PARIS Librairie Gallimard éditions de la nouvelle revue française 3, rue (le Grenelle (vime) ODILON-JEAN PÉRIER LE PASSAGE DES ANGES édition originale nrf 191 M ■H L^Mil V(7i U W llVfc , le fUteW oovuvuvt. 'ta â^n^ ■ cIé-J» rtuM^Kt' ^ ■ ^WA^ So*r A' KwsMt H' ^ jjçwd ■ ^ wùvw Irvw ^^ftwr de lu^r aWÎV ^c (e-wf ^ U^ LE PASSAGE DES ANGES iUouj - dt^uw de i/^Kt j^tf) {, Vrwo Ql /,Vry librairie Gallimard, 19'2G. CHAPITRE PREMIER (pour créer l'atmosphère) LA VILLE INQUIÈTE Il n'y avait pas eu de Printemps. Un dimanche, vers onze heures, la chaleur surprit les promeneurs dans leur pelisse, Personne ne se laissa faire, chacun se croyant seul atteint d'une maladie nouvelle. Des Messieurs baignés de sueur, le cœur battant, jetaient un regard aux vitrines ; ils s'y voyaient congestionnés, mais perdant courage, craignant qu'on s'aperçut de cette faiblesse, — relevaient leur col de fourrure. Le macadam des avenues s'anima. Ses déplacements étaient logiques, ou sentimentaux. -— Par exemple, il cédait aux poètes et aux petites filles, tendrement, mais embarrassait de ses nappes le pas des soldats et la course des automobiles. La chaleur augmentait chaque jour, non pas la lumière mais la chaleur, — et une sorte de clair de lune. Quelques dames sortirent nues sous un manteau en forme de cloche. Beaucoup d'éventails et de pyjamas parurent. Les Messieurs portèrent le pagne ; personne ne le leur reprocha. Les arbres de la Capitale, de fameux marronniers, se gonflaient, se chargeaient de fleurs d'une monstrueuse opulence ; puis enfin, accablés d'odeur, d'ardeur, tombaient doucement comme des crèmes, s'écoulaient les uns dans les autres, avec lenteur et gravité. Toute une masse végétale, verte, rousse, descendait sur les hommes, sans se presser. On se promenait, la tête dans les feuilles, les mains dans un linge mouillé. La chaleur n'était plus si grande, mais d'une qualité décourageante. L'abandon des premiers jours faisait place à une inquiétude non sans charme, non sans équivoque. Tout le monde souriait au hasard ou trop longtemps. — Brusquement, un éclat de voix, un coup d'oeil inquiet, — dans l'instant, la même onde blanche passait sur mille visages d'hommes. La Ville debout, épouvantée, agitait ses faces de cire. Puis, — rien. Qu'est-ce qu'on attendait ? Cette ville éclairée trop tard Que manque-t-il au paysage ? — Un oiseau ne peut pas dormir. Un homme ne peut pas se taire... Tout recommence de souffrir Aussi simplement que possible Les miracles sont inutiles. C'est un paysage anonyme, Une Aventure de la Terre. . 2 Les Présages ne manquaient pas. Ainsi, on rencontrait au milieu d'une avenue à la mode, d'énormes pierres pâles, inexplicables. Les oiseaux se taisaient. La pluie, odorante comme une chevelure, donnait de vraies pensées d'amour. Enfin parurent les Etrangers. On en parlait à peine, vaguement. Tout le monde avait vu des anges, mais personne n'en croyait les yeux de son voisin. Ces personnages mystérieux se présentaient avec naturel, comme des amis qu'on retrouve au moment critique. Ils étaient debout dans les arbres, assis au bord des toits, en rang, sans ailes, maigres, décents, habillés de gris perle ou de bleu. Ils fumaient des cigarettes jaunes et minces comme des fétus de paille. Ceux qui les avaient rencontrés, guéris du jour au lendemain, s'entretenaient de poésie, d'amour, — de liberté. Sans d'ailleurs que l'on s'accordât sur leur aspect. Certains les avaient vus sourire, d'autres pleurer, d'autres se taire, — et le visage uni comme un verre de lait. Mais tous parlaient d'eux avec tendresse. Les plus forts ou les plus sages des hommes, à qui rien n'était révélé, se moquèrent quelque temps de ces visions. Mais bientôt touchés par la grâce, on les vit se mettre en chasse, les yeux grands ouverts sur leur ciel vide, cherchant des dieux de tout leur cœur. Ils se consumaient de désir, mordant leurs poings de philosophes, passant une main, tremblante sur leurs célèbres têtes chauves. Déjà toutes les petites filles avaient leur ange, ami intime. Ces princes volaient comme en rêve, sans nul effort, le petit doigt à la couture du pantalon. Embrassant leur gracieuse proie, ils allaient s'asseoir dans les arbres. Chaque marronnier abritait plusieurs couples sans ailes. Le mouvement du vent dans les feuilles se mêlait au bruit des baisers. Les philosophes se traînaient sous ces arbres. Plusieurs y moururent, desséchés comme des cigales, après une petite chanson. Car la mort faisait d'eux des poètes et ils se lamentaient enfin aussi mélodieusement que possible. Perchés dans les branches odorantes, les anges et les jeunes filles, unissant leurs doigts légers, écoutaient non sans une charmante mélancolie, agoniser ces vieux messieurs à leur ombre rafraîchissante. Bientôt les visiteurs perdirent de leur divinité. L'air du monde ne leur valait rien. Ils ne s'envolaient plus qu'à peine et non sans de ridicules efforts. Ils laissèrent leurs cigarettes pour des cigares bagués d'or. Ils furent de fragiles rastaquouères au bras de gamines averties. Toute la fraîcheur, toute la grâce, tout le tourbillon de jeunesse qui avait passé sur la ville, retomba, se perdit sans honneur. Ces anges étant d'une pâte tendre, les caresses y laissaient leur trace. Il leur poussa de grosses barbes, des cannes de jonc, des cravates sang-de-bœuf. Quand ils furent coiffés en brosse on retrouva des calicots sous les purs jeunes hommes. Les daines s'en réjouissaient, reprenant ainsi leur empire ; elles félicitaient leurs amants d'être enfin si « simples », si « gentils » ; elles leur donnaient de petits noms de légumes ou d'animaux, mon chou, mon lapin, ma cocotte. Les philosophes triomphaient : — En somme, rien ne s'est passé — prêchaient-ils, — de neuf ou de surnaturel. — Hallucination collective, crise de jeunesse, Hystérie... — Les anges d'hier, chapeau bas, l'œil rond, écoutaient respectueusement ces docteurs mal peignés leur démontrer qu'ils étaient le jouet d'un rêve. -— Cela nous dépasse... — disaient-ils. Ils ne songeaient plus du tout à s'envoler. Plusieurs, qui avaient pris du ventre, avaient honte de ces écarts. Chacun, chaque chose à sa place. — On n'est pas au monde pour s'amuser. Malgré quoi, ce n'était plus la même Ville. Des anges ne descendent pas sur terre sans y porter une certaine incertitude. Avant tout il fallait fermer cette parenthèse divine. Les Pouvoirs, prêts au pire, décidés à ne plus permettre une fantaisie de cet ordre, proclamèrent la Loi Martiale ; toute allusion au merveilleux, tout recours au surnaturel, seraient sévèrement punis. Des Messieurs en noir, l'œil de glace, promenaient par les rues un sourire amer, agressif. Gare aux farceurs ! On leur ferait voir ce qu'il en coûte de s'attaquer à des esprits solides, — sains. Une Terreur s'organisa. — Défense de raconter ses rêves ! de s'exprimer en vers ! de chanter ! de danser ! — Extermination des oiseaux. Les superstitions furent traquées. Puis décrétées obligatoires, par dérision. Le Père de famille, en se mettant à table, fut tenu de renverser une salière sur la nappe et, si possible, de blasphémer. Des bandes de chats noirs hantèrent les parcs publics. On brisait pér11îr. 2 les miroirs, par ordre. Chaque Vendredi Treize fut jour de fête légale. — Tout cela, sérieusement. Les regards étaient lourds, les fronts chargés de rides. Il ne s'agissait plus de jeu, d'amour ni de plaisanterie. Il ne s'agissait plus de sourire, mais, sur toutes choses humaines, — de ricaner. CHAPITRE DEUXIÈME MIRACLE I Le calme, l'ennui, allaient revenir. L'univers donnait des signes de fatigue. L'Automne s'annonçait bien, déjà le ciel était gris perle et les marronniers, dépouillant leur parure de carnaval redevenaient humbles, normaux. Une petite pluie fine tombait. Dans la satisfaction du devoir accompli, les Savants: déposèrent les armes. Ils avaient bien mérité de la patrie : pour longtemps le bon sens régnait. — Pour célébrer leur triomphe, des fêtes édifiantes furent projetées. On n'attendait plus que l'hiver, saison sereine. La cérémonie eut lieu le dernier dimanche de l'année. Dans une automobile rouge on promena, à travers la ville qu'ils avaient sauvée de ses rêves, les dix plus ardents défenseurs du sens commun. 11 n'y eut pas d'acclamations sur leur passage mais un silence respectueux : •c'étaient des Savants qu'on fêtait, nul n'aurait eu le mauvais goût de s'écrier, de faire des gestes. Lentement, comme un char à bœufs, l'automobile consacrée traversait une capitale attentive ; dix vieillards à peine vivants s'étalaient dans des coussins ; maigres, couverts de poils, ils éprouvaient sans élégance les cahots de la belle voiture. (Car cette promenade les tuait, plusieurs moururent de ses suites — qui avaient fait admirer à l'univers civilisé, leur agonie digne, leur Passion d'intellectuels). 2 Cependant toute la ville n'était pas encore rendue à la raison. Et l'on parlait d'un tout petit jardin public, dans la banlieue, le suprême asile des dieux. L'automobile des philosophes allait traverser cette oasis, dans sa gloire, et corriger cette erreur, pour conclure. Quand tout à coup, un des vieillards se dressa dans la voiture rouge, couvert de sueur, le binocle palpitant : « Là... » dit-il, — et se trouva mal. C'est que le Jardin paraissait... En plein hiver, riche et brillant, couvert d'oiseaux. Serrés comme d'énormes fleurs dans un bouquet de fiançailles, des arbres magnifiques, odorants, débordaient ses grilles luisantes, la verdure ondoyait sur eux, grondait, toute pénétrée de lumière. Sous un ciel blême de décembre, au milieu de maisons livides, malgré le froid, la pluie, la boue et les Philosophes, — cette corbeille de Printemps était debout devant les hommes, évidente, surnaturelle. L'automobile rouge s'arrêta et se tut. Les Philosophes s'y débattaient comme dans un rêve amoureux, attendris, désarmés, désolés. La foule, sur la pointe des pieds, approchant du jardin magique, touchait ses branches, ses fleurs tièdes. La ville retenait son souffle. Encore un moment de silence... Puis trois jeunes hommes apparurent entre les arbres, légèrement, —• trois anges, de meilleure qualité que ceux que les docteurs avaient réduits. Trois anges solides, bien portants. — Un coup de revolver claqua : le plus sérieux des Philosophes se suicidait, pour l'exemple. Mais personne ne le suivit, et un soupir courut sur la foule, un grand frisson délicieux. Les Etrangers ne bougeaient plus. Debout dans un peu de lumière... Le premier était pâle et de haute taille, les cheveux noirs, vernis ; il regardait droit devant lui, vêtu de bleu sombre, ganté de blanc, les mains unies, correct et glacial. Le second, plus petit, plus gras, portait une cravate orange, nouée en papillon, une canne souple — et ses cheveux étaient frisés. Le troisième, maigre, informe et blond comme une danseuse suédoise, tenant la tête un peu penchée, se passait une main sur le front. Quelques minutes s'écoulèrent. Les anges (ils ne portaient point d'ailes mais on les sentait d'une essence très pure et aérienne) échangèrent un regard et le plus grand, aux mains habillées, lit un pas vers les spectateurs. Il parla (sa voix était claire et sans accent). — Bonjour Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs. Je m'appelle Alpha, votre ami. J'ai quelque chose à vous apprendre, vous verrez. — Celui-ci, à la belle cravate, c'est Michel. Il vous ressemble plus que moi. Vous verrez. — Et ce dernier enfin : Misère. Il a l'air de vous mépriser. Dieu sait ce qu'il fait parmi nous. Nous verrons. Nous nous re verrons. Ce discours était assez simple pour inquiéter. Il n'en fut rien. Tellement la voix de cet ange était agréable à entendre et satisfaisante pour l'esprit. La foule déjà se dispersait. Misère, Michel et Alpha étaient descendus chez les hommes. Trois anges marchent sur la terre Et nous regardent dans les yeux. Danse, aventure élémentaire, Que peut-on désirer de mieux ? Bien habillés, sans cris, sans ailes, Sont-ils plus discrets qu'il ne faut ? — Reconnaissez des mains si belles, Cette grandeur dans le repos... — Des anges sont entre les hommes Qui ose dire : peu m'importe ? — (Cache les rêves qu'on te donne Et le nom d'ange que tu portes.) La vraie élégance ne saurait attirer l'attention du monde : de vrais anges se passent d'auréole. Dans un décor de mélodrame (les maisons et les arbres truqués, la danse solennelle des nuages) — comme sur une phrase de musique s'avance un chœur bien composé — dans la ville que j'ai créée pour qu'ils s'y amusent, Misère, Michel et Alpha avancent de front, du même pas. Il n'est plus question de miracles. Trois jeunes hommes se promènent, parlent clairement. alpha Nous avons choisi un beau jour. C'est l'hiver, on ne risque pas de nous prendre pour un mirage dans ce paysage raisonnable. (Il pose la main sur un arbre). Je touche des objets charmants et je trouve les hommes attentifs. Certes j'en ferai quelque chose, s'ils me suivent longtemps encore ainsi, bouche close et les yeux ouverts. Cité médiocre, Alpha décide de t'ai-mer. Tu seras vivante et changeante, obéissante à la lumière, comme un feuillage... ou, renonçant à t'animer, je te considère-rai dans ta cendre. — Michel ? Misère ? michel — Nous connaissons ton éloquence. alpha — Pourtant tu parles mieux que moi : tu bavardes, comme les hommes, — bouche d'or. Pourquoi rougis-tu ? MICHEL Adieu. (Il tente de s'envoler. Une jeune femme passe, portant des fleurs. Il s'arrête court, — sourit) alpha Déjà si lourd, mon frère ? (Michel fredonne un air de danse. Misère pousse un profond soupir. — Ils avancent silencieusement. La ville autour d'eux se déploie, ouvre des éventails de rues. Une vitrine reçoit le ciel, le bleu du soir. Une autre est d'or. — Les arbres tournent, les oiseaux tombent, les automobiles s'étirent.) alpha reprend Beaucoup à faire, beaucoup à essayer PlilUER. 