w^ ; Y ANDRE BAILLON UN HOMME SI SIMPLE TREIZIÈME ÉDITION PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS F. RIEDER ET O, ÉDITEURS 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS M DU MÊME AUTEUR CHEZ F. RIEDER ET C» (Collection des Prosateurs français contemporains) HISTOIRE D'UNE MARIE EN SABOTS PAR FIL SPÉCIAL ÉDITIONS DE LA SOUPENTE MOI QUELQUE PART CHEZ J. FERENCZI ET FILS ZONZON PÉPETTE EN PRÉPARATION CHALET 1 ANDRÉ BAILLON UN HOMME SI SIMPLE treizième édition PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS F. RIEDER ET C!% EDITEURS 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS mcmxxv A Germaine Lievens Absolve... (Messe des Morts.) Préjace. 'ai un ami. Il est chimiste : un beau cerveau de savant. Un jour, comme il dînait, un petit pois roula par terre hors de son assiette. Ce n'est rien un petit pois. D'abord, il ne le remarqua pas. Puis il y pensa. Puis il s'inquiéta. Puis il se tourmenta. Puis il voulut savoir où ce petit pois avait roulé par terre hors de son assiette? Il quitta sa place et se mit à genoux sous la table. — M'ami que fais-tu ? — Rien 1 Je cherche un petit pois. — Laisse donc. — Non I Je veux trouver le petit pois qui a roulé par terre hors de mon assiette. Sa femme pour lui plaire, ensuite la servante, se mirent à genoux pour chercher avec lui ce petit pois roulé par terre hors d'une assiette. A un moment quelqu'un accrocha la nappe. D'autres petits pois, beaucoup de petits pois, roulèrent par terre hors des assiettes. Le chimiste ne s'en soucia pas. Il marchait dedans, en faisait de la bouillie. Ce qu'il voulait, c'était le premier petit pois tombé par terre hors de son assiette. Un pauvre homme, dans ee livre, s'arraclie, non sans douleur, de rouges morceaux do vérité. Il cherche son petit pois, Peut-être en cherche-t-il plusieurs? Peut-être ignore-t-il tous ceux qu'il cherche. Peut-être, il passe à côté du plus gros sans savoir qu'il le cherche? Et ce gros n'est pas beau. Faut-il le disculper? L'esprit est prompt, la chair faible et le cerveau, fragile. Comme en beaucoup de choses, on peut rappeler ce que, suivant notre Sainte Mère la très Sainte Eglise, ceux qui ont fini de vivre crient à ceux qui sont en train : Iiodie mihi Cras tibi. A. B. Première Confession. i on nom? Jean Martin, monsieur l'in- terne. Jean comme tous les Jean ; Martin comme... Non, pas comme tous les Martin : comme l'ours quand il fait le beau pour une croûte, dans sa fosse au Jardin des Plantes. Vous percevez la nuance, n'est-ce pas? Profession? Ai-je une profession? J'écris des livres. Ecrivain, homme de lettres. Je n'aime pas ce mot-là. Enfin, s'il vous plaît, notez-le. Pourquoi j'ai demandé mon admission à la Salpêtrière? Pour rien, monsieur. Pour avoir la paix. Mal à la tête, une barre dans la nuque: fatigué quoi? Les livres, vous comprenez? Les démarches, les soucis : Paris éreinte. Et puis, l'argent. D'ailleurs, depuis hier, je vais déjà mieux. Beaucoup mieux. Infiniment mieux. Calme, Monsieur ! Ineffablement calme, In Pace, monsieur. Voyez mes mains : elles avaient la tremblotte. Elles ne tremblent plus... Ou presque plus. Mes réflexes : vous avez noté faibles. Qu'est-ce que cela prouve ? S'il fallait..." euh ! mettre à la Salpêtrière, tous les gens dont les réflexes sont faibles ! Et puis je mange ! Beaucoup. Avec voracité. Hier, trois cuillerées de riz, ce matin... Tout ce que Mlle Brichard fourre dans mon assiette. Si elle est juste, elle vous le dira. Inscrivez-le, je vous prie. Mais non, je n'insiste pas. Seulement si Mlle Brichard ne ment pas, elle vous affirmera que je mange. Des scrupules étant jeune? Moi ! D'abord qu'est-ce que c'est des scrupules? Ah! oui : des histoires de confession qu'on recommence, le robinet à gaz dont on n'est pas sûr qu'on l'ait fermé, des inquiétudes stupides. Jamais ! Notez-le : un enfant très calme. Prix d'excellence, prix de sagesse, prix de... Le premier de sa classe, préfet de congrégation, membre de la garde d'honneur du Sacré-Cœur de Jésus. Des robinets à gaz, des confessions qu'on recommence, ce sont les futurs fous qui passent par là ! Donc, aucun scrupule. Plus tard? Un peu de neurasthénie, comme tout le monde. Pas dans le cerveau,monsieur. Dans l'estomac. Jamais dans le cerveau. Des troubles ces derniers temps? Peuh ! Une nuit, un bonhomme m'a tiré par le pied, sous le lit. J'avais peur ; j'ai... Vous notez cela? Allons ! Allons ! Je sais parfaitement ; il n'y a pas eu un bonhomme sous mon lit. C'est dans le cerveau que des bonshommes vous tirent parle pied sous le lit. Laissez votre stylo. Je... n'est-ce pas?... parfaitement. Des ennuis de ménage? Pas un nuage. Sérénité parfaite. Tourterau, tourterelle. Une brave femme... euh ! Jeanne, monsieur. A Paris?.. Non... oui., c'est-à-dire, elle n'habite plus à Paris. La plus douce des femmes. Certains jours, vous savez? de vilaines crises de foie. . Non, pas d'enfants. Pal1 l'ombre... c'est-à-dire, je... Enfin, personnellement, je n'ai pas d'enfant. Jeanne, non plus. Des maîtresses ! Le vilain mot ! Et au pluriel! Si vous disiez: une amie;une compagne. D'ailleurs je... Non, pas de maîtresses. L'année de mon mariage? En... Voyons?... Dix-neuf cent... dix-huit cent... Franchement, â quelques années près... Comment ! Vous prenez note. Qu'écrivez-vous sur cette fiche : Amoral : ignore la date de son mariage. Ah !... ... Non ! Plus rien. Vraiment, je n'ai plus rien à dire. Amoral, parce que... Quel jour sommes-nous? Lundi? Ah! ... Du lundi au lundi, sept plus un, huit. Déjà huit jours ! Bornet, le premier soir, je n'étais pas fier, hein? Je t'entendais, va : « Pauvre homme !... il est mûr ». Si, si, tu l'as dit. Et « la lumière qu'on ne voilait pas à seule fin de surveiller le pauvre Monsieur. » Farceur ! Toutes les nuits on garde la lumière Voilée, il est vrai. J'ai rêvé? Tu ne l'as pas dit? J'avais l'air d'être dans les nuages : je voyais, j'entendais tout. Mon vieux Bornet, tu es journaliste, je suis écrivain : entre gens du même bord, nous n'allons pas mettre des gants. Comment me trouves-tu? Toi, je l'ai vu tout de suite, tu es fatigué. Mais le fond, le cerveau quoi? est solide. Où tu as tort, c'est quand tu m'attrapes la main pour y frapper tes trois petits coups. Que diable ! tu n'es pas franc-maçon ! En tous cas, ici, la franc-maçonnerie n'a rien à faire. Tu es stupide. Cela te passera. Et moi, vieux, comment me juges-tu? Sans flatterie, sans fausse pitié, comme je te parle. Pâle? Bon. Maigre? Dame, cinquante-deux kilos sept cents. Mais le reste? La tête? D'aplomb, hein? Pas d'un mûr. Fatigué simplement, euh !... comme toi. Dommage que, même ici, on entende les métros. En voilà un, là-bas au bout. On l'aperçoit à travers la grille sous le porche. Tu l'as vu? La prochaine : gare d'Orléans. Il y a des gens là-dedans. Touche la grille : les barreaux tremblent. C'est ma main? Non ! ce sont les barreaux, à causç du métro. Sales trains ! Ils devraient nous laisser la paix. Retourne-toi. Là, par-dessus le mur, entre les maisons en voilà un autre : le Métro Nation. Il est plus près et on l'entend moins. Curieux ! Encore un ! Le cochon. Dis-moi? Aller en métro jusqu'à Calais, c'est fini cette lubie? Où diable^ avais-tu trouvé celle-là? Comment s'appelle-t-il, l'interne, le grand blond, avec ses lunettes d'écaillé? Lafosse? Tu l'aimes, toi? Nous avons causé l'autre jour. Oui, l'interrogatoire de tout le monde : le curriculum vitcie. Entre nous, il est un peu... un peu piqué, hein? Est-ce qu'il ne t'a pas sorti sa marotte sur'la morale? Dame ! vivre toujours avec des gens comme... les camarades, cela se gagne. Et l'infirmière avec son casaquin jaune, M1]e Brichard? Faut-il être méchante pour s'attifer ainsi. As-tu vu ce qu'elle m'en a fourré du riz le premier soir? « Que vous le vouliez ou non, vous mangerez! » Chipie ! Et notre prise de bec ! Tu n'étais pas là. Oui à propos du petit Polonais, celui dont on ne sait s'il vous comprend ou ne vous comprend pas. Elle a voulu l'attraper : « Qu'avez-vous mangé ce midi ». Moi, je ne devinais pas, n'est-ce pas? Comme l'autre restait bête, j'ai soufflé : « Du poisson ». Elle ne s'est même pas tournée : « J'entends un malade qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. » Croirais-tu? Soit, elle exerçait son métier. Mais cet horrible casa-quin jaune ! Tais-toi ! Elle s'amène. J'en suis sûr, elle nous espionne... Bonjour, mademoiselle... Très bien, mademoiselle... Oui, nous prenons l'air, mademoiselle Brichard... Hum ! Allons ! Laisse ma main en paix. Je n'ai pas besoin de tes petits coups, franc-maçon à la noix ! Mais non, je ne me moque pas : je te corrige pour te rendre service. Tu en ferais autant pour moi. Pour en revenir à Lafosse : quand tu étais petit, avais-tu des scrupules? Des idées, quoi? Des confessions qu'on recommence, le bec de gaz dont on n'est pas sûr. Evidemment, tu es franc-maçon : tu te fiches de la confession. Mais le bec de gaz, des inquiétudes enfin? Tu ne connais pas cela? Tiens ! Embêtant hein, d'être collés derrière une grille. Cela ne t'inquiète pas, toi? De l'autre côté on est libre. Tu ne penses jamais à l'autre côté? Il est vrai qu'avec notre capote, on nous pincerait tout de suite. Mais une fois dehors, vraiment dehors, crois-tu qu'un flic aurait le droit de nous reprendre? Combien de temps reste-t-on ici? Un mois? Deux mois? Oh! jene suis pas pressé. Mais rester toujours ! Tu dis? Nous sommes en observation? les vrais on ne les garde pas. On les... interne. Pas forcément, pour toute la vie, n'est-ce pas? Et à quoi, reconnaît-on les vrais? Après combien de jours? Je suppose qu'au bout d'une semaine on est fixé. C'est parfois plus long? Fichtre ! Comment celui du lit 5,on va le... Il ne disait jamais rien ce brave homme. Il était plus calme, que nous ! Dis-moi ! Quand il t'a admis, le chef de service, qu'est-ce qu'il tenait à la main? Rien? Tu en es sûr? N'avait-il pas une petite règle, une baguette? Ne t'a-t-il pas donné un petit coup dans l'estomac? Après tout, tu as raison : ce petit geste n'aurait aucun sens. Et puis je ne suis pas certain qu'il eût cette règle. On a beau ne pas douter de soi, lorsqu'on arrive ici, on est troublé quand même. Je repense à Lafosse : as-tu des enfants, toi? des ennuis de ménage? Ah ! oui, elles sont difficiles à mener les petites filles. Comment, mon pauvre ami, tu es en instance de divorce. C'est, en partie pour cela que... Je m'en doutais. Quelles complications qu'un divorce ! Allons, allons ! N'y pense plus. Et laisse ma main tranquille... A propos, je quitte la salle. Je ne dormais pas. J'ai besoin de dormir. On me donnera un Chalet. Le Chalet 1, au fond de la cour des femmes. Oui celui où l'Espagnol est mort. Qu'est-ce que cela prouve? Celui-là on l'avait trépané : il n'en est pas question pour moi... Je n'y serai pas plus qu'il me plaira. C'est Mlle Brichard qui a trouvé que je serais mieux dans un chalet. Elle a fait la demande. C'est gentil. Croirais-tu cette chipie? Bien sûr, on se reverra. Mais, vraiment, tu ne sais pas ce que c'est qu'un scrupule? ous regardez ma petite table, M. Lafosse. Elle est gentille, n'est-ce pas?-C'est Mlle Brichard qui me l'a procurée : — Un écrivain, m'a-t-elle dit, doit avoir sa table. Elle m'en veut. Si, si. Mais elle cache son jeu sous des prévenances. Enfin. Grâce à cette petite table, j'ai beaucoup réfléchi. Vous m'avez interrogé l'autre jour. Mon Dieu ! que j'aie menti ou non, au fond que vous importe ? A moi, il importe beaucoup. Et j'ai menti. Cela me rend un peu triste. Un scrupule, quoi ? un de ces scrupules que je prétendais ne pas connaître. Vous m'observiez, monsieur. Je vous observais aussi. Quand je me suis nommé : « Martin, comme l'ours du Jardin des Plantes » vous avez pensé : — Encore un qui déraille. Voyons ! Il y a ce pauvre Bornet avec ses trois petits coups dans la main et son tablier maçonnique quand il va faire pipi. Je ne suis tout de même pas comme lui. Ni comme le malade du lit 1 qui se croit à l'hôtel et se fâche parce que vous êtes le patron et ne lui donnez pas sa note. Je sais, moi ! Je suis à l'hôpital ; j'y suis librement, j'y suis par ma volonté parce que je désirais une chambre pour moi seul, un porte-plume pour moi seul, une table pour moi seul, et, alentour, quinze kilomètres de silence. Il est vrai que pour les quinze kilomètres... — Une dent en or... une chaîne en or... un arbre en or... une table de nuit en or. Ecoutez le Chalet 2 et toutes les choses, aujourd'hui, qu'il se découvre en or. La petite Yvonne aussi est bien agitée ce matin. Tantôt elle a cassé des vitres. Elle hurlait. N'importe ! il y a des vacarmes plus effrayants... au dehors. On voit beaucoup de grilles et de cadenas dans ce coin de la Salpêtrière. Non, que j'aie peur, mais dites-moi, franchement, votre bon chef de service, pourquoi m'a-t-il donné avec une baguette, un coup dans l'estomac ? II ne l'a pas donné à Bornet. Ce petit geste, dites-vous, ne signifiait rien,un geste de bienvenue. Fort bien. « De bienvenue » jusque quand ? Pas pour toujours, je suppose. Si je devais res- tex1 ici à vie, je serais bien malheureux.. Bien malheureux aussi s'il me fallait en sortir. Quelle tête ! Examinez-la, monsieur. Mes cheveux sont longs. Ils commencent à tomber un peu. Là, vous voyez? un petit rond indique qu'au sommet du crâne, Jean Martin a la peau rose. A la maison, on appelait ce rond un petit « megnon ». Ici je m'en moque. Je n'aimais pas qu'on eût l'air d'apercevoir le « megnon ». Encore moins qu'on en parlât. — C'est bon ! c'est bon. Martin grognait. Il ne fallait pas non plus lui parler de ses yeux. Ils voient bien, ces yeux, et de loin. De près, ils ont besoin de lunettes. Oui ! Quarante-sept ans, ce n'est pas trente. On devient, peut-être, presbyte. Erreur. Mes yeux ne sont pas en faute. Si j'y vois moins, c'est à cause de Paris. On se crève la vue dans les appartements de votre Ville-Lumière. Comment des gens peuvent-ils naître, vivre, mourir à Paris? Mourir, ah ! cela oui. Naître, cela se fait où se trouve la mère. Mais penser, prendre conscience de soi, maintenir cette conscience, être joyeux, triste, faire enfin, ce qu'on appelle vivre? Depuis quatre ans j'y traîne. J'aurais dû me méfier. Le premier jour, un ami m'accueillit à la gare. Je portais une valise et, en manuscrits, ce qui deviendrait des livres. Il eut une course à faire. II m'installa dans un bar : — Prends un café. Ce ne sera pas long. Un café, deux cafés, ce fut très long. Le bar donnait sur un petit square derrière Notre-Dame. Je connaissais l'église, pas les alentours. Sur la marquise du bar, je déchiffrai à rebours ces rimes : Quoi que Von dise, quoi que l'on fasse On est mieux ici quen face. Je pris un troisième café pour demander : — Qu'est-ce que c'est « en face »? — La morgue, monsieur. Elle a déménagé depuis. Mais qu'à Paris, on fût bien ici, mal en face, quand on y débarque avec de l'espoir en valise, c'était une leçon, monsieur. L'ami ne revenait toujours pas. Je me rappelai que j'avais à lancer un télégramme. Je demandai un quatrième café et m'informai d'un bureau de poste : — Prenez le pont ; puis à droite. Je pris le pont, puis à droite, encore à droite, toujours à droite. Je fis sans doute le tour d'une île et retrouvai mon pont sans découvrir de poste. Je vis qu'il y avait deux ponts. Qu'à Paris, des gens bien intentionnés vous renseignent « Prenez le pont » quand il y en a deux ; que de bonne foi on fasse le tour d'une île en prenant l'un, parce qu'on ignorait l'autre — après le bien ici, le mal en face, terrible leçon, monsieur. Tenez ! je vous parle en confiance. Je risque une remarque, à propos de notre premier entretien. Oh ! vous avez donné du marteau où il fallait pour faire sauter ma jambe. Votre truc à pression artérielle, rien à dire : son aiguille a marché. Vous m'avez demandé : — Etes-vous marié? — Oui. — En quelle année? — Je ne sais pas. Aussitôt sur ma fiche vous avez conclu : « Amoral : ne connaît pas la date de son mariage. » Eh ! sans vous froisser, vous êtes jeune. Ni « megnon », ni lunettes pour presbyte. Vos jugements, non plus, n'ont pas de « megnon ». Us mesurent par angles droits. Il est tant d'autres angles, monsieur, que les vôtres ne saisissent pas. Si au lieu de vos deux points, vous en aviez mis un, ou une virgule, vous jugiez bien. Il y a, en effet, un tas de grandes choses et de grands sentiments que j'estime de petites choses et de petits sentiments. D'autres, que certains réprouvent, je les prends dans mes mains, je les regarde vivre, les pauvres ! et n'ose plus les réprouver. Ma conscience, si je pouvais l'examiner — comme je m'examine — dans une glace, elle aurait sans doute les joues bien maigres. Si revenant de chez la laitière, je pense avec le moindre doute, que cette brave femme qui est boiteuse, m'a remis deux sous de trop, je retourne les jeter sur son comptoir. Mais si je trouvais « bien fourré, gros et gras » un porte-feuille qui ne serait pas celui d'une boiteuse?... Je me le suis demandé. Et puis, je suis égoïste ; quand il s'agit de mes livres, surtout. Je deviens dur. Malheureux ceux qui m'entourent. Il n'y a plus ni Dieu, ni diable, ni... morale. Ah ! ça t'ennuie que je te fourre dans un livre? Tant pis ! je t'y fourre. J'y fourre les miens ; j'y fourre les autres ; j'y fourre.... moi-même. Et j'ai des exigences. Quand j'écris, peu de chose me distrait : je veux la paix. Si je ne l'ai pas, je hurle jusqu'à ce que je l'obtienne. Quant à l'argent, le temps pour en gagner est du temps perdu pour mes livres. Je me restreins : qu'autour de moi on se restreigne. Et si dans ma pauvreté, j'évite les réunions, les spectacles, les... c'est entendu, une fois pour toutes, Martin est un mufle, Martin hait ce qui l'amuserait et amuserait les autres. Eh ! je ne me fâche pas. Quand on me touche là, j'ai mal et je crie. En ce cas, n'est-ce pas? on vit seul.Oui,on devrait vivre seul.Pourquoi Martin a-t-il un cœur? Par contre : quelqu'un dans la peine, je me demande comment le soulager. Martin l'ours devient Martin le Saint qui donnait la moitié de son manteau à un pauvre. Je donnerais le manteau tout entier. Eh ! je veux bien, c'est encore de l'égoïsme. Les autres grelottent : Martin a froid. Ces deux égoïsmes, dites-vous, se contredisent. Bien sûr, ils se contredisent. Ils s'empoignent : ils se ceinturent à bras le corps, à qui tombera l'autre. Vous verrez comme. Et bien d'autres choses. Donc amoral. Mais pour une question de calendrier, ce serait à trop bon compte. Ne le croyez pas. Je ne cherche pas les complications. Je les déteste. Je déteste aussi le mensonge, qui est de la vérité compliquée. Si vous me voyiez dans la rue, je me dispense du faux-col puisqu'une écharpe tient plus chaud ; quant aux chaussures, on est mieux en pantoufles. J'écris : mes personnages sont des gens de tous les jours, pas de ceux qui se campent avec des gestes d'acteur au bout des bras : UN HOMME SI SIMPLE de pauvres bougres avec leur cœur. Ma phrase debout, chacun mettrait sur sa pointe cet œuf de Christophe Colomb. Elle est simple. Dans la vie, entre deux situations, je cherche la plus simple. Par mes actes, sinon en paroles, je prêche : — Soyons simples ! C'est effrayant, monsieur, comme la vie se complique quand on la veut simple ! Jeune, j'étais un brave petit bonhomme. On m'avait mis au collège chez les RR. PP. Jésuites. Une éducation religieuse est une grande faveur. On en doit remercier Dieu. Le régime était dur. On dormait dans des dortoirs. Au coucher, les lits étaient de glace. Le matin, il en fallait sortir au premier coup de cloche. Chaque soir, je priais mon bon Ange Gardien qu'il daignât me réveiller cinq minutes avant ce coup de cloche. J'aurais tant voulu, ne fût-ce qu'une fois, jouir de mes draps qui seraient chauds. Il ne m'accorda jamais cette grâce. Par contre, je savais que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.» Je le sus plus tard en latin : Timor Domirii.... Voire en grec. On aurait pu peut-être, nous enseigner en même temps comment on s'y prend pour tenir les pieds propres. Passons. Le timor Domini est un précepte simple : gagner le ciel, plus exactement craindre l'en- fer, et pour cela fuir... fuir le péché. On nous citait de beaux exemples. Saint Louis de Gonzague est un Saint si saint qu'il baissait les yeux, pour ne pas pécher en regardant sa mère. Bon ! je n'étais pas Louis de Gonzague, à défaut de mère, j'avais des camarades : je baisserais les yeux. Mais comment marcher en aveugle dans une cour où quelque trois cents sauvages jouent à la balle et vous bousculent? Pour vouloir mon salut, je m'embrouillais dans toutes sortes de péchés bien délicats à confesser. J'y tâchais. Quand j'avais fini, il me fallait recommencer. Je croyais avoir dit tout ; je n'avais pas dit tout. Il est écrit que la vie humaine nous vient de Dieu. Nous devons respecter ce don. Le précepte était simple. Je n'attenterais pas à ce don. Avant de me nourrir, je tournais un robinet afin de purifier les mains qui porteraient, à la bouche, les aliments. Puis je fermais le robinet, car l'eau, comme la vie, vient de Dieu ; on 11e peut la gaspiller. Oui ! mais ce robinet était en cuivre, le cuivre donne du vert-de-gris, le vert-de-gris pouvait empoisonner mes mains et ces mains souiller les aliments en les portant à ma bouche. Par respect de la vie, je rouvrais le robinet, je me me lavais les mains, je refermais, touchais du cuivre, me souillais, rouvrais... L'acte si simple, se laver les mains, devenait un acte très compliqué. Il est écrit : — Le corps humain est le Temple du Saint Esprit. Par une tenue modeste, honorez l'Esprit Saint qui habite ce Temple. Bon ! Tenue modeste et bienséante. Deux boutons pour le col, quatre au gilet, trois à la veste, d'autres plus bas au pantalon, je connaissais le compte. — Un, deux, trois, quatre, cinq..... Un, deux... A petits attouchements répétés et discrets, je vérifiais si mes boutons, un à un, assuraient la modestie de mon Temple du Saint Esprit. Ce sont des scrupules? Eh ! oui. Je vous avais menti. Ils ne m'empêchèrent pas de décrocher tous les prix. Sorti de là, je voulus étudier les Lettres. Mon tuteur me conseilla les Mines. Suivre un conseil est simple. Analytique, différentiel, chimie, quelques vers, je fus un étudiant modèle. L'année d'après, j'aurais pu dire : — J'étudie les Mines, dans les fossettes qui ornent le temple du Saint Esprit de ma maîtresse. Elle s'appelait Rosa. Rosa, rosse : première déclinaison latine en a. Avoir une Rosa est simple ; la quitter si elle vous trompe, est compliqué. Elle me trompait ; je m'accrochai ; elle mangea tout mon argent. Par crainte de recherches vagues, j'en connus d'autres plus compliquées: savoir en latin que la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse, et devoir, en français, gagner une vie que j'aurais pu capitonner de mes rentes. Ainsi appris, ce fut décidé : je me passerais de femmes. Je découvris Jeanne. Jeanne était douce, maternelle, fidèle. Epouser Je.anne eût été compliqué. Mais refuser quand elle insiste? Vousm'avez demandé la date. J'épousai Jeanne. Un an, deux ans... huit ans : toujours Jeanne. Ecrivain, je n'écrivais guère. A tout prendre, puisque j'avais une Jeanne qui m'inspirait peu, mieux valait choisir, plus près de mon cerveau, une Claire qui m'inspirât d'avantage. Je ne m'excuse pas. Je raconte. J'aimai Claire. Un autre eût divorcé. Ouais ! Les avocats, les juges, au bout une Jeanne qui pleure. Alors, mentir? Et crac, un jour, on met le pied dans un mensonge et la vérité vous attrape en dessous, par la jambe. Ne pas mentir, ne pas peiner, mon amour à l'une, de l'affection pour l'autre : être simple. Je dis à Claire : — Tu le sais : il y a Jeanne. A Jeanne. — Sache-le : il y aura Claire. Je comptais sur le temps.... Du complexe au simple, je m'attachai deux femmes : l'une qui aurait dû l'être et ne l'était pas ; l'autre qui le restait et ne l'était plus. Les deux souffraient. Et moi, pour elles. De plus : de Jeanne, je ne voulais pas d'enfant. Claire en avait un tout fait qui allait sur ses quatre ans. C'était quand même plus compliqué. Un peu plus tard, pour cet enfant, Claire voulut s'établir à Paris. Suivre Claire fut simple. Mais quitter Jeanne? Je dis à Jeanne : — Tu viendras avec nous. Comme les questions de logement se compliquent, tu vivras avec nous. Je vous entends. Deux femmes ! le pacha ! voilà l'amoral. Je ne dis pas qu'en pensée... En fait tout était convenu. Ne pas tourmenter, ne pas souffrir, être simple. Claire serait ma femme, Jeanne la maman. Elles étaient également douces.....Ah ! monsieur ! Mettre un peu de sucre à côté d'un peu de miel et faire sauter une maison ! Je fus fixé dès le premier contact. Nous logions à l'hôtel. La cuisine en commun, une chambre pour Claire, une chambre pour Jeanne, on n'en trouva pas pour moi. Claire après tout ma vraie femme, me voulait dans la sienne. Jeanne, pour les mêmes raisons me voulait aussi dans la sienne, du moins quand passait la concierge, car qu'aurait dit cette dame ? Et cette dame passait tôt le matin, tard le soir et à n'importe quel moment de la journée. Où me tenir? A la nuit, c'était un déchirement, parce que je m'enfermais chez Claire ; le matin, déchirement parce que j'allais chez Jeanne. Nous mangions en commun, on glissait des lettres sous la porte. Quand il y en avait deux, je me tirais d'affaire : — Lis Claire... Lis Jeanne; Mais quand il n'y en avait qu'une? Dans la rue, si j'accompagnais Claire, pourquoi ne sortais-je pas avec Jeanne? Entre les deux : Attention ! n'étais-je pas plus près de l'une que de l'autre? J'étais toujours tendu. Autant sortir seul, ou ne pas sortir du tout. Et ce qu'il me fallait entendre ! Elles avaient des goûts opposés. — Ta Claire n'a pas d'ordre. — Ta Jeanne, comme elle est matérielle. — Non mais ! Toutes ces couleurs sur ce chapeau. — Quel mauvais goût! Une pareille robe. Je dis le moins grave. Heureusement l'enfant de Claire n'était pas là. Ce que je ne comprends pas : sans moi les deux femmes : s'entendaient assez bien. — Je fais un point à votre robe. — Voici comment vous devriez arranger votre coiffure. Quand j'arrivais, tout sautait. Je ris : à distance cela paraît drôle. J'étais maigre : deux meules m'écrasaient, l'une à droite, l'autre à gauche, et les deux l'une sur l'autre. Moi qui voulais la paix pour écrire ! A la longue, on ramena les choses où elles en avaient été. Claire se logea au bout d'une ligne d'autobus, Jeanne à l'autre bout. Seulement, elles se connaissaient à présent. — Ah ! tu vas chez ta Jeanne. -—- Ah ! tu me laisses pour ta Claire. Je passais mon temps sur la ligne Z. Etre écrasé cela fait mal: j'étais maintenant écar-telé. Comment écrire là dedans? Ce fut Jeanne la plus raisonnable. Un jour, elle dit : — C'est cela Paris? Et partit. Dès lors, il ne resta plus qu'à divorcer. Oui ! mais peiner Jeanne..... J'avais eu de la chance. Quand on débarque à Paris, avec des manuscrits dans une valise, on ne découvre pas comme ça un éditeur. J'en découvris un. Le premier manuscrit était devenu un livre, les autres le deviendraient. Pour un écrivain, les livres terminés ne comptent guère ; bien ceux qu'il veut écrire. J'en projetais beaucoup. Écrasé, écar-telé, même égoïste, Martin n'y avait pas songé. Jeanne partie, je m'installai chez Claire. Et alors, croyez-vous, tout redevint simple? Faites une supposition. Tout plein d'idées bourrent la tête de Jean Martin. Il va les sortir. Le voici devant sa table. 