PRÉFACE. La vie des peuples , quoique dominée souvent par les événements politiques, consiste dans les mœurs. C'est là pour ainsi dire la face intérieure de leur histoire, et celle qui nous découvre le mieux le secret de leur destinée. Dans le livre que j'offre au public, j'ai voulu retracera ce point de vue le développement de notre civilisation et de notre existence sociale. Les matériaux d'une histoire plus complète se trouvaient sous ma main ; j'en ai extrait ce qui représentait le plus clairement le caractère et les habitudes de chaque époque. Sans vouloir faire de ce petit ouvrage un traité approfondi, j'ai cité les textes les plus ini- portants chaque fois que la nouveauté du sujet paraissait l'exiger, ou que la matière pouvait être éclaircie par un petit nombre de passages. Il m'eût semblé puéril de multiplier ailleurs les renvois et les citations pour établir ce qui se trouve partout, ou pour appuyer ce qui demanderait des dissertations critiques. Ces formes pédanlesques, d'un usage trop général aujourd'hui, ne servent qu'à faire illusion à un public peu versé dans la matière, et qui se laisse payer de fausse monnaie. On trouvera peut-être que ce premier volume a un caractère un peu plus sérieux que ne l'annoncerait le titre. J'ai été forcé d'y suivre de près la marche des événements pour donner une base fixe aux coutumes et pour faire comprendre les institutions des époques les moins connues. Si j'ai pu rendre claires et faciles à saisir les esquisses historiques qu'il m'a fallu crayonner, quelque lecteur bienveillant me saura peut-être gré d'un travail qui m'a demandé beaucoup de soin et dans lequel j'ai tâché de donner une forme précise à des choses qui s'y prêtent assez difficilement. MOEURS, USAGES, FÊTES ET SOLENNITÉS CHAPITRE PREMIER. Anciens habilanls de la Belgique, avant les Belges.— Races sauvages.— Cyraris et Logriens. — Galls ou Celtes. — Leur organisation. — I.e druidisme. — Influence des navigateurs phéniciens sur la civilisation primitive. La race belge, famille de peuples guerriers que les Romains trouvèrent établie entre le Rhin et la Seine, et à laquelle la Belgique doit son nom, parait n'être arrivée dans ce pays que peu de siècles avant notre ère. Elle y avait été précédée par d'autres populations imparfaitement connues, dont quelques-unes appartenaient peut-être aux branches les plus sauvages de l'espèce humaine. En effet, des amas d'ossements 1 d'une haute antiquité, trouvés au fond des grottes de l'Ourthe et de la Vesdrc 1, et dans les tourbières de Flandre2, ont offert aux savants des (êtes oblongues et, aplaties où l'on reconnaîtrait plutôt les caractères dislinctifs du nègre que ceux de l'Européen. Des haches de pierre et quelques instruments grossiers faits d'os ou de corne de cerf sont les seuls indices qu'elles nous aient laissés de l'état où elles vivaient. Quant à leur postérité, elle a disparu entièrement de nos climats, soit qu'elle ait été détruite par les peuples suivants, soit qu'elle ait reculé devant eux3. Une tribu tout entière, ensevelie sous la chute d'une caverne immense qui lui servait d'habitation ou d'asile funèbre, a été retrouvée de nos jours dans la vallée de la Meuse \ Ce sont plusieurs centaines de squelettes dont la haute taille et le front développé annoncent des hommes blancs et que leur nombre même semble distinguer des bandes les plus anciennes. Mais les débris accumulés à l'entour révèlent encore la même barbarie et le même dénûment : aucun objet de métal, aucun fragment de poterie, pas même d'ossements de bêtes à laine ou à cornes indi- 1 Sehmerling, Recherches sur les ossements fossiles trouvés dans la province de Liège, t. I, p. 00; 1. Il, p 178. 2 Une tête d'homme trouvée là, et qui paraît appartenir à la famille africaine, l'ait partie (lu cabinet de M. R. Vcrhelst,àGaiul. 5 Les tribus sauvages qui se trouvent aujourd'hui les plus rapprochées du pôle (Lapons, Groenlandais, Esquimaux) offrent aussi quelque parenté avec la race nègre. 4 Cette caverne a été découverte en 183!) par M. h; lieutenant-colonel Dandciin. Elle se trouve à Chauvcau, sur la rive droite de la Meuse, vis-à-vis du village de Rivière, à mi-chemin de Na-mur à Dînant. quant la possession de troupeaux. On ne découvre dans l'intérieur de l'antre que les instruments et les armes des sauvages les plus grossiers, surtout C3s haches de pierre faites en forme de coin, qui se retrouvent jusque dans les forêts de l'Amérique. Il y en a des dimensions les plus diverses, depuis la masse pesante qui, solidement emmanchée, devait briser le crâne de l'ours et du loup, jusqu'à de légères lames de silex qui semblent n'avoir pu servir qu'à dépouiller l'arbre de son écorce et l'animal abattu de sa fourrure. A cette existence misérable et précaire des premières tribus éparses sur le sol de la Belgique succéda plus tard un faible commencement de civilisation, quand des essaims plus nombreux vinrent peupler l'Europe septentrionale. Malgré l'incertitude qui règne sur ces vieilles émigrations, quelque souvenir nous en a été conservé par les traditions que les bardes gallois avaient recueillies et que nous trouvons dans leurs chants Elles nous montrent d'abord les deux rives de la Manche occupées par une race (l'hom. mes à cheveux noirs, dont la vie était encore à demi sauvage. C'étaient les Cymris et les Bretons, rudes peuplades de qui paraissent descendre les habitants du pays de Galles et de la Bretagne française, mais dont l'origine et l'histoire n'offrent qu'incertitude. A la suite de cette population primitive, arrivèrent des tribus qui avaient d'abord habité dans le voisinage des Pyrénées et du golfe de Gascogne, et qui péné- 1 Elles ne peuvent cependant eti e accueillies qu'avec quelque défiance et autant qu'elles s'accordent avec les notions qu'on a tirées d'ailleurs, précaution que nous avons observée dans tout ce qui suit. li aient pour la première fois dans le monde septentrional. C'étaient les Logriens, appelés Ligures sur les bords de la Méditerranée, et de qui semble venir l'ancien nom de la Loire (.Liger). Ces derniers, dont les peuplades méridionales occupaient les versants des Alpes et de l'Apennin, atteignirent au nord les rives de la Tamise. Ils formaient donc une famille nombreuse; et, quoique les auteurs latins les dépeignent comme des barbares grossiers, ils connaissaient déjà l'agriculture, la navigation, l'art d'extraire les métaux et de les travailler. On ne sait pas exactement jusqu'où ils s'étaient avancés en Belgique, une grande partie de la contrée étant alors couverte de forêts et de marécages; mais il n'est pas douteux qu'ils n'en aient occupé les cantons les plus fertiles ou du moins les plus accessibles, avant de se répandre sur la côte opposée. Un long intervalle s'était écoule depuis l'arrivée de ces nations antiques, lorsque apparurent du côté du Nord des tribus d'hommes blonds, à la haute stature et aux habitudes guerrières, qui s'appelaient Galls ou Celtes. "Venues des bords de l'Elbe et des contrées les plus sauvages de l'Europe, elles ne connaissaient d'autres richesses que leurs armes et leurs troupeaux : car si elles cultivaient la terre, c'était imparfaitement et sans s'y attacher avec cette persévérance qui donne de la fixité aux races agricoles Leurs guerriers, qui se paraient de colliers d'or, combal- 1 César parle de nations situées dans l'intérieur de la Grande-Bretagne, qui ne connaissaient point l'agriculture. Ce passage s'applique au* clans galliques de l'Ecosse, et pourrait faire supposer que la race entière ne cultivait point le sol avant d'avoir (aient presque nus, armés de longs glaives de cuivre, et attachant à la selle de leurs chevaux la (été des vaincus. Leur audace et leur impétuosité sans égales rendaient leur attaque presque irrésistible, et ils s'avancèrent par degrés à l'ouest du Rhin jusque dans la vallée de la Loire, sans que les efforts des peuples qu'ils venaient déposséder arrêtassent leurs progrès. Quoique l'époque de cette invasion ne puisse être déterminée, il parait qu'elle s'accomplit dans le cours du septième siècle avant notre ère '. Depuis lors le pays où dominaient les conquérants porta le nom de Gaule; mais ii ne faudrait pas en conclure que les nations antérieures eussent été détruites ou chassées : les deux races vécurent à côté l'une de l'autre, et leur postérité finit par se confondre, comme il est facile de le reconnaître au caractère mixte qu'offrent encore les populations actuelles du centre de la France et du midi de la Belgique. En effet, l'homme de ces contrées conserve en général la haute taille et les yeux bleus des enfants du Nord, mais il a perdu leur teint éclatant et leur chevelure dorée. Partout dans la plaine le sang paraît mêlé; ce n'est qu'au bord de la mer ou dans les cantons peu accessibles que règne parfois dans son ancienne pureté tantôt le type des envahi des contrées plus méridionales; mais cette opinion n'est confirmée par aucun autre témoignage. 1 C'est alurs que d'autres Galls débordèrent dans la vallée du Po. Or, dans les exemples connus de migrations plus récentes, les races qui se portèrent dans l'ouest de l'Europe apparurent vers le même temps dans le midi. C'est ce qui arriva aux Belges, aux Cimbres, aux Goths et aux Iluns : on peut donc présumer que la même chose était arrivée aux Celtes peuples du Midi, tantôt .celui des nations septentrionales. Mais il fallut un laps de temps considérable pour opérer cette fusion de deux races étrangères, qui s'étaient rencontrées en ennemies. Le Celte victorieux dut obéir d'abord à cet instinct de domination qui anime les bordes conquérantes, et telle paraît avoir été la dépendance où tombèrent les populations primitives que nous ne trouvons plus aucune trace de leur existence dans les récits des Grecs et des Romains. On croyait que le pays de Gaule ne produisait que des hommes blonds, les seuls qu'on vît figurer sur les champs de bataille. Apparemment la postérité des vaincus n'avait aucune part aux expéditions de guerre : réduite sans doute à un état d'infériorité, tributaire 011 vassale, elle s'occupait de la culture du sol et se livrait aux premiers travaux d'une industrie naissante. Elle s'accrut ainsi obscurément, et au bout de quelques siècles tout l'intérieur de la contrée se trouva défriché, la barbarie des vainqueurs adoucie et une sorte d'opulence répandue chez ces peuples dont l'existence avait été si grossière. Ces pas rapides vers la civilisation supposent l'établissement, d'un ordre régulier après la conquête, et en effet, il s'était formé une vaste fédération entre les tribus galliques qui avaient passé le Rhin. Comme les races pastorales du nord de l'Asie, elles avaient toutes la même organisation; chaque peuplade était subdivisée en plusieurs clans conduits par des chefs héréditaires, et autour de ceux-ci se groupaient diverses classes de guerriers, depuis le cavalier noble avec ses serviteurs d'élite jusqu'au simple piéton perdu dans la foule. C'était, pour ainsi dire, une famille militaire dont les membres portaient quelquefois le même nom , suivant l'usage qui s'est conservé dans les montagnes de l'Ecosse. Mais au-dessus de ces petits groupes fortement liés, il n'y avait plus rien de solide dans le corps de la tribu. Les commandements généraux étaient électifs et n'assuraient qu'une autorité précaire. La puissance réelle du chef élu consistait dans la fidélité de son propre clan, et dans les alliés que lui donnaient la naissance, l'amitié ou l'intérêt. De là des habitudes d'association ou de rivalité entre les familles nobles, et quelquefois entre les peuplades elles-mêmes, habitudes qui garantissaient jusqu'à un certain point la liberté et la grandeur sauvage du guerrier celte, mais qui laissaient encore trop de place à l'indépendance personnelle, à la jalousie et au désordre pour conduire à un état de repos et de stabilité. Aussi la confédération gauloise, qui par elle-même n'était qu'une ligue imparfaite toujours prête à se désunir, n'acquit-elle de la consistance et de la durée que par l'influence d'un corps de prêtres qui s'éleva au-dessus des chefs eux-mêmes, et devint le juge, l'arbitre, et pour ainsi dire l'oracle de la nation. Ces prêtres, qu'on appelait druides, et qui ne se retrouvent pas chez les peuples galliques d'Espagne, d'Italie et d'Asie Mineure, avaient eu, dit-on, la Grande-Bretagne pour berceau. Ils n'appartenaient donc point, au moins dans l'origine, à la race conquérante, et en effet leurs doctrines étaient bien supérieures à celles qu'on trouve d'ordinaire chez les barbares. Ils enseignaient l'immortalité de lame, la réprobation des méchants et leur supplice sur l'autel des dieux. Ce culte sévère, une fois adopté par la masse de la nation, devint sa loi : il tint dans le devoir les puissants qu'il menaçait du courroux céleste, et la foule qu'il effrayait par des exemples sanglants, et il servit sans doute de base à cette première civilisation dont nous avons déjà indiqué le développement graduel. A peine connaissons-nous le nom des dieux terribles que l'ancienne Gaule apprenait ainsi à redouter, car les druides n'érigeaient point d'idoles et leurs principaux temples n'offrent qu'un cercle de pierres brutes. Ils honoraient Hésus, père et nourricier des hommes , Teutatès, inventeur des arts et protecteur du commerce, et d'autres divinités analogues à celles des Grecs et des Romains. Mais ces personnifications plus ou moins grossières de la nature divine ne semblent nullement avoir fait le fond de leurs croyances, qui appartenaient à un ordre plus élevé. Les prêtres s'en réservaient la connaissance, et les mythes qu'ils enseignaient au peuple cachaient probablement une signification toute symbolique. Leurs dogmes, semblables en général à ceux des religions orientales, admettaient le principe de la métempsycose , en la faisant aboutir à un état définitif de bonheur ou de souffrance. Ils avaient aussi des connaissances astronomiques et médicales dont les anciens ont vanté l'étendue. L'ensemble de leurs doctrines était renfermé en vingt mille vers qu'ils n'écrivaient point, mais 1 Quelques statues qui nous sont restées des divinités gauloises datent de l'époque romaine. qu'ils apprenaient par cœur pendant qu'ils se préparaient par l'étude et par la retraite à la carrière du sacerdoce. On conçoit aisément l'empire que cette science, même grossière, leur assurait sur une population barbare. Entièrement séparés des autres classes, ils avaient une organisation hiérarchique qui assignait à chacun d'eux son rang et ses fonctions. Au degré inférieur se trouvait le chantre, appelé barde, qui enseignait au peuple ses devoirs, en lui répétant les leçons des poètes sacrés; venait ensuite le prêtre ou ovate, exerçant les fonctions du culte et pratiquant les sciences sacerdotales : à la tête de tous le Druide véritable, l'homme de la pensée et de l'inspiration, vivant dans la retraite, sans contact avec le monde profane, mais apparaissant à la foule dans les grandes occasions comme l'interprète du ciel. A ces caractères si remarquables du druidisme, on ne peut guère le regarder comme né de lui-même chez les Logriens ou les Cymris avant ou après l'arri-véedes Celtes. Rien, dans l'état de barbarie où se trouvait l'Europe septentrionale, n'offrait encore les éléments d'un pareil culte et d'une institution aussi fortement conçue. Mais déjà les navigateurs phéniciens commençaient à se montrer dans l'ouest de la Grande-Bretagne où ils cherchaient l'étain et l'ambre. Accoutumés à traiter avec les races sauvages, ils s'attachaient à mettre leur commerce sous la protection des dieux de chaque pays, associant pour ainsi dire leurs propres croyances à celles des peuples indigènes et transformant leurs ports en lieux sacrés. Comme ce fut sur les côtes qu'ils fréquentaient que surgit le druidisme, tout porte à croire qu'une partie au moins de ses doctrines émanaient du culte de ces navigateurs étrangers dont les pratiques étaient également mystérieuses et formidables 1 ; et cette conjecture se change presque en certitude quand on examine en détail les rites, la manière de vivre et l'enseignement des prêtres phéniciens et gaulois. Mais nous n'avons aucun moyen de fixer l'époque des premières relations commerciales et religieuses qui avaient mis ainsi en contact les peuplades des bords de la Manche avec une nation lointaine initiée aux arts et aux sciences de l'Orient. L'historien Hérodote, qui florissait au cinquième siècle avant notre ère, parle des lies du Nord d'où venait l'étain et que les Grecs ne connaissaient que par la renommée. Il y avait déjà longtemps alors que les colons phéniciens de Cadix les avaient découvertes, et ceux de Carthage les y avaient suivis avec une avidité jalouse : c'était pour eux un monde vierge à exploiter, dont ils cachèrent soigneusement l'existence aux cités rivales. Ce ne fut pas seulement sur la religion de la Gaule qu'agit de bonne heure cette influence étrangère : nul doute que les anciens rapports des tribus voisines de la mer avec les navigateurs venus d'Asie ou d'Afrique n'aient singulièrement contribué aux premiers progrès des arts les plus simples. On peut en juger par la construction des navires que les Romains trouvèrent plus tard en usage sur ces côtes. Ce n'étaient point de frêles embarcations, comme les esquifs des sauvages, mais des bâtiments solides, con- ' Les sacrifices humains de l'ancienne Tyr se conservèrent longtemps à Cartilage, qui finit par rester maîtresse du commerce de l'Océan. slriiits avec de fortes poutres, et dont les ancres étaient attachées à des chaînes de fer. Le nom des forts phéniciens, Car ou Cacr, qui désigne encore les villes du pays de Galles, semble également s'être conservé jusqu'à nos jours en Bretagne et en Flandre pour marquer les plus anciens édifices bâtis en pierre, les tours (ker en breton) et les églises (kerk). L'établissement de marchés, qui amena l'existence d'un commerce régulier dans l'intérieur du pays comme sur les côtes, paraît aussi remonter à cette époque. Plusieurs de ces marchés phéniciens se conservèrent dans la Grande-Bretagne sous le nom de Venta ou Gwentx, et il en resta de même quelques-uns dans le nord de la Gaule. Mais cette partie des antiquités celtiques est encore couverte de ténèbres qui ne permettent pas de déterminer les progrès de celte civilisation primitive que de nouvelles invasions allaient arrêter dans son développement. * J'ose affirmer ce point, quoiqu'il ne soit pas encore établi. Les wittœ des villes hanséatiques, dont la nature n'a pas été suffisamment reconnue, sont la même chose. CHAPITRE II. Apparition des Belges dans le midi de l'Europe. — Leur arrivée dans la Gaule, où ils s'établissent. — Leurs coutumes antiques. — Forme du village et division du sol. — Souveraineté des habitants. — Privilèges de la noblesse. — Condition des serfs. Pendant que la Gaule commençait à sortir de la barbarie, le resle de l'Europe septentrionale était occupé par des races plus sauvages à peine fixées sur le sol où elles campaient, et dont la chasse ou la guerre remplissaient la rude existence. Dans le nombre se trouvaient des clans galliques répandus entre le Meiri et le Danube ; plus au Nord d'autres peuples dont l'Europe civilisée ne savait pas même le nom. Mais, vers l'époque d'Alexandre le Grand, les progrès de ces nations belliqueuses commencèrent à inspirer quelques alarmes en Macédoine. Le héros grec eut une entrevue avec des chefs celtes, dont les tribus étaient arrivées à peu de distance de ses frontières. Il admira l'énergie et l'audace de ces farouches étrangers; le moment de les craindre n'était pas encore venu. Un demi-siècle plus tard, 281 ans avant notre ère, de nombreux essaims de ces guerriers du Nord sortirent de la vallée du Danube avec le projet de conquérir les régions qui se trouvaient au delà. Formant diverses colonnes, ils franchirent à la fois sur plusieurs points la grande chaîne de montagnes qui couvrait les contrées du midi de l'Europe, et que l'antiquité appelait le mont Hémus. Le corps le plus considérable se dirigea sur la Macédoine, et envoya des députés au roi pour lui demander passage et tribut, promettant à ce prix d'aller porter plus loin la terreur de ses armes. Mais Ptolémée la Foudre, qui venait de monter sur le trône d'Alexandre, s'indigna de l'insolence des barbares et marcha contre eux avec toutes ses forces. Jamais sans doute ces hordes sorties des forêts n'avaient aperçu rien d'aussi imposant que l'appareil de l'armée que Ptolémée amenait en face d'elles : l'acier brillant des armures grecques, la sombre épaisseur de cette phalange macédonienne jusqu'alors invincible, la masse monstrueuse des éléphants indiens, la richesse même de l'escadron royal étince-lant d'or et de pourpre, devaient étonner leurs regards et leur pensée. Toutefois elles ne montrèrent pas d'hésitation : leur chef, que les auteurs anciens nomment Bo/gios ou Be/ghis (et c'est la première fois que le nom de Belge apparaît dans l'histoire), accepta la bataille aussi hardiment que le Macédonien l'offrait. La force du corps, l'impétuosité de l'attaque, 2 jieul-étre aussi la longueur des piques, donnèrent l'avantage aux barbares, et au milieu du carnage le roi tomba lui-même sous les coups des vainqueurs. Ceux-ci, après avoir immolé à leurs dieux l'élite des prisonniers (coutume affreuse qu'on retrouvait encore chez les Germains plusieurs siècles après), pénétrèrent dans l'intérieur de la contrée qu'ifs ravagèrent entièrement; mais ils ne purent forcer les remparts des villes de guerre, et ils furent bientôt décimés par les maladies qui ont toujours atteint les races septentrionales dans leurs expéditions au Midi. Ils quittèrent donc ces climats brûlants pour n'y plus revenir ; mais telle était la richesse du butin qu'ils emportaient , que les pièces d'or macédoniennes à l'empreinte de Philippe et d'Alexandre devinrent la monnaie générale des pays où ils s'étaient retirés, et c'est à cet indice qu'on peut reconnaître leur route. Ils s'étaient portés vers la Gaule. La race d'hommes à laquelle appartenaient ces bandes victorieuses nous est indiquée par le nom que l'antiquité prêtait à leur chef : c'étaient des Belges, c'est-à-dire un peuple d'un autre sang que les clans galliques, bien qu'établi dans leur voisinage et parfois associé à leurs expéditions 1. L'histoire nous laisse ignorer s'ils habitaient dès lors le nord de la Gaule, que nous voyons plus tard occupé par leurs descendants, ou s'ils y pénétrèrent pour la première fois à leur retour de Macédoine; mais cette dernière opinion est la plus vraisemblable. En effet, l'entre- 1 Ceux qui ne revinrent pas avec le gros de l'armée, passèrent dans l'Asie Mineure, où ils conservèrent la langue des Belges d'Europe, comme le reconnut saint Jérôme six siècles après. prise qu'ils avaient formée d'aller occuper de nouvelles terres dans le monde méridional parait montrer que l'espace leur manquait dans leur patrie, et que par conséquent ils durent chercher quelque autre demeure quand les maladies les forcèrent à remonter vers le Nord. D'un autre côté les Gaulois eux-mêmes racontaient dans l'âge suivant que les Belges étaient un peuple nouvellement venu qui avait conquis sur la race celtique tout l'espace compris entre le Rhin et la Seine. Le rapport des circonstances permet donc de croire que cette conquête de la Belgique eut lieu à l'époque où l'essaim qui avait franchi l'Hémus revint sous 1111 climat moins dévorant. C'était vers l'an 280 avant l'ère chrétienne et au moins trois siècles après que les Celtes eux-mêmes avaient pénétré dans ce pays. Vers le même temps on vit aussi apparaître sur les bords du Rhône d'autres tribus de même origine, mais qui formaient une armée à part. C'étaient celles qui avaient prolongé leur séjour au pied de l'Hémus, persévérant dans le dessein de s'emparer des contrées voisines. Après avoir ravagé le nord de la Grèce et envoyé quelques-uns de leurs guerriers en Asie, elles vinrent enfin se fixer sous le nom de Volkes dans les plaines de la Provence qu'elles enlevèrent à la vieille race des Ligures. Ainsi de tous côtés la Gaule était envahie : de tous côtés également le succès de l'invasion fut complet, phénomène dont il faut chercher la cause dans un fait reconnu par les historiens : c'est que le Gaulois, amolli par un commencement de civilisation, n'avait, plus autant d'énergie que les nouveaux barbares qui sortaient des contrées vierges. Jamais non plus des nations encore dans l'enfance n'avaient possédé plus d'éléments de force et de durée que ces tribus qui avaient grandi au fond de l'Europe sauvage. La race germanique, dont les Belges formaient le premier groupe, avait comme les Celtes les caractères distinctifs de l'homme du Nord, des cheveux blonds, des yeux bleus, un teint d'une vive blancheur : mais sa stature était encore plus élevée et plus robuste, son caractère plus énergique, ses coutumes plus mâles. Nourris de chair et de lait plutôt que de blé, vivant nus sous un ciel rigoureux, endurcis à la fatigue et aguerris au danger par l'exercice de la chasse et des armes, les peuples de cette famille apparurent aux Romains comme les plus redoutables de tous les ennemis. A cette vigueur du corps répondait la trempe de l'âme. Elevé dès l'enfance dans une liberté absolue, IcGermain avait appris à ne redouter que la honte attachée à la perfidie et à la lâcheté. Il estimait peu de biens après le fer, mais rien après l'honneur. Chaque tribu ayant ses institutions militaires, ils portaient dans les combats presque autant d'art et de régularité que de force et d'adresse, et le sentiment qu'ils avaient de leur supériorité redoublait leur audace. Le nom même de Germains peut se traduire par celui de gens de guerre, et le mot de Belge parait signifier belliqueux Inférieures à de pareils adversaires, les nations gauloises ne prolongèrent point la lutte : les clans défaits se retirèrent et l'on en vit quelques-uns pas- 1 Les langues gntlique et germanique permettent cette interprétation; mais il ne faudrait pas la regarder comme certaine. ser dans les iles Britanniques. Mais il n'y eut probablement que les véritables Celtes qui préférèrent ainsi l'exil à la dépendance, et la masse du peuple ne parait pas s'être déplacée. D'un autre côté, les Belges, qui venaient de se répandre depuis le Rhin jusqu'à la Seine, acceptèrent pour limite ce dernier fleuve qu'ils ne cherchèrent plus à dépasser. Une alliance s'établit entre eux et les peuples galliques, alliance dont l'époque et les conditions nous sont inconnues, mais qui eut des résultats assez remarquables : car depuis lors les Belges, tournant leurs armes contre d'autres nations, firent la conquête des côtes méridionales de la Grande-Bretagne. Ils combattirent aussi contre les nouveaux essaims germaniques qui par intervalles essayaient de franchir le Rhin à leur exemple. Bientôt les Gaulois, cessant de voir en eux des étrangers et des ennemis, les traitèrent en confédérés, et leur pays fut appelé la Gaule Belgique. Toutefois le langage, les mœurs, les institutions des deux peuples n'étant point les mêmes, il resta entre eux une barrière que le temps devait affaiblir mais non renverser. D'une part, les Celtes, étant déjà plus civilisés, ne pouvaient reprendre la rudesse des habitudes septentrionales; de l'autre, les Belges, orgueilleux de leur supériorité dans les armes, méprisaient les usages qui avaient amolli les vaincus. Ils se vantaient encore, plus de trois siècles après, de ne pas être du même sang ni du même caractère (pie ces derniers, et ils attachaient d'autant plus de prix à la conservation de leurs propres coutumes qu'elles devaient empêcher leur courage de s'abâtardir. Mais la différence capitale provenait de l'organisation même de la tribu 2. germanique, qui était fondée sur un système non de hiérarchie, mais de communauté. L'existence simple et forte de cette race guerrière permettait à chaque bande que la parenté ou le hasard avait réunie de former comme une grande famille, dont les membres, égaux entre eux, possédaient sans distinction les mêmes droits, les mêmes avantages, et jusqu'à la même part de terrain. En effet, quoique l'agriculture fût leur principale ressource, les Germains n'accordaient pas à l'homme la propriété exclusive du champ qu'il avait cultivé. La terre que la nation tout entière avait conquise à prix de sang, et qu'elle défendait par la force de ses armes, était regardée comme le domaine commun : chaque année on en faisait un nouveau partage, et tel était encore l'usage en Allemagne du temps des Romains, non par ignorance, mais pour maintenir l'égalité entre les membres de chaque tribu. Ce système primitif, qui laissa des traces profondes dans quelques parties de la contrée , entraînait un mode d'habitation et de culture en rapport avec lui. Nous essayerons de l'esquisser d'après les vestiges qui s'en conservèrent plus tard Chaque peuplade se subdivisait en groupes de cent familles, qui marchaient au combat sous le même drapeau, et qui dressaient leurs cabanes sur la même colline ou dans la même vallée. On distribuait le pays 1 C'est surtout dans les lois des peuples du Nord, dans nos vieux usages, dans ceux des Frisons et des Francs, qu'on retrouve les éléments de cet ordre de choses imparfaitement connu. Je ne puis rapporter et comparer ici les textes; j'espère pouvoir les discuter dans un ouvrage plus étendu. en aillant de cantons qu'il y avait de ces centaines, et chacune occupait celui qui lui était échu. L'espace qu'elle destinait à la culture recevait le nom deBoolou Boel, qui paraît signifier cercle, et ses limites étaient marquées par des barrières naturelles ou factices, un ruisseau, une forêt, un rempart de terre, une haie de grands arbres '. Le milieu était réservé pour les habitations, qui se trouvaient rapprochées l'une de l'autre, quoique sans se toucher, chacune ayant son enclos à part. Elles étaient disposées dans un ordre fixe de manière à former un ensemble régulier : c'était le village, que de vieilles lois appellent la tête du canton [liauvaet ou haupt) et qui servait en quelque sorte de capitale à celle petite colonie. Pour en tracer le plan, le chef, ou plutôt le prêtre, marquait d'abord deux chemins qui, traversant tout le territoire, venaient se croiser au milieu. D'après un antique usage, on observait de les diriger, l'un de l'est à l'ouest, l'autre du nord au sud. L'endroit où ils se rencontraient devenait sacré : on y élevait l'autel commun, et on laissait à l'entour un grand espace libre également considéré comme saint et inviolable, qui servait de lieu d'assemblée et de conseil, de jugement et de pacification. Le terrain environnant, destiné aux habitations, se divisait en parts uniformes 1 De là notre mot de boulevard, à la lettre rempart du bool. Remarquons ici que ee système de culture commune avait pénétre jusqu'au cœur de la Gaule. La coutume du Nivernais reconnaissait encore des terres tenues en bordelage, c'est-à-dire en communauté, et ce régime avait dû être général dans plusieurs provinces du Midi, où les fermes ont gardé le nom de bordes : c'est le vieux mol flamand boerdenj. Yenait-il des Volkes ? qui toutes (levaient aboutir à cette place centrale, afin que le guerrier pût s'y rendre sans passer sur le sol d'autrui. Toutes ces parts étaient fermées à l'extérieur par une grande haie qui formait l'enceinte du village entier, et que les cent familles concouraient également à entretenir et à défendre. Au delà de l'enceinte dans laquelle étaient réunies les cabanes, s'étendaient les terres mises en culture, qui tantôt se réparlissaient annuellement, comme nous l'avons dit, tantôt demeuraient communes à tous les habitants. Dans ce dernier cas, le produit des moissons se distribuait entre les cent familles, dans la proportion de leurs besoins Mais la méthode ordinaire paraît avoir été d'attacher à chaque habitation située dans le village la jouissance des champs les plus voisins et d'en faire un même lot que le sort assignait chaque année à un nouveau possesseur. Quant à la partie du territoire laissée inculte et qui était en dehors du Bool, elle restait indivise, chacun ayant le droit d'y conduire ses troupeaux, comme dans les pâturages communs de nos anciens villages. Le principe d'égalité qui réglait le partage du sol régnait aussi dans les institutions cantonales. C'était l'assemblée des habitants qui était, souveraine dans toute l'étendue de la localité. Il est vrai qu'ils se choisissaient un chef, mais sans aliéner leur liberté jalouse : car ils ne lui accordaient ni le droit de verser du sang, ni celui de lier une seule main. Les fa- 1 Walter Scott parle île cet usige comme existant encore dans les Hébrides. milles soutenaient elles-mêmes leurs différends et vengeaient leurs injures; mais dans le petit nombre de cas où il fallait faire justice d'un crime, l'arrêt était rendu par la centaine tout entière, et quand la condamnation du coupable avait été prononcée, la multitude armée se portait autour de sa demeure pour la livrer aux flammes. Privé alors d'asile et déchu de sa part, il devenait un étranger que rien ne protégeait plus contre le ressentiment public. Mais pour celui qui n'avait pas encouru cette proscription fatale, le village était un séjour de paix où nulle violence ne menaçait sa tête, où nulle contrainte ne la faisait plier, où jamais pouvoir ennemi ne devait l'atteindre, à moins d'avoir forcé la haie commune défendue par tous les bras et consacrée par la loi du pays. Souverain lui-même dans l'enceinte de son propre enclos, le guerrier y régnait sur sa famille sans admettre d'intervention étrangère : de là l'idée commune aux peuples d'origine germanique, que la demeure de chaque homme est sa forteresse et que le plus pauvre reste roi dans sa maison. L'autorité des chefs se bornait à peu de chose en temps de paix : arbitres plutôt que juges dans les querelles qui s'élevaient entre les familles, ils n'avaient ni le droit d'assigner les parts, ni celui d'admettre de nouveaux habitants dans le canton. Il fallait pour ce dernier point le consentement unanime du peuple, et un seul refus fermait à l'étranger l'entrée du village. En temps de guerre, le butin se partageait comme le sol. par la voie du sort : mais les prérogatives du commandement devenaient alors plus étendues. On le conférait d'ordinaire aux descendants de MP 22 MIILIOTIIEQUE NATIONALE. quelques familles puissantes qui formaient la noblesse de chaque nation, et qui faisaient remonter leur origine à ses rois ou même à ses dieux. C'est à eux également que paraît avoir appartenu le sacerdoce, si l'on peut donner ce nom aux fonctions grossières mais redoutées que remplissaient au sein de ces tribus barbares les ministres d'un culte défiguré. 11 semble, en effet, que la religion des Germains, comme leur organisation sociale, avait été apportée autrefois du fond de l'Asie, ce premier berceau de l'espèce humaine: mais elle s'était altérée dans le cours des siècles, et les indications que les savants ont rassemblées à ce sujet laissent seulement apercevoir qu'elle avait formé d'abord un système complet de mythologie qui perdit peu à peu son caractère profond et régulier dans les solitudes de l'Europe septentrionale. Réduites à 1111 amas confus de traditions tantôt mystérieuses, tantôt héroïques, les croyances de cette vieille race ne se présentent plus à nous que comme une idolâtrie informe, que maintenaient l'habitude et la terreur. Mais, comme institution militaire, la noblesse avait gardé son caractère primitif : toute sa vie était consacrée aux armes. Parvenu à l'âge de prendre son essor, le jeune aigle (car tel paraît être le sens du mot Adel qui désignait le noble) s'attachait à quelque vaillant chef dont il allait grossir la suite; à moins d'être choisi lui-même pour le commandement dès son adolescence, ce qui arrivait quelquefois aux rejetons des races les plus glorieuses, il mettait son orgueil à servir avec dévouement le maître qu'il avait adopté. Reçu d'abord au dernier rang dans sa mai- son, il s'élevait par ses exploits et finissait par combattre à côté de lui. L'honneur était sa seule ambition : de belles armes, un coursier généreux reçu en présent après la victoire, devenaient sa récompense. Les chefs les plus célèbres se voyaient toujours entourés d'une troupe nombreuse de cette fiôrc jeunesse : ils l'abritaient dans leur demeure, la nourrissaient à leur table, lui distribuaient leur propre butin. Elle de son côté obéissait à leurs ordres et marchait à toutes les entreprises qu'il leur plaisait de tenter. On appelait Gesel, mot à mot compagnon, le brave qui s'attachait ainsi à la fortune d'un guerrier fameux. Ils n'appartenaient pas tous à la noblesse; mais c'était toujours dans leurs rangs que venait se former le jeune noble, jusqu'au jour où sa renommée et le choix du peuple relevaient à leur tête. Cette habitude des chefs d'entretenir ainsi sous leur toit une bande de guerre indique l'importance des domaines dont ils jouissaient, moins peut-être à titre d'héritage que comme prix du commandement. Ils formaient donc, sous le rapport de la richesse comme du rang, une classe privilégiée1. Leurs mains hautaines ne cultivaient point leurs champs abandonnés aux soins des esclaves, c'est-à-dire aux captifs de race étrangère. Mais il y avait aussi une autre caste moins ravalée, quoique inférieure aux hommes li- £ 1 César a cru le contraire, et Tacite indique aussi que les chefs étaient pauvres; mais ce dernier en marque la cause : c'est que l'entretien de leur bande épuisait leurs ressources , quoiqu'ils eussent des domaines proportionnés à leur rang ( secundum dignationcm). 11 -, irïi f S! lires, qui partageait avec les guerriers les produits de sa culture. C'étaient les serfs, appelés laeten. Ce mot, qu'on peut traduire par celui de laissés, semble attester l'origine de cette espèce de vassaux, débris des tribus autrefois défaites et qui avaient perdu leurs droits sur le territoire où ils étaient soufferts. Mais le serf germanique conservait sa liberté personnelle. Il était protégé par les lois communes, à cela près que son sang était de moindre prix. Nous le voyons même jugé par ses pairs. Sa servitude se bornait à l'exclusion des droits politiques et au payement de certaines redevances de blé, de bétail ou d'étoffe, pour prix de la part de terrain qui lui était concédée. On ignore si dans le principe ces redevances ne se payaient pas au canton aussi souvent qu'au chef : dans les âges suivants, ce fut toujours du seigneur que le serf releva. CHAPITRE III. Peuples qui s'établirent sur le sol de la Belgique acluclle. — I.es Ner-| viens. — Leurs tributaires. — Civilisation graduelle de ces derniers, et des Ménapiens qui occupaient le littoral. — Nations qui se fixèrent & l'est et dans l'intérieur. — Aduatiques. — Nouveaux Germains. — . Manque d'un lien commun entre tous ces peuples. Le pays situé entre le Rhin et la Seine, et que la victoire avait fait tomber au pouvoir de la race belge, renfermait des régions de nature et d'aspect divers. La partie méridionale, qui maintenant forme le nord de la France, était en général assez riante et propre à la culture. Mais il n'en était pas de même de la contrée qui a conservé jusqu'à nos jours le nom de Belgique : située sous un climat plus rude, elle offrait alors moins de plaines fécondes que de bruyères, de forêts et de marécages. Dans tout l'espace compris entre la Meuse et la Moselle, régnait une suite de grands bois et de plateaux arides, qu'on nommait la forêt d'Ardenne et qui semble avoir été presque im- pénétrable. Du Démer aux bouches de l'Escaut s'étendaient les landes stériles et nues de cette plaine de sable que nous appelons encore la Campine. En approchant des côtes on trouvait des terrains inondés. Il n'y avait donc place entre ces déserts que pour le plus petit nombre des tribus conquérantes. Aussi la plupart s'établirent-elles sur les bords de la Seine, de la Marne et de l'Oise. Un seul peuple considérable, qui portait le nom de Nerviens, se fixa dans le nord. Il s'appropria le pays situé entre l'Escaut et la Meuse sur une longueur d'à peu près vingt lieues, depuis les environs de Cambrai jusqu'au Ruppel, et dispersa ses bandes nombreuses des deux côtés de la Sambre. César nous apprend que, jaloux de conserver leur valeur sauvage, les Nerviens s'attachèrent à demeurer tels sur le sol de la Gaule qu'ils étaient sortis des contrées d'outre-Rhin. Leur manière de vivre resta aussi rude et on les vit même interdire aux marchands étrangers l'accès de leur pays, de peur que le vin et le luxe n'amollissent un jour leurs guerriers en les corrompant. Accoutumés à combattre à pied, quoique d'autres nations belges eussent de nombreux escadrons et des chariots de guerre, ils mirent leur territoire à l'abri des surprises de la cavalerie en l'entourant de bois épais qu'ils eurent soin de planter et d'entretenir tout le long de leurs frontières. Cette haie impénétrable fut la seule forteresse qu'ils daignèrent élever, bien qu'ils eussent vu chez les Gaulois des villes de guerre 1 : leur courage, qui ne se dé- 1 A l'approche de César, ils envoyèrent leurs femmes et leurs vieillards dans un endroit marécageux de difficile accès : ils n'avaient donc point de place de sûreté. mentit jamais, leur nombre, qui finit par leur permettre de réunir jusqu'à soixante mille combattants ( en y comprenant leurs vassaux ), et l'effroi même qu'inspirait au loin la renommée de leur rudesse hautaine, les dispensaient de chercher d'autre rempart. Cinq petits peuples, placés sous le patronage de cette nation belliqueuse, occupaient les cantons avoi-sinants. On ne connaît pas exactement leur nom ni le territoire qui leur était échu; mais on croit que bordant la rive gauche de l'Escaut, ils s'étendaient jusque vers les basses terres dont la côte était formée Dans ces parages se trouvaient quelques villes3, dont l'origine remontait sans doute à une époque très-reculée : car elles n'étaient point situées sur les hauteurs et dans les positions les plus fortes, comme les places de guerre que construisaient quelquefois les Germains. Elles s'élevaient au bord des rivières, sur les points de passage et de communication où avaient dû s'établir les premiers marchés. La principale était Tournai, dont le nom se lit sur diverses monnaies d'or frappées avant l'arrivée des Romains en Belgique, ou très-peu de temps après. Dans ces villes, et peut-être 1 Ce dernier point se prouve par les expressions d'une lettre de saint Paulin où il parle du liltus nerviçanum. Comme on sait d'ailleurs que les Nerviens habitaient la rive droite de l'Escaut, il en résulte que leurs vassaux occupaient le pays situé entre ce fleuve et les régions inondées par la mer. Je croîs aussi que le pays situé à l'est de la Senne était dans la même dépendance. 2 On ne pourrait prouver rigoureusement jusqu'ici que l'existence de Tournai : mais un traité de César avec les Nerviens parlait de plusieurs villes ,« finibus et ojipidis. » 11 faut donc croire que celles qu'on aperçoit plus tard dans ces contrées existaient déjà. Gaud, Courtrai et Menin étaient de ce nombre. même dans toute la contrée d'alentour, se conservèrent les germes de civilisation que les marchands étrangers avaient répandus de bonne heure le long de la côte, mais qu'étouffait dans l'intérieur du pays l'austérité des coutumes ncrviennes. En effet les navigateurs du Midi ne cessèrent point de fréquenter ces parages où l'ambre, l'étain, et les produits divers des contrées septentrionales leur offraient l'échange le plus lucratif pour les vins, les étoffes et les objets de luxe qu'ils apportaient des bords de la Méditerranée. Leur influence sur les mœurs et les idées des peuples du Nord, assez puissante pour avoir alarmé les Nerviens, ne nous est plus guère indiquée que par d'antiques symboles de relations commerciales et religieuses qu'on est surpris de reconnaître encore parmi les rares vestiges de ces siècles lointains. On a retrouvé au sein de la terre, près (le Gand et de Boulogne, des pièces d'or belges d'un travail assez barbare, mais où apparaît le palmier phénicien emprunté sans doute aux monnaies de Cartilage. Ailleurs ce sont les idoles érigées au bord des fleuves et de la mer qui viennent attester l'adoption de croyances orientales. Une grande statue d'Isis en pierre noire découverte à Anvers, et semblable à celle qu'on adorait sur les côtes de la Méditerranée et de l'Océan, ne peut guère y avoir été apportée que par les marins d'Alexandrie qui succédèrent bientôt à ceux de Cartilage. Les autels dressés plus tard sous la domination romaine offrent rarement des dieux romains ou même germaniques; ce sont des divinités mystérieuses, chères aux peuples marchands, qu'on y voit représentées. Telle parait être une femme adorée dans l'Ile de Waleheren sous le nom de Nehalennia, qui a été aussi retrouvée en Provence. Son nom même parait formé d'un mot grec corrompu qui signifierait la nouvelle lune. La déesse Cybèle, honorée à Tournai pendant les premiers siècles de notre ère, était une idole asiatique, dont la statuette, récemment exhumée, a la poitrine entièrement couverte des emblèmes de la fécondité, et se confond presque avec l'image de Diane, telle qu'elle était figurée chez les Marseillais. Un Hercule maritime, distingué par le surnom peut-être phénicien de Magusan, et souvent représenté sur les monuments gaulois, apparaît aussi en Zélande et dans le Brabant septentrional. Il est vrai que ces diverses statues sont postérieures à l'arrivée des Romains en Belgique ; mais les cultes qu'elles représentent devaient dater d'une époque plus ancienne pour s'être ainsi comme naturalisés sur ces rivages lointains 1. Il y eut donc dans celte partie de la contrée une action puissante du commerce sur quelques tribus qui permirent au marchand de dresser ses autels sur leur territoire et de négocier en paix avec elles sous l'abri de ses images sacrées. Mais en vain voudrait-on suivre le guerrier germanique dans les premières phases de celte transformation qui le préparait pour ainsi dire à une nouvelle existence; les documents nous manquent, et tout ce que nous savons, grâce au témoignage de César, c'est que les Belges de l'Ouest et du Midi prirent peu à peu les arts et l'industrie 1 On peut même prouver directement leur antiquité par l'exempte de la déesse de Santroden (voy. cliap. V). des Gaulois. Leur agriculture, d'abord grossière, devint plus intelligente; leurs édifices, si l'on peut donner ce nom à des constructions encore imparfaites, acquirent une sorte de régularité que dédaignait la rudesse du Germain. Ceux de la côte apprirent surtout à bâtir des navires assez considérables dont la charpente solide bravait les flots de l'Océan. Portant bientôt leurs armes au delà de la Manche, ils conquirent tout le midi de la Grande-Bretagne, qui se couvrit de leurs essaims guerriers. Comme l'invasion s'étendit jusqu'à l'embouchure de la Tamise, on ne peut guère douter que les tribus qui habit nient les côtes de la Belgique actuelle n'y eussent pris une grande part : mais on ne les reconnaît point parmi les peuples qui fondèrent là des colonies de quelque importance, quoiqu'une nation très-voisine, les Atrébates (dont la ville d'Arras a gardé le nom), y eut des possessions considérables. Les traditions galloises et irlandaises ont conservé le souvenir de la valeur impétueuse que firent éclater ces Fir-Bolgs ou Belges de feu, comme les appelait la race vaincue; mais ils ne l'emportaient guère moins par la civilisation, comme le remarquèrent plus tard les auteurs romains. Ce dernier témoignage est d'autant plus intéressant que les progrès dont la Belgique même était le théâtre pouvaient s'attribuer en grande partie aux populations celtiques demeurées çà et là parmi les vainqueurs : mais c'étaient les bandes de guerre qui avaient seules pénétré dans la Grande-Bretagne, et les améliorations qu'elles apportèrent à la culture et à l'état de ce pays attestent le point auquel étaient parvenues la plupart des nations belges. Les effets de cette civilisation naissante paraissent avoir été surtout remarquables dans la région que baignait la mer. La côte actuelle de la Flandre formait alors une suite d'iles et de bas-fonds, auxquels succédaient, en approchant de la terre ferme, des bois immenses coupés de marécages. Tout ce littoral avait pu être longtemps délaissé, tant il paraissait d'abord inhabitable. Les anciens voyageurs parlent avec une sorte d'épouvante des inondations dont la mer du Nord couvrait ses rivages, et les oiseaux marins qui venaient percher par milliers sur les Ilots à l'embouchure du Rhin et de la Meuse, comme on les trouve aujourd'hui sur les écueils les plus inaccessibles, firent d'abord la seule nourriture de quelques tribus refoulées dans ces parages déserts. Mais il n'en était plus de même, en Belgique du moins, à l'époque où César les atteignit (57 ans avant l'ère chrétienne). Derrière les forêts et le long des côtes, le général romain aperçut de nombreux villages, riches en troupeaux et en moissons Bien que ce fussent aussi des peuplades germaniques qui se trouvaient établies là, nous ignorons si elles avaient fait partie de la grande invasion belge, ou si elles étaient venues peu à peu du Danemark et du Hanovre, en longeant les bords de la mer. Leur idiome, qui se conserva dans la vieille Flandre, était celui des tribus maritimes, fameuses plus tard sous le nom de Saxons, et leurs villages couvraient de distance en distance la crête des basses terres, depuis la frontière actuelle de la Belgique jusqu'au delà des bouches de la Meuse. Elles se divi- 1 De bello Galtico, 1. IV, i, et 1. VI, G. saient en plusieurs groupes dont le plus important prenait le nom de Ménapiens. Il occupait tout le littoral à l'ouest de l'Escaut, et y formait un peuple indépendant séparé par les bois, par les marais, et peut-être aussi par la Lys, des Nerviens et de leurs vassaux 1. L'état florissant de son agriculture parait attesté par l'usage qu'il faisait déjà de la marne pour amender ses terres. Il la tirait des côtes de la Grande-Bretagne, fréquentées par ses navires, que nous apercevons aussi de bonne heure à l'embouchure de la Loire. Il savait fabriquer le sel et s'en servir pour conserver la viande, comme plus tard les produits de la pêche. Ces viandes salées furent clans la suite recherchées des Romains eux-mêmes, tant les troupeaux dont elles provenaient étaient magnifiques. Ainsi se transformait par degrés l'existence jadis barbare de celte race septentrionale dont les armes «vaient d'abord épouvanté la Gaule. Bientôt les Belges eux-mêmes signalèrent comme des guerriers sauvages ces fiers Nerviens3 qui s'obstinaient à repousser la civilisation étrangère. Mais de nouveaux essaims, plus récemment sortis des forêts de l'Allemagne, vinrent pour ainsi dire s'adosser à ce peuple hautain et renforcer l'élément germanique sur les bords de la Meuse et de la Moselle. En effet, la partie orientale de la Belgique ne resta pas longtemps inoccupée. Il 1 César étend le nom de Ménapiens aux diverses tribus qui couvraient la côte jusqu'au delà du Rhin : plus tard on reconnut qu'à partir de l'Escaut régnaient d'autres peuplades. Mais il faut se défier de l'erreur des géographes qui créent mal à propos une Ménapie orientale du côté de Venlo et de Grave. 2 IVervios esse homines feros. C^s., II, 15. st probable qu'elle avait d'abord servi de marche ou de frontière entre la famille belge et les groupes suivants, les Germains étant dans l'usage de laisser ainsi de grands déserts entre chaque race, de peur que le voisinage n'entraînât bientôt la destruction ou l'asservissement de celle qui se trouverait la moins forte. /Mais un événement imprévu vint peupler les cantons Iles plus fertiles de cette solitude, cent dix ans à peu près avant l'ère chrétienne. Alors en effet s'accomplit une émigration nombreuse de guerriers du Nord, ■jui portaient le nom de Cimbres, et qui venaient probablement du Danemark et des contrées voisines. Ils se portèrent d'abord vers la vallée du Danube, Jcomme l'avaient fait autrefois les Belges, et y détruisirent quelques peuples galliques. Mais effrayés ensuite par les maladies dont ils devenaient la proie sous ces climats ardents, ils se dirigèrent vers le Rhin et apparurent bientôt sur ses bords, rapportant parmi les dépouilles des vaincus celles d'une armée romaine qu'ils avaient taillée en pièces sur les frontières de l'Italie. A l'approche de ces bandes formidables, d'autres peuples germaniques, appelés Teutons, se levèrent à leur tour pour prendre part au pillage de la Gaule; mais les Belges, dont le territoire était menacé, réunirent toutes leurs forces et se portèrent en masse à la rencontre de l'ennemi. Cet effort énergique arrêta les barbares, qui n'osèrent courir les chances d'un combat général. Ils offrirent de se contenter d'un lieu d'habitation pour leurs vieillards et leurs blessés, pour les femmes et les enfants des guerriers qu'ils avaient perdus, et pour quelques braves qui serviraient de défenseurs à ces débris de Wl'f'I ! • 11 m i l'armée. Par suite de cet arrangement on leur accorda le vaste plateau qui s'étend au nord de la Meuse, ainsi que les sables de la Campine, et de la colonie qu'ils y laissèrent naquit une nouvelle nation qui prit le nom d'Aduatiques. Protégé par son alliance avec les Belges, ce jeune peuple se fortifia encore en cédant la partie la plus stérile de son territoire à d'autres bandes germaniques, qui vinrent s'y établir à condition de lui payer tribut. Il en fut de même jusque dans l'Ardenne où diverses peuplades obtinrent peu à peu quelques-uns des cantons les moins arides, en se soumettant à la suzeraineté de la puissante nation des Trévires qui dominait sur les deux rives de la Moselle. Par suite de ces établissements successifs, il ne restait presque plus de déserts dans ces parages un demi-siècle avant le commencement de notre ère. Toutefois les dernières tribus qui venaient de s'y répandre n'étaient pas encore considérées comme belges : on les réunissait sous le nom commun de Germains. Si quelques débris des races antérieures, qui avaient jadis atteint une civilisation plus avancée, se trouvaient encore épars çà et là au milieu de ces essaims barbares (comme le feraient croire le teint brun et les cheveux crépus qui distinguent parfois les populations des bords de la Meuse et de rOurlhe), leurs progrès avaient drt être brusquement arrêtés par ce nouveau débordement de band s guerrières. Aussi toute la contrée comprise entre le Rhin et l'Escaut conservait-elle l'aspect du monde germanique dans son orgueilleuse rudesse et dans sa simplicité sauvage. En vain, dans les plaines de l'ouest et le long du rivage de la mer, l'homme du Nord, instruit par l'exemple des Gaulois et par le contact des marchands étrangers, apprenait-il à jouir des premiers bienfaits du travail et de l'industrie : à l'est et dans l'intérieur la chasse et la guerre étaient encore la seule passion et presque le seul soin des peuples demeurés à l'état primitif. Tandis que ce contraste entre les diverses nations qui occupaient le sol de la Belgique semblait préparer pour l'avenir leur désunion complète, nous n'apercevons dans leurs institutions politiques aucun lien général qui put y faire obstacle. Quoique issus de la même souche et rapprochés par la similitude de langage et de mœurs, leur alliance n'avait rien de bien stable, et il leur arrivait à chaque occasion de combattre ou de traiter isolément. En Germanie les populations de même origine avaient coutume d'ériger au fond de quelque forêt sainte un autel commun autour duquel leurs chefs se rassemblaient à des époques fixes : là ils sacrifiaient en frères et ils délibéraient en confédérés. Mais ni autel ni forêt de ce genre ne s'offre à nous chez les Belges après leur établissement dans la Gaule. Les symboles nationaux empreints sur leurs monnaies se confondent avec ceux des Celtes, comme s'ils avaient voulu consacrer leur association récente avec cette famille étrangère plutôt que le souvenir du sang dont ils étaient sortis. Il semble même que le druidisme prit bientôt sur quelques-unes de leurs tribus le même empire que sur les vieux Gaulois. Nous voyons en effet son emblème sacré, le gui de chêne, reproduit sur d'anciennes médailles belges, et les traditions qui envi- ronnaient de terreur cette plante mystérieuse se conservèrent presque jusqu'à nos jours clans les cantons les plus sauvages de la Flandre 1. Ainsi les croyances mêmes de la race vaincue portaient atteinte à ce lien religieux qui pouvait prolonger l'union des conquérants. Il y eut bientôt des peuples qui formèrent alliance séparément avec quelques-unes des nations celtiques 3, et il semble que l'invasion des Teutons et des Cimbrcs fut la dernière occasion où l'on vit tous les Belges se réunir pour la défense de la patrie. 1 Nous citerons spécialement les hauteurs qui se trouvent du côté de Renaix et qu'on appelle le Mtiziekbcrg. 2 JBellovaoos omni tempore in fidc et amicitià ciuilatis jEdiiœ ftiisse. C.tSAit, II, 1 i. CHAPITRE IV. Arrivée de César en Belgique. — Bataille que lui livrent les Nerviens.— Soumission île la Gaule aux Romains et ses cffels : changement 2. 2 Pour qu'il fût possible à un corps venant de la gauche de secourir ainsi les légions de la droite, il fallait que la colline donnât de plusieurs côtés sur la Sambre, de telle manière que le centre de l'armée ne se trouvât point entre les deux ailes, mais en avant. C'est ce qui me fîiil douter que l'on ait bien reconnu le lieu du combat. gravir des monceaux de cadavres pour porter de là des coups plus sûrs , et ils saisissaient au passage nos javelots pour les retourner contre nous. » L'opiniâtreté de cette résistance inégale coûta la vie au plus grand nombre : de soixante mille hommes, cinq cents revinrent sans blessures, et de six cents chefs, trois. Mais ces nobles débris d'une nation intrépide obtinrent du vainqueur un traité qui les laissait libres. A l'ensemble avec lequel l'armée nervienne avait combattu, à la promptitude et à l'habileté de ses mouvements, à l'ordre qui régnait dans ses masses , on reconnaît un peuple dont l'organisation militaire avait une grande force. Les six cents capitaines des soixante mille guerriers conduisaient leurs centaines à la bataille comme des troupes régulières, et quand les rangs tombaient, le vide était rempli à l'instant même par la ligne suivante. Mais leur science se bornait aux combats : l'attaque et la défense des places de guerre étaient encore à peu près inconnues. Les Aduatiqucs, qui s'étaient construit une vaste forteresse au sommet d'une montagne que les savants n'ont pu retrouver, virent avtfe une surprise sans égale leurs murailles menacées par les machines de guerre des Romains auxquelles ils ne surent rien opposer. Ils furent forcés et détruits. Les Nerviens et les peuples d'alentour, ayant voulu quelque temps après assiéger un lieutenant de César dans son camp retranché, furent réduits à se servir de leurs glaives et de leurs mains pour remuer et transporter la terre. Le dénûment du barbare faisait obstacle même à la force de ses armes. On sait que la puissance et la politique de Rome i. finirent par triompher complètement de ces résistances hardies mais inégales. Le midi de la Belgique tomba sous le joug comme le centre de la Gaule. Quant aux tribus du Nord, que la nature protégeait contre les conquérants, elles ressentirent moins la dépendance, et, tout en subissant l'alliance de Rome, elles ne lui reconnurent guère qu'une souveraineté nominale; mais ces peuplades maritimes étaient jusqu'alors les moins importantes , et elles attiraient à peine l'attention des vainqueurs. Dès le règne d'Auguste, petit-neveu de César, les Gaulois prirent le litre d'alliés de l'empire, leur pays devint une de ses provinces, et les magistrats romains ne tardèrent pas à y commander en maîtres. L'effet de cette grande révolution, à laquelle nulle autre dans notre histoire ne saurait être comparée, fut marqué au Midi de la Belgique par la transformation de la contrée et de ses habitants. La civilisation des conquérants tendait à s'imposer aux vaincus, et ceux-ci l'acceptèrent avec moins de résistance quand ses douceurs eurent séduit leurs chefs. Quelques traits de cette rapide métamorphose ont été esquissés par le pinceau de Tacite1.Les gouverneurs des provinces, comprenant que des populations qui vivaient éparses et dans un état grossier, étaient par cela même tou jours prêtes à reprendre les armes, cherchèrent à leur faire connaître des jouissances nouvelles pour les habituer à la paix et au repos. Ils les pressèrent donc par tous les moyens et en mettant à leur dis- 1 C'est aux Iirelons que s'appliquent ses paroles (Agricc, 21); mais le procédé fut le même chez les Belges méridionaux. position les ressources du trésor, de se bâtir des maisons (au lieu de cabanes), des temples et des marchés publics, et leurs encouragements produisirent chez les barbares une sorte d'émulation qui rendit la contrainte inutile. Les chefs firent-instruire leurs fils par des Romains : après avoir repoussé d'abord avec une sorte d'horreur la langue des étrangers, ils voulurent l'apprendre et en faire usage. Ils prirent aussi le costume et les modes de Rome; puis ils se laissèrent entraîner au culte du plaisir; ils voulurent des galeries couvertes, des bains chauds , des festins somptueux. Dans leur inexpérience ils croyaient que c'étaient là des progrès vers la civilisation et non de nouveaux pas dans la voie de la servitude! C'est ainsi qu'une partie de la Belgique devint romaine, et le changement des mœurs y amena bientôt la chute des anciennes institutions. César avait stipulé, en traitant avec les Nerviens, qu'ils conserveraient leurs lois et leurs usages; mais des conditions plus rudes paraissent avoir été imposées aux débris des Aduatiques et des tribus voisines par le célèbre Agrippa que l'empereur Auguste avait chargé de l'organisation de la Gaule. Il fit un nouveau peuple de ces populations affaiblies, lui donna le nom de Tongres, et l'assimila aux nations vassales qui bordaient la rive gauche du Rhin. Tout ce pays frontière, appelé depuis lors Germanie et non Belgique, resta soumis à l'autorité des commandants militaires. Ce fut probablement là que la domination romaine s'établit d'abord d'une manière directe : elle se propagea ensuite par la force des choses. En effet, les usages germaniques, étant incompatibles avec ceux des peuples civilisés, devaient périr aussitôt que l'action du pouvoir, l'exemple ou l'opinion auraient modifié les vieux éléments de la société barbare. C'est ainsi qu'avant de se bâtir une maison de pierre, l'homme libre avait besoin de remplacer par un droit plus durable le partage précaire qui lui assurait pour une seule année la possession de son enclos et de ses champs. Avant qu'il déposât les armes du guerrier pour la toge romaine, il fallait qu'aucune épée ennemie ne pût l'attendre au sortir de la haie du village. Avant même d'être admis comme allié dans le camp des légions, il devait savoir tendre le dos à la verge du centurion et le cou à la hache du licteur. Le temps, le contact des nations policées, l'influence du service militaire où se plaisait une jeunesse belliqueuse, et par-dessus tout l'ascendant de ce peuple-roi qui dominait la moitié du monde, amenèrent la substitution des idées romaines à celles qui avaient régné jusqu'alors chez les tribus ainsi transformées. L'histoire nous avertit qu'un siècle après le commencement de l'ère chrétienne, les Nerviens se vantaient encore de descendre des Germains; mais elle n'ajoute pas, et rien n'indique qu'ils en eussent gardé le caractère. Le latin devint leur langue et celle des Tongres; changement inévitable si l'on considère que l'idiome de leurs ancêtres ne répondait plus à leurs pensées. Toutes les choses qu'ils avaient tirées du Midi n'avaient pas de nom dans l'ancien langage : toutes celles que les âges précédents avaient connues se trouvaient transformées, comme nous en voyons encore des exemples en français. La maison primitive ( huys ) construite en bois n'était plus que la hutte du pauvre ; les champs communs {landen), que des terres abandonnées. L'homme avait changé d'une manière trop brusque pour que l'idiome eut pu suivre le même mouvement. Il fut délaissé, et la langue wallonne, que parlent aujourd'hui les provinces méridionales de la Belgique, n'est guère formée que d'éléments latins auxquels se mêlent des débris de racines allemandes plus souvent que des termes gaulois Si les effets de celte révolution sociale devaient être jugés d'après les monuments que la civilisation antique a laissés sur le sol belge, on n'apercevrait que ses avantages. Des chaussées romaines traversant le pays dans les principales directions ouvrirent des communications avec les contrées voisines. Il s'éleva sur quelques points des villes neuves ou renouvelées à l'imitation des cités étrangères, qui étalèrent ce luxe de temples, d'amphithéâtres, d'aqueducs et de bains publics dont s'enorgueillissaient l'Italie et la Grèce. Telles furentTongres, dont les murailles avaient près d'une lieue d'étendue, Bavai (sur la frontière de la France et de la Belgique), où l'on a retrouvé des débris de monuments somptueux, et Tournai, qui semble toutefois n'avoir pris qu'un développement moins considérable. De nombreuses cohortes ner-vienneset tongroises appelées à servir Rome figurée rent avec gloire dans ses années sous le commande- ' On pourrait objecter que le flamand est encore ta langue d'une partie des populations de l'ancien territoire des Nerviens et des Tongres. Mais dès le troisième siècle de notre ère, de nouveaux colons germaniques furent établis dans ces parages, comme on le verra plus loin. nient de leurs propres chefs, tandis qu'à l'intérieur chaque nation s'organisait avec régularité, confiant la magistrature et le sacerdoce à la noblesse indigène. Enfin les progrès des arts et de l'industrie amenèrent l'opulence à la faveur de la paix. Mais en face de ces conquêtes de la Belgique méridionale, un fait grave et funeste nous y est constamment signalé par l'histoire : c'est la dépopulation croissante de ses plus riches contrées. Les Nerviens, dont le territoire avec celui de leurs vassaux, pouvait s'évaluer à 400 lieues carrées, comptaient au moins trois cent mille tètes du temps de César, ce qui excède, à espace égal, le nombre d'habitants qu'on trouve aujourd'hui dans la Turquie d'Europe et dans quelques provinces de l'Espagne. Mais sous la domination des Romains, la Nervie n'offre plus que de vastes déserts, où d'époque en époque nous voyons les empereurs transporter des essaims germaniques sans que le vide paraisse se combler. Ce phénomène étrange, dont l'exemple se reproduisit dans la plus grande partie de la Gaule, semble avoir eu pour cause principale l'état servilc des cultivateurs sous la loi romaine. Les uns étaient des colons attachés à la glèbe, et dont la condition était si misérable qu'on en voyait partout dépérir l'espèce; les autres, des esclaves travaillant sous le fouet de leurs gardiens. L'introduction des usages étrangers devint donc funeste aux populations agricoles, c'est-à-dire à l'élément le plus vital de ces vieilles nations, dans les parties de la Belgique où la domination romaine fut complète. Cette race d'hommes libres, forte et fière, qui cultivait jadis en commun les terres du village, avait disparu avec la communauté primitive. Nous ignorons, il est vrai, quand le système latin s'était substitué à l'usage germanique, et comment la masse du peuple était ainsi tombée dans une situation qui devint de plus en plus déplorable; mais les effets de cet état de choses nous sont fidèlement dépeints par un auteur du quatrième siècle ( le prêtre Salvicn), qui nous montre les colons belges tendant les bras aux barbares comme à des libérateurs, tant la rigueur de leurs maîtres avait aggravé leur dépendance et leur misère. La population urbaine, d'abord favorablement traitée par le gouvernement, finit par éprouver elle-même une oppression affreuse. La rapacité du fisc ayant dévoré peu à peu les ressources de la classe moyenne, il ne resta plus dans les cités qu'un petit nombre de riches, seuls maîtres du pouvoir et de la fortune publique. La foule des habitants, réduite à l'état de prolétaires, rampait aux pieds de ce patriciat sans cœur et sans entrailles, qui n'avait [tins de force que pour consacrer au plaisir les restes d'une existence épuisée et d'un sang appauvri. En effet, la corruption des mœurs, ce fléau qui ronge les sociétés mourantes, avait imprimé au caractère romain une dégradation qui devint presque générale. Les vertus étaient éteintes, et le courage même finit par disparaître chez ce peuple-roi qui avait été si longtemps invincible. Sans doute la vieille énergie des populations belges dut résister d'abord aux influences fatales qui menaçaient de les abâtardir ; mais au quatrième et au cinquième siècle de notre ère les invasions des barbares n'éprouvèrent pas plus de résistance dans la Belgique romaine que dans les 48 BIBLIOTHÈQUE NATIONALE. autres provinces de l'empire. Partout les murailles des villes furent à peu près le seul obstacle qui arrêta les bordes ennemies quand elles eurent vaincu ou évité les légions. A peine les habitants osaient-ils quelquefois se défendre du haut des remparts, jamais en rase campagne. Ainsi se justifiait la pensée de leurs ancêtres qui avaient prévu qu'un changement de mœurs ferait dégénérer la nation. CHAPITRE V. Isolement des Belges maritimes. — Ils poursuivent pendant la période romaine le défrichement des cotes cl des sables. — Leur vie laborieuse. — Leurs institutions germaniques. — Leur caractère. — Ils conservent leur langue maternelle. — Accroissement rapide de leur commerce et de leur prospérité. La souveraineté de Rome s'était étendue sur la Belgique entière; mais la langue et les institutions latines ne prirent point le dessus dans les parties de la contrée où règne encore aujourd'hui un idiome germanique (le flamand). La cause de cetfe différence fut avant tout la nature même du pays. La vallée de l'Escaut, à partir de Tournai, celles de la Lys et du Ruppel, dans toute leur longueur, n'étaient à sec que pendant quelques mois de l'année. Au delà commençaient les saliles que la Flandre achève à peine de fertiliser, et qui ont conservé dans la Campine l'aspect du désert. Enfin le long des côtes le sol mouvant cédait sous le poids de l'homme et semblait encore, suivant l'expression d'un auteur du quatrième siècle, appartenir à demi à l'Océan. Aucune route militaire ne parait avoir été tracée dans ces cantons humides, si ce n'est vers la fin de l'empire, et, quoique les habitants fussent soumis à la domination romaine, elle ne les atteignait pas d'assez près pour les transformer. Parmi les indices qui nous restent de leur condition à cette époque, il faut surtout remarquer un monument qui n'a été découvert qu'au commencement du siècle actuel. La roule d'Anvers à Brcda traverse une région stérile au milieu de laquelle s'élève le village de Santroden, dont le nom tout flamand signifie à la lettre « sables mis en culture. » On y a déterré en 1812 un autel de travail romain dédié à une divinité locale, dont les attributs étaient ceux de la fécondité, et rappellent les emblèmes de Cybèle et de Néhalennia Ainsi le défrichement de ces bruyères sauvages était commencé dès lors par les mêmes tribus que nous avons vues disputer le littoral aux flots de la mer. Or l'inscription latine de l'autel 2 donne à l'idole le nom de Dca Sandraudiga, mot à mot « la déesse de Santroden «. Le hameau s'appelait donc à peu près comme aujourd'hui, et sa divinité, inconnue aux Romains, n'avait point cédé la place aux dieux du Latium. D'un autre côté, les monnaies et les médailles impériales ont été trouvées en plus grand nombre dans la partie flamande de la Belgique, marque certaine de l'accroissement de la ri- 1 On n'a retrouvé que l'autel décoré d'emblèmes. 