H.-G. MOKE Le Queux de Her ou LA BELGIQUE SOIJS LE DUC D'ALBE ILLUSTRATIONS IVflLFREb RONNER BRUXELLES J. LEBÈGUE & Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS 46, RUE DE LA MADELEINE, 46 Il Ml •■fi E ■ Tl 'mm LE GUEUX DE MER j> é&jb* H.-G. MOKE LE GUEUXDE MER ou LA BELGIQUE SOUS LE DUC D'A L B E ILLUSTRATIONS D'ALFRED RONNER BRUXELLES J. LEBÈGUE ET O, LIBRAIRES-ÉDITEURS 46, RUE DE LA MADELEINE, 46 PRÉFACE Cet ouvrage a été composé dans le but d'offrir aux lecteurs le tableau fidèle d'une époque glorieuse pour la Belgique. On a voulu rappeler à ceux qui connaissent l'histoire de notre Patrie, et montrer à ceux qui l'ignorent, quel fut l'excès de l'oppression sous laquelle un gouvernement étranger fit gémir ces malheureuses provinces; comment nos ancêtres surent défendre leurs droits, et par quel mélange extraordinaire de génie, de persévérance, de courage et de vertu, un homme, auquel nul autre encore n'a pu être justement comparé, donna la liberté à une partie des Pays-Bas et rendit moins insupportable le joug qui pesait sur l'autre. On a emprunté le cadre du roman : non que l'on méconnût les inconvénients qui résultent de cet assemblage de la fiction et de la vérité; mais parce qu'en se renfermant LE UDEUX DE MER. 1 dans les bornes étroites de l'histoire on eût rencontré des difficultés beaucoup plus grandes et obtenu, peut-être, moins de lecteurs. On ose assurer que Von s'est conformé scrupuleusement à la vérité, ou du moins à la probabilité historique, tqiites les fois que Von a mis en scène de grands personnages. Les notes placées de distance en distance justifient les expressions les plus singidières et les anecdotes les plus remarquables ; il eût été facile de les multiplier, mais on a été retenu par la crainte de fatiguer le lecteur en détournant son attention, à trop de reprises, de l'action principale. Il a fallu donner aux différents personnages l'esprit de leur siècle, et Von n'a pu se dispenser de rappeler quelquefois des excès désavoués maintenant de tous les partis; mais on n'a voulu aigrir aucune susceptibilité, et Von a saisi, avec aidant d'empressement que de franchise, l'occasion de rendre justice aux hommes vertueux de toutes lès opinions et de toutes les croyances. H.-G. MOKE. . LE GUEUX DE MER chapitre PREMIER Pendant les premières années du règne de Philippe II vivait à Bruges un vieux gentilhomme flamand, issu d'un sang illustre, et possesseur d'une fortune immense. C'était Jean de Bruges, seigneur de Gruthuysen. Longtemps il avait signalé sa valeur dans la carrière des armes ; et plus d'une fois, dans la guerre d'Allemagne, il avait tiré du péril l'empereur Charles-Quint et son fameux général Ferdi- nand Alvarès de Tolède, duc dAlbe. Mais quand ses cheveux commencèrent à blanchir, et qu'il eut vu le dernier de ses enfants, Gidolphe de Bruges, mourir sur un champ de bataille de la mort des héros, il déposa son armure, et revint dans sa patrie consacrer ses dernières années à l'éducation de son petit-fils, Louis de Winchestre, seul rejeton de l'antique race des Gruthuysen (i). A la même époque, le comte de Waldeghem, brave officier qui avait accompagné le vieillard dans presque toutes ses campagnes, perdit son épouse, et le chagrin qu'il conçut de cette perte le détermina à quitter un pays où tout lui rappelait celle qu'il avait tant aimée. Il prit donc la résolution de faire le voyage d'Espagne, et avant de partir il confia à la protection du seigneur de Gruthuysen sa fille Marguerite, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère. Jean de Bruges reçut avec joie ce dépôt précieux : les deux enfants furent élevés ensemble, et ils devinrent presque également chers au vieux gentilhomme. Déjà cependant grondait l'orage qui devait bientôt éclater sur les Pays-Bas. L'hérésie de Luther et de Calvin faisait des progrès rapides, tandis que le roi Philippe empiétait chaque jour sur les droits de la (i) Les seigneurs de Gruthuysen, ou Gruuthuise, ajoutaient à leur nom celui de Bruges. Le titre de comte Winchestre avait été donné à Louis de Gruthuysen par le roi d'Angleterre Edouard IV, que ce seigneur avait accueilli dans son exil. — Mr Van Praet, de Bruges, bibliothécaire du roi de France, a promis une notice sur cette famille illustre, depuis longtemps éteinte, et à l'égard de laquelle on trouvera quelques détails au chapitre XII. nation, et préparait de longue main l'établissement de l'inquisition et du pouvoir absolu. Fidèle à l'exemple de ses aïeux, le seigneur de Gruthuysen resta également attaché à la foi catholique et aux privilèges de la Flandre : il inspira aux enfants qu'il avait voulu élever lui-même une piété douce et bienveillante, un patriotisme sans exagération ; et ses leçons fortifiées par ses exemples firent germer toutes les vertus dans leurs jeunes cœurs. Dès l'âge le plus tendre, ils avaient laissé éclater une affection mutuelle, et, comme ils étaient destinée l'un à l'autre par le vœu de leurs parents, on ne contraignait point leur inclination naissante. Cet attachement crût avec l'âge, et quand Louis eut dix-huit ans, et Marguerite seize, on ne leur cacha plus les liens qui devaient les unir. Le colonel de Waldeghem, qui s'était remarié en Espagne, avait envoyé son consentement par écrit ; le seigneur de Gruthuysen laissait percer dans tous ses discours la joie que lui causait le projet de cette alliance : ainsi le bonheur des jeunes gens paraissait assuré. Mais, au milieu des troubles qui éclataient alors de toutes parts, quel Belge eût pu se flatter d'aimer impunément son pays? Le duc d'Albe était venu gouverner, ou plutôt opprimer, les Dix-Sept Provinces; le sang flamand coulait dans toutes les villes, et les têtes des comtes d'Egmont et de Horn étaient tombées sous la hache du bourreau. Depuis lors, on remarquait un grand changement dans le caractère de Louis de Winchestre; ce jeune homme étourdi, ardent, impétueux, devenait grave et réservé : on avait vu des larmes rouler sous ses paupières lorsqu'il s'arrêtait pour contempler les portraits de ses ancêtres ; et souvent, quand il se croyait sûr de n'être point aperçu, il détachait leurs vieilles armures, et s'essayait à les porter. Il s'absentait quelquefois du palais de son aïeul, pour parcourir les campagnes voisines. Un jour on ne le vit point revenir; mais la rumeur publique apprit au vieillard que deux soldats espagnols, chargés d'arrêter un hérétique, étaient tombés sous les coups de son petit-fils. C'était la première fois qu'un Gruthuysen eût mérité le nom de rebelle. Le bon seigneur pâlit en l'apprenant, et brisa sa fidèle épée. Marguerite ne versa point de larmes, mais elle coupa ses blonds cheveux et voulut renoncer au monde. Un morne silence régnait sous les voûtes du palais antique, et tous les . serviteurs dévoués à la noble famille pleurèrent cette tache, la première qui eût souillé son écusson. Quelques jours après, Louis de Winchestre vint se jeter aux genoux de son aïeul ; il fut repoussé avec dédain. Il voulut embrasser encore une fois celle qui lui avait été destinée ; Marguerite, effrayée par les sinistres discours d'un prêtre fougueux, ne voyait plus dans son amant qu'un rebelle, un hérétique, un ennemi de Dieu et du roi. Le malheureux jeune homme s'éloigna la mort dans le cœur. Il ne voulut prendre aucun des objets précieux qu'il possédait ; mais lorsque quelque temps après le vieillard visita de nouveau la salle où étaient réunies les armures de ses aïeux, il s'aperçut qu'on avait enlevé l'épée de cet illustre Louis de Gruthuysen qui avait le premier mérité le titre de prince (i). Des mois et des années s'écoulèrent : l'indignation du vieux gentilhomme s'affaiblit avec le temps. Il voyait son pays dévasté par ces féroces Espagnols auxquels Philippe abandonnait les Pays-Bas : les campagnes devenaient incultes, les villes désertes, et l'élite des gentilshommes avait pris le parti de la révolte. Dans de pareilles circonstances, le seigneur de Gruthuysen se trouva disposé à excuser la faute de son petit-fils. Il en parlait quelquefois avec indulgence, et il était parvenu à étouffer les poursuites dirigées contre lui. Mais vainement avait-il souhaité faire davantage, vainement avait-il fait chercher partout l'impétueux jeune homme auquel son cœur avait pardonné, il ne put en obtenir aucune nouvelle, et tout lui fit présumer que le dernier des Gruthuysen avait péri sans gloire. Cependant il conservait encore une faible espérance ; chaque jour les pauvres qu'il nourrissait recevaient, avec ses dons, l'injonction de prier pour le retour de Louis de Winchestre, et chaque jour un prêtre offrait le saint sacrifice en faveur du jeune exilé. Une femme, vêtue de noir, était toujours la première agenouillée devant l'autel où se disait cette (i) Les seigneurs de cette maison portaient aussi le titre de prince de Steenhuyse. messe : elle priait avec le plus de ferveur, et se relevait la dernière. C'était Marguerite : parvenue à sa vingtième année, elle avait * appris à mieux juger l'action qu'on lui avait d'abord fait trouver si horrible; ses préjugés avaient perdu leur force, et l'absence semblait avoir accru son amour. Sans cesse elle songeait au compagnon des jeux de son enfance, à celui qui avait été son premier ami et son plus ardent protecteur. Elle s'accusait de l'avoir condamné aveuglément, et se reprochait d'avoir causé son funeste départ. Quoiqu'elle s'efforçât de cacher les larmes qu'elle versait dans la solitude, sa pâleur et son abattement frappèrent son tuteur. Après avoir inutilement employé tous les moyens pour dissiper sa mélancolie, il se détermina à la confier pour quelque temps aux soins d'une vieille tante dont elle était la plus proche héritière. La baronne de Berghes (tel était le titre de cette respectable douairière) vint elle-même à Bruges chercher sa nièce, et la conduisit dans son carrosse à quatre chevaux à l'Écluse, où elle demeurait. Sœur aînée du comte de YValdeghem, la baronne de Berghes était parvenue à l'âge de soixante ans, sans que le temps et l'expérience eussent modifié aucune des idées de sa jeunesse. Aussi joignait-elle à des qualités estimables tous les ridicules d'une personne qui n'est plus de son siècle. Elle regardait comme sacrés les usages qui avaient toujours été sa loi, et les moindres innovations, hormis toutefois celles dont la cour de Bruxelles donnait l'exemple, lui inspiraient une sainte horreur. Ignorante, comme l'étaient alors presque toutes les femmes, elle avait pour base de ses jugements quelques principes plus ou moins sûrs, comme ceux-ci : — Qui ne s'écarte point de la voie tracée ne tombera point dans Je précipice; — Qui suit les avis de son curé n'embrassera point d'hérésie; — Ou bien, un Gruthuysen ne recule pas; — Un Waldeghem ne saurait se dégrader, etc., etc. Le reste de ses opinions était d'emprunt, et elle avait pour oracle un aumônier tant soi peu fanatique, qu'elle consultait dans les plus grandes affaires comme dans les plus indifférentes. Comme la bonne dame ne s'était jamais beaucoup fatiguée à penser, qu'elle n'avait éprouvé aucune passion violente, et qu'elle menait la vie la plus régulière du monde, elle conservait une santé florissante et quelques traces de beauté. Ses yeux surtout avaient une expression de douceur et de bonté qui n'était point trompeuse; mais cette douceur ressemblait à de la faiblesse, et cette bonté manquait de discernement. Telle était celle qui s'était chargée d'égayer Marguerite, et, malgré son peu de lumières, elle était peut-être la personne la plus propre à y réussir; car le manque de pénétration rendait sa société moins fatigante pour une personne mélancolique, et elle aimait véritablement sa nièce, quoiqu'elle ne l'eût vue que très rarement. Elles partirent de Bruges par une belle matinée du mois de juin. De nombreux domestiques galopaient à cheval autour de la voiture, étalant les livrées brillantes des maisons de Berghes, de Walde-ghem et de Gruthuysen, car le tuteur de Marguerite avait voulu que quelques-uns de ses gens accompagnassent sa pupille. La baronne de Berghes, fière d'un si beau cortège, eût presque souhaité que le voyage fût plus long (i). Elle avait mis son costume de cour, c'est-à-dire une robe de velours rayé, brodée en or, dont les manches étaient taillées à l'espagnole, et le collet garni d'une haute et large fraise, qui permettait à peine le plus léger mouvement de tête. Cette robe, qui s'ouvrait par devant, laissait apercevoir un jupon de brocard magnifique. Un voile garni de larges dentelles, comme on n'en eût pu trouver dans aucun autre pays qu'en Flandre; couvrait la tête de la vieille dame, et retombait jusqu'au bas de la taille, tandis que deux coins, ramenés en avant, se croisaient sur sa poitrine. Au-dessous brillait une croix de pierres précieuses, et un chapelet de grosses perles, que la douairière tenait à la main, attestait à la fois sa richesse et sa dévotion. Dans un pareil costume, et avec un si brillant équipage, rien au monde n'eût pu troubler la satisfaction dont elle jouissait en s'enivrant de sa propre grandeur. Sa compagne, au contraire, élevée avec simplicité dans une des maisons les plus opulentes des Pays-Bas, prenait à peine garde à tout cet appareil i) Il y a quatre lieues de Bruges à l'Ecluse. qui l'environnait. Elle était vêtue élégamment, mais sans luxe. Pour obéir à son tuteur, elle avait pris une robe d'une blancheur éclatante, et avait entremêlé quelques perles dans ses cheveux blonds. C'était là toute sa parure; et son maintien modeste, son regard plein de douceur et de timidité formaient un contraste avec l'air joyeux et le coup d'œil triomphant de sa tante. Leurs pensées avaient aussi une teinte bien différente. Le contentement de la baronne embellissait à ses yeux tous les objets environnants, et elle s'écriait à chaque minute : Quel temps agréable (quoiqu'un orage menaçât d'éclater sur leur tête)! Quelle vue délicieuse! Quel magnifique pays! — Mais, ma chère tante, répondait la jeune fille, combien de champs incultes et de maisons abandonnées! Il n'en était pas ainsi quand pour la première fois je fis avec vous ce voyage. — C'est l'hérésie, mon enfant, ce sont les idées nouvelles qui ont répandu dans ces campagnes la misère et la désolation. La main de Dieu s'est appesantie sur ceux qui l'avaient abandonné. — Mais le sol est resté fertile, les prairies se couvrent d'une végétation vigoureuse, le petit nombre d'arbres que la hache n'a point renversés s'affaissent sous le poids de leurs fruits; comment donc le sort du peuple est-il changé? comment la pauvreté a-t-elle remplacé l'abondance? — Ce sont des choses, ma nièce, que mon aumônier vous expliquera. Pour moi, je me contente de savoir que Luther, Calvin et le prince d'Orange sont la cause de tous nos maux, et que la sainte inquisition en serait le meilleur remède. Toutes les personnes qui pensent bien sont d'accord là-dessus à l'Ecluse. Quelques instants après ce petit dialogue on aperçut une troupe de femmes et d'enfants, qui s'occupaient à recueillir des racines et des herbes sauvages pour subsister. Ces malheureux erraient çà et là, pâles, décharnés, couverts de haillons. Quoique mourant de besoin, ils ne pouvaient se résoudre à implorer le secours des passants, car ils avaient été accoutumés à vivre du produit d'un travail honorable, et la misère ne les avait point encore rendus insensibles à la honte; seulement, quelques jeunes enfants s'approchaient de la voiture, et, joignant leurs petites mains, ils attendaient en silence qu'on leur jetât les aumônes qu'ils n'osaient demander. Marguerite fit arrêter la voiture, et donna à ces malheureux tout l'argent qu'elle portait sur elle. — Demandez leur d'où vient leur misère, lui dit la baronne. Je voudrais bien les secourir; mais je serais coupable de leur faire du bien, si c'étaient des hérétiques. — Pauvres enfants, dit la jeune comtesse, n'avez-vous donc plus de pères? êtes-vous tous orphelins? — Hélas! bonne dame, répondirent-ils, nos pères et nos frères aînés sont en prison pour n'avoir pu payer les nouvelles impositions; on a saisi nos troupeaux et nos instruments aratoires, on nous a chassés de l'humble toit qui nous couvrait. — Distribuez-leur tout ce que contient ma bourse, s'écria la baronne en essuyant une larme. Les infortunés! O ma nièce! que je suis contente de pouvoir les secourir sans péché! La jeune fille prit la bourse et allait leur donner l'argent; mais tout d'un coup ces malheureux enfants s'enfuirent en poussant des cris de terreur, car ils venaient d'apercevoir au loin deux cavaliers espagnols. Telle était l'épouvante qu'inspiraient alors aux habitants des Pays-Bas ceux qui se nommaient leurs défenseurs. Bientôt l'on arriva à l'Ecluse, et le carrosse s'arrêta devant le portail gothique de la maison où la douairière faisait sa demeure. Les deux dames furent reçues avec de grandes démonstrations d'attachement et de respect par les nombreux serviteurs qui étaient rangés dans le vestibule, et, quand elles entrèrent dans le salon, l'aumônier, qui les y attendait, les félicita d'avoir accompli sans accident leur voyage. Un repas splendide était préparé. Il fut précédé et suivi par de longues prières, que l'ecclésiastique récitait en latin, et auxquelles les dames répondaient : amen ! quoiqu'elles ne comprissent pas précisément ce que disait le saint homme. Au dessert la baronne annonça à sa nièce que, pour distraire sa mélancolie, elle voulait la conduire dès le même jour chez le bourgmestre de la ville. C'est un excellent homme, dit-elle, et fa société qui se réunit dans sa maison se compose de personnes dune piété et d'une loyauté éprouvées. On n'entend point là d'opinions dangereuses ni de principes hasardés : la conversation est édifiante, et, comme j'occupe.la place d'honneur, c'est toujours à moi que l'on s'adresse. Ainsi je ne doute pas que vous n'y trouviez beaucoup d'agrément. La jeune comtesse sourit et ne refusa point la proposition de sa tante, car elle savait que nulle part elle ne serait plus isolée que dans une société nombreuse. Elle se retira dans l'appartement qui lui était destiné, sous prétexte de s'occuper un peu de sa toilette; mais, au lieu d'y donner tous ses soins, elle ne fit autre chose que de rêver à celui dont elle était séparée depuis si longtemps. Elle se rappela les jeux de son enfance, les serments de son jeune ami, et le jour fatal où il était revenu vainqueur mais coupable. Elle se redit que dans ce jour elle aussi l'avait offensé en exagérant sa faute, et ses larmes coulèrent jusqu'au moment où sa tante l'appela et la fit monter avec elle dans le carrosse qui les avait amenées le matin. CHAPITRE II a maison du bôugmestre de fcr l'Écluse, devant laquelle s'ar- rêta le carrosse qui portait les deux dames, était d'une architecture simple, et paraissait beaucoup moins vaste que les hôtels de la noblesse bru-geoise; mais l'intérieur offrait la propreté la plus recherchée, et le luxe le mieux entendu. Le bourgmestre était venu lui-même offrir la main aux deux dames. C'était un homme gros et joufflu, d'âge moyen et de stature médiocre, qui semblait mal à son aise dans ses habits de cérémonie, et singulièrement embarrassé par sa longue épée. Un manteau de velours noir et un bonnet de même étoffe, brodés en or, étaient les indices de sa dignité, et sa figure annonçait justement l'énergie nécessaire pour obéir en tout aux conseils, ou plutôt aux ordres de son curé et des officiers de la garnison espagnole. Il salua profondément la baronne de Berghes, et un peu moins bas Marguerite, dont la beauté et le costume simple lui arrachèrent un mouvement de surprise; et, présentant la main à toutes les deux, il les conduisit avec beaucoup de peine au salon, où la société était réunie. C'était une salle assez grande, décorée de tapisseries de Bruges, de glaces de Venise et de buffets de bois précieux. Elle était remplie de cavaliers et de dames qu'on n'apercevait que par derrière, car elles étaient assises de manière à tourner le dos à ceux qui entraient. Mais, au nom de la baronne de Berghes et de la comtesse de Waldeghem, il se fit un mouvement général dans l'assemblée : les dames se levèrent, tandis que deux officiers espagnols accouraient au bourgmestre, et, tout en lui adressant quelques excuses, le repoussaient assez brusquement et s'emparaient de la main des deux nouvelles venues. A l'air hautain et à la démarche assurée de ces deux militaires, il était facile de voir qu'ils se croyaient faits pour dicter des lois au reste de l'assemblée : en effet chacun semblait se ranger pour leur céder le passage, et ils forcèrent presque toutes les dames à se déplacer pour faire asseoir la baronne et sa nièce au centre du salon. De pareilles manières étaient quelque chose de si nouveau et de si extraordinaire pour la jeune fille qu'elle se trouva assise presque à la place d'honneur, sans avoir jeté un coup d'œil autour d'elle. Quand elle leva enfin les yeux, elle se vit au milieu d'un demi-cercle de femmes presque toutes âgées, vêtues de robes traînantes et portant de hautes coiffures pyramidales. Aux deux extrémités du croissant étaient assis quelques vieux gentilshommes dont le pourpoint sans bouffes et sans taillades, la haut-de-chausses large et les souliers de drap rappelaient les modes du règne passé. En face des dames se tenaient debout différents groupes de cavaliers, parmi lesquels on distinguait les militaires espagnols, couverts de soie et de velours. L'or et l'argent brillaient sur leurs habits, et l'acier de leurs armes était aussi luisant que le miroir le mieux poli ; mais leurs regards impérieux, leurs traits fortement dessinés, leur teint basané et leur contenance fière ne pouvaient inspirer que la crainte et l'aversion. Il y avait aussi dans l'assemblée quelques jeunes prêtres, des officiers de marine, et de riches bourgeois. Ceux-ci s'entretenaient entre eux de politique et d'affaires, et faisaient fort peu d'attention au reste de la société. Enfin, à l'extrémité du salon, Marguerite entrevit un jeune marin penché dans l'embrasure d'une fenêtre, et dont elle ne pouvait distinguer le visage. De larges pantalons rouges, une ceinture de la même couleur, et une saie ou veste bleue, sans collet et le: r.utux us mer. sans fraise, composaient son costume. De grosses boucles de cheveux châtains retombaient sur ses épaules : la jeune comtesse les remarqua et ses yeux devinrent humides, car ces beaux cheveux lui rappelaient ceux de Louis de Winchestre. Elle ne put l'apercevoir qu'un moment, car l'officier qui lui avait donné la main vint se placer entre elle et lui, et la força à écouter une longue suite de compliments. Vainement la jeune fille tenait elle les yeux baissés, vainement restait-elle immobile comme une statue, l'Espagnol n'en continuait pas moins à débiter ses fades galanteries, à la grande satisfaction de la baronne de Berghes, qui s'enorgueillissait de voir le commandant de la garnison attaché au char de sa nièce. Mon enfant, dit-elle à Marguerite, en lui donnant un petit coup sur la joue, vous devez connaître ce brave militaire : il a passé quelques mois à Bruges, et je suis sûre que vous avez entendu parler de don Christophe de Sandoval. — La jeune fille ne répondit rien. Elle avait quelquefois rencontré l'Espagnol et avait même cru remarquer qu'il s'attachait à ses pas ; mais elle feignit de l'avoir oublié, afin de lui faire comprendre combien elle faisait peu de cas de son hommage. Don Sandoval, reprit la bonne dame en tournant les yeux vers l'officier, ma nièce est la pupille du vieux seigneur de Gruthuysen, dont l'opulence égale la noblesse. Croiriez-vous bien qu'à l'âge de seize ans elle a eu le courage de refuser la main du plus beau et du plus aimable jeune homme de Bruges, avec lequel elle avait été élevée, parce qu'il avait montré des opinions douteuses? Ne soyez pas si honteuse, ma chère, pourquoi changez-vous ainsi de couleur? votre action mérite des éloges ; car il n'appartenait qu'à une âme généreuse de mépriser ce Louis de Winchestre, qui mettait à vos pieds vingt seigneuries, le titre de princesse et le nom plus glorieux de dame de Gruthuysen. Vous seule peut-être, dans toute la Flandre, auriez pu payer son amour d'un juste dédain, et faire sentir à ce jeune audacieux que la rébellion anéantit tous les titres et que l'hérésie efface les plus brillantes qualités. Il fallait tout l'aveuglement de la douairière pour ne point apercevoir la douleur et le désespoir qui se peignaient sur la figure décolorée de sa nièce. Elle avait réveillé des souvenirs cruels, et chacun de ses éloges était un coup de poignard pour la jeune fille, qui, pâle et tremblante, s'efforçait de ne point l'entendre et jetait autour d'elle des regards égarés. Au moment même où sa tante parlait avec tant de mépris de l'amant qui lui était encore si cher, ses yeux se portèrent du côté où elle avait entrevu le jeune homme à la belle chevelure, qui semblait isolé au milieu de l'assemblée. Elle l'aperçut de nouveau : il avait changé d'attitude, et, appuyé contre la muraille, il se couvrait la figure de ses deux mains, tandis qu'un tremblement convulsif semblait agiter tous ses membres. Une idée passagère, mais déchirante, vint frapper Marguerite : si c'était lui! si, déguisé sous le costume d'un marin, Louis de Winchestre l'avait suivie, et entendait maintenant les discours injurieux de la baronne! Comme lui, le marin était d'une haute taille ; il avait des cheveux, bouclés comme lui ; et, quelque léger que fût ce double rapport, il suffisait pour émouvoir fortement le cœur d'une amante. Elle baissa les yeux, et sentit un froid glacial se glisser dans ses veines : mais lorsqu'après le premier moment d'agitation elle voulut fixer encore ses regards sur le jeune homme, il avait repris sa première attitude, et se penchait encore davantage dans l'embrasure de la croisée. L'émotion de la jeune comtesse n'échappa point à don Sandoval, qui, debout à côté d'elle, la regardait d'un œil pénétrant. Mais comme sa présomption égalait au moins sa perspicacité, il se trompa sur le motif de ce trouble subit, dont il crut devoir s'attribuer l'honneur. Charmé d'un pareil succès, il résolut bien de poursuivre sa conquête; et comme il savait que la valeur est la qualité, que les femmes admirent le plus, il n'imagina rien de mieux que de raconter ses prouesses. Je puis me vanter, dit-il, d'être surnommé dans l'armée : el castigador de los veillacos Flamingos luthe-ranos (i); car, grâce au Ciel! j'ai purge la Belgique de bon nombre de mécontents. Tlus d'un gueux des (i) Il y avait en effet un officier espagnol qui se donnait ce titre. (Chron. de Holl. 1. X, p. 246.) bois (i) est tombé sous mon épée, et, Dieu aidant, elle châtiera encore plus d'un gueux de mer. Je le déclare hautement, sans craindre que personne me contredise, quoique peut-être il se trouve ici des gens dont l'opinion est justement suspecte (et il s'arrêta un moment, pour jeter un regard de mépris sur les bourgeois) : — Les rebelles et les hérétiques n'ont pas de plus grand ennemi que Christophe de San-doval ; et, pour dire toute ma pensée, je voudrais qu'il se présentât devant moi quelque partisan du prince d'Orange, militaire ou marin; j'aurais bientôt appris à ce misérable à respecter un soldat du roi. En achevant ces mots il frappa sur son sabre, comme pour provoquer tous ceux qui étaient présents. Plus d'un brave Flamand frémit d'indignation à cette vue; mais telle était l'épouvante qu'avait inspirée l'excessive rigueur du duc d'Albe que personne n'osait opposer de résistance aux Espagnols, et les militaires de cette nation pouvaient impunément braver les Belges courbés sous le joug. Il n'y eut donc personne qui releva le défi porté par don Sandoval : seulement, le jeune marin que Marguerite avait remarqué releva la tête et tourna vers l'officier ses yeux étincelants ; mais, soit que celui-ci n'y prît pas garde, ou que toute autre considération l'arrêtât, (i) Tout le monde sait pourquoi les patriotes belges avaient dans le principe adopté le nom 1 de gueux. Ce nom fut ensuite spécialement appliqué à ceux qui faisaient par terre ou par mer la guerre de partisans. — Aujourd'hui encore, dans les villes de Flandre, le peuple donne aux réformés le nom de Geuzen. il se pencha de nouveau vers la jeune fille et reprit son discours. Marguerite le laissa parler sans donner aucun signe d'approbation ni de mécontentement. D'autres pensées l'occupaient, et les paroles de l'Espagnol frappaient son oreille sans parvenir jusqu'à son esprit. Mais, en revanche, don Sandoval vit bientôt les regards des autres dames, et surtout de la baronne, fixés sur lui avec l'expression d'une admiration profonde, et, encouragé par ce succès, il déploya toute la jactance que l'on reprochait alors à ses compatriotes. Sans considérer qu'il parlait devant des Belges, il s'exprima de la manière la plus méprisante sur les guerriers de cette nation; il taxa de lâcheté le vainqueur de Gravelines et de St-Quentin, et de parjure ce noble Guillaume de Nassau, chef de mécontents, dont toute l'Europe admirait le génie et les vertus (i). A l'entendre, il eût suffi d'un seul tiercés, ou régiment espagnol, pour mettre en fuite toutes les milices des Pays-Bas, et une couple de galions eussent pu anéantir cette formidable marine des gueux de mer, (i) Comme il y a des écrivains qui semblent se faire un devoir de flétrir la mémoire de ce grand homme, nous citerons ici le témoignage du plus illustre historien contemporain, le président de Tau, qui mérite doublement croyance : comme étranger, et par conséquent moins partial que les auteurs de notre pays, et comme ayant une juste réputation de sagesse et de véracité. « Jamais peut-être, dit-il, aucun homme n'avait réuni au même degré la prudence, la constance, la grandeur d'âme, l'amour de la justice, la patience et la modération. Prudentiam, constantiam, magnanimitatem, œquitatem, patientiam et moderationem, quic virtutes vix fortasse in ullo mortalium tantœ simul fuerunt. De Thou, hist. lib. LXXIX in fine. » qui tenait bloqués tous les ports de Flandre. Il est vrai que ces intrépides patriotes n'avaient que de petits navires médiocrement équipés; mais leur adresse, leur expérience, et surtout leur courage héroïque avaient brillé dans tant de combats, que c'était le comble de l'ineptie ou de la mauvaise foi que d'afficher du mépris pour de pareils adversaires. Cependant, bien loin de contredire ou de désapprouver don Sandoval, la plus grande partie des auditeurs l'appuyaient hautement. Quelques marins peut-être souriaient, quelques gens sensés gardaient le silence; mais les femmes, les prêtres et tous ceux qui ne connaissaient rien au métier des armes applaudissaient aux fanfaronnades de l'Espagnol : ils se joignaient à lui pour appeler de tous leurs vœux la défaite et le massacre de leurs propres concitoyens; aveuglés par le fanatisme, ou avilis par l'eslavage, ils montraient pour ceux de leurs compatriotes qui voulaient secouer le joug une haine plus forte peut-être que celle des étrangers. C'était surtout contre les habitants de Flessingue et des autres villes de Zélande, qui avaient embrassé le parti des révoltés, que se déchaînait la colère des habitants de l'Ecluse. Quoique unis à ces mécontents par les liens d'une origine commune et d'une longue fraternité, l'esprit de parti étouffait dans leur cœur toute autre considération, et beaucoup d'entre eux protestaient qu'ils sacrifieraient volontiers leur fortune pour contribuer au supplice de ces ennemis du trône et de l'autel. De pareils sentiments devaient choquer le cœur généreux de Marguerite. Souvent elle avait vu aborder à Bruges des familles d'insulaires zélandais; elle avait admiré l'air d'innocence et de candeur des jeunes femmes de ce pays, la simplicité mâle de leurs époux et la noble gravité de leurs pères : c'étaient là ceux qu'on peignait maintenant comme des monstres, ceux qu'on voulait égorger, ceux dont il fallait submerger le pays, afin qu'il ne restât plus de vestiges d'un peuple si laborieux. A cette pensée, Marguerite frémissait; il lui semblait que les Flamands qui l'entouraient étaient les plus dénaturés des hommes, s'ils approuvaient de tels desseins, ou les plus lâches, si, aimant encore leur pays, ils pouvaient garder le silence. Des plateaux chargés de différentes sortes de vins avaient été présentés à toute l'assemblée. Chacun s'était armé d'un verre, et les dames elles-mêmes avaient accepté des boissons rafraîchissantes; mais, selon la vieille coutume du pays, on attendait que le bourgmestre donnât l'exemple et le signal de boire, en portant un toast. L'honnête magistrat, qui ne tardait jamais en pareille occasion, s'était déjà avancé au milieu du cercle des dames; déjà il avait salué profondément la baronne de Berghes, dont sans doute il allait proposer la santé, quand don Sandoval s'approcha de lui, et, de l'air le plus arrogant, lui mit la main sur la bouché, le repoussa en arrière et lui dit : Faites-moi le plaisir, mon cher bourgmestre, de me laisser cette fois remplir votre rôle. Le bourgmestre n'était rien moins que querelleur, il connaissait l'humeur vindicative des Espagnols et craignait de s'y exposer; il s'inclina donc, en signe d'assentiment, et se soumit à la nécessité. Puisqu'il n'y a ici que de bons catholiques, et de fidèles royalistes, reprit alors l'Espagnol d'une voix forte, en agitant de la main gauche son chapeau garni de plurûes,... buvons au châtiment des rebelles, à la prise de Flessingue, à l'humiliation du prince d'Orange ! En achevant ces mots il éleva son verre en l'air et le porta ensuite à la bouche : mais la liqueur n'atteignit point ses lèvres ; avant qu'il pût y toucher une main vigoureuse lui avait arraché le verre et l'avait lancé par la fenêtre. A cette action imprévue il s'éleva une exclamation générale, suivie d'un long et profond silence : tous les regards étaient fixés sur le téméraire qui osait provoquer de la sorte un gentilhomme castillan, commandant de la garnison; c'était un jeune marin. On ne remarquait dans son costume ni soie, ni velours, ni ganses d'or; aucune broderie ne brillait sur sa poitrine, mais une large cicatrice sillonnait son front, et le feu du courage éclatait dans ses yeux. Marguerite aussi avait jeté un regard sur ce téméraire; mais à peine put-elle en croire le témoignage de ses sens quand elle reconnut ses traits à la fois nobles et doux, ce front calme, ce sourire fier et cet œil étincelant du compagnon de son enfance : c'était Louis de Winchestre. Seul au milieu de plusieurs officiers qui déjà mettaient l'épée à la main, l'intrépide jeune homme semblait se croire invulnérable; il ne faisait aucun mouvement pour se retirer ni pour se défendre, il ne prononçait pas une seule parole. Mais son regard semblait dire : ils n'oseraient. Don Sandoval paraissait plongé dans une morne stupeur : trois fois il porta la main à son poignard, et trois fois la honte d'assassiner un homme sans défense l'arrêta. — Malheureux, dit-il enfin, qui es-tu? — Je suis Belge, répondit le jeune marin sans changer de contenance, et ce mot suffit pour justifier ma conduite; mais, si vous voulez en apprendre davantage, je suis prêt à me faire connaître partout ailleurs qu'ici. L'Espagnol pâlit et fit un pas en arrière. C'est un rebelle, murmura-t-il ; arrêtons-le, il a pris le parti des hérétiques. — Oh! non! non! s'écria Marguerite en étendant vers les officiers ses mains suppliantes. — De grâce, seigneurs espagnols, dit le bourgmestre éperdu, point de violences dans ma maison ! — C'est un rebelle, répéta don Sandoval en dégainant son sabre. — C'est au moins un patriote, reprit le jeune homme avec un regard assuré ; c'est un Flamand qui connaît ses droits et qui saura les défendre : attaquez-moi donc, si vous voulez. En parlant ainsi il avait tiré de sa ceinture deux pistolets, dont la vue intimida les plus hardis. Profi- tant de leur hésitation il se retira à pas lents, sans que personne songeât à l'en empêcher. Ce fut en vain que l'on voulut ensuite le poursuivre, on ne put découvrir ses traces, soit que le hasard l'eût favorisé, soit que ceux qui s'étaient élancés après lui craignissent de le rejoindre. Le bourgmestre, auquel on demanda le nom et le rang de cet inconnu, ne sut que répondre : le prenant pour un officier de la flottille royaliste qui mouillait à l'embouchure de l'Escaut, il l'avait accueilli sans le questionner; car comment le premier magistrat de la ville de l'Ecluse eût-il soupçonné qu'un rebelle osât s'introduire dans sa maison? Marguerite, qui mieux que toute autre personne eût pu satisfaire la curiosité de l'assemblée, n'avait garde de trahir celui qu'elle aimait. Pour la baronne de Berghes, elle n'avait vu Louis de Winchestre que dans son enfance, et telle était d'ailleurs l'opinion qu'elle avait des seigneurs de Gruthuysen, que jamais la ressemblance la plus frappante n'eût pu lui faire soupçonner qu'un rejeton de cette illustre famille fût caché sous l'habit d'un marin. Il fallut donc se contenter des conjectures plus ou moins probables auxquelles ses discours pouvaient donner lieu. Les uns ne virent en lui qu'un Belge ami de son pays, et choqué de l'orgueil et de la férocité des militaires espagnols ; d'autres pensèrent que c'était un de ces mécontents qui, sans lever ouvertement l'étendard de la révolte, redoutaient plus les rigueurs de la tyrannie que les désordres d'une excessive liberté : il y en eut aussi qui le regardèrent comme un espion des gueux de mer, et qui conclurent qu'il fallait le prendre... si on l'attrapait. Un vieil Allemand, soldat de fortune, qui s'était élevé au rang de capitaine à force de services et de blessures, fut le dernier qui exprima son opinion. Je ne me connais pas fort bien aux distinctions politiques, dit-il en caressant de la main ses moustaches grises; mais ce que j'ose vous assurer, c'est que ce jeune homme a le cœur d'un brave. CHAPITRE III L'assemblée se sépara bientôt, car la scène violente qui venait de se passer avait désagréablement affecté tous ceux qui en avaient été témoins. La baronne de Berghes surtout blâmait à haute voix l'imprudence du bourgmestre qui s'était attiré cette aventure humiliante en admettant un inconnu dans sa maison. Elle se retira fort mécontente, et murmura tout le reste de la soirée contre les sujets infidèles, les mauvais catholiques et les magistrats inconsidérés. Marguerite, pâle et silencieuse, était en proie aux sentiments les plus vifs et les plus contraires. Elle venait d'acquérir la certitude que Louis de Winchestre n'était point mort; mais n'était-il pas également perdu pour elle? Il avait entendu les propos injustes et absurdes de la baronne de Berghes, et devait se croire haï, méprisé, calomnié par celle qui avait eu son amour. N'aurait-il pas raison de lui rendre mépris pour mépris? Mais l'amour de la jeune comtesse n'était point si égoïste : quelque idée que pût avoir conçue son amant, il vivait, et il avait conservé, dans une condition peut-être obscure, les sentiments d'un héros. Comme sa conduite paraissait belle, quand on le comparait à ces Flamands dégénérés que la peur ou la déloyauté avaient rendus muets en présence des Espagnols! Et quelle femme n'eût été fière de faire battre ce noble cœur plus grand que la fortune ! Ainsi la douleur et la joie agitaient en même temps Marguerite, et semblaient se partager son âme. Elle était heureuse d'avoir revu Louis de Winchestre, et cependant des larmes s'échappaient de ses yeux. La nuit vint, et le sommeil suspendit le courroux de la douairière et la rêverie de sa nièce ; mais toutes deux revirent, dans leurs songes du matin, l'image du jeune homme dont l'audace les avait frappées. La baronne se le représenta pénitent et ramené par elle au giron de l'Eglise; Marguerite crut le rencontrer sous les hautes voûtes du palais des Gruthuysen. Il était encore couvert du sang des soldats espagnols; cependant cette fois elle ne le repoussait point. Le lendemain, la baronne de Berghes, fidèle à l'usage antique des dames flamandes, consacra les premières heures de la journée à une lecture pieuse : placée dans un grand fauteuil où ses armoiries étaient brodées, elle prit en main le Miroir de la parfaite dévotion, excellent ouvrage qu'elle avait fait garnir d'une couverture de velours cramoisi et de fermoirs dorés. Quoiqu'elle le sût à peu près par cœur, elle n'en lut pas moins quelques chapitres avec une attention parfaite et un profond recueillement. Marguerite, assise à côté d'elle sur un humble tabouret, s'efforçait de l'écouter et s'étonnait de ne pouvoir surmonter sa distraction. Malgré la forme un peu antique des vêtements qu'elle avait pris pour la matinée, la douairière n'en était pas moins habillée avec assez de soin. C'était une loi qu'elle s'était imposée, afin de ne jamais paraître aux yeux de ses domestiques sans l'appareil convenable à son rang. Sa nièce portait le même costume que dans la soirée de la veille, car elle savait que la vieille dame ne lui eût point permis de se présenter devant elle en négligé; seulement, elle n'avait point mis de perles dans sa coiffure, et ses beaux cheveux, simplement tressés, n'étaient retenus que par un ruban étroit. Avant l'heure où l'usage permettait les visites du matin, c'est-à-dire immédiatement après la première messe, le bruit d'un sabre qui traînait sur les carreaux de marbre du vestibule signala l'approche d'un militaire, et un laquais annonça don Christophe de Sandoval. Marguerite tressaillit. Elle avait déjà rencontré quelquefois à Bruges cet orgueilleux Espagnol, et quoiqu'il se fût efforcé de lui plaire, elle avait été choquée de ses manières arrogantes et de la hardiesse de ses discours; mais son mépris et son aversion s'étaient changés en horreur depuis la scène de la veille, et c'était un véritable supplice pour elle de revoir cet homme odieux. La baronne, au contraire, fut charmée de recevoir la visite du commandant de la garnison; fermant aussitôt son gros livre, elle donna l'ordre d'introduire don Sandoval. Il entra d'un air dégagé, tenant à la main son chapeau rouge garni de longues plumes. Une large fraise entourait sa figure basanée; son manteau était de velours violet, son pourpoint de soie jaune, avec des bouffes blanches et des agrafes d'or. Il s'approcha des dames, les salua profondément et refusa le siège que la baronne le priait d'accepter, protestant qu'il serait encore mille fois trop honoré de pouvoir se tçnir debout en leur présence; mais, malgré ces démonstrations respectueuses, il y avait dans ses regards quelque chose d'impérieux et de dur, et quoiqu'il fût d'une taille élancée et d'une figure régulière, ses traits, sa démarche et toutes ses manières étaient dépourvus de noblesse et de grâce. A chacun de ses compliments et à chacune de ses révérences la vieille dame souriait de l'air le plus encourageant; mais Marguerite restait immobile, les mains jointes et les yeux baissés. Cette excessive froideur surprit un peu l'Espagnol; il comprit que sa visite si matinale avait besoin d'être Il s approcha des dames, les salua profondément... 