O --2— ^^^Le^/s—- ^ //r-j Dom Placide. IMPRIMERIE BRUYLANT-CIIRISTOl'HE & Cic. Dom Placide. MÉMOIRES DU DERNIER MOINE DE L'ABBAYE DE VILLERS \ RECUEILLIS ET PUBLIÉS PAR Eugène VAN BEMMEL. BRUXELLES. office de publicité L ibrairic A.- N. LEBÈGUE et Covip., 46, RUE DE fcA MADELEINE, 46. Ces mémoires, tout'intimes, riétaient assurément pas destinés à la publicité. Ils sont tombés entre mes mains, par le plus grand hasard, il y a quelques années déjà, et je ne vois guère d inconvénient à les faire imprimer aujourdhui. Je ri ai pas même cru -nécessaire de changer les noms propres : les personnes dont il est question sont sans doute parfaitement inconnues de la génération actuelle, et pourraient passer pour des êtres imaginaires, si les événements auxquels elles sont mêlées n'étaient rigoureusement historiques. Eugène Van Bemmel. Je m'en souviens encore comme si c'était d'hier. Et pourtant, il y a bien longtemps de cela, puisque je venais d'avoir dix-huit ans, et que j'en ai maintenant près de cinquante. Mon père m'avait demandé la veille si je voulais l'accompagner à l'abbaye, où il avait à porter son fermage ainsi qu'une partie de grains, et j'avais accepté avec empressement. Je n'étais plus allé à Villers depuis assez longtemps, et, pour nous autres paysans, lesplen- , dide monastère était un centre d'attraction, un foyer de grandeurs et de magnificences. C'était, pour moi en particulier, un séjour plein de prestiges, car j'étais sincèrement religieux, et je ne pouvais penser sans émotion à l'existence calme et sereine de ces moines affranchis de toutes les petitesses, de toutes les luttes mesquines de la vie. Combien leurs graves méditations étaient au-dessus des préoccupations de nos pauvres villageois, vivant au jour le jour et se confondant presque avec le sol qui les a vus naître ! On avait attelé les deux chevaux, en flèche, à la charrette, car le chemin était difficile, surtout à l'endroit d'une côte fort rude que nous appelions la montagne de sable. Il n'y avait toutefois qu'une bonne lieue et demie de Baisy, où nous demeurions, jusqu'à l'abbaye deVillers. Mon père guidait les chevaux ; je marchais à côté de lui, tout pensif. Le printemps était dans son triomphe : le feuillage pâle et dôré de la forêt étincelait sur le ciel bleu; la rosée perlait sur les gazons et les gazouillements de l'alouette saluaient l'aurore; car nous étions partis de bonne heure. Cependant, loin de sentir mon cœur s'épanouir en présence de cette admirable nature, j'étais devenu peu à peu tout à fait triste. Si j'avais été seul en ce moment, j aurais pleuré, sans savoir pourquoi. " Drôle de garçon ! dit mon père à demi-voix, le voilà encore une fois dans ses humeurs noires. " Dis donc, Germain", continua-t-il en s'adres-sant directement à moi, sans doute pour me tirer de ma rêverie, " tu as vu M. le curé hier soir? N'avait-il pas de commissions pour le prieur ? — Il m'a simplement chargé de lui porter ses amitiés : il lui a déjà parlé de moi. — Oh! tu n'avais pas besoin de recommandations auprès de dom Anselme ; c'est le meilleur homrrle de la terre : doux, affable, toujours gai, toujours le mot pour rire. En voilà un qui prend la vie comme elle vient ! Tu le verras bien. Toi qui es toujours si timide devant le monde, tu seras tout de suite à l'aise avec lui. — Mais, dis-je après un silence, pourquoi dom Anselme n'est-il que prieur et n'est-il pas abbé? N'y a-t-il donc plus d'abbé à Villers? — Ah! voilà!... Certainement qu'il devrait y avoir un abbé, puisque c'est une abbaye... Est-ce que M. le curé ne t'a pas parlé de cela? — Il m'a paru qu'il ne voulait pas tout me dire. — C'est que c'est delà politique... Écoute, me dit mon père en se rapprochant de moi et en baissant un peu le ton, bien que nous fussions alors en rase campagne : tu sauras que l'empereur et les abbés, cela fait deux campk ennemis, et que naturellement moins il y a d'abbés, mieux cela vaut pour l'empereur. Et c'est ainsi que dom Léonard Pirmez, mort depuis trois ans déjà, n'a pas été remplacé. Tu comprends ?... " Nous étions arrivés.à la montagne de sable, et la conversation s'arrêta. Cependant mes pensées avaient pris un autre cours. Lorsque, après avoir traversé un coin de forêt sombre, nous débouchâmes tout- à coup en face de l'abbaye, je ne pus retenir un cri d'admiration. La vue était superbe et l'impression que je ressentis fut beaucoup plus vive qu'elle ne l'avait été lors de mes visites précédentes. Le soleil se levait précisément au-dessus de la cime des grands arbres qui dominaient la vallée comme une immense couronne à panaches; ses rayons n'atteignaient encore que la tour de l'église, et laissaient la vallée même, avec tous les bâtiments de l'abbaye, dans une ombre bleuâtre et vaporeuse. Le calme était profond; au milieu du silence qui régnait au loin, une cloche tintait. C'était sans doute l'heure de la prière, car on voyait se détacher çà et là la silhouette blanche de quelque moine se dirigeant vers l'église. " O mon Dieu! m'écriai-je dans un transport d'enthousiasme, qu'ils sont heureux ceux qui peuvent ici passer leur vie! " Je crois que mon père entendit mon exclamation, quoiqu'il fût en ce moment de quelques pas en arrière; il mettait le sabot à la charrette pour descendre la pente qui conduisait à la première porte extérieure du monastère, celle qu'on appelait la porte de Bruxelles. Bientôt nous fûmes dans l'enceinte même, et nous nous arrêtâmes au moulin, dans les greniers » duquel devait être déposé le blé que nous apportions. Le meunier était un homme de chez nous ; il s'appelait Jean-Baptiste Lafère. Nous bûmes ensemble une chope de bière, et il s'empressa de nousdemanderdes nouvelles de tous les habitants de Baisy. Puis on parla politique, et j'entendis exprimer les plaintes les plus amères contre Joseph II et ses réformes. L'empereur attaquait la religion et forçait les abbés du Brabant à contribuer pour des sommes énormes aux travaux de luxe qu'on exécutait à Bruxelles. Les religieux de Villers avaient dû bâtir un hôtel magnifique en face du nouveau parc, et, pour les récompenser, on les privait de leur représentation aux états de Brabant, car l'abbé de Villers était de droit membre de ces états. J'écoutais tout cela, un peu distrait, mais fort disposé à prendre, de confiance, fait et cause contre un souverain qui molestait ainsi Ses sujets et troublait une communauté tout occupée de ses devoirs pieux. . Avant de partir, il nous fallait voir le prieur, et le meunier nous fit conduire par un frère convers au palais abbatial. C'était un vrai palais, digne de princes.Nous traversâmesplusieurssalles meublées avec luxe et qui donnaient, d'une part, sur la cour d'honneur, de l'autre sur de magnifiques jardins disposés en terrasses. Le prieur ne tarda pas à paraître. Son aspect était aussi simple que tout ce qui nous entourait était imposant. C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, au visage intelligent et bon, souriant parfois d'un air un peu sarcastique, mais affectueux et attirant dès l'abord la sympathie. Je me pris à l'aimer tout de suite. " Ah! c'est vous, père Lillois? dit-il en entrant; vous m'apportez votre fermage? Toujours exact. Votre argent vient à propos : ces brigands d'Autrichiens nous prennent tout... Puis, se mettant à rire et clignant de l'œil, il ajouta : " Nous n'ert sommes pas encore réduits à la misère, vous voyez bien ! " Et il tournait la tête vers les lambris de la salle. " N'est-ce pas là votre fils? dit-il en me regardant, celui dont m'a parlé si souvent mon ami le curé de"Baisy? — Oui, dit mon père, Germain Lillois, mon second fils. Vous connaissez l'aîné, Paulin... — Celui-ci ne ressemble pas à son frère, qui est un robuste gaillard, si je me rappelle bien. — Paulin tient de moi, dit mon père avec orgueil; Germain tient de sa mère, qui était la douceur même..., une vraie sainte, monsieur le prieur. Elle m'a supplié, à sa mort, de ne pas contrarier l'enfant s'il voulait se faire prêtre, et c'est pour' suivre la volonté de la pauvre morte que j'ai demandé à M. le curé de s'occuper de mon Germain. — Oui, oui, dit le prieur, je sais cela, et je sais aussi que le jeune homme a profité des leçons qu'on lui a données : c'est un petit savant, " ajouta-t-il en riant. Puis, voyant mon embarras, " Ne rougissez pas ainsi comme une jeune demoiselle, dit-il, je ne me moque pas de vous : les savants sont assez rares aujourd'hui, même dans le clergé..., je pourrais dire : surtout dans le clergé. Quand on pense que clergé voulait dire, dans l'origine, corps savant! " Il se mit à rire bruyamment. " Joseph II n'a pas toujours tort, " ajouta-t-il en riant toujours. Tout à coup il prit un air grave, et me regardant d'un air qui m'intimida un instant, mais qu'il sut rendre immédiatement cordial, " J'ai une idée, s'écria-t-il, et une excellente, idée ! Voulez-vous être moine à Villers ? " Je crus que le ciel s'ouvrait devant moi. J'eus comme un éblouissement. Je ne trouvai d'abord pas une parole; mon cœur se mit à battre avec violence, je fus près de tomber en défaillance, et c'est à peine si je réussis à balbutier quelque re-mercîment confus. Il se trompa sans doute sur la cause démon émotion, car-il voulut me rassurer en me disant que j'avais tout le temps d'y réfléchir. Mon père intervint en s'écriant que je ne demandais pas mieux, que ce serait tout mon bonheur. Pour moi, je ne pus que fondre en larmes. " A la bonne heure, alors! reprit dom Anselme. Mais c'est donc une vocation!... Et l'on prétend que la religion s'en va! Bien! bien! voici enfin un vrai moine, digne des compagnons de saint Robert, notre premier fondateur. Il resta un instant silencieux, perdu dans ses pensées. Nous n'osions parler, mon père et moi. " Lillois, dit enfin le prieur, je me charge de votre fils, et je crois qu'ainsi tout sera pour le mieux. Vous n'avez-pas besoin de lui à la ferme : votre aîné doit vous suffire ; et d'ailleurs- celui-ci ne ferait jamais un bon fermier. Sa mère avait raison. Seulement, au lieu d'être curé de village, il sera moine. Ce n'est pas tout à fait la même chose... j'aime mieux les curés. " Il sourit malicieusement. " Mais votre fils sera un bon moine, un vrai moine, et c'est justement ce qui nous manque de plus en plus. Dans quelques jours, il ira vous dire adieu, ainsi qu'à son frère et au bon curé qui lui a donné l'instruction. Vous n'avez à vous inquiéter de rierç ; il va recevoir l'habit blanc des novices, et il aura tout de suite à s'occuper de ce qu'il aime, car notre bibliothèque est clans le plus grand désordre, et voilà des années qu'il nous faut un bibliothécaire... Allons! allons! tant mieux! " Et il semblait continuer en se parlant à lui-même. Nous nous quittâmes, mon père et moi, le cœur un peu gros, mais au fond je me sentais extrêmement heureux, et mon père partageait mon bonheur. Les premiers mois que je passai à l'abbaye furent une période de véritable enchantement. Je n'aurais pas pu rêver de vie plus paisible et plus agréable. Les rigueurs de la règle du couvent ne m'étaient pas encore applicables, et ces rigueurs, même pour les moines profès, étaient loin de me paraître aussi dures que je l'avais pensé. J'étais seul novice au monastère; les autres faisaient leurs études au séminaire et ne revenaient que de temps en temps. Mon logement était derrière l'église, et j'avais la jouissance des beaux jardins de l'abbé, où souvent je me promenais avec dom Anselme; mais il préférait ordinairement la forêt, avec laquelle communiquait la terrasse supérieure du jardin par une petite porte dissimulée dans les bosquets. Là surtout nous causions, à l'ombre des grands arbres, et il m'interrogeait avec bonté sur mes études, paraissant prendre plaisir à me faire parler, à voir mon enthousiasme tout juvénile. Car, moi si sauvage, au dire des paysans, je m'étais trouvé tout à coup porté à l'expansion avec cet homme de cœur, si aimable et si instruit. C'était même moi qui, dans ces entretiens, parlais presque toujours : lui se bornait à m'écouter, avec une véritable indulgence paternelle, et une expression de confiance, de sympathie, qui m'encourageait. Il n'avait plus du tout, dans ces moments-là, le sourire ironique que j'avais remarqué lors de notre première entrevue. Son visage reflétait au contraire une sorte de rayonnement intérieur. De temps en temps il disait, en matière de réflexion, et plutôt com'me s'il s'adressait à lui- ___ même : " Voilà ce que j'ai été! voilà ce que j'ai senti! " En dehors de ces mots, il ne parlait jamais de lui, et je ne songeais nullement, d'ailleurs, à lui demander quelque confidence en échange des miennes. Quoique nous nous fussions trouvés dès l'abord sur le pied de la plus grande intimité, la différence d'âge empêchait, à certains égards, l'égalité, et, en somme, j'étais plus son ami qu'il n'était' le mien. Dom Anselme m'avait recommandé la plus grande circonspection avec les moines. " Gardez-vous bien, mon cher Germain, me disait-il, de leur parler de tout cela. D'ailleurs, ils ne vous comprendraient pas. Tous ces moines, vieux ou jeunes, sont de vieilles commères. " Et il reprenait alors sa mine railleuse. " Vous ne vous en apercevrez que trop tôt, ajoutait-il. En attendant, ne leur parlez que le moins possible et résistez aux avances qu'ils ne manqueront pas de vous faire. Ils vous en respecteront d'autant plus, si toutefois ils sont capables de respecter quelque chose. Du reste, vous êtes mon protégé, et, s'ils vous jalousent un peu, ils n'oseront pas, au moins, vous être désagréables. — Mais, dom Anselme, lui dis-je, vous les jugez . bien mal. — Ne parlons pas de cela pour le moment, mon cher enfant, répliqua-t-il ; je voudrais même vous conserver toutes vos illusions sur ce point, mais ce sera bientôt impossible, je le crains. Quoi qu'il en soit, promettez-moi d'observer avec tous, sans exception, la plus grande réserve. " Je le lui promis et je n'eus pas de peine à tenir parole, car aucun des moines ne m'inspira d'abord de sympathie réelle. J'étais bon et affable avec eux, je leur parlais sans embarras ni contrainte, mais j'avais soin de ne pas me livrer. Us avaient commencé par me tenir en observation, comme un ennemi dont ils voulaient reconnaître la force ; puis ils cherchèrent à me sonder, à pénétrer mes intentions, et, comme j'affectais avec eux la plus grande sérénité et une inaltérable égalité d'humeur, ils arrivèrent à se convaincre que j'étais parfaitement inoffensif. Je leur devins même à peu près indifférent, et c'était, selon le prieur, ce qui pouvait m'être le plus avantageux. Comme ils se donnaient entre eux des sobriquets, ils m'appelèrent frère Placide. Ce fut la seule pointe qu'ils se permirent à mon sujet, et elle n'était pas bien méchante. Quand le prieur l'apprit, il en rit de bon cœur. " Us vous ont donné le nom de frère Placide, à vous, mon garçon ! Les pauvres gens ! quelle perspicacité ! Ils n'ont vu que vos cheveux châtains, presque blonds, votre visage doux, votre maintien tranquille : ils n'ont pas fait attention à vos yeux, ils ne savent pas combien votre regard s'anime lorsque vous me parlez, à moi, de vos beaux rêves de charité chrétienne. Ah ! si nous étions encore aux temps de saint Benoît ou de saint Bernard, comme ils s'apercevraient bien vite qu'ils se trompent! Car vous avez en vous, mon fils, l'étoffe d'un réformateur. Par malheur... ou par bonheur, ces temps-là sont loin de nous. — Et pourquoi donc? lui dis-je. — Pourquoi? pourquoi?... Vous saurez cela plus tard, le plus tard possible, si je puis... Voyez-vous, contiriua-t-il en prenant soudain une expression de tristesse, il y a vingt ans j'étais comme vous, et c'est ce qui fait que je vous aime. Seulement, moi, je n'ai jamais eu ni ami, ni confident, et il m'a fallu me faire à moi seul ma philosophie de la vie, me créer à moi seul mon rôle, car nous jouons tous ici-bas un rôle. Vous êtes frère Placide; moi, j'ai été le bonhomme A nselme. " Ces paroles du prieur, tout en me faisant réfléchir un peu, n'avaient point encore de prise sur mes illusions. Lui-même avait soin d'atténuer la mauvaise impression qu'il m'avait laissée en reprenant au plus tôt nos entretiens de prédilection. Les sarcasmes qui lui échappaient avaient l'air de simples boutades : la bonté de son cœur n'en était pas altérée, et, quelle que fût la cause de ces dissonances, elle était dominée par la supériorité de son esprit. Il n'y a vraiment que les âmes faibles qui soient susceptibles de s'aigrir. La première désillusion que j'éprouvai m'arriva à propos de la bibliothèque que le prieur m'avait chargé de remettre en ordre et que je trouvai dans l'état le plus pitoyable. Je crois que plus personne n'y avait mis les pieds depuis bien des années. Les livres gisaient épars, hors des rayons, sous une énorme couche de poussière ; pas un ouvrage n'était complet, et, dans l'intérieur de ces volumes dépareillés, souvent des pages étaient déchirées. Et cependant les bernardins de Villers appartenaient à l'ordre de Cîteaux, qui lui-même procédait des bénédictins. Qu'était devenue leur réputation de science et d'érudition ? Aux premiers mots que j'en dis à dom Anselme, il prit sa mine malicieuse, mais voyant que j'étais réellement affecté, il se hâta de me consoler. " Calmez-vous, me dit-il, ce n'est pas là une déception, c'est à peine un désappointement. Nous allons mettre ordre à cela. L'abbaye a su trouver l'argent nécessaire pourbâtirdes hôtels à Bruxelles au gré de Sa Majesté l'empereur ; elle pourra bien disposer d'une somme convenable pour restaurer sa bibliothèque. D'ailleurs, j'ai ma bibliothèque à moi, soigneusement enfermée, et pour cause : ce sera désormais la vôtre, mon enfant. Elle n'est pas nombreuse, mais elle se compose d'ouvrages qu'on peut relire sans cesse, et vous les aimerez autant que je les aime. " Grâce aux livres que me communiqua dom Anselme, nos entretiens prirent une direction plus sérieuse et plus suivie. C'était toute une éducation nouvelle et supérieure que je recevais sans peine et sans effort. Les lectures que nous faisions ensemble, et dont je lui rendais compte, devenaient un texte précieux pour les développements de ma pensée. Je pus ainsi m'initier à toute la littérature profane de la France et connaître bien des ouvrages ordinairement exclus de la bibliothèque des monastères. Ce furent surtout' les œuvres de Fénelon qui m'exaltèrent au delà de toute expression. Le prieur ne me dissimula pas qu'il y avait là bien des tendances à l'hérésie; il m'expliqua en quoi " l'amour pur de Dieu " avait été réprouvé par Bossuet et ensuite par le pape; mais je vis bien que cette sèche orthodoxie n'était pas de son goût. Il craignait toutefois que le mysticisme ne me fît tomber dans un excès contraire, et je lui dois sans cloute d'aVoir aperçu cet écueil de la vraie religion. En dehors de ces études, je commençais à me plier à la règle de l'ordre, à suivre les offices et à remplir mes devoirs, en m'étonnant de plus en plus que ces devoirs ne fussent pas plus sévères. J'avais lu l'histoire de Cîteaux, et je ne pouvais m'empê-cher d'apercevoir la différence des premiers temps avec les temps actuels. Qu'étaient devenues cette humilité et cette austérité des anciens moines ? Au lieu de ces cellules en torchis, de ce temple de bois, de ces vases sacrés en fer, j'étais en présence de constructions somptueuses et d'une profusion de richesses qui in'éblouissaient. Ma première impression en entrant dans le monastère avait été celle d'une naïve admiration pour toutes ces grandeurs, mais à présent ce faste me fatiguait, m'importunait, et j'en étais froissé dans mes sentiments religieux. " Cela commence! me dit dom Anselme à qui je fis part de mes réflexions. Je savais bien que vous y arriveriez. Que direz-vous quand vous remarquerez que ce ne sont pas les bâtisses seules qui ont changé, mais que les hommes aussi sont tout différents ? Sur les cinquante moines que nous avons ici, combien croyez-vous qu'il y en ait qui soient dignes de la robe qu'ils portent et fidèles aux vœux qu'ils ont prononcés? La paresse et la gourmandise dominent leur corps, et leur activité intellectuelle est tout entière absorbée par les plus mesquines intrigues. Pour le reste, ce sont des machines, des automates; il n'y a que leurs lèvres qui prient : l'esprit est absent. " Toutefois, continua-t-il, il ne faudrait pas pousser la rigueur jusqu'à souhaiter le retour du temps de saint Robert. Si les hommes pieux du xie siècle ont cherché une sorte de communion intime avec la nature et Dieu en se retirant au fond des bois mystérieux, dans des solitudes sauvages, les besoins comme les progrès de la société humaine ont changé les conditions de notre existence; les beaux-arts peuvent, sans impiété, concourir à l'expression de nos sentiments, aux cérémonies de notre culte. Une belle église, d'architecture imposante et harmonieuse, des tableaux, des marbres, des statues, des vitraux peints, l'orgue, les chants, l'encens même, tout cet ensemble constitue un hommage de l'homme au Créateur par la mise en œuvre des facultés les plus précieuses que nous a attribuées le Créateur même... " Malheureusement, ajouta tristement le prieur, cette manière d'adorer Dieu n'est pas mieux comprise de nos moines d'aujourd'hui que ne le serait la méthode du culte primitif. Vous seul, mon ami, savez vous élever au-dessus des pratiques vulgaires, car vous êtes poëte, trop poète quelquefois, et c'est ce que je redoute le plus pour vous. Ma grande appréhension a été souvent de vous voir incliner vers les aberrations de l'ascétisme. — J'y inclinais en effet, lui dis-je, mais votre foi éclairée, votre grand bon sens ont fait la lumière en mon esprit, comme en ce moment encore. Oh! je sens bien tout ce que je vous dois. — Oui, dit-il, oui, je vous ai été utile, et vous me devez beaucoup. Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir combien, à mon tour, j'ai été heureux de rencontrer en vous... tout autre chose que ces êtres que je gouverne. Il me semblait me retrouver moi-même. Vous avez adouci mes chagrins, vous avez donné un intérêt à ma misérable existence... Il me prit les mains avec effusion. " C'est Dieu qui vous a envoyé ici, ajouta-t-il; remercions-le : non pas à la façon-de ces hommes grossiers', non par des prières lues dans des livres, mais du fond de notre cœur, en l'adorant en esprit et en vérité. Ne soyons ni quiétistes ni philosophes, ni mystiques ni voltairiens, soyons religieux tout simplement, et la guerre qui s'allume de toutes parts contre nous s'éteindra d'elle-même. " Il s'arrêta, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, puis, la relevant tout à coup et jetant un éclat de rire sardonique : " Nous voilà bien forts, à nous deux, s'écria-t-il, pour remédier aux abus accumulés depuis tant de siècles, pour prévenir cette épouvantable corrup- tion qui nous gagne et nous ronge, pour résister au flot d'idées qui monte !... " Il secoua la tête sans cesser de sourire. " Non, non, dit-il sourdement, les temps s'accompliront! C'est la justice de Dieu qui l'exige! Il y a bien d'autres abus, après tout, que ceux de l'Église, bien d'autres préjugés, bien d'autres motifs de misère... Il faut que le vieux monde s'écroule! " Je l-'écoutais, interdit, sans trop saisir le sens de ses paroles. Il s'en aperçut, reprit tout à coup son air gai, et me dit : " Si feu Léonard Pirinez, notre dernier abbé, m'avait entendu parler ainsi, il m'aurait fait jeter aux oubliettes. Tous les moines ne méritaient pas cependant au même degré la réprobation du prieur. Je finis par en découvrir quelques-uns qui me parurent capables de développer leur intelligence pour peu qu'on les y eût aidés. C'étaient aussi ceux qui me recherchaient, attirés autant par ma bienveillance que par la réputation de savant que l'on m'avait déjà faite. Parmi ces moines était le frère Sylvain, plus âgé que moi de quelques années seulement, et qui 34 dom placide. venait de prononcer ses vœux. Son regard intelligent m'avait frappé de prime abord. Je le rencontrais souvent dans les bois d'alentour, seul, en contemplation devant un paysage, ou composant des bouquets de fleurs des champs. Du consentement du prieur, je me relâchai un peu, à son égard, de l'extrême prudence que je m'étais imposée, et je n'eus pas lieu de m'en repentir. C'était un homme simple et modeste, mais d'une perspicacité remarquable. Les sciences d'observation auraient été son véritable domaine. Il accueillit mes avances avec une joie qu'il me témoigna franchement. Le prieur, sur ce que je lui dis, voulut le voir et causer avec lui. Il le trouva tel que je le lui avais dépeint et résolut immédiatement d'utiliser, tant pour Sylvain lui-même que pour la communauté, les aptitudes dont il le voyait doué. Le jardin de la pharmacie était alors confié à dom Hilaire, vieux moine qui en savait à peu près autant qu'un empirique de village. Le prieur nous proposa, à Sylvain et à moi, d'entreprendre l'étude de la botanique : le petit bagage de science que possédait dom Hilaire servirait de fond et de point de départ, et les livres feraient le reste. Sylvain et moi fûmes râvis de ce projet ; Hilaire s'y prêta de bonne grâce : il trouvait des aides et au besoin des successeuîs. La pharmacie était située sur lés arcades de la seconde entrée et par conséquent au-dessus même de la route qui traverse l'abbaye; elle communiquait d'un côté avec l'étage des bâtiments qui s'étendaient jusqu'à l'église, de l'autre avec le jardin spécialement affecté aux plantes médicinales et qui empiétait sur le verger du couvent. Comme ce verger était beaucoup plus élevé que la route, la pharmacie était de plain-pied avec le jardin attenant, et il nous était facile de nous rendre de là directement dans la campagne, afin de nous livrer à des herborisations que dom Hilaire dirigeait fort complaisamment sans prêter le moins du monde l'oreille à nos conversations. Sylvain, qui me devait cette bonne fortune, et qui possédait autant que moi le besoin d'activité,le goût de l'étude, auxquels 36 dom placide. le monastère offrait si peu d'aliment, se prit pour moi bientôt de l'amitié la plus vive. Un amour malheureux l'avait jeté au couvent. Il avait aimé une jeune fille qui, après l'avoir accueilli de manière à lui donner toutes les espérances, l'avait subitement abandonné pour épouser le fils d'un riche fermier des environs. Il devait avouer qu'il avait été joué indignement, il reconnaissait qu'il s'était mépris lui-même, qu'il n'avait eu affaire qu'à une orgueilleuse et une coquette et qu'il aurait été malheureux avec elle, et pourtant, malgré tout, il y pensait encore : son image se présentait sans cesse à son imagination, et le calme du cloître n'avait fait qu'aviver un senti-• ment d'autant plus douloureux qu'il était désormais sans objet. Ces confidences me troublèrent étrangement. C'était la première fois que j'entendais ainsi parler d'amour. Je me demandai, avec une sorte d'inquiétude, si je n'avais jamais aimé. J'avais alors dix-neuf ans : Sylvain pouvait en avoir vingt-trois ou vingt-quatre et n'était guère plus âgé que moi lors de son entrée au monastère. J'interrogeai mes souvenirs. Je me rappelai une jeune fille d'une quinzaine d'années que je voyais passer tous les jours, portant sur la tête, dans un grand pot de cuivre, du lait qu'elle allait vendre à Genappe. Elle avait les yeux noirs, le teint brun, les joues roses, la taille svelte : je la comparais à la laitière de la fable de la Fontaine, et je prenais un vrai plaisir à la regarder; parfois même j'allais me placer exprès sur son passage pour échanger avec elle le bonjour amical des gens de la campagne. Puis, je ne l'avais plus vue de toute une semaine, au bout de laquelle j'appris qu'elle était morte d'une fièvre maligne. Cela m'avait fait une impression profonde : longtemps j'avais songé à 4 elle; longtemps, en longeant le cimetière, j'avais évoqué cette charmante apparition... Mais, était-ce là de l'amour? Était-ce bien mon cœur qui avait été touché? N'était-ce pas plutôt mon imagination, par cette réminiscence de la Perrettedu fabuliste, et par la catastrophe imprévue qui avait changé l'idylle en élégie? 38 dom placide. Je me perdais dans ces réflexions, et, sans en faire part à Sylvain, je ne cessais de rapprocher ses sentiments de ceux que je croyais avoir éprouvés. Notre intimité s'en accrut. Il m'avait décrit si tristement l'isolement moral dans lequel il s'était , trouvé jusque-là au monastère, que je crus faire acte de charité en me prêtant à ses épanchements intimes. Le trouble même dans lequel ils me plongeaient avait un attrait dont je cherchais en vain à me défendre. Je tombai peu à peu dans une sorte de mélancolie; je passais des nuits en prière, demandant à Dieu de me préserver de tentations qui étaient purement imaginaires, et ces fiévreuses rêveries eussent peut-être causé dans mon cerveau de dangereux ravages, si une diversion, plus puissante que celle de l'étude de la botanique, ne fût venue à propos pour me tirer de cette pénible situation. C'est encore au bon prieur que j'en fus rede-' vable. Avait-il deviné ce qui se passait en moi ? Voulait-il simplement user d'un remède préventif, préparer une dérivation à cette effervescence de sentiments qui, pouvait se produire, et qu'il eût été impossible d'étouffer? Toujours est-il que sa sollicitude éclairée me tira alors d'un véritable péril, en offrant un but sérieux et noble à mon exaltation naissante. » Profitant des extases où il me voyait plongé quelquefois pendant certaines messes solennelles en musique, et surtout lorsque quelque organiste célèbre passait par Villers, il m'engagea vivement à étudier l'art musical. Il me parla du bonheur que j'aurais à me procurer moi-même cette jouissance ou à la faire partager aux autres. Je savais un peu la notation et j'avais chanté la messe comme beaucoup de paysans, mais le mécanisme de l'orgue m'effrayait et je me sentais intimidé à la pensée de m'approprier en quelque sorte cette voix puissante pour la faire résonner sous les voûtes de ce temple immense. D'autre part, le frère convers, Siméon, qui recevait un salaire pour ses fonctions d'organiste, était loin de se montrer d'aussi bonne composition que dom Hilaire. Le prieur cependant persista dans son dessein : c'était devenu pour lui presque une idée fixe. Je me rendis, pour plaire à dom Anselme; et frère Siméon, obligé de plier, commença à me donner quelques leçons; mais il le faisait de mauvaise humeur, ne cessait de se plaindre de mon peu d'aptitude, prophétisait que je ne serais jamais qu'un médiocre musicien et se plaignait assez haut des caprices du prieur. Tout un hiver se passa ainsi, fort désagréablement pour moi de toutes les façons. Mon enseignement musical n'avançait guère, et je désespérais du succès, lorsque le prieur m'aborda un jour en se frottant les mains et riant de ce rire particulier par lequel il semblait arrêter l'essor de sa pensée. " J'ai un professeur de musique pour vous, mon cher Germain, dit-il, et, comme le professeur est excellent, je réponds que, dans trois mois, vous serez le meilleur musicien de tout l'ordre de Citeaux. A partir de la semaine prochaine, vous prendrez une leçon tous les matins, de six heures à huit, sauf le dimanche naturellement. Cela vous convient-il ? " Voyant mon étonnement, il se remit à rire. " Oh! s'écria-t-il, c'est une combinaison bien ingénieuse et dont je suis passablement fier. Je m'étais mis dans la tête de faire de vous un musicien : cela me semblait avantageux pour toutes sortes de raisons qu'il serait trop long de vous expliquer. Or, quand on poursuit une idée avec persistance, on finit toujours par l'atteindre. Voici donc la chose; écoutez-moi bien. " Un chef d'orchestre de Paris, nommé Dutil-lot, emploie ses étés, qui sont ses mortes-saisons, à faire l'éducation musicale de nos jeunes gentilshommes campagnards. Il a séjourné de cette façon, il y a quelques années, au château de la Motte, non loin d'ici, chez madame de Rameau, où j'ai fait sa connaissance, et c'est alors que j'ai.pu apprécier son mérite. L'année dernière, il était dans je ne sais quelle résidence des environs de Namur, et cette année il vient s'établir au château de Bousval, d'où il n'a qu'une bonne demi-lieue pour se rendre ici par les traverses. Or, comme les fils du seigneur de Bousval ne se lèvent pas d'aussi 42 • dom placide. bonne heure que les moines deVillers, M. Dutil-lot ne nuira "'pas à ses engagements en venant passer tous les matins deux heures avec nous... Je dis : avec nous, car je me propose bien d'assister à ces leçons, qui me feront, je pense, autant de plaisir qu'à vous. —r- Mais, dom Anselme, lui dis-je, cela n'inter-rompra-t-il pas les offices du matin? — Ah! ah! répliqua-t-il, j'ai tout prévu. La première chose à faire est de vous donner le goût de la musique, et c'est ce que fera Dutillot, j'en suis convaincu. Nous trouverons bien, après, un ' organiste de métier, et au besoin j'imagine que vous apprendriez le reste tout seul. — Il nous faudra cependant un instrument de musique. — Sans doute, nous aurons un clavecin que je ferai placer dans le quartier des novices, de sorte qu'on ne l'entendra pas dans le couvent. — Et ce clavecin? — Ce clavecin viendra du château de la Motte, où il reste sans emploi depuis bientôt quatre ans. Je l'ai fait prendre. Il faut savoir qu'avant d'être moine à Villers j'étais intendant du comte de Rameau, propriétaire du château de la Motte, et qu'en l'absence de sa veuve, qui est en France, j'ai continué à gérer ses biens. " Je ne sais pourquoi ce détail de la vie de dom Anselme me causa une espèce de surprise. Il s'en aperçut. " Croyez-vous donc, me dit-il, que j'ai toujours été moine à Villers, que je suis né moine? " Il riait doucement. " Ma vie n'a rien eu que de fort simple, ajouta-t-il. Je suis fils de bons bourgeois de Bruxelles ayant pignon sur rue et jouissant d'une certaine aisance; mais, resté orphelin de bonne heure, je tombai entre les mains d'un tuteur qui soigna fort mal ma petite fortune, ce qui m'obligea à entrer comme comptable chez un négociant, ancien ami de mon père. Mon patron, qui m'aimait beaucoup, me recommanda au comte de Rameau, qui faisait alors bâtir à grands frais, près d'ici, le château de la Motte, et qui cherchait un intendant. Je restai dom placide. là de longues années. Puis, un jour, le comte de Rameau, qui était lieutenant colonel au service de l'Autriche, fut tué dans une des dernières guerres, et sa veuve, qui est Française, se retira dans sa famille, en Bourgogne, avec sa fille unique. C'est alors que, n'ayant plus rien à faire, j'entrai comme moine à l'abbaye... Les moines sont les gens qui n'ont rien à faire... " Il prit son air sarcastique, qui me parut en ce moment plus amer que de coutume; puis, faisant visiblement un effort sur lui-même, il ajouta : " Comme j'avais une grande connaissance de * la comptabilité, je devins bientôt l'un des proviseurs de l'abbaye, ce qui me permit de continuer, sans trop d'inconvénients, à veiller sur le domaine de-la Motte, à en percevoir les revenus et à les faire passer à la comtesse... Voilà tout. " L'histoire n'avait, en effet, rien d'extraordinaire, * mais j'y avais prêté une grande attention, car c'était la première fois que dom Anselme me parlait de lui-même, et je m'étais souvent imaginé que sa réserve à cet égard cachait quelque mys- tère. Il ne me laissa pas le temps d'y penser davantage, et me quitta brusquement en m'enga-geant d'une façon distraite à bien profiter des leçons de mon professeur. Cette retraite précipitée, cette manière de rompre la conversation ne lui était pas habituelle, et me fit faire plus de réflexions que son récit, dont la brièveté seule pouvait paraître un peu singulière. Voulait-il couper court aux questions que j'aurais pu lui adresser, ou éviter lui-même d'en dire davantage? Peut-être aussi voulait-il m'em-pêcher de voir son trouble, car il m'avait bien semblé que sa voix tremblait et qu'elle s'était affaiblie par degrés. Quoi qu'il en fût, je me promis bien de ne plus ramener la conversation sur ce sujet, et de ne plus parler au prieur de ce qui lui était personnel. M. Dutillot, mon maître de musique, était un petit homme,." entre deux âges ", et, en effet, on n'aurait su lequel lui donner, entre quarante et soixante ans. Je le vois encore avec sa chevelure ramenée en arrière dans une bourse de soie noire, ses ailes de pigeon, son menton bien rasé, sa cravate de mousseline blanche, son habit bleu barbeau à boutons d'acier poli, son grand gilet à ramages, ses culottes violettes, ses bas de soie blancs et ses souliers à boucles. Avec cette toi- lette toujours irréprochable, il était la vivacité même : il restait difficilement en place et sa loquacité ne tarissait pas. Il arriva, conduit par le prieur, et à peine eut-il jeté les yeux sur le clavecin, qu'il s'écria : " Tiens! voilà un instrument de ma connaissance... N'«st-ce pas le clavecin de madame de Rameau ? — Précisément, dit le prieur : je l'ai fait porter ici pour l'éducation du frère Placide. Il est bon que le clavecin soit joué, n'est-ce pas? Sans cela il se détériore. — Sans doute! C'est dommage; d'ailleurs, de laissersans emploi un bon instrument comme celui-ci... Et ces dames sont toujours en Bourgogne? — Oui, madame la comtesse est dans sa famille. — Et mademoiselle de Rameau, comment se porte-t-elle ? — Fort bien..., je crois. — La charmante enfant! Elle doit être grande maintenant. Elle avait un peu plus de quatorze ans lorsque je lui donnai des leçons de musique, et voilà déjà quatre ans de cela. Vous en avez des nouvelles? — Oui, de temps à autre, lorsque je fais tenir à madame la comtesse le revenu de ses terres. — Allons! allons! mettons-nous à la besogne, s'écria M. Dutillot en s'adressant à moi. Il faut que je fasse de vous, en trois mois, un musicien accompli. Nous aurons à travailler, mon cher frère Placide. '• Hum! reprit-il, singulier nom que Placide: c'est bien le vôtre ? — C'est celui qu'on me donne ici, répondis-je. — On ne vous l'aurait pas donné à vous, à coup sûr, " dit le prieur. Il semblait heureux de changer de sujet de conversation. Jel'avais observé pendant tout ce temps, et il avait eu une peine extrême à dissimuler son embarras. Je souffrais pour lui sans pouvoir aucunement démêler la cause de cette gêne, qui décidément avait quelque chose de mystérieux. M. Dutillot, du reste, était un véritable artiste, sans grande profondeur toutefois, mais il avait l'enthousiasme communicatif et il me faisait aisément partager ses impressions. Ce que dom Anselme avait voulu, ce qu'il avait prédit ne tarda pas à se réaliser, et, comme il assistait à toutes les leçons, il était enchanté. Bientôt je ne pensai plus à autre chose : je m'absorbai du matin au soir dans l'étude des chefs-d'œuvre .que M. Dutillot me faisait connaître. Tous les matins il m'apportait quelque fragment de musique, m'aidait à l'apprécier en le jouant lui-même sur le clavecin, et me le laissait jusqu'au lendemain pour me permettre de le copier et de l'étudier. J'étais étonné moi-même de mes progrès. Mais aussi, que