2 Toutes les inscriptions trouvées jusqu'ici dans le nord de la Gaule sont en latin, et il y a plusieurs raisons de croire que les langues indigènes ne s'écrivaient pas. chesse dans la contrée qui conservait le plus d'indépendance. Nous pouvons aussi, grâce à d'antiques lois qui se maintinrent pendant plusieurs siècles cliez les habitants des côtes adjacentes1, assister en quelque sorte à la formation des petites colonies agricoles dont le rivage se couvrait de plus en plus. L'essaim qui entreprenait 1111 nouvel établissement se fixait d'abord sur un espace inoccupé, où il érigeait en commun, à la manière nationale, le village et ses diverses enceintes. Mais ici les haies ou les palissades ne suffisaient plus à la sécurité des habitants : la mer, cet ennemi qu'il fallait partout repousser, demandait de plus fortes barrières. On élevait donc une digue autour du Hemryck (c'est le nom que recevait l'espace enclos), et chacun était tenu d'entretenir la partie qui répondait au champ qui lui était échu. Les fossés nécessaires à l'écoulement deseaux étaient de même tracés suivant un système général, et entretenus ensuite par chaque riverain. Mais comme la négligence d'un seul dans l'exécution du travail qui lui était confié, pouvait entraîner la ruine de tous, la petite république exerçait à cet égard une surveillance active sur chacun de ses membres ; car le travailleur défaillant était un guerrier qui abandonnait son poste. Un vieil axiome exprimait cette association d'idées : Cinq armes, disait-on, servent à l'homme libre pour la défense du rivage : il a le bouclier, la pique ctl'épée, contre 1 Ce sont les anciens codes des Prisons qui nous servent ici de guides. En général les usages qu'ils reproduisent sont si conformes à ceux de la Flandre primitive, qu'on peut presque en conclure l'identité d'origine des deux peuples. les ennemis; il a la bêche et la fourche, contre la mer. Ainsi par cela même que l'agriculture devenait un combat, ses instruments n'étaient pas en moindre honneur que ceux de la guerre. C'était là un grand progrès pour des tribus dont la Germanie avait été le berceau ; car dans les contrées où la tâche du cultivateur était moins rude , cette race belliqueuse ne s'y adonnait qu'avec une sorte de dédain, et souvent les bras les plus robustes, se réservant pour les batailles, laissaient aux mains débiles ces travaux sans gloire et sans danger. Mais en apprenant, pour ainsi dire, l'art du travail, ces populations maritimes étaient encore loin de pouvoir renoncer aux habitudes guerrières qui font la force et la sûreté du barbare. La mer du Nord, qui se déployait autour d'elles, voyait dès lors apparaître sur ses flots des bandes aventureuses de pirates dont les canots armés menaçaient à chaque instant le rivage. On a trouvé en Angleterre des débris de leurs longues et formidables pirogues creusées avec le feu dans le tronc d'arbres gigantesques. L'historien Tacite parle à diverses reprises de ceux qui infestaient le littoral du temps des Romains, et après lui ce fléau ne fit que s'accroître. D'autres invasions plus terribles encore étaient celles des hordes germaniques que l'appât du butin attirait quelquefois sur cette frontière de la Gaule et qui s'avançaient impunément à travers les solitudes de la Campinc. Dès le temps de César, deux peuples errants, arrivés d'outre-Rhin, étaient venus surprendre quelques villages de la côte ' et y avaient 1 Non lungè à mari quo Wienus influit (C.esar, IV, 1). Je cilc passé tout un hiver, vivant du fruit de leurs rapines. Tacite nous montre, un siècle plus tard, des partis de maraudeurs parcourant ces frontières encore sauvages, et l'époque suivante y vit pénétrer la tribu franque des Saliens, qui put braver impunément le voisinage des légions. Ainsi la protection romaine était insuffisante pour mettre à l'abri les habitants de cette région isolée, et à chaque instant quelque hameau perdu dans les sables ou noyé au milieu des eaux, serait devenu la proie des pirates de terre et de mer, si les indigènes n'avaient fait eux-mêmes bonne garde. Ils s'avertissaient du péril par des signaux placés au sommet de grandes poutres, appelées baehen, qu'on retrouve encore debout au moyen âge. Aussitôt la contrée entière courait aux armes, et le conquérant romain raconte dans ses mémoires qu'un détachement de légionnaires, qui avait abordé à l'ouest des Ména-piens, chez une tribu voisine et alliée, fut enfermé au bout de peu d'instants dans un cercle de six mille piques. Les institutions militaires de la race germanique se maintinrent donc en vigueur sur ces rivages où des travaux assidus et intelligents avaient fait régner une agriculture déjà florissante. Chaque cultivateur resta un guerrier, dont l'orgueil et quelquefois la violence con-servaientune empreinte barbare. De là des habitudes farouches quê le christianisme eut de la peine à effacer dans la suite chez les habitants de ces côtes sans miséricorde, comme les appellent nos plus anciennes ces mots, parce qu'on a déplacé les populations surprises, en mettant les Ménapiens orientaux loin de la mer. S. traditions. Les progrès mômes de la civilisation, pen dant les cinq siècles que dura la domination romaine, modifièrent peu à cet égard les usages des vieux Ménapiens, puisqu'on retrouve encore après la chute de l'empire, toutes les populations du littoral continuant à porter les armes et gardant leurs mœurs et leur caractère antique. C'était donc avant tout une vie guerrière que celle de ces tribus maritimes ; car le Germain n'était pas seulement homme d'épée sur le champ de bataille, mais il l'était dans tous les actes de la vie publique ou privée. Chez ces peuples jeunes, sur qui le raisonnement et l'intérêt n'avaient que peu d'empire, au prix des instincts du cœur, l'honneur était la loi suprême. La fierté de leur nature ét les traditions héroïques de leurs ancêtrès faisaient régner sur eux ce sentiment comme une religion inviolable et inflexible. Mais ses maximes, appropriées à la vie du barbare, ne répondaient pas encore aux besoins d'une civilisation plus avancée, et ils formaient ainsi un obstacle de plus à l'adoption des idées et des coutumes romaines. En effet, le courage que l'homme du Nord déployait en combattant pour sa patrie, il croyait aussi pouvoir, devoir même le consacrer à soutenir ses propres droits, à venger ses propres injures. Membre de sa famille avant d'appartenir à sa tribu, il tenait ses armes prêtes pour les querelles de ses proches comme pour la défense publique. Rien n'eut pu lui persuader qu'à la loi seule appartintla justice : il voulait se la faire lui-même quand les autres la lui refusaient, et il en ap-pelaitau glaive des jugements mêmes de sa nation. De là, au sein de chaque peuple, des guerres privées et des combats d'homme à homme, dont le duel a été dans les sociétés modernes une longue et fatale reproduction. Loyal, il est vrai, jusque dans ses vengeances, il regardait avec horreur le traître et l'assassin; mais attaquer en face ses ennemis après les avoir défiés, couper la tête des vaincus et l'attacher à l'entrée de sa demeure, lui paraissait un droit naturel du bravé, auquel il n'admettait pas qu'on pût renoneersans honte, sans être soupçonné de faiblesse ou d'apathie. La première législation établie chez les peuples germaniques reposait elle-même sur cet ordre d'idées. Elle admettait que l'injure appelait la vengeance et que l'honneur blessé justifiait l'effusion du sang, à moins que l'offenseur ne rachetât aussitôt ses torts par l'offre d'une compensation suffisante. Cette compensation consistait en bétail ou en autres valeurs et s'appelait icehrgeld, mot à mot « argent de la guerre, » parce qu'elle était le prix de la paix. Il s'établissait ainsi chez les différents peuples une sorte de tarif des outrages et des violences, qui devenait la règle de l'ordre publie, et qui forme la base non-seulement des anciens codes barbares, mais encore du système pénal consacré par les vieilles chartes de nos communes. Rien de plus ordinaire dans les premiers siècles du moyen âge que les guerres locales produites par le refus de l'indemnité qu'une famille devait à une autre, ou par l'empressement des offensés à tirer vengeance, avant qu'une transaction pût s'établir. Nous voyons dans toute la Belgique la noblesse et la bourgeoisie se faire ainsi justice à elles-mêmes par la force des armes. Mais dans les cantons maritimes où les mœurs primitives s'étaient conservées, les classes inférieures de la population prenaient part à ces luttes sanglantes dont l'habitude ne s'affaiblit qu'au douzième ^ièele. Toutefois il ne faudrait pas croire que celte énergie sauvage dont les coutumes nationales étaient empreintes, n'atteste que la grossièreté du barbare. La loi de l'honneur, qui commandait au Belge de ressentir l'outrage, lui imposait aussi les sentiments les plus sacrés qui donnent aux peuples leur valeur morale. Telle était surtout la fidélité aux liens de la famille. L'infamie eût été le partage de celui qui aurait fait défaut à ses proches au moment du besoin ou du péril. Tous ceux du même sang restaient si étroitement unis entre eux, qu'ils ne faisaientqu'unseul corps. Fallait-il racheter l'outrage commis par un seul, les autres fournissaient les deux tiers du wehrgekl : recevait-on l'indemnité d'une injure, les parents du coté paternel et maternel y avaient part. Dans l'intérieur de la famille, l'autorité du père, l'obéissance des enfants, la fidélité de l'épouse, se trouvaient consacrés par l'opinion plus puissante encore que les lois. Indulgente pour les violences du guerrier, elle était sans miséricorde pour les actions basses ou impures; et comme le mépris s'exprimait par des outrages, la punition du vice était plus certaine que celle du crime. Généreux, hospitalier, fidèle à sa parole, l'homme fort devenait le protecteur de la faiblesse. Nulle part la femme n'était plus respectée, nulle part elle n'était moins esclave. La puissance même delà famille se brisait contre la liberté de la jeune fille sans défense que nul n'eût osé contraindre dans le choix d'un époux. Dans les parties delà contrée où se maintenait cet ordre d'idées et de sentiments, en harmonie avec les mœurs et les institutions que les indigènes avaient reçues de leurs aïeux, il existait une séparation si profonde entre le Belge et le Romain, que la durée des siècles ne pouvait amener leur rapprochement complet. Dès lors les tribus maritimes, n'acceptant point les conditions d'existence du peuple conquérant, (levaient aussi ne jamais emprunter sa langue. Formée sous un autre ciel pour représenter une civilisation étrangère, elle n'aurait pas même eu de mots pour exprimer fidèlement les conditions matérielles de leur vie, encore moins ses lois morales1. D'ailleurs une nation ne se dépouille de son propre langage que sous l'empire de la nécessité la plus absolue ou de l'entraînement le plus irrésistible. Elle devrait abjurer sa nature intime, altérer ses idées propres, mentir à sa pensée, pour changer d'idiome, à moins de se sentir elle-même changée. Rien n'est donc moins difficile à expliquer que la diversité de langue qui s'est perpétuée depuis ce temps entre les Belges du Midi et ceux du Nord, puisque les premiers, en empruntant les mœurs italiennes, avaient été amenés à l'adoption du langage latin, auquel les seconds 11e pouvaient se plier parce qu'ils étaient restés fidèles à l'esprit et aux coutumes de leur race. Mais si les Ménapiens et les peuplades voisines, abri-lés contre l'influence étrangère par les sables et par les eaux, demeurèrent Germains sur la frontière de ' Ce que nous avons dit (p. U) pour montrer la nécessité où étaient les Nerviens et les Tongres de changer de langue, s'applique en sens inverse aux Belges du Nord, chez qui les mots latins auraient été en contradiction avec les usages et les choses germaniques. la Gaule romaine, le contact des hommes du Midi n'en fut pas moins pour eux une cause puissante de progrès et de développement social. L'histoire a conservé quelques traces (1e l'activité que prit alors leur commerce naissant. On voit d'abord apparaître sur la table des Romains les viandes salées de la Ménapie, et les oies nourries dans les mêmes parages, qu'on amenait par centaines en Italie en leur faisant traverser les Alpes. Les étoffes de laine grossières mais chaudes qu'on tissait en Belgique, étaient recherchées à Rome pour les habillements d'hiver dès le premier siècle de l'ère chrétienne. Arras est indiqué comme le lieu où leur fabrication devint le plus importante; mais il n'est pas douteux qu'elle ne se répandit tout le long du littoral, puisque les âges suivants nous la montrent déjà familière aux habitants de la Frise. Les salines établies sur la côte même, et où les indigènes tiraient le sel des eaux de la mer en les faisant évaporer à l'aide du feu, prirent assez d'importance pour que les sauniers ménapiens fissent ériger à An-cône une statue monumentale en l'honneur d'un officier romain, de la protection duquel ils avaient sans doute à se louer 1. L'état florissant de la navigation est démontré par les autels votifs que les marchands faisaient élever à Néhalennia et à Neptune pour leur rendre grâce du succès de leurs entreprises. On en a retrouve plusieurs dans une partie de l'île de Walcheren, aujourd'hui submergée par les flots, et il n'est pas douteux qu'un plus grand nombre n'ait été 1 L'inscription de cette statué montré qu'elle avait été élevée à frais communs par les « sauniers du pays ménapien et par ceux de la Morinie» (la côte du Pas-de-Calais). détruit partout où ils restaient à découvert après la conversion des peuples du Nord au christianisme. Mais la preuve la plus intéressante de la puissance maritime que cette jeune nation sut bientôt acquérir, est l'existence de deux colonies fondées par elle, l'une sur les côtes d'Irlande, l'autre dans le pays de Galles. Malheureusement tous les détails nous manquent sur l'origine et, la nature de ces.deux établissements, destiné^ sans doute à servir d'entrepôt et de marché. Celui qui se trouvait en Irlande a entièrement disparu : l'autre a donné naissance au port gallois de Saint-David. A l'ouest de la Belgique actuelle, mais sur le territoire de l'ancienne Flandre, s'éleva une forteresse que Rome appelait le château des Ménapiens, et dont Cassel a conservé le nom. Sa position au sommet d'une montagne isolée, et son litre même de château, indiquent une place de guerre, bâtie probablement par les indigènes pour la défense de leurs frontières occidentales. Nous la voyons figurer comme grande ville sur une carte romaine du quatrième siècle (distinction qu'elle partage avec Bavai), et ce qui porterait à croire que son importance était déjà ancienne, c'est que la route militaire se détournait pour y passer. Tout semble également attester l'existence d'autres villes contemporaines dans le reste du pays occupé par les Ménapiens ou par les tribus que les Nerviens avaient eues jadis pour vassales ; mais comme l'histoire ne nous les montre d'une manière certaine qu'à l'époque suivante, c'est alors seulement que nous en examinerons l'origine et les premiers accroissements'. ' Voyez chapitre x. Cette marche ascendante du travail, de l'industrie et de la richesse chez les tribus du littoral, ne devait avoir pour terme que la chute de l'empire romain, dont la force faisait leur sécurité. Mais bien différentes des nations qui avaient abjuré leur caractère primitif en adoptant les mœurs méridionales, elles conservaient encore assez d'énergie pour résister aux tempêtes de l'avenir. Aussi les verrons-nous subir, sans en être détruites, les secousses qui se préparaient et qui furent fatales à leurs voisins. C'était à elles qu'il était réservé de transmettre aux âges suivants les fruits qu'avaient portés en Belgique les anciennes civilisations. CHAPITRE VI. Les Francs. — Origine des Salicns. — Leur ancien vassclagc. — Leur émancipation cl leur état anarchiquc.— Leurs premières expéditions. Leur établissement dans la Toxandrie. — Agriculture. — Institutions.—Inclinations guerrières et habitudes distinclivcs des Francs. A côté des populations belges, dont nous venons d'esquisser les principaux traits, vinrent encore se fixer d'autres essaims germaniques, qui devaient jouer un grand rôle dans l'histoire des âges suivants. On se rappelle qu'il existait du temps de César un grand nombre de cantons déserts, que les Romains s'attachèrent plus tard à peupler en y amenant des Germains. L'exemple en avait été donné par Agrippa et fut constamment imité dans la suite. C'est ainsi que peu d'années avant l'ère chrétienne plusieurs milliers de captifs de la grande nation des Suôves(IesSouabes actuels) furent transportés dans les cantons incultes qui bordaient la vallée de la Lys, comme paraissent encore l'attester quelques villages fondés par eux C (,Stceveghem et Sicevezele). Sur les bords du Rhin il y eut des peuples entiers déplacés par Rome. Outre ceux qu'elle avait admis en deçà du fleuve, elle en établit d'autres sur la rive extérieure, depuis les environs de Cologne jusqu'aux grands lacs dont se forma plus tard le Zuiderzée. Pour contenir ces populations encore barbares, elle les réduisait à l'état de vasse-lage et leur faisait payer par la perte de leur indépendance les champs et la protection qu'elle leur accordait. Quelquefois même elle dépouillait les tribus ainsi transportées de leur vieux nom germanique, auquel se rattachaient leurs souvenirs nationaux. Celles dont le territoire était situé sur la rive droite du Rhin, de manière à longer le cours de ce fleuve, reçurent la dénomination de Ripuaires, mot à mot riverains: celles qui occupaient les bords del'Yssel,en latin Sala, furent appelées Saliens, d'après le nom de celte rivière. C'étaient cependant les débris d'un peuple fameux qui formaient cette dernière colonie. Les Sicambres, car tel était leur nom primitif, passaient du temps de César pour une des nations les plus fières et les plus puissantes de la Germanie occidentale. Mais ayant provoqué le ressentiment des Romains, elle succomba sous leurs efforts et fut obligée de se soumettre. Ils lui firent quitter les bords de la Lippe et de la Sieg, où elle dominait autrefois, pour l'établir d'abord sur le territoire de la Gaule et ensuite dans la plaine de l'Yssel, qui lui servit longtemps d'habitation Là, 1 Ce fut environ huit ans avant J. C. que les Sicambres, transportes par Tibère, passèrent le llhin, et je crois que leur second MOEURS, USAGES ET FÊTES DES DEI.GES. 63 contenus par le voisinage des légions qui campaient sur le Rhin et par les forteresses qui commandaient la contrée environnante, les vaincus firent le rude apprentissage de l'obéissance. Aux tributs accablants qui pesaient sur eux se joignaient des levées d'hommes qui condamnaient leurs jeunes guerriers au service de l'empire. La verge du centurion et le joug de fer dé la discipline les pliait à la servitude militaire : car à l'époque même où le nom des Sicambres semblait effacé pour jamais par la politique de Rome, leurs cohortes figuraient dans les rangs de ses armées. Mais telle était la forte trempe que la vie germanique avait donnée au caractère de ces colons belliqueux, qu'aucune compression ne put l'altérer. Organisés sur le modèle des troupes romaines, munis des mêmes armes, ils marchaient au combat en répétant les chants de guerre du Nord, et quoiqu'on leur eût d'abord imposé des officiers italiens, qu'ils massacraient de temps en temps, les empereurs finirent par les laisser sous leurs propres chefs Ainsi la résistance déplacement eut tien cent dix ans plus tard , sous le règne de Trajan; mais ce dernier point n'est pas sans obscurité. 1 Ces deux points sont assez remarquables pour que nous en indiquions les preuves. Tacite (An»., IV, 47) peint une cobortc sicambre attaquant les Tliraces qui étaient venus au combat en chantant et en dansant : elle était, dit-il, avide de dangers et ne paraissait pas moins terrible que l'ennemi par ses chants de guerre et le cliquetis de ses armes. Quant à leurs commandants, ils étaient Romains du temps de Domiticn (Agric., 28), mais indigènes deux siècles plus tard , comme on le reconnaît par une lettre de Valérien à Aurélicn, où il est dit : « Prends avec toi Hartomund, Ilaldcgast, Hildcmund , Cariovisc. » ( Vopisctrs , Aurel., XI.) opiniâtre de cette race indomptée triomphait du génie impérieux des maîtres du monde. Le pays qu'ils habitaient, et qui s'étendait le long de l'Yssel, était coupé, comme la Belgique maritime, par une foule de marais, de rivières et de nappes d'eau qui le rendaient presque inaccessible. Protégés par ces barrières naturelles, ils purent ressaisir peu à peu leur indépendance quand la puissance romaine s'affaiblit. Ce fut vers le milieu du troisième siècle de notre ère que s'accomplit obscurément cette révolution d'abord insignifiante. Mais elle ne s'arrêta pas aux Saliens, qui l'avaient commencée seuls et sans secours 1 ; quelques peuplades voisines, également vassales, et surtout les Ripuaires, s'affranchirent bientôt après, et tous ensemble prirent le nom de Francs, qui était l'expression de leur liberté reconquise. Toutefois il ne faut pas croire qu'instruits par l'expérience qu'ils avaient faite de la domination étrangère, ils fussent préparés à s'allier bien intimement; à part l'intérêt commun qui les réunissait contre la tyrannie romaine, chaque tribu resta isolée des autres, sans que l'histoire nous les montre jamais formant un seul corps ou du moins groupées autour d'un seul chef. Le seul document qui nous offre leurs anciennes traditions, ne parle même pas de rois francs, comme on en trouve dans la suite à la tête des diverses peuplades, mais simplement des chefs de cantons s, réglant toutes choses de commun accord. Le 1 La préface de la loi salique le dit expressément : « C'est cette nation qui, peu nombreuse mais vaillante, secoua le joug tyran-nique des Romains. » 5 Proccres ipsius gentis qui lune lemporis apud eamdcm ree- MOEURS, USAGES ET FÊTES DES BELGES. [ litre qu'ils semblent avoir porté est celui de gast, qui exprimait qu'un commandement précaire \ et qui, près avoir été en honneur dans les anciens temps, | disparut aussitôt que la fortune de la nation répondit sa valeur et à sa fierté. Cette organisation faible et imparfaite des tribus I franques explique le caractère obscur de leurs pre-| mières expéditions. C'étaient de simples courses qui avaient pour objet le pillage et qu'entreprenaient au [hasard des bandes aventureuses. Souvent elles pénétraient dans les provinces voisines du Rhin, où elles portaient le ravage, dès que la surveillance des légions venait à s'affaiblir. Mais l'Océan fut bientôt le théâtre favori de leur audace et de leurs déprédations. | Les guerriers saliens (car c'étaient eux surtout qui se trouvaient à portée de la mer) devinrent la terreur I des côtes de Bretagne et de Gaule où ils venaient [fondre sur des populations surprises et désarmées. Ils .se hasardèrent même à pousser leurs frôles es-I(juifs jusque dans la mer d'Espagne et quelquefois au delà du détroit de Gibraltar. Enhardis par le succès, ils formèrent des flottilles qui portaient assez de com-^ battants pour donner l'assaut à de grandes villes; et I telle était leur intrépidité, qu'une de leurs bandes, flores erant (l'rosf. L. S.). Dans le corps de la loi salique il faut ■distinguer les chapitres primitifs, où l'idée de la royauté ne se [montre jamais, de ceux qui furent ajoutés après coup, et où elle jappai-ail fréquemment. 1 Le texle de la loi cite trois cantons, Salo-heim, Bodo-heim [cl Wido-heim, auxquels répondent Irois chefs, Salo gast, Bodo-Ig.-isl et Wido-gast. Un quatrième nom propre, Wiso-gast, reste I inexplique. prisonnière en Crimée, n'hésita pas à s'embarquer sur les canots qu'elle y avait construits pour regagner : les parages du Nord à travers tant de mers inconnues,: Son bonheur fut égal à sa témérité; elle se fraya un chemin sur les flots, arracha des vivres et du butin à chaque rivage, insulta impunément des cités romaines sur les côtes de Sicile et d'Afrique, et atteignit sans pertes l'Océan et la patrie. A l'époque où s'accomplit cette dernière entreprise (280), les Saliens avaient déjà cessé d'habiter les bords de l'Yssel, pour se porter à l'ouest du Rhin. Us s'étaient établis dans la contrée qui forme aujour- [ d'hui le Brabanl septentrional, et qui ne présentait alors, comme nous l'avons déjà remarqué, que de j vastes landes coupées de marécages. On ignore quel concours de circonstances put entraîner ce déplacement; mais peut-être faut-il l'attribuer aux luttes que les rivalités nationales et le manque d'espace faisaient naître dans la Germanie, par suite de l'arrivée de nouveaux peuples. Quoiqu'il en soit, la race émigrée ne trouva pas entièrement désert le pays qu'elle venait occuper ; car outre les vestiges que nous avons reconnus des défrichements déjà opérés dans la Cam-pine, les auteurs romains nous apprennent que toute la région située sur la rive droite de l'Escaut et du Ruppcl était habitée par des populations éparses, de même origine que les Ménapiens, avec qui César les confond, mais indépendantes et formant plusieurs groupes qui avaient des noms différents. On les désignait en commun sous celui de Toxandres, parce que leur pays était appelé Toxaiulrie, soit à cause des ifs (en latin taxi) dont il était couvert, soit plutôt qu'on eût ainsi latinisé le mot germanique d'Oost-Sanden ou I sables de l'est Quelque faibles que fussent ces pe-I tites peuplades, les Francs n'auraient pu les opprimer sans armer contre eux les nations d'alentour, et il est évident que, s'ils s'étaient trouvés en état de soutenir une pareille lutte, ils n'auraient pas borné leur | ambition à la conquête d'un pays stérile. Force leur fut donc de les tolérer, et ils s'en associèrent peut-être une partie à mesure qu'un long contact amena des habitudes communes. Est-ce pendant ce séjour des Saliens dans la Cam-pine que fut instituée la fameuse loi salique, qui devint plus tard le premier code de la monarchie française? Nous ne pouvons partager cette opinion, bien qu'elle ait été adoptée par plusieurs savants; car le texte même de la loi met son berceau de l'autre côté du Rhin. Mais on peut dire hardiment que les coutumes exprimées dans ce code sont bien celles que la tribu franqueavaitapportées sur le sol belge. Quoique leur caractère fût encore tout germanique, on y remarque déjà les effets du temps sur les vieilles institutions nationales. La souveraineté du village n'avait pas cessé d'appartenir aux habitants 2, et il semble que les pâturages, ainsi que les bois d'alentour, formaient comme jadis leur propriété commune. Mais on n'aperçoit plus de traces de l'ancien partage annuel des habitations et des champs ; et ce n'est pas là un trait particulier aux nations franques, mais un 1 Le d, qui est la marque de l'article flamand, avait dû être pris pour une partie du môt par les Romains, qui n'avaient pas d'articles. De là Toxandric et non Oxandrie. 2 On la retrouve dans le titre De migranlibus. état de choses à peu près général chez les Germains à cette époque. Comme Tacite l'avait indiqué d'avance, l'ancien système de communauté supposait la possession d'un vaste territoire ; dès que l'espace manqua, les parts restèrent fixes et devinrent l'héritage des familles. D'un autre côté, la culture s'améliora. La loi salique énumère non-seulement des récoltes de blé et de lin mais encore de navets, de fèves, de pois et de lentilles. Il y est fait mention de jardins, de vergers fournissant des poires et des pommes, de troupeaux de toute espèce et de ruches d'abeilles. Parmi les objets qui s'y trouvent nommés, on remarque des moulins à eau avec leurs écluses et leurs rouages en fer. Tout y révèle donc un certain état de richesse et d'industrie agricole, tel qu'on pouvait l'attendre d'une race d'hommes mise en contact depuis longtemps avec les Romains et les Belges. Mais dans tout ce qui concerne l'ordre public, la répression des outrages, le châtiment du crime, trois siècles avaient à peine modifié chez le Franc les idées du vieux Germain. Un article spécial de la loi salique autorise expressément l'homme à qui satisfaction a été refusée, et qui s'est vu contraint de tuer son ennemi, à planter la tète du mort sur un poteau d'où elle ne pourra être détachée sans sa permission. Ainsi les guerres privées , les vengeances de famille, en un mot le règne de la passion armée, tenaient souvent lieu de justice. Dans certains cas l'homme accusé d'un crime était soumis à une de ces épreuves judi- 1 La femme se trouve désignée par le nom de quenouille, de même que l'homme par celui de lance, tant l'usage de filer était général. ciaires qu'on appela dans la suite ordalies : on lui faisait plonger la main dans un vase plein d'eau chaude, cl, s'il l'en retirait intacte, il était absous. Une pensée pieuse se mêlait à ces usages barbares : on supposait que le ciel intervenait toujours pour sauver l'innocent, et cette conviction pouvait faire trembler le coupable. Mais la connaissance imparfaite que nous avons du culte et des croyances du Franc, car il n'en reste que des traces obscures ne permet pas d'apprécier (le quelle manière ces influences religieuses agissaient sur son âme. Seulement nous le voyons prêter une foi aveugle au pouvoir des sorcières et des mauvais esprits dont les enchantements étaient redoutés de tous les peuples du Nord. La civilisation romaine n'avait donc exercé qu'une action bien faible sur les descendants des Sicambres, et, comme les Belges maritimes, il ne lui avaient guère emprunté que les ressources qu'elle leur offrait. Encore leurs progrès dans la voie du travail et du bien-être n'étaient-ils pas même assez notables pour avoir [éteint dans leurs cœurs cette ardeur belliqueuse, cette soif de combat et de butin, qui faisait avant tout du Salien un guerrier. Bien différents à cet égard des tribus indigènes qui s'étaient sérieusement adonnées à une existence laborieuse, les Francs ne supportaient le repos qu'avec impatience. Les auteurs romains nous les montrent mettant leur joie et leurorgueil dans les armes. Ils se plaisent, dit un poète du cinquième siècle, a lancer au loin d'une main sûre la hache à double ' On sait pourtant d'une manière certaine, grâce à de vieux chants nationaux récemment retrouvés, que leur religion était au fond ta même que cette des Scandinaves. tranchant (arme favorite de leur nation) : parer tous les coups avec le bouclier, bondir sur l'ennemi plus vite que ne peut voler le javelot, voilà leurs jeux favoris. Dès l'enfance, ils apprennent à aimer les combats comme de vieux guerriers. Accablés quelquefois par le désavantage de la position ou du nombre, ils savent mourir, mais ne savent pas trembler. Aussi leurs incursions dans la Gaule romaine se renouvelaient-elles à chaque instant au mépris même des traités de paix: car telle était l'indépendance personnelle du guerrier, que des bandes de volontaires n'avaient pas besoin du consentement public pour aller essayer au delà des frontières leur courage et leur fortune, De là sans doute le reproche de perfidie que les Gaulois adressaient aux Francs. On disait d'eux qu'ils se parjuraient le sourire sur les lèvres. Depuis l'époque où ils avaient secoué le joug, ils portaient la chevelure longue, en signe de liberté. Toutefois les chefs seuls semblent avoir eu le privilège de laisser flotter leurs cheveux sur leurs épaules: les simples guerriers les rassemblaient en nœud sur le devant de la tête, laissant à nu le cou et la partie postérieure du crâne. Cette coiffure bizarre, mais qui les protégeait jusqu'à un certain point contre le tranchant du fer, servait aussi à les distinguer des autres familles germaniques, dont chacune suivait à cel égard des usages différents. Le Salien se faisait également reconnaître à ses longues moustaches, retombant sur un menton nu. Son vêtement était étroit el court : mais ses armes riches, particulièrement le baudrier, qu'il aimait à garnir d'argent à la manière des soldats romains. Quant à sa personne, tous les {témoignages le représentent comme d'une stature, [d'une vigueur et d'une agilité remarquables. Un peuple de ce caractère, relégué en quelque [sorte dans une contrée aride, et sans cesse menacé de retomber dans la dépendance, devait trouver en lui la force de s'agrandir ou périr dans la lutte. Tandis que les nations belges qui l'avoisinaient tendaient au repos et à la stabilité, les unes parce qu'elles avaient embrassé la vie romaine, les autres parce que l'accroissement régulier de leur bien-être suffisait à leur avenir, lui seul aspirait à un changement de fortune que son énergie pouvait rendre éclatant. Nous allons le suivre dans ses progrès rapides, et nous attacher à le dépeindre avec d'autant plus de soin qu'il devait bientôt dominer tout ce qui l'entourait. VII. On ne peut guère douter que des marins de race belge n'eussent parfois accompagné ou même dirigé les Francs dans leurs expéditions sur les côtes romaines. La hardiesse du pirate n'eut pu suffire pour || des entreprises qui demandaient l'expérience de la navigation ; mais il n'était pas difficile auxSaliens d'entraîner avec eux les gens de mer du voisinage, qui parlaient la même langue et qui avaient les mêmes goûts aventureux. Leur habileté était si bien reconnue que quand les empereurs équipèrent enfin une grande flotte de guerre pour réprimer l'audace des barbares, ce fut à un Ménapien qu'ils en confièrent le comman- CH A PITRE Rapports des Francs avec les Ménapiens cl leur établissement graduel sur le territoire belge. — Saliens au service de Rome. — Invasion des barbares. — Chute de Tongreselde Bavai.— Les Saliens dominent jusqu'aux bords de la Sambre. — Rois chevelus. — Lcudcs. — Partage des terres conquises. — Affaiblissement des populations encore soumises à l'empire. — Elles se soumettent à Clodion. I dement (290). Il se nommait Caraus ou Carausius, et I ayant navigué dès son enfance dans ces parages, il I réussit pendant quelque temps à contenir les pirates. I Mais bientôt il fut soupçonné lui-même d'inlclligences I avec eux, et ce soupçon allait causer sa perte, si, pre-I nant une résolution désespérée, il n'eût osé se pro-I clamer empereur. Secondé par ses marins, il se ren-I dit maître delà Grande-Bretagne, où il régna pendant I sept ans avec un certain éclat. Peu s'en fallut même I qu'il 11e s'emparât de Boulogne et des côtes voisines, I avec l'assistance de ses compatriotes et surtout des I Francs, qui se montrèrent ses alliés les plus fidèles. I Lui, de son côté, leur prêta le secours de ses armes I pour conquérir l'île des Bataves, c'est-à-dire le pays ■ situé entre la Meuse, le Wahal et le Rhin. L'importance de cette conquête ne résultait pas ■ seulement de la richesse de la contrée, mais encore I de sa position, qui commandait le cours de grands ■ fleuves, et qui en avait fait jusque-là comme une bar-I ricre entre la Gaule et la Germanie. Aussi les Romains 1 redoublèrent-ils d'efforts pour la ressaisir, et ils y ■ parvinrent à demi. Les tribus des Saliens et des Cha- ■ maves 1 qui avaient occupé l'île, en conservèrent la ■ possession; mais elles reconnurent la suzeraineté de l'empire et s'engagèrent à lui fournir des troupes. ■ D'autres peuplades qui avaient pris part à l'invasion, ■ furent transplantées en Belgique et placées sur l'an-Bcien territoire des Nerviens où la population man- I f Ces derniers faisaient partie de la nation franque sans avoir ■ jamais perdu leur nom national, comme les Sicambres devenus ■ les Saliens. 11 y avait plusieurs autres peuplades dans le même H cas : c'étaient les plus reculées. quait. Ces derniers colons furent appelés Lûtes, du mot germanique laet, qui signifiait serf. Les orateurs de l'époque purent donc se vanter d'avoir vu les Francs retomber dans le vasselage1, ces pirates vagabonds renoncer au butin pour le travail, ces barbares amener leurs troupeaux sur les marchés romains et fournir les villes de blé s. Mais c'était sur le territoire de l'empire qu'ils étaient établis, et tandis que le Salien et le Cbamave cultivaient les bords de la Meuse et du Wahal, les malheureux Bataves, chassés de leur ancienne patrie, se voyaient eux-mêmes placés comme colons dans les provinces voisines5. Ainsi les populations fidèles aux Romains étaient écrasées : celles qui les remplaçaient, et dont on se promettait la même obéissance, avaient fait l'épreuve de leurs propres forces et ne devaient pas longtemps rester soumises. Ce système de donations de terrain, qui amenait les Francs au cœur du pays en refoulant les peuples qui s'étaient asservis à Rome, fut accompagné d'autres concessions aux auxiliaires barbares. On s'était contenté jusque-là de placer leurs chefs à la tète des cohortes de leur nation; mais, à partir du traité qui livrait la Batavie aux Saliens, les guerriers de race franque paraissent avoir obtenu dans les armées de l'empire le même rang que les Romains. Le Germain, ' Nerviorum aroa jacentia letus poslliniinio rèstitutus et rcccp-tus in leges Francus excotuit. (Eumenius, Pah. Constcinlii, c. 21.) 2 Ibid., c. 9. * La notice des dignités de l'empire, rédigée plus d'un siècle après, nous montre deux colonies de Bataves dans la Seconde Belgique : ils y sont appelés Lètes, en signe de servage. dit un panégyriste, accourt dès que nous l'appelons au service : il se plie à la soumission, il accepte les coups de verge, il se réjouit de porter le titre de soldat Mais ce titre ne tarda pas à lui ouvrir la carrière des honneurs et du pouvoir. Ces barbares que naguère Rome se dépeignait comme une race brutale, vivant dans le besoin et n'ayant d'autre nourriture (pie la chair des bêtes féroces, se trouvèrent aussi supérieurs en sagacité qu'en énergie aux descendants amollis des maîtres du monde. Ce fut bientôt à eux qu'échut le commandement (les légions et même des armées : car, suivant l'expression pittoresque d'un contemporain 2, l'on vit une multitude de Francs remplir de leur fortune le palais impérial. Lui-même, au reste, leur rend cette justice qu'à la bravoure personnelle ils joignaient une générosité admirée des soldats. Les sentiments d'honneur du Sicambre lui interdisaient l'ignoble avarice des commandants romains, et il aurait eu honte de la bassesse comme de la lâcheté. Quelquefois ces officiers et ces généraux de race franque avaient à combattre leurs compatriotes dont les incursions recommençaient de temps en temps. C'était tantôt sur les bords du Rhin, tantôt sur ceux de la Meuse : car plus d'une lutte partielle s'engagea encore depuis cette époque entre les troupes impériales et les Saliens, qui s'étendaient chaque jour au delà du territoire octroyé à leur tribu. Mais après les succès momentanés des légions, le pays finissait toujours par rester aux barbares. 1 Eumemus, Pan. Conslantii, c 2t. 2 Ammien Maucelmn, Le moment approchait d'ailleurs où de nouveaux ennemis, aussi intrépides et plus sauvages que les Francs, devaient ébranler profondément la puissance romaine déjà si affaiblie. Les peuples du Nord, qu'elle avait contenus depuis longtemps au delà du Rhin et du Danube, menaçaient de franchir cette double bar-- rière. Après l'avoir essayé à plusieurs reprises pendant la seconde moitié du quatrième siècle, ils la rompirent enfin au commencement du cinquième, et la Belgique fut une des contrées qui souffrirent le plus de leur débordement. Dès l'an 407, un torrent effroyable de barbares se répandit dans la Gaule septentrionale , ruinant tout sur son passage. Les villes mêmes ne purent pas toujours leur résister; Tongres et Bavai succombèrent, ainsi qu'une foule de cités des provinces adjacentes ; et ce qui avait échappé au fer et au feu dans la première attaque, périt trois ans après dans une seconde invasion. Un fait presque inexplicable, c'est qu'on n'aperçoit aucun effort vigoureux des Tongres ni des Nerviens pour repousser ce fléau. Ces deux nations, naguère si belliqueuses, avaient conservé leur importance, et la dernière fournissait encore six cohortes à l'armée romaine. Mais leurs capitales furent prises et probablement brûlées (car on ne les voit plus se relever dans la suite), sans que le bruit même de leur chute semble avoir retenti autour d'elles. Ainsi tombèrent également plusieurs autres villes de la Gaule romaine : les habitants avaient perdu le caractère viril de leurs aïeux, et un auteur contemporain, qui résidait alors à Trêves , déclare qu'ils voyaient approcher le péril sans songer à se défendre. Mais il n'en fut pas de même des Francs, qui se trouvaient aussi menacés par ces hordes étrangères. Ils essayèrent de les arrêter au bord du Rhin, leur tuèrent vingt mille hommes et ne cédèrent qu'aux forces réunies des deux principales races qui avaient pris part à cette invasion, les Alains et les Vandales. Ainsi éclataient d'une part les symptômes de la décrépitude et d'une mort prochaine chez les populations qui s'étaient laissé absorber dans le monde romain, de l'autre ceux de la vie et de la force chez les tribus qui avaient conservé leur caractère national. Quand le torrent se fut écoulé comme de lui-même, [ il ne fut plus possible aux empereurs de conserver la ] domination nominale qu'ils avaient essayé de retenir jusqu'alors sur les provinces où les Francs avaient été admis comme alliés ou comme vassaux. La notice des s dignités de l'empire, monument curieux qui date de jeette époque, nous montre que les postes les plus avancés des Romains dans la Belgique se trouvaient Idu côté de Boulogne et de Dunkerque, puis à Tournai et dans les environs de Tongres. Il ne leur restait donc plus rien dans les parties de la Belgique où règne aujourd'hui la langue flamande. En effet, la Forêt Charbonnière (c'est-à-dire la région boisée qui s'étendait sur les bords delà Sambre) forma depuis lors la limite méridionale des Saliens, tandis qu'au nord ils n'étaient bornés que par la mer on par d'autres tribus franques qui s'étaient avancées à leur suite. Quant aux- Ménapiens, auxquels la Lys jei'vail de frontière, ils avaient sans doute repris également leur indépendance; car d'un côté nous n'apercevons plus de soldats romains sur leur territoire, BIBLIOTHÈQUE NATIONALE. et de l'autre on s'accorde à reconnaître que la loi sa-lique n'y fut point admise. C'est vers ce temps (420) que les traditions plutôt que l'histoire placent le règne de Pharamond, qui aurait été le premier des rois mérovingiens (soit que ce nom existât dès lors ou qu'il ait été adopté dans la suite). Il est certain que le titre de rois francs1 est donné par les auteurs du quatrième siècle à plusieurs chefs des Ripuaires ou d'autres peuplades, et quoique cette souveraineté douteuse ne paraisse avoir été autre chose qu'un commandement local, elle inarque pourtant que l'unité du pouvoir s'était déjà in-1 troduite au sein de la tribu. Il y avait là sans doute un progrès vers l'ordre et la stabilité, puisque l'obéissance à un chef fixe avait été jusqu'alors presque inconnue à cette race belliqueuse. Mais parmi ces anciens princes francs, on n'en voit pas un seul qui paraisse avoir commandé aux Saliens avant le temps où les chroniqueurs nous montrent Pharamond élevé sur le pavois. Ce serait donc alors que les Sicambres à leur tour auraient substitué à leurs anciens capitaines de cantons, ce chef à vie qui devait réunir toutes [ leurs forces sous la même bannière. Son nom, il est vrai, n'est pas cité par les contemporains; mais ils I parlent bientôt après de Clodion, qui apparaît seul à I la tête de la tribu, et que les vieilles généalogies don [ nent pour le fils et le successeur immédiat du premier J roi. Ainsi de toutes manières la royauté salienne pa-ralt avoir commencé dans les premières années i suivirent la grande invasion des barbares et l'accrois-1 Il est quelquefois remplacé par celui de régules (pclils roi;;, I sement de domination obtenu en Belgique par les Francs. Que l'autorité de ces petits souverains eût des bornes assez étroites, 011 le comprend sans peine : la fiére indépendance du guerrier libre 11e se serait pas humiliée sous la tyrannie d'un maître. Un des successeurs de Clodion fut exilé par ses sujets mécontents ; un autre, le célèbre Clovis, eut de la peine à obtenir que ses soldats lui abandonnassent un vase d'argent qui faisait partie du butin commun. Mais, d'un autre côté, la race royale semble avoir obtenu des Francs un respect suprême. Ses princes sont appelés chevelus par les auteurs romains, parce que dès l'adolescence ils portaient leurs cheveux dans toute leur longueur, en signe de leur rang. Chaque tribu choisissait ses rois; niais toutes les prenaient dans la même famille', de sorte que la majesté de la naissance accompagnait toujours celle du commandement. Quant aux chefs inférieurs, loin qu'ils pussent balancer le pouvoir du souverain, la loi les regardait comme attachés à sa personne et tiran t de lui toute leur importance. Ainsi les codes francs 11e reconnaissent aucun autre privilège que ceux qui résultent du service royal. Ils ne parlent plus de nobles et de grands, mais de leudes 011 fidèles, groupés autour du prince et formant pour 1 C'est là ce qui donnait de l'unité à la nation prise dans son ensemble, en empêchant chaque peuplade de s'isoler. Tant que les Saliens n'eurent point de roi, ils furent comme étrangers aux Ripuaires,qu'ils combattirent souvent: depuis lors,au contraire, il y eut appui réciproque des deux peuples, et plus tard toutes les tribus franques passèrent d'elles-mêmes sous le même sceptre quand il ne resta plus qu'un seul prince du sang royal, Clovis. ainsi dire sa maison, de la même manière que dans l'ancienne Germanie les guerriers d'élite vivaient sous le toit du chef auquel ils s'étaient dévoués Nous voyons même, après la conquête de la Gaule, les dignitaires romains qualifiés par le titre dhôtes clu roi; tant les souvenirs nationaux avaient consacré celte idée que la table du chef est ouverte à ceux qui marchent à sa suite -. Mais le temps était déjà loin où, dans la simplicité des mœurs primitives, la nourriture et les armes formaient la récompense offerte à la bravoure et à la fidélité. L'accroissement de la domination franque avait enrichi surtout les princes et leurs serviteurs : car de même que les chefs antiques avaient eu le droit d'assigner à chaque centaine la terre qui devait la nourrir, de même aussi les nouveaux souverains semblent avoir disposé en maîtres du territoire que la conquête faisait tomber en leur pouvoir. Ils paraissent avoir pris pour règle dans la suite (après l'occupation de la Gaule) de laisser aux anciens habitants leurs propriétés, et de ne saisir que le domaine public.; mais rien n'annonce que dans l'intérieur de la 1 Le mot de leudes paraît signifier gens, et par conséquent les leudes d'un chef étaient ses hommes, comme plus tard les vassaux d'un seigneur, .l'emploierai ce terme dans les chapitres suivants pour désigner l'aristocratie franque, quoiqu'elle nous apparaisse aussi sous d'autres noms, entre lesquels on pourrait hésiter. 2 Presque toutes les institutions de l'ancienne monarchie française reproduisent de même l'ordre établi dans la famille du prince germanique. Ainsi le maire du palais, comme chef de la maison du roi , dirige aussi les forces et l'administration de l'État. Belgique et avant d'avoir dépassé la Forêt Charbonnière , ils eussent observé de pareils ménagements. En effet, l'âge suivant nous montre partout, au nord de la Meuse et de la Sambre et au midi de la Lys, des familles franques en possession d'immenses héritages. Ce ne sont plus les parts du simple guerrier recevant son lot dans le canton salique, mais de véritables seigneuries (quoique ce nom ne fût pas encore créé). Un article ajouté à la loi des Saliens nous indique les différentes espèces de serfs que possédaient les riches leudes. On y dislingue le maire ou directeur du service et de la culture ; les serviteurs attachés au maître, comme son écuyer, son échanson, et l'intendant de son écurie; les artisans de différents genres, charpentiers, forgerons,orfèvres;enfin ceux qui cultivaient la terre et qui gardaient les troupeaux. Chacun de ces grands domaines, appelés villa, d'après l'usage latin, avait donc l'importance d'un de nos villages, et ce dernier mot vient en effet du premier. Nous verrons plus loin que les serfs qui les peuplaient, jouissaient d'une condition assez douce là où dominait le régime germanique; mais dans les contrées de coutumes romaines, ce n'étaient plus que de véritables esclaves que la loi évaluait tout au plus à 55 pièces d'or (environ 400 francs). Tandis que la puissance des barbares se consolidait ainsi, les populations qui appartenaient encore à l'empire, livrées en quelque sorte au sentiment de leur faiblesse et de leur infortune, ne se préparaient pas même à résister aux orages qui grondaient autour d'elles. On a quelquefois supposé que les Tongres se défendirent avec persévérance contre les Francs : mais c'est par suite d'une erreur de nom qui les a fait confondre avec la nation saxonne des Thuringes. Au contraire, depuis la ruine de leur capitale, leur vieux nom national s'obscurcit et fut quelquefois remplacé par celui de Trajectins, du mot latin Trajcctirm, qui signifie passage et qui désignait Maestricht. Cette dernière ville servait en effet de refuge aux débris de la nation et à ses évéques ; car le christianisme s'y était introduit dès une époque très-reculée. Elle conservait quelque importance, comme l'indiquent ses monuments religieux; mais on ne sait pas même quand elle fut forcée de se soumettre aux rois chevelus. Cambrai était devenu la métropole des Nerviens, qui n'avaient plus de ville en Belgique. La vieille cité de Tournai, qui dominait la rive gauche de l'Escaut, était la seule qui eut réparé ses ruines après l'invasion des Vandales en 407. Les chroniques franques lui assignent le premier rang, et elle fut bientôt après le séjour favori des princes saliens. Mais, par une exception étrange, et qui ne peut être attribuée qu'au voisinage et au contact des Belges maritimes, cette ville marchande était également la seule qui n'eût pas encore embrassé la foi chrétienne. Elle ne s'y convertit pleinement que vers l'an 480, c'est-à-dire peu d'années avant les Francs eux-mêmes. II serait difficile d'admettre entièrement l'assertion d'un auteur de ce temps (Salvien), suivant lequel le peuple, dans les provinces romaines, désirait alors appartenir aux barbares et leur tendait les bras. Toutefois on se trouverait presque forcé de le croire, quand on voit s'accomplir si facilement la con- quête de ces dernières cités. Le Salien Clodion ayant dépassé une première fois la Forêt Charbonnière, l'année impériale accourut et le fit reculer. Il prit [mieux son temps quelques années après (442). et entra sur le territoire romain dans un moment où l'ar-Imée défendait d'autres parties de la Gaule. La première place devant laquelle il se présenta, fut Tournai, et il semble n'avoir pas même eu besoin de la forcer [pour en prendre possession. Il se rendit ensuite à Cambrai et en devint maître sans plus d'efforts. Déjà la conquête de la Belgique moderne élait achevée : celle de la Gaule fut accomplie quarante ans plus tard par Clovis. Dès lors se trouva établie cette puissante monarchie franque que les siècles suivants devaient consolider, et qui, outre la France actuelle, comprenait aussi les provinces belges. CHAPITRE VIII. Mœurs germaniques conservées par les Francs après la conquête de la Gaule. — Corruption qui s'introduit parmi eux. — Effet puissant de leur conversion au christianisme. — Celle des Belges maritimes. — Institutions barbares qui survivent aux croyances païennes. — Opposition des divers principes sur lesquels devait reposer la société au moyen âge. Après la- conquête de Tournai par les Saliens, un nuage s'étend sur l'histoire du reste de la Belgique. En effet cette ville seule attirait encore l'attention des écrivains du siècle suivant, grâce au souvenir des successeurs de Clodion dont elle avait été le séjour, et à la force de ses murailles qui en faisaient un lieu de sûreté. Mais l'intérieur du pays, où l'idolâtrie régnait encore, demeurait pour ainsi dire inconnu à la Gaule chrétienne, et les populations converties à la foi, qui se trouvaient sur les bords de la Meuse (du côté de Tongres et de Maestricht) étaient comme enfermées entre la région des païens et les solitudes Frâlcgonde arrêté par les Francs, de l'Ardenne et de la Forêt Charbonnière. De là l'obscurité qui nous dérobe toute connaissance des hommes et des choses de cette époque, excepté ce qui concerne Tournai. Une scène sanglante dont cette ville fut le théâtre vers l'an 590 fait ressortir le caractère barbare que conservaient les mœurs franques. Deux jeunes gens de race salienne, dont l'un avait épousé la sœur de l'autre, s'étaient pris en aversion. Ils se rencontrèrent, tous deux bien accompagnés, et engagèrent un combat si furieux que des deux troupes il ne survécut qu'un seul homme. Aussitôt leurs parents , devenus ennemis, remplissent la cité de leur ressentiment, et comme on craignait qu'il n'en résultât de plus grands malheurs, la reine Frédégonde, alors réfugiée à Tournai, s'efforça de les réconcilier. Mais ses prières furent inutiles ; car un préjugé orgueilleux exigeait que le sang coulât pour la vengeance. Alors la princesse, offensée à son tour, résolut la mort de ceux qui s'étaient montrés implacables. C'étaient trois des principaux du pays, appelés Charivalde, Leodovahle et Waldin. Elle les invite à un grand repas, les fait asseoir l'un près de l'autre, attend que le vin ait endormi la vigilance des gens de leur suite, et, quand elle les voit isolés, elle les fait massacrer à coups de hache par trois esclaves apostés pour ce crime. Peu s'en fallut toutefois que leur sang ne retombât sur elle. Les parents des victimes s'armèrent à leur tour, enfermèrent étroitement la reine, et voulurent la traîner au supplice. Mais avant que les hommes qui demeuraient hors de la ville eussent été réunis poulie jugement de Frédégonde, elle fut délivrée par quel- ques-uns de ses partisans et s'enfuit dans une autre cité Si les Francs de Tournai, déjà chrétiens depuis cent ans, et vivant sur la frontière de la Gaule romaine, gardaient encore si fidèlement les rudes et sanglantes coutumes des vieux Sicambres, on conçoit sans peine que dans l'intérieur de la contrée, au sein du paganisme et des usages primitifs, le droit de l'épée régnait d'une manière aussi absolue que dans la Germanie antique. A cet égard, les preuves sont surabondantes, et, à côté des guerres privées, les âges suivants nous offrent l'enlèvement des captifs qu'on faisait vendre au loin quand leurs proches ne se bâtaient pas de les racheter. Mais ces mœurs violentes étaient aussi familières, comme on l'a déjà vu, aux tribus maritimes qu'aux Saliens eux-mêmes, et elles trouvaient une sorte de correctif dans les nobles idées d'honneur et dans les vives affections de famille qui s'étaient développées chez le Germain barbare. Il nous reste un portrait des Francs du Bra-bant vers l'an 650, qui, sans être tracé par une main amie, leur donne un aspect assez imposant. C'étaient, dit l'écrivain 2, des hommes d'une race superbe, d'un costume distingué, de manières et de langage hono- ' La fin de ee récit, qui est emprunté à Grégoire de Tours (Flist. Fr., X, 27), oiïre quelque obscurité. D'un coté les Francs firent appeler le roi Cbildebert; de l'autre ils convoquèrent le peuple de la campagne, c'est-à-dire les hommes de leur race établis sur le territoire conquis. Le jugement devait-il être déféré à ces derniers, ou au roi, ou au peuple présidé par le souverain? La dernière opinion est la plus probable. s Le biographe de Saint-Liévin, qui écrivait vers l'an 1000, mais d'après un original plus ancien. rables, guerriers vaillants et habiles, exerces à tout ce qu'exige la vie mondaine. I! ajoute, il est vrai, que tous étaient souillés par l'adultère, la rapine, le parjure et le meurtre ; mais on doit se rappeler que ce sont des païens et des barbares jugés au point de vue du chrétien et de l'homme civilisé. Un exemple expliquera dans quelles méprises on risquerait de tomber en prenant toujours à la lettre des imputations de ce genre. Saint Bavon, qui portait d'abord le nom d'Allowin, était un des Francs les plus riches et les mieux apparentés de la Belgique. Possesseur de grands domaines au bord de l'Escaut et de la Lys, il avait fait la guerre aux gens de la rive opposée, et vendu en pays étranger un Gantois son captif. Les contemporains, auxquels rien ne paraissait plus simple qu'une pareille action, l'ont indiquée sans commentaire : mais un biographe qui vint quelques siècles plus tard, en conclut que le noble Salien avait commencé par être un brigand (prœdo ). Il y a toutefois quelques points sur lesquels on ne peut guère atténuer les reproches faits aux Francs après leurs victoires. Le premier est l'incontinence qui semble être devenue générale parmi leurs chefs. Ils n'avaient plus ici l'excuse des usages ou des exemples nationaux, puisque la chasteté était une des vertus les plus remarquables du Germain. Répudier ou trahir une épouse ne fut cependant qu'un jeu pour les j conquérants de la Gaule, qui, dans l'ivresse de leur j bonne fortune, ne savaient plus mettre de frein à aucune de leurs passions. L'ambition et la perfidie qui éclatèrent à la fois chez les grands avaient la même origine. Une avidité plus grossière entretint chez le peuple les abus de la boisson déjà trop fréquents du temps de Tacite. Il est évident, pour quiconque suit avec attention les effets de la conquête sur le caractère de la race victorieuse, qu'elle se fût complètement corrompue et dégradée sans l'influence salutaire du christianisme. Dès les dernières années du cinquième siècle de notre ère, une partie des Saliens avaient embrassé la foi catholique, à l'exemple de Clovis. C'étaient probablement ceux qui habitaient les provinces déjà chrétiennes : mais les populations du nord de la Belgique, les Francs de la Toxandrie et ceux même (lu Brabant, ne renoncèrent pas encore aux superstitions de leurs ancêtres. Wons voyons même sous Chlotairc, fils de Clovis, des leudes chrétiens et païens prendre place ensemble à un banquet royalCependant le christianisme devint bientôt la religion de toutes les grandes familles qui, en raison même de leur rang et de leur richesse, prenaient part aux guerres et aux commandements, à la vie du palais et aux bénéfices de la conquête. Il ne resta de païen que la masse ignorante et obscure dont la condition primitive avait à peine changé. On peut croire que dans le principe la ferveur des nouveaux convertis n'eut qu'un effet médiocre sur leurs habitudes hautaines et violentes ; car on ne voit guère éclater pendant le sixième siècle les marques d'un grand zèle religieux. Mais à partir de l'âge suivant, la foi produit des miracles chez ces races héroïques. Un grand nombre de seigneurs francs, après une jeunesse passée dans l'éclat du pouvoir, se 1 Vita sancli Vcdasti, c. 6. MOEURS, USAGES ET FETES DES BELGES. consacrent tout à coup à la vie monastique, donnent leurs biens à l'Église, et vont, la cognée à la main, s'ouvrir un asile dans l'épaisseur des bois, pour y passer leurs jours dans la prière et dans l'humilité. On se lasserait à faire rémunération des fondations pieuses qui se multiplièrent alors dans le midi de la contrée ; disons, pour les résumer en un mot, que la moitié de la Forêt Charbonnière tomba dès ce temps sous la hache des moines, qui devaient abattre le reste quelques siècles après. De grandes abbayes de femmes, surtout celles de Nivelles et de Mons, s'élevèrent aussi dans les mêmes parages et reçurent la part de pouvoir nécessaire à leur indépendance. Des ducs et des comtes, leurs épouses, leurs filles, en général tout ce qui tenait un rang glorieux, tout ce qui possédait le territoire et les richesses, se signalait par ■ le culte des choses sacrées; et suivant l'expression prologue ajouté à la loi salique, les Francs qui trouvé les reliques des saints dans la pous-les enchâssèrent dans l'or. Ce fut pendant cette période que la foi se répandit les contrées du littoral. L'ancienne Ménapie, s'était jadis alliée aux Saliens, se trouvait bien dans la monarchie franque, mais sans avoir les institutions et les croyances qui lui étaient . Ses habitants, qu'on trouve quelquefois ap-les Francs maritimes adoraient encore leurs idoles, parmi lesquelles les chroniques assi-le premier rang à celle de Mercure. Il y eut 1 Arnulfus quoque cornes (Flandrïœ) et cceleri Franci maritimi. Fi.odoabd, ad ann. 925. C'est ainsi que les capitulaircs disent : 11 In Flandriâ, Mempisco et cœteris maritimis locis. » De là te même des cantons qui passèrent dans la ligue des tribus frisonnes, ligue païenne et hostile aux Francs, qui s'étendit le long des côtes zélandaises jusqu'à Bruges. Malgré tous les obstacles que cet état de choses offrait à la propagation du christianisme, il pénétra dans ces parages pendant le sixième siècle, et n'y fut pas plutôt introduit qu'il triompha de tous les obstacles. Et cependant rien ne peint mieux la liberté anar-chique qui s'était maintenue dans ces contrées que la manière dont les premiers missionnaires chrétiens furent d'abord repoussés par la population. Bien qu'un saint zèle animât les hommes religieux qui avaient entrepris de conquérir ce pays à l'Evangile, la plupart reculèrent devant l'attitude menaçante des habitants. En effet la protection royale, qui leur était accordée, ne suffisait pas même pour les protéger contre la fureur populaire. Saint Amand, qui fut le principal titre de duc de la France maritime, affecté par d'anciens comtes de Flandre. Mais cette France maritime avait-elle toujours été en lionne intelligence avec l'autre ? La plus ancienne chanson de geste du moyen âge assure que Bégon et son frère Garin, Fromont le comte, Guillaume de Montclin, Flandres acquitrcnt avec le roi Pépin. (ginik le Loiiéium, c. XXI.) Le poëte me parait nommer ici Pépin le Bref pour Pépin de Landen, mais, celte erreur corrigée, je tiens l'assertion pour vraie, car avant G20 l'ancienne Ménapie n'ohéit pas aux Mérovingiens, et le comte franc de Tournai n'ose pas prêter main-forte à saint Amand contre les Gantois. Plus tard, au contraire, l'autorité royale y est reconnue sur toute la côte. apôtre de la Flandre, ne réussit à toucher les Gantois qu'après avoir été souvent maltraité d'une manière cruelle. Saint Liévin périt sous les coups des païens du Brabant. Quant à ceux de la Campine, on n'acheva de les convertir qu'au onzième siècle. Il semblerait qu'à mesure que la religion pénétrait ainsi chez ces populations indociles, elle dût y répandre des idées d'ordre et de paix, favorables au progrès de la civilisation. Telle fut en effet la pensée des rois francs qui essayèrent de proscrire, au nom de la loi divine, les usages barbares que nous avons signalés. Ils interdirent la vengeance, les défis publics, le rachat du crime à prix d'argent, en un mot toutes les coutumes qui substituaient l'honneur et l'intérêt des familles aux droits suprêmes de la justice. La seule concession qu'ils voulurent faire aux mœurs germaniques fut l'adoption des épreuves judiciaires en usage dans le Nord. Une chaudière fut suspendue au mur de chaque église 1, pour que l'accusé prouvât son innocence en plongeant impunément la main dans l'eau bouillante. On faisait aussi rougir un fer dont il devait supporter l'action. C'était transporter parmi les institutions chrétiennes les préjugés de la barbarie; mais on ne doutait pas de l'intervention divine en faveur du bon droit, et les ordalies des vieux Germains se perpétuèrent sous cette forme à demi nouvelle. Quant au reste des innovations essayées par les Mérovingiens, elles n'eurent que très-peu d'effet en Belgique, jusqu'au temps de Char- 1 Telle est la disposition précise de la loi frisonne : les capitu-laires des rois francs marquent l'existence de l'épreuve dès le vit siècle, mais sans en donner la forme. lemagne. Le christianisme améliorait le caractère du peuple, épurait ses penchants, faisait naître de grandes vertus et des dévouements sublimes; mais son empire n'allait guère jusqu'à désarmer le ressentiment de l'offensé. L'orgueil sauvage de l'homme du Nord mêlait le culte sanglant de l'honneur aux croyances pieuses qu'il avait plus récemment adoptées. Il s'agenouillait pour recevoir la bénédiction du prêtre ; mais il n'eût pas supporté un outrage, même de celui devant lequel il s'était agenouillé. C'est ainsi que l'évéque saint Lambert paraît avoir été massacré par un des leudes de son diocèse, à la suite d'une de ces guerres de famille qui imposaient aux parents des morts le devoir barbare de la vengeance. Comme l'histoire de ce meurtre a été racontée avec détail par un contemporain (le diacre Godeschalc), elle nous offre l'image fidèle des mœurs de l'époque et mérite d'être répétée. Il s'éleva, dit le biographe, deux méchants hommes, Gall et son frère Riold, dont la fureur fit tant de mal à l'église de Maestricht, que nul ne pouvait les souffrir. Il n'y avait aucun moyen de leur échapper. Les amis de l'évéque, pleins de colère et de tristesse, excités par le malheur et accablés par l'humiliation, les tuèrent comme ils l'avaient mérité. Mais Gall et Riold laissaient un cousin germain, Dodon, qui avait de grands biens et auquel obéissaient de nombreux serviteurs. Apprenant la mort de ses cousins, il rassemble une troupe considérable d'hommes vaillants à la guerre, et court attaquer l'évéque lui-même clans sa villa de Leodium (qui devait être le berceau de Liège). Saint Lambert y était arrivé le soir précédent, avec quelques-uns de ses proches, et avait passé une partie de la nuit en prière. Au lever du soleil, le serviteur qui était chargé de veiller auprès de lui, sortit de la maison. De la plate-forme où elle se trouvait située, il aperçut les bandes des ennemis approchant par troupes. C'étaient un très-grand nombre de gens de guerre portant le casque, la cuirasse et le bouclier, armés de lances, d'épées, d'arcs et de flèches. Us forcèrent les portes de l'enclos, rompirent les barrières et les haies, et se mirent à monter vers la maison. Le serviteur courut avertir le prélat, qui, sautant du lit, pieds nus, saisit une épée comme un guerrier valeureux; mais il la jeta bientôt à terre, disant : « La fuite peut me sauver : si je reste, il faut mourir ou vaincre ; mais ma victoire à moi n'est pas douteuse : car il me vaut mieux mourir dans le Seigneur que de porter la main sur les méchants. » Comme il parlait ainsi, les ennemis arrivèrent à sa porte, frappèrent la muraille de leurs lances, et quelques-uns même entrèrent ; mais Pierre et Audolec, neveux de les chassèrent, et le dernier lui dit, sans doute pour l'engager à combattre : « Monseigneur, entendez-vous ces impies crier là dehors : Mettons le feu au bâtiment pour qu'ils y soient brûlés vifs. » Il répondit à ses neveux : « Souvenez-vous que vous avez été complices du meurtre précédent, et subissez la juste peine de votre injustice. Ce n'est pas à moi qu'il faut venir : allez à eux et recevez, par le jugement de Dieu, la mort que vous avez donnée. II vaut mieux livrer votre corps aux tortures et ne pas souiller vos mains, afin que votre âme soit sauvée. » 94 BIBLIOTHÈQUE NATIONALE. Audolec répliqua : « Eh bien, reprenez la lecture de vos livres sacrés, et qu'il soit de nous ce qu'il plaira à Dieu! » Alors les meurtriers entrèrent, et massacrèrent tous ceux qui se trouvaient dans l'édifice. C'était presque sur les domaines du fameux Pépin d'Héristal, maire du palais et alors tout-puissant, que s'étaient accomplies ces affreuses représailles. Il professait une haute vénération pour le saint évéque et pouvait châtier ses assassins en les expulsant du moins de sa maison, où jusque-là leur chef avait tenu le premier rang. Il les laissa pourtant impunis, comme si leur attentat lui eût paru légitime. Bien plus, les habitants désolés de Macstricht n'osèrent pas même élever un tombeau somptueux au pasteur qu'ils pleuraient; c'eût été courir le risque d'offenser Dodon et braver sa vengeance. Ils déposèrent sans bruit et précipitamment le corps de leur pasteur dans le sépulcre de sa famille, tant ils connaissaient l'humeur implacable du Franc ! tant ils savaient que rien de sacré ne désarmerait sa haine! Du contraste de cette violence barbare et de cette piété sincère devait résulter dans les siècles suivants un état de choses mixte, qui offrirait l'étrange association des lois morales du christianisme et du règne sanglant de l'épée. Tel est en effet le caractère dis-tinetif de la société du moyen âge, dont ces premières époques avaient en quelque sorte assis les bases, et dont nous allons voir le développement se poursuivre. CHAPITRE IX. Organisation île la propriété sous les Francs. — La mansc ou part île douze bonniers. — La case principale. — Cour, vergers, jardins. — Agriculture. — Ateliers de femmes. — Conséquences politiques de l'état de la propriété. — Les serfs traités cil esclaves. — Les vassaux soumis au seigneur. — Puissance des familles libres. Autant la période franque offre de confusion et de désordre dans les éléments moraux de la vie sociale, autant elle nous montre d'uniformité dans l'arrangement matériel des choses. La propriété foncière, si longtemps repoussée du monde germanique, mais qui s'était développée avec la conquête, devenait peu à peu la base de la nouvelle organisation. Son élément le plus simple était la manse c'est-à-dire une 1 Mot à inot l'habitation. On appelait le terrain mansum et la demeure qu'on y élevait mansio. De ce dernier mot vient celui de maison. certaine quantité de terrain, occupée par une seule famille. Un usage à peu près général en Belgique en portait l'étendue à douze bonniers, ce qui répond presque au même nombre d'hectares et à la grandeur ordinaire de nos petites fermes. La fixité assez constante de cette mesure permet de croire que telle avait été chez les vieux Germains la part de terre la- I bourable assignée à chaque homme dans la division I annuelle du canton, et qu'ainsi se perpétuait, sous le régime de la propriété personnelle, quelque reste de l'antique égalité. Mais ces parts modestes, insuffisantes pour l'ambition des conquérants, n'étaient I guère celles des familles de race salienne, et nous I voyons dans les lois sur le service militaire que I quatre manses fournissaient un seul combattant, I preuve certaine qu'en général la propriété du Franc I s'élevait au moins à celte quantité. En effet les concessions royales ou les paris de terrain assignées jadis aux vainqueurs, et dont se I formèrent les domaines de leurs descendants, sem- I blent avoir été d'abord composées d'une ou plusieurs « anciennes villa qui conservèrent ainsi leur nom et I leurs limites. Les lots de douze bonniers, tels que nous les apercevons plus tard, ne sont point l'héritage du Ieude, mais une subdivision établie par lui-même I dans cette villa dont il est le propriétaire. Elle a pour I premier but l'établissement des serfs, qui dans les lia- I bitudes germaniques sont de véritables colons de- I meurant sur leur part de terrain et ne devant qu'un I tribut fixe ou un travail déterminé. Sans doute I l'exemple des Romains avait appris aux Francs à s'é- I carter quelquefois de cet usage, pour tenir une partie I de leurs serviteurs dans une dépendance plus immédiate et plus complète ; mais en Belgique, où les Saliens avaient trouvé les campagnes peuplées par des hommes du Nord, la servitude s'était conservée sous sa forme primitive sans se confondre avec l'esclavage. Le serf agricole avait sa case et son champ, et c'était par cette classe de cultivateurs que la plus grande partie des manses se trouvait occupée. D'autres devenaient la demeure d'hommes libres qui, manquant de terres, engageaient leur foi et leur épée à celui qui les recevait sur son domaine, comme les vieux Germains promettaient service au chef dont ils venaient habiter la maison. Chaque villa avait donc un véritable sei-Wgneur (et ce nom est en effet employé dans les lois | à partir du sixième siècle), c'est-à-dire un propriétaire ! du sol. à qui les autres habitants étaient attachés par Sun lien fixe. Le morcellement des héritages pouvait H seul troubler quelquefois la régularité de cet ordre [de choses : mais le plus souvent chaque domaine restait entier, les familles conquérantes étant devenues |si riches que leur ambition se contentait mal de parts médiocres Aussi voyons-nous peu de manses tenues librement par la postérité des premiers possesseurs : presque toujours elles ont été accordées aux deux classes que nous avons citées plus haut, celle des serfs, et celle des Francs restés pauvres après la conquête. Ces derniers étant de condition libre, celui qui 1 Les Francs appauvris s'engageaient eux-mêmes au service des autres, tandis que ceux dont la fortune avait grandi achetaient des villa entières, comme le prouvent les formules et les chartes. les a reçus dans sa villa n'exige d'eux pour redevance qu'une certaine part de leurs moissons, et souvent aussi quelques travaux agricoles, comme le labourage d'un champ, la coupe et le transport des foins d'une prairie. Aux serfs, au contraire, il impose principalement la corvée, c'est-à-dire l'obligation de travailler pour lui trois jours par semaine, et leurs femmes sont forcées de filer, de tisser, quelquefois même de brasser la bière ou de cuire le pain pour sa maison Essayons de pénétrer dans cette maison seigneuriale qu'on appelait la mattresse-manse ou la maîtresse-case, et qui devait avec le temps se transformer en château. Elle était le plus souvent construite en bois5 et n'offrait à l'intérieur qu'une seule salle, à laquelle attenait une grande cheminée en pierre. Mais à côté de cette salle unique se trouvaient ménagées dans les principales habitations une chambre, ou même deux, et dans les résidences royales nous en découvrons jusqu'à trois. La cuisine, la boulangerie, les cases des serviteurs attachés à la maison, et qui étaient en partie des esclaves, formaient alentour autant de petits bâtiments séparés. Plus loin s'élevaient les granges, les écuries et les étables. Tous ces édifices se trouvaient compris dans un même enclos qui portait le 1 Dans le cartulaire de l'abbaye de Saint-Berlin, la femme libre paye aussi une redevance en étoile : seulement la quantité est de moitié plus faible. ! Dumum re'jalem ex ligno ordinabiliter constructam (capil. anni 800). Les détails qui suivent sont tirés principalement du même capitulairc et de celui qui règle l'entretien des villt royales. nom de cour, et qui était soigneusement fermé tantôt par une forte haie, tantôt par un fossé et un rempart de terre. On n'y entrait que d'un seul côté, en passant sous une porte solidement construite en pierre ou en bois, et qui en défendait l'approche. Au delà régnaient les jardins et les viviers, qui avaient aussi leur forte clôture. Cette deuxième enceinte donnait sur les champs dont le maître s'était réservé la possession, sur les cultures de ses serfs, sur les prairies où paissait son bétail. Ordinairement le paysage était borné par quelque forêt, où ses porchers avaient aussi le droit de pénétrer. La richesse du propriétaire consistait surtout en moissons et en troupeaux. Comme en général on ne cultivait que les terrains fertiles, les récoltes étaient abondantes. Mais on élevait moins de bêtes à cornes (pie de chevaux, ce que semblent expliquer les habitudes de chasse et de guerre héréditaires chez les Francs. En revanche les brebis se comptaient par centaines, et il en était de même des porcs, dont la chair préparée de diverses façons, semble avoir été alors la nourriture la plus recherchée. La volaille était aussi abondante, et s'élevait surtout autour de la maîtresse-case et des moulins, où son entretien était plus facile. L'usage voulait encore qu'une terre importante ne manquât ni de pigeons, ni de perdrix, ni de cailles, ni de tourterelles, ni même de paons et de faisans. On ne mettait pas moins de prix au choix J et à la délicatesse des fruits que donnait le verger. Charlemagne cite dans un de ses capitulaires plusieurs variétés de pommes, dont les plus estimées (la gormarine et la géroldine) semblent indiquer par leur nom que c'était à des Francs qu'on en devait la culture. Il désigne en même temps les plantes qui garnissaient les jardins, et qui étaient en très-grand nombre, les unes recommandables par leur beauté, les autres par leur parfum ou par leurs vertus médicinales. L'organisation du travail dans la villa était bien moins imparfaite qu'on ne serait porté à le croire. L'ouvrage des champs était dirigé, ainsi que nous l'avons déjà vu, par le maire ou mayeur, serf préposé à d'autres serfs , comme sous les Romains le fermier esclave (villicus). Le soin avec lequel étaient entretenus les bâtiments et les clôtures, la distinction régulière des différentes sortes de travaux, les amendements donnés aux terres 1, prouvent l'état florissant de l'agriculture. Les autres industries, sur lesquelles nous avons moins de détails, étaient exercées par des artisans dont chacun se bornait à la sienne, et qui étaient placés en dehors de la surveillance du maire. Quant aux femmes, elles travaillaient en commun dans un atelier appelé gynécée, d'après un mot grec que l'usage avait rendu latin. Elles y fabriquaient des étoffes de lin et de laine, et les règlements relatifs à ces tissus indiquent combien leur tâche était compliquée. Elles employaient le vermillon, la garance et la guède pour la teinture, les peignes et les chardons pour le cardage, le savon et la graisse (cette dernière substance tenant lieu 1 II est curieux de voir ces amendements importés de Belgique en France par Charlemagne. « Margila non trahebatur, quœ lempore avi noslri trahi cœpit. » (Edict. l'ist., c. 29.) d'huile) pour les préparations qu'exige la draperie. La mairesse présidait à toutes ces opérations, et le seul atelier où nous introduisent les documents de l'époque était peuplé de vingt-quatre ouvrières. Cet état de choses, où les débris de la civilisation romaine se mêlaient aux vieux éléments de la vie barbare , laissait subsister en apparence les formes de la société germanique, mais il devait en altérer les principes. En effet la liberté primitive des guerriers du Nord n'avait pu se perpétuer qu'à la faveur des j institutions qui assuraient à tous les mômes moyens d'existence. Dès que la conquête eut donné aux Francs des parts inégales et quelquefois immenses, leur nouvelle position amena des habitudes nouvelles; | les conditions et les besoins de la propriété devinrent peu à peu la règle de la vie sociale, et de là naquirent les institutions qui dominèrent au moyen âge. Le premier effet de cette grande extension qu'avait prise le domaine fut la dépendance plus complète où tomba le serf. On se rappelle que l'homme de cette classe, appelé laet ou Iète, n'était point un esclave, dans le sens que nous donnons encore à ce mot, mais un colon payant simplement une sorte de fermage I pour sa terre, soit qu'il l'acquittât en blé, en bestiaux ou en travail. Les lois des Frisons et des autres peuples maritimes lui reconnaissent encore les mêmes droits personnels qu'à l'homme libre : seulement I elles permettent de racheter à moitié prix l'injure qu'on lui a faite. On ne peut douter, d'après certaines dispositions des lois salique et ripuaire, qu'il n'en eût été à peu près de même chez les premiers Francs; mais après la conquête de la Gaule, nous voyons bien- 9. tôt la classe servile condamnée à subir des châtiments corporels 1 au lieu d'amendes. Ainsi le laet belge qui se trouve en terre frisonne (comme ceux qui habitaient près des bouches de l'Escaut) payera la valeur de vingt-cinq bœufs, s'il a été coupé une tète plus élevée que la sienne; mais en pays franc, il sera peut-être étendu sur le chevalet et battu de verges pour lin simple vol : car la législation ne distingue plijs entre lui et l'esclave véritable, tel qu'en renferme aussi la villa, puisqu'elle est d'origine romaine et que le guerrier franc y a ramené des Gaulois captifs, Mais ce n'est pas encore assez que les serfs essuient cette dégradation : il faut que l'intendant du maitre, l'économe de sa maison, ait le pouvoir d'employer ce fouet dont la justice vient de s'armer contre eux : car la corvée mal faite équivaut à un vol pour le propriétaire. Aussi est-ce cet intendant qui devient le juge local. Ouvrons le fameux capitulaire de Charlemagne sur la régie de ses domaines ; voici comment parle le souverain : « Que mes juges aient soin de garnir mes vergers d'arbres, d'entretenir mes étangs, de mettre en bon état mes étables de toute espèce; qu'ils se munissent de bonnes semences, et qu'ils s'assurent de la propreté avec laquelle seront préparés le lard, le fromage et le beurre; qu'ils exigent de mes serfs la restitution de ce qu'ils m'auront dérobé, ou fait perdre par leur négligence ; et quant au châtiment, qu'il consiste en coups de verges!» En effet, le maître s'appauvrirait lui-même s'il dé- 1 Tacite remarque expressément que le serf germanique n'e-tait pas soumis au fouet. pouillait ses colons. Mais qu'on ne pense pas qu'il soit question ici d'un droit exceptionnel donné par le prince aux officiers qui régissent la fortune royale : tous les villages du territoire franc sont ad-I ministres au moyen âge par les gens du seigneur, | qui exercent encore la même magistrature domestique. Si le serf est ramené au niveau de l'esclave romain, j l'homme libre, quand il ne possède point de terre, descend presque à la condition servile : car il n'obtient une manse dans un domaine étranger, qu'en faisant au possesseur une promesse de fidélité, qui l'attache à lui pour toute sa vie. Voici quelle était au sixième siècle la forme de cette promesse, telle que la prononçait celui qui, suivant l'expression alors adoptée, « se mettait en commande '. » « N'ayant, disait-il, ni de quoi me nourrir, ni de quoi m'équiper, j'ai résolu de me mettre sous votre protection. Vous me donnerez pour ma nourriture et mes vêtements ce que méritera mon zèle, et je vous servirai, autant qu'il sied à un homme libre, ma vie durant. » Les j obligations qu'il contractait par cet engagement variaient dans leur étendue, suivant les usages de chaque province ou les conventions stipulées dans cha-| que cas ; mais le service militaire en formait toujours une partie essentielle : car le guerrier qui s'établissait sur le terrain d'autrui acceptait le même rôle que [ celui qui autrefois entrait dans la maison d'un chef, 1 On a traduit quelquefois le mot latin commendare se par se recommander : mais à cette époque il signifiait se livrer, se remettre à quelqu'un. pour lui servir de compagnon. Ce titre primitif se conservait dans celui de vassal, en flamand gcsel, dont la signification est la même et le champ dont la jouissance était accordée à l'homme qui s'engageait ainsi représentait son salaire. Mais quoique égal par la naissance au Franc qui le recevait sur sa terre, il devenait alors son subordonné et passait sous sa juridiction, sinon absolue, du moins partielle Il devait donc arriver à la longue, et il arriva en effet, que ces Francs pauvres, placés dans une dépendance que chaque jour rendait plus complète, perdirent presque tous les privilèges de leur liberté, dont on ne trouve plus de traces au bout de quelques siècles. Ainsi la vieille race des conquérants de la Gaule finit par n'être plus représentée que par la classe qui conservait la propriété suprême du territoire elles droits qui s'y trouvaient attachés. Celte classe, qui devenait déjà seigneuriale, affectait encore le titre de libre, le seul que prissent ses membres les plus puissants, lorsqu'ils n'occupaient aucune charge publique; et comme elle se trouvait assez forte pour conserver les habitudes d'indépendance nées dans les forêts de la Germanie, il était difficile que le pouvoir royal se maintînt vis-à-vis d'elle. En effet, chacun de 1 On appelait même les vassaux d'un seigneur huys-genoten, 011 membres de la maison. 2 Qui vassis noslris aut rAninus suis se commendavcrv.nl d ab eis terras ad hàbitandum acceperunt, sub guali convenientià acceperunt, posaideant. Qui sccum habitare feccril utatuii eoboii servitio, et l1ceat illi eos distiungehe ad justitias FAC1EK1>*s. (Edits de Louis le Débonnaire, pro Ilisp.) ces riches Francs, souverains dans leurs domaines, ne pliait qu'avec répugnance sous l'action d'une autorité supérieure, et tendait au contraire à s'isoler de plus en plus dans sa domination locale. Tel fut le principe de l'anarchie et du morcellement qui menacèrent de replonger l'époque suivante dans la barbarie. CHAPITRE X. L'autorité ilu seigneur sur ses fidèles prévaut sur cfcllc du roi. — Établissement graduel de l'ordre féodal. — Ses conséquences funestes pour les serfs. — Résistance des villes à la féodalité dans l'intérieur de la France. — Les gildes apparaissent dans la Belgique maritime. — Preuves de la fidélité des anciennes populations à leurs coutumes propres. — Importance de ces populations. — Origine de leurs villes. — Le principe de la cité marchande contraire à celui de la féodalité. Le droit de seigneurie attaché à la propriété foncière semblait èlre un principe naturel d'ordre et de gouvernement, puisqu'il établissait sur chacfue point un pouvoir fixe qui avait ses racines dans le sol même. Cependant il produisit la confusion et l'anarchie, parce que ce pouvoir local se trouva partout assez fort pour tendre à l'indépendance et à l'usurpation. En effet, les officiers royaux qui présidaient à l'ordre public dans chaque province ou dans chaque canton, se trouvèrent en face de leudes qui avaient leurs propres vassaux prêts à les défendre envers et contre tous. II est vrai que les lois ordonnaient à l'homme libre de délaisser son seigneur quand celui-ci résistait au prince; mais cet ordre ne pouvait être écouté; car celui qui tenait sa manse et tout son avoir du possesseur d'un domaine, n'avait garde de violer l'engagement qui assurait son existence et celle de sa famille. Les idées même qu'on se faisait encore de l'honneur du vassal ne lui eussent pas permis de trahir le chef qui le nourrissait, et ce devint un axiome que la législation fut forcée d'admettre que « le parti où l'on se range dépend du pain que l'on mange. » Aussi, les capitulaires de Charle-magne reconnaissent-ils que les gouverneurs de canton et môme de province ne sont pas toujours assez forts pour faire justice d'un homme puissant, el qu'en pareil cas c'est au souverain à intervenir personnellement. Mais le souverain à son tour était-il sûr de se trouver vainqueur s'il engageait la lutte contre un certain nombre de riches leudes? Les ancêtres de Char-leinagne lui-même, avant d'aspirer au trône, avaient maintefois tenu la royauté en échec. C'était une maison opulente qui possédait des biens immenses sur les deux bords de la Meuse, et qui pouvait armer tant de vassaux qu'elle était comme maîtresse absolue de la Hesbaie, de l'Ardenne et des cantons voisins. Pour s'assurer le service de ces races redoutables, les princes étaient contraints de leur conférer les honneurs et le pouvoir. Elles en devenaient plus indépendantes encore, puisque l'autorité qui aurait pu les contenir se trouvait entre leurs mains ; mais si on voulait la leur retirer, elles se croyaient spoliées et cherchaient à la ressaisir par la force. Or, ces exigences mêmes du leude qui prétendait conserver les fonctions dont il avait été revêtu, étaient conformes aux notions de droit politique admises parmi les Francs. Le roi n'était pour eux que le chef suprême dont le service était réglé par l'usage général ; et comme le fidèle qui s'engageait envers un seigneur quelconque jouissait pour toute sa vie de la « consolation, » c'est-à-dire des avantages matériels qui étaient le prix de sa fidélité, il semblait que l'emploi et le rang obtenus du souverain par un vassal devaient aussi former comme son apanage jusqu'à la mort. Perdre la charge dont on avait joui, c'était sortir de la maison du prince, et l'on n'en pouvait sortir que déshonoré, puisque l'expulsion supposait qu'on avait forfait à ses engagements. Aussi voyons-nous en 855 Louis d'Austrasie déclarer formellement que nul fidèle ne sera privé de ses dignités que par jugement. Mais là ne devait point se borner l'extension des privilèges du leude, ou plutôt celle du système sur lequel la seigneurie était fondée. La nature des avantages accordés à l'homme libre pour prix de son service, une habitation avec des terres à cultiver, entraînait presque nécessairement la succession du fils au père, comme vassal du même seigneur et possesseur de la même manse. En effet, l'expulsion de la famille après la mort de son chef, eût été sinon injuste , du moins odieuse, et suivie de ressentiments dangereux. L'hérédité fut donc consacrée de bonne heure par l'usage, au moins pour les classes inférieures de vassaux. Mais par le même I motif les familles puissantes purent prétendre con-I server de génération en génération les honneurs I dont le roi payait leur fidélité. Il y allait de leur ri-I chesse aussi bien que de leur distinction et de leur I rang : car à chaque dignité était attachée, en guise I de salaire, la possession d'un bénéfice, c'est-à-dire Id'un domaine appartenant à l'Etat, mais dont la I jouissance était accordée au dignitaire. La couronne I fut également obligée de céder sur ce point; et les ■petits-fils de Charlemagne s'engagèrent à laisser les I bénéfices aux descendants mâles de ceux qui en I étaient investis , de sorte que les commandements de ■ provinces, de cantons ou de villes devinrent hérédi-I taircs. Le possesseur était seulement tenu de faire Iservice au roi, dont il se reconnaissait l'homme (de | là le nom d'hommage donné à son serment de fidé-Ilité). A cela près, ces commandements et les possessions qui en dépendaient se transmirent de père ■ en fils, presque à l'instar de toutes les autres pro-Ipriétés. i Les bénéfices, rendus ainsi héréditaires, furent ■ appelés fiefs, soit que ce nom vint du latin fidei Wdatum 1, ou plutôt du vieux mot germanique fcod, en flamand voed, qui signifie nourriture 2. Or, comme le pouvoir lui-même se trouvait aussi attribué d'une manière fixe aux mêmes familles, le système entier du gouvernement ne reposa plus que sur les rapports de vassal à seigneur. De là les mots de féo- ' C'est-à-dire donné pour prix de la fidélité. 