11 trempe sa plume et... D'abord les distances ne suppriment rien. Jeanne partie, il restait la pensée de Jeanne. Il m'était arrivé une singulière aventure. J'avais eu à me rendre dans l'appartement où elle ne se trouvait plus. Les chambres étant vides, j'oubliai qu'il ne suffirait pas de donner un coup sur la porte. Je me tâtai, je ne trouvai pas ma clé. Une des fenêtres était ouverte et donnait sur la cour. Je passai par celle du palier, puis en équilibre le long des fers d'une marquise. Rentrer chez soi, par une fenêtre, en acrobate, quand les voisins savent qu'on a été « plaqué par sa femme », c'est un exercice humiliant. J'aurai pu en garder rancune. Le plus grave c'est que le spectacle fini, je n'avais pas du tout oublié ma clé : elle était dans ma poche. En fait de clé, je n'avais perdu que la tête. Et puisque je parle de ma tête, les derniers temps, Jeanne se montrait si hargneuse que je m'arrachais les cheveux de cette tête : — Mon Dieu ! Mon Dieu ! quand donc aurai-je la paix. Jeanne partie, devant ma table, chez Claire j'aurais pu dire : — Enfin ! J'ai la paix. Et pas du tout ! Pourquoi partie? Qui l'a rendue hargneuse? A qui la faute? Quand on vient de mouiller sa plume, mauvais début. Maintenant, pensez à l'immeuble. Soixante appartements, ce qui signifie autant de fenêtres multiplié par trois. Je me suis demandé deux choses. D'abord, à quoi servait ce réverbère planté tout seul dans la cour? Ensuite, si les fenêtres ont des sentiments? Nos trois fois soixante fenêtres semblaient honteuses. Les gens qui vivaient derrière, faisaient de leur mieux : rideaux de soie, tringles de cuivre, bouts de dentelles qu'on appelle brise-bise, ils y accrochaient des objets de choix. Elles n'en restaient ni plus ni moins d'humbles fenêtres qui ne prendraient jamais le jour, que sur cet unique réverbère planté comme un idiot dans cette cour. Etre humble, après tout, ce n'est rien. Elles avaient des choses à dire. Elles servaient de haut-parleurs aux dames-locataires qui publiaient par là qu'elles avaient bien dormi. Elles servaient d'abat-sons aux pianos de ces dames qui avaient si bien dormi. Elles rappelaient les canons de la guerre parce qu'on secouait les tapis. Elles... La plume à la main, j'entendais tout. Il faut tenir compte aussi des incidents que je n'aurais pas pu ne pas apercevoir. Il y avait, par exemple, « la dame d'en face ». Jour et nuit, une de ses fenêtres restait ouverte. Une cage pendait sur le côté, avec une pie. La dame arrivait, saluait : « Bonjour, fifi !... Bonjour fifi ! » s'en allait. Elle revenait, saluait : « Bonjour fifi !... Bonjour... » Je ne suis pas méchant : j'abandonnais ma plume, je me voyais très bien armant un fusil, et envoyant mon plomb dans son prochain « fifi ». Si j'oubliais la « dame d'en face », je pensais au monsieur « d'en dessous de la dame d'en face ». Ce monsieur tenait du géant. Deux mètres de haut. Je ne sais combien en rond. Au moins soixante-quinze kilos de ventre. Il les transportait sans un instant de repos. Je le voyais marcher. Première fenêtre : son ventre ; deuxième fenêtre : son ventre. v Je réfléchissais à des problèmes. Comment ces kilos et ces mètres pouvaient-ils se mouvoir entre des murs si rapprochés. Et si un jour, ils cessaient de bouger, pour sortir le cercueil, quelle affaire ! Faut-il parler des distractions qui m'arri-vaient par le nez? Si j'ai horreur des oignons, je déteste aussi les choux. Voilà pour les fenêtres. Passons à nos chambres. Claire, sa fille Michette, moi, nous étions trois. Quand je poussais une porte, je n'étais jamais sûr si je ne l'enverrais pas dans un coude, ou ne défoncerais un derrière. Il y avait aussi mon brave chat, Ami-Chat, dont je n'aurais pas voulu écraser une patte. Pour écrire, je m'installais dans la pièce d'entrée qui eût dû servir d'anti-chambre. Derrière ma table, j'avais toujours un peu l'air du garçon de bureau qui s'occupe, en attendant qu'on tire à la sonnette. Elle pendait au plafond dans un coin. Quand je levais le nez, mes regards tombaient dessus, mes réflexions dedans. Mes plus belles idées sont mortes, la langue dehors, au battant de cette sonnette. Claire donnait des leçons de piano. Pour les unes, elle se rendait en ville : c'était bien. Pour les autres, les élèves venaient. Elles s'y mettaient parfois a quatre mains, pour que cela fît plus de bruit. Je ne pouvais rien dire ; c'est la vie. Je laissais là ma plume. De plus un cabinet de travail, anti-chambre, c'est un cabinet de travail par où tout le monde passe. Je tenais à mon porte-plume. En avait-on besoin, on savait où le trouver. On ne le remettait jamais en place. Ou bien ma plume était faussée. Ma table quand on rentrait, on s'y débarrassait qui d'un gant,qui d'un cahier,qui d'un paquet de farine. Ami-Cha t dormait sur mes papiers ou délayait avec le noir de ses pattes, le noir que j'y avais mis avec de l'encre. Avec le reste, cela me troublait. J'aime les idées et les objets bien d'aplomb. Claire portait des soucis plein la tête. Elle n'en portait que trop. Alors elle manquait d'ordre. Si elle me rendait des livres, elle les déposait en pile, à l'extrême bord de la table en tour penchée de Pise ; de même, sa vaisselle, dans sa cuisine ; de même ce qu'elle disait, des paroles, pêle-mêle, en tour penchée de Pise. Cela ne tombait pas, cela aurait pu tomber. Mon esprit attendait : rien de plus énervant. Voilà pour l'intérieur. Une question en passant : pourquoi ins-talle-t-on un ménage, derrière une porte pour l'ouvrir? Un rien de métal, l'orgé en clé, serait plus simple. Au guichet de sa loge, notre concierge était toujours « dans l'escalier ». Elle cirait les marches du A, battait les paillassons du B, astiquait les cuivres du C. Ses travaux s'entendaient. Elle en voulait aux chats qui répandaient, disait-elle, du flan sur ses paliers. Elle gardait à portée une barre de fer pour assommer ces sales bêtes. A cause d'Ami-Chat, quand j'entendais « flan » je sursautais comme sous la barre de fer... Je laissais là ma plume. Que dire des automobiles? J'ai vécu à la campagne où il n'en passait pas, puis dans une ville où il n'en passait guère. Ici, il en passait trop. Si je sortais, je le savais d'avance, à peine sur le trottoir, j'en verrais une, j'en verrais dix, j'en verrais cent, je serais happé. Vous êtes fier d'avoir inventé ces machines ! Ces secousses qui vous remuent dans le ventre, ce tonnerre de ferrailles, cette fumée qu'elles ont raison de souffler par derrière, car elle n'est rien moins qu'une haleine : vraiment, vous auriez pu trouver autre chose à verser dans leur moteur. Et leur cri comme un renvoi d'ivrogne en pleine figure ! Il me tournait le cœur. Depuis quatre ans, j'aurais voulu passer un jour sans les entendre. J'ai essayé de tout : me réfugier dans vos rues les plus étroites, me planter au beau milieu de vos parcs, leur bruit me rattrapait, monsieur ! Enfin soit, comme on dit, la rue est à tout le monde. Mais à qui mes oreilles? Je les bourrais d'ouate, je bouclais mes fenêtres, je fermais les portes. Je n'allais pas chez eux : de quel droit pénétraient-ils chez moi? Maintenant, pensez au silence : cette sérénité, cette présence que l'on ne voit pas, ce quelque chose où rien ne bouge, si calme, si vaste, si doux, qu'on ne sait plus, si on ne se jetterait pas à genoux les bras au ciel pour prier ou pour pleurer. Et faites le compte: les fifi de la dame, les kilos du monsieur, les flans de la concierge, les autos, les pianos, des mandolines, des phonographes, les violons des bougres qui venaient chanter faux dans la cour. Total pour un écrivain qui veut travailler dans le silence? Le total fut une formule : — Ce qu'il me faudrait? Une chambre pour moi seul. Un porte-plume pour moi seul. Une table pour moi seul. Et alentour quinze kilomètres de silence. Pour mon travail, Claire ne traînait jamais. Elle dit : — Tu demandes beaucoup, mais enfin nous trouverons. Le jour même, nous battîmes les environs de Bourg-la-Reine. Vous connaissez le pays : le gros de la ville dans le bas, la route d'Orléans, en liberté quelques arbres, des terrains à choux qu'après un petit verre de Gaillac on peut appeler des champs. Nous ignorions le Gaillae : sa saveur imprévue m'avait mis en bonne humeur. Nous visitâmes d'abord quelques réduits, mansardes et soupentes que je déclarai « infects » malgré les promesses de leurs pancartes -.'Jolies chambres meublées. Puis nous remontâmes vers le haut où nous découvrîmes UN HOMME SI SIMPLE & une bicoque plus avenante. Elle s'étalait en "longueur dans un jardin, toute de plain-pied, ce qui, pour Ami-Chat, serait un avantage. On entrait par une petite porte à travers une haie et cette petite porte était bien amusante. Au-dessus, pendait une botte en bois rouge, et cette botte aussi était bien amusante. Il est vi'ai, elle annonçait un cordonnier, mais en plein air le bruit d'un marteau, ne s'entendrait pas. Il est vrai aussi que le propriétaire se composait de ce propriétaire, de sa femme et de leurs deux enfants : quatre personnes avec leur bruit. Mais l'homme dissiperait le sien en travaillant à Paris ; la femme, en faisant au loin des ménages ; les enfants, en apprenant l'alphabet à l'école. D'ailleurs la chambre qu'on m'offrait se trouvait à l'écart, à l'extrême bout de la maison. Ce n'était pas exactement les quinze kilomètres; mais en n'y regardant pas de trop près, la pointe d'un cyprès, derrière une grosse usine, en donnait l'impression. La chambre aussi était très bien. Elle possédait une porte et une fenêtre. En ouvrant l'une ou l'autre, j'aurais de l'air. L'une et l'autre, encore plus d'air. Non, seulement il y avait une table, il y en avait deux! Il y avait un poêle: j'y ferais du feu; un lit : il serait mon divan ; des murs, j'y clouerais des cadres. Et l'armoire donc! Elle était à glace, ce qui me gênait, mais avait des planches, de quoi ranger mes livres. — Voilà. Tu es content? Quand tu voudras travailler en paix, tu viendras ici. — Pour sûr ! Dès demain, et tous les après-midi. En nous retirant, nous eûmes une petite surprise. Tout près, se haussaient les bâtiments d'une autre usine, dont la cheminée me parut donner une îumée bien épaisse. Mais le vent souffle où il veut et n'enverrait pas forcément cette fumée tous les jours de mon côté. Par contre Claire lut sur une plaque un joli nom : — Tu vois? Chemin du Port Galant. — Tout à fait chic. Je me demande encore où se trouve ce port et à quoi rime ce « galant ». Et alors, n'est-ce pas, tout fut bien? Le -lendemain, j'amenai mes paperasses. Un journal m'avait demandé un article. Le soir il était amorcé. Le lendemain, il fut sur pied, Le troisième jour..... D'abord, un ami plaisanta : — Ah ! Tu Rourg-la-Reine? Moi je Choisy-le-Roi. Quel jeu de mots stupide ! Ensuite, je m'en aperçus tout à coup : . la route d'Orléans grondait comme une rue de Paris. Il n'y avait pas seulement les autos qui passaient. Une maison dans le bas m'en- voyait le bruit des autos qui avaient passé ; une maison dans le haut, celui des autos qui allaient passer. Quand par hasard je ne les entendais pas, je prêtais l'oreille et déjà je les entendais. Encore une façon de passer et la plus agaçante ! Et des tramways passaient aussi. Puis il y eut Ami-Chat. Je ne sais si vous pensez comme moi? Une dame, un jour, me racontait une histoire. Elle avait eu un chat ; il était devenu « sale »; elle avait décidé de s'en débarrasser. Par malheur elle venait de lui acheter sa provision de foie. Alors de repas en repas, elle lui donnait sa part : — Régale-toi, Minet. Dans trois jours, dans deux jours, tu ne te régaleras plus. Tout en parlant, elle agitait un filet alourdi par un gros rosbif. On voyait le sang sur le papier. Je suis poli : je ne disais rien. Je pensais : • — Charogne de charogne ! Je souhaite qu'il t'en arrive autant avec ta charogne de bidoche. Eh bien ! sa bidoche ne devait pas être loin : un matin on la trouva morte dans son lit. Voilà, monsieur, ce que c'est qu'un chat. A cause de la concierge, je voulais le mien près de moi. Je n'aurais pas été tranquille. Je l'amenais. Nous prenions le tramway. Claire m'avait confectionné un sac. Ce sac aurait pu être noir, ou d'un gris peu voyant. Il était, rouge. Ami-Chat aussi était rouge. Son corps là-dedans, sa tête dehors, le tout sur mes genoux, il travaillait des pattes pour sortir. Je travaillais des miennes pour qu'il reste. J'en devenais comme le sac. Le rouge du chat, le rouge du sac, le rouge du monsieur, les receveurs nous connaissaient... L'article demandé resta en plan. A la longue, je dis à Claire : — Tou-s ces voyages m'énervent. Puisqu'il y a un lit, je logerai là plusieurs jours à la file. Et alors, n'est-ce pas?... Attendez. D'abord, puisque je n'étais pas à la maison, je m'inquiétais de ce qui s'y passait. Si Claire tombait malade? Si Michette obéissait mal ! Au courrier, combien de lettres? Et peut-être des urgentes? Ensuite les autos. Je n'entendais plus ceux du jour, j'entendais ceux de la nuit. Les tramways remisés, il y avait une voie ferrée et ses wagons de marchandises. Ami-Chat voulait de l'air. J'avais le choix : ouvrir la porte, fermer la fenêtre ; ouvrir la fenêtre, fermer la porte. Nous étions en hiver. Le passage fait, Ami-Chat s'installait au haut de l'armoire, puis plongeait sur mon lit, plouf ! Il invitait des camarades qui forniquaient — aussi sur mon lit. Il attrapait des souris qui piaulaient parce qu'on les croquait — également sur mon lit. Il me poussait avec son dos pour avoir la bonne place — également dans mon lit. Chaque nuit je me grondais : — Pour un chat ! Tu es trop bête ! De plus, à cause du Gaillac, nous ne l'avions pas remarqué : sur un des murs, j'avais pu en effet fixer un cadre et facilement puisqu'il était en planches. Quelqu'un couchait de l'autre côté. Ce bougre, quand il se grattait, j'entendais ses ongles racler ses cuisses. Je l'épiais. Quand il ne se grattait pas, il s'était gratté, il aurait pu se gratter. Voilà pour les nuits. Le jour, le cordonnier luttait avec ses semelles. Elles étaient dures. Il frappait fort. Au lieu de faire son bruit en ville, le propriétaire le faisait à la maison, parce qu'il était de repos. Sa femme négligeait ses ménages ; les enfants, leur alphabet. Je n'étais jamais seul. Livré à moi-même, sans un des miens, parmi ces étrangers, je n'osais pas bouger. Il fallait cependant que je mange : un œuf est vite cuit. Comment, sans qu'elle grince, déplacer une casserole? Comment charger mon feu ! Et l'eau, dont le robinet s'exposait à la vue de tous, en plein milieu du jardin. Pour certains besoins, l'endroit se trouvait à l'autre bout de la maison. Je devais me glisser dehors, raser la façade, filer sans être vu devant des fenêtres,pénétrer—pénétrer! — dans L'atelier du cordonnier. Son marteau en l'air, il levait la tête. Il fallait dire une gentillesse à cet homme : « Petite gelée blanche, ce matin ». « Cela marche,le travail? » Je ne pouvais cependant lui présenter tous les jours des semelles à clouer. Et les meubles, monsieur ! les deux tables, l'armoire à glace. Elles se fichsient de moi. L'une des tables ne valaient rien ; l'autre était ronde : ronde quand pour écrire, il faut des angles droits où poser les coudes. Elle prenait un air innocent, puis tout à coup levant ses pattes de devant, se dérobait de ses pattes derrière. Avec mes papiers, mes idées se dispersaient par terre. L'armoire? Qu'avais-je besoin d'une armoire à glace? Elle s'obstinait à me présenter un second Jean Martin qui aurait pu attendre que je fusse sorti pour jouer les doublures. A l'intérieur, je rangeais mes livres, mes papiers, un peu de vaisselle. Quand je levais la main vers la porte, elle hurlait à faire croire que j'étais en train de violer une femme. Son tiroir aurait pu me rendre service. Il s'accrochait comme un chat qui ne veut pas qu'on le prenne, puis sans raison, lâchant tout, vomissait par terre, mon poivre, mon sel, mon sucre. Au bout d'un mois de cette vie, il se passa de drôles de choses dans ma tête. Peut-être qu'exauçant en bloc mes prières, mon Bon Ange m'envoyait d'un seul coup, toutes les « cinq minutes » qu'il m'avait refusées autre-foi?". Je ne dormais plus, je devenais nerveux. Quand une action me paraissait mauvaise, l'envie me prenait aussitôt de la faire. Trois fois par nuit, à travers sa cloison, j'arrachais les ongles à mon voisin. J'étais incapable d'écrire. Quand je pensais à un sujet, une automobile m'en amenait un autre, que l'automobile suivante m'arrachait. Dans la rue je voyais un chien, un chat. Tout de suite après, je revoyais ce chien, ce chat, seulement, dix mètres plus loin et c'était une femme. Sur ma table traînait un sachet avec le nom du fournisseur : Chauffeton. Il m'obsédait : « Chauffeton... chauffe ton... en fin de compte chauffe ton quoi? » J'avais beau déchirer ce papier ; le lendemain : « Chauffeton... chauffe ton... chauffe ton quoi ?... Je pensais aussi. En général, je ne parle guère. J'ai toujours beaucoup de choses à me dire. Je me racontais des histoires... Dieu ! ce que. je m'en suis raconté des histoires ! Je me racontais l'histoire de Claire. Je vous ai montré une Claire accidentelle, une Claire à... explosions parce que, stupide. je l'avais mise en contact avec Jeanne. Ce n'est pas la vraie Claire, celle que je nomme la « bénie entre toutes les femmes ». Elle ne manquerait pas une visite. Vous la connaissez, monsieur. Elle est venue hier, elle est venue aujourd'hui ; elle viendra demain. Le voir une fois, on n'oublie plus ce visage. Pas besoin de rouge sur les lèvres, de couleurs sur les joues : une vraie Madone et les sept glaives de la Douleur dans le cœur. Pourtant, elle n'est pas austère: elle est grave. Je ne crois pas que jamais une vilenie ait touché sa pensée. Comme d'autres ont la religion de Dieu, elle a la religion de l'Art. Ses yeux rêvent. Quand son âme souffre, sa bouche se tait. Une vie poignante. Une abnégation si grande qu'il m'a fallu des années pour la voir. Un front qui pense. C'est à cause de ce front que je l'ai aimée tout d'abord. Avec cela, elle est solide : des épaules à porter sa croix, et. quelques autres. Qu'ai-je fait de cette Claire? Elle se plaignait quelquefois : — Je suis morte. Je la blaguais : — Voyons ! Ces beaux yeux, ces belles joues, ces... Tu es une morte bien vivante. Et pourtant si ! Oh ! je ne l'ai pas tuée le premier. A l'âge qu'atteint maintenant sa fille, elle a aimé quelqu'un, un peintre, et je vous le dis, digne comme artiste, de ce qu'elle était, jeune fille. Ce n'était pas un peintre comme on en voit : une poire, une pomme, une pipe, quelques taches de rouge, de bleu, de vert sur un carré de toile. Très romantique. Des sujets d'envergure, une inspiration de visionnaire. Trop d'orgueil peut-être et un peu de folie : toujours en lutte avec des ennemis dont il n'eût su dire le nom. A vingt-cinq ans, tout le monde le connaissait. On parlait de son nez « campé comme un défi au milieu du visage ». On répétait ses mots. On se pâmait : « Oh ! le Maître. » On prononçait le mot « génie'». Je l'ai connu plus tard ; il m'est arrivé de lui dire : « Maître, je me déroulerais comme un tapis sous vos pieds. » Il est vrai, beaucoup de bière anglaise avait préparé le tapis. Enfin soit. Claire l'a aimé et, sans doute, plus qu'elle ne m'aimera jamais. Elle pense encore à lui et, sinon l'homme, elle admire l'œuvre. Je m'en console. N'importe qui n'aurait pu se faire aimer après le grand homme. Je crois que si' je m'obstine au travail, c'est que je veux produire, moi aussi, des œuvres dont elle soit contente. D'ailleurs, il ne s'agit pas de moi. Ils souhaitaient un fils. Ce fils fut une fille. Puis le père eut d'autres devoirs. Avoir aimé, aimer encore, porter cette plaie, dans les bras une Michette, on est déjà un peu morte. N'importe ! son intelligence, sa volonté, elle ne resta pas longtemps morte. L'aimé était un artiste: elle serait une artiste. Il s'affirmait par des tableaux : elle s'affirmerait par la musique. Une devise encourage : « Va outre ». Elle eut sa chambre, dans sa chambre un piano, près du piano un berceau, un bébé qui trottine. Elle travailla : un échec pour mieux rebondir, un prix, un concert — des concerts : le succès. Cela ne se passait pas à Paris. Ce sont de beaux jours. En ce temps, elle ne fut plus morte. Le peintre lui avait laissé son empreinte : une pensée qui se veut noble, l'amour de la beauté, un dédain peut-être exagéré de ce qu'on appelle « les viles contingences ». Elle était la Claire de ses rêves. Celle qui passe dans la rue : « Seule je suis, seule qu'on me laisse. » Celle qui trotte pour donner les leçons qui font vivre, mais rentre vite parce que, plus haut que l'argent, il y a l'idée ; parce que, dans les cahiers ouverts devant le clavier, l'attendent les Maîtres de la musique dont il faudra, du plus aigu de l'intelligence, pénétrer la pensée. La Claire de son but, la Claire du travail, la Claire au beau front ; celle que j'aimai, monsieur. Je n'aurais pas dû. Qu'étais-je moi? Un piteux journaliste qui détestait son métier ; un Martin et son égoïsme ; des projets de livres en détresse ; une épouse matérielle ; pour tout avoir, en latin : Timor Domini... De telles femmes sont rares. Si les Jeanne sont précieuses dans un ménage, les Claire sont précieuses pour le cerveau. De quel droit me jeter en travers de sa vie. Elle m'avait repoussé, je m'étais obstiné. Je lui disais. — Je vous vénère. Eh ! oui, je la vénérais ; mais j'aurais dû comprendre : ces femmes on les vénère autrement qu'en paroles. Ces concerts dans sa ville, il faut qu'elle les donne en d'autres villes : on la présente dans des salons, aux réceptions, dans le monde. Ces leçons qui lui mangent son temps, on est homme, mille dieux ! à gagner la vie pour deux, pour trois puisqu'on acceptera Michette. Sinon, on pense à la démarche de cette femme : «... seule qu'on me laisse ». On fait de son cœur une pierre et : — Va outre. Le Martin, émule de Louis de Gonzague, en ce temps, s'était inquiété : —- D'abord tu es marié. Tu lui offres ton amour : es-tu sûr de la rendre heureuse. Tu t'accroches, pour qu'elle te sauve. Avec Jeanne, tes livres en projets, resteront en projets. Avec Claire tu écriras. Tu redeviendras l'égoïste : tu feras fi des salons où l'on pousse une Claire, tu mépriseras l'argent, tu exigeras le silence : prenant tout que rendras-tu? Ces scrupules, quand on aime, ne durent pas longtemps. J'étais sincère en mentant. Je l'implorais. — Je ne vous demande qu'un tout petit coin,.. Je suppliais : — Je serai votre moine. Ah ! oui. Le coin obtenu, le moine eut besoin de place. Parce qu'en effet, on l'encouragea : « Tu dois écrire » il voulut dans cette place, une table; sur sa table, des papiers; autour des papiers, le silence. Il lui arriva de dire à celle dont il « vénérait » l'art : — Ton piano, fort bien ! Mais moi aussi je travaille. Avais-je raison? Avais-je tort? Mais au point de vue de Claire? Encore si elle avait pu se consoler : — Je suis seule sa femme. Eh ! non ! Je ne voulais pas peiner Jeanne. De plus, les tracas pour Michette. Michette grandissait : l'école, des robes plus grandes, des chaussures plus coûteuses : des leçons en plus, de l'Art en moins. Sa tristesse, je vous la raconte comme j'y