LA NATURE Eden, principe et fin des dieux qui dorment en nous LA NATURE L'ILE VIERGE Dans 1'or et 1'émeraude paissent les génisses sacrées, choisies pour perpétuer la race blanche d'Eolie. Un sang rosé luit a leurs naseaux. Elles lèvent des visages de jeunes déesses. jouets d'une métamorphose. Toutes les dix eurent des tnères belles et renommées, nées comme elles au bord des eaux, dans les limons verts. Un air aro- matique et sucré nombreusement distilla leurs vernis nuptiales. Elles sont les vierges promises au royal amour ; en mouvant ses entraves, Ie tau- reau mugit a leur odeur. Elles vont, fauchant en cercle la lavande et Ie serpolet ou bien, sous leurs soles saccadées, Ie pré tremble. Lasses ensuite d'ébats, leurs fronts lourds fléchis vers les fanons, LI Ie Vieige iI. II. E V I KR C, F. elles goütent de longs assoupissements gorgés. La-bas coulent les eaux, flottent a la dérive les brouillards lumineux. Des clótures les isolent ; elles y demeurent parquées loin des taures déja müres. Les boeufs aussi sont blancs, dans 1'herbage profond et clos. Les cornes en demi-lune, hauts et rablés, ils marchent gravement comme les fils du soleil ; ils émergent comme des monts de froment de la courbe des plaines. Seules, les gé- ni^es sont plus éclatantes : elles ressemblent a de larges et charnues nymphées ondoyées de lait. Et cbacune a un iiom, toutes croissent pour la dilection du maitre. Cependant 1'heureux Eté mollit les vents. Le sol bout sous Ie soleil oblique. Toutes les herbes, dans 1'immense vie trépide de la prairie, vibrent et dardent comme des flambeaux. Au loin la forêt mas-ive, aux lourdes orfèvreries vermeilles, aux silences bleus, suggère les Force- éternelles. Lacommence le végétal géant, la gloire des hauts arbres centenaires. Et c'est une après-midi des jours aimables de la terre, sous des airs subtils. La canicule a cessé d'aboyerdans lescoucbant> roux : il pleut un or brillant, léger, sur les flouves et le troupeau. Voici que les grands boeufs blancs -eI ]. i I.F. vi ERGE. 5 dirigent vers la rivière et les vaches les suivent, aux robes impareilles et chatoyées, car la race d'Eolie seule est blancbe. Un long temps elles hument les bromes humides avant de plonger au courant. Le déconrs solaire, après les taons san- gla'nts et le midi acéré, les adjuve, leur verse une paix merveilleuse; toutes ensemble cornent vers le- étables. Et tres loin, un pipeau pastoral leur répond, agile, moqueur comme le vent ironique dans les roseaux. Mais plus haut, dans un fris-on bleu. vibre et vire le grisollis de 1'alouette. Des fumées commencent d'onduler entre les cimes.; le sarment pétille aux atres, c'est 1'heure oü, sous le toit de Bar ba, s'activent les apprêts de la cène ultime. Alors une senteur de bois s'évapore, évo- cative de mceurs simples, d'assemblées familiale- et de huttes forestières. Elles montent. les pe- tites fumées, vers les mies annelées, comme les bandelettes oü tantót s'ensevelira le jour. Il flotte des voiles a la dérive, des pavillons de soie par- dessus des jardins de nacres, dans les gouffres lim- pides. Le >oleil lentement s'abime, un long rais glisse de proche en proche, unechaleur dernière qui plane et s'étend. Et tout le ciel fleuri de roses ensuite s'effeuille et se fine en clartés mourantes oü les vierges génisses rosissent, oü flambe laL 1LE VIERGE. corne des hauts boeufs. La terre en amour fume comme une cuve. L'aigre et vif pipeau s'est rapproché ; il semble venir du fond des ages. Comme Ie cri du grillon, il monte de la terre, il frémit au cceur des chênes, il remplit Ie soir innocent. Bientöt un doux jeune homme apparait a la lisière des bois. Il s'avance dans la savane parmi les bêtes du troupeau, et toutes le'suivent comme a un signal connu, il les mène vers les étables. Les grands bceufs seuls de- meurent parqués proche des citernes et des abris de chaume. Il n'en vient qu'un, patriarche barbu, pareil a un hiérophante. Celui-la pénètre chez les génisses et, par Péchalier leve, les fait sortir, sou- mises. Ensuite, avec les vaches, elles longent les avenues. Et toujours Ie champètre musicien va devant, frölant du doigt son roseau mélodieux. Il marche parmi les haleines chaudes et les naseaux fumants comme en un brouillard. Son front bou- de et roux domine Ie troupeau, il a des yeux cou- leur de soir et d'innocence. Enfin Ie porche est franchi ; les cornes, par-dessus les huileux paillers, emmêlent un bois épais et sonore. Le beau patre alors se tourne vers les demeures. II module un air plus pressé et qui s'impatientc Sa jeune ame rit et vibre dans le vent des mu-L'il.E VI ERGE. siques. Des seuils, comme un vol libre d'hiron- delles, presque aussitöt s'échappent trois enfants divines. Or, Ie soir étant tombe, ils vont ensemble vers les eaux, selon Ie commandement de Barba, père d'Éolie. Florie, Hylette et Élée marchent devant en nouant des danses et se tenant par les mains. Sylvan, attentif a son pipeau, gravement les suit comme un petit faune des ages. Une agrafe légèrement retient a leur épaule les plis droits d'une tunique : comme la poussière d'un van, elle ondule et flotte autour de leurs corps vermeils. Et il n'a qu'un sayon a ses membres, il s'avance mi-nu dans les ombres roses. La chanson rustique, sous ses doigts mobiles, s'alentit ou se précipite, selon Ie rythme des danses, et il imite aussi Ie guilleri des oiseaux. Ainsi jouant du pipeau, il les guide vers la rivière. Une joie ingénue alors les émeut. Elles rient de s'apparaitre lumineuses sous les saules des berges. Maintenant Ie pipeau a cessé d'ébruiter la petite ame pastorale : Ie vent nocturne doucement soufflé aux grands iris. Sylvan Ie premier s'élance au frisson froid des eaux. Florie et Hylette font envoler leurs tuniques comme des flammes légères, et seulement Élée s'attarde, masse entre ses poings ses noirs cheveux, comme la torsade d'un8 I. il. E VIERGE. casque. Toutes trois enfin piongent : leurs corps charmants sinuent, ondulent d'une grace sub- tile de longs poissons d'or. Quelquefois un jeune sein aigu pointe, fleur de la nuit et des onctueux limons. Leurs mains par-dessus la rivière re- muent un brouillard d'argent. Et tlsnesavent pas qu'ils sont nus. Une trompe, sous Vesper soudain apparu, sonne du cóté des demeures. Alors c'est comme une fuite de nymphes surprises par 1'aurore. Leur nudité finit d'étoiler la molle ténèbre. Il n'est plus que leurs sceurs tres belles et éternelles, les Pléiades, dans Ie vertigineux ether. Sur 1'eau vive qui les ondoya voici les tuniques en hate ragrafées. Et Ie pipeau bavard va devant : elles s'en retournent en dansant et se tenant par les mains. Barba les attend sur Ie seuil. Les neiges ruis- sellent de ses tempes et de ses joues jusqu'a son torse vigoureux, comme un été des Alpes reverdi sous les glaciers étincelants. Quand il léve la main, cette main semble couvrir toute 1'ile. Ce vieillard sans doute connut les matins du monde; il vécut parmi les éléphants blancs, brahme pen- sif qui sait parier aux ëtoiles. Il les voit accourir, telles des chèvres mutines, et sourit de leurs cein- tures dénouées, car il ne leur apprit pas la pu- mI. 1LE VIERGE. deur, fille du péché. Leur chair fleurit adamique sous les constellations comme aux innocences d'Eden. Tous les quatre 1'entourent : il caresse leur nuque humide, et ensuite il les précède vers la table éclairée par les flambeaux. Nul faste d'argenteries, mais d'amples boa- quets aux nuances d'arc-en-ciel, aux fragrances de champs mürissants,la moisson des flouves que tiédit encore un parfum de soleil. Barba prend place au milieu, sur un siège plus élevé que les autres. A sa droite il a Florie l'ainée, a sa gauche Hylette la seconde, et Elée est venue ensuite et s'assied prés de Sylvan, devant lui. Les portes sont restées ouvertes : il entre six Pauvres aux durs visages corroyés, aux corps de silex comme d'anciennes globes pétrifiées. Ceux-la sont la tribu nomade et primitive, plus forts que la mort et les famines. D'un signe Ie Père leur commande de s'asseoir. Personne ne rit de leurs faces cortiquées et velues, de leur paumes rigides qui, en se fer- mant, font un bruit de galets broyés. C'est la coutume chez les Barba qu'il y ait aux repas du soir un égal nombre de sièges pour les lointains pèlerins. Peut-être tous les dieux exilés n'ont pas fini d'errer chez les hommes. Alors Eumée, Ie vassal ami, Ie serviteur usé d'ans et d'offices, ap- i.7, II. E VIE RGE. porte les fumants et friables tubercules odorant 1'humus. Il boite en marchant; une ruadedecheval Ie fit cegipan comme ses frères antiques des forêts, et il a en outre leur oreille effilée et chevelue. A chaq uu pas, Ie plat parait sur Ie point de chavirer, mais ses mains Ie serrent avec force. Des pêches, des gateaux de miei achèvent Ie repas frugal. Et les cruches a mesure épanchent une bière blonde dans les verres. Barba promulguale régime primordial, par res- pect du boeuf ami, des bètes a la vie pourpre. Il estimait Ie sang séditieux, chargé d'aromes ver- tigineux et lourds. Or un péché de démence et de luxure longtemps dévasta la race des Barba. C'est pourquoi Ie maitre d'Éolie proscrivit les rouges holocaustes, espérant ainsi conjurer 1'acre legs. Le meurtre et la mort s'arrètent donc aux portes de la maison ; les convives ignorent les hoquets sanglants ; ils ne connaissent pas davan- tageles colères du vin et le funeste alcool. Mais ils mangent toute nourriture venue de la terre et boivent les sucs du houblon, comme en un re- tour aux ages d'Agni. Le Vénérable maintenant regarde ses enfants et les interroge. — Toi, fleur de mon hiver, ma Florie, qu'as-tu fait tout ce jour ?L1LE V1ERGE. — Père, les servantes barattaient Ie beurre. Il y avait cent vaisseaux de lait, jusqu'au soir je suis restée a les surveiller. — Bien, fille... A ton tour, parle, toi, blonde comme les seigles, chère Hylette. — J'étais avec Florie. C'est moi qui tenais les balances et pesais les pains de beurre. Il y en avait tout un mont. Et ensuite nous avons détaché les plus larges feuilles de nos vignes, nous en avons enveloppé les pains. A 1'aube, ils partiront pour la ville. — Tout est bien... Et toi, Elée, ma vigne noire, parle avec franchise, qu'as-tu fait? La voix de 1'enfant dit en rêve : — Père, il y avait une voix dans 1'ile... Ensuite il se tourne vers Sylvan. — Maintenant, fils cher, je m'adresse a toi comme au jeune chef de ma tribu... Quels travaux signa- lèrentta vaillance? — Père, Ie taureau ce matin s'était déchainé. Je me pendis a ses cornes. Ensemble nous volions par les cours. Alors les hommes arrivèrent : on lui remit >es entraves. Je maitrisai aussi Ie bel et vierge étalon qui s'appelle Heraut. Pour la première fois je Ie sentis ffémir sous moi, docile et soumis. Puis je visitai, selon tes ordres, les mois-12 1,'il.E VIERGE. sonneurs. Tout un champ déja était tombe sous leurfaucille. Enfin, en jouant du pipeau, je rentrai Ie troupeau ami. Sylvan a parlé avec simplicité. Cependant, en evoquant 1'exploit du taureau et du beau cheval indompté, sa narine frémit, un sang ardent lui empourpre les tempes. Barba remue sa barbe blanche et dit : — Fils, sois loué : tu agis selon mon cceur. Or voici Ie temps venu des choses héroïques. Le pi- peau est un bruit trop léger pour ton age de- jeune homme. Recois donc de mes mains l'ern- blème viril, le cor rythmique et dur. Ou'il soit pour toi le symbole de la force et de la joie : sonne au travers ton ame libre dans les horizons d'Eolie. Maintenant aussi je te donne Heraut comme un frère, toi qui le méritas par ton courage. Il se léve et détache du mur le cuivre cou- leur de soleil. Ensuite il le passé aux épaules de Sylvan et celui-ci estdebout, grandi d'orgueil sous sa crinière rousse comme 1'aoüt des moissons. Ses sceurs 1'admirent et ne le reconnaissent plus : déja il a 1'air d'un héros. Chacune a son tour sou- léve le cor, elles s'effraient de son poids. Lui seul, d'un geste magnifique, le brandit sous les flam- beaux.LA LECON DU COR. 13 Barba fait un signe. Les six Pauvres quittent leurs sièges ; il leur souhaite Ie bon sommeil. Et les plantaires que rapa Ie caillou des routes, les visages tannés de pluies et de soleils s'en vont vers les granges. Dans les foins odorants, dans Ie du vet et la fleur de la terre leur ame lasse se dé- tendra et rèvera d'arcadies. Puis Ie Vénérable bénit sa race. On emporte les flambeaux. Et une joie profonde apaise les demeures, comme la fin d'un jour des temps. LA LEgON DU CÜR Au gouffre pale, Vénus s'évanouit. Un sang de roses et d'ceillets infuse Ie ciel. Les cimes, aux lisières de la silve, longuement fument. Et des vapeurs nottent au ras des prairies, des soies 011- duleuses et légères. Lé vent ensuite s'éveille, un soufflé monte de la fraicheur des eaux, un frisson profond, tres doux. Encore une fois la nuit est déliée. Dans Ie mys- tère quelqu'un a fait un geste. Maintenant des archipels d'améthystes et de rubis dérivent, tout Ie ciel en marche roule une atlantique dor et \'4 L il. F. VI 1', RGE. de pourpre. L'Orient s'embrase, volcan de fleurs, roue de feux, rosace des basiliques. Alors Ie pré mugit, les grands bceufs blancs cornent vers Ie Père glorieux. Et les seuils tremblent, une ru- meur puissante emplit les étables. Le bouvier, d'un pas lourd, va lever les barrières. Le bceuf patriarche apparaitd'abord, ramenant les fraiches génisses vers 1'enclos ; quelques-unes déja se tourmentent d'amour et meuglent; et le troupeau sort ensuite, immense, avec ses belles robes bigarrées, lavées de brouillard bleu. C'est 1'heure aiméedes bètes: la rivière tièdement bout. L'ai- guail avive le sel des gramens. Au ras du pré fument les naseaux, tournent les langues roses comme des faux, et les pis veinés ont 1'air de fleurs de lait. Des ombres agiles errent, les lapins gris, les lièvres roux, amis des troupeaux. Cependant la vie s'enfle, bourdonne d'un ronflement de grandes eaux. Les dures corneilles, les pies stri- dentes, le loriot siffleur ont dispersé la nocturne chouette. Du cóté des demeures le cor soudain sonne le jour nouveau. Il roule, tinte aux fenêtres des tours, expire dans les bois. L'n cri derrière les vitres, farouche et clair, aussitót se raidit dans un effort de réveil. Le cor ne sonna qu'une fois, déja une petite ameI IA LECON DU COR. 15 guerrière s'éveillë dans les demeures. Et Pune cria : Hilléï! La seconde: Hïa! Élée a crié : Hi! La oü ronfla la voix héroïque, il n'y a plus én- suite que le silence. Mais, violent et prompt, le cor renait comme le tonnerre d'une forge, comme un choc de mé- taux. Il attise le bruit et la lumière, il martèle du soleil, il sème des tisons écarlates sur le che- min. Ouelle bouche s'y déchira, ivre de gloire et de fracas? Vers 1'Occident il cornelemeuglement d'un taureau rué. Ensuite il se déchaine vers le le Nord, il halette vers le Midi : tout 1'espace file dans ce soufflé immense. Et 1'effroi des paons rouant a la crête d'un mur aigrement discorde. l'n éventail de pigeons s'éploie et bat d'un tu- multe bariolé les toits. La folie des grèles pou- lains s'épare, hennissante, parmi les cours. Le cor dor et de s »leil tourbillonne comme une roue, il va par echts dans la plaine, il cogne le sol et rebondit au ciel. Il rugit comme un lion vierge. La forét longuement vibre et gémit, les feuilles volent sous des fuites d'oiseaux et toute 1'ombre s'est dispersée. Ainsi un jeune dieu appa- raissait auxtemps fabuleux. Alors encore une fois les trois cris comme un stylet vermeil raient les airs : Hilléï! Hïa ! Hi! Et le cor joyeux broiei6 I. il,F. VIE RGE. du cuivre et fanfare. Il passé dans un vent d'orage, il roule dans une crinière de soleil. Une ame magnifique le propage a travers 1'ile entière. La terre tremble, les hêtres frissonnent au galop d'une croupe ardente oü rebondit un torse mi-nu. Et 1'élan souple de six grands lévriers va devant comme un nuage de neige et de grêle. Hilléï! Hia ! Hi 1 Un vent léger de tuniq présent rase la berge. Une flüte siffle aux roseaux, moque le cor héroïque et dur. Et dans les saules un oiseau a chanté la chanson d'innocence. Alors il passé un air subtil. L'heure candide sur les écharpes dénouées met un émoi bleu de clartés. Trois chairs nues, trois frissons divins ont fleuri la rivière. Elles ondulent et se poursuivent d'une grace subtile. Et se jouant elles s'appellent Florie! Hylette! Elée! Les noms volent comme des abeilles antiques dans la clarté des bouches; des rires lumineux glissent aux ors et aux roses de 1'eau. Mais Hylette tend 1'oreille. « Mes sceurs, a'avez-vous plus rien entendu ? Le cor rouge en un spasme tout a l'heure expira au fond des bois. » Hilléï! Hïa! Hi! Et le cri, comme un vol de cy- gnes sauvages, une dernière fois s'effile au ras des roseaux. Soudain, ehevelu de soleil, par-dessus la berge leur apparait Sylvan monté sur Heraut. Le LA LECON UU COR. 19 cor luit dans ses poings, couleur de joie et de gloire. A peine il y souffla son ame magnifique, déja il a Ie visage d'un autre homme, il ressemble a un jeune roi inconnu. « Quoi! s'écrient-elles, ce serait la notre frère Sylvan? » D'un cabrement hardi Ie héros enlève la béte ailée. Un long fracas rompt les eaux et meurt aux confins d'Eolie. Les cheveux et les crins emmêlés, ils fendent Ie cours et nagent vers les corps charmants, la-bas joail- lés de perles vives. L'effroi mutin des petites nymphes aussitöt fuit; a larges brassées elles refoulent Ie flot rapide. Mais tout a coup Ie cor barbare et rauque a sonné la victoire : il ricoche en palets d'or sur la rivière; et Hylette est vaincue. Sylvan par les épaules la plonge aux re- mous sonores. Alors s'afflige Ie dépit jaloux d'E- lée : « Pourquoi la poursuivis-tu plutót que moi, traitre Sylvan ? » Elle quitte les eaux et, tordant ses cheveux, elle va s'asseoir sur la berge comme une petite Andromède. Tous trois 1'invoquent. « Reviens, ó boudeuse Elée. Sans toi il ii'est plus de jeux. » Mais elle roule aux herbes son flanc irrité et bat la terre : « Je te hais, Sylvan qui me préféras mes sceurs blondes ! » Sous Ie poitrail du cheval Heraut s'eiTrangcnt et tourbillonnent les écumes d'argent; comme des tritones voguent etL II. F. VIERGE. virent autour Florie et Hylette. Leurs cuisses minces sous elles écroulent une chute de nèiges et de roses. Et aucune ne s'apercoit de sa chair impudique, toute claire brandie au soleil. — Cor frivole ! cor funeste ! La sauvage Elée, d'une clameur frêle ainsi niaintenant injurie la voix héroïque d'Eolie. Elle écarté ses crins noirs et les poursuit de ses veux rusés. — Ou'as-tu dit, Elée? — Le cor, ó Sylvan impie, te fit oublier Ie ma- tinal devoir ! Leur jeu cesse aussitót. « Elle a raison, s'écrie Florie. Vois, Sylvan, quelle fut notre folie ! Nous avons méconnu le commandement de notre père. » Ils regagnent la rive, les tuniques sont rattachées, et le fier Heraut repart seul en frémissant le long des berges.Les mains enlacées, tous quatre ensnite se dirigent vers une clairière et ensemble ils chantent le salut au matin. Leurs visages sont tournés vers le soleil. Comme auxchamps de Bac- triane monte lelent cantique. O Forces! ö Joies ! Feux divins ! Terre mater - nelle ! Nous te magnifions! Une éternité en ce jour nouveau renait !LA LECON DU COE. X Salut a la Vie ! Salut a toi, Soleil! Uil vent léger remue les feuilles. Tous les oi- seaux chantent. L'ame de la terre, Ie soufflé pro- fond du bois se mêlent a l'unisson des voix. Aux prés prochains meuglent les taures heureuses. Ainsi chez Barba se sont renouésles temps. Le religieux mystère accompli, ce ne sont plus que des enfants, de libres bêtes de nature courant par les taillis, se déchirant les jambes aux ronces, les joues barbouillées de sang et de fruits écrasés. La tunique ramassée jusqu'aux genoux, elles vont par la rosée les pieds nus, gambadant comme des chèvres. Mais Sylvan leur fait signe. « Écoutez!»Elless'arrêtent, ilembouchele cor. Toute la forèt, en cette clameur sauvage, de nou- veau a tressailli : un fin animal, un corps agile et roux fuit par bonds merveilleux. La-bas, der- rière les clótures d'un pare, vaguent captifs les chevreuils amis de Barba, hótes mysténeux de 1'Ile. Peut-être 1'un deux s'échappa ; avec un cri bref, Sylvan s'est élancé. L'ame du cor héroïquele remplil de fureur. Florie et Hylette demeurent troublées. Mais un rêve de chasses s'éveille en Elée. Sa petite ame farouche bat a ses narines. « Oh! mes soeurs,22 I- il. K VIER GE. courons... Le sang vermeil va jaillir ! » Elles vo- lent par les sentes et toutes trois appellent : « Sylvan ! Sylvan ! » La houle glauque des feuillages s'est refermée. Elles écoutent, tres loin, un froissement de bran- ches, echo d'un rapt dont s'attriste la forêt. Hy- lette gémit : « C'est la voix de Sylvan... Peut-ètre il est en danger... » - « Non, dit Élée joyeuse- ment, c'est la béte qui rale et rauque entre ses poings. » Et elles demeurent inclinées vers le sol, 1'oreille tendue. Mais voici que Sylvan leur appa- rait, pleurant de douleur et de rage; et il tord en ses doigts le cuivre vain, couleur de meurtre et de gloire. « Elle s'est dérobée! Si seulement j'avais eu mes flèches ! » Elles le regardent charmées, conquises, froides de plaisir et d'envic. ün chasseur de proies, en 1'éveil sanglant du male, se révéla, terrible méme sous les pleurs. Et encore une fois elles ne recon- naissent plus leur frère. Seule Florie a pali, car elle se souvient de 1'ordre paternel. Et elle mur- mure : — Toute chair qui vit tu respecteras. La roue solaire la-haut tourbillonne, broyant les heures. Dans 1'ombre humide, s'effument les fleurs pales du brouillard, Hativement ils se dis-]. A LECON DU COR. 23 persent vers les demeures. Sylvan d'un bond en- fourche le bel Heraut: ensemble ils volent rejoindre les moissonneurs. Le cor sur les routes roule et se broie, couleur de joie et de soleil. Et les trois soeurs s'en vont surveiller les buandières, car c'est jour de coulée. Les cuviers débordent, dix paires de bras piongent aux écumes de la lessive ; vers le soir elles aideront les servantes a herber; le pré sous les pommiers se couvrira de linges neigeux comme un lac de lune. ~A Poudceux et roux, desséchés aux brasiers cé- lestes, leurs pileux tetins a nu, les aoüterons de- puis des aubes scient la seiglière. Jusqu'a la nu- que sombrés dans le chaume, les reins bas et tournants, ils vont par andains, et la claire fau- cille entre leurs poings vire et frappe, constante comme la mort. A chaque coup tombent les che- \ cux glorieux, la toison rouge des étés. Ils mar- chent sur un rang, dix de front, musculeux, les yeux évanouis de lumière, et a 1'autre extrémité un autre rang s'avance. Une grèle de soleil cré- pite a leurs peaux crevassées, ricoche a leurs os de cailloux. Et le sol brüle, les mouches voracesM I. 11. E VI E RGE. boivent la sueur et Ie sang. D'un effort sans hate et rythmique, ils abattent les houles vermeilles. Aucun ne comprend Ie symbole des moissons, les renaissances éternelles, 1'hymen sacré del'Homme et de la Terre. Ils sont les ouvriers mornes d'un sacrifice divin. Leur geste religieux et fatal fauch'e la vie, tarit la mamelle des glèbes. Sous leur- talons Ie champ tourne et poudroie a l'irnitation du van. 1.'enfant Sylvan en riant prend une faucille. 1 ,ts épis lourds mollement irritent sa chair : il goüte un plaisir fort a s'enfoncer au cceur des seigles comme en une autre rivière,comme en der, eaux ardentes et fluides. A brassées il les meut, les refoule, en une ivresse de jeune faune. Il plonge les mains en leurs touffes, les caresse ainsi qu'un p il tiède, la blonde fourrure animale. Et il se re- mémore les veilïées oü Ie père a la barbe d'argent leur révéla la jeunesse du monde et les dieux in- génus. Sa pensee s'éveilte, il se croit revenu aux premiers ages, il rève couché sur la poudre rosé. Des soeurs aussi s'en allaient par les bois avee de jeunes hommes, des filles aux cheveux épandus, flambants comme des automno. En gorges, en courbes la campagne ondule ronde, infinie. Au loin les arbres font ruisselerI. \ LECON IX COR. 25 des chevelures. Et il regarde la bas brasécr la fournaise des froments. Leur or rugit dans 1'éther, comme Ie midi d'un jour sans aubes et sans soirs. Plus pres, les avoines dorment en paleurs vertes d'étangs. Maintenant ses idees se lient : il songe a ses soeurs, aux hanches sinueuses de la belle Florie, comme Ie val a 1'horizon. « La terre donc serait femme, puisqu'elle est chevelue et qu'elle ondule en graces flexibles? » El il rit, il s'étonne de cette suggestion plaisante. Elle n'a fait que passer dans Ie doux, Ie profond eden. Mais il aspire plus fort les haleines, il boit Ie feu de la grande plaine embrasée. I >éja il n'est plus Ie méme enfant, une morsure lui a déchiré Ie flanc. Pourtant rien n'est arrivé, il ne souffre qu'un lé- ger mal délicieux. Et ignorant, amolli, il prend la terre amoureuse en ses bras; la petite défaillance ne dure qu'un instant : il se relève héros, -a jeune ame sonne clans Ie cor couleur de joie et de soleil. Dans les champs le~ chars roulent et d'autres se comblent. Autouï 1'air vibre et trépide, la sueur fume au poitrail des chevaux. Maintenant la chaleur haute a pompé part out les eaux ; une buée vermeille bout aux limites de 1'ile, oscille au vent léger. Et Sylvan, s'étant élancé sbt He- raut, voit la plaine diniinuer sous Ie Vol des cri-26 I. 11.E VI ERGE. nières. Un adroit artisan ameulonne des chaumes. Comme les douves d'une futaille monte la tour ronde, large a sa base, évasée vers la cime. Il admire 1'art de cette construction, la forme con- centrique et rationnelle, comme un cóne autour duquel tournera 1'ouragan. Toute forme aurait un sens en corrélation avec les Forces ? Autrefois il n'v eiit point songé. Le cor lui a fait une ame nouvelle et subtile. Des gars rablés, de sanguines jouvencelles sillon- nent, apportant les moyettes, d'une activité egale. Régulier et cadencé, le broqueteur, droit sur le char, a mesure les tasse sous ses talons. Sylvan s'arrète, observe : il est sans dédain pour ses humbles frères de la Terre, expérimentés au labeur des saisons. Puis la lourde toison vacille, 1'attelage d'un coup de collier s'avance dans 1'arène graduellement déblayée. Mais une lan- gueur anonchalit les varlettes a la vue du beau jeune homme, comme un prince de 1'Eté. La sève lascive les tourmente; elles le regardent avec amour. Alors, sans voir le mal qu'il propage, il délaisse Heraut, les stimule, lui-mème ramasse a grands coups les gerbes. L'efflux poivré des seigles le grise, distend ses narines. Il sent circuler en lui une force merveilleuse, la large vie de la terre, iIA I.KCOX 1>1' COR. 27 i comme un sang divin. Mais bientót ce travail de femme lui répugne; 1'ame du cor en lui se ré- veille. Comme un taurin sorti des étables, il hume Pair, regarde par la plaine avec qui se mesurer. Un adolescent robuste, au front court et canin, lutine une des mercenaires, et la ployant par les reins, cherche a lui dérober un baiser. L'inno- cent Sylvan se méprend sur ses fureurs, envahi d'un trouble jaloux. Et soudain Ie provoquant : - Traitre qui n'as de force que contre une femme! Ose donc venir jusqu'a moi! Le drille rit. Ils se nouent aux aisselles, tète contre tète, comme des bceufs enlacés par les cornes. Chacun par de brèves saccades s'efforce de déraciner son partenaire. D'une fois Sylvan, souple, hardi, s'enlève, passé par-dessus 1 'épaule du rustre. Celui-ci roule, 1'entrainant dans sa chute. Mais d'un coup de reins nerveux, le héros a rebondi et maintient sous son genou 1'ennemi terrassé. Les tacherons ont interrompu leur tra- vail. Du haut du char, le broqueteur, vert sous les ans et autrefois réputé dans la lutte, proclame 1'adresse de Sylvan. Quand, bande dans sa force male, il se redresse, les cris des servantes mon- tent ; car il s'est attesté le Prédestiné. Sur un signe elles s'humilieraient dociles. Mais il n'a souci28 L 1LE VIERGE. de leur hommage et gaiment, ensonnant du cor, repart sur Heraut par les guérets. I.'ETRANGER Au loin grelottent des sonnailles, un char s'avance dans les feux et la poudre, celui-la même qui naguère roulait et tanguait sous sa moisson comble. Le calvanier Ie vida dans la grange, et 1'attelage a présent pour la seconde fois revient charrier la charge müre. Aussitót qu'il a apercu Sylvan fils de Barba, le yoiturin oblique et marche a sa rencontre. — Il est entre un homme tout a 1'heure dans les cours, dit-il. Il a demandé le vieux maitre vénérable. Et ensuite ils ont échangé des paroles violentes. — Cet homme, comment était-il ? — Noir et terrible comme une nuée d'orage. Il parlait aussi et marchait en maitre. Eolie, solitaire, croit dans une paix d'Eden. Barba, pour des raisons justes, a rompu le lien social. Et seulement il vient quelquefois des mar- chands négocier la coupe des bois et la porteeT. ETRANG ER. des étables. Mais nul jamais n'osa élever la voix devant Ie roi de 1'Ile. Inquiet, frémissant, Sylvan sent s'éveiller k devoir filial. Comme la pierre va avec la fronde, 1'acte en lui suit la pensee. A peine il connut Ie cor, déja il a la décision rapide des forts. Heraut et son esprit a la fois volent vers 1'événement. D'abord il est surpris de ne plus apercevoir ses soeurs auprès des cuviers fumants. Il s'enquiert chez les buandières. A la vérité un homme est venu, Barba aussitót a fait rentrer ses filles dans leurs chambres. Un mystère depuis plane sur la maison. La-haut, dans la tourelle, Florie, Hylette et Élée, 1'oreille tendue derrière les portes, écoutent mon- ter un pas rapide. Puis un soufflé bref a travers 1'ais les appelle, frémit : « Soeurs! sceurs ! quelle chose est advenue ? » Florie a reconnu Sylvan. — Nous nc savons. Un homme est entre. Il nous a prises toutes les trois dans ses bras en san- glotant. Aucune de *» nous ne 1'a reconnu et il nous demandait : « Laquelle, ó jeunes filles! s'ap- pelle... ? » Le nom expira a ses lèvres, car déja notre père était devant lui. Tous deux ont poussé un cri. Et maintenant nous ne savons pour quelle faute nous sommes ici enfermées.30 L iLE VIERGE. Leurs voix bruissent comme des oiseaux dans une volière a la vue du chat insidieux. — O Sylvan, s'écrie Hylette, c'est affreux. Nous sommes prisonnières, nous sommes trois pauvres petites prisonnières. — Méchant Sylvan, a son tour dit Élée, toi du moins tu restes libre... Cependant nous ne fimes pas Ie mal plus que toi, ou bien toi et nous, nous sommes également coupables. Et Florie : — Cours nous cueillir des fleurs dans Ie jardin, cher Sylvan. Nous attacherons bout a bout des lacets que nous laisserons couler jusqua toi. Ainsi nous croirons nous promener dans Ie jardin fleuri. Sylvan descend couperau jardin une brassée de chèvrefeuilles. Des rires trillent a la fenêtre, glissent Ie long de la corde qui se balance au vent. Et ensuite il fixe Ie bouquet, 1'assure d'un doublé noeud. — A présent, ami Sylvan, soupire Hylette, nous n'espérons plus qu'en toi. Remonte doucement de peur que notre père ne t'entende, et viens a travers la porte échanger des paroles avec nous : elles nous consoleront dans cette triste solitude. Nous reconnaitrons ton visage a la couleur de tes paroles.LÉTRANGER 31 Bientót quelqu'un gratte de 1'ongle a la serrure. - Est-ce toi, Sylvan ? Il y a tant de bruit dans la maison que nous ne pouvons reconnaitre si c'est toi. — La maison est muette. On n'entend que les rats dans Ie grenier. — Dis-nous alors pourquoi nos oreilles bour- donnent comme si l'air autour de nous était plein de voix. — Ce sont les rats... Tous les rats de la maison jouent dans Ie grenier. — N'entends-tu pas aussi des voix, Sylvan? — Non, personne n'a parlé. — O Sylvan ! il se passé quelque chose de ter- rible dans la maison. Cette tourelle est sonore; il y a des voix qui montent den bas. Mais nous ne comprenons pas ce que disent ces voix. Ce sont des voix comme nous n'en avons jamais entendu. —■ Cher Sylvan, les voix a présent se sont tues. Mais on dirait que quelqu'un pleure dans la mai- son. L'homme avait un visage a la fois triste et terrible. — Il avait une grande barbe rouge, Sylvan. La barbe m'entrait dans les joues et m'a fait ma"l. — Moi, dit Elée, j'ai senti un petit vent tres doux...lLE VI ER GE. — Hélas! gémissent-elles toutes les trois en- semble. Maintenant nous voila a jamais captives. Eumée a retiré. la clef... Nous n'irons plus nous baigner dans la rivière, nous ne verrons plus nos belles génisses blanches. — Silence ! s'écrie Florie, j'entends encore une fois pleurer... Une voix prie et se larnente. Mais 1'ame du cor est restée en Sylvan. Fière- nient il frémit et se révolte : « Un homme ne se larnente pas ainsi... Ce ne peut ètre la voix d'un homme. » Ensuite tous se taisent, anxieux. Et des paroles hautes, ardentes, volent sous les plafonds. — Ecoute, insinueElée, ily a dans 1'escalier une porte. Elle ouvre sur un corridor au bout duquel il y a une trappe... En collant 1'oreille a la trappe, Sylvan, on entend tout ce qui se dit chez notre père. Un silence se prolonge, des instants passent. Et un bruit léger de nouveau s'entend dans 1'es- calier. Elles reconnaissent la voix tremblante de Sylvan. — O pourquoi vous ai-je écoutées? Cachez vos tetes sous les oreillers, mes sceurs, plutót que d'entendre les horribles paroles. Moi, je meurs de les avoir ouïes. L ÉTRANGER. 33 Elles brament comme de petites biches blessées, 5e serrent 1'une contre 1'autre dans la tour mé- chante. — Sylvan ! Ou'as-tu dit ? Mais 1'enfant Sylvan n'entend pas leur cri de détresse. D'un élan, emportant en ses veines la flèche entree jusqu'aux barbes, il fuit Ie long des avenues. Une voix est sortie des entrailles déchirées de la terre ; elle rugissait du fond des destinées comme une béte vomissant Ie sang et la vie. Et il court, il fuit la clarté du soleil ; ses lé- vriers volent sur ses pas, croyant a un jeu, au départ pour les prés et les bois. Mais Ie mal habite Sylvan, la divine harmonie est rompue ; il a percu les livides tisiphones, ouvrières de la passion des hommes. Ilrepousseses compagnons soumis. Leur joie 1'offense, leurs abois stupides, dans sa soif de silence et de nuit. 11 pousse la barrière et va se cacher chez les bceufs amis. Au lac des herbes, au giron profond du dormoir, les lourds ruminants ont fui 1'accablant soleil. Leurs fanons blancs écroulés entre leurs jarrets ployés, ils tournent vers 1'éphèbe leurs lents visages humains. Un seul, Ie plus grand, lage et la majesté d'un chef, est resté debout, sa rugueuse échine droite au-dessus des autres comme un tronc noueux. Il a reconnu Ie34 L 1LE VI ER GE. maitre aimable. A pas graves,en reniflant, il foule le gramen et s'en vient lécher sa nuque émergée des remous verts. Une paix merveilleuse baigne la savane, la fraternité des hommes et des trou- peaux comme au temps d'Arcadie. Et pourtant une douleur la gémit, le cri de la créature frappée dans sa vie. Sylvan pour la première fois se sent malheureux. Les paroles sans trêve bourdonnent a ses oreilles comme des taons. — Douze ans, Sévère! disait 1'étranger, voila douze ans que ses traits charmants se sont pour la suprème fois imprimés en mes yeux. Ce n'était alors qu'un visage d'enfant. A présent je ne pourrais plus la reconnaitred'entre les filles sorties de toi. Est-il une souffrance plus affreuse et qui viole plus étrangement les lois de la nature? Aussitót s'éleva la voix de Barba. — Tu les violas bien plus toi-même, toi qui profanas 1'amour. N'évoque donc aucune des lois obéies par la totalité des hommes. — Songe, Sévère, que nous étions alors des en- fants livrés a leur jeunesse et a leurs ardeurs. Le mal était en nous, un mal déja ancien et venu des profondeurs troubles de la familie. Nous man- quions de force pour le conjurer, tout nousy pous- sait, au contraire : le sang, la maison ravagée par l'étranger. 35 le meurtre et la folie, et plus encore 1'obscure fata- lité d'une ascendance misérableentre toutes! — J'ai taché de détourner le cours fangeux du torrent, dit le Père. Xe détruis pas mon ceuvre, laisse-moi 1'orgueil d'avoir enfin triomphé des Furies. De nouveau la voix sans visage cria. - Ce long et rigoureux exil ne devrait-il pas parier plus haut que toutes les raisons et les dé- fenses? Le don d'oubli sur lequel nous avions toi et moi compté, je n'ai pu 1'acquérir. Les vaisseaux, en me roulant par les mers, ne m'ont pas détaché de 1'enfant qui habite sous ton toit. Jesuis devenu 1'errant, mon lit légitime est resté sans postéritc'. Une destinée me voue a n'avoir d'enfant que 1'impudique et la réprouvée, si pour la nature de telles distinctions n'étaient monstrueuses! Songe, ó Sévère, a cette chose épouvantable et qui at- tente bien plus a la nature que toutes les choses par lesquelle- on dit la nature violée. J'avais une enfant qu'il m'était interdit d'appeler mon enfant, quand toute autre me fut refusée... Elle devint mon tourment, mon inégalable supplice, me brü- lant de toutes les poix d'un amour d'autant plus ardent qu'il me resta inaccessible. - Tu fus le Taüreau furieux de notre race,36 L 1 I-K VIERG E. paria tristement Barba. Un taon te piqua au berceau et est resté attaché a ton flanc. Tu es la dernière cuvée de nos vendanges. O Rupert ! d'horribles fumées teremplissent, ta force rneugle et se meut incompressible. Tu parus né pour vomir en un hoquet suprème ta filiation, pour absorber et 1'épuiser jusqu'a la lie toute la sécu- laire scélératesse familiale. Ces choses-la, je te les dis maintenant comme je les sens, sans mépris el sans colère, mais avec la volonté de défendre de tes atteintes la jeune pousse régénérée sortie d'un tronc pourri, — Toi q 11 i es réputé Ie Juste, suis a la fois exécré et remercié, dit alors impétueusement 1'Étranger, car si tu sauvas 1'enfant, tu me 1'en- levas aussi a jamais. Eh bien, a mon tour, je par- lerai franchement. Pour refouler mes paternelles voix, pour éteindre les braises de mon amour plus fort que la mort, tu as fait valoir un serment qui me fut arraché par la force. Mais nul serment ne tient contre les puissances de la nature. Ecoute donc ceci : je ne ferai rien contre toi; je quit- terai cette maison comme tu me 1'enjoins. Mais, sache-le, Sévère : je reviendrai deux fois encore, et chaque fois je te redemanderai mon enfant. Or la troisième fois unc chose s'accomplira. Car, je I !L ETRANGE R. 37 te Ie dis, Ie meurtre est en moi et je me puis ètre sauvé que par la pitié. Ensuite ils n'ont plus échangé que de brëves paroles. - Au revoir, mon frère, adit 1'Étranger. Et Bar ba a répondu : — Mon frère, adieu. Maintenant il semblea Sylvan que sa vie est Bnie. Il gémit, il pleure, il aspire inutilement k l'oubli. La paix des bonnes abeilles a quitte la niche intérieure, de furieux frelons la dévastcnt Il roule sa tète bourdonnante aux herbes fraiches. Un arome poivré, 1'ame des serpolets et des menthes s'évapore du sol foulé par sa pcine. Le vent aussi lui apporte 1'odeur d'amandes ut de mus: .les vaches gonflées de lait. Et le grand boeuf fraternel a mugi, les taures on: rép >ndu. La bonne terre pitoyable ainsi vient a lui. met desbaumes sur sa blessure. Mais son ame violem- ment a rompu les Hens d'enfance. A peine il con- nut le cor, emblème viril, la douleur le rendit semblable aux autres hommes. Sylvan sait dé- sormais qu'un mystère règne la oi. plana uit rythme divin d'harmonie. O doute qui le ronge et ne le quittera plus! Une de celles qu'il chéris- -ait a cessé d'être sa sceur et s'est détachée de sort 338 I.'iLE VI ERG E. sang. Une mère inconnue 1'eut d'un père qui ne fut pas Ie sien ; et sa naissance est impure. La nuit redouble plus horrible en cette chose qui déjoue la conjecture et qui l'irriteetl'enfièvre. Quelsceau réprouvé marqua cette chair souillée parmi ses sceurs innocentes? Aux champs, toute chair qui nait est filiale, toute mamelle maternelle et sacrée. Se peut-il que de secrètes causes en décident au- trement chez les hommes? Il se creuse, se tour- meute, scrutant Ie sens de 1'affreuse énigrne. Quelquefois il se croit sur Ie point de savoir : ses idees tourbillonnent. Il aspire 1'air, tout frémis- sant d'une chaleur aux entrailles. Puis les ombres reviennent; les affres Ie froidissent ; il retombe vaincu, la tète dans les poings. FLÜRIE, HYLETTE ET ÉLEE Ses sceurs, toutes les trois a présent il les dé- teste d'un cceur brusque et révolte. Tant qu'il ne sait laquelle, toutes les trois demeurent ses sceurs, aucune des trois ne 1'est plus. Une seule pourtant est impure, mais les trois en celle-la! Une fureur physiquele déchaine après cette portee d'une mère mm ^ ™ FLORIE, IIVI.ETTE ET ÉLEE. 39 étrangère. Il crie, il mord 1'herbe. O celle-laqui bnsa la familie, comme il la hait! Il voudrait la battre comme il bat la terre, lui imprimer se8 dents aux épaules. Mais laquelle des trois? 4u- cunenedifFère par un indice qui Patteste moins sa soeur que les autres. Et toutes les trois se res- semblent comme un même enfant a des ages dif- férents. Sylvan ignore si elles sont belles ; il v,it seulement qu elles sont ses soeurs ; et néanmoins une des trois ne mérite plus ce nom. A quelle rougeurs secrètes reconnaitrel'impure PL'horrible mot obscur vole, revient a ses lèvres; il le bal- butie, le crie avec colère, en fait lair et Ia terre confidents. Comme d'un blasphème, d'un mot mfame, : s'en affole, s'en repait dans le plaisir, 1 f™ et le méPris- ^P^e! impure! Acrement voluptueusement il jouit de haïr, sent pénétrer 1 axguillon inconnu qui lui revele un autre homme routes les trois, en ce grand trouble, il les vou- dra.t egalement coupables et innocentes. Et sou da.n ses fibres se déchirent, il mouille le sol de ses pleurs salés, les appelle : — O Florie! Hylette! Petite Élée ! Perdre seulement une des trois, rien qu'une i Ft netre plus le chceur complet des petites „ymphes, » Peplus la theorie des petites tuniques h,,^4o I.'il.K VIERGE. oëuses au bord des eaux, toutes les trois ses soeurs et lui leur frère a toutes trois! Pour une perle tombée, tout Ie collier s'est rompu... O comme se désole 1'enfant Sylvan a la pensee qu'il ne sait laquelle n'est plus toutes les trois! Et sans cesse il entend bourdonner les mauvaises paroles. Hillé'i — Hïa — Hi! D'écho en echo stride Ie cri sauvage. Un vol rauque de hérons semble déchirer Ie couchant. Et les voix toujours sonnent plus hautes, plus aigres, elles glissent sur les obliques rayons, se meurent et renaissent aux ondes du vent déja nocturne. Alors aussi Ie mugissement des trou- peaux s'épand comme un fleuve sonore. Sylvan a tressailli, il craint d'ètre surpris par se; soeurs. Des patres tout a 1'heure ont passé dans 1'enclos; l'-un deux peut-être trahit sa retraite. Et il se relève, il s'apercoit qu'il a dormi. Sa jeune révolte s'est usée dans la peine ; celle-ci Ie terrassa comme un vieux lutteur, comme un ainé qui sait oü porter ses coups sürs. Maintenant sa poitrine se gonfle librement : la terre secourable lui a verse un oubli momentane. Il aspire les sen- teurs froides, la nuit de lait et d'amandes dans les ombres bleues. Les grands bceufs sont repartisFI.ORIE, H VLETTE ET E LEE. 41 vers les confins et broutent les miels, les sucs fraïchement distillés. — O Florie! Hylette! Élée! Il se souvient trop tot; son ame par 1'espace vole vers elles et les joint. Il ne sait plus s'il les déteste ou les chérit, s'il est réconcilié ou si dure sarancceur. Mais il s'éplore qu'elles étaient trois et ne soient plus que deux. Et c'est un mal tres doux, plaintif, comme pour une peine qu'on ne sait pas dire. Cependant il ne peut se faire al'idée de se retrouver tout a coup en leur présence. Il lui semble qu'une immense rougeur va Ie cou- vrir pour cette faute qu'il ignore et qui rendit 1'une d'elles impure. Rien que d'y songer, elle Ie brüle. il la sent circuler en lui, obscure, corrosive. Et il est plein de honte, comme pour sa propre souil- lure. Hilleï — Hïa — Hi! Les cris se rapprochent. Il reconnait la voix de Florie, onctueuse au- tant que Ie jus des müres. Il entend la voix de Hylette, plus claire, d'un or grèle et léger comme Ie matin dans les hauteurs. S'il en est une qui me trouble, pense-t-il, je saurai que c'est celle-la qui est moins ma soeur que les autres. Et ensuite, il percoit la petite voix acide d'PIlée, son gout vert comme un citron trop jeune. Toutes trois ont42 L II. E VIERGE. glissé sur lui comme la lune sur un étang, sans 1'agiter. Et elles 1'appellent, pressées, anxieuses. Il jouit de la peine qu'il leur cause. Soudain le breuil a remué, un frisson court aux feuillages, Florieapparait. « Le voila! » Hylette et Élée non loin tirelirent d'un tumulte frais de pinsons. Mais il leur échappe, d'un bond il se rase derrière les yeuses. Alors sur ses pas elles franchissent 1'écha- lier et le poursuivent. — Sylvan! méchant Sylvan! Va, tu ne nous échapperas pas. Elles croient a un jeu. Une autre chose peut- elle expliquer cette fuite rapide ? Les pieds bon- dissent ailés, les tuniques ont 1'air de s'évaporer auxombres pales. Laquelle, en ce soir de déesses, est Diane, lesquelles ses suivantes? Les visages s'estompent, il bruine une fine eendre grise et tout est fable et mensonge dans 1'ombre oü vo- lent des ombres. — Sylvan, cesse de fuir... Sylvan, c'est nous, les délivrées, tout a 1'heure les prisonnières... Cher Sylvan ! Il s'arrête, il s'en veut de fuir devant des fem- mes. Florie 1'atteint la première et lui noue le col. « Pourquoi nous as-tu délaissées, Sylvan? Nous gémissions, tu ne nous répondais plus...FI.ORIF., HYLETTE ET ELKE. 43 Et nous pleurions sur toi, nous pleurions sur nous. » Il la regarde, s'attendrit : « O Florie! » et il songe : « Ce n'est pas elle! » Mais Hylette et Élée aussi sont accourues, de nouveau sa colère bouillonne : « Fuyez, fuyez... Je ne suis plus pour vous Sylvan. » Les bras charmants se pendent, 1'entourent de lia'nes vives. « Qu'as-tu dit? Sylvan, reviens a toi... Les larmes nous ont-elles a ce point chan- gées que tu ne reconnaisses plus tes sceurs? » Il gémit. Son oeil farouche erre au loin. Ensemble elles Ie caressent. « Que t'avons-nous fait, ami ? Ne sommes-nous plus Florie, Elée et Hylette? » Alors il délie leur chaine légere et les repousse : « Partout oü j'irai, la douleur sera avec moi. » Nulle ne Ie comprend ; mais elles sentent qu'une chose est arnvée, et chacune s'éplore, toutes avec des lèvres légèrement bruissantes exhalent leur cceur blessé.« Reviens-nous, cher Sylvan... Pour- quoi nous accables-tu de tes dédains ? » L'enfant Sylvan a disparu dans Ie soir. Elles cessent de 1'apercevoir et demeurent longtemps embrassées, pleurantes. Il s'est caché derrière un arbre et les regarde, si pales, évanouies aux ombres, images trop réelleï de leur destinée qui les efface44 I.'il.E VIERGE. comme en un nuage. Et triste, sa colère tombée, il pense : « Laqnelle? ó laquelle? » Ensuite se tenant par les mains, elles s'en vont sous la nuit bleue, les trois petites Karites dolentes. Et ce soir-la, Ie cor d'or et de joie n'a plus retenti dans 1'ïle. L:CEUVRE DE VIE XIn jour nouveau se leve sur Éolie. Au loin,par les routes, les six Pauvres déja pèlerinent en fai- sant sonner leurs batons. Barba, pensif, va par les cours. Il voit les granges combles. Les étables se sont vidées vers les prés. Les fumiers, sous une buée d'or, mürissent pour Ie noir octobre. Mais un chenal s'est engorgé du suint de la bergerie : il donnedes ordres. La charrière martelée de 1'hu- mide piétinement des bètes a cornes, a la longue s'est embourbée. Il y fait précipiter des gravats. Jugeant alors toute chose selon l'ordre, il marche par 1'allée des ormes, gagne la campagne. La-bas sont les prairies des ages, infinies, aux hauts peupliers en files, aux thyrses vermeils et tr.emblants. Un air subtil et brillant les baigne.].(]•: rVKF. DE VI E. 45 La vaste faune rurale s'y dissémine en touffes mauves et pourprées, en vagues de clartés flo- rales. C'est 1'amas des viandes parfumées, Ie fleuve des grandes sèves nourries de soleil et d'aromes verts. Un paysage primitif autour s'évente aux feuillages lentement remués du bois. Et Ie père d'Eolie rêve. Il contemple Ie bel été de la savane. Les temps ont recommencé, ingénus et frater- nels. Le feu clair pétille, 1'étincelle du silex. Sur 1'autel odore et s'effume le léger soma, 1'hostie de joie. Il vit parmi les pasteurs, il est lui-mème le pasteur des ages d'Agni. Alors les ames étaient simples, mariées a la terre. Un dieu théologique ne s'était pas séparé des quatre éléments, et ceux-ci étaient les quatre visages révélés de 1'éternité. Quiet et respecté, le troupeau allait gorgeant ses mamelies, dans une paix d'innocence Nulle chair ne s'était apercue nue et toutes étaient animales, divinement. Des paroles bruis- sent aux lèvres du vieillard comme un vent légers venu d'au dela les jours. « Chair! glèbe des mois, sons de 1'Être! Terre des races, comme 1'autre éternelle et irréductible, la même a travers le temps et les espèces ! Toutes deux nuptiales, toutes deux viriles et maternelles, les deux matrices uni- verselles! La moindre de tes cellules, ó Chair, 3-■ ■*-^-T-rwr-«wrr- 46 I. II. E VIERGE. contient 1'univers vivant. Et tu es, Terre, 1'ori- gine et la substance première. Or, toute chose est vivante, la vie n'est que 1'infini désir réalisé. La chaine immense se recompose. Il assiste a la genese, il descend aux limbes. Tout est mucus, gélatines, albumines, substance, tout stagne comme uu morne et tiède limon, et déja c'est la vie. La monère se coagule, 1'amibe flue, la lourde ténèbre des protozoaires se meut. Du fond de 1'amorphe, 1'inorganique tressaille : un voeu éperdu monte des gouffres obscurs oü rampent les larves, proto- plasmes de 1'Etre futur. Avee la gastriade s'ébauche t'intestin ; la lymphe pale se transmue en sang chez les scolécides; 1'épine dorsale noue Ie frêle chordonien. A peine cette faune embryonnaire est née, 1'amour magnétiquement 1'électrise; elle aspire a la lumière, a 1'hymen, au miracle qui, par la force terrible du désir, après des laps millé- naires, dédoublera 1'unisexe et de la grasse lai- tance initiale fera jaillir Ie lait de la mamelle. Des siècles encore, et dans la silve monstrueuse rode Ie farouche anthropoïde. Moment inouï oü, face a face, dans Ie déclin du monde primitif, Ie bimane a visage humain rencontra son père velu et peut-être lui tendit les bras en 1'appelant d'une voix articulée! Le fauve ancétre ensuite s'éteintHKl'VRE HE VIK. 47 avec les débris du kosmos pacifié. La familie nait, la horde s'est dispersée, la tribu se stabilise et 1'homme dans la foudre apprend a redouter un dieu. Aux ages de proies et de famine succède 1'ère ingénue des laboureurs. Le vierge et religieux Arya léve ses mains jointes vers le soleil. Ainsi songe le Vénérable. Soudain d'affreux meuglements montent de la terre profanée. La vie jaillit, pourpre holocauste dont les airs de- meurent empestés. Une ame, la douce ame ani- male, 1'ainée du monde, s'est évaporée a travers les fumées rouges. Le meurtre est né. L'homme a tué le taureau ami, le père du troupeau, le com- pagnon des labours. Eden s'évanouit, 1'heureux été de la sa va ne, e les noires visions tourbillonnent : « Humanité! Humanité! Voici venir Caïn. Voici naitre les Barba, race en qui pour la seconde fois Abel fut immolé. Toi Hiéronyme, 1'attila de la familie ! Toi Urbain, l'incendiaire! Toi César-Hugues, le parricide! Toi Romuald au front de taureau, adultère avec tes filles! Rois barbares et tortion- naires! Fumier pourri d'oü tu sortis, mon père Régule, justicier a la rouge simarre, ame incoer- cible que ne détendirent ni 1'amour d'une femme ni les ris des enfants... Mourant, tu frappas Ruper.