fmmmmmmmm EDMOND PICARD «pi ■ 9 H SÊkl El Moghreb al Aksa UNE MISSION BELGE AU MAROC I P I m m I liras 19 ffl ISfe BRUXELLES PAUL LACOMBLEZ. Éditeur ÎI, RUE DES PAROISSIENS, EDMOND PICARD El Moghreb al Aksa UNE MISSION BELGE AU MAROC BRUXELLES PAUL LACOMBLEZ Éditeur 31, RUE DES PAROISSIENS, 31 MDCCCXCIIl TOUS DROITS RÉSERVÉS Monsieur le Haron WhettnaU, ALORS MINISTRE RESIDENT DE BELGIQUE A TANGER ACTUELLEMENT ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE ET MINISTRE PLENIPOTENTIAIRE PRÈS LE SAINT-SIÈGE Aux grandes et inoubliables impressions rapportées d'un séjour de trois mois sur la terre a fricaine, au milieu de la civilisation sémitique vierge encore au Maroc de tout européanisme, se mêlera toujours, dans mon cœur reconnaissant, le souvenir de l'Homme charmant, du Compagnon aimable, du Diplomate habile qui fut le chef intrépide et cordial de ce lointain voyage. EDMOND PICARD. Bruxelles, 1er Mai 1889. LECTEUR J'ai écrit cette œuvre dans la plénitude d'indc-pendance cérébrale que j'avais là-bas, hors d'ici, libre et seul, durant mon voyage. Les idées ont coulé comme elles sont venues, les mots ont été acceptés comme ils ont surgi. Et je n'y ai rien changé. Elle est à prendre vaille que vaille, avec ses erreurs et ses vérités, avec ses laideurs et ses beautés possibles. J'y ai oublié cesfacteurs amoindrissants : la Rhétorique, le Public, la Critique. J'ai travaillé pour moi, et je ne livre mon Livre qu'à quelques amis et quelques curieux. Qu'il soit pour les uns un souvenir à conserver, pour les a titres un phénomène à étudier. Il fut pour moi une joie, un soulagement, un réconfort. De Bruxelles à Tanger Dimanche 4 décembre 1887, — at liome. Brusquement, brutalement, me voici décidé à ce départ, hiatus dans mon existence affairée. Comme si je m'enfuyais, laissant protester mes procès et se morfondre mes clients. Fugue en pleine année judiciaire, coup de tête en pleine maturité ! Un enlèvement, par coup de passion, d'une femme adorée, oui d'une figure féminine adorable : la Fantaisie. Folie! Une de plus, grande en son allure. Oh! les chères folies, les meilleurs souvenirs dans les jours déclinants. Puisse celle-ci abondamment peupler le vivier où repose mon passé, sensations, impressions, d'une pêche miraculeuse. Quel blasement engrise le milieu de la vie, malgré le travail, malgré l'Art, malgré les affections ! Il faut un sursaut dans le trottinement monotone des occupations coutumières sur la grand'route droite et plate des fonctions réglées. Debout! et fuyons, à fond de train, oublieux du retour. Quelle audace et quelle jeunesse subitement en moi répandues. J'entends les appels du lointain, là-bas, venant d'Afrique, en longs, en profonds murmures. D'Afrique! D'Afrique! L'heure ronge cette matinée silencieusement brumeuse. Des amis entrent, sortent hâtivement, me serrant les mains. Distraites mes pensées : les Syrènes déjà m'entraînent. Pas assez de tendresse pour ces adieux dans mon cœur en dérive. Est-ce ainsi qu'on meurt quand on croit la mort un départ? quand on entrevoit les rivages de l'inconnu, vagues, derrière des nues d'or? Midi. Une courte station au dernier repas de famille. Ma Femme, mes Fils, visages doux avec des plis tendres, souffrants. C'est loin, c'est inopiné, c'est confus, ce voyage, ce Maroc. Combien de temps? comment? avec quelles aventures? Je vois ce : qui sait? oscillant sur leurs bouches songeuses, et malgré tout, mon gosier se serre et mange mal. Vite, toi, mon aîné, remplis ce vieux gobelet d'argent, emblème de ma primauté familiale, et que je vide d'un trait en moi la chaleur d'un vin brun d'Espagne. Après-demain, en Espagne, j'en boirai en pensant à vous. II Même date, — en express : Bruxelles, Paris, Bordeaux. A tire-de-roues nous roulons. La banale fusée horizontale d'un rapide fendant des paysages terreux d'hiver sans neige qui se referment inépuisablement derrière nous. Nous : Théo est avec moi, Van Rysselberghe, le peintre, voué aux joies et aux affronts facilement portés des novateurs. Fraternellement, malgré nos âges, du simple, lui, au double, moi. Même horreur du convenu, même fringale insatiable du neuf nous égalisent. Nous ferons (nous fîmes) bons compagnons. Près de nous, une voyageuse. Mûre, élégante. Difficilement définissable. A Mons, un ingénieur nous rallie : il y a un chemin de fer à offrir par la Mission belge dont nous serons, au sultan Mouley-Hassan'. Jeune, grande barbe chataine, cordial visage : Louis Canon. Connaissance simplement, vitement faite, avec le désir de se plaire (nous nous plûmes). De nouveau la banale fusée horizontale du rapide. Réservée, familière, donnant, reprenant, la voyageuse cause. Mondaine, demi-mondaine, actrice, grande faiseuse. Difficilement définissable. Elle parle de Francis Planté! Puis d'autre chose. Puis y revient. Puis le lâche. Et avec persistance y revient. Et le pianiste nous reste dans l'esprit. Pourquoi ce pianiste qui m'obsède? Traversée de Paris, le soir, bruyante en omni- bus, sonnante du cliquetant tapage des vitres secouées par les cahotements sur les gros pavés cabochons. La ville très noire au long des quais : grand étang noir avec les réverbères en nénuphars de clarté rougeoyante. Descente à la gare d'Orléans dans le chaos des malles. Encore un ingénieur : en bonne trentaine, grande barbe noire, cordial visage : Henri Baumgarten, Hongrois. Connaissance simplement, vitement faite, avec le désir de se plaire (nous nous plûmes). Pas de place dans les wagons-lits. Au diable! De bon cœur allons aux wagons ordinaires. Nous en verrons d'autres, là-bas, sous la tente ! Installation de garçons. Nous mangeons en troupiers des vivres cueillis au buffet et buvons de même. Et bonsoir! avec cet efficace remède contre l'insomnie : la volonté de dormir, l'hypnotisme personnel, l'auto-suggestion appliquée aux voyages de nuit dans les trains. Courts réveils au tintamarre criard des entrées en gare. Vers minuit, mes yeux s'ouvrent, comme en un rêve polaire, sur un pays uni, fardé de lumière lunaire. Et je rêvasse, pensant plus, triste souci, à ce que je quitte qu'à ce que je vais joindre. III Lundi 5 décembre, — en express : Bordeaux, Madrid. Réveil joyeux à Bordeaux, au petit jour d'une aurore méridionale, tiède, apâlie par l'hiver. Mes compagnons, en belle vivacité, paraissent avoir l'humeur voyageuse, faciles aux petites misères et d'avis que le meilleur moyen de se tirer d'un mauvais pas c'est la gaieté. Tant mieux ! A travers les landes maintenant se projette la banale fusée du rapide. Matinée grisoyante. Plaines tout en sables. Notre campine anver-soise, n'étaient les maisons à toits plats, carrées, jaunâtres. A Biarritz, entre le dos des collines, des brèches sur la mer, venant vers nous en lames mourantes, lentes, lentes. Fontarabie! Déjà l'Arabie, le Sarrasin, le Maure, le Sémite, mais rien que par le souvenir d'un lieu jusqu'où vint, jadis, l'onde de sa stérile marée sur l'Europe aryenne, réfractaire. Hendaye! Nous sommes en Espagne. Rien de changé dans cette gare, qui continue le chapelet des gares en l'assommante monotonie des trajets par chemin de fer, simulacre du déplacement, mystificateurs. Rien de changé, sauf les tricornes des gendarmes, et les gants des soldats, verts ici, pourquoi? Sur les buffets entrevus, mêmes pyramides d'oranges, mêmes rangées de bouteilles à étiquettes vulgivagues. Et au long de la route reprise, tranchées, remblais, poteaux télégraphiques, traînée immense de vulgarités débobinantes, par des paysages mal vus, trop près, trop loin, jamais au point, les lignes de perspective se mêlant en girations où l'œil s'exténue par la vitesse de l'en avant. Dans la nuit approchante nous franchissons la chaîne cantabrique. Froidure par ces vallées étroites montant au col de partage ou en déva- lant. Sommeil profond sous le capuchon de ma capote. A l'aube, nous serpentons dans le désert qui emprisonne Madrid. Froidure pinçante, cimes neigeuses. L'Escurial non vu, mais senti, comme au voisinage d'un massif glacial. Sur cette terre héroïquement et lugubrement historique, toujours le passé s'évoquant dans le présent triste. IV Mardi 6 décembre. — Madrid. J'ai passé douze heures dans cette capitale, plantée en aridité, en solitude, en morbidité, par une puérilité de tyran regardant la carte et disant, pointant du doigt : voici le milieu de mon royaume. Rien de neuf que la langue et la capa. Cité moderne, servile à l'alignement, administrative, ressemblant aux autres. Pas l'impression qu'on a voyagé : un déplacement purement matériel, platonique, dans l'uniformité. Des maisons de rapport. Le damier obsédant des fenêtres, qu'on compte, machinalement. Une architecture d'architectes bien mis. Des statues idiotes. Omnibus, hôtels, tables d'hôtes, kelnérisme. Des Anglaises en migration dont les regards disent : flirtons, La civilisation progressive mijotant dans la monotonie et la diffusion du confortable bête. Où aller pour trouver la secousse? Sera-ce dans ce si peu visité Maroc? L'espérant, je suis parti. Mais... Pour sortir de l'étouffoir, j'ai été au Musée,Wal- halla non des héros, mais des œuvres prolongements inertes des fiévreuses existences d'artistes. Dès l'entrée, dans un vestibule circulaire em-pénombré, le Saint-Georges de Rubens, éblouissant orage de couleurs. Toile prise d'assaut, violée, par le coloriste en rut. Une symbolisation superbe de cet art de pompe et de violence si étrange dans la demi-morte Anvers du dix-septième siècle. Puis tout de suite, au long de la grande galerie, coup sur coup, les grands Velas-quez célèbres, somptueux, les portraits équestres surtout, le Philippe III au petit galop de parade, baignant, moustaches en crocs, feutre au chef, dans une atmosphère grise, mouillée, transparente, la campagne madrilène au fond. Les nains aussi, et les naines, la débauche des naines et des nains, baroques, susciteurs d'énigmes, méchants, ricanant et pourtant pitoyables. Du Titien, Charles-Quint : en selle, armé, marchant, lent, effrayant, impérial, impérieux, fatal, résumant soi-même toute sa prodigieuse histoire, exténué de gloire, grandiosement fini, achevé en sa destinée, tel qu'il dut entrer à Saint-Juste comme on entre dans la mort. Les Murillo, les Raphaël connus, bourgeois, chers aux touristes. Les personnages en buste de Greco, des merveilles, sinistres, fantastiques, fantasques,inquisitionnaires: l'anticipation d'Odi-lon Redon. Goya, médiocre ici, presque toujours, à mon poignant désappointement. Admirable conservation des tableaux : l'air d'Espagne leur est balsamique. En haut, quelque part, dans une salle en en- trepont, l'école ibérique moderne, ignoble; encore des portraits de cour, mais nauséabonds. Et je sors étourdi : cette vue hâtive des œuvres surcharge le cerveau, comme un repas précipité de gare l'estomac. Il faut voir la rue d'Alcala, le pont sur le Man-çanarès, et j'y vais voir : les blanchisseuses bariolent les bords des mares rares, rares, et mouettes piaulantes, tracassent les linges. Un grand corbillard blanc attelé de quatre chevaux défile, lourdement cérémonieux, entre les statues grises des parapets, faisant la haie. Nous rentrons dîner à l'hôtel, vite, en compagnie de quelques Belges aimables qui nous ont joints ne sais comment. Il y a aussi un vice-président des Cortez. Puis dans le train, troisième nuit, pour Cadix. Décidément nous voyageons en courriers de Cabinet. V Mercredi 7 décembre, — chemin de fer : Madrid-Cadix. Sommeil interrompu par les gens des stations criant le nom et la durée de l'arrêt en des mélopées bizarres et traînantes. Réveil définitif au milieu d'un paysage rouge de la Manche : une ferme basse et sale, du bétail creusant des sillons curvilignes, des oliviers en quinconces, et déjà quelques aloès en pleins champs. Et alors, durant des heures se maillonnant aux heures, des oliviers encore : d'aspect, arbres germains de nos saules rustiques, chargés des cocons oli- vâtres de leurs olives. Horizons mornes et uniformes. Le Guadalquivir, rêvé là-bas dans notre Septentrion, doux et sentimental, se traînant ici sous les espèces d'une eau limoneuse entre des rives sans accent. A Cordoue, le premier oranger et le premier cactus. La température est tiède. Et voici que, durant des heures se maillon-nant aux heures, les aloës, les orangers, les cactus se multiplient : le long de la voie des haies kilométriques d'aloës. Plus loin des palmiers nains, simples touffes d'herbes dures. Des blancs éclatants. A l'horizon de droite la Sierra Morena indécise. Des bœufs labourent par files de vingt-cing paires comme s'ils traînaient des charrues de grande cérémonie. De-ci, de-là, des ruines sarrasines. L'Afrique a jeté jusqu'ici des choses par dessus le détroit. Proche Séville nous changeons de train. Pourquoi pensé-je ici à Francis Planté et à la voyageuse de notre premier jour? Quel rapport ? Ah! quel doucereusement aimable monsieur entre dans le compartiment. Que de saluts et d'excuses superflus. Que de colis aussi. Tiens ils sont marqués F. P. Et cette figure! Mais c'est lui. — Pardon, Monsieur, seriez-vous Francis Planté. — Oui, Monsieur, enchanté..... Est-ce bizarre cette anticipation d'un tel incident par la voyageuse de notre premier jour, et ce pressentiment d'une telle rencontre? Le sous-entendu précurseur des faits que l'événement dit tout haut plus tard, la voix confuse de l'avenir, germant en nous pour les puérilités et pour les catastrophes, perceptibles aux attentifs seulement. De Séville rien qu'une vue à revers, lépreuse, délabrée sans autre intérêt que le décor découpé de la cathédrale. Beau soleil, le premier depuis le départ. Couchant merveilleux aux teintes mordorées des plats hispano-mauresques. Dans le crépuscule les cactus et leurs palettes ont l'aspect gesticulatoire d'une foule qui nous invective au passage. Descente à Cadix au milieu d'une bousculade de porte-faix qui se partagent nos bagages comme un butin et de commis d'octroi qui nous persécutent. On nous mène à l'hôtel de Paris : échappe-t-on jamais à l'hôtel de Paris? Enseigne française, cuisine espagnole : coriace. Flânerie nocturne par des rues étroites à miradors surplombant illuminés de bougies dans toutes les maisons où gîtent des filles affublées du nom saintement impudique de Conception; car c'est, nous dit-on, demain jour de fête pour la Vierge. Je m'étends dans un lit à baldaquin en cage d'oiseau, enveloppé de mousseline, très gentil. Je rêvasse. L'Espagne que je viens de traverser de mont à mer est au-dessous, certes, de celle qui se peignait en mon imagination : moins accidentée, moins ombragée, moins colorée. Mais par chemin de fer..... VI Jeudi 8 décembre, — de Cadix à Tanger, à bord du Mouley Hassan. A cinq heures du matin, dans l'ombre nocturne diminuante, l'honnête association d'hôteliers et de commissionnaires qui s'étaient emparés hier soir de nos malles et de nos personnes, nous met en voiture pour franchir les cent mètres qui nous séparent de la rade. Nous allons au pas entourés d'une escorte de coligères. L'un portait la cuirasse, l'autre ne portait rien. Un petit vapeur chauffe là-bas, très humble. Sur les eaux vagissantes, dans la poussière bleue du tiers-jour, par centaines endormies, des tartanes, les antennes courbées, pointant toutes vers le même secteur de l'horizon, comme si un vent du large les opprimait. On nous rame à bord à travers un champ de vaguelettes, courtes et vertes, feuilles de choux bruissant sous la brise. Il lui convient d'être humble au petit vapeur : combien détruit, détraqué, raffalé, malgré son nom sultanesque : Moule}' Hassan ! Brusquement à l'Orient une bande rouge et dans le bas une coupole d'or surgissant : le soleil! En même temps un coup de canon crève la paix matinale. Salue-t-on ici en roi le Soleil? Un deuxième coup, un troisième, et un autre, et des autres. C'est pour la Vierge! hier l'illumination des bougies dans les miradors, aujourd'hui l'éclair des salves dans les forts : Salve, Stella matutina ! On vire l'ancre à haut pic, on dérape. Les roues à palettes commencent leur monotone barattage des ondes. Panoramiquement la côte défile, Cadix tournant sur elle-même, blanchâtre et rosâtre, telle qu'une cité de cire. Ciel de douceur! Mer divine, Aphroditique. " Devant toi, ô déesse, les vents deviennent " favorables. Quand tu parais les nuages se " dissipent, les vagues semblent te sourire, et " tout le ciel resplendit pour toi d'une lumière " sereine. „ Le détachement maritime des misères humaines s'opère en moi. En groupes migrateurs, s'élevant du passé, les souvenirs de mon ancienne vie de marin arrivent à tire d'ailes. Mon âme s'entr'ouvre à la féerie des palais nomades dont les effigies fragiles peuplent la région mélancoliquement diaphane des jours évanouis. A bâbord, le cap Trafalgar : pointe jaune, en muraille, elle aussi fardée du rose virginal matu-tinal. On le voudrait sombre, ce muet témoin, comme sa tragique histoire, ou sanglant. Mais au Sud, à lJavant tribord, la délinéation d'une autre pointe : le cap Spartel, première sentinelle d'Afrique. Et se prolongeant vers la gauche, en masse protoplasmique, la côte Numide à la traîne, ombre vague gris de nuage. Tes roues à palettes infatigablement barattent l'onde, petit vapeur, et tambourinent un- accompagnement pour ma contemplation. Aux rêves il faut des bruits monotones qui donnent et reprennent le sommeil, tenant la conscience suspendue entre deux eaux dans le bain mol des abandons psychiques. A l'Est, une bouche énorme, ses mâchoires de rochers ouvertes, expectorant toute une mer, avec des voiliers et des steamers : le détroit de Gibraltar béant, versant dans l'Atlantique ce que la Méditerranée ne garde pas du Danube et du Nil. Cependant la baie de Tanger se creuse. Vers midi, elle est visible en tout son contour et les édifices, les arbres, commencent à sortir de l'indécis. La ville, abritée dans un repli, demeure cachée. Théo m'indique où, et des yeux je fixe la place. Elle ne se montrera qu'au dernier quart d'heure; lassée d'attendre qu'elle se dévoile,mon attention va vulgairement à la grosse carapace noire d'un cuirassé italien monstrueux, masto-dontal, qui repose lourdement à la surface lazuléenne du golfe, assaillie par un essaim de canots moucheronnant. Mais voici que l'écran du promontoire qui à droite masquait la cité Tingitaneglisse et pivote: en étages, blanche éblouissante, elle apparaît, me secouant de son imprévu. Rêve oriental! ville comme le caprice des vents en bâtit dans les plaines sereines de 1 atmosphère, sur les bords des golfes imaginaires, aux flancs des monts qu'un souffle défigure! Mon âme vogue. Ravie elle vogue mon âme! Mais quel tressaut! l'ancre, râclant de sa chaîne l'écubier, secoue de borborigmes en ses mAnbrures le navire et d'un coup sourd touche, touche le fond. A Tanger VII Jeudi 8 décembre. — Tanger. Etourdissement ! Assomption à une autre planète! Plongeon dans une autre civilisation ! Un retournement brusque comme celui qu'on éprouverait au centre de la terre, glissant sur la ligne qui réunit les antipodes. Une chute, tête en bas, dans le neuf. L'Exotisme ! Telle la première et immédiate impression pour l'Européen abordant à Tanger. Souvent notée. Résultant du jaillissement aux yeux des détails multiples, singuliers, inattendus de la vie arabe, tirant le regard, l'absorbant, masquant les à-côté. Sensation culbutante si violente qu'à ceux qui bornèrent leur contact avec le Maure à un séjour dans Tanger il est malaisé de persuader qu'ils ne l'ont qu'insuffisamment vu. Et pourtant combien peu ! Bouleversant et mouvant tableau. Le voici à deux heures de son Europe, cet Européen; qu'il se retourne : il peut voir la côte d'Espagne, la nébuleuse grisâtre qu'y mettent les maisons de Tarifa, et Gibraltar dressant son massif signal de rocher. Mais ici ! Autour du steamer qui l'a amené, à peine entré, évolue déjà l'étrange. Dans les embarcations, des mariniers bizarres : physionomies inaperçues, expressions énigma-tiques, regards disant l'incompréhensible, gesticulations sans signification pour l'arrivant, langage guttural et grêle projetant des mots sans analogues,attitudes incohérentes, costumes dont on cherche vainement la composition et le sens. Par tout ce qu'ils sont, par tout ce qu'ils font, ils dérangent. On sent d'instinct l'impossibilité du bout-à-bout avec eux sur n'importe quoi. Tous les points de départ différents. Tous les postulats mis en question. Tous les axiomes contestés. Ils disent cela, crûment, sans le parler, mais des pieds à la tête. Oui, vraiment, ils affirment, sans s'interrompre, toujours, le brutal " Pas d'accord „. On débarque, charrié dans leurs lourds canots ou sur leurs épaules. On est pris dans le cortège formant courant de tout navire qui arrive, à la ville où l'on se disperse, procession en rumeur et en désordre, s'insinuant, serpentant entre les ballots qui jonchent le quai de la Marine, dirigeant sa cohue bariolée et tapageuse vers un passage voûté trouant des remparts blancs de chaux sur lesquels sont affûtés, rébarbatifs, de gros canons grotesques d'antiquité et de rouille. Là accroupis, tenant bureau par terre, deux froids personnages enturbanés ; leurs pâles visages, encadrés de mousseline, relevés par des barbes noires légères, baignent dans l'impassibilité. Ils ne disent rien, ils ne font rien. C'est la douane. Devant eux les Maures qui escortent le voyageur clament et se démènent, chacun désignant frénétiquement la malle qu'il s'est arrogé de porter, voulant qu'on la visite ou qu'on lui donne la passe. Du doigt, d'un mot, la décision est exprimée. Tumultueuse la marche reprend dans une rue en défilé, montueuse. Des passants en longs vêtements de laine écrue s'aplatissent contre les murailles, les hommes blancs, bruns, noirs, de tous les blancs, de tous les bruns, de tous les noirs, le visage au clair, barbares ; les femmes, la tête enveloppée et voilée d'un pan. Une odeur de ménagerie et de charnier. Des portes basses entr'ouvertes par lesquelles une vue furtive dans les corridors et les cours. Une fontaine aux parois de faïence s'écaillant, où les haillonneux se lavent, où des bêtes boivent, embourbant le pavement caillouteux du surplus de leurs ablutions. Une mosquée dressant son minaret carré cuirassé de tuiles vertes vernies. Des boutiques s'enfonçant dans les murs, petites, pareilles à des armoires, le marchand sur le comptoir, accroupi, couché, niché. Mulets malingres, chevaux décharnés, petits ânes pitoyables, chameaux au pas lent de caravane. Mendiants par rangées, ployés sur les talons, clamant des noms de marabouts indéchiffrables,, quelques- uns aux yeux récemment crevés pleurant une suppuration sanguinolente. Des porteurs d'eau en tunique courte, une outre en peau de chèvre, suintante, au côté, une sonnette tintante à la main, breloquant leurs gamelles de cuivre. Etourdissement, ahurissement, par la multiplicité, le tohu-bohu des sensations de l'œil et de l'âme ! A la nuit, par les rues en corridors obscurs, sous l'immense, mourante et déprécatoire incantation des Mouezzin's, tombant des galeries, des minarets, une circulation de fantômes à longs plis balançant des lanternes. On va, tâtant les murs, les pieds s'engluant dans les fanges. A travers les mailles de filets suspendus aux baies faiblement lumineuses des cafés mauresques, des conciles entrevus d'Arabes sur des nattes,, fumant le kiff dans des pipes à minuscules fourneaux de terre cuite, buvant le café ou le thé vert parfumé de menthe, dans une atmosphère en laquelle plane un parfum d'encens ou de bois de santal brûlés sur des charbons ardents. L'Européen vaguant et regardant a le malaise des contacts inaccoutumés et hostiles. 11 rentre hâtif et inquiet, la tête résonnante du bourdon des choses, la pulpe irritée à ces frottements inattendus, ivre à demi, cherchant à canaliser cette inondation de notions perturbatrices du cerveau comme un vin trop fort le serait de l'estomac. VIII Vendredi 9 décembre. — Hôtel Continental, Tanger. Je me réveille dans un lit de fer anglais confortable, vraiment trop confortable, à l'Hôtel Continental, britanniquement tenu par un Espagnol. Théo et moi dans la même chambre ayant vue sur le golfe : ça se paye plus cher. Mobilier britannique, accessoires de toilette britanniques. Hier soir, dîner britannique, à une table d'hôte britanniquement parée d'une procession d'horribles ustensiles en simili-argent : " Table s'allongeant tous les jours sous des rallonges de sots. „ Trois serveurs costumés en Maures, un vert, un rouge, un jaune, mais avec les déviations que les convenances anglaises réclament. L'hôtelier avait dépêché au débarcadère un maître des cérémonies vêtu en turc d'opéra, une longue canne à la main. Nous sommes en milieu kelnérique, tempéré habilement de maro-quinisme. Assez pour l'ornement, pour l'ébahis-sement du touriste gobeur. Ici l'Europe reprend place par l'universelle banalité chère aux tra-vellers londoniens, engeance à tub et à lawn-tennis qui veut bien voir du neuf, mais ne souffre pas que ce neuf empiète sur son confortable, et voyage enveloppé d'un home circulant, regardant par les lucarnes, prisonnière d'elle-même, rivée aux courtes chaînes de ses habitudes. Devançant la visite que nous lui devons, notre Ministre, le baron Whettnall, est venu nous voir. Simple en sa courtoisie, affable, sans morgue diplomatique. Longtemps, hier soir, sur le divan d'une salle de billard rappelant nos cafés, nous avons causé de ce que nous venions de quitter, la Belgique, de ce que nous allions visiter, le Maroc. Avec lui Abraham Sicsù, le drogman de la Légation, que j'avais vu à Bruxelles, il y a trois ans, habillé alors à l'orientale. Mais le voici en Européen. Sicsù est Marocain de naissance, sémite donc, et de la branche juive. Il s'est frotté, à Tanger, au monde des Légations et son désir est de sortir de sa nationalité barbare pour se mêler à une civilisation plus haute. Il s'abandonne au glissement d'idées, de mœurs, d'allures qui, sur toute la côte, amène insensiblement une frange de négociants et de trafiquants indigènes à se fondre dans le contingent interlope d'étrangers que l'esprit d'aventure verse aux pays neufs. 11 est dans la zone d'interpénétration où les deux races mélangent et échangent leurs vices plutôt que leurs vertus, marché d'ambitions et d'intérêts dont les ressorts sont le calcul et l'intrigue. Il ne pénètre pas ce phénomène social et comprend la transformation qu'il recherche et qu'il a inaugurée par le costume, comme une ascension vers une plus brillante destinée. Le Ministre nous donne des nouvelles de l'escorte que le Sultan, selon l'usage, envoie pour nous mener à la Cour présentement à Méquinez. Elle est en route; on assure même qu'elle est proche de Tanger; quelqu'un l'a dit. — Mais officiellement qu'en sait-on? risqué-je. — Offi- ciellement, rien. — Comment! vraiment ? — Oui ; dans ce pays, c'est toujours comme ça. • Nous qui avions brûlé deux mille kilomètres, passé sans désemparer trois nuits en wagon, accompli ce tour de force d'arriver de Bruxelles à Tanger en quatre fois vingt-quatre heures parce que le Département des Affaires étrangères nous avait mandé qu'il y fallait être rendu le 10, au plus tard ! Bah! l'endroit vaut qu'on y flâne. IX Même date. Remontant la grrrrande rue (largeur : cinq mètres), nous sortons de la ville et rôdons dans l'immédiat voisinage. C'est d'abord l'aire en pente, bosselée, fangeuse, fienteuse d'un marché confinant aux remparts délabrés et lépreux : le Soko, le grand Soko verminant de campagnards deux fois par semaine, calme aujourd'hui, mais infect des détritus d'une séance tenue hier. La boue palpite encore des milliers de pieds humains et animaux qui l'ont pétrie. Vendredi : c'est le Sabbat de l'Arabe. Demain celui du Juif. Après-demain celui du Chrétien. Sabbat, repose-toi. Un jour sur sept, pour tout le monde : Aryens, Sémites sont d'accord là-dessus, probablement parce que la muette économie du corps l'impose. Les boues du Soko baignent un cimetière maure, champ montueux de palmiers nains enserrant les glaives en faisceaux des aloès. Des couchettes blanches en pierre, au-dessous desquelles, en terre couché, le mort. Partout des femmes, marchant lentement, ou assises, ou accroupies, priant, rêvant, causant. Uniformément elles sont enveloppées dans l'inévitable long vêtement de laine écrue. Et ma pensée vagabonde. Droites comme des lys, affaissées comme des nénuphars, sont-elles la floraison pâle de cette raide végétation? Ou bien des Camaldules blanches visitant les tombes du monastère? Des baigneuses en peignoirs revenues de la mer limpide qu'on aperçoit là-bas dans les échan-crures des terrasses? Des malades se traînant hors des murs, au soleil, serrées dans leurs draps d'hôpital? Par une route sinueusement pittoresque, dans la montagne de la côte, Sicsù nous conduit à son jardin " le Jardin de Belgique ,„ créé, il y a quelque vingt ans, par un de nos ministres, M. Daluin. Derrière la grille d'entrée, comme en cage, deux lions belgiques façonnés par un de ces potiers façonneurs de statuettes rustiques de nos jardins flamands. Après ces concierges ridicules, en détours romantiques, en enchevêtrement d'ombrages, en désordre de végétation, en charme de solitude, le jardin de Marguerite, ou celui de Cosette et de Marius. Décembre! et pourtant de la verdure : orangers, citronniers, mandariniers avec le faste de leurs fruits. Décembre ! et pourtant des fleurs : géraniums, roses, violettes, héliotropes, avec le faste de leurs couleurs. Et des arbres bizarres que je ne sais nommer. Et des fleurs charmantes que je ne sais nommer. Quelques ramures dépouillées telles qu'en nos hivers : des plantations d'Europe qui font leur mue. L'eau irrigue partout, puisée par le manège des norias égrenant la ruisselante contribution de leurs seaux en chapelet, les norias inventées par l'Arabe, comme les moulins à vent, et dont le nom a pour racine un verbe qui signifie " laisser jaillir le sang par saccades „. Un grand jardinier maure, jarrets et pieds nus, jardine. Là-bas, ornement ambitieux et puéril, une construction basse, chalet de nos banlieues mâtiné de mauresque. Latente ou germante, cette interpénétration cotière des deux civilisations bâtarde tout. D'ici on voit la mer lazuléenne entre les brindilles qui lui mettent une résille, — et au-delà, à l'horizon que recule dans un lointain profond la vue de si haut, en un estompage roux, l'Espagne, vapeur fuligineuse traînant sur la cuve des eaux la buée d'une cuisine mystérieuse de géants sous-marins. X Samedi 10 décembre. Déjà par tous les pores intellectuels entre en moi le besoin de m'expliquer ce peuple que j'ai à peine touché et qui, magnétiquement, sollicite, au plus profond de mes pensées, la réflexion. Les ondes de cette civilisation viennent ici mourir, frelatées et mélangées d'européanisme, mais ayant encore assez de forte odeur, d'âpre saveur pour susciter dans l'esprit l'étude des secrets de cette décadence, tout au moins de cette existence si autre que la nôtre. Décadence! Oui, si tout ce qu'on est accoutumé de dire et de croire sur les splendeurs mauresques d'autrefois est vrai. Mais alors pourquoi si prompt et si irrémédiable le recul ! Je les ai entrevus, sinon vus, depuis deux jours, les éléments de cette population du Maroc, contrée orientale pour nous, mais qui, pour l'Arabe épandu du Gange à l'Atlantique, avec Bagdad, Stamboul ou le Caire pour centres, est l'extrême Occident, le Far West, ElMoghreb al Aksa, de la race sémitique. Berbères autochtones : les Numides de Jugurtha, les mercenaires de Carthage, secs, nerveux, basanés, noirs de poil, indisciplinés, menaçants, farouches, tête nue et rasée. Arabes conquérants : au teint pâle, au visage affable, au langage mielleux, à la barbe longue et peu touffue, emmaillotés de draperies blanches. Nègres : importés du Soudan par le trafic des esclaves, à qui on impute de vicier le sang Maugrabin par la prédilection sensuelle des maîtres pour les négresses. Triple contingent ethnologique ayant produit l'être mixte, le Maure, par le brassage et le malaxage des générations et des croisements. Ils sont six millions, sept millions, huit millions (qui le sait dans ce pays sans état civil et sans recensement?) occupant un terrain grand comme la France. Leur destinée? Sans doute être submergés par la marée aryenne qui monte sur l'Afrique sémitique, gagnant, gagnant son littoral septentrional, et chassant vers le Sud l'Arabe sur le Nègre par des lignes isopètes parallèles à l'Equateur. Jadis c'était l'avancée contraire, des Sémites sur l'Europe, en Macédoine, en Sicile, en Espagne. Tanger était alors le point d'écoulement des invasions, comme il est aujourd'hui le pôle de retour du fluide humain. Sur la ville flottent les pavillons de quatorze nations pensant toutes à la belle conquête que serait ce pays aux plaines limoneuses, portant par an deux moissons presque sans culture, aux montagnes recélant des trésors minéraux, au climat constamment tempéré par les pluies de l'Atlantique et les neiges de l'Atlas. Chacune rêve l'annexion; surtout la France, la voisine africaine; l'Espagne, la voisine continentale, que ses luttes d'autrefois, au temps des guerres saintes, ont sacrée victorieuse de l'Islam; l'Angleterre, dévoratrice insatiable de colonies. Elles sont ici, toutes, comme des vautours, autour du Moghreb mourant, prêtes à donner le premier coup de bec, prêtes aussi à déchirer qui d'entre elles s'y risquerait. Quoi, de tout cela? Attendons pour conclure que nous ayons été plus loin. XI Même date. Avec Sicsù nous allons à la Kasbali. Citadelle élevée sur la ville, aux flancs de ce promontoire qui nous la cachait à l'arrivée. Autour, troupeau autour de son pasteur, des maisons maures cubiques, avec terrasses, s'éta-geant, s'entassant ; quartier distinct dans Tanger, ayant ses murailles dans les murailles, asiles de la population arabe sans mélange souillant de chrétiens détestés, ces fils de chiens, ces Roumi, ces Nazrani, qu'Allah confonde ! Qu'ils y passent, soit! au milieu des regards défiants, des malédictions proférées à demi-voix, des gestes conjuratoires du mauvais œil; mais qu'ils n'y demeurent point. C'est assez de les voir supplanter les vrais Croyants dans la partie basse, puisque telle est la volonté du Sultan, notre Seigneur (qu'Allah lui donne de longs jours !). Les ruelles étroites, disloquées, puantes d'immondices, s'enchevêtrent en labyrinthe montant. Murs aveugles, blancs d'un .blanc de détrempe éblouissant sur la chauffe du soleil, ou rongés de toutes les dartres vétustés des saletés, des intempéries, des délabrements. Une apparence générale de ruine avec quelques efforts pour arrêter' l'irrémédiable écroulement. Au pied de ces murs aveugles, des portes basses cloutées de clous à grosses têtes achevant l'aspect malveillant de prison muette. Pour se garder du mauvais œil des Nazaréens, les gestes conjuratoires ne suffisent pas, non, pas même les griffes recourbées d'hyène ou de lion cachées aux plis des vêtements, pendues au col des bêtes : il faut, à l'entrée des habitations, peindre en rouge vif, en bleu dur, en vert cru, cinq doigts menaçants, ou les six angles de l'anneau de Salomon. Ces images aux tons violents détourneront le regard funeste de ces basiliques. Us viennent rarement dans ces lieux retirés : les femmes, les enfants peuvent aller et venir en paix, les portes peuvent rester ouvertes. S'ils sont signalés, que tous, en hâte, rentrent et se barricadent; que les battants poussés battent bruyamment. Si du haut des terrasses des curieuses regardent ces intrus maudits, qu'elles soient étroitement voilées de leur haïks et qu'elles les saluent d'une injure ou d'une mimique obscène. Mais il faut se garder d'y toucher, car ils ont la force, et, insolents, ne pardonnent rien. Le Pacha doit accueillir leurs plaintes contre les vrais Croyants, puisque telle est la volonté du Sultan, notre Seigneur (qu'Allah lui donne de longs jours!). Nous arrivons dans la Kasbah proprement dite : une cour irrégulière, raboteuse. Des chevaux, des mulets éreintés, hérissés, entravés en plein vent, mâchonnent, tendant le cou, une orge rare jetée devant eux. Isolés ou en groupes sur le sol, des Maures, basanés, tête rasée, tête nue, avec, autour, une corde brune tordue en étrange couronne. Toujours le long vêtement de laine écrue. J'en sais le nom maintenant : Djillàb'. Y en a-t-il! y en a-t-il! de ces djillàb's sur cette terre marocaine qu'elles peuplent de spectres en linceul jaunâtre, de moines en froc jaunâtre, de malades en chemise jaunâtre. Enfermant la cour, des bâtiments : un péristyle mauresque, à triple arche en fer à cheval sur colonnnes légères, crépi à la chaux; dans une arrière-cour s'enfonçant en montant, une grande arche unique en fer à cheval, crépie à la chaux, béante sur un vestibule obscur; à l'un des côtés, une logette à triple arche en fer à cheval, crépie à la chaux; et, reliant ces architectures, des murs longs, maussades et farouches, jaspés de coulées grises, marbrés d'écaillures. Un intérieur de ferme, mal tenue, bibliquement rustique. Sicsù nous mène à la grande arche que gardent nonchalamment de longs soldats maigres, enrobés de blanc, portant sur l'occiput le bonnet de feutre rouge, pointant en arrière, à gland bleu filandreux, " le poivron, le piment „, allusion à la gousse du poivre d'Espagne à laquelle il ressemble. On parlemente : il s'agit d'aborder le Pâcha. Et en effet, maintenant, au fond du vestibule béant obscur, nous apercevons un vieillard en turban, à barbe de patriarche, blanc partout, accroupi à la turque, silencieux, immobile, hiératique. C'est le Pacha, prêt pour les audiences, prêt pour les affaires, attendant l'occasion en égrenant son chapelet. Un soldat a été de nous à lui et revient de lui à nous dans l'ombre transparente qui remplit le vestibule sombre, comme l'eau limpide une citerne. Nous avançons : la peau pâle des Arabes de l'Hedjaz, l'air bénisseur d'un évêque. Les lèvres seules remuant en toute sa personne noyée sous ses vêtements, nuageux, placide, il susurre quelques politesses aux doucereuses images, et nous passons. Nous voici dans le patio d'un palais maure; la colonnade quadrangulaire en cloître resserrée a des chapiteaux grecs, restes de la vieille Tingis des empereurs de Rome ou de Byzance. Au milieu la vasque sacramentelle. Sous le portique, dans les quatre murs qui enferment la cour, les hauts vanteaux de portes s'ouvrant chacune sur une seule pièce, oblongue, haute, sans fenêtres. Le bois des vanteaux couturé de dessins géométriques s'étalant en figures de kaléidoscope. Au-dessus des baies, la dentelle, en colerette, de reperçages à jour dans le stuc. Gravures, dentelles, laissent entrevoir la misère et l'effacement de peintures détruites. Certains plafonds, découpés, déchiquetés dans le bois massif, miraculeux de fantaisie et de couleurs en mosaïques. Quelques revêtements en faïence, eux aussi dessinant des rosaces en géométries et kaléidoscopies : le Coran défend de représenter l'être vivant, homme, animal, et, pour les archi-purs, même les fleurs. Tout cela vide, abandonné. Au fond de réduits qui furent des cellules de femmes, des boudoirs, des alcôves, en amoncellement les ordures. Un badigeon, barbarement appliqué, salit le pourtour des faïenceries et les bords des boiseries. La vasque, sans eau. Partout des effrittements, des décollements, des souillures : la décomposition lente par la ruine contre laquelle on se défend à peine. Pour unique remède sur les blessures pourrissantes, le fard grossier de la crépissure étendue au balai. XII Dimanche II décembre. Il y a dans l'hôtel un piano, et des Anglaises jouottent. Ce n'est pas étonnant, et pourtant je m'en étonne, et je m'en irrite. Cette machine si tant de chez nous me gâte mon rêve, le rêve en lequel s'était dilué en s'apaisant mon étourdisse-mentdu premier jour. Je commence à discerner l'énorme dose d'eu-ropéanisme introduite dans Tanger et que m'avait masquée dJabord l'illusion de l'Arabisme seul tirant mon œil par son étrangeté. Il y a des chapeaux noirs, il y a des redingotes qui circulent avec, dessous, des types à favoris et à moustaches. Il y a des jupons et des corsets. Tantôt la Chérifa de Ouazan' a passé sur une mule, non pas à califourchon comme les Marocaines, mais de côté, sur une selle, avec un toquet et un voile. Un grand hôtel domine le Soko de ses façades à étages déployant en fer à gaufres ses fenêtres armées de volets verts. On m'assure que le Five-o-clock tea sévit et que dans les dîners priés on n'échappe pas à l'Ox-tail-soup, ni au filet de bœuf à la Godart. J'ai lu tantôt, près de la mosquée, cette enseigne : " Great Moorish Bazar „. Et près de l'arsenal maure : " Succursale du Printemps, Jaluzot et C'e „. Il y a des boîtes aux lettres dans la grand'rue. Il y a des cabines de bain sur la plage. Et des journaux, en français, en anglais, en espagnol, servant des intérêts étrangers. Il y a des Flamencos où l'on castagnette comme à Séville. C'est une Algérie commençante. Je vois maintenant tout cela, je ne puis m'empêcher de le voir, je pourrais bien tout à l'heure ne plus voir que cela, comme dans un orchestre on n'entend que les fausses notes. Est-ce damnant pour qui cherchait le neuf! Ville bâtarde. Accueillant les premières troupes d'invasion : la diplomatie intrigante, le commerce interlope. L'éternelle avant-garde, le Rastaqouérisme. Et dans les mœurs, les grotesques maladresses de l'emmêlement de deux civilisations : celle qu'on entend moins parce qu'on la quitte, celle qu'on entend à peine parce qu'on y entre. Une cohue amphibie, insolente et vicieuse. L'intérêt en ses audaces les plus cyniques. L'argent, seul mobile. La grande flibuste contemporaine, sans les aventures héroïques, mais avec l'âpreté au pillage, et, chez les prétentieux et les parvenus, la singerie en terre d'Afrique des façons du High-Life et du Bel-Air. Ailleurs que dans le quartier de la Kasbah le mélange est complet. C'est le juif indigène surtout qui l'accentue, avec ses besoins de vanité, son désir de se hausser aux mœurs aryennes, et sa manie d'enrichissement. Sur les portes de maisons à prétentions, avec glaces de café et balcons, reluisent des plaques avec noms sémites à demi transformés en appellations moins asiatiques. Il y a des banques pour remplacer les taudis où jadis les ancêtres faisaient leurs opérations sous le nom plus sincère d'usure. Si le juif marocain ne saurait être ministre résident, il est fréquemment agent, drog-man, chancelier, attaché à l'une ou l'autre des légations dont les mâts de bannière, gréés comme des mâts de navires, pointent, à qui le plus haut, au-dessus des terrasses des maisons consulaires, déployant, dans les grands jours, l'agitation bariolée de leurs pavillons fleuris de couleurs. Les diplomates et leurs familles, tous grevés d'habitudes européennes, font ici un petit monde fermé, tournoyant de visites, bourdonnant de cancans, essaim de mouches zigzaguant dans des rais de soleil. Des compétitions masculines, des rivalités féminines, le picotage des susceptibilités, les querelles pour des riens, les brouilles, les réconciliations, les rebrouilles. Solennellement quelques légations gonflent leur importance : l'Angleterre, se posant en vieille conseillère sûre, écoutée du Sultan; la France, consciente des défiances que suscite sa situation de conquérante présomptive; l'Allemagne, sans programme bien défini, mais affichant lourdement sa force; l'Espagne, aux grands désirs et aux petites ressources. Pour les dehors, des courtoisies, de la cérémonie. Pour les dessous, des querelles acharnées, venimeuses, exaspérées parfois d'intérêts personnels cachés, mais bientôt dénichés et alimentant les bavardages poliment fielleux. Ville bâtarde! Sa destinée est d'être le cancer qui rongera la Maugrabie jusqu'au centre. C'est déjà un comptoir de mercantis. Ce sera bientôt une station hivernale pour les malades. Ville bâtarde ! formant un double entonnoir s'évasant au Nord, s'évasant au Sud, recueillant tous les sous-produits sociaux des deux races inconciliables entre lesquelles elle forme communication. Ville bâtarde ! recevant en écume les volutes de la marée qui lentement, irrésistiblement monte d'Europe et mouille de ses flots, chaque an un peu plus avant, la terre africaine. XIII Lundi 12 décembre. Le sort a-t-il voulu me dédommager aujourd'hui de l'ennui d'hier, de l'ennui européen? De l'intérieur, vomie, est venue une bouffée de vraie vie marocaine. J'ai vu les Aïssaouas, ces fanatiques que Delacroix a peints sous cette dénomination accessible, dans le Salon de Paris, aux boulevardiers et aux reporters : les con-vulsionnaires de Tanger. A l'hôtel, on a averti les étrangers. Ne leur doit-on pas des spectacles? Et nous sommes allés au Soko avec toute la table d'hôtes. Rien encore. Ils sont à prier à l'intérieur d'une mosquée sans minaret qui fait pendant, aux entours du marché, à une révoltante chapelle évangélique, toiturée de zinc, que le bigo-tisme anglican a plantée là. Tout est calme et nous attendons. La foule amène ses alluvions. Des centaines de jaunâtres djillàb's s'accumulent. Sur les terrasses, aux fenêtres, des vestons, des casaquins, des ombrelles. Enfants de Sem. Enfants de Ja-pïiRt. Le soleil, ce soleil qui darde depuis notre arrivée, darde. Une musique lointaine, dans la ville, approchante, en marche turque, barbare; des hautbois glapissant, des tambourins ronronnnant. Et bientôt, hors la porte crénelée, avec un bruit soudain grandissant, un cortège empanaché de drapeaux rouges, violets, verts, très fanés. Il monte à travers le Soko vers la mosquée, sans minaret, les flûtes flûtant des airs aigres et tracassés, les tambours scandant des sons de gongs, précipités et ronflants. Cela passe en une rumeur grossissant, et s'éloigne en une rumeur s'affaiblissant, rinforzando, diminuendo, et disparaît résorbé par la mosquée sans minaret. De nouveau tout est calme et nous attendons. Revoici qu'on tambourine et qu'on fifre. Revoici les bannières décolorées. Et en un très lent mouvement, glissant plutôt qu'elle ne marche, approche une confusion. C'est une masse remuée en sursauts, les têtes se haussant et s'abaissant comme dans un bal. Pas de cris, mais l'orchestre piaillant, piaulant, soutenu par la basse des tambours allongés, frappés dessus, frappés dessous. Quelques vieillards, des Abraham, des Melchisédec, à barbes bibliques, en tête, pacifiant, rythmant, par gestes pontificaux, la cohue : femmes, hommes, enfants, blancs, noirs, jaunes, se dé-gingandant en contorsions bestiales, en salta-tions disloquées, saccadées, genoux ployés, coudes au corps, mains ballantes. Ils arrivent de Méquinez, dit-on, où est le sanctuaire du marabout qui fonda leur secte en un lointain jadis, ils en arrivent en dansant une danse frénétique, suant, éreintés, exténués, comme à Echternach, en pays chrétien, oui, en pays chrétien, deux pas en avant, un pas en arrière. Tiens! un Berbère qui accourt de ses jambes maigres, nues, avec un mouton sur les épaules, tête pendante, pattes ramenées en avant; tel le bon pasteur. Qu'est-ce? Ah! la pauvre bête! il la jette dans le tas d'où sort un rugissement. Et tout de suite en l'air, volent des flocons de laine, partent projetés des morceaux de chair saignante, des pattes cassées, des côtes arrachées, tandis que dessous il y a un emmêlement sauvage d'êtres se battant comme des chiens, et comme des chiens aboyant, mordant, hurlant. L'esprit du marabout fondateur est descendu en eux. Ils sont en proie au délire sacré, et pour l'heure vraiment respectables. Roumi, Nazrani, que Dieu confonde! n'approchez pas. L'initié que la fureur céleste anime est irresponsable. S'il se rue sur vous en chacal, en sloughi enragé, et vous déchire, qu'y faire? N'approchez pas, n'approchez pas! La troupe est devenue cahotique. Le sang a mis des renoncules rouges sur le teint des nègres, marbre les mains et dégouline sur les joues. Les sauts sont devenus des bonds. Des hurlements ! des rugissements ! Les Melchisé-dech et les Abraham, toujours impassibles, continuent leurs gestes rythmeurs et pacificateurs. La musique précipite ses sons picotants de flûtes, et sourds de tambours. Encore un Berbère avec un mouton. Encore le jaillissement en cratère des lambeaux déchiquetés par ces carnassiers. Et hors du groupe, l'un, l'autre, se détachant, et seul, se trémoussant, gesticulant, les yeux fous, dévorant quelque horrible morceau. Vers la ville ils descendent, sans hâter en avant leurs furieux piétinements qui gigottent dans les détritus du Soko. Voici que le cortège s'engage sous le porche des remparts : on croirait une gueule mordant un reptile à la tête. Et tout s'y absorbe avec lenteur, dans la curiosité des visages qui du haut des murs se penchent. Ils vont vers la grande mosquée, à minaret celle-ci, caparaçonnée de faïences glauques, où ils dormiront cette nuit, vénérés ainsi que méritent de l'être ceux qu'a visités et tourmentés l'esprit du Seigneur. Qu'Allah leur accorde de longs jours ! Oui, de l'intérieur, vomie, est venue une bouffée de vraie vie marocaine. XIV Mardi 13 décembre. Ce matin, à l'éveil du jour, tard, vers six heures, car c'est l'hiver (il faut un effort pour se le rappeler en ce climat doux qui, aux septentrionaux, suggère cette erreur : le printemps), j'ouvre la fenêtre, et par delà la baie faiblement animée de la moirure et du murmure de la marée, au-dessus des monts de Ceuta et de Té-touan,je regarde venir le grand reflet du soleil encore caché, nimbant l'horizon d'une clarté grandissante. La transparence de la pénombre matinière est miraculeuse. A la base du roc où perche notre hôtel, sur le rudimentaire quai de la Marine, les marchandises débarquées réapparaissent en une netteté de contours qui fait penser aux minutieuses délinéations de Mieris. Des briques en tas : je puis les compter. Un Maure rampe hors d'une niche en bois accolée aux remparts : je puis compter les plis de sa djillàb'. Plus loin, des embarcations dorment, dodelinant sur les remous : je puis compter leurs agrès. Et ce comptage qui confirme le miracle de cette transparence, quoique puéril en son arithmétique machinale, avive la sensation de pureté divine dont me caresse l'atmosphère. Pas une nuée ternissant l'immense et clair miroir que tend devant mes yeux ravis le vide aérien. Le jour est épanoui maintenant et le pourtour entier delà baie, mollement en ligne courbe jusqu'au lointain promontoire qui l'achève avec, comme borne, une tour blanche, livre tous les détails de son rivage et des collines sans arbres en lesquelles il se renfle en bord d'assiette. Une rivière sans rives coulant sa veine dans le sable de la plage, un amoncellement de ruines, une vieille batterie, des blocs rocheux lavés par les eaux. Est-ce près? Est-ce loin ? Très près, disent mes habitudes d'œil formées en pays où les brumes clôturent à courte portée la vue. Très loin, me dit ce cheminement de chameaux, petits comme des puces, si lentement progressant qu'il n'arrivera jamais. O lumière incomparable ! Atmosphère sans souillures, qu'est-ce qui te purifie à ce point que dans les rais du soleil on ne voit pas danser les atomes du monde mystérieux des poussières? Humidité des eaux atlantiques, fraîcheur des neigeux sommets de l'Atlas, éclat du soleil africain, les faut-il pour douer de cette beauté spéciale la terre marocaine? Ce n'est point la lumière, aussi vive ailleurs, en Algérie, en Egypte, c'est la transparence! telle qu'elle est ici, unique ! C'est la vue à travers le vide. Et dans les ombres mêmes, pas d'obscurité, rien qu'une coloration adoucie, les lignes, les points visibles comme chez nous en plein jour. XV Même date. A côté de l'hôtel, il y a une maison à un étage d'aspect européen, qui, chez nous, serait suspecte : fenêtres à persiennes toujours baissées, vertes, porte toujours ouverte; entrent, sortent des hommes, Maures pour la plupart, des trois teintes : blancs, noirs, bruns, et toutes les nuances de ce tricolore, du gris au jaune, du violet au bleu, de l'ocre au bitume. Une musique passe; elle s'arrête et sérénade. Passe-t-il des cavaliers, ils tirent, en l'air, des coups de fusil. Parfois on aperçoit, dans la pénombre, du vestibule bas, un mulâtre énorme, assis sur une chaise, lourdement se carrant, magotique. Que fait à l'entrée ce dogue humain? Que surveille-t-il? A quel emploi équivoque et brutal est-il préposé? C'est le Shérif de Ouazzân' Mouley Abd es Selam. Personnage célèbre. Ami de la France; cajolé par elle et même naturalisé. Shérif, qu'est-ce? Un descendant de Mahomet, direct véhiculant en ses artères le sang sacré du Prophète. Et le plus rapproché, en degrés génératifs, du grand défunt, est le plus sacré, le plus vénérable. Dans cette race de polygames, les shérifs abondent et, parmi eux, des métis, le Sémite dilectionnant la négresse par un instinctif glissement de sensualité vers la race inférieure. Leur origine admise, ils portent le vert, un vert clair, que nous, voyageurs, avons nommé vert-shérif. On en voit de tout petits verdoyant ainsi, et d'autres, jeunes gens ou vieillards, blasonnés de même, orgueilleusement, comme des prélats de rouge cardinalice. Le Shérif de Ouazzàn' est, de par la tradition, le maugrabin le plus proche de Mohammed, 'lieutenant d'Allah sur la terre. Le Sultan lui-même ne vient qu'après lui. Ouazzàn' est la cité sainte qui lui obéit, non loin d'ici, au Sud-Est. Mais, compétiteur possible au trône du Maroc, il a peur des peurs de son Maître, il s'est établi à Tanger, sous l'ondulation protectrice des bannières consulaires. Les légations caressent ce puissant dont les Maures, au long des chemins, baisent dévotement le selam et qui, pour eux, a des vertus miraculeuses. A ce frottement du monde diplomatique, il a pris des goûts européens, grossièrement accommodés à sa nature africaine. Il a convoité et épousé une femme de chambre anglaise qui fut toute glorieuse de s'accoupler à ce noir étalon. Elle joue à la Shérifa, à la princesse, l'accompagnant dans les voyages pieux durant lesquels il collecte les offrandes des croyants, et, vêtue alors en Mauresse, stationne aux portes des villes, quêtant sur un tapis. Présentement, il y a brouille dans cet étrange ménage : il l'accuse d'avoir trop longtemps visité sur des vaisseaux en rade les officiers de la marine de Sa Majesté Britannique. Ils vivent séparés : lui dans la maison aux persiennes vertes, tendrement familier avec quelques adolescents, elle dans une villa, hors des murs, au lieu dit Marshan. Sicsù nous a menés en visite chez le Shérif. Etrange! Nous traversons le vestibule obscur, antichambre peuplée de serviteurs accroupis, garde d'honneur domestique. Nous grimpons l'escalier étroit et raide de ce palais de pacotille, et nous voici dans la salle d'audience, oblongue, basse, petite, deux fenêtres vers la rue. Sur le plancher, une natte quelconque. Tout autour, des patères en S à dix sous. Le long d'un des murs, des sièges viennois. Le long d'un autre, en face, quelques fauteuils garnis d'andrinople flétri, épaves d'une vente après décès ou après faillite. Une girandole, deux mauvais miroirs marocains. Et, dans un coin, un lit en fer sans matelas, surmonté d'une couronne en zinc doré à laquelle pend un lustre de Venise : un tel lit est, paraît-il, un objet de curiosité et de luxe. — Telle cette installation princière ! Entre le personnage : mulâtre athlétique, visage épais, saisissant, de grand fauve; teint loupe de noyer ; chevelure, barbe à poils rares ; moustaches hérissées. Othello, mais l'Othello cruel du dernier acte, qui, de ses pattes énormes, étrangle Desdémone. Il est vêtu d'un pantalon rouge à la zouave et d'une vareuse noire d'officier français. Il s'assied dans un fauteuil qui craque sous la charge. Il cause avec Sicsù, calme, à voix basse, mais l'œil défiant, toujours prêt à devenir féroce. Attitude digne, mais embarrassée, peut-être de nous paraître en son déguisement si peu européen et si peu maure tout à la fois. Il est celui qui déserte sa race et qui n'est pas encore acclimaté à l'autre. Type violent qui caractérise bien Tanger, la ville bâtarde. On dit qu'il boit les boissons proscrites, nos vins, nos liqueurs. Et des musulmans fidèles protestent. Mais d'autres affirment que tout, en passant par le gosier du saint homme, se change en lait et que l'orthodoxie est sauve. XVI Mercredi 14 décembre. Et notre escorte? Ah! oui, notre escorte! Chaque jour nous en parlons et chaque jour nous en avons des nouvelles. Mais elle recule. Le lendemain de notre arrivée elle était proche de Tanger. Maintenant elle est à peine sortie de Méquinez. Hier, dans la grand'rue, le Ministre a arrêté un soldat qui descendait lentement sur son cheval fatigué vers le Palais de Torrès, le chargé des affaires étrangères marocain, ici résidant, au milieu des légations. Le Palais! une grande masure blanchie au blanc de chaux, comme tous les palais du pays. Au lieu du long fusil berbère, à bassinet et à silex, il avait un Comblain. — D'où viens-tu? — De Méknès. — Le Sultan y est-il ? — Oui. — Et l'escorte pour les Bashadours belges? — On la rassemblait; on avait déjà vingt chevaux et cinquante mules. — Quand as-tu quitté Méquinez? — H y a six jours;..... peut-être sept;..... plutôt cinq. — La route est-elle bonne? — Oui.... C'est-à-dire non.... Il y a des endroits passables.....D'autres qui ne le sont pas.....J'ai trouvé que cela pouvait aller.... D'autres disent que cela ne vaut rien..... Il faut voir. — Quand présumes-tu que l'escorte arrivera? — Peut-être dans trois jours. Peut-être dans quinze. Dans ce pays-ci on ne sait pas. Dans ce pays on ne sait jamais. Tout survient. Rien aussi. Il y a des fois. Il y a des fois pas. Qui peut dire? Ce sera tôt. Ce sera tard. Insha Allah! Et il a continué à descendre sur son cheval fatigué vers la masure qu'on qualifie Palais de Torrès. Insha Allah! s'il plaît à Dieu! Cela résume tout ce que cette race bizarre ose se permettre de pronostiquer de l'avenir. Quand le lundi on leur demande ce que sera le lendemain, ils répondent : mardi, Insha Allah! Et si le lendemain vous leur dites : " Eh bien, mardi est arrivé, „ ils disent : " Mash Allah ! Dieu l'a voulu ! „ Ils sont fatalistes, non pas en ce sens qu'ils ne font jamais acte de volonté, ce qui est la signification européenne erronée que nous attachons à leur fatalisme, mais que la part de la volonté humaine dans le déroulement des événements est petite, très petite, et que Dieu...... le destin....., le hasard...., s'y est réservé le gros lot. Ils acceptent ce partage léonin et s'y résignent, étonnés certes quand surgit l'imprévu cruel ou étrange, mais s'y accommodant promptement. Et de même, instruits par le décousu de la vie, au moins telle pour leurs prévisions restreintes, ils n'aiment point prophétiser, n'osent rien entreprendre sur le futur, et d'avance se font pardonner la hardiesse de prévoir les circonstances les plus simples, en empapillottant leurs vœux timides de circonlocutions respectueuses farcies de restrictions. Insha Allah ! Notre escorte, ils en parlent en la maintenant dans les brumes de cette phraséologie dévotement hésitante. Depuis que nous sommes arrivés, elle est partie et elle a dû arriver tous les jours. Cosas de Marocco, dit Théo. Finalement nous n'en connaissons rien de rien. Est-elle en route? Est-elle en formation? Est-elle près d'ici? Est-elle loin? Nul ne le saurait dire. Tout est vrai. Tout est faux. Et de ces renseignements contradictoires qui se heurtent subsiste dans nos esprits troublés et consternés une absolue incertitude. Nous comptions partir le 10. C'est pour cela que nous avons roulé sur les rails avec la hâte de banqueroutiers qui se sauvent. Et nous en savons moins que le soir où nous débarquâmes. Des propos, des souvenirs inquiétants circulent. " Les routes sont impraticables. La plaine boueuse du S'bon est infranchissable. Notre chemin de fer qui doit la passer à dos de chameau y restera enfoui. Le gouvernement marocain a l'habitude de faire attendre les Bashadours. Il est de sa politique de les humilier et de les dé- goûter. Telle ambassade a espéré son escorte trois mois, telle autre six. Puis l'hiver,est-ce une saison pour se mettre en campagne, alors que des pluies de déluge peuvent en moins de rien bloquer une caravane entre deux cours d'eau débordés, celui qu'elle vient de passer et celui qu'elle doit franchir? „ Pauvres Bashadours belges, qu'allons-nous devenir? XVII Jeudi 15 décembre. Le Ministre s'impatiente. Il faut commencer. 11 a donné l'ordre de faire partir le chemin de fer par mer jusqu'à Larache, ville de côte où nous devons passer, et Sicsù a affrété un steamer qui se mettra en route ce soir avec les colis. Insha Allah ! Nous nous accoutumons, moitié riant, moitié mécontents, à employer l'humble et résignée formule. Insha Allah! Et entretemps, je continue à explorer, à essayer de pénétrer, de deviner l'ambiance où je suis plongé, bizarre, obscure. L'interpénétration africo-européenne panache ici tout, partout. Exemple aujourd'hui encore dans une cérémonie de circoncision. Une dame anglaise nous a invités à y assister. Chez elle, oh! shocking! Il s'agit de l'enfant d'un de ses domestiques maures. La maison est hors et proche des remparts, dans la partie haute du site Tan-gérien, avec vue sur la mer; Trafalgar, Gibraltar, sacrés pour un cœur britannique, silhouettes vagues, couchés en nuages à l'horizon. L'habitation est en construction, méli-mélo anglo-arabe, et quand nous arrivons, un méli-mélo de personnages peuple cette architecture composite. En bas, dans une pièce mauresque que profanent deux windows à pompe, le long des murs, en l'inévitable accroupissement, un orchestre de natifs : hautbois, tambourin, violon tenu entre les jambes et raclé en violoncelle, accompagnés de temps à autre par des chants en fausset qui s'éveillent, planent, et retombent, se taisant mollement. En haut, sur la terrasse, des pliants, des fauteuils en canne, des misses et des gentlemen, des senors et des senoras. On dirait ces groupes aux coins des planisphères, symbolisant les parties du monde. Dans une chambre défendue aux hommes, les femmes habillent le mioche qu'on va mutiler et qui pleurniche. Il a sept ans. On le costume en mage et on lui persuade qu'il s'agit de le couronner. Il saura tantôt de quoi il retourne. Les dames que nous entourons ne font pas la moindre allusion à l'opération. Moi j'y pense. Elle est antique comme la gêne que devait causer à une humanité inférieure, encore mal définie dans ses organes de transition, l'hypercrois-sance de certaines membranes. Antique aussi comme le sémitique sacrifice humain des nou-veaux-nés dont elle est peut-être le dernier vestige, symbolisant le tout par la partie, et par une partie inutile.Rien d'elle dans le Coran. Mais elle s'est maintenue dans la curieuse et parfois enfantine organisation de la propreté sociale que Mahomet crut devoir imposer à une race naturellement négligente et sale. L'ablation du prépuce, poche où s'accumulent les sécrétions sébacées. Contre les insectes immondes, l'épilage prescrit aux femmes, qui, ingénument, remplacent la toison naturelle par des tatouages d'arabesques ou de petites fleurs; lerasement des cheveux pour les hommes, sauf chez les Berbères la mèche latérale par laquelle l'ange de la mort les saisira au jour des résurrections. En outre, le lavage quotidien de tous les trous, cinq fois; à défaut d'eau, l'emploi de sable fin ou d'une pierre pour un nettoyage intime abusivement pratiqué jusque-là par les doigts. Et malgré tout, la saleté sémitique instinctive transsude, incompressible, allant chez les Juifs marocains aux proportions épiques, avec cette excuse imprévue : On doit procéder à tant d'opérations indécentes ou dégoûtantes pour se faire propre, que rien n'est sale comme la propreté! Pendant que je ratiocine, on a achevé de costumer le petit et voici qu'on le porte, toujours larmoyant, vers un cheval enharnaché : sur l'échiné la haute selle maure, rouge, dressant ses deux troussequins, derrière, devant, entre lesquels le cavalier s'emboîte, indésarçonnable. Le bonhomme est affublé en roi de carreau. Il a les yeux gonflés et, pleurard, hoquète. Un cortège se forme : deux valets tiennent les brides, deux autres, à droite, à gauche, en dégagements secs, claquent de grands mouchoirs pour chasser les mouches. Le hautbois nasillard, le tambourin sourd vont après, soufflant et battant leur que- relie en une marche discordante. Sans interruption les joues se gonflent et se dégonflent, les avant-bras frappent des coups saccadés. On dit que ces hautboïstes, pour leur apprentissage, afin de ne rien perdre de leurs fluides aérifor-mes, s'enfoncent la croupe dans le sable, en bain de siège, et alors rassurés contre toute déperdition, soufflent, soufflent à toute poussée. La troupe serpente dans les allées du jardin et s'éloigne, joyeuse et solennelle, vers la mosquée voisine, celle de la Kasbah. Les femmes maugrabines, venues sur le seuil, saluent le départ de i-ou! i-ou! aigus, vivats féminins du pays. I-ou! i-ou! i-ou! blanches par le voile de leurs haïcks, et criardes, on dirait des mouettes. Nous avons regardé du haut de la terrasse. Nous devisons en attendant le retour. Je cause avec une nièce de notre hôtesse, rousse à teint de crème safrané de taches de rousseur mettant une poudre d'or charmante sur ses joues lactées et mouchetant de mignons pucerons les ailes de ses narines délicates. Un doux visage à caressant sourire qui vous induit,sans préambule, en flirta-tion. Et je flirte, elle se laissant faire, gentiment. Mais voici que le rythme musical vaguement revient. La cérémonie est finie, le couteau de pierre a fait son office. Le petit roi approche. I-ou! Les femmes ont entendu... I-ou! i-ou! elles acclament le baptisé, le vrai musulman qu'on vient de faire. Assises dans les herbes, criardes sous le soleil qui darde, on dirait des cigales. I-ou! i-ou! i-ou! elles se sont dressées, elles le reçoivent dans leurs bras et l'emportent dans le réduit où tantôt elles ont composé sa toilette. Et nos dames européennes, y compris ma miss adorable, quittent précipitamment la terrasse et vont voir de quoi et de combien le jeune opéré, plus larmoyant que jamais et qu'on apprivoise avec des bonbons, a été amoindri. XVIII Même date. Ce fut aujourd'hui jour de cérémonies. Après le baptême de ce matin, cet après-midi un enterrement, ce soir un mariage. Le commencement, le milieu, la fin de toute humanité, le voyage tragique de " l'utérus au sépulcre „. Les formes seules varient. Chez nous l'état civil intervient pour constater ces événements majeurs de la vie. Au Maroc, rien, et on n'en sent pas le besoin. Simplicité primitive dans le mécanisme social, confiance naïve que tout s'arrange finalement, application restreinte et hésitante de la volonté, abandon presque respectueux, parfois effaré, aux ressources secrètes, mais puissantes du hasard, fatalité envisagée non comme une force cruelle et opprimante, mais comme l'organisatrice suprême, bienveillante le plus souvent, funeste parfois, de la machine du monde. Le dédain, l'invincible répugnance pour les indéfinies complications de l'existence aryenne.Dès les lointaines origines, bien antérieures à Mahomet, dès la vie nomade antique, biblique, des pasteurs, des patriarches, au désert ou sur les pâturages, la ré- duction des besoins au minimum et l'immuable maintien de ce minimum qui semble le maximum du développement possible pour l'intelligence sémite, ayant abouti, en son expansion millénaire, à toucher et remplir des parois qu'elle ne peut franchir, cantonnée là comme les eaux d'une mer morte, immuablement semblable à elle-même, sans marées et sans vents. Qui connaît le chiffre de la population de l'empire? Nul. Des calculs approximatifs de voyageurs. — Qui l'a jamais recensée? Nul. — Qui ici connaît l'âge qu'il a? Nul. Sur le temps, sur les distances, sur tout ce qui est nombre, durée, l'incertitude plane. Peut-être ceci. Peut-être cela. A moins que ce ne soit le contraire. Ou encore autre chose. " Dans ce pays on ne sait jamais. „ Insha Allah ! Les plus précis datent leur vie ou celle de leurs ancêtres, de quelque événement inoubliable, soit terrible, soit heureux : la bataille deTétouan, celle d'Isly; ou bien, aux temps disparus où Mohammed donnait encore la victoire à ses fils, la bataille d'Alarcos gagnée sur les Espagnols, la bataille d'Alcazar gagnée sur les Portugais. " Que Dieu les maudisse ! „ Le mort que j'ai vu porter au cimetière a disparu ainsi, sans laisser d'autre trace que la cérémonie fugitive de ses funérailles. Il avait trépassé peu d'heures auparavant, car aucune précaution n'est prise contre les inhumations précipitées : on couvre le corps de si peu de terre que celui qui se réveille peut, sans peine, la secouer et rentrer chez lui comme l'ancêtre sémitique Lazare. Le cadavre est enveloppé dans son inséparable djillàb', inséparable au point qu'on pourrait dire qu'avec elle il vient au monde et qu'avec elle il en sort, toujours la portant comme l'escargot sa coquille. Aux entrées des villes, dans quelque coin des porches, banale, est remisée une civière que des amis vont quérir. On couche dessus le défunt en son linceul, quatre porteurs hissent la charge sur leurs épaules, et on part en cortège, psalmodiant, moitié par moitié, en mélopée triste, en plain-chant monotone : La Allah ill Allah! Mohammed rossoul Allah ! " Il n'y a de Dieu que Dieu ! Mahomet prophète de Dieu ! „ Ils allaient ainsi aujourd'hui, d'un bon pas, sortant de la ville, traversant le Soko, se faufilant entre les palmiers nains, les aloès et les tombes blanches du cimetière, alternant leur chant mélancolique, toujours le même, montant clair au premier verset, descendant grave au second : La Allah ill Allah I Mohammed rossoul Allah ! Invocation indélébile, résumant depuis treize siècles la fixité de leur religion rudimentaire, bien faite pour leur race à cervelle angustiée. Le soir, nous avons rencontré par les ruelles un mariage : lente procession de beaux personnages drapés en longs vêtements, chacun à la main une lanterne dont la petite flamme de bou- gie anime le vitrage multicolore. A la queue les hautbois et les tambourins débobinant leur musiquette aigre-sourde. Au milieu, sur une mule, la cage d'osier garnie d'étoffe qui couvre la mariée, ainsi menée à son mari, en jeune volaille grasse. Longuement, cherchant les détours, le cortège circule pour montrer sa pompe, l'orchestre parfois interrompu d'une bruyante secousse de mousqueterie. Nous le suivons patiemment en son méandreux itinéraire nocturne. 