pensais à Bourg-la-Reine. Au moment même, je ne la soupçonnais pas. Claire ne se plaignait pas. Ces leçons en plus, elle en semblait contente. La place, elle la cédait de bon cœur à son moine. Martin heureux parmi ses papiers, tout le monde n'est-ce pas, était heureux. Il fallut je ne sais quel mot, un jour. Je compris : Claire était morte. Après l'autre je l'avais tuée. Quand on a balancé entre le robinet qui empoisonne et l'eau qui purifie, malgré les maîtresses plus tard, on garde ces scrupules. Ou ces remords. Ils m'avaient tourmenté autrefois : ils me poursuivaient dans ma chambre de Bourg-la-Reine, Cependant non. Souffrir : le cœur pénètre plus avant dans la vie. En ce cœur, elle portait son Jean ; elle pensait : « Il travaille, c'est à cause de moi. » Elle y portait sa Michette, une future Claire, qui sait? Notre logis en ce temps était « l'usine ». Elle dans sa chambre, moi dans la mienne, nous nous acharnions. Le soir, on se retrouvait : — Aujourd'hui, cinq pages ! — Moi l'adagio de ma sonate. Si donnant plus de leçons, elle s'affirmait moins en public, des amis venaient qui l'écou-taient mieux qu'un public. D'ailleurs, les salons, les réceptions, elle ne les aimait pas plus que moi. Elle trouvait, par contre, les bonnes heures où l'on travaille seule, où ces musiciens, mon Dieu, comme on sent les choses qu'il leur reste à vous dire ! Peut-être moins la Claire de ses rêves, mais dans la beauté de son cœur, dans son esprit épanoui,la Claire selon la vie: la vraie Claire. Cette époque ne fut-elle pas la meilleure? Eh ! oui, comme partout, il y avait, entre nous, des épingles. Cette admiration qu'elle donnait si volontiers aux œuvres de son peintre, j'aurais voulu qu'elle en conservât un peu pour la mienne. Quand un passage me semblait bon, je le lui donnais à lire. Je la guettais. Pourquoi cette main devant la bouche? Cette page si vite tournée? Ce sourcil, si brusquement levé devant ma dernière phrase. — C'est bien. Evidemment, on dit toujours :« C'est bien». Mais sa pensée, au fond? Ses commentaires n'étaient jamais bien longs. J'en étais sûr. Elle comparait. Mes petites phrases, mes bonshommes sans prestige. Chez l'autre, des sujets empruntés à des livres : des Titans, César, Napoléon, le Dante, la Bible. Cela piquait. Et puis il y avait Michette. De Jeanne, je n'avais pas voulu d'enfant. J'aimais celui de Claire. J'avais promis : — Elle sera la nôtre. Oh ! Je l'aurais voulu. Seulement Claire avait beau l'installer sur mes genoux: «Em-brasse-la » et moi l'embrasser, elle ne serait jamais la nôtre. Cette épingle piquait, je tâchais de n'y pas penser. Le père se révélait quelquefois. Il envoyait des télégrammes :« Je pense à Michette », « Baisers à Michette » ou bien de longues lettres : « Je... Je... » ses projets, ses adversaires, ses luttes, la victoire définitive, après quoi : « Espère... espérons » il assurerait l'avenir de la petite. Je connaissais la formule. Autres épingles. Puisque le père existait, j'avais dit : — Je serai Grand Frère. La maman avait imaginé une jolie histoire : elle se promenait en forêt, et voilà qu'un taillis lui offrait, bleu de froid, blanc de neige, un mignon petit Grand Frère pour Michette. Le grand frère à la vérité comptait trente-cinq ans ; Michette, quatre. Cela lui valait des surprises. A l'école, on disait : — Toi ! je t'ai vue avec ton père et ta mère. -— Mon père voyage. C'est mon grand frère. —- Ah ! tu as un grand frère maintenant. Il est moins jeune que ta mère. Les Michette ne perçoivent pas ces différences. Elle m'aimait bien. C'est commode un grand frère. « Grand Frère, ce problème... — Montre » ce problème devient clair. On grimpe sur les genoux de Grand Frère. On se promène, on est fière de tenir par la main — plus tard par le bras — un si grand Grand Frère. S'il vous rabroue ! « Je n'ai pas le temps », s'il s'emporte : « Michette à la fin, écouteras-tu ta mère... », on sait bien, quelques grimaces de Michette et maman finira par se lasser, Grand Frère par se taire... Tout aurait bien marché, si la mère n'avait pas été si molle. Un petit incident me le montra dès les premiers jours. Michette s'habillait pour l'école. — Tu mettras tes bottines noires. — Pourquoi les noires ! J'aime mieux les jaunes. — Les noires, parce qu'il pleut. — Pouah ! ces noires. Noires, jaunes, au fond que m'importait? J'intervins, en Grand Frère. UN HOMME SI SIMPLE 5 — Puisque maman te dis de mettre les noires, tu mettras les noires. — Pouah ! ces noires. — Sois gentille. Obéis. Elles sont belles les noires. Cris, pleurs... Quand Michette s'en alla, elle avait ses chaussures jaunes. Le lendemain, cela recommença pour une robe, puis pour ne pas se coucher, pour ne pas aller à l'école, plus tard, pour des sujets plus importants. — Tu comprends... expliquait Claire. II pleuvait ou ne pleuvait plus, ceci, cela, pour cent raisons elle cédait « jaunes » quand d'abord elle avait voulu « noires ». — Fort bien, Claire. Mieux vaudrait savoir d'avance, puis maintenir ce que tu veux. Elle ne maintenait jamais. Quand j'intervenais on me trouvait dur: cela tournait mal. Si je restais dans mon coin : — Vraiment, on le voit, tu n'es pas un père. Que fallait-il faire? Il eût été bon de guider à deux cet enfant. Ne le pouvoir : autre épingle. — Au fond, disait Claire, tu es jaloux. Bien sûr, comme en beaucoup de ménages, Martin n'était jamais si doux qu'en tête à tête avec sa Claire. Michette survenantj il devait grogner, attendre dans un coin, qu'on lui laissât une croûte. Point d'épingle en ceci. Il y a des faits qu'il faut admettre: une mère est une mère; de l'homme à l'enfant, la part de l'homme est la moins forte, surtout quand il ri'est pas le père. Je laissais rogner ma part. Est-ce être jaloux? Claire lui parlait de son papa. « Papa qui peignait de beaux tableaux... Papa qu'elle devait aimer... Papa qui un jour... » Je me disais : « Oui... espère, espérons. » Pourtant, je parlais aussi de papa qui... de papa dont... Des visites venaient, Claire restait celle qui avait aimé le peintre. On ne se gênait pas devant moi : « Comment va le Maître?.. Et sa charmante enfant... Quand le verrez-vous? » L'autre monsieur comptait-il? Un intrus. Il écrivait? Tiens ! J'étais peiné, je ne montrais rien. S'il y avait lieu, le monsieur glissait gentiment son petit mot. J'admettais plus. Pour Claire, cet enfant n'était pas un enfant comme les autres. Avec émotion, elle l'avait senti remuer dans son ventre. Ce fils qu'ils attendaient, autant que de son sang, elle le nourrissait de ses illusions. Il ressemblerait au père, il aurait les talents du père, il... Et maintenant que ce fils était une fille : « Regarde comme elle dessine... Ecoute ce qu'elle dit.,. » dans la bambine en robe d'écolière, il fallait discerner la grandeur qu'elle devrait à son père. Je respectais ce sentiment. Quand même Claire exagérait. Sa fille était jolie ; elle était intelligente; il lui venait des réflexions qui surprenaient. Mais « la plus jolie? » « la plus intelligente? » D'abord son nez était trop grand, un nez en pleine figure, tout pareil au nez de son père. Elle avait des défauts, aussi comme le nez de son père. Tenez ! Je me souviens d'une scène. On la gâtait au lit : — Maman, tu m'apporteras deux tartines... Grillées... Très fines... Une au miel ; l'autre à la confiture... Et puis... Rien ne manquait, sauf le petit mot qui eût montré, en cette enfant à l'estomac si minutieux, un peu de cœur pour sa mère. — C'est naturel, disait Claire. Tous les enfants sont égoïstes. Une fois en passant, soit. Mais quand ils le sont toujours. Je me crispais. Cette fillette que j'aimais, m'était souvent odieuse : — Crois-moi. Pour elle, pour toi, corrige-la. Tu prépares un monstre. Claire se fâchait. Moi aussi, quand on parle mal de mes livres je me fâche. Cela ne prouve pas que les critiques aient tort. A la vérité notre vie entière tournait autour de Michette. Pour mon travail, je m'en suis vanté, je suis égoïste. Ah ! bien oui ! L'école de Michette, le lever de Michette, ses départs, ses retours, ses devoirs, ses cris, heure par heure il se réglait suivant les heures de Michette. Des amis venaient, pas de ceux qui avaient connu le Maître, des amis à moi. Nous avions des choses à nous dire ; Claire aurait pu jouer une sonate. Michette était de la fête: Michette sur les genoux du monsieur, Michette dans les bras de la dame, Michette et ses fables, Michette enfin couchée et revenant dans sa chemise de nuit pour nouer ses rubans à cheveux dans les cheveux du monsieur. Sans être jaloux, on peut souffrir quand une enfant vous prend votre femme, votre temps, vos amis : tout. Bah ! elle était jeune. Je vous donne les idées des mauvais jours : les épingles, celles qui mènent à la Salpêtrière. Au fond, agaçante, énervante, Grand Frère aimait bien sa Michette. « L'usine » fonctionnait. Je m'intéressais à ces études ; je la guidais de mon mieux. Comme Claire, je souhaitais que plus tard... Si du moins, au lieu du nez de son père, elle avait eu... le mien : noire Michette. Elle eut treize ans. Nous passâmes des vacances à Paris. Elle y connut son père. Votre Paris de mai est un trompeur. L'air a quelque chose de tendre qu'il n'avait pas sous vos brouillards, qu'il n'aura plus sous votre soleil à mouches du plein été. Les gens ne courent pas : ils flânent. Vos marronniers se risquent à déployer leurs feuilles et leurs fleurs sont si fraîches que, peut-être, elles auront le temps de devenir des fruits. Avec ses arbres taillés en mur de verdure, l'Avenue de l'Observatoire était bien belle... Méfiez-vous, monsieur. Quand un personnage de roman s'écrie : « Oh ! ces arbres !... ces parterres...» ce qui suit, sort d'un cahier de notes, non d'un cœur. Une dalle de trottoir, sur cette dalle, cambré, déjà talon de femme, un talon de Michette, je ne vis pas autre chose : — Je reste à Paris... Je veux rester à Paris... devenir une actrice... actrice... actrice... Le talon scandait. Comme début de théâtre, c'était réussi. Un monsieur nous accompagnait. II admira : — C'est beau une enfant qui affirme sa volonté. Il y a tant de nullités. Les Messieurs disent cela et ne pensent pas à ce qui arrive après. Claire était fière d'être la maman d'une enfant qui n'était pas une nullité. Moi, je connaissais le talon. Je serrai les dents. Quand nous fûmes entre nous, je tins à Michette un petit discours en ce genre : — Primo être peintre, secondo musicienne ; tertio marcher au plafond comme une acrobate, maintenant actrice. Tu as faussé déjà beaucoup de talons. En attendant use quelques semelles dans ton école. — Non ! A Paris... Actrice... actrice... Et le talon. Je me tournai vers Claire. — J'espère que tu ne vas pas pour un caprice... — Ce n'est pas un caprice. C'est l'avenir de cette enfant. — Ah ! l'avenir... Toujours devant son piano, Claire ne soupçonnait rien de la vie. On doit se rendre en un endroit : on saute dans un métro, déjà on y est. Pour Claire, ce fut à peu près cela, Paris. C'était maintenant, et tout de suite, assuré avenir de cette enfant. C'était son propre avenir, c'était le mien. C'était en attendant, comme dans vos magasins, le bric-à-brac des grandes espérances et des petits agréments. Nous passions devant un café : — Nous y rencontrerons des poètes. Dans l'autre, des peintres. Elle admirait les étalages : -—- Vois cette cruche : ce rouge fera bien entre nos meubles. Ce camembert ! on n'en trouverait pas chez nous. Ce beurre ! il vient de Normandie ; et ce miel, savoure donc : miel du Gâtinais, le mot déjà sucrerait une tartine. Paris? On s'arrêtait devant un libraire : — Quand on y verra tes livres. C'était le Louvre « où nous irions » ; le Luxembourg « où il y a des coins tranquilles, je t'assure », la Seine si belle le soir que peut-être elle roule des rubis et des lumières. — Paris? Ouvre les yeux. C'est ce quelque chose de spirituel, d'aérien que tu ne trouveras pas ailleurs... ■— Comme le camembert? — Regarde le coup de chapeau de ce monsieur. Le sourire de cette dame. Ces ouvriers à cette terrasse. Avec leurs petites assiettes, sont-ils gentils ! — Ils en préféreraient de grandes. —- Allons donc ! Et ce gavroche ! Ce po-chard ! Quel esprit ! Tout cela est très vrai. Je l'avoue, j'ai été sensible à la cruche. Mais je n'allais pas pour un peu de rouge... Je réagissais : — Regarde sur ce banc, cette femme. Elle se tient le ventre, elle a mal. Qui lui vient en aide? — Parce qu'on ne la remarque pas. — Justement : on n'a pas le temps. C'est cela aussi Paris. Et comment travailler? Les autos... — On s'y fait. — L'argent? — Tes livres. -— A condition qu'on les achète. — ... et mes leçons. — Si tu en trouves. Et ton recueillement, Claire? — Je donnerai des concerts. Tu sais Mme Raïda? — Madame qui? — Raïda : la pianiste, voyons ! Nous avons pris le thé. Des récitals autant qu'elle veut. Des leçons : trente, quarante, cinquante francs. — Hum ! — Elle m'en a trouvé une. — A trente? — Non à huit. — Ce n'est pas... — Bien sûr. C'est un noyau. Les autres leçons se grouperont autour. — Ah ! un noyau ! Même à huit francs, c'est dur un noyau. Les arguments s'y cassent les dents. Alors, je me fâchais. Mais un Martin qui se fâche... — Allons ! allons ! Tu grognes, Martin Il aurait dû grogner davantage. Et mordre ! Pauvre Claire ! Pour Michette, venir à Paris, ce fut simple. Elle y était : — Je vous attendrai chez papa. Pour moi aussi, la gaffe acceptée, ce fut simple. Mon journal? Une démission est vite donnée. Jeanne? Du sucre dans du miel, je ne m'attendais pas à l'explosion. Pour Claire, elle eut, je crois, quelque tristesse. Elle possédait de ces meubles que l'on aime parce que, peu riche, ils vous sont venus un à un : c'est une armoire ancienne, c'est un prie-Dieu où l'on rangeait de vieilles reliures, c'est la bibliothèque ; ce sont, humbles et beaux, les compagnons d'un travail qui ressemblait à une prière. Mais Michette, l'avenir de Michette ! — Allons ! au plus offrant les meubles. Elle avait des élèves : des amies. Les unes qui approuvaient : « Bien sûr, avec votre talent » : les intelligentes ! Les autres qui s'effrayaient : « Précisément, à cause de votre talent » : les jalouses. — Allons, au revoir, les amis. A bientôt, les nouvelles. Elle possédait, symbole de sa vie, avec sa lance, ses draperies, son casque, une Minerve. C'est lourd à transporter une Minerve. — A qui en souvenir, la Minerve? Le reste dans des malles. Puis Paris. Puisque nous venions pour Michette, nous découvrîmes assez vite l'école souhaitée qui, après des années, en ferait une actrice. Certes : pour l'avenir de Claire, il y eut d'autres thés, chez d'autres Mmes Raïda ; le beurre vint de Normandie, le miel du Gâtinais et la Seine, vraiment oui, certains soirs roula des rubis et de la lumière. Mais la cruche? Où loger son beau rouge quand les chambres sont si étroites qu'il a fallu remplacer le grand piano par un piano droit? Comment penser au Louvre, aux Vénus, quand les premiers jours, une Jeanne vous rappelle : « C'est moi, la femme de Jean Martin.. » Et ces Mmes Raïda, comment ne pas vomir leur thé, quand, à vous jeter un noyau, elles gardent pour elles — et n'ont pas tort — le meilleur de la pulpe? Le noyau resta noyau. L'argent ne le resta pas. Ce ne fut pas long. Un soir Clah'e eut à franchir une certaine petite porte. Et cette porte qui annonçait : Cinéma, ne précisait même pas : Entrée des Artistes. Pianiste de cinéma. Aucun métier n'est humiliant. Certains sont trop douloureux pour une Claire. Cette femme sous l'écran dans sa fosse, on ne la voit pas. Elle n'a pas de nom. pas de visage, un bout de profil mangé par les cheveux. Son art? Le bruit qu'elle fait peut-être l'entendrait-on si tout à coup on ne l'entendait plus. Son talent? Peuh ! c'est l'écran qui compte. Pianiste de cinéma? Eh ! on n'est même pas tout de suite, cette pianiste. On va s'enfermer dans un local. On perd son temps sur une banquette. On coudoie des Claires inconnues, les unes, ce qu'on deviendra peut-être, des pauvresses, les autres, ah ! Dieu ne veuille, avec trop de fard. On attend que certain coup de téléphone retentisse : « Dites donc ! Notre pianiste est malade. Envoyez-nous une remplaçante! » On n'est pas forcément cette remplaçante. Cette grosse part, puis cette maigre. Pourquoi pas moi? Être encore la Claire de ses rêves et connaître, avec leurs petites saletés et leurs grandes amertumes, les intrigues de ceux qui luttent pour le pain. Le soir, on s'en va, la journée gâchée : — Espérons que demain... Il arrive ce demain. On descend dans la fosse. Trois sous de lumière dans un cornet de papier. Cette atmosphère qui pue, ces airs de sauvage que l'on ressasse, cette belle musique parfois, que l'on massacre, ici en vitesse parce que sur l'écran des chevaux galopent, là en ralenti pour donner au violon le temps d'étirer une phrase à effet, ailleurs que l'on casse un point d'orgue pour passer à une valse, parce que cette fois, sur l'écran, il y a des gens qui dansent. J'attendais son retour. Elle regardait son piano : fermé. Fermé pour cause de décès? Ses yeux étaient rouges : électricité ou larmes? Ses doigts... Elle s'assoupissait de fatigue : énervés de leurs notes, ces doigts sautaient encore. C'est alors que l'on devient une Claire tout à fait morte, une Claire qui, au long de la Seine certains soirs, comprend que parmi les rubis et les diamants coule la vérité d'une eau noire où descendent les Claires qui sont mortes. Par ma faute? Je croyais le faux seul compliqué. Le vrai le serait-il davantage? A la mesure de vos angles — et de mon cœur — il y avait de ma faute ; et tout au moins, j'aurais dû la sortir de là. Mais pouvoir ! Je l'avais prévenue : — Paris : uh gouffre. Tu t'y lances, je t'y suis ! Que pourrais-je pour toi? Le Martin égoïste, le Martin qui aimait, les deux souffraient. Ils essayaient. Les livres? Ah ! oui, à condition qu'on les achète. Les fabriquer sur mesure, en marchandises? Claire non plus, ne l'aurait pas voulu. Des articles pour journaux ? Se taire ici, glisser là, puis attendre que « cela passe ». Un emploi fixe, un « cinéma » pour écrivain? Eh oui, un monsieur m'employait à l'heure, en femme de ménage. Il éditait un agenda. Je glanais des pensées : Stendhal, La Bruyère, Larochefou-cauld. Il les croyait de mon cru. Sachant d'où je venais, il les jugeait « un peu province », Cela lui coûtait moins cher. Alors, s'acharner sur de nouveaux livres? Pour cela : trouver la paix, être égoïste, m'abstraire de Claire, Puisqu'elle souffrait : cercle vicieux. Malgré mes livres je l'aidais de mon mieux. Nous n'aurions pu prendre même un quart de servante, La vaisselle, le parquet, les lits, Michette à l'école, on s'y mettait à deux. Avec le reste, ces travaux dérangeaient le Martin égoïste. Il y allait de bon cœur. Pourtant si le miel et le sucre avaient pu se fondre ensemble... Le chagrin rend injuste. Claire qui se taisait quand elle était morte en partie par ma faute, s'irritait maintenant qu'elle l'était malgré moi. — Que fais-tu pour moi? En effet, que faisais-je? Tout et rien. Mes livres la sauveraient si j'avais le temps et la paix pour les écrire. Mais trouver la paix, au milieu des reproches? Nouveau cercle vicieux. Je tâchais de lui expliquer. Un jour nous avions voyagé en bateau-mouche. Je lui rappelais l'avis : Défense de parler au pilote. — Toi, tu peux parler au pilote. Du moins, il ne faudrait pas que tu le grondes. Cette image était juste. Il est vrai, plus loin, un remorqueur tirait sur l'amarre pour sortir de son sable un chaland. Il n'y a pas longtemps., le remorqueur aurait pu s'appeler Claire et le chaland Martin. Cette image aussi eût été juste... Voilà pourquoi, entre l'égoïsme de sa tête et celui de son cœur, Martin pleurait parfois, dans sa chambre de Bourg-la-Reine. Encore si Michette nous avait donné quelque joie. Je ne pouvais penser à elle qu'avec chagrin. Oh! pas pour moi. Pas à cause de ce qu'on aurait pu appeler de la jalousie, autrefois : cette enfant était en train de se perdre. Quel dommage, monsieur, que les Michette n'aient pas toujours quatre ans. Ce serait simple. Treize ans, quatorze, quinze, mieux que moi vous savez ce qui se passe dans le cerveau des fillettes. Un jour, fini Grand Frère, je fus Jean. Un jour sa maman l'appela pour son bain. Non: désormais, elle prendrait seule ce bain. Quelquefois elle pleurait, parce que... parce que... elle ne savait pas. Les Michette ont des yeux, des instincts, une intelligence, qui changent et veulent savoir. Une maman, un Jean? Fort bien, mais il n'y a pas qu'eux. J'ai mes idées et bien entendu plus justes que les idées de maman. J'ai mes compagnes. J'ai mon journal, mon tiroir. Gare à celui qui y farfouille ! UN HOMME SI SIMPLE 6 Elle devenait jolie. Je me demandais quelquefois : « Qui rit? qui tousse? la fille ou la mère. » Le même timbre de voix. Elle avait aussi le beau front que j'aimais chez sa mère ; le menton ; quelque chose dans les yeux. Par contre le nez s'affirmait, outrageusement, modelé par le père. Les mamans, si prévoyantes, ne prévoient pas tout. Elles disent : — Prends garde. Si, dans la rue, un monsieur... Un monsieur! Et, sans le savoir, elles livrent leur Michette à une Dah ! Dah était la fille du peintre, la vraie, élevée par lui, c'est-à-dire sans méthode, parmi les déclamations de cet homme en lutte contre tout le monde pour un art qui dépassait celui de tous les autres. J'en veux à cette Dah. Je ne serai pas injuste. Vous devinez ce que cette éducation donne. Au fond une malheureuse. Je la plains. Vingt-sept ans. L'orgueil de son père, avec des qualités en moins, celles-ci de seconde main et passées au féminin. Elle jouait un peu de violon, lisait le Dante, Platon, car un auteur plus simple eût été indigne d'occuper sa pensée. Elle se croyait d'une race supérieure, parce que son père étant peintre, elle peignait aussi. Les mots de tout le monde? Pouah ! Elle exagérait les grands mots de son père qui déjà en abusait. Elle disait, par exemple ; « L'Aigle ne prend pas de mouches », car, bien entendu, elle était cet aigle. Quand elle donnait sa langue au chat, elle « la jetait en pâture aux dragons de l'Apocalypse ». C'est fort bien, ces Dragons. Mon saint patron, l'apôtre Jean qui les vit dans son île, était un fameux bonhomme. Il ne les devait qu'à lui. Depuis qu'on les chevauche, ils sont un peu fourbus. Avec cela, les colliers, les velours, les bandeaux, les attitudes, les oripeaux qui conviennent quand on est de celles qui ne mangent pas de mouches. Et maintenant placez là devant, une Michette qui vient en vacances à Paris et se découvre,en même temps qu'un papa, une sœur. Jusqu'à la pointe de ses cheveux, sans le savoir, Michette attendait l'amour ; pour rien au monde, elle n'eût voulu de cette chose répugnante : l'amour. Elle cherchait un Idéal. Et alors cette Dah ! Vous connaissez le vocabulaire des jeunes filles qui en sont à leurs premiers poètes : cheveux d'ébène, yeux de diamant, reflet éthéré d'une âme, Dah détenait ces trésors. Pensez donc ! Quand elle parlait du ciel, cela devenait tout de suite de l'empyrée. Elle lisait des livres avec des phrases entières écrites en latin. Ses tableaux : des dieux de papa, des héros, des apothéoses et puisqu'ils ne mangent pas des mouches, des aigles. Et son violon ! le Wagner qu'il jouait, ce n'était pas du quelconque Wagner ; c'était ce qu'il y a de plus noble, de plus sublime dans ce déjà si noble Wagner ! Pauvre Michette ! Savait-elle au juste en quel siècle avait vécu ce Wagner? Dah s'amusa-t-elle? Ou bien...? Je ne le crois pas. Elle s'ennuyait. Une sœur lui arrivait toute fraîche à treize ans. Elle l'aima. Elle voulut l'entraîner dans l'empyrée des grands aigles. Un jour, elle dit : — Tu seras mon amie, Michette. Un jour : -— Mais oui, je t'aime bien, Michette. Une autre fois : — Reste sage. Tu n'aimeras que moi. Ces mots étaient inofîensifs : Michette s'emballa, Michette flamba, Michette comprit qu'à jamais elle appartenait à Dah. Elle en fit le serment ; pour que ce serment fût définitif elle le boucla par du latin de Dah, transcrit avec son sang, en latin de Michette : — In secu la secu lorum. Je sais. Petits garçons, petites filles, nous avons tous écrit des billets avec des toujours, des jamais, soulignés trois fois. Mais pas à ce point. Michette, enfant nerveuse, était une exaltée. Elle crut à ses toujours. voulait devenir actrice, on nous eût bien surpris à nous dire : « C'est une Dah qui actionne ce talon. » Et vous savez quels rouages ce talon mit en marche. Certes, alors déjà, si on m'avait écouté, Michette aurait passé à gauche où Dah passait à droite. Mais elles étaient sœurs, Michette voyait son père : Martin, en conçût-il un chagrin, avait le droit de se taire. Ii devait le constater cependant : « Cette enfant change. » Elle n'aimait plus sa mère comme avant. Ce qui était lenteurs d'obéissance chez une enfant gâtée devenait méfiance ou révolte chez une enfant méchante. Son humeur variait : tantôt morne comme un vieux corbeau, puis brusquement trop gaie. Les fillettes ont toutes des lubies. Claire ni moi ne supposions qu'on empoisonnait cette enfant. Si, monsieur : on l'empoisonnait. Plutôt, elle s'empoisonnait... Et j'en rage!... Au bout de quelque temps, le peintre et sa fille quittèrent Pai'is, pour s'établir dans le Midi. Michette était en vacances. Elle eut la permission de les accompagner. Une gaffe ! Je ne sais pas au juste ce qui se passa : la mer bleue, les promenades sous les oliviers, Wagner et le violon au clair de lune sur la montagne, la lavande qui embaume, quand ce fut le moment de revenir, il fallut des leltres, des télégrammes, puis des « Reviens » formels. Nous commençâmes à comprendre. Elle revint toute changée. Son talon qui frappait pour entrer au théâtre, frappait, maintenant pour en sortir : — Je veux devenir Carmélite ! Je veux devenir paysanne ! Carmélite dans une cellule pour penser à Dah ! Paysanne pour cultiver la terre dans le beau pays de Dah ! Je le comprends : elle se tourmentait. Si loin, les cheveux deviennent du sur-ébène, les yeux des sur-diamants, l'aigle s'élève vers je ne sais quel empyrée où ne se risquerait plus une mouche. Ce fut un grand malheur, Dah ! Dah ! Dah ! le reste ne comptait plus ; sa vie devint stupide. Il y eut, rendez-vous céleste, l'étoile qu'elle contemplait à minuit, parce qu'un minuit on l'a contemplée ensemble et qu'à cette heure, d'un autre coin de la terre un œil aimé la contemple. 