36.) connaîtrez mes motifs.^ On'' vient de signaler une grande flotte espagnole qui arrivera dans quelques heures, et il paraît certain qu'elle nous amène un nouveau gouverneur des Pays-Bas, le duc d'Albe ayant donné sa démission. C'est don Juan de la LE GUEUX DE MER. 3 justifiée par un prétexte quelconque, et, feignant de rire de son étourderie : Par saint Jacques ! s'écria-t-il, j'allais oublier pourquoi j'ai pris la liberté, peut-être excessive, de venir vous déranger dès le point du jour ; mais vous m'excuserez, j'espère, quand vous Cerda, duc de Médina-Cœli, dont la famille a toujours eu des prétentions au trône de Castille, comme issue de nos anciens monarques. Un seigneur d'une si haute origine, et honoré de toute la confiance du roi, mérite bien un accueil brillant; aussi presque toute la noblesse de l'Écluse se propose-t-elle d'aller à sa rencontre. On a préparé de petites embarcations, et j'ai retenu la plus riche, dans l'espoir que Vos Seigneuries daigneraient me permettre de les accompagner. La baronne remercia don Sandoval avec politesse ; elle était reconnaissante de ses offres, mais elle ne pouvait se décider à braver les périls d'une promenade sur l'eau. Sa nièce, toujours silencieuse, ne changea point d'attitude, et l'on aurait pu douter qu'elle eût entendu la proposition galante de l'Espagnol. L'officier se mordit les lèvres. Cependant il ne perdit pas encore courage et se flatta de vaincre cette froideur extraordinaire en faisant parade de ses opinions; car il croyait la jeune fille parfaitement d'accord avec sa tante sur ce point. Il reprit donc, d'une voix moins douce et en gesticulant avec feu : Mon cœur bondit de joie lorsque je songe que cette flotte nous donnera enfin les moyens d'atteindre les rebelles de Zélande, de foudroyer leurs villes et d'anéantir leur race. Ile de Walcheren, repaire des gueux de mer, il ne restera pas une muraille debout, pas un arbre sur pied dans toute ton enceinte; les monstres des mers dévoreront les cadavres de tes- habitants, et si l'on épargne leurs femmes et leurs enfants à la mamelle, ce sera pour les envoyer au fond des mines de l'Amérique. Alors les superbes seront humiliés; Satan courbera sa tête; la sainte inquisition régénérera les Belges, et, couverts d'une gloire immortelle, nous goûterons un repos acheté par des victoires sans nombre. En s'exprimant de la :sorte il regardait attentivement Marguerite, s'attendant à recevoir d'elle quelques marques d'approbation; mais à mesure qu'il parlait le visage de la jeune comtesse semblait devenir plus sévère. Peste! se dit don Sandoval, voilà une royaliste bien difficile à contenter. Que je meure, si mon imagination me fournit rien de plus beau, de plus digne du catholique le plus ardent! Mais peut être réus-sirai-je mieux d'une autre manière. Il parut réfléchir un moment, et, après s'être caressé les moustaches, il demanda à la baronne si elle savait maintenant qui était ce jeune téméraire dont l'action avait causé tant de scandale chez le bourgmestre. A cette question Marguerite, sortant de son indifférence, releva la tête avec vivacité et fixa les yeux sur l'Espagnol. Celui ci continua : Je puis vous assurer que c'était un espion des révoltés. La jeune fille changea de couleur, tandis que la baronne, levant les mains au ciel, jurait qu'elle ne s'exposerait plus jamais à se trouver avec de pareilles gens. L'officier triomphait : il était enfin parvenu à intéresser la belle Marguerite, et ne doutait point qu'il ne lui inspirât bientôt une vive admiration. Frappant donc avec force sur le pommeau de son sabre, il reprit d'un air expressif : ne craignez pas, mesdames, de rencontrer désormais ce jeune imprudent; il n'insultera plus personne..... — Vous l'avez tué! s'écrièrent à la fois la douairière et sa nièce; l'une d'un air satisfait, l'autre tremblante et glacée de frayeur. Don Sandoval ne répondit que par un geste affirmatif, mais l'expression de sa figure le trahit : Marguerite lut dans ses regards la fausseté de son assertion ; elle se rassura, et sourit du sourire de l'incrédulité et du mépris. La vanité de l'Espagnol fit qu'il se trompa sur le sens de ce sourire. Ainsi périsse, s'écria-t-il avec emphase, quiconque refuse obéissance à notre invincible souverain! Ainsi meurent sans confession, et gisent sans sépulture, tous ces misérables Flamands qui ont bravé les forces de l'Espagne ! Que leurs cadavres soient la proie des oiseaux et des chiens! que leur mémoire soit flétrie et leur écusson brisé ! La jeune fille ne put retenir un mouvement d'indignation. Madame, dit-elle à sa tante, de tels discours peuvent vous plaire; mais je ne crois pas que vous vouliez condamner la fille d'un officier flamand à les entendre. Permettez donc que je me retire..... L'étonnement se peignit sur la figure de la douairière. Pour l'officier, qui découvrait enfin combien il s'était grossièrement trompé, il grinçait des dents, et la fureur contractait tous les muscles de son visage. Arrêtez! s'écria-t-il d'une voix étouffée ; c'est à moi de vous quitter, puisque j'ai eu le malheur d'offenser Votre Seigneurie. Adieu donc, mesdames, adieu ! Souvenez-vous de don Christophe de Sandoval. Il sortit le sourire'sur les lèvres et la rage dans le cœur. La baronne n'avait point essayé de le retenir; elle restait interdite de l'audace que sa nièce avait montrée, et ce nd fut qu'après quelques minutes qu'elle trouva la force de s'expliquer. —: Marguerite, mon enfant, dit-elle d'une voix faible et en s'arrêtant presque à chaque syllabe, comment osez-vous traiter ainsi un défenseur de la bonne cause?..... un soldat du roi?..... J'avoue que don Sandoval ne montre pas assez d'estime pour nos Flamands.....et la fierté que vous avez montrée était loin de me déplaire..... car vous êtes d'une maison____le sang des Waldeghem.. .. (Ici la bonne dame toussa deux ou trois fois pour reprendre le fil de ses idées.) Mais, ma nièce, cet accident va me faire regarder comme une femme tolérante en matière d'opinions. Il y a tant de personnes jalouses de ma réputation politique et religieuse ! Comme elles vont profiter de l'occasion pour me faire déchoir du premier rang! Et que dira votre père, si le bruit de cette aventure parvient jusqu'à Madrid, où il jouit de toute la faveur du roi? N'accusera-t-il pas le seigneur de Gruthuysen et moi de vous avoir inspiré des sentiments patriotiques? Il eût été facile à la jeune comtesse de répondre; mais moins sa tante était capable de soutenir la plus légère discussion, plus elle se croyait obligée de lui montrer de déférence et de soumission : car elle respectait son âge, ses droits et ses vertus. Au lieu donc de se justifier, elle demanda pardon à la vieille dame de son emportement, et lui baisa la main de si bonne grâce, que la douairière enchantée oublia tout le reste. — Mon aumônier aura soin d'arranger cette affaire, dit-elle. Malheureusement le digne homme est absent pour aujourd'hui ; mais demain nous prendrons son conseil. En attendant, chère Marguerite, digne sang des Waldeghem, comptez sur toute mon affection : quoi qu'on en dise, je ne veux faire de testament ni en faveur de mon aumônier ni des jésuites, vous hériterez de toute ma fortune. Après avoir prononcé ces mots d'un air solennel, la baronne fit appeler ses gens, et leur donna ordre de décorer de tentures la façade de son hôtel, afin de célébrer l'arrivée prochaine du duc de Medina-Cœli. Elle fit déployer des drapeaux, tresser des guirlandes et des couronnes; elle voulut que ses laquais-se revêtissent de leur plus belle livrée, et prit elle-même un costume brillant. Cependant le. son des cloches et les décharges de l'artillerie annonçaient l'arrivée prochaine de la flotte; les maisons étaient décorées de feuillages, et le pavillon espagnol flottait sur les tours des édifices publics. Les rues voisines retentissaient de cris et de chants joyeux. Le peuple, informé de l'approche d'un nouveau gouverneur, se livrait à une allégresse irréfléchie. Quoique l'on sût à peine le nom de celui qui venait succéder au duc d'Albe, la multitude, avide d'espérance, lui prêtait d'avance toutes les qualités et toutes les vertus qu'elle suppose ordinairement à ses maîtres aussi longtemps qu'elle ne les connaît pas. Une foule innombrable se portait à la rencontre de la flotte. C'étaient des personnes de tout âge et de toute condition, vêtues de leurs habits de fête, l'air joyeux et la démarche empressée. On remarquait, au milieu des flots du peuple, des corporations d'ouvriers avec leurs costumes uniformes, des ordres religieux qui se rendaient processionnellement au devant du défenseur de l'Église et de l'État, et des confréries d'archers et d'arbalétriers avec leur musique, leurs drapeaux et leurs canons. Mais rien n'était aussi riche et aussi brillant que les petites chaloupes qui se réunissaient dans le port, et qui devaient porter au devant du nouveau gouverneur les magistrats, la noblesse et plusieurs des principales dames de la ville. La contagion de la curiosité gagna la baronne de Berghes : Marguerite, dit-elle, je veux vous conduire aussi du côté par où viennent ces vais- seaux; mon carrosse nous portera assez loin d'ici pour n'être point incommodées de la foule, et nous jouirons à notre aise du beau spectacle d'une flotte à la voile. La jeune comtesse y consentit avec joie, et bientôt la voiture fut "prête et les reçut toutes deux. CHAPITRE IV Quand le carrosse fut sorti des portes de la ville, Marguerite et sa tante remarquèrent des soldats espagnols qui les suivaient; mais ils s'éloignèrent avec empressement dès que l'on parut faire attention à eux, et l'on n'en vit plus qu'un seul qui, se tenant sans cesse assez près du rivage, semblait ne songer qu'à découvrir la flotte que l'on attendait. De vastes prairies s'étendaient des deux côtés de la route, mais on n'y voyait point paître les troupeaux que nourrissait ordinairement cette belle contrée ; car les paysans, instruits par une funeste expérience, n'osaient plus laisser le bétail, qui faisait toute leur richesse, errer sous la garde d'une femme ou d'un jeune garçon. Au delà des vastes plaines qui s'étendaient jusqu'au rivage de la mer s'élevait une chaîne de dunes jau- nâtres, où ne croissaient que quelques tiges de genêt. Ce fut là que la baronne se fit conduire. Elle descendit de voiture au pied des dunes, les traversa, et, sous l'escorte seulement d'un vieux domestique, elle s'avança avec sa nièce jusqu'à l'endroit où les flots venaient mourir. Là elles virent se déployer sur une mer calme et unie l'immense flotte du gouverneur. Plus de cinquante vaisseaux s'avançaient en bon ordre vers l'embouchure du bras de mer qui conduit à l'Écluse. Leurs voiles blanchâtres, aperçues de loin, ressemblaient à une troupe de grands oiseaux de mer, déployant leurs ailes majestueuses. Le ciel était pur, le vent favorable, et tout semblait s'unir pour rendre plus brillante l'arrivée de celui auquel était maintenant confié le sort de la Belgique. Pendant que les deux dames contemplaient avec admiration ce spectacle imposant, une dizaine de soldats espagnols s'approchaient sans bruit. Marguerite les remarqua la première et frémit en reconnaissant leur uniforme, mais la baronne n'en fit que rire. En vérité, ma nièce, dit-elle, vous ressemblez à ces pauvres enfants que nous avons rencontrés hier sur la route de Bruges; la vue d'un soldat vous effraie, quoique ces braves gens ne soient armés que pour nous protéger, et je crois que votre propre père vous ferait peur, vêtu de son uniforme. La jeune comtesse ne répondit point. Toute son attention était fixée sur les soldats, dont l'air menaçant et les regards sinistres lui faisaient trop pressentir les mauvaises intentions. Ils s'approchèrent de deux dames, et celui qui paraissait le chef de la bande prit la parole : Nous sommes fort heureux, dit-il, de rencontrer sitôt Vos Seigneuries, ayant un petit message pour elles. C'est de la part du capitaine qui commande la garnison. — De la part de don Sandoval? répéta Marguerite. — Précisément, belle demoiselle... Mais veuillez rassurer cette bonne dame qui tremble comme une feuille. Nous sommes Castillans, et incapables de manquer au beau sexe. La figure de celui qui parlait de la sorte et celles de ses camarades ne pouvaient faire prendre que pour une ironie amère leurs protestations de respect aux dames, car tous leurs traits exprimaient la brutalité de leur caractère, et ils ressemblaient moins à des soldats qu'à des bouchers. — Si vous avez quelques égards pour nous, reprit la douairière, toujours prête à croire aux promesses d'un Espagnol, veuillez continuer votre chemin. Ne voyez-vous pas que votre présence effraie ma nièce? — J'espère que vous vous trompez, ma chère dame, répliqua l'Espagnol en ricanant; cette belle demoiselle ne peut craindre les soldats de son adorateur. Par saint Jacques! nous sommes tous prêts à verser notre sang pour elle. Pendant ce petit dialogue le vieux domestique qui accompagnait les dames avait eu l'adresse de s'éloigner, et il courait à toutes jambes chercher du secours. L'Espagnol devina son intention. -— Il faut nous hâter, dit-il. Que Vos Seigneuries nous permettent d'exécuter nos ordres ! Il ne s'agit que de conduire cette divine personne à la chapelle la plus voisine. La sainteté du lieu et la présence d'un prêtre vous feront assez comprendre la pureté des desseins-de notre capitaine; il n'a voulu que vous épargner les-ennuyeuses formalités d'une longue défense. — Le misérable! s'écria la jeune comtesse. Le soldat ne parut point avoir pris-garde à cette exclamation. Il continua du ton de l'indifférence : Le trajet serait un peu fatigant pour vous, à travers ces hautes dunes; mais nous aurons l'honneur de vous porter. En achevant ces mots il s'avança pour la saisir : Marguerite éperdue ne prononçait pis une seule parole, ne faisait pas le moindre mouvement; elle restait pâle et froide comme une statue. Mais sa tante, devenue intrépide à l'aspect du danger, se jetait entre elle et les soldats, les repoussant avec une force qui paraissait au-dessus de son sexe et de son âge, et remplissant l'air de ses cris; mais elle fut enfin renversée sur le sable. Alors quatre des Espagnols enlevèrent la jeune comtesse, tandis que les six autres, mettant le sabre à la main, marchaient à la rencontre des domestiques qui accouraient trop rd. C'en était fait de Marguerite : emportée par quatre hommes robustes, auxquels elle ne pouvait opposer aucune résistance, elle se voyait près de tomber •entre les mains d un être sans honneur, dont elle avait pénétré la fourberie, l'avarice et la lâcheté. Elle le connaissait déjà assez pour savoir que le mépris et l'horreur qu'elle éprouvait pour lui ne l'empêcheraient point d'en vouloir faire son épouse, car l'immense fortune dont elle devait jouir avait cent fois plus d'attraits pour cet homme avide que les charmes et les vertus de la jeune comtesse. Vainement la douairière, qui s'était relevée avec l'ardeur et l'énergie d'une mère, poursuivait-elle les ravisseurs de ses offres, de ses prières et de ses malédictions; les féroces soldats la repoussaient brutalement, riaient de ses larmes et ne lui répondaient que par les plus cruelles injures. Témoin de son désespoir, Marguerite souffrait plus de la douleur de cette bonne parente que de ses propres douleurs. Faible et mourante, elle promenait ses regards autour d'elle, cherchant à découvrir quelque compatriote qui la secourût ; elle savait que les habitants de la côte cachaient sous un extérieur grossier un caractère loyal et généreux : mais aucun être vivant n'apparaissait sur le rivage. D'un côté s'étendait une chaîne de dunes arides, désertes et nues, et de l'autre côté mugissait l'immense Océan. Elle ne voyait que des flots et du sable, elle n'entendait que le bruit des vagues et le cri plaintif des oiseaux marins. Une grosse lame, semblable à une montagne d'eau, s'approchait en écumant : elle s'élève, reste un moment suspendue, retombe enfin, et, s'entr'ouvrantavec fracas, laisse apercevoir une petite barque montée par deux pêcheurs; l'un ramait, l'autre, debout à la proue, semblait impatient d'atteindre la terre. Arrivé à cent pas du bord, il s'élance dans les flots, gagne rapidement la rive, court aux ravisseurs, et le bruit d'une balle qui siffle, le cri d'un Espagnol qui tombe mourant, annoncent à Marguerite un secours qu'elle n'osait espérer. CHAPITRE V Pendant que la flotte espagnole s'avançait à pleines voiles une petite chaloupe côtoyait le rivage de la mer. Elle était montée par deux hommes, vêtus en pêcheurs et munis de larges filets. L'un des deux était debout à l'arrière du canot ; l'autre, assis à l'avant, faisait mouvoir deux rames longues et pesantes. Ces deux marins n'avaient point cet air d'insouciance et de grossièreté ordinaire aux gens de leur profession. Ils observaient attentivement les sinuosités du rivage, ils sondaient la profondeur des eaux, surtout ils épiaient tous les mouvements de la flotte. Celui qui ramait paraissait presque sexagénaire; mais quoique son front fut ridé et que ses cheveux gris s'échappassent de dessous son bonnet de cuir, il était encore robuste et dispos. Ses mains larges et épaisses, ses épaules carrées, son cou musculeux annonçaient une force peu commune, et ses traits mâles, son teint cuivré, son regard perçant révélaient l'énergie de son caractère. Son compagnon était à la fleur de l'âge. Son costume simple faisait ressortir l'élégance de sa taille et l'heureuse harmonie de ses proportions. La blancheur de son teint eût pu paraître singulière chez un matelot, toujours exposé aux rayons du soleil et au souffle des vents ; mais la noblesse de sa figure s'accordait mal avec ses habits de pêcheur et la fierté de son regard trahissait l'habitude du commandement. Déjà le soleil avait parcouru près du tiers de sa course, et depuis quatre heures les deux marins s'occupaient à reconnaître les parages dans lesquels ils naviguaient, quand tout à coup celui qui ramait, laissant échapper ses rames, se baissa et saisit un gros mousquet posé au fond de la chaloupe. — Eh bien! pilote, s'écria d'un ton impérieux le jeune homme qui se tenait debout à l'arrière du canot, pourquoi nous arrêtons-nous? Le vieux marin étendit le bras vers le rivage, et, montrant du doigt un homme qui se tenait près du bord : Mon lieutenant, dit-il, c'est un soldat espagnol. — Que nous importe! répliqua l'officier en haussant les épaules. La surprise se peignit sur la figure basanée du rameur ; cependant il ne lâcha point le mousquet qu'il tenait de la main gauche, il ne détourna point ses regards fixés sur le soldat. Avec l'expression d'une joie cruelle, il répéta seulement de sa voix rauque et gutturale : un Espagnol ! Cet acharnement fit sourire le jeune homme : Veux-tu donc faire feu sur lui? demanda-t-il. Un sourire expressif fut la seule réponse du vieux loup de mer. — Mais, Dirk Dikensen, reprit l'officier, le bruit de ton mousquet nous ferait reconnaître... Le rameur, convaincu de la justesse de cette observation, baissa tristement la tête et laissa tomber son arme. Mais concevant bientôt une nouvelle espérance, il s'écria : Laissez-moi du moins aller à terre, que je l'assomme à coups de crosse! Le lieutenant resta inflexible : Nous sommes venus sonder les parages, et non pas chercher des ennemis, répondit-il d'un air ferme; songeons à notre devoir. Sans proférer un seul mot, le pilote reprit ses rames, et le petit canot continuant sa marche rapide fut bientôt à quelque distance de l'endroit où se tenait l'Espagnol. On put alors apercevoir plusieurs autres soldats qui suivaient d'assez.loin le premier. — Ils vont toujours par troupes comme des harengs, dit le vieux marin d'un air plein de mépris. Aussi bien n'ont-ils pas tort, car malheur à l'Espagnol qui se hasarderait à parcourir seul les campagnes ! Il y a en Flandre des paysans qui savent manier le fléau. LE GUEUX DE MER. 4 — Au large, au large, Dirk ! Le rameur obéit, mais il retournait souvent la tête pour regarder les soldats, et sa haine invétérée contre eux se peignait fortement sur son visage cicatrisé. Bientôt il aperçut deux dames, qui venaient de traverser les dunes et s'étaient arrêtées sur le rivage pour contempler la flotte qu'on découvrait au loin. Pour la seconde fois alors, il lâcha ses rames, et, prenant son mousquet, il s'assura que la batterie était en bon état. Le mécontentement éclatait dans les regards du jeune officier. — Dirk Dirkensen, dit-il, faut-il donc que je vous rappelle que vous êtes sous mes ordres? — Pardon, mille fois pardon, mon lieutenant ! répliqua le vieux marin sans se déconcerter; mais je connais cette maudite race de Castillans; et vous aussi, mon lieutenant, je vous connais ; deux minutes ne se passeront pas sans que vous m'ordonniez de tourner vers la terre. Le jeune homme, surpris de cette réponse, jeta les yeux sur le rivage ; il vit les deux dames accompagnées d'un seul domestique et pressentit les funestes intentions des soldats qui les guettaient : il pâlit, ses mains se serrèrent avec force et sa poitrine se gonfla; mais il ne proféra pas une seule parole. — Virerai-je de bord? demanda le pilote impatient de rejoindre ceux dont il était l'implacable ennemi. — Non, répondit le lieutenant d'une voix étouffée. — Et nous laisserons insulter impunément ces pauvres femmes? Un combat terrible s'élevait dans le cœur de l'officier : il hésita quelque temps, en proie à l'émotion la plus puissante. Enfin, levant les yeux au ciel et mettant la main sur son cœur : Il le faut, dit-il ; le sort de la patrie peut dépendre du rapport que nous devons faire. Exposer maintenant notre vie, ce serait trahir la cause sacrée que nous défendons. — Permettez-moi de vous dire, lieutenant, reprit le brave vieillard, que notre rapport sera fort inutile : l'amiral connaît ces eaux comme sa boussole, et d'ailleurs il doit être bientôt rejoint par Claas Claas-sens et par Joos de Moor. — A terre donc ! s'écria l'officier avec l'accent de la plus vive joie. A terre! puisque l'honneur nous le permet. La mort eût été cent fois moins cruelle que la vue de ces dames outragées à mes yeux... Le pilote avait déjà ressaisi ses rames, et, s'en servant avec une vigueur et une adresse extraordinaires, il fit glisser rapidement le petit canot à la surface de l'onde. Cependant le jeune homme craignait encore de se rendre coupable envers ceux qui lui avaient confié l'importante mission de reconnaître les parages que la flotte espagnole devait traverser. — x\mi, dit-il à son compagnon, contente-toi de tirer de loin sur ces Espagnols, afin qu'au moins l'un de nous puisse retourner auprès de notre amiral. Le vieux marin fit la grimace. Arrivons toujours, répondit-il en regardant avec complaisance son mousquet, je sais ce que j'aurai à faire. — Si je succombe, reprit l'officier, tu diras à nos compagnons que mes derniers vœux ont été pour la liberté de mon pays. — Si vous succombez, répliqua le vieillard d'un ton grave et avec un regard expressif, notre barque voguera sans conducteur, et le vieux Dirk Dirkensen passera au service d'un plus puissant amiral ! Il continua à ramer vigoureusement, et pour dissiper les images funestes qui s'offraient à sa pensée il chantait à demi-voix une chanson de matelot. L'officier impatient se tenait debout à la proue du petit esquif, les bras croisés sur la poitrine et la tète penchée en avant. Quelque diligence que fît le pilote, la barque, repoussée par un courant contraire, n'arriva près du rivage qu'au moment où quatre soldats entraînaient déjà la belle Marguerite. Le jeune homme, furieux à cette vue, s'élança dans les flots en tenant ses pistolets élevés au-dessus de sa tête. Le vieux loup de mer poussa la chaloupe jusque contre le bord, et s'arrêta un moment pour l'amarrer d'une manière solide. A la vue d'un homme qui accourait seul, et dont le costume n'annonçait qu'un pauvre pêcheur, les ravisseurs n'éprouvèrent d'abord aucune inquiétude ; mais ils reconnurent bientôt à quel ennemi redoutable ils avaient affaire : deux coups tirés d'une main sûre renversèrent deux d'entre eux sur l'arène. Jetant alors ses pistolets loin de lui, l'intrépide marin tira son sabre et se précipita sur les deux autres. Les soldats espagnols étaient braves, et de nombreuses cicatrices attestaient les périls qu'ils avaient affrontés. Déposant à terre leur fardeau, ils se mirent en défense; mais, quoique souvent ils eussent vu briller le fer d'un ennemi, ils se sentirent troublés à l'approche de ce jeune inconnu, dont les formes athlétiques, la démarche assurée et l'œil étincelant semblaient présager leur défaite. L'un des deux tomba après s'être faiblement défendu, l'autre jeta son sabre et s'enfuit. Le vainqueur allait le poursuivre. — En panne, en panne, mon lieutenant! lui cria Dirk Dirkensen, qui arrivait enfin fatigué et hors d'haleine, laissez-moi le plaisir d'en expédier un. En prononçant ces mots il couchait en joue le fuyard ; et quoique la distance fût considérable, le mousquet pesant et la course de l'Espagnol rapide, la balle alla frapper le but, et le soldat mordit la poussière. Le pilote, appuyé sur le bout de son mousquet, contempla d'un air triomphant les mouvements convulsifs de ce misérable Le voilà enfoncé, dit-il, et il ne reviendra plus sur l'eau; la main du vieux Dirk Dirkensen ne tremble pas encore, et plus d'un jeune homme serait fier d'avoir tiré ce coup. Cependant la jeune comtesse, délivrée d'une manière aussi inattendue, était prosternée sur le sable -et rendait grâces au Tout-Puissant : sa tante, âge- nouillée devant le vainqueur, couvrait ses mains de baisers et de larmes, le nommant son ange gardien et son saint patron ; car elle croyait fermement qu'il avait fallu un miracle pour sauver sa nièce. Mais quelle fut sa surprise et presque sa terreur lorsque, levant les yeux sur cet être surnaturel, elle reconnut le marin dont les discours hardis avaient causé tant de scandale chez le bourgmestre ! Elle pâlit, recula et murmura.... Un gueux de mer ! — Mais non, reprit-elle après un moment, on vous avait calomnié, brave jeune homme; vous devez être bon catholique et fidèle royaliste, car vous avez montré du courage et de l'humanité. Quel bonheur que vous avez échappé à don Sandoval ! — Échappé ! répéta le jeune homme en rougissant ; je ne crois pas avoir jamais évité personne, et si don Sandoval m'eût suivi, nous aurions mesuré nos épées... A cette voix Marguerite releva la tête, et par un mouvement involontaire, étendant ses bras vers celui qui l'avait sauvée, elle laissa échapper de ses lèvres le nom de Louis de Winchestre. L'officier l'entendit, mais il ne montra aucune émotion : son regard était sévère et dédaigneux, et la jeune fille se sentit plus malheureuse dans ce moment que lorsqu'elle était au pouvoir de ses farouches ravisseurs. Elle retomba sur le sable, et sa tante, se jetant dans ses bras, la trouva inanimée. Cependant le pilote accourait à toutes jambes : — Des voiles, criait-il, des voiles ennemies ! j'aperçois d'autres Espagnols. Allons, mon lieutenant, levons l'ancre et emportons ces dames ! L'officier ne répondait rien. — Je me chargerai de la jeune fille, reprit Dirk, et quand nous serons dans la chaloupe une petite goutte de genièvre lui rendra bientôt la vie. Vous, mon lieutenant, comme le plus fort et le plus alerte, veuillez bien prendre sous votre convoi cette vieille dame qui se désole là fort inutilement. En achevant ces mots le vieux loup de mer repoussa un peu durement la baronne, qui s'attachait à sa nièce évanouie. Entourant d'un de ses grands bras la taille svelte de Marguerite, il la souleva de terre et la porta dans la chaloupe avec autant de facilité que si c'eût été un enfant. Le lieutenant s'était chargé de la douairière; il la plaça à côté de sa nièce, coupa lui-même la co.de qui retenait le petit esquif, et le laissa entraîner par le courant. CHAPITRE VI La baronne de Berghes, à peine rassurée par les flots qui la séparaient des ravisseurs, oublia un moment la situation de sa nièce pour se livrer à son ressentiment. — Traîtres! s'écriait-elle'en étendant les mains vers les soldats espagnols qui regardaient avec fureur la proie qui leur échappait, loups revêtus de la peau des brebis que vous avez égorgées, que le ciel .confonde votre audace et votre scélératesse! Au lieu d'être les défenseurs du roi, vous vous montrez ses plus grands ennemis en déshonorant votre écharpe et le nom espagnol, que vous n'êtes pas dignes de porter. Quelle sera, grand Dieu, la récompense du sang que les Belges ont versé pour la famille de leurs souverains, les trésors qu'ils ont prodigués pour Charles-Quint et pour son fils ! quel sera le prix d'un dévouement sans exemple, si des soldats étrangers peuvent impunément leur ravir leurs épouses et leurs filles ! Et vous vous appelez les champions de la religion! Dites plutôt les satellites de l'enfer! Tandis que la douairière exhalait ainsi son courroux, et que Dirk Dirkensen, qui l'ëcoutait avec une vive satisfaction, faisait une grimace de plaisir à chaque nouvelle apostrophe, Marguerite, à qui le mouvement avait fait reprendre connaissance, osait à peine jeter un regard timide sur son libérateur ; elle savait qu'il devait la croire injuste et infidèle : mais, quelque douloureuse que fût cette pensée, elle se réjouissait de lui devoir la vie comme d'un nouveau lien qui l'unissait à lui. Persuadé que la jeune comtesse le haïssait comme un rebelle et un fils dénaturé, Louis de Winchestre avait pris la résolution d'étouffer l'amour qu'il ressentait encore pour elle. Il se tenait donc debout, la sonde à la main, et feignait de s'occuper uniquement de découvrir la profondeur des eaux; mais, sans y songer, il retournait peu à peu la tête du côté de Marguerite, et bientôt leurs regards se rencontrèrent. Soupçons, peines, regrets, tout fut oublié dans un moment; le jeune homme lut dans les yeux de sa bien-aimée l'assurance d'un amour durable et sans partage : il retrouvait Marguerite telle qu'aux jours de son adolescence; quels souvenirs auraient pu maintenant empoisonner son bonheur? Aucune parole ne fut prononcée, un coup d'œil avait suffi pour apprendre à chacun d'eux ce qui se passait dans le cœur de l'autre, et, animés d'une généreuse confiance, ils ne cherchèrent point à justifier ni même à rappeler leur conduite passée; ils ne songèrent qu'au moment heureux qui les réunissait. Après un assez long silence, Louis de Winchestre, se rapprochant de la jeune fille, lui dit d'une voix tremblante : Permettez à un proscrit de vous demander si la colère du seigneur de Gruthuysen paraît encore implacable. Marguerite eut besoin de rassembler toutes ses forces pour surmonter son émotion.— Le seigneur de Gruthuysen, répondit-elle en rougissant, a pardonné depuis longtemps à son petit-fils, et pleure chaque jour sa longue absence. Une larme glissa sous la paupière du jeune homme, et, jetant un long regard sur la flotte espagnole qui s'approchait : Un jour encore, dit-il, un seul jour à mon devoir; demain j'embrasserai les genoux de mon aïeul. Marguerite ne répondit pas, mais elle jeta un regard sur l'anneau qu'elle portait au doigt et que son amant lui avait autrefois donné comme un gage de son attachement éternel. Cependant la baronne de Berghes, fatiguée de maudire des gens qui ne pouvaient l'entendre, avait reporté son attention sur ceux qui l'entouraient, et, s'adressant au jeune officier, elle lui demanda par quelle circonstance bizarre elle l'avait rencontré la veille dans une assemblée où personne ne le connaissait. Louis de Winchestre pouvait désormais ouvrir son cœur à son amante; il répondit donc sans hésiter : Le hasard me conduisit devant la maison du bourgmestre au moment où y entrait une personne qui m'était bien chère, quoique j'en fusse séparé depuis longtemps. Le désir de me retrouver encore une fois auprès d'elle, de contempler ses traits pleins de charmes, d'entendre le son de sa voix, m'entraîna au milieu de cette nombreuse société : le reste vous est connu... — Pardonnez, encore une question, reprit la douairière : votre langage est celui d'un gentilhomme; vous avez le rang d'officier, pourquoi portez-vous les habits d'un pêcheur? Le jeune homme rougit. Il m'est impossible de répondre, dit-il d'une voix mal assurée; mais croyez qu'aucun motif honteux n'a causé ce travestissement. Il y a de l'amour dans cette aventure, se dit la baronne, et elle se mit à chercher laquelle des dames de l'Ecluse pouvait régner sur le cœur du beau marin. Mais, comme toutes celles qui fréquentaient la maison du bourgmestre étaient d'un âge mûr et d'une piété austère, elle ne sut à qui attribuer cette conquête. Heureusement pour Marguerite, la bonne dame ne l'observait pas en ce moment; car son émotion eût révélé le mot de l'énigme. Cependant la petite embarcation, sortant de la baie où elle avait navigué jusqu'alors, parvint à un endroit où la mer brisait avec violence. L'officier, prenant en main la sonde, s'assit à l'arriére du canot. Dirk Dirkensen ramait avec une vigueur infatigable, jetant de temps en temps un coup d'œil sur la côte où gisait le cadavre de l'Espagnol que sa balle avait atteint. Marguerite, les yeux fixés sur son libérateur, se reportait aux beaux jours de son adolescence, et le sourire animait ses lèvres de rose. Mais la baronne était en proie à une inquiétude mortelle depuis que la mer houleuse ballottait plus fortement le frêle esquif; elle tremblait quand elle voyait se former au loin ces montagnes d'eau, qui s'approchaient ensuite en roulant et semblaient s'accroître encore dans leur course, et elle poussait des cris de frayeur chaque lois qu'une vague menaçait la petite barque et faisait jaillir l'écume par-dessus le bord. Cependant elle finit par s'accoutumer un peu à cette vue, et, sa reconnaissance revenant avec sa sécurité, elle remercia de nouveau les deux marins, leur promit les plus brillantes récompenses et les assura de la protection de sa famille. Elle leur adressa aussi différentes questions sur les navires que l'on apercevait de toutes parts. Déjà on pouvait distinguer les nombreux pavillons de la flotte espagnole, qui s'avançait en bon ordre : les grands vaisseaux de guerre, qui formaient l'avant-garde, avaient toutes leurs voiles déployées ; le tillac était couvert d'armes et de soldats, et les ornements dorés de la proue et de la poupe réfléchissaient les feux du soleil. La mer blanchissait sous leurs lourdes carènes, et les plus grosses vagues se brisaient contre leurs flancs sans les ébranler. D'un autre côté l'on ap?rcevait les petites embarcations qui portaient au devant de la flotte les magistrats, la noblesse et une partie des dames de l'Ecluse : ces légères chaloupes étaient décorées avec élégance, et leurs banderoles éclatantes semblaient se jouer dans les airs. L'œil ne pouvait se lasser du brillant spectacle qu'offraient les costumes variés des magistrats, les armes étincelantes des gentilshommes et les pierreries des dames qui les accompagnaient. A une égale distance de cette jolie flottille et de l'armée navale espagnole il y avait un bâtiment à deux mâts, de l'espèce de ceux qu'on nommait flïbots. Il était de médiocre grandeur et dépourvu des plus simples ornements. Ce navire isolé, sans pavillon, sans peintures, enduit de toutes parts d'une résine noire, formait un étrange contraste avec le reste du tableau ; il semblait porter le deuil de la patrie au milieu de la fête des étrangers, et peut-être eût-il rappelé à l'œil d'un navigateur ces nuages sombres qui, apparaissant à l'horizon lorsque le ciel est encore serein et la mer calme, annoncent de loin la tempête inévitable. Le magnifique tableau qui se déployait de toutes parts autour de la baronne semblait avoir réveillé son enthousiasme pour la cause royale, et elle s'y livrait hautement, ne soupçonnant pas que les deux marins pussent avoir des sentiments contraires : Mon brave, dit-elle au vieux Dirk Dirkensen, auprès de qui elle était assise, vous avez vu sans doute beaucoup d'armées navales, mais je suis sûre qu'aucune n'était comparable à celle-ci. Que de vaisseaux! Je doute qu'ils puissent trouver place dans le port de l'Ecluse. — Aussi n'y parviendront-ils pas tous, répartit le pilote en branlant la tête (car ce langage ne lui plaisait pas autant que les invectives de la bonne dame contre les Espagnols) : il yen a quelques-uns qui prendront la route de Flessingue. — Vous présumez? dit la douairière. — J'en suis sûr, répondit le vieux marin, et il jeta un regard triomphant sur le flibot sans pavillon, qui se trouvait alors vers la droite. — Ainsi, reprit la baronne, les pirateries continuelles de ces maudits gueux de mer vont avoir un terme et la foudre vengeresse anéantira bientôt leur repaire. Les narines du pilote se gonflèrent d'indignation et ses cheveux gris se dressèrent sur sa tête : Flessingue détruit ! répéta-t-il en frémissant; les gueux de mer enchaînés! Je vous croyais Flamande, madame; mais vous avez le cœur d'une Espagnole. — Il est vrai, répliqua la douairière, qui regarda cette réponse comme un compliment, il est très vrai qu'il y a peu de personnes en Flandre aussi dévouées à la bonne cause que je le suis; mais qui n'éprouverait pas un transport d'amour pour notre bon roi à la vue de cette flotte qu'il envoie pour nous défendre! Quel témoignage éclatant de son zèle et de sa grandeur! Que ces vaisseaux immenses et richement décorés l'emportent sur ceux de notre pays! Voyez, par exemple, ce flibot tout noir vers lequel se dirigent constamment vos regards ; peut-on le comparer aux navires espagnols, et sa vue n'inspire-t-elle pas un sentiment de dégoût et de mépris? Jusque là le vieux loup de mer était resté maître de lui-même ; mais quand il entendit parler avec tant de dédain de ce flibot, sur lequel il avait navigué lui-même plusieurs années, il pâlit de colère et des éclairs jaillirent de ses yeux : Femme, s'écria-t-il, ne parle point de ce que tu ne peux comprendre; ce flibot est le chef-d'œuvre d'Ewout Pietersen Worst. — Ewout Pietersen Worst ! répéta la baronne en levant les mains au ciel ; le fameux chef des gueux de mer ! —Lui-même,répliqua le pilote. Vous savez qu'avant d'être amiral de Flessingue il s'était rendu célèbre comme constructeur de navires. C'est lui qui a bâti ce flibot que vous méprisez, ce flibot léger et rapide, plus précieux pour un véritable homme de mer que toutes vos grandes carcasses de galions, fussent-elles dorées d'un bout à l'autre; et, quoique je sois moi-même de l'équipage de ce navire, je puis sans orgueil vous assurer, ma bonne dame, qu'on aurait peine à trouver dans tous les ports de la Zélande deux cents gaillards plus adroits et plus courageux que les matelots que le montent. Un regard du lieutenant l'empêcha de poursuivre. Contraint de garder le silence, il se mit à siffler un air populaire que les mécontents avaient composé sur la prise de la Brille, et peu à peu ses cadences patriotiques parvinrent à dissiper sa mauvaise humeur. — Mon lieutenant, dit-il au jeune homme après un assez long intervalle, comptez vous conduire ces dames à notre bord? Comme il achevait ces mots, on vit tourner les vergues du flibot qui étaient posées diagonalement, et le pavillon espagnol fut arboré au sommet du mât