# l.'il.F. VIERGE. au visage pour une faute vénielle. Un trèfle rouge al'avance parut sceller sur ses joues 1'exécration paternelle... Peut-être tu pressentis ton blason a nouveau écartelé d'inceste, peut-être a travers les affres lucides tu vis refleurir la grappe des roses écarlates et jumelles... Régule, ivresse du sang frais transmuée dans 1'homicide légal, crimes des ancêtres devenus la démence froide des expia- tions! «O du moins, ce fut une trêve dans Ie remous fangeux de 1'hérédité. Et puis encore une fois Ie flot maudit remonta en la trouble et triste Cor- dalie, en Ie forcené Rupert... Cöme et moi seuls dérivames vers une meilleure conscience, Cóme trop tót séparé de moi et tourmenté, hélas ! par la contradiction! Et voici. J'ai recueilli 1'Enfant de la douleur des ages. J'ai fait de cette ile ronde un grand jardin, une fleur sortie des limons. Et nulle arche ne la rattache au reste du monde. Pour les uns, je suis Barba Ie fou, les autres m'appellent Barba Ie sage. Ma table ploya sous les antiques bibles, les livres sacrés, les origines... Je remontai les grands fleuves humains, chargé de mes petites ames... Je rêvai d'engendrer de ma chair spiri- tuelle 1'Être futur! » Et Éolie vit renaitre les symboles. Sylvan de-L'ffiUVRE DE VIE. 49 vint Ie petit faune agile des bois. Florie, Hylette, Élée furent les divines légendes qui dansent aux clairs de lune. Tous quatre jusqu'a la puberté cou- rurent sans vètements. Ils luttaient nus comme des enfants d'Ionie. Et ensuite, accoutumés aux tuniques, ils ne cessèrent pas de se baigner en- semble. Ils connurent les vieux cultes de la terre. Un dieu régna dans 1'ile, tres grand, fait de tous les dieux heureux. Au printemps ils offraient des fleurs au soleil. L'été, en dansant devant leschars, ils se guirlandaient d'épis mürs. Chaque matin ils chantaient Ie cantique dans la clairière. Ainsi ils grandirent parmi les troupeaux, lesarbres, lesfon- taines, petites essences joyeuses et libres. Et ils ignoraient Ie mal. Or Barba enseignait: 1'huma- nité recommence en chaque homme; Ie fort se fait a lui-mème ses dieux; il n'est de loi que Ie sens intime ; et toute délivrance vient de la nature. Le Vénérable a présent considère avec délices la prairie. Tous les nuages se sont dispersés. Il renait un été brillant, il pleut des arcs-en-ciel de lumièreet unejoie surhumaine gonfle sa poitrine. — O Éolie! les dieux te sont rendus! Que le Taureau furieux mugisse au loin ! Ici règne la paix, l'age d'enfance, ici finit l'exil d'Eden. J'ai lavé d'aurore la petite chair malade, je 1'ai parfu-50 L iLE VI E ROE. mée d'innocence. J'ai dit au frère : « Regarde ta soeur », aux sosurs : « Regardez votre frère ! » Et ils n'ont pas rougi. Ils sont ensemble comme 1'ame lisse et nue des premiers hommes ingénus. Moi, Barba, j'ai fait cette chose. Je me suis égalé a ma volonté. Et c'est pourquoi, patriarche a la barbe d'argent.je vais tranquille par les chemins. Une clameur accourt du fond de 1'avenue, un vent de cris et d'haleines. Et il a reconnu les voix, il a percu Ie nom sacré dont on Ie révère. — Notre père... Déja elles 1'entourent de leui_s bras. Leurs tuni- ques sont agitées et ondoient a leurs jambes fines. Et il tressaille de les voir malheureuses. « Ouelle peine, enfants, vous fit ces bouches pales ? » Alors les mots tourbillonnent. L'une achève ce que 1'autre a commencé, et toutes ensemble font un bruit d'eaux après les vannes levées. — Notre père, dites-nous la cause pour laquelle, depuis deux jours, Sylvan se dérobe a nos appels... Nous courons en vain par Eolie. Barba caresse leur nuque et sourit : « Vrai- ment Sylvan fut ce jeune homme sauvage? » — « Notre père, c'est depuis que eet Etranger... » Subitement ses prunelles brasillent, comme 1 eclat dur d'une mer sous un couchant électrique.L'CEUVRE BE VIE. 51 — Cet Étranger, dit-il, personne ici ne sait son nom, personne n'en doit parier. Il est celui qui passé et ne revient pas. Taisez-vous donc, filles bavardes et mal embouchées. Il essuie les eaux de son front. Il les regarde avec des yeux terribles. « Dites, mes filles, o ii donc était Sylvan pendant Ie temps que 1'Étranger demeura dans la maison? » La honte les empourpre, car elles se souvien- nent qu'elles-mèmes perfidement Ie poussèrent vers la trappe. Cependant Élée, après un instant, léve jusqu'a lui des yeux hardis et dit : __ Notre père, nous étions dans la tour, com- ment 1'aurions-nous su ? p:t ses soeurs admirent sadissimulation. A leur tour, en Ie caressant, elles élèvent la voix. __Oui, nous étions enfermées, nous étions trois petites prisonnières dans la tour, notre père. Alors il s'attendrit dans sa confiance, secoue son front aux neiges brillantes. — Maintenant 1'orage est passé. Serrez-vous contre moi, enfants... Soyez les oiseaux de mes ra- mures... Ensemble nous irons par les avenues, criant après Ie boudeur Sylvan. Elles agitentleur mains comme des sistres ; leurs rires tintent et ruissellent d'un bruit clair de jet52 i/iLE VIERGE. d'eau dans un bassin, et Ie jour divin rit dans leurs yeux ; leurs lèvres semblent avoir mangé des fruits d'aurore. Barba sous leur grappe ressemble a un espalier chargé de pêches d'or. Ils vont appelant Sylvan et les grands bceufs aux yeux violets cornent vers leur passage. Bientöt les rejoint un char, tout chevelu d'or roux, devant qui va Ie valet, sifflant et tressant son fouet. — Le jeune maitre, dit-il, tout a 1'heure passa chez les aoüterons. Aussitót,tordant joyeusement sa bavbcle vieil- lard rit : — Tandis que nous 1'accusions, 1'enfant veillait au pain, a lagrange...Laquelle de vous, en cejour, ceuvra plus profitablement ? Florie, Hylette et Elée, a grands flots de pa- roles, se défendent : — Les buandières ont fini leur lessive. Ensuite elles 1'ont mise herber sur le pré. Et maintenant elles rincent le linge a la rivière... Notre père, nous avons été au pré, le linge était clair et frais comme le jour.LE II EROS INGÉNÜ. LE HEROS INGÉNÜ Et Ie cinquième matin s'est leve sur Éolie. Sylvan descend aux étables, il chasse devant lui Ie troupeau ; en mugissant, les vaches gagnent lasavane givrée d'aiguail. Ensuite il pénètre chez les génisses aux yeux humides ; et a présent elles nuitent sous les minuits chauds, elles ne quittent plus leur dormoir. Trois, parmi les plus belles, furent choisies. Barbales donna a ses filles comme un apanage, une chair personnelle et amicale, et 1'unefut appelée Florie, la seconde Hylette, latroi- sième Élée. Et toutes trois ont grandi, d'une vir- ginité heureuse comme des femmes. Or, Sylvan, étant entre dans 1'enclos, va a Florie. Il la main- tient par les cornes, la baise entre ses naseaux frais. « O Florie ! » gémit-il. Ensuite il caresse Ie col annelé, les tremblants fanons de celle qu'aime Hylette, et pareillement il gémit : « O Hylette ! » Il va aussi a la troisième et appuie ses lèvres a son front busquéentre sescilsraides. « O Élée! » Son coeur bat, rythmique et fort; un sang égal bruit a ses tempes. Sa rancune s'est effacée; il ne baisa que Ie nom de ses sceurs et il a 1'illu- sion d'avoir baisé leurs visages. Puis, riant de sa■HHEBW 54 I. il. E VIER GE. folie, il s'en va tandis que les génisses, en humant son odeur, docilement Ie suivent par les herbes neuries jusqu'aux limites. Ainsi, au divin Ra- mayana, la bete sauva 1'homme dans la peine. Sylvan traverseen courant les prairies, il atteint la rivière. Sa chair nue fume aux eaux d'aurore, d'un élan immergée. Il dérive au reflet des nues blondes, aux espaces fleuris d'azalées et d'iris, et une joie libre 1'emplit. Le suint tiède, l'efnux musqué des bonnes génisses n'a pas quitte ses narines. Il songe : O Florie ! O Hylette! Et Elée! Du milieu des roseaux, un rire crécelle. Il voit surgir leur nudké comme un pommier aux fruits pourprés. Toutes trois sont roses comme si elles rougissaient. Alors il les apercoit nues pour la pre- mière fois. O qu'elles se cachent! Qu'elles se renfoncent dans les roseaux! O la laideur de leur chair! Et la petite chose inconnue qui rend impure celle qu'il ignore! Leurs ris le raillent : « As-tu fini de bouder, affreux Sylvan, 6 Sylvan le fol! Quelle mouche méchante te piqua? » Il leur échappe et de loin leur crie : « Non, vous n'ètes plus mes sceurs...» Toute sa colère 1'a repris pour ce mal qu'elles portent en elles et qu'il ignore. Mais tendrement Florie le supplie : « Aimable Syl- van, voyons, que t'avons-nous fait ? » — « Ie neI.E HK. ROS [NGENU suis plus votre Sylvan, dit-il. Laissez-moi maudire l'Étranger. » Alors les yeux fixes, elles s'interro- gent : « Ou'a voulu dire notre frère? Maintenant nous n'en pouvons plus douter, eet homme in- connu a fait entrer Ie malheur dans cette ile. » Elles Ie voient atterrir au loin. Il détourne la tète, il n'ose regarder leur nudité. Kt sortant des eaux,il lui semble aussi qu'il s'apercoit nu pour la premiere fois. Aussitót il se cache : il a peur que quelqu'un soit sur la rive. Et sa main, en tou- chant a sa chair, lui fait une blessure. Puis, comme les autres jours, il gagne 1'enclos des grands bxuii. La sont les abris profonds et Ie silene». L'ne langueur jusqu'aux pleurs 1'énerve ; il se doute qu'il ne connaissait pas encore 1'ètre qui rit a travers des cheveux longs et qu'on ap- pel Ie la Femme. O laquelle pourtant nest pas sa soeur? Il n'en veut qu'a celle-la et 1'amour lui vient a travers la haine. O la mordre, 1'égratigner du coupant de ses ongles jusqu'a ce que Ie sang bruine comme Ie jus des müres! Ensuite ses bras se détendent, amoureux. Il rampe vers un orme darde du buisson et Ie tient embrassé. Autrefois il se mesurait avec les souches, les hautes tiges; il tentait de les déraciner, dans une ivresse de force. A présent, il espère les sentir s'amollir56 I.'iLE VI ERGE. entre ses bras comme une poitrine humaine. Mais 1'écorce Ie blesse ; il frappe Ie tronc qui 1'a repoussé. Et derrière lui, des herbes foulées une senteur de mélilot s'efflue. Il voit son père. — Parle, Sylvan, de crainteque je neme figure un mal plus grand ! Barba Ie regarde de ses yeuxclairs, bienveillants. Mais un pli de volonté barre Ie front de Sylvan, une ame orgueilleuse et male. Il devine qu'un homme a surgi dans 1'adolescent. __Mon père, les pommiers ont fleuri mon dix- huitième printemps. Donnez-moi un cheval a dompter, un boeuf a terrasser... Alors on verra si je suis une fille ou un garcon. Je ne dirai pas autre chose. Barba secoue ses crins d'argent. — Si tu as un secret et que tu veuilles Ie gar- der, garde-Ie fidèlemsnt. C'est déja l'indice d'une ame libre. Doncje nete contraindrai pas a parier. Mais fais ta paix avec tes soeurs. Cela, je puis 1'exiger; elles sont restées la-bas gémissantes. Ensuite sa large main lui flatte les épaules. — Va maintenant comme un jeune étalon, dit- il. La joie est Ie signe de la force. Méprise donc la douleur, Sylvan, laisse les larmes aux femmes. Si toutefois devant 1'une des trois sa boucheI.E HÉROS IXCKNl'. s'avance comme pour mordre, ou si ses paume, se réticulent, celle-la se dénoncera haissable.Ainsi pensant, Sylvan marche par les avenues, vindxcatif comme un taurin blessé par sa corne naissante. Un lièvre soudain débusque, casse a bonds rapides la sente, couleur des labours d'automne^ toute la terre a bougé, semble fuir en sa unte. \ lolent, ie cor rouge se réveille... Un silex! Et dun bras .ft,, mortel a 1'égal de la fronde, Sylvan abat raide 1'animal. Le geste devanca sa volonte; il a frappe saus penser, déchainé a la vue de la pro* tout son ètre subtilement élancé ala mort. D abord il s'étonne, il palit; U regarde si personne ne 1 a surpris. L'aire s'étend déserte, sans nul hote et seulement une pie s'envole, d'un cri irnte. Alors sa force 1'enivre : le premier, il versa lesang dans Éolie. Le lièvre git, Va* déja terne, les pattes encore ag.tées de tressauts rapides. Sylvan. tres pale, le c«ur gonflé d'orgueil, admire le coup et ia mort. Une pierre en plein élan peut donc arréter la vie! Ainsi il s'égala aux dieux, ordon- nateurs des Destins. L'enfant rit, hardi, sentant unefiertédivine; il regarde ses mams,, ta e 1'arc bande et nerveux de son bras. Et il a le visage dur et enflammé des héros. Cruellement ü observe les spasmes plus lents, le dessin ngiae58 l.'iLE VIEEGE. des membres, 1'ceil vertigineux. Deux gouttes de sang, deux larmes brunes ont glué. Ensuite Ie poil froidit, moite et lourd ; il sent la chair se rai- dir. Mais la mort maintenant glacé la main dont il palpe 1 'ètre expiré. Il croit mourir lui-même; il se premi en horreur. La vie s'épand du haut ciel, roule en ondes de soleil et de vent jusqu'au taillis oü tourbillonnent les mouches voraces. Ar- dente et ivre, la sève bout, circule, bruit, gonflant les faunes et les flores, accélérant Ie cceur des ché- nss. Lui seul est la Mort! Et des corbeaux noirs ont apparu. Sylvan recouvre de feuilles Ie cadavre. A pre- sent il a touche Ie mystère, il a violé Ie sombre arcane. Un respect superstitieux lui vient pour cette chose immolée et qui vécut. Et ensuite ce n 'est plus encore une foisque 1'orgueil; il cherche Ie cor a son épaule et s'en va, magnifique, touchant de la tète Ie ciel comme un petit Achille abatteur de proies sur les monts. Maintenant je sais trap- per, je suis Ie maitre de toute vie, pense ce jeune homme téméraire. Son sang délicieusement bouillonne. Il ne garde plus rancune a ses sceurs ; il jouit a 1'avance de leurs visages émerveillés quand il leur apparaitra Ie Meurtrier glorieux. Elles ont noué un chceurLE 1IKK0S INC, KM'. 59 dans Ie verger et dansent en tournant parmi leurs tuniques volantes. Il les appelle, leur fait signe, frappe dans ses mains. La ronde spire et vire plus vive. Il voit leurs cols onduler et, comme Tor des girasols, temmer en rond leur chevelure, buveuse de soleil. Nulle n'a pris attention a Sylvan. Alors il se rapproche... « Florie ! Hylette! Élée ! C'est moi, Sylvan votre frère ! » Et la danse gire, verti- gineuse. Voici qu'a son tour il pénètre dans Ie verger. Et elles ont dénoué leurs doigts, Ie collier de leurs bras nus s'est rompu. A présent elles tournent autour des arbres, se joignant seulement par une main et, d'une arabesque de guirlande, d'une vie onduleuse de lianes, elles se déroulent. — O sceurs... mes soeurs ! Un enchantement semble Ie rendre invisible, mailler sur sa présence un rets subtil. Aucune ne tourne la tète et, a mesure, Ie jeu en leurs orbes circonscrit les arbres et 1'aire fteurie. Elles ont 1'air de fringants orvets aux mains d'une psylle. Les tuniques autour d'elles bruissent ainsi qu'une pluie de girande, volent et sinuent comme Ie blé d'un van. Ainsi elles tournent dans la clarté verte sous les pommiers feuillus. Alors un esprit impétueux, une fierté male 1'envahit; il souffre de se voir méconnu, lui 1'enfant vainqueur, Ie6o 7. II, K VIERDE. tueur heureux. Les mains en avant, il se lance. — O sceurs... petites soeurs... écoutez-moi! — C'est fini de t'écouter puisque tu nous mé- prisas! Et encoreune fois, elles s'envolent en riant vers les arbres. Il les regarde valser comme un vent de feuilles sur la route. Leurs prunelles mali- cieuses verluisent, émail et or de sveltes libellules dansant au-dessus des eaux. Il songe : Laquelle, ó laquelle est la petite chose impure ? Et ensuite il leur dit mystérieusement : « Écoutez... Il pas- sait, je 1'ai lapidé ! » — Oui ? La chaine subitement s'est déliée. Elles accou- rent, 1'entourent de leurs visages anxieux. Et Syl- van remue ses crins vermeils : — Je ne dirai rien. — Ami! supplie 1'une. — Mon petit Sylvan ! regrettent les deux au- tres. Leurs bras Ie cerclent, il sent leurs haleines chaudes. Et il rit, il montre ses dents aiguës. — Oh ! il battait 1'air, il a agonisé lentement... j'ai regarde jusqu'au bout. Dans sa joie, son intrépidité, toutes trois sont redevenues ses sceurs. Elles 1'admirent, touchées 'ï I.E JCGE INTERCESSEUR. () I par 1'éclat sombre de ses yeux et sa force sauvage. Leur chair se réveille chasseresse, ivre des mas- sacres d'autrefois. Et Elée regarde a ses doigts Ie signe rouge. Cependant Florie, la jeune prètresse, déja secoue un court vertige : « Ou'as-tu fait, Sylvan ? Maintenant tuas transgressé Ie comman- dement du Père. Tu ne pourras plus regarder un animal vivant sans être transporté defureur... » Dans les bois, ce soir-la, sonna Ie cor d'orgueil et de meurtre. Mais töt il se tut. I.E JUGE INTERCESSEUR DE (OME I 'J Mon frère, Longtemps séparés par 1'esprit et la vie, moi Ie cadet des quatre qui ne furent une familie que par Ie sang, je reviens vers toi, 1'ainé. Je touche a mon demi-siècle, j'ai beaucoup souffert; j'espère ne pas moarir avant que nous nous soyons réconciliés, nous et les nótres. Une destinée accable la race déchirée des Barba. Par ta volonté, d'une anie antique, tu te libéras du malheur d'en + m62 I, II. K V I E K GE. ét re issu ; toi seul les as vaincus et rachetas Ie péché originel. Maïs la chair horrible des an- cètres gémit et hurle toujours dans les autres. Il est quelque part, mon frère, en une geóle de misère et de torture, une murte vivante. Il court aussi par Ie monde la démence et la fureur d'un homme qui durement expie 1'hérédité. Mais peut- ètre moi, Ie Juge, sis par devoir au carrefour des détresses et des erreurs de la créature, je suis Je plus malheureux, puisque je sens la douleur de les porter tous deux en ma chair fraternelle et ne puis rien pour leurs raaux. Eux, du moins, subissent inconscients cette fatalité que réprouve mon ame chréüenne et dont, tout sanglant de mes luttes avec 1'Ange-au-front-de-ténèbres, j'e<- saie lamentablement de m'affranchir. O Sévère, je tends les bras vers les espaces infi- nis ;aux sources de lamiséricorde et du pardon, je vais cherchant Dieu. Toi, mon frère, tu voulus Ie trouver en ton ame libre; tu créas ton dieu a 1'image de ta force. Au fond, nous sommes restés persécutés par une egale horreur du sang funeste qui charrie en nous ses limons. Tandis que je m'humilie et courbe Ie front sous la Loi, ta sa- gesse et ta sérénité ne sont peut-être que Ie défi d'un cceur qui, en bravant les providences, mon- > *I E J l'GF. INI E RCESSEUP. 6% tre encore qu'il les redoute. Je ne te juge pa- Barba, mon frère ; ma justice est boiteuse etaveu- gle; et je succombe sous Ie dur effort de me juger moi-mème. Maintenant que lage et la peine m'ont dessillé les yeux, je m'atteste seulement qu'un peu plus de ténèbres est 1'unique certitude latssée aux hommes. Je ne suis qu'un faible es- prit ; je chancelle sous Ie faix de 1'Insondable; mes mains éperdument tatonnent devant moi. C'cst pourquoi je regrette que nos ames se soient séparées pour avoir cherché Ie salut par des voies différentes. Et je te Ie dis, je crois que nous por- tons tous Ie supplice épouvantable de notre chair expiant en nous. Dieu éternellement combla de douleur 1'homme, Ie fils de sa dilection, et ainsi lui révéla Ie secret de sou Immensité solitaire et triste. Car Dieu est lui-mèmela suprème Douleur et nous sommes, a travers les temps, ses pensees vivantes, les parcelles de son infinie Désolation. Maintenant donc, ó Sévère, je viens te prier d'oublier mes torts vis-a-vis de toi et ensuite je te parlerai de ccux des autres. Une grande tolé- rance mutuelle est 1'une des formes tres pré- cieuses de la Charité et de la Justice. Telle fut jus- qu'a ce jour ma loi sur ce siège que Ie Juge tient des hommes, ses pareils, mais qu'il lui faut rap- ÉÉ■ 64 b ILE VI K KOE. porter a Dieu, principe de toute investiturc. Jamais je ne m'approchai du tribunal sans res- sentir I'accablement de mon infirmité devant les infirmités d'autrui. Notre père Régule, Ie ma- gistrat terrible, communiait avant de revètir la simarre : il implorait Ie Dieu des chatiments afin qu'il 1 ui octroyat mie ame brillante et froide comme Ie glaive dont il était Ie gardien. La Sainte-Table était Ie marchepied de l'autel oü il consommait la Messe de sang, oü il se transfigurait Ie Sacrificateur. Ma Sainte-Table, a moi, fut Ie tribunal mèrae; je tachai d'y ctre Ie Ministre de la clémence, 1'Intercesseur des douleurs plutót que Ie Vengeur armé. Je me oignis Ie cceur, j'é- coutai les voix secrètesje ne suis moi-mème qu'un effrayant pécheur. A défaut des fulgurantes lu- mières, des cataractes et des volcans d'évidencc qui seuls pourraient élucider Ie mystère de la vie, assignons-nous du moins 1'effort de discerner quelle part dans Ie mal fut Ie legs inconjurable. Le criminel peut-ètre n'est que 1'ouvrier des CEuvres d'expiation, le machinal et sombre fleuve écoulant aux mers purificatrices les lies séculaires, les pléthores de la démence et du sang. J'élève vers toi une voix suppliante. Les Barba, vaincus en 1'ainé de nous, se sont relevés dansT l.F. Jl'GE 1X1 ERCESSKl'K. 65 notre frère et notre soeur misérables. Ceux-la sont restés marqués du sceau de la réprobation divine. Voila bienrót seize ans, mon frère, depuis cette chose mauvaise et la tentation trop bien obéie. Alors tu te révélas vraiment Ie chef de notre mai- son ; tu assumas 1'enfant née de l'ame forcenée des ancêtres. Ainsi tu fus grand et purifias Ie pê- che. Alors aussi tu décidas de reléguer en un ca- banon notre sceur tourmentée par les furies ; et je me soumis, nous échangeames Ie serment de ne plus la revoir. PZlle entra donc en ce lieu de déré- liction ; elle y vécut, vètue de bure, les cheveux ras, comme en un cloitre, Madeleine de la caverne de ses remords. Seize ans, ó Sévère! Et la mort nest pas venue, les Saintes-Huiles, ce baptême des affres, tardent toujours. Elle git, martyre, sur son fumier de pénitence et baise les plaies du Christ, d'une bouche oü il n'y a plus que les cris de la douleur et de la démence. Ah ! Cordalie aura mérité de voir s'ouvrir les seuils d'or, les taber- nacles de lumière. Des anges processionneront au- devant d'elle qui fut la suppliciée et la mèneront par des chemins de cierges vers la paix des ré- demptions. Dieu, moins cruel que les hommes, lui accordera Ie pardon qui, jusqu'a ce jour, n'est pas entre dans nos cceurs. +•T 66 l.'il.K VIERGE. Or moi, Ie Juge, je sens aujourd'hui ma justice trembler et fléchir les genoux comme si, dans cette faute aux expiatiohs éternisées, j'avais outre- passé les limites de 1'ingérence concédée a la créa- ture toujours sujette a errer. Dieu ne veut pas que 1'homme se substitue a ses jugements ; il nous délègue Ie pouvoir d'amender, non d'opprimer; les charbons ardents nous furent remis pour cau- tériser, non pour consumer. C'est pourquoi mon remords tardif s'est éveillé avec ma pitié. Je te demande, mon frère, de me délier du serment comme ici je t'en délie. Il faut qu'un lambeau de cette chair qu'elle déchire de ses doigts furieux soit épargné, afin que Ie cercueil ne s'en aille pas vide a laterre. Ensuite, si tu consens, nous penserons a Rupert, Je 1'ai revu comme il te visita toi-mème a Eolie. Du temps aussi s'était passé, Ie mème temps qui pour Cordalie fut 1'avant-goüt du tombeau. J'ai reconnu a travers Ie ravage des ans Ie front foudroyé et superbe, 1'homme captif de sa force et de sa destinée. Il m'apparut comme tous les Barba ensemble déchainés, comme Hercule brülé par la robe de Déjanire et flambant sur 1'CEta. Et cepen- dant il pleura comme un simple homme malheu- reux « Notre frère, me dit-il, m'a durement re-LE JUGE INTERCESSEl'R. 67 poussé ; je ne sais plus laquelle de ses filles fut ma chair. O Cóme! Je suis 1'ancienne humanité du péché et de la démence. Je suis la chair en folie, sauvage et primitive. U11 charme d'innocence seul peut me sauver, me retenir au bord de 1'abime oü je me sens rouler. » Ensuite il m'a tenu longtemps contre sa poitrine ; son coeur bondissait comme .un lion. Et il n'a plus eu que des paroles enflam- mées, des élans de fraternité passionnée, s'acca- blant, pleurant sa vie avec des cris effrayants, comme si Ie bien et Ie mal en lui s'accompa- gnaientd'égalesfureurs. Ainsi rugissant etsanglo- tant, il se dénoncait la victime d'un sort horrible, 1'esclaveenchainé et qui, en tordant ses fers, aspire a la délivrance. Enfin il m'a parlé de Cordalie... Alors encore une fois sa nature indomptable s'est levée : il voulait aller 1'arracher a son triste asilc ; il ent brisé les seuils, dispersé les gardiens. « O C6me,s'écriait-il en ce transport, je 1'emmènerai, je 1'emporterai la-bas, dans la grande savane. Elle aura des joyaux, des soies riches et légères comme une idole, comme la folie Cordalie qu'elle fut. Je veux être pour elle Ie frère infmiment secourable et repentant... » Son délire ensuite a pris fin; d'une voix déchirante il implorait ma pitié pour cette sceur opprimée. Mème la boue des chemins,68 L i IK VIERGE. ö Sévère, leflète encore 1'azur. Ses regards ressem- blaient a la tristesse des cieux par-dessus des con- trées mornes aux grands couchants sourcilleux. Et il partit; je Ie vis s'enfoncer dans Ie soir de la ville... Maintenant considère, mon frère, que même les plus sages sont encore des fous dans notre race. La force qui gronde en lui comme un fleuve n'a point trouvé sou lit. Mais ce n'est pas aux rivières a juger les grandes eaux tourmen- teuses d'un Ohio. Ton frère Cómï . I.A PERTE D'INNOCENCE La paix est rentree dans Éolie; mais Ie Maitre a la barbe dargent demeure soucieux. Il roule entre ses sourcils des pensees, il est de ceux qui délibèrent longtemps et dont les actes sont pareils a des hommes mürs. Ses enfants, dans Ie soir des tables, rentrent leurs paroles, suivent Ie geste de ses mains caressant les flots annelés qui ruissellent de son menton. Barba songe a la lettre de Cöme : 1'humide, Ie bienfaisant été de la pitié n'a pas encore amolli 1'hiver de ses rancunes.LA PK KIK D IN NOCENCE. 69 Maintenant les froments rentrent a pleines charretées : les champs en larges coupes roses se dénudent sous la faucille. L'aoüt aux odeurs las- cives, aux moüts de sève et de sang, gonfle d'a- mour Ie coeur des hommes. Mais Sylvan n'est pas retoumé a ses ruches amies. Il dédaigne les sim- ples travaux de la terre, 1'ceuvre de vie. Il écoute résonner en lui Ie cor couleur de gloire et d'or- gueil. L'Amour et la Mort, soeurs aux yeux per- suasifs et cruels, ont pris possesssion de son ame. Toutes choses se suscitent sous un jour changé. La plainte du vent s'enfonce aux bois sonores comme la fuite blessée d'un animal. Aux taillis verts roulent les palets de soleil, s'évanouissent de mobiles émeraudes, et il croit voir briller des yeux d'or, s'éteindre de glauques et rigides pru- nelles. L'air a des chaleurs soyeusesde fourrures et puis fraichit comme une agonie. Il mesure Ie vol des oiseaux et les bondsde 1'écureuil. Quel- quefois des hommes sur 1'autre rive tirent 1'arc et il n'ignore plus qu'une pierre sürement lan- cée donne la mort. Même Ie troupeau sacré, les grandes viandes parfumées étrangement Ie troublent. Toute son ame se raidit a la pensee des fils de la forèt, des agiles chevreuils la-bas errant au mystère du pare. La terre, la bonne mamelle70 T, l I. E V I E R GE. au lait d'innocenee, lui apparait un giron velu, Ie noir abri des bêtes furtives. Et Sylvan mainte- nant se défie de Florie, car elle est la jeune prè- tresse, elle attise la flamme pure sur 1'autel d'Éo- lie. Un charme subtil captive a sa voix les libres oiseaux du verger, déploie en éventail autour de sa tète les pigeons domestiques. Et comme les es- prits des bois, deux faons vont dans Ie vent léger de sa tunique. Sylvan, a ces indices la jugeant d'un autre sang, conjecture :« Des trois peut-être c'est elle. » Seule Élée, d'une petite ame farouche, a ri et du moins il sait que celle-la est sa soeur. Ensemble ils sont retournés voir les grosses mou- ches carnassières entrees dans lesorbites. Et d'au- trea déja avaient sucé Ie sang égoutté a terre. Or, Ie sixième jour, ayant écarté les feuilles, ils virent remuer Ie cadavre. Sous un flot d'hel- minthes, Ie ventre ondulait vert etlourd, crevé de plaies. Et les yeux, sous les ares rongés, mou- vaient des anneaux mous et vivants comme un regard. Ils restèrent la un long temps, sans se parier, goütant un étrange plaisir. Mais un fumet fade et niür soudain monta; ils furent contraints de s'écarter. Cependant un charme funèbre ensuite les ramenait tres doux, profond. Ni 1'un ni 1'autre ne sentaient plus 1'horrible odeur; ils étaient re- IA PERTE II I NNOl E M' E. 71 1 J mués dans leur chair de mouvements inconnus. Ils auraient voulu s'embrasser, se faire mal, a peine ils osaient se regarder. Sylvan, par jeu, du pied repoussa la charogne. D'un élan furieux les putrides vermines aussitöt ramèrent par les herbes, remontèrent a 1'assaut, comme pour une proie riche, une cité conquise et mise au pillage. — « C'est donc cela, la mort, Sylvan ? dit Elée. Et tu seras comme ca et moi aussi... Et cette odeur, ó Sylvan! » Il resta pensif, regardant Ie myriadaire pullulement. Puis tout a coup se- couant ses crins roux : « La mort n'existe pas, Elée, dit-il avec force. La mort c'est encore la vie. Ne vois-tu pas que Ie lièvre vit? » Alors Elée Ie regarda frissonnante, et d'un im- mense espoir : — « Le crois-tu sincèrement, Syl- van ? » Il haussa les épaules sans répondre, hardi et beau, comme le jeune roi de la mort même. Muis ensuite elle secouait ses cheveux lourds : « Non, non, tu ne sais pas, toi... Oh! il y a la petite ame... La petite ame, Sylvan... Celle-la est bien morte. Et c'est elle alors qui pue, qui sent comme cette horrible béte... O Sylvan, cette odeur ne s'en ira plus. » Avec orgueil il dit : « Maintenant, petite Elée, nous sommes pareils aux dieux... Nous savons la Vie et la Mort. » *k_I.'ÏI.E VIERGE. Sans un cri, sans une plainte, la pale Elée sou- dain s'abat, les lèvres fanées, et ses mains raidies ne se desserrent plus. — O Elée! Ëlée! se laniente Sylvan. Il s'age- nouille, la prend entre ses bras, croit qu'elle est morte. Et il l'appelle, il tache de la réchauffer sous ses baisers, il éyoquedu fond des ombres sa petite ame disparue.' Élée! Le cri déchirant monte, la terre n'a pas tressailli, le ciel est resté sourd. et il la laisse retomber, il tord ses poings, gémit lugu- brement : — « Élée est morte! Élée est morte! Maintenantjesuispuni... »Ensuiteilcourtheurter son front eontre un arbre, il appelle la mort, et de nouveau il 1'embrasse, baise ses prunelles ouvertes et brülantes. Élée ! chére Élée! La vie, la chaleur se sont retirées la, en ces regards morts a la terre, ressuscités au ciel. Alors, d'un grand cri d'amour et de foi, il I'appuie plus fort a sa poitrine : — « O Elée... Tu vis! » Et tout a coup elle est secouée d'un long tremblement. Ses dents cris- sent, se serrent comme si elle-même retenait son ame prés de passer. Il pleure de joie, d'espoir. « Élée, chère Élée... » Enfin elle entend sa voix. II t'enlève, la porte sur une herbe Beürie, loin de la mort. Et doucement il lui parle : — « () Élée, tu avais raison... La vie n'est pas dans la mort, la |I.A PERTE D'lNNOCENCE. 73 mort est bien la fin de toute vie et de tout espoir... Oh! je 1'ai senti, pour la première fois j'ai connu la mort... Kt aussi je sais a présent que tu es bien ma soeur, ó Elée! » Le sens revient a 1'enfant, les ceillets de la vie. « Sylvan, dit-elle, j'étais trè- haut, je ne pen- sais plus... O si légere!... Pourquoi m'as-tu rap- pelée ? » La douleur née de la mort scelle en eux une fraternité plus forte que la chair. Ils ont com- munie dans 1'agonie, dans un spasme mortel. Ils se sout évanouisdans la mort et y ont réappris la Vie. Et pourtant ils s'apercoivent changés : « Tu n'es plus la mème »dit Sylvan. » —«Toi non plus- je te regarde, tu es bien plus beau... Quelque chose est arrivé, Sylvan... » Ils se lèvent. Il la tienc contre lui en marchant, noue son col d'un bras qui la défend... « O Élée! oui, quelque chose est arrivé... » A présent il croit sincèrement que sa volonté 1'arracha aux ombres. Ainsi, après avoir été le vainqueur de la vie, il est devenu le vain- queur de la mort. Et elle ne sait pas pourquoi elle tremble quand il lui dit : « Tu ne serais pas ma soeur, 6 Elée, qu'en te sauvant je méritai d'ètre appelé ton frère. » De- jours >'étant écoulés. un matin elle le mena sous les arbres. Des os, des touffes rousses subsis- "74 L'i IK Vil RG E. talent, mais la terre avait bu les viscères. L'ètre chimique, décomposé, liquéfié, était retourné aux artérioles, semblait volatilisé par 1'air. Mais une herbe grasse et drue, toute jeune, maintenant repoussait de la béte décomposée, comme son a me Une odeur verte parfumait 1'ancienne pestilence LES DIEUX D'EO LI E Le dernier char par les champs ras tanguc et roule comme une carène d'or. Il ramene aux granges ce qui reste de la dépouille de l'été, la glo- rieuse toison enflammée de soleil. Et deux paires de chevaux, aux crinières tressées d'épis. la trai- nent royalement, car il faut honorer la terre en ses biens. Le chef des moissonneurs est en haut du char ; il a la barbe des patriarches ; il ressemble a un saule noueux, chevelu dargent; et les deux plus agées des servantes sont assises auprès de lui, brunes et crevassées a 1'égal des sillons Ainsi va le vermeil quadrige, balancé par-dessus les campagnes, haut comme les tours. Prés des essieux grincaiits marchent en files les gars roux et les blondes varlettes, tout fumants de leur) L ES DIEUX DËOLIE. 77 labeur, et chacun porte a son épaule ses outils, les faucilles, les fourches et les rateaux. Us ont connu les chiens enflammés de la canicuie; ils ont vu s'éteindre et se rallumer sur les glèbes roses la luciole des galaxies, Vesper ami des fils de la terre. Et voici que 1'aoüt s'achève, clót Ie cycle d'or dans les airs rutilants. C'est la coutume a Eolie que la fin de la moisson soit célébrée comme les noces accomplies de la Genese et de 1'Homme, et la terre infiniment est nuptiale en ses ceuvres. Parfois 1'énorme char s'arrète. Les filles et les jeunes hommes, d'un rythme pesant, nouent une danse. Ouelques-uns lèvent en cadence leurs orteils nus, les autres heurtent au sol les sabots sonores. Et tous en dansant chantent une chanson de joie et d'amour. Puis de nouveau Ie char roule comme une meule d'or, la meule broyeuse des mürs froments ; et un grand nuage blond s'élève du sillage des roues, pareil aux pailles du grain moulu. Dans les cours, les serviteurs achèvent dedres- ser une table vaste. Ils ont vu arriver les moisson- neurs, ils avertissent Barba. Et Ie maitre d'Eolie a son tour appelle Sylvan et ses filles; ensemble ilssaluent Ie char, symbole des fructifications. Le chef des moissonneurs s'est laissé glisserjusqu'a la I I.78 I. II. E VIERGE. croupe des chevaux et ensuite il a pris pied sur Ie sol, et les aoüterons, les varlets autour ont fait un large cercle. Barba serre avec cordialité les mains du probe et ponctuel artisan verse aux semailles et aux récoltes. — Ami, dit-il, voici deux fois vingt étésquetoi et tes fils moissonnez en cette ile, et toujours je me louai de vos offices. Un tel serviteur, je Ie déclare, honore celui qui 1'emploie. Or mainte- nant écoute : afin que cette date soit commémo- rée, je te donne en propriété, a toi et a tes en- fants, vingt arpents de terre dans cette ile et je ferai construire pour toi une demeure, et celle-ci et la terre t'appartiendront et tu ne travailleras plus que pour ta propre subsistance. Le moissonneur, pèred'unetribu de dixgarcons, baisse la tète, savourant la récompense. Mais les ans et les labeurs ont rouillé son esprit: il demeure un assez long tempsles lèvres tremblantes, pleines de choses qui remuent au dedans de lui et ne peu- vent sortir. Et tout d'un coup il frappe fortement de son poing le creux de sa poitrine, ses larmes s'égoutttnt. Il ne sait que balbutier : « O notre maitre! » Alors 1'ainé de ses fils, quadragénaire robuste et velu, le soutient sous les aisselles. Et celui-la dit a Barba avec respect : II.ES DIEl'X DEOLIE. 79 — Notre père aura donc une maison oü il pourra attendre son jour de repos. Graces vous soient rendues, ó maitre d'Éolie. Alors ce sera mon tour de diriger les moissonneurs. Maintenant je veux vous adresser une prière. Voila six ans que moi et celle qui est la (et son geste désigne une des servantes descendues du char) avons échangé des promesses. Elle a vieilli a votre ser- vice, elle ne Ie quittera que si vous me la donnez pour femme. Ensuite nous ferons souche afin que Ie maitre soit honoré dans la lignée de ses serviteurs. — Qu'il en soit donc ainsi, décrète Barba en souriant. Il appelle la fidele ouvrière. Des hales saurent son dur visage, étoilé de couperose; ses bras gru- meux pèlent comme une vieille écorce; et elle s'est avancée, gourde, rigide, les yeux humides et soumis. Il leur prend leurs mains a tous deux, et, en se joignant, leurs paumes rapeuses grincent d'un bruit de noix broyées.Etil leur dit : « Main- tenant, allez. Vous êtes mari et femme. Et je veil- lerai aussi a cequ'un toit vous abrite, vous et ceux qui sortiront de vous. » Un large rire heureux fend leurs faces terreuses et ne s'en va que lente- ment, comme les ors du couchant par la plaine.°° I.' i I. E V I E R c; E. Ensuite Barba invite les moissonneurs a prendre place a la table. Celle-ci est faite d'ais aboutés et pose sur des tréteaux immenses : et une extrémité touche aux étables, 1'autre s'allonge vers Ie fenil. Le vieux roi des faux s'assied au milieu, grave, la barbe secouée par les paroles, car a présent ses silences se sont déliés, il aime revivre a voix haute ses ages de jeune homme. Les autres moissonneurs se placent a ses cótés, et tous sont de son sang, car il y a la ses fils et les fils de ses fils, et ils forment ensemble la tribu fille du brillant été et soeur des cigales musiciennes. Aux deux bouts s'attablent les varlets et les var- lettes. Alors Barba rompt le pain parfumé, pétri avec le jeune froment de 1'année et il en distribue les morceaux. Un grand silence plane. Toutes les tètes sont découvertes. Chacun adore le dieu qu'il apprit et tous les dieux en un seul, éternel... En- suite les filles de Barba apparaissent au seuil des cuisines, vêtues de robes longues flottantes, de kitons aux plis harmonieux. Et Florie a pétri la pate et le miei des gateaux, Hylette et Élée en surveillèrent la cuisson au four. Toutes trois ap- portent les corbeilles combles, leurs mains passées dans 1'anse. Sur la table, de copieux plats de riz au lait, comme des vasques d'or, oscillent et vola-LES DIE LX d'éolie. 8l tilisent un fleur de safran. Et les servantes aussi sortent des demeures, chargées decruches plein es. La race de Triptolème sent s'éveiller sa gour- mandise pour ces nourritures faites du suc des abeilles et du lait des vaches choisies. Une gaité rit et bruit comme Ie vent de 1'été, les machoires tournent d'un mouvement actif de meules. F:t les ors célestes s'épandent, ruissellent sur les gateaux blonds, les torses roux. L'ame de la terre est en ces hommes ; ils ont garde a la peau recuite les feux de la fournaise céleste ; une odeur de froment in iir f urne de leurs aisselles. Florie, Hy lette et Elée vont de 1'un a 1'autre et entre leurs épaules leur passent les gateaux en forme de palets. Une bière fraiche et amère coule des cruches et éteint leurs haleines ardentes. Le houblon en fut cueilli et brassé a Éolie, car Barba voulut que toutes choses fussent en Éolie afin qu'elle demeurat isolée du reste du monde. Et trois serviteurs con- statnment binent la houblonnière et veillent aux cuves. Barba et Sylvan ont bu et mangé avec les moissonneurs. Le Père en soi les compare aux grands bceufs des enclos, puissants et doux, ames élémentaires confondues au mystère. Et il songe : « Chair primordiale, printemps et jou- iI. ILE VIERGE. vence des races ! En toi est Ie secret des renais- sa nces, la vertu des rédemptions. Je ferai de mon fils Ie héros laboureur, mes filles resteront vouées aux ceuvres de la terre et de la maison. Et tout autre espoir de rachat est captieux. Une ame an- tique s'enferme en sa force et bannit la pitié, con- seillère de mollesse. C'est pourquoi je n'écouterai pas Cöme et Ie laisserai pleurer avecles femmes. » Il savoure ce penser orgueilleux. Il a fait Eolie semblable a lui; il la tira de sa seule volonté, et a présent elle vit et se meut a son image, comme une part de son esprit, comme son idéé vivifiée et debout. La douleur est demeurée en exil sur 1'autre rive. Cependant la courbe du soleil s'est abrégée. Apparaissent les six Pauvres, hótes des soirs; et 1'un d'eux, resté droitsousles ans et lescalamités, salue noblement Barba. Celui-ci les fait asseoir a sa table; et Florie, Hylette et Élée reviennent avec les corbeilles. Un jardin de poires, deprunes, de pommes hatives circule, mosaïque de tons ar- dents et onctueux. Les Pauvres ont fait Ie signe crucial; et ensuite, d'une large faim, ils meuvent leurs machoires. Un repos mollit leurs visages pétrés; ils goütent ce relais réconfortant et s'é- prouvent redevenir des hommes. Alors Barba estLES DIEUX I) EOI.IE. 83 frappe du triste et majestueux visage du vieillard entre avec eux ; et celui-la ne ressemble pas aux misérables canapsas errant par les chemins. Il lui dit : « Vos traits, ö étranger! sont scellés, et pourtant on y lit une destinée. Dites-nous, si ce n'est un secret, quelle fort une vous poussa jusqu'a Eolie. » — Je viens de tres loin, des confins du monde et des ages, ó maitre de ces demeures. Je marche depuis si longtemps que je ne sais plus quelles furent les contrées oü, pour la, première fois, je fus visite par Ie malheur. Les miens avant moi pareillement avaient pati, ils trainaient Ie sou- venir de maux sans nombre. Et" je fus enfanté au coin d'un bois, pendant une halte, comme une louve met bas son fils velu. Ensuite, la caravane a poursuivi sa marche; elle traversait de longs déserts, des territoires arides et sans citernes, et tantót 1'un tantót 1'autre restait en chemin. Et un jour arriva oü je me retrouvai seul, ayant laissé les ossements des miens Ie long des routes. Alors je tendis les mains vers les hommes, mes frères. Les villes devant moi se fermaient. J'étais Ie banni partout oü je passais. Je n'avais commis d'autre crime pourtant que de naitre. Je cherchai du travail, on cracha sur mes mains. Jefusjeté au■ 84 I. il 1- \ I E RG E. bagne pour avoir pénétrédans unjardin et y avoir cueilli trois pommes : elles étaient amèfes; elles avaient Ie gout de la soif et ne désaltéraient pas, Et je demeurai la dix ans, personne ne se souve- nait plus pourquoi j'y étais entre. J'en sortis éclairé et purifié. Je compris que les temps n'étaient pas venus : 1'humanité ne sera régénérée que par 1'amour. Et, reprenant mon baton, je recora- mencai ma marche. Je redevins Ie marcheur des ages, 1'éternel pèlerin que les miens avaient été avant moi. En même temps ma pitié s'éveillait pour les hommes : je les vis livrés aux furies, se déchirant d'amour et de haine, la chair ulcérée de maux infinis. Je les plaignis : ils inventèrent les dieux et ne surent devenir des dieux eux-mêmes. Maintenant, si vous me demandez qui je suis, je vous répondrai. J'appartiens a la race d'Abel, mes pères aspirèrent au pur et vierge Eden ; mais Caïn tua Abel et en Abel 1'espoir sacré d'Éden. Et les fils de Caïn depuis ce temps règnent et n'ont plus cessé d'immoler les fils d'Abel. Pourtant on m'a dit qu'Eden était né a Eolie, et c'est pourquoi je suis venu. Et, en effet, je vois ici des visages heu- reux. » Le Pauvre cesse de parier; et un vieil ane est arrivé en boitant et a posé sa tête aux lourdesLES DIEUX I) EOI.I E. 55 oreilles sur son épaule. Des brebis aussi ont quitte Ie pré voisin, et ces bêtes amies ne sont plus par- ties, 1'entourant comme un saint des vieilles images, innocentes et charmées. Barba caresse ses ondes d'argent et songe : « Celui-la certes a souffert. Il porte en soi des siècles d'affliction. Pourtant la pitié et Ie pardon sont sur sa bouche comme Ie miei et les abeilles. » Ensuite il Ie loue ainsi : « O notre hóte respecté! une grande paix vous est venue et rachète vos maux cuisants- Aussi ne vous parlerai-je plus de ceux-ci, mais sachez que nous honorons en vous une destinée malheureuse et accomplie. » Or : « Les vieillards, pense Sylvan, sont enclinsalonguement discourir. Les gondsde leur ame sont usés, ils ne savent plus- enfermer en eux la vie. Moi, j'ai scellé dans la mienne un secret terrible. Cette table verrait se lever, comme des ombres éperdues, ses convives en fuite si seulement je desserrais les lèvres. » Les Hammes occidentales glissent obliques d'en- tre les arbres et les toits ; d'un vent de soies au clair s'abat et remonte en éventail Ie vol des pi- geons. Ils entourent Florie, se posent sur son épaule, Ie long de ses bras tendus ; toute du- vetée de leurs plumes, dans un bruissement d'ailes, elle a 1'air d'un pommier fleuri. Elle se di- J86 I. II.K VIERG E. ' rige vers la maison et les deux faons gambadent aux plis de sa tunique. Ensuite elle plonge les mains danslecoffreaux avoinesetlesgrainsblonds grêlent sur 1'aire. Puis la nue ailée repart, décrit de larges orbes tres haut dans la lumière. A la crète des toits rouent les paons vermeils aux longs cri> aigres. Et par la charrière se rapproche Ie mugis- sement des troupeaux. Le soir tombe comme une pluie de roses sur la table et les vieillards. Mais les jeunes hommes et les servantes nouent des danses en alternant des chants. Alors Eu mee. le fidele serviteur, s'en vient vers le chef des moissonneurs et lui remet une pleine manne de pains dorés. Et les étoiles runeaprèsl'autre s'allument; lalune,de safaucille d'argent, après les moissons terrestres, a son tour moissonne les champs de la nuit. Soudain, par- dessus les bois, sonne le cor héroïque. SYLVAN I.ABOURKI'H Maintenant les grands bceufs sont sortis du dormoir. Par paires égales, ils supportent le joug et raient 1'aire, tracant des parallèles harmonieuses.II SVI.VAN LABOUREUR. 89 Le laboureur les suit en forcant les enjambées. Le soc en long, en large fouille le champ, lui fait la blessure féconde. Barba a dit a Sylvan : — Tu choisiras une paire déja expérimentée et a ton tour tu creuseras les sillons. Ce faisant, tu tacheras de t'égaler aux maitres en eet art sacré. Et la premiere journée de labour a commencé pour le fils d'Éolie. Il a attelé deux boeufs parmi les plus agés. Le bras déja sur, il les mène droit a travers la plaine, d'un coup brusque incline la charrue en virant aux courbes, puis pèse plus for- tement sur le mancheron et marche devant lui. Les bceufs d'un pas rythmé s'enfoncent aux hori- zons et reviennent, longeant les crètes, prudents, soumis. Leurs cornes, quand ils remontent des fonds, découpent un croissant oü semble s'attarder la lune. Et ensuite ils se rapprochent, le champ diminue a mesure qu'ils grandissent; et de nou- veau ils s'éloignent. Sylvan jouit d'entendre leur soufflé fort, le dé- chirement sourd de la terre au fil de l'acier. Comme une écume, comme le flot des mers, le sillon se creuse et remonte, s'ourle de volutes. Et quelquefois le jeune laboureur se penche, ramasse une motte dure qu'il jette aux bceufs. 90 l'ïle vierge. devenus languissants. Sa force, en ce labeur vi- ril, se décomprime et Ie grise. Elle s'unit a la peine des aumailles amies, au poitrail bande dont ils entrainent a leurs jarrets Ie champ. Sa chair s'effume au soleil, il hume la chaleur et la pous- sière, il aspire 1'arome des humus, Ie suint musqué qui s'évapore des rables. Er, en chaque pas il possède Ie champ, il conquiert 1'espace et la vie. L'ame de la terre a présent gonfle sa poitrine et pacifie son sang. Il a oublié Ie meurtre, les secrets d'Eolie. Il marche derrière ses bceufs, joyeux et fort. Ensemble ils vont comme des frères. L'aire ainsi s'accourcit sous leurs arpentées. A midi il a ramene les bêtes suantes, il a pris un court repos, couché parmi les lorandiers, sous les pommiers du verger, et ensuite il est reparti avec une paire fraiche. Maintenant il achève 1'ouvrée, pousse la charme d'une force nouvelle. La rouge après-midi flambe aux horizons ; toute la cam- pagne est sillonnée de bceufs blancs, s'allume d'é- clairs de soes; et les caverneux mugissements alternent, se répondent dans les silences sonores. En tous sens la glèbe ondule et bouge sous les charmes. Elle déferle en billons, en longues va- gues mouvantes; des bandes jumelles la lignent comme d'un gril immense, d'une herse profonde. .SYLVAN LABOUREUR. 