2 On se rappelle que la nourriture était le salaire accordé parle chef au vassal, dès le temps des Germains. Au reste, le mot de | fief ne se trouve écrit qu'au onzième siècle. dalité et de gouvernement féodal adoptés par l'histoire pour désigner cet état de choses , plus conforme aux nécessités d'une époque barbare qu'aux lois d'une organisation politique régulière. Il eut pour conséquence 1111 long affaiblissement du pouvoir central, quelquefois même le démembrement de l'Etat dont les diverses parties tendaient à s'isoler pour former, sous les noms de comtés et de duchés , autant de seigneuries indépendantes, et si l'influence du souverain finit par l'emporter, les classes inférieures de la population n'en furent pas moins pendant longtemps à la merci de celle qui jouissait à la fois de la propriété et de la domination locale. En effet, les avantages que le riche leude avait trouvés dans la stabilité et plus tard dans l'hérédité des bénéfices, il n'avait garde de les accorder à son tour à ceux qui dépendaient de lui. Nous voyons bien, dans la suite, quelques mayeurs et d'autres fonctionnaires subalternes prétendre à leur tour devenir inamovibles et laisser à leurs fils l'héritage de leurs emplois; mais leurs exigences furent repoussées. Quant aux serfs, c'est-à-dire au peuple lui-même, l'absence de garanties légales fut complètent si l'influence de la religion et la puissance de l'usage empêchèrent que l'oppression ne devint trop rude, il n'en fut pas moins admis en principe, dans les contrées entièrement féodales, que cette espèce d'hommes était « taillable et corvéable à merci, » c'est-à-dire que le seigneur pouvait en exiger autant de redevances et de travail qu'il le trouvait hou, sans être tenu à leur assigner ni terre ni moyens d'existence. Mais quoique le principe de la féodalité eut prévalu sous les descendants de Charlemagne , il rencontra encore divers obstacles qui ne lui permirent pas de triompher complètement. Né des habitudes franques et de l'organisation de la villa, il s'appliquait difficilement à un ordre de choses moins simple, et les grandes cités de l'intérieur des Gaules réussirent en général à s'y soustraire. Les plus méridionales gardèrent à peu près leur administration romaine : celles du centre et du nord s'abritèrent quelquefois sous la protection du pouvoir ecclésiastique , comme nous en verrons plus tard des exemples ; mais en Belgique la résistance prit son origine dans les habitudes d'indépendance personnelle que conservait encore une partie des anciennes populations , au moins dans le pays flamand. Voici comment parle à ce sujet un capitulairc du neuvième siècle, dont l'auteur est probablement Louis le Débonnaire : « Des conjurations de serfs ayant lieu dans les Flandres, le Mem-pisque et les aulres cantons maritimes, nous voulons que leurs seigneurs soient avertis de les en empêcher, sous peine d'être eux-mêmes punis d'une forte amende. » D'autres passages appellent ces conjurations des prises d'armes (collecta>), et nous apprennent que les bandes qui se formaient ainsi, après s'être consolidées par le lien d'un serment, se désignaient par le nom germanique de gildes que portent encore nos vieilles corporations. Leur but le plus grave était d'obtenir par force le redressement de leurs griefs et de se faire justice sans recourir à l'intervention seigneuriale. « Les vilains, disent les mêmes textes, ne doivent pas faire de gildes contre les voleurs, ni les bibliotheque nationale. gens du pays paraître en armes dans le palais du comte '. « Or, quelque obscurs que paraissent ces premiers symptômes d'union et de ligue entre des serfs pour le maintien de leurs droits, ce fut de là que sortirent la commune et la liberté du peuple. Cette population du littoral, qui relevait ainsi la tête malgré l'autorité royale et la puissance des Francs, était-elle la même que du temps des Romains ? Au premier coup d'œil cette question peut paraître assez obscure, puisque, dans le déplacement général des peuples germaniques depuis le quatrième jusqu'au sixième siècle, nous avons perdu de vue les vieux Ménapiens , et qu'à part le nom de Mcmpisque conservé par une partie de leur ancien territoire, rien ne rappelle plus, après la conquête franque, l'existence des nations antérieures. Mais les lois que nous avons citées nous tirent encore ici d'incertitude: car, immédiatement après avoir parlé des serfs qui se liguent dans la Flandre, le Mcmpisque et les autres pays maritimes, elles ajoutent : « Quant à la terre de l'estran, dont ils font du sel, nous nous réservons de la partager entre eux avec justice 2. » Voilà donc la même industrie que Pline avait remarquée chez leurs ancêtres. Une charte royale du neuvième siècle nous apprend aussi qu'ils continuaient à se réunir suivant leur ancien usage pour mettre en culture les terrains marécageux3, et ces expressions confuses acquièrent un sens précis quand on les rap- 1 Capitutaires de Lothaire I"'- (824), lit. III, § S, et de Carlo-man (885), lit. III, § 1 i. Nous y reviendrons au chapitreXV. 2 Capilularium, lib. IV, c. 8. 5 Jlfariscus unus in Flandrcnsc pago, nec non dccimœ populi moeurs, usages et fêtes des belges. porte aux vieilles coutumes des communautés agricoles que nous avons déjà décrites. Ceux qui étaient de condition libre devaient service au roi comme les Francs; mais ils semblent ne s'y être soumis qu'avec répugnance, puisque Charlemagne fut contraint de leur rappeler cette obligation, et d'établir une peine pour ceux qui, au lieu d'obéir au message royal, en maltraiteraient le porteur 1. Ainsi percent de tous côtés les traces d'une nationalité particulière, qui avait conservé son caractère propre : et c'est là ce qui explique comment on put craindre, sous Charles le Chauve, que le comte de Flandre ne se liguât avec les Normands. j Cette race antique n'avait nullement renoncé à ses [usages guerriers , puisque les querelles de famille et de localité continuèrent encore à se décider par la voie des armes, jusqu'au douzième siècle, dans les cantons maritimes. Sous le rapport du nombre, elle avait grandi pendant les âges de ténèbres où l'histoire la perd de vue; car la plupart des villages actuels se trouvent déjà désignés dans les chartes les plus anciennes. Mais ce qui est le plus remarquable , c'est que ses villes semblent avoir dès lors offert une étendue assez imposante. Les églises fondées à ruges par les premiers missionnaires chrétiens, se rouvent à des distances si considérables qu'elles indiquent dès lors une enceinte d'environ 4,000 mètres, a circonférence de Gand , quoique moins vaste, devait contenir environ le quart de la cité actuelle. Wuxla anliquam consueludincm ad eumdem locum con/luenlis. l'raceptum Karoli Calvi pro ccdesià Torriac. (SU.) 1 Cap. ann. DCCCII, c. 15. Comment ces rassemblements considérables de population s'étaient-ils formés dans l'ombre , pendant des temps d'anarchie , et sans qu'aucun document plus antique nous révèle le secret de leurs commencements? C'est là sans doute un problème étrange, mais qui n'est pas sans d'autres exemples même en Belgique, puisque Bruxelles et Louvain nous apparaissent de même un peu plus tard comme sorties de terre. Nous essayerons d'indiquer de quelle explication ces grands faits inaperçus paraissent susceptibles. Aussi longtemps que l'agriculture avait formé la seule ressource des tribus éparses sur la côte, chaque localité n'avait guère pu réunir que le petit nombre d'habitants auxquels la terre offrait une subsistance à leur portée. Le village n'était autre chose que le centre d'une exploitation rurale possédée en commun ou appartenant à un seul, mais dont les proportions ne pouvaient jamais dépasser celles d'une humble bourgade. Comment, en effet, une population agricole, dispersée dans les champs qui la nourrissent, se rassemblerait-elle en groupes considérables sans délaisser ses travaux et amoindrir ses ressources? Cen'esl donc que la nécessité de la défense qui, dans les premiers temps, put faire surgir sur les hauteurs certaines places de guerre, telle que paraît l'avoir été la forteresse ménapienne de Cassel. Mais au bord des fleuves 011 de la mer, la facilité de l'accès cl des communications donna plus tard à quelques points une certaine importance, en y fixant les relations d'échange et de trafic. Ici donc la population s'accrut parce qu'elle y trouvait des avantages particuliers ! qui assuraient son existence. Or dès qu'un premier centre de négoce ou d'industrie prend quelque développement, un nouvel ordre de choses s'établit, en raison des besoins et des ressources qui viennent de naître : des habitudes conformes à l'intérêt commercial ou aux nécessités industrielles, modifient les | vieux usages du monde barbare : les relations qui s'étendent deviennent mieux réglées et mieux garanties; et le hameau qui se change en ville grandit d'autant plus rapidement que les éléments de vie et de richesse qui lui sont désormais acquis, ne se retrouvent point hors de son enceinte. C'est ainsi que paraissent s'être formées la plupart des cités flamandes et brabançonnes, dont l'origine ne fut point militaire, mais en quelque sorte mercantile. Voilà pourquoi leur nom distinctif n'était pas celui de bourgs, qui exprime une forteresse, mais celui da ports, dont le sens varie peu, soit qu'on le prenne dans son acception ordinaire ou dans celle de marché. Or il est constant que plusieurs des principales villes de l'ancienne Gaule avaient été d'abord des lieux consacrés au trafic. Paris lui-même, qui conserve pour armoiries l'image d'un navire, nous en fournit l'exemple le plus curieux, puisque ses magistrats municipaux gardaient encore sous les Romains le titre de nautes ou mariniers, et qu'au moyen âge ils prirent celui de marchands par eau, qui en est la traduction 1. Dés lors rien de plus 1 II est tres-renlarquable que le nom flamand des échcvins, schepen, puisse également se tirer du mot schep (navire). Si ce titre était celui des juges germaniques, comme on le prétend, comment se ferait-il qu'il n'apparaisse qu'à la fin du huitième siècle? car les échevins sont inconnus dans la législation franque avant Charlemagne qui avait tant emprunté aux usages belges. naturel que l'existence d'un état de choses pareil dans la Belgique gauloise, et l'on peut présumer que jusqu'à un certain point ces différents ports avaient eu les mêmes commencements et offraient des caractères uniformes. Pour distinguer ces caractères, il faut d'abord remarquer que c'était l'usage des anciens peuples maritimes, les Phéniciens et les Grecs, d'établir en quelque sorte des factoreries sur les côtes des pays où ils trafiquaient. A cet effet, ils cherchaient à obtenir possession de quelque ilot ou de quelque enceinte à eux réservée, pour vendre et acheter librement, à l'abri des violences, des exactions, et même de toute juridiction étrangère. Souvent ils mettaient ce marché franc sous la protection de leurs dieux et de ceux de la contrée, pour le rendre à jamais inviolable, et c'est de cette manière que leurs premiers entrepôts devinrent parfois des lieux sacrés. Mais surtout le commerçant voulait demeurer souverain dans l'enceinte où il apportait ses richesses : car autrement elles auraient été à la merci de tout ce qui l'entourait. On comprend donc que dans chaque port où les anciens navigateurs établirent un marché au milieu de populations encore barbares, la police de ce marché dut être réservée aux trafiquants eux-mêmes; et de là sans doute était née, dans l'îlot qui fut le berceau de Paris, cette magistrature primitive des nautes ou marchands par eau, qui s'y maintint dans les âges suivants. C'était une garantie si naturelle et si nécessaire, que non-seulement elle appartient encore aujourd'hui à la plupart des factoreries européennes en Asie et en Afrique, mais que nous voyons au moyen âge les marchands reconnus pour juges dans les foires qui n'étaient autre chose que des marchés temporaires. D'un autre côté, par cela même que le commerce exigeait ainsi des conditions d'indépendance, il ne pouvait s'établir que sur des points strictement déterminés, et nous en voyons l'exemple dans la Grande-Bretagne, où il n'existait chez quelques peuples qu'un seul lieu de trafic appelé du nom antique de venta De même, sous les rois saxons, la vente et l'achat ne furent permis que dans les cinq cités anglaises qui avaient le titre de ports. C'était donc à l'abri de privilèges qui assuraient la liberté du négoce et sa sécurité complète, que ces lieux d'asile et de trafic avaient acquis de bonne heure une première importance. En devenant peu à peu des villes de quelque étendue, les enceintes consacrées au commerce n'en durent pas moins conserver ce caractère essentiel2 : car si la violence du 1 Que ce fussent des marchés, c'est ce qui résulte de leur nom même, qui signifie encore en Espagne un asile public (comme les enravansérais d'Orient) et dans la Flandre maritime un marché. Mais comme à ce nom s'ajoutait celui du peuple, par exemple lu venla des Ilelges, on voit qu'il n'en existait qu'un par nation. ! .le remarque en elfet que les conditions de la venla se reproduisent au moyen âge dans les établissements des villes hanséa-tiques, sur les côtes des pays Scandinaves. Ces établissements étaient appelés villes et offraient, comme 011 le voit par plusieurs chartes, des enceintes inviolables où le marchand était à l'abri de toute juridiction étrangère. bibliotheque nationale. monde barbare avait pu faire prévaloir l'épée sur la balance dans l'intérieur du port, navires, marchands et acheteurs, tout aurait disparu. Ainsi quand nous apercevons dans la Belgique maritime, au septième et au neuvième siècle, des populations considérables qui restent groupées sur le même point, et qui trouvent leur existence dans le commerce, l'industrie et la navigation, nous pouvons regarder comme évident que certaines libertés et certaines garanties, nécessaires à cette prospérité locale, s'y étaient maintenues, à travers toutes les commotions de la conquête romaine et des invasions germaniques. II est vrai que les documents historiques sur l'existence des villes marchandes, comme sur tout ce qui concerne la vie commerciale et le sort des classes moyennes après la chute de l'empire romain, sont obscurs et en petit nombre; mais leur concordance est remarquable. Nous retrouvons le nom des ports au temps des invasions normandes, et la qualification de marchands est attribuée à ceux qui les habitent. « Quand les Normands approchèrent du port de Tiel, dit un auteur contemporain, la population qui habitait près du Wahal, s'enfuit et leur laissa tout ce qu'elle possédait, excepté l'argent : car c'était de marchands qu'elle se composait1. » — « Ce qui fait fleurir Gand, affirme le plus ancien légendaire qui eut recueilli les traditions locales, c'est l'apport des mar- 1 Populus qui circa lillora IVal fluminis habilaverunt (adpr-tum Tylœ) sua pene umnia, prœtcr pecuniam, quia mercalont erant, alienissimis rcliquerunt. Ai.peiitus, de. Div. temp-, 1. ') c. 8, ad annum 1006. chandises et le produit des pêcheries 1 ; « et il raconte qu'avant la destruction de son monastère par les barbares, un des négociants gantois, ruiné par les tempêtes, avait rétabli sa fortune, grâce au patronage de saint Bavon Souvent nous voyons le port situé près des murs d'une forteresse, soit que le marché se fut établi sous la protection des remparts voisins, soit que la ville de commerce eût donné naissance au château qui la couvrait; mais c'était hors de la place de guerre que vivait le marchand. Ainsi à Utrecht, où le bourg proprement dit renfermait un vaste espace et plusieurs églises, le port se trouvait à l'extérieur 5. A Verdun les négociants habitaient de l'autre côté de la Meuse dans une enceinte à part A Paris même, c'était à l'opposite de la Cité et hors des remparts du Châlelet, que commençait le quartier de la marchandise par eau. Il en était de même dans les anciennes villes flamandes où le bourg et le port, quoique situés l'un à côté de l'autre, ne se ' Gandenscs sunt pisciuni caplurâ ubercs cl mercium convec-I/i'ohc fer aces. Liber Mm. S. B.vv., c. I. — Notez que parmi leurs J pèches, il comptait celle de la haleine. - Quidam negociatorui)i... quem vis tempestalis talipercuterai Inaufragio ut pessunidatis rébus undccumque adquisitis osliatim J emcndieuto se eommittcrcl stipendia. Mirac. S. Bav., c. 10. 3 Trajectcnses de adventu barbarorum certiores facti, ne hos-tibus commodo aut usui ad obsidionem castelli foret, portum om-| «cm ipsi incenderunt... Barbari orabant ut in castellum inlromittcrenhir, ecclesias oblationibus se venerari itelle. Ai.pertus,Div. Temp., 1. I, c. 10. ' A'egocia/orum claustrum, muro instar oppidi cxstructum, ab urbe M osa interfluente sejunclum, sed pontibus duobus inter-stratis ci annexum. Ricuerus, 1. II, ad ann. 98ii. "1 20 bibliothèque nationale. confondaient pas. Et la cause de cette séparation de-1 vient évidente, lorsqu'on examine comment la cité marchande est régie. Elle veut partout se gouverner | elle-même et autrement que la contrée adjacente. « Ces gens du port de Tiel, poursuit l'écrivain que nous avons déjà cité, ne font point justice suivant la loi, mais d'après leur bon plaisir, et ils prétendent qu'un privilège de l'empereur le leur permet » Les négociants qui habitaient près de Verdun avaient résisté à la juridiction des évêques jusqu'au temps de Charlemagne 2. En Angleterre, le port de Londres avait gardé, sous les rois saxons, des franchises qu'on pourrait presque nommer communales, et qui ressemblaient de tout point à celles que nous trouvons plus tard dans nos vieilles cités. Il parait donc certain qu'à travers la nuit de ces temps d'ignorance, une partie du système mercantile des âges précédents s'était maintenue par la puissance de l'usage et la force même des choses. Anvers est peut-être celui des ports belges dont nous distinguons le mieux l'existence continue au sein même de la barbarie. Des monuments funéraires retrouvés dans son enceinte, aussi bien que la statue d'Isis dont nous avons parlé, montrent évidemment que, malgré le silence des auteurs latins, elle renfermait, sous la domination romaine, une po- 1 Judicia non secundum legem sed secundum voluntatem de-ccrnentcs, et hoc dicunt ab impcratorc kartà traditum et confirma- tum. Div. Temp., II, 20. 2 Anstrannus cpiscopus... cujus industriel flraccnses négocia- tores isti ecclesiœ reducti sunt (anno 800). Gesta episc. Virdunen-sium, apud Peutz, YI, if. pulation déjà opulente. Les légendaires du septième j siècle parlent des Anversois comme d'un peuple j récemment converti au christianisme. On trouve en-i suite la forteresse d'Anvers, contenant une église, puis la ville, la cité et enfin le fameux port ou Imarché d'Anvers, signalés par divers auteurs jusqu'à l'année 837 où les Normands la livrèrent aux flammes Ainsi la série des témoignages se prolonge pour ainsi dire sans interruption depuis les temps anliques jusqu'au onzième siècle. L'ancienneté [ de Gand a des preuves moins précises, quoique non moins remarquables. Le reste des grandes villes marchandes parait dater d'un âge plus rapproché de nous, et la tradition raconte même que Bruges n'avait pris d'importance qu'après l'invasion d'Attila, qui avait détruit à l'entour d'autres cités plus antiques. Mais, quel que fût l'âge de chaque port, leurs conditions de prospérité se trouvant semblables, les nouveaux devaient reproduire la forme et le caractère des anciens, et la persistance habituelle des usages populaires était encore confirmée ici par la i nécessité. La ville flamande, était donc demeurée un lieu franc, où la classe marchande et industrielle, ceux qui trafiquaient par mer, ceux qui construisaient ou qui équipaient les navires, ceux qui faisaient le sel, qui préparaient le cuir, qui travaillaient les métaux, la pierre ou l'argile, en un mot tout ce qui ne vivait pas de l'agriculture, trouvait la sécurité, l'ordre et les 1 Les textes se trouvent indiqués dans VHistoire d'Anvers de [JIM. Mertens et Torfs, t. I, p. 89. 122 bibliothèque nationale. relations libres que demandait son existence. C'étaient là des éléments tout opposés à ceux de la villa seigneuriale, dont les habitants, tirant leurs ressources du sol, dépendaient directement de celui qui le possédait. Aussi les institutions féodales, qui attachaient le pouvoir à la propriété de la terre, n'auraient-elles pu s'introduire dans le port qu'en faisant violence à la nature des choses. Ce fut au contraire la gilde, c'est-à-dire l'association libre, qui prévalut dans ces villes marchandes, lors même que dans les campagnes d'alentour pénétrait peu à peu la féodalité. Toute l'histoire de la Belgique, dans les âges modernes, se rattache à ce grand fait de la résistance de l'élément mercantile et industriel au règne de la propriété armée qui continuait la conquête franque sous le nom de seigneurie. C'est là ce qui donna un caractère particulier à nos institutions, à nos mœurs, à notre vie nationale, longtemps obscure et méconnue, mais qui ne se confondit jamais entièrement avec celle des peuples voisins. Avec la gilde nous voyons reparaître sur la scène politique une autre race que celle des conquérants : c'est l'ancienne population qui n'est pas tout asservie, et qui va soutenir une lutte opiniâtre contre les maîtres du territoire, jusqu'à ce que le temps amène une conciliation graduelle et nécessaire des institutions différentes et des principes opposés. Toutefois on ne découvre d'abord que peu de traces de ces résistances locales dont le retentissement n'attirait pas encore l'attention des contemporains. Le pouvoir féodal généralement établi, et qui se consolidait tous les jours, semblait avoir moins à re- douter l'émancipation et la prépondérance des villes, que les efforts des souverains pour le ramener à de justes bornes. C'était donc contre la royauté que les seigneurs se fortifiaient, et nous allons voir comment ils continuèrent à la tenir en échec. CHAPITRE XI. Anarchie des premiers lemps féodaux. — Les biens de l'Église menaces d'usurpation. — Avouerîes. — Rôle actif des évdqucs de Liège. — Confusion de l'autorité civile et religieuse en Lotharingie. — Ja-ridiclion des possesseurs de fiefs. — Les serfs de Flandre conservent encore quelque liberté. — Titres que prennent les seigneurs — Leurs châteaux. — Origine et caractère primitif de la chevalerie. Un moment d'extrême anarchie suivit les concessions accordées par les Carlovingiens à leurs vassaux pendant la seconde moitié du neuvième siècle. Toute la Belgique, à l'exception de la Flandre et du Tour-nésis, était échue en partage à la branche aînée tic la maison impériale, et portait le nom de Lotharingie depuis le règne de Lothaire II, dernier prince de cette maison. Après sa mort, les monarques qui gouvernaient l'Allemagne et la France, se disputèrent la possession de ce pays intermédiaire. Il finit par demeurer aux empereurs germaniques; mais nulle part l'autorité monarchique ne resta plus mal assurée, moeurs , usages et fêtes des belges. 123 soit à cause du nombre et de l'audace des familles tfranques qui occupaient ces provinces, soit en raison ides concessions qu'elles avaient déjà obtenues et qui avaient encore augmenté leurs exigences, soit enfin par suite de l'éloignement qui les protégeait contre la puissance du souverain. Aussi le gouvernement (de cette contrée se trouvait-il presque entièrement bandonné aux seigneurs locaux, qui, n'étant plus ontenus par la grande main de Charlemagne, mesu-èrent pendant longtemps leurs prétentions à leurs oi'ces, et leurs forces à l'affaiblissement du pouvoir. Des vastes domaines que la famille régnante avait possédés dans ccs provinces, il ne restait guère aux mpereurs que ce qu'on appelait le relief, c'est-à-ire l'hommage dû par le possesseur du fief au suzerain qu'il était tenu de servir. Terres, forêts, villas t châteaux, tout avait été distribué à ces vassaux avides dont il avait fallu payer le dévouement et ixer l'inconstance. Mais, à défaut des biens de la cou-onne, déjà épuisés, les leudes insatiables aspiraient ceux de l'Eglise, dont l'importance s'était accrue, n effet, outre les dons et les immunités que le |lergé avait obtenus de la piété des rois et des grands, il améliorait ses nombreuses possessions par une administration vigilante, tandis que celles des princes étaient au pillage. « Vous êtes forcé de mettre en réquisition les approvisionnements des monastères , écrivait Hincmar, archevêque de Rheims, a un roi de France, parce que vous ne faites point égiravec sagesse vos propres domaines. "Mais c'était jeu de pressurer les couvents pour l'entretien de la 11. bibliotheque nationale. cour ou des armées, l'usage s'était introduit de nommer souvent aux abbayes vacantes quelque seigneur voisin qui en prenait possession comme d'un riche I On fait remonter à Charles Martel l'exemple de cel abus qui avait flétri sa mémoire dans l'opinion des écrivains pieux, mais qui trouvait des apologistes parmi les gens de guerre Le vassal, ainsi investit pouvoir d'abbé, se saisissait des propriétés du monastère, sauf à pourvoir comme il le trouvait aux besoins de la communauté dont il remplaçait It chef. Parmi ceux qui usurpèrent de la sorte les établissements monastiques, on remarque Regnier an Long Cou, premier duc de Lotharingie, qui se fil donner l'opulente prévôté de Saint-Servais (à Macs-tricht), et Baudouin le Chauve, second comte de Flandre, qui s'empara entre autres des abbayes de Saint Berlin et de Saint-Pierre (à Saint-Omer et à Gand) qu'il transmit à son fils Arnoul le Grand. Il s'en fallut donc de bien peu que le clergé ne fût dépouillé comme la maison royale : car quelques restrictions que l'on eût pu apporter au pouvoir illégitime de ces abbés militaires, leur avidité opiniâtre, soutenue par la force des armes, aurait sans doute fini par envahir. Mais les évéques prirent en main la cause| des couvents, et leurs efforts furent couronnés succès, au moins en Belgique oû l'influence teli-l 1 Le début du roman de Car in la Lohérain nous présente uf| vive contestation du clergé de France et de la chevalerie, qui prétend trop pauvre pour combattre les Sarrasins. Le pocte me!f le bon droit du côté de Charles Martel et de ses vassaux, qui® tiennent du pape la jouissance temporaire d'une partie des teJ!| de l'Eglise. gieuse finit par prévaloir auprès des envahisseurs eux-mêmes. Toutefois la féodalité pénétra par d'autres voies dans ces domaines où le clergé avait réussi cà se maintenir. Dès les premiers âges de la monarchie, les biens de l'Église avaient obtenu diverses exemptions des charges communes; mais, à mesure que les principaux monastères s'étaient enrichis par les donations des grands, leur opulence même avait forcé les rois à leur imposer une part dans les levées d'argent et d'hommes que la guerre exigeait. Il y avait donc des abbayes qui nourrissaient des hommes d'armes, afin de pouvoir fournir leur contingent de troupes, lorsqu'elles en étaient requises, et ces cavaliers {ca-ballarii) ne coûtaient que l'allocation d'une certaine étendue de terres suffisante pour leur entretien. Quelque officier de guerre, entretenu de même, remplaçait dans le commandement de ces forces les abbés, qui, voués à la vie contemplative, ne pouvaient chevaucher, comme 011 le disait alors, pour suivre le prince dans ses expéditions et combattre sous ses drapeaux. Mais, quand la ruine de l'autorité royale eut mis les classes désarmées à la merci des leudes vainqueurs, les religieux effrayés sentirent le besoin d'un protecteur plus efficace qu'un vassal subalterne. Ils implorèrent donc l'appui des seigneurs voisins, qui, sous le nom d'avoués, se chargèrent de leur défense et du commandement de leurs forces. Ces avoucries, devenues héréditaires, comme les autres dignités, et possédées souvent par les familles les plus puissantes, mirent à la tête des vassaux de chaque monastère un seigneur temporel, qui, outre de fréquentes concessions territoriales, s'appropria l'autorité militaire. Il en aurait été de même dans les villes épiscopales, si les évêques, devenus, comme nous l'avons déjà dit, les magistrats suprêmes des cités où ils siégeaient, n'avaient mêlé à leurs fonctions religieuses les soins actifs du gouvernement. Tournai, brûlé par les Normands, n'avait plus que le titre nominal d'évêché : mais à Liège, où la puissance ecclésiastique se consolida, grâce surtout à la protection impériale et au génie de l'évêque Notger, les prélats présidèrent eux-mêmes aux expéditions militaires, et le voue [ car c'était ainsi que l'appelaient les Liégeois) ne fut pour ainsi dire que leur lieutenant. On vit donc les chefs religieux du diocèse jouer le rôle de grands de l'empire, et ce fut d'abord avec assez de sagesse et d'énergie pour ne compromettre ni la dignité de leur caractère, ni la sécurité de leurs sujets. A la longue pourlant, ce mélange du sacré et du profane amena l'envahissement du siège épi-scopal par des élus laïques, qui en jouirent quelquefois comme d'un simple fief. Dans le désordre où tombait la société tout entière, les empereurs eux-mêmes s'arrogeaient le droit d'investir des dignités cléricales leurs propres élus, et leurs vassaux prêtaient main-forte à ces envahissements dans les provinces Lolharingiennes. Aussi un vieux chroniqueur se plaint-il d'y voir l'église devenue la proie des barbares1. Les démêlés et les 1 Erat namqtie in occidcnlalibus Lotharici regni fivibus vclul indomita barbaries ca c/uœ videbatur ecclcsiœ proies... dcspicicns paternœ blandimcnta exorlalionis, terrorcm vix sentiens polcslatis. IUotgerus, Vila Drunonis, c. 57. [violences qui en résultaient, conduisaient aux plus [étranges profanations. Le 25 mai 1085, dit un reli-[gieux de cette époque, l'abbé nommé par l'empereur [entra dans la ville de Saint-Trond, pompeusement jet avec force chevaliers. L'abbé légitime, se saisissant du clocher de l'église, s'en fit un poste de dé-[fense, exemple qui devint funeste ; car dans la suite [cette tour fut l'occasion de l'incendie de la ville entière et d'une grande effusion de sang ; mais toute-[fois l'abbé y tint bon pendant quinze jours et fut [enfin dégagé par un envoyé de l'évéque de Liège [A la faveur de ces débats, les lieutenants du souverain [dans chaque province, trouvaient l'occasion de se [saisir du temporel des abbayes et en faisaient longtemps attendre la restitution. « Vers ce temps, pour-[suit le même écrivain, le duc Godefroid (de Bouillon) [qui mourut plus tard roi de Jérusalem , commandait [en seigneur dans nos domaines de Hesbaye et de [Testerbant; le comte Henri de Limbourg, dans nos [biens des bords de la Meuse et du Rhin : un autre [comte Henri, dans nos propriétés le long de la Mo-Iselle2. » Il fallait sans doute que la confusion des [idées et des pouvoirs allât bien loin, pour que de pa-Ireils actes fussent commis, même par le héros de la [première croisade! C'est qu'à force de s'étendre, le ■système seigneurial ne laissait plus de place pour [d'autres institutions. Mais ce qui contribua le plus à donner un caractère uniforme à la propriété ecclésiastique ou sei- 1 Citron. S. Trud., t. III. ' IOid., 1. V. gneuriale, patrimoniale ou bénéficiaire, ce fut la juridiction souveraine dont la féodalité investit les possesseurs du sol. Le maître de chaque domaine en devint en même temps le justicier, et ce grand attribut de l'autorité royale descendit aux moindres vassaux de la couronne. Dans les premiers temps, ils n'avaient possédé que la basse justice, c'est-à-dire une sorte de pouvoir correctionnel qui assurait le maintien de l'ordre général et la répression des délits; mais à mesure que les liens du gouvernement se relâchèrent, la haute justice, avec le droit de vie et de mort, tomba entre les mains des grands. On ne peut fixer l'époque de cette dernière concession qui ne devint peut-être générale que par la force des choses. Rien ne grossit davantage le nombre et l'importance des fiefs ; car les possesseurs même de biens patrimoniaux, ou, comme on disait alors, de francs-alleux, consentirent à relever du prince, afin de jouir de la juridiction accordée aux seigneurs Les établissements religieux obtinrent la même prérogative, en vertu le plus souvent de chartes particulières. Mais ce qu'il y avait d'étrange dans l'ordre de choses qui s'établissait ainsi, c'est que les abbayes de femmes et les chapitres de chanoinesses, par le seul fait de leur opulence, se trouvaient appelés à l'exercice de ces droits supérieurs et pour ainsi dire princiers. Ainsi ce fut longtemps au chapitre de Sainte-Waudru, qu'appartint à IVlons la haute juri- 1 II demeura cependant un certain nombre de francs-allcui qui, suivant l'expression usitée plus tard , ne relevaient que de Dieu et du soleil. diction : à Nivelles, l'abbesse était (lame et propriétaire de la ville. Telles étaient les conséquences presque forcées d'un régime où, pour n'être pas asservi, il fallait dominer. Rien n'échappa donc, sinon à l'esprit de la féodalité, du moins à ses formes : et ce ne fut pas seulement en Lotharingie, mais dans tout l'ancien empire de Charlemagne, qu'elle triompha. La Flandre aussi, malgré les éléments de résistance que nous y avons signalés, subit l'organisation seigneuriale, la seule peut-être qui offrit quelque stabilité au milieu des rudes commotions d'une pareille époque : mais cet état de choses ne put s'y développer aussi complètement que dans le reste de la Belgique. Le droit féodal, que les gens du pays appelaient encore au douzième siècle le droit du comte, eut là des bornes qu'on ne lui trouve point ailleurs. Sans parler des franchises des villes, sur lesquelles nous reviendrons, les habitudes germaniques que conservaient les classes inférieures, au moins dans la partie maritime du comté, maintenaient les libertés garanties autrefois à la race mêmedes serfs. A cet égard, nous possédons un document positif dans la Paix de Robert de Jérusalem, qui peut être considérée comme la plus ancienne constitution générale du pays. « Le noble et le chevalier, disait-elle, pourra repousser toute accusation par son serment et celui de douze de ses pairs : le vilain et les autres de la même manière, leur seigneur jurant aussi avec eux1.» A part ces derniers mots, où 1 Warnkoenig, Histoire de Flandre, traduct. de M. Ghcldolf, t-1, p. 168. perce l'institution franque, le pacte du prince flamand avec son peuple est encore fondé sur les vieilles coutumes des races du Nord, et les conditions qu'il renferme laissent au vilain la plus précieuse de ses garanties, puisque la protection qui lui est assurée paraît égaler celle dont jouit la noblesse. Mais cette exception obscure et bornée à une seule province, restait en quelque sorte inaperçue au milieu des accroissements si rapides qu'avait pris la domination des vassaux. Elle se consolidait à chaque nouveau règne par de nouvelles capitulations des souverains, qui se trouvaient heureux quand on ne leur demandait que de légitimer les usurpations précédentes. Dès le dixième siècle, le changement qui s'était opéré dans la fortune des grands éclate dans les dénominations mêmes qu'ils adoptent. Alors, en effet, nous les voyons ajouter à leur propre nom celui de leur fief ou de leur gouvernement, comme pour compléter l'idée de l'homme par celle du domaine. C'était là une coutume inconnue aux leudes des premiers âges, qui n'admettaient que des litres purement personnels; sous Charlemagne même, les vassaux de la couronne ne sont encore désignés que par leur nom propre, et jamais d'après celui de leurs villas ou des comtés qu'ils administrent. Mais l'adoption des titres nouveaux s'introduisit avant la fin de la dynastie carlovingienne, et l'exemple nous en est offert par les seigneurs du rang le plus élevé, qui, au lieu de se qualifier simplement de ducs ou de comtes, comme leurs prédécesseurs, se disent comtes de telle ou telle province, ducs de telle ou telle région. C'est qu'ils ne sont plus sujets à révocation ou à de- placement : leur autorité est devenue fixe et porte suides possessions qui ne peuvent plus être enlevées à leur race. Quelques noms adoptés avec orgueil par des familles historiques, et transmis ensuite à des provinces entières, comme ceux de Limbourg et de Luxembourg, désignaient les châteaux qui servaient de forteresse au chef de la race. Cette indication remarquable nous avertit de l'importance qu'avaient acquise ces lieux de sûreté. En effet, dans l'état d'imperfection où se trouvait alors l'art des sièges, des remparts de pierre offraient un obstacle presque insurmontable même aux efforts d'une armée. Aussi le vassal qui parvenait à fortifier suffisamment sa demeure, s'y croyait-il à l'abri non-seulement des attaques de ses égaux, mais surtout de la puissance de son suzerain ; et telle est la pensée qui semble dominer jusque dans les traditions et les poèmes du moyen âge. En descendant la Meuse, au-dessous de Namur, on aperçoit sur la Vive droite une hauteur imposante, aux flancs escarpés, dont le sommet offre les traces de vastes constructions ruinées par la guerre et par le temps. C'est Poilvache que la contrée d'alentour regarde, non sans une sorte de respect, comme le redoutable château des quatre fils d'Aymon. Un peu plus loin Montfort, dans l'Ardenne, et quelques autres manoirs féodaux prétendent au même titre. A tous les donjons menaçants des vieilles baronnies, à tous les remparts qui semblaient défier les hommes et le temps, les récits populaires ont attaché dans ces contrées des souvenirs d'indépendance seigneu- 12 154 bibliothèque nationale. riale, qui se personnifient sous un petit nombre de noms fameux. Au premier rang figure Renaud, avec son bon cheval Bayard ; et, si fabuleuses que puissent être les aventures que les poètes ont prêtées à ce vaillant paladin, elles n'en paraissent pas moins reposer sur un fond réel, puisque nous le voyons rangé, peu après sa mort, parmi les saints dont l'église de Cologne conservait les reliques '. En dépouillant de ses accessoires merveilleux l'épopée où il joue le premier rôle, il reste l'histoire d'un vassal de la couronne, déchu de ses honneurs pour avoir offensé le souverain, et se retirant dans l'Ardenne ou il possède un château si bien fortifié qu'il y brave pendant longtemps les armes royales. Que le fait se soit passé sous Charlemagne ou à une époque antérieure, on ne peut du moins contester ni l'ancienneté du récit, qui est prouvée par de nombreux indices, ni son immense popularité, qui surpassa celle de tous les autres poèmes du moyen âge. Et qu'on ne s'étonne pas si l'image d'un grand tombé dans la rébellion et soutenant la guerre confi e le prince avait été non-seulement admise comme vraisemblable, mais encore admirée comme héroïque : la résistance était devenue chose si ordinaire de la part du vassal envers le souverain, qu'on avait oublié que ce fût un crime. Mais par quels degrés l'ancienne villa du riche Franc s'était-elle changée en forteresse? On a déjà vu qu'elle avait, dès le temps des Mérovingiens, ses ! Il avait consacre ses dernières années à la construction d'e-dilices religieux auxquels il travaillait lui-même. enclos palissadés et ses portes susceptibles de défense. II ne manquait plus que les murs crénelés et les tours. La construction en commença au neuvième siècle, pour résister aux bandes farouches des Normands, et presque aussitôt le souverain essaya de s'y opposer. « Nous voulons, dit un capitulaire de Charles le Chauve, de l'an 864, que ceux qui ont fait des châteaux, des fortifications ou des enceintes palissadées sans notre permission, se hâtent de les détruire, parce que leurs voisins et le peuple d'alentour en souffrent toute sorte de dommages et d'embarras. » Mais quelque fondées que pussent être ces plaintes royales, elles n'eurent que peu d'effet : les grands continuèrent à exhausser leurs murailles, et les invasions des barbares leur en faisaient en effet une nécessité dans les provinces du nord de la France. Les moines eux-mêmes se retranchaient dans leurs monastères, ou se bâtissaient à côté quelque fort de refuge, comme celui de Tliuin, construit dans cette vue par l'abbaye de Lobbes. II se trouva aussi quelquefois que les domaines royaux cédés en fief renfermaient déjà d'anciennes citadelles construites par les rois précédents. Telle fut la fameuse forteresse de Chèvremont, près de Liège, qui avait appartenu aux ancêtres des Carlovingiens. Un fragment de la Paix de Flandre (qui semble avoir été la première charte générale du comté) stipule la destruction de tout château qui aura été construit sans le consentement du comte, et le même principe se retrouve dans d'autres constitutions; mais, comme les princes avaient besoin d'acheter les services de leurs vassaux, ce consentement leur était aisément arraché. Aussi voyons-nous que le droit d'avoir une maison forte devint enlin un privilège général de la noblesse, et quelquefois même un usage qui ne connut plus de limites. Ce n'est pas sans doute comme un édifice bien imposant que les chroniques nous représentent le fort du vassal pauvre, composé ordinairement d'une seule tour ou d'un beffroi, comme on le disait dans le pays de Liège. Parfois même les murs d'argile n'étaient soutenus que par les poutres qui formaient comme la cage du bâtiment, et sans l'appui desquelles tout le reste serait tombé '. Mais de larges fossés entouraient ces chétives constructions, et on ne pouvait les traverser qu'au moyen de ponts-levis Quant aux châteaux des grands, c'étaient de véritables places de guerre, qui, outre une première enceinte de remparts, offraient à l'intérieur 1111 donjon 011 tour principale qui leur servait de citadelle. L'épaisseur des murs, leur élévation et leur solidité, répondaient à leur destination militaire. Souvent aussi des souterrains qui se prolongeaient à de grandes distances, 1 Et se n'allont à Bellefroit, sy en thaillont et copont les An-gleis posteaz (tes poteaux des Angles) et aile clieyor. Hembicodbt, Guerre d'Aivans, c. XV). s Les enfans de Mouhiens quy dormoyent en leur tour... bin matin il II soy levont et avalont le pont, et vindrent en le Bassc-court. lb., c. LV. La vie de saint Arnoul de Soissons nous montre le même usage en Flandre dès le onzième siècle. « Dans les environs de Furncs vivait Evergerde, riche veuve que le saint voulut engager à se réconcilier avec ses ennemis. Mais elle lit hausser devant sa maison le ponl-Icvis pour lui en interdire l'entrée. » F. S. Arn^i 1. II, c. i. assuraient à la garnison des issues secrètes. Ceux qui existent encore à Poilvaclie formaient un labyrinthe dont il a fallu murer l'entrée à cause des accidents qui semblaient menacer les visiteurs. La même précaution avait été prise depuis à Gand pour fermer un passage secret, situé sous le château des comtes, et qui aboutissait, dit-on, à une demi-lieue de là. A mesure que la domination des seigneurs s'enracinait ainsi dans leurs fiefs et s'y rendait inexpugnable, elle prenait un caractère plus absolu, et les abus de la puissance et de la force devenaient plus fréquents. Mais le sentiment d'honneur militaire empreint dans le cœur du guerrier, mêlait encore quelque grandeur à la violence des mœurs féodales. L'orgueil même du seigneur se complaisait à protéger non-seulement tout ce qui vivait sous lui, mais quelquefois aussi ceux qui imploraient sa générosité ou sa compassion. Nous appelons encore aujourd'hui chevaleresques les actions nobles et désintéressées, et ce n'est pas seulement aux fictions des romans que ce mot est emprunté : il représente une institution puissante, qui contribua plus qu'aucune autre à faire prévaloir parmi la noblesse (lu moyen âge, les idées [héroïques que nous trouvons encore attachées à son souvenir. A côté des titres devenus héréditaires, il y en avait un seul qui était resté personnel, et qu'affectaient les princes comme les moindres vassaux : c'était celui de chevalier, qui exprimait en quelque sorte la valeur personnelle et non la naissance et la richesse. Nous le voyons rendu en latin par le mot de miles ou 12. soldat, et en anglais par celui de knight ou homme de service, qui répondent en quelque sorte au titre de guerrier, tel qu'il avait dû être en usage chez les vieux Germains, et qu'on le retrouve encore chez les peuples sauvages. Aussi l'opinion commune fait-elle venir la chevalerie des usages germaniques qui entouraient de quelque solennité l'admission du jeune homme parmi les gens de guerre; mais on n'aperçoit rien dans les premiers siècles de la monarchie, qui atteste le maintien général de cette coutume, et c'est sous Charlemagne seulement que le nom de soldat parait devenir un titre d'honneur. Ce prince, en effet, en renouvelant les institutions militaires, affaiblies ou faussées pendant le règne de ses prédécesseurs, ne se contenta pas d'exiger le service dû à l'Etat par tout possesseur de terres ; il organisa aussi sur un plan régulier le corps d'élite que formaient ses propres fidèles, attachés à sa maison et qui lui servaient pour ainsi dire de garde '. Après un apprentissage ou noviciat des armes {tirocinium) auquel le jeune guerrier était d'abord soumis, quel que fût l'éclat de sa naissance, il recevait le rang de soldat 2, qui le 1 Le moine de Saint-Gai! la représente comme une milice toujours en activité (seola vacationis souper ignora. 11,20). Klle se divisait en deux classes, les novices et les soldats (tironum nantis militumque). " Les textes latins qui nous restent, emploient le mot de mile», qui, comme nous venons de le dire, répond à notre nom de clic-valier. (On sait du reste par une foule de passages que, dès cette époque, c'était à cheval que combattaient les Francs, comme les Perses après leurs conquêtes dans l'Asie.) Uincmar, dans sa lettre aux grands du royaume, nous montre qu'une partie des soldats de la maison royale remplissaient les offices sans perdre leur conduisait plus tard aux emplois vacants et au titre de palatin ou officier du palais. Si l'on rapproche ces usages de ceux de la chevalerie, qui offrait les mêmes degrés, on ne sera plus surpris que Charlemagne, ses pairs et ses paladins soient pour ainsi dire le type primitif de tous les récits chevaleresques du moyen âge. Sans avoir peut-être créé le premier cet ordre de choses, où l'on remarque des traces de l'organisation militaire, le grand empereur fut du moins celui qui le remit en vigueur dans le monde franc, où l'esprit héroïque des temps barbares devait ainsi revivre et s'ennoblir d'âge en âge. Toutefois il ne faut pas penser que dès l'origine l'institution de la chevalerie ait eu ce caractère sublime d'égalité fraternelle et de rivalité d'honneur, qui faisait choisir pour parrain à des rois un simple guerrier. C'était plutôt un système militaire, où, l'épreuve du noviciat une fois achevée, les rangs se déterminaient encore d'après la richesse. Il fallait posséder un certain nombre de manses (douze au moins) pour recevoir l'ordre de chevalerie : un nombre douze fois plus considérable donnait le droit de titre de milites ; car il fait une classe particulière de ceux qui, n'ayant point d'emploi, sont à la disposition du prince (absque ministeriis expediti). Tous semblent du reste avoir appartenu à l'aristocratie franque. Un passage du moine de Saint-Gall ( I, 52) nous fait voir que, comme les chevaliers, ils avaient leurs propres suivants. « Les appartements des grands (proceres) étaient tellement disposés, dit-il, que l'étage inférieur offrait un asile aux soldats des soldats et à leurs serviteurs ( militum milites et, eorum scrvilores). » Ainsi chaque soldat du roi, qui est désigné ici par le nom de grand, amenait avec lui ceux qu'on nomma plus tard ccuyers et varlets de l'homme d'armes. 140 bibliothèque nationale. déployer une bannière sous laquelle marchaient au moins douze cavaliers Ce dernier privilège, auquel était attaché le titre de chevalier bannerct, se perpétuait ordinairement dans les familles assez opulentes pour le soutenir. Ainsi, la naissance et la propriété faisaient sentir leur domination suprême jusque dans la seule institution qui parût rappeler la fraternité primitive des guerriers germaniques. 1 J'ai adopté ici les calculs de du Buat, Origines, 1. IX, c. 9. On peut remarquer le rapport numérique qu'il suppose entre les douze bonniers de la manse, les douze manses du chevalier et les douze l'iefs de haubert relevant du bannerct. Mais du Buat parait avoir ignoré que, les anciens peuples du Nord ayant suivi le système de numération duodécimal, toute cette organisation militaire offre un caractère d'antiquité qui la rattache peut-être aux institutions primitives des Germains. CHAPITRE XII. Formalion des provinces. — Organisation d'un gouvernement régulier en Flandre et répression des vassaux. — Tribunal de la paix en Lolliaringic. — Sa mission. — Sa forme. — Faida, et guerres privées dans toute la Belgique. — Leur caractère d'abord barbare, puis plus modéré. — Guerre d'Awans cl dcWaroux. — Ses conséquences. /Du neuvième au douzième siècle, il se forma dans toute la Belgique de petites souverainetés dont nos provinces conservent encore le nom. C'étaient des cantons, 011, comme on le disait alors, des pays, dans lesquels s'affermissait le gouvernement d'une même famille ou l'autorité de l'évéque diocésain. Aucune limite naturelle 11e déterminait l'étendue de ces principautés presque fortuites ; elles s'étendaient ou se resserraient suivant la lionne ou mauvaise fortune (les maisons qui les avaient acquises, et la plupart se prolongeaient irrégulièrement dans des directions capricieuses, sans même s'arrêter là où changeaient la population et la langue. 142 bibliothèque nationale. Mais la formation do ces divers Etais presque indépendants (car l'autorité des rois et des empereurs s'y faisait à peine sentir) contribua d'une manière efficace au rétablissement de l'ordre public, que l'anarchie féodale semblait mettre en danger. Les ducs et les comtes, devenus de fait souverains, veillèrent au maintien de la paix et ail développement de la richesse nationale : ils s'efforcèrent avec succès de contenir dans de justes bornes l'indépendance hautaine de leurs vassaux, tandis qu'ils favorisaient les classes pacifiques de la population. Tel fut partout à cette époque le rôle des monarques; mais il était plus facile pour ceux qui n'avaient à régir que des provinces. Ce furent les comtes de Flandre qui les premiers parvinrent à organiser dans leurs États un gouvernement régulier. Institués dès l'an 865, et sortis d'un sang que relevaient deux alliances royales, ils se firent aisément respecter des seigneurs du second ordre qui leur devaient hommage. Ils en attachèrent plusieurs à leur cour, comme pairs de Flandre ou officiers de leur maison, et en firent leurs lieutenants sous le nom de châtelains. L'hérédité des fiefs et des offices, qui s'établit à cette époque même, parut, il est vrai, nuire à l'autorité de ces princes, et la mit en danger pendant quelque temps; mais ils furent soutenus par les populations qui avaient conservé le sentiment de leurs droits, et qui s'irritaient à chaque infraction de l'ordre public. Voici un exemple qu'en rapporte Hariulfe, abbé d'Oudenburg, qui écrivait au onzième siècle la vie d'un saint belge (saint Ar-noul, évéque de Soissons). Guillaume le Grand, un des plus vaillants chevaliers du comte Robert le Frison, ayant rencontré à la foire de Thourout un certain Siger qui avait tué son fils, lui porta un coup d'épée à la tête qui le renversa tout sanglant au milieu des étoffes qu'il était venu acheter. « Aussitôt toute la foire est troublée : les cris et l'indignation du peuple éclatent contre celui qui a osé violer la paix du comte. On court à Robert, et ou lui dit en termes insultants (probrose) qu'il n'a plus la moindre puissance, lui qui n'est plus assez fort pour protéger sa célèbre foire. » Le prince furieux se fit amener le coupable ; mais les autres chevaliers intercédèrent pour lui et obtinrent sa grâce, la blessure s'étant trouvée légère. Sous le règne suivant, la licence s'accrut par suite des expéditions militaires qui tenaient le prince éloigné; mais Baudouin à la Hache et Charles le Bon, petits-fils de Robert, furent des justiciers rigoureux, qui se firent redouter des petits seigneurs par des exemples terribles, mais nécessaires. 11 n'en fallait pas moins pour contenir non-seule-ment les passions violentes de celle aristocratie militaire, mais encore son dédain habituel pour les droits des classes inférieures. Rien n'en peut donner une plus juste idée que le récit des désordres qu'un corps de chevalerie commettait sur son passage. «Bon Jésus! s'écria un abbé de Saint-Trond, comment rapporter tout ce que je souffris, allant de Liège à Verdun, avec les chevaliers de Brabant, de Liège et de Cologne? Au lieu de loger dans les villages, il y avait des chevaliers qui, avec leurs gens, abattaient 1 Citron. S. Trud., 1. VII. bibliothèque nationale. deux ou trois hameaux dont ils traînaient les débris à la queue de leurs coursiers, et au moyen de haches et d'autres outils qu'ils avaient avec eux, il ne leur fallait pas une heure pour élever de vastes pavillons au milieu de quelque prairie verdoyante ou sur le bord d'un ruisseau. Dans un village où j'entrai, il n'était resté que des femmes, tant le passage de l'armée répandait la terreur. » On voudrait pouvoir révoquer en doute la fidélité des chroniques, quand elles nous montrent des chevaliers coupables de vols et punis de la corde. Mais, en supposant même que la tradition ait exagéré le rang des spoliateurs, il faut reconnaître que l'impunité entraînait aux violences les plus honteuses quelques-uns de ces gens de guerre, qui, bien qu'issus de races puissantes, n'avaient pas encore un héritage suffisant Bien plus fréquents encore étaient les exemples d'usurpation à main armée, d'attaque meurtrière, de révolte contre le suzerain : car il n'y avait là ni crime ni honte pour le vassal qui prétendait se faire droit lui-même et venger ses propres offenses. En Lotharingie, où l'ordre s'établit plus difficilement qu'en Flandre, à cause surtout du partage de l'autorité entre les principaux seigneurs, les inconvénients de celle anarchie parurent si grands que les chefs des grandes maisons consentirent en 1082 à l'organisation d'un tribunal suprême qui devait assurer le maintien de la paix publique. Celte institution, q 1 Ilariulphe raconlc que le fils île ce Guillaume le Grand, étant déjà apprenti d'armes lui-même (lirocinio mancipatus), fut tue en flagrant délit dévot dans la maison de Siger. Les traits deee genre sont nombreux dans tous les récits de l'époque. caractérise l'époque et le pays, mérite quelques détails que nous emprunterons à un ouvrage justement estimé '. Ce fut l'évéque de Liège, Henri de Verdun, qui eut l'honneur de faire accepter aux princes et aux seigneurs voisins le pacte de justice dont la nécessité était enfin reconnue. II fut ordonné que dans tout le diocèse personne, hormis les voyageurs qui en sortaient ou qui y rentraient, ne porterait des armes trois jours de la semaine, savoir : depuis l'aurore du vendredi [ jusqu'à celle du lundi, les jours de fête, et de tout le temps de l'Avent jusqu'à l'Épiphanie, ainsi que le temps qui est compris entre la Septuagésime et l'oc-lavc de la Pentecôte. C'était, au rapport de l'historien Gilles d'Orval, dans ces deux saisons de l'année que la force régnait le plus ouvertement. Aux Quatre-temps et aux Vigiles on pouvait bien se munir d'armes; mais il était défendu, comme aux jours dé-I signés, de commettre des rapines, des incendies, des I meurtres ou des violences quelconques, à peine, I pour les hommes libres, de perdre leurs fiefs et leurs I biens et d'être bannis de l'évêché, et pour les esclaves, I d'avoir la main droite coupée. Les uns et les autres I (levaient être également frappés d'excommunication. I Quand un homme libre était accusé d'avoir enfreint I cette loi, il était obligé de prouver son innocence I par le témoignage de douze personnes assermentées. I Ceux qui n'appartenaient point à la classe des hommes I libres devaient subir l'épreuve ou le soi-disant juge-I ment de Dieu, au cas qu'il y eût de forts indices 1 Ernst, Histoire du Limbourg, t. II, p. 137. contre eux, sinon il suffisait de produire sept témoins qui les déchargeassent, sous serment, de l'accusation qu'on leur avait intentée. Telle fut la loi de paix que les princes du diocèse de Liège établirent de concert avec l'évêque, loi unique en son genre, pour ce qui regarde le tribunal qui fut établi dans la même assemblée, mais semblable à peu près, pour le reste, aux règlements qui, dans ce siècle comme dans le suivant, furent faits ailleurs, cl particulièrement à Cologne, afin de mettre un freina la licence des armes. Ils sont connus dans l'histoire sous le nom de Treuga Dei ou Trêve de Dieu, ainsi appelée, soit parce que les jours de la semaine marqués pour l'observer étaient consacrés aux mystères de la passion et de la résurrection de Jésus-Christ, soit parce qu'on prétendit que Dieu l'avait approuvée , comme le témoignait la punition exemplaire de ceux qui avaient osé l'enfreindre. Le tribunal érigé à cette occasion fut appelé tribunal de la paix. Ses séances étaient fixées aux samedis, dans l'église de Notrc-Dame-aux-Fonts, à Liège. L'évêque devait y présider lui-même revêtu de ses habits pontificaux; à côté de lui un magistrat , prœtor, armé, se tenait debout avec quelques vassaux de l'église de Liège. Ils jugeaient, entre autres, des causes de rapt, de violence, de .vol public, d'incendie et de destruction d'arbres fruitiers. Tous les diocésains, quand ils avaient été cités, étaient obligés de comparaître en personne devant le tribunal. Les ecclésiastiques n'étaient cependant pas soumis à sa juridiction, ni les princes qui avaient concouru à l'établir. Ces derniers conservaient par conséquent l'autorité de se faire mutuellement la guerre au détriment des peuples. Les accusés qui, cités sept fois, ne se présentaient | point, ou ne légitimaient pas leur absence par des motifs valables, étaient déclarés infâmes au son delà cloche de l'église de Notre-Dame, et ensuite bannis de tout le diocèse, après avoir été excommuniés. Un absent ne pouvait y faire citer personne; mais il était permis au clergé et aux femmes, ainsi qu'aux impubères, d'y porter leurs plaintes par des fondés de pouvoir. Quand il s'était présenté des causes, l'évéque tenait le lendemain (le dimanche) une séance dans son palais pour les examiner1 ; mais il était au choix de l'accusé de tenter les voies de droit, et alors son affaire était remise au jugement de deux vassaux de l'église de Liège, pour en décider selon les lois, ou vider la querelle par le duels. Dans ce dernier cas il 1 Comme l'évoque rendait la justice siégeant devant la porte de I son palais, peinte en rouge, on l'a appelé d'après cela le tribu-I nul de la porte rouge, et aussi le tribunal de l'anneau du palais, parce qu'en faisant retentir un anneau d'airain, on donnait le I signal pour la séance. ' Quelque barbare que fût encore ce dernier moyen , il ramenait du moins les adversaires à une sorte d'égalité qui eut enlevé aux possesseurs des fiefs les plus importants l'avantage qu'ils trouvaient à n'en appeler qu'à la force. Aussi le même écrivain nous montrc-t-il la résistance des seigneurs commençant dès le premier jour. '-'assemblée ne s'était pas encore séparée, que Henri, comte île la Hoche, s'opiniàtra à vouloir que ses sujets ne fussent point | soumis aux règlements qui venaient d'être établis. En vain les autres seigneurs le conjurèrent-ils de faire comme eux, le menaçant même de leur inimitié commune s'il s'obstinait à s'éloigner île ces arrangements, il persista dans son refus, et tous lui dé- recevait une épée du mayeur , prœtor, et avant les six premières semaines écoulées les deux champions, couverts d'une armure peinte en rouge, armis tecli miniatiss devaient se battre dans un champ de vingt pieds carrés. Ramener ainsi au duel comme au jugement de Dieu les questions d'honneur et de justice, c'était consacrer encore la plus enracinée des coutumes germaniques, celle dont la société moderne n'a pu elle-même s'affranchir qu'à moitié. Nous reviendrons ailleurs sur les formes variées que prit cette épreuve judiciaire, alors adoptée par toutes les classes; remarquons seulement qu'à peine le combat loyal d'homme à homme paraissait suffire aux vengeances particulières. C'étaient les familles qui se battaient l'une contre l'autre, et la /aida ou haine déclarée, que tous les rois s'étaient efforcés en vain de proscrire, avait le caractère opiniâtre et farouche qu'un usage analogue, la vendetta, semble avoir conservé clarèrent la guerre. Le comte fut assez téméraire pour la soutenir 5 il osa même aller au-devant de l'ennemi et lui livrer bataille; mais il paya cher son audace; il fut battu et contraint de se renfermer dans son château de la Roche. On l'y assiégea aussitôt; l'attaque et la défense furent également vigoureuses. Après sept mois de siège, la place allait se rendre; car la famine la menaçait, lorsqu'un stratagème assez plaisant la sauva. Le comte fil, dit-on, sortir un cochon; les assiégeants s'en saisirent, mais, l'ayant trouvé bien nourri, jugèrent que la forteresse était encore trop bien munie de provisions pour pouvoir l'affamer de sitôt; ainsi, ennuyés comme ils l'étaient de traîner ce siège jilus longtemps, ils résolurent de traiter avec le comte et lui accordèrent l'exemption delà juridiction du tribunal de paix,qu'il avait demandée pour les habitants de la ville de la Iloclie et ceux des environs dans le rayon d'une lieue. jusqu'aujourd'hui chez les Corses. Le droit de guerre privée, dont nous avons déjà indiqué l'existence dans la Belgique primitive, s'était transmis des leudes aux seigneurs, qui n'hésitaient pas plus à prendre les armes pour leurs propres querelles que pour celles de leurs princes. L'ambition, l'avidité, la jalousie, causes premières de leurs différends, y mêlaient quelquefois la haine personnelle ; mais aussitôt que le sang versé appelait la vengeance, l'idée même du devoir et de l'honneur lui donnait une effrayante gravité. Au commencement de chaque démêlé, celui qui croyait avoir à se plaindre réclamait l'aide de ses parents contre ses adversaires. La race entière se groupait comme un clan barbare, et commençait les démonstrations hostiles contre ceux du nom et du sang ennemi. Le plus souvent quelque composition arrêtait la guerre à son début; mais quand elle se prolongeait et qu'il y avait mort d'homme, elle allait bientôt en grossissant : car nul ne pouvait sans honte abandonner ses proches, et chaque mort augmentait le nombre des familles engagées dans son parti. Dans les temps reculés ces luttes sanglantes avaient quelquefois un caractère atroce. Dans les cantons de Bruges, d'Oudenbourg et de Fûmes, dit Hariulfe avec naïveté, la rage du meurtre et de la vengeance était si furieuse quand saint Arnoul y pénétra, que c'est à peine si le père épargnait son fils, le frère son frère, le neveu son oncle ; mais l'oncle pour la moindre chose eût tué son neveu. Le récit d'une guerre de ce genre,qui précéda le meurtre de Charles le Bon, offre des circonstances aussi épouvantables, que les 15. premiers griefs avaient été futiles. Les limites d'un verger se trouvant mal déterminées, le fermier du seigneur Tancmar se crut lésé par ceux qui cueillaient les cerises pour le seigneur Burchard, et les appela voleurs, ce qui le fit battre et blesser par eux. Quelques jours après, les gens de Tancmar prirent leur revanche, coupèrent le pied droit à ceux des cueilleurs qui tombèrent entre leurs mains et mirent cet affreux trophée dans les paniers de fruits qu'ils envoyèrent ensuite au sire Burchard. Ce dernier fit alors attaquer la maison de Tancmar lui-même. Il s'y trouvait un vieillard de soixante et seize ans, et une jeune femme enceinte, proches parents du propriétaire : tous les deux furent égorgés. L'intervention du comte de Flandre empêcha la guerre de s'étendre; mais il paya lui-même de la vie son arrêt défavorable à Burchard. Ce qu'il y a peut-être de plus étrange encore que cette antique férocité des guerres personnelles, c'est la forme régulière et pour ainsi dire courtoise qu'elles prirent dans un âge moins éloigné. Nous les voyons se prolonger pendant des années à travers la paix publique et d'après des lois convenues. L'exemple le plus curieux de ce genre est celui d'une lutte qui ne dura pas moins de quarante années et qui coûta des flots de sang à la noblesse liégeoise. Le différend, comme d'ordinaire, n'avait eu dans le principe rien de bien grave. Vers l'an 1290, un seigneur de "VVa-roux avait pris sous sa sauvegarde une serve qui avait quitté les domaines du seigneur d'Awans. Ce dernier aussitôt le fit défier (car sans cet appel l'attaque eût été une félonie) et, rassemblant une grande troupe d'amis et de parents, il entra sur ses terres et abattit son moulin et sa brasserie. L'offensé recourut au mambourg qui gouvernait alors le pays en l'absence de l'évêque Hugues de Chàlons, et obtint son assistance pour abattre un des châteaux de son adversaire : mais ils y trouvèrent si bonne garde (|ir'il fallut renoncer à l'entreprise jusqu'au retour de l'évêque. Celui-ci, ayant convoqué ses vassaux, alla attaquer la forteresse, qu'on n'osa pas défendre contre lui; mais, par représailles, ceux du parti d'Awans se réunirent au nombre de G00 hommes et brûlèrent le château de Slins qui appartenait à un cousin germain du seigneur de Waroux. Pour expier ce crime (car le droit de guerre n'entraînait pas celui d'incendie, qui n'avait jamais été légal) le chef du parti et douze chevaliers de ses parents se rendirent dans l'église de Saint-Martin à Liège, et là dépouillant leurs armes, et couverts seulement d'une sorte de camisole, ils prirent sur leurs têtes nues les selles de leurs chevaux qu'ils portèrent ainsi jusqu'au palais épiscopal, oû ils les offrirent à genoux, en guise d'amende et d'expiation, au prélat qu'ils avaient outragé; mais celte satisfaction, qui désarmait le suzerain, n'apaisait pas le ressentiment des familles ennemies, et les hostilités continuèrent entre elles jusqu'à ce que le seigneur d'Awans fut tué dans une bataille où périrent avec lui plusieurs de ses partisans. Loin de terminer la lutte, cette rencontre fatale, appelée le combat de Lonchiu et qui eut lieu en 1298, fit prendre les armes à un grand nombre de gentilshommes qui n'étaient point parents des deux chefs, mais bien de ceux qui venaient de succomber à leurs côtés. Le parti d'Awans fut alors renforcé par le chevalier de Waremme, « l'homme le plus fort et le plus pesant du pays ; » mais comme ce brave champion attaqua et blessa peu après le seigneur de Her-malle, les proches de ce dernier, changeant de camp, passèrent au seigneur de Waroux. En effet, l'honneur commandait au noble de venger de préférence celui de ses parents qui lui était lié de plus près. Ainsi tel guerrier qui, ayant perdu un cousin sous la bannière d'Awans, était venu aussitôt combattre pour elle, se faisait ensuite un devoir de l'abandonner et de soutenir l'étendard ennemi, si un de ses oncles ou de ses beaux-frères, attaché à la cause opposée, venait à trouver la mort en la défendant. L'usage avait si bien établi cette règle, qu'après chaque combat il y avait quatre quarantaines pour les morts, et pendant cet intervalle de trêve chacun avait le loisir de se reconnaître, pour prendre le parti auquel il était obligé. Il arrivait même qu'à la faveur de ces suspensions d'armes les membres des familles opposées se réunissaient momentanément pour quelque autre entreprise, et « se tenaient bonne compagnie» dans les occasions de guerre où ils se trouvaient sous le même drapeau. Bientôt la plus grande partie de la noblesse liégeoise se trouva engagée dans la querelle des deux maisons. Le seigneur de Hermalle, rétabli de ses blessures et devenu comme le chef du parti de Waroux, alla attaquer la ville de Waremme que le châtelain ne put défendre; mais celui-ci à son tour força le village de Berlo, gardé par ses adversaires. L'évê- que n'avait pas le droit d'intervenir « la guerre étant ouverte, d'après la loi du pays, par la mort du premier qui avait été tué. » Une longue suite de combats remplit donc la contrée de trouble et de deuil, sans qu'il fût possible d'arrêter le mal, et le sang continua à couler jusqu'en 1554, époque où la lassitude et l'épuisement des deux partis amenèrent enfin le besoin de traiter. Us choisirent alors douze chevaliers qui devaient servir d'arbitres, et qui, s'étant réunis dans l'abbaye de Saint-Laurent, jurèrent de n'en point sortir avant d'avoir arrêté une bonne paix. L'évêque, le chapitre et les villes promirent également de tenir pour bien fait et ordonné l'arrangement qui serait conclu. Les douze élus comprirent qu'il ne fallait rien de moins, pour terminer ces discordes sanglantes, que l'abolition du droit barbare qui les avait causées. Ils déclarèrent donc que les membres de toutes les familles engagées dans la lutte renonceraient à défendre et à venger ceux de leur race qui à l'avenir commettraient quelque violence, lesquels seraient abandonnés de leurs parents et amis et les auraient tous contre eux. Les arbitres s'établirent eux-mêmes en tribunal permanent pour la punition de quiconque enfreindrait désormais la paix publique. Ils réussirent en effet à réprimer les désordres que le temps et l'usage avaient autorisés; mais nous voyons encore leurs successeurs obligés de lutter contre l'évêque Arnoul deHorne, pour qu'à leur tour les officiers du prince renoncent à l'emploi du glaive contre ceux qui l'ont offensé. La question fut débattue en 1572, dans une séance publique des Douze, réunis dans le cloître de Saint- nidliotiieque nationale. Denis, et en présence de plus de quatre mille personnes de toutes conditions, chanoines, prêtres, chevaliers , écuyers, bourgeois et gens du plat pays wallon et flamand. L'évéque et son mayeur, à Liège, soutinrent le droit des officiers du prince ; mais l'arrêt du tribunal leur refusa le privilège barbare dont la noblesse avait consenti à se dépouiller. CHAPITRE XIII. Costume des chevaliers. — Il est brodé par les dames. — Équipement militaire. — Luxe de la table. — Splendeur des habitations. — Les mœurs s'adoucissent. — Romans de chevalerie. — Traits de générosité. — Amour des combats. — Premiers tournois. — Art de la guerre. Si, jugée d'après nos habitudes, nos idées et nos mœurs pacifiques, l'existence guerroyante et tumultueuse des seigneurs du moyen âge peut effrayer notre imagination, elle n'en paraissait pas moins brillante et digne d'envie à leurs contemporains qui étaient éblouis de sa splendeur. En effet l'armure et l'appareil du chevalier, l'aspect imposant de sa demeure, la magnificence qu'il aimait à y déployer, les jeux militaires et les banquets somptueux qui alternaient avec les passe-temps de la chasse et les vives émotions de la guerre, tout relevait à ses yeux et à ceux de la foule l'éclat de son rang et la noblesse du rôle qu'il avait à remplir. 1 Mon. S. Gall., 1. II, c. 21. s Ibid., 17. 3 De honeslate vero palatii, seu specialiter ornamento regaii, et de donis annuis militum... ad reginam prœeiptiè pertinebal. (Hincmar, Ep. ad Proc., c. 22.) Dès le règne de Charlemagne, nous voyons la magnificence du costume des Leudes proportionnée à leurs honneurs. L'empereur distribuait aux plus illustres des baudriers et des vêtements précieux, à ceux du second rang, des cottes de drap de Frise, teintes de mille couleurs; aux serviteurs du palais, des habillements de toile et de laine Encore la richesse de ses dons ne suffisait-elle pas à l'orgueil d'une partie de sa cour qui achetait aux marchands vénitiens les parures merveilleuses de l'Orient, « des peaux de phénix garnies de soie, des tissus de plumes de paon, bordés de pourpre, de jaune-citron, ou de fourrures rares 2. Les inférieurs même portaient des étoffes de soie avec des ornements d'or et d'argent. Le plus souvent ces habits de luxe, quelle qu'en fût l'opulence, avaient été tissés et brodés pour le seigneur franc par son épouse ou par ses filles qui se piquaient d'exceller dans ce genre de travaux. Dans l'intérieur des palais du grand empereur, les princesses de sa famille préparaient de leurs propres mains les étoffes qu'il devait porter, et l'archevêque Hincmar fait allusion à la même coutume en assignant à la reine de France le soin de la parure du roi3. Cet usage antique existait encore longtemps après chez les grands de Lotharingie et des bords du Rhin, comme nous l'apprennent une foule de témoignages. Ainsi le moine Alpert, qui écrivait vers l'an 1100, après avoir moeurs, usages et fêtes des belges. 4 57 vivement attaqué l'ambitieuse épouse d'un seigneur de ce pays, ajoute pourtant sous forme de restriction : « Nous lui connaissons un seul mérite, c'est d'être habile à une foule d'ouvrages, d'entretenir de nombreuses suivantes qu'elle instruit au tissage et à tout ce qui s'y rapporte, et de surpasser presque toutes les femmes de nos contrées dans l'art d'exécuter des vêtements précieux Soixante ans plus tard Mathilde de Flandre, épouse de Guillaume de Normandie, faisait soigneusement broder sous ses yeux l'immense tapisserie qui représente toute l'histoire de la conquête de l'Angleterre. L'appartement des princesses de cet âge était un véritable gynécée où elles dirigeaient elles-mêmes le travail de leurs femmes. II en était encore de même au treizième et au quatorzième siècle. Le bon Jacques de Hemricourt, fidèle historien de la noblesse liégeoise, nous montre les riches héritières, merveilleusement apprises et enseignées à tous les ébattements que noble damoiselle doit avoir, comme « ouvrer d'or et de soie, lire ses heures et les romans de batailles, jouer aux échecs et aux tables, et toutes autres bonnes vertus2. « Il regrette, lui qui était déjà vieux en 1580, les glorieux état, parement et ajustement que chevaliers et même écuyers avaient en sa jeunesse, quand 011 voyait jus- 1 Scimus eam (Adelam, Balderiei uxorem) ad opéra mulla esse tolertem et numérotas cubieulurias ad varietatem textilium re-nm instructas liabere, et in preeiosis vestibus conpeiendis penè omnes nostrarum regionum mulieres superare. Hœc sola liumani-tas in ci nota est. Alpertus, de Div. Temp., 1. I, c, 6. 