d'arrière. — Pilote, répondit l'officier, voici le signal de rappel. J'aurais voulu déposer ces dames dans quelqu'une des chaloupes où se trouvent les magistrats de l'Ecluse ; mais il ne nous est plus permis d'y songer. Puis, se tournant vers la douairière : J'ose espérer, madame, lui dit-il, que vous n'aurez aucune crainte de nous accompagner, notre devoir nous force à retourner à bord, mais je ne doute pas que notre chef ne mette aussitôt une chaloupe à votre disposition. Nous avons trop d'obligation à votre générosité,, répartit la baronne avec un sourire gracieux, pour ne pas mettre toute notre confiance en vous. CHAPITRE VII Bientôt la chaloupe arriva près du flibot, dont la coupe hardie et la mâture légère justifiaient l'éloge qu'en avait fait le vieux pilote : il était armé en guerre et monté par un nombreux équipage, dont on entendait de loin les cris et les chants joyeux. Mais quand le canot fut parvenu à portée de la voix le silence régna sur le navire et un homme vêtu comme un simple matelot héla seul les deux marins. — Quelles nouvelles, compagnons? Le passage est-il praticable ? — Pour nous seuls, amiral, répondit le lieutenant; pour nous seuls. Une vive satisfaction se peignit sur la figure du chef. — Dieu soit loué ! s'écria-t-il ; nous aurons une belle journée : mais qui amenez-vous à bord ? LE GUEUX DE MER. 5 — Ce sont des dames que nous avons arrachées des mains des Espagnols. — Qu'elles soient les bienvenues! La chaloupe arriva sous la poupe du navire, et aussitôt quatre marins vigoureux s'y précipitèrent. Deux d'entre eux saisirent la baronne et la transportèrent sur le pont sans lui donner le temps de se reconnaître : les deux autres allaient rendre le même service à Marguerite, et la jeune fille, effrayée de leur voix rauque et de leur air féroce, sentait un froid mortel glacer tout son sang ; mais ils furent repoussés par le jeune officier, qui, mettant un genou en terre devant elle, l'attira doucement dans ses bras, la serra sur sa poitrine, et, chargé de ce fardeau précieux, monta, en tremblant pour la première fois, sur le tillac du navire. On offrit des sièges aux deux dames, et tandis que le lieutenant rendait compte à l'amiral de ses opérations, elles eurent le loisir d'examiner le bâtiment. Autant l'extérieur de ce navire était simple et dénué d'ornements, autant sa construction légère et solide avait permis d'y multiplier les moyens d'attaque et de défense. Un filet de métal garnissait les côtés et ne s'ouvrait de distance en distance que pour laisser passer la bouche des canons : des chaînes et des grappins de fer, préparés pour l'abordage, étaient fixés à la proue; des palissades, garnies de meurtrières, s'élevaient aux pieds des mâts et y formaient de petites forteresses ; des tonneaux de poudre, des- piles de boulets et des faisceaux d'armes couvraient le tillac. Cependant il n'était point embarrassé, et rien ne pouvait entraver la manœuvre ni gêner le service de l'artillerie. L'équipage, composé d'hommes robustes et adroits, ne restait pas dans l'inaction. Les uns ployaient et déployaient des voiles, assuraient des cordages, faisaient jouer des vergues : d'autres aiguisaient des sabres, des haches, des piques; préparaient des fusils, chargeaient des canons. Il y en avait aussi qui affermissaient des affûts, qui tamponnaient des grenades. Tous travaillaient avec ardeur extraordinaire, comme si quelque motif pressant les eût animés. Tandis que Marguerite et sa tante admiraient ce tableau si nouveau pour leurs yeux, elles virent s'approcher l'hommequ'elles avaient entendu nommer amiral. Rien dans son extérieur n'annonçait sa dignité. Il était petit, maigre, pâle, et sa taille déjà un peu voûtée, un front chauve avant le temps, ses joues creuses et décolorées indiquaient une constitution faible et une santé languissante; mais la vivacité de ses yeux révélait une âme brûlante, cachée sous cette enveloppe débile (1). Il salua les deux dames d'un air bienveillant, quoique avec un peu de gaucherie, et leur dit dans le patois des pêcheurs zélandais : Ce flibot doit vous paraître un séjour bien incommode. (1) L'amiral de Zélande, Ewout Pietersen Worst, homme de peu d'apparence, mais habile et bien expérimenté par mer, aimé des siens et redouté, des Espagnols. Van Metiren, lib. IV, folio 92. — Amiral, répondit la baronne (quoiqu'elle éprouvât quelque peine à donner ce titre à un homme si mal vêtu), il vaut mieux être libre sur votre navire que prisonnière dans un palais. Le marin sourit. — C'est aussi la chance que j'aurais préférée, reprit-il, quoique jamais on ne m'ait offert le choix. Mais d'où vient que ces Espagnols vous avaient attaquées? seriez-vous aussi du nombre des suspects? La baronne releva fièrement la tête : — C'était une vengeance particulière, dit-elle; jamais la fidélité de la baronne de Berghes n'a pu être mise en question. Sachez que je préférerais la mort à la honte d'être confondue avec des rebelles. L'amiral, fixant sur elle ses regards pénétrants, répondit avec calme : Mon lieutenant ne vous a probablement pas appris qui j'étais? — Je ne lui ai point demandé; mais, puisque vous êtes Belge et que vous portez le titre d'amiral, je présume que vous commandez la flottille royaliste d'Amsterdam ou de Middelbourg. — Pas tout à fait. Mais que cela ne vous inquiète point! je saurai respecter votre sexe et votre rang. Un soupçon terrible seleva dans l'esprit de la vieille dame. — Vous n'êtes pas l'amiral d'Amsterdam ni de Middelbourg ! s'écria-t-elle ; qui donc êtes-vous? — Je suis l'amiral de Flessingue, Éwout Pietersen Worst. La foudre tombant en éclats aux pieds de la douai- rière l'eût moins épouvantée; elle fit un pas en arrière, en répétant : Ewout Pietersen Worst!... et sises forces ne l'abandonnèrent pas, c'est que le fanatisme qui l'enflammait lui donna dans ce moment un courage au-dessus de la nature. — Ne prends point le titre d'amiral, dit-elle en frémissant, mais celui de capitaine des bandits ! Homme méprisable, voilà donc de tes exploits! Ce n'est point le hasard, c'est sans doute une horrible trahison qui nous a mises en ton pouvoir, je reconnais bien à ce trait le chef des gueux et le général des pirates. Mais, vous, jeune homme, vous qui paraissez si noble et si loyal... Un cri de Marguerite l'interrompit. En songeant que Louis de Winchestre s'était associé à ceux qu'elle regardait comme des forbans elle avait senti ses forces l'abandonner, et elle tomba sans connaissance. Le jeune officier accourait auprès d'elle : il fut assez heureux pour la recevoir entre ses bras et l'empêcher de se blesser dans sa chute ; mais elle restait froide et décolorée. A cette vue l'enthousiasme de la douairière s'évanouit : oubliant ses haines et ses préventions, elle ne fut plus animée que par les sentiments d'une femme, d'une amie, d'une mère; elle serrait avec force sa nièce évanouie, la baignait de ses pleurs et lui prodiguait les soins les plus touchants. Le jeune homme s'efforçait de la seconder d'une main mal assurée, tandis qu'Ewout Pietersen Worst, attendri et comme pétrifié, s'étonnait de sentir de grosses larmes rouler sur ses joues flétries par de Ion- gues veilles, et brûlées par le soleil du midi. Cependant un nouvel objet détourna bientôt son attention, et ses regards s'attachèrent à une chaloupe qui s'approchait. — Des amis, sans doute! murmurait-il en cherchant à reconnaître ceux qui remplissaient la petite barque; oui, de braves amis! Voilà Joos de Moor et Claas Claassens. Mais le troisième ! — Sire Louis, dit-il au lieutenant, vous avez l'œil d'un aigle; dites-moi quel est celui qui se tient debout à l'arrière de cette chaloupe? Deux fois il répéta ses paroles sans que le jeune marin détournât ses regards fixés sur Marguerite. L'amiral jura,... puis sourit et adressa la même question à un autre officier. — Cet homme-là, mon amiral !... diable !... Si son manteau bleu ne l'enveloppait pas si bien ! si ce grand chapeau sans plumes et sans agrafes ne cachait pas à moitié sa figure!... Il est grand, et son attitude est pleine de noblesse... Mais non, ce ne peut être lui. L'amiral fit un pas en arrière, puis, prenant son lieutenant par le bras et le secouant avec force : Répondez-moi cette fois, lui dit-il; connaissez-vous cet homme? La plus vive surprise se peignit sur le visage du jeune marin quand il aperçut, à la poupe de la petite nacelle, celui dont le nom remplissait déjà l'univers. — Cet homme, s'écria-t-il,... c'est Guillaume de Nassau ! — Guillaume! répétèrent tous les officiers en se dé- couvrant par un mouvement simultané. Guillaume ! répétèrent les matelots en jetant leurs bonnets en l'air. Aucun ne songea à ajouter un seul mot à ce nom. Un instant après le héros et ses compagnons étaient sur le tillac : Brave Worst, dirent-ils à l'amiral, vous voyez des volontaires qui viennent combattre à vos côtés. — Ils sont les bienvenus, répartit le vieil homme de mer en serrant la main de Joos de Moor et de Claas Claassens; mais que deviendra la patrie, ajouta-t-il,en s'inclinant devant le prince, si cette noble ardeur devait leur être funeste? — Vous les vengeriez, amiral, répliqua Guillaume; mais pourquoi se livrer à de tristes présages? Dieu est grand et notre cause est juste. Après quelques moments d'entretien il aperçut les deux dames, dont la plus jeune avait repris connaissance; il s'approcha d'elles, les salua avec autant de grâce que de dignité, et leur exprima son étonnement de les rencontrer sur ce navire. — Oh ! monseigneur, s'écria la baronne en se jetant à ses genoux, vous êtes gentilhomme,... vous nous délivrerez. Marguerite ne disait rien, elle avait oublié les dangers de sa situation et contemplait avec une admiration muette les traits mâles et le front majestueux de cet homme dont le nom faisait trembler le roi d'Espagne au sein de son palais. Souvent elle se l'était représenté comme un guerrier farouche, ou comme un sombre conspirateur, tel en un mot que le pei- gnaient les Espagnols; mais celui qu'elle voyait devant elle la regardait avec tant de douceur, son sourire exprimait si bien la bonté, qu'elle ne pouvait le prendre pour un traître, pour un ennemi de l'État, flétri par les lois, rejeté par les hommes et réprouvé de Dieu (i). Guillaume, s'empressant de relever la douairière, lui promit la protection que réclamaient son sexe et son isolement. — Nous sommes catholiques et royalistes, reprit la vieille dame en lui tendant ses mains suppliantes; mais si vous nous faites reconduire à terre, nous prierons Dieu tous les jours pour obtenir votre grâce et votre conservation. (i) Le surnom de taciturne a porté malheur à Guillaume de Nassau. Les historiens se le sont représenté comme un homme sombre et sévère, quoiqu'au jugement de tous les contemporains ce fut un joyeux convive et un bon compagnon. S'il paraissait taciturne au conseil d'Etat, quand on le comparait au comte d'Egmont et à plusieurs autres dont les discours étaient presque toujours imprudents, exagérés, pleins de déclamation, il se montrait extrêmement aimable dans les relations privées. Voici ce qu'en dit Brantôme, catholique et grand partisan de Philippe II : « je le trouvai un fort grand personnage à mon gré, et qui discourait bien de toutes choses... Il avait une fort belle façon, et était d'une belle taille... Ce prince avait une àme de Dieu et une singulière générosité. » Brantôme, Vie des hommes illustres, vie du prince d'Orange. — Un autre, Français, Louis Aubery, seigneur de Mauryer, le peint ainsi dans ses mémoires pour servir à l'histoire de Hollande (pp. i3 et 14) : « Le prince d'Orange, Guillaume, était de belle taille; avait le teint brun, le poil châtain; il parlait peu et pensait beaucoup, mais tout ce qu'il disait était essentiel et passait pour oracle. Il n'y avait point de maison de particulier où l'on vécût avec tant d'éclat, même du temps de Charles-Quint, que chez ce prince, où les ambassadeurs et les princes étrangers étaient régalés. Enfin c'était l'honneur de la cour. Cette splendeur, jointe à une manière toute particulière de s'insinuer dans les cœurs, lui avait acquis l'estime et l'amitié de tout le monde. « En voilà bien assez pour montrer combien Guillaume ressemblait peu à ce sombre conspirateur, à la mine triste et renfrognée, que quelques écrivains ont voulu faire de lui. — Intrépide Worst, dit le prince à l'amiral, vous ne retiendrez pas ces clames malgré elles. Le vieux marin secoua la tête. — Une chaloupe et deux matelots suffiront, ajouta le jeune lieutenant. — Une chaloupe et deux matelots, répartit l'amiral d'un ton solennel, peuvent décider aujourd'hui le sort des Dix-Sept Provinces. — Mais voudriez-vous que ces dames partageassent nos dangers? — Et la patrie, jeune homme, est-elle donc en sûreté? Ces dames seraient ma femme et ma fille qu'aujourd'hui je ne les délivrerais pas. Cependant si le prince l'ordonne... — Amiral, interrompit le prince, c'est vous qui commandez ici; ordonnez ce qu'exigera le bien du service, et Guillaume de Nassau sera le premier à vous obéir. — Eh bien! reprit le marin, puisque Votre Altesse daigne s'en rapporter à un pauvre constructeur de navires, je prierai ces dames de se laisser conduire dans la partie inférieure du bâtiment : là elles seront en sûreté, autant du moins qu'on puisse l'être sur un vaisseau de guerre et dans un jour de combat. Après l'affaire, je m'empresserai de leur rendre la liberté que maintenant je suis obligé de leur ravir. Lieutenant, c'est à vos soins que je les confie : que leurs dangers ne vous fassent pas oublier votre devoir! L'officier s'inclina et conduisit Marguerite et sa tante au-dessous des ponts du navire. Là il les fit entrer dans une espèce de chambre basse et étroite, où elles n'avaient d'autre lumière que celle d'une petite lampe. Il plaça sur une table, auprès d'elles, le peu de rafraîchissements qu'il était possible de leur offrir, et s'éloigna sans proférer une seule parole ; mais ses regards trahissaient les sentiments dont son cœur était déchiré. Remonté sur le tillac, il demeura quelques moments insensible à tout ce qui se passait autour de lui; mais les mouvements de l'équipage, la vue des vaisseaux espagnols, et surtout la voix de son vieux chef, le rappelèrent bientôt à son devoir ; et, se rapprochant du prince et de l'amiral, il se prépara à prendre part au combat qui allait s'engager. CHAPITRE VIII Ce fut le 10 juin i5j2 que la flotte du duc de Médina-Cœli parut à l'embouchure du canal de l'Écluse. L'avant garde se composait de vingt-cinq vaisseaux de guerre; ensuite venaient les transports. Douze grandes caravelles de Biscaye formaient la troisième et dernière division. Quand les habitants, qui couvraient le rivage et les remparts de la ville, purent distinguer les nombreux navires de ces trois escadres, quand ils les virent s'avancer en bon ordre poussées par un vent léger et favorisées par la marée montante, ceux qui aimaient leur pays tremblèrent pour la cause nationale, car l'espérance des patriotes avait été surtout fondée sur l'habileté de leurs marins; mais comment supposer maintenant qu'une troupe d'aventuriers résistât à cette flotte immense? Penchés sur la galerie de leur petit flibot, Guillaume de Nassau et l'intrépide Ewout Pietersen Worst regardaient s'approcher les ennemis. Tous deux étaient pleins de confiance dans le courage de leurs braves marins, dans l'expérience de leurs officiers et dans la bonté de leur navire; cependant ils ne purent se défendre d'un mouvement d'appréhension quand ils considérèrent l'immense supériorité des forces espagnoles. Le prince leva les yeux au ciel et, serrant fortement la poignée de son glaive : Vaincre ou mourir, dit-il, voilà notre seule alternative ! — Peut-être succomberons-nous, répondit le marin ; mais le lion de Zélande sera victorieux. Ce n'était pas pour commander sur le petit vaisseau que le prince était venu rejoindre l'amiral, il s'en remettait à lui pour remplir tous les devoirs d'un chef prudent et courageux. Mais, sachant que la présence d'un Nassau redoublerait l'ardeur de l'équipage, et se flattant de pouvoir prendre quelque part à l'action comme soldat, il était accouru partager la gloire et les dangers des gueux de mer. Ceux-ci, fiers d'un pareil compagnon d'armes, le regardaient avec enthousiasme. Le respect et l'admiration se peignaient sur la figure mâle de tous ces hommes robustes et déterminés ; par un mouvement spontané, tous ceux qui étaient près de Guillaume avaient découvert leur tête; un profond silence régnait parmi eux : ils auraient craint, en faisant le moindre bruit, de troubler les grandes pensées du héros. Tout à coup un mousse, placé en vigie, s'écria : Les navires de Flessingue ! On vit alors déboucher, entre l'arrière-garde espagnole et les transports qui formaient le centre de la flotte, une dizaine de petits bâtiments médiocrement équipés. Ils portaient le pavillon de Castille; mais l'œil expérimenté d'un marin ne pouvait méconnaître leur construction zélandaise. Une acclamation joyeuse de tous les marins du flibot salua l'apparition de ces navires. Guillaume seul restait silencieux ; sans proférer une seule parole, il ôta le grand chapeau dont sa tête était couverte, et prosterna devant l'Éternel ce front où était empreinte la majesté du génie. Tout l'équipage imita son exemple, et deux cents marins, accoutumés à braver les hommes et les éléments, offrirent une humble prière à Celui qui commande aux tempêtes et à la mort. Ils ne demandaient pas à Dieu les richesses, les honneurs, de longues années, un doux repos ; ils ne songeaient pas à détourner les périls qui menaçaient leur existence ou celle de leurs proches ; mais ils priaient pour le pays qui les avait vus naître, pour la cause qu'ils croyaient juste et sacrée, pour leurs concitoyens, et pour le grand homme sur lequel reposait l'espérance publique. Quand ils se relevèrent chacun courut à son poste, et il régna quelques moments sur le navire un bruit confus et un désordre apparent. Mais bientôt ce tumulte cessa : l'on vit les hunes couvertes de fusi- liers ; les canons entourés de ceux qui devaient les servir; la proue chargée des marins les plus alertes et les plus dispos armés de piques et de haches d'abordage ; la poupe abandonnée aux pilotes et aux officiers. — Prince, dit alors l'amiral, l'instant du combat approche. Ne restez pas à la poupe : c'est l'endroit le plus dangereux, et vous savez combien votre existence est nécessaire à la patrie. Guillaume répondit en souriant : Brave Worst, nos jours sont comptés; cependant je ne veux pas m'exposer sans motif, et quelque poste que vous choisissiez, je me tiendrai près de vous. — La place d'un commandant est ici, répliqua le vieux marin. — Eh bien! amiral, nous y resterons ensemble. Ewout Pietersen Worst se tut, car il sentait qu'il eût pensé de même s'il eût été le prince. Cependant les vaisseaux espagnols continuaient à longer la côte, mais il s'était introduit quelque désordre parmi eux : car les gueux de mer ayant eu la précaution de détruire pendant la nuit les bouées et les poteaux, les pilotes se dirigeaient au hasard, et chacun cherchait à suivre les sillages des navires qui précédaient : ainsi les deux premières divisions se confondaient peu à peu, et les bâtiments de différentes forces et de différentes nations, espagnols, italiens, portugais et flamands, se pressaient les uns contre les autres et se gênaient mutuellement. Le vaisseau de l'amiral conservait néanmoins son poste en tête de l'avant-garde, et, par un bonheur singulier, ce gros bâtiment avait évité tous les bancs de sable qui rendaient le passage dangereux. Il s'avançait, comme en triomphe, vers la petite flottille des chaloupes de l'Écluse, qui s'était formée en demi-cercle à l'entrée du canal. Le duc de Médina-Cœli se tenait à la proue du vaisseau, entouré d'une troupe brillante de gentilshommes, et il promenait un regard orgueilleux sur ces riches bords qu'il allait gouverner. Quelques navires de guerre, qui suivaient celui de l'amiral, étant dirigés par des pilotes de l'Écluse, imitaient assez bien sa manœuvre, et passaient, un à un, entre la côte et un banc de sable qui s'étendait au nord. Mais les transports et le reste des bâtiments de guerre venaient ensuite pêle-mêle, au risque d'échouer sur les bas-fonds qu'ils avaient à droite et à gauche. Bientôt un des plus grands toucha, et ceux qui avaient réglé leur marche sur la sienne ne purent éviter le même sort. Par cet accident l'escadre se trouvait de nouveau divisée en trois corps. D'abord les vaisseaux de guerre et quelques navires marchands, qui avaient passé l'endroit le plus difficile, étaient maintenant à l'entrée du canal, et très proches du flibot que montait le prince d'Orange. Ensuite venait le gros de la flotte, composé de transports. Les navires échoués les séparaient de l'amiral, et déjà les bâtiments de guerre zélandais leur fermaient la retraite : ils se trouvaient donc emprisonnés entre les ennemis, la côte, les bancs de sable et les vaisseaux qui avaient touché. Plus loin s'avançaient lentement les douze grandes caravelles de l'arrière-garde, qui semblaient hésiter à s'engager dans des eaux si peu profondes. — La fortune se déclare pour nous ! dit Claas Claassens à l'amiral Worst en voyant cette disposition imprévue des forces ennemies : leurs transports sont isolés et ne peuvent recevoir de secours des vaisseaux de guerre. — Que diriez-vous donc, reprit le vieux marin, si nous prenions leurs vaisseaux de guerre aussi bien que leurs transports? — Amiral, ce serait un miracle. ■— A la bonne heure. Mais croyez-vous que le ciel ne protège pas ceux qui combattent pour une cause aussi bonne que la nôtre? — Il est certainement merveilleux, répliqua le brave Joos de Moor, que ce soit le Lion d'or qui ait touché le premier. Baudouin Ewoutsen, qui commande ce navire, connaît ces parages mieux que personne. — Baudouin est Zélandais comme nous, dit Ewout Pietersen Worst, et je ne serais pas surpris qu'il se fût fait échouer lui-même, pour rendre service à notre cause. Bientôt ce soupçon fut confirmé par les cris de fureur et les décharges de mousqueterie, qui partirent du vaisseau naufragé. On vit les gens de Baudouin Ewoutsen assaillir les soldats castillans dont leur \ navire était rempli. Profitant de leur surprise, ils se jetaient sur eux comme sur une proie assurée; mais, quoiqu'attaqués à l'improviste et dans un moment de désordre, les Espagnols ne se laissèrent pas massacrer sans résistance. Ils se réunissaient par pelotons dans les endroits du navire où il leur était possible de faire usage de leurs armes, et se défendaient avec le courage du désespoir. Incapables de former leurs rangs ou même de se tenir de pied ferme sur un bâtiment échoué, aucun cependant ne cherchait à fuir ou à obtenir grâce. Ils se précipitaient sur les matelots pour les entraîner dans leur chute; mais ceux-ci, plus accoutumés à un pareil champ de bataille, avaient un avantage immense sur leurs adversaires, et, après quelques moments de combat, tous les malheureux soldats furent égorgés, ou jetés dans les flots. Quoique cette lutte inégale se passât en vue des vaisseaux de guerre, les Espagnols n'osaient approcher de peur des bas-fonds, ni faire usage de leur artillerie, dans la crainte d'atteindre leurs compatriotes; mais ils mirent en mer leurs embarcations, et vingt chaloupes pleines de gens armés entourèrent le navire de Baudouin Ewoutsen. A ce spectacle tout l'équipage du petit flibot d'Ewout Pietersen Worst poussa de grands cris, et demanda le signal d'attaque. Au vent! au vent! disaient les marins : au secours du Lion d'or ! Mais l'amiral défendit de déployer les voiles, car le moment n'était pas encore venu. I.E GUEUX DE MER. 6 En effet Baudouin Ewoutsen n'avait pas besoin de secours. Son artillerie, avantageusement placée, submergea ou dissipa les canots, tandis que les navires zélandais, attaquant le centre de la flotte, y portaient une confusion et une frayeur d'autant plus vive que l'on s'était cru à l'abri de tous les dangers. Un nuage de feu et de fumée couvrit alors la mer depuis l'endroit où le Lion d'or avait échoué, jusqu'à celui où s'était arrêtée l'arrière-garde, et don Juan de la Cerda vit un petit nombre de braves prendre ou brûler sous ses yeux la plupart de ses transports sans qu'il pût s'y opposer. Dans cette position, si cruelle pour un homme de cœur, il prit la seule résolution qui pût au moins lui faire espérer une juste vengeance. Rassemblant autour de son pavillon vingt et un navires de guerre qui le suivaient encore, il entreprit de doubler le banc de sable qui le séparait des ennemis et de les enfermer à leur tour dans le passage étroit où ils se trouvaient. D'un autre côté, don Julian Roméro, commandant de l'arrière-garde, formait avec ses douze caravelles une ligne impénétrable entre la côte et le banc. Ainsi les vainqueurs à leur tour se trouvaient en péril. La plupart des transports s'étaient rendus ou avaient échoué. La fumée s'était dissipée, et les onze navires vainqueurs laissaient apercevoir leur petit nombre et leur faiblesse. Les plus braves Zélandais pâlirent alors en comparant leurs bâtiments, construits pour le cabotage, avec les citadelles flot- tantes de leurs ennemis. L'escadre de don Juan s'avançait contre eux en bon ordre : ses vaisseaux, pareils aux montagnes de glace sous lesquelles gémit la mer du Nord, semblaient devoir écraser du premier choc tout ce qui s'opposerait à leur marche victorieuse. Les tours de Castille, arborées au sommet de leurs mâts, s'élevaient jusqu'aux nues, et à travers les vapeurs grisâtres qui s'attachaient aux vergues et aux cordages, perçaient l'extrémité des grandes voiles et la bouche menaçante des canons. Guillaume de Nassau jette alors sur Ewout Pietersen Worst un regard plein d'inquiétude : Ne prendrons-nous donc aucune part au danger? dit-il avec une généreuse impatience : laisserons-nous accabler nos compatriotes, sans combattre et mourir avec eux? — Nous combattrons, répond le marin d'un air assuré, et Dieu nous donnera la victoire. Sire Louis, faites mettre toutes les voiles dehors. CHAPITRE IX es voiles se déployèrent dans un instant, et le navire, glissant avec rapidité à la surface des ondes, vint se ranger au vent des vaisseaux espagnols, auprès desquels il ne paraissait qu'une petite barque. Comme il allait les dépasser, les Castillans lui firent signal de ralentir sa marche : car ils le prenaient pour un bâtiment royaliste qui se joignait à eux, l'extrême inégalité des forces ne leur permettant pas de supposer des intentions hostiles à ceux qui montaient un bâtiment si faible. Mais Ewout Pietersen Worms les détrompa bientôt. Sautant sur le couronnement de la poupe, il détacha lui-même la corde qui soutenait le pavillon espagnol, arboré à l'arrière du flibot, et, la présentant au prince d'Orange : Monseigneur, dit-il, c'est à vos mains victorieuses de renverser cet emblème de la tyrannie étrangère. Guillaume prit la corde, la lâcha, et le drapeau ennemi, entraîné par son propre poids, s'abattit en tournoyant, et alla tomber dans la mer. Il fut remplacé par le pavillon de Zélande; le noble lion national se déploya majestueusement dans les airs, et tout l'équipage le salua de ses acclamations. A cette vue les Espagnols indignés poussèrent un cri de fureur, et, sans attendre les ordres de leurs chefs, les canonniers du vaisseau amiral, qui était le plus proche, coururent à leurs pièces. Un moment après les triples batteries de ce navire immense commencèrent à tonner. Ses flancs noirs vomirent un torrent de feu, et l'explosion de cette décharge effroyable souleva et fit trembler le bâtiment. Pendant quelques secondes une fumée épaisse ne permit pas de juger l'effet de cette bordée; mais les Espagnols ne doutaient pas qu'elle n'eût anéanti le flibot. Ils furent tirés de cette erreur, par le sifflement des boulets ennemis qui, rasant leur tillac, renversèrent quelques officiers à côté de don Juan de la Cerda. Alors leur rage ne connut plus de bornes, et, mettant toutes leurs voiles dehors, ils poussèrent droit au navire zélandais dans le dessein de le couler à fond. C'était ce qu'avait prévu l'amiral de Zélande. — Lieutenant, cria-t-il au jeune officier qui se tenait à l'autre extrémité du tillac, faites diminuer les voiles. Il faut encourager le Castillan à nous poursuivre, et avec l'aide de Dieu nous le mènerons là d'où la main des hommes ne saurait le retirer. On exécuta cet ordre avec promptitude, car la décharge du gros vaisseau ennemi n'avait produit que fort peu d'effet à bord du flibot, et ce bonheur avait redoublé l'ardeur des marins. Cependant leur position n'était pas sans danger. Outre le navire de don Juan, plusieurs autres de même force s'avançaient contre eux de divers côtés, et commençaient à faire jouer leur formidable artillerie. De temps en temps les boulets enlevaient quelques cordages, déchiraient quelques voiles, et abattaient quelques matelots. Un morne silence régnait à bord du bâtiment, et n'était interrompu que par le bruit du canon. Guillaume, les bras croisés sur la poitrine, regardait le combat avec autant de sang-froid que si les balles ennemies n'eussent pu l'atteindre, tandis qu'Ewout Pietersen Worst, penché sur la galerie du flibot, tenait les yeux fixés sur la mer, comme s'il eût voulu lire au fond des eaux, et il donnait des ordres au pilote, non plus à haute voix, mais par gestes. — Vous êtes blessé, amiral, s'écria Joos de Moor, en le voyant chanceler. — Ce n'est rien, répondit-il en fermant sa grosse capote de marin. C'est le vent d'un boulet qui a failli me renverser. Quelques moments après il se redressa; ses joues, ordinairement pâles, étaient couvertes d'une vive rougeur, ses }'eux brillaient d'un éclat singulier et la joie se peignait sur toute sa figure. — Tout va bien, dit-il au prince d'Orange. Maintenant, pilote, à tri-bord! Le navire, obéissant au gouvernail, tourna, et présenta le travers au vaisseau du duc de Médina-Cœli, que les Zélandais canonnèrent alors avec la plus grande vivacité, tandis qu'il ne pouvait répondre qu'avec les deux pièces de chasse placées à l'avant. Pour obvier au désavantage qu'une pareille situation lui donnait, don Juan de la Cerda ordonna de virer. A ce commandement, son pilote, qui était de l'Écluse, pâlit : — Seigneur, s'écria-t-il, il serait bien dangereux de nous mettre en travers dans le passage où nous sommes engagés. — Es-tu donc aussi d'intelligence avec les rebelles? lui répondit le capitaine de vaisseau ; meurs, traître, meurs ! En parlant ainsi l'Espagnol porta trois coups de poignard à ce malheureux, dont le cadavre roula dans la mer. Un pilote biscayen lui succéda et changea la direction de la barre, tandis que cent matelots faisaient tourner péniblement les vergues immenses. Le navire obéit enfin, et présente aux ennemis ses flancs hérissés de canons. Déjà les pièces sont pointées, la foudre gronde, elle va éclater... Tout à coup une secousse effroyable fait reculer le bâtiment; les mâts gémissent, les cordes se rompent, 92 LE GUEUX DE MER les armes tombent des mains des matelots : la proue avait touché et la carène était ouverte. Un moment cette masse énorme resta immobile et en équilibre sur le banc de sable qui l'avait arrêtée ; mais bientôt le vent qui s'engouffrait avec violence dans ses voiles la fait chanceler. Elle s'ébranle, se soulève, retombe, et, se penchant sur le côté, plonge un de ses flancs presque tout entier dans la mer Ewout Pietersen Worst contemplait d'un œil tranquille ce spectacle effrayant. — A présent, dit-il au prince d'Orange, ils ont fermé eux-mêmes le seul passage qui leur restât. Entourés de bas-fonds dont ils ne peuvent se dégager, tous ces vaisseaux toucheront quand la marée baissera... Vous voyez, Claas Claassens, que j'ai rempli ma promesse... Il s'arrêta un moment, et reprit d'une voix plus faible : Ma tâche est accomplie. Je désire que Baudouin Ewoutsen me succède... Mon lieutenant prendra en attendant le commandement du navire... Amis ! continuez à servir glorieusement la patrie... Noble Guillaume, veillez toujours sur elle! Il n'en dit pas davantage : ses joues devinrent pâles, ses yeux s'éteignirent et il tomba. Sa main avait lâché sa capote de matelot; elle s'ouvrit dans sa chute, et l'on vit sa poitrine ensanglantée : car dès le commencement de l'action il avait été blessé mortellement, et son âme généreuse semblait n'avoir attendu pour s'exhaler que le moment de la victoire. Tous les yeux se remplirent de larmes en voyant tomber l'homme dont la vie et la mort avaient été si héroïques. L'équipage, rangé autour du cadavre de son chef, oublia quelques moments les ennemis et le danger. Chacun eût voulu donner sa vie pour racheter celle de l'amiral : car Ewout Pietersen Worst avait été le père de ses marins. Le prince d'Orange fut le premier qui prit la parole : — C'était un homme vertueux, dit-il; ses dernières pensées ont été pour son pays. Puissions-nous tous tomber comme lui dans un jour de triomphe ! Guillaume était triste en prononçant ces mots; un pressentiment funeste semblait l'avertir que le fer espagnol l'atteindrait, non pas sur un champ de bataille, mais au sein du repos, et presque dans les bras de son épouse. Quand les matelots sortirent de la morne stupeur où les avait plongés la mort de l'amiral, par un mouvement unanime et spontané ils s'écrièrent tous ensemble : Vengeance ! vengeance pour le brave Worst ! — Vengeance! répéta d'une voix altérée le jeune lieutenant, auquel appartenait maintenant le commandement du flibot. Qu'on prépare une chaloupe et une chemise soufrée : je veux brûler l'amiral espagnol ! — Nous le brûlerons ! répéta tout l'équipage, et quand on eut porté l'artifice incendiaire et lancé une chaloupe à l'eau, il n'y eut pas un seul homme qui n'enviât l'honneur d'accompagner le nouveau capitaine. Quatre seulement en obtinrent la permission; ils s'élancèrent dans le frêle esquif, le jeune officier les suivit, et ils s'éloignèrent à force de rames, emportant avec eux les vœux de tous ceux qui se trouvaient sur le flibot. Le vaisseau espagnol restait isolé sur le banc où il avait brisé sa proue. Les navires qui le suivaient avaient viré de bord pour s'éloigner des bas-fonds, et personne ne songeait à secourir l'amiral. Il avait aussi perdu sa chaloupe par l'indiscipline de quelques matelots qui s'y étaient jetés à la hâte, laissant leurs chefs et leurs camarades se tirer d'affaire comme ils le pourraient. Dans cette extrémité, le duc, conservant son courage et sa présence d'esprit, avait fait jeter dans la mer tous les riches bagages qui encombraient le bâtiment. Il faisait boucher les voies d'eau et pomper sans relâche. Lui-même se mêlait aux travailleurs, les animant par son exemple, et, grâce à ses efforts, le vaisseau paraissait près de se relever. Déjà les Espagnols reprenaient courage quand, à travers la fumée épaisse qui environnait le navire, ceux qui se trouvaient à la poupe aperçurent un petit canot qui n'était plus qu'à une demi-portée de fusil. Qui êtes-vous, braves gens ? cria le capitaine aux marins qui montaient cette frêle embarcation ; pourquoi venez-vous? Le jeune officier debout à l'avant du canot le laissa répéter deux fois sa question; voyant enfin qu'on se préparait à faire feu sur lui, il répondit d'une voix forte : Nous sommes des gueux, et nous venons vous brûler ! A ces mots il fut salué d'une grêle de balles qui sifflèrent autour de sa tête sans l'effleurer; mais deux de ses compagnons tombèrent. — Encore un coup de rames, mes amis! dit le brave jeune homme aux deux marins qui lui restaient. Ils obéirent; mais une seconde décharge les renversa. Louis de Winchestre restait donc seul ; mais le dernier coup de rame avait amené sa barque jusque sous la poupe du vaisseau. Il se pencha, saisit une pique à laquelle était attaché l'artifice, la brandit et l'enfonça à l'endroit où venaient se fixer les haubans du dernier mât. Tirant alors un pistolet de sa ceinture, il l'approcha de la chemise soufrée, fit feu, et au même moment disparut dans la mer. CHAPITRE X L'artifice redoutable vomit d'abord une fumée noire et suffocante ; bientôt des étincelles brillent, la flamme éclate et, augmentant d'activité à mesure qu'on la couvre d'eau, elle menace de consumer la poupe entière. A la vue du danger l'àudace des Espagnols se réveille, et, avec le courage du désespoir, ils bravent à la fois le feu et les ondes. Les uns ébranlent et arrachent la pique fatale, à laquelle est suspendue la chemise de soufre, les autres s'efforcent d'éteindre l'incendie en l'étouffant sous des voiles mouillées. On coupe, on précipite dans les flots les porte-haubans embrasés, et dans un moment le pont est débarrassé des affûts, des tonneaux, de tout ce qui pourrait offrir une proie facile à l'élément destructeur. Mais une flamme bleuâtre a glissé le long d'un câble; elle parvient à la hune du dernier mât, s'y attache, l'enveloppe, la dévore; puis courant de cordages en cordages, de vergues en vergues et de mâts en mâts, elle vole de l'une à l'autre extrémité du navire. Alors on voit tomber sur le tillac les lambeaux flamboyants des voiles et des pavillons; la résine, dont toutes les parties du gréement étaient enduites, se fond et se précipite en pluie de feu; les mâts embrasés se fendent et se brisent à grand bruit, et l'incendie victorieux ne laisse aux matelots d'autre voie de salut que la fuite. Il restait à bord du vaisseau une misérable barquette, que le soleil et les vers avaient mise depuis longtemps hors de service. On la dégage, on étouffe le feu qui commençait à l'atteindre, et don Juan de la Cerda, suivi de douze de ses principaux officiers, s'estime heureux d'entrer dans cette frêle machine; ils descendent du pont, ils se placent dans le canot, et, versant des larmes de rage, s'éloignent à la hâte du bâtiment embrasé. Alors les matelots se jettent à la nage pour atteindre la terre ou gagner les autres navires espagnols. Mais les soldats qui se trouvaient sur le vaisseau, abandonnés de leurs compatriotes et enveloppés par la mort, se livrent au plus affreux désespoir. Ils parcourent le tillac en poussant d'horribles imprécations, ils saisissent leurs armes, font feu sur leurs chefs qui les ont délaissés, et jettent de grands cris de joie en voyant tomber trois des seigneurs castillans qui accompagnaient le duc. Mais lorsque la petite barquette est hors de la portée de leurs mousquets, c'est à eux- mêmes que leur fureur devient fatale : ils se jettent les uns sur les autres, se déchirent, s'égorgent, et cette horrible boucherie ne cesse qu'au moment où le dernier d'entre eux a rendu le dernier soupir. Forcé de prendre le large pour éviter le feu de ses propres soldats, le duc de Médina-Cœli vint passer presque sous les batteries du flibot zélandais. Rien ne paraissait plus facile que d'anéantir son esquif; mais Guillaume de Nassau défendit de tirer sur son ennemi vaincu, et celui que les Espagnols accusaient d'avoir foulé aux pieds les lois de l'honneur et de la nature leur donna l'exemple du respect dû au malheur. Cependant le brave sire de Winchestre, qu'une balle avait frappé à l'épaule et renversé dans la mer, n'était point devenu le jouet des flots : rappelant son courage, il luttait, malgré sa blessure, contre le courant qui l'entraînait, et, chaque fois qu'il sentait ses forces prêtes à l'abandonner, il élevait la tête à la surface de l'eau, et fixait ses regards sur le navire ennemi : sa vigueur se ranimait alors, à la vue des flammes qui dévoraient l'immense vaisseau; il oubliait son danger en contemplant son triomphe, et un noble orgueil se peignait sur sa figure. Après avoir nagé pendant près d'un quart d'heure (car la plaie qu'il avait reçue ne lui permettait pas de fendre rapidement les ondes) il parvint enfin près de son flibot. Le capitaine! s'écrièrent tous les marins en l'apercevant ; voici le capitaine ! Aussitôt une chaloupe est mise en mer, dix hommes s'y précipitent et recueillent le jeune officier, ils l'entourent, le félicitent, le serrent dans leurs bras ; ils ne voient plus en lui leur chef, mais leur ami, leur compagnon d'armes, le vengeur de l'amiral et de la patrie. — Tout va bien à bord? demanda l'intrépide jeune homme. — Tout va bien, capitaine : nous avons réparé le désordre que les décharges de l'ennemi avaient causé dans nos manœuvres, et nous sommes prêts à tout entreprendre... — Eh bien! mes amis, l'arrière-garde espagnole nous menace encore, préparons-nous à un second combat. — A une seconde victoire..., reprit un matelot. On arriva au flibot : deux marins prirent le sire de Winchestre dans leurs bras, car il était trop fatigué pour qu'on le laissât monter seul sur le pont. Parvenu sur le tillac, il voulut mettre un genou en terre devant le prince d'Orange qui accourait pour le féliciter; mais Guillaume ne lui en donna pas le temps, et, le pressant sur sa poitrine : Brave jeune homme, dit-il, tu as mérité aujourd'hui l'estime et l'admiration de tous tes compatriotes; mon amitié est la seule récompense que je puisse t'offrir. — C'est la plus douce et la plus glorieuse ! s'écria l'officier; c'est la seule que j'ambitionne. Le jeune guerrier était