d'admirables choses se révélaient à moi ! C'était un monde nouveau, une vie nouvelle. M. Dutillot était au courant de ce qui avait alors le plus de succès, non-seulement en France mais en Allemagne. Richard Cœur de Lion, de Grétry, Don Juan, de Mozart, et les sonates de Bach, que Mozart venait de faire connaître, me jetaient dans des ravissements inexprimables. Au milieu de ces études opiniâtres, de temps à autre cependant ma malheureuse imagination se remettait à courir. Inévitablement, et comme poussé par un secret démon, je songeais à la jeune fille qui avait joué sur ce même clavecin, peut-être les mêmes morceaux que j'étudiais à mon tour. L'idée qu'elle avait dû mettre ses doigts sur ce clavier, aux mêmes endroits, me rendait rêveur. Je m'abandonnais alors à de vagues impressions, que je réprimais l'instant d'après et dont je me sentais honteux, mais qui ne me semblaient du moins pas fort dangereuses. La " charmante enfant ", comme l'appelait M. Dutillot, était bien loin, et sans doute je ne la verrais de ma vie. Ces accès de sentimentalisme ne laissaient pas de m'inquiéter. Je me demandai plusieurs fois si j'étais réellement fait pour être moine. Je me consolais cependant en pensant à ce que mon père appelait mes " humeurs noires ", à cet ardent mysticisme qui m'avait entraîné au couvent, et dont le bon prieur m'avait si heureusement guéri. Il y avait là une prédisposition à l'exaltation qui de- vait être dans ma nature et qui m'aurait livré sans défense à toutes les agitations du monde, tandis que le calme du cloître finirait par atténuer et adoucir cette effervescence. Si le feu continuait à couver sous la cendre, il n'y avait pas à craindre ici que le souffle impétueux des passions humaines vînt lui donner une intensité imprévue. Sans descendre jusqu'à cette quiétude de la brute, clans laquelle se complaisaient la plupart des moines, je pouvais trouver au monastère, comme les premiers cénobites, et mieux qu'eux, la paix de l'âme, mais la paix avec la plénitude de la vie morale. Je n'osais pas parler de tout cela à dom Anselme, et je me le reprochais quelquefois, car il avait été jusque-là le confident de mes sentiments les plus intimes, de mes aspirations, de' mes rêves; mais, cette fois, une sorte de pudeur me retenait; je rougissais presque de ce que j'éprouvais, sans pouvoir m'expliquer pourquoi. D'ailleurs, chaque fois que je pensais maintenant à dom Anselme, je me pouvais m'empêcher de faire des conjectures sur sa vie antérieure, et je m'obstinais à trouver quelque chose de mystérieux dans ce qu'il m'avait raconté de son passé. J'aurais bien voulu faire parler M. Dutillot, ce qui n'aurait pas été difficile si le prieur n'avait pas toujours été présent à nos leçons. J'aurais voulu surtout que M. Dutillot parlât sans y être provoqué, car il m'eût paru souverainement indélicat de l'interroger, même indirectement. Une occasion se présenta, et ce fut un véritable hasard que je n'ai pas à me reprocher d'avoir fait naître. Un matin, dom Anselme fut obligé de s'absenter pour les affaires du couvent, et nous nous trouvâmes seuls, 'mon professeur et moi. Dans la disposition d'esprit où j'étais, ce tête-à-tête me causa une certaine gêne : j'avais presque peur, maintenant, que M. Dutillot ne me dît quelque chose du prieur, et jamais je n'avais été aussi appliqué à ma leçon, évitant avec soin toute conversation incidente. Mais ce n'était pas le compte de M. Dutillot, qui semblait heureux, au contraire, d'échapper à l'espèce de contrôle exercé par dom Anselme, ou, tout au moins, de pouvoir prendre un ton un peu plus familier. Il me fut enfin impossible de m'opposer au flux de paroles prêt à déborder de la bouche de mon professeur. Tout devint matière à digression, et ce fut une longue causerie à bâtons rompus, passant à peu près sans transition d'un sujet à un autre. Il me parla d'abord et longuement de lui-même, de sa vie, de ses succès, car il était passablement vaniteux. Il y mêla des détails sur la vie parisienne qui furent pour moi une révélation et que j'écoutai avec une vive curiosité. J'oubliai presque l'objet de mes préoccupations et la crainte où j'avais été d'entendre certaines indiscrétions concernant dom Anselme. Mais, voyant que M. Dutillot s'éloignait, au contraire, de ce qui aurait pu l'amener à ce sujet, il me prit une sorte de dépit. Sans trop me rendre compte du sentiment qui me poussait, je me mis à guetter une occasion quelconque de donner un autre tour à la conversation. Cette occasion se présenta enfin : elle était bien mauvaise et bien ridicule, et elle l'aurait fait éclater de rire s'il avait pénétré le motif de mon interruption. Il venait de me raconterles déboires qu'un artiste audacieux rencontre toujours, et il prononçait le nom du musicien Rameau, lorsque, prenant, du mieux que je pus, un ton d'indifférence, je lui demandai hypocritement si ce Rameau était de la famille du comte de Rameau qui avait habité près de Villers. La question était si saugrenue, qu'il me regarda, tout étonné, ne sachant d'abord si je plaisantais: Je me sentis rougir et je tâchai de dissimuler mon embarras sous un rire forcé, en prétextant une distraction. " C'est une simple ressemblance de noms, dit-il; il n'y a rien de commun entre l'artiste dont je vous parle et votre riche compatriote, le comte de Rameau, qui a fait bâtir le château de la Motte. " Comme il se disposait à reprendre sa conversation, je tentai de l'arrêter de nouveau. " Il est mort, n'est-ce pas? lui dis-je. — Lequel? me répondit-il. Du reste, ils sont morts tous les deux. " Je n'osai plus rien ajouter, de peur de me trahir, et M. Dutillot continua de plus belle. Du monde des arts il passa au monde de la politique, me parla avec enthousiasme des états généraux qui avaient été enfin convoqués; puis, s'interrompant lui-même cette fois, il me demanda pardon de parler ainsi a cœur ouvert. " Je ne me hasarderais pas à dire tout cela à Bousval, ajouta-t-il; ce sont de terribles aristocrates, qui blâment le roi de ce qu'ils appellent sa faiblesse. Je ne sais pas non plus si je m'exprimerais de la sorte devant dom Anselme, et pourtant il me paraît que je rencontrerais son approbation. Ce moine-là est supérieur à tous ceux de sa caste : je l'ai deviné depuis longtemps. Mais enfin, il y a des convenances à observer... Avec vous, mon enfant, je me laisse aller... Votre manière de comprendre et de sentir la musique me prouve que vous avez du cœur. Vous ne m'en voudrez pas. " Je m'empressai de le rassurer. Toutefois il crai- gnait sans doute d'avoir été loin, car il entreprit d'atténuer la portée de ses paroles. " Nous ne voulons rien de si extraordinaire, dit-il; nous ne voulons pas de révolution... Mais, vraiment, n'est-il pas juste que tout le monde paye une part des impôts? Et n'est-il pas injuste que ce soient précisément ceux qui travaillent qui payent tout, tandis que ceux qui ne travaillent pas et qui sont les plus riches ne payent rien ? Cela tombe sous le sens. " C'était précisément ce que dom Anselme m'avait dit plusieurs fois. Mais je ne le répétai pas à M. Dutillot, dont je redoutais la légereté. Je le laissai parler encore, et je pris un intérêt réel à cette espèce de confession. La leçon se passa ainsi, sans trop de profit pour mon enseignement musical, mais au grand profit de mon éducation intime. Huit heures avaient sonné depuis longtemps, que M. Dutillot parlait encore. Lorsqu'il partit enfin, en toute hâte, je restai plongé dans toutes sortes de réflexions. J'avais, je l'avoue, assez de peine à comprendre la grande lutte sociale qui se préparait en France. Malgré tout ce que m'avait appris dom Anselme de cette situation troublée, je ne pouvais y attacher un sens précis. Élevé par des paysans paisibles, illettrés, au milieu d'une population qui était restée à peu près ce qu'elle avait été au moyen âge, rien ne me portait à critiquer cet ordre de choses. Je n'avais pas à me plaindre des aristocrates, comme les appelait M. Dutillot ; ceux que j'avais vus par hasard avaient été fort bons pour moi. Mon ambition s'était bornée à devenir curé de village, et elle avait été de beaucoup dépassée par mon entrée à l'abbaye. Enfin, je me complaisais dans mon petit monde individuel et intime de pensées et de sentiments, sans songer à autre chose. Que m'importait cette société que je n'étais pas destiné à rencontrer, et ces réformes qui ne pouvaient m'atteindre dans l'asile où j'allais passer ma vie ? Dom Anselme me demanda sur quoi avait roulé la conversation de M. Dutillot : " Je pense bien, dit-il avec son sourire, qu'il a profité de l'occasion pour donner cours à sa loquacité. " Je lui racontai,de point en point,tout ce qu'avait dit M. Dutillot. Je n'avais rien à lui en cacher, et je fus heureux en ce moment de la tournure qu'avait prise notre entretien. Le prieur, qui m'avait paru légèrement inquiet d'abord, finit par rire de bon cœur lorsque je lui rapportai ce que le maître de musique pensait de ses opinions. " Ah! il a deviné cela! s'écria-t-il. C'est de k finesse, car je ne crois pas lui avoir jamais parlé politique. Pourvu qu'il ne me compromette pas avec ses bavardages !... Après tout, cela m'est égal. Qu'on me mette aux oubliettes si l'on veut !... " Il attacha ses yeux sur moi avec attendrissement, et reprit : " Mais qui vous protégerait alors, mon pauvre Germain ? " M. Dutillot avait parlé de moi au seigneur de Bousval, il avait vanté mes qualités et mes talents au point que l'on désira faire ma connaissance. Il me proposa de me conduire, et, dom Anselme ayant donné son consentement, M. Dutillot vint un jour me chercher à l'abbaye vers cinq heures de l'après-midi. En traversant les bois ensemble, il me fit d'avance le portrait des personnes qui habitaient Bousval. Le baron Vanderrit était un véritable aristo- crate, quoique d'une noblesse assez récente ; il approchait de la soixantaine, était presque chauve, avait une assez grande taille et les traits anguleux, ce qui formait un ensemble sévère et toute l'apparence d'un homme capable, sûr de lui-même. Il parlait lentement et d'un ton d'autorité, souriait parfois d'un air dédaigneux, mais restait toujours très-poli. Sa façon de donner la main le caractérisait bien : la main était affectueuse, mais le bras restait raide, comme pour tenir les gens à distance. Avec tout cela, l'homme même était passablement nul : c'était un composé de tous les préjugés, de toutes les banalités de la haute société à laquelle il était fier d'appartenir. M. Vanderrit avait quatre fils, dont l'aîné pouvait avoir alors vingt-cinq ans et le plus jeune seize ou dix-sept. Ces quatre jeunes gens étaient tous l'image et souvent la caricature de leur père. Gourmés commelui, pénétrés du sentiment de leur dignité, mais bien élevés et connaissant tous les préceptes de la civilité, toutes les règles des convenances. Leur éducation s'était bornée à ce qui était reconnu indispensable pour faire figure dans le monde. Leur conversation n'était que lieux communs, et il était aisé de voir que rien ne les passionnait, ne les intéressait même, en dehors dé leurs chevaux et de leurs chiens, qui les occupaient beaucoup plus que le reste de l'univers. M. Vanderrit était veuf, mais il avait avec lui sa sœur, plus jeune que lui d'une quinzaine d'années, ce qui pouvait faire quarante-quatre ou quarante-cinq ans, bien qu'elle ne s'en donnât que quarante. Cette personne ne s'était pas mariée, on ne savait pour quelle cause, et elle donnait dans la dévotion avec un bigotisme sans pareil. Elle avait au moins quelque vivacité et s'animait surtout lorsqu'il s'agissait d'attaquer les philosophes français. Elle prononçait : Monsieur de Voltaire ! avecune expressiond'amertumetoute particulière, et elle reprochait à son frère le calme qu'il conservait en ces moments-là, bien que ce calme fût plutôt de l'ignorance que de l'indifférence. Mademoiselle Odile Vanderrit n'en savait pas davantage et n'avait rien lu non plus, mais elle parlait dom placide. d'après son directeur de conscience, qui était un carme d'un couvent de Bruxelles. Tel était le petit cercle que me dépeignait M. Dutillot et dans lequel il allait m'introduire. J'arrivais précédé d-une réputation de savant et d'artiste que m'avait faite mon professeur, et, chose plus singulière, je me trouvais, d'autre part, gratifié de mérites que je ne me soupçonnais même pas. Des paysans de Bousval étaient venus chercher quelques drogues à la pharmacie de l'abbaye ; je leur avais donné des conseils, les bonnes gens avaient guéri, et, comme il arrive toujours, n'avaient pas hésité à me proclamer un •homme extraordinaire : j'étais devenu médecin sans le savoir. L'accueil que l'on me fit fut donc aussi aimable qu'il pouvait l'être, eu égard à l'infatuation de ces messieurs. La vieille demoiselle y mit plus d'entrain, et se répandit en louanges qui m'embarrassèrent. L'habit que je portais était déjà près d'elle une puissante recommandation. Je comprenais un peu cette espèce de prestige en me rappelant que moi-même, dans mon enfance, je regardais tout homme portant le froc ou la soutane comme un être supérieur et privilégié. Cependant, j'étais si jeune pour elle que la chose me paraissait bizarre. Je ne tardai pas à remarquer que, à son insu, c'était précisément ma jeunesse qui exerçait une secrète influence, et que mademoiselle Odile, en attribuant cette attraction à un sentiment pieux, se faisait illusion, de très-bonne foi du reste, sur ses véritables sentiments. Cette découverte me gêna beaucoup, d'autant plus que la réserve extrême dans laquelle j'eus soin de me retrancher immédiatement ne fit qu'enhardir et peut-être rassurer la dévote. Elle s'empara de moi pendant toute la soirée, me fit causer, causa beaucoup plus elle-même, et, à diverses reprises, me fit promettre de revenir la voir. Le baron et ses fils semblaient trouver cela tout naturel : seul, mon maître de musique avait de temps à autre un sourire qui me froissait. Je rentrai au couvent fort mécontent. Le prieur m'attendait, quoiqu'il fût assez tard, pour me demander comment s'était passée cette première visite dans le monde. Je ne lui dis pas tout, mais il m'entendit à demi-mot, prit un air grave et secoua la tête en me disant : " Mon cher Germain, votre position sera délicate, mais il n'est peut-être pas mauvais que vous soyez aux prises avec de semblables difficultés. Dans quelque position que l'on se trouve, il faut savoir être habile. Vous allez faire votre apprentissage à cet égard. Deux écueils sont à éviter : une intimité compromettante, contre laquelle je n'ai / pas besoin de vous prémunir, et l'inimitié, la colère peut-être que pourront faire naître vos dédains. Je vous parle, mon ami, comme à un homme -sensé, comme à un homme de cœur. " J'étais fier de la .confiance que me témoignait dom Anselme, et cette confiance me donna une force morale toute particulière. M. Dutillot ne put s'empêcher, le lendemain, de faire quelques allusions railleuses à " ma conquête"; mais le prieur l'interrompit et coupa court à la conversation. " Frère Placide, dit-il, n'est ni un intrigant, ni un ambitieux, ni un vaniteux, et il saura se conduire comme il convient. " Lorsque je retournai, quelques jours après, au château de Bousval, je trouvai mademoiselle Odile plus expansive encore et plus enchantée de moi qu'elle ne l'avait montré la première fois. Elle me promena dans les allées du parc, s'amusant presque de mon embarras et me faisant des compliments auxquels je ne savais que répondre. Je me sentis un moment tout à fait décontenancé. Elle m'avait fait asseoir à côté d'elle sur un banc et, après m'avoir regardé d'une façon singulière, elle me dit que j'avais de beaux yeux. C'était la première fois que je me voyais l'objet de l'attention d'une femme, et, bien, que je ne pusse avoir pour cette femme aucune espèce de sympathie et qu'elle ne me fit aucune impression d'aucun genre, j'avoue que je fus réellement troublé. Je ne sais comment je rompis cet entretien, mais ce ne fut pas sans doute de manière à contenter mademoiselle Odile, car elle me parut 1111 peu plus froide au moment où je pris congé d'elle. Cette froideur subsistait encore à la visite suivante. Je crus même remarquer une expression ironique sur le visage de la vieille fille. Elle me promena encore dans le parc, me fit encore asseoir sur le même banc, mais en dissimulant mal, sous une causerie toute banale, le dépit qu'elle éprouvait. Il se révéla enfin dans une parole dont la signification était assez claire. " Qu'avec raison, me dit-elle, on vous a surnommé frère Placide ! " Puis elle s'arrêta, attendant peut-être une protestation. Comme je ne répondais rien, elle se leva, visiblement mortifiée. Je visque, malgré toutes mes précautions, je m'étais fait une ennemie. Lorsque je racontai la chose à dom Anselme, il se mit à rire de ce rire particulier que je lui remarquais de temps à autre. " Elle est folle ! dit-il. Toutefois, mon ami, il faut retourner chez elle, ne faire semblant de rien, causer comme auparavant, et peut-être la raison lui reviendra-t-elle peu à peu. Il ne sert de rien d'irriter ces maladies-là, et il faut toujours être bon et charitable, même avec les fous. " Cet incident ne laissa pas de me préoccuper : je ne pouvais y penser sans en être affecté d'une façon désagréable. Bien que ma conscience ne me reprochât rien, j'étais attristé d'avoir provoqué malgré moi une animosité quelconque. Décidément, je n'étais pas fait pour le monde. Mais le moyen, même au fond du cloître, de ne choquer personne ! N'avais-je pas indisposé contre moi le frère Siméon, et n'aurais-je pas rencontré bien d'autres hostilités si je n'avais été protégé par le prieur ? Ces réflexions me rendaient soucieux et chagrin : je tombais de nouveau dans mes humeurs noires. Mes visites chez le baron Vanderrit me donnèrent l'occasion de me trouver quelquefois seul avec mon maître de musique, soit qu'il vînt me chercher, soit qu'il me reconduisît, en guise de promenade, à travers 'les grands bois. C'est dans un de ces moments qu'il lui échappa enfin quelques paroles indiscrètes sur dom Anselme, qui me S jetèrent dans de nouvelles suppositions, peu concluantes toutefois. Justement je ne songeais plus du tout à cela et la connaissance de mademoiselle Odile avait fait complète diversion à ces pensées, lorsque, un soir, M. Dutillot, après m'avoir parlé de nouveau des préventions aristocratiques et des réformes projetées en France, se prit tout à coup à m'interroger sur mes sentiments à cet égard. D'ordinaire, il parlait seul, se contentant de mon attention plus ou moins distraite en pareille circonstance. Cette fois, je ne sais pourquoi, il insista sur un assentiment qu'il réclamait, disait-il, de tout homme de bon sens. Il est vrai qu'il s'était trouvé récemment froissé dans la famille Vanderrit, et traité, selon son expression, comme un simple domestique. " Vous êtes à l'abri de ces humiliations-là, mon cher Placide, me dit-il ; on respecte votre robe, et la noblesse s'entend avec le clergé; mais vous devez comprendre, vous, que je suis aussi quelque chose, et que mon talent reconnu, ma réputation faite, donnent droit à des égards. D'ailleurs, votre protecteur, dom Anselme, me répond de vos sentiments. Il ne doit pas aimer beaucoup les aristocrates, lui! Il a toutes les raisons pour cela. — Quelles raisons ? lui dis-je tout étonné. — Je le suppose du moins, répondit M. Dutillot, j'ai quelque motif de le supposer... Mais je dois convenir qu'il ne m'en a jamais rien dit. * — Quel est donc votre motif, alors ? lui dis-je passablement intrigué et sortant malgré moi de la réserve que j'avais observée jusqu'alors. — J'ai connu votre prieur, il y a quelques années, chez la comtesse de Rameau. Il venait alors de se faire moine, mais il avait été intendant du comte, et sans doute la noble dame se souvenait de la position qu'il avait occupée chez elle, car elle le traitait, non pas même comme un domestique, mais comme un esclave. Je n'ai jamais rencontré, du reste, de femme plus hautaine et plus capricieuse. Elle était d'une beauté remarquable, avec une finesse de traits, une pureté de lignes vraiment aristocratiques. L'esprit élevé, distingué, mais tout imbu des préjugés de sa caste et des préjugés les plus pitoyables, les plus mesquins, elle se croyait, de bonne foi, d'une autre nature que la nôtre. — Et dom Anselme acceptait cette situation ? — Oui, chose renversante ! Lui si digne, si noble de cette noblesse du caractère qui est la seule vraie et légitime, il acceptait avec une soumission profonde les dédains et les mépris de cette femme impérieuse. Il était aussi humble devant elle, aussilâche même que le serait un chien... " Il vit que l'expression me blessait. " Pardon, reprit-il, si j'attaque ainsi votre ami, votre protecteur, mais je me souviens de l'indignation que j'éprouvais à cette vue, et bien souvent je me disais qu'il devait y avoir là-dessous quelque mystère. " Les paroles de M. Dutillot venaient étrangement exciter mes réflexions, et, malgré tout le soin qu'il prit ensuite d'atténuer sa maladresse, en craignant peut-être que je ne commisse moi-même de semblables imprudences, je vis s'ouvrir devant mon imagination tout un vaste champ d'hypothèses. J'aurais bien voulu faire parler encore mon bavard de maître de musique, mais il s'était aperçu qu'il avait été trop loin : il changea la conversation, se remit à raconter les nouvelles de Paris et me quitta ce jour-là avec une sorte d'embarras qui ne lui était pas habituel. Cet embarras fut précisément cause de nouvelles confidences'. Il voulait savoir si je n'avais pas pris ses paroles en mauvaise part, et, tout en cherchant à excuser dom Anselme, il ne tarda pas à se laisser entraîner de nouveau presque à son insu. Il me décrivit l'intérieur du château de la Motte où avait résidé la famille de Rameau. C'était une construction récente, en style Louis XV, que le comte de Rameau avait élevée et embellie en y consacrant presque toute sa fortune, un chef-d'œuvre d'élégance et de bon goût, avec des jardins en terrasse donnant sur une vallée pittoresque et de grands arbres séculaires formant une forêt touffue dans laquelle avaient été percées de larges allées aboutissant à l'entrée du château. Tout cela n'était pas loin de l'abbaye, assez près de Bousval, et M. Dutillot s'étonnait que mes promenades ne m'y eussent jamais conduit. Il me demanda si dom Anselme lui-même ne m'en avait pas parlé et parut de plus en plus surpris de ma réponse négative. " Le château doit être fermé, lui dis-je, puisque les hôtes sont partis pour la France. — Oui, répondit-il, mais dom Anselme, qui a continué à gérer les biens de la comtesse, pouvait vous le faire ouvrir. D'ailleurs les environs sont magnifiques et il y a une bonne lieue seulement de l'abbaye jusque là. " Les discours de M. Dutillot éveillaient en moi toutes sortes de curiosités. Je me rappelais toujours la jeune fille à laquelle avait appartenu le clavecin sur lequel je jouais, et, voyant, à mon grand regret, que son professeur ne me disait rien d'elle, je me sentis assez d'audace pour l'interroger sur ce point. " Au moins, lui dis-je, les défauts que vous remarquiez chez la comtesse de Rameau... " Il m'interrompit : " Ce ne sont pas des défauts, dit-il, ce sont les travers inhérents aux gens de qualité, et j'avoue qu'ils étaient moins désagréables chez la comtesse que chez beaucoup d'autres personnes, que chez ce baron Vanderrit, par exemple, qui n'a rien pour les faire excuser. — Je le comprends, dis-je, mais je voulais vous parler de la jeune fille que vous avez appelée une charmante enfant. Celle-là ne devait pas ressembler à sa mère... — Oh! pour cela, non, reprit-il. Je n'ai jamais rencontré de créature aussi bien douée : la pureté, la bonté même, la délicatesse la plus parfaite, tous les charmes de l'esprit, tous les dons du cœur. Et quel talent de musicienne!... Il fallait entendre comme elle interprétait les psaumes de Marcello! Et à son âge! Certes, qu'elle était charmante, et qu'elle doit être devenue plus charmante encore, car elle avait un peu plus de quatorze ans lorsque je lui donnai mes leçons... Après cela, ajouta-t-il, elle est peut être gâtée à l'heure où je parle, car on se gâte vite dans ce monde-là ; ou elle se gâtera infailliblement, lorsqu'elle sera mariée à quelque hobereau... Que voulez-vous qu'une femme devienne, unie, par exemple, à l'un de ces fils du baron Vanderrit? " M. Dutillot sentit qu'il était en parfaite communion d'idées avec moi, et il ne tarda pas à paraître rassuré sur la suite des indiscrétions qu'il „ avait commises. Je fus bien charmé d'avoir enfin entendu quelque chose de ce qui m'avait tant intéressé. Je savais désormais tout ce que je pouvais savoir. Et que m'importait, après tout, l'histoire intime de dom Anselme, alors même que le respect qu'il m'inspirait ne m'eût pas interdit de m'en occuper ? Du logement des novices, où j'étais encore, rien ne s'entendait dans le reste du couvent. Je pouvais étudier à mon aise, nuit et jour, sans troubler personne. Il fallut songer cependant à me perfectionner dans l'étude de l'orgue, et M. Dutillot lui-même, au moment de retourner à Paris, nous fit connaître un organiste de Bruxelles,"qui, prenant pour motif de faire une retraite à l'abbaye, continua l'œuvre, si bien commencée, de mon éducation musicale. C'était le prieur qui payait tout, et il prétendait que c'était au profit de la communauté, puisque l'incapacité du frère Siméon était notoire Celui-ci, à qui l'on conserva son salaire, et qui resta organiste en titre, n'en conçut pas moins un vif ressentiment de se voir opposer un rival et de devoir lui abandonner, aux jours de solennité, la direction de la musique. Le jubé où se trouvait l'orgue n'avait pas de communication directe avec l'église. On s'y rendait par un couloir qui donnait sur l'étage supérieur du cloître et de là sur la bibliothèque. Il m'était donc très-facile d'y arriver sans être aperçu et sans provoquer l'attention des religieux. C'était souvent pendant les repas et quelquefois dans la nuit que je me livrais à l'étude de l'orgue. Un frère convers m'accompagnait pour faire jouer le soufflet. La nuit, c'était Sylvain qui me rendait ce service, car, sans être transporté du même enthousiasme que moi pour la musique, il prenait intérêt à tout ce qui m'occupait et ne cessait de me témoigner le dévouement le plus absolu. Quand nous nous trouvions ainsi.,seuls, dans le silence de la nuit, avec une petite lampe éclairant mon clavier, en présence de la vaste obscurité qui remplissait le vaisseau du temple, ou lorsqu'un clair de lune jetait ses rayons épars et fantastiques au milieu de ces ténèbres, je m'abandonnais à une émotion irrésistible et les notes prolongées que je tirais du puissant instrument prenaient une force étrange. Dom Anselme avait eu bien raison! Cependant le jour approchait où je devais prononcer mes vœux. J'en étais vraiment heureux ; ma vie n'aurait pu être plus complète. Il n'y eut du reste rien de modifié dans mon existence : je quittai le quartier des novices, mais le prieur eut soin de me faire donner une cellule voisine de la bibliothèque, et- d'où je pouvais aisément me rendre au quartier abbatial. Je n'étais pas tenu non plus de me confondre avec les autres moines sous la règle du couvent. La discipline était d'ailleurs devenue bien peu de chose, mais il y eut à craindre un instant qu'une réforme n'y fût introduite par suite de la nomination d'un nouvel abbé. Cet abbé, que l'empereur consentit enfin à admettre, fut dom Bruno Cloquette, curé de Mel-lery, village des environs. Comment ce ne fut pas le bon prieur qui fut élevé à cette dignité, c'est ce qu'on ne pourrait s'expliquer si l'on ne connaissait les mille intrigues qui agitaient les monastères, compliquées cette fois des intrigues de cour et des influences gouvernementales. Mais ce qui fut plus étrange encore, ce fut de voir ce même abbé Cloquette, choisi par l'empereur, bien qu'il n'arrivât qu'en troisième ligne, comme troisième candidat, se tourner contre l'empereur et se mêler immédiatement de la politique d'opposition antiautrichienne. Le monastère, qui craignait une réforme dans un sens tout différent, retrouva son * calme et son insouciance par l'absence de l'abbé, lequel s'empressa d'aller siéger aux états et de s'affilier au parti révolutionnaire. Dom Anselme reprit la position qu'il avait eue pendant quatre années, et il n'y eut pas plus d'abbé qu'auparavant. Ces événements n'eurent donc aucune influence sur moi et ne changèrent rien à mes habitudes. Le frère Siraéon avait cru le moment propice ; il avait adressé ses plaintes à dom Bruno Cloquette, mais celui-ci ne se souciait guère d'intervenir dans une affaire de ce genre : il avait besoin de dom Anselme et il donna tort à Siméon, qui, compromis désormais par cette dénonciation, se montra aussi humble que possible. Je me remis au travail plus sérieusement que jamais, avec l'ambition de me rendre digne de l'ordre célèbre dans lequel j'étais entré. Le prieur avait voulu que je prisse le nom de dom Placide, qui était déjà le mien pour tout le monde. La bibliothèque occupait tout mon temps en dehors de mes devoirs pieux; mes récréations étaient mes causeries avec le prieur, mes herborisations avec Sylvain et l'étude de la musique. Le dimanche, à la grand'messe, c'était moi qui tenais l'orgue, et, du haut du jubé, je promenais mes yeux avec satisfaction sur ce temple magnifique; les religieux disparaissaient à mes yeux, cachés parles murs de marbre et les grilles dorées qui les séparaient du public; ce public se composait des frères convers, des paysans des environs, de quelques seigneurs, de dames et de demoiselles des châteaux voisins. Lorsqu'il faisait beau, il y avait même beaucoup de monde, et la grande cour de l'abbaye était pleine d'équipages. Je prenais alors un certain plaisir à jouer, au sortir delà messe, un morceau de musique profane : c'était dans les usages, et le public en paraissait enchanté. Je me mettais ensuite debout contre la balustrade du jubé, regardant sortir peu à peu mes auditeurs, et j'éprouvais un peu d'amour-propre à voir les yeux se lever vers moi. Je m'amusais même parfois à retenir mes auditeurs plus d'un quart d'heure après la messe, en jouant quelques airs d'opéras français que l'on ne connaissait guère dans les Pays-Bas. Je n'aspirais pas à d'autres distractions. Ma vie s'écoulait parfaitement paisible et il me semblait qu'il n'y avait rien au monde à désirer de mieux. J'allais de temps à autre, de loin en loin, à Bousval, en ayant soin de ne pas me départir du rôle que je m'étais tracé, et la sœur du baron parais- sait enfin avoir pris son parti de mon indifférence. J'étais pour elle un glaçon que rien ne pouvait fondre, une nature de marbre. Quand elle prononçait mon nom de dom Placide, elle y mettait presque la même intention qu'en prononçant son Monsieur de Voltaire. Quant au baron Vanderrit, il était toujours aussi digne et aussi solennel, ébauchant à peine un sourire lorsque sa sœur parlait avec anxiété des progrès des révolutionnaires français. Cependant les orages politiques grondaient de toutes parts. Parfois le prieur recevait des nouvelles de France qui représentaient la situation comme des plus sombres. C'était naturellement le point de vue des moines de tous ordres : il s'agissait de démêler dans ces appréciations la portée réelle des événements qui se préparaient. Dom Anselme m'en entretenait souvent. Chose étrange, lui qui m'avait démontré la nécessité presque fatale des réformes politiques, il était inquiet maintenant. Était-ce l'appréhension de l'inconnu, qui fait hésiter tout homme sensé à l'approche d'une crise 84 dom placide. même indispensable? Était-ce quelque autre préoccupation qu'il ne me confiait pas ? Je le voyais presque au même instant triste et tourmenté, bu illuminé d'une sorte de joie suprême. De temps en temps s'échappaient de ses lèvres ces mots qù'il se disait à lui-même et qu'il avait déjà prononcés devant moi dans nos premiers entretiens : " Les temps doivent s'accomplir ! " Puis, s'adressant directement à moi, il ajoutait : " Je ne le verrai peut-être pas, moi, quoique les choses aillent vite à cette heure, mais vous en serez témoin, mon ami, vous en serez témoin ! " Il disait encore : " Ils ne s'aperçoivent de rien ici, ni au monastère, ni dans le pays. Ils font une révolution contre la révolution; ils se chamaillent entre eux et ne voient pas la tempête qui approche. " L'abbaye conservait du reste sa tranquillité. L'abbé Cloquette ne s'en mêlait pas et n'y mettait jamais les pieds. Une seule fois il y arriva pour organiser une manifestation contre un pauvre curé de Basse-Wavre qui s'était rallié à l'empereur. Il s'agissait de faire un exemple afin de maintenir les autres curés dans le devoir et de donner à croire que le pays tout entier était hostile aux réformes. On avait convoqué les plus pauvres des paysans qui cultivaient les terres de l'abbaye et les gens de métier qui travaillaient pour les moines : ils arrivèrent dans la grande cour, où l'abbé les harangua et leur fit distribuer de la bière et de .l'argent. Puis ils partirent en vociférant et l'on vint bientôt nous apprendre qu'ils avaient saccagé le presbytère d'où le curé, fort heureusement prévenu, avait pris la fuite. Dom Anselme avait cherché à ramener son abbé à des sentiments tout au moins plus chrétiens, mais il lui avait été répliqué que la chose était convenue dans un conciliabule tenu à Bruxelles, et que rien ne pouvait s'y opposer. Puis dom Bruno était reparti sans même attendre le résultat de l'expédition. Ces scènes m'avaient indigné. Lorsque le prieur revint vers moi, il était vivement ému, et, me prenant les mains avec tristesse: " Vous voyez bien, mon cher ami, me dit-il, qu'une sorte de fatalité égare tout ce monde ! Est-il étonnant que l'on attaque la religion, quand c'est au nom de la religion que se font de tels brigandages? Et les pauvres gens qu'on exploite ainsi ne finiront-ils pas par comprendre qu'on les exploite ? Ne se retourneront-ils pas un jour contre nous-mêmes? Cela donne beau jeu à Monsieur de Voltaire! " Le meunier Lafère avait été l'un des chefs de la manifestation. Tous les moines, sauf Sylvain, avaient quitté ce jour-là leur insouciance accoutumée pour applaudir aux actes de l'abbé. Ils se sentaient vaguement menacés dans leur existence, et s'en prenaient aux causes les plus proches, ignorants du grand bouleversement qui se préparait dans le monde. Le prieur, réduit à l'impuissance, dut se contenir pour ne pas se compromettre et ne pas voir se tourner contre lui-même ces colères aveugles. Je me félicitai vivement d'avoir pu me créer des occupations pour ainsi dire indépendantes, et de m'être tenu à l'écart, abrité et pro- tégé par mon apparente placidité. Je passais, fort heureusement, pour un rêveur en dehors de tout esprit pratique, un amateur de livres, une sorte de maniaque inoffensif. On ne me faisait pas l'honneur de discuter avec moi les choses de la politique. Quant à Sylvain, il était devenu peu à peu le chef de la pharmacie, et on avait trop besoin de ses conseils et de ses secours pour songer à lui chercher noise. L'agitation se calma du reste aisément au sein du monastère. La situation isolée de l'abbaye au milieu des bois, l'éloigneraient des grandes routes, le peu de facilité des communications, l'absence de l'abbé, tout contribuait à faire de Villers une vraie solitude, une sorte de retraite inaccessible. Pendant l'hiver qui suivit, c'est à peine si nous sûmes quelque chose de ce qui se passait dans le reste du pays. Un matin, en me rendant au quartier abbatial, je trouvai dom Anselme dans le plus grand trouble. Il n'avait pas touché à son déjeuner, placé devant lui, et parcourait vaguement des yeux une lettre qu'il tenait à la main et qu'il avait sans doute déjà lue. Sa pâleur m'effraya. Je lui demandai avec inquiétude s'il était malade. " En effet, me dit-il, je ne me sens pas bien... Sortons, ajouta-t-il en se levant, le grand air me remettra. " Il serra ses papiers dans son secrétaire, prit sa coule noire et rabattit le capuchon sur ses yeux. Je l'accompagnai. Nous étions au mois de février; il faisait assez de vent, ce qui, du reste, empêchait toute conversation suivie. Nous nous promenâmes dans le jardin, lui s'arrêtant de temps à autre, distraitement et sans dire mot, devant une plante, devant un espalier en bourgeons. Lorsque je lui demandais s'il se sentait mieux, il me répondait par un oui à peine articulé. Au bout d'une demi-heure environ, il sembla vouloir faire un effort pour m'adresser la parole. " Germain, dit-il en s'arrêtant, mais sans se tourner vers moi, il faudra bientôt tâcher de vous passer de votre clavecin... " Il hésitait et cherchait ses phrases ; sa voix tremblait. Il continua, après une pause : " Ces dames... la comtesse de Rameau et sa fille, vont revenir... Elles vont reprendre leur résidence au château de la Motte. " Cette fois, ce fut moi qui me troublai. Ces personnes auxquelles j'avais si souvent pensé sans les connaître, et en quelque sorte comme à des êtres fictifs qu'il ne me serait jamais donné de rencontrer, prenaient tout à coup une existence réelle ; elles se rapprochaient de moi, je les verrais peut-être! Puis me revint du même coup à l'esprit ce que mon maître de musique m'avait dit d'elles et du prieur... Je regardai celui-ci, heureusement trop absorbé lui-même pour s'apercevoir de mon embarras. Je balbutiai quelques paroles sans suite, auxquelles il ne prit pas garde. Puis, après un nouveau silence qui me parut d'une longueur infinie, il reprit avec un peu plus d'assurance : " La situation se complique en France ; la révolution avance à grands pas. Les paysans ont brûlé des châteaux. La noblesse émigré en masse. Cela devait arriver... " Il s'animait peu à peu. " On le leur dit depuis cinquante ans, et ils n'ont pas voulu entendre! Le vieux monde s'en va... " Il ajouta d'un ton sombre : " Pourquoi faut-il que nous soyons liés à ce vieux monde ! " Il se remit à marcher, puis, s'arrêtant de nou- veau : " Madame de Rameau a réalisé ce qu'elle pouvait de sa fortune... Le reste ne tardera pas à être confisqué. Son frère, le comte d'Hervilly, auprès duquel elle demeurait, est parti pour Coblence avec son fils. Elle viendra ici : nous sommes encore en paix, relativement à la France; nos campagnes du moins sont tranquilles. Puis, le château de la Motte est situé à l'écart : c'est à peine si l'on soupçonne son existence. Les paysans voisins le connaissent seuls, et ce sont de braves gens. " J'écoutais tout cela sans rien trouver à répondre. Dom Anselme avait hâte de finir ce qu'il avait à m'apprendre ; il me quitta bientôt, me laissant en proie à mille pensées nouvelles qui s'agitaient confusément dans mon cerveau. Je m'étais si bien fait alors A ma vie de moine, j'avais déjà si bien pris l'habitude du calme, de la régularité, presque de la quiétude, que je reçus une impression désagréable dô ce que m'avait dit le prieur. J'étais tourmenté, mécontent. Il y avait dans cet état de mon âme une véritable tendance à dom placide. l'égoïsme : je finis par m'en apercevoir. Cette tendance était-elle donc fatale dans les cloîtres ? Quelques jours se passèrent ainsi. Je ne vis presque plus dom Anselme ; il était occupé sans doute à faire préparer le château des dames de Rameau; je crus même remarquer qu'il évitait de me rencontrer. Je n'étais guère disposé non plus à reprendre la conversation au sujet de madame de Rameau et de sa fille : je craignais vaguement d'être indiscret et, d'autre part, je voulais fuir désormais tout ce qui pouvait me faire sortir de ma tranquillité. J'étais moine, après tout, et il m'était interdit de penser aux choses du monde. Sans retourner à mon premier mysticisme ni donner dans une dévotion exagérée, j'attribuais à mes vœux solennels le calme qui était entré dans mon cœur, et j'en remerciais le Ciel avec reconnaissance. Je vis sans la moindre émotion partir mon clavecin; je me disais que j'avais l'orgue, qui convenait mieux à la musique religieuse. En ce moment, l'image de la jeune fille qui avait été si sou- vent présente à mon imagination s'était presque évanouie, et je me prenais en pitié d'y avoir songé pendant si longtemps. Je dois avouer cependant qu'il y avait là un autre sentiment, dont je ne me rendis pas compte tout d'abord. Si l'idéal que je m'étais créé venait de prendre tout à coup une réalité bien imprévue, il était évident que rien ne m'en rapprocherait jamais. Dom Anselme, qui ne m'avait pas mené au château de la Motte pendant l'absence de madame de Rameau et de sa fille, penserait moins encore à m'y conduire maintenant, et lui, qui se gardait si soigneusement de me parler même de ces dames, ne me ferait assurément pas faire leur connaissance. Le mieux et le plus sage pour moi était donc de m'efforcer de bannir toute pensée de ce genre, et je prenais pourun sentiment religieux ce qui n'était qu'un instinct de préservation personnelle : je faisais de nécessité vertu. Des semaines et des mois s'écoulèrent. Je voyais le prieur de plus en plus rarement, je n'allais plus à Bousval, et mes causeries avec Sylvain même étaient devenues sans le moindre intérêt. Je m'adonnais à la culture et à la préparation des plantes en usage dans la pharmacie, et je ne jouais même plus de l'orgue que le dimanche, laissant les offices ordinaires au frère Siméon. Lorsque quelque moine me parlait avec terreur des progrès de la révolution en France, je souriais en répondant : " Elle ne viendra pas nous trouver ici, soyez tranquille! " Et le moine de s'écrier, comme mademoiselle Odile : " Que l'on vous a bien nommé dom Placide! " Cette fois, en effet, je commençais à mériter mon surnom. J'ai toujours eu, depuis, quelque difficulté à me représenter cet état de mon âme. Était-ce l'influence du milieu d'apathie et de vulgarité où je me trouvais alors jeté sans défense, privé de l'appui de dom Anselme? Était-ce la réaction de l'ardeur qui m'avait transporté lors de mon entrée au monastère et qui s'affaiblissait faute d'aliment? Peut-être les deux causes à la fois. Toujours est-il que je crus, en cet instant, toute flamme éteinte en mon cœur. Mais quel réveil! Quelle résurrection imprévue dom placide. et soudaine après cette étrange léthargie ! Comment décrire cet incident, cette fugitive minute de ma vie, qui me rendit tout à coup à moi-même et qui eut tant d'influence sur ma destinée? Je ne puis y penser, même après tant d'années et tant de vicissitudes, sans me sentir ému et bouleversé.