8 Miroir des nobles de Hesbaye, p. 6. U jusqu'aux couvertures de leurs chevaux chargées « d'œuvre de brodure de leurs blasons armoyés. » La description de leur noble équipement, telle qu'il la fait en détail, est en effet splendide, et sinon supérieure du moins égale aux plus riches peintures de Froissart. Tous chevaliers et éeuyers d'honneur étaient, dit-il, montés sur de puissants chevaux de bataille, portant de hautes selles de tournoi sans étriers, couverts de caparaçons brodés et armoriés. Ils étaient armés de « plattes » (ou cuirasses massives) et harnois de fer menu, avec de bonnes chausses de même, et pardessus leurs plattes étaient de belles et riches cottes armoriées de leurs blasons. Chacun portait sur son bassinet un heaume avec un timbre élégant. Plusieurs avaient aussi leurs chevaux protégés par un fort tissu de mailles, qui se plaçait sous la couverture. Cent armures de fer ainsi équipées faisaient plus d'effet que deux cents d'aujourd'hui, si bien que voir nobles gens d'armes en pareil état était la plus douce plaisance, le plus riche spectacle et le plus grand soulas qu'on put avoir '. Au luxe des habits et de l'équipement s'était joint de bonne heure celui de la table. On se rappelle que les conquérants de la Gaule se piquaient de variété autant que d'abondance dans les richesses domestiques de leur villa, si largement pourvue de chaque espèce de volaille et de fruits. Mais les monuments des deux premières races royales n'indiquent guère de raffinement dans le choix des boissons, et bien * Guerre d'Awans et de Waroux, chap. XLI. qu'il y soit parlé en termes généraux de bière et de vin, la quantité seule en est déterminée, mais non la qualité. Au contraire la délicatesse et l'âge de cette dernière liqueur préoccupent fortement les poètes et même les chroniqueurs de l'époque suivante. L'un de ceux-ci en décrivant un repas offert par Baudouin de Gand, comte de Guines, à l'archevêque de Rheims, vers la fin du douzième siècle, nous montre à côté de plats innombrables plusieurs espèces de vin circulant dans les coupes, du vin de Chypre, du vin clairet et du vin épicé ; puis du vin précieux d'Auxerre, assez blanc et assez limpide pour tromper les étrangers qui le mêlaient au rouge, le prenant pour de l'eau. La politesse de l'hôte consistait à se montrer d'une libéralité extrême, celle des convives à ne rien ménager. Nous voyons dans une autre fête un buveur plébéien, bouffon de son métier, s'engager à boire sans interruption tout un baril de bière, moyennant la promesse d'un cheval. Il sortit victorieux de l'entreprise, et fut placé pour sa récompense non sur la monture qu'il avait espérée, mais sur un chevalet, comme les coupables1. Ce genre de défis cl de railleries, qu'autorisait l'allégresse des noces, des réjouissances publiques et des autres occasions pareilles, faisait place dans les réunions ordinaires à une courtoisie grave, le chef de la famille conservant toute sa dignité au milieu des jeunes gens et des serviteurs qui l'entouraient. Dès les temps reculés le festin même « brillant et 1 Lambert d'Ardres, dans les Preuves de la maison de Gand, p. 119. ! Ibid., p. 158. délicieux » était parfois servi dans l'intérieur d'une tour isolée qui formait la demeure du maître. Mais quand la seigneurie élait considérable, l'enclos central (qu'on avait déjà nommé le donjon 1 avant que ce fût l'usage d'en faire une dernière tour plus forte que tout le reste) offrait à l'intérieur de ses remparts une habitation décorée avec soin et dont la destination n'avait rien que de pacifique. C'était la maîtresse case des domaines primitifs, augmentée de nouveaux accessoires qui révélaient l'existence déjà plus ambitieuse et plus civilisée du chevalier. L'édifice était construit en pierre ou en bois, et ceux de bois ne passaient pas toujours pour les moins magnifiques, tant l'exécution en était achevée. Arnoul, seigneur d'Ar-dres, qui vivait vers l'an 1100, en fit ériger un de ce genre qui fut réputé un chef-d'œuvre de charpente et dont la description nous a été transmise. C'était, dit le chroniqueur, un labyrinthe presque sans fin où les chambres, les cabinets, les offices, les greniers, les magasins se pressaient l'un sur l'autre, et que dominait du côté de l'orient, comme le plus convenable, une haute chapelle. La maison avait trois étages superposés, ce qui semblait suspendre en l'air les greniers et les toits : quant à la boiserie rien d'aussi beau n'existait en Flandre. Passant ensuite aux détails, il nous apprend que le rez-de-chaussée 1 Nos donjons flamands n'offraient que des remparts de terre, comme en Hollande, où Alpcrt remarque que peu de forteresses avaient des murs. Sifridus fccit dunjonem... firmissimum munitionis aggerem, fossatu duplici. Lambeiitus Ann., p. 7. te donjon élait donc proprement la motte du château, et les deux termes étaient synonymes : mont, duyn. contenait les celliers, les magasins de blé, de grands réservoirs, des tonneaux et des cuves, et les autres ustensiles de la maison. Au-dessus étaient les habitations, l'office de la boulangerie, celui du boutillier, et la grande chambre où couchaient le seigneur et la dame et (lue flanquaient d'une part le dortoir des femmes de service ainsi que des enfants, de l'autre un cabinet qui pouvait au besoin servir d'infirmerie pour ces derniers quand leur faiblesse exigeait un appartement échauffé. Avec cet étage communiquait aussi la cuisine, qui avait elle-même une partie inférieure où étaient renfermés les porcs et la volaille qu'on engraissait, et une chambre supérieure où se préparait le manger délicat des maîtres et la nourriture de leurs gens. A l'étage le plus élevé couchaient les fils et les filles, et se tenaient les gardes prêts à donner l'alarme au premier bruit. Des escaliers conduisaient d'étage en étage et de la maison à la galerie où l'on allait s'asseoir et s'amuser, puis de cette galerie à l'oratoire ou chapelle, qui en menuiserie et en peinture ressemblait au tabernacle de Salomon Le lecteur moderne peut sans doute admirer un peu moins que ne le faisait le vieux narrateur une maison si merveilleuse, « dont les habitants eux-mêmes ne savaient pas exactement quel était le nombre total des portes et des fenêtres.» Mais si l'on considère qu'elle fut élevée vers le temps de la première croisade, et avant que la connaissance du monde grec et asiatique eût donné un développement si rapide à toutes les notions d'art et de grandeur, on 1 Guerre d'Awant et de Waroux, p. 160. comprendra que la demeure en bois du vaillant Ar-noul d'Ardres annonçait déjà, dans sa splendeur incomplète, le caractère d'opulence que devaient prendre un peu plus tard les hôtels seigneuriaux et les châteaux princiers. C'était la richesse qui venait se déployer à côté de la force. Tout s'était donc agrandi et rehaussé dans la vie extérieure de cette aristocratie militaire. Or le progrès ne s'était pas borné entièrement au côté matériel : les idées avaient aussi marché en avant, et nous en avons déjà entrevu quelques signes dans les faits qui se sont offerts à nous. Il en existe d'autres que nous ne pourrons méconnaître. Quoique les habitudes barbares que les Francs avaient, apportées de la Germanie n'eussent pas toutes cédé à l'influence du christianisme et aux institutions d'un gouvernement régulier, la vengeance même finit par perdre peu à peu de sa férocité antique. Dans les premiers temps les comtes de Flandre n'avaient pas reculé devant l'assassinat de ceux qu'ils regardaient comme leurs plus redoutables ennemis. C'est ainsi que les meurtriers de Foulque, archevêque de Rlieims, égorgé en l'an 900 par ordre de Baudouin le Chauve, étaient revenus jouir en paix de leurs fiefs et de la reconnaissance du prince qui les avait employés. Un crime pareil, commis en Angleterre, l'an 1170, sur Thomas Beckett, archevêque de Cantorbéry, remplit toute l'Europe d'horreur, et les assassins n'échappèrent au châtiment que pour le laisser retomber sur Je roi qui donna lui-même satisfaction à l'Église. Les grands principes d'ordre et de justice s'étaient donc assez raffermis pour qu'on pût déjà prévoir le jour de leur triomphe. Dès le douzième siècle, l'arrêt de l'opinion et presque toujours les censures du clergé frappaient le coupable derrière les murailles qui met-taientsa tête à l'abri du glaive. L'anarchie était vaincue dans l'esprit des peuples, et le fut aussi dans sa lutte contre les gouvernements. Alors tout s'adoucit dans les mœurs, dans les usages, dans le caractère des races féodales, dont la grandeur ne conserva plus qu'une empreinte chaque jour moins forte de l'ancienne barbarie. L'instruction commença aussi, vers ce temps, à poindre dans ce monde guerrier. Ce n'était guère, il est vrai, que dans les romans militaires qu'elle élait puisée ; mais ces romans eux-mêmes venaient de subir une transformation très-remarquable. Ils n'avaient offert d'abord que des récits assez simples d'aventures presque toujours réelles quoique altérées par la tradition, et dont les héros, peints d'après nature, conservaient leur type sauvage. Telles sont les chansons de geste proprement dites qui roulaient principalement sur des guerres de famille ou sur de grandes entreprises d'armes. Mais après la conquête de l'Angleterre par les Normands et celle de Jérusalem par les croisés, les romans deviennent chevaleresques, s'il est permis d'employer ce nom pour exprimer le caractère idéal qu'ils prirent alors, soit que leur sujet se rattachât aux récits précédents, soit qu'il fût emprunté à un autre ordre de souvenirs. En effet les personnages vrais ou faux de ces narrations poétiques revêtirent des qualités morales d'un ordre plus élevé; les chevaliers y devinrent les modèles non-seulement de la valeur, mais encore de la loyauté, de la 164 bibliothèque nationale. grandeur d'âme et de l'honneur véritable. L'enthousiasme que leur portrait inspira, sous cette forme plus pure, fut général. Il n'y eut grand ou petit seigneur qui ne s'enivrât de ces nobles peintures, et elles furent acceptées comme l'école du gentilhomme. Le chroniqueur flamand dont nous avons cité plus haut quelques passages, nous peint en ces termes les liasse-temps du jeune comte de Guines, un des bacheliers les plus accomplis de son époque (1180). « Au retour des tournois, il se livrait avec ses compagnons aux jeux et hâbleries qui convenaient à son âge : mais il aimait aussi et retenait dans sa société les vieillards qui lui racontaient les aventures, les fables et les histoires. Un vieux chevalier appelé Robert de Constance l'instruisait des empereurs romains, de Charlemagne, de Roland, d'Olivier et du roi Arthur. Philippe de Montjardin, dont la barbe était blanche, charmait ses oreilles des récits de la terre sainte, de la prise d'Antioche, des Arabes , des Babyloniens et des guerres d'outre-mer. Son cousin Walter de l'Ecluse l'entretenait des récits fabuleux des Anglais, de Gormond et d'Ysembart, de Tristan et d'Yseult, de Merlin et de Merculf \ » Mais le charme de ces belles narrations n'agissait pas encore si puissamment sur ces âmes rudes qu'elles s'élevassent aussitôt à tous les nobles sentiments que chantaient les poètes, et l'écrivain lui-même n'adoptait qu'à moitié les idées romanesques : car il fait ensuite honneur au jeune chevalier d'avoir su feindre à propos, « avec une prudence et une cautèle virile , » un amour avantageux 1 Lamiiebtus Abd., p. 2al, pour la riche héritière du comté de Boulogne. Cependant les princes et les chevaliers du moyen âge égalèrent du moins quelquefois ces héros fabuleux dans leurs vertus militaires, et se piquèrent en général d'une loyauté généreuse envers ceux qu'ils combattaient. Parmi les exemples que les chroniqueurs en ont recueillis, un des plus notables se rapporte à la bataille de Woeringen où Jean Ier, duc de Brabaut, se mesura contre Henri IV, comte de Luxembourg. Ces deux guerriers, également fameux par leur force, leur adresse et leur courage, en étaient venus aux mains dans la mêlée, et le comte pressait vivement son adversaire, quand un seigneur brabançon le frappa d'un coup d'épée qui l'abattit. « Ah ! Wantier! s'écria le duc avec douleur, qu'avez-vous fait? vous venez de tuer la fleur des chevaliers; jamais ne sera vu son pareil ! » Le meurtrier s'excusa sur le danger où il voyait son prince : mais quoique justifié par les écrivains de l'époque, nous voyons qu'il n'en fut pas moins flétri par l'opinion Une anecdote du même temps, dont les héros étaient Liégeois, fait encore mieux éclater ce respect du brave pour le brave. Un vaillant écuyer nommé le Vilain de Jardégnée se trouvait en guerre avec le seigneur de Hcmricourt, à l'occasion d'un cousin de ce dernier. Ilemricourt était l'un des plus célèbres chevaliers de l'époque ; mais, enveloppé dans une embuscade par la troupe de son ennemi, il eut son cheval tué et tomba par terre. Le Vilain, le tenant sous lui 1 « C'est à tort qu'on le blâme et qu'on flétrit son nom, dit Van Hcelu : il lit son devoir, quoique ce fût grand dommage de la mort du comte. » 1 En liégeois o par les yeux de Dieu. » - Miroir des nobles de Ilesbaye, p. 12i. 166 bibliothèque nationale. avec l'aide de ses gens, lui ôta son heaume et son épée, et le voyant à visage découvert, il fit retirer son monde et dit au chevalier : « Sire de Hemricourt! sire de Hemricourt, vous avez tant d'années parcouru les pays d'au delà des mers et de par deçà, et estes sorti de tant de combats fameux, et maintenant vous êtes tombé dans le piège d'un pauvre écuycr comme moi! Je vous conjure, par la foi que vous devez à Dieu et à monseigneur saint George, de me dire ce que vous feriez de moi si vous me teniez à l'état où je vous tiens ! » L'autre répondit comme hardi et sans peur : « Par le serment que tu as invoqué et par Dieu qui nous voit 1, tu mourrais de cette main qui en a fait mourir tant d'autres ! — Sire de Hemricourt! sire de Hemricourt, répliqua l'écuyer, de nia mort le dommage ne serait pas grand, mais de la votre, jamais on ne le saurait réparer. A Dieu ne plaise que par homme de si peu que je suis, soit jamais occis homme aussi vaillant que vous l'ctes. Je ne vous requiers que de mettre fin à l'inimitié entre votre cousin et moi, et de me pardonner mon entreprise contre vous. » Cela disant, il l'aida à se relever et s'agenouilla ensuite devant lui pour obtenir son pardon La renommée des braves ne s'acquérait pas seulement dans les occasions de guerre, mais aussi dans les tournois, exercices militaires dont l'origine se perd dans la nuit des temps et dont le goût s'accrut à mesure que les idées héroïques s'exaltèrent davan- lage. Les chevaliers y rencontraient en effet des occasions de gloire, sans y trouver les périls du combat véritable. Pourtant ce genre de fêtes, qu'ils aimaient passionnément, ne laissait pas d'offrir ses dangers. A la vérité les lances et les épées n'avaient ni pointe ni tranchant, et outre l'armure de fer qui protégeait les parties du corps les plus exposées, les champions avaient soin de se couvrir de bons gambesons ou vê-j tements bourrés qui amortissaient le choc. Mais il n'en restait pas moins sur la place, par suite d'accidents, un certain nombre de blessés et de morts. D'ailleurs la lutte n'avait pas toujours, au moins en | Belgique et en Allemagne, le caractère de simples joutes où il ne s'agissait que de rompre quelques lances et de faire face à un seul antagoniste. D'ordinaire le tournoi y conservait sa forme primitive, qui était celle d'une petite guerre entre deux corps d'armée. C'était la coutume, dit un auteur contempo-| rain qu'entre Gormai et Rissuns les chevaliers français vinssent tournoyer contre ceux de Flandre, de Vennandois et de Hainaut, qui se tenaient réunis. Un jour que Philippe d'Alsace, comte de Flandre, s'y était rendu avec une force considérable, tant de lions chevaliers que de fantassins a, Baudouin de Hai- 1 Gilhc l't, prévôt de Mons et ancien chancelier du comte Baudouin le Courageux. Hisl. franc., t. XIII, p. i>60. 8 Un passage de Lambert d'Ardres nous montre le rôle de ces [combattants à pied. Le comte Raoul, blessé dans la première charge, fut transporté comme mort derrière les archers. Mais là une flèche (sans pointe?) des ennemis lui creva l'œil droit, et les archers du parti contraire, ayant été victorieux, arrivèrent jusqu'à lui, le dépouillèrent et le jetèrent dans la Seine. 1G8 bibliothèque nationale. naut avec ses braves champions se mit du côté des Français inférieurs en nombre. Le comte irrité, ayant rangé en bon ordre ses cavaliers et son infanterie comme pour une bataille, attaqua rudement les Français et les Hennuyers. Mais un chevalier de Baudouin, champion vaillant et redoutable qu'on appelait Geolïroi Tue-l'Asne, voyant que son parti allait succomber, se précipite sur le prince flamand avec sa forte lance, et lui portant ce qu'on appelle un coup de bourre dans le milieu de la poitrine, il lui fait perdre connaissance; quoique ceux qui entouraient Philippe le soutinssent et l'empêchassent de tomber de cheval, il resta un moment inanimé. Plusieurs affirment même qu'il fut pris et emmené hors du tournoi, mais qu'un bon chevalier, nommé Gille d'Aunoit, lui permit de s'échapper. On dit que de cette manière Baudouin et les Français obtinrent la victoire sur les Flamands. » C'étaient donc de rudes épreuves que ces trépignées ou tournois à la foule, qui se multipliaient sur les frontières de Flandre et de Picardie, de Hainaut et de Champagne, de Limbourg et de Westphalie. Si les blessures n'avaient lieu que par accident, celui qui se laissait prendre élait bien et dûment captif, jusqu'à payement de sa rançon. Ainsi furent amenés à Valenciennes, en 1179, le comte Henri de Bar et toute une troupe de seigneurs champenois, pris par Baudouin le Courageux dans un tournoi qui avait suivi de près le couronnement de Philippe-Auguste1. Mais la liberté qui leur fut ensuite 1 Gilbert, p, 879. rendue gratuitement fît éclater la libéralité du vainqueur L'habitude de ces luttes périlleuses et l'amour de la gloire rendaient le chevalier presque aussi avide de batailles réelles que de combats simulés. Aussi saisis-saient-ils avec empressement les occasions de prendre part aux guerres importantes. Nous ne citerons pas l'exemple des croisades où les seigneurs belges figurèrent en si grand nombre : le sentiment religieux qui les animait pouvait alors avoir plus de part à ce généreux élan que l'ardeur de combattre. Mais dans les guerres d'Angleterre et d'Italie, on les rencontre à chaque instant armés pour le prince qui a fait appel à leur courage. Vers la fin du treizième siècle, les rois de Naples et d'Aragon étant convenus de vider leur querelle par un combat à outrance où chacun serait suivi de cent chevaliers à son choix, dix Brabançons furent désignés pour figurer dans le parti de Charles d'Anjou, qui comptait aussi des Flamands et des Liégeois, et, ce qui n'est guère moins remarquable, le duc Jean le Victorieux avait accepté avec joie, comme l'affirment nos chroniqueurs, le droit de figurer parmi ces intrépides champions. C'était à Bordeaux que les adversaires devaient se rencontrer, et le duc s'y rendit avec le roi de France; mais le projet n'ayant pas eu d'autre suite, les élus n'en retirèrent que l'honneur d'avoir été jugés les plus dignes de soutenir une si grande cause. Toutefois, quelque prix qui pût s'attacher à ce 1 Nous reviendrons, dans le volume suivant, sur les usages observés dans les tournois pendant l'époque bourguignonne, où ce genre de fêtes prit un éclat jusqu'alors inconnu. bibliotheque nationale. genre (le gloire, la guerre offrait ordinairement aux braves une autre sorte d'avantages qu'ils ne se piquaient point de mépriser : ils tiraient, à l'occasion, un parti lucratif de leur vaillance et de leur renommée, même sous une forme et par (les moyens donl la légitimité nous laisserait parfois quelque scrupule. Un poète brabançon, que le hasard avait mis à portée d'entendre un entretien de son prince avec deux de ses plus puissants vassaux, nous a répété les paroles naïves où l'intrépide duc laissait entrevoir avec quelle joie il eût arraché un bon prix de ses services à des princes plus riches que lui. « Eh ! sire, lui disaient ses barons, quel homme vivant pourrait réconcilier le comte de Flandre avec le roi de France, si ce n'est vous?—Sur ma foi, répliqua'Jean, si j'avais un pied en paradis, j'en sortirais encore pour accourir au lieu où ils viendraient en bataille 1 ! — Et pourquoi donc? demandèrent-ils avec surprise. — Moi aussi j'entrerais alors en campagne avec mes escadrons et je me placerais entre les deux adversaires : puis si l'un d'eux n'en faisait pas à ma guise, je le combattrais moi-même. Or je crois qu'en négociations je pourrais bien gagner là davantage que ne me rapporte tout mon duché pendant une année entière! » Ce n'était pas que le héros de Woeringen manquât de désintéressement, il avait au contraire le cœur généreux et la main toujours ouverte; mais exploiter 1 A l war ic met ten eenen voete gcstacn In Hemelrike, ic trocke wt, Om te comene Vaer si beide souden slriden. L. Van Veltuem, III, 58. la victoire, faire payer la paix au plus faible et la rançon au prisonnier, paraissait chose si naturelle, que ce dernier usage se prolongea jusque dans les temps modernes. Si toute cette fière chevalerie aimait les combats , elle en avait aussi perfectionné l'art jusqu'à un point surprenant. Dés l'an 1107, l'empereur Henri V étant venu guerroyer en Lotharingie, les chroniqueurs allemands répétèrent d'après la voix publique qu'il n'y avait aucune noblesse aussi habile dans les manœuvres équestres, que celle des bords de la Meuse Chaque fois que l'ignorance militaire de ceux qui décrivaient les luttes de celte époque, ne nous empêche pas de suivre les mouvements des corps, nous voyons nos ducs et nos comtes livrer des batailles régulières, où les positions paraissent sagement choisies et les attaques conduites avec circonspection. Malheureusement rien n'est plus difficile que de rencontrer des témoignages fidèles et précis en matière de faits d'armes, dès qu'il s'agit des grandes journées, l'amour-propre national se mêlant alors à toutes les causes ordinaires d'incertitude et d'erreur pour envc-| lopper de ténèbres la victoire ou la défaite 3. Mais après les Normands qui dans ces siècles reculés entendaient mieux que nul autre peuple le métier de la guerre, c'est aux chevaliers belges que le premier rang semble appartenir dans les vieilles armées du ' Arte quidam equitundi qttà gens illa plus cœleris utitur. Ce passage i'Eltkehardus se retrouve dans plusieurs autres chroniques. '' Voir l'Appendice, où l'on trouvera un récit détaillé de la bataille de Bouvines. bibliothèque nationale. moyen âge, soit qu'ils suivent en Orient l'étendard de la croix, ou qu'ils servent comme vassaux les empereurs d'Allemagne et comme aventuriers les souverains anglais. Ainsi deux chevaliers de Tournai pénétrent les premiers dans la ville sainte, deux princes belges régnent les premiers à Jérusalem et à Con-stantinople; les hommes d'armes de Godefroid le Bossu et ceux de Frédéric de Limbourg arrachent des éloges aux seigneurs de l'Empire; Guillaume d'Ypres et Jean de Brabant, puis encore plus tard Jean de Beaumont et Gautier de Mauny, brillent en Angleterre à côté, sinon au-dessus, des plus honorés et des plus braves. Réunie sous le même drapeau, cette noblesse guerrière qui descendait des leudes saliens eût encore pu former la tribu la plus glorieuse du monde féodal. CHAPITRE XIV. Les villes gouvernées comme des cantons. — Institution des échevins. — Puissance de l'échevinage dans les cités. — Lignages patriciens alliés à la bourgeoisie. — Ce que c'était que les bourgeois hérita-blés et bien nés.— Indépendance de celle classe.— Elle est organisée militairement et comme les milices franques. — La ville, les quartiers et les maisons bourgeoises ont leurs fortifications. — Au point de vue militaire, le bourgeois héritablc diffère peu du seigneur. Si l'histoire des premiers siècles du moyen âge nous laisse entrevoir assez facilement l'origine de la domination et de la splendeur dont jouissait la race [seigneuriale, il est plus malaisé de suivre, à travers les ténèbres de ces temps reculés, les progrès obscurs de ces classes moyennes dont l'existence encore sans éclat n'attirait ni l'admiration ni la crainte. La bourgeoisie, qui devait en grandissant devenir plus puissante en Belgique que la noblesse elle-même , ne jouait encore aucun rôle politique, et quand elle est mentionnée par hasard dans quelque récit local, c'est 18. d'une manière si incomplète que le secret de sa croissance et de son organisation semble nous échapper. Mais l'intérêt qui s'attache à ces grandes questions dédommage en quelque sorte de la difficulté qu'on trouve à les éclaircir. C'était la force même des choses qui avait donné peu à peu un caractère féodal au gouvernement établi par les Francs dans la Gaule conquise : ce fut encore elle seule qui, mettant des bornes à l'empire de la féodalité, préserva en partie la population des villes de tomber dans une dépendance aussi absolue que les serfs de la villa. En effet, les lois de cet âge n'établissaient en principe aucune différence entre les institutions urbaines et rurales. On vit, il est vrai, les grandes cités du midi de la France conserver le régime municipal romain; mais il s'y maintenait par lui-même, sans autre appui que sa propre solidité. Dans les contrées du Nord, où le triomphe du Germain sur le Gaulois avait été plus complet, la ville était placée sous le pouvoir d'un comte, et régie comme un simple canton. Si la piété des rois ou des anciens seigneurs l'avait abandonnée à son évéque. ou même à quelque établissement religieux, la condition des habitants en était un peu plus douce, tant à cause du repos et de la sécurité dont ils jouissaient sous cette autorité pacifique, qu'en raison des privilèges que la loi accordait aux serfs de l'Église. Mais la forme de l'administration restait la même à peu de chose près, le prélat ou l'abbé remplissant alors le rôle du comte dont il possédait les droits. C'étaient donc les institutions cantonales qui servaient de base au gouvernement intérieur de cha- que localité. Mais ces institutions, émanées (les vieilles coutumes germaniques, renfermaient un élément de liberté qui n'avait pas péri dans le désordre de la conquête. En effet, elles donnaient aux hommes libres le droit de prononcer jugement, soit clans les causes criminelles, soit dans les affaires d'intérêt civil et local. C'était l'antique privilège des assemblées populaires, qui n'avait jamais été méconnu parmi les Francs, bien qu'il ne s'exerçât plus que dans certaines occasions. Ainsi le comte, pour faire justice, réunissait autour de lui les gens du pays, et c'était à eux de « dire la loi. » Cependant l'exercice de ce droit national présentait de grands embarras depuis que les Francs étaient mêlés à des hommes d'autres races, et qu'ils se trouvaient comme épars au milieu du pays conquis. Cbarlemagne, auquel il faut toujours remonter comme à l'auteur principal de toute organisation au moyen âge, borna à sept francs hommes, dans chaque localité, le nombre de ceux qui rendraient arrêt en toute cause. Il les fit choisir par les comtes, mais d'une manière fixe, et il leur donna le nom d'échevins qu'on n'aperçoit guère avant lui. Dépositaires de l'ancienne souveraineté du canton, les échevins devaient être vaincus par le pouvoir seigneurial quand la féodalité fut triomphante. Tel est en effet le résultat qu'on observe dans les campagnes, où l'échevinage devint en général un simple office à la disposition du seigneur. Au contraire, dans les localités importantes par leur population et leur richesse, celte magistrature cantonale resta le patrimoine des principales familles, qui cou- servèrent et même étendirent leur antique juridiction. Ainsi dans la partie de la Belgique qu'avaient jadis occupée les Saliens, nous voyons trois villes, Anvers, Louvain et Bruxelles, administrées dès le principe par sept échevins, dont chacun était pris dans une race déterminée, et représentait ses droits héréditaires. En Flandre et dans les cités de Liège et de Tournai, les vestiges d'un ordre de choses analogue frappent également nos regards. Le pouvoir du prince y est en quelque sorte balancé par celui du corps échevinal qui continue à dire la loi avec indépendance. A ce résultat même on peut reconnaître la force inhérente aux villes et le pouvoir de résistance qu'elles avaient conservé. C'est qu'en effet beaucoup d'hommes, réunis sur un même point et possédant les ressources qu'exige leur existence, forment un centre d'activité, d'efforts et de richesse, où la vie sociale ne peut être étouffée par la main d'un seul. La villa n'offrait guère que des serfs sous un maître : la cité a des habitants de condition essentiellement diverse, et quelque déchus qu'on suppose ceux qui occupent le dernier rang, il s'en trouve au-dessus d'eux : c'est assez pour que quelques-uns du moins ne soient pas foulés aux pieds. Or, en examinant la composition de l'échevinage dans les villes brabançonnes, où il garda le plus longtemps sa vieille forme, nous ne le trouvons point isolé du corps des habitants. Au contraire, il nous apparaît uni à la haute bourgeoisie par des liens si intimes, que ses privilèges sont devenus ceux de cette classe presque entière. En effet, les lignages (car c'était le nom moeurs, usages et fêtes des belges. 177 que l'usage leur avait donné) ne se composaient pas seulement des sept maisons privilégiées qui conservaient le nom des premiers élus, mais encore de (outes celles qui s'y étaient alliées par mariage et qui étaient au nombre de plusieurs centaines dans chaque cité. Tous les droits des races échevinales se transmettant ainsi à ceux qui en étaient descendus en ligne masculine ou féminine, il ne se trouvait plus aucune famille un peu considérable d'Anvers, de Bruxelles ou de Louvain, qui n'eût quelque branche patricienne. Rien de plus significatif que cette fusion des lignages avec les anciens bourgeois, dont on reconnaît les traces dans les premières listes de magistrats. Quoique les échevins primitifs fussent des possesseurs de domaines, comme l'atteste quelquefois leur nom et comme le voulait l'esprit de la loi (car les Francs n'estimaient dignes de confiance, boni hommes, que ceux qui offraient ce genre de garantie), quoiqu'ils suivissent la bannière du prince en qualité de vassaux, obligation qui devait passer à leurs successeurs, cependant leur postérité n'avait point formé une caste, comme le fit la noblesse, mais elle s'était mêlée aux gens de la ville, attestant par là même qu'ils étaient également libres, honorables et aptes à remplir les dignités civiles et militaires, ce qui est du reste confirmé par une foule de documents historiques. Remarquons cependant que la bourgeoisie dont il est ici question, n'était point composée de tout ce qui habitait la cité, mais seulement des bonnes gens, c'est-à-dire des bourgeois propriétaires ou héritables, comme on les appelait à Gand (cives hœreditati). 1 Mirac. Sti. Bavonis, c. 37. Il n'y avait donc rien d'extraordinaire dans celle égalité, puisque le citadin, quand il avait héritage à lui et maison dans sa ville, offrait les mêmes conditions d'indépendance et de stabilité que le possesseur d'un domaine rural. C'était un homme libre, dans le sens même de la loi franque; car il ne relevait de nul autre par ses moyens d'existence, et il ne les tirait pas non plus, comme les serfs, de son Iravail personnel. On pourrait croire qu'à la liberté il joignait quelques privilèges de naissance, quand on voit la haute bourgeoisie prendre des titres presque nobiliaires, comme ceux des seigneurs (hocren), de gens bien nés (wel geboren), et autres semblables, généralement usités au treizième et au quatorzième siècle ; mais quoique la majorité des riches familles bourgeoises pût en effet se prévaloir de l'ancienneté de son origine, il y en avait aussi de nouvelles. Les chartes des villes contiennent à ce sujet des dispositions à peu près générales : tout homme libre qui possède domicile depuis un an et un jour (comme dans le village germanique) a les privilèges du citoyen. Quant aux serfs et surtout à ceux qui l'étaient complètement (les serfs de corps), leur séjour dans une ville ne changeait pas leur condition. Cependant la richesse offrait à ceux même dont les ancêtres avaient payé tribut le moyen légitime de s'en affranchir : il leur suffisait d'acquérir d'autres gens de condition servile et de les mettre à leur place, comme nous en voyons des exemples dès le dixième siècle Si nous en croyons même les plaintes indiscrètes moeurs, usages et fêtes des belges. 479 d'un chroniqueur, la population de Gand tout entière se serait formée de serfs fugitifs retirés là comme dans un lieu d'asile où leurs anciens seigneurs ne pouvaient les atteindre. En réduisant à leur juste valeur les assertions quelquefois opposées des contemporains, on trouve que l'ancienne bourgeoisie puisait dans la propriété seule ses droits et son rang. Ce n'était pas que les villes, et surtout les plus considérables, ne renfermassent point de familles d'un rang élevé. On y voit demeurer d'ordinaire quelques races puissantes, en possession du territoire et des villages adjacents, et jouissant des honneurs et des avantages attachés au service du prince. Mais les plus nobles mêmes adhéraient pour ainsi dire au corps de la cité par leurs branches pauvres qui s'alliaient à des gens de condition moindre, ou qui descendaient même aux professions mercantiles1. Ainsi cette bourgeoisie libre, qui se recrutait d'une part chez les serfs et les travailleurs devenus assez riches pour jouir de la propriété, se rattachait de l'autre aux maisons féodales, dès que la terre commençait à leur manquer, et voyait aboutir à elle toutes les extrémités sociales. Il ne faut donc pas s'étonner qu'elle reconnût peu l'intervalle des classes, intervalle d'abord très-imparfaitement établi. Le vieux ' Hcmricourt en cite encore plusieurs exemples. « Il y avait à Liège deux frères du lignage de Flémale qui étaient forts et roides, hardis et de grande volonté, bons mariniers et bons arbalétriers, qui n'étaient pas riches. » — « Thomas de Hcmricourt qui était marchand de vin, mais dont le père avait un petit patrimoine.» roman de Garin le Lohérain, dont le fond historique remonte à une époque antérieure à Charlemagne, a pour héros les descendants du lion vilain Thierry, bourgeois de Metz et pelletier, dont le fils devint duc, et dont les petits-fils gardaient encore le surnom de Vilains, quoiqu'ils fussent tous de puissants seigneurs. La famille qui possédait la châtellenie de Bruges au commencement du douzième siècle descendait d'un serf, et l'écrivain qui nous raconte qu'elle était méprisée, pour ce motif, du comte et de ses chevaliers, a soin d'expliquer ce mépris par une loi féodale étrangère aux gens de la ville \ Deux cents ans plus tard les échevins d'Ypres, consultés par ceux de Saint-Dizier, sur l'aptitude d'un bourgeois à posséder des fiefs, répondirent qu'en Flandre cela ne faisait pas question. Il résultait donc du rapprochement des conditions, un mouvement des idées favorable à l'émancipation de la classe moyenne; mais ce mouvement ne fut complet que dans les villes dont le port ou le marché faisait l'élément essentiel, tandis que l'ordre féodal prévalut dans celles qui étaient surtout des bourgs ou des places de guerre, Nous verrons dans un autre volume quelles différences il en résulta dans l'esprit et les institutions des diverses localités. Le rang même que s'attribuait cette bourgeoisie héritable et bien née exigeait qu'elle portât les armes , puisque tout ce qui était libre devait service au prince dans les luttes nationales. Aussi les cités belges du moyen âge offrent-elles un caractère plus 1 Secundum jus comitis. moeurs, usages et fêtes des uei.ges. 181 guerrier que ne le comporteraient les idées modernes. Dès que le châtelain ou le représentant du prince déployait sa bannière, les échevins réunissaient les bons habitants, et tous ensemble, bien armés pour la bataille, s'acheminaient vers le lieu où il les conduisait Chaque ville avait son organisation militaire. Dans celles de Flandre, les poorters se groupaient par quartiers ou par paroisses, et à Liège, par voisinages, sans paraître suivre d'autre règle à cet égard que les convenances locales. Mais à Bruxelles, c'est par lignages que les forces de la cité semblent s'être divisées dans le principe, et ce système est probablement celui de la ville échcvinale dans son organisation franque. En effet, chacune des sept races privilégiées avait pour ainsi dire sa propre région au centre de laquelle s'élevait sa maison forte, qui servait de réunion aux hommes qui relevaient d'elle, comme le château du seigneur à ses vassaux. A Tournai au contraire, où quelques vestiges de la vieille civilisation romaine s'étaient toujours conservés même dans les temps les plus barbares, la milice bourgeoise 11e se formait ni par quartiers ni par tribus, mais d'après une combinaison régulière comme le cadre de nos armées. Elle marchait par centaines, divisée en gens de glaive, d'épée, d'arc et d'arbalète, et elle possédait le privilège de garder la lente des rois de France quand elle se joignait à leur armée, soit qu'elle dût cet honneur à ses vaillants 1 Cnnvenerunl burgenses ex Ghend, nam pro ipsis mandaverut caslcllanus ipsorum. Vita Càholi Iî., c. VIII, § KO. — Scabiniet communitas villœ Gandensis submoniti ex parle nostrâ ut venirent nobiscum. Lettre de la comtesse Marguerite, en 1248. 10 182 bibliothèque nationale. services, ou à l'antique usage des Mérovingiens'. Nous avons vu que le Franc combattait à cheval depuis qu'il avait conquis des domaines; il en élait de même du bourgeois propriétaire quand il en avait les moyens. Les 400 glaives (ou lances) que Tournai fournit à Philippe de Valois, en 129G, étaient des cavaliers d'élite « tous vestus de robes de vermeilles et un blanc château dessus la poitrine 2. » Une ordonnance de l'an 1296, conservée aux archives de Bruges, décrète au nom du comte et des écbcvins, que tout bourgeois riche de 5,000 livres, doit posséder un harnois de fer soit de mailles ou de platte et un cheval de la valeur de 40 livres. Les classes qui suivent, jusqu'au minimum de 500 livres de capital, chevauchent également, quoique sur des coursiers de moindre prix, mais, au-dessous de ce minimum, on marchait comme serf et non comme bourgeois. A Liège, la riche bourgeoisie servait également le seigneur en armure complète et à cheval, et ceux de chaque voisinage avaient leurs armoiries et leur cri de guerre. Or, si la ville marchait parfois à la bataille, elle devait aussi songer à sa défense, et nous la trouvons en effet fortifiée, mais inégalement. Des remparts de terre, surmontés de haies, c'est-à-dirc de palissades. 1 II y a un fameux passage de Procopc relatif à des villes armoricaines qui oui traité avec tes Francs et qui conservent une milice organisée comme celle des Itomains. Ce texte, dont on a beaucoup abusé, ne pourrait se rapportera des laits connusqm pour Tournai et Soissons. Cependant les compagnies tournai-siennes n'attribuaient leur formation qu'à Philippe-Auguste. 2 Ciioïin, Hist. de Tournai, t. I, p. 57». et munis de portes plus ou moins susceptibles de résistance, forme le système ordinaire de retranchement1. Les grands ports de Flandre n'en avaient point d'autres avant le douzième siècle ; mais à côté s'élevait encore l'enceinte murée du bourg, construit par les anciens comtes pour servir de protection à la cité populaire. Sous cette forme, la ville entière figurait en quelque sorte le château d'un seigneur féodal, le bourg représentant le donjon, ou la forteresse proprement dite, tandis que le port répondait à l'enclos adjacent ou à la cour extérieure Aussi l'appe-lait-on communément l'avant-bourg ( voorburg ), terme dont l'usage doit être extrêmement ancien puisqu'il a donné naissance au mot français de faubourg, qui exprime une idée analogue. Bruxelles et Louvain étaient appuyées de même sur une citadelle : mais Anvers et Liège offraient une seule enceinte, autant du moins que nous pouvons encore le distinguer. En revanche, dans cette dernière ville, 1 La Chronique de l'abbaye de Saint-Trond décrit des fortifi-I cations de ee genre, telles qu'elles existaient vers l'an 1100. « Dans ce temps notre ville entière était munie d'un bon rem-I part, garni de fortes portes et couronné de grands pieux aigus. I Sur chaque porte il y avait des tours de bois qui s'élevaient très-I liant, et qui étaient munies à l'extérieur de claies solides, que la ■ pointe d'aucune flèche ne pouvait traverser. En outre au milieu I de la ville s'élevait, comme une montagne, la tour du monastère, ■ pareille non pas au clocher d'une abbaye de ce temps-là, mais I au donjon d'une ville de guerre ou d'un château royal. » C/iron. I Tr., 1. III. 1 On verra dans le volume suivant la destination de ces di- ■ verses parties du château : elles répondaient à celles de la mai-I lresse-manse, indiquées ci-dcssus, p. 97. -184 bibliothèque nationale. cerlains voisinages avaient leurs propres clôlures.Tel était encore au treizième siècle « le voisinage de la Chaussée des Prés,qui seul, dans les temps anciens, était habité par des familles seigneuriales, et qui, situé à l'autre bord de la Meuse, avait bons remparts de son coté, bon pont-levis et bonne porte à rencontre de ceux de Liège. » Won contents de ces précautions communes, les riches habitants fortifiaient leurs propres demeures, comme les Gantois en avaient obtenu l'autorisation générale dès 1192. Il existait encore, il y a peu de temps, quelques-unes de ces maisons garnies de tours dont la vue avait frappé d'étonnement le chapelain de Philippe-Auguste. Elles offraient en effet un étrange contraste avec les maisons de bois du peuple, et on leur appliquait dans les provinces flamandes le nom de steenen, ou édifices de pierre qui désignait aussi les châteaux. Le riche bourgeois était donc armé et retranché comme le seigneur lui-même : il guerroyait presque aussi fréquemment, et s'il n'avait pas ses propres gens sous sa bannière, il faisait partie d'un corps capable de le soutenir ou de le venger. Dans cetle situation si voisine de celle de la noblesse il affectait la même splendeur de costume, le même orgueil militaire, la même habileté au maniement des armes, et nous verrons, au commencement du quatorzième siècle, les tournois de la bourgeoisie égaler en pompe ceux des chevaliers. D'une autre part, il avait aussi ses guerres de famille et ses haines héréditaires : en un mot, les habitudes germaniques et les mœurs seigneuriales régnaient au sein de la ville comme elles s'étaient établies dans les domaines francs. A Anvers où la coulume de la ville consacrait ces traditions belliqueuses, l'admission d'un nouveau bourgeois avait des formes toutes militaires. Conduit devant les éche-vins, il jurait « d'assister désormais le comte et les habitants à la défense et à la garde du bourg » ; puis la trompette sonnait et il entrait en possession du droit de cité. CHAPITRE XV. Condition d'abord servile des classes ouvrières. — La gilde. — Soi ancienneté et ses caractères. — Gildcs des marchands dans les ports. — Fêtes et repas. — Admission de ses membres. — Puissance delà gilde des marchands. — Les métiers organisés sur le même modile. — Leur alliance avec les bourgeois constitue la commune. Le nombre de ces bourgeois possédant héritage, qui recevaient quelquefois (comme à Liège) le nom de grands, était nécessairement assez limité; le gros des habitants se composait, dans les villes, de classes ouvrières vivant du labeur de chaque jour, de même que les populations rustiques, dont elles ne différaient guère que par la nature de leur travail. Ces gens de métier, aussi appelés les petits, nous apparaissent le plus souvent comme de simples serfs, jusqu'au douzième et treizième siècle, et soit qu'ils payent tribut à quelque église, à un monastère, ou au comte du pays, leur condition légale est à peu près pareille dans les cités et dans les campagnes, les moeurs, usages et fetes des belges. privilèges (le la bourgeoisie ne descendant pas encore jusqu'à eux. Aussi le nom de poorters, synonyme de celui de bourgeois, ne leur fut-il jamais appliqué, même dans les communes flamandes, avant les révolutions qui en changèrent toute l'organisation primitive. En 1128, les Gantois, étant accourus à Bruges pour attaquer les assassins de Charles le Bon, amenèrent avec eux des charpentiers et des faiseurs de machines; mais l'écrivain qui raconte ce fait n'a garde de confondre ces simples travailleurs, quoique habiles et courageux, avec les citoyens 1. Vers la même époque une sorte de persécution ayant éclaté, dans le Limbourg et dans les provinces voisines, contre les tisserands en fil et en laine, nulle part les magistrats des villes ne prêtèrent aucun appui à ces ouvriers forains -. Il semble que les gens de métier fussent partout considérés comme une classe dépendante, ainsi que l'indique le sens même des différents noms qu'on donnait à leur industrie : car les mots métier, office (qu'on employait en latin), ambacht, (usité en flamand) désignent également le service et la subordination. Mais il existait pour l'ouvrier un moyen d'émanci- 1 Durgcnscs ex Ghcnd... associaverunt sini ingeniosos operum artifices. Paravervnt operatores et artifices coritm scalas. Gual-TF.nus, c. VIII, § Îi6. — Je crois pourtant que. tes maîtres charpentiers étaient déjà frartK bourgeois, Gand formant dès lors une commune; mais l'organisation militaire conserva toujours la séparation des bourgeois et des métiers. 2 Tel est le sens des plaintes que leur prête le chroniqueur : « lîst-ee que des campagnards comme nous, qui gagnent leur pain par un travail honnête, ne le méritent pas autant que les gens des villes ? » Chron. abb. S. Trud., 1. XIV. pation sociale : c'était d'entrer dans une'des corporations industrielles que renfermait la cité et dont les franchises étaient déjà reconnues. Ces corporations, qui forment l'élément démocratique de la ville du moyen âge, étaient appelées en flamand gildes, comme elles le sont encore aujourd'hui, et nous leur laisserons ici ce nom devenu historique. Nous avons déjà entrevu sur la côte de Flandre des ligues plébéiennes se formant sous ce même titre pour le maintien de l'ordre et des intérêts communs. Des vestiges de gildes aussi anciennes se retrouvent dans toute la France, où cet usage d'abord populaire succomba sous de fréquentes proscriptions, et en Angleterre, en Danemark, en Suède, en Allemagne et dans les Pays-Bas, où ces vieilles associations jetèrent des racines plus profondes. En réunissant les divers indices qui nous sont restés de leur première forme, on voit qu'elles se distinguaient dès le principe par deux caractères assez différents : l'alliance par serment dans un but de fraternité, et les repas joyeux pris à la même table. La science moderne a pu distinguer à ces traits leur origine païenne et septentrionale: car, dès les temps barbares, les Germains et les Scandinaves se réunissaient de même en associations volontaires, que consacrait un vœu solennel et qu'entretenaient des festins réitérés. Or. comme on en remarque aussi d !s traces en pays gaulois (à Nantes, par exemple, et à Bordeaux), une institution ainsi répandue chez toutes les principales races du Nord remonte évidemment aux âges primitifs, et son berceau se perd dans la nuit des temps. Or, bien que les gildes pussent se composer de toute espèce d'hommes unis pour un même but et faisant circuler de main en main la même coupe, celles qui prirent le développement le plus complet dans les temps historiques étaient formées de marchands. En effet, toutes les fois que nous pouvons distinguer, au moyen âge, un corps mercantile, il forme confrérie, et dans les pays du Nord cette confrérie s'intitule gilde. La nature des choses contraignait elle-même ces gens de commerce qui ne voulaient pas subir la loi des seigneurs ni être confondus avec les serfs, à s'organiser pour régler en commun leurs propres intérêts. De là sans doute l'ancienneté de leurs associations, faute desquelles aucun marché libre n'eût jamais été possible. En effet, si nous sup-[ posons l'existence du port sans qu'il y ait alliance et loi commune entre les marchands, il faudra recourir à l'intervention du pouvoir pour établir un ordre quelconque. On peut donc affirmer que la gilde ou une institution analogue, était la seule condition qui permit au commerce d'avoir des établissements fixes et des privilèges. Ainsi le port, la venta, la cité marchande, quelque 110111 qu'elle reçoive, suppose que les marchands forment déjà une société régulière, assez forte pour subsister par elle-même, grâce aux liens qu'elle s'est donnés La gilde ne doit donc pas élre 1 Celte règle est tellement rigoureuse que dans les foires les marchands de tout pays nommaient entre eux des juges, des prud'hommes, quelquefois un maréchal. C'était s'imposer une organisation temporaire, sans laquelle l'anarchie eût amené la confusion. considérée comme un usage que le hasard seul avait introduit parmi la classe commerciale , mais comme la forme sous laquelle se perpétuait le pacte d'association qu'avaient toujours établi entre eux ceux qui vivaient de trafic et de marchandise. Sans doute, il serait téméraire d'affirmer que cette forme eut déjà été adoptée par les navigateurs de Carlhage et d'Alexandrie, dans leurs antiques alliances avec les peuples de la Gaule maritime ; mais d'un autre côté ces navigateurs avaient aussi consacré leur pacte d'union avec les indigènes en invoquant les divinités dont nous retrouvons encore les images, et peut-être même en instituant des fêtes retentissantes dont l'histoire a recueilli comme un dernier écho Ajoutons que le nom des gildes semble apparaître dans la Grande-Bretagne à l'époque de la chute de l'empire romain 9. Il y avait donc eu divers rapports plus ou moins complets entre les institutions mercantiles que l'antiquité avait vues naitre sur les côtes de la Gaule océanique et celles qui se perpétuèrent au moyen âge, sans que nous puissions déterminer l'époque de leur introduction. Entre les gildes des cités belges, si celle des marchands joue d'abord le premier rôle, elle nous offre cependant l'organisation la moins arrêtée. En effet, 1 Denys le Périégète, et d'après lui l'estus Avienus, parlent des orgies célébrées par les Nantais. Or c'est à Nantes que nous voyons les gildes proscrites pour la première fois comme festins accompagnés de trop do licence. 2 C'est en effet à ce nom même que paraît emprunté celui du prêtre Gildas qui écrivait en 5K0, et peut-être celui du comte Gildon qui gouvernait l'Afrique un siècle et demi plus lot. quoique les capitulaires des Carlovingiens parlent déjà des secours que les confrères se promettaient en cas de naufrage, et que nous découvrions ensuite divers privilèges réclamés et obtenus par ces associations, I leurs lois constitutives ne nous sont guère connues que par l'exemple des autres confréries et surtout de celles que nous apercevons dans le Nord. La cause probable de ce contraste est l'ancienneté même de nos corporations marchandes : comme elles grandirent les premières, elles furent aussi les premières à perdre leur forme antique, et nous ne possédons aucune de leurs chartes qui remonte à une époque antérieure à leur grande richesse et aux progrès essentiels de la civilisation. Dès lors il ne faut pas s'étonner que nous n'apercevions plus l'autel sur lequel leurs anciens membres se juraient défense et protection mutuelle, déclarant exclu de toute fraternité, traître et voué au mépris (nytliing) celui qui ne volerait pas au secours de son frère. La hiérarchie des grades de matelot, d'apprenti et de marchand, ainsi que les dures épreuves qu'on imposait aux aspirants à ce dernier titre, ne se retrouvent non plus que dans l'histoire des villes hanséatiques % quoique ces villes elles-mêmes eussent emprunté aux nôtres la plupart de leurs coutumes. Là enfin les festins périodiques des associés demeurèrent longtemps des fêtes fraternelles, tandis que nous ne distinguons plus dans nos ports que des traditions confuses de banquets égayés par la joie populaire. Cependant un 1 Yoy. te bel ouvrage de M. Altmeveb, sur les relations des Pays-Bas avec les peuples du Nord, chap. Ier. texte curieux, qui date de huit siècles, nous montre les réunions de la gilde conservant alors sur les bords du Wahal le caractère des premiers temps. « Les gens du port de Tiel, dit un chroniqueur du voisinage, qui était loin de les aimer, ont parmi leurs coutumes locales celle de se réunir pour se livrer ensemble à la boisson à des époques fixes de l'année, et dans leurs plus grandes solennités ils s'enivrent pour ainsi dire solennellement. Ceux qui les font rire (alors) par les propos les plus insensés et les plus bruyants sont en honneur parmi eux, et ils se cotisent pour leur distribuer des récompenses 1. » Ailleurs les repas communs prirent, sous l'influence du christianisme, un caractère de modération et de gravité. Mais partout ils nous apparaissent comme la marque et le gage de l'union cordiale qui doit régner dans une association fraternelle. Au milieu d'un âge de violence et d'oppression, ces pacifiques marchands dont la société se trouvait ainsi fondée sur des usages à part, auraient sans doute vu bientôt succomber leur indépendance s'ils n'avaient possédé eux-mêmes ce qui était alors l'unique garantie de toute liberté, des armes. A cet égard nos chartes sont positives. « Oue personne ne circule dans les rues avec le glaive, disent-elles, à moins que 1 J'ai renversé l'ordre du passage latin pour le rendre plus clair. Voici le texte : « Quisquis ibi alliori voce turpes sermonei ad excitandum risum prqtulerit magnam fert laudem. Siquidem ob hoc pecuniam simul conférant, cl hanc partitam singulitd lucra distribuant, et ex his quoscumque potus certis temporibui in anno cemunt (?), et in celebrioribus festis quasi solemniltr ebrietati inserviunt. » Ali'ektus, de Divers. Tr.mp., I. Il, c.2C. ce ne soit le marchand qui passe ; » et nos plus anciens traités de commerce répètent : « Nul ne forcera désormais nos marchands à terminer leurs démêlés avec lui par le duel. » Ils jouissaient donc du même privilège que les gens héritables avec lesquels ils partageaient aussi le nom de bourgeois. De là un certain orgueil, qui n'était si l'on veut que le sentiment de leur dignité : ils n'entendaient pas être confondus avec les gens des métiers serviles, et déclaraient étrangers pour eux [overmarhe ou exilés) tous foulons, toiliers, tordeurs, charpentiers, cordonniers, teinturiers teignant de leurs propres mains et « ki ont les ongles bleus, » batteurs de laine et chaudronniers «ki vont criant aval les rues » A ces restrictions on peut présumer que l'association repoussait aussi de son sein quiconque appartenait à celle vieille classe d'esclaves qu'on appelait serfs de corps et que le mépris poursuivait en même temps que la servitude. Mais quand même elle aurait maintenu éternellement ces lois d'exclusion, le peuple devait avoir ses gildes I et ses confréries, pourvu que celle des marchands ne fût pas brisée au rude contact de la féodalité. Elle se maintint victorieusement. Partout en Bel-Igique le marchand fit consacrer ses privilèges par les I coutumes locales et par les lois du pays. Mais dans I 1 Slaluls de la hanse flamande, c. 5, dans Wabkkoekio, vol. II I de la traduction française. A l'époque où cet acte fut rédigé, l'ex-I clusion n'était plus que temporaire, et il suffisait pour l'homme I exilé de s'abstenir pendant un an cl un jour de sou métier igno-I We. Mais des lois antérieures ne reconnaissent p:is encore cette I mesure de transaction. Ainsi une gilde danoise de 12(iG proscrit «l'une manière absolue les boulangers. 1 94 bibliothèque nationale. quelques provinces, et surtout en Flandre, il obtint lies franchises qui l'émancipèrent entièrement. C'est ainsi que nous voyons en 1151 le comte Thierry d'Alsace déclarer la gild-halle (la salle de la gilde) de Saint-Omer, un asile inviolable même à sa justice, Puis dans le siècle suivant toutes les halles deviennent la propriété des villes qui règlent elles-mêmes les lois de la vente et de l'achat, et qui cherchent le principe de leur grandeur dans le développement des intérêts commerciaux. Mais tandis que cette maîtresse-gilde, si nous pouvons la nommer ainsi, gagnait peu à peu du terrain dans l'intérieur de la cité, de manière à y rendre impossible le progrès ultérieur du système seigneurial, il s'était formé autour d'elle d'autres associations semblables qui avaient pour ainsi dire grandi à son ombre. En effet les plus petites gens, ceui même de la campagne (comme nous l'apprennent les capitulaires), se liguaient aussi entre eux, et parle seul fait de leur réunion en confréries, ils devenaient à leur tour une classe puissante; car ils joignaient ainsi au nombre l'avantage d'avoir des chefs et d'être organisés régulièrement. Au point de vue même de leur industrie, celte organisation fit la force des gens de métier, dont l'existence cessa d'être précaire et le travail sans garanties et sans fixité. Chaque profession adopta des lois conformes à ses besoins et les fit respecter de ses membres. L'ordre qu'elle établit dans son sein fixa la tâche de l'ouvrier; son salaire, ses droits et ses devoirs. Le moyen âge ne nous offre rien de plus digne d'intérêt que cette partie des institutions populaires. Sous le nom d'ap- prenti, l'adolescent qui se voue à une carrière laborieuse, devient membre de la famille du maître qui consent à lui enseigner son art; mais ce maître qui lui servira de père pendant l'apprentissage, veillera sur ses mœurs comme sur son travail. Ce terme écoulé, l'apprenti est reçu dans la gilde par le doyen et les anciens du métier. A sa réception solennelle, on lui donne lecture de la charte de sa profession ; et là encore les lois générales auxquelles l'homme, le chrétien, l'habitant de la ville doit obéissance, se trouvent consacrées en même temps que les règles de chaque élat. Ce mélange de grandes pensées et | d'humbles travaux, qui ennoblit l'artisan à ses propres yeux, a quelquefois un caractère aussi sublime qu'étrange. Voici quel est à Gand le début du doyen qu'entourent les aînés de la gilde et que le jeune compagnon écoute avec un respect religieux : «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, trois personnes, un seul Dieu tout-puissanl ! Celte ordonnance est celle que notre métier a établie et maintient pour s'entretenir et se gouverner avec la grâce de Dieu, et aussi pour servir notre noble prince, le comte de Flandre, avec tout notre cœur, notre vie et nolro bien, pour conserver en estime et en honneur nous-mêmes et la bonne ville de Gand » Parmi les nombreux articles qui suivent, quelques-uns renferment ordinairement des pénalités 1 In île nu me des ]ratcrs, des Suens, ende des heliehs Gheests, drie p tonne ce God almachtich, amê. So zyn dit navolgende de joede pointe ende ordindcu die île iiouthrekkks binnê eler stede <"in Gliendt houdede ende mcylcnercnde zy omtne l'g/iemeinne umbacht te (jouvernerene ende le haudë slaende bider gratiê Gods contre l'ouvrier dont la conduite morale ne serait pas digne de sa profession (fut-ce celle de débiteur de bois, comme dans la charte dont nous venons d'emprunter les paroles). Puis vient une disposition militaire ainsi conçue : « Tout membre qui ne se rend pas en armes sous la bannière du métier, quand les bonnes gens de Gand se réunissent en équipage de guerre, forfaira le prix de plusieurs jours de travail pour chaque fois. » Voilà donc le peuple aussi fourni d'armes et animé de sentiments d'enthousiasme pour la patrie et pour l'honneur. Remarquons cependant que ces actes si curieux datent d'une époque où son émancipation était déjà complète. Nous n'en possédons point qui remontent plus haut et qui nous permettent d'assister pour ainsi dire à la conquête qu'il fit graduellement de toutes ses franchises. En revanche, la marche générale des événements est assez clairement tracée dans la plupart des provinces. Les métiers obtinrent d'abord des faveurs partielles et des droits incomplets; puis ils prétendirent à l'égalité, souvent avec une violence extrême. Ils l'obtinrent en Flandre et surtout à Gand : ils en approchèrent assez à Liège et dans le reste des grandes villes pour que leurs privilèges offrissent toutes les garanties nécessaires à leur liberté. Le principal rôle dans les orages qui accompagné- ende ooc onïe harc cdclcn priiiccn en heere den graeve va 1 /tien-dre te, dienene met al harlieder hrrlê, live ende goede, ter être ende wcerdichede va hem ende der goeder stede van Chenil..... Charte des débiteurs de bois, recopiée sur le registre de la corporation en 1401. 17020621 rent cette révolution intérieure échut au métier de la laine, qui se subdivisait en plusieurs autres, tisserands, foulons, tondeurs, etc. C'était une classe d'ouvriers à part, qui semble avoir passé assez brusquement de la campagne dans les villes, après avoir été longtemps comprise parmi la population rurale cl casée dans l'intérieur de chaque villa, comme nous l'avons vu sous la période franque. L'arrivée de cette classe d'habitants à Bruxelles fut marquée par la construction de nouveaux quartiers qui lui empruntèrent leurs noms. On distingue des traces du même fait dans plusieurs autres localités, et son influence sur l'affranchissement des gens de métier fut proportionnée à la force numérique qu'il leur donna. En effet, ces ouvriers rustiques, dont les gildes inquiétaient déjà Charlemagne, quand ce n'étaient encore que des associations de serfs, possédaient comme ceux de la ville, des armes dont nous les voyons munis dès les premiers temps Rien de plus expressif, à ce sujet, que le langage des écrivains anglais du douzième siècle, qui voyaient leurs souverains appeler des colons de Flandre. Tout cultivateur flamand leur parait un homme qui sait faire du drap et combattre. Delà l'extrême supériorité que les chroniqueurs de cette époque assignent à l'infanterie flamande, composée de piétons bien armés el formés en gros bataillons 2. La vieille bourgeoisie trouva donc alors autour d'elle des masses formidables qui lui disputèrent à 1 Gualterus, dans la Vie de Charles le Bon, remarque déjà que les villages voisins de Gand étaient peuplés de vernaculos pugnœ niantes, îllegis exercilus equitibus, porro comitis agminibus pedilum, 17. leur tour la puissance '. Ainsi seulement s'accomplit à la fin la transformation du port ou du. bourg en commune, c'est-à-dire en cité populaire, combinaison nouvelle dont le développement devait remplir d'agitation et de tumulte, mais aussi d'activité, de force et de progrès, la vie politique de l'âge suivant. oplitnc armatorum prœcellebat. Sigeiu-rti contiisuatio Aquicisc-tina, ad ann. 1184. 1 C'est moins contre le seigneur que contre les grands bourgeois que les métiers luttèrent dans la plupart des villes. Voici comment un contemporain parle de la formation de la commune à Valencienncs : Et si ont commugne jurce, Les rices onl pris et raiens (rançonne), Ce ne fut pas raisons ne biens. La vile ont li inillior (les grands bourgeois) widié. . . . Leur kemugne fut stable Qu'il orenl prise dcl deablc. PiiiLirrE Mouskes, v. 25029. APPENDICE. De toutes les batailles où se signalèrent les chevaliers belges, aucune peut-être n'offre un tableau plus intéressant et plus héroïque que la journée de Bouvines, où ils succombèrent. Grâce à l'importance de cette lutte de géants, les détails mêmes en ont été conservés par l'histoire, et nous essayerons de les exposer ici, comme l'exemple le plus complet d'une action militaire au moyen âge, et, nous l'avouerons aussi, comme un événement dont la gloire ne serait pas restée tout entière aux vainqueurs , si le récit des historiens avait été impartial 3. 1 Ce morceau est extrait d'un article qui a paru dans la Ilcmte nationale. 1 Guillaume le Breton et Philippe Mouskcs qui nous fourni- L'une des deux armées, celle de Philippe-Auguste, paraît avoir compté près de quatre mille gentilshommes, dont le plus grand nombre appartenaient aux provinces de Bourgogne, de Champagne, de Picardie, d'Artois et de l'Ile-de-France. C'étaient pour la plupart des chevaliers aguerris, conduits par des chefs déjà célèbres1. Quant à l'infanterie, elle n'était guère que de sept mille combattants, levés pour la plupart dans les communes voisines de la frontière. Les plus importantes n'avaient fourni que trois cents hommes; mais c'étaient sans doute des soldats de choix. Avec ces forces, qui pour l'époque ne laissaient pas que d'être assez importantes, le roi s'était posté à Tournai, où il avait été reçu avec affection parles habitants. L'armée ennemie vint camper à Mortagne, au confluent de l'Escaut et de la Scarpe. Son principal corps était formé de chevaliers de Flandre et de Hainaut, conduits par le comte Ferrand. On y comptait environ mille trois cents armures, beaucoup de seigneurs de ces deux provinces ayant pris le parti du roi2. Cinq cents lances anglaises ou mer- ront la plupart des détails cités ici, sont partisans déclarés de Philippe-Auguste : ainsi leur témoignage ne saurait paraître suspect quand il est favorable à ses adversaires. 1 Plus tard les varlcts et les archers qui suivaient chaque lance jouèrent un certain rôle dans les combats de cavalerie, mais à Bouvines on ne les voit pas encore figurer activement, excepté les ribauds de Soissons. Je ne les ai donc point compris dans la liste des troupes. 2 Philippe Mouskcs en répétant les cris de guerre de l'armée française, ajoute : Et li autres crient Ilainau, Car Ferrand y eut d'amis pau. [V. 21857.] appendice. 201 cenaires étaient sous les ordres du comte de Salis-bury. L'empereur Olhon, les ducs de Brabant, de Limbourg et de Lorraine, le comte de Hollande et le marquis de Namur avaient aussi rejoint l'armée; mais tous ces princes réunis avaient amené si peu de forces que leurs escadrons rangés ensemble ne surpassaient pas en étendue 1, et par conséquent en nombre, le corps de Ferrand. La raison en était qu'Othon, déjà abandonné de presque toute l'Allemagne, .n'avait pu réunir qu'une poignée de vassaux fidèles à sa mauvaise fortune. Le duc de Brabant, forcé à combattre par I le comte de Flandre, le trahissait secrètement, de l'aveu même du poète français qui a décrit la bataille. Les autres seigneurs n'avaient amené que leur suite personnelle. Il semble donc que l'armée royale fût un peu plus forte que l'autre en cavalerie; mais en revanche, l'arrivée des communes flamandes donnait j une grande supériorité numérique à l'infanterie confédérée 2. Cette dernière circonstance décida Philippe-Au-I guste à ne point combattre dans les environs de Tournai, où la plaine était coupée de marais et de bois, mais à chercher où ses escadrons pussent se déployer avec plus d'avantage. Il sortit donc de Tournai pour opérer un mouvement rétrograde vers Tille, le dimanche 27 juillet 1214. Son infanterie, qui ' C'est ce qui résulte du récit de la bataille. ' I.a force de tous ces corps a été calculée d'après les récits contemporains, mais en les contrôlant l'un par l'autre et surtout comparant leur étendue respective sur le terrain, ce que i permettent les détails donnés par les auteurs français. On trouvera la plupart des textes dans les notes suivantes. formait l'avant-garde, atteignit les faubourgs de cette dernière ville, après avoir marché sept à huit heures, par une chaleur extrême. On les fit suivre par les chariots qui portaient le bagage. La cavalerie se mit en mouvement la dernière avec une grande lenteur. On ne croyait pas que les ennemis eussent la pensée d'attaquer : cependant le vicomte de Melun et le chevalier Garin, deux des généraux les plus expérimentés de leur époque, avaient été détachés avec quelques coureurs pour observer l'armée impériale. En apprenant que le roi se retirait, Olhon et quelques-uns des princes confédérés montrèrent d'abord quelque répugnance à le poursuivre. Ils attendaient encore cinq cents lances brabançonnes, et d'ailleurs ils se faisaient scrupule de violer le saint jour du dimanche; mais il fut impossible de contenir l'ardeur impatiente des gentilshommes de Ferrand, qui frémissaient de voir perdre l'occasion d'écraser l'ennemi. L'événement prouva en effet que, si toutes les troupes eussent marché en même temps, et que l'ardeur des chefs eût été pareille, la retraite des Français en face de l'ennemi, leur eût coûté cher. On pouvait couper une partie de leurs escadrons, et dans ce but les chevaliers de Hainaut et de Flandre poussèrent en avant, résolus à tenter un coup de main. Ils se dirigèrent sur Bouvines où ils savaient que les troupes royales devaient passer la Marque, et, lançant leurs chevaux à travers des terrains fangeux et boisés, ils s'efforcèrent d'atteindre l'arrière-garde de Philippe-Auguste, tandis que le reste des confédérés s'avançait plus lentement, mais par une route plus longue (en suivant la vallée de l'Escaut et ensuite une ancienne appendice. appendice. voie romaine). Il résulta de ce double mouvement que les chevaliers de Champagne, qui couvraient la retraite de l'armée française, purent être attaqués par ceux de Flandre et de Hainaut, avant que les coureurs qui observaient la route ordinaire se fussent aperçus d'aucun danger immédiat. En effet, ces coureurs, qui avaient marché vers Mortagne, où était le camp d'Othon, avaient fait à peu prés (rois lieues de ce côté sans rencontrer l'ennemi. D'après Guillaume le Breton, qui nous a conservé leur rapport, ils ne s'arrêtèrent qu'au moment où, se trouvant sur les hauteurs qui dominent la vallée de l'Escaut, ils découvrirent l'armée de l'empereur qui sortait du camp, formée en colonnes profondes. Les chevaux étaient caparaçonnés comme pour la bataille, et des corps de piquiers marchaient | en avant de la cavalerie, ce qui indiquait des desseins plus sérieux que de simples démonstrations. Le chevalier Garin, vieux soldat et habile capitaine, n'eut pas un moment d'incertitude. Il chargea le vicomte deMelun de rester en observation, et tournant bride aussitôt, il courut lui-même avertir Philippe-Auguste. Ce prince n'était, encore qu'à deux lieues de Tournai. Il s'arrêta et tint conseil avec ses barons ; mais la plupart opinèrent pour continuer la retraite, ne pouvant croire à une attaque, ou regardant le poste de Bouvincs comme le plus favorable que l'on pût occuper, à cause des marais qui en défendaient l'approche. Le vicomte de Melun avait d'ailleurs détaché quelques-uns de ses cavaliers pour annoncer que l'ennemi semblait se diriger sur Tournai, sans songer à poursuivre l'armée française. On se remit donc en marche et l'on atteignit le pont vers l'heure de midi, peu après le passage des dernières communes. Arrivé là, Philippe-Auguste mit pied à terre et s'assit à l'ombre d'un frêne pour se reposer : carie soleil était brûlant. Pour avoir moins à souffrir de la chaleur, il ne portait point son armure, et toutes ses troupes, jusqu'à l'infanterie communale, avaient pris la même précaution. Si nous en croyons Philippe Mouskes, on venait de servir au roi quelques rafraîchissements, Si mangeait en coupes d'or fines 1 Soupes en vin... quand parut un chevalier couvert de poussière, qui accourait de l'arrière-garde. C'était Girard la Truie. Truie, disl li roi, Dieu vous saut (sauve)-, Que font li Flamenc? viènent-ils ? Le chevalier répondit que l'arrière-garde était déjà attaquée, les hommes d'armes champenois en déroute, et les arbalétriers français taillés en pièces1. La Chronique de Flandre, ouvrage dont l'auteur avait puisé à des sources qui n'existent plus, contient quelques détails sur ce premier combatLes Français , tournés par la noblesse de Hainaut et de 1 Nous avons changé un peu la forme des mots les plus diffi- ciles à comprendre dans le texte original; mais ce changementse borne à l'orthographe. s Philippide, X, 819. Pua. Mouskes, v. 2IC34. 5 Chron. de Flandre, c. XV. Et li visqucns (vicomte) de Melun Chevaux y estança plus d'un, Car ils n'orent talent (force) de fuie. Mais à mesure que le nombre des Hennuyers et (les Flamands augmentait par l'arrivée de nouvelles bannières, ils retournaient à la charge sans laisser respirer leurs ennemis. Il y eut ainsi cinq attaques I successives, et les chevaliers bourguignons, qui étaient I venussoutenirlesChampenois, furent enfoncés comme le reste de l'arrière-garde 1. Alors le duc de Bourgogne fit demander du secours au roi; car les soldats de Ferrand avaient l'espoir de prendre ou de tuer tout ce qu'il se trouvait encore de Français en deçà I du pont de Bouvines. En voyant qu'il fallait abandonner son arrière-I garde ou livrer la bataille, Philippe-Auguste s'était I aussitôt décidé à combattre. Il monta à cheval et fit appendice. Flandre, qui s'était lancée dans la direction de Bouvines, furent atteints à deux lieues de Tournai et près d'un bois (celui de Bume), dans les environs du château de Bourghelles. Aussitôt ils firent face, et leurs arbalétriers essayèrent d'arrêter la poursuite. Il semble même que les chevaliers de Champagne et Gérard la Truie, qui se trouvaient à la queue de l'armée, repoussèrent d'abord les premiers assaillants, dont les chevaux étaient si épuisés qu'ils n'avaient plus la force de courir ; A 'il Campancnses acics, nil sufficiunt hi Quos modo misistis, ul cos dcpellerc possint. (Philipp., X, 820.) t8 206 appendice. rappeler à la hâte les troupes qui avaient déjà passé le pont. Lui-même, avec le centre et l'aile gauche de son armée, devait tenir tête à Olhon et aux Anglais qui étaient encore éloignés : le chevalier Garin avec l'aide droite marcha contre les Hennuyers et les Flamands. Les Iroupes que ce vieux guerrier conduisit ainsi au combat, et qui avaient été primitivement destinées à couvrir la retraite, formaient l'élite des forces françaises. Redoutables par leur valeur, elles l'étaient aussi par leur nombre (en proportion du moins de la faiblesse des deux armées). On y comptait sept de ces gros escadrons que l'on nommait alors des batailles. C'était la noblesse de Bourgogne, commandée par le duc Eudes III; celle de Champagne, forte de 180 lances, que conduisait Pierre de Rumigny; les bannières de Matthieu de Montmorency, du vicomte de Melun et des comtes Etienne de Sancerre, Jean de Beaumont et Gaucher de Saint-Pol, suivies des meilleurs chevaliers de l'Ile-de-France, du Berry, du Dauphiné et de l'Artois. Un huitième corps de 150 cavaliers ne se distinguait des précédents que parce qu'il était formé des tenanciers de l'abbaye de Saint-Médard de Soissons, gens de condition moyenne, mais accoutumés à porteries armes comme les gentilshommes, et qui jouissaient d'une haute renommée de bravoure. Cette bataille et celle de Champagne tenaient les deux extrémités de l'aile droite; et il est probable qu'elles étaient de beaucoup les plus fortes; mais, indépendamment de ces huit premiers escadrons, il)' avait aussi dans cette partie de l'armée des seigneurs du second ordre en assez grand nombre, dont chacun combattait à la tête de ses propres vassaux rassemblés sous sa bannière ou sous son pennon. L'historien français ne les a pas nommés; mais divers récits nous laissent distinguer parmi eux des Picards, des Artésiens et jusqu'à des Flamands, commandés ou accompagnés par le brave Michel de Harnes, beer de Flandre, qu'un funeste hasard avait placé en face de ses compatriotes. A tout prendre, il ne se trouvait pas moins de quatorze à quinze cents armures réunies autour de Garin. Il les avait disposées sur deux lignes, et avait eu soin de composer la première des meilleures lances Ouelques-uns des meilleurs chevaliers de Champagne sortirent d'abord des rangs, pour provoquer les hommes d'armes de Hainaut et de Flandre. C'était par de pareilles escarmouches que commençait ordinairement l'action, et les champions les plus renommés tenaient à honneur d'y prendre part ; mais les Belges se trouvaient dans une position trop dangereuse pour se laisser aller à engager ainsi le combat. On a vu avec quelle précipitation ils s'étaient élancés ' Les chevaliers de chaque ligne semblent s'être déployés sur un seul rang au moment de l'action. Non decet ut unus miles scutum sibi de alio milite fuciat ; sed sic stetis ut omnes unâ fronle possitis pugnare. liais on n'aperçoit rien de pareil au centre, où la plupart des sergents à cheval suivaient immédiatement la bannière de leurs seigneurs. C'est donc au chevalier Garin qu'appartient l'honneur d'avoir introduit dans l'aile qu'il commandait, un ordre moins compacte et inoins imparfait que celui qui était généralement en usage. Nous avons marqué cette différence dans le plan du combat, où l'on trouvera aussi indiques d'autres détails qu'il eut été trop long de décrire. à la poursuite des troupes royales, et avec quelle confiance ils avaient chargé l'arrière-garde, Cuidant le roi à la fuite. Leur surprise fut grande quand ils s'aperçurent que Philippe-Auguste et une bonne partie de ses troupes étaient encore en deçà du pont. Ils n'étaient guère plus de 1,200, ayant laissé un de leurs plus gros escadrons avec l'empereur (c'était celui d'Ar-noul d'Audenarde) : leurs chevaux étaient épuisés de la longue traite qu'ils venaient de faire, et il n'y avait encore aucune autre colonne de l'armée impériale qui fût en mesure de les appuyer. Ils reculèrent donc à leur tour, non sans quelque inquiétude, si nous en croyons Philippe Mouskes, leur ennemi déclaré : Biais lorsque l'oriflambe virent Li Flamenc, et lorsqu'ils oïrent Sonner les trompes, si tornèrent : Car le roi durement (j*e) doutèrent Et non pour quant venu étaient '. Le temps que mit l'armée française à se déployer leur permit de se former en ligne vis-à-vis de l'aile droite, et de laisser reprendre haleine à leurs chevaux : cependant ils n'avaient garde de se compromettre aveuglément en recommençant trop vite le combat contre des troupes fraîches et supérieures en nombre. Aussi ne répondirent-ils point aux provoca- 1 Et ils n'étaient pas venus pour le combattre. appendice. 209 (ions des Champenois1 ; les rangs demeurèrent serrés et les batailles immobiles. Garin comprit alors qu'ils étaient résolus à rester sur la défensive et à l'attendre. Pressé d'en venir aux mains, il craignait cependant de lancer sa cavalerie contre celte masse formidable, aussi longtemps qu'elle restait en bon ordre. Le comte de Saint-Pol lui suggéra l'idée de faire commencer l'attaque par un corps détaché. On choisit pour cet effet les '150 vassaux de l'abbaye de Saint-Médard, comme ceux des combattants qu'il importait le moins de ménager, et dont rien n'empêchait de faire le sacrifice. Celte troupe intrépide avait son poste au milieu de la plaine et près du grand chemin 1 ; on la fit donner tête baissée sur la ligne flamande où l'on pensait que son approche produirait quelque désordre. Mais la fiôre noblesse de Hainaut et de Flandre ne daigna pas charger de simples plébéiens. Elle les attendit de pied ferme, et reçut leur choc sans être ébranlée, tandis que les Soissonnais furent abattus pour la plupart. Leurs chevaux, qui n'étaient point caparaçonnés, s'étaient enferrés eux-mêmes sur les lances des hommes d'armes, et entraînèrent leurs cavaliers dans leur chute. Le léger avantage que venaient de remporter les soldats de Ferrand fit oublier aux plus ardents leur première résolution de rester en ligne. Trois de ces petites troupes que l'on appelait échelles, et qui se Cum il on dignarentur apcrlo Crcdcrc se campo, scricsvc cxccdcvc Flandri. ' Guillaume le Breton nous apprend qu'ils étaient entre la droite et le centre de l'armée française. 210 appendice. composaient ordinairement des vassaux d'un même seigneur ou des hommes d'armes d'un même canton, s'avancèrent pour défier les chevaliers ennemis. C'étaient sire Gautier de Ghistelles, suivi des gentilshommes du nord de la Flandre, BaudouinBuridan, avec la noblesse du pays de Furnes, et Eustache de Maskelines, avec celle du Courtraisis. Ce dernier, qui avait un frère dans les prisons du roi, criait d'une voix menaçante : Mort aux Français ! Mais Gautier de Ghistelles et Buridan, dont la courtoisie égalait la valeur, exprimaient des sentiments plus chevaleresques. "Oue chacun de nous, dirent-ils à leurscom-pagnons d'armes, pense maintenant à celle qu'il aime ! -Ils chargèrent alors ceux qui se trouvaient en face d'eux, avec autant d'assurance et de bonne grâce que si c'eût été un simple tournoi. Leurs adversaires ne montraient pas moins d'audace et d'intrépidité, et l'on vit s'engager ainsi une lutte entre les meilleurs jouteurs, dans laquelle Buridan se signala par de si beaux coups de lance qu'il fut loué des deux partis : Quelques autres seigneurs de Flandre prirent également part à ce premier engagement; c'étaient Gautier (d'Haverskcrke?) châtelain de Raisse, et le vaillant Rasse de Gavre, chef d'une famille puissante et féconde en héros. « Ils couraient entre les deux lignes, « plus avides de gloire que dociles à l'ordre de leur comte; et Gautier de Raisse, après avoir mis en Jîicn joutèrent à prcmcrains (d'abord)... Cil des Flamcns qui niious le fist Ce fut Buridan, si c'on dist. fuite les arbalétriers qui se trouvaient à l'extrémité delà ligne française, abattit prés de là un des chevaliers qui avaient abandonné la bannière de Ferrand Mais tant de témérité devait être funeste à des cavaliers qui avaient déjà fatigué leurs palefrois. Les Champenois s'étant avancés contre eux au moment où ils s'exposaient le plus, ils finirent par être enveloppés de toutes parts. Eustache de Maskelines fut saisi à bras-le-corps par quelques gentilshommes, dont un lui arracha le casque de la tête et un autre lui enfonça son sabre dans le cou Gautier de Ghistelles et Buridan, après s'être vigoureusement défendus, succombèrent sous le nombre et demeurèrent prisonniers. Animée par ce succès, la cavalerie française n'hésita plus à charger les troupes du comte. Gauchez de Saint-Pol, Jean de Beaumont, Matthieu de Montmorency, le due de Bourgogne el les Champenois donnèrent successivement sur la ligne belge, sans pouvoir la faire plier. Ce fut un combat où les deux partis furent admirables, dit Guillaume le Breton, qui en rapporte confusément les principales circonstances. Les deux partis étaient également acharnés, et l'on peut juger de la force des coups par un exemple que cite le bon chapelain : Michel de Harnes, l'un des seigneurs flamands qui avaient suivi la bannière du i'oi, combattait contre ses compatriotes; la lance ' La Chronique de Flandre nomme ce chevalier : c'était Michel d'Auchy. 