LA VIE EST QUOTIDIENNE DU MÊME AUTEUR Histoire d'une Marie (Rieder). En sabots (Rieder). Par fil spécial (Rieder). Un homme si simple (Rieder). Chalet 1 (Rieder). Le perce-oreille du Luxembourg (Rieder). Zonzon Pepette (Ferenczi). Le Pot de Fleurs (Lumière). Delires (Jeune Parque). ANDRÉ BAILLON LA VIE EST QUOTIDIENNE TROISIÈME ÉDITION PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS LES ÉDITIONS RIEDER 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS MCMXXIX IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UNE ÉDITION ORIGINALE QUI COMPREND 1 EXEMPLAIRE SUR PAPIER IMPÉRIAL DU JAPON, NUMÉROTÉ A, NON MIS DANS LE COMMERCE; 4 EXEMPLAIRES SUR PAPIER IMPÉRIAL DU JAPON, NUMÉROTÉS JAPON 1 A JAPON 4; 2 EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR DES PAPETERIES LAFUMA, NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 ET MADAGASCAR 2 ; NON MIS DANS LE COMMERCE ; 8 EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR DES PAPETERIES LAFUMA, NUMÉROTÉS MADAGASCAR A, A MADAGASCAR H; 16 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE B A P, NON MIS DANS LE COMMERCE ; 20 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉSDEIA20; 20 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOI-RON, NUMÉROTÉS DE H. C. 1 A H. C. 20, NON MIS DANS LE COMMERCE ; 100 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOI-RON, NUMÉROTÉS DE 21 A 120. Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Copyright bg Lti Editions Rieder, 1929. A Germaine Lievens DRAME t^vécors. — Un ménage. Il faut qu'on le sente : Monsieur et Madame ont commencé par l'amour. Car que deviendraient, je vous le demande, les boutiques où l'on vend les petits enfants, si on ne commençait par l'amour? Maintenant, c'est l'affection, la tendresse, la sympathie. On connaît cela ! Alors voici : sur la cheminée, sur un coin de table, sur une console, n'importe où, il serait bon que l'on découvre un symbole peu coûteux de ce pur sentiment. Par exemple : un bouquet de roses après dix ans. Personnages. — 1° L'enfant. Premier et unique achat de cet amour. Dix mois de moins que le bouquet. Il n'est pas nécessaire que ce soit un garçon. Si c'est une fillette, nous l'appellerons Suzanne. Des yeux qui regardent, un nez qui flaire, des bouts d'idées qui poussent, n'en mettez pas davantage. Où serait, sinon, la vraisemblance, s'il arrivait à la mère de dire : « De toutes les enfants, Suzanne est la plus belle, la plus intelligente, la plus... » Suzanne sait déjà certaines choses. Elle pense : « Quand papa gronde, maman me défend. » Ce sont des idées à deux fins, Elles unissent, elles séparent. 2° Madame. Belle, pas belle, à votre gré. Des seins de femme, des bras de femme et, c'est probable, un cœur de femme. Il y a des femmes pour qui les êtres de leur ménage sont tout ce qui existe en ce monde. Avec de pareilles imbéciles, le drame ne serait pas possible. Madame cultive, ne disons pas son jardin secret, mais son jardin privé : les arbres qu'elle préfère, les fleurs qui font bien, les jolis jets d'eau où l'on suit ses rêves à soi, au clair de lune. D'une façon concrète : Madame est musicienne. Elle chante. C'est parfait. Aussi ne sentez-vous pas? On dirait quelque part un litre de lait qui brûle. 3° Monsieur. Des cheveux qui manquent, des joues qui pourraient être plus rondes, pas de crème contre les rides. Un homme quoi ! Demandez l'avis de Madame : les hommes sont des égoïstes. Soutient, par exemple, que si les autres sont quelque chose, il n'est pas rien. Taciturne. Sans doute a-t-il des raisons pour se taire. On peut supposer qu'i lse soit plaint un jour : a J'ai mal aux dents » et que Madame l'ait consolé : « Moi, ce n'est pas aux dents, c'est à ma gorge que je pense. » On sait que ce n'est pas dans la bouche que l'on a les plus gros maux de dents. m Quand le rideau se lève. Monsieur se tait. Les spectateurs sont priés de savoir qu'il se tait depuis longtemps. Une vilaine tête ! A bonne distance, Madame et Suzanne forment un groupe nettement distinct. Scène I Madame à sa fille, montrant le père : — Regarde ce mufle ! Le rideau tombe lentement afin que tout le monde ait le temps de « regarder ce mufle ». ACTE II L'atmosphère n'a pas changé. Les personnages non plus. La petite pièce où travaille Monsieur. Table avec des papiers. Derrière la table, une chaise. Monsieur n'est pas nécessairement un homme de lettres. D'autres métiers exigent un porte-plume, de l'encre et cette fleur abstraite qui naît dans le silence : la concentration. Aux murs, ce que l'on voudra. Un tableau relégué là : oh ! les sales vaches ! Dans un coin une malle. Comme le tableau, il a bien fallu s'en débarrasser quelque part. La scène serait vide, s'il n'y avait un gros bonhomme de poêle. Il attend. Il fume. Dix pipes à la fois. De grosses bouffées. Elles empestent, mais ne chauffent pas. Dans une pièce que l'on ne voit pas, Madame fait des exercices avec sa voix : Ah-aaaaah ! de bas en haut, puis Ah-aaaaah ! de haut en bas comme sur une échelle. Avec la fumée du poêle, les relents des roses du premier acte, ces Ah-aaaaah ! composent l'atmosphère. Autres accessoires : une fenêtre à gauche, une porte à droite, invisible quelque part une autre porte. Pour des raisons que l'on verra, Monsieur, quand il travaille, exige que cette porte-là soit fermée. C'est pourquoi on l'appelle la porte. Entre Monsieur. Sourire de l'homme qui se retrouve seul et va se mettre enfin à sa vraie besogne. Celle qu'il a faite antérieurement, ne compte pas. Coup d'œil amoureux à ses chères paperasses. Légère toux à cause du poêle. Bast ! Il ouvre la fenêtre, endosse un manteau, s'installe. Il écrit tout de suite. Madame, en sourdine. —Ah-aaaah ! Ah-aaaah ! Puis tout à coup, comme si on la violait. — Ah ! ah ! ah ! ah ! C'est la porte qui vient de s'ouvrir. Sourcil gauche de Monsieur. Le temps d'attendre que celui qui a ouvert cette porte, la referme, il y va. La porte, comme un premier avis. — Boum ! Madame dans le ton assourdi contre lequel Monsieur n'a rien à dire. — Ah-aaaah I Ah-aaaah ! Monsieur a repris sa plume. Il mène une ligne à bonne fin. Puis nouveau viol de Madame. — Ah ! ah ! ah ! ah ! Sourcil droit de Monsieur. Le temps d'attendre que celui... (voir plus haut) il se lève, quand voici qui approche la petite fille. Clac ! clac ! elle saute à cloche-pied. Ah-aaaah ! comme maman, elle chantonne. Pieds et voix se dirigent vers un endroit précis derrière le mur. Regard triste, mais résigné de Monsieur. Il sait. Pis pis pis pis pisw... petit bruit de source. C'est simple, c'est honnête, s'il n'y avait : la fleur abstraite du recueillement », on dirait : c'est gentil. La petite source s'arrête. Lueur d'espoir dans le regard de Monsieur. Suzanne oubliera-t-elle certaine chose. Hélas non ! elle ne fait grâce de rien. Déclic, Krr 1 couac ! Krr ! borborygmes d'une eau longtemps com- primée qui enfin se libère. C'est moins gentil que la source. Cela dure. Après quoi, cela siffle : Chûûû ! Clac ! Clac ! à cloche-pied, Suzanne est partie. Elle n'a pas fermé la porte. Monsieur va : Boum ! Calme relatif. Voix en sourdine de Madame : Ah-aaaah ! Ce qui tantôt sifflait, ne siffle plus. Cloue ! Cloue ! Glic, goûte à goutte au compte-gouttes, des gouttes. Monsieur attend que cela cesse. Inconsciemment, il laisse courir sa plume. Si l'on pouvait voir son papier, on lirait : « Résignation : accepter le w.-c. à côté de ses rêves. » Il écrit d'autres lignes. Velléités de sourire Brusquement, troisième viol de Madame. Cette sacrée porte! Le temps d'attendre... (voir plus haut) il veut aller, quand des pas approchent. Chuf-chuf ! mules de madame. Clac-clac ! talons de Suzanne : quatre pieds qui font du bruit. Monsieur qui attrapait une idée, la laisse partir. Il abandonne la plume. Derrière la porte, remue-ménage. Chuchotements contenus, car on le sait : papa travaille ; on doit se taire. Quelquefois une syllabe dépasse, puis des mots, puis, allons-y ! des phrases. — Voix de Madame. —Dépêche-toi, Suzanne. Ensuite, tu feras tes devoirs. — Voix dégoûtée de Suzanne. — Béque !ces devoirs. Voix de Madame. — Ne dis pas cela. Quand on revient de Vécole, on fait ses devoirs. Est-il vraiment nécessaire de venir si près de i la chambre de Monsieur pour prêcher cette | morale? Ce ne parait pas être son avis. Il se dresse. En trois pas violents, il gagne la porte. Il va certainement dire quelque chose. Mais au : moment d'ouvrir, il se ravise et simplement avec ; son porte-plume frappe trois petits coups pour f rappeler qu'il travaille. Voix de Madame, comme un bouquet de roses I après dix ans. — C'est bon ! c'est bon 1 espèce de grincheux. Suzanne. — Qu'est-ce qu'il veut, papal — Madame, comme si elle affirmait le con-;; traire. — Il veut qu'on se taise. Il travaille. Tais-toi. Suzanne, pas autrement émue. — Ah ! ; il veut qu'on se taise? Madame. — Oui. Bois ton lait. Silence. Monsieur espère que Suzanne boit - son lait. Il reprend courageusement sa plume. Mais on entend la petite fille. — Pouah ! il est trop froid. Sourire sarcastique de Monsieur. Il devine ce LA VIE EST QUOTIDIENNE 2 qui va suivre. On entend Madame décrocher une casserole, verser le lait, tripoter le réchaud. Elle entre rapidement : « Toi, tu as encore pris les allumettes » et commence une perquisition en règle : les poches de Monsieur, ses tiroirs, ses papiers. Il se laisse faire sans un mot, puis elle sort car décidément Monsieur n'a pas pris les allumettes. La porte. — Boum. Le regard de Monsieur en dit long. Derrière le mur, nouveau remue-ménage. Voix de Madame : Ah ! les voilà ! Plouf du gaz, sifflement. Madame. — Et maintenant, bois. Suzanne. — Béque l il est trop chaud ! Il fallait s'y attendre. Monsieur ouvre la bouche comme pour dire... mais ne dit rien. Ces dames s'éloignent. Après un instant, Monsieur les suit à cause de la porte, puis revient. * Calme relatif. Suzanne sans doute a commencé ses devoirs. Ah-aaaa, a-aaaaah ! Madame monte et descend sur son échelle de notes. Monsieur s'abstrait. Il écrit quelques lignes... Dingueling, sonnette de l'antichambre. Madame s'arrête brusquement au milieu de son échelle. Voix indistinctes : « Tiens, ma chère ! — Bonjour, ma chère ! » Cela s'éloigne. Quel bon silence ! Il va s'en donner, le Monsieur ! Sa plume court... court... Puis murmure d'une conversation qui se rapproche : « Au moins, je ne le dérangerai pas? — Du tout, ma chère. Entre. » Entrée générale : Ma chère, Madame, Suzanne. Monsieur ne se lève pas. Il a déclaré des milliers de fois « une fois pour toutes » que sa chambre n'est pas un moulin et où l'on introduit n'importe qui. Il fait sa tête du premier acte. Face au public, on peut la voir. Ma chère est une femme comme on voudra. Autant se l'imaginer pleine de grâce. Très à la mode, évidemment. Puisqu'elle est l'amie de Madame, elle sait : Monsieur est un mufle. Elle dit pour la forme : « Ah ! voilà le travailleur », comme elle dirait : «Ah ! voilà la pantoufle ». Le travailleur ne répond pas. Elle n'insiste pas. Seulement, à cause du poêle, elle tousse. D'autorité, Madame va pour ouvrir la fenêtre. Elle la trouve ouverte, la ferme. A Monsieur, avec sa voix du bouquet de roses. — Ce n'est pas la peine, quand on a du feu, d'ouvrir la fenêtre. Très aimable, à Ma Chère. — Tenez, ma chère, voilà le tableau. Le tableau, ce n'est pas Monsieur : ce sont les sales vaches. Ma chère. — Très joli. (Elle se détourne.) Et alors ce que vous disiez de celle tunique... La conversation continue sur ce ton. Ce qu'elles disent n'a pas d'importance et, pour Monsieur, c'est cela l'enrageant. Pendant ce temps, on peut varier ses occupations : se tourner les pouces, s'arracher un poil du nez, écouter sa montre : « Tu perds-ton-temps... tu perds-ton-temps... tu perds-ton-temps. » Par moments, on croit qu'il va éclater, mais sa bouche qui s'ouvrait pour crier se referme pour se taire. Et ces dames continuent. Des robes, elles en sont arrivées à la musique. Ma Chère. — Alors, tu dis, cette romance... Madame. — Pas une romance, ma chère : un lied. Grimace horripilée de Monsieur. Heureusement ces dames se tournent vers la sortie. Ma Chère. — Au revoir, cher Monsieur. Madame, comme s'il en avait besoin. — Au revoir, chéri. Bon travail. Suzanne, qui se souvient de quelque chose, tendrement. — Au revoir, vieux grincheux. Monsieur les laisse aller. La porte fermée, il reprend sa plume, mais fronce les sourcils parce que Ma Chère, au lieu de suivre les autres, tourne à gauche vers l'endroit précis où s'est rendue I tantôt la petite fille. — Rrrrr... Une averse sur un tambour. Mine dégoûtée de Monsieur. Heureusement on oublie le déclic, on s'en va. Dans l'antichambre remue-ménage. Départ : général. Quel silence ! Monsieur écrit : une ligne, deux lignes ; il va prendre une nouvelle feuille, il... quand brusquement on frappe à sa porte. Il sursaute. Il grince des dents. Parlera-t-il enfin ? | Il en a bien l'air. Il se dresse. Mais la porte î s'ouvre èt la femme de ménage entre avec ses brosses : BH — C'est moi, Monsieur. Monsieur se tait. Le rideau tombe. ACTE III Le soir de ce même jour. Si on voulait amuser le public, cet acte se passerait dans un lit. Comme indication, le pyjama de Madame suffit. Le coin du feu. Fauteuils : Madame à droite, Monsieur à gauche. Entre eux la présence invisible de Suzanne qui est couchée. Silence. Un silence qui boude, quand même du silence. Ah ! si Monsieur pouvait l'emporter pour le lâcher dans sa chambre. Madame tortille ses cheveux. Elle sourit. Non ! pas à Monsieur. Elle sourit au souvenir du Cher Maître qui lui a dit tout à l'heure : « A présent, Madame, votre voix est parfaite. » Une bonne journée. Monsieur qui n'a rien fait de la sienne, s'énerve à chercher ce qu'il aurait pu faire. Il tient un crayon. Par moment, il attrape une idée, la colle sur son papier, rature, s'aperçoit qu'elle ne vaut plus rien. Madame le regarde avec la commisération supérieure de celles dont la voix est parfaite sur ceux qui ont gâché leur journée. Madame. — Pas la peine, mon ami. Depuis le temps que tu patauges sur ces paperasses. Regard furieux de Monsieur. Cette fois, c'est certain, il va dire quelque chose. Le voilà debout ! Ce mouvement est si brusque que cet imbécile de rideau se décroche. t)armi ses connaissances, elle en avait qui fai-saient ça à Paris, à Londres, même plus loin. Elle, c'était en province. La province, évidemment, vous ne vous figurez pas. Une petite ville, quelques rues, de vilaines maisons, une belle église par exemple — et un peu partout la rivière. Elle y était venue en son temps, à cause d'un couvent de bonnes sœurs Maricoles. Elle avait toujours aimé la Sainte Vierge ; de plus elle était orpheline et les gens qui l'élevaient, l'avaient battue. Alors, ma révérende Mère, elle aurait voulu devenir une bonne sœur : oui, comme vous s dites, pour servir la Vierge et surtout pour soigner les orphelines. Oh non ! elle ne les aurait pas battues ! Au besoin, elle aurait aidé les pauvres vieux. On lui avait demandé. —- C'est bien, ma fille, où est votre trous-seau? Et cet enfant? Que signifie? C'est vrai, elle traînait un enfant. En ce cas, ma révérende Mère, elle avait des bras : si elle ne convenait pas comme religieuse, qu'on la prît du moins comme servante. Non, la révérende Mère ne l'avait pas voulue comme ser- vante ; ni, après elle, aucune autre personne de la ville. Elle avait réfléchi. Ses bras inutiles, elle tenait, du Bon Dieu, son corps. Elle s'était dit : « Comme le mal, quand on est mauvaise, on peut, si l'on est bonne, faire le bien partout. » Ainsi, elle s'était mise à faire ça. La maison se trouvait au bord de la rivière, près d'un pont. Toute la ville passait sur ce pont. Du dehors, on pouvait croire : c'est un petit café. On voyait une enseigne. Elle aurait aimé : A saint Joseph ou bien Au Grand Rosaire. Mais il y avait déjà : Au Bienvenu. Cela n'était pas mal, non plus. Elle n'avait pas ajouté son nom. Ceux qui venaient savaient : c'était chez Nelly, ou, comme on disait : chez Nelly Bottine, parce qu'on l'avait surprise en sabots, les premiers jours. Ne vous imaginez pas : dans ces petites villes, le métier est aussi dur que dans les grandes. On n'a pas ce qu'on appelle : la police des mœurs ; on a, tout de même, la police. Et puis, les habitants ! Il fallait voir ! Quand ils passaient près de sa maison, sur le pont, ils avaient l'air de marcher sur de l'ordure. Pour les dames, elle le comprenait encore. De l'argent, un mari, elles peuvent ne pas admettre qu'on fît ça de son corps. Nelly à leur place, ces dames à la sienne, peut-être eût-elle aussi fait la grimace. C'est à voir cependant. Pour les enfants, rien de plus juste qu'on leur dise : « Allons, marche plus vite ; ne tourne pas la tête ; regarde devant toi. » Pauvres gosses, le sien, s'il avait vécu, elle lui aurait caché le plus longtemps possible ces vilaines choses. Des enfants, il faut que ça pousse ; il faut que ça devienne savant ; ça ne peut rien gaspiller de ses petites forces. Il en serait venu qu'elle aurait dit : « Mes chers enfants, je ne suis pas ici pour vous : allez donc à confesse... » Quant aux hommes, que les mariés eussent fait des manières, passe encore. Ils ont une femme : c'est un péché que de faire cela avec une autre. Mais ceux qui n'en avaient pas? Ils n'étaient pas tous des saint Joseph. L'amour, il faut bien, de temps en temps, qu'il sorte. Elle était là. Alors pourquoi ces regards de côté, ces gros yeux, ces façons de cracher? Elle trouvait certains matins des cacas sur sa porte. Mais alors, si les hommes la refusaient?... Ah ! voilà. Sur le pont, il passait beaucoup de militaires. Le militaire, c'est bon. C'est jeune. Cela ne s'inquiète pas, comme un civil : « Que diront les camarades? » Cela ne demande qu'une chose : ne pas vider trop sa bourse et ne pas craindre qu'à la visite le major dise : « Salaud, où avez-vous attrapé cette vérole? » Quant à cela, elle était propre. Et puis ne trouvez-vous pas? Si loin de chez soi, le militaire c'est un peu comme une orpheline : elle était la religieuse de ces orphelines. Oh ! pas pour tous ! Une fois, il vint un lieutenant. Elle dit : — Monsieur l'officier, je ne suis pas assez savante pour vous. Faire ça de son corps avec un homme qui portait sur le sien un beau costume, en belle étoffe, avec des étoiles, elle n'aurait pas osé. Avec les sous-officiers non plus. Ceux-là aussi étaient trop beaux. Ils avaient à leur disposition la demoiselle du Gros Canon, une mauvaise fille par malheur qui n'éteignait pas toujours ce qu'elle allumait. Non, ceux qu'elle recevait, c'était, humbles comme elle, les simples petits soldats. Elle préférait les recrues. Pauvres petits! Ils venaient de leur pays. Ils avaient quitté leur maman, peut-être une amie. Ils étaient tristes, ils s'ennuyaient. Pour peu, ils se fussent perdus avec de méchantes femmes. Alors trouver, qui les console, une douce Nelly Bottine. A l'instruction on leur disait : « Allez donc chez Nelly Bottine. » A la chambrée, ils rêvaient : « Demain, nous irons chez Nelly Bottine. » Ils allaient. Ils arrivaient le soir ; parfois à un, parfois à deux, parfois à trois, même davantage : — Bonsoir, Nelly Bottine. Au premier entré elle disait : « Passe dans la chambre, c'est à toi. » Aux autres : « Asseyez-vous, mes petits, vous aurez votre tour. » Elle faisait cela, sans beaucoup de manières, comme le Bon Dieu permet qu'on le fasse. Parfois, les autres s'impatientaient et menaient du vacarme, comme au théâtre quand c'est trop long. Fi ! Ce n'était pas chez elle comme chez certaines ; elle ne voulait pas de bruit. Elle se relevait ; elle disait au camarade : « Attends une minute, je vais les gronder. » Elle se couvrait auparavant d'un châle pour ne pas se montrer en chemise. Ces grands gaillards ! elle en avait peur, mais elle n'en laissait rien voir. Droit dans les yeux, elle leur jetait : — Mes petits, si vous n'êtes pas sages, je vous mettrai à la porte. Manquer Nelly ! Ils auraient été bien punis. Nelly avait toutes les bonnes choses qui garnissent la femme pour que les hommes, y soient bien. Elle était assez grasse de partout et c'était bon, car à ne manger que l'ordinaire de sa gamelle, le soldat aime à trouver sur la femme un peu plus de gras que dans sa soupe. Les braillards apaisés, elle rejoignait le camarade du moment. Elle entamait un bout de causette. Allait-il à la messe? Et ses parents, ne les oubliait-il pas? Et puis elle savait coudre : — Attends, mon petit, il y a à ta culotte un point qu'il faut que je t'arrange. Ils s'en allaient contents, les yeux astiqués de joie, aussi brillants que leurs boutons. Elle faisait cela depuis deux ans. Un mois d'octobre, il vint une recrue. On ne peut pas dire qu'il louchât puisqu'on l'avait jugé bon pour le service. Pourtant, ses yeux, quand l'un vous regardait, l'autre avait l'air de dire : « Moi, vous savez, je m'intéresse au plafond... » Il arrivait de la campagne. Pendant le temps qu'il resta près de Nelly, il parut triste. Il prit aussi une tartine. Au moment de partir, il n'eut pas d'argent. Elle dit, comme elle le disait toujours : — Ne t'inquiète pas, petit ; donne-moi ton nom et le matricule de ton calot : j'inscrirai ton compte. Elle sut ainsi qu'il s'appelait : Philippe Dufau, numéro 7893. Il vint une autre fois. D'abord il paya. Mais il se montra encore très triste. Peut-être à cause de son œil, on ne l'aimait pas à la caserne. Il se plaignit : — Le caporal, il m'a gueulé comme ça : « Semence d'imbécile. » Le sergent m'a collé trois jours. Ah ! bon sang de malheur ! Elle le consola : — Ne blasphème pas, mon petit. Prends patience... Oui, serre-moi comme ça. Il vint une troisième fois. Toujours à cause de son œil, on le persécutait à la caserne. Il avait sauté le mur ; il voulait passer la nuit. Il disait : — Je ne sais ce qui me retient. Faudra qu'un de ces jours, je déserte. Elle s'effraya : — Ne fais pas cela ; petit, ne fais pas cela. Quand il venait, c'était toujours le samedi. Un samedi, il ne vint pas, ni le samedi suivant, ni aucun des autres samedis. Elle pensait : « Mais pourquoi Philippe ne vient pas? » Les autres blaguaient : « Dufau, il est de corvée. » Ou bien : « Il est aux arrêts. » Ou bien : « Il est au cachot. » Alors un soir ils dirent : — Dufau? Il s'est tué ! Ah ! Bon Dieu ! Ensuite, ils expliquèrent tous à la fois : oui, la balle en plein dans le ventre. On attache une ficelle à la gâchette du fusil, l'autre bout à son pied. Oui, oui, il avait eu le temps de dire sa confesse. Quand ce n'est pas tout de suite, c'est le matin que l'on meurt. Non ! il n'avait pas trop souffert. Il s'était plaint d'avoir soif. Pauvre petit ! Elle n'y avait pas songé, elle le sentait maintenant : elle l'aimait après tout. On l'enterra le mardi. Puisqu'il s'était confessé on l'admit à l'église. Nelly alla. Il y avait deux femmes : une vieille, la maman sans doute; une jeune, la sœur ou peut-être la fiancée. Elle aurait bien voulu leur parler. Elle n'osa pas. Elle se tint pour prier dans un coin. Le jeudi, elle fut appelée à la caserne dans le bureau du colonel. Elle se demandait pourquoi. Elle dut traverser une salle pleine d'officiers. Ils ne savaient pas non plus pourquoi. Ils la guidèrent : — Entrez là. - Le colonel était un gros. Il avait déboutonné sa tunique. Il demanda ce qu'elle faisait là. Puis il sortit un papier : — Est-ce à vous ça? Il y avait écrit dessus : Philippe Dufau, n° 7893. Elle dit : — Oui, Monsieur, c'est de moi. Il fit : — Ah ! bien, vous en avez du culot. Et lui montra la porte. I Elle crut que c'était tout. Le lendemain, elle fut appelée chez le commissaire de police. C'était un maigre. II montra le même papier. Elle pensa qu'on voulait la payer. e Elle dit : I —■ C'est déjà fait. Mais le commissaire se fâcha. Il frappa sur la — Il y a trop longtemps que ça dure : il faut que ça finisse. Si vous ne partez pas de vous-même, je fermerai votre boîte. Vous avez huit jours. Taisez-vousi Une visite Un goûter 5 » 0 75 5 75 table. LA VIE EST QUOTIDIENNE S Se taire? Elle ne disait rien. Mais elle commençait à saisir. Quand un soldat est triste au point de se tuer, il faut qu'il y ait une cause. On avait cherché. Alors sa note... Elle l'exploitait vous comprenez? Pour cinq francs soixante-quinze, je vous le demande !... LE POT DE FLEUR tl est probable que si la marchande en avait *- exigé deux francs ou même soixante-quinze centimes, ils auraient dit : « Ah ! non, Madame, gardez ça !... » Mais la brave femme était raisonnable. D'emblée elle ne demanda que dix sous, ils répondirent : — Ça va, ma bonne dame ! C'était dans un petit pot, au bout d'une tige, cinq feuilles déchiquetées, avec une petite grappe qui plus tard, ouverte, serait une belle fleur rouge. Tout le monde sait que cela s'appelle un géranium. Ils étaient deux : ils donnèrent, l'un d'un seul geste, une pièce de cinq sous ; l'autre, deux sous de sa poche et trois du fond de son gousset. C'était le compte. Ils