimes applaudissements des foules? Le titre chez vous ne sauve-t-il pas ce qu'une roturo mettrait d'ignoble et de bas aux étalages que vous faites par les places de vous- mèmes? Et vraiment n'est-ce point bien de 1'honneur que 1'on fait a ces manants de leur laisser voir des choses qu'on ne montrait jadis qua son mari? Mon Dieu! marquises, laissez-les dire. Que vous importe, a vous qui êtes au dessus de ces faiblesses, les vaines arguties des petites consciences bourgeoises? La conscience et 1'honneur pour vous sont le bon plaisir de vos sens et le caprice de votre imagination. Il vous est loisible d'ètre canaille a votre aise, et puisque les filles du peuple visent a l'honiiête, j'aime que vous tranchiez sur elles en ne 1'étant point. Le canaille est un genre. Vous voici demi-nues; de grace soyez complètes : abrog^z les derniers remparts d'une sotte ré- serve, et mettez-vous nues comme Vénus, Aspasie, Cra- paudette et Bambocbarde.VII. j_E PIQUANT PARISIEN ET LA BEAUTÉ FLAMANDE. Paris a Ie joli : ses femmes sont comme des quintes- sences de femmes. Le galbe, fuyant la plénitudc et la rondcur des formes parfaites, s'y fait piquant par des inégalités et des étrangetés pleines d'émotion; la ligne ne se développe pas en somptueuses apparences ni ne se revêt de carnations riches; au contraire, elle semble rentrer, se restreindre a des modelés maigres et ne vouloir ètre que le moulage d'un ceeur et d'un esprit. C'est la maigreur deli- cate, ardente, consumée, pleino de ncrfs et toujours ébran- lée des pur-sang, avec je ne sais quel affinement de race mèlé d'appauvrissement souffreteux. Natures solides, d'ail- leurs, faites pour le tourbillon, le mouvement, le vertige des sens et de 1'esprit, ce sont des aciers puissamment treinpés, souples et indestructibles. Balzac les sentit avec génie : les femmes de sa Comédie ont le tressaillemenl des tempéraments toujours vibrants. Sous leurs petites épaulos serrées, étroites, peu charnues, des tendresscs de lionne, des haines implacables mettent d'étonnarites forces dans leur sang. Et vraiment ces corps de parisiennes, frêles et si forts pourtant, sont tailles pour les pas- sions, dont ils portent les traces dans leur maigreur; la pensee incessamment dévore ces chairs. Comme une CHAP. VII. — LE PIQUANT PARISIEN, ETC. 38 plante brülée au soleil de midi, quand elle allait s'épanouir en fleurs, ces petites femmes n'ont pas Ie temps de fleurir : 1'air enflammé pénètre dans leurs veines, et, glissant jusqu'a 1'ame, incendie tant de germes sommeillants qui bientöt ne seront plus que cendres et étincelles. Rien n'est curieux comme de les voir au plaisir. Ardentes, échevelées, avec un délire qui les rend insatiables, elles supportent, sans qu'il y paraisse, les veilles passées a boire et a aimer; Ie matin de leurs alcóves les retrouve, comme au soir, folies, pales, enflammées, les bras ouverts, — ces bras d'acier dont les étreintes redoublent dans les pamoisons sans con- naitre les défaillances. Le plaisir passé sur ces natures vivaces, faites de sens plus que de matière, sans en altérer l'éclat brülant. Leur fraicheur, sans doute, n'est pas la virginité des roses mariées aux lys en nuances lumineuses et douces, comme chez nous, par exemple, ou, avec plus de clarté encore, chez les Anglaises; ce n'est pas la rondeur fondante et potelée des contours, ni les incarnats brülant de velouté, ni les rosés délicats oü se reflètent les harmonies de ton de la pêche : c'est une petite fraicheur palote et cou- perosée avec des amincissements de formes et des émacie- ments de contours. Elle est aussi dans une grace piquante de santé jeune, eclatant aux lèvres rouges, aux joues ver- millonnées. Cette santé elle-même est en quelque sorte enfouie dans une forme hative et delicate, si jolie d'ailleurs, dont les lignes maigrelettcs trouvent encore moven d'avoir des fossettes. Nos femmes, fortes, cambrées, charnues, sont d'une toute autre beauté, parfois sculpturale, mais moins émou- vante, moins fiévreuse, moins passionnelle. Elles n'ont pas le torpillement de la parisienne, 1'éternelle inquiétude des sens, la dévorante activité du coeur et les folies de plaisir 36 NOS FLAMAN'DS. qui font rage en ces petits demons. Le piquant, ou, pour mieux dire encore, le brio de ces attraits ébouriffés, chif- fonnés avec gra.ce, séduisants surtout par leurs ridelettes et leurs petits plissements oü se lisent les fatigues d'amour, fait place chez elles a 1'ampleur sereine et introublée du galbe, a la grace robuste et constante des lignes, a 1'éclat d'un beau sang paisible. Je parle ici de la femme telle que la fait chez nous la nature, avant que le plaisir 1'ait mordue dans sa jeune efflorescence. S'il s'agit de connaitre quelle vie en attend la société, il faut admirer l'allure simple et large de ce beau corps; il rappelle, par sa grandeur et sa plasticité sévère, 1'expression biblique du cèdre. Elle mar- che droite, la tête haute, presque gravement : ses reins n'ont pas les ondulations serpentines et les balancements lascifs des femmes faites pour le plaisir. Elle a une sorte de souplesse lente et d'abandon réfléchi qui contraste avec la fièvre parisienne. Ses épaules n'ont pas 1'art de s'effaeer mys- térieusement dans une intrigue, avec des fuites imprévues. Elle est douce, reposée, non turbulente. A voir les neiges rosées de ses joues, gardées pures par les feux adoucis de nos soleils, on sent que ces transparentes colorations ne sont pas faites pour les hales du plaisir. En effet, rien n'est plus vite altéré que cette pulpe éblouissante aux nacres tines : la paleur ternit bientót la pureté du teint, la trans- parence se plombe, les gras do la chair se creusent. Ainsi, par leur beauté même, elles semblent éloignées des orgies oü le piquant des filles de Paris se rehausse, comme en un milieu naturel, de lasciveté hilare. Mais on ne saurait rien trouver de mieux en rapport avec leur beauté que leur caractère mème : fermes, fortes et douces comme leurs chairs, leur sérénité les éloignc des gaités bruyantes, des licences effrénées et des ivresses charnelles. Ces vasesCHAP. VII. LE PIQUANT PARISIEN, ETC. 37 superbes ne contiennent pas des passions brülantes, mais de tranquilles amours, solides et solitaires. Elles sont si peu destinées a jouer dans la vie Ie róle des prêtresses d'amour, qu'une fois descendues au banquet du plaisir et de la démence, tandis que 1'ivresse allume les yeux et les lèvres au feu du champagne, elles laissent tomber la coupe de leur main et s'endorment dans 1'engourdissement de leur sang alourdi. — Encore un coup, chez elles il y a Ie tem- perament des honnêtes femmes : ce sont des épouses et des mères, non des cocottes. f !*■■■■» VIII. A.VOCATS ET GANDINS. S'il me fallait caractériser la jeunesse d'ici, je serais bien venu de la partager en deus catégories; dans la première je mettrais les gandins, dans la seconde les avocats. Gan- dins et avocats, je crois que tout est a peu prés la. A dire vrai, Ie coeur est égal de part et d'autre : un avocat, dans la balance, vaut un gandin; chez 1'un peut-être plus de sottise, chez 1'autre plus de bètise. Mais sot pour béte, aucun ne 1'emporte tout a fait sur 1'autre. Cette race doublé des jeunes gens est vicieuse énormément, et qui pis est, a froid, sans passion. Le vice, avec la passion, ne manque pas de grandeur farouche : tous les exces touchent a 1'épique; en revanche, rien n'est plus méprisable que les demi-mesures, soit dans le bien, soit dans le mal. Or ces gandins et ces avocats sont sans entrailles : que les pre- miers fassent la noce, que les seconds s'occupent d'intri- gues, rien ne vibre en eux que la fibre egoïste des petits contentements a soi seul. Ou donc, en ces plats don Juan de courtisanes, est 1'ame capablo de s'éprendre, même de chairs et de sang? Qui donc, de ces vulgaires Brid'oison, saurait élever son cceur aux vastes ambitions de la gloire ? Ni les uns ni les autres ne dépassent les limites de la prudence : encore ne se précipitent-ils pas; ils vont a tatons. S'ils séduisent des filles, ils s'arrangent de fagon a ce qu'elles ne puissent leur rester a charge. Pour les avo- cats, tripotiers d'affaires véreuses, ils n'ont souci que d'ètreCHAP. VIII. — AVOCATS ET GAXDINS. 39 bien avec Ie code, pillards s'ils Ie peuvent, dupeurs si 1'on veut. Les uns et les autres sont des calculateurs. Les gan- dins ont des amourettes, non des amours; l'amour ne veut pas de ces autels banals; du reste, il coüte trop cher et ils aiment mieux les bons marchés infames. Les avocats cher- chent les intrigues; ils cabalent et ne luttent pas. Ce sont des lions roquets. On n'entend qu'eux, on ne les voit ja- mais. Ainsi, ils ont les bénéfices sans les dangers.—Juste ciel! Et ces hommes sont jeunes! Ces hommes ont une poitrine! Mais qu'y a-t-il donc sous votre poitrine, ö vendeurs de conscience, acheteurs de virginités vénales? Les grandes vertus et les grands crimes vous sont égale- ment impossibles. Les petites bassesses, les petites impu- deurs sont votre fait : vous êtes bourgeois jusque dans les moëlles, c'est a dire pourris. Un homme est pourri quand, riche et libertin, il frequente les filles par lacheté de codui', sans les aimer; un homme est pourri quand, pauvre et bcsogneux, il ne travaille qu'en vue de 1'argent, sans idéal et sans orgueil. Ces coureurs d'affaires et ces coureurs de plaisir sont, dans leurs jouissances et leurs curées, aussi bas et aussi gueux les uns que les autres : avares, durs, grincheux, bilieux, humbles devant les grands, domina- teurs devant les petits, les premiers se laissent marcher sur la tête pour une aumöne, débrouillent de petits proces pouilleux pour cent sous, discutent insolemment de toute chose, dénigrent Ie bien et Ie beau, ne pouvant les com- prendre, élèvcnt la voix en maitre devant les femmes et les enfants, traitent Tart d'intrus, se croient importants, s'immiscent partout, du reste myopes, louches, borgnes et bruyants comme des hannetons. Et parmi ces plats-pieds, nonottes et patouillets de la robe, il y en a qui ont vingt ans, comme il y en a qui en ont soixante.— Pour les autres, 40 'NOS FLAMANDS. lions, cocodès, crevés, biehons et bébés de Jockey-Club, dépensiers sans générosité, ils n'ont jamais eu 1'art de jeter l'argent par les fenêtres; Ie sang marchand et boutiquier coule dans leurs veines. Ils veulent des femmes et ils en cherchent qu'ils ne doivent pas payer ou qu'ils puissent tromper. Ladres! Cela tranche du gentilhomme et cela ne sait pas payer une courtisane! Lequel d'entre eux, amou- reux d'une femme, a dépensé pour elle son dernier sou, content de vendre son ame ensuite, si on la lui eüt de- mandée? Mais je veux qu'ils 1'aient fait : alors ca été bêtise ou vanité. Ils se disent gens de plaisir et ne savent pas même inventer une orgie : une orgie pour eux est un souper a quatre, en un cabinet oü 1'on se soüle sur des canapés. Voyez-les au jeu : devant Ie gain, ils sont fous; devant la perte ils deviennent épileptiques. Ils ne savent même pas parattre avoir des vices, ces Faublas de contre- bande, ces Lovelace faux-teint, ces don Juan de baudruche, et ils sont petits jusque dans la caricature qu'ils font des vices des autres. Les bonnes femmes les appellent débau- chés. Débauchés? Le sont-ils? Eh! non, dévergondés au plus, ils font de la folie réglée et se croient très-mauvais sujets pour quelques viletés qui n'en font que des laches et des polissons. Ils n'ont ni gaité ni verve; d'ailleurs, si peu robustes au plaisir, qu'a trente ans ils sont blasés ou le paraissent, bons alors a marier bêtement. Qu'on ne me suppose pas 1'intention de glorifier le vice : j'ai seulement voulu opposer a ce qu'il a d'excusable, quand la passion s'en mêle, le misérable ridicule des petits vices en gants paille. Le vice dans ses extrêmes suppose la violence d'un temperament débordé; mais anodin, puéril, grime, musqué, il n'est plus que la perversité de 1'esprit et la lacheté du coeur.ix> Jeunes corps, vieux cceurs. Voila les jeunes gens d'aujourd'hui! Ah! tu Ie disais bien, Musset, pour 1'avoir peut-être senti toi-même. Mal- heur a qui laisse la débauche planter son premier clou sous sa mamelle gauche! Oui, ce jeune homme entre dans Fexistence par la porte des mauvais lieux, est flétri pour la vie : il sentira toujours a son flanc la plaie obscene : 1'épouse ne remplacera pas pour lui la courtisane. Il re- viendra, par les chemins qu'il connut imberbe, alors que sa familie reposera la nuit, confiante en lui, il reviendra, trompant la quiétude d'une femme, réchauffer au corps des catins ses membres que ne font plus tressaillir les pures jouissances des amours chastes. Eh quoi! a peine sorti des bras maternels, la lèvre encore humide du lait qu'il a tèté, il court apprendre chez les marchandes publiques les las- civetés séniles. O nuits de mai! Nuits faites pour les enchantements! Nuits oü tout soupire! Au lieu que la clarté des étoiles voie deux ètres, au fond des bois, se prendre les mains, sourire et pleurer dans la divine folie des premières tendresses, un jeune homme, presque un enfant, aux formes encore indé- cises, sort a 1'aube des maisons infames, les habits en désordre, ayant aux joues les rougeurs d'une nuit sans sommeil passée aux bras des courtisanes. Que saura-t-il jamais,, celui-la, des adorations d'une pure tendresse, des I42 NOS FLAMANDS. illusions oü se doublé 1'amour, des nuits plus radieuses que les jours, et des baisers oü Ie monde s'oublie aux lèvres d'un ange qui tressaille? Est-ce que les soufïles des prin- temps éveilleront jamais, en cette ame déja tachée de la boue immonde, les rèves pleins de chants et de rires, oü la beauté, entrevue en lueurs éclatantes et douces par Ie désir, apparalt comme une aurore divine? Les harmonies que la parole d'une femme fait chanter dans 1'ame retenti- ront-elles a son oreille ravie? Accords oü Ie ciel se laisse entendre, cmporteront-elles ses songes dans 1'azur introublé des voluptés idéales? Goütera-t-il 1'oxtase des rougeurs féminines, des timides aveux, d'un coaur qai bat et s'effare, de la robe qui se soulève a bonds inégaux, des serrements de mains, d'une promenade a deux dans la lueur des clai- rières? Se roulera-t-il sur 1'herbe, en un matin de soleil, dans la rosée et dans les fleurs, ivre de félicité, sentant Ie monde se perdre sous ses pieds et voyant a toutes choses dans la nature une face rieuse qui lui parle d'aimer? Con- naitra-t-il les langueurs, les palpitations, les mouvements désordonnés d'une poitrine qui s'emplit a déborder, les chansons que Fon chante dans la rue tout seul comme un fou, et la bonté qu'un premier feu fait éclore dans Ie coeur? Non, il est mort pour ces purs ravissements. Il passera dans la vie comme un fantöme, sans connaitre ce qui en fait Ie charme. La virginité, épanouissement d'aube, ne laissera paraitre sur ses lèvres que Ie ris moqueur du dé- bauché incapable d'en comprendre la blancheur radieuse. Lié au monde des sens par les plaisirs oü il perdit les nobles aspirations de la nature, il ne peut concevoir désormais que ce qui Ie frappe matériellement, et, s'il s'émeut encore de quelque chose, c'est dans 1'entrainement d'une séduction grossière. La poésie, cette aile palpitante, vaguement ou-CHAP. IX. JEUNES CORPS, VIEUX COEURS. £> verte dans les jeunes cceurs, brisée chez lui en ses premiers essors, a quitte les demeures inhospitalières qu'envahit un soufile de corruption. J'ai dit qu'il ne comprenait plus la femme; non plus qu'elle, il ne sent la nature. La terre, Ie ciel, les nuits, les jours, également obscurs a ses yeux pleins de ténèbres, sèment en vain devant lui leurs éblouis- sements sans nombre. Il marchera dans son étroite voie sans voir ce qui est au dessus de sa tête : ce dieu, eet uni- versel principe, cette source de vie que 1'esprit en délire cherche au sein du firmament dans la spiendeur enflammée des soleils ou les clartés apaisées des étoiles, ne détournera pas un instant ses regards des tristes spectacles auxquels se borne son brutal instinct. Ce qui luit, vibre, soupire, dans les eaux, les airs, les bois, Tart des hommes qui en fixe les harmonies fuyantes, les capricieuses couleurs et les sensations éparses, rien ne Ie fera sortir un instant du tombeau oü se meurent ses années. La lacheté de son ame y a tué les germes de la grandeur humaine. Circonscrite dans un mème eercle, sa pensee, humble et timide, ne s'agite que pour recommencer Ie lendemain ce qu'elle fit la veille. Aimer, penser, noblement agir, tout se reduit pour lui a un vain simulaere de vie oü il croit vivre et qui Ie laisse au mème point, chrysalide inerte dont il ne se dégagera qu'au jour de la mort. Jour de vie plutot celui-la, il dé- pouillera alors 1'enveloppe oü il mourut véritablement; car si ce n'est mourir, qu'est-ce donc vivre et ne point être vivant? Ah! qui n'a plus pour Ie beau que des entrailles de pierre n'est pas digne de respirer sous les cieux, et plutót que de tomber a la bassesse oü l'on vous voit, froids jeunes gens, j'aimerais mieux fermer pour jamais des yeux qui ne sauraient plus s'éblouir aux clartés du monde. 1 L'ÉCOLE AUX CHAMPS. C'est une terrible chose, o pères de ce siècle, que vous ne puissiez plus engendrer des hommes; vos fils sont Ie fruit pale et débile de vos jeunesses consumées elles-mèmes aux labeurs de la vie. Le forgeron qui tout Ie jour a battu la rude enclume, le dos ployé en deux, et qui s'en revient au soir chez lui, broyé de son éternel travail, n'a plus l'ème éveillé aux beaux rèves d'enfant. Vos fils, tard venus dans votre existence ou mis au monde en des heures dou- loureuses, portent a 1'ame et au front la marque de vos inquiétudes, de vos fièvres, de vos hymens sans amour. Ils entrent dans la vie sans passer par les intermédiaires ado- rables de 1'adolescence, sans soupconner même les routes soleillées et bénies, toutes pleines de chants d'oiseaux, de paroles de femmes et de parfums de fleurs, oü le cceur, lentement trempé de verve, de chaleur et de poésie, prend la force nécessaire aux apres cimes qu'il va falloir escalader bientot. Qu'importe que le bambin au maillot ait plus tard un eoeur d'homme en ses reins! La question est qu'il en ait au plus tot les apparences, que l'enseigne du père devienne l'enseigne du fils, que ses affaires prospèrent, et qu'au faite d'une considération acquise par brigues et cabales, on vante le sang généreux dont il est sorti. Pour ce qui est de 1'honneur, on suppose bien qu'il ne sera jamais un assas-HMBUHHUH CHAP. X. ---- L ECOLE AUX CU AM I'S. iö sin ni tout a fait un voleur, et 1'on tombe d'aecord que si c'est une misérable chose d'ètre dupeur, c'en est une non moins misérable d'ètre dupe. Ah! grand Rousseau, ton Emile est bien a toi, et il fallait ton grand coeur pour gui- der a travers la vie eet enfant dont tu étais Ie maitre sans en être Ie père, puisque les pères ne font pas pour leur fils ce que, toi, tu faisais pour ton élève. Et pourtant la grande lecon, Ie sublime enseignement, la sainte et magnifique eommunion, qu'un père et un enfant confondus dans Ie même amour et la mème pensee! Le père de bonne heure prendrait son enfant par la main : il le con- duirait aux ehamps : il lui ferait voir le soleil qui se léve, les oiseaux qui chantent, la nature qui s'éveille, les hommes qui vont au travail. Le soir il reviendrait voir avec lui les lieux qu'ils auraient vus au matin; il lui mon- trerait le changement de toutes choses survenu aux heures décroissantes du jour: le soleil, au terme de sa carrière, qui roule a 1'horizon, sombre et flamboyant comme 1'Hercule 'des cieux; la nature qui s'assoupit, lasse de lumière, d'amour et d'harmonie, et lentement s'endort sous le dóme des forèts bercées au vent; la nuit qui s'approche en ses voiles semés d'astres, douce, radieuse et consolante, comme la vivante bénédiction des travailleurs. Tandis qu'ils des- cendraient le sentier qui conduit du village a la ville, ils entendraient aux fermes sommeillantes les mugissements des boeufs et les grondements des chiens. üéja la chauve- souris tracé dans 1'air ses anguleux réseaux. L'alouette monte dans le rayon de pourpre, et, d'en haut, comme 1'hymne du soir, jette aux moissons son chant. Les bceufs sont rentrés. Pourtant le paysan est encore la. Il considère les campagnes baignées d'ombre oü se traine une dernière clarté. Parfois il se penche, il ramasse une herbe, il öte 't... il 46 NOS FLAMANDS. une pierre et ne peut quitter ces lieux remplis de sa sueur, que la nuit épaisse n'ait tout confondu a ses yeux. Sept heures du soir. L'angelus tinte au loin; la cloche, en vibrations mourantes, se perd dans l'azur assombri. Qk et la des troupeaux,vaguement entrevus, moutonnent laplaine grise. On entend des voix et des chants. Las, mais content, Ie peuple des campagnes regagne la ferme, Ie souper, Ie repos. Les fumées serpentent dans les arbres, et il y a dans 1'air une odeur de bois brülé. Aux fermes la vitre brille : une rouge flamme de lampe 1'incendie. La familie est a table; les plats fument. Les hommes sont noirs, les femmes sont brunes et les enfants sont roses. Pres de 1'atre, les vieillards dorment déja. La fermière roule sur son sein un gros petit paysan demi-nu. Un berceau se voit dans un coin, et devant la table, dans une ombre qui bouge, les chiens sont assis. — lis verraient ensemble toute cette bonne et rude joie qui se compose de la conscienee du devoir accompli et de la foi dans les destinées. — Le paysan qui, de 1'aurore au couchant, pétrit pour les épis la terre fumante de ses sueurs, et, le soir, ayant vaillamment labouré, voit les gras sillons s'aligner, nombreux, derrière les boeufs qui les piétinent, ce paysan-la sent vaguement qu'il est quelquc chose sur la terre. Ah! le paysan! grande lecon! Superbe spectacle! Eh bien oui, quittant la ville, ses fracas, ses tumultes inquiets, sa froide et pénible réalité qui dérobe au travail jusqu'a ses poésies mêmes, le père descendrait avec son fils aux champs. En mai, il le conduirait aux labours oü de grands boeufs, aiguillonnés puissamment, tcndent leurs jarrets nerveux; en aoüt, dans les champs parfumés des senteurs du foin, oü les faucheurs, de leurs bras qui tournent circulairement, coupent les avoines; en septembre, au clos oü se font les vendanges, parmi les tra-■^i CHAP. X. — L ÉCOLE AUX CHAMPS. 47 vailleurs couronnés et chantant, qui battent en cadence la cuve bouillonnante de jus. Il dirait a 1'enfant : « Vois que d'eiTorts, que de peines, que de sueurs..... Pourtant, mon fils, ces hommes chantent. Leur coeur, léger sous leur corps qui se ploie, garde sa fermeté et ne se lasse point. Con- temple la sérénité de leur front. Les rides qu'ils ont aux tempes, Ie chagrin ne les a pas causées. Regarde, enfant : ces rides sont épanouies. Il y a de la joie dans rides-Ja. Or, c'est Ie travail qui les a mises a leur front et Ie travail est plein de bonheur. Le matin, au premier chant des oiseaux, ils sont debout : Faube, de son rayon qui flotte encore demi-voilé, chasse de leurs yeux les voiles du som- meil. Ils se lèvent avec joie. Le labeur les attend et ne les rebute pas. Et que ferait donc en son lit 1'apre fils de la terre, quand déja la nature, sa mère, dont il porte le coeur en lui et qui le fait vibrer de ses propres pulsations, est partout gazouillante et éveillée? Il va aux champs. La fraicheur du matin dans les rosées, les ardeurs du midi dans la lande qui se gerce, les brises apaisées du couchant, tout cela passé en lui : son sang, bouillonnant ou calmé, se précipite et s'assoupit au cours des heures, selon la courbe des soleils! Ne crois jamais, mon fils, ce que les hommes de la ville t'en diront par la suite. Ils te le représenteront bourru et grossier, 1'ame f ermee aux beautés des champs. C'est bien plutöt eux-mêmes qui ne les sauraient comprendre, car la oü il faut la spontanéité de 1'admiration, ils apportent des enthousiasmes tout faits. Ils lisent la nature a travers le souvenir, ayant a la mémoire les vers des poètes, et voient rayonner le soleil entre deux rimes. Apprends a mépriser ces froids élans d'ames blasées, et n'en estime que plus le travaüleur obscur et muet, qui sent, mais n'a point de f]Ü^^^HHK lil 48 NOS FLAMANDS. paroles pour exprimer ce qu'il sent. La terre et lui, ce nest qu'un. L'ame de la terre est dans ses veines : ses membres, rudes et forts, ont les musculatures abruptes des rochers et des arbres; ses mains sont calleuses comme des écorces et sa face est crevassée comme les sillons séchés au soleil. Comment ne comprendrait-il pas la nature, eet homme qui la porte en lui, qui en vit, qui en meurt, qui s'y consacre corps et ame, qui, chaque jour, la remuant et la travaillant, ébauche dans les sillons qu'il tracé la tombe qu'il y trouvera plus tard ? Sa poésie a lui est de s'en aller par les champs, après Ie travail du jour, de s'y promener les mains au dos, Ie coeur battant et ravi, de sentir 1'acre odeur du terreau qui fermente, de voir sous la motte qu'il a broyée a grands coups de soc les vertes pointes de la semence qui croit, de plonger ses yeux dans 1'horizon loin- tain, d'en sonder les profondeurs sérieuses ou agitées, pour en tirer Ie pronostic des journées suivantes, enfin de se mettre dans Ie vent comme un taureau qui humo 1'espace, de s'en pénétrer jusqu'a l'ame, de Ie sentir couler en ses veines, et, sous ces souffles qui Ie transportent et Ie bercent, de gonfler puissamment ses robustes poumons. Voila sa poésie, ses poèmes... Ah! poètes! ilsvalent les vötres et il les fait en plein air, en plein soleil, en pleine nature, tête au vent, poitrine nue, dans les landes et sur les coteaux, au pas des boeufs qui scandent, d'un pied plus leste ou plus pesant, les heures tour a tour légères et acca- blantes du jour. Ah ! mon nis, aime eet homme. Il est Ie grand poète des champs, Ie poète qui officie, Ie poète qui travaille, Ie poète qui crée les bles, Ie poète qui fait ia paix et la quiétude des foyers. Connais Ie travail en Ie connais- sant, les joies qu'il y trouve, les bénédictions d'un repos acheté au prix des sueurs du corps. Connais encore de luiCHAP. X. -- L ÉCOLE AUX CHAMPS. 49 les vraies poésies. Les mots ne sont rien : ia pensee est tout, et 1'action, c'est-a-dire la pensee avec bras et mains. Comme lui, attaché-toi au travail, quel qu'il soit et quelle voie que tu choisisses. Le travail est saint partout, quand il se fait dans la pureté du cceur, loin des vaniteuses ambitions, des intrigues louches et des basses cabales-, au milieu des- quelles il ne peut prospérer en sa grandeur. Fuis, mon fils, les agitations vaines oü le coeur s'étiole et se désenchante, et plutöt que de briller au premier rang, si tes triomphes doivent s'acheter au prix de ta candeur et de ton honnêteté, sois grand dans un travail humble, füt-ce au dernier rang. A 1'abri des tempêtes, dans un port calme et doucement soleillé, laisse ta barque s'endormir, murmurante et ca- dencée. Apprends pourtant de eet homme a prévoir 1'avenir, a calculer les soleils et les lunes de ta destinée, a deviner la bourrasque grondant au loin, afin que tu ne sois pas pris au dépourvu, que tes enfants aient un refuge en ta pru- dence, et qu'il ne puisse être dit que tu sommeillais molle- ment a la veille d'un grand bouleversement. Pour lui, tu le vois, il a toujours Foeil au ciel : 1'espace est un livre oü illit; les nuées sontles lettres: il les épèle, tandis que levent les emporte. Si tout a coup le mauvais temps arrive, qu'il y ait des pluies, que le nord soufflé dans la plaine, ou que le midi brüie les jeunes verdures, il ne se croise pas les bras. Il sait ce qu'il faut faire. Si les travaux pressent, nu sous le soleil, nu sous la pluie, glacé ou brülé, il continue son labeur, sans gronder, surtout sans se rebuter. Recueille de lui cette leeon. Si 1'orage te surprend, sois ferme, reste debout, résiste au vent qui veut t'arracher de ton sillon. Peut-être, après avoir vainement heurté un front de pierre et des reins de marbre, le vent, vaincu par les résistances de 1'homme, s'en ira-t-il ailleurs chercher quelque arbre qui 4 j •''■■■■■■■ftlttBi 80 NOS FLAMANDS. ploie et so rompe. » Voila comment je comprends la paternité; voila Ie grand enseignement pour l'enfant; voila ce qui assure, dans 1'ame du rils, Ie respect de ladignité paternelle. Le père qui, dès les premiers pas de l'enfant, quand son esprit, doucement éveillé aux choses du monde, soulève les brumes oü il flottait endormi, regarde autour de lui, s'étonne, s'émerveille, et pareil a la eire molle, recoit pour jamais les impressions de la vie,—le père qui, a eet age, comme je 1'ai dit, prendrait son fils par la main, le conduirait aux champs, lui montrerait le travail et verserait en lui, comme un baume qui le guérira des plaies futures, les joies que la contemplation de la nature et 1'accomplissement du devoir, ces deux vasos enchantés de toute beauté et de toute félicité, font déborder dans 1'esprit, ah! celui-la aurait fait un homme; de sa main paternelle il aurait pétri une ame; il aurait fait deux fois son enfant; chair d'abord, esprit ensuite. Trempé dès 1'aube en ces sources pures, l'enfant ne faillira jamais, quelque durs que soient les chemins sous ses pieds. La jeune poésie qui si tot a fait do son ame sa demeure, res- tera éternellement présente en lui, comme la gardienne de ses illusions et de sa force. Certes, dans les luttes humaines, il pourra ployer sous 1'effort des destinées et paraitre accablé : mais il ne sera point vainou; il se redressera sous le vent qui 1'assomme. Comme le lion dans la plaine, il se tournera contre la tempête; terrible, pret a la combattre, on entendra son rugissement. Lui aussi, il sera lion. Il sortira vainqueur des combats de la vie, ou bien,accablé sous la fortune, s'il faut qu'il tombe, il saura se retirer grandement, et la blessure qu'il aura recue en sa chute, il ira 1'oublier dans les bois, a cöté du paysan, aux lieux oü repose son père. Non, il ne faillira point, ceCHAP. X. L ECOLE ATJX GHAMPS. 51 grand coeur et ce solide esprit. Viennent les passions ! Qu'il aime, qu'il sente les poignards de l'amour et de la jalousie s'enfoneer en sa chair, que, dans les transports d'un amour qu'il porte a lui seul, il saigne a mourir, il ne sera ni lache ni bas. Cette main paternelle qui jadis lui tracait la courbe des soleils ou lui dévoilait les poésies du devoir, cette main qui, au dernier jour, lasse et tremblante, se souleva pour Ie bénir et fit planer sur son front 1'ame d'un moribond, cette main elle-même apparaitra devant ses yeux, désormais rayonnante des hautes majestés de la mort, et chassant de lui les ténèbres du doute et les ver- tiges de la passion, lui marquera la route qu'il faut suivre et celle qu'il faut délaisser. fflBHl V XI. Le respect des grands pour les petits. Ah! pères, ne vous étonnez pas si le respect ne vit plus au ca3ur de vos enfants. Le respect nest qu'un nom, tant qu'il n'est point appuyé par 1'amour, et 1'amour lui-même, entre le père et ses fils, n'est rien s'il ne se manifeste par de grands et éclatants témoignages. Et quels plus beaux té- moignages un père pourrait-il en produire que cette amitié qui, délaissant la majesté paternelle, se fait familière et douce pour se faire accepter, cette pénétration incessante, a travers lesjeunes folies de 1'enfance, d'un esprit sérieux qui explique, dévoile, conseille et mêle ses rires aux écla- tantes voix des petits? Ce n'est plus seulement un père : c'est un frère aussi et un ami, et le tout se confond, en une trinité bénie, dans 1'ame de 1'enfant qui n'a point de secret, qui n'a point de peur, qui dit tout, qui se déverse au cceur paternel. Combien d'entre vous, 6 pères qui faites des enfants en des nuits soucieuses et les laissez croitre a leur fantaisie comme ces folies graines que le vent emporte et qui poussent au hasard dans la plaine ou sur le coteau, combien d'entre vous ont fait ce que je dis ici? Enfouis dans vos paperasses, la tête farcie de vos dossiers, vieux cceurs raccornis, vieux fronts courbés, pleins de vous-mêmes, de vos petits mérites, de vos petites grandeurs, de vosCHAP. XI. ---- LE HESPECT DES GRANDS, ETC. 53 mesquineries et de vos puérilités, tandis que vos enfants grandissaient et prospéraient, vous avez mesure leur taille, constaté leur croissance, marqué les degrés ; — mais pour Ie cceur et Fesprit, vous n'avez pas songé qu'ils pussent grandir en raison de la taille. Vous avez rêvé d'en faire au plus töt des hommes, de les habiller de la toge, de les voir accroupis devant un noir pupitre, compulsant quelque f arde infecte d'administration ou démêlant quelque sale intrigue de tribunal. Vous étiez si impatients de les voir a ce point que vous ne saviez pas supporter leurs jeux et que vous disiez a ces gais bambins qui folatraient en riant pres de votre bureau :« Méchants enfants, taisez-vous donc. » Vous n'avez pas compris que ces rires, ces chants, ces cris, ces badinages, tout ce grand tumulte qu'ils savent faire de leurs petits poumons, cette frenesie de plaisir et de gaité qui est Ie divin cnchantement de la jeuncsse et qui les fait courir et chanter, ivres et éblouis comme des abeilles au soleil, vous n'avez pas compris que cela était Ie charme de votre toit, Ie soleil de vos murailles, la vie de votre maison, 1'ame enfin de votre foyer; qu'un jour, quand vous serez vieux et qu'ils seront grands, vous songerez a ce tapage enfantin, a ces mutineries adorables, a ces rires sonores épanouis sur leurs petites bouches roses, ■— que vous ne les entendrez plus tapager et folatrer, que peut-être la mort les emportera avant vous-mêmes et qu'il vous faudra des- eendre dans la fosse les jeunes cceurs dont vous n'aurez pas laissé couler la vie. N'est-ce pas que vous n'avez pas compris cela, que votre esprit, fixé sur un point obscur qu'il fallait éclaircir, n'a point su pardonner aux retentis- santes fanfares de leur gaité, qu'il ne vous est pas entre dans la tête, a vous, hommes graves et préoccupés, que ces petits avaient besoin de ce tapage, que 1'oiseau, au matin, I,m^^^m^mmm^ ■ U NOS FLAMANDS. essaie tout en rumeur sa plume naissante, que Ie jeune coursier, bouillant d'une audace indomptée, bondit avec bruit par les prés, et qu'ils seront assez tot punis de leurs jeunes et charmantes fougues par les soucis de lavie? Que parlez-vous donc de tendresse et de respect? Le respect n'est pas dans le sang, et si, par vos exemples, votre fra- ternelle amitié et 1'indulgonce pour leurs folies, vous n'avez déposé le respect en leur cceur, comme un viatique pour les hasards de la route et comme un cher souvenir vers lequel on se tourne dans 1'affliction, qui relève et qui réconforte, — non, ne réclamez plus contre vos enfants. Et qu'avez-vous donc fait pour mériter les respects que vous leur demandez? Leurs jeunes esprits sommeillaient encore; 1'aube, voilée des ignorances enfantines, assom- brissait leurs fronts; c'est a peine si leurs petites mains avaient désappris a presser la mamelle maternelle; leurs lèvres avaient encore lablancheur dun tièdelait. Pourtant, sans pitié pour une candeur molle et désarmée, vous les avez pris en cette matinee de leur vie, vous les avez arra- chés a la libre folie de leur printemps, vous leur avez volé le soleil oü ils s'épanouissaient, vous avez muselé dans leur bouche les chants et les cris. Oui, toutes ces pétu- lantes et radieuses aurores, vous leur avez pris la gaité, 1'air, les rayons, les libertés des champs, les courses effré- nées a travers les bois, les sauts par dessus les haies, 1'in- souciance qui est la volupté de la jeunesse, qui f uit si tot, et que, plus tard, aux heures sombres du travail et des passions, 1'on s'en vient vainement demander a ce soleil, a ces grands horizons, a ces savoureuses campagnes oü jadis elle vous baignait 1'ame d'azur et de clarté. Vous leur avez pris les douces amitiés si facilement nouées, oü tout le monde est égal, oü tous les petits enfants sont des CHAP. XI. ---- LE RESPECT DES GRANDS, ETC. frères, oü 1'on se partage tout ce qu'on a, oü 1'esprit n'a point encore fait de distinctions et qui sont pour Ie poète Ie symbole de la grande fraternité universelle; vous leur avez pris Ie tumulte, 1'éclat, la lumière, tout ce brouhaha de rayons et de chansons dont ils ont besoin pour croitre, qui est dans leur sang, qui fait leur beauté, qui leur donne vaguement déja 1'attendrissement des passions futures. Et pourquoi? Pour les mettre a 1'école, pour les confier a quelque pedant sec et glacé qui en fera, quatre heures durant, des momies assoupies sur des mots dont ils ne comprendront pas 1'esprit! Que vous faisait de garder quelque temps encore sous 1'aile maternelle et dans leur insoucieuse liberté, ces beaux anges tout illuminés des graces de 1'ignorance et si pleins de je ne sais quel éblouis- sement qu'ils semblent porter au front 1'azur du ciel? Ah! vous ne les avez jamais donc contemplées, ces tètes blondes et bouclées, oü 1'ceil, pur comme un lac au matin, brille de clartés divines ou plutöt réfléchit 1'infini mème? Trop tot s'effaceront ces marques augustes et charmantes de leur jeune royauté; trop tot cette fraicheur et cettc limpiditédu regard, oü se devine encore lo sein maternel, disparaitront de leur prunelle; c'est vous qui 1'aurez voulu. Alors eet ceil si pur, si clair, se ternira d'ombres, et la paupière, qui ne se baissait pas mème pour Ie soleil, apprendra a se baisser devant un regard de cuistre. La fierté, 1'indépen- dance, cette belle audace des petits qui se révolte contre les grands, se joue de leurs colères, et follement intrépide, agace, jusque dans la main du pedant, la foudre qui y dort, ils perdront ces verdeurs de 1'ame et de 1'esprit. Ils devien- dront soumis; ils connaitront 1'hypocrisie. Ce seront de petits tartufes. Quand Ie maitre aura Ie dos tourné, ils frap- peront les grands coups, mais qüil leur montre sa figure,56 NOS FLAMANDS. ils se tiendront cois, comme chats en tapinols. Ceci est grave. L'hypocrisie conduit au mensonge; Ie masqué laisse toujours un peu de sa colle au visage qu'il a couvert, et la franchise en demeure souvent altérée. Quand donc com- prendra-t-on qu'il est impossible do museier, par lo moyen de punitions douloureuses, avec sévérité et cruauté, ces petites tempêtes naturellement déchalnées, faites pour Ie plein air et tout a coup emprisonnées entre quatre mu- railles? Jeunes plantes transplantées des chaleurs de la serre aux froids du dehors, ces enfants demandent une main compatissante, un cceur attendri, une liberté qui les console de 1'indépendance des premiers jours. — Hélas! Ie progrès n'en est pas encore la, Ie maitre a plus d'un pas a faire. Au lieu d'être un enfant lui-même qui s'ahaisse a ces nais- santes intelligences, qui se mette a leur taille, qui premie leur voix et leur langage, c'est une sorte de pauvre homme, tres ennuyé d'une mission oü il ne voit qu'un métier et qu'il exerce en grondant; du reste, esprit grossier et vul- gaire la plupart du temps, se jugeant tres supérieur, a cause de quelques mots qu'il connait, a ces enfants qui valent mieux que lui par la poésie et 1'intelligence. Car qu'est-ce que la sienne? Maigre bagage de science labo- rieusement acquise et cloitrée d'ordinaire dans Ie cercle de 1'A B C— O Ie grand laboureur des intelligences! L'ense- menceur des ames! L'ami des enfants! L'enfant lui-même, en dépit de ses cheveux grisonnants, qui, prenant son jeune frère au sortir de la familie, guidera ses premiers pas a travers la vie, avec la prudence d'un père, la tendresse d'une mère et la rieuse affection d'un compagnon! En quel temps verra-t-on se lever cette grave et splendide figure? C'est en de telles mains que 1'enseignement deviendralumière. Alors Ie livre rayonnera; 1'ame des petits éclatera en chants; il y O iCHAP. XI. ---- LE RESPECT DES GHANDS, ETC. 57 a ; aura une bénédiction sur 1'école; ce sera Ie banquet des esprite, tous y entreront, tous y apprendront 1'amour, et Ie maitre sera Ie centre et Ie vivant foyer de la flamme commune. Alors on verra des hommes surgir des enfants: les enfants, ayant vécu librement leur jeunesse et bu a pleines lèvres la coupe enchantée de leur matin, — lente- ment conduits aux charmes nouveaux de 1'étude et du travail, non par force, mais par persuasion, sans effraction ni violence, les enfants deviendront des hommes calmes et bons. Ils auront eu Ie temps de dépenser librement les premiers bouillonnements de leur jeune nature. L'age venu des méditations, des affections graves, des charmantes sé- vérités oü 1'esprit, sans vieillir Ie cceur, commence a se re- poser en lui-mème, ils ne sentiront point Ie trouble des passions non satisfaites et des désirs non assouvis. Eh! que leur profite d'ailleurs, si petits, les graines pré- coces de la science ? L'heure n'a pas sonné de la germi- naison. L'important, a cette aube de 1'enfant, eest de féconder les impressions de la nature, de les faire tomber en lui comme des rosées, d'en pénétrer ses reins, sesmoëlles, son cerveau. Or, je Ie redis, la meilieure école est celle qu'un père lui fera faire aux champs, dans Ie soleil, a cóté des oiseaux qui lui apprendront 1'alphabet, devant la grande bible des moissons et des bois. Ces souffles, ces rayons, ces rumeurs profondes s'inscriront en harmonies grandioses dans son jeune esprit. A peine sorti de 1'infini, mêlé par 1'instinct a la nature, ayant encore en lui l'immense inconnu, son intelligence est comme un clavier. Il n'est pas muet : au contraire, il est vaguement bruissant; mais rien ne s'y dessine; la note n'y sonne pas. Mettez Ie clavier au vent, dans les campagnes, sous les vastes cieux sonores. Alors, comme une harpe58 NOS FLAMANDS. éolienne, vous 1'entondrez vibrer tout a coup, — et ces voix, ces bruits d'abord indistincts, ces confuses harmonies se préciseront, jusqu'a finir par un grand chant oü s'entendra la nature elle-même. Les cieux et les bois, eest Ie cadre; mais 1'homme est fait pour Tammer, pour en ètre 1'höte et Ie passager, pour lui donner Ie mouvement, 1'amo et la volonté. Fondez toutes ces idees dans 1'esprit de 1'enfant. Du même coup il connaitra la nature et 1'homme, et si, devant les pages rayonnantes de la nature, il sentira les adorations du grand et du beau, devant Ie front courbó et Faustère ploiement de 1'homme, il apprendra Ie travail et Ie respect du travailleur. Ayant ainsi préparé 1'ame et 1'esprit, les ayant armés d'un bouclier pour 1'avenir, leur ayant donné Ie triple airain qui fera leur force et leur süreté, lancez-Io dans 1'étude ; cherchez a pénétrer ses dispositions secrètes; guettez les apparences de la vocation; suivez a la piste, comme un chasseur, en ces routes fuyantes qui se dérobent a Fexamen des étrangers, mais oü 1'oeil d'un père peut entrevoir la clarté, suivez les goüts, les aptitudes, les fan- taisies même et les prédilections. Puis, comme Ie semeur qui jette sa graine au vent, jetez eet enfant dans la vie. XII, Cou RTISANE ou MÉ ENAGERE, Les femmes ont les premières reclame contre Ie grand et honnête aphorisme de Proudhon. Qu'attendre en effet de ces sottes têtes, de ces faibles coeurs, de ces laches ames qui sont, a cette heure, la majorité des femmes? Trop bètes pour comprendre Ie devoir, elles ne comprcnnent pas même leur beauté : au lieu de la mettre en elles- mèmes et de la garder pour celui qui seul y a droit, elles la mettent dans les apparences, aux pierreries et aux pa- rures, et la livrent au monde, sans secret et sans voiles. Qui donc de vos amis, ö maris stupides qui égalez vos femmes en folie, ne les connait pas aussi bien que vous? A-t-on besoin de mettre i'oeil a la serrure du boudoir pour savoir ce qu'elles ont de chair a la poitrine, quel est Ie volume de leurs appats, si leurs épaules sont abondantes, si leurs jambes sont rondes, et ce qu'elles ont d'ampleur a la ceinture? Elles Ie montrent elles-mêmes. Ne vont-elles pas en rue, aux spectacles, aux concerts, demi-nues, éblouissantes de blancheurs et de rondeurs découvertes ou voluptueusement gazées, si admirablement vêtues qu'il ne faut qu'un peu d'imagination pour croire qu'elles ne Ie sont pas du tout? Ces femmes que vous croyez a vous seules sont a tout Ie monde. Chacun en emporte chez soi quelque chose. Il n'est rien d'elles qui ne soit public, et ainsi60 NOS FLAMANDS. elles perdent cette tendre fleur de virginité, ce délicieux parfum de pudeur qui fait 1'éblouissement des foyers. Nos femmes, de robustes mères et de fortes épouses qu'elles étaient autrefois, sont devenues de futiles poupées, occupées de mesquineries enfantines et détournées des de- voirs de la vie par les vaines distractions du monde. Leur temps se passé en bagatelles : les modes nouvelles sont leur plus grand souci. On les voit, a tous les vents qui soufflent de Paris, changer de toilettes, singer les Benoi- ton, s'affubler de costumes de foire, ni femmes ni hommes, tan tot vêtues de casaques masculines, tantöt pomponnées d'aigrettes militaires, aujourd'hui en crinolines, demain en jupons plats, avec des chignons vastes comme des mon- tagnes. Certainement je ne dis pas qu'elles soient déplai- santes en ces altifets: au contraire, elles y gagnent je ne sais quelle grace chiffonnée et drölette: Ie boudoir et sesmystères se devinent en ces fagons de robes; ces jupons étroits, oü se dessinent les jambes, a chaque pas qu'elles font, ont quel- que chose de complaisant; ces jupes courtes, d'oü sort un pied bien chaussé, avec un mollet blanc sous une dentelle de pantalon, appellent, au coin des rues, les coups de vent; les poitrines se gonflent mieux sous ces tailles bridantes; toute leur charmante et voluptueuse personne transparait a travers ces mousselines, ces tulles, ces soies collantes. C'est dun gout galant; on s'arrête, on s'enflamme, Ie pli de la robe fait songer, on feuillette de 1'esprit la jupe... Mais a toutes ces innovations elles perdent la sévérité de 1'allure oü se reconnait Ia pudeur et qui impose Ie respect au passant. La gra.ce sérieuse et vraie est incompatible avec ces atours écourtés et badins, oü logent, rieurs et mutins, les amours de Watteau; la virginité ne veut pas de ces demi-nudités étalées au vent pour 1'enchantement des sens.CHAP. XII. ---- COURTISANE OU MÉNAGÈRE. 