- C'était un dimanche de la fin du mois de mai. Il faisait un temps superbe, semblable à celui qui avait présidé à mon entrée au couvent. Je m'étais promené le matin de bonne heure avec Sylvain, et, pour la première fois depuis longtemps, je m'étais senti porté à l'expansion, j'avais subi le charme de ces magnificences de la nature renaissant sous le souffle du printemps. Lorsque je me rendis au jubé, je vis, par une fenêtre donnant sur la grande cour, plusieurs équipages armoriés. Je n'y fis guère attention alors, et d'ailleurs j'y étais habitué depuis longtemps : c'était un but de promenade, en cette saison, pour les châtelains des environs, qui venaient entendre la grând'messe à l'abbaye. J'accompagnai d'abord machinalement, et en pensant à autre chose, les novices et les frères convers qui chantaient les prières du rituel; mais peu à peu je pris en quelque sorte possession de mon instrument, et, pendant que l'officiant prie tout bas, je me mis à traduire en musique ce qui chantait en mon cœur, en me renfermant, selon l'usage, dans un pianissimo en quelque sorte mystérieux. La sortie de l'église me fournissait une autre occasion, dont je m'empressai également de profiter, et mon improvisation fit son effet sans doute, car on ne commença de sortir que lorsque mon morceau fut fini. Ce n'était pas cependant pour le public que j'avais ainsi donné cours à mes sentiments, et ce fut bien distraitement, obéissant à une habitude prise, que je me tins debout contre la balustrade du jubé pendant que mes auditeurs quittaient peu à peu leurs prie-Dieu. En ce moment je crus avoir une vision. Deux dames voilées s'avançaient vers la grande porte de l'église, et par conséquent vers moi, lorsque l'une d'elles, rejetant un instant son voile en arrière, leva jusqu'à moi des yeux d'une douceur ravissante, où brillaient à la fois l'émotion et la curiosité. Ce fut comme un éclair. Je ressentis un choc, une secousse qui agita tout mon être et me fit presque perdre l'usage de mes sens. La vision avait disparu depuis longtemps, l'église était redevenue vide et silencieuse, que j'étais encore cloué à la même place, regardant l'endroit où l'apparition s'était faite et ne me rendant plus compte ni du temps ni du lieu. Je redescendis enfin, en chancelant comme un homme ivre, je me rendis au réfectoire, je m'assis sans toucher à mon repas, je montai à la bibliothèque, j'ouvris des livres sans lire, je retournai au jubé, cherchant toujours et trouvant toujours / devant moi ce regard si pur, si candide, si vif et si doux. Toute la journée, toute la nuit suivante se passèrent ainsi. Je n'osai parler de mon aventure ni à Sylvain, ni surtout à dom Anselme, que, du reste, je ne vis pas du tout ce jour-là. Mais, soudain, en pensant à dom Anselme, je me souvins de la comtesse de Rameau... C'était mademoiselle de dom placide. Rameau, sans aucun doute, que j'avais aperçue : ce ne pouvait être qu'elle. Je me rappelai alors ce que m'avait dit mon professeur de musique, et mon exaltation d'autrefois s'empara de moi de plus belle. Durant toute la semaine je n'eus d'autre préoccupation :j'auraisvoulu presser lamarchedeheures pour arriver plus tôt au dimanche. Les jours et les nuits me parurent d'une longueur insupportable. Et, d'autre part, à mesure qu'approchait le moment si vivement attendu , je me sentais pris d'une agitation extraordinaire. Parfois, je souhaitais qu'un temps affreux pût empêcher les personnes du voisinage de venir entendre la messe à Villers. Puis, je prenais la résolution de me dire malade afin de ne pas devoir tenir l'orgue. Je sentais confusément que mon existence allait se transformer : c'était une révolution que je redoutais, comme on redoute les révolutions sociales. Pourquoi me laisser aller à un sentiment que mes vœux rendaient répréhensible? A quoi bon, d'ailleurs? De quel espoir pouvais-je me bercer? Non, il valait mieux couper le mal dans sa racine, l'étouffer dans son germe.Ma précédente quiétude était seule conforme à ma position et à mes devoirs. J'allai jusqu'à prier le Ciel, avec une ferveur sincère, de me préserver des tentations, de m'aider et de me protéger contre moi-même. Vains efforts ! L'attraction fut irrésistible, et je trouvai, pour triompher de mes objections, une foule de so-phismes. Ces yeux qui s'étaient fixés sur moi durant une seconde continuaient à exercer leur pouvoir fascinateur. Ils reparaissaient dans mes rêves, brillant d'un éclat fantastique. Je n'avais vu que ces yeux : je n'avais pas même remarqué la personne, et il avait suffi de ce regard pour me subjuguer en me rendant incapable de résistance. Le dimanche arriva enfin, et le beau temps revint aussi. Je me rendis en tremblant au jubé, je jetai un coup d'œil dans l'église, mais, soit par suite de mon trouble, soit à cause de la foule qui remplissait le temple, car c'était une fête solennelle, je m'aperçus rien de ce que je voulais voir. J'avais hâte d'être à la fin de la messe, et, pour morceau de sortie, je jouai un prélude de Bach que je connaissais bien, l'un de mes morceaux de prédilection. A peine avais-je lancé la dernière note, que je repris ma place contre l'orgue, interrogeant d'un œil avide l'endroit où s'était produite l'apparition. Deux daines s'étaient déjà retournées, avant de quitter leur place, et échangeaient quelques mots en regardant de mon côté. Puis elles s'avancèrent lentement vers la porte, et, à quelque distance du jubé, l'une d'elles releva son voile comme la première fois, et, comme la première fois, nos yeux se rencontrèrent... Je sentis le même éblouisse-ment, mais l'image avait eu le temps de se fixer dans mon esprit, et je l'y retrouvai bientôt après. Je revis alors ces traits d'une délicatesse extrême, ce teint un peu pâle, d'une blancheur mate que faisait mieux ressortir encore une épaisse chevelure brune, et surtout cette physionomie charmante, d'une expression si fine et si douce, où venaient s'épanouir, pour ainsi parler, toutes les qualités du cœur. Ce souvenir remplit mon âme et absorba toutes mes facultés. Pour m'en nourrir, pour m'en rassasier, je cherchai la solitude. Je restais de longues heures dans les bois, assis au pied d'un arbre, évoquant cette image et la revoyant sans cesse, oubliant maintenant mes scrupules et mes hésitations de la semaine précédente. Qu'avais-je à redouter d'ailleurs? Qu'y avait-il de coupable dans ces pensées? L'attention dont la jeune fille me favorisait était bien innocente. C'était mon talent de musicien qui l'avait impressionnée, et elle en avait même parlé à-sa mère: j'avais pu le remarquer. Si elle levait son voile, c'était sans doute moins pour se faire voir que pour mieux me distinguer, car le jubé était très-haut : je ne pouvais pas, je ne voulais pas y découvrir un symptôme de. coquetterie. Enfin, dans tous ses traits, dans toute sa physionomie respirait un air de si parfaite candeur, de si véritable pureté, qu'elle excluait toute idée condamnable. Ces réflexions me calmèrent et firent rentrer la paix dans mon cœur. Je crus reconnaître que mon émotion avait quelque chose de bienfaisant et qu'elle me rendait meilleur. J'attendis avec plus de confiance le dimanche suivant, et je me remis avec ardeur à l'étude de la musique pour me rendre digne de l'intérêt dont j'étais l'objet. Je me rappelai tout à coup ce que M. Dutillot m'avait dit du talent de musicienne de mademoiselle de. Rameau, et du plaisir qu'elle avait à jouer les psaumes de Marcello. Je ne jouai plus que ces psaumes, et, le dimanche venu, j'en intercalai deux dans la messe même, et je réservai l'un des plus beaux pour la sortie. Je fus amplement récompensé de mon attention. Ses beaux yeux, en se levant sur moi, étaient noyés de larmes et son teint était doucement coloré : j'avais ma provision de bonheur pour toute une semaine. Bientôt ma vie se concentra dans ces instants qui me semblaient des points lumineux, des éclairs au milieu de mon obscure existence. Je ne redoutais qu'une chose : de voir interrompre, par une circonstance quelconque, cette succession de joies si fugitives et pourtant si profondes. Cette crainte se réalisa un jour. Un orage, qui s'était déchaîné dans la nuit du samedi au dimanche, avait sans doute rendu les chemins impraticables : l'église fut presque déserte, et je vis la place des deux dames, cette place que je connaissais si bien, inoccupée pendant la messe. J'en fus si malheureux que je tombai dans une mélancolie des plus sombres : il me semblait que le monde entier disparaissait à mes yeux, et en réalité le monde, pour moi, ce n'était plus que cette furtive impression du dimanche. Il était impossible que madame de Rameau n'eût pas parlé à dom Anselme du plaisir que je faisais à la jeune fille; et pourtant le prieur conti- nuait à éviter tout entretien avec moi. Il y avait là un parti pris suffisamment significatif : le prieur avait évidemment des raisons pour ne point me parler des dames de Rameau. A certains égards je n'en étais pas fâché; je n'aurais su quelle contenance prendre et-je me serais troublé au premier mot. Une partie de l'été se passa ainsi. Je ne vivais que pour l'instant de chaque semaine où se produisait ce que j'appelais en moi-même l'apparition. La jeune fille était devenue pour moi une sorte d'être idéal qui ne pouvait avoir rien de commun avec les choses de la terre. Je me contentais de la savoir là, et je regardais parfois de ce côté pendant la messe même, mais jamais elle ne se retournait; ce n'était qu'au moment de la sortie que nos yeux se rencontraient ; alors, comme elle marchait vers la porte, il me semblait qu'elle se dirigeait vers moi, et cette illusion me faisait toujours tressaillir. Il faudrait peut-être avoir été moine, ou du moins connaître la vie du cloître, pour comprendre dom placide. les transports auxquels j'étais en proie pour si peu de chose. Il faut se représenter aussi que j'avais alors vingt et un ans, que je n'avais jamais aimé, et que mon exaltation naturelle, comprimée ou déviée jusqu'alors, n'attendait qu'une occasion favorable de prendre son essor. Et cette occasion, j'avais d'autant moins de scrupules à la saisir, que rien ne paraissait me faire courir quelque danger. L'absence de communications entre le jubé et le bas de l'église était comme le symbole de la barrière infranchissable établie entre le monde et moi. D'autre part, je n'avais rien dit à personne des sentiments qui m'agitaient; la jeune fille elle-même pouvait fort bien les ignorer. Il n'y avait rien que de fort naturel pour moi à quitter l'orgue, lorsque j'avais fini d'en jouer, pour regarder, du haut du jubé, le public sortir de l'église. Elle surtout n'aurait pu songer à me le reprocher, puisque, évidemment, elle semblait alors me chercher V du regard. Et cette action même devait être des plus innocentes, et provoquée seulement par la curiosité qu'inspire un artiste. Je n'étais plus allé à Bousval et j'avais complètement oublié la famille Vanderrit, lorsque, un jour, je vis les dames de Rameau, qui étaient arrivées un peu tard à la messe, saluer, en passant pour gagner leurs places, une dame en laquelle je reconnus immédiatement mademoiselle Odile. Comme, à l'église de l'abbaye, les femmes se mettaient d'un côté et les hommes de l'autre, je n'eus pas de peine à découvrir également le baron et ses quatre fils qui, en ce moment, suivaient des yeux les deux dames. Cet' incident me jeta dans une foule de réflexions qui bientôt me bouleversèrent. Je me dis que, si j'avais continué à aller à Bousval, j'y aurais certainement rencontré madame et mademoiselle de Rameau, et je me demandai avec anxiété si j'avais à en éprouver de la satisfaction ou du regret. Dès le lendemain, malgré moi, sans me rendre compte de mes intentions, poussé pour ainsi dire par une force irrésistible, je dirigeais mes promenades du côté de Bousval. Je n'aurais pas mis les pieds au château, je n'aurais pu expliquer d'ailleurs ni ma visite ni ma longue absence, mais j'éprouvais un vague désir de rencontrer soit le baron, soit l'un de ses fils en tournée de chasse. Je composais avec ma conscience. Ce que je souhaitais sans me l'avouer ne tarda pas à arriver. Ce fut le baron lui-même que j'aperçus et qui vint vers moi en s'écriant : " Ah! parbleu, mon cher dom Placide, je ne savais ce que je distinguais là de noir et de blanc à travers les arbres. Que devenez-vous donc qu'on ne vous voie plus à Bousval? Ce n'est pas bien d'oublier ses amis. Ma sœur ne cesse de demander après vous. Elle dit que vous êtes un sauvage... " Je ne sais quels prétextes je trouvai à invoquer ; je les avais formulés d'avance, mais je m'embarrassai si bien dans mes excuses que le baron m'interrompit. " A tout cela, je ne comprends pas grand'chose, me dit-il. Mais, puisque vous voilà,je vous emmène au logis, où vous vous expliquerez avec ma sœur. " Force me fut de le suivre : son amabilité m'en faisait une loi, et, au fond, c'était bien ce que je désirais. Mademoiselle Odile poussa des exclamations diverses en me voyant, mais elle avait surtout l'air satisfait. J'eus soin, de mon côté, de paraître un peu plus aimable qu'auparavant. Il me semblait que ma conduite, réellement ingrate, m'en faisait un devoir, mais j'avoue qu'il y avait aussi dans ma manière d'agir une arrière-pensée... Dom Anselme m'avait conseillé naguère d'être habile, et je n'y ! 12 . dom placide. avais réussi qu'à moiti4 : voici que tout d'un coup je sentais naître et se développer en moi une habileté merveilleuse... J'eus bien soin de ne pas trop prolonger ma visite ; je devais avoir l'air pressé et je devais aussi me faire désirer. Mais je promis de revenir, et mademoiselle Odile, en me reconduisant jusqu'à la porte extérieure, me fit renouveler plusieurs fois ma promesse. Je n'avais garde d'y manquer. Quelques jours après, je me rendais de nouveau à Bousval, non sans une certaine appréhension. Je craignais d'y trouver les personnes qui précisément m'intéressaient le plus. J'eus une sensation de soulagement en ne voyant que la famille Vanderrit réunie sur la terrasse devant le salon. Le baron me salua avec bienveillance et les quatre fils imitèrent leur père sans trop se déranger, tandis que mademoiselle Odile, se levant de sa chaise avec une sorte d'impétuosité, vint au-devant de moi en disant : " Venez donc, cher dom Placide, plaider vous- même votre cause. Il y a une heure à peine, nous étions ici en grande discussion à cause de vous. Mes neveux, qui sont fort collets montés sans qu'il y paraisse, vous accusaient de transformer la messe en concert du grand monde en y introduisant de la musique profane. Mon frère ne disait rien, selon son habitude... — Mais, dit le baron en l'interrompant, je ne suis pas assez musicien... — C'est bon! continua mademoiselle Odile. Je prenais, moi, chaudement votre défense, plus par amitié pour vous, je dois en convenir, que par conviction. Mais il y avait ici deux dames que vous ne connaissez pas et qui m'ont appuyée d'une façon victorieuse... Vous ignorez sans doute, dom Placide, que les femmes raffolent de vous?... Cela vous est égal, n'est-ce pas? " Elle avait dit cette dernière phrase avec une intention qu'elle cherchait évidemment à rendre malicieuse, mais c'est à peine si je m'en aperçus, tout entier à l'idée que deux dames étaient là, parlant de moi et faisant mon éloge. Deux dames ! je devinais assez quelles étaient ces dames. Je me remis toutefois et j'allais, comme on m'y conviait, plaider ma cause, lorsque mademoiselle Odile reprit : " Savez-vous ce que disaient mes neveux? ^uc M. Dutillot, qui avait été votre maître etle leur, ne savait que des airs d'opéras français. Mais ils oubliaient que mademoiselle de Rameau avait aussi pris des leçons de M. Dutillot ; il aurait fallu voir comme elle leur a répliqué! — Mais, ma tante, dit alors l'aîné des Vanderrit, nous n'avions rien dit de désobligeant pour M. Dutillot. — C'est donc un mérite de ne connaître que les opéras français. D'ailleurs vous vous trompiez, et fort singulièrement, puisque mademoiselle de Rameau vous a montré que ce que vous preniez pour des opéras français était de la musique italienne et de la musique d'église. " Puis, se tournant vers moi : " Elle leur a joué les mêmes morceaux sur le clavecin,et devinez ce qu'ils ont trouvé à répondre? Vous ne vous en douteriez pas. Que cela paraissait plus religieux sur le clavecin que sur l'orgue... Mais c'était une galanterie, car ils sont galants, mes neveux,... également sans qu'il y paraisse. — Oh ! ma tante, dit l'un des jeunes barons, vous êtes méchante aujourd'hui. — Je suis méchante quand on attaque mes amis. — Je vous prie de croire, dit M. Vanderrit en m'adressant la parole, que tout ceci n'a été qu'une simple conversation. C'est ma sœur qui a mis dans ce débat une vivacité... ! -— Je n'étais pas seule à prendre la chose ainsi, dit mademoiselle Odile ; mademoiselle de Rameau a été non moins vive que moi, et cela prouve que j'avais raison, puisque mademoiselle de Rameau est excellente musicienne et qu'elle n'a aucun motif de défendre dom Placide, qu'elle ne connaît pas. — Je suis très-heureux, dis-je, d'avoir été aussi bien soutenu, et je vous en remercie bien sincèrement. Je crois que j'aurais mauvaise grâce, après cela, à discuter encore la question, lors même que je n'y serais pas directement intéressé. Mademoiselle Odile loua ma modestie, et l'entretien en resta là. Je ne sais plus ce qui se dit ensuite, car ce qui venait de m'être raconté m'avait fait une impression extraordinaire, et j'avais hâte de me retrouver seul avec mes pensées. A peine eus-je quitté Bousval que je fus pris d'une gaieté folle. J'allais d'un pas leste et allègre, chantonnant sans y penser et riant tout haut en me rappelant l'animation de mademoiselle Odile, l'embarras du baron, l'air piteux des jeunes gens. Mon cœur me semblait si léger que je croyais le sentir sauter dans ma poitrine. J'aurais volontiers couru comme un enfant, sauté les haies et grimpé sur les arbres. Sans cesse je me répétais : " Oui, c'est elle, c'est mademoiselle de Rameau, et elle a parlé de moi, et elle a prononcé mon nom, et elle a pris ma défense ! " Cette idée me causait une joie expansive et presque délirante. J'aurais voulu en faire confidence à quelqu'un; mais il était trop difficile à dom placide. présent de mettre Sylvain au courant de cette succession de sentiments dont j'avais gardé le secret. Longtemps je me promenai, cherchant dans le mouvement physique un dérivatif à mon agitation morale, „et, lorsque je regagnai enfin ma cellule, je ne pus encore, de toute la nuit, ni dormir, ni rester couché, ni môme demeurer un seul instant en place. Ce ne fut que dans une nouvelle promenade, après matines, que la fraîcheur de l'air commença à me calmer un peu. \ X Cequi me rendait fort heureux encore, c'est que, lorsque je rencontrerais la comtesse de Rameau et sa fille à Bousval, ce qui arriverait un jour, la présentation serait faite, et que je ne serais plus un étranger pour elles. Nous aurions même tout de suite un sujet de conversation qui n'avait rien d'embarrassant pour moi. Cette rencontre, à laquelle je pensais si souvent, ne pouvait cependant pas avoir lieu de sitôt. Je n'osais pas trop multiplier mes visites à Bousval, surtout après être resté si longtemps sans les reprendre, et il fallait en outre que le hasard amenât les dames de Rameau précisément le même jour et à la même heure. Ce fut mademoiselle Odile qui hâta ce moment, avec une véritable bienveillance, mais sans se douter, naturellement, de la portée de ses actes. " Je veux, me dit-elle, vous faire faire la connaissance de vos admiratrices. Les dames de Rameau ont promis de venir nous voir après-demain : tâchez de venir également, vers cinq heures. Vous pourrez vous retirer quand vous le voudrez, car il arrivera peut-être d'autres personnes encore : c'est notre jour de réception, ou du moins le jour où l'on est sûr de nous trouver, et vous n'êtes pas de ces abbés du grand monde que l'on rencontre à Bruxelles dans les salons de la haute société. " Je promis d'être exact, en ayant soin de ne pas montrer trop d'empressement, bien que mon cœur battît à se rompre. Jamais le te'mps ne me parut plus long que pendant les deux journées que j'eus à passer avant cette entrevue qui me charmait et m'effrayait tout à la fois. Je ne pus me mettre à rien. A peine avais-je ouvert un livre, que ma pensée s'égarait et que je retombais dans mes rêveries. Je composais d'avance mes traits, mon maintien, mes paroles. Je cherchais à prévoir ce qu'on me dirait, ce que je devrais répondre. Il se faisait dans mon cerveau un travail prodigieux. Plusieurs fois je fus sur le point d'envoyer dire à mademoiselle Odile que des affaires imprévues me retenaient au monastère. Pourquoi donc avais-je été au devant de telles aventures, si peu compatibles avec l'état que j'avais embrassé? Puisque les choses étaient aussi loin, il me fallait les accepter, les subir, mais je me promettais, après cette entrevue, de me remettre à l'étude et de renoncer à mes chimères, même les plus innocentes. Voir un instant cette jeune fille, la contempler, l'entendre, et rentrer ensuite dans le silence et l'obscurité! Cette résolution prise me donna quelque courage. Je fus à Bousval à l'heure indiquée. Il n'y avait, dans le salon donnant sur la terrasse, que la sœur du baron, qui vint à" moi avec sa vivacité ordinaire. " Je vous attendais, me dit-elle; je n'ai pas voulu accompagner mon frère et mes neveux qui sont allés à la rencontre de ces dames au bout du jardin et qui les ramèneront ici pendant que le carrosse gagnera la remise en faisant le tour du parc. " En ce moment même, j'entendis un bruit confus de voix et le grincement du sable de l'allée sous les pieds de plusieurs personnes. Puis, je vis apparaître M. Vanderrit donnant le bras à une dame en laquelle je ne reconnus pas tout d'abord madame de Rameau parce qu'à l'église elle conservait toujours son voile. Derrière eux venaient les quatre fils du baron, empressés tous les quatre autour d'une jeune personne qui leur répondait en riant. Cette vue me fit une impression singulière, presque douloureuse. Était-ce là mon idéal, cette belle demoiselle toute mondaine s'amusant des propos galants de quatre jeunes gens sans cœur et sans cervelle? Sans doute, il y avait aussi dans do m placidî mon désappointement un sentiment de jalousie inconsciente : mes oreilles bourdonnaient, j'étais près de me trouver mal. J'eus heureusement quelques secondes pour me remettre, tandis que la société gravissait les marches qui conduisaient du jardin à la terrasse. " Voici mon ami dom Placide, dont nous parlions l'autre jour ensemble, dit mademoiselle Odile en s'adressant à la dame. Dom Placide, permettez-moi de vous présenter madame la comtesse de Rameau ainsi que mademoiselle Berthe de Rameau, nos voisines de campagne. " Je vis alors de près pour la première fois les personnes qui occupaient depuis longtemps une si grande place dans ma pensée. La comtesse était une femme de quarante ans, fort belle encore, mais plus vieillie que ne me l'avait dit M. Dutillot. Elle avait une toilette de campagne, fort simple : la mode, en ce temps-là, abandonnait les mises recherchées et guindées de l'époque précédente. Les cheveux de la comtesse, tombant en boucles abondantes derrière la tête, étaient encore cependant 124 dom placide. à demi poudrés. Mais je fis à peine attention alors à la mère : mademoiselle de Rameau m'éblouissait. C'était la jeunesse, la grâce, la fraîcheur dans leur charme le plus exquis. Un grand chapeau de paille à larges bords, qu'on appelait un Paméla, tempérait à peine par son ombre l'éclat de ce teint d'une blancheur de neige. Les cheveux, bouclés comme ceux de sa mère, étaient bruns et semblaient se dorer au soleil de reflets ardents. Le visage était d'une finesse extrême, la bouche ravissante, esquissant le plus aimable sourire. Mais les yeux surtout m'attiraient, me fascinaient, ces yeux que j'avais contemplés si souvent, le dimanche, depuis tant de' semaines, ces yeux d'un bleu clair, limpide, pour ainsi dire transparent, au regard si profond et si doux! Elle était plutôt petite que grande, mais admirablement prise dans sa taille élégante et souple. Son corsage, rayé noir et jaune, à manches serrantes et à basques, était presque entièrement couvert du haut par un ample fichu de mousseline blanche. Tout l'ensemble exerçait une séduc- tion irrésistible, et il ne fallait pas être moine pour en être frappé, car il était visible que les fils du baron Vanderrit cédaient à la même influence. Mon émotion était à son comble, mais elle pouvait heureusement être mise sur le compte de la modestie, car la comtesse, en ce moment, m'accablait d'éloges. " Dom Anselme m'a beaucoup parlé de vous, me disait-elle; c'est moi qui l'ai fait parler... Vous nous procurez, à ma fille et à moi, de bien grandes jouissances. Nous adorons la musique, la bonne musique, et il y avait longtemps que nous en étions privées... Dom Anselme m'a dit aussi que vous êtes un savant, un botaniste, que sais-je? que vous avez beaucoup lu et qu'à votre âge vous êtes déjà l'une des lumières de l'ordre. Il est temps que les bernardins reconquièrent leur ancienne renommée : il faut se garder de justifier les attaques des philosophes. Tout cela était dit du ton le plus affable; je n'était pas assez au courant des usages du monde pour y discerner ce qui appartenait à la pure politesse. Je me sentais réellement touché, et je me confondais en remercîments, lorsque je crus remarquer que l'aîné des Vanderrit glissait en ricanant quelque chose à l'oreille de la jeune fille ; elle secoua la tête en souriant, mais sans répondre, et, s'avançant à son tour vers moi, elle me dit d'une voix dont le timbre me fit tressaillir : " Je me joins à ma mère, monsieur, pour vous remercier du plaisir que vous nous faites. Nous avons eu le même maître, ce qui explique sans doute la conformité de nos goûts en musique. — Il faut croire, dit alors mademoiselle Odile, que ce n'est pas M. Dutillot qui est cause de cette conformité, puisque mes neveux sentent tout autrement. " Les jeunes Vanderrit ne trouvèrent rien à répondre, mais l'aîné eut un sourire mauvais qu'il voulait rendre railleur et qui me fit une sensation désagréable. On entra dans le salon. Mademoiselle Odile et la comtesse de Rameau continuèrent avec moi une conversation dont elles firent tous les frais ; le baron, assis près de nous, écoutait ou faisait semblant, tandis que mademoiselle de Rameau, se débarrassant de son chapeau, formait avec les jeunes gens un groupe qui ne tarda pas à s'animer etd'où partaient de temps en temps de longs éclats de rire. C'était ce groupe qui, malgré moi, attirait toute mon attention; je répondais comme un automate aux questions qui m'étaient directement adressées ou j'accompagnais les paroles de ces dames de quelques réflexions banales, mais mon esprit était de l'autre côté chv salon. Une seule fois, les regards de la jeune fille s'attachèrent sur moi comme ils le faisaient à l'église, et ce fut comme un soulagement dans le martyre que j'endurais, comme un rayon dans ma nuit. Fuis vinrent d'autres personnes. Ce fut un monsieur et une dame d'un certain âge avec leur fils. Tout le monde se leva pour les recevoir ; le jeune homme alla augmenter le cercle des jeunes gens dont mademoiselle de Rameau était le centre ; les parents se rapprochèrent de nous, et la conversation prit avec les nouveaux venus un autre cours 128 dom placide. auquel je me trouvai tout à fait étranger. Ma position devenait de plus en plus embarrassante. Je me levai sans rien dire, partant, comme on dit, à la française, mais j'aurais voulu du moins rencontrer encore une fois le regard qui m'avait un instant fait tant de bien. Mademoiselle de Rameau, accaparée par la petite cour qui l'entourait, ne me vit même pas. Je sortis désespéré. J'avais hâte d'être seul, seul avec ma pensée, seul avec mon malheur. Je montai rapidement le chemin creux, et, quand je fus parvenu sur le plateau, n'ayant pour témoins que les grands horizons perdus dans la brumedu soir, je m'arrêtai, essuyant d'une main mon front ruisselant de sueur, tandis que de l'autre je comprimais les battements de mon cœur. Malgré moi s'échappa de ma poitrine un rire amer, sarcastique, pareil à ce rire qu'avait naguère dom Anselme. La crise se termina par des sanglots. Je me tordais sous l'empired'unmal inconnu, violent, terrible. Puis, tout à coup, le calme me revint. Je regardai fixement du côté du château dont je distinguais encore la haute tourelle. Autour de moi régnaient le silence et la solitude : là-bas, sans doute, on riait toujours, sans s'être aperçu de mon départ. " Pauvre moine! m'écriai-je, être misérable et déclassé ! qu'allais-tu donc chercher dans cette société? qu'espérais-tu ? Tu es jeune, et tu n'as pas de place parmi les jeunes ; tu es homme, et l'on te considère comme une sorte d'abstraction en dehors de tout ce qui constitue la vie humaine! Et quelle risible ambition, quel pitoyable orgueil de prétendre te rapprocher de cette créature adorable, de croire que tu serais pour elle quelque chose!... Retourne à tes livres, grand savant ! Cultive tes simples, grand botaniste! Joue de l'orgue le dimanche pour" le plaisir des belles dames ! mais reste au fond de ton couvent, et termines-y tes jours, en paix avec ta conscience, oubliant le monde autant qu'il t'oublie! " Je me remis peu à peu : l'air du soir rafraîchissait mon front. Je regagnai à pas lents le monastère, m'arrêtant parfois pour réfléchir à tel ou tel dom placide. détail de ma visite qui revenait se classer dans ma mémoire. Je pensai beaucoup au regard que mademoiselle de Rameau m'avait jeté un instant, mais pouvais-je y attacher quelque signification? Je devais avoir bientôt disparu de son esprit, puisqu'elle n'avait pas même remarqué le moment de mon départ. Ma nuit fut horrible, pleine de visions confuses et de cauchemars affreux. Lorsque je rencontrai, le matin, Sylvain, je devais être fort pâle, car il me demanda si j'étais malade. Je n'osai pas lui faire de confidences : tout ce qui m'arrivait restait dans un cercle de sentiments intimes pour ainsi dire en dehors de toute réalité. C'était ma malheureuse imagination qui avait donné un corps à ces fantômes. " D'ailleurs, me dis-jc, en manière de conclusion, maintenant tout est fini. " Quelle allait être nia conduite le dimanche suivant, dont deux jours me séparaient encore ? % Ma première idée fut de ne plus me placer debout près de l'orgue, après la messe, pour voir défiler l'auditoire. Mais comment cette abstention serait-elle interprétée ? Je n'avais ni le droit de témoigner quelque rancune, ni un motif plausible de changer de conduite. Madame de Rameau avait été pour moi fort aimable, et il y aurait de ma part plus que de l'outrecuidance à ne pas me contenter de ce que la jeune fille avait ajouté aux paroles de sa mère. Je ne changeai donc rien à ma manière d'agir; je me trouvai même assez calme en rencontrant le regard "de mademoiselle de Rameau qui me parut ce qu'il avait toujours été, aussi expressif et aussi sympathique. Je vis aussi la famille Vanderrit et les personnes qui étaient venues plus tard à Bousval ; puis je crus remarquer que tout ce monde se disposait à se réunir à la sortie de l'église. Cette dernière observation me rejeta un instant dans un véritable désespoir. Mon imagination suivait mademoiselle de Rameau au milieu du groupe de jeunes gens qui lui faisaient cortège. J'eus toutefois le courage de ne pas regarder dans la cour et de rentrer immédiatement à la bibliothèque ; mais là les sanglots me reprirent avec violence. La crise passée, je sortis au grand air en me disant de nouveau : " C'est fini, maintenant c'est fini. Je n'y penserai plus. J'ai toute une semaine pour redevenir enfin dom Placide. " Peu à peu je parvins à envisager nia situation plus froidement. Sans me faire encore une raison et sans prendre mon parti, j'entrevis l'espoir d'y arriver quelque jour. Je n'avais rien à me reprocher, rien à regretter : une sorte de fatalité avait tout amené. Parfois pourtant je me disais que- c'était mon ambition de devenir moine à Villers qui était cause de tout ; mais, si j'étais resté au village,étais-je bien sûr que mon humeur inquiète et mon imagination m'auraient laissé en repos? N'aurais-je pas eu d'autres occasions de me tourmenter? Si je n'étais pas fait pour être moine, étais-je fait davantage pour rester paysan? La paix du cloître n'était-elle pas venue, au contraire, arrêter cette effervescence de sentiments et me garantir contre moi-même ? La crise que je traversais me sembla une épreuve, et peut-être une épreuve nécessaire. Je me rappelai avec bonheur ces vers du Polyeuctc de Corneille : Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu, Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu. 134 dom placide. Le soir je me trouvai assez calme, déjà presque résigné; je pus même dormir, et dès le lendemain je me remis au travail, je compulsai mes livres, je les annotai, comme j'en avais pris l'habitude. La fatigue venue, je me rendis au jardin de la pharmacie, où je trouvai Sylvain entrain de recueillir des semences. Je l'aidai, tout en causant avec lui de choses indifférentes, fort satisfait intérieurement de moi-même. Dom Anselme, faisant sa tournée dans le monastère, entra également dans le jardin, échangea avec nous quelques mots, puis, au bout de peu d'instants, me dit : " Je voudrais vous parler, Placide; allons à la bibliothèque. " Ces paroles étaient dites du ton le plus naturel et pourtant elles me plongèrent dans une vague anxiété. Vingt fois, cent fois le prieur m'avait pris ainsi à part pour me parler de l'une ou de l'autre chose qui pouvait avoir quelque intérêt pour lui ou pour moi, mais, en ce moment, je n'étais pas assez remis de mes émotions récentes pour ne pas être facilement troublé. Ce trouble fut bien plus grand encore, et je faillis perdre contenance, lorsque dom Anselme, après s'être assis et m'avoir fait signe de m'as-seoir, me dit avec un certain tremblement dans la voix : " Vous avez vu à Bousval la comtesse de Rameau et sa fille?" Je balbutiai un " oui " presque timide. Il me semblait que j'étais en faute. Le prieur me regardait fixement comme s'il avait voulu lire dans ma pensée, mais son visage avait une expression de bonté, presque de tristesse. Je ne tardai pas à me rassurer. " Pourquoi ne m'avoir rien dit? ajouta-t-il. — Je ne vous vois presque plus, répondis-je. — C'est vrai, dit-il ; je vous néglige, mon enfant, et j'ai tort. — Oh! ne prenez pas cela pour un reproche. — Plainte ou reproche, vous avez raison ; nous sommes devenus presque étrangers l'un à l'autre ; notre intimité s'est trouvée fatalement interrompue... " Il soupira profondément et garda un instant le silence. Je n'avais rien à répondre, en proie moi-même à toutes sortes de pensées. Ce fut lui qui reprit la parole. " Madame de Rameau m'a dit qu'elle désire vous voir; elle veut que je vous conduise chez elle. " Il me regardait toujours, et cette fois mon trouble fut à son comble, mais il n'eut pas l'air de s'en apercevoir et continua : " Elle pense que vous pourrez être utile à sa fille, qui se trouve ici un peu isolée, en lui prêtant de la musique et des livres. " Je ne sais ce qui se passa en moi en ce moment, mais je me sentis pour ainsi dire pris de vertige. Ce rêve, auquel j'avais eu. tant de peine à renoncer, se représentait à moi, s'imposait en dépit de tout. " J'ai essayé de faire quelques objections, dit-il encore, mais la comtesse a une puissance de volonté...invincible...D'ailleurs, vous avez fait maintenant votre apprentissage du grand monde dans la famille Vanderrit, et votre rôle ici sera bien plus facile, plus agréable... La comtesse et sa fille sont des personnes d'un esprit cultivé, d'un tact parfait, et vous avez vous-même, à défaut d'expérience, les délicatesses du cœur, l'honnêteté... dans le vrai sens du mot. " Les paroles du prieur ressemblaient à une exhortation. Elles étaient si bien en harmonie avec ce qui se passait dans mon âme, que je répondis, sans penser à la portée de mes expressions : " Oh! je suis résigné! " Il me regarda avec plus d'intérêt encore et plus de bonté, devinant peut-être ce que je voulais dire. Je rougis, puis, me remettant un peu, " Oui, mon bon dom Anselme, lui dis-je, je comprends tout ce que vous me dites, et vous me comprenez aussi... Je sais bien, je sais trop bien que ce n'est pas Germain Lillois que l'on invite, que c'est, non pas même un homme, mais un être sans conséquence, qui deviendrait un monstre s'il s'avisait d'avoir un cœur. Je sais cela, je l'ai appris, et c'est ce qui me faisait vous dire que je suis résigné... Vous pouvez être bien tranquille. " Dom Anselme me prit les mains affectueusement, sans dire un mot. Il soupçonnait sans doute suffisamment ce qu'il m'aurait trop coûté de lui révéler. Notre intimité d'autrefois renaissait soudain. " Eh bien, reprit-il, puisqu'il en est ainsi, il vaut mieux ne pas laisser à l'imagination le temps de se reconnaître. Partons tout de suite. — Tout de suite! m'écriai-je avec terreur. — Oui, oui, croyez-moi... Croyez-en votre ami " ajouta-t-il avec un accent qui me fit venir les larmes aux yeux. Nous partîmes. L'automne était à son plus beau moment : les arbres se coloraient de teintes fau--ves, ardentes, qui tranchaient sur le vert foncé des prairies; une légère brume voilait les lointains; mais les oiseaux ne chantaient plus et un silence morné régnait au fond des bois. Nous avions plus d'une lieue à faire à pied, mais par un pays des plus pittoresques. Notre amitié retrouvée nous avait, à l'un et à l'autre, épanoui le cœur, et nous causâmes comme autrefois. Je racontai au prieur mes visites à Bousval, je lui en dis tout ce que je crus pouvoir dire sans divulguer le secret même de ma pensée, et sans doute sa perspicacité n'en exigeait pas davantage. A son tour, il me parla du château de la Motte et des personnes qui l'habitaient. Il me répéta ce que je savais déjà par M. Dutillot de la construction de cette jolie résidence, véritable fantaisie d'artiste. " Le comte de Rameau, ajouta-t—il, avait, comme on dit vulgairement, une pierre dans le ventre : il ne songeait qu'à bâtir.