91 Et 1'ornière en ses rais semble suivre 1'orbe so- laire, décrire de 1'est a 1'ouest une trajectoire ac- cordée au cours du jour enflammé. Ils sont pareils aux jantes d'une roue dont le soleil est le moyeu. Un vieux laboureur apprit a Sylvan a orienter la marche de la charrue selon le cycle solaire. Sylvan, d'un dernier élan, presse ses boeufs. L'alouette au-dessus de lui grisolle, chante la chan- son d'espoir. Mais les maitres seuls excellent au secret de mesurer sans lassitude la distance entre les sillons. Sylvan embrouille ses rais; de dépit il injurie ses bceufs aux grands visages tranquilles. Et puis il s'assied et conjecture comment il se fut égalé aux ouvriers renommés. Le soir d'or et d'améthyste est tombe sur le champ; les nuées effilent une charpie légere sur ses plaies mater- nelles, prêtes pour la genese. La terre au loin rosit, comme pour un baiser d'amour, pour un hymen qui plus tard fructifiera. Alors une grande douceur entre en Sylvan : il se sent 1'ame apaisée du laboureur après la tache accomplie. Il est pa- reu a un jeune homme des ages qui regarderait •se lever Dieu. Et tout a coup ses sceurs apparais- sent, tourbillonnent sur la lande, comme les Heures déja nocturnes. — Oh! leur dit-il religieusement, entendez-92 L II. E VIER GE. vous comme moi quelqu'un parier dans la nuit ? Maisellessemoquent, leurame ne s'est pasexal- tée dans un sévère travail. La-bas les lorandiers s'en sont alles, les derniers bceufs cornent au fond des avenues. Et elles regrettent Ie temps oü il son- nait du cor dans les soirs, oü Ie cor, comme une vie héroïque, palpitait, se mourait dans les bois. « Ah ! Sylvan, tout est bien changé. Que n'es-tu encore Ie héros dont les yeux nous faisaicnt peur I » Ainsi s'afflige Hylette aux yeux couleur d'abeille. Elée, dans un rire, lui coule a 1'oreille : « Xe les écoute pas, Sylvan, puisque a deux nous avons vu la mort. » Ensemble ils ramènent 1'at- telage. Le soc reste plongé aux noires matrices. Et toutes trois dansent sur le chemin en se tenant par les mains, comme les jeunes prètresses d'un mystère. Pendant six jours Sylvan, dès 1'aube, visite les boeufs laboureurs et leur passé le joug. Ensuite il les pousse vers les champs roses et tracé ses sil- lons, fier, joyeux. Il lui semble qu'il ne connais- sait pas encore la Terre, que 1'initiation seulement commence ; et il 1'appelle mèreen lui, filialemenft Barba lui révéla les Mythes, les Symboles; il per- cent qu'il la portait dans son sang comme la forme même de la vie.SYLVAN LABOURE UR. 93 ! I D'instinct il revit les ages pélasgiques, 1'éter- nité des serviteurs de la terre, et il soupconne Ie sens profond d'Anthée. Maintenant il sait diriger les bceufs sans dévier; il pousse ferme et droit sa charrue, comme un marinier sa nef. Cet art Ie passionne ainsi qu'un jeu viril, un exercice de orce et d'adresse. Le soufflé égal et sonore, il arpente 1'aire immense, tres grand sur le ciel,tan- dis que le fer, comme une proue, fend et rejette les terreaux lourds. Les autres laboureurs admi- rent sa décision, ses reins fermes et bandés quand, d'une large impulsion, il fait virer aux tournants le soc massif et rebelle. Au-dessus de lui la petite almme sa joie. Et le soleil crépite a sa peau, sa chevelure d'or s'annèle d'or léger, onduleux, il marche caressé de 1'amour du splendide Eté, par- fumé de- muscs chauds de la glèbe. Ensuite la vesprée étanche sa sueur. D'autres jours suivent. C'est a présent au tour dr hi herse a planir les sillons que creusa le la- bour. Sylvan soupconne un art nouveau. Il attelle ses bceufs au lourd appareil qu'un moellon rend plus pesant encore. La hei se soumist' mord la terre et sinue en molles ellipses. Elles ondulent comme les parallèles d'une sphère, comme les L'M I. 1I.E VIERGE profonds courante dc^ eaux. Elles se déroulent par 1 etendue brune ainsi que des banderoles, les plis -\ métriques d'un kiton. Selon Ie rite, il a com- mencé par ceinturer Ie champ d'un large vallon- nement, et les autres travaux ensuite furent con- tenus en celui-la comme en un réseau ; a mesure a décru 1'ellipse de la herse, tournant en des circuits plus brefs. Et 1'artisan plein d'orgueil espère qu'il saura garder la svmétrie jusqu'au bout. I.K DIEl) INCONNU Or, l'après-midi du huitième jour, Ie ciel se voila sur Éolie. Une fine eendre monta, fit palir 1'aoüt glorieux. Poudreuse, recuite aux fournai-e> depuis des semaines, la terre haletait, vibrait toute sèche, altérée. Sylvan, las, découragé. partit remiser ses bceufs avant la fin du jour. Maintenant Ie champ,Je la- beur sacré s'attestait pour lui saus vertu. Couché sur la berge au bord des eaux, il ne savait plus >'i! était Ie vaillant artisan des labours ou s'il était redevenu Ie faible enfant opprimé d'un mal in- e iimu. L'Ile, sous des soufftes sans remous, ter-1,1. DIE ü I M ONNU, 95 mentait comme une cuve. Mème les rudes bceufs aux mains des lorandiers pantelaient en des orbes négligents. Seules, les apres sauterelles grincaient d'amour, de colère, stridentes comme des cistres, tandis que, remontée aux nuages, la musicale alouette se mourait d'un cri. Ensuite 1'ombre sourde régna, un crépuscule déchiré de muets éclairs. Ce fut un soir des ages élémentaires, sous Saturneet Vulcain déchainés, un soir aux lourds suspens électriques dans la fumée d'un ardent stymphale. « Oh ! pensait Sylvan, quelle chose en moi se meurt et se réveille pour mon constant malheur? Et qui me délivrera de eet on ne sait quoi qui me tourmente et me fait regretter la vie! Sans doute il est un dieu des larmes secrètes vers qui s'éplore 1'appel des ames solitaires. Mais ce dieu. lequel peut-il ètre? Mon père ne m'enseigna que les dieux heureux... » Dans sa peine il sentit Ie besoin d'un recours. Sa foi soudaine jaillit, darda vers les miséricordes obscures. Il ouvrit les bras et cria : — Dieu ! ó Dieu inconnu ! Leciel se fendit. Au fond des espaces ouverts, il vit tournoyer d'autres espaces. fuir de vertigi- neux abimes. Des vokans y éruptaient, des tor-96 L iLE VIERGE. rents de lave et de sang. Et il retomba, gémit ■ - Celm-la est Ie dieu de colère... Ce n'est pas Ie tnste et secourable dieu q„e j'évoque Va ï présent, triste Sylvan! Retourne aux demeures puisque aussi bien ce dieu n'existe pas Des ombres de 1'autre rive, comme il disait, u„e plainte ségala a la sienne. La vivait une huma- mte douceet courageuse, lasolidarité des humbles compagnons des semailles et des Iabours Un adroit et mystérieux musicien pourtant, une ame plus fine sur la flüte pleurait son mal. Ma,. Syl- van .gnorait I'artiste et quel était ce bois sonore ■ il ne connaissait que Ie pipeau pastora! et Ie cor nche et dur. Alors il resta saisi, retenant son ha- eme. L acide et persuasive melodie Ie perforait Iuicoulait un baume merveilleux. Kik-aussi, en la cnsedu grand ciel, en ce soir voluptueux et an- gcssé, déchiraitl'air léthargique d'un spasme gé- m.ssant et subitement furieux. Après des notes profondes et lentes, 1'amas lourd des pleurs con- tenus se libéra, éclata en souffles rauques et ra- pides, pareils a 1'éclair dont se délivraient les nues Ainsi des sombres mystères d'Asie était nee la flute fiévreuse et saccadée comme un pouls dago- me. L'invisible musiques'enflait, vibrait, expirait 1 amouret la mort. Sous Pherbe brülée, sa sceur.E DIEl) INCONNU. 97 la sèche et électrique sauterelle, tachait de s'égaler a ses cris livides. Quel remords de la vie pour un mal ignoré se lamentait en cette voix folie, em- portée? Sylvan, les j-eux en pleurs, s'interrogeait, interrogeait la nuit équiyoque. Et ne connaissant pas 1'amour par son nom, il se suggérait une des- tinée cruelle, un malheur immérité. Sa sympathie s'éveilla; il eüt voulu franchir la rivière, tendre les bras a 1'ètre fraternel. C'était comme lui- même se perdant, se retrouvant en cette musique blessée et lascive. Et il restait mi-évanoui, la chair froide, saisi d'un frisson inconnu, dans Ie large frisson des cieux, la brülante palpitation de la terre. O comme s'accordaient les effrois de cette nuit hallucinante et ces sanglots, ces appels de 1'aigre fiüte ! Comme il mourait et revivait dans sesfureurset sesregrets ! Oh ! une poitrine a étrein- dre, une chair amie sous ses lèvres et se faire mal avouloir entrer 1'une dans 1'autre ! O Florie, Hy- lette, Élée! Si du moins il pouvait aimer celle qui n'est plus sa sceur ! Au contraire il la hait, celle-la, et il ne sait pas laquelle. Et il appelle Élée; il s'étonne de la désirer en eet instant auprès de lui, elle en qui pourtant se reconnut sa race ! En- semble ils ont bu la mort, goüté des soifs barbares 698 L 1LE YIERGE. ct délicieuses. Et la funèbre, la voluptueuse flüte aiguise ce souvenir, avive sa nostalgie d'un mal qui va jusqu'a la mort. Il se voit solitaire, voué a toujours errer sans une ame jumelle et qui ce- pendant soit différente, et il rève de mourir, il se pleure mort avec Ie plaisir d'ètre lui-même long- temps pleuré. — O Sylvan, malheureux Sylvan! Des vers aussi sortiront de toi... Tu n'auras donc vécu que pour en arriver a cette chose horrible. O mou- rir a deux du moins! Etre avec Elée la petite chose périssable, ce ne serait déja plus mourir ! Ainsi il défaille, et dans son regret, sa démence, il se laboure de ses ongles, il aspire a rouler aux seuils de la mort. Maintenant il sait Ie mystère, il n'a plus rien a apprendre : 1'amour est sceur de la mort comme Sylvan est Ie frère d'Elée. Et il se complait a cette idéé; d'une foi ardente il as- pire a la loi accomplie, soupire : « Mourir ! ó mourir ensemble! » Mais la flüte soudain s'alanguit, s'éteint en notes lentes, résignées. Alors sa colère aussi tombe, il ne sent plus qu'un grand vide, les silences de ce soir étouffant. Des feux, de rouges herses sillonnent 1'étendue. Le ciel comme lui se meurt, reste vide aux intervalles. Et tout a coup la flüte a cessé.7. AME CAPTIVE. 99 L'AME CAPTIVE D'autres jours électriques suivirent. L'orage aux ciels plombes menacait Éolie et n'éclatait pas. Une langueur consuma les belles génisses, comme un mal d'amour. Les bceufs, sous les haleines moites, restèrent flatrés aux herbages. Ceux qui labouraient avaient perdu leur vi- gueur, rayaient 1'aire d'un pas découragé. Et dans les demeures, 1'attente d'un evenement rendait les ames anxieuses, l'espoir aussi d'une délivrance qui n'arrivait pas. Florie, Hylette et Elée a leur tour gagnèrent 1'ombre du bois, mais la terre, mème aux taillis profonds, restait brülante, toute fiévreuse ; et elles demeuraient la couchées, palpi- tantes, leur jeune sang tourmenté. Sylvan encore une fois avait mi; Ie cor ne sonnait plus dans les bois. Elles 1'appelaient, il ne répondait pas, et mème Élée, pour Ie reconquérir, évoqua en vain les charmes de la mort. « O Élée! » fit-il. 11 la regardait avec des yeux brillants. Puis ses prunelles s'obscurcirent. Il cssaya de parier, ses sanglots l'étouffèrent. EUe ne reconnaissait plus Ie héros. Et tout a coup,I. IL E VI ERGE. avec un cri plaintif, il disparut; nulle des trois- n'avait plus de gout au jeu. Hylette se roulait aux herbes d'un étirement malade. La sage Florie soupirait, molle du regret d'une chose qu'elle ne savait pas, et lesfaonsamis ne la charmaient plus. Mais Elée, parmi leur silence, gardait une ame irritée. Un feu la brülait, couvait en ses prunelles sombres comme 1'éclair des soirs torpides. Elle vi- braital'égaldesfurieusessauterelles aspirait 1'ozone ardent, blessée, les nerfs tendus. Ce Sylvan qui la renie après avoir goüté ensemble 1'horreur ver- tigineuse, elle s'accabla de 1'espérer malgré lui, 1'accabla auprès de ses soeurs. « O tres chères, il se joue de notre amitié trop faible. S'il nous res- tait du coeur, nous n'aurions plus que haine pour ce frère méchant qui a cessé de nous appeler ses sceurs. » Mais Florie, hochant la tête : « Il n'en est pas moins notre frère... » Et Hylette, du fond d'un demi-sommeil : « Il est peut-être malheu- reux, Elée! » Aussitöt sa jalousie monta comme un fiot. « Sylvan me chérissait encore quand déja il ne vous aimait plus... Un secret nous lie! » Et ses mains au-dessus de leurs têtes échevelaient du vent. — Un secret ! Dis, parle... — Jamais!L'AME CAl'ÏIVE. — Cependant, s'avisa Hylette dépitée, tin secret ne se prouve que dès 1'instant oü il fut révélé! — Viens donc me Ie prendre, cria 1'enfant sauvage. Et elle se sauva par les avenues en riant. - Élée! C'est Sylvan qui 1'appelle. Elle ouït Ie cri et ne précipite ni n'alentit son pas. Et de nouveau la voix sort du taillis. — Élée, petite Élée... A présent elle éprouve un charme tres doux Elle se sent sur Ie point de mollir, elle va rési- gner sa rancune; et déja il est auprès d'elle, Ie front humilié, un étrange sourire aux lèvres. Soudain son front se busque irrité, et comme il etend les mains vers sa tunique, elle lui échappe. Alors tous deux courent par Ie bois. Elle tombe, il 1'enlève entre ses bias et, riant, lui baise, vainqueur, la nuque. — « O traitre! s'écrie- t-elle furieuse j'ai senti tes dents, tu m'as mor- due... » Et, ayant porté les mains a son cou, elle regarde si Ie sang ne s'en égoutte pas. Lui, hausse les épaules et proteste qu'a peine il l'effleura des lèvres. A son tour elle se met a rire, ses dents aiguës au clair : « Écoute, je te détestais... Main- 6.I, II.IC VIERGE. tenant c'est fini. Mais il faut me promettre... — « Quoi? » — « Que tu n'iras plus avec elles... » Follement il se lie par cette parole; et elle se roule caline, joyeuse, dans sa poitrine, répétant : « Jamais plus, petit Sylvan... jamais plus. » Un soir cauteleux rase la terre, s'épand du ciel déchiré d'aigre clarté ; et ils désirent être plus seuls, la oü ils ne verront plus leurs visages. Il 1'entraine vers la rivière. Il lui dit : « N'entends- tu pas gémir une voix triste, Elée? Elle venait de la rive, 1'autre soir... Je me sentais vivre et mourir en 1'écoutant... Je croyais mordre dans une pomme verte, je croyais manger un gateau de miei. Je n'étais plus Sylvan, mais un autre Syl- van... Et de grands éclairs passaient comme les frissons de la mort du ciel, comme la petite agonie du lièvre, Elée! » Un son, vers ce temps, blesse 1'air, lechant triste et voluptueux recommence. — «O ami! ami! » crie Sylvan, aspirant a marier son ame a 1'ame inconnue. Et il s'est mis debout, il enfonce ses yeux aux ombres de la rive. Ensuite tous deux se taisent. P't assis 1'un pres de 1'autre, la main en la main, ils écoutent long- temps pleurer la flüte et pleurent aussi dans Ie soir dangereux, sous les arbres profonds.LASPIRATION A LA DOULEUR. 103 LASPIRATION A LA DOULEUR Un enchantement lourd toujours pesait sur la terre et dans leurs ames. L'orage palpitait. au flanc des nues, de sourds volcans enchaüiés aussi tressaillaient en eux. Ils restaient tourmentés d'une peine qui ne se délivrait pas. L'e jour, Ie soir, ils allaient s'asseoir au bord de la rivière; la flüte restait muette dans la paix morte des rives. Et ils éprouvaient une lassitude infinie, une an- goisse d'attente et d'agonie comme pour leur propre vie suspendue. De nouveau ils s'ignorèrent après s'être un instant reconnus, devenus des étrangers en la-douleur de ne'plus se retrouver. Ils n'osèrent plus se tenir enlacés, une gêne sourde parfois naissait, la honte de leurs ames nues. Et un charme fragile s'était rompu. Au crépuscule, une dernière fois ils entendirent la flüte. Mais rien qu'une modulation, rien qu'une plainte breve et qui s'éteignit dans un sanglot. Et tous deux, tres pales, s'étaient repris par la main, reconquis au charme, opprimés d'un exquis sortilège. Ensuite leur ame expira quand expira la flüte. Ils attendirent long-104 L ÏLE VIERGK. temps, nulle voix ne monta plus, et seulement ils continuaient a 1'entendre en eux, tres triste, regret- tant 1'amour et 1'innocence. Subitement Sylvan, comme en ce matin des bois, sentit se raidir Elée, ravie au sens, toute moite d'aflfres. Et il pleurait sur 1'enfant, il pleurait sur la mort de la flüte. Un spasme la délivra. « O Sylvan ! » — «O Elée! ». Tous deux se souriaient et pourtant n'étaient plus heureux. Ils revinrent Ie lende- main. Doucement elle Ie poussa de 1'épaule : « Rien que la rive a passer, ami, et nous sau- rions... » Il la regarda : elleavait les yeuxbriUants et rusés... « Notre père, Elée, nous fit défense de quitter 1'ile. » Elle se mit a rire. « Il te défendit aussi de tuer les bêtes du bois... » Ils descendirent ensemble la berge. « Personne ne Ie saurait, dit-elle; tu connaitrais les hommes qui vivent la-bas ! » Il sentit mollir son coeur. — « Les hommes, 6 Elée! » Ils firent encore un pas, 1'eau monta autour de sa ceinture ; et ensuite il ne cessa plus de nager jusqu'a ce qu'il eüt atteint 1'autre rive. Elle 1'encourageait de son sourire, mystérieuse, un doigt sur les lèvres. Et tout a coup il s'apercut qu'il foulait la terre in- connue. Alors tres vite il traversa les champs, marcha vers les maisons.l'aspiration a la douleur. 105 Un vieillard, perclus d'ans et de maux, était assis devant un seuil, la tète tournee vers les arbres lointains d'une route. Sylvan s'arrète et 1'inter- roge. « Père, n'est-il pas en ce village un divin musicien joueur d'un bois mélodieux? Si vous Ie connaissez, dites-moi a quelle porte je dois frap- per pour Ie connaitre a mon tour. » Le vieillard éclaircit de la main ses prunelles voilées et le regarde. Il admire ce jeune homme aux cheveuxde froment mür, a la mine douce et fiere, et qui, les yeux ingénus, une rougeur aux joues, le révère d'un nom paternel. D'abord, il ne le reconnait pas, mais une jeune fille s'avance du fond de la maison et lui apprend qu'il a devant lui le fils de Barba. Alors il s'émerveille. « C'est donc la le noble enfant dont mes regards, au temps oü la peine et 1'age ne les avaient pas usés, suivirent sur 1'autre rive la croissance merveil- leuse! Le son du cor a mesure s'enfla dans le soir des bois ; une ame de héros y expirait, déja magnifique. » Sylvan observe la maison, le vieillard, la jou- vencelle, leur trouve un air inconnu d'Eolie. Cette belle fille qui lui rit, écarlate comme un pampre a rautomne, surtout le trouble, et il a 1'étonnement d'un jeune dieu parmiles laboureurs.io6 L 1 I.K VI E ROE. — Maintenant, reprend Ie vieillard, je répon- drai a votre question. Celui dont vous me parlez est mon fils. Celle-ci est sa sa'iir ; et neus con- nümes Ie bonheur avant les choses irréparables. 11 fróle de la main son front comme pour en chasser un pénible souvenir. P^t ensuite il lui montre les arbres de la route, au loin. — C'est par la qu'il partit ce matin mime. Je 1'ai vu disparaitre derrière ees ombrages. Ouand je cessai de 1'apercevoir, il me par ut que la mort elle-mème me 1'enlevait. Voila prés d'un mois qu'il nous était revenu, souffrant d'un mal ter- rible et lent. Sachex, monsieur, que mon fils, pour son malheur, connut jeune la gloire et 1'amour. Un don merveilleux Ie prédestina a la musique. Il partit. Mais mie femme fut son mauvais génie. Elle empoisonna a jamais ses jours. () lamentable histoire ! C'était une fille peintc, une de ces créa- tures de péché et de tentation dont Ie- mères n'osent prononcer Ie nom. Tandis qu'il se consu- mait de passion et de jalousie, elle se riait de son mal, trainait après elle un cortège d'amants. Que vous dirai-je encore que vous ne sachiez par ce triste aveu? Après des ans, il nous revint. Il jurait de vivre parmi nous, il voulait boire aux mamelles de la terre Ie lait fort. D'horriblesI ISPIRATION A I. \ DOC I. 1, l" K. scènes, leurs fureurs a tous deux, avaient porté, me disait-il, Ie dernier coup au mauvais amour. Il la maudissait; des sangiots de rage Ie prenaient rien qu'a prononcer son iiom. Il demandait qu'on ne lui parlat plus de la flüte qui avait fait sa joie et son malheur. Un soir il s'échappa, s'en alla vers les champs, et des sons délicieux et tristes se répandirent. Je compris a mes larmes que j'entendais a la fois Ie génie et la mort. Deux fois encore, il joua. Vous ne vous doutiez pas, vous qui 1 ecoutiez comme mni, qu'une ame brisait en ces hoquets divins. La mort elle-même mettait ses doigts aux ouvertures du bois oü il soufflait sa vie... Ainsi revint Ie mauvais amour, ainsi la flüte damnée fut pour lui comme l'appel de l'empuse. Et ce matin il est parti, rien n'a pu Ie fléchir. Maintenant il court a sa destinée , oous I'avons a jamais perdu. La douleur exaltait Ie vieillard comme si 1'arbre frappe par lacognée était encore capable de rever- dir dans les larmes. I! se dressa sous 1 age et les maux, leva la main : — Fasse Ie ciel, ó jeune homme, que vous ne connaissiez jamais une telle détresse et que ces fureurs vous soient épargnées. Un demon, un vampire dévorant, par les yeux d'une femmeïqK ll.K VII, R (il.. funeste, est entre dans mon fils et il en meurt pos- sédé. Fuyez Ie péché, la chair impure, ó vous qui êtes innocent et beau. Uu coeur vierge seul est fort et s'égale a soi-même. Ces mots, tandis qu'a pas lents Sylvan regagne la rivère, repercent son ancienne blessure. Il per- coit desanalogies entrelerécit du père affligéet les cris effrayants de 1'Homme-au-front-de-taureau ; la aussi sanglotait Ie regret d'une chair impure, la aussi une plaie avait saigné, et tous deux ont évoqué Ie péché avec remords, avec terreur. Il souffre. il sent s'épaissir sur lui les ombres. Une destinéen'opprimedonc pas seulement les Barba? elle jègne aussi chez les autres hommes, et Éolie, les teri'es qui s'étendent par dela sont pareille- ment obscurcies de nuées... Des fumées rouges, d'affreuses ténèbres déchirées d'éclairs en tous sens ferment les horizons. Et un sens en lui s'éveille ardent, subtil. Il avait cru connaitre la douleur : ce n'était qu'un mal sourd, confus, la peine physique de ses fibres irritées. Maïs la flüte 1'initia : en 1'écoutant gémir, il se sentit une ame et gémit lui-même, infiniment brisé et fraternel; il se vit malheureux en tous les hommes et les vit eux-mêmes malheureux en lui. Alors ses pleurs jaillissent brülants, pressés. Il plaint letriste mu- Il'aspiration a la douleur. 109 sicien, il s'en veut d'avoir trop tardé : accouru plus tot, il 1'eüt console. Et son cceur ingénu pense : Sauvé. Sylvan de loin entend 1'appel d'Elée. Aussitót ses pleurs se sèchent; il est fierque Ie vieillard lui ait parlé comme a un homme ; il se réjouit d'ap- paraitre a 1'innocente Ie révélateur des destin-. Il fend Ie flot, remonte s'asseoir auprès de celle qui seule est sa soeur, et il s'écrie : — O Elée! P^lée! Le vieillard m'adit d'étranges choses... Je ne sais si je puis te les répéter a toi, une enfant... — J'ai vu la mort du lièvre, Sylvan. — Oh! fait-il, ce n'était rien cela, a cóté de ceci. Sache d'abord, Élée, qu'il m'a parlé du péché. Ce mot ne fait-il pas passer un frisson en toi ? Sais-tu, Élée, ce que c'est que le péché ? L'enfant répète trois fois, songeuse : — Le péché... le péché... Ie péché... Et n'y trouvant nul sens connu ni d'ana- 1 »gies, elle secoue la tète, le regarde éf.„nee, les yeux clairs : — Non, je ne sais pas ce que tu veux dire. -Oh! vois-tu, c'est une laide chose... Oui, une béte qui s'attache a 1'homme, un serpent ou une femme rurieuse.;: Pense bien a cela, Élée.L II. E VIER GE. Elle se tourmente Ie front du bout de 1'ongle. — Attends, tu n'y es pas... Une des servantes, un jour, me conta une histoire singuliere. C'était chez Ie bon Dieu, en paradis. Et il y avait la un homme et une femme, et il y avait aussi un pom- mier... Alors, je ne sais plus pourquoi, Ie bon Dieu défendit a 1'homme et ala femme de monter dans Ie pommier. J'aurais fait comme la femme, elle monta dans Ie pommier et cueillit une pomme...Etil parait que c'est comme ca qu'est né Ie péché. — Non, dit Sylvan, c'est trop béte... Le péché c'est autre chose. Ainsi,par exemple... Il s'arrête, — Ainsi ? interroge Elée. — Non, rien. Et elle s'apercoit qu'il a rougi. — Celui qui jouait de la flüte est parti, 6 petkc Elée, dit-il, et ce vieillard est son père ; il pleurait en me parlant de son fils. Or, celui-ci aimait une fille peinte... Elle, au contraire, se moquait. Et quand iljouait de sa flüte, c'était pour gémir sur son malheur. Voila ce que m'a dit le vieillard... Une fille aux joues comme des gateaux de miei était restée prés de nous et me regardait avec des yeux qui n'étaient pas les tiens, ó Elée !I- A SPIRATIOX A IA DOULEUR. Aussitót sa petite ame jalouse se déchaine. — Maintenant je sais bien que tu ne m'aimes plus, Sylvan... Tu aimes cette fille qui sans doute est plus belle que moi. — Oh ! fait-il en souriant, toi et elle ce n'estpas la même chose. J'avais envie de 1'embrasser et pourtant je n'ai pas osé. Elle fuit, Ie laisse seul dansl'oseraie. Il ne songe pasa la rappeler, il goütela solitude qui Ie rend a lui-même. Longtemps il reste couché sur la berge, les yeux perdus, 1'ame traversée de pensees en fuite. Il revoit Ie vieillard, la belle fille ; il entend se plaindre la flüte... Et un vent Ie caresse, venu de la plaine, un soufflé profond et lourd qui fait ployer les arbres. A présent, les nuages passent rapides et roux, tres bas. Mais il ne vit plus qu'en soi, au monde des images et des om bres. Il se souvient, souffre de désir, d'effroi. Le vieillard a parlé de la chair impure. Il a mêlé ensemble le péché et la femme. Ses idees tourbillonnent comme les fumées, comme les nuages. Il est donc une chair de mal et de péché qui fait impure la femme, qui fit impure celle de ses sceurs qui cessa de lui êtrefraternelle? Ol'énigme, lecruel mystère duquel peut-ètre dérivent tous les autres! Il conjecture en quoi fut impure 1'enfant inconnue,112 I. II. F. VI ER GE. en quoi la créature qu'aima Ie triste musicien et dont il se meurt... Toute chair peut-être traine son péché et sans doute la sienne, la mauvaise chair qu'il sentit bondir sous lui et qu'il déchira desesmains. Et toujours il repense a 1'être bizarre et merveilleux que Ie vieillard appela la fille peinte. Il soupconne une autre femme a la nudité vermeille, aux yeux de pierreries, aux ors et aux pourpres d'une chair ardente comme 1'été. O de quelle bouche au rire cruel, de quelles lèvres vénéneuses elle dut 1'embrasser, lepale mu- sicien! Sa colère, son désir s'excitent comme pour une proie, pour une béte des halliers. Il la hait et I'appelle, il se meurt d'horreur et d'amourpour la funeste enchanteresse. Il voudrait la mordre de ses baisers, rouler vaincu sous les siens... Comme il croit 1'exéerermème en la désirant! Et il ne voit pas qu'en plaignant 1'ami parti, Ie frère que lui donna la sympathie, il l'envie. Au ciel des meules enflammées roulent et gron- dent, les terres volent arrachées, balayées en épais tourbillons, les arbres ploient, se choquent dans la houle des rafales comme des proues. Et la rivière rebroussée, ténébreuse, a remonte les berges. Soudain les carreaux écarlates se rompent, foudroient les airs. L'orage alors aussi éclate au1'KXTII ËSIL Ë E. 113 coeur de Sylvan. Il voit les cieux fracassés, les sols dévastés par la herse de la tempête, et 1'accord nait : il aspire a la douleur, il frémit dans la nue ardente. Son ètre entier se soulève. D'un espoir sublime, d'un élan révolte il jaillit vers 1'éclair, défie le dieu rugissant du tonnerre. O souffrir! par la douleur connaitre la vie et 1'épuiser ! Celui-la seulement peut se dire un homme qui fut voué au malheur et n'en fut pas terrassé... Ivre de souffrance, ainsi dans la grêle et les fou- dres crie le héros enfant. PEN TH ESI LEE Des orages coup sur coup éclatèrent. Vers le midi du jour les nues s'amoncelaient, d'élec- triques cratères vomissaient le phosphore. Le sonore paysage alors bondissait sous la bour- rasque comme un étalon en amour. Et P2olie but la pluie de vie, respira les vents ivres : le charme dangereux fut rompu. Elée crispée, bruiante, se détendit, Sylvan crut se réveiller de la mort. Tont gronda, palpita, reverdit sous la secousse des cieux. L'ame délivrée, il sentit passer 1'équinoxe, le ma-114 I- ILE VIF.RCE. gnétisme puissant des forces qui déliaient la na- ture. Sa sève se tourmenta d'action, vibra comme Ie sang des chènes. Il aspira 1'ozone, 1'éther en feu : en haut une forge grondait oü, sous des marteaux divins, son être fut reforgé. Il regretta Ie favori aimé, Ie cheval ardent et mobile comme son ame. Heraut, délaissé maintenant, languissait sans hennissements, engourdi a 1'égal d'un cheval de labour. Les grands lévriers fidèles ne Ie relan- caient plus de leurs abois comme au temps oü ensemble, vers Ie verger, par les- avenues, ils se déchainaient d'un jeune sang forcené. Leur folie alors faisait tressaillir devant les auges les petites juments blanches de Florie, Hylette et Elée. Syl- van alla donc vers Ie bel Heraut et, Ie baisant entre les yeux, il Ie fiatta de douces paroles. — « Oami; 1'appeldes corsfrémit dans 1'air orageux. Nous irons rapides comme 1'autan. » Il rede- vint Ie jeune Achille chevaucheur d'espace. Un monstre passa, velu et noir, cimé d'une cri- nière d'or. Eolie vit leurs ellipses folies tournoyer au lointain. Un vertige les précipitait dans 1'hor- reur exquise des vents. Et, ayant appris de son père 1'éducation du fils de Pelée, Sylvan seu- lement regrettait les monts. Or, FAée suppliante un matin apparut.« Que t'ai-je fait, cher Sylvan,]> E N T H E S 1L E E. 117 pour qu'encore une fois tu me délaisses ? »Il la sou- leva, 1'assit devant lui. Heraut, cabré sous la charge, les emporta par les prairies. Elle criait son cri strident de valkire : Hilléï — Hïa — Hi! Il brandissait dans ses poings Ie cor furieux et rouge. Ensemble ils couraient dans un tourbillon de feuillesetde cailloux,bondissaient tres haut, retombaient comme d'un ciel, leurs chevelures mèlées et leurs cceurs. O comme il la sentait sa sceur! Et si loin de la chair impure habitée du péché! Il se percut libre et fort, sur les cimes, dans un air clair et agité. Il était un clément, une force jeune et vierge retournéea la nature, épandue au torrent des Forces. Elée, de son cóté, goütait la joie sensuelle et tendre d'être possédée, de jalousement posséder ce frère trop aimé de ses sceurs et qu'elle leur ravissait, qu'elle emportait en ses bonds jusqu'a la nue. Au grand cceur fraternel elle mollit. Sa passion acre et sèche, délivrée en cris, en gestes, cessa de 1'oppres- ser. Elle sentit sa supériorité sur Florie et Hylette. L'Ile s'espacait vaste et profonde. Au levant verdissait la grande prairie; a 1'occident s'éten- daient les labours ; et les hauts füts, les arbres de la silve ailleurs dardaient vers Ie ciel. Em- portés par la course, il arriva que Sylvan et Elée 7-M 118 I. ll.K VIKRGE. virent des chasseurs marchant par les terres sur la rive opposée. Une fumée tout a coup moussa, une étincelle jaillit, la charge d'uu fusil déchira 1'air. Et Elée vibrait toute pale, regarda Sylvan. L'an- cienne sympathie du meurtre aussitöt comme entre des complices se renoua. Des chiens cependant se lancaient, rapportaient la proie; et les hommes d'un geste glorieux déployaient leurs carniers. « O Sylvan... Yoila donc Ie secret! Ils ont des armes plus süres que la pierre ou la flèche. A chaque coup il meurt une vie... C'est alors que tu serais héros, petit Sylvan! » Son ame male gronda : il détourna ses yeux tristes et irrités. Et au large, d'un coup de talon furieux poussant Heraut, il ta- chait d'échapper ii Ia voixtrop persuasive. Hilléï! Hïa! Hi! Ils s'arrêtèrent devant l'enclos. C'était.au cceur de la hètraie, un profond hallier bordant une clairière, un sur asile défendu par des palis. La, proche d'une mare, gitait la harde agile. Souvent, en sehissant jusqu'a la crète des pieux, ilsavaient goüté Ie mystère de ce lieu sacré. Les chevreuil-, les biches aux yeux sensibles de femmes, venaient fróler leurs doigts caressants. Et un des chevreuils surtout était diligé de Barba, car il était Ie pa- triarche du troupeau. Longtemps nulle clóture nePE N I HES] I.K E. 119 limita leur élan ; ils avaient erré libres et dévasta- teurs; mais quelques-uns tombèrent victimes de la dent deschiens. Le Maitre alors les parqua. — « Une nuit, Sylvan, insinue Élée, toute une nuit ici dans le frisson du bois, et retenir son ha- leine quand les biches passent! Vivre leur vie d'émoiSjdedéparts soudains,de fuiteséperdues...» Sylvan ne répond pas ; mais ses regards demeu- rent fixés sur trois silhouettes mobiles, inquiètes, trois fines bètes au col tendu, aux frémissants na- seaux. Soudain Heraut s'ébroue : par bonds légers aussitót elles s'enfoncent aux feuillages, friselis roux, petites ames évanouies couleur d'automne. Ensuite ils rentrent aux demeures. Un vin trouble grisa Sylvan. L'acre parfum forestier l'énerva, 1'odeur puissante de la vie ani- male. Il resta travaillé de 1'espoir héroïque, aspira a rompre la trève de la vie. Ensemble, avec 1'ar- dente petite Penthésilée, ils revinrent roder autour des clótures. Des heures entières, dans la rumeur du bois, ils écoutaient craquerles branches, s'éloi- gner des pas nerveux, se tenant par la main, saisis tous deux d'un long frisson. Et le cor, cessoirs-la, sauvagement sonnait dans Éolie, le cor de gloire et d'orgueil.f' L 1LE VIE RGE. LES BÜ1S SE TAISENT OU PASSÉ LE TUEUR Des jours coulèrent. Le venteux septembre mollit, dériva vers un octobre auxaromes de miei, aux efflux tièdes. Le pré rafraichi s'argenta de matins délicieux, expira en des soirs roses oü tót montait la lune. Une vie merveilleuse circulait dans Éolie. Les charrues foncaient les derniers sols, des attelages s'en allaient charrier au bois le chablis, on préparait les celliers pour la récolte du fruit d'hiver, le pressoir et le cuveau pour le cidre. Ouatre paires de meules sans cesse tournaient, deux pour la mouture du blé, deux autres pour 1'émulsion de 1'huile de faine. Et des femmes a pleines charges déja acheminaient vers les res- serres la jonchée des hètraies. Au temps de la pleine lune, une nuit, Florie, Hylette et Elée descendirent, étouffant leurs pas dans le silence de la maison. Et aucune ne parlait, car un bruit aurait pu réveiller le sommeil léger du Vénérable. L'été comme 1'hiver ses fenêtres demeuraient ouvertes, il aimait sommeiller sous la clarté des étoiles, parmi les musiques du vent dansI.ES BOIS SE TAISKXT. 121 les arbres. Comme de petites ombres, elles frólèrent les degrés de 1'escalier. Puis la porte doucement tourna, elles virent dans Ie jardin Sylvan qui les attendait. Alors la lune sur leurs visages rit, cau- te'.euse, froide comme Ie mal. Et sans soufflé, Ie coeur frissonnant, ils firent un détour pour ne pas passer sous la chambre de leur père. Mais ayant franchi la porte du potager, ils se retournèrent émus de la paix plus grande de la nuitautour des fenêtres. Florie eut un soupir : « Nous trompons Ie vieillard! » — « C'est bien plus amusant! » se moqua Elée. — « Fuyons! fuyons! » conseilla la . craintive Hylette en se glissant sous les feuillées. Toutes trois, de crainte, d'espoir, en les ombres violées, tremblaient comme les légers bouleaux. Mais Sylvan fortement aspirait 1'arome bleu du minuit. Ils quittèrent les jardins aux belles fleurs de lune et gagnèrent la prairie. Elle baignait aux blancheurs d'un vaste lac, elle semblait ruisseler en eaux lumineuses. Et ils apercurent la petite ombre rapide des lièvres, comme de pales esprits, lesamesélémentaires de la glèbe. Ensuite ils péné- trèrent dans Ie bois. Une émotion douce et subtile aussitót les captiva. Ils allaient a pas délicats, se parlant en sourdine, regardant s'ouvrir les archesL 1LE VIERG E. immenses. Ouelquefois ils n'avancaient plus, op- pressés d'un charme solennel; et ils se voyaient différents, avec un autre visage inconnu. Alors ils s'appelaient d'une voix tatonnante : — « Oü es-tu, Sylvan? nous avons cessé de t'apercevoir. Il n'y a plus, la oü tu étais, qu'un pale hélianthe balancé sur sa tige. » — « Et toi, Florie, tu as 1'air d'un flambeau a la flamme blanche! » — « Toi, Hylette, tu ressembles a une petite fumée dansant au clair de lune ! » Sylvan seul riait d'une ame hardie. Il les précédait, écartait les branches ; elles Ie suivaient en se tenant par les mains, nouant une guirlande de Karites. Par les sentes, leurs gestes blancs semaient des pétales de clarté. Ils s'enfoncèrent aux taillis, ils virent 1'orée d'une clairière. Tremblantes, pales d'effroi plus que de lune, elles se montrèrent un soudain prestige... « O mes soeurs, ne croirait-on pas que ce sont la des fileuses filant au clair de lune, tis- sant de merveilleux habits de clair de lune?... Et elles ondulent, se bercent en des hamacs, se ba- lancent en des escarpolettes sans cesser deremuer rythmiquement leurs mains qui toujours filent... Et la-bas, Sylvan, n'est-ce pas un grand cheval tout blanc qui sans bruit secoue sa crinière et nous fait signe? » Elles délibèrent, hésitent, enLES IiOIS SE TAISENT. 123 proie a un émoi d'images. Cependant Sylvan marche par la cjairière, tres grand ; mais bientót il se voile, n'est plus pour elles qu'une vapeur qui s'effume, une ombre retournée aux ombres. — «O Sylvan! reviens, cher Sylvan, » disent- elles. Et de nouveau elles Ie voient apparaitre, lumineux, beau comme un prince de lune, fai- sant de ses mains Ie mouvement de diviser les écharpes de vapeur dont les leurra Ie mensonge des fileuses. Il n'est plus seul : une forme ondu- leuse glisse, flotte auprès de lui. Toi, Élée? — Oui, ne dis rien... S'il te faut périr en ces lieux pleins d'embüches, du moins je périrai avec toi. — O exquise petite Élée, ma soeur! Il la tient serrée une minute, ému de ce cceur charmant et dévoué. Puis a deux ils s'en revien- nent jusqu'a leurs sceurs. Alors celles-ci se mo- quent de leurs peurs vaines : leur rire bruit comme Ie vent. Maintenant elles s'enhardissent : toutes trois dansent dans les rosées. Un fleur sub- til s'évente de leurs pas, une essence de romarin dont s'embaument leurs tuniques ailées. Elles s'évanouissent spectres légers, fantómes dansants et renaissent trois petites Barba, si réelles, si dan-124 I. il. F. VI ERGE. santes. Le vent au loin, comme éveillé des orbes qu'elles tracent, comme la musique de leur danse, accorde les flutes et les hautbois. — Sylvan! Sylvan! Leur cri de nouveau s'élève. Elles 1'apercpivent arrèté, songeur, devant une souche oü une hache resta plantée. Le fer luit sous la lune en étin- celles, comme éclaté au frólement rapide d'une meule d'argent. O quel sortilège mit la cette arme comme pour un ignoré destin et fait passer en son ame le rouge frisson du meurtre! Il 1'ar- rache a 1'entaille profonde, la brandit vers le ciel. « O Élée! regarde... N'est-ce pas la mort déja? » Mais Florie s'éplore : « Qu'as-tu dit?... La mort, Sylvan ? Oh! alors, laisse la cette hache. Que rien ne trouble le délice de cette nuit! » Et le rire d'Elée bruit : « Emporte-la plutót, ami... Un ennemi peut-ètre rode dans le hallier. » Il veut connaitre sa force, léve la hache, d'une fois fend la souche jusqu'au sol. Le coup a retenti vers les limites : le cceur des chênes d'écho en echo frémit, reconnaissant la cognée. Et Hylette s'effare : — « Mes soeurs, entendez-vous cette voix qui meurt et renait comme un long sanglot ? » Sylvan retire le fer et rit, fier de la blessure. Puis, appuyant la hache a son épaule, taciturne, cachantr LES ISOIS SE TAISEXT. 12^ son ime, il va devant, comme un jeune chef de tribu. Bientót ils atteignent le pare des chevreuils. Elée elle-mème déroba la clef de la claire-voiequi en ferme 1'acces. Mais les ferrures rouillées d'abord resistent, 1'ais grince, comme le cri du bois violé. Et de nouveau Florie supplie : « Oh! demeu- rons ici... Une voix a parlé qui nous avertit de ne pas franchir les clötures. Ne 1'entendis-tu pas, Sylvan ? » — « Il n'y a que la lune et le vent lé- ger, Florie, il n'y a que le bruit de cette porte. » C'est plus doux, plus de songeencore, 1'enchan- tement de cette solitude. La, c'est comme la lune elle-mème qui dort, gardée par les arbres. Le froissis des feuillées expire comme une claire viole. O sürement, il y a quelqu'un qui si dou- cement haleine au fond du mystère nocturne! Ils s'avancent prudents, ils croient voir fuir aux sen- tiers des tuniques pales, comme d'autres Florie, Hylette et Elée captives des ombres. Un égouttis de lumière verte pleure des branches, tremble aux gazons en rosées ; ils foulent un givre de bé- ryls ; ils dispersent un froment bluté descélestesta- mis. Toutest surnaturel, fluide, élyséen comme en une vie d'étoiles. Et de nouveaux prodiges se dé- noncent : de subtils esprits les égarent vers des leurres d'images; la mare insidieuse leur proposeI2Ó 1 ' . LE VIE RG E. un pre fleuri de lys ; ils croient flotter dans un mol et blond ether. Leurs cheveux aussi ondu- lent au frölement d'infinies mains joueuses et des trames invisibles, des lacis maillés dargent sou- dain les emprisonnent. — O mes sceurs, soupire Hylette, n'allons pas plus loin. J'ai peur... Les arbres nous regardent comme des visages. —Viensprès de moi, chère Hylette, lui répond' Florie. Mets-toi contre mon coeur : il bat avec con- fiance et te protégera. Sylvan les précède, 1'oreille aux écoutes, car lui seul reconnut dans Ie bois dormant des pas clandestins, la fuite ródeuse des faunes déjouant leurs approches. Soudain il s'arrète, il etend un geste de mystère et de silence... Et toutes trois retiennent leurs haleines. Une biche et ses faons, dans un nimbe lunaire, ont apparu au bord de la clairière. C'est comme la grace d'une petite Sainte familie, un prestige amoureux et ingénu qu'un soufflé va disperser. La mèrc, ardente, s'inquiète, scrute les rumeurs. Elle va bondissant avec ses petits, émue d'innocence et de nuit. Alors ils croient avoir vu 1'ame mèmedessolitudeset Florie, d'un élan religieux, d'un coeur de petite prètresse, s'exalte, communie avec les obscures vies frater-LES BOIS SIC TAISENT. 127 nelles. Mais Élée, prés de Sylvan, Ie sent lon- guement vibrerd'un sombre désir. L'aimable vision s'évanouit, la lune toute nue emplit la clairière. Et une neuve douceur s'épand comme après une délivrance ; la nuit, un moment angoissée, recommence a filer 1'harmonieux si- lence. Une ivresse maintenant les grise, 1'arome vert des écorces, Ie ferment vineux des rouces et plus encore Ie veilige de ce minuit sous les étoiles. Florie surtout se sent brisée de la pléni- tude de la vie inférieure. Son cceur lui est révélé. 11 se mèle si étroitement au charme bienfaisant et solennel qu'elle aspire a s'y confondre toute. — «O Sylvan ! O mes sceurs! n'ètre plus qu'une ame et se répandre dans la nuit! O dormir ici jusqu'a 1'aube! dans Ie frisson des bois voir venir la clarté du matin !... » Un vaste chène garda sèche, tiède encore, la mousse sous 1'arc immense de ses voussures poudroyées d'astres. Tout autour, en vibrations blondes, irradie la lune. Elle perle aux feuillages, s'effile en larmes joaillées, légere comme la bruine d'une vasque, lourde comme Ie ruissellement d'un fleuve. Et les basses branches s'ajourent sur la clairière vaste comme de froides et blanches verrières. Florie s'étend sur les duvets moelleux et Hy-~ 128 I.'iLE VIERGE. lette pose son front las sur son épaule. Ainsi elles fleurissent 1'ombre pile. Parmi les semis d'ar- gent dont s'étoile 1'herbe, elles sont aussi des fleurs de la nuit. Bientöt leur soufflé s'alentit ; leur ame déliée fiotte aux espaces, n'est plus que du songe mêlé a un songe. Et Ie vieux chêne paternel imperceptiblement balance ses palmes sur les filles de la terre. Mais ni Elée ni Sylvan, assis non loin, ne sont visites par Ie sommeil. Elle lui chuchote a 1'oreille : — Vois, Sylvan, nos soeurs a présent sont par- ties pour Ie pays du sommeil... Nous sommes les maitres de ce bois...Sans t'en rien dire, j'y cachai ce matin ton are et tes flèches... » Et elle Ie prend par la main. A grands pas ils s'enfoncent aux taillis. — « La, Sylvan, la... » A la vue de 1'arme il hésite, il soupire. Il sait que s'il touche a ses flèches meurtrières, c'en est fait encore une fois des défenses de Barba. Il a peur de la mort et en même temps son cceur bat a 1'idée qu'il sera 1'ex- terminateur. Il se défend et déja il est vaincu. — D'un trait sur tu leur perceras Ie cceur, in- sinue la perfide Elée. Le male impétueux et primordial, Ie petit faune des silves 1'emporte en ce debat de sa con- science. Ilse jette sur 1'arc : —«Viens ! » Les ra-ït LES BOIS SE TAISENT. 129 , meaux s'agitent sur leur passage, comme déra- cinés, entrainés par la pitié vers le meurtre. Des mains dardent des arbres et les retiennent. Et le b >is de proche en proche se tait, reconnaissant le tueur...— « Vois, Sylvan. » Des brins ont craqué. Une vie erre, approche, secrète, furtive ; dans un brouillard de lune ils apercoivent surgir le timide et fier chevreuil. — Au coeur ! soufflé Elée, froide de volupté et d'horreur, le bras soudain pétrifié vers 1'hallu- cinante image. — Hilléï — Hïa! Le sauvage hallali éclate en même temps que frémit la sagette. Et un cri répond, inflniment gemissant, une agonie d'enfant blessé. La pointe entra droit au jabot. La béte fléchit les jarrets. Son front charmant oscille, un long rale branie et sanglote. Et toute la nuit des bois pleure en ses prunelles étonnées et qui regrettent la vie. Alors, pour cette douleur de la petite ame animale, Sylvan se sent frappe lui-même en son meurtre. O qu'elle s'étrangle aux doigts de la mort ! Qu'elle cesse de se lamenter vers les étoi- les ! Le lièvre, lui, n'avait pas crié ! Son cceur de jeune héros bondit, défaille au cri qui toujours recommence. — « Oh ! apaise-toi, esprit vindi-I3° P. l LE VI F. RGE. catif et indigné. Romps tes attaches, ame for- cenée de regrets et dont la douleur me persécute. » Soudain la mort 1'envahit lui-même. Au col long et flexible il apercut les mailles d'un collier. O douleur plus forte que les autres ! C'est le chef du troupeau qu'il a abattu. Il touche respectueu- sement, tristement aux affres de la chairsacrée. La sauver, s'il est possible encore ! Il arrache la flèche ; mais un sang noir épaissement coule de la bles- sure. Élée prés de lui regarde, cruelle a la fois et timide. Le beau chevreuil pantelle, roulé sur le flanc; un spasme étire ses membres déja raides ; et le rale ne cesse pas. Tout deux se penchent, boivent d'un coeur orageux cette agonie. —«O Sylvan, dit-elle, la flüte ainsi se lamentait et criait dans le soir déchiré d'éclairs ! C'était déja la mort en cette voix qui ensuite s'est tue ! » Et Sylvan gémit : — « O non, plus ce cri... Élée! plus cette plainte ! » Il court a sa hache, donne le coup qui délie la vie. Et le cri soudain expire avec le soufflé. De douleur fraternelle, le fils d'Éolie alors pleure a genoux devant cette forme éva- nouie que nulles fanfares ne réveilleront. — « Sylvan ! Élée! »appelle une voix. Et Florie voit le meurtre. Aussitót sa peine éclate, egale a ce deuil... — «O Sylvan, tu as frappe 1'ame du i êÊ*m« LES BOIS SE TAISENT. 131 bois, Ie vieux compagnon cher a notre père. Pour la seconde fois, Ie sang a coulé dans 1'ile... Main- tenant nous sommes aussi punies en toi,' frère barbare qui trompas notre foi. Accours, Hylette, viens pleurer avec moi! » Un soufflé monte du hallier, la douleur du bois qui vit passer la Mort. Des galops fuient en ellipses toujours plus loin, vers un espoir de déli- vrance. La grande humanité obscure des bètes tressaille. Florie veut qu'on honore la dépouille en la veillant. Sa piété clót les yeux qui mirèrent les aubes et les vesprées... Le vent par-dessus son geste balancedes palmes, un frisson s'étend, ondule parmi les arbres profonds. Et les astres allument les flambeaux, la lune neige sur la mort de son doux amant nocturne, lui tisse un suaire de clar- tés en pleurs. Puis le jour enfin rosit les cieux. La vie et 1'amour reparaissent avec les roses célestes. Sylvan avec la hache creuse une fosse. Florie Hylette et Élée a brassées sèment les fleurs du bois ; elles en font un lit parfumé sur lequel ensuite le fils charmant de la terre est couché. Et Florie par trois fois crie : — Ombre ! Ombre ! Ombre ! Elle se tourne vers Sylvan :—"^—- (32 1,'iLK VIERGE. — Maintenant, toi, parle aton tour. Ali irs il etend la main. — Ombre! pardonne a celui qui Lei expie et t'adjure. Sylvan ne versera plus Ie sang. Ainsi Sylvan se sent délié de la mort par la mort même. Et tous jettent de nouvelles fleurs, ensuite ils regagnent les demeures. Et ce matin-la ils n'ónt pas chanté Ie cantique dans la clairière. LES RACES Dans larondeur des pompiers >e dressent les echelles, des hommes se hissent aux hautes bran- ches et la pomme müre emplit les corbeilles. Florie préside a cette fête glorieuse de la terre. Un bouquet puissant et vert tonifie 1'air au loin. Autour des rameaux lourds, vibre 1'ardent oc- tobre. Et les gazons rutilent comme des mosaïques vermeilles. Éolie active ses vendanges, riche en pommiers; et il y a la pomme douce pour Ie pressoir.odorant la fraise et Pananas, il y a la pomme -ure pour la conserve, odorant Ie lait d'amandes aigri.Lebelété leur départit 1'arome et la nuance, distilla leurs sucs comme un autre vin pariïnné V, LES RACES. 133 I et dur. Maintenant, dans 1'or et les vermillons, le verger se chimérise d'un air d'hespérides. Aux avenues pleut 1'or des tilleuls. Lesjardins expirent les moüts tardifs, le baume amer des phlox et des asters. Leurs effluves se mêlent aux mürs relents du verger, aux exhalaisons crues des paturages. Et les derniers vols d'abeilles virent, pompant les miels. Le chemin des ruches, comme aux portes d'une cité industrieuse, bruit de leur tourbillonnement immense. Elles semblent les ames vouées a un acharné devoir, les nourricières et les batisseuses des race, pour de renaissants printemps. C'est la, parmi 1'ceuvre de vie, que Sylvan vient chercher 1'oubli de la mort. Entuant, il attentaaux esprits mystérieux d'Eolie.ala paix du bois sacré. Depuis, il traine le regret de ce meurtre barbare. Le rucher lui évoque un symbole d'harmonie et de confiance. Elles bourdonnent. les bonnes abeilles, ivres d'amour et d'avenir. A flots pressés, elles entrent, circulent aux gale- ries, sécrètent les sucs butinés, fiévreuses, rythmi- ques. Et une vibration infinie, un vent léger, profond, s'élève des demeures, comme le génie d'un peuple. Autrefois il ne subissait que 1'attrait de le- défier, un charme hardi et irrité. Maintenant il goüte des sensations neuves; il s'émeut de leur 8■ mmmm 134 1. Hl'. VIERGE. art, s'attendrit de leur innocence. Sylvan n*a plus embouché Ie cor héroïque. Mais soudain la Mort reparait, la flèche qui frappa Ie noble chevreuil ricoche, Ie frappe lui-même au ceeur. Il ne peut plus penser a la Vie sans songer a la Mort. Et il gémit; une ombre a présent s'étend sur la niche. Elle sortit du massacre des males. L'Amour et la Mort firent la cité. Si paisibles, ouvrières d'éter- nité elles-mêmes, les Alles de 1'air furent guerriè- res et furieuses. Alors il s'afflige : une ame lui est née, triste, et qui connait la contradiction. « O malheureux Sylvan! il était si doux de ne rien savoir... Maintenant tu as perdu 1'ignorance... Tu ne feras plus nulles choses spontanées, mais celles que tu feras, tu t'inquiéteras si elles sont bien ou mal.» Et a peine il ose regarder ses soeurs. Quelque chose est changé dans 1'air d'Eolie. Des signes ont averti Barba et il conjecture, il craint Ie jeune homme secret et inconnu qui s'est leve dans Sylvan. Il ne sait quoi est Ie pire ou de ses soudains élans ou de ses silences, de son ame ombrageuse ou de l'autre,clandestine. Il Ie croyait toujours enfant que déja 1'enfant était un homme. Et il connait la faiblesse des vieillards, il regrette son age puéril. Or Sylvan supportait mal les regards de son iLES RACES. 135 i père. Il avait trompé sa confiance. 