11 y eut, en double exemplaire, la bague : « Ne la quitte jamais. » « Je ne la quitterai jamais. » Il y eut l'église, où, devenue dévote tout à coup, on prie, se confesse, communie, parce que dans une autre église quelqu'un prie, se confesse, communie. Il y eut le livre sur lequel on s'endort, mais qui est beau, puisque Dah a dit : « Tu dois lire ce beau livre. » Il y eut, sur les murs de Michette, les chefs-d'œuvre de Dah ! Il y eut, chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, dédicace des dédicaces, un Aigle et cette fois en latin : Aquila non capit muscas. Il y eut, dans les tiroirs secrets de Michette, de la lavande cueillie par Dah ; un mouchoir chipé à Dah ; roulé dans de la soie, puis dans du velours, puis dans de la toile, puis dans un journal, défendu par cinq cachets, un des cils si précieux tombés des yeux de Dah ! Enfantillage? Je me plaignais aux amis. Ils pensaient comme vous : ils haussaient les épaules ; ils parlaient d'autre chose ; ils s'imaginaient sans doute que j'avais une marotte. L'idée en effet, m'obsédait, mais elle n'était pas fausse. Cette enfant trop sensible souffrait et j'en souffrais pour elle^ Elle rêvait de suicide ; elle voulait un amour douloureux; pour obéir aux poètes, elle se devait, « d'arroser son amour de ses larmes ». Elle arrosait... tandis que ses études desséchaient sur place et qu'elle gâchait sa vie. Elles s'écrivaient. Cette fois je suppliai Claire : — Sois ferme. Interdis cette correspondance. Contrôle-la. — Trop tard, croyait Claire. Les lettres arrivaient. La mère ne pouvait les ouvrir, ni les lire. « Pour toi seule », les grandes enveloppes, la grande écriture, les grands Dragons de Dah. « Pour toi seule » les pattes de mouche de Michette qui se voulaient égales aux enveloppes, aux Dragons, à l'écriture de Dah. « Je suis ton page... Ton Orphée pleure... Ton Pétrarque... » Les mots sont dangereux. Orphée n'avait pas faim ; le page négligeait ses cahiers, quant à Pétrarque... Ce qu'il pensait de Martin m'est égal. Mais la mère! Maman qui, pour cette Michette, avait planté là ses beaux meubles, son prie-Dieu, sa Minerve, son recueillement, son art. D'autres lettres venaient qu'elle pouvait lire, celles-là, à s'en broyer le cœur. Elles venaient de l'école : « Michette manquait de zèle. Si elle ne se corrigeait, on ne la garderait plus... » Avais-je eu tort autrefois de me fâcher? Elle savait maintenant ce que deviennent les enfants qui commandent leur pain, au miel, à la confiture, sans le mot qui vient du cœur. — Maman, fais un peu de musique. Fatiguée de son cinéma, maman devait se mettre au piano et jouer du Wagner qui rappelât celui de Dah. Alors, c'était bien. Mais le reste? Une maman n'a pas le loisir de se draper dans les velours de Dah. On la surprend dans sa cuisine, les doigts parmi des pommes de terre et des légumes fi ! A cause de son abnégation même, chaque jour lui arrachait un morceau de sa fille. — Michette, donne-moi un coup de main. — Oui... j'y ... vais... Avec dégoût, car donner ce coup de main, eût dégoûté une Dah. — Embrasse-moi. — Ah ! oui... Un coin de bouche en fuite sur un coin de joue, parce que les lèvres désormais appartenaient à Dah. — Allons, Michette obéis. — Non. Avec des coups de talon, car après ce g non » on eût entendu le talon de Dah ! Ces scènes troublaient le Martin égoïste. Elles attristaient l'autre Martin. Elles l'attristaient pour lui ; elles l'attristaient pour Claire ; elles l'attristaient pour Michette. Celle-ci était mauvaise, mais souffrait après tout. Il aurait voulu la sauver, lui assurer l'avenir qu'elle s'était choisi, la rendre à Claire, pour que dans ce cœur percé de glaives, il y eut du moins ce bonheur. Et maintenant, ouvrons un nouveau compte. Vous avez noté : amoral. J'ai âjouté : égoïste et compatissant. Jeanne au loin portait sa peine ; Claire, la sienne ; Michette, sa part. Je les acceptais toutes. J'y joignais les miennes. Du complexe au simple, je m'étais entortillé dans un lacis de nœuds. Quand je déplaçais un bras pour donner de l'aide à droite, la corde pinçait à gauche. Et comment donner cette aide? J'en revenais à mon point de départ : écrire. Au milieu des autos, des chats, des soucis? Je m'interrogeais. Au temps de « l'usine », si je me décourageais comme tout homme, ce n'était jamais pour longtemps. A présent, quarante-sept ans, un « megnon », des lunettes. Dans un livre j'avais parlé d'une poule qui voulait pondre, s'efforçait, ne le pouvait et s'en allait triste, triste, comme un écrivain qui n'a plus rien à dire. N'étais-je pas un peu cette poule? Vidé! De quel droit alors, imposer des sacrifices aux autres, pour des œufs que je ne pondrais plus ? 92 troisième confession Il y avait l'argent : ce sale argent qu'oïl fourre avec dégoût dans sa poche, et qu'on est heureux d'y fourrer. Un peu d'argent eût, soulagé Claire, consolé Jeanne, sauvé qui sait? mon travail. Le monsieur à l'agenda me payait. Je me réjouissais : — Voilà de quoi m'acheter un mois de paix. Cinq jours, six jours, j'en étais encore à chercher la paix, l'argent n'.existait plus. A force d'y rouler des réflexions, des choses de plus en plus drôles se passaient dans ma tête. Un chat, un chien, un arbre, ce qui entrait dans mes yeux, n'en sortait plus. Pendant des heures je le voyais. Un jour, je vis un long mur noir. C'était cela ma vie. Du côté de Michette, du côté de Jeanne, du côté de Claire, de mon côté, j'avais beau me tourner : un long mur noir. Je le sentais : un médecin aurait pu me donner de l'aide. J'en vis un, un excellent homme, un écrivain. Il me reçut dans son cabinet de travail. Il classait des fiches en vue de son prochain ouvrage. Il me dit : — Je vois. Vous êtes fatigué. Variez vos occupations. Faites comme moi : classez des fiches. Il dit ensuite : — Vous vous plaignez du bruit. Moi quand le bruit me dérange... La primeur d'une phrase que je lus plus tard dans son livre. Il dit encoi'e : — Pas riche, non. Vous avez besoin de phosphore. Moi quand j'étais étudiant, je mangeais des lentilles. Comme je partais, il se souvint. Il leva un index d'apôtre. 11 ajouta : — ... et de petits poissons. Jésus-Christ, dont le royaume est dans les cieux, quand il levait le doigt, les poissons se multipliaient et nourrissaient les foules de la terre. Les doigts d'apôtres ne vont pas jus-que-là... Il m'arriva ensuite une série de mauvais jours. Le boucher m'avait passé une coupure de cinq francs qu'il me refuserait demain parce qu'il n'en lirait pas le numéro. Ou bien Michette m'avait épouvanté : « Un de ces soirs, quand je serai seule, j'ouvrirai le bec de gaz, tu verras. » Ou bien ce gourmand d'Ami-Chat m'avait dégoûté à jamais d'un conte en vomissant dessus son dîner et justement ce conte venait si bien. Ou bien Jeanne m'avait écrit : « J'ai besoin d'argent », alors que j'avais ce même besoin d'argent. Ou bien, le cœur m'avait tourné en voyant sur les rails clu tramway,un foie et, quinze mètres plus loin, la moitié d'un chien dont nulle part, on n'eût trouvé l'outre moitié. Ou bien, pressé d'écrire, j'avais oublié le pétrole de ma lampe ; ou fêlé son verre ; ou tordu la monture de mes lunettes. Ou bien Claire avait « grondé le pilote. » Ou bien tel journal avait paru et mon article qui « devait passer » n'avait pas passé. Ou bien on l'avait massacré. Ou relégué en dernière page. Ou bien cet ami dont une bonne lettre eût effacé mes chagrins, aujourd'hui encore je ne recevrais pas sa lettre. Ou bien, j'avais refusé l'aumône à un ivrogne et peut-être, après tout, n'était-il pas un ivrogne, mais un brave homme. Ou bien parlant de mes livres, un critique avait écrit : « Voilà un beau passage » et justement je détestais ce passage. Ou bien, c'était le contraire. Ou bien Claire avait pleuré et nom de nom de nom ! qu'aurais-je pu faire afin de la rendre heureuse? Ou bien mon porte-plume m'avait nai'gué, à cache-cache derrière un pied d'armoire, juste au moment où je voulais noter une idée qui en eût amené beaucoup d'autres. Ou bien une lettre plus sévère, nous était arrivée de l'école de Michette. Ou bien mon voisin qui aurait pu se gratter, ne s'était pas gratté puisqu'il restait absent, ce qui était pire car à chaque instant de la nuit il aurait pu rentrer et commencer à se gratter. Ou bien le propriétaire était resté chez lui, non seulement avec sa femme, ses enfants, mais avec des amis, leurs femmes, leurs grosses voix, le bruit de leurs chaussures, le... Je m'amuse? Peut-être. Mais voici. Vers ce temps, j'eus à rendre une visite à un homme de lettres. Un vrai, très calé. Il avait sa chambre pour lui seul, sou porte-plume, sa table. Au-dessus de cette table, pendait au bout d'une corde, un de ces ballons à boxe qu'on nomme des punching-ball. Je ne sais guère ce qu'il me dit. Je regardais sa balle. Je me le figurais finissant une phrase, lançant quelques bons coups et, détendu, passant à la suivante. Je pensais : — Des gens ont de la chance. Tant de force les gonfle, qu'ils la doivent dépenser sur un punching-ball... Toi tu n'es qu'un punching-ball. Et voilà, comment de coup en coup, la balle a roulé de Bourg-la-Reine jusqu'ici. Vous pensez qu'il y a autre chose? Non... C'est bien tout. Quatrième confession. UN fiOMMB SI SIMPLE 7 T n revenir à Michette? Pourquoi? Vous pensez à mes confessions où croyant avoir dit tout je n'avais pas dit tout. Je ne suis plus ainsi. Je ne vous ai rien caché. Vous le savez : à cause de Dah, Michette tourmentait sa mère. Je la détestais parfois. Pourtant, je me disais. — Elle souffre cette petite. Aide-la. Je me demandais comment la libérer de sa Dah. Elle m'appelait Jean, mais je l'aimais en Grand Frère. Si elle avait été ma fille, j'en aurais été fier, J'aurais eu l'autorité pour l'aider mieux. Tout dépendait maintenant de la mère et cette mère était trop bonne. J'ai connu des enfants plus simples, moins égoïstes, plus malléables, plus lourds aussi et futiles. L'influence de Dah lui faussaient les pensées, mais elles naissaient d'un cerveau qui remuait autre chose que des mesquineries de petites filles. Comme la mère, j'admirais ces qualités ; pourquoi fallait-il qu'elles s'étiolent en des rêves de Carmélite ou de vie rustique? Sa morne contemplation de Dah ne la mènerait jamais à rien et. rendait inutiles les sacrifices de sa mère. Je m'en suis beaucoup chagriné. Elle me parlait avec confiance. Ce qu'elle cachait à sa mère, elle le racontait à moi... C'est tout. Pourquoi voulez-vous qu'il y eut autre chose? Qui vous l'a dit? A Bourg-la-Reine? Certes, elle y venait. Elle aimait cette petite ville : j'ai su plus tard pourquoi. Comme je travaillais peu, ces visites me distrayaient. Elles me faisaient plaisir. L'ours Martin se radoucissait : — Prend une chaise. Non, la bonne... Une cigarette?... Je vais te faire un petit café. A la maison, pour cette cigarette, ce café, Martin eût grogné. Je n'étais pas logique de les permettre ici, Cela je l'avoue. Elle avait d'ailleurs une vilaine façon de fumer. Piquée par le tabac, elle fermait un œil," tandis que son nez, à la narine, se fronçait. Cette grimace m'agaçait. Elle me rappelait un autre nez. Après? Nous sortions : un tour dans la ville, une visite à l'église, un arrêt au cimetière devant la tombe d'un écrivain. Un buis poussait sous la croix. Elle cueillait quelques feuilles, les glissait dans son sac. Des enfantillages, quoi? Que voulez-vous que je vous dise? Ren- très, nous causions. C'est elle qui choisissait les thèmes. Fallait-il croire en Dieu? M'arri-vait-il, comme à elle, de sentir la foi et, brusquement, des doutes? Avais-je des extases? Les Carmélites lisaient-elles ce qu'il leur plaisait, dans leur cellule. A quoi rimait la vie, sans survie? Sincèrement, oserais-je affirmer que Baudelaire se trouvât en bonne place au Paradis? Ne pouvait-on s'aimer à distance? Chateaubriand était-il coupable d'avoir aimé sa sœur? Que penser de Nietzsche? De l'amour platonique? Questions, sous-questions, digressions, qui me fatiguaient. Je me tendais l'esprit pour répondre de mon mieux. Au bout, je nouai la morale ! — Tu dois tout à ta mère. Aime-la ; pour lui plaire, applique-toi aux études que tu as choisies. Ensuite? Ce n'est pas de ma faute si elle en venait à Dah. Oh ! pas à ce qu'elle eût appelé : « Le secret des secrets » son amour. Elle tournait autour. « Dah était belle. Elles s'étaient promenées ensemble... Elles... » Je pensais : « Ce que tu m'agaces avec ta Dah », et la laissais aller. Il était trop tard pour attaquer de front. J'attaquais en douceur. Le latin de Dah ? Fort bien. Seulement elle ne connaissait pas tout le latin. Ses phrases : des trouvailles de dictionnaire. Le vrai savoir est plus simple. L'aigle ne prend pas de mou- ches? Mais la mouche prend-elle des aigles? Les Dragons? Sublimes : pourtant, une humble image trouvée dans son cœur valait mieux. Elle me parlait des œuvres de Dah. Je les discutais. — De beaux sujets, mais d'emprunt. Si elle connaissait la vie, elle la mépriserait moins. Elle fait fi de la nature? Regarde ce bras : on dirait un pied de table. Cette expression sort d'un théâtre ou d'un livre. Elle en arrivait à ses idées personnelles. A l'exemple de Dah, elle aurait voulu vivre « au dessus des contingences, sur la montagne ». Elle aurait eu de la peine à définir ces mots. Mais ils sonnaient bien. Je lui avais rédigé un petit cahier de réponses. Tenez : il est ici. AU PIED DE LA MONTAGNE Pensées pour Michette Les unes pour maintenant . Les autres pour plus tard. Lisez : « La montagne ne dresserait si haut sa cime si elle n'avait le pied bien d'aplomb sur la terre. » Elle voulait être libre, ne rien devoir à personne. fcr Je répondais : — N'avoir besoin de personne? Et le pain que tu manges? Le livre que tu lis? La sonate qui te fait rêver, si personne ne te la jouait? Je disais : — Ce que tu possèdes, tu l'as reçu. Tu recevras encore. Plus tard, tu le comprendras, tu auras encore besoin des autres... pour donner. Vous le voyez : des leçons simples. Je cherchais à lui donner ce qu'elle ne possédait pas. De la montagne, si elle n'avait regardé que le pied, je lui aurais montré la cime. La conclusion restait la même : — D'abord ta maman. Pendant ce temps, les autos grondaient, le propriétaire dans son jardin me gênait, Claire souffrait, tantôt les chats m'ennuieraient. Quand Michette s'en allait,, j'avais la tête en feu. Et, au fond, à quoi bon? On ne convainc personne. Son amour pour Dah restait entier, sans profit pour la mère. Comment? Ces confidences, cette intimité vous voyez poindre... Erreur. Une enfant, voyons ! moi, quarante-sept ans, mon « me-gnon ». Mes tracas suffisaient, je n'allais pas les compliquer davantage. D'ailleurs, j'aime Claire. L'égoïste Michette m'était souvent odieuse. Evidemment, il y a la pensée. Le cerveau d'un homme inactif .a ses portes grand ou- vertes : les chats y entrent et forniquent. Je ne demandais qu'à travailler, moi. Pourquoi me volait-on ma paix? Ainsi un jour... Oh ! cela ne dura pas : une pensée-éclair dans le genre de ces regards dont je n'étais pas coupable parmi mes camarades autrefois. Nous causions. Elle prit une cigarette, leva la main pour l'allumer. Son bras était voilé. J'oubliai sa grimace. Que verrais-je si, au lieu d'être voilé, ce bras était nu? Le temps de me dire : « Ce n'est pas ton affaire», nous poursuivions notre entretien. Et cela n'alla pas plus loin. La preuve ? Le lendemain, je me rendis chez Claire. Michette avait négligé un devoir. Je dus la gronder. Je me dis : — Tu la grondes. Et tu ne penses pas à son bras. C'est bien. Aux rencontres suivantes, je ne pensai même pas que je ne pensais à rien. Un soir, elle se courba pour ramasser quelque chose. Sa robe se Lendit un peu. Je ne pensai pas au bras. Je pensai au corps tout entier. Que verrais-je si... Je me raccrochai : — Tu es stupide ! Tu le connais ce corps. Que de fois, sa mère l'a baigné devant toi. Qu'est-ce que cela te faisait? Je revis en effet ce corps : une espèce de grenouille dans de l'eau savonneuse. Cela me dégoûtait. J'essayai d'être dégoûté comme alors. Oui, mais ce corps avait changé. On ne le baignait plus devant la mère. Pourquoi? Comment ces bras?... Et ailleurs?... — Qu'as-tu? fit Michette. Tu es distrait. — Moi... je... Non, rien... Nous disions? — Tu tombes de la lune ! Elle eut son rire de petite fille. J'aurais pleuré. Le soir, je la mis dans son tramway, je me couchai : l'idée revint. Le voisin se grattait : l'idée mordait. Je ne dormis pas : l'idée veillait, Le matin, je me levai : l'idée suivit. Le lendemain, elle y était. Les autres jours, elle y était. Je me grondais : — Mais enfin ! Qu'est-ce que cela peut te faire ! Tu l'as élevée : c'est la fille de Claire. Bien sûr, la fille de Claire! Mais que ver-rais-je si?... Je rencontrais Michette, ou je ne la rencontrais pas : que verrais-je si?... Je fermais les yeux, ou ne les fermais pas : que ver-rais-je si?... Un jour une rage me prit. Je me jetai sur elle. J'aurais voulu la frapper, l'embrasser et la mordre. Pourquoi? —- Martin devient brutal, dit Claire. — Oh ! non. Comme j'ai eu tort de ne pas tout lui dire ! Il vint d'autres jours... Une eau savonneuse, un corps de grenouille, que verrais-je si...? J'avais mal, j'avais honte, j'aurais tout fait pour arracher cette glu. Un soir je crus trouver. Je passais dans la rue : une fillette trottinait. Je me dis : — Tu vieillis. Le fruit vert te tente. En voilà un. Ils se ressemblent tous. Je la suivis, j'en suivis d'autres. Que verrais-je si...? Mais elles n'étaient pas Michette. Et tromper Claire? Que verrais-je si...? Que verrais-je si...? Cela dura des semaines. Puis un jour ce fut tout. Claire avait trouvé un cinéma en province : du samedi au lundi : deux jours de gros travail ; le restant de la semaine libre. J'eus à peser les conséquences. Ce changement valail-il mieux ou pas? Et puis, pendant ces deux nuits, Michette ne pouvait rester seule. — Voilà, Claire, en ton absence, je ne logerai pas à Bourg-le-Reine. Je lui tiendrai compagnie. Sa mère partie, Michette consacrait ses soirées à sa correspondance à Dah. Heures sacrées ! Sacrées heures ! Elle s'y préparait par de menus rites : cigarettes coup sur coup, café trop fort, encens qu'à défaut de brûle-parfum elle allumait dans un cendrier. Pendant ce temps ses études restaient en plan\,son nez m'énervait, l'encens m'écœurait. Protester?Puisquela mère ne le défendait pas... Je m'enfermais avec un livre. Je rageais... Un soir, par diversion, je l'emmenai dans un café. Je déteste les cafés. Nous étions à la terrasse. J'avais ouvert un journal, Michette croquait des têtes. Un ami survint. Il ne la connaissait pas. Il lui donna un regard : — Félicitations, mon cher. Elle est... Elle était quoi?... Je répondis vertement : — Eh ! c'est ma fille ! Et plantai là ce bonhomme. Croire que !... Au fond à qui avais-je répondu?... Dans la rue, je serrai avec joie le bras de cette fillette, déjà femme, dont on pouvait croire que... Chez nous, je lui dis ; « Bonsoir... » puis de nouveau « Bonsoir... » avec des baisers qui n'en finissaient plus. J'ignore ce qui se passa. Une volonté qui n'était certes pas la mienne, pénétra en moi, tua l'autre et, maîtresse de la maison, agit à sa guise. Michette rentra dans sa chambre. Je ne sais si, en ce moment, un homme moral eût pensé à Claire, ou se fût dit des choses comme on s'en dit au théâtre. Je ne pensai rien, je ne me dis rien. Entre nous la cloison était aussi mince qu'entre le type et moi à Bourg-la-Reine. Michette trottina, me cria : « Bonsoir a se coucha. Je n'étais pas dans mon lit : déjà-en pensée, je savais qu'une nuit je me glisse, rais dans le sien. Je ne l'aimais pas. Je ne la désirais pas. Alors quoi? Après oui, je pensais à Claire. Je me dis des phrases comme au théâtre. L'autre volonté donnait la réplique. Une vilaine nuit, monsieur ! Le lendemain, je n'avais pas eu cette vilaine idée. J'ignorais le nom de ce personnage. Je ne l'avais pas rencontré. Un seul point restait clair : Pauvre Michette, son amour pour Dah, la torturait : je devais l'en sauver, extirper cette Dah, me loger à sa place, en me faisant aimer — pour quelque temps du moins, —après quoi jouant du « megnon » j'arrêterais l'intrigue ; et la mère contente, l'enfant apaisée, la vie redeviendrait simple, si heureusement simple! Avais-je une arrière-pensée? Je n'exposai pas ce plan à Claire. Pendant quelques jours je fus calme. Les automobiles me dérangèrent moins. J'écrivis de bonnes pages. J'en oubliais mon plan. Puis de nouveaux tracas... C'est un malheur, monsieur, que les Anglais n'aient pas gardé pour eux leur fameuse semaine anglaise. Ce samedi, libre à midi, mon propriétaire, avala son déjeuner, sauta dans ses sabots et, jusqu'au soir, sifflota le même air, en enfouissant du fumier juste en face de ma fenêtre. Quand j'arrivai à Paris, pour tenir compagnie à Michette, j'étais exaspéré. — Ah ! Jean, je suis contente. — B'soir. Je me mis dans un coin. Comme d'habitude, elle prépara son café, alluma ses cigarettes fit puer son encens. Le café était trop fort ; son nez bougeait ; je rageais : — C'est stupide, ces manies romantiques. Elle se détraque. Si Claire manque de volonté, un de ces jours, j'interviendrai, moi! — Ne crois-tu pas, fit Michette, qu'on a de la joie à garder pour soi certains sentiments. A rester secrets, ils deviennent plus forts. — Toi, pensai-je tu rumines ta lettre. — Garder pour soi est égoïste, Miche lté. Pourtant tu as raison. — ... des sentiments si délicats, que des mots déjà les froisseraient. — Alors, pourquoi, pensai-jc, les écris-tu à Dah ! — Certe-s, dis-je. L'inexprimé. — C'est cela, fit Michette. L'inexpiïmé. Je n'avais rien à voir avec l'inexprimé. La conversation en resta là. Dans le cendrier, l'encens prenait mal. Elle gonfla les joues pour souffler. Une petite veine bleuissait sur sa tempe. J'en eus pitié. Pauvre enfant, comme elle se donnait du mal : — Il te faudrait de la braise, Michette. Ou un brûle-parfum... Ce que tu dis, est très juste. Tu verras plus tard... — Oh ! dit Michette, je n'ai pas besoin de plus tard. Je sais qu'en amour... En amour, en amour? Avais-je parlé de l'amour? Pourquoi pensait-elle à l'amour? Enfin, puisqu'elle en parlait : — A propos de l'inexprimé, tu connais le sonnet d'Arvers. — Oui, dit Michette. Je le connais. Au fond de moi, quelque chose visait-il plus loin? Je méditai sur ce sonnet. Je parlai de l'île Saint Louis, la fameuse île où j'avais erré après le fameux pont. — Tu sais qu'Arvers y a sa plaque. — Ah? Nous irons la voir? — Si tu veux. Décidément non ! Son encens puait trop. Je ne me sentais aucune envie de .pousser plus avant une conversation qui me fatiguait: « Attends, ma petite, je vais te pousser une colle. » — Tu prétends tout connaître, Michette. Dis-moi, connais-tu le nom de l'auteur du sonnet d'Arvers? — Ne plaisante pas, dit Michette. Je suis sérieuse. Sérieuse, ah ! oui : on l'est quand on rumine sa lettre à Dah. Je me reprochais. — Tu as eu tort de citer cet Arvers. Orphée, Pétrarque, le page, tu lui fournis un nouveau personnage. Sa lettre en sera pleine. Je parlai au hasard : — Après tout, ce sonnet, c'est de la littérature. — Ah? — Dans la vie, un sentiment trop fort, éclate. — Tu crois. — Bien sûr... Elle se pencha vers l'encens. De nouveau, sa veine bleuit : — Ainsi moi... En ce moment, je recomposais traits pour traits le visage du médecin qui m'avait con- seillé ses petits poissons « comme moi ». Son « comme moi » m'avait agacé et voilà que je parlais comme lui. Je n'en fus pas fier. — Toi? s'étonnait Michette, tu as dit tout à maman. Elle me regarda : elle avait des questions pleins les yeux. — Bien sûr, j'aime maman. Toi aussi, tu dois aimer maman. Mais à côté de cela... A côté de cela, je me rappelai mon plan : sauver Michette, me loger dans son cœur, et que verrais-je si...? Le Martin de l'autre jour qui avait tué ma volonté?... parla pour moi : — Ecoute, Michette, je ne sais comment il est venu : c'est un sentiment très pur. Depuis longtemps, longtemps, je pense à quelqu'un. — Tu penses à qui? — A... Je ne mentais pas : à cette minute, depuis des années, j'aimais Michette. Sans le savoir Martin se trouva à genoux. Il l'entoura de ses bras. — Autrement que par des mots, on peut, Michette, faire comprendrel'inexprimé. Martin était