2 Nous empruntons ces détails à la Chronique de Guillaume le Breton : la Philippide présente un tableau tout différent. d'un de ces derniers l'atteignit, perça son bouclier et sa cuirasse, et, lui traversant la cuisse, le cloua en quelque sorte à la selle de son cheval qui fut renversé par le choc. Toutefois le blessé n'en mourut pas, et nous le voyons après la bataille se porter généreusement caution pour les prisonniers de sa province. Le duc de Bourgogne, jeté à bas de son cheval, fut relevé par ceux qui l'entouraient et voulut retourner dans la mêlée. Le comte de Sancerre, le vicomte de Melun et toute la seconde ligne française étaient venus soutenir et seconder les premières batailles. Bientôt les lances furent rompues el l'on se battit à coups d'épée et de hache. Le comte de Saint-Pol, si nous en croyons Guillaume, faisait tout plier devant lui, perçant les batailles flamandes, et réussissant toujours à envelopper quelques-uns des chevaliers ennemis '. Matthieu de Montmorency est le héros de Philippe Mouskes, qui se trouve d'accord sur ce point avec diverses traditions. Mais, en dépit des exploits merveilleux dont on lui fait honneur, toute celte élite de l'armée française que Garin avait rassemblée à l'aile droite pour écraser le corps de Fer-rand, fut bien loin d'obtenir la victoire facile qu'elle avait espérée. Les chances de la lutte restèrent longtemps incertaines, et la valeur qu'y déploya la noblesse de Hainaut et de Flandre méritait plus d'éloges qu'elle n'en a reçu de nos propres historiens. Unau- 1 Implicites équités, dit le poëte (XI, 210). Il s'agit donc toujours d'un combat de cavalerie, et c'est par erreur que des historiens modernes supposent qu'il combattait les gens des communes. Le mol militia, employé au même endroit, veut dire de la chevalerie et non pas des milices. I leur étranger qui puisait à des sources perdues aujourd'hui \ parle avec admiration de la belle résistance du comte Ferrand, et il ajoute : « Bien montrèrent ce jour-là les Flamands et les Heïinuyers qu'ils estoient dignes d'un tel capitaine, ayant à \ combattre si grand nombre d'ennemis qu'ils en estoient presque tous enclos. » Loin de contredire ce témoignage, le chapelain de Philippe-Auguste semble le confirmer. « Les Flamands, dit-il, voyaient tomber sur eux seuls tout le poids de la bataille Ils en furent alarmés ; mais ils ne pouvaient se résoudre à s'éloigner du combat et à montrer le dos à l'ennemi. Telle était leur animosité et leur crainte d'en-tacher leur honneur, qu'ils aimaient mieux succomber les armes à la main, être faits prisonniers, donner et recevoir la mort, que de laisser dire qu'ils avaient [iris la fuite. » On voit que ces deux récits s'accordent non-seule-Iment sur la bravoure des Belges, mais encore sur l'inégalité de force des deux partis. La différence.se bornait-elle aux deux ou trois cents lances que l'on pouvait compter de plus dans les batailles de Garin que dans celles de Ferrand? C'est là une question qu'il est difficile de résoudre. La Chronique de ' Paul-Emile de Vérone, qui mit trente ans à composer à Paris son Histoire de France, et qui avait été encouragé à ce travail par Louis XII. Tune primuin Flandri cœperc timoré moveri, Pondus enm belli totum se ikclibat in illos, etc. [V. 228.] U parle de même dans sa Chronique : Tandem omne pondus bclli versum est in Ferrandum cl in suos. Flandre rapporte que l'on vit accourir au secours des Champenois, dans le moment où ils commençaient à plier, les comtes de Ponthieu et de Guines, qui avaient clé postés d'abord à l'aile gauche et du côté où commandait le roi. Nous trouvons la même assertion dans une chronique manuscrite de Tournai, composée au seizième siècle et en partie sur desdocuments originaux « Le comte Fcrrand, dit-elle, fulminait comme un Mai s, à cheval et à pied, avec les seigneurs de Waurin, dePretz, de Gavre et autres. C'était fait de l'ennemi, si le comte de Ponthieu avec des troupes fraîches et entières ne fût venu à la charge des Flamands lassés de vaincre. » Ce que l'historien français avoue, c'est que le combat dura trois heures à cette aile de l'armée, et que la fatigue et les blessures avaient mis Ferrand hors d'état de se défendre, avant qu'il cessât de disputer la victoire. A la fin il fut lui-même renversé de cheval, et, ne pouvant plusse relever, il se rendit à deux chevaliers picards, Hugue et Jean de Mareuil. Plus de cinquante gentilshommes hennuyers et flamands forent pris autour de lui. Mais le nombre des morts parait avoir été très-faible : car on n'en cite aucun dont le nom soit connu, si ce n'est un seigneur de la maison de Gavre. Pendant cette lutte des troupes dirigées par le chevalier Garin contre celles de Ferrand, le reste de l'armée royale, commandé comme on l'a vu par Plii- 1 Chronic/tie île Tournai, copiée par L. de Pcslre, greffier civil et criminel, et présentée à Joseph II. lippe lui-même, faisait face aux soldats de l'empereur. De ce côté la ligne française avait une étendue de deux mille pas, mais elle comprenait deux divisions, le centre et l'aile gauche. Toutefois cette dernière n'élait pas entièrement déployée '. Ainsi rangée, l'armée royale couvrait de toutes parts le village de Eouvines et le pont par lequel devaient revenir ses fantassins : car les communes françaises, qui se trouvaient déjà près de Lille quand elles reçurent l'ordre de retourner sur leurs pas, n'étaient pas encore en vue au moment où le roi mit sa cavalerie en bataille. En effet ces milices qui avaient marché sans armes et en désordre , à cause de la chaleur du jour et du mauvais état des chemins, ne purent se reformer et se remettre en route qu'avec une certaine lenteur. Il avait paru imprudent et inutile de les attendre; mais à mesure qu'elles arrivèrent, elles prirent place derrière les escadrons du centre, et elles s'avancèrent ensuite à leur secours dans le moment décisif. Le déploiement de la cavalerie elle-même ne s'était exécuté qu'avec une extrême lenteur : car, indépendamment du peu d'ordre et de discipline qui régnait dans les armées de ce temps, on ne connaissait pas encore cette première loi de la stratégie moderne, en vertu de laquelle les marches s'exécutent sur plu- 1 Guillaume le Breton dit que le corps du comte de Dreux était très-profond « acics densissima. » l.e comte de Pontliicu, qui faisait partie de la gauche, alla combattre à la droite, et Thomas de Saint-Valéry au centre. C'est qu'il aurait fallu 2,400 pas pour étendre le centre et la gauche de l'armée; mais les marais ne permettaient point de prolonger la ligne. sieurs colonnes et l'on fait ouvrir à la fois divers chemins. Les troupes défilaient en général par une seule route et passaient des ruisseaux mêmes sur un seul pont. Outre ces causes ordinaires de délai, nous en distinguons encore ici quelques autres, comme la nécessité de rappeler les corps qui avaient déjà passé la Marque, et le temps qu'il fallut employer pour armer les hommes et caparaçonner les chevaux; car on se rappelle que les Français avaient marché sans armes à cause de la chaleur du jour. Le roi lui-même n'avait mis aucune précipitation dans ses préparatifs \ Avant de se porter à la rencontre des Impériaux, il était entré dans l'église de Bouvinesety avait fait ses dévotions, avec tous les principaux de l'armée. Quelques chroniqueurs de l'époque suivante ont placé là une scène dramatique, dans laquelle Philippe aurait offert sa couronne à qui s'en croirait le plus digne. Les contemporains gardent le silence à ce sujet, et les circonstances de cet épisode offrent des marques certaines de son origine fabuleuse. Mais au moment de marcher au combat, ce prince embrassa affectueusement quelques-uns des chevaliers qui l'entouraient, et parmi lesquels nous trouvons Michel de liâmes, Girard la Truie, Guillaume des Barres, Matthieu de Montmorency, Pierre Mauvoisin et Galon de Montigny 2. Chacun des chefs se rendit ensuite à la tête de sa troupe ou suivit le monarque au poste qu'il s'était réservé. Les forces de l'empereur qui avaient gagné le 1 II ordonna lui-mesme ses batailles, sagement et non cbalii. (Chronique de Flandre, c. XV.) 2 Philippe Mouskes , v. 21704. sommet du plateau, s'y rangèrent en bataille dans un ordre à peu près pareil. La disposition du terrain semblait leur donner quelque avantage ; mais en revanche elles avaient le visage tourné vers le soleil, ce qui devait les incommoder pendant le combat. Leur aile droite, composée des troupes à la solde de l'Angleterre, et commandée par le comte de Salis-luiry. n'aurait pas compté plus de cinq cents armures sielle n'avait été renforcée par une grosse troupe de gentilshommes flamands sous la bannière d'Arnoul d'Audenarde. Mais ce renfort même ne l'avait pas rendue très-nombreuse. Cependant elle renfermait quelques bandes redoutables de vieille infanterie. C'étaient de ces piquiers belges, dont les princes an-| glais avaient appris à faire usage dans toutes leurs j guerres, et qui avaient rendu fameux le nom de Brabançon. Renaud de Dammarlin, comte de Boulogne, semble avoir eu sous ses ordres ces soldais mercenaires, dont les bataillons paraissaient d'autant plus | faibles que leurs rangs élaient plus serrés. Le centre des confédérés présentait une masse plus imposante. Au milieu se tenait l'empereur Othon, i couvert d'une armure resplendissante, et entouré j comme Philippe-Auguste de l'élite de ses guerriers. Là figuraient au premier rang Gérard de Randerode cl Bernard de Horstmar, nobles vvestphaliens, fameux par leur force et par leur courage; Hellin de Waurin, sénéchal de Flandre, qui venait d'être armé chevalier; Gui d'Avesnes , le plus puissant des pairs du Hainaut, et son frère Bouchard, le malheureux époux de la comtesse Marguerite. L'étendard impérial, qui représentait un aigle déchirant un dragon, 19 appendice. était porté sur un char attelé de quatre chevaux. A droite se déployait la cavalerie allemande commandée par deux comtes deWestphalie, Conrad de Dort-mund et Othon de Tecklenbourg. C'étaient les seuls seigneurs de marque qui eussent accompagné leur souverain, déjà délaissé par tousses grands vassaux. Près d'eux, mais avec un petit nombre de lances seulement 1, s'étaient rangés les chevaliers de Hollande, conduits par leur comte Guillaume I", que les chroniques appellent le comte Velu (cornes Pilosus). A la gauche s'étendaient les Brabançons, qui se trouvèrent sans doute en assez grand nombre sur le champ de bataille, puisqu'ils laissèrent au moins seize chevaliers entre les mains des vainqueurs. Cependant une partie d'entre eux n'arrivèrent qu'au dernier moment, et la Chronique de Flandre affirme que la bataille de Henri le Guerroyeur n'était pas encore « assemblée » au moment ou commença la retraite 2. Les ducs de Limbourg et de Lorraine et le marquis de Namur, qui se trouvaient également dans celte partie de l'armée, avaient amené si peu de combattants, que nous ne trouvons dans le récit des historiens aucune trace ni du poste qu'ils occupaient, ni de la part qu'ils prirent à l'action 3. On remarquait encore parmi les troupes qui com- 1 On ne trouve dans la liste des prisonniers qu'un ou deux Hollandais, quoique leur prince lui-même eût été pris. Ce même comte alla ensuite guerroyer en Angleterre avec 56 chevaliers. 3 •< Quant Henri de Louvain vit ce (lui) qui n'était pas encore assemblé, tantôt se mit à la fuite. » 3 II est probable qu'ils se trouvaient tout près de l'empereur, mais nous ignorons de quel côté. posaient le centre des Impériaux, des corps d'infanterie armés, selon la coutume, de longues piques et de hallebardes. Nous ne savons pas si c'étaient les milices de quelques villes voisines, ou des bandes soldées; mais la dernière opinion esl la plus vraisemblable : car Guillaume le Breton les désigne comme « un gros de Brabançons et d'autres gens. » Leur nombre parait d'ailleurs avoir été trop faible pour qu'on puisse les confondre avec ces masses compactes que formait la bourgeoisie armée. Placés en avant de l'empereur et de la cavalerie allemande, leurs bataillons offraient comme autant de forteresses derrière lesquelles les hommes d'armes pouvaient se retirer après avoir chargé l'ennemi. Chacun de ces bataillons était rangé en demi-cercle (ce qui les fait comparer par Guillaume le Breton au chœur d'une chapelle), et ils laissaient entre eux des intervalles pour le passage des cavaliers. Ce qui donnerait à penser que la milice de Cologne se trouvait parmi cette infanterie, c'est que le nom de cette ville formait un des cris de guerre que l'on entendait retentir parmi les confédérés L'arrangement de ces différents corps fut sans doute ralenti par la fatigue que devaient éprouver les hommes et les chevaux après une marche de six lieues sous les armes, par de mauvais chemins et sous les rayons d'un soleil brûlant. Indépendamment de quelques chevaliers brabançons qui se trouvèrent en retard par la faute de leur duc, l'infanterie des communes de Flandre était aussi en marche pour Li Avalois liuçcnt Coulogne. [V. 21849.] 220 appendice. rejoindre le gros de l'armée. Les Impériaux avaient donc intérêt à reculer le moment de l'action, tandis que le prince français dont la cavalerie élait encore toute fraîche, devait trouver avantage à les attaquer sur-le-champ. Aussi ne tarda-t-il pas à prendre celte résolution, et faisant sonner ses trompettes, il se porta en avant accompagné des troupes qui formaient le centre. D'après la situation qu'il avait choisie à l'extrémité et non au milieu du corps de bataille, Philippe-Auguste ne se trouvait pas exactement vis-à-vis d'Othon. En face de lui se déployait la cavalerie allemande et hollandaise, couverte, comme on l'a vu, par des bataillons de piquiers. Le roi dirigea sa première charge contre ses fantassins, à travers lesquels il comptait se faire jour pour pénétrer jusqu'aux hommes d'armes. Mais il avait mal jugé les Brabançons, et malgré tous ses efforts il fut arrêté par leurs piques et ramené plus vivement que ne voudrait l'avouer son historien \ Alors accoururent les communes françaises qui venaient enfin d'arriver sur le champ de bataille. Elles se placèrent en avant du monarque, et non contentes de le couvrir, elles s'élancèrent à leur tour sur l'infanterie impériale. Cependant le succès ne répondit pas encore à leur courage. La cavalerie aile- 1 Guillaume le Breton embellit, à son ordinaire, le récit de ce premier combat; mais il s'exprime avec plus de fidélité dès que son héros n'est plus en scène. Ifastalos etenîm pcdilcs invadcrc nostri Ilorrcbant equiles, dum pugnant ensibus ipsi Alqtte armis brcvibus. [XI, 607.] mande, passant dans les intervalles des bataillons, marcha au-devant de ces milices bourgeoises, et, les chargeant avec une hardiesse et une vigueur surprenantes 1, les renversa du premier choc et les mit en pleine déroute. Il fallut que la noblesse française et jusqu'aux gentilshommes qui gardaient le roi, courussent au secours de leurs fantassins. Pour Philippe, il resta en arrière, sans doute avec le projet de rallier les fuyards autour de sa bannière. Galon de Mon-tigny, qui la portait, fut presque le seul chevalier qui demeurât auprès de lui. La charge impétueuse des chevaliers français ar-rêla les confédérés, et il s'engagea alors, dans l'intervalle qui naguère séparait les deux armées, un combat furieux et presque général entre la cavalerie de l'empereur et celle du roi. Mais pendant qu'elles élaicntaux prises, une partie despiquiers qui s'étaient misa la poursuite des communes vaincues, poussèrent jusqu'à Philippe-Auguste, l'atteignirent et le jetèrent à bas de son cheval. Le crochet d'une pique s'était engagé entre son casque et sa cuirasse, et on le traînait renversé dans la boue. C'en était fait du monarque si son armure n'eût pas été à l'épreuve. Aucune blessure ne l'atteignit, et peut-être ceux mêmes qui venaient de l'abattre songeaient-ils bien plutôt à le prendre qu'à le tuer. Galon de Montigny, qui tremblait pour son prince, agitait l'étendard royal et le penchait jusqu'à terre en signe de détresse. Quelques gentilshommes accoururent tant du centre ' Itli qui crant in acic Othonis, viri bclticosissimi et audacis-»imi, ipsos in continenti repulerunt. (P. 97, 1. D.) 222 appendice. que de l'aile gauche, tandis que ceux qui entouraient encore le monarque redoublaient d'efforts pour le dégager. Us y réussirent, et Philippe, remontant à cheval tandis que les piquiers fuyaient à leur tour, alla rejoindre ses bonnes lances qui faisaient des merveilles dans leur lutte contre les Allemands. Il est fâcheux que les détails nous manquent sur cette partie du combat. Les historiens se contentent de dire que la noblesse d'Allemagne égala celle de France en ardeur et en intrépidité 5 mais ils gardent le silence sur les Brabançons, et tout nous porte à croire que Henri le Guerroyeur n'avait que trop bien réussi à retenir en arrière la plupart de ses chevaliers. Les Impériaux combattirent seuls ou presque seuls, et telle fut sans doute la cause qui rendit leurs efforts inutiles. Othon lui-même s'était jeté dans la mêlée, et comme il était d'une force prodigieuse , il renversait à coups de hache tous ceux qui osaient se mesurer avec lui. Mais à la fin les escadrons qui l'entouraient plièrent de toutes parts. iTse vit alors attaqué par trois des plus redoutables chevaliers de l'époque, Guillaume des Barres, Pierre de Mauvoisin et Gérard la Truie. Ce dernier avait saisi les rênes de son cheval, tandis que les deux autres menaçaient le prince à droite et à gauche '. L'empereur se défendit comme un lion, et sui- 1 Nous suivons ici Philippe Mouskes, qui s'attache moins que Guillaume le Breton à dénaturer les faits. Au reste, les deux écrivains sont d'accord sur le fond et ne diffèrent que par les détails, que le Tournaisicn paraît connaître le mieux. vaut le langage de l'évêque de Tournai, il leur rendit Coups et colccs à l'agan Qu'ains tant n'en eurent de ccl an Mais malgré son audace et sa force, il n'eût pu résister longtemps à trois guerriers aussi fameux. Déjà son cheval avait été mortellement blessé d'un coup d'épée dans l'œil gauche par Gérard la Truie. Pierre de Mauvoisin le tenait par le frein, et Guillaume des Barres, s'attaquant au prince lui-même, l'avait saisi au corps et cherchait à le désarçonner, lorsque Bernard de Horstmar, le plus renommé des chevaliers allemands, etHellin de Waurin, sénéchal de Flandre, accoururent à sa défense. Bernard Tut venus à sénestre, Et Hcllins de Waurin à destre, Le frein li font voler des poins Ausi com un férit à quins L'arrivée de ces deux braves dégagea Othon, qui put rejoindre sa bataille; mais Bernard de Horstmar etHellin de Waurin, « li preux, » payèrent de leur liberté le salut de l'empereur. Gui d'Avesnes, qui s'était également dévoué pour lui, eut le même sort : car les ennemis l'enveloppèrent au moment oû il venait de donner son cheval au monarque. Le reste des combattants fut refoulé jusque derrière l'infante-l'ie, qui conservait son poste. 1 Tant do coups et d'accolades qu'ils n'en avaient pas autant reçu d'une année. (V. 2206!).) ! Ils font voler le frein des mains de Pierre de Mauvoisin, comme en courant contre la quintaine on la renverse en arrière. Ce revers n'était pas encore une véritable défaite, puisque les Impériaux se retrouvaient sur leur premier terrain, et qu'ils pouvaient y reformer leur ligne, sous la protection (le leurs piquiers. Mais l'abattement avait succédé à leur confiance. Henri le Guerroyeur, fidèle à son système de trahison, fut le premier qui donna l'exemple de la retraite Une partie des chevaliers de Brabant le suivirent; mais non pas tous sans doute, puisque après la bataille il se trouva moins de prisonniers allemands que de brabançons, ce qui suppose , de la part de ces derniers, une résistance aussi opiniâtre qu'elle devait être infructueuse. Il faut donc reconnaître que beaucoup de nobles hommes ne voulurent pas quitter le champ de bataille, malgré la fuite de leur duc. Mais quand on vit Othon lui-même, cédant à 1111 profond découragement, suivre l'exemple de Henri, la défection devint presque générale. Les rangs des Impériaux s'éclaircirent alors, dit Guillaume le Breton, et on les voyait partir par troupes de cinquante et par bandes inégales. La bataille était perdue. Cependant, lorsque les premiers escadrons français, traversant la ligne que formaient encore les fantassins ennemis s'approchèrent du char où flottait l'étendard impérial, et essayèrent de s'en emparer, ils éprouvèrent la plus vive résistance. Les comtes (le Tecklenbourg et de Dortmund, avec les chevaliers westphaliens, et le comte Velu avec ses Hollandais, s'élancèrent au-devant de Guillaume des 1 II n'avait pas encore combattu, puisque sa bataille n'était pas même foi m c appendice. 223 Barres et des autres braves qui s'étaient avancés avec lui pour tenter celte glorieuse conquête. Le choc fut terrible, et Guillaume lui-même, porté à terre, se trouvait en danger de périr, lorsque de nouvelles bannières arrivèrent à son secours. Ce fut, dit-on, Thomas de Saint-Valery qui le dégagea. Les trois comtes, et Gérard de Randerode qui s'était signalé en combattant à leurs côtés, préférèrent la captivité à la honte de fuir. Us se rendirent aux vainqueurs. L'étendard impérial tomba aussi entre leurs mains. Il ne restait plus du centre de l'armée impériale que l'infanterie. Les longues piques des Brabançons effrayaient les chevaliers qui avaient rompu leurs lances el qui ne se souciaient pas d'attaquer de nouveau des ennemis dangereux et obscurs. Il eut donc été facile à ces gens de pied d'opérer leur retraite, et quelques bataillons purent s'éloigner sans avoir souffert. Mais il y eut un corps de 700 soldats « brabançons et autres » qui ne voulurent pas reculer. Ils gardèrent leur poste au milieu du champ de bataille, jusqu'à ce que Thomas de Saint-Valéry les fit attaquer par ses deux mille fantassins. Alors ces vaillants hommes succombèrent enfin, accablés par le nombre. Il nous reste à dire ce qui s'était passé entre l'aile gauche de l'armée française et l'aile droite des confédérés. La victoire des Français était déjà complète au centre, que l'aile droite des confédérés combattait encore. Les forces dont se composaient cette aile comptaient quatre batailles : les lances anglo-normandes, sous les ordres du comte de Salisbury; un corps de cavalerie mercenaire commandé parHugue de Boves : quelques chevaliers français qui avaient accompagné le comte de Boulogne; et la bannière flamande d'Arnoul d'Audenarde, entourée d'une grosse troupe de gentilshommes. On a déjà vu que le comte de Boulogne avait aussi des piquiers brabançons. Us étaient rangés en avant de la ligne, à peu près comme ceux de l'empereur. L'action avait été d'abord assez vive de ce côté, et tandis que Renaud de Boulogne pressait les escadrons du comte de Dreux et de Jean de Nesle, Guillaume Longue-Épée signalait sa force et son courage contre les vassaux de l'évéque de Beauvais. Plusieurs chevaliers tombèrent sous les coups de ce redoutable ennemi ; mais enfin il fut renversé à son tour d'un coup de masse d'armes. Si nous en croyons l'auteur de la Pliilippide, ce fut l'évéque lui-même qui terrassa ainsi le comte anglais ; mais les autres écrivains ne parlent pas de cette circonstance, et l'autorité du poète paraît suspecte ici Quoi qu'il en soit, le comte resta prisonnier, et ses hommes d'armes ne résistèrent pas longtemps après avoir perdu leur chef. Hugue de Boves et ses mercenaires cessèrent également de soutenir le combat, dès que la fortune 1 Ce fut Jean de Nesle qui ramena prisonniers les comtes de Salisbury et de Boulogne, et sa fortune ne put manquer d'exciter beaucoup de jalousie. Le Breton se fait l'écho des envieux et traite de lâche ce vaillant chevalier qui s'était distingué à la terre sainte et dont Philippe Mouskes vante le courage. Il prétend qu'il n'eut qu'à relever le seigneur anglais, déjà abattu par l'évéque; mais comme il lui refuse aussi l'honneur d'avoir pris le comte de Boulogne , on voit qu'il est guidé par la passion, et tout son récit devient suspect, car il est le seul garant des faits qu'il avance. parut s'être déclarée en faveur des Français. Il n'y eut que Renaud de Boulogne et Arnoul d'Aude-narde dont rien ne put ébranler le courage, et qui luttèrent jusqu'à la fin avec un acharnement presque incroyable. Le comte surtout a été admiré des historiens. Après avoir chargé à diverses reprises les chevaliers du comte de Dreux, et pénétré jusque assez près du roi, il se retira derrière son infanterie, que nul n'osait aborder, et il sortit encore plusieurs fois de cet abri pour recommencer l'attaque. Son opiniâtreté à combattre quand le reste de l'armée pliait a été considérée par Guillaume le Breton comme l'effet du désespoir; mais nous en trouvons l'explication dans un fait rapporté par le même écrivain : c'est que Renaud avait envoyé dire à l'empereur de se mettre à la tête des Gantois et des autres Flamands pour renouveler le combat1. Il est vrai que, suivant le narrateur, ce fut après la bataille que cet avis fut envoyé2 : mais, de quelque façon que la chose soit arrivée (car le bruit qui s'en était répandu dans l'armée française n'avait rien de bien positif), on n'en doit pas moins reconnaître là l'expression d'une idée militaire, née des circonstances mêmes du combat. En 1 Ut vires recolligens, auxilio Gandavensium cl aliorum Flan-drensium, hélium renovarct. (P. 100, 1. A.) I.emot Flandrensium, qui manque dans les éditions, doit être rétabli d'après le manuscrit de la bibliothèque Cottonienne. ! C'était du moins ainsi que Guillaume le Breton l'avait entendu raconter, et il ajoute que l'empereur aurait dû rassembler les forces de Flandre à Gand. Mais il n'est pas bien sûr de ce qu'il avance (sive vcridico auctore, sive non), et à examiner le fait en lui-même, le conseil aurait été excellent pendant la bataille et absurde après. voyant la cavalerie repoussée partout par les piques des Brabançons, le comte avait compris qu'une chance de victoire restait aux confédérés : c'était d'avoir foi dans l'énergie et dans les armes des communes. Mais où étaient donc ces communes, et que faisaient-elles? car l'historien français n'en dit pas un seul mot. Pour suivre leurs mouvements , nous sommes forcé de remonter jusqu'au commencement de la journée. Campées comme elles l'étaient alors autour de Mortagne, elles n'avaient pu recevoir l'ordre d'abattre leurs tentes que quelques heures après le départ des troupes françaises. Comme les confédérés n'avaient pas cru d'abord qu'il y aurait bataille, il n'est pas probable qu'ils eussent hâté la marche de celte grosse infanterie qui ne pouvait prendre aucune part à la poursuite. Le soin avec lequel les bourgeois flamands repliaient leurs belles tentes de drap rouge ou bleu, leur attention à leurs bagages, et le nombre infini de charrettes dont ils étaient toujours suivis, sont des traits caractéristiques que nous signalent tous les chroniqueurs de l'époque suivante. Ils devaient donc se mouvoir avec lenteur et ils formaient sans doute l'arrière-garde des troupes confédérées. De Mortagne à Tournai les chemins sont étroits et difficiles 1, et le terrain fangeux et glissant. Il y avait un ruisseau (celui de la Louverie) que les colonnes impériales n'avaient pu passer qu'en faisant un détour et ralentissant leur marche 2. On comprend que les communes avaient eu plus de peine encore, venant 1 Non putebat aditus, nisi arclus el difficilis. (P. Oi, I. C.) 2 Tramier un t paulatim. appendice. 229 après la cavalerie, et conduisant tant de charrois. Elles durent mettre de cinq à six heures à gagner les environs de Tournai par ces mauvaises routes et sous un soleil brûlant, et elles se reposèrent sans doute après ce premier trajet, comme le firent les troupes royales en arrivant à Bouvines. L'ordre de se remettre en marche leur fut envoyé selon toute apparence au moment où l'on reconnut la nécessité du combat. Mais comme Philippe-Auguste avait déjà rappelé ses communes et que celles-ci avaient une lieue de moins à faire, il est évident que les Flamands ne pouvaient arriver que plus tard et vers la fin de l'action. On a déjà vu d'ailleurs que la cavalerie brabançonne n'atteignit qu'au dernier moment le lieu du combat, et dès lors il est facile de comprendre que l'infanterie devait marcher plus lentement encore. Néanmoins elle finit par se montrer sur le champ de bataille; et nous avons à cet égard le témoignage posilif d'un contemporain Mais il semble qu'elle n'entra point en ligne, et que le corps le plus avancé s'arrêta à quelque distance des ennemis Il est donc peu surprenant que le chappelain de Philippe-Auguste, après avoir exagéré ailleurs la force des communes flamandes, les passe sous silence dans ses récits du combat. Philippe Mouskes, qui s'exprime assez confusément, assure qu'entendant de toutes parts le cri de guerre des Français, et voyant flotter devant elles la bannière de Saint-Denis, elle ne son- 1 Flandria gencrosa. (Flist. de France, t. XVIII, p. S67.) ' Drugenscs, qui bello proximi erant. 20 Quant l'enseigne Saint-Denise Fut devers eux dressée cl mise, Si leur sanbla que sainl Denis Eut dessure un dragon mis, etc. [Y. 21900.] L'auteur ne dit pas expressément que ce fut l'infanterie qui s'effraya ainsi; mais ce qu'il a raconté plus haut de la prouesse des chevaliers prouve qu'il parle ici d'une autre troupe. 11 répète à diverses reprises que ce fut le cri de Montjoyc, et non la force des armes, qui fit reculer le gros des troupes flamandes. gèrent qu'à se retirer 1. Il ne pouvait en être différemment d'après la position où elles se trouvèrent en débouchant dans la plaine. Elles avaient devant elles l'ennemi déjà vainqueur, et elles voyaient l'empereur en fuite et leur comte prisonnier. Dépourvues de chefs qui pussent remplacer Ferrand, et trop accablées de fatigue pour tenter d'elles-mêmes un effort héroïque, il ne leur restait qu'à faire retraite. Toutefois elles s'attirèrent, en agissant ainsi, les reproches et les sarcasmes de leurs concitoyens, et nous voyons percer cette indignation publique dans le récit de l'auteur qui parle d'elles, écrivain patriote qui gémissait encore sur le désastre de Bouvines. « A la fin, dit-il, « le comte fut pris avec une partie de ses chevaliers; ■c à cette vue, les Brugeois, qui étaient à proximité « du lieu où l'on combattait, furent, à ce qu'on pré-« tend, les premiers à tourner le dos, et leur exemple « servit de leçon [aux autres pour imiter leur fuite. » Mais on ne doit prendre ces expressions mordantes que pour le cri de douleur et de colère arraché à l'historien par le souvenir d'une journée fatale à son pays. La cause des confédérés n'était pas directement celle du peuple ; et lorsque l'empereur abandonnait la lutte, on ne pouvait pas s'attendre à la voir reprise par les bourgeois avec l'énergie qui avait manqué au prince. Ainsi s'évanouirent toutes les chances qui restaient encore au parti vaincu. Les débris de l'aile droite étaient déjà enveloppés Renaud de Boulogne, abattu dans une dernière charge, fut forcé de se rendre à Jean de Nesle s. Il ne restait plus sur le champ de bataille qu'Arnoul d'Audenarde, avec le dernier escadron des Flamands. Mais quand ce brave chevalier vit le comte de Boulogne à terre, il s'élança pour le dégager, et bientôt enveloppé lui-même par les ennemis, il tomba à son tour entre leurs mains. Quant aux piquiers brabançons, qui avaient déployé le même courage à l'aile droite qu'au centre de l'armée, Guillaume le Breton rapporte (mais dans son poème seulement) que le roi les fit envelopper par un corps de trois mille sergents à cheval qui les taillèrent en pièces Toutefois on peut douter de cette partie de son récit; car l'histoire nous montre, quelque temps Cingentibus undiquc Francis. [XI, 633.] La bataille du comte de Saint-Pol était venue les prendre en flanc. (Chronique de Flandre, c. XV.) s Guillaume le Breton ne veut pas en convenir; mais la liste officielle des prisonniers le prouve. Johannes de Nigclla habet comitem Lolonice. 3 Cette masse de cavalerie ne pouvait appartenir qu'à l'aile droite des Français : ce fut donc probablement dans leur retraite <]ue les Brabançons se virent ainsi attaqués. La Chronique de filandre dit que les soldats de Philippe-Auguste essayèrent de rompre les piquiers, en poussant sur eux des charrettes qu'ils faisaient rouler à force de bras. après, Hugue de Boves s'embarquant pour l'Angleterre avec ses vieilles bandes restées fidèles au roi Jean. Il paraît donc qu'elles avaient réussi à opérer impunément leur retraite. Les résultats de la bataille n'ont pas été moins défigurés par les historiens que l'action elle-même. La liste officielle des chevaliers captifs en compte 127. Une chronique française contemporaine 150. ( Capti sunt quatuor comités et milites alii, tammedio-cresquam illustres circiter 150 '.)—Philippe Mous-kes, dont la partialité est si évidente, parle de 200. — En tenant compte des exagérations ordinaires des chroniqueurs, on peut tenir pour exact le premier nombre. 1 Chronique de Mortemar, à ta suite de Sigebert de Gembloux, Peiitz, viii, 4G7. fiiv du lonc pnehicn. jnmmg PUBLIÉE SOUS LE PATRONAGE (■Ol'VERNEUKKTi série historique fr m or. c1\ s : usages s FÉTJÎS lit SOl.KVMÏ. Des Bi'l&éifï. | PAli MOKK Dcuxièmi: pariif. Edite r. VvJ f MOEURS, % usages, * FÊTES ET SOLENNITÉS Des Belges, CT>r n." i n or WWk^M ITEUÎ^ MOEURS, USAGES, FÊTES ET SOLENNITÉS CHAPITRE XVI. Premier sens du mot commune. — Commoignes et frairies. — Cités belges et communes françaises. — La commune prise pour les plébéiens. — L'affranchissement se borne d'abord aux bourgeois proprement dits. — Origine de leurs franchises. — Droits possédés par les villes avant rétablissement des communes. — Action de l'épiscopat en faveur de leurs premières libertés. — Magistrature élective chargée du vole ou du moins de la répartition de l'impôt. — Elus et conscil des jurés. — Exemples de leur autorité. — Ancienneté de la même institution à Cologne. - Sa généralité en France et en Belgique Son origine romaine. - L'esprit germanique lui donne un nouveau caractère Uole des jurés et de leurs chefs à Liège et ù Tournai. — Nature populaire de cette magistrature antique. — Les métiers la soutiennent. — Réorganisation communale ù Malines. — Maîtres de la commune en Brabant. La formation de la commune est le nœud de notre histoire : elle vint unir les éléments jusqu'alors détachés dont se composait la ville des premiers âges, et 2. l 6 BIBLIOTHÈQUE NATIONALE. fit disparaître les traces de la servitude que les Romains et les Francs avaient tour à tour imposée aux classes laborieuses. Cependant il ne faut pas croire que l'organisation communale ait été l'effet de quelque grande révolution politique, où l'on ait vu triompher un principe nouveau. La commune du moyen âge n'offre d'abord qu'une simple alliance par serment, pareille aux conspiratio7is de serfs et de bourgeois des époques antérieures. Les bourgeois du Mans, dit le premier texte où elle soit nommée, voulant résister aux exactions de Geofroy de Mayenne, firent (vers 1070) une conspiration qu'ils appelaient commune, se liant tous par le même serment \ Le second exemple connu est celui de Cambrai, où « les habitants con-« spirant ensemble (en 1076) jurèrent, en l'absence de « l'évêque, la commune qu'ils désiraient depuis long-« temps2. » Ils promirent par serment, dit une chronique contemporaine, « que si l'évêque n'octroyait cette commugne, ils lui refuseraient l'entrée de la cité, et ainsi fut fait3. » Or si nous remontons à l'an 957 nous trouverons que dès cette époque, « en l'absence de l'évêque Bérenger, les habitants s'étaient unis d'une même volonté et avaient fait entre eux une conspiration unanime, se liant si fortement qu'au retour du prélat ils lui refusèrent l'entrée » Voilà donc 1 Gesta pontificum Cenomann. (Histoire de France, XII, 540.) 2 Balderici chronicum , ibid., XIII, lio-i. 5 Chronique de Cambrai, ibid., 476. C'est une vieille traduction d'un texte latin écrit en 1180. J'ai rajeuni le langage du traducteur pour en faciliter l'intelligence. 4 Cum in Germaniâ moraretur (Berengarius episcopus), in- tcrim civcs unâ cddemque voluntate collecti, factàquc unanimitcr conspirationc, acleà sunt inter se conslricti ut pontificem, ncgato ingressu, ab urbc cxcluderent. (Balderici chron. Cameraccnse, 1.1,c. 80.) 1 Acccptis ab co ( Willclmo) sacramcnlis, tam de impunitate pcrfîdiœ, quàm de consrrvandis anliquis ejusdem civitalis consuc-ludinibus atqucjusliliis. (XII, 534.) MOEURS , USAGES ET fêtes des BELGES. 7 la même alliance, mais sans le même nom, dès le x° siècle. C'est la conjuration que les capitulaires de Charlemagne et de ses successeurs avaient déjà proscrite : « Nous voulons que les prêtres et les officiers du comte prescrivent aux vilains de ne point faire cette alliance qu'ils appellent gilde contre ceux qui dérobent. Quant aux conjurations de serfs qui se font en Flandre, dans le pays Ménapien et dans les autres cantons maritimes, nous voulons que nos envoyés ordonnent à leurs seigneurs de les en empêcher. » Ainsi lorsque le nom de commune retentit tout à coup dans le nord de la France, il n'indique pas un renouvellement des institutions ; il ne s'agit que de la ligue des hommes du bourg pour conserver par leurs propres forces les droits dont ils jouissaient déjà. Quand les bourgeois du Mans traitent avec Guillaume d'Angleterre en 1075, ils obtiennent leur pardon non pas d'avoir fait commune, mais de s'être déclarés pour un autre seigneur, et le roi leur promet de maintenir les vieilles coutumes et justices de leur cité A Cambrai, la commune fut supprimée en 1190,» parce que cette conjuration était odieuse à tous ceux qui aimaient la liberté de l'Église; « mais les habitants conservèrent sous le nom de paix le droit d'exercer « la même tyrannie 1. » Cependant le nom même de commune n'en portait pas moins en lui un certain élément de force; il exprimait si clairement la défense de chacun par tous, qu'il éveillait dans les esprits, avec l'idée d'union, celle de droit et de confiance. Comme tous les mots symboliques, il conduisit plus loin qu'on ne l'avait prévu à son origine; mais avant de marquer l'émancipation régulière et durable des populations affranchies, il avait désigné avec moins d'éclat, et depuis bien longtemps peut-être, des associations passagères et partielles qui se formaient partout où l'oppression excitait quelque résistance. En effet, ce ne sont pas seulement les villes, mais aussi les métiers, que nous voyons quelquefois dans nos anciennes provinces se liguer ou « faire com-moigne. » Il y a des édits qui le leur permettent et d'autres qui le leur défendent. Ainsi le duc Jean Ier, sans peur vis-à-vis de son peuple comme en face des chevaliers allemands, se borne à exiger « que les gens d'aucun métier de Bruxelles ne fassent commune entre eux, sans la permission du maire et des échevins 2. » Mais son fils Jean II, qui avait été attaqué par une armée plébéienne et renversé sous son cheval au combat de Vilvorde (1506), n'a plus d'indulgence pour les vaincus, et il insère dans la capitulation un article qui interdit à jamais les com-moignesà Bruxelles, parce que les gens du commun ont fait trop d'excès avec leurs communes. [Ende ' Conlinualor Balderici, H. F., XIII, !U2. Par liberté de l'Eglise, le chroniqueur entend le pouvoir cpiscopal. 1 Ordonnance de 1290, art. xiii. seggen die Commoigne ave, orne die onredene die de gemeinte metter Commoignen dede '.) Le sens de celte défense se trouve développé dans un autre acte. « Pour établir la paix et la concorde dans notre ville de Louvain, nous avons accordé et octroyons qu'aucun métier ne pourra faire ni réunion, ni assemblée, ni conseil, ni conférence, à moins d'autorisation du magistrat2. » C'était là que naissait la conjuration ouvrière; mais elle pouvait se consolider et devenir permanente. Les Liégeois la désignaient alors par un nom expressif, celui de frairie, que les corps de métier gardèrent après leur émancipation3. Si l'on excepte Tournai, ville épiscopale mais tombée sous la main du roi, il n'y a peut-être pas de cité belge qui ait pris d'une manière très-permanente le nom de commune : aucune en effet n'eut à soutenir une lutte prolongée contre le souverain avant de voir confirmer son émancipation primitive. En France, où la généralité des habitants finirent par être considérés comme serfs, un petit nombre de cités privilégiées purent seules échapper à la taille, c'est-à-dire à l'impôt arbitraire, et les populations ' Luystcr van Brabant, p. 67. 2 Keure de la même année, à la suite du premier volume des Gestes de Brabant, p. 755. 3 Les frairies éprouvèrent d'abord les mêmes restrictions à Liège que les communes ouvrières en Brabant. « Nul ne peust user de frairie, s'cllc n'est approuvée par le signeur ou sa justice. » (Paix de Voltem, c. ïi.) Mais quand le peuple est victorieux, la loi permet que « tous chieux qui demeurent dedens le banlieu de Liège, qui sont de tel mesticr comme ceux del cité, soient des frairies desdits mestiers. » [Lettre de Saint' Jacquet, c. 8.) qui avaient conquis ou gardé quelques droits ne les sauvèrent que par la commune. Mais en Belgique il semble que la liberté des bourgeois proprement dits filt d'ordinaire assez grande pour qu'ils n'eussent pas besoin de faire une ligue durable contre la domination d'un ou de plusieurs maîtres. La loi de Courtrai, rédigée en 1524 et sur un modèle à demi français, promet secours à l'homme assailli qui poussera le cri de « commuigne. » Mais à Lille, la même assistance était due à celui qui criait « bourgeoisie. » Les deux noms étaient en effet synonymes dans nos contrées en ce sens qu'ils entraînaient les mêmes prérogatives. C'est ce qu'il est impossible d'exprimer plus clairement que ne le fait la charte de Tournai (1187) en disant: "Nous Philippe, roi de France, nous donnons à nos bourgeois de Tournai l'établissement d'une paix et d'une commune, suivant les mêmes usages et coutumes qu'ils avaient eus avant que cette commune fût établie. » Le monarque finit même par ajouter que, s'il a oublié quelque droit des habitants, il s'en rapportera au souvenir des jurés [ad recordationem juratorum) 1. Il n'était donc pas très-nécessaire aux cités belges de suivre le mouvement communal qui avait éclaté dans les régions voisines. Quoique celles de Flandre eussent peu changé au xu° siècle, un écrivain français de cette époque (Guillaume le Breton) les appelle 1 M. Chotin, qui a publié cette charte dans ie premier volume de son Histoire de Tournai, donne une traduction un peu différente ; quelle que soit la meilleure interprélation, le sens général reste le même. partout des communes, tant elles lui offraient un ordre de choses analogue. Mais si la liberté des villes ne naquit pas, en Belgique surtout, de l'institution de la commune, en revanche ce fut le plus souvent sous le nom de communes que les classes inférieures de la population entrèrent en possession de leurs franchises. C'est ici que ce mot s'offre à nous dans sa signification la plus curieuse et la plus étrange. Les écrivains liégeois du xiuc siècle appellent communauté (en latin commu-nilas) le petit peuple, et un acte de 1258 nous montre la même dénomination usitée à Cologne. Les grands bourgeois, dit cette pièce, font des tailles dont le poids retombe sur les confréries (des métiers) et sur les plébéiens (populares), qui sont appelés la communauté (communitas) Plus explicite encore est un récit du chroniqueur tournaisien Li Muisis, qui nous apprend de quelles sortes de gens se compose la communauté populaire et comment elle s'appuie sur les ouvriers qui demeurent hors des portes de la ville 2. Il est probable que dans ce sens le mot de commune 011 communauté exprimait d'abord l'ensemble des habitants, et que l'usage le borna ensuite aux classes pauvres, comme on leur donne encore le nom de peuple. Or ce sont les luttes soutenues par ces petites gens pour obtenir à leur tour les privilèges de la cité qui 1 Lacomdlet, Urkundenbuch, t. II. p. 24î>. 2 Communitas autem, scilicet texentes paupercs, fullones et alii, et omnes ribaldi. Giii.es li Muisis, ad anno 1507. Nous donne-rous plus bas la traduction de tout ce passage. donnent un caractère à part à notre histoire communale. Si les princes belges semblèrent plutôt favoriser que redouter l'émancipation des grandes villes, ils n'abolirent nulle part les différences de droits et de rang que la législation barbare avait mises entre l'homme libre et le serf, entre le possesseur du sol et l'humble prolétaire. Les franchises de la bourgeoisie n'appartenaient d'abord qu'aux gens héritables, bien nés, ayant honneur et lignage, comme les appellent nos chartes antiques : le simple manant, l'homme de métier san honneur et de condition servile, était dans la dépendance. Supposer que la classe privilégiée consentit plus tard à se dépouiller en faveur des autres d'une partie de ses droits, ce serait méconnaître la nature humaine et la marche des sociétés. L'établissement même de la commune laissa la plèbe dans toute son infériorité,-et la lui fit peut-être sentir plus durement, car la liberté dont jouissaient les bourgeois proprement dits avait éveillé en eux, si nous en croyons un auteur du xiiic siècle, l'esprit d'orgueil et de tyrannie. Modestes et bienveillants pour le pauvre avant leur émancipation, ils devinrent ambitieux et oppresseurs dès qu'ils furent maîtres de la cité 1 ; et cette assertion du chroniqueur 1 Irjitur in inilio communia fœderalionis fuit grata quia optimi viri eam tum sanxere, vita quorum justa, simplex, innocens fuit, ac sine cupiditate agilabalur; sua uuique satis honestè placebant, jus bonum apud ipsos valebat, concordia maxima, minima avaritia inerat. Civis civrm honorabat, dives minorcm non exprobrabat... Postquàm vet o cives paulatim cœpère torpes-cere et aller in alterum insurrexêre, scelera scetcratorum mu/la ( inulla ) reliquère, quisque sua inhonestc dilatavêre ;... sic cambraisien n'est que trop justifiée par la haine générale que nous voyons régner pendant la période suivante entre la plèbe et l'aristocratie bourgeoise. La barrière entre les gens d'origine libre etservile, entre le poorter flamand et l'ouvrier « travaillant de ses mains, » n'était donc ni détruite ni abaissée par les premières franchises communales. « En 1507, nous dit un Tournaisien, les magistrats mirent une taille sur la ville ; la communauté, c'est-à-dire les tisserands pauvres, les foulons et d'autres, conspira contre eux, et tous les ribaux et autres gens sans armes se joignirent aux mécontents. Ils allèrent aux portes de la ville, les détachèrent de leurs gonds et les jetèrent dans les fossés. Alors entra toute l'autre communauté et tous les autres ribaux (c'est la population ouvrière, qui demeurait en majorité hors des murs). Ils se rendirent aux maisons des connétables (qui commandaient la milice bourgeoise) et prirent les bannières de la ville. Ces misérables étaient munis les uns de glaives, les autres de bâtons. Si l'on avait rassemblé contre eux une troupe de gens armés, on les aurait massacrés comme du bétail '. » Si l'affranchissement du peuple n'avait jamais été porté plus loin dans nos cités du moyen âge, le mouvement communal s'y serait sans doute arrêté de gradatim vi, mendacio, perjurio inferiores quoque opprimera cœpere ; jus, cequurn, urbis bonum sic evanuit, corruit etiam dominium. (Chron. Aubcrlinum, ad annum 1158, Ilist. Fr.} XIII, 499.) 1 Gilles li Muisis. dans le second volume des Chroniques de Flandre, p. 175. bonne heure eomme en France, et n'aurait eu ni l'éclat ni l'importance que lui donna l'âge suivant. Mais il devait s'étendre et se compléter par l'émancipation graduelle des classes inférieures, qui fit à la fois la force et le danger de nos plus célèbres communes. Il faut donc distinguer dans leur histoire deux périodes : la première pendant laquelle on voit grandir une seule classe, la bourgeoisie proprement dite; la seconde pendant laquelle une partie du pouvoir et des privilèges devient la conquête du peuple. La période bourgeoise, si nous pouvons la nommer ainsi, est la moins connue et la plus curieuse à étudier; car outre l'intérêt particulier que présente l'origine des grandes institutions, elle se rattache par des liens intimes à toute l'histoire sociale du moyen âge. Nous essayerons ici de l'esquisser nettement, avant de passer à l'examen de la période populaire, qui appartient plus exclusivement aux villes belges. Remarquons d'abord dans ces ligues bourgeoises du xi" et du xiie siècle un trait bien remarquable ; c'est qu'elles sont essentiellement défensives. Les populations s'arment, non pas pour conquérir des droits, mais pour maintenir ceux qu'elles prétendent avoir. Plusieurs chartes communales de cette époque stipulent que les libertés dont elles auraient omis de faire mention n'en continueront pas moins à subsister comme auparavant, et les villes mêmes qui empruntent une loi établie ailleurs (comme celle de Soissons que les Dijonnais adoptèrent) y ajoutent pour clause expresse : sauf le maintien des franchises que nous possédions. Ainsi le droit est antérieur à la commune et celle-ci ne s'organise que pour le défendre. Quel est ce droit? Les villes épiscopales sont les seules où nous puissions d'abord l'entrevoir. A Rheims la commune faisait remonter ses franchises jusqu'au temps de Clovis et de saint Remy. et l'on vit en 990 Hugues Capet traiter avec la bourgeoisie de cette ville, comme avec un corps indépendant A Verdun, la cité tenait son organisation d'un évéque du vin" siècle, et nous y apercevons bientôt après des privilèges du peuple 2. C'est qu'à travers tous les orages de cette époque, les privilèges dont jouit l'Église protègent les habitants qui relèvent d'elle. Aucun comte ni juge royal ne conserve de juridiction sur eux, et le prélat, auquel appartient l'autorité, l'exerce d'après les règles antiques. « L'évéque de Metz, dit un auteur du xe siècle, avait incessamment à cœur l'intérêt des serfs laïques de l'Église. Ne voulant pas les abandonner à l'iniquité des juges sans les garanties de la liberté ecclésiastique, il rassembla soigneusement les lois qui leur avaient été données par les anciens monarques et prélats et les fit confirmer par un édit impérial5. Si 1 Jure ac legibus quibus civitas continué usa est, à tempore sancti Remigii. (Joannes Sarisb., cp. 214.) Cives de fidelitate régi et urbe luendâ interrogati, fîdem jurant, urbis tuitionem pollicentur. (Kichebus, IV, 24.) * Madclvcus cterum et poputum istius ecclesiœ venerabiliter ordinavit. (Gesta cpisc. Virdun. ad ann. 740.) Instruments atque seriptis vulgù pulegiis nominatis. Putegium autem, 1ut mihi vidctur, ni hit aliud significat quàm publica letc, vel popu-laris tex. (Polypicus ccclesia: Vird. anno 920.) 3 Incessabitis eum cura remordebat etiam pro taïcalibus familiis quelques-unes de ces lois consacraient l'immunité inviolable de l'Église, il y en avait d'autres qui fondaient la paix perpétuelle de la cité, c'est-à-dire les institutions judiciaires sur lesquelles devaient reposer l'ordre, la sécurité, la liberté civile \ Au milieu même des époques les plus barbares, et sous le règne de la tyrannie féodale, il restait à plusieurs villes assez de force pour défendre leurs droits. Noyon surtout, dont l'évéché était alors réuni à celui de Tournai, peut nous servir d'exemple. Attaquée en 925 par une armée normande, la population de la forteresse (l'enceinte murée) et celle du faubourg avaient livré bataille à ces farouches ennemis qui furent mis en fuite2. Sept ans plus tard, le comte d'Arras surprit la place pour forcer les chanoines à élire un évêque de son choix; mais la milice locale, qu'il avait d'abord expulsée des murs, fut soutenue par les gens de la ville extérieure, et avec l'aide des bourgeois restés dans la forteresse elle y rentra victorieuse. Le comte ecclcsiœ. . Siquidem, ne deesset eis contra iniquilatcm judicum auctoralc ecclesiasticœ liberlalis suffragium, leges constilulas Mis à prioribus regibus vel ponlificibus diligenter exqnisivil et... ediclo imperiali confirmari fecit. (Circa annum 970.) (Vita Theodori Mettensis cpisc., c. XI.) 1Arnulphus (Halbersladensis cpiscopus, nnnolOlS). suo banno civitati pacem perpetuam fecit et immunitatc insolubiti Incum sanctum firmavit. (Chron. llalberstadense. Script. Brunswic., t. II, p. 121.) 2 Nordmanni usque ad Noviomagum (Noyon) prœdatum ve-niunt et stibtirbana succendunt. Castellani cum suburbanis egre-dientes Nordmannos repellunt, sternunt quos poterant, partent suburbii libérant. (Fkodoardi Chronicon, nniio 923.) moeurs, usages et fêtes des belges. 17 fut tué et les habitants redevinrent maîtres de la cité 1. Cependant la tour, ou le château proprement dit, restait au pouvoir du roi qui n'avait jamais consenti à s'en dessaisir en faveur dé l'Église. L'évéque et les bourgeois y pénétrèrent par surprise en 1020, et la rasèrent aussitôt pour s'affranchir à jamais des exactions et de la violence des châtelains 2. Devenue alors à peu près indépendante, la ville s'éleva par degrés à la liberté communale qu'elle obtint en 1098. Quoique nous n'ayons pas autant de détails sur l'histoire des autres cités de ce temps, nous voyons la puissance qui leur était restée se manifester clairement par l'attitude énergique des évêques, quand l'avènement de la troisième dynastie eut livré la France à l'anarchie seigneuriale. « Vers 1030, Bérold, évêque de Soissons, et Warin, évèqtie de Beauvais, voyant que l'état du royaume menaçait ruine, que tout droit allait s'effacer, que les coutumes du pays et les différentes justices è(aient violées, se persuadèrent qu'ils secourraient notablement la chose publique en imitant l'exemple des prélats de Bourgogne; car ceux-ci avaient fait un décret général pour s'unir 1 Quidam deviens urbis (Noviomensis), qui péri cupiebnt epi-scopus, Adclelmnm cnmitem noetu in civilatcm lalenler muro conscenso recipit. A quo niane loci milites urbe propulsi, collecta secum nonnullà suburbanorum manu, civilatcm aggrediuntur, annitentibusque qui infra muras remanserant civibus, quidam exustâ porta, quidam per ecclesiœ fenestram ingrediunlur, A de-lelmus cum quibusdam qui secum introieranl interemptus est, et cives urbem recipiunt. (Fhodoaudi Chronicon, anno 952. Voir aussi Richer., Il, 05.) 2 Hemmannos Jnstauralio monasterii Tornacensis, c. 95. 2. 2 eux-mêmes et tous les autres hommes pour la conservation de la justice et de la paix » Malgré les scrupules de l'évêque de Cambrai, qui voyait dans cette ligue une usurpation du pouvoir royal, elle s'étendit et se renouvela de province en province pendant tout le cours de ce siècle, et les paix de Dieu furent proclamées à diverses reprises comme lois politiques aussi bien que comme décisions religieuses. Enfin en 1094 « les évêques ordonnèrent « une commune générale du -peuple, par suite de « laquelle les prêtres marcheraient au secours du roi « dans sa guerre contre les barons, conduisant avec « eux leurs paroissiens sous les bannières de leurs « Eglises, » et ce décret fut quelquefois mis à exécution a. Quand on voit émaner de l'Eglise cette résistance universelle à la tyrannie militaire des races conquérantes, on y reconnaît la réaction profonde du christianisme et de la civilisation contre le triomphe de la barbarie. Cette réaction n'eut pas d'historien, 1 Ipso in tempore (1030) videnles episcopi Beroldus Suessioncn-sium el Warinus Belvacensium, statum regni funditùs inclinari, jura confundi, usumque patrium cl oninc genus justitiœ profa-nari, multùm reipubliccc succurrerc arbitrait s uni, si Burgun-diœ episcoporum sentenliam sequerentur. lli enim commune decretum fecerunt ut tam sesc quant omnes /tontines sub sacra-mento constringerent, pacem videlicet et justitiam servaturos. (Balderici Citron. Cameracense, 1 III, c. 27.) 2 Communitas in Franciû popularis à prœsulibus slatuta est, ut presbyteri comitarentur regi ad obsidioncm vel pugnam cum vexillis et parochianis omnibus. (Ordericus Vitalis, dans les Historiens de France, XII , 75, anno 1094.) l'hisloir ; saisit guère dans les siècles obscurs que les mouvements qui s'accomplissent à la surface. Mais on en reconnaît la puissance à l'esprit qui domine depuis ce temps dans les institutions municipales; c'est celui de la cité libre. Rien de plus frappant que de voir cet esprit pénétrer partout où le commerce et l'industrie commençaient alors à former de nouvelles villes. C'est de Cologne que rayonne d'abord en Saxe et le long du bas Rhin l'idée organisatrice. L'Église d'Utrecht obtient pour ses vassaux la loi que l'empereur vient d'accorder à la métropole rhénane 1 : puis un peu plus tard toutes les formes du gouvernement de la commune, tout le système de ses lois vont se reproduire jusque dans les ports de la mer Baltique. Henri le Lion établit des colonies allemandes et néerlandaises dans les pays conquis sur les Slaves, et pour faire prospérer ses villes il leur jure la paix, comme le faisaient naguère les évêques Nous avons encore les débris de leurs codes; ils ne diffèrent de nos vieilles chartes que par le dialecte dans lequel ils sont rédigés. Toutefois ce premier progrès de la civilisation renaissante n'était encore ni un triomphe complet sur 1 Homines qui ceram ad prœrliclum ccclesiam solvcnt per unnos singulos cl ingenvi qui sub mundiburdo cl tuilione ipsius ecclesiœ consistant lali lege fruantur, tient Colonicnsi ccclcsicc conces-sum est. (Privilcgium Ilenrici II, anno 1003.) 2 In quibuscumquc civilatibus noslris, ubi parem sub jurc-jurando firmavimus. Ediclum Ilenrici Leonis, anni 1I63. (Sartoiui's et Lappenbeiio , II, 6.) la barbarie, ni même nne lutte ouverte contre la féodalité. La ville bourgeoise ne se détachait pas brusquement du monde de violence où elle était née ; il faut souvent descendre au fond de ses lois pour y discerner un nouvel élément d'ordre. Si nous les comparons dans leur ensemble à celles que l'Europe franque avait jadis reçues de Charlemagne, nous y verrons régner le même mélange de coutumes barbares et d'idées chréliennes; le duel, la guerre de famille, le rachat de presque tous les crimes à prix d'argent ne sont pas encore effacés de la législation communale, et le bourgeois libre y représente toujours le guerrier germanique 1. La forme même de la cité est à peu près celle du vieux canton franc (le pcigus), tel qu'il était resté sous les Carlovingiens, c'est-à-dire administré par les officiers du prince. On dirait au premier coup d'œil qu'elle ne porte dans son sein aucun germe fécond de grandeur et de force. Seulement une borne fixe est mise au pouvoir seigneurial et le chef a les mains liées par les serments qu'il a échangés avec le peuple. Lien fragile sans doute qu'un traité entre le fort et le faible! Mais ici le peuple est armé d'une institution qui doit lui donner un jour la puissance : c'est une magistrature élective, qui se trouve dans toutes les villes du moyen âge, quoique sous une forme d'abord assez obscure pour n'avoir pas frappé l'attention de nos historiens. En effet, vis-à-vis des officiers du prince (le mayeur et le châtelain), vis-à-vis des 1 Voir dans le chapitre suivant le tableau d'une ville du xn« siècle sous le régime de la paix. juges impériaux (les échevins qui sont d'abord nommés par le représentant du monarque), il y a partout des élus de la bourgeoisie qui se placent à sa tête, soit comme conseil municipal, soit du moins comme régulateurs de l'impôt. C'est ainsi que commence la représentation nationale des populations désarmées. On nous pardonnera sans doute de nous arrêter un moment à en déterminer l'origine et le caractère; communes, tiers état, représentation du peuple, toutes les institutions qui ont fondé la liberté des nations modernes reposent sur celte vieille base. L'esclave seul, dans les idées germaniques, c'est-à-dire, line classe d'hommes encore inférieure aux serfs et possédée en toute propriété, était soumis au pouvoir illimité du maître ; le serf ne devait qu'une redevance fixe, l'homme libre n'accordait au chef qu'un don volontaire. Après les conquêtes des Francs, le serf fut souvent confondu avec l'esclave et devint alors taillable et corvéable à merci Mais la même confusion ne pouvait avoir lieu entre l'esclave et l'habitant des anciennes villes romaines. A plus forte raison l'homme libre du port et du bourg ne fut jamais taxé arbitrairement par le seigneur du pays. On trouve bien des exemples d'exactions, mais jamais fondées sur un droit général, inhérent à la souveraineté. Au contraire, dans les provinces même où la bourgeoisie avait le moins de droits politiques, 1 Tailler, dans le langage de l'époque, c'est imposer les personnes et les biens : quant au mût de corvée, il a conservé sa vieille signification, elle conservait celui de consentir, ou du moins de répartir les impôts extraordinaires, et sur ce point encore elle seule décidait, soit dans une assemblée commune, soit par ses représentants directs, comme nous aurons bientôt à le remarquer. De ce principe résulta partout la part donnée aux villes dans la représentation générale du pays Quand les princes du moyen âge convoquaient « leurs hommes » pour aller à quelque chevauchée, ils comptaient bien plus sur le glaive de la noblesse que sur les armes paresseuses et volontaires des bourgeois. Mais l'argent du bourgeois payait les frais de la guerre et on le lui demandait sous la forme de prière (c'est le sens du mot Reden, nom flamand des subsides) : on ne pouvait se passer de lui, parce qu'on ne pouvait le tailler sans lui. Telle fut la raison d'être des communes dans le parlement britannique, où elles représentaient les francs tenanciers; et nous voyons ce droit porté si loin en Flandre que non - seulement chaque « membre » du pays, mais quelquefois aussi chacun des corps dont se composait une ville, prétendait ne devoir l'impôt que quand il l'avait voté. A ce privilège se joignait, commeune conséquence naturelle, le pouvoir de faire la levée et l'assiette de l'impôt consenti : la ville donnait, et c'était le moins qu'elle fût maîtresse de tirer ses présents d'où elle voulait. Dès le commencement de la monarchie française, les Mérovingiens avaient laissé ce droit aux cités conquises, et nous voyons les habitants de race gauloise cacher soigneusement aux vainqueurs le rôle des contributions, de peur de perdre encore leur dernière prérogative. En Belgique, la bourgeoisie en jouissait sans contestation, non-seulement dans les villes les plus anciennes où le temps avait consacré cet usage, mais souvent dans les plus récentes dont l'organisation s'était réglée d'après l'usage établi ailleurs. Mais comme il fallait que ce droit fût délégué , car une assemblée générale n'aurait pu l'exercer elle-même, nous le trouvons confié à différents corps. En Brabant et en Flandre, les éehcvins assoient et lèvent l'impôt cVe concert, soit avec des élus de la bourgeoisie, soit avec le conseil des jui*és; mais jamais ils ne le font seuls, la population n'ayant pas des représentants assez directs dans ces magistrats émanés du prince. La loi de Lille, datée de 1255, semble présenter une des formes les plus simples et les plus anciennes sous lesquelles la commune se soit ainsi taillée elle-même Quoique les éclievins fussent renouvelés annuellement et par élection, on leur adjoignait en cette occasion un nombre égal de bourgeois nommés immédiatement par les curés des quatre paroisses, de sorte que les intérêts communs étaient débattus et réglés par une assemblée mixte. Le même équilibre est observé à Tournai suivant la charte donnée par Philippe-Auguste (1187); on y ajoute aux éclievins des jurés et des bourgeois pour faire la taille dans chaque paroisse. La levée de l'impôt descend 1 La charte de Nedcryssche, accordée en 1211 par Henri le Gucrroyeur, est aussi large sans enlrer dans les mêmes détails. b Les bourgeois choisiront eux-mêmes six bommes pourasseoir la taxe des douze livres qui sont dues au .prince. » donc pour ainsi dire aux mains de chaque groupe d'habitants. C'était une garantie pour les masses, sans désavantage réel pour le souverain. Aussi trouvons-nous dans les annales d'Anvers une charte de 1288, où le duc Jean I" donne carte blanche aux bourgeois pour les arrangements relatifs à l'aide qu'ils lui ont promise, leur permettant avec naïveté de s'y prendre pour leur mieux (accipiant ad suum melhis): le bon prince ne tenait qu'au résultat. • Cette prérogative des villes, de gouverner leurs finances et de voter leurs impôts, donnait lieu à des actes importants d'administration intérieure. Le plus ancien privilège des Liégeois (un diplôme de l'empereur Philippe II qui confirme, en 1208, une partie de leurs franchises) porte que « l'assise1 sera réglée du consentement de l'Église et des bourgeois. » Mais comment ces deux éléments de la cité se mettaient-ils en rapport ? Nous le voyons par le récit officiel d'un arrangement des deux parties en 1287 2, et ce n'est pas sans quelque solennité que leur traité se conclut. Au nom de l'Eglise paraissent les prévôt, doyen, archidiacres et chanoines de Saint-Lambert; au nom de la bourgeoisie, ses éehevins d'une part et de l'autre des jurés qui là aussi forment un conseil. Les éehevins, magistrature d'origine seigneuriale, se rendent au chapitre avec les délégués du clergé, et c'est là qu'ils jurent d'observer fidèlement les 1 Assensio (assisia) ex conscnsu ecclesiœ et civium fieri débet. (C. XVI.) * Louvbex, t. II, p. Si. clauses convenues. Mais les jurés, qui ont à leur tête les deux maîtres de la cité, et qui n'émanent que des habitants, font leur serment dans la maison de la ville. Voilà donc tout un corps d'origine populaire fonctionnant à côté des dignitaires civils et religieux ; associé aux échevins, il stipulait au nom de la commune, en employant cette formule caractéristique : « Nous, les bourgeois. » Quand même ses droits se borneraient là, il n'y a plus de classe ni de pouvoir qui désormais ne doive transiger ou combattre avec lui. Avant de chercher à le mieux connaître, car il mérite d'être examiné de plus près, remarquons encore dans la convention de 1287 une clause significative. Il est stipulé que le compte des sommes reçues se rendra chaque année, en présence des deux parties. C'était une mesure presque toujours exigée par les villes, et qui était en quelque sorte la conséquence naturelle de leur souveraineté en ces matières. « La commune, disent les petites gens de Bruges dans un projet de requête de 1280, veut connaître le compte et voir où a passé l'argent : on doit le lui apprendre, puisque c'est elle qui paye. » La vie politique, si ce mot pouvait déjà descendre au peuple, prenait donc dans le sein des villes une étendue et une importance que l'on n'apercevait pas du dehors. Dans ses luttes intérieures, l'échevinat se trouvait balancé par une sorte de magistrature communale bien plus directe, bien plus vraie; c'é- * taient tantôt les délégués investis d'une mission spéciale, tantôt un corps organisé, ayant un litre fixe et des chefs particuliers. A la vérité les documents nous manquent pour retrouver l'établissement primitif de l'institution des jurés dans les annales de nos villes, sur le régime desquelles on a si peu de données pendant les premiers âges; mais les archives des cités avoisinantes répandent plus de jour sur ce point. A Cologne, la participation des habitants au gouvernement semble constatée dès le x° siècle 1, et se trouve plus tard déléguée à une confrérie qui nous apparaît vers 1160 exerçant les mêmes droits que nos jurés. La Rigirzecheide ou Ric/ierzecheit, nom obscur qui nous laisse mal deviner sa tâche, a dès cette époque des privilèges si vieux que l'écriture en est presque effacée. Égale en rang aux éehevins, elle se réunissait, comme le conseil de Liège, dans la maison des bourgeois, et y faisait des statuts obligatoires pour le peuple, sans avoir besoin de les soumettre à l'approbation de l'archevêque 2. Ses membres, après avoir juré de faire leur choix dans l'intérêt du pays et de la ville, élisaient chaque année deux chefs égaux, pris dans son sein, et, comme à Liège encore, ils étaient appelés maîtres de la cilé 3. Ce dernier titre se traduisait en langue 1 Un acte de 931 porte : Fidelibus nostris in unum coadunalit, juxta illorum commune consitium... En 948 le nom de sénat est employé. Ut nemo aliquid juris vel sekatbs inter/iabcnt.—In ipso senàtu. (Lacomblet, p. 5S.) Il paraît aussi avoir été en usage à Liège des 820. Assensu cleri et senatus cl quorumeumque nobi-lium et sapientum Leodiensis ecclesiœ. (Cantatorium sancti IIu-berti, c. 8.) 5 Ces derniers détails résultent d'un acte du siècle suivant (1258). « In domo civium convcnicnlcs slatuunt quidquid volunt. » Lacomblet, II,p. 246. 5 II n'y eut plus lard qu'un maître de la citéj mais on en allemande par celui de bourgmestre qui a le même sens et qui, s'introduisant aussi dans nos communes, n'a plus cessé d'y être en usage jusqu'aujourd'hui. Loin d'être unique et pour ainsi dire exceptionnel, l'exemple que vient de nous offrir la ville rhénane se reproduit dans plusieurs parties de la France. Les noms seuls varient. Les chefs du conseil deviennent quelquefois des prévôts ou des consuls; les membres, des jurés comme en Belgique. Le caractère général de l'institution ne change pas : c'est la magistrature émanée de la cité elle-même et qui la représente en même temps qu'elle la régit. Cette étendue d'une institution qui se retrouve ainsi dans des contrées différentes (et qui apparaît également en Italie et en Allemagne dès une époque très-reculée) est à elle seule une grande preuve d'ancienneté. Les jurés ne se rencontrent pas moins fréquemment dans nos provinces, dès que nous pouvons en consulter les archives. On les retrouve dans les villes du nord comme dans celles du midi, et nos historiens municipaux se montrent fort embarrassés de savoir d'où ils venaient ou du moins quel était d'abord leur rôle. Mais il suffit de comparer les chartes qui nous parlent de cette institution pour reconnaître que c'est des provinces wallonnes qu'elle avait passé dans les provinces flamingantes : car elle était plus générale et mieux enracinée dans les distingue deux dans les chartes de ltîi9 et de 116!). Celle de 1238 n'en offre plus qu'un... On voit qu'il était de la confrérie, par les mots : quilibet àliorum qui est de fraternitate. premières. Bruges et Bruxelles ont treize jurés vers 1280 ; Tournai en a trente-deux dès 1189; Liège, quarante aussitôt qu'on peut les compter, et Cambrai quatre-vingts. Dans cette dernière ville ainsi qu'à Tournai et à Valenciennes. leurs chefs n'avaient pas ce titre, en apparence orgueilleux, de maîtres de la cité, qui était accepté à Liège et à peu près général dans les villes de langue teutonne. Mais quoique nommés seulement prévôts, ils étaient aussi à la tête de la commune, et la première mention des deux prévôts de Cambrai remonte à 1089. C'est, en effet, dans les contrées de langue romane, où la civilisation latine avait laissé le plus de traces, que devait se trouver le mieux établie cette magistrature municipale : car des recherches modernes ont fait voir qu'elle n'était au fond que la continuation assez directe de l'organisation politique donnée par Rome aux villes de la Gaule conquise. Les deux prévôts, maîtres ou consuls, quelque nom qu'on leur donne, représentent exactement les deux chefs annuels, électifs, égaux, qui gouvernaient sous le nom de duumvirs chaque cité gallo-romaine. Le conseil qu'ils présidaient et qui s'appelait curie, plus nombreux que les jurés de nos communes, avait cependant des attributions assez semblables, et surtout l'assiette et la répartition de l'impôt. On s'explique le mainlien de cette double institution après la conquête franque, par l'absence d'innovation dans les vieilles cités, qui s'administrèrent elles-mêmes sous la tutelle de leurs évêques et en conservant la plupart de leurs coutumes. Quant aux villes qui se formèrent plus tard, tout devait les porter à prendre pour mo- dèle l'organisation qu'elles trouvaient déjà établie. Il se pourrait donc qu'en Belgique même, la main des maîtres du monde eût jeté les premiers fondements de la vraie commune, et préparé, sans le savoir, des éléments de liberté pour les races vaincues. Tournai aurait ainsi gardé dans ses jurés l'image de sa curie antique, Liège peut-être imité celle qu'avait possédée Tongres. Dans la région voisine, Cambrai, Valenciennes, Cologne n'auraient eu besoin, pour s'organiser de nouveau, que de recueillir les débris de leur passé. Courtrai même, qui a droit de prétendre à une certaine antiquité, puisqu'au ve siècle elle donnait son nom à un corps de cavalerie, semblerait pouvoir attribuer à ses souvenirs autant qu'au voisinage de Tournai son administration municipale, qu'on trouve composée de vingt-quatre jurés et de deux prévôts. En Flandre et en Brabant, l'imitation seule aurait introduit les jurés. Ces conjectures, qui n'ont rien de très-certain quant à chaque localité prise séparément, sont du moins vraies dans un sens général. Ce ne peut pas être le hasard qui ait étendu à la plupart des grandes villes du moyen âge une forme d'organisation si rapprochée de celle qui était en vigueur quelques siècles auparavant, et les savantes recherches de M. Augustin Thierry en ont démontré l'origine romaine. Mais si la forme était latine, ce qu'il faut accorder aux historiens français, un autre esprit était venu l'animer, et c'est là ce qui devait la rendre plus forte dans nos provinces que dans les contrées voisines. Cet esprit, les noms nouveaux nous le feront deviner, les faits nous le feront connaître. 2. 5 Qu'est devenue, pour l'homme du moyen âge, la curie des cités romaines? La cour du prince ou des juges, un palais! Mais l'assemblée municipale? Le Franc, accoutumé à voir les chefs de famille du canton conférer entre eux et avec le chef, connaît un mot qui exprime cette idée : raed, en latin consilium, d'où nous avons tiré conseil. Voilà les noms qu'il donne à la curie vivante et que garderont les assemblées communales. Les membres de ces assemblées sont pour lui ce qu'étaient dans le canton les gens libres et honorables , « les bons hommes, » qui statuaient sur les intérêts communs. Mais avant que leur décision devint loi, ces bons hommes prêtaient serinent, et c'était là ce qui faisait l'autorité de leur parole. Tel est le sens du titre de jurés, sous lequel on désigna dans le nord et dans l'est de la France ceux que les Romains appelaient curiales et décurions. C'était les assimiler à ce qu'il y avait de plus noble et de plus fort dans la société germanique. Quant aux chefs des conseils, le nom allemand de maîtres des bourgeois (en latin Magislri civium, à Cologne Burgir ou Burger Meyster) ne marquait pas des maîtres dans l'acception latine du mot, mais les plus grands, les principaux, les préposés, à la lettre les prévôts (prœpositi). Mais s'il n'exprimait pas la domination, il comportait l'idée d'indépendance dans l'enceinte du bourg, par cela seul que les hommes du canton avaient toujours eu la souveraineté locale. Ainsi quand la curie, en se transformant après le mélange des deux peuples, vient à s'intituler « le conseil des jurés présidé par les maîtres des bourgeois, » elle ne représente pas moins les notions sociales des races du Nord que les souvenirs delà civilisation ro maine. Ces deux éléments, que la société nouvelle doit unir, se rattachent dans une même institution et s'y confondent si bien que l'autorité des maîtres et des jurés, latine dans lé Midi, sera encore germani que dans le Nord, suivant l'ordre d'idées qui prévaut dans l'esprit des populations. Pour établir ce dernier point, qui domine ici toute la question politique, nous n'irons p;ts chercher nos exemples dans les villes flamingantes où l'institution du conseil pourrait avoir subi quelque altération particulière : nous les prendrons à Liège, où la langue wallonne atteste l'influence gallo-romaine. Un record (c'est-à-dire une enquête officielle) de 1515 nous apprend que de mémoire d'homme, et spécialement sous le règne de Jean de Flandre, les maîtres et les jurés liégeois avaient exercé le droit de briser la maison de ceux qui avaient commis quelque violence contre un citoyen Ils avaient même forcé la tour de l'official, « qui est prison de l'évèque, » pour en tirer des bourgeois indûment arrêtés, et les mêmes actes s'étaient répétés à Huy et à Tongres. Les éclie-vins, consultés de ce chef, répondirent « qu'ils n'en avaient à juger et n'en jugeraient pas sur eux. » A Tournai, où ils gouvernaient la commune, les prévôts et les jurés combattaient à cheval à la tête des habitants. Les chroniques nous dépeignent leur départ solennel en présence des dames qui tiennent 1 Loktrex, t. II, p. 9. La charte donnée à Louvain par Henri le Guerroyeur en 1254 assigne aux maîtres de ta commune des droits tout aussi étendus. Nous la citerons au chapitre XX. 52 BIBLIOTIIÈQUE NATIONALE. par la bride les grands coursiers des prévôts. La tournée qu'ils vont faire ainsi s'appelle traque-brigand, et ils livreront au supplice sans procédure et sans délai tous les bandits qui leur tomberont entre les mains, à moins que ce ne soient des chevaliers. Nous avons encore le traité par lequel se termine une suite d'expéditions dirigées par eux contre un voisin puissant; il porte en tête : « Nous, prévôts, jurés et commune de Tournai »Ces habitudes toutes guerrières nous expliquent les dispositions de quelques chartes flamandes qui exigent que les bourgmestres et le conseil possèdent de bons chevaux2. Ce fut donc à la faveur des armes dont elle se couvrait que la curie renouvelée put trouver sa place dans la cité du moyen âge à côté de l'échevinat. Successeurs des duumvirs antiques, les prévôts et les mattres de la cité endossèrent la cotte de mailles et montèrent à cheval comme des barons; il n'en fallut pas davantage pour que la féodalité transigeât bientôt avec eux. Toutefois un acte des plus curieux semble prouver qu'on n'avait pas vu tout d'un coup les représentants de la ville romaine prendre cette attitude chevaleresque , même dans les contrées septentrionales. A 1 Traite avec Gautier d'Avesnes, en 12Ô6 (Jacques de Guyse, vol. XIV) ; les autres détails sont indiqués dans VHistoire de Tournai, de M. Ciiotin, p. 228. 