11 s'arrête devant la porte basse d'une maison au quartier de la Kasbah. La cage est enlevée, comme on découvre un plat chaud. La mariée est descendue, son seigneur la reçoit et l'emmène. Ils vont à la chambre nuptiale. C'est là qu'il la dévoile, qu'il la voit pour la première fois, ne sachant d'elle jusqu'alors que ce qu'en ont rapporté sa mère, ses sœurs, ses autres femmes. Il a le droit de la répudier à l'instant : " A toute heure du jour et de la nuit. „ C'est là qu'il va la posséder sur des tapis, des nattes et des coussins, tandis qu'au dehors la musique, soudain vivement scandée, précipite le rythme langoureux sur lequel se réglait la marche, et, grivoise, excite le mari à l'assaut. Autrefois, en pays flamand, le ménétrier à cheval sur la crête du toit conjugal ne jouait-il pas du violon? La foule attend et se gau-dit en gaudrioles. Elle attend. Quoi? Que le nouvel époux vienne, triomphant, exhiber sur le seuil le blanc pantalon de sa femme maculé, à son honneur de vierge, d'arabesques pourprées. " Célébrez le nom d'Allah le Très-Haut. „ XIX Vendredi 16 décembre. Je flânais ce matin dans mon lit. Théo, levé depuis une heure, rentre et dit : Le Maure qu'on a enterré hier est mort de faim en prison. — Ah!... Mort de faim en prison ! On m'a parlé des prisons marocaines. Affreuses, assure-t-on. Semblables à celles du moyen-âge en Europe. En effet, ces Sémites en sont encore au moyen-âge. Ils y ont été, ils y restent, ils y resteront. Plus : il me semble qu'ils s'y absorbent davantage, qu'il y a recul, qu'à demi réveillés par les secousses historiquesquileur donnèrent,un temps, l'apparence d'un grand peuple, ils s'assoupissent de nouveau dans le sommeil, dans l'apathie des races réfractaires au progrès, stagnantes. Stagnation, oui; eaux torpides, qu'agita autrefois l'orage d'une transformation religieuse, et qui sont retombées à plat. Il faut voir la prison. Elle est dans la Kasbah, dans cette cour aux murailles demi-ruinées où des chevaux, des mulets éreintés mâchonnaient, tendant le cou, une orge rare; adossée au palais maure dont une colonnade à chapiteaux grecs entoure le patio ; l'entrée, à côté du péristyle à triple arche en fer-à-cheval sur des piliers légers. Nous gravissons quelques marches menant à l'antichambre de la geôle, carrée, sombre, ouverte au plein air. D'une niche oblongue, un vieux soldat se lève, à physionomie méchante, et nous accueille en la formule musulmane : Salam' aleikoum ! Salut sur vous ! En même temps, il jette des grains sur un réchaud, et une odeur d'encens s'épanche et flotte en fumet bleuâtre. Il s'agit de neutraliser le fauve relent qui sort de l'antre voisin, par un soupirail, grillé, bouche ouverte sur un égout de misères et d'ordures. " Regardez ,„ nous fait-il signe, et, groupant nos têtes autour de la lucarne, nous regardons, comme on regarde par le trou d'une serrure. Un antre, oui, sous une lumière caverneuse, descendant par l'ouverture quadrangulaire d'un toit en terrasse, bas, formant abri le long des murs, soutenu par des supports lourds, espacés, derrière lesquels l'ombre s'accumule. Le coloris triste, sordide, crépusculaire des taudis où la souffrance tisse ses toiles. Dans les fonds, en perspective, des figures accroupies, couchées, quelques-unes debout, formant des groupes lugubres, silencieux, déguenillés, hâves, demi-nues ou endjillabées, immobiles ou lentement occupées, en mouvements découragés de malades, à tresser en paniers des filaments d'aloès et de joncs. Une tristesse infiniment morne. Un peuple de fantômes dans une longue cavité souterraine, des morts mal ressuscités, des pestiférés délaissés en un lazaret maudit et résignés. Encore, et mieux peut-être, la cale d'un navire sombré, avec les corps des noyés, surpris dans les entreponts par la catastrophe, flottants, tragiquement muets et livides. Une odeur de chenil mal tenu, de ménagerie, nous monte, tiède et faisandée, aux narines, dominant l'encens doux, mystiquement doux, qui traîne dans l'air. Et tout à coup un visage brun, glacé du gris spécial au teint des misérables, masque l'oculaire du soupirail. C'est un des reclus qui nous fixe à quelques pouces, avec une expression saisissante d'étonnement, d'espérance et d'insolence. Croit-il que nous venons le délivrer? S'irrite-t-il de notre curiosité? Nos physionomies exotiques, crispées par les réflexions douloureuses d'une humanité fraternelle, le troublent-elles? Comment pénétrer le mystère de cette psychologie cachée derrière le double voile de la différence de langue et de la différence de race? Toute la prison s'est mise à verminer et vers nous d'autres rampent; plusieurs cerclés aux chevilles d'anneaux de fer réunis par une courte chaîne, glissant, amaigris, disant quelques mots et tendant la main. On ne les nourrit point. On ne leur doit que l'eau claire. Ils n'ont pour vivre que les secours des amis que la détention, si elle se prolonge, rend bientôt indifférents, ou les aumônes des passants. Il se peut, vraiment, que celui qu'on a enterré hier soit mort ici de faim ! Pourquoi, dans cette promiscuité et ce dénû-ment, sont-ils enfermés? La plupart, des prisonniers pour dettes. L'usure florit en Maugrabie, âpre comme dans la Rome antique. Israël y vaque sans relâche, pour ses fils, directement, ou par ses fils, pour l'Arabe, à qui le Coran défend le prêt à intérêt et qui opère par personnes interposées. Israël met en mouvement les léga- tions sous la protection desquelles il a placé ses enfants, et celles-ci, périodiquement, sollicitent et imposent aux autorités locales l'arrestation des débiteurs insolvables, la plupart petits cultivateurs, humbles artisans de la glèbe, qui n'ont jamais su calculer l'horrible intérêt dont on les grève, ni prévoir la cruauté des compressions par lesquelles on leur fera exsuder, jusqu'aux dernières molécules, leur substance. Nos yeux se sont assez remplis de cette vision piranésique. Nous quittons le hublot à travers lequel transparaissait le sinistre aquarium et ses hôtes sinistres. Le vieux soldat, à mine méchante, est remonté dans son alcôve, son al-qobba, sa petite chambre. Je remarque près de celle-ci, dans le mur, une porte à gros verroux, basse, en entrée de clapier, juste ce qu'il faut pour un rampement : c'est par là qu'on fait passer les prisonniers : ils glissent pareils à des sous tombant dans une tirelire, à des hannetons qu'un écolier pousse clans une boîte. C'est tout l'écrou. Une fois de l'autre côté le gardien ne s'en occupe plus; ils sont là, libres, entre eux, pour le bien, pour le mal, comme des naufragés sur un radeau. XX Samedi 17 décembre. Tous les matins, de ma fenêtre, je vois cette tour blanche, cette Torre blanquilla, borne de la baie, dressée sur un promontoire à l'Orient. Vers ce côté de l'horizon, celui où, dans lès loin- tains indéfinis est cachée La-Mecque-la-Sainte, sur la pointe du petit môle, sur les parapets larges des batteries, sur le sable du rivage, sur les terrasses des maisons voisines, à la même heure, des Maures miment la grande adoration de leurs prières, par des bras s'étendant en cornes de croissant, des mains pieuses levées vers les cieux, des regards chargés de supplications, des génuflexions, des fronts touchant et retouchant la terre et se relevant lentement, à regret, tandis que dans les espaces, comme des oiseaux lâchés, planent les paroles sacrées sorties de la bouche des Mouezzin's criant entre les dents des créneaux aux galeries aériennes des minarets. La prière, chez ce peuple de dévots en frocs jaunâtres, bat ainsi que l'heure dans les vieilles horloges, avec l'ensemble mécanique des rouages fonctionnant, avec les résonnances des carillons et des timbres, remplacés ici par les chants mélopiques des gardiens des mosquées. Cette tour blanche, nous décidons d'y aller. Le trajet est long, quoiqu'elle semble très près dans la transparence miraculeuse de l'atmosphère. Il faut des chevaux. Les frelons rasta-quouériques qui peuplent les vestibules de l'hôtel se chargent de nous en procurer. Us les font amener sur la plage contre les remparts, au petit phare qui se dresse là. Nous y trouvons les bêtes sellées à l'européenne, souffreteuses d'aspect et fatiguées, basses de garot, maigres, mal pansées, queues en longue chevelure qui frôle- raient le sol si on ne les avait bouclées, à l'extrémité, en quelques nœuds. En selle! Ah! que la bouche est sensible : bride à peine touchée, et de violents coups de tête, et des reculs. Soit. Bride sur le cou et en route. Un Berbère sur un très petit âne, vraiment curieusement petit, nous accompagne, guide, interprète, porteur de vivres. Pour tout vêtement une djillàb' effiloquée, avec des glacis de saleté, tête nue, le capuchon pendant derrière, large ouvert en vide-poche, pieds nus. Nous longeons la mer, très près des moirures et de la frange d'une marée descendante. A droite, sur les dunes, une banlieue en formation: hôtel européen récent, quelques maisons, cabines à baigneurs; plage à prochaine renommée sans doute, Nice en Afrique. Nous allons au pas, le petit âne, le très petit âne, devant toujours, les jambes tricotant double, poussé sans cesse par les talons de son homme, assis de côté sur l'échiné, lui battant rythmiquement le flanc et lui travaillant la croupe de je ne sais quelle pointe, quelle épine, qu'il appuie là d'un geste négligé et cruel. Nous franchissons à gué une rivière qui soude ses eaux jaunes aux eaux marines bleues, en un large étalement. Nous passons à côté de ruines indécises dites " le vieux Tanger „. Puis une batterie délaissée, de façon marocaine : un massif bas en béton, à; ciel ouvert, quelques canons sans âge, carapaçonnés de rouille, de travers sur les affûts détraqués, ou par terre, comme culbutés et blessés d'une enclouure; des boulets en tas, tant jaunis d'oxydation qu'on dirait des noix de coco. Nous contournons le golfe. Oh! la toujours idéale impression de la marche sur le rivage! Par le grand soleil surtout, ce grand soleil qui nous fête, qui a mis la splendeur royale de son disque au ciel chaque jour depuis notre arrivée, éclatant de lumière, mais doux de chaleur, car c'est un soleil de décembre. Lamant la mer de ses grands épanouissements de clarté, il met en l'imagination toutes ces comparaisons métalliques en lesquelles se résolvent les sensations que les flots brillant et miroitant font sur les rétines. Nous progressons. Voici des roches, blocs encombrant le rivage, en désordre comme le chargement d'un navire naufragé. En file indienne, l'ânon en tête. Nous gravissons maintenant le versant. Des cultures jusqu'à l'extrême bord de la falaise. Des paysans traçant les sillons avec la charrue à soc de bois, faite d'un rameau fourchu, modèle datant des Pharaons. En sayons gris, et sur le chef, des fez-Crasseux. Aboiements de chiens à notre approche. Analogie avec les figures des paravents japonais ou chinois dits : la Culture du riz. Nous voici à la tour. Ruinée, elle aussi. Et dessous encore une batterie, ruinée, gardée, par un vieux homme. Une portée de chats jouent sur l'amoncellement des boulets roux, et on ne sait qui souffle du flageolet dans les buissons de lentisques. La vue est incomparable. De l'autre côté de la baie, Tanger versant la corbeille de ses maisons du haut des collines, les écroulant jusqu'à la mer avec un air de gaieté et de jeunesse. Au delà le cap Spartel, poussant dans l'Atlantique son profil en proue. Devant, le détroit, l'Espagne, Tarifa à peine délinéée, Gibraltar massif faisant face à son tronçon, resté en Afrique, le Mont-des-Singes. Ah! que je suis loin du chez moi coutumier ! Je sens que les liens distendus et amincis jusqu'à n'être plus que des fils bientôt se rompront. La complète indépendance de l'oubli va-t-elle m'être acquise ? Nous déjeunons sur les rochers, les pieds ballant vers la mer, distraits par les falouchos envergués de blanc qui pèchent dans le golfe, cap au vent. Une heure de bercement dans la tiédeur de l'air, dans le demi-sommeil des rêveries et la détente de la soucieuse existence, à mi-corps, à mi-âme dans la béatitude planante des abandons. Et nous revenons au gîte, par une arrière-journée radieuse, apaisés, adoucis, purifiés, guéris pour quelques heures du douloureux hérissement de la vie sociale. XXI Dimanche 18 décembre. J'ai causé cette matinée avec un médecin européen, fixé à Tanger. C'est lui qui accompagna en 1876 la mission italienne dont fit partie de Amicis, pour soigner les autres, et seul fut malade en route au point qu'on dut le ramener en litière, ô dérision! Tête d'un sosie d'Offen-bach. Je l'interroge sur les maladies marocaines et la médecine marocaine, longuement. C'est le régime des peuples primitifs, à mœurs simples et de constitution rustique. Les maladies, en variétés, peu nombreuses. Les dominantes sont la petite vérole, le typhus, la syphilis. Laissées à leur cours naturel par une médecine rudimentaire, elles sont combattues surtout par les résistances organiques spontanées, manifestation énergique de l'instinct de conservation. L'habitude de les subir depuis un temps immémorial a rendu les générations relativement indemnes et produit dans le mal une dégénérescence qui atténue son activité funeste. Il sévit, mais de façon bénigne. Son évolution est rapide. Ces populations sont devenues relativement réfractaires, comme les praticiens à la fréquentation des hôpitaux. Et dès lors la superstition a grandi en même !temps que la science diminuait. Pourquoi appeler un médecin alors qu'on sait ce qui arrivera et le temps que cela durera? 11 s'agit d'une crise connue à l'avance dans toutes ses péripéties. Il suffit de conjurer les complications et d'éloigner un mauvais sort toujours possible, surtout quand on irrite les puissances mystérieuses par un manque de respect : pour cela le sacrifice de quelques coqs noirs au tombeau du marabout en honneur dans le canton est le meilleur remède. On n'a pas fait davantage, l'an dernier, quand le Sultan lui-même, Mouley-Hassan' (qu'Allah protège sa vie!), a eu le typhus. Il y avait à Fez le médecin de la mission militaire française, on n'en a pas voulu. Peut-être les soins de cet infidèle eussent-ils irrité Allah. La syphilis circule impunément dans le sang de la population entière. Rarement un de ces cas effroyables, rongeurs de faces et destructeurs d'os. Elle est héréditaire plutôt que communiquée. Les enfants, souvent, en ont des vestiges permanents. En ses traces visibles, elle n'inspire pas plus d'horreur que le grain de la petite vérole sur les visages. C'est une misère, mais si fréquente qu'elle en est adoucie et qu'on l'accepte flegmatiquement. Deux autres misères affligent le vrai croyant : le Froid et l'Humidité, suivant les euphémismes de langage chez une race, hardie pourtant à tout dire. Le froid, c'est l'impuissance, grand ennui pour qui n'a guère d'autre plaisir vif que ceux de la sexualité. Bienvenus les Nazrani porteurs d'aphrodisiaques! Les granules de phosphore sont ici denrée précieuse. L'humidité, c'est le..... souvenez-vous de Rabelais. Elle gêne, mais n'empêche rien. Elle est due apparemment à l'érotisme général de ce peuple sensuel, et aux excitants pris sans mesure. La sensualité est son ivrognerie, la blennorrhagie son alcoolisme. De la durée moyenne de la vie on ne sait rien. Toutes ces statistiques funèbres dont le glas nécrologique hebdomadaire tinte dans nos journaux, battant la mort, la mort, la mort, jamais ici ne cassent en son grand paisible silence la plane immensité de l'universelle indifférence. La mort touche sans bruit, à petits coups isolés, sans résonnance, sans ondes vibratoires. Si, de temps à autre, une famine fait une grande rafle à laquelle on frissonne, d'ordinaire la vie va son train, avec les allures normales et paisibles qu'elle a chez les plantes. Les indispositions qui tracassent l'existence compliquée et fiévreuse de l'Européen, les maladies étranges qui augmentent sans cesse pour celui-ci le catalogue de la nosologie, sont inconnues. Et pourtant absence cynique d'hygiène dans le sens municipal du terme. Tanger n'a pas de service d'eau, à peine quelques égouts. Aux portes des villes des charniers, des remparts d'immondices. Dans les rues des ordures en tas, des putréfactions, effroyables pestilences, un mélange où, comme disent les Goncourt, on ne sait pas trop ce qu'on sent, si c'est l'encens ou la m..... De la vermine partout, envahissante, contre laquelle on se défend faiblement par le rasoir et la pince à épiler, mais qui triomphe pullulante chez ceux qui ne se résignent pas à cette tonte, les Juifs et les Juives. Faisant de nécessité jouissance, ils trouvent du plaisir, le docteur nous l'assure, à s'épouiller fraternellement. Les distractions sont si rares au Maroc! XXII Même date, après-midi. La chevauchée à Torre blanquilla nous a mis en goût d'équitation. Sur les mêmes bêtes souffreteuses d'aspect et fatiguées, basses de garot, maigres, mal pansées, queues en longue cheve- lure, mais sans l'homme au petit âne, nous suivons dans la montagne la route du cap Spar-tel, entretenue par les Puissances, un long ruban rocailleux, ou boueux, ou sablonneux, à fleur de sol, s'élevant, s'abaissant, adapté au relief, entre des haies de jardins de plaisance d'abord, puis en pleins sommets de monts, parallèle à la mer que les échancrures des rochers de la côte nous débitent par morceaux d'un azur profond d'abîme, rayée de steamers noirs, ou fleurie des blancheurs d'un voilier. Les splendides perspectives plongeantes que Monnet a peintes du haut des caps où l'on entend les flots par les yeux. Nous sommes habitués à nos chevaux. Nous les poussons pour leur faire prendre le trot. Pas moyen, c'est le galop qu'ils empaument. Et sans transition les voici à fond de train, battant la route frénétiquement de leurs seize sabots ferrés à plat, acharnés à se dépasser, tendant l'encolure et les naseaux, insensibles à la bride, chargeant avec furie à travers les rocailles et les trous. Je sens le mien, un gris, se ramassant pour des élans nouveaux, tous crins au vent, et je reçois en plein visage, en volées de mousqueterie, des jets de cailloutis ramassés et projetés par les soles creuses de celui qui me précède en une course apocalyptique. Les foulées sont détachées si rapides et si concentrées dans les jarrets qu'à peine bouge-t-on sur la selle. C'est la fuite, la poursuite échevelées, ailées, une sensation de vitesse délicieuse, secret peut-être du dédain des nomades pour les véhicules. Nous allons ainsi tant qu'ils veulent. Des kilo- mètres! Et tout à coup ils prennent d'ensemble le pas, le pas tranquille, sans souffler, sans sueur. Ce pas doux ou ce galop frénétique, la marche berçante ou le mors aux dents, semblent les seules allures de ces sauvageons décharnés, nerveux et souples. Le plateau est couvert de buissons, cham-pignonnant en larges dômes plats, assiettes retournées, protégeant des mets mystérieux pour les gibiers et les insectes. Pas un arbre. Des bruyères et leur odeur de miel. Dans les taillis courts circulent des sangliers de petite taille, que les membres des légations et les officiers de Gibraltar chassent à cheval, à coups de lance. Des couples de perdrix rouges se lèvent à notre passage, lourdes et clapotant des ailes avec un bruit de battes. Au retour, quand le chemin passe entre les villas européennes, des chênes-lièges tortueux, des eucalyptus à troncs filamenteux, des oliviers tourmentés, de grands lauriers, des aloès à épieu central massif, des cactus à raquettes épineuses, de grands joncs en clôtures chenillées de houppes en velours noir, des orangers, des citronniers induisant par dessus les haies en la tentation de leur pulpe juteuse. Tout cela mêlé aux végétations de chez nous, glissant en nos âmes de voyageurs des évocations tendres : lierre, ronce, pervenche, si peu, et si tant. Des feuilles partout et des fleurs; seuls n'en ont pas les figuiers, chevelus de branches grises dépouillées, emmêlées. Oh! combien éveilleuse de sensations cette rapide promenade! XXIII Même date, le soir. Décidément cette escorte est un mirage. Dix jours écoulés depuis que nous sommes à Tanger et rien que l'incertitude. L'incertitude marocaine, avec, pour nous, son allure de mystère mystifi-catoire, avec, pour eux, sa fatalité naturelle, acceptée, convenante, vraiment tout à fait conforme aux usages. Des irritations : on nous rapporte que, hier, à un dîner de légation, on a parlé de " cette pauvre ambassade belge,, qu'on fait attendre. Conseil de guerre chez le Ministre. Il faut en finir. Si nous partions avec nos propres ressources, sans nous laisser jouer davantage, sans subir les temporisations humiliantes infligées jusqu'ici à toutes les missions? Ce serait crâne de la part de " cette pauvre ambassade belge „. Va pour cette résolution virile. Elle paraîtra peut-être insolente. Qu'importe ! Et, au surplus, dans ce pays de ruses, un acte imprévu de fermeté peut frapper et faire honneur. Va! va ! pour le départ quand même. Dès demain, les préparatifs commenceront et nous démarerons au milieu de la semaine prochaine. Insha Allah ! dit l'un de nous. Amen ! riposte un autre. XXIV Lundi 19 décembre. Notre plan de campagne d'hier m'a soulagé. Mais il faut tuer le temps, cet éternel ressuscitant. Il pleut. Ce grand soleil qui nous fêtait, qui mettait la splendeur royale de son disque au ciel, chaque jour, est caché. En grande toile se déroulant du Sud-Ouest les nuages levés sur l'Atlantique défilent monotones. La Torre blan-quilla est nimbée d'une brume légère. L'impression est celle des jours gris de printemps chez nous. Nous avons chaussé les grandes bottes pour cheminer dans le marécage des ruelles et nous flânons nostalgiques. Comme les capucins de baromètre, les Maures ont relevé les capuchons des djillàb's et leurs visages empénombrés semblent plus farouches. Quelques femmes ont chaussé de hauts patins en bois munis d'une brochette à pommeau qu'elles pincent entre l'orteil et le premier doigt. Des parapluies et des water-proof pochent de leur noir banal glacé de l'ardoise des humidités miroitantes, la grande grisaille de la foule loqueteuse. Toujours le déferlage envahissant " des habitudes européennes rongeant ce bord d'Afrique. Il y a une affiche annonçant le concert d'une pianiste de Marseille qui aura lieu ce soir dans un local nommé (Dieu tout puissant!) " Cercle artistique et littéraire „. Cependant, un Espagnol, consanguin de don Quichotte, tant il est maigre, long, moustachu et noiraud, organise notre caravane. Il a, pour essai, dressé en pleine boue du Soko des tentes que nous allons inspecter. Il a réuni dans ses écuries, immondes hangars, quelques chevaux qu'on croirait échappés d'une bataille perdue. Nous nous sommes procuré des couchettes de camp. Nous avons acheté d'amples couvertures marocaines. Tout ceci est annonce de départ et nous ravigote. Dans le patio de la Légation, sous la protection symbolique du lion belgique rampant les pattes gesticulantes et tirant la langue sur un cartouche peint accroché au mur, des caisses de conserves, de bouteilles, et une batterie de cuisine sommaire. Décidément cela chauffe. En ville on sait que nous partons d'autorité. On nous félicite. Torrès, le chargé des affaires étrangères, s'émeut de cet acte d'énergie et proteste que l'escorte va paraître. Nul n'y croit et nous ne ralentissons pas d'un mot le zèle de Bastiano, notre hidalgo organisateur. Le baron Whettnall dit : " Pour faire arriver à un dîner les convives en retard, rien de tel que se mettre à table. Pour faire arriver les escortes qui traînent, rien de tel que se mettre en route „. Insha Allah! dit l'un de nous. Amen! riposte un autre. XXV Mardi 20 décembre. Il pleut. La boue citadine augmente. L'eau désagrège la terre sèche des rues et, en pestilences d'éviers, les gaz latents des détritus se dégagent. Je tiens l'hôtel. On s'y prépare pour la Noël prochaine, par un grand époussetage et un ample lavage à la flamande, de chambre en chambre, méthodique comme en un siège où les ouvrages sont emportés l'un après l'autre. Il pleut. " Un temps de pluie, un jour de vie vague, où la réalité de l'existence est comme noyée et délavée dans la liquidité des heures „. Il pleut. Je lis. Je lis des livres anglais sur le Maroc, encar-tonnés et dorés, dont il y a ici un rayon. Des récits d'ambassades antérieures. Des itinéraires de voyageurs isolés. Que d'anecdotes bavarde-ment racontées et quel apport d'idées toutes faites dans le jugement sur les choses marocaines! Quelle place aussi donnée à la personnalité du conteur, dont la photographie, lamentablement déteinte, ne manque jamais! Est-ce cela que sera mon livre, et mes jugements seront-ils grevés de ces misères et de ces faiblesses? Di talem avertite casum! On peut échapper à la morbide envie de narrer l'histoire de son tub ou de son cricquet. Il n'est pas absolument impossible de se taire sur l'irrégularité de l'arrivée du Times et sur la supériorité du thé londonien comparé au thé vert à la menthe des Maugrabins. Que je fuie, que je fuie l'anecdote rapetissante, les aventures personnelles haïssables! Que je puisse, effaçant le quelconque que je suis, exprimer ce pays étrange, cette civilisation, envers et critique de la nôtre; saisir les généralités qui la dessinent, puissamment, à grands traits; trouver les mots véhiculaires des choses sémites en des cerveaux aryens; avoir la devination de ce qui ne me sera pas révélé par l'extérieur défiant et énigmatique de cet inconnu dont je touche à peine l'écorce et qui m'attire et me trouble. Et surtout, au moment où, par la percée vers l'intérieur de cet empire fermé comme la Chine, va commencer la décisive expérience de ce que je vaux pour pareille œuvre, que je sois nettoyé des préjugés anciens sur la Turquerie fausse et l'Orientalisme de convention! Ne pas voir avec les lentilles déformatrices de mon éducation de lycée, ne pas transporter sur les ambiances vierges les reflets de mes visions antérieures. Décrire ce Far West islamite, El Moglireb al Aksa, tel qu'il m'apparaîtra saisi en son mystère, en sa réalité, avec l'émotion de l'artiste, avec le froid de l'huis-sier-priseur. Ce séjour à Tanger m'y a préparé : je me sens plus exact observateur, observateur plus soupçonneux aussi. Je saurai me garder, je l'espère. XXVI Mercredi 21 décembre. Le vent a soufflé fort toute la nuit. Les lamelles des persiennes ont sans interruption frappé aux vitres, en oiseaux égarés cherchant un refuge. Le baromètre a encore baissé. Mauvaise entrée de jeu pour notre départ demain,... ou après-demain. La baie moutonne admirable, toutes les vagues allant vers le large d'un seul mouvement hâté, comme un exode d'Afrique en Europe : je pense aux armées maures, au temps des guerres saintes, quand périodiquement les sultans passaient le détroit, " sans s'occuper des manquants ni des retardataires „, suivant la formule invariable du Ronk cl Kaf-tas, pour combattre les rois chrétiens d'Espagne, Rodrigue ou Alphonse (qu'Allah les confonde!). Parfois une projection de rayons solaires, jaillissant d'un trou dans l'épais matelas de nuages que travaille le vent du Sud-Ouest, et alors sur les eaux squameuses un merveilleux miroitement qu'on croirait entendre bruire, tant cliquetantes sont les écaillettes des flots. Sur la plage de la marine, on peine. Des bar-casses vont et viennent entre le rivage et un -steamer arrivé de Malaga, chargées d'énormes ballots cubiques enveloppés de toile grise. Les porte-faix, en tuniques guenilleuses, dans l'eau jusqu'aux cuisses, à douze, à seize, les soulèvent des épaules, garnissant les quatre côtés du bloc, et reviennent sous la charge, les jambes cisaillant avec le fourmillement des mille-pieds. Des corvées dures comme en un bagne : ainsi apparemment jadis peinaient les captifs chrétiens capturés en mer par les pirates de Salé. Au soleil couchant, bourrasque violente. La pluie sabre tout l'horizon. L'immense vasque de la baie grésille au chatouillement des pointes liquides qui picotent sa surface. O temps rébarbatif étouffeur des désirs de voyage! Eh bien! nous partirons quand même demain, Théo et moi, en avant-garde. Nous ressentons une colère de cette opposi- tion brutale des éléments, une rage de les braver. XXVII Jeudi 22 décembre. A quatre heures du matin, j'allume, je regarde le baromètre. O joie! il a monté! Je le crie à Théo. Je pousse les volets. Plus de rafales! Une brise douce ramenant lentement du Nord-Ouest des nues légères. Le soleil sort d'un lit tranquille de strates floconneuses. Tanger s'éveille dans des ombres bleues. Nous paquetons un petit bagage à pendre à l'arçon de la selle. Le reste viendra sur une mule avec la caravane. Nous coucherons ce soir au cap Spartel, dans le phare! Ah! que c'est bon l'en avant qui commence! Nos âmes se délivrent. Nous allons saluer le Ministre. Rendez-vous demain soir au premier campement sur les bords du Taliaddart'. C'est au Soko que nous monterons à cheval. Nos amis les ingénieurs nous y accompagnent. A une échoppe espagnole que nous avons fréquentée ces jours derniers, nous buvons le coup de l'étrier : de grands gobelets de vin de Porto suscitant en l'estomac la chaleur, au cerveau la vaillance. Nous voici bons compagnons et prêts, la main au garot de nos montures. Mais que veut ce Juif en simarre gros bleu crasseuse, ceinturée de noir, mal peigné et mal odorant, qui, la main sur la bride de mon cheval, l'œil mauvais, baragouine en espagnol. J'ai fait marché avec lui hier. Oui, mais à ce dernier moment, où mon cœur aryen a les tendresses et les faiblesses de la séparation, il vient, en sale bête, profaner mon émotion et glapit qu'il faut le double ou qu'il ne lâchera pas. Au diable, la canaille! Il n'aura pas le profit de son chantage. Que Bastiano, qui est là, me cherche un autre cheval, et, en attendant, mes amis, retournons boire une autre rasade. L'Eléazar déconfit, tantôt insolent, est devenu humble. Il nous suit tirant son animal. Nous ricanons et l'appelons Alonf ! porc! Il ne sourcille pas plus que si c'était un compliment. Et il reste là, consterné et lamentable, jusqu'à ce que mon départ lui arrache la dernière espérance. De Tanger à Larache XXVIII Jeudi 22 décembre, de Tanger au Cap Spartel. Dans la paix d'une après-midi sereine, soulagés par ce départ qui nous sort de notre longue pause à Tanger, botte-à-botte nous chevauchons. L'étape sera courte : onze kilomètres jusqu'au Phare où nous passerons la nuit. Rien qu'une mise en train, une affirmation que nous sommes en route. Nous gravissons la montagne, entre les jardins des villas européennes, humides encore des averses d'hier. Sur le chemin, des débris de végétation charriés par les eaux cascadantes, des amas de sable, des cailloux déchaussés, des fanges aussi aux lieux bas, un pont écroulé. Et dans l'atmosphère la senteur fraîche et saine des choses récemment lavées. Désopprimés de nos ennuis, apaisés, presque silencieux tant notre causerie monosyllabise nos sensations rêveuses, nous allons d'une allure berçante, toutes pensées se projetant en faisceau vers cet inconnu, prochain maintenant : Méquinez ! Nous atteignons les plateaux aux buissons de lentisques en dômes surbaissés. Plus d'arbres. A droite, dans les grandes échancrures de la côte, la mer encore émue des rafales que la nuit a calmées. Devant et à gauche, de longues ondulations désertes, monotones, grandioses, avec des crêtes de rochers surgissantes inclinant vers le rivage leurs palissades. Un bain de douceur. La large pacification d'une nature tranquille et forte. Rien de petit, rien de joli, rien de court. Des lignes simples se prolongeant d'un contour aisé et noble en de profonds lointains. Des teintes en grandes masses, posées en belles couches solides. Un paysage immense, se livrant d'un coup d'oeil, fait de ces simplicités : des monts, la mer, le ciel. Un ensemble épique et reposé où rien ne bouge, parce que tout détail y disparaît. Nous sentons que, sur la route où nous progressons, dans cet horizon de lieues et de lieues, nous apparaissons ainsi que des cirons dans l'herbe. Des montées et des descentes en pente douce, toujours au pas, en voyageurs raisonnables qui commencent un long trajet et ménagent leurs montures. Le Phare reste invisible, mais la route des Puissances, clairement tracée, nous y mène de son fil sûr. La solitude augmente : plus d'habitations; le vide, tel qu'il dort sur nos plateaux des Ardennes. Au contournement d'un ravin, tout à coup un portique de feuillage : de très vieux oliviers, et entre leurs rameaux une baie lumineuse en laquelle apparaît enfin, encadré sur le fond rouge du couchant, le Phare, dressant son fût solitaire sur un palier du Cap dont les lourdes roches le dominent et le portent à leur flanc comme un jouet. Maintenant on entend bêler les flots. Le soir tombe. Nous approchons. Une bâtisse carrée, massive, symétriquement crevée de meurtrières, piédestal de la tour coiffée de sa lanterne. Un aspect de château-fort. Un phare bastionné. Personne. Du pommeau de nos cravaches nous heurtons les bois lourds de la porte qui fait brèche en fer-à-cheval dans le mur. A l'intérieur le bruit de babouches traînant leur glissement sur les dalles, et dans le bâillement des battants qui s'ouvrent un personnage : longue silhouette de vieillard maigre, accoutré à l'européenne, tête nue, à lunettes, cascatelle de blancs cheveux bouclés, type de violoncelliste fatigué. C'est apparemment le gardien, le vieux Gumper, Autrichien échoué ici en épave, sur l'antique Ampelusium, la montagne aux vignes, dont sou-ventes fois on nous a parlé à Tanger, veuf, entomologiste, polyglotte, collectionneur de monnaies, joueur d'accordéon, à la nuit grimpant là-haut déclore l'œil énorme qui, depuis vingt ans, darde les rayons de sa prunelle étoilée à trente mille sur l'Océan. Peut-il nous loger? — Oui, par terre. Il y a deux lits, mais les inspecteurs ne prétendent pas qu'ils deviennent lits d'auberge. — Peut-on manger? — Oui, mais peu de chose; du pain, des œufs, du thé, des sardines, du fromage. Et aussi de la bière de Vienne, de la bonne bière de Vienne! Un Maure souffreteux emmène nos chevaux, et nous entrons. Le bâtiment est du modèle arabe. Un patio, et, au milieu, une fontaine chevrotante. Autour, sous la galerie quadrangu-laire, des pièces s'ouvrant. Dans une, Gumper nous introduit. C'est une cellule, un cachot très propre, dallé, crépi, peu meublé. Ici nous souperons sur la table, puis sous la table nous dormirons. Une femme, de l'âge auquel la jeune fille se fâne en vieille fille, grande, sèche, à visage de religieuse. — Est-ce à vous, Monsieur Gumper? — Oui. — Polyglotte, elle aussi, comme si les navires de toutes nations qui passent au large lui enseignaient par signaux leurs langues. Coup sur coup, tâtant quels nous pouvons être, elle a, de sa voix contraltante, modulé de l'allemand, de l'espagnol, de l'anglais, du français. Et son père ajoute : Elle parle aussi arabe. Sortons pendant que la fille prépare le repas frugal et que le père monte là-haut allumer la lampe marine à prismatiques persiennes de cristal. L'ombre envahit le site sévère et désert. Tout près de nous, au pied des falaises, la mer continue ses bêlements, en un bruit et un arrière-bruit de douloureuse misère. Murailles noires crê-tées d'une ligne admirable, tantôt à déchiquetures, tantôt à souples contours, les rochers dévalent du haut du Cap vers la plage. Au-dessus, des nues fuient par le ciel clair, effrayées ou importunées de ce bruit et de cet arrière-bruit de douloureuse misère qui ne cesse pas, qui ne cesse pas! Le Phare a lui doucement, d'une lumière malade, ouvrant mal sa paupière: puis, dans l'obscurité nocturne plus intense, est devenu brillant, est devenu ardent. Aux détours de notre flânerie, il disparaît et reparaît, nous guettant de haut, de loin, cyclope jaloux de sa montagne. Nous nous attardons au milieu des harmonies sublimes où même les choses silencieuses résonnent dans l'universel concert. Voici que la lune vient regarder à son tour, et verse sur les monts et les flots l'inondation de sa clarté polaire. Dans les taillis des cris doux d'oiseaux que nos pas inquiètent, dans les airs des cris perçants et tristes d'oiseaux migrateurs. Et cette pensée planant sur tout comme un souvenir et comme une aspiration, que là-bas, là-bas, au loin, derrière cette uniformité liquide arrondissant sa calotte sur la sphère, il y a l'Amérique! Tard nous rentrons. Depuis longtemps dans la cellule propre est prêt le repas frugal. Le vieux Gumper nous tient compagnie, bavardant, la langue déliée, mais un peu dur d'oreille II étale des monnaies grecques, carthaginoises, romaines, marocaines, ramassées dans les rochers et dont il a plein de petits sacs : Ma fortune, dit-il. Puis c'est une collection de libellules destinées à notre compatriote M. de Sélys. Il parle de " son Phare ,„ où il n'a vu qu'un nau- frage. Il disserte sur le commerce, la diplomatie, la navigation, la politique, d'une voix discrète, flegmatique et raisonneur. Et finit par jouer sur son accordéon, auquel manque plusieurs notes, des airs germaniques mélancoliquement valseurs, qu'à demi somnolents nous écoutons avec des souvenances vagues d'enfants s'en dormant aux chants des nourrices. XXIX Vendredi 23 décembre, du Cap Spartel au Tahaddart'. Les nues fuyardes qui traversaient hier soir le ciel se sont la nuit soulagées d'amples ondées, et ce matin, quand nous nous levons, avant le jour, les buissons s'égouttent de cette grande mouillure. Nous voici en route à la brisure de l'aube, in-vigorés par des ablutions à la fontaine ferrugineuse du patio sous laquelle nous nous sommes mis nus. Le Maure souffreteux qui a soigné les chevaux marche devant. Il nous conduit aux grottes d'Hercule, ici près. Hercule! Les grottes d'Hercule! Cette côte est hantée des souvenirs de l'athlète demi-dieu : derrière nous, les Colonnes, devant, à Larache, le Jardin des Hespérides et le Dragon. Le chemin ruisselant d'eau, encombré de ro-cailles jaunes, dévide sur le versant ses sinuosités. Bientôt le Phare disparaît. C'est fini maintenant de l'Europe, bien fini! Nous sommes hors commerce. A pas hésitants, nos chevaux descendent à travers les rocailles croulantes, glissantes. Les grottes confinent au rivage. Ce sont les marées qui, du coup de gueule de leurs vagues, en ont rongé les excavations. On y pénètre par en haut. Une salle souterraine baignée de clair obscur ou plutôt d'obscur clair, avec, sur la mer, un porche éblouissant de plein air, qu'assiègent brutalement les flots sonores jaillissant en gerbes lapidant les voûtes, et que des vols d'oiseaux rayent d'une strie fugitive. Une salle d'assemblée pour des héros Scandinaves. Quelques Arabes taillent grossièrement dans le calcaire les petites meules que les femmes du pays font tourner à la main et qui laissent dans la farine les grains sablonneux de leur matière friable. Ils se sont arrêtés à notre venue, debout, au fond, immobiles dans leur djillàb's, en un groupe spectral de morts surgis de leurs tombeaux. Le guide nous quitte, et botte-à-botte nous chevauchons sur la place, marbrée de lagunes, de la grande Atlantique, étrange de solitude et de silence humain. Il a pluviné d'abord, mais le vent tourne au Nord et l'atmosphère a reconquis sa transparence divine. L'horizon se décore royalement d'un arc-en-ciel mutilé. A notre gauche des dunes eriverdurées d'une végétation basse, à droite l'incessante retombée en volutes fumantes des vagues accourant du large avec leurs crinières blanches, bondissantes : les cavales de Neptune! C'est là qu'a navigué Hannon en son périple, et Vasco de Gama! Nos âmes se fondent en d'inexprimables sensations de liberté et de virilité. Oh! si loin de tout le souci social! Oh! si dégagé de l'habituel petit de la vie! Ainsi toute la matinée. Vers midi nous sommes au fleuve, au Tahaddart'. Dans un vaste estuaire de sable, il barre la plage de son cours limoneux et rapide, ruban miroitant et défilant, large d'une centaine de mètres. Personne. Des traces de pas profondes et emmêlées dans le mouvant terrain d'alluvion nous ont menés à la rive. Tout près pourrit la charogne d'un mulet. A l'autre bord deux barques attachées. C'est le passage d'eau. Nous hélons. Des paquets gris remuent et se dressent : les bateliers en djillàb's qui, étendus sur le sable, avec lui se confondaient. Ils arrivent en ramant, sordides. Faut-il se confier à ces sauvages à figures de bandits, qui nous regardent curieusement, d'une misère à leur faire convoiter jusqu'aux boutons de nos culottes? Et ce bateau plat, qui fait eau, plus mal charpenté qu'une pirogue d'anthropophages? Et ces lieux solitaires, tristement sinistres : un grand navire a fait naufrage; sur le rivage, à demi enfouis, les débris de sa mâture et de sa carène. Le chef de l'équipe parle et gesticule. Nous devinons qu'il faut descendre de cheval. Et nos bêtes? Il explique qu'on les prendra à la traîne. Allons, embarquons. A l'arrière, un homme tire par la bride nos montures dessellées. Elles prennent le courant sans résister, et nagent, le col tendu, renaclant, grands poissons à tête d'Hippocampes. Nous sautons à terre. Nos chevaux grimpent la berge et d'un long tressaillement vaporisent autour d'eux en poussière l'eau qui les glaçait d'une cuirasse luisante. Un cavalier en burnous blanc arrive, criant : Bashadour! Bashadour! C'est un chef, un kaïd sorti nous ne savons d'où. Il a appris que le Ministre approche et veut lui faire honneur. II se pose en vedette, encapuchonné, superbe, le long fusil en travers sur l'arçon de sa selle rouge. Cependant, sur la route que nous avons suivie, pointent des figurines cheminantes, à la file, espacées : c'est notre caravane qui a quitté Tanger cette nuit. Successivement les voici au bord du fleuve, s'agglomérant, et le passage s'organise. On débâte les mulets et les ânes, on empile les colis. Les deux barcasses commencent un va-et-vient qui durera jusqu'au soir, bruyant, tumultueux et que nous regardons assis sur une épave. Les bêtes tantôt remorquées, tantôt livrées à elles-même, et alors zigzaguant dans le courant à plaisir, marsouinant. Le vent s'est fixé au Nord. Le soleil descend dans l'Atlantique sans l'écran d'un seul nuage. Le froid pince. Tout ce qui a passé s'achemine à travers les dunes vers le campement. Remuons-nous. Réchauffons-nous. Suivons la bande qui s'égrène et, dans la nuit qui prélude, se perd à travers le velours émeraude des thuyas. Le Camp ! Nous entrevoyons la mêlée que font ceux qui le plantent et entendons leur rumeur. Des tentes blanchissent l'herbe rase de pyramides coniques: on fixe dans la terre molle leurs piquets à coups de maillet mats. Les bêtes broutent, entravées aux paturons, sur une ligne. Le cuisinier, au visage glabre d'eunuque, entur-banné de blanc, a allumé des réchauds qui donnent à son abri un air de forge, et il trousse un poulet avec des doigts chargés de bagues. Des appels et des réponds cinglent l'air. Bas-tiano va, vient, court, saute, en sergent de bataille. Il veut que tout soit au port d'arme quand le baron Whettnall arrivera. Il arrive à la nuit faite. Sicsù et nos deux ingénieurs forment son état-major. Il y a aussi un pharmacien de Tanger qui droguera l'ambassade s'il y a nécessité. Ils sont en route depuis dix heures du matin. Quelques chefs de légations leur ont donné la conduite au départ. Ils ont fait halte au Cap Spartel et sont en grand appétit. Tant mieux! Allons! au Comédor, la grande tente ovale, blanche et bleue, qui sera notre salle à manger. La table est dressée et le service ne se fait pas attendre. On mange, on boit, on bavarde, on rit, on toaste. L'appareillage est bon, car c'est un vent de belle humeur qui souffle. Vers minuit, bonsoir! Chacun cherche son gîte. Des chiens errants venus des douars du voisinage détalent. On heurte des Maures empaquetés dans leurs djillàb's, dormant au clair de lune, serrés en troupeau, ou comme des sacs là jetés, ou comme des cadavres maculant un nocturne champ de bataille. Les bêtes aussi, debout, couchées, ne bougent plus. Un grand silence, un universel sommeil que berce de son ronron traînant, ainsi qu'une bonne mère, l'Atlantique résignée à l'insomnie de ses marées. XXX Samedi 24 décembre du Tahaddart' à Arzila. Il a fait froid sous la petite tente où Théo et moi avons consommé cette première nuit, notre nuit de noces avec la vie nomade. Quand, à l'aube, je replie la toile pour sortir, elle est cartonnée : une gelée l'a givrée de cristaux que le soleil levant fait étinceler en paillettes de mica. Déjà le campement fourmille et bruit pour le dé-part.La con fusion s'agite sous un ciel de porcelaine tendre, appuyant sa coupole d'un côté sur des monts bas de peluche gris-bleu, de l'autre sur une mer rose liserée de sable rouge. L'aurore farde délicatement cette nature élémentaire et la nimbe de poussière d'or. La caravane défile. Les Bashadours demeurent, attendant les chevaux du Ministre qu'on a laissés de l'autre côté du fleuve, crainte du bain froid qu'il eût fallu leur infliger au début de la nuit glaciale. Sur l'herbe piétinée et flétrie, les résidus de notre séjour : des plumes, des cendres, des crottins, des tripes. Les chiens sont revenus, et, affamés, de leur gueule nettoient le carreau. Des pauvresses, à faces rondes, tatouées de bleu, une tresse pleureuse de crin noir pendante sur chaque tempe, picorent, agenouillées, les grains d'orge que la langue des chevaux n'a pas ramassés de ses coups de rape. En route ! Ben-Kador, un des deux janissaires de la Légation, à cheval, coiffé du poivron mili- taire coquelicot, drapé dans un selam bleu violacé, digne et théâtral, marche en tête. Sa ressemblance avec Félicien Rops est singulière : même pousse de barbe, même œil à patte d'oie, scintillant, souriant sans sourire. A travers les palmiers nains et les iris peuplant les friches, à la lisière de cultures à terre noire, longeant des haies de cactus gigantesques enchevêtrant en tous sens leurs palettes avec des airs de rixe, contournant des huttes de roseaux et de paillons où des paysans ont confédéré leurs misères, nous allons, en haut, en bas, tantôt par des sentiers de boue collante en laquelle chaque pas de bête fait ploc, se détachant en clapet de soupape, tantôt la route disparaissant comme un ruisseau qui s'infiltre et se perd. Nous sommes sur les hauteurs côtières : à droite, au loin, toujours l'écharpe irisée de la mer, à frange d'écume. Les habitants, rares, endjillabés, encapuchonnés, par groupes, muettes statues à teintes calcaires, nous regardent. Sur une pente rocheuse des oliviers à feuillage noir. Sous les rameaux tourmentés nous montons à la crête : au pied de l'autre versant, toute la caravane entassée, arrêtée au bord d'une rivière qui roule hâtivement des eaux terreuses. Des cris, des discussions, des avis : peut-on passer ? Bastiano pousse à l'eau son cheval noir et passe, mais trempé jusqu'au dessus des bottes. Quelques piétons aussi passent, par bravade, les bras levés, trempés jusqu'aux épaules, nasil-lardant : Qu'Allah nous facilite le passage ! Mieux vaut attendre, la marée baisse. Un bain ne nuit pas à ces rustiques. Mais nous? Je rôde. Un soleil doux filtre entre les feuilles lancéolées. J'aperçois un tombeau de saint, une grande niche à chien en pisé lacté de chaux. Devant l'ouverture basse, un coq noir mort, les pattes liées, la gorge coupée, humble sacrifice d'un dévôt. Ce saint est un médecin. Aux rameaux voisins, appendues, des muselières de chèvres. Ce saint est un vétérinaire. Et aussi des lanières d'étoffes, nouées, comme chez nous, pour attacher les fièvres, les mauvais sorts et les empêcher de suivre le pèlerin qui s'en retourne après avoir imploré. Je me glisse à l'intérieur. Un long bourrelet bétonné bombe le sol de l'étroit caveau : c'est dessous que gît le corps vénéré. A côté une auge bétonnée : c'est dedans qu'il faut coucher le malade. Côte à côte avec le guérisseur enfoui, subissant sa souterraine influence, il patiente là et ne sort que délivré... ou trépassé. Tout à coup des cris! On m'a vu. Sacrilège! Des paysans vocifèrent, gesticulent et grimacent la noire colère de leurs peaux maugrabines. Un de ces chrétiens menteurs et pervers, dont Mohammed a dit : " Qu'Allah leur fasse la guerre ,„ dans la tombe d'un Marabout, d'un Marbot'! Ben-Kador accouru a peine à protéger le Basha-dour impie contre la fureur des vrais croyants et me ramène auprès du baron Whettnall. Sur une natte, il est en conversation avec un nouveau personnage, le fils du Calife d'Arzila, venu à sa rencontre, escorté de deux serviteurs, chargé par son père d'inviter l'Ambassade à passer la nuit dans sa ville. Le Ministre a accepté. L'envoyé a, dit-on, quinze ans; il en paraît vingt; un visage imberbe de séminariste astucieux. Il vide effrontément un gobelet de vin de Bordeaux, malgré le précepte musulman : " Le vin est une abomination inventée par Satan-Abstiens-t'en et tu seras heureux „. Entretemps la rivière a charrié son trop-plein à la mer. Elle est guéable et, à la file, tête à queue, en chapelet à gros grains, de chevaux, de mulets, de piétons, nous la franchissons. Bientôt nous débouchons sur le rivage de l'Atlantique et devant nous, sur la plage même, " baignant dans l'eau ses pieds de pierre „, fantastique et endormie, emprisonnée entre d'antiques murailles, vêtue de clarté et de mystère, apparaît Arzila, en une paix si saisissante que tout de suite, en l'esprit, à son nom mélancolique et caressant s'ajoute, en prénom, l'épithète " tranquille „. Arzila, la tranquille Arzila ! Au-devant de nous, se hâtent, en un trio noir, trois silhouettes : des juifs, dont un vêtu à l'européenne, le chapeau de l'odieuse forme melon, les deux autres avec la simarre et la calotte. Ce sont des amis de Sicsù : Mesod Levy Benshiton, " agent consulaire de différentes nations „, son fils et son gendre. Obséquieux ils baisent la manche du Ministre et nous accompagnent à pied. Plus loin, en rangée de soldats de plomb, la garnison: une vingtaine d'hommes, tous les âges, du petit garçon au vieillard, sans armes. Quand nous défilons devant eux, au commandement, ils battent les mains, trois fois : pan! pan! pan Nous entrons par l'unique porte de ce grand monastère, reposant dans une solitude sans espoir. Jadis ce fut un port occupé par les Portugais. Maintenant rien n'y aborde que les épaves des naufrages atlantiques. L'Européen ne le visite pas. Le voyageur ne s'y arrête pas. Un millier de musulmans, cinq cents juifs, les premiers contemplatifs, les seconds vivant de la substance d'autrui, suivant l'universelle loi de la race, malmenés, pourchassés, mais comme la vermine sur le corps, tenaces, parvenant à se maintenir et suçant le sang. Arzila est le centre d'usure du pays environnant. " C'est envers l'étranger et non envers ton frère que tu peux exercer l'usure. Alors Jahvé, ton Elohim, te bénira dans toutes tes entreprises. „ Combien toujours actuel ce précepte, mi-partie charité et rapacité, du Deutéronome. Nous parcourons les ruelles à angle droit du quadrilatère qu'enserrent les remparts. Ruines, pauvreté, déchéance. Une ville morte. Un emblème de cette décadence marocaine, irrémédia. ble, qui peu à peu monte de l'effondrement de mes préjugés sur la civilisation arabe. Pourquoi cette ville est-elle encore debout? Parce qu'elle fut et qu'elle est lente à disparaître. Mais elle va s'usant, s'affaissant, s'effaçant. Le Maure n'est pas fait pour s'abriter sous un toit, mais sous la tente. Il retourne à la vie nomade, et laisse tomber partout cette chose pour lui artificielle : la maison fixe, la maison de pierre. Et de là, à défaut de la beauté froide qui pare la prospérité, cette beauté supérieure qui florit sur les choses abandonnées comme les ronces sur les ruines qu'elles achèvent : le Pittoresque. Théo dit : Cette ville est à acheter tout entière ! Oh ! la merveille ! Sur les murailles croulantes, qui enclosent le mystère de l'antique cité, dorées de la patine des vieux cuirs, aux fissures pullulantes de petits faucons roux, le Sultan a risiblement fait réparer quelques bastions et placer des canons dont on ferait chez nous des bornes d'amarrage dans les ports. Soigneusement crépis, -ces travaux semblent des emplâtres sur l'héroïque carcasse d'un invalide. Et déjà ces nouveautés croulent comme le reste. Il y a en ce pays une vertu destructive qui fait qu'à peine achevée toute œuvre est déjà en train de s'effriter, de s'en aller, de sombrer dans le néant. XXXI Dimanche, 25 décembre, jour de Noël, d'Arzila à Larache. Le Ministre, nos ingénieurs et Sicsù ont couché chez Mesod Levy Benshiton. Nous avons préféré, Théo et moi, loger dans la maison que le Calife avait mise à la disposition de l'Ambassade. Au point de vue confortable, une affreuse bicoque, une caverne d'Eole, sans un meuble, mal nettoyée, qu'on nous a montrée ingénument avec des airs de dire : " J'espère qu'en voici une qui est bien!,, Au point de vue pittoresque, étonnante : du sur-extrait de maroquinisme délabré. Nous l'avons tout de suite baptisée " Notre Alcazar ! „ Et nous y avons fait dresser les couchettes sur lesquelles nous nous étendons tout vêtus, encapotés, emmitoufïlés, saucissonnés dans nos couvertures. Le camp avait été planté hors des murs. Il est déjà levé et la caravane marche quand le matin nous quittons " la tranquille Arzila ,„ escortés de la tribu des Benshiton, toujours obséquieux, plaçant leurs compliments et leurs services comme des capitaux à gros intérêts. Notre cavalcade contourne, à la sortie, un sanctuaire dont la calotte blanche surbaissée, la Kouba, émerge d'un bosquet charmant d'oliviers couvrant des buissons de cactus et d'aloès. Quelques femmes voilées, droites en leurs attitudes de grands lys rigides. Plus loin des jardins, les orangers au luisant feuillage, aux pommes d'or rouge, accrochés dans le réseau des figuiers effeuillés emmêlant la perruque de leurs rameaux. Des haies en hauts roseaux palissadent chaque enclos. Un fouillis de végétation jouant la gamme chromatique des verts, depuis les grosses notes sombres jusqu'aux nuances déteintes, un fouillis de végétation encorbellant la petite ville, ce matin toute rose et poudrée d'or sur l'azur des flots, avivant son mystère, ajoutant à son air caché, à son air d'île déserte, d'île enchantée. Nous marchons vivement. Paysage de jachères ondulé. A gauche des sommets matelassés de neige. Devant, des collines duvetées. Plus de chemin : des traces enlaçant leurs lignes, se nouant, se séparant, courant entre les herbes, en mailles inextricables, comme des voies de gibier. Au loin la caravane éparpillée, chacun à son allure, chacun à sa fantaisie, parant la campagne ici de la fleur rouge d'un fez, là de la fleur blanche d'un turban, plus loin d'un bouquet de selams bleus ou de fauves djillàb's. Depuis Arzila nous avons monté. Maintenant nous redescendons vers l'Atlantique par des vallées buissonneuses se versant l'une dans l'autre. Au bout du dernier tronçon, la Mer, Bahr! en arabe, par un monosyllabe aussi sonore que le nôtre; et devant elle, au débouché du val, blanc ardent au soleil, bleu foncé dans ses ombres, bâti en sentinelle, le bloc cubique à coupole écrasée consacré au marabout Sidi Boumgaït, -expert en l'art de jeter des sorts, qui consuma sa vie à vouer d'ici aux naufrages et aux échoue-ments les vaisseaux des infidèles qui passaient dans son horizon. Sa malédiction magique opérait par sa propre force. Les injures vomies par cet aboyeur sacré portaient coup mieux que des décharges d'artillerie. Allah l'exauçait. " Allah est puissant et sage. C'est lui qui fait voguer les vaisseaux à travers les mers, ou les brise. Il est miséricordieux pour les siens. „ • Nous marchons vivement. Nous voici de nouveau sur la plage où les sabots de nos montures gravent dans le sable une indéfinie et sinueuse crémaillère de pas. La côte est ourlée de collines verdoyantes que chaussent les sables soufflés en monceaux par les vents du large. Le soleil chauffe, et, dans cette atmosphère limpide à prodige, mord la peau comme dans l'air rare des hauts monts. Les vagues intarissablement déferlent, étalant leurs soies vertes et jaunes jusque sous les pieds des chevaux. Sur le sol humide nos ombres nous accompagnent, matérielles et bleues à stupéfier. Le soleil nous pousse à l'eau et l'eau nous attire. Il doit faire bon recevoir sur les épaules nues ces grandes vagues volutantes, dont les enroulements forment des berceaux translucides. — Si nous prenions un bain, Théo? — Chouette idée! — Et nous sautons bas, jetant la bride à un muletier qui marche de conserve, nous dévêtant en un tour de main et courant à la mer in naturalibus. Je surprends le muletier, quand nous passons en peau devant lui, faisant le signe contre le mauvais œil. Un bain dans l'Atlantique! Sur la côte africaine! Le jour de Noël! Le 25 décembre! Tiède cette mer, mais brutale, mais dure, caressant en lionne, vous renversant d'un coup de patte. En selle, et, pour achever la réaction, au galop, au triple galop à la poursuite des autres. Nos chevaux, frénétiquement enlevés, le cou tiré, rasent la plage comme des canards. Tout est arrêté, en grande halte méridienne, autour d'une source, sourdant au bord même de la vague, sous de grands lauriers touffus, nés d'elle et l'empanachant. C'est l'Ain' Edffel, oasis mignonne, auberge naturelle, où s'arrête tout passant, renommée par son eau à l'égal d'un bon cabaret pour sa bière. Lauriers aquatiques, lauriers oléandres, lauriers à fleurs roses, mais présentement sans fleurs. Sous l'ombrage nous déjeunons, délicieusement abrités, sereins à l'égal des bergers d'Arcadie. Nos Maures ont été boire, puis font leurs ablutions, salissant l'onde par cette toilette pieuse, à mesure qu'ils se nettoient. Que de maladies véhiculées par ce perpétuel lavage aux mêmes lieux où l'on se désaltère, en telle manière que cuvette et buvette sont, en ce pays, synonymes. Mahomet, le rigoureux ablutionnaire, n'avait pas prévu qu'il favorisait les contagions en prescrivant la propreté. Y a-t-il au Maroc, où cinq fois par jour tout le monde se débarbouille avec une dévote conscience, une seule eau qu'on puisse ingurgiter sans craindre d'avaler un décrottage? A cheval pour l'étape de l'après-midi. Nous ne sommes plus loin de Larache. Toujours en mouvement, telle qu'une robuste ouvrière ne boudant pas la besogne, l'Atlantique brasse ses flots, en grondant, étendant et retirant sans trêve sur l'arène les écharpes brodées multicolores qu'elle trempe, qu'elle tord et qu'elle déroule, teinturière divine, blanchisseuse, calandreuse. Des dunes arrondies en grands seins. Plus loin des falaises, obliquement dressées, nues, en dos de cétacés grimpant la côte défiants à notre approche. En bas, des éboulis de rocs, émiettés. Quels chocs sur tout cela les jours de tempête, et quelle bousculade! La marée gagne et la laisse de mer devient trop étroite. Il faut remonter sur les renflements. A peine sur les hauteurs nous apercevons Larache, vaguement, sortant du lointain, en rêve. Deux minarets pointent, et une crête de maisons, vaporeux contour. Nous marchons et la féerie de cet indistinct décor se précise. Des fortifications fauves, avec çà et là une large tache plaquant de blanc, déroulant la dentelure de créneaux édentés, une Kasbah chaperonnée de guérites en poivrières, des constructions en escalade au versant escarpé d'un fleuve, le bouillonnement d'une barre à l'entrée du port, un palmier que le vent incline en salutations lentes. Et sur la gauche, en amont de ce fleuve serpentant en la vallée comme un dragon étendu sur les prés,la grande mousse verte d'un bois d'orangers immense : le Jardin des Hespérides! Nous descendons à la rive. Ce paresseux courant, c'est l'Oued Kous, le Loukkos de l'antiquité grecque, car jusqu'en ces lieux retirés vinrent se poser les oiseaux fabuleux des légendes préhistoriques. Là-bas, ce mont noir était grevé jadis de Lixus, cité romaine. Aujourd'hui des buissons, des ruines, et dans le vide du paysage rien que la ville mauresque, Larache-la-Rouge, El Araïsli, dont maintenant, à l'autre bord, sous la lumière rasante d'un couchant romantique, tous les détails, en un dévergondage de pittoresque barbare, éblouissent nos yeux. Laissant la caravane groupée en désordre sur la rive, silencieuse et calme par l'éreintement de l'étape achevée, attendant que les passeurs la prennent pour la débiter par fragments de l'autre côté, nous avons traversé l'Oued Kous, en céré-. monie. En cérémonie ! cela s'entend ici de peu de chose. Une grosse barcasse, qui tantôt servira aux plus infimes et aux bêtes, a accosté aussi près que possible. Un Maure en guenilles, dans l'eau et la vase jusqu'aux genoux, aporté chacun de nous à bord. Nous nous sommes casés comme nous avons pu sur des planches sales. Six mendiants de Callot ont manœuvré, à violente tension de leurs muscles maigres, des avirons massifs retenus par des bouts de vieux cordages. Un timonier à turban, debout sur le tillac, la bouche moussante d'excitations et d'invectives nasillardes, a tenu l'énorme et rudimentaire gouvernail. Péniblement, lourdement, lentement, la coque massive a coupé le courant que la marée refoule vers l'amont dans un marécageux estuaire. Et nous avons débarqué sur un quai où nous attendaient deux ou trois autres porteurs de turbans officiels, graves et dignes, encerclés de près par une cohue de Maugrabins à capuchons, défiants, et de Juifs à calottes noires, cyniquement curieux. El Araïsh XXXII Même date, 25 décembre. — El Araïsh. Des pavillons européens flottent aux mâts de bannière en l'honneur de l'Ambassade. L'agent consulaire belge, M. Clarembaux, est venu nous recevoir et nous mène chez lui, processionnel-lement, dans l'escorte de la foule piétinante. Une porte fortifiée, un bout de ruelle en escarpement, et nous sommes à sa maison, d'un bel aspect de neuf et de bonne tenue, humiliant, en leur accumulation de délabrements, les stupéfiantes et farouches bicoques qui lui font corolle. Des bâtisses croulant depuis des siècles et faisant des rues de décombres. Des bâtisses éven-trées et comme irréparables. Vraiment, en ma songerie émerge cette pensée : Est-ce qu'au Maroc toute maison serait en ruine, toute terre en friche, tout habitant en guenilles? Nous buvons du Vermouth, nous grignotons des macarons. Larache, ville de côte avec port; donc infiltrations européennes. On parle de notre chemin de fer, arrivé de Tanger par mer; les rails ont filé pour l'intérieur et il a fallu cent et huit chameaux, à cinq rails par dos ! Mais les grosses pièces de la locomotive sont encore sur place : chacune est trop lourde pour une bête. Diable! Diable! Notre camp a été établi sur le Soko extérieur, proche les murs, proche la mer qu'on voit de haut, étalant son miroir d'un funèbre azur sous la voûte firmamentaire poudrée d'étoiles palpitantes. Sicsù réquisitionne pour nous une maison. Nous allons voir : encore un Alcazar! Propre, mais rien dedans. Une chambre en alcôve, étroite et longue, pour nos ingénieurs. Une pareille pour Sicsù. Une pour Théo et moi avec le luxe d'une lucarne à vitres cassées. Elles enferment à l'étage un petit patio sans fontaine à pavement de faïence. On emménage nos couchettes. Les malles seront les tables et les malles seront les chaises. Nos domestiques dormiront sur le carreau, devant les portes. Le Ministre logera chez M. Clarembaux. C'est dans " cet Alcazar „ que nous avons passé notre soir de Noël. Dîné vers minuit, les vivres et le combustible étant restés introuvables jusque dix heures. Noël en Afrique! Noël en pays musulman! Loin les nôtres, loin la Patrie. Combien attendrissant ce mot tinte. Le lointain est comme la mort. Il auréole, il adoucit, il suscite les tristes regrets. Tout ce qu'on a quitté, tout ce qu'on a perdu devient si cher. Quel mystère contradictoire dans la splendeur de ce qu'on n'a pas encore, dans l'ennoblissement de ce qu'on n'a plus, dans l'amoindrissement inévitable de ce qu'on possède! XXXIII Lundi 26 décembre. El Araïsh ! Larache-la-Rouge. Ville de côte. Comme Tanger, comme Arzila. Mais combien différente en sa sauvagerie de la civilisée Tanger parée de sa coquetterie bruyante de demi-aryenne. Combien, en sa coloration farouche, de la tranquille, de la plane et pâle Arzila, serrée dans sa quadrangulaire ceinture de pierres bouclée d'une porte unique. En étages sur des roches formant la mâchoire sud du fleuve, ses bâtisses inégales échelonnées e^i dents de scie, en dents de requin. Et pour gencives, nicotinées tant brunes elles sont, des murailles à créneaux, la comprimant. Leur ligne sursautante, zigzaguante, trouée de cinq portes, renflée de tours carrées, grimpe la côte, court sur le plateau, tourne brusquement, dévale jusqu'au rivage, retourne au point de départ où la kasbah, sur son roc brun, fait un gros nœud. Un aspect général et menaçant de râtelier hors d'usage, culotté, ranci, fétide, ébréché, rongé par la carie, plein de chicots. Là dedans les fissures des ruelles en rampes raides, suintantes de sanie purulente, sanguinolente, avec, dans les alvéoles vides et les écartements, des immon- dices entassées, restes de repas dans une bouche d'ogre mal soignée. Un pittoresque insolent, effrayant, mêlant tous les niveaux, brisant tous les alignements, désordonné, cahotique, ayant la boue pour parure et les pestilences pour parfum. Le dédain épique de la propreté et de son emblème : le blanc. Un universel badigeonnage mystérieusement accompli en des jours sans nombre de soleil cuisant, en des nuits sans nombre de tempêtes trayant les pis gonflés des nues vagabondes, ragoût satanique de tons, palette infernale sur laquelle on aurait étendu et brouillé toutes les teintes fécales, toutes les nuances fienteuses. Des mares d'ocres, des coulées de verts, des stries de gommes et de laques jaunes. Partout le délabrement marocain, scarifiant, rongeant pareil à une immense syphilis architecturale, déchirant à nu les bétons, esquil-lant les bois, déchaussant les fondations, dé-charnant les édifices. De larges lampées fauves, léchant les pans de murs en coups de flamme. Un air de ville incendiée la veille, de ville emportée d'assaut, salie de sang, salie d'orgies. Une ville à peine libérée d'un tremblement de terre qui aurait fait chevaucher ses maisons les unes sur les autres. Un type de la vieille ville côtière occupée par les Arabes, prise par les Portugais, par les Espagnols, reprise par les Arabes, saccagée, reconstruite, se raccommodant à la diable, faite de pièces et morceaux, superbe dans son débraillé de femme forcée qui s'est rajustée comme elle a pu, rouge encore de la lutte et du viol. Nous la parcourons, Théo et moi, sans nous lasser de son horrible et attirant pittoresque, nous sâoulant de ces merveilles qui font horreur, en dedans, en dehors des murs, nous arrêtant à tout coup, bayant aux perspectives fantastiques, et tragiques, grotesques ou terribles, belles toujours de ce beau à rebours qui est le faisandage du beau, dont a besoin l'âme humaine, ondoyante en ses sensations, quand elle a la fatigue du correct et de l'idéal. XXXIV Même date. Sur le Soko extérieur où notre camp est installé, on a militairement requis et essayé cette après-midi les chameaux qui doivent transporter les grosses pièces. Il faut bien que notre chemin de fer entier arrive à Méqui'nez. C'est Sicsù qui a dirigé les opérations, habilement, impitoyablement, à la marocaine. Les autorités de la ville étaient là pour la forme, n'osant contredire, passives. Sous la pluie qui pluvine, accroupis sur des carreaux de tapis, abrités dans la guérite affaissée de leur selam à capuchon, taciturnes, ils sont là une demi-douzaine, Kaïds, Antin's (fonctionnaires), de rangs imperceptibles pour nous, se remémorant sans doute, avec amertume, ce verset du Coran : " Combattez les idolâtres dans tous les mois, de même qu'ils vous combattent dans tous les temps, et sachez qu'Allah est avec ceux qui le craignent. „ Sur l'aire du Soko, par groupes, proche les tentes, basses comme des tanières, de leurs chameliers, des chameaux roux couchés sur leurs jambes reployées, rayonnant croupes et bosses pelées au dehors, longs cous au centre, autour d'une jonchée de mauvaise paille d'emballage qu'ils broient lentement, levant de dessus ce mets leurs têtes plates allongées en sabots, les portant à droite, à gauche, avec des balancements d'oiseaux défiants. A certains moments, au choc de quelque plus vive inquiétude, tous les longs cous d'un coup dressés, comme des reptiles au-dessus du bord d'un nid, suggérant l'envie de les nouer tous, en bouquet, par un jet sifflant et tournoyant de lazzo. Ils arrivent de l'intérieur; ils allaient à Tanger. Leurs charges sont là entassées. Les chameliers comptaient partir à l'aube, après avoir prié, tournés vers la Mecque, eux et leurs animaux associés à leurs dévotions. Mais ordre a été intimé hier soir de ne pas bouger. Il faut assurer le service du Sultan. Son absolu pouvoir prime tout commerce. Résignés, ils ont attendu, accroupis, se demandant : Quoi? De massives civières ont été amenées et sur elles on pose les grosses pièces. Il s'agit d'en faire accepter le fardeau inusité aux chameaux, un devant, un derrière, entre les brancards prolongés, marchant en porteurs de palanquins. Sicsù en désigne deux et ordonne de commencer l'attelage. Leurs maîtres, maigres Berbères farouches, se consultent de leurs regards en éclats de vitre et demeurent immobiles, ramas- sés par terre, paquetés dans leurs djillàb's mouillées. Il y a résistance. Sicsù l'a compris. Il se tourne vers les Amin's et dit, interrogeant : En prison? — Oui, font-ils d'un geste lent. Des poivrons empoignent les récalcitrants par le capuchon, les mettent brusquement debout et les emmènent, ainsi que chez nous des délinquants pris au collet. Sommaire exécution nécessaire. Sicsù flegmatique en désigne deux autres. Les chameliers se lèvent et nasillardent des explications, des réclamations avec des yeux de colère. Pour toute réponse une menace. Larmoyants et dolents ils saisissent la corde qui par un bout enlace en brodequin la tête de leurs bêtes et objurguent celles-ci. Laborieusement, grognant, dégobillant bruyamment au dehors un gésier gonflé d'air, vessie bleue, et le ravalant, elles se lèvent sur trois pieds, le quatrième replié par une entrave, et dirigées à coups de bâton doux, vont clopin-clopant, voûtant leur bosse qui leur prête un air d'être chargées sans l'être. Avec les mêmes bruits, les mêmes allures de mauvaise humeur, elles se couchent entre les brancards qu'aussitôt on fixe à leurs bâts. Maintenant, il faut démarrer. Une foule fait cercle. Les juifs dominent, en noir, couleur de malédiction, couleur de malheur. Doublement réjouis, dirait-on : un des leurs commande; des Maures, leurs maîtres, doivent obéir. Les coups de bâton doux recommencent, et les grognements, et les dégobillages. Les entraves ont été larguées. Les dromadaires s'enlèvent, la civière monte entre eux. En avant! Ils hésitent, se balancent sur leurs jambes calleuses, posent et retirent leurs larges pieds concaves qui moulent d'empreintes convexes la terre molle du Soko. Ils dressent, surpris, et abaissent leurs museaux emmanchés à leurs cols recourbés, avec des mouvements de bras de pompe, les heurtant au bois de l'appareil, et alors mugissant. Partiront-ils? Autour d'eux agitation, cris, excitations, tapages. Leurs grands yeux en olives s'effarent. Us lancent de côté des ruades de vache. Celui de devant veut s'élancer. Celui de derrière veut reculer, prenant la civière pour un obstacle. Ils tiraillent, ils piétinent, tandis que sans interruption les coups doux aux naseaux, aux jarrets, aux épaules, aux fesses leur parlent un symbolique langage. Tout à coup, par hasard, il y a coïncidence d'efforts; ils font un pas en avant, l'enchantement est détruit et les voilà en route, actifs, libérés de leur effroi, tournant autour du Soko, pour exercice, la multitude suivant et glapissant. Ainsi fut-il pour les autres civières. En quelques heures tout le choix est fait. Demain ils se mettront en route pour Méquinez et après-demain, sans doute, nous les suivrons. Pour nous c'est chose décidée. Pour les chameliers pas encore. Nous avions dîné dans le Comédor : des plats envoyés par le drogman de M. Clarembaux, Mosés Esayag, un juif empressé de se faire bien venir, selon la coutume; un repas complet, apporté tout cuit en cortège, sous des couvre-plats coniques en osier. Vers onze heures, en sortant de la tente, nous heurtons une bête morte. Ici, les lanternes ! C'est un mouton égorgé, sacrifié par les chameliers au Ministre et laissé là pour le fléchir. " Qu'Allah clément et miséricordieux lui inspire de ne pas persister à imposer aux pauvres Maures d'interrompre leur voyage pour retourner à Méknès! „ XXXV Mardi 27 décembre. Le Ministre a la fièvre. Est-ce que les chameliers, maintenant par les voies, lui ont jeté un mauvais sort? On se pose ces questions ici. Il y a de la superstition flottante. Ça se gagne. Ces mains rouges, bleues, vertes, partout hérissant leurs doigts sur les murs, hypnotisent, et leur bêtise vous hante. Se déprime-t-on à vivre en ce moyenâgeux milieu? Il y a eu une bourrasque cette nuit et des tentes ont été renversées. Mauvais présage ! Théo et moi avons été occupés de la barre toute la matinée. Surprenant phénomène de mouvement et de coloris. C'est l'Oued Kous qui l'a faite, charriant les limons de sa vallée et les diluvions hivernales des versants entre lesquels il chemine, serpentant sa serpentine, tant sinueusement ici à l'embouchure qu'il a suggéré le mythe du Dragon gardant le Jardin des Hespérides. Des hauteurs d'où nous regardons, oui, le voilà bien, éploj'ant ses anneaux sur les prés marécageux, la queue au loin contournant le noir mont Lixus, la gueule el moghreb al aksa s'ouvrant à la mer, écumant cette barre grondante qu'il faut franchir, qu'il faut dompter, pour aller jusqu'aux orangers qui touffent en amont leurs rameaux d'émeraude. Barre! Qu'il est juste et fort ce mot! Synonyme du mot arabe qui dit Mer. Ici, le fleuve coulant des flots lourds de terre diluée. Là-bas, l'Océan étalant sa grande dalle azurée. Entre les deux, un mouvant rempart touchant l'estuaire aux deux bords, surgissant, mystérieusement imprévu, sur la surface paisible, par une poussée de fond,en deux.trois,quatre contrescarpes liquides, qui retombent volutant, avec un bruit sourd de décharge suivi d'un grésillement, et ainsi résolues, glissent rapides jusqu'à la côte, où elles déferlent entre les roches avec un subit regain de jaillissements et de blancheurs moussantes. Incessant travail! Le vent du large s'élève et la scène grandit. Une fureur sourde, une rage en ces arrivées de flots, de ne jamais parvenir plus loin. Des lignes de cavalerie, chargeant et rechargeant sans relâche, les escadrons s'effon-drant sur des régiments imaginaires, remplacés par d'autres escadrons, inépuisablement. Et en ces bruits, en ces agitations, une agitation de luminosités et vraiment aussi un bruit de couleurs, sonore en l'œil comme l'autre en l'oreille. Les bleus, les verts, les rouges, les jaunes, prismatiques, s'écaillant en mosaïques rutilantes, fractionnant leurs teintes en dégradations infinies, saisissables en leur fugitive splendeur, mais innombrables, les nuances divinement raffinées des robes de fées! " Jamais en défaut... Sans un instant dé défaillance... Moutonnement à perte de vue d'innombrables écumes si blanches, s'allumant, s'étei-gnant, se rallumant, comme un innombrable troupeau de brebis qui nagent, et se noient, et reparaissent, et jamais n'arrivent, et se laisseront surprendre par la nuit... Oh ! qu'un rayon de soleil passe et c'est sur le dos des vagues la caresse d'un arc-en-ciel comme une riche dorade qui a monté un instant et aussitôt replonge, stupidement méfiante. „ XXXVI Même date. Flânerie autour des remparts. C'est la vieille enceinte européenne, savante, avec des compléments marocains enfantins, qui amusent. Sur le Soko extérieur, y pointant leur pointe superbement, entre deux cimetières, comme un coin, les faces escarpées d'un redan du temps, sans doute, de don Sébastien, culotté en tons de vieux cuir cordouan, coupant les fossés secs d'une proue tranchante de cuirassé échoué. Des larges créneaux aux arêtes émoussées sortent les bouches de deux petites coulevrines timides, qui font là l'effet de pistolets de poche aux fontes d'un cuirassier. Nous suivons la ceinture des murs, traditionnelle protection des cités maures craintives de l'étranger, craintives des indigènes, de ces Berbères surtout, hôtes des sites montagneux, tenant pour ennemis les habitants des plaines. Tous les soirs, les portes, rares, sont