11 s'en voulait de se taire et n'osait parier. Son ame franche ala fois fuyait Ie mensonge et différait la vérité. Et un jour, comme Barba s'en allait au bois des bêtes aimées, il écouta son cceur et entra avec lui. La barrière grinca. Tous deux, de peur d'effaroucher les chevreuils, marchaient en silence. Bientót ils les apercurent errant d'un pas léger. Barba dou- cement siffla, car Ie pèru du troupeau venaitasa voix. Sylvan aussitót sentit un grand trouble. Il pensa : « Mieux vaut épargner cette douleur au vieillard. » Et Barba encore une fois siffla, étonné que 1'ami n'accourüt pas a son appel. Alors 1'ame de 1'enfant sedélivra. — O mon père, toutes les bètes de ce bois pourront venir et seulement celle-la ne viendra pas, car elle repose la-bas sous un tertre, frappée par mes mams. De honte et deregretil courbe la tète et cepen- dant il se sent allégé. La barbe paternelle d'abord s'agite comme Ie feuillage d'un saule. Dans son saisissement et sa douleur, il ne peut trouver les paroles. Une grande ombre voile son regard. En- suite sa gorge se déchire. — Ne joue pas avec ma colère, fils cruel. Ja- mais je n'usai de violence, mais regarde cette136 L 1I.K VI ERGE. main, elle couvre toute Éolie et toi et les autres ètres d'Eolie. Eh bien, parle vite. Dis-moi que tu rêvas ce songe funeste ou si tu fus rinstrument d'une implacable destinée. — O père, ö mon père! je dirai peu de paroles. Je transgressai ton commandement : ainsi Ie mal sortit du mal. En effet, m'étant introduit dans Ie bois, je fus envahi par les furies. Je ne choisis pas ma victime, mais jefrappai la première qui s'offrit a mes coups. Et la flèchu partie, je reconnus seule- ment ma démence et laquelle d'entre les bêtes j'avais immolée. — O Sylvan! tu n'es plus mon fils, toi qui n'as pas pleuré. Sylvan relève son front. — J'ai frappe dans Ie vertige, dans la colère de mon sang. Et ensuite j'ai touche a la mort avec des mains piaculaires. Maintenant je connais la douleur, bien que je ne sache plus pleurer. — O qu'as-tu fait, Sylvan ? Tu as immolé une chair qui m'était précieuse, tu as frappe 1'höte sa- cré d'Eolie. O mon culte de respect et d'affection ! O petite ame chère qui n'est plus qu'une ombre ! Maintenant la mort obscurcit toute 1'ile. Cceur barbare, tu en as pour jamais banni la paixdivine. Une vie fraternelle git sous la terre, sacrifiée deV LES RACES. 137 ta main. Va, fuis, je t'ai en horreur, sang exécré des Barba qui es mien et que je répudie, race en qui s'est réveille Caïn! Le vieillard frappe 1'air de ses bras, tremble et se lamente. — Je n'ai plus que des filles! Mon fils en qui j'avais mis mon sur espoir m'a trahi! Il a violé la loi d'Éolie. Un lache enfant a détruit mon oeuvre et brisé ma foi! Maintenant Eden est perdu une seconde fois ! Va-t'en de mes yeux, je te dis, en- ferme-toi dans la tourelle, toi dont les mains sont désormais impures. Je ne regarderai plus ton visage forcené. Devant le geste qui 1'exile, Sylvan est parti fa- rouche. Et le vieillard erre longtemps dans le bois, en proie aux images détestées. « A jamais nos fils naitront-ils avec le soufflet écarlate, avec les cinq doigts imprimés en rouge de la main de mon père Régule ? Reparaitra-t-il a travers les ages comme la herse visible dont nos ter- reauxde péchédemeurent labourés,comme les cinq barreaux de la geóle qui nous mure vivants dans le mal?... Maintenant mon orgueil est abattu, Ie doute amer me ravage. Serait-il un dieu outragé et qui, pour le crime d'autres dieux ici instaurés et plus ingénus, m'accable? Serait-il, le Dieu 8■—n | 138 L 1L E V I 1; RGE. unique et atrabilaire de mon frère Cöme? O ne pas savoir ! Trop écouter un esprit insoumis et qui se fit ses symboles! O bonds, révoltes du mieux en qui s'éperd un espoir vain ! La colère pendant trois jours gronda au cceur de Barba, et ensuite il fit venir Sylvan. Et lui mettant ses deux mains aux épaules, il Ie regardait dans les yeux avec tristesse. — O mon faon, mon bel éphèbe, je t'ai parlé avec dureté, car alors tu m'apparaissais encore comme un enfant cruel et révolte. A présent, je te parlerai comme un homme a un homme. Tu lira» dans 1'ame paternelle. Sache donc que la race cIln Barba lointainement fut harcelée par les furies. C'est pourquoi je tentai de recommencer en vous 1'humanité. Alors je fis d'Éolie cette ile ronde : elle devint Ie matériel symbole de celle qui mys- tiquement régna au dedans de vous et vous isola des hommes méchants et perfides. Et vous avez grandi innocents, tres purs, ne connaissant ni Ie bien ni Ie mal. La chair vivait en paix avec la chair, l'humaine etl'autre, 1'obscure chair animale, et toutes deux étaient fraternelles, selon Ie vceu d'Eden. Je vous avais dit : Vous ne frapperez nul être vivant. Le sombre pouvoir de la mort seul appartient aux dieux. Et vois : a présent tuLES RACES. 139 as tué et tu n'ignores plus que tu as fait Ie mal. — Ah! répondit Sylvan tristement, c'est sans doute que déja j etais un Barba quand encore je ne savais pas quels étaient ces Barba. — Tu les portes en toi comme je les portai moi- même, s'écria avec accablement Ie .Maitre a la barbe dargent. Mais attends, je te dirai toute ma pensee: Maintenant tu as reconnu Ie mal a la douleur qu*il te laissa. Peut-être tout Ie passé n'était pas expié. Et la douleur aussi est une déli- vrance. Va donc! jeune homme qui m'es revenu d'une ame éprouvée. Ainsi prit fin 1'orage d'Éolie et Florie, Hylette et Eléene surent pas ce que s'étaient dit Ie jeune homme et Ie vieillard. Pierement Sylvan portases secrets comme des plaies cicatrisées, comme les blessures glorieuses de la vie. Des soleils roux allumèrent d'ardentes colonnades. Des arcs-en-ciel merveilleux, des ponts de jades et de porphyres planèrent, joignirent les arches de la hètraie. La rivière mira des alhambras de ferronneries et d'émaux. Un grand vent passait oü les cimes rou- laient des incendies vermeils. Et dans Ie soir des bois sonna Ie cor héroïque.140 I. II.E VI ERGE. SYI.VAN DÉLIVRÉ L'or des füts s'éclaircit. Un vent malade pleu- rait, il tinta un lointain cristal de lumière pale. Dans les clairières, un voyageur las sembla errer, venu des forêts vertes, et chercher son ame de 1'été. Eolie en sourdine tressaillit d'un sortilège de pas furtifs, du départ a regret de toute la petite école buissonnière des silves. La monotone mé- sange et son sifflet voile attristait la fin des mu- siques. Le fils roux des automnes, Ie sonneur de cor vers les horizons pourpres alors se sentit on- doyé d'une langueur inconnue. L'ame grave de la terre se communiqua, le frisson religieux d'un mystère. « O mourir! pensait-il, il faut donc tou- jours en venir la! Mème la nature s'en va de ses étés trop glorieux, de ses soleils trop beaux! O mourir, Hyletteet Florie! » Il n'aimait plus Élée. Saforce mollit. Il eut le pouls faible des sèves. Cependant il n'aspirait pas ala mort. Il était sans volonté et sans désir, comme détaché de soi, re- tourné a la nature. Dans sa faiblesse il croyait sentir un peu de sa vie couleravec les feuilles, avec les crépuscules. Et 1'arome fané et tiède des bois, Ü'* SYLVAN DEI.IVRE. 141 1'encens humide des écorces Ie poignait d'énerve- ment et de délice comme un baume voluptueuse- ment mortuaire. Sous les ciels endeuillis d'agonie, une figure darda spécieuse, une chair de rève et de nuage. Elle se confondit au decor pavoisé des futaies, tourbillonna dans Ie vent d'une vie chimérique et dansante. L'image s'éclipsa, revint, solitaire, alliciante; et seulement une part d'elle, ses yeux voiles et secrets comme son ame, lui restait cachée. Ouand il la reconnut, déja il était Ie captif d'un enchantement. La-bas, aux rives orageu>L~. tandis que pleurait la flüte acide, 1'ensorceleur rythme d'amour et de mort, il 1'avait aimée d'un désir sauvage et ingénu. Elle était celle dont meu- rent les hommes : comme Ie triste musicien, il avait subi son dangereux pouvoir, aspiré son bai- ser vénéneux. Mais alors il était la proie des airs magnétiques et forcenés. Il 1'emporta donc au bois comme un péché, comme un rapt, fleur d'amour germée dans la mort. La nature s'évanouissait dans un songe : elle ne fut plus, elle aussi, que Ie songe, Ie soufflé léger d'un ame en fuite, une agonie exquise qu'il eüt voulu réchauffer de son nostalgique amour. O sceur! chère sceur avilie qui peut-être expia une destinée a 1'égal des Barba!111 l-l- L'iLE vierge. Sceur aux yeux cruels et sincères, ö tous les men - songes, 6 toutes les tristesses en une ame qui rit et gémit comme la flüte et se meurt comme elle eu un sanglot! « O toi qui fus aussi 1'impure! » Ses cris s elevèrent, il pleura sur elle, sur lui. et il n'éprouvait pas de douleur, mais un mal très doux et charme. Ëlée passa dans la saulaie. Leurs images se mêlèrent, il 1'appela, gémit : — «O Elée ! Elée! vois ma peine... » Elle se mit a rire : — « Toi qui méprisas la mienne, sois a ton tour méprisé maintenant que tu n'es plus Ie héros! » Et il vit qu'elle avait les yeux méchants de la femme peinte. Dans son ressentiment, il retrouva la force, se crutlejouet des esprits de Fair.« Omortlje patis de ton charme redoutable. Toi seule m'induisis en faiblesse... Et je te reconnais aussi maintenant. femme astucieuse, ombre a qui je fus trop dévot, Tu avais pris la mine voilée de la mort pour mieux m'asservir. Sortez de moi l'une et 1'autre. Je ne suis plus Ie petit Sylvan que la mort appelait du doigt et qui s'en allait vers les bètes, nostalgique des affres... » Mais quelquefois il regrettait son mal. Le délice lui fut si exquis de se sentir comme évanoui entre la vie et la mort et d'ètre la petite chose qui va net re plus !... Il essaya d eluder laSYLVAN UEI.1VRE. M3 délivrance, retomba, vainquit, et Ie cercle funeste enfin fut rompu. Alors, triomphant, il sonna 1'hal- lali de la mort, redevenu Ie Héros. Eolie dans les soirs entendit Ie cor couleur de soleil mourir et renaitre comme une voix fabuleuse, comme 1'ame des ages. Et une haute joie était venue a Sylvan ; ses traits révélèrent une beauté de force et d'es- poir. Il sonnait d'un large soufflé délivré, écoutant anx ondes métalliques se réveiller son cceur or- gueilleux et libre. Il souffla des vents doux, humides qui faisaient tomber les feuilles : une rumeur continue trainait comme un fieuve sous des ponts. Et enfin 1'os de la glèbe apparut, un pale cadavre en des cryp- tes nues, les Saintes reliques de la terre derrière les vitres d'une chasse. Éolie, solitaire, connut 1'exil du troupeau; les bceufs patriarches, les vierges génisses mugirent aux étables leur regret des paturages. Et Sylvan entendit une voix qui disait : — « Écoute 1'Arcane, toi qui te fuyais et t'es retrouvé. ïu nes qu'un laps a travers la vie, un passage sans durée comme mesétés et mes printemps, et tout se résout en la mort, mais pour renaitre éternel en la durée vertigineuse. Ainsi rien ne meurt léellement; les fontaines taries res- surgissent jaillissantes et vives, des ténèbres se144 L ÏLE VIERGE. réengendre la lumière, la mort n'est que la vie infiniment ressiiscitée. Va donc, grandis : trouw- en toi-mème Ie secret de tes résurrections... » Et Sylvan cria vers les bois : - « O Nature! Dieux inconnus! Sylvan a ressuscité en la vaillance et la foi. Maintenant j'ai fait acte d'homme librej'ai tué la mort en moi. » LE JUGE TORTURE DE CÓME A SÉVÈRE Tu n'as eu, mon frère, que Ie silence pour mes maux, pour les maux desnötres; je ne puis croire cependant que tu leur sois indifférent; sans doute tu ajournais Tissue de ta délibération avec toi- mème. Considère seulement quele temps entérine les fautes et endurcit la mauvaise conscience. Je t'eh prie, considère cela et si tu te sens mür pour les paroles, ne les retiens pas, car tu es l'ainé par les ans et la sagesse. Pour moi, en t'écrivant de nouveau, je suis sansorgueil et sans humilité. Ces sentimentsextrêmesne sauraient convenir a celui qui souffre et cherche un recours en une ame plus haute et plus forte. Je viens donca toi comme ^LE jniE TORTURE. 145 a un tribunal oü je nesuis plus Ie Juge, mais sim- plement un frère malheureux et qui invoque les solidarités anciennes. Ecoute ma confession, peut- être en apaiseras-tu 1'amertume; si seulement je n'ai que ta pitié et que tu me plaignes, ce sera déja pour moi, adéfaut d'autre secours, un allége. ment suffisant. Toute chose s'accomplit en soi se- lond'obscures prémisses ; toute chose est 1'abouti— sement des ramifications de I'Être a travers la circonstance et Ie temps. La vie morale comme la vie organique nest que Ie développement continu de la cellule primordiale, une chaine aux multi- ple- mailles sorties d'une, initiale, et que les autres indéfiniment prolongent. Connais a ces pensees ma déchéance et la profondeur du mal qui en fut l.i cause. Je fus victime, ó Sévère, d'une barbarie de na- ture, si ce n'est point la blasphémer Dieu. Du moins, au jugement des hommes, n'ai-je point commis de faute pour laquclle je méritai d'ètre puni. Je iic trahis nul serment, je n'outrageai nulle loi divine ou humaine, et pourtant je fus chatié comme si j'avais transgressé les saintes défenses. Notre entendement ne peut s'élever jus- qu'aux régions du souverain mystère. Dans Ie doute je ne trouve a incriminer que la Nature 9 I46 l'ïle vierge. puisqu'elle seule s'atteste Ie principe et la fin de mes afflictions. C'est pour 1'avoir trop bien écoütée que je patis en ma chair spirituelle aussi bien qu'en l'autre, aux sources mêmes de la tendresse qu'elle en fit jaillir. O ironie effrayante qu'elle réside inaliénablement en chacun de nous comme une force maternelle a la fois et diabolique ! Quandj'épousai Godelieve, la divinesympathie, bien plutót qu'un inconsidéré et futile amour, noua dans les larmes et la pitié un hymen oü elle appor- tait ses inguérissables plaies, oü moi-mème, tour- menté par la contradiction, j'apportai un esprit morose. Rappelle-toi qu'après un mariage tót délié par la mort, elle perdit ses fils a un age oü ils commencaient seulement a la rattacher a 1'existence. La tristesse, mon frère, habita notre foyer ; Go- delieve y entra avec les longs voiles noirs de la femme qui ne consent pas a oublier. Mème après m'avoir donné mon Éleuthère, elle y resta la Veuve et 1'Inconsolée. Ni elle ni moi ne con- nümes donc Ie bonheur au sens qu'y attaché Ie monde. Nos ames, comme un peu sourdes et muettes, cependant vécurent 1'une de l'autre, sans expansion, mais transsubstantiées; elles furent les sceurs de leurs réciproques charités. JeI.E JUGE TORTURE. M7 1'entourais, a défaut d'un autre amour, de toute ma passion secourable, d'une ardeur de sacrifice et de commisération ;elle y répondait par une re- connaissance sans paroles, une muette et vive sensibilité. Eleuthère grandit a 1'ombre de nos cosurs, et alors seulement nous commencames a nous cacher quelque chose. O Sévère ! O mon ainé! Ie moment est venu de te faire ce cruel aveu, et j'hésite encore. Si prés de se mettre nue devant toi, mon ame paternelle me retient et plus encore les respects jurés pour 1'épouse innocente, en qui seule fut coupable la Nature! Vois quelle chose horrible : Eleuthère, vers la douzième année, cessa de me ressembler; mon enfant ne fut plus mon enfant, mais l'affreuse survivance d'un spectre. Une ombre sembla remonter du fond des noirs royaumes pour marquer d'un stigmate Ie front oü vainement je me cherchais et sceller a sa res- semblance la chair que j'avais espéré modeier d'après la mienne. Alors je pensai a toi, Sévère ; mon coeur te donna raison ; je méprisai moins ton effort pour conjurer Ie retour de la race. Celle-ci s'attesta dans tout Ie mystère effrayant de sa per- durée. Et quel mystère a cóté plus redoutable puisque ses germes, une fois précipités au creuset de la vie, y subsistent et reparaissent a travers'4 lanternes et procession na nt vers les ifs. Ma vie est comme une maison aux fenêtres murées et oü il y a un aveugle. J'écoute toujours aux portes de ma conscience. Tous deux, penchés vers la nuit, demeurèrent sans paroles. Un léger météore ensuite comme une étoile sur une cime, s'enflamma au haut du beffroi. — Regarde s'allumer ce fanal, dit Sévère. Au- dessous, tout est lethargie et ténèbres. Lui seul brille, il brillera jusqu'au retour des matinales lueurs. Qu'il te soit un symbole réconfortant.LA VILLK TUISTE. .69 Regarde a ton tour se ranimer en toi la bonne étoile. Sois Ie veilleur de ton ame, rallume a ce flambeau des ombres ta foi en la vie. — Il futautrefois Ie compagnon de mes veilles, répondit Cöme. Alors mes yeux s'en allaient vers la tour et cherchaient la petite lampe dans la nuit comme ma vigilante providence, comme Ie regard dont Dieu du fond du firmament voit la passion des hommes. Ils rentrèrent dans la chambre. Une paleur, la clarté faible d'un astre mort depuis des siècles et qui expire a travers les étendues, miraculeuse- ment baignait les chairs crucifiée^. en éternisait la soufirance visible ii travers les adieux du jour. l'n coeur martyr, comme une lampe voilée, sem- bla brüler sous Ie flanc transpercé. — « Voila, ö voila, dit Cöme, la lumière qui ne s'éteint jamais... Je n'ai plus que Christ. » 11 prit la main deSévère pour Ie guider sous les voütes sombres. — Viens, mon frère! Mais une angoisse ensuite 1'arrètait tremblant au seuil des chambres. Il gémit faiblement : — O Sévère! C'est maintenant que tu vas con- naitre ma douleur !L II.E VIERGE. LES O MBRES Une salie s'ouvrit, antique, tres grande, presque nue, hormis d'anciennes boiseries, un meuble sur- anné et des panneaux de haute-lisse figurant un mythe profane. Un jeune homme travaillait a la clarté faibled'une lampe ; une femme se tenait assise sous le chapiteau d'une haute cheminée hcraldique. A peirie la lumière s'infusait aux confins de la pièce; ils entrèrent et dans la pé- nombre parurent un instant confondus au geste chimérique des tapisseries. Le Vénérable s'aper- cut que personne en cette maison taciturne n'a- vait été averti de son arrivée. Le jeune homme resta penché sur ses livres, la dame ne détourna pas son visage, et un silence profondément régnait, comme si, en dehors du réel et de la durée, ces apparences humaines n'étaient qu'il- lusoires. — Vois, dit Cóme d'un soufflé en 1'arrêtant et des yeux lui désignant la silhouette méditative, tristement inclinée vers la flamme. N'est-il pas visible qu'elle aussi porte sacroix ? Sa taille voütée ne dépassait plus celle d'un enfant. Sévère .crut qu'il allait défaillir entre sesLES O.M BRES. 171 bras. Cependant Cóme fit un effort et s'avancant d'un pas : — Mon frère... Ton oncle... La lethargie des choses fut rompue; la tran- . quille lumière vacilla au vent des paroles. Gode- lieve se leva, porta les mains a son cceur. Sévère 1'avaitconnueautrefois jeune femme, il ne recon- nut pas son visage creusé par la douleur. Et elle restait debout devant lui comme une ombre, Ie fantóme de son age de beauté et d'amour. Mais Éleuthère, d'un mouvement ingénu, s'était élancé, timide, spontane, une ame rosé aux joues, et ensuite, pris de honte, il s'arrêta, regarda son père. — O Cóme! murmura 1'ainé des Barba,1 tu 1'a- vais pourtant baptisé Éleuthère en signe de déli- vrance...Nesera-t-ilpas pour cette maison Ie libé- rateur espéré ? Il ouvrit les bras, Ie serra contre lui. Rien en ses traits ne rappelait son père : il étaitaussi plus grand, souple et mince comme une fille. Et sa beauté, ses yeux languissants s'attristaient d'exil, déja fanés, comme une ancienne image. Barba ne pouvait détacher ses regards de ce visage délicieux et nostalgique : il semblait y scruter lessecrets de la vie, 1'incertaine destinée. Éleuthère doucement tremblait de joie et d'effusion dans sa poitrine.I 7- L il. E VI ERGE. — Laisse-le, s'écria tout a coup Cóme. Ne vois- tn pas quel mal tu me fais? Déja il t'aime mieux que moi! — O Cöme! gémit Godelieve. L'enfant plus pale regagna ses livres sous la lampe, et Ie frère, en tremblant, dit bas a son frère : — « A presentje sais ce que tu penses de ce jeune homme et de son étrange ressemblance. Tes yeux en Ie regardant me donnèrent raison. O Sévère! vois nion malheur. Je n'ai pas Ie cceur de mon enfant. Toi-mème, il te contemplait avec des yeux qu'il n'eut jamais pour moi... » I^a jalousie, la colère, les mouvements les plus désordonnés de la passion paternelle déchiraient ses fibres. Il soupira fortement, parut essuyer du revers de la main la mauvaise pensee a son front. iü tout a coup ses effravants veux rouges se re- mirent asaigner.U rappela l'enfant d'un criblessé. — Eleuthère! mon Éleuthère! — O Cóme, gémit de nouveau Godelieve. Sa plainte sembla monter des ombres, trainer comme une ancienne voix prisonnière d'un in- pace. Ellen'avait encorerien dit k Sévère. 11 com- pritqu'elle ne parlait jamais dans cette maisonde la mort oü une parole eüt fait déborder la souffrance. Ses lèvres restaient scellées sur unLES OMB RE S. 173 secret; elle regardait en elle comme en une tombe. Et ainsi elle et Cóme vivaient séparés pard'arides déserts, Ie lit séché de leurs larmes. Éleuthère s'était leve. Ilavaittendu son front; il sembla apporter a son père savie pour un sacri- fice. Déja labonne rosée tarissait; Cóme se raidit sous Ie soufflé filial. D'un geste accablé, il Ie ren- voya a ses livres. Et Ie froid retomba, s'étendit. Dans la ville, une cloche quelque part agonisait. Tous maintenant prenaient attention a cette cloche comme si elle eüt sonné pour 1'un d'eux. « Il y aquelqu'un encore une fois qui meurt dans la Ville, dit Cóme en tressaillant. Il y a toujours quelqu'un qui meurt dans cette ville. » La contrainteplusrigidementpesa. Levieillard a la' barbe dargent sentit son ame des ages s'en aller en ce milieu discord, en eet air torpide et mal- faisant. Des paroles lui montèrent aux lèvres ; il les contint, étreint par un pouvoirétrange. D'autres qui lui échappèrent, démentirent sa pensee, et sa vi dx aussi lui parut changée, comme s'il eüt parlé dans Ie silenced'une veillée, au chevet d'un mori- bond. Les visages sous la lampe s'obscurcirent, semblèrent décroitre vers une région ténébreuse. Godelieve, silencieuse, ployée vers 1'atre, ressem- blait aux Saintes femmes douloureuses descryptes.174 L 1L E V I E K BE. 1 Éleuthère, sans mouvement, demeurait penché sur ses livres. Cöme, la tête dans les mains, voile de nuit, peut-êtreend'autrestemps avait vécu.Toute apparence flotta irréelle, dans les limbes. Et seu- lement, aux tentures, les grandes figures d'un songe d'autrefois paraissaient encore vivantes en leur geste immobile, comme des esprits enchai- nés. Il se sentit au pouvoir des ombres, les mem- bres et la volonté noués. Fidèlement elles gardaient la maison, ourdissant du passé, filant a leur rouet du silence comme des parques domestiques. Cöme et Godelieve aussi n'étaient que des ombres, la vie ne les avait pas déliés ; ils vivaient dans Ie rêve, la grande défaillance humaine, Ie vertige et la vo- lupté des larmes. Mais surtout la destinée du bel enfant triste 1'émouvait, lui-mème déja touche par les ombres. Il Ie vit, trainant son rêve mort, entre Ie déclin du père et de la mère, leurs vieil- lesses solitaires et éprouvées. Sylvan, lui, d'une ame libre avait grandi parmi les chênes et les tau- reaux, jeune Héraclès promis aux travaux fabu- leux... Son orgueil, a ce penser, renaquit; il eut la vision d'Éolie, de ses jeunes cultes, de ses sym- boles éternels. Et Ie songe funeste miraculeuse- ment se dissipa, un autre marchait glorieux, du pas des dieux.I.ES O.MURF.S. 175 Le Vénérable se leva et, appuyant ses larges mains aux épaules du juge : « Réveille-toi, Cöme, dit-il. Déjoue les hallucinations qui captivent ici la vie. Elles s'étaient emparées de moi-mème, et vois, je m'en suis affranchi. Suis-moi la oü nous puissions nous entretenir seul aseul. Je veux te dire des paroles müries. » Une cloche encore une fois se lamenta dans le soir de la ville, tres faible, comme la fin d'une vie. Ils passèrent dans un parloir. Des cierges brülaient devant les Saintes-images. « Aveugle! aveugle! dit Barba. Éleuthère se meurt... L'ame en lui se debat, elle veut fuir la prison des ombres oü tu la muras... » Mais Le cceur usé de Cöme sembla sans force pour mesurer 1'immensité d'une telle dou- leur. « O se peut-il? Dis-tu vrai? demanda-t-il presque avec indifférence. O Éleuthère! mon cher Éleuthère! Et rien a faire a cela... Je t'en prie, Sévère, n'y a t-il rien a faire ? » — « Le sauver de lui-mème, et peut-être vous sauver tous avec lui... Ou'il soit Éleuthère ! Ou'il soit le sauveur et l'élu ! Ou'il soit 1'Homme libre ! Jamais enfant ne porta nom plus divin. — Il est le fils de la douleur et de la mort, s'écria Cöme en laissant retomber ses bras. Pense a cela, pense bien a cela, mon frère.176 1. II. E VIERGE. — Alors qu'il meure, père barbare, s'il ne doit ètre Eleuthère que par Ie mensonge du nom ! La paternité subitement s'exalta, cria comme sous une hache : « Qu'il vive!... Qu'il soit sauvé! O Sévère! s'il n'eut pas mon visage, qu'il n'ait pas davantage mon ame infirme! O qu'il ne ressemble a personne! Mais qu'il soit sauvé! Go- delieve et moi trainons après nous trop de passé... » — Alors, écoute, dit avec force Ie roi d'Eolie* qu'il quitte cette maison des ombres, qu'il fuie sans retourner la tète ! Ici fut pour lui 1'exil. Ici son ame se meurt de n'ètre plus que du vertige au bord d'un puits. Qu'il brüle ses livres! Qu'il se pense vivant! La vie est la seule pensee éter- nelle ! Cesse donc de lui enseigner les sciences qui sont la mort; ne dessèche pas en lui les sources. Mais abandonne-le a sa vierge huma- nité, ramène-le vers Eden. Et Eden est Ie voeu d'Idéal né avec 1'homme, consubstantiel a son essence, principe et fin des dieux qui dorment en nous. L'homme, ó Cóme, ne peut être sauvé que parlui-même et Ie miracle de 1'innocence. Mèle-le aux forces, trempe-le dans la douce ame de la na- ture ! » — Non, non, pas cela, pas la nature! Trouve.«,__ LES OMBRES. 177 autre chose. Pas la nature, te dis-je. Elle est la répouvée, 1'interdite. Elle est 1'inconjurable péché. Le front du vieillard s'empourpra. Une foi d'apótre enfla sa voix, élargit son geste. Il sembla le patriarche venu pour chasser les Baals et con- vertir aux dieux nouveaux les peuples de la Mort. — « Scolastique byzantine! Exécrables casuis- tiques! cria-t-il. C'est la le sacrilège! En niant la nature, c'est ton Dieu mème que tu renies et ta Bible. Il fit Eden, 6 Cóme, semblable a l'homme, il les fit tous deux semblables a lui. Alors toute chair était sacrée. Abel vivait encore et voici tressaillir la terre sous les pas de Caïn. Caïn frappa 1'amour, il immola la nature... Et du sang, de la nature méprisée sortirent les monstres, les terreurs, les damnations. Le Serpent fut roi et Eden avait vécu. — Tu blasphèmes, mon frère. Le monde naquit le jour oü il s'ouvrit a la Grace. — Théologie! théologie! L'homme connut la Grace et perdit sa conscience. Depuis des siècles, il agonise en un songe impur, il se consume de la perte d'innocence, du remords de la nature. C'esl elle la mère aux vives mamelles, ö Cóme! Elle était avant les dieux. C'est pourquoi je te dis : Sois secourable a ton Als. Ou'il recommence en178 l'ile vierge. soi 1'humanité! Qu'il ait lage d'enfance! Je lui ouvre Éolie: il y apprendra a devenir un homme. — Notre foi n'est pas la même, dit Cóme avec humilité. Il vaut mieux que nous allions chacun en notre chemin. Sévère courba la tête, resta longtemps silen- cieux. Puis, secouant son front neigeux : — Voici, dit-il, j'étais venu pour te dire ces choses selon mon cceur. A présent il me semble que je te perds une seconde fois. Chacun porte en ses mains sa vie. Tu en voulus porter trois. Une cloche en ce moment commenca de tinter d'un argent léger d'angelus oü renaissait la vie. Cóme étendit la main : « Voila la fin du jour, voila la délivrance. Ne te semble-t-il pas qu'une étoile doucement croise les mains et s'agenouille en eet angelus? Maintenant Godelieve et son fils sont partis prier a l'église. Pensons a Cordalie, mon frère, pensons a celle pour qui ne luit plus mille étoile. »LE SÉJOUR DANS LA MORT. 179 I.K SE JOUR DANS LA MORT • ris cessèrent d'apercevoir les tours de la Ville, et devant eux se dressa une haute masse carrée sans fenètres. Elle dominait toute la campagne, elle était seule au bord d'une route sans arbres. Ils cheminèrent pendant une heure ; ils croyaient être tout pres, mais elle se reculait comme un mirage, comme une idéé dans une cervelle malade; et ils ne pouvaient 1'atteindre. Le paysage autour sem- blait avoir été vert autrefois, tout nu a présent, infiniment solitaire. Cependant, s'étant baisses, ils virent que c'était bien de la terre, mais sans sève, de maigres et pauvres sablons aux gramens débiles comme des cheveux morts. Une ancienne huma- nité s'était consumée la de misère, ou bien un fleuve avait passé et qui s'était tari. Bientót ils apercurent un homme qui, a grands coups de bêche furieux, fouissait le champ aride. Sa tête et ses épaules seules dépassaient 1'aire ; le reste du corps plongeait dans le trou qu'il creusait. Ils s'appro- chèrent et lui demandèrent la raison de son labeur acharné. L'homme, sans s'arrêter de travailler, les regarda et ne parut pas les comprendre. Ils réi- érèrent leur question et il leur dit : « Voilai8o I. 1LE VI E RGE. plus d'un siècle que je creuse cette fosse. Mainte- nant je suis a peu prés au bout de mes peines. Il n'y a plus que quelques pelletées qui' me séparent de Dieu. »Il se remit a creuser, mais Ie sable cou- lait en pluie de sa bèche, comblait a mesure la tranchée; et il était tres maigre, sans age, d'une force de béte sauvage. Un peu plus loin, un jeune homme pale, aux traits charmants, se mit a pleurer sitöt qu'il les vit approcher; et il prenait leurs mains, il baisait leurs vètements. Il les supplia de lui révéler 1'endroit secret oü ils avaient caché la jeune fillea laquelleil était fiancé. Ilsessayèrent deleconsoler ; il se jeta sur eux dans un élan de désespoir et de tendresse; et pour s'en débarrasser, ils lui dési- gnèrent une grosse pierre. Il se précipita avec fureur et, 1'ayantébranlée, il creusait dessous avec ses ongles comme un chien. Ils rencontrèrent en- core d'autres visages. Un vieillard, sous des vète- ments en lambeaux, dissimulait un trésor. II se détourna quand ils voulurent lui adresser la pa- role, mais a distance il leur criait : « Maintenant on ne me Ie volera plus; j'ai cousu ma peau par- dessus. Je Ie porte entre mes os. » Kt ils virent qu'ils n'avaient quitte Ie pays des'ombres que pour pénétrer en des territoires oü bien plus ter-II SÉJ0UR DAN- LA .MORT. 181 riblement régnaient des morts vivants. Sans doute c'étaient la de pauvres déments inoffensifs; ils allaient cherchant une part d'eux-mèmes qu'ils avaient perdue; et ils étaient tres doux, les sui- vaient d'un air hunible et craintif. Toute la cam- pagne était remplie de ces ames déja retournées aux limbcs et qui ne gardaient que Ie geste ma- chinal de la vie. Maintenant ils étaient devant la maison ; ils apercevaient les grilles du porche ; et elle gardait néanmoins un air lointain et voile. La cloche longuement grelotta comme un glas, comme Ie dernier bruit des vivants avant la mort. Ils durent parlementer avec Ie portier ; et ensuite des portes retombèrent, des ais massifs et puissam- ment verrouillés. Ils franchirent une première en- ceinte : des portes encore une fois s'ouvrirent, se fermèrent ; ils remarquèrent que les bruits avaient un autre son qu'au dehors. Le silence même se dénoncait discord et insolite comme si, dans une foule hurlante, ils n'entendaient plus rien. Et les murs trop blancs les aveuglaient, la forme des pierres violait en eux d'antérieures lois d'har- monie. Un gardien d'un visage hypocrite et bas les mena vers un préau oü ils attendirent un peu de temps celle des Sceurs qui dirigeait 1'asile des ii182 il. E VI ERGE. femmes. Ils en virent passer d'autres, pales comme des veuves, et dont les capes Manches voletaient d'un essor comprimé, d'un bruissement doux d'ailes captives. Il y en avait une, tres jeune; elle tra versa Ie préau comme un fantóme léger, comme une ame desages venue en visite dans cette geóle ; et elle tenait a la main une poupée défigurée et qu'on donnait aux mères folies. Mais surtout ils restèrentfrappésdel'agitation de quelques femmes dans eet espace clos. Une, a la vue de la poupée, se précipita avec des cris; elle suppliait la petite religieuse de lui rendre son enfant, et sa bouche se collait a 1'ancien vermillon de cette tête en bois, effacé par d'autres baisers. Elle s'enfonca dan> [e couloir, suivant toujours sa chère illusion, sa pauvre vie en allee avec 1'horrible poupée. Une belle jeune fille ensuite, d'un air réserve, s'ap- procha d'eux et leur demanda s'ils venaient de la part du prince pour regier Ie cortège des fiancailles. Et regardant en tous sens, de peur d'êt re surprise, elle leur glissa furtivement aux doigts une boucle de ses cheveux qu'elle avait retirée de son corsage et qu'elle leur remit pour celui qu'elle chérissait si follement. Mais une autre folie, une aïeule grande et maigre, aux livides cornées ron- gées de cécité, surtout les affligea. Elle allait les»n «uw m 5ÉJOUR DANS LA MORT. 183 mains tendues devant elle, d'un mur a 1'autre mur, sans dévier de sa route, marchant tres rite et recommencant Ie mème trajet comme un mé- canisme, comme Ie retour de la navette au mé- tier du tisserand, son rigide visagede vieilleparque aux yeux morts leve vers Ie ciel. Chaque fois qu'elle arrivait au mur, elle Ie cognait d'un petit coup sec du front, sans presque s'arrêtèr, et en- suiteellerepartait de son paségal, rapide, feisant la une chose que personne jamais n'avait com- prise et qui était sa folie. Une femme, un pauvre corps exténué et qui se trainait a peine, redevenu enfant par la taille, ensuite traversa Ie préau. Son visage res- semblait a une tète de mort, 1'os pointait sous 1'usure de la chair. Ce spectre, cassé d'ans et de maux, vètu de la bure des cloitres, disparut dans Ie couloir, reparut au bout d'un instant, et encore une fois il passait devant eux san- les regarder, sentant la décomposition et la terre, c imme échappé du tombeau. Tuis la Soeur supé- rieure arriva et ils lui parlèrent de Cordalie. Ils auraient voulu la voir d'abord, sans qu'elle s'en doutat, car ils craignaient ne pouvoir la reconnaitre. Alors la Soeur, étendant la main, dit lentement :i84 l.'il.K VIERGE. — Celle qui vient de s'en aller par la est Cor- dalie. Ils se regardèrent: nul mouvement de la na- ture ne les avait avertis; toute ressemblanceaussi entre 1'ancienne Cordalie et cette mine humaine semblait depuis longtemps effacée, comme aux eaux mortes d'un puits la claire lumière des étés, comme les musiques aux airs enchainés de 1'hiver. Et se souvenant de sa belle jeunesse de péché quand a ses rameaux de vive et ardente lambrus- que courait uu sang rouge, ils se disaient : — Comment, ce serait la notre sceur Cordalie ? La dame de chanté doucement remua son front plu- blanc que sa coiffe. — Oh ! dit-elle, un soufflé seul la retient encore a la terre. La douleur et la pénitence 1'ont consu- mée. Mais personne ne connait ici quelle faute elle expie, hormis notre pasteur. D'abord elle fut vraiment impie; elle repoussa son saint minis- tère, tout Hen sembla rompu entre elle et 1'Église. C'était alors Ie temps de son égarement. Un jour Dieu la toucha de sa grace; elle vint d'elle-même au tribunal des ames. Depuis, elle n'a cessé de -e confesser et de communier toutes les semaines. — Et dites-nous, fit Cóme en touchant son front du doigt, la raison ne lui revint-elle jamais?LE SÉJOUR DANS LA MORT. I85 La Sceur ne répondit pas, mais d'un geste les invita a la euivre. Après avoir traverse des cours et des galeries, ils pénétrèrent en un parloir froid et nu.Un Christ étendait ses bras crucifiéssur lemur. - Monsieur, dit-elle, les jours oü Notre Sei- gneur la visite, elle goüte une joie admirable. Vousla verriezalors passer les yeux baisses et les mains jointes; elle semble porter son ame entre ses doigts comme un trésor fragile. Mais pendant les intervalles de ses communions, Ie charme déli- cieux s'en va ; elle est reprise de ses exaltations. Son ardeur de pénitence aspire au martyre, a la mort volontaire; elle se déchirerait de ses mains. C'est la une grande calamité. C'est peut-être aussi Ie signe que Dieune 1'a point encore guérie tout a fait. Et cependant on ne peut dire que ce soit la de la démenec. Dien voit au fond de la créature, il choisit >es ames et les modèle sur son dessein. Oh ! elle nous donne a toutes un grand exemple. — Et, dites-nous, madame, jamais elle ne pro- nonca un nom ? Jamais elle ne paria de ses frères, jamais non plus d'un enfant ? — Non, monsieur. Autrefois, au commence- ment de sa pénitence, ses douletirs lui échappaient. Elle se roulait au pied de la Croix, elle était[86 I.'il.E VIERGK. comme possédée d'un mal auquel nous ne compre- nions rien. Alors elle nous faisait appeler, elle s'agenouillait devant nous, elle s'accablait des cri- mes les plus sombres sans les nommer. « Oh ! di- sait-elle, je suis une si gTande pécheresse que eet asile de pauvres ames innocentes ne se purifiera jamais d'avoir contenu mes souillures. Je suis un fumier vivant de péché.je ne mérite pas quequel- qu'un prenne attention a moi. Abandonnez-moi, mes chères sceurs, chassez-moi sur la route afin que les chiens mème^e détournent de mes iniqui- tés. » Ence temps aussi elle s'était fait secrète- ment une ceinture de clous qu'elle portait sur si ehair et avec laquelle elle se couchait. Le sang de ses blessures, en s'égouttant sur ses pas révéla a la longue lesupplice qu'elle s'infligeait. Lorsqu'on lui eut enlevé ces pointes meurtrières, elle eut de telles crises de douleur qu'il nous fut visible qu'elle ne pouvait continuer a vivreque par la souf- france. Ainsi, monsieur, le salut fut pour elle sa mort même, continuellement approchée de ses lèvres et bue en quelque sorte a petites gorgées comme un calice que, par une délectation de dou- leur, elle s'épargnait de vider tout d'unefois. Il lui fut permis, monsieur, de se servir d'une discipline. Elle coucha sur une planche, elle n'a pas vécu au-iÉJOUR DANS LA MORT. 187 trement depuis ces dernières années. Quelquefois, la nuit, elle est visitée du demon. Nous en sommes averties par ses cris. Une de nous alors reste au- près d'elle en prières, ne s'interrompant que pour 1'ondoyer d'eau bénite; et les autres vont a la chapelle allumer des cierges devant la sainte Mère des douleurs. La dame mystique, ayant fini de parier, croisa ses mains pales et regarda Christ sur sa croix. Alors Cóme pensa a cette parole du Seigneur di- saht a Paul : « Ma grace te suffit. Ma vertu mani- feste sa force dans l'infirmité. » Et comme il était verse aux casuistes, il se rappela aussi Molinos. « Par Ie péché on monte, qui pêche glorifie Dieu. » Cordalie luiapparut lascolastique vivante. Il regretta d'avoir accompagné son frère pour éprouver sa raison. Mais Sévère paria : — « Un secret terrible, en effet, 1'amena en cette maison. Maintenant elle semble avoir expié par la démence la loi violée. Cependant si. sachant notre presence ici, elle exprimait la volonté de nous suivre, nous tacherions de lui rendre moins pénibles les jours qu'il lui reste avivre. Soyez notre recours auprès d'elle : rapportez-lui cette parole fraternelle. Parlez-lui aussi d'une enfant qui s'appelle Elée. Il se peut qu'a ce nom ses fibres soient déchirées. Ceioü l'ïi.k vierge. sera 1'évidence que la nature est encore sensible en elle. » — Notre vie est aux mains de Dieu, répondit la Soeur en se courbant. Cependant je déférerai a votre désir. La clarté aussitöt autour d'eux s'obscurcit comme si, en disparaissant, la religieuse eüt em- porté la bonne conscience aux blancheurs de sa coiffe. Ils la virent s'éloigner, s'évanouir aux om- bres, forme eucharistique et nimbée qui ressem- blait a la suprème lumière de toutes les am'es autour d'elle gémissantes de n etre plus que des ténèbres. Et les murs s'écroulèrent de silence ; un speetre toujours repassait dans leur esprit, cette femme de douleur qui était leur sceur et qui portait sur ses épaules Ie visage de sa mort. — Je croyais avoir connu la souffrance, dit Cöme. Mais ma croix fut légere acóté de la sienne. Elle s'est enfoncée jusqu'au cceur les clous et les épines. O malheureuse Cordalie ! Le maitre d'Eolie remua sa longue barbe. — O Cöme, notre sceur Cordalie vécut au cloitiv de son illusion, transpercée de si prodigieuses blandices que le remords même ne fut plus qu'une huile presque céleste sur le grand feu de sa pas- sion. Considère ceci. Ce n'est pas a la mort qu'as-LE SÉJOUB DANS I.A MORT. pira Cordalie, maïs aux funèbres délices des ago- nies voluptueuses. La souffrance, pour les ames lourdes de passé, est une joie au bout de laquelle fleurit Ie baiser mystique, et celui-ci est encore 1'ob- scur tressaillement de la chair. Jésus ne fut jamais mieux aimé que par la courtisane repende, Marie de Magdala. P^lle Ie vit ressusciter en ses en- trailles vives ; elle seule ne crut pas a sa mort. Sa foi émana si subjuguante qu'elle en devint 1'Evan- gile. La pécheresse, la pauvre amoureuse du corps de Jésus lui rendit cette vieéternelle que lui avait retirée son père. Ils étaient comme d'anciens hommes oubliés, perdus aux catacombes. Les limbes enfin tressail- lirent.eti travail d'un evenement impossible a con- jecturer. lis crurent entendre vivre Ie silcnce. l'n visage dans une coiffe apparut, glissa du sombre couloir. Ce n'était pas la supérieure, mais une des Sceurs de ce couvent de la désolation hu- maine. Elle croisa les bras sur son corsage, pen- cha la tète et dit : —■ Maintenant les tourments ont commencé pour Cordalie. Elle est partagée entre la vie et la mort. Le sens 1'abandonne. Elle tord ses bras et crie : Je n'ai plus de frères ! Mes frères sont morts ! Priez pour elle ! n.190 l.'il.K VIERGE. Et de nouveau ils demeurèrent seuls pendant un temps. Ensuiteune autre Sceur entra ; elle te- nait dans ses bras une poupée comme quand ils 1'avaient vue traverser Ie préau. — Au nom d'Élée, Cordalie est tombée a ge- noux. Elle a dit d'abord : Seigneur, écartez de moi ce calice. Puis elle a frappe les dalles de son front et elle a crié : Élée! Élée ! comme si elle appe- lait celle qui porte ce nom. Et ensuite elle m'a pris des mains cette image et l'a tenue longtemps embrassée. Quand elle me la rendit, elle semblait a bout de force et elle m'a dit avec douceur : « Non, je ne connais pas celle que vous voulez dire. » Maintenant, priez pour elle. A son tour la jeune religieuse s'en alla. Bientót il en vint une autre qui également croisa les bras et inclina son front ceint du bandeau en disant : — Cordalie appelle la mort. Elle demandequ'on lui applique les clous. Elle crie qu'elle sent la présence du demon en elle. Priez pour elle. La Soeur disparut comme celles qui 1'avaient précédée, et toutes ressemblaient a des figures de mystère déléguées par un pouvoir céleste. Vnv quatrième alors arriva, fit Ie geste qu'avaient fait les autres. Et elle était toute Manche sous sa coiffe, dit : lI.E SÉJOl'R DANS LA MORT. 19! __O crime! ö deuil! Cordalie vient d'avouer qu'elle fut incestueuse et mère. Les cierges se sont éteints dans la chapelle. Seigneur! Seigneur! se peut-il qu'une telle chose soit! Priez pour elle! En s'en allant, elle eut elle-mème 1'air d'un flambeau qui s'éteint. Des minutes s'écoulèrent, ils n'osaient plus se parier. Mais un pas encore une fois effleura Ie carreau. Ils reconnurent la ir supérieure. — Cordalie entre en agonie, dit-elle. Priez pour Cordalie. A peine elle avait parlé qu'elle passa comme un soufflé. Cóme avait fait Ie signe de la croix et croyant ouïr monter de la maison la prière des agonisants, il répéta les paroles a mi-voix. Ni 1'un ni 1'autre n'éprouvaient de pitié sincère : ils semblaient assister a la fin d'un drame qui leur était étranger. Encore une fois ils entendirent Ie silence mar- eher et tressaillirent : sans doute une des Sceurs vinait leur annoncer la mort de Cordalie. Mais cele qui leur avait parlé la première reparut et dit --Cordalie a supplié Ie Seigneur. Seigneur, ne me rippelez pas encore a vous. Seigneur, faites que j'etoie jusqu'au bout mon crime. Le Seigneur 192 L 1LE VIERGE. a exaucé son vceu. Cordalie nest pas morte. Alors Sévère dit au juge : — Notre soeur maintenant a vraiment tré- passé pöur notre espoir. Retirons-nous, mon frère. Mais avant de partir, Cómedemanda qu'on leur montrat la chambre de Cordalie. Une religieuse les conduisit et ils tournoyèrent encore une fois parmi les ombres. Ensuite ils pénétrèrentdans une cellule nue et sombre, grillée de barreaux. Et elle leur dit : — « C'est ici que repose Cordalie. » En tournantles yeux ils apercurent une tête de mort polie et noire comme de 1'ébène. Ils inter- rogèrent la Soeur et elle leur répondit : — Cordalie un jour la ramassa dans la cam- pagne. Depuis elle ne voulut plus s'en séparer. Elle s'en rassasie comme de sa propre mort. — O Cordalie! malheureuse Cordalie! gémit Cóme. 11 n'y avait point demeubles dans cette cellule. Un grand christ en boisgisait sur Ie carreau. Son corps et son visage avaient perdu la forme hu- maine, semblaient excoriés par Ie feu ou rongés par un acide. Ils regardèrent la Sceur : elle inclina la tête et baissa les yeux. Ils comprirent que Cordalie avait usé son Dieu sous ses baisers. Et ils s'en allèrent.LA LECOX DES ACES. 193 LA LECON DES AGES 11 lui sembla avoir été Ie Voyageur des ages. Il subissait la tristesse d'une grande durée de temps a errer chez les hommes. Il était parti d'Eden au matin, il avait marché devant lui. Les pasteurs ainsi désertèrent la blonde savane, regardant au loin des tours grandir, des eaux tristes rouler ; ils cessèrent d'apercevoir la majesté des grands fleuves heureux. Et ils entraient ensuite dans la Ville. Ils se mèlaient aux femmes gémissantes, ils adoraient les messies, les faux dieux, Adonaï au flanc déchiré, Ie lacrymal Sabbas-Attis, Ie douce- reux Zagreus. Autour brulaient les aromates. sanglotait 1'aigre flüte de Syrië. Puis la Croix grandit, resta seule éclairée dans 1'ombre déme- suréu projetee par ses bras. Et il était lui-même chez Cóme. Un soufflé balayait les ames, un ou- ragan de larmes et de soupirs, venu [des confins de la vie. L'humanité sembla clouée avec 1'Élu sur Ie patibulaire ; la Mort, debout sur Ie Calvaire, ouvrait les bras, étouffait les races comme Baal. Ensuite toute lueur fut éteinte ; il tournoyait la- bas chez les ombres. Cordalie app'arut la vieillesse d'un monde, la grande hysterie de la douleur eth 194 I. ÏLE VIKRGE. h du péché. Il crut ètre descendu aux limbes avec Ie dur et trouble moyen age. Mais a peine eut-il abordé a Éolie, il ressuscita de la mort, et 1'huma- nité et les dieux vierges amis de 1'homme. L'hi- ver, par-dessus 1'ile, filait une neige rine. Une ténèbre blanche ouatait les champs. Toute mu- sique ailée repartie vers d'autres étés, il n'y avait plus que Ie cri raboteux des corbeaux, 1'aigre lime des mésanges, comme les menuisiers de la mort. Cependant Ie cceur de la terre, 1'Etna intérieur ne s'éteignait pas, continuait a brüler sous 1'os nu des glèbes. Et dans les demeures, la lampe des races était alimentée par les huiles éternellcs. La maison redevint 1'arche aux vives essences. Les oiseaux dans Ie rire des petites Karites esso- rèrent. d'un long émoi joyeux. Et une forêt se consumait aux atres, les sèves contemporaine- des anciens hommes. Barba se mit a leur conter les belles légendes, Ie conté divin des ages. Tan- dis qu'ilparlait, les mains actives tiraient 1'aiguil- lée ou tressaient les délicats osiers. Nulle des trois ne restait inoccupée, elles étaient ensemble comme les abeilles du printemps. C'était Ie temps oü la maison panse ses plaies, oü la ménagère uti- lise les heures brèves a réparer 1'usure des choses. l'n art charmant naissait, Ie fin maillage desLA LECON DES ACES. 195 laines, 1'arabesque des reprises, les lianes des cor- beilles. Et comme elles avaient appris a filer, lea fuseaux sous leurs doigts aussi dévidèrenl une neige d'hiver. Sylvan, lui, maniait la varlope et la scie, battait Ie fer surl'enclume, aidait lesvar- let» a réparer les outils. Elles connurent Pénélope, la douce reine do- mestique. Il connut 1'ame d'Hercule et ses tra- vaux. Des monstres en fuite signifiaient la victoire de 1'esprit sur les ténèbres primordiales. Les bornes du monde étaient reculées, parabole du permanent prodige par lequel Ie fort agrandit 1'univers en soi. Et des mers sejoignirent fraternelles et qui autre- fois restaient séparées. L'homme se sentit plus prés de l'homme et plus loin des dieux absolus. Le mi- racle d'un seul y suffit, la conscience héroïque en qui naissait a 1'humanité une conscience. Toute force ainsi découle d'Hercule; il enseigne la vie, la foi, le devoir. II est la grande lecon, lui presque un dieu et qui meurt comme un homme, du remords de son unique défaillance, de la douleur de nepas étre plus qu'un homme. Les Furies, a la fin, se 1'assignent; son ame forcenée se résout au brasier d'CEta. Mais CEta, c'est encore son arat enflammée d'héroïsme, dévorée par ses propres feux.Il s'en va comme un soleil, tandis que de laIl ,96 I.'iM- VIERGE. spiendeur et de la gloire d'Hercule mourant, palit Ie déclin consterné des dieux. Et Sylvan conjec- ture. Le mythe sublime Ie transporte. Il boit 1'héroïsme a cette coupe fabuleuse. Il se sent de la lignée des fils qui recueillirent les tisons d'CEta. Enelle revit Hercule vainqueur de la mort même, car Hercule ne peut mourir, 1'humanité tout entière mourrait avec lui. Il s'éclipse seulement. Sa forme matérielle se volatilise aux fumées du bücher, la forme par laquelle Hercule fut homme. Purifiée, retournée aux éléments, elle brille au firmament, parmi les constellations. Soudain Sylvan frappe son front et s'écrie : — Hercule vit, ö père, puisque tous les mons- tres ne sont pas morts ! Ses sceurs 1'admirent : il a la beauté dun jeune héros. Cependantleur léger esprit de femme ne peut s'égaler au sens cachéde sesparoles. — « Hercule expire sur le bücher et nest pas mort! Quel serait ce prodige?»Ilexplique :—«Lesmonstres toujours renaissent, comme de la mort sort la vie. comme d'unechairconsumées'engendrent les vers. » Tou- tes trois tressaillent ; il leur semble qu'elles vont comprendre enfin cette ame obscure de Sylvan. Toutes trois ont connu la mort, mais Elée seule a vu la vie renaitre de la mort. L'osier échappe aLA LEC0N DES AGES. 197 ses doigts tandis qu'elle Ie regarde, inquiète et joyeuse comme pour un aveu dangereux, un acte glorieux dont elle eut sa part. Le taillis, 1'agonie du lièvre, le sang mué en grappes vivantes, tant d'images en une, la mort qui revit! Sa petite ame d'orgueilet de péché lui bat aux narines. Mais Syl- van n'a plus rien dit. Il médite ; il voit passer, a 1'ho- rizon des temps, le galop furieux des centaures. De livides oiseaux a figures de femmes hululent et plangorent par-dessus des lacs ardents. Le mugissement effrayant des hydres fait trembler la terre en ses profondeurs. Soudain un pas vient, I'Exterminateur apparait. A chaque coup c'est la mort ; les ca vernes sedépeuplent; les monts s'em- pourprent de sang ; les funestes vols ont replongé aux eaux stymphalites. Ainsi le meurtre, aux mains du Sagittaire, se fait sacré. Par le carnage, par l'immolation d'un sang venimeux, le monde retourne a 1'harmonie et a la paix. Or lui, Syl- van, il a tué 1'innocent, il a frappe 1'ame char- mante des bois, la bèteal'ceil fraternel. Il soupire: — « Peut-ètre que nous sommes pour nous-mèmes 1'hydre etle marais empoisonné... » Florie, petite vestale visitée des esprits, s'émeut, applaudit : — « Tu 1'as dit, frère : la fable sans nul doute eut ce sens profond. » Hylette, séduite par I'aventurei( 198 L ilk VIERGE. h amoureuse, rêve: — « J'aime mieux Ie beau clie- valier Hercule ; il tua Ie centaure et fila aux pieds d'Omphale. » Et a son tour Elée s'écrie: — « Il tua, tu 1'entends, ó Sylvan, et necessa pas d'être Hercule ! » La colère, a ce mot, emporte Sylvan. Il soup- conne la ruse, 1'embuche; il se souvient qu'elle fut la conseillère perfide. Tout plein du héros et de ses malheurs, il ne trouve qu'un mot a lui jeter : Déjanire ! Comme une flèche, Ie nom cruel vibre, frappe Elée au cceur. — « Oh ! dit-elle, j'aurais partagé joyeusement la tunique avec Hercule : il n'cn se- rait pas mort tout seul! » Et Sylvan la regarde, irritéet déja mi-vaincu, charme par cette ame sau- vagequi mule leplaisiret 1'amour a la mort. Florie et Hylette, amusées que pour Sylvan Elée soit Déjanire, rient aux éclats. Et Ie père a la barbe blanche rit aussi, car il ne voit en cela que badinage et jeux futiles. Mais Elée, la voix brouillée et les prunelles ardentes, insiste : — « Et tu sais, Syl- van, ce que je dis, je Ie fais, moi! » Alors elles la regardent, étonnées. Cette petite ame d'Elée est un mystère pour tout Ie monde. Elle vit au fond d'une tour; quelquefois elle glisse d'un pas léger jusqu'aux barreaux et puis elle rentre, on cesse de la voir. 11. s I. ECON DES AGES. 199 ' Barba quitte la chambre : ils restent seuls, et 1 etrange voix d'Élée retentit encore aux airs. « Tu es notresceur, lui dit Florie, etcependant tu nous apparais une étrangère par moments. Il y a entre toi et nous quelquechose que nous nesavons pas. » Elée pleure et lui répond : — «Il me sem- ble quej'ai vécuautrefois avecun autre père dans un palais au fond d'un bois. Je dormais toujours, je n'étais jamais éveillée. » Sylvan, qui Tentend, palit. — Ou'as-tu dit, Elée? Un autre père? Il regarde ses soeurs, il les compare a Elée ; la nuit nest pas plus dissemblabledu jour. Mais déja elle rit: — « O Florie, j'ai la une bete, je suis toute pleinede bètes. Est-ce qu'on ne voit pas déja passer leur tète par ma gorge? » C'est au tour des autres de rire. Aussitót elle croit vraiment sentir une béte s'agiter en elle. Elle se laniente, se roule sur Ie carreau. Alors Florie 1'assied sur ses genoux, grave comme une petite sibylle, et dit : — « C'est ton ceeur qui grandit, pauvre Élée. » Mais Élée étrangement répond : — « Mon coeur est mort. » Et ensuite elle demeure devant la fenêtre a regar- der la savane morte, les neiges s'effilant comme des charpies, les arbres cristallisés de givre et les noirs corbeaux fossoyeurs.200 L IL E VI ERGE. — « Ceiles, pense Sylvan, elles eurent aussi ce signe, les autres que si follement chérit Ie Héros ! » Il considère ses noirs sourcils comme la courbe d'un are : une idéé s'enchaine, il se suggère 1'ironie de cette vie d'un dieu. Il fut 1'archer miracu- leux, ses flèches a son are vibraient comme sa pen- see, comme sa grande ame violente et prompte. Mais lui-même fut frappe par des flèches non moins sores. Et tantót c'était Omphale ou Iole, tantót Déjanire. Ainsi songe Sylvan et ensuite il regarde Hylette et Florie, il s'étonne de les avoir méconnues. — « Leur ame est blonde comme un vol de bonnes abeilles : elles n'auraient pas fait souffrir ledivin Hercule ! » LE TOURMENT KRATERNEL Sylvan quitte ses outils, il va par les cours, il gagne Ie pré rigide dont Ie givre craque sous ses pieds. De fines aiguilles, des cristaux acérés lui percent la peau. Si loin que vont ses yeux, un morne enchantement tient les airs captifs. Les vertèbres de laterre saillissent anu, comme les osLE TOURMENT FRATERNEL. 