2« Nous Guis,cucns de Flandre... avons ordené que nul ne soit ne puist être eskevin ni burchmaistre dedens nostre ville de Furnes, s'il ne tient keval dele valour de cent sol. » (Warn-konig, Fl. Gcsch.jVol. II, p. clxiii.) On a la même ordonnance pour les jurés de Cambrai. Cologne, où la Richerzecheit nous offre le premier exemple connu de cette magistrature bourgeoise, les archevêques ne s'en rapportaient pas à elle seule pour le mérite de ses élus, qui portaient là le titre d'échevins. Ils s'étaient réservé le droit de faire vérifier par leurs burgraves si ces magistrats d'origine mercantile avaient les qualités physiques d'un vaillant et solide défenseur de la justice , telles que les demandait le système seigneurial. « Notre burgrave ou son successeur doit installer dans le banc échevinal, au nom de notre Église, les échevins élus par leurs confrères, et il doit bien prendre garde et scruter par lui-même s'ils ne sont pas bossus, tortus, borgnes, boiteux, sourds, bègues, paralysés ou atteints de lèpre » On croirait qu'il s'agit de l'inspection d'un nouveau soldat et que l'honneur de la bannière épiscopale dépend de la vigueur musculaire des juges. La curie du moyen âge n'est donc plus le sénat pacifique de la ville gallo-romaine, laissant le glaive entre les mains des commandants impériaux, ou du inoins des officiers dont c'est le métier de porter les armes : nous rentrons dans le monde germanique, où chaque homme libre est un guerrier, chaque magistrat un chef militaire. Cependant il est assez rare que ces conseillers et ces maîtres annuels deviennent une magistrature seigneuriale, comme il arriva souvent de l'échevinat. La nature élective et temporaire de leur autorité y mettait le plus grand obstacle, aussi longtemps que se conservait la forme primitive de leur nomination, dont nous pouvons 1 Lacomblet, I, p. 503, enquête de H69. juger par la charte de Tournai. Là chaque paroisse a ses électeurs qui choisissent un certain nombre de jurés, afin que l'ensemble du conseil représente la ville entière. Il est vrai qu'en Brabant, où les lignages, c'est-à-dire les patriciens, conservent leur prépondérance exclusive, le conseil n'est élu que par elles et dans leur sein '. A Liège, il le fut quelque temps par les éehevins, si l'on peut s'en rapporter aux chroniques. Les idées féodales menaçaient de transformer les jurés eux-mêmes en seigneurs. Mais ces dispositions oppressives, que consacrent ainsi quelques lois malgré l'esprit môme de l'institution, sont des mesures passagères et violentes, qu'on pourrait appeler réactionnaires, car elles n'expriment au fond qu'une tentative de résistance. Les jurés, sous leur forme antique et naturelle, étaient devenus menaçants pour l'autorité seigneuriale. Nous en avons une preuve antérieure aux empiétements du patriciat et des éehevins : c'est un édit impérial de Frédéric II qui proscrit «tous les conseils communs, les mattresdes bourgeois ou leurs recteurs (probablement la rigirzecheid deCologne)et toute espèce d'officiers nommés par l'universalité de la bourgeoisie s.» Cet acte si remarquable est de 1232, et nous y voyons le caractère populaire de cette espèce de magistrature. Mais l'empereur va plus loin, et par une mesure 1 Nous verrons pourtant au chapitre XIX que telle n'était pas la forme primitive de l'élection des jurés liégeois. 2 Rcvocamus et cassamus in omni civitate et oppido Alemanniœ communia consi/ia, magistros civium scu redores, vel alios quos-libct o/ficiales qui ab universitalc civium statuantur. (Edictusi ?iEDiRici II, anni 1232. Ilist. Trevir. dipl.,l. 1, p. 711.) significative il abolit également « les confréries ou associations de tous les métiers » C'est donc bien le peuple lui-même qui se trouve derrière le conseil. Les métiers de 1252! Leur première émeute en Flandre est de 1164, et son caractère politique nous échappe. Mais ceux que proscrit l'empereur arrivent déjà au pouvoir par des voies légales. Les bourgmestres sont leurs élus, et il faut supprimer l'institution pour résister à ces magistrats populaires. Cette fois la commune dépasse nos vieilles cités : elle touche à l'émancipation générale. Nous ne savons pas, il est vrai, à quelle occasion elle avait montré sa puissance. Mais un édit du roi des Romains (Henri VII), daté de la même année, nous apprend qu'il se formait dans les grandes villes des « communes, associations, ligues, confédérations et alliances par serment. » Des tentatives du même genre, mais moins prononcées, avaient eu lieu à Trêves dès 1161, et une lettre du comte palatin aux bourgeois rapporte qu'il s'est élevé un cri parmi toute la cour de l'empereur, quand les princes ont appris quels sont les nouveautés et les droits de cette association inconnue qui s'appelle commune 2. La résistance des souverains fit échouer dans presque toutes les villes allemandes ce mouvement populaire : mais il réussit au contraire dans quelques- 1 lievocamus et cassamus cvjuslibet artipeii confraternitales seu societates, communiones, conslihitiones, colligationcs, confrcdera-tiones vel covjuraliones aliquas, quoeumque nominc ccnseantur. [Ilist. Trcvir., t. I, p. 707.) 1 Ilist. Trcvir., t. I, p. 79a. 1 Les chartes qui la font connaître se trouvent'dans le Codex diplomalicus des Gestes de Brabant, p. 696, 700 et 754, unes (le nos provinces, où il se manifesta un peu plus tard (vers 1500). Nous reviendrons plus d'une fois sur les luttes diverses dont il fut la cause ou l'occasion; ailleurs il s'accomplit sans secousse violente, et très-légalement, comme à Malines, où l'élection du conseil passa en quelques années du corps échevinal aux corporations bourgeoises et ouvrières. Des actes officiels nous offrent les détails de cette révolution En 1501, le due de Brabant et l'avoué de Malines veulent que le conseil soit nommé par les éehevins et composé de quatre doyens et de huit jurés. Mais dès l'année suivante ils accordent aux bonnes gens de la commune que la nomination soit faite par deux membres de chaque métier. Cet arrangement incomplet se trouve modifié de la manière suivante en 1516. Le conseil de la commune comprendra les douze éehevins, les deux gouverneurs du métier de la laine avec sept jurés de ce métier, et quatre jurés de chaque autre corporation industrielle. L'assemblée générale des bourgeois fera les élections. Le conseil devient donc la représentation des métiers, et la haute bourgeoisie a plié sous la puissance des masses. Cette puissance, qui grandit, éclate encore dans le nom que prennent les chefs des jurés à Malines et dans les autres villes brabançonnes. Non contents d'avoir pris le pas sur les éehevins, ils transforment le vieux titre flamand de bourgmestres, pour s'intituler « maîtres de la commune » (magistri com- muniœ, commoengemeestere). La signification de ce mot est encore plus forte qu'elle ne le parait, puisque l'usage s'était introduit d'appeler communauté et commune non pas l'ensemble des habitants, mais ceux des classes inférieures. On ne peut donc guère douter que dans l'usage ordinaire et dans la pensée publique les commoen ou commoigne meesters représentassent non pas la ville, mais le peuple. Aussi les plébéiens de Malines, satisfaits de leur triomphe, semblent-ils avoir alors cessé la lutte : mais nous verrons bientôt ceux de Gand et de Liège pousser leurs exigences plus loin, et n'admettre dans le conseil de la ville ou dans l'échevinat que ceux des patriciens qui se faisaient inscrire dans les corps de métiers. C'est cette révolution si étrange et si complète que décrit en quelques mots un vieux poète français. Les Flamands, dit-il, devinrent alors eux-mêmes seigneurs de leur pays, les plus petits comme les plus grands Mais ce n'étaient pas les Flamands seuls, et ce mouvement politique, qui devait changer la face du pays, avait tant d'étendue et de profondeur que nous ne pourrions en embrasser à la fois les différentes parties. C'est donc séparément que nous allons les examiner, en commençant par retracer la plus ancienne image qui nous soit restée d'un corps de bourgeoisie 1 Si n'i otle roy 110 justice Dcdens Flandres ne seingnorie, Si en furent Flamenc scingnor, Le petit comme le greingnor. Godefroid de Paris, v. 4ii7. libre, jouissant des institutions qui lui sont propres (la Paix de Yaleneiennes). Puis Liège comme cité épiscopale, Bruxelles et Louvain comme villes de lignages, les communes de Flandre comme foyers d'industrie et d'indépendance populaire , viendront appeler tour à tour notre attention sur leurs caractères particuliers. CHAPITRE XVII. Charte de la paix de Valencicnnes, en 11 li. — Anarchie féodale qu régnait alors dans le Hainant. — La bourgeoisie établit sa paix. — Ellecstorganisée pour la guerre.—Fonctions des jurés et des prévôts. — Relations entre la ville et les seigneuries environnantes. — Juridiction des jurés ù l'égard du comte. — Puissance morale de la loi de paix. — Sa sévérité contre les pillards. — iMagistraturcs judiciaires clans la ville. — L'union des bourgeois garantie par le serment. — Ses effets. — Traces d'institutions similaires dans les anciennes cités belges. Jusqu'ici les indications que nous avons recueillies sur les institutions qui faisaient la force et la liberté des villes belges du moyen âge ne remontent guère au delà du xui" siècle, et nous en avons accusé les lacunes fatales que le temps a laissées dans les monuments de notre histoire. Mais nous pouvons faire un pas de plus, grâce à l'analogie d'organisation que nous ont offerte les vieilles cités franches dont nous venons d'interroger les premières lois. L'unifor- mité que nous y avons reconnue en ce qui touche l'existence du conseil, sa forme à demi romaine, le caractère de ses chefs et l'étendue de ses droits, nous autorise à croire que les détails qui nous manquent sur la vie intérieure de chacune d'elles, pourraient jusqu'à un certain point se trouver retracés dans le monument historique qui nous en dépeindrait une seule. Or ce monument, qui nous offrira en quelque sorte le type régulier de la vie municipale au temps du premier réveil des peuples modernes, nous le trouvons dans une des villes de l'ancien Hainaut. C'est la charte de la paix de Yaleneiennes, consentie en 1114 par le comte Baudouin III, et qui nous reporte à peu près au temps de la première croisade. Elle appartient à une époque de transition où le nom môme dz commune était encore contesté ; mais celui de paix exprime ici le même état de choses, et les conditions stipulées dans ce premier code de la bourgeoisie libre sont à peu près celles que supposent partout ailleurs les lois de l'âge suivant. Nous allons donc essayer d'en indiquer le caractère1. Yaleneiennes, dont le nom romain atteste seul l'antique origine, avait acquis une importance d'autant plus remarquable que tout le pays d'alentour était courbé sous la domination violente des races féodales. Les sires d'Avesnes, surtout, ses redoutables voisins, étaient la terreur des campagnes, où 1 Le meilleur texte de la paix de Valencicnnes se trouve dans le onzième volume de de Guyse. Elle occupe 18 pages, et le désordre qui y règne indique un simple recueil d'usages existants. ils exerçaient quelquefois un système régulier de brigandage avec des corps nombreux de cavalerie. Ainsi se comportait entre autres l'héritier de cette puissante seigneurie sous Baudouin III. « Ce jeune seigneur, à la fleur de l'âge, ne voulant pas se contenter des richesses de sa maison, galopait de tous côtés comme un cheval sans frein, et il s'était mis à ramener souvent des captifs et du butin, non pas seulement des contrées adjacentes, mais de provinces éloignées, comme sont le duché de Louvain et l'évéché de Liège. Un certain jour, enivré par la victoire, il se porta trop avant avec cent chevaliers et ne put revenir : car des gens de pied (les habitants des villages) les attaquaient de toutes parts. Il fut tué, et l'on rapporta son corps sur son cheval '.» Les déprédations de ce genre, alors si fréquentes que les chroniques en sont remplies, semblaient devoir^être mortelles au commerce, qui faisait la grande ressource des villes. Les malheureux marchands étaient sans cesse dépouillés « de leurs vins, de leurs écarlates, de leurs étoffes et de leur argent, » et la cité qui n'aurait pas eu la force de les défendre se serait bientôt vue bloquée dans ses propres murailles par les bandes armées des châtelains environnants. Mais si la population des villes avait manqué autrefois d'énergie pour résister aux invasions des barbares et des Normands, les guerres locales, en lui donnant quelques habitudes militaires, l'avaient rendue capable d'entrer en lutte contre les puissances ennemies. Bourgeois et manants savaient combattre 1 Jacques de Glyse, 1. XV, c. 55. 2. à pied et à cheval1 ; ils n'avaient donc besoin que de s'unir, d'avoir confiance en eux-mêmes, d'apprendre à se dévouer pour la cause de tous. Ils y parvinrent grâce aux diverses formes d'association qui s'établirent parmi eux, d'abord la solidarité de la famille dans ses guerres privées, puis l'union entre les membres de la gilde ou de la confrérie. Aussi trouvèrent-ils en eux-mêmes, car ils n'étaient pas sous la protection épiscopale, la force de s'affranchir assez complètement pour établir et conserver une loi de paix. C'est un traité permanent d'alliance offensive et défensive, dans lequel tous doivent entrer de tout leur cœur3, comme le dit la charte d'Aire; c'est une conjuration et une fraternité, comme la nommaient les édits impériaux; c'est le commencement de la vie commune dans la cité renaissante. La première condition de cette ligue devait être l'abjuration de toute inimitié, de toute vengeance, entre les bourgeois alliés ; ils demanderont justice à la loi, mais ils ne tireront point l'épée contre leurs frères. C'est ce que la charte de 1114 marque som- 1 Que toute manière de gens hoste sur hoste (s'arme pour l'armée), et pair à pair bourgeois et manant, soient à pliet (à pied), en armes et en chevaux. (Cri de l'ost de Lille.) Nous reviendrons sur ces levées générales au chapitre XXI. 8 Outre la charte d'Aire, qui donne à l'association bourgeoise le titre d'amitié, on trouve aussi ce mot employé dans un sens analogue à Lille. J'interprète de même le nom flamand de minne, mot à mot amour, qui est resté appliqué à quelques vieilles propriétés de la commune, à Gand et à lîruges (minne-water, minne-meersch). Les arbalétriers d'Audenardc, dont nous citerons une lettre (chap. XXIV), appellent encore cnlù'OSlcur gilde une société d'amour. mairement : les citoyens ne se garderont plus l'un contre l'autre dans la ville, ni au dehors ; ils ne prendront aucune part aux querelles qui pourraient s'engager. Rien là que d'assez ordinaire; mais il y a quelque chose de plus : la population se réunira en armes quand les jurés l'appelleront, elle sortira de la ville bannières déployées, elle détruira la maison du bourgeois ou de l'étranger qui aura violé la paix, quelque puissant qu'il soit. Voilà sans doute un langage peu commun pour une loi sanctionnée par le comte et par toute sa noblesse, et il deviendra plus expressif encore quand nous l'examinerons de plus près. Le point essentiel de l'organisation municipale dans ces temps de violence était la milice. La charte de 1114 nous montre celle de Yaleneiennes formant une armée, qui est toujours à la disposition non pas du châtelain ou de quelque autre dignitaire féodal, mais des jurés de la ville Elle avait pour signal de réunion le tocsin d'alarme sonné par les deux cloches de beffroi, celle du Ban et celle du Couvre-feu : sonnant ensemble elles annonçaient les expéditions militaires. Aussitôt tous les habitants s'armaient, excepté les malades : le délai n'était permis qu'à ceux qui avaient à tirer leur pain du four ou leur cervoise de la chaudière. Les autres accouraient sur-le-champ, prêts à sortir ensemble de la ville pour attaquer l'en- 1 Je vois le même usage à Saint-Omer, sous Philippe d'Alsace. Majores et juralos, qui Itontines habent condticert et ordinarc ctim adversus hostes prodeunt. (Mémoires des antiquaires de la Mori-nie, t. IV, p. xx.) Or cette charte n'est que le développement de celles que la même vilto avait obtenue eu 1127 et avant. nemi. La colonne se formait en ordre de bataille, sans qu'il fût permis à personne de s'élancer en avant ni de rester en arrière : tous devaient se tenir sous les divers drapeaux qui leur étaient assignés Ils marchaient divisés par connétablics, c'est-à-dire par petites troupes d'une vingtaine d'hommes chacune. Le plus grand nombre étaient sans doute à pied; mais le texte même de la loi ne permet pas de douter que plusieurs ne combattissent à cheval et en aussi bon équipage que des seigneurs ; car un article spécial parle des tournois, des joutes à la lance et d'autres exercices semblables auxquels la bourgeoisie va prendre part hors de la cité 2. Les hommes de la paix présentaient donc une force militaire assez redoutable pour que les seigneurs les plus puissants eussent quelque risque à courir dans une lutte contre elle. Les prévôts et les jurés investis du commandement de cette force étaient loin, on le comprend, d'exercer une magistrature sans périls. Mais outre l'esprit belliqueux dont nous trouvons alors animée celte classe d'hommes, la loi les oblige ici à se dévouer pour l'intérêt de tous. Les fonctions qui leur sont confiées par l'élection populaire ne constituent pas seulement un honneur, mais aussi une obligation. Chaque nouvel élu a un jour et une nuit pour réfléchir; s'il accepte, son devoir sera de « remplir son office avec équité, suivant Dieu et la voix de sa con- 1 Sub vexillo proprio sibi assignait). (Jacques de Guyse , 1. XVI, xxiv, p. 282.) 2 Quod viri pacis villam exeant ad facienda hastiludia, tornea-menla aut consimilia. (P. 2F6,) science1; » mais s'il refuse, il payera cent sous d'amende ou sa maison sera démolie par autorité publique. Celte punition imposée au refus semble presque émaner de la vieille loi romaine, qui employait les châtiments les plus sévères pour forcer les membres de la curie à subir leurs fonctions pénibles et ruineuses. Celles des jurés demandaient encore assez d'énergie et de dévouement pour que l'ancien système de contrainte n'eût pas cessé d'offrir son utilité 2. Quoique le conseil de la ville eût sans doute été présidé d'abord par deux prévôts, suivant l'usage général, on n'en comptait plus alors qu'un seul, innovation qui s'observe aussi à Cambrai et qui devait se généraliser dans la suite. Les jurés avaient conservé le droit d'élire ce magistrat. Ils devaient cependant obtenir l'assentiment du comte; mais à son refus ou sur son abstention, ils pouvaient recourir aux hommes de la paix, c'est-à-dire à la population libre, et le prévôt était créé de commun accord « sans forfait3. » L'autorité de ce chef restait toujours subordonnée à celle du conseil, auquel appartenait la direction suprême des affaires communales. Nous voyons les jurés, à chaque sortie générale de la ville, ou expédition commune, désigner ceux qui 1 Juste, secundùm Dcum et veram conscienliam. 2 Nous voyons à Lille les membres de la confrérie militaire de rËpinette punis d'amende et même de prison, quand ils re- fusent l'honneur d'être rois. 5 Si cotnes juralis pacis noluerit assentire, dicti jurati cuin hominibus pacis villœ sine forefaclo prœpositum possunt insli-tuere. (Page 294.) i Pages 292 et 298. marchent et ceux qui restent, démolir la maison de celui qui refuse obéissance à la paix, intervenir dans les guerres privées, faire justice et saisie. Au-dessous d'eux, le chancelier de la paix est comme le secrétaire et le receveur de la cité : les connétables viennent prendre leurs ordres au premier signal d'alarme et se tiennent prêts à conduire au combat l'armée bourgeoise; en temps de paix, les sergents ou mcssiers exercent la surveillance de police. Comment cette souveraineté des jurés se conci-liera-t-elle avec les droits du prince? La charte ne renferme à cet égard que des promesses assez vagues, dont il est facile de reconnaître le peu de valeur. Cependant tous les hommes de la paix avaient renouvelé leur serment de fidélité au comte; c'était moins contre lui que contre ses barons que la bourgeoisie devait avoir à lutter. Le point délicat de la nouvelle constitution était le rapport pacifique à établir entre la ville ainsi organisée et le monde barbare qui la pressait encore de toutes parts. En vain avait-on stipulé que « les chevaliers seraient, jugés par leur seigneur et par la cour du comte, les bourgeois par les éehevins de la paix; » en vain avait-on laissé à chaque seigneur le droit de fouetter ou de battre ses valets ou ses serfs dans l'intérieur de la cité, et de faire justice entre eux sans l'intervention des jurés 1 ; il y avait impossibilité pour la bourgeoisie à se contenter pour toute défense de la protection encore incertaine et souvent impuissante du comte de Hai-naut, lorsque la violence des races guerrières écla- tait par quelque acte de spoliation. Aussi la charte déclare-t-eile qu'en matière de vol et de rapine, justice sera faite à tous par les jurés de la paix. L'homme puissant qui donnerait asile ou protection au coupable, après que la ville les lui a dénoncés, devient lui-même responsable envers elle pour leurs méfails. L'étranger comme le bourgeois peut être accusé d'avoir troublé la paix et doit comparaître de ce chef devant le conseil. S'il ne se soumet pas, sa maison sera confisquée et détruite. La loi n'ajoute pas, mais des exemples viennent plus tard prouver, que si cette maison est un château situé dans la banlieue ou même au dehors, la vengeance publique ne la ménagera pas davantage. On conçoit que le silence était la seule autorisation que Baudouin III pût donner à l'audace des expéditions que la ville oserait entreprendre au dehors 1 Au fond môme un article spécial impose à la ville le redressement des torts faits à ses habitants par des étrangers : u si quelqu'un ayant été maltraité contre la paix revient (a recours) à la paix (c'est-à-dire à la ville), celle-ci le rétablira dans son droit moyennant un juste jugement. » (Si unus aul aller, contra pacetn villie mule tractarcntur, et reverlantur ad pacetn villœ, ipsapax restituet cos, mediante justo judicio.) Ce qu'il peut y avoir de vague et d'obscur dans ce texte s'éclaircit quand on le rapproche (l'une disposition analogue de la première charte de Saint-Omer, rédigée en 1127, et qui ne fait que confirmer des usages plus anciens. « Si quelque bourgeois a été dépouillé ou maltraité par un étranger, et que celui-ci, appelé en justice, ne vienne pas faire satisfaction dans les trois jours, tous en commun vengeront sur lui l'injure de leur frère (ipsi communiler injuriant fratris sui in eo vindicabunl). Si, dans cette vengeance, il y a une maison de détruite ou de brûlée, quelqu'un de blessé ou de tué, le vengeur ue courra aucun risque ni de son corps ni do ses biens. Si l'on Dans l'enceinte de ses murs, le souverain lui reconnaît expressément le droit de vengeance. « Lorsqu'un chevalier, ou un de ceux qui dépendent de lui, aura dépouillé un des hommes de la ville ou enlevé ce qui lui appartient, et que ce chevalier ou quelqu'un des gens de sa terre entrera dans Yaleneiennes, on le tiendra dans la prison du comte pendant quinze jours. Si au bout de ce temps le dommage n'est pas réparé, le prisonnier sera remis à l'offensé pour qu'il en fasse à son bon plaisir, en lui laissant toutefois la vie. » Il est facile de prévoir que ces représailles énergiques entraîneront la ville dans plus d'une guerre; mais elle en accepte fièrement les conséquences. Ce n'est que vis-à-vis du souverain qu'elle a recours à un moyen pacifique, mais sûr, de s'indemniser de toute espèce de dommage, et voici de quelle manière : » Si le comte enlève quelque chose à un homme de la paix, les seigneurs de la paix (les jurés) le feront avertir de restituer. Si la chose est manifeste, il doit restitution ; mais s'il jure qu'elle ne l'est pas, le messager le citera à comparaître dans la quinzaine en présence des jurés pour entendre ce que diront la raison et la justice. S'il refuse, l'homme qui a souffert dommage sera indemnisé sur le montant des amendes échues au comte dans la ville. Il lui peut saisir l'offenseur en personne (ou peut-être sur-le-champ : prœsentialiler), il sera jugé suivant les lois et les coutumes de la ville et en proportion de son forfait, savoir, œil pour œil, dent pour dent, tête pour tête. » C'est là ce que la même charte appelle « jouir de la meilleure justice qu'il y ait en Flandre, » et il faut avouer qu'elle était énergique. Nous la verrons bientôt en vigueur à Louvain. sera en outre compté vingt sous (à titre de dom-mages-intérêts), et la cité en prendra soixante » On s'étonne qu'un jeune prince fier et belliqueux, entouré d'une noblesse aussi brave que puissante, eut pu accepter des conditions si impérieuses. Baudouin n'avait pas été vaincu par la bourgeoisie ; il 11e réclamait pas son secours contre un danger pressant; mais elle était armée contre lui, ou plutôt contre la féodalité, du grand nom de justice, qui porte avec lui une force irrésistible. Le préambule de la loi laisse éclater les convictions morales qui l'ont dictée : « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, la paix qui plaît à Dieu, la paix amie des bons et ennemie des méchants, a été établie et confirmée, avec la grâce du Saint-Esprit, à Valenciennes et dans sa banlieue , par Baudouin , comte de Hainaut, par Yolende, sa légitime épouse et compagne, par les barons, les nobles, les chevaliers, et par ses bourgeois, après l'approbation de tousses clercs là présents2. » On croirait reconnaître à ce style la plume d'un écrivain ecclésiastique, et cependant le rédacteur de la charte est le chancelier de la ville, rude bourgeois dont le langage n'a pas plus de ménagements pour les prérogatives du clergé que pour celles des classes militaires 3. Mais il se 1 Page 275. Le comte et la comtesse signèrent la charte qui contenait cette clause si peu féodale. 2 Pax Deo placens, pax bonis arnica et inimica malts. (P. 264.) 3 On peut en juger par l'article suivant : Si aliqnis clericus a ut armiger spoliet aliquem virum pacis... suspendetur cum jugulo: Si un clerc ou un écuyer dépouille un homme de la paix, il sera pendu par le cou. rattachait au nom même de la paix des souvenirs et des pensers religieux. En effet, les paix de Dieu proclamées, comme nous l'avons déjà vu, par les évèques du siècle précédent, renfermaient un véritable code social proscrivant le meurtre, le pillage et les guerres privées, et comme la charte de Yaleneiennes reproduit en partie les dispositions de ces sages ordonnances, on ne peut guère douter qu'elle ne les eut prises pour modèles Plus on approfondit ces lois civilisatrices, et plus on est frappé de la grande unité des idées morales qu'accepta le moyen âge : la paix de Dieu, la paix du seigneur, la paix de la Ville, voilà le triple pacte à l'aide duquel l'ordre se rétablit dans la vie des peuples au sein môme de la féodalité. C'est la rénovation du grand édifice des Capitulaires, où la main de Charle-magne avait essayé d'unir les éléments chrétiens et germaniques. La paix de la ville, qui va plus loin que toutes les autres, est cependant fondée sur les mêmes bases ; et si ce n'est pas précisément la dévotion qui en dicte les principales clauses, on y reconnaît partout l'écho de cet arrêt sacré que répète la conscience de l'homme : Tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne feras pas tort à l'innocent. Voilà ce qui donne au chancelier de Valencicnnes sa pieuse confiance dans sa bonne cause : voilà aussi ce qui devait arracher tôt ou tard la victoire à l'homme 1 La similitude est surtout frappante en ce qui touche les serfs de l'avouerie, dont la charte garantit la liberté personnelle depuis le jeudi jusqu'au lundi, les abandonnant pour les trois autres jours à la justice seigneuriale. d'épée, soit qu'il perdit l'espoir de vaincre ou le courage brutal d'opprimer. Quoique la charte de 1114 réprime plus d'une sorte de désordres, c'est surtout à la rapine armée qu'elle fait la guerre : car ce fléau ruinait tout commerce. Le marchand traversant le pays pour se rendre à Yalenciennes ou pour en revenir doit être garanti (asseoiratus). Si sur la route qui mène au marché, soit dans la ville, soit au dehors, un chevalier ou un autre dérobe des marchandises ou des objets meubles, il payera une forte amende, et à défaut de témoins le volé pourra l'attraire en duel1. D'autres articles admettent l'hypothèse d'un clerc coupable de vol avec violence, et supposent aussi que le fils d'un bourgeois peut commettre ce crime ; mais ils n'étendent pas cette supposition jusqu'au bourgeois lui-même, ennemi-né des spoliateurs. Quel que soit, du reste, le rang du pillard, c'est aux jurés à en faire justice, et aucun privilège ne l'exempte de comparaître devant eux, comme le prince lui-même. S'il s'y refuse, qu'il n'approche pas de Yalenciennes, ou les hommes de la paix mettront la main sur lui. Celui qui l'accueillerait partagerait son crime : le comte seul peut, quand il va en guerre, traverser la ville en conduisant à sa suite quelqu'un de ceux qui l'ont offensée; mais alors on lui donne avis de ne pas l'amener une seconde fois. 1 L'exemption de duel devint au contraire une des prérogatives habituelles de la bourgeoisie : mais ici l'exccs du mal était porté si loin que c'est le marchand au désespoir qui provoque l'homme de guerre. Aucun autre de nos anciens codes municipaux n'offre les mêmes traces d'animosité contre les abus de la force ; mais celui-ci remonte à l'époque la plus reculée et appartient à un pays où le désordre semble avoir été porté plus loin que partout ailleurs. Nous y voyons les gens de la cité encore aux prises avec la féodalité victorieuse, et il y va pour eux de la vie ou de la mort. Plus tard, quand les principes d'ordre eurent repris quelque autorité, le caractère de la lutte changea, et line partie de la bourgeoisie se rangea du côté des seigneurs contre le peuple. Mais cette deuxième période de la vie communale n'était pas encore commencée au xiic siècle : il s'agissait de combattre pour les conditions essentielles de toute civilisation, et la victoire seule pouvait les maintenir. Dans ce rapide développement de sa force et de son indépendance, la cité n'avait pas supprimé les magistratures qui émanaient du prince. A côté de sis jurés triomphants elle conservait ses éehevins. Mais la loi nous les montre réduits à n'exercer que des fonctions judiciaires et strictement limitées. Ils forment à la fois un tribunal civil et criminel ; mais s'il s'agit des franchises de la ville, de réclamations contre les dénis de justice éprouvés au dehors, d'infraction aux règlements municipaux ou d'atteinte à l'ordre public, les jurés reprennent leur juridiction. Quant aux questions commerciales, la décision en appartient à un autre corps, la frairie de la Halle. Ce sont les marchands organisés en gilde ou en fraternité (comme nous les retrouverons dans le chapitre XIX), qui deviennent arbitres de la marchan- dise 1. Chaque pouvoir a donc ses attributions distinctes et conformes à sa nature. La sûreté de la ville consistait dans l'union de ses habitants. Aussi tout enfant mâle (infans) qui atteint sa quinzième année doit il déjà jurer la paix. S'il hésite, on lui accorde un jour et une nuit pour délibérer ; mais, après ce terme, un nouveau refus le ferait bannir, et sa maison, s'il en possède une, serait aussitôt détruite; car la cité ne donne point asile à celui qui lui refuse sa foi. Si, au contraire, il veut prêter le serment, en voici la forme solennelle: « Le prévôt doit lui faire lever la main contre l'église Saint-Jean et lui faire dire ces paroles : «Tel serment « que le comte Jean 5 fit de la paix à tenir, je le tien-« drai ; ainsi Dieu me puisse aider, et tous les saints « de Saint-Jean, et tous les autres saints. » Après qu'il a dit oui, le prévôt doit lui prendre la main et dire : «Vous jurez par votre foi et serment que vous « porterez loyal témoignage entre homme et homme, « femme et femme, homme et femme, femme et « homme, partout où vous serez requis. » Après qu'il a dit oui, on le fait encore jurer que s'il sait jamais quelque injure faite au corps de la ville, aux prévôts, 1 Manuscrit de Jean Lèfebvre, cité à la suite du onzième volume de Jacques i>k Guïse, p. 4tS. 2 Ce devait être Jean d'Avesnes, premier comte de ce nom en Hainaut, vers 1260. La formule du serment n'est donc pas aussi ancienne que la charte , quoique regardée comme telle par quelques écrivains, liais je crois le fond du même âge que l'institution de la paix, et j'entends par les saints de Saint-Jean ceux que la confrérie primitive des bourgeois avait pris pour protecteurs à côté de son patron spécial. 2. 8 aux jurés, quels qu'ils soient, il leur viendra en aide » Ce serment prononcé, un lien puissant et inviolable lie le bourgeois à la ville, comme la ville au bourgeois. « Aux choses qui te sont jusqu'ici advenues, dit le prévôt, nous resterons étrangers ; mais de ce qui en avant t'adviendra, nous te serons « aydans, gardans « et confortans. » La force de ces promesses solennelles éclate dans les actes judiciaires. Quand les éehevins interrogent, avant de prononcer jugement, le juré qui a porté la citation au défendeur, « le prévost le doit conjurer par le serment qu'il a fait à la jurie que il fasse vrai record; » puis il s'adresse au clerc qui remplit l'office de greffier, et il le conjure par le serment qu'il a fait comme clerc de la ville d'affirmer si les règles ont été suivies. Sur les âmes naïves de ces âges chrétiens, l'empire d'une pareille formule était irrésistible. Aussi l'accusation d'avoir faussé son serment était-elle la plus injurieuse de toutes, et " celui qui imputera follement à un homme de la paix d'avoir été ou d'être parjure ou prêt à le devenir, payera l'amende ou se justifiera par témoins, sous peine d'avoir la marque du comte appliquée sur le front au moyen d'un fer rouge 2. » Ces dernières indications sont d'autant plus remarquables, qu'elles nous expliquent comment dans sa vie historique la bourgeoisie du xn° siècle semble presque toujours agir d'elle-même et sans avoir be- 1 Jean Lefebvre, p. 596. 5 Habebil inlersignium comitis candens in fronte. Ce reproche d'avoir violé le serment est le seul que la loi punisse. soin de chefs qui la conduisent. C'est ainsi qu'en Flandre les gens de Bruges, de Lille, de Gand, figurent dans les révolutions de 1127 et de 1128, comme des masses mues par un mouvement spontané, sans que le nom de leurs magistrats atteste du moins l'organisation de la ville. Les bourgeois font corps, et leur union jurée est le véritable secret de leur force. Lorsque, plus tard, nous pouvons mieux distinguer les institutions politiques de nos grandes cités, elles sont en harmonie avec celles que nous venons d'observer de si bonne heure à Valenciennes, ou elles résultent d'un ordre de choses semblable qui a existé antérieurement. C'est ce que le lecteur peut déjà remarquer par le rapport évident que présente le rôle des prévôts de Tournai et des maîtres de la cité de Liège au xui° siècle, avec les institutions que nous venons de rencontrer dans une ville du Hainaut dès 1114. Ce rapport se développera pour nous à mesure que nous pénétrerons plus avant dans l'histoire des communes belges ; mais ni ce volume, ni les travaux d'une seule vie ne sauraient épuiser ce sujet, et le seul espoir raisonnable qu'on puisse concevoir en l'esquissant, c'est d'indiquer à de nouveaux efforts de la science un but commun déjà déterminé. CHAPITRE XVIII. Établissement i> Liège du gouvernement épiscopal. — Son influence primitive. — Conformité d'instilutions entre les métropoles de l'ancienne Lotharingie —Traces de l'élat île la bourgeoisie au xi« siècle. — Privilège d'Albert de Ctijck et institutions qu'il indique. — La milice liégeoise de 1155 à 1215. — Puissance de l'élément féodal dans l'évèclié. — Liberté de la bourgeoisie vers 1208. — Son asservissement vers 1251. — Elle se relève vingt ans après. — Henri de Dinant. — Retour aux inslilniions populaires. — Guerre des métiers de lluy contre les patriciens. — Lutte intérieure à Liège. — Les métiers combattent la noblesse. — Ils deviennent maitres de la ville. — Leur force tirée de leur organisation. Liège est pour la Belgique la grande cilé épisco-pale. La civilisation romaine avait pénétré autrefois jusque dans cette vallée profonde et solitaire; car l'idiome roman ou wallon, qui s'est conservé dans ces parages, en offre encore la preuve vivante Mais 1 Je crois que la vallée de Liège fut colonisée sous les derniers empereurs. On lit dans la notice de l'empire : « Prcrfeclus luto-rum Lagensium prope Tungros. » Ceux qui n'ont vu là qu'une forteresse de Luaige oubliaient que les lati ou laelen étaient des colons qui occupaient des districts entiers. MOEURS, USAGES ET FÊTES DES BELGES. 57 aucune institution locale ne semble dater de cette époque : car il n'existait encore là ni cité ni bourg important. Une chapelle construite vers 580 par saint Monulphe , évéque de Tongres , paraît avoir été le premier centre autour duquel se réunirent de nouveaux habitants. De celte chapelle, saint Hubert fit une église, et le voisinage du palais d'Héristal, vieux séjour des princes carlovingiens, put favoriser le développement de la ville où les évêques se fixèrent après le ravage de Maestricht par les Normands. Mais avant même que le siège épiscopal soit transféré dans ce nouveau séjour, une tradition antique et constante nous y laisse entrevoir des institutions données par saint Hubert : il introduit la réforme des lois et des mœurs , il établit l'usage des mesures et des poids qui se transmettent aux générations suivantes. Pour juger de la valeur de ces assertions, examinons le pied que le saint aurait, dit-on, laissé aux charpentiers, et qu'ils appellent encore de son nom. Si le fond du récit populaire est vrai, la mesure liégeoise sera celle de Rome, que les évêques de Tongres auront apportée de leur ancienne ville dans la nouvelle. Or quand nous comparons entre eux plus de huit cents pieds différents dont les traités de commerce donnent l'évaluation, celui de Liège est lo seul qui réponde en effet aux meilleurs étalons romains : car il n'en diffère que d'un cinquième de millimètre Cette confirmation 1 Charlemagnc y passa les Pâques avec sa cour, en 770. 2 Je suis ici les évaluations du Dictionnaire des poids et mesures de M. DotmsTiiER. Le pied romain y est fixé à 0ln,2943 et le pied de Saint-IIubcrt à 0m.29i7. S. 58 BIBLIOTHÈQUE NATIONALE. inattendue des traditions locales leur donne, pensons-nous, une assez grande autorité. Le plus ancien auteur qui les rapporte écrivait lui-même trois siècles seulement après la fondation de la ville (vers 1050), et dans un temps où elle conservait en partie ses premiers usages. Il affirme d'une manière précise qu'elle a reçu de son fondateur le droit civilx, et soit qu'il veuille entendre par ce mot la loi romaine, qu'on nommait ordinairement ainsi, soit qu'il parle de statuts écrits restés en vigueur, son assertion démontre l'existence à Liège d'une législation moins barbare que les coutumes germaniques ou féodales, et qui était émanée des anciens évêques dont le nom de saint Hubert exprimait confusément le souvenir. Ce fait posé, on s'explique sans peine le caractère général des institutions liégeoises à leur première époque : c'est une ressemblance complète avec celles des cités épiscopales de l'ancienne Belgique, comme Cambrai, Verdun, Trêves et CologneCes métropoles, qui s'étaient formées sur les débris de villes gallo-romaines, avaient toutes grandi rapidement en force et en liberté 3. Les évêques qui s'en trouvaient sei- 1 Jos civile oppidanis tribuit, vilarn et mores composait. Libram panis, libram vini modiumque, quœnobiscumperscvcrunt, sapientcr instituit. (Anselmus, c. 51.) 1 On a remarqué (c. XVI, p. 22, note 1) que le nom de sénat était en usage à Liège comme à Cologne dès une époque très-reculée pour désigner la magistrature civile locale. Le droit de garder la ville,reconnu aux bourgeois de Rheims par Hugues Cupet (p. 11, note I), l'est également à ceux de Huy par la charte de 1006 (p. 'SI). Nous allons voir toute la population liégeoise militairement organisée d'aussi bonne heure que celle de Valenciennes. 3 Au commencement du xie siècle , l'évêque liégeois Wazon gneurs ne s'écartèrent point directement du système féodal qui régnait autour d'eux et qui leur avait assigné leur pouvoir ; toutefois ils l'appliquèrent sans violence, et en le conciliant presque toujours avec les idées d'ordre légal et d'autorité pacifique que leur inspirait leur double rôle de princes etd'hommesd'Église. Mais à côté des tendances civilisatrices des plus anciens prélats, nous apercevons à Liège une résistance opiniâtre des habitudes germaniques et de la puissance féodale. La bourgeoisie franche, et quelquefois aussi les chanoines nobles, ne se pliaient pas plus facilement aux lois de l'ordre que les seigneurs à celles de la justice. En 955, l'évêque Rallier, rude censeur des grands et du clergé, fut contraint à se retirer dans une abbaye : quelques années après, les bourgeois de la ville, pénétrant dans l'hôtel de son successeur, défoncèrent si brutalement les tonneaux de ses celliers que « les ruisseaux rouges du bon vin de Worms coulaient du haut du Mont-Saint-Martin jusque dans la Meuse. « L'esprit d'indépendance des menaçait le roi de France de toute la force (robur) des habitants de Mayencc, de Cologne, de Liège et de plusieurs autres u villes» (urbium). Quoique la plupart des habitants fussent serfs de l'Eglise, cette servitude ecclésiastique était bornée à quelques redevances fixes, et elle constituait une condition si supérieure à celle du serf ordinaire qu'elle se rapprochait de la liberté, comme le disent expressément plusieurs capitulaires. Le clergé se recrutait d'ailleurs presque indifféremment dans toutes les classes, et il était morne arrivé à un serf rural ( Durand) d'être élu évêque à Liège, et de recevoir à ce titre l'hommage de son ancien seigneur, ce qui avait été « un spectacle étrange sur le théâtre du monde» (in Iheatro mundi quasi fabula *). * Giu.es d'Orval, c. 81. Durand fut élu en 1022. grands de Lotharingie, dont les chroniqueurs parlent avec amertume, vivait aussi chez les puissants hopimes de la cité, obstacle que ne rencontraient pas au même point les évêques des anciennes villes romaines. C'était la trace qu'avait laissée dans le pays des Francs d'Aus-trasie le long séjour de cette race violente. L'épée qui autrefois avait égorgé saint Lambert, semblait planer encore sur la ville où ses successeurs avaient fixé leur résidence. La véritable gloire des évêques qui surent régner fut de la combattre et de la vaincre. Nous les voyons guerroyer perpétuellement à la téte des Liégeois contre les barons féodaux et faire de la cité, autant que le permettait l'époque, le lieu de paix et de justice. Aussi ceux de leurs actes que le temps ne nous a pas dérobés portent-ils la marque des progrès déjà frappants qui conduisaient la bourgeoisie à son émancipation graduelle. Le plus ancien et le plus curieux de ces actes est le traité par lequel, en 1071, l'évêque Théoduin achète l'hommage des comtes de Ilainaut. Il avait fallu dépouiller les églises d'une partie de leurs richesses, et sans doute aussi le peuple avait accordé des aides : car nous voyons intervenir dans le pacte d'alliance « des fidèles de condition scrvile 1. » Ce terme peu ordinaire désigne les gens des bourgs encore soumis à l'Église comme contribuables, et rangés à ce titre parmi les serfs, mais déjà en possession des droits 1 Sub lestimonio a/iorum Lcodiensis ecclesiœ quùm plurium fîdelium, nobilium et seruilis conditionis virorum. (/Kgiihus aubei valus, 1. I, c. 3.) Il ne. s'agit pas de serfs parvenus, car ils se tairaient sur leur condition, mais des chefs réguliers de la bourgeoisie. qui constituent ailleurs les bourgeoisies franches. On en trouve la preuve dans les fragments d'une charte accordée à ceux de Huy par le même évê-qne (1066); les habitants y sont divisés en plusieurs classes dont une seule est libre (ceux qui peuvent se justifier par serment) ; mais les franchises de la ville leur sont accordées en commun, et c'est en commun qu'ils les ont achetées. La plus remarquable leur assigne la garde de leur ville, quand le siège épiscopal sera vacant. Ils seront donc alors exempts de toute dépendance, ce qui suppose déjà leur organisation politique assez forte pour suppléer à l'absence de seigneur. Leur liberté leur était si précieuse que pour en obtenir l'extension ils n'avaient pas balancé à faire les plus grands sacrifices, en contribuant à la reconstruction de leur église, d'abord pour un tiers, puis pour la moitié de tous leurs biens meubles; mais aussi l'évêque permet qu'en cas d'infraction de sa part les témoins du traité soutiennent les habitants contre lui. C'est la première fois que l'histoire nous offre les formes les plus fières du langage communal. De la charte de Huy à la première déclaration connue des libertés de Liège, il y a un intervalle de plus de cent trente ans (1066 à 1198), pendant lequel la servitude disparaît de la cité. Mais cette déclaration, qu'on appelle le privilège d'Albert de Cuyck et qui fut confirmée en 1208 par l'empereur Philippe II, ne touche qu'un petit nombre de points, les uns de droit, les autres de simple police. L'exemption de tailles et d'impôts (arbitraires) y atteste l'émancipation générale des habitants qui pouvait être une conquête assez récente. L'inviolabilité de la demeure (lu bourgeois, de sa propriété, de sa personne, est consacrée plus complètement que dans aucune autre loi de cette époque. L'obligation du service militaire se trouve aussi limitée, mais dans le même sens qu'à Huy. Telles sont les concessions accordées ou les droits reconnus ; ils supposent évidemment un état de choses fort semblable à celui que nous avons rencontré à Yalenciennes dès 1114; mais ils ne nous le dépeigent pas, précisément parce qu'il existait et qu'il se trouvait affermi. En revanche les articles qui concernent les usages locaux et la police du marché, nous indiquent toute une face inconnue de l'histoire de la ville. Les offrandes des femmes à leurs relevailles sont déterminées; l'achat des denrées sera aussi avantageux que possible au bourgeois, et plutôt au consommateur qu'à l'acheteur en gros. Ces détails, qui semblent petits, ne se retrouvent point dans d'autres chartes communales, mais bien dans les statuts des gildes marchandes Ainsi le génie de ces vieilles associations, à la fois religieuses et commerciales, perce encore dans la cité de l'évêque, au joui' de l'affranchissement du peuple. C'est une force de plus qui a concouru à ce développement social dont les chroniques ne nous montrent qu'un côté. Déjà depuis deux siècles les règlements de Londres faisaient mention des marchands qui venaient de Liège et qui allaient trafiquer par les 1 Notamment dans la fameuse gilde des bourgeois de Berwich (128^), aux articles xxu, xxviii et xxxvn. liais le point des offrandes nous ramène à des actes plus anciens. Je ne puis, dans cet ouvrage, qu'en recommander l'examen aux explorateurs qui promettent d'enrichir VIJistuire de Liège. royaumes d'Angleterre Mais pour suivre leurs traces fugitives, il faudrait trop nous écarter de l'époque et du sujet qui nous occupent ici. On a vu dans un chapitre précédent le grand rôle que jouèrent dans le cours du xiii0 siècle les maîtres de la cité liégeois et les jurés. Rien n'empêche de croire qu'ils avaient été institués depuis longtemps, puisque nous avons trouvé cette magistrature dans toutes les villes où la liberté populaire était aussi affermie; mais on n'en a pas de preuve authentique. Ce n'est qu'en 1227 que nous apercevons au-dessous des éehevins l'autorité municipale. Elle est. nommée dans une charte de l'évêque Hugues de Pierrepont, qui s'adresse à ses écoutètes, éehevins, jurés, gens de fief, officiers et vassaux2. Ces jurés, qui soixante ans plus tard forceront quelquefois les prisons de l'évêque en vertu d'un droit que l'échevinat reconnaît, n'ont pas laissé de trace positive de leur existence pendant l'âge précédent. On ne reconnaît leur ancienneté qu'en les voyant établis à Huy, à Saint-Trond et à Maestrieht comme dans la capitale. Mais ce n'est pas à Liège seulement que les institutions qui se renfermaient dans l'intérieur de la cité restent ainsi cachées aux chroniqueurs et obscures pour nous. La vie des peuples ne se manifestait guère au dehors que par leurs combats, et à l'intérieur même elle ne se dévoilait que dans ces grandes occasions. 1 lluggc (l'Ecluse) et Leodium cl Nivella, qui par terras ibanl, ostensionem dabant et leloneum. (Inslituta Lundonite, c. 2, vers l'an 1000.) Ils y amenaient aussi leurs chevaux. (Mirac. sancli Wicbcrli, c. i.) - CuAl'EAUVll.LE, t. II, p. 246. Mais aux lacunes des chartes suppléent, pour ainsi dire, les batailles liégeoises : car les piques de la cité offrent jusqu'à un certain point la mesure de sa croissance. N'arme-t-elle régulièrement que la baule bourgeoisie, elle ne peut lutter contre les ligues seigneuriales , et c'est l'esprit de la féodalité qui domine jusque dans la commune. A-t-elle au contraire une armée plébéienne, ses gros bataillons forcent bientôt la chevalerie à reculer, et les intérêts des masses deviennent la loi sociale. Ainsi la puissance militaire de chaque ville est en quelque sorte proportionnée à son régime intérieur et nous en révèle la nature. La milice liégeoise s'offre à nous pour la première fois d'une manière complète dans un récit de victoire écrit vers 1150, qui a pour titre : « Triomphe de saint Lambert au château de Bouillon. » Là non-seulement nous voyons désignés par le nom de peuple (plebs ) les troupes venues de la ville, mais l'auteur nous montre les bourgeois et le populaire campés séparément. En vain voudrait-on douter qu'il parle des classes les plus obscures : ses paroles deviennent si précises que, malgré l'opinion commune, on reconnaît la populace même sous les armes. « La paix et la concorde étaient si grandes parmi les Liégeois, que même le vulgaire, résultat qu'on obtient à peine dans les villes, faisait tout au plus entendre quelques paroles rudes \ >■ — « Ils avaient tant de retenue que dans tout l'ost (l'ar- 1 Pax quoque inler cos tanla erat et concorclia, ut inter vcl-GAREs,r/«oi< ctiam inurbibus observari difficillimum csl,vix saltem verba sonarent aspera. mée) il ne se commettait pas de vols, ou du moins très-peu » Cette apparition du peuple entier dans les camps explique les anciennes victoires des évêques sur la noblesse et les paroles de Wazon au roi de France. La ville est forte parce qu'elle fait corps. Sa milice, dont nous ne pouvons guère reconnaître la valeur au siège de Bouillon, se montre ailleurs cou rageuse et aguerrie. C'est ainsi qu'à la bataille de Wilre, gagnée en 1129 par l'évêque sur le duc de Louvain (Godefroid le Barbu ), nous distinguons la fermeté du bataillon (cuneus) de Huy, qui, soutenu de quelques chevaliers, repousse l'effort du prince brabançon. Mais pour voir plus distinctement l'infanterie des communes, il faut la suivre à la bataille de Steppes, livrée en 1215, et racontée quelque temps après dans un autre triomphe de saint Lambert. L'armée épiscopale se composait là des habitants assemblés au son de la cloche et qui avaient d'abord marché contre le duc de Brabant sans autre secours que celui de trente chevaliers. Renforcés ensuite par le peuple du diocèse et quelques vassaux de l'évéché, ils poursuivirent le Brabançon jusqu'à la frontière et le forcèrent au combat. Thierry de Walecourt, qui remplit les fonctions de maréchal, rangea les bataillons liégeois en bel ordre (decenter componens), leur recommandant de servir de rempart aux cavaliers qui se tenaient derrière eux. C'était la tactique ordinaire des milices belges à cette époque, et les Français la remarquèrent àBouvines, où l'infan- 1 Sic conlinebant manus suas ut nul/a aut parva in loto hoslico exercereiUur lalrocinia. 2. C terie brabançonne arrêta longtemps leurs chevaliers. Mais une pareille manœuvre contre cette noblesse bardée de fer supposait des hommes parfaitement exercés et aguerris, et elle étonna par sa hardiesse les compagnons de Philippe-Auguste. Les Liégeois l'exécutèrent avec succès à Steppes. Ils taillèrent en pointe le bout inférieur de leurs lances, afin de les appuyer profondément dans la terre à l'approche de l'ennemi, qui ne put enfoncer cette haie de fer. « Serrez vos rangs, leur disait Thierry, et si quelqu'un de leurs chevaliers essaye de les traverser en revenant de la charge, percez son cheval. » Us le firent. Un autre contemporain1 nous montre les fantassins à la poursuite des vaincus, qu'ils frappent à coups de couleaux, de haches et de glaives. Ces différentes armes se remarquent aussi dans les mains des ouvriers flamands à Courtrai et à Mons-en-Puèle. Ce n'était point manque de régularité dans l'organisation, mais division des combattants en classes différentes'. Les milices bourgeoises étaient donc aussi fortes et aussi complètes dès le xn° siècle que dans les âges suivants. Il parait même que les métiers commençaient à y combattre en corps : car les bouchers s'étaient signalés particulièrement à la journée de Steppes, et obtinrent en récompense le droit de sonner les cloches de la cathédrale à chaque anniversaire de la victoire. Aussi Liège touchait au moment où les classes ouvrières commencent à figurer à leur tour dans l'histoire de la cité, et au-dessous de la 1 Reinier de Saint-Jacques, cité par Ciupeauvili.e. ' On verra au chapitre XXI remploi de chacune. bourgeoisie nous voyons déjà poindre la puissance du peuple. Mais c'est à cette époque même (de 1100 à 1250) (pie le pouvoir féodal, ennemi naturel de la commune année, prenait tout son développement dans le pays d'alentour. Déjà les barons de la Hcsbaye avaient cessé de trouver des adversaires dans les évêques qui ne tenaient plus leur nomination de l'Église : l'épi-scopat se trouvait envahi lui-même par la puissance séculière, et les prélats nommés par l'empereur allèrent plus d'une fois combattre pour lui contre le pape Ces nouveaux chefs du clergé, issus de maisons princières, élus par l'influence de leurs proches, rarement même préparés au sacerdoce par l'éducation et par les habitudes, portaient mieux l'épée que la mitre et la crosse. Aussi laissèrent-ils se perpétuer dans les campagnes le droit du glaive et le règne de la chevalerie. On appelait loi Caroline ou loi de Cliar-lemagne la coutume sauvage qui permettait la vengeance et le meurtre, et on prenait pour l'honneur le préjugé qui les commandait. Les évêques acceptaient eux-mêmes celle loi de sang, et depuis les paix de Dieu du xi° siècle jusqu'à la loi muée de Jean de Flandre, à la fin du xni", les notions d'ordre et de justice restèrent au même point dans tout l'intérieur du pays. C'était reculer. ' L'évêque Olbert avait été nommé directement par l'empereur Ilenri IV en 1091. Depuis ce temps ses successeurs se détachant des pontifes tendaient à se transformer en simples feudataires de l'empire, révolution qui menaçait la liberté du peuple et de l'Église. Dans la ville même, les riches prébendes et les principales dignités du chapitre de la cathédrale étaient données en général de la même manière que l'épiscopat et devenaient l'apanage des fils de seigneurs; l'échevinat n'appartenait qu'aux patriciens, presque aussi fiers, aussi jaloux de leurs droits, aussi imbus des idées féodales que les chevaliers de la Hesbaye, et de tous côtés la moyenne bourgeoisie se voyait comme enveloppée par l'influence ou la domination de la classe guerrière, qui régnait même sur l'opinion. L'admiration pour la chevalerie éclate chez les vieux écrivains liégeois : en revanche la milice urbaine, rarement réunie et composée surtout de petites gens, finit par douter elle-même de sa force. On en vit un exemple remarquable l'année qui précéda la victoire de Steppes. La bourgeoisie avait pris les armes pour résister à une invasion du duc de Brabant, et la bannière de Saint-Lambert était portée par un gentilhomme du nom de Raes, qui se trouvait ainsi à la tête de l'armée. Quand il se vit en face des Brabançons avec son infanterie, il se mit à pleurer et dit aux bourgeois : « Hélas ! hélas ! si j'avais une guerre personnelle contre le duc, je n'aurais nulle peur de lui livrer combat avec l'aide de (rois cents chevaliers qui sont de mon parentage : mais dans cette armée de Saint-Lambert, quoiqu'il y ait bien des serfs (multam familiam), je ne trouve pas dix chevaliers Retirons-nous, mes frères : il vaut mieux perdre nos biens que nos corps. » Sur ce discours, les milices se ' Triumphus in Steppes, c. III. La noblesse n'avait pas voulu secourir l'évêquc. 1 D'autre part, la confiance des habitants dans leur prince n'était pas moins affaiblie. Quand ils eurent pris leur revanche à Steppes, ils accusèrent l'évêque de n'avoir pas voulu tirer parti de leur triomphe. « Fermez-lui les portes de l'église, crièrent quelques chanoines ; il s'est laissé gagner à prix d'argent pour ne pas achever la victoire ! » 2 Pnpularcs antiquàservilule ihtpressos. (Hocshmius, c. V.) 0. MOEURS, USAGES F.T FÊTES DES BELGES. 69 débandèrent sans même oser défendre la ville, et elle fut pillée sans résistance par ce duc que trois cents chevaliers auraient arrêté *. La victoire de Steppes parut un moment relever le cœur de la bourgeoisie : le clergé, et sans doute aussi le peuple dont il était l'organe, exigèrent que l'évêque en perpétuât l'anniversaire, et à l'interrègne suivant (1250), nous voyons un traité conclu entre lesvillessous le nom d'alliance commune (communio), pour garantir leurs droits et leurs franchises. Mais à cet effort passager succéda l'oppression complète des petites gens, qui, sans avoir perdu le souvenir de leurs libertés antiques, se laissèrent tomber dans une véritable servitude2, dominés qu'ils étaient par l'orgueil du patriciat. Fisen, compilateur laborieux et savant de tous les documents historiques de cette époque, a recueilli quelques traits significatifs sur l'état d'oppression où étaient tombés alors les plébéiens. On leur défendit l'usage du vin, hors le cas de maladies ; on ne les laissa plus marcher à l'armée en troupes distinctes et par corps de métiers. Il semble même que les maîtres de la cité, s'ils existaient déjà, comme l'analogie nous le fait croire, furent supprimés pendant quelque temps. Il ne restait plus de toutes les conquêtes de la bourgeoisie que ses souvenirs et le sentiment de son droit. Quelle révolution s'était donc accomplie entre 1208 et 1250, pour qu'à la liberté de la première époque eût succédé la servitude de la seconde? L'histoire est muette à ce sujet : les actes seuls parlent. L'union formée par la bourgeoisie en 1250 avait d'abord été confirmée par le roi des Romains (Henri VII), malgré l'arrêt de proscription que ce prince et son père (Frédéric II) fulminèrent peu après contre les institutions communales1. Il nous reste un rescrit par lequel Henri déclare approuver la commune que les villes ont conclue entre elles, et reconnaître leurs libertés, droits, traités et privilèges Le monarque ajoute qu'il ne fera la paix avec l'évêque qu'en exigeant de lui la même reconnaissance. Ainsi l'émancipation de la cité, devenue un crime en Allemagne, était autorisée à Liège; mais c'était pour affermir l'autorité impériale contre un dernier effort de la liberté ecclésiastique. En effet, un plan radical de réforme venait d'être proposé au clergé liégeois par un légat pontifical. Il avait conçu le dessein d'abolir l'inégalité des prébendes et de partager également entre tous les chanoines du diocèse les revenus que possédaient les chapitres. Une pareille mesure devait avoir autant d'importance au point de vue politique que dans l'intérêt de 1 Nous avons cité leurs édits, chap. XVI, p. 50 et 31. ' a Libcrtates vestras, jura, paces et communionem vestram. » La pièce est adressée aux baillis, échcvins, jures, et à tous les bourgeois des villes de Liège, Huy, Dinant, Saint-Trond, Maes-triclit, Tongres et Fosses. (Fisen, 1. XIII.) la religion : car les dignités de la cathédrale n'étaient envahies par le patriciat et par la haute noblesse, qu'en raison de l'opulence qui s'y trouvait attachée. En les appauvrissant, on eût ramené les gens d'Église à la place qu'usurpaient les seigneurs ou leurs fils, et alors sans doute on eût cessé de voir l'évéché asservi à l'empereur \ Nous ne savons pas quelle part le peuple prit à ce grand projet que les classes supérieures rejetaient avec colère. Le bruit avait d'abord couru que la ville y était favorable ; mais bientôt le légat et le nouvel évéque (Jean d'Aps), qui s'était joint à lui, furent obligés de sortir de Liège. Ils lancèrent alors l'interdit sur la cité : mais le chapitre de Saint-Lambert persista dans sa résistance à tout partage, et repoussa les exhortations comme les menaces. En vain l'évêque, pour engager les chanoines à se dépouiller volontairement de leur opulence, leur disait-il de compter sur Dieu; ils répondaient avec une grande naïveté : « Nous ne savons pas si Dieu fera pleuvoir de nouveau la manne du ciel, et nous préférons garder nos hôtels et nos châteaux » Le légat découragé quitta le pays, et l'empereur s'étant réconcilié avec le souverain pontife, Jean d'Aps n'eut plus de motifs pour continuer la lutte. Mais le triomphe du parti impérial devait affermir le pouvoir des classes dominantes, et faire perdre à la commune tout le terrain que gagnerait désormais la féodalité victorieuse. 1 II s'en plaignit.—Nolunt me regnare supra se. (/Ecidius, c. 130.) ! Palatia nobis et castra sufftciunl : sed si rursùs manna velit plucre Dcus ignoramus. Tel csl en effet le résultat que nous voyons bientôt se manifester : les patriciens régnent et l'évêque les laisse commander. Quant au roi des Romains, il a changé de langage envers les villes. Il n'est plus question dans ses rescrits de leurs anciens droits, traités et franchises, mais de leurs «unions, confédérations, ligues et alliances par serment, faites d'une manière illégitime et contrairement à l'obéissance due à l'évêque \ » Ce sont les mêmes termes que dans les éditsfulminés contre les cités d'Allemagne,et sans doute ils tendaient au même but, la suppression des franchises du peuple. Il ne faut donc pas s'étonner de voir depuis lors les petites gens tomber dans la dépendance où les chroniqueurs nous les montrent : leur liberté a été mise au ban de l'empire. Mais vingt ans de servitude ne suffirent pas pour la faire oublier. Les anciennes conspirations s'étaient formées d'ordinaire pour la défense de droits méconnus : l'oppression exercée par les patriciens devait amener la même résistance, et ils en hâtèrent le moment par divers excès. La justice n'est plus gardée ! tel fut, en 1255, le cri auquel se réveilla le peuple. L'évêque, mécontent alors de ses échevins, ne nia point qu'ils eussent laissé impunies les violences de quelques gentilshommes ; mais il promit de « gouverner par justice, de telle manière que le pauvre put vivre en paix à côté du riche et le petit à côté du grand. » Paroles mémorables en ce qu'elles nous révèlent que les plébéiens réclamaient déjà les mêmes droits qu'au ' Communionibus, confœderalionibus, colligaticmibus seu conjura tionibus, quas inter vos illicite fecistis. MOEURS, USAGES ET FETES DES BELGES. 7o fort de leur puissance : car les expressions de Henri de Gueldre sont presque textuellement celles de la fameuse lettre de saint Jacques accordée quatre-vingt-dix ans plus tard aux gens des métiers Les éehevins regardèrent à bon droit comme une déclaration d'hostilité contre eux ce langage du prince, et ils n'osèrent s'opposer, ou peut-être même ils consentirent d'avance, à ce que le peuple choisit lui-même cette année les deux maîtres de la cité, magistrats qui avaient été rétablis depuis quelque temps, mais dont l'échevinage s'était réservé la désignation. Ce qui paraît assuré, c'est que les patriciens liégeois ne regardaient point comme un ennemi l'homme qui avait préparé cette élection et sur qui tomba d'abord le choix de la commune. 11 s'appelait Henri deDinant, et on le comptait parmi les grands bourgeois, quoique sa naissance ne fût pas très-élevée. A peine investi de la maîtrise, il jura de maintenir les anciens droits de la ville : puis il somma les éehevins de faire à leur tour le serment de « garder les franchises, pour les petits et pour les grands. » Les fiers patriciens comprirent sa pensée; ils répondirent sans balancer qu'ils préféreraient être tous morts ou chassés de Liège jusqu'au dernier 2. C'était une réaction complète qui se préparait, et 1 M. Polain a retrouvé ce texte de 1343 (Histoire de l'ancien pays de Liège, II, 140). Le langage de Henri de Gueldre nous est répété par Ilocseim : Quod in unain simul dives et pauper pos-sint convivere civitalcm. a 51. Polain, dans l'ouvrage déjà cité, a réuni les détails de celle révolution et des scènes suivantes. C'est là que le lecteur pourra les clierclier, elle devait atteindre l'évêque comme l'échevinat. Ce prince avait demandé à la bourgeoisie de marcher à sa suite dans une expédition qu'il voulait diriger contre la Flandre. Le maître de la cité s'y opposa en vertu des privilèges qui exemptaient les bourgeois de porter les armes quand il ne s'agissait pas de la défense du pays. Il y eut alors rupture ouverte entre le peuple et l'évêque. Henri de Dinant, qui avait prévu et provoqué ce résultat, alla soulever les autres villes qu'il trouva disposées à suivre l'exemple de Liège, tant l'esprit de liberté vivait encore au fond des cœurs. Elles élurent aussi des maîtres pour les gouverner, et l'alliance générale de 1250, qui paraissait tombée dans l'oubli, se rétablit alors sans rencontrer d'obstacles. Toutes s'organisèrent militairement pour tenir téte au prince et à sa noblesse, auxquels venaient de se joindre les échevins. Une révolution si menaçante réunissait en face du péril commun ces deux pouvoirs autrefois rivaux. Des compagnies bourgeoises, appelées vingtaines (ce sont les connétablies), furent instituées par le tribun liégeois : c'était l'organisation ordinaire des milices, basée sur le voisinage et non sur la conformité d'état. Henri de Dinant n'eut donc pas recours à l'arme redoutable que pouvaient déjà lui offrir les corporations ouvrières, transformées en clans guerriers. Soit qu'il ne comprît pas que l'unité profonde de ces vieilles frairies pût donner plus de consistance à des troupes ainsi composées, soit qu'il craignît que leur force même ne fût dangereuse, il ne paraît s'être servi des masses que sous la forme adoptée par le pouvoir précédent. On ne le voit aussi essayer aucune inno- valion réelle dans les institutions politiques. Rétablir les anciennes franchises en maintenant la constitution primitive de l'Etat, semble avoir été tout son système. Ainsi s'explique la facilité avec laquelle se répandit le mouvement qu'il dirigeait, de même que le peu de durée qu'il conserva. En effet., ce ne fut pas le courage, mais l'unité, qui manqua aux populations qu'il avait armées. Elles se battirent vaillamment et sans trop de désavantage; mais elles ne s'entendirent pas longtemps. Les petites villes abandonnèrent l'une après l'autre la capitale : à Liège même, les grands bourgeois voulurent capituler quand les petits demandaient encore à continuer la lutte. Ils n'avaient pas été vaincus, mais ils se voyaient appauvris. Cependant ils ne consentirent pas à livrer à l'évêque Henri deDinant., qui put se retirer en Flandre. De son côté, Henri de Gueldre renouvela son ancienne promesse d'être aussi favorable aux petits qu'aux grands, et nous trouvons encore sous son règne les maîtres de la cité en possession de tous leurs droits. Ainsi la lutte, dont le caractère était demeuré assez indécis, n'aboutissait à aucun résultat. Le maître de la cité, en voulant remettre en vigueur l'ancienne constitution politique, n'y avait ajouté aucun élément assez fort pour la rendre plus redoutable, et l'évêque, de son côté, admettait en partie l'idée d'une réforme devenue nécessaire. Les choses restaient en suspens, et le prince, les éehevins, les chanoines, le peuple, placés dans cette attitude incertaine où des mouvements incomplets jettent aussi bien les pouvoirs qui s'élèvent que ceux qui tombent. Mais le temps pour- suivait sa marche. En 1288, l'évêque Jean de Flandre abolit la prétendue loi Caroline et introduisit, sous le nom de loi mvée, la répression du meurtre et de la violence par la peine du talion.En 1297, Hugues de Châlons, mécontent des échevins, autorisa douze métiers à marcher sous leur propre bannière au lieu de suivre celle de ces magistrats. Il y avait alors opposition ouverte entre le prince et les chanoines soutenus par les patriciens : on ne peut guère douter qu'en favorisant les masses, il n'eut le projet de s'appuyer sur elles 1, et si à Liège les classes supérieures conservèrent encore pendant quelques années la prépondérance, nous voyons les ouvriers engager la lutte dans une ville voisine et descendre déjà sur le champ de bataille en leur propre nom. L'an 1299, dit un contemporain, il s'éleva une dissension enlre la commune (communitas, c'est-à-dire le peuple) de Huy, et les conservateurs de la draperie (c'est-à-dire les élus de la grande bourgeoisie qui surveillaient le métier 2). La commune était excitée par les tisserands, dont elle prenait le parti. Les conservateurs et leurs adhérents se rassemblèrent donc au pied du château avec les échevins et les autres grands de la ville, à un jour fixé pour l'arrangement à faire à ce sujet. Mais il arriva qu'après de grandes altercations les deux partis se séparèrent 'Ois/are volens furori et hjrannidi nostrœ putriœ. (Joasnis PnESBVTEn. ) ' En 1249, ta magistrature de Iluy se composait de l'avoue, du bailli, des échevins, des jurés et des douze maîtres de la draperie (magislri pannificorum), comme il résulte d'une lettre conservée aux archives d'Anvers. (Bibliothèque des uni. belg., I. II , p. ili.) pour courir aux armes. Messire Gilles le Chockier, qui était alors mayeur, réunit une grande troupe d'hommes armés et se dirigea vers la ville, résolu à empêcher la lutte qui se préparait. Arrivé à la porte de Spontin, il rencontra le porte-bannière de la draperie (celui de la gilde) qu'il renversa en le blessant, et dont il déchira la bannière parce qu'il n'avait pas voulu retourner chez lui comme il l'y engageait. Repassant ensuite le pont, il traita de même le porte-étendard des tisserands qui ne l'avait pas mieux écouté. La commune, à cette vue, se mit à crier : «i Sus au mayeur, qui maltraite nos gens ! » Lui donc, voyant venir à grand bruit une foule armée précédée de la bannière, et toute résolue à l'attaquer, disparut avec sa bande qui s'enfuit çà et là. Alors la commune, forçant quelques maisons de ses ennemis, les mit au pillage. La discorde ou la lutte s'étant ainsi engagée entre les grands ou plutôt les riches de la ville (imo vernis clitiores) et les petites gens, les éehevins et les riches firent un traité avec les Liégeois encore gouvernés par le corps échevinal, et sortant de Huy au mois de juillet 1299 avec leurs femmes, leurs familles, leur avoir et leurs meubles, ils allèrent se fixer à Liège, où ils demeurèrent deux ans Cet exil fut suivi d'une guerre ouverte, qui ne se renferma pas même dans l'enceinte de la ville ou dans son territoire. La cause des patriciens de Huy était aussi celle des éehevins de Liège, et ils embrassèrent sans balancer la défense des bannis. Mais l'énergie de la commune rebelle ne se démentit point, 1 Joaknes PnEsr.ïtf.n, apud CiurEAUviu.e, t. II, p. 534. 2. 7 et elle trouva un appui dans l'évêque. Non content de lui donner d'autres éehevins du parti des métiers, il prit lui-même à sa solde quelques gens de guerre qui se joignirent aux milices plébéiennes pour porter le ravage sur les domaines des gentilshommes ennemis. II y eut des châteaux surpris et incendiés, et un petit combat où les éehevins, montés sur leurs bons chevaux, tuèrent trente-deux hommes à leurs adversaires sans en perdre plus de six. Ce qui était grave, c'était l'impulsion donnée aux corporations industrielles et qui allait s'étendre plus loin. Pour arrêter l'incendie, les patriciens et les chanoines s'adressèrent au pape Boniface VIII, qui transféra Hugues de Châlons à un autre siège, comme imprudent mais non comme coupable. Mais sous le règne suivant, le chapitre crut avoir à son tour de justes griefs contre les éehevins. Ceux-ci en effet prétendaient imposer et lever eux-mêmes l'impôt pour les dépenses de la ville, sans respecter les droits des chanoines. Ils avaient formé une vaillante troupe de jeunes patriciens qu'on appelait Enfants de France, et qui semblait avoir pour but de tailler les petites gens à la française, c'est-à-dire de vive force et « à merci. » Mais les métiers, animés sous main par les chanoines, résolurent de leur résister, et les Enfants de France furent reçus par les boucliers à coups de hache. Cependant la bravoure de la noblesse balançait la supériorité numérique des plébéiens. Ce ne fut qu'après diverses négociations qu'elle consentit enfin à rendre compte aux bourgeois et à laisser choisir parmi eux un des deux maîtres de la cité. Les métiers obtinrent aussi du chapitre le droit d'armorier leurs bannières du perron d'or de Liège (1303). Le bruit de la victoire des communes flamandes à Courtrai avait enflé le cœur des ouvriers des autres provinces. L'évêque Thibaut de Bar, élu sur ces entrefaites, était un homme de guerre. Dès son avènement, il réunit à Vottem ses gens de fief pour aller rabaisser par la force des armes l'orgueil de cette bourgeoisie. Mais quand il vit les douze métiers marcher à sa rencontre en ordre de bataille, il changea de résolution, et, passant de leur côté, il leur promit tout ce qu'ils voulurent. Il porta ensuite le nombre de leurs bannières à trente-deux (1507) : peut-être croyait-il les affaiblir en les multipliant. Quelques années après, il fut tué en Italie en combattant pour l'empereur, et l'interrègne livra non plus seulement la ville, mais tout le pays, à un mambour populaire. Le choix de ces régenls était un droit réclamé par le chapitre, mais contesté par la noblesse. L'appui des métiers permit aux chanoines de braver toute opposition, et ils élurent le prévôt de Saint-Lambert. Celui-ci, montrant aussitôt ce qu'on devait attendre de lui, alla prendre d'assaut dans leur forteresse des chevaliers qui avaient enfreint une trêve, et il leur fit couper la tête. Une justice si rigoureuse annonçait le retour aux vieux exemples des premiers évêques ; la noblesse y vit le signal de son abaissement, et elle était trop intrépide pour s'y résigner sans combattre. D'intelligence avec le comte de Loos, qui se prétendait mambour héréditaire de l'évêché, les échevins de Liège, leurs partisans et quelques centaines de gentilshommes venus à leur aide, essayèrent de se rendre maîtres de la ville dans la nuit du 3 août 1512. Mais les métiers avaient pénétré leur dessein et se trouvaient sous les armes. Le combat s'engagea vers minuit, etles patriciens se défendaient encore au point du jour. Alors arrivèrent les bouilleurs et les paysans de la banlieue qui triomphèrent enfin de la résistance désespérée de ces malheureux gentilshommes. Presque tous périrent, soit pendant l'action, soit dans l'église de Saint-Martin où ils s'étaient retirés et que le peuple brûla. La noblesse décimée courba enfin la tête, et il fut statué par la paix d'Angleur (1515) que nul désormais ne ferait partie du conseil de la cité, à moins d'être inscrit dans les métiers. Ce fut même dans les frairies que l'évêque suivant (Adolphe de la Marck) prit les éehevins qui devaient remplacer les victimes de la dernière lutte. Le grand sang fut ainsi transféré dans la nation des gens de métier1, c'est-à-dire que les patriciens se firent admettre dans les corporations ouvrières, pour avoir part au gouvernement de la ville. Cette nécessité imposée aux classes supérieures d'entrer ainsi dans les fraternités du peuple avant de pouvoir le régir leur paraissait sans doute une dure contrainte, mais n'était pas, à beaucoup près, une mesure d'exclusion Ils s'y soumirent, et si la lutte s'était terminée à ce point, Liège eût pu jouir de cette liberté modérée qui résulte de l'équilibre des pouvoirs 1 Si translata le grand sanc el nation des gens des mestiers. (Jean h'Outiumeuse, cité par M. Polain.) s Nous verrons dans le chapitre suivant que c'était un usage primitif de quelques métiers de prendre leurs chefs parmi les principaux de la ville. différents. Mais trop de sang avait coulé dans les discordes précédentes, et le ressentiment des deux partis était devenu implacable. Le peuple ne se contenta donc point des droits qu'il avait conquis, et son mécontentement ne tarda pas à se manifester contre tout ce qui était au-dessus de lui, même dans les frai-ries.En effet, les grands et les riches, que la dernière paix forçait pour ainsi dire à entrer dans ces corporations, y prenaient la même supériorité qu'ils avaient eue dans la ville, non pas, il est vrai, en raison des privilèges de leur naissance, mais par les autres avantages de leur position et de leur habileté. Les petits voulurent partager avec les grands le gouvernement des métiers, ce qui élail d'autant plus facile que chacun avait à sa tête deux gouverneurs. Ils obtinrent celte demande, et par là l'égalité numérique entre les deux classes dans le conseil de la commune. Cependant la paix de Wihogne (1528), qui sanctionna cette nouvelle concession, ne satisfit pas encore les masses. Au bout de quinze ans, elles exigèrent que les grands fussent exclus du conseil, et tous les jurés élus parmi les petits : tant il est difficile aux peuples de ne pas dépasser les bornes marquées par la justice et la raison, quand ils se laissent aller à l'entraînement de leurs conquêtes. Ce fut en vainque l'évêque Adolphe de la Marck voulut résister : il ne put éviter de nouveaux orages qu'en donnant aux métiers, par une charte appelée la lettre de saint Jacques (1545), le droit de nommer seuls leurs gouverneurs, et celui de se rassembler et de s'affilier les ouvriers de la banlieue, afin que leurs bannières fussent « mieux parées, plus fortes et plus sûres. » La liberté des 7. plébéiens allait donc se transformer en domination et dépasser l'enceinte de la commune. C'était là l'é-cueil où devaient se briser presque inévitablement ces petites républiques ouvrières perdues au milieu des seigneuries environnantes. Mais quoique leur audace finît toujours par leur être fatale, elles l'ennoblirent en quelque sorte en la soutenant jusque sur les champs de bataille. Témoin des tempêtes qu'excitait ainsi le développement déjà excessif du pouvoir populaire, Jean de Hocseim, chanoine de Liège, et l'un des esprits les plus éclairés de cette époque, s'étonne de n'apercevoir rien de pareil dans les cités du Midi, et attribue à l'énergie supérieure des races du Nord, la fierté des métiers belges '. Mais s'il avait connu l'exemple des villes italiennes, où les artisans avaient joué à peu près le même rôle, il aurait cherché le principe decette force et de cette puissance qui le surprenaient dans le système d'organisation des confréries ouvrières. Ce système, qui élevait l'homme du peuple au niveau des franchises de la cité, faisait des populations industrielles une nation religieuse et militaire, que. nous devons apprendre à connaître avant d'entrer plus avant dans l'histoire de nos communes. 1 IIocsemius, lib. I, c. 4. CHAPITRE XIX. Importance des métiers qai fabriquaient le drap. — Antagonisme do cette classe et des cultivateurs au xn° siècle.