portaient de grands chapeaux pour recouvrir de long cheveux ; ils montraient beaucoup de poils dans leur barbe. Ils avaient l'âge où, quand on est peintre, on peint, de tout son cœur, des machines que, lorsqu'on est riche, on ne paie pas de tout son or. L'or vient plus tard, quand, au lieu de son cœur, on a mis, si j'ose dire -au bout du pinceau, un peu plus d'expé- rience, trempée dans beaucoup plus de calculs. En attendant, ils étaient jeunes et jouissaient de posséder, à eux deux, un pot de fleur. Ce qu'ils en feraient, ils ne le savaient pas au juste. Le premier avait une maîtresse : une maîtresse se contente parfois d'un pot de fleur... Le second avait une maman : c'est bon, une maman, de lui dire : « Tiens, maman, à nous deux nous t'offrons ce pot de fleur ». Ils pouvaient aussi l'installer dans leur atelier, en faire, en commun, une étude, peut-être en le posant sur le poêle, qui alors servirait à quelque chose. Bref, ils verraient bien. Ce qui est sûr, c'est qu'ils avaient un pot de fleur ; il était à eux deux, ce pot de fleur ; et, sans compter sa future fleur, il s'épanouirait, pour eux, de la joie ou rouge, ou bleue, ou jaune, sur la tige de ce pot de fleur. Ils ne pouvaient cependant, ce pot de fleur, le porter à deux. Celui qui le portait, le tenait sous le bras, avec prudence ; l'autre marchait de ce côté, de crainte qu'un coude ne frôlât en passant le précieux pot de fleur. Ils suivirent plusieurs rues. Le premier qui tenait le pot de fleur, dit : « Jules, je vais bourrer ma pipe, prends le pot de fleur. » Et Jules répon- : dit : « C'est entendu, Fernand, fume ta pipe ; . je me charge du pot de fleur. » Ils firent d'autres rues. Peut-être à cause du t pot de fleur, ils discutèrent. Etant peintres, ils - aimaient, l'un et l'autre, la Nature. C'est beau la Nature ! Ils l'aimaient à eux deux, comme le pot de fleur ; mais Jules la voyait bleue et par masses, Fernand, mauve et par détails. | Comme c'était des amis, des amis à se payer î en commun un pot de fleur, ils ne tombaient pas ^Id'accord. Jules disait : « Bleu » — « Mauve » répondait Fernand. Mauve ou bleu, détail ou masse, il fallait des gestes. A cause des gestes, avec son pot de fleur, Jules pensait : « Il est gênant ce pot de fleur. » : Ils arrivèrent au long d'une avenue. Une avenue, c'est une promenade où vers trois heures, quand il fait beau, sous les feuilles des marronniers, passent des messieurs, passent des dames, passent des enfants, passent des équipages. A trois sur un banc, le pot de fleur au milieu, ils -regardèrent passer toutes ces choses qui passent. Des hommes, ils ne pensèrent pas beaucoup : les hommes sont lourds ; ils sont laids ; ils sont bourgeois. Même en jaquette claire, on les peint au bitume. Mais les femmes ! Avec leurs yeux, la vie est quotidienne avec leurs seins, avec leurs détails et leurs masses : — Bleu, je t'assure ! affirmait Jules. — Mauve, je t'affirme ! assurait Fernand. Il fallait des gestes : des gestes pour les tons, des gestes pour les lignes, des gestes pour les plans — beaucoup de gestes par-dessus la tête du pot de fleur. Pauvre pot de fleur ! A cause du mauve, à cause du bleu ? Il n'eut pas une plainte, mais tout à coup, oh ! sa tête pendit. Ils avaient cassé la tête du pot de fleur. Avec sa tête brisée, le drôle de pot de fleur ! On ne pouvait l'offrir à une maîtresse, non plus à une maman, et dans l'atelier, même sur le poêle, il aurait fallu des jours, avant que ce pot de fleur, dépourvu de sa fleur, redevînt avec sa nouvelle fleur, un véritable pot de fleur. Misérable pot de fleur ! Il ne servait plus à rien, et parce qu'il ne servait plus à rien, il servit à quelque chose. Fernand et Jules ? On ne sait. Pris entre deux mains, le petit pot de fleur quitta son banc, avança et, par terre, resta seul —- petit pot de fleur, sous les grands arbres de la grande avenue. ... Et sa tête pendait. Que fait sur l'avenue ce petit pot de fleur ? Il y eut une dame, elle était belle ; ou, du moins sa robe était belle. Elle pensait : « Voit-on que je suis belle ? » Elle ne vit pas cet humble pot de fleur. Il y eut un homme avec une femme : ce qu'on appelle un couple. Un couple, ça porte déjà tant de pots de fleur dans ses quatre yeux de couple : ils méprisèrent ce pot de fleur. Il y eut un homme. Les hommes ont des épines dans la tête, et des ronces : ils ne voient pas tout de suite un pot de fleur. Il en fallut un deuxième. Il vit le pot de fleur, il dit en passant : « Tiens, voilà un pot de fleur » ; il le toucha du pied pour voir si c'était vraiment un pot de fleur. Bon ! c'était un pot de fleur... Il y eut un enfant et sa nourrice. A cause de l'estomac, les enfants aperçoivent très vite les pots de fleur. Il dit : « Nounou, ze veux manzer la fleur. » A cause de l'enfant, la nounou regarda le pot de fleur. Elle dit : « N'y touche pas : c'est un pot de fleur. » Elle s'arrêta pour regarder à qui appartenait le pot de fleur. A cause de la nounou, il vint un homme. Il regarda la nounou : elle avait des nénés. Il regarda l'enfant à qui appartenaient ces nénés de la nou- nou. Il vit aussi le pot de fleur. Il vit qu'on ne touchait pas au pot de fleur ; il ne toucha pas au pot de fleur. — Tiens ! que font en pleine avenue, cette nourrice et cet homme, devant ce pot de fleur ? Il vint un soldat ; il vint un gamin ; il y eut cinq personnes ; il y eut dix personnes. Il y eut un plafonneur avec son échelle. Ils se regardaient ; ils regardaient le pot de fleur. Comme personne n'avait touché au pot de fleur, on attendait qui toucherait au pot de fleur. — Ciel ! que font sur l'avenue ces braves gens en ligne devant ce pot de fleur ? Il y eut la voiture d'une jolie dame, qui descendit de sa voiture. Elle observa que le pot de fleur s'était cassé la fleur. Elle avait une jolie voix qu'on aime à faire entendre. Elle dit : « Oh ! le pauvre pot de fleur ! » A cause de la dame, il y eut un élégant avec des guêtres, un beau vieillard et son monocle. Il y eut des enfants dans une voiture, il y eut leur gouvernante. Il y eut un colporteur : « Des allumettes, monsieur ? » On regardait la le pot de fleur 43 \ ame, on regardait l'échelle, on regardait le ot de fleur. On regardait les gens ; on regardait ourquoi les gens regardaient le pot de fleur. A ause du beau vieillard, la dame de la voiture oucoula : « Oh ! le pauvre pot de fleur ! » — Mon Dieu ! que font sur l'avenue, devant e monde, cette belle dame et sa voiture ?... Tiens, il y a un pot de fleur ! Il vint un homme portant sa bosse ; il vint un homme avec une jambe qui boîte ; il y eut trois militaires et six gants blancs... Il y eut un chien qui pissa sur le pot de fleur. — Nom de nom ! Qu'ont donc ces gens à regarder ce chien pisser sur ce pot de fleur ? Il y eut l'agent. A cause de l'agent, il y eut vingt personnes ; il y eut trente personnes ; il y eut cent personnes. On regardait le chien ; on regardait l'agent, on regardait la dame, on regardait sa voiture. L'agent dit : « A qui ce pot de fleur ? » — Mon Dieu, qu'a donc ce monde à discuter javec l'agent ? Il y eut un pensionnat de cabans bleus menés par deux soutanes : il y eut ceux d'untramway qui voulurent descendre et voir ; il y eut de vieux J messieurs, des demoiselles. Il y eut un aveugle. Il y eut, se poussant par en-dessous, entre les jambes, un cul-de-jatte. Ils étaient là comme on est : avec sa verrue sur la paupière gauche, avec un bouton sur la joue droite, avec son mal au ventre, avec de gros nénés, avec des cheveux qu'on porte sur la tête, et les pensées qu'on porte à l'intérieur. Ils regardaient l'agent ils regardaient l'échelle, ils regardaient l'aveugle. A cause des pieds il y en avait fort peu à regarder le pot de fleur. — Mon Dieu ! que fait donc cette foule sur notre avenue ? Il y eut une fenêtre avec une tête ; il y eut des fenêtres avec des têtes, il y eut cent fenêtres et quatre cents têtes. Il y eut les bras nus d'une femme. Il y eut des gamins sur les arbres. Il y eut, par terre, des gens qui levaient la tête vers ce que les gamins voyaient du haut des arbres. A regarder en l'air, il y eut un pied qui n'aperçut pas le pot de fleur. — Mon Dieu ! Que fait, avant l'arrêt, tout ce monde sur mes rails ? Il y eut le conducteur, il y eut le receveur, 1 y eut le contrôleur, il y eut le tram. Il y eut eux trams ; il y eut des trams à la fde ; il y eut les voyageurs de ces trams. Il y eut aussi Ifles autos. On regardait les trams, on regardait les autos, on regardait leâ têtes, on regardait es fenêtres. « Crac ! Crac ! » grinçaient les norceaux du pauvre pot de fleur. — Mon Dieu ! Pouvez-vous me dire pourquoi ;out ce monde sur l'avenue ? Il y eut le journaliste. A cause du journaliste, 1 y eut les gens qui savent, Il y eut la femme jui avait vu le satyre ; le citoyen qui avait rincé le voleur. Il y eut la petite dame de la toiture : « Mais non, Monsieur, je revenais de non théâtre... c'est à cause d'un pauvre pot le fleur... » — Nom de nom ! A la fin, allez-vous circuler iur l'avenue ? Il y eut des agents ; il y eut leurs poings ; il f eut des dos pour leurs poings. Il y eut des pieds, 1 y eut des pieds sur les pieds. Il y eut des.mains : les mains dans les poches, des mains sur les nontres, des mains ailleurs. Il y eut la main d'une femme sur la figure d'un monsieur. Il y eut la jolie voix de la petite dame : « Vous êtes un grossier personnage ! » — Mon Dieu ! qu'a tout ce monde à se battre sur l'avenue ? Il y eut les gens qui courent, les gens qui tombent, les gens qui tournent les manivelles à baisser les volets. Il y eut le commissaire. Il y eut là-bas, par-dessus leurs chevaux, les bonnets des gendarmes ; il y eut, derrière les gendarmes, tout le monde qu'entraînent derrière eux des gendarmes : — Mon Dieu ! pouvez-vous me dire ?... Et ces gendarmes ? Il y avait sur un banc, lui Jules, lui Fernand : des artistes qui s'étaient mis à deux pour se payer un pot de fleur. MA VOISINE EX SOI CHIEN Te suis sûre, dit Ma Nounouche, qu'en observant notre voisine, tu écrirais un très beau conte... Cela te rapporterait cinq cents francs! — Oh ! cinq cents !... D'ailleurs, je ne vois rien à dire à propos de notre voisine. — Tu crois ? En la croquant bien ? — Que veux-tu que je croque ? Cette dame est très aimable. Elle habite d'un côté de la cour, nous habitons de l'autre. On se rend de menus services. Elle est très femme du monde, Cela ne fait pas un conte. — Peut-être, si tu la prends seule... Mais si tu la prends avec son chien. — Eh bien ! quoi, son chien ? Beaucoup de dames seules ont un chien. C'est une compagnie. Notre voisine aime le sien. Elle le choie, elle en est fière. C'est dit en deux lignes. Cela ne suffit pas comme conte. — Non, dit Ma Nounouche, si tu considères ce chien comme un chien quelconque. Mais si tu penses que c'est un... — Ah ! cela, pas besoin de me le dire ! Pour être un fox, c'est un fox turbulent. Ce onstre haletant, grognant, agressif, qui se rue UH«n «JUaiTDMNME 4 hors de sa maison, occupe notre cour à lui seul, donne la chasse à mes chats et me perce les oreilles pendant que je travaille. Le diable soit d'une pareille peste ! — Surtout, insiste Ma Nounouche, quand on est, comme toi, amoureux du silence et même un peu maniaque. — Oh ! maniaque !... Tu ne diras quand même pas que je suis comme ce Monsieur de l'autre rue qui appelle ses voisins devant le juge de paix parce que leurs coqs l'empêchent de dormir ! Mais quand on a quitté Paris pour écrire en paix à la campagne, on a le droit, sans être maniaque, de déclarer qu'un fox qui empoisonne le voisinage, épouvante mes chats, trouble par ses hurlements mon travail, est un animal insupportable. D'autant plus que sa maîtresse ne fait rien pour le corriger. Elle est pire qu'une mère avec son bébé. Tiens ! l'autre jour, des enfants sont venus la voir. Ils avaient peur du chien qui leur montrait les dents. Penses-tu qu'elle l'ait rappelé ? Non, elle leur a dit : « Ne lui montrez pas que vous avez peur. Cela le choque. » D'ailleurs, tout le long du jour, avec les gens qui viennent, ce sont des causettes. Rien qu'à propos du chien. Et je n'en perds pas un mot : « Bella est si gentille, Madame... Regardez son poitrail, Monsieur. Comme elle est drue... Viens manger ta sou-soupe, ma jolie ! » Tout compte fait, j'aime autant qu'elle ne la corrige pas. — Alors, cela lui arrive quand même quelquefois ? — C'est-à-dire qu'à certains moments je suis exaspéré par le vacarme. Alors, je lance un « Zut ! » pour qu'on l'entende. Aussitôt, la comédie change : « Bella ! veux-tu te taire... Attends un peu... Tsst ! tsst ! tsst !... Gare au fouet. » Au lieu d'une Bella qui fait du bruit, il y a Bella et sa dame. Elle n'a du reste pas de fouet. — Eh bien ! dit Ma Nounouche, si tu expliquais cela dans ton conte ? — Peuh ! Mais pour te dire à quel point cette Bella est énervante : l'autre jour, je m'en plaignais à l'ami Taugourdeau... — M. Taugourdeau, le libraire ? — Oui, il est venu. Pendant que nous causions, on entendait, chez la voisine : Boum ! boum ! boum ! J'ai dit à Taugourdeau : « Ecoutez-moi cela ! C'est Bella qui s'ennuie ; elle saute après les mouches. » Taugourdeau a ouvert de grands yeux : « Je croyais que c'était un cheval. » — Un cheval ! — Oui. Qui frappait du sabot dans son écurie. Avoue : quand un chien fait un bruit de cheval parce qu'il saute après des mouches, on est en droit de s'énerver. — Peut-être, réfléchit Ma Nounouche. Mais ne crois-tu pas que cette histoire ferait bien dans ton conte ? — Encore une fois : il ne s'agit pas de conte. — Non ?..-. Alors, si tu racontais ce que tu as dit, il n'y a pas longtemps ? — J'ai dit quelque chose, moi ? — Oui. Tu as dit : « Cette vilaine bête, si elle ne se tait pas, je lui donnerai une boulette. » — Oui, je l'ai dit. Et bien sûr, quand elle me dérange, je lui donnerais cent mille boulettes, avec ma langue. — Avec ta langue ? — Je veux dire : en paroles. Car tu ne crois quand même pas qu'en réalité je... — On ne sait jamais, dit Ma Nounouche qui sourit. — Mais si, tu le sais ! La preuve : qu'est-ce que j'ai fait, le fameux jour où cette Bella a été « boulée » par une automobile, dans la forêt ? — Ça, c'est vrai. Quand la dame est arrivée toute pâle, portant dans ses bras sa chienne à moitié morte, tu t'es empressé. Des frictions à l'une, un verre d'eau à l'autre, tu les as bien soignées. — Ah ! tu vois. C'est ce qui s'appelle donner une boulette avec sa langue. — Eh bien ! si tu utilisais cet accident pour ton conte ? Tu pourrais ajouter la suite, le lendemain, quand le médecin est venu pour ta grippe. — Cela, en effet, c'était drôle. « Docteur, le chien de notre voisine a été tamponné par une auto. — Ah ! — Il est en piteux état... — Ah ! — Elle sait que vous êtes ici. Elle voudrait vous le montrer. — Ah ! » Cette entrée de la dame, sa chienne dans les bras, et ses petites manières : « Docteur, vous voulez bien l'examiner ? Nous avons tant souffert ! Comme vous êtes gentil. Elle est si gentille 1 Tenez, elle vous regarde. Elle sait que vous lui voulez du bien. » Il en faisait une tête, le docteur ! Ce qui est sûr, c'est que, depuis cet accident, Bella a changé. Elle est neurasthénique. Si elle avait une machine à penser comme les hommes, on la dirait un peu folle et peut-être se ferait-elle du mauvais sang pour le cours du change ou quelque autre lubie. — Dommage, insinue Ma Nounouche, que l'auto ne l'ait pas rendue muette. — Quant à cela ! Sa neurasthénie est bruyante. Elle n'aboie plus : elle hurle, plein mes oreilles, et sa maîtresse hurle aussi. Je veux dire qu'elle n'en est que plus indulgente. Pense donc ! Sa Bella qui a failli mourir ! Il faut l'entendre : « Nous n'avons pas dormi, Madame. Nous avons eu si mal ! A cinq heures du matin, nous n'avions pas fermé l'œil. » Elle lui donne des hypnotiques, tu sais ? Et puis, elle s'est arrangée : Bella aura des petits « pour lui changer les idées ». La dame cherche déjà chez qui les placer. Elle est en pourparlers avec un employé du gaz « qui lui paraît un Monsieur convenable ». Pour un autre, elle hésite. Je lui ai conseillé d'exiger un certificat de moralité. Quand on parle de Bella c'est tellement grave, qu'elle n'a pas senti la plaisanterie, je parie. — Oh ! tu exagères ! — C'est elle qui exagère. Et pour tout dire, avec son chien, notre voisine est vraiment so-sotte. — Eh bien ! dit Ma Nounouche. Voilà de quoi écrire ton conte. Et pour bien le boucler, pour le corser, tu comprends, tu avouerais que si la voisine est sosotte avec son chien, toi, tu est sosot avec tes chats... — Oh ! mes chats, ce n'est pas la même chose ! — Evidemment ! Douze chats, ce n'est pas un chien. — Ils n'aboient pas. — Ce serait drôle. — Je ne répète pas à tout venant : « Ils sont gentils ». — « Minou ! Minou ! Viens, Minou ! » Quand un chat manque à l'appel, tu réveilles le quartier. — Je n'exige pas un certificat de moralité pour placer mes chatons. — Pas besoin. Tu les gardes. — Et puis, je ne suis pas leur esclave, moi ! Ils ne m'empêchent pas de travailler, moi. Je les dresse, moi ! — Entendu ! Entendu ! Regarde ta table : une assiette avec de la soupe, une assiette avec du foie, une soucoupe avec du lait, c'est au milieu de cela que tu travailles. Tes manuscrits, tes livres, ton porte-plume, par terre : de bons jouets ! Des poils, partout. Ton lit, il faut leur savoir gré, n'est-ce pas ? s'ils te laissent de quoi t'y faufiler en te cassant en petits morceau*. Donc, si tu préfères, tu diras qu'ils sont bien dressés, qu'ils ne t'encombrent pas, que tu n'es pas, comme la voisine avec son chien, un peu sosot avec tes chats. Mais ne crois-tu pas qu'avec ces éléments, tu réussiras un beau conte ? — Le conte, peut-être. Mais en ne parlant pas de mes chats. —> Parfait, dit Ma Nounouche. Et comme titre, tu mettrais : « La paille et la poutre ». Jls ont fait leur « retour à la terre ». Ils sont pleins de bonne volonté. C'est leur première année. Ils n'ont pas encore l'habitude de cette petite ferme au milieu des champs. Ils sont au lit et, déjà Monsieur sommeille, quand Madame brusquement le secoue par le bras : — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a, Marie ? — Ecoute... Ecoute donc, Spitz aboie. Dans la grange, où ils l'enferment pour la nuit, Spitz, en effet, aboie très fort, et il fait une de ces nuits dont les paysans leur ont dit : — C'est quand le vent hurle comme cela, que les voleurs en auront à vos poules Ils écoutent un long moment. — Peut-être devrions-nous aller voir, propose Madame. — Mais non, tu sais bien, Spitz aboie pour des riens : il aura rêvé. — Tu crois ? — Ou bien il ^aura entendu craquer une branche. D'ailleurs, voilà qu'il s'apaise. Je suis sûr qu'il se rendort. Faisons comme lui. Bonsoir Marie. — Bonsoir. Cinq minutes après, Marie ronfle avec confiance et c'est Monsieur qui sursaute. Spitz n'aboie plus : il hurle. On dirait qu'on l'égorgé. Monsieur bondit hors du lit : — Qu'est-ce que tu vas faire ? s'inquiète Marie. — Ce que je vais faire ? Mais voir 1 Je ne vais pas laisser tuer mon chien. — Du moins, tu ne t'exposeras pas ? — Sois tranquille. Allume la lanterne. D'ailleurs, tu viendras avec moi. — Ah ! fait Marie, qui peut-être ne pensait pas si loin. Tandis qu'elle s'énerve à fourrer l'allumette dans la lanterne, Monsieur court décrocher son vieux fusil de parade. Quand il y a des voleurs, il sait ce qu'il faut faire. Les voisins l'ont expliqué : — Ne vous risquez pas dehors : ils vous assommeraient. Faites beaucoup de bruit. Ils n'en demanderont pas davantage. L'arme chargée à blanc, Monsieur passe le canon à travers le trou du volet, et lâche dans le noir, un formidable coup de feu : — Boum ! Il laisse le vacarme produire son effet. Spitz instantanément s'est tu. — Et maintenant Marie, allons visiter les étables. Elles sont à côté : on y entre, directement, sans « se risquer dehors ». II passe devant ; il est très crâne. Il sait bien que, s'il y a eu des voleurs, ils ont eu le temps de courir. Il porte le fusil et la lanterne. Madame se colle dans son dos. Pour lui donner du courage il lui a passé un gros revolver : — Que dois-je en faire ? — Si tu aperçois un voleur, tire ! Elle le tient des deux mains. Elle ne quitte pas Monsieur d'un seul pas. Si elle tirait, toute la décharge serait pour lui. — Je ne sais pas ce que j'ai, mais je ne tiens pas fort sur mes jambes. — Allons toujours ! Dans l'étable aux poules, il n'y a rien. Tassées Ôte à côte sur leur perchoir, elles poussent ette espèce de gloussement sifflé qu'elles ont toujours quand -on les réveille ; quelques-unes tendent le cou, l'œil étonné vers cette lumière qui passe en dessous d'elles. I — S'il était venu des voleurs, dît Marie, elles I ne seraient pas si calmes. Rentrons nous eoucher. — Pas encore. Allons voir Spitz. Spitz loge dans la grange à côté. Roulé en boule dans sa paille, n'a pas du tout l'air d'un chien qu'on assassinait tout à l'heure. Il ouvre à peine un œil, puis il reconnaît ses maîtres et se redresse, flatté de la petite visite qu'ils lui font, au milieu de la nuit. — Eh bien ! Spitz, qu'y a-t-il ? — Je dors, dit Spitz, qui se recouche dans la paille. — Décidément, fait Marie, il aura rêvé. Il n'y a rien. Allons au lit. Il n'y a rien, en effet, mais puisqu'ils se sont dérangés, Monsieur veut qu'il y ait quelque chose. Avec sa lanterne, il cherche au long des murailles, puis dans les coins où les voleurs se cachent quelquefois, puis derrière une grosse pile de sacs, puis au-dessus de sa tête, vers le toit, dont les araignées, les tuiles sortent, l'une après l'autre, de l'ombre. Il pousse un cri : — Ah ! Tu vois bien ! — Quoi donc ? s'effraie Marie qui lâche son revolver. — Là !... Regarde. Je savais bien ! Ils ont voulu passer par là. [ — Par où ? — Là, dans le toit, juste au-dessus de Spitz, cette tuile. II? l'ont déplacée. Ils ont voulu passer par là. C'est pour céla qu'il hurlait. Jv — Heuh !... commence Marie qui a l'air de douter. | — Comment heuh ? Mais tu vois bien, la tuile a bougé. On aperçoit le ciel à travers. — En effet, dit Marie, on voit le ciel à travers. ; Mais elle ne paraît pas bien convaincue. * * Malgré le vent, le coup de fusil a fait grand bruit dans la nuit. : Le lendemain, Alphonse, leur voisin, passe au grand trot, debout, sur sa charrette. Alphonse lest meunier, mais, avant tout, chasseur. I — Hé ! hé ! Monsieur. On a braconné un beau lièvre cette nuit ? — Oh ! non, Alphonse. Des voleurs. Je leur ai tiré dessus. [ — Bien fait ! crie Alphonse qui est déjà loin sur sa charrette. Un peu plus tard, c'est Benoît, son frère, qui ginène au pré ses vaches. Benoît n'est pas chasseur, mais il est curieux. Il arrête ses vaches. I — Hu ! ho ! Eh bien, monsieur, vous avez tiré ! Que s'est-il passé cette nuit ? —<• Des voleurs, Benoît. Je leur ai lancé du plomb. — Bien fait, monsieur. Hu ! ho ! A midi, voici Phrasie. Phrasie est la propriétaire. Elle est inquiète pour sa maison depuis que « ces gens de la ville » l'habitent. Que signifie ce coup de feu ? Elle ne voudrait pas avoir l'air, mais serait heureuse d'entrer pour savoir et vérifier en même temps s'ils n'ont pas planté quelques nouveaux clous dans ses murs. — Eh bien ! monsieur, avez-vous entendu ? — Quoi donc, Phrasie ? — Pendant la nuit, ce bruit. — Sans doute la tempête, Phrasie. — Non, pas la tempête ! On aurait dit un... coup de fusil, monsieur. — Ah ! oui, Phrasie. C'est moi. J'ai tiré. — Vous, monsieur ? Que s'est-il donc passé ? — Ce qui s'est passé ? Mais entrez donc. Heureuse d'être entrée, Phrasie écoute d'une oreille et regarde des deux yeux. Monsieur lui raconte tout : Spitz qui aboie, Madame qui se réveille, Spitz qui recommence, les voleurs, le coup de feu, la grange, la tuile. — Si vous voulez, venez la voir. Elle ne répond pas : — Avec plaisir. ' Mais elle est tout de suite debout. — Tenez, Phrasie, regardez là, dans le toit. Phrasie lève la tête. Etant la propriétaire, elle connaît les briques, les moellons, les moindres crevasses de sa maison. Elle connaît aussi la tuile. Des voleurs ? Un si petit trou ? Ne serait-ce pas plutôt un méfait du vent qui a soufflé très fort le mois dernier ? Elle le pense ; Monsieur le pense ; Madame le pense aussi qui regarde le trou, avec des yeux candides de communiante. Pourtant Phrasie hoche très sérieusement la tête : — Vous avez de la chance, dit-elle. Votre chien est un fameux chien de garde. — Je vous crois, Phrasie. — Il nous a sauvés, ajoute Marie. Et Phrasie qui a revu sa maison, Monsieur qui tient ses « voleurs », Madame qui le voit sourire, ils sont tous trois contents. LA QUOTTD BN7IE 5 jL n'est pas dit qu'elle fût bossue. Mais certainement elle était vieille. Quand elle voulait l'embrasser, Henry se détournait à cause des poils du menton qui piquaient. Ainsi, elle ne rencontrait que les cheveux. C'est elle qui s'occupait d'Henry. Henry n'avait plus de papa. Plus de maman, non plus. Un orphelin, comme on dit. Une tante l'avait recueilli. Ça, c'était une bonne action. Oui ! mais