20 1 d'un pauvre. Un épaia granit pétrifie lefluide cou- rant des eaux. Pourtant I'aoüt glorieux régna sur ce désert, agita les palmes feuillues, treillissa dor et d'améthyste la prairie. Alors les Heures nouaient leurs guirlandes harmonieuses et ses soeurs elles-mèmes enguirlan- daientla fuite heureuse des jours. O charme bref d'innocence! Ère aimable oü Hercule n'était pas né, ni les monstres! Soudain apparut 1'Homme au-front-de-taureau, détesté de son père, et 1'Ue se voila, comme pour tous les monstres ap- parus enunseul. De som bres prodiges éclatèrent: ils connurent la mort, s'apercurent nus au miroir des eaux, et il savait 1'amour; et 1'une des trois n'était plus que la petite chose honteuse... Main- tenant 1'hiver est au cceur de Sylvan comme dans Eolie. Le péché se révéla en celle-la qu'il aima d'une folie presque trop tendre, comme Hercule aima Déjanire. Et il s'en veut de ne pas détesterla méchante Élée autant qu'il 1'aima, car il ne peut oublierqu'elle accepta d'être Déjanire, a la condition de mourir avec Hercule. Une chaleur d'orgueil a ce penser 1'exalte, ilsonge.« Situ mou- rais, Sylvan, Élée te suivrait aux ombres! » Il se sentl'ame d'Hercule et aussi ses défaillances. Il revient sur ses pas, il pénètre aux étables. LaI L ÏLE VIERGE. sont les grands boeufs blancs, les patriarches du bel été au visage contemplatif, a la soyeuse robe de lune. Il prend leurs cornes entre ses mains, il voit renaitre en leurs prunelles les matins inno- cents de la prairie. « O amis ! dociles amis a qui j'attachai Ie joug et qui selon ma loi décrivites la parabole, vieillards contemporains des dieux d'Kolie, maintenant des signes m'avertissent d'une destinée prochaine. Comme vous, ó bceufs, je marcherai jusqu'au bout del'horizon, tracant mon sillon. » L'ainé du troupeau, a cette voix qui rythma son pas cadencé, doucement meugle, tourne ses yeux glauques vers les seuils, se souvenant du rouge octobreet de 1'araire aux courbes profondes. Un regret amollit Ie coeur de Sylvan. Il flatte les naseaux humides, il lisse les lourdes paupières frangées de cils d'argent. Et encore une fois il parle : — « Nous n'irons plus, ami, par la lande rosé, dans Ie brouillard matinal. Je ne verrai plus s'allonger comme un mont ton ombre sur les gué- rets. D'autres soleils se seront levés pour Ie maitre qui guida harmonieusement tes pas. Car toute chose n'est pas en Eolie : les hommes seulement commencent par dela ses rives. Et j'ai soif, ó boeufs aimés, de la vie, je suis ivre de tout 1'univers queLE TOUR MENT FRATERNEL. 20^ je sens au dela. Ainsi Hercule d'abord accepta d'ètre un pasteur et ensuite partit accomplir ses travaux. » Sylvan s'en va vers 1 ecurie.Son cheval Heraut reconnait son pas et hennit, comme aux soirs de légende oü sonnait Ie cor. Et il tresse entre ses doigts la dure crinière de la béte fraternelle; il lui caresse tendrement Ie garrot. — « La-bas, ami, s'é- ploie 1'espace... La-bas sont les plaines sans fin... Mon cor sonnera aux solitudes vierges. Nous irons par 1'horreur des grands monts, car tous les cen- taures n'ont pas été transpercés par les flèches d'Hercule. » Ainsi dans un vertige parle Ie jeune héros. Il aspire a une destinée merveilleuse. Et ensuite, il reprend pensifle chemin des demeures. Il voit ses soeurs réunies autour de la table. Le soir rosé qui scintille au givre des vitres fleurit leurs mains mobiles occupées de travaux. Et elles-mêmes res- semblent a desfleurs nées d'une aurored'hiver. Il leur dit : — « Les corbeaux montaient tres haut dans 1'air; ils déchiquetaient de leur bec rauque le couchant rouge. Et regardez, voici qu'a 1'orient s'effile la lune brillante comme une faux. C'est le signe du gel, mes sceurs, maintenant les neiges ont pris fin. » Alors elles battent des mains,I 204 I. il.E VIERGE. joyeuses, pensant a 1'essor hardi des patins. Des jours magiques se levèrent. habillés d'ar- gent comme des princes du póle. Un dur éclat de verrerie> miroitait aux prismes glacés des eaux. De fins micas, un grésil d'arc-en-ciel s'efFritaientdes raides écorces du sol, tourbillonnaient en subtils iris dan- les vans de 1'air. L'aigre bise bluta la neige restée aux arbres, dispersa comme un vol en fuite de colombes la toison des toits. Éolie apparut sous un or froid de soleil Ie métal et les marbres d'une walhalla, 1'éternel matin rigide des dieux violents, ennemis du rêve. Alors, 1'ame de Sylvan se sentit déliée,ellecrutseréveillerd'un enchantement. Que lui importent Déjanire et la petite Élée et toutes les Élée? Elles furent pour lui Ie songe. Il but les philtres dangereux a leur coupe. Hercule dit aux hommes : Voyez ma force. Il ne leur dit pas : Imitez mes faiblesses. Maintenant il aspire a la vie libre, au rythme, a 1'espace. Il chausse Ie patin ailé; d'un souple élan il rase la glacé, plonge aux horizons. revient, encerclant 1'ile d'orbes rapides. Il va plus vite que les heures, il devance Ie vent, d'un soufflé so- nore. Sa beauté excelle aux harmonieuses gymni- ques : il sait 1'art de glisser sans effort et tic varier 1'arabesque, balancé sur les hanches d'une inflexionII. TOURMENT FRATERNEL. 205 onduleuse et süre. Ainsi il vole, s'atteste son adresse en multipliant les entrelacs. Il décrit la parabole de la lune, de la terre et des étoiles. Ses sceurs se dépitent de ne pouvoir 1'atteindre : un horizon toujours les sépare de ce Sylvan aux pieds d'Hermès. Sylvan entend leurs appels et, d'im essor plus vigoureux, repart, un sifflement mo- queur aux lèvres comme la petite ame libre d'un merle de 1'autre été. Entre elles, elles gémissent : « Sylvan n'cst plus Sylvan, nous avons encore une fois perdu notre frère. » Sa course rapide se conforme a son ame. Elle s'élance en bonds hardis, elle voudrait atteindre Ie ciel qui s'aper- coit par dela la rive. Mais la rivière, en ses ellipses, Ie ramene vers lui-même ; il eruit se re- trouver et se demeure inconnu. Or, un soir, Barba, entouré de ses filles, s'est assis a la table. Les mets fument sous les pla- fonds. Et tous s'inquiètent, Sylvan est parti a la pointe des patins et n'a plus reparu. Ses sueurs sont montées a la tour, la lune polaire et pleine jusqu'aux confins ricochait sur les givres ; elles ont apercu la randonnée des bètes familières; elles n'ont pas vu Sylvan. Ensuite les six Pauvres ont pris place, descendus vers les demeures avec la nuit. Barba a dit les paroles cordiales, consacré Ie 12206 I, 1I.K VIERGE. ff pain et les fruits de la terre en symbole d'hospi- talité. Soudain des abois amis montent des cours. Ils voient entrer Sylvan, pale et frémissant, comme s'il échappait aux ombres. Il semble mal réveille d'un songetriste, il a les yeux de celui qui a contemplé la douleur. — «O mon père, dit-il, j'ai vu... •» Il n'achève pas, ses sanglots rauquent. Mais un cri jaillit, Ie mal d'un cceur trop précoce. — « La mort? » interroge 1'ardente et sombre Elée. Il secoue Ie front : — «La mort, tu 1'asdit, Elée, et toutes les morts. » Alors il s'humilie de- vant Barba ; pour la seconde fois, au mépris des commandements, il osa franchir la rive, pénétra aux horizons des hommes. — « Quoi! tu fis ex la, Sylvan ? » s'écrie Ie maitre d'Éolie et un silence lourd s'abat comme entre 1'éclair et Ie ton- nerre. Mais il caresse sa barbe, la confiance re- nait tandis qu'il dit : — «Et sans doute ils t'ap- parurent esclaves et malheureux ? » — « J'ai pleuré comme s'il m'était venu des frères, » répond sim- plement Sylvan. Ensuite ses paroles se délient. Un canal filait, une glacé toute droite, infinie... Du fer, de 1'ame, il glissa, emporté. Et une ville apparut, il vit pè- leriner vers un temple illuminé une foule gémis- sante, des femmes, des vieillards, des enfants. Ilsi I-E TOURMENT FRATERNEL. 209 trainaient des maux, une affliction immenses; ils évoquaient un Esprit inconnu, et beaucoup se tordaient a terre blessés, écumants, ne se rele- vaient plus. O Jésus! imploraient-ils, délivre- nous de la mauvaise mort, nous, les agonisants. Prends en pitié les pécheurs misérables. Conjure par ton intercession 1'enfer et ses chatiments éternels. Considère nos coeurs transpercés de glaives a l'égal de ta mère divine, Sauveur expiré sur lecalvaire. Voici que nous te prionset venons a toi des confins de la mort et de la douleur. Nous marchions en de lourdes ténèbres ; les jours duraient des ans et les nuits des siècles, nos che- mins étaient bordes de croix. Et nous portions notre foi dans los mains comme une lampe, pour nous guider vers toi. Une petite cloche sonnait dans la nuit comme si toujours il mou- rait quelqu'un. Et maintenant, vois, nous arri- vons vers toi du fond des ages. Xos plantaires sont déchirés a force de marcher; nous sommes sans bouche et sans lèvres, car la prière les a usées; et chacun de nous est pareil a un cimetière oü dorment ensevelies les races. » Un grand \ ent de prières et de gémissements tourbillonnait au- tour de cette multitude. Il ne savait pas quelle vertu leur espoir attachait a une image sur une210 L 1LE VIERGE. croix, et lentement ses larmes coulèrent avec les leurs, il aspira au sacrifice, a 1'amour inconnu : — «O mon père, dit-il, toi qui sais les Mys- tères, enseigne-moi celui-ci. » Alors Rarba songe ; sa pensee solitaire 1'enveloppe d'un nuage. Il murmure : — « Une telle chose, certes, devait arriver. J'ai enfermé Eolie dans les eaux; mais 1'ame subtile des hommes se joue des barrières. » Ensuite il passé la main sur son front; il regarde Sylvan, il 1'attire entre ses genoux. — « Enfant, dit-il, 1'heure n'est pas encore venue de t'initier ! Admireet vénère les libres dieux d'Éolie en atten- dant que les autres te soient connus. Il en est de funestes. Jene t'enseignai que les dieux de lajoie. Or toute force est joie. L'homme fort s'égale aux dieux.Maintenant doncquepar tadésobéissance un mal trouble te fut révélé, fuis Ie songe. ó Sylvan! Lui seul rendit les hommes faibles et malheu- reux. Ils délaissèrent la terre d'Eden, les graces d'innocence et la divine paix. Et pénètre-toi de ce symbole, leur ame débile enfanta les Monstres. Alors fut suscité Hercule, Ie roi ingénu et fort. Et les centaures, les oiseaux stymphalites, Ie bétail corrompu d'Augias sont les formes de 1'antique servage avant la libération. Ainsi tout prend un sens harmonieux. Comme Ie Héros fends l'isthmeI.F. rol KM F, NI FRATERNEL. } a ton tour, épands ton ame en 1'ame universelle, Ie flot intérieur dans 1'immense mer des Forces. Et les bornes du monde alors aussi en toi seront reculées. Sois Hercule, 6 jeune homme aimé ! » — « Mon père a raison, pense Sylvan. Pourtant les larmes me furent une rosée délicieuse. Je pleu- rai, j'aimai. Deux mers ainsi se joignirent. Her- cule n'est peut-être que la moitié d'un dieu. » Il délaissa Ie patin ailé, travailla solitaire et méditatif dans les chambres closes. Lui aussi, en ce soir de 1'autre été, avait invoqué Ie dieu inconnu, haletant de fièvre et d'amour. La terre pantelait d'un volcan enchainé. Et la foudre tonna, undieu sembla venir a lui du fond des espaces. Cepen- dant Ie pensif adolescent restait tourmenté par son ame : la mort, la douleur Ie mürissaient pour ses destins. Il soupconna les humanités élé- mentaires, 1'ame limoneuse et brute, presque ani- male, 1'empire des Forces : c'étaient les temps d'enfance; il y touchait encore lui-même. Ensuite 1'homme grandissait : a tatons dans 1'ombre il se cherchait, s'espérait, ne trouvait qu'énigmes. Il pleura sur lui, il pleura sur les autres; un monde nouveau lui fut révélé par ses anno. Ce penser agite Sylvan, il s'émeut d'ètre en communion avec la grande ame fraternelle.3 12 I. il. E VIKRGE. « O joie! je serais donc a la fois moi et tous les hommes? Je porterais en moi les ages d'huma- nité! Kspoir indéfini! » Les blanches laines encore une fois se dévident aux rouetsde 1'hiver, ilpleutdesduvetsdecygnes, tout Ie paysage se dissout en flocons. Alors nait Ie metKonge délicat d'un printemps boréal aux jar- dins de lys, aux matins de lune, aux pommiers fleuris de neige. Les givres prismatisent de surna- turelles architectures, degrèles et aériennes colon- nade-. Et il neigea pendant dix jours. Trois Pauvres ensuite apparurent dan> 1'He. Ils marchaient la tète vers Ie ciel, 1'un a la suite de 1'autre, et tous trois étaient aveugles, avec des cor- nées changées en cailloux. Et Ie premier frappait devant lui Ie sol de son baton, Ie second tenait la main posée sur 1'épaule du premier, Ie second sur 1 epaule du troisième. Mais celui qui allait devant butta contre une souche, tous les trois tombèrent. Et ensuite ils ne savaient plus se relever, criant : - N'est-il ici personne qui ait pitié de notre misère? Nous arrivonsdes confins du monde, nous marchons depuis des siècles, nous ne savons pas combien de temps nous avons marché. Et voici, 1'un de nous, celui qui va devant, connut seul la lumière du jour. Depaisses ténèbrcs depuis l'en-TOl' RM E X I I' R A T E R N 1 L. 213 fance scellèrent la paupière des deux au tres, et celui-la marche devant, car il est pour nous Ie so- leil qui visita ses caves prunelles et nous Ie sui- vons comme son ombre, nous sommes ses ombres nous-mèmes! O hommes bienfaisants ! Hötes de cette ile ! Vous refuserez-vous a nous guider d'une main secourable? Nous ne savons pas pourquoi nous sommes tombes. Aucun de nous trois n'ose plus se relever. Peut-ètre est-ce la mort qui nous fit trébucher avec sa faux. Mais comment la re- connaitrions-nous, n'ayant pas connu lavie? Et nous gisons, gémissants, nous avons peur de la mort. » Sylvan les entend et accourt.il ouït les mèmes lamentations venir tl u fond des ages avec les tristes pèlerins. — « Amis. obscurs amis, moi aussi je suis aveugle, bien que je voie. Ou commence la nuit? Oii finit Ie jour ? » Il les aide a se relever. il prend paria main celui des trois qui va devant, et les autres nouent leurs doigts au baton, mar- chant avec confiance. Ensuite il les fait entrer dans la maison, ils s'assoient a la table et Ie plus agé dit : — Toute notre vie s'est réfugiée ennosoreilles. Nous voyons les bruits et ils sont pour nou- les signes. Or apprenez que les temps sont proches. 214 ll.K VIERGE. v La oü nous avons passé, les sèves commencaient a bruire sous 1'écorce. La terre ivre buvait la fonte des neiges. Et les grues, les oies sauvages fuyaient en claquant du bcc dans les airs. Des oiseaux, d'ai- mables chanteurs ont prélude, annonciateurs du vert printemps. Bientöt Ie pis des brebis gonflera, Ie mélilot et Ie serpolet parfumeront la lande. Alors Florie monta sous les toits, délivra Ie vol des pigeons familiers. L'AME OBSCURE D'ELEE Le cycle recommenca, Ie chceur des mois de grace et d'harmonie. La vie d'une pulsation im- mense battit, palpita aux terres, aux arbres, aux rl ancs du troupeau. Les horizons mugirent, le pré résonna du bond léger des agnelles, du galop puissant des taures amoureuses. Florie, Hylette et Elée tressèrent des guirlandes et les fixèrent aux cornes d'argent des belles génisses. Et toutes trois dansaient en chantant les hymnes. Une odeur de lavande sous leurs pas montait des herbes foulées. Ensuite Barba, du tranchant de la faucille, coupa la première herbe. Il la jetadevant .•i. AME OBSCURE \> ELEE. 215 les génisses et il dédia celles-ci a la joie, au bel été. Puis Sylvan Ie conduisit vers les grands bosufs sacrés. Et Barba aussi coupa pour eux 1'herbe parfumée et il les voua a l'innocence, aux travaux féconds comme les symboles mêmes d'Éolie. Une table ensuitefut dressée dans Ie verger. Il v eut des danses, comme pour un mystère, comme pour les noces de la terre et de 1'homme réconci- liés. L'ame antique renaquit, Ie règne d'Agni, Ie rite des ambarvalies. Et les jeunes homiiK- aux peaux coriaces, les filles aux cheveux de lin échangèrent les promesses nuptiales. la fleur des pommiers neigea dans la barbe des vieillards, Maintenant l'Ile fructifiait, les blondes essences, Ie >angriche des aumailles. Des musc- froids s'éven- taient de la savane, se mariaient dans les soirs aux ferments chauds des terreaux, a l'odeur poivrée des résines. Les hommes connurent les dieux heureux. Et un jeune bouleau au feuillage clair et léger avait été planté par les mains de Barba sur Ie lertreoü reposait Ie chevreuil, père dutroupeau gracieux. Sylvan redevint Ie petit faune mystérieux du i) is. Il sifrlait avec lesoiseaux, il visitait les nids, il parlait a ses abeilles, ondoyé de vent frais,2l6 L IL E VI ERGE. I d'aromes et de clarté. Il avait oublié ladouleur et la mort. Il ne fuyait plus ses sceurs, il ne savait plus laquelle était Déjanire. Ouelquefois douce- ment ilpleurait, troubléd'unechoseenlui, si sub- tile et lointaine. Peut-ètre il était trop heureux, peut-être il s'étonnait du vivre. Et il ne se raison- nait pas, il était lavie comme Peau, 1'air et la lu- mière, comme les Forces éternellcs. Sylvan savait Ie mal et seulement croyait ne plus s'en souvenir. Il guidait Ie troupeau vers les prés, Ie ramenait aux étables et il n'avait plus 1'ame tout a fait d'un pasteur, il ne se sentait plus l'ame d'un héros. Et Florieet Hylette étaient Ie rythhie mêmed'Éolie, sa jeune vie d'oiseaux et de fleurs. Seule Élée res- tait troublée, fuyait Sylvan et se fuyait elle- méme. l'n jour il l'aperc;ut penchée sur la riyière, se mirantauxeaux, et elle ne bougeait pas, ellesem- blait la éyanouie de plaisir et de peine. Il fit un pas, s'arrêta éiiiu, honteux comme d'un secret dérobé,Elle avanca la bouche.effleura d'un baiser son image, et elle fermait les yeux, il l'entendit soupirer. Ensuiteelle appelait tendrement: « Syl- van! »et d'une voix doucement gémissantedisait aussi : <.< Elée I »s''appelant elle-mème du fond des eaux, mariant leurs deux noms. Et il n'osa jilus I LI AM E OBSCl! RE I) KI.KK. 2 [9 avancer; il >entit grandir Ie mystère. Il eut voulu l'emporter entre ses bras, pleurer avec elle du mal inconnu. Il était triste jusqu'a la mort. Mais elle releva la tète ; il craignit d'ètre vu et s'en alla sur la pointe des pieds. Ainsi la paix régnait a Eolie, mais non plus 1'innocence, et tout Ie mal vient de la perte d'innocence. Us ne se baignaient plus ensemble dans les soirs; ils n'étaient plus la chair primordiale, ni les candides nudités. Ils avaient appris la rougeur, ils igno- raient pourquoi ils avaient rougi. Or, par des chemins opposés, ils s'enallaient maintenant vers Ie crépuscule des eaux. Ellescessèrent d'êtrepour Sylvan les petites nymphes du paysage, la grace d'un jeu de naïades égouttant d'humides joyaux, tordant leurs crinières d'algues et de clartés. Elée, farouche.se voilait derrière les arbres du manteau éployé de sa noire chevelure, regardant si au loin ne flambo\aient pas lescrins d'or de Sylvan. Mais celui-ci se cachait de ses soeurs et plongeait d'une rive solitaire. Barba cependant se fiait au\ dieux et ne savait pas qu'ils fussent méprisés. Il ad vin t qu'un soir, passant non loin de 1'en- droit oü elles se baignaient, Sylvan entendit une querelle. Hylette regrettait Ie temps oü ils eou- raient tout nus comme des enfants. Alors ils ^L 11. F. VI E RG1 . [\ l! ignoraient que Sylvan fut un homine; ils étaient bien plus heureux. Mais Élée, de son étrange voix s'écria : « O moi! quand Sylvan était la, je me sentais toujours nue! » Florie gravement prononca : « Le mal, méchante, c'est de Ie dire. » Encore une fois la petite voix dure s'éleva : « Non! non! vois-tu, Florie, il y a le péché... » Klles se mirent a rire, ne comprenant pas, et Elée tout a coup se facha, leur cria avec insis- tance : « Oui, oui, le péché... Sylvan ne savait pas non plus autrefois... » — « Quelqu'un au moins te le révéla ?... » La voix alors se fit profonde, mystérieuse : «Oh! les filles noires n'ont pasbe- soin qu'on leur apprenne. » C'était maintenant son orgueil, ce sang des races ardentes. Un charme la faisait se regarder longuement auxfontaines.Elle aimait nouera ses cheveux des rubans ou tresser des fleurs en leurs spirales vives comme des couleuvres. Et quel- quefois elle y piquait la oölère d'un scarabée ou 1'agonie d'un papillon. Elle se trouvait bien plus belle que ses soeurs. « Toi, Hylette, c'est comme 1'hiver qu'on regretterait pendant l'été. Moi, je suis l'été quand il passé un vent brülant, quand il va tonner et qu'on entend pleurer la flüte... » Files ne savaient pas ce que cette Élée I ' A MI OBSCURE 1>' KI I E. 221 \onlait dire et s'étormaient de ses mots spécieux. Alors, tordant fièrement ses cheveux, elle eut ce cri : « Je suis noire comme la Mort! » Elles s'effrayèrent et Elée se sentit triompher en son charme noir de petite Astarté qui faisait peur. Mais Hylette presque aussitöt se vengea : « O Elée! tu es noire comme la chouette de la tour! » Son orgueil tomba. Elle courut se regar- der au miroir : « Hylette a raison, j'ai lesyeux et Ie visage de 1'oiseau funèbre. Je suis la triste Élée des nuits. Voila donc pourquoi Sylvan me déteste. Maintenant aussi je sais pourquoi mes soeurs ne m'aiment pas. » Et toute seule dans les bois, elle pleurait sa beauté perdue. Elle fut la petite béte blessée des halliers. Une destinée en ce cceur ar- dent et mièvre comme en Sylvan se tourmentait. Ce fut la crise. Elle se vit méprisée, se détesta, pensa a la mort qui seule délivre. Elle eüt aimé mourir pour les faire souffrir. « Qu'ils me pleu- rent! Qu'ils sachent que je mourus a cause d'eux ! Qu'ils en sèchent de remords! » Elle plongea dans la rivière, en sortit presque sans soufflé, froide d'agonie. De colère, de dépit, 1'idée du sa- crifice ainsi pénétra dans sa petite ame farouche. Et ensuite la vie lm' revint a jets tumultueux. EHe eut une folie de gestes et de rires. Maisll.K VIERGE. .! u 1'ineffable et angoissante volupté des eaux ne dis- parut pas, elle en garda la douceur, 1'effroi comme d'une ténèbre divine, d'un bercement de sommeil infini. Et quelquefois elle reparlait a Sylvan du temps oü ils allaient a deux sous la nue déchirée. « Alors, ó SylvanJ la flüte si étrangement nous fit frissonner! » Mais Sylvan avait oublié Ie triste délice, et ses soeurs non plus ne la reconnaissaient plus. A présent ne sonnait plus aux bois la fanfare de gloire et d'orgueil. Le cor était mort et 1'hé- roïsme. A la place monta dans les soirs 1'innocent •etagile pipeau. I.oindes demeures sifflait et chan- tait la petite ame pastorale, comme une alouctu- tres haut dans le ciel, comme la cigale aux ramures profondes des chênes. Sylvan prés de ses bceufs n'aimait plus d'autre musique. Et Élée regretta le cri livide dans la nuit. Ensemble, assis 1'un prés de 1'autre, la main dans lamain, ils avaient écouté pleurer la flüte, ils avaient pleuré dans lesoir dan- gereux. Ensuite la flüte expira, elle-méme se sen- tit expirer d'un mal tres doux et triste. En ce temps encore Sylvan 1'aimait : ils n'avaient pas pénétré au bois sacré ; elle n'avait pas glissé dans ses mains la flèche qui tua le beau chevreuil... Puis le sang avait crié vers eux d'Kol ie violée.I \ M 1. o];-, UK E l> ÉLË E. 223 Pour avoir touche a la mort, la mort était entree en eux ; et a son tour, comme Sylvan, elle souhaita mourir. « O s'en aller! gémissait-elle, et ne plus même se sentir souffrir ! Finir par n'ètre plus que la petite chose de sommeil et de silence! » Une peine exquise 1'oppressa ;elle coula plus avant aux eaux funèbres. Un soir son ame parut se débattre, elle appela Sylvan, ses soeurs, leur fit ses aditux, presque déliée déja, esprit léger flottant aux limbes. Et elle leur souriait, leur disait : « Xe pleurez pas, c'est comme si seulement j'allais vivre! » Presque aussitöt d'horribles déchirements éclatèrent. Elle ne sentit plus la volupté des eaux ensevelisseuses, se raidit contre 1'immense nuit désolée du vide. Toute sa vie remonta dans un cri : « Je ne veux pas!... » Et ensuite elle entra aux douleurs, aux démences de 1'agonie. Un lourd silence, une vaste angoisse plana sur Eolie. Des médecins arrivèrent, ne quittèrent plus Ie lit envahi par les ombres. Sylvan eüt voulu s'immo- ler pour Elée; Hylette et Florie mouraient de cette ame sceur indécise entre la vie et la mort. De leur affliction une superstition touchante s'éveilla. Elles crurent que la Mort, après Ie meurtre du chevreuil, ne s'en était plus allee, que les manes du fils charmant des bois res-I I 2 2.1 I. 1 IF, VIERGE. taient irrités.'Ensemble elles partirent nn inatin vers Ie tertre, vers Ie léger et frémissant bouleau. Elles jetèrent des Beurs, supplièrent son ombre courroucée : « Pardonne, 6 gentil Esprit! Ne sois pas inexorable. La flèche qui te frappa est re- ven ue s'enfoncer en nos coeurs! » Leurs Iarmes coulaient pour Élée, pour Ie doux chevreuil, les pleuraient tous deux dans un regret fraternel. Sylvan, lui, vit renaitre les files processionnaires. Elles arrivaient du fond des ages, elles trainaient des détresses pareilles aux leurs et qui n'étaient point secourues. D'espoir, de douleur, il se mêla a la grande misère, implora les miséricordes. Sa prièrejaillit comme elle était née chez les premiers hommes. Maisilne savait parquelles süresparoles attendrir Ie Paraclet inconnu, lui cherchait un nom et, n'en trouvant pas, pleurait, tendait les bras. Ainsi 1'hiver, la terreur des póles enchai- nait les coeurs cependant que dans 1'Ile mürissait la moisson blonde et que pépiaient les jeunes c »uvées. Ruis un soufflé passa, un vent matinal dispersa lanuit. Et 1'éternelle palingénésie recom- menca, la sortie des limbes, Ie retour a lalumière. Les oiseaux de la vie chantèrent. Ils virent re- naitre une autre Elée qu'ils ne connaissaient pas, une ombre légere, charmante, aux yeux UNE VOIX (RIK DANS ÉOLIE. 225 clarifiés. Elle n'était pas certaine de vivre tout a fait, ne semblait qu'a demi réveillée d'un songe. Elle leur disait : « Un peu de moi est resté la- bas. »Les heuresjoyeusesfurentrenouées. Sylvan ne douta plus qu'il n'eüt été entendu du dieu que ne connaissait pas Eolie. UNE VOIX CRIE DANS ÉOLIE Tous les merles sifflaient au bois, les palombes roucoulaient: seul, 1'aimable pipeau se taisait, Ie cceur de Sylvan était resté sur la rive sombre. Et des jours succédèrent aux jours ; 1'aoüt sec, altere. vibrad'orset de faux. Dans lessoirsélectriquo, les apres sauterelles grincèrent, stridentes comme des cistres. Un accablement pantela, 1'effroi lourd des choses inconnues. Et seulement la flüte, son cri funèbre et voluptueux était mort.OrÉlée un soir, avec des paroles tendres, 1'entraïna. Ils s'assirent au bord des eaux ; et tous deux maintenant au- raient voulu entendre la voix qui les avait déli- cieusement tortures. Ils étaient sans courage et pleurèrent. « O Sylvan ! dit Élée, je sais a pre- sent qu'elle nous parlait de la Mort. Moi-mème 13. 226 I i I E VI ERGE. I j'ai été morte tout un temps ; c'était alors un soir en moi comme maintenant, un soir surnaturel entre deux abimes. » Soudain Sylvan tressaille : « Elée! Elée! X'as-tu rien entendu? » Elle retient son haleine, 1'interroge. « La flüte, ami? » — « Non, mais une voix qui pleurait comme elle... O cieux! quelqu'un vers nous a crié dans les bois! » Ils demeurent oppressés d'attente, d'angoisse. La nut magnétique vibre en leur sang. Mais la voix ne s'est plus fait entendre; une pesante le- thargie enchaine les airs. « Et cependant, dit-il, je t'assure, petite Elée, c'était bien la Ie cri de la douleur. » Ils ne se parlent plus, ils se sentent la chair froide dans cette nuit de mystère et d'effroi. « Ce n'était que 1'orage, dit enfin Elée. Entends sourdement marcher un pas derrière la nue. » — « Un pas, certes, s'écrie Sylvan, mais non celui d'un dieu la-haut, si toutefois un homme peut d'une telle force fouler la terre. Voici qu'il ap- proche, Elée ! Et 1'air gémit comme autour du flanc d'un taureau furieux, comme autour de la barque quand nous accrochons la voile sonore... Mais oh ! oh ! encore une fois Ie pas s'est éloigné... J'entends au loin mugir la voix... Ou si c'est Ie tonnerre, chère Elée ? » — « Fuyons, fuyons.L'NE VOIX (KIK DANS HOI.IK. 227 s'écrie Élée, car qui peut douter que ce ne soit la la fureur d'un ètre surhumain ! » Alors la sym- pathie s'éveille en Sylvan. « Fuir, non pas! Mais lui veniren aide s'il se peut. Seul un homme est capable d'une telle douleur. » Et il appelle : « Homme ! ó homme ! » Un cri plus déchirant lui répond des limites de 1'Ile. Tous deux ont cru entendre appeler Elée. Etensuite il n'y a plus que legrand silence immobile des espaces. — « Maintenant, dit Sylvan, j'ai peur a mon tour. Hercule ainsi dut rugir au bücher d'CEta. Et les cieux sans doute, pour avoir ouï ce cri fabuleux, restèrent sourds comme a présent. Viens, petite Élée ! » Ils fuient ensemble vers les demeures; ils courent dans la nuit écartelée d'éclairs. Comme aux ages, des météores, sous Ie ciel aimanté, d'un póle a 1'autre grondent, toni- boient. Aux terres bat, fiévreux, électrique, un pouls d'agonie. Et toute la nature est malade de lourdement tressaillir sous les présages. « Serre-moi contre toi, cher Sylvan, dit-elle; quelqu'un sürement m'appelade 1'autre rive d'oül'on ne revient pas. » Comme elle dit, pour la troisième fois Ie cri san- glote terrible, immense.; Alors Ie coeur du tïls d'Eohe s'exalte : « Sylvan n'est pas un lache,228 I- il- K VIEEGE. s'écrie-t-il. Un homme est la qui souffre d'une douleur mortelle. Va seule, Élée. Rejoins tes soeurs tartdis que je vole! » Elle 1'appelleen vain ; Sylvan n'est plus la. Par bonds rapides il selancc, -uide aux feuxcélestes. « Homme ! 6homme .' » Une forme, une ombre vivante pafmi les ombres livides surgit, surnaturelle, Elle se meut et parle: « O toi qui viens a mes gémissements, quel est ton nom? » —« Je suis Sylvan, fils de Barba. - «Sylvan ! ó douleur! Sylvan, frère d'Élée! » Des mains 1'attirent, Ie roulent sur une poitrinegpn- flée de soupirs. Et tout a coup 1'éther se fend, une éternité pantelledans la du ree d'unéclair.Le [eune héros apercoit un visage dévasté par les larmes et les fureurs. « A ton tour, me dira>-tu nom, toi qui sembles fléchirsous une grande afBiction ?» — « Je suisl'Exilé, je n'ai point d'aut re nom pour les gens de cette ile. » Cette voix ! Uneautre comme aux échos se mé- more en Sylvan oü ? en quelle période entendue ? Mais déja 1'inconnu Ie repousse. — Va-t'en, toi qui naquis d'une mère heureuse. Redoute tout de ma colère, même la mort! — Je ne la crains pas. — Oh ! deux fois, deux fois déja... Et nulle pitié I Ainsi maintenant, en paroles confuses, I'étran-,* -awTM. VOIX ('RIK DANS ËOLIE. 231 ger se parle a lui-mème. Et il n'a plus ensuite que des >anglots. — O jeune homme, divin jeune homme... par- donne a ma démence ! Souffre que je te presse en mes bras, toi qui vis aux cótés d'Elée... Un malheu- reux ici t'implore. Dis-lui, dis a cette Elée... » Il ne peut achever, rale, puis se dérobe en criant un ef- frayant adieu. Alors Sylvan se souvient. Cette voix, 1'autreannée, retentitdans la maison, la voix du Taureau furieux. Ah ! savoir enfin la chose obscure ! Il poursuit l'inconnu, mais les bois se sont refermés, la-bas s'étoufTe un soudain bruit d'eaux. Et il revient triste vers les demeures- « Elée! óchèreElée! celle qui n'est pas ma sosur, c'était donc... » Ses larmes jaillissent. Elle n'est plus sa chair et il ne sait quelle chair d'autrui Ia fit moins sienne. Oh! Ie doute valait bien mieux. Osera-t-il seulement encore lui parier et de quel nom la nommer? Ainsi gémissant, 'voici qu'Elée lui apparait; elle courut chercher ses soeurs et les entraine; ensemble, dans cette nuit mortelle, elles volent ason secours. — Sylvan, cst-ce toi, Sylvan ? Elle Ie baise aux joues et il tressaille. Ce n'est plus Ie baiser de 1'innocente Elée; une autre en ce baiser d'Elée Ie tourmente et lui reste in-232 I.'il.E VIKRGE. connue. Et toutes crient comme des mouettea pendant la tempête. « Dis-nous si rien de mal ne t'est survenu. Vois nos transes, ó Sylvan ! » — Mes soeurs, ó Elée I Il pleure, son secret va lui échapper. Mais d'un effbrt se faisant violence : « J'ai couru, répond-il. L'homme avait déja quitte 1'ile. » Alors elles se réjouissent. — C'est que, vois-tu, il se passé ici d'étra choses... Dans 1'après-midi desvoix furent enten- dues... Les femmes, en s'en allant retirer la lessiye sous les pommiers, furent effrayées. Puis notre jure a fait fermer les portes... Et vois, nous nous sommes échappéespour te porter secours... Main- tenant rentrons en retenant notre soufflé. A la file elles se glissent sous les saules. Elles ont Fair de petites ombres voltigeant aux voute s noires de 1'Hadès. Et une s'arrête, noue ses lèvres au col musculeux du bel enfant Sylvan : « O hé- ros qui ne connus pas la peur ! » soupire-t-elle, son cceur élancé sous ses jeunes mamelles. De nouveau il se sent brülé par 1'acide et tendre baiser, et il ne reconnait plus Élée. Ensuite Ie bruit de leurs pas s'éteint dans les silences de la haute maison « Bonne nuit, Syl- van ! Adieu, ami ! » dit la petite voix d'Élée der-^ II JUGï 1X1. XORA BLE. 233 rière une porte. Il passé, il s'enferme, il répand des larmes longues, amères. LE JUGE [NEXORABLE DK CÖME A SÉVÈR1 M011 frère, J'ai revu Rupert : il fuyait 1'Ile oü pour la seconde fois il était venu, espérant t'attendrir. J'ai entendu ses cris, ils m'ont transpercé les os. C'est bien la, dans toute sa frenesie, la douleur de la chair. C'est bien ainsi qu'il faut que la chair expie Ie mal horrible de s'être aimée elle-même. Rupert s'ouvrit devant moi les entrailles; il vo- missait la mort et son exécrable amour. Toute douleur e\; sacrée : elle émane de Dieu même. Il me semble que je commence seulement a en eomprendre 1'épouvantable beauté. Maintenant aussi je m'associe a toi dans tes sages desseins. Je n'y voyais autrefois que Ie dur orgueil d'un esprit qui espirese substitu-r aux divines Miséri- cordes.Tardivementéclairé.je sens que tu es bien plus a\-ee Elles, puisqu'Elles opèrent au rebours*34 I. il.F. VIERÜE. I ( 1 I de 1'entendement humain et se révèlent dans l'immensité même des afflictions de la créature. Celles-ci sont les faveurs qu'en sa clémence infinie la Divinité départit au pécheur misérable : leur vertu propitiatoire aide a lui concilier les sévérités pacifiées du Juge. Me conformant a ces sentiments vis-a-vis de Rupert, je restai Ie témoin ulcéré mais secrète- ment inexorable des harcèlements de sa douleur. Avec quelle onction je caressai la cuisson de ses plaies a la fois et y attisai les braises du désir qui les rendait écarlates et inguérissables! Mon im- passibilité se fit émolliente et caustique, s'épandit enardeurs gelees et fraternelles autour desa Pas- sion. Je baignai son mal des chrèmes les plus sub- tils et les plus corrosifs ; je les arrosai des fines es- sences de la charité, des Saintes Huiles de la ■compassion, mais en y mélangeant les sels, les acres vitriols d'unefficace endurcissement. Jecom- misérai a ses peines de toute la spontanéité cha- leureuse de mes entrailles en même tempsque ré- flexement je les stimulais d'actifs et piaculaires lancinements. Mes forces vives et mes persua- sions, je les employai a spécieusement aviver jusqu'aux affres les tourments de son abomi- nable amour, a retourner sur les grils Ie foie ul- 1 !I.E JUGE INEXORABLE. 235 céré oü gémissait sa paternité maudite tout en resserrant autour de son coeur écartelé les étroites chaines de la damnation. Excédé de remords et de fureur, il hurlait, défaillait, pleurait en des effusions de tendresse incomparable, en des explo- sions inouïes de contrition et de blasphèmes. J'eus ainsi la joie de lui prodiguer 1'affection et la pitié sans me départir des rigueurs commandées par Dieu même envers qui transgressa ses lois. Je ne Ie soulageai de mes compassions que pour Ie plonger plus avant aux abimes de la désespérance. Maintenant que Rupertest reparti, il ne reste plus qu'a intercéder auprès des Suprèmes Charités afin que dans 1'éternité elles soient moins sourdes que les nótres. Coulez, larmes de mes afflictions, cédez a la nature puisque a cette heure les Défenses célestes sont levées, puisquc nulle arrière-pensée ne doit plus vous ralentir ! Et que votre rosée jaillisse jusqu'aux pieds du Maitre et lui rende Ie pécheur moins haïssable. Ainsi soit-il! Comme tu peux en juger, mon frère, une fermeté plus grande me guide maintenant en mes actes. Ce sont ses effets qui apparurent dans ma conduite envers Rupert. Longtempsjefus lejuge qui redou- tait sa propre justice, émanationpourtantdela Jus- tice absolue. Je ne m'apercevais pas que je faisais236 L II. F. VIE RG E. tort au Suprème ordonnateur de qui me vieiit mon investiture en paraissant craindre qu'animé de son soufflé, je pusse m'égarer en mes jugements. Le chatiment et la rédemption sont les balances mêmes de sa sagesse, mais la rédemption en qui se résout la justice finale est son attribut essentiel. Il n'en délégua pas le pouvoir aux races humaines et seulement leur assigna le devoir de frapper a son exemple, dans la mesure de leur clairvoyance. Xotre père,dumoins,le sombre Magistrat, necon- nut pas ces casuistiques : il fut le bras armé du Dieu des chatiments, il frappa dans le ver- tige de 1'Inexorable. Il ne lui manqua, s'il m'est permis de parier ainsi sans outrager sa mémoire, quu la Pitié qui frappe pour sauver et ce sens délié, cette compréhension plus haute des se- crètes prédestinations de la faute qui met au bout de la peine comme 1'exaltation enviable du repen- tir. Car c'est la, mon frère, oü j'en veux venir, c'est la 1'étapeou, après mes longs et angoisseux tatonnements, j'espère enfin pouvoir goüter la durable certitude. La nécessité providentielle du mal se justifie par le fait même qu'il existe. Toul 1'antique Kosmos n'est pas pacifié : les siècles seulement verront mourir le spasme furieux des derniers volcans; et semblablement 1'originelF, JUGE INEXORABLE. 237 chaos humain persiste dans 1'être millénaire non libéré. Dieu lui-même investit certaines de ses creatures de la fatalité du crime. Oui peut dire qu'ils ne soient les élus de sa gauche si les autres furent les oints de sa droite? Ouvriers terrifiants du Grand CEuvre, ils assument Ie déblaiement graduel des ténèbres en se les incorporant, afin que Ie mal soit frappe en ceux qui en portent les stigmates. Ils rachètent 1'abomination des races en acceptant d'étre punis pour elles. Ils sont les apostumes violents oü suppure Ie pus vénéneux des ages et que tranche Ie glaive, les canaux oü dérive Ie flux bourbeux de la bestialité. Chacun d'eux est une part d'expiation en qui se délivre l'hérédité universelle du péché. Subissons donc comme une loi la tragique grandeur du criminel. Comme la bêteimpure, il est muil- au sacrifice. a 1'immolation. Frappons-le sans crainte avec la pensee qu'en Ie frappant nous sommes agréables a Dieu, avec la pensee qu'en se sacrifiant pour expier de séculaires perversités, il se libéra dans la vie future. Tout Ie reste n'est que sophismes. Je 1'éprouvai a satiété dans 1'apaisement déli- cieux, les quiètes et sédatives sécurités qui, pour ma propre conscience, résultèrent de ce retour a la vénté. Je me fis violence pour rester sourd aux23» I. ll. K VIERCK. V voix captieuses du sentiment et n'écoutai que ma raison. Je chatiai avec la certitude de travailler au salut de celui que j'adjugeais a la prison ou a l'échafaud.Avec quelle insinuante onction, quelles effusions fraternelles je m'efforcais ensuite de lui persuader que je ne ressentais a son égard nul Ie haine, mai^ plutöt qu'une intime et cordiale com- misération me rendait soucieux du bien de son ame. Je compris 1'extatique sourire bienveillant dont un Torquemada dut assister ses victimes. Grande ame embrasée a 1'égal des büchers qu'elle alluma, ame secourable et infiniment tnéconnue! Moi-même, dans 1'ardeur de mes charités, je me sentis capable d'imaginer des tourments pour pro- longer 1'expiation du criminel et la rendre plus précieuse aux yeux de Celui qui tient les balan- ces. Je visitai me-, clients lamentables, je devins 1'hóte de leur déréliction. Je subodorais les do- lents bouquets de cette humanité vouée aux per- ditions comme de rares et mortelles tubéreuses. Je goütais de mystiques douceurs, d'aiguës sua- vités a raviver chez eux les regrets de la faute, a lénitivement les étouffer dans les bras de ma com- patissance. Transporté d'eucharistiques ferveurs, je leur vantais 1'efficacité des géhennes, 1'inestil mable vertu des chatiments et les oignais de 1'es-IK Jl'GE INEXORABLE. 239 pérance de la rédemption après qu'une désirable mort les aurait lavés de leur souillure. Il m'arriva, au mépris de la coutume, de ne vouloir quitter un condamné que sur Ie seuil mème de la prison, au moment oü Ie bourreau et les aides 1'entrai- nèrent. Je 1 'étreignis longuement sur ma poitrine, je l'embrassai sur la bouche. Mon ame se fondit autour de cette ultime minute de sa vie en ca- resses poignantes qui saus nul doute lui firent amerement regretter 1'amour des hommes. Je fus ajnsi, dans son intégralité, Ie Juge a la fois clé- ment et inexorable, cautérisant au fer rouge les blessures qu'ila faites et Ieshuilantensuited'émol- lients dictames. Ah! mon frère, Ie mal saus cesse relève la tête sous nos pieds. Il n'est pas seulement autour de nous, dans les survivants des faunes primitives ; 'i est aussi en nous, il est surtout la. Les crimi- nels ne sont que les exutoires par lesquels se vomit 1'amas volcanique des feux et des laves répartis en la totalité des hommes. Au contact des relaps et des réprouvés de toute nature que ma fonction me défère, j'apprends a me recon- naitre coupable moi-même de fautes innömbrables et toujours renaissantes. Et voici qua mon tour, en ma douleur paternelle, je sens que j'expie 240 1 I I K VI ER GE. sans que nul me verse Ie trésor de sympathie que je prodigue a mon prochain misérable. Ton frère Cóm e. \\ LES SYMBO LES - Mansuétude hypocriteet homicide! L'Évan- gileetleCodeliguéscontrela nature! Antinomies ! Démence! Fumées d'un moyen age ergoteur et cruel! Et toi-même, Cöme, tu n'es qu'un age trouble de 1'humanité ! » Ainsi s'écrie Barba. Par les hautes fenêtres il regarde l'automne d'Éolie. Sylvan vers la plaine pousse les grands boeufs laboureurs. Il chante la bonne chanson de la terre. Les corbeaux, d'un large vol tournoyant, limitent 1'essor de la char- rue. Il apercoit aussi Florie, présidant comme une jeune pretresse aux récoltes du verger. Les faons amis gambadent aux plis de sa tunique. Une guirlandede colombes blanches se déploie, évente -es joues et ses épaules. Et Hylette est partie avec les lavandières du cóté des eaux, Élée aide les servantes a pétrir la patede fróment dan- les cui-LES SYMBOLES. 241 sines bruyantes. Une activité joyeuse anime les cours. Du seuil roux des granges monte un nuage d'or, pleut la fine ondée du blé bluté tan- dis que bat Ie taquet comme un pouls agité. L'aube aux palettes d'argent fait mousser les écumes et meut les meules ronflantes, broyeuses du grain. Un arome de houblon amer subtilement s'effume des cuvesoü cuit Ie brassin et se marie a 1'acide bouquet de la pomme, aux müres fragran- ces du potager, aux suints vigoureux de 1'anima- lité. L'arche en travail peine et rumore parmi les moüts et les efflux, sous les feux attiédis d'octobre. Kt déja la-bas, par-dessus les roseaux, s'effile Ie vol aigu des hérons. Le père d'Éolie se délecteaces images. Il songe : « J'ai bati 1'Ile de vie ; toute chose est ici selon moii coeur. » Mais une ombre passé, revient : les bois ont retenti des lamentations et des cris de Rupert. Le Taureau furieux pour la seconde fois a mugi dans Eden. Il tourmente sa barbe, il redoute un sombre avenir. « Ah ! Elée ! chère Élée qui m'es fille! Sera-t-il que tu me sois un jour ravie ? » La-bas, elk salue Sylvan s'éloignant d'un pas harmonieux : — « Vas-tu a la combe, ami cher ? Ou raies-tu ce matin le plateau? Dis, que je 14242 l il. K VIERGE. L* t'y rejoigne sitót les patés levées. » Il répond évasivement, il feint n'avoir pas saisi le sens de ses paroles. Et son image décroit sous les allées profondes. Mais une autre soudain, des bïntains 1de la pensee, se mémore pour Barba... Ce visage d'Elée, ce sang ardent et foncé, ce rêve lourd de ses prunelles... Il se rappelle la jeune Cor- dalie. En elle aussi, attestée par les signes, brüla a race noire, fille des vents lascifs. Mystère des origines ! Arcanes ataviques ! Et conjecturer Ie futur par ce qui fut! Le patriarche tressaille. « Je 1'ai nourrie du lait de nature, je 1'ai purifiée desgraces d'Eden... Si cependant renaissait Cor- dalie ! » Il est comme un potier divin qui a faconné une argile au four et ne sait ce qu'elle sortira a la cuisson. Mais sa foi - mdain se revolte. Le mal n'est qu'une crise, un arret passager dans 1'har- monie des choses. Il sauva Élée, il sauva les siens. Le limoneux torrent coule d'un flot pacifié que la forceardente d'un Rupert mème nepourraitarrê- ter. Barba de nouveau contemple le doux paysage d'Éolie et 1'ombre s'en va, il n'est plus que frai- cheurs et clartés. Dans la force, dans la joie s'accomplissent les rites d'automne. La parallèle des labours s'en- fonce aux plaines, accordant ses rais aux trajec- -LLES SYMBOLES. 243 toires sidérées, aux célestes géométries. Le soc mord 1'aire selon ces signes propitiatoires, va, revient, sonore et régulier derrière les bceufs fu- tnants. Et une grande paix harmonise Sylvan •cependant que le soleil roux réchauffe ses mem- bres. Il hume le vent, les horizons, les fumets secs •des sillons. Il croit vivre lui-même de la vie pro- fonde de cette terre que fauche sa charrue, dont il tranche les artérioles, comme lescarotides d'un tronc humain. Elle bat en ses veines, palpite en son flanc et il a lage des héros laboureurs, il éprouve le vertige divin de la violenter, d'un cceur viril et tendre. Ensuite il ramene ses aumailles versies crèches. Mais sa force n'est pas usée ; Her- cule renait. Il dresse les jeunes étalons, car c'est le temps de 1'année que les marchands apparaissent •dansl'Ile. Et unerace vierge croita Eolie, noire et nerveuse, fleur d'un sang élu. Sylvan redevient alors l'ardent centaure. En bonds révoltes il les soulève, les emporte par le pré, cabrés, 1'ceil en feu, soufflant de peur et de colère. Les monts héroïques virent de tels combats. Ensemble ils courent, v >- lent, touchent un horizon et rebondissent vérs 1'autre, farouches et ennemis. La béte gronde et s'ébroue, se bande et rue et bout sous les cris ivres du cavalier. A la fin, toute frémissante d'orgueil et -Jb244 1,'il.F. VIERGE. 1 les jarretshumiliés, ellea sentison maitre et Ie ra- mene vainqueur. Le cor d'orgueil et de joie sonne dans les bois. La parabole des jours ensuite s'abrège. Il rale aux airs de longs crisaigres comme dansles mats d'un port. L'éther tourmenteux vogue en lourdes cara- velles, en files houleuses de galions aux pavillons lacérés de cuivre et d'écarlate. Puis le deuxième hiver enchalne les dieux d'Éolie. Par le gel cris- tallisé des vitres Élée regarde la savane morte, les neiges s'effilant en charpies et les noirs corbeaux fossoyeurs. Ce paysage de tristesse la charme étran- gement. « O Sylvan ! lui dit-elle. C'est bien ainsi que je crois me voir moi-même ! Peut-être j'ai déja vécu autrefois comme cette terre, comme ces bois... » Cependant elle rit, sa petite ame obscure n'est pas d'accord avec ses paroles ; et il croit lui voir aux yeux le regard de 1'Etranger dans la nuit d'Éolie. « O Élée ! songe-t-il, moi seul connais ce secret. Il viten moi comme ma volonté... Tu n'esplus ma sceur, pourtanttu ne m'en es que plus chère. » Ensuite il rit a son tour, il lui dit : « Ouand le bel été reviendra, tu verras avec d'au- tres yeux, petite Élée : ce sera aussi 1'été en toi. Ensemble nous irons sur Heraut en sonnant du cor. »— « Oui, dit-elle, et une voix nous répondra LES SYMBOLES. 