— Premiers symptômes de lutte au xn» siècle. — Importance de la draperie. — Commerce dont elle était devenue l'objet. — Gildcs bourgeoises qui l'exploitaient. — Leur caractère primitif. — Leurs habitudes pieuses. — L'ouvrier des campagnes attiré dans les villes. — Ancienneté des corps de métier et vestiges de leur première forme. — Son caractère religieux. — Prospérité de l'industrie drapière dans les grandes communes. — Son organisation. — Sort des ouvriers. — Règlements qui protègent leurs intérêts et ceux de l'industrie. — Les tisserands n'en restent pas moins jaloux de la classe marchande. — Leurs projets et leurs efforts tendent ù sortir de l'ilotisme politique des anciens métiers. Quand on examine attentivement le mouvement lointain et obscur qui fit enfin succéder la cité plébéienne au bourg féodal tel que nous l'avons décrit \ on voit partout la classe ouvrière réclamer les armes à la main sa part de droits et de franchises. Mais, 1 Chapitre XIV (1" vol., p. 175). parmi les différentes corporations d'ouvriers, il en est une qui partout semble prendre l'initiative, et qui presque seule dirige les révolutions communales de Flandre et de Brabant : ce sont les drapiers, si nous pouvons étendre ce nom aux diverses sortes de travailleurs qui concouraient à la fabrication des étoffes de laine, et qu'on divisait presque toujours en plusieurs métiers. Les uns tissaient le drap, les autres avaient pour tâche de le fouler, de le teindre, de le tondre; quant au soin de filer la laine, il paraît avoir été réservé aux femmes, et cette branche d'industrie resta en général un travail domestique. Les tisserands, qui d'ordinaire travaillaient à la tâche, mais quelquefois aussi pour leur compte, formaient le plus nombreux et le plus important de ces métiers. On voit de bonne heure éclater entre eux et les travailleurs agricoles un antagonisme causé sans doute par la jalousie qu'ils inspiraient et qui marquait déjà la séparation profonde des deux classes. Voici ce que rapporte à ce sujet un auteur du xii° siècle, témoin lui-même du fait qu'il décrit : « Les ouvriers qui tissent le drap et la toile pas-« sant pour orgueilleux et insolents, un pauvre la-« boureur du village d'Inden (près de Juliers) ima-« gina de faire, avec la permission de l'autorité locale « et à l'aide de gens inconsidérés, un navire porté « sur des roues, (3i, l'on contraignit les tisserands à « s'y atteler et à le traîner d'Inden à Aix. D'Aix on " le conduisit à Maestricht, à l'aide du même atte-« lage; à Maestricht, on l'améliora et on le munit « d'un mât et d'une voile. Puis on le fit tirer jusqu'à « Tongres par les tisserands de la ville, et ceux de MOEURS, USAGES ET FÊTES DES ItEI.GES. « Tongres le menèrent à Loos. En vain l'abbé de « Saint-Trond voulut-il détourner les habitants de le « recevoir dans leurs murs; les échevins y consenti-« rcnt, au grand désespoir de ceux qui vivaient de la « fabrication des étoffes, car on leur imposait le licou « comme à des bétes de somme, et ils essuyaient les « railleries et le dédain des spectateurs. Une troupe « de musiciens précédait ce fatal navire, et les gens « du peuple accouraient danser à l'entour avec une « sorle de frénésie. On en voyait plus de mille à la « fois passer la nuit dans ces danses, où les femmes « surtout se signalaient. A Saint-Trond, l'orgie dura « plus de douze jours » Ceci se passait en 1133. Le char fut traîné jusque sur les frontières du Brabant; mais Godefroid le Barbu, comte de Louvain, ne permit pas qu'on le conduisit jusque sur ses domaines. Il se montra même fort irrité contre les seigneurs et les villes qui avaient favorisé cette démonstration populaire. Ce n'était pas seulcmcnt'une injustice criante, comme le lui avaient déclaré les prêtres et les religieux de sa capitale ; c'était aussi un danger sérieux pour une industrie qui enrichissait dès lors ses Etats, mais que la persécution pouvait en éloigner. On a souvent taxé d'exagération les vieilles traditions relatives à l'importance que la draperie avait prise à Louvain dès une époque très-reculée. Si le manque de documents répand en effet beaucoup d'incertitude sur ce point, d'un autre côté l'existence de tisserands dans toutes les localités où passa le char 1 Cltronic. Sancli Trud., 1. XII. de 1133 mérite d'être remarquée. Ce ne sont point des serfs travaillant pour un maître, comme ceux que nous avons vus réunis dans les villas franques ; mais une classe d'ouvriers payée en argent (mercenarii)et déjà remarquée partout (vulgà) pour son arroganco. Ils habitaient en partie les campagnes, car le chroniqueur qui nous rapporte leurs plaintes s'écrie qu'un ouvrier en drap, quoiqu'il ne soit qu'un pauvre paysan, vaut mieux qu'un noble bailli qui dans une ville dépouille la veuve et l'orphelin Mais il existait dés lors des corporations de drapiers dans les villes; elles florissaient à Cologne avant 1149, et en Flandre dans le cours du siècle précédent3. Ainsi s'expliquent, par les progrès de l'industrie, l'étendue et la prospérité des grandes cités brabançonnes, dont la circonférence était dès lors de trois à quatre mille mètres , sans qu'on découvre dans le passé aucune trace de leur croissance. D'où était venu ce développement spécial du tissage et surtout de la draperie ? Ce n'est pas de la supériorité des laines belges, car tous les témoignages mettent les toisons d'Angleterre bien au-dessus des 1 Mclior sitrusticus tcxlor etpaupcr quàm cxactor orphanorum et spoliator viduarum urbunus et nobitis judex. (Chronic. Sancli Trud., lib. XII.) 3 Nous voyons à Cologne la confrérie îles faiseurs de taies d'oreillers, c'est-à-dire un des métiers les plus subalternes, parvenir dès lors à s'organiser. I'our ce qui est de la draperie flamande, nous n'avons aucun document direct sur son organisation à cette époque : mais on ne peut guère douter que la confrérie de la Halle de Yaleneiennes dont nous parlerons plus loin et qui fut instituée par un prince flamand vers le milieu du xie siècle, n'eut pour modèles les gildes flamandes. nôtres, dèsles temps les plus reculés. On ne peut donc attribuer qu'à l'habileté des travailleurs l'extension que leur industrie avait reçue. Cette habileté remontait pour ainsi dire aux premiers peuples que l'histoire aperçoive sur le sol de la Belgique. Non-seulement les capitulaires de Charlemagne dépeignent la confection des tissus comme une œuvre domestique qui s'accomplissait sous forme de corvée, dans l'atelier de femmes attaché à chaque domaine seigneurial mais encore nous voyons le colon germain lui-même fournir des étoffes au chef dont il tenait sa terre. C'est par suite de ce vieil usage que, sur les côtes de Flandre, les femmes de condition servile filaient et tissaient pendant un certain nombre de jours par semaine pour leurs seigneurs8. Mais plus cette habitude avait été générale, et moins il semble que la production des étoffes pût sortir des mains de l'esclave ou du serf, pour former un métier indépendant. En effet, si la servitude du moyen âge n'enchaînait pas tellement les bras du travailleur, qu'il ne lui restât des forces et du temps à employer à sa guise, l'acheteur manquait autour de lui : car le possesseur du sol se trouvait suffisamment vêtu par le travail de ses gens, comme le pauvre par celui de sa famille. Il n'y avait donc que le commerce qui pût faire succéder à cette consommation directe et limitée une fabrication lucrative et pour ainsi dire professionnelle. Mais la supériorité des produits qui sortaient de nos 1 Chapitre IX, p. 100 du 1<* vol. ' Les capitulaires de l'abbaye de Saint-Bertin renferment des détails précis à ce sujet. ateliers domestiques 1 devait les faire rechercher dans les pays voisins où la fabrication des tissus était moins avancée, et ils devinrent l'objet d'un trafic extérieur. Ce trafic paraît s'être rapidement accru du ixc au xmc siècle, puisque les draps de Flandre étaient à cette dernière époque le principal objet d'importation du commerce allemand à Novogorod. Lès lors ce ne fut pas seulement pour sa famille ou pour son seigneur que fila dans les campagnes la femme du peuple et que tissa l'homme de naissance servile. Le marchand leur acheta les étoffes qu'ils purent fabriquer hors de l'atelier seigneurial. Ce marchand, les villes nous le montrent libre et riche, à proportion du moins des classes asservies: c'est l'homme du port et de la gilde, dont nous avons déjà esquissé le portrait. D'un côté il touchait au monde seigneurial ; il avait un cheval, une armure de mailles, une cotte armoriée, souvent un noble paren-lage. D'autre part il ne possédait aucun droit sur les serfs auxquels il venait acheter le produit de leur travail. Séparé d'eux par le rang, il en était rapproché par l'intérêt et bientôt par l'habitude de relations libres et journalières. Ils relevèrent donc la tête devant lui, et de là sans doute « cette fierté caractéristique des tisserands » dont nous a parlé le chroniqueur de Saint-Trond. Mais le commerce les affranchit encore de la nécessité d'acheter la matière première de leur 1 On peu! y joindre les gynccccs des nobles dames 'cliap. XIII, p. 136 du I" vol.). Au commencement du xi« siccle, l'évêque de Noyon, voulant s'emparer de la forteresse de cette ville, s'y introduisit sous le prétexte de porter sa plus belle chasuble à la châtelaine, comme à la seule femme capable de la façonner avec art. travail aux seigneurs et aux couvents. Il en trouva d'aussi bonne, de plus belle, dans les ports étrangers, et en échange des tissus qu'il recevait des mains de l'ouvrier, il lui rapporta de la laine anglaise. Ce fut ainsi que se développèrent dans plusieurs villes des Gi/dcs de la laine ou du drap, confréries exclusivement composées de marchands, et où le travailleur n'était pas encore reçu, mais qui devaient hâter son émancipation en augmentant l'importance de son industrie. La Flandre ne nous offre point ces gildes sous leur forme simple et primitive. Le commerce de cette province avait pris trop d'extension dès les temps les plus reculés pour que son activité se bornât au cercle étroit d'une seule industrie. Cependant c'est à la hanse des marchands que nous trouvons encore réservée la vente des draps flamands en Angleterre, et les anciennes lois de Gand ne permettent même pas de teindre les tissus pour le compte de l'ouvrier \ tant on craint qu'il n'empiète sur les privilèges du corps des marchands. Ailleurs, la vente du vin et du drap reste confiée à une même société, vestige curieux d'un état de choses antique, où ces deux produits faisaient le fond du trafic de la bourgeoisie. Mais dans les deux capitales du Brabant, nous voyons figurer au-dessus des métiers et immédiatement après la noblesse, la confrérie du négoce en laine, corporation qui se rattache à la haute bourgeoisie, et qui n'admet point d'hommes « aux mains sales. » La gilde delà draperie, née à une époque inconnue, disent les ' Dierickx, Lois des Gaulois, vol. II, p. oiiG. 2. 8 auteurs de Histoire de Bruxelles, formait une classe intermédiaire entre les lignages et les métiers ; l'importation de la laine d'Angleterre ou d'Irlande, l'envoi de draps ou d'autres tissus en France, en Allemagne, en Lombardie, l'armement de vaisseaux et le change étaient également facultatifs aux frères de la gilde. Mais pour entrer dans l'association , il fallait abjurer son métier quand on avait exercé jusqu'alors une industrie ignoble Qu'on rapproche ces conditions des statuts de la hanse flamande % et l'on trouvera le même ordre de choses. Aussi le roi d'Angleterre (Edouard III), dans le privilège qu'il accorde aux Marchands de Bruxelles, désigne-t-il évidemment sous ce nom les frères de la gilde du drap: car les termes de cet acte sont partout relatifs à la vente de tissus fails en Brabant, et à l'achat de laines anglaises dont cette gilde avait le privilège. On peut se faire une idée de l'ancienneté de ce genre d'associations par l'exemple de celle qui existait à Yalenciennes, sous le nom de Confrérie de la Halle et qui avait été fondée, vers 1060, par le comte Baudouin de Mons. Elle avait aussi pour objet le commerce du drap et jouissait d'une juridiction privilégiée. Nous la voyons dirigée au xivc siècle par un prévôt, un mayeur et un conseil de treize hommes. A Saint-Trond il y eut un comte de la 1 Dan moelti vcrsweren syn ambacht op (lai Ai van scalhen am-bachle is. (Charte de 1506.) 5 Chapitre XV, p. 192 du 1« vol. 8 Voir les pièces à la suite du onzième volume de la traduction de Jean de Guyse, p. 418. Les obligations contractées devant les frères de la halle passaient avant toutes les autres, elles étaient Halle, et la lianse flamande de Londres avait son comte et son porte-écu (schïït-drager). Mais ces différents titres s'effaçaient au sortir des assemblées solennelles de la corporation, et ses membres ne gardaient que celui de Frères qui nous ramène à l'origine de toutes ces institutions. En effet le caractère primitif des gildes avait été religieux en même temps que mercantile, et si l'opulence effaça plus tard le caractère pieux de quelques-unes de ces compagnies, on le voit reparaître toutes les fois que le marchand se trouve aux prises avec la barbarie de l'époque ou de la contrée. Celles de nos vieilles sociétés commerciales qui portaient dans le Nord les produits de l'industrie plébéienne, nous montrent encore dans leurs règlements cette alliance des intérêts sacrés et profanes qui semble avoir fait leur force primitive. A Magde-bourg la chapelle des marchands s'élève presque aussitôt que la ville 3. A Novogorod, l'église de Saint-Pierre parait le berceau du comptoir hanséatique et c'est là que se vendent au xiii" siècle les marchandises d'été et d'hiver. Aussi les droits sont-ils préexécutoires en tout temps et en tout lieu, sans les formalités ordinaires. 1 « Quand 011 fait briefvct (acte ou obligation) devant frères de la balle, 011 met qu'ils appellent ly ung l'autre par nom de frèros de la balle et non point de tesmoing. » (Ibid.) 2 Magdebourg fut fondée vers 9S0; au commencement du siècle suivant, Dilmar cite l'église des marchands dans cette ville. 5 Neman ne sal copen in santé Petcrcs kerUen mit iegeneme Iiuce, ... Ancienne skra do Novogorod (Sartorius, II, 26) qui paraît remonter à 1239. levés au nom du saint qui devient le symbole de la compagnie, et la caisse de Saint-Pierre forme une sorte de trésor commun déposé dans l'église de Sainte-Marie à Wisby. « Dans les pays Scandinaves nous apercevons à côlé de chaque factorerie allemande le cimetière où elle dépose ses morts après leur avoir rendu les derniers honneurs avec une sorte de pompe. Le convoi du pauvre étranger doit être suivi de tous les confrères comme celui des membres les plus riches, et le service funèbre du valet se célèbre « avec l'encens et les cierges » aussi bien que celui de son maître A cette égalité religieuse, aussi pure dans sa source que touchante dans son application, viennent se joindre des habitudes d'affection et de justice. Tout membre est admis au repas commun, et la coupe de paix y est présentée au valet qui survient. Dans les contestations pour le logement et les magasins, l'ordre d'arrivée ou le sort décide. S'il s'élève une querelle sur le navire entre le marchand et son serviteur, le jugement sera prononcé par deux maîtres, deux valets et le capitaine a. Toutefois les anciens règlements sont les plus favorables à l'homme de condition inférieure; quand l'opulence s'accrut, elle mit plus d'intervalle entre les rangs, ce fut alors 1 Si aliquem hospitem egenum et neminem in partibus illis Im-benten mori contigerit, socii omnes pro tune ibi existantes ipsiiis seputluram perngere tlebent. Item si famutum aticujus sociorum fn terni itlû mori contigerit, illius sepultura peragi debet cum bysso et tuminibus, tanquam domini sui. Ordo soeietatis in Matmoëet in Sehonen. (Sahtortiis, II, 322.) » Première Skra de Novogorod , texte ancien. 1 Les hommes d'au delà de la forêt qui apportent leur drap à Gaiid payent un droit de 12 deniers par pièce de drap d'écarlate, C deniers pour le vert ou le brun, 4 deniers pour le drap des Wallons. (Tarif du tonlieu de Gand en 1190, art. 2.) 8, que les associations commerciales dépouillèrent le nom de fraternités pour prendre celui de compagnies. Au-dessous de ces gildes que le commerce enrichissait et qui se composaient en partie de patriciens, il fallait une population ouvrière dont elle pût sans cesse obtenir les produits. Il est vrai que les serfs des campagnes envoyaient quelquefois leur drap au marché, comme les paysans de Flandre y apportent encore leur toile1 ; mais les chartes antiques ne font mention qu'assez rarement de ces producteurs du dehors, qui semblent avoir été dépassés par ceux qui se réunirent à la longue dans les centres mêmes de l'industrie et du négoce. En effet, dès que le tissage et les autres opérations de la draperie purent occuper un assez grand nombre de bras pour assurer une existence facile aux ouvriers, il était naturel que ceux-ci abandonnassent de plus en plus leurs habitations rurales, éparses et trop éloignées du marché. La servitude même ne les empêchait pas de pouvoir venir résider dans les communes, sauf à y rester simples manants, et à payer les redevances attachées à leur condition. Les campagnes ne leur offraient pas toujours toute la sécurité nécessaire à leur fabrication, tandis que dans les villes ils se sentaient protégés par la puissance de la bourgeoisie et par l'intérêt général. Recevant alors du marchand la laine indigène ou étrangère, fabriquant le genre de tissus qui convenait à son commerce, rencontrant autour d'eux les diverses classes d'ouvriers que réclamaient la diversité et le partage du travail, ils se trouvaient dans les conditions les plus favorables à leur prospérité. Au point de vue de sa réhabilitation sociale, le serf ne trouvait pas moins d'avantages dans la cité. Sans l'affranchir des charges attachées à sa servitude, elle le mettait à l'abri des autres vexations; quelquefois même elle assurait son héritage tout entier à ses enfants, malgré le droit ordinaire de mainmorte De là sans doute l'assertion exagérée, mais non entièrement fausse, du chroniqueur de Saint-Bavon, qui, suivant des traditions du ix° siècle, nous a montré Gand peuplé de serfs qui avaient déserté les domaines de l'Église pour jouir des privilèges du port. Nous voyons encore, sous la comtesse Jeanne (1220), Cour-trai et plusieurs autres villes offrir la franchise des taxes aux tisserands qui viendront s'établir dans leurs murs. Les anciens noms des rues et des quartiers, ainsi qu'une foule d'indications locales, semblent montrer qu'en général ces nouveaux habitants se fixèrent à l'entour et non à l'intérieur des anciens bourgs, d'où ils furent même quelquefois expressément exclus. Comme gens de métier, on mit à leur tête des magistrats subalternes, pareils à ceux des populations rustiques. Mais ici se présentait une différence essentielle : c'est que dans les campagnes le seigneur imposait aux serfs leur maire ou leur bailli, mais que 1 La plus ancienne charte des Liégeois (1208) exprime cotte disposition en termes formels. On sait que le serf qui avait passé librement un an et un jour dans la commune était affranchi. dans les villes c'était aux ouvriers à choisir eux-mêmes leurs chefs, nul pouvoir n'étant aussi capable de faire ce choix, et l'esprit de la cilé favorisant davantage la liberté générale. Nous voyons donc dès les premiers temps les doyens des métiers de Flandre et les maîtres des métiers allemands élus par les membres de leur corps, et si les gouverneurs des frairies de Liège et les doyens des corporations brabançonnes furent quelquefois imposés par l'échevinat, ces actes d'oppression appartiennent à des époques de lutte et de violence. Dans d'autres occasions le doyen était un riche marchand ou même un noble homme, dont la confrérie s'assurait ainsi le patronage. Une charte de Cologne, de 1258 nous apprend que les membres des fraternités nommaient quelquefois pour Maîtres des citoyens puissants qui n'étaient pas même du métier, mais qui en devenaient les protecteurs et qui exigeaient à leur tour certains services de leurs clients La permission des magistrats n'était point exigée pour ces élections exceptionnelles. De tout temps il avait été licite aux corporations de mettre à leur tête des maîtres choisis dans leur sein ou bien au dehors, pour réprimer les désordres (co?npescere insolentes). Mais ce n'est pas seulement un chef que le métier se donne après son admission dans la ville : une loi d'organisation lui est devenue nécessaire depuis que les différents ouvriers qui doivent concourir à la fabrication du drap ne sont plus des serfs groupés Lacoiublet, t. II, p. 247 el 230. dans l'atelier d'un seigneur et obéissant au maire, mais des travailleurs volontaires qui éprouvent le besoin d'adopter une règle commune, sous peine de tomber bientôt dans la confusion et dans la discorde. Cette règle, c'est encore la corporation qui se l'impose elle-même : elle rédige sa charte constitutive comme un contrat d'union volontaire, et la cité n'intervient que pour rendre obligatoire la convention ainsi conclue. C'est dans les actes conservés à Cologne que nous trouvons le plus ancien exemple de l'institution d'un corps de métier nos archives ne possédant plus de pièces de ce genre antérieures au xm° siècle. Les dispositions qu'on y remarque diffèrent peu de celles que nous offrent nos chartes. Les tisserands de taies d'oreillers, car c'est de cette humble corporation qu'il s'agit, se sont assemblés entre eux, sur l'invitation de quatre hommes de leur profession, qui leur ont proposé de s'organiser en confrérie. Le projet, notifié à la maison des bourgeois, a reçu l'approbation de l'avocat de la ville, du comte, du sénat, des principaux habitants, et le peuple même s'y est montré favorable. 11 a été dit que tous ceux qui « cultivent la même industrie » dans l'enceinte de la ville, soit indigènes, soit étrangers, se joindront vo-lonlairement à cette association. Mais ceux qui « par quelque énormité s'y opposeraient et ne voudraient 1 On a encore l'acte (l'établissement du corps des pêcheurs à Worms en HOG : mais il n'offre qu'un privilège accordée à des individus sans lien organique. Seulement l'universalité des bourgeois nommera aux places vacantes, à défaut d'héritiers directs. 1 Lacomblet, Urhmdenbuch, 1.1", p.251, anno 1149. Cet acte ne renferme malheureusement que quelques dispositions générales, le règlement de la confrérie n'étant pas encore arrêté.Ony voit que les auteurs de l'entreprise ont acheté à un métier déjà reconnu, les tisserands en couvertures, le droit de partager l'emplacement qu'ils occupent sur le grand marché, et des travaux ont été faits pour assécher le terrain qui était humide. L'organisation de la classe industrielle était évidemment très-complète dès cette époque, puisque les moindres variétés d'industrie donnaient ainsi lieu à la formation de corporations spéciales. ' Les sacrifices communs, les repas fraternels, les collectes et la juridiction de tous sur chacun sont les éléments primitifs de l'organisation de ces différentes sociétés. MOEURS, USAGES ET FÊTES DES BELGES. 97 pas y entrer d'eux-mêmes, seront contraints par la r igueur de la justice, non sans dommage pour leurs biens, à venir se joindre aux confrères et les aider Ainsi le métier devient une institution publique. Il en avait été de même jadis dans les cités de la Gaule, où des corporations d'artisans (col/egia opificum) se trouvaient aussi organisées. On ne peut guère douter que le lien secret d'une origine commune ne rattachât cette institution et les confréries romaines (sodalitates) à la gilde du moyen âge9. Mais le christianisme en imprimant à celle-ci un nouveau cachet vint encore rajeunir et relier par la force de la pensée les éléments de l'organisation libre, que l'ancien monde n'avait développés qu'à demi. Quand on parcourt aujourd'hui nos vieilles cathédrales, on jiasse successivement devant les autels qui appartenaient naguère aux différents métiers et qu'ils s'étaient plu à enrichir. L'existence de ces autels est déjà indiquée dans les chartes des corporations : chacune a sa chapelle ou du moins ses messes et ses offices, où ses membres se réunissent pour prier ensemble, et c'est là que la voix du prêtre les accoutume à ce nom de frères qui est à la fois si simple et si grand. Qu'on ne s'imagine pas qu'ils le répétaient sans le comprendre : le langage de leurs règlements, qui devait aboutir, comme on l'a déjà vu, à des formules aussi fières que patriotiques, offre sans cesse et dès les premiers temps l'expression d'une conviction pieuse, quelquefois naïve, toujours profonde. Les tisserands de taies d'oreillers s'intitulent dans l'acte de 1149 « hommes amis de la justice» (amatores justitiœ), qui ont résolu de s'organiser en confrérie « au nom de la sainte Trinité » et « dans la pieuse espérance de la vie éternelle. » Sur ce point nos vieux artisans leur ressemblent partout : on croirait, à une première lecture de leurs chartes, qu'il ne s'agit que du salut des âmes. Les membres de la corporation doivent faire dire des messes, aller à l'offrande, assister aux enterrements. Les mauvaises mœurs, les habitudes dangereuses, comme celle des jeux de hasard, les désordres et les blasphèmes sont presque toujours rigoureusement punis. Ainsi se transformait, après son arrivée dans la ville industrielle, le serf grossier venu du fond des campagnes : l'homme se relevait plus encore que la profession. Passons maintenant à l'organisation matérielle de l'industrie. Dans les ateliers des anciennes villas, tous les bras étaient conduits par la voix et par l'autorité du maire; dans les gynécées, par celle de la mairesse. On croirait donc que la fabrication aurait conservé ou repris dans les villes le même caractère, les ouvriers se réunissant dans un vaste local pour y exécuter ensemble toutes les opérations de leur industrie. Il n'en fut rien pourtant, soit que les fabriques seigneuriales n'eussent pas été assez bien organisées pour faire comprendre l'avantage que peut offrir la réunion des bras, soit que cette réunion parût impossible là où n'existait plus de maître commun. Quelle que fût la diversité des travaux qu'exigeait la confection du drap, chaque ouvrier en remplissait sa part isolément, bornant sa tâche à une seule opération et s'en remettant pour le reste à ceux qui venaient après lui. Le tisserand, qui avait le rôle principal, ne possédait, dans les premiers âges du moins, qu'un seul métier à tisser, et il y travaillait avec un valet ou compagnon. Le foulon, le tondeur et le teinturier comptaient quelques ouvriers de plus, comme le comportait leur état : mais patrons et valets étaient payés à la tâche et presque sur le même pied : car il y avait à peine un intervalle bien marqué entre les deux classes 1. Quelles garanties d'ordre, de bonne exécution, d'activité soutenue et de fabrication loyale, pouvait offrir une industrie ainsi dispersée entre des mains libres? Cette question, qui se présente d'elle-même, trouve sa réponse dans les faits. Un ensemble de mesures, dont l'efficacité est assez prouvée par le développement que prit la draperie, donna au travail une 1 Les données sur lesquelles reposent tous les détails rassemblés ici ont été recueillies dans les anciennes ordonnances de Gand et de Bruges ; celles qui furent rendues à Ypres en 1280 sont imprimées dans les Monuments anciens du comte Joseph de Saint-Genois, t. 1er, p. 07'J. Voici dans quelles proportions s'y régularité parfaite et au commerce une égale sécurité. C'est qu'à défaut de patrons, les ouvriers avaient des chefs; et comme l'industrie de cette époque ne se modifiait qu'avec une extrême lenteur, des règlements précis, délibérés en conseil par les prud'hommes (doyens et trouveurs), suivis avec exactitude par les confrères, et maintenus par la surveillance commune aussi bien que par l'autorité des magistrals du mélier, suffisaient pour assurer à chaque opération le caractère convenable. D'ailleurs l'étoffe achevée ne pouvait se vendre que dans la halle ( le marché couvert) que la ville assignait à cet usage, et là encore chaque pièce, avant d'être offerte à l'acheteur, était examinée, mesurée et marquée du sceau de la corporation. Ce sceau, qui indiquait l'approbation donnée au travail, était la meilleure de toutes les garanties poulie commerçant. On conçoit en effet qu'une tâche exécutée par tant de mains diverses pouvait offrir des trouvent calcules les salaires du maitre et du valet dans le métier des tondeurs : Le maitre. 12 10 6 26 Le valet. 8 8 ti 22 U iô Les règlements du métier des tisserands à Bruges (p. H), ordonnent que de cinq deniers le maître en ait trois, le valet deux. (Or le maitre fournissait le métier et le local.) Plusieurs ordonnances réglementaires portent pour clause : « du consentement des maîtres et des valets. « parties inégales, el le tisserand, le foulon, le teinturier, le tondeur, indépendants l'un de l'autre, semblaient exposés à des fraudes mutuelles, que le vendeur avait intérêt à dissimuler. Mais la surveillance des chefs du métier, qui s'était exercée sur toute la fabrication, soumettait à un nouveau contrôle l'œuvre terminée. Aucune espèce de défaut n'échappait à leur regard attentif, et la pièce défectueuse était non-seulement repoussée, mais coupée en plusieurs morceaux, afin que personne ne put y être trompé. Cette sévérité des règlements, qui servait de frein à l'indépendance générale, maintenait l'honneur du corps et la réputation de l'industrie. Aussi les magistrats de la commune y attachaient-ils autant d'importance que les travailleurs eux-mêmes. Ces magistrats, qui presque tous d'abord étaient patriciens, n'en avaient pas moins à cœur la prospérité commerciale de la ville, puisque c'étaient des bourgeois de leur classe qui formaient le corps des marchands. D'ailleurs la draperie seule nourrissait quelquefois la moitié de la population (comme nous l'observerons bientôt à Gand), et la grandeur des intérêts qui s'y trouvaient engagés obligeait l'administration à la favoriser. Ainsi le miracle de cette organisation industrielle, quelque étonnement qu'il inspire, avait été en quelque sorte commandé par la force des choses : l'expérience et l'attention avaient perfectionné le système que la routine avait pu d'abord établir, et dont la sagesse doit être surtout attribuée au temps. Mais ce qu'on n'aurait peut-être pas attendu de cette magistrature privilégiée, dont l'histoire voit mieux les torts que les services réels, c'est 2. D qu'en cherchant à conserver ou même à étendre ses prérogatives sociales, elle ne troubla point dans leur développement les institutions intérieures de la confrérie, et qu'elle laissa régner dans la ruche des travailleurs l'esprit d'égalité qui leur était propre. Nous avons vu que les salaires étaient peu différents. Les heures de travail, annoncées par le son de la cloche, étaient les mêmes non-seulement pour toutes les branches de la draperie, mais encore pour le plus grand nombre des autres métiers 1. A la halle, les places se liraient au sort, afin qu'aucun privilège ne fût réservé à personne. Chaque maître ayant le même nombre de valets, et autant seulement que l'exigeait la nature de sa tâche, ils ne pouvaient guère songer à se faire une concurrence ruineuse, et aucun n'eût trouvé beaucoup d'avantage à nuire à un autre. D'ailleurs les dispositions des règlements y mettaient obstacle : elles imposaient de fortes amendes à ceux qui demandaient des prix différents de la taxe fixée par le tarif, ainsi qu'à ceux qui les payaient. Jusqu'à quel point le joug de ces règlements était-il favorable ou contraire au développement de l'industrie, c'est là une question que nous n'examinerons pas au point de vue théorique, mais que les faits semblèrent alors résoudre. Les marchands de Novo- 1 « Aucun tisserand ne pourra travailler plus tard que jusqu'à « midi le samedi des Vigiles, la veille de la fête de Notre-Dame, « de Noël, de Pâques et de la Pentecôte. Aucun ne pourra non « plus travailler autrement, aller à l'ouvrage ni le quitter à des « heures différentes que les autres. (Statuts des Métiers de « Bruges, p. ÏS.) » Ainsi la règle embrassait tout le cercle des devoirs. gorod déclarent en 1527 qu'ils ne veulent plus qu'on leur apporte de drap qui ne soit pas fait d'après l'ordonnance Quelque temps après ils se plaignent de ne pouvoir « livrer avec honneur » aux Russes les draps fabriqués à Poperinghe, et sur cette plainte les échevins, hommes de la loi (coraers) et gens de la commune de « cette paroisse» leur adressent en 1347 une promesse formelle de ne plus laisser faire d'étoffes défectueuses, mais de travailler « pour leur honneur et leur profit 2. » Cependant les marchands remarquent bientôt qu'il y a d'autres tissus travaillés avec mauvaise foi, et par une résolution de 1554, ils interdisent la vente du drap fait au midi de la Lys (hors de la Flandre flamingante) et à Deventer. Le drap reçu en vente à la Halle de Bruges sera seul admis dans les ports de la Baltique et dans les marchés de l'Est 3. Et qu'on ne suppose pas ici une connivence maladroite à des projets de monopole; ces mêmes commerçants qui ne veulent plus prendre de drap qu'à Bruges avaient interdit huit années auparavant à tous leurs associés de conduire en Russie aucun des marchands de Flandre, dont ils redoutaient la 1 Lakcne de buten der kore gemakel sint. (Saiitorius , II, 280.) 5 ibid., p. m. 3 Dat neman, de in des copmanncs reghte te Nougarden wesen wil, seal kopen overleycsc/ie lakcne, eder derbenterischen men-ghcde, de gemaket sint uppe de comenschen unde uppe de werve-schen, unde alsodane lakcne de men nicht vcreopen mae/i uppe der halle to Brugglie, noch to Gotlande, noch to der Ryghe (Iiiga), noch to Revele, noch to Darbale (Uorpat), noch to Plescowe, noch to Nougarden. , Ski a de Novogorod en 134ïS(S,vnToniuset Lappeniierg,II,p.288). concurrence. C'est donc l'intérêt seul de leur négoce qui leur dicle la préférence qu'ils s'imposent. Mais si la discipline imposée à l'industrie faisait prospérer le commerce, qu'on ne suppose pas que ce fût aux dépens des intérêts du simple travailleur. La classe si nombreuse et plus tard si redoutable des maîtres tisserands aurait sans doute changé les conditions du travail quand elle fut victorieuse, si elle avait eu à se plaindre de la part qui lui était assignée. Elle n'allégua jamais de griefs généraux à ce sujet, et son silence est la justification la plus complète des coutumes établies. Quant à l'ouvrier, il était aussi bien traité que le maître, puisque le produit du travail se partageait entre eux dans la proportion la plus équitable. On n'employait que par exception des serviteurs à la journée dans l'industrie drapière; le valet ordinaire était associé au maître pour un temps fixe et ils ne pouvaient pas se séparer avant d'avoir achevé leur lâche commune ; car l'un répondait pour l'autre. Cette industrie offrait aussi des ressources à toute la famille de l'ouvrier; car elle employait des femmes et des enfants en nombre plus considérable peut-être que des hommes 1. C'était une chaîne immense dont chaque anneau se rattachait à tous les autres. ' Plusieurs classes d'ouvrières étaient attachées à l'ancienne draperie. Les Statuts de métiers de Bruges nomment les batteuses de laine (wolletapeg/ien), les peigneuses (cameghen), les lileuses (carrdeghcn), les rattacheuses (noppeglten), les ép!u-cheuses (wiedeg/ten). Le maître ou le valet pouvait donc employer aussi sa femme et ses enfants à des travaux en rapport avec son métier. De là sans doute l'aisance générale de cette classe. A l'intérieur de l'atelier, la sollicitude des lois industrielles protégeait aussi la liberté du valet, qui ne pouvait ni loger ni prendre ses repas chez le maître, de peur que d'ouvrier il ne devînt serviteur. La facilité avec laquelle le compagnon parvenait à s'établir pour son propre compte, lui offrait une autre garantie d'indépendance. L'apprenti seul, pendant ses trois années d'apprentissage, était sous la main du maître et faisait partie de sa maison. Si l'on ajoute à ces dispositions organiques les mesures qui assuraient à l'ouvrier malade les secours de la caisse commune, à l'enfant le droit d'entrer dans la corporation de son père, à la veuve le privilège de continuel' le même état que son mari en mettant à sa place un valet, on sera étonné de la condition favorable où se trouvait l'homme du peuple dans ce métier. Le plus pauvre gagnait de fortes journées (à peu près trois francs pour le simple compagnon à l'époque d'Artevelde), de sorte qu'un certain nombre de ces modestes travailleurs finissaient par obtenir quelque aisance 1. Si leur ambition les por- 1 Essayons d'indiquer une base simple de calcul pour les salaires de cette époque. En 1290 , Jean le Victorieux fixe à 12 deniers de Louvain la journée du tisserand (Van Ileelu, pièces, p. S5S),et ces ouvriers à la journée gagnaient ordinairement moins que les autres. Neuf jours de travail donnaient 12 deniers de gros, cette dernière monnaie valant neuf fois la première. Or en 13îi7 douze deniers de gros représentaient un demi-sister ou 1i>4 litres de seigle (Butliens, preuves, p. 194), dont le neuvième est 17 litres et un neuvième. En portant le prix moyen du seigle à l!i fi ancs, la journée de l'ouvrier aurait valu 2 francs ÎSG cent. Mais de 12110 à 1557 la valeur des deniers de Louvain avait baissé dans la proportion d'un huitième. Car un fiorin d'or de Florence, 9. tait alors à vouloir s'élever plus haut, ils demandaient à entrer dans la gilde des marchands ou de la laine. On a vu que ces deux corporations avaient à peu près les mêmes privilèges, et quoique dans l'origine elles se fussent formées d'hommes d'un rang supérieur, leurs plus anciennes chartes connues permettent à l'homme de métier de s'y faire recevoir s'il devient assez riche pour quitter son premier état. On exigeait seulement qu'il s'écoulât un intervalle d'un an et jour « entre le travail qui lui avait sali les mains » et sa réception parmi les confrères. Cette condition remplie, il devenait l'égal des francs marchands, et il pouvait arriver aux mêmes dignités, ou du moins s'allier aux gens des lignages, ce qui transmettait tous leurs droits à leurs fils, dans les villes où ces privilèges se maintinrent le plus longtemps (Anvers, Louvain et Bruxelles). L'émancipation du serf industriel se complétait donc légalement par son admission dans la gilde mar- monnaie invariable, faisait en 1291 quarante-deux deniers de Brabant ou cent vingt-six deniers de Louvain (Saint-Génois, Monuments anciens, t. Ier, p. 795, et Van Heelu, pièces, p. 496), tandis qu'en 1257, le florin équivaut à cent quarante-quatre deniers louvignois (Butkens, ibid.). Le prix réel de la journée à la première époque remonte donc à 2 francs 88 cent. C'est à peu près ce qui résulte aussi d'un acte de 1507, où quatre sistres de seigle à Anvers £ont évalués à 66 sous 8 deniers vieux tournois, formant la même somme en monnaie de Louvain (Gcschiedenis van Anlwerpen, I, 385). A ce taux l'hectolitre valait cinq journées et demie de tissage, et la journée répondait à 2 fr. 75 cent. Remarquons encore que, dès 1290, les ouvriers prétendaient recevoir davantage, et que le décret de Jean I" avait été porté en faveur des maîtres. chande, dans les communes où les lignages n'étaient plus privilégiés. De là l'importance que les villes attachaient toutes au droit de pouvoir admettre dans leur gilde des membres nouveaux, aux conditions fixées par l'usage. C'était comme l'anoblissement de l'artisan devenu riche, et nous verrons (au chapitre XXI) qu'il cessait alors de prendre rang dans son métier et de combattre dans l'infanterie, pour devenir poor-ter et guerrier à cheval. D'un autre côté, les descendants appauvris des grandes familles tombaient quelquefois au rang de simples travailleurs, et la séparation des classes était d'autant moins absolue, que les privilèges mêmes des bourgeois les isolaient de la noblesse, pour en faire comme un corps mixte, dont les membres ne tenaient ni à l'aristocratie ni aux serfs 1. Ce fut grâce à ces divers moyens que l'autorité communale réussit pendant longtemps à contenir dans de justes bornes la force et la liberté des masses populaires dont elle protégeait le développement, à conserver dans le mouvement qui en résultait un degré suffisant d'ordre et d'harmonie, à satisfaire ' On ne voulait pas plus permettre à l'homme des communes qu'au religieux d'acquérir de la terre en pays de seigneurie, à cause des exemptions de droits et de service qu'ils étaient fondés à exiger. «Nulle gent d'ordène(du clergé) ne hourgois, de dehoirs nostre terre ne de dedens, ne puevvent acquère biens héritavls. » Willems, VanHeelu, p. 533, et Keure flamande de l'Ammanie de Bruxelles, c. 39.) Cette ordonnance, portée en Brabant en 1292, parait la même qu'une loi de Baudouin de Constantinople de 1202, qui défendait aux bourgeois de Gand d'acheter des terres hors de la ville, et qui, suivant de Meyer, avait pour objet la prospérité du commerce. leurs intérêts légitimes sans les laisser entraîner par leurs passions. Dans cette œuvre si difficile, nous la voyons soutenue le plus souvent par les comtes et les autres souverains. Les archives de nos vieilles cités offrent un nombre extraordinaire d'ordonnances relatives à la draperie, et toutes attestent le soin avec lequel l'équilibre élait maintenu entre les différents groupes dont se composait le métier. Les comtes de Flandre surtout avaient organisé avec ensemble la fabrication du drap dans tout leur pays, de manière à ce que chaque ville fournit une qualité distincte appropriée aux coutumes et aux besoins de certaines classes ou de certains peuples. A Bruxelles et dans plusieurs autres villes, il y avait une magistrature générale pour l'industrie de la laine; et quoique d'abord composée exclusivement de patriciens, elle n'en réglai! pas moins tous les détails de la fabrication, après avoir écouté les compagnons comme les maîtres, ainsi qu'il résulte des plus anciens actes. A Ypres, nous voyons les valets admis à partager la surveillance du travail. Ce dernier règlement, qui date de 1280, divise ainsi les inspecteurs : « Il y aura dans la ville d'Ypres deux voies (c'est-à-dire deux inspections), l'inspeclion du nord et l'inspection du sud. Dans chacune, six maîtres et trois valets 1. » Mais à côté de ces conditions favorables faites à l'ouvrier, il existait, du moins pour les tisserands, des causes sourdes de jalousie contre les corporations marchandes qui les repoussaient. Placés en quelque sorte sur la limite entre la bourgeoisie héritable et la Monuments anciens, t. 1er, p. 079. population ouvrière, puisqu'ils étaient ordinairement les entrepreneurs de la fabrication, ils ressentaient plus vivement que le simple travailleur l'infériorité encore attachée à leur condition sociale. Cette infé- * riorité, dont nous avons exprimé les causes, n'entraînait pas seulement leur exclusion habituelle des honneurs de la cité, mais quelquefois aussi leur dépendance industrielle, en ce sens que les magistrats de la halle étaient choisis dans certaines villes parmi les patriciens de la classe marchande, qui se trouvaient ainsi juges entre eux-mêmes et l'ouvrier. C'est ce qu'on remarque surtout à Bruxelles, où les huit de In gilde formaient le tribunal de la draperie, au grand regret des tisserands. Ils étaient aussi privés dans cette dernière ville de toute distinction militaire, et une ordonnance de 1539 porte défense expresse au doyen et aux chefs de la gilde du drap de camper dans les expéditions à venir auprès des tisserands et des foulons, de leur prêter les valets de cette corporation, ses voitures, ses chevaux ou ses tentes La confrérie privilégiée ne voulait pas subir le contact des bandes populaires, qui cherchaient en vain à se confondre avec elle sous la dénomination commune de drapiers. On connaît cependant quelques exemples d'une fusion pacifique entre ces deux classes hostiles. Nous observons le premier à Malines, où toutes les industries relatives au drap se trouvent réunies en un seul corps, sous la dénomination d'ouvrage de la laine, wolle werke. De même à Namur les drapiers, les ' Luyatervan Rrabant, p. 107. tisserands, les foulons et les teinturiers composaient la hanse, c'est-à-dire la grande association. Mais d'ordinaire, ce fut l'émancipation générale des classes inférieures qui devint le but des gens de la draperie, et ils finirent par inspirer autant de défiance aux vieux bourgeois qu'ils éprouvaient contre eux de jalousie. Outre leur nombre, leur union les rendait plus redoutables que les autres métiers. Ils semblent avoir observé jusqu'à la fin l'antique habitude de faire la collecte, c'est-à-dire de contribuer tous à la formation d'un fonds commun, entretenu par des cotisations individuelles. Dès le temps de Charlemagne, les gildes avaient eu cet usage, et le souverain s'en était ému; car si le trésor de la confrérie était ordinairement consacré à secourir les malades et les pauvres, il pouvait servir de caisse commune à un corps déjà puissant par le nombre et par l'énergie. En Belgique, la contribution des tisserands était hebdomadaire, et nous la voyons défendue dans toutes les ordonnances qui leur sont hostiles. Mais tel était leur attachement à leurs institutions fraternelles que la collecte survécut aux proscriptions, et qu'elle ne parait pas avoir jamais été longtemps interrompue. Ainsi s'était peu à peu développée dans une heureuse obscurité l'espèce d'hommes qui, en réclamant son émancipation absolue, allait exposer nos cités industrielles aux périls des révolutions et aux fléaux des guerres intestines, mais qui étonna l'Europe et conquit une place dans l'histoire en déployant dans une longue suite d'efforts l'énergie qui fait la gloire des races viriles. Les vertus mêmes qu'elle avait acquises dans sa vie de croyance et de travail, la rendaient plus dangereuse dans sa colère. A l'estime que l'ouvrier avait conçue de lui-même, se joignait line haine mortelle de l'injustice et une habitude du devoir qui le faisaient aller jusqu'au bout dans la défense du droit. Trop peu éclairé sans doute pour dominer impunément dans la ville ou dans l'État, il l'était assez pour mesurer l'injure qu'on lui faisait en le retenant dans une sorte d'ilotisme politique. En sortir devint sa grande pensée. Sans exiger pour lui seul la possession du pouvoir, il voulut à tout prix le partager, et pour y parvenir il se montra toujours prêt à recommencer les luttes où avaient succombé ses pères. Prospérité de la draperie en Brabant. — Puissance de l'esprit féoilal dans cette province.— Les Peetcrmanncn de Louvain. — Domination des lignages à Bruxelles au xni* siècle. — Régime communal en vigueur à Louvain dès celte époque. — Son origine. - Hostilité générale des tisserands et des foulons envers les patriciens.— La commune prend un caractère plus modéré sous Jean le Viclorieux. — Concessions de ce prince el île son fils aux métiers de Bruxelles. — Révolte de 1500. — Triomphe des lignages dans les deux villes. — Persévérance des ouvriers. — Leurs clforls slériles à Bruxelles. — Leurs divers succès ù Louvain. — Guerre civile cl ruine des méliers dans cette ville. — La commune bruxelloise se rétablit et se réorganise (H21). CHAPITRE XX. La puissance des métiers en Brabant fut moins générale et n'alla pas aussi loin qu'à Liège ou en Flandre : mais par cela môme qu'elle nous reporte à un état de choses moins avancé, elle répand un grand jour sur les premiers pas de la classe industrielle et nous fait assister en quelque sorte à son émancipation primitive. La draperie était l'industrie dominante dans cette province. On a vu le duc de Louvain repousser de ses États le vaisseau allégorique inventé en 1155 pour l'humiliation des tisserands. Depuis cette époque jusqu'au milieu du xiv" siècle, l'importance de ce grand métier s'accrut ou du moins se soutint. Bruxelles tissait les étoffes les plus fines; Louvain en produisait la plus grande quantité. Dans l'incendie de la halle aux draps de Malines en 1542, on évalua la perte à 14,000 pièces1. Il n'est donc pas surprenant que dans un traité entre le duc Jean III et le comte de Flandre (1559), le pays nous soit dépeint comme rempli d'une nombreuse population à qui les moyens d'existence manqueraient si le commerce et les métiers se trouvaient interrompus. Mais nulle part aussi le pouvoir seigneurial n'avait plus grandi qu'en Brabant. Il n'y avait point là de villes ecclésiastiques, si ce n'est Nivelles, que la protection d'une abbesse ne put pas longtemps ga-rantir. Le sol même de Bruxelles et de Louvain était considéré comme appartenant à diverses races nobles, encore représentées par leurs descendants. Des privilèges obtenus ou arrachés peu à peu par le reste de la population la tirèrent assez lentement de la condition servile, qui était celle des masses. Or cette condition était fort dure dans toute la contrée, les serfs du duc n'élant pas sujets seulement à une redevance fixe comme ceux de l'Église et la plupart des vilains en Flandre, mais bien sujets à corvées et « taillablesà merci. » C'est ainsi que s'exprime encore ' Jean Yillani , Xt, MO , dans te xm® vol. de la collection do Muralori. 2. 10 Jean le Victorieux à la fin du xm° siècle : « Nous pourrons continuer à tailler ceux que nous ou nos ancêtres avons taillés jusqu'ici à notre volonté » Il est vrai que dès cette époque les ducs eux-mêmes avaient accordé aux bourgeoisies certaines franchises. La charte de Vilvorde (1192) exemple les habitants de corvées, excepté pourtant de faucher les foins du prince, et de redevance, excepté la vieille rente due pour les terres et la nouvelle due pour la libertéa. Plus libérales encore, les lois de Tirlemont (1168), de Léau (1215) et plusieurs autres ne laissent plus peser d'exactions sur les bourgeois sans leur consentement. Mais ces concessions émanées du prince ne représentent pas là un droit antérieur des villes. Il n'y a que Louvain qui paraisse avoir eu dès le principe des immunités dues au patronage de l'église principale sur les habitants de la plus ancienne paroisse. Les hommes de Saint-Pierre [Peelermannen, homines Sancti Pétri) forment dans le pays de Brabant une classe à part, qui n'est pas justiciable des éehevins ordinaires et des baronsRemarquons cependant qu'ils ne relèvent pas non plus de l'église elle-même, à laquelle leur nom les rattache évidem- 1 Charte de 1292, citée par Betkens, Preuves, p. 150. 3 Excepta (servili operâ ) de fœno noslro colligendo... cxcepto antiquo agrorum debito, excepto nom liberlatis debito. 5 Les chartes du Brabant flamand et wallou, rédigées en 1292, constatent l'exemption qui existait en leur faveur et ne la suppriment que pour les dettes contractées hors de la ville. Un acte d'Arnold de Wesemale (1240) promet de remettre au duc ceux des Peelermannen qui auront commis quelque crime dans la haronnie de ce seigneur. ment. Ils font partie de la famille du prince, c'est-à-dire des hommes qui le servent (ce qui pouvait résulter du droit de protection que la maison ducale conservait sur l'église après l'avoir jadis dotée). Mais cette famille est d'abord censitaire, c'est-à-dire soumise à une simple redevance, et plus tard libre dans le sens le plus complet du mot L'esprit de la féodalité domine seul dans la législation générale de la province : tandis que les lignages et les « descendants de chevaliers » jouissent de libertés excessives, l'artisan des villes est assimilé au villageois, et le mot même de métier (ministerium et ambachtc) y conserve encore la bassesse de sa première signification, celle de service et dépendance. C'est ainsi que la core ou loi municipale de Bruxelles, rédigée en 1229, oppose naïvement à l'homme bien né, c'est-à-dire issu des lignages, l'homme sans foyer et sans honneur qui vit de son travailet si ce der- 1 M. Piot, Histoire de Louvain, p. 124. 2 Ce passage demande explication. Voici d'abord le texte : a Si occasionc liujus clectionis aliquis vagus vel improbus de quo-cumque of/icin alicui honestœ personœ turpiler obloquitur, si per-eussioncin maxiltœ ind'e rcceperit, pro nihilo habebitur. » C'est-à-dire : si à l'occasion de la keure actuelle une personne d'honneur était injuriée par quelqu'un sans domicile ou sans honneur d'un métier quelconque, et qu'elle lui donnât un coup sur la mâchoire, cela ne sera compté pour lion. —Mais quelles sont ces personnes que la keure actuelle expose à être insultées? Ceux qui l'ont faite, les gens des lignages et les échevins, appelés dans d'autres actes les hommes bons et bien nés (en opposition aux vilains). Voilà sur qui va tomber la colère des manants qui n'ont pas de domicile et des gens qui ne sont pas honorables (les mauvais par rapport aux bons, comme les petits par rapport nier manque de respect à l'autre, il peut être souffleté impunément. « Quiconque l'autre dément, « dit la charte du Brabant wallon (1292), « il doit payer cinq sous. Si un vilain le fait à un chevalier, il est à cent sous : si un vilain le fait à un varlet estrais (issu) de chevalier, il est à vingt sous. » Ainsi l'écuyer noble vaut quatre fois le plébéien : le chevalier le vaut vingt fois. Au milieu de cette barbarie, Louvain, protégée par les privilèges ordinaires des vassaux de l'Église, avait pu acquérir une certaine prospérité. Sans doute les anciennes franchises de ses habitants, dont parle une charte de 1267étaient toutes féodales, puisque les sept lignages patriciens étaient organisés là comme à Bruxelles. Mais toutes les traditions locales représentent comme fort ancien le développement de l'industrie drapière, et nous avons la preuve de son importance dans le premier cri de guerre des princes brabançons : Louvain, au riche duc ! La richesse de chacune de nos vieilles cités étant aux grands). Quant au motif de cette colère, c'est que les plébéiens ont espéré obtenir les mêmes institutions que ceux de Louvain, la commune. On leur répondra par des soufflets. 1 u Nous promettons à nos cliers habitants de Louvain d'observer inviolablcment les libertés, coutumes et droits de leur ville, comme du temps de notre père (Henri III), de notre aïeul (Henri II), de notre bisaïeul (Henri le Guerroycur) et de nos autres prédécesseurs. « (Charte de Jean Ier, jointe aux Gestes de Brabant, p. 664.) Cette énonciation si détaillée fait remonter aux âges primitifs les libertés de la ville. Or l'Église avait reçu ses premiers droits sur l'alleu de Louvain vers 1040 (Minces, Don. piarum, 1. I, c. 62); mais on ne sait pas si les manants de Saint-Pi erre ne datent que de cette époque. la mesure assez régulière de leur force acquise, on ne doit pas être surpris que celle dont l'opulence était déjà fameuse au xn° siècle nous apparaisse transformée en commune dès l'âge suivant. C'est ce qu'on remarque en effet dans quelques actes officiels de cette époque échappés aux ravages du temps, et qui nous en apprennent plus que tous les chroniqueurs sur l'état des choses et des esprits. La première révolution qui donna au peuple de Louvain la supériorité sur les races patriciennes paraît remonter à l'an 1225'. Mais nous n'en avons pas le récit et nous n'en découvrons les résultats avec quelque certitude que par un diplôme de 1254, où le duc Henri Ier parle de la cloche de la commune. La vieillesse de ce prince est une époque assez remarquable par le grand nombre de privilèges accordés aux villes; mais aucun autre, et pas même ceux que Louvain lui devait déjà2, n'approche de celui-ci. Laissons parler le lexte. « Sachez qu'étendant la main sur les saintes choses, nous avons juré et promis par serment à ceux de Louvain que si quelque homme du dehors leur fait injure et ne se soumet pas au jugement des échevins dans les quarante jours, nous nous chargerons de l'y contraindre. Si au bout de quarante autres jours nous ne l'avons pas fait, quoique dûment requis, les maî- ' Divjeks nous apprend qu'il y cul cette année-là deux maîtres à la tète de la ville. Il les appelle en latin consulcs, comme les commoignemeesteren. Ce sont deux patriciens. s La première keure de Louvain, si nous pouvons la nommer ainsi, est de 1211. Plus largeque celle de Bruxelles, elle n'a pourtant pas un caractère très-différent, très de la commune [redores communionis) choisis à cet effet, après avoir consulté le mayeur et les éehevins, sonneront la cloche de la commune, et celui (des habitants) qui ne se rendrait pas au lieu de rassemblement sera puni de cinq sous d'amende. Puis si, après avoir consulté le mayeur et les éehevins, les maîtres se décident à marcher contre l'offenseur étranger, tout habitant devra les accompagner sous peine de vingt sous d'amende. S'ils trouvent leur adversaire, ils l'amèneront à Louvain pour être jugé ; s'ils ne le trouvent pas, de tout ce qui se commettra nous les tiendrons quittes et sans reproche » Trente-six ans plus tard, nous voyons les artisans prendre une part directe au gouvernement de la cité. Il s'est formé un corps composé de deux hommes de chaque métier et de vingt-cinq porte-étendard. Ce conseil du peuple, si nous pouvons lui donner ce nom, ne relève pas des éehevins, mais des jurés, et ceux-ci partagent avec le mayeur et les éehevins la garde des clefs de la ville2. Le duc, qui consent à cette « nouvelle organisa! ion, » recommande pourtant de ne pas prendre la bannière de la ville et les étendards pour sortir des portes sans le conseil des éehevins et des jurés. Il défend aussi de sonner à la légère la redoutable cloche qui appelle les bourgeois à l'assemblée. Ainsi tandis que la législation féodale parait encore exercer tout son empire sur le reste de la contrée, la ville des hommes de Saint-Pierre a devancé 1 Gestes de Brabant, t. I", p. 638. (Comparez la charte de Valcnciennes.) 2 Ibid., p. 66i>, anno 1270. Liège elle-même dans la voie communale. En effet, si nous descendons aux détails de cette organisation de 1267, elle nous montre les plébéiens armés et affranchis. II est évident que les vingt-cinq porte-étendard qui entrent dans le conseil avec les élus de chaque métier sont leurs chefs militaires qui portaient alors en Flandre le nom de capitaines [hooft-mannen) et dont nous verrons vingt-cinq jetés en prison à Bruges avec Pierre de Koning1. Quant à l'autorisation préalable du mayeur et des échevins, on ne peut guère la regarder que comme une simple forme ; car la même charte ajoute : « Les habitants de Louvain pourront se réunir librement et sans reproche, ni pénalité statuée par les uns contre les autres: si quelque chose nuit à l'un d'eux, ils prieront le mayeur d'en juger et tiendront son jugement pour bon2; mais s'il ne jugeait pas, ils iront aux jurés de la ville pour que ceux-ci les assistent et jugent de cette nuisance (,nocumentum) faite à un habitant. » Ainsi la commune se passera au besoin des magistrats du prince et fera elle-même ses expéditions contre les seigneurs voisins s'ils ont enfreint ses privilèges. Comment s'était accompli ce développement si rapide et déjà si menaçant de l'élément populaire? L'histoire l'ignore, et nous n'en pouvons retrouver 1 Ceux de Louvain sont appelés pincelekcnc, nom qui paraît défiguré par le copiste. 2 II faut remarquer ici que le mayeur ne peut juger qu'en citant devant les échevins ceux qui auront nui à la commune : or si ce sont ses adversaires politiques, ils ne reconnaissent pas sa juridiction, et par conséquent ils ne comparaissent pas, ce qui engage aussitôt la guerre. que peu de traces. II semble pourtant que les libertés de la commune lui étaient venues des gens de la draperie : c'était leur cloche qu'elle employait comme sienne1 et qui, après avoir servi de signal à leurs travaux et à leurs assemblées (les commoignes particulières), devenait pour ainsi dire la voix du peuple tout entier. On portait alors à plus de deux mille les métiers à tisser qui se trouvaient à Louvain ou alentour, et comme ce calcul ne comprenait pas ceux qui servaient pour les apprentis, on peut évaluer à six mille le nombre des hommes faits, maîtres et compagnons, qui vivaient du tissage. Un nombre à peu près égal était nécessaire pour les opérations suivantes (foulage, tondage, etc.), et ces deux classes réunies auraient formé, en comptant les femmes et les enfants, un total de trente à quarante mille personnes, c'est-à-dire plus de la moitié de la population que pouvait alors renfermer Louvain 2. On conçoit quelle prépondérance cette nation du drap devait prendre sur les autres classes d'habitants, qui n'avaient ni la même communauté d'intérêts ni la même énergie d'opinion. En effet une seule pensée semble avoir animé alors tout ce qu'on aperçoit de tisserands et de foulons depuis la Meuse jusqu'à l'Escaut: la destruction des privilèges du patriciat. Si leur animosité contre les 1 Histoire de Louvain, p. \;>2. Jean I,r avait renouvelé le droit de sonner la cloche; mais il ne l'avait pas donné, et je crois qu'il faut modifier dans ce sens l'assertion de l'auteur. 2 Divins dit qu'on y compla plus tard 59,1X0 ouvriers, mais sans doute avec les femmes et les enfants : ce résultat ne s'écarterait pas beaucoup des chiffres que nous présentons. classes dominantes n'éclatait pas encore sur tous les points par ces luttes ouvertes que nous avons déjà observées à Huy et à Liège, elle préparait partout le mouvement communal déjàaccompli à Louvain. Aussi rencontrons-nous dans les archives de nos villes industrielles une foule de lettres émanées des magistratures municipales et relatives aux complots des tisserands ctdes foulons, qui semblent avoir été dans un état de suspicion permanente et générale. Les plus anciennes de ces lettres sont de 1242, d'autres de 1249, quelques-unes de 127o; mais toutes parlent le même langage de proscription. Les magistrats n'ont guère trouvé que des suspects et n'ont pu faire davantage que de les bannir : mais qu'importerait l'exil à ces ouvriers indomptables, s'ils pouvaient trouver un refuge et du travail dans les localilés voisines? Voilà ce que les grands bourgeois veulent empêcher. Ils se promettent mutuellement de ne pas recevoir les bannis des cités adjacentes. Malheur donc aux gens de cette classe repoussés du lieu qu'ils habitaient « pour avoir projeté des conspirations1!» Nul ne pourra leur donner asile que pour une seule nuit, et celui qui les admettrait dans un métier perdrait sa maîtrise. En 1274, un traité semblable fut conclu entre Gand et Bruxelles contre « les tisse- 1 Pro meditalo consilio. L'expression peut recevoir diverses interprétations; mais la pièce de 1242 d'où nous ta tirons est suivie de dix promesses analogues formulées en 1249 et qui parlent de machinations contre les villes contractantes. Ces villes sont celles d'Anvers, Bruges, Gand, Huy, Léau, Louvain, Matines, Macstriclit, Saint-Trond et Tirlcmont. (Marshall , Bibl. (lésant, belg., t. II, p. 42.) rands, foulons ou autres habitants, » qui auraient conspiré contre la loi locale. Traqués de province en province, ces champions de l'émancipation populaire ne paraissent avoir vu leur projet réussir et leur espoir se réaliser qu'à Louvain. Mais à Louvain même la commune ne se maintint pas encore d'une manière constante. Entre ces deux actes qui nous l'ont montrée debout en 1254 et en 1270, vient se placer une lettre de 1249 où le mayeur, les éehevins et les bourgeois de la ville, cette fois sans maîtres et sans jurés, promettent à ceux d'Anvers de sévir contre les tisserands bannis. Les institutions plébéiennes avaient donc été renversées pendant cet intervalle. Nous les trouvons également affaiblies ou plutôt tempérées vers 1290, époque où Jean le Victorieux donne de nouveaux privilèges à la ville. Les étendards des métiers ne flottent plus sur le conseil populaire, dont il n'est plus question, et la collecte des tisserands se fait par les agents des magistrats. Cependant les jurés conservent leur part de pouvoir, et pour les affaires civiles les chevaliers de tout le Brabant peuvent être attraits devant les éehevins de Louvain1. Ainsi la démocratie a perdu son attitude d'abord si dangereuse ; mais les droits que réclamait l'intérêt commun de la bourgeoisie lui sont tous restés. A la lutte violente a succédé une sorte de transaction entre le prince et la ville : c'était le seul résultat qui pût être durable. La marche naturelle des choses semblait dès lors 1 Chartes de 1282 et de 1290, à la suite de la chronique de Van IIeelu. conduire à celte transaction dans toutes les villes où la population industrielle était déjà nombreuse et riche. Aussi Bruxelles même nous offre-t-elle à cette époque des franchises accordées aux gens de métier, et l'on peut en suivre l'extension depuis la loi brutale de 1229, si injurieuse pour cette classe d'habitants, jusqu'à l'année 1506, où le peuple devait en venir aux mains avec les lignages. En 1254, un peu après l'expiration de la première keure, votée pour (rois ans seulement, Henri Ier avait rendu la magistrature élective et annuelle, en ajoutant aux sept échevins treize jurés. Mais ce qui donnait à cette institution un caractère oligarchique, c'est que les magistrats sortants élisaient eux-mêmes leurs successeurs. En dépit de cette origine exclusivement patricienne, les jurés ne purent pas encore se maintenir sans interruption. Toutefois l'administration échevi-nale respecta dans les questions d'industrie les droits des ouvriers. Nous l'apercevons réunie au conseil pour régler la fabrication du drap, du consentement général « des maîtres et des valets 1 » (1281). Une charte octroyée neuf ans plus tard autorise les assemblées des métiers « en commune, » mais en exigeant le consentement de l'amman et des échevins. Enfin, l'an 1505, les corporations industrielles assistèrent en armes au siège de Malines, sous leurs propres étendards. Cette dernière circonstance, que les chroniqueurs ne daignent pas remarquer, nous est attestée par un 1 Histoire de Bruxelles, par MM. IIenne etWouTEns, t. Ier,p. 68. On trouvera dans cet ouvrage et dans le Luxjster van Brabant tes actes et les indications qui justifient la suite de notre récit. incident fortuit. Les pelletiers, ayant donné avec vigueur sur une troupe d'ennemis, firent prisonnier un chevalier de Malines. Telle fut leur fierté d'avoir obtenu ce succès qu'ils effacèrent de leur drapeau les emblèmes de leur confrérie pour y placer les armoiries du captif, et ils conservèrent depuis lors son écu de gueules à trois croissants d'argent. Il est probable que les autres métiers ne firent pas moins bien1 : car un acte de la même année contient les promesses du prince « à sa ville et à la commune de Bruxelles « ( Onser s/cidt eude der gemeynte van Brussele). Si le sens de ces mots pouvait être douteux, il s'expliquerait par le préambule d'un compromis enlre les deux ordres, daté du samedi de la mi-carême de l'an 1506. « Nous les sept lignages de la ville de Bruxelles, avec ceux qui se rattachent à nous, et nous les maîtres de la commune, éehevins (élus par le peuple), conseil des jurés, tous les métiers et toute la commune de ladite ville avec tout ce qui en dépend... » A cette classification des partis 011 voit quelle était la lutte : le peuple venait de renverser l'ancienne forme de gouvernement, et il avait institué celle que nous avons déjà reconnue à Louvain. En vain des négociations furent-elles essayées. Les plébéiens parurent, il est vrai, concevoir quelque inquiétude en voyant le duc prendre parti pour ces lignages et jurer de les soutenir. Mais quel que fut Je danger, l'hésitation ne dura qu'un moment, et des actes de violence succédèrent aux tentatives de rap- ' C'était leur première expédition depuis longtemps, car Jean Ier n'avait pas mené d'infanterie à Woeringon. prochement1. Bientôt les patriciens se retirèrent auprès du souverain qui résidait à Vilvorde, et les métiers marchèrent sur cette ville où se rassemblait la noblesse. Ils faillirent s'emparer de Jean II, qui fut abattu de cheval pendant la première attaque ; mais ils lâchèrent pied quand la résistance devint sérieuse. Moins accoutumés que les fantassins liégeois et flamands à soutenir le choc de la cavalerie, car ils n'en étaient qu'à leur deuxième campagne, ils s'épouvantèrent de voir quelques-uns des leurs renversés. L'année populaire se débanda, et la ville ne fut pas même défendue. Le duc y pénétra en vainqueur irrité : il abolit les nouvelles institutions qu'il avait d'abord reconnues, désarma le peuple et relégua hors de l'enceinte de Bruxelles tous les ouvriers du métier de la laine, leur défendant d'y passer une seule nuit, sous peine de mort et de confiscation des biens. Un acte authentique prouve même que plusieurs d'entre eux furent enterrés vifs en châtiment de leur rébellion. Ajoutons toutefois que cet affreux supplice n'avait rien d'inusité : il venait des Germains, qui « ensevelissaient ainsi les êtres infâmes, » et 011 le trouve souvent appliqué en Flandre comme en Brabant. C'était peu d'avoir rétabli les patriciens à Bruxelles, 1 Les tisserands et les foulons étaient encore à la tète de ce mouvement et de la guerre qui en résulta. C'est par inadvertance qu'ils ne sont point nommés dans le récit que nous donnent de cet événement les auteurs de l'Histoire de Bruxelles , puisqu'ils figurent dans tous les passages cités en note, et qu'ils subirent les effets de la réaction, comme le remarquent avec raison MM. Henke etWouTEns. 2. II si on laissait les métiers debout à Louvain. Mais ils n'avaient pas encore assez fortement établi leur puissance pour tenir tête aux patriciens soutenus par le duc. En effet, nous avons déjà vu que les transactions précédentes partageaient assez également le pouvoir entre les deux partis. Or, de ces deux partis, l'un, composé d'une multitude aveugle, n'était jamais uni que par l'oppression. Une fois affranchis, les métiers se divisaient entre eux, n'ayant pas tous les mêmes intérêts, se trouvant même quelquefois en opposition ou en rivalité. Ils s'affaiblissaient donc après chaque victoire, phénomène qu'on observe également dans les guerres civiles de Flandre. Les lignages au contraire, forts de leur organisation antique et n'ayant qu'un seul et môme intérêt quand les guerres privées ne les déchiraient point, ne pouvaient manquer de reprendre l'avantage à l'aide du temps. Ce n'était rien pour eux d'avoir été vaincus tant qu'ils n'étaient pas détruits, et loin de les détruire on leur avait laissé presque tous leurs privilèges. Il 11e leur fallait donc qu'une occasion pour ressaisir l'autorité qu'ils avaient perdue. Soit que les petites gens n'eussent pas prévu le danger, soit que leurs divisions les eussent mis hors d'état de se défendre, ils tombèrent cette fois sans avoir lutté. Quelques troubles qui avaient éclaté dans la ville, mais que le patriciat sut étouffer avant que la résistance fût sérieuse, devinrent l'occasion de leur perte1. Aussitôt après, l'organisation communale est 1 C'étaient encore les tisserands qui avaient pris l'initiative, comme il résulte des termes de la cliarte de 1506. « Aile saken de nouveau mutilée, et l'on voit Jean III interdire à toutes les corporations ouvrières de tenir assemblée sans la permission des magistrats. La même charte défend aux gens de métier de garder des armes sous peine de perdre la vie et les biens. Ils ne pouvaient pas même se trouver réunis au nombre de quatre sans encourir le dernier supplice. Ces mesures rigoureuses étaient sollicitées par la bourgeoisie et octroyées à la ville à titre de faveurs. Les patriciens d'Anvers, avertis sans doute par l'exemple des commotions qui avaient agité les cités voisines, allèrent jusqu'à demander et obtenir que le duc s'interdit le droit d'accorder des franchises aux métiers. « Nous promettons, dit cet acte curieux, que nous ne donnerons aucune liberté à aucun métier dans notre port d'Anvers : mais nous voulons qu'on observe à cet égard les usages anciens, suivant le bon plaisir et l'arbitrage (no goed dunkene) de l'écoutète et des échevins. » L'effet de ces mesures répondit au but que la grande bourgeoisie s'était proposé : les ouvriers ne remuèrent plus de longtemps, et comme d'autre part l'intérêt commercial dirigeait aussi les patriciens, la draperie fleurit encore. II ne restait donc plus rien des communes en Brabant, que l'idée qui devait s'en conserver dans la mémoire des masses. Mais le pouvoir d'une idée pareille se trouva au-dessus de l'atteinte des glaives. L'histoire du xiv° siècle n'a rien de plus extraordinaire que la persistance des tisserands et des foulons de . a C'est ce qui résulte de l'article suivant de la loi de I30i Si un échevin meurt, les autres choisissent sou remplaçant, s'il est des métiers, parmi les métiers; s'il est bourgeois, parmi les bourgeois. » (Wabnkonig, t. Il , p. 151. n" 18.) campagnes renfermaient des populations nombreuses, soumises jusqu'alors au régime seigneurial, et qu'une brusque émancipation devait jeter dans l'anarchie. Elles avaient été contenues par la force ou le prestige de la noblesse, de la fortune, de l'habitude; mais après la part qu'elles venaient de prendre à l'affranchissement du pays, il n'y avait plus rien qui leur parût au-dessus d'elles. Un État, et surtout un État tel que ceux du moyen âge, est un composé de parties diverses qu'unissent des liens nécessaires. Aucune de ces parties ne peut s'étendre ou se transformer brusquement, sans que les autres souffrent ou du choc qu'elles éprouvent ou du déchirement qui s'opère. Mais la marche inégale des idées, de la civilisation, de la richesse ne fait point mûrir en même temps pour les mêmes institutions les différents groupes et les classes diverses. La féodalité, dont les traces pouvaient déjà s'effacer dans les villes les plus florissantes, était encore le principal lien qui rattachât cet ensemble de seigneuries dont se composait le comté, et cet ensemble do provinces dont se composaient les royaumes. En construisant trop vite la commune, les plébéiens détruisaient l'ordre politique qui régnait encore sur là société. De là les scènes de violence et de confusion qui allaient bientôt succéder aux jours de gloire et donner à l'énergie des masses un emploi souvent funeste. Dans les cités mêmes, la classe ouvrière se trouvait dans une disposition d'esprit extrêmement dangereuse. Elle éprouvait ce besoin d'agitation qui suit encore longtemps les grandes secousses, et bientôt 2. 15 son caractère moral et religieux parut s'altérer profondément , car la vertu des peuples n'est pas à l'épreuve des entraînements et des passions. En voici un exemple étrange. Guillaume de Saflinghen, frère convers (laïque) de l'abbaye de Ter-Does, s'était signalé à Courtrai où son goedendag avait fait merveilles. En 1508 une mesure de discipline fit rentrer dans l'intérieur des couvents ces membres laïques qui jusqu'alors avaient été chargés de la culture des biens ruraux, et frère Guillaume, à qui la clôture convenait peu, se prit de querelle avec ses supérieurs, porta un coup terrible à son abbé, tua un des plus anciens moines, et, se réfugiant dans le clocher, y soutint un siège contre les gens du couvent et du village. A cette nouvelle, Jean Breydel, un fils de Pierre de Koning et quatre-vingts hommes de la commune, sortent de Bruges, attaquent et dispersent les assiégeants, et ramènent en triomphe le meurtrier sacrilège qui avait été leur compagnon d'armes \ L'année suivante, Jean Breydel tua de sa main Gilles de Klercq, qui était le conseiller principal du comte de Flandre et qu'on accusait de lui avoir suggéré des actes destinés à réprimer la liberté populaire. A cette époque, dit le chroniqueur, « les gens des communes dans les villes et dans les campagnes haïssaient tous les nobles et les riches, craignant d'être réduits à la servitude par leur union. » Les effets de cette haine se manifestèrent un peu plus tard -, sous le règne du comte Louis de Nevers. 1 Corpus chron. Flandrien, t. Ie"1, p. 450. 2 La chronique du frère mineur s'arrête à l'an 1510. 11 parait On vit alors les habitants des campagnes dans le Franc de Bruges raser et brûler les demeures des nobles, « parce qu'il n'était pas bon qu'ils eussent au milieu du pays des forteresses qui leur permettraient de tirer plus tard vengeance du peuple. » Dans tout le pays du Franc, les petites gens s'unirent contre les seigneurs, et la ville de Bruges fit la guerre au comte et aux Gantois qui avaient pris son parti. Le caractère de la lutte était sinistre, et tel à peu près que dans les plus mauvais jours des révolutions modernes. « Toi, disait quelquefois la foule à un riche, tu es plus porté pour les seigneurs que pour les petites gens du travail desquels tu vis 1.» C'était un arrêt de mort. Un des capitaines de Bruges, appelé Jacques Beyt, s'était rendu fameux par des cruautés de ce genre, et par son impiété. « Je voudrais, disait-il, qu'il n'y eût plus au monde qu'un seul prêtre et qu'il fût suspendu en l'air (au bout d'une corde).» — «Cette peste se prolongea pendant deux ans, ajoute le chroniqueur, et la violence en fut si grande que les hommes étaient las de vivre ! » Ce n'était plus une guerre politique, mais une guerre sociale. Le peuple victorieux détruisait, il n'organisait rien. Un moment les Brugeois nommèrent un ruwaert ou protecteur de Flandre (comme on créait des mambours à Liège) ; c'était Robert de Cassel, prince ambitieux et déloyal, qui avait essayé naguère d'usurper le titre de comte avec donc n'avoir pas ctc témoin des orages qui éclatèrent ensuite, ce qui rend d'autant plus remarquables ses observations sur l'esprit du peuple. 1 Chron. comitum FL, p. 188. l'appui de la France; mais il trahit bientôt les communes qui l'avaient repoussé autrefois et qui n'obéissaient en réalité qu'aux chefs populaires. Ces chefs, entraînés par les passions mêmes qu'ils excitaient, montraient un dévouement fanatique à la cause des petites gens, qui était à leurs yeux celle de la patrie; mais on n'aperçoit derrière leurs vengeances aucune combinaison politique qui pût remplacer le régime seigneurial. Un moment les villes de Gand et de Bruges s'étaient liguées sous prétexte de maintenir la paix publique, et en réalité pour assurer le trône au prince de leur choix (Louis de Crécy). Mais cette alliance passagère ne put se consolider, et la guerre des deux villes prépara la défaite des Brugeois par l'armée de France qui accourut enfin au secours du comte et de la noblesse. La bataille de Cassel, où l'oriflamme triompha (1528), fut le tombeau de cette liberté anarchique qui menaçait de perpétuer la guerre civile. Là finit l'histoire politique de la commune de Bruges ; mais il y aurait injustice à ne la considérer que dans ses désordres. Après tant de violences punies par des châtiments plus horribles encore (car le comte Louis fut sans pitié), l'organisation communale s'acheva en se régularisant, et la ville se trouva en possession d'une forme de gouvernement admirable. Les deux bourgmestres devinrent les présidents, l'un de l'échevinat, l'autre du conseil. La milice des poorters conserva ses capitaines, celle des métiers passa sous ses gros-doyens (zwcter-dekens). Chaque administration eut ses magistrats, chaque corporation ses chefs, et il sortit des épreuves tumultueuses du xtv0 siècle une cité dont la forme était pleine de sagesse et d'harmonie \ Où cesse l'histoire populaire de Bruges, celle de Gand commence ; car la croissance des deux villes n'avait pas suivi la même marche. Le premier signe de force auquel on reconnaisse l'ancienne importance des métiers de Gand est une émeute ou plutôt une révolte qui avait éclaté dans cette ville en 1164. Les tisserands, les foulons, les poissonniers et les bouchers (c'est-à-dire les quatre métiers principaux) avaient pris alors les armes, et il avait fallu l'intervention armée du comte pour les réduire. Quoique les détails nous manquent sur cette vieille insurrection, elle atteste du moins, chez les corporations révoltées, les moyens de se faire craindre. Mais le résultat leur fut défavorable ; car les chartes obtenues peu après par les Gantois sont exclusivement l'œuvre de la haute bourgeoisie, qui ne veut de privilèges que pour l'homme héritable 2, c'est-à-dire le possesseur de biens-fonds. Qu'on ne se figure pourtant pas que cette classe elle-même représentât le principe féodal, comme les lignages du Brabant. Les biens s'acquéraient aussi 1 La traduction de l'ouvrage allemand de M. Warnkônig com- plétera bientôt les données que nous possédons sur cette muni- cipalité modèle, le savant traducteur de ce précieux ouvrage pouvant mieux que personne en combler les dernières lacunes. 