3 ici... —- Ou s'il était plus amusant de se servir sans qu'ils le sachent de nos petits amis mortels à des fins absurdes, divines ?... Que cette ville promet d'aventures ! Il nous est permis de toucher les hommes, par des moyens d'hommes. Il nous est permis de connaître et de considérer de près leurs bonheurs, leurs cérémonies. Pour moi, je laisserai en eux une trace brillante et profonde. Illusion incontestable, réalité séduisante, je trouverai dans l'altération et les mouvements de leurs visages la preuve de ma divinité. Misère pousse un grand soupir. Michel se retourne à chaque pas. Cependant il était six heures. Des étoiles se montraient. Les vitrines luisaient doucement. Des hommes ennuyeux, florissants, rampaient au centré de la ville, les anges ne leur paraissaient que des jeunes gens sans éducation, qui dévisageaient les promeneurs du dimanche, avec curiosité, quelquefois même en riant, sans aucune prudence. Il y eut un peu de pluie. Une fontaine publique, compliquée, ornée de chevaux écumants et de feuillage, était assise au carrefour de plusieurs boulevards illuminés. Misère s'arrêta au pied de cet édifice et, prenant dans les siennes les mains de ses compagnons, leur fit ses adieux. Michel lui donna l'accolade. Alpha demanda les raisons de ce brusque départ. Misère répondit : — Je n'aime que vous. Cette humanité écœurante... Mais nous ne sommes pas ici pour le plaisir et, puisqu'il faut enfin goûter à cette vie, je ne goûterai plus qu'à elle. Je m'en saoulerai, par raison. — Justement une brasserie s'ouvrait où des hommes aux cheveux pâles et floconneux, coiffés de feutres admirables, entraient en levant le nez ; l'un maniait une canne d'ébène ; l'autre, mains aux poches, fier d'être mal rasé, jouait avec naïveté le rôle de l'enfant de la nature. — Hommes de lettres ! cria Misère, — attendez-moi ! Il fit une grimace désolante, et entra dans la brasserie. Ses amis s'éloignaient. Comme en chaque vitrine Une image apparaît Chacun choisit la sienne Et garde son secret Chacun choisit sa route Et vit selon son cœur Ainsi le ciel du monde A plus d'une couleur Ainsi chaque chemin Mène un ange à sa perte, Et la plus belle vie Ne trouve pas de fin. Un poêle riche, un plafond bas traversé de grosses poutres rouges, la fumée des pipes suspendue comme une roue sous les lampes sonores : on y voyait à peine. Misère toussa, trouva une chaise libre, s'assit. On lui servit un verre de bière (chaude comme un morceau de viande). Il n'osait y toucher. C'était un ange léger et pâle, pas d'une pâleur d'homme de lettres : il considérait avec peine la chair grise, les joues tendres, les mains déchirées de ces messieurs. Sortis à peine d'un lit douteux, trempés de sueur et de larmes après la nuit d'inspiration en redingote, ils collaient comme des mouches au vernis frais des murs. Misère, glacé, dépensait une énergie folle à sourire. Des applaudissements éclatèrent. Tout le monde se dressa, s'agita. Le silence se fit, coupé par le battement d'une horloge. On ne pensait plus respirer. Misère écarquillait les yeux. Il vit, debout sur une table, une femme haute et mince, aux cheveux blonds coupés très courts, habillée d'une robe de soie noire collante et stricte, portant un monocle d'écaillé, une cravache et des gants de cuir. — Christine ! Christine !... criaient les hommes. Un poète chauve aboyait. D'autres pleuraient dans leur vermouth. — Christine !... L'ange s'évanouit. Alpha et Michel s'arrêtèrent devant une porte large ouverte. Une foule d'hommes s'efforçaient de pénétrer en- ■■H semble dans une sorte de vaste hangar illuminé. Us grondaient. Un orateur maigre, en jaquette, leur prodiguait de bons conseils. Il les appelait frères et raisonnait très vite. Alpha serra les dents. Le discoureur souffla, ouvrit les bras, beugla : — Prenez garde ! ne fermez pas toutes les portes, ne refusez pas la dernière solution, ne renoncez pas au bonheur ! Une fois les vaisseaux brûlés, les ponts coupés, que reste-t-il, frères, que reste-t-il ? Alpha cria : — Une évidence, la plus admirable de toutes ! Il reste la Mer, unique et pure, la liberté immaculée ! Tout le monde se tourna vers lui. Il riait, agité d'une colère angélique. Il entra seul, comme le vent, dans le Temple des Politiques. Michel agita son mouchoir et s'éloigna en sifflotant. Michel descend une avenue. Il s'ennuie. Il admire le cerceau de lumière qui remue au pied des réverbères. Il marche. La ville des hommes dégonfle ses baudruches ; c'est triste et stupide à pleurer. Michel à envie de dormir. Voici un banc ; une petite fille de quinze ou seize ans y est seule. L'ange s'assied près d'elle, au hasard. Il tombe de sommeil. Il dort. Alors sa tête bouclée repose sur l'épaule de sa voisine ; alors, c'est un enfant bien sage ; alors, à quoi pense-t-il ? alors... — J'ai bien dormi. — Merci Monsieur. —- Je vous ai fait mal ?... — Ce n'est rien... (il n'est pas si enfant que ça. C'est un jeune homme, peu savant...) — Je m'appelle Louison. Et toi ? — Michel. —• Tu es tout décoiffé ! (elle passe la main dans ses cheveux) — J'ai dix-sept ans, Michel, et toi ? — Je ne sais pas. (Louison rit fort. Michel lui donne un baiser d'ange ; — elle ne rit plus...) — Promenons-nous. Minuit. Les rues désertes sonnent sous le pas. Il ple^t. Les hommes rêvent. Trois anges commencent à les connaître et s'amusent à les imiter. CHAPITRE QUATRIÈME COULEUR-DE-TERRE Il y eut un mouvement léger dans les avoines. Autour de la ville chargée de ténèbres encore, la banlieue était comparable à un anneau d'argent terni. Un coq chanta ; on entendit la voiture d'un maraîcher, l'agitation d'un acacia. Ces bruits arrivaient à leur tour, réglés, précis, intelligents, comme dans une comédie italienne. Quelle couleur ? Aucune couleur. Quel parfum ? Mais aucun parfum. La couleur, le parfum sans nom des choses parfaites. Une voix claire disait sur les routes : — « Je vous salue pleine de grâce... » On sut que l'aube se levait. Une petite fille s'éveille, elle a des cheveux dans les yeux. Elle bâille, respire fortement. — Où suis-je ? Quelle odeur de foin... Louison regarde autour d'elle. Il ne fait pas tout à fait jour ; elle est assise dans la paille, au fond d'une curieuse petite chambre. Une fenêtre à tabatière, la rumeur des banlieues... — Mais où suis-je donc ? Elle est debout, secouant les brindilles de paille qui restent prises à ses cheveux, à ses jupons. Elle voit des champs mouvementés glisser, se perdre à l'horizon d'où s'élève un beau jour glacé. O paysage périssable et mobile comme la buée... Une cité proche s'éveille, de grands instruments de musique s'accordent et grondent. Un seul oiseau s'élève, se déplie, disparaît... Louison reconnaît sa ville comme un s animal familier dont le voisinage la rassure. Sous la fenêtre où elle se penche il y a un jardin orné d'une table et d'un banc vert pomme. — Ah ! qui est ce garçon bouclé, endormi la tête dans les bras ? — Michel ! L'ange ne bouge pas. Il repose dans la rosée et respire régulièrement. Louison le trouve stupide ; elle lui en veut de ce sommeil, de cette nuit à la belle étoile. Elle vient s'asseoir près de lui, touche sa main et fond en larmes... Mais l'ange continue à dormir. Une heure passe et tout s'éclaire ; une voix dit : « Comme il fait beau... » Ainsi Michel, ouvrant les yeux, s'éveille aussi vite, aussi bien qu'il s'est endormi ; le voici debout, les bras en croix, prêt à danser comme à s'évader, — il tourne la tête... une vierge riante lui apparaît dans le feuillage, rapide, plus belle qu'un ange, elle vole, elle quitte la terre ! Ses cheveux brillent ! l'enthousiasme est peint sur son jeune visage. Enfin elle foule le gazon... Michel reconnaît son erreur : c'est Louison qui l'attendait, en faisant de la balançoire. 2 Une journée ennuyeuse commence. On se promène ; Louison parle du paysage, du temps (qui est splendide). Elle se roule dans la fougère et Michel la caresse avec soin, sans grand plaisir. Ce n'est, à tout prendre, qu'une femme — singulièrement monotone. Us se sont aimés sur la mousse, dans les feuilles mortes, dans le sable... C'est assez. Elle, bavarde encore. Michel, sans bruit, tourne les talons. Le voilà libre, comme c'est simple ! — La campagne change de couleur, le ciel de signification. « O jeunesse », murmure l'ange en mâchant une feuille de menthe « heureuse terre, heureux mortels ! » Il se retourne pour embrasser d'un regard ce pays sublime... — Louison le suit, gentiment. — Laisse-moi aller. — Jamais de la vie. Tu te perdrais. Mon pauvre chéri, maladroit... Tu es bien facile à rouler. Ils se moqueront de toi, c'est sûr... etc., etc... — Laissez-moi aller, je vous prie. — Mais tu vas t'ennuyer, tout seul. — J'ai à faire, laissez-moi aller. — Où cela ? — On m'attend. — Pas vrai. Tu n'es pas marié ? Qui t'attend... — Mes amis, les autres... Voyons ! — C'est un secret ? Quel entêté. Emmène-moi ? périer. 4 — Ce n'est pas possible. — Pourquoi ? Attends encore un peu. — Mais je vais arriver trop tard. — Mon chéri ! On te punirait ? — Oui, répond Michel, au hasard. Alors, Louison cligne de l'œil : — Je comprends maintenant, je vois.. Dans un transport elle se jette au cou de Michel, elle sanglote : — Mon chéri ! Il faudra m'écrire, m'envoyer des photographies, des images... Mais sois tranquille, je ne t'oublierai pas ! — Louison... — Non, laisse-moi dire... Je sais que j'ai deviné juste... Et, levant vers l'ange ses yeux admirables, baignés de larmes : •— Je vois bien que tu es soldat... 3 Un wagon de troisième classe, à 10 heures du matin. Il pleut. Le train roule doucement, traverse un pays plat, modeste. Michel admire l'unité, le mouvement de la campagne et sa respiration tranquille. Il ne sait pas où on l'emmène. Louison l'a pris par la main, l'a conduit dans une gare sonore, a refermé sur lui la porte de ce compartiment désert. Pourquoi ne pas lui obéir ? — Ainsi je suis seul à nouveau, cette aventure en vaut une autre... Elle m'a donné son adresse, un petit mouchoir de soie crème, une pipe... •— Le train s'arrête. On ouvre avec bruit la portière. Quelqu'un jure le nom de Dieu et se hisse péniblement dans la voiture où Michel rêve. C'est un soldat, entièrement équipé, armé, harnaché. Il couche son fusil sur un banc. Ote son casque. Crache. Reste immobile. HaaBn I mnHSI H Pousse un soupir à fendre l'âme. Et se décharge de son sac. Enfin installé il s'essuie la figure dans un gros mouchoir, souffle et jure encore, plus bas. Petit, rougeaud, le poil frisé : une caricature de Michel. — Pour le camp d'infanterie, Monsieur, savez pas où il faut descendre ? L'ange s'excuse, poliment. — C'est du propre — dit le soldat. Ces bandits-là me tiennent bien ! Est-ce que j'ai du temps à perdre ? Monsieur, ça n'a pas de bon sens... Plus fort que nous, rien à faire... Je suis un homme libre, ou quoi ? — Je ne comprends pas — - dit Michel. — Est-ce que vous allez en prison ? — Devant une telle candeur l'indignation de l'autre combe. Il a un gros rire confortable et se met en devoir d'apprendre à l'ange (qu'il prend tour à tour pour un paysan un peu simple, un farceur, ou un étranger) comment quelques mois de caserne l'ont dégoûté de l'armée, et qu'on le verse maintenant, sans aucune sorte de raison, dans un régiment d'infanterie — cantonné au diable sans doute ! — il déplore le temps perdu et s'embrouille dans le calcul des jours qui restent à tirer pour lui et les frères de la classe, — il décrit sa fiancée, baisse la voix pour affirmer qu'elle s'appelle Yvonne Verschueren, que, de toutes façons, elle n'a plus grand chose à lui refuser. 11 se fait éloquent, pressant... Michel dit : — Si c'était possible... Pour moi je n'ai rien d'autre à faire... Je serais curieux de voir ça. L'homme le regarde, bouche bée. — C'est-il que vous êtes sérieux?... — Certainement, nous nous ressemblons... — Ah par exemple, par exemple... — Oui. Passez-moi cet uniforme. — Si on sait ça ! — Pas de danger. Dépêchez-vous. — Non mais quelle farce, quelle histoire... Il n'ose pas se réjouir encore trop ouvertement mais en un instant ils ont échangé leurs costumes : Michel, sanglé dans la tunique d'ordonnance, coiffé d'un casque impressionnant, fouille les poches de sa capote — y trouve un livret militaire. — Bon — dit-il. — Tu t'appelles Dupont, Freddy Dupont, explique l'autre. Ah, mais, sans blague, la photo... — On jurerait que c'est la mienne. Le signalement concorde aussi. — Et toi, comment t'appelles-tu ? — Je n'ai pas de nom, je suis un ange. — Un as, bien sûr ! Un fier copain !... Le train s'arrête une minute. Dupont saute sur le ballast. Il fait un grand salut, s'éloigne... Le joli costume de Michel l'habille de façon ridicule. D'ailleurs il emporte sa pipe et le mouchoir de Louison... _ 1 ■ l COULEUR-DE-TERRE 55 4 Le dimanche un soldat se lève à | 7 heures et met du linge propre. | On passe en sifflotant une heure à de ■ petits travaux faciles. Ses bottines cirées, son lit fait, Michel s'assied devant une fenêtre ouverte, t déballe un saucisson rouge et coupe I soigneusement son pain. Le garde-chambre, ayant achevé son I ouvrage, allume sa pipe. On entend les pompes crier, un cheval l passer sur la route, un clairon, un canon, ? un merle. [ Michel déjeune et réfléchit, j. Cette matinée est agréable. Déjà : trente jours qu'il est ici. Il regarde ses compagnons : figures d'hommes, carrées | et tristes ; presque tous sont en bonne f santé, mais quel plaisir ont-ils à I vivre ? Leur douceur intrigue Michel. [: Ils se plaignent un peu de l'armée puis se font des farces grossières, rêvent sur des images coloriées... L'un d'eux a montré à Michel une carte postale qu'il admire : une jeune femme enlace mollement un militaire au teint fleuri ; elle ressemble à Louison. Autour d'eux de petites bêtes rosâtres, agitant des ailes grasses, voltigent avec curiosité. — Ce sont des anges — dit le soldat, — des amours... Et Michel rougit. Cette vie lui paraît bientôt plus ennuyeuse que pénible, mais tant de paresse le touche ; déjà il n'imite plus les hommes — mais s'abandonne, et leur ressemble. L'incuriosité est un vice, séduisant entre tous pour ce léger Michel... Il renonce à changer le monde, à reformer à son image cette triste armée couleur de terre, ces pauvres soldats philosophes. Il laisse s'agiter ses chefs et le punir à tout hasard. COULEUR-DE-TERRE I I. La salle de police l'étonné. 