heureux : tout à coup une pensée sinistre vint frapper son esprit, et il s'arrache des bras du prince ; il court, il vole à la cabine où sont enfermées les deux dames, qui éprouvent sans doute toutes les angoisses de l'incertitude, de la crainte, du désespoir. Depuis le moment où les premiers coups de canon s'étaient fait entendre, la baronne et sa nièce s'étaient jetées à genoux et avaient imploré l'assistance du Ciel. Fidèle au parti qu'elle avait embrassé, la vieille dame demandait à Dieu et à ses saints le triomphe des Espagnols. Elle promettait des cierges à Notre-Dame et des neuvaines à son ange gardien; faisait vœu de fonder une chapelle, s'il n'échappait aucun de ces infâmes gueux de mer. Marguerite, au contraire, éclairée par les scènes odieuses dont elle avait été le témoin et presque la victime, ne pouvait faire des vœux pour ces féroces étrangers qui opprimaient son pays. Quelque affreuse idée qu'on lui eût autrefois donnée de la cruauté des gueux et de leur impiété sacrilège, elle ne voyait plus en eux que les défenseurs de la Belgique, les compagnons d'armes de son libérateur, et du héros qu'elle avait appris à mieux connaître en le voyant : aussi désirait-elle leur triomphe aussi ardemment que la vieille dame souhaitait leur défaite. Toutes deux priaient à voix basse, les yeux baissés et les lèvres tremblantes. Mais quand les nombreuses décharges de l'amiral espagnol eurent ébranlé l'air et la mer, la baronne releva fièrement la tête, et, regardant la jeune fille éperdue : Ecoute, chère enfant, lui dit-elle, écoute ce tonnerre vengeur ; la foudre tombe maintenant sur la tête des coupables. — Hélas! que deviendrons-nous? s'écria Marguerite : notre bâtiment va s'engloutir. — Qu'importe? répondit la douairière, dont l'enthousiasme était parvenu au plus haut degré; que la bonne cause triomphe, dussions-nous en être martyrs ! La situation des deux dames devenait à chaque moment plus horrible. La fumée qu'avaient produite les batteries du flibot remplissait les entreponts et pénétrait dans la cabine par les nombreuses et larges fentes de la cloison. Cette vapeur épaisse et suffocante aveuglait les deux prisonnières et menaçait de les étouffer. Pour comble de malheur un boulet ennemi vint frapper le flanc du navire et fracassa une LE GUEUX DE Mt.R. 7 Elles virent entrer un homme couvert de sang et d'écume... (P. 102.) partie du bordage; alors une large voie d'eau se déclara, et dans un moment la petite chambre fut entièrement inondée. Marguerite et sa tante appelèrent au secours; mais le bruit de l'artillerie ne permettait pas d'entendre leur faible voix. Elles essayèrent enfin d'enfoncer la porte de leur cabine; mais leurs forces réunies ne parvinrent pas même à l'ébranler. — C'en est fait, dit la vieille dame : préparons-nous à mourir. Elles s'agenouillèrent au milieu de l'eau qui s'élevait sans cesse, et attendirent quelques moments avec résignation le terme de leur existence. Déjà leurs forces diminuaient d'une manière effrayante, et elles sentaient un froid mortel se glisser dans leurs veines, quand tout à coup leur porte s'ouvrit. Elles virent entrer un homme couvert de sang et d'écume ; l'eau de la mer découlait encore de ses habits et de ses longs cheveux; sa figure était pâle, ses mains brûlées par la poudre ; mais à son regard toutes deux reconnurent leur libérateur. — Sortez! s'écria-t-il, hâtez-vous de sortir! Je ne vous laisserai pas plus longtemps en danger. Les dames ne répondaient pas, elles ne firent aucun mouvement; il fallut qu'on les portât sur le pont. Le spectacle qui s'offrit alors à leurs yeux était bien différent de celui qu'elles avaient tant admiré. Les gros navires de guerre espagnols, engagés entre des bas-fonds d'où il leur était impossible de se tirer,, puisque l'amiral était échoué en travers du passage, avaient tous subi le même sort; la marée qui baissait les avait laissés à sec, enfoncés dans le sable et incapables de rendre désormais aucun service à leurs maîtres. Le vaisseau amiral ne brûlait plus : mais il s,'était renversé sur lui-même, et sa quille s'élevait seule au-dessus des vagues. Pour les bâtiments de transports, presque tous avaient amené leurs pavillons, et la petite flotte de Flessingue, victorieuse sans avoir couru de danger, se rangeait déjà en ordre de bataille pour attaquer les caravelles de l'arrière-garde ennemie (i). Il n'y a dans aucune langue humaine d'expressions assez fortes pour peindre la profonde douleur que cette vue. fit éprouver à la douairière. Tout est perdu! s'écria-t-elle; les mécréants l'emportent et le monde va périr. O mon Dieu! pourquoi faut-il que j'aie vécu jusqu'à ce jour? Pour Marguerite, elle n'entendait pas les exclamations de sa tante; elle ne voyait pas le désastre de la flotte, ses yeux étaient fixés sur la blessure du jeune officier, d'où le sang coulait en abondance, et cette vue absorbait toutes les facultés de son âme. Elle se laissa mettre dans une chaloupe, à côté de la baronne, (i) Rien de plus contradictoire que les récits des historiens sur la bataille qui eut lieu lors de l'arrivée du duc de Médina-Cœli. Van Me-teren compte à peine cinq navires pris. Selon Le Clerc, les Espagnols perdirent vingt-trois vaisseaux de guerre. Selon Van der Vynkt, le dvc de Médina-Cœli parvint à terre, lui treizième, dans une petite chaloupe. On s'est efforcé de concilier autant que possible les témoignages les plus authentiques, sans rien omettre de ce qui était glorieux pour les marins belges. sans prononcer une parole, sans faire un mouvement. Mais quand le petit esquif l'emporta loin du flibot, elle tressaillit, cacha son visage de ses deux mains et se mit à pleurer. Dès que Louis de Winchestre eut mis les deux dames en liberté, il se sentit trop faible pour conserver le commandement du navire. Chargeant de cet honneur le plus âgé de ses compagnons, il s'assit ou plutôt il tomba sur le banc de poupe, et fit appeler le chirurgien pour visiter et panser sa plaie. CHAPITRE XI La blessure du jeune homme n'était point dangereuse. Bientôt il eut retrouvé ses forces et sa présence d'esprit; mais il laissa le commandement à celui qui l'avait remplacé, car il n'y avait plus de dangers à courir. L'arrière-garde ennemie se retirait en bon ordre, et quoiqu'on la canonnât assez vivement, il paraissait impossible de l'entamer. Vers le déclin du jour Louis de Winchestre, se préparant à quitter le navire pour aller revoir son vénérable aïeul, déposa ses vêtements de marin et prit le costume qui convenait à son rang. Quand il remonta sur le pont, enveloppé dans un manteau de velours sur lequel brillaient les quatre croix de sa famille, et la tête couverte d'un chapeau espagnol surmonté de plumes blanches et rouges, sa vue arracha un cri de surprise au vieux Dirk Dirkensen. — Vous nous quittez, mon lieutenant, dit-il, et Baudouin Ewoutsen va succéder au brave Worst ! Adieu donc le flibot que j'ai si longtemps gouverné! Dirk Dirkensen aussi prendra le large, — Mon vieil ami, répondit l'officier, j'ai des devoirs sacrés à remplir : un vieillard, dont le sang coule dans mes veines, a longtemps pleuré mon absence; je vais retourner auprès de lui, et m'efforcer d'adoucir la douleur que je lui ai causée. Mais je n'oublierai point mes braves compagnons d'armes, toi surtout, Dirk, toi qui m'as plus d'une fois tiré de péril, et dont je connais l'attachement à ma personne. Prends cet or, ajouta-t-il en lui présentant une grosse bourse, et si jamais un asile manquait à ta vieillesse, souviens-toi du comte de Winchestre. Le pilote repoussa brusquement la main qui lui offrait la bourse, et essuyant les larmes qui lui roulaient sur les joues : — Est-ce donc pour toujours, dit-il, que vous renoncez aux combats? — Non, Dirk! non certes. Aussi longtemps que la patrie aura besoin du courage de ses enfants, je serai prêt à verser mon sang pour elle. — Eh bien! répondit le vieux Zélandais, laissez-moi partager votre destinée. Je me suis trop attaché à vous, mon lieutenant, et au grand amiral que nous avons perdu, peur jamais recevoir les ordres d'un autre. Prenez-moi donc avec vous : si vous vous reposez, je jouirai du repos, et si vous vous remettez en croisière, je reprendrai mon mousquet. Touché de l'affection du vieillard, Louis de Win- chestre lui tendit la main, et le pilote jura de partager toujours sa bonne ou sa mauvaise fortune. C'était sans doute le traité le plus avantageux possible pour Dirk Dirkensen, qui ne possédait rien sur la terre, tandis que le jeune homme était l'héritier d'une immense fortune ; mais l'honnête marin n'y avait pas même songé : son seul désir était de ne point se séparer de celui auquel il était désormais exclusivement attaché. Déjà brillaient les premières étoiles. Guillaume de Nassau et les fidèles marins qui l'accompagnaient, voyant que l'arrière-garde ennemie évitait le combat et qu'on ne pourrait l'y contraindre, quittèrent le flibot, et leur chaloupe se dirigea vers les côtes de Flandre. Louis de Winchestre avait réclamé l'honneur de les conduire, et Dirk Dirkensen tenait la barre du gouvernail. La petite barque glissait légèrement à la surface de l'eau, laissant derrière elle un sillon de lumière. Quatre rameurs vigoureux la faisaient avancer d'une marche rapide, et à chaque coup de rames jaillissait de la mer une flamme bleuâtre, dont les étincelles volaient quelquefois par-dessus le bord. La nuit était sombre, le ciel à demi voilé, et la brise de terre soufflait faiblement. Pendant le trajet Guillaume de Nassau s'entretenait avec le jeune officier. Vous allez revoir votre aïeul, lui disait-il ; que je porte envie au bonheur de ce noble \ieillard! Hélas! moi je suis père, et je ne reverrai jamais mon fils ! IOS LE GUEUX DE MER — Prince, répondit le jeune homme profondément ému, il n'y a point de chaînes que la piété filiale ne puisse rompre. Vainement le roi Philippe entoure le comte de Buren de gardes et de surveillants : il trompera leurs regards pour retourner auprès de vous. Guillaume soupira. — Mon fils n'avait que treize ans, dit-il, lorsque le duc d'Albe l'enleva, au mépris des privilèges de l'Université de Louvain, et l'envoya captif en Espagne. On l'a entouré de moines, on l'a livré à des fanatiques qui travaillent sans relâche à aveugler son esprit et à dénaturer son cœur. Peut-être lui ont-ils déjà appris à me haïr. — Non, s'écria le jeune homme, le fils d'un héros ne peut dégénérer à ce point! Que Votre Altesse me permette de sonder les dispositions du comte de Buren. Je connais à la cour de Madrid un officier flamand, le comte de Waldeghem, auquel le Roi accorde sa confiance, mais qui certes ne refuserait point de rapprocher un fils de son père. Souffrez que je m'adresse à lui, pour pénétrer les véritables sentiments de ce jeunè captif, et pour le désabuser, s'il le faut. — Faites ce que vous jugerez convenable, dit le prince, sensible au dévouement de Louis de Winchestre : quel que soit le succès de votre généreuse résolution, vous aurez mérité toute ma reconnaissance. La petite barque était près du rivage; on aborda au fond d'une baie, que le prince avait désignée au pilote. Là se trouvaient des gens armés qui paraissaient garder quelques chevaux. — Qui vive! s'écrièrent-ils en présentant le bout de leurs arquebuses. — Le Lion et la liberté, répondit Claas Claassens qui avait le mot. Aussitôt ces inconnus s'agenouillèrent et baisèrent la main du prince. C'étaient des gentilshommes des environs, secrètement attachés à la cause nationale. — Votre Altesse, dit l'un d'eux, a-t-elle été contente de ses amis de Hollande et de Zélande? — JJai tout vu, répondit Guillaume de Nassau, et tout accroît mes justes espérances. Dans cinq jours je serai à la tête de l'armée qui m'attend au delà du Rhin. Nous tenterons encore une fois la fortune des armes; puisse Dieu nous protéger! Après avoir prononcé ces paroles il salua de la main Louis de Winchestre, monta à cheval avec ceux qui devaient l'accompagner, et s'éloigna au galop. Le jeune homme le suivit des yeux aussi longtemps que le permit la faible clarté des étoiles : puis, laissant les matelots retourner seuls au bâtiment, il se dirigea avec son fidèle pilote vers une ferme voisine, qui appartenait à la baronne de Berghes et dépendait de son château. Ils furent accueillis avec respect par le fermier, qui reconnut les armoiries des Gruthuysen brodées sur le manteau du jeune homme. Ils apprirent de lui que la baronne de Berghes et sa nièce IIO LE GUEUX DE MER étaient arrivées depuis quelques heures au château, pâles, harassées, mourantes, et que la vieille dame était d'une humeur à faire trembler tous ceux qui l'approchaient. Après un léger repas on les conduisit à la couche qui leur était destinée : Louis de Winchestre trouva un lit excellent, où les sentiments qui l'agitaient ne lui permirent point de dormir : Dirk Dirkensen, couché sur un grabat, tomba dans le sommeil le plus profond. Aux premières lueurs de l'aurore, le jeune homme quitta seul la ferme, pour errer autour du château où se trouvait Marguerite. Des allées touffues l'environnaient de toutes parts, et, au-dessus de grandes masses de verdure, s'élevaient ses tours carrées, garnies de créneaux. Le frémissement du feuillage et le gazouillement des oiseaux frappaient agréablement l'oreille du jeune marin, accoutumée au bruit sourd et monotone des vagues et au sifflement des vents orageux. Tandis qu'appuyé contre un vieux chêne il se livrait à de longs souvenirs, quelques pas se firent entendre dans le jardin du château dont un large fossé le séparait. Il vit des rameaux agités et distingua à travers les branchages verdoyants la robe blanche d'une femme. Le cœur du jeune amant battit avec force : car quelle autre que son amante eût devancé le jour pour errer seule sous ces ombrages épais? Elle sortit d'un bosquet, pâle, les cheveux en et la tête baissée. L'insomnie avait déco- loré ses joues et terni l'éclat de ses yeux; mais elle n'en paraissait que plus belle à celui qui était la cause de son agitation. Bondissant avec la légèreté d'un jeune chevreuil, il franchit le fossé du château et vint se jeter aux genoux de Marguerite. Rien n'avait annoncé sa présence, et cependant Marguerite en parut à peine surprise. L'image de Louis de Winchestre était toujours présente à sa pensée ; sans cesse ses yeux le cherchaient, son cœur l'attendait sans cesse : comment eût-elle été étonnée de le voir? Ils restèrent un instant immobiles, muets, pleurant de joie et de tendresse. Relevez-vous, Louis, dit enfin la jeune comtesse en lui tendant la main : cette attitude ne convient pas à celui qui m'a sauvé l'honneur et la vie. Le jeune homme se releva, et, pressant sur son cœur cette main chérie : Marguerite, dit-il, ce cœur n'a pas cessé de t'appartenir. Un vif incarnat vint colorer les joues et le front de la jeune fille; elle ne répondit pas, mais un sourire, peut être involontaire, trahit la joie qu'elle eût vainement essayé de dissimuler. Ils s'assirent sur un banc de gazon, et gardèrent encore quelque temps le silence. — Louis, reprit enfin Marguerite d'une voix mal assurée, vous êtes blessé. - Ce n'est rien, répondit-il en souriant; l'espoir et le bonheur sont de grands médecins. Mais ne me haïrez-vous pas d'avoir versé mon sang pour une LE GUEUX DE MER cause que condamnent votre père et mon aïeul ? La jeune fille retira sa main, qu'il tenait encore, et, le regardant d'un air grave et solennel : — Le comte de Winchestre, dit-elle, aurait-il abjuré la foi de ses pères? — Non, Marguerite, s'écria-t-il vivement, non : il n'est pas nécessaire de changer de religion pour aimer et défendre son pays. N'étaient-ils pas catholiques ces intrépides Flamands qui opposèrent une noble résistance à la tyrannie de leurs comtes, à l'avidité des ducs de Bourgogne, à l'aveugle fureur des rois de France? N'étaient-ils pas catholiques les héros de Rosebecque et de Maie? et ne peut-on marcher sur leurs traces sans renoncer à son Dieu ? — Mais vous combattez pour l'établissement de l'hérésie. Le jeune homme leva les mains au ciel. — Dieu sait, dit-il, quels sont ceux qui propagent les nouvelles doctrines ! Jamais peut-être une partie des Belges n'eût changé de culte, si l'on n'eût pas fait de la religion le prétexte et l'instrument de la tyrannie, si l'on eût laissé la vérité triompher par ses propres-forces, et que l'on n'eût point substitué aux prédicateurs des bourreaux. — Eh bien! répondit Marguerite; apprenez aussi quels sont mes véritables sentiments. J'ai pu, à peine sortie de l'enfance, me laisser épouvanter par les anathèmes que lançait contre vous un homme inconsidéré; j'ai pu vous croire un moment coupable et peu digne de mon souvenir; mais chaque jour je découvrais de plus en plus la bassesse et l'infamie de ceux qui vous condamnaient; chaque jour mes yeux s'ouvraient à la lumière et mon cœur au repentir. Quelque chose me disait que vous étiez innocent : et, maintenant que je puis comparer votre conduite à celle des oppresseurs de nos concitoyens, maintenant, loin de blâmer le parti que vous avez pris, j'admire le noble dévouement qui vous a fait tout sacrifier à la cause commune. Oui, Louis, le plus beau de vos titres à mes yeux, c'est celui de gueux de mer. Après cet aveu, continua Marguerite, ce n'est plus que dans le palais des Gruthuysen, et sous les yeux de votre aïeul que je puis vous revoir : hâtez-vous donc de retourner à Bruges, la compagne de votre enfance vous y suivra bientôt. Après avoir prononcé ces mots d'une voix altérée par l'émotion qu'elle ressentait, elle se leva pour retourner auprès de sa tante. Louis de Winchestre saisit encore une fois sa main, la porta à ses lèvres, et, s'arrachant avec effort d'auprès sa bien-aimée, il s'éloigna d'un pas rapide. CHAPITRE XII De retour à la ferme, Louis de Winchestre y trouva Dirk Dirkensen prêt à le suivre. Ils acceptèrent le déjeuner que leur offrit le paysan, et après lui avoir donné les marques de leur reconnaissance, ils s'acheminèrent ensemble vers la ville de Bruges. A la vue des tours de cette cité jadis si florissante, et où ses ancêtres tenaient le premier rang, le jeune homme s'arrêta et sentit ses yeux humides. Ami, dit-il à Dirk Dirkensen, ne sois pas surpris de mon émotion. C'est là le lieu de ma naissance : là j'ai éprouvé les premiers plaisirs et versé les premières larmes. Quel homme pourrait revoir la ville natale sans éprouver quelque attendrissement? — Je vous comprends à merveille, mon lieutenant, ou plutôt mon capitaine, répondit le vieux pilote, car l'amiral vous a donné ce titre avant de mourir. C'est comme si j'apercevais la mer après avoir passé quelques années sans voir autre chose que des prairies et de l'eau douce. Je me suis trouvé sous la même latitude dans mon premier voyage d'Espagne. J'avais oublié de saluer une statue de la vierge (Dieu maudisse les idolâtres qui adorent le bois et la pierre !) ; on m'emprisonna à Palos, et je fus forcé de louvoyer par terre jusqu'à Vigo. Je pleurai de joie quand je découvris enfin des mâts de navire, et j'embrassai le premier marin que j'entendis parler flamand. — Dirk, répartit le jeune homme, je te montrerai le palais de mon aïeul, tu entreras avant moi, et tu diras au bon vieillard que son petit-fils'existe encore, qu'il se propose d'implorer son pardon... surtout tu ne parleras point de nos croisières. Le vieillard fronça le sourcil : — Lieutenant, dit-il, voudriez-vous renier vos exploits? rougiriez-vous d'être un gueux de mer? — Je désire ne point indisposer mon aï^ul, reprit Louis de Winchestre; ainsi, parle de moi seulement comme d'un officier de marine, que le hasard t'aurait fait rencontrer. — Pardonnez-moi, répliqua le pilote : je puis prendre un quart, un huitième de vent; mais la vérité ne se divise pas de la sorte, et... je ne sais pas mentir. Le jeune homme sourit. — Ni moi non plus, Dirk, répondit-il d'une voix assurée; mais il faut ménager l'esprit d'un vieillard prévenu : je me réserve de lui découvrir ensuite la vérité, et de lui faire connaître ensuite ma conduite avant de recevoir le moindre de ses bienfaits. — Je vois votre manœuvre à présent, dit le vieux loup de mer d'un ton radouci; vous fermez vos sabords pour ne pas lui faire peur de trop loin, mais vous les ouvrirez assez tôt pour qu'il puisse se mettre en défense, précisément comme quand nous battîmes ces vingt vaisseaux royalistes, quoique nous 'en eussions que sept : ah! c'était un grand homme de mer qu'Ewout Pietersen Worst ! Ils arrivèrent aux portes de la ville où on les laissa entrer librement, grâce à la précaution qu'ils avaient eue de ne rien prendre avec eux qui pùt les faire reconnaître pour des étrangers ! Louis de Winchestre se rendit à l'église, où étaient les tombeaux de ses ancêtres : Dirk Dirkensen alla droit au palais de Gruthuysen, dont il se rappelait très bien la situation. Quand il parvint au vestibule de cette magnifique demeure, il s'arrêta quelques moments pour admirer les colonnes de marbre et les riches dorures dont il était décoré ; puis il regarda avec surprise la livrée rouge, jaune et noire des domestiques qui se tenaient des deux côtés, et auxquels lui-même ne paraissait pas moins remarquable, avec ses pauvres vêtements de marin, sa figure basanée et son air stupéfait. — L'ami, lui dit l'un, avec cette politesse arrogante îs valets des grands, que désirez-vous ici? — Je veux parler au vieux seigneur de Gruthuysen, répondit le pilote en toisant celui qui l'avait interrogé. — Vous venez un peu tard ; l'heure à laquelle il admet les pauvres est déjà passée. — Et qui t'a dit que je fusse un pauvre, maudit perroquet? s'écria Dirk Dirkensen en serrant les poings. Crois-tu donc, fainéant, qu'un homme de cœur, qui possède l'usage de ses bras, voulût mendier le pain de ton maître? Passe encore si j'avais perdu la moitié de mes agrès ! — Peut-être, reprit le domestique, avez-vous fait quelque commission pour notre seigneur, ou bien est-ce un compte que vous avez à régler? je vais vous conduire à l'intendant. — Que le tonnerre t'écrase ! il n'est pas question du valet, mais du maître : allons ! que quelqu'un de vous me serve de pilote, car je suis pressé d'aborder! — Nous ne pouvons vous introduire ainsi. — Eh bien! je m'en vais,... et quand mon capitaine aura pris le commandement, du diable si je ne l'engage pas à vous faire tous jeter par-dessus le bord ! Il allait sortir, quand le seigneur de Gruthuysen, qui avait entendu retentir la voix rauque du marin, envoya demander ce que c'était. — C'est un message de bonnes nouvelles, répondit le pilote; mais la marée est trop basse, je reste en rade et votre maître n'à qu'à prendre patience. — Mon ami, dit le valet de chambre qui était venu s'informer de la cause du bruit, veuillez vous expliquer plus clairement. LE r.UEUX DE MER. 8 — Plus clairement! Double âne, n'as-tu donc jamais quitté la terre ferme? Je te dis que je venais donner à ton maître quelques renseignements sur son petit-fils : entends tu maintenant? A ces mots le domestique trembla de tous ses membres ; car c'était lui qui avait eu spécialement soin des premières années de Louis de Winchestre, et il lui était attaché comme à son propre fils. — Que Dieu vous récompense, reprit-il enfin, si vous nous apprenez ce qu'il est devenu ! Venez avec moi, brave homme, mon maître sera heureux de vous entendre. — Celui-ci parle assez bien, pensa Dirk Dirkensen, tout en le suivant à travers une longue et haute galerie; mais que le Ciel confonde son camarade ! Ils arrivèrent à l'appartement du vieillard. C'était un salon immense, dont la voûte gothique était ornée de sculptures et d'arabesques. Les murailles étaient couvertes d'une tapisserie de Bruges, chef-d'œuvre de ces manufacturiers flamands qui ne connaissaient point de rivaux. On y voyait représenté des plus vives couleurs le fameux tournoi qui servit de modèle aux fêtes chevaleresques des comtes de Provence et des ducs de Bourgogne, imitées à leur tour par les rois et par les empereurs. Le seigneur de Gruthuysen et celui de Ghistelles, chefs des deux partis, couraient l'un contre l'autre, la visière baissée et la lance en arrêt, sous les yeux de ces belles dames de Bruges, parmi lesquelles une reine de France croyait voir cent autres reines (i). Plus loin Édouard d'Angleterre, victime de la perfidie et de la rébellion, trouvait un asile et des secours dans le château d'un Gruthuysen. Un autre héros de la même famille apaisait seul la fureur des Gantois soulevés contre Charles le Téméraire. L'artiste avait choisi le moment où la multitude irritée dirigeait contre lui la pointe des lances et le bout des arquebuses. Il n'en était point ébranlé, et conservait son courage tranquille au milieu des accès de fureur de son prince et des lamentations des courtisans. Entouré de ces grandes images de ses ancêtres, le vieux seigneur assis dans son fauteuil et environné des officiers de sa maison, s'offrit aux regards de Dirk Dirkensen comme un être d'une nature supérieure au reste des hommes. Il portait le costume sévère des magistrats de Bruges, et devant lui, sur une petite table, étaient la sainte Écriture et le recueil des lois de la ville. Ses traits pleins de noblesse annonçaient un caractère ferme mais bienveillant. Son regard était doux, et sur son front chauve se peignait la majesté de la vieillesse et de la vertu. — Seigneur, lui dit le domestique en s'inclinant profondément, voici un brave homme qui vous apporte des nouvelles de Louis de Winchestre. Les traits du vieillard s'animèrent et ses yeux devinrent brillants. — Des nouvelles de Louis (i) On trouve à la fin du premier volume des mémoires de Duclerq, publiés par M. le baron de Reiffenberg, une notice sur ce célèbre tournoi, empruntée à M. Van Praet. 120 de Winchestre! répéta-t-il en levant les mains au ciel. — Non, répondit Dirk Dirkensen. — Quoi! s'écria le domestique, ne m'avez-vous pas dit... — Que j'étais envoyé par le petit-fils de ce bon seigneur ; mais, pour Louis de Winchestre, je ne le connais pas, à moins qu'en changeant de bord le jeune homme n'ait arboré un nouveau pavillon... Je me rappelle que l'amiral le nommait toujours sire Louis... Pour nous, nous l'appelions lieutenant, et quelquefois aussi le diable, parce que le feu paraissait son élément, quoiqu'il n'eût presque pas encore de barbe. — Oh ! monseigneur, dit le valet de chambre, c'est certainement lui ; il aura caché son titre dans l'exil où il vivait. — Marin, dit le vieillard d'une voix altérée, retourne-toi et regarde ce portrait : ressemble-t-il à l'homme dont tu parles? Dirk retourna la tête et vit le portrait d'un jeune homme dans l'adolescence. — Il manque deux choses à cette figure, dit-il : la couleur que donnent le soleil et la poudre, et la cicatrice d'un coup de sabre, dont le lieutenant a été balafré. L'émotion du vieux seigneur croissait à chaque mot. — Et de quel message es-tu chargé pour moi ? reprit-il en faisant un effort pour déguiser son agitation. — Je suis venu vous signaler l'approche du jeune homme, et vous dire qu'il implorait son pardon... — Il approche, dis-tu! où est-il maintenant? — A une portée de canon d'ici, répondit le vieux loup de mer. — Il est à vos pieds, s'écria Louis de Winchestre, en se précipitant dans l'appartement. CHAPITRE XIII Le vieillard tendit les bras à son petit-fils et ils s'embrassèrent en pleurant, sans pouvoir proférer un seul mot. Les serviteurs qui se trouvaient présents se retirèrent et emmenèrent avec eux Dirk Dirkensen qui pleurait aussi; car ils voyaient bien qu'un si grand nombre de témoins embarrassait leur maître, quoiqu'il ne voulût pas leur donner l'ordre de sortir au moment où ils partageaient sa joie en revoyant l'héritier de la noble famille, à laquelle ils étaient dévoués. — O mon père! dit le jeune homme à son aïeul, quand ils furent seuls ensemble, vous m'avez trouvé bien coupable ! — Louis, répondit le vieillard, que le souvenir du passé ne répande point d'amertume sur cet heureux jour ! Tu as été imprudent; moi, peut-être, je t'ai cru plus condamnable que tu n'étais : oublions ton erreur et la mienne. — Non, mon père, non ; je ne puis ni dissimuler ma faute ni vous cacher ma destinée; vous me revoyez honteux de mon ingratitude envers vous et disposé à tout faire pour la réparer, mais non pas déserteur de la cause que j'ai soutenue, non pas assez faux pour professer des principes que ni mon esprit ni mon cœur n'adopteront jamais. J'implore votre pardon, mais je ne veux point vous tromper; apprenez quelle a été la conduite de votre petit-fils, et vous jugerez ensuite s'il est digne de grâce. — Parle, dit le vieuxseigneur, parle avec confiance ; il n'y a point d'erreur que ne rachète un aveu loyal : raconte moi d'abord exactement les détails de cette malheureuse affaire qui t'avait attiré mon indignation, on en a défiguré le récit de mille manières; j'attends de toi la vérité. Le jeune homme répondit : « Vous savez avec quelle profonde douleur j'avais appris la mort des comtes de Horn et d'Egmont. Quoique bien jeune encore, je frémissais du malheur de ma patrie et je rêvais aux moyens de 1a. venger. » Un jour que, visitant nos riches domaines, je passais près de la chapelle antique où, dit-on, reposent les cendres du premier des Gruthuysen, je vis deux soldats espagnols arracher de cet asile inviolable un étranger, un vieillard, qui s'y était réfugié. Quel était le crime de cet homme? je l'ignore; mais les blessures dont il était couvert, son sang versé sur le parvis de la chapelle et sur la tombe de mes aïeux me remplirent d'horreur et de compassion. J'interrogeai les soldats : ils me répondirent par des menaces... O mon père! J'étais aussi un Gruthuysen et j'avais une épée... » Quelques jours après je revins à Bruges : je fus repoussé par vous et par Marguerite... J'aurais dû me soumettre, et subir vos reproches en silence... Je fus coupable, je vous quittai dans l'horrible dessein de ne plus vous revoir. » Un navire marchand me porta dans les régions sauvages du nouveau monde. Là je voulais vivre loin des hommes civilisés et de l'oppression; mais là aussi je retrouvai les Espagnols. » Attaquant des tribus paisibles auprès desquelles je voulais choisir mon asile, ils surprirent leurs guerriers, enlevèrent les femmes et les enfants, et les traînèrent au fond des mines où ils achètent l'or au prix du sang de leurs esclaves. Des chiens énormes, qui les accompagnaient, étaient dressés à dévorer les hommes. Les valets et les femmes perdues qui suivaient leurs troupes, plus cruels que ces féroces animaux, égorgeaient les pauvres indiens, sans motif et sans avantage. Leurs moines,... grand Dieu, quels tigres que leurs moines ! ils prêchaient le massacre au nom de l'évangile, et teignaient dans le sang l'emblème de la miséricorde céleste. » O mon père! quand je punis ces lâches meurtriers; quand, m'unissant pour une juste vengeance aux braves qui avaient échappé à leurs coups, j'exter- minai cette troupe de monstres, étais-je criminel envers Dieu et envers mon souverain? » Pendant une année tout entière je vécus tranquille au milieu des Indiens qui me regardaient comme leur père. Au bout de ce temps les Espagnols revinrent en plus grand nombre. Les sauvages se réfugièrent dans les montagnes : moins agile, et peut-être aussi moins accoutumé à fuir, je tombai dans les mains des ennemis; ils me chargèrent de chaînes et me transportèrent à bord de leurs vaisseaux. » Couvert de blessures, accablé d'outrages et de mauvais traitements, j'attendais la mort avec impatience. Une tempête vint mettre un terme à mes souffrances. La flotte fut dispersée, et le navire où j'étais fut pris par un capitaine de la Rochelle, qui faisait la guerre aux Espagnols dans le nouveau monde. Il me délivra, et m'amena en France, d'où je revins dans ma patrie. » Ma patrie! je ne pus la reconnaître : je cherchai vainement dans nos malheureuses cités ce peuple si franc, si gai, si bienveillant; vainement je cherchai cette noblesse si fière et si généreuse; ce clergé plein de douceur, de charité, de zèle apostolique. Le duc dAlbe avait tout changé. Une multitude triste et méfiante, des gentilshommes appauvris et humiliés, des prêtres fanatiques ou dépouillés de toute influence, voilà ce que je vis en Flandre, et je n'eus pas la force de supporter longtemps un pareil spectacle. » C'était mon devoir, c'était mon désir le plus cher de voler auprès de vous; je connaissais votre indul- gence, mais je savais aussi que vous m'auriez retenu, et l'honneur m'appelait. » C'est maintenant surtout, ô mon père! que j'ose invoquer votre justice : je sais que le reste de mes actions va choquer les principes que vous avez adoptés; je sais que jamais un Gruthuysen n'a marché sous l'étendard de la rébellion, mais je sais aussi que jamais tyran ne fut comparable au duc d'Albe. » Je voyais mon pays opprimé par celui qui devait le défendre, et je connaissais trop le caractère du Roi pour attendre de lui le terme de nos malheurs. Guillaume de Nassau et une foule de braves avaient déjà donné l'exemple, justifié par nos constitutions, d'opposer la force à la violence. Je me demandai si leur cause était juste... Pardonnez-moi, mon père, si je blesse ici vos opinions; mais, mettant à part toute considération personnelle, j'ai cherché de quel côté était le bon droit, et je l'ai trouvé du côté des patriotes. » Que me restait-il à faire? Un Gruthuysen demeurerait-il impassible spectateur de la lutte glorieuse qui s'engageait? O mon père! ne détournez pas les yeux : c'est pour mon pays que j'ai bravé la rage des Espagnols et le mépris de la multitude aveugle, c'est à mon pays que j'ai tout sacrifié; celui que vous voyez à vos genoux est un gueux de mer ! » Le vieillard, aussi pâle que la mort, lui jeta un regard douloureux. — Louis, dit-il, tu as souillé l'écus-son de tes ancêtres; tel est au moins mon jugement, tel sera celui des hommes : mais, dis-moi, ta con- science ne te reproche-t-elle point d'avoir embrassé ce parti? — Non, mon père, non jamais, répondit le jeune homme en relevant fièrement la tête. — Eh bien! Dieu aura pitié de celui de nous qui se trompe. Tu as cru faire ton devoir, Louis; tes intentions étaient pures : reçois la bénédiction de ton aïeul. Le jeune homme s'agenouilla, et le vénérable vieillard posa les mains sur sa tête et le bénit en versant des larmes. — Louis, dit-il ensuite, j'ai une prière, une seule prière à t'adresser : aussi longtemps que tu resteras près de moi, et que tu porteras le nom de ta famille, évite de manifester tes opinions; épargne-moi cette douleur, ô mon fils! — Aussi longtemps que je resterai près de vous, répondit le jeune homme, vos moindres désirs seront des lois pour moi. Ils s'embrassèrent alors, et le bon seigneur fit venir tous ses gens, pour les présenter à celui qui devait un jour être leur maître. Le salon se remplit d'une foule de domestiques qui avaient presque tous vieilli au service des Gruthuysen. Ils pleuraient de joie en revoyant le dernier rejeton de cette famille illustre qui avait été leur bienfaitrice, et dont leurs pères avaient mangé le pain. L'accueil aimable et bienveillant qu'ils reçurent de lui redoubla leur dévouement,, et une heure après que Louis de Winchestre fut rentré dans l'habitation de ses aïeux il n'y avait per- —— - V:. * v ..... * «4- fë». ■ ------- le gueux de mer sonne dans ce vaste hôtel qui ne fût prêt à verser son sang pour lui. Il demeura trois jours auprès du vieillard, et pendant ce court intervalle il sut mériter toute son affection par une tendresse et un zèle sans bornes. Le quatrième jour le désir de revoir Marguerite le conduisit à l'Écluse. V,. j m CHAPITRE XIV •sf'fënni a flotte du duc de Mé-dina-Cœli avait été presque entièrement détruite dans le combat du iojuin 1572. Les Espagnols, furieux de cet échec, firent retomber leur colère sur les habitants de l'Ecluse, qu'ils accusaient d'avoir entretenu des intelligences avec les rebelles, et, suivant la méthode que le duc d'Albe avait établie, ils formèrent un tribunal extraordinaire, auquel ils donnèrent le droit exclusif de juger les causes de lèse-majesté. Ce tribunal fut composé de trois étrangers. Deux étaient Aragonais, et ne comprenaient ni la langue flamande, ni la langue française. Le troisième, don Christophe de Sandoval, parlait un peu cette dernière langue; aussi avait-il été nommé président. La fortune et la vie des bourgeois de l'Écluse se trouvaient donc entre les mains de trois militaires espagnols, qui ignoraient leurs coutumes, ne comprenaient pas leur langage et professaient le plus grand mépris pour les privilèges héréditaires de la nation. Tour à tour on faisait comparaître devant ce tribunal inique tous ceux à qui leur fortune permettait de se racheter par de grands sacrifices, et on les rançonnait impitoyablement sans distinction de parti. La baronne de Berghes et sa nièce furent citées des premières; car on avait vu la chaloupe qui les portait aborder le flibot du chef des rebelles. Elles se rendirent avec peu de gens à l'hôtel de ville, où siégeait la commission et dont les caves servaient de cachot à ceux qu'elle condamnait. Quand elles arrivèrent dans la salle les juges interrogeaient un accusé, que les deux dames reconnurent pour le vieux capitaine allemand qu'elles avaient rencontré chez le bourgmestre. Elles assistèrent à son jugement. — Comment vous nommez-vous? demanda au prévenu le président don Christophe de Sandoval. — Martin von Hohenstrass. — Mauvais nom : Martin, ainsi s'appelait l'hérétique Luther ; pour Hohenstrass, ce mot-là n'est pas chrétien... Vous vous êtes trouvé, il y a trois jours, chez le seigneur bourgmestre? — Je m'y suis trouvé comme vous. — Greffier, dit alors le président en espagnol, écrivez qu'il avoue le fait... Vous avez rencontré là un chef des rebelles. — Je n'en sais rien. — Mais vous le croyez? qu'importe !... Après avoir ■entendu ses blasphèmes contre le Roi, vous l'avez déclaré un brave? — J'admirais sa hardiesse, et certes il y a peu d'hommes qui en eussent montré autant. — Greffier, écrivez qu'il approuve la conduite du gueux. — C'est faux, s'écria le vieux militaire, qui comprenait l'espagnol. — Ne dites-vous pas que c'est un brave? n'est-ce point avouer que vous l'admirez, que vous l'aimez?... — Seigneur président, interrompit l'accusé, je n'ai pas servi quarante ans sans savoir ce que veut dire le mot de brave, et si vous le comprenez aussi bien que moi j'espère vous retrouver en sortant d'ici. Don Christophe de Sandoval ne répondit pas, mais il fit un signe à une douzaine de hallebardiers qui entouraient l'accusé. Aussitôt tous se jettent à la fois sur le vieux militaire, et malgré sa résistance, ils le terrassent, le garrottent et lui mettent un bâillon sur la bouche. — Jetez-le en prison, dit alors le féroce Espa- i32 le gueux de mer gnol en souriant avec dédain, et qu'on lui envoie un confesseur. Cet ordre fut exécuté; car les agents du tribunal obéissaient aveuglément au président, sachant bien que ses deux assesseurs n'étaient là que pour la forme et ne pouvaient avoir un avis sur ce qu'ils ne comprenaient pas. Ce fut alors le tour de la baronne et de sa nièce. La vieille dame, forte du témoignage de sa conscience, alla fièrement s'asseoir sur le banc des accusés, mais Marguerite, épouvantée du spectacle dont elle avait été témoin, trouvait à peine la force de se soutenir. Qu'elle est belle! se disaient les deux juges en l'admirant. Le président se taisait, mais le feu de ses regards trahissait sa pensée, et tous les assistants frémirent en voyant quelle proie allait tomber dans les mains de cet homme odieux. Après avoir recueilli le nom et l'âge des deux dames, don Christophe de Sandoval leur demanda comment des personnes d'une famille si respectable, et qu'il lui était cruel de devoir juger, avaient pu se rendre à bord d'un flibot des gueux de mer. — C'est à notre insu qu'on nous y a conduites, répondit la baronne. — Excellente défaite, vraiment ! Mais que dit la jeune demoiselle? Marguerite voulut confirmer ce que sa tante venait de dire, mais la voix lui manqua. — Seigneur, s'écria la douairière, ma nièce est timide et ne peut s'exprimer librement devant cette assemblée. — Celui qui a peur ment, répliqua l'Espagnol, et ses deux collègues approuvèrent du bonnet. C'en était trop pour Marguerite; elle pâlit, chancela, et l'on fut obligé de la soutenir. Don Christophe de Sandoval avait prévu cet accident. — Mesdames, dit-il, le tribunal, jaloux de montrer sa douceur, remet à une autre fois votre interrogatoire : tâchez donc de calmer vos esprits. En attendant que l'on puisse reprendre cette affaire, vous allez être conduites en lieu de sûreté. La partie exécutive du tribunal s'empara aussitôt des deux dames et les mit en lieu de sûreté, c'est-à-dire dans les caves de l'hôtel de ville. Tandis qu'on les y traînait, malgré leurs cris et leurs lamentations, un homme enveloppé d'un grand manteau passa près d'elles : Ne craignez rien, leur dit-il en flamand, on veille sur vous. Avant qu'elles pussent jeter les yeux sur celui qui leur parlait de la sorte il s'était détourné; d'ailleurs le passage était obscur, leurs conducteurs les entraînaient : elles furent donc contraintes de se