fermées jusqu'à l'aube, et les vendredis de midi à une heure aussi, parce qu'il court en prophétie que les Naz-rani reprendront un jour, un vendredi entre midi et une heure, tout ce que les Musulmans leur ont enlevé. Depuis, en gens avisés, les Musulmans ferment opiniâtrement leurs portes durant l'intervalle suspect. L'enceinte descend à la rive de l'Oued Kous. Tel qu'un serpent sur sa queue, scrutant les alentours, voici cet unique palmier de Larache qui nous saluait à l'arrivée; balancé par la brise, derechef, en courbettes lentes, il nous salue : Selam' aleik, salut sur toi ! Selam' aleikoum, salut sur vous! Il a sur la tête une étrange aigrette de palmes ébouriffées, feuilles, plumes : qu'en sait ma déformatrice imagination? Cimetière israélite en lieu bas, humilié. Pierres tombales blanchies à la chaux. Une porte: nous rentrons. Les bâtiments de la Marine, entrepôts vétustés, constructions en défroques, rougeoyantes et purulentes. Une porte: nous sortons. A la clef de voûte, une grosse pierre sur laquelle : 1610, Philippe III. Un dépôt d'immondices, que le fleuve, aux époques des hautes marées, vient flairer et lécher et dont il emporte une pitance. Puis une plage étroite, avec tapis de joli sable sur lequel un mobilier somptueux de blocs de roc.Nous remontons:encore une porte, celle de la forteresse qui commande la gueule ouverte et écumante du fleuve-dragon, coiffée de neuf guérites blanches en poivrières suscitant l'idée de clochettes sur un bonnet de Folie. Il a fallu battre les battants à coups de bottes pour nous faire ouvrir. Un soldat nous mène par la citadelle, amalgame de constructions formant dédale en surface et en hauteur; le désordre pittoresque d'un décor brossé de chic. La fantas-magoriede défense déjà vue ailleurs: des canons, des mortiers, des coulevrines, remontant à la retraite des Espagnols, d'un beau bronze vert, écussonnés aux armes royales, millésimes de vieilles dates, belles pour une Armeria, ridicules et tristes sur un bastion. Au loin, la mer, les monts, la vallée, le fleuve. Sur cette mer, rien : le vide des côtes inhospitalières. Sur ce fleuve rien : le vide d'un port délaissé, le silence du commerce dédaigné. La forteresse ne veille pas, elle dort. A l'Orient, s'affirme le ciel doux d'un beau soir printanier. Toutes les teintes pâles, étonnamment, d'une délicatesse glissante, le point infiniment subtil où la nuance va disparaître dans l'uniformité vague d'une mue crépusculaire. XXXVII Mercredi 28 décembre. Le Ministre a la fièvre. Malechance! Il ne quitte pas le lit. Nous ne pouvons partir. Ah ! les chameliers porte-déveine! Et il pleut copieusement, par un vent du Sud-Ouest, tiède. Notre logis est humide. Tout s'embue. Nos couvertures sont moites. Dans nos chambrettes on pose des brasiers à trois pieds en fer forgé, grossiers, où brûle, en pétant des étincelles, du charbon de bois, seul combustible du pays. C'est un négro qui fait pour nous l'office de valet de chambre, un négro très mûr, allures de singe, jarrets maigres de faune, genoux ployés, peau chocolat à vagues reflets purpurins, longs bras ballants, tronc et tête portés en avant. Volontiers il se dandine, et aisément transforme son dandinement en une danse infantile, où il glisse des remuements obscènes, poussant le bas-ventre, tordant les hanches, chantonnant à voix grêle. Un fez souillé à gros gland bleu, une chemise blanche, un pantalon écarlate à fond qui pend en poche de goitre, finissant aux genoux, des babouches éreintées, où sous la crotte transparaît un jaune déteint. Il a nom Fatmi, et on ne lui conteste pas le titre d'Hacij, c'est-à-dire de Musulman ayant visité la Mecque, la mère des Cités. Il a vu les lieux saints, la Kaaba fondée par Abraham, la pierre noire apportée du Paradis par les anges pour servir de marchepied au patriarche pendant qu'il édifiait la construction sacrée. Il a vu le voile noir immense qui la couvre comme un catafalque et qu'on renouvelle une fois l'an. Il a vu la source qu'un kéroubim fit jaillir au moment où Agar, l'esclave égyptienne, se voilait la face pour ne pas regarder mourir Ismaël. Il a vu à Médine le tombeau du Prophète. Il a fait le tour des deux collines Sa/a et Mcrwa dans la tenue sacrée des pèlerins. Présentement il frotte nos bottes, attise notre feu en soufflant de ses lèvres lippues projetées en cul d'autruche, et, dans son patois ibéro-mau-resque, nous propose, effronté, libertin et rieur : Mujeres bezzaf liermosas, bezzaf, bezzaf! Le matin, au saut du lit, nous nous ablution-nons dans le plein air de l'étroit patio situé au premier étage, à ciel ouvert qui verse sur nos épaules nues en bain de poussière picotante la pluie. L'Hadj Fatmi apporte l'eau dans un tonnelet et en remplit des cuvettes de voyage en fer blanc. Bavardant, fredonnant, riant, goguenar-dant, ingénieurs, peintre, avocat font toilette. Oh! sommaire cette toilette : ôter les vêtements dans lesquels on a dormi, se débarbouiller à pleines mains ruisselantes, remettre les mêmes vêtements. L'habitude est prise déjà de ces mœurs de soldat en campagne, qui donnent la jouissance d'une vie simple et virile, pour moi retrouvée telle qu'au temps, combien lointain! où j'étais matelot. J'éprouve la sensation saine d'un renouveau, d'une mise de côté dédaigneuse du confortable bourgeois, d'un épanouissement en ces vertus : la sobriété, l'endurance, l'énergie. Et retournant ainsi à la rusticité, je me trouve grandi moralement. N'est-ce pas, entrevue, l'impression qu'en l'âme de ces sauvages d'ici doit faire notre civilisation compliquée, étalant le bazar de ses petits besoins irrassasiables, sensible et souffreteuse aux moindres manquements? Et lorsque nous croyons les émerveiller des bibelots sans nombre grevant notre existence, et des ingéniosités sans nombre par lesquelles nous avons l'illusion de les satisfaire, ne nous leur apparaissons-nous pas rongés de misères, fragiles, méprisables, amoindris par ces pullulantes et efféminées nécessités? Nous allons ensuite déjeuner au camp, sous la tente. Des œufs, du thé vert, du café bouilli sur son marc, des tranches grillées d'un pain maure sablonneux, du beurre fort. Mais le plat de bonne mine, l'assaisonnement de la gaîté. Trois serveurs nous traitent, du même prénom : Abselam, c'est-à-dire Absalon, car à tout propos, en grandes et petites choses, la communauté sémitique du Maure et du Juif transperce : Abselam, Absalon, — Ibrahim, Abraham, — Ismaïl, Ismaël, — Ali, Elie. Tous trois sont obligeants et réservés. De leur race néanmoins et sans transaction. Ils se donnent entre eux du Sidi, Monsieur, familièrement Sid. Je les ai entendus, ces jours derniers, pendant l'étape, parlant à leurs bêtes, les qualifier Sidi. Mais, nous, mécréants quoique Bashadours, jamais! XXXVIII Même date. On a crié par la ville une ordonnance défendant de jeter des ordures dans les rues. Subite et étrange velléité sanitaire. Il en sera apparemment comme de toute tentative de changer peu ou prou les usages séculaires de ce peuple cristallisé. Un vague effort, un faible dérangement passager, déviation presque imperceptible d'un tracé immuable; puis la reprise silencieuse du train coutumier par un accord tacite universel. Une bande d'oiseaux nonchalants, un instant troublés, qui battent lourdement des ailes et s'enlèvent dans un court essor, pour revenir et retomber sur le même marécage. L'an dernier le Sultan a proscrit de fumer le Kiff. On en détruisit des tas par le feu sur les Sokos. Aujourd'hui, librement, de nouveau, la pipe à long tuyau bariolé, à petit fourneau de terre cuite, emplit de son arôme de chanvre les cafés maures. Race stagnante! Stagnante en la stagnation d'une civilisation qui, jadis, s'est épanouie à son maximum, qui l'a débordé par l'effervescence du puissant phénomène de sa révolution religieuse, et est rentrée dans ses limites désormais infranchissables, lasse du prurit qui l'a passagèrement démangée, inspirant aux historiens l'illusion d'un grand peuple aujourd'hui méconnu et déchu. En réalité le retour, après un élan de passion suscité par l'aphrodisiaque du fanatisme, à des mœurs en équation avec les forces intimes, bornées, du Sémitisme. Pourquoi en l'esprit du voyageur ici circulant, à la vue des êtres et des choses, ces constants rappels d'épisodes bibliques, ces histoires qui reviennent en souvenirs? Tantôt Abraham, tantôt Sara, tantôt Laban, tantôt Léa. Répétition, en ce siècle, de la vie d'il y a quatre mille ans. Rapatriement, en sa norme, de la race se cantonnant dans la vie nomade; n'habitant pas les villes, y campant; occupant une maison ainsi qu'une tente, avec le mobilier sommaire de la tente, qu'on charge sur un mulet, sur un chameau; rêvant l'existence d'Abraham, son grand ancêtre, iman, pontife des peuples, ami de Dieu, errant en pasteur couvert de la djillàb', entre le mont Carmel et le lac Asphal-tite, où il recevait la visite des anges! Pour le superficiel, la cervelle hantée des splendeurs, aux exagérations solaires de Bagdad et de Grenade, disparues, cette misère, ou plutôt cette simplicité ici partout visible, cette inconscience de nos raffinements, cette impuissance à sortir du rudimentaire, cette immobilité dans la monotonie du monothéisme musulman, c'est la décadence en sa maturité pourrissante, où " l'âme a mal au cœur d'un ennui dense,... un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige ,„ — où l'on est " si faible aux vœux si lents ,„ — où " tout est bu, tout est mangé; plus rien à dire „. Mais, en vérité, déchéance, non! Immutabilité dans le plein du développement possible, avec le bonheur de ne pas savoir plus, la nulle envie d'aller au delà dans l'indéfini martyre de progrès des races aryennes, ces insatiables, nomades, elles aussi, mais par l'âme, non dans les déserts de sable, mais dans les déserts des pensées. ■ Voyez cette maison sémitique, cubique, aux murs extérieurs aveugles, n'ouvrant ses jours qu'au dedans, sur le noyau clair du patio, n'ayant vue que par en haut sur un pan du ciel. Voyez cette maison aryenne, fenêtres percées vers les quatre points cardinaux, regardant les multiples phénomènes de la terre et de la vie sociale. Elles symbolisent bien leurs hôtes. L'une est centripète, l'autre centrifuge. Ici la contemplation intérieure dans le calme et la solitude. Là, les agitations fiévreuses et les mêlées au dehors. La pensée arabe planante, toujours; la pensée européenne tournoyante et migratrice. XXXIX Jeudi 29 décembre. La nuit a été orageuse. Bourrasques violentes et mer grondante. Rafales de pluie. Eclairs. Et la journée continue cette nuit. Le Ministre toujours tenu par la fièvre. Notre pharmacien impuissant et inquiétant. Il lâche le mot typhus. Ah ! prenons garde. Il y a ici un médecin venu d'Espagne, qui soigne la colonie européenne par abonnement, avec garantie d'un minimum. Il importe de l'appeler. Il rassure. Mais à quand la marche en avant ? Après l'arrêt à Tanger, l'arrêt à Larache. Mon absence grandit à des proportions imprévues. Déjà je m'accommode mieux à ces contrariétés. Je me maroquinise. L'universelle endurance dégage des sédatifs qui amortissent mon impatience de civilisé nerveux. Le temps ici ne compte pas. Ou plutôt on le compte à rebours, on l'utilise non pour faire, mais pour ne pas faire; il est le grand remède aux projets, le perpétuel obstacle organisé par le Maure, son auxiliaire le plus efficace pour assoupir, décourager, détourner, faire oublier. Il ne le transforme pas en argent mais en inertie. Traîner est son unique politique. C'est la terre promise des atermoiements, le paradis des remises. Aujourd'hui; sinon demain; après demain peut-être; ou le jour après. Comme toutes les cervelles étroites, la cervelle sémite a peu de prévision et peu de souvenir; elle embrasse la durée devant, derrière, en courtes périodes et en saisit mal l'essence. Le Musulman sait que tout change, il" dit que tout s'arrange, et si les choses ne vont pas à son désir, il temporise par sagesse. La pluie nous bloque dans la tente dont la toile rayée suinte. Lire, causer. Du seuil regarder le campement. Nos bêtes, sans abri, s'orientent, lamentables sous les averses, la croupe au vent, l'encolure pendante. Des bouchers travaillent en plein air : à une traverse portée sur deux montants fourchus ils ont pendu par les pattes de derrière, vivants, cinq moutons et deux chèvres; d'un court couteau ils tranchent les gorges; le sang pleut dans la boue; ils soufflent entre cuir et chair, écorchent, pèlent, fendent la poitrine et le ventre, étripent. Personne ne circule; les Arabes sont réfugiés aux petits cafés misérables, dans les angles rentrants des murs, sous les tentes basses, plus déguenillés, plus sales, plus mortuaires en leurs djillàb's trempées. La barre mugit. Il y a tempête. Le flux, gonflé par le vent du Sud-Ouest, lutte avec le fleuve qui veut sortir. Des hordes de vagues se rompent en cascades, suant une fumée d'eau. Un ininterrompu grondement de bataille. Parfois, au loin, de grands coups de soleil sortant d'un entre-bâillement de nuages, lamant tout de l'éclair d'un glaive d'épopée. Sur son promontoire, exilée, la forteresse blanche et triste. Pas un navire ! XL Même date. Toujours bloqués dans la tente dont la toile rayée suinte. Lire, causer. Réfléchir aussi. Elle est mal tenue notre tente à manger, malgré le bon vouloir de nos trois Abselam : Abse-lam Abarodi, Abselam Adoul, Abselam Amin'l Le Maure est débraillé par essence. Aucune notion d'ordre, de discipline, de symétrie, d'arrangement, de propreté tels que nous les entendons en nos pays du Nord, avec un sens minutieux, attentif aux détails, aimant le clair et net. Toujours abandon pittoresque, laisser aller aux impulsions de l'instinct, naturel absolu excluant le raisonnement, le retour sur soi-même, la délibération personnelle pour faire mieux ou autrement sous la préoccupation du regard d'autrui, de la critique. Ces idées, à nous familières, leur sont inconnues. Chacun va, agit comme l'animal, inconscient de ses qualités ou de ses défauts, indifférent aux appréciations. De là, pour partie, leur fière allure, théâtrale parfois, banale jamais. Pour partie, car il s'y ajoute leurs vêtements à tombées de longs plis, amples en la draperie, dissimulant l'imperfection de leurs corps secs, sans harmonie, maigrement musclés, ayant les tendons de l'animalité et sa vigueur, mais non les contours arrondis d'une humanité plus haute. Ainsi travestis, saisissants par leurs physionomies dé farouche énergie, aux yeux perçants des fauves, aux dents ivoirines des carnassiers, ils ont, chez les superficiels observateurs, suscité la légende d'une race pénétrante et chevaleresque, supérieure jadis et susceptible de remonter, dont les Aben-cerages, romantiquement vantés, auraient été le type- Etrange malentendu! Toujours l'homme fut enclin à gratifier l'âme d'une essence en rapport avec la mine. Le Sémite se costume noblement et donne ainsi le change. Mais au fond il reste à un médiocre étiage et ie prouve par son évolution historique, brillante autrefois par comparaison avec la grossièreté des Aryens à peine entrés en civilisation, mais depuis si prodigieusement distancée et désormais irrémédiablement stationnaire. Encore les dehors du héros, mais au fond le barbare fanatique et ignorant. Nous avons vu sur le Soko, accroupie contre le rempart, dans la fange, vendant du lait, en haillons, une mulâtresse, belle comme Selika, superbe d'attitude, aux traits, à l'allure d'une grande tragédienne, vous arrêtant net par sa splendeur sauvage. Rien sans doute en cette paysanne sordide et vermineuse que les instincts bas d'une servante esclave. Quelle leçon d'histoire, d'ethnologie, de philosophie que ce voyage en lequel se voient de si près de si grands phénomènes humains! Combien différent des voyages en Europe où ne changent que les nuances ! Un autre continent, une autre race, un autre temps. Être, d'un coup, changé quant à ces trois facteurs dominants de toutes choses. Un autre temps, car c'est ici le moyen âge encore, mais le moyen âge sans l'avenir dont le nôtre était gros. Une autre race: j'avais entendu prononcer ces mots et croyais les comprendre; mais je n'avais point senti, comme par le présent contact, la réalité de l'abîme auquel ils correspondent, et l'impossibilité de le combler. Ah! le rêve de ceux qui croient à l'unité humaine, à la possibilité des transformations, à la conversion d'un Sémite en Aryen !..... Sicsù nous dit ce soir que deux fils du Sultan, envoyés à Larache pour leur éducation !... arrivent, avec l'escorte. Insha Allah! XLI Vendredi 30 décembre. Le baromètre a monté. Eh ! vivat ! La gaîté rentre avec le soleil dans notre étroite demeure. L'humide Gris, couleur de mauvais temps, emporte avec lui sa camarade Tristesse. Courons à cheval aux environs par ces routes sablonneuses qui se soudent au Soko extérieur, pétries d'innombrables pas de chameaux, de mulets, de chevaux : route de Rabbat', l'ancienne Salé, ruche à pirates, route d'Alcazar,sur laquelle, trois siècles passés, don Sébastien fut tué et ses Portugais vaincus. Avec nous un Arabe, remarqué ces soirs derniers. Il chantait, enfantin, nasillard, blotti sous une tente en cône, écouté par une nichée de misérables accroupis, un air, ou pas un air, s'ac-compagnantsur une guitare à deux cordes, non! à deux ficelles, une Kouïtra, rendant de la musique, ou pas de la musique, pour nous de l'incompréhensible, non seulement les paroles, mais la mélodie; les grimaces et les intentions d'une romance, mais rien que des bruits, criards à la bouche, étouffes à l'instrument. Nous l'écou-tions curieux; il allait, allait, grattant et psalmodiant ces sons ternes et mornes, avec, seul, le charme puéril du rythme battu, du tambourine-ment des doigts sur une vitre. Finalement il s'est levé et nous a demandé du sucre. Lui et sa bande admirative, très humbles, buvaient du thé dans des coupelles grandes comme des œufs de poule coupés en deux. Courons à cheval ! A droite, à gauche, des ondulations allongées, gazonnées de palmiers nains et de skilles à feuilles en lamelles, dont des porcs noirs de petite taille fouillent du groin les racines, en chercheurs de truffes qui se contentent d'oignons. Des ruines informes dressant sur la plaine l'énigme de leur méconnaissable. Une carrière de gravier cinabre rongeant le sol d'excavations cancéreuses. Puis un bois de chênes-lièges, squammeux et tortueux, espacés, faisant peu d'ombre. La selle de l'Arabe aux chansons se détache, il culbute et sa mule se sauve en ruant et pétaradant; tous à sa poursuite autour des troncs, au travers des buissons, essayant de la gagner à la course, de la cerner, de l'acculer; elle, habile, filigranant des pointes, des voltes, des fuites, des retours, et se laissant reprendre enfin, sans façon, avec un air de dire : assez joué. Nous tournons vers la vallée de l'Oued Kous. Là bas est le Jardin des Hespérides. Oh! l'attraction de ce lieu par le revival de nos souvenirs de lycéens professoralement promenés jadis au pays bleu des légendes mythologiques! Hercule, le maraudeur; Hespérus, le doux po-mologue; ses arrière-filles, les sept Hespérides, chastes jardinières; le Dragon, dogue fidèle et infortuné de cette famille d'horticulteurs; les fruits d'or, oranges de Larache; le jardin, ce verger, énorme matelas de cuir émeraude dont chaque capiton est pincé d'un gros pompon capucine vers lequel nous galopons. Et ce galop scande dans ma mémoire les vers d'Ovide : Arborei frondes, auro radiente nitentes, Ex auro ramos, ex auro poma ferebant. Pied à terre. Des haies d'aloès croisant leurs hallebardes. Une porte à claire-voie. Deux Juifs ouvrent obséquieusement aux Bashadours. Ce sont des locataires du Sultan, aujourd'hui seul successeur d'Héraklès dans la propriété du jardin merveilleux. Quinconce immense d'arbres à troncs courts, à grosses têtes, serrant leurs col-backs verts et luisants, éblouissant de cocons safranés, par myriades, donnant, quand on tourne la tête, l'impression de charbons ardents accrochés aux rameaux. Des fleurs aussi, à gras pétales d'ivoire, que la brise balance et dont elle nous encense. Une grande fête, joyeuse, illuminante, triomphale. Et, par terre, sur l'herbe, à l'ombre, en la fraîcheur de savantes irrigations, une jonchée de fruits d'or dont les branches trop chargées se sont allégées, s'augmentant d'instant en instant de fruits nouveaux chutant en pluie lente, avec le bruit mat de larges gouttes d'eau. Sâoulerie de couleurs! Sâoulerie de parfums! Ivresse de nos âmes lâchées en ce rêve, pendant que nos bouches gourmandes sucent le jus des oranges divines, que nos mains palpent, pressent, caressent comme des mamelles de déesses. L'après-midi promenade à pied dans les récifs, sous le camp, au bord de la mer, là où nos bêtes vont en troupeau boire, quittant leur écurie de la belle étoile, se vautrant en passant dans les immondices du Soko, échine au sol, les quatre fers en l'air, et descendant en gambades jusqu'au bassin d'un abreuvoir, au dedans recueillant l'eau douce qui tombe des roches, au dehors léché par les langues à salive salée de la marée haute. Des tortues mignonnettes nagent, précautionneuses, dans les mares troublées. Les femmes voilees emplissent des vases en terre cuite qu'elles s'assujettissent sur le dos comme des nourrissons, remontant la pente, courbées sous le fardeau, pieds nus, jabotantes. Et je murmure : " Tout à coup parut Ribqa, la fille de Bethouël,fils de Mika, la femme de Naho^ frère d'Abraham. Elle avait sa cruche sur son épaule. C'était une jeune fille d'une grande beauté, vierge, qu'aucun homme n'avait connue. Elle descendit à la fontaine, remplit son vase et remonta. Alors courant au devant d'elle, Elié-zer, le serviteur d'Abraham : " Laisse-moi boire un peu d'eau à ta cruche. „ Le soir, " à l'heure où tous les bruits expirent en un faible murmure ,„ pleine lune magnifique, argentant ce que le soleil dore, teignant de bleu pâle les ombres qu'il sature d'indigo. Nous sommes dehors, assis, couchés, au seuil de la tente, ce 30 décembre 1887, savourant la paix tiède d'une belle nuit sur la marge africaine de la grande Atlantique. Chez nous, sans doute, le gel et la neige. XLII Samedi 31 décembre. Dernier jour de l'année! Bruine. Humidité. Le Ministre a eu la nuit mauvaise. Fané le contentement d'hier. Quant à notre départ, incertitude égale à celle de naufragés attendant sur un radeau qu'il passe une voile. Journée triste. Nous faisons procéder à un nettoyage du Comédor, où vraiment trop de détritus s'accumulent : restes de pain, restes d'oranges, croûtes de fromage, os de poulets et de moutons. Les trois Abselam ne semblent pas bien comprendre le sens de cette opération. Us ont un unique petit balai sans manche qu'ils manœuvrent à genoux, en brosse, à tour de rôle. Us râclent le sol avec les couteaux de table. Résignés et goguenards, nous regardons. M. Clarembaux nous fait visite. Il a ici près un clos. Des Maures y creusaient un puits, achevé ce matin; ils y ont jeté un coq noir pour en éloigner les démons, corrupteur des eaux. " Qu'ils aillent, ces maudits, vers les infidèles pour les exciter au mal. „ Il nous parle de lui. Il est morose. " L'existence au Maroc est vraiment l'exil. Tanger, passe : on est chez soi. Les Européens ont pris le milieu, les Maures sont refoulés sur les bords. Mais à Larache, dans ces villes de côtes, à ports mauvais, avec des barres qui parfois vous tiennent dehors, ou dedans des six, des sept, des huit jours, — Mogador, Mazagan, Casablanca, Safi, — on est lamentablement seul. Et on ne s'enrichit guère. Le commerce est petit, l'exportation d'un tas de choses défendue, le cabotage proscrit. Le Maroc n'a pas un navire, sauf cette vieille guimbarde de steamer le Hasam, achetée aux Anglais par le Sultan et qui rouille dans la baie de Tanger. Il n'y a pas même de bateaux sur les rivières, sauf les sales barcasses pour passer l'eau et quelques canots de pêcheurs, en feuillages, percés comme des paniers flottants. L'intérieur n'est pas sûr : les Berbères détroussent les négociants en voyage. Et la justice n'est pas seulement boiteuse, elle est cul-de-jatte, et de plus fille publique, couchant avec qui la paie. Puis il y a les Juifs, surtout les Juifs, unis en franc-maçonnerie contre les Chrétiens (Oh! la joie de sentir les Chrétiens sous ses babouches!),formant cordon pour empêcher les intrus, intermédiaire entre le Maure et l'étranger, connaissant l'arabe et l'espagnol, la langue de l'intérieur et la langue de la côte, s'entendant comme larrons, en intelligence avec leurs coreligionnaires d'Europe, jouant les bons apôtres, donnant le change, sou- tireurs, accapareurs, dont le Maure se défie moins quoiqu'il méprise " ces charognes qu'Allah a couvertes de sa malédiction, qui ne donneraient pas au prochain un brin du creux du noyau d'une datte „. Ils doivent coiffer la vile calotte noire, ils doivent marcher pieds nus quand ils sortent de leurs quartiers, de leur Mel-lah, ils n'ont pas le droit de se défendre contre les Musulmans. Mais ils sont les maîtres quand même, ces corsaires, caressant pour obtenir,; habiles pour conclure, insolents pour exiger, impitoyables pour exécuter. Ce sont eux qui conquièrent le Maroc. La nation qui les aura avec elle y dominera. Ils accaparent non les biens, mais l'argent. Autrefois les Sultans les faisaient périodiquement dégorger. Mais les plus gros ont acheté la protection des Légations, et on ne peut plus y toucher sans s'exposer à des conflits internationaux, avec accompagnement de cuirassés menaçant de bombardement les ports. Aussi vont-ils maintenant un train d'enfer, faisant l'usure non plus uniquement pour eux et pour les féodaux arabes, mais même pour les Ministres résidents. L'Européen se déprime, en effet, à vivre en ce pays sauvage et de sauvages. Voyant, quiconque le peut, dépouiller le paysan, on s'habitue à faire de même. Ce ji'est pas le commerce, c'est une sorte de pillage dont le Sultan et son Maghzen', son entourage, donnent l'exemple. Dès qu'on a quelque chose, on vous le prend. Le paysan le sait et ne cultive que ce qu'il faut pour vivre et payer l'impôt. Ce que quelqu'un parvient à amasser, il l'enterre, ne révélant pas la place, même à ses femmes, même à ses enfants, mourant la plupart du temps sans le dire, de telle sorte que le sol marocain est truffé de trésors. De là tant de friches, tant de ruines, tant de haillons. Une djillàb' sur le dos, pour dormir une hutte, ou même pas de hutte, un croûton de pain, jamais boire que de l'eau, fumer une pipette de kiff, rêver dans une mosquée ou à l'ombre d'une Kouba, labourer au temps voulu, voilà l'existence du Maure. Tous ses besoins journaliers se chiffrent par quelques centimes. Voyez leur monnaie courante, les flous', ces pièces en fer et antimoine dont il y a trois mille dans un douro, un écu de cinq francs, de telle sorte qu'il leur faut des bourses grandes comme des gibecières. Entre ces misérables il n'y a que ce billon, et il faut prendre garde à ces rondelles, malgré l'anneau de Salomon qui les sanctifie, car elles donnent la gale. Ainsi va notre hôte, triste, découragé, en ses récriminations et vitupérations, déduites avec l'accent traînard et chantant des wallons de Bouffioulx et de Loverval, insubmersible. Misère! Misère! Commerciale, oui, et morale aussi. Plus une grande idée vivante en ce pays dégénéré. Seul le passé, par souvenirs et illusions, en réveille. Un organisme de ruses et de convoitises. L'honneur, l'héroïsme, en ruines, comme le reste. Et pourtant le jour où ce qu'on nomme civilisation aura changé tout cela, que restera-t-il des sensations artistiques puissantes que suggère l'étrange spectacle en lequel je me meus? Contradiction. Misère! Misère! Mais c'est cette misère et son épique, son inouï pittoresque qui font présentement la joie de mes yeux et l'éton-nement de mon âme; XLIII Dimanche 1er janvier 1888, Jour de l'An. Pluie! Monotone arrosoir du ciel! Imméritée tristesse de cet anniversaire ! Nos souhaits réciproques prennent mal leur essor dans cet ennui mouillé. Et d'ailleurs comment maintenir l'élan accoutumé des bienveillances et des espérances, essaim bourdonnant de ce jour, là-bas, dans la Patrie? Ici, rien de solennité : ni Jour de l'An, ni dimanche pour cette race étrangère qui va, vient en ses lentes et identiques occupations. Nos cœurs qui voudraient s'émouvoir, bruissent à peine. Pas d'excitation ni de soutien par l'universel accord pour fêter la date qui met son nœud au câble déroulant du temps! Seuls! Et, machinalement, besoigneux de solitude, j'erre aux alentours du camp, par des sentiers où font la haie des cactus dont les palettes, ce matin, me semblent tomber de hottes vidant des livres d'étrennes sur les bords du chemin. Chez M. Clarembaux pour saluer le Ministre. 11 nous reçoit dans son lit, fiévreux, affaissé, cordial à son ordinaire, comme nous mélancolique. La pluie tombe maintenant par larges rasades, interrompues de courts repos, puis descendant de nouveau en avalasses battant les terrasses et les murs, lavant les ruelles à grande eau. Par la fenêtre du Consulat, chagrin je regarde : des Maures se collent sous les auvents, chapës de leurs djillàb's, bras rentrés, ainsi que colimaçons leurs cornes; des enfantelets juifs, en longues blouses blanches ceinturées de vif, sautillent d'échoppe en échoppe; au loin par dessus les maisons, l'Oued Kous débordé emplit sa vallée, de versant à versant, ses serpentaisons déformées en mare. L'Afrique querellée par la pluvieuse Atlantique, l'Afrique, destituée de son soleil, et souffrante, lugubrement souffrante. XLIV Lundi 2 janvier. Donc Sicsù nous avait dit : Deux fils du Sultan arriveront ici. Ils sont arrivés aujourd'hui. Le soleil a lui pour eux : c'était son devoir de soleil musulman. Dès l'aube, des claironnades. De vraies clai-ronnades de clairon. Il y a à la Cour un officier anglais, le Kaïd Maclean, qui en a pourvu l'infanterie, en même temps que de la red-jacket britannique, et il s'en est égaré un à Larache; nous l'avons vu porté par son instrumentiste, bossué " comme si on l'avait jeté du haut de tous les minarets du Maroc ,„ a dit Théo. Bref ce matin il claironne ferme, et de même Qu'aux accords d'Amphion les pierres se mouvaient, Et sur les murs Thébains en ordre se rangeaient, à ces sons clairs de clairons claironnant la population Larachite se range sur le Soko exté- rieur, sur les parapets qui le bordent, et sur les terrasses qui bordent les parapets. Des terrasses à Mauresses, grises. Des terrasses à Juives, ver-sicolores. Les Mauresses invisibles sous leurs linceuls. Les Juives courtes, grasses, pâles, soufflées, flasques, à visages réguliers mais inexpressifs; un air de tenancières. Le tout en pleine baignade solaire. Des groupes défilent, bannières en tête, musique en queue, la musique qu'on sait, hautbois, gaïla, et tambourin, t'bel, duo d'aboiements, levrette jappante et dogue grondant. Ils vont au devant du cortège sur la route de Méquinez et s'atténuent dans l'éloignement. Nous escaladons les remparts. Nous voici en pleine cohue de femmes debout, couchées, accroupies, s'éborgnant de leurs haïcks, l'autre œil visible par la lucarne que forment les plis, noir, froid, clair, comme un ver luisant sous l'herbe. Beaucoup portent un marmot sur le dos, caché, dormant sous l'étoffe, faisant bosse, proéminent en grossesse post-utérine. Pieds nus glissés à moitié dans des babouches rouges. C'est aux talons frais et rosâtres qu'on discerne les jeunes. Fixe-t-on avec persistance l'œil miroitant dans sa cachette et qu'il n'y ait pas de Musulman proche, la main qui retient le haïck en masque bouge, tombe, et on montre le visage. Rarement beau. Attente prolongée. Dans les échancrures des maisons, la mer, d'un orangé doux, avec des clapotis, et quand le soleil se voile, la répercussion d'une ombre bleue énorme glissant à la surface comme si le nuage passant traînait une robe à traîne. Des coups de fusil ! La fantasia qui fonctionne pour solenniser l'entrée. Celle-ci débute par des mulets chargés de bagages et, par dessus, les conducteurs. Sur d'autres, de petits nègres, éveillés, gentils. Pour jouer avec les petits princes, pensons-nous ingénument. Ah! bien, oui ! Plus tard nous sûmes. Nous sûmes aussi qu'il y a ici des tribus qui se vantent de remonter à la destruction de Sodome et de Gomorrhe. Des cavaliers berbères à fusils longs comme des lances. Ce sont les fantasiants se lançant bride abattue, par trois, par quatre, par dix, dressés sur les étriers, clamant des invectives, brandissant leurs canardières à bassinet, lâchant des coups de feu, et les ratant souvent. Ils bousculent et foulent une femme et le nourrisson qu'elle porte, paqueté sur les reins. On crie. Quoi? — Que c'est bien fait, — me dit Fatmi, venu là je ne sais comment; — on ne dérange pas une fantasia. Or, voici que les deux petites coulevrines timides du bastion à proue tranchante de cuirassé, crachent leur volée! pétarade craquante de pièces qui se dérouillent. Et aussitôt, sur les terrasses, sur les chemins, dans les fourrés d'aloès et de cactus, en haut, en bas, devant, derrière, perçant les airs, partent des i-ou! i-ou! i-ou! i-ou! comme si toutes les femmes avaient reçu un grain de la décharge. Les Sultanets sont là! Ces aigres cris vrillant leur font fête. En longues rangées, les Maures partis ce ma- tin, tirant à intervalles des feux de pelotons et rechargeant lentement. Toutes les gaïtas, tous les t'bels ensemble ratatouillant une symphonie barbaro-grotesque. Les bannières en un seul bouquet de grandes fleurs déteintes. Puis un quadrilatère de fantassins écarlates, les red-jackets du Kaïd Maclean apparemment. En dedans, sur des chevaux de parade énormes, conduits par des nègres tout de blanc vêtus, deux gaminets enveloppés dans leurs selams, en petits malades, pris jusqu'à la poitrine dans les arçons de hautes selles arabes tatouées de broderies d'or, au teint couleur de cire, ravissants de beauté enfantine, impassibles comme des idoles. I-ou, i-ou! trillent les mères. I-ou, i-ou ! trillent les jeunes filles. I-ou, i-ou ! trillent les petites I-ou, i-ou! encore. I-ou, i-ou! Sont-elles garu-lantes, ces cigales. Ainsi les hirondelles s'appe-lant pour le départ. Besoin de les voir de plus près. Nous dégringolons, nous courons à la porte. La tête du cortège s'y engage, écrasée, triturée, allongée par l'étroitesse du passage. Pêle-mêle, tohu-bohu, mouvements déréglés, déhanchés, débauche de couleurs. Barbarie, sauvagerie, carnaval. Des nègres, des mulâtres, des Berbères, des Arabes. De nobles visages de chanceliers, de guerriers, d'évêques, de héros; des faces patibulaires, ruffians, chenapans, bandits, rastaquouères. D'horribles oripeaux et de riches costumes. Des chevaux et des rosses. Sur des mules, deux eunuques noirs replets' comme du bétail gras, les lèvres monstrueuses s'ouvrant en vulve d'hippopotame. Une matrone, une nourrice, noire aussi, masque d'ogresse, formidable. Les piétons pétris entre les montures, les montures tassant, enchassant encolures et croupes. Des clameurs ! Une bousculade, une bourrasque, jaillissant, tourbillonnant, s'étalant, en liquide qui saute du goulot d'une bouteille, sur le Soko intérieur, place oblongue, cloîtrée d'arcades blanches, peuplée de curieux en djillàb's, suscitant l'impression d'un couvent de Prémontrés désertant l'office pour assister, consternés, à ce défilé démoniaque violant la paix du monastère. Et toute la bande, au pas accéléré par le rythme voluble et précipité des tambours enragés et des hautbois intarissables, s'engouffrant désordonnée, pompeuse et charlatanesque sous la voûte en fer à cheval de la Kasbah où, depuis un mois, on accommode par des blanchiments à la détrempe et des peinturages de guinguette, une grande maison rustique qui sera le palais des petits princes. Telle, synthétique, symbolique et révélatrice en ses facteurs variés, une entrée impériale triomphale en Maugrabie. XLV Mardi 3 janvier. Le Ministre toujours dolent. Lui aussi parle, en souriant, d'un sort : une vieille Maugrabine le lui aurait jeté au départ de Tanger; il l'a vue faisant une imprécation. Et la mouche tenace de ce souvenir revient quoi qu'il veuille. Je relis " Une Ambassade au Maroc „, par Gabriel Charmes. Récit agréable, artiste dans le genre aimable, mais combien peu en équation avec ce pays. L'œuvre d'un normaliste visant au bel air, procédant classiquement, n'oubliant jamais que ses phrases sont destinées au fancy-fair de la Revue des Deux Mondes, fidèle observatrice du cant et respectueuse des idées toutes faites. Des égards parfaits pour les préjugés sur " la fausse turquerie et l'orientalisme de convention „. Un silence très décent sur les formidables coups de pied que la barbarie marocaine détache dans le bel arrangement de cette routine scolaire. Les côtés ruinés, misérables, non vus ou tus. Des fleurettes sentimentales, aussi, pour faire plaisir aux belles. En outre, un comique parti pris d'éloges pour l'envoyé français, travesti en grand homme à l'occasion de petits riens, par son complaisant historiographe. Bref, les contes d'un narrateur officiel et d'un gandin de lettres, d'excellente tenue, ah! certes, d'excellente tenue. Livre sucré, parfumé, correct et du bon faiseur. XLVI Même date. Ce mont Lixus, noir de buissons, là-bas, à l'une des boucles de l'Oued Kous, aperçu de partout ici, nous sollicite. Des ruines antiques y reposent, d'une cité, phénicienne, grecque, romaine, qu'importe. Allons-y. La miraculeuse transparence marocaine s'est dégagée des gazes pluvieuses. Tout net, frais, minutieusement écrit, en tableau peint avec des laques et verni. Nous frétons un bateau vieux et lourd, à quatre avirons vieux et lourds, équipage de guenilleux. Nous remontons le courant, battant l'eau de ces quatre pattes : carabe cheminant sur l'échiné du monstre vautré dans le limon. A droite, des prés, à peine vidés du débordement, encore miroitant de flaques, piqués de hérons, grosses épingles sur la pelotte des gazons. Des mouettes croisent, attentives à des anguillettes émergeant de la tête dans les nappes de détritus que notre proue disjoint, et les cueillent dans une descente courbe effleurante. Une ou deux de ces barquettes tressées de ramées, paniers flottants laissant passer l'eau, baignoires en lesquelles baignent des pêcheurs d'aloses. Nous abordons aux restes d'un grand quai où furent amarrées peut-être les galères de Ptolé-mée. Par des sentiers savonnés de boue nous montons aux ruines : des assises, quelques murs, en grandes pierres de taille entre lesquelles se hérissent les taillis, barbe mal soignée. Les ossements d'une grande ville abattue et que le temps n'a pu consommer. Site superbe, tel que l'antiquité harmonieuse les choisissait d'instinct, sains, sûrs, voyant au loin, s'annonçant de loin, faciles à l'abord, faciles pour la défense, où une ville orne magnifiquement le paysage qu'on s'y délecte à contempler. Quelle gloire quand les trirèmes, franchissant la barre, apercevaient au fond de l'estuaire la cité couronnant le mont de ses temples et descendant par des rampes monumentales jusqu'aux quais du fleuve! Quelle douceur quand les citadins, du haut de leurs terrasses, regardaient à l'Occident l'Atlantique moutonnante, ou, à l'Orient, cette chaîne légèrement violette et bleue dont le profil, prodigieusement net burine le ciel doux! XLVII Mercredi 4 janvier. Oh! ce que j'ai entendu cette nuit, à la nuit finissante! Je dormais un reste de sommeil. L'indécise sensation du réveil prochain, cette flottaison entre deux eaux en laquelle se perçoit l'approche du jour. Tout à coup une grande clameur fend l'air au-dessus de la maison, appel irrité d'un planant invisible. Par la lucarne à la vitre cassée, par le dessus ajouré de la porte, elle pénètre en coup de vent, emplissant notre cham-brette de son mystère sonore. En sursaut je me redresse sur le lit de camp, attentif et ému. Un chant s'inaugure, solennel, venant du ciel, déroulant la banderole d'un hymne magnifique. C'est bien d'en haut, oui d'en haut, que tournoyante tombe sa mélopée grandiose comme si un archange, en route pour quelque tâche divine, s'arrêtait sur la ville, reployant ses ailes, et louangeait le Seigneur. Cette voix a les vibrations des cloches en nos beffrois, avec les envolées amincies et les retours grossissants des sons travaillés par le souffle inégal du vent. On dirait qu'elle se meut circulaire, tantôt tout près tonnante, tantôt fuyante. Rumeurs profondes traînant en longues cadences. Et voici qu'une autre, lointaine, la coupe de son alternance et qu'un épique duo s'établit, d'appels, de supplications, de cris de colère, de plaintes déchirantes, querelle sublime croisant le jet des invectives et des prières au-dessus de la cité en un orage de sonorités. Dispute entre demi-dieux ou génies? Clameurs d'alarmes de naufragés? Commandements mugis par les porte-voix en mer? Qui-vive stridents des Walkyries? Mais bientôt dans le grand creuset de l'atmosphère nocturne ces bruits se pacifient en une seule harmonie passionnée et déprécatoire, comme des âmes qui s'évaporeraient en implorations, se fondraient en actions de grâce, pour disparaître mourantes dans l'extase des béatitudes. Je reste les oreilles éblouies. Théo, réveillé aussi, sans le dire, immobile, sur le dos, les yeux clos, murmure: " Que c'est beau! „ De ses mailles vibrantes, tous deux nous enlaçait ce concert surhumain. J'ai su. C'est le Mouezzin' sur le minaret qui domine notre demeure. Un Mouezzin' célèbre, relevé de maladie et qui cette nuit a repris son service. Il est aveugle. Us l'entendent à une lieue, sur leurs navires, les matelots qui passent au large de Larache, sous leurs huttes, les bergers qui gardent le bétail au delà de Lixus. Des quatre faces delà galerie où il est en sentinelle perdue, il crie à Allah ses prières avec l'ardeur des âmes plongées dans l'infini des ténèbres. Le Mouezzin' de la seconde mosquée lui répondait. Ils se parlaient de tour à tour. XL VIII Même date. Décidément, notre escorte est proche. En apprenant que nous étions partis d'autorité, le Maghzen' a cessé ses manières dédaigneuses et l'a mise en route. Elle est à une étape. Bastiano a reçu congé et a levé notre modeste camp provisoire. Il n'en reste que le Comédor, prêté au Ministre par la légation italienne et devant lequel flotte le drapeau belge. On nettoie l'emplacement. On pioche, on racle. Un nègre balaie avec un rameau épineux. On emporte les immondices dans de vieux cabas à figues. Curieux et pitoyable le peu d'effet utile du travail de tant de gens. Dans les sillons creusés autour des tentes, en circonvallations de défense contre la pluie, de l'orge envolée des rations des chevaux, ces jours derniers, déjà a germé et verdoie. Un frais vent d'Est épure le ciel et calme l'Atlantique. La barre est abolie. Des enfants jouent au football sur le Soko, détachant de singuliers coups de talons acrobatiques qui frappent en ramassant. Sur les rochers, des djillàb's, comme des polypiers, abritant des Maures comtemplatifs devant le soleil qui chute lentement dans les flots. D'autres arrivent avec les descentes silencieuses d'oiseaux qui se posent. Et quand, à la ligne d'horizon, le disque est mordu, tous se lèvent, tournant le dos à l'astre que la mer dévore, regardant à l'Orient, la Mecque-la-Sainte, Mère des cités, visible pour les regards pieux de leurs âmes, et commencent les liturgies de la prière du soir, très nobles, très pathétiques en leurs gesticulations et en leurs attitudes de prêtres officiant. XLIX Jeudi 5 janvier. Cette nuit, le Mouezzin' encore, et ses prestiges.....! J'avais tenté ce matin, avec notre apothicaire, une partie de chasse à la perdrix rouge, qui ici, quand on la fait lever, se branche comme un moineau sur les figuiers, où on la secoue pour la tirer au vol. Nous avions battu les haies de cactus aux gestes insulteurs, les aloès aux gestes menaçants, agrémentés de coloquintes à pom-melettes flavescentes et de ricins à grandes feuilles luisantes déchiquetées. Nous avions zigzagué, sur les collines arrondies de la côte, entre les buissonnailles de lentisques. Peu de gibier : un couple de perdreaux, une caille, une poule de Carthage, la canepetière de chez nous. A l'arrêt, notre chien donnait de la voix. Quel à rebours de toutes choses! Des chameaux au pâturage, et en rut, nous avaient menacés. Un ciel lourdement nuageux répandait l'inquiétude d'un orage sans ondées et sans tonnerre, abcès météorologique qui ne creva point. Nous revenions sans gloire. Une animation de mêlée sur le Soko. Serait-ce l'escorte? Oui, c'est l'escorte. Oh! joie légitime et tant attendue ! En grand parterre le Soko est florissant de tentes. En voilà au centre, quatre solennelles, officielles, blanc et bleu, rondes, au large pourtour, les cordages de soutien tendus sur leurs piquets, posées sur le sol en gigantesques couvre-plats. En voici de coniques, gris de voile, en bordure; je les compte : trente-quatre. En fourmilière des cavaliers, des piétons, des bêtes de bât, des bêtes de monture. Nos ingénieurs ont déjà sur leur carnet la statistique : Soixante-dix cavaliers d'escorte, à piment rouge, selam blanc, long fusil à pierre; cinquante hommes pour charger et décharger; seize valets pour monter et démonter les tentes; quatorze palefreniers pour soigner les chevaux; quatre-vingts mulets de bât; six chevaux et six mules de luxe, au choix des Bashadours; deux palefrois d'honneur pour le Ministre-. Et à chaque groupe un Kaïd : Kaïd des tentes, Kaïd des chevaux, Kaïd des mulets, Kaïd des soldats. Kaïd..... Kaïd..... Au-dessus de tous le Kaïd suprême, le Kaïd Rha del gaich, el hadj Akmet' ben Elmrabeth, général des armées de Sa Majesté Chérifiale le Sultan Mouley Hassan', empereur du Maroc, roi de Fez, du Sous' et de Tafileth ! Le voici devant sa tente, en forme de bateau renversé, blanc et bleu, honorifiquement, largement ouverte, abondante en tapis multicolores, debout, majestueux,mulâtre, " couvert de la livrée du soleil brunissant „, " chez qui tout est noir, sauf les dents „, à l'œil caressant, aux lèvres chargées de douceur souriante, marqué au front d'une tache ronde, qui atteste son exactitude à battre le sol dans ses prières, turban blanc, enveloppement lourd de selams et de burnous superposés, qu'il rejette en pans multiples sur l'épaule droite d'un geste amicalement fier, pour me tendre sa main sèche recroquevillée, en me saluant du Selam aleik.....d'une voix grêle, déception! Car il a la voix grêle, cet athlète, petit battant dans une grande cloche. Sauf cette minceur, Othello, lui aussi comme le shérif d'Ouazan' interviewé à Tanger, mais l'Othello du deuxième acte, au débarquement dans Chypre, " une bête féroce et douce „, prenant amoureusement Desdémone à bras le corps et disant : Andiamo. Devant sa tente, sa bannière : carrée, jaune, flétrie, frangée d'or sali, nouée à une hampe en bois blanc. Ah ! comme tout cet appareil humilie la modeste caravane de Bastiano en train sans doute, à cette heure, de repasser le Tahaddart'. Et pourtant partout le débraillé marocain. Les valets des mulets ont l'air de mendiants évacués d'un dépôt de mendicité. Les bêtes efflanquées, éreintées, saignantes aux flancs des coups d'étrier en banquettes d'escarpolette, plus cruels que l'éperon, le garot rogneux, baveux, purulent, les fesses limées à vif muscle par le cuir du reculement. Même les chevaux d'apparat des Bashadours ont une tenue de rosses. Les vêtements des soldats crasseux et effiloqués. Des bagages de saltimbanques. Une misère insolemment inconsciente, une pauvreté impériale. L'élément militaire de cet étrange cortège, le Kaïd Rha en tête, est, en arrivant, allé saluer le Ministre à la maison consulaire. Le baron Whettnall, mieux en santé, est venu au camp l'après-midi inspecter le pittoresque afflux et boire avec le Kaïd les trois coupelles réglementaires de thé vert à la menthe, cuisiné séance tenante sur un réchaud par son principal officier. Compliments et congratulations. Souhaits de bienvenue de la part du Sultan. Conversation dans laquelle Sicsù drogmanise, passant et repassant les discours comme les mets en un banquet. Un colloque cordial, théâtral, que les chevaux du Kaïd, entravés en demi-cercle devant sa tente, semblent écouter. Le déballage du camp encombre le Soko jusqu'aux remparts lamés par le soleil couchant d'une flambée d'or rouge, que l'alchimiste crépuscule, prompt à le suivre, métamorphose en argent bleuissant. L Vendredi 6 janvier. Cette nuit le Mouezzin'.....le Mouezzin'.....! J'arrive au camp par un brouillard matinal, léger comme la vapeur odorante qui monte des théières. Je surprends le Kaïd Rha, le général des armées de Sa Majesté Chérifiale, faisant ses ablutions intimissimes derrière sa tente, dans une vieille marmite! Prohpudor! Dégénérées les ablutions! Des simulacres souvent. Le Hamman' aussi, l'établissement de bain. A Larache, construction basse, à soupiraux par où sort la fumée des chauffes léchant les murs et les noircissant de ses fuliginosités. Dehors lugubres d'un vieux four à poteries, négligé et croulant; les tons des cheminées éventrées de nos démolitions. En cette caverne où nul Européen ne pénètre, s'insinuent les dames maures, strictement voilées, ainsi que des ombres en des tombes. " L'homme ne doit pas voiler sa tête parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu; mais la femme est la gloire de l'homme „. Lieux de conversation, de nettoyage et d'épilage, une des distractions de leur existence enfermée, très à leur goût du reste, et qu'on peut définir : une claustration tempérée par des terrasses. Elles se visitent par les toits, sautant de l'un à l'autre, grimpant, escaladant, dévalant, telles que chattes de gouttières, sans l'enveloppement du flave et discret haïck obligatoire dans les rues seulement, teintées au pied du badigeon safran du henneh qui leur fait des savates artificielles, s'ai-dant des orteils, gros et durillonnés, des genoux, des mains gantées de henneh aussi. En somme de peu élégantes personnes. Dans ces exercices acrobatiques plutôt guenons que femmes du monde. Pour le Musulman la femme est " un être qui grandit dans les ornements et la parure, et qui est toujours à disputer sans raison „. Allah élevé et grand a dit à ses fidèles, par la voix de Mahomet : " Vos femmes sont votre champ; allez à votre champ comme vous voudrez. Vous réprimanderez celles dont vous aurez à craindre la désobéissance, vous les reléguerez dans des lits à part, vous les battrez „. Dans le Harem, la maison, la femme est une ménagère; elle remplit les offices domestiques, lave, coud, cuisine, allaite, élève, et se couche pour le mari, le maître, quand celui-ci va à elle " comme à son champ „. Instrument de service, de plaisir et de reproduction, elle est de nature inférieure. Le Paradis, " ce jardin arrosé de courants d'eau où le vrai croyant demeurera éternellement, où il trouvera des femmes exemptes de toute souillure, des ombrages délicieux, et la satisfaction de Dieu ,„ n'est pas ouvert aux femmes de la terre. A peine quelques saintes seront exceptées de la proscription. Il en fut une à El Araïsh. Son tombeau surgit des aloès dans un des cimetières proches du redan espagnol à proue de cuirassé. C'est la Mennana. Debout sur la côte, au temps des canonnades et des bombardements, elle recevait dans son giron les boulets lancés par les infidèles, tout comme la noire Notre-Dame de Hal. Autour de son sanctuaire on pèlerine. Sicsù y a fait sacrifier aujourd'hui un mouton pour qu'elle favorise notre voyage, et le gouverneur des fils du Sultan trois bœufs à titre de don de joyeuse arrivée. Les princes, allant à cette dévotion, ont passé tantôt, serrés dans leurs selams, pareils à de petites momies, en procession rythmée par la musique vinaigrée des gaijtas qui fait pointer en l'esprit la drolatique observation de Shakespeare : " Il y a des gens qui, aux sons nasillards de la cornemuse, ne peuvent retenir leur urine „. La cacherie constante de l'être féminin au début intrigue et irrite l'Européen, habitué chez lui à le voir partout circulant, à chercher, à subir le charme de son visage et le frôlement de son voisinage, à voir, à entendre dans la ramée de sa vie l'agitation et le gazouillement de ces gracieux oiseaux. Un drainage s'opère, appauvrissant les sensations, leur soutirant des sucs, enlevant à l'activité cérébrale le piment et le pigment de Fexcitation réciproque des sexes. La faculté de badinage s'étiole, tout ce qu'affine l'escrime légère de la galanterie s'empâte. De la dignité davantage, de l'amabilité moins. Le côté homme s'accentue. On devient plus grave, plus morose aussi. De brusques fringales du sixième sens. Puis un apaisement. Encore des retours offensifs, des crises et des accalmies, et, enfin, la sérénité sédative du prêtre discipliné et résigné en son célibat. La femme apparaît ici surtout comme servante concubinaire. Rien de cette oisiveté voluptueuse qu'en les imaginations de collégiens suggère le mot " Harem „. Ce mot, pour l'Arabe, est de signification décente et austère. C'est la famille, c'est le ménage; certes avec la polygamie séculaire, mais cette polygamie elle-même est normale, antérieure au Coran, consacrée et réglementée par Mahomet, non inventée, et vraiment vertueuse autant que les rapports entre époux monogames. Le nombre des femmes du vrai croyant est limité par ce précepte double : Etre juste, rester rangé. Si vous craignez de n'être pas équitable, n'épousez parmi les femmes qui vous plaisent que deux, trois ou quatre. Si vous craignez encore d'être injuste, n'en épousez qu'une. C'est la loi de Dieu. Il vous est permis d'aller au delà si vous voulez y employer vos biens, mais toujours vivant avec réserve et sans vous livrer à la débauche „. LI Samedi 7 janvier. Tout va bien. Le Ministre reprend pied. Le temps est splendide. L'escorte est prête. Ces trois facteurs du départ, longtemps attendus, enfin concourent. Des menuisiers maures confectionnent une litière. Donc bientôt le boute-selle. Le sacrifice de Sicsù à la Mennana opère. Insha Allah! Bain de lumière fine, bleue et poudroyante d'or doux. La mer, une énorme cuve de mercure. Pas de vent. Le matin auroral d'un jour de juin chez nous. Résurrection bienfaisante et pacificatrice. Le camp fainéantise en une convalescence de fatigue. Sous les tentes on taquine la guitare, qui scande des chants enfantins, monotones, interminables, incitant les négros à des frappements de mains et à des gesticulations simiesques. Deux petits voiliers traînent en dehors de la barre, pareils à des capuchons de djillàb's perdus et flottants. Un steamer, de ceux qui font la côte, battant pavillon français, la Moselle, entre glissant sur l'huile de la mer immobile. Le soleil cuit. Nous cherchons les coins en lesquels s'étale l'ombre indigo. L'aire du campe- ment se bariole d'une sécherie de selles rouges, de couvertures, de tapis diaprés. La ville brasille en la corruscation d'une châsse barbare, vieux bronze, émeraudes, coraux d'un rouge dur. Le Pacha qui a amené les Sultanets, qui en a la garde et gouverne le district, est venu au camp avec un petit cortège rendre ses devoirs au Ministre. Vingt-cinq ans, replet, visage plein, jovial, mains épaisses, courtes, très soignées, politesse de formules. Il boit les trois tasses de thé d'étiquette et, suivant l'étiquette, après chaque ingurgitation, rote copieusement. " Roter est un terme bas et l'on évite de s'en servir ,„ dit Littré. Mais puisque c'est ici un usage de bel-air, je me passe le mot. Au soir, coucher de soleil à ne jamais oublier. Dans les lointains de l'Occident tout cuivre pâle. La côte, vue à revers, vacille en des effluves rouges. Dans les lointains de l'Orient tout porcelaine turquoise. La mer palpite lentement, violette. Au-dessus, blanc de neige, éblouissante, la forteresse crépusculaire et froide. Les petits voiliers traînent toujours devant la barre, oubliés, délaissés, silencieux. Des Arabes, grandissant dans la marée montante des ombres, prient sur les piédestaux de rochers, plus nobles en leurs gestes qu'à l'autel des abbés crossés et mitrés. Qui ici voit, qui ici sent ces beautés? Nul. Des natifs barbares, des étrangers cupides. C'est devant eux que l'heureuse et inconsciente nature déroule ses splendeurs. Quoique visible, elle demeure close. Elle se dévoile et reste inviolée. Que d'artistes ne l'ont pas comprise, n'ayant vu et n'ayant rapporté que la défroque des banalités agaçantes : " Faux orientalisme. Turquerie de convention ! „ Certes dans la complexité de ses changements magiques, combien insaisissable elle est pour qui tente de la brutaliser par une saisie sur le vif. Décourageante pour l'artiste véritable qu'elle convainc de son impuissance. Comment peindre? Comment écrire? On s'essouffle à la poursuite de ces fuyantes et caméléonantes merveilles, épopée à travestissements jouée par le ciel, la terre, la mer, ayant pour habilleuse la lumière. On a la détresse de l'impossibilité de communiquer à autrui les sensations violentes de ce mouvant spectacle. Nulle éloquence de pinceau, de plume, de parole ne vaut pour cette traduction d'une langue sublime. Seule consolation : l'inépuisable trésor des souvenirs, à évoquer, à gaspiller tout au long de la vie. LU Dimanche Sjanvier. Essai par les Bashadours des chevaux et des mules. Décidément peu brillante cette cavalerie. L'étrille et la brosse à pansage, inconnues. Telle la bête se met sur ses appuis, le matin, se dépêtrant de sa litière de boue ou d'herbe humide, telle le palefrenier la bride, la selle, et vous la présente crottée, mouillée, frissonnante. Oh! la bonne légende que le cheval arabe ! Oh ! la bonne légende que le cavalier arabe ! Oh ! la bonne légende que l'amour de l'Arabe pour le cheval! Cruauté de l'homme, décadence de l'animal, voilà la synthèse. Pour conduire et se faire obéir, des instruments de torture, un mors à levier qui ensanglante la bouche, l'étrier-escarpolette qui scarifie le flanc; et des enjolivements atroces : le soin à tenir vives les plaies pour avoir plus d'action. Comme équitation, l'art grossier de s'emboîter et de tenir entre deux troussequins d'un pied de haut. Quant à la race, la postérité de Rossinante, de figure s'entend, car au fond vaillance, sobriété admirables, formées de génération en génération par la résignation aux misères. LUI Lundi 9 janvier. Nous liquidons nos affaires et nos politesses. Prise de congé chez le Pacha, en son palais dans l'enceinte de la Kasbah, le revers du redan à proue de cuirassé, où sont aussi la maison des sultanets et la prison, visitée ces jours-ci et presque vide, dont le gardien nous disait : " Il y a peu de monde, le Pacha est absent. „ Nous allons en corps, le Ministre à cheval, coiffé d'un helmet, précédé de son janissaire en turban, Ben-Kador, le sosie de Rops; nous à pied, pour le décorum. Nous passons le haut porche en fer à cheval flanqué du corps de garde en logette où veillent indolents quelques Maures écrasés sur leurs talons. Et nous montons processionnellement au Palais. Le Palais! L'habituelle mystification. Rien des splendeurs que le voyageur qui s'est monté le coup se croit contraint de voir et de décrire. Hauts murs blancs de banlieue. L'entrée d'une grande ferme. Une vingtaine de soldats et de serviteurs en peignoirs, rangés. Pour salle d'audience, le patio, étroit, parqueté de faïences vulgaires, sans fontaine, dégingandant le pittoresque d'un bout d'escalier raide s'enfonçant dans le mur et d'un balcon en bois découpé érigeant trois colonnettes qui fenêtrent un réduit en contre-haut (chaire, chœur, palier). Portes cloutées, closes, barrières du harem; meurtrières à mou-charabis par lesquelles vraisemblablement les femmes et les enfants nous regardent; bancs fixes à traits carrés, faïencés comme le sol. L'odieux badigeonnage déshonorant les décorations anciennes dont quelques lambeaux bor-noient sous ce fard, lamentablement. Dans le réduit en contre-haut (chaire, palier, chœur), tapis, coussins et nattes; dessus le Pacha, tassé, et un familier, devant qui la batterie à thé : plateau de cuivre, tasses anglaises, bouilloire tout autant anglaise. Pour nous une petite table chargée de bonbons locaux, éventaire de marchande en foire, et des chaises empaillées dépareillées. Le Pacha a le médium entortillé à la diable de linge douteux : un panari. Le thé vert à la menthe est cuisiné suivant le rite; trois fois on nous offre et on nous reprend les tasses sans aucun souci de rendre à chacun la sienne; trois fois notre hôte rote dans toutes les règles. J'essaie de lui rendre sa politesse, mais je reste inférieur, très. Telle cette réception officielle. Luxe dont les habituels narrateurs eussent fait quelque chose de dignement pompeux. En vérité, une barbarie originale très charmante de drôlerie. LIV Mardi 10 janvier. Dernier jour. Tournée d'adieu dans la vapeur mélancolieuse des prochains départs. Circonvolutions lentes par les sites préférés ; longues stations aux endroits chers, devant les aspects à emporter, à pendre dans la mémoire : Atlantique féroce et douce, barre qui ronronne ou gronde, Loukkos limoneux, Lixus noir, cité sauvage. Adieux cordiaux et tristes chez M. Cla-rembaux dont la table hospitalière nous a si souvent réunis. Mise en ordre de notre très petit bagage. Dans nos pensées, de nouveau, au loin, Méquinez qui nous sollicite. LV Mercredi il janvier. Bottés, éperonnés, helmet en tête, cravache en main, nous arrivons au camp. Il est déjà déblayé. Toutes les tentes sont pliées et leurs montants s'allongent en épaves sur le dos des mulets. Nos chevaux enharnachés et à chacun un palefrenier en djillàb', le bras passé dans la bride. Les cavaliers d'escorte en selle, le fusil long droit sur l'arçon, en lance. Tous avec un air d'attendre le commandement : En route! Le Kaïd Rha, solennel, devant son cheval. Et quand le Ministre arrive, de la foule emmurail-lant la scène, des Maures se détachent brusquement et lui baisent la manche : " Il va voir le Sultan, pape et roi, qui parle au nom d'Allah puissant et miséricordieux, d'Allah qui a élevé les cieux sans colonnes visibles, a soumis le soleil et la lune et, au-dessus d'eux, s'est établi sur le trône. D'avance n'est-il pas sanctifié par cet honneur immense? „ Salam aleïk! Salam Aleïkoum! De sa voix grêle le Kaïd Rha nous salue, serre nos mains de sa dextre basanée et la place sur son cœur. Le baron Whettnall se met en selle, et tous. De nouveau des Maures l'assaillent : ils appuyent leurs lèvres sur ses jambes, sur ses bottes. " Puissent ces Nazrani aller jusqu'à notre Seigneur et Maître, et qu'Allah lui donne de longs jours ! „ Un aveugle aussi, conduit par un garçonnet, un aveugle biblique, à visage extasié : C'est le Mouezzin' ! le Mouezzin' qui, cette nuit, a rempli l'atmosphère de chants liturgiques plus passionnés, plus prolongés, plus divinement sonores et pathétiques. A-t-il appelé la grâce d'Allah, puissant et glorieux, sur le Bashadour qui l'a tant admiré et que peut-être il ne reverra plus. De Larache à Méquinez. LVI Mercredi il janvier 1888, de Larache à Oulad Boushta. Sous le grand Soleil, par la campagne heureuse! En éclaireur,loin devant, mais visible, un soldat isolé, paquet blanc cahotant sur un cheval, le long fusil gaîné de rouge dressé en paratonnerre. Près de nous, en tête, le porteur de la bannière jaune fripée du Kaïd Rha, à cheval aussi (quelle rosse!), visage maigre,peau écaillée de lépreux mal guéri de la lèpre.Le Ministre, le Kaïd Rha, et le Pacha faisant la conduite. Proche d'eux le drogman, dictionnaire sous figure d'homme, possibilisant la causerie. Nous ensuite : quatre helmets. Puis les cavaliers d'escorte, grossis d'un piquet d'honneur fourni par la garnison de Larache, escadron en désordre qui grouille : eux, leurs chevaux, leurs selams, leurs selles, avec les allu- res et les lignes souples, confusionnées, flottantes, saisies adroitement par Fromentin; aussi avec des tons, des couleurs, des lumières dont sa terne palette a ignoré l'éblouissante matité. Derrière, masse protoplasmique, les porteurs de bagages, ondulant en épaves, distendant peu à peu leur colonne, disloquant leurs distances, à pied, à bête, chacun pour soi, sur la route, sur les à-côté, foule débraillée, guenilleuse. L'ensemble de la cavalcade : départ d'un cirque fermant baraque après faillite! Je le dis en vérité au grand dam des illusionnistes qui, dans leurs récits, mènent les Bashadours en d'imaginaires pompes royales. Oh! toujours la fausse turquerie et l'orientalisme de convention! Qu'importe, puisque : Sous le grand Soleil, par la campagne heureuse! Le Pacha ne dit rien au Ministre. Le Ministre rien au Pacha. Sinécure du drogman. Difficile la conversation, moins à cause de la langue que de l'abîme des idées et des sensations béant entre les races. La caravane joint le bois où nous fîmes chasse derrière une mule. Des taillis d'abord, marge misérable, rongée et ravagée par les charbonniers. Puis de-ci,de-là un chêne-liège, puis davantage, puis nombreux, étiquetant de petites feuilles luisantes vert-gris-noir sans entrain,"les rameaux tortueusement allongés sous lesquels une apparence d'ombre. C'est le Raba de Si Bou-Selam, un des rares bois de ce Maroc, dévastateur d'arbres parce que sans houille, et aussi parce que jadis tout vainqueur tuait les hommes, brûlait les maisons, enlevait les femmes et coupait les arbres, en son universelle rage de destruction. Au bord de la route, affalant sur elle des branches con-torsionnées qui remontent après avoir touché le gazon, trapu, gesticulant, formidable, un chêne séculaire, un burgrave de chêne, un chêne porte-souvenirs, un chêne impérial, chérifial : l'arbre de Mouley-Ismaël, bâtisseur épique des murailles de Méquinez, un victorieux et un saint. Si nous faisions ici la halte méridienne? — "Non: pas de Nazrani sous son feuillage sacré. „ — Et on nous pousse plus loin, dévotement. Soit. Voici une clairière charmante, en la paix des solitudes. Dans l'herbe, autour des troncs, palmiers nains, lys, rosaces jaunes de pissenlits, clochettes bleues des campanules, pompons des pâquerettes blanches et des pâquerettes soufre; au-dessus, se pavanant splendides, mondaines, grandes iris de soie violettes ornées au cœur d'un nœud blanc. Reposons une heure dans cette mélancolie heureuse, centre de la dispersion de notre escorte parant magiquement le sous-bois des fleurs gigantesques de ses cavaliers. Le Pacha prend congé : Salam aleïk! Salam aleïkoum ! Il retourne élever ses sultanets, pourvoir sa prison et remplir ses coffres. Nous débouchons en plaine. Vue longue, longue. Ondulations molles sur lesquelles la route étale la trame des sentiers en lesquels elle s'effiloche et que garnit le convoi qui a passé devant durant notre sieste. Il tache au loin la campagne de sa flottille. Peu de culture, pas d'habitations. Surface verdoyante échancrée de crevés sablonneux. il A gauche une levée montagneuse nettement coupée sur le ciel opalin. L'étendue! L'étendue déserte, non le désert. Durant l'étape de l'avant-midi le bois empêchait les fantasias. Sur la plaine large où nous cheminons, plus d'obstacle.Pour leur plaisir plus apparemment que pour le nôtre, les cavaliers d'escorte se lâchent en galopades effrénées, chargeant et invectivant un ennemi imaginaire, se désarticulant en gesticulations de bataille, faisant parler la poudre, lab el barôd, selams au vent en étendards. Et dès que le coup de fusil est parti, ou raté, ils tournent bride et reviennent au pas, apaisés par la décharge, soulagés de leur accès d'érotisme guerrier. D'autres les relaient et le jeu va,sans interruption, projetant ses escouades, partant, revenant, repartant. Nous marchons au milieu de ce mouvant et fumant tapage. Sur un large gazon vert, en lieu élevé, tout à coup se démasque le camp planté en bel ordre par les gens du convoi. Rien que les cônes gris et bas de ses tentes sur l'horizon vide. Partout autour, dans une pureté idéale d'atmosphère, l'infini simple. A l'Occident, très loin, l'Atlantique nébuleuse. A l'Orient la montagne dans un poudroiement ardoisé. Tout près de nous les haies de cactus d'un douar alignant une maçonnerie végétale. L'immensité avec, dedans, ces très petites choses : Nous. Toute la valetaille sur un rang attend le Ministre. Les cavaliers aussi. D'un seul pli, tous se courbent. Puis : rompez les rangs. Nous sommes au douar des Oulad-Boushta, les fils d'un ancêtre Boushta, pasteurs et laboureurs. En voici, en djillàb's, qui nous regardent, tous une matraque crossée à la main, avec des chiens, aspect de chacals bâtards, qui grognonnent. Leurs huttes là-bas, en lignes régulières, sur la pente. Descendons-y. De mêmes dimensions toutes, parois de joncs, couvertes en grossier tissu brun de laine, cabanes sordides, misérables taupinières, sales, chacune entourée d'une clôture hérissée de fagots secs. Poules, bourriques tristes, chèvres d'un noir à reflets rougeoyants, petites vaches. Pas d'arbres, sauf quelques figuiers effeuillés. Toute surface maintenant fraîche de vert, mais quidpar les chauffes de juillet, d'août, rôtissantes? Des chiens partout, aboyant sur les seuils, pointant le museau par les trous des haies, enveloppant le village d'une houle de cris. Des femmes, des enfants s'agglutinant en groupes ébahis. La sauvagerie nègre. La plèbe de la glèbe, déprimée, désarmée, commode pour un gouvernement oppresseur et pillard, troupeau, bétail, se laissant faire, et transformable aussi en horde de bêtes féroces à lancer sur un ennemi. Nous remontons lentement au camp que submerge la marée silencieuse des ombres nocturnes. Mouna! Mounal toujours le même mot tintant dans les colloques de nos Maures qu'excite une colère jacassante. Mouna! Qu'est-il advenu à propos de cette Mouna, quotidienne contribution de vivres que doit aux Bashadours qui passent la population sur le territoire de laquelle ils dressent leurs tentes pour la nuit, et qu'on nous a fidèlement servie depuis Tanger? Mouna! Mouna! N'est-ce pas la Minha, l'oblation dont parle le Lévitique? — Eh! Gumper, dites-nous donc? — (C'est Francesco Gumper, le fils du vieux Gumper du Cap Spartel, que le Ministre a engagé comme sous-drogman et aide général, sec, long, jaune, à i'œil malin et doux, actif, ser-viable, merveilleusement débrouillard, arabisant d'idées et de mœurs, et, partant, fraternellement traité par nos Marocains.) — C'est la Mouna! — Quoi la Mouna? — Pas de Mouna! — Pas de Mouna? — Non! — Alors rien à manger? — Rien! Le Kaïd Rha est furieux. Il a fait amener deux fils de Boushta par ses cavaliers; ils les ont poussés ici, les bourrant et tapant dessus avec les canons de leurs fusils. Il est en train de les juger. Sous la tente en bateau retourné, l'oblonga, incurvis lateribus tccta, quasi navium carina de Salluste, dans ses guerres de Numidie, largement ouverte, pans relevés, le sol disparaît sous les accroupissements. Le Kaïd au centre. Devant lui, tout près, leurs nez à son nez, en un groupe serré de confesseur à confessés, les deux fils de Boushta, penauds, interrogés d'une voix grêle, irritée, s'expliquant avec humilité. Autour les officiers impassibles, écoutant. Dehors, nous et des curieux, debout. Une seule bougie, un négrillon pour chandelier, éclaire sépulcralement. En versets, en répons procède un dialogue long, long, pour nous incompréhensible. — Thaleb! dit finalement le Kaïd. — Thaleb c'est l'écrivain arabe. Chaque légation en a un, et il l'accompagne en ambassade. Le nôtre est un grisonnant petit vieillard, en djillàb' grillée de raies noires, trottinant en route sur une mule, seul et silencieux, un parapluie sous le bras. Il s'agit de dresser procès-verbal. Il s'installe près du négrillon teneur de bougie, et,, sur un carré de papier européen, avec la plume de roseau fendu, trace, sous la dictée du Kaïd, à rebours, les hiéroglyphes sémitiques qui vont fixer l'infraction des malheureux Oulad-Boushta. Nous étions peu après à table, mangeant un dîner de conserves, quand l'un de nos ingénieurs dit : — Ecoutez! Qu'est-ce que c'est que ça? — Des coups mats, rythmés, en trois temps, comme sur des sacs d'orge. — La bastonnade, dit en riant Gumper. — La bastonnade ! Horreur! Et ce Gumper qui rit! Précipitamment nous vidons le Comédor, et courons guidés par le rythme mat en trois temps qui bat toujours, en métronome. Nous fendons un entassement; en dedans, par terre, comme saint André sur sa croix, un des fils de Boushta, étendu bras en croix, tête tenue par un Maure, jambes tenues par deux autres, et trois debout lui flagellant les reins avec des brides de mulets, régulièrement, comme forgerons battant l'enclume : Rie, tic, tac ! Rie, tic, tac! Pas un cri, pas de plainte. Simplement, correctement, officiellement, ceux-ci tapent, celui-là se laisse taper. Rie, tic, tac! Rie, tic, tac! Pour son camarade, c'est déjà fait ; il regarde, se frottant le bas du dos, fort calme- Rien d'horrible, rien d'émouvant. Plutôt comique. Est-ce que " la Bastonnade „ aurait ici un sens autre que celui que nous pensons, de même que " le Harem „, de même que " le Fatalisme „ ? La différence des races ferait-elle le malentendu des idées? Le Fatalisme : non pas la résignation pessimiste et lugubre, mais l'obéissance sereine et passifiante à la volonté d'Allah ! Le Harem : non pas un lieu de débauche fainéante, mais la famille active et ordonnée dans les devoirs du ménage et les rapports conjugaux. La Flagellation serait-elle quelque chose comme les verges dont on fouettait autrefois nos écoliers? Sans infamie et presque sans douleur? Il n'y a guère de Marocains, n'importe le rang, qui, m'assure-t-on, n'y