- Mais, malgré son bon goût, il avait aussi une pierre à la place du cœur, car il négligeait fort sa femme, la comtesse Claire, comme nous l'appelions familièrement, que tout autre que lui eût adorée à genoux... " Ces derniers mots de dom Anselme furent prononcés avec une animation qui me frappa. Sans doute, il voulut atténuer l'effet qu'il avait produit, car il se hâta d'ajouter : " Ce n'est pas qu'elle soit sans défauts... Née d'une famille essentiellement aristocratique,élevée 140 dom placide. dans un milieu où régnent tous les préjugés, elle est hautaine,capricieuse, et vous ne tarderez probablement pas à vous en apercevoir; mais vous devinerez aussi combien ces travers étaient peu sensibles sous le charme que respirait tout son être. Ce charme, vous l'avez déjà remarqué dans sa fille : vous pouvez du moins vous en faire une idée. " Je crus entendre un soupir s'échapper de sa poitrine. Il s'arrêta un instant, puis reprit, en hésitant un peu : " Pour moi, je vous l'avoue, et j'aurais à présent quelque peine à vous le cacher, car je me trahirais sans le savoir, je suis demeuré jusqu'aujourd'hui soumis à l'empire que la comtesse Claire exerçait sur tout son entourage... " Les indiscrétions de mon maître de musique me revinrent en mémoire. Cette humilité, cette lâcheté qu'il avait remarquées chez dom Anselme en présence de la comtesse s'expliquaient maintenant, comme s'expliquait aussi l'extrême réserve que dom Anselme avait mise à me parler de madame de Rameau, obligé qu'il eût été de m'avouer sa faiblesse. Le chemin que nous suivions s'élargit tout à coup en une sorte de clairière bordée d'arbres magnifiques au bout de laquelle apparut un castel moderne, garni de deux ailes en avant-corps et d'une tourelle gracieuse. " Voilà le château de la Motte, me dit le prieur. Vous voyez qu'on ne soupçonnerait pas son existence derrière ce bout de forêt que nulle route ne traverse. C'est une véritable retraite en temps de révolution ou de guerre. Au delà du château sont des jardins étagés dominant une vallée ombreuse qu'habitent quelques paisibles paysans tout dévoués à leur châtelaine... Car cette femme impérieuse, ajouta-t-il avec intention, sait se faire aimer. " Nous entrâmes dans la cour qui s'ouvrait devant la façade, entre les deux ailes. D'un côté, à droite, étaient les écuries et les remises; de l'autre était la chapelle. La porte cochère donnait sur un vestibule, au bout duquel se voyaient les jardins en terrasses, et à gauche de ce vestibule était située l'habitation proprement dite, que l'on remarquait à peine du dehors. Le tout avait cet air coquet, avenant, distingué du style Louis XV. Le salon où l'on nous fit entrer avait des encadrements à rocailles, des trumeaux ornés de peintures champêtres, et un ameublement de bon goût, d'aspect agréable et pour ainsi dire hospitalier. Le château de Bousval était une grange à côté de celui-ci. Par les fenêtres garnies de vitres de Venise, on apercevait les parterres de fleurs,Tes statues de marbre blanc et les balustrades à jour qui semblaient compléter cet ensemble. Je crus être transporté dans une féerie, et l'apparition des deux dames dans ce milieu fait pour elles acheva l'illusion. Ce fut mademoiselle de Rameau qui se présenta la première. Elle avait les cheveux flottant en boucles et portait une robe de soie noire des plus simples faisant d'autant mieux ressortir l'élégance de sa taille et l'éclat de son teint. " Que vous êtes bon, dom Anselme, dit-elle avec une effusion charmante, et de ce timbre de voix qui m'avait déjà si vivement impressionné, que vous êtes bon de venir ainsi tout de suite après notre demande! — Oui, dit madame de Rameau en arrivant à son tour, lorsque je vous invitai hier, au sortir de la messe, à nous amener dom Placide, je craignais, à voir votre maintien , que je n'eusse commis quelque indiscrétion... Votre temps est précieux, ajouta-t-elle -en s'adressant à moi, vous avez des occupations sérieuses ; mais vous pouvez vous dire que vous faites un acte de charité en procurant quelque distraction à de pauvres recluses confinées dans cette Thébaïde. — La Thébaïde présente un certain confort, dit le prieur en souriant. — Ce n'en est pas moins un désert, reprit-elle. Vous autres moines, habitués à la vie du cloître, vous ne connaissez pas ces besoins, ces propensions qui nous rendent la société si nécessaire. Nous étions, en Bourgogne, au milieu d'une famille nombreuse, de voisins charmants : ici, nous ne trouvons, — à part vous, dom Anselme, que je mets hors de cause, — que les Vanderrit, et il faut avouer que c'est assez peu de chose. Le baron avec son mutisme solennel, mademoiselle sa sœur avec ses vivacités intempestives, et messieurs ses fils qui nous énumèrent les pièces de gibier qu'ils ont abattues, ce ne sont pas là de bien grands agréments. " Ce commencement de conversation eut pour moi quelque chose de bienfaisant qui me mit aussitôt à l'aise. Les dames de Rameau ne s'étaient donc pas réunies aux Vanderrit, la veille, au sortir de la messe : c'était, au contraire, à moi, à moi seul qu'elles pensaient en ce moment. Et ces Vanderrit n'avaient pas même leurs sympathies, puisqu'on en faisait un sujet de plaisanterie. Cette découverte me causa une joie qui se trahit bientôt clans mes paroles. Je pris part à l'entretien avec une véritable expansion, je m'animai, en ayant soin toutefois de me rappeler toujours qui j'étais et à qui je parlais. La bienveillance de la comtesse m'enhardissait, mais surtout la vive at- tention dont j'étais l'objet de la part de mademoiselle de Rameau me donnait une surexcitation singulière, un enivrement qui semblait doubler mes facultés. J'eus plus d'esprit, plus d'entrain et en même temps plus de tact que je ne m'en étais jusque-là cru capable. En un mot, je ne m'étais jamais senti si moi-même. Y avait-il, de ma part, un désir de plaire? Majs d'ordinaire de telles préoccupations paralysent, surtout à l'âge ou j'étais alors. Je croirais plutôt que la crise que je venais de traverser avait en quelque sorte coupé ma fièvre, et quèla résignation avec laquelle j'avais désormais accepté ma position me permettait de me livrer sans arrière-pensée. Je n'en ressentais pas moins profondément l'influence qu'exerçait sur moi la présence de mademoiselle de Rameau, et je m'y abandonnais avec d'autant plus de bonheur et de confiance. Son regard, son sourire, le son de sa voix me procuraient une sensation de bien-être, exempte de trouble et d'agitation. J'ignore combien de temps dura cette entre- 146 dom placide. vue ; je n'avais plus la perception de la durée. Je vivais d'une vie nouvelle, la vita nuova du Dante; j'étais transformé. Dom Anselme lui-même, qui me connaissait bien cependant, me regardait avec un étonnement mêlé de joie. Il semblait fier de son élève, de son ami. La comtesse était enchantée : j'avais été pour elle plein de prévenances et de respect. Quant à la jeune fille, je ne sais ce qui se passait dans son âme et je crus même lui avoir déplu, car elle avait fini par mettre dans ses paroles une réserve singulière; mais ses yeux si doux, constamment attachés sur moi, avouaient au moins que je ne lui étais pas indifférent. Lorsque vint le moment du départ, la comtesse nous dit : " Vous ne pouvez faire deux fois cette route à pied; d'ailleurs la soirée s'avance. Je vais faire atteler la carriole : Urbain vous conduira. N'oubliez pas, dom Placide, que vous avez promis de revenir. — Et de m'apporter de la musique, ajouta mademoiselle de Rameau. — Vous serez toujours sûr de nOus trouver dans la. matinée jusqu'à deux heures. Plus tard, nous sortons parfois pour voisiner, comme on dit dans mon pays. — Vous n'êtes donc pas si recluses que vous le prétendiez, dit le prieur. — Oh! répliqua la comtesse en haussant légèrement les épaules, de la petite noblesse ou des bourgeois enrichis ; pas une personne sortable. " Quand nous fûmes installés dans la carriole, qui dut faire le tour par Court-Saint-Etienne pour gagner l'abbaye, " Vous avez entendu, me dit le prieur, les dernières paroles de la comtesse. Comprenez-vous qu'une femme aussi distinguée ait d'aussi mesquines préventions? — Ces dames n'en sont pas moins fort aimables, lui dis-je. — Et vous avez été aimable aussi, mon ami. — Vous n'avez rien à me reprocher? — Absolument rien. — En ce cas, je suis satisfait. " J'étais satisfait, en effet, j'étais content de moi. Et, pourtant, je ne pus fermer l'œil de toute la nuit. Les moindres incidents de la visite, les moindres paroles de la conversation me revinrent successivement à la mémoire, et surtout je la revoyais toujours, elle, la " charmante enfant "; je me redisais, comme pour m'en convaincre, que j'avais été assis près d'elle, tout près d'elle, au point de sentir le frôlement de sa robe; qu'elle m'avait parlé, que je lui avais répondu, que plusieurs fois même je l'avais fait rire. Puis je me souvenais qu'elle m'avait appelé Monsieur. Jamais on ne m'avait dit cela. J'avais été Germain Lillois ou Germain tout court, puis frère Placide et dom Placide ; Monsieur, cela ne se disait pas à un moine. Jetais donc quelqu'un pour elle! Je me promis bien pourtant de ne retomber ni clans mes illusions, ni dans mes agitations. Je m'étais si bien trouvé de la sérénité que j'avais conquise depuis la veille, que je comprenais la nécessité d'y persévérer, même dans l'intérêt de ma situation nouvelle. Cependant une idée me tourmenta : n'avais-je pas été trop loquace, n'avais-je pas fait parade de mon savoir et ne pouvait-on pas m'accuser de vanité ? Je confiai mon scrupule à dom Anselme qui s'empressa de me rassurer. " On vous invitait pour cela, dit-il : vous ne pouviez faire autrement. Vous avez dû voir, du reste, qu'on prenait plaisir à vous entendre. Il s'agit maintenant de continuer à mériter la bonne opinion qu'on a conçue de vous. Vous étiez hier ce 10 i 50 dom placide. que vous êtes réellement, ce que vous seriez toujours si notre misérable organisation sociale vous permettait d'occuper la place qui vous revient. — Vous êtes pour moi plein d'indulgence... — Non, reprit-il, je vous connais, voilà tout, et, si je vous parle ainsi, c'est que je sais précisément que vous n'êtes pas un vaniteux. En vous menant chez les dames de Rameau, je n'ignorais pas la responsabilité que j'allais encourir, mais j'ai en vous pleine confiance. — Et cette confiance, je la justifierai, j'en serai digne ! lui dis-je avec force. — Maintenant, n'attendez pas trop longtemps pour retourner à la Motte; ne vous faites pas désirer, " ajouta-t-il avec un fin sourire. Je ne demandais pas mieux que de suivre ce dernier conseil, dicté par une profonde observation du cœur humain, et, dès le second jour, je me dirigeai vers la demeure de la comtesse. La promenade quej'avais à faire contribua à me procurer le calme que je m'étais imposé, et pourtant, à la vue de mademoiselle de Rameau, je me sentis enveloppé de nouveau de ce charme indéfinissable que respirait toute sa personne. Je fis un appel suprême à mes résolutions et je parvins à me remettre bientôt, mais j'avais vu la jeune fille détourner la tête pour cacher une rougeur subite qui envahissait son visage, et j'en éprouvai véritablement plus de peine que de joie. Madame de Rameau m'accueillit comme une ancienne connaissance. J'avais apporté avec moi la partition du Richard Cœur de Lion, de Grétry, qùè ces dames ne connaissaient pas encore, et que j'avais eu la patience de copier. " Quel magnifique manuscrit! s'écria la comtesse, cela vaut les plus belles copies de Jean-Jacques Rousseau. " Puis, suivant la pensée que ce nom lui inspirait, elle ajouta : " Il eût mieux fait de passer tout Son temps à ce métier-là qu'à composer ses élucubrations sociales sur la prétendue égalité parmi les hommes. — L'Emile, cependant, dis-je en hésitant un peu, trouve sans doute grâce devant vous, madame ? — U Emile renferme de belles choses, répondit-elle; Anselme me le fit lire peu de temps après la naissance de ma fille, et- j'en ai été alors vraiment enthousiaste, je l'avoue à ma honte, car, dans ce livre même, que d'absurdités ! — Sans doute, la .fin surtout... — Oh! je ne parle pas même de ce qui frappe tout le monde. Mais, tenez, que dites-vous de ce procès en règle fait aux fables de la Fontaine ? — Il s'élève contre l'habitude de faire apprendre ces fables par cœur aux petits enfants. — Vous n'ignorez pas que Fénelon, que vous aimez tant, les donnait comme leçons à son élève, le fils du dauphin? Moi, je les ai recommandées à ma fille, et Berthe les aime, comme vous les aimez aussi, j'en suis sûre. C'est le véritable esprit français dans ce qu'il a de plus fin et de plus délicat. — Je suis heureux, madame, de vous entendre parler de ces choses littéraires en si parfaite connaissance de cause, et je suis enchanté d'être, sur ce point, absolument de votre avis et de l'avis de mademoiselle. —: C'est plutôt nous qui pouvons nous féliciter d'avoir rencontré dans cette solitude un homme instruit. " Mademoiselle de Rameau, que sa mère mettait de moitié dans sa causerie, ne tarda pas à y intervenir directement en me montrant sa bibliothèque, ses livres de prédilection, et je reconnus à ces témoignages irrécusables une éducation parfaite. Elle eut peu à peu plus d'abandon, un enjouement plein de grâce, et trahit sans y penser les trésors de son intelligence. J'eus soin toutefois de ne pas trop prolonger ma visite, je craignais de m'imposer, et je m'arrachai à l'entraînement en » promettant de revenir bientôt. Ma discrétion fut appréciée, je l'appris par dom Anselme, qui m'en félicita, et je pris la ferme résolution de ne jamais m'en départir. Je ne pouvais rien désirer de plus heureux que la continuation de ces relations charmantes : c'étaient des occasions si simples et si naturelles de la voir, de l'entendre, de l'approcher, d'échanger avec elle quelques pensées, de lui rendre quelques petits services, de me faire estimer d'elle, de mériter sa sympathie!... Mon rêve, hélas! ne pouvait aller plus loin. Mes visites se multiplièrent cependant, peu à peu, plus que je n'en avais eu le projet. La comtesse Claire ne cessait de me répéter que c'était œuvre de charité, et ces dames, en effet, ne pouvaient plus même, à cause du mauvais temps, compter sur leur messe du dimanche à l'église de Villers. J'en arrivai à me rendre au château de la Motte à peu près deux fois par semaine. J'y allais à pied, et la carriole me ramenait. Je ne laissais pas non plus de faire de loin en loin une visite aux Vanderrit : je craignais que mon abstention complète de ce côté ne fût mal interprétée. Enfin je mettais toute mon étude, j'employais toute la circonspection dont j'étais capable à éloigner les périls qui auraient pu troubler mon existence nouvelle. Mademoiselle Odile avait bien lancé contre les dames de Rameau quelques pointes qui étaient des symptômes de jalousie, mais le calme parfait que j'avais su conserver avait arrêté sa verve. Quant aux jeunes barons, ils n'avaient pas assez d'esprit pour m'en vouloir réellement. J'étais aussi, en-quelque sorte, rassuré maintenant à l'égard de mademoiselle de Rameau elle-même. L'impression que j'avais faite sur elle semblait s'être, sinon dissipée, du moins modifiée en ce sens qu'elle n'éprouvait plus en ma présence ni trouble ni émotion. Elle était tout bonnement heureuse et s'abandonnait à spn bonheur avec une confiance, une sécurité qui révélaient la pureté de son cœur. Pour rien au monde je n'eusse voulu provoquer chez elle quelque appréhension ou même la faire songer à ce que nos relations pouvaient avoir d'anormal à certains égards. Bien souvent on me laissait seul avec elle, le matin surtout, pendant que la comtesse était encore à sa toilette, mais j'avais encore plus de soin alors de conserver le même ton, la même manière d'être, afin de n'éveiller en elle aucune pensée qui pût l'alarmer. Pourquoi cette période de vrai bonheur devait-elle être de si courte durée? Étais-je fatalement dom placide. condamné aux agitations, aux souffrances morales ? Une parole dite par hasard, mais une parole qui était pour, moi une lumière soudaine et imprévue, vint changer ma félicité en misère. On était au commencement de novembre, le mois noir, comme l'appellent les paysans, mais c'est à peine si je fis attention à la tristesse de la nature en gagnant à travers les bois, comme d'habitude, le château de la Motte. Je trouvai les daines assises près d'un feu ouvert dont la clarté luttait avec l'obscurité du jour. " Nous avons reçu des nouvelles de Coblence, me dit la comtesse, et de bien tristes nouvelles ! C'est la guerre qui commence. Les émigrés ont fait cause commune avec les princes étrangers; ils s'organisent, ils rentreront sans doute en vainqueurs en France, mais que de sang il faudra répandre! Et combien des nôtres^ seront sacrifiés avant le rétablissement de l'ancien régime ! Mon frère, ne pouvant payer de sa personne, a permis à son fils de prendre les armes... Il faut bien qu'un jeune homme,qui a vingt-six ans maintenant etqui a été déjà deux années au service de son roi, se dévoue pour la cause... Pauvre Charles! il est plein d'ardeur, plein d'espoir... Écoutez ce qu'il m'écrit : " ... Avant un an d'ici, ma chère tante, nous " avons rétabli le roi dans tous ses droits, écrasé " à jamais la révolution, et je vous ramène en " triomphe à notre château de Bourgogne, vous " et mon aimable cousine. " \ " Il faut savoir, continua madame de Rameau, que mon neveu est vivement épris de Berthe. Nous serons heureux, mon frère et moi, de voir s'accomplir ce mariage et nous obtiendrons aisément les dispenses de Rome. Mais Berthe m'a priée de la laisser jouir encore un peu de sa vie de jeune fille, et je n'ai pas eu le courage de la contraindre. C'est une enfant gâtée que ma fille, vous avez dû vous en apercevoir. Elle allait se décider cependant à épouser son cousin, et tout était convenu, lorsque se sont produits les derniers événements et il n'a plus été possible d'y songer en pareille circonstance. " La foudre fût tombée à mes pieds que la com- motion n'eût pas été plus forte. Je restai muet, bouleversé, en proie à une douleur étrange. La comtesse continua à parler sans faire attention à moi, et le demi-jour qui régnait dans la chambre me favorisa d'ailleurs fort à propos. Quant à mademoiselle de Rameau, lorsque je me hasardai, par un suprême effort, à lever les yeux sur elle, je vis dans son regard une compassion et presque une tendresse qui me pénétra jusqu'au fond du cœur. Je me débattis bien longtemps au milieu de ces émotions tout opposées. J'aurais voulu être bien loin, être seul... et je ne sus que devenir lorsque la comtesse me demanda mon opinion sur la guerre qur se préparait entre l'émigration et le mouvement révolutionnaire. Comment jerépondis, comment je soutins même la conversation, en parlant sans doute pour ne rien dire,c'est ce que je n'ai jamais pu me rappeler depuis. Je n'étais préoccupé que de chercher un prétexte pour m'en aller. Feindre un mal subit était puéril et pouvait d'ailleurs donner à penser. Invoquer des occupations urgentes valait un peu mieux, et j'usai du moyen dès que je crus pouvoir le faire; mais je me mis, sans y penser, en contradiction avec moi-même, en refusant la carriole et en préférant retourner à pied. J'avais besoin d'air et de mouvement : je me sentais suffoquer. On me laissa enfin partir, et ce fut pour moi commeune délivrance lorsque je me retrouvai dans la forêt. Cette fois la nature était en harmonie avec mes sentiments. Les arbres, presque dépouillés, étaient fouettés par une brise âpre qui se changeait parfois en rafales violentes ; mes pieds froissaient des feuilles desséchées et, par les éclaircies, j'apercevais au loin l'horizon brumeux et morne. Je m'assis sur un des talus qui bordent le sentier, et, me prenant la tête dans les deux mains, je me mis à pleurer amèrement. Puis je réfléchis. " Moi, me disais-je, qui me croyais quelqu'un aux yeux de cette dame de qualité !... Avec quelle aisance, quel laisser-aller elle parlait devant moi de ce mariage, à mille lieues dépenser qu'elle me déchirait le cœur ! Sa fille a compris, elle ! Elle a trop compris peut-être !.,. Hélas ! de l'un comme de l'autre côté, je n'ai que du malheur. Etre bizarre que je suis ! je me plains de l'indifférence de l'une, de l'intérêt de l'autre. Et qu'ai-je à souhaiter? Que voudrais-je enfin ? " Que me fait, à moi, en définitive, qu'elle soit aimée de son cousin, qu'elle finisse même par l'épouser? M'est-il permis de l'aimer, moi? M'est-il permis de me faire aimer d'elle? Tout nous sépare ; si même je n'étais pas devenu moine, je ne serais qu'un fils de paysan. La comtesse a bien raison de ne faire aucune attention à moi, de me compter pour rien : je ne suis rien !... " Mais ce n'est pas à moi que je dois penser, c'est à elle, c'est son bonheur que je veux, et, puisque je ne puis le lui donner, c'est son bonheur sans moi, loin de moi. Que je serais coupable de l'en détourner ! De quel horrible égoïsme je ferais preuve ! Je n'ai pas assez pensé à cela quand j'ai accepté de nouer ces relations. Je me suis cru très-fort, je me suis cru, dans mon orgueil, supérieur à la nature humaine, et voici' que je tombe, au premier choc, dans un abîme de misère. Et, pour comble de chagrin, elle l'a remarqué, elle, et elle va concevoir pour moi une commisération qui peut la conduire à un sentiment plus tendre. Mal- ! heureux que je suis !... " • Je rentrai à l'abbaye en proie à une fièvre violente. J'attendis le soir avec impatience : je ne voulais pas qu'on me crût malade. Je me couchai sans pouvoir dormir. J'étais mécontent de moi-même, et j'avais des accès de désespoir pendant lesquels je me cramponnais à ma couchette en sanglotant comme un enfant. Lorsque enfin, épuisé, abattu, je m'assoupissais par intervalles, le cauchemar s'emparait de moi : je voyais le cousin de Berthe arriver au château de la Motte, en habit de général ; il descendait de cheval, rayonnant; sa tante lui tendait les bras et lui disait : " Voici ta fiancée! " Moi, j'étais là aussi, avec ma robe de laine blanche, mais on ne faisait nulle attention à moi : tous les yeux étaient pour ce beau militaire à l'air fier et triomphant. " Embrasse donc ta fiancée, lui disait la comtesse, tu es digne d'elle maintenant. " Le jeune homme s'approchait de Berthe, rougissante, heureuse... Je me réveillais alors en sursaut, ayant peine à distinguer la réalité du rêve, et je me remettais à sangloter sans pouvoir me contenir. Cette nuit me parut ne devoir jamais finir. J'entendis sonner toutes les heures au clocher de l'église et les intervalles me semblaient d'une longueur insupportable. S'il est vrai que les battements du cœur servent à l'appréciation instinctive de la durée, la précipitation de ces battements multiplie le temps qui s'écoule. Je n'attendis pas le jour pour me lever. Je voulais aller respirer l'air sans être vu, en passant comme d'ordinaire par la pharmacie. Le bon Sylvain y était déjà, préparant quelque drogue pour un moine malade. En présence de cet homme laborieux, tout entier à ses devoirs et à son dévouement, j'eus honte de mes rêveries toutes personnelles, de mes exaltations stériles. Je n'avais d'autre excuse que de me dire malade moi-même, et j'en avais en effet toute l'apparence. Je pris un calmant et je me rendis à la bibliothèque, qui était toujours mon' refuge. Machinalement, presque par habitude, j'ouvris la Vie de Fénelon, publiée, quelques années auparavant, par le cardinal de Bausset, et que je m'étais empressé de faire acheter. J'avais lu et relu cet ouvrage, où je trouvais maint exemple à suivre et dont tant d'épisodes me rappelaient mes sentiments, mes aspirations, mes luttes même. Mon attention se porta sur cette mission du Canada que le jeune Fénelon avait voulu entreprendre, tant pour échapper aux séductions du monde que pour imiter les premières prédications chrétiennes. Cette abnégation et cet enthousiasme me transportèrent. Je retrouvai ma ferveur de novice, mes illusions généreuses, mes ardeurs de prosélytisme, et pendant quelques instants j'oubliai mes perplexités actuelles. Je fermai le livre pour mieux penser, et mon imagination m'emporta aussitôt dans ces régions lointaines. J'y vivais de la vie des apôtres, faisant le bien, initiant les sauvages aux plus consolantes vérités de la religion, parcourant les grandes forêts et les vastes prairies, affrontant mille dangers, mais en paix avec moi-même et trouvant enfin le moyen de calmer toutes mes agitations par cette activité féconde et bienfaisante. Cette espèce de diversion me fut salutaire. Je n'avais point pris de résolution, je ne voulais m'ar-rêter à aucun projet, mais j'avais découvert une issue à ma misérable situation, je redevenais maître de ma destinée. Pendant tout le jour je songeai à cette existence imaginaire, idéale, mais, lorsque au milieu de cette rêverie se présentait l'image de la jeune Berthe, tout disparaissait devant elle et je perdais soudain la suite de mes idées. " Pourquoi partir, me disais-je alors, pourquoi fuir le bonheur? Ai-je quelque danger à courir? Nul ne soupçonne ce qui se passe en moi. C'est son intérêt à elle qui doit seul me guider, et rien ne m'indique encore qu'elle ait pour moi autre chose qu'une sympathie fort innocente. Il sera bien temps de prendre un aussi grand parti lorsque je verrai poindre en elle une affection qui la rendrait malheureuse. Jusqu'à ce moment, qui ne viendra peut-être jamais, que je n'ai pas le droit de prévoir, au moins je pourrai la contempler de temps à autre, respirer l'air qu'elle respire, me sentir vivre de cette vie du cœur, qui est la seule véritable. " Il me fallait retourner à la Motte : mon départ avait eu, malgré mes précautions, quelque chose d'étrange, et mon absence trop prolongée contribuerait à fortifier cette mauvaise impression. D'ailleurs j'étais calme maintenant, comme après toutes mes crises, et capable d'observer de sang-froid ce qu'il m'importait de connaître. La comtesse n'avait rien remarqué et ne s'était aperçue de rien; elle était trop préoccupée des nouvelles qu'elle avait reçues et elle y pensait encore. La conversation reprit sur ce sujet comme si elle n'avait pas été interrompue. Je répondais tant bien que mal; je n'osais trop regarder la jeune fille, dont les yeux s'étaient.fixés sur moi, dès mon arrivée, avec une expression qui me troublait. " Voici un rayon de soleil, dit tout à coup mademoiselle de Rameau en se tournant vers la fenêtre : il faut que j'en profite pour demander à dom Placide le nom d'une fleur que j'ai aperçue tantôt. — Va, mon enfant, dit la comtesse, mais prends ta fourrure, car je t'ai encore entendue tousser cette nuit, et tu pourrais t'enrhumer davantage. " C'était évidemment un prétexte ingénieux imaginé par la jeune fille pour se trouver un moment seule avec moi. Une vive émotion m'envahit, mais, à peine fûmes-nous dans le jardin que l'embarras de Berthe fut plus grand que le mien. Elle ne savait comment entamer le sujet dont elle voulait m'entretenir, et elle y songeait sans doute, en oubliant le motif qu'elle avait donné à notre promenade. " Ma mère est fort triste, dit-elle enfin. — La chose est bien naturelle, répondis-je. — Elle aime beaucoup son frère et son neveu, et... c'est ainsi que lui est venue cette idée de mariage... Mais c'est une chose impossible. — Pourquoi donc? — Je n'aime pas mon cousin. " Je ne pouvais me dissimuler qu'elle avait remarqué ma peine et que son intention était d'en détruire la cause. Je fus touché jusqu'aux larmes, et, n'écoutant que mon cœur, je ne pus m'empêcher de lui dire avec élan : " Que vous êtes bonne! — Bonne! Pourquoi bonne? Parce que je n'aime pas mon cousin ? " Elle se mit à rire. Je restai interdit ; je m'étais laissé aller à une irrésistible expansion, oubliant un instant toute prudence et me trahissant en dépit de toutes mes résolutions. Elle avait eu heureusement plus de présence d'esprit. On a bien raison de-dire que, dans les situations délicates, les femmes sont toujours supérieures aux hommes ; il n'y a jeune fille si naïve qui n'en remontre à l'homme le plus sûr de lui-même. " Rentrons, dit-elle, il fait réellement un peu froid. " Je la suivis au salon et je pris bientôt congé de ces dames en refusant de nouveau la voiture. Je prétendis que ces promenades me faisaient le plus grand bien, et c'était en effet un puissant dérivatif au tumulte de mès pensées. Mais combien ces pensées étaient différentes de celles qui m'avaient tant bouleversé l'avant-veille! Je revis la place où je m'étais assis pour donner un libre cours à mes pleurs, et je crus avoir vécu un siècle depuis ce moment. Ce n'est pas cependant que je me sentisse heureux : j'étais d'abord fort mécontent de moi-même et ma conscience me faisait de vifs reproches ; puis, en m'efforçant même de ne voir que de la pitié dans les paroles de Berthe, je me disais que cette pitié pouvait prendre sa dom placide. source dans un sentiment plus profond, encore inconscient sans doute, mais qui se développerait peut-être, et devant lequel je me trouverais sans force, sans résistance. C'est cette idée surtout qui portait le trouble dans mon âme. La petite ruse même à laquelle la jeune fille avait eu recours pour se trouver seule avec moi témoignait de la forte préoccupation dont j'avais été l'objet pendant ces deux jours, et cela mettait entre nous un mystère commun qui était presque de la complicité. Longtemps mes esprits restèrent dans une confusion, dans un chaos dont je souffrais horriblement. De quelque manière que j'eusse à considérer les choses, je me trouvais coupable. Mon caractère religieux, la confiance de mademoiselle de Rameau, la promesse que j'avais faite au prieur, tout aggravait ma situation. Il eût été indigne de rejeter la faute sur la jeune fille, de me représenter comme la victime d'une séduction :-c'était bien à moi, lorsqu'il en était temps encore, d'agir, c'est-à-dire de m'éloigner. Mais à ce sujet un combat terrible se livrait dans mon cœur. Si le jour où j'avais vu, du haut du jubé, ces deux beaux yeux se lever vers moi, on m'eût dit qu'il me serait possible de me faire aimer de cette jeune fille, je serais devenu fou de joié; et maintenant que l'aube de cet amour commençait à éclairer ma nuit, je détournais la tête et je fuyais ! Contradiction bizarre, je préférais l'illusion à la réalité ! Anxieux, indécis, je changfeais de résolution à chaque ' heure, à chaque instant. La lutte dura longtemps, plusieurs jours, ne me laissant nulle trêve, nul repos. Puis enfin le devoir l'emporta, mon plan fut tracé, et, maître de moi-même, j'allai trouver dom Anselme. Mon visage portait sans doute la trace de mes récentes angoisses, car le prieur me regarda avec une surprise qui se changea immédiatement en tristesse. ." Mon cher dom Anselme, lui dis-je, j'ai à vous informer d'une grave détermination que j'ai prise, après y avoir mûrement réfléchi, je vous prie de le croire. Vous déploriez naguère que l'esprit de dom placide. prosélytisme religieux dont j'étais animé n'eût plus aujourd'hui de raison d'être. Le vieux monde s'écroule, m'avez-vous dit souvent, les réformes se propagent avec rapidité, déjà les ordres monastiques vont être supprimés en France.... Peut-être tout cela ne durera-t-il pas, et n'est-ce qu'une crise, un moment d'arrêt, mais, pendant ce temps, mon ardeur reste stérile, je suis inutile au monde et à Dieu..." Il y a pourtant eilcore des parties de la terre où je pourrais remplir ma mission comme les premiers apôtres, prêcher l'Évangile comme il y a dix-huit siècles. Je suis jeune et fort, j'ai du courage : laissez-moi partir pour l'Amérique. Il y a encore là des populations sauvages et misérables pour lesquelles les vérités de notre foi ne sont pas un anachronisme. " Dom Anselme m'avait écouté avec une attention croissante : il cherchait dans mon maintien, dans mes yeux, le sens réel de mes paroles. " Partir... pour l'Amérique ! s'écria-t-il, quitter votre pays, votre famille.... — Un moine n'a ni famille ni patrie, dis-je avec, amertume. — Me quitter, moi, qui vous aime ! — Oui, vous quitter.... mais... pour rester digne de votre amitié. " Dom Anselme fit un mouvement comme si un éclair venait de briller à sa vue. Il garda un instant le silence, puis deux grosses larmes roulèrent dans ses yeux. Il m'avait compris. " Tu as raison, dit-il, il faut partir. " Puis, comme s'il obéissait à une impulsion irrésistible, il s'avança vers moi, me prit dans ses bras et me serra avec force contre sa poitrine, en murmurant d'une voix étouffée : " Tu es un noble cœur! " J'étais profondément ému. Dom Anselme m'avait deviné, et il avait la délicatesse de ne pas m'amener à des confidences douloureuses. Il s'était établi soudain entre nous une sorte de courant sympathique. C'était aussi la première fois qu'il me tutoyait. Certainement rien de ce qui se passait dans 174 dom placide. mon âme ne lui était caché, car il reprit tout à coup : " Tu n'as encore rien dit de ton projet aux dames de Rameau ? — Non, dis-je en balbutiant. — C'est bien.... Veux-tu que je me charge de les en informer ? Tu pourras ensuite aller leur faire tes adieux.... Il faut que tu leur fasses tes adieux. " Il appuyait sur ce mot : il faut. " J'en ai bien l'intention, lui dis-je d'une voix faible. — Oui, cela vaut mieux.... Et... tu es tout à fait décidé ? — Oui. — C'est bien... c'est très-bien, " répéta-t-il comme s'il se parlait à lui-même. J'attendis avec anxiété le résultat de la visite de dom Anselme. Depuis que je lui avais parlé, que j'avais reçu sa chaleureuse approbation, ma résolution s'était affermie et elle était désormais inébranlable. J'aurais voulu toutefois me soustraire à cette terrible épreuve d'une dernière entrevue,. mais je concevais que les devoirs mêmes du cœur autant que ceux du monde me l'imposaient absolument. Dom Anselme vint enfin me trouver dans la dom placide. bibliothèque, où nous étions toujours sûrs de ne pas être dérangés, aucun moine de l'abbaye n'ayant jamais ouvert un livre depuis son noviciat. " La chose est faite, dit-il : tu peux aller maintenant à la Motte quand tu le jugeras à propos. Ces dames sont préparées à recevoir tes adieux. — Préparées! dis-je, assez étonné de cette expression. — Je pourrais dire résignées... Il s'agit de la comtesse Claire, reprit le prieur. Chose étrange, n'est-ce pas? c'est elle qui ne voulait pas entendre parler de ton départ. Je t'ai dit comme elle est tenace dans ses désirs et ses volontés. Quant à Berthe, elle n'a pas ouvert la bouche; elle semblait un peu ahurie ; elle était fort pâle... elle est malade depuis quelques jours. — Malade! m'écriai-je tout saisi. — Ce n'est rien, je pense : un peu de rhume-dans cette saison!... La comtesse disait que tu és fou de songer à convertir les sauvages, et qu'elle a besoin de toi... pour la distraire. Son égoïsme avait une naïveté presque comique. " Qu'allons-nous de- " venir ici pendant l'hiver qui commence ? s'écriait-" elle. Les Vanderrit eux-mêmes nous délaissent " pour aller passer trois mois à Bruxelles. Seules " ici, mon Dieu ! pendant que les nouvelles qui " nous arrivent nous jettent dans de mortelles " inquiétudes ! Mais dites au moins à votre jeune " ami qu'il attende jusqu'au printemps. Est-ce un " moment, d'ailleurs, pour se mettre en route ? " J'ai eu toutes les peines du monde à la convaincre que je n'avais pas d'action sur toi; que, si je te refusais, tu t'adresserais à l'abbé dom Bruno Clo-» quette, ou que tu- partirais sans autorisation, à la faveur du trouble où est la maison-mère en France. Voyant son obstination, je suis allé jusqu'à lui faire éntendre (mais ceci dans l'antichambre, pendant qu'elle me reconduisait, et de manière à ne pas être entendu de Berthe) qu'une si grande intimité entre sa fille et toi pouvait être mal interprétée par le monde qu'elle fréquentait. Elle m'a interrompu par un éclat de rire que je crois entendre encore. " Une intimité avec ce petit paysan! " s'est-elle écriée, et il y avait dans son regard un orgueil, un dédain qui m'a blessé profondément, non pas seulement pour toi, mais pour moi-même. Car, si tu n'es qu'un petit paysan, je ne suis, moi, qu'un petit bourgeois. " Dom Anselme eut en ce moment son rire à lui, que je n'avais plus entendu depuis longtemps. Il parut ensuite se perdre dans ses pensées. " J'aurais pu lui répondre tant de choses! reprit-il comme s'il se parlait à lui-même. J'aurais pu lui dire que l'amour ne connaît point ces distinctions sociales, et que même, indépendamment du véritable amour, il y a les caprices, les entraînements, les surprises du cœur. Combien de grandes dames, et des plus fières, ont eu de ces moments d'enivrement et d'oubli! " Il s'arrêta, et, me regardant tout à coup, " Je parle d'une façon générale, dit-il. Mais, comprends-tu cela ? Voilà une femme d'esprit et de cœur, de tact et de jugement, infiniment plus instruite qu'on ne l'est dans son monde : tu as pu l'apprécier; et, d'autre part, malgré toutes les qualités qu'elle se plaît à reconnaître en toi, tu n'es et tu ne seras jamais à se$ yeux qu'un petit paysan. Chose plus curieuse encore, ce n'est pas même ta profession de moine qui lui semble un obstaçle à une intimité quelconque, c'est ta naissance. Ton habit te rapprocherait d'elle, au contraire:noblesse et clergé s'entendent... C'est, comme tu l'as dit, ton habit qu'on reçoit, non ta personne. — Je savais tout cela, mon père, et c'est ce qui me faisait vous dire que j'étais résigné. Je ne me suis jamais trompé, soyez-en sûr, à l'égard de l'affabilité, de la cordialité même que me témoignait madame de Rameau. Ce n'est pas pour cela que j'ai résolu de quitter l'Europe.