borner à des soupçons incertains. Cependant, Marguerite se disait tout bas : Ce ne peut être que Louis de Winchestre. L'aspect du caveau où on les enferma redoubla leur terreur : c'était un cachot sombre et humide, qui ne recevait de lumière que par une petite lucarne soigneusement grillée. Les murs étaient inégaux, LE GUEUX DE MER. 9 minés par le temps, et couverts d'une mousse noirâtre; de grosses pierres pouvaient servir de bancs : il y avait aussi quelques bottes de paille étendues à terre. C'était là le lit qu'on destinait à des personnes élevées au sein de l'abondance et de la délicatesse, et auxquelles leur imagination même n'avait jamais offert un séjour aussi hideux. Elles n'y étaient pas seules : le vieux capitaine allemand, qu'elles avaient vu juger, était là couché à terre : il se souleva pour les saluer, autant que le lui permirent ses fers, et poussa quelques sons étouffés qu'elles ne purent comprendre. Les malheureux surtout savent compatir au malheur. Quand la douairière et sa nièce aperçurent le vieillard chargé de chaînes, bâillonné, blessé par ceux qui l'avaient mis dans cet état, et destiné à une mort aussi injuste qu'ignominieuse, elles oublièrent leurs propres souffrances pour plaindre cet infortuné que leurs faibles mains ne pouvaient secourir. Elles pleuraient; le guerrier les regarda d'un air de fierté, et qui semblait leur dire : ne me plaignez pas... j'ai vécu sans honte. Le jour commençait à baisser. La soirée et les premières heures de la nuit s'écoulèrent bien lentement pour les captives ; elles priaient tout bas : le vieux capitaine s'était endormi tranquillement. Elles écoutèrent successivement sonner neuf heures, dix heures, onze heures, minuit. Un profond silence régnait dans les rues désertes, et la marche régulière? d'une sentinelle espagnole retentissait seule autour de la prison. Tout à coup les pas du soldat cessèrent; on l'entendit saisir son arme et s'écrier : qui vive ! Quelque chose tomba, et le silence ne fut plus troublé par les pas de la sentinelle. Un moment après, Marguerite crut distinguer un faible bruit : — Ma chère tante, dit-elle à demi-voix, n'entendez-vous rien? — Il me semble, répondit la baronne, que j'entends crier une lime ou une scie. Au même moment un des barreaux de fer, dont le soupirail était garni, tomba lourdement, et deux hommes, munis chacun d'une lanterne sourde, se précipitèrent dans le caveau. — Vaisseau gagné! dit le premier d'entre eux à son camarade; ouvrons maintenant les écoutilles de nos lanternes. — Bien parlé, Dirk! répliqua le second : feu de bâbord et de tribord ! — Aussitôt ils découvrirent tous deux les lumières qu'ils portaient, et la clarté subite qui se répandit dans le cachot permit de distinguer leur figure et leur costume. Les deux dames, encore tremblantes, reconnurent à l'instant Dirk Dirkensen et un des marins qui les avaient ramenées du flibot de l'amiral Worst. — Nous vous cherchions, belles dames, s'écria Dirk; il ne sera pas dit que les gens de mer vous abandonnent dans la tempête après vous avoir con- duites au milieu des écueils : préparez-vous seulement à lever l'ancre. La baronne frémissait : — Dieu nous garde, répondit-elle, de nous confier encore à des révoltés! mais si vous voulez faire une action méritoire, au nom du Ciel, sauvez ce vieillard. Le vieux loup de mer, tout stupéfait, tourna ses regards sur le prisonnier. — C'est un soldat, dit-il avec un air de mépris. — C'est un infortuné ! s'écria Marguerite : sauvez-le, votre capitaine vous récompensera. — Comme le pauvre diable est garrotté ! reprit le pilote : il est temps d'ouvrir ses sabords, ou, par ma foi, il va étouffer. L'officier s'éveilla et regarda avec étonnement ces deux inconnus : leurs vêtements de toile grise et leurs ceintures rouges n'avaient rien de bien remarquable; mais ils étaient hérissés d'armes. Des crampons de fer garnissaient leurs genoux et leurs coudes ; des pistolets, des coutelas et des poignards remplissaient leurs poches et leurs ceintures, et ils tenaient en main, outre leurs lanternes, des pinces, des limes et toutes sortes d'instruments. — Camarades, je vous remercie, leur dit le vieux capitaine, dès qu'ils eurent détaché son bâillon; il n'est pas difficile de vous reconnaître pour des gens de mer, car un homme ordinaire ne pourrait se remuer équipé comme vous l'êtes. Ce compliment fit plaisir aux deux marins : Il a du bon sens, dirent-ils; c'est dommage que ce soit un soldat; et, tout en parlant de la sorte, ils le délivraient de ses 1ers avec une promptitude et une adresse merveilleuses. Quand cette besogne fut terminée on entendit les pas de quelques hommes qui approchaient. Des armes! dit le vieux guerrier, des armes! on ne nous forcera pas aisément ici. — Tenez-vous tranquille, répondit le vieux Dirk; ce sera quelque ronde. Le bruit augmentait, et il était facile de s'apercevoir qu'on se dirigeait vers le cachot. Bientôt une clef tourna dans la serrure; aussitôt les deux marins couvrirent leurs lumières et se blottirent dans un coin, tandis que le capitaine se jeta à terre comme un homme endormi. La porte s'ouvrit : on aperçut don Christophe de Sandoval en grand uniforme; il prit un flambeau des mains d'un de ceux qui l'accompagnaient et ordonna qu'on le laissât seul avec les prisonnières. A la vue de celui qui les avait plongées dans cet horrible cachot les deux dames se rapprochèrent l'une de l'autre et Marguerite cacha sa figure dans le sein de sa bonne tante. Celle-ci, rassurée par la présence des marins, jeta un regard de mépris à l'Espagnol et murmura quelques paroles menaçantes. — Mes nobles dames, leur dit le féroce président, c'est à mon grand regret que l'on vous a enfermées dans cette hideuse prison; veuillez me suivre, je vous conduirai dans un lieu plus digne de vous. Il parlait vainement, on ne lui donna aucune réponse. — N'osez-vous pas vous fier à la parole d'un gentilhomme castillan? s'écria don Chistophe offensé. — Non, répartit avec hauteur la douairière. L'Espagnol fit un geste de fureur : — Misérable ! mais vous êtes sa tante... Suivez-moi donc... — Vous suivre, répéta Marguerite : où? grand Dieu! — Au bonheur, répondit don Sandoval en mettant un genou en terre devant elle; à l'autel qui vous attend... — Plutôt à la mort! L'Espagnol se releva : Jeune insensée, dit-il, voulez-vous perdre avec vous celle qui vous a servi de mère ? La jeune fille pâlit et baissa la tête. — Venez donc, continua le président, et il étendit le bras pour l'y forcer. — Doucement ! dirent les deux marins qui s'étaient approchés à pas de loup et qui le saisirent par derrière, doucement! camarade, vous n'êtes pas seul ici. — Trahison ! s'écria l'Espagnol, en voyant deux poignards appuyés sur sa poitrine. — Justice! répondit le capitaine allemand, car il s'était levé et s'était mis entre don Christophe et les dames. Seigneur président, je serai plus généreux que vous : Je vous offre le combat. L'Espagnol ne répondit pas. — Mes amis, reprit alors le capitaine, faites-moi le plaisir de traiter cet homme précisément comme il m'avait traité : voici de bonnes chaînes et un bâillon admirable ; le seigneur don Sandoval pourra faire rapport à ses collègues du mérite d'un pareil instrument. On ne perdit pas une minute; don Christophe fut garrotté et bâillonné, et subit dans toute sa plénitude la juste peine du talion. Les marins fermèrent alors et barricadèrent en dedans la porte du caveau, puis ils fixèrent une échelle de cordes à la lucarne et engagèrent les dames à sortir de captivité. La baronne refusa encore quelque temps; mais Dirk Dirkensen qui craignait de voir l'occasion lui échapper, s'écria : Puisque ce vieux navire n'avance pas, il faudra leprendreà la remorque, et, joignant l'action aux paroles, il saisit la dame par le milieu du corps et la mit en liberté malgré elle, non sans qu'elle se fût assez rudement froissée contre les barreaux du soupirail. Quand elle fut sortie du cachot, son conducteur lui demanda où elle voulait chercher un asile. — A Bruxelles, répondit-elle, aux pieds du duc d'Albe. — Eh ! madame, s'écria le vieil Allemand, il vous fera juger par son conseil des troubles. — Je ne crains rien, reprit la douairière. — Mais vous êtes riche... — Eh bien ! — On vous condamnera pour confisquer vos terres. — Mes sentiments sont trop bien connus, et ma famille trop puissante... Le vieux capitaine secoua la tête : Adieu donc ! dit-il ; plaise au Ciel que vous ne couriez pas à votre perte ! Il s'éloigna: les deux marins conduisirent la baronne et Marguerite au port; là ils les firent entrer dans une chaloupe, et les menèrent à un endroit où une voiture les attendait. Bon voyage! leur crièrent-ils alors, et, sans vouloir accepter aucune récompense, ils disparurent. La voiture, ou, comme on disait alors, le coche était richement orné et attelé de quatre bons chevaux ; mais il ne portait pas d'armoiries, et les gens qui le conduisaient n'avaient point de livrée : ainsi rien ne pouvait apprendre aux deux dames qui leur avait rendu ce service, mais chacune d'elles l'avait deviné. Pendant leur voyage, qui dura deux jours, elles ne rencontrèrent personne qui parût faire attention à elles ; seulement elles crurent remarquer qu'un cavalier, entouré d'un grand manteau, chevauchait tantôt en avant, tantôt en arrière de leur coche, et toujours à une trop forte distance pour qu'on pût distinguer ses traits. CHAPITRE XV A mesure que la voiture s'éloignait de l'Ecluse la . tristesse des deux fugitives se dissipait ; elles se croyaient hors de danger et ne doutaient pas que le gouverneur ne leur rendît justice. La douairière surtout parlait avec la plus grande assurance de ses liaisons, de son crédit et de l'accueil honorable qu'elle recevait à la cour de Bruxelles. Elle racontait à sa nièce les fêtes superbes qu'elle avait vues dans cette ville sous le règne précédent, elle s'étendait sur la beauté des édifices, le nombre des habitants, leur richesse, leurs plaisirs. Partout, disait-elle, nous apercevrons l'image de l'industrie et de l'abondance; un air de satisfaction est empreint sur toutes les figures : des boutiques sans nombre, décorées avec art, offrent aux yeux les productions des deux mondes. A chaque pas on rencontre de riches équipages; mille divertissements, inconnus ailleurs, amusent le peuple et lui donnent un caractère plus gai et plus aimable : enfin Bruxelles est le séjour de la magnificence et du bonheur. Mais à mesure qu'on approchait de cette capitale le spectacle qui s'offrit aux regards des deux dames répondait bien mal à la description de la baronne : les campagnes d'alentour étaient dévastées et l'incendie avait dévoré les maisons des cultivateurs; une troupe nombreuse de soldats étrangers, postée à l'entrée de la ville, arrêtait tous les voyageurs, les interrogeait et rançonnait le plus grand nombre. Cependant ils laissèrent passer librement le carrosse de la douairière; car, n'apercevant aucune espèce de bagage, ils ne doutèrent point que ces dames ne fussent de Bruxelles. Elles entrèrent dans la ville. Cette cité, naguère si populeuse, paraissait maintenant déserte; car le petit nombre d'habitants qui n'avaient pas pris la fuite se tenaient autant que possible renfermé dans l'intérieur de leurs maisons. Si l'on en rencontrait quelques-uns, que des affaires pressantes eussent obligés de sortir, leurs regards pleins de défiance trahissaient leurs inquiétudes continuelles ; ils marchaient seuls, enveloppés de leurs manteaux, le chapeau enfoncé sur les yeux, évitant la rencontre de leurs amis les plus chers et choisissant de préférence les rues les plus écartées. Ce n'était plus ce peuple franc et joyeux qui avait su acquérir l'abondance et «n jouir : c'étaient de misérables esclaves, soumis à un joug abhorré et succombant sous le poids de leurs chaînes; ils craignaient même de laisser percer leur douleur, dont on leur eût fait un crime. Plus de la moitié des boutiques étaient fermées ; on avait dégarni le reste de tout ce qui aurait pu éveiller la cupidité des Espagnols en révélant l'aisance des propriétaires. Les maisons, mal entretenues, avaient pris cette teinte noirâtre que leur donne si vite un climat septentrional; plusieurs semblaient près de tomber en ruines, les oiseaux de proie y trouvaient un asile; la mousse couvrait les murailles, et l'herbe des champs croissait dans les rues abandonnées. Des postes de soldats, distribués sur tous les points, veillaient au maintien de l'esclavage. Des fantassins espagnols et italiens formaient de nombreuses patrouilles qui parcouraient continuellement la ville, la pique haute et la mèche allumée; des cavaliers allemands ou albanais traversaient les rues au galop, renversant tout ce qui se trouvait sur leur passage. Quelquefois aussi on rencontrait des détachements de ces vieilles bandes flamandes, dont la valeur avait décidé les victoires de Gravelines et de Saint-Quentin : ces braves soldats, mécontents du service auquel on les condamnait, se rendaient lentement à leurs postes, la tête baissée, l'œil morne et le cœur serré, et souvent leurs mains se portaient à la poignée de leurs sabres, lorsqu'ils voyaient de féroces étrangers maltraiter leurs malheureux compatriotes 144 le gueux de mer les malades, et porter les derniers sacrements aux moribonds. A aucune époque la mortalité n'avait été aussi grande, quoique la ville eût perdu les deux tiers A travers ces rues désertes et au milieu de ces soldats on voyait passer de respectables ecclésiastiques qui allaient consoler les prisonniers, secourir Des lantassins espagnols et italiens formaient de nombreuses patrouilles... (P. 143.) de ses habitants, C'est que le renversement des fortunes et la décimation des familles avaient déchiré tous les cœurs. L'inquiétude abrégeait les jours du père, le regret faisait périr la veuve à la fleur de son âge, les enfants orphelins mouraient de besoin ou de désespoir. Au milieu de cette scène de désolation, le zèle du clergé semblait infatigable : non seulement les prêtres attachés aux paroisses, mais encore la plupart des moines prodiguaient aux malheureux leurs soins et leurs bienfaits. On les rencontrait au chevet des malades et dans le cachot des prisonniers, et ce clergé, qui était alors le plus éclairé de l'Europe, se montrait aussi le plus héroïque. Une douleur mêlée d'effroi saisit les deux dames lorsqu'elles virent Bruxelles tellement changé. — Voilà les fruits amers de l'hérésie et de la révolte ! s'écriait la baronne. — Ne seraient-ce pas les effets de la tyrannie étrangère? se demandait tout bas la timide Marguerite. Elles se firent successivement conduire chez plusieurs personnes de leur famille, où elles comptaient demander l'hospitalité, mais elles trouvèrent leurs hôtels vides et abandonnés; le fisc s'était même emparé de quelques-uns. Ainsi elles furent réduites à se loger chez d'honnêtes bourgeois attachés de tout temps à leur maison. On les y accueillit cordialement, mais sans ces démonstrations de joie qui, à une autre époque, eussent témoigné le prix qu'on attachait à leur présence; car un gouvernement ombrageux avait rendu pénibles les relations les plus douces. — -J ■ ■.........1 i46 le gueux de mer Pendant les deux jours qui suivirent son arrivée la baronne de Berghes se rendit chez des amis sur lesquels elle comptait. La noble dame y était assez bien reçue aussi longtemps qu'elle laissait ignorer l'accusation qui pesait sur elle : mais quand on apprenait qu'elle était compromise les visages se rembrunissaient, la froideur succédait au zèle, les excuses aux protestations d'amitié : ceux qui parurent conserver quelque intérêt pour elle lui conseillèrent unanimement de se cacher jusqu'à ce que le nouveau gouverneur, dont on attendait l'arrivée, eût fait connaître ses intentions ; car on espérait qu'il publierait une amnistie générale. Le soir du second jour, comme elle rentrait dans son asile, triste et désespérée, un officier espagnol se présenta à elle. C'était don Christophe de Sandoval. La douairière frémit en le reconnaissant. Lui se mit à sourire et une joie maligne brilla dans ses regards. Ils étaient seuls dans le parloir de la maison. — Chère dame, dit l'Espagnol, vous ne vous attendiez pas sans doute à me revoir aussi tôt : mais ne craignez rien; .je ne vous garde pas rancune, quoique vous m'ayez fait passer une bien mauvaise nuit, et je ne suis venu à Bruxelles que pour vous tirer d'embarras. En parlant ainsi il s'efforçait de prendre un air de franchise et de bienveillance, mais le visage de la baronne n'exprimait que le mépris et le dégoût; cependant il eut assez d'assurance pour continuer : « Quand vos relations avec les gueux de mer seront connues, le conseil des troubles sévira contre vous. Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de ce fameux conseil des troubles, que le peuple appelle ici le tribunal du sang. Le président, don Jean de Vargas, est mon compatriote et mon parent. Il se croira intéressé à venger l'injure que vous m'avez faite, et vous savez que tout fléchit devant Jean de Vargas. » Voici maintenant à quelles conditions je puis vous tirer de péril : je suis gentilhomme et officier comme le père de dona Marguerite; si je n'ai point de richesses à lui offrir, mon rang me donne d'assez belles espérances. Que votre nièce oublie les moyens dont je me suis servi pour obtenir sa possession ; qu'elle devienne mon épouse, et vous êtes sauvées toutes deux. » La douairière, qui jusqu'alors l'avait patiemment écouté, se leva, et avec la même fierté que si elle n'eût rien eu à craindre, elle lui répondit : Si notre innocence ne suffit point pour nous défendre, jamais nous n'achèterons notre sûreté par une alliance avec un homme sans honneur. L'Espagnol interdit resta quelques moments immobile; puis, jetant entièrement le masque, il sortit en jurant de se venger, Quand Marguerite eut appris de sa tante les offres et les menaces de ce scélérat, les larmes s'échappè- rent de ses yeux : Je le savais d'avance, dit-elle; vous braverez tous les périls plutôt que de me sacrifier, car je possède en vous une seconde mère. — Oui, chère fille, répondit la baronne, en l'embrassant, il n'est rien qui m'empêchât de te protéger de tout mon pouvoir : mais, Marguerite, ma bonne Marguerite, efforcez-vous, je vous en conjure, d'oublier cet officier des rebelles, qui, je m'en suis bien aperçue, occupe toutes vos pensées; songez que je mourrais de douleur, si ma nièce aimait un gueux de mer. Oh! quel coup pour votre père! quelle honte pour votre famille! quel malheur pour votre âme qu'une pareille passion ! Prévenez-la, mon enfant ; hâtez-vous de la prévenir. — Je tâcherai de le faire, madame, reprit la jeune fille en baissant les yeux; mais sa rougeur semblait dire : ce serait une peine inutile; je ne l'oublierai jamais. CHAPITRE XVI Au point du jour des agents du conseil des troubles, prévenus par don Christophe de Sandoval, entourèrent la maison où Marguerite et sa tante avaient trouvé un asile. Ils y pénétrèrent, en arrachèrent les deux dames, et les conduisirent à pied jusqu'à une des portes de la ville, qui servait de prison. L'aspect de cet édifice annonçait l'usage auquel il était destiné : ses grosses tours n'étaient percées que de quelques petites fenêtres garnies de barreaux de fer, derrière lesquels on apercevait les figures hâves et décharnées des captifs ; on les voyait étendre leurs bras pour mendier un morceau de pain,on entendait leurs cris et les hurlements des dogues monstrueux qu'on avait instruits à les surveiller. On fit passer les deux prisonnières sous une porte LE GDEUX DE MER. 10 basse et étroite, et, à travers un long corridor obscur, elles parvinrent au logement du geôlier. Alors celui qui commandait l'escorte prit la parole : — Camarade, dit il, voici deux fameuses rebelles; elles se sont déjà plus d'une fois échappées de prison; prends garde qu'elles ne se sauvent d'ici, il y va de ta tête. — C'est bon, c'est bon, répondit le gardien d'un ton un peu moins rude qu'à l'ordinaire (car il avait remarqué la richesse du costume de ces nouvelles captives); on ne se tire pas facilement de dessous mes clefs. Venez par ici, mesdames les patriotes; ;passez devant moi, je vais vous mettre en sûreté. Il les conduisit dans un cachot sombre et humide, ■dont la vue les effraya mortellement. — Au nom du Ciel! s'écria la baronne, ne nous enfermez pas dans ce tombeau ; nous sommes catholiques et royalistes comme vous. Le geôlier secoua la tête. — Croyez-vous que je me laisse prendre à de pareilles ruses? dit-il; je suis un vieux routier et je reconnais un hérétique au premier coup d'œil : ainsi vous ne m'én imposerez pas là-dessus. Mais,tenez! vous m'inspirez compassion, et je veux vous prouver que jè suis un bon diable : il 'y a là-haut une petite chambre où couchent ma fémme et mes enfants; je vous là céderai] pourvu que vous me donniez lès moyens de louer un autre logement dans le voisinage. La baronne lui remit sa bourse aussitôt il'les mena dans une petite chambre assez propre et bien éclairée qui se trouvait au haut de l'une des tours. — Ah çà ! dit-il avant de les quitter, n'allez pas.ouvrir. la bouche sur le présent que vous m'avez fait; car vos dépouilles appartiennent au conseil des troubles, .et; voilà pourquoi on ne fouille plus les prisonniers ; on se contente d'en hériter. — Mais nous ne sommes pas encore condamnées, répondit Marguerite. Le geôlier haussa les épaules et ferma la porte. Le malheur semblait avoir épuisé le courage des deux dames, une prière fervente les ranima; elles invoquèrent la justice céleste et se sentirent soulagées. Cependant la baronne ne pouvait se consoler de souffrir pour pareil motif, et elle s'affligeait moins, du danger de sa position que de la honte d'être confondue avec des traîtres et des parjures. Marguerite s'efforçait de distraire sa tante; elle la fit asseoir près d'une fenêtre d'où l'on découvrait les remparts de la ville et une partie des environs, elle lui fit remarquer les châteaux et les villages qu'on apercevait au loin, lui . montra la grosse tour de. Malines, et la flèche de la. cathédrale. d'Anvers, qui. semblait se perdre dans les nues. Un autre spectacle attira leur attention : assez près de la prison, des ouvriers et des gens du.peuple travaillaient à dégager un bateau qui était submergé, dans le fossé qui entoure la ville. Ils employaient, vainement les cordes et les pieux.: le bateau restait enfoncé dans la vase et tous leurs efforts, ne pouvaient l'ébranler. Ils allaient renoncer à leur entreprise, quand ils furent encouragés par un homme déjà âgé et couvert d'une livrée brillante. Il avait un pourpoint de satin jaune avec des revers noirs; le haut-de-chausses de velours rouge, des bas de soie, et des souliers à talon élevé; mais il paraissait mal à son aise sous ce riche costume, sa démarche raide et guindée trahissait son embarras. Vous devez connaître cet homme, dit la baronne à Marguerite, aussitôt qu'elle eut remarqué son habillement : il porte les couleurs de la maison de Gruthuysen. Ses traits ne me sont point étrangers, répondit la jeune fille; mais je ne puis me rappeler où je l'ai vu. Tandis qu'elle parlait ainsi, cet inconnu, jetant par terre son pourpoint et sa veste galonnée, avait pris en main le plus gros et le plus lourd des pieux dont les travailleurs faisaient usage. Il s'élança sur la proue du bateau, les bras et la tête nus, et l'fceil étincelant. Les deux dames le reconnurent alors. C'est le pilote, s'écrièrent-elles ; c'est Dirk Dirkensen ! Par quel miracle le retrouvons-nous ici sous le costume d'un laquais? Peut-être, dit la vieille dame en frémissant, ces infâmes rebelles méditent-ils quelque nouveau crime, plus épouvantable que tous les autres; peut-être en veulent-ils aux jours de Son Excellence. Oh! que ne suis-je libre pour le prévenir du danger qui le menace ! — Chère tante, répartit Marguerite, pourriez-vous, sur un simple soupçon, trahir et livrer aux bourreaux cet homme qui nous a sauvées? — Certainement mon cœur en saignerait, répliqua la baronne ; mais je ferais mon devoir et j'offrirais à Dieu le sacrifice de mes tribulations. — Dieu nous ordonne de rendre le bien pour le mal... — Oh ! si mon aumônier se trouvait ici, ma chère nièce, il vous démontrerait la nécessité d'en agir de la sorte. Le secret de la jeune fille lui échappa. — Sachez donc, dit-elle, que ce marin est dévoué à Louis de Winchestre, et sans doute il n'est venu à Bruxelles que pour veiller sur nous. — Louis de Winchestre! répéta la douairière; êtes-vous donc aussi d'intelligence avec Louis de Winchestre? — C'est lui qui nous a délivrées, répondit Marguerite; c'est lui qui nous protégera encore. Chère tante, fiez-vous à la promesse de Louis de Winchestre. — Et quel secours peut nous donner ici un rebelle, un gueux, un ennemi de Dieu et du Roi? — La jeune fille rougit. Il m'a promis de nous protéger, dit-elle, et je suis sûre qu'il le fera. Cependant Dirk Dirkensen, car c'était bien lui, donnant aux ouvriers l'exemple de l'activité, semblait avoir ranimé leur courage ; bientôt le navire céda à leurs efforts mieux dirigés et se souleva un peu. Alors l'intrépide Zélandais se jeta dans l'eau pour travailler à dégager la carène. On ne pouvait plus apercevoir sa tête cachée par les roseaux, mais on entendait sa voix de tonnerre répéter plus haut que toutes les autres le cri des marins : oh, hi ! oh, oh! Quand la besogne fut achevée,'le propriétaire du bateau, qui était présent, fit apporter sur le lieu quelques tonnes de bière pour régaler les travailleurs ; il voulut aussi faire accepter une récompense à Dirk Dirkensen : mais le vieux marin ne l'écoutait pas ; en se jetant dans cette eau boueuse, il n'avait pas songé à ses bas de soie et à ses culottes de velours rouge, qui se trouvaient maintenant entièrement gâtés. Consterné de cette perte, il ne pouvait se soulager qu'en jurant contre lui-même et contre les autres. Voilà ce que c'est, disait-il, que de quitter les habits de son état : mille diables! j'avais bien affaire de venir dans ce pays d'eau douce! Le poisson ne peut vivre longtemps sur le sable, et moi j'ai cru comme un sot qu'il ne m'arriverait pas de malheur dans une ville que ne baigne point la mer. Et ces fainéants qui m'ont laissé tout le mal ! Le tonnerre m'écrase si je cours une seule bordée pour leur rendre encore service ! Comme il achevait ces mots une trcupe de prisonniers, conduite par 'des soldats espagnols, vint à passer près du'rempart, et quelques-uns des ouvriers poussèrent de grands cris. Hèlas! disait l'un, voilà ma femme que l'on traîne dans 'cette horrible prison. C'est mon'père, s'écriait l'autre. Un troisième reconnaissait ses ■enfants. — Pourquoi pleurez-vous, lâches, leur dit le brave marin, lorsque vous pourriez les délivrer? — Ah ! si le comte d'Egmont vivait encore ! il ne souffrirait pas qu'on nous traite ainsi; mais que Guillaume de .Nassau vienne, et nous nous vengerons. La vue des uniformes espagnols commençait à produire son effet accoutumé sur l'âme du gueux de mer, et il sentait bouillonner son sang dans ses veines. — Qu'attendez-vous? s'écria t-il ; d'Egmont ne ressuscitera pas pour vous faire plaisir, et le bon Guillaume est de l'autre côté du Rhin. Mais n'avez-vous donc ni mains, ni cœurs? Suivez-moi! non que je veuille vous obliger, au moins, mais j'ai une vieille rancune contre ces Castillans. Il dit, et, saisissant l'énorme levier avec lequel il avait dégagé le bateau, il se précipita le premier sur les soldats. Ceux-ci, surprisd'une audace àlaquelleils-n'étaient plus accoutumés, et saisis de frayeur à la vue de. cet homme couvert d'une boue noire et semblable à un monstre marin, hésitèrent un moment avant de tirer sur lui; mais bientôt, rougissant de leur faiblesse, ils firent feu, et le bruit de la décharge ..suffit pour mettre en fuite tous les ouvriers. Dirk Dirkensen seul, habitué à mépriser le sifflement des balles, continua sa course, et, faisant tournoyer sa massue, il renversa d'abord à ses pieds quelques-uns des Espagnols ; mais bientôt environné d'ennemis, et abandonné de ceux qui auraient pu le secourir, il fut forcé de battre en retraite. —• ^ «y* — Qu'on le prenne vivant! criait le chef des Espagnols, l'échafaud doit être son partage. Accablé par le nombre et acculé contre le mur de la prison, l'intrépide Zélandais se trouva enfin si pressé qu'il ne pouvait plus faire usage de sa massue. Le voilà pris, dit l'officier en lui mettant la main au collet, et les soldats répétèrent d'un ton menaçant : il est pris! -— Pas encore, répondit Dirk Dirkensen, et, saisissant par le milieu du corps l'officier espagnol, il se précipita avec lui dans le fossé, qui baignait le pied de la prison. Ni l'un ni l'autre ne reparurent à la surface de l'eau. On retrouva plus tard le cadavre de l'officier; son cou noir et gonflé portait l'empreinte des mains redoutables de son ennemi. Pour le marin, on n'en découvrit pas le moindre vestige comme si son corps se fût entièrement dissous dans l'élément sur lequel il avait vécu. Toute cette scène s'était passée sous les yeux des deux captives. — C'en est fait, dit la vieille dame en voyant tomber Dirk Dirkensen; le rebelle a succombé. , ' — Pauvre pilote! murmurait Marguerite, en essuyant ses larmes; serais-je la cause de ta mort? CHAPITRE XVII Après six heures de captivité, les deux dames furent conduites au lieu où le conseil des troubles tenait ses séances. L'audience n'était point encore ouverte, et elles furent obligées d'attendre dans une espèce d'antichambre déjà remplie de prisonniers. C'étaient des personnes de tout rang et de tout âge, arrêtées pour les motifs les plus frivoles ou les plus graves, et l'on y voyait, à côté d'anciens magistrats que leur amour pour la patrie avait rendus suspects, de vils malfaiteurs déjà plusieurs fois condamnés pour des crimes. La crainte et le désespoir se peignaient sur la figure de presque tous ces prévenus ; les plus courageux ne songeaient pas sans une douleur mortelle à leurs femmes et à leurs enfants auxquels on les avait arrachés. Il n'y avait que les véritables scélérats qui cherchassent à s'étourdir en affectant une joie bruyante. Tandis que les prisonniers attendaient ainsi, dans les plus vives angoisses, l'instant qui devait décider de leur sort, il ne se trouvait dans la salle que deux des conseillers, qui s'y promenaient à grands pas. A leurs traits fortement prononcés, à leurs grands yeux noirs, à leur teint jaune, on les reconnaissait aisément pour des Espagnols. Ils s'entretenaient dans leur langue maternelle et parlaient assez haut pour que leur conversation fût comprise par Marguerite et sa tante, que l'on avait placées auprès de la porte de communication. — En vérité, seigneur Luis, disait le plus grand, le plus maigre et le plus basané des deux, vous-devenez un tout autre homme depuis que vous avez épousé une Hollandaise ; on ne reconnaît plus en vous ce sévère docteur Del Rio, qui dicta la sentence de mort des comtes d'Egmont et de Horn. — Je ne vous ferai pas le même reproche, seigneur président, répondit l'autre ; vous êtes toujours le même licencié, Jean de Vargas, dont la rigueur passait pour inflexible; ou, s'il s'est opéré quelque changement en vous, ce n'est que quoad nummos,... pour la bourse. — En effet, seigneur Del Rio, les bontés de Son :Excellence ont arrondi ma petite fortune; mais vous n'avez pas.à vous plaindre, et les six florins que vous-recevez chaquejour..... — Qu':est-ce que six florins ! — C'est le triple de ce que gagne un conseiller d'Etat (i). — Oh! quelle comparaison faites-vous là! les membres du conseil d'Etat gagnent leur argent sans fatigue et sans dangers; mais nous! il nous faut sécher sur des dossiers et des fardes : heureux encore si le peuple, qui nous déteste, ne nous traite pas quelque jour comme nous traitons les hérétiques ! Le féroce Jean de Vargas se mit à rire, d'un rire dur et sinistre; je vous dis, docteur Del Rio, reprit-il, que les Flamands sont le peuple le plus brut et le plus imbécile qui rampe à la surface de la terre, Dieu le permettant ainsi pour les punir de leurs hérésies. Il n'y a pas, dans toute cette ville de Bruxelles, un seul homme qui sache jouer du couteau. Vous me comprenez? là! (et il accompagna ces mots du geste comme s'il eût porté un coup de pointe dans le côté de son compagnon). Le conseiller Del Rio fit un pas en arrière et s'écria : Eh! eh! seigneur président, vous vous y entendez à merveille ! Quant aux Bruxellois, s'ils ne connaissent pas ce jeu, en revanche ils savent assez bien manier une arquebuse. Mais ne parlons plus de ces maudits Flamands, car j'entends la voix de nos collègues Hessels et de Blaser. Au même moment ces deux conseillers entrèrent dans la salle et saluèrent profondément le (i) Viglins, lettre CXXXI à Hopperus. i6o le gueux de mer licencié de Vargas et son compagnon, puis ils se joignirent à eux. — Eh bien, senor Jean de Blaser, avez-vous fait de bonnes affaires pendant votre tournée en Franche-Comté? demanda Louis Del Rio. — Passables! passables! répondit le conseiller flamand; j'ai ramené un chariot de procédures (i). — Sainte-Marie! tout un chariot! en voilà pour un siècle. Ce sont de bonnes aubaines, reprit de Blaser : les Bourguignons et les Francs-Comtois ont encore de l'argent; mais pour les Brabançons la vache n'a plus de lait. — Il est vrai, dit le président : nous avons pendantes devant nous quinze mille causes (2) qui ne rapporteront pas toutes ensemble un million de ducats. — Il faut les expédier en masse, ajouta le conseiller Jacques Hessels ; car, pour moi, je suis excédé de paperasses et la vue d'un dossier m'endort. — xAussi ronflez-vous habituellement à l'audience, répartit Louis Del Rio (3). Jean de Blaser sourit : Notre collègue, dit-il, passe ( 1) Blaserius a visitatione Burgundicâ jam pridem rediit plaustrum informationum rejtrens. (De Blaser est de retour de sa tournée en Bourgogne et il en a ramené un chariot de procédures.)Viglius, Ep. CLII. (2) Viglius, Ep. CLXIII. (3) Il y avait aussi un Flamand, nommé Hessels, dans ce conseil, qui dormait toujours en jugeant les criminels, et, quand on l'éveillait pour dire son avis, il disait tout endormi : ad.patibulum I ad patibulum! (à la potence ! à la potence!) L. Aubery, mém. p. 22. les nuits à se quereller avec sa femme ; elle exige qu'il donne sa démission de peur d'être lapidé (i), et le pauvre homme aime mieux exposer sa peau que de renoncer à son traitement. Il est bien juste qu'il reprenne son sommeil quand l'occasion s'en présente. — Vous ne savez pas, répondit le Flamand, ce que c'est qu'une femme rebelle! — Citez-la devant nous, dit Del Rio. — Elle nous arracherait les yeux, reprit Hessels; ma chère moitié est un petit démon, et je crois qu'elle me forcera à la fin de résigner ma place. — Seigneur Hessels, dit Jean de Vargas d'un ton sévère, ce serait vous montrer bien ingrat envers votre roi ; sachez que vous ne le feriez pas impunément. Le pauvre Flamand pâlit, trembla et jura tout bas de souffrir en paix toute la mauvaise humeur de sa femme plutôt que d'encourir la colère du redoutable président. Après un moment de silence le docteur Louis Del Rio demanda de quelles affaires on allait s'occuper. ■— J'ai reçu, répliqua le président, une dénonciation de mon compatriote don Christophe de Sandoval, lequel recommande à nos soins deux dames de l'Écluse. (i) Elle avait fait insérer dans son contrat de mariage, comme une clause essentielle, qu'il donnerait sa démission; mais Hessels n'observa pas cette condition. Viglius, Epist. LXVII. — De quoi sont elles accusées? reprit Del Rio. — D'intelligence avec les gueux: Elles sont très riches, et la plus jeune passe pour une beauté. Je les ai fait arrêter ce matin et nous pourrons les juger maintenant, car la plus courte justice est la meilleure. Le greffier du conseil, don Louis de la Torre, étant arrivé dans ce moment, l'on fit entrer les officiers du tribunal et l'audience commença. La première cause qu'on appela fut celle des habitants d'un hameau dont la chapelle avait été pillée par des gueux des bois. Les prévenus étaient au nombre de trente-sept, les uns accusés d'avoir commis le crime, les autres de l'avoir souffert. Le greffier de la Torre lut l'acte d'accusation, rédigé en espagnol, et dont ces malheureux ne comprirent pas un seul mot; ensuite le président déclara qu'ils avaient tous mérité la corde. Hœretici fraxerunt templa, dit-il dans son mauvais latin; boni nikil'fecerunt contra, ergo omnes debent patibulari (i). — Etiam ! répondit le conseiller Hessels, que les reproches qu'il avait reçus empêchaient cette fois de dormir. — Nous sommes tous innocents, s'écria l'un des accusés, qui portait l'habit ecclésiastique : le coup a été fait pendant la nuit ; ces pauvres villageois reposaient tranquillement, et moi, leur curé, j'étais allé porter le viatique à un malade. (i) « Les hérétiques ont brisé les temples, les bons ne s'y sont point opposés, donc tous doivent être pendus. » Cette belle sentence de Vargas est rapportéé par beaucoup-d'historiens, ainsi que toutes celles que nous lui avons mises dans la bouche. — Si vous n'êtes coupable que de négligence, répliqua Jean de Vargas avec un regard sinistre, tant mieux pour votre âme ! les souffrances de votre corps suffiront peut-être pour expier votre faute. — Seigneur président, reprit le curé, je suis docteur en théologie et revêtu des saints ordres; vous devez respecter en moi les privilèges..... — Veillaco ! s'écria le féroce Espagnol, faut-il répéter à tous ces Flamands la même chose?Nossumus Hispanos et non curamus privilégiés vestros (i). — Ad patibulum! ajouta Jacques Hessels en caressant sa longue barbe déjà blanche. Les deux autres juges opinèrent du bonnet Le président prononça l'arrêt fatal, et sans avoir été interrogés, sans avoir compris ce qu'on leur imputait, les pauvres villageois furent reconduits en prison avec leur curé : le lendemain ils avaient tous cessé de vivre. La seconde cause était celle de la baronne de Berghes et la jeune comtesse de Waldeghem. Quand elles parurent devant ce tribunal inique, quand elles virent les regards de ces juges sanguinaires fixés sur elles, toutes deux se crurent à leur dërnier moment. Elles s'assirent sur le banc des accusés, pâles, froides et mourantes. On leur donna lecture de la dénonciation portée contre elles, et qui roulait principalement sur (i) « Nous sommes Espagnols et nous nous soucions peu de vos privilèges. » Ce fiit aux députés de l'université de Louvain que Vargas parla ainsi. la manière dont elles s'étaient tirées de prison. La baronne, un peu calmée, prit la parole, et fit d'abord sa profession de foi politique et religieuse; puis elle en appela aux opinions connues de sa famille, et surtout de son frère le colonel. — Le colonel de Waldeghem ! interrompit Jean de Vargas avec un sourire ironique; des lettres d'Espagne m'apprennent qu'il est lui-même emprisonné pour crime de trahison... Cette nouvelle imprévue jeta les deux dames dans l'apathie du désespoir. Elles se mirent à pleurer, sans pouvoir prononcer une seule parole. — N'avez-vous plus rien à dire? s'écria le brutal président. La douairière fit un nouvel effort : Seigneur, dit-elle, l'accusateur est notre ennemi personnel..... Jean de Vargas changea de figure, et son air sombre se dissipa un peu. — Vraiment ! dit-il, vous le haïssez donc ? — Nous en avons sujet, reprit la vieille dame. Le président se tourna vers les juges : Voici, dit-il, l'éclaircissement dont j'avais besoin. Don Christophe de Sandoval, étranger et inconnu à Bruxelles, a été assassiné cette nuit; on ne savait à qui imputer ce crime, mais la justice céleste poursuit les coupables, et vous reconnaîtrez maintenant, sans peine, les auteurs de ce meurtre. — Is fecit oui prodest (i), répondit le conseiller de (i) « Celui-là a commis le crime qui avait intérêt à le commettre. » C'est un axiome de droit. Blaser; don Christophe était le témoin le plus à redouter pour ces dames. — Furens quid fœmina possit (i), ajouta Jacques Hessels qui pensait à son épouse. Marguerite avait relevé la tête. — Résignons-nous, dit-elle, aux arrêts de la Providence. C'est au moins une consolation pour nous de savoir que l'infâme Sandoval ne persécutera plus nos compatriotes... — Elles triomphent! s'écria le président hors de lui-même, elles se réjouissent du succès de leur crime, elles sont fières d'avoir fait périr un Espagnol, un officier du Roi, un président!... Mais les tortures les plus affreuses vengeront le noble Sandoval,... elles mourront dans les supplices des sacrilèges... — Elles mourront! répétèrent tous les juges. Les deux accusées frémirent, mais Marguerite ne baissa point la tête : Dieu est juste, dit-elle; nous nous confions à lui. Au même moment la porte de la salle s'ouvrit et l'on vit entrer un homme qui paraissait hors d'haleine. Il tenait à la main un papier qu'il remit au président, en disant : De la part du duc d'Albe. Jean de Vargas lut et pâlit : L'ordre est contrefait, dit-il. Le messager, sans répondre, lui montra du doigt un officier des Albanais du duc, qui se tenait à la porte. ^i) Une femme en fureur est capable de tout. LE r.DFIX DE