cette accueillante personne était déjà fort absorbée à soigner ses migraines. Elle avait aussi fort affaire à rendre visite au bon Dieu que l'on trouve un peu partout dans les églises. De plus, elle était vieille demoiselle et si les vieilles demoiselles possèdent souvent un cœur d'or, celle-ci l'avait en diamant, très dur. Si bien qu'elle ne comprenait pas toujours ce qui se passait chez les petits enfants dont le cœur est en chair. Surtout quand elle se nouait autour du front un linge mouillé pour rafraîchir sa migraine. Nanette au contraire devait être autre chose qu'une vieille demoiselle. A certains moments, on parlait d'elle et voilà qu'on disait : « Madame Ponot. » Elle-même, il lui arrivait de parler quelquefois. Elle disait : « Feu mes enfants... défunt mon mari, dont Dieu ait l'âme. » En disant cela, elle poussait un soupir amusant comme tout. Alors peut-être bien qu'elle était veuve. Oui c'est cela! Veuve comme Henry était orphelin. En été, quand il fait chaud, il ne se passait rien. En hiver, le matin elle entrait dans la chambre d'Henry. Il y avait des fleurs de glace sur les vitres : — Coucou ! Lève-toi, petit. — Déjà, Nanette ? Et tante ? — La migraine... Lève-toi, petit. — Il fait si froid, Nanette. — Courage ! J'ai un bon feu à la cuisine. Ses vêtements l'attendaient bien chauds. Nanette s'entendait comme pas une à lui faire avaler son huile de foie de morue. C'est mauvais l'huile de foie de morue ! Cela remplace les baisers que l'on ne reçoit pas de sa tante. — Eh non ! disait Nanette. C'est très bon... Regarde. Elle s'en donnait une cuillerée. — Hap ! — Si bon que ça, Nanette ? Alors prends encore une cuiller. — Voilà, petit. Hap ! Et maintenant à ton tour. Sans grimaces. Elle n'en versait qu'un peu. Il aurait eu mauvaise grâce. — Hap ! Il ne soupçonnait pas pourquoi certains midis, Nanette se frottait l'estomac : — Ça me brûle, petit. Je vais me mettre à la diète. Nanette l'aimait bien fort. Henry aussi aimait bien fort Nanette. Mais il eût préféré un menton moins piquant. Ce matin, Nanette lui cria de la porte : — Lève-toi, petit. Et tu sais, c'est la nouvelle année. Je te la souhaite bonne et heureuse. — Oui, je sais, Nanette. Il trouvait tout naturel que Nanette la lui souhaitât bonne et heureuse. Il ne songea pas à dire : « Et moi de même Nanette. » Il se détourna vite parce qu'il voyait arriver les picots du menton : — As-tu préparé mon beau costume ? — Dans la cuisine près du poêle, petit. — Et tante ? — La migraine. Quand c'était la nouvelle année, Henry avait une journée très remplie. Il se rendait d'abord chez son grand-père. Grand-père habitait la même rue, à l'autre bout. Henry emportait une lettre qu'il avait fidèlement transcrite d'après le modèle sur le tableau noir de l'école. Il la lisait. Il recevait un billet de cinq francs, plus un grand pain d'épice qui d'année en année aurait pu sembler le même, si la nouvelle date n'y avait été écrite en sucre. Puis il rentrait à la maison et prenait une deuxième lettre, celle qu'il lirait à son parrain. Cette lettre également» il l'avait copiée d'après le tableau noir de l'école. Parrain lui donnait encore cinq francs. Seulement le grand pain d'épice était un petit gâteau de Savoie et Henry devait écouter un discours sur les devoirs d'un bon écolier, puis répondre : — C'est promis parrain. Après quoi, il rentrait et attendait que sa tante en eût fini avec sa migraine et ses Bons Dieux dans les églises. Il lui lisait sa troisième lettre. Tante répondait. — Parfaitement, mon neveu. N'oubliez pas que la Bonté du Bon Dieu est ce qu'il y a de meilleur en ce monde. Cet avis valait plus qu'un gâteau et cinq francs. Cette année débuta exactement comme les autres. Quand il arriva chez son grand-père, celui-ci n'eut pas l'air de savoir quel jour on était. Cependant, le pain d'épice était prêt et, à côté, l'enveloppe fermée où se trouvaient les cent sous. — Eh bien ! s'étonna grand-père, tu ne vas donc plus à l'école ? — Pas aujourd'hui, grand-père, et j'ai quelque chose à dire. Asseyez-vous, s'il vous plaît. Grand-père, qui était assis, se leva, choisit son meilleur fauteuil, s'installa, joignit les mains, ce qui est un moyen de mieux entendre. Henry déploya sa lettre, fit son salut et... — Ah ! mon Dieu ! grand-père, je me suis trompé de lettre. J'ai pris celle de parrain. — Tu as pris celle de parrain ! Qu'à cela ne tienne. Lis quand même. Je suis sûr qu'elle commence comme la mienne : « En ce beau jour... » — En effet ! Comment le saviez-vous ? Il y a cependant des différences. Ainsi, sur la vôtre, il y a : « Cher Grand-père. » Sur celle de parrain j'ai écrit : « Cher Parrain. » Et puis sur la vôtre, j'ai mis pour finir : « Votre petit-fils dévoué. » — Oh alors ! Cours vite chercher celle du petit-fils dévoué. Il courut. La porte était au loquet. Il entra et monta doucement pour ne se montrer à personne. Et dans sa chambre, qu'est-ce qu'il vit ? Nanette devant le lit, Nanette pliée en deux, les mains sur le visage et qui pleurait si fort qu'il crut d'abord qu'elle riait. — Eh bien ! petit. Te revoilà ? Si vite, et sans ton pain d'épice. Que s'est-il donc passé ? — Je me suis trompé de lettre, Nanette. Mais toi tu pleures. Qu'est-ce qu'il y a ? — Moi ? Rien, petit. C'est la nouvelle année vois-tu... Je pensais- à des choses... Jamais il n'avait songé qu'une Nanette pût pleurer en pensant à des choses. Il regarda le menton dont il avait évité tantôt les picots. Et tout à coup il eut très mal. Qu'importe comment ses visites se terminèrent ! Sans doute qu'en le revoyant grand-père reprit son air de ne rien savoir ; qu'ayant prononcé son discours, parrain fut satisfait de la réponse et qu'en guise de gâteau, tante lui rappela que la Bonté du Bon Dieu était ce qu'il y a de meilleur en ce monde. Cela lui était bien égal : Nanette avait pleuré, Nanette pensait à des choses... Pendant toute la journée, il fut un Henry bien occupé. Il s'enferma dans sa chambre. Il s'appliqua à certaine besogne qu'il voulut à tout prix terminer sans aide, ce qui l'obligea à tirer très fort la langue. A peine s'il consentit à descendre pour le repas du soir, et, au coucher, quand Nanette arriva : « Es-tu au lit, petit ? », il n'était pas au lit. Trois bougies brûlaient sur la table. Elle était couverte d'un mouchoir blanc qui figurait une belle nappe. A droite, il y avait le pain d'épice de grand-père ; à gauche le gâteau de Savoie de parrain ; au milieu, l'une ne couvrant pas l'autre, les deux enveloppes de cinq francs. Il prit par la main Nanette qui n'en revenait pas de sa surprise. Il lui dit ce qu'il avait dit à grand-père, le matin. — Assieds-toi, s'il te plaît. Et quand elle fut assise, quand elle eut joint les mains, il déroula un papier, fit sa révérence et commença : — Ma chère et bonne Nanette... LE CHIEN-CHIEN A SA MÉMÈRG ela commença comme toujours en ces sortes d'aventures. Il est vrai que six rues qui se joignent en étoile, forment un endroit dangereux et qu'au lieu de dire : « Que voulez-vous, monsieur : c'est un carrefour », on aurait mieux fait d'y poster un agent. Mais d'abord, y avait-il assez d'agents dans cette ville ? Et puis, les agents servent contre les apaches et, d'ailleurs, s'il fallait en poster partout où c'est nécessaire ! Le soir tombait. Dans ces rues où, en général, beaucoup de monde passait, il passait, en plus, tout ce que l'on voit de gens dans une rue, quand une journée s'achève : des femmes qui pensaient à leur soupe, des hommes qui pensaient à leur lit, d'autres qui pensaient au lit d'une voisine, de petits gosses aussi, et, peut-être, qui sait, perdu dans cette foule, un de ces bougres qui, à cause d'une dent ne pensait qu'à une chose : trouver le praticien qui consentirait à cette heure à le débarrasser de son mal. Il passait également beaucoup de véhicules : des autos qui débouchaient de la gauche et disparaissaient sur la droite ; d'autres qui arrivaient de la droite pour disparaître sur la gauche ; puis des tramways, des charrettes à bras, des bicyclettes, des camions, tout cela pêle-mêle dans de la fumée qui faisait du bruit. Parmi ces autos, deux survinrent. On n'aurait rien su en dire, sinon que l'une était rouge et l'autre peinte en gris. Elles étaient très belles, et elles allaient très vite. On n'établit jamais lequel des deux chauffeurs prit mal sa direction. Il se trouva plus tard des gens pour prétendre que, si le chauffeur de l'auto rouge s'absorbait à fumer un cigare, l'autre ne s'absorbait pas moins à fumer une cigarette. Gela semble invraisemblable. Toujours est-il que brusquement des messieurs levèrent les bras : « Arrêtez ! arrêtez ! » ; qu'une jeune fdle se jeta les mains sur les yeux, tandis que les deux machines se mordaient gueule à gueule, se cabraient, se dressaient, puis versaient, rouge dans grise, contre un réverbère. Cela fit : « Boum ! » à cause des ferrailles ; et puis : « Clang ! » parce que le réverbère, se brisant, sous le choc, crachait au loin ce qui lui restait de chicots de verre dans sa lanterne. Ce que l'on entendit ensuite, ce fut un long hurlement de femme. On aurait pu supposer que quelqu'un s'était fracassé une jambe sous les voitures. Mais le cri arrivait de plus loin. Il arrivait d'un balcon, à un troisième étage, hors de la bouche d'une petite dame qui, prenant le frais, venait de se demander ce qui serait advenu si, au lieu de dormir à l'abri dans ses bras, sa Mirette se fût trouvée à faire sa cro-crotte contre ce dangereux réverbère. Quant aux chauffeurs, ils avaient plus d'une raison de se taire. Le premier avait voulu sauter. Mais prenant mal son élan il était tombé et se taisait gravement, le nez dans un peu de cervelle, sur le bord du trottoir. Le second se taisait aussi, correct, les mains au volant, avec un petit sourire qui parut moins niais, quand on eut vu un bout de fer qui lui sortait, avec quelque chose de rouge, de l'autre côté, dans le dos. Ce qui survint ensuite ne fut pas différent de ce qui arrive toujours en ces sortes d'aventures. Dans cette rue, où tant de gens circulaient, chacun avec une idée différente, il n'y eut plus que des gens ayant tous la même idée. Les femmes ne pensaient plus à leur soupe, les hommes ne pensaient plus à des lits, le M an «ootmiœor» I bougre ne pensait plus à sa dent. Ils accouraient ; ils se tassaient ; ils voulaient voir par-dessus les têtes, deviner entre les jambes, comment c'est fait quand deux autos se sont rencontrées pour culbuter un réverbère... Il y avait d'ailleurs deux morts. On entendit ainsi le Passant qui : « Parfaitement, messieurs », avait vu venir l'accident ; le voisin dont : « Voyez donc, messieurs », à deux mètres près, on aurait pu démolir la vitrine ; l'homme généreux qui déclara : « Moi, ces morts, cela me fend le cœur, mais... », et le bougre à la dent qui déclara que « tout de même, on ne pouvait les laisser comme cela... » En ce moment on entendit, pour la deuxième fois, un long hurlement de femme : c'était la petite dame du troisième qui, s'étant rapprochée à sa manière — avec des jumelles — voyait qu'on ramassait les corps et se demandait ce qu'il serait advenu si, au lieu de ces hommes, on eût ramassé sa Mirette avant qu'elle eût fini sa cro-crotte contre le méchant réverbère. Ce que l'on vit ensuite ne différa guère de ce que l'on voit en ces sortes d'aventures. Survint un agent ; il était maigre4 Cela le dispensa de se dire que s'il n'allait, pas vite, c'était parc1 qu'il était gros. On s'écarta, car il faut toujours ouvrir un passage à la justice. Quand il fut tout près, il regarda pourquoi tant de monde se trouvait rassemblé. Il constata : on avait brisé un réverbère ; on avait démoli des autos ; il y avait deux hommes par terre, ces hommes étaient morts. Il tira son calepin, comme s'il voulait écrire un petit conte. Il demanda : — Qui a fait ça ? Il écouta le monsieur qui avait vu venir l'accident ; le voisin dont on aurait pu démolir la vitrine ; le monsieur dont cela fendait le cœur, le bougre qui, à cause de sa dent, supportait mal qu'on les laissât comme cela. Pour ce dernier, l'agent haussa les épaules. Il prit, d'ailleurs, son nom. Il chercha aussi le nom des chauffeurs, car on a beau être mort, on n'en reste pas moins responsable du bris d'un réverbère. Ce qui survint alors ressemble en tout à ce qui arrive en ces sortes d'aventures. Peut-être à cause de l'agent, une ambulance arriva pour les morts, des camions s'amenèrent pour les autos, puis un petit bonhomme se présenta tout seul avec une brosse et balaya la place pour un nouvel accident. Un monsieur tjra sa montre et cons- tata qu'il avait perdu plus d'une heure. II y eut ainsi moins de gens qui regardent et plus de gens qui passent : les femmes pensaient à leur soupe, les hommes pensaient à des lits ; le bougre pensait à sa dent. Il passa tout de même un curieux qui demanda : « Pourriez-vous me renseigner ?... », et quelqu'un d'averti pour répondre : « Parfaitement... une auto contre une bicyclette. » En ce moment, pour la troisième fois, mais en plus long, montèrent des hurlements de femme. C'était la petite dame du troisième qui, prise d'on ne sait quelle rage, tordait le cou à son chien, parce qu'elle l'avait vu !... parce que, mon Dieu ! elle en était sûre : deux autos avaient écrabouillé sa Mirette qui faisait sa cro-crotte centre le méchant réverbère... Gela manquait de logique... Mais cela finit comme toujours en ces sortes d'aventures. t e père François avait passé sa vie à travail-1er pour les autres. Il était ouvrier agricole. A ce métier, si on se fatigue beaucoup, on ne s'instruit guère. Il en savait pourtant assez pour comprendre que s'il arrive aux hommes d'avoir des idées bizarres, les femmes en ont souvent de stupides. Ainsi la sienne. Ne se mit-elle pas en tête de rire le jour où il annonça : — Femme j'ai un petit soleil dans l'œil gauche, A première vue, prétendre que l'on a un petit soleil dans l'œil gauche pouvait en effet sembler une idée ridicule. Et pourtant si. Ça lui avait pris la veille, au lit, comme il fermait les yeux pour s'endormir. A vrai dire, ce n'était pas un soleil comme celui de là-haut. Il n'était pas blanc, il était noir ; il était moins gros aussi ; mais on sentait qu'il brûlait. Ses rayons flambaient comme ceux d'un soleil véritable. La preuve : tantôt ils y étaient et maintenant brusquement ils venaient de s'éteindre. Quand elle eut bien ri : — T'auras trop regardé la lumière, dit sa femme, il t'en sera resté un brin dans les yeux. Peut-être bien après tout. Pendant la matinée, il ne songea à rien. Il battait pour le quart d'heure le blé du fermier Simonon ; il ne s'agissait pas de flâner à l'ouvrage, car la récolte avait été bonne. Sur le coup de midi, il eut besoin de son pain qu'il avait mis au frais dans la grange et, sitôt qu'il eut passé delà pleine lumière dans le noir, il revit son soleil dans l'œil gauche. Cela ne dura pas d'ailleurs : le temps de prendre son pain, de revenir au jour, le petit soleil avait disparu. La journée finie, le père François ne dit rien à sa femme : elle s'était moquée une première fois, il n'allait pas lui donner l'occasion de se moquer une nouvelle fois. Mais quand il se coucha : — Ecoute, fît-il, ce tantôt en cassant la croûte et maintenant pendant que je te parle, j'ai un petit soleil dans l'œil gauche. — T'auras trop regardé la lumière. Et elle se mit à rire. Le lendemain, il se surveilla. Il s'arrangea pour se tenir à l'ombre, il évita de regarder les flammes qui dansaient dans l'âtre ; à la soirée, il ne voulut pas que sa femme allumât la lampe, car on est toujours tenté de regarder cette petite flamme. Il eut beau faire ! Dès qu'on eut fermé les volets pour la nuit, le petit soleil se ralluma dans son œil. Il en fut de même les autres jours. Les femmes feraient mieux de se taire. Si peu qu'il en eût parlé à la sienne, tout le monde au village sut bientôt ce qui arrivait au père François. Les uns riaient : — Quel blagueur ! Les autres : — Hé, père François, à quelle heure se couche-t-il, le soleil que vous avez dans les yeux ? Il en avait pris son parti et plaisantait lui-même : — Vous verrez bien l'hiver, quand vous gèlerez, avec mon petit soleil je n'aurai pas froid. Il n'avait pas cru si bien dire. Un jour, la neige tomba. Le soir il eut son soleil. Et non seulement dans l'œil gauche. II en eut un dans l'œil droit. Ce soleil-là n'était pas noir comme le premier : il était vert, avec un cercle rouge alentour. Le plus inquiétant, c'est qu'en le frottant à travers la paupière, il le fit éclater en mille petits morceaux qui portèrent leur brûlure jusque dans l'arrière de la tête. Pour le coup, le vieux père François pensa qu'il y aurait quelque chose à faire. Il consulta son maître. Le père Simonon était de ces gros fermiers qui n'ont pas beaucoup d'argent à dépenser en salaires, mais trouvent toujours un bon conseil à votre service : — A votre place, vous avez mal aux yeux, j'irais voir un oculiste. Un oculiste, c'est comme qui dirait un médecin pour les yeux. Bien que venu du fermier Simonon, le conseil ne fut pas si bon qu'on aurait pu le croire. D'abord, pour trouver l'oculiste, François dut se rendre à la ville. Ensuite, il eut à verser vingt francs. Et puis, au lieu de dire : « Ce n'est rien », le médecin, après beaucoup de manigances avec de petites lampes et des outils, affirma que c'était grave et que, pour commencer, il allait prescrire des lunettes. Des lunettes ! Passe encore quand on perd son temps à lire des journaux et des livres. Mais pour travailler dans les champs ! De plus ces verres n'étaient pas transparents comme les verres d'une fenêtre : ils étaient leus. Voyez-vous le père François avec ses deux ronds bleus sur la figure ? Sans parler es moqueries de sa femme, ils lui valurent ien des misères. Le premier matin que, ces lunettes sur le nez, il entra dans l'écurie du fermier Simonon, le cheval ne reconnut plus on homme et prit si peur que François eut de la peine à se remettre du coup de sabot qu'il reçut en plein milieu du ventre. D'ailleurs, à travers ce bleu comment distinguer les blés qui sont mûrs de ceux qui le sont moins ? Heureusement des -lunettes peuvent glisser par terre. La première fois qu'en fauchant, François sentit les siennes s'envoler de son nez, tant pis, elles pouvaient bien pourrir, il se garda bien de les ramasser. Il eut même la précaution de piétiner la place, pour être sûr qu'on ne les retrouverait plus. En ce temps, il eut à cause de ses yeux toutes (espèces de mésaventures. Bien qu'il n'en parlât [plus, il voyait toujours ses soleils, tantôt dans l'œil droit, tantôt dans le gauche, souvent dans les [deux. Un jour, il ne put avaler sa soupe, parce l'que, croyant prendre le sel, il l'avait assaisonnée ' avec du poivre. Sa femme le traita de fainéant. Une autre fois, elle lui demanda de vider l'eau de sa lessive et vlan ! i! envoya dans la rigole un grand seau plein de lait. De nouveau, elle le traita de fainéant. Elle en prenait l'habitude. Et c'est ainsi qu'un matin, elle le surprit qui traînait dans son lit, les yeux ouverts à ne rien faire. Elle dut le secouer : — Hé ! lève-toi, fainéant, il est l'heure. Il répondit : — L'heure ?... Mais non, il fait encore très noir. Elle ne comprit pas tout de suite que, si son homme voyait noir quand il faisait clair, il était devenu aveugle. Elle n'en revenait pas. Lui non plus, au premier moment. «lALHHffi I»U PÈRE BENOIT ' r f4 11 t e père Benoît avait soixante-cinq ans. A ^ cet âge, quand le mal vous prend, c'est dans la tête, ou dans les reins, ou encore dans l'estomac. Chez lui, ce fut moins grave : un petit rien dans le pouce de la main droite. Il constata la chose un matin. En voulant le plier, le père Benoît fut bien obligé de se dire que ce pouce, au contraire, demeurait tout raide. Quelque chose comme un petit os l'empêchait de bouger. Bast ! un doigt raidi ne vous gêne pas pour travailler. On était à la fin de la récolte. Pendant toute la semaine, il engrangea son blé. Seulement le dimanche, comme il se trouvait à la chasse, il épaula son fusil après un lièvre et pan! Le père Benoît qui, de sa vie, n'avait raté sa bête, venait de tirer un coup pour rien. — Ce sacré doigt ! Un peu plus tard, de la phalange où le mal s'était tapi, il remonta dans la main et se logea entre les os du poignet. Cette main n'était pas morte puisqu'elle ressentait constamment une espèce de brûlure. Mais elle n'en valait pas mieux, D'ailleurs elle ne gênait pas trop. La besogne qu'on ne réussit pas avec la main droite, on l'achève avec la gauche. Mais, après la moisson, ayant à guider la charrue pour labourer un champ, il eut besoin de ses deux mains en même temps. Oulla ! oulla ! il fit des efforts et, pour la première fois, le père Benoît qui dans sa vie n'avait tiré que des sillons bien droits, les avait tirés tout de travers. — Ce sacré poignet ! L'été suivant, le mal qui pendant l'hiver n'avait pas quitté sa place, abandonna le poignet, descendit dans la main et sortit par le pouce. Parti ! Il ne laissa derrière lui qu'un peu de raideur. Après cela, on aurait pu supposer qu'il ne reviendrait plus, ou reviendrait par où il était parti. Eh non ! Un matin, comme le père Benoît sortait du lit, cela se déclara par ailleurs. Ce fut dans la jambe et pas du côté droit comme pour la main, ce fut du côté gauche. Cette jambe devint un peu grosse, puis plus grosse, puis très grosse. Quand il l'étendait en restant assis, cela pouvait aller. Mais dès qu'il se levait, oulla ! oulla ! il n'avait pas assez de ses deux mains pour les porter à sa jambe, puis à ses reins, puis à ses côtes, tant ce mal était leste comme un mau- vais chat à se transporter dans toutes les parties du corps à la fois. Allait-il passer sa vie sur une chaise à pousser des oulla ? Pour le coup, il fallut savoir. Un jour, le vétérinaire vint pour examiner une vache. Cette bonne bête, grâce à Dieu, n'avait rien. — Alors, dit le père Benoît, puisque vous êtes là, vous allez me regarder la jambe. — Ça, fit le vétérinaire, ce sont des rhumatismes. Voyez un médecin. Des rhumatismes ! Plus souvent que, pour des rhumatismes, le père Benoît irait porter ses sous à un médecin ! Pas loin habitait le berger Joseph. Le berger Joseph connaissait tout. Quand la fille du charron s'était trouvée enceinte, il lui avait iréparé un jus d'herbe. Ce jus était si fortifiant que cette brave femme, qui n'était pourtant pas des plus solides, mit au monde deux jumeaux, un fils et une fille, lesquels moururent par malheur pendant les couches, ce qui, tout compte fait, fut un bonheur, car la mère expira aussitôt après. II s'entendait aussi à retirer es épines que les moutons s'enfoncent en broutant les buissons. Ce serait bien le moins ""•M QUOTIÛIHNHB 7 s'il ne réussissait pas à retirer le mal que le père Benoît s'était enfoncé dans la jambe. Un matin, oulla ! oulla ! le père Benoît se traîna comme il put jusque là. Le berger Joseph ne fut pas long à donner son avis. Il réclama vingt sous. Il dit : — Les vétérinaires sont des ânes. Il ajouta : — Et les médecins aussi. Go qui vous tourmentait, Père Benoît, ce n'était pas des rhumatismes. Ce n'était pas non plus, comme on aurait pu le croire, un os. C'était un vent. Ce vent était entré par un trou que le Père Benoît devait s'être fait, sans le savoir, sous l'ongle. Cela arrivait de même quand les brebis s'empêtraient parmi les ronces. De l'ongle, le vent était remonté dans le bras, avait glissé dans le corps et maintenant il attendait son moment pour sortir par la jambe. Il aurait peut-être suffi d'une entaille qui lui eût ouvert le passage. Mais outre qu'une entaille peut empoisonner les sangs, il y avait mieux : donner un autre franc, après quoi le Père Benoît rentrerait chez lui, se choisirait une belle bouse de sa vache, s'en ferait un emplâtre, le collerait sur sa jambe, le garderait pendant huit jours sans y toucher. Au bout de ce temps, l'emplâtre aurait sucé le vent. Les remèdes que l'on vous prescrit, ne sont vraiment des remèdes que si l'on supporte, en même temps que leur gêne, les souffrances qu'ils vous donnent. Le père Benoît rentra content. Il mit son emplâtre. Il eut bien mal. Il en eut, si l'on peut dire, pour ses deux francs. Voici comment les choses se passèrent. Le premier jour, en flairant l'air, il dut se répéter : — Eh non ! je n'ai pas été à l'étable, Mais à part l'incommodité de l'odeur, la douleur ne fut pas plus grande, ni moindre qu'auparavant. Le vent sansdoute, se tenait coi dans son coin. Le deuxième jour, l'odeur avait disparu, ou peut-être on ne la remarquait plus. La douleur resta la même. Le troisième jour, le vent commença à se remuer dans la jambe. En plus du mal ordinaire, il y eut des picotements du côté du mollet. Vers la soirée, il s'y ajouta de la brûlure. Le quatrième jour, le père Benoît dut se tenir à quatre pour ne pas lancer son emplâtre à tous les diables. Non seulement cela picotait et brûlait, mais on aurait dit que