Xavier De Reul Autour d'un Chevalet Scènes de la vie Romaine bruxelles H. LAMERTIN, Libraire ^Editeur Riie du Marché-au-Bois, 20 /uA . s': •v.'- ■ , ■ . / , MM-- ■ . . i m f Autour d'un Chevalet Du même auteur Le Rcman d'un géologue, i v. in-16. Campan et Weissen-bruch. Ernest Staas, avocat, croquis et portrait, d'après le texte flamand de Tony Bergmans. i v. in-8", illustré par Ed. Duyck. Lebcgue et C°. Les Enfants d'Apollon, roman, i v. in-16. Weissenbruch. Chevalier F or elle, roman, i v. in-16. Lefèvre. Un Grand Artiste, esquisse géologique. Bibliothèque illustrée. Parent et C". L'âge de la pierre et l'Homme préhistorique, in-16. Paris, Hachette et Ç°. » Guide dans les collections préhistoriques du musée royal de Bruxelles, brochure in-18. Pour paraître prochainement : Tutti-frutti, portraits d'artistes. Imprimerie L. & A. Godenne, A Malinca. Xavier De Reul Autour d'un Chevalet Scènes de la vie Romaine bruxelles H. LAMERTIN, Libraire - Editeur Rue du Marchê-au-Bois, 20 « ■ ......^^r^Miy^^^Xv; m../-- ; ■ ■ ^ , AU LECTEUR Les récits contenus en ce f pages sont moins des fictions que des souvenirs, des impressions, des portraits croqués sur Je vif et mis en scène pour se rappeler des temps et des lieux chers a la mémoire. Deux des récits, Assuma et Le Voiturin, qui s'adressaient aux peintres, ont déjà vu le jour dans L'Indépendance Belge; le troisième, Miss Jessy Benson, croquis de la vie des sculpteurs, se montre pour la première fois. L'auteur s'est figuré que ces études faites dans l'air et sur le sol romain, auraient l'inconsciente qualité du vin pur qui développe en vieillissant l'arôme du terroir; qu'ils plairaient à certains lecteurs, a ceux qui naguère ont vu Rome à travers le voile rose de la jeunesse et de la fantaisie, dans l'atmosphère des traditions, avant que le vernis de la modernité n'eut envahi le pittoresque; de plus qu'ils offriraient à d'autres un attrait de curiosité par le contraste entre les mœurs d'alors et les mœurs d'aujourd'hui. X. D. R. Bruxelles, i novembre iS '>b-était à bout. Il cessa de manger, devint soi re, épiant notre lavandière avec un regard d i. fi.. Deux ou trois jurons italiens me firent dre> r la tête. — Dites-moi donc, mon chej Bob, en - lie: année avez-vous eu le prix de Rome ? fis-je d'un air aimable, espérant détourner l'orage. — C'était en mil huit cent... — Un jet de savo-nule coupa le millésime en deux. — J'ai souvent envié ce prix... — C'était l'usage. Dans ma jeunesse on envoyait à Rome les jeunes artistes, sous le prétexte de faire éclore les germes latents de leur génie. Et Bob s'était levé, enjambant des mares d'eau, il s'était approché de l'âtre, qui formait alors une presqu'île aux confins de l'humidité. Je crus pouvoir toucher une autre corde : — Vous n'avez pas à vous en plaindre,., monsieur Bob. Et j'offris une chaise d'un air conciliant. — Oh! cela tient aux circonstances, à certaines précautions,., ce que j'ai vu, je l'ai vu par moi-même et j'en ai profité. D'autres sont allés là, lestés d'un bagage de formules; on leur avait dicté leurs impressions futures avec l'exclamation voulue; ils sont allés répéter la leçon, voir des images, au lieu de rechercher des émotions. Or, c'est là notre capital. Les mots s'oublient, les sensations s'impriment dans la mémoire et reparaissent à volonté, pareilles aux cordes de l'instrument qui vibrent au moindre effort du musicien... Croiriez-vous que cette femme me rappelait tantôt mon arrivée en Italie — jour marquant, il est vrai, puisqu'il me fut donné d'expérimenter du même coup les trois seules choses piquantes de Rome. D'abord, le vin de Marino, que l'on buvait alors au Canes-trino... ensuite... — Mais il faudrait premièrement vous dire comment je me trouvai conduit à ce débit de vin que nous nommions le Canestrino... Avez-vous quelques cigarettes? Bob choisit la meilleure des chaises ; il attisa le feu, s'étendit les pieds en l'air et continua de la sorte. — Je reproduis le texte de ses paroles. ... Comme je viens de le dire, j'ai toujours eu pour principe,en voyage, de sauvegarder avant tout mes impressions premières. C'est en raison de ce principe que j'étais parti de Dublin, seul et sans la moindre lecture, en me dirigeant droit vers Rome. Je tombai là par un beau soir, comme un aérolithe, ignorant des hommes et des choses que j'allais rencontrer. Par contre, j'avais appris l'italien, ce qui me permit de trouver sans détour un fort bel atelier que l'un de mes parents, Diclc Burnet, avait loué pour moi, Via Gregoriana. J'y déposai mes malles et je courus chez Dick. Mon cousin était peintre, il étudiait à Rome, depuis quatre ou cinq ans; excellent garçon, grand rieur, il me trouva tellement surexcité par le voyage, si naïvement curieux, si prolixe de questions, qu'il ne put résister au plaisir de me présenter aux amis, frais débarqué. Nous dînâmes à la hâte, puis nous allâmes au Canestrino, où ces messieurs se réunissaient d'habitude. Figurez-vous, noyée dans la lueur brumeuse de quelques lampes, une fourmilière d'hommes et de femmes. Rien de distinct d'abord, si ce n'est un murmure et des éclats de rire répercutés comme des échos jusqu'au fond de la salle — une salle longue, basse, décorée par l'effet du temps; — plafond noir, sol fangeux, empâté d'écorces de mirons et de détritus de toute sorte. Nous glissions sur les brocolis, nous cheminions dans la salade et, de tous côtés, dans la brume, apparaissaient des figures réjouies, et quelle friperie! quelles chevelures! mais surtout quels chapeaux! feutres pointus, ronds, plats, cornus ou renfoncés, l'un crânement cambré et replié à la Rubens, l'autre mélancolique et pendant des deux ailes sur un vieil habit de velours, l'autre planant triomphalement sur une coiffure ébouriffante. Ces couvre-chef ailés, à ce que l'on m'apprit, appartenaient à l'école romantique dont les derniers reflets venaient s'éteindre à Rome. — Mon cher Bob, me dit le cousin, en accostant une table située au fond de la salle, permets- moi de te présenter au petit cercle de mes amis intimes. Trois personnes me tendirent la main, un vieux sculpteur, Suisse d'origine,qui répondait au nom de Giesbach; certain Démétrius, peintre d'Athènes; plus un professeur bavarois, docteur Spargel. A l'extrémité de la table et à l'écart pérorait un petit bonhoiîime à cheveux ras, vêtu d'une houppelande et flanqué de deux jouvenceaux qui trempaient les doigts dans leur verre. Comme je parraissais étonné : — Ce sont nos peintres Nazaréens, disciples d'Overbeck et de Veit, me dit le sculpteur; à l'instar des apôtres, ils lavent leurs mains avant et après le repas. Et voici notre peintre oriental, aiouta-t-il, voyant approcher un jeune homme coiffé d'un fez, drapé dans un burnous, qui saluait à la façon hellène en se signant le front : — Pôs apernaté? dit-il. — Très bien, et vous? dit le sculpteur. — Kola kala, reprit l'homme au fez. Mon cousin me toucha le coude : — C'est un brave Municois dont la mère hébergeait des étudiants grecs; de là son hellénisme. Il a passé huit jours à Zante, chez l'un de ses clients, et depuis lors il s'est fait peintre d'histoire sainte à fonds orientaux. Après cette autre exhibition, on me fit passer en revue les personnages circonvoisins. D'abord, le coin des architectes — en habit bourgeois, ces messieurs — l'air posé; par ci, par là, une cravate blanche, souvenir de quelque rapport lu dans un cénacle officiel. Puis le coin des sculpteurs, avec leur barbe longue, débraillés, jouant au domino, buvant sec ; — on les reconnaissait à leurs façons rustiques. La table des classiques, table de whist. On me fit voir aussi, près d'une fenêtre ouverte, l'école paysagiste de Dusseldorf, genre agreste, col rabattu, pipe longue et des brandebourgs à foison; ensuite deux jeunes compositeurs, ils se nommaient « mon maître, » avec des regards de jeune fille, cheveux idem; ensuite le fameux peintre de cauchemars, l'imitateur d'Hoffmann, venu de Fiume, en Istrie, avec un domestique, dans une voiture à bras, l'un traînant l'autre alternativement. Je n'en finirais pas s'il me fallait citer les genres et les sous-genres avec leurs niaiseries superbes, tous convaincus, tous portant au dehors leurs idées. C'était un ramage incessant, un long tressaillement d'humour, une expansion de vie intarissable. On se sentait dans le pays des rêves, à la belle saison des désirs et des espérances. Entre toutes, notre table était assurément la moins décorative; j'en conclus que j'avais affaire à des hommes sérieux. Le sculpteur fumait posément, Démétrius mangeait des racines de fenouil et du fromage. C'était un grand jeune homme au regard fin, au teint jaunâtre, qui me semblait avoir plus d'appétit que de fortune, tout l'opposé du professeur dont la riche carnation, l'œil limpide, dénotaient le confort et la satisfaction. Celui-ci nous servait d'échanson, en ayant soin de bien rincer les verres au préalable, pour effacer l'empreinte du cameriere. C'est l'usage. On verse un peu de vin, on agite et l'on jette au marais, puis on emplit les verres définitivement. Voyant que je faisais la moue à ma première lampée : — M. Bob, je suis sûr que vous y viendrez, me dit-il. Sachez d'abord que ce vin est issu d'une plante sacrée, génératrice des meilleurs crus,, laquelle pousse en plein Latium, non loin de Marino, dans la cendre même des volcans dont Tite-Live nous a gardé le souvenir. In monte Albano lapidibus pluit,.. et autre part : Fox ingens e luco et e summo nioniis cacumine. De là vient ce parfum archaïque, produit du sol contemporain des dieux d'Homère. — Le professeur cligna d'un œil de connaisseur en soulevant son verre : — Buvez attentivement, M. Bob, quel pétillement d'étincelles! quelle couleur fulgurante! quel piquant dans l'arôme... Pour ma part, M. Bob, je ne connais rien de plus piquant à Rome, — si ce n'est le regard d'Assunta que vous voyez là-bas à la fenêtre... Ho! hé! Assunta! Ici le professeur, bien qu'il fût attaché à l'institut archéologique allemand, lança toute une phrase d'opéra : Toi, dont les yeux sont des étoiles, Viens, viens... faisant le geste italien d'appeler, — à peu près comme nous disons : va-t'en. Alors je vis se détacher d'un groupe populaire la plus admirable créature qui jamais ait fleuri sous le soleil. Belle! belle! non de cette beauté langoureuse, éphémère, qui fait la joie de nos dandys, mais sculpturalement belle, — la Niobé en jupon court, — marchant d'un pas solide et tout d'une pièce, tête droite, l'œil devers elle, les bras arc-boutés sur deux hanches massives; larges épaules, cou nerveux, droit comme le fût d'une colonne. Elle avait le teint pâle, les lèvres écar-lates, deux larges tresses de cheveux noirs se tordaient sous son mezja.ro, qu'elle portait comme un diadème. — Voici notre ami Bob, un peintre irlandais, qui vous demande, dit le vieux Giesbach. — Che volete, s ignore? — Notre jeune étranger désire offrir à la Vénus romaine un verre de ce cécube, reprit le professeur. Allons, ma fille, fais violence à ton austère sagesse. A