61 C'est une ehose effrayante, malheureusenient, que la précocité des femmes en eet art de la toilette. Jeunes filles, elles en connaissent déja les secrets; Ie miroir les leur a dits; elles savent comment on plait; elles ont mille tours, mille adresses, mille ruses : c'est une maniere de dégager la poitrine, de jeter Ie pied en avant, de retrousser la robe, d'enjamber un ruisseau. Un ruban bien' place fait valoir Ie cou, rehausse Ie ton des joues ou rend piquante la cou- leur des cheveux. Les réticences, les demi-révélations, une gaze qu'on jette sur les épaules, un jupon qui moule les formes, elles sont de bonne heure versées en ces malices. La coquetterie, dit-on, est innée chez la femme. J'en conviens, c'est même une grace toute particuliere et très- séduisante : rien nest charmant comme Ie soin qu'elle prend de son corps. J'aime 1'étude qu'elle fait d'elle-même, 1'exquise propreté oü elle s'entretient, les beaux linges par- fumés qui la recouvrent, les parures qu'elle assortit a son teint, a sa taille, a tel mystère qu'elle seule connait et qui est une de ses beautés. Mais il faudrait que cette coquetterie fut dirigée, qu'elle ne fut pas abandonnée a elle-même et exposée, par conséquent, aux pentes vicieuses, que surtout Ie malin demon de la chair ne vint point souffler au creur de 1'enfant, lui chuchoter des conseils licencieux, soulever les voiles oü se garde la pudeur... Si elles avaient plus d'amour pour leurs enfants, les mères sauraicnt tirer parti de leurs jeunes instincts; elles reur apprendraient a chercher la grace dans la simphcité et la beauté dans la pudeur; elles leur diraient que Ie cceur se prend seulement aux candeurs timides et voilées. Elles prépareraient ainsi la jeune fille a eet art charmant, d'unc malice si douce et si bonne, par lequel 1'épouse em- bellit Ie foyer et y retient 1'époux, si aisément infidèle; I 62 NOS FLAMANDS. car ce n'est pas tout que la bonté : 1'homme veut eneore Ia grace; la grace est toute-puissante sur lui. Or la grace est dans cette coquetterie aux faces changeantes et mul- liples, molles et piquantes, rieuses et sévères, selon 1'ins- piration du coeur. Malheureusement les pensees d'avenir occupent peu 1'esprit des mères : il s'agit pour elles de lan- cer leurs nllos; qu'elles soient inariées, voila 1'important. XI II. Le retour, a la patrie par^l'enfant. Ce n'est pas sans dessein que je termine ces pages par la femme, et que, retenu si longtemps par Ie souvenir des anciennes forces flamandes dans Ie milieu des corruptions modernes, j'en partage a la fin la f au te entre les pères et les mères. Les pères sont coupables, car ils ne veulent pas comprendre leurs enfants. La sainte mission de la pater- nité est une charge dont ils se débarrassent en les laissant a 1'abandon. Places par la nature et la société au berceau des enfants pour veilier a leurs corps et a leurs esprits, ils ferment les yeux aux révélations qui pourraient les éclairer sur ces avenirs encore douteux, et par une volonté qui s'exerce contre la nature au lieu de s'y conformer, mettent a néant Ie développement normal du temperament et de la vocation. Sitöt qu'elle se montre, ils effacent leur jeune fierté, garantie d'honneur, et de peur d'en voir souffrir un jour leur autorité, les contraignent a une dépendance oü elle n'ose plus se manifester. L'admirable énergie, ceuvre de la nature, que la vie naissante développe chez les petits, disparait, lentement rognée, sous leurs mains; domina- teurs imbéciles d'un age sans résistancc, ils la remplacent par la peur, les hypocrisies, les prudenccs prématurées. Ainsi, par ces acheminements, ils les conduisent a ce qu'on les verra plus tard, hommes énervés, sans force dans les I di NOS FLAMANDS. épreuves de la vie, sans noblesse dans les prospérités. Que la liberté expirante les appelle a ses remparts, ils preferent aux périls de la défense la quiétude de 1'asservissement, et, rendus de cccur et d'esprit avant d'avoir combattu, ils cedent, pour y pouvoir croupir, leurs foyers aux vain- queurs. Les pères ne se doutent pas que dans ces généra- tions qu'ils considèrent comme attachées seulement a la familie, il y a des sociétés tout entières en germe, qui, plus tard, appelées aux luttes publiqucs, entreront dans la grande familie humaine. Il semble que, pour sortir de leurs entrailles, ces enfants leur appartiennent sans partage, et la patrie qui les recevra quelque jour sur son cceur, nesta leurs yeux qu'une assemblee d'hommes sans solida- rité fraternelle, réunis uniquement par la coUectivité des interets. Mais je veux que la destinée, les éloignant de la vie publique, leur demande des hommes au lieu de citoyens. La vie de familie trouvera-t-elle du moins en eux des époux, des pères, des frères ou des amis? Comment le seraient-ils, s'ils n'ont pas connu, au sein des passions, la sauvegarde de la sagesse paternelle, et si 1'exemple leur a manqué pour la pouvoir pratiquer a leur tour? Ainsi, pour n'avoir point compris leurs jeunes instincts et ne les avoir point dirigés dans une voie franche et droite, les pères demeurent responsables des fautes de leurs fils. Comme les pères a 1'égard des garcons, les mères sont coupables a 1'égard des filles. Le triste sang qu'elles leur donnent, glacé par les frivolités du monde, engendre en vain dans leurs veines le soufflé et la vie, si les germes généreux d'une ame forte n'en animent la stérilité. Mères a leur tour, car c'est la mission de la femme avant même que d etre femme, que sortira-t-il de ces froides entrailles, sinon des creatures concues dans le plaisir, selon la loi brutale deCHAP. XIII. — LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 63 1'instinet, loin de ces eommunions bénies oü 1'on voit deux ames s'élever jusqu'aux sphères voïlées de 1'avenir? Quel souvenir 1'époux gardera-t-il des nuits conjugales, si des transports qu'il exprime ello ne concoit que la volupté qu'il lui communiqué? Cette jeune fille de la veille, jetée aux bras de 1'hymen sans préparation et sans illusion, comme une femelle qu'on accouple au temps d'amour, ne sait pas même parerdespoésiesde 1'esprit la nuitqui la fait femme,et 1'homme qui la prend la voit pamer entre ses bras et cherche vainement en cette réalité les enchantements dont son rèvo se plaisait a 1'illuminer. Oui, les mères sont cou- pables : au lieu de veilier des 1'enfance a ces fragiles et charmantes fleurs, d'en composer Ie miei et les sucs, d'en épanouir silencieusement les naissantes corolles, d'en faire pour 1'lieure des fiancailles des sanctuaires embaumés, a jamais sacrés pour 1'époux, elles les laissent languir dans Ie trouble des rêves, palir au feu des lustres, s'effeuiller au vent des rues. Insoucieuses des trésors dont elles ont la garde, occupées clles-mêmes de folies et de puérilités, elles dépensent en intrigues, loin des filles, Ie temps qui leur revient, ou, plus perverses encore, tèchent, en les promenant avec elles dans un pli de leur robe, comme des perles qui rehaussent leur propre éclat, de concilier avec leurs devoirs leurs laches faiblesses. Courtisane ou ménagère, c'est a vous de choisir, 6 mères, c'est a vous de fixer la route a vos fdles, de les pré- parer dans 1'ombrc de la maison aux chastes ardeurs du foyer, ou, dans l'éclat des salons, aux plaisirs secrets des boudoirs. En vérité, tout est la, Ie cercle est tracé dans ces mots, et vous n'en pourrez sortir, tant il est implacable. Et faut-il vous Ie dire? Faut-il, aux yeux de vos filles mêmes, dévoiler l'indifierence de vos tendresses? Faut-il, S..,,....,..,■■„- Mam 06 NOS FLAMANDS. par Ie récit de vos aveuglements, de vos distractions et de vos complaisances mondaines, faire rougir leur jeune front d'un nom qui vous frappe et rejaillit jusque sur elles? Dut ce livre ètre jeté avec vos billets doux et vos papillotes a la flamme de vos brüloirs, je dirai ce que vous en faites, les misères que vous leur préparez, les hontes peut-être et les chutes. Ces ames naïves, ces corps vierges, ces natures muettcs, dont rien n'a encore cffaroucué les pudeurs et qui sommcillent en leur virginité, bercées d'enfantines ivresses, vous y jetez la graine des courtisanes. Mot sanglant, mères, qu'on prononce en grimjant des dents et qui fait pleurer de colère 1'honnête homme! Mot que plus tard, trahi dans son honneur, dans sesjoies, dans son espoir, 1'ópoux jettera a la face de 1'épouse, que 1'amant lui- même, sortant des bras d'une femme sans cceur et sans entrailles, laissera tombcr, comme un sceau d'oubli, sur Ie triste souvenir de lèches amours! C'est une joie pour vous, je Ie sais, de conduire vos filles a la promenade et aux bals, de les parer de costumes nou- veaux, de recueillir les admirations qu'elles soulèvent au passage. Mais la coquetterie qui entre au cceur des filles avec les indiscrétions de la voix publique; mais Ie secret de leur beauté révélée a de chastes oreillespar les ivresses grossières de la rue; mais leur ame ignorante tout a coup remuée par une voix jusqu'alors inconnue; mais les voiles de 1'in- nocence curieusement écartés par Ie désir malin; mais les troubles, les songes vains, les recherches ardentes, les illu- sions menteuses, les contemplations au miroir, la beauté qui s'admire, se connait ets'étudie; mais la pudeur qui se meurt,—cela vaut-il 1'aise d'entendre vantervotre chair qui passé? Ces rubans, ces toilettes, ces parures, ces gazes, ces fal-CHAP. XIII. — LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 67 balas, tout eet attirail dont vous les enveloppez, qui sert a écraser leurs graces naissantes, oü s'altèrent leurs molles et souples formes, c'est du feu, c'est du poison, c'est Ie gout des admirations publiques, c'est l'amour dés distractions du monde, c'est la guêpe qui les piqué au sein. L'homme entre, par ces robes mal fermées, ces corsages entrebaillés, ces guipures qui sont comme des permissions d'aller plus loin, et 1'enfant garde son regard en elle. L'homme dès lors franchira la peau, descendra dans Ie sang, enflam- mera Ie désir : elle connaitra les langueurs, les mollesses, les aspirations malsaines.... On Ie voit: par la coupable indifférence des pères et des mères, nos Alles et nos garQons sont en dangor. Nos gar- cons? enfants sans 1'être, jeunes gens sans Ie paraitre, vieillards toujours, hommes jamais, ils passent dans la vie comme des ombres, ne laissant de leur passage que ce qui reste d'une ombre. Nos Alles? tristes poupées, nerveuseset minaudières, elles n'osent ni penser ni sentir. Engourdies dès Ie sein par la molle affection des parents et tenues pour enfants jusqu'a 1'age oü la femme perce en elles, — elles sont incapables de sentir et de penser par elles- mêmes. Quand elles doivent agir sans Ie secours des autres, elles succombent sous la faiblesse de leur cceur jet 1'imbé- cilité de leur esprit. Les idees qu'elles ont, les sentiments auxquels elles s'abandonnent leur sont tracés par la volonté des autres, et on les voit souvent rejeter ce qu'elles sentent et pensent naturellement, par obéissance pour ce qu'on leur commande. Elles ne sont bonnes qu'a prolonger jusqu'a midi, dans leurs couches brülantes, d'énervants '"■■^B mtm NOS FLAMANDS. sommoils et a trainer sur des coussins leurs paresseuses mollesses. Inaptes, dans Ie malheur, a prendre une réso- lution par elles-mêmes, elles ne savent non plus accepter celles que Ie malheur leur impose. Elles pleurent quand il faut agir, se lamentent quand il faut penser, et laissent fuir leur temps et leur énergie. Ainsi se perd 1'ancicnne force flamande; ainsi, en nos mceurs faciles, la complaisance remplace 1'honneur sévère, et on les voit courir par les rues, la ceinture au vent. La vertu dos ancêtres, chaquejour rognée, diminuée, raillée, se fait aux pompes riantes des corruptions fleuries, aux ivresses des impudeurs puhliques... Ainsi, nos modes trans- parentes, les artifices de nos toilettes, les indiscrétions de nos moeurs a jour conduiront en un cortége chantant 1'an- tiquc honneur au tomheau... Je vois la patrie, grande ombre voilée, se lever et vous dire en vous tendantles mains: « Belges, qu'avez-vous fait dulegsdesaieux? Vosflancs, tristement féconds, n'engen- drent plus pour les foyers et pour la place publique : les pales fruits de vos amours se flétrisscnt aux plaisirs et aux voluptés, moribonds avant de vivre, morts avant de naitre. Oublieuxdes traditions d'honneur et de constance,vous avez ouvert vos portes auxlégèretés frangaises... Vos femmes, les plus belles en force, en puissance, en majesté, en noblesse, de forme splendide et d'ame sérieuse, vous les avez délaissées pour des courtisanes étrangères. Avec celles- ci vous avez appris les amours vénales et désappris les vertus chastes. Vous avez balayé Ie foyer a la voirie, avec les cendres de vos pères, leurs fortes mceurs, leur simplicité sévère, leurs naïves coutumes. Et quels sont vos hommes? Des baladins, des jongleurs, des sauteurs de cirque, ames vénales, esprits étroits, cceurs de lièvre... Vos poètes, vosCHAP. XIII. ---- LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 69 } écrivains, vos héros, quels sont-ils? Ah! 1'cnnemi est dans vos portes; il sera bientöt au coeur de la patrie, et 1'enne- mi, c'est Paris. Déja Ie mal se montre a nu; la gangrène se porte avec honneur. Dans les mceurs, dans la langue, Ie francais domine; il est accueilli partout; on Ie choie, on Ie caresse, on Ie met en haut lieu. Le flamand, au contraire, est un rustre qu'on expulse, qu'on bafoue, qu'on méprise, grossier de nature, ayant une odeur de terre et de mer, paysan d'apparence ou marin, aux consonnances rudes et héroïques, malvenues des oreilles délicates. —Onparle de constitution et de gouvernement... Eh! qu'importent les formes extérieures qui ne sont qu'un cadre pour 1'ame popu- laire, si 1'ame elle-mème se perd et mollit? Les formes les plus nobles, au lieu de la redresser sur la pente oü elle roule, se corronipent au contraire a sou contact. Qu'im- portent les ressorts bien graissés de la machine publique, si le soufflé n'est plus au fond pour la faire mouvoir dans le sens de la grandeur nationale? Qu'importent vos petites perfections et vos vains raflinements de diplomatie et de politique, s'ils ne servent qu'a la fortune des hommes qui vous conduisent, et s'ils mettent a néant, sous des appa- rences de progrès, 1'antique fierté? Quand la fierté s'en va, la patrie s'en va avec elle. Quoi! Belges, c'est pour léguer aux générations le drapeau des libertés, c'est pour per- mettre aux foyers de 1'avenir ï'épanouissement pacifique, c'est pour assurer aux mamrs le développement tradition- nel, c'est pour semer le germe des révolutions qui vous firent libres, c'est pour cette ceuvre sévère et grandiose que vos ancêtres ont combattu sans trève la France, et, avec le triomphe de ses armes, 1'importation de ses niceurs! Et voici que vous autres, les enfants de ces héros, oublieux de tant de constance, de bravoure et de grandeur, vous ouvrezI^HHH 70 XOS FLAMANDS toutes larges vos portes a 1'ennemi qu'ils repoussaient! Plus encore, vous 1'appelez, vous 1'invoquez, vous allezjus- que chez lui chercher ses coutumes, ses vices et ses modes, et pour 1'instant oü il viendra, vous lui faites a 1'avance un chemin de ses erreurs et de vos propres faiblesses. Non, vous n'êtes plus les Flamandsdes Flandres; vous êtes les Francais de la Belgique. » Ah! il est temps d'ouvrir les yeux, et c'est beaucoup sur les parents que je compte. Ils ont dans les mains les générations nouvolles. Non-seulement ils leur donnent Ie sang : ils leur donnent aussi l'ame... Mais 1'avouerai-je? je songe surtout aux femmes pour cette oeuvre de régéné- ration. Quelle que soit leur sottise actuelle, elles n'en sont pas moins flamandes par Ie sang et l'esprit. Si 1'influence étrangère a altéré leur riche fond naturel, elle n'a pu y détruire tout-a-fait 1'héritage des aïeules. Il faudrait que les mères, voyant 1'abime oü marche la patrie, inspiras- sent k leurs filles la simplicité. Les hommes en ont beau médire : la femme est toute-puissante. Leurs calomnies viennent de leurs défaites, et c'est parce qu'elles sont les vainqueurs qu'ils veuleht les donner pour les vaincues. N'a-t-elle pas son coeur pour elle? N'a-t-elle pas par excel- lence Ie charme et la bonté? Et y a-t-il pour vaincre des armes plus solidement trempées? Que serait-ce si, avec ce prestige d'amour et de grace, elle possédait encore la réflexion qui lui permettrait de se mêler aux conseils du mari, plus encore de partager ses études, de 1'y seconder et de réaliser, par cette profonde entente, outre 1'union des corps, celle des esprits? Ah! je 1'affirme, Ie coeur de la femme est capable de tous les héroïsmes : il semble même que la nature, par Ie don de certaines choses qu'elle a fait a 1'un et qu'elle compenseCHAP. XIII ---- LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 71 chez 1'autre par des dons qui y répondent, ait voulu donner a la femme les inspirations hardies et a 1'homme la puis- sance de les réaliser. J'en ai vu dont les narines frémis- saient a 1'idée de la patrie et qui, visiblement palpitantes au récit des luttes anciennes, semblaient dire avec les mou- vements de leurs gorges émues, qu'elles la sentaient en elles. Elles la sentent en effet se mouvoir et bouillonner dans leurs entrailles; car la patrie, ce nest pas Ie présent seulement, Ie mari, Ie foyer, les affaires; c'est aussi 1'en- fant, 1'avenir, les destinées incertaines, les voies qu'il faut aplanir a ce petit être, a eet homme de plus tard. La femme connait la patrie, et c'est par Ie foyer qu'elle la connait. Voila pourquoi, en cette décadence de 1'esprit flamand, il nest pas impossible que les femmes, averties des dangers qui menacent leurs enfants, ne se mettent bravement en travers du torrent qui nous emporte... O femmes, si, connaissant votre charme et votre puis- sance, vous éleviez vos fdles loin des corruptions qui peu- vent les atteindre a chaque instant, si vous versiez dans leurs ames, comme cette huile oü se retrempaient les athlètes, les conseils et les exemples qui les retiendraient dans la vertu; si de ces jeunes füles, cceurs tendres, tètes souriantes, beaux fronts pleins d'innocence et de candeur, vous faisiez, par 1'effort de votre amour, pour Ie temps oü elles deviendront femmes, des épouses chastes et des mères fortes; si enfin, au lieu d'y jeter les rumeurs des fètes et des tourbillons, vous mêliez en ces jeunes ames les aspira- tions calmes, 1'amour de la nature et la conscience du devoir, ah! certes, il ne faudrait plus s'inquiéter de la patrie. Eh bien, je vous en prie, mères, au lieu de travailler a les rendres molles et faibles, armez-les de pudeur et d'hon- 72 NOS FLAMANDS. nêteté; après 1'école qu'elles connaissent Ie ménage; qu'elles s'habituent a 1'ordre, a 1'économie, a la propreté; que de bonne heure elles connaissent leprixde 1'argent, lavaleur des sacrifices, Ie bien-être des occupations simples; que leurs mains se fassent aux soins délicats de la cuisine et du vêtement; qu'elles apprennent enfin 1'art de diriger une maison, de n'y laisser rien hors de place, d'y ranger les objets en bonne figure, et quelle que soit la fortune, d'y mettre par ces arrangements, si co n'est les apparences du luxe, du moins celles de 1'aisance. Certainement, elle ne doit travailler a rien qui puissc nuire a sa beauté, et je ne voudrais pas qu'elle mit la main aux gros ouvrages. Mais dans la limite des occupations par lesquelles une femme sait enchanter sa maison, il en est mille oü elle est adorable et qui seront autant de chaines au cceur de 1'époux. Et vous, pères, tachez que 1'époux soit digne de 1'épouse et observez envers vos fils lc grand enseignement dont j'ai parlé! Mesurez-leur, selon 1'age et 1'esprit, les lecons et les études. Enfants, conduisez-les aux champs, aux bois, dans 1'air libre, a travers 1'aube et Ie couchant; jeunes hommes, ne les soumettez pas uniquement aux lecons du college, mais formez-leur Ie cceur et la conscience; parlez-leur de la' vie, de ses devoirs, des luttes qu'ils soutiendront plus tard, et tout en les prémunissant contre les exces des passions, ouvrez leurs ames a 1'amour, a la joie, aux noces heureuses. Nommez-leur souvent la patrie; qu'ils la connaissent, qiuls la comprennent, qu'ils la sentent grandir en eux, comme 1'image d'une mère; qu'ils aient de bonne heure 1 amour du beau, du grand, du vrai, et qu'ils apprennent a placer la hberté par dessus tout au monde. Le beau n'est pas 1'étudo mgrate et pénible qui se borne a des coupes, a des mots et a des mètres, mais 1'intelligence de la nature, CHAP. XIII. — LK RETOUR A LA PATRIE, ETC. 73 son apre amour, cette irrésistible force qui nous y pousse éternellement, les attendrissements que versent dans 1'ame les vents, les ombres et les rayons. Pour la liberté, faites-la sentir a 1'enfant en ne Ia lui sup- primant pas, mais avertissez-le des écarts oü elle entraine par la sage retenue oü vous maintiendrez la sienne propre. Qu'enfin il ne devienne pas, après quelques années d'études et par lavertu d'un diplome, un sot capable de réussir en pu- blic et de faillir en secret — propre a toutes les occupation- oü il s'agit d'être comme tout Ie monde et impropre a toutes celles oü il s'agit d'être mieux que les autres; que d'abord il s'applique a devenir un homme, qu'il Ie soit ensuite et qu'alors, oü Ie poussent ses facultés, ses goüts ou sa voca- tion, il mette son esprit, son coair et sa vie. Faites-lui sur- tout 1'ame fiere. Vertu héroïque, car elle est la mère de toutes les grandeurs, la fierté met 1'honneur d'un seul au dessus des destinées de tous. Lors mème qu'il verrait un peuple entier dans la poussière, celui qui en est armé des meure debout, la tête au ciel, indomptable en son ame. Sans fierté pas de grand coeur. Si bas qu'il tombe, 1'homme, fier en dépit des malheurs, demeure auguste, dans une' majesté que n'atteint jamais 1'homme lache au sein des plus grandes prospérités. 'J.'■ .; . LES BEAUX-ARTS. I>E,E3VCIÊI?,DE PABTIE. y/t-K? et l'Etat. I. Il existe ici un bureau des beaux-arts, lequel est a peu pres l'équivalent d'un comptoir de banque, je veux dire que, la plupart du temps, tout s'y traite par Ie chiffre, en dehors de considérations artistiques proprement dites. Or, une direction des beaux-arts nest pasune boutique. Les destinées de l'art ne sont point du ressort des commis. Ni les modes par lesquels on régit les affaires ordinaires, ni les hommes qui les administrent généralement ne réunissent les conditions voulues pour une aussi grave mission. Ainsi deux points a étudier : les moyens et les hommes. Quels sont les hommes? Quels sont les moyens? c 76 NOS FLAMANDS. Les hommes sont généralement de cette espèce assez peu variable, qui, appliquée a toutes les occupations oü Ie génie particulier nest pas nécessaire, y réussissent indiffé- remment. Le chiffre est leur domaine: habiles a Ie manier, ils le répartissent en portions égales, en règlent les excé- dants, en balancent les déficits, d'une main qui ne bronche jamais. En retour, aveugles sur tout cc qui nest pas le chiffre, ils n'ont aucune des considérations qui pourraient en ébranler 1'inexorable raideur, et pourvu que les calculs s'accordent avec les totaux, ils ne prennent garde s'ils s'accordent avec les personnes et les idees. Les lumineuses régions de la pensee ne sont pour eux qu'un champ banal oü le chiffre doit enfanter les moissons et qu'ils labourent lourdement, comme des boeufs. Quant aux moyens, la routine continue a les chercher dans 1'imitation des pratiques familières au commun des administrations. — Formes pourries de la protection, elle accueille les patronages des grands, et sous couleur de tutelle substitue au talent la vieillesse ou 1'habilité. Les subsides qui devraient se mériter par des concours ouverts a tout le monde, sont le lot de quelques-uns, qui 1'obtien- nent par hasard, intrigue ou nécessité, a titre d'aumöne, de superflu, de gratification ou de rénumération. L'art n'est pour 1'État qu'un titre figurant au budget, en vertu duquel il se dépense tant par an. La moralité de l'art, la moralité de son intervention dans l'art constituent, dans le patronage qu'il pratique parce qu'il y est astreint, des distinctions qu'il ne veut pas entendre. On dirait, a voir ses dédains ou son indifférence, que l'art n'est a ses yeux qu'une superfluité parasite qu'il faut nourrir non par uti- lité, mais par convention, et s'il veut bien y voir une mis- sion, il la fait consister a le doter, nullement a 1'élever.CHAP. I. — L ART ET L ÉTAT. 77 L'art cependant est pour un peuple une des nianifesta- tions les plus hautes de ses énergies. C'est dans les créa- tions de la pensee que se révèlent sa physionomie, son caractère, son individualité, et il n'y saurait réussir sans une ame forte, assouplie aux formes de l'esprit. En même temps qu'il trouve dans 1'ame commune 1'originalité de ses conceptions, l'art sert a développer Ie coeur dans la nation, et par des traits saillants auxquels elle tache d'at- teindre, a accroitre sa personnalité. A ce premier titre, les hommes chargés de veiller a la grandeur de la pa- trie seraient coupables de laisser, l'art a 1'abandon, et, sinon de ne Ie guider dans des voies tracées par lui-même, du moins de ne point lui faciliter celles oü 1'inspiration 1'emporte. Ils seraient coupables encore a un autre titre : 1'artiste, incarnation de l'art, n'a pas dans sa carrière les res- sources que les professions ordinaires trouventdansle cercle de leurs spécialités. Son intelligence, appliquée uniquement au souci de 1'idéal, n'a de force que pour l'art, et c'est en lui seulement qu'il peut trouver, en même temps que la gloire, la fortune sans laquelle l'art ne saurait s'exercer librement. L'art est aristocrate, il crée des besoins parti- culiers. Le superflu des autres est pour lui Ie nécessaire. Lors même que, par temperament, 1'artiste ne recherche- rait pas les milieux dont le Juxe, l'abondance et l'éclat maintiennent son génie dans une sérénité egale, le genre auquel il se livre lui fait souvent une loi des fantaisies que son austérité saurait repousser. Et, pour ne prendre qu'un exemple, si son pinceau se plait aux lumières des satins, aux chatoiements des velours, aux élégances des festins ou simplement aux purs modelés de la forme, ne doit-il pas s'entourer du spectacle des objets qu'il fixe sur ses toiles, et par un libre choix de contours exquis, étudier, saisir, 78 NOS FLAMANDS. approfondir la beauté qu'il interprète ? Comment arrivera- t-il a réunir ces indispensables éléments de son travail s'il n'y emploie les moyens par lesquels d'autres les font servir a leurs plaisirs? C'est 1'or qui lui donnera les beaux mo- dèles, les velours, les tentures, les vases et les statues, Mais il est pauvre, son nom nest pas connu. Devra-t-il briser ses pinceaux et renoncer a cetto carrièro oü son talent lui promet Ie succes ? C'est ici que Ia patrie inter- vient. A ces fils généreux de 1'idée, qu'elle devine et qu'elle soutient, elle avance, süre d'en être reniboursée plus tard par 1'éclat d'un nom qui lui revient, les condi- tions materielles qui leur font défaut. Sa grandeur est dans cette maternelle mission qui la fait veiller aux berceaux de toute intelligence, de toute ame, de tout esprit. Elle tient dans ses mains les jeunes destinées promises a la lumière des grands soleils, et d'un ceil vigilant qui en observe la croissance, elle voit en même temps si rien n'arrête leur essor. Tout ce qui concerne Ie ccour et 1'esprit communs éveille également sa sollicitude, mais c'est surtout a l'art et a la science, principe et initiation du cceur et de 1'esprif, qu'elle en attaché les plus marquants effets. Je Ie reconnais, Ie monde n'est pas parfait, la patrie, rêve auguste, est au dessous de l'idéal qu'on s'en fait, les commisremplacent les hommes. L'aide maternelle se résumé en chance et en protection, et si 1'on n'est bien en cour, la patrie tourne Ie dos. Un jeune artiste a fait une oeuvre, je suppose. Je suppose même qu'il ne 1'ait point faite, qu'il lui ait manqué des res- sources pour la faire; mais il a des esquisses, il peut montrer sa naissante valeur. Armé de son idéé, de sa toile, de ses fortes espérances, il s'en va frapper a la porto du budget. On lui dit qu'il n'y a pas d'argent, qu'il doit attendre, que jnniHii CHAP. I. ---- h ART ET L ÉTAT. 79 1'on verra plus tard a s'acheter Ie chef-d'ceuvre, qu'il n'a qu'a remettre son idéé en portefeuille pour des temps meil- leurs, etc. Est-ce juste? Quoi! un jeune talent se revele, vous Ie savez; son oeuvre est puissan te; il nepeut espérer qu'en vous, car il est inconnu, ou bien Ie sujet qu'il a traite n'est pas de ceux qui se mettent dans les boudoirs, — et vous lui direz : « mon bon ami, je n'ai pas Ie sou, toi non plus. Vis si tu peux, meurs si tu veux. Pour moi, qui suis la nation, qui aurais a profiter de tes talents, qui pourrais m'enorgueillir de tes ceuvres un jour, je m'en frotte les mains. » Halte-la! Si la protection, ou pour corriger la rudesse un peu blessante de ce mot, si 1'aide du gouverne- ment devient quelque part une obligation, c'est vis-a-vis de 1'artiste, de 1'homme qui travaille pour la gloire commune, sans base certaine oü il puisse s'appuyer, sans ressources positives qui 1'empèchent d'emporter a la tombe, avec ses pauvres idees mortes, les futurs triomphes de la nation. Or, pour en revenir a cette impossibilité dont j'ai parlé de faire rentrer une direction des beaux-arts dans Ie cadre des administrations ordinaires, que voulez-vous qu'un commis aux chiifres comprenne a ces délicatesses des positions ar- tistisques, au rejaillissement des gloires personnelles sur Ie nom même de la nation, a 1'impardonnable honte de laisser mourir sur un lit d'höpital les plus précieux talents? Le chef-d'ceuvre, pour eet homme qui ne eonnait que son registre et y trouve Part aligné en colonnes au bas des- quelles se groupent des totaux, sera une superfétation qu'il ne peut introduire dans sa ligne de chiffres sans en détruire la balance. Si par aventure, les colonnes plus complaisantes permettent 1'intrusion, il regardera la signature, toisera le pauvre inspiré et combiera le chiffre en blanc des lignes d'addition en y fourrant quelque oie patronée. NO NOS FLAMANDS. Je veux que Ie budget soit hospitalier, qu'il n'ait pas qu'une porte a demi-ouverte, avee d'impassibles sentinelles de carton, mais qu'il s'ouvre a deux battants, qu'il ne soit plus nécessaire de montrer en entrant ses blessures et ses cheveux blancs, ses médailles et ses croix, que les gros, a ce mystérieuxentrebaillement, n'aientplus Ie pas sur lespetits, et surtout que les portiers de ces antres ténébreux sachent reconnaitre de la médiocrité qui se faufile pour filouter Ie talent qui entre la tête haute pour mériter. II. Sans doute les attributions de répartiteur, en cette sorte de fonds, sont tres délicates, et Ie ressentiment des artistes est proverbial. Je ne vois que trop combien Ie gouverne- ment est pénétré de cette idéé; comme les bons crient Ie moins fort, ce sont les médiocres qu'il patrone a Ja place. C'est peut-être tres logique; mais a coup sur ce nest pas tres équitable. La sago protection des bons parlera toujours plus haut, dans 1'opinion publique, que les vaines récrimi- nations des mauvais. Je comprends qu'avec la meilleure volonté du monde il est malaise de répondre a toutes les demandes; aussi pour assurer 1'accomplisseinent d'ceuvres vraiment grandes, faut-il mème parmi les bons faire un choix des meilleurs el laisser de cöté, quand il est opportun, les talents qui ne les recommandent pas spécialement a la CHAP. II. ---- L ART ET L ÉTAT. 81 sollicitude de 1'État. Mais, pour Dieu! écartez décidément la cohue des viei Hards, des cacoehymes, des jeunes ténébreux et des manchots ! Ce sera un coup d'État, je Ie veux bien, mais n'est-ce pas un coup d'État nécessaire que d'écheniller un arbre de toutes les vermines logees dans 1'écorce et repues des sucs que Ie fruit dépérissant se voit dérober par elles? Que voit-on, en effet? Celui-ci, un vétéran de 1830, peint, sur la fin de ses jours et de sa gloire, pour s'immortaliser et gagner sa vie; celui-la est parent au sixième degré d'un ministre enrichi aux affaires, et il traite 1'histoire qui ne lui donne pas les moyens de payer son tailleur; eet autre est un septuagénaire dont les paravents de cheminées, achetés uniquement par 1'État, servent a décorer la loge des con- ciërges ministériels; eet autre, qui n'a jamais rien fait du tout, mais qui colporte depuis dix ans dans Ie monde, en gants paille et en pantalons clairs, une idéé qu'on n'a jamais connue, est Ie mari d'une dame qui a eu des bontés pour Ie frère d'un sénateur; eet autre encore est Ie fervent ami des corporations religieuses qui Ie font vivre des Sainte-Barbe et des Saint-Joseph qu'il leur fabrique; tel imbécile est décoré pour ses moines, aussi piteux que lui-même; tel autre parce qu'il a marie la fille de son maitre; d'aucuns pour on ne sait quoi; certains pour qu'ils ne soient pas tentés de rien faire. O adore a plat ventre Ie roi qu'il peint plate- ment; Q est de tous les jurys, béte comme K qui est de toutes les académies; puis c'est Ie maigre B qui donne des lecons aux demoiselles du monde; R Ie cagneux qui fait de la peinture nationale; S Ie louche qui peint des panneaux pour les boudoirs; Ie petit M qui a un oncle en position; Ie petit E qui est Ie neveu d'un cuisinier bien en cour; V Ie tortu, sur qui SI essuie ses pieds et ses pinceaux; puis 6 " 82 NOS FLAMANDS. c'est Mn"\.. pour ce qu'on suppose; MJIe... pour ce qu'on ne saura jamais; M... pour sa femme, qui est a tout Ie monde, excepté a lui; et M... pour son mollet, que la marquise... déshabille a huis-clos. Puis il y a tous les vieux professeurs, grisailles jusqu'a 1'ame, qui n'ont jamais su tenir une brosse de la vie, mais qu'il faut récompenser parce qu'ils se sont donné la peine de gagner des cheveux blancs; il y a aussi les satyres de boudoir, fagonnés aux courbettes du monde, qui promènent autour des fauteuils des dames, rengorgés comme des paons, leurs têtes vides et pommadées; il y a les personnages dont la boutonnière fleurit, qui sont connus de M. Ie comte X ou de la princesse Y, et qui sont les nis du valet de chambre de monsieur ou les batards de la cui- sinière de madame; il y a ensuite indistinctement tous ceux qui portent les cheveux longs, les ongles sales, la barbe inculteet des habits huileux; par contre, il y atous ceux qui se frisent, se rasent, se gantent, se brossent et se vêtissent de Bismark malade. En somme, il y a beau- coup de gens et de toute sorte ; mais, il faut Ie constater, il y a plus de médiocrités que de talents et plus de nullités que de médiocrités. Eh bien ! 1'art n'a que faire des consi- dérations qui font réussir les hommes dans les autres con- ditions sociales, et ce n'est pas parce que tel artiste aura couché avec la femme de son protecteur que moi, qui ne la connais pas, je sois tenu d'admirer ses tableaux. 