ce méchant vent, à l'étroit sous sa bouse, se tortillait^pour sortir et que la jambe sous cette poussée enflait à éclater. A partir du cinquième jour le père Benoît se mit à geindre, ne sachant pas où il avait le plus mal : si c'était au mollet, ou dans le pied, ou dans le genou ou même, par moments, dans la tête où le vent était remonté et frappait de gros coups. Le huitième jour finit par arriver quand même. On n'attendit pas le soir, on enleva l'emplâtre, on regarda. Comme le berger l'avait dit, le vent s'était ouvert un trou. Seulement la jambe était le double de ce qu'elle aurait dû être et de plus, oulla ! oulla ! quand on l'eut lavée à l'eau froide, elle n'était même plus rouge ; elle était bleue. Cette fois, malgré l'argent que cela coûterait, qu'il le voulût ou non, sa femme fit venir le médecin. Les médecins disent ce qu'ils veulent, et les femmes sont toutes les mêmes. A peine la sienne lui eut-elle versé la première cuillerée de sa drogue, que le père Benoît qu'on avait mis au lit, perdit l'envie de manger, perdit l'envie de dormir, ne demanda qu'à boire et sa jambe devint si raide que la raideur en passa dans le corps qui ne put plus bouger. Oulla ! oulla ! le père Benoît crut bien qu'il finirait par mourir. Mais sa santé était plus forte que les pommades du docteur. Au bout de trois mois, elle en eut raison : il put marcher de nouveau. Un matin de juillet cependant, comme il fendait du bois, il constata qu'un doigt refusait de plier. Tonnerre ! Os, rhumatisme, ou vent, il n'allait pas recommencer à s'empoisonner avec des drogues. Pendant sa maladie, bien que ne bougeant pas, il n'était pas resté sans écouter. Des voisins venaient. Les uns avaient dit : — Des rhumatismes, faut de l'eau, ça se noie. Les autres : — Des rhumatismes c'est un froid, ça se cuit. Il eut une bonne idée. Sa femme se trouvait aux champs. Avec le bois qu'il venait de fendre, il alluma le four à pain. Il fit un très gros feu. Le four à point, il en retira les braises, se glissa jusqu'au fond, puis referma sur lai la porte pour être sûr d'avoir bien chaud. Nul n'a jamais dit ce qui se passe dans un four où l'on s'est enfermé pour cuire des rhumatismes. Sur le coup de midi, sa femme revint pour la soupe. Elle ne vit pas Benoît. Il n'était pas dans la cuisine ; il n'était pas au grenier, et pas davantage, bien qu'elle l'appelât, dans la cave. Elle chercha partout. Il fallut qu'en passant près du four, elle aperçût les braises qui fumaient et sentît sur la joue le chaud de la porte. Ce n'était pas le jour au pain. Elle regarda. Ah ! Seigneur de bon Dieu ! Son homme était là. Elle aperçut d'abord la tête. Les cheveux étaient grillés. Elle cria : — Benoît ! Que fais-tu ? Sors de là ! Il ne voulut rien entendre. On dut se mettre trois. On le tira par les épaules ; on Pétala sur une table. La langue lui sortait très rouge. Il resta là sans plus bouger qu'un pain bien cuit. I\ OUI M'ÉTAIT PAS MOI»IIC\l \ a h ! non, il ne l'était pas, moderne. Figurez-x vous, dans la vie, il était quelque chose : peintre, sculpteur, graveur, impossible de le savoir. Eh bien ! au lieu de s'habiller comme les peintres qui s'habillent comme tout le monde, il s'habillait comme lui seul. Quand on le rencontrait dans une exposition, que l'on s'arrêtait devant une toile, il ne vous tirait pas par la manche : « Viens, moi je... » Il regardait avec plaisir. Il disait : « Ça, c'est bien... ça, c'est moins bien. Voici pourquoi... » Il vous laissait le temps de voir. Alors seulement, il passait à une autre toile. Et puis quand il était ému, il ne prenait pas ce beau visage de bois dont on se. masque aujourd'hui. Son visage restait en vraie chair, de la matière sensible ; et s'il avait du cœur, mon Dieu voilà ! tout simplement il avait du cœur. En quoi, moins que jamais il était moderne: Je le rencontrais quelquefois. Il me racontait des histoires. Un jour de neige, je l'aperçus dans la rue. Je le hélai : — Dis donc, vieux, je suis content. Noël approche. Un journal me demande un conte. Tu m'en diras bien un. Il me regarda dans les yeux. Il se mit à rire : — Ali ! oui, un conte pour journal, je vois cela d'ici. Une garçonnière. Malgré le chauffage central hé ! dans la cheminée une bûche qui brûle. Sur le divan, un monsieur : une autre bûche qui brûle: puis la dame, une bûchette et alors... Et bien non !,.. je ne te ferai pas ton conte. Seulement écoute. Et tout en marchant, il débita ceci : — La Noël ! Ah ! Oui... L'enfant-dieu qui naît, la belle étoile qui s'arrête, les bergers qui arrivent, les anges, là-haut, qui chantent : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Dis donc : « Paix sur la terre », là, vraiment, sans rire ?... Si le monsieur à la bûche ne te convient pas, ce qu'il faudrait, je sais, c'est une histoire bien grasse, quelque chose qui croustille, une oie quoi ? en plein dans son jus, sur sa broche dans une antique hostel-lerie, sous la lumière; électrique d'aujourd'hui. Ou bien une légende comme sur une carte postale : un ciel d'hiver, des étoiles, la neige, au milieu une église dont le porche est ouvert pour permettre un joli petit effet de lumière. Ou mieux encore, une anecdote pour rire : le bonhomme Noël qui plonge du ciel en avion, qui se trompe de cheminée et lance dans une pauvre savate le collier destiné à une riche pantoufle. Franchement, ça ne me dit rien. Ton Noël me rend triste. C'est peut-être parce que j'ai été jeune. Quand j'étais jeune, on m'avait mis au collège. Un sale collège. Nos vacances de Noël commençaient... la veille de l'an. Le 24 au soir, on nous envoyait au lit une heure plus tôt. Pour ceux qui ne savaient pas, on annonçait : — Attention, mes enfants. Endormez-vous, tout de suite. La cloche sonnera à onze heures et demie. Il ne s'agira pas de traîner. A minuit, ouste à l'église, pour la messe. Ils se réjouissaient les bougres : — Mincé de fête ! Ah ! bien, ouitche ! La messe de minuit, c'était trois messes. On gelait. La crèche, il est vrai, était belle. Des centaines de bougies. On y voyait Jésus, sa maman à droite, son papa à gauche, l'ange, au-dessus, qui déroulait sa banderole : « Paix sur la terre... » Mais j'avais froid* Comme on devait prier, je priais. Je disais : H,— Mon p'tit Jésus, tu es là sur la paille ; du moins tu es couché. Tu as, autour de toi, un fameux luminaire : ça tient chaud... Tantôt un monsieur viendra chanter : « Minuit, chrétiens » avec la même voix qu'il avait l'an dernier. Puis on ira au réfectoire, on avalera un bol d'eau chaude qu'ils appellent du chocolat et on ira se recoucher... Petit Jésus, si tu as des yeux, tu l'as vu. En sortant du lit, j'ai refermé mes couvertures. Fais en sorte qu'un mauvais camarade ne les ait pas dérangées et qu'en m'y fourrant, je les retrouve bien chaudes... Dans ma vie j'ai dit beaucoup de ces prières, et de plus bêtes. C'est peut-être à cause de cela que ton Noël me rend triste. Tiens ! regarde, dans cette boutique, cette dinde. Elle est belle ; ses cuisses, les jolies dames d'aujourd'hui n'en ont pas de pareilles, et ces truffes sous la peau, on dirait qu'on l'a bourrée de bleus pour la punir d'être grasse. Pauvre dinde. Ce n'est pas de sa faute après tout si elle était grasse. Elle aurait préféré rester maigre — et vivre. Eh bien ! vieux, en regardant cette dinde, je pense à des choses et, ton conte, je crois que je le tiens. - Tu appellerais ça : Le petit Noël des trois enfants qui avaient faim dans la neige. Le titre est un peu long. Mais si on te paie à la ligne... La neige, dont je te parle, tu te l'imagines ? Non, vieux, tu ne te l'imagines pas. Ce n'est pas de la neige en ouate et en mica comme celle que tu vois sur la fourrure de ce bonhomme Noël. Ce n'est pas celle qu'on ramasse à la pelle et qu'on envoie fondre dans le ruisseau. Ce n'est même pas celle que l'on foule sur le Mont-Blanc où, après tout, on est libre de ne pas aller. Ma neige est de la vraie neige ; elle est tombée sur une plaine depuis des jours ; elle est très haute; par moments elle s'envole sous des coups de bise, puis elle revient plus épaisse en sifflant : Z î î î. Tu entends ? Pas comme un moustique, l'été, quand tu dors la fenêtre ouverte. Un « Z î » plus aigu, quelque chose comme une scie mécanique qui mord du bois, car vraiment cette neige mord les visages comme du bois ; et il y en a tout plein, si loin que tu regardes, même plus loin, si tu allais. Alors au milieu de cette neige passent les trois enfants qui ont faim. Faim, comprends bien; pas faim comme quand tu bâilles et que tu dîneras tout à l'heure. Non : la vraie faim, celle qui a mangé hier une pincée de riz, avant-hier une carotte, et lorgne aujourd'hui un bon morceau sur le dos du copain en passe de tourner l'œil. Gela arrive, tu sais ; et même entre gens civilisés... Comment ils s'appellent, mes enfants ? Je te les présenterais : « Celui-ci est Pierre ; celui-là Paul, l'autre Alexis », tu n'en serais pas plus avancé. Le temps de fermer les yeux pour une bourrasque, déjà tu ne les distinguerais plus. Ce sont des enfants qui ont faim, quoi ? La même petite figure en triangle, des côtes qui sortent, le ventre qui s'enfonce ou s'enfle et des yeux, mon vieux, qui te regardent... qui te regardent... Ces trois enfants marchent. Ils ont un peu d'espoir parce que là-bas, tout là-bas, ils aperçoivent une maison où brille une lumière. Comme dans le Peiil Poucet, si tu veux. Mais c'est beaucoup plus loin ; et puis il est dur, pour des enfants, d'avancer dans la neige ; et puis à chaque instant il y a cette bise qui siffle et coupe avec son bruit de scie. Il se passe alors quelque chose que je ne m'explique pas. Chaque fois que la bise se lève, les enfants mettent, comme il est naturel, le coude devant la figure : puis, quand ils se découvrent, ils sont étonnés parce qu'ils trouvent autour d'eux de nouveaux compagnons. Ils étaient trois, les voilà trente ; puis cent ; puis cinq cents. Si bien que lorsqu'ils arrivent à cette maison, la cour est trop étroite et l'habitant peut s'imaginer qu'au lieu de la neige, il est tombé tout plein de petits enfants. Et ils sont là, avec leur figure en triangle, les côtes que j'ai dites et leurs yeux qui regardent... Qu'est-ce qu'il dit, l'habitant ? Il est grand, bien rouge, bien pansu. D'abord, il ne dit rien. Il se fâche parce qu'on a poussé sa porte et qu'il était en train de compter son argent. Quand il sait que ces mioches ont faim : — Ah ! fort bien, je comprends. Mais vos papas me doivent de l'argent. Qu'ils s'arrangent d'abord. Nous verrons ensuite... me-" Mon ami, tu hausses les épaules : cette réponse n'est pas logique. Bast ! dans un conte... D'ailleurs, souviens-toi, au lendemain d'un Noël, un certain Hérode, pour supprimer un enfant, en tua dix mille. Celui-là, était-il logique ? Et les enfants vont plus loin. Ils ont un nouvel espoir, car tout là-bas, ils voient une autre maison avec une fenêtre où brille de la lumière. Aller jusque là est encore plus long. Certains tombent et restent là comme un petit paquet. Quand ils mettent le coude devant les yeux, d'autres enfants les ont rejoints dans la neige : d'autres viennent. Cette fois quand ils arrivent,' ils remplissent la cour, les abords de la maison, toute la plaine alentour, aussi loin qu'on puisse voir. Et ils attendent là, les uns contre les autres, la figure en triangle et leurs yeux qui regardent. Qu'est-ce qu'il dit le bonhomme ? D'abord, il ne dit rien. Il ne se fâche pas, car il a fini de compter son argent. Il se frotte les mains : — Vous avez faim, je comprends : on va vous secourir. Mais qu'arriverait-il si Pierre reçoit une tartine et Paul un demi-pain ? Que je fasse d'abord mes calculs. Après on verra. Ceci non plus n'est pas logique. Mais si un jour tu as faim, tu verras que tu nageras en plein dans l'illogique. Et les enfants vont. Ils savent qu'en d'autres maisons on compterait moins et donnerait plus volontiers. Mais il y aurait à traverser des étendues de neige, de grands fleuves et aussi la mer où les navires font naufrage. Alors ils traînent. Beaucoup meurent, d'autres les remplacent. Ils sont cent mille, ils sont cinq cent mille, ils sont... Mon vieux, je ne vais pas t'ennuyer davantage. Ce sont des blagues qu'on imagine. Tout de même si c'était vrai, s'il y avait ces enfants pendant qu'ici cette dinde... Il me racontait cela, tandis qu'une famine régnait dans un pays, oh! loin d'ici! et les nations délibéraient un peu comme les bonshommes pansus dont il parlait. Je lui ai dit : — Ton histoire est de la haute fantaisie. Personne ne la lirait jusqu'au bout. * * * Nous buvions un verre. Les journaux annonçaient des faits remarquables. Mon ami plia le sien, en deux, en quatre, en huit, en seize, tassa le tout et jeta cette boulette. Ses yeux regardaient loin. Il pensait à des choses. — Qu'as-tu, vieux? Est-ce ce que tu as lu? — Je n'ai rien lu, fît-il. Mais ne crois-tu pas ? Moi, j'en suis sûr. Les circonstances changent, le journalisme, euh ! reste le journalisme. Cela t'étonnera peut-être, j'en ai fait, tu sais. Alors qu'importe si ce que je pense est un peu vieux. Tiens ! je vais te raconter une histoire de ce temps. Une histoire de sport, si tu veux. Oui, vieux, une bonne petite chaumière, une vieille baraque, un pantalon à trous, des cheveux qui s'en foutent, avoir eu tout cela. J'élevais des poules. Malade, j'avais lâché la ville, la boîte et loué cette baraque loin, en pleine campagne. J'y vivais libre et, pour employer un grand mot, recueilli. Le beau temps était mon maître, le ^ VIE EST QUOTIDIENNE 8 soleil, mon patron. Ceux de là-bas tenaient à moi. Ils m'avaient dit : — Remettez-vous : vous reviendrez. En attendant, nous vous enverrons notre feuille. Tenez-vous au courant. Me tenir au courant ! J'en faisais des boulettes, de leur feuille. Comme de celle-ci. Parfois, je me disais : — Tout de même tu es dans le vrai. Ce bon fossé de mousse où tu reposes, cette paire de sabots où tes pieds sont à l'aise, cette cloche quelque part qui pense encore à Dieu, rien de tel pour réduire à leur valeur le contenu d'une jupe à la mode ou les grimaces d'un arriviste. Au fait, tu connais cela, toi. Mon vieux, quand on a commencé une si bonne cure, on devrait la continuer et ne guérir jamais. Moi, je guéris. Du moins, je le crus. Car au fond, bazarder, comme je le fis, mes poules, lâcher ma baraque, rentrer en ville, fallait-il que je fusse encore malade ! Il faut vivre, n'est-ce pas ? Comme l'a dit quelqu'un de ma connaissance, vivre c'est faire le mort. Rentrer en ville, après deux années de retraite, c'est cela qui vous donne un coup. On prétend que les choses ont changé depuis la guerre. C'est un bruit qui court. Elles ont changé bien avant. Elles ont changé de tout temps. Je m'en rendis compte dès la gare. Un brave petit hôtel que je connaissais là, avait grandi et s'appelait Palace. Les femmes dont je me rappelais les silhouettes longues et fines, tiens ! un peu ce qu'elles sont redevenues à présent, avaient grossi. Elles se tassaient sous des chapeaux de poids ; elles portaient autour du corps tout un attirail de nœuds de cordes, bien commodes si elles avaient été des paniers. Quant aux fiacres, il n'y avait plus que ces machines que je considérais encore comme un phénomène désagréable : des autos, des autos, des autos. Décidément oui ! la vie avait marché. Le retardataire, c'était moi. Pourtant quand j'ouvris mon journal, je vis avec plaisir que l'on parlait encore d'une fillette dont on recherchait le satyre. Mais je dus me rendre à l'évidence : ce n'était plus le mien. Par contre, il était beaucoup question de sport : courses cyclistes, records d'automobile, meeting d'aviation. Moi qui en étais resté à mes humbles petites dépêches : Poursuivant ses essais, Santos Dumonl a réussi un vol remarquable de 2 mètres en 45 secondes. Au journal, même changement. Je. l'avais quitté à ses débuts : des bureaux bohèmes, des patrons avenants, des rédacteurs assez enthousiastes de leur tâche pour se passer de discipline. Il y a des journaux comme cela. Je te le dis en passant, pour que tu n'ailles pas croire... Le progrès avait passé par là. De vastes locaux dorés que l'on balayait tous les jours, quatre rotatives, je ne sais combien de linotypes, des patrons devenus durs, et par réaction des collaborateurs traînant cette lassitude des bêtes et des gens qui ne travaillent plus pour être sûrs de ne pas travailler trop. — C'est que maintenant, m'annonça le secrétaire, nous sommes devenus un organe de grande information. Je crois qu'il osa me dire cela sans rire. J'eus quelque peine à me mettre au pas. Mais enfin, deux ans dans les bruyères à contempler les nuages qui sont si grands quand les hommes sont si petits, voilà qui vous donne une bonne dose de philosophie et de mépris. » Après cette tirade, mon ami attendit que je dise quelque chose. Je ne dis rien, car décidément il avait les yeux trop brillants. — Tout cela, me dit-il, te semble un peu long. Mais c'était nécessaire. Sinon tu ne comprendrais mon histoire. Elle s'est passée en 1907,1908 ; oui, par là. Cette année-là, si tu t'en souviens, un journal organisa un grand concours d'aviation : le premier de ce genre. Cela s'appelait le circuit d'Europe. Circuit d'Europe, c'était beaucoup dire : départ de Paris, escale à Reims, la Belgique, la Hollande, traversée de la Manche vers l'Angleterre, retour à Paris. À présent, un apprenti en ferait davantage. Pour l'époque, ce n'était pas mal. C'était même fort bien, si tu penses qu'à part Blériot et peut-être un autre, personne ne s'était risqué au-dessus du détroit. Comme de juste, au dire du journal, ce concours qui comportait un nombre considérable de prix, était organisé « pour encourager une industrie naissante ». Il devait de surcroît faire entrer beaucoup d'argent dans sa caisse. Comme de juste aussi, les feuilles concurrentes ne l'entendirent pas ainsi, ou du moins se préparèrent à attraper quelques bons morceaux : les chacals, pendant que le lion dîne. Quinze jours d'avance, notre journal ouvrit une campagne tapageuse. Articles de première page, portraits des aviateurs, biographie, performances, promesses d'une information « probe, intensive et rapide», tu vois cela d'ici. Nous étions sur les dents. Le moment venu, les patrons nous réunirent pour les dernières instructions. Un tel irait au départ, un tel à l'étape, tel et tel autre à certains endroits où des incidents étaient possibles. On leur .remit à chacun un code télégraphique. Tu sais ce que c'est. Un des directeurs l'avait mûrement combiné. Chaque concurrent était représenté par une lettre A. B. C... A cette lettre, on accolerait des chiffres qui avaient leur sens. Ainsi 51 signifiait faire son plein d'essence ; 55, il brise son aile ; 50, il se casse la jambe ; 76, mort. On avait tout prévu. Quant à moi, ma mission était simple. Je restais à la rédaction ; je centraliserais les dépêches, les déchiffrerais, les transcrirais en clair : — Et naturellement, vous les animerez un peu. J'avoue que j'eus un scrupule. Ce n'était certes pas la première fois que j'écrivais des papiers sur des sujets que je ne connaissais pas. Ainsi, il m'était arrivé de mener une enquête sur une grosse affaire d'Afrique et je te jure que je ne me suis jamais coiffé d'un casque colonial, même en rêve. Ici, c'était plus délicat. Un pigeon qui se pose sur une branche, un épervier qui plane au-dessus d'une mare, en fait d'atter- rissage, de vol plané, je n'en connaissais pas davantage. J'avertis les patrons. — Ne vous inquiétez pas, dirent-ils. D'ailleurs vous avez le temps. Mettez-vous au courant. C'était leur méthode. Ils jetaient leur homme à l'eau. Bon ! je me mis au courant. Quelques photos et revues m'enseignèrent ce qu'étaient les fuselages, les moteurs, les chariots d'atterrissage. Au cinéma, j'eus la chance de voir un aviateur, grandeur nature, sourire au public, s'installer sur sa machine, devenir grave, lever la main, s'enfoncer dans l'écran, sauterelle d'abord, puis oiseau, puis moustique, puis plus rien. On eut même l'excellente idée de retourner la bobine, ce qui me permit d'imaginer à peu. près un atterrissage, compte tenu cependant de ce que le moustique, puis l'oiseau, puis la sauterelle rentraient dans l'écran le derrière en avant. A cela j'ajoutai quelque expressions heureuses du jargon courant : « gracieux papillons blancs, manche à balai, casser du bois, rois de l'air » et j'en connus assez. Je dois dire que la première journée ne manqua pas d'être stupéfiante. Vivais-tu en ce temps-là ? Des jambes cassées, des bras brisés, deux aviateurs carbonisés, un ministre la tête emportée d'un coup d'hélice, son secrétaire assommé, tout cela en quelques secondes ! Des télégrammes m'arrivèrent en éclair. Tu penses que le code des patrons n'y avait pas suffi. En les recevant... Mon vieux, les journalistes qui aiment leur métier, je les envie. « Une bonne petite information, de grosses informations... », ils cajolent ça ; ils en ont pleins la bouche ; on dirait une belle femme. Je crois t'en avoir dit assez sur mon compte. Ces informations, je les détestais. Elles étaient des corvées ; ceux qui en étaient l'objet, des gêneurs. Je ne dis pas que, devant ces morts, j'allai jusqu'à me frotter les mains : « C'est bien fait. » Quand même je dus avoir un vague sourire. Une sorte d'espoir aussi : « Si après cette expérience, ils en restaient là. » C'est laid, n'est-ce pas ? Je n'en fis pas moins un très beau reportage : de la couleur, des mots émus, tout ce que tu voudras. Les jours suivants furent plus ternes. Comme on dit en sport, le départ avait été une « éliminatoire ». Les faibles supprimés, les autres couraient leur chance. Suivant le programme, ils s'arrêtèrent à Reims, traversèrent la Belgique, furent fêtés à Liège, se montrèrent à Bruxelles, entrèrent en Hollande. Copie banale. J'avais mis en vedette trois concurrents : le capitaine de vaisseau Baumont, froid, sec, sérieux comme un marin anglais, le Parisien Védrines, que l'on surnommait le « Titi des Nuages », Rénaux qui voyageait avec un passager sur un lourd biplan, et arrivait aux étapes bon dernier, mais enfin arrivait quand même. Cette endurance, cette froideur, cet esprit, il y avait là de quoi tirer à la ligne. Je tirais. De plus, j'avais créé une rubrique très intéressante. Cela s'appelait : Ce qu'ils ont gagné. Chaque étape comportait une série fabuleuse de prix. Je ne sais quel cuistre en avait réglé le barème. La moitié du quart, plus un sixième, moins un tiers, cela ressemblait au problème de l'âge du capitaine. Je ne cherchais pas l'âge du capitaine. Dix mille francs à Baumont, sept mille francs à Rénaux : cela ne me coûtait rien. Plus j'en donnais, plus le lecteur était content. Et après tout, ces calculs étaient-ils si faux que cela ? Des journaux paraissaient après le nôtre. Mes chiffres y étaient. Jusqu'à présent nous ne sortons guère du journalisme courant. Après quelques jours de soleil, le ciel se couvrit, un vent violent se leva. Les concurrents se trouvaient en Hollande, à Bréda, prêts à s'envoler vers l'Angleterre. Gela tombait mal. Un jour, deux jours, trois jours. Chaque matin, ils sortaient leur appareil ; chaque soir, suivant l'expression d'un rédacteur, ils devaient remiser dans leur cage les grands oiseaux blancs. Les directeurs étaient furieux. Une information qui languit, est une information qui meurt. De plus, on attendait cette traversée de la mer, le clou du circuit et les lecteurs trop longtemps tenus en haleine commençaient à la trouver mauvaise. On renvoyait trop souvent la suite au prochain numéro. Aux deux extrémités de l'étape, nos « envoyés spéciaux » battaient la semelle. Puisqu'on leur avait commandé de télégraphier, ils télégraphiaient. Mais que dire ? Une interview des aviateurs ? On les connaissait. Comment ils passaient leur journée ? Connu #ussi. Le confrère de Bréda était un nouveau. Pour se donner l'air de travailler, il s'était mis en tête de découvrir la Hollande. Il m'envoyait à grands frais de fades descriptions. J'avais beau lui répondre : « Inutile, possédons guides », il ne comprenait pas et décrivait de plus belle. A Douvres, c'était un vieux routier, Jean Lhair. Jean Lhair avait un faible pour les alcools anglais. Il s'en trouvait bien sans doute. Trois télégrammes par jour : « Rien ». Le troisième s'allongeait de ces mots : « Note pour la direction, envoyez fonds ». Après quoi, je le savais, je ne recevrais plus rien. Enfin, le septième soir, vers le coucher du soleil, le vent tomba et deux télégrammes m'arrivèrent coup sur coup. L'un : — Breda. Ils sont partis. L'autre : — Douvres. Je les espère. Attendre ne m'avait pas été inutile. J'avais réfléchi. Je regrettai ma joie mauvaise du premier jour. Je m'étais dit : — Les journaux ont beau s'en servir pour se tailler de la réclame, ces hommes, après tout, sont autre chose que de la matière à reportage. Ils ont du cran. Ce qu'ils font est beau. Mes télégrammes en main, je