toujours à genoux, une Michette dans ses bras. J'eus à m'occuper de toutes espèces de choses : maudire Dah qu'il me fallait supplanter, déplacer un pied qui me faisait mal par terre, ne pas être ridicule, cacher mon « megnon », chasser l'idée de Claire, donner un baiser en signe d'inexprimé, constater que sous ce baiser le cou était tiède, me rappeler qu'à la même place, après des années, le cou de Claire aussi avait été tiède, songer à ma bévue entre Claire et Jeanne, mesurer la nouvelle que je préparais entre Claire et Michette, avoir peur, me dite zut, attendre une réponse, un oui, un non, formels, afin que, Michette sauvée, Claire contente, j'eusse, au bout de tout,la paix...la paix... la paix ! — Je ne pouvais me douter, murmurait Michette... Que l'inexprimé, entre nous, reste l'inexprimé. Que signifiaient ces mots? Je désirais un oui, un non. Elle ne disait ni oui, ni non. Je compris oui. Nous gaspillâmes beaucoup d'encens cette nuit-là. Michette se coucha tard, elle n'écrivit pas sa lettre. Ce fut ma première victoire. UN SOMME >1 SIMFLt 9 Cette scène s'est-elle passée autre part que dans ma tête? Je nie le demande. Le matin, il ne fut question de rien. Michette se leva difficilement. Je dus la harceler pour qu'elle ne manquât pas ses cours. — Dépêche-toi. Travaille bien. — Bien sûr : je travaillerai bien. Elle partit i'ringante. L'heure venue, je me rendis à la gare au devant de Claire. Je lui annonçai : — Tu sais ! Elle ne lui a pas écrit. — Comment cela? — Nous avons causé. Je la débarrasserai de sa Dah. Tu verras... Entre Michette et moi, il n'y eut pas de nouvelles paroles. Je la voyais chez Claire, elle venait chez moi. Je l'observais. Quand elle me quittait, avant l'inexprimé, elle ne m'embrassait pas si fort. Si Ami-Chat sautait sur mes genoux, son regard devenait jaloux, elle le chassait : — Il prend ma place. Une fois, devant sa mère, elle parla longtemps de l'encens que l'on brûle, en causant jusqu'à trois heures du matin. Pensait-elle au brûle-parfum? Son inexprimé s'exprimait-il comme il pouvait? Je me disais oui, je disais non. Avec les autos et le reste, je m'étais, tout simplement, fourré, de nouveaux tracas dans la tête. 11 arriva un autre samedi. Je revins à l'inexprimé. Elle était assise, les mains aux genoux, à son doigt la bague de Dah. — Bien sûr, je t'aime... Tu es mon frère. — Mais autrement? Sa tête s'inclina pour regarder la bague, alla de gauche à droite pour... C'était non. Que n'avait-elle dit ce non la première fois? Pas d'encens ce soir-là. Non !... Non !... Non !... A vous raconter mes petites histoires, je ne vous ai pas dit comment pour un « non s je me suis acharné pendant deux années, jusqu'au oui de Claire. Un non qui cadenasse une porte, m'y briserais-je la tête, il faut qu'il saute. J'ai pleuré, vraiment pleuré, pour devenir moine, parce que le Père Abbé d'un couvent m'avait dit : — Pas possible, mon enfant. Vous avez une femme. J'en pleure souvent encore. J'ai voulu devenir un Saint, car je ne reste pas un jour sans pécher. Votre horrible Congo m'a semblé le Paradis, et j'ai traîné de bureau en bureau, parce que, dans le premier, on m'avait répondu : — Vous êtes trop faible. Alors ce non de Michette ! Je ne pensais plus à mon plan. Comme après mon fameux pont autrefois, je m'égarais dans mon île. Je voulais, je voulais, je voulais quoi? Un simple « oui ». Rien au delà. Je me forgeais des raisons pour le vouloir. Mon âge ; je me croyais vidé. Le « banquet de la vie » comme on dit. Il est dur de céder sa place, quand il reste tant de joie pour les autres. Emporter ce oui ne serait-ce pas emporter la dernière,la plus belle de ces joies. Comme j'avais travaillé après le oui de Claire, je travaillerais après le oui de Michette. Je le disais. Je la suppliais : — Dis oui. Rien que oui. Rien qu'une fois. Elle regardait sa bague. Sa tête allait de gauche à droite. Je ne sais pourquoi en ce temps elle multiplia ses visites. Nous causions : comme toujours, elle choisissait le thème, mais je ne le suivais plus. Dieu, Dah, ses études, mes réponses tournaient vers l'amour et dans cet amour, vers ce que j'en voidais : un simple mot pour moi — son oui. — Il ne s'agit pas de toi, disait Michette. Je parle en général. fl lui était simple de « parler en général ». Je l'admirais, moi qui pataugeais dans mon idée concrète toujours la même. Et puis elle était jeune. Certains jours, elle flambait d'enthousiasme. Elle s'exprimait avec des mots qui viennent tout seuls quand on est jeune et que je ne trouverais plu« jamais, moi presqu'un vieux, avec mon « megnon » et mes lunettes. — Tu veux la guider. Ecoute cette phrase. Vois cette idée en bourgeon. Précisément! Ces bourgeons,j'en aurais rajeuni mes feuilles mortes. Encore plus je voulais ce oui. Du moins, si j'avais pu occuper une place dans son cerveau. Elle admirait les œuvres de Dah : moi aussi j'avais produit des œuvres! Elles étaient trop mûres pour elle. Je n'en pouvais montrer que des passages. Qu'est-ce qu'un passage? Je me rabattais sur mes poèmes de jeunesse. Comme elle, j'y chantais « le pur idéal. » Je le savais : un jour elle avait surpris une amie, sur un divan, les yeux drôles, tandis que son fiancé s'éloignait les joues en feu. Fi ! était-il nécessaire de devenir cette jeune fille aux yeux drôles? — Non Michette. Moi non plus, je n'aurais voulu jouer le rôle de cet homme aux joues en feu. — Rends-toi compte. Lis ce poème. Je la regardais lire, comme autrefois, j'avais regardé Claire. — A la bonne heure ! Je t'aime ainsi. Voulais-je davantage? Un jour, elle descendait d'un tramway, je lui tendis la main et touchai, sans le vouloir, sa poitrine : c'était mou. Cela me dégoûta. Un soir, elle dit : « Je crois qu'en amour l'homme doit montrer sa force. » Elle parlait sans doute en général, je songeai à ma force, je me figurai son cri qui serait pareil à celui de mon armoire à glace. Cela, aussi, me dégoûta. Une autre fois, elle dit : « Il me semble quand cela arrive, ce doit être comme dans un rêve,sans qu'on le sache... » Attendais-je que « cela » arrive? Au fond de moi, je le savais avec certitude : si « cela » s'offrait, je ne le prendrais pas. Mais je voulais que « cela » s'offrît. En même temps, je m'irritais des idées fausses qu'elle se faisait de l'amour. L'amour platonique, une âme, une âme fort bien ! Sacrédié, nous avons un corps aussi. Je n'insistais pas. Par amour de la vérité, j'aurais voulu qu'elle la comprît. Cela m'obséda des semaines. Ce que je voyais, ce que j'entendais, ce que l'on me disait, avait toujours quelque rapport avec Michette. Impossible de l'oublier. D'ailleurs ses incartades à l'école me forçaient à penser à elle davantage : « Michette a fait ceci... Michette a fait cela », avec ses plaintes, Claire me l'enfonçait plus avant dans la tête. J'avais honte ; je me grondais, comme on se gronde : — Vieux matou. Laisse cette chatte tranquille. Laisse-la pour d'autres. Pour d'autres ! Quelque chose de féroce me venait dans les doigts. Ils auraient étranglé celui qui eût prétendu devenir cet autre. De nouveaux jours passèrent. Les automobiles, les chats, Jeanne, Claire, mes soucis, par-dessus tout Michette : je ne voyais plus en moi. Je ne sais même pas si je voulais son « oui ». J'aurais voulu ouvrir son cerveau, savoir ce qui se passait dans ce cerveau. D'ailleurs avait-elle dit non? Je fermais les yeux. Je tâchais de me rappeler le geste de sa tête quand elle l'avait tournée de gauche à droite. L'avait-elle tournée? Remuer la tête de gauche à droite, c'est un mouvement : pas une réponse. C'était moi qui avais interprété non, parce qu'elle regardait la bague de Dah. L'avait-elle regardée? Rien de moins sûr. Dans ses paroles aussi, elle manquait de logique. Je les analysais. Jamais un mot qui m'eût fixé une fois pour toutes. Maintenant encore, je m'y perds. Si elle pensait non — vraiment non — mes supplications auraient dû lui déplaire. Par lassitude, quelquefois je les arrêtais : elle y revenait la première. Elle se montrait toujours jalouse d'Ami-Chat. D'une heure à l'autre, elle se (contredisait : « Je n'aime que Dah ! » L'instant d'après, elle s'arrêtait devant un portrait de Beethoven : « Voilà celui que j'aime. » Elle passait à un autre : « Voilà, celui... » Peut-être un jour s'arrêterait-elle devant moi. Je me disais : — Tu as tort d'attacher de l'importance à ces enfantillages. Elle n'était pas si enfant que cela. Elle sortait quelquefois des naïvetés de petite fille et aussitôt de vraies pensées de femme. Quand parlait l'enfant? quand la femme? Je m'y perdais. A force de tourner, de plus en plus, je me fourvoyais dans mon île. Quand je revenais à mon point de départ, je ne le reconnaissais plus : — Qu'elle dise oui ; qu'elle dise non. Après, ce sera tout. Elle disait non, ce n'était pas tout. — Est-ce parce que je suis vieux? — Tu n'es pas vieux. — Tu refuses à cause de maman. — Je ne serais pas jalouse. Son non, à la longue, devenait « peut-être oui ». Un jour, à bout de force, je lui dis : — Je ne t'aimerai plus. Elle en parut triste : — Ton amour est donc si faible? Pourquoi ce reproche? Si elle ne m'aimait pas, pourquoi voulait-elle que je l'aime? Elle n'était pas coquette. Calculait-elle que je serais plus sévère pour ses cigarettes? Ou si, obstinée comme on l'est à cet âge, elle s'enfermait dans un sentiment qu'elle voulait vraiment inexprimé? Je vous parle de mes pensées du jour. Que dire de mes pensées de nuit? Comme il est écrit dans je ne sais quel livre saint : « Délivrez-nous, Seigneur de la bête effrayante qui rôde pendant la nuit. » Elle rôdait. Le bougre à côté se grattait ou ne se grattait pas. Qu'entendrais-je si au lieu de cet homme, Michette, après un oui, vivait dans cette chambre? On percerait une porte. Elle était percée, cette porte. Toutes espèces d'idées allaient et venaient par cette porte : de belles, comme quand au côté d'un Martin inspiré, travaille une Michette qui inspire ; de saugrenues, avec le long nez de Michette et, en plus petit, sur un corps de grenouille, ce que j'aimais en plus grand, sur le corps de Claire ; de violentes comme si une Michette, sous ma force, poussait un cri d'armoire à glace qu'on ouvre ; d'autres... d'autres..... Puis des pensées pour Claire : Claire qui me confiait son enfant, Claire au travail tandis que moi... Claire déjà si morte, encore plus morte si elle apprenait....Claire et ses yeux en larmes.«N'y ( pensons plus... n'y pensons plus... Quand même Claire... » Je ne sais comment cela se fit. Un jour Michette arriva et Martin, qui ne faisait rien, n'eut pas le temps de s'occuper de Michette. Un samedi, Martin vint lui tenir compagnie et si Michette bouda, tant pis ! Martin n'eût pas un mot à dire à Michette. Un autre jour : n, i : fini. Je n'en fus même pas triste. Seulement, cela recommença. Michette, ce jour-là, m'avait proposé une promenade dans Bourg-la-Reine. — Soit, si cela t'amuse. Moi, cela ne m'amusait pas. Une vilaine route. Dans ma tête, ce que l'on porte quand l'esprit se tend à garer le corps des horreurs trépidantes qui le frôlent sur cette route. II avait plu. La chaussée poissait. Comme si sa boue ne suffisait pas, des puisatiers en rajoutaient de l'autre du fond de la terre, hors de grands seaux. Pouah ! — Tu vois, dit Michette, cette maison? Elle n'avait rien de rare, cette maison. La boue des autos, avait giclé sur sa façade. Pouah ! — Dah a demeuré là. — Ah ! La seconde avant ce mot, j'étais en paix. C'est dans l'épine dorsale que ces chocs vous font mal ; ensuite, ils remontent dans la tête et restent là comme un poids. 11 est possible que je devins pâle ou bien rouge. La maison eut ses fenêtres de travers, ses murs disloqués comme si la terre avait tremblé. Je ne sais ce que je répondis. J'avais mal, je suivais quelqu'un qui marchait. Cette horrible Dah ! Comment avais-je été si bête? Vouloir la combattre et l'avoir oubliée. Elle avait vécu dans cette maison. Voilà pourquoi Michette me menait devant cette maison. Elle avait prié dans cette église. Voilà pourquoi Michette priait dans cette église. Elle avait connu ce mort du cimetière. Voilà pourquoi Michette... Elle cherchait des souvenirs; l'église, la tombe, les feuilles de buis, comme l'étoile de minuit, alitant de rendez-vous. J'aurais dû les interdire": j'en avais pris ma part. Nous étions entrés dans le cimetière. Michette s'était mise à genoux. Je ne l'avais jamais regardé prier. Les mains jointes, son long nez en avant, elle fermait des yeux de bigote. Dans ces yeux, moi qui souffrais, je n'existais certainement pas. Je retins avec peine ma main. — Allons, viens ! Elle ne répondit pas. — Viens, te dis-je, tu me dégoûtes à jamais de Dieu. Je la laissai seule cueillir son buis — ce buis que sans doute elle enverrait à Dah? Rentrer? Me coucher? Je ne me rappelle pas ce qui se passa cette nuit. Quand les Jésuites vous ont bourré de Dieu, un jour on y croit, un autre pas. A un moment, ce Dieu pesa sur moi. Il m'écrasa. Il me prenait Michette. Je luttais. 11 était plus fort que moi... Après tout, Ami-Cliat avait peut-être invité trop de camarades. Quant à ce Dieu, Michette l'aimait comme l'étoile ou le buis : le Dieu qu'aimait sa Dah ! Dah seule était l'ennemie. Quand je me levai, mes idées étaient revenues. Que verrais-je si... Sauver Michette ; obtenir son oui ; pénétrer dans son cœur. Seulement la place était prise : il y avait in sœcula, le serment ; il y avait Dah, celle qui tourmentait Michette, celle qui m'empêchait de rendre heureuse cette Michette. Comment la chasser? J'y pensais le jour, J'y pensais la nuit. Les autos grondaient, Ami-Chat m'écrasait, le cordonnier, avec son marteau multipliait son bruit de semelle, et puis Dah ! Son Wagner, son Platon, elle se campait contre moi. de toute sa hauteur de chipie prétentieuse. Facile de paraître grande quand on se hisse sur les épaules d'autrui. Pour Michette. jamais je ne l'égalerais. Je ne portais pas de collier, moi ! Je n'avais pas une tête à jouer les Eurydices. Ma vérité ne chevauchait pas les Dragons de l'Apocalypse ; les pieds à terre, elle marchait sans pompe. Michette ne comprendrait jamais qu'avoir les pieds à terre n'empêchait pas de porter haut la tête. Quand je lui parlais, il lui venait quelquefois un vilain pli au coin des lèvres. Je le connaissais ce pli. Claire aussi l'avait quand elle comparait mes humbles bonshommes aux Napoléon, aux César de son peintre. Allais-je, avec la lille, retrouver les peines que j'avais eues avec la mère ? J'en souffrais tout autant. Il m'en venait dos rages. Je les cachais. Alors elles me remontaient dans la tête. Je ne crois pas qu'un seul instant j'aie été injuste pour Dah. Michette, un jour, me montra son portrait. Je m'attendais à une horreur. Elle avait des yeux, oui, comme la petite Yvonne quand elle prépare une crise. Son nez valait celui du père. A part cela, elle n'était pas laide. Michette lui ressemblait un peu. J'en convins : — N'est-ce pas, se réjouit Michette. Mauvaise façon de combattre son amour. J'aurais dû me taire. Elle me lut des bouts de lettres. Ses grands mots, certes, agaçaient ; son attitude aussi. J'y détestais l'orgueil du père. Tout de même, là-dessous, il y avait de l'idée. Des idées comme celles de Michette. Des idées quelque- fois comme les miennes. Moins dangereuse pour l'enfant, elle eût été une femme intéressante. Sans le vouloir, en pensant à Michette, je pensais à cette femme intéressante. Je voulais savoir. — Son défaut, disait Michette : elle est dure. Pas de cœur. Un rocher. C'est un malheur de n'avoir pas de cœur. Je la plaignais. Peut-être, ne l'avait-on pas éveillé. Certain rocher aussi était dur, il suffit pourtant d'une baguette : la. baguette de Moïse... — Et puis, elle ne se livre pas. Quand des étrangers viennent, elle se tait ; elle écoute. Ne pas se livrer, c'est peut-être de l'orgueil. Pas foi'cément. La réserve a sa valeur. — Je suis sûr, que si elle te connaissait, vous deviendriez de bons amis. Une femme qui ne se livre pas : je pensais à cette bonne amitié. J'y pensais la nuit. Je la mêlais à mes rêves. Vous savez? de ces rêves que l'on fait sans dormir, et où tout s'arrange, parce qu'on en est le maître. J'aime beaucoup ces revanches. J'en ai prises. Celle-ci, par exemple. Sur un divan, dans son atelier, la fière Dah reposait. Elle avait une de ces attitudes que, dans la vie, j'eusse détestée, mais en rêve, elle faisait bien. Michette se précipitait joyeuse : UN HOMMR SI SIMPLE 9 — Ah ! Dah ! Après tant de mois... Embrasse-moi. Dah ne l'embrassait pas. A peine si elle répondait du coin des lèvres. J'entendais les intonations : — Bon... jour... Tu peux t'asseoir. Penaude, Michette regardait. Ah ! mon Dieu ! ce qu'elle voyait ! Sur un chevalet, un aigle, comme en peignait Dah, mais si vrai qu'il semblait s'envoler hors de son cadre. Sur un deuxième chevalet, encore un aigle ! Ailleurs, en Parsifal, en Lohengrin, en Tristan, un personnage, toujours le même : — Mais c'est Jean ! — Oui, disait gravement Dah. Jean ! En ce moment paraissait ce Jean. La figure de Martin, le megnon de Martin, il possédait quelque chose en plus que cette sotte de Michette ignorait et qu'avait su discerner une Dah, pour en créer une œuvre. Cette petite Michette, Jean-Tristan ne la regardait pas. Il s'avançait vers Dah, lui prenait la main, la portait à ses lèvres et... Ici, je devenais perplexe. Ce baisemain que signifiait-il ? Trop tendre, il eût peiné Michette, ce que je ne le voulais pas. Respectueux, elle n'eût pas été jalouse. Je réservais la suite et de nouveau Jean-Tristan faisait son entrée, oublieux — mais totalement oublieux — de Michette..... A sa première visite, je lui racontai ce rêve. Que Dah peignît des aigles — vraiment aigles — et grâce à mon inspiration : — C'est fort bien, répondit Michette. Que je fusse Lohengrin, Parsifal? Parfait. Quand parut le Jean indifférent, elle sourit. Au baisemain, ses sourcils montèrent. Je la tenais : jalouse ! Oui, mais de qui? Je laissai la question en suspens... comme le rêve. J'en fis d'autres. Front méchant, œil bau-delairien, Michette contemplait un Jean en moine : le Moine Maudit. Ou bien, elle écoutait derrière une tenture, et Jean disait des choses si belles... si belles ! — Quelles choses? demandait Michette. Je devais les répéter. Un peu plus tard, suivant les humeurs de Michette, je précisai ma première version. Michette douce, mon baisemain était respectueux; moins douce — moins respectueux, peu respectueux. Une nuit, il ne fut plus respectueux du tout. Les nuits suivantes... Les singulières mécaniques que nous sommes. Avec mes rêves, j'avais déplacé je ne sais quelle manette, cela ne s'arrêta plus. Respectueux, peu respectueux, pas respectueux, les baisemains s'embrouillaient. Toutes les nuits, que je le voulusse ou non,ils recommençaient. Il ne s'agissait même plus de Dah ! Michette, la femme qui n'avait pas de cœur, les aigles, leurs mouches, la baguette symbolique de Moïse, Claire, Jeanne devenaient des roues que je ne pouvais arrêter dans ma tête. Une rotative en folie, monsieur. Cette fois, j'en fus effrayé. Mon cerveau se détraquait. Seul, un oui de Michette aurait pu me sauver. Je la suppliais : — Aime-moi..... Sauve-moi. — Je suis trop jeune..... Je ne sais pas aimer. Elle ne savait pas ? Menteuse ! Elle aimait Dah ! Les roues s'affolaient davantage. Un jour, elle me surprit en larmes sur mon lit. Le jour suivant, elle me surprit en larmes sur mon lit ; chaque fois qu'elle vint, elle me surprit en larmes sur mon lit. Mise en scène? Votre petit Eugène qui a des tics, quand il s'enfonce les doigts dans la gorge, il y met de la complaisance, il s'arrange pour qu'on le voie, cependant il ne pourrait faire autrement. J'y mettais aussi de la complaisance, mais je vous ai parlé de la volonté étrangère qui avait tué la mienne : je n'aurais pu faire autrement. C'est alors, je crois bien, que j'allai voir l'écrivain-médecin aux lentilles. Des lentilles, monsieur ! Et de petits poissons ! Ah ! Monsieur. Je croyais m'arrêter ici. Au point où j'en suis, si je ne vais pas jusqu'au bout, je ne vous aurai rien dit. Tant pis!Cela me gêne ; j'en ai horreur: il faut que je vous parle du père de Michette. Claire, n'aurait pas dû lui faire connaître cet homme. Quel droit avait-il? Il lui avait donné son nez? Et après? En tout cas, elle eût évité bien des malheurs. Michette l'avait trouvé dans son atelier esquissant un de ces tableaux qui, cette fois, pour de bon, jetterait ses ennemis par terre. Echevelé, l'œil en feu, répandant sur la toile de l'or, de la pourpre, quelle différence avec l'humble Jean, le nez dans ses papiers, la bouche en colère parce qu'il voulait la paix ! Elle avait partagé quelques jours de sa vie. Il lui avait offert une écharpe! Il l'avait menée au concert ! Puis, de nouveau, parti. Pauvre Michette ! Son caractère ne la poussait que trop à prendre dans la vie ce qui pouvait alimenter sa tristesse. Ce nom qu'on prononçait avec respect, qu'elle ne portait pas, qui était le nom de Dah ! Ce cher papa, ce génial papa, qui se battait, se battait contre tant d'ennemis. Je le comprends, elle souffrait. Elle aurait voulu vivre toujours avec lui, batailler avec lui. Ajoutée à son amour pour Dah, cette idée aussi la détournait de ses études. Et maman cette bonne maman, qui oubliait ses peines pour lui donner un papa ? Peuh ! vous connaissez l'histoire : la mère-péli-can qui s'ouvre les flancs et les petits, le bec dégoûté : « Encore des tripes ! » Tripes n'est-ce pas? les soins quotidiens d'une maman ! Tripes son cinéma ! Tripes son Art arraché du cœur en pâture à sa fille ! Mais les « espère, espérons » de papa ! Les projets de papa ! Les souffrances de papa ! Lamentable Claire ! Dah lui prenait le cœur de sa fille, le père lui prenait le reste. Rien pour elle. Il se passait là quelque chose de douloureux, un drame parmi les autres, plus poignant que les autres, dont je prenais ma part comme des autres ! Quand Michette me parlait de cet homme, une angoisse me pinçait. De la rage aussi. J'avais lu de ses lettres : « Mon génial papa... Divin papa... » Vraiment elle exagérait. Mes réponses n'étaient jamais calmes. Un jour elle me raconta une petite scène. Un peu fatigué son père s'était mis au lit. Elle s'était assise. Ils avaient causé longuement. — Il nie tenait la main... Nous parlions de tout... Tiens, comme nous, quelquefois. « Comme nous ! » Deux mots suffirent. Peut-être cette idée pourrissait-elle depuis longtemps au fond de moi. Elle remonta, tout à coup, puante à la surface : — Cet homme dans un lit a séduit Michette. Je fis ce que je pus, pour la renvoyer dans son fonds. Comme on jette une grosse pierre, je me dis : — Tu n'es pas raisonnable. Et aussitôt, pour cent raisons, ce fut raisonnable. Cet homme dans un lit et, je le savais, il aimait les fillettes. Cet homme dans un lit... quand il avait aimé Claire, Claire aussi était presqu'une fillette. Cet homme dans un lit et si moi, comme lui, je me trouvais dans un lit... Je jetai d'autres pierres : ■— Un père n'abuse pas de sa fille. Si, des pères abusent de leur fille. Un père, comme lui, encore plus, abuserait de sa lille. — Mais son âge 1 Et précisément, Michette l'avait dit : « Je ne m'inquiète pas des questions d'âge, d — Pourtant, Michette ne sait rien de l'amour. Si ! Elle l'avait affirmé : « J'en sais plus que tu ne crois des choses de l'amour... » Elle avait dit davantage : « Je porte un secret : je ne l'avouerai à personne. » Quel secret, sinon sa chute entre les bras de son père ? Charogne d'idée ! Des jours et des jours, pattes en l'air, ventre enflé, elle flotta à la surface de mes pensées. Je respirais cette puanteur et, pendant ce temps, les autres roues, en tourbillon dans ma tête... Encore si j'avais été sûr! Je me serais dit... Qu'est-ce que je me serais dit ? Ce que je croyais le matin, le soir j'en doutais. J'interrogeais Michette : — Il te tenait la main? — Gentiment, il me tenait la main — Sans la lâcher? — Sans la lâcher. — Il te parlait de quoi? — Comme toi. ■— Que disait-il? — De belles choses? — Quelles? — Comme toi. « Comme toi.., comme toi... » Je fouillais mes souvenirs. Avec mes curiosités, avec mes désirs, n'avais-je dit que de belles choses? Si j'en avais dit de vilaines, parlant « comme moi » le père aussi en avait dit de vilaines. Comme moi... comme moi, cet homme, presque fou, n'avait-il pas été plus loin que moi ? Comment savoir? Jamais je ne me fusse per- mis une question qui inquiétât Michette. Chacun de ses mots, je les pressurais. Un soir, je crus le tenir. Elle regardait le masque de Beethoven. — Voilà celui que j'aime. — Ne mens pas. Tu penses à Dah ! — A Dah aussi. — Aussi! A qui encore? Comment est-il? — Comme toi. — Artiste? — Comme toi. — Vieux? Jeune? — Comme toi... Tout-comme toi. J'eus une minute de bonheur stupide,comme si c'était moi. Je voulus embrasser Michette. — Eh ! fit-elle, je n'ai pas dit que ce soit toi. • Donc, c'était l'autre. Je ne sais ce qui se passa. J'étais assis ; j'aurais voulu bouger, je n'aurais pas pu. Son mot dit> Michette alluma une cigarette, sans plus penser à moi. Mes idées tournaient. Je vous le jure, monsieur : je ne suis pas jaloux. Mais cet homme, si loin, a toujours vécu entre nous : dans ses télégrammes, dans ses lettres, dans le nez de Michette, dans mon travail, dans les paroles de Claire, dans ses