11 importe peu que 1'artiste ait vieilli dans la pratique de 1'art, si, dans sa longue carrière, il n'a pas même appris qu'il était un sot, et, comme Périciès renvoyant aux poteries de Céramique les gateux du métier, je souhaite a ce triste \ ('tiran qu'il s'en aille planter ses choux. Depuis quand 1'artiste est-il assimilé au soldat, au méde- cin, au juge, au bourreau? L'artiste n'a pas Ie privilege de CHAP. III. — LART ET l'ÈTAT. Hó cesmessieurs; il ne rend pas de services directs et ceux qu'il rend ne peuvent être taxés a la mesure ordinaire. Le soldat dont un coup de feu a emporté la jambe est décoré et recoit une pension. De quel droit donnerez-vous une pension a 1'invalide dont la main a gagné aux batailles du pinceau le tremblement sénil sans jamais avoir fait autre chose qu'écorcher a la lettre des martyrs ou crucifier des Cbrist? Décorez-vous sa vieillesse? Pensionnez-vous sa barbe grise ?Eh donc, vite! qu'on ramasse tous les octo- génaires qui vagabondent par les chemins et qu'on les dote des mêmes avantages que ce trembleur, ce manchot, ce gacheux rente pour ses infirmités. Si aumoins 1'infirme se reconnaissait incurable, je comprendrais qu'on le pen- sionnat : il cesserait de porter les armes. III. Une chose qui prouve a l*évidence le degré de sollieitude que le gouvernement porte aux arfs, c'est le choix des sujets qu'il impose aux artistes subsidies. Sans doute homme le moins clairvoyant se dira que pour développer les mspirations originales et accélérer la marche de Tart il ne faut pas s'arrèter a des sujets qui, par leur essence meme et leur vulgarité mille fois rabachée, excluent toute recherche de sentiment personnel. Mais 1'État, qui est plus fin la-dessus que le commun des mortels, tie'iit préci-M{ NOS FLAMAXÜS. sément un autre langage, et il lui scmble que la trivialité et la banalité sont bien plus propres a la révélation des talents que les sujets d'amc et de pensee. Il serait diilicile, je crois, de compter Ie nombrc de Christ au tombeau et de Sainte-Famille qui ont constitué jusqu'ii présent les com- rnandes aux artistes. Il ne m'est pas arrivé une seule fois de causer avec un artiste en faveur au budget sans en recevoir la confidence de réternélle mise au tombeau ou de 1'imper- turbable crucifieation. On dirait vraiment que la fatalité chrétienne pèse sur 1'art et qu'il ne peut se développer hors du cercle de la légende catholique. Je prcndrai la liberté de dire au gouvernement qu'au point de vue de 1'art, de telles doctrines sont des hérésies, et qu'au point de vue général du prögrès, leur application constitué de véritables fautes. Ici, 1'art touche étroitement a la conscience publique; la reli- gion étant une question de moralité ou d'immoralité selon les temps, ce qui, il y a des siècles, formait un des éléments du salut humain est aujourd'hui rempèchement Ie plus grave a 1'émancipation sociale. La foi catholique tend a disparaitre de plus en plus de 1'amo du monde. De quel droit perpétuez-vous dans la nation, avec 1'argent qu'elle vous donne pour représenter ses idees et féconder ses prin- cipes, une source d'inspirations auxquelles elle répugne et que Ie vent du siècle a tari pour jamais ? Si la religion catholiquc vit encore aux autels, dans ses pompes an- ciennes, avec les apparences de 1'antique adoration hu- maine, c'est qu'elle se soutient par 1'habitude plutot que par les convictions, et elle n'en est pas moins mortellement frappée au coeur. Ces hommes qui vont au temple accomplir les devoirs prescrits par la religion des ancètres, question- nez-les quand ils en sortent, et vous verrez combien peu la foi catholiquc a de part au mouvement qui les y ramene CHAP. III. L ART ET L ÉTAT. 8a encore. La religion est devenue une sorte de composition des idees d'autrefois avec les idees du siècle. Celui que jadis 1'Égliseappelaitcroyant ou fidele u'a garde de la pri- mitive communion que des liens vagues qui 1'attachent seulement aux pratiques extérieures; mais Ie synibole a perdu Ie sens qu'il y adorait autrcfois, et c'est sans s'y mêler qu'il en voit les représentations. Il assiste aux sacri- fices religieux, je Ie veux; c'est que ses pères y ont assisté, c'est qu'il n'a ni la vigueur pour secouer uu joug que sa raison réprouve, ni la raison pour en reconnaitre la lacheté: c'est encore qu'il préféré se confondrc aux erreurs de la foule que se ranger a la vérité de quelques-uns. Prie-t-il? Ploie-t-il les genoux au moment de 1'élévation? Sa lèvre accompagne-t-olle avec extase Ie chant des prètres, etl'orgue qui tonne sous les voütes éveille-t-il dans son ame autrc chose que ces mystéricuses vibrations qui sont, non pas les exaltations de la foi, mais les efforts vers la foi et les surexcitations de 1'imagination entrainée en un flot d'har- monie? L'ancienne exaltation est si loin de nous que, dans les églises mèmc, les plus beaux sujets de religion, traites par Ie pinceau des maitres, n'excitent plus en nous que 1'ad- miration des formes plastiqucs, et c'est une chose mer- veilleuse de voir les gens qui se pretendent les plus atta- chés a la foi passer devant une Madeleine ou une Vierge comme devant une courtisane, en vantant la force du mo- deló, 1'expression de la doulour ou les cassures du vête- ment, sans du reste y trouver Ie moins du monde sujet ;i eontemplation. La religion dans 1'arl s'est eonvertie en morceaux de peinture. Or, si cette conversion indique suffisammenl 1'abaissement de la religion dans Ie domainc de la con- science, elle est, en tant qu'art, la négation mèmc des avan- NOS FLAMANDS. tages que 1'art pourrait trouver dans la religion. La pire chose dans 1'art est Ie morceau de peinture, c'est-a-dire la routine substituée a 1'inspiration, comme dans les religions la pire chose est 1'habitude, c'est-a-dire la convention sub- stituée a la foi. Le morceau de peinture rentre dans cette categorie de sujets oü 1'on n'a besoin de travailler que de la main, et qui ne nécessitent de 1'esprit d'autre effort que de se souvenir ou de copier. Tous les Christ du monde se réduisent aujourd'hui a mi torse plus ou moins bien brosse, et le sentiment religieux n'est plus que la science par laquelle on affaisse les muscles de la face et 1'on disloque les membres du corps. Pour les Vierges, le premier souillon d'atelier dont le corps est passable, et qui sait se tenir a genoux pendant trois heures, sert a réaliser le type divin; la virginité devient une affaire de pis-aller qui s'attrape au hasard par un jeu de draperies et par une facon de béatitude croquée en deux coups de crayon. Que j'en ai vu peindre de Vierges ainsi! Le modèle sommeillait dans un demi-jour, accroupi sous un lambeau bleu, entre une crinoline et une ombrelle ; devant, le peintre, pipe en bouche, houspillait a grosses brosses sur la toile 1'infor- tunée légende, furicux et abruti, maudissant la Vierge et envoyant a tous les diables le subside qui 1'attardait a de telles inepties. Pour que 1'art put trouver son compte a la religion, il faudrait que la foi guidat le pinceau du peintre. Mais oü donc, encore une fois, est-elle, cette foi qui faisait les Van Eyck, les Fiesole, les Cimabuë, les Dürer, les Mu- rillo? Oü donc parmi les artistes? Oü donc parmi la f oule ? Un fonctionnaire de 1'État, payé pour défendre les prin- cipes religieux dans 1'art, mais trop spirituel pour lesWNmM't. -..'■< CHAP. III. L ART ET L ETAT. 87 défendre autrement qu'en paradoxes, me disait un jour que tout Ie moyen-age, ayant vécu presque exclusivement de cette pature, nous pouvions encore, hommes de ce siècle, nous repaitre des miettes laissées par Ie moyen- age. Eh bien non! Ie moyen-age a tout épuisé : il n'y a plus rien a glaner dans les sillons moissonnés par les farouches inspirés de 1'idée chrétienne. Et, du reste, n'est- ce pas assez que, pendant plus de trois siècles, Ie monde n'ait connu que Ie spectacle des désolations catholiques, et n'est-il pas temps, après avoir pleuré toutes ses larmes aux pieds des Christ sanglants, qu'il les sèche enfin dans la contemplation d'un art moins divin et plus consolant ? Nos musées regorgent de cadavres, de douleurs et de sang : ce ne sont partout que büchers, que massacres, que pendai- sons, que crucifications. Sommes-nous destinés, dans Ie grand changement qui s'est fait, a perpétuer la tradition des bouchers catholiques tenaillant a coups de pinceau les hor- reurs des légendes fanatiques? Montrez-nous doncl'homme, 1'enfant, la maternité, Famour, mais ne les travestissez pas plus longtemps de bandelettes mortuaires et d'auréoles divines. Ah! si a la place des vaines représentations d'un culte inanimé, 1'art, épris des réalités de 1'histoire, s'attachait aux drames éclatants de 1'humanité, ne croyez-vous pas que devant ces glorieuses images du passé, les fils appren- draient a aimer la patrie, et que les pères, réveillés en leurs calculs d'intérêt par 1'exemple des ancêtres, rougiraient a la fin de leur indignité? Quelle plus grande legon offerte aux peuples que ces représentations du passé, surgissant sévères et augustes dans Ie flot même des évènements presents, en ces places publiques incessamment traversées par les passions du 88 NOS FLAMANDS. jour! Comptez-vous pour rien les enseignements de ces cc~ losses de bronzc, de ces géants de pierre, de ces titans de marbre, environnés de gloire, couronnés de siècles, sur la poitrine desquels serésument des épopées entières, et qui, sur leurs grands fronts altiers baignés de nos soleils, ba- layés de nos vents, laissent s'écheveler Ie soufflé des an- tiques héroïsmes? Ces gloires debout dans 1'agitation de nos temps, ces vieilles et pures gloires ensevelies dans 1'immortalité ne parlent-elles pas au cceur des foules ? L'homme d'aujourd'hui, passant devant elles et voyant sor- tir de ces lumineux suaires la grandeur et la majesté, ne mesure-t-il pas instinctivement sa taille a ces membrures colossales, image d'une ame supérieure et d'un esprit plus élevé? Ne sent-il pas au fond de lui-même un tressaillement d'orgueil, si par hasard l'étranger qui contemple ces héros lui demande leur nom et salue un immortel souvenir? L'ame des jeunes gens est surtout capable de ces puissantes émotions; Ie courage et Ie génie sublimés par 1'art projet- tent en eet age vibrant de généreuses ardeurs. Pareilles a ce marbre antique que Ie soleil, de son premier rayon, fai- sait chanter, lesjeunes natures, frappées do ces beaux spec- tacles, résonnent profondément, et rien nest fort a travers la vie comme ces hautes impressions de la jeunesse. Ah! s'il vous faut des hommes pour recueillir Ie soufflé des an- cêtres, multipliez les apothéoses; que toutes les têtes éclai- rées de génie ou inspirées de valeur qui, dans les luttes grondantes des champs de bataille ou dans les sereines régions de 1'intelligence, ont combattu, ont travaillé, ont .brille, qu'elles se retrouvent parmi nous, vivantes a travers la mort, rayonnantes a travers 1'ombre, comme des jalons qui nous parlent des efforts passés, comme des phares qui nous marquent les destinées futures! La, au moins,CHAP. III. ---- L ART ET l'ÉTAT. ,s9 1'originalité, excitée par la nature mème des sujets, dou- blée par 1'enthousiasme sans lequel 1'art n'atteint point sou but, 1'originalité trouve libre carrière; 1'artiste se sent ins- piré. Ce ne sont pas des fantómes qu'on lui demandc : 1'art n'aura pas a Jutter dans les nuages; il a Ie pied en terre, il vit de la vie de ses héros, 1'amc qui les transporta 1'anime lui-mème. Quel robuste coup d'épaule a la peinture d'his- toire, si Ie gouvernement détrönait pour tout de bon 1'an- cienne vogue des martyrs chrétiens et s'inquiétait a la place de nos pauvres gloires oubliées dans leur linceuls et si bien enterrées que c'est une honte a nous de n'y point jeter de temps a autre une fleur! Lc eoeur beige se remettrait a battre aux appels d'un art qui nous rendrait, en ces temps d'amollissemenl e< de torpèur, Ie souvenir des forces an- ciennes. Peinture d'histoire, grande peinture, l'admiration ac- cordée aux ceuvres de style, d'idée, de fougue et de réflexion a fait de ces deux mots des synonymes. Et, en effet, il n'est aucun genre qui, avec une recherche plus grande d'origina- lité, demande plus d'élévation d'csprit, plus d'énergie de caractère, plus de virilité d'inspiration, et offre en mème temps un champ plus libre aux tempéraments doués. Si, jusqu'a ce jour, la peinture d'histoire s'est bornée au fait matériel sans chercher a 1'éclairer des lueurs de toute une époque, si, en d'autres termes, elle na pas incarné dans Ie fait historique la synthese des temps oü il apparaissait, ce sera la gloire de notre époque de faire éclater dans une unique page tout Ie cceur d'un peuple, tout Ie mouvement d'un siècle. O grandeur de 1'art! Horizon infini de la pen- see ! Tout un siècle, toute une nation dans un tableau ! La grande peinture, a-t-on dit, a besoin pour vivre des sujets religieux: la seulement elle trouve les libertés de:. !)<> NOS FLAMANDS. 1'espace, les apothéoses dans la lumière, les ressources de la fantaisie a travers terre et ciel. C'est une e'rreur. La peinture religieuse, par la nécessité de se borner aux types conventionnels et de traiter des sujets auxquels 1'ame des foules sympathise moins de jour en jour, la peinture religieuse nest pas la peinture de vie. Si Ie génie de ses peintres en rend les oeuvres éternelles, c'est moins par la foi qui les a enfantées que par la magie du travail et la puissance de la conception; Ie monde y admirera toujours 1'esprit de ceux qui les ont congues, alors mème qu'il n'aura plus la foi pour en comprendre lesens divin. Le mou- vement du siècle nous écarté sans retour des mythologies anciennes, et a la place des dieux qui servirent si longtemps a 1'opprimer, 1'homme monte, victime qui aura son tour de royauté sous les cieux. L'art suit fatalement la marche du siècle: vainement il voudrait s'y dérober; étroitement uni a 1'esprit public, il sent passer en lui les défaillances et les énergies des pouples, en mème temps que leurs morales et leurs philosophies. C'est ainsi qu aujourd'hui la tradition mourante ne suffit plus a l'art: au sein des luttes qui mar- quent ce siècle, le mysticisme battu en brèche par la raison soulevée ne peut lutter davantage contre la vérité humaine. Les figures de 1'ombre rentreront au néant; on ne verra plus sous la clarté des cieux que les symboles rayonnants du bien et du beau. Assez de larmes, du reste, ont arrosé les clous de la croix : a force d'y presser leurs lèvres, les fils de l'Église en ont effacé la tracé du sang martyr; sous leurs mains tremblantesla croix elle-même est tombée en poussière. Un autre martyr apparaitra dans l'art, crucifié pendant de longs siècles, ayant encore aux mains la marque des bü- chers et aux pieds cello des chevalets; a son tour il verra ses soupirs recueillis par le génie des arts; son sang, glori-CHAP. III. — LART ET LETAT. nl fié par la toile et Ie marbre, criera vengeance du fond de 1'abime; son ame, qu'il fut si souvent sur Ie point d'exhaler, et qui pourtant, malgré les horreurs croissantes d'une ter- rible agonie, ne sut jamais quitter ses membres souffrants, elle parlera, elle hurlera, elle jettera 1'anathème aux bourreaux, elle éclatera comme la trompette légendaire aux oreillcs des oppresseurs, ou bien, adoucie par la foi nou- velle, elle chantera 1'hymne divin de la félicité future. Poètes! artistes! L'inspiration nest pas morte, tant qu'il y a des joies et des souffrances, et voici Ie grand supplicié des siècles, Ie forcat lugubre et innocent, Ie christ qui n'eut pas même la consolation de mourir et resta sur sa croix des mil- hers d'années, Ie voici qui tend a vous ses mains! — Or pensez-vous que 1'épopée humaine, avec ses péripé- ties epouvantables, ses désastres sans nombre, ces ombres un instant déchirées, puis rendues plus épaisses encore, ces precipices béanfs sur les chemins, ces conspirations de la terre et du ciel conjurés contre les hommes et ces foudres partout retentissantes, la croyez-vous moins propre aux grandes conceptions de l'art que 1'épopée chrétienne? On me parlera des allégories, triomphe de la peinture, des facilités qu'elle y trouve, des éléments surnaturels que la rcligion permet au travail de 1'artiste. Rien, j'en conviens, n'accuse plus Ie caractère de la grande peinture que la nature ideale de ces éléments; ce qui fait sous Ie pinceau des maitres Ie charme et la grandeur des toiles anciennes, c'est souvent 1'imposant appareil de la mise en scène. Sans doute, l'art humain, poussé aux dernières conséquences du rigorisme, ne saurait tolérer ces fantaisies surnaturelles, mais l'art est au dessus de la raison, et si celle-ci enseigne la vanité de ces fantaisies en en démontrant 1'impossibilité, l'art, qui ne relève que de lui-même, a Ie droit de repousser 1 1 p 02 NOS FLAMANDS. ses lecras et de s'ouvrir les chemins que condamne la science. Ainsi, en ses grands rêves, Tart, lancé dans les horizons poétiques, nest pas forcé de bomer son vol au compas de la raison, et Ie ciel oü il se lance, en lui ouvrant un autre monde, livre a son caprice 1'éblouissante chimère de ses profondeurs. C'est Ie propre de 1'allegorie de se servir du surnaturel. En descendant du ciel sur la terre, qui empèche 1'allégorie, devenue humaine par ses sujets, de reprendre au ciel ses anciens attributs? On dira qu'il y a disparate, qu'une idéé humaine ne peut se réaliser dans un milieu surhumain, que 1'allégorie doit conséquemment chercher ses moyens d'exécu- tion sur la terre, dans la réalité, et non dans la fable et dans les nuages. C'est raisonner justement, mais quelle ceuvre d'un peu de génie ne vaut mieux que touslesraisonnements du monde? — L'allegorie me semble 1'incarnation de 1'idée pure avant son application aux choses humaines. Ainsi, quand je songe a la république, j'en ai 1'idée dans la tête : tant que je ne la fixe pas par un souvenir, 1'idée demeure vague et infinie : une fois fixée, elle perd sa grande univer- salité. La république dans son sens général est un sujet d'allegorie. Si je suis peintre, comment Ie rendrai-je? Evo- querai-je la pensee d'une des révolutions par lesquelles on a cherché a Ia donner au monde ? Soit, mais alors ce sera de 1'histoire, non plus de 1'allégorie. Or, 1'allégorie, par son caractère infini, non précisé, est bien plus large que Ie fait de 1'histoire. Je me tiendrai donc au sens géné- ral; mais si je n'ai recours au surnaturel, marquerai-je bien la grandeur farouche et majestueuse de la république? Le spectacle de quelques hommes furieux, hors d'eux- mêmes, en haillons, luttant contre des soldats, sur des barricades et parmi des cadavres, rendra-t-il l'imposanteCHAP. III. h ART ET L ÉT AT. 95 idéé de la république ? Moi qui veux me tenir a 1'austérité de 1'idée sans la souiller du sang des luttes, parviendrai-je a exprimer ce que je veux? Non, on reculera devant ma toile : on dira émeute, alors que c'est république qu'il faut qu'on dise. Je devrai donc effacer de mon tableau ces per- sonnages qui, en la précisant, rapetissent 1'idée, et prendre pour représentation de cette grande pensee, non plus des hommes et un fait historique, mais les fictions de 1'allé- gorie et les ressources qu'eJle me donne. Je conviens que la dénomination d'allegorie a été souvent appliquée a de si sottes conceptions que la défaveur qu'elle porte est parfois justifiée. Mais je n'en défends pas moins un genre qui, sous un pinceau énergique, peut réussir grandement, et si les mythologies pomponnées de Boucher, symbolisant les amourettes libertines de la Régence dans les paysages llouris de Cythère, peuvent donner a croire que 1'allégorie n'est susceptible que de ces mignardises, je dirai que tout comme elle emploic les azurs tendres et les aubes pourprées de Boucher, elle se sert aussi des éclairs et des foudres de Rubens, quand elle s'approprie aux grandes pensees. Que la peinture religieuse lègue donc a 1'allégorie hu- maine ses nuages enflammés oü roulent les ouragans, ses figures symboliques volant a travers 1'espace, ses apo- théoses et ses flamboiements, que derrière Ie masqué de la fiction, condensation ideale de la pensee, on sente battre 1'humanité. J'admets vos anges, si je sais qu'ils sont pris au figuré, symbolisant seulement les idees pures, comme Ie progrès, la raison, la révolution qui n'ont point de visage dans la réalité. Toutes ces choses sont peu senties des gens chargés chez nous des destinées de 1'art, ou, si elles Ie sont, il n'y parait j u NOS FLAMANDS. guère. L'argent qui se dépense en subsides pour la fabrica tion des toiles religieuses est un argent perdu pour l'art. Que dis-je? l'art, étouffé sous 1'accroissement de ces lieux eommuns, y perd lentement sa vigueur et son originalité; 1'artiste, habitué a y trouver des ressources commodes, ne cherche plus a se renouveler dans des créations indivi- duelles, et, s'il parvient a en vivre matérielleraent, Tarten meurt moralement. Et que fait-on, d'ailleurs, de nos musées (1)? Les voyons- nous se remplir? C'est a peine si tous les cinq ans une ceu- vre nouvelle y fait son apparition. Que me citerez-vous, si je vous demande quelles toiles de nos maitres s'est acquises, en ces derniers temps, Ie gouvernement? Je ne vois autour de moi, quelque effort que je fasse pour trouver, qu'un chef- d'oeuvre jeune et vivant (Ie Stevens), qui fait rougir les momies accrocbées aux murs. Est-ce suffisant?Et les Leys? Combicn en comptons-nous? Un seul, do la première ma- niere, lisse et mou, bien composé, et assez pauvrement peint. De Gallait? Pas un, si ce nest quelques chiens dans un paysage de Ivuyttenbrouwer. De Portaels? Unet des plus fades. Do Pauwels? Un. De Degroux? Un. De Lies? Un et pas des meilleurs. De Jos. Stevens? Un. De Dillens? Un. De Claes? Un s^ul bon. De Roelofs? Un. Ainsi, les unités s'alignent sans faire un total bien considérable. — (1) On a pourtant songé a restaurer lc musée ancien. Les toiles pourris- saient. On les a remuées; c'est tonjours cela. Mais au licu de les pèle-mêler, on cüt dü les ranger par écolc. — J'ai un peu ri de la salie Rubens — du reste très-heurcusement décorée par les soins de M. Willamc. On fait une salie il Rubens et Pon n'oublie qu'une chosc, c'est de 1'y meltre.CHAP. III. — L ART ET L ÉTAT. 93 Avouez que c'est la patroner les arts a peu de frais et sans grands efforts. L'art ne connait pas les cxclusions. Il adinet tout ee qui est bon; il ne rejette que ce qui est mauvais. Pas plus que l'art, 1'État ne doit connaitre les distinctions. Les genres n'existent pas a ses yeux : que 1'un s'applique a la grande peinture, que 1'autre se livre au petit genre, si tous deux, dans leurs toiles respectives, montrent également du talent, les distinctions sont impossibles. On 1'a dit : un beau paysage vaut une page d'histoire. -\on-seulement le génie du paysagistc est aussi merveilleux que celui du pein- tre d'histoire, mais 1'effetdeces genres différents est égale- ment puissant. L'impression d'une campagne ou grandiosc ou charmante, avec les enchantements du ciel, des ombres, et des feuilles, remplit tout autant 1'ame que le spectacle des grandeurs humaines dans une incarnation héroïque. Le genre même, plus modeste en ses apparences, pro- fond parfois par la finesse et 1'obscrvation, tient sa place a cóté des autres classifications de la peinture. Si le pay- sage charme ou saisit, si le tableau d'histoire élève ou transporte, n'est-ce point encore un mérite, a cöté de cette puissance et de cette élévation, que la petite moralité mali- cieuse des sujets spirituels dont on rit d'abord et qui font penser ensuite? Le genre, d'ailJcurs, a le champ large, et s'il fait rire, il fait aussi pleurer. Le drame, aussi bien que la comédie, cadre avec sa riche fantaisie. Des lors, dans sa sphère qui s'étend et s'élève, on voit apparaitre la figure douloureuse de la passion et du malheur. Une sorte de phi- losophie sévère a succédé a 1'humour piquante, et 1'huma- nité, saisie dans ses grandes expressions, a fait place a 1'homine, photographié par ses petits cotés. Le genre est comme la lorgnettc dont un bout agrandit les objets qu'elle 96 NOS FLAMANDS. fixe et dont 1'autre les rapetisse. Quoi qu'il en soit de ces deux f aces opposées, le rire comme les pleurs a ses enseigne- ments, et je ne saurais comprendre 1'exclusion de cette ma- niere de peinture, pas plus au point de vue de 1'exécution qui exige un talent égal a celui des autres genres, qu'au point de vue des résultats, qui sont équivalents. Le talent a partout des droits. Ces droits varient selon le talent, j'en conviens; tel talent, dans tel genre, en emporte plus que tel autre dans un genre inférieur, mais nul talent, s'il est a la hauteur de l'art qu'il cultive, ne doit supporter d'oxclusion. Je no sache pas que 1'État ehez nous professe devant le ta- lent cette égalité du principe des répartitions. Le paysage et le genre, abandonnés au profit de lapeinture religieuse, sont en médiocre estime au budget. Sans doute le placement en est moins facile : il n'est si mince sacristie qui ne reven- dique son Christ; il n'est si mince église qui n'obtienne sa Vierge. Églises et sacristies sont pour les commandes reli- gieuses un placement qui concilie avec le souci de l'art le souci d'une politique personnelle. Malheurcusement l'art est au dessus de ces conciliations. L'État ne doit point pa- troner l'art dans les manifestations qui peuvent seconder ses vues et ses interets. L'art est libre : il n'est pas le ser- viteur des coteries. L'État ne peut vouloir abroger cette in- dépendance : sans elle, l'art, dominé par des influences étrangères a son principe, rampe tristement terre a terre. Qu'il considère les grandeurs que l'art trouve dans sa liberté plutot que les tristes avantages que lui-même retire de sa servitude. Toute oeuvre qui ne repose pas sur la foi, a quelque chose que cette foi se rapporte, et qui, pour se produire, a subi d'autre inüuence que le libre mouvement de 1'inspiration est indigne de l'art et sans profit pour laI» ,;%- •• n CHAP. III. ---- L'ART ET L'ÉTAT. 97 politique des gouvernements. La foi seule crée les ceuvres d'art, et c'est la bonne foi qui fait les bons gouvernements. Je me suis plaint du vide de nos musées, et vraiment je ne congois pas comment un musée décoré du nom ambitieux de musée moderne a la prétention de représenter les ten- danccs de 1'art actuel. Encore si, a la place de cette dénomi- nation superbe qui implique 1'idée d'une vaste collection oü tous les genres et tous les pays seraient caractérisés par des ceuvres saillantes, Ie musée s'appelait tout simplement mu- sée national; je comprendrais qu'il n'y eüt point la de représentation étrangèrc. Mais j'entends bien, il s'agit d'un musée moderne. J'avoue ici ma honte et je rougis pour Ie pays. Quoi! musée moderne, alors que la Belgique n'y compte pas même ses maitres, que la France ne s'y revele que par une csquissc de Delacroix, deux crayons d'Ingres et un dessin de Decamps, que i'Allemagne ne s'y devine même pas, et que l'Angleterre y est a l'état de mythe? Oü donc est Ie vieux bon sens flamand, si nous prenons une coquille de noix pour un batiment do guerre, et quoi donc nous pré- servera des moqueries de 1'étranger, si nous n'avons plus même un refuge dans la conscience de nos balourdises? Un musée incomplet est de petite valeur; il importe peu que des ceuvres d'art y soient disséminées, si, par un heureux groupement, on ne cherche a en faire valoir les dissemblances et les similitudes. Il faut que les rapprocho- ments mettent en évidence, outre 1'esprit général et 1'in- fluence du siècle qui a produit 1'oeuvre, 1'inspiration par- ticuliere, les tendances individuelies et les progrès de cha- que artiste. Mais s'il en est ainsi pour les musées anciens, a plus forte raison ces considérations s'appliquent-elles aux musées nationaux. Quelles lecons trouvera-t-on dans un 798 NOS FLAMANDS. musée démembré, et quel moven, sans une suite ordonnée et complete, de dresser dans l'avenir les annalcs de 1'art? — Un pays qui veille aux destinées de 1'art doit posséder un musée national complet. En est-il ainsi chez nous? J'ai prouvé que non. De tous les talents que je citais a 1'appel, combien se trouvent dans notre musée, on Fa vu : les meilleurs sont exclus. Est-ce indifférence ou question d'ar- gent? Je ne veux pas Ie savoir. Non seulement les grands créateurs étrangers manquent, mais même les nationaux. Or je vöudrais y voir les uns et les autres. La comparaison a coup sur serait excellente : les nationaux, par 1'étude des étrangers, apprendraient a mieux se connaitre, et jugeant de leurs propres défauts par les qualités qu'ils verraient chez les autres, puiseraient chez ceux-ci des éléments nou- veaux pour 1'école nationale. Le siècle se porte a 1'éclectisme, et les traditions se mêlent; c'est, selon la quantité du mélange, un mal ou un bien. Sans doute, la tradition doit se renouveler, sous peine d'être un cercle oü sans cesse 1'on tourne comme 1'écureuil en sa cage, sans progrès ni novations. Mais elle se renou- velle surtout en elle-même, conformément a son essence et a ses principes. On comprend, du reste, qu'elle ne saurait se dérober complétement au mouvement de 1'art chez ses voisins, et il en passera quelque chose dans ses propres allures; ces éléments étrangers, s'ils sont ménages avec prudence, ne peuvent même que lui être propices, comme de certains croisements. Je 1'ai dit tan tot : il est a sou- haiter que les écoles d'un pays aient i'occasion de se com- parer a celles des pays voisins, et, certes, ce nest pas pour ehanger la tradition contre une mode nouvelle; ces com- paraisons servent au contraire a mieux faire connaitre la tradition, les innovations qu'on y peut apporter sans enCHAP. III. ---- L ART ET L ÉTAT. 99 altérer Ie fond, les accommodements qu'il lui est possible de prendre avec les idees contemporaines, les qualités qui lui manquent et les défauts dont on doit se garer. Je ne veux pas apprécier ici Ie mérite de 1'école fran- caise; il me sulfira de dire que son influence sur Tart mo- derne est considérable, et Ie talent de ses maitres la justiiie pleinement. Sans tradition, si ce nest la tradition batarde de Poussin et la tradition rococo de Boucher qui seule lui appartient en propre, 1'art francais a surgi de ce siècle, infiniment varié et grand dès ses commencements. Je com- prends que les nations tournent les yeux vers lui et s'ins- pirent des hautes originalités qui Ie signalent. Pourtant, nous autres Flamands, dont la tradition est si belle, avec des bases si solides en nous-mèmes, n'oublions pas que Ie tem- perament francais ne cadre pas avec Ie nötre et qu'il y a chez lui pour nous des enseignoments a prendre plus que des modèles a suivre. Il est pourtant un genre oü la France est sans rivale, je veux dire Ie paysage. Sans doute Ie paysage flamand a son individualité pro- noncée; mais elle lui vient plutöt des sites qu'il représente que du procédé de 1'exécution. Les transparences de 1'air n'y ont pas la magie du paysage francais; les soleils n'y brillent pas de lueurs aussi éblouissantcs; les matins n'y roulent pas des brumes aussi lumineuses. C'est Ie sol, c'est Ie ciel, ce sont les Flandres, mais 1'illusion manque, ou pour mieux dire, 1'ame du paysage. Le paysage flamand sent ce qui lui manqne, et pour se completer, son instinct le porte vers 1'école francaise. Il y apprendra en effet cette légèreté de brosse qui lui fait défaut, la verve qui enlève, 1'inspiration qui interprète et ne veut pas copier; son procédé un peu lourd s'amollira100 NOS FL4MANDS. par l'étude de cette facture souple et légere, et sa ro- buste énergie y puisera la grace qu'elle n'a pas encore trouvée. Mais oü sont les Rousseau, les Daubigny, les Troyon, les Corot, les Diaz, les Millet? Je cherche en vain: c'est a peine si les nötres s'y rencontrent. Des lors, comment les jeunes artistes,sans la comparaison des talents étrangers.pourront- ils agrandir Ie cercle de leurs idees, n'ayant jamais devant eux que 1'exemple des écoles oü ils se forment?—L'oiigina- lité de l'artiste se compose de deux éléments: l'étude et 1'ins- piration. Celle-ci est affaire de nature: l'étude seuleest en sa puissance. Or, l'étude pour lui c'est la comparaison; quand il a comparé, il sait ce qu'il peut prendre, ce qu'il doit laisser. On dira qu'il peutétudier les nationaux: sans doute, ce sera Ie beau de son talent d'en garder Ie caractère; mais, tout en restant lidèle a 1'esprit de 1'art dans son pays, s'il voit des progrès chez ses voisins, il doit lesétudieret s'y soumettre, car Ie progrès ne por te pas de cocarde et 1'art n'a pas de frontières. IV Une garantie de progrès pour les arts, c'est Ie degré d'es- time oü on les ticnt et la dignité qui préside a leur mode de rémunération. Partout oü les arts n'ont été considérés que comme une superfluité de 1'opulence particuliere et non comme une des nécessités de 1'éducation publique, — chezCHAP. IV. ---- L ART ET L ÉTAT. 101 E les peuples surtout qui,incapables de s'élever avec eux aux pures régions de 1'esprit, n'ont vu dans leursprètres inspirés que des facons d'ouvriers dont 1'enthousiasme et Ie génie, toujours enbride, se paient a la commande, —jamais les hautes clmesde la pensee n'ont été atteintes, —jamais Ie ni- veau d'une certaine médiocrité routinièreothabile n'aété dé- passé,—les nobles ardeurs, les vaillants efforts, les apres ré- voltes de 1'esprit dans les grandes luttes de 1'idéal y sont toujours demeurés inconnus. S'il faut parier au contraire des nations oü l'intelligence publique seconde les arts par un noble enthousiasme, est-il nécessaire de remonter aux ma- gnifiques exemples des républiques anciennes, pour appré- cier Ie stimulant que les arts trouvent dans Ie respect des citoyens? S'il importe a 1'artiste que les productions de 1'esprit soient rétribuées, Ie salut de 1'art dépend de considé- rations supérieures, et des monceaux d'or, couvrant la toile et Ie marbre, ne Ie sauveraient de la décadence qu'a la con- dition d'être, au lieu du salaire de la besogne accomplie, Ie témoignage d'une sympathique admiration. Or, cette dignité, sujet d'éternelle émulation parmi les artistes, — qui les enveloppe comme d'une chaude et caressante atmos- phère oü croissent les hautes inspirations, — cette dignité existe-t-elle en Belgique? L'estime que nous accordons aux arts s'étend-elle plus loin que les libéralités par lesquelles on en achète les oeuvres, et savons-nous être amateurs magnifiques en même temps que protecteurs chaleureux? Poussons-nous la considération des arts jusqu'a oublier de marchander, et regardons-nous la rémunération qui leur est due comme peu de chose a cóté de 1'admiration qu'ils méritent? Sans doute, il y a ici comme ailleurs des esprits délicats qui se plaisent a la contemplation des belles choses et qui ne pactisent pas, pour les posséder, avec102 NOS FLAMANDS. ï'attrait qu'elles ont pour eux. Mais j'entends parier de la masse, et je songe surtout au gouvernement. Est-ce une preuve d'estime que ces subsides sans raison et sans équité donnés a des artistes de contrebande et de pacotille ? Est- ce une preuve de dignité que les contestations surgies a 1'égard de certaines toiles taxées par 1'artiste a des prix sans remise et marchandées, comme articles de com- merce, par les maitres du budget? Est-ce enfin un encou- ragement pour 1'art que Ie crédit accordé aux maigres talents prönés par la raison d'état ou recommandés par la modicité des prix? L'art n'a pas de comptes courants. Faisons ici un aveu: 1'artiste est souverainement dépré- cié dans ce bon vieux pays de Rubens, et Ie plus mince épicier qui fait sonner dans sa poche des pièces de cent sous est plus en honneur que 1'artiste qui n'a pour fortune que son inspiration. Or, les travers d'une nation sont, la plupart du temps, les fautes de ceux qui la gouvernent, et la masse, qui ne fait que suivre 1'impulsion donnée, n'est qu'a demi-responsable des ignorances oü on la main- tient. On me dira que Ie gouvernement s'occupe des arts, puis- qu'il entre pour une bonne part dans la création des écoles d'arts industriels. Je 1'en remercie, mais la protection de cette branche secondaire greffée sur Ie tronc de l'art pro- prement dit, ne justitie pas 1'abandon oü il laisse celui-ci. Qu'il etende dans la plus large sphère possible les efforts de 1'industrie, et que, dans la plus forte mesure, il y mêle les notions élémentaires de l'art qui sont Ie dessin, la con- naissance des proportions, et la theorie des perspectives, cela n'est rien tant qu'il ne montrera pas pour les arts une estime particuliere et qu'il ne récompensera pas les artistes d'une maniere eclatante. Ce n'est pas la connaissance desCHAP. IV. — L'ART ET l'ÉTAT. 103 lignes qui répandra les notions du beau; ces simples études, dégagées de rintelligence supérieure et du sens exquis de I'art, ne sont bonnes qu'a produire des critiques suffisants et ignares, comme il s'en voit dans toutes les branches de l'esprit, parmi les demi-spécialités gonflées de lieux com- muns. Mais la science du beau, ce tact délicat qui se con- nait aux fines inspirations, ce flair de l'esprit qui se plait aux parfums de I'art, comment les développerez-vous, si ce n'est par 1'exemple de vos propres sympathies, par la sé- duction des grandes récompenses aux artistes, par les pres- tiges enfin qui assurent a I'art une place supérieure dans i'opinion publique? Aimez d'abord I'art vous-même afin que les autres 1'aiment aussi, et tenez pour certain que, sans eet amour profond et intelligent, dussent des foules entières s'asseoir chaque jour aux bancs des académies, 1'enseignement qui s'arrête aux lignes sans descendre au cceur de I'art produira peut-être de bons artisans, jamais de bons artistes. Il faut a I'art les encouragements sérieux, les pompes publiques, les triomphes éclatants et ce tumulte de fête que figurent, dans les apothéoses picturales, les énormes trompettes sonnées par les Renommées joufflues. Il faut enfin ces excitations toutes-puissantes, composées des applaudissements des masses et des hommages des esprits d'élite, qui sont comme la manifestation matérielle de la gloire. Ne vous semble-t-il pas, en effet, que les ceuvres sorties chaudes et palpitantes des méditations de l'esprit valent bien les artificielles créations enfantées par la science de 1'engraissement et promenées en triomphe par les carre- fours au son des musiques? Pourtant, qui donc a Ie plus de trompettes, de l'artiste couronné ou du bceuf gras? Lequel voit s'amasser les foules sur son passage, réjouies, heu- iOi NOS FLAMANDS. reuses, avec des battements de mains et des bravos? Ce n'est certes pas 1'artiste, —auquel on ne songe guère, et qui cuvc ses triomphcs dans une désolante solitude. —Parlez-moi des médailles et des décorations. La belle ehose et biën propre a inspirer 1'émulation aux talents! Nous croyons avoir tout fait quand nous avons décerné des médailles et des cordons, et vraiment nous n'en sommes pas avares. Mais qu'est-ce donc, en vérité, ces maigres et omcielles récompenses, lon- guement débattues par des jurys souvent intéresses, décer- nées pour des raisons oü 1'art n'a rien a dén teler, et silen- cieusement promulguées un beau matin par la voie du Moniteur? Toutes les médailles du monde ne feront pas un seul artiste, et cette froide comédie ne vaudra jamais, aux yeux d'un homme de coeur, Ie chaud battement de mains d'un homme du peuple. Comment entend-on, en effet, 1'en- couragement des jeunes artistes a la première étape du succes, au premier pas dans la carrière des victoires? Les ministres, en habits chamarrés, sont assis autour d'une table ; a cöté d'eux, rayonnants d'immortalité, les acadé- miciens se consolent de leur grandeur en se curant les ongles et se bouchant Ie nez de tabac. C'est 1'heure; alors un homme grave, dage vénérable, un médecin, je suppose, ou un apothicaire, se léve dans Ie vaste silence d'une enceinte dépeuplée et prononce, sur les avantages des arts appliqués a la confection des seringues, un long discours scande d'une voix monotone, pour 1'acquit de conscience de 1'Académie, ou simplement parce que sans discours on ne saurait trop comment combler les deux heures fixées pour la cérémonie. Cependant, dans I'air muet, Ie dernier mot a rctenti, et une autre voix qui s'élève en ce moment énonce les noms des lauréats. L'artiste se léve et va recevoir des mains du bureau la pancarte oü son triomphe est consi-CHAP. IV. L ART ET L ÉTAT. 10Ö gné, puis il se rassied, et quand une douzaine d'amis com- plaisants, une familie attendrie et les pompiers de service ont répondu a 1'énonciation des prix par quelques applau- dissements, tout est dit, Ie triomphe est consommé, 1'ar- tiste s'en va avec les jouissances de cette grande journée. Quoi! est-ce donc la tout pour ce jeune homme, pour ce jeune esprit, pour cette imagination ardente déja préoccu- pée de gloire, pour cette nature nerveuse et passionnée, sujette a des retours, a des défaillances, a des arrêts, qu'il faut stimuler, éperonner, armer contre les obstacles? Des pompiers, des habits broches, des fonctionnaires ennuyés, des académiciens qui baillent, la précipitation d'une corvee officielle, Ie glacial silence d'une salie a demi-vide, quel- ques bravos endormis qui n'osent rompre Ie fatal enchante- ment! Ah! je ne demande pas de musique, je ne demande pas de couronne, je ne veux pas de serenade, je ne veux pas du speech encouragcant d'un fonctionnaire. Quelles traces laisseront-elles dans la mémoire, ces fugitives dé- monstrations réglées selon les convenances et poussées juste au point oü, 1'approbation de rigueur étant satis- faite, on songe a sauvegarder ses gants? Ce qui serait beau, ce qu'il faudrait en ces vraies solennités de 1'art, ce qui devrait entourer ce jeune lutteur entrant dans 1'arène, en qui s'annoncent peut-ètre de hautes destinées, c'est Ie coeur d'une foule, ce sont les sympathies en dehors de la parade et de la commando, co sont les naïfs mouvements de 1'admiration publique, c'est toute la jeunesse accourue des écoles et des académies sans rivalité et sans rancune, et protestant par 1'ardeur de ses démonstrations contre la tiédeur des applaudissements officiels. J'affirme qu'au milieu des misères que ce siècle a créées a 1'art et des luttes que la conscience de 1'artiste doit soutenir106 NOS FLAMANDS. a chaque pas contre Ie gout du jour, Ie souvenir des commencements applaudis, de cette fète enivrante oü s'en- trevit a ses yeux la face de la gloire, de ce concours de monde accouru pour Ie saluer et Ie soutenir, ce charmant et grand souvenir Ie mainticndra debout, en haleine et en force, comme un homme de qui Ton attend beaucoup et qui ne veut pas succomber sans avoir répondu a de belles espérances. Certainement nous ne sommes plus a ces beaux temps de la Grèce oü 1'art était considéré comme la plus haute exalta- tion de 1'esprit, oü les artistes s'achetaient par leurs triom- phes, a coté des grands citoyens, une place auPrytanée, oü la sceur d'un Cimon se faisait une gloire d'avoir posé, modèle et maitresse a la fois, pour les tableaux d'Apelle, oü les artistes marchaient dans une lueur de gloire, célébrés a 1'égal des dieux; alors les chefs-d'ceuvre de la pensee, disputés par la rivalité des peuples, suscitaient sur les champs de bataille de sanglantes revendications. Nous no sommes plus aux temps oü Ie génie palpitait sous la tempe des foules, oü les enthousiasmes publics dressaient a Phidias ou Polygnote de triomphantes apothéoses, oü des peuples de statues, vivants rappels des hommes et des choses, se rencontraient dans les temples et dans les rues, oü les joies, les deuils, les fètes, les affections du foyer, les rivalités de la place publique se manifestaient sous la forme de 1'art, oü les athlètes avaient leurs marbres comme les héros, oü 1'on multipliait les dieux pour en pouvoir multiplier les statues, oü 1'art était partout dans 1'air, dans la flamme des solcils, dans les conversations