sentis ce petit frémissement d'enthousiasme qui inspire les bêtises — les bonnes bêtises — et j'en commis une impardonnable pour un journaliste : je fis de la littérature. On m'avait adjoint comme aide, mon ami Philippe, un garçon délicieux, un peu moqueur, dont je n'ai jamais su s'il était froussard ou bien crâne : — Mon vieux, lui dis-je, nous allons tâcher de faire de la bonne besogne : — Allons-y, fit Philippe. Tournant autour de la table, je méditai quelques instants sur le texte de mes télégrammes, puis je me mis à dicter. — Aérodrome de Bréda. De noire envoyé spécial. Premier télégramme. Ah ! c'est que je le voyais, cet aérodrome. Il me suffisait de fermer les yeux en pensant à mon coin de campagne. Des bruyères comme là-bas ; une sapinière à l'horizon, un ciel très haut, un soleil déclinant qui dorait les visages. Peu de monde... — Pourquoi, dit Philippe, ne mets-tu pas une foule. — Non, vieux. Les Hollandais sont des gens froids, tu comprends. Ils sont las de ces avions qui, tous les jours, vont partir et ne partent jamais. D'ailleurs, la foule, j'en aurai besoin pour l'arrivée à Douvres. Je décrivis donc un départ sobre, en famille, presqu'un tableau. A gauche les épouses : groupe ému. A droite, les chronométreurs officiels : groupe froid. Au centre, les concurrents : groupe actif. Ça et là, pour boucher les trous, quelques rustres, tous avec des visages de ma connaissance. J'en évoquai un avec sa courte pipe et sa veste rouge, en extase devant un moteur tel que je l'avais surpris un soir en extase devant une vache. Celui-là, je le campai au premier plan. — Ça y est, vieux ? — Ça y est. , — Alors je continue :... et dans ce calme patriarcal. — ... archal. — ... sous ce grand ciel, l'un après l'autre, les beaux oiseaux blancs vont prendre leur essor. — ... leur, essor. — Bien. Sévère, Baumont agrafe son casque, lève la main. Toujours drôle, Védrine lance un adieu aux fromages de Hollande. Ça va, les fromages? — Mais oui, vieux : c'est de la couleur locale. —... fromages de Hollande. Voici Rénaux dont la machine cahote dans la boue, puis s'enlève lourde et massive comme un omnibus qui s'envole. Ça y est, vieux ? — Ça y est... Je dictais en phrases sonores, bien rythmées, me semblait-il, pas trop cependant pour ne pas choquer les lecteurs. Quand je m'arrêtais, Philippe me soufflait une phrase et je repartais de plus belle. — Ça y est, vieux ? — Ça y est. — Alors mets un sous-titre : au-dessus des flots. De noire envoyé spécial. A bord du torpilleur ! Deuxième télégramme. — Hein ? dit Philippe. — Comment « hein » ? — Mais oui, un télégramme à bord d'un torpilleur, c'est drôle, ça. Il avait raison, Philippe. En ce temps, la télégraphie sans fil ne fonctionnait pas encore. Mais bast ! — Mon vieux, dis-je, si nous donnons ce télégramme, c'est que nous l'avons reçu. Ne t'inquiète pas du reste. Donc : A bord du torpilleur ! Deuxième télégramme. Euh ! — La mer, souffla Philippe. — Oui, c'est ça. La mer. Pourtant je restai à court. La mer m'inspirait moins que la bruyère. Comme toujours, quand on n'a rien à dire, j'essayai de quelque chose de ronflant : — La mer allonge sa route pavée de vagues et d'embûches. Hum ! Ça va, vieux. Ce n'est pas un peu trop... — Pas du tout, dit Philippe. Ça va bien, très bien. C'est de la poésie. — Tu crois ? Alors, allons-y !... pavée de vagues et d'embûches. Point. Tout là-bas, vers la côte anglaise, le soleil, monstrueuse escar-boucle... Ça ne te choque pas, l'escarboucle ? — Nullement. — ... monstrueuse escarboucle agrafe de son feu rouge les tentures d'un portique de gloire. — ... tique de gloire. — Soudain. Soudain, c'était au-dessus de cette mer, quelque chose qui ronflait : un moteur. Invisible d'abord derrière un nuage, puis tout petit, puis reconnaissable, l'appareil de Baumont, toujours grave. Védrines suivait. Les autres... — Tout de même, dit Philippe. Sois prudent. Nous ne savons qu'une chose ; c'est qu'ils sont partis. Il y a des pannes, tu sais. — En effet il y a des pannes. Supprime les autres. — Et Védrines. — Ah! non, pas Védrines. Il faut une poursuite, tu comprends. Et maintenant. Troisième télégramme. Douvres. De notre envoyé spécial. La joule... Quelle foule, mon Dieu ! Noire ! compacte, en algues le long des falaises, en grappes sur les arbres. — Tu es sûr, dit Philippe, qu'il y a des arbres sur la falaise à Douvres ? — J'en plante, mon vieux. ... en grappes sur les arbres, jamais notre envoyé spécial n'avait vu une foule si dense. De loin cela grouillait. De près on distinguait les détails. — Voici le corsage plat d'une Anglaise, le teint rouge d'un Anglais, les moustaches d'un Français. — ... rançais. — Et par-dessus le tumulte de ce monde, les camelots hurlent : l'un offre des jumelles, l'autre des cocardes. — ... cardes. — La plupart sont aux couleurs françaises. Un monsieur qui en tient pour Baumonl traite de salaud... — Oh ! — Mais si !... traite de « salaud » un monsieur qui en tient plutôt pour Védrines. Ça y est? Tout ce monde... Mon vieux, si je déversais sur ce monde une belle averse. — Sois prudent, dit Philippe : tu noierais tes avions. — Soit, pas d'averse. Tu y es ? Le temps est délicieusement calme. — ... calme. — Cependant la mer devinant sa prochaine défaite, roule nerveusement ses galets. Ça y est ? Alors vieux, mets un point et faisons comme notre foule là-bas. Attendons. Philippe secoua ses doigts qui avaient la crampe. Puis nous roulâmes une cigarette. Nous en fumâmes beaucoup. Neuf heures, neuf heures et demie ; dix heures. C'est curieux, dit Philippe ; de nouveaux télégrammes auraient dû venir. Et rien ! Qu'est-ce que cela signifie ? — A la rigueur, dis-je, que notre bonhomme de Breda se taise, il en a le droit, puisqu'ils sont partis. Ce silence serait plutôt bon signe. Mais Douvres ? Que peut-il faire, Jean Lhair ? Serait-il saoul ? — Peut-être, suggéra Philippe, un encombrement au télégraphe... VIE EST QUOTIDIENNE 9 Ce devait être cela. Vers dix heures un quart, en effet, avec retard de transmission, un télégramme nous parvint : « Douvres. — A 131. Envoyez fonds. » — Ça, dis-je à Philippe, je le connais. C'est Baumont. Il est arrivé. Allons-y. — Vérifions, dit Philippe, en consultant son code. A c'est Baumont; 131, 131, oui, décidément, ça y est : il est arrivé. Mais pourquoi diable ! Jean Lhair demande-t-il déjà des fonds? Est-ce qu'il n'enverrait plus de télégrammes par hasard ? — Bast! Nous connaissons l'essentiel. — Ce n'est pas grand'chose ? — Pas grand'chose ? Tu vas voir. Ecris, vieux. Un gros sous-titre : la mer vaincue, le triomphe de Baumont. Douvres. De notre envoyé spécial. Quatrième télégramme. La foule à présent est devenue silencieuse... silencieuse. C'est vrai pourtant que Jean Lhair a eu tort de penser à ses fonds. Il aurait mieux fait de fixer l'heure d'arrivée. Elle s'inquiète. Au-dessus de la mer, le ciel commence à s'obscurcir. — ... scurcir. — Oui... scurcir. Ils ne viendront plus. Les cœurs se serrent. Des larmes coulent. — ... larmes coulent. — Les femmes se lamentent. — ... mentent. — L'océan ricane. — ... cane. Tu me fais frémir, vieux. — Tant mieux. Attends. ...Et fait frémir les vieux. Tout à coup... Tout à coup mon reportage devint difficile. Les arrivées se ressemblent : une tache qui pointe, peut-être un oiseau, peut-être un nuage, deux ailes qui se profilent, un chiffre de plus en plus lisible, mille voix qui hurlent : « C'est Baumont !... C'est Baumont ! ». Copie banale. Je risquais de tomber dans des redites. Et puis vraiment, faisait-il déjà noir où faisait-il encore un peu clair ? Ce sacré Jean Lhair aurait dû nous renseigner un peu. — Tu as la mer, suggéra Philippe. C'est vrai ! J'avais la mer. Et j'avais ses vagues, son ressac, ses galets qui me fournirent, à l'atterrissage, un beau trémolo de cinéma. Je dictais, emballé à fond. — Ça va, mon vieux ? Et l'enthousiasme montait plus haut que les clameurs des flots, les flots que je disais « déchaînés », car Philippe avait beau chercher à m'apaiser, la tempête soufflait maintenant. Elle arrachait les mouchoirs, elle raflait le» chapeaux... — Cependant que, tu suis Philippe, hissé sur des épaules, Baumont enlevant son casque, montre à la foule sa belle tête de vainqueur impossible. Ça y est ? — Ça y est. Mais Védrines? — Je me moque de Védrines. — Et Rénaux ? — Je me moque de Rénaux. Il n'y en avait que pour Baumont. Les feuillets se suivaient. Un à un, le secrétaire les enlevait pour les livrer aux machines. Il devenait inquiet : — Mon cher, arrête-toi. Il est l'heure. Je n'ai plus de place. J'aurais rempli le journal à moi seul. J'arrondis une belle période pour finir, puis, ouf ! je me laissai aller sur une chaise. Quelques instants après, revenu aux réalités immédiates de la vie, je prenais mon chapeau pour partir. Un bonhomme entra : — Un télégramme, monsieur. — Donne, petit. — Ça, devina Philippe, c'est Védrines. — Ah non ! mon vieux, Védrines ou non, il n'avait qu'à arriver plus tôt. C'est mon heure. A ce compte, on ne se coucherait jamais. J'ouvris néanmoins le papier. — Eh bien ! est-ce Védrines ? Eh non ! ce n'était pas Védrines, ce n'était pas Rénaux. Comme il me le confia plus tard, Jean Lhair avait fêté d'avance la victoire des aviateurs. Du gin ! Un peu troublé, en cherchant le chiffre de son code, il avait posé le doigt une ligne trop haut. Au lieu de A 131, il fallait lire A 132 et A 132 signifiait... signifiait... je feuilletai rapidement mon code : — Nom d'un tonnerre ! Baumont n'est pas arrivé. Je lançai mon poing sur la table ; je regardai Philippe. — Mon pauvre vieux, il va falloir changer notre copie. Je cours à l'atelier. Il n'est que temps. Cependant je ne bougeai pas. Jeter au rebut cette belle prose, l'effort d'une soirée, quatre heures d'enthousiasme. Et pourquoi ? Parce que ce c... de Jean Lhair, parce que ce c... de Baumont ! Déjà à l'atelier, les rotatives claquaient prêtes à marcher en pleine vitesse. Je regardai Philippe, droit dans les yeux. — Mon cher ami, tu aurais dû être parti. Moi, je n'ai pas reçu ce télégramme. — Comment ! Tu oserais ! Je ne lui proposais pourtant pas d'assassiner les patrons. Il devint pâle. Mais c'était un ami excellent. Et puis, n'avait-il pas travaillé comme moi à cette littérature ? » Le récit de mon ami s'arrête ici. Je me gardai bien de dire qu'avec de pareilles mœurs, le journalisme était impossible. Je me demande s'il ne brodait pas un peu. — Et Baumont ? demandai-je. — Baumont ? Il finit quand même par arriver. Notre journal l'avait annoncé le premier. — Oui ! dis-je Un fameux camouflet pour les autres. * * * Je le rencontrai une autre fois. Sa figure qui n'était pas en bois, pendait très longue. — Qu'est-ce que tu as, vieux ? — Je suis furieux. Je me suis laissé prendre. J'ai été dans le monde. — Toi, dans le monde ? — Hélas oui. C'était chez une dame pour le thé. Elle avait vu quelques-unes de mes machines. — Tes machines ? Tes toiles, tu veux dire ? — Euh !... Enfin les choses, les machines que je bricole quand j'ai besoin de m'exprimer. Elle m'avait dit : « Très intéressant, cher Maître... Si, si, venez... Et puis vous verrez, chez moi il ne vient que des gens charmants. » Charmant... intéressant... cher maître... J'aurais dû me méfier. C'était dans un de ces grands ateliers, où certains bougres de ma connaissance auraient été bien heureux de travailler, pour y faire de la peinture. La dame, d'ailleurs, faisait de la peinture, son fils aussi, un futur diplomate, et encore son gendre qui était avocat. La peinture est à la mode, paraît-il. Il y avait déjà beaucoup de monde : des femmes dont il eût été difficile de dire si elles étaient jeunes encore ou déjà un peu vieilles ; des demoiselles, dont on voyait à quelle place elles avaient frotté du rouge sur les lèvres, et dans quel coin elles avaient mis du noir sur les yeux ; puis des messieurs, dont on n'aurait su deviner s'ils étaient de bonne ou de mauvaise humeur. Ils formaient de petits groupes. La dame me mena vers eux. — Monsieur Un tel. Les uns s'en fichaient un peu ; les autres s'en fichaient davantage. Ils ne s'en déclaraient pas moins « très enchantés ». Au bout de quelques instants, la dame me planta là pour aller au-devant de nouveaux visiteurs. Je fus un peu embarrassé. De toutes ces personnes si enchantées, je n'en connaissais pas une. Devais-je les aguicher par un bout de causette ? Dire, par exemple : « Quelle agréable réunion, n'est-ce pas, monsieur ? » Ou bien me tenir, tout seul, dans un coin ? Ou bien, me planter l'air connaisseur, devant quelques-uns de ces tableaux, dont le plus inofïensif m'entrait dans les yeux comme un coup de poignard ? Heureusement, la dame s'avança, frappa dans ses mains comme une maîtresse d'école et, quand on se fut tu, annonça que «M. Robert allait nous lire quelque chose ». — Un vrai régal, vous verrez ! Elle en était toute réjouie. Je regardai ce M. Robert. Il s'appuyait d'un coude au piano et avait pris cet air modeste et fin du monsieur qui se sait bourré d'esprit. Pour le reste il ne différait guère des autres : les cheveux en arrière, verre sur un œil, deux pieds qui lui servaient à se dandiner pour des effets de hanches, tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. — Il s'agit, commença-t-il, il s'agit d'une lettre. — Oh ! oh ! Une lettre ! — Que vous avez écrite, monsieur Robert ? — Non, fit M. Robert. — Oue vous avez reçue ? — Pas davantage. — Ah ! nous y sommes : une lettre que vous avez imaginée ? — Imaginée ! s'épouvanta M. Robert, Oh ! non ! c'est une lettre que j'ai trouvée. Une lettre d'amour. Elle traînait sur un trottoir. — Ah ! charmant ! Que ce monsieur s'emparât d'un bien qui ne lui appartenait pas, cela ne me parut pas charmant du tout. Cela me parut plutôt un peu... apache. Pourtant j'étais là, je ne pouvais me boucher les oreilles. — Chère mademoiselle Louise, lut M. Robert. — Hi ! Hi ! éclata une demoiselle. — Début qui promet, minauda une vieille dame. — Oui, ricana M. Robert ; la bien-aimée s'appelle Louise. Ecoutez la suite : « Chère Mademoiselle... » Je compris cela très vite. Il était impossible que le joli M. Robert eût tiré cette lettre de son cru. Elle venait d'un jeune homme qui avait fait une rencontre. Ce devait être un brave garçon. Du moins il en était à ce commencement de l'amour, où les choses semblent si belles qu'à moins d'être un salaud, on est presque naturellement un brave garçon. Il avait fait, avec sa Louise, sa première promenade. Ce qu'il avait vu, ce qu'il avait pensé, ce qu'il espérait et rêvait, il tâchait de l'exprimer. Mon Dieu ! il s'y prenait très mal. Dans la vie, il était peut-être un de ces jeunes gens comme on en voit en train tout le jour de taper sur une machine à écrire ; ou bien ce qu'on appelle un « calicot » ; ou bien un de ces gars qui vous manient plus facilement un marteau qu'un porte-plume. Ce qu'il voulait dire, il ne le disait pas très bien ; il s'empêtrait dans ses phrases ; elles n'en finissaient pas ; il y semait de grands mots, de ces mots à soixante-quinze centimes, qui ne venaient pas toujours à leur place, mais, par leur rareté, lui semblaient plus dignes et plus purs pour être offerts à celle qu'il plaçait si haut dans son cœur. Si bien que ces phrases mal écrites étaient très belles, parce que naïves, chaudes de respect, de dévouement, de tous les beaux sentiments qu'éveille, chez un homme, un amour qui commence. Mais les autres ! Il fallait les entendre : — Ah ! que c'est drôle ! — Si mon fiancé m'écrivait ainsi ! — Quel pathos ! Pendant ces exclamations, M. Robert se balançait un peu sur le pied gauche, un peu sur le pied droit. Il y avait une jeune fille, bien grasse, bien rose. On me l'avait présentée : « C'est une poétesse. » Une poétesse s'y connaît en sentiments. Elle avait tiré son mouchoir ; elle le tordait devant sa bouche ; elle riait... elle riait ! Ainsi le M. Robert lut jusqu'au bout sa lettre. Pour que ce fût complet, il ajouta l'adresse du jeune homme et de la jeune fille car lorsqu'on vole, on ne vole pas à moitié. Cela fit lancer les~derniers traits d'esprit à ceux qui en avaient de reste. Puis, on changea d'exercice. Quelques jeunes filles s'assemblèrent pour faire tourner une table. La poétesse dirigeait. — Cher esprit, es-tu là ? Je m'approchai comme par hasard, et four- rai le bout de ma semelle sous la table. Elle bougea. Le cher esprit était là. — Qui êtes-vous, cher esprit. Voulez-vous épeler votre nom ? La table frappa un coup : A. Puis elle en frappa seize : P. Puis quinze : 0. Puis dix-sept : L. — Apollon ! Apollon ! c'est Apollon, crièrent les jeunes filles. Comme j'avais le pied fatigué, je m'éloignai et la table devint muette. — L'esprit boude, dit la poétesse. Nous avons eu tort de l'interrompre. Ce n'était peut-être pas Apollon ; mais Apollinaire. Après quoi, un nouveau monsieur se mit au piano et l'on commença à danser. Ma foi, j'ai déjà vu des danses : on y va carrément, on tourne avec aisance, si l'on se bouscule un peu, tant pis, danser est une joie, n'est-pas ? Ici on eût dit un travail. Cela portait un nom anglais. Il fallait se surveiller, savoir où placer la pointe du pied, où frapper du talon, quand plier le genou, quand sortir le ventre, quand le rentrer. Bref, il me semblait que ces gens qui, â l'ordinaire, eussent marché comme vous et moi, s'empêtraient dans leurs pas, faisaient avec leurs pieds ce que l'amoureux de tout à l'heure avait fait avec des mots : du « pathos ». Je remarquai surtout la « poétesse ». Elle avait pris, comme cavalier, le M. Robert. Elle ne s'amusait plus ; elle plissait le front ; elle en avait chaud. Et comme elle pour la lettre, je riais... je riais ! L'homme à la lavallière s'arrêta là. II riait encore. Je lui demandai : — Et après ? — C'est tout. Je pris le ton qu'il faut pour parler à des sauvages de cette espèce. — Pour la lettre, tu as peut-être raison. Si ton M. Robert l'a vraiment trouvée, il est ce que tu penses. Pour la danse, tu as tort. Tu ne lis donc pas, mon cher ami ? La danse, euh ! la danse, c'est de la philosophie. Il faut savoir abstraire. Enlève les cuisses à ces danseurs, dégonfle les ventres, supprime les nichons. Suppose alors que ces danseurs réduits à rien, tu leur attaches aux pieds des ampoules lumineuses ; tu les fais évoluer dans le noir, puis tu les photographies. Tu obtiens ainsi des ' -m ■ ronds, des ovales, des ellipses, des paraboles, des hyperboles, des croquignoles, un tracé qui rappelle la trajectoire céleste des étoiles et c'est la danse « pure ». Voilà pourquoi ces gens s'appliquaient si fort. Tu liras cela dans... Mais cet homme si peu moderne ne m'en laissa pas dire davantage. * * * Des jours plus tard dans la rue ce fut lui qui me héla : — Eh bien ! je lui en ai écrit une lettre. — Une lettre ? A qui ? — A la dame de l'autre jour, celle où... — Ah ! oui ! Et pourquoi ? — Pas la peine que je te le raconte. Tu le verras dans la lettre. Tiens, prends-la. Il me tendit un long papier. Il me parut fébrile. Certes, si j'avais su, je ne l'aurais pas laissé partir comme cela. Voici ce que je lus : Oui, j'entends madame ! Vous m'invitez à dîner. Vous me dites que, pour finir, il y aura une bombe glacée. Un pendant à la lecture de l'autre jour, quoi ! Je vous prie de me croire : je ne suis pas un ignorant. Une bombe glacée, je sais ce que c'est : j'en ai vu aux vitrines des glaciers, ou tout au moins le modèle. C'est rouge par tranches, puis jaune, puis brun. Cela prend quelquefois la forme d'une poule ou bien d'un soldat, ou bien d'une grosse tour avec des côtes, Et puis cela se mange ! Avec une petite cuiller, n'est-ce pas Madame ? C'est exquis. On a envie de souffler dessus, tant c'est froid. Cela fond dans la bouche comme une fraîcheur. Quand on mange le blanc, on avale un parfum de vanille ; le brun est au moka. Mais le rouge, Madame ! Pour peu qu'on ait la chance de tomber sur le rouge, on se croirait au fond d'un bois, à croquer la framboise sur les lèvres d'une maîtresse ! Et ce n'est pas tout ! Pour que ce soit meilleur, il arrive qu'on saupoudre la bombe avec de petits machins verts, hachés menu. Oh ! non ! pas du persil ! De l'angélique, ou, comme vous dites, de la pistache, Madame ! Et puis, tout en haut, comme un ouvrier couronne son œuvre, on place une boule rouge, petite en vérité, mais qui semble énorme quand on pense qu'elle est gonflée de sang. Comment ? Ce n'est pas du sang ? C'est une cerise ? Et confite, encore ! Oh ! je veux bien. Et vraiment, quand on a déjà sur la langue ce goût de vanille, de framboise, de pistache, y ajouter ce goût de cerise — confite — cela me semble bien tentant. Mais écoutez... L'autre jour il a fait très chaud. Vous ne vous en êtes pas aperçue, je comprends : vos per-siennes ferment bien ; vos murs sont épais. Dans la rue, il faisait si chaud qu'y marcher — même à l'ombre — devenait déjà une souffrance. Je passais dans la rue. Je passais, tenez précisément, devant la maison d'un de ces pâtissiers qui vendent des bombes glacées. Le pâtissier se trouvait devant sa porte, et, près de lui, son petit mitron. Douze ou treize ans, veste blanche, tablier blanc, bonnet blanc. Tous les petits mitrons se ressemblent, n'est-ce pas, Madame ? Celui-ci pour corriger ce blanc, tenait à la main une caisse verte. Le patron disait : — Dépêche-toi, petit. Nous sommes en retard. Cours vite livrer cette commande. — Si je prenais le métro, M'sieur ? — Un métro ! Ta bombe fondrait, petit. — Ou un taxi, M'sieur ? — Un taxi ! tu es fou. Ce n'était pas la faute au petit mitron si la bombe partait en retard. Il se mit à courir quand même. Je le suivis. Je ne vous affirmerai pas que je le suivis avec mes pieds. Lorsqu'on se trouve dans la rue un jour où s'y traîner devient une souffrance, on n'a pas de temps à perdre derrière de petits mitrons. Je le suivis si vous voulez avec mon imagination : ou si le mot ne vous déplaît : avec mon cœur. Pauvre mitron ! Où allait-il ? Sans doute chez une dame qui avait dit à un monsieur : « Mais restez donc : il y aura une bombe glacée ». Il n'allait pas vite et pourtant il courait : c'est-à-dire qu'il se pressait en multipliant de petits pas, comme il arrive quand on a douze ou treize ans, qu'il fait chaud, qu'on porte au bout du bras quelque chose de lourd qui vous tire le corps tout d'un côté. Dame ! une bombe glacée, ce n'est pas seulement de la crème qui vous fond dans la bouche, c'est la caisse que l'on porte, la glace pilée alentour, pour qu'elle reste bien froide. Au bout d'une rue il s'arrêta et se tamponna avec sa manche comme s'il était une glace lui-même et se mettait à fondre par le front. Au bout de la deuxième rue, il déposa sa caisse et la prit dans l'autre main. Au bout de la troi- la yu in fvommn 1» sième, il devait s'être produit quelque chose, car il y avait là beaucoup de gens qui regardaient. Mon Dieu, Madame, quand un peintre dessine une foule de badauds, il campe, au premier plan, un petit mitron. Cela fait bien ; cela donne une note de vérité ; on se dit : « Il est drôle le petit mitron ; » on pense : « Ces petits mitrons, on voit bien, ils n'ont jamaiB grand'chose à faire. » Mais sait-on toujours pourquoi les petits mitrons s'arrêtent lorsqu'il y a des badauds qui regardent ? Celui-ci, quand il eut bien soufflé, qu'après le front il se fut essuyé le reste de la figure, se remit à faire ses petits pas ; il suivit des rues, puis des rues ; et, finalement, entra dans une maison, car je ne l'aperçus plus. Ma foi, tout le monde ne loge pas au rez-de-chaussée, ni au premier étage, ni même au deuxième. Sans doute, le petit mitron eut-il à gravir beaucoup de marches. Il arriva enfin devant une porte, trempé, fatigué, hors d'haleine, tenez, Madame, comme celui qui sonne, en cet instant, à la vôtre, qui vous amène une bombe et que votre servante va gronder parce qu'il est en retard, ce qui la dispensera de lui donner dix sous... Eh bien ! non, Madame ! Vos pistaches, votre angélique, votre framboise, je ne dis pas, sont excellentes. La petite boule, au-dessus^ je veux bien le croire, n'est pas du sang. Tout de même je ne tremperai pas le plus petit bout de ma cuiller dans votre bombe glacée. Et s'il me plaît de rafraîchir ma bouche, je connais dans la rue certaines charrettes de crème à la glace où je trouverai peut-être un peu de poussière au lieu de vanille, mais qui n'aura du moins pas un arrière-goût de souffrance, comme toutes ces bonnes choses qui font de leur poire sur votre table, entre vos cristaux à facettes et vos couverts d'argent... Après cette lettre, je ne revis plus mon bonhomme. Du temps passa. Un jour, je rencontrai une de ses connaissances. — Et Un Tel, demandai-je, que devient-il ? — Un Tel ? Alors vous ne savez pas ? Il me raconta une histoire où il était question d'inadaptation sociale, de délires, d'infirmerie du dépôt, d'autre chose du même genre. — Au fond, dis-je, il fallait s'y attendre. — Oui, fut la réponse. Déjà Don Quichotte n'était plus de son temps. UNE MATINÉE