1 II regrette vivement de ne prendre | aucun plaisir à la boisson. Et, comme il pense à Louison, commence pour elle une vraie lettre... « ... je pense à toi du bout du monde. Pourquoi n'écris-tu pas ? Beaucoup d'hommes autour de moi parlent de leur amie. Mais aucune ne te ressemble. Il fait beau, je m'ennuie. Je t'aime. Je t'embrasse tendrement. Michel. Et puis, pardonne-moi ce conte : tu penses bien que je ne suis pas un ange. Je m'appelle Dupont, comme tout le monde. Ecris-moi vite à cette adresse. Je répondrai plus longuement. » Ce billet ridicule parti, Michel pensa à autre chose. Pourtant il était assez près d'être amoureux, en vrai soldat. Par plaisanterie il grava, comme il avait vu faire à d'autres, son nom, celui de son amie et un cœur percé d'une flèche, dans l'écorce d'un marronnier. Quelle imprudence ! Ce geste rituel l'engageait. Deux jours n'étaient pas écoulés qu'il effeuillait des marguerites. Enfin une lettre arriva sur papier rose et parfumée ; Michel dut, les larmes aux yeux, se rendre à ce terrestre amour. « ... Je suis bien contente de savoir que tu es un homme comme les autres. Tu es aussi un maladroit pour embrasser mais c'est si bon. Tu dois être bien seul là-bas. Je t'envoie ma photographie. C'est un peu bête avec ce nœud dans les cheveux mais c'est bien moi. Quand reviens-tu en permission ? Je crois que je suis amoureuse de toi parce que quand j'y pense c'est comme dans les montagnes russes : j'ai le vertige, tu sais bien. Je mets aussi dans l'enveloppe une boucle de mes cheveux, je les ai coupés hier, c'est bien commode ; ils sont frisés mais si tu m'aimes tu aimeras mes cheveux comme le bon Dieu les a faits. Tendres baisers de ta petite Louison. » (Louison vos cheveux donnaient tout un spectacle, Riche d'un sens humain que n'ont pas vos baisers, — Nous n'irons plus au bois, vos cheveux sont [coupés, — Ainsi l'amour nous fait regretter ses miracles.) 5 Un matin Michel alluma une cigarette et quitta les carrés du régiment. Il faisait un peu de soleil, un vrai temps de convalescence. Les soldats lessivaient leur linge et travaillaient l'eau savonneuse en chantant à tue-tête. — Des officiers couleur de terre, glorieux de n'avoir rien à faire, passaient sans bruit, à bicyclette. L'ombre d'un avion traversa le camp comme un coup d'éventail. Michel, les mains aux poches, marchait. Il regarda mettre en batterie une belle petite mitrailleuse ; entendit un murmure d'ailes ; vit les pigeonniers militaires comme une blanche agitation ; écouta un grillon crier, le chercha quelque temps sous l'herbe, perdit patience ■— et l'oublia. Il était en pleine campagne. A midi il trouva une ferme et déjeuna de lait chaud et de pain beurré, sagement. Il ne comprenait pas encore l'attitude des paysans, qui le regardaient en dessous, avec un sourire équivoque, comme complices d'un mauvais tour. Il continua sa promenade. Et, rencontrant une rivière, joyeusement se déshabilla. L'eau était solide et glacée, vite sur un lit de gravier. Michel, au comble du plaisir, nageant avec calme, voyait un paysage d'heureuses prairies l'accompagner sous les nuages, et les molles courbes du terrain composant un discours tranquille, il se baignait comme l'on danse, tenant sa partie dans l'orchestre. Bientôt le soleil fut couché. Un ange nu, sortant de l'eau, heurta gravement à la porte d'une petite maison blanche. Monsieur Narcisse, pur poète, y fuyait le bruit des cités. Infiniment civilisé, il vit entrer un demi-dieu sans manifester d'étonnement. Comme Michel n'avait pas du tout envie de s'expliquer, il lui fut reconnaissant de tant d'indifférence et après l'avoir entendu lire ses vers (qui étaient médiocres) il goûta de son thé qui était bon et lui emprunta des vêtements. La nuit se passa à fumer, à parler de la poésie, des dieux, des plaisirs cle la terre. L'ange et son hôte se quittèrent enchantés l'un de l'autre, à la pointe du jour. Michel portait un paletot-sac, grand feutre noir et une canne. Il avait oublié les hommes. CHAPITRE CINQUIÈME L'HOMME ASSIS AVERTISSEMENT I I I i r I I I E I I F On a reproché à l'auteur ce chapitre V, mais surtout un changement de ton si brusque. N'est-ce pas que le lecteur déjà s'habituait au conte de fées qu'il avait eu le sentiment de découvrir entre les lignes qui précèdent, que tant de facilité le flattait? Ce petit effort demandé brusquement lui faisait alors l'effet d'un abus de confiance. C'est à quoi cette note a l'intention de parer. Il est entendu que le chapitre aurait pu s'appeler aussi Vue d'ensemble ; vous me compiendtez mieux encore si je vous conseille pour lire ces quelques pages malgracieuses, de passer des manchettes propres. A bientôt, j'espère, lecteur. périer. Qui, le premier, parla du Sage ? On ignore tout des commencements de cette histoire singulière ; longtemps on crut à une légende, symbolique ou humoristique, moquant l'Age des Philosophes. Puis : —• « Avez-vous vu l'homme assis ? » — « Dans un fauteuil. » — « Ne bougeons plus ! » furent les scies du jour, servirent de refrain aux chansons d'actualité et de titre aux Revues de fin d'année. Personne ne savait au juste de quoi il s'agissait. Après la descente des anges, leur assimilation, le règne bref des Philosophes, l'entrée en scène de Michel, Misère, et Alpha, — que pouvait désirer encore cette ville, inquiète, attentive, et peureuse comme un convalescent. Les hommes, tentant de tirer un enseignement de leur trouble même, acceptaient un pis-aller, une métaphysique d'attente : on envisagerait l'univers comme bon à tout, prêt à tout ; on éviterait les Méthodes et les combinaisons logiques (la doctrine déterministe paraissait une construction plus folle que mainte antique cosmogonie). La puissance du seul Hasard admise une fois pour toutes, les Morales perdaient leur sens (aussi bien leur disparition se fit sans inconvénients, les hommes étant si fatigués que la licence, l'anarchie, le plaisir, ne les tentaient plus) et tout ce qu'on tenait naguère pour pratique ou « positif » venait à être méprisé comme absolument arbitraire : une jolie architecture sans point d'appui que des nuées ; il resta bien des jeunes gens à poursuivre les vieilles chimères, à montrer de l'esprit de suite et à se payer d'expérience, mais ils s'agitaient en pure perte, au milieu de l'indifférence générale, un peu ridicules et attendrissants, comme, peu avant, les poètes. C'était l'Age des Accidents. Enfin on en vint à parler sérieusement de l'Homme assis. Certains affirmaient l'avoir vu. D'abord simple façon de dire, puis symbole ou conte de fées, grosse parabole populaire, le personnage prenait corps. Un monstre —• une curiosité — objet d'étonnement, puis d'envie — objet d'amour — esprit nouveau, -— Messie — Homme par excellence... Un dimanche toute la ville se trouva réunie devant une petite maison bourgeoise : on savait qu'il y habitait, seul, et savant en toutes choses... Mais bien que son peuple, en silence, le désirât, qu'on le suppliât de paraître et qu'on promît de l'adorer, sa porte ne s'ouvrit pas, ni ses fenêtres, et les hommes ne virent pas leur Prince. Simplement, une voix s'éleva, sévère, souveraine, et elle dit : — Allez-vous en. Que personne ne revienne ici avant que je l'aie appelé. La foule se dispersa, sans demander son reste. « Cet homme » — disait la Légende — « sait tout. De plus, il aime la vie et toutes nos façons de bonheur. 11 a de quoi être, en même temps, la plus puissante et la plus pure des créatures du Bon Dieu. Il a découvert le secret de toutes choses, la Loi d'or du monde : les villes, les royaumes de la Terre, les peuples, sont à sa merci. — Il n'a pas méprisé ces biens, mais y renonce, et consomme un sacrifice qui passe l'imagination. » Le conteur fait une pause, soupire, et reprend de plus belle, après un roulement de tambours : « O notre ami, notre grand frère ! — SuHS^HI^^B Il a décidé de ne pas user de sa toute puissance. Il s'est assis dans un fauteuil de velours rouge, au midi de son âge, il a fait vœu d'y demeurer jusqu'à sa mort ! Le Maître du Monde s'assied, s'immobilise — et nous regarde. Il souffre pour notre salut ! Il s'ennuie pour notre salut ! Remercions notre frère aîné, notre bon génie, l'Homme assis. » A vrai dire on ne voyait pas comment ce singulier sacrifice concourait au salut des hommes ; mais il y avait, dans l'espèce, de quoi s'émerveiller pour tout le monde. On avait perdu l'habitude de toute sorte d'héroïsme, et le mystère qui entourait les commencements du nouveau culte, le caractère ridicule (donc insolite, merveilleux) de ses manifestations, favorisait l'enthousiasme d'une foule énervée et naïve, prête à des larmes enfantines et de grands élans de cœur. 2 La Ville s'organisa autour de la maison du Sage selon un plan original : il s'agissait de regrouper ses éléments en fonction d'une Force (ou Idée) nouvelle et d'ailleurs mal connue encore, incertaine. En quelques mois, sans trop de mal, le changement fut opéré : chacun se fit un trou, choisit un rôle et s'attacha à une petite patrie ; puis décida de n'en plus bouger de sitôt. Toute chose en place on eut dit une ruche perfectionnée, la Ville en ordre se lisait comme une carte à grande échelle ; chaque point de l'image ayant une importance appréciable au premier coup d'œil d'après la place occupée dans l'ensemble et par rapport au nœud du Système : cette petite tache carrée où l'on imaginait assis un Philosophe. Les plus humbles des hommes, les plus dénués, les plus optimistes, jeunes personnes ivres d'amour, gentilshommes prêts à tout qui soit neuf ou aventureux, se tenaient aux portes du Sage, sûrs de recevoir les premiers le signal qu'il avait promis (— « Que personne ici ne revienne avant que je l'aie appelé... ») Beaucoup d'hommes ne quittaient plus des yeux les hautes fenêtres nues qui s'ouvraient pour cette annonce ; si l'un d'eux perdait courage, il se suicidait, discrètement, ou se retirait de la ville. A mesure qu'on s'éloignait de ce centre, la confiance dans l'Homme Assis diminuait, jusqu'à se perdre dans une étendue incertaine, semée d'habitations inadmissibles, zone d'ennui, de nonchalance et de consentement au pire. Plus loin encore, le paysage reprenait forme, mais une couleur différente : des arbres, des chemins, de l'eau ; des espaces de sable fin ; et un admirable jardin répandu clans la banlieue comme une chevelure dénouée. C'était le mystérieux domaine de la Princesse de la Mode, Christine Egalité, parmi des bêtes savantes et quelques hommes — les contempteurs de la Sagesse. Une fille dangereuse, l'adversaire déterminé du Philosophe ! Entre elle et lui, la Ville, comme le spectre solaire, passait par toutes les couleurs : chaque esprit y tenait sa place. On n'attendait plus qu'un signal ; et le Jeu qui se préparait valait la peine d'y mourir. Que faites-vous dans cette Ville ? Vous voyez, j'attends quelque chose. Quelle chose si merveilleuse ? Une raison de vivre encore. — Peut-être que c'est très facile Et que si vous n'y pensiez pas... — Puis-je espérer mourir tranquille Parmi ces rires et ces pas ?... Quand Michel revit ce décor il ne s'étonna pas de ses changements ; ange, et habitué à voir danser les paysages autour de lui selon une fantaisie quelconque, il croyait les hommes aussi jeunes, aussi dépourvus d'intention que lui-même. Le paletot-sac qu'il portait ne cessait pas de l'amuser ; depuis longtemps il s'était débarrassé du feutre romantique de Monsieur Narcisse et avait retourné ses poches pleines de cigarettes déchirées, de poèmes sublimes et de caramels mous. D'ailleurs, il en prenait à l'aise avec son temps de vie terrestre, admirant les étalages, suivant les filles, touchant à tout. Il se sentait agité d'un enthousiasme franc et farceur comme les vins mousseux. Il approchait, par hasard, de la maison de l'Homme Assis, L'HOMME ASSIS 75 Les promeneurs avaient un air de , de dignité inusitée, tout se t... Il atteignit par de longues rues discrètes une petite place provinciale, à pavés ronds. — Là-bas une tendue du gros velours rouge officiel... Michel traverse 'a place sur la pointe pieds, souriant... Soudain quand il va s'engager dans une ruelle étroite et fraîche et qui paraît abandonnée, — un soupir énorme se lève. Il s'arrête, il est sur le point d'éclater de rire, au hasard, pour se rassurer. Ce soupir, longtemps soutenu, dans une toux animale s'achève... Puis quelques mots distinctement : « bandes de vaches... attendez un peu... » — sur un ton de colère sourde. Vivement Michel tourne la tête : un rideau s'agite à sa droite. Sans aucun bruit il gagne la porte tendue de rouge, il s'élève le long des murs et, par une fenêtre entr'ouverte, voit une chambre étroite et profonde, un très grand fauteuil de velours où un homme gras étalé comme un quartier de viande lourde, ronfle doucement, les yeux fermés. Son œil gauche s'ouvre et s'anime. Puis le droit, d'un seul mouvement. Tout rouge, il regarde Michel. — Entre, dit-il — par charité... Et l'ange descend chez ce monstre, fermant la fenêtre après soi. CHAPITRE SIXIÈME LA JEUNE FILLE ARMÉE m m Misère a repris connaissance ; il se trouve dans les coussins d'une luxueuse automobile, il respire l'odeur du cuir, écoute craquer autour de lui la belle voiture étincelante. Il se redresse légèrement ; des lumières se jettent dans les vitres, un visage blanc disparaît, l'auto hésite, se plaint un peu, s'élance à travers des flaques d'eau. — Que fait-on de moi... dit Misère, très bas, comme consolation. (Il n'a pas envie d'être ailleurs.) « Pourquoi mon cœur bat-il si vite, allons bon, je pleure maintenant, mon dieu, je perds toute dignité, cela devient même agréable, ah... » Il se redresse tout à fait, comme on laisse un rêve d'amour... Et reconnaît sa conductrice. — Bonsoir madame, commence-t-il. — Christine Egalité, dit-elle, sans tourner la tête. — Bonsoir, Christine Egalité. — Bonsoir. Un temps. — Voulez-vous m'excuser... Je crois qu'on m'avait endormi... — Vous avez perdu connaissance, à l'enseigne de l'Oiseau d'or. — Vraiment. — Comment vous appelle-t-on ? — Misère, je pense. S'il vous plaît de me donner un autre nom... — Vous faites de la littérature ? — Non Madame, je ne crois pas. — A qui parlez-vous ? — Chère Christine. (Misère s'est laissé aller dans les coussins de la voiture. Il voit Egalité de dos, dans un paletot de cuir bleu ; cette ?imable nuque rasée, poudrée, ces cheveux vraiment blonds... Toutes les articulations de son corps d'ange sont heureuses, il éprouve jusqu'aux genoux mieux qu'un bâillement de plaisir.) — Mais comment allez-vous, enfin ? — Vraiment bien, ma chère Christine. ! — Où habitez-vous ? — Peu importe. — C'est qu'il faut vous laisser ici. ■— Pourquoi ? •— Je travaille dans ce cirque. — Que vais-je devenir ? — Venez voir. | Elle est descendue la première. Misère cligne des yeux devant plusieurs enseignes lumineuses. CE SOIR CHRISTINE ÉGALITÉ au CIRQUE J/1CQUES SENSATIONNEL ! ! ! Il suit cette fille à grands pas. Quelqu'un l'arrête. — Laissez passer, c'est un ami à moi, bonsoir. Misère rougit, se mord les lèvres. — Où est cette folle... On l'assied entre un petit garçon jaunâtre et une Dame énorme qui avale des poignées de pastilles de menthe. 