ceux qui ne boivent pas, les dieux ne préparent que des maux, et les soucis rongeurs ne peuvent être autrement mis en fuite, comme dit Horace : Siccis omnia nam dura Deus proposait. On eût dit qu'elle avait compris. Elle prit mon verre et le vida d'un trait en me lançant un diable ■de regard qui me traversa d'outre en outre. Ah! la belle fille! — Me fais-tu travailler? dit-elle. Quand j'appris qu'elle était modèle, je perdis quelque peu mon sangfroid : — Dès demain si tu veux. — Non, je suis engagée. — Je te payerai cher. — Combien ? — Tout ce que tu voudras. — Oh ! oh ! fit mon cousin ; sache avant tout ■que Assunta ne pose que pour la tête, mon .ami. Elle s'empara de la bouteille, but un petit coup, puis, en m'offrant le reste : — Bois donc à ma santé, dit-elle. Les camarades nous regardaient avec un regard ■étonné. Assunta prit place près de moi; nous nous mîmes à causer de la pluie et du beau temps. Que diantre pouvais-je lui dire? C'était la première Italienne à qui je m'adressais. Elle était devenue sérieuse; néanmoins, nous arrivâmes à nous entendre parfaitement. Je commençais aussi à prendre goût au Marino, j'en avais vidé plusieurs verres; mais tandis que la Romaine savourait impunément le vin, mes joues se coloraient et mon admiration croissait en raison directe de la quantité du liquide. — Pour un homme qui vient d'arriver, je prétends que tu as de la chance, observa Dick; il t'a suffi d'un seul coup d'œil pour dompter cette panthère que personne jusqu'ici n'a su apprivoiser. Car l'impression est manifeste, n'est-ce pas, Assunta? Je parie, Assunta, que tu es amoureuse? — Si s ignore. — Pour la première fois de ta vie. — Si signore. Quoique je ne prisse au sérieux ni les paroles ■d'Assunta, ni les allusions de mes compagnons, cette petite scène si étrangère à toutes nos habitudes me ravissait au plus haut point. D'autre part, l'attitude silencieuse des amis me surprenait; ils babillaient entre eux, nous regardant, j'en étais même assez gêné. — Nous connaissons ces façons-là, continua mon cousin. Toi, tu arrives de l'Irlande; or, sois-en bien persuadé, tu viens de faire une belle conquête. Seulement, je dois te signaler là-bas certain tuteur de la vertu d'Assunta. Ou je me trompe singulièrement, ou nous allons avoir dans cinq minutes quelque petit esclandre. A peine avait-il dit ces mots que je vis apparaître un homme de mauvaise mine et si dépenaillé qu'il m'eut été impossible de distinguer la forme ou la couleur des vêtements. Le plus précis de son costume était une paire de boucles d'oreilles en or qui pendillaient sur sa figure amaigrie et crayeuse. D'abord, il appela Assunta, restant à quelques pas du cercle où nous étions; puis, impatient, il l'accosta. — Je ne bouge d'ici, dit-elle, en secouant le cnrps et caressant mon verre avec affectation. Démétrius coupait avec indifférence la croûte de son fromage, comme celui qui retire son épingle du jeu; mon cousin fumait avec rage; le Suisse battait un roulement sur le bord de la table ; l'échan- son sifflotait et regardait en l'air. Quant à mon rival, il nous toisait avec des yeux de chat-huant. Dans ma situation d'obligé et de nouveau-venu, je ne savais quel parti prendre; mais en tout cas, redoutant un conflit, je priai la jeune fille de nous laisser. Elle obéit de mauvaise grâce, se leva, résignée, en dirigeant vers moi un regard plein d'amertume et suivit le Romain, tête basse, sans se retourner. — C'est que, voyez-vous, dit le Grec, en appuyant le doigt sur la pointe de son couteau, nous avons ici, M. Bob, une troisième chose piquante... Demandez à notre sculpteur, s'il n'eût pas, l'an dernier, porté de bonnes bretelles... — J'avais mon surtout, mon habit, un gilet de flanelle et par-dessous une paire de vieilles bretelles à élastiques de cuivre, fit le Suisse; le fer fut arrêté. C'était un coup porté de bas en haut pourtant, la vraie manière. — Affaire d'amour? observa mon cousin. — Affaire de montre, dit le sculpteur. Et voyant que je ricanais : — Contre un jaloux vous pouvez très bien vous défendre, ajouta-t-il; un homme passionné n'est jamais dangereux; mais il y a bien d'autre vermine de par les rues. Méfiez-vous, quand vous rentrez le soir, quand vous passez sous votre porche sur- tout; un homme peut s'y cacher, vous rentrez sans-défiance, crac ! — Mais un Anglais vaut un Romain, m'écriai-je, — le vin m'avait un peu monté, — et si quelqu'un s'avise de me toucher, morbleu ! Disant ces mots, j'ouvris ma redingote et j'exhibai mon petit coup de poing à crosse d'ivoire, chargé depuis Dublin et battant neuf. C'était un des premiers revolvers de poche, vrai bijou. On eut dit qu'ils voyaient le diable : — Ouranè! Ouranè! — Ma, per l'amor di Dio ! — Um Gothes Willen ! Tous ensemble et chacun dans sa langue, puis jusqu'à mon cousin, — God ble'ss my soul! — prirent le ciel à témoin de mon étourderie. On me fit rentrer l'instrument jusqu'au plus profond de la poche. Sans compter que le port d'une arme était strictement prohibé, rien n'était, paraît-il, plus dangereux en cas d'attaque; on vous volait votre arme pour vous tirer dessus. C'est pourquoi l'autorité prévoyante en défendait l'usage à ceux « qui ne font pas profession d'en porter. » A la suite de cet incident, mes amis me racontèrent force histoires de brigands, d'attaques nocturnes et de surprises. Mais je n'écoutais guère,. mes facultés étant pour le moment partagées entre-deux inclinations naissantes : Assunta et le San Marino, l'un et l'autre placés à des pôles opposés, de telle façon que je ne pouvais jouir de l'un sans perdre l'autre. Comme je me retournais sans cesse, mon cousin s'aperçut du jeu et leva la séance. — Permettez-moi d'allumer une cigarette. Nous allâmes errer par la ville. * * # Bob reprit, après un instant. — Le Canestrino se trouvait alors près du Quiri-nal, c'est-à-dire loin de la ville élégante et du parcours des promeneurs. On ne rencontrait pas une âme. Les rues étaient obscures; aussi je m'étonnais de l'éclairage dont un seul réverbère faisait ordinairement les frais d'un bout à l'autre de la rue. Nulle apparence de gaz, si ce n'est au Corso; mais c'était bien assez, disait-on, pour éclairer des aubades de matous. Nous arrivâmes à Sainte-Marie-Majeure, mon éducation commença. Entre autres choses curieuses, on me fit voir au bout de la rue des Quatre-Fontaines, une madone dont la niche était ornée de cierges, de bouquets desséchés, d'ex-voto de tous genres, parmi lesquels un vieux fusil à pierre. — Qu'est-ce que cela? demandai-je. — C'est l'acte de contrition d'un brigand, répondit Giesbach ; il s'est retiré du métier en déposant là ses outils. — Et vous osez parler de notre fanatisme et de notre pays de sauvages, lorsqu'en mil huit cent... Ma phrase fut interrompue brusquement par une apparition des plus inattendues. Nous avions mis le pied sur la place Barberini, et mes amis, pour m'en iaire les honneurs, venaient de s'arrêter devant la fontaine du Triton, quand m'apparut Assunta entre deux pifferari, précédée de son escogriffe. Ils rasèrent la ligne des maisons sans être vus de ces messieurs et disparurent dans une ruelle qui tourne à gauche, à l'extrémité de la place. Interrompant la phrase que j'avais commencée, cette question m'échappa : — Quelle est cette rue, M. Démétrius? — Et j'indiquais la ruelle en question. Mais ce Grec lisait dans mon âme. — Voilà ce que j'appelle une sympathie, dit-il; c'est là que demeure votre Assunta, via délia Purifica^ione. Mais je crois utile de vous dire, pour peu que vous persistiez à cultiver sa connaissance, que la belle est née à S.., un hameau bien connu dans la gendarmerie. Quoique prêtresse de l'art, je doute fort que les Muses aient présidé à sa naissance; il se pourrait même que la belle eût été tenue sur les fonts baptismaux par quelque gaillard... Le sculpteur acheva la phrase par un geste ■dans la direction de sa bretelle. Mais le professeur, qui prenait les choses par leur beau côté, haussa les épaules. Il me fit l'historique de la fontaine et me décrivit poétiquement la toilette du Triton en hiver, « lorsque Borée vient couvrir ses épaules d'un manteau de rubis et de brillants; » ce qui signifiait que le Triton gèle. Nous continuâmes la promenade, faisant halte aux maisons intéressantes, aux souvenirs classiques, aux ateliers célèbres, que ces messieurs, et particulièrement M. Spargel, me décrivaient avec beaucoup d'érudition. Malheureusement, je ne songeais en ce moment qu'à une chose : à me ■débarrasser au plus tôt de mes trop zélés cicerones. La chance me souriait ce so'.r. Nous n'avions pas fait deux cents pas dans la via felice, que mon cousin s'arrêta devant une grande porte et, •comme je m'attendais à la biographie de quelque héros inédit : — Bob, me dit-il, voici, pour ta gouverne, où demeure ton correspondant. Si tu veux m'en croire, tu commenceras par déposer chez lui tes valeurs et, pour plus de sûreté, tu vas laisser entre mes mains ton revolver. Nous allons au café Nazzari, tu viendras nous rejoindre : suivre cette rue jusqu'au bout, descendre à gauche l'escalier de la place d'Espagne; à ta droite, sur la place, tu verras le café Nazzari. Ils continuèrent leur chemin. Je m'élançai sous le porche du banquier et franchis quatre à quatre les marches de l'escalier. Pour surcroît de plaisir, le maitre étant sorti, je fus reçu par une dame aimable qui me pria de revenir le lendemain, son jour de réception. Je me contentai de remettre à l'un des commis mes lettres de créance en me réservant la modique somme de trois cents francs, valeur reçue, comme disait la quittance, en douze billets de cinq écus romains. On ne connaissait pas alors le denier de Saint-Pierre ; l'or et l'argent étaient fort rares : restait la monnaie de billon, formidable mitraille dont j'emplis mes deux poches. Ensuite je remontai la rue, irrévocablement énamouré de la belle fille. Son air résigné, ses yeux tristes me poursuivaient comme un remords; je craignais de l'avoir blessée en la congédiant. Je voulais la revoir, et je l'eusse disputée au prix de mes baioccbi, que je palpais chemin faisant,., bien décidé à m'en servir comme d'une arme défensive. Il pouvait être entre huit et neuf heures quand j'arrivai devant la via délia Purificazione. Le temps, exceptionnellement doux, — c'était à la fin de novembre, -— avait attiré sur le seuil des maisons grand nombre d'habitants. On entendait de loin le cri bref des joueurs de viorra. Dès le premier coup d'œil, je fus édifié sur le genre de société dans laquelle j'allais m'introduire. C'étaient des groupes bariolés où le costume des campagnards tranchait sur les guenilles : des enfants qui grouillaient, quelque pimpante jeune fille — modèle, sans doute — égarée dans la foule, des hommes étendus sous les porches, de curieuses matrones qui attiraient mon attention. Les unes, avec leur cou massif, me rappelaient le type des anciens Romains; ont eût dit des portraits d'empereurs : Maxime, Constantin, Vitellius surtout; d'autres, vieilles, édentées, se