ait passé. Certes, s'il s'agit d'un juif, l'Arabe qui tape y va de bon cœur et de bon bras. Mais ce bras mollit s'il s'agit d'un musulman, à moins que ce ne soit un voleur; on le cingle alors, à volées de nerf de bœuf, comme celui dont nous parlait M. Clarembaux, promené sur un âne dans les ruelles de Larache et qui, à chaque coup, se retournait, hurlant et grinçant des dents, en bête fauve. Des coups? la belle affaire ! Il y a peu de temps encore, les janissaires des légations à Tanger bâtonnaient les passants en précédant leurs maîtres. Aucun sémite ne se plaignait. Ce sont les Aryens qui ont dû imposer la suppression de ce brutal cérémonial. La bastonnade a eu la vertu de débloquer la Mouna. En voici le cortège qui monte du douar : Cinq moutons vivants, des pains de sucre de Marseille, des paquets de bougies belges, des galettes, des œufs, du thé, des poulets noués à la douzaine en bouquets par les pattes, de l'orge, du beurre, du charbon de bois, l'assortiment coutumier, que le Kaïd Rha distribue à ses hommes, après nos prélèvements de Bashadours. On va égorger, plumer, cuire, et ripailler jusqu'à l'aube. Car il est tard. Sur ce camp de barbares et ces querelles de mangeaille, les cieux ont libé-ralementdressé leur coupolemagnifique, éblouissante de pierreries stellaires. Orion, en son impériale cour d'étoiles, pare le firmament d'un scintillement énorme. Sous ces splendeurs, obscurs et petits, en gibiers rentrant au gîte, nous nous glissons dans nos tentes sans fenêtres, tapissées de feutre sombre, où nos couchettes sont dressées sur l'épais gazon. LVII Jeudi 12 janvier, D'Oulad Boushta au Djoumà de Lalla Mimouna. Nuit bonne dans notre tente archi-close et noire comme un catafalque. J'ai eu le bercement du grondement de l'Atlantique, tel qu'une cataracte lointaine. Je sors. Ciel pur, brume légère sur les prés, brise frisante. Le camp remue; on recharge les bêtes. Le Kaïd Rha, majestueux, va, vient. Les flagellés d'hier soir l'approchent et lui baisent la manche. Baiser la manche c'est dire : Je ne suis pas digne de te baiser la main. Par des plateaux toisonnés de bruyères courtes et de petits buissons à feuillage triste. Epar-pillement fleuri de la caravane dans la verdure. Sur nos flancs, la fantasia fonctionne sans interruption. Les sommets arrondis se garnissent d'habitants, groupes statuaires en pierre grise. Parfois, avec eux, le lévrier marocain, le sloughi, efflanqué, la robe flave comme les djillàb's, la queue pendante avec un retroussis en corne d'Ammon. A côté de mon cheval deux jeunes palefreniers nègres trottinant, se tenant par un doigt, têtes nues, pieds nus, allègres. Maintenant nous serpentons dans une vallée à contours nonchalants, piétinant en terre grasse encore trempée des pluies qui nous ont assaillis à Larache. Pas d'arbres, comme toujours. Des cultures d'orge germante. Des friches aussi. A mi-côte, voici le Comédor dressé pour la collation de midi. Sur chaque versant un douar. Au fond du val, un cours d'eau, Y Oued Drader. Et sur la hauteur de l'autre rive, une centaine de cavaliers sur un rang, en muraille, immobiles, hérissant, en dents de peigne, leurs fusils droits. C'est le gourn du gouverneur voisin, Remoush, célèbre pour son hospitalité fastueuse, qui va relever le détachement du Pacha de Larache. Déjà il adresse au Ministre, à titre de bienvenue, un gigantesque plat de Kous'-Kous', en lequel, sur les grains blancs roulés en semoule, repose un demi-mouton bouilli dans du lait, avec sa peau dont on a brûlé la laine. Nous laissons ce mets anormal à l'escorte, et, assis sur l'herbe, frugalement nous rompons le jeûne. Les gens de Larache nous quittent. Nous passons la rivière à gué. Le goum de Remoush s'ébranle et, solennel, vient saluer le Ministre : Marliababik, sois le bienvenu, marliababikom, soyez les bienvenus! Tout le cortège gagne le plateau. Oh! la merveilleuse nappe de jacinthes naines violettes! Sur ce tapis, notre cavalerie nouvelle développe une fantasia mirifique. Ses pelotons partent coup sur coup dans un roulement de galop et un tressaillement de harnais. La poudre est bonne cette fois, plus de ratés. Lab el barôd ! Ils tracent des sillons blancs de fantômes dans le paysage; les pieds des chevaux raclent avec un bruit de râpe les feuilles qu'ils fauchent et éparpillent. Dans cette fête nous achevons l'étape. Le camp est établi contre un massif de cactus colossal, dont le quadrilatère tache lourdement un versant en pente molle. Etrange! il en sort un minaret. Ce massif est un village. Ce minaret est celui du sanctuaire d'une sainte : Lalla Mi-mouna Taganaout. La gentille grappe de noms, clochetante et tyrolianisante ! Lalla Mimouna Taganaout! Un village, oui. Pas un douar. Un Tchar, un établissement fixe, par opposition aux huttes des nomades, mi-tentes, mi-chaumières, qui sont le douar. Entrons dans cette cité de cactus. L'épaisse muraille, maçonnée de raquettes charnues enchevêtrées, s'ouvre en poternes étroites, entrées de couloirs tortueux dans lesquels nous nous engageons. Un labyrinthe développant ses sinuosités flexueuses et voûtées, taillées en plein dans le bloc végétal. Des parois sortent, tendues et menaçantes, les paumes épineuses : sommes-nous dans l'allée des soufflets ? De-ci, de-là, en bubons rouges sur les palettes vertes, la saillie glandulaire des figues de Barbarie, rares maintenant, innombrables dans la saison, et dont les naturels s'empiffrent à crever. Cité de cactus! bien nommée. Partout le bizarre arbuste chenu, tourmenté, palissadant, bastionnant. Sur les sentiers principaux débouchent, en ce fantastique système vasculaire, à droite, à gauche, des diverticules; leur cul-de-sac est en aire resserrée où se cache une cabane en briques cuites au soleil, hérissée d'un nid vide de cigognes, et, autour, la basse-cour. Femmes à visage découvert, tatoué d'arabesques bleues. Pour vêtements à tous, les inévitables djillàb's. La Mouna copieuse de l'hospitalier Remoush arrive processionnellement : douze moutons, cinquante poules, cinq cents œufs, quatre chameaux chargés d'orge, trente pains de sucre, vingt paquets de bougies, dix jarres de lait, quarante plats de Kous'-Kous'! Ravitaillement imposant! Le camp est en délire! LVIII Vendredi 13 janvier, El Djouma de Lalla Mimouna Taganaout. La nuit dernière c'était l'Océan qui me berçait. Cette nuit ce fut le croassement des grenouilles d'un proche marécage, gonflant, dégonflant leur raclerie rauque. Beau temps par continuation. Mais frisquet à l'aube. Djouma veut dire Vendredi. Un vendredi c'est un marché du vendredi. Il s'en tient un ici et nous sommes vendredi. Donc sur une aire battue, au pied de la colline de notre campement, déjà s'agglomèrent les campagnards, masse fourmillante en laquelle s'infiltrent de longs cordons d'arrivants dont les sinueux lacets serpentent dans la plaine. La foule est énorme, grise, comme chez nous elle serait noire. Nous y entrons ainsi que des nageurs prenant la vague, et elle nous ballotte en ses remous. Variées sont les industries rustiques de ces barbares. Les marchands de semences, leurs balances suspendues aux doigts, avec un système de poids incompréhensible. Les bouchers œuvrant des moutons, des chèvres, pendus tête en bas aux fourches, la gorge tranchée jusqu'à l'os dorsal, éventrés. Des légumes en tas, carottes, piments, navets, oignons. Des œufs dans de longs fourreaux d'osier, coniques, à claire-voie. Les bouquets de poules, ficelées par les pattes, gloussant de gémissants caquetages. Savetiers rapetassant les babouches. Potiers étalant en batterie jarres, écuelles, marmites rouge cuit. Des cordes d'aloès tressé. Les petites meules à la main, peut-être taillées dans les parois de la grotte d'Hercule. Des nattes, des ajoncs. Bâts pour bêtes de somme. Charrues faites d'un gros rameau fourchu, courbé et durci au feu, telles que les Egyptiennes d'il y a six mille ans. Le charbon de bois. De petites vaches au poil feutré couleur de chameau. Des bijoux en verroterie. Les juifs, cauteleux, bavant les compliments faux, parlant l'espagnol et l'arabe, installés sous de petites tentes, marchands de cotonnades, et usurant sur les flous'. Des chiens partout, flairant, happant, toujours en défiance. Des baudets énormes et d'autres minuscules, des géants et des nains, broyant un peu de paille. Des dromadaires couchés entravés d'un pied de devant. Les aguadors, portant l'outre sur la hanche, et dont la clochette tinte, tinte, tinte. Une organisation sociale primitive révélant ses besoins sobres. Un arrangement méthodique dans le désordre, les métiers en groupes, avec des voies de circulation en damier sur le carreau. Peu de bruit : le silence arabe. Pas de femmes, ou guère. Comme couleur toujours le gris flave de la djillàb'. On dirait un marché de moines mendiants venus de monastères perdus là-bas dans les monts. Nous achetons des oranges. — Kaddach, combien? dit le marchand. — Pour une piécette (un franc). — Il nous en compte trois cents ! Et de l'horizon, en la masse fourmillante, s'infiltrent sans interruption les longs cordons d'arrivants dont les sinueux lacets serpentent dans la plaine. LIX Même date. Du Djouma de Lalla Mimouna à Oulad Habassi. Départ. Nous côtoyons le Soko qui bat son plein et contournons par en bas la cité des cactus. Voici la petite mosquée de Lalla Mimouna Taganaout. On y pèlerine : des femmes, des femmes stériles que la Sainte fertilise en ses jours bienveillants. Le sanctuaire est délabré à l'égal d'une pauvre église de nos villages. A proximité d'une piscine quadrangulaire où des paysans graves s'ablutionnent. La Sainte a vécu ici avec un ermite, qu'elle consolait; de là peut-être son renom de fécondité. Nous progressons dans le nuage d'une fantasia frénétique dont nous harcèle l'essaim des cavaliers de Remoush; galopades, clameurs, gesticulations, mousqueterie, fumée; un régiment d'artificiers montés. C'est au moment où les pelotons, intarissablement accourant et repartant pour prendre du champ, croisent le Ministre qu'ils déchargent leurs arquebuses, devant, derrière, en l'air, par terre, avec des hurlements et des grimaces féroces, effrayant nos montures et nous assourdissant d'honneurs. Le Ministre est maintenant en litière. Il a trop demandé à son courage de convalescent, et ces deux journées de cheval l'ont beaucoup fatigué. La litière est portée par deux mules en flèche l'une devant, l'autre derrière, entre les brancards. On y a préposé un Kaïd spécial : superbe type de sémite farouche, visage boucané, mangé par une barbe noire de Samson, grands yeux, puits de méchanceté sombre, la charpente carrée, la musculature lourde d'un bourreau. Il a nom Messmoudi. Pieds et jambes nus, les orteils agrippant le sol avec des morsures brusques de griffes, il a d'abord marché, surveillant les mules et les valets, mécontent, mauvais, détachant des coups sournois de trique ou des malédictions sourdes. Mais voici que passe un paysan juché sur un cheval misérable. Curieux, le rustique s'arrête. Le Messmoudi l'a vu. C'est une proie. Il bondit, jette bas l'homme, saute sur la bête, la talonne furieusement, lui torture la bouche à coups de sonnette sur le mors, et revient prendre son poste à la litière en grognonnant de menaçants marmottages. Le Maure dépouillé se relève, regarde, ne dit mot. Et personne ne dit mot. Des ondulations vert-suisse. Plus de buissons. Lys, skylles, iris naines recroquevillant en accroche-cœur leurs pétales pensées, coquettes, charmantes. Des terrains sablonneux, puis, dans des sites de monts et de vaux, des terres noires, les terres noires du Gharb fertile. La route va à travers champs et collines, sans autre marque que les piétinements des passants, gens ou bêtes qui, par milliers, ont tâtonné leur chemin dans la boue. Encore une rivière. Ici Remoush, vieillard en turban, auréolé de poil blanc, paterne, — et son goum —, nous quittent. Voilà sur l'autre rive le seigneur Habassi et le sien. La Kouba blanche d'un marabout. Une grande surface pelée : l'emplacement d'un Soko, celui de Sidi-Aissa-ben-Lehssen, qui a lieu les mercredis. Paysage élémentaire; plaine gazonnée immense, avec quelques dépressions : le bassin plat du Sbou, F lumen magnificum a dit Salluste, que nous passerons demain; çà et là, au loin, un morceau de cours d'eau, tronçonné, en éclat de miroir; sur une chaîne de hauteurs basses, deux arbres à tête ronde, silhouettés net sur le ciel, à la crête d'un mont; que deux! étonnés! Près de la Kouba, un douar couleur de terre et des haies de cactus. C'est tout. En ce lieu, sieste calme, contemplative vers les horizons. Courte étape achevant la journée et nous menant chez les Oulad Habassi. On nous établit pour la nuit sur un plateau herbeux qui coule ses pentes jusqu'à leur petite ville. Ville, puisqu'on y voit quelques constructions en pisé. Des murailles! Les premières depuis Larache; et pourtant soixante-quinze kilomètres en pays fertile; cela fait sensation! Lamentables ces bâtisses, se déchiquetant en ruines. Le castel maure, la Karia, du Gouverneur Habassi en est l'élément principal : grande masure impudente de misère; une usine abandonnée où camperaient des Bohémiens, et la malpropreté d'une étable. Nous faisons visite en ce manoir au seigneur féodal. M. Gabriel Charmes a complai-samment décrit une réception analogue. N'a-t-il rien vu, rien voulu voir de ce guenilleux délabrement si peu ostentateur pour les prétentions diplomatiques? Nous sommes reçus sous la même vérandah : un kiosque de guinguette borgne. Le Ministre occupe le siège,unique dans le château, célébré par le voyageur français, un pliant de canne lèpreusement déverni. Habassi a les traits gros, matériels; une physionomie où l'intelligence coudoie la sournoiserie. Devant nous le jardin d'orangers : un quinconce étroit, sans fleurs, ravagé par les poules. A côté des cours infectes, écuries en plein vent, en pleine pluie, pour les chevaux et le bétail, purulentes de fumier piétiné dans le pissat. O " le faux orientalisme et la turquerie de convention! „ Cette réflexion persistante qui retombe, retombe sur mon cerveau en batterie de timbre. Quels coups de pied brisants et dis-persifs, la réalité, épique en son brutal pittoresque, détache aux coutumières fantasmagories! L'Orient! L'Orient! Les Mille et une nuits! Ha-roun-al-Raschid! Qu'êtes-vous devenus? Rêves, imaginations, prestiges de fumeurs de kiffet de voyageurs complaisants. Le soir. Des fumerolles élèvent leurs vapeurs lentes çà et là dans la plaine indéfinie, révélant les douars aux huttes au ras du sol, invisibles, comme des lièvres tapis au gîte émanant leur fumet. Paysage silencieux, gardeur de secrets, inéluctable en son mutisme, qu'on regarde immobile sentant la dérision d'un déplacement de promenade en cette immensité. Ainsi les Steppes, sans doute. Quelle impression de longueur de temps en mon âme par l'accumulation des imprévus et des éloignements! Vraiment quelques semaines sans plus, depuis la fuite? Je croirais des ans. Evaporation de mes sensationnelles habitudes d'antan, curage à vif du fond de mon être intime, lavage à grande eau de mes appartements intellectuels secrets déménagés de leur vieux mobilier de souvenirs. O fraîcheur de vie renaissante! Convalescence en ma crise de maturité! Rajeunissement? peut-être. — A coup sûr rénovation. LX Samedi 14 janvier. D'Oulad Habassi au Sbou. Nous nous étions couchés sans lumière. Fatmi, l'Hadji Fatmi, notre serviteur, au soleil levant, ouvre le pan d'étoffe qui fait porte à notre tente. Irruption du jour. Adorable surprise! nos couchettes sont entourées de grands lys dressant au centre du plumet de leurs feuilles les girandoles de panicules ivoirins. Ils avaient poussé dans le gazon. Fatmi, idéalement artiste sans le savoir, n'en a pas nettoyé le parquet. Dernier présent d'Habassi pour le repas du matin : un plat, grandiose, de croustaillons frits à l'huile. Nous goûtons. Nauséeux. Transmis par le Ministre au Kaïd Rha qui, digne, le reçoit disant : " Iketteur rirek! Dieu augmentera ton bien ! „ Et il appelle deux autres Kaïds, et il appelle Ben-Kador, et il appelle Fatmi, et il appelle le terrible Messmoudi, et tous, accroupis en rond comme chiens autour d'une gamelle, avec les doigts dépouillent, et déglutitionnent avidement. Tels les héros dans l'Iliade. Quand c'est fini, ils essuient leurs mains huileuses aux crinières des mules. Par surcroît, le Kaïd Rha, général de sa Majesté Chérifiale, se mouche de l'index et du pouce, et s'essuie à la queue de son cheval gris de fer. Nous chevauchons en plat terrain d'alluvion. Le Sbou doit couler là-bas devant nous. — Le voyez-vous, vous autres ? — Non. — Personne ne le voit. Pâtures superbes bouquetées des lys qui nous saluaient au réveil. Douars nombreux, bruns, pauvres horriblement, cabanes en parois de roseaux, toitures en poils de chameaux. Les naturels endjillàbés font haie. Les femmes vocalisent leurs iou! iou! iou! iou! Puis c'est une surface marécageuse, récemment encore noyée par les pluies, collante aux sabots, glissante, jaspée de longues flaques poilues de touffes d'herbes. Le steppage des chevaux fait jaillir en explosion des gerbes blanches et perlées. Le Sbou doit couler là-bas devant nous. — Le voyez-vous, vous autres? — Non. — Personne ne le voit. LXI Même date, Passage de l'Oued Sbou. Enfin! Le voici le Flumen magnificum! On ne peut le voir que si l'on est dessus, tant profondément il coule dans la caisse à bords perpendiculaires que son flot rapide a laminée, comme un large ruban, chaque an, durant des milliers, plus profonde d'un mince rabotage en cette table énorme, sans une ride, qui est la plaine du Sbou. Le voici ! Magnifique, en effet, en sa simplicité rudimentaire. D'un coude qui le masque non loin, s'amène son large courant, imposant et lourd de limon, lessive jaune diluvienne. Roulant en hâte, taché de longs reflets aciéreux, ca-méléonant, il lèche et ronge les falaises qui le contiennent, parois d'argile, droites comme des murs, sans une herbe, sans une brindille, nues. Une érosion géante dans le sol mou, un égout colossal livrant à l'Atlantique, sous Méhédia, sa cité d'embouchure, toutes les eaux colligées depuis Fez. Il y a huit jours il coulait à plein fleuve. Aujourd'hui par places des atterrisse-ments boueux émergent formant banquettes, et dessus, échouées en épaves pourpres, des bêtes noyées, déshabillées de leur peau, sanglantes horriblement. Au haut, des rives plates joignant à angle droit leur plan horizontal à l'escarpement vertical des bords. En amont quelques mamelons chauves et fauves. Le vide, le sauvage, le grandiose d'un paysage africain. Ici est un passage et Habassi l'exploite. Pour le service deux grandes barcasses se disloquant de vétusté avec des équipages loqueteux, mouillées, fangeuses comme si, coulées à fond, on venait de les remettre à flot. Tels chez nous les chalands à curer et draguer les vases. Elles vont et viennent, en navette, péniblement manœu-vrées, emportant des fractions du tohu-bohu de la caravane entassée sur un quai bas de bourbe, pataugeante et bourdonnante. On a jeté par terre coffres, colis, paquetages. Les hommes s'agitent en vociférations et gesticulations. Bousculades comme si un vainqueur arrivait et que le salut fût de l'autre côté du fleuve. Patiemment les bêtes attendent, mornes, désintéressées dans l'équivalence des fatigues et des souffrances que leur inflige le quotidien labeur. Quand une bar-casse accoste, on les tire à la rive, on les range épaule contre épaule, les naseaux sur le plat bord ainsi qu'à la crèche, et on leur frappe la croupe à coups de matraque jusqu'à ce qu'elles sautent au-dessus de l'obstacle, se cognant, s'écorchant les genoux, les canons, les sabots. Entre les animaux, se faufilent les Maures, far-dage humain bourrant les interstices, encombrant le bac à le faire sombrer. Et cet agglomérat est lâché dans le courant, travaillant des avirons comme une bête qui se noie. De la masse en dérive sort une psalmodie : " Allah isahal alima! Que Dieu facilite le passage 1 „ répétée en litanie traînarde, vidant sur le fleuve son incantation monotone, machinal patenôtre musulman. Nous embarquons. Pour nous on a jeté une natte sur la crotte, mais la crotte suinte entre les pailles. Point de passerelle. Qu'on nous porte. Voici que ces vrais croyants en loques font des façons. " Se charger d'un Roumi! Ce serait s'attirer la colère d'Allah! „ Le Kaïd Rha se fâche. Deux ou trois se résignent avec des gestes fur-tifs contre le mauvais œil. De l'autre côté, je me retourne et regarde. Le fleuve, la rive. Sur cette rive opposée la mêlée de l'escorte encore presque entière, pêle-mêle, fourmillante et bruissante sans qu'on puisse deviner pourquoi ces cris incessants se fusionnant en une clameur qui gonfle et dégonfle, traversée parfois d'un long et perçant : " Aaaah Ben-Kador! Aaaah Mohachmed! „ Trois teintes prolongées en infinies nuances : bleus pâles, jaunes limoneux, blancs grisâtres, margés de bavures roses; quelques piqûres rouges de fez et de selles; quelques taches noires : des chevaux, des mules, des burnous. Les cavaliers d'Habassi, sont accroupis en ligne au bord de la falaise, la brodant de la dentelure blanche de leurs selams. En bas, des Arabes font leurs ablutions, puis boivent l'eau, soupe de boue. De grands oiseaux tirent des bordées aériennes, attendant les restes de cette horde passante. Les barcasses vont, viennent, en navette, péniblement manœuvrées. A chaque traversée s'amoindrit le stock sur l'autre rive. Je demande à un Maure : Combien de voyages déjà? — Huit, répond-il. — Je demande à un autre : — Quarante ! — Ainsi se déforme la réalité en ces inconsistantes cervelles; nombre, durée, distance rapidement se dissolvent, et fluent de leur poreuse mémoire. Le soir du départ, après les bastonnades, j'interrogeai. — Quel nombre de coups? — Vingt-cinq, me dit lJun. — Cinq cents, médit un autre! — Et cela tout de suite après : j'avais encore au tympan la mate résonnance de la schlague. LXII Même date. Du Sbou au Djouma d'Haouafa. Il a fallu six heures pour transporter d'un bord à l'autre toute la caravane. Le tumulte a cessé et par la plaine qu'engrise la fin du jour nous marchons vers cl Djouma d'Haouafa. Ce n'est plus l'effilochée de sentiers en lacis sillonnant la campagne. Nous suivons pour la première fois quelque chose qui ressemble à un chemin. Partout sur la terre noire frissonne au vent le vert duvet de la jeune orge. Il y a dix lieues de cette couverture fertile du Nord au Sud, dix-huit lieues de l'Ouest à l'Est, sans un pli. C'est l'Atlantique qui, aux temps préhistoriques, a, de ses marées, calandré ce tapis immense. Le territoire que nous foulons est celui des Beni-Hassen, tribu guerrière. Son Kaïd, Kmida-Ben-el-Meky, nous joint avec le goum le plus imposant que nous ayons vu jusqu'ici. Les chevaux pompeusement harnachés au poitrail d'un large feston de velours cramoisi à broderies d'or, lourdes. Et les fantasias recommencent, abracadabrantes, battant de leurs galopades d'hippodrome les ailes de notre colonne. Cette nuit nous n'aurons pas de gazon sous la tente. Le camp couvre le sol battu du Soko d'Haouafa. Le Sbou le contourne, tragique et déjà pris par le noir du soir entre ses berges à pic, croulantes du rongement des dernières crues. Le courant épais, sans moirure, sinistre, désert, roule en coulée bitumineuse. Dans la falaise en face, trouée, des chouettes hululent, tristement. Nos cavaliers, à la file, descendent par une ravine pour baigner leurs chevaux qui patinent sur la glaise humide. Un s'enfonce, piétine péniblement, s'enfonce, gémit un hennissement lamentable, s'enfonce, sucé, résorbé par la boue. Avec des cris, on le tire par la bride vers le fleuve et il coule, presque submergé dans le limon, les naseaux tendus vers le ciel, dégagé enfin par les eaux. A l'arête des escarpements du fleuve, des Arabes capuchonnés, en contemplation. Dans l'Est, des monts bleuâtres. A l'opposite, un couchant orange. Toujours le paysage élémentaire, saisissant. Rien du petit pittoresque intime, varié, complexe et domestiqué de chez nous. Rentrant, la nuit tombée, une charogne lamentable, une grande mule tombée là et laissée, dressait ses jambes inertes en gestes désespérés. Au ventre béait un trou et aux fesses un autre. Par chacun un chien de douar, chacal bâtard, avait rampé. Allant au devant l'un de l'autre dans l'horrible couloir où, en noeuds fétides, pourrissaient les boyaux, dévorants et sanglants, ils s'étaient rencontrés, et, acharnés, se livraient bataille, les pattes de derrière seules visibles, arcboutées au dehors, trépignantes. LXIII Dimanche 15 janvier. Du Djouma d'Haouafa à Schliat', près Sidi-Kassem. Nous avions hier soir, Théo et moi, pour un douro, acheté un grand sloughi. Besoin de retrouver un chien familier. Couleur flave de djillàb' et une oreille coupée. — Pourquoi cette oreille coupée? — ai-je demandé au mauricaud qui le vendait. — Parce qu'il courait trop, — a-t-il répondu niaisement. Nous l'avons attaché, avec une corde d'aloès, au poteau central de la tente. Il a coupé la corde en quatre coups de dent. Théo a tenté de le retenir quand il se glissait dehors. Il l'a mordu et a disparu. Temps froid, soleil pâle, ciel ouaté de nuages argentés. Montagnes au Sud presque indistinctes. Nous devons les rejoindre. Le Sbou, lugubre. Près du camp un cimetière négligé, inaperçu hier, où, entre des aloès souffrants, des tombes sans pierres bombent la terre. La charogne, cassolette infecte, envoie vers nous, sur le vent d'Est, une odeur nauséabonde. Le terrible Messmoudi, à la tête de négrier, au torse de boucher, a fonctionné ce matin. Il lui fallait quatre hommes pour tenir des poignées aux angles de la litière qui vacillait. Où les prendre? Des paysans nous regardaient partir. Tout à coup il s'est élancé et a saisi à la gorge un de ces innocents, abasourdi. Le frappant sur la tête à coups redoublés de babouche, furieux, cruel, féroce, il l'a traîné et collé à la litière. Puis il s'est précipité pour en chercher un deuxième. Les villageois, en effroi, se dispersaient comme les volatiles d'une basse-cour. Agile, grattant le sol de ses orteils recourbés, il a jeté en grappin sa main brutale sur un fuyard, tandis que les cavaliers mis en émulation, organisant une traque, en cernaient deux autres, dont un aguador qu'ils ont ramené pleurant. Le pauvre a dû laisser sur le carreau son outre, ses gobelets d'étain, sa sonnette de cuivre. Le Messmoudi s'est juché sur le cheval efflanqué requis de force hier, et, ainsi qu'on dirige et qu'on pique un attelage, maintenant il frappe, d'une longue gaule, maudit et ne décolère pas. Une âme de tortionnaire ! Le temps se brouille. Nous allons vite, vers ces montagnes au Sud qui seules rompent la planitude : éclairées à revers, lointaines, découpages de tulle gris gommé. Touffes de lys par myriades, entre lesquelles est semée l'orge comme en nos Ardennes le seigle entre les souches de chênes. Des mares et de la boue noire demi-sèche. Douars nombreux. Parfois un tronçon de chemin; presque toujours des sentiers tels qu'en font chez nous les piétons dans les récents labours. L'orge verdoie à perte de vue, son herbe courte en des sillons si étroits qu'on dirait un hersage. Nous allons vite. Que de temps pour arriver à ces montagnes, qui là-bas, tout là-bas restent vagues ! Va-t-il falloir traverser ces lagunes qui s'étendent devant elles, submergeant la campagne, mouchetées d'îlots empanachés d'arbres. Et cette ville, cette grande ville dont elles inondent la banlieue, et baignent les remparts, quelle est-elle? Oh! l'énorme troupeau sur ces pâturages! Et la caravane interminable qui chemine à l'horizon, se dirigeant vers ces palmiers au-dessus desquels pointent des minarets. Est-ce déjà Méquinez? C'est un mirage! Sous la cuisson solaire, un mirage dresse le fragile prestige de ses décors. Point de lagunes. Point de ville. Point de Méquinez. Encore un goum, encore un Kaïd qui nous attendent en bel ordre et s'avancent quand les brillants Beni-Hassen nous quittent. C'est signe que nous passons en territoire nouveau : Che- rarda! Fantasias, naturellement : c'est leur manière de faire la révérence. Nous en avons les yeux et les oreilles saturés de cette cérémonie nationale. Halte brève à Berr-Kaïba, au bord de l'Oued Rdom, un affluent du Sbou, et de la famille par ses rives fortement entaillées et son cours limoneux. Il vient de la sainte Méquinez, lui, découlant du massif dont elle pare un plateau. Nouvelle étape pour achever cette plaine du Sbou où nous marchons depuis l'aube. Uniformité, uniformité plane. Les montagnes sont proches maintenant et leurs détails perceptibles. Un vaste demi-cirque. Au fond, en coup de hache, un défilé qui tourne en montant. A l'entrée, masse grise, une petite ville faisant sentinelle. Des deux côtés de l'échancrure, la ligne des crêtes longuement prolongée, avec des ressauts, noble de style. Les versants nus, et, à cette heure, sombres. Sur la droite, dans la plaine, aux premiers renflements, un douar encerclé d'oliviers, et, isolée sur un tertre, la Kouba d'un marabout avec des figuiers en collerette sans feuilles. Un ciel lourd et menaçant pèse sur les monts. Grands nuages fantasques; dans les trouées, en arrière-fond très haut, un lointain féminin charmant, de bleu pâle jaspé de lamelles blanches, doux et triste comme un adieu. Notre camp est au centre de l'hémicycle. L'endroit a nom : Schliat'. La petite ville en sentinelle à l'entrée de la gorge, d'ici si confidentiellement isolée, c'est Sidi-Kassem. Le soleil est descendu avec une face de colère, rougeoyante, apoplectique, projetant de longs feux horizontaux en écharpe sur la chaîne, et transforme la Kouba, vieille et patinée par les intempéries, en une châsse d'or, orfévrée de joailleries et d'émaux. L'Oued Rdom tortueux pousse ici près une boucle. Etroite, étrange, terreuse, profondément encaissée, assombrie par le soir. Des Arabes passent à gué, la djillàb relevée jusqu'aux reins, pouilleux, les jambes maigres et sales. En un tel gué, en Judée, Jean-Baptiste baptisait les Sémites. LXIV Lundi 16 janvier. ■De Schliat' à l'Oued Yoman'. Des aboiements sans fin ont battu les airs cette nuit comme un passage d'innombrables oiseaux migrateurs. Notre voisinage inusité a inquiété les chiens de Schliat'. Dans les tentes, sur les couchettes si près du sol conducteur de sons, les bruits arrivent recueillis de toutes parts. Je suis sorti pour commander silence à des sentinelles bavardant et disputant que je croyais accroupies contre notre toile. Elles étaient à cinquante mètres. La Mouna, hier soir, a été pitoyable. Le Kaïd Zirari chez qui nous sommes et qui nous a interviewés, je veux dire fantasiés, avec des cavaliers berbères à touffes diablotines ébouriffées de crins noirs sur les tempes, serait-il avare? Bêtes et gens n'ont eu que demi-ration. On murmure. Il circule de mauvais propos sur le Kaïd Rha. L'Hadj Fatmi, indigné, insinue en charabias précautionneux que notre bel Othello se fait payer en douros la moitié des vivres. " Aïb! Aïb! „, dit-il : " C'est honteux „. Notre pharmacien a été mandé au village par le Gouverneur pour ses femmes qui ont les fièvres. Nous l'accompagnons. Agglomération minable de masures bastionnées de fagots. Le château, une fermelette de chez nous qu'on n'entretiendrait plus. Un portique couturé d'éraflu-res s'ouvrant sur un réduit, en vide-bouteille, matelas par terre au fond : la salle de justice! Un juif patelinant rode autour de nous.—" Quelle usure te conduit ici? „ lui crie un Maure; " que Dieu brûle ton père, Allah iharraq bouk! „ Il faut s'engager dans là montagne. C'est là que Méquinez repose. Après-demain nous y serons. La colonne longe le massif sur les dernières alluvions du Sbou qui en chaussent la base. Nous n'y entrons point par le défilé de Sidi-Kassem; nous gagnons, à l'Est, la Porte de la Chouette, Bal el Youka, qui déchire le versant d'une faille d'ocre jaune, tant étroite qu'elle est lézarde plutôt que crevasse. Dangereuse pour le voyageur : en été le soleil y plombe jusqu'à l'insolation; en tout temps c'est un lieu d'embuscade. Nous avions pris les devants : le Kaïd Rha accourt, criant des rappels, inquiet pour les Bashadours dont il répond sur sa tête. En effet! quel étrange et suspect bivouac de Berâbres, à la sortie, derrière un monticule, à nous dévisager, défiants, interrogateurs, la main sur le fusil. Ascension par la rampe en pente douce d'une vallée à contours paresseux. Des croupes superposant leurs rondeurs. Pas un arbre! Pas un arbre! Pas un arbre! Le duvet léger de l'orge naissante, que frôle la brise, a sur la terre foncée le frétillement de la première barbe sur la joue de l'adolescent. Une caravane de chameaux nous croise. Les bêtes nous regardent avec des airs de vieilles filles curieuses. Elles sont chargées de cornes. Le Kaïd Rha demande ce qu'on fait en Europe avec les cornes. Il interroge souvent, le Kaïd. Récemment, je consultais ma carte. Il s'est approché de son pas majestueusement cadencé, et souriant, doigtant au hasard de son index d'acajou : Quoi ça? — La mer. — Et ça? — L'Espagne. — Et ça? — L'Algérie. — Et ça? — Le Maroc. — Petite l'Algérie, — a-t-il dit après un moment. Ce n'était qu'un morceau de l'ennemie héréditaire, de la conquérante pressentie. Messmoudi avait décampé ce matin avant les autres, mécontent je ne sais pourquoi. Le voici qui attend le convoi. Il reprend son poste à la litière du Ministre. Explosion de brutalités : larges soufflets, coups de babouches, arrachement de capuchons; tantôt sur son cheval décharné qu'il tambourine frénétiquement des talons, tantôt à pied trottant en chien de berger à la dent dure, ramassant des cailloux, des mottes de terre, dont il frappe traîtreusement quelque pauvre diable, marmottant, maudissant, bavant, l'œil terrible. De quelle fureur satanique est possédé ce démon! Il n'a pas sa gaule, il n'a pas sa matraque. Passe un Arabe, bâton à la main, pipe de Kiff à la bouche. Le Messmoudi saute bas de sa bête, se rue sur lui, arrache le bâton, remonte sur la bête. Ebahi, l'Arabe s'arrête. Voici le forcené qui, de nouveau, saute bas de sa bête, se rue sur lui, arrache la pipe, remonte sur la bête. Et la caravane indifférente, où nul n'a ralenti, va son train de caravane. Pas de goum, pas de fantasia cet après-midi. Quel motif? Il se raconte que nous sommes en territoire de rebelles, dédaigneux présentement de l'autorité du Sultan et des hommages à ses protégés. Deux cavaliers néanmoins descendent à l'improviste des hauteurs et nous joignent, deux Bérâbres boucanés, petits yeux vifs, larges ailerons frisés de cheveux noirs, piments écar-lates sur l'occiput, qui, pour leur compte et leur plaisir, officieusement, comme deux chiens jouant, cabriolant, font la partie de fantasia sous forme de duel, l'un en fuite, l'autre à ses trousses, se lâchant des coups de fusil en arrière, en avant, en pleine figure, finalement remontant, sans autre cérémonie, à tire-galop sur les cimes, et disparaissant. Halte à Bir-Azis, " puits désiré „, où il n'y a pas de puits. Et, de nouveau, cheminement en chenille, toujours plus haut dans le val désert à paresseux contours. Pas d'arbre! Pas d'arbre! Pas d'arbre! Nous débouchons au col. Vue soudain élargie sur une vallée profonde argentée d'une rivière. Le camp au bord. Descente rapide. Site romantique enfermé en- tre des monts sévères. L'eau gloussante de P Oued- Yoman', à ras du roc, rapide rabotte des cailloux blancs. Par touffes, en bocages, sur ses îlots et sur ses rives, des lauriers roses, à feuilles en lames vert-terne, aigrettés de gousses rubes-centes, témoignages des floraisons estivales. Le soleil qui tombe enfile la vallée d'une trombe de lumière et la met en fête au milieu des monts soucieux. Par pelotons fatigués les bêtes vont à la rivière, baignant leurs sabots échauffés et, l'encolure tendue, trempent leurs naseaux qui reniflent d'une succion rythmique et lente. Je m'assieds près du courant clair qui bat les castagnettes sur les pierres, et je songe... je songe à cet étonnant voyage, si peuplé de visions défilantes que le soir j'ai peine à me souvenir de ce que fut le matin! LXV Mardi 17 janvier. De l'Oued-Yoman' à la Ivasbah Tsargan'. La nuit a été froide dans ce val resserré, près de cette eau fuyante. J'ai rêvé d'hiver, de gel et de neige. L'uniformité d'un temps gris rapetisse le paysage. Nous passons à gué et montons la côte. Pendant deux heures nous chevauchons par des friches qui seraient de notre Ardenne, si les bruyères remplaçaient les palmiers nains, et les genêts les lys. A droite, à gauche, des montagnes dénudées. Dans une gorge, à mi-côte, lointaine, mystérieuse, une petite ville, accrochée aux rochers comme un champ de lichen. Il est midi. Nous sommes aux confins du plateau. Le Kaïd Rha s'agite. Il ramasse en colonne serrée l'éparpillement de la caravane, prend la tête et se haussant sur la selle regarde au loin. Tout à coup, étendant la main d'un geste impérial, tourné vers nous, avec un air de triomphe, il crie : Méknès! Méknès! Méquinez! par delàune vallée énorme dont ici l'on domine le fastueux bassin! La route descend, déroulant son long ruban jaune qui remonte, se perd, reparaît et s'anéantit dans des déclivités qu'absorbe l'immensité du paysage. Par delà, loin, loin, la ville sainte. Dentelure, fumées, minarets vagues. Une cité de nuages, vaporeuse de fragilité changeante. Sur les pentes qui y mènent, en grands troupeaux, des arbres, enfin! Méknès! Méquinez! Demain nous y entrerons. Par une grande paix de la nature, nous arrivons à notre dernier campement, en lieu élevé, socle du quadrilatère de murailles fauves d'une Kasbah gigantesque, sanctifiée par une Kouba voisine, blanche gardienne d'un cimetière hérissé d'aloès d'où surgit en vol clapotant un couple de grosses perdrix rouges. Vue magnifique s'étàlant dans la magie de l'inconnu! Méquinez a grandi en son immobilité de pierre. Le soleil couchant la cuirasse brusquement de feux orange. Hiératiquement couchée " en son immobilité de pierre ,„ sphinx accroupi, elle ouvre vers nous la gueule d'une porte colossale. LXVI Mercredi 18 janvier. — Entrée à Méquinez. Aurore radieuse! Sur la campagne, " en son unique coupole de turquoise tendre ,„ le ciel. La paix sereine d'un beau jour épandue jusqu'aux plus reculés décors de l'horizon immense. Méquinez rosit au ciel levant. Sur la hauteur en cap, où cette dernière nuit s'est consommée, les rumeurs du prochain essaimage. Un rut d'astiquage échauffe la caravane. Toute cette barbarie s'efforce à la parure. Sur le cheval gris de fer du Kaïd Rha une housse de soie pâlie étend des douceurs de peau humaine. LTIadj Fatmi rutile dans une veste écarlate. L'habituel débraillé des soldats s'atténue par un désir de parade. Et pourtant quand le cortège s'ébranle, il n'a pas dépouillé son merveilleux aspect cabotino-héroïco-misérable. Et nous? A quoi servirait-il de choisir parmi nos vêtements européens, tous, pour ces Africains, également ternes et incompréhensibles? Restons comme nous sommes. Depuis Larache, nous couchons habillés, en soldats. Faisons notre entrée sans rompre le charme. Chemise de flanelle, complet quadrillé, cravate lâche, grosses bottes jaunes dont le cirage fut l'eau des rivières, helmet de laine blanche, ne composent-ils pas un costume de cérémonie original, tel qu'on n'en vit oncques à Méquinez? En procession joyeuse nous progressons à travers champs. Des vedettes nous guettent et tournent bride à fond de train. Un chambellan du Sultan vient au devant du Ministre, gros noir, portant en chapiteau un turban blanc grand comme une tourte, sur un cheval bridé et caparaçonné de soie citron : Marhababik! Marhaba-bikom! Poignées de mains à tous les Bashadours. Et en avant ! Devant nous une multitude, et à gauche, jusqu'aux remparts, sur deux ou trois kilomètres, un long câble de fantassins rouges, rattachant cette masse à la ville. Parallèles, de l'autre côté de la route, en haie, des djillàb's, couleur de moellons, par milliers. Méquinez s'est vidée à notre rencontre. A notre approche, une musique part, mélodie lente et grave, air arabe que module en fanfare cahotante, sur des cuivres européens, une bande de musiciens, coiffés du fez, en longs vêtements versicolores, de tons clairs délicatement adoucis par la déteinte, ainsi qu'en un parterre d'oeillets. Là, un groupe de dignitaires cerné de cavaliers en centaines. Et eux vers nous, nous vers eux, pour un échange de salutations et de compliments, nous allons, ils viennent, dignement cérémonieux. Marhababik! Marhababikom! Maintenant en rangs pour la marche vers la ville. Un quadrilatère de fantassins rouges nous emmuraille. Devant, un peloton de tambours et de clairons. Clairons, tambours, jaquettes rouges : l'écossais Maclean a sévi ici. Ah! sur ce puissant tableau de maugrabinisme combien discordantes et profanatrices ces touches d'une autre race! Roulement. En avant ! Roulement court, puis quelques coups en saccade> traversés d'éclats de trompettes. Roulement. Elle est barbare cette batterie de tambours. Quelques coups de baguettes. Elle est barbare cette sonnerie de clairons. Quelques coups de trompettes. En avant! Roulement. Sur la voie large, disloquée par les hauts et les bas, qui s'allonge vers la ville, entre la haie criarde des askars rouges et la haie morose des djillàb's, notre cortège pousse, en plein tintamarre, en plein soleil, au pas accéléré, sa cohue. Derrière nous le troupeau des cavaliers maures, houle tumultueuse de poivrons pourpre, coquelicots ondulant sur le champ neigeux des selams. En triomphe! Les femmes ioulent leurs trilles de cigales. Les askars présentent les armes, vieux fusils de tous modèles, complément baroque de leur baroque attitude de singes dressés au service militaire, mal debout sur leurs jarrets nus décharnés, affublés de pantalons bleus à fond étoffé pendant en poche vide, de vareuses rouge anglais, souillées, fagotant la poitrine écrasée et les épaules osseuses. Grands, petits, vieux, jeunes, garde civique de village requise à l'improviste étalant son grotesque désarroi. Visages basanés, souffreteux. Sur les monticules, sur les murs ruinés, des entassements immobiles dans la curiosité. En triomphe! Notre flot roule. Soleil dardant, tambours battant, clairons sonnant. Nous longeons des remparts lézardés, cuits, recuits, patinés, dentelés de créneaux pyramidaux. Par dessus les murailles les hautes cheminées de minarets, miroitant d'écaillés vertes, surmontés de pommes d'or, sortant de mosquées invisibles. Une porte en fer à cheval trapue, colossale, hiéroglyphée d'écritures arabes, dessinant leurs lacs sur un fond de cobalt. Aux terrasses du Mcllah, pullulent les robes rouges ramagées, les diadèmes verts ou jaunes des juives. Un palmier penche sa gloire éplorée sur le bruyant désordre du défilé qui maintenant cotoie une file d'échoppes vides, détraquées, les toitures envahies par les herbes. Notre flot roule. L'ivresse de cette pompe barbare nous gagne. Au pas accéléré, en horde, poussés, bousculés, nous montons. Voici l'enceinte : tout s'engouffre sous une porte qui étrangle le cortège. Des corniches croulantes pendent des négrillons. Au-dessus du porche, seule, accroupie dans un vide de pierres jaunes, une femme faisant cariatide. Est-ce Carthage ? Vais-je voir Salambo? Hautes murailles, superpositions d'édifices, cité grisâtre, poudreuse, croûlante. Et le tapage sauvage du pêle-mêle à remous et à grondements qui nous porte comme, sur son dos écailleux, nous porterait un dragon. En avant toujours du même pas rapide, avec l'entrain de ces incessants tambours, à roulements courts, traversés d'éclats déchirants de trompettes. Tout à coup on nous détourne en des ruelles, les ruelles maures, fendues entre de hauts murs aveugles. L'escorte brusquement nous a laissés, nous dépouillant de sa pompe comme d'un manteau de cérémonie repris pour le vestiaire. En tête de notre colonne tronçonnée, par les détours et les carrefours, plane, en guide, le turban blanc, grand comme une tourte, du chambellan. Des rues plafonnées de roseaux sur lesquels rampe la serpentaison des sarments de vignes. Par les portes largement ouvertes, des perspectives sur les quinconces ombreux de piliers courts qui boisent les mosquées. Dans les boutiques en armoires, nichés, accroupis, des marchands auréolés de marchandises, tels que des saints encombrés d'ex-voto. Enfin,un coude à gauche,puis encore un coude à gauche, en des défilés urbains plus étroits et plus sombres, et l'on s'arrête. Dans une muraille lépreuse s'ouvre un couloir obscur. Une fanfare! Le Ministre met pied à terre. Des askars présentent les armes. C'est le palais des Basha-dours, le Dar-Ben-el-Aouad, " la Maison du Fils du Musican. „ Méknès, Méknâs LXVII Mercredi 18 janvier 1888. Dar-Ben-el-Aouad à Méquinez. Dar-Ben-el-Aouad, la Maison du Fils du Musi-can, notre maison, notre palais pour le séjour à Méquinez. Nous voici tous échoués dans son patio, étourdis du tumulte qui nous y a portés, regardant vaguement, et peu à peu nous rendant compte. Une masure pauvre, vermoulue, négligée, ébréchée, développant en belles proportions les facteurs classiques de la demeure arabe. Cubique et au centre percée de la grande écoutille carrée vers le ciel, sous laquelle, en ses profondeurs de citerne, la cale claire du patio avec sa fontaine en ombilic où sourde une eau vaseuse que nos Maures tourmentent déjà de leurs ablutions. Au rez-de-chaussée, tout autour, une galerie en cloître, — à l'étage, tout autour, encore une galerie, soutenues à chaque coin par un faisceau de trois piliers quadrangulaires reliant leurs chapiteaux, creusés d'arabesques, par des arcs en fer à cheval. Sur ces galeries, s'ouvrant, en bas trois pièces, en haut autant, une sur chaque face, la quatrième vierge. Une cuisine caverneuse, sans autre jour que des meurtrières noircies de fumées. Et par-dessus l'ensemble, la terrasse, pont de navire avec sa dunette abritant le débouché de l'escalier. C'est tout le palais, le palais des ambassadeurs ! L'escalier étroit, raide, sans rampe, grimpant dans les murs, analogue à ceux qui descendent aux caves dans nos maisons anciennes. Les six chambres, égales, oblongues, plafonds à solives saillantes, sans fenêtres, hautes portes à deux vanteaux lourds se fermant en volets découpés de poternes ogivales. Pas d'autre lumière que celle versée par l'écoutille supérieure. Partout un affreux badigeon dont on nous a fait honneur, profanant de son plâtras blanc les gracieux découpages de stuc au sommet des colonnes et dans les arca-tures des por-tes, entamant les revêtements de faïence qui irradient des rosaces kaléidoscopi-ques, tachant les boiseries ouvragées des battants et des balcons. La brosse s'est promenée stupidement en limace ignoble, suintant ses bavochures, contaminant, maculant, sous prétexte de propreté. Et malgré ces sacrilèges, les lignes et les dimensions restent charmantes. Appuyé sur la balustrade à l'étage, mes yeux plongeant dans le patio clair, dans la galerie empénombrée, dans les pièces obscures, éche- lonnant leur perspective et leur gamme fondante de lumière, je sens la caresse harmonieuse de cette architecture à l'élégance fragile, dessinant des décorations légères comme les cristallisations capricieuses des gelées sur les rameaux. L'ameublement? Sur les parquets, uniformément dallés de carreaux vernissés, des tapis, marocains et usés pour nous, anglais et neufs pour le Ministre, oui, anglais, horribles, à ramages londoniens, pour lui faire hommage! Aux murs, pendus en tapisseries, des soies fanées ou des draps soutachés d'arcades mauresques, côte à côte, en série. Pour chacun un grand lit de fer, un matelas. Pas de couvertures, pas de linge. Pas de chaises, pas de tables. O la joie de ne pas retomber dans la banalité des mobiliers d'hôtel! Braves Maugrabins qui nous promenez orgueilleusement parmi ces splendeurs, vous avez raison de nous croire satisfaits. Nous ne redoutions qu'une chose : Que vous fussiez civilisés à notre façon. La nuit monte comme une fumée sortant des dessous de notre logis et s'échappant par la grande lucarne qui troue la terrasse. En bas un Maure allume des lustres bizarres, quatre, un à chaque côté du patio quadrangulaire, pendant, en grandes araignées, au bout d'une ficelle, grossières couronnes de fer battu, supportant une douzaine de petits pots en lesquels sur l'huile flottent les flammes minuscules de veilleuses. Une clarté mince glisse, doucement funéraire, chuchotant à demi-voix; une clarté mala- dive piquant l'ombre de mouches luisantes qui planent sans bruit d'ailes. LXVIII Jeudi 19 janvier. Il est d'étiquette, sinon obligatoire au moins convenante, de ne pas circuler en ville jusqu'à la réception officielle par le Sultan. L'insigne honneur prochain d'être admis en sa présence doit faire tenir pour indifférent tout le reste. Il importe de se recueillir pour cet événement, de faire la veillée des armes, de se préparer par une neuvaine. Le Bashadour de bonne tenue ne sortira donc pas. Je monte sur la terrasse. Voyons par les dessus cette Méquinez encore fermée, Mékncs, Méknâs, qu'en sait-on, puisque les confus borbo-rygmes de cette prononciation de ventriloques maintient un mystère sur toutes les voyelles et sur toutes les consonnes de cette langue aux étranges fantaisies. Elle a partout des bastingages, cette terrasse, de hauts murs qui emprisonnent le Bashadour curieux et l'empêchent de donner en spectacle aux femmes des vrais croyants, en promenade sur les toits, et sa personne et ses allures. Dans ces remparts pourtant les boutonnières d'étroites meurtrières par lesquelles l'œil feuillette la ville page par page. Un chaos de constructions gris-jaune, cuisson du soleil, souillure des pluies, moucheté çà et là de la tache laiteuse d'une crépissure récente. Une mer à vagues plates soudainement gelée dans le désordre de son agitation, en laquelle une population hardie aurait excavé des demeures et sur laquelle, au grand air, elle vaquerait à la vie quotidienne. De ce grand iceberg miraculeusement réfractaire à la chaleur solaire, flottant sur le vert d'une banlieue lointaine, surgissent en aiguilles inégales, les minarets, blessés des lucarnes dont s'éclaire la montée intérieure, phares coiffés des logettes où nichent les Mouezzin's, mâts aigrettés de pommes dorées, sur lesquels claquent au vent, aux heures de prière, des drapeaux blancs ou bleus, effîloqués. Carrés tous, inspirateurs peut-être, par leur art précurseur datant de si loin, de nos beffrois et de nos clochers, quadrillés sur leurs faces d'un appareil visible de longues briques superposant en appliques au dehors le sobre relief d'arcatures étagées, quelques-uns merveilleusement cuirassés d'écaillés vertes luisantes, répercutant en éblouissements les passes de lumière envoj'ées par le soleil magnétiseur. II en est qui penchent, ajoutant cette grâce à la fierté de leur fût élancé. En haut, autour du gland de leur lanterne, le tour-de-garde à créneaux entre lesquels le chanteur, cloche humaine, lâche les oiseaux de ses paroles se mêlant aux faucons jaunes et aux palombes mauves attachés aux saillies ou voletant autour de ces colombiers superbes. Sur les terrasses juxtaposant en une surface énorme l'inégalité de leurs dalles sursautantes, les courreries des femmes, agiles, familières aux passages, aux isthmes, aux points de communication, pieds nus pour mieux se tenir sur les crêtes, pour mieux s'accrocher aux anfractuo-sités, non voilées en ces régions privées qui sont leur domaine de récréation, s'appelant en battant les mains, penchées aux parapets des patios, serrées aux hanches dans des vêtements longs et souples qui accusent les formes charnues, le blanc dominant avec des bariolures orange, vert, rouge. Elles causent, elles cousent, elles lavent, elles balaient. Des penderies d'étoffes. Du blé qu'on sèche. Aspect général de misère et de négligence. Des conciliabules. Des jeux de mains, suspects parfois en leur caressante hardiesse. Les enfants autour, en petits chiens. Des rentrées et des sorties par des trous invisibles. Des galopées d'ensemble vers une ruelle en laquelle, tout au fond, s'entend une musique criarde ou des coups de fusil, et alors un penchement général des têtes soudain enveloppées des voiles. Pas de fumées, pas decheminéescrêtantdeleur hérissonnement pittoresque nos villes froides du Nord. On dirait une cité dont on aurait rasé les toits pignonnants et où l'on vivrait sur les planchers des greniers mis à découvert. Deux palmiers, quelques têtes d'oranger, des circonvolutions de vignes sans feuilles, sur des murs plus ruinés une végétation parasite courte, dans la campagne des vergers d'oliviers. A l'horizon, les montagnes. Une, surtout, singulière, large, lourdement assise, et sur ses flancs, en taches grises calcareuses, cinq petites villes prodi- gieusement dormantes et mystérieuses, que longtemps, longtemps je regarde, et qui m'attirent, et qui m'absorbent. LXIX Vendredi 20 janvier. L'Hadj Fatmi, au jour prenant, rabat contre le mur les vanteaux de notre porte et relève, le drapant, un grand rideau rouge qui la matelasse. L'air frais coulant par la baie du patio, imprègne, vivifiant, la touffeur de la chambre. De mon lit où je paresse, si perdu en ma lointaine navigation de rêves, si neuf en mes pensées voyageuses, j'entends jacasser des merles qui logent dans les boiseries dont les larges caissons s'entablent sur les piliers de la galerie supérieure, les ornant et les achevant d'une ébénisterie jadis opulente, ores dévernie, négligée, chancelante. Par les fissures, le soir, rentrent furtivement les noirs siffleurs revenus d'un vagabondage dans les figuiers et les cactus, et le matin, se préparant au départ, ils bavardent une conversation énigmatique faite de gazouillis, de chuchotements, de cris légers, de coups de sifflets discrets demi-retenus dans le gosier craintif. Sous ces mêmes bois vermoulus, bruisse une ruche : autour de son orifice, en grappe fluctuante or roux, voltige le bouquet bourdonnant des abeilles. On procède dans le patio au déballage et à la vérification des menus présents destinés au Sultan, garniture de notre plat principal : le chemin de fer. Un lustre en verre de Venise moderne, rose et jaune, une glace ovale gravée, une autre à cadre doré, une pendule en cuivre, un coffret à bijoux, le tout facturé à notre Gouvernement par un magasin du Boulevard central à Bruxelles. Item un sabre de colonel. Item une cage avec un oiseau chanteur mécanique. Ceci sera vraisemblablement le cadeau préféré. Je ne sais quel ambassadeur avait donné des poupées nageuses : le succès fut étourdissant. Aux envoyés futurs, embarrassés de trouver du neuf, on pourrait recommander : un carrousel à chevaux de bois avec orgue de barbarie, un tram sur montagnes russes, un tir au pistolet-à-vènt avec cibles rigolantes telles que l'ogre ouvrant sa gueule quand on le touche au ventre, ou la paysanne montrant son derrière. Les bons Bashadours qui apportent ingénument des objets de science sont accueillis froidement. De beaux jouets, des automates, ou des engins de destruction, mitrailleuses, revolvers, fusils à répétion, voilà ce qu'il faut à ces enfants cruels. Le Sultan joue au canon avec des pièces que lui ont offertes les Français, comme il jouerait à la paume, pointant et tirant lui-même, et ravi quand, par chance, son boulet bouscule le but. Notre Comédor est au rez-de-chaussée, une des pièces oblongues, sans rien aux murs blanchis, éraillés. Deux placards humides où nos Abselams serrent une partie de la vaisselle, accumulant le reste dans les coins, sur le carreau, en un désordre malpropre. Chez nous ce serait un lavoir de cuisine, une remise, un refuge. Nos hôtes y ont étendu un tapis de Rabbat', joli parterre de couleurs en dessins géométriques, moyennant quoi c'est une salle à manger. Les sièges, les tables sont ceux du camp : comment en trouverait-on d'autres à Méknâs ? Notre suite s'est fourrée où elle a pu, beaucoup en plein air, dans le patio, sous la galerie, parmi les bagages, d'autres avec les askars dans le couloir d'entrée, d'autres dans la caverne fuligineuse où un cuisinier nègre élabore notre pâture. Ils continuent ici la vie de campement. Il n'y a que les tentes qui manquent. Ce soir chambrée complète de toute cette maroquinaille sous la présidence du Kaïd Rha. 11 donne un thé éga-litaire auquel prennent part nos trois Abselams. Accroupissement général et fraternisation à la lumière stellaire des lustres arachnéens qui gravitent paresseusement au bout de leurs ficelles. S'il y a entre ces Sémites une hiérarchie de fonctions, il n'y a pas de degrés entre les hommes. Ils se tiennent pour fongibles. On monte, on descend, sans préoccupation de rang ou de caste, à la volonté d'Allah. Chacun porte en soi toutes les ascensions et toutes les chutes. Tous Sidis! Aujourd'hui Pacha, demain valet, aujourd'hui valet, demain Vizir. Pourquoi dès lors ne prendrait-on pas le thé en camarades sur la même natte? LXX Samedi 21 janvier, l'audience officielle du Sultan. Le Ministre a reçu hier soir information que la réception de l'ambassade par le Sultan aurait lieu ce matin à neuf heures. Il avait même été dit huit, car le monde officiel est matineux en ce pays où l'on se couche tôt par imperfection du luminaire et où, dès cinq heures, les mouezzin's déclament en haut des minarets. Notre noctam-bulisme européen est inconnu. Nous voici tous, Bashadours, occupés à revêtir le costume de cérémonie. Le Ministre son frac, son pantalon, son claque brodés d'or terni par le voyage. Siczù les mêmes, brodés d'argent, frais ainsi qu'au sortir du passementier. Théo et nos ingénieurs, le frac de soirée, la cravate blanche, le gibus, affreuse cacophonie de couleurs et de lignes en cette Maugrabie aux vêtements bibliques. Moi, la robe d'avocat, le rabat, la toque, emportés à cette fin, à l'heure du départ, par caprice brusque et envie de mener loin, en des lieux et des solennités imprévus, cette vieille compagne fidèle, emblème d'indépendance, d'opiniâtreté et de justice. Nos gens s'attifent. Tous veulent en être, non pour nous, que leur importons-nous? mais pour leur Soultan'! le dominateur souverain,pape et roi. Un chambellan vient nous quérir. Sur une mule : la mule est, ailleurs qu'à la guerre, la monture aristocratique. Turban blanc de petit format, enroulé au tour, costume blanc; bedonnant, visage noir, rond, sans barbe : un eunuque peut-être, jovial quoique. Le poste d'askars présente les armes, le clairon fanfare, nos chevaux sellés encombrent le cul-de-sac, et nous voici en selle. Certes pour la première fois vit-on avocat, enrobé et toqué, à cheval ; ample le mérinos couvre la croupe. J'ai sous le bras le portefeuille de velours vert qui contient la lettre de créance du baron Whettnall. A la file indienne, parmi nos gens à pied faisant foule, nous circulons par les ruelles. S'apla-tissant contre les murs, des Maures gravement curieux, sans étonnement, nous regardent. Tours, détours, passage tête baissée sous des surplombs d'un mur à l'autre, débouché sur une place rocailleuse, où monumentale, accostée de remparts crénelés farouches, se carre en sa majesté trapue, alourdie de colonnes faisant béquilles à son entablement, une porte énorme, une Bab, développant son ample cintre arabe orné de l'arc-en-ciel violet et jaune d'une inscription mahomé-tane, vieille, ébréchée, mais superbe. Sur la place, entre des murs de place forte, innombrables, moutonnantes, les djillàb's. C'est l'entrée du Palais. Nous passons entre les gardiens berbères, aux longs fusils de montagnes, à bassinets, garnis de cuivre. Une première cour, vaste; sur la terre durcie des tentes coniques de soldats, champignonnant au hasard. Encore des murs, hauts, massifs, couleur de boue. Une seconde cour, vaste, quadrangulaire, chargée de soldats, cavaliers sans chevaux et fantassins, en lignes, formant le carré, tous accroupis, ce qui est leur : en place repos. Pas de public. Encore des murs, hauts, massifs, couleur de boue. Et par-dessus, en reculs successifs, s'entassant, des constructions. Des souvenirs me montent, échos de Carthage. Le soleil est bénin, pâlot. Nous mettons pied à terre. Le chambellan noir nous poste au milieu, le Ministre et son porte-parole Sicsù en avant, nous derrière, et plus derrière, notre suite. Des chevaux de bât et des mulets arrivent chargés des caisses où sont nos menus présents, con-grûment enveloppés de coton gris. On a dressé, en trophée grossier, des rails de notre chemin de fer. Non loin la bande des musiciens, " coiffés du fez, en longs vêtements versicolores, de tons clairs, délicatement adoucis par la déteinte, ainsi qu'en un parterre d'oeillets. „ Le sol est de la terre dure, caillouteuse. Un Kaïd crie quelque chose : des askars se dressent et en vol d'oiseaux s'abattent sur l'emplacement où le Sultan va stationner, devant le Ministre, picorant les pierres et nettoyant. En lointaine aurore une sonnerie de clairons, venant, venant, réglant le pas d'un cortège invisible, approchant, approchant, et qui débouchera, on le sent, par cette grande porte charretière, cette Bab, ouverte, là au fond, issue d'une voie en pente entrevue dans son large cadre crépi à la chaux, rustique, vraiment pas du tout royale, ni impériale, ni chérifiale. Voici que cette grande porte charretière, cette Bab éjacule d'abord, en trombe, des Marocains sans ordre, serviteurs, valets, palefreniers, s'é-pandant par course et par bonds, régurgitation préliminaire et prémonitoire. Suivent, tenus en brides, six palefrois cavalcadant, de robes diverses, harnachés, sellés, pompeux, qui passent le porche un à un et sont mis en front de parade, un coupé bleu avec dorures! un coupé avec des roues, quatre roues, les premières que je vois en Maugrabie! un coupé attelé d'un cheval conduit à la main! un coupé tombé de la lune! ô vision! ô chimère! un coupé!!! Tout ce qui gisait s'est déboîté de son accrou-pissement et debout regarde cette grande porte charretière d'où sort, sans s'interrompre, évoluant, la coulée du cortège. Un officier, crâne, petit, râblé, botté, éperonné, en jaquette rouge et or, turban blanc en toque, sabre au clair, en tête d'une compagnie nègre vêtue d'écarlate, marchant en alignement, — gauche, droite, — bonne tenue, — gauche, droite, — et disciplinée, — gauche, droite. C'est le Kaïd Maclean, l'Ecossais au service du Maroc, commandant de l'infanterie. Voici enfin Sa Majesté Chérifienne Mouley-Hassan', Empereur du Moghreb, Roi du Sous, de Fez et de Tafileth. Il s'avance. La musique part " en mélodie lente et grave, fanfare cahotante modulée sur des instruments européens. „ Des coups de canon la ponctuent, coups lourds. Il s'avance, — sur un cheval puissant harnaché de jaune comme d'une cuirasse d'or. Il s'avance, — vêtu de blanc, rien que de blanc, tout en blanc, séparé du soleil bénin, du soleil pâlot par un vaste parasol losangé de vert et de rouge tendu au-dessus de lui par un nègre athlétique. Et deux autres nègres, le masque givré de barbes neigeuses, vêtus de blanc, rien que de blanc, tout en blanc, attentifs et menaçants gardiens, détachent en rythme alternatif, d'un claquement sec, de grands coups de mouchoir dispersifs des mouches. Toute la garnison s'est courbée, courbée jusqu'à terre, les fez rouges des fantassins, les turbans blancs des cavaliers, en une seule ligne déferlante, et toutes les bouches ont crié trois fois : Allah ibarca amer Sidna! Que Dieu bénisse notre Maître! Il est devant nous, le Sultan, arrêté, ayant en queue un paquet de dignitaires et de courtisans à pied. Je le vois. Mains nues, pieds nus dans des babouches. Taille haute, teint basané, barbe et cheveux noirs, barbe peu fournie. Le visage nimbé dans la mousseline d'un haïck et, pardessus, un capuchon. Physionomie fatiguée, triste, très mélancolique, grave. Front ridé. L'œil extrêmement rêveur et bienveillant. La lèvre pendante. Vite notons en mon souvenir ces traits de signalement Le chambellan chef, le Moul-Méchouar, colérique nous a crié : "Marhababikom!,, Nous nous découvrons. Le Sultan lève la main en un geste de bénédiction papale. Le Ministre fait son discours. Sicsù traduit. Je passe le portefeuille. Le Moul-Méchouar le prend. Maintenant le Sultan parle. A voix très douce, murmurante, sur laquelle voltige, dirait-on, une timidité. Sicsù traduit. On nous présente un à un. Le Sultan questionne. Sicsù traduit. Est-ce qu'en Belgique les hommes de loi, les Kadis, forment un ordre religieux? Sont-ils des saints? Pourquoi ont-ils une robe noire? Théo est-il un peintre à la brosse ou un peintre à la machine (un photographe) ? — Des naïvetés de sauvage. Et toujours ce ton très doux, murmurant. Puis des assurances bienveillantes, des compliments, durant lesquels les deux vieux noirs, givrés de barbes neigeuses, attentifs et menaçants gardiens, ne s'interrompent pas de détacher en rythme alternatif le claquement sec de leur coup de mouchoir. Cela dure un gros quart d'heure, beaucoup, paraît-il. Le Sultan lève la main en son geste de bénédiction papale et tourne bride. Les troupes se courbent. Encore une acclamation poussant sa rafale. Musique et canons tonnant des coups sourds. Une porte, une Bab s'ouvre dans un coin de la place, rustique et délabrée comme l'autre, Un morceau de jardin apparaît. Le cortège va là. entre, et l'on referme. — C'est fini. LXXI Même date. Revenus à la Maison du Fils du Musican nous dialoguons sur l'épique et baroque cérémonie, quand reparaît le Méchouar bedonnant, essoufflé. Le Sultan souhaite le déballage immédiat de nos présents et convie le Ministre à y faire procéder. Désir de souverain est un ordre, même en pays barbare, surtout en pays barbare. De nouveau en selle, tous, et à la file indienne par les venelles. La porte trapue à l'arc-en-ciel griffonné d'écriture arabe, la première cour avec les tentes, la deuxième cour où tantôt station- nait l'Empereur, sommeillante maintenant, salle de spectacle vidée de spectateurs. Nous passons la porte charretière par laquelle il est apparu : troisième cour, comme les autres entre hautes murailles. Ascension par un passage en rampe, porche en tunnel appuyé sur des piliers crus, courts, massifs et ronds, aux entre-colonnements peuplés d'une nichée de gardes. Quatrième cour! longue, large rue longue, bordée de murs babyloniens, encaissée comme un long sas d'écluse; des colonnes romaines brisées dont les tronçons de marbre font banc au pied des énormes bajoyers latéraux; amas de décombres; dans des substructions, le retentissement d'une eau qui roule abondante avec des sonorités profondes, heurtant les conduits souterrains croulants, en coups de tam-tam auxquels l'éloi-gnement mettrait la pédale. Cinquième cour! bordée de portiques, hangars badigeonnés, négligés, rongés, abrités de tuiles vertes. Arrêt de notre peleton devant une porte de magasin ; plaquée de feuilles de fer-blanc ainsi qu'une caisse de biscuits anglais. C'est l'entrée du Palais proprement dit, de l'asile intérieur, du Harem, centre des enfilades labyrinthiques enfermées dans l'enceinte royale. Pied à terre. Le Méchouar nous guide. Vestibule à colonnes basses, sur le sol des gravois, l'air d'une bâtisse livrée aux maçons, pas une apparence de décoration ou de peinture, la pauvreté nue d'un bétonnage récent. Sixième cour ! dallage fendu, défoncé; bâtiments à portes d'étables, verrouillées; auvent en mauvaises planches; fontaine à vasque banale; une vérandah mosaïque en faïence de cuisine devant trois petites portes en bois peinturluré. Vraiment le préau d'un établissement vétérinaire de province. Nos cadeaux sont là, colis entassés. Près, quelques chaises empaillées dépareillées. Des soldats à poivron accroupis dans un coin; dans un autre, en nœud, un entortillement d'affreux nègres. On déballe. Apparaît la glace à cadre doré. Apparaît le sabre de colonel. Apparaît le lustre de Venise, fleurons, rinceaux, bobèches désarticulés comme les os d'un squelette démonté. Apparaît la pendule de cuivre. Puis le coffret à bijoux. Puis l'oiseau chanteur emplumé de pennes de rubis faux, de lapis, d'émeraude, sur son arbuste et sous sa cloche de verre. La porte du milieu sous la vérandah s'ouvre discrètement. Sort un eunuque noir; il fait signe aux affreux nègres, qui dénouent leur nœud de torses, bras, jambes et déguerpissent. Sur le seuil un grand fantôme en djillàb'. Les soldats à poivron se dressent. Le Méchouar bedonnant brusquement s'exalte. C'est le Sultan! C'est le Sultan qui vient à nous en robe de chambre, pieds nus dans ses pantoufles, en voisin, qui nous salue en souriant et se met à faire la causette, ainsi qu'il convient avec cette bonne petite Belgique tranquille, loyale, sans prétention, qui ne convoite rien chez lui. De nouveau je l'étudié. Une cinquantaine d'années. Sur les tempes, les mèches noires en ailerons tirebouchonnés des Berbères, grandes frisures de papillottes. Il examine, observe, interroge de sa voix murmurante, avec son air triste, d'une tristesse d'ennui doucement supporté. Maigre. Sur les traits la nonchalance de sa maladie récente. La fatigue des convalescences apâlit son teint basané de sémite africain. Caressant et très digne. Familier, mais àdistance. Quel symbole inconsciemment résigné de son empire qui croule, de son pays des mystères! Il flâne, s'attarde, " tue le temps „. Et s'en va comme il est venu, sans faste, sans suite, sans bruit, rentrant chez lui en bourgeois qui a pris l'air sur le pas de sa porte et va retrouver son ménage. LXXII Dimanche 22 janvier. Libres désormais d'aller où tend la fantaisie ! Divagateurs, nous allons par la ville, musant. Notre maison, notre Dar, au centre, dans le quartier marchand aux ruelles poussant leurs tentacules serpentantes au hasard, en diverti-cules, jusqu'aux remparts, jusqu'aux portes, avec des baies terminales béantes sur la campagne imprévue d'étendue. Dans le conglomérat énorme des constructions bétonnées, elles sont comme les crevasses profondes dans une surface limoneuse, séchée, ridée par le soleil ardent, rétrécie et craquelée en irradiations immotivées. Coudes, ressauts, impasses, prolongements, détours, soudures, courbes, lignes droites, revi-rades. Obombrées par leur étroitesse de défilés, la lumière descendant par les fentes qu'elles sont et parfois filtrée à travers le tamis d'un treillage de roseaux, très près des têtes des cavaliers, toiturant la voie en long berceau sur lequel paressent nonchalants les rameaux ophidiens des vignes, en cette saison déplumés de leurs feuilles déchiquetées, pareils à des reptiles engourdis par l'hiver. Au-dessous, la douceur d'un demi-jour de chambre maculé de larges taches solaires frappant le sol par les interstices, et le décorant de carreaux lumineux. Au rez-de-chaussée l'indéfinie série des échoppes s'accôtant, bahuts ouverts, enfoncés, tapissés de menues marchandises, à deux vanteaux, l'un relevé faisant auvent, l'autre s'abattant contre le comptoir sur lequel accroupis, demi-couchés, jambes croisées, en des attitudes d'idoles, silencieux et scrutateurs, une corde à portée, pendant du plafond, pour se lever, siègent les mercantis. Parfois une entrée sur un marché, barrée d'une barre pour arrêter les montures : marché, bazar, grand magasin garni d'un rang, de deux rangs de ces échoppes, toujours identiques à elles-mêmes, telles que des boîtes, des armoires rangées, des rayons, des caveaux symétriquement établis. A certaines heures, en ces retraites, des ventes à l'encan : un crieur va, vient dans la foule, portant le selam, la djillàb', les anneaux d'argent, le Kandjar, les babouches présentées aux amateurs, faisant tàter, examiner, recueillant et proclamant les enchères montantes, lâchant enfin au plus haut. Si l'objet est précieux ce manège peut durer plusieurs jours : le crieur parcourt toute la ville, entre dans les maisons, retient les offres, en marque l'étiage et adjuge quand la hausse ne rend plus. LXXIII Même date. Et notre chemin de fer? On le monte. Dès le matin nos deuxingénieurs et Pierre Helderwerdt, un monteur amené de Belgique, sont allés'à la besogne, quelque part, là-bas, dans un parc, 1 'Akdal, un des parcs enfermés dans l'enceinte du Palais. Théo et moi, cette après-midi, nous nous y faisons conduire. A cheval, avec une escorte d'askars. Les Bas-hadours, hôtes du Sultan, ont droit au respect. Mais qui sait? En ce cœur du Maroc, si près et si loin de Tanger, si près et si loin de notre époque, isolé dans un pays sans routes, sans auberges, sans poste, sans roue (ce nombril du Maroc, reposant dans une immobilité moyenâgeuse), un outrage, un traître coup peuvent partir. Il y a ici des sauvages et des fanatiques dont les instincts et les haines ont la détente facile, leurs yeux le disent quand ils s'arrêtent au passage, soudain menaçants, retenant sur leurs lèvres qui tremblottent le flot des impréca? tions qui leur monte aux dents. Puis les fous ! Ces inconscients que mène l'esprit d'Allah et qu'il faut laisser faire. N'en avons-nous pas vu un ce matin, tout nu, agenouillé contre une porte, la tête cachée entre les bras, gémissant en fauve blessé, sale et basané, regardé respectueusement? Et un autre, habillé en roi de carreau, diadème de papier doré, longs cheveux, physionomie cruelle de tyran, une lance empapillotée à la main, orné d'un chapelet de verroteries,, de débris de faïences formant le cliquetant collier d'une toison d'or imaginaire? Ruelles, carrefours, la grande porte trapue, les cours du Palais, d'autres cours. Le parc est loin. Des murs. Toujours des ruines, des remparts, des brèches, des effondrements, des cré-nelures allongeant en tous