^ —• Oh! je te raconte cela comme autre chose, dit le prieur, et parce que tu es homme à pouvoir tout entendre. Maintenant que tu sais à quoi t'en tenir, va voir ces dames, puisque la politesse l'exige... Je n'ai aucune recommandation à te faire. " Je n'étais guère d'humeur, après cela, à me retrouver en présence de la comtesse, mais je ne pouvais partir sans voir Berthe : il y aurait eu presque lâcheté de ma part à me séparer d'elle ainsi. Je me rappelai que souvent, en allant de fort bonne heure au château de la Motte, je trouvais la jeune fille seule au salon, tandis que sa mère était encore à sa toilette. Je me persuadai bientôt qu'il y avait même une sorte de franchise à affronter en ce moment pareille entrevue, tandis qu'en présence des deux dames réunies je pouvais me retrancher adroitement dans des formules de politesse toutes faites et sans signification précise. Hélas! je m'étais exagéré mon courage. J'avais cependant bien composé mon rôle et ce fut avec une véritable assurance que je pénétrai, à la suite du domestique, dans le salon où était mademoiselle de Rameau ; mais, à peine eus-je vu sa pâleur, ses traits abattus, ses yeux cernés, brillant cette fois d'un éclat fiévreux, que je perdis contenance. Je ne m'attendais pas à ce changement, et je me dis aussitôt que j'y étais pour quelque chose. Avec plus d'intérêt et plus d'effusion que ne le permettaient mes desseins, je m'informai de sa santé : un sourire triste et doux fut sa seule réponse; elle avait hâte d'aborder du sujet de ma visite Elle le fit d'abord avec un calme qui m'étonna et me donna le change. Elle discutait mes raisons, tranquillement, presque froidement. Ne pouvant me convaincre, elle me demanda l'ajournement imaginé par la comtesse. Cet hiver serait si vite passé, et elles allaient se trouver si isolées, sa mère et elle! Il y aurait, de ma part, autant de charité chrétienne à m'occuper d'elles qu'à m'occuper des sauvages. Je répliquais sur le même ton, me montrant aussi bon, aussi affectueux que je le pouvais sans me laisser fléchir. " Que vous êtes cruel! s'écria-t-elle tout à coup avec un accent de douleur vraie qui me fit tressaillir. — Cruel!... " répétai-je ne sachant quoi répondre. Elle se leva, marcha vers la bibliothèque, prit un livre que je ne distinguai pas tout d'abord et l'ouvrit en le feuilletant d'une main tremblante. Je la regardais faire. Quand elle eut trouvé le passage qu'elle cherchait, elle s'approcha de moi qui étais 12 resté assis, prit le livre d'une main de manière à cacher le haut de la page, et me montra, de l'index de l'autre main, une ligne, un vers... Je lus : L'absence est le plus grand des maux. C'étaient les fables de la Fontaine, c'était la fable des Deux Pigeons. Notre situation était semblable, en effet; elle y avait pensé, mais elle n'avait pas voulu y faire une allusion trop directe ; elle n'avait pas même osé prononcer le vers qui résume si bien les angoisses du pigeon délaissé. Jamais je ne ressentis d'impression plus forte. Jamais aveu ne fut fait avec plus de réserve, avec plus de pudeur. Une joie immense pénétra soudain tout mon être. Je me levai avec élan, les bras étendus... Elle laissa échapper le livre et, se couvrant la figure de ses deux mains pour cacher sa rougeur, courut s'asseoir de l'autre côté de la chambre, la poitrine haletante. " Partez!.,. Laissez-moi seule! " dit-elle d'une voix étouffée. Je restais indécis, ne pouvant me résoudre à la quitter dans un pareil moment. Elle ôta alors les mains de son visage, les joignit dans l'attitude de la prière, et, me regardant avec ses beaux yeux voilés par les larmes : " Je vous en supplie ! " dit-elle. Je me dirigeai vers la porte. A l'instant où j'allais l'ouvrir, je m'entendis rappeler, faiblement, comme par un souffle. Je tournai la tête. Berthe m'avait suivi du regard, et un demi-sourire effleurait ses lèvres. "Vous n'irez pas en Amérique? " dit-elle d'un ton de douce assurance qui n'avait presque rien de l'interrogation. — Oh! non, certes! " m'écriai-je avec chaleur. Elle me fit signe de m'éloigner : je sortis. Je marchai au hasard, je ne savais où j'allais ; j'étais ivre, j'étais fou ; je ne pensais plus à rien : j'avais oublié mes résolutions, ma prudence, ma position, la comtesse, dom Anselme... Je ne songeais pas plus à la difficulté que j'aurais à expliquer ce changement au prieur. Une seule idée occupait mon cerveau, un seul sentiment remplissait mon cœur : il n'y avait plus de place pour autre chose ; il n'y avait plus pour moi ni moines, ni abbaye, ni aristocratie, ni réformes, ni révolu- tions : il n'y avait plus que Berthe... J'étais aimé! Que m'importait le reste du monde? J'ai vainement cherché depuis à me rappeler les lieux où m'avaient porté mes pas, l'aspect de la nature ce jour-là, le temps qu'il faisait : je n'ai qu'une vague impression d'avoir erré longtemps à travers des prairies humides et des bois jonchés de feuilles mortes. J'avais à peine repris mes sens lorsque, vers le coucher du soleil, je revins machinalement au monastère, plus par habitude que par réflexion. Mais alors, tout à coup, le souvenir de dom Anselme se représenta à mon esprit, et, un moment, j'eus l'idée de fuir... Jamaisje n'oserais affronter sa présence. Que lui dire ? Comment lui apprendre... ? Une confession entière était impossible, plus encore à cause de Berthe que pour moi. Lui cacher la vérité, essayer de mettre sa perspicacité en défaut par l'une ou l'autre échappatoire était peine inutile : il m'avait si promptement deviné au premier mot! il me devinerait encore... Et pourtant je ne pouvais m'abstenir de le voir, dès ce soir même. dom placide. Mon embarras, mon anxiété était extrême; mais ce fut pis encore lorsque je vis Sylvain accourir au-devant de moi pour me dire que le prieur m'attendait, qu'il me demandait depuis longtemps, qu'il semblait inquiet de mon absence prolongée. Je n'avais pas même le temps de me préparer, de songer à ce que j'allais devoir répondre. Je trouvai dom Anselme dans son cabinet ; il était assis dans son grand fauteuil de cuir, la tête affaissée sur la poitrine et paraissant en proie à une profonde tristesse. Il leva à peine les yeux sur moi, me fit signe de m'asseoir près de lui, et, mettant amicalement sa main sur la mienne, il me dit tout de suite : " Rassure-toi, mon fils, tu n'as rien à m'appren-dre : je sais tout, et ce que je ne sais pas, je le suppose. " Il se tut un instant. Je restais interdit, mais il reprit bientôt, plus doucement encore : " Ces dames.., les dames de Rameau, sont venues ici tantôt. Tu te rappelles que les dames nobles ont le droit d'entrer à l'abbaye : c'est dans les statuts de notre ordre... La comtesse m'a dit que tu avais fait dom placide. ce matin ta visite au château de la Motte, que tu avais été reçu par sa fille, ét que celle-ci avait réussi à te faire remettre ton départ au printemps... Je comprends bien, moi, que tu ne partiras pas du tout... " Il me regarda avec un sourire triste et une expression de bonté qui excluait toute idée de raillerie. " La comtesse a pensé, ajouta-t-il, que j'étais pour quelque chose dans ta détermination ; elle a craint que je ne te fisse revenir de la promesse faite à sa fille, et c'est pour cela que ces dames ont voulu venir immédiatement me trouver ici... Ce qui signifie simplement que mademoiselle de Rameau a voulu épargner à dom Placide l'embarras d'expliquer à dom Anselme... des choses qu'on n'explique pas. Je la connais, cette enfant : c'est la bonté, la délicatesse même. Elle a pensé à tout, et beaucoup plus à toi qu'à elle. — Oh! que vous l'appréciez bien! m'écriai-je tout attendri. —; Oui, continua le prieur, elle est là tout entière; cette démarche est une véritable inspiration de son cœur... — Et... vous n'avez fait aucune objection ?dis-je en hésitant. — Non,... répondit le prieur d'une voix brève et en laissant retomber sa tête sur sa poitrine. Tu vas peut-être t'étonner de ma faiblesse, reprit-il sans changer d'attitude, mais en voyant ses traits altérés, son regard fiévreux... je parle de mademoiselle de Rameau, je me suis subitement senti pris d'une vague inquiétude. Je me trompe peut-être, j'espère que je me trompe, mais l'idée seule que cette enfant puisse tomber malade me bouleverse complètement... " La voix du prieur était devenue tremblante : il semblait sur le point de sangloter. Brusquement, il se tourna vers moi, et, me saisissant le bras dans une étreinte fébrile, " Mais toi, dit-il, n'as-tu rien vu, rien remarqué ? " L'appréhension de dom Anselme m'avait tellement saisi que j'eus à peine la force de balbutier un oui qu'il devina plutôt au mouvement de mes lèvres. Il se prit le front dans les deux mains... Nous gardâmes tous deux le silence, absorbés 190 dom placide. dans cette pensée douloureuse. Ce fut le prieur qui reprit la parole. " Ce n'est peut-être que l'émotion, dit-il. C'est une nature frêle... il lui faut des ménagements : cela se remettra peu à peu. La secousse a été trop forte... " Il mit de nouveau sa main sur la mienne et me regarda : je voyais de grosses larmes rouler sous ses paupières. " Tu es le mal et tu es le remède, dit-il ; tu as l'excitation et le calmant. Tu peux tout. Mais il te faut de la prudence, beaucoup de prudence, du dévouement, une abnégation entière. Tu en es capable, je le sais... Tu la guériras, n'est-ce pas? " Sa voix avait pris un ton de supplication touchante. Je serrai sa main entre les miennes avec une effusion qui disait tout ce que ma bouche n'aurait pu exprimer. " Oui, dit-il encore presque tout bas, oui, sois digne d'elle... Tu sais ce que t'impose l'honneur, et surtout son honneur, à elle... mais tu ne comprends pas moins tes devoirs lorsqu'il s'agit peut- / être de sa vie!... De sa vie! " répéta-t-il lentement ; puis, tout à coup, se dégageant de mon étreinte et joignant les mains, il leva les yeux au ciel et s'écria : " O mon Dieu! préserve-moi d'une telle douleur ! " Son émotion était aussi forte que la mienne, et je ne songeai pas à m'en étonner. Il me paraissait naturel que Berthe se fût attiré les sympathies de tous ceux qui pouvaient la connaître, et surtout d'un homme de cœur tel que dom Anselme, qui l'avait vue grandir et qui avait eu l'occasion de - l'apprécier. J'étais si heureux de cette conformité de nos sentiments, quç je fus sur le point de tout raconter au prieur. Mais, malgré moi, il m'imposait un peu;son affection avait un caractère paternel qui rejetait la possibilité de çertaines confidences. Lui-même, avec un tact qui ne se démentait point, se gardait de les provoquer. Cependant mon cœur.débordait. Tant de sentiments divers l'avaient agité depuis quelques jours, que j'étouffais. J'aurais voulu dire mes 192 dom placide. peines et mes joies aux arbres, aux murailles, et je me surpris à parler haut lorsque je fus seul dans ma chambre. Je pensai alors à Sylvain, à cet ami sincère, tout dévoué, qui m'avait déjà donné tant de témoignages d'affection absolue et profonde. J'allai le trouvai dès l'aube, et, après lui avoir demandé pardon de n'avoir pas eu tout d'abord l'idée de lui dévoiler mes sentiments, après lui avoir fait comprendre sans difficulté l'importance du secret que je lui confiais, je finis par lui dire l'état de mon cœur. Je vis bientôt que je ne pouvais mieux m'adresser. Il prit part à mon bonheur comme à ma tristesse, sans songer un instant à me reprocher le silence qu.e j'avais gardé jusqu'alors. Ce silence, il se l'expliquait, il approuvait ma réserve, même à son égard, et il me remerciait de l'avoir jugé digne de recevoir maintenant ma confession entière. Jamais ami véritable ne comprit aussi bien son rôle, et je me sentis pour ainsi dire soulagé d'un grand fardeau en le partageant de la sorte. J'avais naturellement parlé beaucoup plus de mes propres sentiments que de ceux de Berthe, C'était moins prudence que délicatesse. Je craignais d'ailleurs que Sylvain ne vît à cet égard quelque fatuité dans mes paroles. Mais il avait lui-même pour moi tant d'estime que rien de tout cela ne lui parut extraordinaire. Il trouvait tout simple que l'on m'aimât, et l'affection 'de mademoiselle de Rameau lui semblait justifier l'amitié que lui-même avait pour moi. La pureté de son âme lui interdisait, du reste, toute conjecture répréhensible sur mes relations avec la jeune fille. " Comme cela, s'écria-t-il avec une expansion toute naïve, nous serons trois à t'aimer... Mais tu me rendras cette justice que je suis le moins exigeant. —: Et peut-être le plus désintéressé, dis-je en souriant. — Oh! non, dit-il, car je te dois la vie, la vie morale et intellectuelle, la véritable vie. Et, à présent encore, je sens mon existence se doubler au contact des sentiments qui t'animent. Les inquiétudes que m'avait témoignées dom Anselme au sujet de la santé deBerthe,m'avaient douloureusement impressionné au milieu de ma joie, mais je ne tardai pas à me persuader que j'étais laseule cause de cette perturbation plus mo-raleque physique,et que, par conséquent, je serais capable de la faire cesser. J'étais presque heureux de ce devoir que j'avais à remplir, car ma conscience était dès lors satisfaite. Le prieur lui même avait approuvé, dans ces circonstances, ma réso- lution de rester, et m'engageait à redoubler de soins et de sollicitude à l'égard d'une malade. La difficulté consistait à ne pas dépasser le but, à ne pas produire, par trop d'empressement, une agitation nouvelle qui pût devenir funeste. Il me fallait, comme avait dit dom Anselme, penser à elle et non à moi, me résoudre à une abnégation complète. La grandeur de ma tâche me donna du courage. Je me sentais si fort, d'ailleurs, en me sachant aimé ! Sur le conseil du prieur, je demeurai qufelques jours sans retourner à la Motte. Ce fut lui qui se chargea d'aller annoncer, non-seulement que je renonçais momentanément à mon départ, mais qu'il m'avait déchargé de certaines fonctions, de manière à me permettre d'aller, au moins tous les deux jours, passer plusieurs heures avec ces dames. Il avait pensé que cette perspective de relations régulières, fréquentes et pour ainsi dire légitimées par son assentiment, serait de nature à ramener le calme dans l'esprit de la jeune fille. J'admirais ce tact et cette bonté, et je pus en constater l'heureuse influence. dom placide. La première entrevue que j'eus avec Berthe n'en fut pas moins une cause d'émotions : c'était inévitable. La pauvre enfant rougit excessivement et fut sur le point de setrouver mal ; dom Anselme, qui m'accompagnait, s'efforça de détourner l'attention de la mère, et je parvins bientôt moi-même à dissiper l'embarras de la jeune fille, en évitant avec soin toute allusion à ce quis'était passe.J'étais bien résolu à ne jamais lui en parler, lors même que je serais seul avec elle, mais mon ton d'amitié, d'intimité, de confiance révélait assez le sentiment que je cachais au fond de mon cœur. Je réussis peu à peu à l'entourer d'une atmosphère de douce et pure affection, au milieu de laquelle elle sembla reprendre vie. Sa pâleur persistait, mais ce pouvait être la blancheur mate habituelle à son teint ; l'éclat de ses yeux avait repris une vivacité qui n'était plus celle de la fièvre. Elle paraissait surtout tranquille etjouissant d'un bien-être intérieur dont j'étais fier autant qu'heureux. Je ne voulais plus penser à l'avenir, et, de commun accord, tacitement, nous évitions, elle et moi, 13 d'en parler ensemble. Lorsque la comtesse recevait des lettres ou lorsque le prieur nous racontait les progrès de la révolution à Paris ou de la contre-révolution de Bruxelles, nous laissions bientôt tomber la conversation. Tout se concentrait, pour Berthe et moi, dans ce présent, que nous aurions voulu rendre immuable. La comtesse était réduite à se quereller avec le prieur, qu'elle traitait sans aucun ménagement à propos de ce qu'elle appelait ses utopies, mais celui-ci, satisfait de voir Berthe se rétablir, reprendre même son animation et son enjouement, opposait à ces bourrasques une patience toute philosophique. Cependant un événement politique, dont le contre-coup atteignit l'abbaye de Villers, jeta momentanément l'émoi parmi nous et nous força de nous occuper des choses extérieures. C'est pendant cet hiver que l'armée autrichienne, chassée de Bruxelles, se retira sur Namur, et qu'un des corps de l'armée, se détournant quelque peu de la route directe, vint saccager pendant une couple d'heures le quartier abbatial. C'était une vengeance exercée sur dom Bruno Cloquette, dont le gouvernement autrichien n'avait pu s'emparer. Mais l'ennemi n'eut pas le temps de s'arrêter à compléter la dévastation, et il eut soin, d'ailleurs, de ne pas s'attaquer au monastère même, pour ne pas donner prise aux accusations d'irréligion que lui lançaient toujours les patriotes. Nous étions, doiu Anselme et moi, au château de la Motte, lorsque des paysans vinrent nous prévenir de ce qui se passait. La comtesse et sa fille, épouvantées, ne voulurent pas nous laisser partir, craignant qu'on ne nous maltraitât ; le prieur m'engageait aussi à rester, mais disait que son devoir l'appelait immédiatement à l'abbaye, et il suppliait madame de Rameau de lui prêter la carriole. La comtesse refusait obstinément et en vint à supplier elle-même avec tant d'exaltation que le prieur perdit un instant contenance. Elle, si fière d'ordinaire, avait pris les mains de dom Anselme dans ses petites mains blanches et le regardait d'un air effaré en lui parlant tout bas avec animation. Je vis le prieur se troubler et pâlir. " Il le faut pourtant! dit-il avec effort. — Et moi, je ne le veux pas! " s'écria la comtesse en éclatant, et en reprenant son expression hautaine, tandis que ses yeux lançaient des éclairs. Je ne comprenais rien à cette scène. Comment la même femme, qui traitait souvent dom Anselme avec tant de dureté, avait-elle tant de souci du danger qu'il allait courir ? Qu'y avait-il donc au fond de ce cœur qui soudain se trahissait ainsi ? Je voulus intervenir en offrant de partir seul, mais je n'eus pas le courage d'insister en voyant l'expression d'angoisse qui se peignit sur le visage de Berthe. Dom Anselme me répondit d'ailleurs en même temps : " Qu'as-tu besoin d'aller là ? Moi, c'est différent : en l'absence de l'abbé, j'ai charge d'âmes. -—■ Vous vous intéressez bien subitement à ces moines! dit la comtesse avec une ironie amère. — Ils m'ont choisi pour leur prieur, dit dom Anselme, et mon devoir... " La comtesse l'interrompit, mais si bas que je ne pus l'entendre. Une lutte violente s'engageait dans le cœur de dom Anselme : il était visiblement en proie à une hésitation qui le torturait. Plusieurs fois je le vis mettre la main sur son cœur comme pour en étouffer les battements. Cette scène se passait dans le vestibule du châ-» teau, contre la porte d'entrée. Le bruit du galop d'un cheval attira tout à coup notre attention. Dom Anselme ouvrit la porte et nous vîmes, au milieu d'un nuage de vapeur produit par la transpiration du cheval, un homme mettre pied à terre. C'était le meunier Lafère que Sylvain avait prié d'aller nous chercher en lui disant où nous étions. Tout était fini : il n'y avait plus de danger ; les Keizer-liks (on appelait ainsi les Autrichiens) étaient déjà loin, mais les moines affolés n'osaient encore rentrer à l'abbaye. On demandait le prieur; on croyait qu'il avait fui comme tout le monde. Il n'y a^ait plus d'objection à faire à notre départ. Lafère attela son propre cheval à la carriole, et en moins d'une demi-heure nous arrivâmes à l'abbaye. Chemin faisant, il nous raconta comment les Keizerliks s'étaient présentés inopinément, sans que rien eût annoncé leur arrivée, tandis que bien des paysans tenanciers de l'abbaye devaient les avoir aperçus. Lafère traitait ces paysans de traîtres et de.lâches ; mais nous y découvrîmes, dom Anselme et moi, que la puissance du monas- » tère déclinait dans l'opinion. On était déjà loin du temps où ces mêmes paysans s'enrégimentaient pour aller piller la cure de Basse-Wavre. Arrivés dans la cour d'honneur, les soldats autrichiens avaient semblé hésiter un instant en pré-. .sence de tant de splendeur; les officiers les avaient harangués, avaient sans doute rassuré leur conscience et leur avaient indiqué les somptueux bâtiments de l'abbé comme unique but de destruction. Un homme s'était présenté alors pour les conduire, et Lafère, qui observait tout de loin, prétendait avoir reconnu en cet homme le frère Siméon. « " Bon ! dit le prieur en riant, il a aussi trouvé sa vengeance, celui-là. Ainsi, ajouta-t-il, il n'y a que le quartier abbatial qui ait souffert ? — Oui, dit le meunier. 202 dom placide. — Allons! allons! il n'y a pas encore grand mal, " reprit le prieur en riant de nouveau de son rire sarcastique. Puis, se tournant vers moi, il ajouta à demi-voix : " Les temps ne sont pas encore venus. " Au moment où nous arrivâmes à Villers, nous aperçûmes quelques moines courant çà et là en poussant des lamentations ; d'autres contemplaient avec consternation les bâtiments de l'abbé où apparaissaient des fenêtres et des portes arrachées, des ornements mutilés et des débris de tout genre. Le prieur regarda autour de lui avec une expression indéfinissable. " Eh bien, dit-il aux moines, y a-t-il là de quoi se désoler? L'abbé n'étant pas ici n'en souffrira pas, et, quant à moi, il y a encore des cellules disponibles. Faites donc venir les frères convers menuisiers, peintres et vitriers, et qu'ils se mettent à la besogne ! " ' Il accentua cette allocution d'un rire strident qui fit un effet magique. Les moines écarquillaient leurs yeux encore mouillés de larmes et ébau- 204 dom placide. chaient un sourire, tout ahuris de voir prendre la chose ainsi par celui qui aurait eu le plus de raison de se plaindre. Au moment de franchir le seuil du bâtiment dévasté, dom Anselme se retourna vers le groupe des moines et cria d'une voix tonnante : " Frère Siméon! " Personne ne répondit. " Quand, vous verrez frère Siméon, ajouta-t-il, vous lui direz que je désire lui parler. " J'accompagnais le prieur. Nous parcourûmes les diverses salles où tout avait été brisé, taillé, déchiqueté avec une sorte de rage. Le prieur ne cessait de rire. " Ils ont fait tout cela en deux heures! disait-il. C'est merveilleux! L'homme est un bien méchant animal en somme, car il détruit pour détruire. Y avait-il bien un seul de ces Autrichiens qui eût jamais vu dom Cloquette? " Les parquets étaient jonchés de plâtras et de vitres cassées, les portraits étaient lacérés, les tentures déchirées, et, par les fenêtres défoncées à coups de crosse de fusil, s'engouffrait une âpre brise de décembre. Les armoiries parlantes de l'abbé, trois clochettes, avaient été partout l'objet des mutilations les plus raffinées. Presque toujours on avait brisé ou effacé les battants des clochettes. " Tiens! voilà qui est plaisant, dit dom Anselme; ils ont voulu réduire l'abbé au silence. Us ont de l'esprit, ces Keizerliks ! " A un portrait de saint Robert, on avait crayonné avec du charbon une énorme pipe sortant de sa bouche. " Ici, dit le prieur, ils se sont trompés. Us ont pris notre fondateur pour un moine moderne..; Bienheureux saint Robert ! s'écria-t-il en s'adres-sant au portrait, toi qui habitais une cabane de feuillage, je suis sûr que tu ne verrais pas avec trop de déplaisir la ruine de cette arrogante demeure! " Allons ! continua-t-il en manière de conclusion, ceci n'est pas même un orage : nous pourrons bientôt relever la tête. XVII La dévastation opérée par les soldats autrichiens eut plusieurs conséquences notables. Le désarroi se mit dans le monastère ; quelques moines quittèrent l'abbaye, un certain nombre de fermiers refusèrent de payer le prix de leur bail et l'on n'osa les y contraindre. Le prestige de l'abbaye s'affaiblissait. Frère Siméon ne reparut plus, et le prieur ne le fit pas rechercher, ne se souciant pas d'avoir à prononcer une condamnation peu utile en ce moment : le désordre et l'indiscipline étaient devenus irrémédiables. Dom Anselme engagea les moines et les frères convers à ne plus sortir de l'abbaye qu'en habit bourgeois. Je quittai alors la robe de laine blanche pour ne plus la reprendre que le dimanche aux offices. J'étais ainsi beaucoup moins remarqué lors de mes promenades à la Motte : j'étais une personne ordinaire. Le saisissement qu'avaient éprouvé les dames de Rameau avait failli être funeste à la jeune fille dont la santé exigeait toujours de grands ménagements ; les inquiétudes me revinrent, mais Berthe, qui s'en aperçut, s'empressa de me rassurer. " Je ne suis pas malade, me dit-elle, soyez donc tranquille. Tout dépend chez moi du moral, et je ne pourrais être malade, étant si heureuse !... " Ces derniers mots étaient prononcés d'une façon qui m'émut profondément. C'était la première allusion qu'elle faisait à notre situation depuis qu'elle s'était trahie d'une manière si touchante en s'opposant à mon départ pour l'Amérique. " Vous êtes donc vraiment heureuse? lui dis-je. dom placide. — Oui, reprit-elle; pourquoi vous le cacherais-je? Je n'ai qu'une seule chose à souhaiter, je vous l'avoue, c'est de vous voir tous les jours, ne fût-ce que pendant quelques instants. Les journées que je passe sans vous voir, sans vous entendre, sont si longues et si tristes ! " Cela était dit simplement, avec une franchise qui excluait toute arrière-pensée. " Croyez-vous, lui dis-je, que je puisse venir ici tous les jours? — Non, répondit-elle, cela ne se peut pas, maintenant du moins... Peut-être plus tard... Je m'imagine que cêla arrivera, mais je ne sais encore comment. " Je mis dès lors toute mon étude à inventer des prétextes qui me permissent d'aller à la Motte un peu plus que trois fois par semaine. C'était un livre à prêter, une lettre à faire lire, un morceau de musique que j'avais oublié et dont j'avais be- / soin. Je ne restais qu'un moment, mais cela suffisait pour provoquer chez Berthe une sorte d'épanouissement qui me rendait tout joyeux. Son visage s'illuminait, et elle me regardait de ses beaux yeux si doux qui semblaient me remercier. Elle saisissait toutes les occasions de faire l'éloge de ma bonté, et je comprenais bien que c'était de ma bonté à son égard qu'elle voulait parler. Comme si ce que je faisais pour elle, je ne le faisais pas pour moi-même! Comme si je n'étais pas heureux autant qu'elle de ces entrevues furtives, de ces éclairs dejoie et d'expansion que produisait la rencontre de nos regards ! C'était dans ces instants-là seulement que je me sentais vivre, comme naguère toute mon existence se résumait dans les quelques minutes qui, le dimanche, suivaient la grand'messe. Cet hiver, vers la fin surtout, fut l'un des plus rudes qui aient sévi dans nos contrées. Les dames de Rameau purent à peine sortir de chez elles, sauf pour faire un tour de jardin, vers midi, sur la terrasse la mieux exposée au soleil. Le dimanche elles entendaient la messe dans la chapelle du château, dont la tribune vitrée communiquait avec le grand escalier. Un brave prêtre, curé du village voisin, venait dire cette messe, et restait ensuite déjeuner avec ces dames. Ce jour-là, force m'était de ne pas quitter l'abbaye : j'étais seul pour tenir l'orgue depuis le départ de Siméon. Pour moi, j'étais insensible à ce froid : c'était avec gaieté que je faisais crier sous mes pas la neige durcie lorsque je me rendais à la Motte ou que j'en revenais. Le givre qui blanchissait les arbres me semblait plus beau que des fleurs, et le ciel me paraissait s'assombrir exprès pour les faire resplendir. Je refusais la carriole et même le carrosse bien fermé que la comtesse voulait toujours mettre à ma disposition. Le chemin se faisait trop vite à mon gré, et même, revenu au monastère, je continuais à marcher en long et en large lorsque je n'allais pas trouver immédiatement dom Anselme ou Sylvain. Le soir, retiré dans ma chambre, je repassais lentement dans ma mémoire toutes les paroles que Berthe avait prononcées, toutes les attitudes qu'elle avait prises, ses moindres gestes, les diverses expressions de sa physionomie pendant que j'avais parlé moi-même ; je demeurais 2 1 2 dom placide. « ainsi des heures entières sans songer à autre chose et sans dormir. J'étais tellement absorbé, tellement perdu dans cette unique pensée, que je m'étais fait très-peu de réflexions sur la scène singulière dont j'avais été témoin au moment où la comtesse avait voulu empêcher dom Anselme de se rendre à l'abbaye saccagée par les Autrichiens. Autrefois, le simple soupçon des relations du prieur avec les dames de Rameau avait défrayé toutes mes préoccupations ; mais je n'avais alors aucun aliment à mon activité intellectuelle et ma curiosité était avivée par d'autres stimulants encore : un idéal de jeune fille traversait mes rêves comme une ombre vague, à jamais insaisissable. Mon ^existence avait bien changé depuis : l'idéal était devenu la réalité et dominait tout mon être. Ce fut le prieur lui-même qui amena la conversation sur ce qu'il croyait avoir été pour moi un sujet de surprise. Il s'efforça de réduire le mystère à des proportions très-simples, et il le fit avec tant de soin et d'insistance que, si je m'étais trouvé dans d'autres dispositions, il n'eût fait-qu'éveiller en moi des curiosités nouvelles. Il me répéta ce « » qu'il m'avait déjà dit de sa profonde sympathie pour la comtesse, de son respect qui allait jusqu'à l'humilité ; puis il m'avoua que la comtesse elle-même, quelquefois, par pur caprice, semblait ne pas être tout à fait indifférente à tant d'affection : ce qui expliquait l'élan auquel elle s'était abandonnée envoyant poindre undanger pour l'homme qui lui était si dévoué. Mais il termina en me rappelant les préjugés de l'aristocratie, et en m'affir-mant, avec une amertume bien sincère, qu'il avait toujours été, aux yeux de madame de Rameau, un être d'une race inférieure, presque étrangère à la sienne. " Mais Berthe n'est pourtant pas ainsi, dis-je. — Oh! non, certes! répondit-il. — Sans doute elle tient de son père. " Il fit un mouvement et me regarda d'un air étrange. " Le comte de Rameau, continuai-je, était probablement un homme supérieur. " Dom Anselme eut une minute d'hésitation; puis il me répondit : " Oui, probablement. " Je compris, au ton sec dont il accentua ces deux mots, que ma réflexion lui avait été désagréable. Je me rappelai aussitôt qu'il m'avait parlé en assez mauvais termes de ce comte de Rameau qui, selon son expression, avait une pierre à la place du cceTni'. J'avais commis une maladresse en attribuant les bonnes qualités de Berthe à cet homme que le prieur aimait si peu; je ne savais comment revenir sur ce qui m'était échappé si étourdiment, mais le prieur ne m'en laissa pas le temps. Il prit le premier prétexte venu pour couper court à notre entretien, et je crus que le meilleur parti était encore de ne plus revenir sur ce sujet. Nous comptions beaucoup, le prieur et moi, sur le printemps pour la guérison entière de Berthe. La comtesse, qui n'avait pas eu du reste autant d'inquiétude, était sûre que les premiers beaux jours feraient tout. Cependant l'hiver s'achevait et, pour des yeux attentifs, l'état de la jeune fille ne s'améliorait pas; il y avait plutôt une déperdition de forces; elle se sentait fatiguée après le moindre effort, et éprouvait souvent, vers le soir, des frissons de fièvre. C'était l'objet de la constante dom placide. sollicitude de dom Anselme : il ne cessait de m'en parler, me demandant ce que j'en pensais, et n'osant, ni devant Berthe ni devant la mère, manifester ses craintes et sa tristesse. Mon tourment n'était pas moindre que le sien, mais, à côté de ce tourment, ma félicité était si grande, que j'étais porté, malgré tout, à me faire illusion. D'autre part, l'attention que je mettais à calmer l'anxiété de dom Anselme réussissait parfois à me tromper moi-même. J'aspirais avec confiance après ce printemps qui tardait malheureusement à venir, et je consultais chaque jour l'état du ciel, la direction du vent, la hauteur du soleil, pour épier l'approche de la bonne saison. Malgré toutes mes précautions, Berthe finit par s'apercevoir de ma préoccupation. " Je vous assure, me dit-elle, que je ne souffre d'aucun mal; je me sens au contraire vivre beaucoup plus et beaucoup mieux qu'il y a quelques mois. Si je suis un peu faible, il n'y a là rien d'étonnant : je n'ai pu sortir de tout l'hiver, je n'ai pu prendre aucun exercice, je n'ai pas eu d'ap- petit; par conséquent je n'ai pu me fortifier. N'est-ce pas puissamment raisonné? " Et, comme je n'avais sans doute pas l'air convaincu, elle ajouta d'un air mutin.: " Attendez le beau temps, et vous me verrez courir dans le jardin avec les jeunes barons Van-derrit! " Je dus faire à ce mot une bien drôle de grimace, car elle éclata de rire avec une gaieté si folle et si franche^que cette gaieté me gagna. " A la bonne heure! dit Berthe, voilà ce que je voulais. " La comtesse Claire, qui entrait, s'informa de la cause d'une joie si bruyante. " C'est dom Placide, dit l'espiègle enfant, qui se refuse à croire que j'attends avec impatience le retour des jeunes barons Vanderrit. — La plaisanterie est déplacée, dit la comtesse en pinçant les lèvres ; il me semble que si tu dois souhaiter le retour de quelqu'un, c'est celui de ton cousin Charles. — Oh! maman, dit aussitôt Berthe, mon cousin dom placide, Charles, c'est le mariage, et je n'ai pas encore envie de me marier. — Et pourquoi n'as-tu pas envie de te marier? — Mais tout simplement parce que je me trouve très-heureuse telle que je suis. " Et elle répéta à demi-voix, presque en chantonnant, comme si elle pensait à autre chose : " Très-heureuse ! Très-heureuse! Très-heureuse ! — Tu fais l'enfant, " dit la comtesse en haussant les épaules. Lorsque je racontai la chose à dom Anselme, il rit à son tour de bon cœur. La gaieté de Berthe était d'ailleurs à ses yeux un présage de santé, et il ne se trompait pas tout à fait. A partir de ce jour, la jeune fille reprit peu à peu, mais sensiblement, quelque force. Elle commença à se promener dans la grande avenue du bois, devant le château, soit au bras de sa mère, soit au bras de dom Anselme. Je n'osais lui offrir le mien, mais elle prévenait la difficulté avec sa délicatesse ordinaire, en me disant : " Dom Placide, vous allez me chercher des violettes. " Lorsque j'en avais réuni plusieurs, je les lui apportais : elle les prenait, en me remerciant du regard et d'un sourire, et le contact de ses doigts sur les miens me faisait éprouver un tressaillement de joie inexprimable. Après la promenade, nous rentrions ; elle se débarrassait de son manteau, se plaçait sur une chaise longue, à côté du clavecin, sur lequel je jouais alors, tout en la regardant, les morceaux qu'elle aimait le mieux. Ces jours furent véritablement heureux. Mes appréhensions au sujet de la santé de Berthe se dissipaient rapidement, et je pouvais être tout entier à mon bonheur, savourer l'existence, vivre de cette vie double que procure l'amour partagé... L'amour !... Je n'aurais pas osé prononcer ce mot, même dans mes réflexions. J'hésitais, je me refusais à caractériser l'affection qui m'attachait à Berthe, et surtout celle qui l'attirait vers moi. Je retrouvais dans mon exaltation quelque chose de ce mysticisme auquel j'étais enclin lors de mon entrée au couvent. Je me plaisais à me persuader que j'aimais sans but et sans espoir, que j'aimais pour aimer, tout simplement à la manière de ce pur amour de Dieu que Fénelon avait exprimé avec tant de charme et presque de tendresse. J'éprouvais effectivement, en m'abandonnant à ce sentiment, une quiétude qui me semblait incompatible avec l'idée de passion. Il est vrai que je sentais le cœur de Berthe vibrer en harmonie avec le mien, et je trouvais dans cet accord une satisfaction suprême. Et puis, elle paraissait heureuse, . heureuse par moi, à cause de moi : pouvais-je me proposer un autre but ? pouvais-je souhaiter davantage ? La belle saison revint enfin et avec elle la famille Vanderrit, qui avait passé ce rude hiver à Bruxelles. La première visite du baron, accompagné de ses quatre fils et de sa sœur, fut naturellement pour les dames de Rameau ; mais ces dames ne m'en parlèrent que pour me dire com- bien la présence et la conversation de tout ce monde les avaient fatiguées, et je n'y attachai moi-même aucune autre attention. J'étais loin de me douter des ennuis et des peines que ce retour allait me causer. La comtesse me dit toutefois que mademoiselle Odile s'était montrée fort affectueuse pour Berthe, dont elle avait appris l'état maladif et qu'elle avait été charmée de retrouver, sinon tout à fait guérie, au moins en pleine convalescence. Il. avait été aussi question de moi, incidemment : la comtesse n'avait mis aucun scrupule à faire mon éloge, à parler des prévenances que j'avais pour sa fille et à se féliciter d'avoir trouvé dans ma société des distractions fort agréables. Le lendemain, mademoiselle Vanderrit revint à la Motte : elle demandait à pouvoir accomplir un des devoirs de la charité, qui est de consoler les malades, et elle s'accusait de n'être pas arrivée plus tôt, sachant qu'elle avait l'occasion de se rendre utile. En un mot, elle se montra toute bonne et toute dévouée. " C'est vraiment une excellente personne, " dit madame de Rameau. A quoi Berthe ajouta, lorsque nous fûmes seuls : " Ce qui m'a fait réellement plaisir, c'est de voir l'estime que mademoiselle Odile a pour vous. " J'eus en ce moment une vague intuition de quelque danger. Mais comment prévenir Berthe? Que lui dire? Je me bornai à garder le silence. . Naturellement ce silence ne lui suffisait pas : elle tenait à me mettre de moitié dans ses moindres impressions. Elle insista : " Ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez mériter l'estime de tout le monde? — Sans doute, répondis-je un peu embarrassé; mais l'estime de mademoiselle