AU JOURNAL Trois actes. — Plusieurs tableaux La scène se passe dans un journal « bien informé ». PERSONNAGES M. Sinet, secrétaire de rédaction. Jean Lhair, chef d'informations. Cédron, qui rédige les « faits divers ». Le chef d'atelier. Ils, les directeurs quand on ne les Voit pas. Un de ces directeurs en personne. La voix de M. Lorisse. Un monsieur a l'air abruti. Petite chérie. Des pancartes. Une horloge. Le téléphone. Rédacteurs. Porteurs de télégrammes. Autres voyous. I" ACTE Ier Tablbàu Le bureau de M. Sinet, secrétaire de rédaction. Vaste salle. Au milieu, longue table. Sur la lable : ciseaux, pot à colle, appareils téléphoniques ; les outils qu'il faut pour faire de « l'information ». En tas, gonflées de « copie », des enveloppes. Comme pendant, en monceau, les journaux du malin dont le secrétaire aura à prendre connaissance. A gauche, donnant sur un couloir, une porte ; à droite, donnant sur l'atelier, une autre porte. Une bibliothèque dans le fond : quelques brochures, le cartonnage d'un allas, les premiers feuillets d'un livre : Guerre à l'alcoolisme, dont la suite manque ; déversés au tombereau quelques-uns des trente-deux tomes d'une Encyclopédie. Personne. Du côté de l'atelier, parlottes des typos qui arrivent : « Bonjour, compagnon ! Ça va, mon vieux ? » Une linotype se met en train : tic-que tic-que tic. Une autre : tic-tic-tic. D'autres. Cela fait le bruit agaçant d'une averse sur les vitres. La pendule : Neuf heures ! (Elle sonne deux coups.) Entre quelqu'un. L'air abruti du monsieur qui ne chiperait pas trois sous dans la caisse de son patron : c'est le comptable. Il porte un marteau ; sous le bras, un lourd paquet de pancartes. Il en choisit une, cherche sur le mur une bonne place, monte sur une chaise, enfonce un clou, accroche la pancarte. La pancarte. (Lettres blanches sur fond bleu) : Soyez brefs, vos minutes sont aussi précieuses que les nôtres. Sourire satisfait du comptable qui n'en paraît guère plus malin. Il sort. On l'entend, dans le couloir, fixer, avec d'autres clous, d'autres pancartes. La pendule, qui a fail du chemin. — Neuf heures quinze. Pas précipités. Entre le secrétaire. Lunettes, moustaches, barbiche, cigarette. L'air du renard captif qui serait resté malin. Il a remarqué, tout de suite, la pancarte. Mais, dans la « boîte », il en a vu bien d'autres. Pas la peine de sourire. Vite à sa table, il balaie d'un coup de coude les journaux du matin, « dont il faut prendre connaissance », s'installe, ouvre un tiroir, en sort un paquet de photos qu'il trie : les unes qu'il refourre dans le tiroir, les autres, trois ou quatre qu'il range côte à côte comme des cartes pour lire sa bonne aventure. Ce doit être une besogne sérieuse et très ennuyante : M. Sinel a l'air très absorbé. Un temps. Par la porte de l'atelier, le chef pousse sa tête à moustaches blanches. Il porte la longue \blouse des typos. En main, roulée autour d'une [interligne de cuivre la ficelle fatidique qui sert à mesurer la copie. Regard affectueux à M. Sinel, car, le secrétaire et le chef, à force de travailler 'ensemble, sont des gens qui s'entendent. Le chef, qui voudrait avoir déjà fini son journal. — Monsieur Sinet, vous pensez à ma copie? M. Sinet (d'un doigt dégoûté il montre ses photos. Il articule à peine, les lèvres collées par le \papier de sa cigarette). — D'abord, l'illustration. Le chef (qui sait). — Ah ! bon. (Apercevant la pancarte) Tiens (Il entre tout à fait). Chez nous, c'est sous l'horloge... (Parlant comme parlerait la pancarte) Le temps perdu ne se Rattrape jamais. « Ils » en ont fourré partout. M. Sinet. — Ah ! C'est tout. La pendule. — Neuf heures trente. (Elle sonne cinq coups.) Des gens entrent et sortent : porteurs de télégrammes, grooms, petits voyous avec les enveloppes des Agences. D'un solide coup de tampon, ils marquent au timbre humide le vague carré de papier qui sert de récépissé à leurs plis. Ils sont dressés. Ceux qui ne savent pas, le secrétaire leur empoigne la main, y fourre de force le cachet, enferme le tout dans son poing et tamponne un bon coup : boum ! A l'avenir ils sauront. Les rédacteurs entrent aussi : des vieux, des jeunes : Cédron, Ranquet, Villiers. Ils disent... ce que l'on voudra. Comme M. Sinet, ils ont trouvé, dans leur bureau, une pancarte. Ils lisent ce que dit celle du secrétaire et s'en foutent : l'esprit de la maison veut cela. Seul Banquet dit quelque chose de particulier. Ranquet est le chef de la rubrique sportive. Maigre, pâle, rageur, l'épaule droite plus haute que la gauche. Il a lui aussi le souci de l'illustration. Il tombe en arrêt devant les photos de M. Sinet. Ranquet (qui entre déjà en rage). — Mais c'est l'aviateur Pigeonvole, ça. C'est pour ma page ça. C'est du sport, ça. M. Sinet (les lèvres toujours collées). — Cassé du bois... mort : plus du sport. (Il reprend son bien.) Ranquet. — Eh ! bien vrai !... Si on peut dire! Plus du sport (Il sort en bougonnant.) Cédron reste le dernier, jeune, mince, alerte, petit air fûlé de celui dont c'est le métier de dénicher les faits divers. Il regarde en souriant son secrétaire, déplie son mouchoir et le lève vers la pancarte comme pour en voiler le texte. M. Sinet (avec une sévérité qui blague). — Chut !... Tu m'apportes mes photos, mon petit? Cédron (qui s'amuse à ne pas répondre tout de suite). — Elle vous embête, hein, l'illustration?... Oui, je vous apporte les photos. (Il en sort une.) Voici la belle dame assassinée, la première de la journée. M. Sinet. — Bon. Cédron (deuxième photo). — Voici un enfant martyr : dix coups de tisonnier. M. Sinet. — Parfait. Et après? Cédron. — Comment « et après » ! Vous ne voudriez quand même pas, M. Sinet, que je fasse à moi seul toute votre illustration ! Sinet (les lèvres un peu moins collées). — Non, mon petit. Mais je me fouille les tripe& pour en trouver. Ils en veulent cinq par jour. Et celles que je présente... (geste vague pour dire qu'elles ne conviennent pas toujours). Cédron (sincère). — Bast ! vous avez de la ressource. (Il montre le tiroir... Avisant une des photos.) Tiens! qu'est-ce cela? (Si l'on y regardait de près, on reconnaîtrait avec son panache et ses galons la tête à la romaine d'un beau général italien.) M. Sinet (avec un profond mépris). — Peuh ! un bonhomme... Voir s'ils en voudront ! (Changeant de ton). A propos, laisse donc tranquille le charcutier Lelard et ses saucisses... Cédron (feignant d'ignorer). — Celles qui ont empoisonné trois familles? Sinet. — Oui (avec fermeté). Ces saucisses empoisonnées n'ont empoisonné personne. (Regardant Cédron dans les yeux.) Ordre de la direction. Cédron (qui a l'habitude). — Ah bien! J'avais justement là... (il ouvre un calepin el biffe). M. Sinet (très renard). — Une cigarette?... Et puis tant que j'y suis : tu entendras peut-être parler d'un petit qui a barboté cinq billets dans la caisse de ses patrons... Cédron. — Oui, le fils d'une veuve, Mme P... M. Sinet (vivement). — N« prononce pas ! A.lors tu sais déjà? Plus moyen de se taire? Cédron (grattant quelque chose par terre avec la pointe de sa semelle). — Difficile !... Les confrères... M. Sinet. — En tout cas, mon cher, le moins possible. Vague... des initiales, pas d'adresse, trois lignes... Cédron. — Ordre de la direction? M. Sinet (lui tapotant l'épaule). — Demande d'ami, mon cher. Cédron. — Oh! alors! (poussant Sinet du coude et faisant avec les doigts le signe de payer). — Est-ce que... M. Sinet. — Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là (réflexion). Le fils d'une pauvre veuve, voyons ! Tous deux rient. Cédron va de nouveau pour voiler la pancarte. Cédron (gouaillant). — Dites donc, m'sieur Sinet, est-ce qu'ils... Mais à ce moment, on entend une voix dominatrice appeler : Monsieur Lorisse !... Monsieur Lorisse !... » et la voix de ce M. Lorisse qui répond : « Voilà !... voilà ! Monsieur le Directeur !... » Cédron sort vivement ; M. Sinet prend son air le plus sérieux : c'est la véritable journée qui commence. 2e Tablkau Décor du premier. M. Sinet se démène, à coups de ciseaux, entre des monceaux de paperasses. Quelle activité ! Que de choses à faire ! Au directeur qui entre, il tend à peine un bout de doigt, comme s'il n'y avait là qu'un confrère. D'une voix qui pense ailleurs : Bonjour, mon cher. Le directeur (qui la connaît). — Bonjour, monsieur Sinet. M. Sinet (sursautant). — Ah ! pardon ! Je croyais... Toutes ces dépêches... Le directeur (l'œil sur sa pancarte). — Importantes? M. Sinet (volubile). — Comment donc I Là, un raz de marée. J'ai dit à Hulin de préparer un article... Là, un drame de l'adultère... J'ai dit à Cédron d'aller... Ici... (avec une gravité suprême) encore un qu'on va fiche par terre. Le directeur (toujours distrait). — Un quoi, qu'on va fiche par terre? M. Sinet (absolument choqué). — Comment? Vous ne savez pas? Le nouveau cabinet japonais. Le directeur (qui n'a cessé d'admirer sa pancarte). — Ah ! Et comme illustration, M. Sinet, qu'avons-nous? M. Sinet. (Il montre ses images. Il parle très vite et les range en un petit tas à mesure que le directeur, d'un signe de tête, approuve). — Le futur président du conseil japonais. Evidemment. Une dame étranglée la nuit dernière. L'aviateur Tired'aile: Le directeur. — Tired'aile? M. Sinet. — Pigeonvole, quoi ? Carbonisé. Un pauvre enfant martyr. (Il prend la dernière photo et la place sans la montrer sur le petit tas). Le directeur (méfiant). — Et ça, M. Sinet? M. Sinet (précipitant son délit). — Le gnral... olia pris...ons. Le directeur. — Vous dites? M. Sinet (encore plus vite). — Le gralolisons. Le directeur. — Voyons, monsieur Sinet, je ne vous comprends pas. M. Sinet (articulant à contre-cœur). — Le général Bentivoglio qui a pris Omsk. Le directeur (ton bref). — Non. M. Sinet (qui joue le naïf). — Comment il n'a pas pris Omsk? Le directeur. — Je ne veux pas de votre u VIE EST QUOTIDXBKm u Italien. Hier vous m'avez refilé je ne sais quel Turc, avant-hier c'était un Russe... M. Sinet. — Un Tchécoslovaque, Monsieur le Directeur. Le directeur. — Russe, Tchécoslovaque, Turc, je n'en veux plus. Les lecteurs en ont assez! Toutes ces guerres qui éclatent au loin. M. Sinet (avec un faux respect). — Je vous ferai remarquer que si puissant que soit un journaliste, il n'appartient pas à un humble secrétaire de les faire éclater plus près. Le directeur (miel et sucre). — Vous plaisantez, Monsieur Sinet. (Il regarde par sa pancarte). Enfin soit,, pour aujourd'hui. Il va pour redresser sa pancarte et regarde M. Sinet qui pourrait en dire quelque chose. Mais M. Sinet est bien trop content d'avoir refilé son Bentivoglio. Et puis se taire est plus amusant. Le directeur file en vitesse, ce qui fait dégringoler le rideau. 3» Tableau (Le plus important) M. Sinet a repris son air naturel de secrétaire. Il découpe, s'arrête, écrit, colle. Le chef (pique une lête). — Vous pensez à ma copie, Monsieur Sinet. Gesle désespéré de M. Sinet qui n'a rien. M. Sinet. -— Au fait, si. (Il ouvre son tiroir à ressources, en retire quelques feuillets visiblement défraîchis). — Prenez ceci : deux colonnes, [première page. Voilà trois mois que ça traîne. Le chef (qui connaît le métier). — Ben alors, [c'est comme neuf (Exil). Nouveau silence. M. Sinet ouvre quelques enveloppes, lit, rature, colle. La pancarte poursuit son discours sur les minutes qui sont brèves. L'horloge, avec reproche. — Dix heures ! \(Elle. sonne un gros coup.) Bruit de pas dans le couloir. Ils voudraient lêlre légers, mais l'homme qui les fait est lourd. On entend une voix qui rigole : « Tiens ! une pan-[ carte », puis cette même voix qui jure : « Ah ! nom de Dieu ! les cochons !... » Le temps de s'arranger comme s'il était là depuis longtemps, Jean Lhair paraît. Gros ventre, crâne qui brille : une bonne tête. L'expression du petit enfant qu'il n'est plus, et de l'homme mûr, qu'il est hélas ! Sa bonne tête ne demande qu'à rire, mais aujourd'hui, après cette pancarte, tout ce qu'elle porte de graisse, de peau, de rides, pend avec l'air de pleurer. M. Sinet, en le voyant, s'est mis à ressembler très fort à un renard. Il plonge, plus avant, dans ses paperasses. L'air distrait : Bonjour, vieux. Jean Lhair (lugubre, entrant aussitôt au cœur de son sujet). — Eh bien ! vieux, as-tu vu leurs pancartes? (Apercevant celle de Sinet.) Ah 1 toi aussi !... (Avec un petit sourire engageant.) Dis donc, Sinet, elle est pour les raseurs, ta pancarte?... Tu dis?... (Suggérant la réponse.) Toi, c'est vrai, tu reçois quelquefois des gens qui te rasent... Mais moi, vieux, as-tu vu celle qu'ils m'ont mise?... Je t'assure, ils l'ont choisie exprès... (Sur le ton d'un enfant qui singe une réprimande.) Si vous voulez qu'on respecte vos droits, respectez vos devoirs ! Non ! mais, penses-tu, les droits... les devoirs, ces foutaises... Et les autres !... as-tu vu les autres pancartes?... (En confidence au dos de Sinet.) Mon cher ami, veux-tu que je te dise? S'ils en sont là, c'est que cela va mal... Le mois passé, ils ont imaginé de nous faire signer les feuilles de présence... maintenant, ils nous font la morale sur des pancartes... autant proclamer tout de suite que nous sommes des voleurs. Tu dis?... Écoute, vieux, nous sommes ici, dans une boîte où l'on tape sur les révolutionnaires, et je tape comme les autres, puisqu'on me paie, mais j'en suis, tu sais. Des patrons, tant qu'il y en aura, tant il y aura des gens qui nous embêtent... (Se montant de plus en plus.) Vous ne travaillerez jamais assez, voilà le fond de leur pensée, voilà ce qu'ils devraient mettre sur leurs affiches. Ainsi, l'autre jour, sais-tu ce qu'ils m'ont répondu?... (S'étonnant de ce que Sinet ne dise paç « oui ».) Non? Eh ! bien ! je vais te raconter ça... J'étais fatigué... Dans cette boîte, on est toujours fatigué. Je leur exposais qu'après une dure période de travail, ils auraient fait un beau geste, en m'accordant quelques jours de vacances. Ils ont levé les bras : « Jean Lhair, nous ne faisons pas de beaux gestes : nous faisons du commerce... » Formidable, hein? Formida... La sonnerie du téléphone couvre la fin. Silence. M. Sinel s'est peut-être juré de ne pas avoir l'air d'apercevoir Jean Lhair. Il se lève, le déplace comme s'il s'agissait d'un meuble, attrape l'appareil, décroche. M. Sinet (dans l'appareil). — Allô ! Oui... (roucoulant). Ah ! c'est toi, ma chérie... (reprenant son ion habituel)' Ah ! pardon... Comment ! Un correspondant? (Très sec.) Mais, monsieur, demandez le numéro des sténogra- phes... Vous dites? Pas là !. Mais monsieur... Enfin soit, quelques lignes. Seulement je vous préviens : je ne sténographie pas... Comment? Je vous dis que je ne sténog... J'emploie l'écriture naturelle... quoi?. Une seconde... Je prends un papier... La figure expressive de Jean Lhair a reflété avec sympathie les phrases de celle laborieuse mise en train. « C'est toi, ma chérie » l'a épanoui. « Correspondant » dégoûté. « Sténographe » irrité. Il attend que son camarade soit bien en train, le laisse faire un instant, puis repense à son histoire « formidable ». Jean Lhair (au dos du secrétaire qui tâche d'attraper ce que l'on lui dicte). — Oui, mon cher, comme tu dis, ce refus est formidable. Et après, sais-tu ce qui s'est passé? M. Sinel continue à vouloir ignorer son ami. Quand même ce bavardage le trouble. Il se bouche l'oreille que le cornet laisse libre. Dans l'appareil : Pardon, monsieur, voulez-vous parler plus haut. (Se tournant vers Jean Lhair). Il y a du bruit ici. Jean Lhair (haussant la voix comme si c'était à lui que l'on avait dit de parler plus haut). Après? Mon congé, ils me l'ont accordé ; mais gâté, tu comprends, gâté d'avance... M. Sinet (faisant de vains efforts pour comprendre). — Mais, monsieur, je ne vous entends pas ; je vous en prie ; parlez plus haut. Jean Lhair (le regardant avec compassion). — Hein ! mon vieux, tu en fais, toi aussi, du téléphone ! Une belle foutaise ! Autrefois, pour prendre une information, on allait sur les lieux, on faisait une promenade. A la bonne heure ! Tu te souviens? La fois que j'ai interviewé la princesse de Saxe !... (Rayonnant à ce souvenir.) Quelle femme, mon vieux, quel parfum !... Bien que moi je préfère,.. M. Sinet (éclatant à la fin). — Mais, monsieur, puisque je vous dis qu'il y a de la friture !... Jean Lhair (dans l'ingénuité de son âme). — Hein ! vieux, cela t'énerve le téléphone... Il y a de quoi... Tu ne réclames pas souvent, mais, toi aussi, tu te ronges... (Se penchant sur le secrétaire qui a violemment raccroché.) Eh bien ! veux-tu savoir ce qui arrivera : à force de travailler pour eux, nous crèverons comme des bêtes. Tu ne penses pas? Moi, j'en suis sûr !... Songe que depuis des années, je viens ici, tous les jours, à neuf heures du matin... Et pourquoi faire ! (Suivant M. Sinet qui se dirige vers l'atelier.) Passe encore qu'on fasse travailler les jeunes !... Mais toi, moi... à notre âge I... Clac ! La porle a dérobé le secrétaire. Seul, Jean Lhair n'éprouve plus le besoin de parler. Il va et vient... Il jette un coup d'œil sur la besogne du secrétaire et méprise « cette foutaise ». Ce qu'il pense ensuite, il ne le dit pas, mais peut-être la princesse... il sourit. D'ailleurs avec Sinet qui revient, il retrouve ses raisons d'être triste. Très vite comme s'il ouvrait une parenthèse. — Mon vieux, quand on te parle tu ne devrais pas filer comme cela. (Reprenant son idée pendant que le secrétaire se remet à sa besogne). Oui, mon cher, comme tu dis, on nous force au travail dès neuf heures. Et pourquoi?... Toi, ce que tu fais... (il montre les papiers) peuh !... Moi, mon article de fonds d'hier, sais-tu où je l'ai pris? (Le doigt vers la bibliothèque.) Là !... (Il va vers le meuble, -n relire un gros livre qu'il lance sur la table avec bruit■ M. Sinet n'a pas bronché.) Oui, mon cher ami, dans un dictionnaire !... Et les directeurs ont trouvé cela bon !... Des milliers de lecteurs ont bavé là-dessus ! Voyons, Sinet, est-ce qu'un rédacteur devrait copier ses fonds dans un dictionnaire ? Avoue que c'est lamentable. C'est lamentable en effet ; mais depuis quelques instants M. Sinet, sans s'arrêter de lire ses paperasses, est très occupé à se fouiller les poches. Il trouve finalement ce qu'il cherche : deux cigarettes, l'une qu'il se met dans la bouche, l'autre qu'il tend, d'un geste distrait, à Jean Lhair. Jean Lhair (de sa voix naturelle). — Merci, mon cher, je ne fume pas... (Et tout à coup furieux parce que le secrétaire aurait dû le savoir). Voyons, depuis le temps, tu sais bien que je ne fume jamais ! Toi, aussi, tu te moques !... Mais veux-tu savoir? veux-tu que je te dise?... L'autre jour leurs feuilles de présence, aujourd'hui ces pancartes, demain que sera-ce? Eh bien, s'ils nous embêtent ainsi, c'est que cela va mal dans leur boîte. Pense au télégraphe, pense au téléphone, pense à la télégraphie sans fil. Franchement, cher ami, un journal a-t-il besoin de ces fantaisies ? (Se penchant sur Sinet qui ouvre une enveloppe.) Tu dis que le chiffre des abonnés augmente? Précisément, il y en a trop ! Plus il y en a moins il y en aura, quand il n'y en aura plus ! Le journal croule, cher ami. Il est croulé ! Et nous, hein? ce sera beau quand nous serons sur la paille ! M\ Sinel a fini sa lettre. Pour la première fois, il a l'air d'apercevoir Jean Lhair. Il lient ses grands ciseaux de secrétaire. Sans un mot il en dirige la pointe vers la pancarte dont il a été dit, tantôt, qu'elle était pour les raseurs. La pancarte. — Soyez bref. Jean Lhair (tout à coup très bref). — Zut ! Il sort indigné... Mais bientôt on l'entend qui a accroché quelqu'un : Mon cher, as-tu vu leurs pancartes?... el M. Sinet regarde, en souriant, le rideau qui tombe. Ile ACTE Le bureau de Jean Lhair. Il ressemble à celui de Sinet, mais en plus petit. Mêmes ciseaux, même pot à colle, même appareil téléphonique, le bougre ! L'horloge marque onze heures. Au mur, la malencontreuse pancarte : Respectez vos devoirs, si vous voulez qu'on respecte vos droits. Grande table surchargée de journaux : /'Echo d'Ici, le Phare de Là, le Clairon d'autre part. Entre deux doigts dégoûtés, il en attrape un dans le tas, le parcourt, découpe ici deux lignes, là cinq, qu'il colle sur un papier pour en faire des « Echos ». Bientôt il en a une liasse. Au secrétaire qui pousse une tête : « As-tu de la copie, mon cher? » il la tend, en détournant le nez, comme si cela puait. Puis il repique dans le tas. On frappe. Cédron entre. Jean Lhair (aussitôt). — Eh bien! mon cher, as-tu vu leurs pancartes? Cédron fait signe que oui. Il prend une chaise, regarde la figure pitoyable de son camarade sourit un peu, puis très sérieux. — Cela t'étonne? Mais cela se fait partout, dans les bureaux, en Amérique. Jean Lhair (avec ses yeux d'enfant). — En Amérique ! Tu dis en Amérique? Cédron (trouvant ça naturel). — Mais oui, le système américain, quoi !... Celui que... (son pouce désigne, dans le vague, les patrons)... qu'ils nous appliquent. Jean Lhair (geste du même genre). — Ah !... ils... le système américain? (Pensant à autre chose.) A propos, mon petit, il y aura un communiqué à prendre aux Finances à midi. Je ne suis pas libre, tu iras. Cédron. — Mais, Jean Lhair, cela ne me regarde pas. Je fais les faits divers, moi. Jean Lhair (sans se douter qu'il applique lui-même le système américain). — Dis donc! Suis-je ou non chef d'information ? Tu iras. (Revenant à ses moulons.) Et alors, tu disais? Cédron (qui n'y est plus). — Moi? Rien. Jean Lhair. — Mais si : les patrons, le système... Cédron (de mauvaise grâce d'abord, mais s'excitant peu à peu). — Evidemment, le système qui consiste à exploiter le travail des autres. (Avec line pointe) Tu sais bien que les patrons de là-bas s'y entendent pour organiser le travail... à leur profit, bien entendu. (Regard sombre de Jean Lhair.) Gela s'appelle le « Taylor » ou mieux le « sweeting. » De « sweet » : faire suer... Alors les nôtres, ils étudient cela dans des revues... N'as-tu pas vu dans leur bureau? Jean Lhair (qui n'a rien vu du tout). — Si. Cédron.