245 dans 1'ile. » Ouelquefois un grand vent monte du fond d'Éolie. Elle écoute, tressaille. « Ne dirait- on pas toujours cette voix, Sylvan ? Elle était ter- rible, elle gémissait doucement comme celle-ci... Nul jamais ne connut ce mystère. Et seulement elle ne s'en est plus allee de moi.» Alors Sylvan palit : « C'était 1'orage, chère Elée... Crois-moi, c'était 1'orage. » Dans Ie silence des demeures, Flo- rie et Hylette, actives filandiëres, dévident les fuseaux et font ronfler Ie rouet. Maintenant Hy- lette sait une chanson que lui apprit la plus agée des servantes. « File ! File, mon cceur, au rouet, — File mes jolis draps d'hiver. — Avec mes cheveux, avec les fils de neige — File, file, mon cceur, au rouet, — File mes jolis draps de mort. « Dans 1'hiver mon ami est parti. —• Je revien- drai au beau temps du printemps. — N'es pas re- venu, ó doux ami! ni Ie printemps ! « File! File, mon cceur, au rouet, — File mes gentils draps d'avril. — Avec mes cheveux, avec un rayon d'avril-- File! File, mon cceur, au rouet. — File mes gentils draps d'amour. « Mon ami était parti, mon cceur est revenu. — File ! File, mon cceur, 1'amour au rouet. » Hylette file en chantant la chanson tendre et246 i. ii.e VIERGE. I qui pleure, et elle ne sait pourquoi ensuite elle se prend a la chanter tout bas. Elle quitte Ie rouet, elle suit son cceur a la fenêtre. « Qui passé dans 1' ile la-bas ? N'y entends-tu pas une voix, Hylett e ? » — « Il q'y a que Ie vent, il n'y a que les corbeaux, Élée. » Cependant sa petite ame pastorale reste troublée, elle regarde si quelqu'un n'apparait pas au bout des avenues. Dans 1'atre Ie grillon ami vibre, son cri frileux et clair comme les faux de 1'été. Le soleil des ages crépite aux sèves du bois sur les landiers ; 1'huile des faines brüle aux crassets dont s'éclaire la veillée. Et Barba révèle les symboles, il dit Pro- méthée et sa légende merveilleuse. Il dififère encore Celui qui mourut sur la croix. Un dieu restitua 1'éternité aux Éphémères. Il fit l'homme égal aux dieux en son génie industrieux. Il le fit supérieur aux dieux dans sa durée qui ne finit qu'avec le monde même. Les dieux peuvent mourir ; l'homme leur survit, coexistant aux Forces. L'Olympe alors vacilla, l'humanité mesura sa taille a la hauteur deses colonnes. Il n'y eut plusquel'Ordreet laLoi la oü prévalut 1'Arbitraire. Mais avant de mourir, les dieux se vengent. Ils clouent le divin voleur sur le Caucase, déchainent ason flanc 1'aigledévo- rateur. LES SYMBOLES. 247 Les trois sceurs, comme Ie choeur eschylien, pleurent cette destinée foudroyée; 1'ame des pi- toyables Océanides sur leurs lèvres gémit. Sylvan, lui, tressaille et demeure uu long temps silencieux. Il voit Ie mont sanglant; une ombre énorme la- haut pantelle, la tête aux cieux, les pieds chez les hommes. Et une obscurité Ie tourmente. Il inter- roge Barba : en Ie sauvant du Caucase, Hercule sauva-t-il Prométhée de la mort ? — Prométhée ne peut mourir, ó fils! La lumière soudain éclate. Elle lui broie Ie front, surhumaine, tout Ie ciel, tous les siècles en 1'espace d'un éclair. Il s'écrie : — Mais alors c'est qu'il est 1'Humanité même! - Prométhée, oui, est tous les hommes. La conjecture, a ce mot, s'ouvre infmie. Her- cule allume de ses mains Ie rouge CEta; il se délivre par la mort. Prométhée est bien plus grand, lui qui séjourna vivant dans la mort et ne pensa qu'a délivrer les races fraternelles. Mais Barba 1'arrète : — Enfant, ne touche pas a Hercule. La grande ame de Prométhée fut avec lui. — Il aima Déjanire! soupire 1'ardeute Elée. Sylvan reste songeur. Laflamme d'CEtal'exalta jusqu'au ciel. Avec Prométhée, il en est précipité248 I- f IK VI ERGE. chez les hommes, au sein mème des Destinées Maïs les dieux! La recommence soudain Ie mys- tere. - Au moins, dis-moi, père, si tous les dieux moururent et pourquoi alors tu nous les ensei- gnas. -■ Les dieux meurent et renaissent avec 1'homme. Les seuls étemels, ó fils, sont ceux que tu portes en toi... Mais les temps ne sont point encore venus de tout te dire. La terre aussi fut enfant et ne s'initia que peu a peu aux dieux du- rables, a ceux qui, étant la vérité, sont la vie. Tiens- toi doric aux symboles qua mesure je te révélai Le soc de Barba profondément laboura ce cceur vierge. Il y sema la graine de vie, elle léve dans la méditation et la solitude, froment pur dont se fait le pain des ames. Et d'abord Sylvan révéra Agm, pére de la vie. Ensuite il connut Demeter, la mère aux innombrables mamelles, Ia divine aïeule des hommes. Il connut aussi Triptolème, dieu laboureur. Cetaient les dieux mémes d'Éolie. Et lui-même parmi eux grandit comme un petit dieu élémentaire. Puis les mythes naissaient, il sut les nymphes,les graces, les centaures. Ceux-ci au loin exterminaient la vie : il frappa le chevreuil, le doux patriarche du troupeau, et Éolie pleura LES SYMBOLES. 249 < la perte d'innocence. Soudain surgit Hercule libé- rateur, la terre ent une conscience; et Sylvan en Hercule se sentit héros et délivré. Ainsi il vécut la jeunesse du monde, ainsi il fut la jeune ame de 1'humanité. Mais qui lui fit cette ame mème par laquelle il s'éprouva racheté? La grande ame de Prométhée, père des races, vainqueur des dieux. Il lui semble qu'il se connait seulernent. Il est libre, il s'appartient. Jl meurt et renait affranchi dans Ie sang d'un dieu qui voulut n'ètre qu'un homme. C'est la lecon de l'éternel sacrifice. Une voix descend du Caucase:« Vis, mais sache mourir pour tes frères. » Une autre monta d'CEta : « Li- bère-toi des dieux, sois dieu toi-même I » Mainte- nant des arcanes se décèlent : il sait que Ie mal sourd qui Ie travailla est la morsure de 1'aigle mème, qu'en aspirant a la souflrance, il fut em- brasé du grand amour de Prométhée. Et il n'ignore plus non plus qu'aux heures troubles, ir- rité contre une force venue d'en dehors lui, il était déja avec Ie Sauveur et se révoltait contre les dieux. Il grandit par Hercule, il fut homme et toute 1'humanité pour qui s'immola Ie Proscrit immortel. O par ses racines plonger dans 1'infini des temps et de la vie! O n'être qu'un homme et sentir Ie vertige froid de s'egaler a un dieu! ^-a.I. il, F. VIER GE. ï Lemaitred'Éoiieensuiten'aplusév< quéd'autre image. Il transmit a Sylvan Prométhée comme un monde, et ce monde a pour axe lajustice, Ie droit. Ou'il tourne doncet 1'enlève parmileshautes sphères, dans la Force et 1'Harmonie! Ou'il soit pour Ie Fils desages, en cette nuit de 1'hiver, Ie soleil et tous les météores! Les polaires ténèbres sont sans force la oü brüle Ie feu de Prométhée. Les viergesd'Eolie elles-mêmesen demeurent tres- saillantes. Elée -ent remuer son coeur d'un désir obscur. Florie soupconne Ie miracle inépuisable des charités. Et seule, Hylette, en chantant sa chmson, regarde vers les fenètres. Aucune des trois na connait Christ, mais quelquefois dans Eoliearrivent des figures pales et longvoilées qui, en évoquant ce nom, intercèdent pour les détresses humaines; et Barba les renvoie comblees. —« Peut- ètre, songe Florie, elles sont nées du sang du Caucase... Peut-être ce sont les filles du grand Prométhée infiniment secourable! » Élée sou- pire : — « Mourir et que d'autres vivent! » Sylvan, lui, s'exalte d'orgueil, de peine. En- core une fois la douleur lui apparait. Il la connut chez Hercule, elle fut Ie déchirement du haut mont prométhéen. L'humanité sortit d'une ago- nie, et 1'homme fut prédestiné a vivre entre LES SYMBOLES. 251 ' deux morts. Lui-même, Sylvan, se sentit malheu- reux chaque fois qu'il crut avoir touche au bon- heur. Il espéra 1'amour et pleura, il aspira a la mort et fut presque apaisé. Sa race souffrit en lui, il crut souffrir la passion des ancêtres ; et Éolie re- tentit encore des mugissements de 1'Homme blessé. La-bas aussi gémit la flüte, la-bas se lamen- tèrent les foules processionnaires. Et toi, petite ombre douloureuse, ó triste Élée! Il songe : n'est-il donc un autre Prométhée qui nous délivre de la douleur ou si Ie premier ne nous fit libres et sensibles que pour mieux nous asservir a laloi triste? De sa grande pitié pour les hommes monte Ie cri, commeautrefois il cria sur lui-mème dans la nuit électrique, sous les airs dé- chirés. Alors il appela Ie dieu inconnu. Kt la mie gronda, les horizons s'ouvrirent et se refermèrent. Il trut retomberde la hauteur d'un ciel.« Les dieux éternels,tu les portes en toi.» Un autre cependant, infini, Ie remue et toujours se dérobe. S'il Ie per- cut en son désir, si d'une soif inextinguible il -Yianca vers lui, peut-il ne pas être? Toute chose n'est-elle ce que la fit la pensee? « O Dieu que j'ignore, Dieu plus grand que mes dieux, vois, je tv tenisles bras. Daigne te communiquer par un signe visible! » Il secoute, il tressaille. La jeune ^' II 252 I-'il. F. VIERGE. humanité ainsiespéra Ie miracle, s'éperdit au vceu de la grace. Sa voix seule ^c répond du fond de lui-mème. « O Dieu ! Dieu de la vie, Dieu de la douleur, es-tu aussi Ie Dieu qui console? Alors viens, je t'adjure! - li Ie harccle. lnnplore du ton dont on commande, et sou .'mie violente défaille d'amour, d'espoir. Le Dieu se tait et les cieux en- core uut fois se sont refermés. E I. E U T H E R K « O frère, c'est moi bien humble... C'est moi encore uue fois, c'est encore un autre moi. et vois toute mon ombresur Ie chemin. Ne méprise pas le faible qui fut 1'orgueilleux, ne me rcjette pas a cause de mes tours d'orgueAl a pnésent qu'elles sont, a terre. En ce temps, certes, une nuit horribleferma mes yeux. Je séjournai aux portes de la détresse el de la démence. J'étais eaöhainé dans une prison tres loin des hommes, plu- lok encore de Dieu, moi qui cependant osai asMimer mon Dieu, moi, 1'aveugle et le sourd qui, du fond de l.'abime, osai me croire le ministre de rinexorable... Une telle folie, ó Sévère! A presentje rampc, je rampe... Je IEl I UTHÈR E. 253 ne suis plus que la taupe dans son oeuvre de nuit. Je suis la taupe blessée par Ie regard terrible de Dieu. Mes yeux étaient ceux de Ia taupe a force de n'avoir regarde qu'en nies ténèbres. Les voila transpercés de rayons, tous les clous de la croix ont rayonné dans mes yeux, mon Dieu m'a cru- cifié >ur un calvaire de lumière... Je vois, j'entends la croix de mon Dieu m'a illuminé. Le pardon! Le pardon ! Et ètre trèshumble, soi-même la ten- tation et la faute et tout le pardon qu'on peut ètre! Et pas seulement le pardon, mais le sacrifice plutót, et s'offrir soi-mème en holocauste a sa jus- tice! Il me semble que je ressuscite d'une longue mort sous les pieds de mon Dieu, a genoux dans mon infirmité infinie, a deux genoux tres bas devant les hommes, devant tout mon prochain... Si cc n'est la qu'un court suspens, s'il me faut ensuite retomber en mes puits, mon Dieu! faites votre volonté... J'aurai goüté en roulant de plus haut le délicc d'expier par de plus lancinantes contritions un espoir vain de délivrance, si ce n'est la encore blasphémer, mon Dieu ! « Maintenant, mon frère, écoute. Godelieve et Eleuthère furent mes chatiments dans rna longue démence. Elle se meurt, et ce fils charmant, hélas ! n'est plus qu'uneombre! Tun'eus que tropraison.2 54 I, ÏLE VI ERG E. Ma chair fut aveugle comme ma justice. Gode- lieve se meurt d'Eleuthère et Eleuthère se meurt de moi, Ie mauvais juge et Ie mauvais père. Em- porte celui qui fut a mon flanc Ia lance et toutes les blessures. Qu'il soit défendu par moi contre moi-même ! Arrive pendant qu'il en est temps encore, pendant que mes yeux sont dessillés! Ou'Éolie entre sa jeune ame et Ie retour de mes ténèbres s'interpose! Que, tourné vers 1'orient au sortir de cette longue nuk, il soit 1'ame re- née de la mort! Je t'en conjure, sauve Eleu- thère... » Et uu vent passa; ce fut de nouveau Ie prin- tempset Eden. Dans Ie matin rosé un enfant ap- parut en qui recommencèrent les ages. Il était beau, timide, ingénu, il avait Ie visage triste de- hommes qui virent Ie déluge. Tl semblait venu d'antiques pays aux cultes oubliés, de lointaines cités perdues derrière Ie nuage des siècles. Il ne connaissait pas Ie frisson des feuillages et il igno- rait la sympathie. Mais Sylvan, accourant, lui tendit les bras. « Viens, toi que j'espérais, pareil a moi! » Barba seulement lui avait dit : « Voici ta chair et ton sang, car Eleuthère naquit de mon frère Cóme, et ensemble vous êtes notre race dans Ie passé et l'avenir. » Or, Eleuthère fut transportéELEUTHÈRE. 255 d'amour et de ravissement a la vue de Sylvan ; mais il n'osait se jeter dans ses bras, et il Ie re- gardait d'un coeur craintif. Et Sylvan aussi Ie contemplait, touche de sa beauté, ému de sa fai- blesse; car aucun jeune hom me étranger jus- qu'alors n'avait franchi la rive d'Éolie ; et tous deux s'apparaissaient Ie Premier Homme en une tefre vierge, tres loin dans les temps. Alors Syl- van par deux fois 1'appela : Eleuthère! Eleuthère! Une petite distance les séparait, un monde et 1'in- connu. Mais déja ils couraient 1'un vers 1'autre, leurs bouches se cherchèrent et ils s'étaient tou- jours connus. Ensuite ils se sourirent, se tenant par les mains. « Tu es fort et grand, dit 1'enfant, j'irai oü tu iras. » Et il admirait ses membres sou- pies, sa chevelure torsée comme un soleil. « Toi, fit Sylvan, tu es beau comme ce qui va être. Mes soeurs ne sont pas plus belles. » Il lissa doucement ses joues et son col tres blanc que n'avait pas mordu Ie libre été. Il lui montra ses abeilles; ils s'en allèrent vers les grands boeufs ; un or pale, un brouillard léger de feuilles guirlandait Ie thyrse des arbres, et des paquerettes fleuris- saieht Ie pré, comme une pluiede lait tombée des mamelies du jour.« Vois, dit Sylvan, je t'appren- drai pareillement amaitriserles plus rebelles. » Et2,6 I.'il.K VIERGE. s'étant approché du plas agé des boeufs, il lui pnt les cornes entre ses poings et les courba jusqu'au sol. Ensuite ils entrèrent dans la forêt profonde, et des bètes passèrent, agiles, secrètes. Il rit, dit : « Ce bras d'un coup les étendrait raides, il ne tien- drait qu'a moi... » Éleuthère enfantinement ten- dit les mains. « Épargne-les : elles ne te firent point de mal ! » Alors Sylvan l'embrassa et dit avec bienveillance : «Tu as raison, il ne faut pas frapper nos frères. » Le mystère des hauts feuil- lages les enveloppa, 1'éternité vivante de la terre et ses onduleuses chevelures. Ils ouïrent les oi- seaux. « Oh! oh! dit le bel adolescent, c'étaient eux qui chantaient en moi! » Et il pleura. « Moi aussi, je connus les larmes ! » avec douceur insinua Sylvan. Et ils marchaient enlacés comme un rosier sauvage autour d'un fut déja haut. Mais Sylvan étant le plus grand, son ombre couvrait a demi Éleuthère et ensuite se répandait sur le chemin. Bientöt le bois s'épaissit, il flotta un vert cré- puscule. Dans le silence ils croyaient entendre le coeur sonore des hètres. L'enfant s'effraya : « Cher Sylvan, n'allons pas plus loin. Les arbres ont parlé. J'ai psur. » Mais lui : « Des dieux amis dorment sous leur écorce. Prends confiance. »ELEUTHÈRE. 2 57 _ « Des dicux, dis-tu ? Un seul me fut révélé. » Sylvan soudain l'étreignit : « Un seul ? Et quel est son nom ? » — « Dieu! je n'en connais point d'autre! » Sylvan alors 1'embrassa sur la bouche et dit : « Répète ce nom pendant que je t'em- brasse. Ainsi je croirai qu'il me parle. » Ensuite ils se dirigèrent vers les eaux, et, assis l'un pres de 1'autre sur la berge, fraternellement ils se cares- sèrent. Des saules croissaient la en bouquets. Ils ne virent pas 1'approche d'une tunique ni n'enten- dirent des pas subtils aux mousses du chemin. Un vent tres doux agitait les ramures d'argent et semait sur leurs épaules les chatons en fleur. Sur 1'autre rive tournait un moulin, au fond du paysage. Et des nuages clairs, des ilots de lumière, dans Ie vaste ciel, glissaient a la dérive. lis goü- taient une si grande joiequ'ilsne se parlaient plus. Au miroir de la rivière, entre Ie reflet des saules, un visage soudain se mira, étrangement jeune et charmant. Sylvan songeusement regardait passer les nues et ne 1'apercut pas. Mais Eleuthère contemplait se jouer au soleil 1'écaille joaillée des vives ablettes ; il vit Ie beau visage onduler comme une fleur des eaux. C'était si pres, si loin, 1'image de songe, qu'elle sembla pour un instant sortie258 1. 1LE VIERGE. des destinées et se balancerla sans corps, exquise- ment immatérielle. Et 1'image Ie regardait aussi, leurs veux se marièrent dans un mirage de ciel et de feuillages, hors de la vie. Il tendit un doigt tremblant, Sylvan des yeux maintenant suivait Ie doigt. — Hylette! Un bruit furtif s'éclipsa sous Ie frisson argenté des saules et Ie flot se brouilla, un peu de vent souffla qui rida 1'eau. Alors pour Eleuthère Ie ciel et la rivière s'obscurcirent. Il ferma les yeux, ne vit plus qu'en lui la brillante image. « Hylette? » interrogeait-il avec Ie regret qu'elle eüt un nom. Sylvan riait : « Elle a lui! Ce fut la curieuse Hylette en personne!«Et de nouveau il 1'appela, mais en vain.Or, Eleuthère ne connaissait encore ni Hylette ni Florie ni Élée. Il eut peur de ne pouvoirsu pporter leurs regards. — A présent je te ferai voir les prés pleins de vaches, dit Sylvan. Tu ne vis encore que les bceufs consacrés au labour. Et plus tard mes sirurs a leur tour te montreront les belles gé- nisses. Tous deux se levert; ils courent par la chênaie, car la savane s'ouvre du cóté de l'orient. Et bien avant d'arriver, ils entendent Ie mugissement desEI.F.rTII 1. K E. -';<) 2umailles. Puis les feuillages s'éclaircissent, ils dé- b mchent par une avenue aux vastes prairies ver- meilles. La ils croient séjourner dans un pays des ages. Un fin argent de givre s'tffume des gramens humides, ondule en cirrus légers qui, plus loin, aux lisières ombreuses du bois, merveilleu- sement bleuissent. Des files d'arbres, vers Ie fond, semblent émerger d'un lac aux remous lu- mineux, comme des mats d'or. Et 1'immense faune baigne dans une paix divine, la fraiche jeunesse du monde. A mesure, 1'arène sous leurspasdéploie de molles courbes limitées par ie circuit des eaux. Eleuthère avec étonnement pénètre dans cette dense animalité errante, fauchant d'une langue rosé la flouve blonde. Un vent chaud d'baleines soufflé et Ie fróle, la vie profonde des flancs nour- ris d'herbes parfumées. Il aspire les muscs aigres du troupeau, 1'odeur subtile des lavandes et des serpolets foulés par des pas puissants. Et une sen- sation s'éveille, diffuse, surnaturelle, de genese et d'éternité. Les vachesaussi, a travers Ie songede leurs prunelles vaporeuses, Ie regardent passer comme un pasteur d'autrefois, comme au temps des pastorales, car Eolie est 1'ile des ages, et toutes choses s'y renouèrent selon un ordre antique. Jus- qu'aux horizons, en sillon- d'aromes et de cou-2Ó0 I, IL E VI KR (', E. \ leurs, miraille et sinue Ie troupeau splendide comme 1'arc-en-ciel. Eleuthère admire, s'écoute rever. Toute cette ame en silences, en siestes, en songes entre Ie som- meil et la vie !« O ami! dit-il, c'est Dieu même qu'il fait ici ! » — « Mais lequel ? songe Sylvan, ou si c'est tous les dieux ensemble? » Le pré parfois bondit; d'ardentes génisses fuient, blessées d'a- mour, puis s'arrêtent lascives et tristes, humant le vent des étables. Et Sylvan ne sait comment dire, tourmenté d'une pudeur insolite, cherchant des mots qui n'effarouchent pas une vierge igno- rance. — « CompremK.. Elles aussi aiment et s'inquiètent du frère qui ne vientpas! » Il s'aper- coit bien qu'Éleuthère ne peut soupconner pour quel frère s'éplore leur timide espoir. Ensuite un porche d'ombre s'est ouvert; ils rentrent dans le bois, et de nouveau un crépus- cule léger rafraichit leurs yeux. Il ruisselle un long égouttis tintant de soleil, le bruissement d'une phosphorescence de mouches et de clartés ricochée de feuille en feuille. Ils passent, ombres pales et charmées. Et ni 1'un ni 1'autre ne parlent plus; Sylvan s'écoute revivre a travers 1'ingénu jeune homme les émois de sa propre enfance. Il se per- cpit par comparaison expérimenté et mür, au---•— ELEUTHEKE. 2ÓI méridien de la vie, lui qui fut un héros! et il as- pire a 1'innocence en eet aubal et novice esprit fraternel. Cependant au fond de la savane letrou- peau baréte et meugle, echo caverneux des silves primitives. Les grandes voix aux avenues se prolongent tres douces, profondes, venues iks ages mêmes de la terre. Ils marchent dans un rêve d'animalités fabuleuses, au tressaille- ment sourd de la Genese. Puis s'ébruite 1'aigre galoubet d'un patre comme une petite ame qui rit et sans cause s'attriste, et ils ne voient pas Ie musicien, mais leur sympathie se léve pour cette chanson d'eux-mêmes en un air naïf et qui n'a pas de sens. L'orée tl'une clairière devant eux s'ondoie de vapeur blonde. Ils entendent des pas et des rires. Sylvan tend la main. — « Trois, ami! Elles sont la toutes les trois qui techerchent! » Et une vision glisse, riante, Ie chceur attardé des dernières étoiles dans les hautes Hammes du jour. La pre- mière s'avance Florie, aux cuisses longues, au col onduleux de cygne, et deux faons familiers gam- badent au vent léger de sa tunique. Ensuite c'est hi noire Elée, un doigt sur les lèvres, clandestine comme une destinée. Et la troisième est 1'image mèmequ'Éleuthère vit se réfléchir auxeaux. Elles i5-2Ó2 I. il.F. VIERGE. semblent flotter dans Ie jeune ether, fróler la pointe des herbes, et toutes trois vont a la file, prudentes, pleines de mystère, comme Diane et ses nymphes a 1'heure oü viennent boire les cerfs aux fontaines. Hylette ! soupire 1'enfant; apeine il sait ce nom, c'est déja une musique comme un matin d'oiseaux. Visiblement elles s'inquiètent, scrutent Ie vent, espèrent une rumeur. Oü donc est Ie jeune hóte que leur annonca Barba, si malade et peut- être par leurs soins guérissable? Oücet Eleuthère desbordsdelarivièrequeleur peignit Hylette, aux yeux en langueur ? Alors en Sylvan se réveille Ie petit fauneespiègle et furtif : il rit, jette aux échos une clameur. Elles regardent, tournant sur leurs pieds, émues, et ne les apercoivent pas, car d'un bond tous deux se rejetèrent auxtaillis. « Sylvan! disent-elles. Oü es-tu, cher Sylvan ? Et celui qu'on nomme Eleuthère? » Longtemps il les laisse crier en vain, et comme ensuite elles s'en vont, dépitées, il s'élance et leur apparait, tenant 1'ai- mableadelphe par la main. Elles s'effarent, fuient, reviennent en courant, s'arrêtent a observer, la main sur leurs yeux, toutes nimbées de soleil, ce visage inconnu qui pour elles se dénonce Ie Jeune homme. Toutes trois se poussent du coude, même la sérieuse Florie, comme de simples pastoures,ÉLEUTHÈRE. 263 un peu gauches, un peu malicieuses. Et Florie s'étonne : — « C'est ca un jeune homme? » Elée fait la moue. — « Sylvan a cöté apparait un des jeunes dieux dont nous paria notrepère! » Mais Hylette rêve : — «O voyez, mes sceurs, combien il est joli! » Et enfin Florie, plus sage, du doigt 1'appelle : — « Viens, puisque aussi bien on nous persuada de t'aimer comme un frère! » Timidement il approche, et chacune a son tour 1 e touche avec prudence comme un objet délicat. «Tu aslachair troplisse, » insinue Florie.—«Tes mains certes ne manièrent ni la hache ni les flèches, » dit Élée. Et Hylette lui sourit avec une bouche comme un fruit. « Tes yeux, comme les miens, sont couleur d'abeille... » La clairière au soleil bruit de paroles rapides. « Je charme les pi- geons et, vois, les bétes suivent mes pas comme unesceur, » dit Florie. — « Moi, étrangementmur- mure Elée, je sais des secrets qui te feraient pa- lir ! » — « Et il y atrois génisses, » dit a son tour Hylette, qui s'appellent comme nous Florie, Elée et Hylette. Il rougit, troublé, les regarde 1'une après 1'autre sans trouver une parole, mais d'ur. attrait plus subtil se sent lié a celle dont il vit briller Ie visage comme un avril dans les eaux. Maintenant elles s'enhardissent et Ie disputent264 L [LI VIERGE. a Sylvan : — « Ne va pas au moins t'imaginer Ie garder pour toi seul! » Mais lui, déja jaloux : — « Je 1'aimais avant vous! » Alors elles pren- nent 1'enfant par les mains et 1'attirent, en dan- sant et riant, vers Ie pare oü croissent les blanches génisses. Un sang vermeil bout a leurs peaux claires, douces a la main, et leurs cornes se cour- bent en faucilles d'argent. — « Vois, dit Hylette, celle-ci aussi s'appelle Hylette. Sa prunelle res- semble aux bleus iris des bords de la rivière et me mire plus clairement qu'un miroir. » Il se mire a cóté d'elle; encore une fois leurs images en cette eau limpide d'un regard animal se confondent. Elle rit : — « Maintenant tu sais, petit Eleu- thère, laquelle te regardait derrière les saules. » Et il lui répond tout bas, car il craint la moquerie des deux autres : « Maintenant je sais que c'était toi... » Les belles génisses par Ie pré d'un pas lent vont broutant la fleur aromale. Il les flatte, il admire leur flanc palpitant a petits coups. Et Hy- lette explique : — « Jamais elles ne sortirent de 1'ile : elles sont sceurs par les mères. Et plus tard elles seront mères a leur tour et connaitront a Éolie une vieillesse heureuse. » — « On te mon- trera Ie taureau. Il est beau et terrible! » s'écrie 1'ardente Élée, car les filles de Barba apprirent aELEl'T HÈ RE. 265 parier sans rougir des ceuvres de la nature. Lui s'étonne en sa candeur que cette béte farouchc séjourne a l'étable quand celles-ci sont libres. Mais Élée lèvu une épaule dédaigneuse : —« Oh! il 11c sait donc rien, ce petit! Il faudra tout lui appren- dre! » Kt, comme ensuite elles 1'entrainent vers les barrières, deux des génisses s'affolent et amou- reusement s'unissent, mugissantes. Ce spectacle émeut 1'innocent Éleuthère ; il croit qu'elles com- battent; il veut les séparer. Hylette, rieuse, alors lui dit ces mots énigmatiques : — « C'est ainsi qu'on voit que Ie temps est venu. » Il ignore quel temps et tout ce mystère et se tourne vers Sylvan qui lui paria d'un frère obscurément aimé des bètes de la savane. Sylvan hésite, retient 1'aveu qui pourrait faner cette ame si peu nubile. — « Mes soeurs, dit-il, quelquefois te parleront de choses qui te seront connues plus tard. » Et la honte tout a coup nait en Hylette ; elle se sent venir Ie petit frisson d'une ame et les roses fleurissent sa joue. Ainsi seconnurent Éleuthère et Hylette d'Eolie.266 L 1LE VIF.RGE. ALMA PARENS Les cerisiers blancs embaunièrent 1'amande amère. Un givre cristallisa les branches des pom- miers. Puis neigea Ie pétale rosé des arbres a pé- pins. Déja les bles montaient. Un arc-en-ciel vert et rosé plongea au fond des horizons. Et Éolie était en fleur. Sylvan, avec 1'ami cher, erraitau bois, loin des demeures. Il lui enseignait les plantes, les arbres, les essences variées de la terre ; il Ie mena voir les agiles et doux chevreuils ; et ensemble ils se bai- gnaient dans la rivière. Il lui apprit aussi 1'art de batir des ruches, d'y amener les essaims, den reti- rer Ie miei. Le rucher était proche du verger, sous un toit tourné vers le midi, et une vasque, tout prés, lalimentait d'eau fraiche que venaient boire les abeilles. Elles vivaient la comme dans une Tyr, innombrables, bourdonnant d'une ru- meur éternelle. Sylvan revêtait le masqué, les gants, le voile, et ayant fumé les demeures de poussier enflammé, il rompait les gateaux avec des gestes subtils, comme un violateur de lares, un sycophante entre au tabernacle des idoles. Quel-AI.MA PARENS. 267 quefois Ie couvain était plein de larves et de nymphes; on les reconnaissait aux petits dómcs bruns et convexes qui les recouvraient. Au con- traire les cellules a miei étaient fermées de cou- vercles blancs et plats. Et d'autres fois il montrait a Eleuthère la mère abeille, tres longue, aux ailes brèves, allant de cellule en cellule et y deposant ses oeufs, efiroyablement féconde. L'n tourbillon dor, une grande roue vermeille furieu- sement giroyait autour des seuils, et toutes les fleurs, dans 1'ampleur des pommiers, semblaient ailées. Ensuite a grands pas ils fuyaient, empor- tant leur larcin odorant. Un amour ingénu, une chaleur d'entrailles bientót Ie consuma pour ce frère obscur, délicat comme une fille, il ne savait quel tourment. Sa pitié aussi savouraiten lui unehumanité précieuse, née de la douleur. Il aspira a ètre son sauveur, lui Ie fort, qui avait entrevu les sombres rives ! Assis au vaporeux crépuscule des feuilles, il Ie tenait en ses bras, ne se lassait pas de contem- pler ses yeux incertains, brülants ou éteints de langueur. Un songe souvent, comme une petite lampe derrière un vitrail, les éclairait lointaine- ment et ensuite se voilait a 1'ombre des cils. « Oü es-tu, ami ? » soupirait Syl van penché sur leur 268 ; I. 11. E V I E R GE. oriënt évanoui.Et Ie mot, la caresse magiquement ramenaient 1'ame partie. — « La-bas, tendre Syl- van.très loin... Peut-être ne vivais-jeplus,et voici que je renais. O comme tout m'apparait surna- turel! Et toi-même, aimable compagnon, ne t'ai-je pas ignoré jusqu'ici ? » D'ardentes effusions jail- lissaient, les profondes et intarissables rosées de 1'être intime. C'étaient ensuite dessilences extasiés oü chacun s'écoutait en 1'autre, oü leurs ames magné- tiquement s'attiraient et se transpénétraient. « Tu es moi-mème, disait Sylvan, comme je sens que je suis toi... Nous sommes deux parts de la vie longtemps séparées et enfin réunies. Il n'y a plus place entre nous pour une pensee ou un sen- timent qui nc nous soit commun. J'achève ce que pense ton esprit; je résonne du battement de ton cceur... Et pourtant, enfant, n'éprouves-tu pas aussi lasouffrance d'une chosequi, entre nos deux souffles, s'interpose et nous demeure ignorée ? O petit Eleuthère, que ne pouvons-nous, comme un unique et subtil esprit, nous éperdre 1'un dans 1'autre ? Il y a encore trop de chair entre nos deux ames ! » lis s'embrassaient alors, inno- cents et troublés. Leurs baisers a la longue s'altérèrent d'un goutAI. MA 1'AKI'. NS. 269 * étrange : les yeux pales, ils se regardaient et ne se reeonnaissaient plus. Ils s'écartaient alors, tristes jusqu'aux larmes, sentant s'illimiter entre eux un mystère et recommencer 1'infranchissable. « O frère, gémissait Sylvan, voici qu'encore une fois je te perds après avoir goüté la communion la plus délicieuse. Tu étais la il y a un instant et déja tu n'es plus qu'un rève ! Quelle force, quel pouvoir hors de nous ainsi tour a tour nous attire et nous éloigne ? » Ils avaient Ie frisson froid de se désirer et se sentaient ensuite presque étrangers, sur des bords opposés. Leurs cceurs en demeu- raient enflam.Tiés et malades. La passion frater- nellechez Sylvan s'exalta. Unelie trouble remonta, lacre soif morbide. D'un cceur cruel et pitoyable, il aspira au sacrifice, a Christ, lui qui ne savait encore qu'Hercule et Prométhée. — « Que n'es-tu mourant, ami ? Je te rachèterais par ma propre mort! » Et il Ie trouvait trop beau; il 1'eüt es- péré empoisonné d'un mal infectieux pour boire a ses lèvres Ie sang vénéneux et lui souffler son ame saine. Or, il arriva qu'en rève, un jour qu'il était en- dormi aux cótés de Sylvan, Eleuthère soupira après Hylette. D'orgueil, de jalousie, Sylvan fut déchiré, 1'étreignit d'une ardeur amère. —«Ton270 1. II.K VIERGE. ime a parlé pendant ton sommeil, gémit-il. Maintenant je sais qu'Hylette te tourmente. Ami, je t'en prie, ne me cause pas cette douleur de pré- férer celle-la ou une autre a mon amitié. Elles ne sont que tes sceurs. Moi je suis bien plus, étant ton frère et tous les hommes. Crains leurs mains adroites a tisser des soies, a nouer des tra- mes. Hercule, ó bien cher, mourut de Déjanire. Et moi-mème je manquai mourir pour avoir entendu la flüte en qui de douleur expira Ie divin musicien, victime aussi d'une sceur des hommes ! » Le doux printemps d'Éolie s'éteignait au soir des eaux tandis que monta la plainte. Un frisson rosé agita les eaux de la rivière, les peupliers aux thyrses d'or furent secoués, et toutes les vaches mugirent. Un silence ensuite tomba, une ombre sourde oü vibrait la sauterelle, et ils ces- sèrent de se parler, ils n'étaient plus heureux. Mais une cloche dans les villages tinta tres haut par-dessus la terre, 1'agonie même du jour dans 1'agonie des bruits. A peine dans les ors crépuscu- laires on 1'cntendit et tout 1'espace en futremué. I ,e son vers les premières étoiles silla, lent. grave, infini, vibra bleu et frais comme un jet d'eau larmant en du cristal. Toute peine, a ce sym- bole révéré, soudain s'évanouit d'Éleuthère; il \iAl. MA PARENS. tressaillit, joignit les mams; son ame ondula a Dieu, religieuse et vespérale. Et Sylvan ne savait pas quelle voix en la cloche s'était fait reconnai- tre et était adorée de son frère. Les ondes en cercles plus larges s'alentirent, un instant planè- rent aux horizons, déja mortes dans la mort de tout; puis il n'y eut plus que 1'oraison balbu- tiée, Ie soufflé léger de la prière aux lèvres du fils de Cöme. Sylvan sentit mie part de 1'ame amie qui se figeait; lui-mème froidissait d'affres dans ce grand mystère; et il regardait Ie ciel et Eleuthère, ému d'inconnu. Il ne tentait plus de Ie rappeler a la vie des sens. Enfin la tête fléeliic de 1'enfant se redressa; il fit Ie signe de la croix. Alors, lui effleurant Ie bras avec respect, Sylvan murmura : — « Dis, frère, tu lui parlais ? Que t'a-t-il répondu ? » Mais Eleuthère s'étonna. Dieu ne répond a la créature non plus que celle-ci ne 1'interroge. En dehors du réel, dans 1'inexpri- mable, s'accomplit 1'acte d'amour. Ainsi, d'une ardeur de jeune lévite, Eleuthère énoncait sa foi. Elle se communiqua a Sylvan comme mie lu- mière. Tant d'autres brillèrent et ensuite s'étei- gnirent oü a tatons il s'orienta a la grande Pré- sence secourable!— « Oh ! soupira-t-il, sois monI, IL E V [E RG E. initiateurauprèsdeceDieuquej'ignore. Lesmiens furent moi-même... Cependant, ö ami, ades signes en moi il m'apparait que je 1'attendais. » — « Je te plains, dit sincèrement Éleuthère, de 1'avoir ignoré si longtemps. » Et, frissonnant soudain, il Ie serra en ses bras. << Peut-ètre déja tu es damné, ó frère ! Va, je ne t'en aimeraisque plus I » A ce cri charmant leur fraternité s'exalta. Ils marchèrcnt enlacés, Ie regard vers les étoiles ; et touie ombre s'était dissipée, ils étaient redevenus heureux. Cependant des sensations vierges s'éveillaient en Éleuthère. Il crut sortir des ténèbres, voir seu- lement Ie jour, comme aux heures merveilleuses de la Genese. En ses prunelles jouèrent les for- mes, les vives et surnaturelles lueurs, Ie prisme infini des mirages. Ouelquefois il ne savait plus parier, s'écoutait en d'immenses silences accablés. Kt ensuite, d'un cri, il se délivrait. Les nuages, Ie frisson des feuilles, 1'eau et sa vie fluide, secrète, les sèves, les aromes lui semblaient ses pensees, sa propre ame diffusée dans 1'espace. Un jour, son père Cóme 1'avait mené vers un bois, non loin de la mer. Il avait vu des troncs tordus et malades parmi les tertres vénéneux. « Quoi! gémit-il, c'est donc la la nature ? » Maintenant il embrassait les arbres, se roulait aux herbes, auAl. MA PARENS. 873 giron tiède de la terre, d'une jeune ame animale. La béte, 1'ainée de la création, 1'attira, fraternelle. Il sondait ses yeux innocents, son grand songe paisible mêlé aux forces, aux silences telluriques. Des sources bruissaient, un grésillement fin mon- tait des artérioles comme un sang de fleurs. Aussitót la vie naissait, des mucus, desembryons, des chevelures d'algues. Et des iles, des lagunes, des fleuves, des mers minusculisaient 1'image du monde. Un ciel entier se mirait dans un glo- bule. Il regardait d'ardents insectes siller la fo- rèt des mousses et mirailler tres haut les vibrants papillons. Il vit d'un coeur se former la rosé. Et de 1'amour flottait, la terre ondulait en courbes molles, profondes. D'abord ce ne fut que la joie, Ie délire ingénu de vivre. Puis il resta troublé, il pleurait sans cause. Prés de Sylvan, il rcgrettait la solitudej et ensuite de loin il 1'appelait, lui tendait les bras. De sourds éveils éclosaient, une efflorescence con- tinue, délicieuse comme la vie des petites mares. Il s'étonna de n'ètre plus Ie mème Éleuthère, Ie craintif enfant des ombres. Et Sylvan, se re- connaissant en lui, 1'aimait comme un autre Sylvan. Maintenant Éleuthère n'avait plus peur de274 '- 'LE VIERGE. Florieet d'Elée. Ilsjouaient ensemble et nouaient les danses d'Éolie ou bien légèrement ils se lan- caient a la course vers des buts éloignés. Et quel- fois longuement ils se miraient avec innocence dans les eaux, charmes de leur beauté. Mais il craignait Hylette aux yeux couleur d'abeille. Cependant il ne connaissait encore que la nudité de Sylvan. Or, un matin, s'en allant Ie long de la rivière, il entendit leurs rires et les vit nues toutes trois sous lessaules. Leurchair dardait comme unbuisson en fleurs et ensuite fuma comme un brouillard d'ar- gent tandis qu'elles remontaient la berge. Il ne reconnut pas sa chair ni celle de Sylvan. Celle-ci était bien plus delicate et terrible comme Ie pê- che, comme la défense même de Dieu. Un grand feu Ie brüla, tres doux; ses lèvres étaient sèches et tremblaient. Et tout a coup il entendit veni Sylvan. Il cria : — « Je pas ais, mais n'ai rien vu, je t'assure. » Et ensuite il se cacha. Alors Sylvan 1'appela : « Viens! Maintenant tu sais qu'elles ne sont pas semblables a toi! » Il lui caressa les yeux et sa voix était étrange, et Éleuthère n'osait pas Ie regarder ; mais déja au bain se moquait 1'équivoque Élée. — « Pourquoi nous fuis-tu? Ne sommes-nous pas belles a tes yeux? Viens te plonger avec nous dans la rivière. » Ainsi parlait ■ I1'ironique Elée. Klle ne se baignait plus devant Sylvan, toute froide et honteuse s'il apparaissait. et pour eet Eleuthère, au contraire, s'ignorait san- voile et comme par défi lui jetait sa chair impu- dique. Mais d'un cri, Hylette s'immergea. Des roses surnagèrent, dérivèrent jusqu'aux bords, tout Ie bouquet des rosé- de la pudeur d'Hylette. Et déja une première fois elle avait rougi pour une parole imprudente et que ne comprit pas Eleuthère. Aussitót Ie paysage entier fut rosé pour Ie jeune homme ingénu. Il vit rougir Hy- lette et lui-même s'empourpra comme 1'horizon autour d'une jeune lune. Mais Sylvan, Ie sai- sissant par 1'épaule, l'entraina avec brusquerie : « La loi d'Eolie n'est pas pour toi, étranger venu en cette ile. » Il haletait de douleur et de jalousie, comme pour une part du bien-aimé aliénée, comme pour une surprise de cecoeur trop sensible. Et Eleuthère pleura sous la colère de son frère, il n'aurait su dire pour quelle autre chose aussi il pleurait. Une langueur, un mal de délices trop subtiles lui coulait aux artères pro- fondes. Il eut souhaité être seul au bois et de peine. de ravissement crier. Il eüt voulu ne plus vivre qu'en soi Péternité de la minute oü lui ap- parut la vision rosé. Il n'aimait plus Sylvan. 16 ( . 1 278 T. ÏLE VIERfiE. La-bas, vers la hêtraie, maintenant celui-ci 1'attirait, d'un cceur moins orageux. Il 1'assit sur un tertre prés de lui, prit ses mains, et il avait la voix grave d'un maitre qui parle a son élève. — Enfant, enfant, pardonne si je fus un peu dur. J'ai soif de ta sympathie, je te voudrais a moi sans limites. Ce n'est pas trop de toi tout entier pour nous exalter ensemble vers la force et l'héroïsme. — Quoi! gémit 1'innocent, déja agir, moi si fai- ble! et qui nais a peine ! Laisse-moi plutót rever, Sylvan! Attends que, comme toi, je devienne un homme! — L'enfant, ó ami, est ce que sera 1'homme, et 1'homme est ce qu'il veut! Maintenant laisse-moi tout te dire. J'eus tort tout a 1'heure de te dé- tourner de la rivière oü baignaient mes sceurs. Notre père, dans sa sagesse, nous éleva dans la connaissance l'un de l'autre. Et je n'ai su que j'étais nu que quand Élée pour moi s'est cachée. Ainsi ne les fuis pas, mais considère-les franche- ment, puisque aussi bien elles sont aussi tes sceurs. Alors Éleuthère se sentit renaïtre a la joie, et, lui riant dans les yeux, il s'écria : — « Vois, je te reviens quand déja je m'accusais de moins t'aimer. » Or, ce jour-la, Hylette se cacha {A LM A 1' \ RE NS. 279 < d'Éleuthèreet aussi Éleuthèrese cacha d'Hylette- Cependant tous deux restaient tourmentés du désir de se joindre. Après des détours, ils s'aper- curent, chacun attendit que l'autre parlat,et tous deux étaient tres rouges de se regarder mutuelle- ment rougir. Et ils se turent; chacun s'en alla par un chemin différent. Le lendemain ils se rencon- trèrent encore. Elle avait laissé tomber ses cheveux sur ses yeux, toute blonde comme en un nuage. Il ne vit pas qu'elle avait rougi. Et elle vint a lui, dou- cement hardie, et lui dit : — « Ne va pas croire au moins que je 1'aie fait expres l'autre jour... Je ne pouvais me douter que tu nous épiais derrière les saules. » — « Quoi, Hylette, tu savais donc ? » s'écria-t-il, atterré. Il n'osait plus la regarder, tous les feux de 1'orient enflammaient ses joues. Alors elle leva un doigt, et elle le balancait devant son visage, d'un air futile et sévère : — « O je t'ai bien vu, tu n'as pas fait un mouve- ment pour t'en aller! C'est moi qui ai dü plonger... » Sa voix changea, elle dit : — «Et comme ca, puisque c'est toi qui as tort, je ne sais pas pourquoi tu m'en veux, Éleuthère... » — les sables dans un soir d'éternité. Et il avait joint les mains comme la-bas, il tomba a genoux II crut que les célestes paupières s'étaient abaissées vers lui comme elles s'abaissaient sur Ie pauvre peuple des bar- ques. Une rosée mystique Ie rafraichit, il se fond it aux effusions de 1'Ave Maria. Les vêpres en la paroisse inconnue prirent fin, l'action de graces de ce soir du mois virginal. Il priait encore. Avec les jours, il espéra pouvoir raviver Ia sub- tile incantation. Mais la foi s'altéra, il ne resta plus que 1'amour. Éleuthère appelait la douce Vierge des mers. Une nuée s'abaissait : c'était la petite Vénus nue du matin de la rivière qui ap- paraissait. Le nimbe religieux ne fut plus qu'un or transfiguré d'auréole a 1'image profane. Elles se transsubstantièrent.Hylette s'emparadisa d'un pétale efFeuillé du bouquet des graces miracu- ^1^^— IM V.ME S'lGNORE. 289 leuses. Et toutes deux avaient Ie même visage : les yeux couleur des sables étaient devenus les yeux couleur d'abeille. Un iris les mariait, Ie pa- radis gemmé de 1'arc-en-ciel. Il ne sut plus la- quelle adorer, les exalta 1'une a travers 1'autre en de brülantes litanies. Et tout Ie paysage autour de 1'adorable prestige se vaporisa : au cceur des bois s'édifia une chapelle parfumée de nature. Cette douce folie a la fin Ie mina. Il perdit les roses du visage, se consuma d'ardeur et de rève. Rentré dans la vie, il ne reconnaissait plus 1'amie de qui lui venait tout ce vertige. Hylette se-crut détestée, crut Ie détester elle-mème. Ils ne se voyaient plus qu'aux heures familiales du repas et des lampes. Sylvan non plus ne reconnaissait son frère, mais se rappelant ses propres défail- lances, il Ie connaissait égal a lui-même, d'un sang et d'une ame fraternels. Or, s'étant mis a chercher Eleuthère, il enten- dit s'élever un gémissement de la combe solitaire. Il écarta les feuillages, Ie vit pale et en larmes, tenant son front dans les mains. — « Ami, c'est moi, Sylvan ! »Déja 1 'enfant essayait de fuir.Mais 1'ainé Ie rappela d'une voix impérieuse et douce. Alors ses pleurs redoublèrent, il parlait en mots entrecoupés : — « Vainement je tends les bras, 17290 I,'iLE VIERGE. Sylvan. Elles ne viennent plus, elles demeurent sourdes a ma prière. » Et ensuite il s'arrèta, re- gardaavec égarement Ie frère apparu, honteux et surpris d'avoir ainsi livré son secret. Sylvan Ie serra dans ses bras : « La confiance, ami, te mon- tait aux lèvres. Pourquoi laretenir ? » Un charme subtil s'insinua. Dans une effusion de larmes, de baisers, Éleuthère se roula sur la poitrine fra- ternelle, sanglota : — « O Sylvan, je suis mal- heureux! Ne me demande pas autre chose... » Le mal a travers ce cri mollit : de tant de spé- cieuses causes, il ne sut plus laquelle le faisait gémir et pleurer. Et seulement avec douceur, d'une nuance de voix déja convalescente, comme 011 se plaint pour une douleur qui tout a 1'heure sera usée, il répétait : « Malheureux! O si mal- heureux! » Alors celui qui s'espéra le Fort sentit pourcette plainte sa force s'en aller. Il n'eut plus que la fai- blesse de plaindre a son tour ce cceur puéril et na- vré.« Éleuthère ! je souffrais déja de ton mal avant que tu eusses parlé ! Et vois, j'en gemis main- tenant avec toi, bien que tu m'en caches encore la cause. » L'enfant, a ce tendre encouragement, s'exalta, voulut par plus de souffrance encore exalter la sympathie de 1'ami généreux. — « Nul\' NE A ME S IGNORE. 291 gémissement assez fort pour ma douleur, ó Syl- van! Je perds Ie ciel, et la terre a la fois se ferma pour moi. Il ne me reste que ta pitié. » — « In- grat, sourit Sylvan, qui ne m'appelais pas et voulus pour toi seul garder toute la peine ! » Et ensuite tendrement il Ie supplia : « C'est encore trop de réticences, ami, que, m'ayant dit ton mal, tu m'en dissimules 1'objet! » Les roses empourprèrent Ie visage d'Eleuthère. — Souffre, dit-il, que je garde ce secret. Ma peine me fut si délicieuse, j'aurais désiré en mou- rir... O ami, pardonne, je ne veux être console qu'a moitié ! Les distances s'illimitèrent. Tristement Sylvan se délaca de 1'étreinte et, faisant quelques pas : —■ Va donc, fit-il, je t'abandonne, cceur fer- me a la divine confiance. Tu me manques plus en te taisant que si, enparlant, tu m'avais fait in- jure. » Du coup, les paroles affiuèrent ardentes, f jbriles, coupées de sanglots : — « Ne fuis pas, aimé... Reviens-moi et connais tout mon mal a eet aveu... J'ai perdu la foi etHylette me déteste ! » Sylvan lui prit la tête dans ses mains et, lui ayant baisé les yeux : « Que ne la détestes-tu toi-mème ? Je ne serais plus jaloux de 1'amitié qui la fait te regretter ! » Sa passion jaillit, paria trop vite ; il 292 I.'il.E VIERGE. se vit trahi par lui-mème en ce mot qui k-s rendait 1'un a 1'autre. Mais déja Éleuthère : « Ou'as-tu dit, ami? Hylette me regrette ! Je ne vivais plus ; tu me rends la vie et Ie ciel. » — Vis donc, dit avec douleur Sylvan, si c'est la pour toi vivre. Mais, sache-le, j'avais espéré pour toi de plus orgueilleux destios. En te pleurant, lache enfant, c'est encore eux que je pleure. Éleuthère Ie vit a pas rapides s'enfoncer dans Ie bois. Par trois fois alors il Ie rappela, mais Syl- van ne retourna pas la tète. Et ensuite il ne pensa plu? qu'a Hylette, il se mit a courir vers les de- meures. Son ame légere Ie devancait. Il sentait la lumière couler en bouillons rouges, en clialeurs vermeilles dans son sang. De loin il apercut blondir par-dessus Ie potager une toufFe d'or. A genoux dans Ie plant, elle cueillait des cceurs frais de laitues et a mesure les entassait dans un corbillon, coupes dans leur sève, égouttant un lait gras. — Petite Hylette... Elle leva les yeux, il ne sut plus que dire. Et comme, sans parier, elle s'était remise a couper les laitues, un silence tomba, tout Ie poidsdu ciel, et la terre même fut sans voix. — Oh ! cria-t-elle, mon sang coule !ÜNE AME s IGNORE. 293 Une larme rosé perlait a son doigt. Il s'élanca, lava d'une feuille de salade cette goutte de sa vie qui s'en allait, et il avait les yeux si tristes que lui-mème, par cette légere entaille, sembla sur Ie point de perdre 1'ame. Elle se mit a rire. — Je t'assure, Ie cri m'a échappé. Je ne voulais point te parier. J'étais bien trop fachée contre toi. — Je ne t'avais rien fait pourtant, Hylette. — Si! si ! Tu me fuis, tu passes des jours en- tiersdans Ie bois... Un soir, comme je passais, j'en- tendis que tu parlais... Va, je ne suis pas sourde... Tu appelais madame la Vierge... J'étais derrière un arbre, tu t'es mis a genoux, tu as ouvert les bras... Oh ! c'est bien par hasard que j'étais venue au bois... Et puis, et puis... je ne sais plus. Il rougit, blessé dans 1'enfantillage de sa foi. — Je priais, dit-il simplement. Elle Ie regarda étonnée, les sourcils hauts dans 1'effort vain de comprendre. — Serait-ce, fit-elle au bout d'un temps, la femme de ce Dieu dont tu nous parlas ? Il secoua la tête gravement. — Je t'apprendrai a la connaitre si tu veux Hylette. Elle est la-haut qui nous regarde... Elle est la Mère... On ne 1'adore qu'a genoux. — La-haut ? dit-elle.; 294 1. II. E VI E KC E. Et ses yeux semblaient la chercher, montaient aux étendues. Il sourit de sa candeur. — Oh ! elle n'apparait qu'a travers 1'ame. Il faut avoir la foi pour la voir... Pourtant son image règne divinement dans les églises. — Alors c'est donc un mystère... Eolie aussi a ses mystères que nous enseigna notre père. Ils se turent tous deux. Elle restait pensive, déroutée dans son instinct fruste, son ame de pas- toure a demi nymphe. Et tout acoup une question perca, 1'inquiétude et la curiosité de la petite Eve éternelle. — Dis-moi du moins si elle est belle. Etrangement il répondit: — Elle te ressemble, ó Hylette... Mais, je t'en prie, garde cela pour toi, ne Ie dis a personne. — Oh ! s'écria-t-elle joyeusement, si c'est ainsi, je te Ie promets. Un secret, c'est comme si on était toujours sur Ie point de perdre quelque chose. Le ciel sur eux se referma, ils redescendirent a terre, et elle redevint la simple Hylette qui dans le verger coupait des laitues. — Passe-moi ton couteau, dit-il, je les coupe- rai pour toi. -Mais elle avanga ses mains aux hales d'or, mor- dues de bise et de soleil, les mit prés des siennesUNE AME S tGNORE. 