particulières, dans les discussions de la place, et formait Ie souci principal des plus graves citoyens. Nous sommes en un temps plus rassis, moins évaporé, moins futile; nous avons mis IeCHAP . — iv. — l'art et l'état. 107 cadenas a nos transports; notre gravité nous écarté de la folie des apothéoses. Pourtant, sans compromettre notre dignité et sans mon- ter au ton des vieux enthousiasmes, ne pourrions-nous, a la place des médailles et des rubans, donner aux artistes un peu de respect et d'admiration? J'ai assisté plusieurs fois a la remise des prix aux lauréats des concours de Rome : chaque fois j'en suis revenu froissé et navré. Et doit-on s'étonner des froideurs du public en ces belles et nobles cérémonies? Quolle estime pourrait-il avoir pour des artistes qu'on ne lui apprend pas a honorer, qui émar- gent au budget comme des valets ou comme des indigents, et dont il ne voit que de petites ceuvres sans inspiration et sans originalité? Cette indifférence n'est-elle pas tres naturelle, quand on songe que pour ses représentations so- lennelles, au temps des expositions, l'art ne trouve pour s'abriter, comme un pauvre honteux qu'on niche au chenil ou qu'on parque a 1'étable, a la place des musées qui sont ses seules maisons, qu'une baraque de bois branlante au vent comme un échafaudage decarton et faisant eau comme une barque mal radoubée, laquelle baraque, construite pour les besoins de l'art, loge trois mois de 1'année les marbres et les toiles, et Ie reste du temps, selon que 1'occa- sion s'en présente, des porcs ou des meions, tant qu'a la fin, après quatre ans de résistance héroïque, prés de crouler, on 1'abat, moisie et véreuse, abritant des araignées et des champignons ? V. Dans Ie petit proces que je fais ici au gouvernement, ie ne m'aveugle pas sur ses mérites réels, — 1'enseignement de 1'art, par exemple. Le nombre croissant des écoles de des- sin témoigne suiBsamment des excellentes intentionsde 1'Etat. Mais s'il est bon, s'il est nécessaire d'avoir des écoles de dessin, si les vocations, évoquées par des études pré- liminaires, s'y révèlent a la voix des maitres, encore faut-il reconnaitre que c'est la 1'exception et qu'on y peut faire de corrects dessinateurs plus que de vrais artistes. C'est trop se borner, quelque développemcnt du reste qu'on apporte a ces écoles, que de restreindre a leur formation les sollicitudes de 1'État, car les écoles, marche-pied des hautes études, abandonnent 1'élève alors qu'il ne sait que peu de chose encore, au moment oü le désir lui vient d'en savoir plus. A Dieu ne plaise que je veuille mettre en doute les avantages des écoles de dessin! J'y vois, pour 1'esprit du jeune homme, une application sérieuse qui lui donne, jus- qu'a un certain point, 1'idée de la juste mesure et fait naitre en lui, par une secrète harmonie, l'ordre, le gout et la symetrie. Si 1'enseignement tout matériel qu'il y trouve ne lui inspire pas les enthousiasmes du beau, — du moins, devant ces platres qu'il copie, dont il entend vanter les merveilles, oü il cherche la ressemblance des lignes et deCHAP, v. — l'art et l'état. 109 1'expression particuliere, il pressent Ie beau, — vaguement, je Ie veux, puisqu'on ne lui en donne aucune notion et que Ie maitre est content s'il Ie voit réussir en des reproduc- ' tions banales; — mais ce nest la que la conséquence d'un enseignement mal compris et Ie vice d'un mode imparfait que Ie temps modifiera. Ah! sans doute, quand je verrai, en ces écoles oü 1'esprit et Ie coeur viennent chercher un divin aliment, les maitres, oublieux des formules stériles, non plus Ie compas et 1'équerre a la main enseigner a 1'élève les proportions géométriques, parier, a propos de l'art, Ie froid langage de i'arithmétique, et simplement former chez 1'enfant 1'habi- leté manuelle, mais, par des explications graduées, sans prétention et avec simplicité, découvrir Ie mystère des lignes, en dévoiler 1'ame cachée, révéler la secrète beauté enfermee dans les ondulations de la forme, ah! sans doute alors 1'institution sera parfaite : si tous ceux qui participe- ront a de telles lecons n'y prendront pas les qualités que la nature donne seule a l'artiste, du moins ils y recueilleront un fond d'élégance et de gout qui les distinguera dans toutes les carrières; de plus, ils y prendront 1'intelligence de l'art, des notions justes et süres, mieux que des notions, la force d'iïme et la finesse d'esprit oü se puise 1'enthou- siasme. Mais quel pas a faire! J'ai vu dans ces écoles de tout jeunes enfants : les uns, d'après la Vénus ou 1'Her- cule, copiaient des lignes et cherchaient la ressemblance : les autres, pétrissant l'argile, y modelaient, selon la bosse, des contours, des formes. Je fus émerveillé de tant de souplesse et de facilité. Alors, parmi ces enfants, je pris Ie plus habile, dont 1'oDuvre, prompte et parfaite, indiquait un don spécial, et je lui demandai, de fa^on a ce qu'il prit plaisir a me Ie dire, quelle expression Ie sculpteur avait mis110 NOS FLAMANDS. dans sa statue. Il demeura bouche béante, et je n'en pus tirer autre chose, si ce n'est qu'on ne Ie lui avait point dit. Les académies, dans Ie large système de 1'enseignement manuel et de 1'enseignement oral, 1'un expliquant 1'autre, sont des institutions excellentes oü je voudrais voir se completer 1'éducation des jeunes gens, sans distinction de carrières. Mais, telles qu'on les voit aujourd'hui, les aca- démies, profitables a l'ouvrier, nuisent a l'artiste. Bien de jeunes esprits qui sans elles eussent porté fruit, soumis aux doctrines pédantes des maitres a rengaines, y perdent la fraicheur des idees, la jeunesse des conceptions, la li- berté de 1'imagination, et, en retour, en emportent la sénilité, la froideur, 1'effort patiënt et stérile, 1'épuisement des vaines recherches. Non, vraiment, ce n'est pas la faute des maitres si, bravant 1'influence des traditions mal expli- quées, l'artiste parvient a se frayer a travers 1'ornière un libre chemin, et si, au sortir de ces classes oü on lui a dis- séqué 1'art, comme un cadavre, sans lui en montrer les secrets ressorts, il secoue a la porte la poussière classique sous laquelle on y enterre ses jeunes inspirations. VI. Des esprits prévenus se sont élevés contre Ie système des académies et 1'on a dit que jamais une académie ne ferait un artiste. Il est clair que tirer du néant quelque chose est chimère impossible et que semer dans la pierre n'amène point a grande récolte. Ainsi 1'on prodiguerait les plusCHAP. VI. ---- L'ART ET l'ÉTAT. lil merveilleux enseignoments a l'homme qui, par nature, temperament ou incapacité, nc saurait les concevoir ni s'y appliquer; ces belles lecons seraient peine perduo. Mais que, dans une académie bien reglementée, il se rencontre de jeunes intelligences, je ne veux pas même des aptitudes spéciales, mais bonnement des esprits ouverts, capables d'instruction; confiez-les, ces jeunes cerveaux, a des maitres comme il en faut, qui sachent et sachent pourquoi, des hommes du métier sans doute, mais qui Ie comprennent, c'est Ie petit nombre; qu'ils apprennent de ces maitres les lignes, les formes, la maniere d'arriver a la ressemblance, la valeur des proportions; que, de plus, derrière les con- tours, sous la matière, ils prennent 1'habitude de chercher un sens, une idéé, une expression, 1'ame enfin; que, dans ces lecons oü la main se forme, leur cceur se forme en même temps, et qu'un rayon du beau, jaillissant des mar- bres qu'ils étudient, tombe en eux; alors vous verrez ce que peut, ce que doit être 1'enseignement de 1'art dans les académies, qu'elles sont merveilleuscment propres a hater les vocations particulières, et d'autre part, a former, pour Ie beau, Ie vrai et Ie grand, les esprits même qui ne sem- blaient pas portés vers 1'art; que rien ne se perd de ces germes féconds jetés avec intelligence dans de jeunes natures; qu'ils préparent 1'esprit aux fortes contemplations, aux rêveries puissantes, non a des chimères poussives oü s'affole 1'idée et qui s'éparpillent sans pouvoir se formuler; qu'enfin, artistes ou non, de pareils élèves se rencontreront dans 1'idée, ceux qui Ie sont par la création, ceux qui ne Ie sont pas par la compréhension.UT VII Il est des différences, a coup sur, entre 1'enseignement de 1'artisan et celui de 1'ai'tiste: 1'artisan s'exerce principa- lement sur la matière qu'il fagonne en vertu des formes auxquelles elle se prête; s'il y met 1'idée, il s'élève au dessus de la condition d'artisan, et, par la création, il devient artiste. La création est Ie seul point par lequel il puisse se rapprocher de 1'artiste, qui, certainement, pour formuler son idéé, travaille la matière aussi, mais ne saurait mériter son nom, si a la perfection du travail matériel il n'ajoute les raffinements de 1'idée. Je ne nomme pas artiste Ie brosseur habile ou Ie modeleur ingénieux qui, tripotant avec science la pate des toiles ou taillant dans Ie marbre des contours faciles, se contente, par un esprit étroit, d'y por ter la res- semblance et la réalité, sans recherche d'une pensee qui fait vivre la matière, palpiter la statue et frissonner la toile. Or, je 1'avoue, c'est chose rare qu'un créateur; sur cent pein- tres qu'on voit en grande sueur.et d'ahan misérablement s'acharner a des puérilités traitées a la perfection, on trou- verait bien plutöt cent rapins qu'un seul artiste, chercheur patiënt et obstiné de 1'ame et de 1'idée. A qui la faute? Je leregrette: c'est toujours Ie même accusé qui reparait sur la sellette; a chaque question il faut qu'il se léve et réponde. Mais je n'écris pas pour louer, pour blamer nonCHAP. VII. L ART ET L ÉTAT. H3 plus, j'écris pour montrer Ie bien quand je Ie trouvc, Ie mal quand il se présente, la voie si c'est possible, la vérité autant qu'il m'est donné de la sentir. Or, ici encore c'est Ie gouvernement que j'accuse : 1'art est dans ses mains. Si 1'art ne s'élève pas au dessus de 1'in- dustrie, a lui la faute, car il ne fait point de distinction dans 1'enseignement de 1'artiste et celui de 1'artisan; tous deux il les élèvc au même giron, du même lait, sans plus de souci de l'un que de 1'autre, puis, au bout de 1'écolage, il les renvoie l'un a ses pots, 1'autre a son chevalet, aussi vides tous deux, n'ayant pour se distinguer l'un de 1'autre qu'une science futile, oü 1'artiste surpasse d'un point 1'arti- san, qui l'eüt regagné deux ans plus tard. D'une pareille école ils sortent en de telles conditions, 1'artisan, que ja- mais il ne lui sera donné d'être artiste, 1'artiste, qu'il en sera toujours reduit a n'ètre qu'un artisan. Et qu'est-ce, je vous prie, ces profanateurs stupides, dont 1'aveuglo bè- tise joue avec 1'encensoir du sanctuaire et en étouffe la divine lumière, si ce n'est de plats et vulgaires artisans, indignes même d'un nom qui suppose encore intelligence et bonne foi? VIII. En ces temps de bohème Ie grand art n'est plus qu'une dérision; depuis que tout est égal a tout, on a inventé Ie petit art et on 1'a fait égal au grand. Petit art, grand art, diront quelques affolés, il y eut-il jamais l'un et 1'autre? L'art n'est-il pas grand par lui-mème, et toute oeuvre qui 8ili NOS FLAMANDS. ne 1'est pas est-elle oeuvre d'art? Les bons naïfs! Que je me gausse de votre bonhomie, braves gens englués dans Ie passé, et qu'il est malséant de ne pas mareher dans Ie sil- lon de son siècle ! Quoi! ne savez-vous pas que jamais plus qu'en ces jours d'égalité il ne se fit par Ie monde de distinc- tions? Et, sans parier du petit art et du grand art, faut-il vous citer, dans la peinture même, les classiques et les romantiques, ainsi qu'en littérature, les réalistes en bataille contre les idéalistes, et tout cc grand tremblement oü cha- cun arbore une cocarde — qu'il porte parfois a 1'envers, et oü cent drapeaux, secouant a tous crins des plis tapageurs, se heurtent sans savoir de quoi, bêtes du reste... comme des drapeaux? Oui, Ie siècle est pétri de distinctions, mais c'est pour les pouvoir raceorder qu'il a fait 1'égalité, et tout est égal, Ie potiron et la rosé, en ce bon siècle rouge oü 1'art fieurit, mes amis, fleur de toutes les saisons. Le petit art existe en vérité, et nous 1'avons créé. Gloire a nous! Tenez pour certain qu'il vaut le grand art, et micux même, car qu'est-ce, en vérité, que le grand art, si ce n'est rengaines et tartines? — Ainsi parlent les mulets du troupeau, gens bien pansus, a clochettes sonnantes, qu'on voit trotter, crotte au pied, dans le paradoxe et le sophisme, ces boues de 1'espiït, clignant de 1'oreille etbattant de la queue. Eh bien, soit, cette gloire nous était réservée et je la rcvendiqui pour le siècle. Oui, il nous était donné d'insul- ter le génie, de bafouer 1'inspiration, de railier 1'enthou- siasme, de travestir, au profit de 1'ignorance et de la médio- crité, les grandes traditions du beau. A quoi bon féconder dans le silence et la solitude la pensee qui couve lentement, débrouiller des limbes oü elles sommeihVat les pures créations de 1'idéc, caresser d'un saint amour, en une incubation puissante, un beau rêve pourCHAP. VIII. — LART ET l'éTAT. 11S lequel on cherche une forme, dépouiller enfin les influences du jour, les sollicitations de la mode, les entrainements du gout public, et, dans une saintc indépendance, ne con- sulter que soi-même, son ame, son esprit et 1'exemple des maitres? Mieux vaut suivre Ie courant, battre en hate 1'en- clume, s'en rapporter aux fantaisies du temps, et, aujour- d'hui arlequin, demain pierrot, suivre dans tous ses dégui- sements un gout sans règle et sans frein. Que servirait d'ailleurs de modeier en contours délicats des formes ex- quises, de rever la grandeur, la grace, la beauté, d'y attacher son ame et sa vie, loin des corruptions de la mode, puisqu'enfin Ie premier gacheur venu, avec un sot panneau barbouillé a 1'aventure, oü ne perce ni 1'ame ni 1'esprit, emporte a lui les triomphes, et du haut de ses oreilles toise 1'artiste qui songe, cherche, s'isole et se tait? 'J IX. Oui, vraiment, Ie grand art est une dérision, et tout est art, qui a couleur, forme et son; les platitudes des copistes, les saloperies des enfumés de cabaret, les viletés des proxé- nètes du pinceau, oui, ces polissonneries, ces bassesses,cette écume, oui, tout est art. Nous avons réformé 1'antiqu'e muse chaste et rêveuse, aux formes demi-nues sous les11(5 NOS FLAMANDS. longs plis qui fflottent. Nous en avons fait une sauteuse de corde. Emmaillotée dans des loques losangées, en costumo de folie, des grelots au bonnet, des grelots aux cothurnes, des grelots partout, elle crie, hurle, tempète, gesticule, et, cynique comme une catin, en sautant laisse voir, a travers ses calecons, des nudités décharnées. L'art c'est la muse grivoise et louche qui court les carrefours, avec des odeurs malsaines oü se mèlent Ie cigare et Ie patchouli, lo rut et Ie lavabo; — batardo de 1'ignorance et de la lubri- cité, elle hante les tavernes et les tripots, se soüle de genièvre et de champagne, casse les verres et les lustres, se déshabillc sur un billard, crapuleuse parfois au point qu'on la voit au matin, have, blême et crevassée, sans jupe et sans chignon, conduite au poste comme une fille errante qu'on va carter. Ah! sur mon honneur, elle nous convient, cette muse, et je comprends qu'on en raffole. Ce n'est pas qu'on la recoive chez soi. Fi! regoit-on chez soi coureusc pareille! Mais on y va Ie soir, entre chien et loup, et 1'on s'y trouve en bonne compagnie, — du reste la panse pleine, les boyaux sommeillants, la tête demi- prise de vapeurs et de fumées, et c'est charmant. La mère, éprise des graces épicées de la folichonne, y conduit, comme au vrai modèle des distinctions et des attraits piquants, ses filles qui s'y pament et en prennent la marque. C'est merveille de la voir sauter, rire, jurer, boire, tourner et capricoler! Nul mieux qu'elle no jette son bon- net aux moulins, sa jambe aux quinquets et sa jarretière è qui veut la ramasser! Les gros mots, les lazzis, les gouaille- ries, les lardons salés font, sur ses lèvres parfumées d'ale et de gin, des pétillements adorables, et mieux qu'une harengère, en un patois neuf et charmant, elle engueule sur lc ton enroué des halles, avec des hoquets et de 1'écume,CHAP. IX. — L'ART ET L'ÉTAT. 117 la galerie badaude et béante qui 1'écoute. Ah! sans doute, Ie petit art est Ie grand art, Ie calembouriste a vingt sous qui dépose ses fientes entre deux pages de gazette vaut Ie poète, créateur do mondes, un barbouilleur d'onseignes vaut un peintre de grandes toiles, un cretin vaut un homme d'esprit, une limace vaut une roso, et Offenbach, messieurs, vaut Beethoven. X Il ne serait pas mauvais, je pense, de s'entendre un peu sur la vulgarisation de 1'art qui est une chose juste et sensée quand elle est bien comprise, autant qu'ellc est mepte et fatale quand on joue sur les mots. Certainement Ie progrès de 1'art n'est pas seulement dans Ie développe- ment de son idéal, mais encore dans 1'accroissement des gens qui peuvent Ie concevoir; sa grandeur est corrélative a l'extension du sens artistique. Et, en effet, quel stimulant pour 1'artiste, quel encouragement a trouver des idees nou- velles que 1'applaudissement d'un public bien stylé, non juge badaud d'une matière oü il ne voit rien, mais apprécia- teur intelligent de créations qui 1'arrêtent et Ie font penser! Yulgariser 1'art c'est Ie démocratiser. Or démocratiser 1'art c'est Ie renouveler; c'est développer dans une voie nouvelle, pleine de rencontres heureuses, les formes éter- nelles en elles-mêmes, mais susceptibles de s'user quand 118 NOS FLAMANDS. elles s'appliquent aux conceptions surannées. S'il vous faut vulgariser 1'art, je dis Ie démocratiser, ce n'est pas en Ie faisant descendre jusqu'au peuple, c'est en faisant monter Ie peuple jusqu'a lui. Je ne saurais concevoir 1'art en dehors do ses hautes sphères de forme et d'idée, non plus que je ne concois Ie progrès du peuple en dehors de la fierté du cceur et de la noblesse de 1'csprit. L'art ne peut, sans s'abaisser, se faire entendre aux masses par les moyens vulgaires qui les saisissent Ie plus directement. Qu'un rhéteur de earrefour, travestissant la pensee en un style bas, plein d'écume et de jurons, s'iraagino leur rendre sen- sibles des discours qu'une forme plus noble laisserait impé- nétrables a leurs esprits, l'art n'entre pas dans cette poli- tique de rue. Fleur humaine trempée d'idéal, il n'a de parfum que sur les cimes; descendu dans les fanges, son odeur, empoisonnée de sucs mortels, répand des influences malignes ou se perd sans retour. L'art domino la réalité. Humanité par les inspirations qu'il prend chez 1'homme, il en sort par Ie soufflé dont il les anime. Les yeux sur Ie soleil, — imprégné de ses rayons, 1'esprit s'élève vers l'art, se réchauö'e a son foyer, se transfigure a ses reflets. Plus il montera dans son pur azur d'idéal, plus Ie peuple ébloui de cette gloire et de eet éclat tendra vers lui des mains avides de 1'atteindre. L'art n'est-il pas, avec ses rêves sublimes, une sorte de mirage oü se réfléchit Ie dernier état des sociétés? Sous peine de lui retrancher les grands horizons qu'il ne peut voir que du faite, laissez-lui Ie tröne d'or qu'il occupe au dessus des hommes et de la vie, et ne Ie faites pas marcher dans les sentiers fangeux du monde, au pas des affaires humaines. Conduisez Ie peuple a lui, levez a cette lumière ses yeux encore aveugles, plongez-le dans lesdélicesCHAP. X. L ART ET L ÉTAT. 119 du bieu et du beau. Le progrès est 1'incarnation lente et graduée dans la conscience des hautes vertus de Tart. La carrieature, grimacement de la réalité, nest pas de Tart. Peut-être grossière et disproportionnéc de formes, saisit- elle mieux le sens populaire, mais c'est pour en pervertir la franchise native. Rien ne sortira d'une école faite par le ridicule, le laid et le vicieux. L'art seul, harmonie, beauté, pureté, est capable d'onfanter des hommes. De grandes osuvres, non des opuscules de chcvalet, de hautes idees, non des banalités d'atelier, de forts senti- ments, non des élégies de boudoir, un robuste idéal trcmpé dun sain réalisme, non des rêves étiques, des chimères poussives, du colportage ordurier ni de la camelote de bou- tique. Puriste! perruque! crie-t-on aux amis du beau qui rougissent de le voir aux gémonies du commerce, dans la fange de la spéculation. Eh! mon Dieu, vous qui le voulez vuigariser, il serait pourtant si facile de s'entendre, et ni vous ni eux ne différez en vérité, si ce nest peut-être sur les moyens. Ils demandent, comme vous, la vulgarisation de l'art, et ils tombent d'accord qu'il faut des ceuvres popu- laires. Mais 1'ceuvre populaire suppose-t-elle la dégradation de la forme, qui estle principe de l'art, ou bien, au contraire, sa perfection même, sans laquelle l'art ne pourrait profiter au peuple? Évidemment 1'oeuvre d'art doit avoir forme et pensee, ou elle ne 1'est plus, et, a plus forto raison, 1'ceuvre d'art populaire, qui en est a mes yeux le 'ype parfait, puis- qu'elle prend ici les proportions d'un enseignement, doit les réunir toutes deux. Ainsi eet art populaire, de vulgarisa- tion, nous éloigne plus profondément des ornières du jour et nous ramene aux grandes formes anciennes, si vigou- reuses, si males, si sévères, cadres superbes des fortes idees. Et sera-ce la religion, sera-ce la glorification com- 120 NOS FLAMANDS. plaisantc des maitres du monde que 1'art recherchera pour devenir populaire? Mais qu'y trouverait Ie peuple? Quel enseignement? Quelle force? Quel courage? Non, 1'art moderne rcvendique la glorification du peuple même; c'est 1'histoire de son co3ur, de ses luttes, de ses efforts, de ses héroïsmes qu'il veut exprimer; c'est Ie spectacle de ses souffrances, de ses oppressions, de ses tortures qu'il veut retracer. L'art moderne s'appuie sur la morale, non celle des prêtres et des rois, qui, si souvent, fut celle des bour- reaux, mais sur la morale éternelle, qui est la reconnais- sancc des droits. Et, maintenant, construisez des palais, dressez les marbres, élevez les colonnes, afin que les artistes, trempés dans de fortes études et abandonnant les voies grossières oü s'embourbe la peinture, puissent eom- battre les erreurs, glorifier Ie droit, populariser 1'idée et faire éclater partout, avec les triomphes de l'art, 1'ame de 1'humanité. Mais suffit-il de livrer aux artistes de vastes emplacements, des palais, des musées, si partout un soufflé de mort se fait sentir, si les pernicieuses fantaisies de la mode ont étouffé partout 1'enthousiasme et 1'amour du beau? Certainement ce n'est pas la race d'hommes élevée dans nos ateliers et nos académies qui montera sur Ie vieil échafaudage des maitres, a moins qu'une force particuliere ne 1'ait cuirassée contro la gangrène et la peste. Et quels hommes alors? Gouvernement, mon ami, c'est a toi de les faire. JN'es-tu pas la grande volonté collective, ou plutöt ne résumes-tu pas les volontés de la nation? Et Ie bien de la nation, ne t'appartient-il pas, a toi qui en es a la fois la tête et Ie bras, dd Ie chercher et de Ie réaliser? Tu crées des écoles; tu crées des académies; mais tout n'est que de moitié fait, si tes écoles et tes académies ne créent rien a leur tour, et voila oü il en faut venir. En vérité, si tu neCHAP. X. — L'ART ET l'ÉTAT. 121 t'aveugles pas, ou si tu veux être un instant de bonne foi, tu conviendras avec moi que la Belgique, quoique Ie pays oü se comptent Ie plus d'artistes, est un de ceux oü les artistes sont en moins grand nombre; car, a bien regarder, ce nest pas tout que d'avoir Ie pouce a la palette et de manier des pinceaux, sortc de travail oü nous excellons; mais, si ce nest trop exiger, il faut encore a qui vcut être artiste 1'inspiration qui anime 1'cruvre, marbre ou toile, d'une étincelle particuliere, la verve qui jette la vie dans l'idée, et, avant tout, l'idée, sans laquelle la vie ne saurait exister, ni 1'art, je pense. Or, je me retourne et je cherche. Dans ce tlot grouillant, cette multitude barbouillée, ces masses de crinières ondoyantes, parmi tous ces culotteurs de pipes et ces culotteurs de tableaux, quels sont les gens a cervelle,-oü s'agite l'idée, oü triomphe 1'inspiration?Qa et la quelques têtes dominent, quelques volontés, quelques esprits, quelques cceurs, mais, sur la masse, cent peintres pour un artiste. Et Ie malheur est qüils peignent a la mer- veille, qüil n'y manque rien, et que, chose rare! des rapins de première année égalent a ce métier les maitres. C'est fini, c'est soigné, les tons y sont, 1'harmonie y est, tout est juste, tout est parfait, et c'est béte. Rien n'y manque, il est vrai, qüune chose, c'est la verve, c'est 1'originahté, c'est Ie temperament de l'artiste, c'est la griffe du bon. Voila, pour ne rien cacher, la science des académies. On y dessine, on y peint, on y apprend tout ce qüil faut pour être artiste, et, en somme, quand 1'élève endosse décidément la carapace, cela fait un peintre, mais l'artiste est absent. Gouvernement, mon ami, tant qu'il ne sortira de tes écoles que des badigeonneurs, tu manqueras a ta mission. Nous n'avons pas la flamme, la verve, Ie brio dans les122 NOS FLAMANDS. petites choses, encore moins dans les grandes avons-nous 1'inspiration, dont Ie brio est Ie diminutif. Et eest eela, eoüte que coüte, qu'il nous faut avoir, encore que nous n'y soyons pas tant rebelles et qu'il suffirait de secouer un peu notre torpeur et nos habitudes de cabarets. — bi je puis te dire un mot, je te conseillerai une chose, non que ce soit un moyen de fabriquer des artistes, mais peut-étre d'en faci- liter raccouchement. Essaiedonc, dans tes académies, d'un enseignement sérieux, non manuel seulement, mais intel- lectuel, afin que 1'esprit guide la main, et qu'il y ait un sens au travail de la main, en mêmc temps qu'un but aux atten- tions de 1'esprit. Songe a bien établir les chaires d'esthé- tique, et que ce soit un cours frequente a 1'égal des autres. S'il se peut, mets-y des artistes — qui sachent 1'art et 1'aient pratiqué, en connaissent les mystères et puissent les révéler, hommes d'inspiration et d'érudition, poètes et savants. D'autre part, que penserais-tu, pour tes com- mandes, d'un mode de concours oü cbacun pourrait se pré- senter, les élèves et les maitres, et d'oü la complaisance serait bannie pour ne laisser la palmo qu'au talent? Médite cela, mon ami; 1'idée n'est pas mauvaise, car 1'émulation dans les arts est une assurance de progrès, et il est bon que les vieux masques barbouillés se mettent parfois en regard des jeunes muses naturelles. Soigne aussi les expositions, et, si c'est possible, ne les parque plus dans des étables a porcs, la confrontation pouvant ètre défavorable aux uns et aux autres. Surtout mets pour tout de bon les rides et les perruques a la porte. La cohue est forte, vois-tu: il faut y percer, et c'est rude. Si tu n'aides pas les nouveaux arri- vants, si, au contraire, tout en tête, tu entasses vieiUots, manchots, goitreux et glorieus, quand passeront lesjeunes et les valides? Crois-moi, fais des coudées au talent, balaieCHAP. X. — i/ART ET L'ÉTAT. 123 1'écurie. Galon dans 1'art passé chevron, et il nest infirmité qui tienne; les champs do bataille de 1'art enregistrent les succes et non les blessures. Je te dirais bien encore qu'il ne serait pas malséant de réunir, non au fond de greniers entoilés d'araignées, mais en des locaux aérés et éclairés convenablement, les ceuvres que t'envoient de Rome les jeunes triomphateurs des concours triennaux, afin qu'elles servent d'étape et de lecon, pour marquer Ie point de départ et Ie point oü ils tendent; qu'encorc qu'ils t'envoient de Rome des compositions individuellcs, tu pourrais en exiger, puisque c'est la leur principale étude, annuellement une copie d'un maitre italien, laquelle, fixée par toi et bros- sée d'une main entendue, compléterait merveilleusement tes galeries, assez mal fournies du reste sous ce rapport. Pourtant, comme j'aurais beau prêcher, tu n'y prendrais pas garde, je me tais ici, non que j'aie tout dit, je n'aurais guère fini de sitöt; mais aux sourds il ne faut point parier, et quel pire sourd que celui qui ne veut point entendre?Ne crois pas que je te mésestime, bon petit gouvernement, mais tu as la tête légere, tu t'amuses avec des fusils et des canons, et Ie bruit que tu fais en ton ronron, comme un chat qui digère, t'empêche d'entendre les voix qui te par- lent, si c'est d'art, de cceur et d'esprit.IDEXJX:iÊ3yCE PABTIE. Salon des Salons. Dans Ie üot barboteur des comptes rendus de salon, la pensee dominante qui inspire 1'oeuvre dun artiste disparait souvent devant les petites critiques que la passion du jour fait naitre sur les fragments qu'il ajoute a eet oeuvre. On ou- blie, al'examen d'une toile nouvelle, 1'idée de celles qui les precedent, et 1'on juge son individualité particuliere sans chercher les rapports qu'elle peut avoir avec ses soeurs ainées. Aussi me semblerait-il désirable qu'en dehors des agitations qu'engendrent toujours les Salons, une voix s'élevat de temps a autre, débarrassée des inévitables in- fluences de la passion publique, et fit entendre sur ceux-la qu'on juge d'ordinaire au point de vue d'une oeuvre exclu- sive la vérité qui ne peut sortir que de la comparaison de toutes les créations marquées au coin de l'artiste. Les salons ou expositions, décriés par des puritains dont nous respectons Ie farouche scrupule, ne méritent, a vrai dire, ni les condamnations dont les frappe une peur exagérée,126 NOS FLAMANDS. ni les apologies que les boutiquiers de 1'art, enchantés d'y trouver des comptoirs oü s'écoule leur marchandise, leur décernent avec ferveur. Les Salons ont, comme toutes choses, les qualités de leurs défauts; s'ils ressemblent assez, par leur cöté vénal, a des entrepöts, il faut considérer que sans les movens de production qu'ils offrent a l'artiste, 1'ocuvre de ce dernier demeurerait souvent ignorée. Les Salons offrent, du reste, un avantage sérieux: c'est celui de pouvoir juger du progrès des artistes, de leurs changements de manières, et, si Ie cas se présente, de leurs défaillances. Arraché a ses calmes contemplations par Ie bruit qui se fait devant son ceuvre, Ie créateur entend les jugements de la foule; il apprend de cette bouche impersonnelle, dont la naïveté ouvre parfois des lueurs a 1'ingéniosité créatrice, ce qui lui a manqué pour être compris, et peut-ètre aussi ce qu'il n'a pas compris lui-mème. Mais Ie danger, si vraiment il en existe un, est pour lo public, qui ne peut qu'y perdre Ie gout qu'il a naturellement. La succession incoherente de ces panneaux sans ordre jetés sur les murs en facon de bigarrures 1'empèche de formuler distinctement Ie senti- ment que 1'étude de quelques ceuvres isolées lui inspirerait: devant ces frises multicolores, oü la farce bouffonne cou- doie la grandeur tragique, oü les exiguités lilliputiennes se mêlent aux monstruosités colossales, oü Ie placard hardi dun barbouilleur sanguinolent tranche sur les paleurs maladives dun puriste phthisique, il n'a plus que Ie trouble d'un kaléidoscope qu'on agiterait devant ses yeux. Le véritable enseignement c'est Ie Musée! La, en ce temple du génie, le silence recueilli des voütes fait pres- sentir la divinité de 1'art. Dégagéc du tumulte des luttes, la pensee y éclate dans unc sérénité qui la rend plus belleSALON DES SALONS. 127 et plus majestueuse. L'ame des foules s'attaché a de tels spectacles; devant ces grandès manifestations de 1'idée, elle oublie les curiosités vaines qui 1'attirent aux Salons. Mais, je 1'ai dit, il nest pas possible de nommer du nom de Musée des galeries morcelées et imcomplètes qui sem- blcnt chevaucher par monts et par vaux a travers les ages, et n'offrent que des types dépareillés d'époques incohé- rentes. Les musécs sont des archives oü Ie génie des artistes s'inscrit oeuvre par oeuvre pour 1'enseignement de ceux qui les suivent; la, Ie marbre et la toile, a 1'abri de la mode et des passions rageuses, font vivre d'une glorieuse et paisible immortalité 1'inspiration qui les a concus. Or, je voudrais qu'en ces annales du génie les vivants cussent leur place comme les morts. Ne seront-ils pas les morts un jour et faut-il laisser aux neveux Ie soin de réunir a force de recherches les oeuvres qu'il est si aisé aux contemporains de s'approprier? J'ai parlé en commencant de la critique de Salon. Légere et passionnée, parce qu'elle a peu Ie temps de méditer et qu'elle recoit de toutes parts les excitations de la foule, elle présente au galop les individualités du jour et les ceu- vres du moment sans chercher a les rattacher, s'il y a lieu, a des efforts et a dos tendances dans Ie passé. Ainsi, par ce cöté étroit et passionné, elle participe des désavantages du Salon même, alors que la vraie critique me scmble, par ses grands résumés et ses appréciations réfléchies, présenter 1'image dun musée, au seuil duquel expire la passion. C'est a cette haute et sérieuse critique que je faisais allu- sion, quand j'appelais de mes voeux la voix juste, isolée des passions du jour, qui répartirait a chacun ses mérites selon son oeuvre entier. Et soit que Ie critique remontat aux origines de 1'art contemporain en Belgique, soit qu'il pilt 128 NOS FLAMAXDS. dès les commencements nos récentes individualités, eette génércuso étude lui fournirait en abondance des hommes et des faits. Voycz plutöt.—1830 a 1868, période importante! L'art fait un pas énorme. Vagissant encore sous la main de Van Brée et de Navez, doyens de la génération actuelle, on Ie voit secouer insensiblement les formes vieillies de 1'em- pire. Plus de vains simulacres! Plus de fausses conventions! Le temperament deviendra la marque des fortes origi- nalités. Dès lors les esprits brülent. Chacun cherehe sa voie. C'est Wappers, c'est De Keyzer, c'est Slingeneyer: sans doute, leur main n'a pas 1'assurance que 1'on verra plus tard a des lutteurs nouveaux; ils comprcnnent le mai- tre dont ils s'inspirent, mais leur enthousiasme est trahi par leurs forces; ils sentent la magie des couleurs, mais ils la cherchent vainement sur leurs palettes. Pourtant, qu'ils restent en honneur pour la route qu'ils ont montrée et les traces qu'ils y ont laissées! S'ils n'ont pas été les maitres des jeunes talents qui apparurent en leur temps aux écoles, si les maitres, en ce pays tout plein de Rubens, de Van Dyck et de Jordaens, seront toujours ces ilambcaux d'un art a l'apogée, du moins furent-ils entre les dieux et les lévites les interprètes des hautes lecons dont eux-mêmes avaient profité. Presque au mème instant, fortifiés par une expérience plus robuste, paraissent Wiertz et Gallait. Wiertz, cher- cheur enthousiaste d'un idéal qu'il ne trouva jamais, bien qu'il apparaisse vaguement dans quelques-unes de ses oeuvres, se debat longtemps dans le doute et 1'indécision; dès ses premiers pas, il semble épris de la force flamande, en même temps qu'il subit le charme des graces italiennes. La ligne de Raphaël flatte son esprit par sa pureté exquise; il se passionne pour cette muse chaste et savante, etSALON DES SALONS. 129 plusieurs toiles, datant de ce temps, montrentle souci qu'il a de la perfection des contours. Mais a peine s'est-il atta- ché a la beauté des formes, que la couleur pour laquelle il était surtout destiné Ie rappelle aux tableaus de Rubens. Dès lors, il semblo' que toute son admiration soit au grand Flamand: de sa forte brosse trempée de violence rubénes- que il peint quclques toiles oü la forme ne se montre plus recherchéo qu'en vue de la couleur. Pourtant je ne crois pas que Wiertz ait jamais été convaincu, quoique personne n'ait possédé un esprit plus male et un caractère plus indé- pendant pour Ie devenir; mais, imagination puissante dé- ployée a tous les vents et singulièrement exaltée, sa vasti- tude même l'empêcha toujours de se fixer, et quelque cime qu'il atteignit, il voyait par dela des cimes nouvelles vers lesquelles il essayait de se porter. Wiertz fut éclectique par 1'ardeur et la fougue do son esprit; a peine avait-il terminé un sujet, qu'une maniere nouvelle 1'attirait a un sujet nouveau : ainsi sollicité de toutes parts, il alla de la forme a la couleur, mécontent de 1'une et de 1'autre tant qu'il les trouva isolement; finalement il essaya de les rap- procher. Rêve impossible a réaliser. La couleur avec sa haute magie, comme elle se présente sur la palette Aa- mande et sous Ie pinceau véniticn, est incompatible avec les délicatesses de la forme épurée ; celle-ci est susceptible au plus d'une coloration tempérée, aux nuances pales et plates, qui la fait ressortir. L'effort de Wiertz se vit surtout en sa Chute des Anges; cette page colossale, la plus belle et la plus puissante du maitre, pourtant incomplete comme les autres. Il y mit la forme et la couleur, mais sans tenir compte qu'en un si grand mouvement la forme ne pouvait plus ètre que Ie contour fondu, sous peine de paraitre de la découpure. 9 150 NOS FLAMANDS. L'action ne se prête pas a la précision des formes. Wiertz ne vit pas, il ne voulut pas voir que cette précision n'est pos- sible que dans lo cas d'action absente, quand les person- nages demeurent immobiles. Dans la Chute, l'action est portee a la plus haute expression de violence : c'est un écroulement, dans Ie vide, de groupes formidablement enlacés. La forme pouvait d'autant moins paraitre arrètée qu'il ne saurait y avoir dans cette chute un seul temps d'arrêt; l'action est continue; les corps tombent. Et oü tombent-ils ? Dans la fumée des gouffres. Doublé raisonpour n'être plus que des groupes confondus, sans dessin précis de lignes. Or comment faisait Rubens? La précipitation de l'action se voyait chez lui a la couleur qui, comme un demi-brouillard, recouvrait les formes en mouvement. Ceux qui ont critiqué Rubens pour ses amples formes et son exuberante couleur ont prouvé qu'ils n'entendaient rien a 1'art, car c'est la merveille de eet éblouissant gé- nie que son procédé d'exécution soit si bien en rapport avec Ie genre de ses conceptions! Wiertz ne voulut pas reconnaitre un obstacle dans 1'incompatibilité de ces formes arrêtées et de ces vives couleurs. En retour Ie Phare du Golgo- Iha, plus complet comme morceau de peinture, montre moins de recherche individuelle : c'est la tradition de Rubens poussée au dernier degré du talent. Un degré en plus, Ie talent se faisait saluer du nom de génie, mais ce degré eüt été 1'eriginalité, et Wiertz ne 1'a pas franchi. Wiertz, grand peintre, grand penseur, manqua d'originalité; il Ie sentait; il la chercha toujours, il ne trouva souvent que 1'excentricité. Aussi cette vie d'artiste, si glorieuse et si pleine de pensee, fut-elle en réalilé une longue souffrance. Wiertz était trop puissant artiste pour être jamais content de ce qu'il faisait; ce qu'il eüt voulu être, c'eüt été lui, et SALON DES SALONS. 131 ce fut sans doute sa désolation de n'y pouvoir atteindre. Il crut a Raphaël, il crut a Rubens, il crut a lui-même; hélas! il y crut jusqu'a la mort. Mourant, il espérait s'être enfin trouvé. Et, pourtant, telle est la grandeur de ses con- ceptions et 1'énergie de son procédé qu'il vivra a cóté des maitres, moins grand, mais immortel comme eux.—Wiertz entra Ie premier dans la voie que Tart futur marquera de ses triomphes; en effet, si, comme peintre, il restaura la tradition, nul, comme penseur, ne s'en écarta davantage; hommc d'un siècle révolutionnaire, il brisa les vieux autels oü 1'art sacrifiait, et les formes anciennes servirent sous ses mains a célébrer 1'idée moderne. Louis Gallait eut Ie bonheur de trouver ce que Wiertz chercha vainement toute sa vie: il trouva sa forme ; il créa un genre; il fut lui. A vrai dire, il ne connut jamais les grandes agitations oü 1'imagination entraina Wiertz, comme en une tempête éternelle, sans port pour s'y abriter. Gal- lait, artiste savant plus qu'artiste inspiré, évita, par une conviction qui ne se démentit jamais, les écueils oü échoua Ie Dinantais. Nature concentrée et puissante, quand il fit de 1'histoire, il la concut sous forme de synthese; mais, a proprement parier, il fut rarement peintre d'histoire, bien que son talent 1'y eüt merveilleusement seconde. Gallait ne s'adonne pas aux grands déploiements historiques; il fuit la variété des figures; il s'en tient a quelques-unes dont il approfondit Ie caractère et 1'expression. Il n'a pas les qualités épiques de 1'histoire; les fougues du drame ne se concilient pas avec son temperament. Il prend de 1'his- toire, non ce qu'elle a de majestueux et d'imposant dans la série de ses róvolutions, mais ce qu'elle offre de senti- mental et de pathétique dans la vie de ceux qu'elle con- sacre : au lieu des qualités épiques, ce sont les qualités 13:2 NOS FLAMANDS. bourgeoises de 1'histoire qui Ie frappent. Aussi se passionna- t-il pour deux personnages qui lui offraient de merveilleuses ressources d'émotion. Ce fut une chose étonnante que la prédilection qu'il leur voua; il les roproduisit plusieurs fois, et dans des situations tellement voisines qu'elles sont presque identiques. Les comtes d'Egmont et de Hom, béros par Ie martyre qui couronna leurs existences, ne sont, aux yeux de 1'histoire, que des aventuriers sans bien grande portee historique. L'échafaud fut pour eux uu piëdestal que 1'attendrissement complaisant agrandit encore d'une majesté qu'ils n'eurent point vivants. Ils moururent admirablement, et c'est a raison de cette mort que 1'histoire, oubliant 1'inu- tilité de leur vie, les enregistra dans ses arehives. Gallait vit en cette mortun grand poème de dcuil, et il Ie peignit. C'est dans les tableaux qu'il en fit qu'éclate surtout cette force de concrétion qui est son caractèrc d'artiste; quelques figures lui suffisent, mais qu'elles sont étudiées! Les fibres parlent, les rides pleurent; chaque personnage est un poumc a lui seul. Les accessoires sont en rapport avec Ie sujet; les jeux de la lumière sont superbement combines. La il est maitre et maitre puissant. Mais, pour avoir repré- senté les différentes phases d'un doublé martyr, est-il peintre d'histoire? S'il 1'eüt été, il eüt rejeté son sujet de prédilection comme vide de sens historique, et il en eüt choisi d'autres plus caractéristiques. Avec un esprit plus élevé et une imagination plus hardie, nul n'eüt mieux réussi dans 1'histoire, et peut-être 1'aurait-il renouvelée. En effet, quelle merveille s'il eüt appliqué a des scènes mar- quées du grand caractèrc de 1'histoire cette recherche de la synthese et cette puissance de coloris qu'il prodigua en de pales redites? Parlerai-je de YAbdication de Charles \ comme d'une page d'histoire? Non, c'est un decor admira-SALON DES SALONS. 