sens leurs peignes jaunes. Les parois de ces falaises architecturales réverbèrent, intense, la chaleur solaire. Une tour basse, carrée, abandonnée, percée de part en part d'un court tunnel. Au-delà, un champ énorme, plat, emmuraillé, sans un arbre; une centaine d'hectares de jachères d'un seul tenant. Pâture maigre de mauvaises herbes. Dessus, par groupes, lointains, comme mouches sur une galette, des chevaux, des moutons, des chèvres. Et des autruches ! Au-dessus des clôtures, à droite quelques toits en tuiles vertes vernies, un minaret délabré; à gauche des feuillages lustrés d'orangers ponctués d'oranges, mélangés d'oliviers, aiguillés de quelques cyprès en fuseaux. A l'entrée un kiosque qu'on achève, construction de guinguette à couleur d'enseigne. Ça le parc? Où sont les bosquets, les bocages, les jets d'eau, les splendeurs et tout le romantisme des descripteurs patentés? Ah! les menteurs, les effrontés menteurs ! Ici sont les pièces du chemin de fer, déchargées. Autour, une équipe d'Askars. Sur un petit tapis, par terre, un gros homme inoccupé : le Grand Maître de l'Artillerie! Pierre, le monteur, en casquette et sans veste, travaille, se démène, jure tous les jurons du Hainaut, essayant d'utiliser quelques Marocains, qui furent à Seraing chez Cockerill, in illo tempore, mais qui n'ont plus ni outils, ni adresse, ni souvenirs. Pour un qui besogne gauchement, vingt qui regardent. Un ingénieur du crû, aussi, qui fut à Paris et fait l'important, baragouinant le français : un gandin marocain. Il proclame que le Sultan veut que tout soit prêt pour mercredi soir parce que le lendemain est jour de récréation hebdomadaire pour le Harem. — C'est impossible, lui dit-on. — Il offre cinq cents askars,... mille askars,... toute l'armée! On tente de lui faire comprendre que le nombre n'est rien, mais l'aptitude. Nos ingénieurs demandent des piquets pour jalonner la voie. Il fait apporter un fagot. Il faut de vrais piquets, lui dit-on, des piquets droits. — Alors il réquisitionne les hampes des drapeaux militaires! Ah ! ce sera difficultueux, ce montage, et nous sommes à Méquinez pour longtemps. LXXIV Lundi 23 janvier. Nous avons fait le tour des murs, pour voir les murs. C'est énorme! Et merveilleux! A n'en pas finir ! Il faut des heures ! car cette enceinte non seulement ceinture la ville, de son rosaire de bastions, jalonné des blocs carrés des tours s'ouvrant dessous en portes égueulées, mais développe au Sud en appendice une boucle gigantesque qui clôture, sur le plateau, des terrains immenses,jadis, il y a deux siècles, jardins de Mouley-Ismaël, maintenant lieux vagues sur lesquels dans la stérilité et l'abandon gagnant, gagnant, restent en îlot le Palais et ses entours de ruines. Mouley-Ismaël! Ce nom revient sans cesse dans les explications qu'au long du parcours un Askar parle et mime, et qui pour nous demeuren t indécises comme l'histoire du Sultan, saint et terrible, ogre et demi-dieu, bâtisseur acharné de ces remparts interminables, jaunes comme le gravier des ravins proches dont ils furent bétonnés; par les temps gris, couleur d'érable, roses à l'aurore, citron-clair au soleil de midi, bloqués de grands pans d'ombre indigo, verts par les couchants rouges. Mouley-Ismaël! et chaque fois l'Askar se rengorge, et son orifice buccal devient rond, et sa bouche s'emplit de la grosseur du nom, craintivement admiré. A des hauteurs dans les parapets, aux lèvres de plaies cancéreuses, il signale des protubérances blanchâtres prises dans la gangue; des os, des os humains, squelettes de captifs chrétiens, chiourme asservie à ces constructions assyriennes, morts à la peine et ainsi ensevelis ; ou, parfois, maçonnés vivants sur l'ordre féroce du Maître. Inquiet, devant ces vestiges de cruautés atroces, l'Askar réprime son geste et baisse la voix : Mouley-Ismaël ! La ligne héroïque des fronts à pic développe le bandeau denticulé de ses créneaux, tantôt en digue, retenant à mi-versant le troupeau des maisons descendant la colline en un pêle-mêle visible, tantôt en hautes parois massives sur le sol plat, cachant, en murs de prison obstinés, le mystère de l'autre côté invisible, sans rien qui dépasse la crête, avec des cactus, dans les entailles, gesticulant des menaces au passant. Par intervalles, proéminentes, imposantes en leur lourdeur, les bâtisses quadrangulaires des tours, ouvrant sur la banlieue l'œil cyclopéen des embrasures bridées d'un circuit de rides en patte d'oie que font les longues briques plates dont on a froncé leurs paupières. Et par intervalles aussi les portes majestueuses, les Bab, se carrant sur leurs pieds-droits obliques en contre-forts, soutenant les extrémités de l'arc rentrant arabe qu'allègent de leur décor les entrelacs d'un verset du Coran. Leurs baies larges, entourées en coiffure, de ce feston coloré, de cette cornette tuyautée sur les bords, suscitent en rapprochement vague les têtes mouflardes des divinités égyptiennes encastrées dans les murs des temples au bord du Nil. Et vraiment cette accumulation despotique de constructions géantes évoque Thèbes et Mem-phis, évoque aussi cette Carthage, toujours ici réapparaissante, intellectuellement réédifiée par Flaubert, plus puissante sans doute, plus fasci-natrice que la vraie. C'est en elle,'autour d'elle qu'ici, dans Méknâs, autour de Méknâs, on vague, rêvassant. Et des armées se lèvent, investissant ces murs et sur ces murs des armées s'agitent pour la défense. Des machines de guerre battent en brèche, des échelles sont dressées. Les flèches marquent l'air de leurs stries sifflantes, les volées de pierres des catapultes passent ronflantes. Et au-dessus de la ville assiégée plane en vapeur sans cesse montante la clameur des batailles. Notre Askar indéfiniment nous mène. Mouley-Ismaël! Mouley-Ismaël! Il en parle comme de César ou de Napoléon. Sur les chemins de ronde des créneaux, dans les ruines, des voyageurs ont installé leurs campements au milieu de la végétation des ruines. Car d'un bout à l'autre de cette enceinte autour de laquelle on se fatigue à joindre le point de départ au point d'arrivée, le temps et la négligence maures, complices, rongent, ramenant en bas en débris tout ce que le travail humain avait porté en haut en matériaux. Point de sentinelles sur ces remparts, point de garnison dans ces tours, point de canons pointant leur prunelle du fond de l'œil des embrasures. Le vide, l'abandon : un délaissement immense et qu'on sent irrémédiable. Un " plus rien „ sublime de grandeur orgueilleuse déchue et de glissement lent vers l'anéantissement. La démonstration épique de ce décret du poëte : " La vieillesse couronne et la ruine achève „. Au pied des pans de murailles, des Arabes en djillàb's accroupis en séries longues, longues, dans l'inactivité des végétaux. L'oreille contre la paroi, écoutent-ils le travail mystique de décomposition qui, avec la patience du temps infatigable, débite en atomes le mur qui les surplombe? Encore un rempart. Tronçonné. D'une porte vient, ainsi qu'une poutre qu'on sortirait de la ville, sa colossale projection rectangulaire. Sur son sommet plat, large comme une chaussée, des tentes, des chevaux au piquet, des soldats; des décombres aussi et des plantes rudérales. Epave, bélier, quille énorme d'un navire chaviré, épine dorsale d'un mastodonte englouti. Qu'est-ce? Parle, Askar. — Mouley-Ismaël ! Moulev-Ismaël! — C'est la muraille fameuse, avortée, que le tyran voulait construire de Méquinez à Maroc, de Méknâs à Marakèsh, voie titanique de trois cents kilomètres, si sûre, si nette, si droite " qu'un aveugle de naissance la pourra suivre „, avait-il dit. LXXV Même date. Mohammed Amar est un chef du Riff, montagneuse contrée bordant la Syrte méditerranéenne à l'Est de Tanger, mare sœvum ac importuosum, en laquelle de courtes rivières, à peine descendues des hauteurs proches, nombreuses et faufilantes s'embouchent; sauvage contrée, retraite inviolée de Berbères pilleurs d'épaves, hostiles aux étrangers, prompts au meurtre. Mohammed Amar a joint notre caravane, en route; un matin je l'ai vu au Djouma d'Haouafa, près notre tente; un long pistolet bardé d'argent à ramages ciselés qu'il avait à la ceinture m'attira. Et depuis je troque avec lui des renseignements. Mohammed Amar a la voix barytonnante-ténorisante et de l'intelligence; il habite Tanger, mais aime le Riff et ses indomptés congénères, dont les ancêtres les premiers, en 711, douze mille, sous Tarik, lieutenant de Mouza, allié à l'évêque de Séville, franchirent le détroit au mont Calpé, depuis Djebel Tarik corrompu en Gibraltar. Je converse avec lui aujourd'hui, dans le patio frais, et Francesco Gumper traduit. Il a été en Europe avec le drogman de la Légation de France, Benchimol, un juif. Je lui demande : — Que pensez-vous de tout ce que vous avez vu là? — C'est curieux. — N'en vou-driez-vous pas au Maroc? — Non, c'est inutile. — Mais au contraire, cela nous sert. — Pour votre vie compliquée, pas pour notre vie simple. — Notre manière de vivre ne vous paraît-elle pas meilleure? — Non, on n'y a pas de repos. — Pourtant quand on est pressé un chemin de fer est bon. — On est rarement pressé quand on vit comme nous. — Ainsi vous ne voudriez pas aller de Méquinez à Tanger par chemin de fer? — Non, ce ne serait plus le cheval et la tente, nos jouissances. — Ne voudriez-vous pas au moins notre bien-être, nos maisons, nos vêtements, notre nourriture? — Penser à cela causerait trop de soucis; nous en avons peu, ce qui donne le bonheur sur la terre, et diminue les occasions de pécher, ce qui promet li le paradis. — Mais nos connaissances, la médecine par exemple? — Elle ne sert qu'à guérir les maux que vous prenez par vos façons de vivre et que nous ignorons. — N'y a-t-il rien à changer ici? — Si, moins d'exactions des gouverneurs et moins d'impôts; mais on en paie plus chez vous pour vos armées, vos flottes, vos fonctionnaires. Moins de prison aussi, parce qu'on n'y est pas nourri; mais chez vous des ouvriers par milliers souffrent la faim et travaillent comme ne le font pas nos esclaves. — Votre civilisation vous semble donc supérieure à la nôtre! — Oui, pour notre race; vos habitudes et vos besoins sont misérables parce qu'ils nous paraissent indignes d'un homme; il vous faut mille choses dont nous nous passons; vous ne savez pas dormir en plein air, pas supporter la faim, pas endurer les fatigues, ce que tous nous faisons aisément et gaîment; nous vous croyons amollis ; quand vous pensez nous étonner par vos inventions, sous notre politesse qui vous complimente il y a beaucoup de dédain. — Mais quelles grandes idées avez-vous? — Notre religion, qui intervient dans toutes les actions de notre existence. — En définitive comment expliquez-vous que des millions d'Européens font pourtant ce que vous méprisez? — Mash Allah! Pourquoi le Datura porte-t-il des fruits vénéneux, tandis que l'herbe n'a que son herbe? Socratique personnage. Enigmatique aussi dans l'instinct net de sa race, voyant court, mais fort, pensant juste en somme pour ce qu'est le Sémite et ce qu'il lui faut. Exemple sans tare de ces cerveaux étroits, arrêtés depuis des siècles dans leur civilisation limitée, s'y complaisant avec la sérénité et l'obstination des choses atteintes et la conscience ferme de ne pouvoir aller au-delà; transformant ce " ne pouvoir „ fatal en un " ne pas vouloir „. Fier, comme tous les siens, de ce contentement de peu, viril et sobre, regardant avec nargue nos raffinements, dégradés pour eux en Sybaritisme. Réfractaires à toutes les transformations rêvées par les humanitaires, devant rester Arabes sans passage possible, si ce n'est apparent, dans les mœurs d'une autre race. Quelques-uns, séduits par des récits d'Algérie, y vont goûter l'adultère mélange. Ils reviennent bientôt, dit Mohammed Amar, et quand ils ont passé l'Oued Moulouya, frontière naturelle des deux régions, ils se retournent vers l'Orient, et, remerciant Allah, font la prière du retour d'exil : " O Infidèles, je n'adore point ce que vous adorez, vous n'adorez point ce que j'adore; vous avez votre religion, et moi j'ai la mienne. Allah commande de vous combattre jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'autre culte que le sien. Allah voit tout! „ LXXVI Même date. C'est jour d'interview. Voici le Kaïd Maclean maintenant qui fait visite au Ministre. 11 est au service du Sultan depuis bientôt douze ans. Il était officier anglais à Gibraltar. Il a épousé 228 el moghreb al aksa une Irlandaise, aimable et belle, grande taille d'amazone. Il lui reste trois enfants : les autres ont été frappés par les flèches du soleil africain. Depuis trois ans un de ses frères l'a rejoint, soldat aussi. Ce petit groupe, isolé dans l'existence marocaine comme des pionniers de Feni-rnore Cooper dans les prairies du Far West, vit chez soi, autant qu'il peut à l'Européenne, ayant ses réserves de conserves, des bibelots souvenirs du home lointain, quelques livres, une cornemuse qui évoque la patrie par les airs de la patrie. La Kaïdesse, sa fille adolescente, une dame de compagnie, sortent voilées pour ne pas | exposer les dignes musulmans au scandale de visages de femmes affichés en public. A cheval, elles n'ont pu se résoudre au califourchon gar-çonnier. Avec quelques dames maures elles ont un commerce de visites : bavardages vains de recluses et grignotages de bonbons à la graisse. Le Kaïd porte un costume mi-partie : le turban blanc, le selam blanc flottant en manteau, mais des bottes, de vraies bottes de chez nous, à talons, en vachette noire. Pas de cheveux, mais non parce qu'il les rase à la maure : parce qu'il est chauve. Un air de spahi, de zouave, délibéré : non la gravité lente du Musulman. C'est lui qui a tenté de réglementer les fantassins marocains à la mode européenne. Le résultat révèle jusqu'où peut atteindre pareille adaptation. L'uniforme porté en traîne-misère. Les fusils à piston de nos réformes, détraqués par toutes les négligences, rouillés, bossués, rajustés avec des bouts de ficelle, les fourreaux des baïonnettes fourrés dans le dos entre tunique et chair, dépassant à la nuque. Des alignements disloqués. Dans les rangs, les tailles, par leurs disproportions, faisant peignes à dents cassées. Et dominant tout, l'aspect mal bâti, les jarrets démusclés, les longs bras maigres, le cou portant en avant de cette race inférieure, aux imperfections d'ordinaire cachées par les vêtements à plis amples faisant illusion. Deux ou trois compagnies au plus d'élite, se tenant mieux, à grande peine. Ces guerriers n'ont pas de caserne. Ils campent sur les murs, sur les places, sur les terrains vagues, dans l'enceinte compliquée du Palais ou aux environs, sous des cabanes de roseaux, de feuilles d'aloès improvisées, ou sous des tentes. Us cuisinent eux-mêmes. Us ont une solde de quelques flous' pour se pourvoir. Parmi leurs huttes de Bohémiens, quelques huttes de prostituées. En somme de très pauvres diables, marchant en tourbe avec le Sultan, partout où il va. Dociles et tranquilles en général, dit le Kaïd, se battant bien, en sauvages, cruels à la guerre pour les vaincus. Tous les ans, avec la fatalité du retour des saisons, le Sultan fait campagne. Est-ce plaisir analogue à la chasse, est-ce nécessité? On choisit parmi les Bérabres des montagnes, toujours en rébellion comme si eux aussi ne demandaient pas mieux que de faire une partie, la tribu à traquer, et on se met en route pour un déplacement lent de petites étapes, réalisant cet éternel rêve sémitique : l'existence nomade. C'est une joie et une renaissance. Toute la cohue des bagages, des troupes, des femmes, des fonctionnaires s'engage dans la montagne, campant à midi, campant le soir, vivant de Mouna. Par-ci, par-là des escarmouches, des coups de fusil, des embuscades sans conséquence, des simulacres de batailles, des fantasias forcenées, des troupeaux capturés, quelques villages de roseaux bousculés. Finalement la soumission des Berabres, en grande pompe, et les têtes des rares tués, camphrées et salées par des juifs, envoyées aux villes de l'intérieur, en lots gradués selon l'importance, pour y être pendues, en leurs laides grimaces, aux portes, en témoignage de la puissance et du triomphe du Sultan. Cela dure quelques mois et est toujours à recommencer. Il semble qu'on entretient ces tirés pour Mouley-Hassan' comme on entretenait les tirés de Compiègne pour Napoléon III. Ces grands enfants barbares prennent néanmoins leurs forces militaires au sérieux. Ils se croient en état de résister en bataille rangée. Ils sont persuadés que depuis Tétouan, où ils furent vaincus par O'Donnel en 1860, les progrès de leur organisation ont été immenses parce qu'ils ont quelques Comblain et quelques Winchester. En vérité ils ne sauraient faire que la guerrilla d'Abd-el-Kader et elle ne servirait qu'à retarder, peu, l'inévitable défaite. Leur sécurité n'est pas dans leur fragile armée mais dans les compétitions des Puissances se faisant équilibre. LXXVII Même date, le soir. La face douce, muette, brillante d'une grande lune planait haut, haut, si loin, si loin vue d'en bas, au-dessus de la lucarne du patio braquée sur elle comme l'oculaire d'un gigantesque télescope. En tapinois, seul,... par besoin d'être seul,... je suis monté sur la terrasse. J'ai vu la ville sous la neige .. La blancheur des terrasses en donnait l'illusion... Des fées descendues de l'île ronde pansélénique ont essoré leurs tuniques et leurs voiles de lin lavés dans une lessive céleste. Ils sèchent éblouissants " à la chaleur mystique du soleil des loups, dans la protection d'un silence polaire „. Leurs diaphanes gardiennes sont-elles cachées dans les blocs massifs d'ombre qui dressent sur cette blanchisserie séraphique des carrés de basalte noir? Une ville d'Afrique sous la neige, ô fantaisie d'une glace fritte! Si intense l'impression, que je sens le froid d'une nuit de gel et que mon âme, à tire d'ailes, est partie pour le Nord. Battant aux vitres, elle se fait ouvrir la maison, et la voici, parmi les miens, dans l'intimité d'une soirée d'hiver, telle " qu'un enfant craintif qui s'approche du feu „. Rêve court. Bientôt surgit oppresseur le sentiment des misères et des ennuis quoditiens de la vie compliquée de là-bas, avec le remplissage vulgaire des êtres et des choses. Elle repart, mon âme, à tire d'ailes et revient se poser ici sur cette terrasse argentée " à la chaleur mystique du soleil des loups, dans la protection d'un silence polaire „. Et je jouis pleinement du détachement de la vie bête. Je frissonne de la vraie liberté, non pas seulement celle du corps, mais cette autre, vraiment divine en son raffinement, la liberté de l'âme délivrée des préoccupations de l'existence contemporaine, si grande dans l'ensemble de son prodigieux en-avant d'irrésistible armée, si mesquine dans la fonction infinitésimale qu'elle impose à chacun de ses soldats. LXXVIII Mardi 24 janvier. Le montage du chemin de fer est devenu notre préoccupation principale. Le Sultan s'impatiente à le désirer. Du moins ils le disent, les fonctionnaires divers qui arrivent, à la Maison du Fils du Musican, entretenir le Ministre de choses vagues, perfluant de paroles tâtonnantes, dans la nuit de leur ignorance, s'efforçant à découvrir, retenus par la peur de dire trop, et disant pourtant par l'envie d'apprendre quelque chose sur ces ennemies abhorrées, les nations européennes, tourmentants cauchemars de leurs étroites cervelles. Est entré en scène un équivoque et bizarre personnage, à visage glabre et ridé, parcheminé, fripé, de vieille femme, hérissé de quelques poils durs de brosse, s'enveloppant tête et corps de longs voiles blancs qui enforcissent l'illusion. Chaque jour il survient sans bruit à la nuit prenante, glisse, traînant des babouches silencieuses, et disparaît au rez-de-chaussée dans la chambre de Siscù où il cause avec le Ministre aussi longtemps que dure une bouteille de vin de Champagne qu'il boit à grands gobelets. C'est Si-Bou-B'ekre, un demi renégat comme le chérif d'Ouazan', protégé anglais richissime, nommé par les siens ici, avec haine et dédain, " l'Agent anglais ,„ tenu pour espion, tripoteur d'affaires redouté à la Cour chérifiale, sans poste officiel du Sultan, mais posant pour le familier de l'Angleterre, plaçant son argent à Londres, intermédiaire obséquieux, jouant l'important, donneur de conseils, faiseur de promesses, à l'égoïsme horriblement visible, à la politesse cadavérique. A-t-il de l'influence, n'en a-t-il pas? nul ne le saurait discerner. Il dit qu'il en a et Sicsù le croit, voilà qui est certain. LXXIX Même date. Nous allons à l'Akdal où nos ingénieurs travaillent à force. On pose les rails, à partir du kiosque de guinguette, en diagonale vers le mur de droite derrière lequel le minaret délabré et les toits en tuiles vertes vernies, qui sont le Dar-Bcïda, la Maison-blanche, résidence impériale qui tombe en cannelle. Les askars s'éreintent à quelques petits nivellements. Pierre Helder-werdt, le monteur, cintre des rails pour dessiner une boucle de retour à chaque extrémité. Sous el moghreb al aksa une tente large, étalée en ses cuivres or et rouge, en ses aciers argent, la chaudronnerie de la locomotive mignonne, baptisée Maugrabie. Sur son petit tapis, par terre, le Grand Maître de l'Artillerie siège en son inoccupation sereine. Je baguenaude sur le champ à verdure maigre parasitaire. Il y a là-bas des chevaux entravés en carré, une centaine. Je m'en approche. Les askars me disent que ce sont les juments du Sultan. Tristes bêtes! A quelques exceptions près pas vraiment belles. Et négligées! Crottées, prises aux paturons dans les nœuds coulants usuels, elles mangent l'orge jetée sur le sol devant elles. Une a avorté et le fœtus, lamentablement inachevé, difforme et infect, pourrit aux talons de sa mère, qui, inconsciente, lui a fracassé le chanfrein à coups de sabot. LXXX Même date. Nous sommes revenus à la nuit. Foule grouillante dans les ruelles à boutiques proches de chez nous, étouffant les rumeurs de son agitation, nouant, dénouant ses groupes de fantômes aux devantures dans le nimbe pâle des bougies plantées, piquées en l'amas des marchandises, leur petite flamme poussant sa langue malade avec la clarté craintive et limitée des vers-luisants sous les feuillures. Par terre, en des coins, de plus minces, de très minces, filiformes bougies, mettant sur un étalage de pauvre la lueur d'une allumette, dessinant à peine l'être accroupi qui garde, le capuchon pointant, comme un éteignoir qui hors du noir va s'abattre et éteindre ce mince, très mince, filiforme luminaire immobile là et doux, minuscule papillon de nuit se fatiguant à éventer d'un vol mou l'obscurité. Balek! balek! des bêtes passent clapotant des pieds, conduites, avec cet unique cri de gare à vous! proféré sans tapage: Balek! balek! scindant la presse de leur sillon discret et, résorbées par les ombres, allant on ne sait où, confusément, en un évanouissement de lignes et un épuisement de bruits : Balek! balek!... Une vie qui rampe et glisse, muette, somnambulique, som-niale, demi-morte. Nous rentrons mélancoliques. Le froid d'un isolement à profondeur de vide nous a saisis. Où le fil reliant nos âmes à ces âmes, rompant l'enchantement du réciproque et hostile incompréhensible? La table est mise dans le Comédor " aux murs éraillés, qui chez nous serait un lavoir de cuisine „. Dans des chandeliers d'autel les bougies de la Mouna débitent leur clarté glaciale. Nos trois Abselams servent, la bouche cousue, en ennemis, croirait-on. Nul bon vouloir pour nous ni des hommes, ni des choses. Au dehors les quatre lustres bizarres pendent " en grosses araignées au bout de leurs ficelles „, émanant leur lueur de veilleuses. Des askars rouges debout contre les piliers du patio dardent des regards énigmatiques. Sous la galerie d'en face, le Kaïd Rha accroupi, majestueux dans l'écroulement de ses selams et de ses burnous, flanqué du Thaleb et de Ben-Kador notre janissaire, noyé d'ombre, fixe vers nous ses yeux doux à arrière-goût cruel de félin au repos. Non, nul bon vouloir ni des hommes, ni des choses. Un invisible effort, senti quoique invisible, de répulsion. L'ardent désir secret de tenir close la Maugrabie sainte, d'en maintenir le mystère, de la refuser à l'étranger, de la voiler, de la cloîtrer ainsi qu'une musulmane. L'instinct du péril à admettre l'Européen. La justification dans le for de ces consciences obscures de la politique qui ferme l'Empire, comme autrefois la Chine, et fait le blocus autour de Méknès, de Fàz, de Marakèsh, comme jadis autour de Pékin et de Nankin. L'universel complot d'inertie opposé aux tentatives des Puissances pour gagner sur cette barbarie consentie, et chérie avec l'intense opiniâtreté de la bête pour ses habitudes de race. Le Sémitisme séculaire se butant pour n'être pas destitué de ses mœurs, ayant le frisson, l'effarement des assujettissements par lesquels on le dénature en Algérie, en Tunisie, en Egypte. Ne voulant pas, ne voulant pas ! Ah! ces invectives de Bou-Maza, émule d'Abd-el-Kader, à ses juges français : " Les Arabes vous haïssent pour votre religion, pour votre race, pour vos conquêtes. Il en est qui vous disent : je t'aime et suis ton fidèle. Ils mentent par peur ou intérêt. Tous, avec joie, se nourriraient de brochettes faites de hachis grillé de votre chair. Toutes les fois que viendra un Chérif capable de vous vaincre, ils le suivront. La victoire vient d'Allah! Tôt au tard il vous fera tomber „. LXXXI Mercredi 25 janvier. Haine de l'Européen, dans les contacts immédiats souriante, mais lourde, chargée des inoubliables souvenirs de tant de luttes impitoyables, des appréhensions de la conquête possible, et surtout, de l'incurable hostilité des races, grevant le passé, grevant l'avenir, que rien n'abolira si ce n'est l'extermination. J'ai vagué longuement en ces pensées, cette nuit, louvoyant, par des heures lucides d'insomnie, par des heures divinatoires de rêve, obstination de cervelle à ne jamais chômer. Oh! la folie de croire au passage d'une race dans une autre par la civilisation ! Oh ! la folie de croire que la civilisation de l'une pourra jamais être la civilisation de l'autre! Oh ! surtout la folie de croire à l'équivalence du développemant possible, à la fusion dans les conquêtes d'un développement commun ! Il y a ici une mission militaire française, vési-catoire cuisant attaché au Sultan. Quelques officiers inférieurs, jadis introduits et niaisement admis comme instructeurs pour l'artillerie, congédiés plus tard, mais insolemment maintenus par leur Gouvernement, avec cet agrément ironique : c'est le Sultan qui paie. Le Maghzen' a protesté, mais on l'a convaincu de ses torts par l'envoi d'un cuirassé. Officiers et ordonnances suivent le Sultan partout, même en ses guerres de montagnes. Espionnage diplomatique, officiel, avoué. La population leur montre complaisant visage, et donne ces illusions de sympathie qui font écrire au voyageur naïf " le Maure est bon „. Pour les siens, oui; la bonté ordinaire. Mais pour les Roumi, les Nazrani, foin! Il les croyait certes et bons et sympathiques le commandant Smith qui, attaché à cette mission française, vécut longtemps parmi eux. Rappelé l'an dernier et prêt au départ, il alla une dernière fois pêcher aux environs de Méquinez, confiant. Son ordonnance partit faire pâturer les chevaux dans l'alentour. Des Berbères étranglèrent le maître et le laissèrent nu sur place. Les bons Maures! Son cadavre, depuis ramené à Tanger, fut enterré ici près. Nous avons été ce matin voir la place. Un enclos emmuraillé de murs croulant en brèches, lugubrement vide. Le coin où fut la sépulture désigné à notre curiosité insistante par un askar hésitant : ignoblement souillé d'excréments innombrables, déposés, accumulés avec une méthode opiniâtre dans la profanation, dans la volonté sacrilège d'insulter vilement le mort " ce fils, ce petit-fils de chienne, qu'Allah maudisse, tourmente et brûle! „ Tout passant est entré, homme, enfant, accomplissant selon ses moyens la contamination immonde, rectifiant en paix, derrière ce mur, par une exhibition cynique, le mensonge de ces bons visages qui attendrissent le voyageur fiaïf. Débauche d'ordures révélatrice de la psychologie secrète de ces sauvages, offrandes barbares sur l'autel de la haine, poussées dans la jouissance farouche d'abominer par un rite abject l'ennemi exécrable. Révélatrice aussi du vice héréditaire, en rien déshonorant pour ces Sémites dont quelques-uns, ingénument, se rattachent aux échappés de Gomorrhe. Observateur imprévu, notre pharmacien désignant, dans cette corderie qui eût émerveillé Aristophane, des échantillons d'étonnant calibre, exclame avec son accent complexe de Gilbraltaro-Tangérite, ce significatif et énorme néologisme : Défondés! Tous défondés!! LXXXII Même date. — Le Mellah de Méknâs. 11 y a à Méquinez un quartier Juif, un Mellali, comme dans toutes les villes de l'intérieur. Sur les côtes la philanthropie aryenne a libéré les Béni-Israël de ce parcage. Sicsù est chez lui dans le Mellah et nous y conduit. C'est à l'Ouest, une sorte de dépendance de la cité, de construction subalterne, les communs d'une grande maison, écuries, remises, étables, chenil. Tous les soirs il faut que le troupeau, la meute rentre et on met les verrous. Une unique grande porte avec gardiens maures rompt l'enceinte emprisonnante des hautes murailles. Là dedans ils foulent par fiction la terre de Judée, jouissent d'une vague exterritorialité. Au dehors ils touchent le sol sacré du Moghreb al Aksa : qu'ils se déchaussent et marchent pieds nus, hommes, femmes, grands, petits, qu'ils coiffent la calotte noire, couleur de malédiction et de honte. Seuls les Ioudi protégés des Puissances échappent à ces humiliations. Qui les transgresse est poursuivi en bête enragée et périra sous les coups si le trajet de sa fuite effarée jusqu'au Mellah, espoir de refuge, est assez long pour l'assommer. Et pourtant ils sont de la race : Sémites comme les autres, eux des plus purs, gardés des mélanges par l'horreur héréditaire qui les isole et avilit en souillure le contact sexuel avec eux. De même race, oui, on le voit par la trahison des traits, des allures, des moeurs, malgré le déguisement des longs cheveux en crinière pendante, donnant la fausse respectabilité rabbinique, les grimant si différents des Maures à crâne rasé; malgré le costume : ni le turban, ni la flave djillàb' ; la calotte noire, la simarre indigo, la sou-quenille, la djillàb' foncées rayées. Leurs femmes, couronnées d'un diadème en bandeau, vert, rouge, jaune, d'une crudité prismatique, petites têtes pâles de lymphe, plaquées de cheveux d'encre, à physionomie placide de génisses douces, le corps enflé, flasque, aux mamelles en calebasses ballottantes sous un corsage vert de salade, énormes au circuit de la taille par le ventre proéminent et les fesses plates élargies en table d'arbre scié à la souche, les cuisses enveloppées d'un jupon rouge à ramages, si copieusement boudinées qu'elles marchent les jambes écartées, en bêtes grasses. " Chair morte „, dit le Maure méprisant. Oui, chair devenue morte par la vie sédentaire, la cervelle sans pensée, la soumission vide au mâle. De la même race. Pourquoi alors ces avanies? Mystère historique mal éclairci. Ils vinrent ici, par flots, quand l'Espagne, tourmentée du besoin de se débarrasser des Sémites qui, par les croisements, avilissaient son sang, après avoir expulsé les Maures, expulsa les Juifs, arrière-faix des envahisseurs africains et asiatiques. Grande mesure politique, tardive comme le prouve l'impuissance espagnole actuelle à sortir des trébuchements de sa bâtardise, mesure de salut, alors acte fanatique parce que l'homme, obéissant au clairvoyant instinct, rarement en discerne la cause première et le badigeonne de prétextes secondaires. Ils vinrent ici, chez leurs congénères, mais grevés du renom infâme que parmi les nations aryennes leur avaient infligé la légende du Christ supplicié, l'antipathie incompressible du sang, et la transmutation en usure odieuse de leur inaptitude aux industries créatrices. Le Mahométan répugna à accueillir sans hostilité ces êtres chargés des exécrations chrétiennes. Il ne les repoussa point, peut-être par sècrète affinité consanguine, peut-être par désir d'un bétail à exploiter. Il les mit hors la loi commune et les enclava dans les Mellah. Ils vivent là entassés, à Méquinez cinq mille, dix mille (en ce pays on ne sait jamais), libres des prescriptions du Coran sur la propreté, débridés en une saleté épique. L'égout c'est la ruelle, s'exhaussant lentement des stratifications immondes que secrète la vie ménagère. Partout les couleurs suspectes, les odeurs violentes, les jus écœurants des putréfactions. Nous chemi- nons, les pieds précautionneux, sur ces plates-bandes de fumier, fleuries de poules mortes, d'oranges pourries, de vaisselle cassée, de charognes purulentes, d'exitures, de vidanges, soigneusement cultivées, croirait-on, par des jardiniers coprophiles. Pour voir ces Roumi venus de si loin, si rares en ce Maroc fermé, aux baies des portes demi-ouvertes, dans les couloirs assombris, aux lucarnes qui trouent les maisons basses, sur les terrasses, une floraison humaine, une floraison de juives, serrant en bouquets leurs visages diadémés, anémones versicolores à calices blafards, leurs corps enveloppés de rouge et de vert en longs cornets de lobélies. Les maisons? La maison mauresque modifiée par ce facteur : la femme visible. Donc l'architecture s'est risquée en fenêtre, petites, timides, à fermettes de bois. Donc les terrasses moins fréquentées, voirie aérienne destituée par la rue. Les patios sans galerie extérieure à l'étage, le besoin d'être dehors se satisfaisant par la sortie. Au surplus, des masures tassées, condensées sur l'étroite surface du Mellah, n'ayant jamais pu faire éclater les murs qui le closent, des murs de Mouley-Ismaël ! ni sauter par dessus comme firent les faubourgs de nos villes européennes. Dans la même enceinte de bagne, le cimetière, à profondeur de puits, contre la margelle écrasante que lui font les remparts, les tombes blanches rangées en ordre de magasin, noircies d'hiéroglyphes hébreux. Pas une herbe. On entre chez le Juif. On n'entre pas chez le Maure. On entre chez le Juif et nous avons visité quelques demeures renommées montrées de de haut en bas complaisamment, orgueilleusement. Car la richesse ici comme ailleurs a établi sa hiérarchie. Il y a des Shylock, il y a des Lazare. S'il y a des chiffonniers, il y a des Rothschild en germe. Les maisons des riches haut au-dessus des autres érigent un belvédère à arcades et dans l'intérieur une débauche de décoration : parquets et lambris de mosaïques en faïences, portes, volets, boiseries, poutres gravés, sculptés, peints; chapiteaux, tympans dentelés et repercés dans le stuc; grilles et balustrades en fer forgé. Le goût, le dessin, le coloris arabes alourdis en une matérialité criarde. Des sentences bibliques remplaçant les versets du Coran. L'éternel arc en fer à cheval, conçu à l'origine par un accident heureux de l'imagination sémite,... ou peut-être par l'Aryen conquis ou capturé enfantant déjà l'art gothique ... et depuis, pendant douze siècles, imperturbablement maintenu, symbole architectural de cette civilisation stagnante, ignorante de l'effort vers autre chose qui caractérise l'Aryanisme. Les maîtres de ces orgies de bariolage sont des Juifs crasseux, barbus, chevelus et crépus, élargissant aux tempes les ailerons de la noire ébouriffure berbère, mais fléchissante et pleurarde, non menaçante; humbles devant les Bashadours, et complimenteurs avec l'air de méditer toujours la facture de leurs compliments; entourés d'une tribu d'enfants, de gendres, de petits-enfants, de serviteurs et de servantes, d'un démêlement impossible, rendus fongibles par l'identité du costume, des allures et de la malpropreté. Est-ce la fille du Gobsek ou sa laveuse de vaisselle, qui là, curieuse, au premier rang, machinalement travaille d'une fouille suspecte sa tignasse sombre? Est-ce son gendre ou son valet ce maigre gaillard à peau graisseuse, à lèvres charnues, à massif buse nasal qui, avec une inconscience cynique, nous regardant manipule le corsage d'une fillette à peine pubère? Et cette matrone aux rotondités de barrique, est-ce sa femme, est-ce sa cuisinière ? Promiscuité de nomades mal déshabitués de la vie de campement. Tous logent dans cette étroite demeure ornée en châsse, encombrant les petites chambres oblongues, sur des matelas, par terre ainsi qu'aux corps de garde. Tous mangent accroupis autour de tables basses jusqu'à ras du sol. Tous mal lavés, à odeur de fauves : il n'y a pas ici, au centre du patio, la fontaine musulmane, grelottante, sollicitant aux ablutions. Et quelle fonction a ce monde? Difficultueux à savoir. Sicsù lui-même tergiverse. Certes les infimes servent les autres. Certes il y a à l'entrée du Mellah un tronçon marchand, des échoppes alimentaires en lesquelles le Juif est, pour les siens, épicier, verdurier, boulanger, boucher. Et dehors, dans Méknès, il est une rue d'orfèvres où on les voit, accroupis sur les comptoirs des boutiques en armoire, fondre et forger des broches en argent, des bracelets de poignet et de cheville, audacieux en leurs alliages; où aussi ils brocantent des tabatières piriformes émail-lées, des armes ciselées, de vieilles monnaies à tenir en méfiance. Mais les grosses fortunes? D'où? Si le Juif se tait là-dessus, le Maure parle. L'usure! L'usure phénoménale! A vingt, à trente, à soixante pour cent..... par mois. Avec accumulation des intérêts mois par mois. Pour la cervelle étroite du paysan maugrabin, qui ne sait guère compter au delà des cinq doigts, dont l'aptitude à se souvenir et à prévoir dépasse péniblement la semaine, ces chiffres monstrueux taisent leur formidable iniquité. Le Juif prête pour lui, prête pour le riche arabe à qui l'intérêt est défendu par le Coran, prête pour l'étranger honteux d'usurer lui-même. Dans ce métier d'intermédiaire, il trouve sa sécurité : comment se passer de lui, toujours prêt à cette besogne, habile toujours; obséquieux pour obtenir, adroit pour stipuler, rigoureux pour exiger, impitoyable pour contraindre? Où le cœur aryen, incorrigible en sa chevalerie, répugnerait, hésiterait, céderait, allant au fil de ses pitiés et de ses générosités bêtes, son cœur de Juif reste impassible. Libéral, il l'est à propos pourvu que cela serve. Il graisse les paumes avides des fonctionnaires, il est commode à subir les impôts, il sait, à propos, fondre et émailler un bijou pour le harem des Pachas. Il faut maintenir et soutenir ce bon contribuable qui, sans rechigner, fait large la part du feu... et du Maghzen'. Et ainsi, sans s'émouvoir des plaintes, rassuré par la complicité vénale des fonctionnaires, sangsue il suce et se gorge. Avec un idéal pourtant : aller à la côte, passer en Europe. Il a entendu le récit des merveilleuses fortunes de ses coreligionnaires, là-bas à Francfort, à Paris, à Londres. Il se souvient de l'Espagne habitée par les ancêtres : quelques-uns ont encore les clefs emportées des maisons qu'il fallut abandonner alors, et tous les ans, à l'anniversaire du désastre, ils le pleurent à l'égal de la destruction du temple de Salomon. Il sait vaguement que là-bas l'usure se nomme banque, et honore. Il rêve de quitter le Mellah natal. Mais comment, avec ce Maghzen' sauvage qui rattrape en route, comme une bête échappée, le loutre qui déménage, qui le ramène à l'étable en le rouant de coups. Il s'agit d'obtenir la protection diplomatique. Il y réussira puisque cela peut s'acheter, on l'assure discrètement. Protégé, il pourra s'établir à Tanger. A Tanger il grossira sa fortune et se préparera au départ. Un jour on le retrouvera dans une grande ville d'Europe, naturalisé ou près de l'être, gros personnage apprivoisé à nos mœurs et à nos sentiments, autant qu'un Sémite peut l'être, c'est-à-dire à la surface, jamais au fond. LXXXIII Même date. Sur la terrasse, au soleil couchant. Face éblouissante de géant qui s'étale sur les coussins rouges des nuages amoncelés en divan. Sultan couchant. Et de cette face formidable et patriarcale émane sur la ville en projection rayonnante l'universelle dorure des surfaces avec les rehauts el moghreb al aksa merveilleux de l'outre-mer des ombres. Les faïences émeraude des minarets ruissellent, leurs pyramides de boules dorées dardent des feux de fanal. A l'Occident le revers empénombré des monts est sablé de poudre d'or. A l'Orient les pentes s'enveloppent de gaz rosissante. Les arêtes des tours servent de perchoirs aux palombes mauves, aux faucons fauves baignant dans la tiédeur des derniers rayons. Sur les terrasses des Arabes gesticulent lentement la prière du soir. Des femmes regardent au Septentrion vers le Djebel Zerhoum, cette montagne large, lourdement assise, où sont les cinq petites villes mystérieuses qui attirent et qui absorbent. L'astre impérial les plaque de clarté : sur le versant qu'elles tachent, on dirait des morceaux de planète tombés là une nuit de cataclysme, des pierres de lune, hier étoiles filantes brûlées au frottement du passage dans l'atmosphère, maintenant aplaties par la chute claquante et refroidies. Djebel Zerhoum! montagne de Pharaon! Mystère du nom étrange s'ajoutant au mystère du lointain, de l'inapprochable, du silence, de l'immobilité morte en lesquels elles m'apparais-sent, elles apparaissent à ces femmes qui les regardent au Septentrion. Soir arabe! Quelle paix sur cette ville, sans la rumeur des roues, indéfiniment roulantes et se relayant dans leur roulement, qui monte et plane sur nos cités ! Avec l'affaissement des toits plats. Avec la gravité des lignes droites. Sans autre relèvement que le jet passionné des minarets religieux. O le pacifique et noblement mélanco- lique déclin où le jour s'éloigne à reculons, pareil à un chevalier triste dans une cuirasse d'or! La fin d'un beau jour, la fin d'une vie blessée du coup de flèche des illusions perdues. Le visage à l'une des meurtrières, je rêve, je rêve ainsi. Sur une terrasse, tout près, une Mau-resse a vu mon visage qu'encadre l'échancrure. Ah! quel geste! Quel geste escarbotant mes rêveries! Le coude droit sur la main gauche, elle baisse et relève l'avant-bras, le poing fermé, noueux et glandé, en un simulacre obscène, et achève sa mimique en redressant l'index qu'elle remue en titillant. Le tout à mon adresse avec une figure de colère injurieuse. Et un petit garçon, à côté d'elle, relevant sa djillàb' et tendant le ventre, dans ma direction, en un jet raide et insolent, pisse. LXXXIV Jeudi 26 janvier. Chômage aujourd'hui au chemin de fer; L'Ak-dal, le chantier, est fermé. Le Sultan y passe la journée avec sa Famille. Kassem, l'ingénieur gandin, nous en a informés hier. En effet, hier on a dressé quelques grandes tentes sur le vaste terrain vague, en plein sur la végétation de mauvaises herbes qui y verdoie maigrement. Ce matin, dès quatre heures, Mouley-Hassan' a occupé l'endroit avec sa Famille. L'entrée, percée en court tunnel dans la tour, est fermée, et des factionnaires nègres vont et viennent au pied des hauts murs jaunes pour tenir à distance les indiscrets. " Sa Famille „, a dit Kassem. Idest son harem. Et en vérité il faut, à l'encontre de nos préjugés bêtes et érotiques, comprendre que le harem ce n'est pas un lupanar, mais la famille, dans le sens intime et tendre d'intérieur, de foyer, avec la réserve, le respect spécial qui protègent la femme et l'enfant. L'auteur du Rouk-cl-Kartas', racontant les guerres avec les Espagnols, après chaque victoire dit que les Maures " enlevèrent les harems des chrétiens „. Pas le personnel des maisons publiques assurément. Non. Dans chaque maison l'épouse, les filles, les sœurs, les servantes, les enfants. La famille donc, très simple, très réglée, avec des habitudes casanières et des plaisirs naïvement tranquilles. Jugeurs de cette civilisation, enfonçons-nous ce clou de justice dans la dure-mère. Et cette famille ici, pour le rêveur et murmu-rateur Mouley-Hassan' a-t-elle les proportions lues dans des récits anglais et autres qui parlent de mille, deux mille, six mille femmes, enrégimentées par compagnies, sous des trenteniers et des centurions femelles quadragénaires? Non, non, non! Racontages et fables. " Faux orientalisme et turquerie de convention. „ Des femmes légitimes en petit nombre. Quelques concubines de choix, goût de sportsman aimant de belles bêtes en ses écuries. En outre la cohue des servantes, chacune selon son emploi dans ce compliqué ménage. Voilà le Harem. Et c'est ce harem qui est en récréation aujourd'hui, jeudi, dans l'Akdal avec la troupe écolière des enfants, le Sultan présidant, nullement lubrique mais pa- triarcal, abrité dans son kiosque à ornementation de vitrier. Que font-ils sous ces tentes, sur ce terrain vague? Les femmes leurs chamaillis, les petits leurs jeux. Les hommes accroupis regardent et gravement échangent leurs courtes pensées de Sémites n'ayant lu qu'un livre : le Coran. Il y a là des chapiteaux arabes en marbre blanc, vieux débris, dressés et rangés en sièges,'comme chez nous en un pré la paysandaille ferait de grosses pierres pour des assemblées de kermesses. Puis tous mangent le Kous-Kous' et les bonbons à la graisse et boivent le thé vert à la menthe. Voilà pour le Marocain faire la noce. Des interruptions courtes pour la prière quand le Mouezzin' chante l'Angelus. Et derrière la longue muraille qui clôture l'Akdal à l'Ouest, derrière une porte à petit auvent arcaturé, le Dar-bedia, la maison blanche, que je me figurais palais, jardins, eaux vives, continue la mystification. Nous l'avons vue à revers au cours d'une promenade. Une baraque compliquée de corps de logis, d'ailes, une bastille gercée de lézardes, s'en allant en écailles. Un enclos enfermant une garigue dévorée par les broussailles, minable morceau découpé dans le parc fortifié, colossal de Mouley-Ismaël dont les interminables remparts d'érable gouaché de traînées blanches, aux portes démantelées, n'enferment, inutiles dans leur gigantesque circuit crénelé, que des champs mal cultivés par des pauvres aux entours de chaumières sordides, aux bords de sablons brûlés serpentant en che- mins, avec le simulacre d'ombre d'oliviers mal soignés, les rameaux en guenilles, les troncs ficelés par l'enroulement de sarments longs comme des tuyaux d'arrosage. LXXXV Même date. Nous sommes aux rôderies. Le baron Whett-nall est aux affaires. Journellement des conférences dans la Maison du Fils du Musican. Il vient là un Vizir remplaçant le Grand-Vizir bloqué dans une hémiplégie. Ce vizir, c'est Garnit' : petite taille, barbe blanche fine comme son haïck blanc enmousselinant une longue face pâle de confesseur, lent à la parole, chuchoteur. Si-Bou-Bèkre assiste aux réunions et persuade de son importance. En aurore des perspectives séduisantes se lèvent pour la Belgique. Le Grand-Vizir bloqué est un fanatique du Maroc fermé. Garnit' non. Le Sultan non plus. Ceux-ci voudraient le progrès commercial et industriel par les Maures. Le Maroc aux Marocains. Le Maroc fermé a du bon, mais on l'a déjà trop ouvert. Si on persistait, les Puissances le forceraient à coups de canon. Il faut se soumettre à l'inévitable. Mais les grandes Puissances, avec leur goût de conquêtes, sont peu sûres. Il faut une nation honnête, sans visées ambitieuses. La Belgique neutre s'indique. Elle aussi est entourée de gros voisins dont les rivalités la garantissent. L'analogie est frappante. Elle s'est développée merveilleuse- ment en cherchant en tout le progrès. Ne pourrait-elle envoyer ici une mission civile d'ingénieurs à l'instar de la mission militaire française? Ils seraient les éducateurs des Marocains et les contrôleurs des envois belges pour déjouer les livraisons discréditantes des spéculateurs trompeurs. La Belgique est pacifique. Elle est arrivée avec des présents pacifiques, et non, comme d'autres, avec des fusils, des canons, des mitrailleuses; elle est venue sans cuirassés et sans cuirassiers, sans ces gros cuirassiers français et allemands, triés parmi les athlétiques, qu'exhibaient avec un faste menaçant les missions antérieures. Elle n'a pas eu l'arrogance habituelle. Mouley-Hassan' pourrait être l'initiateur de cette évolution. Pourquoi ne serait-il pas dans la paix grand comme Mouley-Ismaël dans la guerre? Ainsi ratiocine habilement notre Ministre. Et Garnit' chuchote des approbations. Il parle d'un chemin de fer de Méknès à Fàs, voire de Rabbat' à Méknès, de l'amélioration des ports, d'un télégraphe... Sicsù traduit avec componction ces vagues promesses, dessinant, lointaines, vaporeuses, des entreprises industrielles en lesquelles sera remué de l'argent, beaucoup d'argent. Le soir, quand Si-Bou-Bèkre revient seul boire en catimini sa bouteille de Champagne, il persuade qu'on lui doit beaucoup. LXXXVI Vendredi 27 janvier. Notre noir Kaïd Rha a pris hier une troisième épouse légitime, blanche. Des fantasias monstres ont tintamarré sur la grande place longitudinale à aire de grange, devant la Bab, porte trapue du Palais, " la porte de l'étranger „, bâtie par un Espagnol, un Portugais, esclave, pris par les pirates. — Elle est belle ta porte, dit Mouley-Ismaël. — J'en pourrais faire une plus belle, dit l'artiste orgueilleux. — Qu'on lui crève les yeux, dit le tyran. Un étranger, un Aryen. A-t-on recherché pour quelle part ces Grecs,ces Romains, cesEspagnols que les Sémites trouvèrent sur les terres conquises ou qu'ils firent captifs, furent dans l'art arabe? Pourquoi cet art fut à son apogée dans cette terre de mélange, l'Espagne ? Des fantasias monstres pour notre général. Tous les cavaliers de la garnison, et les amis, et les amateurs, des centaines, chargeant par pelotons de vingt, rompant le rang pour s'engouffrer en paquet sous la voûte de la Bab, et y lâchant leurs coups de fusil avec une joie de gamins pour la résonnance tonitruante. Un galopait debout, voltigeant en clown. Et aux deux bords, en haies, des endjillàbés, d'un côté, debout sous le soleil, à l'ombre des capuchons, les bras retirés des manches, invisibles; de l'autre, accroupis en bornes au pied d'un mur babylonien, symétriquement ponctué des trous de boulins en lesquels, moins réfractaires au temps que le béton, ont pourri les perches d'échafaudage laissées lors de la construction, colombier gigantesque où nichent et les palombes, et les merles, et les faucons, nombreux ici comme les mouches. De dessous ces capuchons innombrables, moutonnant, pas un cri. Il est revenu ce matin prendre son poste à la Maison du Fils du Musican, notre bel Othello, les yeux demi-clos, tendres encore et caressants, assurément satisfait de sa Desdémone. L'un de nous se risque à demander : " Combien de fois „? Il rit et levant la main montre quatre doigts. Ces jours derniers il tourmentait notre pharmacien pour un aphrodisiaque. A l'aurore il a tiré trois coups de fusil pour signifier qu'il a trouvé l'épouse vierge. A moins qu'elle n'ait usé de la petite vessie, populaire ici, pleine du sang d'un innocent pigeon égorgé ad hoc. Car elle est très relative,la chasteté féminine au Maroc, et la fidélité. Les occasions sont rares mais empoignées d'enthousiasme. Dangereuses, car la jalousie de l'homme est implacable. La femme, dressée à la polygamie, ne s'en soucie. LXXXVII Même date. Ici jamais on ne sait l'heure avec sa mathématique exactitude de chez nous. Pas d'horloges montrant leur gros rond visage de faïence au coin des rues, griffées de la balafre des aiguilles. Pas de cadrans filigranant la série circulaire des chiffres dorés aux parois des tours. " Voilà le Maure qui chante! „ seul propos pour dire l'heure, l'heure lente de ce pays inhabile à mesurer le temps, et qui n'en a cure. Peu à peu on se résorbe en cette insouciance placide, on se résigne à cette approximation, on vogue, non sans une vague jouissance, en cette incertitude qui abolit la tranchante précision horaire de notre vie d'affaires et de soucis, et berce, berce nonchalamment. Visite au chemin de fer. La petite locomotive se déchrvsalide lentement, se parant d'acier poli, de cuivre, de tuyauterie brillante, sous les doigts de Pierre aux mains adroites comme des mains de chirurgien. Elle porte sur ses deux flancs en virgulants caractères arabes : la Marocaine. Les femmes et les enfants du Harem sont entrés dans le wagonnet : on le voit au tapis. LXXXVIII Même date. — Le Sultan à la Mosquée. Vendredi. Dimanche arabe. Visite dévotieuse du Sultan à la Mosquée, la mosquée de Mouley-Ismaël, le grand ancêtre, quelque part dans le labyrinthe des cours, murs, couloirs qui s'agrègent en palais chérifial. Sortie solennelle à midi. Rentrée solennelle à une heure. La Mission, en corps, se porte sur le passage du cortège dans la cour où eut lieu sa première audience. Cette cour vermine de djillàb's. Çà et là un selam vif de ton, rose, orange, vert-shérif, violet, brun clair. Des faces de toutes les basanes : cuir de souliers mal cirés, de vieux bouquins, de harnais de rebut, de bâches éreintées. Des faces de tous les bois : pipes de racine, bahuts dévernis, acajou, palissandre, chêne, noyer, olivier. Têtes rasées, nettes comme des cabassets, parfois avec une chenille de casque, du front à la nuque; ou la mèche berbère, latérale, tressée; ou les cheveux foisonnant par la repousse, laineux,crépus. Rares, des Juifs, des Juives, les pieds nus, ou un seul pied nu s'ils sont employés au Palais. Des femmes riches, en haïcks fins, hermétiquement voilées sauf la fente aux yeux, en cou de coutelas, chaussées de babouches, les jeunes le talon frais, rosâtre. Des aguadors sonnant leurs tin-tins, pendu au coup un miroir en lequel se mirent pour un flous' des êtres qui ne se sont jamais mirés. Marchands de sucre de guimauve laminé en long ruban blanc et lové sur un bâtonnet, pareil à un ténia mis sécher au soleil, dont on détache pour un flous' un fragment qui filandre. Marchands d'oranges portant sur une vanne l'ëblouissement des fruits d'or. Dévots assis par terre manipulant les pilules d'un chapelet en marmottant les attributs d'Allah.Mendiants assis par séries sur leurs,talons, sébille au bout du bras tendu raide en enseigne, ne s'interrompant pas de garruler le nom d'un marabout célèbre, chacun le sien, au choix des croyants. Marmaille décagée des écoles et s'égosillant en chamaillis. Mules passant au petit trot, le cavalier sur la croupe, monotone en ses balek! balek! balek! Tout autour, l'infanterie, casaques rouges, pantalons bleus juponnant, souillés, râpés, trop étroits, trop longs, trop courts, trop larges,fusils rouillés, bayonnettes faussées, crosses éraflées, canons bossués, chiens manquants, fourreaux absents, pièces ajustées par des ficelles. Armes à plat sur le sol ou en faisceaux bàroques, à volonté. Sur le tout la douceur d'un soleil flave fluant en touffeur et en enluminure. Soudain des appels de clairons. Un débrou il-lement universel. Les soldats se dressent sur leurs jarrets nus, maigres, de bêtes de somme. La foule se forme en haies derrière haies. Quelques mules attardées lancées au galop détalent pour faire place libre. Un grand vide au centre, un grand silence. Dans la baie de la porte charretière par laquelle débouchent ici toujours les splendeurs chérifiales, sur la rampe dont on voit un tronçon en praticable d'opéra, descend un cortège porté par des coups de tambour, des fanfares, et les accords douteux d'un orchestre. A la porte, en tête, le Kaïd Maclean en turban sur un destrier noir, caparaçonné or et noir. Derrière l'élite de ses askars, tous nègres, en assez bel ordre, sans armes, rouges de drap rouge anglais des genoux au cou : escouade de valets de pieds. Des cavaliers non montés, longs selams blancs, amplement drapés, poivrons écarlates, marchant d'un pas cadencé de theâtre. Les chevaux de main de Sa Majesté, lourds d'encolure, têtes fières, allure de parade, selles de soie et d'or, étriers d'or. Le coupé! Le coupé bleu, présent de la reine Victoria, traîné par un cheval unique. Et dedans accroupi sur la banquette, l'Empereur! C'est ainsi qu'il va à la messe, toujours. Par humilité peut-être dans cette cage exotique, pour paraître devant Allah. Aux portières les deux chasseurs de mouches détachant leurs coups de mouchoir automatiques et alternants. Autour une quinzaine de hauts personnages. Puis la musique jouant... quoi?... l'air national espagnol!!! Puis une cohue de courtisans et de serviteurs. Cela passe et s'éloigne dans les acclamations et les prosternations de la foule. Mouley-Hassan' prie. On attend. C'est à cheval qu'il reparaît. Il a été sanctifié par la prière. Il revient épanoui et triomphal. Le grand parasol impérial a remplacé la basse toiture de la voiture. Le tintamarre est plus vibrant. Le cortège plus allant. Mouley-Hassan' nous aperçoit sur le tas de décombres où nous sommes juchés; royalement et papalement il nous dispense sa bénédiction. Sa cour, abondante, foisonne derrière lui : figures ecclésiastiques, de prélats, d'évêques, de chanoines, d'archiprêtres, de moines, d'abbés. Aussi de ces pleins et gras visages de repus, de satisfaits, de ventrus, les types de ce monde de dessus qui partout est le même monde. LXXXIX Samedi 28 janvier. Des lettres d'Europe nous arrivent. Point par un courrier, par un coureur. La Poste à l'intérieur du Maroc? Inexistante. Chacun l'organise pour soi. On se met à plusieurs. Des Berbères sont aux carrefours s'offrant. Le salaire est selon la distance et la vitesse. Ils mettent les plis dans une pochette de peau de chèvre. Ils vont à , pied, à longues enjambées, tunique courte, pieds nus,un bâton lourd à la main qu'ils balancent horizontalement, pour cadencer et franchir les points morts : le volant d'une machine. Ils passent les rivières à la nage, la pochette sur la tête, ou s'y noient. Rencontrés en route, interrogés s'ils ont quelque chose pour le passant, ils étalent, ne sachant lire les adresses, le paquet sur le sol, et le passant choisit. Il en est qui font en trois jours le trajet jusque Tanger, deux cent cinquante kilomètres! Des lettres des miens. Trop courtes. Muettes sur des riens de chez moi qui maintenant me préoccupent. Alchimie de la distance. Défiguration et transposition des lointains par l'exil. Psychologie spéciale du voyageur. On me parle aussi des sables de l'Afrique! En ce vert Maroc! O le préjugé qui agrandit le Sahara, cette exception, aux dimensions du continent noir! XC Même date. Au Palais, dans cette longue avenue bloquée en bassin d'écluse par de hautes murailles, où l'on entend sous terre le bourdon d'eaux tressautantes, sont les bureaux (est-ce ainsi qu'on peut dire?) du Gouvernement, du Maghzen', dont en langue franque on fit Magasin. Singuliers Ministères. Voici les Finances. Au bout d'un couloir sombre, une cour étroite et dans cette cour une logia à colonnettes, ouverte au vent, abri d'une dizaine de personnages, par terre sur tapis et nattes. Très graves. Examinant des carrés de papier, ou griffonnant des carrés de papier. Au centre, en président, un plus vieux, plus gros, plus grave, par terre aussi avec, devant, un pupitre bas, portatif. Au dehors de la loggia deux contribuables en djillàb',agenouillés, s'expliquant à distance, calamiteux, impassiblement écoutés. Décorum glacial. Voici la Guerre. Une poterne : si petite au pied de la haute muraille, entrée de clapier. A droite, à gauche, pour corps de garde, auvents en bois ô combien évidemment provisoires, peuplés de soldats tous avec l'air " mis en scène „. Par la poterne, au fond sombre, sanctuaire, caverne, sur une estrade, seul,le Ministre accroupi, attendant, méditant. Voici les Affaires Etrangères. Grande porte de ferme bâillant dans la même haute muraille. En ornement de hasard, ramassés dans des ruines et là dressés en pieds-droits, quatre fûts de marbre vieil ivoire. Cour sans pavement, raboteuse. Façades de bergerie, de vacherie. Encombrement de chevaux, de mules, sellés, laissés là par les gens entrés, comme chez nous voitures et fiacres. Absolument primitif et d'un officiel débraillé incompréhensible pour nous. Et ces dignitaires ont les fantaisies niaises des bambins et des nègres. L'un a voulu le canif de Sicsù. Un autre la lorgnette du baron Whett-nall. Dans la partie réservée du Palais, le Harem, qu'y a-t-il? 11 est aussi derrière cette haute muraille. Des constructions basses, blanches, dont de notre terrasse, on voit mal les toits de tuiles vertes vernissées, submergées et, par coins, émergeantes, près des ruines fauves du palais de Mouley-Ismaël, bloc rompu, déchiqueté de brèches, l'aspect incendié jadis... en un lointain jadis. Le Kaïd Maclean dit : " C'est très beau „. Mais il est depuis onze ans au Maroc. De combien l'Européen a-t-il dévié en Maugrabin? Trente millions de douros en bijoux aux femmes, dit-il, cent cinquante millions de francs! Doute, doute, doute. Des Juifs travaillent ces bijoux dans une sorte de manufacture que nous avons visitée, elle aussi dans l'agglutination sans fin des dépendances palatiales, petits ateliers en alvéoles formant le carré autour d'un jardin négligé en lequel les ouvriers descendent besogner leur tâche sous les citronniers et les grenadiers. On nous a montré ce qu'il y avait de mieux : un massif bracelet d'or godronné, une bague à griffe enserrant un brillant ordinaire. Sans plus. Il court aussi la légende d'un trésor d'Aladin, réserve impériale, ci-devant à Fâs, maintenant reculé à Tafileth, pays des dattes, au diable dans le Sud-Est où les Roumi, pas même les Basha-dours, ne vont. Et n'iront jamais, s'il plaît à Allah! XCI Même date. Le Ministre reçoit à dîner le Kaïd Maclean et son frère. A l'invariable menu de notre cuisinier : bouillon de bœuf, moëlle de bœuÇ rognons de moutons, côtelettes de moutons, fricassée de poulets fendus en huit à la hâche, flanc, dattes, figues, amandes, oranges, en supplément un jambon de conserve, une bouteille de vin de Porto, du Champagne, et voilà un festin! C'est fête dans notre buanderie. Deux chandeliers de plus ! Ah ! quel dîner je viens de faire ! Et quel vin extraordinaire ! Après le cordial repas, et ses toasts si inévitablement jaillissant du cœur attendri dans l'isolement d'exil quand le hasard groupe les exilés, par la ténébrosité de l'escalier raide, à tâtons je monte à cette attirante terrasse, suggestive plateforme de rêvassantes contemplations nocturnes, de rêvassantes contemplations diurnes. La lune, qui fleurit la nuit, orne de sa corolle le jardin fir-mamentaire piqué d'étoiles, grande reine des prés jaune au milieu des pâquerettes célestes. Je plonge sur les toits aux blancheurs de neige. Les minarets flottent dans un poudroiement de givre. Le givre ! Le saisissant paysage d'hiver déjà vu. La ville d'argent immobile en son gel sous la coupole indigo du ciel semé d'or. Mais une ombre lente gagne, comme une tristesse sans motif insinuée au cœur par l'ange morose du spleen. Là haut la scintillation astrale s'avive. Quelle tache rousse échancre le bord de la cymbale sélénique, baliarde imprévue qui la mord et qui la ronge ? Une éclipse ! Oui, une éclipse a posé son doigt obscur sur le disque et lentement il glisse en son œuvre d'occultation. De tout l'horizon monte l'envahissement des ténèbres. Sur les terrasses les jonchées de neige disparaissent sans bruit, et les minarets devenus noirs, agrandis, se rapprochent, menaçants. Eclipse! Eclipse totale! La lune clignote d'un tout petit feu final et s'évanouit dissoute dans l'océan sidéral. Cette ville, cette ville étrange se couvre-t-elle de voiles pour des actions innommées? Des nues sombres, de partout arrivant, se condensent. Et soudain surgit la symphonie d'un universel aboiement de chiens, près, plus loin dans les quartiers écartés, plus loin encore dans les banlieues, au commandement de cet invisible : l'inquiétude. Par intervalles, le ciel masqué entr'ouvre son rideau, laissant voir sur un grabat de nuages une lune malade toujours rongée de la lèpre rousse lentement glissante. Personne sur les terrasses pour voir. A l'orifice des patios, in-pace noirs, citernes, parfois le reflet d'une lampe, incertain, fugitif. Un chat miaule, lamentable, interminable. Un vent dur est venu du Sud-Ouest. Je descends. Tout dort. Les lumignons des quatre lustres arachnéens agonisent. Le baromètre a baissé fortement. Impression lugubre. XCII Dimanche 29 janvier. Sortant du Palais ce matin, par la Bab trapue, un épais courant de Berbères en djillàb's flaves, tètes nues, rasées, ceintes de la corde en poil de dromadaire enroulée en simulacre mince de turban, la mèche tressée de cheveux, latérale pendante, l'air provocateur et conquérant, chacun le fusil long à pierre, vieux, jeunes, petits, déchargeant encore de-ci, de là, un coup. Depuis des heures des mousqueteries. Pourquoi? Une femme amenée au Sultan, de leur tribu, et ils ont fêté l'événement devant la demeure ché-rifiale, à leur manière, en faisant parler la poudre, Lab el barôd. Les compagnies de palombes qui nichent dans les ruines épiques du palais de Mouley-Ismaël dessinent encore dans l'atmosphère des voltes effarées suscitées par le tapage. Y a-t-il quelque part une éclosion de belle femme, on offre au Sultan l'oiseau rare. Accepte-t-il, c'est pour elle et les siens insigne honneur et réjouissance. Rien du roman fade de la vierge en larmes sacrifiée à la lubricité du tyran. Elle y va avec l'enthousiasme des novices de nos couvents à épouser mystiquement le Sauveur. Et le Sultan lui-même y met du sentiment. Le Kaïd Maclean nous a raconté une idylle. Une fille rustique, réalisant un type de beauté au goût de ces Sémites, avait été agréée par le Souverain. La jeune Ruth venait d'un Tschar, où l'on vit, sous la tente,de Kous-Kous' et de mouton,où Ton broie l'orge entre les meules tournant à la main, où l'on entend caqueter les poules, braire les ânes, hurler les chiens. Perpétuel concert de mœurs et de bruits qui avaient bercé sa jeunesse. Elle plut à Mouley-Hassan' autant qu'à son ber- ger la gardeuse de chèvres Sulamite du Cantique des Cantiques, chant populaire longtemps attribué par les trop savants au roi Salomon en l'honneur de la reine de Sabba. Mais l'existence du Harem pesa à la bien-aimée. Elle avait la nostalgie du Tschar, des chiens, des ânes,des poules, de la tente et voulait les revoir. Mouley-Hassan', galant comme un Abencerage, fit dresser un simulacre de village nomade et avec elle il y alla vivre. Et dans ce petit Trianon, elle retrouva le dormir sous la tente, le manger, le mouton et le Kous-Kous', avec le monotone ronflement des meules, le caquetage de la basse-cour,l'orchestre des braiments et des aboiements, et fut guérie. XCIII Même date. La Bible ici sans cesse revient en souvenirs, l'Ancien Testament, et on matérialise ses personnages, ses épisodes, en ce qu'on voit, invinciblement. Les analogies perpétuellement se dressent, imposant la résurrection. Trois mille, quatre mille ans, et ce Sémitisme, en sa stagnation, identique à lui-même. Avec cette rectification dans nos préjugés : l'évaporation du sentimentalisme aristocratique dont les accomniodatrices traductions aryennes et chrétiennes du vieux Livre ont innocemment imprégné ces histoires séculaires d'un peuple barbare, sanguinaire et brutal en sa grossièreté. Ledrain,le traducteur récent, loyalement cynique et débarbouilleur de grimages,rend à la fresque biblique sa violence et sa vérité. Et alors surgit cette pensée : Est-ce le Christianisme qui continue ce Livre Sémite ? Ne serait-ce pas le Mahométisme par cet autre livre Sémite, le Coran? Ce dogme, la filiation entre le Nouveau Testament et l'Ancien, ne serait-il pas faux? Jésus bon, doux, tendre, oublieux de soi, compatissant, chevaleresque, ne serait-il pas descendant d'Aryens égarés en Judée au hasard des courants qui de toute antiquité firent de la Syrie le littoral d'échange entre l'Inde et le bassin Méditerranéen? Mahomet, audacieux, sensuel, cruel, intolérant, orgueilleux, vantard est un Sémite. Le Christianisme est devenu la religion aryenne par excellence, et le Mahométisme la religion Sémite. Vilipendé, crucifié, vomi par la Judée, le Christ, par saint Paul rallié à lui parce qu'il était Aryen, lui aussi, a conquis l'Europe, terre d'Aryens, comme Mahomet, par ses chefs d'armée, a conquis à l'Est en Asie, à l'Ouest en Afrique, tout ce qui était Sémite. Des deux parts la diffusion a été absolue et surprenante. Et toute tentative réciproque de se pénétrer a finalement échoué, l'évolution historique ayant rejeté le Croisé au Nord, l'Arabe au Sud de la Méditerranée. O la prodigieuse différence de sentiment et de ton entre les deux Testaments! Et la ressemblance entre l'Ancien et le Koran, dans les tendances, les mœurs, la psychologie. O l'erreur étrange que de souder un tronçon de religion arabe, non à une autre religion arabe, mais à une religion aryenne! Dans la vie mauresque reparaît à tout propos la vie biblique, sauvage, superstitieuse, malpropre. Les noms arabes sont ceux de la Bible, avec d'aisément discernables glissements. Langue, écriture allant de droite à gauche, sont analogues. Et les vêtements! Et les costumes! Le Coran achève bien, par son mysticisme et la consécration religieuse donnée à tous les actes de la vie, la religion d'une race fanatique, à cervelle étroite, incapable de progresser. Son monothéisme rigoureux, enchâssant définitivement le monothéisme judaïque dans une simplicité en accord avec l'esprit limité du Sémite, comme elle l'est avec celui du Nègre si facile à convertir à l'Islam, si réfractaire au Christianisme, s'oppose au monothéisme mitigé des Aryens, continuant dans le ménage divin et les saints, la mythologie grecque, et même par leurs libres-penseurs enclins à multiplier les causes dans les forces de la Nature, répugnant à l'unité acceptée aisément en son élémentaire compréhension par les primitives intelligences... Comme en ce pays, loin de toute école, libéré de toute doctrine de pédants encroûtés, à la vue de ce réel vierge, on sent la morsure de tels problèmes! XCIV Lundi 30 janvier. Depuis l'éclipsé le temps a changé. Ce dur vent du sud-ouest quia soufflé sur le phénomène finissant n'est pas retourné à son Atlantique. Au-dessus de Méknès-la-Sainte glisse l'escadre des nues grises qui lâchent en salves les averses. Un froid septembral. Dans les rues assombries, dé- layure en fange du sol par les piétinements. Les habitants ont chaussé les hauts patins-échasses. Les Maures, couleur de boue, plus endjillàbés, plus accroupis, plus immobiles et blottis, s'engourdissent comme les mouches décrépites en automne. Des infiltrations dans nos chambres par la terrasse où la pluie étend des flaques. Quelques abeilles mortes sur la mosaïque du patio. On allume un brasero dans le Comédor. Par ce temps noir, à cheval nous parcourons la ville, puis la banlieue. L'universel délabrement s'exaspère. Sur les murs les taches montent de ton en plaies irritées. Des traînées, des coulées, des lampées purulentes descendent des créneaux ébréchés, des terrasses désertes. Les lézardes fluent des vapeurs de misère. Sur le cavalier qui passe, bruyantes dégoulinent les eaux. De la glu aux pieds des chevaux, comme une marche dans les labourés. L'escadre des nues grises (quand finira leur défilé interminable!) rase de plus près les rivages terrestres. Au loin les arbres des jardins du Sultan se découpent dans l'atmosphère humide avec la netteté d'un cartonnage. Sur leur fouillis vert sombre, les oranges éclatent en pommes non d'or, mais de feu. Au long des versants du Djebel Zerhoum les brumes ont en désordre entassé leurs ballots floconneux. Les cinq petites villes ont disparu. Quel génie les a remisées aux cavernes protectrices de la montagne? A la ville, aux plaines, aux monts, une physionomie déprimée, violente, colère. L'Afrique rêvée d'un jour de catastrophe. XCV Mardi 31 janvier. Soixante jours d'absence! Long intervalle! Et combien agrandi par l'éloignement,et le changement, et le recul en ce moyen-âge sémitique. Ce recul surtout, ahurissant. Comme si j'étais dans Bruges, Nuremberg, Lubeck, au xic siècle, parmi les gens d'alors, les maisons, les vêtements d'alors, les costumes, mais avec ce facteur haussant le miracle d'une bouleversante ascension : une autre race! sinon antipode, au moins antagoniste de la nôtre, par les luttes séculaires, et, plus profondément, par l'irrémédiable désaccord, dans les hauteurs sur l'idéal, dans les basses régions sur les minuties de l'existence. Long, ô très long intervalle! Si détaché je me sens du passé et du là-bas! Un évanouissement ainsi qu'en une autre vie. Combien peu de choses de l'autrefois demeurent visibles pour ma pensée et pour mon cœur! Ne pas vouloir ici les nommer, et, pour plusieurs, ne pas pouvoir. Dans cet effacement et cette abolition quelques-unes persistent, rares et d'autant plus fortes, celles sans doute qu'on porte au delà de la mort. Comme on juge à cette distance de temps, d'espace, et surtout de civilisation, les autres, et soi-même! Et l'étrangeté du jugement ! Ce milieu, ce climat apaisent, dépriment. Le corps : l'appétit s'amoindrit, l'estomac paresse; des nonchalances, des envies de sieste mauresque. L'âme : l'attente patiente et résignée des événements; opposée aux contrariétés, non la bonne humeur, mais la sérénité. La nervosité aryenne, l'indocilité psychique s'amortissent. Au besoin européen du vite, vite, toujours, se substitue le consentement aux longues traîneries, aux incertitudes perpétuelles et finalement douces en leur berçante mystification, avec cette formule : Tout s'arrange. On s'accoutume à la