Vanderrit... — Eh bien? — ... Pourrait ne pas être tout à fait désintéressée. " Berthe fixa sur moi ses grands yeux étonnés, puis, éclatant de rire. " Oh, le fat! dit-elle. 222 dom placide. — Je ne suis point fat, dis-je d'un ton triste qui arrêta soudain sa gaieté. — Mais que craignez-vous?... dit-elle. — Je crains tout et je ne crains rien. Mon bonheur est si parfait... si parfait, répétai-je avec in-tention, que je me livre presque au même instant à des confiances sans bornes et à des inquiétudes mortelles. Comprenez-vous cela? — Oui, oui, dit-elle, je le comprends, oui, vous avez raison, et vous faites bien de me mettre sur mes gardes. J'ai quelquefois un irrésistible besoin de m'épancher; je n'ai pas d'amies, et je pourrais commettre des imprudences. — Je ne crois pas mademoiselle Odile digne d'être votre amie. — Je vous promets d'observer à son égard la plus grande circonspection... Vous voilà tranquille maintenant! " ajouta-t-elle avec son ravissant sourire. Je ne pouvais tarder à rencontrer mademoiselle Vanderrit à la Motte. La première fois qu'elle y vint pendant que j'y étais, elle sembla si heureuse dom placide. de m'y trouver, parut si aimable sans arrière-pensée et me loua si vivement des bontés que j'avais pour Berthe, " sa jeune amie ", comme elle disait, que toutes mes préventions disparurent et que je me sentis entraîné. Berthe nous observait l'un et l'autre, et son regard me disait : " Vous voyéz bien que je ne me suis pas trompée. " Quant à la comtesse Claire, elle était conquise. Et pourtant elle-même me dit, à quelques jours de là : " C'est singulier! La sœur du baron Vanderrit m'était autrefois peu sympathique, ou du moins indifférente. Je l'ai mal jugée ou elle s'est transformée : je n'y comprends rien. " J'aurais dit la même chose, et ce fut pour moi le sujet d'une foule de réflexions. La sollicitude extrême, obséquieuse, avec laquelle mademoiselle Odile cherchait à capter la confiance de Berthe et la mienne, excitait malgré moi mes soupçons. Je ne pouvais me résoudre à n'y voir que de la pure bonté d'âme. Voulait-elle m'enchaîner par la reconnaissance et toucher mon cœur pour le mo- ment où je serais obligé de renoncer à Berthe? Il était possible qu'elle eût fait ce calcul, puisqu'il n'était pas. à supposer que Berthe pût un jour m'appartenir. Était-ce simple curiosité et pensait-elle arriver à provoquer des confidences? Peut-être ces deux motifs existaient-ils à la fois. J'en découvris bientôt un troisième qui se mêlait probablement aux autres sans les éliminer. Un jour que nous nous étions de nouveau rencontrés au château de la Motte, mademoiselle Odile m'offrit de me reconduire dans la voiture qui l'avait amenée. J'essayai de refuser, il faisait fort beau, mais la voiture était découverte, et on prétendit qu'on aurait un vrai plaisir à prolonger sa promenade en ma compagnie en faisant un détour par l'abbaye de Villers. Je vis en ce moment comme un nuage voiler le front de Berthe, mais force me fut d'accepter lorsque mademoiselle Odile me dit : " Il n'y a là rien de compromettant pour vous, avec une vieille fille comme moi. Car enfin, ajou-ta-t-elle en minaudant,je pourrais être votre mère. 226 dom placide. — Une bien jeune mère alors ", lui répondis-je. Cette galanterie n'était vraiment qu'une réplique obligée, et pourtant, en jetant un regard sur Berthe, je m'en voulus d'avoir obéi à cette sorte de devoir de civilité. Il n'y avait toutefois que de letonnement dans l'expression du visage de la jeune fille, et un étonnement tout naïf, presque ingénu. Pendant que mademoiselle Vanderrit montait en voiture, Berthe s'approcha de moi et me dit tout bas, précipitamment : " Venez demain de Bonne heure. " Je fis un signe affirmatif. A peine fûmes-nous en route que mademoiselle Odile entama la conversation par un éloge exagéré de ma conduite à l'égard des dames de Rameau. Ou'auraient-elles fait sans mon secours pendant cette triste saison, seules dans une retraite profonde, éloignées de leur famille, troublées par les nouvelles des guerres et des révolutions ? J'avais été leur sauveur, leur providence... " Aussi, ajouta-t-elle, ont-elles pour vous une profonde sympathie, que je comprends parfaitement puisque vous me l'aviez inspirée tout d'abord. " Et, comme je ne répondais que par des phrases polies : " Vous êtes bien bonne, vous êtes trop bienveillante pour moi. " — Eh! non, dit-elle impatientée, je ne suis ni bonne ni bienveillante : j'apprécie votre mérite tout autant que l'apprécient ces dames, voilà tout... Et puis, ajouta-t-elle en me regardant fixement comme pour observer l'effet de ses paroles, je désire profiter de l'influence que vous avez acquise sur la comtesse et sur sa fille... — Pour quoi faire? lui dis-je assez surpris. — Vous pourriez me rendre un grand service ; vous pourriez m'aider dans un projet qui est, du reste, avantageux pour tout le monde... — Et ce projet? dis-je, intrigué cette fois, mais cherchant à conserver ma présence d'esprit en voyant l'attention dont j'étais l'objet. — C'est..., répondit-elle en mesurant ses paroles et en me regardant plus fixement encore, de ma- rier Norbert, l'aîné de mes neveux, à mademoiselle de Rameau. " Malgré le calme que je m'étais promis de conserver, quelle que dût être la confidence ainsi annoncée, je tressaillis malgré moi, et sans doute mademoiselle Odiles'en aperçut ; mais je me remis aussitôt et répondis avec une indifférence dont je ne me serais pas cru capable : "Je ferai tout mon possible, mademoiselle, pour vous aider dans votre dessein. — Ah !... fit-elle. Vous n'avez aucune objection à faire ? — Moi ?... Aucune. " Je réfléchis plus tard que, pour paraître tout à fait naturel en cette circonstance, j'aurais précisément dû faire quelque objection, ou tout au moins émettre quelque doute sur la réussite du projet. Trop préoccupé de garder mon sang-froid sous le regard scrutateur de mon interlocutrice, j'exagérais mon indifférence. Et, en effet, si je m'intéressais à mademoiselle de Rameau, si je m'étais dévoué à elle depuis quelques mois, je ne pouvais dom placide. ne pas m'intéresser à son sort, à son avenir. D'autre part, j'avais une bien meilleure réponse à faire ; je n'avais qu'à dire que mademoiselle de Rameau était promise à son cousin : l'idée ne m'en vint pas. Je ne pensais plus d'ailleurs à ce mariage, auquel la comtesse Claire attachait néanmoins toujours la même importance. Mon laconisme complaisant eut au moins pour effet immédiat de couper court à la conversation; mais mademoiselle Odile était trop fine pour s'y laisser prendre, et ce fut avec un dépit mal dissimulé qu'elle me souhaita le bonsoir à la porte de l'abbaye. iS ' Je racontai la chose immédiatement à dom Anselme, qui se montra fort effrayé de la façon dont mademoiselle Vanderrit cherchait à s'insinuer chez les dames de Rameau à titre d'amie, et bientôt peut-être à titre d'autorité ou même d'oracle. Le projet de mariage en lui-même rCavait aucune consistance : nous connaissions le peu de considération que la-comtesse Claire avait pour le baron et ses fils, et e'ile n'aurait pas d'ailleurs abandonnéaisément l'alliancedeson propre neveu. Mais il était évident que mademoiselle Odile avait voulu me faire passer par une épreuve, et qu'elle ne se contenterait pas de mes réponses évasives. Le prieur voyait dans tout cela un complot bien ourdi, un dessein bien arrêté, dont il ne s'expliquait pas plus que moi le but secret, mais qui, précisément à cause de cela, lui donnait à réfléchir et à craindre. " Elle avait renoncé à toi, dit-il, croyant que tu étais insensible : elle te retrouve sous un aspect tout différent, car, sans nul doute, sa perspicacité lui a fait tout deviner ; le dépit et la jalousie l'animent en ce moment, et, sans qu'elle sache elle-même si c'est pour te ramener ou pour se venger, elle est capable de tout. Ta position est beaucoup plus difficile qu'autrefois, car tu n'es plus seul en jeu, et bien des peines peuvent atteindre par contre-coup des êtres qui nous sont chers. Moi, je vais commencer par essayer de détruire, dans le cœur de la comtesse Claire, le prestige qu'a su y acquérir mademoiselle Vanderrit : j'espère qu'il suffira de révéler le projet de mariage avec M. Norbert. Du moins cela atténuera d'avance les médisances dom placide. qu'on pourrait se permettre sur ton compte. Si la vieille fille n'a voulu que surprendre ton cœur et le forcer à se trahir, l'arme dont elle s'est servie sera tournée contre elle. A diplomate, diplomate et demi. " Et dom Anselme se mit à rire de son rire particulier que je n'entendais plus qu'à de bien rares intervalles. Le lendemain de bonne heure, comme me l'avait demandé Berthe, j'étais au château de la Motte. " Eh bien, dit-elle vite et bas en venant à ma rencontre, qu'avait-elle besoin de vous dire ? — Rassurez-vous, répondis-je en souriant; elle veut vous marier à son neveu Norbert. — Ah! dit-elle en riant aussi, et elle vous prend pour confident ? — Mieux que cela, pour complice. Elle veut que je l'aide dans son projet. — Vous avez répondu que cela vous était parfaitement égal. — Mieux que cela encore, j'ai promis de l'appuyer. 234 dom placide. — Alors, tout est pour le mieux, " dit-elle en riant plus fort. " Si vous saviez comme cela m'a tourmentée ! reprit-elle. Je suis vraiment bien enfant... Peut-être un reste de cette maladie de l'hiver. Je suis encore très-nerveuse, un rien me met dans des agitations... Qu'est-ce que cela me faisait de vous voir partir en voiture découverte avec mademoiselle Vanderrit ? Et même, que me faisait votre compliment sur la jeune mère, qu'elle vous avait vraiment forcé de lui adresser ? N'ai-je pas en vous une confiance... absolue? Eh bien, voyez ma faiblesse : je n'ai pas dormi de la nuit... Ceci est ma confession : me pardonnez-vous ? " Le son de sa voix était si touchant pendant qu'elle me parlait ainsi, que je me serais volontiers jeté à ses pieds pour lui demander pardon, à mon tour, d'avoir été la cause involontaire de ce trouble. Mes yeux se remplirent de larmes : mon émotion fut plus significative que les paroles que j'aurais pu trouver. Il ne fut plus question de mademoiselle Odile entre nous, ni cette fois, ni pendant quelques jours. J'avais soin de ne plus aller à la Motte l'après-midi, qui était le moment des visites. Mademoiselle Odile s'informait toujours de moi, mais la comtesse Claire, prévenue par dom Anselme, pas plus que Berthe, ne semblait disposée à lui fournir la réplique. Cette réserve inattendue piqua peut-être au jeu la rusée personne; peut-être aussi y vit-elle une occasion favorable de faire un pas de plus dans la voie qu'elle s'était tracée. Un matin, je trouvai Berthe pâle et bouleversée; elle avait presque la même apparence que je lui avais vue le jour où j'étais allé lui parler de mon départ pour l'Amérique. " Je suis folle, dit-elle : il faut que je vous dise tout et tout de suite. Allons au jardin : je ne veux pas que l'arrivée de ma mère puisse m'interrompre, ni vous interrompre non plus, car, vous aussi, vous devez tout me dire. " Je la suivis, fort inquiet, ne me doutant pas de ce qui était survenu, mais devinant bien que le coup partait de mademoiselle Odile. dom placide. Nous arrivâmes sous les grands ifs qui bordent la terrasse supérieure. Berthe était agitée, haletante, et je la regardais avec anxiété. " Écoutez, me dit-elle enfin, écoutez ses propres paroles..., je les ai bien retenues ; je me les suis répétées plus de cent fois depuis hier ; elles sont imprimées dans mon cœur avec un fer brûlant..-Il est inutile de vous raconter comment nous en étions revenues à parler de vous... C'était elle qui, malgré moi, me ramenait toujours sur ce sujet en recommençant vos louanges. Enfin, elle me dit d'un ton doucereux..., je l'entends encore, je vois encore son regard hypocrite..., elle me dit : " Dom Placide a été aussi fort aimable pour moi... avant de vous connaître. Il est très-naturel que vous me l'ayez enlevé, et je ne vous en veux pas pour cela, pas plus qu'à lui d'ailleurs. " — Mais,c'est une indignité! m'écriai-je. Au fond de ces réticences perfides il n'y a qu'un infâme mensonge!... Oh, l'abominable créature! " Berthe, qui s'était tournée à demi avec embarras en répétant les paroles de mademoiselle Odile, releva vivement vers moi son visage rouge de feu. Un éclair passa dans ses yeux. " Oue votre colère me fait de bien ! " dit-elle. Puis un sanglot souleva sa poitrine et ■ des larmes abondantes coulèrent sur ses joues enflammées. " Excusez-moi, dit-elle : je n'ai pas pu pleurer cette nuit; j'étais trop fiévreuse... Cela m'aurait peut-être calmée. — Je vous avais .cependant bien dit de vous défier de cette femme. — Sans doute, répliqua-t-elle, mais, vous l'avoue-rai-je ? c'est cela précisément qui m'a le plus tourmentée. Je me disais... me le pardonnerez-vous ?... je me disais que vous aviez eu peur des confidences qu'elle pourrait me faire... C'est mal, n'est-ce pas? Oui, c'est mal... Vous, la loyauté même! Mais, en me disant cela, je n'y croyais pas, je vous assure... C'étaient les suggestions de la fièvre, du délire, je le sentais et je faisais des efforts violents pour m'y soustraire. — Écoutez-moi maintenant, lui dis-je; vous dom placide. m'avez demandé de tout vous dire à mon tour... — Non, non, reprit-elle vivement, je ne veux plus rien savoir: je sais tout. Je pensais bien que cela ne pouvait pas être... C'est étrange, n'est-ce pas? Je n'aurais eu, effectivement, rien à vous reprocher, puisque, comme elle disait, vous ne me connaissiez pas... Et cela m'a froissée à un tel point que je ne pourrais vous le dire. — Ce froissement est bien légitime, lui répon-dis-je, et je le conçois. Je me croirais indigne de vous si les insinuations de mademoiselle Vanderrit avaient la moindre base. Il me semble aussi, à moi, que ma vie vous a toujours été consacrée, autant qu'en ce moment même; il me semble que je n'ai jamais eu, que je n'ai jamais pu avoir d'autre préoccupation que de vous voir, de vous entendre, de vous parler, de respirer l'air que vous respirez. Écoutez-moi bien, une fois pour toutes-Avant de vous avoir aperçue, j'étais dans le néant : vous avez été pour moi le souffle et la lumière; vous m'avez créé, je vous dois tout, et il n'y a pas une fibre de mon être qui ne vous appartienne. " Elle garda un instant le silence, vivement émue. " Comme c'est bon, dit-elle enfin, de se réveiller ainsi après un si mauvais rêve! " Elle alla au jet d'eau qui se trouvait près de nous, humecta un coin de son mouchoir et se rafraîchit les yeux. " Là ! reprit-elle en souriant, maintenant il n'y paraît plus. " Nous allions reprendre le chemin de la maison, lorsque, soudainement, revenant à sa tristesse, elle me dit : " Je vous ai fait de la peine tout à l'heure... Je suis une enfant gâtée. Mais vous aussi vous me gâtez; vous êtes trop bon pour moi. Que vais-je faire pour que vous puissiez oublier cela? — Soignez bien votre santé. — Oh! je suis forte à présent, si forte que je n'ai aucune crainte de revoir la charitable personne dont nous nous sommes beaucoup trop occupés. — Et qui ne vaut, certes, pas une des larmes que vous avez versées. " 240 dom pi-acide. Ces agitations, dont je redoutais les conséquences, parurent au contraire, pendant quelques jours du moins, donner à Berthe une énergie nouvelle, une vitalité extraordinaire. Dom Anselme, à qui j'avais rapporté les paroles de mademoiselle Vanderrit et dépeint le trouble qu'elles avaient jeté dans le cœur de la jeune fille, avait été d'abord désespéré de se trouver impuissant devant tant de perfidie. Je ne fis que lui laisser entrevoir comment j'avais fini par calmer Berthe, mais il le devina au changement heureux qu'il remarqua en elle. " Tu es un bon médecin, me dit-il en riant, et les paysans n'ont pas tort de venir demander tes conseils. On prétend que l'on peut composer un remède au moyen du poison distillé par les vipères, et je crois vraiment que tu en as trouvé le secret. " Je n'étais pourtant pas tout à fait tranquille, et le prieur ne l'était non plus. Il était évident, pour lui comme pour moi, que mademoiselle Vanderrit ne s'arrêterait pas en si beau chemin. Ce qui nous contrariait aussi, c'est que la comtesse Claire, malgré l'avertissement que dom Anselme lui avait donné au sujet du mariage projeté avec le fils du baron, paraissait de nouveau enchantée de mademoiselle Odile. Quant à Berthe, elle était dans la sécurité la plus profonde, et je prenais plaisir à lui voir cette douce et sereine expression. Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi sans aucun changement et je commençais à me tranquilliser. J'allais à la Motte trois ou quatre fois par semaine ; le prieury allait une fois, et c'étaitle plus souvent avec moi. Mademoiselle Vanderrit s'y rendait presque tous les jours, l'après-midi ou le soir, et faisait parfois avec ces dames une promenade en voiture; elle les menait de cette façon, de temps à autre, à Bousval. Mais Berthe se fatiguait asse? vite, même en voiture, et profitait de ce motif, 244 dom placide. très-réel du reste, pour laisser, autant qu'elle le pouvait, sa mère et mademoiselle Odile sortir seules. Quant à la messe du dimanche à l'église de l'abbaye, cette messe qui naguère me procurait tant de joies, c'est à peine si j'y voyais encore, et assez rarement, quelques personnes des environs. Ce n'avait été qu'un motif de se rencontrer, de causer un instant à la sortie, et les uns n'y allaient plus parce qu'ils n'y voyaient plus les autres. Bien que mes inquiétudes se fussent en grande partie apaisées, mon esprit ne cessait d'être en éveil, et c'est ainsi que je crus remarquer peu à peu une sorte de réserve et de froideur de la part delà comtesse à mon égard. J'en parlai à Berthe, qui me traita, en riant, de visionnaire. " YTous voilà bien avec vos imaginations! dit-elle. Quand vous n'avez plus aucun tourment, vous essayez de vous en créer. Ma mère n'a pas cessé d'être la même avec moi : au contraire, elle se montre plus tendre que jamais; elle me gâte plus qu'elle ne l'a fait, et semble sans cesse à la recherche de moyens de distraction. Hier encore, en me parlant du bouleversement qui se fait dans toute l'Europe, elle regrettait qu'il nous empêchât » d'aller passer l'hiver en Italie. Moi... à vrai dire, je n'ensuis pas trop désolée... " Elle prononça ces derniers mots avec un sourire à la fois doux et malicieux; puis elle me regarda, de ses grands yeux expressifs où se peignait toute son âme. Ces façons si délicates de me révéler ses sentiments m'allaient au cœur et me comblaient de joie. Je n'en conservai pas moins, cependant, une sorte de douloureux pressentiment, et ce qu'elle m'avait dit de sa mère me donna précisément à penser. J'eus des appréhensions confuses, que je ne voulus plus laisser voir à Berthe, mais qui me firent souffrir cruellement. Parfois aussi je me disais que c'était, chez moi, manie de me créer des chimères; je m'en voulais de ne pas jouir en paix du bonheur qui m'était échu, et, ensuite, chaque fois que je revoyais la comtesse Claire, je ne pouvais m'empêcher de découvrir un nouveau symptôme de refroidissement ou tout au moins 16 dom placide. d'une préoccupation dont il me semblait que . j'étais l'objet. "Je ne sais ce qui se passe", me dit un matin dom Anselme, mais il y a quelque chose. Déjà deux fois la comtesse Claire m'a dit qu'elle avait . à me parler, et elle semble hésiter... Maintenant elle vient de m'envoyer Urbain pour me prier de passer chez elle avant midi, et, comme tu y as été hier, c'est bien à moi seul qu'elle s'adresse. Je suis inquiet... J'ai fait atteler pour aller plus vite et pour revenir également plus vite, car je conçois tes transes. — Vous me direz tout, n'est-ce pas? lui dis-je. — Sans doute, répondit-il; il importe que tu saches tout. " Ce furent pour moi deux terribles heures d'attente. Je me promenais le long du chemin par lequel devait revenir le prieur, écoutant au loin les moindres bruits qui auraient pu être ceux produits par un cheval et une voiture. J'avais la fièvre; je ne songeais plus à rien : j'avais peur d'arrêter ma pensée sur quelque illusion. Quand j'entendis enfin le trot du cheval, le cœur me battit avec force et je courus au-devant de dom Anselme qui, m'ayant aperçu, donna ordre d'arrêter et descendit ; puis, ayant dit au cocher qu'il continuerait à pied, il prit mon bras, et nous commençâmes à cheminer ensemble, tandis que la voiture s'éloignait. Je n'avais pas le courage de l'interroger : il gardait le silence, mais ce silence m'en disait déjà trop. Au bout de quelques instants il sembla faire un effort sur lui-même. " Ce n'est pas une séparation complète que l'on exige, dit-il. — Une séparation! m'écriai-je tout saisi. — Non, non, reprit-il, ce n'est pas une séparation. Il faudra seulement vous résoudre à ne plus vous voir aussi souvent... — Plus aussi souvent? répétai-je comme un écho et sans comprendre. — Tu pourras aller faire une visite tous les dix jours, tous les douze jours, mais pas régulièrement, à un jour fixé, et pas le matin, l'après-midi à l'heure habituelle des visites. dom placide. — Mais qu'ai-je fait pour mériter cette proscription ? — Tu n'as rien fait et ce n'est pas une proscription. Si l'on avait à te reprocher quelque chose, on te fermerait la maison. — Encore y a-t-il un motif ou un prétexte... — Le motif ou le prétexte, c'est naturellement que tes fréquentes visites- peuvent devenir compromettantes, être mal interprétées, nuire à la réputation de mademoiselle de Rameau. Il n'y a, malheureusement, rien à redire à cela. — Non, sans doute; mais comment s'en aper-çoit-on maintenant, tout à coup? C'est mademoiselle Vanderrit qui a fait y penser. " Dom Anselme fit un signe de tête affirmatif. " Évidemment! ajouta-t-il. — L'odieuse femme! m'écriai-je. Et c'est elle qui fait autorité, à qui l'on obéit! La comtesse n'a-t-elle donc pas songé au mariage que mademoiselle Vanderrit a en vue? — Si. Elle m'a même dit : "Je ne me dissimule " pas que mademoiselle Odile a une arrière-pen- " sée, celle de marier ma fille à son neveu Norbert. " Elle n'ose encore m'en parler ouvertement, mais " elle me l'a fait pressentir. C'est donc un peu " dans son propre intérêt qu'elle veut rompre les " relations de Berthe avec dom Placide ; mais je " dois avouer qu'au fond elle a quelque raison. " — Quelque raison ! — Oui, et tu n'y as pas songé, pas plus que moi. Oui, mademoiselle Vanderrit a trouvé une raison qui a frappé la comtesse tout en la mettant à l'abri du reproche qu'on pourrait lui faire de t'avoir trop bien accueilli naguère. Oh! c'est très-habile et très-ingénieux. — Je ne devine pas. — Eh bien, voici. Quand tu portais ton costume de moine, ce costume était une sauvegarde, un laisser-passer. Tu étais quelque chose de supérieur ou du moins d'étranger à la nature humaine. Aujourd'hui, avec l'habit bourgeois, tu es un homme, un jeune homme, et mademoiselle Vanderrit a même dit : "un beau jeune homme. " J'étais ébahi, stupéfait. Cette robe de moine. que j'avais tant maudite parce qu'elle me retranchait en quelque sorte de la société, je lui devais peut-être tout mon bonheur ; et, maintenant que je la quittais, le bonheur semblait me quitter aussi ! " C'est, en effet, admirablement trouvé ! dis-je en ricanant. — Oh ! tu as affaire à forte partie ! reprit dom Anselme ; mademoiselle Vanderrit a pensé à tout et a tout exploité pour sa cause. Elle a dit qu'elle-même t'avait reçu familièrement autrefois, mais que maintenant elle hésiterait beaucoup et qu'elle ne t'avait plus invité à aller la voir. Et elle a ajouté qu'elle était cependant, par son âge, hors des atteintes de la calomnie. — Mais ce n'est pas tout d'un coup qu'elle est arrivée à faire comprendre cela à madame de Rameau ; il y a longtemps déjà que je remarque chez la comtesse une certaine froideur à mon égard. — Cela se devine, répondit le prieur, et je l'ai deviné comme toi. Elle a dû s'y reprendre àplu- 250 dom placide. sieurs fois, tâter le terrain, opérer des reconnaissances, faire même souvent de fausses manœuvres, caria comtesse Claire, tu peux en être sûr, a pour toi une sympathie sincère ; elle me l'a dit, et je le crois : elle est incapable de mentir, même par simple politesse. Elle- t'est d'ailleurs vraiment obligée des attentions que tu as pour elle, des distractions que tu lui a's procurées, et même des prévenances que tu as eues pendant la maladie de sa fille, car elle continue à n'y voir que de la bonté pure. Si elle cède en ce moment aux suggestions de mademoiselle Vanderrit, c'est plutôt pour obéir aux préjugés du monde, au qu'en dira-t-on, si impérieux dans le cercle où elle a toujours vécu. Moi-même, je te l'avoue, je ne puis lui donner tout à fait tort... — Vous ! dis-je, vous aussi vous allez vous tourner contre moi... contre nous ! — Je ne me tourne pas contre vous, reprit-il avec douceur, et je crois être au-dessus de bien des préjugés... Mais, enfin, tu dois te faire une raison... il est inutile de te le démontrer. Si j'ai été faible, si j'ai été presque ton complice, tu ne peux oublier que c'est à cause de l'état de souffrance dans lequel je voyais Berthe, à cause du danger qui me semblait menacer sa vie. Alors, je n'ai plus rien considéré, plus rien discerné. Toi seul pouvais lui procurer le calme et la joie qui étaient nécessaires à sa santé. Maintenant qu'elle se porte bien... — Et c'est parce que je l'ai rendue à la santé... ! m'écriai-je en l'interrompant. — N'achève pas ! dit-il. Tu n'as songé qu'à elle alors, et tu n'as pas cessé de ne songer qu'à elle, car tu t'es conduit loyalement, en homme de cœur, en homme d'honneur. Eh bien, c'est encore à elle, à elle seule, qu'il faut songer aujourd'hui. — Hélas ! repris-je, c'est bien à elle que je pense. Comment supportera-t-elle cette séparation ? Sait-elle déjà le coup qui nous frappe? — Je l'ignore, dit le prieur, je n'ai pas osé le demander. Mais j'irai dès demain au château delà Motte pour dire à la comtesse que la chose est arrangée, que tu as parfaitement compris le sen- 252 dom placide. timent de convenance qui oblige à rendre tes visites moins fréquentes, et je trouverai moyen de glisser une bonne parole à l'oreille de Berthe. — Je vois que vous ne cessez pas d'être bon pour moi, dis-je tout ému. — Peux-tu en douter? reprit-il. Allons ! allons! il nous faut du courage à tous deux, à moi aussi, sois-en sûr. Voyons, que puis-je lui dire... de ta part ? — De ma part ! — Oui, oui. Un mot de ta part préviendra peut-être bien des tristesses. — Eh bien... dites-lui ceci : L'absence est le plus grand des maux. — C'est de la fable des Deux Pigeons. — Oui. — Soit, dit dom Anselme en souriant, cela en dit assez. — Cela dit tout. " A peine le prieur m'eut-il quitté, que je tombai dans le plus profond accablement. Il me semblait que le ciel s'était voilé, que l'atmosphère pesait lourdement sur moi, qu'une invincible torpeur engourdissait mes membres. On m'enlevait ma lumière et ma chaleur. Quand naguère je me contentais d'une seule minute de bonheur tous les dimanches, à l'apparition de la vision, je ne connaissais encore aucune autre félicité. Mais qu'al-lais-je faire maintenant que la vision était devenue réalité et presque habitude ? dom placide. Je maudissais mademoiselle Vanderrit, j'en voulais à la comtesse Claire, j'étais médiocrement satisfait de dom Anselme; tout le monde était ligué contre moi. Et n'avoir pu même m'entre-tenir une dernière fois intimement avec Berthe, n'eût-ce été que pour lui donner du courage et pour en recevoir! Une parole eût suffi. Quand cette occasion renaîtrait-elle ? Pas même au bout de ces dix ou douze jours, car nous pouvions nous trouver au milieu d'une foule de visiteurs et, clans la nouvelle situation qui nous était faite, il fallait éviter toute apparence de mystère, tout entretien particulier. Ah ! je n'avais pas assez senti le prix de la douce liberté dont nous jouissions : je m'en apercevais maintenant que j'en étais à jamais privé... A jamais ! cela était-il possible? Ici mes idées se confondaient et je prenais le parti de ne plus penser... J'aurais voulu être saisi de défaillance ou tomber en léthargie jusqu'au jour où je reverrais Berthe... Puis, je me demandais si je n'avais pas à regretter de l'avoir connue, pour elle surtout qui n'aurait été exposée à aucune de ces souffrances actuelles, et dont la vie se serait écoulée bien paisible, peut-être même beaucoup plus heureuse. Je ne lui avais dccasionné, en définitive, que des agitations,des douleurs, des inquiétudes. J'avais été égoïste, quoi qu'en eût dit le prieur, car j'aurais dû éviter d'entamer ces relations, moi, misérable moine, à qui le monde était fermé. \ Après une longue nuit passée dans ces réflexions cruelles, j'en étais arrivé à me condamner absolument, à mé mépriser, à me considérer comme le dernier des hommes. Cependant, j'attendais avec anxiété le résultat de là visite que dom Anselme devait faire aux dames de Rameau. J'étais sûr d'avance que les nouvelles qu'il m'apporterait allaient me plonger dans le désespoir. Quel ne fut pas mon étonnement de le voir revenir calme, presque souriant ! " Tranquillise-toi, me dit-il : sa santé ne souffre pas et son esprit a conservé toute sa sérénité. Je lui ai fait ta commission : elle a beaucoup rougi et s'est un instant troublée ; puis elle m'a chargé de dom placide. te dire qu'elle est assez forte pour tout supporter, si elle apprend que tu as le même courage. J'ai cru pouvoir répondre "'de toi. C'est à toi, maintenant, à te montrer digne d'elle et à justifier ma confiance. — Hélas ! m'écriai-je, je suis honteux à présent des faiblesses que j'ai éprouvées. " Et, en baissant la voix, j'ajoutai : " Ce matin, je me sentais si malheureux que je voulais mourir. — Enfant! " dit le prieur. Il semblait embarrassé de me trouver quelque consolation. " Il faut un peu de temps, reprit-il, et de la raison aussi... D'ailleurs, ce n'est pas une séparation, songes-y bien. Allons! tu auras du courage,... puisqu'on te le demande. — Oui, j'aurai du courage! " répondis-je avec résolution. Cette résolution n'était pas dans mon cœur. Chose bizarre! j'aurais été, certes, le plus infortuné des hommes si j'avais appris que Berthe fût affectée, triste, malade à la suite de ce qui venait de se passer, et, oserais-je l'avouer? je n'étais pourtant pas satisfait de lui voir cette force d'âme. Il me parut qu'elle prenait son parti trop aisément, trop bravement. Elle qui me disait naguère que son seul désir eût été de me voir, ou seulement de m'apercevoir tous les jours, comment se résignait-elle avec aussi peu de peine à des visites purement officielles espacées de dix à douze jours ? Je ne l'avais pas crue si raisonnable, et j'en concevais une espèce de dépit. Sans doute, elle ne pouvait rien gagner à se désoler : les convenances, les préjugés du monde étaient inflexibles... Malgré tout, j'étais désagréablement impressionné de ce que m'avait appris dom Anselme. Je passai mes dix jours de rigueurdansune sorte d'impatience, d'irritabilité continue et fébrile, lassé de tout et de moi-même, fuyant dom Anselme, en qui je voyais presque un ennemi, et me fâchant aux consolations fatalement banales de ce pauvre Sylvain, qui pourtant prenait la plus grande part à mon chagrin. Je ne souffrais pas précisément : j'étais dans cette situation ambiguë que les théo- logiens assignent aux enfants morts sans baptême, oscillant entre le ciel et l'enfer, sans toucher ni à l'un ni à l'autre. Le dixième jour arriva enfin : ce fut le prieur lui-même qui m'en avertit en me répétant ses exhortations au courage et à la raison. J'étais arrivé à un état de susceptibilité'nerveuse que j'eus toutes les peines du monde à surmonter pour ne pas lui dire des choses désobligeantes. Il s'en aperçut probablement, car il eut soin de ne pas insister. Combien nous étions loin déjà de cette entente qui, pendant la maladie de Berthe, nous animait des mêmes intentions et des mêmes désirs ! En me rendant au château de la Motte, je n'éprouvai ni joie, ni émotion ; j'accomplissais une sorte de devoir, qui avait même quelque chose de pénible. La vue de Berthe me causa bien une sensation profonde, mais l'heure présente y était pour beaucoup moins que le souvenir. D'ailleurs, je tombais au milieu d'un cercle, tout formé, de personnes que je connaissais à peine. Berthe et sa mère s'adressèrent à moi comme aux autres, sans 260 dom placide. faire la moindre allusion, ni à mon absence, ni à notre intimité, encore si complète quelques jours auparavant. Il y eut bien, de ci de là, une parole affable de la comtesse, un sourire de Berthe, quelque chose de plus enfin que ce qui est d'usage à l'égard de simples visiteurs, mais je ne m'en aperçus guère dans le moment, tant ma situation était changée dans son ensemble, et il me fallut plus tard un effort de mémoire pour me donner ces petites consolations. L'arrivée du baron Van-derrit et de sa sœur, l'inévitable mademoiselle Odile, mit le comble à mon ennui. J'attendais avec impatience l'occasion de m'esquiver, comme autrefois à Bousval, lorsque j'y avais rencontré les dames de Rameau. J'en étais donc revenu au •même point, et je commençais à ne plus pouvoir me figurer ce qui s'était passé dans l'intervalle. Mais, cette fois du moins, Berthe s'aperçut de mon départ, et, sans paraître se gêner, sans embarras comme sans mystère, elle me fit un petit signe d'adieu tout amical. Cet adieu avait mis le comble à mon désappoin- tement, sans que j'eusse pu m'expliquer pourquoi. Je marchai longtemps après avoir quitté le château, essayant de me rendre compte de mes impressions et ne pouvant y parvenir. En somme, je n'avais pas lieu de me plaindre, et j'étais désespéré. J'aurais voulu avoir un motif, un prétexte quelconque de me mettre en colère. Parfois je me demandais si je n'avais pas fait un rêve, si je ne m'étais pas forgé des illusions, et je recherchais dans ma mémoire toutes les paroles par lesquelles Berthe semblait avoir montré son affection pour moi : je commentais ces paroles, je me plaisais à y voir un autre sens que celui qui m'avait frappé jadis, et j'en arrivai à me figurer que cette intimité avait été un simple jeu de mon imagination. Je voulus alors prendre enfin une grande résolution et j'eus vraiment quelques éclairs de courage. Malheureusement, dès que je réussissais à éloigner le souvenir de Berthe, mon existence m'apparais-sait si sombre, si vide, que j'en étais épouvanté. Je n'avais plus ni mobile, ni but, ni intérêt dans la vie. Ce qui me charmait et m'exaltait autrefois n'avait aucune valeur à côté des émotions délicieuses que j'avais ressenties depuis. Ni l'enthousiasme religieux, ni l'art, ni la science n'étaient plus capables de me transporter. Loin de Befthe, en dehors de Berthe, il n'y avait plus rien. Je n'avais même plus la ressource que j'avais cru posséder avant la première vision à l'église, celle de me plonger dans l'abrutissement et l'inertie des autres moines. Ma situation morale était déplorable, et rien ne semblait pouvoir m'en tirer désormais. A la longue pourtant, et après bien des efforts infructueux, je vins à bout de me composer une sorte de manière de vivre, en pensant le moins possible, et en regardant s'écouler le temps, comme fait le malade condamné à un repos forcé, ou le prisonnier enchaîné au fond d'un cachot. A deux reprises, je retournai au château de la Motte. Les circonstances n'avaient pas changé : mêmes amitiés de la part delà comtesse Claire et de sa fille, mais aussi même absence de toute allusion à nos relations précédentes. Et le fait fut plus significatif encore à la quatrième visite, car ce jour-là il n'y avait personne, et rien n'eût empêché Berthe de me dire quelques mots sans que sa mère y eût pris garde. La conversation s'engagea exactement comme si nous avions été au milieu d'un cercle de dix personnes occupées à nous écouter. Nous parlâmes de nouveau de l'admirable tranquillité dont nous jouissions dans ce petit coin privilégié de la terre, tandis que les guerres et les révolutions sévissaient tout autour de nous. C'était le sujet habituel des conversations de ce monde égoïste et rétrograde, et, en sortant du château, je me demandai si c'était bien là ma place, à moi l'homme du peuple, à moi élevé à l'école de dom Anselme. Je me demandai aussi s'il n'en avait pas toujours été de même, et si ce n'était pas mon imagination complaisante qui avait prêté à ces entretiens un sens, un caractère qu'ils n'avaient jamais eus. Je me rappelai alors les quelques mots bien significatifs qu'avait un jour prononcés dom Anselme lors de mon projet de départ pour l'Amé- dom placide. rique et à propos de l'indifférence qu'avait montrée la comtesse Claire à l'égard de mes relations avec Berthe. En parlant des grandes dames qui ont des faiblesses et des entraînements tout en restant fières, il s'était exprimé, avait-il dit, d'une façon générale ; mais il y avait là, évidemment, une allusion à la comtesse : pourquoi Berthe ne tien-drait-elle pas de sa mère? Si elle m'avait aimé, 'elle pouvait avoir depuis fait des réflexions, du reste fort naturelles. Et même, à tout prendre, m'avait-elle aimé? En étais-je bien sûr? M'avait-elle jamais fait de véritables aveux? Sa plainte touchante sur les maux de l'absence s'expliquait à une époque où elle se sentait isolée et malade ; son sentiment de jalousie à l'égard de mademoiselle Odile pouvait être de l'amour-propre autant que de l'affection sincère. Je m'efforçais ainsi, avec une sorte d'acharnement et de satisfaction cruelle, de détruire les illusions qui m'avaient rendu si heureux. Il me répugnait cependant d'accuser Berthe elle-même; je n'osais pas en venir à articuler contre elle de véritables reproches. C'était à moi que je m'en prenais : c'était ma misérable nature, mon humeur inquiète, mon imagination folle qui avait tout fait et que je rendais responsable de tout. L'été était alors dans ses plus beaux jours, mais les grandes chaleurs étaient toujours délicieusement tempérées à l'abbaye par la fraîcheur de la vallée et par les bois d'alentour. Le charme de la saison formait un douloureux contraste avec l'état de mon âme. J'aurais préféré l'hiver ou les tempêtes. Du reste, j'étais devenu indifférent et insensible aux influences extérieures. Je passais mes journées dans une espèce de somnolence, cherchant à ne pas penser et pour ainsi dire à ne pas vivre, oubliant de manger et de boire, me réjouissant même de voir ainsi décliner mes forces et s'éteindre peu à peu en moi toute activité. dom placide. Je n'aurais pas voulu, cependant, que Berthe s'aperçût de quelque chose : je mettais une sorte de vanité à lui cacher ma situation, et, d'ailleurs,je ne désirais ni lui causer quelque peine, ni exciter sa pitié. Malgré tous mes soins et toutes mes précautions, la pâleur de mon visage et l'altération de mes traits finirent un jour par lui donner l'éveil. Son regard, fixé sur moi avec persistance, m'enveloppait pour ainsi dire et cherchait à me pé- \ 268 dom placide. nétrer. Elle ne dit encore rien pourtant ce jour-là, niais il lui fut probablement impossible de se contenir