terminaient par une tignasse où jamais peigne n'avait promené sa culture. Malheureusement les chemises de ces dames pendaient en oriflammes au travers de la rue, en si prodigieuse quantité, que le ciel en était obscurci. Impossible, à deux pas, de distinguer nettement les figures. Ce que j'en pouvais voir, cependant, m'engageant à ne pas provoquer l'attention, j'étais arrivé jusqu'au bout de la rue sans questionner personne, lorsqu'une voix me fit tressaillir : — Eh! sor for est iere! Je me retourne et qui vois-je, au haut d'un escalier, sous la projection d'une saillie? Mon Assunta, nonchalamment couchée au milieu d'un fouillis de jambes ficelées, de pieds emmaillottés, de poitrines nues et de chapeaux pointus. Un rapide mouvement ramenant, à mon approche, tous ces membres épars vers leur point initial, me fit connaître qu'ils ne représentaient en réalité que trois personnes distinctes, deux pifferari, plus l'amoroso de la belle, qui se leva coude en avant et le poing sur la hanche, posant droit devant moi sa carcasse efflanquée. Pendant que j'hésitais sur le parti à prendre, je m'aperçus que cette saillie qui servait de dôme à Assunta était simplement une cuvelle, dans laquelle manœuvraient deux bras couleur citron, aboutissant à une vieille femme : — Sor forestier e, qu'est-ce que tu nous payes? dit-elle. — Du vin ! dit l'un des pifferari, voyant que j'hésitais, embarrassé sans doute du choix de la réponse. Impossible de reculer. Les deux bras jaunes sortaient de l'ombre avec un geste hospitalier, et le même pifferaro me révélait la mère d'As-sunta : — Sora Ginevra, pour vous servir, dit la lavandière. — Vino ! vino ! répéta l'autre. — Et du meilleur que vous ayez, répliquai-je en écartant cette insolente momie qui me barrait l'entrée de la maison. En même temps j'avais, en cas d'attaque imprévue, empoigné mon rouleau de baïoques. Mais au seul mot de vino, je vis la langue de l'amoureux sortir à travers un sourire et se promener sur ses lèvres de manière à dissiper toute crainte à son sujet. De son côté, le pifferaro, avec une exquise politesse, s'offrit à nous chercher du vin. C'était un montagnard des Abruzzes, d'une beauté mâle, avec un regard doux, barbe noire, chevelure ondoyante, et des façons remplies de dignité. 11 se nommait Tonino. Sur mon assentiment, Tonino courut à l'extrémité de la rue et revint après un instant, portant le vin, auquel il avait ajouté de son propre mouvement « un tantino di fornraggio. » Il ne s'agissait plus que de payer; j'exhibai mon rouleau devenu inutile. Par malheur, il se trouva que la masse était insuffisante à payer la dépense. Je fus forcé d'ouvrir mon portefeuille et de confier au gentleman à la cornemuse un billet de cinq écus, qu'il s'offrit à me faire changer. Je me disais que c'était là une imprudence; j'ajouterai même que je n'étais pas sans appréhen-soin lorsque je vis le montagnard s'éloigner d'un pas élastique, si élastique, qu'il me semblait ne devoir s'arrêter qu'au haut de ses montagnes. Mais j'étais encore une fois dans l'erreur. Il revint peu de temps après, me remit fidèlement la somme avec la meilleure grâce du monde; bien plus, il me pria de prendre place auprès d'Assunta, sur le sac de sa cornemuse « pour éviter le froid. » Ensuite il s'étendit lui-même respectueusement sur la pierre, jambes croisées, le menton sur le poing, dans l'attitude majestueuse d'un Jupiter Olympien. — Demain, si vous le désirez, Assunta posera chez vous, me dit Y amoroso en emplissant les verres que la vieille venait d'apporter. — Soyez sans crainte, je ne fatigue pas mon modèle, répondis-je avec un sourire. — Jamais vous ne me fatiguerez... jamais! reprit vivement Assunta, et son regard tomba sur moi comme la foudre. Je dis comme la foudre, non par désir de métaphore ou d'hyperbole, mais à défaut d'autre expression , pour constater un état sans précédent pour moi et dont je ne pouvais m'expliquer ni l'effet ni la cause. Ainsi que Livingstone qui, terrassé par un lion , ne ressentait ni crainte ni dou- leur, bien qu'il eût conservé ses sens, ainsi je me trouvais sous le regard d'Assunta, complètement interrompu dans l'exercice de mes organes. Je ne sentais plus rien, je' ne voyais plus rien; pourtant 'je la trouvais fort belle; subsidiairement je me sentais naître un désir impétueux, celui de noyer l'amoureux dans la cuvelle de sa future belle-mère, si jamais il osait s'opposer à mon admiration. — Comment vous appelle-t-on ? demande le beau pifferaro. — Robcrto en italien, lui dis-je. —- lit c'est à l'autre côté de la mer que vous habitez? — Tout au bout. Par manière de présentation, Assunta m'apprit que ces « messieurs, » tous deux natifs de son pays, venaient à Rome à l'occasion de l'Avent, pour donner des concerts sous les niches des madones. Elle paraissait embarrassée de leur présence, et, franchement, l'un d'eux me déplaisait singulièrement, en dépit de ses mains, fort blanches pour un homme des montagnes. Il avait l'œil fauve et sournois, la face petite, d'énormes maxillaires, le corps trapu; bref, un ensemble qui me paraissait destiné par la Providence à servir quelque jour de cible aux gendarmes du Saint Père. Il nous quitta, du reste, après avoir vidé son verre. Assunta ne nie disait mot, elle se contentaity tout en regardant dans le vague, de tourner et de détourner une petite bague que je portais au doigt. Par l'effet du frottement, la bague finit par me quitter et je me vis nanti d'un anneau de laiton que la jeune fille m'insinua fort subtilement au doigt. — Portez ceci à mon intention, dit-elle, c'est un anneau bénit, il vous préservera des dangers. Elle devint plus enjouée après cet échange, quoique toujours avare de ses paroles. En revanche, le galant m'accablait de questions : si l'on mange des haricots en Irlande, si l'on y boit du vin, combien il en coûte? A chaque réponse affirmative, une exclamation de surprise partait de la cuvelle, parfois avec un flot d'écume, et je voyais pointer dans ma sphère d'attraction de nouveaux personnages : quelque épaisse commère avec son nourrisson, quelque tricoteuse affairée,, un voisin, des enfants. Ces derniers s'amusaient à se lancer des projectiles, luttant d'adresse avec le pifferaro, à coups d'écorces d'oranges et de croûtes de fromage. Quant aux autres, ils s'échelonnaient sur les marches de notre escalier, les femmes assises, les hommes debout, bras croisés, bouche-ouverte, montrant des rangées de dents blanches et de grands yeux limpides comme des yeux de gazelle. Décidément, les camarades s'étaient joués de mon inexpérience en me représentant les Romains comme une race insociable. Réfléchissant à leurs récits, l'idée me vint que je pourrais être la dupe de quelque plaisanterie. Dick, en effet, m'avait dit en sortant de chez lui, que nous irions le soir chez mon correspondant; or, pourquoi ne m'avait-il pas accompagné? Cette idée me tournait en tête. D'un moment à l'autre, je m'attendais à me voir pris en flagrant délit de triomphe sous la voûte écumante de cette Junon à la cuvelle, ayant à gauche Vénus-Assunta et de l'autre côté Jupiter, lançant la foudre aux polissons, et j'entendais déjà le nttnc plaudite de l'archéologue. Je jugeai donc prudent d'opérer ma retraite, d'autant plus que je commençais à sentir de par tous les membres un chatouillement anormal qui me semblait venir de l'empyrée. Assunta me tendit la main sur un evviva ! général, et me promit de venir le lendemain de bonne heure, la vieille aussi, et le banibino et Vamoroso, — toute la famille. — Au surplus,, l'amoureux, complètement apprivoisé, s'engageait à cirer mes bottes pendant la pose. Je m'éloignai. Que ferai-je... une Judith, une Sémiramis ! me disais-je à moi-même en remontant la rue, tan- dis que je rêvais à mon tableau futur, tandis que je groupais en imagination ces admirables types entrevus aux reflets des lampes. Tout en marchant, les arrière-plans se déroulaient, servant, pour ainsi dire, de repoussoir à mes idées. C'est ainsi que le Triton de la fontaine m'apparut au retour avec un casque égyptien sur la tête. J'allais d'un pas rapide et regardant au dedans de moi-même; l'atmosphère était délicieuse, les rues s'agrandissaient par l'effet de la perspective, noyée dans l'ombre. Bref, Assunta aidant et quelque peu le vin de Marino, je me trouvais dans l'un de ces rares moments de notre vie d'artiste, où le sang bout, où le désir de production tressaille, où les idées, confuses naguère et dispersées, affluent au cerveau, comme un essaim d'abeilles au retour du butin. Soudain je m'arrêtai. J'étais au bout de la via Felice, Rome entière s'étendait à mes yeux dans un immense amphithéâtre dont les cimes éloignées touchaient au firmament. Vague mirage d'abord, je me figurais voir au loin les flots de la mer; mais peu à peu, la voûte des basiliques se dessina d.ms l'air, je distinguai des saillies et des tours, puis au haut de l'amphithéâtre, une ombre gigantesque qui coupait l'horizon. Je devinai Saint-Pierre et, m'étant avancé au bord de l'esplanade, j'aperçus, hérissé de statues qui semblaient des géants, l'escalier de la place d'Espagne toute lumineuse en ce moment. Voilà notre café Nazzari, me dis-je, mais je ne songeais pas à descendre; ravis par ce tableau, mes regards, malgré moi, s'attachaient à cette imposante église de Saint-Pierre, si colossalement construite sous son incomparable coupole, si confortablement assise en son infaillibité... — Superbe! mecriai-je. — C'est la première fois que vous venez à Rome? me dit un homme, qui se trouvait à mes côtés. Je ne sus trop d'où il était sorti ; il est vrai qu'il faisait obscur à l'endroit ou nous étions; j'étais d'ailleurs absorbé par la contemplation du paysage. Sans un mot, tout à coup, l'inconnu se trouva contre moi face à face, les yeux cachés sous son chapeau et sa poitrine contre la mienne; il m'appuyait une lame sur l'estomac : — Zitto! ~itto! signorc. Instinctivement je me recule, mais je me sens piqué derrière l'oreille, tandis qu'une main me déboutonne, fouillant, pianotant sur ma poitrine avec un doigté merveilleux. — Pst ! le temps de vous narrer l'affaire... et me voilà hors de l'étau, tout seul sur l'esplanade. J'eus beau me retourner; personne. A quelques mètres sous mes pieds et juste devant moi, une sentinelle arpentait le palier de la scalinata, le fusil sur l'épaule et la main sur la bouche, réprimant un long bâillement. Voilà ce que je vis. Je dévalai par l'escalier, comme un lièvre pelotonné sous le coup du chasseur. Je traversai la place d'Espagne, je courus au café Nazzari. Mes amis, attablés dans la chambre du fond, jouaient au domino. D'aussi loin que Dick m'aperçut : — Eh bien ! Bob, es-tu débarrassé de tes valeurs? — Absolument, répondis-je, en tapant aux endroits qu'avaient précédemment occupés mon portefeuille, ma montre et mon épingle en pierres fines. Quant aux baïoques additionnels, ils me pesaient encore. Je m'assis. De chaudes bouffées me montaient au visage, une preuve que la circulation du sang avait