11 regarde droit devant lui, sans appuyer. — Tiens, une famille d'oiseaux... On voit des maillots blancs et bleus faire l'amour, se fuir, se confondre, mener leur belle petite vie dans une gloire de nickel. Misère songe à des anges... Mais cette grosse voltigeuse ? Il ignore que les hommes ont plus d'un tour dans leur sac. Spectacle passionnant d'ailleurs ; le plus jeune de la famille soudain frappé de maladresse, lâche les anneaux autour desquels il s'amusait ; un filet le reçoit qui plie, qui paraît assez confortable. C'est la faiblesse de ces gens, —pense Misère. Ils ne peuvent pas se tuer tous les jours, sans doute... — Alors apparaissent les clowns. Le meneur de jeu habillé d'écaillés vertes, ressemble à un ange, encore ; ce n'est pas sans agacement que Misère s'en aperçoit. Au moins le Grotesque s'empêtre vraiment dans un vêtement d'homme. On rit. Misère cherche ce bruit. Il y voit un cri de colère ou d'horreur. Des chevaux s'élancent, d'une élégance incomparable. Misère, qui n'en a jamais vu, bat des mains comme une petite fille. Tout pâle, il voit le directeur du cirque manier un fouet immense, les bêtes vernies s'agenouiller, danser debout, jeter au \ent leurs beaux cheveux. Il pense que les hommes devraient entendre cette leçon de grâce et d'équilibre. Mais encore des clowns... aggravés y4 le passage des anges cle trombones, xylophones, trompettes. On monte une cage compliquée sur la piste. Misère bâille exprès. Une main se pose sur son bras, il a un frisson de mépris. — Allons, soyez sage — dit une voix qu'il reconnaît. Christine penchée sur son épaule lui montre ses dents fraîches. Elle est entièrement couverte de cuir et de verroterie, tête nue, un monocle à l'œil, des revolvers à la ceinture. 11 va fondre en larmes et couvrir de baisers ces mains belliqueuses. Elle se fâche. — Oui ou non ? — Bien. Regardez devant vous, Misère. Et ne faites pas d'imprudence. A tout à l'heure. 11 ferme les yeux, Un coup de feu : Cinq tigres superbes éclatent au milieu de la piste. Orchestre. Roue des revolvers. Christine descend en courant l'escalier qui longe les gradins du cirque. Elle entre dans la cage. Elle jongle avec ses armes sonores, chasse les tigres devant elle comme un éventail enflammé. Elle frappe du pied. Tout se tait. Elle jette ses revolvers hors de la cage. La foule se lève, sourit lâchement, un tambour roule comme un cœur. Silence. Elle tire de ses poches un miroir, un bâton de rouge et, tendrement, se peint la bouche. Quelques instants plus tard, les tigres filent, sous les applaudissements. Christine fait un saut périlleux, sort de la cage sans saluer. Et, prenant par le bras Misère, regagne son automobile. Il est une heure du matin. 2 Christine ne savait plus grand'chose de son enfance. Elle avait longtemps vécu seule au milieu de personnages bariolés. Elle n'aurait su dire le commencement de son histoire, ni comment lui était venue l'idée de ce numéro de dressage. La mise en scène n'en avait pas de suite atteint cette perfection. — Ces hommes de lettres m'ont été vraiment utiles, explique-t-elle. Depuis longtemps elle aimait l'odeur des brasseries, l'atmosphère chaude des cafés, ces facilités, ce confort. Tout le monde est complice dans la fumée des pipes. A « L'Oiseau d'Or » venaient s'asseoir chaque jour de nouveaux poètes, des peintres et des philosophes. Elle affirmait que le commerce de ces gens la rajeunissait, l'allégeait comme celui des gosses. Attendrissements sans conséquences. Elle s'extasiait sur les tours et les manies de ces poètes', répétait leurs mots comme une mère. Ils l'acclamaient, la caressaient timide- ment ou quelquefois, lui donnaient des conseils utiles. Par exemple le rouge aux lèvres, le monocle. Et elle était vierge. Christine Egalité Je bois à ta santé Toute fermée encore Et digne qu'on l'honore Faysage d'hiver ! — Une amour exaltante Comme un bon revolver Où la main se rassemble 3 Tout naturellement, Misère vécut chez cette princesse armée. 11 prenait peu à peu connaissance des façons de la terre, s'habituait à raisonner par syllogismes, aux artifices de la politesse et du langage. (Ce n'était pas pour l'amuser). On ne peut dire qu'il aimait Christine. Mais elle lui simplifiait les choses. Cette rude fille ne doutait pas de l'essence surnaturelle de Misère ; mais s'inquiétait, plus sagement, de sa faiblesse par exemple, et de son mépris des plaisirs. — Il faut vivre, répétait-elle — prends encore un verre de vin. O mon ami... — De toutes façons, la conversation restait chaste. 4 Un jour elle revint du Cirque à l'aube. Misère l'attendait. Elle le reconnut à peine. La timidité, la douceur, l'insuffisance, de naguère avaient fait place à une aisance éblouissante. — Misère riait, comme un violon accordé. Parmi les hommes il allait être un des plus forts, un des plus purs. * Il parlait vite et de toute chose, exactement. Christine ne se sentait plus qu'une toute petite fille. Il faisait des projets d'avenir. Elle rougit. Elle portait encore sa toilette de cirque, cuir et armes. Il lui mit les mains aux épaules. Elle ne put soutenir son regard. Il détacha sa haute ceinture, lui enleva ses revolvers, son monocle. 11 dit : — Chère tête... Je ferai de vous quelque chose. Egalité. Egalité... Elle attendait, le cœur battant, les mains prisonnières. — Christine... Vous ne retournerez plus au cil que. Nous allons régner sur les hommes. Tant de merveilles... Egalité, vous serez Princesse de L Mode. Alors elle se laissa aller dans ses bras, et il la porta contre lui comme une lionne, redoutable, frappée d'amour, abandonnée et désarmée. Le lendemain ils ne sortirent nas de j. leur jardin. CHAPITRE SEPTIÈME LES ROIS MAGES Un petit garçon aux belles joues, Jacques Durand, qui a quinze ans, passe la porte tendue de rouge de l'Homme Assis. Pourquoi ce vieux monsieur, tantôt, l'a-t-il appelé ? 11 passait sous ses fenêtres en sifflant de toutes ses forces : une grosse voix s'est fait entendre et il n'a pas osé s'enfuir, il est entré dans la maison. Cette chose assise, d'ailleurs n'est pas du tout méchante ; le petit garçon avait cru d'abord qu'on allait le gronder, pour avoir fait du bruit, mais on le regarde seulement, d'un œil vague, sans dire un mot. Puis cette mission, invraisemblable : — Tu vas te promener dans la ville. Tu choisiras une maison, au hasard. Tu y sonneras, tu attendras qu'on vienne ouvrir. Puis tu ôteras ton chapeau, tu diras : « Bonjour Monsieur, ou Madame, ou Mademoiselle. Le règne de l'Homme Assis commence. Il désire que vous soyez les premiers à lui rendre hommage. Recueillez-vous et suivez-moi. » C'est bien compris ? Répète donc... Tu te présenteras ainsi jusqu'à ce que trois personnes te suivent. Tu les conduiras à ma porte, et tu m'appelleras -—■ très haut. Je t'en prie mon fils, mon enfant. N'oublie rien ! C'est très important ! Tout cela était compliqué mais amusant. Le petit garçon regarda le vieil homme, en souriant La tentation était bien forte: — Pourquoi ? dit-il en rougissant. les rois mages 95 — Pour ça. Cette réponse l'ayant satisfait, il s'en alla sans plus y penser annoncer aux hommes leur Maître. — Comme fait ce petit garçon (Profitez de cette leçon) Pour s'amuser il faut se prendre Au jeu des grands. Qu'importent leurs cérémonies ! On s'en console en poésie. — Mais apprenons à leur mentir Avec plaisir. Nous leur ferons aimer les fées. S'agenouiller dans la rosée, Perdre la tête pour un chant, — Perdre leur temps. 2 — Cette maison ? Un petit jardin poussiéreux s'étendait devant une porte jaune, comme un tapis naguère splendide, aujourd'hui décoloré et mangé des mites. La chemi- née fumait mais les volets étaient fermés. Le petit garçon s'arrêta. Ce silence, cette pauvreté morose, lui faisaient très peur... Raison de plus pour insister. 11 poussa bravement la grille peinte au minium du jardin, fit quelques pas dans la poussière, tira un fil de fer rouillé comme sonnette... Cela fit un tout petit bruit de vaisselle cassée, très loin. Puis, le silence... Puis un juron, une terrible odeur de choux... La porte s'ouvrit. Un homme pas très vieux, usé, grelottait dans un couloir sombre. — Bonjour Monsieur, dit Jacques, très vite, le règne de l'Homme Assis commence. 11 désire... Comme il poursuivait, son interlocuteur fut pris d'une agitation passionnée. 11 chaussait de "larges pantoufles et une chemise de flanelle rose l'habillait. Il jouait avec ses bretelles, nerveuse- ment. Ses cheveux très longs, en désordre, se portaient mal. Il ruminait. Il avait des poches sous les yeux. Quand Jacques eut fini son discours, il serra l'enfant sur son cœur, il sanglota : — Enfin, enfin ! Ce jour arrive ! — Attends-moi, je suis très heureux. El c'est à moi qu'il a pensé !... 11 lâcha le petit garçon et se jeta dans un escalier, quatre à quatre. — Attends ! Je m'habille... Jacques resta seul, suffoqué par l'odeur triomphale des choux envahissant cette maison. Le premier des élus suivait Jacques à grands pas, parlant de lui sans suite, avec des gestes naïfs : — il avait beaucoup de talent, dirigeait une Revue de ieunes (comme de juste), travaillait très fort ; Jean-Marie Ficelle, homme de lettres. Jacques ne l'écouta pas longtemps. Ils traversaient un parc public : PliRlfeU. 7 — S'il vous plaît, asseyez-vous là. Je vous reprendrai tout à l'heure. — Certainement ? — Soyez tranquille. Ficelle choisit un banc vert et s'y assit soigneusement. Veillé par une Vénus de plâtre, toute la figure souriante, il se laissa aller aux rêves. Il passait habituellement des heures dans cet état. Et se réveillait par hasard, content du travail accompli. Laissons-le faire et suivons Jacques. 3 Cette fois il cherche une maison riche, confortable et laide à souhait. Une porte de fer forgé le séduit. Il sonne longuement. Une femme de chambre très jeune, très fraîche, blanche et noire comme une pie, très caressante, le reçoit. Non, ce n'est pas ce qui l'amène. — Je voudrais parler à Madame. On l'installe dans un salon orné de miroirs gigantesques, de tapis bariolés, de fleurs ; aux murs des tableaux rouges, des nus brûlants, profonds, encadrés d'or solide. Jacques s'éponge, ferme un œil. Enfin la porte s'ouvre et Madame Rose Tongle paraît, dans une gloire. Comme un beau volatile elle porte la tête majestueusement en arrière ; sa gorge inspire le respect ; elle ronronne sans bouger, pareille à un fameux violoncelle ; et garde la bouche entr'ou-verte, presque souriante, bien fraîche. Tout cela de bonne qualité mais absolument sans mesure, abusif, et comme offensant ; il n'y a aucune raison de s'arrêter à de tels charmes : pourquoi pas sept ou huit mentons, pourquoi pas cette tendre bouche jusqu'aux oreilles, et cette gorge... IM 'insistons pas. Quand Jacques achève son discours, Rose Tongle s'empare de lui. Il se perd dans cette splendeur, voudrait se débattre, crier. Heureusement, elle le délivre. — Voulez-vous me suivre, Madame ? — Oh ! laissez-moi mettre un chapeau. — Dépêchez-vous, je vous en prie. Jacques regrette de n'avoir pas plutôt choisi la femme de chambre... Que Rose Tongle est encombrante ! Bah ! elle est bien décorative, et il n'en a plus pour longtemps. •î Ficelle et cette dame ayant fait connaissance, l'enfant reprend sa route. Il voit des boutiquiers... des mendiants, des flâneurs, sans plaisir. Un homme maigre habillé de noir, sort de chez lui. Jacques l'arrête. Ce passant est pâle, pas humain, son visage demeure rigoureusement immobile. A peine l'enfant commence-t-il son discours : — Non, — interrompt-il, — cela ne me concerne pas. — Mais Monsieur... — Je m'appelle Alpha, dis à ce gros homme qu'il m'ennuie. — Est-ce que... — Mais toi, qui es-tu ? Qui t'a envoyé dans cette ville ? Pourquoi obéir au vieil homme, qui est si laid ? Peut-être que cela t'amuse ? — Oui, Monsieur, c'est vraiment très drôle. — A la bonne heure, petit frère ; mais je préfère jouer seul. Allons, donne-moi la main. Adieu. Il s'éloigne, sans hâte, mais sans se retourner. Jacques se sent un peu triste. Ii voudrait en avoir fini de cette promenade. Il décide de s'arrêter à la dixième porte qu'il rencontre. Ici. Or, c'est une caserne. Des officiers entrent en courant, s'interpellent, font de grands gestes. — Qu'est-ce qu'ils ont ? demande l'enfant, très gentiment au factionnaire, qui rougit puis souffle, très bas : — La visite du Général. — Quel Général ? — Un très mauvais. — Comment ? — Quenouille. — Je vais lui parler. — Tais-toi donc, le voilà qui descend. Des Messieurs chargés d'or, bruyants et magnifiques, sortent de la caserne. On présente les armes. Une sorte d'idole barbare, peinte et parée, répond à ce salut. Le cœur de Jacques bat à se rompre, mais son plaisir en vaut la peine... 