silences, dans ses pensées, dans certain pli à ses lèvres, et maintenant dans cette tnain de Michette, dans tout ce qu'après cette main, il m'avait volé de Michette. Des heures passèrent. Michette ne pensait toujours pas à moi. Impossible de bouger. Je voyais tout : sa cigarette, son nez, une autre cigarette, son café, sa main : son plaisir, ma peine. Au petit jour, elle vint à moi. Elle n'avait plus rien dit. Elle était grave. — Sans paroles, on peut exprimer beaucoup de choses. Je t'en fais le serment : je n'oublierai jamais cette nuit. Dors, Grand Frère. — Ah ! oui... Grand Frère... Rien que celai A-t-elle fait ce serment? Nous n'en avons plus jamais parlé. Mais l'autre, l'autre... Je dis mes soupçons à Claire : — Elle ne me l'a pas avoué franchément. Mais je le saurai : si c'est vrai, je le tue. — Tii es fou ! Je ne savais plus rien. Qu'est-ce que je voulais? Aimais-je quelqu'un? Michette? Dah? Jaloux de Michette? Jaloux de Claire? Fou! Si jè l'avais été, pèut-être Michette aurait-elle eu pitié... Bah ! qu'il n'en soit plus question. Un soir je l'accompagnai au théâtre. On y jouait une ancienne pièce italienne. A un moment, on flagellait un vieillard qui détenait un secret et refusait de le trahir. La scène avait du style mais c'était de la souffrance. Même fictive, elle m'est insupportable. Pour m'en distraire, je m'intéressai à l'actrice qui tenait le rôle principal. Elle jouait bien. C'était un professeur de Michette : — Quand tu joueras comme elle, Michette. — Oh ! oui. Je voulais lui donner de l'espoir. Ses yeux brillaient. Quelques jours après une lettre nous vint de son école : on renvoyait Michette. Quel coup pour Claire ! Sa vie, son recueillement, son art, pour cette école elle avait tout planté là- Encore une roue !... Enfin... Parlons plutôt d'un dîner. Un fameux dîner, chez des cousins de Claire. Ils avaient insisté : — Mais si. Vous amènerez M. Martin. — Vienclras-tu? m'avait demandé Claire. Hum ! Se raser, se vêtir, prendre le tramway, sauter dans le métro, s'ennuyer chez des gens que l'on ne connaît guère, sans Michette, j'aurais autant aimé rester à Bourg-la-Reine. Je réglai tout d'avance. J'acceptais : seulement, à neuf heures trois quarts, je tirerais ma montre : « Déjà, dix heures ! » et vite au galop, je regagnerais ma chambre. Je m'habillai là. Avez-vous compté les gestes qu'il faut, par exemple pour changer de chemise? On la choisit, on l'étalé comme une chasuble un pan levé; on plonge de la tête, on vise une manche, on ne rate pas l'autre... Soixante-dix-neuf gestes, monsieur. Et encore ! La tête là-dedans, j'eus en bouche une cigarette : je dus la retirer, souffler les cendres, la déposer, la reprendre, tourner à la recherche d'une sacrée boîte d'allumettes. Ensuite, mes bottines : douze crochets mal ouverts à chacune ; le faux-col et ses boutonnières serrées comme une vierge ; la cravate dont on ramène un bout vers la droite, puis vers la gauche, puis vers en haut, puis vers en bas... J'arrivai en retard. La rue Clauzel. Qui est-ce Clauzel? Water-clauzel ! Ne la connaissant pas, je l'avais ratée, comme ma cravate par le mauvais bout. Deux cents pas énervants à refaire. De plus j'étais inquiet. Sans moi, Ami-Chat s'ennuierait. Pour qu'il ne s'égarât pas, je l'avais enfermé. Àvais-je assez solidement bouclé la porte? Ses griffes étaient capahles de cambrioler une porte. Il est vrai, j'avais averti la propriétaire : « Ayez l'œil. » Mais avec les propriétaires, sait-on jamais? En tous cas, à neuf heures trois quarts je tirerais ma montre. Je la tirerais même un peu plus tôt... Une fois à table, tout se passa fort bien. On m'avait attendu. Le cousin n'était pas un monstre, ni la cousine un phénomène. Très aimables au contraire. Michette, en face de moi, trouva le moyen de déplacer un flacon qui eût coupé nos regards. C'était gentil. Quand je pensais à son école, quelque chose se durcissait dans l'arrière de ma tête. Mais depuis sa mésaventure elle se montrait plus douce. Débarrassée de ses cours, peut-être finirait-elle par pi'aimer. Cela ne pouvait manquer. Quand je dîne quelque part, il y a des tomates. Je déteste ces légumes. Ce rouge enflé, cette peau qui brille, il m'est difficile de les voir sans penser que certains singes ont comme séant des espèces de tomates. Michette, qui le savait, me lança un coup d'œil : « Toi tu vas grogner. » Et pas du tout. Je fus correct ; je piquai d'une fourchette délicate ; je souris : — Quelles appétissantes tomates ! Personne n'aurait pu dire : — Voilà un monsieur qui pense à un derrière de singe. J'étais donc calme. Il n'y eut qu'un point : quand mon verre était vide, le cousin le remplissait. Le verre rempli, je le vidais. Cela n'en finissait pas. Je m'en exliquai à part moi. — Nous n'en buvons guère. Il est bon, j'en profite. Je tirai ma montre : neuf heures. Parfait : on servait, le fromage. Le cousin entreprit Michette au sujet de l'école. Elle eut aussitôt sa tête des mauvais jours, et Claire ses yeux à larmes. Je fis un signe : « Laissons cela, pour aujourd'hui. » Je parlai de mes travaux. Mon prochain livre n'était pas en train, l'achever serait facile. Michette m'écoutait, avec des yeux qui comprenaient enfin la valeur de mes œuvres. Je racontai ensuite une histoire de neuras- thénie que Claire avait eue autrefois. Elle voulait se taire et ne cessait fie parler. Un médecin m'avait dit : « Vous êtes son meilleur infirmier. » Je ne sais pourquoi cette histoire me revint si fort ce soir-là. Je. sortis de nouveau ma montre : dix heures un quart. Bah ! je n'avais pas fini mon récit. A un moment, quelqu'un piononça:« la Côte d'Azur» et ce fut au tour de Michette : la montagne, la lavande, les oliviers, Dah ! Je me renfrognai. Je pensai à ma porte, je pensai à l'école. Par malheur on versait des liqueurs. Au retour, tout se passa également fort bien. Minuit ! Pour cette fois, Ami-Chat se passerait de son maître. J'avais d'ailleurs bouclé ma porte et la propriétaire serait gentille. Les cousins aussi étaient gentils, Claire aussi, Michette : le monde entier était gentil ! Dans le métro, je cédai ma place à une clame qui me parut, ensuite, moins gentille car elle aurait bien pu me dire merci. Je tournai le dos à cette guenon. Un... deux... trois... les petites lampes se suivaient le long du tunnel. Je les comptai. En arriver au soixante-dix-neuf de ma chemise eût été drôle. Une rame inverse me troublait, ou bien les couleurs d'une affiche... Une... deux... ces chiffres me fatiguaient. Mais j'avais triomphé des tomates ; mon livre marchait bien, et Michette... A la descente, il me parut amusant de jouer l'ivrogne. Trébucher dans un escalier, c'est facile. Au grand air, je poussai quelques cris. J'exagérais mes bêtises. — Ça y est ! fit Michette. Il est lancé. Michette également était lancée. Elle avait vidé son verre aussi souvent que moi. Son mot me donna l'idée d'être lancé davantage. Mes cris se nouèrent en chanson. Du volet d'une boutique, une embardée me lança au bord du trottoir. C'était réussi. — Bravo, Grand Frère. — Que tu es sot, fit Claire. — Bien sûr ! Aujourd'hui, tout à la joie. Voilà un café. Entrons. Je suis rarement à la joie, Claire consentit tout de suite. Attention ! voici Jean Martin, le vainqueur des tomates, le futur auteur d'un chef-d'œuvre ! — Garçon ! Quel stupide café ! Le patron dormait, les garçons dormaient, les chaises dormaient, comme des poules à quatre pattes, sur les tables. Un jour que Jean Martin daignait venir ! — Trois cognacs, Pôl S Est-on stupide. quand même ! Ah ! on avait renvoyé Michette de l'école ! A moi, ce cognac ! A moi l'autre cognac... À moi... zut, ce troisième cognac, comme de l'eau sur la table : — Fait rien, Michette...Trois cognacs, Pol. UN HOMME SI SIMPLE 10 Tout à l'heure, j'aurai à donner beaucoup d'argent pour six cognacs dont un avait passé dans la serviette de Pol. Ah ! l'argent !... Mais j'aimais bien ce Pol. -— Ça boulotte, Pol? — Oui, m'sieur. Ça boulotte : on ferme. A part cela, je ne suis pas Pol. — Tu n'es pas?... Si, tu es Pol. -— Non, m'sieur. •— Allons ! allons ! je te l'affirme : tu es Pol... Paie-toi. Voilà vingt francs... Pol. Qu'avait-il ce Pol? Je savais parfaitement: ces vingt francs étaient une pièce de cinq sous : à bon droit, il m'en réclamait davantage. Je savais aussi : ces cinq sous étaient de l'or. Pourquoi ne me rendait-il pas ma monnaie? Et puis tant d'argent pour des cognacs dont un avait été bu par sa serviette ! Cela tourna mal : — On se retrouvera Pol ! Quelle belle nuit ! Les autos, pfu ! Les tramways, on les... Michette chérie se pendait à mon bras. Elle m'aimait ! Claire, derrière nous, voyait sans doute qu'elle m'aimait. Demain, j'en pleurerais. Pour aujourd'hui, tant pis. Pfu ! — Tiens, Michette. Voilà la dalle, où ton talon certain jour... Je te sauverai Michette. Tu me sauveras. Claire, encore un café? — Non, on rentre. — Alors, un tour... — On rentre, mon petit. Soit ! Michette à mon bras, on rentrerait et tant pis pour la concierge. Ah ! tu as une barre pour assommer les chats ! Voilà mon pied dans ta barre. — Jean Martin, le vainqueur des tomates, l'auteur d'un... — Tais-toi voyons. — Bon!... bon... Ce qu'il y en a de3 marches : une... deux... plus que des cognacs, moins que des gestes pour enfiler une chemise... Tu as la clé? Non, mais, regarde ce lit! Se fourrer là-dedans après une si belle journée. Causons un peu. J'ai quelque chose à dire. — Demain, mon petit. Tu es fatigué. Couche-toi. — Fatigué, moi ! J'ai quelque chose à dire. Il y eut alors un gros désarroi : Claire qui tirait Michette par les vêtements pour l'envoyer dans sa chambre ; Michette qui s'accrochait dans mes bras et n'en voulait pas sortir; moi qui la défendais en cherchant ce que j'avais à dire. Nous parlions tous les trois. De gros coups tombaient du plafond sur nos têtes. ■=— Taisez-vous, criait Claire. Vous éveillez les locataires. Éveiller les locataires? Pfu ! J'avais à défendre Michette. Tout en luttant, je devinais son jeu:« Toi, ma petite, tu espères une dernière cigarette. » En même temps, je pensais : « Si pourtant elle t'aimait » et alors pourquoi Claire prétendait-elle me voler cette femme qui m'aimait ? La scène changea parce que Michette ne fut plus là. Je me trouvai seul avec Claire. Ses dents claquaient ; ses mains tremblaient. Qu'avais-je fait? — Je t'ai énervée, Claire, Je te demande pardon. — Ce n'est rien, mon petit. Tu es un peu malade... Couche-toi. — Pas malade... Si tu savais... Mais nous serons heureux, tu verras. Que se passait-il? Qui m'avait mis au lit? Et Michette? On l'avait renvoyée de l'école et son ignoble père... Je dus me lever. Tant pis pour les gestes : je repris mon pantalon, j'attachai mon col, je boutonnai ma veste... — Où vas-tu? — J'ai quelque chose à dire. — Dis-le à la fin ; et couche-toi. — Pas à toi, Claire. A Michette. Rien qu'une minute : je t'en prie. C'était certain : un événement grave se préparait. Claire en pleurerait, j'en aurais de la peine, mais cette minute, je la voulais. Ce que j'avais à dire, je le dirais. Mais qu'avais-je à dire? — Claire, je t'en prie. — Eh bien ! va. Michette ne pensait pas à moi. Encore habillée, elle contemplait les œuvres de Dah. Sous son oreiller, je le savais, elle cachait un portrait de son père. Qu'avais-je donc à lui dire? — Michette... je t'en prie... Laisse tout cela. J'ai... Viens chez maman. Elle me suivit. Claire remontait un réveil. Ses douces mains, ses saintes mains, ses intelligentes mains, les avilir sur un réveil ! Je me traînai à genoux. — Je t'en supplie, Claire, laisse-moi cette besogne. C'est ma fonction Humblement, je donnai un tour de clé, un autre tour de clé; au troisième, un gros cœur rouge battait sous mes doigts. Je le reconnus tout de suite. Je n'en fus pas étonné. Je me trouvais dans une salle, devant un public que je distinguais mal. Bien en vue : Michette. Plus en avant : son nez et ses plis à cause d'une cigarette. Plus loin ; Claire. Je levai la main avec le cœur. — Mesdames, messieurs, je tiens entre les doigts le cœur vivant de Dostoïevsky. — Hou !... Couche-toi... Malade... Le public accueillait mal mon début de conférence. Je m'y attendais. J'aurais à crier fort. Je m'adressais surtout à Michette qu'on avait renvoyée de l'école et dont le père avait jeté dans mon cerveau des pensées de charogne. Des Dragons, du latin : je choisissais des phrases à la façon de Dah. Je me jugeais bête, mais on comprendrait que j'appartenais, moi aussi, à la race de ceux qui ne mangent pas de mouches. A gauche, à droite, Claire s'agitait de tous les côtés à la fois. Pourquoi était-elle furieuse? On me poussait dans le dos. Qui me bousculait ainsi? Je dus hausser la voix. — Ce cœur, mesdames, si rouge d'amour... Mon cœur aussi était rouge d'amour. Au- dessus de ma tête, des gens escaladaient une tribune Tantôt, elle n'exislait pas. Pan-pan-pan! Pan-pan-pan! on frappait de gros coups comme au théâtre. — Suffit !... Réveiller le monde... Mettre à dos la concierge... Je partageais cet avis. A cause d'Ami-Chat, il était dangereux de se mettre à dos la concierge. Que faisait-il Ami-Chat? 11 ne fallait pas non plus irriter Claire. Mais Michette ouvrait de grands yeux comme devant les chefs-d'œuvre de Dah et je me devais, de glorifier ce cœur, puisque tel était l'objet de ma confiance. — Ce cœur, mesdames, qui a tant aimé les hommes... — Hou !... Hou !... Silence... A un moment, je. perçus des mots précis : — A bras raccourcis... Je m'arrêtai net. Je me rendis compte. Voulant m'arracher Michette, Claire l'avait bousculée, et Michette exagérait à sa ma: nière : « Maman est tombée sur moi à bras raccourcis. » Cela n'avait aucune importance. Mais ces « bras raccourcis » soulevaient un problème. Comment avais-je quitté la salle? Nous étions entre nous. Cérémonieusement je pris une main de Michette, une main de Claire. Je les menai vers des chaises. — Asseyez-vous. Je m'assis de même. — Et maintenant, dites-moi : de quel côté, ces bras sont-ils raccourcis? Est-ce du côté de l'épaule? Je montrai l'épaule. — ou du côté du... Je montrai le poignet. — Ou plutôt par le milieu, du côté... Je voulus montrer le coude... Le gaz ne brûlait plus. J'étais au lit. Claire dormait. Qu'avais-je raconté tantôt au dîner? Ah ! oui, sa maladie. Elle ne cessait de parler. Elle disait des choses surprenantes. Elle invoquait Dieu, ce Dieu qui, une nuit, m'avait écrasé dans mon lit. Je sautai debout. — Je n'ai pas peur... Dieu... Je n'ai pas peur. Je mettais les poings sous le nez de Dieu ! Quelque chose de mou cédait sous mes pieds. C'était le matelas et ce ne l'était pas. Du noir frôlait ma tête. De ce nuage, une main sortit, avec des lanières pareilles, à la fois, à la barre du concierge et au chat à neuf queues qui s'abattait sur le dos d'un pauvre homme au théâtre. — Un... deux... trois... Je n'ai pas peur ! Comme l'acteur, je présentais les reins. J'acceptais les coups, j'en voulais plus ; chaque coup qui tombait sur moi, était un coup de moins pour les autres. Je les prendrais tous : les coups pour Michette, les coups pour Claire, les coups pour le père, les coups pour... — Encore !... Encore !... Je montrais des poings méchants, pour qu'on me frappât davantage. Une étoile s'alluma. Elle brillait mal, enveloppée de la gaze verte de notre abat-jour. De tout temps, j'avais détesté le vert de cet abat-jour. Le piano riait avec ses dents d'idiot. Levée, habillée, Claire s'enfonçait un chapeau : — Dans l'état où je suis, quelle imprudence de me laisser seul ! Il faut pourtant qu'elle aille. Puis, je n'y pensai plus. J'avais à prendre tous les péchés du monde, sur mes faibles épaules. Jamais, je n'en aurais fini : — Encore !... Encore... Claire ne revint pas seule. Un jour on avait appelé le médecin de quartier pour Michette qui souffrait de la gorge. Je reconnus cet homme. Il nous avait ahuris : « Pas de gargarisme ! Des irrigations : au besoin avec une canule d'injecteur. » Une canule dans la gorge de Michette ! Sa bouteille se trouvait encore sur une console, intacte. Je me souvins du nom : quelque chose comme de Veau de baraque. Que me voulait ce débitant d'eau de baraque? Si je lui lançais son flacon à la tête? Mais pourquoi peiner ce brave homme? Seulement, il n'aurait pas dû me regarder la langue, ni me prendre le bras pour me tâter le pouls. Il demanda ensuite : « Un fond de vin ; n'importe quoi pour lui donner à boire. » Nous n'avions pas de vin. Je pensai : — Tu te crois dans la maison d'un ivrogne. Pas de vin, cela t'étonne. Je déclarai : — Je ne suis pas saoul. Il versa quelque chose dans une tasse. — Evidemment. Vous en boiriez du meilleur à Constantinople, près de la mosquée Sainte-Sophie. Je n'eus l'air de rien. Je me dis : — Vraiment, croit-il me la faire avec sa Sainte-Sophie. D'ailleurs qui était cet homme? De quel droit pénétrait-il chez moi? Il me vint des invectives plein la bouche. Je l'ouvris. On y poussa la tasse. Je bus. — A la bonne heure... Et maintenant... II avait écrit quelque chose, repris son chapeau. Claire le mena vers la porte. Pour un instant, je laissai là tous mes péchés du monde. Je tandis l'oreille. C'est sur le seuil des portes que les hommes de sa trempe laissent tomber le masque. J'entendis : — Bon sommeil... n'y paraîtra plus... vingt francs. Ah ! oui. Je compris : les vingt francs de Pol. Cette idée était rassurante : — Dormons, Claire. — Dors, mon petit. Le lendemain... Quand les réveils se changent en cœur, les heures ont bien le droit de marcher à rebours des cadrans. Ce lendemain arriva peut-être huit jours plus tard. Comment expliquer cela? Le soir tombait, on allumait le gaz et je n'avais pas vu la lumière du jour. Je disais un mot à Claire, Michette répondait en regardant un moineau dans un parterre du Luxembourg. Une fois avec Claire je me promenai le long d'une route et c'était à Bourg-la-Reine. Elle me faisait manger quelque chose qu'elle s'obstinait à nommer une pomme. Je ne saurai jamais de quels éléments se composait cette pomme. Depuis la nuit du cœur, il y avait deux Martins. L'un qui s'observait et se jugeait avec sévérité : Martin I. L'autre, comme votre petit Eugène, la volonté tuée, qui n'aurait pu agir autrement : Martin II. Une chose était sûre. En prenant sur mes épaules les péchés de ce monde, j'avais rejeté les tracas de la terre. Plus de Jeanne ; plus de livres à écrire ; plus de problèmes d'argent ; plus rien de ces vilains tracas à propos de Michette. Si Martin I s'en souvenait, il appelait au secours Martin II et se réfugiait avec lui sous le manteau des péchés de ce monde. Martin était doux. Si Michette ne m'aimait pas, à cause de Dah, je pardonnais. Si elle n'avait pas résisté à son père : je pardonnais. Pauvres pécheurs, avec les autres péchés, je prenais leurs fautes, sur mes faibles épaules. Cela formait une phrase : — Ayez pitié des pauvres petits artistes qui ne savent pas le grand mal qu'ils ont fait. Les pauvres « petits » c'était moi, c'était le père, c'était Michette. La phrase dite je la reprenais. Martin I se rendait compte : ce murmure agaçant durait des heures, Martin II ne pouvait s'obliger à se taire. Michette venait. C'était doux. Elle m'essuyait la face avec un linge, et Véronique autrefois avait essuyé la face du Christ : — Je te bénis, ma Véronique. Je devenais Lazare. J'attendais... j'attendais... Un jour le Christ dirait : « Lève-toi, Lazare... » et je me lèverais. Comme son père, je tenais la main de Michette. Quel bonheur qu'on l'eût renvoyée de son école : — Pour moi, Michette, cette croix, sur mes faibles épaules. Tu écriras des livres. Tu aimeras ta mère. Les livres, nous les écrirons ensemble. Nous irons à Bourg-la-Reine. Je ne me fâcherai plus. Quand tu prieras, je prierai avec toi. Je fermerai les yeux, comme toi. Tu cueilleras les feuilles du petit buis. J'en cueillerai avec toi. Tu les enverras à Dah, de ma part, Michette... de ma part... Elle était pure, cette Michette. Sur ma cheminée se trouvait une Madone. Martin I savait : « C'est un peu de plâtre. » Martin II lui caressait les joues, essuyait, une à une, les larmes hors de ses yeux : — Ne pleure pas, Michette. Il aurait voulu que la Michette en chair comprît : c'était pour elle qu'il consolait cette Madone de plâtre. J'avais soif. Claire m'apportait un beau verre transparent. C'était de l'eau, c'était Michette. Je craignais, en la buvant, de polluer une vierge. Je préférais subir la soif. Martin I cependant voulait sauver Michette. Il le voulait en douceur sans les roues d'autrefois : — Sauve-toi, Michette... Sauve-moi... — Je suis trop jeune. Ah ! oui, trop jeune ! Au mur, au-dessus de ma tête, se tenait une autre Michette. Martin I la connaissait : un portrait au pastel par QUATRIEME CONFESSION son père, inachevé. Martin II la contemplait. Elle portait sa belle robe à volants jaunes de quand elle avait treize ans. Un accident avait tordu son bras en tronçon de serpent rose. Moins parfaite, elle était plus près de moi. C'était la bonne Michette. Elle souriait. Elle tournait les yeux ; en cachette, pour moi seul, elle levait un doigt. Elle parlait : — Je veux bien te sauver... Vois mon bras. Je suis trop jeune... derrière ce verre. Quand elle me parlait, je ne me trouvais plus ni dans mon lit, ni ailleurs. Mon corps entier était un œil pour voir. Puis tout à coup, je reconnaissais la première Michette, avec son linge de Véronique. Quelquefois aussi, il y avait une Michette, avec sa vie de Michette. Celle-là boudait, tapait du pied, n'était pas sage avec sa mère, parce que... parce que... Toujours à cause de Dah. Martin I pensait : « Je suis malade pourtant, j'aurais besoin de paix... » Martin II était triste. Et Ami-Chat, tout seul à Bourg-la-Reine ! Avais-je ou non fermé la porte? Je bondissais sur mon lit : — Ami-Chat ! Ami-Chat ! — 11 est ici. Ah ! oui. Dans l'œil, me restait le souvenir rouge d'un sac que Michette secouait et Ami-Chat en sortait. — Ami-Chat ! Ami-Chat ! Je le voyais à terre quand il dormait sur mon lit. J'en voyais d'autres, pas rouges comme Ami-Chat, des gris, de la couleur d'une couverture que je n'aimais pas. Pourquoi m'imposait-on cette couverture? Ils sortaient de là pour m'écraser. Je regardais Claire. Quel bonheur! Ses élèves ne venaient plus. Martin I s'inquiétait : « C'est à cause de toi... Et l'argent? » Martin II se moquait de l'argent : — Je suis content. — Oui... Ne balance pas la tête. Pose-la sur l'oreiller. Quelle tête? Quel oreiller? Une autre bête pesait sur moi, grise, composée, en une seule, par tous les chats. Je la repoussais du pied. — Qu'on enlève ça ! Qu'on enlève ça ! — Sois calme. Tu déranges ta couverture. Une couverture ! Ma pauvre Claire, depuis sa maladie,elle n'avait plus le cerveau solide. Je pensais au mal que j'aurai pu lui faire : un glaive de plus dans son cœur aux sept douleurs. Je pensais au mal que je pourrais encore lui faire. Je voulais lui demander pardon. Mais si je parlais, on me volerait Michette : ; — Si tu savais comme les idées ont mal sous le front. •— Tu as mal sous le front. Ce ne sont pas tes idées. QUATRIEME CONFESSION — Si, si. Là... là... Je montrais la place. J'en sentais de rondes, de pointues, d'oblongues, de légères, oh! légères comme une feuille de papier, un papier à lettres, le papier des lettres qu'écrivait Dah! Un peu plus tard à cause d'une grippe, j'eus deux régions dans la tête : celle pour la grippe, celle pour les idées : les unes en tourbillons dans ma tête, les autres en chien crevé, à la surface de l'eau. La nuit ne servait pas à dormir. Claire à mon côté semblait une morte. Je l'éveillais : — J'ai à te parler. — Oui, mon petit. Dors. Martin I comprenait : elle s'était fatiguée, elle avait besoin de dormir. Martin II devait parler : — Écoute : la crainte de Dieu, n'est-ce pas? est le commencement de la sagesse. — Oui : le commencement... Dors. — Une minute, Claire. Je mêle ces mots : je les réunis au hasard : le commencement de Dieu est la crainte de la sagesse. C'est plus... — ... juste, oui... Dox"s, — Je voudrais tant que tu dormes, Claire. Encore un instant. La sagesse de Dieu est le commencement de la... Ses yeux se fermaient. Elle redevenait une morte. Pauvre morte ! Comme elle avait eu de la peine. Comme elle en aurait encore. J'acceptais dans mon cœur les souffrances de cette morte. Le jour quelquefois elle ouvrait son piano. — Joue an peu de Beethoven, Claire. — Et du Wagner. Michette, moi, qui l'avait demandé? J'étais content. Je savais pourquoi Michette était contente. En écoutant le Wagner, elle écrivait des lettres, des lettres pour Dah, des lettres avec des pointes, comme les idées qui me piquaient dans la tête. Je regardais Michette... J'aurais tant voulu... tantôt voulu... Voulu quoi ? J'interrogeais l'autre Michette. Dans sa robe à volants, elle ne pouvait rien, en prison derrière son verre. Un midi Michette que j'avais vu partir, rentra en coup de vent. Elle semblait très animée. — Tu as pris un taxi? demanda Claire. — Oui. Elle se mit alors à raconter une singulière histoire. Je tâchai de comprendre. Je ne saisis pas tout. Elle était entrée quelque part « comme dans un moulin ». Elle avait traversé des pièces a sans rencontrer un chat ». Un monsieur collait son oreille dans le dos d'un autre dont on voyait la poitrine. Dans un bocal, elle avait vu une néphrite « oui, une néphrite », ouvert puis refermé un placard où UN HOMME SI