été interrompue. Tous me dévisageaient. — Vous semblez agité, me dit le sculpteur. — Eh bien! Bob, qu'est-ce que c'est? Nous t'avons attendu plus d'une heure... Mais ta main est glacée, mon ami ! — Les filles du banquier sont jolies, dit Spargel, gageons que M. Bob a promené sa rêverie au Pincio, dans les jardins de Lucullus. — Ah ça! nous n'allons pas confesser M. Bob? reprit le malin Grec; d'ailleurs. M. Bob n'avait-il pas d'autre visite à faire ? Cette insinuation me mit dans un grand embarras. J'avais complètement perdu de vue Assunta et, comme je ne voulais rien dire de ma visite, je fus forcé, en racontant mon aventure, d'improviser certains détails pour rendre compte de l'emploi de mon temps; quand j'en vins à l'attaque, je m'embrouillai, je ne pus préciser le nombre des assaillants, si bien que le sculpteur dut me venir en aide : — Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas! Je devine votre affaire, s'écria-t-il, interrompant ma narration, voici comment les choses se passent. Vous regardiez, dites-vous, le dôme?.. Bon, c'est le vrai moment; un homme sort du pavé, qui vous prie de vous taire, lame en avant et son nez sur le vôtre... très bien; un deuxième a pointé votre crâne... là sous l'oreille, au défaut des vertèbres, — celui-là, c'est la sentinelle; un troisième a fouillé, perçu... — celui-là, c'est le receveur. Eh! parbleu! nous connaissons cette administration, le bureau s'ouvre vers sept heures et fonctionne indéfiniment. — Mais, c'est une infamie! c'est une honte pour la chrétienté! dit en anglais une personne qui nous écoutait, et j'espère bien, monsieur, que vous allez vous adresser à notre ambassadeur, si la police... — La police... quelle police? demanda Giesbach. — Ah ça! vous n'avez donc aucun recours?' m'écriai-je, me prenant tout à coup à regretter ma montre, un fort beau chronomètre, qui me venait d'une tante. Vous vous laissez écorcher, plumer vifs... et vous sortez sans armes ? — Comment! sans armes... Je vous demande pardon, mon cher monsieur, nous avons tous notre cerino, me répondit le Suisse, et, tirant de sa poche une sorte de rat de cave, il en déroula plus d'un pied en disant : — Voilà notre sauvegarde. Vous allumez ceci quand vous rentrez chez vous, vous inspectez minutieusement votre escalier, votre porche, les coins et les recoins. Si quelque chenapan se cache,, soyez sûr qu'il n'osera vous assaillir, car vous êtes sur la défensive. Quant aux attaques des rues, c'est la prudence qui les détourne. Marchez, au milieu de la rue, ne vous laissez jamais distraire. Un nouveau personnage interrompit le Suisse-pour demander de quoi il s'agissait. Je fus forcé- de recommencer mon histoire. Rome est par excellence la ville des cancans; en moins d'une heure tout le café était au tait de l'incident. On variait le thème, on augmentait la perte en triplant, quadruplant, quintuplant la somme volée, chacun suivant son caprice; et, chose curieuse, plus la somme volée augmentait, plus mon avoir semblait s'accroître et plus j'inspirais l'intérêt. Les choses en vinrent au point que le sculpteur, au sortir du café, vint me serrer la main : — Voici le moment favorable, jeune homme, si vous avez quelque tableau à vendre... profitez de la chance. — Il ne vous manque plus qu'une chose, ajouta Spargel, venez avec moi, nous allons vous armer chevalier. Il nous mena chez un épicier, au coin de la rue Condotti, fit emplette d'un cerino, d'une boite d'allumettes en cire; ensuite, sortant de la boutique ; — Notre épée, ici, c'est le cierge, dit-il, en m'offrant le cerino, loin de vouloir la mort d'un ennemi, nous préférons l'éclairer sur le sentier du vice. Prenez ceci, monsieur Bob; au nom de la gloire qui vous attend, au nom de ces amis qui désirent vous garder intact, portez cette arme et surtout sachez en faire usage pour apaiser le courroux de vos pénates, si par hasard vous entendiez- le cri de la chouette, ou si quelque serpent vous coupait le chemin. Solennellement, il me fit don du rat de cave. Puis, tendant la main, à la ronde : — Allons, messieurs, j'entends la lyre de Phé-bus et je vois la corneille, précurseur de l'orage, ajouta-t-il. Il nous souhaita le bonsoir. Là-dessus, comme il commençait à pleuvoir, nous nous séparâmes, après que Dick m'eût rendu mon révolver et prêté cinq écus. Démétrius, qui habitait ma rue, avait été chargé par le professeur de me réintégrer dans mes lares. Une chose m'étonna, bien qu'il fût peintre, c'est que pas un mot de médisance ne sortit de sa bouche à l'adresse des confrères,— il était pourtant resté le dernier. — Il ne me quitta pas qu'il ne m'eût installé dans ma chambre à coucher. * * * Je ne saurais assez vous dire combien je me sentais à l'aise dans ce milieu d'insouciance joyeuse et de gaieté tranquille. Au fond j'étais enchanté d'une mésaventure qui rentrait dans mes théories d'impression spontanée et de couleur locale. Fatigué du voyage, je dormis sur les deux oreilles et ne me réveillai que juste à l'heure où Assunta devait venir. Elle était en retard, j'eus le temps d'opérer un déballage sommaire, de préparer toile et couleurs, d'organiser mon atelier. J'occupais seul tout le troisième étage d'un élégant hôtel; au deuxième demeurait un peintre, au rez-de-chaussée un sculpteur. Cette maison était bien connue, je ne m'expliquais pas le retard du modèle, qui m'avait bien promis de venir à huit heures. Neuf heures sonnèrent, personne. A dix heures, Démétrius vint me Surprendre dans la fièvre de l'attente. Je ne lui cachai pas mon impatience. — C'est étrange, me dit-il, j'ai beaucoup réfléchi à votre affaire d'hier au soir ; je viens d'examiner les lieux et je crois devoir vous faire part de mes observations... tout cela est étrange. Il est absolument inadmissible que trois hommes se soient embusqués au hasard, ayant en face une sentinelle et par derrière l'Académie de France. Vous êtes victime d'un guet-apens, c'est clair ; on vous aura suivi au moment où vout sortiez de chez votre banquier. — Je m'en fusse aperçu, lui dis-je, je marchais au milieu de la rue, j'eusse entendu le pas. L'artiste réfléchit un instant et s'assit dans un coin de l'appartement. — Voulez-vous faire une ou deux fois le tour de 3 l'atelier, reprit-il, marchez simplement droit devant vous. Sans savoir où le Grec voulait en venir, je fis ce qu'il me demandait, je me mis à marcher en rond-dans l'atelier comme si j'eusse été dans la rue. Soudain, au deuxième tour, je perdis l'équilibre, pressé du côté gauche sous un bras musculeux,. tandis qu'une main me calfeutrait la bouche : — Y sommes-nous? dit Démétrius; supposez, maintenant qu'un autre m'aide à vous dépouiller... C'est simple comme bonjour, on marche en rang d'oignons dans le pas de son homme, bien en mesure , et l'on se jette dessus pour peu qu'il ait une distraction. — Mais enfin , je pouvais crier. — Moi, je vous poignardais... C'était leur intention, et voilà pourquoi je soupçonne le poursuivant d'Assunta. — Domenico? A peine avais-je prononcé ce nom que le galant parut, chapeau bas, saluant jusqu'à terre avec un sourire ingénu. Il venait prier ma seigneurie de vouloir excuser Assunta, qui ne pouvait venir avant onze heures, sa mère ayant dû s'absenter. Il me fit l'offre, en attendant, de ranger l'atelier et se mit de suite à l'ouvrage. Démétrius l'examinait attentivement, il semblait. étonné de notre familiarité. Après quelques instants d'examen, il me fit un clin d'œil et, s'adressant au jeune homme : — Vous savez, lui dit-il, ce qui s'est passé hier au soir, M. Bob a failli être assassiné! — Pas possible ? s'écria Domenico. — C'est comme je vous le dis, seulement, les assassins ont pris pour M. Bob, je ne sais quel Romain qui lui ressemble. Domenico fit entendre un éclat de rire naïf et spontané qui ne dénotait pas moins de surprise que de stupidité. Il se jeta sur moi, me secouant la main : — Ma bella ! bella ! — Pas si beau que vous le croyez, reprit froidement le Grec, M. Bob est cousin de certain auditore di Rota... Toute la police est en campagne depuis hier. Disant ces mots, Démétrius saisit Domenico par les épaules et, le fixant entre les yeux, lui cria d'une voix forte : — On connaît les coupables, mon brave, et je pense qu'il va leur en cuire. Cette petite comédie, admirablement jouée, ne fit qu'augmenter la gaieté du pauvre diable qui se mit à gambader en criant de plus belle : — Ma bella! bella! — C'est une épreuve, rien que cela, me dit le Grec, je suis du pays où les brigands prospèrent; j'ai quelque habitude. Il fit au Romain diverses questions. Celui-ci nous apprit qu'il avait été conducteur d'âne au village d'Assunta. Pour le moment, il vivait un peu au jour le jour. Il faisait sa cour à Assunta, sans se dissimuler son peu de chance, mais il espérait dans la mère, à laquelle il rendait des services et... « dans le temps ! » — Il est stupide, dit Démétrius; vous pouvez vous y fier. Le Grec se retira par discrétion, sans attendre l'arrivée du modèle. Assunta vint à onze heures. Elle était escortée de sa mère et d'une sœur nommée Pasquina qui portait un enfant à la mamelle, lequel — par parenthèse — s'interrompit pour me souhaiter le bonjour. Je demandai son âge, il me répondit lui-même : « Deux ans, » et reprit son métier de nourrisson. La mère d'Assunta, quoique fort ravagée, n'avait pas mauvaise mine dans le sens moral de ce mot. Seulement, lorsqu'elle eût entendu de la bouche de Domenico l'histoire forgée par Démétrius, elle étendit les deux poings en avant et fit entendre un roulement d'imprécations, qu'il me serait impossi- ble de reproduire à moins d'un exercice préalable. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'il était question de tripes de brigands fricassées et de leurs chiennes de mères trempées dans l'huile pour l'éclairage des bons chrétiens. Assunta, pendant cette tirade, n'avait pas sourcillé. — Que s'est-il passé? dit-elle, racontez-moi... Etonné de cette question et sûr de l'innocence de Dominique, je racontai l'affaire telle qu'elle m'était arrivée, je déclinai même toute parenté avec l'auditore di Rota. La famille se mit à geindre, à se lamenter, puis enfin à se réjouir de me voir sain et sauf. Mais Assunta se contenta de pincer les lèvres; elle murmura quelques paroles avec une expression farouche. Ce fut là l'oraison funèbre de ma montre et de mon épingle. Après ce préambule, elle se répandit dans l'atelier, examinant d'un œil indifférent les toiles et les objets divers, froide et taciturne. Si différente de la veille! C'était à croire que j'avais fait un rêve. Elle s'arrêta devant une porte qu'elle entrouvrit, en disant : — On voit par là sur un jardin, si je me rappelle bien... Je connais l'atelier. — Y a-t-il longtemps que vous faites ce métier? — Deux ans... deux ans de trop... et encore, je pose pour qui je veux... — Elle a les plus beaux bras de Rome... Montre tes bras, dit la mère en s'approchant de sa fille. Assunta, les mains croisées dans les manches, lui décocha certain regard oblique qui la tint à distance; elle poussa la porte, pénétra dans ma chambre à coucher, et les autres après. Aussitôt j'entendis ce cri : — Un pistolet! C'était mon fameux revolver que j'avais pendu la veille au chevet de mon lit. Domenico, qui n'avait jamais rien vu de pareil, me le fit dépendre et, comme je n'étais pas fâché de montrer aux Romains mes moyens de défense, j'ouvris la fenêtre et visai la cloison d'un fenil que l'on voyait en face, au haut d'une muraille. Mais, comme la veille au Canestrino, la crainte de la police leur fit lever les bras a.u ciel. Je dus me contenter, ayant ôté les balles, de faire partir dans la chambre quelques capsules. Assunta s'anima tout à coup : — Oh ! laissez-moi tirer, Sor Roberto, rechargez... — C'est inutile, il n'y a qu'à faire feu. Je lui tendis le pistolet, auquel j'avais adroitement substitué d'autres capsules, pour jouir de leur étonnement. — Combien de fois tire-t-on ? — Tant qu'on veut;.c'est une arme terrible. — Miséricorde! dit le garçon. Assunta fit éclater successivement plusieurs capsules. Ce furent de grandes exclamations, — une arme à feu était une rareté à Rome. — Néanmoins, elle comprit ma ruse et se fit expliquer le maniement de l'arme, qu'elle tournait, retournait avec un plaisir enfantin ; elle voulut même y replacer les balles que j'avais enlevées. Quand elle s'en fut bien amusée : — Maintenant où cacher cela? dit-elle, ne montrez cette arme à personne, entendez-vous... jamais ! Car il y a des mouchards ici... plein la ville... Si l'on vous dénonçait !.. Familièrement, elle ouvrit une grande caisse et, plaçant le revolver sous une liasse de toiles, elle referma la caisse et se coucha dessus tout de son long : — Vous n'y toucherez plus... pour me faire plaisir... Des deux mains elle tenait le couvercle avec une expression d'autorité, la tête relevée, découvrant quelque peu sa poitrine aux tons mats de satin. L'élégant ovale du visage, les purs contours de ce corps magnifique, se profilaient ainsi dans toute leur harmonie. Oh! la belle créature! Dès ce moment, j'oubliai tout pour m'absorber dans la contemplation d'Assunta. Soit qu'elle marchât, soit qu'elle fut assise ou debout, chacun de ses mouvements me paraissait l'idéal d'une attitude. Je n'en pouvais rassasier mes yeux, je ne songeais plus à rien faire. — Allons-nous travailler? dit-elle en retournant à l'atelier, je ne veux pas vous voler votre argent, moi. J'installai sur l'estrade un petit fauteuil. Elle demanda quelle pose il fallait prendre, mais je me fusse gardé de commander à la nature. — Comme vous voulez, dis-je, asseyez-vous. Au moment où elle prenait place, nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un domestique, qui m'apportait un billet du professeur. Elle sauta lestement de l'estrade : — C'est un billet de femme? Je la priai de lire. — Non, je ne sais lire que les chiffres. Le billet étant écrit en italien, je le lui lus à haute voix ; il était conçu en ces termes : « Cher monsieur Bob, » Si vous n'avez rien de mieux à faire, venez » dîner chez moi ce soir, à cinq heures, j'aurai à » vous parler. Nous boirons dans nos propres am-» phores de ce cécube que vous savez... Pas de » cérémonies ; un chevreau tendre pour vous ren-» dre propice le fils de Jupiter, Mercure à la lyre » recourbée — emblème des doigts crochus. Suivait un vers d'Horace. » Tout à votre service, » Dr Ch. Spargel. » Quand la jeune fille eut entendu de qui venait l'invitation, elle tressaillit : — C'est de sor Carlo, dit-elle. — A Rome on a coutume de donner le prénom. — Ah ! de sor Carlo... c'est pour vous dire du mal de moi...Vous verrez là sor Ugo, son ami... il a voulu me faire la cour... Ah! c'est qu'il est jaloux... le fourbe! — Mais sor Carlo m'a fait votre éloge, dis-jë, en manière d'amendement. — Sor Carlo... oui... C'est lui qui m'appelait hier soir auprès de vous... Après cet effort de gracieuseté, elle se remit dans la pose. Je pris ma palette. Au moyen de quelques baioc-cln, j'avais envoyé promener la nourrice et le nourrisson ; sora Ginevra vaquait dans une pièce attenante autour d'un pot de confiture et d'un sac de biscuits, que ma bonne tante avait fourré comme en-cas dans mon sac de voyage. — Les cadeaux de ma tante étaient prédestinés. — Il ne restait en qualité de porte-respect que Dominique, qui déballait mes toiles et mes châssis. J'ébauchai le modèle. Au bout d'une demi-heure, son attitude mollit; le visage s'empourprait, je ne voyais plus ses grands yeux, qui par moments disparaissaient sous leur frange de longs cils. Je fus forcé de reconnaître que l'objet de mon culte était en train de s'endormir. — Reposez-vous, lui dis-je, profitant cTun moment où la mère venait de s'éloigner avec le jeune homme. Assunta descendit de l'estrade et s'approcha de moi sans changer d'attitude, les bras croisés sur la ceinture et les mains dans les manches de la chemise comme elle était pendant la pose. Elle s'arrêta devant mon chevalet et, me fixant avec aplomb : — Est-ce que tu m'aimes beaucoup, Roberto ? dit-elle. Bien que la question m'eût saisi, il n'y avait qu'une réponse à faire, à moins d'être un impertinent. Je bredouillai quelques paroles de galanterie et déposai ma brosse. J'étais au comble de l'éton-nement. Assunta secoua la tête avec un claquement de langue négatif, plein d'expression. Je répliquai cette fois par un regard. Instincti- vement j'employais le genre d'éloquence qui lui était plus familier, car elle sourit délicieusement, il rougit; ce fut comme un coup de soleil à travers un nuage, puis le visage redevint calme. Je ne disais plus rien, ce sourire m'avait ébloui. — Mais les Anglais sont froids, ajouta-t-elle. — Moi, je suis Irlandais, la différence est grande. — Est-ce que tu m'aimes beaucoup? Je ne répondais rien, l'expression de ses traits était si singulière; elle pâlissait, serrant les dents, et ses yeux pleins de flammes roulaient dans leur orbite avec un regard inquiétant. Elle reprit d'une voix frémissante, avec un sorte de ricanement. — Oh! tu ne risquerais pas ta vie pour moi... Je le ferais... Veux-tu voir? Si quelqu'un te touchait, je serais enragée... Sora Ginevra et son prétendu gendre interrompirent notre colloque. Assunta se retira lentement et reprit la pose convenue. J'étais si bien désarçonné qu'il me fut d'abord impossible de peindre. Je regardais ma toile et je cherchais à m'expliquer l'entraînement d'Assunta vers mon estimable personne. D'où pouvait bien venir cette attraction subite? Beaucoup de gens expliquent les sympathies par un effet de l'habitude; d'autres par une fascination, comme si le mot pouvait répondre à une action physiologique quel- conque. Il n'en est pas moins vrai qu'une sorte d'affinité existe entre les individus et que l'affinité s'exerce, même chez les animaux, chaque fois que des instincts ou des aspirations conformes viennent à se rencontrer. Voilà pourquoi l'on dit que l'amour est aveugle; c'est que l'élu, quoi qu'il fasse, répond aux exigences de l'idéal. Pour en revenir à Assunta, il faut croire que, entre nous, la sensation n'avait pas été réciproque, ou bien qu'elle se manifestait chez moi d'autre façon. Sans quoi j'eusse été aveugle et incapable d'aucun discernement. Or, j'y voyais si clair que je surpris ma brosse, après quelques instants, galopant, frétillant sur la toile avec une promptitude que je ne lui connaissais pas. Déjà deux ou trois fois Dominique avec tenté de m'arrêter, je n'entendais plus rien. Sur la palette les tons se succédaient, mes yeux dardaient Assunta, et je cherchais à pénétrer les ressorts invisibles, qui, tour à tour soulevaient la poitrine, ou refoulaient la vie vers ces grands yeux pleins d'étincelles; puis, tout à coup, plus rien ne se mouvait, le sang s'arrêtait sous les chairs, le regard se perdait dans le vague, mais la bouche était frémissante : c'était la nuit traversée par un rêve, endormie et pourtant palpitante. Une exclamation de la vieille me fit suspendre mon travail : — Voilà ma fille! et réussie per Dio! il faudra lui faire un cadeau, sor Roberto... Je m'arrêtai, j'étais en nage; la jeune fille n'en pouvait plus. Raide de froid, elle s'étirait les membres ; — nous avions travaillé plus de trois heures. — Pauvre Assunta ! Je l'avais oubliée, pour ne plus songer qu'au modèle. Elle me fit expier l'oubli en s'abstenant de regarder mon œuvre, bien que Domenico s'extasiât et que moi aussi je donnasse tout les signes extérieurs d'un grand contentement de moi-même. Tant bien que mal je m'excusai d'avoir été si exigeant. — Je ne ferais pas cela pour tout le monde-Non, vraiment, soyez-en bien certain! répondit-elle. Elle me pria de lui donner à boire et s'étendit dans un fauteuil, pendant que Dominique courait chercher du vin. L'homme est si sot en pareil cas; je recommençai mes excuses. — Ma pauvre fille, tu es bien fatiguée... — Fatiguée !.. moi ! non, ce n'est pas cela, dit-elle avec animation, j'ai peur... Tu vas chez sor Carlo... ils te diront que je suis une voleuse... Cet Hugo... ce jaloux! Elle se leva en brandissant le poing, avec l'intraduisible imprécation romaine : — Accidente à Uii! Puis, se calmant un peu : — Que diras-tu, Roberto? — Je dirai qu'Assunta me plaît... Malheur à qui l'offense. J'avais très bien dit ces derniers mots. Ah ! quel regard elle me lança! Puis elle se recoucha plus tranquille, disant qu'elle avait faim. C'était au tour de la mère à descendre, mais prudente et ménagère de mon bien, sora Ginevra signala mes biscuits et proposa de dérouler un plaid qu'elle avait vu dans l'autre chambre. J'étais resté debout devant Assunta, j'oubliais le modèle, cette fois, et je la regardais au repos, dolente et langoureuse; — on eût dit l'Aurore de Michel-Ange. Elle jouissait de son triomphe, elle souriait; pour un rien, je me fusse prosterné. Embarrassé dans mon extase : — Assunta, dis-je, quand te reverrai-je? Elle se dressa d'un bond, voyant sa mère entrer dans l'autre chambre, et, posant un doigt sur les lèvres, elle m'attira derrière le chevalet : — Ce soir... Mais tu n'en diras rien... Jure sur la sainte croix ! J'étendis la main, elle s'en saisit et la serra en signe de pacte, en me fixant droit dans le blanc des yeux. — Silence!.. Roberto... — A quelle heure, Assunta? — Il faut d'abord que ma mère soit couchée... J'irai... tu ne connais pas les rues... Voyons... au Campidoglio; j'attendrai près des grandes statues..,, vers les six heures, après Y Ave Maria... La porte s'ouvrit. — Donnez, j'ai soif, dit-elle en se précipitant vers Dominique. Elle me fit un nouveau commandement de silence et, tandis que sa mère l'entourait de mon plaid, elle me glissa ces mots : — Ne pas manquer ! Elle but un doigt de vin et passa le verre à sa mère, qui le vida et le présenta derechef à la bouteille que Dominique tenait en main. Pendant ce temps, je cherchais à m'orienter dans la situation. « Six heures après Y Ave Maria, » ces mots d'Assunta me résonnaient étrangement. Je la voyais, du reste, agitée, elle n'avait pas voulu manger et ses regards obliques trahissaient une vive préoccupation. — L'Ave Maria vient de sonner, me dit-elle, tout à coup, allons vite, sor Roberto, vous dinez à une heure de nuit chez sor Carlo, place de Venise... — Une heure de nuit... Qu'entendez-vous par là ?