11 fait un pas, ôte son chapeau : — Pardon, j'ai quelque chose à dire au Général. La grande idole en viande rouge s'avance, souffle avec indulgence, et dit majestueusement : — C'est moi, gamin. Qu'est-ce que tu veux. — Le général Quenouille ? — Lui-même. — Le règne de l'Homme Assis commence. Il désire... Un quart d'heure plus tard, Quenouille rejoint avec Jacques la femme du monde et l'homme de lettres. Et le cortège se met en marche, glorieusement. 0 Une petite lampe rouge est posée sur une table nue. Le Sage s'enfonce dans son fauteuil. Les Rois Mages sont devant lui, émus comme des collégiens. La hauteur de cette chambre et son obscurité, ce silence donnant aux plus simples paroles une importance grotesque... D'ailleurs ils ne s'attendaient pas à un philosophe gras. Ils croient à une plaisanterie. Mais lui, parle : — Je vous remercie d'avoir répondu aussi vite à mon appel. Je vous ai choisi entre tous pour que vous me parliez des hommes, je leur ai fait le sacrifice de ma vie, vous savez ce vœu... Il soulève un peu ses mains lourdes... Silence. — Qu'avez-vous à me dire? Ficelle et Quenouille reculent, font un geste vers Rose Tongle. Elle se rassemble, se déplie, s'ouvre comme un bouquet de fleurs : — C'est trop d'honneur que vous me faites ; que peut vous apprendre une femme... Maître, toutes celles que je connais vous aiment déjà... Nous respectons tant d'énergie ! — C'est que la vie est délicieuse, quel courage d'y renoncer... Je m'exprime difficilement. Que peut une femme, Messieurs... Nous sommes faites pour aimer, non pour raisonner, pour comprendre... Ah, quel amour j'ai pour mon maître... Elle tire de son corsage un paquet fort soigneusement enveloppé de papier de soie... —• Je ne sais si cet humble hommage... Maître, une de mes femmes de chambre ne vivait plus que dans l'espoir de votre Jour. — Elle a voulu vous témoigner à sa façon cette confiance. Elle vous supplie d'accepter cette paire de pantoufles brodées... Rose Tongle avec précaution s'agenouille, sans se salir, dénoue les gros souliers du sage et lui passe des pantoufles roses ornées de fleurs et d'yeux ouverts. L'Homme lui caresse la tête. Elle ronronne. Puis se retire, rougissante. — Merci, ma fille. Quenouille tousse. Ficelle lui sourit, lâchement. Mais le Général, non sans grâce : —■ Cédant arma togse, Monsieur. Ficelle en grelottant récite un poème de circonstance. Sage rime avec Hommage,, philosophie avec énergie, fauteuil avec orgueil, ça dure quelque temps. Enfin l'homme de lettres conclut : — Par mon canal, tous les poètes vous dédient leur œuvre complète. Nous ne désirons rien de mieux que quelques rentes et du loisir et c'est une aubaine que d'avoir un aussi bon Maître à louer. Monsieur, je vous baise les mains. LES ROIS MAGES 107 Le Philosophe remercie, effleure la tête sale de Ficelle, d'un doigt prudent. Quenouille s'avance. 11 fait le salut militaire, plastronne, patauge brillamment dans quelques idees générales ; mais soudain, élevant la voix affirme que l'Armée entière est acquise à la cause du Sage, que l'ordre règne, et que la ville n'attend qu'un signe pour adorer son nouveau Dieu. Puis mettant un genou en terre, non sans peine il tire son oabre et l'offre au prince ; il va de soi que ce geste n'est que symbolique. Mais la cérémonie s'achève. L'Homme Assis remercie son monde. — Allez et apprenez aux hommes à quoi j'ai renoncé pour eux. — Vous êtes le Maître, dit Quenouille. — Notre père, — ajoute Ficelle. — Et il faut vous aimer, — conclut Madame Rose Tongle, très rouge. Or Jacques Durand joue aux billes devant cette maison sacrée. CHAPITRE HUITIÈME FAVEUR POPULAIRE 11 fait froid et clair. Misère et Christine se promènent dans leur jardin qui est vaste, d'un dessin pur, et d'une grande élévation de pensée. Misère s'y plaît. 11 y a un peu plus d'un mois qu'il connaît la dure Christine et il suppose que d'autres filles des hommes, que toutes les jeunes femmes, ont ce corps étonnant, plein d'accent et de grâce, parfaitement doux et limpide dans les pires débordements. Il ne se lasse pas de prendre, dans ses inflexibles mains d'ange, ces doigts de fille, toutes ces paumes, comme une poignée de feuilles fraîches ; ce petit front brûlant et rond, fait pour le creux d'une épaule d'homme ; ces omoplates plus parfaites, plus émouvantes que des ailes ; et ces cheveux couleur de temps. Egalité marche à grands pas, posant toute la plante du pied sur le sol, avec assurance. Misère avance à ses côtés, sans la toucher. Ces amants ne se caressent pas au hasard ou par habitude ; chacune de leurs poignées de mains, le moins appuyé de leurs baisers, a une signification. Pour le moment ils se promènent et n'ont que faire de s'étreindre. 11 fait strictement froid et clair. Dans un jardin sans ornements Sous le ciel bleu- comme en principe, Cette figure bien construite, Cette beauté d'un seul tenant. Tout est fondé sur mon amie Tout, autour d'elle, se décide : Son ouvrage dans la verdure Est un petit temple d'air pur. Ils atteignent ainsi une sorte de grosse ferme, maison carrée où les tigres de la dompteuse vieillissent honorablement. Ils sont gras, le poil opulent, lâches et vains comme des chats depuis qu'ils vivent dans cette ombre. Le cirque leur convenait mieux ; au moins, ils y avaient l'illusion, un instant, d'être redoutables. Ils grondent encore pour Christine, mais la conviction n'y est plus. Justement, on leur distribue de la viande rouge. Misère bâille et ne supporte pas longtemps cette odeur d'animaux impurs. Il va attendre son amie, dehors. 11 marche dans la rosr'e. 11 s'ennuie un tout petit peu ; cela lui semble inadmissible. •— Christine ! — Quoi donc ? pfp.ifh. 8 — Je m'ennuie. — Pourquoi ? — Parce que je n'ai pas de point de comparaison. Il faut que nous allions un peu chez les hommes. — Us ne sont pas drôles. — Qu'importe ? Je désire qu'ils te trouvent aimable entre toutes les femmes. — Est-ce que tu m'aimes ? — Pas encore, mais je m'enorgueillis de toi. Cette nuit, Misère composa une toilette pour son amie. Us seraient maîtres de la ville, ils scandaliseraient les hommes, ils feraient... — Misère s'endort, le feu aux joues. 2 Les portes vitrées d'un grand Restaurant à la mode tournent et s'enflamment. Une auto bleue se range le long du trottoir, en soupirant. Misère et Christine en descendent. Un jeu de glaces et d'acajou : ils traversent une vaste salle illuminée, polaire, mortelle. Misère en habit, tête nue, les joues froides, les mains sans bagues. Christine en soie gris pâle sans le moindre ornement, à peine décolletée, les cheveux naturels, élémentaire et pure. Tant de simplicité est une vraie audace. Tout de suite il y a des murmures, des sourires parmi les dîneurs. Les amants s'asseoient au milieu du restaurant, très éclairés. Misère appelle ; un garçon rose est à ses ordres. — Enlevez ces fleurs, je vous prie. Je désire une table propre. Oui, ces assiettes, ces couteaux... Vous nous donnerez de l'eau fraîche, des raisins. Le garçon sourit. — Eh bien ? — Mais pardon, si Monsieur... — Ce n'est pas une blague, faites vite, nous n'avons pas de temps à perdre, — dit Christine. Le garçon rougit : — Excusez-moi... hésite encore, court prévenir le Maître d'hôtel. Misère et Christine se lèvent ; ils s'embrassent, très calmement, très chastement, mais de très près. Quelqu'un protesie : — C'est trop fort ! Misère sourit à Christine, et se rasseoit. Elle s'étire. Chantonne. Et danse. Misère allume une cigarette. Le patron de la place accourt. Christine danse. Le patron s'approche de Misère ; il est apoplectique et tendre : — Monsieur, monsieur, je vous en prie... Ma maison n'est pas un Dancing. Si Madame veut... — Pas Madame, — reprend Christine par-dessus son épaule d'or, sans s'interrompre de danser, — pas Madame, — Mademoiselle... — Voyons ! mais c'est intolérable, crie le patron désespéré. Mais Misère lui met un doigt sur la bouche. Christine danse. On entendrait voler une mouche. Après un moment de silence, les applaudissements éclatent. Misère s'approche du patron et lui glisse de quoi être heureux (à sa manière). Personne ne songe plus à se plaindre. Christine danse. Misère s'approche d'elle, lui touche l'épaule ; elle sourit. Il lève la main. Tout se tait. — Mes amis — dit-il — vous pensez bien que cette jeune fille est divine. D'ailleurs je l'aime. Je suis un ange, vous commencez à nous connaître. S'il vous plaît, portons la santé de Mademoiselle Egalité, qui est Princesse de la Mode. Des acclamations retentissent, les coupes de Champagne s'élèvent. — Vive la Mode, crie une dame, ornée de fanons et de perles. — Vivent les anges ! crie un vieillard . Et tout le monde en chœur, enfin : — Vive Christine Egalité ! 3 Quelques jours plus tard les amants se baignent devant leur maison, dans une eau limpide et cruelle. Christine plonge. Son corps dessine une figure mystérieuse ; s'étire, s'habitue à l'air ; se distribue dans un ciel bleu, s'élance, partage l'eau fermée de ses mains unies sagement. Misère la regarde faire ; puis fait la planche pour réfléchir. — Cette dompteuse est admirable et tout ce qu'on peut désirer. Comment enfin ne pas l'aimer ? Car il prend plaisir à son corps, il entend son langage honnête ; mais aucune passion n'y est. Il croit qu'une autre fille lui donnerait le même bonheur. Ce qu'il tire d'elle de meilleur est le sentiment de sa force ; les hommes y sont pour beaucoup, aussi. L'aventure du restaurant fait battre encore ce cœur d'ange, cette victoire, et cette main sur l'épaule de la danseuse.. — Christine sort de l'eau en criant, en riant, regagne sa chambre. Misère continue à faire la planche, pour mieux réfléchir. 4 Le lendemain Misère se leva avant Christine, s'habilla sans bruit et sortit. 11 était sept heures, un brouillard jau- nâtre enveloppait toute chose. Le jardin était odorant et glacé comme un bouquet de violettes. La terre riche et onctueuse. L'air profond. Misère vraiment enivré de cette humidité dorée, jette sur son épaule une écharpe blanche et rouge par enthousiasme. Il rit tout seul, allonge le pas, passe les grilles de son jardin, patauge à travers la banlieue, atteint la ville, où le brouillard est si épais qu'on y laissera allumés les réverbères tout un jour. Les passants sont rares, grognons. Voici de l'eau, le fleuve triste qui traverse la capitale, mille lumières insolites. Misère s'accoude au parapet d'un pont énorme, aux pierres froides ; il ne songe pas à Christine, mais son cœur est gonflé d'amour. — Cela devient délicieux, — intolérable. Il crache dans l'eau, comme un gosse. Et se réjouit de ce tour. Un doux petit rire le prend, comme une toux. Alors quelqu'un d'étrange s'accoude à son côté, très près de lui. Misère ne tourne pas la tête. Il connaît ces mains, cette force, ce rythme de respiration. — Alpha... — Misère. — O mon ami... Dans le brouillard jaune, triste et humain de la saison, deux anges s'embrassent au bord d'un fleuve avec grâce, avec sérieux. Rien de plus pur que cette étreinte, mais rien de si désespéré. (Ils se penchent sur l'eau dédorée. Ils n'ont rien à se dire, ils s'embrassent. — Il se passe Des années, Et voici la même eau, passagère, Lé même air d'aventure ou de songe, — Le même air De mensonge.) Les mains dans l'eau froide, Christine secoue la tête, serre les dents, et se regarde dans les yeux. — Ça va. Elle se porte bien. Misère entre. Elle se retourne, joint les talons, ouvre les bras, les mains, — sourit. Misère baisse les yeux, et passe. Il s'asseoit ; commence un discours ; parle d'Alpha, de l'Homme Assis : — Ce n'est pas un ami des hommes. Et d'ailleurs, cette mise en scène... Où veut-il en venir enfin ? Que nous importe cette idée absurde de négliger la vie... Mais le voilà dans son fauteuil, de plus en plus gras, qu'on adore. Il édicté des lois, il règne, il rend la justice. Quelle farce ! — De jeunes hommes LA FAVEUR POPULAIRE 123 ts, vivants, obéissent à une vieille : ils se cachent pour être heu- La santé devient ridicule. On n'ose parler du plaisir. — Qu'y pouvons-nous ? cherche — Ecoute-moi... Quelques jours après les amants se mettent en route. Misère porte un pantalon de flanelle et un chandail clair. — Christine une jupe très courte, une blouse blanche un peu empesée, des gants de fil. Tous deux la tête et le cou nus, rasés, poudrés, les dents très belles, comme des condamnés à mort ou des enfants en liberté. Ils marchent longtemps. Ils atteignent les faubourgs pauvres de la ville, ses quartiers noirs et dramatiques. Des portes s'ouvrent derrière eux, des fenêtres. Quelqu'un ricane. Plusieurs voyous leo suivent, imitant leur dé- 0 Le dimanche fut jour de soleil. Dès neuf heures, les grilles ouvertes, le peuple envahit les jardins de Christine. Le ciel était beau, simplement. Les arbres essayaient leur feuillage. Les oiseaux ne se ménageaient pas. Les premiers visiteurs furent des ouvriers en blouse ou en veston, la casquette molle, et la moustache généreuse. Puis des gamins, des petites filles à nœuds roses, tresses et mollets. Puis les redingotes et jaquettes des employés, des professeurs. Les dames ne se montrèrent pas avant onze heures ; toutes ensemble, la gorge honnête et les yeux ronds, elles se répandirent sous les arbres, parmi des pelouses profondes. Elles s'asseyaient dans le gazon, écartant leurs jambes fortes et courtes, en bottines jaunes et, sans prendre le temps de souffler — déballaient leurs provisions. Tout ce monde dans la verdure s'abandonna aux confitures, aux saucissons. Il faisait de plus en plus beau. Des amoureux se retrouvèrent. Des jeunes femmes aux yeux battus eurent chaud et se déboutonnèrent. Les petites filles montraient une bouche rouge, douce et longue. Les mains furent obéissantes. Les cheveux eurent un goût de sel. On entendit de grands soupirs. ■— Les fleurs s'ouvraient. Misère, une cigarette aux lèvres, se penche à sa fenêtre. Il est près de trois heures. Il voit d'ici le bassin pur où Christine s'est baignée hier, une pelouse, deux bouquets d'arbres. Sur tout cela rampent les hommes, y laissant leur trace organique ; des papiers roses, des pelures d'orange flottent sur l'eau si belle ; des mammifères aux yeux bleus s'embrassent au milieu du ciel, parmi un journal déplié ; une mère