MER. — Messieurs, dit alors le président aux conseillers, voici un ordre du gouverneur qui m'ordonne de délivrer ces dames et de les remettre entre les mains de ce jeune homme : L'obéissance à monseigneur est le premier de nos devoirs. — Obéissons, répondirent deux des conseillers, car le troisième dormait. Le messager s'approcha des deux dames, qui ne l'avaient encore vu que par derrière. Toutes deux poussèrent un cri de surprise en le reconnaissant : c'était Louis de Winchestre. Il leur présenta la main; mais à peine eurent-elles la force de se lever pour le suivre. Dans ce moment le conseiller Jacques Hessels, qui était retombé dans sa vieille habitude, se réveilla en sursaut et s'écria : Ad patibulum ! (à la potence !) — Elles sont délivrées, lui dit Louis del Rio... — Eh bien ! ce sera pour la cause suivante, répliqua le dormeur en reprenant son attitude. CHAPITRE XVIII 'ouïs de Winchestre était arrivé à l'Ecluse au moment où les deux dames comparaissaient devant la commission militaire. C'était lui qui avait été l'auteur de leur délivrance, et sans se montrer à leurs yeux il avait tout préparé, tout vu, tout conduit. Quand les fugitives furent sorties de la ville, lui se rendit à Bruges, auprès de son aïeul, dont il voulait prendre conseil : malheureusement le vieillard était tombé malade, et, pendant deux jours que son état parut dangereux, le jeune homme ne voulut point •quitter le chevet de son lit. Le troisième jour, les médecins déclarèrent que le péril était passé. Aussitôt Louis de Winchestre revêtit son armure et, monté sur un coursier vigoureux, il prit la route de Bruxelles. Quoique les guerriers de cette époque fissent un fréquent usage des armes à feu, ils avaient conservé les heaumes inflexibles, les lourdes cuirasses, les brassards, les cuissards, les gantelets ferrés et tout l'équipage de l'ancienne chevalerie; seulement on avait appris des Italiens à donner aux diverses pièces de l'armure des formes plus élégantes et, plus commodes, età diminuer l'épaisseur des plaques de métal : aussi Louis de Winchestre, quoiqu'il eût perdu l'habitude de s'équiper de la sorte, ne se trouva ni trop gêné, ni trop fatigué par ses armes, et son,bon cheval ne parut pas avoir perdu sa force et sa légèreté sous le fardeau qu'il portait. Dirk Dirkensen était le seul qui eût reçu la permission d'accompagner le jeune homme. Vêtu d'un costume d'écuyer, aux couleurs des Gruthuysen, le vieux marin chevauchait peut-être pour la première fois de sa vie; mais, accoutumé à grimper sur les mâts et à se tenir aux moindres vergues, il serrait des deux genoux les flancs de son coursier, et s'y attachait de manière à pouvoir défier les ruades et les soubresauts. i Ils cheminèrent la plus grande partie de la journée, traversèrent la ville de Gand et celle d'Alost, où brillait, sur l'hôtel municipal, la devise de Philippe II : Nec spe, nec metu (i), et virent les derniers rayons du soleil couchant réfléchis sur les vitraux gothiques de la riche abbaye d'Afflighem. Le ciel avait été serein pendant le reste du jour, mais vers le soir il se couvrit de nuages menaçants; on entendait gronder au loin le tonnerre, la foudre éclata, et les deux voyageurs, surpris par l'orage, furent contraints de s'arrêter à une lieue de Bruxelles. Ils se réfugièrent dans un vaste bâtiment, qui paraissait avoir été la proie d'un incendie. Le toit était écroulé; les poutres à demi dévorées par le feu menaçaient d'une chute prochaine, les murailles étaient noircies et crevassées, et il ne restait plus ni portes nj fenêtres aux appartements. Au milieu de ces ruines et de cet abandon, une petite statue de la Vierge était restée intacte à l'un des coins de l'édifice, et une lampe brûlait à ses pieds, soit que les anciens propriétaires du bâtiment eussent chargé de ce soin quelqu'un des habitants du voisinage, soit que la dévotion des paysans d'alentour les eût portés à entretenir cette lumière lorsque déjà la flamme du foyer de la maison était éteinte pour toujours. Les deux voyageurs entrèrent dans cet édifice abandonné ; ils attachèrent leurs chevaux sous un hangar, et trouvèrent dans une des salles délabrées de la maison un asile contre la pluie qui tombait par torrents. (i) Ni par espérance, ni par crainte. Après une demi-heure d'attente l'orage cessa, et ils virent la possibilité de continuer leur voyage; mais dans le même instant ils entendirent des gens armés entrer précipitamment dans une salle voisine, dont les fenêtres donnaient sur la grande route. C'étaient des militaires espagnols : ils s'entretenaient dans leur langue, et, comme ils se croyaient seuls, ils parlaient à haute voix. — Allons! dit l'un, préparons nos arquebuses, ils ne sont plus qu'à quelques pas d'ici : vous, messieurs, placez-vous à la première fenêtre; don Christophe et moi nous nous tiendrons dans l'embrasure de la seconde. A ce discours singulier les deux Belges se rapprochèrent de la muraille qui les séparait seule des nouveaux venus, et à travers les crevasses ils aperçurent cinq hommes enveloppés de larges manteaux : les uns portaient des casques, d'autres de grands chapeaux à bords rabattus; tous étaient munis de longues arquebuses. Un moment après on entendit les pas de quelques chevaux. Les voici, messieurs, dit l'Espagnol qui paraissait le chef de la troupe; attention! — Je réponds du nègre, reprit une voix... — Et moi de son camarade, dit une autre. Sans proférer une syllabe, Louis de Winchestre mit l'épée à la main, le vieux Zélandais saisit son mousquet posé contre la muraille, et ils se glissèrent dans la salle où les cinq assassins étaient réunis. Ceux-ci ne les entendirent point, grâce aux tourbillons de vent qui s'engouffraient dans l'édifice ruiné et au bruit des chevaux qui approchaient. — En joue ! dit le chef... Visez surtout au nègre... Maintenant... Il allait direfeu! mais avant qu'il eût prononcé le mot fatal un coup partit et trois balles vinrent lui fracasser la tête : c'était Dirk Dirkensen qui avait tiré. L'Espagnol tomba sans pousser un seul cri. Dirk en renversa un second à coups de crosse, tandis que le jeune Flamand fondait l'épée à la main sur les trois autres. Trop brave pour les attaquer par derrière, il leur cria d'une voix menaçante : défendez-vous, lâches ; tournez vos arquebuses de ce côté! — Les Espagnols se retournèrent et le couchèrent en joue; mais la surprise, la frayeur et surtout l'obscurité rendirent leurs coups incertains; une seule de leurs balles atteignit le casque du guerrier et enleva son panache. Après avoir essuyé leur feu, Louis de Winchestre se précipita sur eux comme le lion qui s'élance en bondissant sur sa proie. Son glaive acéré fendit le heaume d'un des assassins et brisa son crâne, un autre tomba percé de part en part : le dernier voulut fuir, il sauta par la fenêtre, mais le jeune homme s'élança après lui, l'atteignit, lui arracha son épée, et, le traînant aux pieds de la statue devant laquelle brûlait une lampe, il l'examina un moment en silence, puis, levant sa visière : Me reconnais-tu ? lui dit-il ; Christophe de Sandoval, me reconnais-tu? Don Sandoval (car c'était lui-même que le hasard ou plutôt la justice divine livrait maintenant à l'amant de Marguerite) fit un effort pour se dégager du bras robuste qui l'entourait; il parvint à délivrer sa main gauche, saisit un pistolet caché dans sa ceinture, l'appliqua sur la poitrine de son ennemi, et, riant d'un rire terrible, il lui répondit en lâchant la détente : Oui, rebelle, je te reconnais. L'amorce brûla, mais le coup ne partit point : l'Espagnol grinça des dents, et dans sa rage il lança contre l'image de la Vierge le pistolet qui avait trahi sa vengeance, maudissant à la fois son vainqueur, son Dieu et lui-même; mais le glaive vengeur du jeune Belge arrêta ses imprécations, et le cadavre du blasphémateur resta étendu aux pieds de la statue. Cependant les deux cavaliers, ignorant le danger qu'ils avaient couru, s'étaient arrêtés au bruit des armes à feu et restaient immobiles à quelques pas de la maison. C'étaient des guerriers, armés de toutes pièces et la visière baissée. Dirk Dirkensen les remarqua. Comme il avait appris dans ses croisières à se tenir toujours sur ses gardes, il commença par recharger son mousquet; puis il cria par la fenêtre aux deux inconnus : Avancez sans crainte, seigneurs militaires ; vos ennemis sont maintenant à tous les diables. — Nos ennemis! reprit un des deux en espagnol; pour qui nous prend ce misérable? La patience n'était pas la vertu principale du vieux marin; quand il entendit l'honorable épithète, dont on le gratifiait si généreusement il fronça le sourcil, arma son mousquet et répliqua d'une voix forte : Passe ton chemin, chien de nègre, sans insulter ceux qui valent mieux que toi ! lève l'ancre et prends le large, ou je te lâche ma bordée. Sans paraître intimidé de cette menace le cavalier se retourna vers son compagnon et lui dit : Don Alonzo, ce compliment vous regarde; mais quelle que soit la manière dont cet homme ait appris votre couleur, il y a ici un mystère qu'il faut pénétrer. — Seigneur, répliqua l'autre, votre observation me paraît juste, et si vous le permettez j'adresserai quelques questions à ce guerrier qui vient à nous. Le premier interlocuteur exprima son assentiment par un geste, et son compagnon s'avança vers le jeune Flamand qui, l'épée encore nue et la visière levée, s'approchait des voyageurs. — Brave gentilhomme, lui dit le cavalier, ose-rais-je vous demander quels ennemis vous avez combattus? — Des assassins, répondit Louis de Winchestre ! de lâches assassins, qui avaient comploté la mort de deux voyageurs. — Et connaissiez-vous les victimes qu'ils guettaient? — Tout ce que je sais, c'est que l'un était un noir. — Je vous dois donc la vie, reprit cet inconnu en levant sa visière, et la lune, qui se montrait au milieu des nuages, permit au Flamand de distinguer les traits d'un mulâtre. L'autre cavalier s'approcha également. — Il est bien extraordinaire, dit-il d'un ton impérieux, que vous ayez voulu exposer votre vie pour deux inconnus Une rougeur foncée colora les joues du jeune homme, et il ne répondit que par un regard méprisant. — Qui êtes-vous? reprit l'étranger. — Peu vous importe! répliqua Louis de Winchestre, indigné de la méfiance et de la hauteur de cet inconnu. — Et si je voulais le savoir! continua le cavalier en mettant sa main sur ses pistolets. Louis de Winchestre, sans proférer un seul mot, étendit le bras vers la maison ruinée, et fit remarquer à l'interrogateur Dirk Dirkensen, debout sur le rebord d'une fenêtre, le mousquet à la main et prêt à faire feu. Le mulâtre était jusque-là demeuré immobile; mais quand il vit une nouvelle querelle près de s'engager il s'adressa à son compagnon d'un air timide et suppliant : Seigneur, dit-il, cet étranger nous a sauvé la vie. — Je le sais, don Alonzo, je le sais, répartit l'orgueilleux inconnu; son courage m'est le garant de sa véracité, et loin de lui en vouloir je l'en estime davantage. Restez ici et informez-vous exactement de ce qui s'est passé, surtout soyez discret; il faut que je continue ma route, mais ces braves me connaîtront plus tard — A ces mots il piqua des deux et s'éloigna au galop. Le mulâtre resté seul avec les deux Flamands mit pied à terre et entra dans la maison pour essayer de reconnaître les assassins, et s'assurer si tous avaient perdu la vie. Un seul respirait encore. Grand Dieu ! s'écria-t-il en l'apercevant, est-ce bien vous, don Diego? Quel mal vous avais je fait pour vouloir m'assassiner ! Le moribond répondit avec effort : Vous aviez le titre de capitaine, et c'était un opprobre pour l'armée espagnole. — Et Sandoval, demanda Louis de Winchestre, quel motif l'avait armé? Le blessé balbutia quelques mots, parmi lesquels on put distinguer le nom de Jean de Vargas. Interrompu par une convulsion subite, il tressaillit et se débattit un moment comme pour repousser la mort : peu à peu ses mouvements s'affaiblirent, sa respiration s'éteignit, ses yeux se renversèrent et son cœur cessa de battre. Les voyageurs abandonnèrent ce séjour de mort, et, montant sur leurs bons chevaux, ils prirent ensemble le chemin de Bruxelles. Le mulâtre exigea que son libérateur descendît chez lui, et Louis de Winchestre, auquel les discours de ce jeune étranger avaient inspiré une vive bienveillance, accepta l'hospitalité qu'il lui offrait. Mais Dirk Dirkensen, craignant de se trahir parmi des Espagnols, demanda et obtint de son maître la permission d'aller loger chez des gens de son pays. Le mulâtre conduisit son hôte au palais du gouver- nement. — C'est ici que j'habite, dit-il, comme capitaine des chevau-légers albanais. Si ce titre me vaut quelques distinctions, vous avez vu qu'il a failli me coûter bien cher. Ils traversèrent les vastes galeries de cet édifice immense. Louis de Winchestre était vivement ému en songeant que ce séjour était celui du duc d'Albe et qu'une seule porte peut-être le séparait de ce sanguinaire gouverneur. A chaque pas il rencontrait des sentinelles; toutes les fenêtres étaient garnies d'énormes grilles de fer, et l'on eût pu se croire plutôt dans une prison que dans un palais. Quand ils parvinrent à l'appartement du mulâtre, le jeune Flamand fut frappé de la magnificence orientale qu'on y remarquait : des tapis de Turquie garnissaient les murailles, des sofas revêtus d'étoffes de soie invitaient au repos, et une huile parfumée brûlait dans des lampes d'argent. Des pages vinrent désarmer les deux voyageurs : tous deux alors se regardèrent quelque temps en silence, également surpris à la vue l'un de l'autre ; car jamais cavalier plus beau que Louis de Winchestre n'avait paru à la cour de Bruxelles, et le mulâtre, de son côté, avait la taille la plus avantageuse, les proportions les plus parfaites et les traits les plus réguliers. CHAPITRE XIX On leur servit un repas splendide, auquel ils firent honneur, comme des gens dont un exercice violent avait aiguisé l'appétit. Les manières du mulâtre étaient celles d'un gentilhomme; son langage était doux et modeste, et la reconnaissance se peignait dans ses regards chaque fois que le jeune Flamand lui adressait la parole d'un ton amical. Une seule pensée empêchait Louis de Winchestre de montrer à ce noir l'intérêt qu'il lui avait inspiré; il craignit, et sans doute avec raison, qu'un officier attaché au duc d'Albe ne méritât pas la bienveillance d'un noble Flamand : il conservait donc beaucoup de réserve, et le mulâtre, qui s'en aperçut, sembla deviner ses motifs. — Homme généreux, dit-il, le service que vous m'avez rendu ne s'effacera jamais de ma mémoire; mais ce que je regarde comme un plus grand bienfait, c'est d'avoir trouvé en vous le seul être pour qui ma couleur ne fût point un sujet de mépris et de dégoût. Oh ! si vous saviez combien est nouveau pour moi cet air de bienveillance et ce ton d'égalité! — Je ne sais point déguiser mes sentiments, répondit le jeune Belge : je vous avouerai donc qu'une seule chose m'empêche de voir en vous un égal, et peut-être un ami : c'est ce titre de capitaine des Albanais. Le poste que vous occupez suppose que vous avez la confiance de don Ferdinand de Tolède, et la confiance de cet homme fameux n'a pas toujours été 1 le prix de bonnes actions. — Oh! si vous me connaissiez! s'écria don Alonzo. — Et pourquoi craindriez-vous de vous ouvrir à moi? reprit le Flamand. — Vous vous intéresseriez à l'histoire d'un homme dont la vie n'a été qu'une suite de souffrances et d'humiliations. — J'ai été malheureux, moi-même, j'ai été humilié comme vous; pourquoi nos cœurs ne s'entendraient-ils pas? — Mais je suis noir! balbutia don Alonzo. — Si vous êtes vertueux, dit Louis de Winchestre en lui prenant la main qu'il serra avec force, si votre conscience est pure, que m'importe le reste ! — Eh bien ! dit le mulâtre en essuyant une larme, vous allez apprendre tout ce qu'il m'est permis de vous découvrir. Ils s'assirent à côté l'un de l'autre sur un large sofa, et don Alonzo commença ainsi son histoire : « Ma mère était Africaine, mais elle ne ressemblait point à cette race dégradée dont trafiquent vos marchands : quoique noire, elle avait ces traits nobles et gracieux qu'on admire dans les plus belles nations de l'Europe. C'est qu'elle n'avait point reçu le jour sur la côte de Guinée, mais dans la partie orientale de l'Afrique, chez les descendants des Éthiopiens. » Fille d'un roi, elle avait épousé le chef d'une de ces tribus errantes qui parcourent le grand désert et se nourrissent de la chair des lions. Une sécheresse extraordinaire amena cette tribu en deçà du Mont Atlas, dont les sommets neigeux avaient toujours été le terme de ses courses. Les nomades s'approchèrent pour la première fois des bords de l'Océan, et l'admiration les retint assez longtemps sur ce rivage. Ce fut le malheur de ma mère : une attaque nocturne la mit au pouvoir d'un parti d'Espagnols qui avait fait une descente sur cette côte. » Elle devint l'esclave d'un guerrier fameux, doué de toutes les qualités et qui les a toutes rendues funestes. Aimée de lui, elle put l'aimer sans honte; car c'eût été le plus grand des hommes, s'il n'en était pas le plus cruel. » Cette passion rendit ma mère la plus malheureuse des femmes; elle fit aussi le supplice de son amant : tantôt ce fier Espagnol voulait braver tous les préjugés de sa nation et partager ses grandeurs avec une fille des déserts; tantôt, s'indignant du pouvoir qu'une négresse avait pris sur son cœur, il faisait de vains efforts pour rompre sa chaîne, et l'accablait de mauvais traitements pour s'exercer à la haïr. » Une folle jalousie mit le comble à ses fureurs; il ne voulait plus l'aimer, et ne pouvait souffrir l'idée de n'être plus aimé d'elle. Ses transports la conduisaient lentement au tombeau, un crime épouvantable l'y précipita... Le mulâtre fut forcé de s'interrompre un moment pour essuyer ses larmes. — « Pardonnez! dit-il : qui pourrait se rappeler sans horreur limage la plus affreuse ? J'ai vu briller le poignard, j'ai vu le sang de ma mère rejaillir sur moi;... et l'assassin,... c'était mon père! » Tandis qu'il prononçait ces mots d'une voix altérée tous ses membres tremblaient, ses yeux étaient ternes, et une nuance jaunâtre et livide se répandait sur ses joues. Cependant il continua son récit : « Jusqu'alors je n'avais jamais senti le malheur de ma naissance; mes premières années s'étaient écoulées auprès d'une mère si tendre; jamais elle ne s'était séparée de moi ; elle m'avait nourri de son lait; ses mains avaient guidé mes premiers pas, ses caresses avaient éveillé mes premiers sentiments; elle partageait mes jeux et veillait encore sur mon sommeil. Oh ! qu'il est faible et inattentif l'amour maternel des Européennes ! cet amour qui cède à tant de distractions, qui se sacrifie à des devoirs factices ! Ma mère ne vivait que pour son fils, et moi je n'aurais pu vivre sans elle. » Sa mort, sa mort affreuse m'eût sans doute été fatale, si les secours de l'art, la force d'une constitution que d'absurdes précautions n'avaient point débilitée, et surtout la fatalité qui me poursuit, ne m'avaient condamné à vivre. Je vécus, mais incon- LE GDEUX DE MER. 12 solable ; et maintenant encore je ne puis apercevoir son meurtrier sans que tout mon cœur ne se soulève contre lui. » Mon père (faut-il que cet homme soit mon père!) éprouva des remords aussi cruels que sa passion avait été violente; il voulut m'élever auprès de lui, mais sa vue me tuait. Il fallut m'éloigner, et je fus confié à des mains mercenaires. « Les femmes auxquelles on me remit partageaient leur vie entre la médisance et la dévotion ; elles me traînèrent d'église en église, de couvent en couvent, et me forcèrent de prendre part à des cérémonies que je ne pouvais comprendre. Ma répugnance et ma tristesse durent augmenter l'aversion que leur inspirait ma couleur. Je devins un objet de dégoût et de mépris même pour les plus vils domestiques, et il n'en était aucun qui ne me regardât comme un être d'une espèce inférieure à lui. » Quelquefois on me parlait de la religion : on me peignait Dieu et ses anges, blancs comme les Européens; Satan et les réprouvés, noirs comme ma mère et comme moi. C'était là tout ce qui frappait alors mon intelligence. Je voyais que les Espagnols s'étaient emparés du ciel et qu'ils ne m'avaient laissé que l'enfer. Alors je levais les yeux vers ces astres que ma mère avait adorés. Vous serez mes dieux, leur disais-je ; car vous brillez aussi pour moi, quoique ma couleur soit brune et que le sang éthiopien coule dans mes veines. » Chaque jour m'isolait davantage du reste des hommes, quand mon père fit choix d'un précepteur pour moi. C'était un ecclésiastique digne du ministère auguste qu'il remplissait. Il me trouvait sauvage et idolâtre; il me donna les connaissances qu'exige la vie sociale et m'enseigna la véritable religion. » Quelle douceur je trouvais dans les instructions de cet homme vertueux! Comme j'aimais le Dieu qu'il me prêchait! ce Dieu qui avait vécu douloureusement comme moi, et qui avait appelé à lui de préférence les enfants et les malheureux. Il me donnait un père, d'autres ne m'avaient montré qu'un bourreau. « Par respect pour l'usage, il voulut me rendre familières les langues mortes, dont peut-être la connaissance ne m'a pas été aussi utile qu'il le pensait; mais il ne me rendit point cette étude odieuse, comme elle l'est à presque tous les jeunes gens; il se donnait tant de peine pour m'enseigner, que je ne trouvais que du plaisir à apprendre. » Surtout je lui dois cette confiance dans la sagesse et dans la bonté de la Providence, qui m'a rendu faciles à supporter tant d'amertumes attachées à la vie, tant d'humiliations inévitables pour un noir. » La mort de ce respectable vieillard fut encore une leçon pour moi : je le vis envisager avec calme sa dissolution prochaine, se réjouir de l'espoir d'un meilleur avenir et remercier Dieu qui l'appelait à lui. Je sentis alors combien les choses humaines sont 184 le gueux de mer petites, et crus avoir assez de force pour attendre patiemment la fin de ce rêve douloureux. » Privé de mon instituteur, je fus appelé en Belgique, où mon père était tout-puissant. Il me reçut avec tendresse et avec désespoir : il m'aimait, mais il ne pouvait changer ma couleur. » Je ne puis douter de son affection : souvent j'ai surpris ses larmes, lorsqu'il me regardait en silence et qu'il songeait à ma mère. Tout me persuade même que ses enfants légitimes lui sont moins chers que moi. Mais cet amour fait son tourment; il ne conçoit pas que je puisse être heureux sans dignités et sans puissance, et l'obstacle insurmontable qui m'empêche d'y prétendre le rend plus misérable que je ne le suis. 55 Indifférent aux honneurs, je m'en voyais éloigné sans peine; mais mon cœur était vide et avait besoin d'attachement. Le hasard parut vouloir me favoriser : je sauvai une jeune fille que des soldats avaient ravie, et sa reconnaissance diminua l'aversion que lui inspirait un mulâtre. Peu à peu elle s'habitua à ma couleur; je devins son ami,... je l'aimai. Elle ne connaissait pas le secret de ma naissance : toute sa famille avait péri sur l'échafaud par l'ordre cruel d'un Espagnol... Elle apprit que le barbare était mon père!... et je ne l'ai plus revue. » Fatigué de vivre, mais incapable d'un crime, je voulus aller chercher la mort dans les combats; mais je ne souhaitais que les dangers d'un soldat : mon père m'imposa le rang d'officier. Je fus nommé capi- taine d'une de ces compagnies albanaises dont la férocité atteste l'origine : peut-être était-ce la seule troupe qui eût souscrit à recevoir les ordres d'un mulâtre. » Depuis peu de jours seulement j'occupe ce poste ; mais dans ce peu de jours combien d'humiliations ! Objet de la haine des autres officiers, qui se croient presque déshonorés par mon élévation; méprisé de mes propres soldats, qui s'imaginent me faire une grâce en m'obéissant, je n'ai encore rencontré qu'un seul homme qui ne cherchât point à m'éviter ou à m'avilir, et cet homme c'est vous. » Plus d'une fois pendant ce récit la compassion s'était peinte sur la figure du jeune Belge. — Don Alonzo! reprit-il d'une voix émue, votre malheur est grand ; mais comment une victime des préjugés et de l'orgueil, comment un homme dont les souffrances ont dû ennoblir l'âme, s'arme-t-il pour combattre les derniers défenseurs de la liberté? Opprimé vous-même, fallait-il vous faire le satellite de l'oppression? Le mulâtre baissa les yeux. — Votre franchise, dit-il, est le gage d'une confiance dont je suis fier ; mais quand vous me parlez le langage d'un homme libre, vous oubliez que j'ai un père. — Quelque sacrés que soient les droits d'un père, il ne peut vous forcer au crime Voudriez-vous, pour lui obéir, dérober le prix du travail d'un autre ou tremper vos mains dans le sang innocent? Vous frémissez, don Alonzo. Eh bien! apprenez de moi que le plus grand de tous les crimes est celui qui n'atteint pas un individu isolé, mais une nation entière; celui dont les funestes effets se prolongent de génération en génération, ravissant aux peuples, non des biens que de nouveaux efforts peuvent leur rendre, non cette santé et cette vie du corps qu'il fallait perdre une fois : mais toutes leurs facultés morales et intellectuelles, mais la dignité humaine, mais la vigueur et la vie de l'âme. Ce crime, don Alonzo, est celui de tous ceux qui servent la tyrannie. — Que me restera-t-il donc ici-bas? répartit le mulâtre ébranlé. — Le témoignage de votre conscience et l'estime des gens de bien. Don Alonzo se leva et se promena à grands pas dans la salle, sans prononcer un seul mot. — Demain, dit-il enfin, demain, je vous répondrai. Déjà la moitié de la nuit est écoulée; cher hôte, vous devez avoir besoin de repos. Après avoir ainsi parlé, il conduisit le Flamand dans une autre chambre, où se trouvait un lit d'une magnificence extraordinaire. — Vous dormirez paisiblement, lui dit-il, car vous avez fait aujourd'hui une bonne action... Pour moi, des réflexions bien douloureuses vont me priver du sommeil. CHAPITRE XX Le lendemain, au point du jour, don Alonzo vint éveiller son hôte : c'est aujourd'hui, lui dit-il, que le duc de Médina-Cœli arrive à Bruxelles; une séance du conseil d'État doit avoir lieu ce matin. Vous serait-il agréable de m'y accompagner? Louis de Winchestre accepta avec joie cette proposition, car il était avide de juger par lui-même ceux qui gouvernaient d'une manière si déplorable les dix sept provinces des Pays-Bas. Il s'empressa donc de suivre le mulâtre, qui l'introduisit dans la salle du conseil et le cacha dans une tribune secrète, d'où il pouvait tout voir et tout entendre. Les conseillers étaient ce jour-là en plus grand nombre qu'à l'ordinaire; car il arrivait souvent que plusieurs d'entre eux, indignés de la hauteur et de la férocité du duc d'Albe, s'absentaient des délibéra- tions, plutôt que de participer aux mesures iniques qu'il fallajt voter sous peine d'être suspects. Ils s'assirent dans cette salle où naguère prenaient place tant de grands hommes, maintenant proscrits ou morts sur l'échafaud. Un gentilhomme espagnol, le seigneur de Rhoda, appelé par la volonté royale au conseil suprême d'un pays dont il ne connaissait ri la langue, ni les mœurs, ni les lois (i), était assis sur le siège que le comte d'Egmont avait eu coutume d'occuper; mais il y avait une place qui restait vide; jamais, depuis l'arrivée du duc d'Albe, aucun conseiller n'avait eu assez d'orgueil ou d'indifférence pour s'y asseoir : c'était la place de Guillaume de Nassau. Un silence profond régnait dans l'assemblée : on n'entendait que les pas des soldats qui gardaient l'entrée. C'était un détachement d'Albanais que le duc avait amené du royaume de Naples, et que leur langage barbare, leur extérieur farouche et leurs habitudes turques avaient rendus aussi odieux que redoutables aux habitants des Pays-Pays. Après une assez longue attente, une porte particulière donna entrée au gouverneur. Don Ferdinand Alvarès de Tolède, duc d'Albe, général de la sainte inquisition, gouverneur, lieutenant et capitaine général des Dix-Sept Provinces, était à cette époque âgé de soixante-quatre ans; mais sa taille était encore droite, sa démarche ferme et (i) Viglius se plaint, dans sa I46me lettre, qu'on ne nommait plus aux places importantes que des Italiens ou des Espagnols. 11 en allègue la raison : c'est que les Belges étaient tous regardés à Madrid comme des bêtes (bestias) et des luthériens. tous ses membres dispos. Le caractère de cet homme fameux se peignait sur sa figure longue et décharnée. Son front élevé; ses yeux perçants, ombragés par de grands sourcils plus noirs que l'ébène; son nez recourbé comme le bec d'un oiseau de proie : tous ses traits révélaient l'orgueil, l'ambition et la soif du sang. De grosses moustaches et une barbe terminée en pointe cachaient le bas de son visage, sa lèvre inférieure restait seule à découvert, et cette lèvre saillante avait quelque chose de livide et de hideux. Le duc, vêtu avec magnificence, portait le collier de la Toison d'or. Après avoir salué légèrement les conseillers qui s'étaient levés à son approche, il alla s'asseoir sur une espèce de trône réservé aux souverains, et en leur absence aux gouverneurs généraux. Tous les yeux étaient fixés sur lui : on attendait avec impatience qu'il déclarât le motif pour lequel le conseil avait été convoqué, et l'on cherchait à lire sur son visage le changement de sa fortune; mais lui semblait prendre plaisir à tromper la curiosité de ceux qui l'entouraient, et il ne parla d'abord que de choses indifférentes. — Nous sommes nombreux aujourd'hui, Messieurs, dit-il en faisant signe aux conseillers de s'asseoir; il paraît que plusieurs personnes, qui se disaient indisposées, ont été guéries subitement. Je les en félicite. Après avoir lancé ce sarcasme contre ceux qui n'avaient pas toujours plié devant lui, il demanda familièrement au conseiller de Rhoda s'il avait entendu parler de quelque nouvelle. — On assure, répondit l'hidalgo, que don Juan de la Cerda n'a pas été fort bien traité par les gueux, lors de son.'débarquement. Le duc sourit; et la joie que lui causait cet échec éprouvé par son successeur à venir brilla dans ses yeux. No es nada (i), reprit-il; cela apprendra à Son Excellence à aimer les Flamands. Un autre conseiller annonça la révolte d'Enk-huizen. — Enkhuizen! no es nada ; c'est l'affaire du comte de Bossu. — On parle d'une armée de protestants français qui marcherait sur le Hainaut, dit le vice-président, baron de Tysenach. — No es nada; Chiapin Vitelli et mon fils Frédéric seront là. Mais vous, docte et respectable seigneur Viglius, vous dont nous avons si souvent regretté l'absence, n'avez-vous rien de bon à nous apprendre? Celui qu'il interpellait de la sorte était le célèbre Viglius Ayta de Zuichem, président du conseil d'État. Ce savant jurisconsulte, devenu ecclésiastique par précaution plutôt que par piété, avait précisément le même âge que le duc (2) : mais l'un, nourri dans les camps, avait conservé un corps sain et vigoureux; l'aure, vieilli dans le cabinet, était accablé à soixante ans des infirmités d'un âge avancé. Cependant son (1) 1 Ce n'est rien, i C'était le dicton familier du duc d'Albe. On le surnommait lui-même no es nada, par allusion à ces mots qu'il répétait toujours. (2) Il y avait une seule semaine de différence. Viglius, épist. CXXXIX. esprit n'avait rien perdu de sa vivacité prodigieuse, et, habitué à étudier les moindres mouvements de l'Espagnol, il lisait aisément toute sa pensée. — Un homme faible et maladif, répondit-il en souriant dans sa barbe, ne peut être bien informé des affaires publiques; aussi ne sais-je presque rien. — Mais encore ! reprit le gouverneur, qui connaissait l'astuce du Frison et qui voyait à son regard plein de malice qu'il savait quelque importante nouvelle. Le président baissa la tête, regarda à droite et à gauche, comme s'il eût craint de rencontrer l'œil pénétrant de celui qui l'interrogeait, et répartit enfin à voix basse : Je me suis laissé dire qu'on avait vu en Zélande, sous le costume d'un marin, Guillaume de Nassau. A ce nom le duc d'Albe s'élança de son siège : Guillaume de Nassau! répéta-t-il en frémissant et avec un horrible blasphème que la plume se refuse à tracer; l'entendez-vous, Albernot? (c'était son secrétaire qui entrait dans ce moment) l'entendez-vous? le Taciturne est en Zélande! Albernot recula de surprise et lâcha le grand portefeuille qu'il tenait à la main. Tous les papiers se répandirent à terre. — Prenez donc garde à ce que vous faites! dit le fier Espagnol en se rasseyant, car il était honteux d'avoir laissé percer son agitation. Que le prince d'Orange soit en Zélande ou ailleurs, c'est ce qui nous importe peu. Est-ce donc un homme si redoutable que Guillaume? Quelques-uns des conseillers ne purent s'empêcher de sourire, mais un regard foudroyant les fit trembler. — Maintenant, messieurs, reprit le duc, mon secrétaire va vous donner lecture d'un rapport sur lequel vous aurez à délibérer immédiatement. Albernot ramassa ce rapport, qu'il avait laissé tomber avec les autres papiers; il contenait d'abord un état des troupes qui se trouvaient dans les Dix-Sept Provincès. On les portait à 12 régiments d'infanterie allemande, 5o compagnies d'Espagnols, i5o enseignes de Wallons ou gens de pied du pays, dix mille cavaliers allemands, trois mille autres des bandes d'ordonnance, et deux mille chevau-légers (1). Après avoir exposé la situation de ces différentes troupes, on évaluait les dépenses nécessaires à leur entretien, et l'on proposait, outre l'impôt ordinaire de deux millions de florins, la levée du centième denier. La lecture du rapport achevée, le duc d'Albe se leva, et, d'un air capable d'intimider les plus hardis, il demanda si les conseillers n'approuvaient pas tous cette mesure. Il est probable que personne n'eût osé faire d'objection si l'on n'eût espéré que la puissance du gou- (1) Ce détail, tiré de Van Meteren, prouve bien l'injustice de ceux qui représentaient Guillaume de Nassau comme ayant été vaincu par une poignée d'Espagnols. Le prince d'Orange dit lui-même, dans son apologie, que les forces de son adversaire étaient presque toujours décuples des siennes. verneur touchait à son terme. Encouragé par cette idée, le président Viglius, qui d'ailleurs avait des amis puissants à la cour d'Espagne, prit la parole : — La liberté des opinions qui a toujours régné au conseil d'État... •— Au fait! s'écria le duc. Le président ne parut pas prendre garde à cette interruption; seulement il baissa la tête encore un peu davantage, comme s'il eût voulu présenter à l'Espagnol son crâne chauve et osseux en guise de bouclier. — La liberté des opinions qui a toujours régné au conseil d'État, reprit-il, en élevant la voix, m'autorise à déclarer à Votre Excellence que ce moyen me paraît impraticable. Les Pays-Bas ont trop souffert pour que le peuple puisse acquitter des tributs -si exorbitants. Le commerce est détruit, l'agriculture abandonnée; les villes deviennent désertes .. — Traître! s'écria le duc en portant la main à son épée, est-ce là le langage d'un sujet fidèle! (i) Le Frison, devenant plus hardi à mesure qu'on le menaçait, répondit d'une voix ferme : Monseigneur, ni Charles-Quint, ni don Philippe n'ont jamais révoqué en doute ma fidélité. — Prouvez-la donc en vous soumettant. Viglius releva la tête, mit la main droite sur son cœur, et, levant l'autre vers le ciel : A Dieu et au Roi, (i) On peut voir, au sujet de la colère du duc d'Albe contre Viglius,. les lettres 146 et suivantes de ce dernier, et son histoire de l'imposition du dixième denier. dit-il, je dois obéir; à vous, monseigneur, mon devoir est de parler librement. Les autres conseillers avaient tous pâli en voyant la colère de Ferdinand de Tolède. Quoique persuadés que son pouvoir allait expirer dans une heure, ils étaient tellement accoutumés à trembler devant lui, que pas un n'osa se joindre au président. Ils se hâtèrent donc de voter l'impôt exorbitant qu'on leur demandait, et qui devait absorber plus du tiers des revenus de chaque particulier. — Au moins, messieurs, s'écria Viglius, vous voudrez bien attendre que nous sachions la volonté du nouveau gouverneur; un objet aussi important ne pent être décidé stins lui. — Le nouveau gouverneur! répéta le duc avec une fureur concentrée ; il n'y en a point d'autre que moi. — Mais quand le soleil se couchera, répartit hardiment le Frison, l'autorité de Votre Excellence sera évanouie. J'engage mes collègues à y songer. Quelques conseillers relevèrent un peu la tête, mais les autres s'inclinèrent encore davantage. Le duc, s'élançant de son siège, s'approcha de Viglius comme un tigre prêt à fondre sur sa proie, et, lui jetant un regard menaçant, il lui dit d'une voix rauque et sourde : Avant que le soleil ait parcouru un seul degré de plus, Ferdinand de Tolède pourra voir suspendu au gibet le cadavre d'un conseiller perfide. — Peut-être, répliqua Viglius; mais quoi qu'il advienne, le nom du président du conseil d'État ne sera point déshonoré. En achevant ces mots il se leva pour sortir; mais les Albanais qui gardaient la porte de la salle lui présentèrent la pointe de leurs sabres. — Monseigneur, dit le Frison en retournant la tète vers le gouverneur, sans témoigner ni crainte ni surprise, suis-je prisonnier? Le fier Espagnol hésita un moment. — Partez, dit il enfin, et que vos collègues vous suivent! La séance est remise à demain. Les conseillers s'inclinèrent profondément et se retirèrent d'un air consterné. Plus d'un sentit trembler ses genoux en marchant entre les deux haies de soldats qui bordaient le passage. Le duc se croyait seul avec son secrétaire ; car les Albanais avaient suivi les conseillers d'État, et Louis de Winchestre, témoin muet de cette scène, était placé de manière à n'être point aperçu. Arrachant sa toque de velours et son collier de la Toison d'or, il les jeta par terre, et les foula aux pieds en grinçant des dents. Sa figure était d'une pâleur effrayante, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et ses lèvres ne laissaient échapper que des sons confus et inarticulés. Albernot, les yeux baissés et les bras croisés sur la poitrine, gardait un profond silence, et il attendait, avec le sang-froid d'un homme accoutumé à de pareils accès, que la fureur de son patron se calmât. Après quelques minutes Ferdinand de Tolède, s'apaisant un peu, prit la parole. Le misérable robin ! dit-il, comme il m'a résisté ! — Le péril passé, répondit le secrétaire, les plus lâches deviennent les plus arrogants. C'est l'approche du duc de Médina-Cœli qui donne tant de hardiesse au Frison. — Mille malédictions sur sa tête ! — Il y a un mois que les moindres désirs de Votre Excellence eussent été des lois sacrées pour ce manant. Le duc, fixant ses yeux noirs sur son secrétaire, lui dit d'un ton grave : — Albernot, vous mentez. Cet homme m'a toujours résisté, sinon avec hauteur, du moins avec persévérance. Une décharge d'artillerie se lit entendre au même moment. — Le duc de Médina-Cœli arrive, dit Albernot d'un air triste et abattu. — Vous en paraissez affligé? reprit l'Espagnol. — Et quel ami du gouvernement ne s'attristerait pas à cette nouvelle? un héros remplacé par un courtisan, la mollesse succédant à la valeur ! — Bien, bien, Albernot ! Savez-vous si mon futur successeur a fait choix d'un secrétaire? Le secrétaire changea de figure, et l'espérance se peignit dans ses regards : — Je l'ignore, répondit-il de sa voix la plus douce. — Je vous recommanderai à lui, dit le duc en souriant... Albernot fit une profonde révérence. — Comme un bon serviteur, Albernot. — Ah ! monseigneur ! — Comme un homme dévoué... — Ah ! Votre Excellence! — Comme le modèle des secrétaires... — Que je suis heureux d'avoir un si bon maître! — Comme un ami... Albernot voulut se jeter aux pieds du duc; mais l'Espagnol, le repoussant avec un visage sévère, ajouta d'un ton railleur : — Comme un courtisan adroit, toujours prêt à adorer le soleil levant! Le secrétaire resta pétrifié. Après avoir joui un moment de sa surprise et de son inquiétude, le gouverneur partit d'un éclat de rire. — Ne tremble pas, dit-il, je ne t'en veux point; je te connaissais d'avance, et j'appréciais à leur juste valeur tes protestations de zèle. Mais suis-moi, fidèle Albernot; tu vas voir que ce nouveau soleil n'était qu'un météore passager. Il sortit à ces mots; Albernot ramassa la toque et le collier de la Toison d'or, et suivit son maître la tête baissée. •LE r.UEUX DE MER. m CHAPITRE XXI Plus d'une lois, pendant cette scène, une généreuse indignation avait fait palpiter le cœur du jeune Belge, à la vue de l'affreuse tyrannie qu'exerçait le duc d'Albe et du honteux asservissement de ceux auxquels étaient confiés les intérêts du peuple. Quand le gouverneur et son secrétaire se furent éloignés, le mulâtre accourut à lui et le prit par la main en lui disant : Vous ne connaissez pas encore le duc d'Albe tout entier; venez avec moi, un nouveau spectacle se prépare. Louis de Winchestre se laissa conduire dans une salle immense, d'architecture gothique, qui formait seule l'aile