295 pales et malades. Et riant, un peu dédaigneuse : — Elée a raison. Tu as l'air d'une fille avec tes mains laitées. Tu te blesserais, enfant! Il insista, elle lui abandonna la lame et, a son tour, il tranchait les luisantes salades gonflées de sève. Elle frappa ses mains 1'une dans 1'autre, amusée. — Oh ! mais c'est qu'il y va ! Puis un cri encore une fois. Au fil du couteau un jet vermeil avait fusé comme bruina son propre sang. Elle lui prit la main, palissante, Ie cceur serre. L'entaille incisait les fibres vives. Alors, per- dant la tête, elle s'accusa, ne savait plus avec quoi étancher cette vie rosé. Et soudain, déroulant ses cheveux, elle en bagua Ie doigt blessé. — O que tu dois souffrir, ami ! Et par ma faute ! Je crois que mes cheveux saignent aussi. Il ne répondit pas, ému d'un délice profond, regardant avec des yeux ravis s'égoutter la rosée a travers les ors de la fluide chevelure. Et enfin doucement il lui dit : — Vois, Hylette... C'est au mème doigt que toi. Il eüt voulu perdre ainsi la vie a petits flots, mourir longtemps d'agoniesurnaturelle, son doigt dans la chaleur de ses cheveux, plaint par sa?' ^™ 296 L H.E VIERGE. tl jeune maternité amoureuse. Des ondes, d'in- times et molles blandices montèrent. Il ferma les yeux, crut revivre ala dérivel'extase des commu- nions chrétiennes, couler aux eaux de la Grace une petite éternité divine. Il balbutia : — Ne t'attriste pas... C'est si bon ètre un peu toi comme 9a dans tes cheveux, toujours. Et debout prés de lui, dans Ie frisson matinal, 1'arome tiède évaporé du champ, elle déroulait la tresse d'or, 1'enroulait comme une charpie de soleil, comme les filsd'une trame de vie, luidisant par jeu, par ris, moitié consolée : — Ton doigt, ton pauvre doigt, Eleuthère... Oh ! j'ai si mal a ton doigt! Le sang tarit : il ne sentit plus qu'un titille- ment léger, et il gardait son doigt entre les siens, sans force pour le retirer des boucles qui 1'anne- laient. — O Hylette! Comme il tombe, ce sang! Comme il bouillonne!... Déroule plus de cheveux encore, déroule tous tes cbcveux. Mais elle défit les belles soies de pourpre, les liens de vie et les étalant au soleil : — Vois, ami... Mes cheveux ont bu tout ton sang. Et ensuite ils s'en retournèrent, la main dansSYLVAN VAINQUEUR DE LA MORT. 297 la main, en riant comme des enfants et ils n'em- portèrent pas leur cueillette de salades. SYLVAN VAINQUEUR DE J.A MORT Cependant Sylvan était malheureux a cause d'Éleuthère. Il traverse la clairière, il dépasse la limite du bois chevelu, et ensuite il franchit la clóturedu pare oü paissent les boeufs laboureurs. Le patriarche du troupeau, a travers les aromes verts du pré, subtilement hume son odeur et vient au-devant de lui, grave, en balancant ses lourds fanons. Alors Sylvan le caresse entre les cornes et lui parle : « Ami... ami, douce ame obscure qui sans défaillances me fus toujours fraternelle, console-moi des hommes! » Le bceuf aux bru- meuses prunelles soufflé puissamment et de sa lan- gue rapeuse a petits coups lui lave la main. Si prés du coeur de la béte, Sylvan se sent plusloin du coeur de 1'homme. Eleuthère! Humanité qu'appela son désirivre! Lui faut-il a jamais résigner 1'espoir des communions alsolues? Il s'abat sur le pré, il fond en larmes, la vie s'en va dans la tourmente i7-l'ïle vierge. de cette minute de déréliction oü tout lui manque, les autres et lui-même. — Sylvan! Une voix s'étonne, se penche sur sa peine. Il lèye les yeuxet apercoit Élée. Aussitót il a honte d'avoir été surpris dans les pleurs : — « Ce n'est qu'un peu de rosée restée aux herbes et dont se mouilla mon visage. Sache que jamais Sylvan ne pleura. » — « Tu pleuras avec Élée, Ie soir oü sanglota la flüte, » reproche 1'étrange fille avec douceur. — « Pourtant alors je n'avais pas perdu Eleuthère! » — « C'est donc que tu Ie pleures pour un mal qui m'est inconnu! » Il est vaincu par ce ton insinuant et spécial, elle qui si souvent fut 1'équivoque Élée. Il lui prend les mains et gémit : « Je 1'aimais si tendrement, il m etait si cher! » Mais elle ne comprend pas et 1'interroge : « Dis-moi au moins comment tu Ie perdis! » — « Hylette me 1'a ravi! Et maintenant, Élée, je meurs Un soufflé orageux passé. L'ardente Élée d'au- trefois frémit et brüle soussescrins raides comme les sarments saigneux des ronces. Sa petite gorge aiguë se leve droite. — « Tu meurs, dis-tu, ami ? » Elle 1'enlace, son ame nocturne monte en ce cri : — « Cher Sylvan, que n'est-ce vrai ? Nousmour-*»SYLVAN VAIXQIEIR DE IA MORT. 301 rions ensemble ! » Et ensuite elle expire, toute brisée de son noir désir. — Elée ! chère Elée ! Du fond des ombres il la rappelle. Longtemps il roule au creux de sa poitrine cette tète froide aux yeux comme des soleils éteints, comme les fumées d'un soir électrique sur les eaux. Enfin ils se rouvrent; leur sombre oriënt renait, la givreuse aurore des póles. Comme en songe, elle soupire : — « Mourir, Sylvan! O que c'était divin! » Toute la vie n'est pas revenue, il la sent un peu morte toujours a travers Ie nuage d'oü elle parle. Et c'est si lointain, si dans les limbes, la petite voix qui n'est plus tout a fait morte et n'est pas tont a fait vivante! Un léger fantóme flotte, se debat entre la terre et Ie ciel, 1'essence de la pauvre Elée ! Et Sylvan a peur; il soufflé légère- ment sur ses prunelles hallucinées, tendues vers de surnaturelles lumières. — Elée! Klée! Elée cette fois a tressailli, un long frisson la délie, 1'arrache au charme mortel. Ellea 1'éton- nement d'un autre monde après celui oü elle fut nu ie. Le jour véritable a peine a rentier en ses yeux vertigineux. — « C'est toi, Sylvan? Que nem 302 L 1LE VIERGE. m'as-tu suivie? Il me semble que je commencais seulement a vivre. » Il hausse les épaules : — Folie ! A quoi te servirait alors de mourir, si c'est pour revivre ? — Mais si c'était cette vie la mort, Sylvan ? Oui,dis, si c'était la mourir! Maintenant je sens bien que je fus si longtemps morte! - La vie... la mort et ne rien savoir! Et s'en aller sans avoir jamais su ! s'afflige Sylvan. - Peut-ètre on sait après, ami! Un fluide dangereux, a ce terrifiant espoir, 1'en- dort et Ie captive. Quoi! se connaitre enfin ! s'éga- ler au dieu inconnu! Son sein palpite, un abime s'ouvre, et les temps, en un éclair illimité. Et lui aussi maintenant connait Ie vertige, cabré de toute son ame au bord d'une si haute falaise qu'en bas, au-dessus, il n'est plus que la conjecture. — Élée ! crie-t-il, je perds pied... Viens, ö mort qui medélivrera des hommes! L'heroïsme Ie transporte : il va s'élancer aux ombres, divin jeune homme ébloui qui déja voit venir a lui, pour lui faire cortège, les vainqueurs royaux de la mort, transfigurés d'immortalité. Hélas ! la vie 1'enchaine, 1'indestructible force de I'être et tout a coup il s'apercoit tros faible, pauvre ItmSYLYAN VAINQUEUR DE LA MORT. 303 de volonté, sous Ie grand amour paternel du soleil, devant Ie bceuf ami qui émerge de la flouve par- fumée et meugle en Ie cherchant de son mufle. Il a suffi, une défaillance subtile s'insinue, 1'efflux vernal, les amoureuses molécules de la vie éparse. La terre 1'étreint, il renait au lumineux espace, lui qui allait mourir! Il croit voir la nature pour la première fois. — Ouitter tout cela, ó Élée! regrette-t-il. Vois, tout est harmonie, félicités, splendeurs. Et la mort n'est qu'en nous! — Oue tardes-tu alors si la vie est au dela, ami ? Il est la-haut, crois-moi, des lumières plus douces et qui ne s'éteignent pas. Je montais dans un sil- lon d'étoiles. Je ne sentais plus nulle souffrance. J'étais moi-même une clarté parmi les clartés. Maintenant, redescendue a terre, je ne suis plus qu'une petite clarté morte qui regrette d'avoir été étoile. — O toi, petite Elée, et ainsi parlant, il secouait sa tête rousse, tu fus toujours une enfant un pen malade. Mais elle lui répond amèrement : — Ne dis pas que je suis une enfant, Sylvan. Je me sens tres vieille. Je t'assure, il y a en moi une ame que je ne puis pas dire. Je ne ressemble pas a 3°4 I, II. E VIE RGE. '(I i' mes soeurs. Vois, je suis noire comme ce qui doit arriver. — Oh ! dit-il, ne me regarde pas avec ces étranges yeux, Elée. Le chevreuil aussi, en expirant, eut cette clarté inouïe au fond des prunelles. Je t'en prie, ne pense plus a ces choses qui te font des yeux terribles. Mais sauvagement elle hausse son visage jus- qu'au sien. — « Regarde-les bien plutöt.il y a au fond quelque chose qui n'est plus vivant! L'eau est profondeet noire comme 1'amed'Elée ! Et sais- tu d'oü elle vient, oü elle va, l'eau? La aussi ira Elée! » — Pourquoi me fais-tu de la peine, toi aussi ? doucement dit Sylvan.Elle le regarde, elle écoutc revenir labonneconscience. —« MaintenantÉleu- thère t'a délaissé et tu le pleures. Mais sache-le, Elée aussi fut triste jusqu'a la mort quand tu la délaissas. Ne le dis a personne, cher Sylvan : je descendis a la rivière, l'eau monta, le froid baiser de la mort. Ce fut délicieux comme un baiser de toi. Et le gout de tout cela ne s'en est plus jamais allé... » Le secret révélé lui révèle un cceur encore in- connu. Il luiprend la tête, il necraint plus de re- garder ses yeux, et il croit plonger en des abimes.SYI.VAN VAINQUEUR DE LA MORT. 305 — Quoi, Elée ! tu voulus mourir pour Sylvan ! —■ Plains-moi, dit-elle, de n'ètre morte alors qu'a moitié. Elle parle de la mort tranquillement en sou- riant, comme d'un songe enviable. Elle est la petite enfant innocente qui gentiment joua avec Ie mystère: Et Sylvan 1'admire, il se voit sans heroïsme a cóté de cette ame qu'il crut frêle et qui but volontairement la mort. — O Elée charmante et trop méconnue! Un nuage passé sur Elée ; il la sent toute froide entre ses bras et elle lui dit : — Vois-tu, vois-tu, Sylvan, la mort seule lie éternellement! En mourant,je n'aurais plus cessé d'ètre toi! Sylvan tremble pour cette parole quiassimile la fragile humanité a 1'éternité des sphères. Par la mort être Ie vainqueur de la mort! A peine il ose encore toucher Elée, il 1'effleure d'un geste reli- gieux. — Oii appris-tu ces choses merveilleuses ? Notre père ne nous enseigna que la vie, dit-il enfin. Elle léve les épaules et secoue la tête. Dans ce mouvement, sa chevelure se déroule et lui fait un sombre manteau : elle apparait mystérieuse comme un symbole, recouverte par les ombres. — « Vois, 306 ii.i-. VI KR(,i:. dit-elle, je ne sais que te répondre. Je suis pour moi-mème une petite image voilée et qui tnarche devant moi. » Cependant elle demeure inquiète. Elle voudrait se comprendre et ensuite elle pousse un cri; elle porte la main a son cceur. — « Ah!., la, la, Sylvan! c'est peut-être la que je sais, puisque c'est la que j'ai mal! » Tous deux se sont tus, troublés de peine et de vólupté. .Mais Ie mot vibre en Sylvan, la flèche faite d'une larme cristallisée. Une sensibilité plus fine délie ses es- prits. Il se souvient, sent tressaillir des fibres au- trefois blessées. L'être qu'il fut, jouet d'une étrange erreur, aussi aspira au sacrifice, a la mort. __ « Celle que tu évoques autrefois m'effleura de son aile, dit-il. Mais l'aile était noire, Élée! Elle ne se déployait pas vers les plages de vie éter- nelle oü la précéda ton espoir... Ce fut toutefois une volupté surnaturelle. » Ainsi se parlant, a pas lents ils ont gagné Ie soir des eaux. Alors elle se penche par-dessus les roses a la dérive reflétées du couchant, elle lui montre son visage mollement emporté par Ie cou- rant. - ss Vois, Sylvan, je t'appelle... » Elle des- eend la berge et il descend avec elle. Déja Ie flot se froissea leurs chevilles. Il ferme les yeux, tout pale, gagné du gout de la sensation sublime.SYI.YW VAINQUEU» DE LA MORT. 307 Ensuite ils s'arrêtent, troublés d'inconnu, re- gardent au loin la mort charmante des campagne-. Et tous deux se taisent, serres 1'un contre Fautre, innocents et fraternels dans 1'abandon de leur vie. Une brise délicieusement les cajole et les adjuve, ane haleine venue d'une autre rive. Elle abaisse la inain vers la rivière; toutes les roses se sont fanées, il n'y a plus aux eaux froides que Ie trem- blement clair d'une étoile. « Vbis, dit-elle, l'heu- reux présage. Notre ame, en remontant son sillage d'argent, aussi deviendra étoile. » Lentement ils avancent en- se tenant par les mains. Une ceinture de mailles vives ondule a leurs hanches. « Plus loin, frère désirable, s'exalte Elée, jusqu'a ce qu'au-dessus de nous seule soit encore visible 1'étoile! » Elle attire la fleur des nymphées et comme d'un symbole chaste d'hymen et de mort s'en noue Ie col au sien. Alors l'anie personnelle de Sylvan tressaille de öe point con- naitre la crainte. Nul vertige quand la mort est la, vertige ultime! Un air sonore, la vie mème de l'espace soufflé en ses narines. Un sang d'éternité bat en son cceur. Il sait a cette heure qu'il est son maitre, qu'il peut a son gré vivre ou mourir. « Je suis ma propre durée consciente, » pense-t-il. Et la mort, dans son age d'humanité, n'est plus pour L_ m^m 308 i- !le vie rge. lui désormais que 1'attrait épuisé d'une tentation que maitrisa sa volonté. Il s'écrie : — «Mourir! maiscomme Hercule sur Ie bücher, exténué d'héroïsme et de beauté ! Chère Élée, lais- sons eet enfantillage. Ma destinée, je Ie sens, est de vivre. » Elle lui échappeet coule aux eaux pro- fondes. Et sous 1 etoile, son ame crie :« Adieu, Sylvan .' La mienne est de mourir! » Par trois fois il plonge, et seulement a la troisième il sent on- duler son corps léger et 1'emporte vers la rive. Et enfin elle ouvre les yeux et regrette la mort.III LES ÉLUS Kpuise tes dieux que tu fus pour un, plus grand, qu'il te faut devenir.[ I w^mLES ELUS HOU E ACCOMPLIE Barba Ie Vénérable marche dans Ie printemps d'Éolie comme un dieu des ages. Les pommiers neigent dans sa barbe ; sur son front haut la clarté et les ombres ondulent au vent léger des feuil- lages. pareilles aux mobiles nuances de 1'ame. Dans Ie rythme lent de chacun de ses pas tient la mesure d'une pensee. Et la forèt, la blonde savane et ses troupeaux lui évoquent une Arcadie, les jar- dins sacrés du soleil au temps des pastorales. Mais la vision intérieure s'éveille, il regarde se lever de -i .n ame un autre paysage sans limites. Il songe : « J'ai ouvert la main aux semences devie, j'ai créé un monde. Maintenant Eolie s'achemine a ses destinées. Toute chose bientöt sera accomplie312 L 1LE VIER GE. selon mes desseins. Alors mon essence pourra se dissoudre, retourner aux clements ; je mourrai, laissant derrière moi une CEuvre durable. La vie d'ailleurs ne finit pas : elle recommence a travers les métamorphoses. Stcllaire, terrestre, qui Ie sait? J'ai fait mes dieux selon moi-mème, propor- tionnés a mes soifs et a mes faims. D'autres nai- tront de mes enfants et des enfants de mes en- fants, toujours plus parfaits, déja ressemblant a 1'Élu en qui s'effaceront les dieux précurseurs. Transfiguré. celui-la surgira dieu lui-même, Ie dieu vivant espéré desages. Alors 1'homme s'étant égalé a 1'Idéal, les temps seront révolus, car Dieu est la limite de 1'homme. Et il n'y aura plus au- dessus que les Forces, 1'éternité mêmede la vie. « O Sylvan, devance, s'il se peut, les ages. J'ai mis en toi ma force; tu fus pour moi 1'humanité même. Enfant, tu connus les dieux vierges, les fables, les symboles. Jeune homme. Hercule et Pro- méthée tefurent révélés, révélateurs du dieu nou- veau, assomption de 1'homme en 1'Idéal qui seul est tous les dieux. Encore un échelon! D'un pas escalade dix siècles ; voici que s'illumine Ie Gol- gotha et 1'initiation sera consommée. Cher En- fant-humanité, deviens dieu toi-mème. Ainsi se parachèvera Ie cycle, ainsi seraévolue Eolie... DéjaÉOl 1 1 \( i OMPLIE. 313 les brumes m'enveloppent, 1'ombre de mon cou- chant marchedevant mes pas, s'étendjusqu'al'ho- rizon. J'apercois les clartés de 1 'autre ri ve. O fi Is! filles de ma pensee.' Ames en qui la mienne se conti- nue et se délivre! Matins surgis dans mon soir! Parcelles demasubstance, par mon désir projetées dans 1'éternité ! Épanouissez-vousdans l'harmqnie et la joie. Devenez toute ma lumière incarnée, mes roses et mes étoiles! » Ainsi se parle Ie Père. Ensuite une défaillance 1'accable, la tristesse du créateur après la genese réalisée. Des siècles, des faix énormes d'humanité pèsenta ses épaules. Il a vu se lever Ie soleil des premiers hommes par-dessus les mers el les terres. Atffces, ténèbres, mystères, hallucinations et cha- naans apparus dans Ie matin et qui ensuite s'effa- cèrent dans les soirs et roues et croix et rhonts en feu a l'horizon et flux et reflux des races et des temps aux mers inconnues! Et avoir vécu tout cela, avoir été Ie pèlerin fabuleux de tout cela et qui enfin aborde a Eden tout chargé de débris d'humanité, trainant après soi ses dieux sauvés du naufrage! Éolie! Terres futures! Monde fait des épaves du monde! Ile d'or d'un Pacifique inouï! Il mesure a son rêve 1'oeuvre et souffre la grande douleur, doute si ce qu'il fit fut bien, fut 183'4 I.'il.E VIERGE. mal. O n'être qu'un homme quand on concut grandir jusqu'a Dieu! Avoir espéré reculer les colonnes de 1'effort humain et peut-être seulement les avoir ébranlées, vertigineusement chancelantes, minées déja d'écroulement! Et toi, chair, infirme argile, limon des fleuves de 1'être, précipitée et reiondue au feu d'Agni,ondoyéeau lait de nature. toute fraiche de grace antique et d'innocence, si nue qu'elleen demeura voilée, n'en serais-tu que mieux perdue par un vain leurre lustral ? O dé- tresse, passion d'un coeur qui subitement ne fut plus que pateniel!... La lumière se oouvre, Ie prin- temps léger d'un songe; et un nuage s'abat sur ses ans fléchis, du poids d'un mont. Un univers entre ses bras s'est brisé, cristal fragile, prisme effrité d'arc-en-ciel. Hylette! Florie! Élée! fleur- de sön e-palier, ingénuités, candeurs, petitesclartés dansantes auxchemins de vie, pour quels obscurs destins désonnais nuptiale-? Et toi, bel Eleu- thère, ame encore inconnue et qui préludes aux irs, fibres et ramure- d'un pale bouleau trans- plantél Arcanes! Halliers de 1'avenir! Sa barbe tremble, il agonise d'affres et d'angoisses. Pendant trois jours Barba s'enferme aux soli- tudes intérieures, demeure perdu aux désert> et aux cavernes. Il se percoit Ie vaincu d'Eolie, EOL1K Ai ( OM l'I.I E. 315 .-■ captif des symboles qu'il créa, 1'ésprit et les sens en proie aux dieux ennemis. L'Ile 1'enchaine, Ie cercle enchanté des bois et des eaux. la jeune patrie vers qui vogua son espoir d'illimité! Muis quand se léve la quatrième aurore, il entend ré- sonner Ie cor de Sylvan, Ie cor héroïque et rouge. 11 est délivré. Eden renait, lumineux et vierge, arche immense jetée par-dessus les ages. Les dieux y vivent parmi les hommes et les troupeaux, les dieux antiques et éternels. Et il fit la chair et 1'ame libres, les voua au soleil, a la vie, dans la force et la joie. Et toute jouvence est en la na- ture, Ie rafraichissement des races et la lecon d'éternité. Ainsi il fut sage et s'égala a lui-même, aux dieux. Barba descend parmi les siens et leur dit : — Ris de mes enfants, essorez! Déliez-vous, graces et ris qu'un songe maussade enchaina! Un nuage tomba des plis de mon front et n'est plus remonte. Voici que ma barbe refleurie vou? sou- rit, oiselles et oiseaux. Déployez-vous au prin- temps d'Eolie. Mais Elée ne s'en va pas danser dans la clai- rière avec ses sceurs. Et quand Barba s'est a elle s'avance, pleurant sous ses lourds cheveux, et lui tend lesmains.3X6 I.'ÏLE VIERGE. — Père! ö père! Il la prend sur ses genoux, dans Ieruissellement dargent de sa barbe, et lui caresse les épaules, souriant de sa peine. — Parle, monardente rosé noire, mon beau rai- sin savoureux, Ie dernier fleuri a ma treille. Ouel mal te mit les yeux en larmes ? Peut-ètre, en cueillant 1'aubépine, tu te piquas les doigts a la haie? Ou si c'est une chevrette qui te disputa lè coeur d'une rosé? Va, ouvre tes lèvres aux aveux. Xul jamais ne leur prêta une plus docile oreille. L'n vent léger de joie bruit dans Ie ebene che- velu de sa vieillesse, un frisson musical de jeunes abeilles. Alors, vibrante entre ses bras d'un long sanglot, les parolesd'Élée se délient. — Père! eet étranger... eet Éleuthère!... Pour- quoi nous Ie donnas-tu comme un frère ? Il me prit Ie coeur de Sylvan, Ie coeur aussi d'Hylette... Moi, Elée, je ne leur fis rien pourtant que d'être noire... O père, voila Ie mal, voila la douleur. Je suis noire comme la nuit, noire comme la dalle d'un puit>. Moi-même, ó père, a force de m'être regardée au miroir des fontaines, je me hais. Que n'y laissai-je comme des joyaux éteints tomber et msumer mes yeux? Père, entendsma plainte.EOLIE Ai COM PLIE. 317 Verse-moi un baume qui me fasse longtemps dormir. Élée, petiteombreéplorée, auxailes tropcourtes et fragiles, fróle ses joues de 1'effort léger d'un vol qui ne put se déployer. Il sèche ses cils humides, doucement la gourmande. — Enfant, a peine tu es née et déjatu teforges des maux, te donnant ainsi un futile prétexte a regretter la vie. Vois, je ris pour ce faste d'émoi quand la cause en fut si spécieuse! Cependant tu ne peux douter de mon coeur. \pprends aur-r-i a mieux connaitre celui de Sylvan! Toi seule restais 1'enfant alors qu'il lui venait une ame virile. Je jetai en Sylvan la graine ideale, ö pe- tite aimée, et voila qu'elle germe pour des fruc- tifications que nul encore ne peut prévoir. Un héros 1'agite et qui attend de se libérer. Il n'est point d'autre raison a ses silences absorbés et qui te semblent te fuir. N'en gemis pas ét, d'un résigné sacrifice, consens a Ie perdre jusifuV.11 jour oü il te sera réuni, frère qui te précéda aux destinées. Elle 1'écoute d'un visage grave aux yeux obscurs. — Père! dit-elle enfin, ta voix vibre comme Ie matin. Maintenant je comprendsdes choses en3" 1 ; I 1. VI ERG E. moi et qui me restaient ignorées. Il me semble que je commence seulement a vivre. Le vent léger de joie de nouveau bruit au chêne paternel, le frisson musical des jeunes abeilles. Il lui prend les joues entre ses mains, les baise tendrement. Et il sourit, disant : — « Bien, bien, enfant. Un cceur aussi vient de te naitre, jusqu'ici sommeiliant et voilé. Qu'a son tour il monte vers 1'Idéal, au sillon de Sylvan ! » Et ensuite elle s'en va, taciturne. LA CHANSON D'HTERXITE L'ame d'Éolie fleure en 1'arome épars des foins, car toute la savane ne fut pas livrée au troupeau ; une part, défendue par les clótures, demeura pour la meule. Par endains mesurés les faneurs s'avancent dans les flouves müres Une poudre vermeille vibre autour de leurs torses suants et roux. Et les houles blondes déferlent, >'ccroulent en onduleuses jonchées de mentes, d'oseilles, de dactyles et de spirées. Sylvan lui- même mena vers 1'herbage les gars dorés, velus de jeunesse et de soleil. Le tourbillonnant acier,I.A CHANSON DËTERNITÉ. 319 entre ses poings fermes, abattit la première heca- tombe, et les hommes a la file derrière lui en- traient en la toison vive du pré. Un sang par- fumé longuement coula dans Ie midi clair. Puis sur Ie massacre rosé braséa Ie premier soir. Et voici, deux fois 1'aube s'est levée sur la plaine enflammée. Florie, Elée et Hylette a leur tour foulent 1'airu de leurs pieds rythmés, et les ser- vantes les suivent, et toutes ensemble avec des rateaux peignent les chevelures d'or et d'argent, les étendent ou les amoncellent en moyettes, selon la courbe du soleil. Eleuthère est parmi elles. Vainement il s'essaya a manier la faux : elle décut son tffort maladroit, trop lourde pour >on bras. Hylette alors eut pitié et 1'appela du cóté des faneuses. Ainsi avec elles il s'en va a travers la mort joyeuse des herbes, et cadencés en des orbes souples, ils ont Pair de petites Hammes dan- santes tombées de 1'éther lumineux cependant que sous leurs pas la terre brüle, bruissante de sau- terelles. Des foins un évent chaud se volatilise, un baume vanille et sec qui les grise. Pris de lan- gueur, immobiles sous Ie nimbe ardent des feux, quelquefois ils aspirent délicieusement Ie vent aromal, ils sentent se raviver en eux les faunes lointaines, ivres d'espace, d'odeurs et de clartés.3-° I. i I, E VIERGE. Toute la plaine ondule sous des remous d'or et de carmin, sans ombre, duvetée seulement aux li- sières du bois d'un peu de fraicheur bleue oü graillent les geais, oü siffle 1'héureux loriot. Et un ruisselet serpente, Ie mince filet d'une source sous Ie sommeil vert des algues. C'est la qu'ils vont >'étendre pendant les pauses, couchés 1'un prés de 1'autre, dans une paix d'enfance. Leur ventre bat a petits coups, ils trempent leurs mains aux bulles del'eau,et une nonchalance charmante les pénètre, versée par les airs brülants. Seule, Elée s'agite et les étonne. « Le soleil est comme un tison dans les cieux noirs, » dit-elle. Or, au matin du quatrième jour, les faucheurs entamèrent la zone extreme du cfaamp; et ils étaient dix, fauchant sur des lignes parallèles dans la sueur encore nocturne de la terre. En tous sens fumaient les hauts cönes des meules comme au bord d'un lac, dans le jour levant, de grands bceufs chevelus. Et les faneuses encore tardaient, atten- dant pour les étendre que le soleil eüt fini de boire le brouillard. Déja Hylette et son ami avaient quitte les demeures. Les mains lacées, ils glis- saient par les chemins d'argent, presque égaux par la taille. Et se balancant, ils chantaient de belles chansons. Soudain Hylette, 1'oreille ten-IA ( HANSÖN 1) I- IK RNITÉ. 3«' due : « Écoute, un oiseau inconnu a répondu dans Ie bois. Courons. Peut-être découvrirons- nous 1'arbre oü sa voix s'est fait eritendre. » Tl ne savait ce qu'elle voulait dire et la suivit sous arches bleues. A pas étouffes ils investirent Ie mystère du bois, mais aucun des deux n'enten- dait plus 1'oiseau, et Hylette riait, disant : — « Je t'assure qu'il chantait une chanson merveil- leuse. » Ils marchèrent ainsi longtemps, écoutant se froisser les feuilles sous des vols agiles; et toujours c'étaient les fauvettes et les linots. Quel- quéfois un pivert cognait du bec les écorces et ensuite s'ébrouait. Alors Hylette s'impatienta : « Crois moi, cher frère, ce n'était pas un songe. Mais sans doute 1'oiseau a pris peur, nous en- tendant venir. » Bientót ils cessèrent de percevoir Ie martèle- ment des faux sur 1'enclumette et Ie crissant silex dont s'aiguise Ie fil de 1'acier. Une grande paix tombait des arbres, fraiche et séculaire, comme une eau d'ombre, un soufflé profond d'éternité. Maintenant ils ne pensaient plus a 1'oiseau. Ils allaient riant et chantant : elle imitait la source claire qu'égoutte et perle la fauvette ; il se tour- mentait d'égaler la flüte moqueuse du loriot; et ainsi ils étaient eux-mêmes dans leur jeu les32: L 1LE VIERGE. oiseaux musiciens de la forêt. Mais tout a coup ils se turent, remués d'une chose inconnue. L'ombre s'épaissit, ils traversèrent la pinède, et encore une fois Hylette leva les mains et dit : « Écoute, voici que de nouveau la-bas s'élève la voos de eet oi- seau. » Il la vit toute pale, prèta 1'oreille. n'en- tendit rien. Mais elle se mit a courir, criant : « Oiseau ami, ne te tais point encore! » Et du fond de la silve, la voix répondit : « Oiseau ami! » Alors il s'émerveilla. Jamais il n'ouï't musique plus délicieuse. C etait la musique mème de la voix d'Hylette. Et ils ne s'arrêtaiènt plus de courir, appelant toujours 1'oiseau fabuleux. Ils coururent jusqu'au bout de la forêt, écoutèrent. et tous les oiseaux chantaient, hors celui qu'ils auraient voulu entendre. Alors s'étant regardes dans Ie taillis profond, ils eurent peur 1'un de 1'autre comme si, dans un pays loin des hommes, ils s'apercevaient pour la première fois. Et ils ne savaient plus quelles choses se dire; il la trouvait terrible, elle eüt voulu fuir. Les arbres ici sem- blaient bien plus hauts que dans Ie bois par lequel ils avaient passé; ils n'apercevaient plus Ie ciel; les oiseaux aussi avaient une autre voix qu'ils n 'avaient point encore entendue. Ils se crurent perdus dans une telle solitude qu'ensuite il n'yLA i HANSON 1) 1 1 I. RN I IE. 323 avait plus que Ie vide, 1'inconnu. Ils avaient tout a fait oublié la savane et les chemins par oü on y retourne. Une étrange peine les accablait : pour- tant ils auraient souhai:é vivre ainsi toujours. Et encore une fois ni 1'un ni 1'autre ne songeait plus a l'oiseau. Cependant, comme ils s'étaient remis a mar- cher, ils se retrouvèrent au bout d'un peu de temps dans la pinède. Le battement de la pierre contre les faux montait du champ a leur droite, tres doux, comme venu de 1'autre cóté de la vie. Us s'étonnèrent d'ètrë restés si longtemps sans se parier, et rassurés, confiants, éprouvant le désir du bruit après les prodiges de la forêt, ils s'é- taient repris par la main et chantaient a pleine voix. A présent aussi ils imaginaient des fables : peut-être la forêt était peuplée de bètes équi- voques; tous deux y goütèrent un secret et dan- gereux frisson. — « Pourtant ce n'est pas a cause de cela que je tremblai, Hylette! A peine j'osais te regarder, tu n'avais fait cependant que me sou- rire. » — « Toi aussi, dit-elle, m'apparus un autre jeune homme un peu effrayant. »Etensuite singu- lièrement tout bas il lui demanda : « Ne pleuras -tu jamais, chère Hylette? » Il disait encore que ses pleurs déja glissaient le long de ses joues, pressés324 I. 11. E V I E K (; I . brillants, infiniment doux. Elle eüt voulu lui répondre, mais une onde aussi monta du profond de sa vie, Ie grésillement délicieux d'une petite source fraiche. Nul des deux n'aurait pu dire pourquoi tous deux pleuraient : ils se regarderent pleurer en souriant, les yeux sidérés, toute une éternité. Ensuite ils s'assirent au bord du champ derrière une cépée. Ils étaient si lasqu'ils n'auraient pu aller plusloin. Et ils écoutèrent les oiseaux, Ie bruit des faux, Ie chuchotis du vent dans les feuilles comme un songe, comme les voix loin- taines d'une contrée oü ils aüraient séjourné au- trefois. Le roucoulement d'un hymen de palombes en un arbre voisin les engourdissait, rouet de soupirs et d'amour, musique si tendre d'une an- cienne légende a la veillée. Ils levèrent les yeux, ne les apercurent pas, perdus dans leur haute de- meure verte; et 1'odeur des foins, montée de la chaleur des meules, leur faisait mal tres douce- ment. Puis la terre encore sembla se reculer. Ils flot- taient sur un ilot de lumière, en dehors du temps et de la vie, dans un mol vertige adorable. Toute rumeur pour leurs sens s'effaca : ils n'entendirent plus que la chose profonde, innomableaux sources de 1'être comme une naissance, la venue d'un ,.A I HANSON 1> ETERNITÉ. 3«5 petit enfant. Et ils n'osaient plus se regarder, tout tretnblants, leurs jeunes poitrines soulevées d'un flot vierge, du flot d'une mer. Il retira la main brülante dont il lui touchait 1'épaule ; elle resta suspenduecomme 1'orbe d'unecaresseautour de sa petite ame mi-évanouie. Ils se sentirent un in-:ant mourir tous les deux, ne -'apercurent plus qu'a travers un nuage. Et ensuite il lui dit : « Hy- lette ! » Elle murmura : « Ami! » Leurs noms vo- lèrent d'une bouche a 1'autre, ils necessaient plus de se sourire et de s'appeler Hylette! Eleuthère! dins une soif de vie, une joie émerveillée de jeu- nesse et de nature. Un soufflé léger, un vent d'éternité sembla ètre venu du fond des ages, des gouffres de la création. Ils ne disaient plus rien que leurs noms infiniment, d'une ame qui en cette musique se buvait et croyait ne point 1'avoir en- tendue encore. Ils n'éprouvaient pas Ie besoin de se dire autre chose. Ce fut la sen^ation divine de naitre 1'un a 1'autre dans ce balbutieinent élevé d'eux, 1'immense murmure extasié dont ensemble ils voyaient se lever un jour éternel. Le premier homme, le beau jeune hom me d'Eden encore une fois apparut a la vierge en fleur, a la pre- mière femme enfant, rosé d'amour, ivre de sacri- fice. Rien n'avait existé avant eux : ils étaient 19326 I. II.E VIERGE. encore inconnus 1'un a l'autre et cependant semblaient s'ètre cherchés dès les origines. Leurs ooms vers leurs bouches précédèrent leurs bouches mêmes. Il n'y eut plus ensuite qu'une faible dis- tance entre elles, comme un reste des ages qui les avaient séparés, et enfin leurs voix se rappro- chèrent ; leurs ames furent si prés qu'ils s'étaient donné Ie baiser et ne Ie savaient pas. « Ami! ami! O cher Éleuthère! » ■- « Mille ibis suave Hylette! » La feuillée longtemps ne fut émue que du vol musical des syllabes : elles répon- daient au ronron pamé des colombes, s'évaguaient dans Ie vent, parfumées de 1'ame des foins. Et par instants les sons trainaient, ne savaient plus finir, comme si après ce dut ètre la mort, reffroi de ne plus jamais s'entendre. Et de nouveau ensuite ils s'élevaient brülants, précipités au battement des coeurs, presque des cris dans Ie vertige de délicieusement souffrir ensemble ils ignoraient quel mal de leur amour ingénu si loin, si prés. Ils étaient deux essences, deux fluides mariés dans une clarté tres haute au seuil d'un paradis, et cependant connaissaient Ie tourment de rester séparés aux racines mêmes de leur étre. Mais une mutineried'oiseaux chamailla, fit pleu- voir sur leurs fronts 1'étoupe blanche des chatai - LA CHANSON n'ÉTERMlK. 327 gniers velu?. Ils se reprirent au sens, réveillés d'un long sommeil. Un vent d'aromes et de soleil agi- tait du ciel entre les cimes mollement balancées. De grosses mouches d'or ronflaient, des vols d'abeilles et de bourdons. Et la mousse sous eux tressaillait, sillonnée par des marchesrapides d'in- sectes. IK ressentirent la surprise merveilleuse d'un monde qui naissait a la lumière, au bonheur. La grande ame de la terre passa, joyeuse, la haute vie sonore de la plaine et des bois. Et redevenus enfants dans la fête de ce matin nuptial, ils al- laient en se tenant par les mains et ne finis- sant plus de babiller et de rire. — « Je connais une chanson, dit-elle. Autrefois je n'en compre- nais pas Ie sens. A présent elle me parait plus belle que la chanson de 1'oiseau. A présent au—i j'en saisis Ie sensmystérieux.Ecoute. »Et la chan- son d'hiver et d'amour, la plaintive chanson du rouet vibra sous les arches bleues. Les merles sif- flaient, les geais cruels durement criaient. Et la chanson allait. « File, file, mon coeur, au rouet. — File mes jolis draps d'hiver.— Avec mes cheveux, avec les nis de neige — File, file, mon coeur, au rouet. — File mes jolis draps de mort. « Dans 1'hiver mon ami est parti. — Je revien-328 l'ïle vierge. drai au beau temps du printemps. — N'est plus revenu, ó doux ami! ni Ie printemps. — O Hylette! dit Éleuthère, que ta chanson est triste! Cesse, si tu ne veux déchirer mon cceur. — Oui, répondit-elle en riant, iriais attends la fin, tu verras qu'il revint, celui qui était parti. Et d'une voix délivrée, elle chanta : « Mon ami était parti, mon cceur est revenu. — File, file, mon cceur, 1'amourau rouet. — Oh ! s'écria-t-il, il me semble a présent que je revis. Chante encore ce dernier couplet, douce amie. Il correspond a de si intimes voix en moi. Le bois écoutait; les merles ne sifflaient plus, les geais querelleurs cessèrent de grailler. Et pour la seconde fois monta le dict de bonne aventure, après les larmes bues. — O que c'est charmant, fit-il, ne dirait-on pas que cette chanson c'e^t nous-mêmes ? — Je la chantai souvent 1'hiver... Une vieille servante me 1'apprit... Et ensuite j'allais a la fe- nètre. La neige tombait... Je regardais si 1'ami n'allait pas venir. Et un jour, cher Éleuthère, tu es venu, et c'était le printemps. J'ai cru toujours t'avoir connu.LA CHANSON DETERXITE. 329 — Moi aussi, dit-il, je t'attendais, Hylette. Mon enfance fut un long hiver... Je ne vivaispas ! Je ne t'avais vue encore que dans Ie ciel, a travers les images. Et puis tu m'es apparue. Alors j'ai senti qu'il me venait uneame. - O Eleuthère ! Je suis ton Ame nouvelle ! — O tendre Hylette ! ne plus savoiroü tu com- m ences, oü je finis ! I^eurs voix légères bruissaient, bourdonnaient comme un rouet d'amour ; et ils n'avaientplus peur de se regarder; ils s'avancaient enlacés sous les grands ar bres en se souriant et en se mirant dans Ie frais oriënt de leurs yeux. Mais s'étant rappro- chés de la plaine, ils entendirent tout a coup les cris des servantes; et elles entraient dans Ie champ, bruyantes comme des pies, faisant voler en larges orbes Ie foin des meules par-dessus leurs épaules. Déja les faux touchaitnt aux limites du pré, fauchant dans 1'air ardent 1'herbe et Ie soleil. Alors un petit feu de honte leur vint aux joues, car Ie matin était haut et ils ne savaient com- ment expliquer a ces femmes leur fuite au bois. I^'un après 1'autre ils se glissèrent derrière les meules encore debout et, mêlés aux faneuses, ils les aidèrent a étendre les foins, se faisant de loin des signes ou ramassant la fleur jonchée qu'en-33° L.1LE VI ERGE. suite ils portaient a leurslèvres et selancaient par simulacre de leurs lèvres. Or, vers Ie temps de ce mème jour oü Ie soleil roux s'abaissa par-dessus Éolie, Éleuthère, s'en revenant avec les faucheurs, vit poindre au loin des avenues un cavalier dans un vent de crinières. 11 reconnut Sylvan monté sur Ie fidele Heraut, et nul mors ne guidait la bete intelligente, mais seu- lement Ie genou et la voix. S'étant avance de dessous les arbres, il dit : — «O Sylvan, regarde. Maintenant, moi aussi, je vais devenir un dieu. Une force surhumaine m'exalte. Je voudrais en mes bonds grandir jusqu'au ciel. Parle, toi qui fus mon maitre. Quel aliment donner a la vie incon- nue dont je me sens transporté ? » Sylvan, haus- sant les épaules, Ie regarda avec tristesse : — « Enfant, cher enfant, entre nous il est un monde. Déja tu es l'humanité délivrée quand encore la mienneest captive. » D'un effort ensuite, Ie soule- vant par les poignets, il 1'assit dans les crins de Heraut. Un rauque hennissement déchira Iaforêt, sembla retentir aux destinées,' par dela l'autre rive. Et ils volaient dans 1'or pourpré du soir, em- portés d'une mème ame magnétique. Ils tra- versèrent les combes, les savanes, les bois. Déja ils touchaientauxlimites d'Éolie, et Ie héros encore seLA CHANSON DETKRNITE. 331 taisait, triste, perdu au nuage intérieur. La rivière soudain apparut enflammée, rouge de roses et de sang, comme unedéfense, comme la borne a cette sauvage chevauchée qui défia 1'horizon. Frémissant des jarrets et de 1 echine, les naseaux en feu, Heraut halta, bande dans son essor inutile. Et ce cri expira aux cieux, jailli de 1'ame de Sylvan : — « Une ile! rien qu'une ile, et je rêvai un uni- vers! » Les saules en tremblèrent et Ie soir au loin : il semblaqu'un jeune titan, sous Ie poids d'un mont, eüt gémi vers les dieux inexorables. Et ensuite un vaste silence retomba, comme sur une révolte méprisée 1'inflexible et lourd empire des Forces. Éleuthère a tressailli, car la plainte en ses moelles s'enfonca comme un fer. Il ne comprit pas toute 1'ame de Sylvan, mais la sentit opprimée, a mi-chemin du ciel, dans un élan sublime. Et, in- cliné vers son douloureux visage, il Ie baise en si- lence, accablé de sympathie et de respect pour cette peine qui lui révéla un si haut orgueil humilié. Sylvan, en criant, tendit les bras et a présent il les referme vaincu. Mais ses mains retombées ren- contrent les cheveux de 1'enfant; il Ie presse ar- demment sur sa poitrine, il dit : — « Rien n'a ré- pondu la-haut. Toi seul, enfant, me restas fraternel332 I- 1 J.F. VIER GE. qui par moi fus autrefois renié. Eh bitn ! regarde. Le voici, ce Sylvan qui espéra s'égaler a son rève. Tandis que la vie t'exalte, il sent la siennefinies'il doit plus longtemps s'éteindre dans cette ile.sans gloire. La-bas, Éleuthère, sont des esclaves a déli- vrer, la-bas des souffrances a consoler. La-bas hur- lent lesmonstres et sur les ames pèsent des chaines sans nombre. Tous les centaures ne sont pas morts ni les monts purgés. Or, sache-le, je me rêvai fils d'Hercule, j'osai me mesurer, ciron ridicule, a la hauteur d'CEta. Maintenant, me voyant ainsi le Vomi-par-les-destins, apprécie s'il m'est permis de t'enseigner les secrets de vie : je les désappris dans irton abandon. » L'aimable voix de 1'adolescent répond : .— Moi aussi, ami, je fus malheureux. Je m'en allais pleurant par la forêt. Et, vois, mes larmes se sont séchées au vent du divin printemps. Non, Sylvan, la douleur n'est pas éternelle. — Enfant! dit alors le héros en lui caressant les épaules, plus tard tu comprendras quelles soifs immenses consumèrent Sylvan. Une ame en moi gémit captive d'Éolie et qui aspire aux horizons. C'est d'humanité que je suis ivre ! Ainsi ils se parlent dans les ombres, car la nuit est tombée. Et Heraut apaisé conforme son pas auLE JUSTE JU GE. 333 rythme des pensees qu'exprime son maitre. Le bruit de ses sabots s'étouffe aux hautes herbes de la savane. Il s'en va, dolent et régulier, lui qui rua vers un espoir de cimes. Et ensuite tous deux se taisent longtemps, mèlés au soufflé profond de la terre, dans 1'odeur des foins trempés de rosée. LE JUSTE JUGE Un matin Barba va a la Ville. Il voit une grande foule sur une place; il reconnait la mai- son de justice ; et par temps égaux cette foule vo- citère : La mort! La mort! Il interroge : c'est un homme qu'on juge. Aussitót sa fraternité s'émeut. Il pense a Cóme, au sévère devoir que sa conscience en eet instant s'assigne. Il vou drait 1'assister dans 1'épreuve oü peut-ètre il confine a la mort non moins que 1'homme lui- mème. Et 1'ordre obscur s'élucide. Une voix dans son sommeil se communiqua a lui : « Va devant toi jusqu'a ce que tu sois entre dans la Ville. » Il gravit les larges degrés de pierre. Une porte s'ouvre : il apercoit une grande lumière, les juges et, parmi eux, son frère. Debout dans le vent de sa simarre 19.334 l'ïle vierge. écarlate, 1'Accusateur public défère aux Furies celui qui tua, pilla, brüla. Cependant 1'homme est seul.Ilne semblepas savoirce qu'onlui veut. Et il yades gendarmes derrière lui, il y a une armee de gendarmes aux portes, dans les couloirs, sur la place. Barba, comme tout a Pheure, entend la voix multitudinaire : La mort! La mort ! L'énorme ru- meur entre, passé du poids d'une mer sur 1'accusé, les juges. Les voütes vertigineusement sont préci- pitées. Et ensuite ce n'est plus que Ie fracas immobile du silence comme une mer plus grande, comma un flot figé d'éternité. L'homme, élémen- taire et brut, un anthropoïde des ages , main- tenant stupidement regarde s'asseoir 1'Accusateur, comme perdu aux ténèbres d'un puits, retombé aux limbes, déja mort avant les glas etl'échafaud. Un nuageéteint la clarté des hautes fenètres. Le grand Christ pendu au mur seul continue'd'être visible dans 1'ombre qui enveloppe le prétoire. Ses pieds crucifiés touchent au front des juges. Il tombe de lentes minutes comme les pleurs d'une agonie, comme 1 'égouttement du sang même des pieds percés de clous. Mais personne n'y prend garde. Pour la troisième fois 1'ame des foules monte, le rauque aboi des chiennes altérées. La mort ! La mort ! LE JUSTE JUGE. 335 Alors, dans un demi-crépuscule, une figure pale et triste se leva, descendit les degrés du tribunal. Elle s'avancait a pas solennels. Et doucement la lumière glissa de la Croix jusqu'a elle. Elle sem- bla sortir des siècles et marcher dans une clarté. Il n'y eut plus qu'un peu de distance entre l'homme et celui qui venait au-devant de lui. On vit 1'étrange apparition s'arrêter, tendre les bras vers les affres divines. Et cette voix monta, grave, infini- ment affligée : — « Voici que de nouveau les Plaies se sont remises a couler. » Puis 1'espace encore s'abrégea. Cóme a présent touchait légèrement 1'épaule du réprouvé et disait : —« Race de Caïn, lève-toi, fais-moi place. C'est a toi de juger ton juge. Je suis Ie pécheur chargé d'iniquités, je suis Ie juge chargé des péchés du monde. » Et ensuite il 1'embrassa et dit : — « Victime humiliée, éter- nelle victime des sociétés, toi qui fus racheté par un dieu et ne fus pas racheté par tes frères, par- donne-leur en moi. Lejustelui-mêmeest coupable des crimes qu'il ne put empêcher. C'est pour- quoi, moi, Ie ministre de la justice des hommes, humblement je fais ici amende honorable et t'absous. » Ses bras encore une fois se dressèrent. — « Oue jesois absous moi-mème, ó notre Seigneur, ayant336 I.'ÏLE VIER GE. été silongtemps Ie juge aveugle et sourd a tes miséricordes incomparables ! Vois, a peine mes bras peuvent se lever tant ils sont las.tantils sont lourdsdemespropres iniquités. »L'homme, ayant suivi des yeux Ie mouvement des mains tendues, apercutau bout Ie geste immense de la crucifixion' et du pardon, et il regardait tour a tour Ie juge et la Croix sans comprendre. Mais ni la foule ni les autres juges ne voyaient Christ : il restait seul la- haut tout nu dans ses plaies, tres loin de la terre. Au dehors, les mangeurs-de-foie sans trêve hur- laient : La mort! Et 1'auditoire a son tour se mit a crier : « La mort! Le juge est fou ! Ou'on nous hvre eet homme ! » Cóme alors se tourna vers cette foule inexorable et dit : - « Chacun de vous est comme un des crimes de eet homme. Mais, comparé a tous les crimes quevousêtes ensemble! il a 1'innocence de 1'agneau. Lequel de vous cepen- dant accepterait de racheter par une millième partie de sa vie la mort dont tout a 1'heure il expiera 1'horreur d'être semblable a vous? » La ténèbre du Golgotha remonta, Christ fut voile d'une grande ombre oü les clous de ses mains et de ses pieds durement brillaient. Il était tres maigre et rongé de maux, avec une tète sur le cöté comme un pauvre des carrefours, un vieuxLE JTSTE JUGE. 337 paralytique dans une plaine sans passants. Main- tenant aussi la nuit s'étendait sur Cóme. Mais 1'Accusateur public se dressa; sa simarre ondoya, Ie sang et la colère du symbole. Et il dit: « L'inflexible conscience du peuple a parlé. De quel droit, juge soumis a ses arrèts, tentez-vous de soustraire a la mort celui que vomit Ie genre humain ? Pour moi, je me lave les mains du sang de eet homme. » — Pilate aussi se lava les mains du sang de Christ, répondit doucement Cóme. Et ensuite il remonta les degrés, leva les regards vers Ie Cru- cifié et dit: — « Seigneur, image immolée du par- don, si j'ai malagi, prenez en pitié votre serviteur indigne. Vous seul êtés Ie Juge. Nous errons a tatons dans lesténèbres. » Puis il dépouilla la robe et la toque, lesjeta devant aCroix, et il murmura: « Souffrez, Seigneur, qu'a vos pieds martyrs je dépose avec ces attributs l'effrayant fardeau de mon ministère... Je ne veux plus ètre pour moi- même qu'un coupable descendu aux profondeurs de sa conscience. » Ayant ainsi parlé, il vit lesjuges se retirer de lui avec colère, et il s'en allait ensuite, les yeux baisses, dans Ie silence et la solitude, comme après une communion. L'assemblée se taisait, frappée338 l'Ile vierge. de stupeur, car il y avait longtemps qu'on n'avait plus vu Ie visage d'un honnête homme. Mais de- hors, quand la foule 1'apercut, des voix crièrent : « Voila celui qui voulut nous ravir Barrabas ! A mort! A mort! Lapidons-le ! »Ils ramassèrent des pierres et les lui jetèrent au visage. Cóme étancha Ie sang qui coulait de son front et, faisant un pas, tranquillement leur dit : — « S'il vous faut ma vie en échange de la vie de eet homme, prenez-la. » Alors les plus acharnés laissèrent tomber les pierres qu'ils tenaient dans leurs mains et ils se regardaient entre eux, disant: — « Il a parlé comme Christ. Il na pas tremblé devant nous. » Mais ceux qui n'avaient pas entendu Cóme continuaient a crier : A mort ! Majestueux sous les neiges de lage, un vieil- lard apparut, un patriarche du temps des mages, un roi venud'Orient avec les onguents et les cha- meaux. Et une lumière terrible brillait dans ses prunelles. Il leva les mains, cria : — « Arrètez ! ne touchez pas au Juste ! » Cóme reconnut son frère Sévère et tousdeux s'étant embrassés, Cóme dit: « Maintenant, frère, il me semble que pour la première fois je me suis élevé jusqu'a Dieu. » Kt Ie maitre d'Éolie répondit : « Maintenant, ó Cóme, tu fus Dieu toi-mème. » Ils s'en retournè-LE COR FLEURI. 339 rent ensuite vers la maison de Cóme, et la foule s'écartait devant eux, disant : « Une grande chose est arrivée. Allons délivrer Barrabas ! » Le soir était tombe sur la ville, Barba 1'ancêtre reprit le chemin d'Éolie. Une clarté surnaturelle, un soir de paix et d'harmonie baignait les campagnes. Il trouva la moissonfaite, car les aoüterons depuis une semaine abattaient les froments. Et il pen sa : « Un moissonneur sublime est entre au champdes ames. Il a coupé la gerbe de blé pour en faire le pain dejustice. » ■ LE COR FLEURI Le corhéroïque sonna, s'éteignit dans 1'automne d'Eolie. Des jours comme une eau lente vers la mer sans bruit coulaient. Des lumières comme des soies décolorées, la trame d'une tapisserie aux figures fanées de légendes autrefois semblaient avoir vécu, ors évanouis aux doux paysages silencieux. Il fuma un encens d'anciennes fêtes, dans le frisson nu des soirs. Et seuls Éleuthère et Hylette se souvenaient encore de 1'odeur desfoins sous les arbres, la oü chanta 1'oiseau mystérieux, 340 'il. E VI ERG E. la oü roucoulèrent les colombes. « Doux ami! Suave Hylette ! » murmuraient-ils charmes en se promenant aux allées du bois comme au temps de la chanson et de Pété. Ils n'allaient pas plus loin, et jamais la phrase ne s'achevait, car ils avaient devant eux 1'éternité. Sylvan, triste et saus gloire, maintenant guidait les bceufs laboureurs. La plaine en courbes profondes, en pourprus ara- besques parallèles, sinua, imita les orbes sidérés, immense, becquetée des corbeaux. Mais un matin ilditaubel Éleuthère, nis du printemps: « Viens, je t'enseignerai la jeune humanité. Tout age commence par des labours; et ensuite une mam s'ouvre qui lance au loin la graine. * Et 1'ado cent 1'ayant suivi, il sentit se dérider son ame sou- cieuse. Il lui mit donc Ie mancheron dans les mains et les bceufs allaient devant, d'un rite grave, en soufflant par les naseaux. La première journée futdivine, 1'enfant rythmait son pas se- lon les aumailles fraternelles. Il marchait dans 1'odeur, la palpitation tiède delaterre. Sylvan, au bout du sillon, 1'aidait a retourner Ie soc. Et ensuite il recommencait, poussait droit les bc quelquefois il criait, ivre de force, et leur jetait des pierrailles. Mais Ie second jour, Hylette \ int a passer. — « Ami, dit-elle, 1'été a refleuri des I-E COR FLEI'BI. 341 foins coupes : tout Ie champ ce matin s'étoilait de marguerites. » Il vit qu'elle lui souriait et que Sylvan n'était plus la. Alorsil remit ses boeufs a 1'un des lorandiers et ïi petits pas de songe il s'en alla avec elle moissonner 1'herbe fleurie. Ce jour- la il ne caressa plus l'échine fumante des grands heufs sacrés. Le troisième jour, Sylvan vint encore et lui dit : —« Maintenant que le soc obéit a tes mains, je t'apprendrai, frère, a maitriser un jeune cheval fougueux. Ceci encore est un symbole. » Il rit et, retenant l'ardent animal par les naseaux, il le conseille et 1'aide as'enlever jusqu'ala croupe. La bete se cabre et rue, aigrement hennissante. Alors 1'enfant plonge les poings dans ses crins. Tous deux d'un bond ont disparu au détour de 1'allée. Et ensuite le cheval revient vainqueur, secouant sesflancs délivrés. Eleuthère! crie Sylvan en détresse pour il ne sait quel malheur dunt pa- tit le jeune téméraire. Un rire jeune au loin se moque et vibre : — « Ne t'alarme point, ami. Je mordis la poussière, mais sans grande avarie, hor- mis que d'amour-propre. Hen coüteraau perfide ! » Deux fois encore sa vaillance est déjouée par les ruses du libre enfant de la savane. Il tombe, ferme les yeux, pale, mi-évanoui, et les rouvrant.bondit,342 I.'il. E VIERGE. 