de famille trousse un chérubin rose, criard, sans dignité. Les petites filles miaulent pour se faire caresser par des gamins jaunâtres aux yeux phosphorescents. — Misère voit Christine sortir de sa maison, il étouffe un appel, un geste... Elle porte son costume de dompteuse, soie et cuir rouge, des revolvers à la ceinture. Il sourit, et la suit des yeux. On se lève sur son passage. Les hommes rougissent. Les femmes croisent leurs mains fatiguées sur leur gorge. Des nuages passent. Tout le monde attend un orage, une solution. Les plus nobles arbres s'inclinent. L'eau se ride. Les oiseaux filent et dérapent. Le soleil flanche. — Ça y est ! Il pleut. Il pleut ferme. Toute la foule s'élance vers la maison d'Egalité. Misère voit ce mouvement, un sentiment étrange le saisit. Aussitôt il quitte sa chambre, descend d'un coup les escaliers, court à la porte du jardin à peine ouverte pour Christine, — et la verrouille. Egalité, le cœur battant, s'appuie à lui. Les hommes crient, heurtent la porte, injurient l'ange. Il réfléchit. Il caresse les cheveux de Christine, — s'empare de ses revolvers, — ouvre la porte... Tout le monde se jette en avant, s'arrête, gronde, — enfin recule... Les revolvers ! — Allez-vous-en. Vous serez mouillés, quelle affaire ! Cette maison n'est pas la vôtre. Au revoir. Il est inutile de nous remercier. Adieu. Nous avons envie d'être seuls. Fermez la porte. Cela fait, la foule se disperse un peu. nauut. y Misère rend ses revolvers à Christine. Elle le regarde. Il a changé. Qu'est-ce que c'est ? Il ne tente plus de sourire. Le visage tendu, douloureux, il fait un pas vers son amie. Il la serre dans ses bras, essaie un baiser d'homme, plein de sang. De toutes ses forces, avec une sorte de désespoir... Il vient à elle, tout armé, de très loin, saisi tout à coup par l'amour, habillé de flammes. La pluie cesse. Le jardin est vide. Misère pleure contre l'épaule de son amie. Ils sont heureux. (Journal d'Alpha) — Que sommes-nous venus faire ici ? Je ne m'explique pas cette brusque entrée en scène, sans prévenir. Un beau matin nous nous trouvons debout parmi d'étranges bêtes, jolies et folles, séduisantes. Pourquoi nous trois entre les anges ? 11 est évident que nous ne sommes pas ici par erreur, ou par plaisir. Chacun de nous a sa mission. — Quelle mission ? Mes compagnons ne s'en inquiètent pas beaucoup ; ils considèrent ces journées comme des vacances imprévues. Michel surtout. Une marchande de fleurs le fait rougir. Et il engraisse. Misère n'est pas aussi simple. 11 se passe assez bien de moi, se contente d'être adorable, — tout se fait en dehors de lui, mais rien ne serait si charmant sans ce spectateur. Il le sait. Comment cela finira-t-il ? X Misère nous quitte. Il nous a fait ses adieux au milieu des hommes. Ses raisons sont assez étranges; tout ou rien. 11 veut s'enivrer de la stupidité du monde, et court se mêler aux gendelettres. Au revoir ! (Je lui fais confiance, d'ailleurs). — Michel songe à bien autre chose. Je quitte Michel. A mon tour. Je ne sais quoi m'a décidé... J'ai vu un homme s'agiter sur une estrade et qui poussait des cris, Ce qu'il disait semblait stupide, ou admirable (mais peu importe) — je n'y pouvais résister, j'ai interrompu le bavard et je l'ai remplacé à la tribune. Au hasard. Il s'agissait d'une réunion politique, je pense... Je ne sais de quoi j'ai parlé. La foule me portait, chantait comme un instrument de musique. Je ne voyais pas les visages mous des hommes : rien qu'une Face immense et pâle, attentive, désespérée. Je crois que j'ai été heureux. Cette chambre me plaît tout à fait. J'écris à une petite table de bois blanc ; les murs sont propres, sans ornements ; et le plancher uni. Il est 6 heures du soir. J'ai ouvert une fenêtre. Je vois la ville que j'habite, comme elle est étrange... un peu trop simple. Plusieurs vérités apparaissent. Je songe à Michel et à l'autre... — Où sont-ils ? Michel, le plus lourd de nous, dans la profondeur, le Réel, — mêlé aux hommes et s'étonnant de ne pas être compris d'eux. Misère à l'extrême limite de 1? vraisemblance, là-haut, aux confins de la ville, comme une plume suspendue sur l'eau grasse... Il ne saurait prendre cette « vie » au sérieux. —- Et moi ? Je cherche la raison de tout ceci, exactement au milieu de la cité des mortels, j'écris, d'une chambre d'hôtel, mon journal d'ange. Suis-je encore cet ange ? Je cherche à vivre, sans ennui. J'ai fait une petite promenade. Ce n'est pas encore cela... Je ne rencontre nulle part la résistance qu'il m'amuserait de réduire. Tout est facile, comme en rêve, et décourageant. J'ai beau renoncer chaque jour à un avantage de plus, me défendre la poésie, les miracles, la sagesse... Je ne découvre rien qui vaille la peine de s'y engager. J'ai visité un cinéma... Comble de la facilité ! Les hommes y cherchent l'illusion d'une activité passionnée, sans aucun risque. C'est bien séduisant, — et ce plaisir d'ordre sensible ou simplement érotique... Beau visage, immense et nacré, passager, qui sourit chaque soir au même instant, autant de temps, au spectateur... (C'est la seule trouvaille des hommes ; ils ne paraissent cependant pas savoir à quoi ces énormes figures dociles les engagent. Je suis sur le point d'en avoir peur...) Je regarde ma voisine. Une écolière ? — Je lui prends la main, la dégante, non sans précautions. Cela mène assez loin... elle ne se défend pas, dénoue les jambes avec douceur, me jette un coup d'œil entendu... Je prends ses doigts l'un après l'autre et la paume molle d'une main, bientôt sans charme. Elle soupire. — La salle s'illumine... je caressais une grosse dame. Heureusement elle me laisse filer. Rien ne s'est passé, mais encore... — Facilité, Facilité... X J'ai pris un bain froid, j'ai couché sur mon plancher, jeûné quatre jours. Cela fait simplement plaisir. Encore plaisir... Evidemment, l'erreur est de rester un ange parmi ces gens. Tout est facile —• pour moi seul. Mais si je m'occupais du monde? Si je tentais l d'animer quelque imbécile entre tous !..les autres, — si je cherchais la résistance hors de moi ?.. Bon, c'est décidé. X Je me donne un jour de vacances. Le soleil est on ne peut plus pâle, l'air glacial et dansant. La terre a sonné sous mon pas. Je découvre les rues désertes de ma ville. 11 fait nuit déjà. De la terrasse d'un café je vois mon peuple. Attendez un peu ! Demain je commence à agir sur les hommes. Je laisse ce journal. 2 Décidé à s'amuser, Alpha se mit à l'œuvre et les hommes furent réveillés comme des dormeurs qu'on chatouille. Ils se défendaient, se retournaient dans leur sommeil, se fâchaient. Mais une allégresse inédite les gagnait peu à peu et personne ne connaissait plus ce ôentiment de sécurité définitive qui porte à mourir sans douleur. L'idée d'une certaine espèce de danger tenait en haleine jusqu'aux buveurs de bière, jusqu'aux maquerelles ; le moindre rayon de soleil, la chute d'une feuille, un clin d'œil étonnaient ; de nouvelles étoiles se déplaçaient chaque soir dans le ciel et l'Inattendu faisait vivre des. milliers d'homme.-, avec plaisir. De magnifiques incendies saisissaient les rues, les avenues de bois vert. Des jeunes filles se noyèrent à pieds joints, un doigt sur la bouche. Les enfants jouaient « au soldat » mais les soldats jouaient aux billes. Les avions chantaient mieux que des oiseaux. — Alpha menait le bal. Il apparaissait à 2 heures du matin, sous un réverbère, en habit, et revolver Je vous aine beaucoup Le revolver n'est pas chargé A bientôt. A. Un autre jour, en chandail rouge, les mains sales, les cheveux en désordre, il s'introduisait par escalade dans le monde, brisant une fenêtre, riant aux éclats — pour finir par séduire tout un salon de jeunes filles, brillantes et remuantes comme un banc d'ablettes. Il leur montrait des tours de cartes, alpha ëquilibriste poing demandait poliment aux pas-attardés : « Un sourire ou la » —, d'ailleurs il exigeait que la gri-fut touchante, « naturelle ». La crosse de son arme était de nacre luisait doucement. Si le passant s'exécutait il lui offrait cigarette, si non une carte glacée 142 le passage des anges dansait sur une main, tirait des colombes de sa casquette. Puis la société passant sur la terrasse, à l'heure de l'orangeade, il appelait par leur petit nom les astres et tout le ciel était semé d'étoiles, égarées, venant lui manger dans la main. « Monsieur Alpha » — disaient les dames. On l'invitait à des soirées d'une solennité mélancolique. Il craignait beaucoup de rire au nez de ces gens. Et, promettant de revenir, s'enfuyait-définitivement. — Il parut enfin sur la scène d'un Music-Hall à l'occasion d'un spectacle de fin d'année dont un numéro se passait dans la salle. Il improvisa, jetant le trouble dans la troupe des acteurs consciencieux. Il portait un paletot sac, trop grand pour lui, jaunâtre, dont il se débarrassa très vite pour se montrer vêtu d'un maillot argenté, séduisant et solide. Il sut faire battre le cœur des spectateurs et les laisser croire à la comédie qu'il jouait. Comme ils l'acclamaient trop brutalement, il leur glissa entre les mains, le directeur du Music-Hall en vain tenta de retrouver sa trace, lui offrant une fortune pour reprendre chaque soir la scène : Alpha pensait à autre chose. On voulut reconstituer sans lui son numéro, l'emploi fut confié à un homme serpent agréable, mais le public ne s'y trompa point, c'était un ange qu'il aimait, mieux qu'un acteur : sa conscience la plus flatteuse. Parmi ses petits frères Et les oiseaux du monde Alpha s'élance et brille Comme un épi doré. — Plus beau dans sa colère, Ange, sur les décombres, Il nous fait une vie Difficile à aimer. Vers ce moment des élections générales se préparaient, par le suffrage universel (pur et simple) dans cette ville soumise encore à une sorte de Parlement. La Politique ne parut pas à Alpha autrement méprisable, à condition de se débarrasser des politiciens, ministres et gouvernements qui l'alourdissaient sans raisons. (« Un anarchiste ! dit quelqu'un, qui hoche la tête. — C'est un peu démodé, voyons... » Mais, Madame, il s'agit d'un ange — et qui ne songeait pas à vous). Alpha décida de mener une campagne dans le sens de la liberté la plus folle, — sans programme. Il dissuadait les '-hommes de choisir aucun gouvernement et leur conseillait l'abstention en masse. On vit un peu partout les traces de son activité étrange, des proclamations, des tracts, des papillons, des prospectus dans ce goût : M..... Une fois de plus vous allez voter. Cependant vous n'espérez pas que ces élections changent rien. Les mêmes tristes personnages sont en présence et la même farce sans grandeur, — réglée d'avance. FINISSONS-EN NE VOTEZ PAS REMETTEZ UN BULLETIN BLANC — Pour quelque liste qu'on vote, elle présente un candidat (et encore !) honnête ou digne pour une étonnante série de lâches, de clowns et de crétins. Voter, c'est accorder son approbation à une Politique (quelconque), c'est donner raison à ces gens, SE CONSTITUER LEUR COMPLICE. — MAIS SI UNE MAJORITÉ D'ÉLECTEURS REFUSAIT LE VOTE ? Si chacun de nous remettait un bulletin BLANC, — marque suprême du mépris ? Si nous refusions de choisir le moindre mal ? — C'en serait fini du prestige et de la tyrannie grotesque des Politiciens. M..... notre ennemi, c'est notre maître — pour comble on voudrait nous le faire CHOISIR, C'EST-A-DIRE ACCEPTER. l'I.KII.K. IU Il y a près de deux cents ans que cette vilaine plaisanterie dure. Assez !... Nous ne voterons pas. REMETTRE UN BULLETIN BLANC C'EST FAIRE ACTE D'HOMME LIBRE. VIVE LA LIBERTÉ ! — et d'autres, du même ton. On riait beaucoup, on parlait d'une farce, assez anodine. Mais nul ne sut prendre au sérieux son vote — chacun en souriant glissa dans l'urne un bulletin blanc, persuadé d'être seul à suivre les conseils d'Alpha. Quel étonnement quand on sut que près des 9/10 du vote étaient nuls, et qu'une immense majorité d'hommes, reconnaissant publiquement leur indifférence, se désintéressaient de la Ville à propos de Gouvernement. Le premier moment de stupeur passé, tout le monde se réjouit de l'aventure et l'on se félicitait dans la rue d'avoir su perdre enfin les vieilles habitudes d'ordre, de discipline et de sérieux. r On montrait au doigt les « élus » de la I journée, brusquement humbles, dégon-| fiés, convaincus de leur impuissance ils avaient un air de famille : qu'ils s'étaient bien choisis entre eux, les compères ! Alpha soulignait avec soin le ridicule de leur situation ; plusieurs entrèrent en religion, émigrèrent ; les autres renoncèrent à leur mandat. Sans gouvernement, il y eut quelques jours d'inquiétude, puis on sentit un mouvement de naïf orgueil : les hommes étaient libres, on vivrait aussi bien qu'avant, (Comme on se tient à bicyclette, un beau matin, sans l'aide d'aucun professeur, en tremblant — puis avec fierté.) Cependant, pareils aux martyrs d'une foi oubliée, les Parlementaires se réunirent secrètement dans un petit bar — un peu plus de cinquante — découragés. Il ressortait de leurs propos que le résultat du scrutin n'était pas pour donner confiance dans l'avenir de l'humanité (que ceux-ci avaient si longtemps et si paternellement gouvernée), etc... l'ordre et l'autorité, surtout la discipline..., etc., — dégénérescence, anarchie... Ce fut une jolie chanson triste et digne. Un vieux sénateur d'extrême-gauche trouva la consolation qu'il fallait : l'Homme Assis, le Sage ! Toute la ville ne lui était-elle pas dévouée, corps et âme ? Il maintiendrait l'ordre sans mal, serait enfin un Bon Tyran. Ces paroles furent acclamées et une députation envoyée d'urgence au Philosophe, sous la présidence du Ministre présomptif de la Guerre : Général Quenouille. — Allons, tout le monde n'était pas encore libre, tout n'était pas encore perdu... Un fox-terrier à faveur rose traîne entre les chaises. Une vieille dame dort, la bouche ouverte, répandue sur l'épaule de son fils (je suppose), un jeune homme rouge. — On ne voit plus le bleu du ciel sous les nuages, le bleu du trottoir sous les tables : les terrasses envahissent la rue comme une écume sur la plage où les méduses frissonnent. Le tout fait une gelée, un gâteau de vie. Les hommes se sentent les coudes, se mesurent de l'œil. — En voici un qui trompe sa femme, et cet autre l'admire, et ce dernier s'enivre seul (jamais il n'osera faire la noce, mais ses nuits sont fatigantes) et cette dame habillée en petite fille zézaie sans agrément, et ce jeune garçon un peu bien tendre, et... mais ceci n'est plus un homme, où ai-je vu ces cheveux clairs Michel ! Comment notre ange est-il assis au milieu des plus laids et des plus gros personnages de la Ville ? Il ferme doucement les yeux, je vois une main de femme sur la sienne, il rit. Louison lui tient le poignet. C'est Louison, cette fille d'homme ? Vernie, polie, remise à neuf ? Elle montre des dents superbes (un peu grandes, roses, comme si le sang y circulait) mais elle ouvre bien trop la bouche, il n'y en a plus que pour ses gencives — je n'aime pas non. plus ses cheveux qu'elle porte au hasard, une mèche collée au front par la sueur. Mais ces yeux qui n'ont pas de forme, mouvants comme la menthe verte que l'on étend d'eau goutte à goutte, ces yeux sont extraordinaires... Elle parle fort et grossièrement, croise haut les jambes, mâche de la gomme ; elle a chaud, elle est follement parfumée ; mais elle ne quitte pas Michel de ces yeux extraordinaires. — « Chéri, vide ton verre... Non ? Tu ne bois plus, donne-le-moi. — Chéri, quel temps... Tu m'aimes encore ?... Chéri, Michel ! Paie-moi des fleurs... Pas celles-ci — oui, là, les rouges... Toute la gerbe ! Oh merci, chéri... tu me gâtes. » Il s'agit de roses, agressives et encombrantes. Elle se lève : •— Allons-nous-en. Michel la suit, chargé de fleurs qui lui feraient perdre la tête, — s'il y songeait. Mais Louison ne se laisse pas oublier. (Une fille vous prend les mains, vous abandonne Son beau corps sans mesure au comble du plaisir — Il ne faut plus songer à régner sur les hommes O jeune ange, — déjà vous pensez à vieillir...) 