droite du palais. C'était là que, dix-sept ans auparavant, Charles-Quint avait abdiqué la couronne impériale, en présence de l'assemblée la plus nombreuse et la plus illustre. Une partie des décora- tions actuelles de la salle avaient servi dans cette grande occasion ; on apercevait encore à l'extrémité le trône de l'Empereur et les sièges dorés qu'avaient occupés ce jour-là six têtes couronnées. Une foule de ^guerriers, de magistrats, de gentilshommes et d'ecclésiastiques étaient maintenant rassemblés dans cette enceinte, pour assister à une scène moins grande sans doute, mais qui devait peut-être intéresser encore davantage les habitants des Pays-Bas. C'était la réception du duc de Médina-Cœli. Du caractère et des intentions de ce nouveau gouverneur allait dépendre le sort d'un peuple réduit au désespoir. Des dispositions rigoureuses feraient indubitablement éclater une révolte générale : des desseins pacifiques pouvaient encore rendre aux Dix-Sept Provinces le repos et la prospérité. Telle était l'alternative qui s'offrait à tous les esprits, et l'on attendait avec anxiété le moment où don Juan de la Cerda allait paraître, pour puiser dans sa vue et dans ses discours des motifs d'espérance ou de crainte. Au haut de la salle se tenait le duc d'Albe, entouré d'officiers allemands et espagnols avec lesquels il s'entretenait. On n'apercevait sur sa figure et dans ses manières aucune trace de la fureur qui l'avait agité. Il avait l'air riant, et ses discours semés de plaisanteries n'étaient point ceux d'un homme qui médite des desseins hardis ou qui regrette le pouvoir près de lui échapper. Il paraissait aussi gai, aussi ferme, aussi hautain qu'aux jours de ses triomphes. A peine les Belges qui se trouvaient présents osèrent-ils tourner leurs regards de son côté, et quoique tout dût leur faire présager une prompte délivrance, ils frissonnaient chaque fois que des éclats de cette voix impérieuse venaient frapper leurs oreilles. Bientôt on entendit le roulement des tambours et le son des fanfares. Alors un profond silence régna dans l'assemblée, et tous les yeux se fixèrent sur la porte par laquelle devait entrer le duc de Médina-Cœli. Après quelques minutes d'attente on vit paraître un jeune homme vêtu à l'espagnole, avec plus d'élégance que de somptuosité : son pourpoint de satin blanc n'avait d'autre ornement qu'une légère broderie d'or; quelques plumes blanches flottaient sur sa toque, et un manteau court, à la manière française, était attaché à ses épaules, à peu près comme le sont aujourd'hui les pelisses de nos hussards. La figure de ce jeune homme était douce et son regard modeste; rien dans sa contenance ni dans ses vêtements n'eût pu le faire reconnaître pour un grand d'Espagne, s'il n'eût gardé sa toque sur la tête, tandis que les officiers qui le suivaient marchaient la tête découverte. A son aspect un murmure sourd, semblable au gémissement du feuillage, se répandit dans l'assemblée. On vit la joie et la confiance se peindre dans les regards des Belges, car la physionomie de ce nouveau gouverneur annonçait la bonté. Le duc d'Albe vint à sa rencontre jusqu'au milieu de la salle. Ils se saluèrent tous deux, et tous deux se recouvrirent aussitôt : puis don Juan de la Cerda prit la parole, et, avec une politesse exquise, il exprima son estime et son admiration pour le grand capitaine en présence duquel il se trouvait. Ferdinand de Tolède l'écoutait en souriant : ses regards, attachés sur le jeune duc, semblaient scruter ses pensées, quoiqu'il s'efforçât de prendre un air riant, ses 'sourcils épais s'étaient abaissés sur ses yeux, ses narines se gonflaient et une ride se dessinait sur son front hautain. Cependant il répondit avec une sorte de courtoisie au compliment du duc de Médina-Cœli; mais le ton de sa voix changea, ses joues pâlirent et ses yeux étincelèrent quand, après quelques vaines politesses, il demanda enfin à celui qui venait lui succéder quels motifs, à lui inconnus, l'amenaient dans les Pays-Bas. Cette question surprit toute l'assemblée, et ceux qui connaissaient le féroce Espagnol jugèrent aussitôt qu'il n'était guère disposé à reconnaître son successeur. Cependant ils se rassurèrent en songeant que, le duc de Médina-Cœli ayant sans doute avec lui le brevet de sa nomination, son rival serait contraint d'obéir aux ordres du Roi. Don Juan de la Cerda avait partagé l'étonnement général. Il répondit d'une voix qui trahissait son agitation : Je suis venu, grand capitaine, me charger d'un fardeau dont vous avez demandé qu'on vous délivrât, et essayer, en marchant sur vos traces, de WlWBBWBBHWBBWBBBBBBHMjfjjBIjWi mériter quelque gloire et de bien servir mon pays. Le duc d'Albe vit l'hésitation du jeune homme : il devina sa faiblesse, et ses inquiétudes cessèrent. — Certes, reprit-il d'un air assuré, je serais ennemi de ma patrie et de vous-même, don Juan, si dans un moment si difficile je remettais le pouvoir entre vos mains. Votre sagesse, je veux le croire, est au-dessus de votre âge; mais croyez-vous pouvoir, dans un pays inconnu, lutter contre un guerrier plein d'expérience et fécond en ruses comme le prince d'Orange? Vous imaginez-vous qu'un homme que je n'ai vaincu qu'à force de strata'gèmes, d'adresse et de prudence, cède à votre fougue et à votre impétuosité? — Seigneur, répliqua le duc de Médina-Cœli quand son émotion lui permit enfin de prendre la parole, j'ignore quelles seront les conséquences de la faveur que le Roi m'a accordée, mais je suis déterminé à encourir la chance. Voici les lettres royales, ajouta-t-il en tirant de son sein un paquet scellé du grand sceau de la monarchie ; vous y trouverez l'expression de la volonté de notre souverain : il ne reste à vous et à moi qu'à nous y conformer. Ferdinand de Tolède prit le paquet d'un air indifférent, et, le donnant à son secrétaire : Albernot, dit-il, vous aurez soin de me mettre ces papiers sous les yeux... demain... après-demain... ou quand les affaires de Flandre me laisseront un moment de repos. Pour vous, monsieur le duc, soyez bien convaincu que rien ne me ferait renoncer à une résolution que j'ai prise dans l'intérêt seulement de l'État. Le Roi vous a nommé gouverneur sur ma démission expresse et parce que nous croyions les troubles apaisés. De nouveaux complots éclatent, la guerre se rallume : fidèle à mon devoir, je ressaisis l'autorité dont je puis faire seul un bon usage. — Il faudra m'arracher la vie, s'écria don Juan de la Cerda indigné, avant que je renonce au pouvoir que j'ai reçu de notre maître commun, et que je laisse ainsi blesser mon honneur. — Si vous ne quittez le gouvernement de bon gré, répondit le duc d'Albe, vous le quitterez de force : ne craignez point, cependant, que votre honneur en souffre ; il n'y a personne qui ne voie qu'étant désarmé, vous n'avez pu tenir contre un homme qui avait les armes à la main et qui disposait de forces si imposantes, Un regard que le jeune duc jeta autour de lui le convainquit de l'inutilité de sa résistance. Les Belges qui l'entouraient, quoique pleins de haine pour le duc d'Albe, étaient si accoutumés à fléchir devant lui, qu'ils n'eussent osé prendre le parti de son rival. Pour les militaires étrangers, tous préféraient leur vieux général à un chef si jeune et encore sans gloire : ceux même qui avaient accompagné don Juan de la Cerda paraissaient disposés à l'abandonner. Il se résigna et se soumit à la nécessité inflexible. — Ferdinand de Tolède, dit-il, puisque vous refusez d'obéir aux ordres du Roi, à Dieu ne plaise que par un zèle imprudent j'aggrave encore le malheur de ce pays en armant les sujets de Philippe II les uns contre les autres ! Gouvernez seul les Dix-Sept Provinces, et puisse votre administration être heureuse et honorable ! puissent les ennemis de la religion et de l'Etat succomber sous vos coups! Je n'aspire plus qu'à l'honneur de combattre comme volontaire sous les drapeaux de mon Roi. — Et votre flotte! et vos trésors! s'écria le gouverneur d'un air impérieux. — On vous remettra tout ce qui me reste, répondit le duc de Médina-Cœli. Adieu! don Ferdinand. Il sortit seul : ses officiers vinrent se mêler à ceux du duc d'Albe, et les Belges, qui voyaient s'évanouir leur espérance, n'osèrent pas faire entendre le plus léger murmure. — Compagnons, dit le gouverneur aux militaires qui se pressaient maintenant autour de lui, je compte sur vous; le moment des combats est arrivé : demain nous partirons ensemble pour le Hainaut. — Vive le duc d'Albe! s'écrièrent-ils tous avec transport; mort aux hérétiques et aux rebelles ! — Et bonne fortune aux braves! reprit le duc. A demain, mes nobles amis; à demain! Il s'éloigna, suivi seulement de quelques-uns de ceux qui avaient part à sa confiance ; le reste de l'assemblée s'écoula lentement, les uns joyeux, les autres tristes, tous encore étonnés du spectacle dont ils avaient été témoins. Seul avec le mulâtre, dans un coin de la salle, Louis de Winchestre restait immobile et rêveur. — Il faut que je vous quitte pour quelques moments, lui dit don Alonzo; le duc m'attend. — Le duc! répéta le jeune Belge avec horreur; et voilà le maître que vous servez! — Plaignez-moi! répondit le mulâtre en se couvrant la figure de ses deux mains; généreux étranger, plaignez-moi ! Il prononça ces paroles d'une voix si déchirante que le Flamand en fut touché. — Malheureux, dit-il, ne pouvez-vous donc rompre les liens qui vous attachent à ce tigre ? — Je ne le puis. — Dites que vous ne le voulez pas! — Je ne le puis, répéta don Alonzo... c'est mon père! Il s'éloigna rapidement après avoir prononcé ces paroles. Le Belge demeura plongé dans une stupeur profonde. CHAPITRE XXII Le secrétaire Albernot, le conseiller de Rhoda, le président Jean de Vargas et quelques autres affidés avaient suivi le gouverneur dans une salle particulière. Le duc, assis dans un large fauteuil, appuyait sa tète sur ses deux mains et paraissait occupé de graves réflexions : les autres, debout autour de lui, étaient partagés entre l'espérance de conserver leur crédit et la crainte d'encourir la vengeance du Roi. Ils connaissaient Philippe II et savaient que ce monarque hautain n'avait jamais pardonné la désobéissance; aussi voyaient-ils la disgrâce prochaine de Ferdinand de Tolède, dans la chute duquel seraient sans doute entraînées toutes ses créatures. C'écait un singulier groupe que ces hommes comblés d'honneurs et tout-puissants dans les Pays-Bas; mais en proie à toutes les angoisses de l'inquiétude, et contraints cependant à affecter de l'assurance et de la joie. Le duc levait-il les yeux, tous souriaient, tous avaient un air triomphant; détournait-il ses regards, on voyait les lèvres se resserrer et les fronts se rembrunir. — Eh bien ! messieurs, dit le gouverneur, que vous semble de la réception que j'ai faite au duc de Mé-dina-Cœli? — Excellente ! — Merveilleuse ! — Admirable ! s'écrièrent-ils tous. — Mais ne m'accusera-t-on point d'orgueil et de présomption ? — On admirera la sagesse de Votre Excellence! — On reconnaîtra la prudence de monseigneur! — On ne donnera que des éloges au grand capitaine qui a immolé sa modestie au bien publc! — Mais le Roi, messieurs, que dira-t-il du respect que j'ai montré pour ses ordres? En dépit de la longue habitude qu'ils avaient de commander à leurs visages, plusieurs de ceux qui entouraient le duc froncèrent légèrement le sourcil ; mais ils furent plus maîtres de leur langue, et répondirent unanimement que Sa Majesté croirait sans doute devoir des récompenses à celui qui n'avait désobéi que pour la mieux servir. Ferdinand de Tolède était trop difficile à tromper, pour que de vaines paroles lui fissent prendre le change sur les sentiments de ceux dont il voulait connaître l'opinion; aussi un sourire dédaigneux vint-il effleurer ses lèvres. — Je suis charmé, dit-il en regardant tour à tour chacun de ses conseillers officieux, que vous croyiez don Philippe si bien disposé; je dois lui rendre compte des motifs de ma conduite, et comme je ne veux pas que des dépêches soient soumises d'abord à des ministres peut-être malveillants, je me propose d'en charger une personne de confiance : vous ne pensez pas que ce message soit dangereux, n'est-il pas vrai ? — Au contraire, monseigneur, répondit Jean de Vargas, auquel le duc semblait particulièrement s'adresser ; celui qui portera vos dépêches au Roi doit s'attendre au plus favorable accueil. Un nouveau sourire parut sur les lèvres du gouverneur et ses yeux brillèrent d'une joie maligne : — Ainsi donc, seigneur président, reprit-il d'un ton plus grave, vous voudrez bien vous préparer à partir demain pour Madrid ; je vous dois une récompense, et j'espère que Sa Majesté s'en chargera. Le licencié pâlit et balbutia quelques mots inintelligibles. — Permettez-moi, don Jean de Vargas, de vous faire mon compliment bien sincère, lui dit Albernot en s'inclinant. — Vous pouvez compter sur un brillant salaire, ajouta le conseiller de Rhoda. Alors , le président, qui s'était un peu remis, reprit la parole : — Je prie Votre Excellence, dit-il, de considérer qu'il y a actuellement quinze mille causes pendantes 2io LE GUEUX DE MER devant mon tribunal, et que je ne puis m'absenter sans porter un notable préjudice aux soixante mille accusés et à l'État. — Je vous comprends, répondit le duc en lui jetant un regard sévère, je vous comprends parfaitement. Puis, se tournant vers le conseiller de Rhoda : Ce sera donc vous, seigneur Hieronymo, qui irez recevoir ces brillantes récompenses. — J'y ferai de mon mieux, monseigneur, répartit le rusé Espagnol. Tout ce qui m'afflige, c'est que la faiblesse de ma santé ne me permettra peut-être pas de voyager aussi rapidement que je le désirerais. — No es nada, dit le gouverneur. — Peut-être, reprit le conseiller, ne pourrai-je arriver à Madrid. -— Vous essaierez du moins, répliqua le duc, et si vous tombez malade en chemin, Albernot, qui vous accompagnera, poursuivra seul le voyage. Ce fut alors le secrétaire qui trembla. C'était s'exposer aux plus effroyables supplices que de porter à Philippe II un pareil message, et il n'avait aucune excuse à alléguer. Pâle de crainte, le cœur serré et la sueur au front, il répondit en balbutiant : Je serai trop... trop heureux... que Votre Excellence me confie... une mission si... — Dites : si dangereuse, Albernot, puisque telle est votre pensée, répartit le duc avec un coup d'œil foudroyant. Mais ne craignez pas que Ferdinand de Tolède accepte les services d'un agent si timide ; je trouverai des hommes qui me serviront sans trembler. Se tournant alors vers le mulâtre qui venait d'entrer dans l'appartement : Don Alonzo, dit-il, où est le brave qui nous a sauvé la vie ? — Je viens de le quitter, répondit le jeune homme. — Courez à lui, reprit le duc, et dites lui que je veux le voir. Vous me l'amènerez ici ; allez. Le mulâtre obéit. Le gouverneur, sans prononcer un seul mot de plus, se leva, renvoya par un geste ceux qui l'entouraient, et alla se mettre devant une table couverte de papiers que les grands écussons et les grands cordons de soie dont ils avaient été scellés faisaient aisément reconnaître pour des dépêches ministérielles. A mesure qu'il les parcourait le mécontentement se peignait sur sa figure, et il répétait souvent à haute voix : Ah las bestias ! los veil-lacos ! Ils feront tant que la Flandre sera perdue. Il était encore occupé de cette lecture lorsque le mulâtre revint avec Louis de Winchestre, qu'il avait trouvé dans la salle d'audience réfléchissant aux événements dont il avait été le témoin. En attendant que le duc prît garde à sa présence, dont il ne paraissait pas s'apercevoir, le jeune Flamand examinait d'un œil rapide la salle où il venait d'être introduit. C'était une chambre qui avait été longtemps le cabinet des souverains du Brabant : elle était tendue de velours oriental et décorée de glaces à facettes ; sur les lambris brillaient les armes de la maison de Bourgogne et de celle d'Autriche; des vitraux coloriés ornaient les fenêtres : tout rappelait d'antiques et de glorieux souvenirs. Mais un profond soupir s'échappa de la poitrine du Belge lorsque, détachant ses yeux de l'image des vieux héros de sa patrie, il les reporta sur ce sombre et farouche duc d'Albe devant lequel il se trouvait. Repoussant avec une sorte de fureur les dépêches qu'il avait lues, le duc retourna enfin la tête et vit le jeune étranger. Leurs regards se rencontrèrent : ceux de l'Espagnol étaient durs et impérieux; ceux du Flamand tranquilles mais assurés. Il se tenait debout, la tête haute, la contenance fière et les bras croisés sur la poitrine. Rarement, dans le cours d'une vie longue et orageuse, Ferdinand de Tolède avait rencontré, même parmi ses égaux, des hommes que n'intimidât point son aspect sinistre. Il frémit d'indignation en remarquant le calme et l'indifférence avec lesquels le jeune Belge soutenait son regard. L'orgueil blessé gonfla ses narines et fit étinceler ses yeux ; mais la réflexion l'adoucit, et, sentant combien lui serait précieux un homme d'un caractère si ferme, il résolut de tout mettre en usags pour se l'attacher. Prenant donc un air affable et faisant un geste amical : Jeune homme, dit-il, vous connaissez maintenant celui auquel vous avez rendu service; refuserez-vous de m'apprendre votre nom? — Seigneur, répondit Louis de Winchestre, je n'aspire à aucune récompense : permettez-moi donc de vous rester inconnu. Pour la seconde fois le duc d'Albe sentit sa vanité blessée et il fut sur le point d'éclater ; mais, se maîtrisant aussitôt, il jeta un nouveau regard sur celui qui lui parlait avec tant de hardiesse et il remarqua les quatre croix (i) ciselées sur le pommeau de son glaive. Surpris et charmé de cette découverte : — Vous vous cachez vainement, reprit-il, vos traits révèlent votre origine, et "votre conduite l'atteste ; vous êtes un Gruthuysen. — Oui, répondit le jeune homme en rougissant, je suis le dernier rejeton de cette noble famille : on me nomme Louis de Bruges, comte de Winchestre. — Et comment se porte votre respectable aïeul ? demanda l'Espagnol, habile dans l'art de feindre la bienveillance. Je me souviens que, dans une occasion bien dangereuse, il me rendit autrefois le même A service que vous m'avez rendu hier. Comme vous il ne voulut pas se faire connaître, et son courage le trahit comme vous : car il est impossible à l'aigle d'abaisser son vol, au lion d'affaiblir ses coups, au héros d'enchaîner son courage. Quelque flatteuses que fussent ces expressions, elles ne furent point agréables au Flamand. Il s'indignait tout bas d'entendre le plus cruel ministre d'un despote faire l'éloge de sa famille. — Mon aïeul, répondit-il froidement, venait d'échapper à une maladie dangereuse lorsque j'ai quitté Bruges. (i) Les armes des Gruthuysen se composaient de quatre croix dont deux droites et deux inclinées. LE GUEUX DE MER. 14 * — Vous aviez donc de graves motifs pour vous séparer de lui, au moment même de sa convalescence? Louis de Winchestre rougit. — Je suis venu, dit-il, pour tirer d'un péril peut-être imminent, une dame respectable, alliée à ma famille, et une noble demoiselle, pupille de mon aïeul. En s'exprimant ainsi son maintien était embarrassé et la confusion se peignait sur ses joues. Son agitation redoubla quand le duc reprit : — Toutes deux, je pense, vous sont chères? — La plus jeune, répondit-il, est l'enfant d'adoption de mon aïeul; j'ai été élevé avec elle... mais je désire également les sauver toutes deux. — Et ne puis-je savoir quel danger les menace? Louis de Winchestre raconta en peu de mots l'enlèvement, la captivité et l'évasion des deux dames, en omettant toutefois la part qu'il avait eue dans leurs aventures. Quand il eut terminé son récit, le gouverneur se retourna pour écrire quelques lignes; puis il lui remit un papier signé de sa main. Le jeune homme prit le papier d'une main tremblante. Il le lut : c'était l'ordre d'étouffer toute poursuite contre la baronne de Berghes et la comtesse de Waldeghem, et de les mettre immédiatement en liberté, si elles étaient déjà arrêtées. Il est impossible de dépeindre l'impression que fit sur le Flamand la lecture de cet ordre. Ivre de joie il oublia un moment tous les crimes de celui qui lui rendait sa bien-aimée : il ne vit plus en lui l'oppres- seur de son pays, mais le libérateur de Marguerite, et, trop ému pour exprimer son bonheur, il ne remercia l'Espagnol que par des larmes. — Il est à moi ! murmura l'Espagnol avec un sourire infernal. Puis, faisant un pas vers le jeune Belge : Comte de Winchestre, lui dit-il, puis-je à mon tour vous demander un léger service? Le Flamand rentra en lui-même, et sentit qu'on lui avait tendu un piège; cependant il eut assez de présence d'esprit pour ne témoigner ni surprise ni méfiance, car il avait livré son secret, et Marguerite allait être maintenant l'otage de sa soumission. II répondit donc quoique d'une voix mal assurée : — J'ignore comment je pourrais me rendre utile à Votre Excellence. — Vous étiez à l'audience de ce matin ?reprit le duc. — J'y étais. — Le Roi doit être informé des motifs qui justifient ma désobéissance : la dépêche est déjà préparée, mais je ne puis disposer de personne pour la porter. Les uns me sont suspects, les autres me servent trop utilement dans les Pays-Bas pour que je songe à les éloigner : enfin ceux que je pourrais le mieux charger de ce message ne sont ni d'un rang assez illustre ni d'une naissance assez distinguée pour être mes agents à Madrid. Surtout je ne connais point de gentilhomme espagnol ou flamand qui ne se laissât intimider par la présence d'un monarque sévère... Vous seul, je vous crois capable de conserver tout votre courage devant lui. — Moi, s'écria le jeune homme, en levant les yeux au ciel, moi justifier le duc d'Albe? Jusque-là le mulâtre, debout derrière son ami, n'avait paru prendre aucune part à la scène dont il était témoin; mais quand il entendit cette exclamation indiscrète, il frémit, et, se penchant vers le Belge, il lui dit tout bas : Malheureux! voulez-vous perdre celle gue vous aimez? Ces mots rappelèrent à Louis de Winchestre la nécessité de se contraindre. Il se tut; mais, agité par les sentiments les plus vifs, en proie à l'anxiété la plus cruelle, il pâlit, baissa les yeux, et ses mains se serrèrent avec force. Son émotion n'eût point échappé aux regards perçants du duc d'Albe, si lui-même, miné par une inquiétude continuelle, ne se fût laissé aller dans le même moment à une distraction si forte, qu'il entendit à peine l'exclamation du jeune homme. — Me justifier ! répéta-t-il, en revenant à lui ; vous n'en aurez pas besoin. Il suffira de remettre mes dépèches. Y consentez-vous? Le Flamand eut besoin d'un effort presque surnaturel pour ne pas se trahir. — J'y consens, répondit-il, d'une voix étouffée. — Vous observerez la contenance du Roi pendant qu'il les lira, poursuivit le gouverneur. — Je l'observerai. — Vous ferez attention à l'expression de sa physionomie. Le jeune homme fit un signe affirmatiL — Vous retiendrez ses moindres gestes!... Vous n'oublierez aucune de ses paroles! Parlez! répondez! le ferez-vous? pourrez-vous le faire? — Je l'essaierai. — S'il menace, ayez bon courage; tout ira bien. Mais s'il sourit, s'il parle de clémence... Le duc n'acheva pas : ses joues étaient livides, et de grosses gouttes d'une sueur froide coulaient de son front. L'angoisse du féroce gouverneur frappa le jeune Belge. Dieu est juste, se dit-il ; les victimes de ce monstre n'ont pas souffert autant que je le vois souffrir. Puis, élevant la voix : — S'il parle de clémence, reprit-il, Votre Excellence suppose... Le duc sourit d'un sourire forcé. — Les caresses du Roi sont trompeuses, dit-il ; elles cachent souvent la pointe d'un poignard, ou là coupe empoisonnée; mais on peut se tenir sur ses gardes... Soyez fidèle à me prévenir... Quoique étranger aux intrigues et aux mystères de la cour, Louis de Winchestre n'en connaissait pas moins le caractère de Philippe II. — Il est probable, dit-il, d'une voix assurée et avec un regard expressif, que si Sa Majesté médite quelque vengeance, on ne me laissera pas le temps de vous en avertir; mais mon silence sera un avis pour vous. L'Espagnol recula, comme l'assassin dont on a surpris l'horrible secret. — Et vous aussi, s'écria-t-il, vous redoutez les périls de cette mission! — Je les prévois, répondit le jeune homme, mais je ne les crains point. Vous avez ma parole et je suis prêt à partir. — Demain on vous remettra la dépêche. Je vous laisse le reste de cette journée pour faire vos préparatifs et pour entretenir vos dames. Adieu. Louis de Winchestre s'inclina et se préparait à sortir; mais le duc, le prenant par le bras, le retint encore un moment. — Prenez garde surtout, dit-il, aux sourcils du Roi... au mouvement de ses lèvres... aux rides de son front... — A toute sa personne, répartit le jeune Belge. — Et vous ne tremblerez pas devant lui? Le jeune homme sourit fièrement et répondit ; — M'avez-vous vu trembler devant le duc d'Albe? — Vous avez raison, reprit le gouverneur, et l'on ne peut soupçonner votre courage. Allez donc, brave Gruthuysen, et comptez sur ma reconnaissance. CHAPITRE XXIII f% iàa près le départ de Louis de i Winchestre, le duc demeura seul avec le mulâtre. Il se ., promena quelque temps à P^^g^t^^tt. grands pas, livré à ses ré- Jjfi i ï flexions et poursuivi par des tikê^PfOfliw1'/ idées lugubres; puis, s'arrê-||.-....a ff fc^tik' tant vis-à-vis de son fils na--turel : — Don Alonzo, lui dit-il, vous irez à Madrid avec ce Flamand. La satisfaction se peignit sur la figure du jeune noir; mais ce fut une satisfaction passagère et trompeuse, car le duc ajouta : — Quelque confiance que je lui aie témoignée, je crains qu'il ne me trompe : à quel homme peut-on sans danger remettre aveuglément le soin de son salut? Mais vous l'observerez, don Alonzo, et s'il vous était suspect... vous me comprenez... Le mulâtre fit un pas en arrière : — Tuez-le sans pitié, s'écria Ferdinand de Tolède en saisissant son poignard, comme si la victime de ses soupçons eût été devant lui. Don Alonzo ne donna aucune marque d'horreur ou d'assentiment : il demeurait immobile comme une statue. — Je sais, reprit le féroce Espagnol, que nous avons reçu un service de ce comte de Winchestre... aussi le récompenserai-je amplement s'il s'acquitte bien de sa mission... et qu'il échappe ensuite aux mains de Philippe. Mais s'il voulait me trahir!... Don Alonzo, je suis votre père... faites-moi le serment de le tuer. Le mulâtre étendit la main... mais avant qu'il proférât un seul mot : — Une Bible ! s'écria le duc ; jurez sur la Bible ! — Vous n'avez pas exigé de serment de lui, répondit froidement le jeune noir. — Il fallait affecter de la confiance... mais avec vous je puis être sans détours. Mon fils, vous hésite- • riez peut-être à frapper cet homme ; il faut vous engager par un serment terrible et solennel. — J'y suis prêt ! Ferdinand de Tolède plaça sur la table une bible imprimée en caractères hébraïques et, l'ouvrant avec une sorte de solennité : Mettez votre main ici, dit-il, et appelez sur votre tête la malédiction divine au cas où vous rompriez votre promesse. Le jeune noir posa la main sur le livre. — Ne croyez pas, au moins, s'écria le duc, que prêtre ni pontife puisse vous dégager d'un tel serment. — Je ne le crois pas. — Quand vous l'aurez prononcé, il vous liera sans retour. . — Sans retour! — Eh bien, jurez! Don Alonzo leva les yeux au ciel, et, d'un air assuré, d'une voix ferme et sonore : Je jure, dit-il, et puisse Dieu me punir si je fausse mon serment! je jure de regarder comme rompus les liens qui m'attachaient à un homme sans foi et sans pitié; je jure de consacrer ma vie à mon libérateur, à mon ami, à Louis de Win-chestre ! La rage étincelait dans les yeux de Ferdinand de Tolède. —Traître! dit-il en frémissant; misérable traître ! — Le serment est prononcé, dit le mulâtre : je suis lié sans retour. Etes-vous satisfait? Le duc leva son poignard. — Je ne me défendrai point contre vous, reprit le jeune noir; tuez-moi, comme vous avez tué ma mère. Au souvenir de cette femme, qu'il avait chérie avec une ardeur sans égale, le féroce Espagnol s'arrêta et détourna les yeux, pour ne plus voir celui dont la couleur lui rappelait sa victime. — Éloignez-vous, murmura-t-il ; fuyez! vous n'êtes plus mon fils. — Je n'ai jamais mérité de l'être, répondit le mulâtre en se préparant à sortir. — Où allez-vous? s'écria le duc en le retenant. — Rejoindre Louis de Winchestre. — Et l'engager à me trahir? — Ce que vous m'avez proposé restera un secret pour tout le reste du monde... et cependant je voudrais détourner ce noble jeune homme de courir à sa perte; il vous serait si facile de trouver un autre agent. — Un autre homme qui ne tremblât point devant Philippe ! Don Alonzo, il n'y a que l'aigle qui puisse fixer impunément les yeux sur le soleil. — Eh bien ! je ne le verrai pas, c'est le seul moyen de lui cacher mon inquiétude; mais je renonce, dès ce jour, à vos bienfaits si chèrement achetés ; je renonce à cette cause injuste et maudite, pour laquelle vous avez pris les armes; je ne m'occuperai que de secourir, s'il m'est possible, quelques-uns des malheureux que vous avez faits. — Parlez sans détour, don Alonzo; dites que vous allez rejoindre les rebelles. — La religion et la nature ne permettent pas à un fils de s'armer contre l'auteur de ses jours,... et vous êtes... vous êtes mon père! — Oui, malheureux ! oui, je le suis, et jamais père n'aima davantage son fils ! Revenez à moi, don Alonzo, je ne vous demande plus rien ! revenez à moi. — Le serment est prononcé, répondit le jeune noir. — Je vous ferai absoudre par nos évêques, par le Saint-Père lui-même, si vous l'exigez. — Ni les évêques ni le Souverain Pontife n'ont ce pouvoir. Laissez-moi donc accomplir ma destinée : malgré toute votre grandeur et votre tendresse, je n'ai trouvé à votre cour que le mépris, la haine et l'humiliation; une autre carrière m'est ouverte : je veux, je dois la parcourir. Je serai homme, je ferai le bien, et le témoignage de ma conscience, l'estime de ceux qui sont au-dessus des préjugés vulgaires, me dédommageront de l'opprobre qui s'attache à ma couleur. Adieu, mon père! Il sortit en achevant ces mots, et le duc d'Albe resta seul avec ses remords. Quelques moments après son secrétaire intime, Albernot, entra dans le cabinet; mais il resta interdit en voyant la figure décomposée et le regard fixe de son maître. — Que veux tu? lui cria le duc. — Je venais prendre les ordres de Votre Excellence. Le gouverneur passa plusieurs fois la main sur son front : Il n'y a rien, dit-il... Ah ! ah ! j'oubliais, faites arrêter les dix-sept doyens de la bourgeoisie de Bruxelles, et que le bourreau prépare dix-sept cordes. Quoique accoutumé à recevoir des ordres semblables, le secrétaire fut effrayé de l'effet que produi- HHHHHHHiiHNHHHVH 224 LE GUEUX DE MER rait un pareil attentat : prévoyant que le supplice des bourgeois les plus estimés pousserait à bout la patience du peuple dans un moment où l'armée allait s'éloigner il se hasarda à faire quelques représentations. — Seigneur, dit-il, ces gens sont si peu coupables que vos juges (vous connaissez la sévérité de vos juges!) m'ont tous déclaré qu'ils n'oseraient les condamner à mort : on le regarderait comme un assassinat. Le duc jeta un regard menaçant à celui qui osait plaider ainsi la cause des suspects. — Les juges sont des imbéciles, répondit-il avec un horrible jurement; faites ce que je vous dis. Albernot sortit épouvanté; cependant il n'exécuta point cette affreuse commission. CHAPITRE XXIV En sortant du cabinet du duc d'Albe Louis de Winchestre s'était rendu dans l'appartement du mulâtre, et lui avait écrit pour l'avertir de son départ. Réfléchissant ensuite à la situation bizarre dans * * laquelle il se trouvait, il s'était promis de travailler lui-même à la délivrance du comte de Buren, si toutefois une longue .captivité n'avait point enlevé à ce malheureux jeune homme toute son énergie. Mais il fallait trouver, avant tout, le moyen de rejoindre immédiatement Marguerite et la baronne, dont l'asile lui était encore inconnu; Dirk Dirkensen, qui s'était chargé de le découvrir, ne revenait point; peut-être lui-même était-il tombé dans quelque piège. Le soleil était au milieu de sa course; à la plus vive impatience avaient succédé les angoisses de l'inquiétude, lorsqu'un officier des Albanais se pré- senta devant le Belge et lui remit un billet du mulâtre. Généreux Flamand, lui mandait don Alonzo, vous avez ouvert mes yeux, et je renonce pour jamais à la carrière que Von m'avait fait embrasser ; à la défense du crime, à l'oppression de l'innocence. Il ne m'est pas permis de vous revoir, mais votre image sera toujours présente à mon souvenir, et pendant votre absence {puisse t-elle ne pas se prolonger /) je veillerai sans cesse à la sûreté des deux dames qui vous sont chères. Au moment où vous recevrez ce billet ces intéressantes captives seront déjà livrées au tribunal de sang; l'officier qui vous remettra ces lignes vous servira de guide pour parvenir auprès d'elles et les faire mettre en liberté. Adieu, mon libérateur, mon ami! Profondément touché de l'attachement que lui témoignait le mulâtre, Louis de Winchestre sentit ses paupières humides. Il mit le papier dans son sein, courut au tribunal, et eut le bonheur d'arriver à temps pour sauver les deux dames, au moment où leur condamnation paraissait inévitable. La joie de Marguerite fut muette et ses regards exprimèrent seuls à son amant combien elle était touchée de ce nouveau service; la baronne, au contraire, se répandait en protestations de reconnaissance, riant et pleurant tour à tour, et s'exposant à compromettre son libérateur par ses exclamations indiscrètes. Est-ce bien vous que je revois encore ici pour notre bonheur! s''écriait-elle, tandis qu'il la reconduisait à sa demeure, vous chef des gueux de mer et ami de Guil- laume de Nassau! Ah! je le vois, le Ciel vous a récompensé d'avoir sauvé deux catholiques ; vos yeux sont dessillés, et vous avez abandonné cette infâme bande de rebelles. Il faut que vous ayez fait de grandes révélations au duc dAlbe pour qu'il vous ait accordé la grâce de deux accusées : sans doute vous lui avez appris tous les complots de vos anciens camarades. Ah ! si vous vous étiez repenti plus tôt, si Satan n'eût pas régné si longtemps dans votre cœur, vous auriez pu livrer le prince d'Orange lui-même à la justice du roi. Dans tout autre moment le jeune homme se fût offensé des suppositions injurieuses de la vieille dame : mais Marguerite était auprès de lui, Marguerite lui devait sa liberté; il était trop heureux pour prendre garde aux vains propos de la douairière. Quand ils arrivèrent à la maison hospitalière d'où les deux dames avaient été arrachées par les agents du conseil des troubles, leurs hôtes furent presque effrayés de les revoir; car ils les avaient déjà pleu-rées, croyant impossible à l'innocence la plus pure d'échapper à la rigueur de ce tribunal de sang : retenus par la présence d'un inconnu dont l'air majestueux leur imposait, ces bonnes gens ne se permirent aucune question ; mais la baronne ne put résister au désir de leur raconter sa merveilleuse histoire, et tandis qu'ils écoutaient son récit avec une attention profonde, les deux amants, restés seuls dans une autre chambre, purent s'entretenir librement. — Tu le vois, Marguerite, dit le jeune homme à sa bien-aimée, lorsque tout semble nous séparer, le hasard, ou plutôt une destinée propice nous rassemble. En dépit des guerres civiles et des discordes domestiques, le sort prend plaisir à resserrer les nœuds qui nous attachent l'un à l'autre. En achevant ces mots il voulut prendre la main de la jeune fille pour la porter à ses lèvres, mais elle le repoussa dou- ... et eut le bonheur d'arriver à temps... (P. 226.) cernent, et, prenant un ton sévère : Louis, répondit-elle, je pleurerais ce nouveau bienfait, si l'amour vous avait entraîné à des démarches indignes de vous. Dites-moi que vous n'avez point acheté ma grâce au prix de votre honneur, que vous n'avez point fléchi devant le ministre d'un tyran, que vous n'avez point à rougir de m'avoir sauvée. — Le duc d'Albe, reprit le jeune homme avec fierté, a exigé de moi un service personnel. Ne baissez point les yeux, ô mon amie! Loin de trahir la cause nationale, je la défendrai plus puissamment comme agent du duc d'Albe, que je ne pourrais le faire comme simple particulier. C'est à Madrid qu'il m'envoie... — A Madrid ! interrompit Marguerite, et les pensées amères que ce nom réveillait lui arrachèrent un profond soupir; mais, concevant bientôt la plus douce espérance, elle se rapprocha de son amant, lui tendit la main, et, lui jetant un regard plein de confiance : Louis, dit-elle, mon père est prisonnier dans cette capitale; sauvez-le! cher Louis, sauvez mon père ! Le jeune homme, qui avait jusque-là ignoré la captivité du comte de Waldeghem, resta interdit en l'apprenant. — Je n'aurais pas dû m'en étonner, dit-il enfin; tous ceux qui portent un cœur généreux sont exposés à la haine de Philippe. Mais si l'adresse et le courage peuvent quelque chose pour arracher à la fureur du Roi cette noble victime, votre père, Marguerite, n;e devra sa délivrance. Oh ! que je bénis le LE GUEUX DE MER. ■ 13 moment où le duc d'Albe crut devoir me charger de ses intérêts ! ce voyage d'Espagne, cet exil que je redoutais comme la mort, sera maintenant la source de notre bonheur. Je sais qu'il faudra surmonter des obstacles nombreux; mais l'amour fait des miracles, et quelque chose me dit que je ne puis échouer dans une résolution dictée par l'amour. Oui, je le tirerai des prisons de Madrid! Fût-il dans les cachots de l'inquisition, je l'en tirerai ! La jeune fille ne répondit rien; des larmes roulaient sur ses joues, tandis qu'un doux sourire brillait sur ses lèvres. Bientôt la baronne revint auprès des deux amants et recommença ses remercîments importuns.