• — Une heure après l'Ave Maria. — Et quand l'Ave Maria sonne-t-il? — Eh! mais... à vingt-quatre heures... Habillez-vous, nous vous montrerons le chemin. Elle me pressa, me poussa dans ma chambre. Je crus comprendre qu'elle espérait, chemin faisant, trouver une occasion de tête à tête et je m'habillai vite. Quand j'eus terminé ma toilette, à son tour elle voulut se coiffer, courut à ma chambre, s'y enferma et reparut au bout de cinq minutes, prête à partir. Nous descendîmes l'escalier, sora Ginevra en avant, emportant les biscuits, la confiture et la bouteille. Mais arrivés en bas, Assunta se contenta de me montrer le nombre six avec les doigts; elle me fit ses adieux en me laissant pour guide Dominique. # # * Ma position était assez embarrassante. J'avais beau questionner ce grand dégingandé, le vin avait si bien épaissi son cerveau qu'il ne savait où il était. Il me fallut, chemin faisant, entrer dans une librairie, acheter un plan de la ville, ainsi qu'un calendrier, en guise de montre. Avec l'aide du libraire, qui voulut bien me renseigner, j'appris que l'Ave Maria sonne chaque jour au coucher du soleil; une heure après, on compte une heure, puis deux, puis trois... ainsi de suite jusqu'à vingt-quatre. Six heures de nuit, au calendrier romain, signifiait dix heures d'après notre système horaire. Quant à l'endroit du rendez-vous, je vis, en étudiant le plan, que ce champ d'huile — ce campi-d'oglio — n'était autre que le forum, situé à dix minutes environ de la place de Venise. La bonne Assunta avait choisi ce lieu, en raison de son accès facile, sans doute. Il ne me restait plus qu'une seule difficulté, mais grande, insurmontable : comment échapper aux amis ? Quelle raison leur donner, quand viendrait l'heure du rendez-vous? Après mon affaire de la veille, il n'était pas question de manquer à l'appel, c'eût été leur créer de noires inquiétudes. Je me creusai vainement et tombai chez le professeur sans avoir rien conclu. Une bande folle m'accueillit. C'était les amis de la veille, Spargel en tête, tous disposés à rire et impatients de me jeter leur premier feu : — M. Bob, dit l'Amphitryon, permettez-moi de présenter vos restes à l'un de vos compatriotes, M. Hugues Wily, peintre de genre et chasseur de bécasses, fixé à Rome depuis quelques années. — Votre futur cicérone... si M. Bob aime la campagne, dit un homme d'une trentaine d'années, en me tendant la main. Je me disais que c'était là mon « Sor Ugo » puisqu'il se nommait Hugues, digne rival d'ailleurs, et j'eusse aimé causer avec lui, mais je n'avais par même le temps de répondre aux con-cetti qui me pleuvaient drus comme grêle sur la tête. — Eh! bonsoir, M. Bob, on commençait à s'inquiéter de votre retard. — Comment donc! M. Bob s'est tellement, pressé qu'il a oublié son épingle... — Quelle heure est-il à votre montre, M. Bob?' — Bob, peux-tu me changer cent livres? — Ah ça ! ne voyez-vous pas que M. Bob vient, de son atelier, mort de fatigue, pâle d'émotion; il n'a pas eu le temps d'aller chez son banquier... — Non, j'ai rendez-vous à huit heures, répondisse effrontément, en saisissant au vol, par une-tentative désespérée, la plaisanterie du Grec. Mon cousin Dick se récria : — Vraiment, c'est jour de réception, tiens, tiens, Bob!.. Entendez vous, Spargel? Bob va chez son correspondant... — Cela se voit du reste (on se négligeait fort à Rome); qui donc nous disait hier que ces dernoi- selles sont charmantes ? N'était-ce pas M. Bcb lui-même? Une folle joie m'envahit. Libre à huit heures! Deux heures pour les difficultés! Il y a un dieu pour les amants, me dis-je, et je pris place à table, sur l'invitation de sor Carlo, qui invoquait Bacchus et les Muses. Le diner me parut excellent. Impossible de deviner chez notre amphytrion un compatriote du Rind-fleisch et de tant de ragoûts maussades. De plus, je rencontrai là, comme la veille, cette galanterie doublée d'humour avec une pointe de raillerie aimable; bref, un entrain tout différent de cet extrait d'alcool que nous nous jetons à la face sous prétexte de gaieté, dans nos âpres pays du Nord. Du menu, je ne vous dis rien, n'ayant pas la mémoire culinaire; pourtant je me rappelle un cadeau de Wily, une bécasse flanquée d'ortolans, puis un macaroni aux olives, dont le souvenir m'a suivi. Quand apparut le « chevreau tendre, » le professeur se leva, fît glisser un rideau qui masquait sa bibliothèque, et mit au jour une batterie de bouteilles les unes braquées comme des canons, le goulot en avant; d'autres, bouchées à l'huile, debout, panse arrondie, emmaillotées de paille. Il en prit une délicatement; puis, se rasseyan tàsa place : — Messieurs, pour boire à la santé des grâces, — et, posant la bouteille devant moi, — dont Assunta, dit-il. Espérant déjouer certains sourires railleurs, je racontai comme quoi j'avais eu l'avantage de peindre Assunta et non pas sans plaisir. — Vous n'avez pas tenté de l'embrasser? demanda mon voisin. Toute la table se mit à rire, les regards se tournèrent vers Wily, qui rougissait. — Si par hasard l'envie vous en prenait, me dit-il, ôtez-lui premièrement l'épingle qui retient ses cheveux; elle m'en a menacé un jour. Quelle tigresse! — Comme on dirait une tigresse-angora, répliqua Spargel. Mais, à propos, Wily, vous qui chassiez souvent dans la campagne romaine, vous pourriez nous dire quelque chose de la famille d'Assunta, les Cavalloni sont célèbres : le père n'est-il pas mort?.. —Le professeur, qui tranchait le chevreau, fit tourner son couteau en l'air. — Je vous demande pardon, Cavalloni fut tué dans une chasse... — Ali! il était braconnier? — Non pas, c'était une chasse offerte aux montagnards, par la gendarmerie. On abattit le père Cavalloni, qui était en délicatesse avec la justice, et l'on prit vivant son neveu Gigi... autre graine de galère. L'année dernière, à Fiu»iicino, ce drôle n'a-t-il pas eu l'audace de m'accoster en casaque rouge de galérien : « Eh ! sor Ugo, encore trois mois!.. Nous irons à la chasse. » Un autre Caval-loni, frère du premier, est mort, dit-on, en Amérique; il s'était fait marchand de petits pifferari... Vous savez, la traite des cornemuses... La mère est d'origine napolitaine, c'est tout ce que j'en sais. Les femmes, du reste, ont eu moins d'aventures... sauf Assunta, qui fut appelée comme témoin en cour d'assises, vers l'âge de douze ans. Bien qu'elle sût tout, on n'en put tirer une syllabe. Elle a des nerfs d'acier, Assunta, une tête de fer... — Mais le cœur? demanda mon cousin. — Heureusement pour nous, le cœur est en porphyre, répondit Wily. , — Eh! eh! le porphyre fait feu au briquet, répliqua Spargel; hier soir, nous avons vu des choses... — Je connais l'incident, interrompit sor Ugo, et j'en suis étonné. Il est fâcheux que l'embrasement d'Assunta coïncide justement avec le sac de mon compatriote... Cela donne à penser. Car, enfin... Assunta, seule, a pu savoir qu'un M. Bob était à Rome et qu'il irait le soir au Pincio, ou à la Trinité-des-Monts, avec un chronomètre en poche et quelque peu de vin en tête... — Comment, vous soupçonnez?.. — Je ne soupçonne pas... Je dis qu'il y a coïncidence, et je vpuJ ais disculper la jeune tille d'un doute qui va planer sur elle, soit qu'elle ait trahi... ou simplement révélé... M. Bob... sans le vouloir... Vraiment, je ne sais que penser de l'amabilité subite, instantanée d'Assunta... c'est l'opposé de sa nature. — Mon cousin est un homme superbe, observa Dick, examinez donc un peu mon cousin... D'ailleurs, ce Dominique? — Ce Dominique est tout bonnement son chien de garde, rien que cela. Comme il est idiot, Assunta se figure que le royaume des deux lui appartient : « Bienheureux les pauvres d'esprit... » C'est là une croyance fort répandue... Elle en a fait son amulette vivante. Si vous offensiez Dominique... La voyez-vous pâle de colère, lèvres pincées et bras tendu, levant sur vous son javelot? — La voyez-vous, offrant spontanément ses lèvres, répliqua Spargel, et la joue empourprée, souriante, décocher un de ces regards... de ceux qui mirent jadis en feu la ville de Troie ? — Par Bacçhus ! dit le Suisse, je payerais volontiers dix écus pour voir Assunta dans la pose! — J'en donnerais cinquante pour être du tableau, dit le jeune Démétrius. — Moi, je consens à jeûner tout l'hiver, dit mon ■cousin, si Bob n'a pas reçu déjà le premier gage de sa tendresse. Il portait hier une bague en or, elle est en plomb ce soir... Ht, soulevant mon bras, je vous laisse à juger de l'effet, lorsqu'il produisit au grand jour ma main nantie de l'anneau de laiton, dont Assunta l'avait ornée. — Une bague d'Assunta! ce ne fut qu'un cri. Mais la surprise redoubla, quand on vit que je rougissais, que j'hésitais à m'expliquer catégoriquement sur la provenance de ce don, car je m'embrouillais comme la veille, en voulant leur cacher ma visite chez sora Ginevra et le reste. Cette fois ce fut Hugues Wily qui vint à la rescousse : — Eh! messieurs, qu'est-ce que cela prouve? dit-il ; si moi je vous disais que j'ai porté ce même anneau. Un jour que j'avais eu des mots avec les braconniers napolitains, Assunta me le mit au doigt comme préservatif, en échange ■d'une turquoise que je portais. Gageons que votre bague, M. Bob, ira l'un de ces jours, retrouver ma turquoise au mont-de-piété. Assunta change le plomb en or, elle a trouvé la pierre philosophale. Cet expédient de la Romaine, accueilli d'abord par des rires, suscita de vives discussions; l'un prenant parti contre Assunta, l'autre pour. De ce nombre était Spargel. Soit par galanterie, soit par égard pour mon admiration, il exhuma, en faveur d'Assunta, je ne sais quel usage emprunté au culte d'Isis. Il invoqua pour la justifier, diverses superstitions héréditaires at finalement s'embarqua dans une dissertation savante sur l'origine des amulettes. Entretemps les flacons se vidaient, il appuyait ses arguments par de multiples libations : à Cybèle, à Minerve, à Diane dyctine, à Proserpine stygienne, à Cérès, Junon, Bellone, Hécate, Isis et Osiris... et d'autres personnifications de l'éternelle nature. Vénus-Assunta se perdit dans la foule des divinités. Ostensiblement, ce dîner avait pour but de m'éclairer sur les faits et gestes de la belle. Mais je n'avais aucune raison pour partager les soupçons de Wily, sachant combien la veille je m'étais exposé sottement dans cette ruelle mal habitée. Je ne fis pas la moindre attention aux réticences de ces messieurs. Les choses s'arrangèrent à merveille; lorsque le café fut servi, mon cousin Dick tira sa montre : — L'heure du berger, Bob, va vite et tâche de t'affranchir pour nous rejoindre entre onze heures et minuit, au café Luigi, deux maisons en deçà de ton correspondant. Préparé de la sorte, mon départ n'excita nul soupçon. A huit heures et demie, mon plan d'une main, mon cerino