2 La nuit tombe. Chaque rue parle un peu plus bas, puis se tait, puis respire dans le sommeil, honnêtement. Chaque étoile brille à sa place, la plus belle au-dessus d'une maison sévère, cinq étages au milieu de la ville : sous le toit s'ouvre une fenêtre à tabatière et on voit une mansarde bleu de roi, meublée d'un lit de fer où dort paisiblement Louison dont le corps est dans le sommeil d'une fraîcheur nouvelle, paysanne. Mais Michel dans une longue chemise de nuit blanche et enfantine, assis sur une sorte de coffre à bois (il n'y pas d'autre siège dans la place) chausse silencieusement ses sandales, regarde son amie dormir, les étoiles, les roses dans le pot à eau. Minuit sonne. De petits coups tristes, comme d'une clochette de verre. Il achève de s'habiller, à pas de loup s'approche de la dormeuse, écarte de son front blanc ses fins cheveux tièdes, pour y mettre un baiser ; prend toutes ses roses chargées d'eau fraîche, court à la fenêtre, à pieds joints saute dans la rue (comme un ange). On entend une goutte d'eau, une autre goutte, une autre encore... — Un ivrogne passe, en chantant la Carmagnole. Louison rêve qu'elle entre avec Michel dans un jardin d'oliviers. 3 Michel court vite. Les passants qu'il croise se souviendront longtemps de ce petit garçon sauvage (tête nue, tête baissée) — riant dans sa course. Longtemps ils se rappelleront cette image de leur jeunesse comme un projet abandonné. Où va-t-il ? Vous connaissez cette place obscure, provinciale (à gros pavés) — et cette porte tendue de rouge... C'est la maison de l'Homme Assis, c'est à ses fenêtres que l'ange frappe ; un grognement de plaisir répond à son appel. Vite la fenêtre s'ouvre, un instant les rideaux se gonflent d'air pur. Michel saute dans la chambre, haletant d'avoir couru, les joues froides. Le Sage le salue de son fauteuil, d'un signe de tête. Michel lui pose la main sur le front. — Bonsoir, souffle l'autre — je n'espérais plus ta visite. — Je vous ai apporté ces roses, dit l'ange — et il les répand sur les genoux du vieillard. — Merci, bon ange. Moi aussi, j'ai besoin d'un ange. — C'est pour cela que je vous aime. — Vite, à présent... raconte-moi... Alors Michel s'accoude au fauteuil du vieillard, se penche à son oreille et dit... — Mon lecteur, un moment. Croyez que je regrette d'intervenir ici en personne, mais il y a entre nous plus d'un malentendu qu'il serait fâcheux de laisser s'aggraver, — ou malhonnête de ma part ; et si, quoique vous en pensiez, je connais mieux mes personnages (et leur secret) que vous ne faites, je crains que vous ne m'ayez suivi jusqu'ici que sous conditions... Que si même vous avez pris quelque agrément aux aventures de Michel, d'Alpha, de Misère, dans une Ville à mesure d'homme, n'est-ce pas que vous attendiez que leur histoire prit enfin une sorte de sens, et que vous comptiez sur la conclusion de mon roman pour en éclairer les prémices ? Je crois de mon devoir de vous en avertir : ce conte n'a pas de nécessité si profonde, ses héros ressemblent simplement à quelques personnes que j'aime et qu'il m'a plu de croire un instant douées de toutes sortes de grâces ou facilités, mettons que leurs aventures soient celles que j'ai le plus envie de vivre, excusez-moi. Je vous prie enfin de ne pas chercher de symboles dans ce livre (quelques flagrants qu'ils y paraissent) ou, du moins, de ne pas me les attribuer sans précautions 1. i. Par exemple, ces anges sont de vrais anges, tombés du ciel. Mais l'iidïnme assis n'est rien qu'un homme, de l'espèce philosophique ; comme le Dalaï-Lama, il règne, absolument, sur la ville que vous voudrez imaginer. S'il vous plaît encore, je poursuis ma route, — où en étais-je ? A Minuit. Ma ville endormie, sans reproches ; Alpha dans sa chambre, méditant quelque mauvais coup, quelque farce extraordinaire ; Misère et Christine (nous irons les retrouver dans un moment) au fond de leur jardin ; l'Homme Assis, dans son fauteuil, Michel penché à son oreille (comme chaque nuit, car c'est un ange et il est dans sa nature de consoler les meilleurs mortels). Il parle bas, d'une voix grave et séduisante, il raconte au sage immobile les surprises, les agréments de cette journée, il dit : « ... C'était un paysage de saison, l'ombre consolante, de grandes lignes élémentaires... Un peu plus tard nous avons vu une étoile filante... ... 11 pleuvait, tout fut habillé par la pluie, en robe de bal, les arbres noirs dansaient, c'était pareil à une arrivée dans un port... ... les nuages et la fumée... ... je m'amusais près de sa bouche... ... une main... ... couleur de cheveux... ... les yeux battus comme la nier.. ... la poussière... ... en robe de soie... ... elle s'ouvre la nuit, murmure... ... les genoux minces... ... un corps léger, un corps battu comme le linge... ... il faut l'aimer... ... les mains... ... et l'odeur du feuillage... ... à six heures du soir... f ... je suis couché dans l'herbe... ... Louison... ... la fumée... ... l'horizon... ... les étoiles... » Longtemps la chanson se poursuit, coupée de beaux silences et de soupirs humains. Enfin Michel redresse la tête, secoue sa chevelure courte. L'homme s'agite — et rougit. — Michel, mon ami... murmure-t-il, ...quelle honteuse chose... si tu savais... Sa voix tremble, toute changée. — Je ne puis plus te le cacher... Je ne suis qu'un pauvre homme, qu'un... — Il dit son malheur, dans un souffle... L'ange, brusquement se dégage, cruellement. Il regarde le vieux bonhomme écroulé, a un mouvement de mépris, essaie de se reprendre — se fâche — s'échappe et saute dans la rue... Quel affreux secret lui a dit le sage ? Il court, le vent l'emporte, il ne veut plus avoir affaire aux hommes, il est libre ! — Le sage pleure dans ses grosses mains, pleure lourdement, sans bouger, des roses rouges sur les genoux. pkluhu. CHAPITRE ONZIÈME LES MARQUES DE L'AMOUR — L'ange lui porta deux coups d rasoir au visage. A Dès maintenant je n'ai plus à fair avec Misère. Il va se prendre à des pièges élémentaires et être amoureux d sa femme aussi humainement que vous et moi. | Il s'était d'abord étonné d'une vivant si solide (digne des anges) — il avait admiré Christine et c'est la seule façon noble d'aimer. Nous avons vu commen il prit plaisir, plus tard, à émerveiller par elle quelques hommes : ce n'était plus aussi honnête, mais tout de même propre encore et non sans élégance. — Mais ensuite il chercha sa joie autour de ce corps qu'il avait un jour trouvé plus divin que les autres, il connut une sorte* de volupté déplorable et douce entre les jambes de Madame ou dans un lit odorant d'elle. A présent deux cicatrices font à Chris-iie un tatouage indélébile, et la dé-gurent ; ce n'est plus qu'une maîtresse xtrêmement bien élevée. Misère la ouve magnifique, surtout ses blessures : es autres femmes ont les joues immo-iles, sans ornements, mais la sienne est arquée, la sienne n'est une femme que our lui, — la sienne est laide. Il n'a plus rien à désirer, plus rien à perdre. Il e peut plus croire qu'il soit venu du ciel parmi les hommes. Il est homme, une fois pour toutes, et sûr de l'être. On pense bien qu'il ne m'intéressera plus que par hasard — par un miracle sur lequel il me reste peu de raison de compter. Pauvre homme. Qu'il repose en paix. CHAPITRE DOUZIÈME MICHEL ET SA CONSCIENCE « Je connais gens de toutes sortes, Ils n'égalent pas leur destin... » Guillaume Apollinaire. 1 Michel n'est pas rentré chez lui, — chez Louison. Depuis plusieurs heures il marche à grands pas, à travers la ville, tête basse, depuis près d'un jour. Il se trouve devant un cas de conscience : comment s'y prendre pour n'avoir pas de remords, dans un moment ? Hélas, ce sont des pensées d'homme... Un ange ne connaîtrait pas ces scrupules. Michel parle seul : « Ce vieillard est un imposteur. Quell misérable aventure ! Mais ça ne m regarde pas, les hommes ont ce qu'il méritent... Puis-je me désintéresser d leur jeu ? N'est-ce pas dénoncer entr nous une sorte de traité... n'aimais-je pas une femme ? — Ça ferait rire Louison ! — m voilà redresseur de torts, c'est ridicule. Je,crains donc le ridicule, c'est nouveau! D'ailleurs, pourquoi pas... simple ques tion de politesse : ne pas se donner e~ spectacle... Est-ce que je me serais posé; ces questions — il y a un an ? — Un an, c'est drôle... d'où me vient la notion du temps ?... Combien d'années ai-je vécues — avant celle-ci. Pouh ! ça donne le vertige, comme de compter les étoiles (grandeur nature). Quel langage ! — J'ai du plaisir à m'exprime mal, au hasard... Puis-je faire mieux ? Trop fatigant, n'essayons pas. Le temps perdu... le temps, encore ! — De quoi s'agissait-il? Mon Dieu, je ne me con- nais plus, je voudrais poursuivre une 'dée — raisonner... Toujours ces images, en que ces images... Louison à sa fenêtre, en bas de soie (celui de gauche est troué)... et ces fleurs sur les genoux du bonhomme... qu'on leur donne de l'eau ! De l'eau ?... je voudrais pêcher à la ligne. Ah c'est stupide,... je disais... L'homme assis n'est pas un héros mais... Ces images... oh pardon, monsieur... » Gravement il s'incline devant son reflet dans une vitrine (c'est la devanture d'un restaurant économique) il s'y trouve laid, triste, —• mais refait son nœud de cravate... 2 Dans une petite salle obscure, couleur de brioche, Michel s'assied près d'une fenêtre poudreuse. Il fait chaud. Les tables sont ornées de salières, flacons d'huile et fleurs artificielles. Des mouches s'y promènent. Il a un mouvement de désespoir, se frotte les yeux, Ei'ip.irR. 12 commande un café noir et des tartines Puis, s'appuyant aux murs vernis se réjouit de sentir cette fraîcheur inat tendue dans sa nuque. Sa bouche es sèche. Il est perdu, il le sait mais s'i accommode. — La porte s'ouvre, Misère entre e s'asseoit à côté de lui. — Mais si tu connaissais Chris tine... — Si tu connaissais Louison... •— Faisons-les se rencontrer ?... — Ce seront des amies... — Michel ? — Misère ? — Tu n'as pas changé.. — Excuse-moi, je crois que si... — Tu t'amuses... — Si on peut dire... — Le temps passe... — N'est-ce pas ? — Où est Alpha. ? — Je n'en sais jrien... C'est un far ceur. — Comme naguère. —• Ce n'est pas un homme. — Mais nous ? ■— Oh nous... C'est autre chose. ■— Hélas... — Ah mon ami. — N'en parlons plus. Ils s'entretinrent quelque temps sur ce ton de leur vie terrestre, conjugale. Puis dînèrent, de bon appétit. Dormeur et joueur Michel et Misère Dis-moi la couleur Des yeux que tu aimes Je perds mon bonheur Donnez-moi le vôtre Dormeur et menteur Entre tous les autres Michel et Misère Des anges naguère Je ne connais plus Mes enfants perdus Un peu plus tard ils s'installaient à la terrasse d'un café, ils ne s'étaient pas quittés de toute l'après-midi, ils ne pouvaient plus vivre seuls avec plaisir (comme des anges). Ils burent du stout et se moquèrent des passants. A onze heures du soir ils constatèrent sans tristesse (ou même avec le sentiment du devoir accompli) que le temps avait passé vite. Misère bâilla, prit congé de Michel, héla un taxi. Il songeait à sa chambre close aux tapis bleus, aux draps légers du lit de son amie — mais sans émotion, avec un calme confortable. Michel continua sa route inutile, cherchant à peine quelque chose à aimer, par des rues quelconques. Une fille livide lui ayant promis du plaisir (elle avait les doigts fins) il passa une heure avec elle. Ensuite tout lui parut vain, ou grotesque. L'air fraîchissait. Il était nu-tête, sans manteau, mais ne songeait pas à se réchauffer en courant par exemple, ou en battant de la semelle. Debout sous un marronnier, les mains aux poches, il grelottait avec dégoût, la bouche tremblante. — Alors quelqu'un lui prit le coude... Et il sut qu'il était sauvé — pour une nuit ; la force, le calme lui revinrent (vertus d'ange) ; il se retourna en pleurant et serra dans les siennes les mains d'Alpha comme un gage de paix. 4 L'ange aux cheveux noirs est debout devant sa fenêtre ouverte, dos à la ville, — Michel assis sur le lit. C'est dans cette chambre qu'Alpha rédigea son journal, d'ici qu'il change à son humeur la figure du Monde. 