—Us en ont des piles, mon cher (comme s'il montrait une montagne) hautes comme ça ! Jean Lhair (qui a regardé monter les piles). — Pas vrai, hein? Cédron (qui ne ment qu'à demi). — Si, mon cher. J'ai parcouru de ces revues. Eh bien ! les feuilles de présence viennent de là (Jean Lhair serre les poings.) Les pancartes, je m'y attendais : elles viennent de là. (Jean Lhair se dresse.) Demain, ce qu'il y aura, je ne le sais pas. Mais ce-la vien-dra de là ! Jean Lhair explose. — Ah ! les cochons ! les cochons ! Cédron (de plus en plus perfide). — Je te dirai plus. Ces revues, puisqu'elles viennent d'Amérique, sont rédigées en anglais... N'as-tu pas remarqué ce vieux qui vient s'enfermer quelquefois avec les patrons? Jean Lhair (même jeu que tantôt pour le bureau). — Si. Cédron (avec mystère). — C'est un professeur. Jean Lhair. — Un professeur? Cédron. — Oui ! Un professeur d'anglais... pour eux. Jean Lhair pouffant. — L'anglais... ! Ils apprennent l'anglais !... A leur âge ! elle est bonne !... (Riant et rageant à la fois.) Est-ce qu'ils sont fous?... Non mais, les entends-tu : Yes... no... if you please ?... Et t'imagines-tu leur gueule? (Il rit encore. Mais rire fait tousser, il redevient lugubre.) Au fond, mon cher, cela n'est pas drôle ! Quand on pense que ces gens étudient l'anglais pour mieux nous embêter !... Cédron (se retirant). — Bah ! on vit quand même... Jean Lhair reste seul. Il se promène. Quand il pense à l'anglais des patrons, il pouffe. Mais cet anglais est pour « l'embêter » alors il rage. Comme il s'arrête un moment pour relire sa pancarte, il jette un coup d'œil à l'horloge qui marque midi moins cinq et quelque chose se met à rayonner dans le visage de Jean Lhair. On dirait la lune qui se lève. Avec les aiguilles qui avancent, cette lune devient plus claire ; à midi moins deux, c'est presque la pleine lune ; à midi, comme le secrétaire qui va déjeuner pique une tête, c'est la pleine lune tout entière. M. Sinet (imitant la voix lugubre de Jean Lhair.) — Eh bien, mon cher, as-tu vu leurs pancartes? Jean Lhair (très dégagé). — Comment? Tu y penses encore? Tu sais bien que c'est de la foutaise. M. Sinet. — Alors, viens déjeuner. Jean Lhair. — Non, je reste. M. Sinet (sans autre transition). — Vieux satyre ! Jean Lhair ne dit pas non. Sourire épanoui comme deux pleines lunes. Il se rassied. Il écoute le piétinement des rédacteurs qui filent. L'atelier se. vide aussi. A certain bruit de pas bien connu, il plonge dans ses paperasses et comme la porte s'entr'ouvre : « Rien de neuf, M. Jean Lhair'l », il grogne un imperceptible non. Puis définitivement sûr d'être seul, il laisse là ce bazar. Courte pause. Ce silence presque effrayant d'un journal où toutes les machines se sont arrêtées. Midi cinq. Dans le couloir léger Clac-clac de talons qui ne sont pas sûrs de leur chemin. Une petite voix : Psst !» M'sieur Jean Lhair. Jean Lhair, qui se précipite. — Ah ! chérie !... ille acte Un réduit qui sert de vestiaire. Au mur, portemanteaux vides. Clouée du jour, la pancarte qui convient à l'endroit : Une place pour chaque chose. Chaque chose a sa place. Remisés sur le parquet, des journaux par piles. Pas de fenêtres. La lumière tombe d'en haut. Des nuages passent. Par moments il fait très noir. La porte s'ouvre et la tête de Jean Lhair apparaît, puis le buste de Jean Lhair, puis Jean Lhair au complet, qui lire, après lui, une gentille menotte et tout ce qui s'ensuit. Jean Lhair. — Par ici, ma chérie. (Il donne un tour de clef.) Petite chérie. — Hi !... hi !... C'est line petite femme du genre sale. Dix-sept ans. Bas à trous, vieilles bottines, jupe de velours et sans doute, là-dessous, comme chemise, la peau. Jean Lhair préfère cela au linge fin des princesses. De jolis yeux de petite crapule. Cheveux courts à la mode. Mais on n'a pas voulu renoncer aux peignes, si beaux avec leurs gros morceaux de verre qui brillent. Elle entr'ouvre son châle : Jean Lhair. — Hum ! Comme tu sens bon, ma chérie. Petite chérie. — Hi !... hi !... Jean Lhair l'embrassant. — Huum ! Et tu as trouvé le chemin? Petite chérie. — Hi !... hi !... Jean Lhair. — On ne t'a pas vue, au moins? Petite chérie. — Hi !... hi !... Jean Lhair (fixé). — Bon ! (Il montre une pile de journaux.) Assieds-toi là. (Il s'installe tout contre, l'enlace)... Huuum ! Petite chérie qui ne veut pas. — Hi !... hi !... Jean Lhair (câlin). — Voyons, tu ne vas pas avoir peur... (Il se rapproche : elle se recule). Et puis, j'ai quelque chose pour toi... (Tirant de sa poche un paquet.) Pour qui c'est, ce qu'il y a là-dedans? Petite chérie (moins sauvage). — Hi !... hi !... (Elle tend la main.) Jean Lhair. — Patience, tu verras... (Il développe son papier, en retire une broche, avec des diamants en verre, assortis à ceux du peigne). Petite chérie (les yeux comme ces morceaux de verre). — Hi !... hi !... Jean Lhair. — Oui, pour toi... (Il se rapproche.) Je vais te la mettre. Elle se laisse faire. Il prend son temps. Une main pour fixer l'épingle, l'autre farfouille dans le corsage où la chemise, en effet, est en peau. (Cachant son jeu.) —■ Là !... Elle est dure cette étoffe. Ça n'entre pas... Comme elle sera belle, ma chérie !... (N'y tenant plus.) Huuum !... Il veut l'embrasser. Petite chérie qui tient sa broche lui donne une tape, se met debout, va se planter plus loin : Hi !... hi !... Jean Lhair qui s'est levé ei tâche de la rattraper. — Mais non, voyons. Viens ici... Petite chérie (déjà dans un autre coin. Comme un oiseau qui rit). — Hi !... hi !... Jean Lhair (la poursuivant toujours). — Tu n'est pas gentille... Je t'ai donné une belle broche... (La manquant encore.) Sale rosse !... Heureusement il a sa tactique. Doucement, sans [4 yjs est qofypoibniqi j3 en avoir l'air il l'amène dans un coin, hésite s'il attaquera à droite ou bien à gauche, fonce en avdnt, la cloue avec son gros venlre contre le mur. Petite chérie. — Ouf ! Jean Lhair. — Et maintenant, sois gentille. Silence. Petite chérie a mis les bras autour des reins du gros monsieur. Il souffle un peu. C'est plus difficile que tantôt pour l'épingle. A un moment, il lève les yeux, aperçoit la pancarte : Une place pour chaque chose ; chaque chose a sa place. Il s'arrête interloqué, mais pres-qu'aussitôl se reprend : A sa place ! Eh ! Eh ! c'est ce que j'essaie. Silence. Un nuage passe. On n'y voit plus. Petite chérie. — Aie ! Rideau ni drôle que cela vous paraisse, c'était le nom ^ d'un chat. Poulet avait une robe grise à reflets roux, très simple, dont on ne voyait pas la couture. 11 restait petit parce quesa pauvresse demère, en l'envoyant au monde, n'avait pas trouvé assez d'étoile pour l'habiller en gros chat. Mais il était solide : la queue bien rembourrée, les pattes souples et, dans la gorge, une roue qui se mettait à ronfler dès qu'il était content. Poulet avait aussi deux yeux — des yeux de chat — qui, la nuit, devenaient de jolies lanternes vertes. Seulement, on les avait placés un peu de travers. Pour y voir, Poulet devait d'un œil se viser le nez, pendant que de l'autre il cherchait ce qu'il voulait voir. Ainsi Poulet louchait comme un homme. Etait-ce à cause de cet œil ? Ou peut-être à cause de cette robe ? Le maître de Poulet aimait beaucoup son chat : — Poulet ! Poulet ! Et louchant un peu Poulet arrivait, louchait encore plus pour voir exactement où se trouvait son maître, et louche tout à fait, lui sautait aux épaules et ronronnait : — Bonjour. Pour ceux qui ne savaient pas, Poulet n'était qu'un simple chat. Pour le maître, il était davantage : il était Poulet. — Un magistrat, observait le maître, Poulet aurait pu être un magistrat, un homme de lettres, une femme savante, un enfant prodige. Au lieu de cela il est tout bonnement un chat. C'est admirable ! A vrai dire, cela n'avait pas beaucoup de sens. Pourtant Poulet avait un défaut. Il n'agissait, pas toujours suivant les lois que les hommes qui commandent, ont inventées pour les chats dont le rôle est d'obéir. Mais les hommes inventent souvent des règles, à leurs convenances, très incommodes pour les autres. Ils appellent cela : de la Morale. Né dans une armoire, au deuxième étage d'une maison, Poulet avait grandi aussi loin des gouttières où se promènent les chats, que du sol où il leur arrive de se creuser de petits trous. En fait de'jardins, il ne connaissait que des chambres ; et, peut-être, ayant vu des tapis et des chaises s'imaginait-il que les herbes sont rouges et les arbres en bois tourné. Alors, quand il le fallait, il mettait un peu d'eau sur ces beaux gazons rouges et, pour certaines besognes, se recueillait sous ces bocages en bois tourné : — Oh ! sale Poulet ! — Eh bien quoi ? s'étonnait Poulet. On avait beau lui pousser une caisse avec des cendres : — Voilà le jardin des chats qui n'en ont pas... — Le mien est plus large, répondait Poulet. Et bientôt, il s'arrangeait un autre petit trou, se mettait juste au-dessus et levant bien haut, comme un prophète, sa main gauche, annonçait : — Attention ! Je commence ! Tel était Poulet Dans la maison, il y avait aussi une petite iille qui s'appelait Eve et sa chatte qui s'appelait Râw. Eve avait dix ans, Râw trois, mais Râw était de loin la plus vieille. C'était déjà une brave bonne femme de chatte, grave et lente, aux yeux sérieux, qui marchait sur ses pattes comme avec des béquilles. C'est elle qui n'avait pas trouvé assez d'étoffe pour tailler un costume plus large à son Poulet. Eve aimait beaucoup sa Râw. Elle disait : — Râw est mon chat; Poulet [le chat de papa. Et chacun aimait le sien, papa peut-être un peu plus, mais certainement autant, car Eve devait aimer en outre Cosette sa poupée, Kiki son polichinelle, les Râw en couleurs de ses livres, sans parler des choses roses, vertes ou bleues que l'Avenir façonnait pour elle, dans sa boutique. En plus de tout ce monde, il y avait, dans la maison, une maman. Elle s'appelait Mamie et, un jour, Eve, revenant de l'école, lui dit : — Mamie, on m'a offert un petit chat... je voudrais tant l'avoir. Car les petites filles, qui aiment ce qui est nouveau, aiment beaucoup recevoir parce que cela change. — Tu as déjà ta Râw, dit le père. — Oh ! Mamie, fit la fillette, un si mignon petit chat ; un angora, avec de longs poils il est si joli ! — Tu l'as vu ? demanda le père. Comme si les petites filles avaient besoin de voir les chats qu'elles désirent pour savoir qu'ils sont beaux ! — Non, fit Eve, mais il est si joli ! Le père compta sur ses doigts : — Râw, un ; Poulet, deux ; le nouveau, trois. Cela ferait trois chats... C'est beaucoup. — Prenons-le quand même, intervint la mère. Ainsi, comme vous, j'aurai un chat. Je l'appellerai Mina. Le père comprit que si la mère parlait ainsi, c'était pour qu'on ne refusât pas un deuxième chat à sa fille. — Tu as tort, dit le père. II faut savoir : en ce temps-là, c'était, comme on disait, la guerre. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Ceux qui la faisaient, au fond le savaient-ils davantage ? Le matin, le boulanger vous mesurait un morceau de pain — ni gros, ni blanc ; et, dans la journée quand une petite fille retournait à la boutique, parce qu'elle avait encore faim pour une tartine. — Vous repasserez demain, disait le boulanger. Et tenez, puisque je vous vois, avertissez votre maman qu'à partir de demain, il y en aura moins. De même pour le lait. De même pour la viande. De même pour tout. Ainsi beaucoup d'hommes mouraient, non seulement de ceux qui le faisaient exprès en criant : « Vive la guerre ! », mais de ceux qui étaient forcés de les suivre, puis des autres parce qu'ils avaient faim, et encore des femmes, et encore des enfants, et encore des chats, qui, au lieu de recevoir de la nourriture, en devenaient bien souvent. Et c'est à cause de ce pain si rare, de ce lait précieux comme le vin, de ces hommes qui mouraient, et encore de ces femmes, de ces enfants, de ces chats, que le père avait dit : — Tu as tort. Pourtant, puisqu'il aimait un Poulet, puisque Eve aimait une Râw, il n'eût pas été juste de ne pas donner à Mamie une Mina. Il vint donc une Mina. Aussi belle que Poulet ? Oui... non... Voici : Quand on le sortit de son panier : — Il s'en faut, dit le père, que ce soit un angora. Son poil est court... — Court mais soyeux, rétorqua la mère. — Il a l'œil un peu bête. — Certes il ne louche pas comme ton Poulet. A vrai dire, c'était un chat, ce qui est déjà méritoire. Il était mignon, colorié de noir, de jaune, de blanc, avec beaucoup de rose à l'intérieur de la bouche. Il avait une toute petite voix en épingle et relevait déjà fort ses moustaches. On le mit par terre, et d'abord il resta là sans bouger comme un petit chat de bazar dont on n'aurait pas remonté le ressort. Puis on lui lança une boulette de papier et la mécanique fit aller une patte, ensuite l'autre et, tout à coup il gonlla le dos et se mit à marcher, la queue droite, le corps de travers, parce qu'il venait d'apercevoir Râw et Poulet qui n'étaient pas des chats de sa famille. — Fûûû ! fûûû ! souillait Râw, les yeux sur cette robe dont elle n'était pas la couturière. Mais : — Viens jouer, fit Poulet. Et gentiment, il l'entraîna dans son jardin, lui montra comment on se roule sur les gazons qui sont rouges, comment on escalade les arbres en bois tourné et, aussi, ce que l'on fait quand 011 est tranquille sous leurs ombrages. C'est ainsi qu'il y eut, dans la maison, en plus de Râw et de Poulet, une Mina. Ayant obtenu ce qu'elle voulait, la petite Eve pensait déjà à ce qu'elle voudrait. Mais Marnie était contente ! Elle aimait beaucoup sa Mina. Elle le montrait. Elle disait : — J'aime beaucoup ma Mina. Elle disait aussi : — Mina, Mina, viens ma jolie petite Mina. Ce qui était bien plus caressant que les « Poulet », un peu frustes du maître quand il appelait son chat. Pendant ce temps, on continuait toujours la guerre : — La guerre ! disait le boulanger. — La guerre ! disait le marchand de lait. — La guerre ! disait tout le monde. — La guerre ! Miâw ! Est-ce toujours la guerre ? pleuraient les chats dès que le maître s'approchait du garde-manger qui, ne gardait hélas ! jamais de manger. — Ces chats ont faim, se lam entait le maître — Regardez, Mina, comme est elle jolie, répondait la mère. — Leur ventre est bien plat. — Râw ! Râw ! viens jouer, disait la petite fille- Et dans les assiettes, dans les marmites, le maître râclait, râclait après un peu de sauce pour ses chats. Mais voici qu'il survint du nouveau. Plus la guerre ? Si, si, toujours la guerre. — Mamie, dit un matin la petite Eve, tu sais, les gens de la petite boutique, ils m'ont demandé un chat : je voudrais tant leur en donner un. Car les petites filles qui aiment recevoir, aiment aussi donner, parce que cela change-Et puis elle savait bien qu'on ne donnerait pas sa Râw et non plus sa Mina, Le père qui parlait peu mais écoutait beaucoup, ne fit pas autrement que d'habitude. Il dit si peu que ce ne fut rien. Après le maigre dîner, toute la famille se trouvait perchée sur les arbres du jardin au gazon rouge, quand, la patte levée : — Attention, je commence, prophétisa Poulet. Ou, pour être exact, il avait commencé. Et il louchait très fort. — Sale bête ! s'emporta le père. Et encore plus furieux, parce qu'il avait dit : « Sale bête » : — Eve, dit-il, puisque les gens de la boutique t'ont demandé un chat, va leur donner Poulet. Papa qui donnait son chat ! — C'est vrai, papa ? — Oui... Mais tout de suite. — Et je pourrai le porter dans un panier? — Si tu veux... Dépêche-toi. Elle avait déjà le panier. — Et tu ne regretteras pas ton chat ? fit la mère. — Je ne regrette jamais rien. — Alors, dit la petite fille, dis « au revoir » à tpn Poulet, — Non ! Je ne veux plus le voir... Mais pars donc... pars... Et tandis que la petite Eve s'en allait, que Poulet, effrayé, pleurait ses « Miaw » dans le noir, il resta raide sans bouger sur sa chaise. Quand ils furent seuls : — Ne regretteras-tu pas ton coup de tête ? demanda la mère. — Ce n'est pas un coup de tête. Je sais ce que je fais. — Allons ! Tu n'as pas beaucoup de cœur. — Si, dit le père ; j'ai beaucoup de cœur, mais j'ai aussi beaucoup de volonté. La mère sourit, non parce qu'il disait : «J'ai de la volonté ». Elle le savait. Mais parce qu'il parlait de son cœur... Et le père vit ce sourire. Alors quand il fut seul, seul avec lui seul, devant sa table de travail, il s'enfonça les mains dans les yeux, puis les frotta l'une contre l'autre parce qu'elles s'étaient mouillées, puis les remit sur ses yeux parce que ses yeux aussi se mouillaient. Et comme il se trouvait ainsi, il crut entendre à la porte miauler son Poulet. On ne sait pas comme un homme marche vite quand il entend miauler son Poulet. Il ouvrit et qui entra ? Oh ! non, pas Poulet. Poulet, qui connaisait les gazons rouges, n'aurait pu trouver son chemin parmi les cubes de pierre qui font les routes. Qui entra — eh ! oui, car il s'agit d'un conte de fée — ce fut une fée. La drôle de fée ! Elle ne portait pas d'étoiles sur le front, pas de diamants à la ceinture, pas de ces voiles qui font dire aux petites Eve : — Regarde, Mamie, comme elle est belle, cette fée. Elle avait le visage à peu près comme toutes les femmes ; la robe aussi comme toutes les femmes et des souliers à boutons. Elle était assez grosse, et, je crois même, un peu chauve. Et sa baguette ? Oh ! un simple bâtonnet, avec une pointe au bout — pas même une canne. Et puis elle ne parlait pas beaucoup. ^Elle passa devant l'homme et s'assit à sa table : — Pourquoi ? fit-elle, en lui touchant les yeux. Jtf'— Parce que..., éclata l'homme ; parce que j'ai chassé Poulet. Et il raconta comment il avait aimé son Poulet, comment Mina était venue, comment c'était la guerre, comment sa petite fille avait parlé des gens de la boutique, comment il s'était emporté contre Poulet et aussi comment la mère avait souri quand il avait dit : « Si, j'ai du cœur... » — ce qui lui avait fait plus de peine que le reste. La fée connaissait peut-être cette histoire. Par moments, elle faisait « oui » des paupières et se grattait la tête à l'endroit où il lui manquait des cheveux. Quand il eut tout expliqué et rappelé combien il avait aimé son Poulet, elle se leva à la façon d'une dame qui veut partir. Mais auparavant, comme pour le consoler, elle lui glissa dans les doigts la baguette qui se terminait par une pointe et tira de sa robe un petit pot où ballottait un liquide noir. Elle mit le petit pot sur la table. — Maintenant, fit-elle, trempe ta baguette dans le petit pot et pense à ton Poulet... DEUX PETITS §OLDAT§ LA via ESI qOoïtUIBMNH 13 es histoires ne casseront rien. Je me demande même si ce sont des histoires. Mais enfin, quand on raconte... Il s'agit d'un petit soldat, un pauvre bougre de petit soldat, un piolte, comme on disait à Bruxelles. Sa figure? Ma -foi, en ce temps, on n'était pas encore des poilus. Sa_ figure était fraîche, des joues roses de paysan, une ombre de moustaches, en somme la figure qu'ils ont tous, la première année, quand ils arrivent de leur village et ne sont guère plus que des gosses. Avec sa figure et son flingot, il passait dans une belle rue de Bruxelles et, dans cette rue, beaucoup de monde se bousculait, ce jour-là. Cela arrive; mais pour le petit soldat, il y avait ceci de particulier : qu'on était aux premiers jours de la guerre ; que toute l'armée venait de foutre le camp, qu'il ne savait pas où, qu'ainsi il se trouvait seul de soldat dans la ville et que nom de nom ! les Boches allaient venir !... C'était même pour voir venir ces Boches, que tant de monde se pressait dans la rue. Alors, vous comprenez, lui tout seul dans son uniforme, sans le sergent qui vous guide : « Va par là », sans le copain qui vous parle : « Courage, mon vieux », rien qu'avec son fusil qui est un machin pour se battre, il n'était pas à l'aise, le petit soldat. Son régiment où c'qu'il marchait? Comment courir après? Et puis ces Boches !... Quand on est un bougre de petit soldat, qu'on porte encore sa frimousse de gosse, on ne sait pas grand chose de toutes ces lois de la guerre. Alors les Boches, ceux qu'on appelle l'ennemi, ceux qu'on tue ou qui vous tuent, que feraient-ils quand ils le verraient? Serait-ce avec leur mitrailleuse? Serait-ce à coups de baïonnette? Ils auraient pour le moins, leurs pattes pour l'attraper et l'envoyer prisonnier en Allemagne. « Sacré ! Sacré !... » Oh ! non, il n'était pas à l'aise le pe'.it soldat. Il montrait cela à sa manière. Dans cette rue où il y avait tant de monde, il pleurait ; il tournait comme un perdu ; il implorait un monsieur, il implorait une dame, peut-être parce que ce monsieur, ou mieux encore cette de me, aurait pu lui dire : « Viens par ici, mon petit, j'ai chez moi un vieux costume ; tu leur glisseras entre les pattes. » Ah ! bien ouitche ! Je ne dis pas qu'en agissant comme on agit, on fit mal. Plus tard c'est certain, on fit mieux. Pauvre petit soldat. Il tournait là dans sa tunique, serrant son flingot qui sert à se battre. Hier peut-être, hier bien sûr on aurait acclamé : « Vive le petit soldat ! » Aux fenêtres, claquaient encore les drapeaux qui affirmaient que, de cœur du moins, on était avec ceux qui portaient des flingots. On leur avait donné du pain, du chocolat, des cigarettes, du fromage. On était fier de montrer à son côté un petit soldat. Mais aujourd'hui ! Ces Allemands qui approchaient ! Ce que l'on savait de ces gens-là ! Plus encore, ce que l'on n'en savait pas ! Vraiment avec le rouge de sa culotte, avec le bleu de sa tunique, il tirait par trop l'œil, le petit soldat. On s'en garait, on se donnait l'air de ne pas le voir. Tout de même, il se trouva quelqu'un pour dire : — Moi, à sa place, je m'arrangerais... Il y a des ambulances, n'est-ce pas? Ce qui prouve que l'on peut avoir la frousse et être pourtant un brave homme. Ma seconde histoire date d'un an ou deux plus tard. Qu'était devenu le pioite? On eût fouillé toute la ville, on n'en eût pas trouvé un seul. On ne voyait plus que des Boches ; comme on disait on n'en voyait que trop. Quand on en rencontrait, il fallait faire mine de ne pas les apercevoir. On regardait devant soi ; on se tenait très raide ; on montrait en somme qu'ils n'existaient pas, qu'à cent mille ils n'eussent pas existé davantage. Dame 1 on était irréductible et c'était crâne, surtout quand on se trouvait nez à nez avec le général von Machin ou l'oberleutenant von Autremachin. Celui dont il s'agit n'était rien de tout cela. 11 venait d'arriver. Il attendait son tramway. Une grosse capote, le fusil en travers, un sac sur l'épaule7un sac sur le flanc, c'était bien un soldat. Mais on eût dit plutôt un colis mal agencé pour le voyage. Pour les autres, Bruxelles était peut-être ein scheune slad. Mais pour lui, ce flingot, ces paquets, ces gens qui le regardaient de travers, il eût aimé tout autant se trouver au pays, près des siens. Quand son tramway se fut arrêté, il ne monta pas tout de suite. Il s'effaça pour laisser monter une dame. Puis ce fut au tour d'un monsieur... Le receveur eut ainsi le temps de s'assurer que les voyageurs étaient montés. Il ne restait que le Boche. Il sonna pour qu'on partît sans l'attendre. Le bougre en s'accrochant eut de la chance s'il ne se cassa pas la figure. — Dommage, minauda la dame. — On n'en tuera jamais assez, grinça le monsieur. Le Boche sans doute ne comprit pas, ou préféra ne pas comprendre. Ach I il y était quand même. Il eut autour de lui ce petit regard des gens qui sont malheureux et voudraient bien qu'on leur donne un sourire. Puis il dut pousser un peu, parce qu'au bout de la plateforme, il voyait une bonne place et qu'au lieu de sourire, les autres s'arrangeaient pour ne pas le laisser passer. Avec un peu de patience, on arrive à bout de tout. Il déposa son fusil, jeta là ses ballots, commença son petit manège de soldat qui a une^minute de répit : soulever son casque, s'aérer le front, penser aux siens, pousser un soupir, au bout du compte s'offrir un cigare qui console. Ach l où avait-il mis ses allumettes? Il fouilla les deux poches qu'il avait dans son pantalon, une à droite, une à gauche. Puis celle qui se trouvait sur le derrière... puis les quatre qu'il avait dans sa tunique... puis les six cousues un peu partout, à l'intérieur et l'extérieur de sa capote. Ach ! quand on est soldat, comme on a beaucoup de poches ! Après, il se courba parce qu'il avait encore des poches dans sa seconde tunique roulée par terre dans le sac. Les voyageurs s'amusaient. Pensez donc 1 Un Boche dans l'embarras ! Ach ! même dans ce sac, il ne trouva pas les allumettes. Sans doute, les avait-il oubliées. Il eut de nouveau son petit sourire : « Oh I je sais, c'est parfaitement ridicule », puis un regard parce que ces messieurs fumaient et qu'après tout quand on fume, il est naturel qu'on prête de son feu. Du feu à un Boche ! Ceux-ci regardaient à droite, ceux-là regardaient à gauche, un autre indigné cracha son cigare qui coûtait bien trois francs et mit le pied dessus pour être sûr. Je fus, qu'on me pardonne, un mauvais patriote. -Ma pipe n'était pas longue, elle ne brûlait pas fort. Je la tendis au Boche. Il fallut, un moment, que nos mains se touchassent : — Danke schôn. * Je descendis un peu plus loin. J'eus de la chance, à mon tour, si je ne me cassai pas la figure. — Un sale... commença la dame. Si le Boche entendit, il sait l'espèce de sale que j'étais. \ EN PAIS OCCUPÉ N~ne sait pas d'avance le coup de sang que peut vous donner une cocarde. Celle-ci était tricolore. Rouge, jaune, noir, les couleurs de mon pays. Elle ne coûtait que deux sous. Un camelot me l'avait épinglée de force : « A bas l'Allemagne, monsieur. » Aussitôt un pavé, innocent sous mes pieds, passa dans ma main, puis à travers la glace d'une brasserie, où la Munich pourtant était bien bonne. Lancer son pavé est une chose, avoir faim autre chose. Par la suite beaucoup de ces lanceurs de pavé eurent faim. Il y a la faim du monsieur qui constate : « J'ai faim, » en lorgnant la table où l'attend un bon dîner. C'est celle que je vous souhaite. Il y a la faim qui vous prive d'un tas de choses dont on aurait envie et qui semblent bonnes, bonnes... Cette faim vous chipe le matin quelques grammes par-ci, le soir quelques livres par-là et vous, monsieur, qui remplissiez dans ses moindres contours votre beau costume, vous voilà minable, le col qui bâille, le pantalon qui flotte. C'est la faim bête. Ces petites histoires sont des histoires de faim bête. Il y en aura trois. Elles se situent à Bruxelles, en Belgique. Elles se situeraient aussi bien ailleurs. [:7{A Bruxelles, on le sait, les journaux annoncèrent un matin que « les forts de Liège tenaient toujours ». Ces bons forts ! Et sur le coup de midi, plus personne n'ignora que les Allemands allaient entrer en ville. On fut surpris d'abord. Puis inquiet. Puis curieux. On se rangea sur le trottoir pour voir passer ces gens. Ainsi fait-on pour admirer un beau cortège. Les agents disaient : — Vous feriez mieux de rester chez vous. En tout cas, ne poussez pas un cri. Crier ? Bien sûr, on ne crierait pas. On savait bien qu'un cri coûtait parfois très cher. Mais on pouvait regarder quand même. Et plaisanter aussi. Les premiers qui arrivèrent étaient à cheval, armés de lances et de sabres. Des uhlans ! Bah ! Ce n'était que cela des uhlans ! Puis il y eut quelques soldats en jaune, à pied, avec des fusils et des figures de singe. Ils marchaient au pas : ein, zwei. Ils avaient de lourdes bottes. Ils n'iraient "'pas loin sur leurs semelles à clous ! Il y eut aussi des canons, de petits canons ; des marmites, des ridicules marmites où ces gens cuisaient leur soupe ; des charrettes. Quelles charrettes bon Dieu ! Des hommes esquintés qui dormaient dans le foin. Des roues grêles comme des pattes d'araignée. Cette armée dérisoire débouchait d'un" boulevard qui se nomme le boulevard Léopold II, remontait la pente d'un