155 blement combine, mais oü 1'ame de 1'histoire fait défaut. On n'y sent pas Ie siècle, ni Charles V ni Philippe II. Rival des grands maitres comme peintre, Gallait ne montre que trop, par la pauvreté de ses conceptions et Ie peu de ressources de son imagination, quelle distance existe entre les anciens, féconds jusqu'a la prodigalité, et les modemes, épuisés au bout de quelques ceuvres. Gallait est un artiste incomplet; doué d'une science énorme, il manque de cette faculté dont 1'artiste a besoin pour s'élever : 1'ima- gination. C'est a force de recherches qu'il arrive a y sup- pleer. Cette même science, patiënte et sagace, par laquelle il trouve 1'expression, se rencontre aussi dans sa peinture, et presque avec autant de tatonnements. Pourtant, en dépit du travail, son coloiïs est d'une magie singuliere; vaine- ment en voudrait-on restreindre Ie caractère a la ressem- blance des Italiens : sa peinture est a lui. Qu'elle cadrerait bien avec 1'histoire! Éblouissante dans ses lumières, pro- fonde dans ses ombres, toujours vigoureuse et accentuée, elle semble faite pour les drames farouches. Coloriste dans la vérité du mot, Gallait 1'emporte sur Wiertz, plus bros- seur ; pourtant il a rarement les finesses du ton ; la minutie de son travail altere la franchise de la coulée. Gallait est encore portraitiste splcndide, en dépit de cer- tains grenus de peau trop rudes et d'une sorte de crépi un peu écailleux, qui amortit Ie flou de ses chairs. Mais 1'ob- servation en est profonde; ce sont des syntheses.—A cöté de ces chefs-d'ceuvre se placent quelques toiles remarquables de sentiment et de couleur; je parle de l'Archet brisé, poème mélancolique traite plusieurs fois par Ie peintre. Je me tai- rai sur quelques tableautins exposés récemment, et qui montrent combien peu la facture du peintre se prête aux petits sujets familiers.I3i NOS FLAMANDS. Un artiste original qui parait encore vers ce temps, c'est Henri Leys (1), chercheur inspiré. L'ceuvre de Leys, assez considérable, témoigne d'une personnalité puissante et d'une rare intelligence de 1'art. On peut dire de lui qu'il est Ie plus savant de nos peintres et celui qui, par ses allures indépendantes, parfaitement tranchées du mouvement con- temporain, marquera Ie plus dans 1'histoire de 1'art beige actuel. Quand parait une oeuvre du maitre, 1'admiration a quel- que peine a se démêler de 1'étonnement: on se récrie sur- tout devant la raideur de ses personnages et 1'on est bien prés d'y voir une pure fantaisie d'artiste. J'ai pu souvent constater combien Ie peintre anversois était peu compris, même des personnes qui s'occupent Ie plus d'art; la curiosité des amateurs s'arrête a la surface et ne cherche pas a péné- trer Ie secret qui est dessous. Pourtant, après tant de chefs- d'ceuvre reliés entre eux par des intentions évidentes, Ie secret n'en est plus un, et la banalité des rengaines qui se débitent a chaque toile nouvelle du maitre ne dénote plus que de 1'aveuglement. Leys, a ne considérer que les élé- ments nationaux de 1'art, est éminemment national: surgi dans 1'arène au temps oü commencaient a s'agiter les questions de race, il sembla participer du zèle que les adeptes des doctrines nouvelles mettaient a dépouiller les souches traditionnelles des agglomérations apportées par les temps et les révolutions. Désertant la tradition latine de Rubens, il s'arracha a la contemplation des chefs-d'ceuvre (1) M. Louis Pfau, dans ses intcressanles Études sur 1'art, Lacroix, Ver- lioeckhoven et O, a publié sur Leys un fort remarquablc article et l'une des plus judicieuses appréciations de son talent qui aicnt paru.iHMhhmhhmmmhm , SALON DES SALONS. 138 sortis de 1'éeole italienne, et, déblayant lescouches qui recouvraient Tart antérieur a Rubens, dans 1'espoir de trouver les racines mêmes de la tradition, il descendit jusqu'a la tradition germanique. On Ie voit, ce n'est pas un simple hasard qui 1'a fait rencontrer la naïveté des formes et de 1'expression. C'est par une volonté tres nettement dessinée et basée sur une remarquable science de déduction esthétique qu'il est parvenu a redresser 1'inspiration des maitres nationaux, en la corrigeant toutefois d'après Ie progrès de 1'art, et lui faisant parcourir les étapes que Ie temps a mis entre sa rudesse primitive et les rafïinements modernes. Peut-être, dans la fréquentation de ce vieux monde, s'identifia-t-il parfois avec les momies et les sé- pulcres au point d'oublier la vie, — semblable a ces histo- riens, piongés dans les archives du passé, que leurs sou- venirs empêchent de reconnaitre les vivants des morts. L'originalité de Leys n'est pas, comme je 1'ai entendu dire, dans la recherche de certaines singularités de formes; c'est la 1'accident; elle est plutöt dans Ie rapport de la forme avec Ie sentiment et dans 1'entente de 1'expression. Leys est un peintre national a un doublé titre : d'abord par la conformité de ses inspirations avec les inspirations primitives, ensuite par 1'expression et Ie caractère de ses personnages. C'est devant ses tableaux que 1'on sent la mélancolie des ciels flamands. Le soleil n'allume pas dans ses intérieurs les ors et les cuivres: il semble que la nue grise, descendue du ciel, y couvre en demi-teinte des splen- deurs voilées. Les figurcs reflètent une vague et indéfinis- sable rêverie — concentrées en elles-mêmes avec je ne sais quel mystère de rudesse et de bonté naïve. Mais c'est sur- tout en ses types de femmes qu'éclate la magie du pinceau de Leys : elles paraissent illuminées de blancheur et de 136 NOS FLAMANDS. pureté : ce sont des lys silencieusement éclos a 1'ombre des foyers. La beauté flamande, saine de corps, est admirable- ment caractérisée par ces formes vierges, mais surtout 1'ame flamande, songeuse et recueillie. Nous avons nommé les trois maitres qui ont poussé Ie plus loin 1'art beige et que 1'avenir inscrira au Pantheon comme les chefs du mouvement actuel. Pourtant, si leur talent caractérisa a 1'étranger 1'initiative beige, leur in- fluence ne fut pas egale sur la marche de 1'art en Belgique. Leys seul fit école. Malheureusement ses élèves, épris de sa maniere sans en avoir percé 1'idée, comprirentle peintre plus quel'artiste. Lies même, artiste de talent, parut parfois Ie pasticher et ne pas Ie deviner. Quand De Groux parut, il sembla tenir un peu du maitre anversois, mais on vit bientót qu'il avait son origi- nalité propre. Cette originalité est tout entière dans la couleur comme moyen d'expression. Je ne veux pas parier des sujets qu'affecte Ie peintre; c'est un genre, mais il ne constitue qu'une petite partie de sa personnalité. De Groux ne dessine pas : son dessin est maigre, malhabile, défec- tueux. Il ne vise qu'a la couleur. Tello petite toile de lui, maigre, souffreteuse, maladive, tire tout son effet de 1'apreté de son coloris et d'une tres forte entente des cou- leurs amères. Il cherche la noto, Ie ton juste, en rapport avec 1'idée. Une toile est, du reste, moins unc idéé pour lui qu'un sentiment. L'émotion en est tres sentie; Ie coup de pinceau y vibre, y tressaille, y pleure, de toute la person- nalité de 1'artiste. Il traite 1'histoire comme Ie genre par la recherche de ia tonalité. Portaels, lui, épris d'élégance et de formes, dessine d'une main savante avec une rare pureté de contours. Coloriste nerveux, surtout dans les sujets qu'il oublie de poneer, et SALON DES SALONS. 157 notamment dans ses esquisses qui sont d'un jet superbe, il a de la forco, de la finesse et de 1'éclat, rarement de la puissance. Harmoniste dans toute la force du mot, sa gamme est moëlleuse, suave, fondue en teintes douces. Il a fait de 1'histoire, mais sa nature élégiaque ne saurait se trouver a 1'aise dans la synthese robuste et serrée, qui est vraiment 1'expression de la pensee historique. Il excelle a peindre des têtes; les demi-nuances sont sous ses mains un poème ravissant dont il détaille avec amour les graces mys- térieuses. — Peintre plus énergique, M. Pauwels, en dépit de sa facilité de composition, ne me parait pas comprendre plus qtic M. Portaels la peinture historique. Lc cóté anec- dotique de 1'histoire lui a fourni Ie sujet de remarquables tableaux; ce sont les hommes et les costumes des siècles passés, mais ce ne sont pas les siècles eux-mèmes. Tout est en place : seulement on ne sent nulle part Ie soufflé de 1'his- toire. Un tableau d'histoire me semble devoir rentref dans les conditions d'un drame historique. Que Ie poète me présente des personnages affublés a la mode ancienne, j'y vois une mascarade tant qu'il ne me fait point comprendre les temps oü 1'on s'habillait de cette facon. S'ils me parlent simple- ment la langue d'aujourd'hui, je m'étonne qu'au lieu de ces manteaux et de ces culottes courtes, ils ne portent pas, comme les gens dont ils ont 1'ame et les mots, des vestons et des pantalons. Mais que j'arrive a concevoir Ie siècle qu'ils caractérisent, je concois en même temps leurs pa- roles.et leurs costumes. Or a quelle condition y arriverais-je? Si rien ne vient déranger 1'illusion que je m'en fais, et si des détails mo- dernes ne percent pas Ie masqué ancien que les personnages ont sur la face. Il faut donc, pour que Ie drame historique138 NOS FLAMANDS. réalise son but, que, tant que j'y serai, Ie présent s'éloigne de mon esprit et que je vive tout entier dans Ie monde évoqué a mes yeux. Tout donc doit m'y maintenir : Ie costume, les cérémonies, les situations, les moeurs, les pa- roles même du drame. — Ainsi du tableau d'histoire : Ie costume, la ressemblance des figures, la vérité des acces- soires, rien ne m'ötera de moi-mème et de mon temps, si par une intelligence supérieure, 1'artiste ne met pas en sa toile un siècle tout entier. A ce compte-la, dira-t-on, tous les sujets ne sont pas bons pour l'art, puisque tous n'offrent pas la possibilité de ces concrétions. Non, vraiment : 1'ar- tiste doit choisir. Tout tableau qui ne présentera pas un tout complet, ou du moins un ensemble tel que je puisse recomposer, au moyen des données qu'il me fournit, Ie siècle oü est pris Ie sujet, nest pas a la hauteur de la peinture d'histoire, pas plus que Ie drame qui me montre des personnages sans un fond qui les détache nest uu drame historique. Moins heureux encore que M. Pauwels, M. Verlat, dont la brosse puissante eüt si bien traite 1'histoire, fit un jour YAssaut de Jérusalem, croyant faire de 1'histoire; ce ne fut qu'un admirable morceau de peinture, et rien n'y laissa pressentir une page d'histoire, pas même la composition, qui en est maladroite. Une critique judicieuse deviait encore enregistrer les noms de MM. Markelbach, Van Maldeghem, De Biefve, Van Lerius, Bourlard, Thomas, etc. Ce sont, a la vérité, des tempéraments de peintres; mais la conviction leur manque. L'étude du genre proprement dit inspirerait a la cri- tique des observations intéressantes sur Ie peu de relief que cette branche de l'art a chez nous. Non pas qu'elle ne compte des talents ; mais généralement elle manque deSALON DES SALONS. 139 caractère, s'attache a des scènes sans intérêt, recherche la quiétude des sentiments bourgeois, et fuit 1'élément dra- matique. C'est évidemment resserrer en un cercle étroit et béte un genre capable de s'élargir a 1'infini, jusqu'aux passions mêmes qui sembleraient n'appartenir qu'au drame. Tout n'y peut-il pas rentrer, en effet, depuis Ie sourire malicieux de la comédie jusqu'aux farouches sourcille- ments de la tragédie? Je considère Ie genre comme la contre-partie de 1'histoire; ici tout est épique, tout est con- sacré; la tout est inconnu, tout est bourgeois. Otez a 1'his- toire ses couronnes et Ie retentissement de ses actes : — Ie genre parait. Or, Ie genre c'est 1'histoire de 1'homme imper- sonnel. Le voila donc étendu jusqu'a 1'humanité entière. D'observateurs, de poètes tragiques ou comiques, je ne vois que Madou et Dillens. Madou, crayon spirituel et fin, touche un peu a tous les sujets; tantöt c'est le vaudeville des cuisines, bourré de gros sel, avec des groupes bouffis et falots; tantöt c'est un drame de tripot, avec morts et bles- sés, parmi les tables qui versent et les pots qui se rompent, aux rouges lueurs d'un flambeau qui vacille. Madou com- pose admirablement; ses bonshommes sont pétris de vie; gris de ton, d'une facture un peu sèche, il a le coup de pin- ceau qu'il faut a ces scènes ébauchées dans la fumée. Avec plus d'esprit et d'originalité, il continue la tradition des maitres fiamands. — Dillens trouva le Zélandais et le mit a toute sauce; mais il ne franchit jamais une certaine limite ni dans leslarmes, ni dans les rires; du reste peintre très- habile. — Le nom d'Alfred Stevens se place ici sous ma plume; peintre d'observation plus que de sentiment, il n'aborde pas les nuances tranchées du drame : il fuit les milieux violents. C'est la comédie qu'il aime, la comédie du cceur, avec ses roueries mijotées a l'abri d'un paravent \m NOS FLAMANDS. de laque, ses petites trahisons cachées sous la grace des sourires et Ie miei des caresses, ses petites bassesses enve loppées de candeurs hypocrites, de lachetés gentillettes et d'ceillades assassines. .Le decor vraiment ne varie pas; les sèvres et les céladons sont les témoins ordinaires de ces petites saturnales a froid; le boudoir est la scène. Tour les personnages, ils sont tirés de ce monde banal et mitoyen qui cötoie d'une part le salon et d'autre part 1'höpital, petites femmes avec des airs de grandes dames, le tout sous étiquette et avec tarif. Alfred Stevens est 1'Alexandre Dumas de cette galerie folie et froide a la fois. Telle de ses toiles est toute une intrigue, histoire louche avec perspective lamentable ou poème gai avec dénoüment douteux. Ses filles, en leurs satins et leurs velours, ont des airs de pur sang fringants; ce sont des marbres oü le sang pétille; parfois le sentiment y pointe, lueur fugitive, dans un regard un moment amolli; mais toujours a ces mains grasses et rondelettes se voit la griffe de la pieuvre; ces beaux seins arrondis sous le cachemire couvrent des pas- sions a la glacé; un instant palpitant, c'est 1'age des pêchers en fleurs, le coeur mürit, la joue prend couleur, et la pêche a quinzo sous tend au passage des Sahara volup- tueux sa pulpe purpurine, mordue en dedans des vers. A voir les Stevens, tout se sent, tout se devine, s'apercoit, dans un demi-mystère d'alcove voilée de mousseline et de tentures ambrées ; 1'amour, métamorphosé en boursier, grimace au plafond; il y a de vagues trappes cachées sous ces tapis ; ces fleurs sont des guet-apens. Anges ou demons? On hésite. C'est 1'enfer et le paradis, selon qu'on s'y prend. La critique, désarmée plus tard par le talent du peintre, se sentit d'abord des scrupules devant ces coins de boudoirs. Pourquoi? Stevens, peintre des femmes, est SALON DES SALONS. 141 Ie peintre de tous les temps. Le boudoir fut toujours un peu le verso du salon; la courtisane y trone comme la grande dame au salon. Mais en nul temps peut-être le bou- doir ne prospéra comme aujourd'hui; on a vu le salon s'y mêler; les grandes dames ont maintenant des nuances; la lorette a déteint sur elles. Il fallait a ce monde élégant et relaché, a ces moeurs complaisantes et dorées, un peintre observateur. Stevens vit ce monde, y installa son chevalet et fit poser ces masques et ces platres. On 1'eüt voulu mora- liste; pour moi, moins difficile, je 1'aime observateur; sans pedanterie, il fait des chefs-d'oeuvre. A. Stevens est un maitre de premier ordre. Sa maniere est puissante; il a les potelés de Van Dyck et les gris de Velasquez. Il fait de la grande peinture en petit. Le genre compte encore MM. Baugniet et de Jonghe, amis des élégies de pension. Ils ont de la grace parfois et du charme, le dernier surtout; 1'expression, souvent juste et attachante, fait passer sur 1'exécution, qui est maigriote. M. Alma-Tadema, plus hardi et plus ferme de tons, manque, en retour, dans ce genre batard oü des admira- tions maladroites 1'ont encouragé, de distinction et de na- turel. Il faut, pour réussir les petits sujets de 1'histoire anecdotique, le délicat et ingénieux crayon de Gérome; la chronique intime a coups de pinceau ne se sauve que par la finesse de la composition et 1'originalité de 1'expression. C'est encore du style et du caractère, mais en déshabillé, haut la main, a la facon de Saint-Simon. M. Tadema manque de dessin; ses figures sont lourdes, en leur rai- deur de momies —que la grace et 1'esprit n'ont pas su res- susciter. Ambitieux de sujets plus élevés, M. Hammam regarde au verso de M. Tadema 1'anecdote tragique. Mais, fantai-1H Uï NOS FLAMANDS. siste épris de couleur plus que penseur, il ne sait point fixer Ie cóté épique des sujets qu'il traite, non plus qu'en composer 1'ensemble. Son dessin manque de caractère, mais sa couleur eclatante et harmonieuse rachète parfois par une tonalité pittoresque et mouvementée Ie défaut de style. Il excelle en de certains tons vénitiens qu'il marie avec prestige aux fonds, et j'ai vu de lui un tableautin (Serenade, je crois) oü il fut un jour grand coloriste. Voir encore de lui la superbe toile qui se trouve au musée mo- derne. Je n'oublierai pas M. Deblock dont la couleur forte et grasse a la chaleur, la justesse et la sincérité des vieux Flamands (1); M. Van Hove qui excelle a roussir des fonds rayés de lumière, M. Bource qui rend avec vigueur et sentiment les drames des cötes.—Je regrette que la sin- cérité fasse défaut a M. Th. Gérard; il peint avec cette facilité qui fait dire d'un homme qu'il a de la patte; mais rien ne décèle chez lui 1'artiste, pas plus la banalité de ses sujets que 1'impersonnalité de son procédé. Le paysage beige est en belle floraison. Encore un peu alourdi par la convention, on 1'en voit se dégager chaque jour, et il devient plus vivant parce qu'il cherche a inter- préter au lieu de copier. Je cite d'abord Fourmois et Lamorinière, deux vénérables. Fourmois a de la force, de la magie, peu de grace, peu de charme. Les automnes, son poème favori, font merveille sous sa brosse : il en accentue hardiment les flamboyantes lumières. Mais qu'il déserte les pourpres de la saison rouge pour les vert ten- (1) M. Deblock vientde se rcvdlerportraitistc puissant dans les deux por- traitsde Garibaldi et de Mazzini. Largcw de facture, éclat sobre des lons reflet de l'ainc sur le front, ce font des ceuvres d'un grand mérite.SALON DES SALONS. U.Ï dre du printemps ou les vert foncé de 1'été, ce n'est plus Fourmois : il est voué au rouge. L'éclat lui réussit, Ie tapage des tons, les batailles de la couleur dans les feuilles cuivrées, les ciels damasquinés d'or et les mares sanguino- lentes. Ses coins de ciel f ranges de brumes éparses sont exquis. Il ne s'attaque point a la grande lumière des midis éclatants et préféré les demi-teintes des ciels voiles. Four- mois est un artiste convaincu : peut-être sa peinture tourne-t-elle un peu au système, mais c'est une belle chose qu'il n'ait jamais manqué a ses principes. Si 1'air fait parfois défaut a ses paysages et si les objets, par suite de 1'opacité de 1'atmosphère, se détachent sans perspective ca et la des fonds oü ils semblont plaques, en revanche il a des frondaisons admirablement fouillées, des bouts d'horizon minutieux et touffus, traites avec la complaisance et la naïveté des vieux maitres, des colorations éclatantes, étudiées point a point avec une grande science des tons, malheureusement un peu ressemblantes a de la marquete- rie, et, pour résumer cette personnalité tres remarquable, une tonalité locale oü se reconnait toujours Ie caractère gras, humide, gris etplantureux des Flandres. — Lamori- nière se rencontre avec Fourmois dans une exécution patiënte et laborieuse, avec plus de recherche encore et moins d'effet, mais une vérité plus grande qui ne frappe qua la longue. Il a ses coins favoris auxquels il revient toujours: prairies avec grands arbres minces et maigrement feuillus, réfléchis dans des eaux claires et sans remous. M. Roelofs, lui, est 1'amant des ciels mélancoliques. Ses toiles mouillées de brume, pétries d'eau, trempées dans la nuée, ont bien Ie caractère humide et gras des Flandres et de la Hollande. Les grandes prairies herbues de ses paysages, au bord des grasses eaux, parmi les forts trou.Ui NOS FLAMANDS. peaux profilés sur des fonds pateux, les brumes qui argen- tent de leurs réseaux blancs les prés grelottants, les nuages bas et lourds qui rampcnt a ras de 1'horizon, ou, ï'etroussés par les coups de vent, fuient en masses déchiquetées dans des ciels gris de pluie, — toute cette poésie matérielle, plan- tureuse et triste d'une terre abondante, coupée d'eau, riche de sèves, mais froide, calme, terne, sans soleil, transporte l'esprit en pleins marais flamands, parmi les roseaux et les bruants. Nature un peu élégiaque, M. Roelofs me rappelle souvent Ruysdael par Ie charme triste de l'interprétation et 1'irrésistible émotion qu'il met au front de la nature. Lcpeintre,dureste,aide merveilleusement 1'artiste. Touche ferme, grasse et onctueuse, pourtant rarement puissante, il a des tons profonds et vigoureux, relevés a leur tour par des éclats de couleur sombres, des brillants adoucis, des lumières voilées d'une rare magie. Cette exécution, serrée, soutenue, laisse parfois dans 1'étonnemcnt qu'avec tant de scrupule 1'effet s'en ressente si peu. Moins personnels que M. Roelofs, MM. Kindermans, Verwée, De Knyff et Robbe constituent néanmoins une phalange remarquable, assez peu variée, il est vrai, d'apti- tudes et de principes. M. Kindermans, fin, délicat, re- cherche les transparences du matin, les luisants des ruis- seaux, les brillants argentins des prairies dans la rosée. Plus sincère, M. Verwée préféré a 1'apprèt d'une nature mignar- disée la rudesse des labours, des coins de ferme, des prai- ries a vaches. J'ai vu de lui (Exposition de Bruxelles 1866) un coin de ferme, hardi de ton, eclatant et soleillé. — M. De Knyff a de la force et de la vérité, mais je lui repro- cherai de prendre ses sujets de paysage un peu au hasard. Tout dans la nature n'est pas bon a peindre : 1'art du paysagiste consiste a choisir, combiner, interpréter..... . SALON DES SALONS. UK Un paysage n'a souvent qu'un point de vue favorable a 1'art, et c'est a 1'artiste a Ie trouver. — M. Louis Robbe me parait comprendre cette loi du paysage; ses sites, touffus, abondants, plantureux, sont bien pris et enlevés d'une brosse vigoureuse. A ces norns j'ajouterai ceux de MM. De Schampheleer, paysagiste un peu maigre, trop soucieux du détail, pas assez de 1'ensemble; G. Vanderhecht, pittoresque et original De Beughem, chaud et d'une tonalité exacte; Keelhoff César et Xavier De Cock, tres forts dans Ie paysage gris Leclercq; Chabry; Huberti. Je terminerai cette appréciation des paysagistes belges par quelques observations générales sur Ie paysage. Le paysage est vision, Ie paysagiste est visionnaire. Il voit dans la nature des choses que les autres n'y sau- raient voir, et son génie consiste a les rendre. Il ne voit pas seulement avec les yeux, il voit encore avec 1'ame. Les grands nids de feuilles oü les rayons et les ombres luttent en tourbillons roulants, les verts océans onduleux des prairies, les lacs, les eaux, les ciels, peuplés par sa fan- taisie de mondes qui en sont comme la manifestation animée, enchantent ses heures d'amour, de spiendeur et d'barmonie. Perdu dans des contemplations oü le songe se mèle au réel, il évoque des arènes oü flotte sa pensee les chants, les amours, les vies, les bruissements d'insectes, les vols de mouches, les cris d'oiseaux, les bouillonnements des sèves, tout ce qui dort, tout ce qui repose, tout ce qui luit, tout ce qui aime, tout ce qui a ailes, voix, odeur, lumière et mouvement. Comme un hymne immense aux mille voix en délire, il entend sortir des profondcurs, sur les ailes des brises qui les répandent jusqu'aux cieux, le torrent des voluptés et des ivresses enfouies partout sous, 10m NOS FLAMANDS. f 1'écorce, dans les feuilles, dans les racines, parmi 1'onde qui coule, parmi 1'air qui ondule. La nature, mère sublime, lui apparait alors, sereine, auguste, resplendissante, avee ses mamelles prodigieuses. Les voiles sous lesquels se dérobe son mystère, lentement soulevés comme les brouillards qui rampent au matin sur les eollines, révèlent a ses yeux la virginité féeonde d'oü jaillissent les univers. Lui-même, dans 1'extase qui 1'enivre, emporté au flot qu'il voit s'épan- cher des flancs de 1'éternelle mère, roule avec lui dans les veines de la terre, dans les ombrages des arbres, dans les calices des fleurs, dans les grasses ondes des fleuves, dans les vapeurs de 1'aube, dans les tentes dor des cou- chants. Des régions de lumièrc et d'esprit oü Ie rêve 1'a élevé, il saisit les sens multiples du grand secret: fondus dans une expression puissante, ils se confondent devant lui en accords sublimes, dans une universalité d'harmonie oü tout vibre a 1'unisson et tressaille fraternellement. Ainsi, toute brülante encore du sein qui la recèle, lui, Ie peintre, 1'artiste de la terre et des cieux, il regoit, il garde, il nour- rit en lui la révélation de la nature. Plus tard, quand, penché sur sa toile, il tentera de faire sortir des couleurs les voix qu'il entendit dans la réalité, — son ame, encore émue du vertige qui la fit planer si haut, lui représentera la vision bénie; dans 1'azur, 1'or et les roses, comme en une tente dont Ie souvenir, par des couleurs plus bril- lantes, doublé la magie, il verra se lever la nature, parée de ses graces immortelles. Et cette reine éblouissante, cette mère radieuse, cette fiancée sublime des hautes pen- sees, il la peindra selon son coeur et son esprit, avec les clartés oü il la vit 1'enchanter, dans les brumes oü elle se fit entendre a lui, heureuse ou souffrante suivant qu'il Ie fut lui-même. SALON DES SALONS. H7 On ne saurait comprendre Ie paysage sans la réflexion dun sentiment. La nature, il est vrai, sereine jusque dans ses bouleversements, ne subit pas les coups des passions humaines. Si, a nos yeux, miroirs de nos idees et de nos sensations, elle se peint avec des eouleurs oü nous en retrouvons Ie cours changeant, ce n'estpas qu'elle enferme en son sein une ème semblable a la nötre, c'est que sa vision, parée de nous-mêmes, nous apparait avec 1'ame que nous lui prêtons. La vie du paysage, son ame visible et sensible, celle qui éclate en vibrations profondes aux convulsions del'orage, ou, mollementpalpitante, frémit dans la paix des heures fortunées, toutes ces manifestations de vitalité qui, passant sur lui, Ie font onduler et varier comme les champs oü roule un rayon de soleil chassé par les nuages, tout est dans 1'air qui 1'entoure, qui Ie baigne, qui Ie trempe, qui Ie noie, ceinture amoureuse et frissonnante dont les souffles des matins et des nuits agitent autour de lui les plis pleins d'ombre et de lumière. Les voiles diaprés de ses matinees évoquant en nous les rêves heu- reux, brumes ensoleillées de 1'ame, correspondent par une analogie mystérieuse aux joies de 1'esprit qui les contemple. De même, les nuits tourmentées oü la rafale tord les arbres et roule au ciel Ie flot tourbillonnant des nuées prennent a nos yeux la figure du désespoir—par la similitude de nos propres agitations avec celles de la nature. Pourtant, soumise a d'autres lois, elle n'a ni nos défaillances ni nos redressemenfs. Quand elle courbe la tête sous Ie vent, Ie vent n'est pas 1'infortune et la douleur; quand elle s'épanouit dans Ie soleil, Ie soleil n'est pas la prospérité et la joie. C'est nous qui, la voyant ou debout ou ployée, disons qu'elle est heureuse ou malheureuse. Pour elle, au dessus des altérations de 1'esprit humain, HU8 NOS FLAMANDS. ï elle est toujours la même, dans la tempête ou Ie calme. Mais, de même que nous ne pouvons la comprendre en dehors des passions que nous lui supposons, nous ne sau- rions 1'exprimer non plus sans les conformités apparentes que les conditions de 1'air lui donnent avec notre esprit. Le paysage enpeinture nest rien, si, dans Ie mouvement des terres, dans la profondeur des horizons, dans 1'abon- dance des ombrages, il ne présente le sens supérieur qui anime les terres, les ombrages et les horizons. L'homme trouve en lui ce sens : son ame, en s'appli- quant a la nature, déborde de sensations qu'il reporte sur elle. Cest par ces sensations qu'elle pénètre en lui, qu'il la tient en ses mains, qu'il la possède en son ame, qu'il la croit commune avec lui-même dans ses joies et ses afflictions. Or, la grandeur de 1'artiste se marque par 1'application au paysage des sentiments que la contempla- tion a éveillés en lui. En même temps qu'il tracé la figure sensible des bois et des plaines, il s'y met lui-même, il y jette sa vie et son coeur, il y saigne son sang, il y pleure ses larmes, il y rit ses gaités, il y rêve ses mélancolies, et toute satoile, frémissante de souffles émus, nest que la brülante incarnation de lui-même. Je veux encore plus: je veux que dans ce paysage si personnel, si plein de 1'ar- tiste, oü son esprit, tour a tour mélancolique et serein, allume ou assombrit le ciel, chante ou gémit dans le vent, je veux qu'il y ait une place pour moi-même, pour mes sen- sations, pour mon cceur, pour ma tristesse ou ma gaité. Cest le comble de 1'art en toutes choses de préciser juste a ce point la pensee que le moule oü on 1'a coulée ait encore de la place pour la pensee des autres. Mais quel moyen de combiner cette précision et ces latitudes? Ici j'admire surtout le paysage francais. Avec un génie mer-SALON DES SALONS. Ü9 veilleux il a compris que de 1'exécution étroite et serrée oü Ie paysage s'était vu jusqu'a ce jour étouffé de ligne et d'esprit nulle impression profonde ne pouvait sortir. Il a brisé la maigre facture du passé, et d'une brosse trempée aux sources de la nature même, comme elle large, harmo- nieuse, robuste, il en a saisi, fixé en traits hardis et en colo- rations puissantes les charmes et les majestés. Le premier, il a osé 1'exprimer telle qu'il la voyait. La minutie des dé- tails, cette fausseté manifeste, fit place a la large abon- dance des ensembles. Soucieux des plans que la lumière, selon la distance, dessine ou atténue, il en marqua la succession et 1'éloignement, non par des traits qui ne sau- raient se rencontrer dans le milieu flottant de Fair, mais par la condensation ou 1'évaporation de 1'air même. Les plans les plus proches, ébauchés plus qu'achevés parl'effet d'un reeul volontaire, ne montrèrent plus que les acci- dents et les détails visibles a la même distance dans la nature. Il vit le ridicule de ces thyrses feuillus emman- chés a des troncs tracés au cordeau qui, sous le nom d'arbres et de branches, striaient des paysages squelettes. Les arbres qu'il peignit, vêtus de parures abondantes, re- curent a flots dans leurs branches 1'air qui les fait vivre et fait chanter les nids. Sa grande pensee fut pour 1'ensemble : marquant les détails ou plutöt les fondant dans 1'harmonie générale selon 1'importance que leur donnent 1'air, la lumière et leur position, il mit dans 1'ombre, relégua dans le mystère ou supprima décidément tout ce qui ne concourait pas im- périeusement a la vérité, a la tonalité, a 1'impression du tableau. Plus hardi que les anciens, il ne voulut pas recon- naitre dans la nature une reine dont 1'art supporte 1'impé- rieuse domination : il la considéra comme la maitresseISO NOS FLAMANDS. adorée que la fantaisie de 1'amant pare de vêtements variés, afin de faire ressortir par des arrangements heureux ses graces et sa beauté. Sous ses mains la nature, reproduite avec génie dans la liberté de 1'interprétation, trouva des combinaisons oü elle fut comme pétrie a nouveau. On entendit cette affirmation hardie et profonde que la na- ture ne convient pas toujours a 1'art et que 1'artiste doit choisir dans la nature. Le paysage en trois parties avec eau, ciel et terre échelonnés en plans académiques, comme les discours a tiroirs, disparut pour le paysage original, vrai, inspiré selon les lieux, les saisons et les heures, en dehors de la routine et de la convention. Et, pour en revènir a eet art de n'indiquer que juste assez pour laisser sous- entendre, comme Ton vit qu'il consiste dans la recherche de 1'impression générale! Allez aux champs, allez dans les bois : regardez devant vous. A 1'ceil fait pour embrasser les grands horizons, les masses touffues, le vaste déroulement des vallées et des plaines,—le spectacle ne précise aucune ligne,ne détailleau- cun contour et ne se compose de rien d'arrêté, mais comme un bloc énorme oü tout se fond en une harmonie qui laisse tout vivant, il déploie a travers 1'air, le vent, 1'ombre et la clarté, frissons qui font ses rides et ses épanouissements, la grande nature aux bras amoureux bercant sur son sein 1'innombrable hyménée de ses enfants. Le paysage francais ne fait donc que se modeier sur la nature même. Comme elle, il prend les masses, les combine les harmonise, répand la lumière, 1'heure, la saison, jette la vie partout, en parts égales, sans rien écraser, fuit le détail- lage et couvre tout de cette vague bleue, irrisée aux re- flets du ciel, qui coule, flotte, se resserre autour de la nature. Mais si la conception est merveilleuse, combien 1'exécu--mm SALON DES SALONS. 1S1 tion est parfois admirable aussi! Il voit tout d'abord qu'une peinture lisse, serrée, egale, est impossible pour exprimer des surfaces inégales oü chaque détail constitue un acci- dent qui en dérange Ie plan. Il procédé donc par touches. La touche suit les mouvements, marque les contours, varie selon la ligne, change avec Ie ton, répand les contrastes, sème les répercussions, jette une clarté, pose une ombre a cöté, glacé un point, rehausse un autre, peint et dessine en même temps, casse un reflet, prolonge une trainee, se brise ici, se renoue plus loin, vibre, palpite, étincelle, colorée, abondante, multiple comme les milliers de paillettes, de diaprures, d'irrisations et de scintillements qui émaillent la nature elle-mème. Mais la encore il n'imite ni ne copie. La beauté de l'art n'est pas celle de la nature. La nature, cadre énorme, éparpille ses lumières et ses ombres en fais- ceaux qui montent de la terre au ciel. L'art n'a qu'une toile, champ borné oü il faut condenser les infinis de vie et de lumière déployés a travers l'immensité. L'art, pour arriver a cette concentration, renforcera ses couleurs, leur donnera plus d'éclat, les marquera d'ombres plus profondes, doublera la vigueur de celles qui se voient dans la réalité. Secret magique du génie! Par ces artifices d'une science inspirée, la toile contient et resserre Ie ciel, Ie soleil, tout 1'espace, — et Ie paysage devient synthese. Le paysage beige, trop scrupuleusement imitateur de la nature, se hasarde peu a ces hautes et libres interprétations francaises. L'exécution 1'emporte dans son souci sur l'effet a atteindre, et, dans 1'absence d'une inspiration large qui ne s'attaché qu'aux masses, il tatonne a petits pinceaux polis et délicats dans un détaillage oü toute illusion se meurt. Mais si le poème des terres a trouvé dans le génie fran- cais sa véritable interpretation, le génie beige reven- 152 NOS FUMANDS dique une gloire non moins précieuse dans la peinture de marine. La nier, si longtemps soumise aux caprices dévergondés des écumeurs de savonnée, a trouvé chez nous son poète non plus un barbouilleur de tempêtes panachées, comme lissen est vu de célèbres, mais un contemplateur respec- tueux et recueilh dont Ie souci est d'être vrai sans fausse mspiration et sans exagération déplacée. Clays est un maitre hors ligne. On ne peut, il est vrai, rigoureusement lm apphquer la dénomination de peintre de marines • il ne saventure jamais bien loin en mer; sa barque ne dépasse que rarement la ligne d'oü se distingue Ie port; ses bout» de mer sont calmes, battus d'une houle courte et drue oü dansent des barques de pêche plutot que des bricks et des goelettes; il navigue surtout aux fleuves, Ie long des grasses nves de Flandre et de Hollande. Mais si on ne Ie voit pas broder sur Ie canevas facile des ouragans ni ba- rioler fantasüquement de flamboiements pyrotechniques de grandes diablesses de vagues comme des sauteuses de carnaval, quelle magie de nuances fines et harmonieuses dans Ie cadre, peut-être unpeu monotome a la longue de ses eaux sereines secouées ca et la de coups de vent' et bercant au murmure des roulis les barques reflétées dans Ie flot qui les emporte! Comme peintre, Clays demeure sans rival; puissant, nerveux, souple, infiniment varié de tons, nul ne détache comme lui les barques sur 1'horizon et 1 eau sur Ie ciel, nul na cette saveur marine, cette spiendeur dillusion qui fait qu'on oublie 1'art même et Ie géme du peintre pour se plonger corps et ame dans ieblouissante contemplation de la nature. S'il est un reproche a lui faire, c'est pour ses ciels. Légèrement en- levés par frottis transparents dans les parties claires, ilsmmmm SALON DES SALONS. 153 ont parfois, dans les parties sombres, des opaeités de tons et des lourdeurs de formes qui donnent aux nuages qu'il y roule des apparences de carton découpé. Après ces peintres de la vie et de la nature, je cite tres volontiers, pour la vie qu'il sait donner a la pierre, M. Van Moer, Ie peintre de vues et d'intérieurs. J'ai vu de Van Moer de petites toiles, ses Canaux, d'une réelle magie, oü la pierre, inondée de soleil et baignée d'eau, s'animait vraiment sous Ie reflet brülant et 1'humide baiser qui semblaient la pétrir. Van Moer exprime largement la poésie et la variété des heures. Les crépuscules, réfléchis en trainees de flamme dans ses canaux d'Orient, avec Ie dessin renversé des palais et des mosquées dans les moires de 1'eau, gardent en leurs clair-obcur 1'intensité du rayon disparu. Ses midis épanouis dans un apre aveu- glement d'azur sont torrides; 1'ombre s'allonge, profonde et sèche, comme brülée elle-même ; les murs pétillent en feu.—Van Moer est coloriste: il marie les tons, les rappelle, les rehausse, les atténue avec une richesse, une sobriété et une justesse de touche qui font de ses vues des créations plus que des reproductions. Dans Ie même genre, il faut nommer M. Bossuet, pinceau sec Ses ciels, trop gris pour les midis dont il en- cadre ordinairement ses murailles — effritées du reste avec une cranerie toute locale, manquent de cette intensité de rayon qui fait flamboyer les pierres comme des braises. Je n'oublierai pas non plus M. Stroobant, dessinateur tres habile, plein de relief et de précision. Il aime Ie plein so- leil, la brique calcinée qui se crevasse et s'écaille, les vieux platras effrités et croulants, les canaux scintillants qui, pareils a la glacé qu'on casse, paraissent s'émietter en paillettes. Je lui reprocherai sa peinture un peu ! } m NOS FLAMANDS. monotome : d'une pate excellente, bien modelée et travaillée avec süreté, il lui manque pour atteindre a 1'effet artistique Ie rehaut des tons vifs, Ie pittoresque des réveillons hardis, Ie tapage d'une note piquante 1 ; dans la pcmture de batailles, MM. Van Imschoot et Paternostrc: dans la penuure de marines, MM. Francia et Musin ; enfin, dans la peinture de grand style, MM. Swers et Guffens, peintres inspirés. LH^MHB LITTÉRATURE WELCIIE. A.U PLUS pRAND ECRIVA' N B E L G E. POSTE RESTANTE. Biu xelles (Brabant (Belgique). La Première a Monsieur.... Monsieur, j'ai bien 1'lionneur de vous saluer. Je..... Mais je n'ai pas 1'honneur de vous connaitre, et voila de quoi m'arrèter dès Ie eommencement, si je n'étais certain de vous trouver quelque part. Ou donc ètes-vous, Monsieur, et qui donc, afin que je sache au moins que vous existez et qu'il me soit permis de vous dire les choses que depuis longtemps je veux vous communiquer? Notez, Monsieur, que c'est au plus grand écrivain beige que je souhaite par- Ier, car Ie plus grand soul est mon inquiétude, et j'en vois 11162 NOS FLAMANDS. d'autres autour de moi qui sont tres grands, sans que je les trouve grands assez. Peut-être me demanderez-vous si je suis fou, car la chose vous paraitra excessive, mais si vous Ie voulez, je répondrai que je voudrais 1'être, afin que la vanité de ma recherche eüt dans 1'occurrence pour palliatif 1'aveuglement de ma folie. Non, Monsieur, je ne suis pas fou et désespère de 1'être, quand je vois tant de sots qui Ie sont et ne Ie méritent pas, car enfin dans Ie pays des sots les rois sont les fous, et quelle gloire si j'étais roi! Mon- sieur, par grace, me direz-vous si vous êtes Ie plus grand, et de combien, et par quoi, et votre nom? Car, je 1'avouerai, manque d'esprit, manque d'instruction, manque de tout, je ne vous vois pas tres distinctement, si cc nest comme une ombre, un fantöme, une illusion, quelque chose comme 1'oi- seau bleu; et ce nest pas pour vous faire injure, je suis un homme doux, Monsieur, et simple, pas même savant. A mesure que j'y songe, mon souci augmente; si je pense a 1'un, 1'autre me fait penser a un troisième, sans que je m'ar- rête a aucun. Et pourtant, j'en ai pris Ie parti : c'est au plus grand que j ecris; je Ie veux, je 1'ai dit et ne voudrais pour rien au monde changer 1'adresse de ma lettre. Mon- sieur, par pitié, faites-vous petit, baissez la tête, rentrez votre génie, quoi! d'un cran, en vaut-il la peine? ou vos épaules, si vous y portez Ie faix; car, enfin, Monsieur, vous êtes tous grands, sans distinction grands, grands comme des chênes, grands de cent coudées, comme les pyramides, Monsieur, sans qu'aucun, mais aucun, soit plus grand d'un pouce. Un pouce, que vous disais-je? suis-je difficile? qui ne voudrait baisser d'un pouce pour laisser monter son voisin d'autant, ne füt-ce que pour échapper a l'ennui d'avoir la même taille que lui? Je comprends qu'on soit plus grand; qu'on soit plus petit, je Ie comprends encore, mais uneLITTÉRATURE WELCHE. 