11 parle ; il rend courses ; le général Quenouille gardai sa porte. Une fois par an on le sortait po le montrer au peuple dans sa gloire ; 1 cérémonie se déroulait sur la petite plac a voisinant sa maison. — Depuis trois ans que le Règne du rait chaque fois ç'avait été un beau jour mais cette année l'on attendait miei que jamais. 3 Dimanche. Le ciel est couvert de-puis hier. Une estrade est dressée sur la place et fermée d'un rideau rouge comme une scène de théâtre. — Aucune mise en scène, la foule fait elle-même son décor et crée l'atmosphère. La place est noire de monde, les maisons jusqu'aux yeux, les toits, des échafaudages élevés dans toutes les jrues du quartier... Onze heures du matin... Que de visages émerveillés., Voici Misère et son amie, la jeune femme en robe de cérémonie n'est pas si belle qu'on voudrait (ces cicatrices me désolent...). Misère lui serre le poignet à crier. Tous les deux sont pâles et les yeux las. — Voici Louison et Michel, très rouges, au pied de l'estrade... Où est Alpha ? Les domestiques du grand homme (Quenouille en grand uniforme) occupent la scène, font patienter le public. Enfin midi sonne. Ah, le rideau a bougé, il s'ouvre lentement, lourdement. C'est fait. Il n'y a plus sur l'estrade, en face de la foule, qu'un fauteuil magnifique, énorme, — où le Philosophe est assis. 1 h! Comme chaque année, un mouvement de stupeur : ainsi, c'était là le maître du monde ! On trouvait choquants son petit ventre et ses joues ridées. Mais après un instant de silence, l'immobilité du fétiche en imposait à son public, le charme opérait, les murmures cessaient. (Comme Michel est pâle tout à coup ! Où est donc Alpha?) Lentement l'homme éleva les mains, saisit les bras de son fauteuil et... on crut qu'il allait se lever. Mais il dit : — Bonjour, mes enfants. J'ai eu un mouvement d'amour vers vous, j'allais quitter ce siège et faillir à mon vœu. Pardon. Je ne recommencerai pas. O Hommes ! Vous courez le monde, vous vous élancez dans les airs, amoureux vous tenez vos femmes, guerriers vous menez des armées toutes vivantes à la guerre, ah ! vous bâtissez des maisons, des jardins, des villes... Mais moi, voici ma gloire et mon supplice. Moi, je reste assis. J'achète votre liberté au prix de la mienne. Parce qu'il plaît au Dieu. Et le bonheur est parmi vous depuis que j'ai cessé de vivre, je ne regrette rien, je suis amoureux de vous, petits frères, c'est pour vous que j'ai renoncé.. — Menteur ! cria une voix claire et l'on vit Alpha au sommet d'un toit, rayonnant de plaisir. Le Sage avala sa salive et s'enfonça dans ses coussins. La foule grognaif, prête au pire. Alpha ouvrit les bras, joignit les talons, s'élança, — se reçut souplement devant l'Homme Assis, — (debout et bien portant). — C'est un ange ! cria un petit garçon (le reconnaissez-vous ? il s'appelle Jacques Durand). Mais on le fit taire et des voix plus autorisées décrétèrent : Non. C'est un acrobate ! —■ Chut, chut... écoutez donc... il parle. 2 Un silence parfait se fit, Alpha, tournant le dos au sage, s'adressa à la foule : — O foule ! Petits frères, petites bêtes, petits hommes — foule attendrissante, que je ne puis plus regarder sans rire — combien tu es naïve ! Combien facile à contenter ! Hommes ! qu'il y a de choses à faire dans une. vie d'homme et que vous vous décidez vite à dormir, sans plus, ah que vous renoncez sans peine à votre beau pouvoir... J'ai essayé de m'amuser comme vous, petites choses, j'ai tâté de vos plaisirs, messieurs et dames, — c'est à désespérer du monde ! ; Désespérons donc... Ça aura le mérite de la netteté, ça simplifiera le tableau. Toutes les autres solutions, toutes les « solutions » que vous avez la lâcheté de vous proposer sont à peine des pis-aller, des tricheries. Arrangez-vous pour être heureux, ou allez-vous en. Soyez honnêtes, soyez vrais, — ou suicidez-vous une fois pour toutes (sans esprit de retour). Car tout est perdu. On se moque de vous, on ridiculise un Dieu en votre présence et vous n'avez même plus envie de vous indigner, vous craignez un mouvement d'enthousiasme, vous vieillissez chaque matin, on rit de vous, les plus malins d'entre vous vous trahissent (sans joie) —• et je vous trouve,.pour finir bouche bée devant une idole grotesque, un Prince à votre image. Ah, philosophe ! ah, le beau masque ! Cet homme a renoncé au monde ? il souffre pour vous, mes gaillards ? un :: héros, qui s'abstient de vivre et qui fera votre salut, — de son fauteuil ? Hommes ! C'est un paralytique —■ [- un malade, le plus hideux et le plus misérable de vous. Il ne, peut pas quitter son siège, il ment, voyez... La foule se porta en avant, de toutes ses forces, le souffle coupé, les yeux ouverts. — Je vais renverser son fauteuil ! cria l'ange — il y restera assis, les jambes tordues, il tombera en arrière comme une poupée brisée, voyez, voyez tous... Il leva la main, — s'arrêta net, car le bonhomme partait d'un rire extraordinaire, brutal, énorme. Puis, brusquement, il se tut et regarda l'ange. : n'auront plus rien à aimer, plus rien : admirer — qui leur ressemble. Ils auront perdu un ami, un maître, et ils auront renié leur prince, le seu homme qui leur ait paru mieux qu'un homme. Je puis me lever, s'il vous plaît, je. le ferai, je vous dirai adieu. Vous l'aurez exigé. Allons. Que celui qui doutait de moi se montre. Qui est ce garçon, étranger à la ville, qui parle plus haut que les autres, et nomme les dieux ? Hommes, c'est dit. Un, deux... Mais toute la foule debout cria : — Non ! Nous croyons en toi ! Reste assis ! Et, comme au hasard, le soleil perçant les nuages qui le cachaient depuis plusieurs jours, un rayon de lumière vint se poser aux genoux du Maître qui n'eut qu'à sourire pour achever son œuvre. Enfin Alpha lui prit la main, on voulut [y voir un geste de soumission, et qui fut acclamé. — Mais les bons apôtres avaient échangé un clin d'œil. Tout est perdu si vous riez, Lecteur, c'est une histoire triste : On finit par s'agenouiller Devant des monstres qu'on méprise. Que tristement brille la vie Aux yeux de ceux qui l'ont trahie,,, — Par faiblesse et par ironie Nous renonçons au paradis. » De ce jour le règne de l'Homme Assis fut paisible et absolu. Michel ne lui apportait plus de fleurs en cachette mais Alpha passait chaque jour quelques heures dans sa petite chambre et ils expédiaient les affaires de l'Etat, pour disputer ensuite d'idées générales, ou, par jeu, essayer de faire le bonheur des hommes. (Cela n'allait pas sans dégoût de la part de l'ange, pourtant le philosophe était la seule créature terrestre à qui parler en liberté). Trois ans passèrent. Un rhume prit le Sage à sa fenêtre, il se débattit à peine et mourut, seul," une nuit de Printemps. Alpha le trouva dans son fauteuil, la bouche ouverte, les yeux blancs, mais; son premier souci fut de donner à cette dépouille une attitude digne de sa légende : il l'affermit sur son siège, lui croisa les bras, lui releva la tête et disposa sa bouche en un sourire. — Comme ça... Le peuple espérait des funérailles grandioses mais Alpha craignait que le corps du Philosophe restât aux mains des hommes. Il fit transporter son fauteuil au sommet d'une montagne voisine — et laisser là. Tout un jour les corbeaux entourèrent le sage d'une solennelle agitation d'ailes noires. Il semblait qu'il veillât encore de là-haut sur sa ville ; et l'on vénérait son squelette assis dans les nuages, grêle et délicat au milieu du Fauteuil pourrissant. — D'ailleurs une nouvelle idole allait f être offerte à la ville par la sollicitude d'Alpha (qui tenait à pousser la plai-I santerie jusqu'à ses dernières consé-i quences) ; il trouva une sorte d'idiot l goitreux nommé Amidon, lustré comme ^ une souris blanche, et n'eut de cesse ; qu'on ne l'eût pris pour un génie : renonçant à sa divine intelligence pour î le bien des hommes, idiot pour faire l leur salut. Amidon régna comme son devancier, | — absolument. Alpha lui soufflait ses ; discours, (les plus stupides possibles — ; et l'on admirait ce sacrifice) l'agitait | en tous sens, selon les nécessités de la \ Politique. Au surplus, tout le monde acceptait r cet ordre de choses avec plaisir, avec : profit. • 2 — N'oubliez pas Jacques Durand. 11 n'a pas jusqu'ici joué de grand rôle : dans cette histoire — mais rappelez vous cependant : c'est lui qui a annoncé à quelques bonshommes que leur Messie était au monde, •— le même jour où il fit la connaissance d'Alpha, qui fut touché de son gentil courage. — Plus tard Jacques connut que cet ami était un ange, ils se rencontrèrent, par chance, une nuit, dans un quartier excentrique, Jacques avait 20 ans et Alpha commençait à s'ennuyer dans sa ville. Ils errèrent jusqu'au jour, s'assirent enfin l'un près de l'autre, au bord d'un champ, dans la banlieue. Le vent soulevait la poussière autour d'eux, il faisait froid. Alpha achevait d'apprendre à Jacques les Règles de son Jeu, — il hocha la tête et conclut : — C'est assez amusant, tu vois. De quoi remplir une vie d'homme... Je passe à d'autres exercices. Tu es le seul mortel que je regrette. Allons, embrasse-moi. Jacques vit l'ange s'éloigner sur la route, puis un tourbillon de poussière, et puis une abeille. Il serra les dents et regagna la ville. Dans une petite église de quartier qui sent la cire et le velours comme un salon Louis-Philippe, Louison s'agenouille auprès de Michel, — pour qu'on les marie. Elle porte une blouse blanche, vertueuse. Michel a grossi, ses souliers lui font mal, il ne pense pas à la cérémonie qui se déroule, — mais, comme il touche la main fraîche et rouge de sa fiancée, il est gêné par le désir qui le saisit à ce contact. Louison est très parfumée, pareille à une orange ronde et chaude. Michel sort de l'église comme d'un mauvais lieu, en se forçant à sourire. Et cela fait l'affaire des badauds. PÉIUF.U. 14 mouche ! Encore, s'il n'y avait pas ces branchages... christine I Oh ! vous verrez, c'est beaucoup plus amusant... louison (levant le nez) Mais quelle bonne odeur de friture... — C'est votre pêche ? misère (modeste) Oui. — Même, Christine va mettre la main à la pâte... christine J'espère que vous êtes aussi gourmands que nous ? ^ misere Vous vous en lécherez les doigts. — Elle sait y faire,. (etc., etc.) — Une heure plus tard MISÈRE Quelle belle soirée. MICHEL Si on faisait une petite ballade en auto ? LOUISON Voilà une bonne idée ! CHRISTINE C'est moi qui conduirai ! (etc., etc., etc.) — beaucoup plus tard : CHRISTINE Louison est un peu vulgaire, tout de même... MISÈRE Bah, ils s'aiment bien... CHRISTINE Et nous ? MISÈRE Tu es ma femme. Il faut laisser tout ce que j'aime, Et l'aventure, et le courage, Il faut revivre sans tes ailes, Devenir vieux, devenir sage. — Adieu, — mais peut-être qu'en songe.. — Mais si le plus beau des mensonges Est une image de nous-mêmes... — C'est dans mon miroir que je t'aime.. CHAPITRE SEIZIÈME ADIEU Il fait beau. Ce matin un peu de brouillard cachait le pied des marronniers mais, dès neuf heures, le soleil (encore léger, plein de réserve) a doucement saisi le ciel. Il y a fort peu de nuages et non pas menaçants, mais remuants et fins — le tout rafraîchissant à voir comme un vivier de marbre plein d'eau neuve. Ce sont les premiers jours d'avrii. Un papillon blanc, égaré, vole entre les automobiles, un petit remorqueur passe sous un pont, riant comme un diable — et des avions croisent haut dans l'espace civilisé. A la terrasse des cafés les jeunes gens s'attablent devant des boissons sédui santés. Il est midi. Un régiment d'infanterie croise un pensionnat de jeunes filles, de beaux regards sont échangés. On déjeune en plein air, Monsieur débouche une bouteille de mousseux, Madame déplie la nappe luisante. Des cyclistes passent au soleil, bardés de pneus frais. Les rapins pataugent dans la couleur vive. Le café filtré goutte à goutte, les cigares allumés avec soin, un silence heureux règne sur la ville. A quatre heures Elle s'étire, bâille et reprend vie. Les écoliers se bousculent dans" les rues, leur maman coupe des tartines qu'elle beurre consciencieusement. Le soleil pâlit. On peut le regarder en face. Les automobiles se pressent, retour des courses. Il fait déjà un peu obscur. Les réverbères s'allument (encore inutiles). Un homme mûr passe, disant qu' « il faut mettre de l'eau dans son vin » et son compagnon l'approuve avec un bon sourire. Il est sept heures. Toutes les femmes sont belles. Les enseignes lumineuses du boulevard forment des constellations faciles à aimer. Les filles ouvrent des yeux sublimes et une bouche misérable. Les cinémas refusent du monde. Les hommes ont du plaisir à être ensemble, à se sentir les coudes. On va lentement par les rues, le moindre passant rêve d'amour. La nuit est pratique, confortable, close comme une salle de fête. La foule y commence sa danse immo-bile. Au-dessus d'elle brillent toutes les étoiles du monde. Qui a jamais cru aux miracles ? Rien ne se passe. Il est Minuit d'une journée comme les autres — et le Printemps va com-1 mencer. fin Bruxelles — Knocke Juin 1924-septembre 1925. TABLE Chapitre premier (pour créer l'atmosphère) — La ville inquiète...................... Chapitre second. — Miracle.............. Chapitre troisième. — Alpha, Michel, Misère. Chapitre quatrième. — Couleur-de-terre____ Chapitre cinquième. — L'Homme Assis.... Chapitre sixième. — La jeune fille armée---- Chapitre septième. — Les Rois Mages...... Chapitre huitième. — La faveur populaire.. Chapitre neuvième. — Alpha équilibriste... Chapitre dixième. — Faiblesse du grand homme.............................. Chapitre onzième. — Les marques de l'amour. Chapitre douzième. — Michel et sa conscience Chapitre treizième. — Age d'or............ Chapitre quatorzième. — Dans un fauteuil. Chapitre quinzième. — Profits et pertes---- Chapitre seizième. — Adieu.............. achevé d'imprimer le ii mai 1926 par f. paillart a abbeville (sommiî) OlHLOiV-JFAN l'IîllIEIt LE PASSAGE DES PARIS ; Librairie Gallimard éditions de la. nouvelle REVUE FRANÇAISE ANGES PRIX 1926 (Souscription A : 21 /r.