saleté, à la cruauté, à l'iniquité de cette existence en arrière d'un irréparable retard sur notre progrès. Par le sentiment de son inévitable, de son accord avec la race qui ne s'en émeut, ni ne s'en étonne, ni ne s'en doute. Vivant ainsi en ses mœurs, adéquates à son essence. Impuissante, au surplus, en son esprit étroit, à saisir les ensembles, à prévoir les événements, pour qui le passé est tôt oublié et l'avenir même prochain toujours trouble. Rien de ce besoin tourmentant de progrès qui nous dévore, exaspéré par les lointains souvenirs, par les pénétrantes prévisions que la science incessamment prolonge, ajoutant à nos soucis le trouble des phénomènes de l'hérédité venant du profond passé, se ramifiant dans l'indéfini futur pour multiplier nos inquiétudes et nos désespérances. Le nouveau venu, dans cette dissolvante ambiance, sans réaction parce qu'il est isolé, est pris par les pratiques enfantines et barbares. La vie n'est plus contrôlée par la conscience. Elle devient un abandon au hasard, un ballottement non sans charme, avec la sensation de flotter dans le vague d'imprévus mystérieux, un demi Nir- vana, une somnolence de Kiff imparfaite expliquant le goût pour la parfaite. Empâtement! L'Aryen raisonne sa vie toujours, lutte, ne se résigne pas au fatalisme, s'enorgueillit de son libre arbitre. Le Sémite se croit un jouet des choses, ne résiste guère, va selon son instinct, et se livre aux circonstances. Tout s'arrange! L'Aryen croit de moins en moins à la Providence. Le Sémite explique et justifie tout par Mash Allah! et Insha Allah! XCV I Mercredi 1er février. Froid. A l'aube, demi-vêtu, sur la terrasse. Une couche de glace encroûte les flaques non évaporées, légère comme la cornée de l'œil, avec des fronçures en pied d'alouette. Descendu, je me pelotonne sous mes couvertures sans draps. Entre l'ange Fatmi, puérilement cérémonieux, très humble, grelottant de grands frissons de sa peau noire. — " Le froid l'empêche de dormir. Il lui faudrait un haïck pour s'y embobiner la nuit „. — Je retire un louis et le montre. Le voilà qui tombe à genoux, croisant et levant les mains, me baisant le poignet avec des lèche-ments. Un Roumi, un fils de chien,fi ! Musulman sans orthodoxie. Nègre, il est vrai, et habitant Tanger, cité perverse, où, dit-on, il procure aux fils de chiens des femelles. L'ange Fatmi commente par gestes ses dépré-cations obscures. Le Maure parle peu. Mais l'homme du peuple qui parle, gesticule : une mimique courte, animée, expressive, pittoresque, cherchant à suppléer à la pauvreté du verbe. Pas seulement comme chez nous un dessin vague, peu varié, appuyant le discours; mais un commentaire,une pantomime. Sans analogie avec nos gestes : pour dire non, ce n'est pas la tête pivotant à droite et à gauche, c'est la main levée, poing fermé, l'index seul détaché et remué latéralement d'un mouvement bizarre, équivoque. Si-Bou-Bèkre est imperturbable dans ses visites crépusculaires. Est-ce au Ministre? Est-ce au Champagne? Le gazeux liquide excite en lui des éructations épiques. Vermeilleux est, au surplus, le nombre de rots qu'on entend ici. Pas ordinaires : retentissants d'une franche sonorité. Et en plein visage, ou dans les oreilles en confidence, ou dans le cou en tendresse. Ils rotent comme nous toussons, comme nous éternuons. Mais sans mouchoir! C'est une politesse. Les gens haut placés se signalent par une virtuosité spéciale de ventrus. Aux pauvres l'occasion manque. Sans mouchoir! Tout sans mouchoir! Un bel Arabe, que je vois de la terrasse à un balcon ogival à moucharabis gracieusement découpés, se mouche avec les doigts. Si-Bou-Bèkre, après boire, raconte ses idées sur le Maroc. S'il était Sultan, ce réformateur débuterait par faire couper la tête à tous les fonctionnaires actuels, non payés et pour cela tous prévaricateurs. Il payerait libéralement les nouveaux avec cette recommandation : " Vous savez ce qui vous attend si vous imitez vos prédécesseurs „. Il instituerait des tribunaux mixtes comme en Egypte. Il construirait des routes et améliorerait les ports. Proclamerait la liberté du commerce. Pour avoir main-forte, il demanderait des contingents à toutes les Puissances. Mais pour conserver le Maroc aux Marocains, défense aux étrangers d'acquérir des immeubles et d'entrer dans l'Empire sans permission. Programme court, mais substantiel. Moins bon pourtant pour la sécurité de l'Empire que celui du Maghzen' : " Maroc fermé et rien changer „. XCVII Jeudi 2 février. Dans la ruelle, fissure obscure, fistule malpropre, qui mène à notre maison, depuis notre arrivée un Juif accroupi contre le haut mur sale, en borne, recroquevillé sous sa djillàb' sordide, bleue parfilée de blanc, collant à la boue les jours de pluie, chevelu, impeigné, les mèches temporales tortillées, le bout fourré dans les oreilles, bouchon contre le froid.Quand le baron Whettnall sort, à cheval, le loutre surgit, démêle ses bras de son haillon et lui baise la botte humblement. Que veut-il? " Son fils est en prison. Injustement, ô très injustement. Lui, le père, avait prêté de l'argent à un Maure. A quel intérêt? Peu importe; à un intérêt accepté. Le Maure dit : Venez recevoir. Le fils alla. Il se trouva en présence d'une femme du Maure, à qui il ne fit rien, non certes, rien. Elle cria. On accourut. Elle l'accusa d'exhibition obscène. Depuis il est en prison „. Allons à la prison. Notre cordon protecteur d'askars rouges nous y mène. Etroite avant-cour encombrée de femmes et d'enfants, cohue pouilleuse, grisâtre, accroupie ou lentement glissante, apportant la pitance pauvre. Sur l'antre, en embrasure, une lucarne à grille d'égout. A côté, dans sa niche en alcôve, indifférent, le soldat-geôlier près l'ouverture basse par laquelle, rampant, les détenus sont insinués dedans ou sortent. Par la lucarne, s'échappant en courant continu, une touffeur infecte d'ambulance. Et derrière, non plus la morne flottaison de cadavres sous eau vue à Tanger : une confusion grouillante et bruyante de volatiles entassés dans une cage, caquetant, agités, se poussant en bousculade pour voir cette étrangeté : Nous. Vraiment pas de différence entre cet agglomérat et celui de la populace, dehors, quand nous passons. Visages de barbares, visages de fauves, sans expression de souffrance, curieux, féroces. S'accommoderaient-ils de cette prison moyenâgeuse où ils sont foule, la trouvant peu différente en sa prosmiscuité de la vie au pied des murs sous la guérite des djillàb's? Assurément la honte du fait, poignante et opprimante pour l'Européen, n'existe pas. Un accident remplaçant une habitude de vie par une autre habitude. La contrainte de l'étroit. L'ennui de ne plus pouvoir vaguer dont souffre la bête encagée. Mais, à les voir, rien des troubles infinis en lesquels se ronge, douloureuse, l'âme compliquée des captifs de chez nous. Primitive ici cette peine. Amorphe dans ses causes, châtiment, contrainte, ressentiment se confondant nuageux. Pour un méfait, pour une dette, pour une vengeance. Distribution arbitraire comme aux chiens les coups de pied ou les coups de trique. Et pas de proportion de qualité ou de durée. En prison 1 et on y mène, et on y pousse, et on y laisse. Sortir? on ne sait quand. Y pensera-t-on? N'y pensera-t-on pas? Caprice, sollicitations, démarches, argent surtout : mettez-y le prix, suez vos derniers sous si vous êtes un misérable, dégorgez si vous êtes un gros. Leur Justice, leur Droit? Tout très simple. Le Droit, il est dans le Coran, il doit y être, tout y est. Les lettrés, les Tolbas en ont extrait, avec ingéniosité, un corps de jurisprudence. Les infractions civiles ou pénales sont rares. La vie étant élémentaire, pas de difficulté à connaître le permis et le défendu. Il y a aussi ce préjugé favorable aux audacieux, étouffeur de plaintes : " S'il le fait, c'est qu'il en a le droit „. De la police, oncques n'en vis-je. Chacun la fait et tous la font. Se croit-on lésé, on somme l'adversaire de venir devant le juge, Pacha ou Calife, qui se tient quelque part, dans une niche, un cabanon, une logette, sur une natte, avec son greffier, des soldats à la porte, attendant la pratique. L'adversaire refuse-t-il, le juge dépêche un soldat qui l'appréhende et qu'il payera. Les parties en présence s'accroupissent et le débat commence, en querelle, tempérée par des attouchements de baguette que les soldats allongent. Hommes, femmes parlent, crient, gesticulent devant le juge impassible en son audition méditative, murmurant parfois, en un subit silence, une calme interrogation sur laquelle la dispute acharnée repart. Faut-il des témoins ? Ils ont, en cortège, suivi les contestants et déposent; ou on va les quérir. Le Juge prononce : prison, bastonnade; parfois, rare, très rare, pour un voleur, yeux crevés, poing coupé. Exécution immédiate. Peine de mort, presque jamais. S'agit-il d'une condamnation civile, le greffier en dresse un acte et le donne au créancier. C'est la justice sommaire par excellence, rapide, la juridiction des Référés érigée en ordinaire. S'agit-il d'une affaire compliquée, de décision immédiate impossible, le Pacha renvoie devant le Kadi qui fait l'instruction à loisir. O chef-d'œuvre de compétence, praticable en cette simplicité de vie, qui réduit tout à ce dilemme : Ce qui peut et ce qui ne peut pas être jugé séance tenante ! XCVIII Vendredi 3 février, — La Kasbali Tsargan'. Trois askars nègres qui aidaient activement, au chemin de fer, notre monteur Pierre, sont des eunuques. En fait-on au Maroc, ou arrivent-ils tout faits du Soudan? Je n'ai pu le savoir. Ils ont hier jeudi, pour le congé hebdomadaire de la famille impériale, allumé la machine et fait rouler les femmes et les enfants. C'est pour cette malice qu'on nous les avait donnés en auxiliaires. Inauguration anticipée. L'officielle aura lieu dimanche. En cavalcade à la Kasbah Tsargan', cette kasbah assise sur un promontoire, près laquelle nous campâmes la dernière nuit avant notre entrée dans la Sainte Méknès. Par des paysages romantiques. Tout le grand et simple que la déesse Nature, magicienne aidée par le temps harmonisateur, peut faire avec des terres jaunes ou rouges, des ruines calcinées, des bois d'oliviers, des vols tournoyants de corbeaux, des ravins baignés dans le silence, consacrés par la sérénité pacifique d'un beau jour. Avec l'arrière-goût pourtant de cruauté barbare qu'ici laisse à l'âme toute sensation, saveur amère de la race. A l'horizon, dans le giron du Djebel Zerhoum, les cinq petites villes cuisant mortes au soleil, plates ainsi que des pains déposés là en offrande pour un mystérieux sacrifice. — Askar, nomme-les nous. — Je les ignore. — Qui les peuple? — Des saints. — Peut-on y aller? — Non. — Et il nous devance, ne voulant rien dire. Je les regarde encore grises, étalées, si vraiment coulées à fond dans une silencieuse immobilité. Toujours y prie-t-on, toujours? Champs de fèves en fleur irradiant la fine odeur des champs de chez nous, douce, douce de la douceur des souvenances. Nous gravissons la pente du promontoire, raide. En haut, nous regardant venir, la Kasbah jaune, lourdement quadrangulaire, ouvrant l'œil unique, l'œil de cyclope de sa porte énorme dans le front large du rempart à pic. Autour de cette paupière, sortant des lézardes en rides ou voletant aux lèvres des brèches, mouches tourmentantes, des faucons et des corneilles. Sur la crête se hérissant en mèches de cheveux grisonnant, les cigognes. Brusquement nous débouchons sur l'étroit plateau devant la forteresse. Au pied du grand mur chauffé, debout en espaliers blancs, ou accroupis sous la cloche mate des djillàb's, une culture de Maures dans la brouissure du soleil. Sur un amas d'immondices, accumulés en épau-lement devant l'entrée, des enfants jouant, que notre apparition pétrifie, puis qui se sauvent à l'intérieur d'une envolée bruissante. Et bientôt sortie d'une foule sordide, curieuse, inquiète, femmes non voilées, le visage, le cou, les poignets, les chevilles décorés de l'artificielle verroterie d'un tatouage bleu, hommes le crâne cerclé de la corde berbère, en troupeau avec devant des chiens se ramassant hostiles. En tête, un monstrueux personnage, le chef sans doute, le Kaïd de la Kasbah : court, le visage énorme, yeux, nez, lèvres, oreilles démesurés, face d'idole grossière taillée à coups de hache dans une souche de têtard par des anthropophages, mains velues et formidables d'ourang-outang, suscitant le songe d'accouplements étranges entre les troglodytes et les animaux primitifs. Il interroge nos askars. — Bashadours ! Basha-dours! — Il se souvient : Ils ont campé récemment derrière sa citadelle. Ils sont les hôtes du Sultan. Salam aleïk! Salam aleïkoum! Il nous tend sa patte en nageoire qui me donne la sensation, quand elle se referme, de ma main prise dans la gueule d'un pachyderme. Et il nous introduit dans son repaire. Un enclos en rectangle, puissant. Des murs longs de trois cents pieds, hauts de quarante. Du Mouley-Ismaël à n'en pas douter, s'en allant majestueusement en ruines. Certes cette Kasbah d'impériale misère peut, de son promontoire, regarder en sœur, par dessus la vallée, les fortifications de Méknès-la-Sainte. Certes, au soleil couchant, les pourpres de leurs courtines chantent à l'unisson la splendeur des soirs. Sur l'aire de la cour gigantesque emprisonnée par les remparts, un village, rien qu'en huttes de roseaux plâtrées de bouse de bœuf, dressées au hasard, entassées, dessinant un labyrinthe de venelles, fourmillantes de gueusaille, bastion-nées de détritus, sans une feuille, sans un poil d'herbe. Agglomération, entassement brun chromatique, inouï dans la gamme de ses nuances. Une Cour des Miracles exhalant vers l'éther pur une symphonie de pestilences. A tous les tournants des chiens en fureur. Le pullulement marocain des poules. Le monstrueux Kaïd nous conduit solennellement au parc infect, fange de fumier, où, la nuit, on réfugie les troupeaux. Il explique que sa fantastique Kasbah est un établissement agricole du Sultan; que la tribu vermineuse qui grouille dans son enceinte, ce sont les paysans impériaux; que lui est l'agronome, qu'il est fournis- seur de la Cour. Et montrant le friable béton des murs croulant, il dit avec orgueil : A l'épreuve du canon ! XCIX Même date. Dîner chez le Kaïd Maclean. Il campe avec sa smala dans une bicoque mauresque d'un quartier populaire, proche les remparts. Anglais d'us et d'allures, malgré ses onze ans de Maroc, tenace en la manie de confortable bourgeois de sa nation, riche en pickles, en sauces, en conserves, ayant éclairci par des fenêtres l'oblongue cabine ombrée qui est sa salle à manger. Un foyer ouvert y brûle. Enveloppé par les mœurs arabes, sans les subir. Isolé dans cette ambiance, en Robinson. Réfractaire. Inapprivoisable. Déguisé en Marocain, mais chaussé de bottes d'ordonnance bien cirées, et sa table servie comme au Mess à Gibraltar. Son frère, pareil. Sa femme, la Kaï-desse, vêtue chez elle à l'européenne, ses trois enfants aussi. Un séton les unit à l'inaltérable patrie, entretenant l'afflux des habitudes. Le péricarpe anglais indestructible. Ils marchent là dedans, immodifiables, comme le plongeur en son scaphandre. Charmants, certes, cordiaux, secourables à nous voyageurs privés de tant. Ecossais le Kaïd et son hospitalité écossaise. Cachant le bas des murs squameux, des tapis, des nattes. Des tapis dès le rustique couloir d'entrée en lequel le tronc d'une vigne, perçant en tuyau de poêle le plafond pour sortir on ne sait où. Un valet juif a pris nos pardessus comme au club. Abondance à la table amicale que bas-tionne une armoire, énorme magasin aux vivres. Menus, écrits et ornés de rinceaux par la Kaï-desse. Mets conformes à la meilleure Cookery. Claret dAustralie, vin de Champagne, plcnty. Une juive, vert, jaune, rouge plumage d'ara, ample, mûre, belle, sonnaillante de bijoux, nous sert, et par surcroît un maurillon tout d'écarlate vêtu. Couvert remplacé à chaque plat,serviettes. Ah ! que cela nous change. Aussi quelles rasades ! Gaîté, en inondation. Toasts ! Et après le festin, chant, musique, ballade. Le Kaïd souffle dans une cornemuse. Son frère gratte la guitare. Théo gambade. A minuit, ce minuit ici encore le fantastique minuit d'antan aux effrois d'heure profonde de sorcellerie et de diablerie, retour, par l'obscurité, dans des ruelles fantastiques, à cheval, en file indienne, une lanterne balancée par un piéton devant le Ministre; excités par cette noce honnête, les jeunes heurtant à coups de pommeau de cravache les vantaux reployés des boutiques en bahut, ce qui est ici la manière de tirer les sonnettes, épouvantant le Maure qui y dort abeille engourdie dans son alvéole, tout le cortège arrêté aux portes des quartiers closes, Ben-Kador parlementant pour que le défiant gardien qui hogne de l'autre côté ouvre les bois vermoulus aux Bashadours en goguette. C Samedi 4 février. Un courrier de Tanger est arrivé, pas un courrier, un de ces coureurs volontaires qui font la poste. Quelques lettres, un journal de la côte. Et ce journal annonçant que le Sultan a quitté Méknès et est à Marakèsh, à cent lieues d'ici ! Ainsi vont les nouvelles en ce royaume de l'incertitude où s'épanouit, en floraison ininterrompue, la légende, plante volante et changeante de l'atmosphère. Pays des mystères. Pays des mystifications. Pays hermétique. Non pas les choses, mais le mirage des choses, la dénatura-tion constante du réel, par l'Arabe imaginatif, par le Juif intéressé attendant la conquête comme une libération qui le rendra l'égal des juifs d'Europe, et pour surexciter les convoitises, inventant les dangers, les barbaries, les révoltes, les menaces, les massacres. Les vibrations ininterrompues d'un universel mensonge dont l'Europe écoute les résonnances. Ben Arosh, un parent de Sicsù, nous a invités à manger chez lui au Mellah le plat juif du Sabbat, la Dafina cuisinée la veille et tenue chaude sur un feu allumé la veille pour respecter le repos du jour consacré à Jahvé. Tout ce qui tient à Israël est inactif. Fermées leurs échoppes de la ville maure en lesquelles, accouplés en association, des juifs pâles à chevelure noire pleurante, la mèche tirebouchonnée introduite dans le trou de l'oreille, étalent des bijoux d'argent barbarement beaux, accrochés à des clous plan- tés dans une planchette, agrafes coulées en de vieux moules, lourds bracelets de jambe, qu'ils vendent avec un simulacre de pesée sur des balances suspectes. Invisible le boucher officiel, le Schohet, qui, sur un tas d'ordures à l'entrée du Mellah, égorge le bétail suivant les rites et vérifie la qualité des viandes. En des vêtements de dimanche, désœuvrés les Beni-Israël vont lentement. Sur le sol en faïence d'une oblongue cham-brette maure, demi-obscure, la table haute d'un pied, et autour, des matelas de hamac pour les convives. L'encens honoriférant flotte, exterminant les pestilences. Au fond des culs-de-sac sombres de la pièce, à droite, à gauche, d'une part, le lit conjugal, unique matelas par terre, vaste, et un traversin, blancs, très propres; d'autre part, en piles de magasin, coussins, tapis, réserve du ménage. Dans les niches excavant les murs, quelques objets hébreux, chandeliers, vases, images. Nous prenons place en des accroupissements crampigènes. Serrée dans l'emballage de son costume national riche, criard, diadèmée d'un bandeau brodé d'or, ses flancs énormes ceinturés d'une large écharpe parfilée d'or qui les orne et les soutient, aux pieds nus des babouches, bel-ras', noires, la femme de notre hôte, à la tête petite, au visage pâle d'une douceur frigide, débite la Dafina en plats variés tous extraits du même chaudron, poulet, mouton, légumes, olla-podrida démêlée. Bon, mais gras, gras. Trois vins, faits au Mellah, liquoreux, agréables. Con- versation difficile : les juifs marocains ne connaissent que l'arabe, plus même l'hébreu, sauf ceux de la côte qui parlent aussi l'espagnol, langue d'échange en Maugrabie. — Depuis quand êtes-vous marié, demande l'un à Ben Arosh? — Depuis vingt ans. — Vingt ans! mais Madame est jeune? — Vingt-huit ans. — Comment! vingt-huit ans! mais alors mariée à huit ans? — Oui. — On marie les filles au Mellah à huit ans ! — Certainement. Et à sept. Et à six. — Vrai ? — Vrai. — Et les garçons ? — A dix, à douze. — C'est le mariage pour rire; on tient les époux séparés? — Non, ils couchent ensemble et font ce qu'ils peuvent. — Mais pourquoi? — C'est la coutume à Méknâs, à Fâs et partout à l'intérieur : pas à la côte. Nous nous souvenons avoir vu dans les maisons juives visitées des fillettes à mine hardie, des gamins sérieux à allures singulières de grandes personnes. Gens mariés, dit Ben Arosh. La coutume, la coutume ! mais en quels bizarres replis de mœurs a-t-elle germé? quelle dépravation y a semé la graine de ces fleurs de vice? Est-ce la régularisation d'une corruption précoce éclose dans la tentatrice promiscuité de ces maisons étroites? Est-ce le juif avide s'assurant au plus tôt des alliances fructifiantes? Et tout à coup je me souviens que Aïescha, une des femmes de Mahomet, celle qui le trompa, dit-on, et fit connaître au Prophète les morsures de la jalousie, fut épousée à dix ans. CI Dimanche 5 février. — Inauguration du Chemin de fer. Tout s'arrange! Enfin, après dix-huit jours, on inaugure ce matin à neuf heures notre petit chemin de fer. Le Meshouar mulâtre à face ronde, imberbe (décidément c'est un eunuque), jovial mais digne, irréprochablement enturbanné, vient nous quérir. Nous sommes eh costume, moi la robe d'avocat. Cortège par les ruelles, par les cours palatines. Devant la porte par laquelle le Sultan sortira, dans le préau vaste, tels que figurants attendant l'entrée en scène, des askars rouges le fusil par terre à plat, des cavaliers mantelés de blanc avec le bouton pourpre du poivron, les musiciens et leurs cuivres; et sous les arcades, en multitude, des fonctionnaires invraisemblablement blancs, congrès de cuisiniers et de blanchisseurs. Accroupissement universel et silence. Nous passons, nous sortons : au moment où les battants sont ouverts, une nuée de populace qui attendait là fuit les pieds nus battant le sol, les djillàb's secouées comme des ailes, volatiles dans un nuage de poussière et une odeur de misère. Nous entrons dans l'Akdal. La locomotive mignonne, avec l'air fier de sa poitrine bombée sous le col bien porté de sa cheminée qui fume est attachée au wagonnet à rideaux saumon aigretté de drapeaux marocains rouge uni griffé d'un croissant vert. Musique lointaine : le Sultan se met en marche. Attente pendant qu'en sourdine la musique dure. La porte du jardin privé qui donne sur l'Akdal s'ouvre : un peloton blanc; Mouley-Hassan' en tête, lui seul à cheval, flanqué de ses chasse-mouches. Profondes courbettes, clameurs longues, de respect. En souverain qui passe une revue, il se poste. Colloque avec le baron Whettnall à pied, tête découverte. Il commande le départ : la machi-nette s'empanache de vapeur et la voilà roulante sur sa voie étroite ; on entend les battements de son hoquet précipité, oh! combien évocatif pour nous des lointains délaissés! Diminuante elle s'éloigne, tourne la boucle terminale, et la voici qui revient ronflante, avec vraiment bon air pour un joujou. Correcte, elle s'arrête devant Mouley-Hassan', souriant de son sourire de complimenteur triste et parlant à demi-voix. Il fait signe à sa suite, des courtisans garnissent le wagonnet. La machine repart, moins alerte, car la charge de ces replets personnages est lourde. Entretemps arrive un frère du Sultan, avec une vingtaine de Chérifs, ses cousins. Procession muette, lente, solennelle. Tous en blanc, quelques agréments du vert réglementaire à peine visibles entre les longs plis, des chapelets, des Corans dans des sachets de cuir. Figures fanatiques et farouches, mulâtres et blancs, deux ou trois grêlés de terrible façon. Pas de vaccine au Maroc. Silencieux, paresseux, impassibles, ils s'accroupissent sur des carreaux de tapis, quelques-uns sur des bois gisant. Pareils à des cormorans s'arrangeant pour la nuit. Le Sultan est entré dans le kiosque de guinguette; le vitrage de serre est masqué par des étoffes. Il fait appeler le Ministre. Ils confèrent. La petite machine souffle, va, vient, crache sa vapeur, charriant par lots les Chérifs toujours muets, imperturbables, sans étonnement, sans admiration. Le Ministre revient. L'entretien à huis clos a duré une heure, cordial, affable comme on l'est rarement pour ces chiens d'infidèles. Cette petite Belgique est si peu inquiétante. Mouley-Hassan' avait pour trône un vieux fauteuil Louis XV doré. Il était accroupi dessus pieds nus, ses babouches dessous. A sa droite, pour le Bashadour, une chaise. Le Drogman debout. Derrière le Sultan un mur mal frotté de peinture. Les étoffes de vitrage simples pans de toile à blouses bleues. Pas de mobilier, sauf une horloge de voyage valant cinq louis et un coffre en maroquin rouge caboché de clous de cuivre. Toujours le luxe oriental! Vers midi, il n'y a plus de charbon de bois": la machinette a tout mangé. Les trois nègres eunuques qui chauffaient sont éreintés des trois heures de travail. Les Chérifs, les gens de la suite, le Bacha de Méknâs ont tous roulé. Le Sultan part. Courbettes et cris. Nous aussi. Et voilà le premier chemin de fer au Maroc inauguré ! Qu'en pensent les Maures? On ne saurait dire. Qu'y a-t-il derrière le rideau de leurs compliments traînants, derrière le masque de leurs figures impassibles? Admiration diplomatiquement contenue, dédain, indifférence par l'impuissance à comprendre? Notre Bapour ira-t-il rejoindre, dans le magasin aux accessoires, les innombrables présents oubliés des Bashadours antérieurs? Apparemment. Race stagnante, hostile aux changements, défiante, heureuse en son sémitisme étroit et sobre, préférant d'instinct sa vie satisfaite d'une simplicité de troupeau où quand il y a souffrance les corps seuls pâtissent, à la nôtre où ce sont les âmes insatiables, où les innombrables minuscules besoins de l'existence bourgeoise tuent les deux ou trois grands instincts de ces primitifs si près du fauve. Cil Même date. Le décor concave d'un ciel tourmenté pèse sur Méknès. Les nues ici, en leur Olympe, dessinent-elles des allures plus tourmentées, plus violentes? Un écroulement tragique a entassé sur les plages ouraniennes les décombres de citadelles prises d'assaut par les Titans. Antée l'époux de Tingis, Atlas, tentent-ils encore parfois, le pied posé sur cette Mauritanie si vieille, l'escalade des deux? Quelle pompe en ce désordre, quelle magnificence en ces étagements. Ces couleurs bruyantes, ces aspects menaçants et colères sorxt-ils les traces de la dernière bataille? D'un amoncelle- ment surgit, crêtée d'une courte crinière, la tête géante d'un cheval cabré remplissant l'éther de la déflagration d'un hennissement formidable. Plus loin la débandade d'une fuite vers les défilés d'un Caucase imaginaire où des neiges versent leurs avalanches. Je suis debout sur une colline à l'Est de la ville qui s'étage sur l'autre versant, au milieu des ruines de la banlieue, ossements aux entours d'un repaire de bête fauve, méchamment muette à la contemplation de ce ciel. Horizontalement étalée, les lignes sédimentaires de ses terrasses rayant sa robe de bure grise, en sécurité dans ce lointain où, superbe et farouche, au flanc d'un coteau, je la vois couchée. CIII Lundi 6 février, — Excursion à Volubilis. J'avais vu sur la carte : " Ruines de Volubilis. „ Non loin d'ici, au Nord. Je m'étais enquis. Rien. Volubilis? inconnu.— Des ruines, des ruines, disais-je. — Il y en a partout aux environs, répondait-on. — Des ruines romaines, Volubilis? — On ignorait. Romaines, romaines,... les Roumi, c'est l'Europe. J'insistais j'expliquais. — Qçar Faraoun! dit un jour le chef de nos askars. Qçar Faraoun, palais de Pharaon. En effet, c'est ainsi déformée en ses souvenirs que la cité détruite apparaît à ces imaginations barbares. La première conquête arabe en Afrique fut l'Egypte. Ils y virent les ruines pharaoniques, inoubliables, et depuis d'autres et d'autres ruines en leur avancée dans le monde sémitique furent pour eux pharaoniques. Volubilis! la plus occidentale des villes que Rome mettait sur son empire comme des cachets scellant sa domination. En cette lointaine et brûlante Maugrabie, alors Mauritanie Tingitane. Avec l'espoir, sans nul excès d'orgueil tant il était vraisemblable, d'une domination définitive, et, pourtant, recélant en son fruit pompeux ce ver destructeur : la force d'un petit nombre imposée à une race étrangère. Erreur de ces Romains, qui furent une élite toujours mais une na. tion jamais, de croire que, sans exterminer le Sémite, ils pourraient, eux Aryens, dominer le monde africain du Nord. Comme promptement la puissance indestructible de la race subsistante flamba ces détails de surface quand courut le long du rivage méditerranéen l'incendie de la propagande islamite. Donc de cette Volubilis au nom charmant d'élégance rien que des ruines. Aujourd'hui nous y avons pèleriné par une journée divine, sous un ciel royalement orné de nues légères faisant cortège au soleil sans jamais le masquer de leurs draperies. Pour escorte, trois cavaliers et un Kaïd grisonnant à la lèvre pendante, quelques mulets chargés d'une tente et de vivres. A la sortie de cette grande porte en arche triomphale dont l'œil cyclopéen nous fixait énigmatique au dernier campement la veille de notre entrée, la campagne, à travers la transparence miraculeuse, livre les minuties d'un pano- rama immense. Les cinq petites villes obsédantes et la lourde montagne dont elles maculent le versant, si proche par le net dessin de leurs détails, semblent venues à notre rencontre. Dans la vallée dont de droite à gauche s'ouvre le large et profond sillon, les djillàb's jaunâtres des paysans lentement bougeant, comme des poux, sur les glèbes dénudées. Au-dessus des masses argentées d'oliviers les colombes mauves évoluent en escouades. Sur la route sinueuse qui descend et remonte nous croisons les escadrons marchands des chameaux pesants et solennels au col de serpent tronçonné, aux paupières en amandes encadrant leurs grands yeux morts de statues, qu'on ne sait ni faire lever qnand ils reposent ni arrêter quand ils marchent, posant nonchalamment les pas et sifflant leur petit cri de crapaud tintant dans la nuit sa clochette. Un pont romantique. A gauche la Kasbah Tsargan' accroupie sur son cap, muette et canaille. Quelques palmiers écimés sortant de la touffe de leurs feuilles de souche. Le grand paysage simple, fait de rien et sublime. Trois heures nous chevauchons sans sortir des choses vues dès le départ. Séductrice, pacificatrice, consolatrice uniformité qui doucement submerge en un rêve berçant sur lequel plane, immobile oiseau, l'oubli incolore. Les cinq petites villes, devant nous d'abord, lentement sont devenues latérales, plus proches, mais intangibles, et peu à peu ont disparu masquées par le Djebel Zerhoum dont nous dépassons l'angle. Du plateau foisonnant de palmiers nains où notre petite caravane maintenant chemine, au haut d'une pente molle, petits, petits dans la solitude immense que cerclent les monts, deux débris dressent leur silhouette incertaine, tristes tels que les cimes des mâts d'un navire naufragé. Volubilis! Une rivière a grignoté en dentelle la colline où s'étalait la cité. Dans son lit rocailleux, baignés par les eaux basses et chantantes, des lauriers roses entre lesquels nous guéons. Sur le versant opposé désert, par milliers les pierres taillées des ruines, chantier énorme, et dans les interstices l'herbe de buissons courts d'où la battue des pieds de nos montures fait sauter des lapins et envoler des couples de perdrix rouges. Nous campons près des deux débris qui seuls crêtent dans l'écroulement universel. Une arche équilibrant le triomphe mutilé de son cintre au milieu des décombres amoncelés comme des vêtements qu'une femme a laissés tomber autour d'elle. Proches, les deux portes symétriquement opposées d'un grand bâtiment ouvrant sur le vide des vestibules disparus la majesté de leur contour en demi-cercle. Les blocs réguliers ajustés à sec s'entrouvrent sous la cuisson des siècles. Une chouette troublée prend lourdement essor. Au parcours de ces lieux dévastés notre curiosité mélancolique découvre des linéaments de frise, des chapiteaux, des tronçons d'inscription, des fondations massives en longues lignes. Peu. La destruction de la cité a été complétée par la destruction de la ruine. Sauf " l'arche mu- tilée et les deux portes s'ouvrant sur le vide ,„ tout est au ras du sol dans le commun et uniforme nivellement. Les Maures ont pillé les débris. Ce matin, sur la route, nous avons vu des blocs de marbre. Ils venaient d'ici. Mouley-Ismaël les faisait transporter à dos de chameaux dans Méknâs, sa ville chère. Un convoi apprit sa mort en chemin et les chameliers laissèrent tomber les charges. Elles sont devenues saintes : les voyageurs déposent dévotement sur ces autels l'offrande d'un caillou. Les Romains fondateurs avaient en artistes choisi le site que nous regardons en silence pendant qu'en nos mémoires les eaux profondes du passé se peuplent de fantômes. Des montagnes : les unes proches, pour y chercher des retraites, les autres lointaines pour les regarder en rêvant. Au pied de la ville, cette rivière limpide, abondante alors sans doute des eaux retenues par les bois non ravagés. Sur ses rives, des jardins d'orangers dont là-bas quelques restes. Tout autour, bouquetée d'arbres et diaprée de cultures, cette plaine fertile présentement si désespérément nue en son délaissement. La tente est dressée. Nos chevaux broutent les palmiers nains. Les mules vaguent parmi les buissons où elles promènent les larges fleurs mouvantes de leurs selles écarlates. Nos soldats dorment dans leurs blancs selams. Là, dans la montagne, au revers du Djebel Zerhoum, une ville mauresque grève de sa grisaille le sommet plat, coupé en biseau, d'un escarpement à l'entrée d'une gorge sauvage d'où sort la rivière. Un seul minaret. Même silence, même immobilité morte que les cinq sur l'autre versant, ses sœurs maintenant invisibles. — Kaïd, quel est le nom de cette ville? — Mouley-Edris. — Pouvons-nous y aller?— Grave, il remue de droite à gauche l'index, de ce mouvement bizarre qui signifie : Non. Mouley-Edris ville sainte, fermée aux Nazrani impurs, tombeau d'un marabout illustre, où les Sultans vont en pèlerinage à leur avènement. Sanctuaire, Thébaïde, Bethléem musulmane. Quelle floraison de mystère religieux sur ce Djebel Zerhoum ! Saturés de rêveries et rêvant encore, nous retournons par le cuisant soleil. Soudain une rumeur sur l'obliquité des coteaux. Bergers, laboureurs, tous les djillàbaires poussent des cris qui se fondent en une clameur lointaine ondulant sur la campagne. Quatre sloughis flaves ont levé un grand lièvre flave comme eux et pourchassent sa fuite curviligne qui parfois se ploie en une brusque volte. A longues foulées l'animal gibier et les animaux chasseurs arpentent les guérets et engouffrent dans un val lointain la file allongée et tendue de la poursuite. CIV Mardi 7 février. Des moineaux fraternisent avec les merles sur les tuiles vertes vernies de la corniche du patio. De leurs petites pattes en griffe, ils s'accrochent latéralement aux ficelles des quatre lustres arachnéens. Ils becquètent l'eau sableuse de la vasque à côté des Maures qui la lappent. L'universel moineau comme l'universelle puce. Franc partout. Le même cri gamin : Tchirip. Ils m'ont éveillé ce matin, et à ce tchirip magique je pars pour Bruxelles en Brabant, j'arrive. O impressions d'enfance et de vie familiale! L'oiselet accomplit ce prodige, non d'un coup de baguette mais d'un coup de langue. Théo essaie de souvenir un portrait du Sultan. Si grotesquement faux sont ceux que nous vîmes dans le London News et le Tour du Monde. Illustrateurs farceurs et menteurs autant que les voyageurs narrateurs. Rien dans ces imageries de la mélancolie décadente de ce visage sentimental. Ils ont fait un Turc, un Turc suivant la formule, honteusement banal. On nous dit qu'un vieux que nous entendions gémir sous sa djillàb' accroupi à la porte du Palais, chien abandonné à qui nul ne faisait attention, a été trouvé mort, sur place. Vers le soir, avec le baron Whetnall en tête, promenade à cheval dans la banlieue. Le Kaïd qui commande l'escorte, haute figure ascétique de fanatique phtisique, largement scellé au front de la tache ronde des prières, ne veut pas que notre cortège passe devant une mosquée dont le minaret, le palmier unique saluant penché sur elle en parasol, l'enclos d'oliviers font oasis dans la campagne vide. A la porte un paquet de vrais croyants accroupis en tas de linge sale, djillà-baires regardant, muets en leurs problématiques rêveries, les yeux mauvais, les bouches se tor- dant pour des imprécations avec peine retenues. Sur une colline, massés en vedette, longuement, silencieusement, nourrissant nos yeux des spectacles qu'on ne doit plus revoir, nous contemplons la ville que le soleil couchant étrangement patine. Tout entière elle est safran avec des ombres vertes. Fantastique merveille telle qu'il en surgit dans les pays du ciel, parmi les nuages, dans les Arabies imaginaires! CV Mercredi 8 février. Dans un livre anglais sur le Maroc, prêté par le Kaïd Maclean, des photographies d'habitations, de mœurs. Combien menteur ce procédé mécanique infaillible. Suppression des couleurs, substitution de rapports entre les tons, travestissement des clairs et des ombres, partant bouleversement de l'impression oculaire. Une lentille déformatrice non du dessin mais de la lumière. Aussi fausse, et parfois aussi grotesque. La photographie masque les nuances qui font tout ici misérable, ruiné, malingre. Elle suggère l'idée d'une fausse opulence, d'une fausse splendeur et supprime la tragique indigence avec sa sensation d'irrémédiable, issue d'un passé qui remonte à Abraham, passagèrement illuminé par le court et brillant intermède des Arabes de Mahomet, coup d'enthousiasme religieux et militaire dont les descendants n'ont pu maintenir l'élan trop tendu pour l'âme sémite. Le Ministre négocie laborieusement avec le Maghzen'. Les belles espérances se fanent. Tout est difficile à obtenir. Ces personnages sont glissants, ubiquitaires, ductiles en leurs discours, échappant toujours. Ils mentent, inventent, promettent, démentent, imperturbablement calmes et sans étonnement. Tout avec eux semble constamment près de finir et ne s'achève jamais. Des douleurs d'enfantement quotidiennes, et pas d'enfantement. La temporisation qui amuse, rassure, va jusqu'à l'extrême bord de l'accomplissement, et se retire par une fissure. Il ne s'en faut que d'un cheveu : c'est l'abîme. Si Bou-Bèkre continue son jeu de mouche de coche et le Champagne diminue. Il y a des conférences chez Garnit', le faisant fonctions de Grand Vizir. Il occupe dans une ruelle une maison lépreuse. Accroupi au fond d'une petite salle oblongue, sur un carreau de tapis, se chauffant frileux les mains à un réchaud en terre cuite. Deux bouquets d'autel en roses artificielles blanches et rouges, feuillage de papier doré, sous des verres cylindriques (tels en nos villages) flanquent, dans une niche, une pendule camelote style Empire. Il ouvre un placard dont croulent de petits rouleaux : ce sont les papiers d'Etat; on est dans le cabinet du Ministre. Il cherche une pièce et ne la trouve pas; il appelle à l'aide le planton à poivron occupé dans le patio à refermer avec humeur une porte que des négresses et des négrillons s'obstinent à en-tr'ouvrir pour voir ces bêtes inconnues, ces jumarts chimériques : les Roumi. Pires que leurs mulets, ces Maugrabins, car lorsqu'on crie au mulet : En avant! il marche. Eux reculent. Une affaire qui leur paraît de toute importance aujourd'hui est oubliée demain. Ils n'ont qu'une politique, ne rien changer, et toute leur diplomatie est de se défendre par la ruse contre quiconque voudrait un changement. Le peuple est gouverné comme on gouverne une école : par la peur du Magister et suivant son caprice. Le Magister c'est moins le Sultan que le Maghzen'. Le Sultan est l'éditeur responsable qui ne sait que ce qu'on lui conte. A sa mort, c'est l'anarchie pour un temps : la classe se débande et ils font l'école buissonnière en barbares jusqu'à l'installation d'un nouveau cuistre. Lors de la dernière maladie de Mouley-Hassan', très grave, des nuées de Kabyles étaient descendues camper aux portes de Méknès, prêtes au pillage et à la course, en corsaires terrestres. Le Kaïd Maclean, malade aussi dans une petite maison hors des murs, devait tenir garnison. Journellement des meurtres. Une ménagerie dont les cages allaient être brisées. Et l'événement considéré comme normal, sans terreur et sans consternation. CVI Jeudi 9 février. D'en haut, au jour levant, au fond du patio en citerne, j'entends le Kaïd Rha, tôt venu pour une querelle, vitupérant je ne sais qui à propos de je ne sais quoi : les paroles aigres de la voix de crécelle du géant voltigent et tombent en flocons pressés à vibrations criardes, à aspirations gutturales et grêles toujours, de cette langue arabe foisonnant de consonnes, sorte de polonais asiatique, où les voyelles s'atténuent, avec des sons qui ne sont que des mouvements musculaires, presque vides, du gosier, de la bouche, insaisissables pour l'imitateur, si loin, si loin de tout ce qui pour nous est une langue, s'envelop-pant des voiles de l'étrangeté, induisant ceux qui veulent en traduire par nos lettres les accents tourmentés, en des versions diverses, toutes discutables, approximatives, jamais adéquates. J'ai acheté un selam de laine blanche écrue, à capuchon, sous lequel il fait frais par la chaleur; j'y suis à l'ombre. Pour la sieste sur la terrasse éblouissante quand le soleil darde, pour la promenade à cheval, vêtement admirable. Et dans les plis tombants que drape l'ample et légère étoffe marocaine, je me surprends les gestes lents du Maure, toujours paresseux à dégager ses mains de l'embarras des sinuosités, n'en montrant qu'une, ne déprisonnant l'autre qu'à la dernière extrémité, quand i! y a péril de mort! Et pourtant vêtu sans l'être, tant il est nu là dessous, tant par prestidigitation il se débarrasse de cette enveloppe quand il le faut. Dans le récit légendaire de la passion du Christ, un sémite du temps, un jeune homme échappe aux gardes qui croyaient le tenir en leur laissant son unique vêtement, sa djillàb', et s'enfuit tout nu. Au dehors, proche les murs, dépendance et continuation des amoncellements d'immondices qui font à la ville une seconde enceinte d'or- dures, il y a, dans une fosse énorme, un charnier, formidable cimetière de bêtes, poêle en plein soleil d'Afrique qui rissole les charognes. Chevaux, mulets, ânes, chameaux qui meurent en la ville sont tramés à ce pourrissoir et jetés de la berge, atterrissent dans le fond au hasard de la dégringolade. Navrante, terrifiante et pestilentielle cuisine de décomposition. Corps à tous les stades de la putréfaction, carcasses encore articulées, squelettes écroulés en jeux de jonchets sinistres. Les poses terribles ou dérisoires composées par la chute : menaçantes, nonchalantes, grotesques, désespérées. Des chevaux lamentables dont le chanfrein demi rongé est plus vivant que la vie. Des mules au ventre ballonné dont les quatre membres immobiles gigotent une défense furieuse. D'autres infiniment douces et tristes dans l'abandon de leur anéantissement. Des mares de jus épais. La guenille animale se dissolvant sous l'attirance des forces mystérieuses du sol et de l'air, retournant, en ce aboratoire cyniquement et affreusement visible, à la matière première pour des fabrications nouvelles. Des chiens, des oiseaux de proie occupés aux déchiquetages, très calmes devant l'abondance qui fait à chacun large part et sert, en pantagruélique et inépuisable festin, les cadavres. Quel grandiose en ces gémonies, dédaigneuses de l'hygiène, amples à rapetisser Baudelaire s'attardant à ergoter à propos d'une seule charogne. Au-dessus des bords vastes de la cuve, l'odeur de la mort s'épanche sans qu'un seul Maure sur la route qui la contourne daigne se boucher les narines. Les bêtes seules qui passent s'effarent et renâclent dans la vague terreur de l'abatage pressenti. CVII Vendredi 10 février. Le baron Whettnall a demandé au Sultan son audience de congé. Voici vingt-trois jours que nous sommes à Méquinez, et, sur les moindres choses, le Maghzen' tergiverse, temporise, s'attarde en des circuits sans fin. On disait ces jours-ci qu'un Ministre qui arrive à la Cour doit donner, à bon escient, un millier de douros. Cette formalité négligée expliquerait-elle ces longueurs? Les Amin's aussi, chargés de nous fournir la Mouna, se relâchent. Le mouton, les poulets sont coriaces. Les dattes, les figues déplorables. Les lustres arachnéens s'éteignent de bonne heure. Certes les formules de politesse et les compliments à l'orientale vont leur train. Mais on devine une lassitude. " Ces Roumi sont bien insistants et leur séjour se prolonge outre mesure. Qu'Allah puissant et miséricordieux leur inspire la pensée de s'en retourner „. Les Roumi y ont pensé et le Sultan les recevra à cette fin demain matin à huit heures. Nous vaguons aux entours de la ville. Le camp des askars, contre les murs, proche le Palais. Des tentes basses, des huttes de roseau et de feuilles d'aloès. La halte d'une horde bohème. Moins des soldats que des errants qui se sont abattus là pour une nuit. Saleté, misère, ou plutôt le débraillé, le détraqué sauvage de la vie nomade qui se pose et ne se fixe jamais. Quelques cabanes, mieux closes, et sur le seuil des femmes sans voiles vêtues en Salomé d'occasion : les lupanars. Des moutons résignés qu'on égorgera avant la fin du jour. Les inévitables poules moucheronnant sur les immondices. Peu de mouvement. Peu de bruit. Sur la chaussée de Mouley-Ismaël, ce massif tronçon de béton qui devait être prolongé jusque Maroc. Elle domine de sa masse un quartier en grand parallélogramme n'ayant qu'une entrée comme un Mellah. Ruelles rectilignes, maisons basses. Là habitent des subalternes, des filles, des renégats aussi, sémites égarés dans la civilisation aryenne et retournés au colombier arabe. Nous plongeons dans les cours où s'enchevêtrent les rameaux des figuiers. Des femmes se sauvent par les portes basses. Les enfants insolents invectivent : injures incrompéhensibles( gestes indécents. Nous longeons les cimetières, les grands cimetières, et par dessus les murs, de nos selles,nous voyons, parmi les aloès et sous les oliviers, la floraison blanche des femmes, grandes fleurs de magnoliers venues là en multitude, car c'est le jour saint, le vendredi, et elles s'occupent des morts, elles s'occupent surtout de bavarder sur les tombes des morts. Les voilà par groupes, innombrables, dans leurs suaires, la tête cachée, comme si, fantômes, elles sortaient des sépultures pour chauffer leurs corps glacés au soleil dont la lumineuse haleine attiédit l'atmosphère. Femmes sans coquetterie, sans mutinerie visible, sans coups de regards qui rendent l'homme tremblant, ne trottinant jamais, lentement glissantes, drapées, fantomatiques, anonymes,craintivement énigmatiques, lugubrement glaciales. Pas de monuments funéraires, de simples levées oblongues de terre marneuse qu'elles entourent accroupies, assises, couchées, chuchotantes et grignotant des bonbons, des enfants sur le dos, dans leur giron ou jouant autour d'elles. La Koubah d'un saint dont les tuiles vertes sont mêlées aux feuillages : Sidi Ben Aïssa, le patron des enragés Aïssaouas, mangeurs de viande vivante, vus à Tanger. Un grand étang dans les anciens jardins de Mouley-Ismaël, maintenant terrains vagues, immense baignoire rectangulaire jusqu'aux bords pleine de lapis liquide où flottent, barquelettes noires et légères, des poules d'eau. Un bloc d'eau immobile, azurée et pure. Notre randonnée dans la banlieue nous ramène à des sources hier pullulantes de nègres piétinant le linge de saltations cadencées sur une psalmodie monotone, et de femmes laveuses le battant et le pétrissant. Aujourd'hui les eaux claires coulent sans tourment, étalant de grands disques bleus métalliques. Sous les chemises lâches aux manches insuffisamment retenues par les boucles d'un cordon croisé en huit sur le dos, on voyait les seins ballants des lavandières penchées, en la difformité précoce causée par les constantes et machinales manipulations de leurs maîtres qui les triturent durant leurs interminables rêveries à vide. Blagues à tabac, calebasses, vieilles bourses au fond desquelles ballotte une flous', figues trop mûres, outres dégonflées, poivrons usés, suivant les expressions brutales d'un imaginatif askar. A peine chez les très jeunes la poitrine dresse-t-elle le charme gracieux de pitons aigus : telle une adolescentè mulâtresse à marche dansante, à visage riant, qui nous servait à El Araïsh. Chez les vieilles c'est un haillon. CVIII Samedi II février. L'Audience de congé. A huit heures du matin nous sommes dans un jardin du Palais, celui d'où le Sultan est sorti pour inaugurer le chemin de fer. Il est en accord rustique et débraillé avec le reste : un potager vaste, mal entretenu, à chemins droits non sarclés, sous des orangers et des citronniers plantés en verger, des carrés de poireaux, de fèves, quelques longs berceaux de vignes à lattis croulants, deux nègres maladroits qui jardinent sans rien atténuer de l'universel désordre, de l'universel négligé, les grincements gémissants d'une noria qui ne fut jamais graissée, des canards canquetant. Nos chevaux sont restés dehors. Nous cheminons par l'allée centrale. Le gras Méchouar habituel, imberbe, jovial, nous guide. Des soldats de cavalerie par petits pelotons sous les feuil- lages, blanc et bleu et rouge, la face, sous le poivron pourpre, élargie par les deux mèches temporales en ailerons à noire ébourriffure. Nous allons vers un kiosque cousin germain de celui de l'Akdal, autant guinguette de foire à peintur-lurage de mirliton. A une centaine de mètres, halte ! Un autre Méchouar, le Méchouar chef, le Moul Méchouar, venu au devant, emmène le baron Whettnall et son Drogman. Le Sultan est dans le kiosque. Dans l'allée, debout, nous attendons. Le gros chambellan à rond visage qui ne désourit pas nous tient compagnie. Avec lui nous arabisons. Enfantin, il fait voir sa montre, une montre Wa-terbury, et nous explique qu'il sait la mettre à l'heure. Il nous fait tàter l'étoffe de ses selams superposés comme les feuillets d'un livre. 11 touche à la dérobée le drap de nos habits noirs. Il se réjouit à voir jouer les ressorts des gibus et demande qu'on recommence, et encore, et encore ! Nous le complimentons sur son turban : il l'a tourné hier lui-même sur son genou, patiemment; on le croirait tourné à la mécanique. Il pose des questions sur la géographie : un de nos ingénieurs lui dessine une carte d'Europe à laquelle il ne comprend rien ; par des carrés de diverses grandeurs, on lui donne une notion vague de l'importance relative des Puissances. La France, pour lui, est la grande nation, et l'Allemagne qui a vaincu la France. — Les Etats-Unis, qu'est-ce que c'est? Où? Derrière la grande mer brumeuse, ténébreuse, Bahr-al-Talmet? — Cela préoccupe son intelligence trouble; il y a présentement des difficultés avec Fenvoyé de la Grande République, homme remuant et audacieux. Chambellan, il tient à la main une haute canne de cérémonie, bâton en bois blanc de dix sous, et il a au doigt une bague de pacotille montée en argent. Après ces propos, le haut fonctionnaire, sous-introducteur des ambassadeurs, s'accroupit par terre sans tapis et de son doigt bagué visite minutieusement ses narines. Deux heures ! la conférence de Mouley-Hassan* et du baron Whettnall a duré deux heures! Sur le seuil du kiosque le Moul Méchouar nous appelle. A quarante pas du lieu vénéré où trône l'Empereur il faut nous découvrir. Le Moul Méchouar m'a pris par la main et monte les degrés. Il se jette la face contre la terre, étendant les mains, et d'un cri retentissant nous annonce. Mouley-Hassan' est accroupi sur le fameux fauteuil Louis XV. Le Ministre est assis sur la chaise de paille légendaire. Sicsù debout. Je vois le coffre à clous de cuivre et la pendule de voyage. Rien déplus en cet oriental sanctuaire. La noble figure du souverain est revêtue de sa mélancolie souriante. A sa dextre étincelle un brillant superbe. Pieds nus. Tout en blanc, blanc de peignoir, emmitouflé. En fort parfum le jasmin émane du paquetage. Des compliments déroulant en longues échar-pes leur bienveillance. L'annonce qu'il nous sera donné des fêtes de bon départ. Je.réponds en phrases de Cour pour autant que je sache ce que doivent être les phrases de Cour. Et nous partons par où nous sommes venus, la noria grinçante gémissant toujours, les deux nègres qui n'ont pas l'air de savoir qu'il se passe quelque chose, jardinant leurs poireaux et leurs fèves, sans lever leurs noirs visages. Le baron Whettnall est enchanté de l'accueil du Sultan, qui, en ses discours, a choyé la Belgique. CIX Dimanche 12 février. Notre cuisinier nègre a pris femme. Sans tapage. La nuit de noces a eu lieu dans la fuligineuse caverne où il perpètre sa cuisine barbare, au dallage gras de saleté, humide, antre obscur à faux monnayeurs, intérieur de cheminée sans cheminée, croulant de suie, en lequel il s'agite pour faire les mets sur des tas de braises comme un forgeron dans une forge. La mariée a de beaux bijoux, raconte admirativement l'ange Fatmi. C'est la fille d'un Pacha! D'un pacha redevenu simple Maugrabin apparemment comme il arrive en ce pays d'ondoyante fortune. Fatmi proclame à cette occasion que lui-même est frère du Sultan, sa mère, négresse esclave, l'ayant engendré des œuvres de Mouley Abd-er-Raman', l'empereur défunt. Saluons ! Ce juif de notre ruelle accroupi contre le haut mur sale, en borne, recroquevillé sous sa djillàb' sordide, collant à la boue les jours de pluie,chevelu, impeigné, qui, au passage, baise la botte du Ministre, est toujours là, marmottant sa suppli- cation pour son fils prisonnier. J'insiste pour que Sicsù agisse en faveur du misérable. — Allez vous-même au Maghzen', dit-il. En qualité de Kadi d'Europe vous obtiendrez peut-être quelque chose. Tentons l'aventure. Où est le Maghzen' ce matin. 11 siège là-bas, dans la cour où s'ouvre la porte blindée en fer-blanc des caisses de Peek-Frean qui clôt les logis privés du Sultan. Sous l'auvent en hangar qui la borde de son portique rustique, les divers ministres et leurs secrétaires, le derrière par terre, chacun sur son tapis apporté comme un pliant. Tout le Ministère sur le trottoir. Devant les chefs un pupitre portatif en cuir marocain attaqué d'une petite vérole de clous de cuivre. A proximité une cruche d'eau coiffée d'une tasse anglaise en faïence blanche, abreuvoir commun. Des pans délabrés de vieilles tentes de leurs haillons accrochés aux piliers font écran au soleil. Sur la longue série des groupes juxtaposant dans l'ombre claire le blanc et nonchalant désordre de leurs poses, bruit la sourdine d'un très atténué murmure susurré par des têtes penchées l'une vers l'autre en des attitudes de pénitents à confesseurs. On traite les affaires de l'Etat. Des gens partent, des gens arrivent avec de très petits papiers donnés, reçus, examinés dans la lenteur et le calme d'une impassibilité d'automates. Les mules des fonctionnaires, sellées, sous le même portique rustique. Des décombres plein cette cour et sur les crêtes d'une muraille ruinée des maçons élevant, abaissant leurs silhouettes, ab- sorbés en des réparations vaines. Sur le sol raboteux, de-ci de-là, accroupis en conciliabule, les soldats à poivron. Au pied des murs, dans une demi-ration d'ombre, par centaines alignés, grands escargots, les plaideurs, les solliciteurs. Askars, cavaliers passent venant on ne sait d'où, allant on ne sait où. Un fou, dont la manie est de se mettre tout nu, circule tout nu, respecté : " L'esprit d'Allah visite cet innocent qui dédaigne tous les biens de la terre, en cela plus grand qu'un Pacha. „ Oh! le pouvoir des fous. Ce ne sont pas les froids penseurs qui fondent les cultes nouveaux et conduisent les hommes. Seuls les hallucinés opèrent ces miracles. Immense dans l'histoire fut l'action des fous. Ils détruisent les empires et soulèvent les flots populaires. Leurs rêves ont entraîné l'Humanité, le cours de l'histoire eût changé si la raison, non la folie, avait régné sur la terre. Nous cherchons Garnit', le Grand Vizir intérimaire. Il est à l'intérieur du Palais. Si-Bou-Bèkre va le quérir. Le voici, avec son extérieur d'évêque frêle, ascétique, irréprochablement blanc. Je regarde ses mains : il se ronge horriblement les ongles. Il écoute ma requête en faveur du Mar-dochée lamentable. Il promet d'en parler au Sultan le jour même, et, glacial, récite le cérémonial des compliments. Nous retournons à pied, les palefreniers menant les chevaux derrière. Un askar demande que nous intervenions pour lui faire rendre un douro dont le Vizir l'a gratifié et que la domesticité du Vizir a intercepté. Un des palefreniers qui nous suivent me tire par la manche pour avoir une cigarette. Quatre mendiants aveugles passent, en file indienne, se tenant par la djillàb', dirigés par un cinquième psalmodiant, dont ils reprennent en chœur la psalmodie pleine d'Allah ! Allah ! Devant le tombeau de Mouley-Ismaël, lieu d'asile bourré de fugitifs,une vache récemment égorgée, offerte en sacrifice, gisante, effroyable, pitoyable, dans une sauce de sang. Près d'elle les fugitifs, sortis de la tanière sacrée, immobiles au soleil, en sentinelles. Sur mon âme, en ce matin, quel coup de vraie vie marocaine. CX Même date. A Méknès, comme à El Araïsh, comme à Tanger, sur les Sokos, aux heures dernières du jour, après les affaires, les très rudimentaires affaires, des gens venus au marché, avant le retour aux douars, aux tchars là-bas dans les plaines, là-bas dans les monts, assistent à des divertissements primitifs, des spectacles. Le charmeur de serpents, ô à quel point rendu banal par la bourgeoisement naïve admiration des peintres fraîchement débarqués ! Les reptiles rampent sous les vêtements, froide vermine, s'enroulent, disparaissent, réapparaissent, souples, lents en leurs caresses sournoises, vicieuses, avec des sifflements de vents coulis, pris parfois à la tête par la bouche charnue du maître, tenta- tive d'un étrange repas goulûment commencé, et retirés comme un dard d'une blessure. Le conteur qui a déposé ses babouches, centre autour duquel les djillàbaires font cercle, affaissés en accroupissements; dans l'espace vide le narrateur va, vient, mime, maniant un bâton dont il frappe, couche en joue les acteurs invisibles, appuyé des grelottements d'un tambour de basque dans les péripéties importantes. Un Beràbre possesseur d'un démesuré fusil à bassinet tire au vol des oranges. Un autre, vêtu d'instruments baroques, homme orchestre, se trémousse en sonorités charivariques. Des jongleurs. Passant nous stationnions, regardant du haut de nos selles. Il s'est élevé une clameur menaçante de sifflets et de hurlements. CXI Lundi 13 février. Dans cette banlieue de ville africaine, aux grandes surfaces glabres, sur lesquelles les moissons germantes ne sont qu'un duvet effacé, dans un val dont la crevasse s'ouvre aux murs mêmes, il y a un bois. Les cimes moutonnantes des oliviers tapissent les pentes raides jusqu'au pied du cap sur lequel mauvaise se carre la Kasbah Tsargan'. C'est le bois d'Abdul Azis'. Nous l'avons traversé aujourd'hui. Nous avons, dans la Kasbah, revu le Kaïd à tête de buis, figure des tentations de Saint-Antoine de Teniers, masque effrayant. Sortie par la Bab cl Breber qui au loin regarde la Kasbah et que de loin la Kasbah regarde. D'ici part la route de Tanger, immense peau de serpent vert et jaune, séchant au soleil sur le mon-tueux paysage, étalant jusqu'à l'horizon sa jaspure de gazon et de sable. Au loin, insectes rampant sur la dépouille, des chameaux minuscules, des paysans berbères, des bourricades lentes, lentes à se déplacer. Nous longeons à gauche un mur d'enclos qu'a déchiqueté la ruine et qui n'enclot qu'une friche. A droite le val à son début, plein d'oliviers noirs et d'orangers verts tachés de maisons blanches, rares. Devant, au fond, en barre, le Djebel Zerhoum et les cinq petites villes inabordables en leur isolement lunaire. Nous dévalons. Les chevaux glissent par un labyrinthe de sentiers rocailleux, beurrés de boue, entre les palis de hauts roseaux secs dont les haies divisent le grand bois en jardins. Si étroites les voies qu'un petit âne qui arrive en sens contraire ne pourra passer. Un askar crie à l'ânier de rétrograder; sans un mot il rétrograde. Au-dessus des échaliers qui les enferment, de grands oliviers, des figuiers aux branches inextricables. Un carrefour avec des arbres centenaires auxquels accrochés pendent des sarments à contournements viscéraux. Nous franchissons à gué un ruisseau rapide, sortant de la grotte des feuillages : l'Oued Rdom à sa source, que j'ai vu héroïque à Sidi Kassem, idyllique ici. Nous montons l'autre versant. Maintenant des clairières. Sous les arbres espacés, les cultures d'orge. Des hordes de paysans gaulant les olives ovoïdes, tous figés par l'étonnement à l'imprévue apparition de notre exotique cavalcade. Galopée sous les rameaux bas, les selams blancs flottant en ailes, comme un escadron de cygnes rasant le sous-bois. Voici la grande Kasbah jaune. Une cigogne se détache du mur et tournoie en la majesté sereine de son vol large. Le fantastique Kaïd est là, entouré de sa cour barbare de guenilleux et de ses chiens sloughis. Le baron Whettnall, photographe amateur passionné, attentif aux occasions depuis le début du voyage, riche déjà en clichés de choix, braque sur le monstre, qui ne s'en doute pas, l'oculaire d'un appareil à instantanées et le prend au trébuchet.La tète énorme,le corps difforme du gnome sont faits prisonniers. — Quoi? dit-il, montrant la boîte. — Mesurer la hauteur du soleil, répond-on. Nous revenons par un chemin à mi-côte. En réseau des rigoles amènent dans les bassins creusés autour des troncs d'oliviers les eaux de la montagne. Des troupeaux de petites vaches fauves ou noires passent, laissant traîner derrière elles la forte odeur de l'étable et du lait. Nous recoupons le vallon sur un viaduc colossal, massif et croulant rempart, percé d'un étroit tunnel, chas par lequel s'insinue le fil du ruisseau. Mou-ley-Ismaël, en sa simplicité d'architecte brutal, a ainsi aplani les escarpements de la crevasse. CXII Même date. Depuis deux jours de la chaleur. Les sensa- tions d'un beau jour de chez nous. Quelle douceur glisse avec ce soleil tiède et cette lumière d'or que notre maison, froide parfois et un peu morose, respire par la bouche de son patio ouverte vers le ciel. L'après-midi, brusquement troublant cette paix, un orage. Je regarde par les sabords de la terrasse. Sur Méknès quelques ondées seulement. Mais au loin, dans l'océan céleste, en flots désordonnés, les nues. Sur un mont dressant au Nord-Ouest son noir récif, un énorme stratus fusiforme échoué dans sa traversée aérienne. Par intervalles, les brumes tendent leurs gazes sur les mystérieuses catastrophes des météores. Partout, dans le paysage sombre, l'aspect violent des batailles. Un ciel massacré. Les coups de soleil dardent la gerbe de leurs rayons comme la fusée d'un foyer électrique, et s'éteignent net. Des dieux furieux combattent-ils dans les percées lumineuses sur lesquelles des mains invisibles font tomber les rideaux des obliques averses? A l'Est un tronçon d'arc-en-ciel dresse son débris, membrure magique d'un vaisseau fantôme fracassé et coulé par l'ouragan. Des éclairs pâles et des coups de tonnerre grondant à demi-voix. Sur les hauts phares des minarets, les Mouezzin's semblent pousser des cris d'alarme. Leurs blancs étendards éclatent et claquent sur le ciel de plomb fouettés par le vent de tempête. A la cime sans feuilles d'un figuier qui dépasse la crête du rempart, des merles par centaines, immobiles, pelotonnés, gros fruits noirs, chacun au bout d'une branche. CXIII Même date. Quelle meule un tel voyage pour affiner et affiler la faculté d'observation. Je suis consciencieusement à mon affaire, toujours, comme un monsieur qui serait payé pour sa relation. Opiniâtrement je veux être sincère. Hostile je me sens aux narrations de complaisance. Oh! ne pas être un chroniqueur galant à la Gabriel Charmes écrivant avec une plume d'angélique trémpée dans des confitures Féraud. Quoi me gênerait? Mon livre sera pour quelques amis chers... et pour moi, pour refaire mon voyage au retour, dans la paix d'outre-tombe des choses dont on se souvient. Oui, pour un petit nombre. Jouissance raffinée d'enfermer ses sensations comme de belles femmes dans un harem, d'entourer la vie du cœur des hauts murs aveugles de la maison arabe. Nous revoici ce soir dans notre Comédor étroit et nu, après manger, quatre chandeliers sur la table, la vaisselle débandée, sérieux, échangeant des propos, la pensée grisâtre. Le Kaïd Maclean et son frère ont dîné avec nous. Il y a sur nos âmes un poids d'isolement. L'impression d'un profond lointain et d'une ambiance vide. Comme des pêcheurs, là-bas, dans l'entrepont d'un bateau, " sur la mer d'Islande ,„ par une nuit d'hiver. Fragile sécurité la nôtre. Si le Sultan mourait subitement, s'il était tué par un déraillement ou une explosion de la locomotive, si l'un de ses chevaux le jetant bas lui cassait les reins, certes pas un de nous ne sortirait d'ici vivant. Lui seul retient la voûte du précaire édifice gouvernemental. Tout procède de lui par l'écheveau d'infinies délégations, et tout se détache quand le fil originaire se rompt. Ces obtuses cervelles ne peuvent modeler la fiction du statu quo pendant l'interrègne. Il faut qu'un autre ait repris la possession et redonne à tout l'investiture temporelle et spirituelle. Jusque-là c'est l'anarchie consentie dont on profite comme d'un congé avec permission de tout faire. Détails sur l'étrange contrée que laisse tomber le Kaïd. Un renégat espagnol a organisé la musique impériale. D'où l'habitude de jouer, outre un air arabe, l'air national d'Espagne. En dehors de cela, rien. Et encore quelle peine pour habituer au trombone et au cornet à piston les joueurs de gaïta et de t'bel! — Les Mauresses seraient, en amour, les femmes les plus ingénieuses à satisfaire la bête humaine. Dès dix ans les mères dressent leurs filles à la sensualité. Leur seule éducation est le guide de la parfaite prostitution légitime. Epouses et concubines seraient d'une dextérité merveilleuse. Etc., etc. CXIV Mardi 14 février. Mardi. Mardi gras, dit le calendrier. Mardi gras ! Carnaval! Ces mots en ma cervelle tintent en bruits mourants, si loin, si loin. Et une image, si petite, si petite, vue dans l'amoindrissement d'une lorgnette : un bal minuscule, dans un théâtre superposant ses loges pourpre et or, sous la lumière jaune du gaz, des marionnettes noires en sautillement, diaprées du papillonnage de femmes lilliputiennes, le crincrin infiniment mince d'un orchestre... C'est aussi loin que mon enfance. Prodigieuse, mystérieuse et cruelle atténuation par le changement! Graduel effacement de la fresque. Ainsi du souvenir des morts pour ceux qui restent. Ainsi de la vie pour qui meurt, si la pensée persiste. Et je médite un examen de ma vie, vue à distance, en proportions rétablies, telle qu'un pays regardé du large sur un navire à l'ancre. Que de choses mesquines et inutiles! Quelle imperceptible fonction dans la fourmilière sociale! Singulière contre-partie de mon voyage, grandissant l'âme dans le présent, l'amoindrissant dans le passé, la décourageant pour l'avenir. CXV Même date. Le Sultan fait annoncer au baron Whettnall que demain il donnera une fête à la Mission belge et demande à voir ses appareils photographiques. Le Ministre va au Palais avec nos ingénieurs. Au retour il dit qu'il a un cliché de Mouley-Hassan' adroitement saisi au moment où il se retirait posant un instant dans l'embra- sure d'une porte, avec une attitude encourageante. Il semblait que l'Empereur le désirait, sans vouloir le dire, car le Coran proscrit la représentation des êtres vivants. Sur les places la foule, qui curieuse regarde quand on prend l'effigie d'un monument, se disperse en vol d'oiseaux effrayés si l'on tourne vers elle l'objectif. Mouley-Hassan' a-t-il vu les vulgaires portraits des journaux illustrés, déshonneur de son noble visage? Souhaite-t-il être connu dans sa majesté imposante de Sémite de haute race? Croit-il avec certains docteurs musulmans que le Coran défend le dessin de l'homme par la main de l'homme, mais non par une machine qui agit inconsciemment à l'instar d'un m iroir? Il n'existait jusqu'ici qu'une seule photographie du souverain, mauvaise, prise par un Italien à contre-jour dans une réception solennelle. CXVI Mercredi 15 février, — Réception officielle dans le jardin de Mouley-Abbas' ! Réception officielle! De Sultan à Ambassadeur! Magnifique sans doute de splendeur orientale? Conforme à tous les clichés descriptifs des narrateurs qu'humilierait et navrerait la pensée que lits Excellency n'aurait pas été rassasiée d'honneurs suivant la formule et que The Embassy aurait été privée des jouissances de l'étiquette prescrite par le protocole des grands princes? Oyez, lecteur, et préparez-vous à retrouver conforme à soi-même ce Maroc imperturbablement maroquinant, grand certes, mais non de la grandeur banale dont on l'affuble, grand par son étrangeté, son inconsciente misère, son fier débraillé, son ignorance épique des raffinements de la prétentieuse diplomatie. A dix heures, apparition du Chambellan. Départ en cortège, lui en tête, pavanant sa face ronde fardée de cordialité. Par les ruelles vers la porte de Fez, la mascarade défile : askars à pied, soldats à cheval, nous en costume de route, car que comprennent-ils aux uniformes et aux habits noirs? Kaïds, parmi lesquels majestueux et doux le Kaïd Rha, nos domestiques dont l'ange Fatmi, nos parasites; l'apothicaire de la mission; des turbans, des poivrons, des fez, des selams, des djillàb's, des chevaux, des mules; chacun où il veut, où il peut, marchant à son pas, devançant, devancé, dans le désordre d'une évacuation de ville après reddition. Il a plu pro-digalement : en jets gras la boue nous fuse aux jambes et crotte abominablement l'ambassade. Les passants, se collant aux murs que racle la patrouille, regardent muets, les yeux mauvais souvent. C'est au palais des champs de Mouley-Abbas', oncle du Sultan, le vaincu de Tétouan, qu'on nous mène. Près des murs, dans un vallon, avec vue sur Méquinez en amphithéâtre, il tache, blanc, un verger d'orangers, de citronniers, de grenadiers, d'oliviers, qui mosaïquent les verts de leurs persistants feuillages interrompus par les touffes et les jets cannelle d'acacias, de peu- pliers, de figuiers dépouillés. Un ruisselet débordé étale des flaques marécageuses sur les herbes où l'on éparpille les montures, les attachant aux branches. L'habitation petite, vide, ajoute sa négligence triste à celle du jardin. Impression d'une maison de campagne à louer où l'on donnerait un pique-nique. Des fenêtres : dans les enseuillements pendent des persiennes détraquées. Par un escalier étroit, obscur, à l'étage. Quatre ou cinq petites pièces basses en enfilade, de perspective jolie. Murs crépis, parquets de faïences communes, plafonds en nougat bariolés. Tapis de Rabbat' à tons criards d'aniline apportés là ce matin. Pour tempérer l'humidité du long abandon, toutes les fenêtres ouvertes font du logis un enrhumoir : nous ne mettons pas chapeau bas. Point de meubles sauf une table en bois blanc pour nous, sur laquelle la nappe, et par-dessus la nappe un tapis rouge; la collection habituelle des chaises dépareillées qu'on transporte partout où besoin est. Sur la table, en abondance, les bonbons gras et parfumés des pâtissiers maures, quelques-uns aphrodisiés de musc. Pour nous recevoir, des dignitaires multipliant les : Salam aleïk! Salam aleïkoum! C'est au palais impérial qu'on cuisine le festin. Grimpons sur la terrasse. Une longue procession débouche des remparts. Quelques cavaliers, et, derrière, des porteurs nègres, chacun un plat sur la tête, couvert d'un abri conique. Les bras nus jusqu'à l'épaule, relevés en anses, ils descendent un chemin en lacet, tels que figurants sur les praticables, et chantent, chantent le Allah ille Allah, Mohammed rossoul Allah! Ils entrent dans le jardin. Garnit' le vizir et Si-Bou-Bèkre les commandent, costumes blancs drapés en l'élégante et légère harmonie des plis amples. Les porteurs ont aux jambes et aux pieds nus les artificielles guêtres et chaussures grises de la boue. Déposant sur la terre les mets uniformes sous le mystère des Mkeb (les couvre-plats pyramidaux en osier bigarré de bleu et de rouge), ils se bousculent à la margelle d'un réservoir pour se déchausser du limoneux enduit. L'eau claire en un instant est souillée par ce barbo-tage profanateur de sa limpidité. Dans une arrière-cour, sur des braseros, les bouilloires pour le thé fument et de leur chanson continue accompagnent le chuchotement cristallin qui déborde d'une vasque. Les porteurs ablutionnés ont repris leurs charges gastronomiques. Nous descendons. Dans la salle qui précède celle du banquet, ils arrivent, un gros majordome en tête qui les range contre les murs et fait mettre plat à terre. Le baron