163 chose qui me dépasse, moi qui ne suis ni grand ni petit, c'est que je ne puisse me distinguer dun autre. Être plus, être moins, c'est quelque chose, mais quel terme entre les deux, je vous prie, si ce n'est néant? Et voila, Monsieur, comment, par une logique naturelle qui dépiterait les acadé- miciens de 1'Académie, gens jaloux et colères, je pourrais arriver a conclure qu'étant tous ni plus ni moins, vous n'êtes de fait... Ah! Monsieur, je ne voulais pas Ie dire, et volontiers je replie ma logique, s'il vous plait de condes- cendre a monter. Et la grande peine! La belle affaire! Ce n'est pas, je crois, porter sa tête a 1'échafaud ni entrer en galère une rame a la main. Il ne s'en faut que d'un pas; mais Ie pas est a franchir. Et lequel de vous Ie franchira, Monsieur, afin qu'il ne soit pas dit que Ie plus grand écri- vain est un mythe et qu'un homme se trouva qui, Ie cher- chant part out, n'en rencontra pas un, mais cent, abondance nuisible? A toi, Mellifluus, j'ai songé d'abord; si ton idéé boite, ta phrase chancelle, et les mots chevillent sous ta plume. Mais Fellifluus, ton compère, reclame, Jacquot en- fariné aussi creux dans ses mots que vide dans ses pensees, grave, du reste, comme un perroquet ou un singe. Et lequel est Ie plus grand, critiques superbes, ou de Tortillard qui est Ie plus diffus ou de Jacquot qui est Ie plus filandreux? Et toi, Horatio, poète rubicond, ne seras-tu pas plus grand qu'eux deux, toi qui es Ie plus gros? Tes vers, inspi- rés parfois en dépit de toi-même, sont a vrai dire les plus longs qu'un poète pris de foire enfanta dans ces contrées, et j'aime a les voir, de rime en rime, comme un boiteux qui descend un escalier, s'accrocher en chevillant. Mais Olympio proteste : il sait ce qu'il vaut, et pour la cheville, il emporte Ie prix; sois donc content, poète béquillard, car si Horatio est Ie plus gros, toi, je te Ie cède, tu es Ie plus lourd. Mais Ie plus m NOS FLAMANDS. grand, Monsieur, qui serait-il, du plus gros ou du plus lourd? Pourtant, si 1'un des deux est le plus grand, que serait-ce de Calviculus auxdoigts sales, de Criquetl'acéphale, d'En- nucbus le bouffon, de Rusticus la plume d'oie, d'Advocatus le gascon, de Surdaster, bègue mais juste, de Mus le trot- tin, de Bufo le saute-ruisseau, et de tant d'autres, habitants de Lilliput. Le plus grand, qui donc est-ce? Les nains mèmes comptent des géants. Certes, je me proposerais bien, mais décemment je ne puis m'écrire a moi-mènic, et dès lors a quoi bon commencer cette tartine? Quoi qu'il en soit, 31onsieur, si vraiment vous existez quelque part, a voua ces mots : je les mets a la boite, poste restante. Les réclamera qui pourra.La Deuanème d Monsieur Nous commencerons par reconnaitre, si vous Ie voulez, Monsieur, que les desseins de la providence sont merveil- leux : on Fa vue se servir des humbles pour écraser les forts et faire tourner au profit des plus grandes entrcprises les choses mêmesqui semblaient incapables d'y pouvoir concou- rir. Je ne nie pas que ce commencement soit solennel, maïs pourrais-je ne pas songer au mystère des destinées, quand je considère ce qui se passé autour de moi-mème et va faire 1'objet de cette lettre ? Quoique Ie plus grand de nous tous, vous n'êtes pas sans avoir admiré 1'ordre profond qui des vieilles souches traditionnelles tire les langues nouvelles, tlours printanières écloses aux racines corrompues des nations. Et quelle chose étonnante, Monsieur, n'est-ce pas cette bonne vieille langue latine enfantant a la vie, de ses débris mêmes, Ie chceur cbantant des langues modernes? Si ce n'était vous, je craindrais que vous ne pussiez conce- voir la légitimité du souvenir que j'évoque et la ressem- blance des temps presents avec les temps passés. Maïs nécessairement vous avez remarqué chez cette vieille langue frangaise, épuisée par les débauches du petit Jour- nal et du petit théatre, les marques d'une mort prochaine ; nécessairement, vous avez vu qu'un enfantement se pré- parait parmi 1'horrcur de 1'agonie qui commence. Or, revenez maintenant avec moi aux réflexions que la marche166 NOS FLAMANDS. des choses humaines suscitait tantót en moi; car de nuelle CB ^r™ ^ P1Widence -st-elle servi po" ^1 flanc de a courtisane la jeune vierge qui va KS£ 1 est par Ie monde un petit peuple, si petit qu'il ne sem- gui serwt-ce enfin, ó grand Monsieur, si Ce n'est nm„ m mes, belges ou héoü^ ^ • * * - nou, ne es gens du reste et marchands patentés^onsidéreJ col ::t rair,de *» *»»-, Ia providence ou Ie avenÏs'f r T T™^ ^^tes, et aussi aveugles font servir les plus humbles a la réussite des Plus grands desseins. C'est en cette petite race, je veux di BXn^tr'T;que resprit des ^a — note, e" l*™** fa' *"» Cette ^able, se léve une ere é^choisis nn ' "' ne V°US ^ dépIaiS°' Ü0US ™™ b nne au m f " ^ ^ d<3 ^ frai^-> bonne au plus aux drames d'Hugo et aux romans de George Sand. La regenerer! gloire éternelle de greffer sur ce tronc orrompu qui tombe en Ponson, en Montépin et en p ur nture, un zdiome frais et simple comme une jeune fifl de qumze ans, Eh, ne ^^ ^ ^ J 1 j les signes precurseurs de cette révolution admirable ici meme, en België, coin fortuné des brouillards ? Les mo ZZ™sur le papT'omployés de ^ --" etongznale nannongaient-zlspas lavènement de 1'idiome StSTa 7 TT ^ tantÓt? ^ ^emenfdon J « parlé U n est plus a venir, il est Ia, eest fini, la lan-ue t pTée-tliah! M°nT' "^ "^ ™ «2 et parée! belle comme Ie jour, quand on Ie voit dune ZdeZteTS™ Une P01'Cher0nne' »*ve comme une unZou 7\ nU6 C°mme ^ Vépité Gt Chauve c<™ «n genou. Contraste smgulier avec Farrogance de saLITTÉRATURE WELCHE. 167 mère francaise! Sans détours, sans fard et sans roueries, bete comme une vierge des champs, combien sa rusticité se fait mieux valoir par la comparaison des appas üétris de la vieille courtisane ! Je pourrais craindre a la vérité que Ie temps n'emportat cette aimable candeur, mais une chose me rassure sur ses destinées. C'est qu'elle bégaie, et il nest sauvegarde pareille pour ne jamais faillir, car Ie moyen de mal parier quand il n'en est même pas de parier bien ! Ah! Monsieur, nous ne saurions assez nous réjouir de posséder cette langue uniquo quand on considère ce qu il en coüte pour descendre a cette simplicité sans atours. Je ne puis, il est vrai, me flatterde la parier. La lie fran- chise salit encore ma plume et je n'ai pas encore débar- bouillé Ie fard menteur. Mais peut-ètre un jour, 1'enten- dant partout autour de moi, la parlerai-je comme mes confrères, moins bien sans doute, car ils 1'ont formée, tandis que moi.... C'est une étude dangereuse que celle des vieux maitres, Monsieur, et quoique je sois de mon pays, je trouve — et j'en rougis — Corneille admirable, et Molière étonnant... Qu'y faire ? pourtant, je vous jure, je me corrigerai, j'abjurerai ces fausses idoles, je parlerai beige ou je m'y efforcerai. Lè beige! mot sonore etdoux! Le beige, m'entendez-vous bien? Que j'éprouve de plaisir a cette harmonie! Il nest chose au monde qui m'enchante plus. Et notez que nulle langue mieux que celle-la ne reflète le caractère de la nation qui la parle. Quand je 1'entends parier par 1'épicier, ou que je la vois écrire par M. G. G. G. G., je ne puis m'empêcher de reconnaitre qu'elle est faite expres pour eux, tant elle est du terroir, f ai te pour nos esprits et nos goüts. On y sent je ne sais quelle odeur du pays, odeur de cassonade, de bière, de choux de Bruxelles, et c'est un parfum délicieux. A ne voiri. )?', 168 NOS FLAJU.XDS. que les dehors Ie beige se rapprocherait du francais, et la lettre moulée les ferait peut-être eonfondre, si la diversité de 1 esprit ne marquait la différence des longues. Et prenez garde a eette particularité : 1'espagnol et 1'italien, sortis du la m, comme Ie beige du francais, ont entre eux des affi- mtésd esprit qui en font connaitre la parenté. Mais ici Monsieur, si la lettre est la même, I'esprit, qui est bien différent, confirme 1'individualité de chacune d'clles Le beige ressemble si peu au frangais qu'il ressemble 'tout autant au flamand, a 1'espagnol, au turc, au chinois, a liroquois et au marollien. D'aucuns diront qu'il ne res- semble a nen du tout, mais 1'évidence est si flagrante qu'il est inutile de leur prouver s'ils ont raison. - C'est a la vérité une bonne fille de langue, sage, prudente, incapable dun écart et si franche qu'elle en parait béte; sa bètise est son charme: pas de mots, pas de moqueries, pas de folies. Jamais on ne 1'a vue se passionner au dela des homes ; elle n'enfreint pas les regies; c'est 1'ordre et la moderation mêmes. O langue sobre et frugale! Ce n'est pas elle qui court les rues passé minuit et s'expose aux rhumes de cerveau. Elle boit de 1'eau indifféremment et de la tisane. Lymphatique de nature, elle ne connait pas les emportements, ne pleure jamais trop ni trop ne rit mange peu, digère bien, le tout en mesure parfaite. Elle a' les pieds dans la ouate et porte flanelle, crainte du froid- met une visière devant ses yeux, peur de les enflammer; travai e le jour pour ne point se priver de dormir; jamais ne veille, car c'est altérer sa santé que veiller; fait des ro- mans, descomédies, des drames, des vaudevilles, et géné- ralement tout ce qui est du métier, sans pourtant faire quoi que ce soit qui ait trait a 1'émotion, a la fièvre, a la passion ou a quelque chose d'extraordinaire et d'immo-LITTÉRATURE WELCHE. déré, enfin la meilleure bonne petite béte de langue qui se puisse rencontrer, vous laisse Ie cceur net, 1'esprit libre, Ie corps sain, n'accélère pas l'effet des purges, ne donne pas de catharres, nc s'impose jamais plus de cinq mi- nutes, ne fait pas croire aux chimères ni courir après 1'idéal, bref, vous endort tout debout, efficacement — non sans cauchemar.La Troisième a Monsieur.... im Vous aurez remarqué, Monsieur, combien nos voisins sont jaloux de notre incontestable supériorité : il n'est sorte d'ayanies qu'ils ne nous réservent, et Ie moindre honneur qu'ils nous font est de nous nommer cretins. Ils sont a ce point convaincus des mérites de notre littérature qu'ils poussent 1'astuce jusqua nous accuser de n'en avoir pas. Quoi, Monsieur, pas de littérature! Excusez mes emporte- ments; il est difficile de se tenir devant d'aussi méchantes calomnies. La littérature d'un peuple sejuge a la perfec- tion de la langue qu'il écrit et a la quantité des gens qui font quahté de 1'écrire. Cette vérité incontestable ne vous semble-t-elle pas faite expres pour nous, et ne trouvez-vous pas qu'elle confirme en tous points l'indiscutable grandeur des lettres belges? La langue... il me suffit que vous la connaissiez et il me facherait d'y revenir. Pour Ie nombre des gens de plume qui s'honorent de la parier, ne marque- t-il pas, par son étendue, 1'universelle culture des esprits et la force intrinsèque de notre littérature? Je ne calculerai pas combien ils sont, mais a coup sur les grues qui passent en automne sur nos marais sont moins nombreuses que celles qui y grouillent — je veux dire les grues littéraires. Ce sont de petites grues, pour la plupart maigres, jaunes, bilieuses, point méchantes, s'accommodant de leur maigreur et marchant en troupeau. Elles sont reconnaissables, Mon- LITTÉRATÜRE WELCHE. 171 sieur, en ce qu'elles ne volent pas; elles preferent la terre au ciel, et barbotent tout du long avec les canards, espèce plus sérieuse, qui sont les gens politiques, dans les mares, fumiers et ordures du chemin. On les nommo grues litté- raires ou écrivassières pour leur facilité a tracer des carac- tères sur la boue, et, en effet, elles n'ont qua trainer de la patte pour écrire des choses merveilleuses. C'est par igno- ranee de ces particularités qu'il est dit par Ie monde des gens qui griffonnent, ayant la main mal assurée, qu'ils écrivent des pattes de mouche alors que c'est pattes de grue qu'il faut dire. Notez qu'elles ne sont ni fantaisistes ni chi- mériques, mais, au contraire, tres positives et tres sérieuses, ce qui se voit par leurs longs becs d'académiciens. Et pour ce qui est d'écrire, elles n'écrivent ni paillarderies ni mau- vaises imaginations, mais sages maximes, réflexions judi- cieuses, questions alimentaires et autres bourdes sensées utiles aux bonnes mceurs. —- On a dit des lettres qu'elles constituent une république : j'entends bien, mais nulle part je ne 1'ai rencontrée; l'inégalité des talents détruit toujours Ie sage niveau, et un génie quelconque étalé en paon prend h la fin sur les autres Ie ton de la dictature. Pourtant cette république tant vantée et introuvable ailleurs existe chez nous, et c'est grande gloire. Salut a toi, république, rêve doux des gens paisibles! Remarquez, Monsieur, combien Ie niveau est assuré dans la patrie de nos oies de lettres : nulle ne dépasse voire d'une plume, nulle n'est plus grande voire d'une oreille; il n'est oie qui hausse la tête; toutes vont d'un commun accord; et ce sont des génies. Mais ce n'est pas sans peine qu'une police aussi bien ordonnée s'est établie au sein de la république, et il a fallu d'abord pros- crire les poètes, cervelles bouillantes, coeurs prompts, qui en eussent certainement détruit 1'équilibre. On toléra les172 NOS FLAMANDS. versificateurs, genre de lettres a la glacé, incapables de débaucher qui que ce soit, chauves généralement et eu- nuques. Les romaneiers furent admis, bien qu'ils soient en médiocre estime, comme les auteurs dramatiques, qui tien- nent du poète par la chaleur do 1'inspiration et la facilité des mauvais instincts. Encore ne les mit-on pas a la porte que pour la distiiiction avec laquelle ils parlaient Ie beige et la tiédeur a peu pres glaciale de leurs conceptions. La répu- blique recherche surtout les gens sérieux qu'une moralité bien assise défend contre 1'imputation d'enthousiasmc ou de poésie, comme médecins, historiens, mathématiciens, aéro- nautes, droguistes, numismates, astronomes, archéologues, professeurs, épiciers, marchands de flanelles, dentistes, cor- donniers et académiciens. Croyez qu'en telle compagnie les exces sont impossibles; si, par hasard, un d'eux, pris de mal-caduc, commet un élan poétique, les mathématiciens prennent leur compas, les astronomes leur lunette, les des- sinateurs leur équerre, et les académiciens qui sont les plus graves de la.bande prononcent 1'exclusion. Ces gens-la ont une grande vénération 1'un pour 1'autre et se donnent du maitre a tour de bras; notez que la plupart sont cou- ronnés, ceux-ci a la tête, ceux-la aux genoux. Leur morale est effrayante de rigidité, mais ce qui me console, c'est qu'ils n'ont rien a combattre pour 1'avoir, ni passion, ni chaleur de cceur, ni verve d'imagination; ils sont moraux par impossibilité de ne 1'être point. J'ai dit qu'ils étaient tous des génies; sans doute, et ils sont a peu pres tous dé- corés. Mais qui pourrait y trouver a redire, quand on con- sidère 1'aimable languo qu'ils parlent avec un charme si ongnal et la modestie que ces demi-dieux ne cessent de conserver au sein des apothéoses oü ils trónent? \fLa Quatrième a Monsieur.... Je sais bien, Monsieur, qu'il se rencontre des dissidents partout, et il nest si beau troupeauqui ne compte des bre- bis galeuses. Le beige, a 1'apogée de sa spiendeur, devait exciter dans quelques esprits mal faits 1'esprit de lutte et de contrariété. Vous savez eombien les révolutions ont de peine a s'établir et les résistances qu'elles rencontrent chez tant d'ambitions qu'elles froissent et d'intérêts qu'elles attaquent. Au premier éclat de la langue nouvelle, ceux qu'une vieille babitude enchainait a la tradition francaise jurèrent de ne l'abandonner qu'étouffés par 1'ennemi, et ils eurent la misérable gloiro de tenir leur serment, quel- ques-uns jusqu'au bout. J'avoue, Monsieur, qu'on ne sau- rait avoir que du dédain pour de pareilles entreprises, et je veux marquer dun stigmate ces deserteurs des lettres belges. Mais non, 1'indifférence publique les punit assez de leur folie témérité, et peut-on les cbatier pour un vice de nature? Comment comprendre que Jouret, par exemple, s'en aille troquer contre le sérieux de 1'idiome beige les vives allures de son imagination parisienne? Et Jean Rousseau, ce transfuge, eüt-il pu rester parmi nous, avec cette verve pétillante qui ciit fait hausser les épaules a nos académiciens? Quel épicier eüt condescendu a écouter Artbur Stevens,' nature enthousiaste éprise d'art? Ne voit-on pas d'ailleurs que ces réprouvés le sont — par une I 174 NOS FLAMANDS. fatalité qui met a néant leurs criminels efforts — jusque dans leur oeuvre et leur vie mêmes! Landoy ne mêle-t-il pas dans les bouquets de sa verve aux roses, ces fillettes musquées, les grosses pivoines, ces matrones vénérables? J'ai vu Joly quitter 1'art pour Ie métier et vendre au rabais Ie talent. Delimal, un rossignol qui chantait jadis, ne se résigne-t-il pas a l'enrouement politique, et petit-fils de Musset, ne coiffe-t-il pas sa muse dun courrier hebdoma- daire? Dumoulin, ce poète nerveux, cède aux influences du beige et s'endort sur 1'enclume oü se forgent les beaux vers. Boniface, préféré un traitement a la gloire- lit- térateur remarquable, il n'écrit plus, de peur d'écrire francais; orateur remarqué, il ne parle plus, de peur de parier beige, et c'est un talent en disponibilité. — Pot- vin fait de 1'art francais en parlant de 1'art flamand • maïs s'il ne parle beige, qu'importe qu'il fasse un chef- doeuvre? Labarre se tait; Mathieu se tait. Que diraient-ils qui put être compris? Frédéricx sommeille. Hymans s'en- dort. Guillaume ronfle. Qui réveillera Dubois? Pollet renonce aux lettres, et Picqué fait des mémoires pour 1 Académie. Juste prime Moeke, Bécart prime Baron Leclerq n'a pas d'éditeur; Clesse, alouette, devient rossignol chez Ie libraire; De Coster n'est pas lu, malgré Uylen- spiegel et les Contes brabancons. Qui connait Loise? Gens s amuse a des sonnets. Stapleau s'ennuie a la politique VizentinipasseaParis.-Plaisantes gens, sur mon honneur t II faut dommer Ie vieil instinct ou s'avouer vaincu, et eest justice, car comment concevoir que la patrie veuille récompenser par la gloire des hommes qui ne parlent pas sa langue? On a parlé d'ingratitude: non, la patrie n'est pas ingrate. Ne 1'est-il pas assez démontré par 1'exemple des gens en faveur, académiciens et autres, hommes deLITTÉRATÜRE WELCHE. i/S poids qui ne parlent ni frangais, ni flamand, ni iroquois, mais beige, ce qui est bien différent et mérite salaire. — Je suppose qu'il y eüt un pays des anes : comme de juste, 1'ane anonant y serait seul toléré ; Ie braiement y serait roi, ministre aussi, mais que penserait-on de 1'ane qui henni- rait? Ce serait cas flagrant, et 1'on bannirait Ie pelé. Ainsi, chez nous, 1'ane anonant est porté aux emplois, aux hon- neurs. En pourrait-il être autrement sans déroger? Non, Monsieur, il nous faut maintenir notre langue, car une langue est la condition d'indépendance d'un pays, et nous avons a la fois par la notre liberté et gloire éternelles.—On a parlé du flamand : on a prouvé que c'était 1'idiome national et la souche de la seule littérature possible chez nous: mais que sert de prouver et tient-on pour sérieux chose prouvée? Le flamand est grossier, c'est clair ; Con- science et Hiel, patauds; le mouvement flamand, folie; la vieille ame flamande, chimère. Eh! ne va-t-on pas jusqu'a dire que notre sauvegarde est dans le flamand, nos forteresses dans le culte de nos ancêtres, nos armées dans les traditions de la patrie? Lors même que ce serait vrai, dit-on choses pareilles? Que nos pères aient parlé flamand, on le conQoit aisément; on était si béte en eet age-la; mais nous, Monsieur, que nous parlions comme nos pères, est-ce tolérable? C'est pourquoi le beige a été créé, langue inimi- table que parle M. Bouvier et qu'écrit M. Juste. Et mainte- nant, pour finir cette lettre un peu longue, convenez avec moi qu'une langue étant donnée, ceux qui n'en usent pas et empruntent celle des voisins méritent la mort; que par conséquent, Wacken, Sotiau, Chamard, Stevens, ces jeunes poètes morts a trente ans, ont justement péri, martyrs de leur sot entêtement, victimes de .Vindifférence publique.La Cïnquième a Monsieur. Quand vous ferez un livre sur notre patrie, ne manquez pas de remarquer, je vous prie, Monsieur, que c'est a peu pres chez nous seuls que Ie métier de la piume est réputé ignominieux. J'entends bien, ignominieux, non par Ie dés- honneur qu'il y a d'écrire, nous n'en sommes plus, Dieu merci, a ces délicatesses d'un autre age, mais par celui qu'il y a de tirer de sa plume Ie pain de 1'existence. En vérité, c'est d'une belle ame, et personne ne contcstera la candeur d'un tel puritanisme. Des méchants, il en est par Ie monde qui comptent les taches au soleil, des méchants y verront 1'histoire du renard : il guignait certaine grappe vermeille, haut pendue; et de sauter; il n'y put atteindre. «Trop verts» fit-il, et Ie voila parti sur ce mot. Observez bien, Mon- sieur, qu'il n'en saurait étfe ainsi de nos grues littéraires. Elles sont fines a ce point qu'elles sauraient faire métier de tout, menie d'esprit, maisparticulièrement de bêtise. Et, dès lors, n'en saurait-il être d'elles comme des grues étrangères employees a pareil métier, lesquelles, gachant 1c drame, Ie vaudeville, Ie poème et Ie roman, tirent de ce misérable fravail leur subsistance quotidienne? Mais elles ne vou- draient descendre a cette indignité, tant elles ont en estime Ie haut mérite des lettres. Ne voit-on pas qu'elles ont grand raison, ces louables et bonnes grues, aux merveilles que leur art, appuyé de ces principes, enfante Qè et la a laLITTERATÜRE WELCHE. 177 lumière par longs et méritoires intervalles. Quelle compa- raison peut-il s'en faire de ces perles exquises et odorantes, travaillées a plaisir d'un ciseau fin et patiënt, avec les pierres brutes, sans forme et saus grace, que 1'on voit parai- tre ailleurs? Mais aussi comptez que ces topazes, ces rubis, ces émeraudes, qu'en dirai-je de plus encore? ces escarbou- cles enfin, sont lentement tirés de leurs cavernouses cer- velles par extractions laboricuses et dures, cxhaustions adroites et calculées, extirpations méthodiques et raison* nées, comme il sicd pour les amener a bien; et c'est un grand labeur qui les fait crier d'aban, car ils sont des an. nées entières a creuser sans trouver; si, par bonbeur, après s'être longtemps tatés, ils entendent résonner en unc bosse de leur crane la veine attendue, ils restent des années a y descendre; puis on ne les voit plus : enfouis en eux-mêmes. ils cherchent dans leurs profondeurs; et quand, un jour on les voit remonter demi-morts et voütés, il s'est encore passé des années. Mais rien ne saurait dire Ie temps qu'ils mettent a polir, a martelcr, a ciseier, a arrondir, a fagonner la précieuse perle soustraite aux mystérieuses cavernes de la pensee, ni les soins qu'ils apportent a lui donner les em- preintes d'un art sans pareil. Quand enfin ils ont mis la dernière main a l'ceuvre, ce sont des vieillards, et ils ont cent ans : tous n'achèvent pas naturellement ce beau travail de leur vie entière, et la plupart emportent avec eux Ie se- cret de tant de veilles et de sueurs. Nulle part Ie mal que 1'idée en sa gestation fait souffrir a 1'esprit n'est plus cuisant que chez nos glorieuses et infortunées grues. Jamais, sous Ie ciel grec ou latin, parturition plus dure ne fit grincer plus effroyablement des dents un auteur constipé. — Je ne sais, Monsieur, s'il vous a été donné de voir Ie crane d'un de ces plumitifs extraordinaires, j'entends après la mort, dans 12178 NOS FLAMANDS. la nudité de 1'os. Pour moi, qui ai pu voir maintes fois Ie redoutable réceptacle de tant d'insondables mystères, aussi bien durant la vie qu'après, jamais je ne fus témoin de ravages pareils. Je compris alors la douleur de ces enfan- temcnts et la gloire qu'il y a a enfanter, lors même qu'il n'en doit sortir que du vent, comme il se fait d'ordinaire. J'eus particulièremcnt 1'occasion de remarquer Ie crane d'un académicien mort en couches Ie ...., et reconnu pour 1'un des hommes du pays qui pensèrent Ie plus et écri- virent Ie moins. Quand je dis lc crane, c'est intérieure- ment et extérieurement que je veux dire. Or, 1'os, travaillé par les sueurs, présentait a sa surface, au lieu des belles polissures qui Ie font ressembler a la paroi des coupes, des rugosités, des excoriations et des callosités nombreuses, comme s'il avait été mordu du vitriol. Les rcnflements de la tête qui sont, comme on sait, les habitations des diablo- tins sous 1'inspiration desquels nous agissons et nous pen- sons, ressemblaient a des chaumières que Ie vent aurait renversées par les champs; toutes les bosses étaient sens dessus dessous, et il était impossible de les reconnaitre, tant elles étaient pèle-mêlées. Les petits diables y avaient fait belle vie; de certaines, il n'y avait plus de traces; on ne savait ce qu'elles étaient devenues; d'aucunes étaient rentrees, ce que je compris, car les idees rentrees font naturellement rentrer les bosses. J'admirais toutefois ces marques éclatantes d'un labeur inouï, mais combien je fus frappe quand Ie mystère intérieur se dévoila tout a coup sous Ie scalpel du grand médecin! Je vis une toutepetite cervelle, raccornie, déchiquetée, demi-sèche et percée de trous comme une éponge. Ayant mis 1'ceil a 1'un des trous , je remarquai une demi-douzaine d'idées, habillées de pau- vres petites loques, qui reposaient dans les coins comme desLITTÉRATURE WELCHE. 179 momies ; le grand médecin me dit alors que c'étaient la les pensees qui avaient occupé 1'esprit de 1'académicien sa vie durant, que présentement clles étaient sur le flanc, comme le maitre en sa bière, et qu'elles dormaient pour 1'éternité. Mais les ayant un peu remuées, nous reconnümes qu'elles n'avaient ni pieds ni tète; vraisemblablement elles n'avaient jamais bougé de place. Ce qui nous confirma dans cette pen- see fut le spectacle de trois grosses araignées qui filaient de 1'une a 1'autre leur toile; or, la toile n'était pas d'hier, a coup sur, car elle était a ce point embrouillée, épaisse et coton- neuse qu'il nous fut impossible de 1'enlever. Le grand académicien n'eut jamais a lavérité ni présomp- tion ni orgueil: il disait que le temps est un grand maitre, et il attendait tout du temps; la mort qu'il n'attendait pas mit fin a ses projets. C'est ainsi que les quatre ou cinq idees qu'il nourrissait en sa cervelle demeurèrent en paix sans jamais ètre dérangées, et les araignées les cou- vrirent d'un voile soyeux, reconnaissantes de cette immo- bilité. Le grand médecin cssaya de prendre unc de ces bonnes araignées; mais elle se débattit; en se débattant, elle fit tomber les cinq ou six petitos momies; alors elles croulèrent en poussière. Mais tout ce ménage mit en éveil un coin ténébreux de la cervelle ; j'entendis un bourdonne- ment: une mouche s'envola, unc seconde, une troisième, puis quatre, cinq et six. Et tandis que je m'ébaubissais, la cervelle fondit dans les mains du docteur comme une bulle de savon ou comme un soufflé de vent. Et mainte- nant, dites, vit-on jamais ailleurs exemple d'une pareille consomption? — Ne croyez pas que ce soit lè un cas isolé chez nous ; considérez la galerie : vit-on jamais autre part crancs plus pelés, plus chauves, plus rogneux, plus teigneux, plus travaillés, plus couturés, plus mines, 180 NOS FLAMANDS. J plus écervelés? Encore un coup, quel rapport so pcut-il faire entre ces rudes pionniers aprement besognant de la pioche, de la truelle, du pic et de la scie dans les silos de 1'idée avec ces faciles enfants de la muse qu'un soufile pousse en avant, et qui, sans chercher, trouvent 1'idée par- tout autour d'eux ? Combien ceux-la sont plus vénérables! Ils veillent, ils attendent: c'est qu'ils ne sont pas auteurs de profession. Pourtant ici tout Ie monde est gcndelettre ; tout Ie monde n'écrit pas, il est vrai, mais il n'est besoin d'écrire pour 1'ètre. J'en connais qui, de peur de paraitrc en faire leur métier, n'écrivirent jamais et sont connus pour de fort remarquables auteurs. Pour moi, j'estime qu'ils sont les meilleurs. Serait-ce pas que Ie métier d'auteur ne pourrait exister en cette belle patrie do 1'esprit? Et pourquoi non? N'y a-t-il pas ici des anes comme ailleurs pour tout ehardon? N'y mangerait-on pas du Maquet, du Ponson, du Timothée et du Scholl, comme aux lieux qui les virent nai- tre?Pourtant, je 1'avoue, nos anes ont cela de supérieur que la masse nelit rien du tout. Et c'est un grand bien, car si la masse lisait, peut-être aurions-nous aussi nos Montépin et autres aniers fameux. Des lors nos lettres seraient déflo- rées; 1'honneur des grues littéraires ne serait plus qu'un mot; on écrirait, hélas! tandis que maintenant, on n'écrit pas, c'est vrai, mais 1'honneur est sauf (1)! (1) Je manquerais a rïionnêteté de la critique si, après toutesees critiques, je ne citais Ie nom d'un homme de cocur et de persévc'rantc energie. M. Van Bemmel fondait, en 1853, la Revue trimeslrielle. A travers les soucis, les em- barras, une vogue d'abord incertaine, sans aidc, sans subside, il Ta continuéc jusqu'a ce jour. C'est un monument, l'oèles, publicistes, romanciers, chacun y a mis sa pierre. Nulle revue ne fut plus hospitalicre. Ccux qui voudront connaitre la littérature beige iront Tétudicr la.LE THÉATRE. Gomment expliquer 1'étrange abandon oü 1'on voit erou- pir Ie tbéatre en Belgique? Sans doute, nous ne sommes pas dans les conditions qu'il faut pour la floraison du drame et de la comédie, et les éléments qui les constituent ne se rencontrent pas dans notre société? Tribu isolée du monde et jetée dans 1'orage europeen, nous ne pouvons apporter a la scène ni les pas- sions généreuses qui en sont la lecon, ni les vices dont elle s'est arrogée la police? Sans doute, nous navons pas la rivalité des conditions sociales superposées 1'une a 1'autre, et cherchant par la ruse, l'hypocrisie, la lacheté, 1'audace ou Ie crime, a gagner Ie niveau oü elles s'aplanissent? Sans doute, les nuances de 1'esprit public ne font pas, dans ce petit coin de terre, des animosités de faction a faction,'et il est impossible d'en roprésenter les querelles dans des ceuvres qui en montreraient Ie ridicule et l'aveuglement? Sans doute, l'intrigue ne trouble jamais la sérénité de nos foyers? Il est impossible de trouver dans nos filles et nos jeunes gens la moindre fleur qui se puisse effcuiller aux doigts de la comédie? Nous n'avons pas ici les déboires de182 NOS FLAMANDS. 1'artiste qui lutte, avec i'cntêtement d'un rêve sublime, contre la bêtise publiquc et suecombe victime de son art. Nous n'avons pas ici Ie conscrit qu'une loi abjecte, instru- ment de la destinée, accable d'un fardeau qu'elle dérobe aux épaules du riche. Vous n'avez pas 1'instituteur vaillant et libre, opprimé par 1'État et Ie clergé, qui, plutöt que de faillir dans la voie que sa conscience lui revele, pousse aux champs la charrue et meurt paysan. Yous n'avez pas les drames que la misère cache dans la mansarde sans feu de 1'ouvrière, et les nuits lugubres pendant lesquelles la faim qui rode aux portes se présente tout a coup a 1'enfant moribonde, Ie pain et Ie déshonneur dans les mains. Vous n'avez pas les lachetés qui servent de marche-pied aux ambitieux du pouvoir, ni 1'ombre criminelle oü s'abritent, sous les apparences de 1'bonneur, les scélérats chamarrés. Vous n'avez pas les saletés et les vilenies oü se vautrent, ivres do désirs, les parvenus, plus fangeux que des pour- ceaux. On ne connait pas, en cette Arcadie privilégiée, les extréinités des passions humaines, et Ie vice n'y a jamais terni Ie pur rayonnement d'unc existence couronnée de roses. Sans doute, les notaires y sont des moutons enru- banés, les avocats des perroquets inoffensifs, les banquiers des toutous ignorants de 1'escompte. Jamais 1'on n'y vit de plaies saigner au coeur. Les femmes sont des anges; il n'y a pas de lorettes, ou, s'il y en a, ce sont des anges encore, les ailes en moins, qui tiennent boutique et ne fraudent pas. Certainement les partis y existent; mais unis dans une sainte concorde, ils se passent 1'encensoir et se chantent des louanges; — les brigues publiques, étouffées dans 1'uni- verselle paix, n'assombrissent jamais au sein des foyers Ie front des hommes, et depuis les chiens et les chats jus- qu'aux maitres et aux valets, tout s'embrasse dans unLE THÉATRE. 183 fraternel amour. O pays de cocagne! Berceau fortuné des enchantements de la vie! C'est ici Ie nid des colombes et la patrie des cygnes; un long murmure, doux comme un soufflé de brises, avertit au loin Ie voyageur, parmi les tempètes du monde, des félicités que goütent, sur Ie lac fortuné oü se bercent nos cceurs, les vieux Flamands ava- chis en séraphins. Et toi, vaudevilliste a l'ceil cave, a la face ténébreuse, qui t'en vas chercber partout les scandales et les intrigues, rebrousse ton chemin : les roses seules poussent aux buissons de ce pays. Si 1'on veut, je demanderai pardon d'avoir plaisanté, bien que ma plaisanterie soit sérieuse dans Ie fond et qu'en réalité, j'ai plus envie de pleurer que de rire. La vision burlesquement arcadienne que m'inspirait Ie spectacle de notre nullité a la scène nc doit-elle pas grimacer naturelle- ment aux yeux de 1'étranger, quand, venant de Paris, de Cologne, de Londres, oü chaque soir lc public va se siffler et se donner a lui-même sa comédio au théatre, il tombe chez un peuple qui ne connait pas son caractèro et fait tourner les enseignements du théatre a s'approprier les silhouettes oü se dessine un pays voisin? S'il interroge un de ceux qu'il voit s'ébaubir a ces importations, il lui de- mandera quelles sont les mocurs de la patrie. Que lui répondrons-nous, si ce nest que nous avons a ce point déserté notre antique originalité qu'il nous reste a peine la force de calquer celle de nos voisins, ou bien encore, qu'il n'est personne pour témoigner par une oeuvre na- tionale que, sous Ie vernis de 1'étranger, Ie coeur flamand garde encore son ancienne franchise? Nous sommes tellement préoccupés de nos interets maté- riels que nous ne voyons pas la pente oü nous roulons; de rudes et de fortes qu'elles étaient jadis, nos mceurs, chaque181 •NOS FLAMAXDS. jour rognées par Ie ilot parisien, perdent leur grandeur et leur simplicité; loin de ralentir Ie triste progrès de cette dé- cadence, il semble que nous prenions plaisir a 1'accélérer, et nous portons notre abaissementjusqu'a nommer rusticité la vigueur qui seule pourrait y remédier On nous parle de hberté, et des gazetiers, flatteurs éhontés des lachetés dont lis trafiquent, se complaisent k nous la décrire comme une statue dor sansnous montrer qu'ici sespieds sontdeboue. La liberté, qui n'a pas ses fondements dans la pureté des mcDurs,n'est qu'uno vaine ostentation, et lo peuple qui ne la cimente pas avec Ie sang des traditions est bien pres de la perdre. Cette liberté dont nous nous targuons, qu'a-t-elle fait, parmi nous qui 1'avons conquise sans pouvoir nous affran- chirdes servitudes morales, et qu'est-elle autre chose que la faculté de trafiquer, de boire et de manger sans entraves, puisque 1'esprit de jour en jour s'alourdit plus pesamment dans les chaines d'une honteuse imitation? O liberté! Ce nest pas dans la satisfaction des instincts physiques que font placée tes vrais nis, mais bien plutot dans 1'anéantis- sement des préjugés qui entravent 1'esprit et dans 1'affran- chissement des tyrannies que les nations victorieuses font pesersurlesnations qu'elles ont dominees. Quelqucs con- quêtes que 1'intelligence remporte chez nous sur les téné- breux défenseurs du passé, quelque perfectionnement qui se puisse apporter aux rouages de la machine publique, je ne saluerai la liberté dans mon pays qu a la condition de la voir consacréc par la restauration de la simplicité et de la droiture traditionnelles; tant que les mceurs, ballotées aux courants parisiens, flotteront sans consistance, prêtes a sombrer, comme une vieille barque sans rameur, tant que la conscience, cette providence des naufrages publics, ne prendra pas, en ce vaisseau que les flots se disputent, Ie*i HHHB BBH LE THÉATRE. 18b gouvernail et la voile, je dirai qua nos progrès il manque une chose, c'est la vie, qua notre machine il manque un rouage, c'est 1'ame, qu'a ce corps qui manoeuvre merveil- leusement il manque la mécanique suprème, c'est 1'esprit! On a dit du théatre qu'il était la sauvegarde des moeurs; sans vouloir pousser trop loin 1'influence de ses enseigne- ments, cette influeneeestréelle. Sans doute, ce n'est pas dans la comédie débrailléo et cynique oü Ie rire, encensant Ie vice et raillant la vertu, souille a chaque instant la sainte pudeur des moeurs, qu'il faut la rechercher. Une telle école ne peut amener chez ceux qui y apportent une curiosité maladive et exaltée que 1'abrutissement de 1'esprit et la per- tui'bation du caractèrc. Le théatre n'est pas, du reste, Ie grossier tréteau oü la farce barbouillée de lie étale en titu- bant ses oripeaux flétris et beugle a travers les hoquets de 1'ivresse des couplets grivois ramassés dans les carrefours. Le théatre, dans sa vraie et pure acception, est le sanc- tuaire de la morale publique; c'est la qu'outragée et meur- trie, elle se réfugié a 1'heure des désastres; de ces planches oü 'elle promène sa blanche tunique, elle fait voir aux hommes, par le contraste du vice et de la vertu, la peti- tesse a laquello ils sont tombes et les grandeurs auxquelles ils auraient pu atteindre. Non pas qu'ellc ait les candeurs desmusesfarouches,et qu'elle n'ose descendre a fouiller les plaies du siècle; c'est la muse puissante et forte, cuirassee de 1'airain du poète sous lequel elle demeure indomptable; süre de sa virginité que rien ne peut atteindre, elle jette d'un front hardi et d'une bouche fiere a la face de la patrie les mots de la colère et du mépris. Il n'entre pas dans ma pensee de résumer lei le caractère du théatre francais a 1'heure présente; je déplorerai seule- ment qu'avec des maitres sérieux comme il en compte,186 NOS FLAMANDS. dun talent aussi assuré, d'une facture aussi énergique, il ait si peu d'ceuvres saines et convaincues — dont la pensee puisse subsister en dehors du prestige de la scène et du charme des mots. Les impérieuses nécessités d'une censure qui s'épouvante d'une ombre et ne laisse rien passer qui, de loin ou de prés, se rattache a quelque chose, Ie con- traignent, il est vrai, a modérer les éclats de sa verve dans la peinture qu'il fait des vices, de peur que 1'horreur de ceux-ci ne mette en évidence les corruptions du temps qui les fit naitre. Et certes, dans ces joutes hardies ou Ie satirique dispute pas a pas sa liberté au pouvoir, les grandes intelligences et les grands cceurs seuls osent s'aven- turer. Pour les autres, tourbc impudente et spirituelle de bohêmes et de cabotins, on les voit ébaucher dans la fange, sans conscience et sans vergogne, 1'édifice cynique de leurs sales intrigues ; c'est la, c'est en ces turpitudes écceurantes, qu'un siècle épuisé vient chercher, comme en une coupe de vin capiteux, les grossières ivresses. Le rire, insultant les objets do la vénération et du respect des hommes, y éclate avec 1'affreuse grimace de la lacheté couarde et de 1'effronterie béte. Égouts oü roulent les immondices d'une ville monstrueuse, les appétits du ventre, les viletés de 1'esprit, la conscience qui tourne en foire, 1'intelligence qui se décompose en fiente. O cloaques béants, quand 1'esprit se penche sur vos bouillonnements, il lui semble voir les fumées infectes qui sortent la nuit des sou- piraux des rues, et il croit entendre, en ces hoquets que les calembours font en dégorgeant, les rots de la panse qui se dégonfle en miasmes! Or, chaque soir, un directeur de théatre, plus malin que consciencieux, brouette sur notre scène quelques charre- tées de ces immondices, et nous courons nous en affoler.< LE THÈATRE. 