de l'autre, je me trouvais au lieu du rendez-vous, attendri, transporté et dévorant des yeux les colossales statues de Castor et Pollux qui décorent l'escalier du Capitole. Bons vieux modèles d'académie, excellents fils de Jupiter que j'ai tant de fois dessinés aux temps du régime de de la ligne, comment, c'est vous qui m'attendez? me disais-je, en montant l'escalier, et voici les lions de granit noir, « gardiens de Sérapis, » comme disait notre directeur; et, dans la pénombre lointaine, voilà bien la Roche Tarpéienne dont j'ai copié, traduit, analysé les fastes, à grands coups de pensums ! Les souvenirs classiques m'arrivaient par bouffées, ensuite — on a toujours un grain de vanité — j'avais senti de la rancune dans les dédains de Wily pour Assunta, car son dépit s'était accentué en présence de ma discrétion. Dire que la belle sauvage allait m'attendre au pied du Capitole! Comme j'avais du temps devant moi, je me mis à rôder, tout en aspirant mon triomphe, le nez au vent, tournant des rues et des ruelles aux environs de l'endroit indiqué. Tout à coup, débouchant dans un espace ouvert, j'allai buter contre un monstre aux longs poils, inédit dans mes souvenirs : a livres moines revenant de tournée. L'un deu: \dre Anselnw, homme grave et rebondi, trott sur une ânesse ornée de pendentifs, de sacs di ainr de victuailles, qui menaçaient à chaque :ant son équilibre; l'autre, gaillard aimable et ail-leur, Padrc Girolimo, campé sur un ânon, un parapluie rouge, comme un saint dans sa -, se plaisait à exciter le roussin de son coi; on. Comme ils connaissaient la contrée, il :ient pris une traverse et cheminaient par un nin moussu, longeant les ruines d'un châtea ahi par les ronces. — C'est le domaine du prince Vagnr dit Giovanni, montrant la terre abandon- J'ai bien connu son fils Paolo, comme on ramait. — Paolo Poli! Vous avez connu Poli! ent les deux moines. Le cheval de M. Champney fit un écan. .ssé par un coup d'éperon, et s'approcha du ur. Le narrateur interrompu continua : — Si j'ai connu les Poli ! et le père et 1; et toute la nichée. Le père était un grand ch - et de bonne noblesse, son frère était un p ato (une éminence pourprée), la princesse . i de l'Autriche. Mais le prince aimait mieux I. - lia, sa carriériste, Stella Poli ; elle avait un bon doigt de cils et des yeux!., comme ceux de la signora baronessa. On l'avait renvoyée deux fois et deux fois elle était revenue avec une créature. La princesse eut vent de l'affaire; comme elle n'avait pas eu d'enfants, elle en fut si jalouse qu'elle mourut, et buona sera! voilà la Stella dans les robes, les bijoux, les parures et les créatures au collège. On les élevait comme des princes, parce que le prince, étant devenu veuf, avait épousé la Stella pour faire taire les cancans. — Pour légitimer les entants, dit le Padre An-selmo. — A savoir s'ils étaient ses fils... Vous savez, que dans ce monde-là... Une bordée d'apostrophes interrompit le narrateur. — Je répète ce que l'on disait, continua Giovanni; toujours est-il que le prince avait fait un mariage de conscience. — In extremis, dit le Pâtre Anselmo, heureux de placer un mot de latin. — Comme qui dirait un mariage secret, reprit le socius d'un air explicatif. — Je dis un mariage de conscience, et ce que je vous dis, je le tiens de mon oncle qui a servi dans la famille... Mais en voilà assez, s'écria le vieux guide, qui n'avait qu'un mince respect poulie commun des moines. Il s'ensuivit une discussion entre les théologiens équestres, mais Giovanni, quoiqu'il fut à pied, éclaircit la difficulté en apprenant à Leurs Seigneuries qu'il existait alors à Rome diverses sortes de mariages, tous excellents, valides, et par lesquels un chrétien peut foire son salut, à savoir : Premièrement, le mariage ordinaire, qui lui paraissait correspondre au mariage de Leurs Excellences. Deuxièmement, le mariage secret, lequel s'accomplit sans témoins ni publications d'aucune sorte._ Troisièmement, le mariage forcé, par ordre de Son Eminence le cardinal vicaire, sous les auspices du curé, assisté d'un gendarme, quand deux personnes étaient soupçonnées vivre en concubinage, et pour le salut de leur âme, sauf à soupirer en prison jusqu'à récipiscence, si le délinquant n'y consent. Quatrièmement, le mariage in extremis, à l'article de la mort. Enfin le mariage de conscience, par dispense spéciale, sans témoins ni publications, à l'instar du mariage secret, mais qui, de plus, restait caché jusqu'à ce que les parties contractantes Le Voiturin vinssent à le foire valoir par testament ou autre ment (i). — Le prince avait donc fait un mariage de conscience, reprit Giovanni,et l'argent coulait chez les fils... la mère soutirait le tonneau. Mais le prince Vagarolo, venant à mourir subitement, la Stella ne trouva plus ni prêtre, ni papier, rien pour prouver son mariage, et ce fut son ancien beau-frère, le porporato,qui s'introduisit dans les biens... L'argent est bon pour tout le monde... On disait que le por-porato se chargerait des deux enfants, Luigi et Paolo ; la Stella redevint la Stella — Stella Poli tout court— et dehors les bâtards! On leur donnait beaucoup d'argent pour les tenir en paix, car ils étaient subtils... l'un d'eux surtout, Paolo, c'était tout sa mère... beau comme le saint dimanche, une couleuvre, qui se tournait comme il voulait et qui faisait tourner les autres. Un jour... — Vous n'avez pas un morceau de cigare, Excellence? L'orateur fit une pause, car l'œil écarquillé des moines lui promettait de patients auditeurs, Champney passa les cigares à la ronde, et le narrateur continua : (i) Sous Grégoire XVI et longtemps après, des employés du Saint Siège, portant l'habit ecclésiastique, étaient dûment mariés, mais en secret. Autour d'un Chevalet — Un jour, il était poursuivi dans la campagne par deux hommes à cheval. Paolo filait droit devant lui par les vignes. Une muraille se présente — c'était le jardin d'un couvent — il voit une perche, l'appuie au mur, grimpe dessus, monte sur la muraille et se laisse choir au milieu d'un parc d'artichauts,de l'autre côté. Pendant ce temps, les cavaliers s'en vont sonner à la porte du couvent. On n'ouvrait pas... enfin, voici venir un jeune moine, son mouchoir sur sa joue — il avait une-fluxion — « Eh! stupidacci! Votre homme a passé le jardin et franchi l'autre mur... courez! courez! » — C'était Paolo, notre Paolo, sous la robe d'un novice. — Il avait une bouche d'or et de belles raisons. On promit de payer ses dettes à condition qu'il renoncerait à réclamer des droits qui ne lui revenaient pas et qu'il prendrait l'habit. Le porporato-intervint, et pour convertir le garçon, il lui fit faire une bonne retraite... Ahi! Mettez donc le vent en bouteille... Pst! un matin, la cellule était vide, était parti pour l'Amérique. — Pour l'Amérique! s'exclamèrent les deux Franciscains. — A l'autre côté de la mer, répéta Giovanni. Il y resta cinq ou six ans- ai revint comme un oremus, tout penaud, tout sanctifié. Il peignait des tableaux d'église. Son oncle le tenait dans l'œil, sachant bien qu'il était du-sang des Vaga-rolo, et du bon ; il en voulait faire un abbé en attendant qu'on lui mit les bas rouges... Eh! bas rouges ! Paolo chassait de race et aimait mieux les jolies filles... Un jour... — On vous aura conté celle-ci... quand il avait troué deux sbires... — Racontez, racontez, s'écrièrent les deux cavaliers. — Une affaire de couteau, reprit le guide, deux sbires troués à fond, parce qu'ils avaient regardé de trop près dans ses affaires de cœur. Il fallait se mettre à couvert, Paolo le savait et s'était sauvé chez un vieux ramoneur. « Donne-moi ta veste et ta culotte, lui dit-il, en entrant, et prends ma montre. » L'ouvrier ôte sa guenille. — « Il faudra me sauver, lui dit Paolo, qui change de costume et se noircit les mains, la figure et le cou. Vous direz que je suis de Bergame et depuis peu votre apprenti. » Mais le patron réfléchissait et craignait une mauvaise affaire : « Pour cela, non, reprenez votre montre. » « Chacun pour soi, dit Paolo, marché conclu. » Le voilà dans, la rue, en ramoneur. Paolo parlait le bergamasque aussi bien qu'Arlequin..'. Que ne savait-il pas? Il se mêlait aux groupes de la rue : « Eh bien, qu'y a-t-il donc ici? » Et il prisait d'une tabatière qu'il avait trouvée dans sa veste. « Ce qu'il y a? D'abord, d'où venez-vous? lui demande un gendarme. » . — « D'où je viens? Moi, je viens de Bergame. » Paolo tire sa tabatière : « Vous n'en usez pas? » t — « Je demande à voir vos papiers... » — « Je n'ai pas de papiers, mais j'ai du bon tabac... goûtez! » Pst! toute la tabatière au visage, un ricochet, deux ou trois bonds. Du ramoneur on ne vit plus que les talons. Son intention était de gagner le couvent des Bénédictins et d'y chercher asile. Mais on avait prévu le cas. Paolo dans les mains de la police, c'était comme une loutre dans l'eau, ça mordait, ça plongeait, puis ça reparaissait au nez d'un cardinal pour se foire donner la bénédiction (i). Allez tirer le lièvre cuit! Le couvent se trouva cerné et le fuyard n'eut que le temps de se jeter dans une maison, de franchir l'escalier et de se cacher au grenier dans le foin. Il y resta deux jours sans nourriture. Mourant (i) Les cardinaux avaient le droit de grâce. de faim au bout de trente-six heures; il sort par une lucarne, longe le toit, descend par une gouttière et s'en va plonger dans la cour d'un charpentier qui faisait un cercueil. On lui donna du vin, on le prit en pitié sans toutefois le connaitre. Tout à coup Paolo se ranime, jette à bas sa veste, son chapeau. « Je suis le prince Vagarolo, vous allez me fourrer là-dedans. » — « Dans un cercueil? » — « Dans un cercueil, et vous me porterez au couvent des Bénédictins. » On le crut fou, mais Paolo avait une bouche d'or, comme je vous l'ai dit, il avait aussi des brillants à sa chemise pour enjôler le charpentier. « Je vais faire une cheminée, » dit celu'-ci, prenant son vilebrequin, et il se met à forer un trou dans la bière. Paolo sp couche au fond, le couvercle dessus, sans clous, et en avant! La boite est portée au couvent, déposée on ne sait comment; les porteurs avaient disparu, laissant là leur fardeau. Est-ce une erreur? Le concierge appelle. « On se sera trompé d'adresse, » dit l'un des moines, « mettez cela hors du chemin. » — Le concierge soulève la bière, pâlit : « Le mort y est! » — Comment le mort? — L'un se met à la tête, l'autre au pied, lève la bière : « Y sommes-nous ? » Tout à coup le couvercle saute et les deux de lâcher. « C'est le diable! » — On court, on crie, on se bouscule, niais Paolo courait derrière eux : « Arrêtez! arrêtez! Je ne suis pas le diable, je ne suis qu'un nègre vivant. » Le père Anselmo fut pris d'un tel accès de rire que tous ses pendentifs s'en agitèrent. — Et votre Paolo que fit-il? demanda lady Champney qui s'amusait de ces histoires. — Ah! ce qu'il fit? Il en fit d'autres, et encore d'autres, j'en pourrais raconter jusqu'à demain. Et Giovanni continua de débiter ses anecdotes, souvent