Whettnall entre. — Voici, crie le majordome, le festin que mon Maître vous envoie. — Et d'un seul coup, comme une compagnie d'infanterie présente les armes, tous les nègres découvrent les mets. Gravement le Ministre passe la revue, nous à sa suite. Des fricassées, des salmigondis, des ragoûts diaprés de brun et de jaune. Aussi en blanches collines les Kous'-Kous'. Trois, quatre douzaines. Les sucreries apéritives ont été enlevées de la table garnie maintenant de faïences anglaises discordantes, d'une pacotille de carafes et de verres, de couverts en ruolz, de couteaux emmanchés d'os, comme on en gagne aux tourniquets des foires. Les mets, un à un désignés par le cuisinier chef, sont apportés. Des mélanges de mouton, de poulet, de bœuf, garnis de raisins, d'œufs, de cardons, de topinambours, assaisonnés d'huile et de muscade, presque sans sel. Par séries, avec la ritournelle des Kous'-Kous' entassant en escarpements leur grenaille de farine roulée en grumeaux par les paumes des Mau-resses. La Koufta aussi, ce hachis de viande appliqué en saucisse autour de fines baguettes de cognassier que le fanatique Bou-Maza souhaitait de chair de Roumi. Pour boisson le thé vert à la menthe et l'eau de fontaine. Deux heures nous fonctionnons. Avec appétit. Cette cuisine est supportable. La Koufta est trouvée friande. Le service ne s'arrête que lorsque nous disons : Assez! Garnit', Si-Bou-Bèkre et les dignitaires qui nous ont reçus sont restés accroupis par terre dans un coin de la salle, mangeant nos restes. Ils sont nos hôtes, disent-ils, et nos serviteurs. Politesse arabe est comme morgue espagnole : il y en a partout, mais cela ne compte pas. Pieds nus, ils mangent avéc les doigts, fouillent les plats, tâtent les morceaux, les déchirent, s'offrent mutuellement ce qui leur paraît bon, attaquent les montagnes de Kous'-Kous' comme on ouvre des carrières, chacun creusant son secteur, moulant en boules des portions énormes et d'un coup les engouffrant. Durant le repas, ils se lèchent les doigts; à la fin ils se lavent les mains dans une grande bassine de cuivre, se rincent la bouche et crachent. Quant aux rots, ils en ont modulé des séries magistrales. Nous allons aux fenêtres sur l'étroite cour. Imprévue étrangeté. Tous les porteurs sont là fourmillant. Un gigantesque plat de Kous'-Kous' est par terre et les plus diligents autour, comme chiens à la mangeoire, dévorant sans arrêt, pillant des deux mains, s'empiffrant, les têtes rasées tendues avides au-dessus de la pitance. Derrière, le surplus de la meute les assiège. Les rassasiés qui se lèvent essoufflés, le ventre en ballon, sont remplacés par les affamés. Sous le mets qui disparaît, apparaît peu à peu le décor rouge de fer et bleu d'une assiette de Chine grande comme un bouclier. Ils font, eux, la vraie fête, la vraie régalade. Le baron Whettnall braque son appareil sur cette curée. On l'aperçoit. Un cri d'alarme! Surgissement de tous dans l'effroi du sacrilège, mais trop tard : ils sont pris. Descendons au jardin. Nous mutilons les orangers et les citronniers glorieux. Manie d'emporter des souvenirs. Nos amis de là-bas auront des cannes du jardin de Mouley-Abbas'. Les askars nous aident. Le terrible Mesmoudi, toujours alerte pour les choses cruelles, taille, coupe, ébranche, arrache, destructif avec frénésie. Garnit' appelle notre apothicaire. Un askar est malade. Il a mal au ventre. Il faudrait l'examiner. Le voici. On fait cercle. Face naïve, effarée d'être ainsi regardée. C'est un noir luisant comme un soulier ciré. Obéissant, il tire la langue, donne le pouls, ôte sa veste pour l'auscultation. Puis tout à coup, à l'improviste, sur l'ordre de Garnit', ôte sa culotte : c'est un eunuque! En coup de cymbale un immense éclat de rire. A trois heures le cortège reforme sa mascarade. Le Kaïd Rha nous promène dans la banlieue triomphalement jusqu'au soir. Maintenant c'est à Garnit' de nous fêter. CXVII Jeudi 16 février. Je m'éveille avant l'aube. La pluie picote très doucement, au-dessus de moi, la terrasse. Je pousse un battant de la porte : le patio est noyé dans le noir transparent. Quel silence ! Quelle immobilité pétrifiée! Rien de la vie profonde qui toujours, toujours, palpite dans les nuits de nos villes. Je me recouche et je songe. Que saurai-je de ce pays? Les femmes voilées, les maisons fermées, les discours menteurs, la population défiante, l'administration secrète, les voyages presque impossibles, les âmes impénétrables. Le pays des mystères !... En tant qu'officielle la fête d'hier fut une mystification. Comme événement pittoresque et curieux elle fut inimitable. Donc c'est à Garnit' maintenant à nous recevoir. Un besoigneux, dit-on, toujours avide et toujours vide. Un des principaux tisserands de la toile qui fait tamis autour du Sultan. Les bonnes résolutions qui partent du Maître, s'arrêtent à cet invisible tissu qui rend son omnipotence illusoire. A ce tissu s'arrête aussi tout ce qui, du dehors, pourrait aller à lui. La frêle et infranchissable barrière ne s'entr'ouvre que si Garnit' le permet, et Garnit' ne le permet qu'à ceux qui portent le rameau d'or ou se présentent cuirassés d'audace. Chez ces barbares, les ras-taquouères sont les vrais pionniers et les efficaces ambassadeurs. Il faut corrompre les hommes et enfoncer les portes à coups d'écus ou à coups de pieds. Eux seuls osent les choses malhonnêtes des débuts et ont les insolences qui s'imposent. Les âmes impénétrables ! Oui. Indéchiffrable pour nous la psychologie de cette race, autre depuis les lointains ténébreux de l'Arabie, depuis les atroces religions sémites d'autrefois érigeant en symbole les rouges Molochs cornus dévorateurs de victimes humaines, depuis leur absorption dans l'Allah unique, clément pour les siens, impitoyable pour les infidèles. Comment faire de n'importe laquelle de leurs passions une analyse? Comment aiment-ils? comment haïssent-ils? Que sont, dans ces natures, l'orgueil, l'envie, la colère? On les effleure, on ne les pénètre pas. Ils n'écrivent pas. Ni livres, ni journaux. Rien de cette transpiration intellectuelle, de ces paroles perfluantes par lesquelles sans interruption l'âme aryenne sue au dehors. Des visages impassibles, ou composés pour un rôle. Murailles derrière lesquelles toute une vie inconnue dont à peine s'entend le bruissement. Des existences psychiques aussi secrètes que celle des madrépores dans les mers profondes. Partout, toujours, le Pays des Mystères! A les voir en surface on croirait des stoïques souffreteux, des Diogène ayant pour tonneau la djillàb', ne voulant pas même du creux de la main pour boire l'eau; ils la lappent. Ils semblent, ces philosophes, enveloppés de pessimisme sceptique. Je songe... Voici ;les Mouezzin's qui sonnent cinq heures. Pourquoi ce matin leurs voix me rappellent-elles la chanson grêle des petits ramoneurs de jadis poussant leur tête noire au haut de nos cheminées par le trou des tuiles de faîte en berceau? CXVIII Vendredi 17 février. Pluie, pluie, pluie, distillée sans interruption, par petites gouttes, en bain de poussière, mouillant, mouillant sans couler, diluant la terre des rues en mayonnaise onctueuse artistement liée. Les ruelles dont le lacis crevasse la ville ne nous apparurent pas encore aussi boueuses, aussi puantes. Une fétidité d'égout monte du limon gras stagnant dans les rigoles médianes où clapotent les pieds des mules : balek ! balek ! Au crépuscule, une procession s'insinue dans le boyau d'entrée de notre maison, et lentement s'épanche dans le patio. Les lustres arachnéens piquent déjà dans l'ombre leurs petites langues de lumière. Nous regardons d'en haut, penchés sur la balustrade quadrangulaire. Des soldats en longues robes blanches, ceinturonnés et à poivrons pourpre, portent sur les avant-bras céré-monialement un fusil d'apparat et de longs sabres dorés et argentés dont les baudriers multicolores pendent en flots de rubans. Silencieux, ils s'accroupissent dans l'attitude de suppliants présentant des offrandes. Ce sont les présents du Sultan aux membres de la Mission. Un Kaïd les amène porteur du papier roulé où sont inscrits les ordres de l'Empereur. Nous descendons et sans bruit la distribution commence. Au Ministre, le fusil d'apparat, aussi long que l'honneur spécial qu'il mérite, à la crosse en manche gravée de filets d'or, au canon damasquiné d'or, plus un sabre pompeux de Pacha, plus un cheval resté dehors, sellé et harnaché que nous verrons tout à l'heure. Pour Sicsù, un beau sabre, un cheval aussi, mais à poil : il faut respecter les hiérarchies. Pour moi, le Kadi, un sabre, long et droit comme une latte de cuirassier, emblème du glaive de la Justice. A chaque Mohendi (ingénieur) un sabre. Au Mossawcr (notre bon Théo) le peintre,pintor l'ami comme dit Fatmi, un sabre. A Pierre, le monteur, une mule et un sabre. A Nicolas, l'apothicaire, un sabre; pourquoi un sabre à notre apothicaire? Que de sabres ! Et dans cette série de sabres, des nuances hiérarchiques : dorés et émaillés, simplement dorés, argentés et émaillés, simple- ment argentés, fourreaux de velours, baudriers de soie vert-chérif, violet, rouge, passementés de fil d'or, poignées en corne de rhinocéros ou dites telles. Armes brillantes mais carnavalesques, de parade, de pacotille, tapant-l'œil, lourdement décoratives, d'un art barbare et de fabrication sommaire. Allons voir les chevaux. Une foule les enlisent, dévotement admirative de la munificence impériale. Deux forts poulains bruns, la crinière taillée en brosse, la queue rasée en queue de rat. Tranquilles, immobiles. Sur l'échine du ministériel, le monument d'une selle maure vert-chérif pesamment chargée de broderies d'or formant cuirasse, ainsi que sur les drapeaux de nos sociétés de fanfares. Cette débauche ornementale reluit dans l'obscurité à peine atténuée par les lanternes. L'allée est encombrée. Poussées, agitation. Les Maures s'exclament. Quelle splendeur, quel éblouissement pour ces RoumiL. Les chevaux paraissent aux Roumi médiocres. Dans le patio les porteurs accroupis, silencieux et fantomatiques, attendent le pourboire. Aux lustres arachnéens, les lumignons vivotent, tremblottent. Au-dessus, la noirceur nocturne sur la joue firmamentaire mouchetée de quelques étoiles pâles et duvetée d'écharpes nuageuses en lambeaux passant vite. CXIX Même date. C'était pour ce soir aussi la fête chez Garnit' en notre honneur. L'habituel cortège aux lanternes se forme, et nous voilà par les ruelles sombres de la cité sans éclairage, par la rue marchande fourmillante, chevauchant. Arrêt dans un défilé sinistre, au pied d'un haut mur aveugle, devant l'entrée basse d'un bouge, d'un tapis-franc moyenâgeux, d'une étable : c'est ici, pied à terre. Baissant la tête, nous nous insinuons à tâtons par un couloir sombre, crasseux, délabré, en pente descendante, faisant brusquement marteau au fond : le diverticulum latéral des maisons arabes, sournois et discret comme les complications d'une serrure. De l'intérieur filtre une clarté. J'avance, je débouche : singulier et charmant spectacle. C'est le patio, petit, transformé en parterre de lumières. Autour de la fontaine ombilicale tarie dont la vasque en calice s'aigrette des étarnines d'un chandelier à cinq branches, d'autres chandeliers en cuivre, lourds, dressant des cierges rouges, verts, jaunes, balançant en pétales citrins les flammes : une corbeille de glaïeuls élancés, en floraison magique, exhalant la fadeur tiède du parfum des cires, qui, tout de suite, en mon âme toujours prête aux réminiscences, suscite le lointain décor d'un arbre de Noël, ou d'une chapelle ardente avec la Vierge pâle au milieu des feuillages. Entre les fleurs grésillantes, quatre bouilloires bourdonnent, gros moucherons, soufflant une haleine vaporeuse, venus à ces fleurs et à ces clartés. C'est le patio, petit, transformé en salle de réception. La houle laineuse d'un vélum palpite à l'écoutille octogone. Les quatre parois s'ennoblissent des restes d'une ornementation mauresque jadis brillante : les hautes portes gravées à gonds extérieurs, multicolores, maintenant déteintes, coiffées de baldaquins découpés en dentelles, maintenant déchirées; la charpente du plafond enchevêtrant des géométries légères ébréchées. Le faïencerie du sol est couverte de tapis de Rabat', neufs, criant l'horreur des couleurs d'aniline. Ils ne comprennent rien, ces primitifs, au charme harmonieux du fané. Sur des matelas à gaine blanche, Garnit' et ses familiers sont accroupis au hasard, en cul-de-jatte, garnissant les coins de leurs groupes, blancs, auréolés de haïks en mousseline nuageuse, apparitions flottant en cette étuve de chaleur douce, de lumière caressante, de coloris auroral. Inimitable tableau de barbarie naïve et élégante. Des enfants qui auraient arrangé une fête, qui auraient pillé la maison pour la mise en scène imprévue d'une charade musulmane. Dans une pièce étroite en alcôve, faisant contre-haut, la table est mise pour nous. Table d'occasion couverte d'un pan de drap chamois. Eh! mais c'est que c'est mieux que chez Sa Majesté l'Empereur. Les chaises sont pareilles, des viennoises en bois courbé. La cristallerie est passable. Il y a des couteaux. Cette salle à manger est le cabinet du Vizir. Voici dans la niche les deux bouquets de fleurs artificielles blanc et or sous verre. Voici à la muraille les deux horloges : l'une marque sept heures, l'autre trois heures ; les balanciers battent activement. Voici le lit de fer anglais obligatoire : nous en faisons notre vestiaire. Voici l'armoire aux papiers d'Etat, mal fermée. Quatre musiciens entrent, cérémonieux, distingués : un nègre, deux mulâtres, un blanc très digne vieillard. Ils s'accroupissent. Ils s'accordent. Un violon d'Europe pour garçonnet, qu'on joue en violoncelle entre les genoux; un violon arabe à panse gonflée incrustée de nacre; une grande guitare datant du temps des luths; un tambour de basque fort petit. Nonchalants ils s'accordent. Et sans transition ils partent, ils commencent et je croirais que c'est l'accordage qui continue. Un sautillement de sons bizarres, saccadés, grinçants, rauques. Le joueur de luth gratte les cordes de l'ongle, pique, pince, asticote en une crémaillante série de bruits secs, sans substance musicale; on dirait un moineau qui becquète des grains de blé sur une planche. Aigrelets les violons nasillardent. En sourdine le tambour de basque secoue la sonnaille de ses sequins. Les Maures écoutent, quelques-uns pensifs. On nous explique que ce sont des airs d'amour, des conversations entre amants. La guitare, le violon babillent, le tambour c'est la rumeur noc- turne. Conversations, oui, c'est ça : des paroles arabes, gutturales, en fausset. Mais de la musique ! Pour nous, certes non. Mais pour eux? A quel ordre de sensations ce bruit correspond-il? Est-ce le résidu d'un art plus parfait de jadis, dégénéré? Est-ce l'équation musicale de cette race? Incompréhensible ! Entretemps le festin a commencé. En partie double : nous en haut, sur notre estrade en alcôve. Eux en bas, sur le pavement. Séparation des races, des mœurs, de tout, de tout! Et des sexes. Derrière un rideau, dans l'entre-bâille-ment d'une porte, furtive une tête de femme curieuse, casquée de blanc, visière baissée; mais un Arabe a surgi colère, a fermé le battant et poussé l'énorme verrou, maugréant. Tantôt aussi un nègre a apporté à Garnit' un nourrisson qu'il a gardé entre ses bras longtemps, qui a crié et qui sJest endormi. Le défilé des plats arrivant méthodiquement comme les godets d'une machine à draguer et déversant leur contenu. Décidément le Vizir l'emporte sur le Souverain. Plus de fricassées indéchiffrables. Peu d'huile. Du mouton excellemment cuit garni de graisse fine, blanche, délicate. Des grillades enfilées sur bâtonnets, irréprochables. Des hachis aux œufs pochés, savoureux. Du Kous'-Kous' naturellement, neigeux, en abondance. Tout à la suite dans la même assiette profonde, jamais remplacée. Pour boisson, l'inévitable thé vert à la menthe pris en tasses mignonnettes, dix, vingt, trente. D'aucun mets Garnit' et ses Marocains ne mangent qu'après nous. Ils sont restés en groupes séparés et prennent au plat même avec les doigts, échangeant la politesse des bons morceaux démêlés dans le tas, ramassant les sauces avec de larges croûtes de pain en cuillères, se visitant parfois de coin à coin. Eux aussi boivent le thé en tasses, et dans des bols l'eau puisée aux marmites. Conversant à voix basse, ou se taisant. Toujours des allures de pénitents à confesseurs. La musique va son train interminablement. Maintenant ils chantent en jouant. Mon oreille voit plus clair. Des mélodies sortent par lambeaux de cette confusion : coups de soleil fugitifs par un ciel nuageux, — chiens qui vous tirent par le pan, — appel lointain nocturne, — rêve s'éveillant vague dans le cerveau distrait, — volet s'ouvrant sur une perspective claire. Puis de nouveau Fembrouillamini trouble des discordances, des polyphonies désarticulées. Le joueur de violon d'Europe opiniâtrement surveille le violon arabe et le suit, coup d'archet à coup d'archet, emboîtant ses mouvements. J'écoute, asservi malgré tout, subissant l'hypnotisme des actes incompréhensibles incessamment répétés. Bercement des chants de nourrices, — do-do — l'enfant do, — des pantoums japonais endormeurs. Le charme invincible du rythme, des reprises attendues, de la marche au pas cadencée, le besoin de l'unisson, du bruit accompagnateur. Et surtout, ici, le nuage d'étran-geté dont ces sons voltigeant baignent la scène que rêveur je regarde. Sicsù raconte que ce bon dîner c'est une femme de Garnit' qui l'a cuisiné. Elle ne voulait pas d'abord : son Seigneur la négligeait la nuit. Il l'a souffletée, inutilement. Il a fallu qu'il lui témoignât de façon plus conjugale et plus intime sa volonté. A en juger par le repas il a bien fait les choses. A onze heures, combien tard en ce pays! nous prenons congé. C'est fini les réceptions. C'est fini notre mission. Proche maintenant le départ. cxx Samedi 17 février. Ciel pluvieux, sinistre. Larges flaques d'eau sur la terrasse. Nul être sur les maisons environnantes. Au haut des minarets sévères que raclent les rafales, les Mouezzin's, fouettés par le mauvais temps, ne font que de courtes apparitions. La tempête arrache leur chant par lambeaux et les phrases sonores volent emportées dans le torrent aérien, diminuantes et bientôt submergées. Il fait froid. Nous nous claquemurons dans une de nos chambres. Les hauts vantaux sont clos, la draperie rouge est retombée, un brasero pétille. Nous coupons en fragments les bougies de la Mouna et d'une goutte de cire fondue ajustant les tronçons, nous illuminons a giorno notre retraite. Assis, couchés, nous causons, à demi somnolents. Il fera dur se mettre en route demain, après- demain, et gagner Fez. — M. Baumgarten qui revient du Maghzen, où on l'a interrogé sur un projet de chemin de fer, raconte que le vieux paletot rapé en ratine qu'il a mis pour s'abriter des averses a fait l'admiration des secrétaires d'Etat : ils l'ont palpé, tâté, reniflé. — L'ange Fatmi explique que les femmes maugrabines ne sont pas farouches, mais n'accordent rien quand elles ne sont pas épilées à fond. " Après le Hammam „, disent-elles. C'est au Hammam, au bain, que l'opération s'accomplit. — Les chevaux donnés hier ne lui inspirent pas confiance. Le Sultan les choisit lui-même, mais on les change en route. Quand on veut s'en débarrasser, on en fait dix livres. C'est le prix auquel ont été vendus ceux donnés à la reine Victoria. Une belle mule est bien préférable : elle vaut deux cents douros. — Garnit' a dit des Marocains : " Ce sont des coquins si pervers que si l'un d'eux possède un âne et un silo d'orge, il faut les lui prendre, sinon il s'en sert pour le mal „. Et voilà tout son Gouvernement! Entretenir l'universelle misère et s'enrichir quand on est puissant. Si le Sultan s'avisait de réagir contre son entourage, on le supprimerait. " La fortune ici n'a presque jamais une source honnête; de tout riche on peut dire, sans grande chance d'erreur, que lui ou un de ses proches ancêtres a été voleur ou concussionnaire „. Et chez nous? En ces propos fluent les heures. Et je me surprends des remontées de tendresse pour les absents vers lesquels va me ramener le retour. Comme j'aime mieux ce que j'aime ! Chers et chères, vraiment si chers, que je nomme dans mon cœur mollissant, je vous vois, rares certes, mais à quel point précieux! CXXI Dimanche 19 février. Ce sera pour demain l'en route. Nos affaires s'achèvent cahin-caha. Les solutions sont arrachées par tronçons à Garnit'. Et toujours des arrosages : cinquante douros pour ceci, cent douros pour cela. Quant au projet de chemin de fer, une promesse de préférence vague, avec invitation (est-ce une ironie?) d'étudier le terrain, en passant, d'ici à Fez, et de dresser un devis. Les politesses pleuvent plus drues que jamais, mais froides, froides... pour hâter le départ. Le " Bon voyage! „ des hôtes heureux qu'on les débarrasse. Le patio est encombré comme le pont d'un navire en partance. Des figures de l'escorte, disparues depuis l'arrivée, ressuscitent et cordent les caisses. Voici le farouche Mesmoudi, ses enjambées violentes, ses yeux sombres et colères, ses abois enragés de chien de berger. La pluie, par ondées, douche les travailleurs. Notre départ sera-t-il endeuilli par ce temps lugubre? J'erre, attristé, dans cette maison du Fils du Musican, où j'ai vécu rêveusement, heureusement un mois, un des beaux mois de ma vie. J'essaie de la soustraire à l'oubliable, j'épingle ses chambres, ses galeries, ses perspectives, aux parois de mes souvenirs. Je monte une dernière fois sur la terrasse, je sature mes yeux de cette Méquinez fabuleuse et sacrée que je vais quitter pour toujours... pour toujours !... que je ne reverrai jamais plus... jamais plus!... Le Djebel Zer-houm est sinistre; les cinq iéropoles marquent à , peine d'une dartre grise ses flancs d'un bleu funèbre. Elles sont là pareilles à des îles inabordables enveloppées de brumes, dalles d'un grand cimetière de héros. Les ai-je assez contemplées ! la nuit, le jour, ces mystérieuses, ces muettes, ces hermétiques, immobiles et mortuaires! Au flanc sombre de la montagne traînent des nuages pèlerins. Le grand paysage baigne dans l'ondée du crépuscule. La nature qui, par ses accords ou ses contrastes, plante le décor de nos sensations, a tout mis en noir ce soir. Funérailles sans espoir. Funérailles sans au revoir. C'est un adieu amer, gros des regrets et des nostalgies à venir. Adieu!... Adieu!... De Méquinez à Fez CXXII Lundi, 20 février. De Méquinez à l'Oued Djedida. O le temps funèbre! Une dernière fois par les ruelles. Sombres elles sont, livides, humides, immergées dans l'atmosphère crépusculaire de cette après-midi de bourrasques, pareilles à des défilés rocheux entre les éc.ueils sous les eaux. Notre cortège silencieux y faufile sa serpentaison. A quatre, les deux Mohendi, le Kadi et Pintor l'ami, nous prenons les devants. Un Kaïd subalterne, trois cavaliers à poivron nous escortent. Des mulets nous précèdent avec une tente, quelque bagage. Le Ministre et le gros de la caravane ne partiront que demain. Il fallait un commencement d'exécution à ce toujours fuyant départ. O le temps funèbre! Il était deux heures quand nous avons enfourché nos bêtes. La matinée s'était déroulée en apprêts, en cris, en labeurs stériles de nos hommes s'efforçant dans le patio d'organiser l'expédition, nous dans l'attente. Et le Kaïd Rha déclarait tout à coup : " Aujourd'hui impossible! „ Allons, un viol de cette incorrigible impuissance. Tant pis le temps funèbre! En selle! Abritons-nous sous des ghaï-dous' en poil de chameau, achetées ce matin même, épaisses, noires, fauves, velues, guérites à capuchons qui nous couvrent en éteignoirs. Une dernière fois par les ruelles, suintantes, boueuses descendant en gradins, en ravins vers la porte de Fez. Il pleut par volées. Les verges des grandes averses nous fouettent, nous chassent comme des malfaiteurs. Voici les remparts haut étagés, voici le lavoir, désert, voici le jardin de Mouley-Abbas' où le Sultan a fêté l'Ambassade. Les vents tourmentent et brassent les nuages proches au-dessus de la banlieue désolée. Lente et clapotante, à la file indienne, va l'escouade remontant la route gluante à travers champs. Sur la hauteur je me retourne. Toute la ville apparaît en largeur, mausolée immense, blanc avec des stries horizontales fuligineuses. Superbe en son étalement, respirant du silence, dressant ses minarets, ouvrant l'œil de ses em. brasures, pour guetter notre exode morose et nous faire de hauts gestes de méprisant congé. Derrière elle des nues en flammèches échevè-lent vers les deux un incendie gris formidable. Et après le répit d'une courte éclaircie voici que tombe entre elle et mes yeux le rideau oblique d'une averse. Sabrantes ses écharpes nous cinglent comme si tout le fanatisme de l'antique cité s'acharnait contre nous. En route, courbés sur nos montures, sentant aux épaules le poids des eaux qui saturent nos ghaïdous'. A travers les oliviers que nous avons vus patinés de soleil, à travers des ruines où trempés, transis nos muletiers nous attendent. En route, à travers un plateau nu, longuement, longuement, plus profondément dans ce monde sémitique, plus au cœur du pays des mystères. La plaine du Saïs et son océan ondulé de plaines. Par intervalle des lézardes énormes. O le difficultueux pays pour un chemin de fer! Nos chevaux descendent précautionneusement, pied à pied, au milieu de cascatelles aux eaux épaisses, purée d'écorce d'oranges, bigarrant le versant de leur teinte safranée. A gauche, par moment, derrière la brume que le vent déchire, le Djebel Zerhoum en grand rempart noir, le Djebel Zerhoum au nom de bronze, sonnant l'orage dans le ciel orageux, le Djebel Zerhoum ! De la pluie, de la pluie, et en avant, sans parler, lamentables, en bannis. Le Kaïd veut nous arrêter dans un site marneux, en chaudière. Non, non, plus loin, peinons jusqu'à la nuit. Que faire immobiles en ce désert sauvage, pris entre ces boues et ces ondées impitoyables. Deux heures encore, machinalement, de ce cheminement. Du haut d'un escarpement apparaît une tortueuse vallée crevassant le sol d'un hiatus sinistre. Une rivière terreuse au fond : Y Oued Djedida, disent distraitement nos guides. Un pont d'une seule arche. Les côtes sans arbres. De la verdure courte, frissonnante et chevrotante. Près de nous des ruines entre lesquelles les huttes d'un douar misérable. Un infini d'abandon et de tristesse. Voici les ténèbres. Il faut camper. Paresseux à sortir leurs mains des djillàb's mouillées pleurant l'eau par le bas, nos hommes qui grelottent plantent la tente en marins hissant la voile au milieu de la tempête. Nous descendons la pente du val au-dessus duquel roule sans bruit et sans fin le tragique torrent des nues. La roche est caverneuse. Nous nous abritons sous un des porches ouvert à son flanc et nous conversons, mélancolieux. Un chien survient qui nous regarde, flaire, hésite et à quelques pas demeure, curieux et défiant, sans un aboi. La nuit est complète, la pluie monotone ne s'interrompt pas. Un soldat nous crie un appel de chouette. La tente est prête : oh! qu'elle semble une tanière, et petite, et lugubre dans cette solitude navrée. Où sont nos couchettes? Introuvables, oubliées. Mais alors... Jurements et malédictions! Bientôt, cette explosion de nervosité aryenne s'abat. Mash Allah! Devenons sémites. Ces mulets souffreteux, ces chevaux résignés, ces porteurs impassibles donnent l'exemple. Foin du confortable! C'est bon pour les Anglais. Installons-nous comme nous pouvons, en soldats. Deux planches, une natte, un tapis. Etendons-les, couchons-nous dessus dans nos ghaïdous'! La Mouna n'arrive pas. Les paysans du douar gîté dans les ruines sont-ils à ce point dépourvus de tout et misérables? Ou bien notre Kaïd, friponnant, s'est-il fait racheter la Mouna en argent,... comme il arrive? Des Maures qu'on entend à travers la toile l'en accusent. Mangeons quelques restes trouvés dans un bissac, buvons à bons coups l'eau-de-vie de nos gourdes. Au plaisir de ne manquer de rien substituons le plaisir, à plus haute saveur, de manquer de tout. Et descendons dans les caves du sommeil. CXXIII Même date, la nuit. Qu'elle est brutale cette nuit! Une tourmente du Sud-Ouest mugit et balaye de ses rafales la plaine du Saïs. La tente battue, ploie et fait des embardées. Sur la toile que l'eau a raidie en carton, la pluie mitraille à volées de gros plombs de chasse. Il fait froid dans nos vêtements humides. Les quatre dormeurs dorment mal sous cette cloche obscure où plane l'odeur fade du drap mouillé. Réveils fréquents, mouvements d'insomnie, inquiétude vague, songes agités suscités au cerveau par l'estomac mal lesté. Au dehors, tristement, les chevaux, qui n'ont pas mangé, renâclent puis hennissent et suscitent les répons lugubres des chiens du douar. Comment sont-ils, les paysans de ce douar, sous leurs huttes misérables poussées en lichen sur les ruines? Et nos Maures que j'entends converser, sans souci de ce déluge, accroupis sans doute et blottis sous les djillàb's? Nul hôtel en cette contrée, nulle auberge. Si • tu voyages, portes tout avec toi. Dans les villes, des fondàks vils à litière pourrissante de détritus, fourmillant de vermine, où l'homme et ses bêtes se réfugient à la nuit pour quelques flous', entre des murs croulants, sous des hangars vermoulus. Ou bien au pied des murs. Ou bien sur l'aire des Sokos. Là il grignote son morceau de pain d'orge. A la fontaine voisine il boit et se lave. En l'étrécissure de sa cervelle flottent les simplicités de sa religion élémentaire, toute sa philosophie, toute sa consolation, toute sa force, tout son orgueil. Il rêve au colloque symbolique du Prophète avec l'ange Gabriel, où furent résumés en trois lignes tous ses dogmes : " En quoi consiste l'Islamisme? dit l'ange. — Et Mahomet répondit : " A professer qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Et que je suis son prophète. A observer les heures de la prière. A faire l'aumône. A jeûner le mois de Ramadam. A faire le pèlerinage à la Mecque „. Rien de plus. O la facile théologie et le commode bagage de conversion pour une race rebelle aux complications, inapte à s'adapter à notre vivre, à notre sentir, à notre penser, réfractaire aux besoins artificiels si prodigieux en leur multiplication, de notre civilisation, se refusant à les créer, écoutant comme on écoute l'incompréhensible le récit d'une vie d'ouvrier de chez nous, vie d'esclave, où par le travail éreintant de dix ou douze heures, dans la prison d'une usine, ou au bagne de la terre, on obtient le droit... de recommencer le lendemain ! En mon imagination lentement tournoient ces rêveries. Toujours cette préoccupation de la race défilant le cortège de ses énigmatiques silhouettes grises, et le souci de comprendre, et l'aurore pâle de l'irrémédiable antagonisme, de l'insoluble malentendu, montant plus haut sa clarté, déténébrant peu à peu le mystère et dénichant les préjugés. Théo s'est levé. Il tâtonne dans le noir de notre taupinière. Il frotte une allumette et regarde sa montre. — Quelle heure, Théo ? — Deux heures. La petite flamme meurt. De nouveau l'obscur, massif. CXXIV Mardi 21 février. De l'Oued Djedida à Fez. Réveil à la pâle pointe du jour. Réveil joyeux quand même. Seule toilette : chausser nos bottes humides autant qu'hier soir. Pour déjeuner, debout, quelques croûtes partagées avec nos chevaux exténués d'un jeûne nocturne terrible sous l'arrosoir impitoyable du ciel. Un Arabe regarde curieusement : comment son âme cruelle juge-telle cette fraternité de l'homme à la bête? En selle. Sous la charge qui pèse lourdement à leur éreintement nos montures sont secouées d'un tremblement prolongé révélateur de leur misère : le battant de la faim sonne la fièvre dans leurs carcasses souffrantes et les met lamentablement en vibration. En route! Vers l'Est, vers Fez. Plus avant dans ce monde sémitique, plus profond, plus au cœur du Pays des mystères! L'aspect de la vallée qu'il faut franchir est saisissant de solitude, de tristesse, de désolation : la sombre mélancolie d'un site norvégien de Ruysdael moissonné de ses arbres. Le Kaïd nous fait passer l'Oued Djedida à côté du pont, en plein courant. Pourquoi? A-t-il peur que nous portions malheur à ce fragile et déjà croulant ouvrage? Nous gravissons. Derrière nous le ciel est effrayant : l'armée des nues pluvieuses va nous poursuivre. Ses hordes désordonnées se cabrent et se bousculent en une chevauchée barbare. Les flèches innombrables des averses nous criblent. Dans le sol rouge du plateau où notre file chemine, chaque empreinte des pas de cheval est une écuelle de soupe sanguinolente. Des coups de vent, des coups de pluie nous harcèlent de brutales bourrades. A gauche, au loin, le dernier éperon du Djebel Zerhoum apparaît indistinct, comme la proue d'un-colossal vaisseau fantôme à la cape dans la tempête. A droite, d'autres monts innommés déroulant leur rivage qui borne l'océan des plaines. J'abaisse le capuchon profond de ma ghaïdous'. Sous son éteignoir, je ne vois plus qu'un secteur de quelques mètres de rayon et au centre la tête grise pendante de mon cheval se détachant sur un fond incessamment fuyant et monotone de verdure basse : des narcisses en lames de sabre fasciculées, de grands fenouils plumeux comme des queues d'autruche, des palmiers nains écartant leurs el moghreb al aksa feuilles digitées en éventails, des skylles à longues spatules. Parfois un genêt avec ses fleurs d'or et son rappel de la patrie. Des arbustes aux rameaux secs fleuris de colimaçons blancs minuscules collés dessus en chapelets par myriades. Quelle mise en cellule sous ce capuchon! Quelle absorption de Fakir ! Quelle réduction à presque rien de l'ambiance! L'habitude de se cloîtrer ainsi influe-t-elle sur les mœurs de cette race songeuse et taciturne ? Si je lève la tête, un lointain plat s'atténuant dans un indéfini de brumes. En jalons, orientant la route, des palmiers solitaires plantés là en poteaux indicateurs dans le désert des herbes. Des cavaliers rares à hâtive allure nous croisent sans regard, eux aussi absorbés sous les cagoules. Quelques piétons, la djillàb' relevée jusqu'aux cuisses, pataugent pieds nus dans les flaques, loqueteux, les jarrets maigres et rougis par le froid, poussant de petits ânes moroses, surchargés. Les cigognes s'enlèvent, moins volantes que portées par l'ouragan, élégantes, nonchalantes dans leur plâne majestueuse. Un oiseau de proie en chasse rase le sol à contre-vent. Nous allons, nous allons silencieux, en épaves. La matinée dévide ses heures en cette marche berçante, somnolente, végétative, dont la monotonie parfois suggère l'illusion qu'on ne bouge plus et que c'est le sol qui glisse en arrière sous les pieds tricotants des chevaux. Encore un pont, grand, jaune, à plusieurs arches, gardé par un palmier et un figuier emmuraillés. C'est l'Oued Aza. Le Kaïd, derechef, nous fait passer à côté en plein courant. Décidément une superstition le travaille. Les soldats veulent faire halte. Non, d'une traite jusque Fez. Par ce temps d'excommunié le mouvement seul sauve. De nouveau le plateau,une heure, deux heures, parmi les skylles, les palmiers nains, les narcisses, les fenouils et les mares qu'agrandit en lagunes cette pluie qui ne tarira donc jamais les réservoirs célestes. Tout à coup un soleil imprévu verse une pâleur sur l'horizon. Le Kaïd étend la main, solennel : une dentelle d'édifices très vagues blanchit au lointain, rien qu'une très basse silhouette crêtant la plaine : Fas ! dit-il. Et nos regards et notre pensée à tire d'ailes prennent l'essor. Fez! Fez! Une des rares grandes inconnues de la terre. A peine en un léger découpage elle se décèle au pied des monts que nous apercevions de notre terrasse à Méquinez. A droite, dans les profondeurs du Sud, des cîmes blanches de neige : l'Atlas! Un écran de nuages tombe devant le soleil. Tout disparaît. Notre cheminement tenace va, va toujours. Les mares se sont soudées aux mares, les lagunes ont rejoint les lagunes : nous sommes dans une mer de boue étalant immense le miroir de ses eaux jaspées de reflets bleus que moire le vent, que persille la pluie. Les chevaux fatigués scarifient cette nappe dormante du quadruple sillage de leurs pieds, glissant, chopant, et péniblement se dépêtrent. Il y a tangage, il y a roulis sur nos selles : c'est une navigation malaisée. La caravane s'égrène en flottille qui ne peut plus marcher de conserve. Chacun cherche sa route dans ce commun pataugement. Fez se dessine de nouveau, toujours au ras de l'horizon : une enceinte crénelée, des tours carrées, deux minarets. Où se cache la grande cité qui si peu émerge? Comme elle laisse vide cette campagne qu'elle devrait remplir de son nombril énorme ? Boue, boue et boue ! Dans la boue nous approchons, dans la boue nous arrivons aux murs. A droite, en avant-corps, merveilleux spectacle! un vieux palais, un arsenal, que sais-je! châsse colossale où la patine fauve du temps a mis son or, où les humidités et les saletés ont incrusté leurs pierreries. Un idéal des conceptions romantiques édifiées par la fantaisie dans les perspectives chimériques des décors. A gauche un camp, barbare, tartare, ses tentes coniques par centaines, les chevaux, les mulets entravés, les soldats figés dans l'immobilité, poupées drapées du selam blanc, coiffées du poivron rouge. Voici l'entrée de la Métropole. Arche géante en fer à cheval. Pas de faïences antiques pour appuyer le mouvement de sa courbe : un badigeon bleu, rouge, jaune, grossièrement imitateur du bel émail d'autrefois. Une voie large, cailloutée, droite entre deux hautes murailles, et au bout une seconde arche géante en fer à cheval. Puis, sans transition, le lacis déréglé des ruelles. Toutes déclives et ruisselantes. La grande Fâs emplit une vallée. En arrivant nous n'apercevions que ce qui déborde de l'immense creux où elle est couchée. Oh! qu'elle apparaît vieille du- rant ce premier parcours, et majestueuse de délabrement ! Déserte aussi par cette pluie inépuisable qui chasse tout être en son repaire. A droite, dans un couloir à ciel ouvert qui zigzague. Juste le passage d'un cheval. Instinctivement on appuie les paumes aux parois pour ne pas s'érafler les genoux. Puis stop! devant une entrée basse dans un mur lépreux. C'est le palais des Ambassadeurs. Défourchons nos jambes raidies par huit heures de cheval et sourdement vibrantes du ressac de la route. Fàs-Bali, Fàs-Djedid' cxxv Fez, 21 février. " Fez seule est encore vierge de toute souillure! „ Oui, de toutes les grandes cités mahométanes, Fez seule est encore vierge de toute souillure nazaréenne. Nul infidèle y fit jamais plus qu'y passer, ne laissant pas plus de trace que " l'Oiseau dans le ciel, le Vaisseau dans la mer, l'Homme dans la femme. „ Jamais aucun n'a pénétré dans ses mosquées vénérées. Il n'a même pu s'arrêter devant leurs portes sans que la trombe des malédictions mugies par les vrais croyants ne tombât sur lui. Damas, la première capitale des Califes, est ouverte à l'étranger : il y bâtit, il y commerce. Bagdad, où plus tard rayonna l'Islamisme, est désormais déchue et banale. Le Caire, cette création des soldats du Prophète dédaigneux de la voisine romano- b}'zantine Alexandrie, est un centre de banque judéo-européenne. Kairouan, la métropole de la Tunisie, a des corps de garde français. Stamboul ne s'est jamais délivrée de ses origines aryennes. Jérusalem fut déformée par les croisés et abâtardie par les pèlerins. Cordoue, Grenade sont redevenues chrétiennes. La Mecque elle-même, la Mère-des-Cités, se maintient cosmopolite par l'afflux périodique des races converties. " Fez seule est encore vierge de toute souillure „, en sa lointaine solitude marocaine, lointaine moins par la distance que par l'absence de routes, l'hostilité des hommes, leur défiante dévotion, leur haine pour les Roumi, leur instinctive colère contre l'étranger dédaigné mais toujours redoutable. Car il porte en lui, d'instinct ils lg sentent, la conquête. Elle est la première ville sainte après la Mecque, cette Fez si difficilement abordable en sa mystérieuse solitude. La bénédiction de son fondateur est sur elle depuis mille ans. C'est Edriss, fils d'Edriss, choisi par Allah pour accomplir, en la fondant, une prophétie de Mahomet entendue par Abou-Hérida, qui la transmit à Saïd-ben-el-Mezzyb, qui la transmit à Moham-med-ben Chahad-el-Zaherry, qui la transmit à Malek-ben-Ans, qui la transmit à Abd-er-Rha-man-ben-el-Kassem, qui la transmit à Moham-med-ben-Ibrahim-el-Mouaz, qui la transmit à Abou-Mekhraf d'Alexandrie, qui la transmit à Edriss-ben-Ismaël-Abou-Mimouna, qui l'écrivit dans son livre célèbre, longtemps après la fondation, il est vrai, mais avec vérité, vu l'imposante tradition d'irrécusables autorités. Le lieu prédestiné fut découvert par Ameïr-ben-Mazzhab-el-Azdy, vizir d'Edriss-ben-Edriss. Au moment de commencer les travaux, levant les yeux et les mains au ciel, Edriss s'écria : " O Allah! fais que ce lieu soit la demeure de la science et de la sagesse! Que ton Coran y soit honoré et tes lois respectées! Que ceux qui y habiteront soient fidèles à la prière! „ Et quand la ville fut achevée, levant les yeux et les mains au ciel, Edriss s'écria encore : " O Allah! tu sais que ce n'est point par orgueil que j'ai bâti cette ville. Je l'ai bâtie, Allah ! afin que tant que durera le monde, tu y sois adoré et qu'on y suive ta religion. Toi qui le sais, protège ses habitants et ceux qui viendront après eux. Détourne d'eux le glaive du malheur, toi qui es puissant et miséricordieux. „ La ville prospéra. Sous les Almohades elle eut quatre-vingt-dix mille maisons, huit cents mosquées ou oratoires, cinq cent mille habitants. Elle fut la cité sainte de l'Occident musulman, du Moghreb-al-Aksa. Elle eut ses écoles célèbres à l'époque où la rudimentaire science arabe, faite des débris de la science grecque et latine trouvée dans les contrées conquises, donnait au Sémite une apparence de supériorité sur l'Aryen d'Europe, alors en formation au milieu des ténèbres du moyen âge. Aujourd'hui les distances et les proportions sont rétablies. L'indéfiniment éducable et progressif Aryen a repris la tête. Le stagnant et borné Sémite est resté stationnaire et la civilisa- tion qui, factice, s'était groupée dans ses métropoles, les a pour jamais désertées. Le centre a repassé d'Afrique en Europe, et la giration attirante qui résorbe les forces suprêmes de l'humanité ne se fait plus autour des grands sauctuaires de l'Islamisme. Bagdad, Damas, Kairouan, Fez sont destituées de leur suprématie par Moscou, Berlin, Paris, Londres. L'abandon leur a rendu la paix dormante des villes mortes. Trop vastes pour leur vie diminuée, elles sont, dans leur isolement triste, moins des cités que des tombeaux. Et parmi elles, la plus farouche, la plus enfoncée au désert des splendeurs abolies, celle dont on se souvient le moins, dont le plus rare-rement un voyageur essaie de retrouver la route, c'est Fez, où les chérifs, descendants de Mahomet, pullulent comme à Rome les prêtres. Monastère immense, cloîtré dans son intolérance et son méprisant dédain, elle ne sait rien et ne veut rien savoir de ce qui se passe ailleurs, sur la terre. Elle n'est pas seulement loin dans l'espace, elle l'est dans le temps. Elle est à cinq cents lieues de chez nous, elle est à cinq cents ans en arrière. Une Bruges colossale intacte dans ses constructions, dans ses habitants, dans ses moeurs du quatorzième siècle, centenaire usée, conservée par miracle, prodigieusement différente de notre aujourd'hui, mais avec ce facteur, doublant le prodige : une autre race. " Fez seule est encore vierge de toute souillure! „ CXXVI Même date. — Dar-ben-Aouda. Mais que je dise d'abord où nous sommes venus échouer dans cette île de maisons cubiques, madrépore immense de l'archipel mau-grabin. Nous logeons dans le Dar-ben-Aouda. A la transposition près d'une lettre c'est le Dar-ben-Aouad de Méquinez. On l'a souvent décrit cet hôtel des Ambassadeurs : de Amicis, l'Italien, en 1876 ; Charmes, le Français, en 1885. Je ne sais pas encore où il est dans Fez : le labyrinthe de ruelles qui nous y a menés déroute. C'est notre maison de Méquinez plus spacieuse, avec un vernis fade de kelnérisation. On pense aux palais de Venise profanés en hôtelleries. Après la porte d'entrée d'une mauvaise cabane de paysans, un corps de garde, réduit bas avec nattes sous un auvent. A droite un mur écailleux, à gauche un jardin clôturé d'un lattis vert, étroit quinconce d'orangers avec la joie que clament les fruits d'or. Puis un couloir en boyau aboutissant au patio. Ce patio grand, clair, résonnant du bruit des fontaines : au centre, une vasque, à l'un des côtés trois bouches ruisselantes ; les eaux troubles. Même distribution intérieure, même style qu'à Méquinez, mais plus trapu, moins élégant de lignes, moins harmonieux de proportions. Et (cela stupéfie!) d'une propreté de cuisine flamande. Carrelage relui" sant en faïences, damier à alternances communes blanc, brun, bleu, vert. Quelques peintures d'ornementation au-dessus des hautes portes, crues, de mauvais goût. A l'étage, soutenant la galerie circulaire quadrangulaire, des boiseries en caissons. Le vent du Sud-Ouest, morose dispensateur des pluies, a rongé à l'opposite, au Nord-Est, les stucs et les bois, humides, moisis, lépreux. L'habituel mobilier sommaire. A l'une des parois du patio, quatre horloges d'Amsterdam, en rang, travaillant et marquant quatre heures différentes. Des glaces, par terre appuyées au mur, déposées là, comme ça, pour toujours. Dans les chambres oblongues sans fenêtres les lits de fer anglais sans drap. Sur le plancher des tapis européens scandaleusement criards, qu'on dirait choisis par des parvenus, ou des parvenants. Aux murs blanchis à la chaux la penderie des étoffes protectrices défilant leurs arcades en fer à cheval, les Haïti, tapis de muraille. Au rez-de-chaussée, ils sont en velours cramoisi, grevés de broderies d'or rembourrées de coton qui ont émerveillé M. Charmes. En vérité ils semblent riches, mais comme style, surchargés, lourds, ils valent les étendards de nos sociétés de musique ou les basques et les collets de nos habits officiels. Nous voulons monter à la terrasse : elle est barricadée. Est-ce que les galanteries racontées par M. Charmes auraient mécontenté les Maures? Au débotté un intendant nous a fait les honneurs de l'immeuble, aidé d'un personnage baragouinant le français. Ils nous ont montré une dépendance ouverte sur le petit jardin, par la vue, et à l'écart un buen-retiro charmant. Mais, pour rester ensemble, nous préférons le bâtiment principal. Des serviteurs, parmi eux des négresses trapues plus que majeures, donnent le dernier coup de torchon. Des maçons en djillàb's qui, à notre intention, ont muré soigneusement la terrasse, disparaissent. Il pleut dans nos chambres. Nous disposons nos lits entre les suintements. Nous soupons de fort appétit, les jambes lourdes de notre équipée. Tôt au sommeil. Tout cela le banal d'une installation qu'on a européanisée naïvement, sottement pour plaire aux Bashadours. A demain la ville, la grande et mystérieuse Fez! CXXVII Mercredi 22 février. Fez! Madrépore immense! Dans ce madrépore nous circulons dès l'aube, indiscrets, inquiets, enfiévrés de curiosité tâtonnante, dans les canaux d'axe, dans les canaux latéraux de l'énorme polypier, inextricable fouillis de ruelles sinueuses, bifurquantes, fendues en pattes d'oie aux carrefours, ouvrant entre les bâtisses la cavée de leur creux, se ramifiant en tortillières bordées de cellules, les descendantes ruinées, les remplaçantes sordides des quatre-vingt-dix mille maisons du temps des Almohades. Notre cortège s'insinue, glisse, rampe par les couloirs sans fin, les corridors, les défilés en crevasse, hiatus gigantesques, failles de rochers, tailles de mines, coupe-gorges; par les tunnels sombres ouverts en trous caverneux comme des musses de lièvres perçant au pied les haies épaisses, comme des sentiers de renards, des galeries menant à des gîtes de bêtes fauves. Séparant les vingt-deux quartiers juxtaposés de la ville chenue, des portes vermoulues, déhanchées, garnies de verroux massifs, longs, lourds, d'aspect terrible évoquant la machine de guerre. Non d'admiration en admiration (foin de ce mot trop reposé en correction sereine!), mais de choc en choc, d'étourdissement en étourdissement, ballottés nous roulons. L'accumulation du pittoresque est écrasante. Pas d'interruption. 11 ruisselle. Nulle respiration possible. Coup sur coup, à tous les pas, à tous les coins, à tous les détours il assaille et vous gorge. C'est féerique et satanique dans l'étrange du clair obscur, dans le cauchemar du ruiné, du désordonné, du violent, du délabré, du farouche, du sale, de l'effrayant, du moisi,du mauvais! Des envies prennent brusquement de crier : Assez! et de tourner bride affolée, et de rentrer en fuyant, les mains sur les yeux, par excès de sensations et besoin de laisser descendre, filtrer, s'arrimer cette inhibition martyrisante, cette absorption désarticulante qui détraque la cervelle comme l'éblouissement d'un orage la vue, comme les décharges craquantes de l'artillerie l'ouïe. Sans repos! Sans autre repos pour adoucir, lénifier, tempérer, rafraîchir le sang que des échappées, par le haut, des lézardes sur des douceurs de ciel miraculeusement délicates, sur des minarets, orfèvrerie de pierre et de faïence, se dressant en chandeliers superbes, jaillissant en surprises; sur des poses d'hommes et des groupes immobiles, symboles de nonchalante et de méprisante dignité; ou d'autres, en djillàb's flavescentes, circulant, silencieux, défiants, agressifs du coup d'œil ; ou des femmes, casquées du haïck à étroite visière, à travers laquelle les regards glissent, froids, pénétrants, tristes et pourtant allant droit au sexe; des femmes plus murées sous les voiles que leurs maisons sans fenêtres à entrées de tanières. — Nuremberg? Eh! laissez donc! — Tanger? Une plaisanterie! — Méquinez? Régulière et décente! — Ici un concert muet, mais formidable de perspectives sautant les unes par dessus les autres, s'échafaudant en escalades, entassant les monolithes calcareux des maisons cubiques, établissant l'indéfini parvis des terrasses, dalles colossales qui chevauchent par une mystérieuse pression d'en dessous qui les soulève, les disjoint, les rompt, les fait craquer sans bruit et les tient suspendues dans la dislocation et le désordre. En plans successifs, des décors fous de romantiques, brossés en grisailles. La ville écroule ses bâtisses au creux en berceau d'une longue vallée escarpée aux deux bords. Dans les décombres de cet écroulement on circule, par les fissures. Les rues grimpent ou dégringolent, les maisons se poussent, s'étayent, se bousculent, des forteresses dressent sur les versants la cré- maillère jaune de leurs créneaux ébréchés, les montagnes aux pans de roc à verdure courte dominent les remparts des forteresses. Et de cette accumulation, de cet entassement, de cette ruée barbare figée en sa descente de torrent roulant au long du val, semble sortir, ininterrompue et sauvage, une profonde clameur sans bruit hurlant le passé et le fanatisme. Et nulle part une fenêtre, nulle part une horloge, nulle part une enseigne, ces caractéristiques inévitables de nos cités, forçant l'œil au comptage, le forçant à la lecture, à l'œuvre scolaire machinale ici ignorée. Des rues sont raboteusement pavées de cailloux sur lesquels les pas de nos chevaux et des mules de nos askars raclent en crécelle. Il y a des maisons d'une hauteur démesurée de falaises surplombantes, lépreuses, affreusement belles, recélant dans leurs murs aveugles de pénitenciers (avec, parfois, la pustule hémi-cylindrique d'un moucharabi) on ne sait quelle vie marocaine secrète en étages, par des escaliers vertigineux. Puis de nouveau les chapelets des masures basses à parois badigeonnées de crasse, de crotte et d'exitures. Le grand bazar des bicoques. Le bric-à-brac universel des édifices. Une cité de cent mille, de deux cent mille habitants qui serait tout entière le cabinet d'un antiquaire géant. Les grandes vignes à serpentaisons tortueuses prolongent au-dessus des rues, sur des treillis en roseau, la trame inextricable de leurs sarments en muscles écorchés, ou grimpent contre les murs avec des allures de reptiles dressant leur tête balancée cherchant une issue. Derrière des murailles le grondement, le long mugissement, fort et caverneux, des eaux dans les aqueducs, circulation de ce corps étrange, cadavérique, filtrant des suintements et des purulences, avec, par endroits, des tumeurs d'immondices qui crèvent en pestilences de charnier. On voudrait décrire. On ne sait que crier! Rien de ce qu'on a dit ou écrit de cette merveille horrible n'égale l'impression dont elle vous plombe. C'est la frénésie du baroque héroïque! C'est la capitale du pittoresque du monde ! L'artiste qui ne l'a pas vu ignore ce mystère : le pittoresque furieux. Et quand je pense qu'ainsi je sursaute après ces étapes successives depuis Tanger dont chacune m'a fait croire qu'il n'y avait pas d'au delà dans le chemin tourmenté de l'imprévu et de l'étonnant! Quelle gradation ! et comme le hasard a ménagé les élans, non de mon imagination; mais de mes simples yeux, mes yeux stupéfiés, jusqu'à cette explosion finale qui éclate en feux sombres de noirs métaux en fusion! CXXVIII Même date. Le ciel se purge de ses nuages. Le soleil donne par intervalle un rapide coup de glacis. Nous sortons de la ville par une porte rustique. Une route monte et disparaît par des escarpements. A droite un grand mont décharné, longitudinal. A gauche, florissant la pente de ses tombes blanches, un de ces cimetières musulmans sans clôture, qu'on rencontre à l'impro-viste, où l'on entre de tous côtés comme dans la Mort. Des Arabes accroupis, blancs et immobiles autant que les tombes. Nous gravissons entre des oliviers clairplantés un chemin jaune bordé d'aloès bleus. Bientôt, sur le haut, un bastion massif, polygonal, poussant en étoiles les angles de ses courtines croulantes aigus comme des fers de hache, ouvrage de guerre à la Vauban, construit apparemment sous la direction d'un captif européen de marque. Il dresse haut ses parois imposantes, menaçantes, faites du béton châtain de la montagne, diapré par la brunis-sure du soleil et du temps, balafré d'estafilades bitumineuses. De l'autre côté de la vallée qu'encombre l'antique cité, un autre bastion, symétrique, son frère. Des jumeaux, et un askar raconte qu'un souterrain, long cordon, les relie sous la ville à un donjon ombilical. Dans le creux que surveillent cès sentinelles de pierre, Fez ! Fez couchée ! Comme une coulée de lave depuis le plateau à droite où la ride de sa vallée commence sa gerçure, jusqu'aux bas-fonds lointains où elle s'achève à gauche en un évasement limoneux. Comme un glacier descendant entre les monts sa masse tortueuse. En multitude innombrable les flots de ses cubes blancs, gris, noirs, patinés de bistre, avec des minarets surnageant en mâts de navires, avec les toits garnis de tuiles vertes des mosquées qui flottent pareils aux dos écailleux de poissons dormant à la surface. Devant, sur l'autre bord, une arche triomphale domine, ouvrant à mi-côte l'entrée d'un mystérieux garage, où le soir, sans doute, pénètrent, cherchant asile, les poissons et les navires. A l'amont, des jardins d'orangers parsèment d'îlots le cours de ce fleuve de bâtisses majestueux et tranquille. A l'aval, décor fermant l'horizon, un panorama étageant des terrasses nues de montagnes. Pas une fumée sur ces myriades de demeures, pas un bruit sur cette ville pétrifiée en un enchantement. Sur les deux rives de cet écoulement magique, la dentelle des vieux murs crénelés formant digue au pied des versants panachés de vert et de jaune qu'achève une haute frange neigeuse : l'Atlas. Mouley-Edris, dit un soldat en montrant au-dessous de nous la glauque carapace d'une mosquée énorme. C'est là que dort depuis six siècles le fondateur de la métropole maugrabine. Incomparable spectacle! La plus belle vue de ville sur laquelle aient posé mes yeux! Du haut de mon cheval je me perds et m'abîme dans cette contemplation. Rêve de féerie, paysage astral, essor vers les cités inconnues découvertes le soir, dans les prestiges doux des couchants gris, au giron des nues sommeillantes! Nous revenons par des carrières de ce grès jaune, sablonneux, friable dont les générations patientes, longuement au cours des temps, ont bétonné tous ces murs, couvrant les parois de la vallée d'un tartreux encroûtement. Dans leurs excavations béant en gouffres, au pied des fa- laises, des bouches noires s'ouvrant sur des antres peuplés de djillàbaires pauvres jusqu'à l'anéantissement. Autour de nous se bousculent des loqueteux qu'on sent nus et crasseux affreusement sous l'unique haillon d'emballage qui leur pend aux épaules tel qu'un sac en lambeaux où un trou fut crevé pour passer la tête. Et ces têtes rondes, rasées, au poil en brosse germant, avec des plaques stériles rongées par la teigne, font houle. D'autres, accroupis, ne bougent pas plus que des sénateurs sur leurs chaises curules, marmotant des prières?... non, des imprécations calmes, des malédictions savantes contre les Nazrani immondes. " Le jour où le feu de l'enfer sera allumé, des marques brûlantes seront imprimées sur leurs fronts, sur leurs flancs, sur leurs reins. Allah est tout puissant! La Géhenne environnera les infidèles. Allah connaît les méchants! „ Et à l'ébranlement, à l'enthousiasme dont m'ont secoué les décharges ininterrompues du fluide artistique de cette miraculeuse cité vient se mélanger de nouveau l'impression amère du milieu hostile. " Je me sens plus isolé que dans un bois, transi par la prescience d'une animosité dans la rencontre. Tout ce qui m'entoure affecte une indifférence hargneuse et je m'effraie obscurément de ma petite molécule humaine, instable et frêle, errant avec l'hésitation de la feuille tombée sur le sol de ce vaste monde de pierre, aux arêtes mathématiques, fermé et barré dans sa torpeur rigide. „ CXXIX Même date. — Le Mellah de Fâs. Fâs a comme Meknâs sa grande étable de juifs, son Mellah. Maures et Juifs, en cette Maugrabie, inséparables et toujours séparés. Ils s'attirent et se repoussent, toujours. Réciproquement nécessaires et odieux. La race judaïque est asservie et méprisée, mais elle joue la servante-maîtresse. Elle est parasite et indispensable. Un cautère sur un malade : elle sert et elle ronge. Sans cesse molestée, parfois massacrée, elle vit sous la brutalité de mains qui se retiennent. Comme la vermine on l'écrase, mais elle pullule, mais elle dévore. Le Mellah est à la naissance de la vallée, tout en haut du lit, du berceau déclive dans lequel la ville est étalée. Il se colle, en appendice, à Fâs-Djedid, Fez-la-Neuve, que les Sultans ont construite comme une tête dont Fds-Bali, Fez-la-Vieille, serait le corps. A elles deux, disent les Marocains naïvement imaginatifs, elles semblent un renard gigantesque qui se serait accroupi dans le creux du val, le museau tendu vers le plateau, la croupe allongée vers l'aval. Le Palais est là aussi : Le Sultan nous a voulus près de lui, disent effrontément les loutres, habiles, dès les origines bibliques à transformer en gloires leurs humiliations, eux qui ont chanté en épopée victorieuse leur expulsion d'Egypte par un peu-pie écœuré du voisinage de leur répugnante engeance d'alors. Une porte énorme gardée par des soldats maures, bastionnée d'une escarpe infecte d'immondices. Le guano humain lentement accumulé par des déjections innombrables, des versements d'ordures immémoriaux. Des monts! Les monts de la lune de la voirie. Pataugeant dans la boue noire et puante, clapotant dans la glu brassée par la pluie de ces jours récents, viscosité énorme épandue en coulées de lave, nous allons par les voies du sombre quartier bloqué, en prison, de brutales murailles. Les rues se ramifient en nervures folles. Plus rien des tracés à angles droits du Mellah de Méknâs. Les échoppes sordides excavent le rez-de-chaussée de maisons qu'on croirait bâties de matières stercoraires. Un rêve de fétidité. Les façades, les pignons, les toits, lés surplombs, les avant-corps entassent en équilibres invraisemblables leurs surfaces oxydées par la crasse et le temps, aux teintes rouilleuses de minium, d'orpin, de cadmie. Le cauchemar d'un bâtisseur halluciné pétrissant le bizarre et l'immonde. Dans les fissures clivées jusqu'au fond de cet encombrement, une circulation fourmillante d'Arabis, de Gobseks, en si-marres foncées, à épaisses mèches de cheveux qui tombent, au-dessus de chaque oreille la touffe des nouâdcr pleurards descendant le long des joues jusqu'aux épaules. Et pourtant des intérieurs où la race usurière et thésaurisante donne carrière à ses goûts de luxe lourd. Nous visitons une maison où l'on arrive par une ruelle en égout et un couloir humide de grotte. Nous grimpons un escalier raide, à marches étroites carrelées de faïences en damier qui débouche sur la galerie d'un patio, peinturlurée de tons criards d'une crudité barbare. Nous grimpons encore, conduits par un adolescent à bouche lippue, fils du propriétaire. Le salon : bas, oblong, décoré sur toutes les faces d'une mosaïque jaune, verte en salade russe, travail de patience coûteux et de grossière opulence. Le légendaire lit anglais en fer, où on ne couche pas, simple ornement et preuve d'aisance. On nous sert le thé à la mauresque. L'hôte est là et sa femme, prodigieusement soufflée en graisse. Il y a une école française dans le Mellah de Fâs-Djedid', création de l'Alliance Israélite Universelle, cette institution qui dénombre, organise, amalgame tous les juifs du monde, ajoutant cette force nouvelle de cimentage à la redoutable puissance de l'argent. C'est Salomon Beno-liel qui la dirige. Il nous montre le petit appartement où il fait, en famille, son exil, installé à l'européenne, façon espagnole. Il nous désaltère d'un bon vin blanc frais et parfumé fait au Mellah, et cause abondant en renseignements. Ses coreligionnaires ici sont des sauvages qu'il a charge de régénérer. C'est une œuvre qui fait penser au nettoyage des écuries d'Augias. Ils ne parlent que l'arabe. L'hébreu même est oublié. L'école a quatre-vingts élèves qui se débrouillent assez bien. Nous les verrons dimanche à la distribution des prix. La plupart, quoique garçonnets, sont mariés. Même coutume qu'à Méquinez. Dès six ans les fillettes sont épousées et celles qui, après la cérémonie, repoussent le jeune mâle sont battues jusqu'à soumission. Beaucoup meurent dès les premières couches, et le mari recommence. Chair à fornication. La polygamie est admise : le Rabbin de Fez a trois femmes. Et parlant du pays, il décrit comme l'a vu de Foucauld en 1883 le Blad-el-Maghzen', les régions où le Sultan domine, par opposition au Blad-es-Siba, au pays libre : " Triste région où l'on paye cher au Gouvernement une sécurité qu'il ne donne pas; où, entre le voleur et le Kaïd, nul n'a de répit; où l'autorité ne protège personne et menace tout le monde; où l'Etat encaisse toujours et ne dépense rien pour l'intérêt commun; où la justice se vend, où l'injustice s'achète; où le travail ne profite pas, s'exténue sous l'usure, meurt dans la prison pour dettes. Le jour on s'épuise, la nuit il faut veiller; de qui ferme l'œil les maraudeurs enlèvent récoltes et troupeaux. Ce qu'on sauve des pillards et des rôdeurs il faut le sauver du Kaïd en l'enfouissant. Pour ne pas être dépouillé o,n doit feindre et crier misère. Et encore- : des espions guettent, ils ont vu le paysan au marché vendre des grains, donc il en a, donc il en cache; à l'aube des soldats arrivent, fouillent, brisent, bouleversent, enlèvent tout. Riche le matin, pauvre le soir. Pourtant il faut ne pas crever. Une ressource : l'emprunt, l'usure à soixante pour cent ! C'est fini alors : à la première sécheresse, la famine, la saisie, l'emprisonnement. Partout la même histoire. Et la ligue des puissants et des rapaces : le Sultan aide le Kaïd, le Kaïd aide l'usurier, car l'usurier paye le Kaïd et le Kaïd paye le Sultan; sauf que tôt ou tard l'usurier est raflé par le Kaïd et que le Sultan rafle d'un coup de rateau le Kaïd et l'usurier. Les heureux ne subissent cette mise à sac qu'à leur mort. De-mande-t-on ce qu'est tel homme, invariablement pour réponse : Tema bezzaf, très cupide. C'est tout ce qu'on dit, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on sait. „ Mais alors, que me racontait donc à Méquinez mon chef Riffin, Mohammed Amar, lui qui gravement souhaitait au Maroc de rester fermé en son isolement et disait : Nous y sommes heureux? Enigme facile. L'inévitable malentendu des races. Ceux-ci rêvent routes sûres, chemins de fer, commerce facile, instruction, arts, sciences, et conspirent pour la conquête. Ceux-là devinent' le péril et dédaignent cette civilisation fiévreuse, car ils ont pour idéal la vie nomade loin, bien loin des infidèles maudits! cxxx Même date. Et précisément voici El Kâb qui vient nous visiter au Dar-ben-Aouda. Il a vécu en Europe, huit ans, à Seraing notamment chez Cockerill, d'ordre du Sultan,pour essayer de devenir ingénieur, portant le noir pantalon et la noire redingote, laissant croître ses cheveux. Plus rien de cela : le turban blanc, la tête rasée, le visage nimbé du haïck, la djillàb', 2i le selam, le burnous gros bleu, les babouches jaunes ; drapé, enveloppé, il nous salue à la marocaine, prenant notre main, l'appuyant sur son cœur, souriant avec douceur, légèrement théâtral, distingué d'allures. La Maugrabie l'a ressaisi dans ses bras maternels. Il s'est assis sur une de nos chaises, mais après un quart d'heure il a demandé à se reposer et s'est accroupi par terre. O inaltérable idiosyncrasie! Lui aussi, sans doute, en reprenant pied sur la terre natale sacrée, a murmuré la prière du retour d'exil : " O infidèle, je n'adore point ce que vous adorez ; vous n'adorez point ce que j'adore! „ Il a dû, roulant sur le railway emporté vers l'Afrique, ou tanguant sur le steamer, rêver aux grands plats de Kous'-Kous', aux étapes sur les mules, aux nuits sous la tente, et sentir son cœur s'amollir de joie. Et il dit, en effet, ne pas regretter l'Europe dont les pays divers se confondent à nouveau dans son cerveau sémite sous une appellation unique : la terre des Roumi. Certes il a quelques souvenirs de là-bas, de Liège surtout, mais vagues désormais, mortuaires. C'est Fâs, la grande Fâs qu'il aime, si belle n'est-ce pas? Il ne veut plus la quitter. Il s'y mariera bientôt, Insha Allah!... Avec qui?... il n'en faut point parler; entre hommes on ne parle pas des femmes. Il est chargé par le Sultan de monter une fabrique d'armes; des machines sont arrivées... depuis longtemps, mais ne fonctionnent pas, restent démontées, se rouillent; où trouver du combustible ? peut-être utilisera-t-on la force de l'eau, Insha Allah ! Il est si difficile de changer quelque chose au Maroc. Il voudrait bien, lui El Kâb, mais on l'en blâme. Mieux vaut maintenir le présent dont on est content. Et qui craint l'avenir à Fâs-la-Sainte, si belle, si grande, si loin du bruit, si inconsciente des inquiétudes? Il s'y sent en repos. Il n'éprouve plus rien de l'agitation qui le tourmentait en Belgique où on se remue tant, il est guéri, Mash Allah ! Son pays, son Moghreb est vraiment très doux et Fâs est très belle. Il ne faudra pas en dire du mal au retour. Les Européens en disent trop de mal. Il y a à corriger peut-être, mais peu. Chacun accepte son sort. Le pire serait la conquête qui jamais n'arrivera, Insha Allah! A la porte l'attend un jeune cheval, don du Sultan. Il lui a pendu à l'encolure une dent de lion. L'un de nous la remarque et la montre du doigt à El Kâb déjà en selle. Il balbutie. Nous devinons : précaution contre notre mauvais œil de mécréants. CXXXI Jeudi 23 février. Bazar! mot persan qui a conquis l'Islam. Il y y en a un ici, célèbre. Lorsqu'à Méquinez nous cherchions, sans le trouver, quelque objet curieux du terroir, Kassem, l'ingénieur maugra-bin, nous disait : à Fâs, à Fâs! Un Bazar, ce n'est pas en ces lieux un grand édifice centralisant le commerce, un Bon Marche, un Printemps, un Louvre musulmans. C'est le quartier marchand aux échoppes accumulées dans un damier de ruelles plafonnées de vignes ombrageantes. A chaque spécialité son coin : voici les bijoutiers accrochant à leur planche les bracelets et les boucles barbares en argent; voici les potiers et leurs grès pesants, leurs gros vases, leurs plats lourds, bariolés, ardoisés ou olivâtres, leurs petites mosquées crénelées servant d'encriers, leurs bougeoirs; voici les cuirs rouges, les grandes pochettes pour engouffrer les flous' par myriades, les harnachements compliqués et carnavalesques; voici les armes : longs fusils à silex, sabres à poignées en corne de rhinocéros, poignards courts et méchamment recourbés à fourreau garni d'argent ou de cuivre, à baudriers en torsade de soie de couleurs vives; voici les entassements de babouches, jaunes, rouges, enchâssées en pile, pointe en pointe. Les échoppes en armoire regorgent, chacune logeant dans son alvéole un marchand accroupi ou couché, fumant, causant, regardant, égrenant un chapelet, dévidant de la soie sur deux grandes bobines, une dans chaque main, qu'ils font virer sans interruption d'un mouvement adroit et rapide. Calmes, avec des paroles en murmures, des gestes et des remuements très lents, impassibles, ayant à la portée de la main le cordon tombant du plafond qu'ils empoignent pour se soulever dans les grandes conjonctures. On dirait des niches abritant des saints, des bouddhas, des idoles.Devant les éven-taires de fruits pendent de longs filets contre les mouches et contre les maraudeurs. Ceux qui vendent les rubans et les lanières les suspendent multiples et veillent derrière les artificielles et multicolores persiennes que cela fait. Abritant les baies de toutes ces excavations bourrées de produits, les auvents en bois en séries déhanchées, vieilles planches vermoulues coiffées de verdures parasites. Et le Bazar va ainsi en perspectives serpentantes de petites rues montantes ou dévalantes, en couloirs, en berceaux. Les carrefours, places étroites, irrégulières, animées du remous des rues qui y convergent. Centres ganglionnaires delà Cité, renflement des artérioles qui la pénètrent de leur lacis. Il en est un où les batteurs de plats de cuivre ont groupé leur tapage. Un gros arbre au milieu. Dans chaque rez-de-chaussée la caverne d'un atelier noir où un patron barbu à turban domine sur un entassement d'enfants martelant le métal pour y dessiner en creux une fantaisie arabe. A l'étage les murs en bois sont percés de fenestrelles et de trous qui se sont remplis de têtes depuis que nous sommes là à stationner, à regarder ahuris par le bruit, ahuris par la foule qui se bouscule autour de nos chevaux et de nos askars. Sur ces masques surgissants, entassés en boutons de grosses fleurs rustiques, en lourds fruits ronds pendants par grappes, dans ces yeux brillants de bête, une curiosité intense. Un fourmillement à la Breughel dans un décor de ville moyen âge. Nos cervelles bourdonnent. Du repos! Sortons de la ville. Nous voici à la contempler sur le versant méridional, derrière la mosquée des Andalous, fondée, sans doute à l'époque de l'ex- pulsion dernière, par les bannis maures d'Espagne. L'immense cité est prise en écharpe, plus belle peut-être que du Bastion d'où, divine pourtant, elle nous apparaissait. A l'infini papillotent les maisons cubiques. Peu de minarets visibles à prime vue;'puis, un à un ils surgissent dans cette multitude grisaillante : des petits, vieux, délaissés, ruinés avec un air rébarbatif d'abandon, hérissonnés de nids de cigognes; des grands, élancés, fiers, se dressant en élégants obélisques, encadrés de faïences, ou brillants d'une carapace entière de faïences les cuirassant d'écaillés vertes, couleur sainte, couleur du Prophète; colonnes mystiques se couronnant à l'heure des prières du chapiteau invisible et sonore des appels religieux ; flûtes énormes soufflant, vers le ciel, murmurante et harmonieuse l'invocation musicale des Mouezzin's; constructions symboliques agrandissant à des proportions épiques le naïfhommage au Phallus dressé sur l'autel grossier des cultes primitifs, inconscient générateur des beffrois et des tours. De-ci, de-là, dans la marée des maisons, les jardins pénètrent en caps de verdure. Tous les rêves de cités orientales, tous les souvenirs réalisés en une indéchiffrable sensation d'idéal et d'espérance. Rien ne saurait être plus beau sur la terre, plus puissant et plus pur! O la surprise enchanteresse de cette grâce extérieure parant et masquant la ville sombre, farouche, ignoble dans ses dessous! Ainsi contemplée à distance elle revêt l'Islam d'une séduction irrésistible! C'est Salomé parée, éblouis- santé... et cruelle! D'ici une vision paradisiaque ! Franchissez l'enceinte, vous êtes dans l'égout! CXXXII Vendredi 24 février. Il faut voir le Sbou, le Flumen magnifie uni, tel qu'il est ici non loin de ses sources. Ne sortez pas de la ville, nous dit-on. Il y a danger. Les Berâbres tiennent les monts. En effet, les Berâbres tiennent les monts, peu soumis au Sultan et fiers des brigandages comme les héros de leurs exploits. C'est encore la morale des temps fabuleux. Etre pillé, égorgé chemin faisant, est un accident de voyage dont il ne faut pas plus tenir compte pour se mettre en route que chez nous d'un déraillement possible. Les tribus, troupeaux de fauves, qui enveloppent Fâs sont tantôt apprivoisées, tantôt en révolte. Aux murs touche le territoire des Hiaïna qu'on traverse pour aller à Taza, ville prochaine. Ils n'obéissent qu'à demi; leur pays est peu sûr; les caravanes y pèlerinent sans escorte,mais non le voyageur isolé. Soit. Faisons-nous accompagner de soldats à cheval. Nouvelle traversée de la ville, en descente et en remontée. On la croirait construite avec des matériaux de démolition. Des arcs-boutants, vieux bois noircis par le temps, supportent par en-dessous les chancelants avant-corps. Dans le pavement en cailloutis des rues sur lequel sa-bottent les fers de nos montures, de vieilles el moghreb al aksa meules hors d'usage intercalent leurs cercles plats en grandes dalles. Les passages étroits entre les hauts murs sonnent comme les Klin-kende straten de nos villes flamandes. L'appareil des bâtisses dénudées montre les briques posées en crémaillères alternées percées de trous en gueules de canon pour l'écoulement des eaux ménagères. Le vide calme des ruelles aussi absolu que l'encombrement des ruelles marchandes. Sur notre passage, le crachement des malédictions impitoyables de gens à l'air impassible : Allah y lahno! Allah y terlio! Allah ihar-rag bouk, ia cl Ihoudi! rauques consonnances barbares que Francesco Gumper, l'austro-his-pano-arabe, complète et enjolive à la stupéfaction des Maugrabins en les leur renvoyant. Il leur faut toujours ajouter au nom un maudisse-ment ou une bénédiction. Quelques-uns pour vomir leur injure s'arrêtent détournant la tête vers le mur et se voilant à demi. Des femmes circulent.lentes, le haïck drapé en haute mitre. Nous passons devant le porche de la mosquée des Andalous trônant superbe sur la pente, ouvrant la baie d'une porte triomphale, belle et pompeuse à l'égal des Babs de Méquinez et nous sortons de la ville. Les chemins sont convenables malgré les prédictions que nous faisaient ce matin ces Maures menteurs toujours préoccupés d'empêcher les Roumi d'aller, de voir, de découvrir, attentifs à se souvenir du dicton arabe : Tente que l'étranger découvre Pour le croyant tombeau qui s'ouvre. D'un bois d'oliviers dont nous suivons la lisière, on découvre la vallée de l'Oued-Sbou et celle de l'Oued-Fâs qui la rejoint, égout collecteur, gros intestin de la métropole. Montagnes nues à longues ravines superficielles et larges, plombées, raclées jusqu'à la roche vive par les pluies, échantillon saisissant de ce vieux pays chauve avec quelques poils isolés, les palmiers solitaires, avec quelques mèches rares, les débris des forêts. Très loin des cimes éblouissantes de neige fraternisent avec les nuages. Un site grandiose et décharné prêt pour Delacroix, prêt pour ses combats de lions, de serpents, de tigres. Sur l'écroulement des maisons qui roulent d'un bout à l'autre de la vallée de Fez, des touffes de verdure, écume du torrent des pierres. Chevauchée pour descendre au Sbou sur lequel un pont à huit arches tend son arc jaune. Le Flumen magnificum a ici aussi peu de fond et de largeur qu'une rivière d'Ardenne. Le temps manque pour aller plus loin; au surplus, c'est la route de Taza, peu sûre. Nous rebroussons chemin. Un douar misérable de Berbères. Près des remparts un cimetière empouillé de femmes grises. La porte de la ville sans ornement. A droite, à gauche la soutenant, des pans de muraille colorés des tons de cuir jaune. Une tourelle rongée par le chancre des cactus, dévorée par la syphilis des plantes rudérales. Le baron Whettnall est arrivé pendant notre excursion. Le petit jardin et le patio sont peuplés de djillàbaires et encombrés de bagages. On fait sécher les tentes sous les orangers. Le Kaïd Rha circule majestueux. Mesmoudhi toujours sombre rognonne. J'entends la voix cré-cellante de notre apothicaire. Le Ministre n'est pas encore dégagé des compliments que déroulent les Amin's. Un Pacha vieux, grisonnant, morose, barbu, enturbané vient lui souhaiter la bienvenue : Marhababik! Et à nous aussi : Mar-hababikom! El Kâb, discret, silencieux, assiste à ces cérémonies, puis nous annonce qu'il voulait nous montrer le marché aux esclaves, mais que ce Pacha ne veut pas. Les Anglais ont fait là-dessus des déclarations pleurardes et il a peur des nôtres. Il a bien tort : nous savons que l'esclave ici est de la famille, qu'il épouse parfois la fille du maître, qu'il est notablement plus heureux que l'ouvrier de chez nous, qu'il ne veut pas de la liberté quand on la lui offre, qu'à l'apparence il ne se distingue en rien de l'homme libre, et que toutes ces déclamations britanniques ne sont.... que des déclamations. Le père du juif emprisonné à Méquinez a suivi le Ministre en chien perdu. Je le vois accroupi dans un coin, lamentablement déguenillé et boueux. En m'apercevant il se prosterne et baise la terre. CXXXIII Samedi 25 février. Dans la ville, en aval, près de la brèche dont l'Oued-Fâs troue les remparts, il y a un pont. Des deux côtés une vue extraordinaire. Long- temps je m'y suis arrêté à cheval, regardant du point élevé de la selle qui donne la reculée et la hauteur pour plonger et prolonger l'aspect. L'Oued-Fâs, ramifié à son entrée pour alimenter l'agglomération immense, reprend ici son unité tumultueuse. Lit de grosses roches affleurantes, cascades, sauts et ressauts, bouillonnements, tapage. Dans un hémicycle de maisons escarpées, étageant leurs altitudes de grands pins aux rives d'un torrent, il jaillit par des issues multiples, débouchés de conduits souterrains, derniers vomissements, après avoir rempli des milliers de vasques, ruisselé sur des fontaines sans nombre, tourmenté les roues de cent moulins. Ses flots chargés des ablutions d'un peuple font irruption en bondissant troupeau, et, précipités sous le pont, engouffrent leurs tourbillons sous des verdures qui enserrent les constructions d'aval. C'est un des plus beaux sites de la cité étrange, une éclaircie dans ses épais fourrés de maisons, une bouche ouverte à l'air, à la lumière avec un mugissement d'étouffé qui se soulage par une aspiration profonde. L'Oued-Fâs, prisonnier dans les mystérieux couloirs des canaux sombres, retrouve ici sa liberté avec des clameurs de joie et des jaillissements sauvages. Impassible, la ville qui l'opprimait le laisse échapper de ses cavernes et courir vers le Sbou à travers les jardins, parmi les rameaux des oliviers et des orangers. Tous les soirs, vers six heures, on ferme les portes comme au moyen âge, comme si l'on craignait l'ennemi. Et chacun des vingt-deux quartiers s'enferme. Ils n'ont pas changé, les Arabes, depuis treize cents ans que date leur Hégire. Après la bataille d'Isly les missives trouvées dans leur camp étaient identiques à celles qu'ils envoyaient cinq siècles auparavant telles que leurs historiens les rapportent. Nous sommes retournés au Bastion pour voir la ville au coucher du soleil. Nous y avons gravi par un escarpement de roches pâles à fleur de sol avec lesquelles des moutons, roches mouvantes, se confondaient. Au pied des murs crénelés gigantesques, à teintes fécales, nous sommes demeurés en contemplation. Au loin, un versant de la vallée du Sbou, en vive lumière, vaste panorama vert, brun, glacé de gris, dans les douceurs d'un ciel printanier. La ville à l'ombre, d'abord lugubre, puis tout à coup éclairée et féerique. Lac grisâtre figé, mer de glace avec des blocs de verdure. Par milliers les dalles blanches des toits, chacune doublée de la dalle bleue d'une ombre. Des croupes de gazon : les toits des mosquées. Des aiguilles gelées : les minarets. Tout autour les murs jaunes fauves, par morceaux entre les terrasses, ne servant plus à rien qu'au beau et y servant magnifiquement. En haie, bordant les champs sur les pentes la grosse passementerie bleue des aloès. Et sur la vallée entière, voguant et vaguant de l'Occident à l'Orient, la clameur lente et faible des Mouezzin's vibrant en ondes délicatement sonores, chantant la grandeur et la puissance d'Allah, le Juste, le Vivant, l'Irrésistible, le Donneur par excellence,'le Pourvoyeur par excel- lence, Celui qui ouvre à la vérité les cœurs, l'Unique, l'Eternel, l'Immuable ! Devant nous, tout près, accroupies, trois djil-làb's, deux grises, une bleue, portant leurs capuchons qui abritent trois Maures, eux aussi en contemplation,aussi immobiles que des végétaux. Un peu plus loin. Le sublime spectacle prend d'autres avant-plans superbes. Ruines, verdures, rochers, puis deux tombeaux des Sultans. Fantaisie d'archange du temps destructeur qui écroule pour embellir, la ville dormante se découpe et glisse, débitée par fragments dans l'oculaire du cadre qui lui fait une arche de ces mausolées énormes, imprévus, déchiquetés, dans la splendeur du soir. Nous nous parlons à voix très basse. Nous nous taisons, émus, brisés, le cœur faiblissant, inertes. O beaux jours, vous êtes des fêtes données à l'homme par la nature! Qui, ayant une âme artiste, d'un tel spectacle se rassasierait! Et pourquoi de cette étourdissante merveille tant de descriptions bêtement correctes de nor-malistes? Buvez, buvez mes yeux à n'en jamais oublier l'ivresse ! CXXXIV Dimanche 26 février. Encore au Bastion pour revoir la ville le matin, une ultime fois. Car demain- Comment se rassasier ! Beau temps : des nues blanches légères sont en paresseuse promenade par les deux. Elles m ^"S^&i'-'IIE!