187 Le dévergondage devient une drölerie plaisante qui fait rire nos filles, et les mots, effilés comme des fleurets mouche- tés, nous font pamer d'aise. Et qui dira donc que le théatre n est pas une école, alors que 1'imitation parisienne implan- tée parmi nous nous fait prendrele ton dégagé des gandins et des biches, met la cocotte a la mode dans les mes, affuble nos jeunes vierges en cascadeuses benoitonnes et nous barbouillc la lèvre d'un argot oü se mêlent la rue et les coulisses de la-bas ? Et pourtant, si, désertant cette voie fatale oü la colère me prend de voir la patrie, nous voulions demeurer chez nous sans rien emprunter aux nations voisines; si, au lieu d'applaudir des ridicules qui ne nous appartiennent pas, mais que 1'habitude de les voir fait passer petit a petit dans notre sang, nous réservions nos sympathies a la glorification des vertus nationales, ah! le champ est vaste, la carrière est superbe, de toute part la matière s'offrirait a la main qui voudrait la saisir. Le drame! La comédie! Quel cadre puissant pour le drame que nos luttes nationales, avec la fière et hautaine figure des grands communiers, rois dcvant les rois, plus grands encore, car ils luttaient pour la patrie, enfants glorieus et désintéressés! Queues res- sources simples et vraies que ces rudes mceurs trempées dans 1'héroïsme des combats, en ces foyers de l'honiieur et de la paix! O les têtes de jeunes filles! Les Margue- rito! Les Clara! Adorables images d'une virginité qui s'entretenait a 1'ombre de la familie, parmi la majesté des parents et le respect des enfants, quelle main vous arrachera des limbes oü vous dormez et vous fera pa- raitre dans une ideale apparence de vie, couronnées de jasmins, de roses ou de pales immortelles!.... — Pour la comédie, si nous n'y pouvions apporter la verve entrainante 188 NOS FLAMANDS. et la finesse acérée des mots, il me semble que notro ca- ractère sérieux saurait s'y révéler en observations judi- cieuses et profondes. Plus que la comédic parisienne, tou- jours un peu dé tournee, malgré 1'honnêteté de ses inten- tions, du calme qui sied a 1'art, et étourdie aux éclats de son propre brio en dépit de ses plus sages réserves, la nötre suivrait plus froidement un but mieux défini et ne se laisse- rait pas entrainer aux écarts de la verve. Les obstacles qui s'opposent aux franchises du théatre francais ne vien- draientpoint entravernon plus 1'essor de la pensee, et elle se manifesterait sans crainte dans toutes les situations qu'elle voudrait aborder. Ce nest pas en ce cadre étroit qu'il serait possible de détailier les ressources qui s'offriraient a la comédie beige; mais je prie Ie lecteur de regarder un moment autour de lui les hommes et les choses. —Les luttes qui divisent nos partis, Ie ridicule qui s'attache aux vieux préjugés, les trois ordres encore si nettement établis avec des caractères si tranches et parfois des accommodements, 1'aristocratie rau- que et haineuse, la bourgeoisie insolente et ambitieuse, Ie peuple rude et bon; les corruptions politiques si fréquentes dans ce petit coin de terre bureaucratique; les intrigues ministérielles; les cabales parlementaires; Ie travers qui nous porte a calquer nos voisins et a nous masquer de leurs bigarrures, que manque-t-il donc pour constituer les éléments de la vraie comédie, puisque les passions, les ridicules et les vices s'offrent a 1'observation de 1'écrivain? Il ne manque rien sans doute si ce nest 1'écrivain pour les recueillir. Mettrai-je en doute 1'esprit national et reconnaitrai-je que les voies oü se lance 1'inspiration des autres nations nous sont fermées par une incapacité naturelle? Non, j'ai3*J^HttHH| LE THÉATRE. 189 foi dans 1'intelligence beige, et si jusqu'a présent 1'on n'a pas encore vu les grands coups d'un talent vraiment ca- ractéristiquo, je ne désespère pas pourtant. Bien plus que les ressources de 1'esprit et 1'art des mots, c'est 1'initiative qui fait ici défaut, la bardiesse des entreprises, la persévé- rance que rien ne rebute, l'ardeur de la lutte, la chaleur des convictions, cette sorte d'électricité morale qui se dégage des volontés indomptables et s'impose aux milieux les plus froids, cette verve de coeur enfin qui, par de généreux élans, commando, triomphe, emporte partoutoü elle parait. Quand un écrivain se lèvera avec cette puissance morale, Ie branie qu'elle donncra aux esprits y réveillera 1'initiative endor- mie, et lo théatre sera vraiment constitué. Il suffit d'un homme parfois pour arrêter une nation entière dans la voie de ses développemonts; il suffit parfois aussi d'un homme pour la lancer dans les chemins qui lui semblaient fermés. Il existe ici entre Ie public et les écrivains une querelle qui les laisse, en dépit de leur justification respective, également coupables. Le public se défend de 1'indiffé- rence dont on 1'accusc en en rejetant la faute sur les écri- vains, et ceux-ci, a leur tour, pour faire absoudre leur apathie, se retranchent derrière 1'indifférence du public. Cette querelle est vaine, sans tort précis et sans raison sérieuse de part ai d'autre, si ce nest peut-être, pour re- nouveler un vieux mot, que le public a plus tort et que les écrivains ontmoins raison. Pour ma part, quand je considère ce qu'est le public, je suis tenté d'incriminer surtout les écrivains. Le public est incapable de volonté par lui-mème, ni d'énergie, ni d'cnthousiasme, ou plutöt, s'il en est sus- ceptible, il ne s'aventure a le montror qu'en dépit de lui, et contraint par cette volonté plus forte dont je parlais plus haut. C'est un cheval naturellement vicieux, tantöt lourd,190 NOS FLAMANDS. tantöt bouillant, qui s'emporte aux casse-cous ou bêtement broute 1'herbe qu'il trouve a ses pieds; de lui-même ilne saura se calmer s'il est vif, ni prendre de 1'ardeur s'il est dolent; la direction qui lui fera changer sa paresse ou ses fureurs dans 1'état qu'il faut viendra du cavalier capable de le monter. C'est la qu'il faut une main robuste pour dominer ses rages ou un talon vigoureux pour vaincre ses inerties, et la main ne saurait assez lui mater la bouche ni le talon assez aiguillonner son flanc. Le public, en se plaignant de 1'apathie des écrivains, les éclaire suffisamment sur les moyens qu'il leur abandonne pour combattre la sienne propre. Il est clair qu'il n'ira pas au devant d'eux, mais il veut bien se soumettre a leurs ordres, pourvu toutefois qu'ils soient plus forts dans 1'at- taque que lui-même dans la résistance. C'est la vieille histoire de Protée : les prières n'ébranlaient jamais sa tenace et indomptable volonté; mais, en le saisissant au milieu de sa fuite, s'il était batonné d'importanco, on le voyait obéir aux coups. Je ne nie pas que 1'on ait tenté de secouer la rude indifférence du public beige, mais je crois que les esprits qui s'en sont souciés n'y ont pas mis assez devigueur ni peut-être assez de conviction. Qu'on le sache bien, ce n'est pas avec des bluettes, caprices légers éclos de la rêverie, comme desfleursde mai, au pétillement joyeux d'une verve gaillarde, que la volonté des écrivains de théatre s'imposera au public. S'ils n'apportent a 1'oeuvre que les gentillesses du proverbe et les calembours musqués de la comédie de boudoir, ils feront bien de rengainer ces fadeurs, car nous ne sommes que trop pleins déja de ces mièvreries fardées, et tout ce maquillage ne fera jamais qu'effacer davantage du caractère beige la physionomie que le théatre en pourrait tirer. Le drame puissant et robuste, avec des■HNraoHnaia LE THÉATRE. 191 passions males, dégagé de 1'imbroglio oü les modernes sem- blent avoir place son génie, la comédie, vraie, sincère, sérieuse, de satire et d'observation, encadrant non pas les personnages de la galerie parisienne, mais les types natio- naux, voila ce que, avec une verve ardente et virile, des accents convaincus et rudes mème, comme il sied a une race héroïque, voila ce qu'il faut montrer a la scène, et la seule souche oü se puisse greffer 1c théatre national. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. i C'est vainement qu'on cherche a renfermer en des sens précis la nature ideale et fuyante du beau; comme une essence, répandue dans 1'air, qui se dérobe aux mains dont 1'artifice veut en composer des parfums, on la sent, elle embaume les lèvres, les sens sur lesquels elle glisse odo- rante et subtile en demeurent enchantés, mais nul n'a pu la poursuivre dans les lieux oü elle passé, ni la contenir aux parois des flacons. Ainsi le beau, rayon, parfum, sa- veur, aussi subtil, aussi fugitif, aussi insaisissable a ceux qui ne le sentent point luire ni odorer en eux-mêmes, ou qui tendent de le plier a des lois immuables, désespère les efforts maladroits de la raison, et ne se laisse toucher et voir que par le coeur et l'esprit, en de rapides inspirations. Le beau n'est rien de tout ce que les rhéteurs ont voulu qu'il fut, non plus 1'unité que la simplicité, ni que la vérité, ni que le bien. C'est a peine si, réunissant tous les termes dont ils 1'ont voulu caractériser, 1'on aurait 1'impression de sa vive et éblouissante lumière, et quoi qu'ils aient dit, le 13 m NOS FLAMANDS. voyant si complexe, si multiple, si éternellement varié, il faudrait y ajouter encore, sans jamais parvenir a en tenir toutes les f aces. Le beau est tellement au dessus des régies, que les plus sensées, les plus larges, les plus expressives ne peuvent en atteindre que les cötés matériels, quand son essence divine, coulée dans les formes plastiques, offre a 1'esprit une prise sensible. Mais alors déja la fleur s'est per- due, le beau s'est personnalisé, 1'idée a quitte sa sphère immatérielle ; ce nest plus le beau en lui-même que vous poursuivoz, que vous jugez, qui occupe votre esprit. Transformé par le travail de 1'artiste, devenu sensible sous sa main, et faconné selon les caprices de sa volonté, il s'est trop mêlé a son sang, a ses rêves, a son temperament, pour en ressortir inefïloré. Le beau qui vous séduira dans son ceuvre, voile par ses artifices, ne vous apparaitra jamais que comme le beau de 1'artiste. Le prestige de la forme, la magie des oouleurs, le charme de 1'idée, éblouissant vos yeux, leur communiqueront peut-être le regard du créa- teur même. Mais, parce que votre esprit aura été frappe, que votre cceur aura précipité son battement, que vous aurez senti dans votre être entier la délectation d'un doux enchantement, aurez-vous percu. la beauté même, pourrez- vous dire que vos sens, a 1'abri des surprises, ont su dégager la séduction des artifices, que votre esprit a pu distinguer, sous le voile habile et le tissu de 1'artiste, les sources mêmes de Fidéal? Et je suppose que vous ayez raison, qu'il n y a point eu de surprises, que 1'imagination, légèrement échauffée, ne 1'a été qu'a point pour vous laisser penser, rêver, juger. Le beau qui vous a frappe, que vous avez percu en communion avec le divin ouvrier qui 1'a fait sen- sible, direz-vous que c'est le beau même? Mais si c'est le beau, nul ne pourra le dépasser; enfermé dans la formule Hl Mm,mm CHAP. I. — LA CRITIQÜE ET LES CRITIQTJES. 195 du génie, il demeurera inviolé, sans qu'il puisse être mo- difié dans son expression ni même être concu autrement. Or, quelle idéé, si sublime qu'elle soit, se peut présenter avec Ie sceau d'une forme immuable, que rien ne peut varier sans 1'amoindrir, une et absolue pour 1'éternité? Le génie suit Ie génie. La pensee de 1'un, saisie un jour par 1'autre, entre en des contours nouveaux, se plie a une inspiration nouvelle, et, trempée d'une sève parti- culiere, travaillée d'une main différente, vibrante d'une autre ame, comme la première s'épanouit un jour, non moins grande, quoique diverse, et aussi éblouissante—avec des clartés inconnues. Que les philosophies, abstraites régions oü se mesurent les idees, réduisent a des sens géné- raux cette beauté éparse dans le monde, je le concois. Tant qu'elle est incréée, 1'idée leur appartient, se pèse a leurs balances, se plie a leurs lois, cadre en leurs systèmes. Remontant jusqu'a sa source même, soit qu'ils la placent dans un principe supérieur a l'homme, soit qu'ils la cher- chent au contraire dans l'homme, ils la jugent dans son im- matérialité, ils en étudient 1'essence, ils la formulent en principe. Le beau existe, sans doute, comme le bien, mais il n'est donné de le connaitre en son sens général qu'aux médita- tions philosophiques. Sorti de ses sphères idéales, de principe devenu, par le travail et la pensee d'un homme, expression matérielle, plastique, sensible, il se dérobe aux étreintes de la méta- physique, quitte le sens général oü il était concentré, et, désormais soumis a mille influences qui le feront varier sans cesse, il paraitra dans ce monde matériel avec autant de manifestations différentes. Anime-t-il la rêverie du poète? Vision lumineuse, parée de couleurs, éblouit-il le ■ 196 NOS FLAMANDS. ) songe dun peintre? Fait-il étinceler, sous Ie front du sculp- teur, dans une blancheur de marbro, les Diane, les Vénus et les Minerve? Il s'est présenté a chacun sous des traits, sous une lumière, avec des voix particulières. Nul n'a soup- conné qu'il put se montrer autrement. Inspirant la main, la tête, Ie coeur, il s'est figé dans des formes variées, a jailli brülant ou alangui selon les ames qu'il a traversées, se travaille ici en lignes tourmentées, ondule Ik en contours sereins, porte chez 1'un la tempète sur Ie front, chez 1'autre éblouit par la sérénité du regard. La même idéé de beauté, descendue en des esprits qui se ressemblent ou contrastent, trouve toujours, pour se produire, des sentiments, une conception, des figures oü il change, se renouvelle et se diversifie a 1'innni. — Flottant, subtil, fuyant dans 1'air, pare de voiles et de limbes, figure échappée aux célestes parvis, Ie poète, sans songer a lui prêter une forme, a Ie retenir en ses bras, a Ie fixer sous son rapide visage, n'en verra que 1'éblouissement, n'en retiendra qu'une impression vague de chants, de voiles, de blancheurs, de parfums, de lumière entrevue. Moins amoureux encore d'apparences visibles, Ie musicien, bercé aux accords d'une muse qu'il ne voit pas, ferme les yeux, se repait de sons, s'enchante de murmures, et Ie ciel, les bois, la terre, les hommes se mêlent en son ème en un bruit de lyres oü s'éveille pour lui Ie beau. Mais ces contours insaisissables, cette immaté- rielle beauté de ce qui charme Ie poète et Ie musicien ne peuvent animer Ie ciseau dans la main du sculpteur. Sa pensee voit jaillir du bloc aux veines purpurines les corps d'albatre, les gorges, les seins, les épaules des Vénus en- dormies; il caresse avec enthousiasme des courbes flexibles, des ondulations molles, des cambrures hardies, des poses ingénieuses, des attitudes nouvelles. Tandis que, peupleCHAP. I. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. i97 éblouissant, les marbres épuisent pour lui les formes du beau, Ie peintre, épris de lignes plus souples, voit se lever devantsesyeux,endes crépuscules noyésvaguementéblouis de soleil, des têtes baignées d'amour et ceintes de nimbes, des formes fondues en lueurs sombres, des pourpres, des azurs, poème ehatoyant dont les strophes se prennent a tout ce qui flamboie, éclate et luit. Et que parlé-je d'arts diffé- rents? Mais dans un seul de ces arts, prenez dix artistes de nature apeu pres semblable, de principes conformes: Ie beau se traduirachez chacun d'eux en expressions différentes. Or, que prétendez-vous avec vos régies? Plierez-vous a une loi commune toutes ces inspirations distinctes, creuset oü change Ie beau, miroirs qui Ie reflètent différemment, coeurs et têtes que se partagent des vents opposés? Quelle formule imposerez-vous a eet idéal qui change du marbre a la toile et de la musique a la poésie? Si par hasard vous en trouvez une qui s'applique a un art, un autre art a qui vous 1'ap- pliquerez en met a néant 1'exactitude. Telle loi, judicieuse pour la sculpture, devient une entrave pour la peinture, et cela se concoit, chaque art a ses moyens différents qui en font varier forcément Ie but. Quelle calamité si, bornant 1'essor de son génie aux restrictions de la philosophie, 1'ar- tiste tentait de trouver Ie beau dans les conditions oü les philosophes 1'ont enfermé! Ses mérites les plus sérieux, ceux qui lui viennent de ses aptitudes personnelles, cède- raient la place a des qualités artificielles, et cette fleur de nature qui est Ie temperament de 1'artiste mourrait bientót, étouffée sous des greffes desséchants. La critique d'art ne doit pas s'égarer dans les voies de 1'idée pure. S'appliquant a des effets matériels, elle court Ie risque, si elle ne prend garde aux conditions de l'ceuvre d'art, de raisonner de choses que 1'oeuvre d'art ne saurait: ■ 198 NOS FLAMANDS. comporter. Je veux, avant tout, que, consciente des moyens, elle tienne compte des variations que ces moyens imposent a 1'artiste dans la recherche du beau. Je ne demande pas qu'elle-même ait pratiqué les arts dont elle parle. Peut-être même cette habitude du métier nuirait-elle a la franchise de ses appréciations. J'ai souvent remarqué,en effet,quand elles se mêlaient de critique, que les personnes du métier, contrairement aux critiques d'idéo pure, s'attachaient trop minutieusement aux détails de la technique ; Ie travail ma- tériel devient leur principal souci, et ils négligent de consi- dérer la conception générale. La critique ne doit point s'arrêter aux détails, non plus de la conception que de 1'exécution. Je me trompe : elle doit s'y arrêtcr, rien ne saurait lui échapper, mais il faut qu'elle les juge au point de vue de 1'ensemble. L'oeuvre d'art, du reste, ne révèle sa beauté que dans un ensemble harmonieux, — dont toutes les parties, en rapport exact, se tiennent et se coordonnent. Si c'est un livre que je juge, je dois voir a quel point la pensee du commencement répond a celle de la fin, si, soutenue d'un même vol dans les mi- lieux qu'elle traverse, elle ne s'égare point en digressions qui en obscurcissent la clarté, si les caractères qui s'y rencontrent n'ont point défailli sous la main de 1'auteur, et si Ie style, étroitement uni a la pensee qu'il sert a mouler, les a personnalisés dans leur vrai jour. Si c'est une toile que j'ai devant moi, je ne m'arrêterai isole- ment ni a 1'exécution ni a la conception. Je verrai si 1'exécution est celle qui convient a la pensee, si les qualités d'harmonie, de coloris, de claii'-obscur oü la peinture cache ses secrets et sa magie n'ont pas été altérées par la recher- che de certaines lignes incompatibles avoc Ie but de la pein- ture ; par contre, si des formes violentes et volontaire-B IBfll^^HH CHAP. I. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 199 ment faussées atténuent a la faveur dun coloris fondant leur apparente exagération. Que ce soit une statue, je la considérerai, dans sa ligne entière, despieds a la tête; jever- rai si la forme, demeurée calme en dépit de ses agitations, n'a point outrepassé Ie domaine delasculpture, si j'y ren- contre la force et la puissance qui semblent inséparables du marbre, ou si 1'affectation moderne n'y a taille que les caprices poussifs d'un gout malsain. En tout cas, livre, statue et tableau, je ne m'arrêterai pas a un mot, a une en taille, a un coup de brosse, sans avoir étudié 1'oeuvre jusqu'au bout. Telle idéé, dans Ie livre; qui, a première vue, m'aura paru inutile ou fautive, me donnera peut-être plus loin la clef d'une idéé en quelque sorte corrélative. Telle touche, trop hardie a mes yeux frappés d'un détail, trouvera peut-être tantót, quand ils embrasseront 1'ensem- ble, sa raison d'être dans une autre qui lui servira de rappel. Cette entaille, ce pli, cette cassure, tel désordre de lignes, une imperfection apparente, prévus par un art divin, me sembleront tout a coup, dans 1'ensemble qu'ils rehaussent, une spiendeur que la perfection n'eüt point égalée. L'oeuvre d'art la plus belle, oü Ie beau se fait Ie mieux sentir, est celle dont toutes les parties, enchainées par cette harmonie qui se voit dans les événements du monde, consti- tuent un ensemble rigoureux, complet, et, s'il se peut dire, fatal; il faut encore que rien ne s'y trouve qui ne se puisse expliquer ou plutot qui ne s'explique de soi-même, comme tout ce qui est vrai; — que les moyens d'expression se rap- portent si fidèlement au sujet qu'on ne pourrait les y appliquer différemment. Quelque génie que j'y trouve, je ne saurais concevoir une oeuvre d'art sans une majestueuse et sereine unité. Concentrer Ie sujet en un ensemble oü tout200 NOS FLAMANDS. se saisisse d'abord, qui en présente dans un faisceau serre les complications et les détours; ne point s'égarer dans Ie vertige de sa propre inspiration; la dominer; la contraindre; en maintenir les fougues débordées; ramener tous les faits a un même point de départ, tous les caractères a une même mesure, magnificence suprème! Qu'une certaine critique, affranchie de toute réserve, se raille des entraves volontaires oü 1'art se concentre et cherche a justifier par la compa- raison de la nature 1'indépendante allure des génies qui se dérobent a toute retenue, il est aisé de répondre : 1'art n'est pas la nature ; 1'art domine la nature, la prend, la faconne, y choisit la fleur de ses ceuvres, en compose son miei Ie plus exquis. Que la nature ait des forêts vierges, magie éblouissante, et des montagnes terribles comme l'image du chaos même, rien sous Ie ciel ne me parait plus merveilleux. Mais ces forêts gigantesques, ces monts farou- ches, strophes de 1'énorme poème qu'animent des océans de sève, n'ont rien sous leurs dómes et dans leurs caver- nes qui ne se rattache a l'ceuvre immense pour laquelle ils sont sous la face des cieux. Toutes les vies qui y crois- sent, s'y développent, s'y amassent, également noumes de sucs, de souffles, d'air et de lumière, combattues éternelle- ment du reste par la mort qui en supprime 1'excès, ne pèsent point a leur fécondité prodigieuse. Trop borné pour en comprendre les intarissables sources, 1'homme a dit, en voyant la nature, Ie mot qu'il applique a ses propres ceu- vres, et il a taxé la nature de prolixité. Non, rien n'est de trop, parce que Ie cadre est infini, — parce que les existences qui fourmillent dans cc cadre sont plus nombreuses que les grains de sable au bord de la mer, — parce que 1'éternité des siècles préside a leur éclosion et leur développement. O folie! Comparer l'ceuvre d'un jour1 seJHHB^HBI^BBBB CHAP. I. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 201 a cette oeuvre de tous les temps ! Appliquer a l'homme les lois de la nature! Un livre qui se développe dans un cercle restreintd'humanité etl'espace de quelques heures, 1'assimi- ler a 1'immensité du monde et 1'infini de 1'éternité! — S'il eüt regarde dans les profondeurs du mystère, 1'homme eüt vu la règle et 1'ordre jusque dans les plus grands déborde- ments. Il eüt entendu sortir de eet univers merveilleusement harmonisé des lecons pour les arts. Elle lui eüt dit, 1'impé- rissable mère : « Rien chez moi n'est de trop ; ce que je porto a mon flanc, ce qui te semble mes parasites, n'est qu'une surabondance passagere qui, demain, confondue au torrent de l'être, se reportera ailleurs en flots partagés. Ton oeuvre, au contraire, est du moment, quelque espace qu'elle embrasse. La forme oü tu 1'as coulée est immuable, et rien n'y remettra 1'équilibre, si tu en fais peser inégalement les proportions. Elle est moulée comme Ie bronze. Figée dans 1'expression, ta pensee ne peut cbanger ni de cadre, ni de caractère, ni de disposition. Moi, tourbillon éternel, je flotte dans 1'infini du temps et de la vie, et mon harmonie, toujours troublée par des lois qui la ramènent ensuite, se répare toujours a travers les siècles. » Il est difficile, je Ie sais, de s'arracher au torrent qui vous emporte : la foudre a des éclats desquels on ne peut s'abri- ter; 1'aigle, de ses serres puissantes, vous enlève jusqu'a son aire redoutable. Ainsi, Ie génie de certains hommes, arrachant au roe ceux qui s'y tiennent Ie plus solidement attachés, s'empare de leurame, de leur esprit, et les ayant enlevés, en ses vols impétueux, dans un tourbillon d'orage, les rejette ensuite brisés, éblouis, pleins d'extase etdecolère, sur cette terre qui leur en semble bouleversée. A ces coups aveuglants de 1'idée, la réflexion même semble s'abimer dans la stupeur et 1'admiration. Pourtant, revenu de ces 202 NOS FLAMANDS. surprises, si 1'esprit regarde au fond de 1'éblouissemcnt dont il a été frappe, il reconnait parfois que 1'art a manqué au génie, et il déplore qu'une volonté ferme et pure n'ait point apporté a 1'entrainement de cette fièvre inspirée la juste mesure qui en eüt fait sortir Ie beau. Qu'un grand esprit inégal et orageux sème sur Ie fond trouble d'une oeuvre des flammes et des éclairs, je reconnaitrai Ie génie, mais je ne saluerai pas 1'artiste. Ce n'est pas tout que d'être poète, sculpteur, musicien et peintre, si a 1'inspiration qui enfante les oeuvres ne se joint Ie sang-froid qui en règle Ie carac- tère. L'artiste est distinct du penseur, du créateur. J'ose même dire que eest quelque chose de plus que Ie poète, Ie musicien, Ie peintre et Ie sculpteur. Place en dehors de 1'ceuvre créée, il la voit devant lui, fumante encore, comme un métal qui sort du creuset. Il en embrasso tous les aspects, en saisit d'un regard tous les détours, en percoit Ie vrai et Ie faux. Ce n'est plus 1'esprit, échauffó d'un fiévreux travail, qui garde en lui-même les reflets de son oeuvre sans trouver la sérénité qu'il faut pour la juger. Calme, oublieux du travail et du procédé, l'artiste ne voit plus que 1'ceuvre même, et rien ne Ie distrait de cette contemplation oü il parait ignorer qu'il est 1'auteur. C'est 1'instant oü Ie Dieu, promenant sur sa création des regards lumineux, dit la grande parole : Fiat lux. Alors tout ce qui était inutile dis- parait; cequi manquait s'inscrit a la place voulue; la pure haleine des cieux circule sous les voütes élaguées; la clarté, étouffée ga et la sous des ombres trop fortes, jaillit en gerbes sagement partagées. Une volonté suprème se fait partout sentir; les enchantements du génie ne sauraient en retenir les effets. Amoureuse de 1'art et de sa pureté, elle coupe sans pitié dans 1'ensemble et en dispose avec harmonie tous les détails.BmBBBBHBH CHAP. I. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 203 Une ceuvre d'art suppose un cadrc parfait, étroitement rempli de tout ce qu'il faut pour lui donner la vie sans que rien la surcharge. Rien, me parait-il, n'en rappelle mieux 1'abondance prudemment ordonnée et 1'ingénieuse disposition que ces admirables sonates de Mozart dont les notes, a force d'art, d'ordre et de symétrie heureuse, sem- blent s'incarner pour 1'esprit en figures sensibles. En ce monde encbanté du génie, 1'accord de toutes les parties est si profond qu'il n'est pas une note a laquelle une autre ne s'harmonise et ne réponde. On dirait, dans un nid d'amour, des voix d'oiseaux brodant sur un thème continu de doux concerts. Tel motif, ébauché au premier pas comme un timide prélude de fauvette au matin, s'étend un peu plus loin dans une combinaison qui en accentue la vague me- lodie. Sous la trame légere, il glisse, s'entremêle au réseau des notes, disparait un moment, reparait ensuite. Tout a coup, variant de ton, d'accent, d'esprit, Ie volage, au bout de la mesure, change Ie pas, précipito sa marche, donne un coup d'aile, et on croit qu'il va fuir. Mais c'est lui qui repa- rait, sémillant ou alangui, jusqu'a la fin, et dans la der- nière note oü s'endort Ie chef-d'oeuvre 1'oreille, comme 1'adieu d'un voyageur qui vous a charme, reconnait encore Ie divin motif. Sans cette magie de 1'art pleine d'émotions, de recherches heureuses, qu'eussé-je entendu que des notes, des harmonies, des mélodies vagues, non rappelées, non préparées, non fondues entre elles par les liens qui en font un faisceau chantant? Une 03uvre d'art, par son ordon- nance oü tout, en une juste mesure, se coordonne et se répond, me parait ressembler toujours un peu aux sonates de Mozart. — Comme Ie musicien, Ie peintre n'a-t-il pas, du reste, dans la partie matérielle de sa toile, Ie pouvoir de rappeler un ton par un autre? Ainsi encore, j'aime chez I204 NOS FLAMANDS. Homère ces phrases répétées par endroits comme des re- frains qui me font souvenir des passages oü je les vis d'abord et me servent a embrasser d'un plus large coup d'ceil ses vastes épopées. Or, cette harmonie, eet accord, eet art ingénieux de la disposition ne serait-il pas un des éléments du beau? Le beau, indéfinissable en son sens général, ne 1'est pas au point de vue des qualités qui le composent. C'est ainsi qu'on peut dire qu'il ne saurait exister sans 1'unité, cette sorte de connexion du sujet, qui le ramasse, le res- serre, 1'exprime en des limites oü il se fait mieux sentir. Cette puissance de contention est le plus haut degré de 1'art. C'est en ne dessinant que les grands traits qu'on laisse, pour les remplir, le champ libre a l'esprit humain. Point de lignes inutiles, rien qui ne soit une clarté pour 1'ensem- ble. Unité suppose simplicité; ce qui est grand estsimple. Mais la simplicité n'exclut pas la richesse. L'arabesque, quelque compliquée qu'elle soit, est simple, autant que la ligne droite même, tant que 1'artiste n'en altere pas la juste mesure par des imbroglios extravagants. Toutes les pompes de la couleur, du style, de l'harmonie ne détruisent point la simplicité du cadre oü elles se déploient, si 1'abon- dance , mesurée avec justesse , n'en surcharge pas les proportions. L'antique, sans doute, comprenait plus sé- vèrement la simplicité, et dans sa rigidité, dépouillait d'or- nements les purs contoursde 1'art. Mais si l'antique demeure notre éternelle legon, les moyens d'exprimer le beau se sont étendus, et 1'art accueille aujourd'hui ce qui en était exelu dans le temps.IKSS Bal ma II Le beau nest pas muré : son aile hardie, plus forteque les régies sous lesquelles on veut le comprimer, emporte les bastilles des esthétiques ergoteuses. Il fut un temps — proche du nötre — oü 1'instinct de 1'homme, cette source de ses sentiments et de ses inspirations, participait aux yeux des aristarques de la souillure dont les théologiens 1'avaient frappe. Il semblait vraiment que le moyen-age catholique, expiré dans ses colères et ses réprobations, revécüt dans 1'interdiction que la critique stérile des Aristote de 1'em- pire faisait peser sur 1'art et ses libres destinées. L'artiste était une sorte de malade troublé de feux intérieurs, demi- sage et demi-fou, dont le cerveau, dévié par une loi fatale, devait se ployer, pour guérir, aux freins d'une sorte d'or- thopédie artistique. Soumis au maillot de fer, les incorrec- tions de son esprit se modifiaient par de patientes pesées, et il ne prenait droit aux honneurs du pantheon que dépouillé de ce qui le distinguait des autres. Il ne s'agissait pas alors d'exhaler, en une forme rare aux tours originaux, les ardeurs d'une ame généreuse et d'un esprit élevé; le poéte, 1'artiste, 1'homme de 1'instinct, du libre génie, du caprice aventurier, ne méritait 1'hommage des hommes qu'en reje- i 206 NOS FLAMANDS. tant les inégalités qui Ie distinguaient des autres. L'art enfin était une livrée : chacun 1'endossait. Aujourd'hui les idees ont varié : s'il est encore des inqui- siteurs farouches amoureux des anciennes chaines, il n'ont plus assez de crédit pour étouffer 1'ame au flanc du génie. Le beau, fleur sublime épanouie dans les vastes souffles du plein ciel, a fait sauter les parois du vase oü le voyaient s'étioler et languir les serres-chaudes du pédan- tisme. Sans doute, tout le monde n'atteint pas a la fleur bénie, et bien des efforts se perdent a gravir 1'apre montée qui y mène. Mais, si la superbe ardeur qui emporte loin des routes battues 1'inspiration du siècle n'aboutit parfois qua des créations fiévreuses et a des harmonies troubles, il sor- tira quelque joui de tous ces efforts, de toutes ces aspira- tions, de toutes ces énergies acharnées au triomphe, il sor- tira des formes jeunes et splendides oü l'art se renouvellera. C'est en vain que, méconnaissant 1'esprit des sociétés, les admirateurs du génie antique essaient de mesurer au carac- tèro des civilisations passées les manifestations de la pensee moderne. Soumis a des révolutions brusques ou inscnsibles par la force des hommes et des choses, le monde a changé d'idéal. La face humaine, resplendissante des sérénités de 1'Olympe, que le marbre et la toile présentaient en contours purs dans la virginité superbe des lignes et 1'inviolabilité radieuse de 1'ame, cette divine incarnation des grands dieux insouciants a pali devant 1'aube chrétienne. Comment d'ailleurs cette fiere et majestueuse beauté n'eüt-elle point été altérée, quand d'un bout a 1'autre du monde se levait le chosur désolé des pleureuses chrétiennes, et que la divinité même, frappée dans son corps et souillée dans sa face, laissait du haut de la croix des douleurs paraitre sur ses membres ensanglantés les affres d'une CHAP. II. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 207 terrible agonie? La Vénus antique, éternellement belle en dépit des siècles, vit ses autels brisés, son culte abandonné, —ce culte qui, inspirant 1'art et 1'humanité, retint en extase, pendant tout ce paganisme adorable et corrompu, les cceurs et les esprits sur les bords de la mer qui la vit naitre. — Le sourire éblouissant de sa lèvre entr'ouverte n'exhala plus le soufflé odorant d'ambroisie qui, sur son corps de marbre, soulevait a flots sereins son sein amoureux ; le plissement de sa narine frémissante, oü 1'aile des colombes de Paphos semblait palpiter en frissons lumineux, dispa- rut de sa joue. — La volupté ancienne, rieuse eclatante des banquets, qui s'enchantait aux coupes fleuries, fut tout a coup trempée de larmes et traversée d'angoisses. Le corps suave de Vénus se revêtit du cilice de Madeleine, et cette figure respleridissante comme les cieux, comme le firma- ment et comme le soleil, soudainement voilée de cheveux éplorés, ne montra plus, surleslèvres et aux narines, que le pli profond des douleurs humaines. La pécheresse chré- tienne, dans les pleurs et les sanglots, fit pénitence pour la grande amoureuse païennc. Alors, comme le jus d'un 'fruit pressé, 1'ame jaillit des veines du corps qui se mourait. Le banquet plein de roses et de chants qu'Horace, Catulle, Tibulle animaient de leurs lyres, et sur lequel rayonnaient, comme le symbole d'uno société entière, les marbres de Praxitèle et de Phidias, entendit tout a coup retentir sur son seuil la voix de 1'höte nouvelle. La magie vivante et folie des nymphes lascives s'éteignit dans le deuil des vierges en extase, et 1'art, suivant 1'aspiration des hommes dans les voies mélancoliques oü le christianisme élevait son idéal, oublia la ligne pour 1'ame. La forme n'est autre chose que 1'idée avec un corps; chaque siècle a son idéé : cette idéé ne saurait indifférem-208 NOS FLAMANDS. ment se mouler dans toutes les formes. — La forme émi- nemment grande, et si 1'on peut dire parfaite, est dans 1'adaption exacte du contour et de la pensee. Or, si chaque siècle a la sienne, il faut, pour qu'elle paraisse avec éclat et sincérité, qu'elle revête la forme du siècle même. Il est une maniere commode de traneher les incertitudes que soulève Ie beau, c'est de dire que Ie beau est la perfec- tion. Et voyez comme il est difficile de s'entendre! Cette perfection mème qui semblerait Ie caractère du beau, je ne puis m'en contenter, tant Ie beau est chose fuyante, difficile a saisir, alors même qu'en ses manifestations les plus pures on croit Ie tenir. La perfection dans une oeuvre d'art n'est pas Ie beau, et j'en appelle a 1'expérience du lecteur. La perfection, sans les éclats du génie qui relèvent, qu'est-elle souvent, si ce n'est 1'uniforme ennui d'une oeuvre d'art egale, partout soutenue d'un mème soufflé? Pour ma part, j'ai vu des tableaux, et de maitres, parfaits, a vrai dire, de forme, de couleur et d'expression, oü tout était en place, pü rien ne manquait, Ie suprème du genre, et qui me semblaient idéalement bètes, comme certaines belles femmes, merveilleuses sous tous les rapports, qui n'ont qu'un défaut, c'est de faire souhaiter la vue d'une femme laide. En revanche, j'ai vu des tableaux lachés, négligés, brossés haut la main, a coups inégaux, en une sorte de fièvre et de hate déréglée, qui me tenaienl des heures, rêvant, pensant, songeant, perdu dans les pensees CHAP. II. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 209 qu'ils évoquaient en moi. Lesquels étaient beaux? D'une part, une forme dont nul dérangement ne heurtait les purs contours, une couleur harmonieuse, sans bavochures ni tiquetages, ayant toutesles qualités d'une bonne peinture; d'autre part, des lignes immodérées, des groupes pêle- mèlés, des exagérations manifestes dans Ie mouvement, des tons violents, apres, heurtés, la brosse visible aux sillons de la pate. Sans doute, Ie beau dos rhétours était dans cette uniformité bien ordonnée et rangée selon les préceptos; mais Ie beau selon Ie cceur, selon 1'esprit, selon Ie sentiment, selon l'homme, n'était-il pas évidemment dans lc vif éclair, la robuste fougue et mème les négligences de ces apparentes impcrfections? L'antique, avec son admirablo génie, avait deviné Ie secours que 1'art pouvait attendre de ces inégalités heu- reuses. Ne voyons-nous pas sur ses marbres los plus par- faits, éternelle conlemplation des esprits, 1'harmonie, par un mystère adorable, résulter des inharmonies mêmes? Quel chef-d'oeuvre plus divin, plus marqué d'un soufflé céleste, plus odorantd'ambroisie,plus embrasé d'une flamme surhu- maine, plus idéalement beau que cette puissante Vénus de Milo? Pourtant, prenoz les lignes de la figure, détachez-les, regardez-les 1'une après 1'autre. Le compas vous en mar- qucra 1'irrégularité; 1'observation ne les conciliera peut- ètrc mème pas avoc la nature vulgaire. Mais fondoz-les ensemble, fondez ces yeux, qui semblent irréguliers, aux rondeurs des joues, dans le bourrelet marmoréen qui pal- pite autour de 1'orbite; voyez cette narine soulevée dont le contour parait imparfait : mariez-en le pli frissonnant aux frémissements des lèvres; considérez ce menton qui serait lourd sur la face d'une miss anglaise; faites-le fuir dans le creusement que dcssine la lèvre inférieure en s'entr'ou- li210 NOS FLAMANDS. vrant comme pour aspirer les brises de 1'infini; harmonisez- en 1'orbe dans la courbe abondante et voluptueuse oü com- mence le cou et que continue plus bas la gorge. Ou plutöt non, détaillez d'abord, puis fermez les yeux, oubliez cette sèche étude, et tout a coup, sur eet astre éblouissant de la beauté antique, ouvrez vos regards. Jamais aurore n'aura charme vos rêves par une harmonie plus pure et une spien- deur plus parfaite. Ta tète, ö Vénus, s'anime, vibre, vit! Non, ce n'est pas une mortelle; non, ce nest pas une déesse : c'est le ciel et la terre mêlés en un baiser d'amour, dans la plus merveilleuso incarnation que la beauté ait trouvée parmi les hommes. — Ainsi, du reste, des plus belles créa- tions du génie grec. La forme extérieure, quelque parfaite qu'elle soit, n'est rien, si elle n'enferme étroitementl'ame, la pensee, la vie. La ligne, sans ces éléments qui la font vibrer, est au marbre et a la toile ce que sont les mots a la poésie, si une idéé exquise et noble n'en anime le sonore agenecment : apparences et bruits. Or, le charme, la grace, le beau est souvent dans le trouble de la ligne et son irrégularité émue. Sans doutc, tous les arts ne sauraient se plier aux mêmes lois. La peinture, par exemple, avant tout pittoresque et coloriste, demande aux hasards des courbes et des serpen- taisons son idéal et son génie. Mais que dirais-je du sculp- teur qui, brisant son marbre en contours forcés, le facon- nerait aux licences de la peinture? Le marbre veut plus de sévérité. Privé de. la couleur qui seule pourrait lui per- mettre le mouvement de la peinture, posé dans des milieux dont les magies de la peinture n'adoucissent point, en les fondant, les plans, il est bloc; autour de lui Fair seul cir- cule; point d'artifice pour estomper ses angles trop brus- ques ni mêler a des clair-obscur une action qui a Fair dewmm CMAP. ir. — LA CRITIQÜE ET LES CRITIQUES. 211 s'y continuer: il faut qu'il soit a lui seul son cadre et son sujet; toute sa grandeur lui vient de sapureté. Le beau, a-t-on dit, c'est Ie vrai. La définition est préten- tieuse; de plus, elle est obscure; finalemcnt, elle n'est qu'a demi-sérieuse. En faisant du vrai la condition absolue et la plénitude ideale de l'art, on arrive droit a la photographie, qui en serait le dernier degré. L'art n'est pas dans la réa- lité : si l'art y était tout entier, il n'aurait plus sa raison d'être; la réalité serait l'art même, car a quoi bon repro- duire une chose si c'est pour en faire simplement un doublé? L'art puise, il est vrai, dans la réalité, et sans elle il ne pourraitexister; mais il est fait pour 1'embellir; l'art agrandit le réel jusqu'a 1'idéal, cette synthese épurée du réel. Le vrai est pour l'art un fond : il y trouve la matière; c'est 1'argile dont il pétrit ses créations; mais 1'ame qu'il met en ses oeuvres lui vient de lui-même et, pour que le vrai apparaisse en sa grandeur artistique, l'art lui fait subir un travail d'épurement : l'art passé le vrai au creuset; les seories tombées, le vrai dépouillé de ses grossières enve- loppes, dès lors _il est le fait de l'art. Comme le caillou d'oü jaillit 1'étincelle, la réalité contient la divine meur; mais c'est quand on la travaille qu'elle en sort.Hmhhh B I III. Les lignes que nous venons d'écrire ne sont pas une profession de foi, et nous espérons bien que, malgré leur dogmatisme un peu tranchant, la complaisance du lecteur nous les pardonnera. Il nous a paru bon de montrer les difficultés que rencontre la critique dans 1'appréciation des choses de 1'esprit, avant de faire sentir 1'ignorance de ceux qui les jugent. En effet, quels sont les aristarques investis par la presse de cotte mission importante qui consiste, non pas a jugcr pour soi-même une oeuvre qu'on lit a ses risques et périls, mais a la juger pour tout Ie monde, en sorte que Ie jugement emporte tout a la fois responsa- bilité devant l'ocuvre et responsabilité devant Ie public? Quels ils sont? A cetto question, il me semble entendre, dans une foire étourdissante, parmi les sons des clocbes et les coups de tam-tam des tréteaux, un grand braillement de pitres entrehaché de carillons de grelots et de tintements de paillettes. — Combien j'en ai vu de ces Jean-Jean de rez-de-chaussée, bacbeliers a peine émancipés de leurs bouquins, qui, tout farcis d'une phraséologie empruntee aux déclamations du feuilleton et a 1'argot des ateliers, attaquaient les créations du génie, et prönaient a la place les médiocrités qu'ils pouvaient seules comprendre! D'au- tres, entêtés d'un système, obstrués d'une methode, empê- trés d'une theorie, ne sauraient rien admettre qui ne rentrerflHHBB^HH CHAP. III. — LA CRITIQÜE ET LES CRITIQUES. 