interrompues par les exclamations que lui décochait l'auditoire de plus en plus intéressé. Quand se montra le clocher de Terni, Paolo Poli avait pris l'importance et la forme d'un héros de légende, c'était à croire qu'il n'avait jamais existé. — Paolo est mort comme un saint, dit le padre Girolimo, en fermant son parapluie rouge, il sera pardonné. — Son frère Luigi vivait on ne sait où, en Corse ou en Sardaigne, ajouta Giovanni, je ne l'ai jamais vu. Paolo n'avait plus un écu et, traqué, il s'était mis avec de mauvais gars. Il savait imiter les écritures et copier des tableaux qu'il vendait pour de vrais, tant il était subtil. Il aurait attaqué la nuit une famille anglaise pour enlever leur fille et se serait fait massacrer dans la campagne de Rome, à ce qu'on dit. Mais on dit tant de choses... on saurait le nom des personnes. La vérité est que Paolo aimait les belles demoiselles et qu'il avait voulu séduire l'Anglaise comme il en avait séduit d'autres; elle résista. Il s'en fit du chagrin et, buona sera! il se tua pour en finir. — Je dis qu'il est mort comme un saint et ce fut au couvent de Monterosi, sur la fin de Tannée dernière, riposta le moine franciscain. Tout à coup le moine pousse un cri. Lady Champney se trouvait mal. Comme une fleur qui .se brise, elle s'était penchée sur la selle, pâle et ■courbant la tête. Ce fut une grande confusion pendant quelques instants ; il fallut la descendre de cheval et la porter sur le talus, frotter ses tempes avec du vin. Ranimée cependant, elle se remit en selle au bout de quelques minutes, mais dans un effrayant désordre moral et sans trouver un mot d'explication pour justifier son. malaise. Elle fouetta son -cheval et, suivie de sir William Champney, ils devancèrent la chevauchée dans un tourbillon de poussière. :.——t^V % • * * * Aucune allusion ne fut faite à cette singulière aventure. C'est à peine si le baronnet parut remarquer l'agitation de Vincenza. Il affectait même la gaieté dans le tête-à-tête. Deux ou trois jours après l'algarade, les nouveaux mariés revinrent à Rome, par suite d'une invitation pressante de Mme Pichler, qui désirait les consulter sur certains travaux exécutés à la villa. Elle y avait transporté ses dieux lares et peignait un boudoir en style pompéin. Soit que le style déplût au gentleman, soit que la perspective de sa pseudo belle-mère n'ajoutât rien à sa félicité, il montra peu d'enthousiasme et décida qu'il partirait pour Londres, désirant présenter Vincenza à sa famille. En attendant, il s'installa dans son ancien appartement; c'était, disait-il, un moyen d'éviter les visites et les réceptions. Pas plus tard que le lendemain, Champney s'équipait pour la chasse, annonçant à sa femme qu'il ne rentrerait pas avant deux jours. La jeune femme s'en émut, mais il prétendait être en retard. sur un vieux péché de jeunesse et se montrait si impatient du plaisir de la chasse qu'elle finit par s'en réjouir. Il alla droit à Sette-Vene, secoué comme la première fois dans un modeste carettino, avec un bruit de vieille ferraille. Mais que les temps étaient changés! et combien cette campagne, monotone autrefois, lui paraissait éblouissante, rayée par l'aube en ce moment et revêtue d'un beau gazon vert. A Sette-Vene, il changea son costume de chasseur, car il ne tenait pas à rappeler sa première visite et il partit pour Monterosi. Bien qu'écarté du chemin, le couvent recevait parfois la visite de quelque peintre. On y venait voir un tableau duCaravage. — Ce fut là le prétexte à son introduction. Un frate lui montra la bibliothèque, l'église, et le promena dans les cloîtres. N'osant se confier à un subalterne, Champney se contenta de quelques allusions au sujet des pierres tumulaires et des inscriptions qu'il rencontrait sur son passage. Mais il apprit que depuis cinq ans personne n'était mort au couvent. On y vivait très vieux, disait le cicerone, et il montrait par la fenêtre des moines à barbe grise, en train de faucher l'herbe sur la pelouse du couvent; d'autres jouaient aux boules avec une verve de collégiens. Ils sortirent pour voir les joueurs. L'un d'eux se distinguait par sa vigueur et son adresse : plié en deux comme un joueur de disque, le cou tendu et la jambe en avant, le moine mesurait la distance tandis que, sur deux rangs, le reste de la bande suivait avec anxiété la course de la boule et poussait des acclamations. — C'est un Anglais, les Anglais sont adroits, fit le guide, en souriant au gentleman. Le visiteur palpa sa bourse, mais il fallait voir les étables, le potager, traverser des allées de ma-ronniers. Champney marchait distrait, ne pouvant parler au prieur et se voyant frustré dans ses recherches devenues inutiles, d'après tout ce qu'il entendait, lorsque, par un sentier oblique il vit pointer un moine, sec et tout d'une venue, comme ces figures gothiques en bois de chêne. Entre ses longs doigts effilés il tenait un gros livre et lisait en marchant, remuant de jeunes lèvres, qui découvraient de belles dents blanches. Voici notre joueur de boules, dit le frate. Le liseur releva la tête et s'arrêta devant l'étranger. Deux taches rosées apparurent au sommet de ses joues, ses lèvres se décolorèrent, une pâleur mortelle envahit son visage, comme si tout le sang se figeait. Il passa, saluant en courbant la tète. Champney ressentit une forte secousse. Dans ce pâle jeune homme il avait reconnu Vicosi ou John Burn, quoique rien ne ressemblât moins au John Burn d'Orvieto, si ce n'est, au fond des yeux caves, un regard séduisant, plein de supplication. Autour d'un Chevalet — Comment appelez-vous ce moine? demanda Champney. — Fra Cipriano, dit le guide; il est venu de l'Angleterre. Champney sortit. Il marchait, il marchait, sans songer à rien, surpris comme on l'est par une chose étrange et qui dépasse le cercle habituel. Il revint en toute hâte à Rome, impatient de revoir Vincenza, comme s'il eût craint en son absence quelque danger. — Je viens de Monterosi, lui dit-il en rentrant, ce padre Anselme avait raison, Paolo n'est plus de ce monde, il est mort comme un saint. Et comme Vincenza pâlissait et demandait des explications : — Il te doit son martyre et je lui dois d'être un heureux mari... Il embrassa Vincenza avec plus d'effusion qu'à l'ordinaire : Je n'ai pas eu assez de sympathie pour ce garçon, dit-il. On parla d'autre chose. La baronessa avait attendu son mari à diner, il y avait ce jour-là un salmis de bécasses. Le baronnet pourtant ne se sentait pas d'appétit, en dépit du voyage et du violent exercice. Il trouvait le vin fade, la viande trop fraîche. L'inappétence Autour d'un Chevalet s'étendit jusqu'au thé, si bien que, se couchant, le baronnet s'en vint à s'inquiéter. — Je me demande, disait-il, si je ne me suis pas un peu pressé d'acheter cette bicoque de Villa Giove, car enfin nous ne sommes Romains ni l'un ni l'autre, ma chère amie. — Je serais très heureuse en Angleterre, répondit la jeune femme. La chose en resta là. Mais Vincenza, qui brûlait du désir de voir Londres, activait les préparatifs du départ. Un beau jour, on apprit que les nouveaux époux étaient en Angleterre. Il y avait de sourdes rumeurs autour de ce départ. Le nom de Paolo Poli retentit tout à coup, on ne sait d'où, comme un écho perdu, se propageant,'emplissant les salons en quelques jours. Il s'était tué par amour. On citait la localité, la date. L'héroïne était lady Champney. Effrayé, dès ces premiers bruits, le docteur interrogea la dottoressa qui, ne voulant pas lui laisser l'honneur d'avoir fait le mariage de Vincenza, avoua tout ce qu'elle savait. Mais le nom de Poli réveillait d'anciens souvenirs. On accusait le porporato — il était mort heureusement — d'avoir délaissé ses neveux. Et Dieu sait ce que l'on disait dans-cette ville désœuvrée et cancanière, où le moindre prétexte mettait en mouvement de légitimes récriminations contre l'arbitraire. Le suicide de Poli devenait une expiation qui relevait la malheureuse victime aux yeux des honnêtes gens, en lui donnant un caractère moral, lequel expliquait en même temps la sympathie de Vincenza et la complicité inconsciente de Mmc Pichler. Parmi les artisans de cette apothéose, il n'en était pas de plus ardent que la Jucunda, car elle profitait largement de la publicité et craignait, d'un autre côté, de voir mettre en défiance sa vigilance de tutrice. Monsignor, lui, faisait la sourde oreille. Il se contentait de prêcher la tolérance et le pardon. Un criminel n'a pas de désespoir, car sa conscience est nulle, et ce Vicosi, d'après l'avis du docteur, aurait été un homme très bienveillant, doux, plein de mansuétude. Or, le respect d'autrui n'est-il pas le premier indice et la base de la conscience ? Ainsi parlait le monsignor. Le pauvre Randolo ! on en fit un héros. Pendant ce temps, lady Champney chassait à courre dans le comté de Kent. Elle reçut la visite de l'oncle et de la tante au mois de juin, alors qu'elle était revenue à Londres. Le docteur était malheureux du départ de sa nièce, mais il comprenait la situation. Vincenza le pria d'occuper la villa, au besoin de la vendre, car son mari projetait de passer l'hiver, soit en Espagne, soit à Alger. Rentrée à Rome, la Jucunda lit d'abord quelques frais d'appropriation et s'installa complètement au monte Mario. Elle avait un bel atelier au deuxième étage, un salon au premier et couchait dans le lit à baldaquin fait pour les jeunes époux. Et comme nul acquéreur ne r.'était présenté après cinq ou six mois, afin de donner à l'immeuble une plus grande valeur sans doute, elle fit écrire en lettres d'or ces mots sur le fronton : Villa Jucunda. Le nom de Poli s'éteignit. Depuis plusieurs années il n'en avait pas été fait mention dans l'entourage de M. Champney. Mais il arriva que le baronnet, voyageant en Hollande et visitant un jour l'hôpital d'Amsterdam, s'arrêta devant un malade, frappé de sa physionomie. Il croyait avoir reconnu son ancien voiturin, le galant Pietro. Il était couché sur le dos, encapuchonné d'un mouchoir, et respirait, la bouche ouverte, d'une respiration obstruée, l'œil éteint, le nez bridé sous une peau luisante. Un scapulaire et deux médailles pendaient à sa poitrine. — C'est un malheureux joueur d'orgue qui a cassé sa manivelle, dit l'infirmier. Il est inscrit au livre sous le nom de Luigi Poli. Champney lui adressa quelques mots d'italien, mais ne reçut point de réponse. — C'est un homme très dévot, reprit l'infirmier, il a même un frère au couvent. — Et son oncle était un prélat, dit Champney. Tirant sa bourse, il prit un louis et le glissa dans une chaussette qui pendait au lit du malade. — Ah! vous le connaissez? fit l'infirmier. — Si je connais les Poli ! C'est une famille de saints. Sir William Champney se retira, laissant l'infirmier dans un grand étonnement. Deux ou trois jours après, parcourant Y Amsterdam-Courant, il vit au nécrologe le nom de Luigi Poli. Ainsi finit le voiturin. - - r - -, " , —— - I f I ' : .................,, ; Des presses de £t A. Godenne, Editeurs à Matines.