5 L'art. 1" de la loi sur les plaids en matière mobilière porte « qu'un homme ne peut rendre témoignage relativement à une dette sans posséder héritablement trois fois la même somme (1218). » Les bonnes gens de la ville, dans les chartes de celte époque, sont les hommes adherités. librement que possible \ et nul privilège de caste ou de famille n'empêchait le plébéien ou l'étranger de devenir bourgeois héritable quand le travail l'avait enrichi. La seule prérogative des plus anciennes races nobles, les Sersanders, les Sersymoem, les Borluut et les Bette, avait été, disait-on, d'être d'abord appelées exclusivement à l'échevinat. Mais cette tradition même, qui se rapportait à une époque reculée où le nombre des échevins aurait été de huit, n'a aucun caractère de certitude. Au contraire, la première forme connue de l'administration communale se composait de treize échevins et d'un conseil de juréss. Gand avait donc possédé d'abord les mêmes éléments d'organisation populaire que les grandes cités de la Belgique méridionale, et le nom de jurés, que nous n'avions pas aperçu à Bruges, nous indique la vieille origine des institutions à la faveur desquelles la commune avait grandi. Mais ce nom s'efface à partir du xiii" siècle, et on devait s'y attendre puisque l'émeute de 1164 avait amené le triomphe des grands bourgeois. En 1225 il existait encore un conseil : en 1250 on ne trouve plus que des échevins ; l'aristocratie marchande avait repris à elle toute l'autorité. C'est sous le nom des XXXIX que l'usage désigna les magistrats gantois de cette époque, représentants des principales familles de la haute bourgeoisie et gardiens zélés de ses intérêts. Ils formaient trois 1 Tel est le sens de l'art. 19 de la loi de 1192, qui interdit le mirait lignager. 2 Les jurés apparaissent en 1183 dans un acte passé par le comte devant les échevins et devant eux. Les conseillers sont encore nommés en 1223. classes de treize membres, dont une chaque année occupait l'échevinat, une autre tenait lieu du conseil, et la troisième restait sans fonctions actives. Comme elles alternaient régulièrement entre elles, qu'elles ne rendaient de comptes qu'à elles-mêmes et qu'elles se recrutaient à leur gré, elles constituaient en quelque sorte un sénat indépendant, sous l'autorité duquel la ville demeura jusqu'à la fin du siècle. La gilde des marchands (commans guide) devint alors si puissante qu'en 1275 la comtesse Marguerite, dans un essai de réorganisation de la commune, crut pouvoir stipuler que tout échevin devrait être membre de cette corporation, comme ceux de Bruges l'étaient de la hanse de Londres. Mais en vain cette princesse essaya-t-elle de casser les XXXIX; ils lui contestèrent le droit d'affranchir la commune de leur gouvernement et le roi de France maintint leur privilège. Les petits métiers, qui les craignaient, supportaient le joug avec patience; les tisserands et les foulons, assez forts pour leur inspirer des inquiétudes, avaient été divisés par voisinages et placés sous des chefs différents (1280). Cependant l'indignation du peuple, livré sans garanties à une magistrature inamovible, devait renverser à la fin ce pouvoir si fortement appuyé. Chose étrange, ce fut le roi de France qui, pendant l'occupation de la Flandre par ses troupes, consentit à mettre en arbitrage les griefs des métiers et les titres des XXXIX. On vit donc comparaître devant les gens du roi à Lille, d'une part les échevins et les francs-marchands qui les soutenaient, de l'autre la commune qui les accusait de dilapidation et d'abus d'autorité. L'instruction leur fut défavorable, et un arrêt de 1501 créa pour les remplacer deux bancs, l'un de treize échevins, l'autre de treize conseillers, qui devaient être élus chaque année par quatre électeurs du roi et quatre commissaires de la ville. C'était donner gain de cause aux petites gens, et ils se tinrent si bien pour satisfaits, que cet ordre de choses se perpétua depuis. Cette satisfaction accordée aux ressentiments du peuple explique la facilité avec laquelle les grands bourgeois purent retenir la commune dans le parti du roi quand les plébéiens de Bruges se soulevèrent. Il n'y eut donc à la bataille de Courtrai qu'un petit nombre de Gantois, hardis volontaires qui bravaient la défense des magistrats et le ressentiment du parti qui dominait encore. Mais quand la défaite de l'armée française eut abattu la bannière des Lis, la bourgeoisie héritable se trouva vaincue du même coup. Les petits, qu'une longue dépendance avait irrités, ne se contentèrent pas d'amoindrir ses privilèges; ils la frappèrent au cœur en lui ôtant son existence politique. La classe des poorters fut supprimée, et la ville divisée en trois membres : les tisserands, les métiers ordinaires ou petits métiers, et les foulons. On ne peut préciser ni l'époque ni les détails de cette grande mesure, qui, ramenant toutes les classes au même niveau, donna pour base à la cité l'égalité de droits de tous les habitants. A plusieurs reprises les poorters furent reconstitués en corps, et plus d'une fois aussi on les supprima. C'était un corps vivace et dont l'existence se fondait sur l'ordre naturel des sociétés, puisque l'inégalité de richesse met autant et plus d'intervalle entre les hommes que la diversité des professions. Il finit donc par reprendre sa place : mais après avoir combattu pour garder la vie, il n'aspira plus à la domination, et la grande bourgeoisie de Gand ne fut plus que le premier corps du peuple. Aussi les éehevins nobles ne prirent-ils jamais depuis ce temps les titres qui pouvaient leur appartenir comme seigneurs ou chevaliers : leur nom n'est pas accompagné des mots de messire et de heer: 011 écrit Simon Borluut, Pierre Sersanders, sans plus de façons que Jean le Tricoteur, Jacques Cassepot. Dans la forme primitive de ce système plébéien d'organisation communale, les treize éehevins, tous élus par le peuple, devaient être pris en nombre à peu près égal dans les trois classes, ainsi que les conseillers qui formaient le second banc de l'échevinat : sur treize magistrats, cinq étaient choisis par les tisserands, quatre par les petits métiers et autant par les foulons. Dans les expéditions militaires, chaque membre marchait au combat sous sa propre bannière, et conduit par son doyen électif1 : mais tous étaient subordonnés aux capitaines de la ville, nommés par l'assemblée des habitants et qui obéissaient eux-mêmes à celui qui obtenait le commandement général (belcet). Ainsi l'unité du pouvoir se trouvait combinée avec la liberté des choix. Les comptes de la commune semblent indiquer qu'en général les tisserands formaient près du tiers de la milice, les fou- 1 M. J. DEwiNTEna cité, dans son discours sur Van Artevelde, un fragment des comptes de la ville de 1514 où ce point se trouve établi (p. Ions environ le cinquième, et les autres métiers un peu moins que la moitié. Quant aux anciens bourgeois héritables, ils s'inscrivirent probablement alors dans les diverses corporations ouvrières, soit qu'ils exerçassent une industrie ou que ce fût une affiliation purement nominale : car nous trouvons plus tard presque toutes les grandes familles réparties dans les métiers Cette réorganisation de la commune, qui nous offre sans contredit la combinaison politique la plus neuve et la plus forte que le parti populaire eût encore essayée, était en vigueur en 1514, et tout indique qu'elle datait déjà de dix à douze années. On croirait que cette réorganisation de la cité dans un sens démocratique aurait dû la livrer à la domination des masses : ce fut précisément le contraire qui arriva. Le parti populaire, qui avait le dessus vers 1514, comme l'indiquent les actes de l'époque, fut complètement vaincu un peu plus tard (1520), et la classe béritable redevint maltresse de la ville sous la nouvelle forme de gouvernement comme sous l'ancienne. Or ce n'est pas en Flandre seulement que nous observons ce résultat inattendu : la même chose arrivait à Liège presque au même moment. En effet, dès que la paix .d'Angleur eut statué que tous les 1 Je remarque dans un inventaire des archives de l'ancienne chamhrc des comptes de Lille (Dierickx,Lois des Gantois, 1, 386) que Waleran de Fauquemont s'étant fait inscrire parmi les poorters en 1179, les magistrats lui assignèrent une pension pour l'honneur qu'il avait fait à la bourgeoisie. Ainsi l'usage des affiliations nominales était déjà établi. Mais ces affiliations étaient encore peu nombreuses, à en juger par d'autres actes. membres du conseil appartiendraient aux métiers (1513), les grands parvinrent à se faire élire gouverneurs et représentants des frairies, et il fallut, pour balancer leur influence, écrire dans une série de nouvelles lois que les petits formeraient la moitié de l'assemblée1. L'histoire des anciens peuples est pleine d'exemples pareils : chaque fois que le patriciat romain avait désarmé la colère des tribus en leur accordant leur part de droits, elles lui laissaient reprendre la direction de l'État. Mais à Gand la violence signala le retour de ce parti au pouvoir. C'était pendant les guerres civiles qui précédèrent la bataille de Cassel, et les petites gens étaient portés pour la cause des communes. En 1526, les tisserands furent accusés de conspiration : ils s'entendaient, disait-on, avec les Brugeois contre le comte et la bourgeoisie. Considérés comme traîtres, ils furent pour la plupart bannis de la ville : leur métier perdit son rang, et comme on ne le voit point figurer dans les expéditions des années suivantes, tout porte à croire qu'il avait été désarmé. De là sans doute les profonds ressentiments qui éclatèrent plus tard : l'exil d'une partie de cette grande corporation, la dégradation du reste, était une de ces offenses dont le souvenir se transmet des pères aux fils. La vengeance ne tarda pas longtemps, et nous en voyons déjà éclater les présages en l'année 1555, à l'occasion d'un simple abus de pouvoir. Un tisserand avait été surpris l'épée à la main par les valets du 'Ainsi statuent les paixdeWiliogne (1528) et de Vottem(153l), ainsi que la lettre de Saint-Jacques (1545). bailli. Ils allaient confisquer cette arme, quand un autre bourgeois ( Guillaume Van Artevelde, cousin de Jacques) s'y opposa en déclarant qu'elle était à lui1. La foule s'émut et les valets cédèrent. Mais le lendemain ceux qui avaient pris part à la résistance furent emprisonnés. Alors les masses se soulevèrent, on força la prison et les éehevins fui ent assaillis de cris menaçants. Le prince n'osa cette fois soutenir les magistrats, et l'affaire fut étouffée au prix de quelques concessions. Mais si les concessions pouvaient apaiser des émeutes fortuites, il se présenta bientôt des causes si graves de dissidence entre le peuple et le souverain que de part et d'autre il y allait presque de l'existence. Le comte, que l'armée française avait replacé sur le trône en 1526, et dont l'appui du roi faisait encore la principale force contre le pouvoir des villes, était par là même obligé de se jeter entièrement dans les bras de la France, et de la soutenir à son tour dans la guerre qui se préparait entre elle et l'Angleterre. Il ne lui était donc pas possible d'aspirer à l'indépendance politique, ni de maintenir pendant le conflit des deux nalions voisines la neutralité qu'eût exigée l'intérêt du pays. Cependant la prospérité des villes et de la classe ouvrière exigeait cette neutralité, qui était le rôle naturel de la Flandre, et qui seule pouvait sauver son commerce et son ' M. Edwabu le Glay, qui a fait connaître cet épisode curieux, ne dit pas si l'épée était saisie parcc qu'elle était portée, par «" tisserand. Mais je n'hésite pas à le croire d'après les circonstances. industrie. Une rupture avec l'Angleterre devait être d'autant plus désastreuse que ce royaume, dont les marchés étaient ouverts aux produits flamands, fournissait presque toute la laine nécessaire à la draperie. Enlre les devoirs féodaux du comte et de la noblesse flamande qui devaient service à la couronne, et les nécessités commerciales des communes que la guerre devait ruiner, une seule transaction semblait possible : c'eût été de séparer la cause du prince, qui pouvait marcher au secours du roi avec ses hommes de fief, de celle du peuple qui serait resté neutre. Mais Louis ne voulut rien retrancher de ses droits comme seigneur du pays, ni de son obéissance comme vassal du monarque. La noblesse fit en général cause commune avec lui : elle eût déserté son drapeau en se séparant du souverain. Mais la souffrance souleva les populations industrielles, et cette fois les armes royales ne devaient plus les écraser : car l'épée de l'Angleterre allait balancer celle de la France. La voix qui dans celte grande occasion appela aux annes Gand et la Flandre, fut celle de Jacques Van Artevelde, bourgeois héritable, entré dans le métier des brasseurs par son mariage avec une femme dont la famille exerçait cette profession, sage homme, de l'aveu du courlisan Froissart, penseur hardi, rude champion, qui plus d'une fois tira son épée dans l'intérieur de la ville comme au dehors. Les Gantois, réunis au son de la cloche sur la place du Grand Marché, le nommèrent capitaine et lui donnèrent le commandement de la ville (1557). La noblesse se réfugia dans quelques places fortes; les cités accueil--2. 11 liront l'armée de la paix et de la commune : le comte ne sut ni combattre ni négocier. Àrtevelde est un géant porté sur les épaules d'un peuple, et qui de ce peuple fit une armée1. Remarquons seulement que la juste célébrité de ce grand homme a fait trop souvent attribuer à lui seul la révolution plébéienne ci laquelle il prit une si large part. Au point où les choses en étaient venues, son influence personnelle ne fit qu'ajouter à la force d'un parti déjà ancien et dont il continuait l'œuvre. Fils d'un drapier 2, il eut partout les tisserands pour soldats et accomplit avec eux ce qu'ils avaient essayé avant lui. Leur réhabilitation à Gand coïncida avec son élection. Nous les voyons depuis lors reprendre leur rang et leurs armes, et à mesure que l'autorité d'Artevelde se prolonge et s'étend, l'empire des métiers dans la ville et dans le pays devient plus irrésistible. Ce n'est donc point l'ascendant fortuit d'un génie audacieux qui vient à cette époque rendre aux métiers et aux corporations leur prépondérance dans la cité : ce n'est point autour d'un seul homme que se groupent les milliers de combattants qui se lèvent à sa 1 Les lecteurs de la Bibliothèque Nationale peuvent consulter sur ses expéditions du Ilainaut et de Tournai le deuxième volume de 1*Histoire de Flandre, par SI. Gens, cliap. XVII, p. KM. * M. J. Dewinteii en a donné los preuves (ouvrage cité, page 20). M. Kervyn croit même que c'est au grand Artevelde que s'appliquent quelques notes de fournitures de draps, mentionnées dans les registres de la commune. D'autre part il est bien établi que cette famille, riche et considérée, louchait de tous côtés à la noblesse. voix : c'est la pensée populaire qui poursuit son cours naturel et qui se trouve cette fois favorisée par les circonstances. En effet, quand nous examinons dans les actes de l'époque l'organisation de la commune gantoise après le triomphe complet de son chef, nous n'apercevons aucune institution nouvelle, aucune mesure qui n'ait des précédents connus, aucune réforme qui ne date de la révolution de 1502. Ce qui est dû à Van Arte-velde, c'est le retour à l'esprit de ces institutions qui avaient été faussées par la grande bourgeoisie. Sous lui, les poorters se confondent de nouveau avec les métiers, les tisserands sont remis à la première place et l'assemblée générale des habitants reprend sa souveraineté naturelle. Le principe communal reçoit son application la plus étendue; d'une part tous les échevins sont nommés directement et annuellement par le peuple, de l'autre les commandants militaires peuvent être élus ou cassés par lui à chaque occasion. En outre, les corporations ouvrières jouissent d'une indépendance presque absolue. Elles exercent leur juridiction sur tout ce qui se rattache à elles; leurs chefs les réunissent, les arment, les conduisent; nous les verrons bientôt se faire droit par elles-mêmes, et mettre leurs piques dans la balance à côté de leurs privilèges. Quand le temps et l'habitude eurent adouci ce qu'il y avait de rude et de tumultueux dans le jeu de ces institutions plébéiennes, elles se trouvèrent bien moins violentes qu'on ne l'aurait cru d'abord. L'ordre est un besoin de la nature humaine, et le temps y conduit ou y ramène toutes les sociétés. Aussi les Gantois apprirent-ils peu à peu à faire de ces libertés extrêmes lin usage plus modéré. Mais dans le principe l'effervescence des esprits, jointe à la nouveauté des choses, était une cause fatale d'agitation. Artevelde lui-même eut besoin, pour se maintenir au pouvoir, d'une vigueur extrême et d'une activité incessante : car il jouait sa vie ou sa liberté à chaque orage. Son gouvernement, comme celui des démagogues antiques, était un combat perpétuel, et il faudrait peut-être remonter jusqu'au temps d'Athènes pour trouver dans l'histoire un autre exemple d'une grande cité constituée sur des bases aussi mobiles. Mais l'influence personnelle des grands bourgeois de chaque métier finit sans doute par servir de contre-poids à l'élément plébéien, puisque nous voyons cet ordre de choses maintenu dans la suite, non sans danger, il est vrai, mais aussi non sans gloire. Restait l'organisation du pays, et c'était là que la difficulté se trouvait la plus grave. Nous avons déjà dit que les anciennes châtellenies de Flandre voyaient marcher sous leur bannière les milices des cantons environnants. Les cités s'emparèrent dans la suite du commandement qu'avaient eu les châtelains, par une simple conséquence du vieux système de la levée en masse des populations dans chaque district pour la défense du pays. Pour donner plus d'unité à ce commandement militaire, il ne fallait que subordonner les villes entre elles, et ce fut là que tendirent les efforts d'Artevelde et de son parli. Ils voulurent abaisser les communes du second ordre au niveau des plus petites, afin de concentrer la puissance réelle dans les trois cités principales, dont toutes les autres auraient suivi le drapeau : c'étaient Gand, Bruges et Ypres. Ainsi auraient été appliquées au gouvernement plébéien les anciennes lois organiques de la Flandre féodale; les magistrats, élus par les petites gens, se trouvaient substitués aux officiers du seigneur, et le vieux comté se transformait pour ainsi dire en république fédérale. Rien n'indique pourtant qu'il entrât dans la pensée du capitaine gantois d'anéantir la souveraineté du prince; mais elle se serait trouvée contenue dans tous les cas par la puissance communale élevée au même niveau. On peut résumer en deux mots le système auquel conduisait ce démembrement de la domination prin-cière : c'était une fédération de démocraties, telle qu'on en trouve quelques-unes dans les vieux pays germaniques. Mais la Flandre n'offrait pas seulement des cantons agricoles, dont les besoins simples pussent être confiés à une souveraineté locale : ses villes de commerce et d'industrie, où s'agitaient des intérêts puissants, divers, et souvent rivaux, renfermaient des populations aussi difficiles à satisfaire qu'à contenir. Il était donc plus nécessaire là que partout ailleurs de placer au-dessus de chaque fraction de l'État un pouvoir général qui empêchât toute lutte, tout déchirement. C'est ce qui manquait en l'absence du comte. Aussi les obstacles que devait présenter la mise en pratique d'un gouvernement aussi divisé ne tardèrent-ils pas à se manifester de toutes parts. Pendant qu'Artevelde travaillait à établir l'union entre les villes, et la subordination des petites aux grandes, tâche plus rude qu'on ne semblait l'avoir prévu, ces populations souveraines, qui avaient acquis le droit M, d'élire leurs magistrats et ceux du pays, tombaient dans les divisions que rendait inévitables la diversité de leurs intérêts. Les grandes communes firent la guerre aux petites, et les forts aux faibles, pour étouffer la concurrence industrielle. Les drapiers d'Ypres attaquèrent ceux de Poperinghe; Gand ferma les ateliers de Termonde. Bientôt la division s'étendit aux divers ouvriers de la même industrie, et les tisserands trouvèrent des ennemis acharnés dans les foulons. Les éehevins et Artevelde lui-même n'étaient plus assez forts pour que leur intervention pût calmer les masses. Tandis qu'ils envoyaient dans les localités voisines des dépulations chargées d'y réconcilier les professions ennemies, ils se voyaient débordés à Gand même par les partis furieux, et le 2 mai 1545, les deux métiers des foulons et des tisserands se livrèrent bataille sur la place publique. Quelques récits placent Artevelde parmi les combattants; d'autres laissent croire qu'il borna ses efforts à les séparer; mais tous reconnaissent que rien ne put contenir les deux corporations rivales, que leurs doyens conduisirent à la mêlée sous leurs vieilles bannières fraternelles. Une partie des foulons périt et le reste semble avoir été désarmé après la bataille; mais les haines civiles survivent aux défaites, et nous verrons plus tard les tisserands écrasés à leur tour. Jacques Van Artevelde semble avoir compris alors qu'il fallait un pouvoir moins précaire que celui des élus des métiers pour contenir des masses encore incapables de se diriger elles-mêmes et de s'arrêter au bord du précipice. Il fit des efforts pour rendre à la Flandre un souverain, et négocia dans ce but avec le comte Louis, dont il avait toujours voulu borner mais non détruire l'autorité légitime. Rebuté par la défiance et les hésitations de ce prince, il tourna les yeux vers le roi d'Angleterre, dont le fils aurait pu devenir pour les Flamands un seigneur plus redoutable. Mais au premier soupçon de son dessein, les tisserands l'accusèrent de perfidie, et il fut massacré par quelques-uns d'entre eux. Les chroniqueurs contemporains ont imputé ce meurtre au parti du comte; mais le doyen Gérard Denys, chef des meurtriers, fut aussitôt chargé du commandement de la commune, et se montra l'adversaire le plus opiniâtre de la restauration. Il faut donc admettre, avec le judicieux de Meyer, que c'était l'esprit de faction qui avait animé l'assassin. Sans doute Arlevelde, après avoir donné aux métiers une prépondérance excessive, s'était trouvé dépassé par des chefs plus violents qui, dans leur passion aveugle, avaient pris pour un acte de trahison ses efforts pour rétablir l'ordre. Sa mort acheva de détruire la partie la plus vaste et la plus hardie de son œuvre, celle qui transformait le comté en association de communes. Mais, dans le cercle de la cité, l'organisation à laquelle il avait concouru se maintint et demeura stable. C'était là, comme nous l'avons déjà vu, le seul terrain propice à la puissance des corporations. Elle s'y perpétua, moins par le concours des circonstances que par sa force intrinsèque : car la fortune et la sagesse manquèrent aux chefs suivants. La domination des tisserands et des foulons, qui semblent s'être encore associés dans leurs haines politiques, se prolongea pendant quelques années, et les dissensions ne firent qu'augmenter. Oui aurait pu croire alors, s'écrie un auteur du temps, que ce peuple devait un jour rentrer en lui-même, « ces Flamands rebelles et sans raison, voulant tantôt une chose et tantôt une autre, toujours prêts à prendre les armes, n'obéissant qu'à leurs élus, et autant qu'il leur plaisait, troublant le monde, indifférents à l'excommunication et ne craignant pour ainsi dire personne1? » Mais la désunion et la lassitude affaiblirent rapidement le parti populaire. Les petites villes ne demandaient qu'à se soumettre au souverain, et la plupart des métiers finirent par exprimer le même vœu. Les tisserands de Gand, successivement abandonnés par les bouchers, les poissonniers et par divers autres états, puis enfin par les foulons, se rendirent les derniers. Mais leurs chefs les plus opiniâtres avaient dit hautement qu'ils ne voulaient d'autre cimetière que le marché du Vendredi, et ce fut là qu'ils périrent en effet, les armes à la main (le 15 janvier 1549). Gérard Denys fut au nombre des victimes de cette journée. Après tant de désastres et la ruine apparente du métier le plus remuant, on s'étonne presque de voir les Gantois retrouver encore du sang et des forces pour les guerres de la génération suivante. Mais tel devait être l'effet des institutions qui donnaient aux métiers, et en particulier aux tisserands, une influence si remarquable sur les destinées de la commune. Ces masses si fortement organisées, qui se mettaient en mouvement comme un seul homme, n'étaient pas 1 /Egidius-li-Mi'isis. (Corp. çhron. Flandr., t. II , p. 289.) moins indomptables qu'indestructibles. On a vu (au commencement de ce chapitre) qu'elles se redressèrent aussi hardies en face des princes bourguignons que des comtes flamands. Elles furent les gardiennes parfois téméraires, mais toujours vaillantes, de la liberté du pays, et l'on peut s'en rapporter sur ce point au jugement toujours sûr de Philippe de Comines. Ce profond politique, initié aux secrets des maîtres qu'il avait servis, se demande quel est l'adversaire dont la résistance opiniâtre retient dans ses bornes légitimes la puissance de la maison de Bourgogne, et il répond par un seul mot : C'est Gand ' ! 1 Voyez l'analyse de ce passage dans le premier volume de l'Histoire île la Littérature française, ctiap. VI , p. \20. CHAPITRE XXII. Fêles militaires des communes. — Tournois. — Rois de l'Epinettc à Lille et forestiers de Flandre à Bruges. — Confrérie de la Table ronde.— Sa réorganisation à Tournai. -- Fête des trente et un rois. — Tirs ù l'arbalète. — Leurs formes poétiques. —Lettre d'invitation des arbalétriers d'Audcnarde. — Splendeur de ces fêtes et artifices qui s'y mêlaient. — Jeux à personnages. — L'élément poétique balance l'élément militaire. — Tir de 1345 et I'uy d'Amours. — Influence funeste du règne des princes étrangers sur le caractère des fêtes et de la littérature. Nous avons assisté aux batailles de la commune; passons maintenant à ses fêtes guerrières, car elle en a aussi, qui ne le cèdent pas à celles de la noblesse. On peut les diviser en deux classes, les tournois et les tirs d'arbalète. Les tournois paraissent les plus anciens. Dans l'origine, le bourgeois libre, franc-homme et combattant à cheval comme les seigneurs, dont il était à peu près l'égal, avait pu descendre avec eux dans la lice; et plus tard encore, après l'émancipation des petites gens, ceux qui se trouvaient assez riches pour porter l'armure de fer durent éprouver à leur tour l'ambition de disputer le prix de la lance aux gentilshommes voisins. Mais comme la noblesse ne voulait point se mesurer contre des adversaires de condition douteuse, ainsi qu'on l'a vu à Bouvines, elle n'aurait admis à ses jeux que les patriciens des villes. Il fallut donc ouvrir des lices bourgeoises et c'est ce que nous voyons arriver en Flandre sous la comtesse Jeanne (vers 1220). Cette princesse établit à Bruges la fête du Forestier de Flandre qui se célébrait le 5 mai, et à Lille celle des Bois de l'Épinetle -, qui commençait le premier dimanche de carême. C'étaient des luttes annuelles où les membres de l'association bourgeoise « avaient coutume de jouter à tous gentilshommes ou bourgeois du dehors s. » Souvent les princes eux-mêmes prenaient part à ces amusements militaires, et Maximilien d'Autriche jouta tour à tour dans les deux villes contre le Forestier et contre le Roi. Mais la bourgeoisie n'avait pas besoin de leur concours pour entourer de splendeur ses solennités 1 Les registres du parlement nous montrent des vilains faits chevaliers par Gui de Dainpierre (1280), suivant l'usage de son comté: tous les usages nobles devaient descendre aux plébéiens dans un pays où l'on voit les gens de métier forcés de porter armure de fer et de combattre à cheval dès qu'ils sont assez riches (1296). 2 Ce nom paraît venir de la sainte épine, donnée par la comtesse aux dominicains de Lille. Le roi de l'Epinette était admis à faire ses dévotions dans le couvent. s C'est ce qui résulte d'une lettre de Philippe de Valois, écrite en 1528 et citée par madame Clément dans son Histoire des fêles du département du Nord. favoriles. « Dames et damoiselles y accouraient de divers quartiers, » et les compagnies des différentes villes qui entraient en lice n'étaient pas moins jalouses de remporter le prix de la magnificence que celui de la valeur. Ces joutes prenaient une forme plus brillante encore dans les fêtes de la Table ronde, institution que l'on trouve à Gand, à Ypres, à Tournai, à Louvain, et sans doute aussi dans plusieurs aulrcs de nos anciennes villes. Elle semble avoir été particulière à la Belgique, si l'on en juge par les paroles de Villani, qui raconte qu'à l'entrée de Philippe le Bel la noblesse étrangère vint faire la table ronde à la manière de Flandre C'était une sorte de tournoi déguisé (comme on le voit par la fête des rois dont nous parlerons plus bas), et chaque combattant y figurait sous le nom d'un héros imaginaire. L'idée principale de cette mascarade chevaleresque était puisée dans les romans anglo-bretons, qui étaient alors à la mode et dont nous avons parlé ailleurs 2. Non-seulement les lettrés, mais aussi les gentilshommes, s'appliquaient à répandre en Belgique ces gracieuses fictions dont le charme assurait la popularité. L'intrépide Michel de Haernes, un des châtelains qui avaient combattu à Bouvines sous l'étendard 1 J. Villani, t. VIII, c. 52. Comme ce passage est relatif à l'an 1501), il paraît démontrer que la société des tournois de Bruges, dite de l'Ours blanc, dont le chef prenait le titre de Forestier depuis 1520, n'est qu'une réorganisation de l'ancienne société de la Table ronde, peut-ctre postérieure elle-même à d'autres institutions analogues. 5 Histoire de la Littérature française, t. Ier, p. !i7. du roi, est regardé connue le premier traducteur de Tristan, et les versions flamandes des romans de cette famille peuvent à peine se compter. Mettre en scène dans les tournois communaux les contemporains d'Artus, c'était à la fois caresser l'imagination de la multitude et déguiser sous un appareil d'emprunt l'humble origine d'une partie des jouteurs. Le champion plébéien se donnait des armoiries princières, sa femme et ses filles pouvaient déployer leur opulence sous un costume seigneurial. Quand une reine de France (Jeanne de Navarre) se plaignit d'être entourée à Bruges d'un millier d'autres reines qui l'égalaient en splendeur, elle venait d'assister à la fête de la Table ronde. C'est à Bruges que les tournois de la grande bourgeoisie eurent le plus d'éclat, sous la direction de la confrérie chevaleresque de l'Ours blanc. Mais les détails que nous possédons sur cette institution 1 ne sont pas aussi anciens que ceux qui nous restent sur la confrérie moins fameuse, mais aussi guerrière, qui s'était formée à Tournai. Trente et un bourgeois la composaient, d'après les slatuls de 1550, dont le vieil historien de la ville (Cousin) a résumé les points capitaux. « Ces compagnons, dit-il, tous les dimanches faisaient un souper ou dîner, chacun à son tour. Ils avaient fait une bannière, des pennons et des trompes à leurs armes. On déployait cette ban- 1 On les trouvera réunis dans le premier numéro des Annales de la Société d'émulation de la Flandre occidentale; mais le caractère bourgeois de la confrérie n'est pas assez remarqué par l'auteur de l'article. 2. 13 nière « à chaque fois qu'ils (lisnoienl ou souppoient « ensemble, et pareillement l'on sonnoit les trom-« pettes, muses, eallemelles, cornes, sarasmois et ie « ne sçay quelle autre sorte d'instrumens nommés ■i nacaires. Les liéraux et ménétriers estoient vestus » d'une mesme livrée.S'il advenoit que l'un des trente « et un eust enfant à baptizer, ou qu'il se mariast, tous les dicts ménestriers s'y employoient, et la ban-« nière y estoit portée. De même, quand quelque « estranger, homme d'honneur, venoit en la ville, « ils le prioient de disner ou soupper avec la compa-« gnie ; et s'il luy plaisoit jouster avec les compagnons, « on l'armoit et montoit1. » Les cérémonies publiques offraient aux trente et un d'autres occasions d'éclat et de magnificence; mais la plus fameuse de toutes fut la fête qu'ils donnèrent en 1351 et qu'on appela des trente et un rois, parce que chacun d'eux y parut sous le nom et dans l'équipage d'un des monarques affiliés à la cour d'Artus. Ce devait être un véritable tournoi où courraient les bourgeois de la ville et ceux du dehors, pour gagner des prix et mériter l'approbation des dames. Des hérauts furent envoyés un an d'avance annoncer cette solennité dans toutes les villes des provinces environnantes et jusqu'à Paris. Celles qui acceptèrent apposèrent leur sceau sur le règlement des joutes dont les hérauts étaient porteurs, et annoncèrent le nombre des cavaliers et des champions qu'elles enverraient : car les Tournaisiens avaient pris l'engagement de les héberger. 1 Jean Cousin, Histoire de Tournai, partie IV, c. 2i. La liste des étrangers qui prirent part à la fête nous est parvenue. Quatorze villes y envoyèrent des compagnies avec étendards et enseignes. De Yalenciennes vinrent quatre bannières avec leurs manants (ou cavaliers gardes) et onze courants (ou jouteurs) : ceux de Paris vinrent avec trois bannières et à dix lances ; ceux de Senlis, sans bannière, à trois courants; ceux de Reims, avec trois bannières et huit jouteurs; ceux de Saint-Quentin, avec deux bannières et manants ; ceux d'Amiens, avec deux bannières et sept lances; ceux de Saint-Omer, avec une bannière et cinq courants; ceux de Compiègne, avec trois bannières et sept jouteurs. Ceux d'Arras vinrent sans bannières, ainsi que ceux de Bruges, les premiers au nombre de six, les autres de quatorze. Lille, Dour-Iens, Ardenbourg et l'Écluse fournirent aussi des bannières et des cavaliers. Le nombre total des jouteurs était de cent seize. La magnificence que les concurrents étalèrent dans leur équipement ne nous est indiquée qu'en peu de mots par les récits de l'époque ; mais nous pouvons en juger par d'autres descriptions. C'était pour les villes comme pour les cavaliers une question d'amour-propre, et la profusion de soie, de velours, de taffetas et de galons qui se déployait dans ces solennités bourgeoises est presque incroyable. L'entrée de chaque troupe était triomphale. On envoyait au-devant d'elle une députation chargée de l'accueillir et de l'introduire dans la cité, au son des vielles et des trompettes. Des logements étaient préparés, des tables dressées, et à la nuit les rues étincelaient de flambeaux. Puis, le jour des courses venu, on se rendait en pompeux appareil à la place où les lices étaient tendues, et la joute commençait. Quand Louis XIV et les seigneurs de sa cour, dans les ballets de Versailles, empruntaient le costume des personnages de l'Ariosle, pour déployer leur grâce et leur talent de danseurs, ils ne se doutaient guère que trois siècles avant eux la vaillante bourgeoisie de Tournai adoptait un déguisement analogue pour figurer avec le même éclat dans une fête plus virile. Aussi tout l'appareil des compagnies étrangères fut-il sans doute éclipsé par l'entrée dans l'arène de ses trente et un rois de roman, équipés avec la splendeur fantastique qui convenait à leur rôle. Le narrateur qui nous les fait connaître ne parle ni de la beauté des chevaux, ni de l'éclat des armures; ses yeux éblouis ne remarquaient plus que la couronne royale et le blason imaginaire de ces monarques d'un jour. Contentons-nous des indications qu'il nous a laissées, puisqu'elles représentent ce qui frappait la multitude, et répétons d'après lui les noms des jouteurs, leurs titres fabuleux et leurs armoiries d'emprunt. Nous leur laisserons jusqu'au vernis d'ancienneté que semble leur donner son vieux langage. I — Jacques de Corliry, qui, dit Jean Cousin, « fust autheur de la feste, et la commença, prenant grand'-peine, et supportant grands frais pour l'instaurer. » Pour cette raison, il fut élu chef des Irente et un rois, avec le titre de Roi Gallehos, « qui jadis conquit trente rois. Pour armoiries il portait d'azur semé de couronnes d'or. Comme chef, il était accompagné des deux ma- nants courants aux armes du roi dont il portait le nom ; c'étaient Jean Colemel Roussel, manant de Cor-bry, qui portait de gueulesà trois croissants d'or, et Jean de Namur, manant de Corbry, qui portait de gueules à line bande fuselée d'argent. » II — Guillaume d'Hellemmes ( le roi Peliez du Castel-Périlleux ) porta de vair à trois croix d'argent. III — Collart Willains ( le roi Glines) porta d'azur à un quartier d'argent, à une couronne de gueules audit quartier, et en l'azur deux tètes de griffon d'or. IV — Jacques Mouton, fils de Gillion (le roi Banicli Bévenich), porta d'argent à trois bâtons de gueules. V — Guillaume dit Porch (le roi Boors de Gannes) porta d'or à trois bâtons de gueules en belong. VI — Vinchant d'Are (le roi Lyonnel) porta d'argent semé de lionceau de gueules. VII — Jehan Payen ( le roi Baudemages de Gorès) porta de vair semé de couronnes d'or. VIII — Henri Wcttens (le roi Gaudenor, ou le roi (le Cornouailles) porta d'argent à un chef. IX — Jehan d'IIcllcmmes (le roi Abilacus de Con-stantinople) porta vairé, contrevairé d'argent et d'azur. X — Colàrt Bourlinet (le roi d'Océanie) porta d'azur, à trois fleurs de lis et un chef de dame. XI — Jacques Mouton (le roi Abilacus de Casmé-lide) porta de gueules à trois moutons d'argent. XII — Jacques d'Avclin (le roi Grech) porta d'azur à un sautoir d'or et au sautoir cinq tourteaux de gueules. XIII — Pierre de Waudripont (le roi Boort d'Irlande) porta d'azur à deux araines d'or. XIV — Jehan Crissembien (le roi Hamel de Nantes 13. ou de Bretagne ) porta d'or à trois croissants de gueules. XV — Pierre Néchure (le roi des cent chevaliers) porta d'argent fretté de gueules. XVI — Miquiel Villain (le roi Claudas de Gaule) porta d'azur à fleurs de lis d'or, et un chef de dame. XVII — Jehan de Sottengliien (le roi Glisset) porta d'azur fretté d'or à un quartier, et dans le quartier une patte de lion tenant un cœur de gueules. XVIII — Jehan Thiebegud (le roi Caradebrinhas ) porta d'or à trois pens de gueules. XIX — Jeffroy d'Orque ( le roi Ténor de la Haute-Rivière) porta d'argent fretté de gueules. XX — Jehan d'Antoing (le roi Chalogantin) porta d'or à une croix échiqueté d'argent et de gueules. XXI — Jehan Prévost ( le roi Claudas de Désierte ) porta de sable à trois fermaux d'or à un chef d'or. XXII — Jehan Warrison (le roi Lacli Rochcline) porta de gueules à trois rameaux d'or. XXIII — Jacques le Villain, dit Liébert ( le roi Pel-lenos de l'Iscelois) porta d'or à trois écussons d'azur. XXIV — Gossuin Dumortier (le roi d'Ecosse ) porta échiqueté d'or et d'azur. XXV — Jehan Li Muisis (le roi Vryon) porta de gueules à une bande d'or et à six roses d'or. XXVI — Jacques Ricoirs (le roi Branghore) porta d'or à un fer de moulin de sable, à cinq étoiles d'argent. XXVII — Jehan Gargotte (le roi Sitor de la Rouge-Montagne) porta de gueules semé de fleurs de lis d'or. XXVIII — Pierre Centinars (le roi de Norgalles) porta de gueules à trois aigles d'argent. XXIX — Jehan Wettin (roi de Cornoualle) porta de gueules à trois fermaux d'or semé de trèfles d'or Le tournoi eut lieu, les lundi, mardi et jours suivants de la fête du Saint-Sacrement de l'an 1331 (4 juin). Il se tint sur la grand'place où s'élevait un enclos construit aux frais des chevaliers cle la Table ronde. Mais c'était leur chef, Jehan de Corbry, qui seul avait fait construire la somptueuse galerie qui dominait l'enceinte. Au centre s'élevait un dais magnifique orné et pavoisé de mille couleurs. Bientôt les callemelles, les sarasmois, les trompettes et les nacaires annoncèrent que le cortège s'avançait. On voyait à la tête le roi Gallelios. Il se faisait distinguer au milieu de ses chevaliers par sa riche armure où l'or étincelait. Il montait un coursier richement caparaçonné et couvert d'une housse perse agencée de broderies d'or. Il était accompagne des deux manants courant à ses armes. Après lui s'avançaient le roi Peliez du Castel-Périlleux, le roi Glines, le roi Banicli Bévenich et tous les autres chevaliers de la Table ronde richement équipés. Venait ensuite la longue file diversement vêtue des chevaliers courants de toutes les villes étrangères 2. Enfin la trompette du héraut d'armes donna le signal. La lice fut ouverte par Jehan de Corbry, dont le magnifique équipage excita l'admiration de tous les assistants. Il courut à Jean Banier père, Valenciennois. Après eux « Col-lard Commare, de Maubeuge, jouta à Jean de Namur, manant au roy Corbry, et autres joutèrent à autres ; il y en eut un en grand péril, auquel à l'esmouvoir5 le 1 Nous n'avons plus les titres que prirent les deux derniers rois. 1 Ciiotin, Histoire de Tournai, p. 270. 5 Auquel, comme il se mettait en mouvement. heaume saillist hors de la teste sans que l'autre s'en aperceust, jusques à ce qu'ils furent outre tous deux. Iïucs le Largie (de Reims) jousta contre Jean Wettin Tournesien, dict le roy de Cornoualle, et furent tous deux jettes par terre. Jacques le Serment iousta à Jacques Mouton, et coururent si fort qu'ils tuèrent leurs chevaux. François Belle (de Bruges) jousta à Jean Coisembier, lequel tomba par terre. Aucuns courrans de Lisle furent jettes par terre avec leurs antagonistes, leurs chevaux furent épaulés, et un deslieauraé. Jean de Sottenghien gaigna le prix du dedens, à sçavoir un vautour d'or. Jacques Bourgeois, manant de Saint-Quentin, eut un cheval pour le prix du dehors. » C'étaient les derniers courants. Comme le soleil allait disparaître, tous les jouteurs se rangèrent aux deux extrémités du champ clos, et de là, l'épée à la main, ils s'élancèrent les uns contre les autres en troupes de six combattants. Le tournoi fini, toutes les compagnies des différentes villes se réunirent à un splendide banquet, donne à l'hôtel de ville par les chevaliers de la Table ronde. Les jours suivants se passèrent en courses et en jeux de bagues qui rivalisèrent pour la somptuosité avec le tournoi de la veille 1. On vient de voir quel caractère poétique prenaient les fêtes de la grande bourgeoisie. Celles des petites gens étaient à peine moins splendides, et ce qui sur- 1 Los fêtes ne se terminaient pas toujours d'une manière si amicale. En 1280. il y en eut une à Douai qui se trouva interrompue par une querelle entre les damoiseaux de cette ville et les Lillois. Une sorte de guerre privée entre les deux communes faillit en être le résultat. MOEURS, USAGES ET FÊTES DES BELGES. 181 prend, c'est de leur voir emprunter aussi aux trouvères de l'époque des idées gracieuses, poussées parfois jusqu'à l'affectation et qui semblent n'avoir pu naître que sous le ciel ardent de la Provence. Ainsi les tirs à l'arc et à l'arbalète, ces tournois de la classe inférieure, ne nous offrent pas seulement des archers vêtus d'écarlate et de velours, mais encore des hôtes d'une courtoisie recherchée et d'une galanterie pastorale. Quelque bizarre que doive paraître ce dernier terme, il est le seul que nous puissions employer pour caractériser quelques passages de la pièce suivante datée de 1408 et tirée d'un manuscrit contemporain. « A tous ceux qui ces présentes verront ou oiront, et par spécial à honorables, discrets et sages, tous seigneurs rois, connétables, doyens, trouveurs, et à tous autres compagnons tenant confrérie et serment du noble jeu des arbalétriers en cités, bonnes villes fermées et privilégiées ; « Les arbalétriers et confrères de la confraternité monsieur Saint-George en la ville d'Audenarde, salut et amoureuse dilection ! « ClIERS FRÈRES, « Comme vrai soit que ledit jeu de l'arbalète est si très-noble, amoureux (amical), habile et délicieux, que chacun, quel qu'il soit, gens nobles, moyens ou petits, de quelconque état ou condition, en peut jouer sans méprisure, vilenie ou reproche; et pour ce que en celui excellent, très-noble et amoureux jeu, et sur tous autres jeux le plus prisé et honoré, ne peut ni ne doit être péché, vilenie ou aucun vice, mais toutes courtoisies, honneurs, amours (amitiés) et vraies plaisances; et doit chacun avoir naturel désir de soi ébattre, pour le temps amoureusement passer et oublier toute mélancolie ; et en témoigne la philosophie, disant que en naturels désirs peu de gens peuvent pécher; et que peu souvent ou même néant (jamais) à été vu que audit jeu il y eût courroux, haine, orgueil, outrecuidance... « Pour ce que nous désirons de tous nos petits pouvoirs ledit jeu maintenir et fréquenter amoureusement (affectueusement) par bon et délicieux ébattement : « Considérant aussi le plaisant, délicieux et gracieux temps présent auquel toutes choses se réjouissent, les oiselets de leurs très-douces et délicieuses mélodies, les prés, bois et terres de diverses herbes, verdures et fleurs de diverses plaisances, couleurs et délicieuses odeurs; et afin que ledit très-gracieux temps ne se passe ni doive passer sans remembrance de ce très-noble jeu : « Tous plaise savoir que nous vous verrions très-volontiers en droite bonne amour et compagnie assemblés en ladite ville d'Audenarde, pour recorder les ébattements et remembrer les délicieuses joies que plusieurs fois nous avons eues ensemble » Dans les fêtes de ce genre, le nombre de tireurs de chaque ville était limité et se bornait ordinairement à dix. C'était le seul moyen d'égaliser les chances des sociétés concurrentes. Un prix était donné à la com- ' Manuscrit de la bibliothèque de Gand , n° 454, pl. 92. pagnie qui avait la plus helle tenue, et nous le voyons gagné en 1594 par ceux de Bruges qui l'emportèrent sur ceux de Paris dans un fameux tir de Tournai, où figurèrent quarante-huit villes Un autre prix récompensait la société qui avait fait pendant la fête «le plus bel ébattement, sans vilenie, » coutume joyeuse, qui dégénéra plus tard quand chaque confrérie eut son bouffon en titre. Mais dans leurs ébat-tements mêmes, les confrères de l'arbalète affectaient le sentiment de leur dignité. Ils ne voulaient point se mêler aux paysans, dont les confréries étaient exclues de leurs réunions. « Nuls hameaux, villes champes-tres ou chasteaux, qui eussent confrairie ou com-paignie de serment, ne peuvent jouer audit jeu. » En effet les gild.es d'arbalétriers, car tel était leur titre, formaient des corps d'élite, qu'on pourrait nommer les bandes permanentes de l'armée communale. Composées d'hommes de toutes les classes, elles recevaient une solde pour faire au besoin le service actif, et l'esprit militaire leur inspirait une certaine fierté. Si l'arbalète était à leurs yeux une arme noble, elles se croyaient elles-mêmes anoblies par le droit de s'en servir, droit qu'elles possédaient dans sa plus grande étendue, et pour leurs propres querelles comme pour les guerres nationales. Yoici ce que porte à ce sujet la charte des arbalétriers de Gand. « Quand un confrère sera en guerre dans le pays de Flandre, à moins que ce ne soit contre le prince ou contre son noble sang, et qu'il le fera con- 1 Môme manuscrit, fol. 88. « Mais la plus belle compaignie-Qui fu Bruges, je vous allie,... Paris fu la plus lointaine. » naitre au roi, au doyen et au» proviseurs de la gilde, ceux-ci feront avertir par le valet les confrères, qui seront tenus de marcher à son aide et à leurs frais pendant un jour entier. Le lendemain il peut en garder autant qu'il veut aux gages fixés et les retenir jusqu'à ce qu'il soit en sûreté 1. » Ainsi la confrérie guerrière acceptait les habitudes de solidarité des races germaniques, et les arbalétriers plébéiens se soutenaient entre eux comme les barons féodaux. Il ne faut donc pas s'étonner qu'ils eussent le même orgueil et qu'ils déployassent la même pompe. Au tir de 1594, les arbalétriers de Tournai étaient uniformément vêtus de cottes blanches et vertes de drap, ornées de broderies. Ceux de Bruges, habillés de soie, de velours et de damas, portaient aussi de grosses chaînes d'argent. Mais ce qui jetait surtout de l'éclat sur ces derniers, c'étaient les gracieuses histoires avec artifices qu'ils jouaient en marchant. Ils avaient amené à leur suite tout l'appareil des représentations allégoriques chères à nos aïeux, et leur entrée offrait un caractère triomphal. Plusieurs autres 1 Item dut elc van den gulden brocders die beleit ware binnen tnyns heerenland van flacndrcn, lut caes dat niet ware icghcn onscn pri71.se ofte icghcn zyn cdel blnot, Ende liyt te kennen gave den coninc, den deken cnde den provisercrs van dm guide, so moeslen aile de guide brnedcrs die bi den coninc deken, cnde pro-viserers vermaent sullen wescn bi den cnape, te hem waert treckcn also verre als zy reysen moghcn binne daghe, op huerlirder cost, Ende sand'daghes mach hyze also vele nemcn als hem glielicft, te al sut lien wedden als den coninc, deken cnde provisorérs redelic nencken sal. Ende die sullen bi hem bliven, tôt er lyd dat liy wescn sal in bchoudcr hand. Ende so wie dies inghebrclce ware, soude syn in de boele van XX st. parisis. villes donnèrent le même exemple, et la compagnie parisienne fut remarquée pour ses jeux. Mais toutes furent vaincues par les Montois , qui, à défaut sans doute de trouvères et de rhétoriciens , avaient imaginé de donner le spectacle d'un tournoi dont les combattants étaient armés au clair. Cette idée chevaleresque , mieux rendue sans doute que ne l'est de nos jours le combat du dragon, éclipsa les inventions des beaux esprits, et les braves du Hainaut gagnèrent la palme de l'art à la pointe de la lance 1. Toutefois ce triomphe d'une pantomime guerrière sur la poésie est un fait exceptionnel : dans les fêtes suivantes, les ébattements prennent un caractère lyrique. Ce sont des jeux accompagnés de chants où les rhétoriciens, c'est-à-dire les poètes et les déclama-teurs, se mêlent aux archers. Telle devait être en effet la marche des choses après que l'agrandisse ment de la maison de Bourgogne, en assurant aux diverses provinces une existence moins agitée, eut fait perdre aux institutions militaires des communes leur but immédiat. Les fêtes théâtrales et les concours littéraires grandirent en éclat et en importance, aux dépens des jeux guerriers. Nous voyons à Tournai les deux éléments s'unir et se balancer en quelque sorte dans le tir de 1455, plus célèbre encore que celui de 1594. Cinquante-neuf villes y prirent part, et la fête du Puy (ou montagne) des Amours s'y joignit à celle de l'arbalète. C'était un tavernier, Jean de Courcelles, qui se trouvait en même temps prince de ce Puy et du Grand serment des arbalétriers. ' De Saikt-Genois, Revue de Bruxelles, sept. 1859. 2. 16 Il transforma en Palais du prince des Amours la halle des doyens et y fit dresser un théâtre sur lequel on représenta des jeux de personnages, puis on chanta des chants royaux et des chansons d'amour. Ceux de Lille reçurent le premier prix des jeux en langue française, ceux d'Ypres des jeux en langue flamande. Les cinq compagnies des cinq paroisses de Tournai donnèrent d'autres représentations les jours suivants, et ce fut celle du prince des Amours qui l'emporta. A peine trouverait-on dans les chroniques provençales des scènes à la fois plus poétiques et plus populaires. Mais ce mouvement littéraire qui se prononçait si vivement dans les cités du Nord ne devait pas y porter les fruits brillants qu'il semblait promettre. Comme la Provence, la Belgique tomba sous la domination de princes étrangers, et sa littérature n'eut plus d'accents sérieux. On serait tenté de croire que la poésie elle-même devient un poison pour l'esprit des peuples encore jeunes, quand elle cesse d'avoir un caractère patriotique. Aux chants d'amour des trouvères de Tournai nous ne voyons mêlés que des hymnes en l'honneur du roi de France. Sous les ducs de Bourgogne l'allégorie mystique, les passions sensuelles et les sotties grossières devinrent le sujet des compositions à la mode. La plupart de nos provinces avaient eu pendant les siècles précédents leurs poèmes nationaux ou leurs légendes épiques. C'étaient la fondation de Belgis et les conquêtes des vieux rois de Hainaut, l'histoire des forestiers de Flandre, celle des géants Brabon et Antigone, le mystère de Charles le Bon et l'enfance, presque historique, de Godefroid au Berceau. Mais tout ce qui porte l'empreinte de la vie nationale s'efface peu à peu sous la dynastie bourguignonne ; les fêtes se répètent de plus en plus brillantes, et de moins en moins significatives; la rhétorique chante plus haut que jamais, et ne dit rien au cœur des populations. Ce n'est pas qu'on puisse accuser Philippe le Bon et ses successeurs d'une sorte de complot politique contre la nationalité de leurs sujets. Leurs vues ne furent pas toujours profondes et leur conduite.réfléchie ; mais, étrangers à tout ce qui constituait l'individualité du peuple belge et nourris dans l'ordre de choses et d'idées qui régnait au dehors, ils obéirent à des tendances presque instinctives en s'écartant toujours de la voie populaire pour graviter en quelque sorte vers un monde opposé. Encore faut-il remarquer qu'on ne vit point sous leur règne les confréries bourgeoises prendre en Belgique le caractère bouffon et trivial qui leur était habituel en France et dans les villes de la frontière. Il est plus que douteux qu'on pût trouver dans le pays flamingant un certain nombre de personnages aussi burlesques que l'Abbé de Liesse, le Roi des Lourds, le Prévôt des coquins et le Maire des Hideux d'Arras, le Prince des portefaix, l'Amiral des maçons, Sens légier, et l'Abbé de l'Ecasse de Cambrai, le Prince des sots et la Mère sotte des confréries françaises. Les habitudes de liberté du peuple belge imprimaient encore une certaine dignité même aux ébats des corporations plébéiennes. CHAPITRE XXIII. Les processions belges an moyen ùge. — Vommcgang de Louvain en 1490. — Figures de géants. — Procession dramatique de Punies. — Fête des echasses. — Danse des Machabees. — Fêtes militaires des enfants. — Le primus de Louvain. - Conclusion. Le penchant qui se manifestait chez toutes les classes de la population, pour les magnificences des fêtes militaires ou poéliques, n'était pas un sentiment isolé, capricieux, accidentel : il tenait au génie même de la nation, naturellement portée vers ce genre de spectacles, et qui se montrait encore plus avide de grandes images depuis qu'elle savait y attacher des idées profondes. Aussi peut-on également remarquer ce goût dans ses vieilles solennités religieuses, auxquelles venaient d'ordinaire s'associer des représentations allégoriques et des figures traditionnelles. Il semble qu'aucun peuple depuis les Grecs n'ait fait éclater un sentiment plus vif de cette poésie de l'art qui s'adresse aux masses, et qui ne craint pas d'allier le naïf ail sublime. Aujourd'hui que le burlesque seul en est resté, les cavalcades [ommegangen) de nos ancêtres, leurs chars symboliques, leurs géants et leurs dragons ne représentent plus que des débris d'idées et de choses mortes, et pour les renouveler même il faudrait commencer par les détruire. Mais quand on se reporte aux siècles qui virent naître ces expressions diverses du génie et de la foi populaire, elles prennent un autre cachet, d'autres proportions. C'est la vie intellectuelle des masses qui s'y reflète, et elle est assez puissante pour que notre imagination en soit frappée à son tour. Prenons pour exemple une des anciennes processions dont il nous reste la description détaillée, celle qui eut lieu à Louvain en 1490 pour célébrer l'anniversaire de la délivrance de la ville par la défaite des Normands1. La cavalcade commence par un char de triomphe qui porte la Pucelle de Louvain, image de la cité. Dix autres jeunes filles assises à ses pieds forment son escorte : elles représentent les dix métiers primitifs entre lesquels se partageait la population. Les métiers actuels marchent ensuite, réunis sous leurs bannières, au nombre de vingt-sept : c'est la commune vivante, après l'ombre chérie du passé. Mais toutes ces corporations ouvrières ont payé tribut à la sainteté de ce jour en montant quelqu'une des ' M. Piot en a donné le résumé dans son Histoire de Louvain, p. 13, C'est là que nous puisons. représentations religieuses qui vont bientôt s'offrir à nos regards et dont nous désignerons le sujet et les auteurs. La longue suite de ces allégories commence par saint Michel et le démon, précédant un char où figurent Adam et Eve chassés du paradis. Puis viennent des scènes bibliques, dont la première, montée par les bouchers, représente la famille d'Abraham. D'un côté du patriarche est Sara avec son fils Isaac; de l'autre, Agar avec son fils Ismaël. Chacun des personnages est reconnaissable aux emblèmes qui le distinguent; mais pour plus de sûreté, tous portent à la main des écriteaux qui les désignent. Les vanniers ont fourni le groupe suivant : c'est la belle Rébecca sur son chameau, suivie de sa nourrice et de jeunes filles tenant des vases d'argent. Les tailleurs et les cordonniers se sont chargés de la nombreuse famille de Jacob. Les premiers ont équipé Lia aux yeux rougis, ses six fils, sa fille et son esclaveZilpha : aux seconds appartient la belle Rachcl, avec ses enfants et la suivante Bilha. Trente autres tableaux du même genre se succédaient sous les yeux des spectateurs : nous n'en citerons que quatre des plus intéressants. C'est d'abord la belle Suzanne marchant au lieu de supplice et ses accusateurs tenant en main les pierres dont elle doit être lapidée : mais Daniel les suit de près et la sauvera. L'honneur de cette brillante composition revient aux peintres, qui en ont fait les frais. Quant aux vitriers, qui sont du même corps, ils ont fait choix de Tobie et de sa famille. Les tondeurs, qui les suivent, et qui ont pour symbole leur redoutable ciseau, se sont approprié l'histoire de Judith et d'Holo-pherne ; celle d'Eslher et de Mardochée a permis aux corroyeurs d'introduire dans le cortège les femmes juives et les suivantes de la reine. Ici recommencent les chars de triomphe; mais ce n'est plus l'hommage des corporations industrielles; ils sont fournis par la ville. Le premier porte l'arbre généalogique de la Vierge, le second représente l'Annonciation, le troisième l'étable de Bethléem où le Christ vient de nailre, le quatrième l'Ascension, le cinquième la Descente du Saint-Esprit, le sixième l'Assomption de la Vierge, et le dernier le chœur des anges. Dans les intervalles chevauchent les Mages et quelques enfants, montés comme eux sur des chameaux : puis la cavalcade fait place au clergé, qui s'avance en bon ordre, depuis les capucins jusqu'aux chanoines de Saint - Pierre. Le saint sacrement, l'image miraculeuse de la Vierge et le corps universitaire, dans sa gravité majestueuse, terminent celte partie du cortège qu'on pourrait nommer la procession proprement dite. Mais la cavalcade n'est pas encore à sa fin; car toutes les images populaires doivent y figurer. Voici donc venir les légendes chevaleresques et les fantaisies de l'esprit plébéien. C'est d'abord le cheval Bayard portant les quatre fils d'Aymon (Heymans-kinderen); puis Charlemagne, et après lui Hercule, seul digne sans doute de lui succéder. Mais cet Hercule n'est pas tout à fait celui de .la mythologie. Les Louvanisles en avaient fait un géant énorme monté sur un cheval noir, et qui était devenu le favori de la multitude. On le trouvait si beau que, suivant la tra- dition locale, des amateurs avaient offert d'acheter sa tête en la remplissant de pièces d'or ; mais quelque séduisante que fût la proposition, elle n'avait pu décider les magistrats à se défaire de ce chef-d'œuvre. Un autre personnage de même taille représentait la belle Mégère, épouse du géant, montée sur une ha-quenée blanche et portant un faucon sur le poing, à la manière des dames nobles. Leurs enfants les suivaient, adolescents informes et marmots grotesques, dont le dernier, encore au berceau, était accompagné de sa nourrice. C'était la partie bouffonne du spectacle, et elle était resserrée dans de justes limites. La dernière partie du cortège était ouverte par un éléphant monté par des femmes qui figuraient les quatre parties du monde. Les confréries militaires s'avançaient ensuite, marchant en bon ordre et entrecoupées seulement d'un groupe allégorique, représentant saint Christophe portant l'enfant Jésus, qu'accompagnait l'ermite Cucufas, une lanterne à la main. Les arquebusiers, à qui appartenait ce groupe, conduisaient aussi avec eux leur artillerie, traînée par de petits diablotins et faisant feu par intervalles. Après eux venait l'image des vieux souverains du pays, le comte de Louvain à cheval, entouré de ses gentilshommes, la comtesse sur un char de triomphe qui portait aussi les sept familles patriciennes et les Petermans. Derrière ce char, marchait la magistrature communale en grand costume avec ses sergents, et la procession se terminait enfin par les figures de saint George et de sainte Marguerite conduisant le grand dragon. Cette profusion de figures allégoriques entremêlées ici à une solennité religieuse, comme naguère à des jeux chevaleresques, se retrouve, quoiqu'à un moindre degré, dans presque toutes les fêtes populaires des cités belges à cette époque. Les géants qui ont figuré depuis dans nos cortèges annuels ne sont plus qu'un reste informe et mutilé de ces tableaux vivants, dont l'ensemble avait tant de richesse. Comment il s'est fait que ces images grotesques aient conservé presque seules la faveur de la multitude, c'est ce qui parait devoir s'expliquer par leur grossièreté même. L'ignorance rend les masses insensibles aux représentations qui sont au-dessus de leur portée, et sous les dominations étrangères que la Belgique a subies depuis quatre siècles, les masses devinrent plus ignorantes de leur patrie, de leur religion, des pensées qui élèvent et des souvenirs qui ennoblissent, qu'elles ne l'avaient été dans nos anciennes villes avant l'avé-nement de la maison de Bourgogne. Jadis elles s'enthousiasmaient pour toutes les images sublimes, et la poésie des sentiments les frappait autant que celle des tableaux : plus tard elles ne furent plus aussi accessibles à ces impressions qui avaient cessé de leur être familières, et elles n'apprécièrent plus que le burlesque dont le charme est inépuisable pour les esprits grossiers. La vieille chanson de la kermesse de Louvain a encore quelques accents généreux : « Soyez les bienvenus tous de même, seigneur et valet, pauvre et riche1 ! » Mais celle de Dunkerque, qui parait plus récente, est toute puérile : « Géant, 1 Syt willecotn nu aile ghelyk, Heer, vrouw en knaep, arm ende ryclcl tourne-toi ! regarde petit géant ! Mère, fais des tartines et du café pour lui! » Aussi ces figures colossales n'ont-elles pas même de nom dans quelques villes de la Flandre française. Elles ne représentent ni le fondateur ou le libérateur de la cité, ni les héros de l'Écriture ou de la mythologie, ni un habitant du ciel-ou de l'enfer; elles n'ont ni caractère sacré ou profane, ni signification bonne ou mauvaise; ce sont tes Géants, c'est-à-dire les poupées d'un peuple qui a oublié jusqu'à ses traditions. Aux fêtes où se déployait l'appareil de ces représentations chères à nos ancêtres, il faut joindre les réceptions de princes et d'autres personnages remarquables, dont l'entrée dans les villes donnait lieu aux plus pompeuses solemnités. On dressait des décorations, on préparait des jeux, on se livrait à des exercices militaires. A l'arrivée de Philippe le Bel à Gand (1501), la bourgeoisie se porta au-devant de lui, « tout habillée de vêtements faits pour cette occasion. Les grands en portaient de deux sortes, parce qu'ils se trouvaient divisés en deux partis : ceux des petits étaient de diverses couleurs » (suivant leurs divers métiers). Le spectacle se composa de joutes à cheval1. Sous les ducs de Bourgogne, nous voyons décorer avec magnificence les portes par lesquelles le prince doit entrer et les places publiques qu'il traversera. A l'entrée de Maximilien à Bruxelles (1486), toutes les rues par lesquelles il passa étaient tendues, dit Molinet, « de tapisseries, broquetries et autres exquis ouvraiges. Les carrefours étaient ornés d'arcs de 1 Corpus chron. Flandriœ, t. I«, p. 579. triomphe représentant des sujets bibliques ou moraux 1. Aucuns métiers, pour faire leurs allumeries et montre de nouveautés, avaient retenu certains hôtels, revêtus les uns de draps d'or et de soie, les autres armoriés des armes et blasons de l'empereur, et étaient ces ouvrages subtilement élaborés à très-grand coût et extrême dépense. » La corporation des peintres se distingua particulièrement dans cette circonstance. Les rues qui environnaient la Grand'PIace étaient ornées de portiques fort élevés ; la façade de l'hôtel de ville était tapissée d'étoffes rouges et « environnée de grands et gros flambeaux en très-bon nombre, et la tour jusqu'à l'image de saint Michel chargée de falots ardents et autres instruments portant lumière. Toutes les maisons étaient couvertes de feu, de drap, de peintures et de métal. » La somptuosité fut portée encore plus loin dans les réceptions faites à Charles-Quint et à Philippe II. Là nous voyons des citadelles factices, ou, comme on le disait alors, des bastilles, attaquées et défendues à coups de canon, puis enlevées d'assaut, des corps de milice vêtus de damas et de velours, des portiques et des amphithéâtres érigés comme par enchantement sur les dessins des plus grands artistes, en un mot des prodiges de luxe, de magnificence et d'éclat. Mais à peine restait-il encore quelque cachet de patriotisme et de nationalité à ces solennités brillantes dont la pompe était tout extérieure. La mythologie classique et l'art banal de la renaissance dominent 1 Histoire de Bruxelles, par MM. IIesne et WouTEns, t. I", p. 298. seuls dans les fêtes d'Anvers, qui prennent à cette époque un caractère italien : elles s'adressent aux yeux du peuple et ne parlent plus à sa pensée ; elles charment l'imagination de l'artiste et ne touchent plus le cœur. Il en est de même des concours solennels où les rhétoriciens de ce temps allaient déployer la magnificence de leurs costumes, l'enflure de leur langage, et l'affeclation de leur mysticisme ou la misère de leur intelligence. Ce n'est pas impunément que les nations s'habituent à prêter des dehors pompeux aux choses vulgaires : la profondeur des sentiments ou la grandeur des actions fait éclater leur génie ; mais quand elles retombent dans l'engourdissement de l'indifférence, il n'y a plus que mensonge dans leurs élans factices. Nous ne nous arrêterons pas à rappeler la longue série des fêtes d'inauguration qui se perpétuèrent sous les maisons d'Espagne et d'Autriche, reproduisant avec une froide splendeur les anciennes réjouissances communales. Remarquons seulement que la coutume des entrées solennelles était si bien passée dans, les mœurs, qu'on la retrouve jusqu'au fond des campagnes, où elle conserve encore quelque empire. Ramenée là aux proportions naturelles d'un témoignage public d'affection et de sympathie pour le magistrat ou le pasteur de la commune, elle a gardé la signification qui lui donne une juste valeur. Il s'était cependant conservé, jusqu'au temps de nos pères, une ancienne fête du peuple encore tout empreinte de son esprit guerrier : c'est le Combat des déliassés qui faisait la joie et l'orgueil de la jeunesse de Namur. Nous avons rarement trouvé l'occa- sion de parler dans ce livre des usages de cette ville, dont les institutions primitives avaient été presque toutes renouvelées au xin° siècle par un comte flamand (Gui de Dampierre). Ses douze pairs dataient de cette époque, ainsi que ses confréries militaires et ses corps de métiers : mais la fête que nous venons de citer parait plus ancienne. En effet, les habitants de la nouvelle ville (enclose en 1414) y figuraient encore sous les couleurs de Lotharingie, le rouge et le blanc, et luttaient contre les vieux Namurois dont le drapeau était jaune et noir. Ceux-ci portaient le nom de Melans, les autres celui d'Avresses. Chaque parti avait son capitaine et son porte-enseigne, auquel un usage assez récent avait assigné le titre espagnol d'alférez (alfer). L'origine de leur antagonisme est ignorée, et n'avait probablement rien de plus sérieux que ces rivalités de voisinage si fréquentes de ville à ville ou de quartier à quartier. Mais l'ardeur qu'ils portaient au combat fit dire au maréchal de Saxe, qui s'en était trouvé témoin en 1748, que si deux armées prêtes à s'entre-choquer étaient aussi animées que la jeunesse namuroise, ce ne serait plus une bataille, mais une affreuse boucherie. Voici la description qu'en a laissée l'historien de la ville ». «Lorsqu'il s'agit de donner ce divertissement à quelque souverain, on voit les jeunes gens, au nombre souvent de quinze à seize cents, divisés par brigades sous des uniformes différents, lestes et brillants, avec leurs officiers, tambours et fifres. La hauteur 1 Galliot, t. III, p. il. 2. des échasses sur lesquelles ils sont montés, qui est au moins de quatre pieds, facilite la vue du spectacle, qui se donne toujours en pareilles occasions sur la Grand'Place. Quand l'heure du combat est venue, 011 voit arriver toutes les brigades, les unes après les autres, un parti par un bout de la place et l'autre du bout opposé, et après la parade ils se forment en bataille dans un ordre très-exact. Ils distribuent dans leurs lignes une partie de leurs plus forts combattants pour soutenir le premier choc, et retiennent l'autre pour le corps de réserve, afin d'envoyer le secours nécessaire dans les endroits les plus faibles dans le cours de l'action. Ces deux petites armées ainsi en ordre s'avancent gaiement, au bruit des timbales, trompettes et autres instruments de guerre, l'une contre l'autre, bien serrées et droites dans leurs lignes, jusqu'à l'endroit marqué pour commencer le combat, qui est le milieu de la place vis-à-vis l'hôtel de ville. On dirait que ce sont deux troupes de gens qui vont au combat. Là les deux armées s'entre-choquent et l'action commence. Les combattants n'ont pour arme que leurs coudes et les coups de pied qu'ils se donnent échasse contre échasse pour enlever et renverser leurs adversaires. Ils sont si adroits à cet exercice et si fermes, qu'on les voit s'élancer tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, se pencher et se relever dans le même instant. Lorsqu'un des deux partis commence à plier, l'autre gagne du terrain, s'y range en bataille et crie victoire. Quand ils marchent au combat, on voit à" leur suite leurs pères, mères, sœurs, femmes ou proches parents, qui durant l'action les animent par les termes les plus vifs. Ils se tiennent derrière eux à pied, pour leur prêter la main de crainte qu'ils ne se blessent en tombant sur le pavé. Les femmes les assistent à remonter sur les éehasses, et les excitent à retourner au combat et à y bien faire pour l'honneur de leur parti. On a vu de ces combats durer près de deux heures, sans aucun avantage de part ni d'autre. Tantôt les uns gagnent du terrain, tantôt les autres le reprennent, et les corps de réserve qui viennent au secours rétablissent souvent les affaires. Le drapeau de chaque parti est arboré à une fenêtre de l'hôtel de ville, et dès que l'un ou l'autre a l'avantage, celui qui porte l'étendard des vainqueurs l'agite en signe de triomphe. Quant à l'origine des éehasses à Namur, l'opinion la plus probable est qu'elles ont été inventées à raison des débordements fréquents de la Meuse et de la Sambre, qui obligèrent les habi-lanls à les inventer pour pouvoir passer d'une rue à l'autre. » Les Namurois avaient encore d'autres divertissements remarquables. Nous ne parlerons pas ici des joutes sur l'eau ni du jeu de l'anguille, usages flamands que peut leur avoir aussi apportés Gui de Dampierre : mais on ne trouve que parmi eux la danse des sept Machabées. « Sept jeunes hommes, alertes, dispos et bien découplés, représentant ces sept frères, forment entre eux une danse au son d'un tambour. Ils sont revêtus d'une chemise blanche liée aux bras avec des rubans rouges : leurs culottes, bas, souliers et bonnets sont aussi blancs et garnis de rubans semblables. Ils portent à la main droite une épée émoussée, et tenant chacun de la gauche la pointe de celle de leur compagnon, sans jamais l'abandonner, ils font mille mouvements et figures différentes par l'entrelacement de toutes ces épées, montrant ainsi en même temps leur vigueur, leur souplesse et leur agilité. » L'historien ajoute que les anciens comtes de Namur avaient encouragé ces exercices mâles, qui contribuaient à former une population belliqueuse; mais on ne sait plus si la danse guerrière dont nous venons de reproduire l'esquisse avait été inventée pour les fêtes du moyen âge, ou si elle datait de temps plus anciens encore. Quelques-uns des comtes de Namur avaient régné en Grèce et à Constantinople, où des danses de ce genre étaient en usage : les Albanais modernes en ont conservé une, qu'on croit ressembler à l'ancienne pyrrhique et qui rappelle celle des Namurois. Il semble, d'après quelques autres coutumes locales, que ces jeux militaires n'avaient pas été chers à la jeunesse seulement, mais qu'il en existait aussi pour l'enfance. La petite ville d'Aerschot, que son isolement protégeait contre le vandalisme des innovations destructives, avait gardé jusqu'en 1811 une fête de ce genre que nous trouvons dépeinte par un de nos écrivains les plus érudits. Huit jours avant le jeudi saint, les écoliers se rendaient à l'église en costumes militaires, chacun vêtu suivant son goût. En tête de l'école marchait un porte-étendard, et le cortège se terminait par le primus tenant gravement une lance à la main. Après la messe, la troupe parcourait les rues, et le porte-étendard avait soin de faire flotter son drapeau devant la demeure des principaux habitants. Après le dîner, chaque école sortait de la ville, portant avec elle un coq. Arrivés dans la campagne, les écoliers se rangeaient en cercle et lâchaient l'oiseau : celui qui parvenait à le saisir était reconduit en triomphe Cette vieille coutume, dont nous ne voyons plus que l'étrangeté puérile en 1811, va nous apparaître sous sa véritable forme si nous interrogeons le biographe de Charles le Bon. Le 17 avril 1127, le comte de Flandre, Guillaume de Normandie, étant arrivé à Saint-Omer, vit venir à sa rencontre les enfants rangés par eonnétablies (lurmatim), feignant de vouloir le combattre, tous en équipage de guerre et tenant leurs arcs bandés comme pour tirer sur lui et sur son escorte. II leur fit demander par un héraut ce qu'ils voulaient; ils répondirent : « Nous te demandons le fief que les enfants de notre pays (pueri nostri) ont toujours tenu de tes prédécesseurs, savoir la liberté de courir dans les forêts les jours de fête et pendant l'été, d'y prendre les oiseaux, d'y tirer les écureuils et les renards, et de nous livrer aux jeux de notre âge. » Le comte, encore très-jeune lui-même, les accueillit joyeusement et prit leur étendard qui formait bannière (veœillum et signum) : ils l'accompagnèrent alors en chantanta. L'usage des armes à feu, en rendant inutile l'adresse de ces jeunes archers, devait effacer ou dénaturer les habitudes militaires que l'âge précédent donnait ainsi à l'enfance. II est triste de penser que rien ne remplaça ensuite dans l'éducation populaire ces exercices 1 M. Sciiayes , Essai sur les usages des Belges, p. 235. 2 Gualbebtus, Fila C. B., c. 107. mâles, ces épreuves précoces, cet apprentissage antique où ce n'était pas seulement le corps qui se trempait. Mais de même que tout avait tendu à fortifier l'homme dans la vieille cité, tout devait tendre à laisser les races s'abâtardir sous la domination insouciante de princes étrangers. A partir du règne de la maison de Bourgogne, la séve manqua aux institutions comme la pensée aux esprits. Il s'établit pourtant depuis cette époque une dernière solennité encore si célèbre et autrefois si chère au pays tout entier, qu'elle doit trouver place dans ces pages à côté des fêtes nationales : c'est la proclamation des premiers de Louvain. La gloire des arts était restée à la Belgique après toutes les autres; celle des études, qui avait été assez remarquable au xvi" siècle, s'affaiblit ensuite étrangement ; mais nos ancêtres ne s'en étaient pas aperçus et ils conservaient une haute confiance dans la valeur de l'éducation donnée à leurs fils. De là l'importance attachée au titre de primus que l'université de Louvain décernait chaque année à un de ses élèves. Rien de plus modeste dans le principe que cette cérémonie purement académique : les étudiants en philosophie se réunissaient dans la salle des arts pour entendre proclamer les noms de ceux qui avaient subi avec succès l'épreuve de l'examen. Us s'habillaient de blanc avec des rubans rouges, et mettaient quelques plumes à leur chapeau pour donner à leur réunion l'air des fêtes nationales (le blanc et le rouge étaient, comme nous l'avons dit, les couleurs de Lothier). Le primus, c'est-à-dire l'élève dont les réponses sur toutes les branches avaient offert le résultat le plus satisfaisant, était le héros de la journée: on le félicitait publiquement, et ses camarades le reconduisaient avec pompe. Un morceau de musique composé pour la circonstance et chanté en chœur célébrait son triomphe, et des banquets terminaient la cérémonie avec une gaieté sagement tempérée par la présence de quelques-uns des professeurs. Ce ne fut qu'assez tard qu'à cette première coutume se joignit celle de faire au vainqueur une réception triomphale dans la ville qu'il habitait. Alors les cavalcades, les arcs de triomphe, les illuminations , quelquefois même les médailles commémoratives vinrent attester la part que ses compatriotes prenaient à sa première victoire. Les étudiants montaient à cheval, les magistrats et les professeurs s'associaient au cortège, le trajet du primus était une marche triomphale qui, commencée à Louvain, ne s'arrêtait qu'à la porte de la maison paternelle. Les classes les plus ignorantes avaient appris à respecter la gloire du lauréat, et la sympathie qu'elle inspirait s'étendit peu à peu à d'autres vainqueurs de l'école. Il n'y a peut-être pas de pays moderne où le peuple ait pris l'habitude de célébrer de si grand cœur les succès de ce genre, et où, de nos jours encore, chaque distribution de prix devienne l'occasion de tant de réjouissances publiques. Mais depuis longtemps aussi ces démonstrations elles-mêmes ont perdu leur valeur par l'inintelligence avec laquelle on en faisait usage. Là, comme dans les fêtes politiques, la forme se maintint aux dépens du fond, puisque la science et la littérature restèrent à peu près stériles en face de ces encouragements extérieurs. On a remarqué qu'à l'exception des morceaux de musique, les solennités de Louvain n'avaient été accompagnées dans les derniers temps d'aucun des signes qui marquent la vie intellectuelle. Dans d'autres occasions publiques, les magistrats de la ville universitaire étalèrent une ignorance barbare. C'est ainsi qu'en 1781, nous les voyons offrir aux gouverneurs généraux des Pays-Bas catholiques un banquet accompagné des rimes suivantes : A Votre Altesse J'ai l'honneur de présenter ce bouquet; Il vient plus du cœur qu'il vaut en effet. Répétons-le donc une dernière fois; quand la liberté réelle vint à manquer à la Belgique déchue, chacune des promesses que semblait renfermer pour l'avenir la grandeur de l'époque communale devint un mensonge. Mais si l'édifice fondé par les générations précédentes cessa de s'élever sous les dynasties étrangères, s'il fut ébranlé plus d'une fois par les orages, mutilé par des coups de foudre, dégradé par les outrages du temps et par l'incurie des hommes, ses grandes masses n'ont pu être brisées. Les éléments généraux d'une nationalité forte et profonde existent encore au sein de ces populations qui ont reçu du passé une empreinte durable. C'est à notre âge de mettre un terme à ce long affaissement où elles étaient tombées, mais dont elles tendent à se relever. Déjà il a reconquis pour elles l'indépendance politique et les institutions qui en permettent l'affermissement : puisse-t-il ne pas faiblir dans les efforts pour leur restituer aussi la vie du cœur et de l'intelligence ! FIN. Kl"- ' -j ? ^ f ■ h ■». ■ ■ r •;. :> ■'^f % , s". M . i £ V h - • P-i} ' ' ■ < ; ' r ''y-. /- '' ■ wm - . ! ■ J , I . ■ t- ii il"-v: . I # i g* • WWf ' :■; -i - ' tef' ■ m- fe fe- MB J V • ■: V . * v' ^••■•■f^'ltl®. ■ • : ■ . *. : ■■ ' ■ / ' . - V : V y-.' V • ; V ' 7 :. V