SIMPLB 11 162 QUATRIÈME CONFESSION pendaient des masques et des travestis. Finalement, une infirmière avait dit : — C'est ça, je lui remettrai votre lettre. Que signifiaient ce chat, ce moulin, cette néphrite? J'eus de quoi réfléchir. A la soirée quelqu'un vint. Nous nous étions rencontrés une fois. Il m'avait dit : — A l'occasion si vous avez besoin de moi. Et voilà, il était là. Je le reconnus tout de suite. — Tiens ! le docteur Delpierre. Seulement je n'avais pas besoin de lui. Il ne se passa d'ailleurs rien. Il n'enleva pas son manteau. Les mains au fond de ses poches, il se pencha et mit ses yeux dans mes yeux. Il montrait un grand front, une forte mâchoire, un nez épaté : on aurait dit Beethoven. Martin II fut ému parce que Beethoven s'était dérangé pour venir en personne à mon lit ? Je le regardai avec émoi. Le lendemain, de nouveau, il fut là, puis tous les autres soirs. Ma journée se passait à l'attendre. La petite Véronique devait m'essuyer la face pour qu'elle fût nette quand il arriverait. Il avait toujours ses mêmes façons d'arriver : la sonnette que je n'entendais pas, ses gros talons, son front en avant, puis ses yeux dans les miens. Je pensais d'abord au moulin, au chat à la néphrite qui avaient précédé sa première visite. Je ne sais quoi de doux me lia très vite à lui. Je n'aurais pas voulu qu'il me prît pour un mauvais homme. Beethoven aussi m'eût réprouvé si j'avais été un mauvais homme. Il me dit un jour : « J'ai lu vos livres.» Il les aimait.Que m'importait? Autre chose, et mieux, me venait de lui. C'est peut-être cela l'amitié. Quand il partait, un reproche dans ma conscience me détournait de Michette. Beethoven n'eût pas admis que j'aimasse cette enfant. Nous causions. Quand elle en trouvait l'occasion, Michette vantait sa côte d'Azur. Une fois il dit : •—- Eh bien, c'est cela. Vous vous entendez bien, vous deux. Vous irez ensemble. Voyager si loin en tête à tête avec Michette ! J'en fus heureux à cause de Michette, furieux parce qu'elle verrait Dah, peiné parce que je duperais Claire, triste parce que, ce dangereux bonheur, je le devrais à Delpierre. Je dis : « Oui », puis aussitôt au fond de moi: « Non ». On ne parla plus de ce voyage. Rarement un homme me fit rire de si bon cœur. Comme vous, il me trouvait amoral. Mais pas à la mesure de vos angles. Il traçait de petits dessins. D'abord une grosse barre qu'il appelait « la normale » ; puis de menus zigzags qui s'adaptaient de leur mieux à la quatrieme confession normale ; d'autres qui s'en éloignaient franchement, d'autres enfin qui s'en fichaient, à tort et à travers de sa barre. Il me disait : — En temps ordinaire, vous êtes ceci. Il montrait les zigzags loin de la barre. — Maintenant, vous êtes cela. Son doigt se posait sur les grands. Un sourire creusait une fossette d'enfant dans son menton de Beethoven. Il ajoutait : — Ne vous en faites pas. Etre ceci, être cela, c'est la rançon de votre Art. Je ne sais ce qu'il y eut de vrai dans l'histoire qui survint alors. Un jour, il entra avec son grand front ; puis de nouveau ; puis de nouveau. Quand je songeai à les compter, ils étaient quinze, quinze Delpierre et leurs trente yeux dans les miens. Martin I savait : dans ces quinze, un seul est vrai. Mais lequel? Aucun, soutint Claire. Mais alors quand il vint! au lieu de quinze, il y en eut seize. Ah ! Ah ! C'est lui, qui certaine nuit se glissa sous le lit, pour me tirer par les pieds. Ah ! Ah ! Et les histoires qu'il me racontait ! Un de ses malades était chauve, mais vraiment ce qu'on peut appeler chauve, puisqu'il ne lui restait pas un cheveu : « Comment te nomme-t-on, mon ami? — Le beau frisé, monsieur. » Ah ! Ah!Cet autre était une jeune fille. Pour toute nourriture, elle ne prenait qu'un demi-hareng par jour : « Pourquoi, petite fille? — Je suis trop grosse. Mon ami ne me veut plus. » Cette autre... Je me tordais. — On voit des cas bizarres à la Salpêtrière. Quels documents pour un écrivain ! Vous y devriez faire un séjour. — Ah ! ah ! Des documents !... Un séjour ! — Je me charge des démarches. — Ah ! ah ! Les démarches. Et mes cheveux ! on me couperait les cheveux. — Mais non ! On respecterait vos cheveux. Alors un soir, comme il s'en allait, Michette le suivit. Ils se parlèrent longtemps derrière la porte. Que pouvaient-ils se dire? Mon lit était trop loin, je n'entendais rien, je savais tout. Je me traînai,les bras en avant: — Michette !... Pas à Delpierre... Michette !... Il rentra brusquement. Et son front : — Eh ! bien quoi? — Oh ! rien... Ah ! Ah ! Le lendemain, il me raconta d'autres histoires. A un moment, on nous laissa seuls : — Michette m'a tout dit. — Tout quoi? — Tout... entre vous... Il semblait un Beethoven furieux ; et aussitôt, son sourire à fossettes : — Mais je suis tranquille. Vous êtes un honnête homme. Un honnête... Ah ! Ah ! Je m'esclaffai. Les larmes m'en vinrent aux yeux. J'aurais voulu mourir. A cause de ma grippe, depuis quelques jours, je mangeais peu. Un midi Claire me prépara une crème. Une belle crème : jaune, du lait, du sucre, du blanc d'œuf en neige. Comme on dit : on l'aurait mangée des yeux. Je dis en effet : — Je la mange des yeux. Puis de nouveau : — Je la mange des yeux. Et ce fut tout. Je repoussai mon assiette : — Je n'ai plus faim. Le soir,Claire revint avec sa crème.Pouah! Cette chose que j'avais mangée des yeux, je n'allais pas... Je me fâchai : — Quelle horreur ! Enlève ça. Ça pue ! Je fus trop dégoûté pour accepter autre chose. Le lendemain, il y eut des radis. Excellent des radis. J'en trempai un dans le sel. Je suçai le sel : — Croque ton radis. — Ah ! oui. Je le trempai dans le sel. Je suçai le sel. — Croque-le, voyons. Je le posai sur la nappe, je mis un autre dessus, puis un autre. J'aurais voulu les faire tenir, comme les assiettes de Claire, en tour penchée de Pise. Je ne réussissais pas. Je n'eus plus faim. Au repas suivant, un peu de viande se trouva au bout de ma fourchette. Il aurait fallu soulever ce poids : — Trop lourd. Pas la force. — Oh va t'aider... Ouvre la bouche. Je fermai la bouche. Comme la fourchette arrivait, je détournai la tête : — Pas faim. Une autre fois, Claire s'attrista : — Mon petit, tu dois manger. Par pitié, je mâchais un bout de pain. J'eus aussitôt l'envie d'avaler le pain tout entier. La preuve était faite ! C'est quand on mange qu'on a faitn. A l'avenir, je ne mangerais plus. Ne pas manger, Mlle Brichard me l'a expliqué, c'est un symptôme. 11 y a un mot pour cela. Le malade ignore pourquoi il jeûne. Les explications qu'il donne, il les invente après coup. Euh ! les miennes existaient d'avance. Comme mon chien crevé à propos du peintre, elles étaient remontées à la surface Le « vous êtes un honnête homme » de Del- pierre? Qui sait Ensuite, Michette n'aimait pas les gens gras. Elle préférait les maigres. En jeûnant, on devient maigre. Il y avait aussi une question de date. Mars finissait, le mois suivant j'aurais quarante-huit ans. J'avais prédit : « Je n'irai pas jusque-là. » Et puis, si vraiment, on pouvait vivre sans manger, quelle révélation pour des milliers de bougres qui se crèvent pour une croûte. L'expérience poussée à bout, je donnerais des conférences. J'avais une raison plus profonde. Celle-là, comme la clé d'une tour d'où l'on ne sortira plus, je l'avais jetée par la fenêtre. Inutile de discuter ; plus moyen de discuter. Quoi encore? Ne mangeant pas, on m'y forçait. Claire, Michette s'occupaient de moi. J'avais besoin d'être aimé : on m'aimait davantage. Evidentes pour Martin I qui s'observait, ces raisons n'existaient pas pour Martin II qui jeûnait,parce qu'il n'aurait pu agir autrement. Aux heures de repas, j'attendais Claire. Elle tâcherait de me prendre par la gourmandise. Qu'aUi'ait-elle inventé? Quand je refuserais, se fâcherait-elle? Elle arrivait avec son plat. Martin I la devinait anxieuse. Elle ne montrait rien. Elle souriait : — Regarde comme c'est bon. Régale-toi. Cela semblait bon en effet : — Je n'ai pas faim. Un pli lui venait dans le front. Elle tâchait de se dominer, taquinait du bout de la fourchette le bord de ma bouche. — Ouvre-la, voyons ! — Mange, ordonnait Martin I. — Pas faim, répondait Martin II. Les lèvres serrées, elle m'enfonçait de force sa fourchette. Ses mots s'énervaient : — Avale, voyons !... Avale... avale... Martin I comprenait : tant de douceur, tant de patience pour se buter à l'entêtement d'un... Ah ! s'il l'avait pu, il aurait avalé l'univers pour lui plaire. Martin II écartait la fourchette. — Je te demande pardon, Claire. Vraiment, je ne puis. Pan! comme il ouvrait la bouche, quelque chose y entrait. Ce n'était pas mauvais ; au contraire, c'était bon. Une main, du fond de l'estomac, montait pour happer ce qu'il y avait de bon sur la langue. Claire attendait anxieuse, Michette curieuse. Manger devant elle ! Et la clé ! Tout sortait. — Alors, prends un peu de lait. Boire n'est pas manger. En effet, boire n'est pas manger. Martin I connaissait la manœuvre. Une tasse, on la saisit par l'anse, ou tout entière à deux mains. Martin II voulait qu'on la lui présentât devant la bouche et préférait que ce fût Michette. Puis il serrait les lèvres. Le lait se perdait le long du menton. Ce qui entrait, s'arrêtait dans la gorge, comme un gargarisme à Veau de baraque. — Vois les yeux de Claire, pensait Martin I. Avale, avale. — Grrr... grrr... se gargarisait Martin II. — Avale... Tu étouffes, s'effrayait Martin I. — Grrr... grrr... Malgré tout, mes grimaces faisaient rire. J'éclatais aussi. Le gargarisme filait où il voulait. Et Delpierre? Eh ! oui. Delpierre ne venait plus. Avec Claire, Martin I s'inquiétait : — Qu'a-t-il? Serait-il malade? En voyage? Et ses démarches... — Ni malade, ni en voyage, songeait Martin II. Delpierre est au pied de la tour. Il rôde, il cherche, il cherche la clé de la tour. Un jour, deux jours, quatre jours, chaque jour apportait son jour où je n'avais pas mangé. Je les comptais sur mes doigts. Il y en eut cinq pour la main gauche, cinq pour la main droite, puis de nouveaux pour la main gauche. Des pensées me venaient : « Un jour... deux jours... treize jours, jusqu'à la fin avril combien compter encore de jours? Il y a le miel du Gâtinais. Rien que le nom est déjà si bon qu'on l'étalerait sur une tartine. Il y a la crème d'Isigny, si douce qu'on ne sait comment elle serait plus douce : avec du sucre ou sans. Claire aussi est douce. Jeanne était douce et... faire sauter une maison. Un jour, deux jours, treize jours, demain combien de jours?... Que ferais-je si Claire m'offrait une meringue, deux meringues, trois jours, dix jours, treize jours... Il y a les tomates qui sont des derrières de singe. Il y a le homard : Persil vert Plat couleur d'argent Avec le rouge du homard Les garçons peignent des natures mortes A la porte Des restaurants. « Que ferais-je si Michette disait «Mange du homard »? Je ne mangerais pas du homard. Si Michette disait : « Si tu manges du homard, je t'aimerai ». Plus puissant que les aigles qui ne mangent pas de mouches, je ne mangerais pas de homard. Et Delpierre? Persil vert Plat couleur d'argent Delpierre cherchait la tour A la porte Du restaurant, b Des amis venaient. Il en vint un. Il était le secrétaire de mon éditeur. Un livre broché en vert, je le désirais broché en jaune. Il m'apportait ce livre en jaune. Mais pourquoi voulait-il que je mange? II en vint un que j'aimais bien. Il m'embrassa. Il avait mal rasé sa barbe. C'est plus doux que d'une Michette, les joues d'un ami qui n'a pas pris le temps d'enlever les piquants de sa barbe. Mais pourquoi voulait-il que je mange? Il en vint. Il portait toute sa barbe : — Un effort : une si bonne orange. — Si bonne? Mange-la, toi. — C'est différent. Je n'ai pas faim. — Ni moi. Pourquoi voulait-il que je mange? Des lettres venaient. Celles-là aussi voulaient que je mange ! J'étais heureux. J'avais l'esprit lucide — et pur comme celui des Anges qui ne mangent pas, devant le Trône de Dieu. Pourquoi permet-Il que la mémoire perde ces belles pensées? Ce que je n'avais jamais compris, je le comprenais. Des livres entiers se composaient dans ma tête : il m'eût suffi de les écrire. Les objets étaient ce qu'ils étaient : ils signifiaient en même temps autre chose. Le chat qui m'enfonçait ses griffes, c'était la vie qui se faisait les griffes sur les mains de Martin. Mar- tin savait pour quelles causes profondes le piano de Claire était plus que le piano de Claire. Martin savait tout : — Mon Dieu ! où donc ai-je déposé cette épingle ? — C'est sur la cheminée, entre les genoux du Bouddha que tu as déposé cette épingle. -Derrière la cloison Michette marchait dans sa chambre : pas à pas, Martin savait pourquoi Michette marchait dans sa chambre. Claire pensait : Martin suivait la pensée de Ciaire. Et quel calme ! Tout oscillait : Claire, le piano, Michette, les meubles, le Bouddha — et moi seul bien d'aplomb ! Ne plus parler de cela? Soit. Dailleurs Mlle Brichard m'a fait manger. Mais, dites-moi, cela vous semble-t-il naturel d'entrer dans une église, parce qu'une Michette vous y a mené? Pas à moi. En tous cas, nous y fûmes ensemble. On célébrait un office de la Semaine Sainte. L'autel était vide, le tabernacle ouvert comme une maison dont le maître est parti pour toujours. Au milieu du chœur, sur un triangle, des cierges étaient piqués, six à droite, six à gauche, plus un tout seul, au sommet. Les cierges de côté figuraient les Apôtres : l'apôtre Pierre, l'apôtre André, les autres et enfin l'apôtre Jean, mon patron à la droite, mais un peu en dessous du cierge seul qui représentait le Christ. On chantait les plaintes de Jérusalem : — Hierousalem !... Hierousalem !.. De temps en temps, un méchant bedaud éteignait un des cierges. Ainsi, poussés par les démons, les Apôtres avaient abandonné, l'un après l'autre, leur divin Maître. Un beau drame figuré avec un rien de feu, au bout d'un rien de cire. Malgré ses simagrées de bigote, Michette ignorait tout des rites religieux. Je les lui expliquai. J'étais ému. A chaque cierge, ma pensée gémissait : — Pas celui-là ! Pas celui-là. Qu'on ne Le laisse pas seul. Qu'on ne me laisse pas seul. — Hierousalem !... Hierousalem !... Ces mots pleuraient. Ils pleuraient sur Jérusalem. Ils pleuraient aussi sur moi. Au deuxième cierge, Claire entra. Comment nous savait-elle cachés dans cette église? Elle n'entra pas comme on entre : par un portail. Elle surgit de derrière l'autel, face aux fidèles. Nous nous aperçûmes en même temps. Nous pûmes voir ainsi, elle, que sa fille et Martin priaient coude à coude ; moi, qu'elle pleurait, avec des yeux en l'air de sainte. Je sus pourquoi elle pleurait. Elle pleurait, non parce que les « Hierousalem » auraient pu l'émouvoir, ni parce que j'étais soi-disant malade, ni parce que ce jour encore j'avais refusé sa nourriture. Elle pleurait parce qu'un soir, ayant prié, coude à coude, avec son peintre, elle avait conçu Michette et que maintenant cette Michette et moi, c'était notre tour. Voilà pourquoi elle pleurait. Faute de chaise,elle dut s'agenouiller derrière nous. Elle put se rendre compte comment, chastement unis, nous prenions Dieu à témoin... Comme elle ! Comme elle !... Je ne sais pourquoi une colère me mit debout. Le jubé hurlait : « Hierousalem !,.. Hierousalem !..,)) On éteignait le onzième cierge. Claire, Michette, je ne les avais jamais autant aimées. Je les laissai en plan. Un soir, Delpierre fut de nouveau là. Et tout de suite ses yeux dans les miens. — Ah ! ah ! vous avez cherché la clé? — Quelle clé? Non, il n'avait pas cherché la clé; pas été malade. Martin I constata qu'il portait le deuil. Pauvre Delpierre! Martin II rigola : — Il fait son deuil de ma clé. — Mais vous avez été bête, dit Delpierre. — Bête, pourquoi? — De ne pas manger. Martin I s'y attendait. Martin II se tordit. Il regarda Delpierre s'écarter, puis chuchoter avec Claire. Je les arrêtai : — Pas la peine, Delpierre, j'entends ce que vous dites. — Que disons-nous? — L'hôpital... Pour lundi : vous viendrez me chercher. — Et vous êtes content? — Très ! Un souvenir me revint. Quand cela se UN HOMME SI SIMPLE 12 passail-il? A mon côté, Michette : « Je suis trop jeune » ; le métro en vitesse très haut sur un pont ; dans le bas, une place avec des arbres ; un porche, de vieux bâtiments, la coupole d'une église :1a Salpêtrière. Mon doigt s'était pointé : « C'est là que je finirai : in pace. » Donc j'y allais de plein gré.... pour Michette. — Alors, puisque vous êtes content, vous allez manger. Et tout de suite. Devant moi. — Jamais de la vie. On doit être maigre pour entrer à l'hôpital. J'eus une raison de plus. — Fort bien ! Gare à la sonde. Quelle sonde? Je ne m'inquiétais pas d'une sonde. J'avais autre chose à penser. A l'hôpital, chez les humbles, chez les simples: je serais à ma place. J'étais heureux. L'hôpital, ce n'est pas un refuge, où l'on vous enfonce une sonde. Comme les maisons où les moines se sanctifient, l'hôpital est un couvent :-le couvent de la souffrance, cette souffrance, qui, comme le pain que l'on porte sans souillure à sa bouche, comme l'eau qu'on ne gaspille pas, comme le corps, temple du Saint-Esprit, est un bienfait de Dieu. A cause de Jeanne, un Père Abbé m'avait refusé une place parmi ses moines. Saint comme le Père Abbé, le médecin de l'hôpital me jugerait-il digne des pauvres Moines de la souffrance? Etais-je assez pur? Assez doux? Assez simple? Et maigre? Au lieu de quelques semaines, que n'avais-je jeûné pendant des mois? Et Delpierre ! Mon bienfaiteur, j'aurais voulu lui baiser les mains. Il était bon. Il ressemblait à Beethoven. Comme Beethoven, « il ne reconnaissait qu'un signe de supériorité : la Bonté » En ce moment, j'aperçus Michette. Que m'importait Michette? Que m'importait Dah et son rocher? Que m'importait le peintre? Seule Claire comptait, et son piano, et son Beethoven. Elle aussi ne reconnaissait qu'une supériorité : la Bonté. Il me restait deux ou trois jours d'attente. J'aurais voulu les passer en pensées saintes : il fallut descendre aux pensées de la terre. Un peu d'argent nous était venu. Mes vêtements usés, mes chaussures à trous, Claire désirait me remettre à neuf. Soit. En d'autres temps, l'idée de pénétrer dans un magasin m'eût déjà mis en colère. Je suivrais Claire en esprit d'humilité. Je ne ferais pas comme certain jour, où furieux d'être mené en guet-apens, chez un chapelier, je trouvai ces chapeaux trop grands et quittai la boutique, ce brave homme me poursuivant en pleine rue et les gens du trottoir ne comprenant rien à la rage de ce monsieur qu'un autre coiffait de force,tandis qu'une dame s'essoufflait : «Mais il te va bien, ce chapeau... très bien » Futur novice de la SalpêLrière, je n'aurais pas voulu être ce Monsieur que l'on coiffe de force en pleine rue. Michette qui aurait pu nous accompagner, préféra rester à la maison, en égoïste. Martin ravala sa peine. Nous allâmes d'abord chez un papetier.A la Salpêtrière, j'aurais des impressions à noter. Je choisis un carnet, puis un second avec plus de feuillets. Je pris aussi un stylo qui serait enfin « un porte-plume pour moi seul. » Claire traça quelques mots pour l'essayer. Sur le premier cahier, elle écrivit : « Pour un prochain beau livre — Courage ! » Sur l'autre : « Je suis avide de lire ce que tu écriras dans ce petit cahier — Claire. » J'étais ému. Pour ce prochain beau livre, je désirais dix cahiers, cent cahiers : — Quand les deux seront pleins, dit Claire je t'en apporterai d'autres. Les voici. A part les mots de Claire, les feuilles sont blanches. Ensuite,il fut question d'un costume.Claire me proposa les Grands Boulevards. Non ! je préférais la rue Mouffetàrd. Pourquoi Paris n'est-il pas tout en rues Mouffetàrd? Voilà une rue intelligente ! Les maisons s'y tiennent, autant dire ventre à ventre, en braves gens qui ne veulent pas qu'un auto les dérange. Les habitants sont, avenants. On croirait de bons cousins, tous de la même famille, qui ont sorti en commun ce qu'ils possèdent de meilleur, leurs légumes, leurs poissons, leurs fruits, à seule fin de faire plaisir au monde. On m'essaya un veston, deux vestons, autant de vestons qu'on voulut. J'acceptais l'épreuve avec patience. Claire en lorgnait un beau : en velours. Un autre, en tissu, me parut plus simple. Je choisis également des chaussettes, humblement en laine, puis des mouchoirs en couleurs comme en ont les pauvres ou les moines qui s'y frottent le nez brun de tabac. Comme c'était fête pour nous, Claire m'installa à la terrasse d'un café. Un gâteau se trouva devant moi, je l'avalai sans savoir. J'en mangeai un second qui me donna faim. J'eus peur : ces deux gâteaux ne m'engraisseraient-ils pas? On emballa le troisième pour Michette l'égoïste qui aurait pu nous suivre. A la maison,j'endossai en son honneur mon veston. Martin I pensait : « Tu es stupide » Malgré son humilité, Martin II se montrait de profil et de face pour qu'on le trouvât beau. — 11 est bien, n'est-ce pas, Michette? — Oui. Ce oui était trop froid. Je regrettai le veston de velours. 182 quatrième confession Le leiidemain, ce fut dimanche. Le lundi, Delpierre m'emmènerait. Si Claire était absente, Martin I le comprit, elle ne pouvait à cause de l'argent, manquer son cinéma. Martin II s'inquiéta : « Où donc a passé Claire ? Après son travail, elle passera une nuit blanche, afin de rentrer tôt. En communion avec elle, il passera une nuit blanche ». Le soir, Michette prépara son café, ses cahiers, ses cigarettes. C'était notre dernière soirée : demain, je serais in pace. Je le savais d'avance : elle né changerait pas pour si peu 6es habitudes ; son nez ne ferait pas un pli de moins. Elle l'aurait pu pourtant. J'avais beau-coupdechoses à lui dire.Les mots se nouaient dans ma tête, sans parvenir jusqu'à ma langue. J'avais averti Claire : — Quand je partirai, je ne veux voir que toi. Michette me dit tout à coup : — Demain, je serai là. Je t'embrasserai la dernière. Pourquoi dit-elle cela? Je roulais des pensées. J'étais gêné. La sonde? Delpierre avait parlé d'une sonde. Qu'est-ce qu'une sonde? Comment place-t-on une sonde? Où? Devant Michette, il aurait dû se taire. Peut-être en cette dernière soirée se figurait-elle Jean Martin plié, Dieu sait en quelle attitude, pour recevoir cette sonde. Neuf heures, dix heures, elle ne pensait pas à moi : elle écrivait. Son café, ses cigarettes, son plaisir, ma peine. Elle aimait les gens maigres : j'étais maigre. J'eusse été gras, elle n'eût pas agi autrement; son nez n'eût pas bougé autrement, ce vilain nez en souvenir du père. N'aurait-elle pas dû aujourd'hui... dû quoi?Au lieu de cela,elle écrivait : sa pensée allait à Dah, la vilaine Dah, la belle Dah ! Sa plume courait : un mot, encore un mot, je lisais chaque mot. Y avait-il un mot pour moi? Un mot, encore un mot... Tant pis ! Demain, je serais loin, parmi les moines de la souffrance. Un mot... encore un mot. J'avais moi aussi des lettres à écrire. A Claire d'abord. « Je l'aimais. Delpierre lui avait dit que j'aimais Michette : il se trompait. J'avais cru l'aimer. Il ne fallait pas inquiéter pour si peu cette enfant. Par contre je cra;gnais qu'elle n'imitât un jour la jeune fille au demi-hareng. J'avais seul le droit de jeûner. Il y aurait lieu d'user de force, non de douceur, comme on s'y était pris avec moi.» En écrivant je retenais les feuillets avec les doigts. Il me parut naturel de les paginer, non au moyen de chiffres, mais « pouce gauche,., index gauche... » avec les doigts qui avaient compté les jours de jeûne. Michette, en buvant son café, me regarda par-dessus sa tasse. Plusieurs Martin se combattaient en moi. Martin I qui se jugeait, Martin II qui paginait avec ses doigts pour attirer l'attention de Michette, Martin III qui n'aurait pu agir autrement, Martin IV qui surve liait l'effet de ses bêtises sur Michette. Qu'en pensait-elle? Sa tasse reposée, elle n'eut plus l'air de me voir. J'entamais la seconde lettre pour Delpierre, également au sujet de Michette et paginée comme la première. Quand je voulus la relire, des passages étaient en zigzags, pareils à ceux qui allaient à tort et à travers de sa barre. Ailleurs des mots revenaient toujours les mêmes. Tant pis, Delpierre les comprendrait. Comme je pliais cette lettre, Michette me regarda. Elle baissa les yeux, dès que je levai les miens. Elle aurait dû comprendre que c'était pour elle, à cause d'elle, que je paginais si bêtement mes lettres. La troisième fut pour le médecin qui me recevrait demain. Comme un Père Abbé de couvent, c'était un saint et savant docteur. Parlant de ses études, un moine, un jour m'avait exprimé son dégoût de devoir apprendre les péchés dont il aurait à recevoir la confession. Je n'aurais pas voulu, par les miens, souiller la belle âme du saint et savant docteur. Je ne parlai pas de Michette. Je me confiais à lui. Dix pour la main gauche, sept pour la main droite, le jeûne m'avait purifié pendant dix-sept doigts de jours. Le Christ avait prolongé le sien quarante jours. Pourtant Satan l'avait tenté. Donc, s'il le fallait, je mangerais par esprit d'obéissance—et pour éviter la sonde. J'espérais cependant qu'on m'accorderait un répit de dix-sept autres jours. A ce passage je me souvins d'une histoire que Delpierre avait chuchotée à Claire. A propos de mes chats, le saint docteur lui avait demandé: « Est-ce que...» en faisant le geste d'un homme qui vide de petits verres. Puis « Est-ce que...