boulevard qui est le boulevard Botanique, puis disparut à droite dans une belle rue qui est la rue Royale. On crut que c'était tout. Oui mais voilà qu'au bout du boulevard Léopold II, un nuage de poussière monta. D'autres soldats arrivaient. Bientôt ils défilèrent. Ils étaient encore en jaune. Ils avaient encore leur figure de singe et ces semelles à clous sur lesquelles ils n'iraient pas loin. Mais quand on en eut vu mille, on en vit un autre mille, puis un nouveau mille. D'où sortaient-ils ? Il y en avait, il y en avait ! Comme les premiers, ils descendirent le boulevard Léopold II, remontèrent le boulevard Botanique, obliquèrent à droite vers la rue Royale. Mais la tête là-haut était déjà loin qu'on ne voyait pas la queue à l'autre bout. Et quand ce fut fini avec les soldats jaunes, cela reprit avec des soldats noirs. Puis des gris. Puis des verts. Tous bien tassés, six par rang, avec des fusils, des chevaux, des camions, leurs cuisines, leurs charrettes. Puis de nouveau des jaunes. Le défilé avait commencé à midi. A deux heures, il durait encore. Quand Bruxelles s'endormit le soir, elle boucla ses portes avec des verrous qui pensaient à autre chose qu'à des voleurs... Et cela dura pendant quatre ans. Alors voici ma première petite histoire. Un jour, Ma Nounouche fit un gros achat de cannelle. La cannelle, vous savez ce que c'est. Gela se présente sous forme de bâtonnets ou bien en fine'poussière. On en détient quelques grammes, au fond d'une boîte, sur une étagère de sa cuisine. De temps en temps on en met un rien, à la pointe du couteau, en quelque crème ou quelque pâte et cela fait un plat à la cannelle. Bon, voilà pour elle. Pour Ma Nounouche, on pourrait s'y méprendre. Ma Nounouche n'était pas une petite chienne, ni un gros-chat. Ma Nounouche était ma femme, ma femme bien-aimée, très bonne, très douce, douce comme... une Nounouche. Seulement, elle vivait en dehors du traintrain de l'existence. Elle était pianiste. Elle faisait, de sa musique, un art. Vous dites : « Une pianiste n'a pas grand'-chose à voir avec des achats d'épices. » Et c'est bien vrai. Mais la guerre venait d'éclater. Dans le premier trouble, on avait bien le droit de perdre la tête et de mêler, à ses idées de piano, quelques idées de cannelle. Je ne sais comment cela se passa dans les autres villes. A Bruxelles, ce fut comme un principe : lorsque la guerre éclate on fait des . provisions. A cela, il y avait deux raisons. La première, c'est que les billets de banque deviendraient du jour au lendemain de la monnaie de singe. On le croyait. Mieux valait les réaliser en pièces sonnantes aux guichets de la banque ou, si le temps manquait, les refiler aux boutiquiers contre des marchandises plus réelles. La seconde, c'est que la guerre serait longue. Elle durerait quatre mois, cinq mois. Six, prétendaient les pessimistes. Alors il fallait s'assurer des provisions de bouche. Jamais on ne vit dans les magasins tant de clients à la fois. On commandait, on emballait, on enlevait. Riz, café, sucre, farine, tout ce qui, en fait de victuailles, s'entasse dans un grenier, se LA VIE EST QUOTIDIENNE H cache dans une cave, sans risquer d'y pourrir. Quand Ma Nounouche sut que tout le monde faisait des provisions, elle ferma son piano et courut comme tout le monde aux provisions. Nous n'étions pas très riches. Elle entra chez un charcutier. Elle vit un jambon, un gros jambon. Elle dit : — Je vous achète ce jambon. Elle entra chez un marchand de conserves. Elle vit des boîtes de sardines — pas de petites boîtes — de grandes, avec beaucoup d'huile, où trempaient... je ne sais pas, moi ! peut-être deux cents sardines ! Elle dit : — Je vous achète une de ces boîtes de sardines. Elle arriva chez l'épicier. Elle vit des gens qui commandaient cinq kilos de riz, cinq kilos de café, dix kilos de haricots. Elle commanda : — Cinq kilos de riz ! Cinq kilos de café ! Dix kilos de haricots ! — Et avec cela, madame ? Avec cela ? Ma foi ! Ma Nounouche aimait, de temps en temps, dans certains plats, un léger goût de cannelle. Elle dit : — Donnez-moi de la cannelle. — Parfaitement, madame, combien ? Puisqu'elle avait commandé tout par kilo : — Deux kilos de cannelle, commanda Ma Nounouche. Le brave homme ouvrit les yeux que peut ouvrir un épicier qui, pour la première fois, pèse, d'un seul coup, pour une cliente, deux kilos de cannelle : — Voilà, madame. Ma Nounouche rentra très chargée. Je dois l'avouer : ses achats ne furent pas accueillis aussi bien qu'elle aurait pu l'espérer. Pour le riz, pour le café, bon, cela pouvait aller. Pour le jambon, je fis la grimace. Une fois entamé, cela nous représentait beaucoup de dîners au jambon ! Et pour les deux cents sardines, la boîte ouverte, hein ? pendant combien de jours serions-nous forcés de nous gorger de cette huile mélangée de sardines ? Quand je vis la cannelle, je devins tout à fait furieux : — Voyons, c'est idiot. Avec l'argent de la cannelle, tu aurais pu acheter d'autres haricots. On achète cent grammes de cannelle ; cent cinquante grammes de cannelle. Mais deux kilos ! Nous en aurons pour cent ans ! — Tu as raison, dit avec douceur Ma Nounouche. J'avais cru bien faire. \ Pauvre Nounouche ! Elle était si naïve et si bonne ! Je finis par plaisanter. Un peu plus tard, ce fut la guerre en plein. Quelquefois des amis venaient. On causait un peu. Gomme on avait déjà tant de choses tristes à se dire, je leur racontais l'histoire de Ma Nounouche qui avait pris en provision deux kilos de cannelle. Cela les égayait un peu. — Vraiment, deux kilos, madame ? — Oui, je croyais bien faire... Et l'on riait! Le temps passa. Un mois, deux mois, sept mois. Cette guerre qui n'en devait durer que six, durait toujours. Au bout de la première année, nous eûmes consommé le jambon, mangé les sardines, avalé l'huile, entamé les haricots. Quant à la cannelle, "le petit fond qui se trouvait dans la boite de la cuisine, avait suffi. La seconde année : — J'entame la cannelle, annonça Ma Nounouche. — Bien, bien, Ma Nounouche. La troisième année... Tout cela semble lointain, à présent. La troisième année, on n'eut presque plus de pain ; plus de viande ; plus de sucre ; plus de lait. Quant aux autres aliments, en pays occupe pour des bougres comme nous qui avaient faim, il fallait être voleur ou rusé pour en manger. On fit alors ce qu'en d'autres temps quelqu'un avait conseillé : « Pas de pain ? Mangez de la brioche. » On fit de la pâtisserie, et quelle pâtisserie ! On achetait des grains de seigle, on le broyait dans un moulin à café, on faisait cuire ces. durs petits gruaux sous le nom de crêpes. Plus tard, les marchands inventèrent je ne sais quelle poussière, qu'on appelait farine de féveroles. Cette farine contenait certainement des féveroles. Mais on les avait sans doute rassemblées à coups de balai, car il y avait autant de sable que de féveroles. Le tout servait à faire des tartes. A défaut de viande et de pain, on mangeait beaucoup de tartes. C'était vert, c'était gluant ; plus ça cuisait, plus ça devenait mou. Sauf le sable qui restait dur. Et l'on s'efforçait d'avaler cela ! Comme les autres, Ma Nounouche broyait dans son moulin le seigle, pour le transformer en crêpes. Comme les autres, elle mélangeait avec de l'eau ses féveroles pour en faire des semblants de tartes. Mais auli eu de s'en tenir là, elle répandait sur le tout— un peu... beaucoup... passionnément... — de sa fameuse cannelle. Et ce plat qui, chez les autres, vous retournait le cœur, devenait chez nous quelque chose dont on ne pouvait pas dire absolument que ce fût mauvais, puisqu'on y trouvait un solide arôme de cannelle. Chère Nounouche ! Elle aurait pu triompher : — Hein ! mes deux kilos de cannelle, qu'en dites-vous maintenant ? Elle était trop modeste. Elle se montrait fière quand même. Et je ne riais plus. Les amis qui venaient, ne riaient pas non plus. Eux qui devaient avaler ces tartes, ces crêpes — et sans cannelle! Ils disaient : — Vous avez de la chance, Madame. On ne trouve plus nulle part de cette cannelle. Ah ! si nous avions su ! Ma Nounouche n'était pas de ces gens qui, parce qu'ils détiennent un produit dont les autres n'ont pas, le conservent pour eux ou en font de l'argent : — En voulez-vous un peu? disait Ma Nounouche. Elle en donnait un peu dans un cornet. La fois suivante, elle en donnait encore un peu dans un cornet. A d'autres qui venaient, elle en donnait aussi un peu, dans un cornet. Si bien qu'un soir, je ne sais plus si la crêpe était au seigle, ou la tarte aux féveroles, je fis une terrible grimace : — Pouah ! Quelle horreur ! — Oui, fit Ma Nounouche. Un Tel est venu : il ne restait qu'un petit fond de cannelle... * * * Dans le récit suivant, il pourrait être question de beurre ou de viande. La guerre engendre des paradoxes. Par exemple, on allait chez le boucher, en supposant, bien entendu, qu'on en eût le moyen. On ne disait pas : — Dites donc, boucher, enlevez ce vilain coin de graisse. On se montrait aimable ; on disait : — Monsieur le boucher, enlevez ce coin de viande trop maigre. Pesez-moi plutôt un gentil petit bout de graisse. C'est que le beurre manquant, la graisse était plus rare que la viande. Des industriels l'accaparaient d'ailleurs pour la transformer en savon, car Dieu sait pourquoi, le savon, en ce temps, tout le monde en fabriquait. Mais il faut se restreindre. Je parlerai des pommes de terre. Celles-ci à présent n'ont plus beaucoup d'importance. Elles intéressent à peine les ménagères. Mais pendant la guerre !... Je me souviens d'un petit théâtre. On y jouait je ne sais quelle pièce. Au deuxième acte, un monsieur offrait à dîner à une dame et ce dîner, ma foi, c'était des pommes de terre. Bon Dieu ! ce dîner ! La ville entière en parlait. Le soir, la salle était comble. Que pendant ce dîner le monsieur arrivât à ses fins et embrassât la dame, la pièce n'était pas là. Mais ces pommes de terre fumantes, dont on devinait le parfum, qu'ils piquaient d'une fourchette négligente, qu'ils se mettaient pensez donc ! dans la bouche, étaient-ce de vraies ou de fausses pommes de terre ? Même de gros Allemands se payaient un fauteuil pour savoir. Dame ! en deux ans, l'occupant avait fait de la « kartoffel » quelque chose de sérieux : un problème. On n'en voyait pas dans les magasins. Il fallait des ruses pour s'en procurer : les chercher au loin, chez les paysans les mendier à prix d'or; quand on les avait bien dissimulées, prendre des sentiers détournés, se terrer dans les buissons, car si des patrouilleurs survenaient, elles étaient pour eux, vos pommes de terre. Bref, à moins d'être riche ou de posséder un champ, mieux valait ne plus y songer. Pour ma part j'y avais renoncé. J'exerçais le métier de journaliste-chômeur. Etre journaliste-chômeur, c'était avoir été par exemple secrétaire de rédaction, puis avoir déposé sa plume pour ne pas soumettre sa « copie » à la censure et vivre de l'air du temps. Ce métier était honorable. Des confrères ont été décorés pour cela. Mais il interdisait le luxe des pommes de terre. Et il faisait maigrir... J'étais très maigre. Eve, ma petite fille, très maigre aussi. Un jour, nous flânions dans la banlieue. On voyait des maisons ouvrières, quelques champs : — Qu'est-ce cela, papa ? — Du futur blé, ma petite... — Et là ? — Des espoirs de carottes... — Et cela ?... Oh ! mais regarde donc, papa, une pomme de terre ! — Où cela, petite ? — Là ! Au milieu du chemin. En effet, dans la poussière, au milieu du chemin elle était là, cette pomme de terre ! Bien ronde, bien grasse, bien appétissante dans sa peau dorée de tubercule encore jeune. Eve en ouvrait des yeux tout grands. — Si je la ramassais, papa ? Après tout, une pomme de terre sur la route n'appartient à personne : je la ramassai moi-même. — Comment qu'on va la préparer, dis ? — Ça ! ma petite, ce sera l'affaire de maman. Puis je ne parlai plus. Je ne sais quelle suggestion me venait de cette boule qui pesait dans ma poche. Peut-être s'ennuyait-elle ? Ou bien pensai-je aux yeux de ma petite tantôt ? Ou bien ?... Le champ, où nous passions, multipliait à l'infini les plants du précieux légume. Je me décidai : — Ecoute, Eve, regarde bien autour de toi. Si tu vois arriver quelqu'un tu me le diras : moi pendant ce temps... Qu'un père parlât ainsi à son enfant, cela n'était pas très moral. Cela n'était pas digne d'un journaliste-chômeur qui a mis faux-col et manchettes et mène au grand air sa fillette. Manchettes ou non, la faim est la faim. Je fus, si j'ose dire, un voleur honnête. Je ne fis pas comme certains qui, pour un ou deux tubercules mûrs à point, arrachaient la plante entière, laissant bêtement pourrir le reste. Avec prudence, un peu comme on tâterait les œufs sous une poule qui couve, j'enfonçai ma main dans la terre. Je tâtai au hasard, sentis une très grosse, l'arrachai : — Tu n'as vu personne ? — Non, papa. Je passai au plant suivant. Au bout d'une demi-heure, j'eus, à ce qu'il me parut, une portion suffisante. Une poche pleine. — Tu es sûre de n'avoir vu personne ? — Non, non, papa. — Alors vite en route. Pour employer le mot juste : nous décampâmes. Ce n'aurait pas été la première fois que les paysans auraient assommé un maraudeur pour une poignée de leur bien. Il faut avoir la conscience et la poche bien chargées pour distinguer des pas d'hommes qui courent à deux cents mètres derrière vous. Nous avions pris un chemin de traverse, quand j'entendis ce bruit. Aïe ! Fuir, j'y pensai ; mais comment faire avec une enfant ? Je n'eus du reste pas le temps. Lancés en pleine vitesse, deux grands gaillards me dépassèrent, firent volte-face, se plantèrent devant moi. Ils étaient pieds nus, coiffés de casquettes effrayantes. — Halte ! En même temps, quelqu'un derrière moi m'attrapait par la manche. Un agent : — Vous avez volé des pommes de terre. — Moi ? Il est difficile de savoir si l'on devient pâle ou rouge. J'eus tout à coup très chaud. — Voyons, dis-je, remuant les bras pour qu'on vît le blanc de mes manchettes, vous vous trompez... Regardez-moi... — Montrez plutôt vos poches, fit l'agent. Je montrai celles de gauche qui ne contenaient rien : — Les autres... insista l'agent. Hélas ! elles y étaient. Pas besoin de fouiller. Cela faisait de grosses bosses. — Je le savais bien ; allons ! venez au commissariat. On rebroussa chemin, l'agent d'un côté, ma fillette de l'autre, les deux hommes derrière nous. Eve ne disait rien. Sans doute ne se rendait-elle pas compte. Ou peut-être trouvait-elle amusant qu'un agent mît son papa en pénitence, comme un méchant garçon. Elle avait un petit sourire. Quant à moi, je n'avais pas la moindre envie de sourire. Les gens, sur leur porte, savaient déjà qu'on avait pincé un voleur. Rien de plus crispant que d'être ce voleur, alors qu'en casquette et pieds nus, les vagabonds qui vous ont pincés tiendraient beaucoup mieux ce rôle. C'étaient de braves garçons. Devant le commissaire, ils déclarèrent les choses telles qu'elles étaient. Ils avaient vu le monsieur s'agenouiller dans leur champ, enfoncer la main dans le sol, arracher des pommes de terre, les fourrer dans sa poche. Ils en convenaient d'ailleurs : il avait fait son possible pour ménager les plants. — Tout cela est-il vrai ? me demanda le commissaire. — Hélas, oui. — Pourquoi avez-vous fait cela ? — La faim, monsieur le Commissaire. — Vous ne travaillez donc pas ? — Je suis journaliste. A cause de la guerre, les journalistes... — Oui, je sais. En tous cas, vous allez commencer par rendre les pommes de terre. Il fallut bien. Un des hommes tendit sa casquette. Je restituai lentement : — Une... deux... trois... quatre... J'eus un regard navré pour ma fillette. J'atten- dis espérant que l'on dirait : « Gela va comme ça. » On ne dit rien. — Cinq... six... sept... Je dus restituer tout, même la dernière et celle-là en toute justice me revenait, puisque je l'avais ramassée sur la route où elle n'appartenait à personne. Et dans cette casquette, comme elles étaient belles ! La petite Eve ne souriait plus. En se retirant, les deux hommes me saluèrent et même me dirent merci : une petite leçon que j'empochai à la place de ma dernière pomme de terre. — Et maintenant, me dit le commissaire, vous pensez bien que je ne vais pas vous poursuivre pour cette peccadille. Attendez que les gens du dehors se soient dispersés. Ils vous écharperaient. Mais vous n'auriez pas dû... Les champs d'ici sont cultivés par des ouvriers réduits au chômage. Des chômeurs ! Presque des confrères ! — Oh ! fis-je, Monsieur le commissaire, si j'avais su... — Je m'en doute, fit le commissaire. Et avec un sourire où je compris bien des choses : — Et tenez, si vous avez réellement faim, heuh ! il y a un peu plus loin des champs de paysans qui ne sont pas des chômeurs. — Ah bien ! monsieur le commissaire. Bien... Bien... * .* * La troisième histoire est un peu répugnante. Elle l'est à tel point que je préfère la laisser pour compte à un autre : un monsieur assez élégant qui la racontait à son compagnon, en sirotant je ne sais quoi à la terrasse d'un café. La voici telle que je l'entendis, il n'y a pas bien longtemps : — Non, mon cher ami, il ne faut pas, il ne faut jamais dire : « De ma vie, je ne ferai pas ceci, je ne ferçii pas cela. » Un métier est un métier. Répugnant ? Qu'en sais-tu ? Ainsi, ce brave homme qui ramasse des mégots... Gela te chiffonne ; tu fais la grimace ; tu es bien sûr que jamais tu ne fourreras dans ta bouche ce que d'autres ont rejeté de la leur. Il faut voir. C'est un peu comme pour l'eau de la fontaine : tu craches dedans, puis tu en bois. Tiens écoute. Il y avait un monsieur. Il est certain que, si ce monsieur avait trouvé six mois plus tôt, un cheveu dans sa soupe, il aurait crié très fort. Il n'aurait même pas dit : « Ma soupe » ; il aurait dit : « Mon potage. » Seulement voilà, c'était la guerre ; pas la guerre du front, ni de l'arrière : la guerre de l'autre côté, en pays occupé. Pour ce monsieur, elle avait eu ce premier résultat qu'elle lui avait coupé toutes ressources. Exactement comme on coupe le gaz, quand on ferme le compteur. Alors tous les jours, vers l'heure de midi, cet ancien monsieur à potage se donnait un coup de brosse, glissait dans un panier une cruche, annonçait : — Je vais à la soupe. En pays occupé « aller à la soupe » signifiait marcher parfois pendant des kilomètres, arriver devant une certaine porte, prendre son rang dans la file, progresser lentement, puis tendre sa cruche à une grosse dame et recevoir trois louches d'une soupe où l'on était heureux de découvrir non pas un cheveu, mais gros comme un cheveu, de quelque chose qui rappelât le goût de la viande. On recevait autant de louches qu'il y avait de membres dans la famille. Certains messieurs croyaient avoir trouvé le joint. Tout en pro- gressant dans la file, ils regardaient la dame et lui faisaient les yeux doux. Ils espéraient l'attendrir et qu'au moment de compter ses louches, elle aurait l'air de se tromper et en verserait une ou deux de plus. Une aubaine ! Il y avait ainsi des centaines de personnes qui allaient à la soupe, toutes avec leur récipient. Le spectacle était curieux. Pots de fer, vases de grès, vieilles aiguières, belles potiches, on ne s'imagine pas tout ce qui peut servir à recevoir un peu de nourriture à des gens qui ont faim. La soupe que cherchait le monsieur, ne se préparait pas sur place. Elle arrivait d'ailleurs. Comme il en fallait beaucoup, on l'amenait sur une charrette à bras, dans de grosses marmites. Quelquefois, elle avait du retard. Il aurait fallu voir alors l'inquiétude de ces bougres à l'idée que leur soupe avait eu un accident, puis leur joie, quand au bout de la rue, un roulement bien connu arrivait enfin. Un jour, peut-être parce qu'elle était en retard, la charrette arriva à toute vitesse, voulut s'arrêter, tourna trop court et vlan, une des marmites oscilla, bascula, vomit sur le pavé son beau contenu de soupe. Je sais : une marmite qui LA VIE EST QUOTIDIENNE perdrait sa soupe aujourd'hui, il y aurait cent badauds et deux cents mots d'esprit. Personne ici ne songea à rire et s'il y eut des mots, ce furent des oh ! des ah ! mon Dieu ! comme on en entend quand il s'est produit un fait irréparable après une catastrophe. Et c'est ici que commence l'histoire du monsieur. En se répandant, la partie liquide de la soupe s'était écoulée dans le ruisseau. Perdue. Mais le fond restait. Un gros tas avec un peu de vert qui représentait des légumes, beaucoup de blanc qui était du riz. Cela fumait et quelle tristesse de voir ce beau riz gâché comme ça, par terre. Le monsieur ne fit pas comme les autres qui pensaient à cette tristesse. Il ne se demanda pas si ce qui traînait s'appelait « soupe » ou « potage », s'il ne s'y mêlait pas un peu de boue ou quelques cheveux. Il s'agenouilla près du tas, râcla des mains et, poignée par poignée, se mit à remplir sa cruche. Comme elle était grande, elle avala tout. Après, il eut une pudeur et crut utile de s'expliquer : — C'est pour mon chien. Mais des gens le connaissaient. Il n'avait pas de chien. D'ailleurs on ne pensait pas à cela. On pensait simplement : — Nous avons été bêtes. Nous aurions dû faire comme lui. A la prochaine marmite qui verse... Qu'en penses-tu mon ami ? Si, quelques mois plus tôt, on avait dit au monsieur : — Certainement, vous en arriverez là. Et même, si on l'avait dit aux autres ! Et tenez, tant que j'y suis, voici une deuxième histoire, avec un deuxième monsieur. Elle n'est pas très propre. Je ne m'aviserais pas de la raconter dans le monde. Pourtant si, je la raconterais volontiers et pour qu'on ne fasse à personne l'affront de croire qu'il s'agit de lui, je dirais en commençant : — Parfaitement, chère madame, il s'agit de moi... Moi aussi, j'allais à la soupe. Cela ne me gênait guère. Manger peu, manger bien, manger mal, Epicure l'a dit : simple question de différence. Seulement Epicure ne prévoyait pas le tabac. Manger mal et ne pouvoir se consoler : — Il me reste quelques vides dans l'estomac. Bast ! je vais y mettre un peu de fumée. Ça, c'était dur. Certes, on trouvait du tabac. On trouvait même des cigarettes, et de bonnes. Seulement il aurait fallu les acheter. Alors voici comment je m'arrangeais. En ce temps, les musiciens se trouvaient aussi sans travail et ces braves gens, tout comme les autres, avaient besoin de vivre. Ils avaient créé un orchestre et donnaient des concerts. Grâce à un ami qui me donnait des cartes, je les suivais tous. Quoi qu'on dise : « Ventre affamé n'a pas d'oreilles », j'avais des oreilles. Je les ouvrais pendant la première partie, jusqu'à l'entr'acte. Mais après, les anges du Bon Dieu seraient descendus du ciel pour jouer leurs plus belles symphonies, que je n'aurais pas quitté le foyer. Dame ! Pendant cet entr'acte ceux qui avaient de quoi, venaient griller une cigarette. Ils ne la grillaient pas toujours jusqu'au bout... Oh ! j'y mettais de la pudeur. Je n'y allais pas crânement comme ce ramasseur de mégots. Je marchais les mains dans le dos. Je plissais le front. Je fixais les yeux par terre. J'étais en somme le monsieur qui s'absorbe et pense au beau morceau de musique qu'il vient d'entendre. Mais tantôt mon gant tombait ; tantôt mon programme. Ou bien j'éprouvais le besoin d'essuyer un rien de poussière à la pointe de ma chaussure. Gela ne réussissait pas toujours. Un spectateur survenait ! La dame du buffet avait l'air de se demander : — Qu'est-ce qu'il fiche, celui-là ! Que de belles cigarettes à peine entamées, je dus laisser là ! Quand même, je fis de belles récoltes. Une symphonie de Beethoven me rapporta une poche pleine ; un concerto de Schumann, urie poche et demie. Il y eut aussi le grand air d'une célèbre cantatrice. Quel beau talent ! Un mois après, je fumais encore son tabac ! Oh ! je comprends, cher ami. Je vois ta moue. Ge que j'ai fait est répugnant. Mais dis-moi ? Beaucoup d'amis venaient me voir en ce temps. Ils s'étonnaient : — Gomment fais-tu ton compte ? Ton tabac est si bon ! N'étais-tu pas de ceux-là ? DRAME ..............................................................» NELLY BOTTINE..........................................«3 LE POT DE FLEUR (*)..............................35 MA VOISINE ET SOI* CHIEN ................47 ILÏA MES VOLEURS..............................5» LES ÉTRENNES DE NANETTE..............«9 IiE CHIEN-CHIEN A SA MÉMERE ... 77 LES VEUX DU PÈRE FRANÇOIS________85 LA MALADIE DU PERE BENOIT ... »3 UN QUI N'ÉTAIT PAS MODERNE ... 103 UNE MATINEE AU JOURNAL ............14» POULET (*)......................................................I»® DEUX PETITS SOLDATS ........................1»3 EN PAIT S OCCUPÉ........................................«03 (*) Ces deux récits ont paru en tirage restreint aux Éditions Lumière avec bois gravés de Jan Fr. Cantré. ACHEVÉ D'IMPRIMER FOUR LES ÉDITIONS RIEDER ®n MAI 1929 Par l'impriMERIE DES PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE PARIS. VENDOME).