jusqu'à la prochaine visite, car elle me fit prier bientôt par dom Anselme de ne pas attendre cette fois les dix jours révolus. Le prieur s'acquitta de la commission d'un air d'assez mauvaise humeur. " Après tout, ajouta-t-il, cela vaut peut-être mieux : trop de réserve paraîtrait de l'affectation. " J'eus un certain dépit d'avoir été deviné, et je résolus, pour le cas où elle me parlerait, de protester de ma tranquillité, de la rassurer complètement, fût-ce au prix de véritables mensonges. Je ne voulais, de toute manière, rien devoir à sa commisération. Déjà pourtant je n'étais plus le même : mon sang avait recommencé à circuler dans mes veines et je ne tenais plus en place. Mais je me refroidis soudain en pensant que je ne pourrais aller à la Motte qu'à l'heure des visites, et que la présence de personnes étrangères, de mademoiselle Van- derrit surtout, empêcherait Berthe de me parler. Il y avait, en effet, beaucoup de monde, plus même qu'à l'ordinaire ; mais c'était précisément cette circonstance qui favorisait les entretiens particuliers, la conversation ne pouvant être générale. Puis, on était au jardin, où la société se dispersait tout naturellement, et, enfin, les nouvelles politiques que l'on avait à se communiquer absorbaient vivement l'attention. Dès que je parus, Berthe vint à ma rencontre, avec une hardiesse, une sorte de spontanéité qui m'étonna et me charma en même temps. Sans y mettre ni contrainte ni mystère, elle me parla de choses et d'autres, me demandant tout haut mon avis et mes conseils. Puis, lorsqu'elle vit que les regards attirés par mon apparition commençaient à se détourner de nous, et tout en faisant quelques pas avec moi comme en se promenant, elle me dit tout à coup, rapidement et en baissant la tête : " Vous êtes triste, je l'ai bien vu, et vous vous rendez malade. Je ne veux pas que vous soyez malade, je ne veux pas que vous soyez triste. J'ai eu du calme pour que vous en eussiez aussi, mais notre situation n'a changé qu'en apparence : vous ne pouvez pas douter de moi... Il y a des lois du monde, qui n'ont pas été faites pour nous, mais auxquelles nous devons obéir. Jusqu'à présent, j'ai été forte; mais j'éprouve une certaine faiblesse physique, qui est une conséquence de ma maladie, et j'ai absolument besoin de vous pour me soutenir. " Elle me quitta ensuite, brusquement, sans attendre ni réclamer de réponse, et, avec cette aisance que donne l'usage de la société, elle s'adressa immédiatement à la personne la plus rapprochée de nous, en lui demandant des nouvelles de sa famille. Les paroles de Berthe avaient été dites si précipitamment que je n'en ressentis d'abord que l'impression bienfaisante, due plutôt au ton touchant, presque passionné dont elle les avait prononcées, qu'à leur signification réelle. Elles me revinrent peu à peu toutes à la mémoire et me transportèrent de joie. Je ne tardai pas à me reti- dom placide. rer pour les savourer à mon aise, et un regard de Berthe me prouva qu'elle me comprenait. Elle était si sûre de l'effet qu'elle avait atteint, que je vis dans ses yeux, à cet instant, un éclair de satisfaction suprême. Je revins à l'abbaye lentement, sentant avec volupté le calme et le bien-être reprendre possession de mes esprits. Mon cœur s'était rouvert subitement aux beautés de la nature. Je pris par les hauteurs ; je contemplai les vastes horizons au fond desquels se couchait le soleil empourpré, tandis que les vallons se remplissaient de brouillard et d'ombre. Déjà le souvenir des chagrins que j'avais endurés pendant ces dernières semaines s'était entièrement évanoui. Je ne sais si tout le monde est ainsi, ou si mon esprit est plus mobile que celui des autres hommes. Peut-être n'est-ce que cette tendance générale à la nature humaine, qui nous porte à oublier aisément les tristesses et à ne nous rappeler que les joies. Et, en effet, l'existence serait-elle supportable, si nous n'étions doués de cette précieuse faculté ? " Notre situation n'a changé qu'en apparence. Vous ne pouvez pas douter de moi... " Ces mots résonnaient à mon oreille comme une musique céleste. Ce n'était pas la pitié seule qui les avait fait prononcer : la pitié n'a pas cet accent, cette chaleur qui m'avait pénétré soudain. Toutes mes appréhensions récentes étaient donc absurdes, insensées, et j'avais été vraiment conpable de m'y être abandonné pendant de si longs jours. La honte m'en prenait maintenant. Comment avais-je pu me créer de pareilles billevesées! Je me promis du moins de racheter par un attachement sans bornes et un dévouement absolu l'aberration dont, malheureusement, je n'avais pas été seul à souffrir. Un point cependant restait sombre ; cette faiblesse physique qui demeurait comme suite de la maladie de Berthe. C'était à moi de la soutenir contre ce mal, disait-elle; mais comment le pou-vais-je, en la voyant si peu et presque si furtivement ? La seule influence qu'il me fût permis d'exercer dépendait du calme et de la confiance dom placide. que j'allais montrer désormais, et, à cet égard, ma détermination fut bien arrêtée. Dès l'entrevue suivante, je fis preuve d'une liberté d'esprit, d'une tranquillité d'humeur, que j'eus cependant quelque peine à conserver en voyant la pâleur de Berthe et une sorte d'affaissement dans son attitude. Mais bientôt je me dis qu'il était d'autant plus nécessaire de lui réconforter le moral, et le sentiment de ce devoir m'inspira d'une façon heureuse. Berthe, qui restait assise et autour de laquelle on venait de temps en temps faire cercle, m'encourageait de ses regards, où se lisait une expression de vrai contentement. Avant de me retirer discrètement, selon mon habitude, je trouvai moyen cependant de dire à la comtesse Claire que je trouvais mademoiselle de Rameau un peu abattue. " Je crois, en effet, me répondit-elle, que les chaleurs de l'été lui font du mal : elle est ordinairement beaucoup mieux le matin. Si je la laissais faire, elle ne paraîtrait presque jamais à nos réceptions de l'après-midi, mais je pense que ces dis- tractions lui sont utiles. Mademoiselle Vanderrit est du même avis... Il est vrai qu'elle a pour cela un motif que vous connaissez. " Cette insinuation, faite en souriant, nous remettait, la comtesse et moi, sur un pied d'intimité qui me fit le plus grand plaisir. Elle aussi n'avait donc pas changé. " Cependant, lui dis-je, voilà plusieurs fois que je ne vois plus chez vous la famille Vanderrit. — Oh ! c'est l'effet du hasard. Ils viennent ici fort souvent... trop souvent, au gré de Berthe. Cependant, je dois reconnaître que mademoiselle Odile est vraiment très-bonne pour nous, et la santé de Berthe, en ce moment même,la préoccupe beaucoup. " Tout cela m'était dit d'un ton fort simple et presque familier qui me fit grand plaisir. Mais, en même temps, l'idée que Berthe n'était pas bien, et que je n'étais pas seul à le remarquer, me tourmenta cruellement. Je voulus savoir si dom Anselme avait fait la même observation, et, au dom placide. premier mot que je lui en dis, il eut un tressaillement douloureux qui trahit ses craintes. ■" Oui, me répondit-il, oui, je ne comprends rien à cela. Le moral est bon, elle prétend qu'elle ne souffre pas, et l'on dirait que ses forces déclinent de jour en jour. Je l'ai questionnée plusieurs fois sans obtenir le moindre éclaircissement. Il faudrait peut-être l'avis d'un homme de l'art, d'un bon médecin ; mais n'allons-nous pas l'effrayer?... Si, au moins, nous connaissions la cause de cette faiblesse, si nous avions quelque indication précise sur le traitement à suivre : notre pharmacie est aujourd'hui, heureusement, des mieux organisées, et les préparations de Sylvain sont renommées à plusieurs lieues à la ronde. — N'y a-t-il donc pas de médecins à Bruxelles en qui l'on puisse avoir confiance? lui dis-je. — Oui, reprit-il, il faut que j'en parle à la comtesse Claire. " Quelques jours après, le prieur vint me trouver. " Enfin, dit-il, mademoiselle Vanderrit vient d'être bonne à quelque chose. Elle a eu la même idée que nous, et elle a engagé la comtesse à faire venir de Bruxelles le docteur Planchon, neveu du médecin de ce nom, dont tu connais les œuvres i vraiment remarquables. Le nom est déjà une recommandation. — Et mademoiselle de Rameau, qu'a-t-elle dit de cela ? — Berthe n'a paru nullement effrayée. On eût dit, au contraire, que cela lui faisait plaisir. Je ne sais si elle-même n'éprouve pas quelque inquiétude. — La visite du docteur aura-t-elle lieu bientôt ? — Je lui ai écrit au nom de la comtesse, et je lui ai proposé de descendre à l'abbaye, de sorte que nous serons immédiatement mis au courant de tout. J'attends sa réponse. " Ce n'était pas chose aisée alors que de faire venir aussi loin un médecin de quelque réputation. Les communications étaient difficiles, le peu de services réguliers de voitures publiques étaient ■ fréquemment interrompus, et, malgré la bonne saison, bien des chemins étaient impraticables. dom placide. / Le docteur Planchon dut faire un immense détour par Wavre, où l'attendit le véhicule qu'il avait loué pour la circonstance. Il trouva là le carrosse de madame de Rameau, se rendit d'abord à la Motte, puis à l'abbaye, où il resta jusqu'au lendemain. Il eût pu également loger à la Motte, mais le prieur tenait à ce que le docteur inspectât la pharmacie, et se proposait, sous ce prétexte, de l'interroger sur la maladie de Berthe. Sylvain et moi fûmes naturellement admis à cet entretien. Le médecin se renferma dans une réserve extrême, qui faillit plusieurs fois nous impatienter et qui avait tout l'air d'être simplement la peur de se compromettre. Il nous dit que le cas était grave, mais qu'il espérait bien triompher ; qu'il y avait en germe une maladie de langueur, dont le traitement était connu et indiqué, mais qu'on l'avait consulté un peu tard et que des complications pouvaient survenir II parla longuement et complaisamment de la théorie de son / oncle sur les rafraîchissants, et finit par prescrire un régime qui ne constituait en somme qu'une 18 espèce de médecine expectante. Il promettait d'ailleurs de revenir au bout d'un mois. Tout ce qu'il ordonna se trouvait à notre officine, et ce fut l'occasion, pour le médecin bruxellois, de louer longuement le soin éclairé avec lequel était entretenue la pharmacie de Villers. dom placide. Dès le lendemain matin, de bonne heure, dom Anselme, après avoir fait reconduire le docteur Planchon à Wavre, se rendit au château de la Motte. Il y trouva mademoiselle Vanderrit qui était également accourue pour savoir ce qu'avait dit le docteur, et qui témoignait en ce moment une sollicitude sincère pour celle qu'elle appelait toujours " sajeune amie ". " Tu ne te douterais pas, me dit le prieur en revenant, de ce que vient de proposer mademoiselle Vanderrit. — Encore quelque perfidie ! m'écriai-je indigné. Elle choisit bien son temps ! — Je ne sais s'il y a là quelque perfidie, ou du moins une arrière-pensée que je ne pénètre pas, mais, en attendant, ce n'est rien de bien triste, ni pour Berthe, ni pour toi... au contraire. — Expliquez-vous donc bien vite ! — ■ Eh bien, mademoiselle Vanderrit, après avoir fait remarquer que le traitement ordonné par le docteur Planchon avait besoin d'être surveillé avec soin, et qu'il ne suffisait pas pour cela d'un empirique de village, qu'il" fallait au contraire un homme intelligent, dévoué, au courant surtout des préparations pharmaceutiques, mademoiselle Vanderrit... tu ne devines pas encore? — Je vous en prie, achevez !... m'écriai-je tout en émoi. — Mademoiselle Vanderrit prétend qu'il n'y a que toi pour remplir cette tâche délicate, cette mission de confiance, et elle pense que les dames de Rameau seront bien heureuses que tu veuilles l'accepter. — Elle a dit cela ? — Elle a dit cela comme je te le répète. — Et les convenances qu'elle, invoquait naguère ? — Les convenances ne s'y opposent nullement. Dom Placide habillé en bourgeois n'était plus le même que dom Placide habillé en moine, soit : mais voici que le caractère de dom Placide change de nouveau sans que cette fois ce soit le costume qui change. Un médecin, c'est comme un moine : ce n'est pas un homme. Si ce sont des subtilités, je crois que du moins tu ne t'en plaindras pas. — Non, certes!... Et la comtesse... elle accepte cela? — L'intérêt de sa fille aurait-il pu la faire hésiter un instant? — Et... Berthe? " Le prieur me regarda en souriant. " Elle s'y résignera, " dit-il. J'étais abasourdi. " Je ne suis cependant pas médecin, repris-je après un moment de silence. dom placide. — Non, mais tu en sais plus que bien des médecins... C'est aussi mademoiselle Vanderrit qui l'affirme. D'ailleurs tu suivras ponctuellement les instructions du docteur Planchon. Tu soigneras et surveilleras la préparation des médicaments, tu les porteras toi-même au château de la Motte et tu en expliqueras l'usage à la comtesse Claire; enfin tu constateras les symptômes qui peuvent se produire dans l'état de la malade, de manière à pouvoir rendre exactement compte de tout au docteur lors de sa prochaine visite. — Mais, alors, dis-je en me sentant pénétrer peu à peu d'une joie indicible, alors il faudra que j'aille bien souvent... bien souvent voir mademoiselle de Rameau ? — Mais oui, répondit le prieur en feignant de prendre un ton d'indifférence, mais oui... tous les jours. — Tous les jours! " m'écriai-je. Et, mon émotion jusque-là contenue éclatant avec violence, je fondis en larmes. " Tous les jours! répétai-je avec ivresse. Je pourrai la voir tous les jours! lui parler tous les jours!... Oh! pardonnez-moi, c'est plus fort que moi... Après ces derniers temps de souffrance surtout, ce changement si brusque... Vous ne savez pas combien j'étais malheureux!... Et maintenant... " Dom. Anselme s'approcha de moi. Il pleurait aussi, mais son visage était grave, et il me regardait avec une compassion profonde. " Comme tu l'aimes! " dit-il. Il me mit la main sur l'épaule, amicalement ; puis, continuant à me regarder, " Oue ferais-tu donc si elle devenait sérieusement... dangereusement malade! — Oh! elle ne deviendra pas malade! répon-dis-je avec transport; c'est impossible, je vous en réponds. Je la soutiendrai, je la fortifierai contre le mal... Nous en triompherons à nous deux, vous verrez bien!... Malade!... Mais il n'y aurait plus de justice au ciel! " Le prieur poussa un profond soupir. " Puisses-tu ne pas te tromper! " dit-il en me 284 uom placide. prenant les mains et en les serrant avec force dans les siennes. Le lendemain de bonne heure, j'étais au château de la Motte. Je n'avais pas mis pour faire la route la moitié du temps nécessaire. J'avais des ailes. La matinée était superbe; tout dans la nature semblait me sourire, tout me semblait plus beau que je ne l'avais jamais vu. Je trouvai Berthe rayonnante. La joie brillait dans tous ses traits et lui donnait un air de santé, une animation qui la transfiguraient. Je la contemplai avec ravissement. " Voilà mes vœux exaucés, me dit-elle, mon rêve est accompli. On souhaiterait d'être malade pour obtenir de telles compensations. Je ne l'ai pas fait exprès pourtant, et j'espère même me guérir, mais pas trop tôt. Du reste, on a toujours besoin de consulter son médecin, et maintenant que vous êtes le mien, vos visites n'auront rien de répréhensible. " Elle disait cela avec un enjouement, une grâce charmante. " Et que dites-vous de mademoiselle Odile? reprit-elle. C'est, de sa part, un bon sentiment, et nous devons lui en tenir compte. Je n'en reste pas moins sur la défensive, ne craignez rien. Mais,enfin, je crois que vous durez raison de lui témoigner quelque reconnaissance : cela lui fera plaisir, car, évidemment, vous la préoccupez beaucoup. — Sans doute, dis-je, ceci est une bonne action, et peu importe que ce soit pour vous, ou pour moi, ou pour nous deux, qu'elle ait agi ainsi; nous n'avons pas à rechercher quel est son but ou son mobile : profitons du bienfait. — Et ne sommes-nous pas forts, dit-elle avec une expansion joyeuse, à nous deux, bien unis ? Qu'aurions-nous encore à redouter de la malice humaine ou des coups du sort ? C'est si bon de s'avancer ainsi dans la vie, d'un pas ferme et tranquille, sans timidité comme sans inquiétude, appuyés avec confiance l'un sur l'autre! " Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire. Un souvenir me vint tout à coup. Je courus à la * bibliothèque et j'y pris le volume des fables de la Fontaine où elle avait trouvé naguère une allusion si ingénieuse et si touchante. C'était encore la fable des Deux Pigeons qui me revenait à la mémoire, mais à propos des réflexions dont l'auteur la fait suivre. Berthe me regardait avec curiosité. "" Voilà nos gens rejoints !... " dis-je, en citant ce vers par cœur, tout en feuilletant. Puis, prenant le livre comme avait fait Berthe, et cachant le reste de la fable, je lui indiquai du doigt ce passage que je lus à demi-voix : " Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. " Elle baissa la tête, rougissante et confuse, mais bientôt elle la releva avec une franchise adorable, et, prenant un ton décidé, " Eh bien, oui, c'est cela... c'est bien cela! " dit-elle. Puis elle garda quelque temps le silence, savourant intérieurement ces émotions dont je prenais ma part avec bonheur. La comtesse Claire vint enfin nous rejoindre. " Ne vous semble-t-il pas, dit-elle en entrant, que la visite du docteur Planchon a déjà fait du bien à Berthe? C'est une véritable enfant : rien que la vue du médecin lui suffît. — Toutefois, répliquai-je, il y aura quelques précautions à prendre, tout un traitement que j'aurai à surveiller... — Et vous savez que nous avons disposé de vous entièrement, sans même vous consulter. Dom Anselme nous a assuré que l'abbaye est en complet désarroi, que vous n'avez presque plus rien à y faire, et que ce serait pour vous une occasion de continuer à remplir votre mission de charité. — Dom Anselme a parfaitement exprimé mes sentiments. — Mais c'est que nous allons vous accaparer, vous absorber... Il faudra que vous veniez ici tous les jours. " Bien que le prieur me l'eût dit déjà, j'eus un tressaillement de joie en entendant confirmer le dom placide. fait par la comtesse elle-même. Je me remis cependant aussitôt. " Je le sais, dis-je. — Voici, reprit-elle, ce que j'ai arrangé. Il est impossible que vous fassiez cette route à pied constamment et par tous les temps. Chaque matin, Urbain ira vous chercher avec la carriole ou la voiture fermée : il vous donnera des nouvelles de Berthe, et dom Anselme sera également charmé d'en recevoir. Vous aurez d'ailleurs des médicaments à porter ; puis vous viendrez plus vite lorsqu'on aura besoin de vous. Enfin, le prieur vous accompagnera quelquefois. Quant au retour, vous le ferez, à votre guise, à pied ou en voiture. Tout cela vous convient? — Parfaitement, madame. — Il est à espérer que vous aurez un bon rapport à faire au docteur Planchon dans un mois. — Je l'espère aussi bien vivement, répondis-je. — Et moi, dit Berthe, je ne l'espère pas seulement, j'en suis sûre. J'aurais été dans le délire du bonheur, si l'occasion qui me procurait ce bonheur n'avait pas été si triste. Pendant quelques jours pourtant j'y pensai à peine : Berthe renaissait, pour ainsi dire, sous la douce influence de notre intimité. La comtesse était ravie, et mademoiselle Odile, que je rencontrais nécessairement de temps à autre, n'avait pu s'empêcher de glisser quelques réticences malicieuses dans les félicitations qu'elle nous adressait, à Berthe et à moi. Nous étions si heureux, que nous y répondions en plaisantant, sans la moindre aigreur. Le prieur seul n'était pas content; il restait sombre et me parlait à peine lorsque nous étions seuls ensemble. " Il m'en coûte, me dit-il un jour, de combattre tes illusions : je voudrais les partager ; mais il s'agit pour toi de bien voir afin de renseigner exactement le docteur. — Que voulez-vous dire ? répliquai-je en tremblant. — Berthe n'est pas bién... pas aussi bien que je voudrais, pas aussi bien surtout que tu parais le croire. — D'où vient cette inquiétude ? — Je l'ai observée souvent lorsque tu n'es pas là : elle est tout autre. Ta présence l'anime, mais c'est une vie factice et momentanée. Tu ne peux t'en apercevoir, toi; j'hésitais à t'en informer, mais il faut bien que tu le saches. — Est-il vrai ! m'écriai-je avec douleur; et que faire ? — Hélas ! tu ne peux faire autre chose que ce dom placide. que tu fais déjà. Si tu n'étais pas là, le mal triompherait bien vite. Tu la soutiens, tu la retiens au bord du gouffre. Ne te décourage pas, et attendons que sa jeunesse te vienne en aide. " Je demeurai terrifié de ces paroles ; une angoisse horrible me saisit. Ma félicité, si parfaite un moment, s'écroulait tout à coup. Je ne me remis un peu qu'en me persuadant que dom Anselme se trompait, et que l'affection vraiment paternelle qu'il avait pour Berthe le portait à exagérer ses craintes. J'allai le retrouver; je m'efforçai de lui prouver que la santé de Berthe s'améliorait, et je cherchais en même temps à m'en convaincre moi-même. Il secouait la tête tristement, sans me regarder. " Pourquoi, lui dis-je avec un£ sorte d'impatience, vous obstiner dans cette triste pensée ? " Il leva les yeux sur moi : ils étaient pleins de larmes. " J'ai eu tant de déceptions dans ma vie, me répondit-il, et des déceptions si amères, si cruelles, queje n'ose plus concevoir aucune espérance. J'ai peut-être tort actuellement... Dieu fasse que j'aie tort ! — Au moins, ne vous laissez point aller à ces anxiétés avant le retour du médecin. — Le médecin ! s'écria-t-il avec une expression de doulouréuse ironie. — Vous n'avez pas confiance en lui ? — Je ne sais. " Puis, éclatant tout à coup avec véhémence, " Est-ce que je sais quelque chose ? " reprit-il. Et s'approchant de moi, il me dit presque tout bas : " J'ai peur, voilà tout. " J'eus un frisson. La peur est contagieuse, et, ma malheureuse nature reprenant le dessus, je me sentis livré à toutes les tortures. Mais aussi, quel poignant mélange de joie et de douleur : la joie d'être aimé, la douleur de voir souffrir celle que j'aimais ! Et quel'sort étrange que le mien ! Voir enfin, après tant de tourments et d'obstacles, le bonheur me sourire, et, tout en même temps, aper-cevoir sous mes pas un abîme ! Une horrible fata- lité s'acharnait-elle après moi pour m'empêcher d'être jamais complètement heureux ? Mes fugitives jouissances et mes réactions de tristesse se compensaient naguère presque constamment, comme aujourd'hui mon immense chagrin était en proportion de mon immense félicité. Tout en me tenant en garde contre l'exagération des terreurs de dom Anselme, je dus finir par constater moi-même certains symptômes inquiétants : l'absence d'appétit et de sommeil, quelques souffrances vagues à la poitrine et surtout unç extrême faiblesse. Mais jetais invinciblement entraîné à me faire illusion en présence de cette inaltérable sérénité d'esprit, de cette animation, de cette gaieté même qui étaient le reflet du bonheur intime qu'elle éprouvait. Je ne pouvais croire alors à l'existence d'un mal secret, d'un danger réel, d'un ver qui rongeât cette fleur à peine éclose. Quand il m'arri.vait de trahir, devant Berthe, mes appréhensions, c'était elle qui me rassurait. " Soyez sûr que je guérirai, me disait-elle, et beaucoup trop vite à mon gré. — Trop vite ! — Oh ! ce n'est pas la maladie que j'aime, mais le traitement. " Et elle riait. Cependant, nous attendions tous, dans des sentiments divers, le retour du docteur Planchon : la comtesse avec grand espoir, dom Anselme avec une sorte d'effroi, mademoiselle Odile avec une confiance absolue, en apparence du moins, moi avec anxiété, Berthe avec la plus complète indifférence. Il revint, le mois écoulé, et cette fois il coucha au château de la Motte, afin de bien examiner l'état de la malade, le soir d'abord, à son arrivée, puis le matin, avant son départ. Nous craignions que Berthe ne ressentît quelque fâcheuse impression de cette observation prolongée, mais au premier mot que je lui dis pour la tranquilliser, elle se mit à sourire de son air mutin. . _ " J'ai fait un petit raisonnement, me dit-elle, qui m'ôte tout souci. Je crois que cela s'appelle un dilemme. 294 dom placide. — Voyons votre dilemme ? lui dis-je. — Eh bien, si le docteur me trouve mieux, vous serez content, tout le monde sera content, et naturellement je serai contente aussi. S'il me trouve moins bien, si même il me trouve mal, comme j'ai toujours été une enfant gâtée et qu'on ne peut rien refuser à une malade vraiment malade, je serai très-exigeante, je me passerai tous mes caprices... J'ai là-dessus un plan complet et bien arrêté, vous verrez ! — J'espère bien ne pas le voir, répliquai-je. — Ne dites pas cela, reprit-elle, ne dites pas cela d'avance... D'ailleurs, vous devrez m'obéir comme les autres. " Elle était ravissante ainsi, et j'étais convaincu, en la quittant, que le docteur ne pourrait pas la déclarer en danger réel. Hélas ! cet espoir fut cruellement trompé. Au jour fixé pour la visite, nous étions, dom Anselme et moi, au château de la Motte, ayant peine à dissimuler notre agitation, qui devenait de plus en plus vive à mesure qu'approchait l'heure attendue si impatiemment. Ledocteur arriva enfin, et voulut d'abord, avant toute information, voir lui-même la malade. Puis il nous interrogea, interrogea la comtesse, et dit qu'il-ne pourrait se former une opinion complète que le lendemain. Nous retournâmes à l'abbaye le cœur oppressé, sans avoir la force d'échanger une parole entre nous, et pressentant déjà l'un et l'autre, vaguement, un jugement peu favorable. Le serrement de main que nous nous donnâmes avant de nous séparer et l'expression que mit le prieurà medire : A demain ! trahissaient toutes nos angoisses. Sans doute, il ne dormit pas plus que moi, car nous nous rencontrâmes au petit jour, errant dans les galeries du cloître comme deux âmes en peine réclamant des prières. Il me proposa de ne pas attendre la carriole de la comtesse et d'aller à pied à la Motte; j'acceptai avec empressement : le mouvement m'était nécessaire et c'était un moyen de tromper mon impatience. Le prieur exigea que je prisse quelque chose avant de partir, disant que j'avais besoin de force physique autant que de courage; mais lui-même ne toucha pas au déjeuner qu'on nous apporta. Comme la veille au soir, nous fîmes cette route dans un morne silence, tout entiers à notre préoccupation. J'étais tellement absorbé que je marchais automatiquement, sans conscience, comme poussé par un cauchemar implacable : les arbres semblaient fuir de chaque côté, pareils à des ombres. Je crois que le temps était triste et pluvieux, mais je ne sus jamais me le rappeler exactement. Nous restâmes assez longtemps au jardin, où dom Anselme avait fait prier le docteur de venir nous trouver. Nous désirions tous deux nous entretenir avec lui en particulier. Il nous rejoignit ayant déjà son manteau de voyage. " Je ne m'étais pas trompé, nous dit-il, c'est bien une maladie de langueur, qui doit dépendre de quelque lésion organique. La médecine est ici impuissante... — Impuissante ! in'écriai-je, tandis qu'un effarement subit se manifesta sur le visage du prieur. — Je vous l'ai déjà dit, continua-t-il, on m'a 298 . dom placide. appelé trop tard... Cependant la situation n'est pas désespérée. Continuez avec soin à suivre mes instructions. Mademoiselle de Rameau est jeune... J'aurais plus d'espoir si nous n'étions pas au commencement de l'automne et bientôt à la mauvaise saison... J'ai trouvé la malade fort affaiblie; il y a grande déperdition de forces, le pouls est fiévreux... vous avez à craindre des syncopes. Elle est pourtant fort calme et il est probable qu'elle se fait illusion sur son état... Ne troublez pas sa tranquillité, cédez à ses fantaisies : la nature nous indique elle-même, dans ces cas, quelle est la voie que la médecine doit suivre. " Il nous fit encore quelques recommandations que nous écoutâmes silencieux, atterrés. J'aurais voulu émettre quelque doute, mais le maintien du docteur, son geste, sa parole, tout, en lui, avait une gravité qui interdisait les répliques. En cette circonstance, il me déplut au plus haut point. La vraie science me paraissait devoir être moins gourmée. Il me semblait aussi, instinctivement, qu'en présence du danger qui menaçait cette pau- vre jeune fille, un homme quelconque, fût-il refroidi par la plus longue expérience des choses de la vie, par la vue habituelle des souffrances qui affligent l'humanité, aurait dû éprouver une compassion profonde et en trahir quelque chose devant nous. Je n'écoutais que mon propre sentiment; j'étais mécontent, par suite de ce travers, commun à tout le monde, de s'en prendre au mé-décin de ce que la guérison est impossible. J'aurais dû, au contraire, tenir compte au docteur de sa prudence et de la façon dont il cherchait à venir en aide au rôle de la nature même. Après nous avoir promis de revenir au bout de trois semaines, le docteur Planchon se rendit directement, par le grand vestibule, dans la cour extérieure, où l'attendait la voiture qui allait le reconduire à Wavre. Nous l'avions accompagné, presque machinalement, et nous lui rendions son salut d'adieu, lorsque la comtesse Claire, qui guettait le départ du docteur, se précipita vers nous, éperdue, en poussant un gémissement terrible. " Oue vous a-t-il dit, à vous? s'écria-t-elle. dom placide. — Silence, au nom du ciel! répondit le prieur : elle pourrait vous entendre... Venez, ajouta-t-il en prenant la comtesse par la main, venez par ici. Toi, dit-il en se tournant vers moi, va retrouver Berthe. " Il parlait d'une voix sourde, mais d'un ton d'autorité. Il sentait sans doute que toute faiblesse en un pareil moment eût été condamnable, mais on voyait aisément qu'il devait faire un violent effort, et son regard, en se reportant vers la malheureuse mère, devint tout à coup d'une tendresse infinie. Cette conduite de dom Anselme produisit sur moi un effet salutaire et me rappela au sentiment du devoir. Je compris immédiatement l'importance de ma tâche, et surtout de mon attitude auprès de Berthe : il s'agissait de sa tranquillité, v peut-être de sa vie. Je m'attendais à la voir tout au moins inquiète et tremblante : elle m'accueillit avec un sourire qui me parut plus charmant encore qu'à l'ordinaire, et, après m'avoir fait asseoir tout près d'elle à côté de sa chaise longue, elle médit avec un calme parfait, presque avec satisfaction : " Le docteur Planchon me trouve moins bien... — Qu'en savez-vous ? " lui dis-jeen l'interrompant, mais en tressaillant malgré moi. Elle eut un imperceptiblehaussement d'épaules. " Vous voulez me le cacher, reprit-elle, mais c'est inutile. Je le sais et je l'ai vu.,. Quand ce ne serait ,qu'à l'expression du visage du docteur et à l'accent de ses paroles... — Son expression !... son accent !... Mais il était impassible. — Vous croyez cela? J'ai donc plus de perspicacité que vous. Lors de sa première visite, il m'appelait " mademoiselle " : aujourd'hui il me disait : " Mon enfant ", d'un ton de commisération toute particulière. Puis il m'a dit de prendre courage... Vous voyez donc ! — Mais on dirait que vous tenez à être moins bien. — Je n'y tiens pas du tout, au contraire ; je veux seulement profiter des avantages de ma position : 304 dom placide. cela me consolera, et si bien que je n'aurai plus aucun regret d'être malade. " J'espère, ajouta-t-elle en souriant, que personne ne songera à me contrarier. — Sur ce point, vos désirs seront satisfaits, car le docteur l'a positivement ordonné. — A la bonne heure ! s'écria-t-elle avec une joie presque enfantine. Oh! que je suis contente! " Sa physionomie s'était illuminée et ses yeux s'attachèrent sur moi avec une singulière persistance. " Je veux d'abord, dit-elle en appuyant sur chaque mot avec intention, je veux que vous restiez ici toute la journée... depuis le matin jusqu'au soir... Il faut en prendre votre parti. Vous me ferez la lecture... J'aime tant à vous entendre lire ! Vous me jouerez du clavecin quand je vous le demanderai. Puis, vous me donnerez le bras pour me promener autour du salon. Enfin, je m'empare de vous : vous serez à moi, rien qu'à moi. — Et je serai bien heureux ! — Ce n'est pas encore tout. Écoutez-moi bien... Il y a longtemps que ce nom de dom Placide me déplaît... Je veux vous appeler Germain... " Elle rougit vivement et sembla hésiter à poursuivre. Puis, surmontant son embarras, elle ajouta en baissant la voix : "Je vous appellerai Germain, et... vous m'appellerez Berthe, et, quand nous serons seuls... nous nous tutoierons. " Elle se couvrit la figure de ses deux mains ; mais bientôt, laissant glisser ses mains de manière à ne plus cacher que ses joues, et me regardant avec une expression indicible, elle ajouta : " Tu le veux bien ? — Vous allez me rendre fou de joie. — Il faut bien cela pour faire diversion au chagrin que je te fais par ma maladie. — Tu es un ange ! — Et maintenant, dit-elle en prenant un ton dégagé qui contrastait avec ses paroles, si je dois mourir, j'aurai du moins été très-heureuse. " Je frissonnai. " Mourir! m'écriai-je. Pourquoi parlerdemourir? — C'est vrai, dit-elle, il est inutile de penser à cela. Jouissons de notre bonheur présent sans songer à l'avenir. " Elle me tendit ses deux petites mains, que je pris dans les miennes et que je baisai avec ardeur. En ce moment j'oubliai tout. Il n'y avait plus rien de réel pour moi que l'amour de Berthe et cette délicieuse familiarité qui dépassait toutes mes espérances. L'arrivée de dom Anselme et de la comtesse Claire me tira, malheureusement, de mes rêves. Le visage sombre de l'un et les yeux rougis de l'autre en disaient assez. Berthe s'en aperçut aussi, mais ce fut elle qui entreprit, sinon de leur rendre le courage, du moins de faire diversion à leur chagrin. J'admirai la touchante sollicitude, la délicatesse exquise qu'elle mit à détourner l'attention de sa mère. Avec une gravité comique et des mines d'enfant gâtée qui lui allaient à ravir, elle annonça les projets qu'elle avait formés et qui me concernaient, mais sans tout dire. Elle voulait, disait-elle, se donner le genre, comme les princesses, d'avoir 306 dom placide. un médecin attaché à sa personne; d'ailleurs, tout le monde dans la maison n'avait qu'à bien se tenir car elle se proposait de devenir un véritable tyran domestique. Elle se vengerait ainsi sur les autres des ennuis que lui causait sa maladie. Nous ne pouvions nous empêcher de sourire à ces menaces enfantines accompagnées d'une petite moue charmante. Berthe avait atteint son but, et, lorsque nous la quittâmes pour la laisser reposer un peu après cette matinée d'émotions, la comtesse Claire n'eut rien de plus pressé que de donner des ordres et de prendre des arrangements pour satisfaire à tous les désirs de sa fille : son dévouement maternel avait fait taire ses douleurs. Mais dom Anselme, lui, se vit à peine seul avec moi qu'il éclata én sanglots. Il s'était contenu jusque-là, d'abord pour la malheureuse mère, puis pour Berthe elle-même, mais il suffoquait. Ce furent des spasmes qui m'effrayèrent. Il se tordait les bras, il râlait. " Ma pauvre Berthe ! s'écriait-il de temps en temps, ma pauvre Berthe ! " dom placide. Puis, soudain, il s'arrêtait, regardait autour de lui avec égarement et se parlait à lui-même d'une voix rauque. Mais ses propos étaient incohérents, dénués de sens. Je crus qu'il perdait la raison. Sa douleur réveillait la mienne, mais la sienne semblait bien plus forte, et, en effet, il n'avait pas la compensation suprême que la tendre affection de Berthe venait de me procurer. Ce désespoir me causa une pitié profonde. J'aurais voulu trouver quelque parole consolante à lui dire, et tout ce qui me passait par l'esprit me semblait sans valeur dans une pareille circonstance. Je réussis enfin àluisaisirlesmains. Il meregarda alors comme s'il venait de s'apercevoir de ma présence. " Mon bon Germain! dit-il, c'est la Providence qui t'a envoyé ici.... " Mais tout à coup il se prit à rire, d'un rire sardo-nique qui me fit mal. " La Providence !... s'écria-t~il. C'est aussi la Providencequi tue cet enfant innocent et qui m'enlève du même coup ce qui faisait toute ma consolation sur la terre. " Puis, son expression changea de nouveau ; il me serra le bras avec force. " Tu aimes bien Berthe, n'est-ce pas ? Et elle t'aime bien aussi. Il faut avoir soin d'elle... " Il se mit encore une fois à rire, mais d'une façon plus douce. " Je suis niais de te demander cela ! Je ne sais ce que je dis. Tu comprends mieux que moi ce qu'il faut faire... Sois bon aussi pour la comtesse Claire, car elle est bien malheureuse... oh ! bien malheureuse ! Tu ne peux te figurer ce que c'est que de voir mourir son enfant ! " Les sanglots l'étouffaient. Il me quitta brusquement et s'éloigna à grands pas du côté de l'abbaye. On eût dit qu'il prenait la fuite. Je le suivis longtemps des yeux, troublé par cette douleur poignante. Mais d'impérieux devoirs me réclamaient. C'était à Berthe seule que j'avais à songer, à me consacrer corps et âme. Je commençai ce jour même à remplir les fonctions que la jeune malade m'avait assignées. Dans l'après-midi vint mademoiselle Odile, et c'est moi qui fus chargé par la comtesse Claire d'aller la recevoir. Je la mis brièvement au courant de ce qui avait eu lieu, et elle fut sincèrement affectée de ces tristes nouvelles. Je la conduisis ensuite près de Bertlle, et elle eut, tant pour sa jeune amie que pour moi, des paroles dictées par le cœur. Je lui en sus gré : le souvenir de ses petites intrigues dom placide. s'effaça subitement de ma mémoire. C'était à elle, d'ailleurs, que je devais mon rôle nouveau au château de la Motte. La manière tout affectueuse dont je lui répondis lui fit sans doute plaisir aussi. Ce fut une sorte de réconciliation, bien que nous n'eussions jamais été brouillés, du moins en apparence. Berthe, toujours bonne, paraissait enchantée. Mademoiselle Odile demanda, en partant, à pouvoir venir tous les jours,"ajoutant qu'elle ne resterait jamais que quelques minutes, afin, disait-elle, de ne pas fatiguer la malade. Il y avait là une discrétion dont nous appréciâmes, Berthe et moi, toute la délicatesse, dans la position surtout que nous venions de nous faire, et que mademoiselle Odile semblait approuver implicitement, loin de trouver encore à y redire. Lorsque je retournai à l'abbaye, à la nuit tombante, je trouvai le prieur qui venait à ma rencontre. Il me demanda brièvement des nouvelles de Berthe, puis/ sans rien ajouter, reprit avec moi le chemin de Villers. Il semblait épuisé, anéanti. Avant de me quitter, il me dit tranquillement : " Je suppose que tu reviendras souvent à pied, vers le soir. Tu ne voudras pas profiter de la voiture, tu auras besoin de mouvement. Il faudra te munir de pistolets... Il n'y a plus guère de sécurité dans nos campagnes : des malfaiteurs parcourent le pays. Ce sont de pauvres diables de réfugiés, poussés par la misère. Ils ne sont pas dangereux : la vue d'une arme à feu suffit pour les tenir en