« en s'enfonçant dans le bras un doigt comme une aiguille à morphine. Non, monsieur le Docteur, j'avais des vices, mais pas ces vices de brute. Il ne devait pas se méprendre non plus sur l'histoire de Claire et de Jeanne. Entre le sucre et le miel j'avais choisi, non pas usé des deux. Depuis mon jeûne d'ailleurs, j'étais chaste; sauf une fois, plus ou moins, pour des raisons que je lui expliquerais. Comme cette lettre était pour un docteur, Martin I l'emporta et pagina : 1, 2, 3... à la façon de tout le monde. Ces lettres sous enveloppe, je dus déranger Michette : — Veux-tu prendre dans ma bibliothèque deux de mes livres? Elle me les donna de bonne grâce, mais je le vis à ses yeux : sa pensée était pour Dah. J'écrivis des dédicaces. Je signai : Jean Martin. Etait-ce bien mon nom? Je le biffai, puis le remis. Après tout, un nom n'avait pas d'importance. De nouveau Martin IV regarda Michette. Un « oui » un « non » eût sauvé tous les Mar-tins. — Demain, Michette je serai in pace. Sauve-moi, sauve-toi. Personne ne répondit. Michette ne songeait qu'à ses lettres; il y avait le piano, le Bouddha, le Beethoven, la chambre et dans cette chambre, tantôt quand je n'y serais plus, Claire pleurerait tout son saoul. Je compris brusquement : — Ta Michette, ton jeûne, tes lettres, tes dédicaces : tu es fou... Tu veux entrer à la Salpêtrière; quand tu y seras, on ne te lâchera plus. Tu te jettes dans la gueule du loup. La gueule du loup ! La gueule du loup ! Avec sa angue, avec ses crocs, je vis s'ouvrir vers moi cette gueule du loup. Je me rejetais en arrière. Je ne voulais pas. Je saisis une croûte pour la mâcher et montrer à la face du monde que je n'étais pas fou. — Avale... avale donc... avale. Il y eut une espèce de lutte : Martin I qui voulait avaler cette croûte, Martin II qui se devait de ne pas manger devant Michette, Martin III qui serrait les dents, Martin IV qui rejeta tout en hurlant : — Michette, sauve-toi, sauve-moi. La gueule du loup ! ...Que pouvait pour moi, une Michette, trop jeune, derrière son verre ? Sous sa gaze de l'autre soir, l'étoile brillait. De son nuage le poing sortit. Ah!oui, j'avais à prendre sur mes épaules tous les péchés du monde. Je me levai ; je passai dans la cuisine, je frottai le parquet, je lavai la vaisselle, fis les besognes où Claire se fût humiliée tout à l'heure Je chantonnais : — Ma douce Claire, avec mes péchés, pour moi tes pauvres peines, même les plus humbles. Mon veston, ma valise, mes péchés, ses peines, quand Glaire enlra, j'étais prêt. Michette dormait, ou ne dormait pas. Je ne m'en inquiétai pas. Je caressai An i-Chat, dix Ami-Chat. Et Claire? Pleurait-elle, ne pleurait-elle pas? Elle m'assit devant une table : — Tu mangeras un petit croissant. Ses yeux suppliaient : — Tu crois ? Après tout, jusqu'à l'hôpital, un croissant ne m'engraisserait pas. J'avalai le croissant, je bus un bol de lait. Delpierre parut. La gueule du loup ! la gueule du loup ! Je sautai debout. — Prenez, Delpierre. Un livre pour vous avec une dédicace. Dites-moi. Je parle à l'ami, pas au médecin. Vous ne croyez pas qu'on me gardera ? — Quelle idée ! Vous sortirez quand vous voudrez. — Ah ! quand je... La gueule du loup ! La gueule du loup! Aux '■'■'■ '-■'<■■■■■'V^'âWME^tV:'."4: quatrième confession fous aussi on dit « Vous sortirez,quand vous voudrez » et hap!à jamais,la gueule du loup! Je me souvins de mes lettres: « Ne les donne pas... Tu les donneras... Ne les donne pas... » — Voici Delpierre ! J'ai écrit quelques lettres. — Bon ! Nous lirons ça... Partons. — Déjà? La gueule du loup ! La gueule du loup ! Avais-je embrassé Claire? Que me dit Mi-chette? Pourquoi la concierge me remit-elle une lettre, puisque je me jetais dans la gueule du loup? — Prenons un taxi, Delpierre. — Pourquoi? — Un tramway? — Pas la peine. A quoi bon ménager ses jambes quand on se jette dans la gueule du loup? De sa porte, le boulanger me reconnut. Les manches troussées, il avait des bias en farine. Savait-il que je me jetais dans la gueule du loup? Le boucher me regarda, puis un peintre avec une toile... Savaient-ils!... — Dites-moi, Delpierre. Je le demande à l'ami : vous êtes certain que... — Sans doute. L'internement est une chose grave. On ne s'y décide pas comme cela. — Ah ! pas comme cela. Alors vous êtes sûr pour moi ? — Tou L à fait. — Si j'étais fou vous diriez la même chose. — Mais non... Figurez-vous, j'ai lu une revue... — Ah! une revue... Mais vous êtes sûr... —- Absolument. On y citait un cas bizarre... — Un cas?... Mais pour le mien, vous êtes... — Complètement tranquille... Ce malade avait perdu sa personnalité. C'est rare. — Et happé n'est-ce pas ? par la gueule du loup ? Il marchait vite. Pourquoi portait-il ma valise? Dans quelle poche cachait-il mes lettres? Est-ce la peine de se hâter quand on se jette dans la gueule du loup ? — Je puis être tranquille ? — Absolument. Regardez-moi ces braves gens... Ah! oui.« A quarante sous,les jolis choux. » Des gens palpaient ces choux « A vingt sous, les carottes.»Ils achetaient ces carottes.Mais moi, savaient-ils que je me jetais dans la gueule du loup? On prit un boulevard, un autre boulevard. Un cinéma, la statue de Jeanne d'Arc, des tramways, des taxis, leur hoquet d'ivrogne et au bout la gueule du loup. — Dites-moi, Delpierre. L'internement... — Paê pour vous. Soyez tranquille... •— Croyez-vous que je sois assez pur? — Tout à fait, mon ami. Venez : nous entrerons par là. Si vite. Un mégot traînait par terre sur un ticket comme cendrier. Là-haut, le métro d'où l'on montre du doigt la Salpêtrière. Une place avec des arbres. Trois vieilles sur un banc. Une grille, un voile blanc, une statue : — C'est Charcot. — Ah ! Char... Il soignait les fous,les hystériques. Mais moi, vous êtes sûr? — Venez par là : la petite porte. — Pourquoi la petite? Asseyons-nous. J'aime mieux partir. — Tenez ici. Passez devant, — Ah! non, Delpierre. Lisez : Consultations extrêmes. Extrêmes ! Delpierre... Extrêmes! — Vous lisez mal : Consultations externes. — Extrêmes, Delpierre. Je ne veux pas... Je ne... La Bonté qui est douce, quand elle agit pour le bien, porte au bout du bras une poigne qui est forte. Pincé ! Et tout de suite, ce fut doux. Partie la gueule du loup. « Soyez béni, mon Dieu, qui me recevez en votre Maison». Je traversai une salle ; des femmes, des enfants attendaient et vraiment ils attendaient, comme des pauvres pour la soupe, à la porte d'un- couvent. Le chef de service me reçut, et vraiment, sans un mot, je contemplai cet homme comme le Saint Abbé d'un couvent. On me mena au bain, et si j'y trempai mon corps, si je le frottai, si je fus ému parce qu'on me donna, pour l'essuyer, un drap bien chaud — vraiment je le voulais pur et digne de vivre, parmi les autres, entre les murs de ce couvent. Sans doute, n'avais-je pas choisi de vêtements assez simples ? On les fourra dans un sac, on m'en prêta d'autres encore plus simples. Une infirmière arriva. J'en avais aperçu quelques-unes. Celle-ci avait des yeux noirs, de grosses lèvres, une peau de mulâtresse. Autrefois on s'étonnait : « Comment peut-on être Persan?»Et comment, être à la fois mulâtresse et infirmière? Je la suivis. Elle ouvrait des grilles et, quand on les avait passées, soigneusement, les refermait. Les cheveux sous son voile lui découvraient la nuque : une jolie nuque, une nuque de femme, presque la nuque de Michette. Je fus honteux, dans ce couvent, de cette idée profane : — Malgré ton bain, il te reste des souillures. — Entrez. Une porte vitrée, une belle salle. Contre ma joue, le chaud d'un poêle. Là-bas une fenêtre, son grillage, un pied d'arbre, des plants d'iris comme dans un jardin. Plus près, une table avec deux messieurs vis-à-vis. Ils étaient chez UN HOMME SI SIMPLE 13 eux, l'un très gros, sur des coussins, en pyjama de millionnaire, l'autre très maigre, l'air servile : son parasite sans doute. Que venais-je faire dans leur cottage? Et pourquoi, ce lit tout prêt pour moi? L'infirmière m'y mena : — Couchez-vous, si vous voulez. — Bien. — Votre valise, vous la placerez là, sous votre lit, sur les barreaux. — Bien. — Vos affaires, sur cette petite table, — Bien. — Vos vêtements, plies sur le lit, entre les couvertures et l'alèze. — Bien. Je notai ces instructions. Je les suivrais avec scrupule. Mais qu'était-ce cette espèce de drap qu'on appelait « une alèze » ? — Monsieur est sans doute artiste dramatique? Ces mots m'arrivèrent en grosses lettres, comme un titre de journal : ARTISTE DRAMATIQUE. Le millionnaire me regardait. Martin II pensa : « Qu'est-ce que cela peut te faire ? » Il crut répondre : — Non cordonnier. — Ecrivain, répondit Martin I. — Ah ! Je voyais bien que... Ne restez pas là... Prenez place. — Je crains de vous déranger. Ils étaient vraiment trop bons. Le parasite se leva pour me donner une chaise. Le couvert était mis. Quelque chose fumait dans un plat. Le millionnaire sans doute gavait son pique-assiette. Libre à eux ! Quant à moi, puisque le saint docteur ne m'avait pas dit de manger je ne mangerais pas. Je regardai manger les autres. Le millionnaire tenait son pain à deux mains et le rongeait comme un os. Le parasite n'était pas gourmand. Avec sa fourchette, il envoya sa viande dans l'assiette de son hôte qui l'accepta sans façon. Martin II pensa : — Voilà un millionnaire qui s'engraisse aux dépens de son pique-assiette. Je ne comprends pas ce mystère. A un moment, j'entendis. — Quel est donc le malade qui ne veut pas manger ici? En effet, où était ce malade? Je cherchai autour de moi. Ils mangeaient tous. Encore un mystère. Je retournais vers mon lit. Je n'étais plus au couvent, j'étais à l'hôpital. Depuis des nuits je n'avais plus dormi. Ce serait bon de dormir. On est à l'hôpital pour dormir. Je m'étais demandé : « Comment oserai-je me montrer en chemise? » Personne ne s'inquiéta que je fusse en chemise. Suivant la règle, je pliai mes vêtements, les glissai sous la mys- térieuse alèze. Ils pesaient en paquet sur mes pieds, aussi lourds que mes chats. Ils étaient ces chats. Je n'osais rien dire. Tiens ! voilà qu'à ma gauche, apparut un lit et dans ce lit, parmi les oreillers, une figure maigre. Elle se plaignait. — Mon caberlot ! Ce que j'ai mal au citron. Pauvre homme ! Que signifiait ce citron? Je me sentis plein de pitié. Tiens ! à ma droite, je vis encore un lit et dans ce lit, la tête d'un homme. Je me souvins. L'infirmière, tout à l'heure, avait dit : « Je vous amène un autre petit » et au lieu du petit un grand gars était entré, soutenu sous les bras par deux infirmières. Comme mon voisin au citron, j'aimais ce brave garçon. Ils seraient désormais mes camarades. Mais d'abord dormir! Comme je le faisais à la maison, j'amenai mes draps par-dessus la tête et de nouveau je fus au couvent. La mulâtresse survint. Elle n'était pas une femme : elle était la Règle. — Vous ne pouvez pas cacher votre visage. — Bien. Je rabattis un peu mes couvertures, je me glissai plus au fond, sous mes chats. La Règle revint : — Le bord de votre alèze doit toucher votre drap. On ne peut rien voir de votre couverture. — Bien. Drap, alèze, ne pas cacher le visage, cacher la couverture ! Dans un couvent, on ne discute par la Règle. Je me tins raide. Comment dormir? J'aurais bougé, caché le visage, déplacé l'alèze, montré la couverture. J'eus un regret vers Claire... Claire ne m'eût pas torturé avec la Règle. Ma bonne Claire, la mère de Miche tte. Quelle heure pouvait-il être? Tantôt je me promenais debout, tantôt je me trouvais mi-couché, le dos dans des oreillers, les yeux vers l'alèze. Les idées me faisaient mal sous le front. J'aurais voulu les bercer en balançant la tête. Il m'aurait fallu, comme à la maison, l'appuyer contre un mur. Je n'avais qu'un lit et ses barreaux de fer. C'est ainsi que je désappris de balancer la tête. De nouvelles heures passèrent sans doute. Je savais déjà beaucoup de choses. Martin II les ressassait : — Ton voisin de droite s'appelle Gatien ; celui de gauche, Muller; le millionnaire, Bêche, Bedge, quelque chose en russe. Son parasite est journaliste et s'appelle Bornet. Quand Claire viendra, tu lui raconteras ces découvertes. Tu présenteras tes camarades. Tu demanderas une pipe pour Muller. A Mi-chette, tu ne diras rien. A un moment, Muller s'accouda pour se mmm lever. Je me précipitai à son secours. Il marcha seul. Déjà guéri ! Comire on guérit vite à l'hôpital ! A son tour, Gatien rejeta ses couvertures. Il attrapa son pied et le leva pour l'enfoncer, près de l'épaule, dans l'emmanchure de sa chemise. Cela n'allait pas. — Je viens t'aider, Gatien. — Ecoute... Mon vieux, il avait mal au caberlot et les femmes étaient des léopards. Je pensai à Michette : — Bien sûr, Gatien. De plus en plus j'aimais ce brave homme. Je débordais de bonté. J'aurais voulu en donner à tout le monde : j'avais des cigarettes. Décidément on mangeait beaucoup en ce couvent. Voilà que de nouveau, on dressait la table : des assiettes, des couverts, un pain le couteau en plein cœur, comme un assassiné. Le millionnaire m'invita : — Vous dînerez avec nous? — Je vous tiendrai compagnie ; quant à dîner, je ne mange jamais. Une dame à voile blanc surveillait les préparatifs. Elle portait un méchant casaquin, dont le jaune m'agaçait. Comme si je n'avais rien dit, elle me donna une assiette. J'avais entendu son nom. Je m'en servis par politesse: — Inutile, Mlle Brichard, je ne mange jamais. Elle me regarda. Ses yeux étaient noirs comme son casaquin était jaune. Quelque chose en sortit qui entra en moi et voulait que je mange : — Que cela vous plaise ou non, vous mangerez. — Je vous assure, mademoiselle... C'était du riz. Pan ! sur mon assiette, une cuillerée. Pan ! une deuxième. Pan ! une troisième. Je sentis que si je mangeais une fois, je mangerais à jamais. Je regardai ailleurs pour ne pas voir ces yeux. Ils étaient les plus forts et voulaient que je mange, — Allons ! — Soit, mais pas devant vous. J'allai avec mon assiette vers mon lit. Je tournais le dos. J'avalai un grain : aussitôt j'eus besoin de les avaler tous. — Voilà, c'est fini. Je montrai mon assiette vide. Je pleurais de rage. Cet horrible casaquin, je le haïrais toute ma vie. Quant à Claire, je lui écrirais : « J'ai mangé ! j'ai mangé ! » comme on crie de joie après une dent arrachée. Je me remis au ht, toujours raide -à cause de l'alèze. Delpierre entra : — Etes-vous content? Je crus lui parler de l'alèze. Déjà je ne le voyais plus. Une femme nous surveillait. Elle n'était pas brune comme la mulâtresse. On ne pensait pas à sa nuque. Elle semblait douce. Elle allait d'un lit à l'autre. Quand elle approchait, j'attendais son regard et son sourire venait. Je lui donnais le mien. Je pensais : — C'est mon bon ange. Autrefois, il refusait de m'éveiller. Pourquoi ne me fait-il pas dormir? Sans l'alèze, j'aurais été complètement heureux. On avait allumé un bec de gaz, juste au-dessus de ma tête. Encore à table, le millionnaire et le parasite avaient beaucoup de choses à se dire. Ils chuchotaient. Leurs mots m'arrivaient en lettres toutes petites. Je les comprenais à la loupe : — Ce pauvre monsieur !... Ce ne sera pas long : il est mûr. — On ne voile pas la lumière : on veut le surveiller. Ils parlèrent ensuite d'un espagnol « qu'on avait emmené » parce que, lui aussi, il était mûr. « Pauvre Jean Martin, tu auras ton tour. La gueule du loup... A cause de Michette... Encore s'il n'y avait pas cette alèze ! » Des gens entraient, sortaient. Je n'avais pas cru que dans un couvent, il y eut un tel va-et-vient. J'entendais des noms: Mme Bour-quet, Mme Baraguin, Mlle Rattisti... Il y eut une histoire de gants qu'on ne retrouvait plus. Ne devais-je pas me lever pour rechercher ces gants? Un petit bonhomme s'était hissé au pied de mon lit. La tête plate il s'accrochait avec de petits bras et se tenait ainsi pour me voir. Les autres lits avaient aussi leur petit bonhomme. Martin I protesta : — Tu es bête ; c'est ta pancarte, avec ton nom. Martin II s'inquiétait : — Pourquoi... pourquoi ce petitbonhomme? Puis il s'intéressa à Gatien qui avait repris son pied et visait son emmanchure. Je savais maintenant: Gatien était malade.Comme on disait : « Il piquait sa crise. » J'essayai une diversion. Je lui tendis des bonbons : — Que préfères-tu Gatien? Un rouge, un blanc? — Un rouge. Il oublia son pied. Voilà ! Martin II venait de réussir son premier miracle. Était-on loin dans la nuit? M. Bêche dans son lit poussait un ronflement de millionnaire. Bornet, dans le sien, fumait sa pipe. Je lui fis un signe pour qu'il pensât à moi. Il ne répondit pas, il n'y voyait plus sans doute, car je me souvins, tantôt il portaitdes lunettes. Comme il l'avait dit, le gaz m'éclairait en plein. Derrière la porte, en regardant bien, quelque chose de jaune bougeait, se cachait. Le casaquin ! On m'épiait. Gare à l'alèze. L'ange gardien s'était transformé. Il portait un chapeau, un corsage, des gants comme une dame. Son sourire restait d'un ange. — A demain. Vous devriez dormir. Un nouvel ange arriva, d'abord, en chapeau puis les cheveux dans un voile. Il sut tout de suite que j'étais là. Il chuchota quelques mots à Bornet. Puis il vint vers moi et mit sur mon front ses mains d'ange... qui étaient des mains de femme. — Il est minuit, mon bon monsieur. Vous devriez dormir. Elle était moins jeune que les autres et encore plus douce ! — Oui dormir ! Je n'ose pas, à cause de l'alèze. — Comment l'alèze? — Oui, les bords doivent toucher la couverture. — Tatata. Avec des mains de femme, l'ange fit quelques mouvements. L'alèze eut ses bords où elle voulut ; les oreillers furent arrangés ; on ne respecta pas la règle pour les vêtements. Martin I comprit : « Avec sa mentalité de demi-noire, la mulâtresse a été trop stricte. » Martin II aurait baisé ces mains d'ange: — Chut ! dormez maintenant. Elle glissa près de mon lit sa chaise. Elle se tint là. C'était doux. Quand elle bougeait, mon ressort sautait unpeu. Je glissai les doigts vers son dos. Ils auraient voulu toucher. Ils ne touchaient pas, ils touchaient presque... Elle était là. J'avais la paix. Je pensai à Claire. Je me dis : — Je n'ai pas pensé à Michette, pas pensé à Michette, pas pen... De l'eau, encore de l'eaa, mouillait mon oreiller, près de mes yeux. Cinquième confession. Rouges ? Non, mes yeux ne sont pas rouges. Oui ! elle est venue. Qu'est-ce que cela prouve? Vous parlez comme Delpierre : « Elle est l'épine de votre guérison » Une épine serait vite arrachée. Martin y voit clair. Martin a voulu sauver Michette. S'il le pouvait, il la sauverait encore. Il ne le peut plus. Je vous dirai peut-être pourquoi. Quant à l'épine... voyez mes calepins : « Troisième jour. J'aime Claire. » Claire, Monsieur ; pas Michette. Vous ne trouverez que ces mots. Je ne sais depuis quand je suis ici. Mais j'ai eu le temps de voir et de réfléchir. Je pense à une promenade. J'avais pris un tramway vers la campagne. A la descente, une brave femme avait établi un jeu : une planche, des ronds noirs, des palets qu'il fallait jeter dessus. On gagnait une assiette. Un bout d'homme se présenta. La dame lui dit : « Tu es trop jeune, mon petit. Tu perdras. Garde tes sous.» Mais le bout d'homme voulait montrer son adresse et comme de juste ses palets tombaient loin des ronds. Alors, sans en avoir l'air, la brave femme les poussait dessus. Et le petit emporta une assiette, plus une fleur d'or qu'on lui piqua dans la boutonnière. A cause de bien des choses, j'étais de mauvaise humeur et peut-être injuste. Je dis : — - Voilà la bonté de Paris. Seulement il a fallu des kilomètres en tramway. Sans doute, il est d'autres Bontés. Pour moi : une blouse, un tablier, un voile blanc d'infirmière, voilà la Bonté de Paris. S'il lui plaît de porter en plus un casaquin jaune, elle a le droit d'être frileuse : elle est encore la Bonté de Paris. Je vous dis cela parce que je pense à Michette... Pour que vous compreniez que je n'ai jamais aimé Michette. Mlle Brichard, j'ai cru longtemps qu'elle m'en voulait. Je la comprends mieux à présent. Quand j'ai ce que vous appelez « une marotte », elle se campe devant moi, avec son doigt : « Monsieur Martin !.. Monsieur Martin... » Elle est alors si bonne que si j'avais une corde, je me pendrais pour n'avoir pas eu cette marotte. Je n'ai plus besoin de corde. La fin avril, n'est-ce pas, c'est bientôt, ou c'est passé. J'avais dit à Michette :« Je n'irai pas jusque-là... » Elle est venue, elle était seule. Non,monsieur, elle ne vient pas pour moi. Elle vient parce qu'elle s'intéresse à cette petite folle d'Yvonne qui a les yeux de Dah. Elle m'a quitté un instant pour aller voir ces yeux de Dah. Elle avait oublié sa sacoche. Je la guettais depuis longtemps. Je l'ai ouverte. C'est là qu'elle cache le secret des secrets, ses brouillons, ses notes, ses lettres à Dah. A cause de qui suis-je derrière des grilles?Mieux que personne, elle le sait. Elle aurait pu en écrire un mot pour son compte, ou en parler à Dah. J'ai cherché,.. Evidemment, je n'ai pas eu le temps de voir tout. J'en ai vu assez. Ses Dragons, ses aigles, son Pétrarque, son Eurydice. De moi, rien. Ah! si.Des phrases entières que je lui ai dites quand je voulais la sauver et dont elle se sert pour jouer la savante et se faire aimer mieux de Dah. Dah ! Dah ! Pour le reste, que Jean Martin soit derrière une grille ou n'y soit pas,on le pille et c'est tout. Tenez, monsieurIMoi aussi, je m'intéressais à la petite Yvonne. Depuis qu'elles se connaissent, elle me sourit moins souvent. Michette me l'a chipée. Pendant que je suis loin, qui me dit qu'elle n'use pas de mes mots pour prendre à son compte l'affection de mon ami Delpierre ? Elle rêve, maintenant, de devenir infirmière.Eh oui! elle serait près de Mlle Bri-chard qui a les yeux noirs de Dah! Elle m'a volé tout : ma paix, mon silence, ma pensée. Je vous le demande : que me reste-t-il? Claire m'a pardonné. Je n'aime pas qu'on me un homme si simplb 14 pardonne. Et m'a-t-elle pardonné ? Delpierre? Avec son front de Beethoven, j'en suis sûr il me méprise. Mes livres? Je voulais cent cahiers pour mes notes : les deux que j'ai pris, sont vides. Mlle Brichard? Quand Mlle Brichard quitte son service, je me plante près de la grille où elle passera. Je lui offre quelques roses de mon jardin. Mon Dieu ! cueillir ces roses occupe son malade. Elle fait semblant d'être contente. Que dirait-elle si elle savait qui est le salaud qui lui offre ces roses ? Pendant que j'attendais Michette, j'ai compris tout cela. Je ne lui en dirai jamais rien. Quand elle est revenue sa sacoche était en ordre. Nous avons pai'lé de n'importe quoi, Puis je lui ai demandé : — Pars maintenant. Comme je le fais toujours, je l'ai accompagnée jusqu'à la porte de mon chalet. Je me suis tenu là. Je l'ai regardé marcher: sa robe, ses talons, sa sacoche où il n'y avait rien pour moi. Au bout de la cour elle s'est retournée pour dire au revoir. A qui ? Je n'aurais pas voulu pleurer. Je suis rentré dans mon jardin. J'ai tourné. J'ai contemplé une mauvaise herbe. Derrière le mur, une voix chantait: la voix d'Yvonne. Bien sûr, Michette lui avait dit : — Quand je serai partie, tu iras chanter près de son chalet. Ça l'ennuiera. Cela ne m'ennuyait pas. J'ai entendu ces mots : — ... est mort et enterré !... est mort et enterré. Yvonne ne sait pas ce qu'elle chante; moi j'ai compris. Claire se prétend morte, elle n'est pas enterrée. On n'est vraiment mort qu'enterré... Venez, dans mon jardin, monsieur. J'ai choisi une bonne place. Avec une pierre dans le mur, j'ai creusé des lettres : JEAN MARTIN En dessous j'ai mis. In pace. Ces mots sont à moi, elle me les avait volés. Autour de mon corps, j'ai semé des cailloux. Ils n'y sont plus. Quand je les ai montrés â MlleBrichard, elle les a dispersés avecsonpied. Elle a fait comme pour une marotte. Elle s'est plantée devant moi. Elle m'a regardé s -— Monsieur Martin !... Monsieur Martin. Elle a souri. Quand MUe Brichard sourit monsieur... TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE ..... première confession deuxième confession troisième confession quatrième confession cinquième confession ACHEVÉ D'IMPRIMER POUR F. RIEDER ET Ç"> PAR FLOCH, A MAYÉtfNE EN MAI 1925 PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS Collection pub lice sous ht direction de Jean-Richard 13 LOCH DERNIERES PUBLICATIONS : LÉON BAZALGETTE. - HENRY THOREAU SA UVA GE. Un volume in-16, broché 8.75 F.-J. BONJEAN. - UNE HISTOIRE DE DOUZE HEURES. Préface de Romain Rolland. Un volume in-16, broché G.75; relié 10.75 F.-J. BONJEAN et AHMED-DËtF. — MANSOLJR. Histoire d'un enfant du pays d'Egypte. Un volume i 11-1 fi, broché 7.50 CONSTANT BURNIÀUX. — LA BÊTISE. Un volume in-16, broché 5 M. CONSTANTIN-WEYER. — MAN1TOBA. Un volume in-16, broché 5.50 JEANNE GALZY. - LES ALLONGÉS. (Prix Femina-Vie heureuse, 1923.) Un volume in-16, broché 6.75 LA FEMME CHEZ LES GARÇONS. Un volume in-16, broché 6.75 - LA GRAND'RUE. Un volume in-16, broché 7.50 PANAÏT ISTRATI. — KYRA KYRAL1NA. Un volume in-16, broché 6.75. - ONCLE ANGHEL. Un volume in-16, broché 6.75 J. JOLI NON. — LE VALET DE GLOIRE. Un volume in-16, broché 6.75 - LA TÊTE BRÛLÉE. Un volume in-16, broché 7. GUSTAVE KAHN. — MOU RLE. Un volume in-16, broché 5 LOUIS LECOQ. — CINQ DANS TON ŒIL. (Grand-Prix Littéraire de l'Algérie, 1925.) Un volume in-16, broché 7.50