1'étreint et d'un charme obéi enfin Ie captive, roi sous qui frémit un orgueil humilié. Sylvan Ie loue et dit: —« Sache a présent tout Ie prix de ta victoire. Celui que tu soumis n'appartient point a une race esclave. Mon fidele Heraut avec Ie sang lui versa son cceur furieux. O vainqueur! Je te donnerai Ie cor couleur de soleil afin qu'embouché par toi, il sonnetaforce merveilleuse aux horizons d'Eolie ! Moi-mème Ie recus de mon père Ie jour oü je domptai 1'étalon ! » Et Sylvan fait comme il a dit : il va dépendre Ie cor héroïque et, Ie lui passant au col: « L'ame de Sylvan y retentit, dit-il. A ton tour, jeune élu, mets-y Ie vent de tes poumons et soufflé la fan- fare glorieuse. » L'enfant gonfle les joues, tour- mente Ie cuivre et n'en tire que de rauques abois. Las, il s'afflige et de honte, de regrets ne peut con- tenir ses pleurs. — « Reprends-le, toi qui en ébranlas la forêt. Jamais Ie soufflé d'Éleuthère ne suffira a emplir la trompe d'un héros. » Mais Syl- van 1'encourage : — « Pourquoi désespérer si tót, petit ? Le cor longtemps aussi demeura pour moi sans voix : je n'en fus le maitre qu'en devenant un homme. » Ensuite il lui prend des mains le sonore et valeureux emblème et le contemplant, il s'écoute renaitre en ses musiques d'autrefois. COR FLEURI. 343 Un image a voile ses yeux. —« Voix par laquelle la voix de Sylvan s'exhala et fut portee vers les laboureurs de 1'autre rive ! Ame en qui se libéra mon ame enfant ! Ignorance ! Age innocent ! Alors, ami, je n'avais pas encore pleuré ! Et re- garde... » Il se tait, reprend d'un soufflé éteint : v Mesdentsdepuis, dans la peine et lacolère, mor- dirent Ie cor bru}'ant et vain. » Ainsi disant, une défaillance Ie mollit pour ce frère dont il redoute les destinées : — «O toi qui encore m'es ignoré, (te veuille pas trop prématurément devenir un liomme. Sache mériter longtemps Ie don d'enfance. Et ce cor qui me fut un tristeet royal symbole,dif- fère d'en oxpérimenter les secrets redoutables ! Qu'il soit a tes lèvres Ie vent léger du rire, 1'ha- leine ingénue de ta joie quand d'autres y expi- rèrent ta vie ! » Mais il ue peut résigner Ie vieux compagnon- nage. Il porte a sa bouche Ie cuivre couleur des ardents crépuscules et du solitaire automne. Par quatre fois, se tournant vers les quatre vents.il en tire des soris prolongés. Métalliques et graves, les ondes de futaie en futaie roulent comme un fleuve aux brasiers du couchant. Et ensuite il sus- pend son soufflé, il écoute aux échos palpiter et s'éteindre les rouges vibrations d'un cceur. 344 L il. E VIE RGE. « Entends-le, dit-il, gémir et mourir et renaïtre au fond des bois. Mon cceur déja, en eet autre qui lui répond, pleure la mort de Sylvan s'il lui faut encore rester esclave en cette ile. » L'adoles- cent s'émeut, tressaille a ce vent magnifique en qui s'éplora Ie présage. «|Oh! s'émerveille-t-il, une voix fabuleuse s'éveille des siècles et retentit dans l'avenir. Le cor des ancêtres reluit et fanfare aux forèts futures. Cher Sylvan, sonne encore tandis que Heraut nous emportera jusqu'oü éclata la cla- meur prophétique! » Alors Sylvan lui dit: « Bien, enfant! A présent le signe m'apparait. A présent, tu es digne d'emboucher le cor des héros. Que ta destinée donc s'accomplisse! » Et pendant tout le jour et les jours qui suivent, Eleuthère expire sa petite ame en la conque vermeille. Il soufflé, s'in- terrompt, s'écoute souffler dans 1'écho et recom- mence. Le cor splendide ceint son épaule tandis qu'il va sous les arbres roux. Hylette en oublie les fleurs de la prairie ; ravie de sa novice vaillance, elle suit ce chevalier qu'auréole un prestige de fas- tes. Et quelquefois elle enfle sajeune poitrine, elle lance aux airs lecri deschevauchées, Il sauvage et aigre Hilléï! Hïa ! Hi! Vers 1'Orient une voix leur répond et ils croient reconnaitre la voix de 1'oi- seau. IE ( (IK II.El'KI. 345 Sylvan se réjouit d'être 1'éducateur de ce jeune homme prédestiné duquel si Légèrement il déses- p^ra. — « Moi, dit-il, je m'apparais 1'ancienne humanité contemporaine des matins du monde. Je vais m'ignorant et cherchant mes dieux. Mais toi, Éleuthère, tu sais par quels noms les évoquer. Tu e< celui qui renait de la mort. Tu es un beau lys élancé des funèbres jardins. En outre, tu séjournas sur Ie bord de la vaste mer quand a peine je dépassai les rives d'Eolie. O Éleuthère! Tu vis souffrir les hommes et je rêve, moi captif, sans espoir de leur apporter la délivrance. En revanche, je connais des secrets merveilleux. Les oiseaux m'apprirent la chanson de vie. J'ai senti passer en moi l'éternité des arbres. Les airs subtils ont un sens que je pénètre. Et je n'ignore pas non plus les fables qui rendent 1'homme héroïque. Je t'initierai aux arts du courage et de la force. » La divine sympathie Ie réconforte et par cette ame a la sienne liée, lui rend moins pesant 1'exil d'Éolie. Cependant sa pensee parfois Ie reporte vers les horizons sublimes de la mer. « Parle- moi, dit-il, des hommes qui naviguent sur les flors éternels. Sans doute ils étaient pales encore d'avoir abordé aux terres inconnues? Sans doute leurs bras tremblaient pouravoir étreint une chair34» '■ il.K VIERGE. fraternelle et délivrée? La toison des monstres dispersés orgueilleusement pavoisait leurs navires? Et, dis-moi, n'avaient-ils pas des yeux plus beaux que les nótres? N'étaient-ils pas d'une taille sur- humaine? » Un vertige Pexalte au mirage idéal qui, par avance, Ie déporte vers les patries assi- gnees a son destin. Mais déja Éleuthère regrette les molles chaines fleuries dont I'asservit Hylette II rougit, il balbutie, a peine il écoute ce Sylvan qui rêva de legaler aux héros. _ « N'entends-tu pas, cher frère, une voix qui la-bas me reclame ? » Son oreille leurrée croit 1'entendre approcherdans les rumeurs de la forèt. Et de nouveau une tris- t« -e emplit 1'oeil de Sylvan. - « Ton ame déja m'a quitte et vole devant toi! » Or Hylette, unpeu plus tard, 1'apercevant seul. va a lui et ainsi se plaint : « A quoi te sert ce symbole d'un autre age? Ne suffit-il pas de tes mams pour cueillir avec moi dans la prairie des fleurs qui ne se fanent pas? Viens si tu ne veux que je cesse d etre ton ame nouvelle. » Ensuite, nant et pleurant, elle chante : « Dans I'hiver mon ami est parti. - Je reviendrai au beau temps du pnntemps. - Nes pas revenu, ó doux ami, ni Ie pnntemps. » Il voit trembler a sa joue un feu rosé et gémit : « Petite Hylette, c'est la faute a Syl- LE COR FLEURI. 347 van... Le cuivre rauque et dur horriblement dé- chira mes lèvres. » — Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle en séchant ses pleurs, viens nous-en nous moquer de Sylvan avec 1'oiseau dans les bois. Et la petite chanson reprend : « Mon ami était parti. Mon cceur est re- venu. » Comme un vol de passereaux, comme le tourbillon léger des feuilles a ras des plaines, ils fuient et sous les füts pavoisés d'écarlate ensuite ils tournent et dansent et ébruitent un rire clair. « Oh! dit-il, jetais bien sot de tant écouter ce cruel ami puisqu'il me roba ces yeux bien plus. plaisants! » Et Hylette : « Vois que d'heures perdues oü nos yeux désapprirent notre image.' En es-tu davantage le héros que mon cceur chérit pour avoir accompli les fabuleux ex- ploits ? » — « Oh ! fit-il avec candeur, je commen- cais seulement de ressembler a Hercule! » — « Mais Hercule mourut sur 1'CEta, ami, et a peine tu commences a vivre. » S'étant enfoncés aux avenues, ils criaient : « Le printemps est revenu ! Le printemps est revenu! » Mais ils n'entendirent pas 1'oiseau. Et une voix leur répondit qu'ils ne reconnurent pas et qui leur fit peur. Or, le cor splendide ceignait 1'épaule du Fils du printemps et quelquefois, elle ou lui, par348 I. II. E VI F. RGE. mépris puéril, 1'embouchait, en tirait des muis dérisoires. « Ecoute, disait-il, n'est-ce pas Ie tau- reau mugissant? N'est-ce pas Ie soufflé froid d'oc- tobre dan< les ramées? » — « Ou, se moquait-elle, Ie coassement des grenouilles au fond d'un puits ? » Le cuivre dans les bois pleura, lui qui sonna la fanfare d'orgueil et de gloire. Ensuite ils déta- chèrent les ardents feuillages d'un aubier el les tressèrent en guirlandes autour des spirales so- nores. Et chacun a son tour portait le cor fleuri comme un trophée de vendanges, ou bien ensemble ils passaient leurs têtes jumelles dan- sa -pirale par simulacre d'un collier amoureux, et parmi les ris et les cris, elles y apparaissaient chevelues d'or et de joie. — O ! dit-elle soudain, qui nous paria de fleurs jonchées? Voici que les roses naissent sous nos pas! L'n buisson devant eux saignait un sang délicat d'églantines. lis en cueillirent une touffe qu'ils froissèrent aux boucles de leur front, toute fraiche d'aurore mutilée. Alors elle voulut sonner la mort des roses et, soufflant de ses lèvres courtes dans le cor héroïque, elle en arrachait des sons grêle< et étouffés. Mais quelqu'un sur le chemin appela Éleuthère. Ils levèrent lesyeux et apergurent laLE COR FLï UR I. 349 colère de Sylvan ; et Hylette laissa tomber le cor et ne fut plus qu'une tunique fuyant derriere les arbres. Eleuthère, dit 1'orageux Sylvan, encore une fois tu as trompé ma confiance. De la trompe pro- fanée, tu fis un jouet aux mains de cette enfant. Cuivre magique en qui expira 1'ame des héros, ils tont fleuri ainsi qu'un thyrse futile! » Il disperse les roses et les feuillages, les piétine avec mépris. Le cor brandi et nu s'enflamme de pourpre et de soleil, vengé. Et il dit encore : « Maintenant va Her la quenouille avec mes sceurs, toi qui avilis le male emblème. Ta bouche indigne ne prolongera plus k> sons dont frissonnent les chênes dans les rs farouches. Cor humilié, legs des aïeux qui me fut transmis par mon père, personne, hormis Syl- van, ne t'embouchera plus désormais! » Il regarde une derm'ère fois le frère volage que noblement il voua a la gloire, et un pleur roule a sajoue, viril et acre, un seldedouleur et de colère. Puis il disparait dans la forêt, le cor ne s'est plus fait entendre. Et seulement une voix d'oiseau dans le taillis gazouille : « Eleuthère! » Hylette preSque aussitót avance latête, regarde si nul vestige de Sylvan n'encombre plus la perspective, et ensuite elle glisse jusqu'au chemin. « O gentil ami. 350 I. I I.K VIERGE. laisse-le dire. Ne vois-tu pas que les temps d'hé- roïsme sont finis? Tous les monstres sont morts. Iln'y a plus que I'oiseaudans laforèt. » Et elle rit, petite Eve apparue au seuil de 1'age d'amour. Maïs un regret est resté au cosur d'Eleuthère. « O Hylette! Sylvan pleura! » Alors elle ramasse les fleurs foulées et s'écrie : « Oue ne pleura-t-il assez pour rendre la vie a ces roses? * Bientót 1'image courroucée tic Sylvan se ilissout aux équivoquesprestigesd'uncrépusculearrivécomnic a pas de loup. Un brouillard violet fume et on- dule au velours assombri des gazons. A travers Ie tamis des branches, 1'or fané du ciel blute un silence pale oü s'éteint la vie. « Vois, dit-il, comme Ie soir tombe solennel et doux sur les avenues... Ne crois-tu pas apercevoir la-bas deux ombres comme nous-mèmes glissant au bord de la clairière? » — « Et toi, cher Eleuthère, n'entends-tu pas une voix, cette mème voix étrange qui déja nous effraya quand nous allions, nous moquant de Sylvan? » — « Oui, dit-il, j'entends la voix, et une autre lui répond, car il n'en faut plus douter a présent, elles sont deux. » lis se serrent frissonnants 1'un contre 1'autre, 1'oreille aux écoutes; et de nouveau les voix s'élèvent. L'une semble gémir tandis que 1'autreI A ].K(.: ON DE CHRIST. 351 supplie. « Je t'assure, dit Hylette, ne restons pas un instant de plus ici. Mon ca?ur est déchiré par un secret pressentiment. Viens, ami, ramène- moi vers la maison. » lis fuient en étouffant leurs pas rapidu-; et dans Ie soir ils sentent leurs visa- ges froidir d'inconnu. Soudain ils se sont arrètés. Les airs sont restés déchirés d'un cri... « O Hy- lette ! on eüt dit Ie cri d'Elée! » Et ensuite la nuit est tombée sur Ie bois, ils n'ont plus entendu que Ie vent de 1'automne. LA LEQON r>E CHRIST Ainsi prit fin la lecon d'héroïsme, et Sylvan se retrouva seul dans Éolie. Le cor dans les soirs ne sonna plus de gloire et d'orgueil. Mais deux en- fants allaient par les avenues, chantant et riant, élus pour un destin merveilleux. Et Sylvan con- nut la Passion, pour la seconde fois renié par son frère. Il s'apercevait maintenant solitaire et nu sur un mont, au bas du grand ciel inhabité; les dieux du passé s'y étaient évanouis et un autre ne vint pas qu'il attendait toujours. Dans les brumes, dans une vapeur de crépuscule, Eolie, ile> 352 L 1LE VIERGE. en fuite déja et réalisée, s'enfoncait comme un rève. Lui-même fit-il autre chose que rever, d'une ame esclave que vainement il espéra libre? Des siècles d'humanité et d'CEtas froidis et de Cau- casesabimés, toute la stérile épreuve 1'opprimait. Il fléchissait sous Ie tourment de sa force inutile : elle n'avait servi au monde non plus qu'a lui- mème, travaillée de moüts hétéroclites, élancée en ardeurs qui tót retombaient comme un jet d'eau futile. Il regretta les belles eaux ensevelis- seuses oü il méprisa de descendre avec Elée. Alors 1'été bouillonnait, il avait Ie jeune sang de la vigne et des taureaux ; il n'avait pas cessé d'ètre Ie Iiéros. « O Sylvan! que ne mourus-tu la tète aux cieux quand encore tu pouvais volontaire- ment mourir! » Son cri est entendu de celle qu'il renia comme lt- renia Eleuthère.« Vis, ami, puisque ta destinée est de vivre. » Il la voit venir a travers les arbres, petite ombre pale qui n'est plus que la forme d'Elée. Ainsi, prés des eaux, l'ame remontée vers 1'étoile, il la tint en ses bras. Elle lui sourit, il soupire : « O Elée! tu me parles de vivre, toi qui bien mieux me persuadas de mourir! » Il n'en- tend plus ensuite qu'un soufflé qui s'éloigne... « Vivre pour les autres, Sylvan ! » \LA LECON DE CHRIST. 353 Il erre a travers 1'automne dépouillé d'Eolie. Puis la nuit tombe, il rentre aux demeures. Alors Ie Père etend les mains et 1'appelle a ses cótés : « Enfant... enfant... » Un nuage, Ie soir d'une grande vie recouvre son haut front. Et un peu de temps il reste perdu aux silences de son ame. Mais d'un geste ensuite il dissipe les ombres. — Enfant, ne crois pas que je sois ferme a ta peine. Ton cceur est demeuré devant mes yeux : je te suivis en ton chemin d'adolescence, j'ai vu naitre en ton age de jeune homme 1'homme inquiet que nous sommes. Et voici que déja Eolie se voile de nuit, les temps sont prochains. Recois de ton père la connaissancede toi-même... Ensuite 1'initiation sera complete, tu seras égal a toute 1'humanité. Or, un dieu t'est né qui naquit de la douleur des hommes. Son nom est Christ. — Christ! murmure Sylvan, n'est-ce pas ce dieu dont me parlait Éleuthère? — Il te fut connu, enfant, dès Ie jour oü tu connus la souffrance. Il naquit de ta douleur comme il renait enchaque homme triste. Je trem- blai quand je Ie sentis s'éveiller en toi; alors encore tu ne croyais connaitre que Prométhée ; mais déja ton front avait pali. Rien qu'a la vision du Caucase, tu Ie pressentis. Maintenant, sache354 I.' il.K VIERG1 . qu'il fut un mont plus haut. La torche d'CEta s'allume au feu que déroba Prométhée : elle s'éteint et Védait du Golgotha jaillit de ses tisons oonsumés. Ainsi tous les dieux viennent et meu- rent a leur heure. Ensemble ils sont la conscience du monde et chacun est tous les hommes. Or écoute la lecon : Prométhée affranchit 1'homme de ses dieux vieillis. Mais Celui qui s'appelle Christ délivra 1'homme de 1'homme mème. Lui- même fut un homme qui osa s'égaler a son Dieu. Et il mourut de la main de ceux qu'en mourant, il sauva. Ainsi il fut Christ, c'est-a-dire Ie Pardon, ayant été Ie Sacrifice. Et mème il avait été renié par ses disciples. — Toi aussi, Eleuthère, me renias! soupire Sylvan. Etant entree dans la chambre, Élée entend cette plainte et elle lui prend la main, la retient entre les siennes. Barba un instant ferme les yeux et sa voix tout a coup a tremblé. ^ — Maintenant, fils, connais les symboles. Je fis Eolie a 1'imagedu riant Eden. Ëoliefut votreame enfant et 1'ame de toute 1'enfance des agc-. Et il y eut autour une rivière comme une ceinture de grace ; et la douleur encore n'était pas née. Mais, sache-le, toi qui ne connus longtemps que la joieIA LECOK DE CHRIST. 355 des dieux enfants, les dieux en mürissant eux- mèmes sont tristes. Ainsi Ie jeune homme aussi s'accomplit dans la douleur. O Sylvan, mes en- trailles se déchirent, un nuage couvre mes yeux; pose ta main sur mon épaule, que ju te sente prés de moi, car a peine je puis te voir encore. Déja tu m échappes, déjad'un vol sublime ton ame vole a 1'avenir quand par nies racines je m'enfonce plus irrémissiblement au pas De ses doigts froids, ainsi parlant, il lui caresse Ie front, et il médite en silence, et puis sa bouche se détend. — A présent écoute les dernières paroles restées dans ma barbe. La Douleur n'est qu'un cycle assigné a nos soifs ivres d'idéal. Ton ame ensuite 1'ayant franchie, se sentira délivrée du tourment d'un dieu qu'elle alla cherchant et qui était en elle. A ton tour tu deviendras Ie dieu que tu rèvas. Et Christ n'est qu'une étape comme les autres dieux. Tout 1'étre en Sylvan vibre surnaturel, exalté d'une foi ineonnue. Un soufflé Ie traverse, 1'im- mense vent prophétique des temps qui vienneut. Et déja Ie passé s'efface, il soit des séculaires om- bres, il voit se lever Ie jour d'éternité, tout pale, rafraichi de la grace d'un baptème au bord des356 l.'il.E VIERGE. eaux futures. Une onde vive monte de son cceur gonflé. — Christ 1 ö Christ! c'était donc toi! La bouche d'Élée s'appuie brülante a sa main, elle soupire : — Le dieu inconnu, Sylvan ! Mais Barba 1'arrète : — Celui-la, ami, nest qu'en toi-mème. Cependant lis se rappellent 1'avoir senti passer dans la nuit électrique, prés de la rivière; ils étaient restés tressaillants, sans paroles, comme devant un mystère. Et ensuite ils avaient eu soif de douleur et de sacrifice ; ils auraient voulu mou- rir ensemble ; et seulement son nom leur demeu- rait ignoré. — Christ! par trois fois s'écrie Élée. Et ce nom lui apprtnd le geste de la prière. Elle joint les mains et tombe a genoux. Le nom divin vole sur leurs lèvres a tous deux. Il flotte aux airs comme 1'essence, 1'esprit mème du sacrifice. « O Christ! dit Élée, fois que moi aussi... » Elle ne peut achever, incline la tête. Et comme une étoile dans les clartés du matin, la nocturne Elée, la fille de la mort et de la nuit, s'est évanouie. Barba la prend en ses bras, doucement lui soufflé sur les yeux. Et enfin elle semble se réveiller d'uii songe, , \LA LEQON DE CHRIST. 357 elle apercoit Sylvan. Tous deux alors longtemps s'embrassent dans les pleurs, tres purs, d'une ame éblouie, car pour la première fois ils se sont re- ccnnus. Et ensuite Barba les renvoie, disant ; « Ceci est la dernière lecon, enfants. » Des jours passèrent. Les rouges pavillons de 1'au- tomne furent déchirés par les vents. Ensemble ils s'en allèrent ï-egarder au bout de la prairie Ie vol des oiseaux migrateurs. « Ils vont a leur des- tinée, Sylvan, dit-elle. Ils ont écouté les voix... » 11 répondit: « Ils vont vers les régions inconnues oü voudrait les suivre Sylvan ! » D'un soufflé elle murmura : « Ils se délivrent du passé. » Leurs paroles étaient obscures ; pourtant ils croyaient se comprendre, chacun restait oppressé d'un secret qu'il n'osait dire. Et seulement quelquefois leurs lèvres tremblaient, ils détournaient 1'un de 1'autre leurs visages, tout a coup devenus pales. Ils n'étaient plus tristes : une haute exaltation, comme a la veille d'un départ, leur faisait une ame et des prunelles claires. Puis ils quittèrent la berge des eaux ; nul des deux n'avait reparlé de la mort; sous les arbres sans feuilles et sans oiseaux, ils s'en retournèrent, ne semblaient pas voir la nudité froide des champs. Or, un jour, Elée étrangement dit a Sylvan : 35-S I. 1I.E VIERGE. — Cette ile, ami, est pleine de prestiges... N'entendis-tu pas quelquefois des voix crier comme dans uu naufrage? Il sourit : — Le cor dans les bois sans doute pleurait Ie faible coeur de Sylvan... Ou si c'était la folie aven- ture de cette petite Hylette et de celui qui va derrière se- pas, enguirlandé de roses? Ils parlaient encore, le soir tomba, et dans Eolie une voix gémissante appela : Elée ! — Oh! s'écria Sylvan, maintertant il me sou- vient avoir entendu cette voix ! Sans nul doute, en un autre temps, j'ouïs une telle voix. Elle sem- blait venir de öhez les hommes de 1'autre rive. Et m'étant élancé, un inconnu, sous la nuit des arbres, me pressa centre son sein. Il la sentit défaillir. — Sylvan, elle m'appelle !... Ouelqu'un m'ap- pelle dans l'fle ! Va sans retourner la tête. Un jour tu sauras qui fut Elée. Elle a fui, il voit tournoyer et disparaitre sa robe aux ombres pales. Elée! Elée ! Son cri monte, inexaucé. Le petit fantóme d'Elée s'est perdu dans le soir taciturne. Elle vola du vol des oiseaux chercheurs d'horizons délivrés, elle n'est plus re- vcnue. Et •' se tourmente :quel charme d'horreur .A I.KOiN DE CHR'IST. 359 ou d'espoir, quel sortilège émané des airs subtils la captiva, injonction ou prière, mais fctidique évoqué a 1'heure hallucinatoire ? Tout fut mystère en Elée et 1'est bien plus en ce soir qui garde son secret. Il rentre aux demeures, il voit dans latre, aux pieds de Barba, Éleuthère et Hylette tressant des couronnes. Le sourire du Père les encourage; sea pensees bienveillantes semblent fleurir a leurs doigts ce jeu d'amour, illusion d'un printemps eternel. Et la moqueuse Hylette lui dit : « Vois, tout 1'été ne fut pa- dispersé par te- mains. Il est encore au bois des buissons ignorés oü nous cueillimes 1'églantine. » iMais il ne pense qu'a celle qui est partie : « Nul de vous ne vit Élée? - — La voici ! Eléemème, la cbère voix d'Élée lui dit la bonne parole oü des ombres soudain elle apparait res- suscitée. Elle a les yeux lointains d'avoir trop re- garde dans la nuk, elle -celle d'un doigt -e- lèvres, petit sphinx clandestin qui cache son ame et sur qui glisse sans l'éclairer la lumière de latre. Oh ! songe-t-il, serait-ce bien Ia la noire et ardente Elée? A peine elle me demeure encore visible en cette paleurd'une forme déjacthéréc, divine étoile^^7!" 360 I.'ÏI.E VIERfiE. qu'évanouit 1'arrivée du matin... Et il n'ose la toucher, de peur qu'une illusoire image n'élude son geste inutile. Une dernière fois ensuite ils se revirent sous les arbres, prés de la rivière. Un soleil éteint, la frileuse agonie d'un mirage du mol été aux giviv* du ciel fanait les gazons. Ils furent longtemps san. se parier, laissant errer leurs regards sur Ie doux paysage en langueur. Et enfin elle étendit la main et dit : « Vois, tous les vols sont passés. Nous seuls.ó Sylvan!... »I1 continuapourelle : « Nous seuls sommes encore ici! » Un frisson les saisit, ils se prirent les mains. « Ne trouves-tu pas, dit- elle, que 1'heure est solennelle? Le soleil la-hautse voile et c'est nous qui semblons le quitter. » Et commeSylvannerépondait pas, ellebaissa jusqu'a lui son front et en souriant,lui dit: — « Baise mes paupières, ami. Appuies-y longuement tes lèvres. Ferme mes yeux sous tes baisers. Et qu'ils y im- priment 1'imagede ces campagnes qui déja ne sont plus qu'un songe... » Il lui ferma les yeux, y ap- puya longuement ses lèvres et ensuite il dit : « Je sens ton ame s'en aller de moi, chère Elée... Elle s'élance vers 1'avenir. » Mais Élée s'exaltant: « Elle retourne plutót au passé. Maintenant, sache-le, je ne suis plus que ta petite ame d'autre-L ANNONCIATEU R. 36l fois... » Et tous deux pleuraient, envahis d'une grande tristesse. Puis les présages apparurent. Un des faons gra- cieux, aimés de Florie, expira ; un ouragan dé- cima les plus vieux chênes ; la rivière ensuite se mit a monter, une partie d'Éolie s'abima dans la fureur des eaux. Et, dans File profonde, des voix toujours étaient entendues, gémissantes, terribles, et qui emplissaient les soirs. Alors 1'effroi régna, les serviteurs secouaient leurs fronts pales et di- saient : « Voici longtemps que nous vivons dans cette ile : pourtant jamais nous ne vimes ni n'ouïmes rien de pareil. Est-ce que les temps se- raient accomplis? Nos yeux terrifiés verront-ils disparaitre Eolie ? Sürement des choses extraordi- naires sont en suspens, des prodiges vont naitre. » Et Ie cor d'or et d'orgueil était mort. Un autre dans les bois pleurait, voile. I/ANNONCIATEUR Or, Ie sixième jour après les eaux pacifiées, un vieillard aborda dans Éoliea Fheureoü les Pauvres ont coutume de franchir la rive. Il semblait las 21362 T. il.F. VIERGE. d'ans et de pèlerinages, tres grand sous les neiges de son front, avec des yeux de siècles. Il entra dans la haute salie familiale et Barba, 1'ayant assis a ses cótés, lui dit : « Sois Ie bienvenu dans cette ile, étranger de qui, a moins qu'un mirage ne m'abuse, je crois reconnaitre les traits. » Le vieillard, encroisant les mainssursapoitrine, s'inclina et répondit : « Ta mémoire ne t'est pas infidèle, ó maitre d'Éolie. Je suis le Voyageur des ages, je suis celui qui connait 1'exil et la dou- leur. Quand j'entrai pour la première fois dans cette ile, la moisson s'achevait ; tu recueillais le fruit de ta sagesse et de ta vigilance. Et une lumière divine, les calmes gloires d'une après- midi d'Eden exprimaient le bonheur. C'est la pour moi un souvenir merveilleux et qui ne s'est pas effacé. Depuis j'ai marché du pas sans trêve du Pauvre. Et voici que j'apporte 1'hiver, une voix dans les campagnes clamait : les temps sont ac- complis. Maintenant, si tu désires apprendre des nouvelles des hommes, interroge-m< >i. - Que faisaient-ils dans les patries oü te por- tèrent en dernier lieu tes pas ? — Ils étaient malheureux. Ils gisaient courbés sous les idoles. Nul n'était libre, car nul ne con- naissait sa force. ïous vivaient dans le cabanon I. AXXOXCI AT F. VR. 3f'5 des lois, des cultes, des morales, comme des bceufs parqués. Et cependant ils égalaient en férocité et en bassesse les loups et les hyènes; quel- quefois, avec d'horribles clameurs, ils se jetaient les uns sur les autres. Alors quelqu'un entrait dans Ie cabanon et les fouaillait, et il avait Ie vi-agedes idoles qui les opprimaient et auxquelles ils ne croyaient plus. Sache-le, toi qui paternelle- ment règnes en cette ile, tous les monstres ne sont pas morts, et 1'homme encore vit esclave de 1'homme. Or les multitudes souffraient de grandes douleurs et, tournees vers l'orient, elles réclamaient Ie Libérateur, disant :« Lequel main- tenant, tres pur et sorti de nou-, va se sacrifier pour nous? Lequel nousapprendra a devenir des dieux et nous délivrera de nos chaines millé- naires? » Voilace que j'ai vu et ouï. Mes sens en sont restés terrifiés. Sylvan gémit : — Mon ame m'a quitte. Mon ame est chez les hommes qui souffrent. Maintenant les serviteurs aussi se désolaient, croyant que 1'heure était venue des choses funestes. — O destinées ! Nous faudra-il renoncer aux dieux de paix et de joie qui réglèrent nos exis- tences ? 366 1,'iI.E VIERGE. Mais Florie étendit vers eux ses mains de jeune prêtresse ; et ainsi elle les consolait: — Je les servirai avec vous, amis. Ensemble nous resterons fidèles aux cultes sacrés de la Terre. Il y a encore des moissons dans le sol d'Eolie. Seuls Eleuthère et Hylette, annonciateurs des ages d'amour, demeuraient en dehors de ces dou- leurs et, a travers la table, se jetaient leurs lèvres comme des cueurs de roses. Alors Barba, d'un geste obéi, imposa le si- lence : « Enfants, amis, le vieillard h'a peut-ètre pas tout dit... » Le voyageur releva son visage; 1'ombre s'en était dissipée; ils lui virent aux yeux une clarté surnaturelle. Et enfin il paria. — Maintenant je veux effacer 1'affreuse vision. Éolie peut connaitre 1'hiver, les autans, les pro- diges : elle ne peut mourir. Le va-u d'Eden éter- nellement vit au cceur des hommes, 1'aspiration a la délivrance dans la joie qui est 1'harmonie. Et toute chose est ce que la concut 1'esprit. C'est pour- quoi, ö roi, ayant fait cette ile selon un dessein tres sage, tu réalisas 1'CEuvre de vie qui ne doit point finir. Et voici : une race libre naïtra des enfants élus d'Éolie. Et d'autres a leur tour sorti- ront de celle-la, en qui seront rachetés les ages.I.'.VNNnNi IA TI. IR. 367 Alors apparaitront des êtres aux sens subtils, aux organes régénérés, et la chair n'assouvira plus la chair, et des choses dans 1'homme seront élimi- nées, encore élémentaires. Et ce sera Ie temps d'une haute humanité déliée du tourment de n'être encore qu'animale. Les ames se verront face a face, divinement nues : elles ne sentiront plus la douleur de se chercher a tatons des bords oppo- sés de l'exil et, nieurtries, humiliées, en larmes de ne se reconnaïtre qu'aux pareilles blessures que leur fit 1'amour irréparablement violé. I .e Voyant des ages un instant s'abima en ces pensees heureuses. Cependant ses paroles bruis- saient sous les voütes comme un vent d'éternité monté des matins de la mer. Et ensuite il leva tres haut sim visage, et il semblait regarder au fond d'un nuage : « O limon ! chair initiale ! Chair encore dans les limbes, ó chair qui restas honteuse et tristede t'ètre vueenchainée, chair fu- rieuse et tentée, transfigure-toi. Oue tes éléments antiques, consumés au feu adorable d'amour, se dispersent comme la fumée grossier e etne laissent subsister que les esprits sacrés de la vie! O sexe ! fleur! blessure! émane Ie symbole ingénu et fort! deviens Ie transcendantal et vertigineux baiseren qui toute lie sera purifiée! Vierge a 1'égal de l'éther, É368 l'ile vierge. tu serasla forme mème de 1'ame egale auxdieux... Or, les dieux ne sont que la connaissance de soi- même et Eolie sera pareille aux dieux qu'elle concut. » La barbe de 1'Ancêtre, aces mots, ondula. — Ces dieux, ö vieillard, je les sentis tressaillir en mon rêve.' — Réjouis-toi donc, car les choses seront tellus que je te les dis. Un dieu va naitre de 1'hoinme que tu fus, un homme naitra qui sera Ie dieu que tu portas en toi. O Barba ! 1'homme alors sera pour lui même sa pensee réalisée! Tous 1'écoutaient, debout par-dessus la table, et les vieux serviteurs entre eux se disaient : « Celui-ci sürement aussi est un dieu qui sait lire dans 1'avenir les signes et laisse tomber de ses lèvres ces paroles d'or. » Ensuite Ie voyageur cessa de parier ; mais ses prunelles continuaient a regarder au fond des ages, sa tète vénérable semblait toucher aux plafonds Alors Barba ordonna qu'on remplit de bière frafche les verres et, ayant levelesien a lahauteur de son visage, il paria ainsi : — Sois, en cette libation, remercié, toi qui vins et me donnasle réconfort.Il m'est doux de penser qu'Eolie ne s'éteindra pas avec moi. MaintenantI-K SAfRIFIfE n'ÉI.KE. 369 mon coeur reverdit comme sous les pleurs tièdes du matin Ie coeur des chênes. LE SACRIFICE D'ÉLÉE Barba, Ie vieux roi de 1'Ile, médite aux flam- mes tourbillonnantes de 1'atre. Une forêt s'ycon- sume, verte et crepitante, la sève et Ie soleil des étés qui virent la jeunesse d'Éolie. Il penche vers ses genoux uu front oü remuent lesdestins. Par les baies profondes, il regarde sous les tristes arbres del'hi ver s'enfoncer la routedes départs. Et un cou- chant des ages, en ses prunelles obscures, semble s'allumer aux reflets du feu comme un dérnier rayon tombe du crépuscule des monts. Eden ! aurores! ames enfants qui s'éveillèrent de sa pen- sée ' Jours lointains ! D'autres hommes vont nai- tre pour d'autres matins ! Il ressent 1'humaine mélancolie des travaux accomplis. Au dehors les déserts font silence, un mystère plane dans les demeures, il n'entend que Ie pas lourdde ses pen- sees en lui, régulier comme Ie battement d'une horloge, comme la marche d'un faucheur aux champs de la vie. Mais une voix dor tout a coup 21. 370 T.'tl.F, VIERGE. vibredans 1'épaisseur du mur, la petite ame joyeuse du grillon. Elle est haute et claire, comme Ie son de la faux au temps des foins mürs ; elle tinte du bruit musical d'un jet d'eau qui se délivra des givres. L'ombre alors, pour cette petite chanson d'éternité qui frémit aux airs, s'allège au front de Barba. Il ferme un instant les yeux et s'absorbe dans la vision de la joie. Toute l'humanité an- térieure ne fut que 1'étape lamentable! Siècles ! parcelles de la durée ! Races ! Mondes ! Atomes ! Voici que 1'homme est dieu ! — Père ! ó père ! Ses paupières se rouvrent. Une ondée tiède avec Ie chuchotis fróleur d'une bouche glisse Ie long de ses mains. Et il ne sait quel sommeil de ses esprits dispersés interceptala rumeur légere d'Elée venue jusqu'a lui. « Oh ! dit-il en souriant, n'était-ce pas la la chanson d'or et d'éternité ? » — O père! A ses pieds pleure Elée dans ses cheveux pro- fonds. Epandus du flot d'une nuit, ils ruissellent jusqu'a terre et semblent 1'enclore au secret d'une destinée. Doucement il 1'attire par les poi- gnets. — Un jet d'eau d'un bruit musical tout a 1'heure en ma pensee chimériquement se délivrait éLE SACRTFICE DEI.EE. 371 des givres. Mais tes pleurs a toi sont la musique d'une source qui s'égoutte du printemps d'un bois. Et les flütes du vent jasent dans 1'écho, tous les merles délirent de s'égaler au tintant cristal de la petite onde. — O père, gémit Elée, je ne suis déja plus la petite Elée que tu chérissais. Celle-la dormit igno- rante en tes genoux, celle-la grandit comme un faon sauvage a ton ombre. Une nouvelle Elée est la qui se lamente pour des choses inconjurables. Barba doucement lui courbe Ie front en arrière et, la tenant ainsi devant lui, il plonge aux ombres de ses prunelles. Un sens lentement nait, voile, re- doutable, et qui ensuite s'élucide. Et des paroles flottent dans sa barbe, sourdes, intérieures: — Une tellechose devait-elle jamais advenir ? O Elée, doux printemps d'Eolie, mor ame se penche sur la tienne comme sur une eau profonde. — O père, dit-elle en se baissant jusqu'a ses ge- noux, tu m'enseignas Christ, et a mon tour je me sens élue. Une voix m'a appelée. Permets que je lui obéisse. Vois, je suis entre tes mains et je te supplie. — C'est la loi, c'est la loi. Nul ne 1'élude, nul n'échappe a la douleur. Et chaque chose s'accom- plit selon ses causes obscures. ;:372 1,'fLE VI erge. Un immense abandon, Ie poidsd'une grande so- Htudeles enveloppeet les sépare. Ils sont dans une plaine nue aux confins du monde et de la vie. IV- nèbres. Des colombes pleurent, des loups hurlent, leurs ames grelottent. Toujours plus loin elles se reculent 1'une de 1'autre et ne s'entendent plus se répondre. Barba est Ie tronc même de 1'humanité, la sou- che profonde des races. Ses prunelles éteintes se ravivent, contemplent un point fixe de 1'espace. Dans la duréedes temps se léve 1'Ue heureusepro- mise a sou oeuvre. La se renoueront les rameaux coupes, la seront conjurées les causes. Kt les paroles, tout a 1'heuresourdes, intérieures, a présent se dé- lient,légères,ailées.« Le bien, Ie mal, équivalences qui se resolvent aux fins mystérieiises de l'Être ! Il me semble qu'a peine je m'accomplis dans la connaissance. Et voila, celle-ci est la rosé ardente du sacrifice. » Ensuite il déploie ses mains d'antique semeur : elles jetèrent la graine aux labours; elles firent lever les moissons. Et elles s'ouvrent sur Élée, augustes, tres douces. « Va donc, dit-il, obéis a ta destinée, maintenant je sais quel secret profond scelle tes lèvres.» Tous deux semblent avoir communie dan.LE SACRIFICE n'ÉLÉE. un mystère, dans une chose connue seulement d'eux et tres Ioin de leur volonté. Élée se leve ; sa petite ombre glisse sur les dalles vers 1'issue. Et Les hauts plafonds dun poids de silence et de soli- tude se referment sur 1'ame du Sage. Nul, durant tout un jour, ne sut s'il défaillit d'agonie ou s'il dormit dans un crépuscule de pensees comme au déclin des ages s'endorment les dieux tristes. Par les vitraux il regardait au ciel venir une lumière, il n'osait plus regarder Éolie; et les heures bles- sées en boitant s'en allèrent, il n'en rest» qu'une, rigide, et qui avait les yeux d'Ëlée. Cependant Élée n'était plus triste : elle visita les belles génisses de 1'été, elle erra en chantant Ie long de la rivière, et, ayant rencontre Sylvan. comme elle apportait a Heraut une gerbe de foin parfumé, elle lui dit de sa voix étrange : « Ouand tu auras besoin d'être console, ami, sonne du cor ; tu verras apparaitre Élée. » Et ensuite elle se mit a pleurer. Or, vers Ie soir, un grand vent souffla, des portes furént ouvertes, et ils cherchèrent vai- nement Elée. Le lendemain non plus elle ne repa- rut, ni les jours suivants; mais une barque avait létachée de k rive et flottait. Alors les lamen- tations montèrent, les bois tressaillirent de san- glots : toute 1'ile sembla morte de la mort d'Élée.374 7. II. F, VIERGE. Avec des mains prudentes, de peur de blesser ses membres délicats, les serviteurs fouillèrent les buis- sons et les labours. Même la nuit, des ombres sin- gulières erraient par les avenues; des torches en tous sens couraient sous les arbres, comme des ames en peine d'une autre. L'ame d'Elée sembla être partout et n'était plus nulle part. Elée est morte! Elée est morte! criaient affreusement les deux petites karites restées de celles qui furent la triade heureuse et Florie tordait ses cheveux et s'arrachait les vêtements, Hylette n'était plus avec Eleuthère, mais avec la seule Elée qui leur causait ce tourment. Leur déploration empli 1'ile. Comme au temps du mal d'Elée, elle> entrè- rent au pare des chevreuils, la oü Ie père du trou- peau fut immolé. Un vent funèbre gémissait aux ramures du fin bouleau. Leurs larmes arrosèrent Ie tertre : elles levèrent des mains supplianten « Manes! ömanes irrités! » Car a présent elles croyaient comprendre qu'une loi fait sortir la mort de la mort ; elles ne doutaient plus qu'un destin terrible n'etit frappe leur sceur a cause du sang répandu. Et ensemble elles tachaient d'apai- ser les esprits du bel animal en qui expira 1'inno- cence d'Eolie. « O ami! ne nous poursuis pas plus longtemps de ta colère. Le printemps revenu,I.K SACRIFICE DÉLÉE. 375 nous t'apporterons des fleurs odorantes. Agrée la promesse de cette offrande et cessed'ètre courroucé, toi qui mourus d'une mort en nos larmes expiée ! » Sylvan ne quittait plus les tristes berges oü ils avaient échangé leurs adieux. Il se rappelait ces paroles d'Élée : « Ne trouves-tu pas que 1'heure e st solennelle ? » et d'autres, alors obscures. Il ne se lassait pasderegarder la barque qu'une main avait détachée de la rive et qui continuait a flotter sur les eaux. « Élée ! petite ime d'Élée ! ó ma chère ame d'autrefois! oü es-tu, toi que cette barque -:ms nul doute mena vers la rive qui ne doit plus ètre repassée ? Elée ! pourquoi m'as-tu quitte, moi qui n'étais pas encore parti ? » Il allaa la barque, y descendit, et il navigua tout un jour autour de 1'ile. Et seulement, quand Ie soir fut tombe, il s'ar- rêta de ramer et considéra 1'horizon du cóté des hommes. Le lendemain il descendit encore dans la barque, il avait pris avec lui le cor couleur des rouges crépuscules ; et de nouveau il attendit que la nuit recouvrit Eolie. Alors il porta le cuivre a ses lèvres, les bois tressaillirent d'entendre encore une fois la fanfare de Sylvan. Elle monta triste et voilée sous la lune ; elle glissa au loin sur les eaux froides, appelant Elée. Et Elée apparuttoute pale, les yeux surnaturels ; il la sentit a ses cótés ; il fut376 L 1EE VIERGE. enveloppé de sa grace et de son soufflé, et elle lui dit : « — Ne me regrette pas, toi qui vainquis la mort. Maintenant je suis une ame libre et qui accomplit son devoir. Maintenant aussi, sache-le, voici les temps venus d'être Ie héros que tu rêvas. » Il voulut la serrer dans ses bras ; elle expira devant lui; il sut ainsi qu'il n'avait vu que son ombre. Et la voix de 1'Homme-au-front-de-taureau ne s'était plus fait entendre dans Éolie. LF. LIBKRATETR Barba fit appeler ses enfants ; et la douleur ne l'avait pas brisé. Une clarté brillait en ses re- gards, lui donnait la jeunesse d'un svmbole. L'un après 1'autre, comme un troupeau de biches et de faons, ils passèrent devant Ie grand vieillard, et ses mains amoureusement, a travers Ie dessin char- mant de leurs corps, caressaient la forme triste de leurs ames. Florie et Hylette baisèrent ses joues chevelues et gémirent : « Toi seul, père, pourrais nous dire oü passa Elée. Depuis tant de jours nous la cherchons inutilement. Toute 1'ile est vide de notre sceur. » Puis el les firent silence, carüI ï>LE LIBËRATEUR. 379 il desserrait les lèvres. « La douleur est entree dans Eolie, enfants; et j'ai laissé couler vos pleurs. Cependant écoutez : Elée n'est pas morte, elle n'est que temporairement évanouie. Elée vit et accomplit sa destinée. » Aussitöt 1'ame légere des vierges s'agita ;elles se lamentaient et riaient. « < )joie ! deuil I Elée est et n'est plus ! Elée vit et nous ne sommes plus avec elle ! Explique-nous ce mystère, ó père qui sais 1'enchainement des choses! »Barba de ses doigts toucha leurs lèvres versatiles et elles se fermèrent. Ensuite, s'adres- sant a Sylvan : « Les femmes sont comme des peupliers dans Ie vent. A ton tour parle, toi qui possèdes une ame concentrée ! » Et Sylvan dit : — O maitre! permets que je m'enaille de cette ile. Une destinée aussi m'appelleet veut être obéie. Je parcourrai Ie monde, je visiterai les hommes. Oü qu'elle souffre et gémisse, j'irai délivrer Elée ! — Ainsi parle un héros ! fit levieillard. Demeure donc afin que je te dise les dernières paroles. Vous, pendant ce temps, mes filles tres chères, répandez-vous joyeusement dans les demeures en invoquant les heures réconciliées. Tout Ie ciel ne s'est pas voile sur Eolie : il naitra de nouveaux soleils. Déja leur lueur prophétique éblouit mes380 L 1I-E VIRRCE. ¥ yeux qui regardent a travers les ages. Alors les Hens dissous se renoueront. Elles frémirent délicieusement comme si 1'été rentrait par les portes ouvertes, et se tenant enla- cées, la tête inclinée, elles allaient d'un pas de songe, se disant : « Élée vit ! Peut-être elle sommeille en un pays que nous ne savons. N'est-ce pas la, ma soeur, un conté merveil- leux ? » De nouveau, ensuite, dans Ie silence monta la voix du Vénérable. — Fils, ö fils! 1'heure est venue de te révéler Tarcane. Moi-même n'y fus initié que par degrés. Les choses obscures parmi lesquelles nous vi- vons, ne s'éclairent qu'a mesure que notre ame elle-mème s'élucide. Et voici : celle que tu appe- lais du nom de soeur ne sortit pas de mon sang, bien qu'elle me fut chère autant que mon sang mème. Les fatalités présidèrent a sa naissance, inexorables, aveugles, nées des séculaires tristesses de la chair. Élée sortit de la misère des races : elle me fut donnée par la douleur. C'est pourquoi j'as- sumai envers elle Ie devoir paternel. Les voiles soudain furent déchirés. Sylvan, tres pale, crut entendre gémir la Voix dans les soirs d'Eolie. « O Elée, murmura-t-il, en t'aimant plus l l>LK LIBERATF.ru. 38l que mes sceurs, je ne t'aimai point encore assez et comme Elée eüt dü ètre aimée, toi qui ne fus pas ma sceur ! » — Elle te fut bien plus, ó Sylvan! Elle te fut toute 1'humanité inconnue! Ainsi déja s'annon- cait ton destin. Ainsi Elée, elle aussi, petite figure encore nébuleuse, ignorée d'elle-même et de nous, lentement révéla Ie signe qui la prédesti- nait. Toute vie est un secret qui, pour nos ames infiniment dans les limbes et tatonnantes, ne se dévoile qu'a travers la douleur; et nous-mèmes ne sommes 1'un a 1'autreque des apparences. Vous vous cherchiez, enfants, en vous fuj'ant, d'un cceur qui peut-être s'effraya de se connaitre. Et je ne connaissais pas davantage toute Elée, moi qui pourtant crus une seconde fois lui avoir donné Ie jour. En souffrant 1'un pour 1'autre, déja tu étais 1'avenir, elle était encore Ie passé : mi pressenti- ment mysterieux vous agitait, et vous n'étiez a deux que la douleur et 1'espoir qui sé tourmen- tent de s'accomplir. Elée n'est pas morte, elle vit. Vois en elle une ame enchainée par un nécessaire sacrifice et qui attend que tu la délivres. Un silence religieux s'épandit, toute viesembla suspendue, ils s'apparaissaient comme des esprits dans une grande lumière. Et Barba avait parlé3^2 I.'iLE VIERGE. comme d'une autre vie, du cóté de 1'oi-ient. — Père, dit enfin Sylvan en se courbant, j'ai bu tes parolc-. Maintenant une lumière ira de- vant mes pas. Elle me conduira vers Elée et toute 1'humanité qui souffrit du mal d'Élée. La barbe de 1'Ancétre trembla, la belle forêt de neiges et d'années. Il étendit les mains. — Va, doux héros sans crainte, je te délie d'Éolie, toi qui fus trempé aux fontaines de cette ile. Sois 1'Amour, sois la Force, sois I'Ame prochaine. La douleur nest uu'un stade dans ladti- rée des hommes. Epuise les dieux que tu fus pour un, plus grand, qu'il te faut devenir. Vis ta libre vie, vis-toi tout dans la plénitude et l'harmonie. Va donc,ami, quitte 1'heureux Eden de ton enfance. . Une autre Eolie dansles agest'est promise et que tu dois conquérir. Alors passa la suprème défaillance. Le grand arbre de vie fut secouéjusqu'en ses racines. Barba a tatons, les paupières voilées, caressa la chair filiale comme on regrette un ciel. — Attends encore un instant, ó fils ! ö chère Idéé vivante! Laisse >'empreindre en mes mains déja vertes ta forme exquise... Que je baise tes prunelles emplies de l'heure future... Que je con- temple une dernière fois la grace et la noblesse de I _^LIC LIBÉK \ I E U R. 383 te- ttaiis.. O Sylvan! ta piété filiale ne fefmera pas mes yeux! •vTout sembla révolu ; les solives gémirent d'avoir entendu la lamentation paternel Ie. Dehors, dans la campagne mie, un vent froid souffla, Ie vent qui avait emporté Élée. — Père, dit Sylvan, permets qu'a mon tour je touche avec mes tnains respectueuses ton visage et qu'ensuite je les porte a ma bouche et a mes yeux. Ainsi ta présence réelle se communiquera aux extrémités de mon être et en moi résidera comme un fluide subtil. Souffre aussi que je passé les doigts aux belles soies dargent de ta barbe comme y jouèrent mes caresses d'enfant. S'étant prosterné, il embrassa ensuiteles genoux de Barba, rqi de 1'Ile. Et déja ces genoux étaient morts, il ressentit la douleur et Ie froid de leurs et pleura. Mais Ie grand coeur indestructible du Père tout a coup ressuscita, nourri d'un sang d'éternité. Et Barba Ie toucha a 1'épaule, lui dit sans tri>tesse : — Tes pleurs sincères m'arrosèrent comme si rheuredeTagonieétait venuepour moi.Tu accom- plis ainsi a 1'avance les devoirs sacrés. Maintenant relève-toi, et va, jeune roi a ton tour par qui mon re indéfiniment sera continuée dans 1'Idéal.'L'il. E VIERGE. Ses mains planèrent, tres grande-, comme Ie soir sur les labours, et elles ne savaient pas se fermer, ouvertes dans un geste de semailles, ayant jusqu'au bout semé 1'humanité. Florie, I [yletteet Éleuthère étant entrés avecieshommes et les femmes d'Éolie, ear la nouvelle du départ de Sylvan s'était ébruitée, les mains immen- ses touchaient leurs fronts et les recouvraient tous. Alors la plainte des soeurs s'éleva, aigre comme la voix des corneüles. Et Florie gé- missait : « Cher Sylvan, se peut-il vraiment que tu nous délaisses, comme nous délaissa la triste Elée? Es-tu las de nos chants et de nos rires, toi qui conduisais avec nous Ie chceur des Heures gracieuses? Dis, n'est-il plus de joies dans Eolie pour ton cceur ivre de la chose in- connue ? » — O Florie, vestale, répondit Sylvan, il est des ames malheureuses Ie long des chemins. — O ami! dit Hylette, toutes les roses ne sont pas mortes. Ce matin encore, avec Éleuthère, j'en trouvai qui sous nos doigtsfleurissaient. Et Sylvan répondit : — Vous les cueillerez ensemble, ö doux élus d'Eolie, enfants des printemps nouveaux. — Cependant si, loin de nous, la mort hideuse LE I.I BÉ RAI E US. 385 te frappait, 6 frère de qui je roste incónsolable ! 11 tour s'éplora Éleuthère. La voix de Barba, alors, s'entendit jusqu'aux limites des demeures. __ Sylvau ne peut mourir ni Eolie. Et tous deux revivront dans les ages. 1 ,es vieux serviteurs aussi versaient des larmes et, leurs tempes serrées entre leurs paumes cal- leuses, ilscriaient vers les plafonds.: — O sort lamentable! La gloire d'Eolie va donc s'éclipser pour jamais? Doucement Sylvan flatta de la main leur amitié fidele; et l'un avait soutenu ses premiers pas. un autre lui enseigna a brider un cheval et a bander un are, un autre l'art sacré des labours. C'était la vieille humanité obscure qui s'attachait a lui et s'efforcait de lui barrer la route des destins. Mais un soufflé surnaturel enflait ses narines. A peine il sentait a >es doigts leur haleine chaude et ani- male. Une autre humanité s'ouvrait devant lui, afFranehie, huniueuse. 11 murmura : __Amis, ne pleurez pas. 11 me semble que je me délivre moi-meme. moi qui pars délivrer les autres... Je crois m'échapper des ages troubles du monde. Ils Ie cherchèrent: il avait disparu.386 I. II.E VIEEGE. Un soir des temps tomba sur Eolie. On entendit une dernière fois sonner la fanfare ; et Sylvan^ ayant passé la rive avec Heraut, s'avancait par Ie vaste monde. Aoüt iS Dccembre 1894.TABLE La Nature. L'Ile vierge...... La Lecon du cor. . . . L'Étranger...... 1'lorie, Hylette et Élée. L'CEuvre de vie. . . . .......... 13 .......... 28 ......... 38 .......... 4+ Le Hëros ingénu............... 53 Le Juge intercesseur. De Cöme a Sévère..... 63 La Perte d'innocence.............. 70 Les Dieux d'Éolie............... 76 Sylvan laboureur................ 88 Le Dieu inconnu..... ....... 96 L'Ame captive................. IOI L'Aspiration a la douleur............ 105 Penthésilée.................. 115 Les Bois se taisent oü passé le tueur....... 122 Les Races................... 154 Sylvan delivré............... 142 Le Juge torture. De Cöme a Sévère........ 140I A B I. I . [1.-Les Hommes............. , 153 La Ville tripte................ j — Les Ombres.............. i~: Le Sejour dans la mort........... 181 La Lecon des ages............... 195 Le Tourmeiu fraternel............ 202 I.'Ame obscure d'Ëlée....... . . . 216 l'ue \'oix crie dans Kolie.......... 225 LeJuge inexorable. DeCömea Sévère..... Les Symboles............ Eleuthère.......... ....... 250 Alma Pareus................ 266 Le SortÜège nuptial............ Une arae s'ignore.............. 286 Sylvan vainqueur de la mort.......... 297 UI. — Les Élus............... 307 Eolie accomplie................ 309 La Chanson d'éternite'............. 316 Le Juste juge................. ;;i Le Cor fleuri................. 337 La Lecon de Christ.............. 351 L'Annonciateur................ 361 Le Sacrifice d'Ëlée............... 369 Le Libérateur. ................ 376 ■ Typ ( bl 1I /' I A#