215 dans leurs principes, rien concevoir qui sorte des lieux communs oü ils claquemurent Ie talent; on les voit, devant les pensees hardies dégagées du maillot académique, se voiler la face, suer d'effroi, et, tirant leur sabrc de paille, battre la campagne, comme s'il s'agissait d'un taureau furieus échappé de son enclos. D'autres encore, car 1'espèce en est variée, fantaisistes échevelés pour qui la critique nest qu'un thême a amplifications, font de leur feuil- leton la petite cuisine oü mijote entre deux mots d'art Ie pot-au-feu de la familie; ils y racontent leur vie, s'atten- drissent sur mille choses qui n'ont rapport ni a 1'art, ni au beau, ni au bon sens, chantent les bois, alternent la lyre et les pipeaux, détaillent d'une chaste épouse les pures tendresses, sèment les roses en touffes aux pieds d'une maitresse, vantent la fraicheur de leurs illusions, houspillent leurs créanciers, couronnent de fleurs de rhé- torique une reclame a leur tailleur, et, s'ils s'arrêtent un instant a la pensee des maitres qu'ils avaient entrepris d'expliquer, la travestissent sous des bigarrures de car- naval. O funambules! Mais que dire de ces batteleurs de gazette, de ces écumeurs d'art, de ces balayeurs de salon qu'on voit, au jour des expositions, roder par les salles de toile en toile, — Ie catalogue en main, se faufiler dans les groupes et les conversations, glaner les médisances, les caquets et les jalousies, ramasser, d'une main furtive, dans la coiffe d'un chapeau gras, sur un papier jauni, ces bribes recueillis pêle-mêle, puis, la moisson faito, composer de tous ces emprunts, de tous ces vols, de toute cette pil- lerio, quelque sotte marqueterie, émaillée de termes pom- peux, harnachéed'aigrettestapageuses, placpée de paillettes fanfaronnes, cc.nrne une mule espagnole; — pauvres lam- beaux ravaudés a grands coups de plume et ramagés deHfi ■ 2U NOS FLAMANDS. ■ dorures sous lesquelles les éraillures et les trous de la Irame se mettent a 1'abri. Lisez-les : rien ne se coordonne; tout se controdit. Le bien qu'ils disent de celui-ci met a néant le mal qu'ils disent de celui-la; leurs admirations combattent leurs critiques; leurs sympathies montrent la fausseté de leurs antipathies. Du reste, pas 1'ombre d'une conviction. Ce sont de ces gens bons a toute chose, bons a aucune, qui écrivent de tout et ne savent rien. Et qu'est-ce, en effet, qu'une critique d'art? La belle difficulté vraiment de se prononcer sur le mérite d'une toile, d'un marbre ou d'une sonate! Faut-il avoir passé des nuits a débattre de grands problèmes, le front a-t-il du palir sur de pro- fonds mystères, est-on enfin tenu d'être artiste soi-même pour en parier? Que non! La plume, en tours ingénieux et spirituels, sait, avec un peu d'aplomb, donner aux choses qu'on sait le moins les apparences de la plus grande conviction, et la facon dont elles sont dites 1'emporte sur la maniere dont elles sont concues. En vérité, ces cuistres sont bien présomptueux. Quoi! le maitre met au jour sa création; ill'a caressée des mois entiers; il Pa choyée comme 1'enfant de son ame et de son esprit; c'est le fruit d'une longue et amoureuse incubation; loin des hommes, il Pa couvée, il Pa portee au ciel, Pa trem- pée d'idéal, Pa baignée de lumière; et ce pleutro, ce jour- naliste imbécile et revêche, ce dindon qui tantöt, arc-bouté sur ses pattes canardées, f era la roue dans une gazette quelconque, il est la qui regarde cetto oeuvre bénie et pri- vilégiée; il se dandine, sourit, médit, toussotte, cracholte, sifflotte, n'y comprend rien, si ce n'est qu'il doit en parier, s'arrête, ne sait qu'inventer, cherche encore. Qu'en dira- t-il? Du bien? Peuh! Du mal, c'est plus vite trouvé. Puis il s'éloigne, disant : « Ce pauvre X., comme je vais 1'érein--'.: -- '**£ CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 21a ter! » Et ce pelé, ce galeux, ce critique a plumes d'oie s'en va, content de lui, barbouiller d'un peu de fange une grande pensee, une belle oeuvre, un nom respectable qu'il n'estpas même digne de prononcer! — Voila nos paladins de la critique. O saletés! impudeurs! tant d'aplomb! tout ce charlata- nisme! Encore si, dans les transports d'une ame bouillante luttant pour des convictions, ils se montraient hommes sous les défaillances du critique, on leur pardonnerait leurs témérités; mais oü sont-ils, les critiques convaincus, écrivant avec Ie coeur, ayant, a la place des vaines parades de l'esprit, les saints emportements de 1'enthousiasme? Rares a coup sur, et 1'outrecuidance du plus mince écrivas- sier qui sait pousser une pointe, folichonner avec quelque désinvolture et baliverner avec quelque assurance, est plus goütée que la ferveur et la conviction d'un cceur généreux. Notez, je vous prie, que je ne donne pas 1'entrainement irréfléchi ou passionné pour idéal de la grande critique : j'en parle seulement comme d'une excuse aux erreurs oü se peut porter un esprit ardent sans les réserves de la rai- son et d'un froid jugement. Pourtant, quelque extrémité oü les pousse un enthousiasme trop chaleureux, je préféré mille fois les défaillances des gens convaincus a la plate assurance des linottes du feuilleton, et je no saurais voir sans m'indigner, en cette investiture respectable et impor- tante de la critique, les scribes panaches et vides, sans verve, sans chaleur et sans ame, qui rongent au bas des journaux, chiens rogneux et galeux, les talents et les ré- putations. — J'avoue qu'il faut beaucoup de sang-froid dans la critique, et que la raison, autant qu'il est possible, doit refréner los faciles transports de l'esprit et du eoour. Dans 1'éblouissante atmosphère des ceuvres du génie, l'esprit,I ^Swa^lf I 216 -NOS FLAMANDS. suppléant a leurs défectuosités par les illusions qu'elles engendrent en lui, est prompt a s'étourdir aux apparences de la beauté, et Ie coeur aisément s'éprend au mirage qui souvent vient de lui-même. Or, c'est Ie propre du vrai critique, cette puissance de réserve dans 1'enthousiasme, cette possibilité de calcul dans 1'entrainement, et il en est peu qui soient tailles pour une telle énergie et de tels efforts. Le critique, dans son acception la plus haute, doit res- sembler a 1'historien, et celui-ci est semblable au juge. Le juge, par 1'inviolabilité de sa conscience, demeure en dehors des passions : a son tribunal, les vaines exaltations de la foule expirent comme un flot de mensonge et de folie ; serein et sourd aux tentations qui 1'assaillent, soit du de- dans, soit du dehors, il se renferme en lui-même, pour n'écouter que les jugements de la prudence et les conseils de la sagesse. Ainsi de l'historien et du critique. Et j'ose placer a ces hauteurs le critique, car il préside a 1'ensei- gnement des esprits; il forme, avec 1'instituteur, ce premier critique des intelligences, dont le discernement opère dans les jeunes cerveaux la distinction du bien et du mal, la grande dualité de la sagesse qui montre les routes. Le critique a charge d'esprits : si, raremcnt, on a vu, aux paroles du critique, des conversions s'opérer chez 1'artiste, c'est, d'une part 1'inanité des lecons, la faiblesse des ensei- gnements et la mauvaise foi de ceuxquiles donnent,d'autre part, 1'aveuglement des artistes, leur présomption qui n'écoute qu'elle-même, et les folies directions d'un orgueil qui renie les lumières d'autrui. Mais, si 1'on met de cöté la vanité des artistes et le peu de pront que les paroles de la critique laissent en eux, elle sert éminemment pour les foules a distinguer le bon du mauvais, elle leur apprend a■■ ; "i nrann CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 217 connaitre Ie beau, elle les encourage a juger les ceuvres de la pensee, et, par ses enseignements oü 1'idéal transparait illuminé des lueurs de 1'enthousiasme, elle leur apprend a 1'aimer, a Ie reconnaitre, a Ie placer enfin dans leur estime et leurs sympathies au dessus des vains calculs des affaires et des interets mesquins de la vie. Le critique a charge d'esprits, mais que sera-ce si, igno- rant des choses dont il parle, il pröne Terreur a la place de la vérité, si son insuffisance, autorisée d'un nom rcten- tissant et appuyée d'une déclamation süre de ses res- sources, 1'emporte sur 1'intelligence moins étagée d'un hon- nête homme sans tréteaux ni trompettes, qui ne sait point masquer sous des dehors tapageurs la modestic de son caractère et la précision de ses jugements, si, enfin, ce bonhomme de baudruche, ce pitre de carton, eet arlequin carillonnant et losangé entraine après lui, dans ses voies malsaines et sans issue, la renommée des talents, 1'espoir des jeunes coeurs et tous ces avenirs que, plus sage et plus équitable, il aurait pu assurer? Il ne m'appartient pas de donner des lecons de critique, et si je concois sa grandeur, il ne m'est pas possible d'indi- quer ce qu'il faut faire pour y arriver. La sagacité de 1'es- prit et 1'honnêteté du cceur sont, du reste, pour 1'homme capable de fournir une telle carrière, deux armes qui le prémunissent contre les défaillances et les errements. L'hon- nêteté! Ah! je salue et je vénère ceux qui ont su résister aux entrainements de la vogue, aux sollicitations des parents, aux promesses des gens en place, aux aecommode- ments que l'intérêt propose chaque jour a l'honneur. La critique est en dehors de la mode, des questions de bou- tique, des relations d'amitié, des affinités de parentage: l'art existe seul a ses yeux, et les raisons qui déterminent dans y218 NOS FLAMANDS. Ie monde tant de conversions et de palinodies ne peuvent la faire transiger avec i'inipérieuse inviolabilité du vrai. La mode! Je sais qu'il est difficile de résister au tourbillon dos foules et que les goüts du public sont un rude choc a la fermeté des esprits les mieux assis. A force de voir les médiocrités encensées, 1'adoration que ce veau a mille têtes qui s'appelle Ie public professe pour les prètres des cultes forgés par lui-même donne Ie vertige et laisse croire a sa suprematie véritable. Mais la est la force du critique. Autour de lui tout sombre : Ie flot menteur de la popularité entraine au gouffre ceux qu'il croyait Ie mieux prémunis contre de tels nauf rages; la renomméo, sirene dangereuse et enchantée, du fond do ses demeures oü ruisselle 1'or, appelle aux félicités de la vie les faibles coeurs d'artistes, et, un a un, aux accords de cetto voix fiévreuse oü frissonne Ie timbre métallique de la pièce de cent sous, ils disparais- sent, irrévocablement engloutis. Lui, pourtant, sur Ie rocher que bat la vague, il compte ces morts et ces défections; il résiste aux séductions de 1'enchanteresse, et les folies voix qui poussèrent au goulfre tant de victimes viennent se briser contre 1'airain de son ame. Voila Ie critique. Et comment supposer, du reste, qu'il puisse transiger avec les doctrines du beau, lui qui n'a sa place au rang des esprits qu'a la condition de les maintenir inébranlablement? Quoi! c'est sa mission de les professer, il est 1'apotre du beau, Ie beau est 1'évangile qui lui donne ses titres, sa raison d'ètre et sa grandeur intellectuelle, et il reniera pour les caprices passagers du monde les lumières éternelles dont 1'idéal 1'éclaire? Ah! je comprends que dans un saint orgueil la critique se soit nommée une prêtrise, et je dé- plore qu'elle descende si souvent des autels oü sa fierté la faisait officier. Soeur du poète, compagne du créateur, elle J8B CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 219 Ie voit monter au sommet, Ie pousse ou Ie retient, de loin 1'applaudit. Quand du faite idéal il descend enfin, las et consumé, s'il cherche dans une poitrine liumaine un cceur qui réponde a ses transports, eest en elle qu'il trouve sa première récompense et ses plus douces admirations. Ah! ne renie pas ta fiere mission, 6 critique; partage encore avec Ie poètc et 1'artiste, au même banquet, la coupe des divines ambroisies! Mais surtout garde-toi de tremper Ie pied dans Ie bourbier fétide de ces inventions surgies de la lassitude des esprits, de la corruption des instincts et de la Iacheté des cceurs, qui, sous les dehors chatoyants du rire et de 1'esprit, comme les parades des carrefours, appellent a elles les foules assourdies de bruit et aveuglées de paillons. — Que jamais la critique ne hasarde dans les tortueux détours de ces ceuvres impures sa robe blanche et vierge, ou bien, si elle s'y aventure, que ce soit pour mieux juger de leur abaissement et reconnaitre avec plus d'éclat la magnificence de 1'art vrai.— J'ai mal dit : je souhaite, au contraire, que Ie parfum rance de ces inspirations nauséabondes parvienne jusqu'en ses demeures enchantées et que 1'encens que la foule y mêle se glisse au sein de ses pures extases; oui, qu'elle voie surgir a ses yeux ces lupanars éhontés oü la morale en haillons est trainee aux gémonies, oü 1'indécence se couvre de lumière et de poésie pour se faire recevoir, oü les saints enthousiasmes sont conspués, oü tout ce qui est respecté est honni, oü tout ce qui est sanctifié estbafoué; oui, que cette coupe écceurante oü écume une lie grossière passé sous ses lèvres et qu'elle voie 1'ivresse stupide de ceux qui y boivent; puis, qu'indignée de ces lachetés et de ces turpitudes, elle élève la voix, sévère et prophétique, sur la tumultueuse orgie, et qu'elle jette 1'anathème a ces viles mascarades, I w 220 NOS FLAMANDS. honte de ceux qui les applaudissent, éternelle injure a 1'es- prit humain. Ai-je assez nommé les malpropretés cyniques des vaudevilles a gros sel, les exbibitions ordurières des féeries a femmes, les travestissements honteux de la mu- sique sous la main des pi tres d'opérettes? Ai-je assez dé- peint Ie gout public qui se meurt, Ie talent qui déraille, la morale qui s'en va, toutes ces défaillances des temps pre- sents qui seront la risee des temps futurs? Ah! maitres gre- dins qui spéculez sur les instincts de la brute pour vous engraisser la panse et promenez sur des tréteaux, incon- nus de Tabarin même, les ventres nus des muses publiques, pipeurs, batteleurs, dupeurs, sycophantes, proxénètes et pornocrates, qui chaque jour, par 1'appat de vos parades ab- jectes, déflorez Ie coeur et 1'esprit des foules, et semez dans Ie terrain toujours béant de la curiosité publique les graines de la lacheté, de laluxure et de la bassesse d'ame, ah! que de ses fortes mains la critique vous empoigne a la gorge, qu'elle vous marque a 1'épaule avec vos propres viletés, qu'elle livre votre nudité et votre honte a la risee des hommes, ou plutot non, qu'elle vous mette Ie nez dans vos ordures comme a la béte malpropre qui a fienté dans un coin! Donc, 6 critiques, soyez honnêtes. L'honnêteté est la première vertu dun juge et, comme Ie juge, vous tenez balance dans la main. A vrai dire, cette triste misère d'une critique vide et banale, sans pudeur et sans entrailles,que chaque jour 1'on voit couvrir de roses et de paillons les voies oü se perdent 1'art et la moralité, n'a pas chez nous les proportions qu'elle montre chez un peuple voisin, éminemment spiri- tuel, dont 1'esprit, hardi jusqu'au cynisme, se joue des gouffres oü sa propre corruption 1'entraine. Mais faut-il en^SBaSSsBÏ CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 221 attribuer Ie mérite a la fermeté dun sentiment qui ne se laisse pas ébranler aux coups qu'on lui porte et a la rudesse naïve dun esprit que Ie flot des corruptions bat sans pou- voir 1'entamer? — C'est ici qu'il faut lever Ie voile et mon- trer notre plaie, plus misérable encore que Ie scepticisme parisien. Cette plaie qui nous ronge, qui, pareille au can- cer, lentement coule en nos veines, de membre en membre, et répand ses poisons de la tête au ccour, cette plaie qui s'élargit chaque jour en nos entrailles, sans que nous soyons seulement avertis de ses progrès, ah! c'est Ie lent étouffe- ment des instincts généreux; c'est 1'intelligence absorbée de soucis matériels, plus alourdie d'instant en instant du fardeau qu'elle porte, plus incapable chaque jour de Ie secouer; ce sont les glaciales atteintes de la mort enva- hissant un peuple entier, paralysant les enthousiasmes et les nobles ardeurs, poursuivant la vie jusqu'en ses derniers efforts, et, par une marche incessante que rien ne revele dans Ie silence de 1'ame qui s'étiole et de 1'esprit qui croule au néant, conduisant enfin ceux qu'elles frap- pent aux dernières limites de 1'avachissement. Qu'il tombe de ma plume, ce mot qui nous frappe tous tant que nous sommes, parce que tous nous sommes également cou- pables, et que, public, artistes et poètes, tous, nous som- mes solidaires des maux que nous menage 1'avenir! — L'indifférence! voila notre mal, voila notre blessure, voila notre ennemi Ie plus terrible, lo plus acharné a nous perdre! Et qui de nous, dans cette lourde atmosphère qui nous environne, oü 1'esprit se soulève pour retomber bien- töt après, oü la voix, quand elle résonne, ne rencontre par- tout que Ie morne silence des solitudes et point d'échos pour lui dire qu'elle est comprise, qui de nous nest point indif- férent? Ah! je ne veux pas railler, mais, a coup sur, siism 222 NOS FLAMANDS. nous sommos, aux souffles profonds des ames inspirées, comme un lyre morte sur laquelle ils passent sans la faire vibrer, certes, nous ne sommes pas muets quand il s'agit, par les spéeulations du négoce et de i'industrie, d'assu- rer nos interets, et les calculs par lesquels les orages de la politique so prévoient aux autels de 1'or mettent en mou- vement tous les ressorts de notre intelligence. Hors de la, qu'il y a-t-il? Ou sont les rêves généreux des ames brü- lantes? Ou sont les passions juvéniles? Ou sont les enthou- siasmes et les ardeurs passionnées? Pourriture gangrenée dès 1'école, oü 1'instinct croupit comme Ie pourceau dans Ie fumier, nos jeunes gens.... Ah! cette race bénie de la jeu- nesse, chez laquelle se puisent, comme a leur source même, les convictions sincères, les admirations spontanées, les dé- voüments incalculés, en qui 1'idée trouve ses plus bouil- lants admirateurs, lajustice ses pluszélés défenseurs, l'art ses héros et Ie droit ses martyrs, elle hante les casinos et les tavernes, raillant Ie droit, insultant l'art, insoucieuse de la patrie, n'ayant, pour répondro aux destinées qu'elle attend d'eux, que les misérables calculs de 1'égoïsme et de 1'intérêt. Qu'on ne me reproche pas d'avoir sans raison lancé 1'anathème a cette triste jeunesse. Fils de la génération dont elle-mème fait partie, et mèlé par les nécessités de la vie au courant qui 1'emporte, j'ai pu juger mieux qu'un autre des ravages qu'une éducation mauvaise et Ie spectacle continuel des palinodies publiques ont portés dans ses flancs. J'ai vu ce sanctuaire au sein duquel resplendissait en clartés vivaces Ie flambeau des hautes inspirations, je l'ai vu, ce sanctuaire des jeunes coeurs, souillé, avant même d'avoir affronté les orages de la vie, par les corrup- tions qui ne naissent d'ordinaire, comme des ronces et desCHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 223 épines, qu'aux ames mornos et dépeuplées des vioillards. Et comment, en ces pages"que j'écris sous l'inspiration de mon ceeur, comment, aux noms sacrés d'art et de patrie, ne laisserais-je pas déborder de moi 1'indignation que chaque jour y amasse? Comment, dans Ie silence de tous ces esprits endormis, au milieu de ce désert oü les consciences s'en viennent cbercher la mort, comment n'élèverais-je pas la voix pour gémir sur Ie mal qui s'etend partout? Comment surtout, enfant de ces dernières années, qui cherche autour de moi des frères et des amis pour par- Ier ensemble des destinées communes, et qui vais par- tout demandant Ie divin flambeau de 1'art afin de m'y avi- ver moi-mème, comment me tairais-je quand je n'entends, parmi ceux a qui je m'adresse, que des voix etrangères qui ne savent ce que je veux dire? Ah! pourtant, si 1'art, si Ie beau doit trouver en quclque lieu du monde une retraite assurée et des autels qui ne puissent s'écrouler, c'est dans Ie cceur des jeunes gens; ils n'ont point encore appris, au soufflé des dévorantes réalités, a renier Ie je ne sais quoi de divin dont il sont pleins. Mais c'est en vain que 1'on frappe au seuil de ces cceurs, et mieux vaudrait évoquer les images de 1'art et de la foi parmi les décombres des vieil- lards : Ie silence qui répondrait a 1'appel en ces ruines désolées, qu'un soufflé de vie n'anime même plus assez pour en faire gémir les échos, ne serait pas plus effrayant que les rires et les mépris qui répondent aux paroles par lesquelles on voudrait ébranler ces portes de jeunesse et de vie. Et maintenant que la plainte élevée en ces lignes par un esprit froissé n'excite dans Ie cceur des hommes oü il voudrait voir rayonner les pures flammes de la foi dans 1'art et dans Ie vrai que railleries et que dédains,— il m'importerait peu si la patrie, en proie depuis si longtemps aux réactions retro-224 NOS FLAMANDS. grades, ne devait voir un jour se tourner contre elle cette génération lache et débile,— incapable d'héroïsme, d'abné- gagation et même de simples vertus civiques. ^ J'ai parlé surtout de 1'indifférence de la jeunesse, car c'est en elle qu'on est Ie moins en droit de la trouver; mais ce nest pas elle seule que je dois en accuser, et je 1'ai dit, c'est bien plutöt tout Ie monde. De quels noms marquerai-je celle des gens que leur profession, leurs études, leurs lu- mières et Ie souci de la dignité nationale devraient en éloi- gner Ie plus? Un livre parait — et, notez que je ne nie pas notre infériorité dans les lettres, je la reconnais et m'en in- digne, notre nation ayant, comme les autres, les éléments pour y réussir —un livre parait; une plume beige Ie signe; modeste et timide, il court les librairies et les bureaux de rédaction; Ie nom est inconnu; on sait seulement qu'un Beige 1'a écrit. Quel sort lui est réserve? Se rencontrera-t-il, parmi les gens d'esprit, ou payés du moins pour en avoir, qui, tantöt, d'une main distraite promèneront Ie couperet dans la virginité de ses feuillets, un homme, consciencieuxet convaincu, qui en chcrchera Ie sens et les qualités, heureux d'y trouver 1'esprit dun écrivain et Ie cceur dun com- patriote? Jendoute, et s'il faut écouter les raisons parles- quelles ces graves pontifes donnent Ie change aux sollicita- tions importunes des quémandeurs littéraires, écoutez leur excuse : « Comment se peut-il, dans 1'encombrement des ta- lentsetdes génies qui peuplent aujourd'hui Ie pavé des villes et Ie gravier des campagnes, comment se peut-il que moi, dont les loisirs ne s'étendent qu'aux appréciations des ceuvres les plus puissantes, je m'aille occuper des mesquineries qua- siment anonymes que vous m'apportez, sans garantie do nom, de fortune et de position sociale? Encoresi, recom- mandé par une origine qui vous produirait a nos yeux?; "i DBBBBBHH CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 22S comme Ie fils de la nation la plus spirituelle de la terre, vous offriiez a nos hautes sollicitudes quelque livre édité chez Dentu; peut-être que, confiant dans les mérites que votre titre de francais et Ie nom de votre éditeur vous suppose- raient, nous ferions sur votre livre, sans Ie lire, quelque grasse tartine. Mais n'êtes-vous pas béotien, ö fils disgracié des ihuses, et quelle est votre audace de nous déranger, ver de terre, dans les contemplations majestueuses oü nous vivons des marchés, des bourses et de la politique? » L'ex- cuse, a proprement parier, n'en est pas une, et elle me parait plus de nature a montrer la bêtise de ceux qui la font qu'a absoudre la naïveté de ceux qui la recoivent. Cependant c'est a peu pres la 1'accueil que trouvent auprès des aristarques de journaux les jeunes écrivains que 1'espoir d'une critique équitable et sincère aitire au redoutable tri- bunal de ces inquisiteurs. Ainsi, 1'étrangeté des opinions que 1'étranger professe pour 1'esprit beige trouve sa confirmation dans la malveil- lance avec laquelle nos grands hommes en accueillent les productions. C'est une raison suflisante pour expliquer 1'ex- clusion de toute critique et 1'abrogation d'un droit consacré par 1'habitude aux livres nouveaux-nés, que 1'origine béo- tienne qui peso sur eux comme une tache indélébile que Ie talent ni 1'esprit ne peuvent effacer. Il est certain que rien de ce qui s'écrit ici ne peut être bien écrit, et nous sommes condamnés, do par notre impuissance naturelle, a no jamais produire chose qui vaille. En vérité, si parmi ceux qui me lisent il en est qui rèvent pour Ie pays une littérature digne de celle des voisins, et par les veilles acharnées, les sueurs inspirées et les dernières flammes de eet enthou- siasme qui se meurt partout, cherchent a donner a ce beau rêve les apparences de réalité qu'il est en eux d'y apporter, ISNOS FLAMANDS. je leur conseille de briser leur plumo a leurs pieds : ils ne seront jamais bons qu'a écrire pour 1'épicier, etuneépaisse malédiction, comme un nuago de colère, enveloppera a tout jamais leurs efforts. Nous sommes des oies, c'est clair; mais, chers maitres qui mettez tant de bonne gra.ce a nous 1'apprendre, souvenez-vous du dicton, et n'oubliez pas que, quand les oies vont aux champs, les premières vont par devant. Et ne croyez-vous pas, sans vous flatter, que la franche estime qu'on a par Ie monde pour nos lettres vient un peu de ceux qui s'exposent Ie plus a les faire apprécier, je veux dire des oies qui vont par devant? En eflet, s'il s'agit de juger les ceuvres de 1'esprit natio- nal, n'est-il pas naturel qu'on s'adresse a vous qui Ie carac- térisez si parfaitement? Et qui ne serait ébloui des graces de votre style, des profondeurs de votre jugement et de ce je ne sais quoi qui fait bien voir que vous êtes les premières de toutes les oies qui vont par derrière? Certainement, ö journalistes courtois qui faites si bien les honneurs de la popularité aux jeunes essais de vos confrères inconnus, vous avez raison de leur fermer au nez les battants de vos feuil- letons, et il y aurait misère a ce que ces pctitesses vinssent s'étaler a cöté de votre majestueuse faconde. Pourtant, entre nous, n'êtes-vous pas sujets avous tromper?non que je mette en doute votre infaillibilité, mais peut-ètre la haute estime que vous professez pour vous-mèmes dérange-t-elle un peu cello que vous pourriez avoir pour les autres : les grosses têtes sont sujettes aux vertiges. Et si, par malheur, vous vous trompez, c'est-a-dire si vous reléguez a 1'oubli une oeuvre que votre conscience d'homme, je suppose que vous pouvez en avoir, et vos instincts d'écrivain, je veux que vous en soyez capables, vous feraient une loi, en même temps qu'un plaisir de propager, n'est-ce la qu'un désastre'■'*> ~ïËÈÉÊ HU HHHH m CHAP. III. LA CïtITIQUE ET LES CRITIQUES. 227 sans importance en cette pénurie de livres oü nous vi- vons?Car enfin, je 1'admets, la plupart des choses qu'on écrit chez nous sont des banalités indignes de votre attcntion; mais encore, parmi ces inepties^t ces platitudes, se peut-il glisser des pages inspirées et la révélation d'un vrai talent. Et qu'arrivera-t-il, si 1'oubli de ceux qui ont mission de les mettre au jour vient confirmer 1'indiffé- rence publique qui les retient dans 1'ombre? L'auteur, désespéré d'avoir consacré ses veilles a former cette fleur qu'il voit languir, maudira la bêtise des ces gens qui n'auront pu apprécier la perle tombée dans leur fumier. Voile, donc un homme a 1'eau, et que fera-t-il désor- mais, si ce nest, en quelque bureau sordide, parmi quel- ques porcs-épics hérissés en rédacteurs, la bouffonne figure d'un journaliste payé pour vous ressembler, ö maitres de tout esprit? Je sais bien, Messieurs de baudruche, qu'il est avec vous des accommodements pour vous déterminer a lancer une oeuvre par Ie monde, et quand Ton est de vos amis, ce qua Dieu ne plaise, qu'on vous a lardé la patte ou engraissé la panse, il est possible de vous voir annoncer l'ccuvre dans un entrefilet niche cóte a cóte avec les nécrologies du jour. Il est certain que je suis parfaiternent renseigné dès lors, et rien ne m'est une assurance plus efficace du mérite de la chose qu'une rubrique variant de ceci : « 11 vient de paraitre un livre remarquable qui... » a cela : « Nous recommandons a nos lecteurs 1'excellent livre que... » Et de par Dieu! voila de la critique, ou je ne m'y connais pas... Je crois que je raille, et c'est votre faute, Messieurs, car que peut-on faire autre chose en vous parlant, a moins de se facher, mais ce n'est point de si peu qu'on se fache.2-28 NOS FLAMAXDS. Messieurs, je cesse de vous par Ier; trouvez bon que je redevienne sérieux. La critique littéraire n'existe pas en Bolgique, ou, si elle existe, c'est dans quelques revues passablement inconnues oü des Don Quichotte sans poil ni plumo s'escarmouchent contre des moulins. Est-ce parce que les aliments font défaut a la critique, et que nous sommes vraiment inca- pables de les lui fournir ? Je ne sais, mais je crois que c'est bien plutot la critique qui manque aux productions de notre littérature. En ce siècle oü 1'esprit, préoccupé d'am- bitions si variées, aime a trouver, sans se fatiguer en pénibles recherches, Ie pain de ses loisirs, il ne saurait y avoir de meilleure propagande aux créations de la pensee que la critique, laquelle avertit du bon qu'il fautprendre et du mauvais qu'il faut laisser ; si la critique ne vient pas a la rencontre des désirs du lecteur et ne s'offre a lui montrer ce qui Ie satisferait Ie mieux, les livres se meu- rent inapercus. — Ce qui fait la force des lettres francaises aujourd'hui, c'est, encore plus que 1'admirable génie avec lequel elles se sont recréées, l'immense développement que la critique, toutc profanée et mal exercée qu'elle est, leur a donné par Ie monde. Que maintenant Ie livre oü un écrivain aura mis son coeur et son esprit, confiant dans ces échos qui en recueilleront les inspirations, que ce livre seperde dans Ie tas de saloperies saugrenues et cyniques pour lesquelles la reclame embouche la trompette, c'est une perte grave, et 1'auteur réfléchira avant de s'y laisser prendre encore. Or, a qui la faute? A cette prétendue cri- tique, indifférente et froide,fille de carrefourqui se prosti- tue sans pudeur et sans amour.M CHAP. III. ---- LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 229 Je dirai un mot de la critique d'art, qui compte chez nous quelques écrivains honnêtes et convaincus, et c'est beaucoup, n'y on eüt-il que trois ou quatre parmi Ie sot troupeau qui parque a la lisière de ces idéalos rigions. Il est ici une tondanco singuliere : on pröne les veterans au détriment des conscrits, comme si 1'art n'était pas assez largepour contcnir tout Ie monde. Il en est une autre, non moins bizarre : c'est Ie parti-pris des points de vue. Quand on considère la variété des aptitudes et des tempéraments chez les artistes, et qu'on tient compte de 1'étroite intimité qui existe entre 1'inspiration et ces particularités indivi- duelles, on doit convenir qu'un bomme, jugeant cette mul- titude d'instincts artistiques différents des siens propres, aurait mauvaise gracc a prendre pour mesure de leur ap- préciation ses sentiments pcrsonnels. La critique doit, avant tout, faire la part de ces différences, et il importe, en ses jugements, qu'clle s'oublie pour ne voir que l'artiste qu'elle a sous les yeux; elle prendra donc pour mesure d'appréciation de l'artiste l'originalité qui se revele en son oeuvre, son temperament, ses défauts et ses qualités, lui montrant la voie qu'il faut prondre pour convertir ses dé- fauts en qualités et se servant précisément de celles-ci pour connaitre ce qu'il est possible de faire de ceux-la. En effet, si tout homme a les défauts de ses qualités, il est permis de dire qu'il a les qualités de ses défauts, et Ie principal devoir de la critique consiste dans cette recherche. Je ne saurais admettre un instant, quand je considère 1'impor- tance de cette mission du critique, los intoléranccs par lesquelles on veut tout ramener a un même système, d'au- tant moins que rien n'est plus incapable de lois uniformes et de police reguliere que I'art, ■— composé mystérieux d'éléments qui se puisent dans les libres instincts de la230 NOS FLAMANDS. personnalité plus que dans les généralités de la logique ordinaire et les régies de la raison proprement dite. Le génie, en dernière analyse, est la resultante de 1'individu même; la doublé influence de la constitution physiquo et morale détermine, par des corrélations intimes, la nature et 1'essence des ocuvres qui sortiront de lui. Pour que la critique remplisse exactement ses conditions de tu- telle, elle doit, par 1'examen des créations qui lui sont sou- mises, pénétrer non seulement la volonté qui y a présidé et le degré de perfection qui se voit dans 1'accomplissement de cette volonté; elle doit encore, par la connaissance de co qui s'y trouve et de ee qu'il y faudrait, enseigner le moyen de suppleer aux défauts du travail, analyser aussi les rapports que le sujet a de commun avec les aptitudes de celui qui Ta concu, afin de pouvoir 1'écarter de sujets semblables si sa personnalité le porte ailleurs, ou 1'y maintenir si elle ne saurait trouver autrement un meilleur emploi. Je sais bien que, comme chaque artiste, dans 1'interpré- tation d'un sujet, apporte des principes différents, chaque critique, en le jugeant, manifestera une opinion dissem- blable. Les uns, amoureux de la ligne, rejettent comme une parure grossière sous laquelle s'anéantit 1'esprit les séductions de la couleur; les autres, plus épris de 1'harmo- nie des nuances que de la pureté des lignes, ne sauraient concevoir, autrement que comme le calque d'une statuc ou les mornes contours d'une figure inanimée, les perfections du dessin sans 1'animation que leur donne la couleur. Dans la voie oü chacun s'engage, mille arguments se rencontrent è souhait pour 1'appui des uns et des autres, et rien n'est plus têtu qu'un critique, la plupart s'imaginant, comme le pontife romain, jouir, dans les matières qu'ils traitent, de 1'infaillibité souveraine.CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 251 . J'ai parlé de la ligne et de la couleur : ce sont la, pour les résumer, les grandes querelles de la critique. Sans doute il est tres difficile, avec Ie sentiment développé de 1'une ou l'autre de ces écoles, de s'accorder sur leur valeur respective et sur Ie róle que chacune d'elles joue dans 1'art de la peinture. Je n'aime pas 1'éclectisme, science batarde fondée sur des compromis, qui apprend a rogner de 1'opi- nion individuelle les saillies qui 1'empêchent de s'engre- ner a 1'opinion contraire; mais, si je la déplore chez Ie créateur comme un obstacle a la franchise de ses concep- tions et a 1'intégrité de ses moyens d'exécution, je crois qu'elle serait de mise dans la critique, qui ne peut être 1'expression d'un sentiment particulier, mais est plutöt la compréhension de tous les sentiments créateurs. Sans les conciliations de 1'éclectisme, qui, du reste, n'entra- vent nullement la liberté des opinions personnelles, il est impossible de parier sérieusement d'art, et la critique ne sera jamais qu'un futile combat d'instincts discordants, auquel 1'artiste n'aura rien a gagner. J'admire Raphaël, j'aime Rubens, et voila qu'il m'en faut parier. Donnerai-je la préférence a mes sympathies suf mes adinirations, et Rubens Temportera-t-il sur Raphaël? Certes, je prouverai, car quelle chose ne peut se prouver en ce monde, que Ru- bens est, par excellence, lo peintre, et qu'il est comme la source de toutes les écoles de peinture qui apparaitront dans la suite. Mais je puis dire de Raphaël qu'il a poussé plus loin que Rubens Ie raffinement de 1'expression et la pureté du style, quoiqu'il me soit possible de m'insurger contre cette prédoniinance même en constatant que si 1'un, dans Ie dessin, est d'un style que nul ne saurait, pas même Ru- bens, surpasser dans sa maniere, l'autre a tellement Ie style de sa peinture que nul, pas même Raphaël, ne saurait 1'y232 NOS FLAMANDS. egaler. Ou me conduira cette vaine recherche do la supé- riorité? Si, au contraire, oubliant des sympathies pour un caractère que je comprends mieux, je cherche a com- prendre 1'autre afin d'y trouver aussi des sympathies, je les contemple tous deux sans aveuglement et sans parti-pris, je suis plus pres de 1'impartialité de la critique, et, 1'ana- lyse faite, je puis, s'il Ie faut, en tirer dos conclusions. Il n'y a rien qui soit détestable comme la critique sans principe et sans fond; incapable d'un jugement qui ne se demente par un autre, cllo apprécie tout au hasard, plus prompte a blamer qua applaudir. C'est surtout celle-la qu'on voit, avec des grelots et des colifichets, s'étaler au bas des journaux—comme une danseuse de carnaval parée de bigarrures. Il faudrait que les croquants qui se chargent d'une telle besogne sans en rien connaitre fussent passés au fouet, car quel plus misérable métier, quelle scélératesse plus impudente que d'aller, comme un assassin de bois, au coin d'un feuilleton boueux comme un carrefour, mas- sacrer une jeune gloire, un talent qui débute, un cceur qui se revele? Mais si 1'on voit tant de gens parier de peinture qui n'en savent pas même épeler Ie nom, c'est une habitude aujour- d'hui de confier a des plumivores plus ignares encore que ces sots salonniers les critiques de théatre et de musique. Il nest sourd qui ne se prétendejuge en cette matière et qui ne Ie fasse croire aux autres, plus sourds que lui. Pourtant, si je considère la connexion étroite de eet art avec la science qui en est Ie fondement, j'estime que la critique de musique n'a de valeur qu'autant qu'elle est basée sur une science certaine. Il est aisé d'enrubaner de pompons et de fleurs une dissertation creuse et sans fondement; il est malaise, en un style simple et franc, de juger sans détours Ie fond■n mmm CHAP. III. — LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 235 » même des choses. La musique, pour qui n'en connait pas les principes, est une supercherie continuelle, et la science seule permet de résister a 1'exaltation que ses prestiges exercent sur les sens. C'est pourquoi j'en vois si peu qui puissent se dérober a ses séductions et faire la part de 1'es- prit, en même temps que celle des sens. Encore une fois, et pour résumer les sentiments expri- més dans eet article, la critique ne saurait mériter son nom sans la connaissance approfondie des matières qu'elle juge, car cette connaissance peut seule lui donner Ie sang-froid qui doit présider a ses jugements et 1'inaltérable amour du grand, du vrai, du beau, en dehors desquels elle n'a plus ni dignité ni raison d'être. .ar- ■«»* XJIST MOT STJR. GE LIVFLE Je sais d'avance comment ce livre sera recu. Peu de gens Ie liront parce que peu de gens lisent ici. Parmi ceux qui Ie liront, les uns hausseront les épaules comme devant une chose insensée; les autres 1'accueilleront d'un sou- rire comme Ie rêve d'un poète. Quelques-uns, sentant Ie vrai, Ie liront de cceur. Vraisemblablement il mourra dans Ie silence, a peine né. Si j'y flattais la vanité du pays, peut-être serais-je lu. Je préféré öter les masques : la vérité me vaut plus que Ie succes. Tel qu'il est, ce livre est Ie bilan de la Belgique en 1868. On me dira que j'ai faussé les couleurs : j'ai pour excuse mes colères et mes amours. Qui aime hait : les coeurs batards font les senti- ments mixtes. Quoique celui-la soit volontiers raillé qui parle de patrie en ce siècle, j'ai dit souvent ce nom, afin qu'on sache qu'il est des gens capables de ce ridicule. En-256 UN MOT SUR CE LIVRE. « fin, j'ai souffleté ce qu'il y a de haïssable et de bas dans la jeunesse qui dort, la bourgeoisie qui ronfle, les lettres qui languissent et les arts qui pataugent. Je souhaite avoir menti. Qu'on me Ie prouve et je brülerai mon livre. F i N.; om « TABLE, Dédicace................... Préface.................... LES MORTS ET LES VIVANTS. I. Les Modèles de Rubens............ l II. Lions. — Bichons.............. 4 III. Nos Amours................ 7 IV. La Femme Fresque............. rS V. Ce qui chante dans les poussieres du passé...... 23 VI. Marguerites de trottoirs et Chimenes de boudoirs. ... 26 VII. Le piquant parisien et la beauté flamande...... 34 VIII. Avocats et gandins.............. 3^ IX. Jeunes corps, vieux cceurs........... 41 X. L'École aux champs............. 44 XI. Le respect des grands pour les petits....... S2 XII. Courtisane ou Ménagère............ 59 XIII. Le retour a la patrie par 1'Enfant......... 63 LES BEAUX-ARTS Première Partie. L'ART ET L'ÉTAT. I..................; • • 75 II..................... 80 III..................... 83 IV. .................... io° V. .................... 108 VI..................... 1» VII..................... H2 VIII..................... »3— 338 — IX..................... 115 x..................... 117 Deuxième Partie : SALON DES SALONS..... LITTÉRATURE WELCHE I. La Première a Monsieur..... II. La Deuxième a Monsieur..... III. La Troisième a Monsieur..... IV. La Quatrième a Monsieur.... V. La Cinquième a Monsieur.... 161 165 170 173 176 LE THÉATRE................. lg| LA CRITIOUE ET LES CRITIOUES il.::::;................ m in...................... 2°5 .................. 212 UN MOT SUR CE LIVRE........... 236 » ,' o%^Ae_.