^ 'ISSliSBl'—r' | 382 fi lu 1 apparaissent et disparaissent au haut des fissures que font les noires ruelles. Dans des échoppes ouvertes en bahut à vantail retombant, quelques vieux Maures tiennent école, accroupis, dominant de leur turban et de leur barbe grise un parterre de garçonnets accroupis nasillant à satiété des versets du Coran avec un balancement rythmique d'arrière en avant, marque de respect pour le Prophète, ou recette pour rester éveillé, ou passe hypnotique suggérant quelque extase. A toute faute commise, le maître allonge un coup de gaule. Et l'enseignement récitatoire va son train, monotone, machinal, stérile dans sa limitation étrange à un seul livre, à de toujours identiques formules, à des maximes séculaires invariables, sans rien de ce qui, chez nous, fait la science, immobilisé dans la routine sacrée de ce Coran et de ses cent quatorze chapitres développant l'anarchie immense de ses préceptes, grande cuve où l'esprit exalté de Mahomet a jeté en un désordre mystique quelques grandes idées engluées d'un tissu connectif énorme, ensemble bizarre dont se nourrit insatiablement l'intellect sémite, mais qui pour nous est l'incompréhensible. Les mâles seuls reçoivent cet aliment. Les filles, même des plus hautes familles, sont laissées à l'état de nature, moins instruites que nos servantes et nos ouvrières. Nous sommes sur la route d'un abattoir : des coureurs nus pieds ballottent sur leurs épaules des moutons écorchés, à la peau mauve luisante. De la montagne, Fez nous apparaît éclairée à revers, les ombres vers nous. Elle n'a plus l'éclat, la rutilance d'hier soir..... Un cortège lointain entre dans un cimetière, portant un mort, épanchant dans l'atmosphère un plain-chant magnifique..... Petites, petites, colorées comme des reines de jeu de cartes, les femmes tournoient sur les terrasses..... Sur le versant opposé, des marabouts à dôme très blanc semblent descendre la colline, pèlerins en marche, et gagner la ville..... Elle est douce, vaporeuse, endormie, la Ville. Ses innombrables bâtisses composent un déchi-quetage inouï en ses complications. Non, ce n'est plus l'éblouissement d'hier soir, la pompeuse, la royale toilette dont l'ornait le couchant, mais un déshabillé grisâtre. Nous retournons aux ruines des deux tombeaux des Sultans dressant sur un monticule leurs tours carrées croulantes en briques plates, l'un jaune, l'autre mosaïqué de rouge et de ciment. Le panorama est indéfini et superbe : l'étendue d'une plage, la multiplicité blanche des flots moutonnants. Maintenant le vent apporte l'hymne triste des batteurs de terrasses, occupés on ne sait où sur cette mer de toits. Un chant large, déprécatoire, scandé, ponctué à lents intervalles par le coup sourd de leurs pilons frappant en cadence, arrive jusqu'à nous en volée de cloches lointaines alternant leurs clameurs sonores. Ainsi jadis sans doute les captifs pleuraient l'exil en bétonnant les murs de Mouley-Ismaël. cxxxv Même date. Distribution des prix à l'école juive du Mellah, sous la direction de Salomon Benoliel, notre Ministre président d'honneur. Distribution des prix! Présidence d'honneur! Etranges ré-sonnances, baroque de ces mots ici dans cette sauvagerie maugrabine, au milieu de ces Beni-Israël aussi barbares que les Maures, Maures eux-mêmes par le sang et la nationalité. A l'entrée du Mellah, Salomon Benoliel sur une mule et plusieurs Rabbins sur des mules, un foulard rouge sur la tête, sauf un Rabbin de Jérusalem en bonnet, rouge aussi avec pourtour noir, nous attendent. La montagne des immondices séculaires, ouvrages avancés devant la porte aux lourds battants repliés contre les murs couverts par eux comme deux sentinelles de leurs boucliers, encense cette réception officielle de ses effroyables pestilences. Les rues sont encombrées de curieux, émaillées de femmes uniformément vêtues de jupons fraise à ramages, de corsages vert-laitue. Séance dans une grande maison récemment bâtie que son propriétaire prête. Vraiment le décor du deuxième acte de la Juive d'Halévy. Les élèves emplissent une haute salle à boiseries neuves, groupés par âge. Les physionomies sont intéressantes mais terriblement de la race : nez recourbés, lèvres lourdes, teint huileux, cheveux crépelés, fronts et mentons fuyants, poil noir foisonnant. Pas de femmes, mais parmi ces moutards plusieurs maris. Salomon Benoliel procède à des interrogations : grammaire, géographie, arithmétique, écriture et calcul au tableau noir. Tout en français. On se croirait dans une de nos écoles communales tant la pédantise du programme s'affirme. — Qu'est-ce qu'un gramme? — Qu'est-ce qu'un verbe irrégulier? — Nommez les fleuves qui se jettent dans la mer Blanche. — Puis il fait réciter la fable du Loup et de la Cigogne et pose des questions sur la philosophie de cet apologue joyeux. Vient enfin une scène d'Athalie : un Eliaciri d'un aplomb rothschildien dialogue avec la reine insolente et la confond. Un fort relent hébraïque commence à odorer. Ces prolégomènes achevés, on distribue les prix en nous faisant les honneurs du pied. Des livres pour les grands, des couronnes blanches pour les petits. Le Ministre prononce de courts discours très appropriés. Certes Salomon Benoliel réussit le dégrossissement de ces barbares. Il les fait bien marcher sur leurs, pattes de derrière. — Ils ne savaient pas même s'asseoir quand j'ai commencé, nous dit-il. — Le gouvernement français protège cette œuvre. Il y voit, sans doute, un moyen de conquête. Gagner deux cent mille Marocains est habile.Mais s'ils deviennentFrançais,ils resteront juifs, et l'Aryen comprend de mieux en mieux que plus une nation contient de juifs plus elle augmente le péril de la puissance de l'argent aux mains d'êtres de race étrangère, de race inférieure, l'employant suivant leurs instincts, c'est-à-dire à rebours de ses aspirations. Les philanthropes et les humanitaires ont faussé une antipathie historique très sensée. Au Maroc, quand le Juif aura une position plus forte, loin d'admettre l'Aryen, il l'excluera, comme déjà il le fait sans pitié dans les villes de côte. Seul il fera le lucratif métier d'intermédiaire avec l'indigène. Et la France, une fois de plus, aura joué son rôle de dupe mettant ses ressources civilisatrices à la disposition de la juiverie avide, ne conquérant pas les Arabes, mais conquise par les Arabes du clan hébraïque. Quittant la tribu aux babouches et à la calotte noires, la couleur qui n'existe pas, à laquelle la nature répugne, nous regagnons le Dar-ben-Aouda pour notre ultime nuit. Il ne faut point partir sans quelques-uns de ces parfums violents, chers aux orientaux, dont les fluides émanations embaument les maisons où l'on entre, correctifs des habituelles pestilences, excitation aux rêveries pour ces enfantines cervelles éprises de féeries. Mahomet a dit : " Ce qui m'a le plus réconforté c'est la Prière; mais ce que j'ai le plus aimé ce sont les Femmes et les Parfums „. Oui, les deux suprêmes facteurs de l'ivresse corruptrice de l'esprit et des sens : la femme qui trouble comme une forte odeur, l'odeur qui trouble comme une belle femme. Théo est allé en quérir chez un long maigre marchand à bésicles. Délicatement, du bout de ses doigts fuselés, avec des précautions féminines, il a dosé, pesé, enveloppé, cacheté ses aromates. Deux grains de musc dans un minuscule sachet de soie amaranthe. De l'eau de rose et de l'eau de jasmin dans des tubes minces au bouchon entouré d'ouate, protégés par des étuis de carton. Des perles vanillées pour les mets et la bouche. Un fragment de bois de Santal qu'on brûlera. De la gomme d'encens. Le Hallia, suc des glandes qui viennent au cou de la gazelle, pommade, onguent dont on enduit les vêtements aux plis intimes. Nous en userons au retour, là-bas, en Europe, en Belgique, et avec leurs invisibles effluves se dressera dans notre souvenir l'image de cet extraordinaire pays de fantastiques merveilles dont nous allons sortir comme on émerge des palais cristallins cachés dans les abîmes des eaux. CXXXVI Même date, la nuit. Dans mon esprit quelle levée de pensées cette nuit, lentes d'abord, puis tourbillonnantes, éclo-sion d'insectes sans nombre à la chaleur de ce voyage étrange qui va s'achever! Demain commencera le retour. En pays musulman la Femme est invisible. Le voyageur vit privé d'elle. Elle est pourtant derrière les voiles qui la cachent, derrière les murs qui la gardent. Mais l'Art? L'Art, chez nous permanente ambiance se révélant par l'œuvre écrite, peinte, parlée, sculptée, jouée, chantée, édifiée, par l'œuvre pullulente et ubiquitaire, livre, tableau, monument, statue, dis- cours, musique, théâtre, quotidiennement rencontrée aux carrefours de l'existence sociale, comme la Femme circulante et glissante auréolée du fluide séducteur de la féminité? L'Art en tant qu'oeuvre humaine issue de la pulpe prisonnière et prodigieusement active des cerveaux, poussant hors du cérébral impénétrable les conceptions de l'idéal pour nourrir sans l'assouvir notre faim des beautés mystiques exprimées par des coeurs exaltés ou des pensées souffrantes comme les nôtres? En pays musulman, rien ! — La Nature, oui, mais non l'Art. La symphonie grandiose et imprévue des forces insensibles : l'étendue, la lumière, les monts, les nuages. Le pittoresque des mœurs, du costume, inconscient comme pour les fauves celui des fauves, pour les végétaux celui des végétaux. Rien sortant des intimités de l'être sous la poussée de ce sens mystérieux qui désire, cherche, appelle tout le séduisant, l'étrange, l'indéfinissable, l'émouvant concentré dans ce mot vague et contradictoire : le Beau. Rien! Pas un écrivain. Pas un journaliste. Pas un poète, pas un orateur, pas un peintre. Pas un théâtre, pas un orchestre. Rien ! La stérilité silencieuse du vide. A peine, linéaments embryonnaires des choses qui se dégagent du chaos ou des débris qui y rentrent, quelques chansons enfantines accompagnées sur des instruments barbares. La danse du ventre et ses contorsions sur place, obscènes. L'architecture, horloge dont les aiguilles ne marchent plus, figée, arrêtée à l'arc en fer à cheval depuis mille ans. Rien! Le fluide artistique absent, disparu, introuvable, soutiré par un magnétisme magique, anéanti comme, sur les calottes polaires, la végétation par un changement d'inclinaison de l'axe terrestre. Pourquoi? Et non seulement dans ce Maroc où nous sommes, mais partout où s'est répandue la race sémitique? Partout ce même retrait, cette même évaporation. A quelle fantastique distillation fut soumise l'âme arabe pour rester ainsi asséchée de la divine essence, indifférente et dégradée? A quel stade du temps placer le monstrueux phénomène qui l'a châtrée? Car autrefois, en ces royaumes conquis d'Asie, d'Afrique et d'Europe, l'art arabe s'est épanoui en une magnifique efïlorescence. La Syrie, la Perse, l'Egypte, l'Espagne! Damas, Bagdad, le Caire, Grenade furent des centres de rayonnement. De l'Inde à l'Atlantique, ceinture d'or sur le monde ténébreux d'alors, indistinct dans le clair obscur du moyen âge, la civilisation isla-mite étincelait. Aujourd'hui! irrémédiablement ternie! Une race perd-elle ainsi, sans en retenir un atome, une faculté maîtresse? Son cerveau peut-il être amputé net du lobe où cette faculté chauffait et où elle bouillonnait sa fécondité? Cette atrophie, cette extinction, cette mort sont- elles possibles?..... Ou bien ne serait-ce pas qu'un malentendu millénaire l'a gratifiée d'un don qu'elle n'eût jamais? Quand, au septième siècle, telle qu'une ruche bourdonnante près d'essaimer, l'Arabie était travaillée du besoin de symboliser en un seul Dieu lesinnombrablesetvariables monothéismes locaux de ses tribus, et qu'après avoir accompli cette révolution chez elle sous Mahomet, elle partit dans tous les sens, en un apostolat guerrier, pour l'accomplir chez les peuples sémitiques autant qu'elle mûrs pour cette réforme, elle n'avait point d'art. Certes le groupe arabe des fils de Sein, étalé dans la vaste péninsule persique, était le plus civilisé de la grande famille. Il s'était révélé bruyamment dans l'histoire par la turbulente horde des Beni-Israël. Intermédiaire maritime entre le monde méditerranéen et l'Extrême Orient où, mystérieuse encore, reposait la Chine, il s'était affiné aux aventures, aux périls, aux fréquentations multiples de ces prodigieux voyages. Mais il n'avait point d'art. De même que la puissante Carthage n'a pas laissé trace artistique, de même les cités de l'Arabie. La Judée aussi, jusqu'à ses contacts avec l'Egypte, la Perse, la Grèce et Rome. Mais quand l'expansion commença par unifier en une seule religion simpliste tout le sémitisme épars, à l'Ouest sur les rivages septentrionaux de l'Afrique, à l'Est dans les contrées méridionales de l'Asie, ces Arabes restés purs et isolés au fond de leur péninsulaire patrie trouvèrent partout dans les contrées qu'ils conquirent l'art aryen établi et parvenu à l'une des phases de son évolution indéfinie en ses métamorphoses. La Syrie et l'Egypte, fiefs de l'empire romain de Constantinople, étaient arrivées à la période bysantine. La Perse et l'Inde développaient leur art propre. L'Espagne des Visigoths inaugurait vaguement la transformation du roman en gothique. L'envahissement musulman n'arrêta pas la vie artistique. Tout au plus y causa-t-il une déviation légère. L'épanouissement continua aussi longtemps que les facteurs aryens y conservèrent place. Les architectes byzantins, persans, ibériques travaillèrent pour les conquérants, subissant, non pas des impulsions artistiques absentes chez ceux-ci, mais leur élan personnel adapté dans une certaine mesure aux moeurs, à la religion, à quelques fantaisies de leurs maîtres, sans ces écarts saisissants qui rendent ethnologiquement des arts étrangers l'un à l'autre. Les minarets, les coupoles globuleuses, l'arc outrepassé en fer-à-cheval, les pendentifs en stalactites, les décorations polychromes géométriques ou à entrelacs, qui résument les caractéristiques de l'art dit arabe, ne sont que des modifications de l'architecture byzantine ou chrétienne, si intimement déduites des œuvres déjà acquises qu'il vient à l'esprit cette pensée : même sans la conquête islamite, et peut-être mieux qu'avec cette conquête, ces motifs ne fussent-ils pas éclos dans les marges africaine et asiatique, comme les monuments gothiques, issus de souches analogues, sont éclos en Europe. La mosquée El Kalaoun, au Caire, n'a-t-elle pas surgi avec ses contreforts, ses colon-nettes en groupe, ses portails à arcades superposées, tout ce bagage de l'art gothique, au mo- ment où celui-ci se manifestait par les mêmes éléments dans les vieilles cités de France et d'Allemagne? Le plus grand éclat de l'art arabe a coïncidé avec la période où l'élément aryen n'avait pas encore disparu des terres gagnées à l'Islam. Il se fane dès que celui-ci devient rare. Il s'alimente encore quelque temps par les œuvres des captifs européens enlevés par les pirates. Il disparaît quand le Sémite a fait le vide par sa haine du Nazrani et que le recrutement de ses bagnes par la guerre et la course est devenu impossible. Significative remarque, c'est en Espagne, où le fond de la population n'était pas sémite comme en cette Afrique du Nord simplement grevée par Rome de colonies superficielles, que cet art a atteint son apogée. Sans doute parce que le facteur aryen du mélange y a été prépondérant. Oui, la grande mosquée de Damas et son minaret de Jésus, la mosquée d'Omar à Jérusalem bâtie sur l'emplacement du temple de Salomon réédifié par Hérode et brûlé par Titus, la porte d'Aladin au Koutab près de Delhi, le temple de Binderaboum près de Muttra, le mausolée Tâdj-Mahal à Agra, la tour de Ramleh, la mosquée d'Orfa en Mésopotamie; la mosquée d'Amrou, la mosquée Hassan', la mosquée El Azhar au Caire, la Bel-el-Foutouh;en Tunisie, à Kairouan, la grande mosquée Sidi-Okka, celle de Sidi-Bou-Médine à Tlemcen', de Djâma-el-Kébir à Alger, de Mouley-Edriss et des Andalous à Fez; en Espagne, à Cordoue, le palais disparu d'Ab-der-Raman' et ses quatre mille trois cents co- lonnes de marbre et la mosquée immense dans laquelle fut bâtie une basilique chrétienne, l'Al-cazar de Séville, l'Alhambra de Grenade, et d'autres, et d'autres!... témoignages célèbres invariablement invoqués, à l'analyse disent irrésistiblement les modifications que les conquérants firent subir aux églises pour les adapter à leur culte. Les monuments qu'ils construisirent avec leurs débris furent exécutés par les artistes et les artisans du pays où ils dominaient; ils eurent pour les œuvres créées avant eux le respect utilitaire de barbares intelligents pour ce qui peut leur servir et qu'ils se sentent inaptes à produire; leurs connaissances en architecture étaient nulles et ils ne firent que continuer ce qui existait avant eux ; ils ont subi ces influences, ils n'en ont pas exercé; ils entrèrent dans des civilisations très vieilles, très puissantes, et s'abandonnèrent aux forces fatales qui y évoluaient, ne trouvant à exprimer les aspirations de leur race que dans les détails. Que de symboles de ce phénomène! les colonnes de la mosquée d'Amrou, les chapiteaux et les bases des fûts de porphyre de la mosquée El Azhar ont été empruntés à des monuments grecs et romains; un Calife déclara la guerre à l'empereur de Byzance qui empêchait un artiste chrétien d'aller pratiquer à Bagdad. Oh! les réflexions qui pullulent sous l'action de ces réactifs! Vraiment ne faut-il pas dire que l'Arabe n'a pas d'aptitude artistique, que l'art qu'on lui prête vient des vaincus étrangers à sa race qu'il a fait travailler pour lui? Cette question perturbatrice de préjugés de granit vaut qu'on la creuse. Défense de représenter l'être vivant, dit le Coran. Donc la peinture, la sculpture réduites à la seule ornementation linéaire pure, au dessin de fabrique. Pas de tableaux, pas de statues, merveilleux doublements de l'humanité peuplant le monde d'individualités mystiques plus intenses que les vivantes. Les lions de l'Alhambra sont une curiosité apportée de Perse. Et, en vérité, comment un précepte religieux aurait-il eu cette vertu cabalistique de tarir le flux des incompressibles élans vers les manifestations de l'instinct artistique, si cet instinct eût existé? Avant Mahomet pas d'oeuvres. Après Mahomet pas d'œuvres. Le commandement du Prophète a consacré et justifié l'impuissance native, il ne l'a pas créée. Mais la déchéance de l'Espagne après l'expulsion des Maures? Spécieuse objection. Qu'ont fait les Maures retournés en Afrique? Qu'ont fait ceux qui y étaient restés? Et, partout, les Arabes, ceux notamment cloîtrés dans la paix de leur Arabie originaire, heureuse et inviolée? Décadence, stérilité pire que celle de toutes les Espagnes. Et ces Espagnes, quoique distancées par les autres peuples aryens ne sont-elles pas désormais en avance sur ce Maroc, sur cette Algérie, sur cette Tunisie, sur toutes les contrées où les nations sémitiques ont pu vivre à leur guise, chacune selon son espèce comme les animaux de la création ? Pour le Sémite ce n'est pas même la marche lente, trébuchante : c'est l'arrêt, la stagnation. Si l'Espagne se débat dans un étrange arriérisme, ne serait-ce pas que, durant huit siècles de domination maugrabine, sa population a subi par le croisement un afflux tel de sang inférieur, que le détrempage est désormais impossible ? Comme ce soupçon se fortifie et se colore d'évidence, quand on voit le type farouche, quand on entend la langue gutturale, quand on analyse les mœurs barbares et cruelles de cette nation singulière dont sortit (pourquoi là, pas ailleurs?) l'Inquisition, incarnation dernière du Molochisme phénicien de ses sacrifices humains, de ses brûleries atroces. Inaptitude artistique! Illusion historique d'une civilisation qui ne valut que par l'utilisation des forces qui furent un des butins de la conquête. Le présent, et son lamentable épuisement l'attestent. Plus rien. L'Arabe, s'il fut jamais artiste^ apparaît rincé du suc artistique jusqu'à la dernière goutte. Et même le Sémite circulant parmi nous ne contredit pas cette extraordinaire exinanition. En dehors des rares exceptions sur lesquelles la controverse peut s'allumer et pour lesquelles il faut faire la part des bâtardises inévitables en cette société européenne si longtemps éprise du dogme de l'égalité humaine et appuyant sa fraternité aveugle sur le mythe de l'unité Adamique, où dénicher l'artiste sémite pur, où trouver la tradition continuée de l'art arabe? Rien, rien! 11 n'y a plus rien! Il n'y eut jamais rien ! D'autres expliqueront la morne stérilité présente de l'Islamisme par des habitudes séculaires de désunion, l'immuabilité religieuse, le fata- lisme, la diversité des peuples soumis au Coran, le fractionnement de l'empire arabe dont le premier bris fut la séparation en deux Califats, celui de Bagdad, celui de Cordoue. Causes secondaires! Pourquoi Fimmuabilité, pourquoi le fatalisme? La race! La race intelligente mais à étroites parois. La race à visions claires mais sans portée. La race à humanité sans lointains, essentiellement rudimentaire dans ses conceptions sociales, sans le progressif indéfini, sans l'aptitude aux analytiques spéculations intellectuelles du haut aryanisme inépuisablement édu-cable, se compliquant de dédoublement en dédédoublement, descendant aux plus désespérantes minuties pour remonter au plus exaltant idéal. Pourquoi, pourquoi, ici à Fâs, cette nuit, tout à coup cette explosion de pensées? Demain le départ. Est-ce la symbolisation dernière de tout ce que j'ai vu, de tout ce que j'ai senti? La synthèse de ces réflexions intenses qui m'ont mordu durant trois mois? Le lingot sortant de l'alchimie de ce prodigieux voyage? CXXXVII Lundi 27 février, — le matin. Dans la douceur triste de ce matin pâle de février, sans grand bruit, nous nous préparons au départ. C'est fini! En route pour le retour. Commençons l'Anabase. Face au Nord maintenant. Vers Tanger, vers l'Europe! Il faut sortir de ce rêve. Grandir? Déchoir? Qu'en sais-je ! Déchirer les fils, les voiles invisibles que les sensations exotiques ont filé, tissé sur nos corps, nos âmes, d'un imperceptible et lent travail de ver-à-soie, si serré déjà dans son emprisonnant réseau que l'attirante amertume nostalgique, qui sourdement me pince, est pour ce pays d'exil que je quitte et non pour la patrie, encore si lontaine, que je vais rejoindre. Au moment, de me dégager combien profonde apparaît l'absorption accomplie. Trois mois! vraiment rien que trois mois! et de tels oublis, de tels lointains, de tels effacements dans le souvenir. Anabase CXXXVIII Même date. De Fez au Pont de Mekkès. Adieu Fâs ! Pour jamais sans doute dans le gouffre du passé. Adieu le luxe et le tapage de notre arrivée! Nous ne sommes plus l'Ambassade allant au Sultan. Rien que des hôtes congédiés dont on se détourne, qu'on oublie. Toujours certes le Kaïd Rha et son porte-étendard loqueteux. Mais l'escorte imposante est réduite à quelques cavaliers. Plus de fantasias égayant le départ. Cette psalmodie rythmée de batteurs de bétons scandant leurs coups de pilon sur une muraille au sortir de la ville, qui regardent notre défilé morose, ne clame-t-elle pas des injures appuyées d'invocations à l'Allah puissant et miséricordieux qui siège en silence derrière les gris nuages planant sur la grande cité que nous abandonnons? Allons! Allons! au pas machinal de nos che- vaux maigres, fatigués avant de partir. Allons ! Allons! avec ce cortège éparpillé dJânes érein-tés portant les bagages, têtes basses, talonnés par les djillàbaires misérables. Sans nous retourner, avec l'accompagnement de cette mélopée qui nous chante un ironique " Bon voyage!,, Sur la plaine à courte verdure. A gauche, très loin, des cimes neigeuses. A droite, un mont, livrant ses minuties à travers la transparence revenue : longues ravines dévalantes, oliviers, troupeaux, douars. Devant nous, l'éperon reparu du Djebel Zerhoum, majestueux. Par une pente douce, allongée, nous ascensionnons le montagneux massif. Un courrier, un Rakas' nous croise. On l'arrête. Il ouvre sa sacoche et répand sur le gazon ses lettres. Rien pour nous, sauf un journal que nous lisons sans comprendre, comme on écoute une musique indistincte, venant de très loin, mourante. Ben-Kador, le janissaire, nous quitte. 11 se détourne pour gagner Yacoub où les syphilitiques se plongent en des bains sulfureux, invoquant Allah ! Allah ! Allah ! Peut-on le suivre? Non. Pas de Roumi, de Nazrani dans ces eaux saintes. Le site grandit. La route se dessine largement entre les monts. De longues croupes pommelées des houppes du fenouil. Les alouettes volettent. Des roches grisaillantes affleurent se dressant en crêtes qui égrènent leurs éboulis au versant des pentes. Sur les lointains des hauteurs les moutons qui semblent des pierres et les pierres qui semblent des moutons. Pas d'arbres! Cette grandiose misère de végétation : pas d'arbres! Le sol est d'un brun de sanguine craquelé en écailles de boue séchée. Marchons! Marchons! Les ravinements aux flancs des montagnes latérales se creusent plus escarpés dans la roche mise à nu, adoucie, arrondie par le lavage séculaire des eaux pluviales. Des coulées humides miroitent au soleil radieux, pareilles aux traces visqueuses de limaces mastodontales. Les massifs surgissent en pachydermes enlisés, bombant leurs dos gras, leurs croupes grasses, la viande de leurs membres charnus. Rares les passants. Rares les villages secs, épineux, brunâtres, tels que châtaignes aux jarrets de chevaux maigres. Marchons! Marchons! Ainsi toute la journée, en silence et tristes, en bannis. Par intervalles les muletiers crient comme un hosannah : Nous allons à Tanger ! Une rivière, un pont bas. C'est Mekkès. Ici nous camperons. Des prés humides poudrés de pâquerettes blanches, safranés de pâquerettes jaunes. Car le printemps se déchrysalide. Je monte avec Théo sur une colline, et sous la guérite de nos selams, au soleil couchant nous regardons surgir la végétation cryptogamique des tentes. La pleine lune se démasque et regarde derrière les nervures d'un moucharabi de nuages. On fera bonne garde cette nuit. Le lieu est dangereux. Mardi 28 février. De Mekkès à Schliat'. CXXXIX Dès l'aube à cheval. Avec hâte nous recommençons une étape vers Tanger, vers l'Europe. Beau temps nuageux. Un Kaïd et un peloton de cavaliers descendus des monts, venus d'un village invisible, saluent le Ministre au départ, et s'évanouissent sans plus de cérémonie. Longue marche morose à travers un paquet de montagnes, par croupes, par vaux, entre des cimes polies par les lavasses des orageux déluges. Cours d'eau traversés dans les fonds, boue sur les chemins informes en gradins où les chevaux pataugent, où les mules trébuchent, longues descentes, longues remontées. Sur la gauche, aux flancs du lourd Djebel Zerhoum, trois villettés attachées, surgissant des bouquets d'oliviers dont elles vivent, tranquilles, muettes, lointaines, grises dans cette verdure qui tapisse les collines voisinantes. Sont-elles quelques-unes des cinq qui m'ont hanté à Méknâs, et qui, glissant au-dessus des cimes, viennent ici me regarder, me saluer, m'inquiéter encore au passage? Nous voici à gravir un col rocheux au-dessus du château mauresque d'un Kaïd inconnu, aux constructions basses plafonnées de terrasses : autour, des cabanes. Et pas une âme, pas une âme, pas un être vivant. Brusquement, dans une échancrure, la plaine du Sbou, infiniment vapo- reuse et bleuâtre, et sur elle voguant, voile blanchâtre, la tache blanche d'une Koubah innommée, indécise épave, miraculeusement lointaine. De nouveau les croupes à herbe courte, l'orge germant dans les guérets noirs, les skylles, les lys, et, en fulgurants parterres, des renoncules pourprées ensanglantant le val. Car le printemps se déchrysalide! La route contourne les collines, cherche les vallées, les passages faciles. Clairsemés les bestiaux, les djillàbaires à visages de cuir. Silence imposant, paysage morne sous le ciel doux. En belles perspectives pour moi qui, réfléchi, m'attarde en queue, notre convoi se déroule sur les pentes. " Sérénité triste „ est pour mon cœur le mot de cette journée. Journée de retour, avec des visions naissantes, flottante aurore, du cher et lointain, lointain chez moi. Nous joignons la route que nous suivîmes en arrivant et de face se dresse le paysage qu'il y a six semaines nous laissions derrière nous en sillage. La Bab-el-Youca crève de sa lézarde l'ourlet terminal du massif que nous descendons. Un grand escarpement rocheux blanchâtre dévale brutalement jusqu'à la route où s'étalent ses dernières dalles. Les sept monts sablonneux de la Bab sont rangés devant nous comme sept tombeaux de Sultans. Je revois le douar suspect de Berâbres qui se cache à leur pied. Nous défilons par la crevasse jaune et débouchons dans la plaine du Sbou, immense. Nous campons contre l'Oued-Rdom non loin de notre camp du 15 janvier. Ces lieux me semblent familiers. Ils n'ont plus la séduction de l'imprévu, mais le charme du retrouvé, moins intense. En voyage, il ne faut pas revoir. En quoi faut-il revoir? CXL Mercredi 29 février. De Schliàt' au Sbou. Donc plus de fantasias! Nous retournons en disgraciés qui se hâtent. Hier Théo, que cet abandon afflige et amuse, s'est mis à fantasier d'office sur le flanc de notre caravane amincie, brandissant sa canne comme un fusil, criant Allah! Allah! Et Ben-Kador, revenu des bains d'Yacoub, et le Kaïd Rha que l'entrain du Roumi allume, ont poussé leurs chevaux et ont battu des galopades promptement frénétiques. Malheur! un trou! et la monture du majestueux et souriant général fait le manchon. Avec des efforts douloureux la bête se relève boitant horriblement, le cavalier reste étendu dans le désordre de ses burnous et de ses selams, son turban à dix pas. Est-il mort ? Mash Allah ! On l'entoure. Le noir visage est rigide. Qu'il se réveille. Insha Allah?... Il se réveille. Il se met sur son séant. Le voici debout. On lui amène le cheval d'un sous-Kaïd. Il grimpe en selle et dit : Je suis tombé, Mash Allah! Je ne suis pas mort, Insha Allah! En route! La plaine du Sbou à rebours. Tout l'avant-midi, l'après-midi par des planitudes. La verdure rase, les douars au ras du sol rompant à peine de leur flottille l'horizontalité immense. Sur les cabanes, les cigognes, corps blanc, pattes grêles, semblent des girouettes au haut des bas mâts de ces embarcations mouillées dans le désert des champs d'orge. Partout l'érysipèle des floraisons printanières. Des soucis par milliards tachant le tapis vert de leur purée d'oranges. Quelques fleurs de nos bords du chemin au pays natal, et autour de leurs corolles les souvenirs qui voltigent invisibles et plus colorés que leurs pétales. Sous le ciel délicat, que percent les infiltrations du soleil, souffle le vent du Sud-Est, un vent clair. Nez à queue, en longue file la caravane suit l'interminable sentier dont le ruban moire la plaine. Nous traversons l'aire plate et jaune du Djouma d'Haouafa où, à l'aller, nous avons campé et je pense àla fantastique charogne de mule en laquelle, rongeant et grognant, deux chiens poussaient leur sape au devant l'un de l'autre. A droite, très loin, des monts, et, plus loin, d'autres monts frangés de neige. Les hirondelles, les alouettes volent si près qu'on tend la main pour les prendre. Des chameaux nous croisent, à tête plate de vautour où l'on cherche le bec recourbé, progressant de leur pas silencieux, le plus silencieux des pas d'animaux. Derrière nous les montagnes quittées, où reposent Méknâs et Fâs, bleuissent, dissoutes clans la distance. Le Sbou est proche. Toujours du même train de hâte nous défilons mélancoliques en cheminement fatigué avec l'aspect résigné de voyageurs délaissés et pauvres. Nous atteignons la rive du flumen magnificum. Les eaux limoneuses coulent en un prodigieux silence. Pas un bateau. Pas un oiseau. Rien que les moires muettes du courant fronçant et défronçant leurs rides. Le soir arrive d'une allure sournoise. Déclin du jour morose en accord avec le déclin du voyage. Ordre de franchir le fleuve tout de suite. La nuit, de sa venue irrésistible, surprend l'escorte au passage et péniblement dans lès ténèbres le mouvement continue, les clameurs du désordre et de ses inquiétudes montant en effluves. On dresse les tentes sur la rive opposée dans le brouhaha de courreries, de confusions, de malédictions, de querelles. Des éclairs vagues et muets soupirent au Sud-Ouest. Le ciel se charge de nuages hypocrites et conspirateurs. Le temps va changer. CXLI Jeudi 1er mars. Du Sbou à Karia Remoush. Nuit agitée! " Nuit de Tolède „, dit Francesco Gumper, je ne sais pourquoi. La pluie, cette gueuse, persécutrice des pèlerins, a, sans interruption, ajouté son mauvais gré à celui des Maures, battant la toile des tentes de ses flagellations. Une tourmente envahissait la plaine et, quand nous nous sommes endormis, son souffle véloce déferlait sur le camp baignant dans les ténèbres. De larges gouttes suintantes tombaient sur les couchettes, mates et plates. Rêves tristes de navigation tanguante et roulante par une mer démontée à laquelle parlent haut les sifflements des rafales. Tout à coup l'impression d'un mât qui s'abat couvrant le pont de sa voile humide et l'équipage dessous à se débattre dans les ruissellements. Oppression, étouffement, angoisse! Je m'éveille du froid baiser mouillé d'un lambeau qui se colle à ma joue. La tempête au dehors roule une houle grondante. Le poteau central de la tente est renversé et nous gisons pris dans le filet du feutre à fade odeur qui lui fait doublure. Mes pieds touchent le sol : une mare! Le campement, ravagé par le coup de vent, est plein de rumeurs, de jurements, d'appels. L'Hadj Fatmi vient à l'aide et nous sortons, rampant, des décombres. II est quatre heures du matin. A l'aube la plaine apparaît en marécage immense et les gens, les bêtes en naufragés lamentables. Les intempéries, les fatigues, les privations ont exaspéré l'escorte. Depuis le départ elle n'a pas eu de Mouna. Le Kaïd Rha avait réglé ses étapes de manière à multiplier ses profits. Pour aller vite nous avons dérangé ce bel ordre, et il se désintéresse du voyage. Ses hommes trempés et affamés murmurent, gesticulent, boudent le travail. Aucun apprêt de départ. Resterons-nous ici ce matin? Le Ministre intervient, réclame, menace. Othello impassible s'explique de sa voix grêle, s'excuse hypocritement, accuse le mauvais temps, l'imprévu de ces étapes si rapides. Ce n'est pas sa faute si le seigneur Bashadour a à se plaindre. Après un long et aigre colloque, il envoie ses cavaliers à un douar proche et ils en ramènent en procession des porteurs de Kous'-Kous'. L'escorte avide s'accroupit autour des grands plats, chacun pétrit ses boulettes et déglutionne. Une demi-heure après nos misérables bagages sont juchés sur nos misérables bêtes et plus guenilleuse que jamais la caravane démarre. Pataugement universel dans les flaques ai-gretées du poil des herbes à demi submergées. Les pieds des chevaux barattent et à chaque coup l'eau gicle en gerbes. Les piétons barbot-tent laissant sur la surface qu'elles rident traîner le bas des djiHàb^s effiloquées saturées de pluie et ne valant plus qu'on les retrousse. Au passage d'une lagune un juif, qui a laissé tomber nul ne sait quoi, fouille le fond pleurant et gémissant, le derrière dans l'eau en bain de siège, pendant que le convoi défile indifférent sans un secours, sans une parole pour le loutre pitoyable. Nous dépassons Karia Habassi sur la droite, quelque part entre les collines qui recommencent à gonfler la plaine. Là nous campâmes le 13 janvier, pleins de curieuses espérances, en route pour Méquinez maintenant déjà si sombrante dans les brumes du passé. La caravane ondule sur les croupes royalement tachées de pompeuses iris violettes se dressant en reines au milieu d'innombrables fleurettes primevé-rales. Voici un garçonnet dartreux tenant en laisse un sloughi qui m'interpelle. Quelle surprise! c'est le lévrier que nous avions acheté au Djouma d'Haouafa et qui, le soir, a coupé en trois coups de dents la corde qui l'attachait au pilier de notre tente. Etrange scrupule de paysan! c'est sans doute pour le pourboire? Il me paraît moins beau ce sloughi et on lui a coupé l'autre oreille. Je fais signe que je n'en veux plus. Le garçonnet dartreux sourit niaisement et se met à suivre mon cheval. Soit. On perd ici la volonté de résistance. Halte sur une pente douce d'un vert infiniment tendre de primes herbes. Le sloughi rôde près de nous, flaire, attrape quelques os de poulets, Sous la tente hâtivement dressée pour nous abriter, nous flânons soucieux. Tout à coup survient le Kaïd Rha avec des gestes d'inquiétude. Il montre un lourd nuage qui du Sud-Ouest monte en marée. En selle, en selle! Il faut craindre de ne pouvoir passer les cours d'eau que ce monstre ténébreux va changer en torrents. Déjà l'avant-garde des larges gouttes bat la pente au-dessous de nous et s'avance clapotante. Nous fuyons vers les hauteurs poursuivis, rattrapés, chargés par une averse effroyable, tombant du ciel, en millions de flèches. Des lieux élevés commence la descente reptilienne des eaux glissant, dégringolant, cascadant vers les fonds en débandade désordonnée. La route dévale, puis s'étale paludéenne. Une première rivière : jusqu'au ventre de nos montures. Le sloughi nous a suivis : d'un bond, le dos courbé en arc, superbe d'harmonieux effort, il franchit l'obstacle en parabole vivante. Encore une rivière dont l'onde monte visiblement pendant que nous guéons, limoneuse, blanchâtre, défilant rapide. La pluie déferle sans merci. Une troisième rivière, débordée celle-ci et qui roule furieuse. Le Kaïd Rha hésite. Debout sur la rive, nous tous autour stationnant dans le déluge blottis sous nos capuchons, il hèle un paysan qui nous guette, gris dans les herbages olives, seul visible en ces lieux sinistres accablés par le ciel ravagé descendu si proche que bientôt de la main dressée nous pourrons essayer de le soutenir et de l'écarter. Il arrive défiant. Le Kaïd lui ordonne d'essayer le gué. Soultan' ! Bashadour ! Il écoute et obéit. Le voici, sorti de sa djillàb', qui se risque dans le torrent. Du premier pas il en a jusqu'aux aisselles; les eaux hurlantes l'ont happé ; il est culbuté, roulé, charrié comme un paquet. Il échoue sur un bas-fond où grelottant, ruisselant, il s'accroupit. Il faut passer pourtant. Sinon nous serons ici prisonniers dans ces boues, sans abris, par une nuit qui s'annonce combien redoutable! Long détour en amont, par des terres noires fangeuses. Dans une gorge sauvage, tragiquement déserte, la rivière semble adoucir son frénétique courant. Un homme d'escorte, que ses grosses lèvres en moue nous ont fait nommer Cul-de-poule, le palefrenier de Théo, entre à l'eau pour tàter le gué. Il passe. Le Kaïd Rha pousse son cheval. Il passe, dérivant sous la poussée du torrent qui l'attaque sans relâche. Je passe, mouillé jusqu'à l'arçon de la selle. Un de nos ingénieurs passe avec d'inquiétants sursauts qui le soulèvent comme ferait d'une barque la houle. Au tour du Ministre. Clameur! sa monture des deux pieds de devant s'enfonce dans quelque trou. Va-t-il sombrer? Cris d'effroi! Heureusement la bête se redresse d'un furieux élan, nage avec des coups de galop et effarée grimpe la rive. Notre second ingénieur? Bien. Le Kaïd des chevaux, ce grand Maure sec, à visage de phtisique, de fanatique qui nous détournait des mosquées : il est renversé désarçonné et repêché à demi noyé. C'est de plus en plus grave. Mais on ne peut se séparer. Sicsù est encore là, inquiet, hésitant. Et Nicolas, notre apothicaire. Celui-ci est resté le dernier. Tibid! Tibid!crient les Marocains. Médecin! Médecin! Il est sur une haute mule, son fusil de chasse gaîné de rouge, en travers sur le garot, à la mauresque. Glabre et blême, il crie de sa voix grêle, talonnant sa bête qui se défend et renâcle. Elle cède et prend * l'eau d'un pas précautionneux. Malheur ! la voici qui manque des quatre pieds ! Le Tibid est à la vague! La mule nage. Il n'a pas lâché la bride. Elle le remorque, le tire, le sauve. Il rampe sur la berge et se dresse ruisselant. Il n'a pas non plus lâché son fusil et voici que furieux il charge à coups de crosse, crécellant des injures, la pauvre bête qui recule et se cabre. La tête de la colonne à déjà repris sa marche hâtée. D'autres rivières encore. Il en descend de partout, serpentantes comme des serpents fuyant on ne sait quelle catastrophe ou allant à quelque monstrueuse ripaille. Toujours jusqu'au poitrail des chevaux. Toujours le sloughi franchissant d'un bond en parabole, le dos courbé en arc, superbe d'harmonieux effort. La nuit nous tient dans son filet sombre. Nous allons à la file, par des voies rocailleuses, nez à queue, sans paroles, rébarbatifs, transis. Au haut d'un val dénudé, une Koubah solitaire, et par la basse porte une lumière funéraire qui filtre dans le silence : près d'un moribond sans doute, porté là pour guérir et couché dans l'auge de béton à côté de la tombe bombante du Santo. Soudain des cris, des appels. Un groupe de cavaliers. C'est le Kaïd Remoush et sa troupe qui nous cherche depuis longtemps. Ils nous entourent. Pas de lune. Le temps toujours inclément. Des feux au loin. Enfin voici le camp, car une partie de l'escorte, qui ne s'est pas arrêtée comme nous, avait devancé l'orage. Nous sommes à Ben-Aouda, site du castel maure, de la Karia Remoush. Des bagages manquent. Allah sait où • peuvent être les porteurs, dans quelles mouvantes fondrières ! CXLI Vendredi 2 mars. — De Karia Remoush au Campement au delà de l'Oued-Gloug. Encore une nuit agitée. Vers minuit la horde des noirs oiseaux d'un cyclone assaille le camp de ses cris et de ses coups d'ailes. Tumulte des valets réveillés en sursaut qui pèsent sur les cordes de soutien des tentes pour faire contrepoids à la renversante poussée de l'ouragan. Celle où nous sommes couchés frissonne d'un long tremblement. Au dehors le bruit mat des maillets qui renfoncent les piquets. Pas de pluie, rien que la trombe sonore sous laquelle tout trépide. A l'aube, un soleil malade. Je suis sur le seuil regardant d'en haut la contrée à travers la transparence humide d'une atmosphère balayée. Tout miraculeusement net. La vallée où coule l'Oued-Gloug jaunâtre et marbrée de larges mares descendues hier des monts. Les cigognes croisent pareilles à des esquifs rentrant au port après une tourmente. Elles portent dans le bec de longs rameaux de bois mort pour bâtir les nids. En voici une qui passe à me toucher, cinglant droit, en torpille pointant au but. D'autres, les ailes étendues, les pattes tendues semblent des arbalètes bandées et planantes. D'autres, de grands cerfs-volants noir-gris-blanc ornant le ciel. Elles poussent des cris rauques bruissant en crémaillères. Le camp touche un village de cactus à rameaux chimériques, à gestes de monstres surgissant du chaos. C'est le séjour de Remoush, dont nous allons visiter la Karia, la demeure féodale. Encore des ruines dans une enceinte de boue noire. Sur les murs des giclées de cette boue balafrant le ton général qui est celui des cristallisations d'urine dans les pissotières. Des Maures blottis sous les djillàb's semblent cuver la nostalgie des splendeurs éteintes de l'Islam et ressentir la préhérédité de l'anéantissement final de leur race. Les petites poules maigres pullulent et circulent innombrables. Des cavaliers sortent pour des missions inconnues. Il est dix heures déjà. Ne part-on pas aujourd'hui? Le Kaïd Rha atteste que l'Oued-Gloug là-bas au fond est infranchissable et qu'il faudra attendre qu'il ait dégorgé son trop plein. Combien de temps? Deux, trois, quatre jours, dit-il. Nous nous récrions! Le Ministre proteste. Une interminable discussion s'engage, querelleuse, imprécatoire. On impute au Kaïd de prolonger le voyage pour le plus grand profit de son trafic de Mouna. Il laisse dire et tranquillement s'accroupit sous sa tente où chauffe son thé vert à la menthe. Notre janissaire Ben-Kador, qui depuis son retour d'Yacoub a des allures singulières, va s'accroupir près de lui. Décidément il y a des fêlures dans l'harmonie de la troupe. Si nous vérifiions le gué nous-mêmes? Je donne un douro à un paysan et je lui en promets un autre s'il découvre un passage. Une demi-heure après il revient et affirme avoir réussi. Théo monte à cheval et le suit. C'est vrai. Allons, Sidi Kaïd Rha, en route! Le Ministre fait abattre les tentes. Il partira seul au besoin. Othello se décide. Il quitte son thé et souriant s'exécute. La caravane s'ébranle. Les Maures du douar l'accompagnent. Une foule bourdonnante de rumeurs descend à la rivière. Le spectacle de cet exode qui roule, en lave, sur le versant, est saisissant d'allure et de couleur barbares. Nous voici sur l'autre rive en route pour La-rache. Au moins nous l'espérons. Le Gharb fertile ! Dans les fonds de beaux pâturages, sur les hauteurs des steppes de lavandes azurées nous encensant de leur parfum balsamique. Mais pourquoi zigzaguons-nous? Que rumine ce Kaïd satané? N'en a-t-il pas fini de ses manigances? Et la pluie à pleins seaux qui recom- mence. Il nous arrête croupe au vent pour nous préserver du déluge. Puis annonce qu'on ne saurait pousser plus loin aujourd'hui. — Explosion de fureur! Comment! nous n'avons pas marché deux heures! D'ici on voit notre campement du matin! Flegmatique il persiste. Si l'on continue, pas de Mouna à espérer et les hommes se mettront en grève. Il est sage d'interrompre l'étape. — Mais Larache! Larache! quand? — Demain, après-demain. — Après-demain, non, non! demain au plus tard, sinon nous y allons seuls. — Demain, soit, Insha Allah! Oh! comme il se révèle en sa foncière duplicité, menteur comme tous ici, caressant en apparence, mauvais au fond, rusé, cupide. Si on eût laissé faire, il aurait délayé le voyage de retour en quinze bons jours de route.... et de Mouna. Site superbe. Solitaire. Quelques huttes d'où surgissent deux femmes aveugles qui viennent implorer le secours du Tibid. Elles ont la cataracte. En cinq minutes on les en débarrasserait chez nous. Ici elles mourront sans avoir revu la lumière. Tout l'horizon est rempli de monts courant en séries pareils à de grosses vagues arrondies, à de lourdes dunes. Rien que la verdure courte tendrissant sous les effluves prin-taniers. Le garçonnet dartreux ne nous a pas plus quittés que son sloughi. Il divague autour de moi cherchant à se faire embaucher pour de petits services, pieds nus, sa djillàbette en loques, empressé, intelligent. Je lui fais ranger notre sommaire bagage flétri, détraqué par les aventures. 11 est émerveillé quand je gonfle mon coussin à air : Meziàn'! crie-t-il, bezaf, bezaf! beau, très, très! Et la nuit, pendant que le sloughi erre en chacal, cherchant quelque charogne, il gît, lui, devant l'entrée de la tente, au dehors, couché sur le sol mouillé, pelotonné dans ses haillons. CXLII Samedi 3 mars. — Du campement de l'Oued Gloug à Larache. De nouveau il faut aller vite, rattraper le temps gaspillé par El hadj Akmet'-ben-Elmrabeth, notre renard de Kaïd Rha. Ce matin, je l'ai vu accroupi, urinant comme une femme, à la mau-grabine. Pour l'avoir fait à la mode de chez nous, un jour à Méquinez, Théo a été assailli par une rafale de furieuses clameurs. Dans le Livre des Juges, dans Samuel, dans les Rois, Jahvé, en ses colères, n'anathématise-t-il pas en criant : " J'amènerai le malheur sur ta maison, j'en retrancherai tout ce qui pisse contre le mur? „ Départ avant l'aube sur nos bêtes éreintées par le défaut d'orge plus que par la fatigue, sales, hérissées, aux flancs déchiquetés par les éperons, aux croupes maculées d'œillets sanglants par le frottement des harnais sordides. Ali, mon dartreux domesticulet, trotte derrière mon cheval, appuyant la main sur la fesse du pauvre animal et lui inspirant par quelque épine, dard ou épingle une activité inusitée. Lâchement cruel, je laisse faire : que servirait mon infime pitié pour cet infime détail dans cet indéfini de misères et de malfaisance ? Route interminable par des pistes sablonneuses couleur terre cuite se délinéant sur les ondulations molles. Les champs de lavande grands comme nos bruyères. Le printemps continue sa chauffe fermentante : les premières feuilles pointent au bout des rameaux sur les figuiers. Les fleurs poudrent les pâturages en blanc, en jaune, en pourpre. Beau jour paisible. Soleil tamisé par les nues. Dans les clos d'orangers des chants d'oiseaux, infiniment doux, ébranlant à peine l'atmosphère de leurs vibrations caressantes. Partout les cigognes revenues, balancées au-dessus de la mer des plaines, élégantes, majestueuses en leur vol harmonieux berceur de la pensée : essors prolongés, pointes roides comme des coups de flèches. Elles planent, elles louvoient, suscitant le souvenir des voiles marines et des paravents japonais. Tout au haut du tronc nu d'un palmier écimé, un large nid, étrange chapiteau habité par un couple. Dans les douars, sur les faîtes, universellement, leur silhouette demi-deuil. Quel délicat détail elles font dans ce paysage défiguré, mutilé par les dévastations humaines! Sur des cimes, puis au fond des vallées, notre caravane tangue sans interruption. Les fenouils frisés se sont fleuris de corymbes souffre tachés de libellules noires à corselets annelés d'écarlate. La route n'est pas celle du départ; nous entrons dans le bois de Si-bou-Selam par un autre endroit. Voici ses chênes-lièges à l'écorce côtelée et veloutée. Sous eux quelle opulence d'arbustes éclatant en fleurs d'or! Nous débouchons sur Larache. Larache! Combien petite! Après la sainte Méknès! Après la grande Fâs! Est-ce là ce qui m'a si âprement intéressé? Le coloris fienteux des murs a conservé sa violence. Et là-bas l'Atlantique, calme, impérialement sereine, de deux tons : jaune à la côte, bleue au large. Ici aussi les cigognes : sur les créneaux, sur les dômes de la Kasbah, en girouettes, piquées sur une patte, ou dessinant leurs rythmiques allées et venues aériennes. Nous metto'ns pied à terre chez M. Clarem-baux. Nous y buvons du vin d'El Araïsh. Le Pacha qui est venu à la rencontre du Ministre, seul honneur obtenu depuis Fez par notre caravane humiliée, nous conduit à la Marine, encombrée de Maures et de Juifs qui inspectent ces Bashadours ressortant de l'inconnu où trône invisible et transfiguré leur Soultan'! Passage laborieux du Loukkos dans les barcasses à nageoires de rames. Au loin le noir mont Lixus. Sur l'autre rive le Jardin des Hespérides. Sites retrouvés. Déjà des souvenirs! Que la vie, en ses accidents, en ses aventures, est douce et triste. Comme ils vous tiennent les lieux où l'on a passé! En compagnie de Théo je pars à pied le long du fleuve pour le camp dont les premières tentes dressent à une lieue sur la colline leurs grises pyramides. L'eau jaune déferle sur la rive rouge. La marée monte passant à grandes vagues au-dessus de la barre et palpitant dans le marécageux estuaire. Cheminant, nous eau- sons,apaisés, rêvassant. Quel voyage! Comment désirer encore en faire d'autres dans cette Europe qui maintenant nous apparaît si semblable à elle-même, à nations fongibles, toutes de même race malgré les nuances là-bas si fortes, ici effacées? Nous sommes rentrés dans la vie nomade, latente en nous peut-être sous le superficiel déguisement de la civilisation comme l'indestructible instinct primitif de la chasse chez les braconniers. Ce Maroc unique, ces villes d'autrefrois intactes, ce pays des mystères immobilisé depuis des siècles, sans une strie d'exotisme. Ah! il faudrait le garder ainsi, inviolable, en paradis du pittoresque barbare, du moyen âge sémitique, tel que les paysages du parc national des Montagnes Rocheuses aux Etats-Unis. Nous le ferons bien le récit de cette expédition de brusque et folle fantaisie, car vraiment nous sentons l'intensité pénétrante de nos esprits concentrés en tarière durant trois mois sur ces étrangetés. Puis nous vient la pensée d'achever ce voyage solennel parla mer. Ce sera le couronner noblement. Foin de la banalité des raihvays! Foin des hôtels kelnériques! Oui, par une mer d'antimoine liquide, de marbre vert ductile, soulevée en roches paresseuses par les vents pluvieux du Sud-Ouest, sur un grand navire à coque noire, sortant du lointain vague des Indes dorées et pointant dans l'horizon brumeux du Nord, avec un équipage de Lascars musulmans fait tels par la seconde main de la conquête, faux Maures, compliquant de leurs membres grêles, durant les manœuvres, I'écheveau des agrès, les fleurissant du bouton rouge de leurs petits turbans; un navire soutirant, par ses voiles grises bombées, par son hélice invisible travaillant les eaux à coups sourds, nos âmes hors de ce Maroc auquel les attachent par filaments sans nombre nos sensations, nos émotions, et les ramenant avec la brutalité des violences physiques, pour les échouer en nos pays de lumière lunaire, sur les sites fumeux noirs, les entassements de maisons bêtes, dans les régions moroses de la ligne droite, du symétrique, de l'alignement et du confortable! Ah! nous fûmes servis à souhait dans ce rêve de retour épique. La Valetta " grand navire à coque noire, sortant du lointain vague desIndes dorées „ nous a ramenés à Plymouth par des jours d'ouragan,secoués par un roulis et un tangage de démencequi faisaient tinter la nuit la cloche du bord et gémir les membrures à se disloquer! Cheminant, nous arrivons aux dunes. Celles-ci nues. Ces autres duvetées d'herbe rase. Soir nuageux et frais. Du camp la vue est splendide. Le Lixus sombre. El Araïsh jaspée, blanche et rouge. Le Loukkos nonchalant. L'Atlantique ronflante. La mer et la nuit ces deux vieilles amies des cœurs déserts. Près de moi, une petite négresse que le Kaïd Rha a achetée à Fez, habillée en garçon, gentiment naïve, d'une longue gaule frappe à petits coups la verge pendante d'un étalon et sournoise la regarde s'allonger et se raidir. Pays " brutal et exquis, violent et délicat, amer et raffiné, pareil à ces breuvages de sorcellerie où il entrait à la fois des fleurs et des serpents, du sang de tigre et du miel. „. CXLIII Dimanche 4 mars. De Larache au Tahaddart'. C'est la lointaine Sirène râlante d'un steamer en rade dont le hululement nous réveille. L'ange Fatmi relève les pans de la tente. Au ras d'un mont sombre, surgit le disque solaire. Par tronçons métalliques le Loukkos traîne en sa large vallée plate vaporeuse. Larache en amphithéâtre, blanche et masquée de fard rouge en plaques, avec l'aspect trompeur de chasteté, de bonté, de tranquillité des villes maures. Vague, le minaret comme un grand cri lancé vers le ciel, le minaret où chantait l'aveugle : il m'a semblé cette nuit l'entendre épancher ses hymnes au-dessus de l'estuaire. La mer tout entière bruit de vaguelettes. Les dunes au levant roses. Par le ciel des nuages migrateurs passant lentement leurs voiles sur la lune pâlissante. Les longues ombres bleuâtres des tentes et des animaux diaprent de silhouettes fantasques la steppe des palmiers nains entre lesquels sur nos couchettes nous avons reposé respirant l'odeur forte et sèche des humbles génies végétaux protecteurs de notre sommeil. Les djillàb's grises fourmillent dans la verdure. C'est une Afrique printanière et suave, un Ma- roc caressant et bienveillant. La Nature sans ses cruautés et son inflexible sans-pitié. El hadj Akmet'-ben-Elmrabeth, Kaïd Rha del Gaïch, a voulu de nouveau nous retarder. L'effort d'hier vaut, d'après lui, un adoucissement à notre allure précipitée. Il parle de la marée qui nous empêchera de franchir une rivière. Pour réponse, le Ministre embauche un paysan qui s'engage à nous mener ce soir même au Tahad-dart' et prend la tête de la colonne au pas accéléré. Akmet'-ben-Elmrabeth se résigne. Nous refaisons l'incomparable trajet de Larache à Arzila. L'Atlantique, au reflux, étale sur la plage des nappes de satin à moirures. Matinée radieuse. Voici les dunes arrondies en grands seins. Voici les falaises obliquement dressées, nues, en dos de cétacés grimpant la côte défiants à notre approche. Voici l'Aïn Edffel et ses lauriers roses. Voici, à l'entrée de son val, la Kou-bah de Sidi Boumgaït, le maudisseur de navires. Nous gravissons le chemin serpentant. Maintenant c'est la mer vue d'en haut, déferlant des flots aphones à cette distance. Spectacle sublime qui fait fondre mon cœur d'enthousiasme et de reconnaissace. Reconnaissance! pourquoi, pourquoi? Qu'importe! Arzila, la tranquille Arzila apparaît. Nous passons sans nous arrêter, la regardant comme on regarde une veuve muette encadrée dans les rideaux d'une fenêtre. Guidés par le paysan célère, nous gagnons, en suivant la plage, avant la marée haute, la rivière qui inquiétait le Kaïd. Nous avons largement distancé le gros de la caravane. Sept heures de cheval. Halte ! Au bord de la mer, sur une colline basse. Les cavaliers de l'escorte, après un repas frugal, dressent une pierre prise aux ruines proches d'un antique avant-poste d'Arzila au temps des Portugais. A quinze pas ils se rangent en demi-cercle et, accroupis, tirent sur cette cible avec leurs longs fusils, à volonté. Un coup sur vingt porte et alors des clameurs de triomphe. Le Kaïd Rha s'amuse avec le revolver du Ministre, magistral de maladresse. Etape vers le Tahaddart'. La ligne des dunes est écrasée, pelée, pierreuse. Derrière nous, au loin, sur le rivage, défilent nos bagages. Ils arriveront trop tard pour guéer et devront faire un détour dans l'intérieur. Théo converse avec Akmet'-ben-Elmrabeth qui lui dit : Avez-vous des femmes? — Non. — Et le Ministre?— Non.— Moi, j'en ai quatre et un jeune nègre. — (Là dessus une poignée de mains.) — Voici qu'il tire sa montre en nickel : Que vaut-elle? — Cent douros, dit Théo goguenardant. — Que coûte une grande horloge avec sonnerie? — Deux cents douros. — (Une poignée de mains.) — Boit-on beaucoup de vin chez vous? — Beaucoup. — Cela fait-il... (impossible à répéter)... cela rend-il brillant en amour? — Mais oui. — (Bonne poignée de mains.) — Où est l'Amérique? — Derrière cette mer à gauche. — Et la France? — Au delà de la mer devant nous. — Et l'Allemagne? (toujours ces deux nations d'abord.) — Devant aussi. — Et l'Espagne, et la Belgique? — Devant, toujours. — Alors El Hadj Akmet'-ben-Elmrabeth, général des armées de Sa Majesté Chérifienne Mouley-Hassan', empereur du Moghreb Al Aksa, roi du Sous', de Fez et de Tafileth', d'un geste orgueilleux embrassant tout l'énorme horizon à droite au-dessus des dunes pelées, et derrière lui, dit solennellement : Et voici le Maroc! Nous arrivons au fleuve par un temps qui s'assombrit. J'erre sur la rive verdie par les dômes plats des lentisques champignonnants. Les débris du naufrage sont encore là : un juif ventru, aux jambes d'hydropique, met en coupe et débite en fagots la forêt gisante des mâts, des vergues, des membrures. Il a construit avec les épaves une hutte de Huron. Un orage cuit à l'horizon. Pas de nouvelles de nos tentes. La nuit survient affreusement noire. Au Sud-Ouest de larges éclairs horizontaux muets. Pluie lâchant des averses violentes. Par le campement, de petits feux allumés dans des trous, abrités par l'accroupissement d'une djillàb', où chauffent de minuscules théières, mettent seuls une clarté d'agonie. Longue attente. Les bagages arrivent vers minuit, par tronçons, en fuyards, comme une armée en déroute. Les ténèbres sont si denses que les grandes mules et les charges qui leur font des ailerons se devinent uniquement à un vague remous des ombres. On déballe, on plante les tentes à tâtons, on mange comme le soir d'une défaite. Diluvienne, la pluie continue son ruissellement. Nous vidons notre réserve de vin; un peu de gaîté sort des bouteilles. C'est notre dernière nuit. CXLIV Lundi 5 mars. Du Tahaddart' à Tanger. Et voici notre dernier jour ! Notre dernier jour! après une nuit de rafales battant et secouant la tente qui semblait gémir et pleurer tant suintait la pluie à travers sa toile fatiguée par le voyage, tandis que la mer querelleuse sans interruption grondait. Au matin, le spectacle est saisissant. L'embouchure du fleuve vert pâle. Les flots déferlent, ridés par le vent frais, en une large frange violette. L'autre rive orange, plate, sablonneuse. Au-dessus d'elle, dans un lointain montant, les grosses vagues du large arrivent par escadrons à crinière de neige. L'infini ouranien bleu foncé, maculé de ouatures grises, lourdes. Un arc-en-ciel superbe de hardiesse a posé son pont sur les deux horizons et continue par reflet dans les eaux son arcature. Paysage mythologique grandiose, peint de grandes couleurs violentes et pompeuses. Au pied de la dune basse où elle a reposé durant la tourmente nocturne, notre caravane souffreteuse s'écoule dans les deux petites barques qui nous ont transbordés jadis; les bêtes nagent. Par intervalles, une léchée de soleil. Au Nord, au loin, le cap Spartel, proue énorme du navire Afrique ancré dans la brume. Il faut quitter, délaisser tout cela. O regret de perdre ces grandes réalités, avec la seule consolation des grands souvenirs! En route pour le cap Spartel, le long de la plage. Montée dans les rochers du cap. Paysage sublime! Montée par le chemin rocailleux à mi-côte, mouillé, croulant de pierres aux tons d'abricot. L'Atlantique, vue à profondeur d'abîme, étale des dalles énormes de malachite et de lapis-lazuli. Eile ne s'interrompt pas de fatiguer l'écueil de ses caresses jaillissantes. Au-dessus du phare impassible et serein, le rocher domine avec ses aspects de forteresse mutilée encore menaçante. Partout les buissons craquent en fleurs : l'amandier à corolle de soie blanche et cœur d'or; les cystus jaunes, éblouissants quand leurs bouquets s'enlèvent sur l'azur profond de la mer; la fougère arborescente à aigrette argentée d'où flue une fine odeur d'héliotrope, enivrante. Ici, et non à Tanger, l'artiste devrait vivre. Et bientôt Tanger, en apparition lente, livre à nos yeux ses plus hauts édifices. Oh! l'européenne silhouette. Est-ce bien là cette cité qui à notre débarquement d'Espagne symbolisait pour nous la Maugrabie et l'Orient? L'hôtel Bruzeau, des villas, des fenêtres ! Ce sont surtout ces fenêtres qui frappent et désenchantent. Plus rien de la claustration froide, concentrée, farouche des villes arabes. Ces fenêtres! Ces fenêtres ! A peine les éclatantes lampes d'or que le soleil allume en incendie sur leurs vitres allègent-elles leur géométrique banalité, ces lampes vespérales du couchant dont jamais ne s'éclairent les murs sans yeux des maisons musulmanes. Et voici qu'en groupe des cavaliers en vestons et à chapeaux ronds venus à notre rencontre nous joignent. Ils ont des moustaches cirées! ils ont des favoris à la Bergami! Plus de djillab's! Et voici une amazone à corsage en taille de guêpe, qui rit de la figure épique du porte-éten-dart lépreux de notre Kaïd Rha, chevauchant fier sur sa rosse grise, tenant ferme la bannière fripée de son noir seigneur, en soie jaune à frange effiloquée, avançant solennel comme s'il précédait un roi. Nous entrons dans la ville : les rues nous semblent propres, les maisons blanches. Où est le Maroc? Où est l'Afrique? C'est riant ici, c'est bruyant. O Moghreb Al Aksa qui fuit derrière moi ! ! ! Nous arrivons à l'Hôtel Continental. Des gentlemen anglais regardent curieusement la bête fauve que je suis devenu. J'éprouve une confusion de mes vêtements souillés et en loques. Je monte en hâte à ma chambre. Un terrible chef marocain poilu, encapuchonné s'avance au devant de moi les yeux brillants et menaçants. Qui est cet intrus? L'hirsute sauvage c'est moi-même! Je suis devant l'armoire à glace. Quelle barbe, quelle chevelure ! — Garçon! le barbier ! Mon rêve est fini ! Table Pages Dédicace............................5 Au Lecteur..........................7 De Bruxelles à Tanger..................9 A Tanger............................23 De Tanger à Larache..................81 El Araïsh..............103 De Larache à Méquinez.........159 Méknès, Méknâs............199 De Méquinez à Fez..........339 Fâs-Bali, Fâs Djedid'......■ . . . 351 Anabase..............399