respect. " Il s'éloigna un instant. " Voici, me dit-il en revenant, une paire de pistolets. Tu les laisseras dans ton manteau... Ne dis rien à ces dames, pour ne pas les effrayer. J'en porte également moi-même... " Il me les montra. " Nous voilà comme au moyen âge, ajouta-t-il, mais momentanément, car c'est tout autre chose que le moyen âge qui nous arrive de là-bas. " Il montrait du côté de la France. " Quel beau sujet de discourir, n'est-ce pas, reprit-il, si nous en étions encore capables! " dom placide. Il me serra la main et rentra dans le quartier abbatial. Je fus surpris de son calme. Il s'était dompté, et sans doute il voulait me donner l'exemple. J'avais en effet besoin plus que lui de cette force de caractère dans la mission qui m'était confiée. Mais j'avais heureusement autre chose encore pour me soutenir! Lorsque j'arrivai le lendemain matin à la Motte, comme d'habitude, amené par Urbain dans la carriole, Berthe était" déjà levée et m'attendait avec impatience. " Je n'ai pas dormi delà nuit, me dit-elle; mais la chose est bien naturelle après une pareille journée d'émotions de tout genre... Il me semblait que j'aurais pu cependant sommeiller si tu avais été là, près de moi, veillant sur moi... — Quel serait mon bonheur si cela m'était permis! — Cela n'est pas encore possible maintenant, malgré l'autorité nouvelle dont je jouis ou plutôt le despotisme que j'exerce... Peut-être cela vien-dra-t-il. 3iS — Oh! je le souhaite de toute mon âme. — Ne le souhaite pas trop, car ce ne serait que si j'étais plus malade encore... Mais laissons agir la destinée, et contentons-nous de la faire tourner autant que possible à notre avantage. — Comme tu parles de tout cela tranquillement! — Mais c'est que je suis heureuse, et ce bonheur gagné vaut bien la.santé perdue... D'ailleurs, ne t'imagine pas que je n'aie plus d'espoir. Il me semble au contraire que notre affection et notre intimité me donnent une force nouvelle qui finira par triompher de la maladie. — C'est bien aussi ce que j'espère! — Seulement, je n'aime pas trop à y penser en ce moment; j'ai peur que ma guérison ne nous sépare encore une fois, et cette séparation serait maintenant bien plus douloureuse. Est-ce que je ne raisonne pas admirablement? " Elle était ravissante en parlant ainsi :je la contemplais avec extase. Sa physionomie animée de ce contentement intérieur me faisait prendre le change sur son état, et je me disais souvent que le médecin avait pu se tromper. L'ample robe de laine qui enveloppait Berthe dissimulait sa faiblesse physique; je ne m'apercevais de l'affaissement de ses forces que lorsqu'elle se levait et qu'elle s'appuyait sur moi pour se promener un peu dans la chambre, et, alors même, la pression de son bras sur le mien et le contact de son corps me causaient une sensation délicieuse qui arrêtait le cours de mes pensées. La comtesse Claire paraissait trouver notre intimité toute naturelle; elle me témoignait une confiance sans bornes et m'écoutait comme un oracle. On aurait même dit qu'elle éprouvait une véritable satisfaction à me voir près de sa fille, et que cela la tranquillisait. De temps à autre, elle me disait tout bas, les lafmes aux yeux : " Oue vous êtes bon pour elle! " Du reste, elle était agitée, affairée, se préoccupait de cent choses à la fois et presque toujours de détails insignifiants. Elle commettait des étourderies qui faisaient rire Berthe, et alors elle riait aussi, mais comme un dom placide. écho, sans avoir conscience de ce qu'elle faisait. Quand dom Anselme était là, il laissait aller ses yeux, machinalement, de la fille à la mère et de la mère à la fille : il semblait ne pas savoir laquelle des deux était la plus à plaindre. Puis il me regardait aussi et il avait l'air, comme la comtesse, de me remercier du fond du cœur. Mais les visites de dom Anselme étaient assez courtes. Peut-être craignait-il de trahir ses émotions, de montrer quelque faiblesse, lorsque nous avions tous besoin d'énergie. Plusieurs fois je l'aperçus de loin rôder autour de la maison comme s'il n'osait y entrer. Le soir, je le rencontrais toujours sur mon chemin, et il revenait avec moi à l'abbaye en me disant à peine quelques paroles. La comtesse Claire avait heureusement une aide précieuse dans une ancienne domestique, nommée Marianne, entrée à son service peu de temps après la naissance de Berthe, et qui était le dévouement personnifié, en même temps qu'une manière d'esprit fort, et une nature franche, indépendante, presque sauvage. Je l'avais aperçue à peine jusque- dom placide. là, mais, dans la situation morale où elle voyait la comtesse, elle s'empara du gouvernement de la maison, en quelque sorte sous sa seule responsabilité, tout en trouvant encore le moyen de remplir près de Berthe les fonctions multiples de garde-malade. Ce dernier rôle surtout, elle n'aurait voulu le céder pour rien au monde à une autre domestique et elle y apportait un soin jaloux, une préoccupation ombrageuse. Cette fille professait pour moi une espèce de culte et m'enveloppait dans l'affection qu'elle portait à Berthe. Elle était heureuse de nous voir ensemble. Quelques jours après la seconde visite du docteur, nous ayant surpris au moment où je tenais la main de Berthe dans la mienne, elle nous dit avec une assurance et une satisfaction toutes naïves : \ " Maintenant, quand mademoiselle sera guérie, il faudra bien que madame la comtesse consente à son mariage avec dom Placide. " Je tressaillis et me troublai à ce mot de mariage qui frappait ainsi mon oreille à l'improviste, mais Berthe se contenta de sourire en disant : " Vous oubliez, Marianne, que dom Placide est encore moine. — Des moines! s'écria la servante, est-ce qu'il y a encore des moines? On les a abolis en France, et cela ne va pas tarder dans ce pays-ci. — Et puis, dit Berthe sans cesser de sourire, vous ne pensez plus à mon cousin Charles. — M. d'Hervilly s'occupe de combattre la révolution quand il devrait être ici à soigner sa cousine; il aime mieux son roi que sa fiancée: il n'a plus rien à réclamer. — De sorte que me voilà libre de donner mon cœur et ma main à dom Placide...? Et, avec un abandon charmant, avec une gaieté folâtre, Berthe replaça sa main dans la mienne, tandis que Marianne répétait avec conviction : " Je voudrais bien savoir qui serait plus digne d'épouser mademoiselle. " Par une de ces belles après-midi d'automne, à la fois splendides.et mélancoliques, je crus remarquer chez Berthe une agitation singulière. Elle ne cessait de regarder du côté de la fenêtre et paraissait toute préoccupée. Je lui demandai si elle souffrait. " Oh ! non, me répondit-elle, je me sens très-bien ! " Et elle reprit après un silence : "... Si bien, que j'ai une envie irrésistible de me promener avec toi. 322 dom placide. — Au jardin ? — Non, hors de la maison, dans cette grande allée de hêtres qui s'ouvre à travers le bois, sur la droite... où nous nous promenions au printemps, tu te rappelles bien,... où tu me cueillais des violettes... Mais cette fois nous irons seuls, à nous deux... — Te sens-tu assez forte ? — Oui, à ton bras... je m'appuierai sur toi. Ce sera si bon!... Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'y pense. — Chère Berthe ! — Va prévenir ma mère. Dis-lui que c'est un caprice et que le médecin m'a permis de faire tout ce que je veux... Puis, demande à Marianne ma petite jaquette de laine tricotée. " La maison fut en révolution. Depuis longtemps la jeune malade n'avàit quitté la chambre que pour faire quelques pas dans le jardin, au soleil, et elle avait dû rentrer aussitôt presque épuisée. La comtesse Claire, un moment effarée, finit par se persuader que cette fantaisie de sa fille était le symptôme d'un retour à la santé, tandis que Marianne ne cachait pas sa joie de nous voir ainsi sortir ensemble. Pendant ces dernières semaines je n'avais plus songé à regarder le bois : il me parut superbe, infiniment plus beau même qu'il n'avait jamais été jusqu'alors. Berthe était dans le ravissement. " Quelles riches nuances ! disait-elle, et quelles ombres mystérieuses ! Que je voudrais savoir peindre!... Ne te seinble-t-il pas que la nature s'est parée pour nous faire fête ? " Elle se serrait contre moi, et je la regardais avec attendrissement. Mon émotion était si forte que je ne trouvai d'abord aucune parole pour exprimer ce que j'éprouvais. Mais l'expansion de Berthe m'entraîna bientôt. J'oubliai tous mes sinistres pressentiments, toutes mes angoisses, j'oubliai la terrible maladie qui précisément nous rapprochait en cet instant, j'oubliai les préjugés du monde, pour retrouver au fond de mon cœur mes plus doux rêves de bonheur. Nous nous abandonnâmes peu à peu à une gaieté presque enfantine. Comme 324 dom placide. si nous ne nous étions vus de longtemps, nous trouvâmes cent choses à nous dire, des réflexions à nous communiquer, des confidences à nous faire : c'était l'intimité complète et réelle de nos âmes dans son charme le plus délicieux. Nous montions ainsi doucement, à tout petits pas, la large avenue gazonnée qui s'étend comme une clairière entre deux colonnades de vieux hêtres. Tout en causant et en riant, je ne cessais de regarder Berthe, dont le teint animé, le doux sourire et le regard brillant achevaient de me faire illusion. " Oh ! queje suis heureuse ! " s'écria-t-elle. Mais, comme si, pour pousser cette exclamation, elle avait réuni tout ce qui lui restait de forces, je la vis tout à coup pâlir affreusement : ses yeux se couvrirent d'un voile, se fermèrent à demi et restèrent fixes; elle chancela, et je n'eus que le temps de la saisir en me laissant moi-même tomber sur mes genoux pour la retenir dans sa chute. Au même instant j'entendis un grand cri, et un homme, sortant du taillis, accourut vers nous : c'était dom Anselme. " Grand Dieu! elle se meurt! s'écriait-il. Berthe! ma pauvre Berthe! Au secours!... " Et, se prenant la tête, il se mit à gémir et à sangloter comme un enfant. " Que faire?... que faire ici? répétait-il. N'as-tu rien sur toi?... Ne sera-ce pas trop tard?... N'est-ce qu'un évanouissement? Comment la faire revenir ? " Malgré l'épouvante qui m'avait d'abord saisi, j'eus en ce moment une présence d'esprit et une résolution dont je ne me serais point cru capable. " Il faut la transporter èhez elle, dis-je. — Oui, dit le prieur, portons-la chez elle. — Je la porterai bien seul ! " dis-je d'un ton presque fier, et, la soulevant avec précaution de mes deux bras, en maintenant autant que possible sa tête- et ses membres qui tombaient inertes et sans vie, je pris le chemin du château chargé de mon précieux fardeau. Dom Anselme marchait près de moi, regardant toujours la jeune fille éva- 21 dom placide. nouie et trébuchant à chaque pas comme un homme ivre. La pauvre Berthe ne pesait presque rien ; il me semblait avoir un enfant dans les bras. Son visage était livide comme celui d'une morte. Quel horrible contraste avec la vie et la joie qui brillaient sur ces mêmes traits il n'y avait que peu d'instants ! En approchant du château, comme je ne cessais de tenir mes regards sur elle, je vis ses yeux, qui étaient restés à demi ouverts, se fermer tout à fait. J'eus peur; mais, en même temps, il me parut que sa pâleur diminuait un peu et que le sang recommençait à circuler sous la peau. Le prieur me précéda pour ouvrir la porte; Marianne et la comtesse se précipitaient vers nous en criant et en pleurant : je les écartai d'un ton d'autorité et, pénétrant dans le salon, je déposai doucement Berthe sur le sopha. A peine eus-je dégagé mes bras qui l'enlaçaient, qu'elle ouvrit les yeux ; un sourire se dessina sur ses lèvres pâles et elle balbutia quelques mots pour nous rassurer. C'était son premier sentiment, sa première pensée. Dom Anselme et la comtesse Claire se remirent à pleurer, mais cette fois de joie, tandis que Marianne, qui accourait en apportant du vinaigre, s'écriait : " C'est fini : ce n'était qu'une syncope... Mademoiselle a cru un peu trop tôt qu'elle était guérie, voilà tout. — Oui, dit Berthe, je pensais que jetais plus forte... Mais, c'est égal, ajouta-t-elle en me regardant, je ne regrette pas ma promenade. — Au moins, tu ne recommenceras pas ? dit la comtesse. — Pas tout de suite, non... " Et, regardant autour d'elle, elle ajouta d'un air significatif : " J'ai besoin de me reposer un peu ; peut-être dormirai-je... Dom Placide restera près de moi." Ses moindres désirs étaient des ordres, auxquels, en cette circonstance, on n'aurait pas songé à faire une objection. Quand nous fûmes seuls, elle se tourna vers moi, mais ses yeux se baissèrent en rencontrant les miens et une légère rougeur colora ses joues encore pâles. Son expression était à la fois rêveuse et souriante. Elle semblait hésiter à me parler. Enfin elle dit, presque tout bas : " J'ai bien senti que tu me portais dans tes bras. — Tu étais cependant tout à fait évanouie. — Oh! oui, d'abord... Quelle impression étrange, n'est-ce pas? J'ai cru que je mourais, et je ne sais ce qui s'est passé ensuite... Mais, lorsque la vie m'est revenue, j'ai compris tout de suite que j'étais dans tes bras, et il m'a semblé que je faisais un rêve... et j'étais si heureuse que j'ai eu peur de m'éveiller. — Je croyais, en effet, avoir remarqué que tu reprenais connaissance. — Mais tu n'as pu remarquer mon bonheur .. J'en suis un peu confuse maintenant... et pourtant quoi de plus naturel ? — Et te rappelles-tu notre bonne causerie de tantôt sous les grands hêtres? — Hélas! toute la joie a été pour moi... La dom placide. tienne s'est changée en saisissement et en trouble. Je ne te donne vraiment que du chagrin. — Mais aussi quelles douces compensations ! — Oui, malgré tout, c'est la vie! Nous vivons plus que personne, et nous nous sentons vivre! " Elle s'animait peu à peu. J'aurais voulu .la calmer, mais j étais trop agité moi-même. Les émotions qui avaient précédé l'évanouissement et la réaction qui s'était faite ensuite étaient de nature, plus que l'accident même, à compromettre le peu de santé dont jouissait Berthe. Elle tomba, en effet, bientôt après, dans un abattement qui me rendit.soudain toutes mes craintes. Pendant le reste du jour et toute la nuit suivante, elle resta presque inerte, à demi assoupie, délirant quelquefois mais avec douceur, en souriant et en prononçant tout bas mon nom de Germain. On lui dom placide. dressa son lit dans le salon même, pour lui épargner la fatigue de monter à sa chambre à coucher, et je continuai à veiller sur elle, en n'abandonnant à Marianne que les soins dont une femme pouvait seule se charger. Personne, du reste, ne songea à me renvoyer, et lorsque, fort avant dans la soirée, le prieur se disposa à partir, il se borna à me serrer la main avec une intention qu'il m'était aisé de comprendre. Cette nuit, pour moi, fut bien étrange. J'étais incapable de réunirmes idées,de me rendre compte de ma position : j'avais passé si rapidement et sans transition de la félicité suprême à la plus profonde douleur, que mon esprit avait perdu son équilibre. Moi aussi, je sentais le délire s'emparer de moi, et j'avais besoin de faire un appel désespéré à mon sang-froid, à mon courage qui allaient m'être si nécessaires, je le sentais bien. Vers le matin, Berthe finit par s'endormir tout à fait; sa respiration redevint régulière et la fièvre diminua sensiblement. Je m'endormis alors moi-même, lourdement, dans mon fauteuil, vaincu par la fatigue et l'émotion. Il faisait grand jour lorsque j'entendis, au milieu de mon sommeil, une voix qui disait : " Germain, es-tu là ? " Il me fallut quelques secondes pour revenir au sentiment de la réalité. Cependant je m'étais levé, et Berthe, en me regardant, dit encore : " Pauvre Germain! comme j'abuse de ton dévouement !... Mais j'ai tant besoin de toi, vois-tu ! Je ne pourrais plus me passer de toi. Si on nous séparait encore maintenant, je mourrais tout de suite. — Pourquoi parler ainsi, puisque mé voilà ? Et à présent que j'ai passé une nuit à veiller sur toi, personne ne m'empêchera de continuer : je ne te quitte plus. — Oh ! que tu es bon, et que je suis contente ! Bienheureux évanouissement qui me vaut cela ! Je n'aurais pas osé te le demander, et, si souvent, la nuit, quand je ne dormais pas, quand je ne parvenais pas à dormir, je me disais que ta présence me calmerait, qu'une parole de toi ferait fuir la fièvre ! — Mais comment te sens-tu ce matin ? — Si bien !... grâce à toi. Tu vois ce que tu peux faire. Même, j'ai encore envie de dormir un peu, et je veux que cette fois tu dormes aussi, bien tranquillement. Dis à Marianne de te conduire à la chambre des hôtes____Je te ferai appeler si je m'éveille avant toi. — Je ne suis pas fatigué, je t'assure. — C'est possible, mais il faut faire provision de force, car nous ne sommes pas au bout. " Hélas ! non, nous n'étions pas au bout ; elle ne croyait pas dire si vrai. Nonobstant l'amélioration apparente et momentanée du matin, Berthe ne fut pas capable de se lever de toute la journée, et il fallut se résoudre à transformer le salon en chambre de malade. D'ailleurs, on ne recevait plus guère de visites, sauf celle de mademoiselle Odile, qui n'était qu'une simple apparition. La sœur du baron, vivement et sincèrement affectée par la maladie de Berthe, semblait être retournée à sa dévotion, et ne manquait jamais, après avoir causé quelques minutes avec nous, de se fendre à la chapelle et d'y rester longtemps en prières. Les autres personnes de connaissance se bornaient à faire prendre régulièrement des nouvelles de mademoiselle de Rameau. Le curé du village venait aussi quelquefois, en dehors du dimanche, où il continuait à dire la messe dans la chapelle pour la comtesse Claire. Le jour où le docteur Planchon nous fit sa troisième visite, Berthe était si affaiblie qu'elle put à peine répondre à ses questions, et le docteur, après lui avoir adressé quelques exhortations à la patience, nous prit à part, dom Anselme et moi, d'un air grave qui ne présageait rien de favorable. Nous nous y attendions presque, et néanmoins lorsque nous entendîmes cette parole consacrée : " Il faudrait préparer la mère... ", nous fûmes saisis l'un et l'autre d'un horrible serrement de cœur. Le prieur resta anéanti, et je pus à peine trouver la force de balbutier : " N'y aurait-il plus aucun espoir ? " Le docteur secoua la tête, fit cependant encore plusieurs recommandations par manière d'habi- 336 dom placide. tude ou par acquit de conscience, et prit congé de nous en disant que si, par extraordinaire, quelque changement se produisait, il serait à nos ordres. Il était inutile de " préparer la mère " : elle ne comprenait plus rien. Affolée, éperdue, elle errait machinalement dans la maison, de côté et d'autre, sans adresser la parole à personne, regardant avec égarement ceux qui lui parlaient, et ne retrouvant un peu de lucidité qu'à l'arrivée de don Anselme qui, seul, semblait posséder le secret de la rendre attentive. Cependant Berthe déclinait de plus en plus, heureusement sans s'en apercevoir. Un état de somnolence presque permanent l'empêchait de se rendre compte des progrès de la maladie. J'étais là, pendant de longues heures, épiant son réveil pour lui donner les boissons rafraîchissantes ou le peu d'aliments qu'elle pouvait encore supporter et qu'elle ne voulait recevoir que de ma main. Elle ne parlait presque plus. Mon nom seul sortait de temps à autre de ses lèvres comme un souffle. Mais mon oreille y était habituée, et je me trouvais immédiatement devant elle. Alors elle me souriait et me tendait sa main amaigrie, sur laquelle j'imprimais un long baiser. Je ne sais combien de jours et de nuits je passai ainsi. Je ne dormais plus : le sommeil m'avait fui complètement. On aurait dit que ma vie était arrêtée, que je n'avais plus ni sensations ni pensées. Parfois cependant, la nuit, quand tout était calme dans le château, que Berthe s'était assoupie, et qu'au dehors les rafales de novembre gémissaient dans la forêt, apportant les feuilles mortes jusque contre nos fenêtres, parfois alors mon ima-gination, prenant peu à peu son essor, faisait revivre à mes yeux ces dernières années, qui me paraissaient à présent si heureuses. Je me voyais en ce jour où, du haut du jubé, j'avais aperçu pour la première fois le regard de Berthe; je ressentais encore cette commotion bienfaisante qui'cependant m'avait tant troublé. Puis, je me retrou vais.à Bous val, le soir où j'y avais rencontré Berthe, où j'avais été si malheureux en pensant à l'exclusion que nie valait mon caractère de moine. Puis, venait ma première visite au château de la Motte, et ma gaieté, mon expansion, qui m'avaient révélé à moi-même. Puis encore, ma résolution de partir pour l'Amérique et l'aveu indirect que cette annonce avait arraché à Berthe. Enfin, cette fausse convalescence, due à l'influence du printemps, et qui nous avait un instant séparés en me rendant si malheureux, cette recrudescence du mal qui nous avait réunis, et le suprême bonheur apparaissant à mes yeux presque en même temps que les plus horribles angoisses. Je me plaisais à évoquer ces souvenirs avec une persistance douloureuse. C'était pour ainsi dire toute une vie que je me rappelais ainsi, et une vie tellement remplie, qu'il me semblait reconnaître les atteintes de la vieillesse et sentir moi-même l'approche de la mort. dom placide. Un matin, Berthe s'éveilla beaucoup plus calme et l'esprit plus dégagé que nous ne l'avions vue depuis assez longtemps. " J'ai eu cette nuit de mauvais rêves, me dit-elle, et qui m'ont fait bien souffrir... mais je me sens bien maintenant. " Je fus frappé du son de sa voix qui avait quelque chose de rauque et de caverneux. Elle voulut se lever, mais elle reconnut bientôt qu'elle n'en avait pas la force et me regarda alors d'un air étrange : une inquiétude vague se lisait sur ses traits. Je lui pris la main, que je trouvai extrêmement froide et qui ne me rendit pas ma pression. Je frissonnai; mais, lorsque je murmurai à son oreille : " Chère Berthe! " elle eut un sourire. La comtesse, qui avait un instant témoigné une folle joie en voyant sa fille faire miiie de se lever, retomba dans sa morne apathie, et le prieur, à qui je racontai à mi-voix ce qui venait de se passer, devint plus sombre encore qu'à l'ordinaire. Vers midi, il y eut une crise, des spasmes suivis de délire; puis Berthe s'assoupit de nouveau. Sa respiration, d'abord saccadée, devint plus tranquille, mais aussi de plus en plus lente. De temps en temps, à un mouvement de ses lèvres, je devinais qu'elle prononçait mon nom Nous étions là, la comtesse sur le sopha, immobile, insensible; le prieur debout dans l'embrasure d'une des fenêtres, regardant dans le vide; Marianne et moi de chaque côté du lit. La pluie dom placide. dom placide. 341 ____.fi__;___. fouettait les vitres et rompait seule le silence. Il y a des heures dans la vie qui sont des siècles. Haletant, la poitrine oppressée, la têté en feu, je ne pouvais détacher mes regards du visage de Berthe. A chaque minute, il me semblait que cette respiration si lente allait s'arrêter, que ce soupir serait le dernier... Je ne sais quand ce moment arriva. Sans doute, la secousse que j'éprouvai alors fut terrible, car, immédiatement, mon cerveau surexcité se troubla : j!eus une sorte d'hallucination confuse... Lorsque je repris mes sens, Berthe avait conservé la même apparence, mais ne respirait plus ; Marianne, debout, la contemplait silencieusement avec des yeux d'où tombaient de grosses larmes, tandis que, sur le sopha, dom Anselme et la comtesse, se tenant étroitement embrassés, confondaient leurs soupirs et leurs gémissements. Ce qui se passa ensuite, ce que je devins moi-même, je ne pourrais le dire. Il se fit un tel désordre dans mes esprits, que je n'eus absolument plus conscience de rien. Il me semblait que mon 22 cœur ne battait plus, et ce fut peut-être ce qui nie laissa la force de remplir jusqu'au bout ce que je considérais comme mon devoir. Ce fut Marianne qui ensevelit Berthe, mais ce fut moi qui voulus la déposer dans son cercueil. Lorsque je la soulevai du lit où elle était étendue, il me vint une vague réminiscence de ce jour où je l'avais emportée dans mes bras pendant sa syncope. Hélas! ce n'était plus un simple évanouissement maintenant! Mon émotion fut horrible, mais j'eus le courage de la dominer. Je retrouvai toute mon énergie pour suivre le cercueil à la chapelle, où le curé dit ses prières, puis au cimetière du village, où je voulus rester jusqu'à ce que la dernière pelletée de terre eût comblé la fosse. ' Unebrumeglacialeenveloppaitla nature comme d'un voile funèbre. Quelques amis et les domestiques du château, qui avaient formé le cortège, s'étaient bien vite retirés. Dom Anselme n'avait pas cru pouvoir abandonner la comtesse dans cette terrible circonstance,et j'avais moi-même fait prier dom placide. Sylvain de ne pas venir m'accompagner. Il me tardait d'être seul... J'étais, en effet, bien seul cette fois, et la sensation d'isolement complet, absolu, que j'éprouvai alors me donna un frisson d'épouvante. A quoi ma vie serait-elle bonne désormais? J'eus l'idée de me tuer, et je caressais de la main, fiévreusement, les pistolets que j'avais toujours dans mon manteau. Mais, si ma vie n'était plus utile à rien, ma mort le serait-elle davantage ? A cette pensée, j'eus un haussementd'épaules. Il m'était indifférent de vivre ou de mourir. Mon imagination, toujours si inquiète, si mobile autrefois, et que la moindre contrariété bouleversait, s'arrêtait maintenant devant la réalité affreuse. Je me suis souvent étonné depuis d'avoir pu survivre à tant de douleur, et, aujourd'hui encore, en retraçant ici ces tristes souvenirs, il me semble que je ne compris pas tout de suite l'étendue de la perte que je venais de faire. Parfois même je me suis reproché l'espèce de courage dont jefis preuve. Il est vrai que je n'avais pas tardé à tomber dans 344 > d0m placide. une véritable prostration morale qui m'empêcha sans cloute de me rendre compte de ma position. Ce fut peu à peu et bien lentement que toutes ces circonstances me revinrent à la mémoire pour s'y graver profondément. Nous reprîmes, dom Anselme et moi, nos visites quotidiennes à la Motte, mais c'était une habitude que nous suivions machinalement, plus encore qu'un devoir envers la comtesse Claire, qui paraissait à peine s'apercevoir de notre présence. Nous n'échangions plus que quelques paroles banales, soit entre nous, soit avec elle. Un seul souvenir, une seule pensée nous absorbait, planait sur nous, et, par une sorte d'accord tacite, aucun de nous trois n'y faisait jamais la moindre allusion. La pauvre morte nous avait emportés dans sa tombe, et nous n'étions plus que les ombres de nous-mêmes. Les Vanderrit avaient quitté précipitamment Bousval en apprenant l'arrivée des armées françaises dans le Hainaut. La comtesse de Rameau était beaucoup moins exposée à la Motte et sur- ' ■ - tout plus en sûreté que dans aucune ville ; d'ailleurs, elle ne songeait point à de semblables périls. C'est à peine si elle demandait encore parfois des nouvelles de la révolution française. Son- malheur avait fait taire ses préoccupations d'autrefois, ou plutôt il lui avait ôté toute activité intellectuelle. Son caractère ne se trahissait plus que par des impatiences toutes fugitives, que dom Anselme supportait avec plus de résignation que jamais. Tout l'hiver s'écoula ainsi. Le temps resta triste et brumeux, pour ainsi dire enharmonie avec nos sentiments. Je crois que je n'aperçus pas une seule fois le soleil. Chose étrange, les jours me paraissaient se succéder avec une rapidité prodigieuse : de temps en temps j'étais étonné de me retrouver déjà si loin de l'heure fatale où tout mon bonheur s'était évanoui. Un soir, que nous revenions de la Motte, comme toujours, muets et pensifs, abîmés dans nos souvenirs, il me parut voir sur les routes plus de monde que de coutume. C'étaient des paysans qui couraient, en suivant la même direction que nous, tumultueux, agités, s'interrogeant à voix basse, puis se groupant et reprenant leur marche par bandes de plus en plus nombreuses. Daijs l'obscurité qui commençait à se répandre, ces cohues avaient quelque chose de-fantastique. dom placide. Dom Anselme s'arrêta, et, comme s'il se réveillait en sursaut, passa rapidement la main sur son front. " N'entends-tu rien ? " me dit-il. Nous prêtâmes tous deux l'oreille : du côté de l'abbaye s'élevaient précisément des clameurs confuses et prolongées, accompagnées de coups sourds et dominées quelquefois par une note éclatante ou aiguë. Le prieur me saisit le bras avec une vivacité que je ne lui avais plus vue depuis longtemps. " Entends-tu ? ... continua-t-il. Entends-tu bien ?... Les Français sont victorieux dans le Hai-naut; quelque détachement se sera emparé de l'abbaye, et ces paysans qui se pressent de tous les côtés courent prendre part au pillage. Ah ! c'en est fait de notre prestige!... L'ancien régime a vécu : la révolution triomphe! " Il paraissait très-animé, presque joyeux. Je le regardais, moi, tout effaré, ne pouvant me défendre d'une certaine émotion, même d'uneterreur instinctive. Je me rappelais ce que le prieur m'avait dit autrefois, mais je n'avais jamais songé à une prochaine réalisation de ces idées. Je redoutais surtout, en cet instant, d'être forcé de quitter mon inertie pour penser ou pour agir d'une façon quelconque. Tout à coup, dom Anselme eut un de ses éclats de rire, sarcastique, strident, comme ceux de jadis, mais qui me parut effrayant en cette circonstance. " Dieu soit loué ! s'écria-t-il, les temps sont accomplis !... " Son visage s'illumina. " Viens! me dit-il, viens! Nous allons assister à la chute de l'ancien monde. " Je le suivis. Il marchait avec une rapidité fébrile. Nous primes par les hauteurs pour éviter la route, où l'on aurait pu nous reconnaître, car ces paysans étaient devenus soudain nos ennemis; puis, nous pouvions ainsi de plus loin apercevoir l'abbaye. Lorsque nous nous trouvâmes sur la colline boisée qui s'élève en face du monastère, un tableau extraordinaire s'offrit à nos yeux. Cette vallée, tou- jours si solitaire et si calme, était pleine de bruits et de clartés sinistres. Quelques parties des constructions étaient éclairées de reflets rouges et vacillants, provenant sans doute d'incendies allumés à l'intérieur. Des chocs violents suivis de longues huées se faisaient entendre sur divers points. L'église était particulièrement le foyer de ce tumulte : la grande verrière de la .façade s'illuminait de temps à autre de vives lueurs, et, par les portes ouvertes, on distinguait une soldatesque avinée s'agitant dans une fantasmagorie effroyable. " Ce n'est plus seulement au palais des abbés que l'on s'en prend aujourd'hui, dit le prieur en ricanant, c'est à la religion même, à la religion corrompue, protectrice des abus, complice des turpitudes et des misères!... " Il se passionnait de plus en plus, riait par saccades convulsives, me prenait les mains, trépignait comme un enfant. Je l'aurais cru subitement atteint de folie, si je n'avais connu les sentiments qu'il m'exprimait naguère avec tant d'amertume. dom placide. Il se tut quelques secondes et parut réfléchir. t ' Il faut voir cela de près, dit-il. Nous entrerons par le jardin de la pharmacie : les pillards ne se seront pas aventurés de ce côté, tout y est encore sombre. Nous prendrons par les dégagements de l'étage et nous parviendrons sans encombre au jubé de l'église, d'où nous pourrons contempler la bacchanale... Viens! ... " Tu as toujours tes pistolets? " ajouta-t-il. Je lui fis un signe affirmatif. Il se reprit à ricaner. " Oh! continua-t-il, c'est que nous tenons tous deux beaucoup à la vie! " Nous fîmes le détour par le verger. De ce côté, en effet, il n'y avait personne. La pharmacie était intacte ; mais qu'était devenu Sylvain? Avait-il fui comme tous les moines? Peut-être était-il allé à notre rencontre et l'avions-nous manqué en prenant par les hauteurs. Le chemin de la pharmacie au jubé nous était bien connu, à moi surtout qui l'avais fait si souvent lorsque je partageais tout mon temps entre la musique et la botanique. J'ai dit que le jubé était très-élcvé et sans communi- dom placide. cation avec l'église : il était impossible de choisir un point d'observation plus avantageux de toute manière. Mais quel spectacle! pour nous surtout, habitués à voir cette vaste enceinte calme et silencieuse, consacrée à de pieuses méditations ou à de graves cérémonies! Quel bouleversement! quel désordre! quelles déprédations! quel vacarme! quelle tempête humaine! Les tableaux lacérés pendaient par lambeaux, les statues étaient muti-ou renversées, les tombeaux ouverts ; la clôture de marbre qui séparait le public de la communauté avait été arrachée et encombrait la nef principale; et, au milieu de ces débris épars, des soldats ivres mêlés à des paysans, aux paysans mêmes de l'abbaye, maraudaient, se querellaient, hurlant le Ça ira ou la Marseillaise, à la lueur d'un vaste bûcher formé des livres de la bibliothèque. Tout au fond, les cierges du maître-autel, qu'on avait allumés par dérision, brillaient, dans l'ombre et la fumée, d'une clarté lugubre. Nous demeurâmes muets, consternés. Le prieur ne riait plus. Il se croisa les bras et regarda avec une attention presque compatissante. " C'est pourtant triste, murmura-t-il sourdement, de voir une œuvre de civilisation accomplie par des sauvages ! " Je pensais, moi, invinciblement, au temps où j'apercevais, du haut de ce même jubé, dans cette église aujourd'hui en proie à la dévastation, les beaux yeux de Berthe se lever vers moi. J'éprouvais une sorte de jouissance cruelle à voir ces ruines s'amonceler, pour ainsi dire, sur les ruines de ma destinée. Il y a, dans certaines irritations intérieures, des accès de rage où l'on voudrait briser quelque chose, se venger sur quelqu'un, se soulager par une diversion violente. C'était sans douteun sentiment analogue qui avaittout d'abord poussé dom Anselme et qui me possédait moi-même maintenant. " Les misérables! disait-il toujours en secouant la tête, ils ne se doutent pas qu'ils ne sont que l'instrument, le fléau delà colère divine!... " Il se tourna brusquement vers moi. Ses yeux lançaient des éclairs et les reflets du bûcher allumé dans l'église donnaient à.son visage une expression étrange. " N'est-ce pas vraiment le jour de la colère? reprit-il, et ne dirait-on pas que l'hymne terrible du Dics irœ a été composée pour cette circonstance ? Il faut que tu la leur joues : je ferai mouvoir les soufflets de l'orgue; nous voilà ici, à nous deux, tout exprès pour cela. Prends le plein jeu, ébranle les voûtes du temple, et que ce chant formidable couvre comme un tonnerre leurs vociférations imbéciles!" J'étais justement en si parfaite communion d'idées avec le prieur, que je me mis avec joie au clavier et que je communiquai à l'orgue toute la violence des passions qui m'enflammaient. Je ne pus juger de l'effet produit, qui du reste m'importait peu et que je me figurais aisément. Je finis par ne plus penser à la situation même, et je m'absorbai dans cette musique de deuil et d'épouvante qui répondait si bien à l'état de mon âme. Je recommençais pour la seconde fois le Dies 354 dom placide. irœ, tout à mes émotions, lorsqu'un cri d'angoisse me força de me retourner. J'eus peine à me rendre compte de ce qui se passait. Deux soldats français, le sabre au poing, conduits par un paysan, avaient pénétré jusqu'au jubé. Dom Anselme, qu'ils avaient aperçu d'abord, venait de tomber sous leurs coups. J'étais presque dissimulé dans ^ l'ombre que projetait l'orgue, mais ils n'avaient pas tardé à me voir aussi et ils s'avançaient vers moi, Je reculai vivement de quelques pas et, saisissant mes pistolets, je me mis en défense. L'un des soldats se jeta sur moi, mais je lui tirai à bout portant un coup de pistolet qui le renversa. L'autre hésita un moment, et, me voyant armé d'un second pistolet, gagna en trébuchant la petite porte du jubé, malgré les exhortations du paysan, dans lequel je reconnus aussitôt le frère Siméon. Alors, je fus pris d'un accès de fureur. L'espèce d'ivresse où m'avait jeté la musique, la vue de dom Anselme gisant inanimé, l'indignation que me causait l'infâme conduite de Siméon me donnèrent une véritable rage. Je lâchai mon second coup trop dom placide. hâtivement et sans résultat sensible, mais immédiatement je courus sur mon adversaire, je le saisis à bras-le-corps et, sentant mes forces doublées par la colère, je le précipitai par-dessus la balustrade du jubé. Une immense clameur s'éleva dans l'église : on croyait sans doute voir tomber l'impertinent musicien, l'audacieux joueur d'orgue. Toutefois le danger n'avait pas cessé. Le soldat qui avait fui pouvait revenir avec du renfort. Je ne pouvais pas cependant abandonner dom Anselme, qui n'était pas mort, mais fortement blessé au front, perdant beaucoup de sang et incapable de se relever. Un secours inespéré m'arriva. Sylvain, qui nous cherchait toujours en dehors du monastère, attiré par les sons retentissants de l'orgue, était accouru, devinant bien notre présence au jubé. Nous enlevâmes ensemble le prieur et nous le portâmes jusqu'à la pharmacie, qui heureusement était toujours déserte. Sa blessure n'était ni dangereuse ni profonde ; il était d'abord tombé évanoui, mais le sang même qu'il avait perdu lui avait fait reprendre ses sens. Nous appliquâmes sur la plaie un vulnéraire, et, le blessé s'étant trouvé un peu mieux, nous nous mîmes en devoir de sortir de l'abbaye. Sylvain et moi nous soutenions le prieur. C'était à la Motte naturellement que nous avions à nous rendre, mais la Motte était bien loin, et, à courts intervalles, nous devions nous arrêter pour faire reposer dom Anselme, lui administrer quelque cordial ou étancher le sang qui se reprenait à couler. Nous arrivâmes enfin. C'était bien avant dans la nuit, et le calme qui régnait dans ces parages contrastait avec le bruit et le désordre dont nous avions été les témoins à une lieue de là. Mais quelles exclamations de terreur jeta la comtesse lorsqu'elle vit dom Anselme dans cet état! Je compris surtout alors combien elle l'avait aimé, / combien elle l'aimait encore, à son insu peut-être, malgré ses préjugés aristocratiques, et nonobstant ses impatiences qui n'étaient sans doute que le dépit de se sentir soumise à un entraînement que réprouvait son orgueil. Cette fois elle s'était subitement transformée. 358 dom placide. Je lui racontai brièvement ce qui avait eu lieu, et elle se calma peu à peu en voyant dom Anselme, qui s'était laissé choir, épuisé, dans un fauteuil, se ranimer tout à fait à l'audition de mon récit. Elle vint à moi et me prit les mains avec une cordialité touchante. " Combien je vous dois!... dit-elle tout attendrie. Vous aller rester ici maintenant, vous et votre ami Sylvain, avec nous____" Ce nons comprenait évidemment dom Anselme. Un sourire de joie profonde éclaira le visage du prieur. " Nous parlerons ensemble, ajouta-t-elle plus bas, de ce qui nous réunit dans une pensée commune____ Nous parlerons d'elle____" fin.