— Certainement, dit-elle, il faut que vous ayez conservé toute l'adresse et la ruse de ces mécréants dont vous vous êtes séparé, pour avoir trouvé moyen de nous secourir si à propos. Je gagerais que c'est encore vous, comte de Winchestre, qui nous avez tirées si heureusement de cette horrible prison de l'Écluse,... Oh! oh! vous rougissez!... Il est vrai que cela nous a un peu compromises, mais la pauvre Marguerite s'est trouvée bien heureuse d'échapper ainsi à ce coquin de Sandoval. A propos! est-il vrai que ce misérable soit mort? — Il est mort, reprit Louis de Winchestre en souriant, et avant de mourir il a pu acquérir la certitude qu'il ne m'avait pas tué. La vieille dame recula de surprise, et, levant les mains au ciel, elle s'écria : Quoi ! ce serait vous l Grand Dieu ! tous nos dangers et tout notre salut viennent donc de ce jeune homme ! C'est une fatalité sans exemple, et je crois que si vous étiez resté patriote, il nous aurait fallu le devenir. Mais, dites-moi, puisque vous êtes revenu au bon parti, comment avez-vous pu souffrir à votre suite ce vieux matelot auquel vous avez fait porter les couleurs des Gruthuysen? C'était un rebelle enragé, et son audace pouvait à chaque moment vous rendre suspect. — L'avez-vous donc reconnu sous ce déguisement ? — Il est venu se faire tuer sous les fenêtres de notre prison, répondit la douairière de l'air de la plus parfaite indifférence. — Se faire tuer! répéta le jeune homme en pâlissant. La baronne, fortement persuadée qu'elle parlait à un bon royaliste, ne prit pas garde à l'émotion que témoignait son libérateur, et elle continua du même ton : —Je pense que toute la ville en parlera; car les circonstances de sa mort ont quelque chose d'assez extraordinaire : quoique ce fût un patriote, il a montré vraiment du courage, et je ne croyais pas qu'homme du monde eût osé faire ce que ce vieux marin a fait. Sans autre arme qu'un bâton il s'est précipité seul sur une troupe de soldats, en a renversé plusieurs, s'est bravement défendu contre le reste, et enfin, pressé de toutes parts, il s'est jeté dans l'eau, entraînant dans sa chute un officier espagnol. — Mais on l'a rattrapé? — Point du tout : on n'a pas même pu retrouver son cadavre. Semblable à un homme qui se trouve enfin déchargé du fardeau qui l'accablait, Louis de Winchestre respira plus librement après avoir entendu ces mots. — Je le reverrai encore, dit-il, certes je le reverrai... Mon brave pilote n'était pas homme à se noyer dans l'eau douce. Au même moment on entendit un grand bruit à la porte de la maison. C'était un homme qui voulait absolument être introduit, quoique l'on s'obstinât à lui refuser l'entrée. — Comment, s'écriait-il d'une voix enrouée, et en frappant sur la porte de manière à l'enfoncer, comment, poules mouillées, vous avez peur d'un peu de boue et de charbon ! Ouvrez les écoutilles ou je vous enlève à l'abordage. — Dieu ait pitié de nous ! s'écriaient les gens de la maison, qu'avons-nous de commun avec ce manant ? Retirez-vous, malotru, ou nous vous livrerons à la justice! Comment ose-t-il faire ce tapage en plein jour et lorsque des patrouilles parcourent toute la ville ? — Puisque vous n'ouvrez pas, reprit la voix, j'entrerai malgré vous, maudite canaille. Louis de Winchestre, auquel cette voix n'était pas étrangère, s'approcha de la croisée pour voir l'homme qui faisait tout ce bruit, et il se trouva face à face avec un individu que sa figure et ses mains noircies auraient pu faire prendre pour un charbonnier. Ce singulier personnage s'élança dans l'appartement par la fenêtre même que le jeune homme venait d'ouvrir. — Ne craignez rien, mesdames, dit-il, en saluant d'un air gauche et avec un sourire effrayant les deux dames qui s'étaient réfugiées à l'autre extrémité de la chambre; je suis votre vieil ami, un peu sale et enrhumé, il est vrai, mais sain et sauf, grâce à Dieu! et prêt à vous rendre service. Ah ! mon lieutenant, continua-t-il en se retournant vers le jeune homme que la joie de retrouver son vieux compagnon avait rendu pâle et muet, quelle manœuvre j'ai faite ! L'ennemi me serrait de près, au moins ; mais je n'ai pas laissé que de lâcher aussi quelques bordées, et si Dirk Dirkensen fût resté sur le champ de bataille, il n'aurait pas été le seul que les poissons ou les oiseaux eussent mangé. Après avoir prononcé ces mots d'un air satisfait, et avec un geste plein de fierté, il croisa les bras sur sa poitrine et attendit la réponse de son officier, avec la contenance un peu hautaine d'un vainqueur qui attend sa récompense. La douairière tremblait encore, mais la joie se peignait sur la figure de Marguerite et de son amant. — Pilote, dit ce dernier en frappant doucement sur l'épaule de son vieil ami, que tu m'as donné d'inquiétude ! "Je tremblais qu'il ne te fût arrivé quelque mal- ■ heur... Une grosse larme s'échappa de la paupière du marin, et il répondit d'une voix altérée par l'émotion : — Que le ciel vous récompense de votre humanité, mon lieutenant! Jamais je n'ai rencontré un officier ni plus brave, ni plus justement chéri de son équipage : aussi vous suis-je dévoué à la vie et à la mort, au point même d'avoir endossé la livrée ser-vile d'un laquais par-dessus ma glorieuse jaquette de marin : et j'ose dire que c'est là un sacrifice pour un homme de cœur. Marguerite lui demanda par quel prodige il avait pu mettre en défaut ceux qui le poursuivaient, et le brave pilote, après avoir juré deux ou trois lois, commença de la sorte son récit : — Vous savez, lieutenant, que j'avais ordre de prendre quelques renseignements sur le sort'de ces deux dames. J'appris qu'elles étaient prisonnières, et je courus à la prison. Malheureusement — et le bon vieillard se gratta la tête avec un peu de confusion en arrivant à cette partie de son aventure, — il se trouvait là un bateau submergé dont l'aspect me rappela mes vieilles habitudes : on le relevait; je mis la main à l'œuvre, oubliant vos dames et ma commission... j'en demande pardon à cette belle demoiselle... et je dégageai le bâtiment aux dépens de mes culottes. J'eus ensuite une querelle avec des Espagnols, et, comme j'étais seul, ces chiens voulurent me prendre; mais je me souvins du brave Bastien de Langhe (i) qui, entouré d'ennemis, se fit sauter avec eux. Imitant sa manœuvre, je me précipitai dans l'eau avec le capitaine des ennemis, auquel, pir précaution, je (i) C'était l'amiral de la petite ville de Vère dans l'île de Walcheren : il se fit sauter le 22 mars 1572. serrai si bien la gorge que, si on l'a repêché à temps, il portera au moins de mes marques. Puis je me réfugiai sous le bateau que nous avions relevé, et, passant par un grand trou que j'avais remarqué à l'arrière, je me trouvai là comme une huître dans son écaille. Je m'y salis un peu, continua-t-il en jetant un regard de commisération sur ses hauts-de-chausses ci-devant rouges et maintenant entièrement noirs : c'était un bateau de charbon; mais je trouvai dans la chambre une bonne veste et du genièvre, ce qui me fit passer le temps assez agréablement jusque vers le midi. Alors je levai l'ancre, et je vous ai cherché, mon lieutenant, d'abord au palais espagnol, d'où vous veniez de partir, puis par toute la ville, et enfin ici, où je me doutais bien que vous seriez venu prendre langue. La présence du vieux marin empêcha Louis de Winchestre de rester plus longtemps avec les deux dames. Il prit congé d'elles, après avoir renouvelé tout bas à Marguerite la promesse de délivrer son père, et il employa le reste du jour aux préparatifs nécessaires pour son voyage. Après son départ Marguerite apprit à sa tante la mission dont il était chargé, et l'engagement qu'il avait pris avec elle de délivrer le comte de Wal-deghem ; mais elle ne crut pas devoir détromper la vieille dame sur la prétendue conversion de son libérateur. CHAPITRE XXV La baronne de Berghes se trouvait désormais parfaitement libre de retourner dans ses foyers; mais elle ne put se résoudre à revoir les lieux où elle avait tenu le premier rang, avant qu'un malheureux hasard eût terni sa réputation de bonne catholique et de fidèle royaliste. Elle prit la résolution d'habiter Malines, où elle possédait un vaste hôtel, et Marguerite consentit à l'y accompagner. Le commerce d'orfèvrerie et de dentelles avait fait de Malines une des cités les plus opulentes des Pays-Bas. Elle était fortifiée et n'avait d'autre garnison que quelques compagnies de bourgeois passablement exercés au service militaire. Cette circonstance y attirait un grand nombre d'habitants des villes et des villages voisins, qui échappaient ainsi aux vexations continuelles des soldats espagnols, Il s'y trouvait aussi beaucoup d'ecclésiastiques, Malines étant la métropole des Pays-Bas. La douairière et sa nièce demeurèrent dans cette ville pendant près de deux mois sans ressentir l'atteinte des fléaux qui désolaient tout le reste du pays. Leur vie était uniforme et tranquille : elles consacraient, comme de coutume, les premières heures de la journée à la prière et à des actes de religion; puis elles s'entretenaient de leurs souvenirs, jusqu'à l'instant du repas; la baronne ne laissait passer aucun jour sans reprendre l'éternel récit des fêtes de Charles-Quint, auxquelles elle faisait succéder ses lamentations sur le malheur de l'époque actuelle. Quoique fidèle à ses doctrines monarchiques et intolérantes, elle avait perdu en grande partie son admiration pour les Espagnols et son respect pour leurs juges; elle croyait même que la tâche de la rébellion n'était point ineffaçable et ne manquait jamais de citer l'exemple de Louis de Winchestre, qui de capitaine des gueux de mer était devenu, selon elle, le favori du duc d'Albe et le meilleur royaliste du monde. Après le dîner, pendant lequel l'absence de l'aumônier de la douairière était régulièrement déplorée, la promenade, ou quelques visites, conduisaient les deux dames jusqu'au soir, et la nuit leur offrait en songe quelque scène de leurs malheurs passés. Marguerite croyait se retrouver avec son amant dans l'allée solitaire où il lui avait renouvelé le serment de vivre pour elle ; sa tante revoyait l'in- flexible Ewout Pieterâen Worst secouer la tête d'un air sévère, ou Dirk Dirkensen, aussi noir que l'esprit des ténèbres, entrer dans son appartement par la fenêtre, la lanterne et le poignard à la main. Alors une sueur froide découlait de tous ses membres, sa poitrine était oppressée et des cris plaintifs s'échappaient de ses lèvres. Vers le mois d'août, l'approche de Guillaume de Nassau, qui avait passé le Rhin à la tête d'une armée formidable, troubla le repos dont on jouissait à Malines. Quelque peine que se donnassent l'évêque d'Ypres et d'autres ecclésiastiques pour réprimer les mouvements du peuple, l'esprit de sédition faisait chaque jour des progrès effrayants. Les Espagnols qui traversaient la ville étaient insultés ; les bourgeois royalistes, regardés comme des traîtres et des ennemis ; et souvent des rixes cruelles ensanglantaient les places publiques. Les deux dames remarquèrent qu'un inconnu s'attachait continuellement à leurs pas. Il était vêtu de manière à ne point laisser apercevoir sa figure; mais sa haute taille, sa démarche fière et son assiduité à veiller sur elles le leur faisaient aisément distinguer de la foule. Un jour des gens du peuple, échauffés par la boisson, barrèrent le chemin aux deux dames qui revenaient de l'église, et ils se firent un jeu de les effrayer : alors ce protecteur mystérieux parut, et, quoique seul, il dispersa toute cette troupe. La baronne et sa nièce ne purent lui offrir leurs remercî- ments : il s'était déjà éloigné; mais un domestique qu'elles chargèrent de le rejoindre vint tout tremblant leur rapporter que c'était un noir. Cette nouvelle redoubla la curiosité de la douairière. Elle se décida à envoyer un billet à cet inconnu : Nous vous avons beaucoup d'obligations, lui manda-t-elle; mais votre persévérance à nous suivre doit nous surprendre aussi longtemps que nous ignorons qui vous êtes. Pourquoi vous cacher? votre intention ne peut être d'alarmer inutilement deux femmes! La réponse du mulâtre fut courte : Je veille à votre sûreté, dit-il, parce que vous êtes chères à Louis de Winchestre. Je ne vous demande point de reconnaissance : que je sois utile à la bien-aimée de mon ami, et je m'estimerai heureux. Quelque temps après Malines ouvrit ses portes à Bernard de Mérode, commandant d'un corps de cavalerie au service du prince d'Orange. Ainsi les deux dames se trouvèrent encore une fois au pouvoir des patriotes. La baronne se désolait. Cependant l'expérience qu'elle avait faite de la modération des prétendus rebelles la rassurait contre la crainte d'être persécutée pour ses opinions, et quoiqu'elle affectât de se lamenter sans cesse, peut-être au fond du cœur ne trouva-t-elle pas sa position si déplorable. L'ordre le plus parfait régnait dans la ville, les troupes observaient une discipline rigoureuse, personne n'était inquiété, les cérémonies du culte catholique continuaient sans interruption, les ordonnances des magistrats se faisaient au nom du Roi; en un mot, chacun se croyait revenu aux temps heureux de la liberté et de la prospérité publique. Les choses restèrent dans cet état pendant quelques semaines; mais la défaite du comte de Genlis, qui avait voulu combattre seul l'armée espagnole, et le massacre de la Saint-Barthélemy, si funeste aux protestants de France, ayant rompu toutes les mesures que Guillaume de Nassau avait concertées pour la délivrance des provinces méridionales, Malines se trouva inondé de troupes, qui revenaient du Hainaut mécontentes et harassées. On les logea chez les bourgeois, et le peuple, ignorant les causes de leur retraite, les accueillit avec joie, se figurant qu'elles marchaient sur Bruxelles. La baronne de Berghes, dont l'hôtel était vaste et situé dans une des principales rues, fut réduite à recevoir dans ses pénates deux officiers de cette armée hérétique, que, pour comble de malheur, elle croyait victorieuse. Elle voulut du moins se dérober soigneusement à leurs regards, et se tint renfermée avec sa nièce dans l'appartement le plus écarté; mais l'un des deux officiers exigea qu'on l'introduisit auprès d'elle. C'était un vieux militaire couvert de cicatrices, dont la figure mâle et la voix impérieuse inspiraient aux gens de la maison un respect mêlé de crainte. Ils oublièrent les défenses de leur maîtresse, pour obéir à cet hôte redoutable, et le conduisirent auprès des deux dames. Marguerite et sa tante travaillaient à broder un riche manteau qu'elles destinaient à une statue de la sainte Vierge, lorsque la porte de leur appartement s'ouvrit et qu'elles virent entrer un homme couvert de fer, dont l'aspect les effraya d'abord ; mais ses cheveux blancs, sa figure franche et ouverte, son regard plein de bonté les rassurèrent aussitôt, et avant qu'il eût pris la parole leur inquiétude s'était déjà évanouie. — Pardon, mesdames, pardon! s'écria-t-il en s'ap-prochant d'elles; je n'ai pu résister au plaisir de revoir d'anciennes connaissances; mais peut-être ne me remettez-vous pas sous ce nouveau costume. Je suis votre camarade de prison, le capitaine Von Hohenstrass. A ce nom la douairière laissa tomber son ouvrage et fit le signe de la croix : Ainsi, dit-elle, vous avez apostasié ! vos cheveux blancs ne vous ont point averti que le jour du jugement était proche, et vous voilà armé contre le Dieu que vous avez servi. — J'ai fait la guerre en Hongrie et en Croatie, reprit le vieux soldat sans paraître blessé de ces reproches; j'ai suivi Charles-Quint en France et en Allemagne, j'ai assisté à la prise de Rome et au siège d'Alger : partout nos généraux se proclamaient les vengeurs de Dieu et leurs ennemis tenaient le même langage ; mais on n'en maltraitait pas moins le peuple, on n'en ruinait pas moins les campagnes, on n'en brûlait pas moins les villes. Dans cette guerre-ci, au contraire, l'innocent ne paie point pour le coupable, et je reconnais à cette marque certaine que, pour la première fois, nous combattons pour une cause sacrée, et que nous pouvons tirer le glaive sans crime et le remettre sans remords. Il parlait avec cette conviction profonde dont la force est irrésistible, et Marguerite entendait avec plaisir louer la cause qu'avait embrassée son amant; mais la vieille dame était indignée. — Quel langage ! s'écria-t-elle ; ne savons-nous pas que vous autres, rebelles, vous n'avez pris les armes que pour vous enrichir par le vol et le brigandage? — C'est une infâme calomnie, répartit le capitaine avec vivacité : notre généreux chef ne s'occupe pas de ses intérêts, mais de ceux du pays; et il a si bien gagné le cœur de ses soldats, que ni reître, ni lansquenet ne songe au pillage, quoiqu'en vérité ce soit une race bien avide de butin que les reitres et les lansquenets. — Mais ne détruisez-vous pas les églises? ne massacrez-vous pas les ministres du Seigneur? reprit la baronne en levant les yeux au ciel. Loin de s'offenser de ce langage, le brave officier ne put s'empêcher de sourire de l'excessive crédulité de la vieille dame. — Je crois bien, dit-il, que les prêtres et les moines ne nous aiment guère; cependant, madame, nous les protégeons le plus souvent contre la vengeance du peuple. Il n'est pas surprenant que, dans quelques villes, le pouvoir excessif du clergé lui ait suscité des ennemis ; ceux qu'on voulait brûler comme hérétiques ne demanderaient sans doute pas mieux que de brûler leurs persécuteurs; mais le nom de Guil'aume de Nassau est comme un talisman qui enchaîne leur rage. Ce diable d'homme s'est acquis sur les patriotes un ascendant si extraordinaire, que tous respectent ses ordres et sacrifient leurs ressentiments personnels à leur enthousiasme pour lui. La loyauté qui se peignait sur la figure du vieux militaire, ses yeux pleins de feu et sa voix animée ne permettaient pas de révoquer en doute la vérité de ses assertions. Aussi la baronne crut-elle devoir se retrancher derrière une accusation, sinon plus grave, du moins plus difficile à réfuter. — En supposant tout ce que vous dites là, reprit-elle, au moins vous ne vous laverez point du crime de rébellion? Le capitaine, incapable de dissimulation, répondit avec franchise : Jusqu'ici nous pourrions nous en défendre, puisque, tout en combattant le duc d'Albe, nous protestons de notre dévouement à son maître. Mais depuis que les députés des provinces du nord se sont réunis, il y a deux mois, et ont établi une sorte de gouvernement provisoire, je pense que nous ne tarderons pas à secouer tout à fait le joug de don -Philippe : à mon avis, le plus tôt sera le mieux; l'assassin de son épouse et de son propre fils (i) n'est pas digne d'un trône, mais d'une potence. Ces mots portèrent au comble l'indignation de la douairière, et elle s'écria d'une voix altérée par la fureur : Capitaine, ma nièce et moi, nous nous (i) C'est une opinion généralement reçue que Philippe fit mourir sa femme Isabelle de France et son fils don Carlos. Cette opinion se trouve clairement exprimée dans l'apologie du prince d'Orange. croyons outragées en entendant ainsi blasphémer notre souverain. — Laissons donc là cette discussion, répondit le vieux militaire en haussant les épaules, et veuillez m'apprendre ce qu'est devenu le brave jeune homme dont les gens nous ont si bien tirés d'affaire à l'Écluse. C'est à lui que je dois la confiance de Guillaume de Nassau : il me joignit après que vous m'eûtes quitté, et il m'indiqua les moyens de parvenir à ce prince et d'en être bien accueilli. — Ce qu'il est devenu! reprit la vieille dame, d'un air triomphant : il a changé de parti comme vous; il est l'ami du duc d'Albe. Le capitaine fît un pas en arrière; mais comme il ne manquait pas de pénétration, il soupçonna de suite l'erreur de la baronne et jeta un regard curieux sur sa nièce, dont la rougeur et la confusion lui apprirent la vérité. — Impossible, dit-il à demi-voix, absolument impossible! — Je ne m'étonne pas que vous en doutiez, répliqua la baronne : il est plus commun aux hommes de se corrompre que de s'améliorer; mais si les apostats sont en grand nombre, et elle appuya cette phrase d'un coup d'œil méprisant, il se trouve aussi quelquefois des brebis égarées qui reviennent enfin au bercail. Mon parent, car Louis de Winchestre est d'une famille alliée à la mienne, s'est montré digne de pardon, et notre gouverneur général lui donne une marque éclatante de sa faveur en le chargeant d'an message pour Sa Majesté. Le militaire tortilla quelque te;mps ses moustaches d'un air pensif. — Seriez-vous parfaitement sûre, demanda-t-il, de cette dernière circonstance? — Parfaitement sûre, reprit la douairière. — Et vous aussi, jeune dame? Marguerite fit un geste affirmatif. — Vivat! vivat! c'est un coup de maître ! Le comte de Buren est à nous. Holà! quelqu'un! qu'on selle mon meilleur cheval, je veux porter cette nouvelle au prince. Votre serviteur, mesdames. Il sortit en courant. — Il faut, dit la baronne, que ce misérable soit devenu fou depuis qu'il a trahi le Roi. Il aurait mieux valu pour lui périr sur l'échafaud à l'Ecluse que d'être venu consacrer ses derniers jours à l'hérésie et à la révolte. Mais puisque ses propos m'ont rappelé que Guillaume de Nassau n'est pas loin d'ici, je vais faire fermer tous les volets des fenêtres de l'hôtel, afin que le roi des gueux aperçoive sur son passage quelques marques de la haine qu'il inspire aux gens de bien» LE r.UEUX DE MER. 16 CHAPITRE XXVI Le son des cloches et les salves de l'artillerie annonçaient au peuple de Malines l'approche du héros dont le génie et la persévérance avaient si bien commencé le grand ouvrage de la liberté publique. Aussitôt toutes les rues se remplirent d'habitants joyeux; le'nom du prince d'Orange volait de bouche en bouche; les vieillards, les femmes et les enfants sortaient de leur asile pour marcher à sa rencontre; on préparait à la hâte des arcs de triomphe, on suspendait des couronnes, on déployait des drapeaux : jamais fête n'avait inspiré une joie plus vive et plus générale. Il vient, disait-on, il vient dans nos murs, celui que les tyrans craignent et que les faibles bénissent ; celui qui protège la religion et la liberté ; celui qui a brisé le joug espagnol : l'ami, le père du peuple. Il vient victorieux et prêt à se porter sur Bruxelles pour frapper au cœur la tyrannie et ses satellites. Nos aïeux n'ont jamais contemplé les traits d'un aussi grand homme, et nos descendants ne pourront lui comparer leurs chefs les plus illustres, à moins qu'il ne se reproduise un jour dans ses petits-fils. Le prince arriva aux portes de la ville. Il portait une armure simple et dépourvue d'ornements ; une housse sans broderies couvrait le dos de son bon cheval noir, mais on y lisait l'ancienne et glorieuse devise : Je maintiendrai, symbole prophétique du rôle que devait jouer la maison de Nassau. Autour de lui se pressaient de fidèles compagnons d'armes, Belges, Allemands, Français ou Anglais, les uns couverts de fer et n'ayant d'autre marque de distinction que les armoiries qu'ils avaient illustrées, les autres affectant encore un reste de magnificence, au milieu des fatigues et des désastres de la guerre ; mais tous également dévoués à leur chef, tous prêts à obéir à son moindre geste, tous oubliant leurs pertes et leurs dangers pour ne s'occuper que de lui. Le front de ces braves était soucieux, et ils se livraient à des pensées amères. Guillaume aussi, cet intrépide Guillaume qui seul n'avait point désespéré de la chose publique lorsque l'oppression s'étendait sur les Dix-Sept Provinces, maintenant triste et abattu, s'efforçait en vain de recevoir d'un air satisfait les hommages de cette multitude, qui le croyait victorieux. Hélas! que son entrée à Malines eût été différente, à ses yeux, si la témérité du comte de Genlis et la perfidie du roi de France, assassin de ses propres sujets, n'eussent fait échouer ses desseins au moment où le succès en paraissait incontestable! Combien il aurait été touché de l'amour et de l'enthousiasme de ce peuple, dont il aurait assuré le bonheur ! Mais son cœur était déchiré quand il songeait que la colère du duc d'Albe serait bientôt fatale à ceux qui accueillaient si bien son ennemi; leurs cris de joie, les noms de vainqueur et de libérateur que tous lui prodiguaient, la confiance et l'admiration qu'il lisait dans leurs regards faisaient plus cruellement ressentir le malheur qui semblait s'attacher à ses armes. Quand il fut arrivé dans les rues de la ville, ces arcs de triomphe élevés à sa gloire et ces couronnes de laurier suspendues sur sa tête lui arrachèrent un profond soupir, et pendant quelques minutes sa figure trahit les sentiments qui l'agitaient; mais bientôt le bruit des instruments de guerre le rappela à lui-même ; les trompettes sonnèrent cette marche fameuse qui a retenu le nom du héros; à des sons lents et graves succéda un rythme rapide et élevé : c'était un chant de victoire après les gémissements d'une défaite; le prince sourit : Acceptons cet augure! dit-il à ceux qui l'entouraient; quelle qu'ait été l'issue de notre entreprise, l'avenir nous réserve encore des succès. On approchait de la Grand'Place, quand une troupe de gens du peuple vint à la rencontre de Guillaume en poussant de grands cris. Un prisonnier, un prisonnier! répétait toute la multitude : un Espagnol, un espion, un officier du duc d'Albe! Au milieu de cette foule marchait effectivement un jeune homme, les mains liées derrière le dos : c'était un mulâtre. Conduit devant le prince il ne montra ni crainte, ni espoir : ses regards n'exprimaient qu'une curiosité mêlée d'admiration. — Qui est ce prisonnier? demanda Guillaume. — Je le connais, répondit un de ceux qui l'avaient amené : c'est le capitaine de ces païens de soldats albanais qui se nourrissent de sang et de chair humaine ; il est né du commerce impur du duc d'Albe avec une diablesse! Le prince, trop éclairé pour faire la moindre attention à une réponse qui annonçait une crédulité si aveugle, s'adressa au captif. Celui-ci, baissant la tête, répondit d'une voix sourde : Je suis fils du duc d'Albe et j'ai commandé ses Albanais. — Fils du duc d'Albe! répéta Guillaume; et ses yeux devinrent étincelants. Mais, réprimant aussitôt ce premier transport, il lui demanda d'un air froid et avec une majesté calme : Comment êtes-vous tombé dans les mains de ces braves bourgeois? Le prisonnier répondit : Fuyant le camp de mon père, j'avais trouvé une retraite dans cette ville ; j'y vivais tranquille et je m'y croyais inconnu, quand tout à l'heure on est venu m'arrêter. — Et pourquoi vous étiez-vous fixé dans une ville occupée par mes troupes? — Pour nous trahir ! s'écrièrent les bourgeois qui l'entouraient; pour brûler nos maisons; pour vous assassiner peut-être : mais il paiera cher son audace, et nous allons venger sur lui nos compatriotes égorgés. En parlant ainsi ils brandissaient leurs piques et menaçaient déjà le malheureux captif, qui conservait, au milieu des armes dirigées contre lui, un maintien fier et assuré. Guillaume fit un geste et ils s'arrêtèrent. Le mulâtre répondit alors : Je voulais protéger, au milieu des désordres que tout faisait craindre, deux dames chères au seul homme qui m'ait donné le titre d'ami. Le prince fut frappé du ton de franchise avec lequel le prisonnier s'exprimait. — Pourriez-vous, lui dit-il, me donner quelques preuves du motif que vous alléguez ? — Aucune, répartit le jeune homme, d'un air à la fois modeste et ferme. — Et vous ne cherchez pas à m'en imposer? — J'en suis incapable, répliqua le mulâtre en mettant la main sur son cœur. Guillaume resta un moment pensif et comme oppressé par des souvenirs cruels. Je crois avoir entendu parler de vous, reprit-il enfin ; l'on assurait que le duc d'Albe vous témoignait plus d'affection qu'à ses autres fils; est-ce la vérité? Le captif répondit avec un peu d'émotion : J'ai dû croire que je lui étais cher. — Et savez-vous comment votre père a traité mon fils, un enfant de quatorze ans que j'avais laissé sous la sauvegarde des lois de mon pays?— En pronon- çant ces mots le visage du prince était enflammé et des éclairs jaillissaient de ses yeux. Le mulâtre ne répondant point, Guillaume poursuivit d'une voix altérée : On l'a arraché de l'Université de Louvain et transporté au fond de l'Espagne, où il gémit dans une prison. Là de perfides instituteurs s'occupent sans relâche de lui faire oublier et peut-être détester son père. Plus cruels mille fois que les plus cruels bourreaux, ils se flattent de l'armer un jour contre moi, et de verser mon sang parles mains de celui qui me doit la vie! Jeune homme, l'auteur de ce forfait, c'est votre père, et jè puis me venger ! — Frappez, dit le mulâtre qui crut sa mort inévitable, et quand je paraîtrai au pied du trône de l'Eternel, je ne déposerai point contre vous, car il est écrit : les fautes des-pères retomberont sur leurs enfants. Mais le prince, essuyant une larme que lui avait arrachée l'amour paternel, reprit d'un ton plus calme, et avec un regard imposant qui peignait toute la grandeur de son âme : La vengeance de Guillaume de Nassau ne sera point celle d'un homme injuste et sanguinaire : c'est en faisant rougir cet implacable duc d'Albe que je le punirai. Allez, jeune homme, vous êtes libre; allez près de votre père; dites-lui qu'il m'a enlevé ma fortune, mes amis, mon enfant, et que moi je lui rends son fils. En achevant ces mots il poussa son cheval en avant, pour se dérober aux remercîments du mulâtre. CHAPITRE XXVII ussi longtemps que les cris du peuple et le bruit du canon avaient frappé les oreilles de la baronne de Berghes elle avait récité de ferventes prières pour la défaite et l'abaissement du prince hérétique dont la multitude célébrait l'arrivée. Marguerite, au contraire, formait des vœux pour ce héros dont elle avait appris à mieux juger le caractère et les desseins; mais, soumise aux volontés de sa tante, elle restait renfermée avec elle et semblait ne prendre aucune part à l'allégresse générale. Après le coucher du soleil elles prirent un léger repas, et déjà la douairière s'était armée du Miroir de LE GUEUX DE MER la parfaite dévotion et allait commencer la lecture pieuse du soir, quand le vieux domestique auquel elle accordait toute sa confiance entra dans la chambre d'un air mystérieux et, s'approchant de sa maîtresse, lui dit à voix basse : Il est ici, madame, dans cet hôtel : je viens de le voir. — De qui parlez-vous, Godefroi? — De lui, madame, du prince d'Orange! La surprise de la baronne et de sa nièce permit au vieux serviteur de continuer librement. — Il est dans le grand salon de l'aile droite, avec un des officiers qui logent ici; je les ai vus à travers les fentes de la cloison. Le prince est habillé comme le moindre de ses cavaliers, et je vous jure qu'il a l'air bien triste. — Encore quelque complot! s'écria la vieille dame. Faut-il que le chef des rebelles ait choisi précisément ma demeure pour y concerter ses crimes! Mais peut-être est-ce la volonté divine qu'il trame sa conspiration dans un lieu où puissent pénétrer les regards d'une fidèle royaliste ! je veux l'observer moi-même, écouter ses propos, et dussé-je traverser seule le camp des hérétiques, j'irai tout révéler au duc d'Albe. Venez, Marguerite, nous l'espionnerons. Les joues de la jeune fille étaient brûlantes et une généreuse indignation éclatait sur sa figure. — A Dieu ne plaise, dit-elle, que la fille du comte de Waldeghem, la pupille d'un Gruthuysen, s'abaisse à ce point. Non, madame, je n'écouterai pas les discours du prince, je ne surprendrai point ses secrets : ce serait une perfidie. — Ne savez-vous pas, ma nièce, reprit la douairière un peu confuse, que la fin légitime tous les moyens? Mais je ne veux point perdre le temps à combattre vos préjugés. Conduisez-moi, Gode-froi. Le domestique mena sa maîtresse à un escalier dérobé, et, après avoir monté quelques marches avec précaution, elle se trouva à portée d'une fente, ménagée peut-être par des valets curieux, d'où l'on découvrait toute l'étendue du salon. Elle vit alors Guillaume de Nassau, seul avec le vieux capitaine Von Hohenstrass. Il était assis dans un grand fauteuil, la tête appuyée sur la main gauche et tenant de la droite quelques papiers. Le prince paraissait rêveur : après l'avoir contemplé quelque temps en silence, le capitaine s'approcha de lui. — Permettez, monseigneur, dit-il, qu'un vieux soldat vous découvre franchement sa pensée : il me semble que Votre Altesse a tort de vouloir emprunter de l'argent pour payer ses troupes. Vous êtes trop bon, monseigneur; ces coquins de riches marchands vous extorqueront le double de ce qu'ils vous auront prêté. — Je le sais, capitaine : mais que faire? les soldats murmurent, et je suis résolu à sacrifier tout ce qui me reste au monde (i) pour les empêcher de piller. Mes concitoyens sont déjà assez malheureux! (i) Peu s'en fallut que Guillaume de Nassau ne fut victime de la générosité qu'il montra dans cette occasion. Les soldats étrangers, qu'il ne put payer et auxquels il interdit le pillage, formèrent le dessein de le livrer aux Espagnols. Il ne se tira de leurs mains que par le dévouement — Je conçois que Votre Altesse veuille protéger le peuple; mais il y a dans cette ville de riches couvents, où l'on trouverait de quoi satisfaire les gens de guerre, sans bourse délier. Certainement, monseigneur, les moines n'ont guère besoin de tant de richesses, et d'ailleurs ce ne sont pas nos amis. — Capitaine, répondit le prince, je ne veux point faire acception de parti : catholiques ou protestants, prêtres ou laïques, tous les Belges sont mes compatriotes, tous me sont chers, et ceux qui, trompés par mon perfide ennemi, méconnaissent mes intentions et leurs propres intérêts, méritent ma pitié, mais non mon ressentiment. — Quel homme! dit tout bas le vieux militaire : non! ce n'est point là le chef d'un parti; c'est le héros d'une nation ! Quelques moments après la porte s'ouvrit et deux nouveaux personnages entrèrent. L'un des deux était un officier; l'autre un riche marchand, dont la figure maigre et allongée, les lèvres minces, les yeux enfoncés et les joues creuses formaient le portrait d'un parfait avare. Il avait un habit de drap noir râpé et raccommodé en plusieurs endroits, et un gros rosaire, dont il laissait pendre une partie, était un indice remarquable de son hypocrisie plutôt que de piété. que montrèrent les officiers et en sacrifiant tout ce qu'il possédait ; mais il eut le bonheur d'avoir préservé ses compatriotes d'une ruine presque certaine: Voyez Van Meteren et la grande chronique de Hollande à 1572. — Heureux le jour, dit-il d'une voix nasillarde et chevrotante, où j'ai le bonheur de voir un prince en qui Dieu s'est plu à réunir les vertus les plus admirables ! Quoique j'ignore et que je ne puisse soupçonner pourquoi Votre Altesse a fait chercher un pauvre homme comme moi, je vous assure, monseigneur, je vous certifie, je vous jure, que Pierre-Éloi Van Grip est le plus zélé partisan et le serviteur le plus dévoué que vous ayez à Malines. — Maître Van Grip, dit le prince avec un regard qui trahissait la répugnance et le mépris qu'il éprouvait pour cet homme, j'ai besoin d'argent pour payer mes troupes, et l'on prétend que vous pourriez m'en prêter. — Moi ! monseigneur, reprit l'usurier en baissant les yeux avec une humilité affectée; que je serais charmé d'avoir cet avantage ! Il est vrai que je possédais quelques fonds, mais j'ai déjà tout versé dans les caisses de Votre Altesse ! — Que voulez-vous dire? Jamais il n'y a eu le moindre traité entre nous, et votre nom ne figure pas sur les comptes de mon trésorier. — Vous avez parfaitement raison, monseigneur, parfaitement raison, et Dieu sait que personne n'admire plus que moi l'excellent ordre que Votre Altesse a toujours établi dans ses affaires. Mais, quoique je n'ai pas eu l'honneur de faire aucun marché direct avec votre trésorier, vous n'en avez pas moins reçu mon argent. C'est à moi que se sont adressés les magistrats de Louvain et ceux de cette ville pour faire faire les fonds de la contribution qui vous a été payée, et j'y ai consenti par patriotisme, monseigneur, par pur patriotisme! car les sûretés qu'ils m'ont données sont si faibles ; l'intérêt que j'ai pris est si léger! En vérité, monseigneur, c'est par un patriotisme ardent et désintéressé que je leur ai fait cette avance. — Et vous ne pouvez plus rien nous fournir? — Absolument rien... — Eh bien! nous en chercherons un autre... Adieu ! maître Van Grip. — Mais, monseigneur, reprit l'usurier, qui ne s'attendait pas à être pris au mot, le véritable attachement que j'ai pour mon pays m'engagerait certainement à des sacrifices extraordinaires... si Votre Altesse voulait. . — Vous avez donc de l'argent? — Pas précisément moi, monseigneur; mais je pourrais en trouver... — Parlez sans détour ; toutes vos ruses d'usurier me sont connues, maître Van Grip, et vous ne me tromperez pas : mais j'ai besoin d'argent, et je veux bien que vous fassiez un honnête profit sur celui que vous m'avancerez : dites-moi donc exactement ce que vous pouvez me donner. — Plût à Dieu, monseigneur, que le pauvre Pierre-Éloi Van Grip eût les moyens de vous compter tout l'argent nécessaire au succès de votre glorieuse entreprise! mais j'ai déjà eu l'honneur d'affirmer à Votre Altesse que ma caisse est à sec; et tout ce que je puis faire c'est d'indiquer des ressources, des ressources immenses, des ressources inépuisables, qu'il dépend de vous d'employer. — Explique-toi, dit le prince d'un air méfiant. — J'espère, monseigneur, que Votre Altesse ne rne refusera pas une légère commission... c'est-à-dire un tant pour cent... par exemple, le dixième denier..., si je lui découvrais d'immenses trésors, où l'on pourrait puiser sans faire tort à personne. De l'argent, monseigneur! de bon argent monnayé! à la disposition de Votre Altesse. — Et sans faire de tort à personne. — A personne! qu'aux ennemis de monseigneur. — Maître Pierre Van Grip, vous seriez bien récompensé. — Eh bien! monseigneur, je dirai à Votre Altesse qu'il y a d'abord à l'archevêché de fortes sommes... Dieu sait que personne n'est plus pieux que moi... mais dans un besoin urgent... pour éviter le pillage auquel se livreraient vos soldats... il est permis d'emprunter quelque chose aux riches absents... Surtout Votre Altesse qui est héré... qui est de la sainte religion réformée... Il y a aussi le trésor du grand conseil... puis la caisse des mineurs et des orphelins. Le prince, hors de lui-même, l'interrompit : — Maître Pierre-Eloi Van Grip, lui dit-il, je ne doute pas que vous n'ayez souvent frisé la potence; mais jamais, non, jamais de si près qu'aujourd'hui; je ne sais à quoi il tient que je ne vous livre à l'instant au grand prévôt. — Et s'il n'y a personne pour t'étrangler, je prêterai volontiers mon ministère, ajouta le capitaine Von Hohenstrass. — Grâce! grâce! s'écria l'usurier en tombant à genoux; grâce pour un pauvre marchand, père de famille! Monseigneur, je vous avancerai tout l'argent que je possède au monde. — Comme il vous plaira, maître Van Grip, répondit Guillaume; mais retenez bien une chose : s'il m'est impossible de me procurer la somme nécessaire pour le paiement de mon armée, somme pour laquelle je suis prêt à offrir des garanties suffisantes, si vous me réduisez à faire vivre mes gens de butin, votre maison sera la première pillée. — Pillée et brûlée, murmura le vieux capitaine, et si bien retournée avant et après, que nous trouverons ton argent dans ta cachette ou dans les cendres. Le marchand tremblait comme une feuille, tournant tour à tour ses regards suppliants vers le prince et vers l'officier, dont l'air résolu était pour lui d'un funeste augure. — Dix mille florins, monseigneur, dit-il à demi-voix, dix mille... ou au moins huit mille florins; mais, au nom du Ciel, épargnez ma maison. — Maître Van Grip, dit le prince, il m'en faut cent mille. — Tuez-moi donc, si vous voulez! Je ne puis rien donner de plus... rien... que... douze ou quinze mille florins. — Je ne veux rien de cet homme ! s'écria le prince, incapable de contenir plus longtemps sa juste indignation. Vous pouvez vous retirer, maître Van Grip : si je puis vous sauver du pillage en sacrifiant mon argenterie, mës bijoux et tous mes équipages, certes je le ferai ; mais si tout cela ne suffit pas à des troupes déjà trop souvent frustrées de leur paie, vous en serez la première victime; non que je vous fasse un crime de m'avoir refusé votre argent, vous en êtes le maître, mais parce que vous êtes un homme riche et qu'il vous restera encore des ressources... — Votre Altesse a donc à sa suite des bagages de grande valeur? demanda l'usurier; si monseigneur comptait s'en défaire, ou seulement les engager pour quelque temps, je lui en offrirais d'aussi bonnes conditions que personne ; nous pourrions ajouter de vingt à trente mille florins. — Cent mille florins ou rien, reprit Guillaume. Faut-il que je sois réduit à traiter avec cette âme de cuivre! Sur mon honneur, toutes tes avances te seront remboursées aussitôt que j'aurai passé le Rhin; mais, misérable, ouvre-moi maintenant tes coffres, si tu veux préserver ta famille et tes compatriotes d'une ruine inévitable. Songe que du moment où mes soldats auront secoué le joug de la discipline il n'y a aucune puissance humaine qui puisse te sauver toi et les tiens ! LE GUEUX.DE MER. 17 2Ô2 LE GUEUX DE MER L'usurier s'approcha du vieux capitaine. — Mon officier, dit-il, si cela devait arriver, préservez ma maison, et vous me trouverez reconnaissant... Six à sept mille florins... — Si cela devait arriver, détestable juif, je prendrais soin de ta personne comme de ta fortune; par les trois rois de Cologne! j'en prendrais soin : jamais sorcier n'aurait été mieux grillé que toi. Maître Van Grip, si rudement repoussé de ce côté, se retourna vers le prince, qui se promenait dans le salon. — Votre Altesse, dit-il, estime-t-elle ses bijoux à une forte somme? — Ils valent seuls autant que je te demande, répondit Guillaume en faisant un effort sur lui-même pour parler de sang-froid à cet homme dont la basse cupidité le révoltait. — En ce cas, monseigneur, comme la parole de Votre Altesse n'a jamais été révoquée en doute, je pourrais, par pur patriotisme, et à cause de mon respect pour vous... j'avancerais sur ce gage de quarante à cinquante mille florins. Le prince, indigné, ne répondait pas. — Et comme je sais que l'argenterie de Votre Altesse est magnifique, reprit l'usurier, et que vous avez des équipages dignes d'un héros, je prêterais bien, sur le tout, de vingt à trente mille florins. Cinquante et trente font quatre-vingts : oui, monseigneur, je vous prêterais soixante-dix mille florins. — Cent mille florins, vieux renégat ! s'écria le capitaine Von Hohenstrass en portant la main à son sabre. Ah! pourquoi Son Altesse ne me laisse-t-elle pas faire le traité ! tu donnerais la somme, et tu n'aurais en gage que cinquante coups de plat de sabre sur tes épaules. — Jamais Guillaume de Nassau n'emploiera la violence pour se procurer de l'argent, répondit le prince ; mais quand la révolte éclatera, alors, capitaine Von Hohenstrass, je vous recommande celui dont l'infâme avarice aura causé le malheur public. — Comptez sur moi, monseigneur; j'ai servi dans les Croates. — Mais si les gages ne se vendaient qu'avec perte, Votre Altesse me rendrait-elle mon argent, et les intérêts de mon argent? demanda l'usurier. — Je le ferais. — Et si Votre Altesse mourait ou était ruinée? — Vous vous adresseriez aux princes d'Allemagne auxquels je suis allié. Il n'en est pas un qui refusât de remplir ma promesse. — Eh bien ! monseigneur, par patriotisme, par pur patriotisme, je vais dresser un acte par lequel vous m'engagez vos équipages, vos bijoux et votre argenterie, pour la somme de quatre-vingt-dix... de cent mille florins, sauf à me dédommager si l'affaire était désastreuse pour moi. Tirant alors de sa poche une écritoire,du parchemin, des plumes et de la cire à cacheter, il rédigea l'obliga- tion ; Guillaume la signa et la scella de son sceau (i). Cependant on entendait un grand bruit autour de la maison: Alarme! alarme! cria un militaire qui était resté en sentinelle à la porte ; des Espagnols ! ce sont des Espagnols ! En effet, huit cents cavaliers de cette nation, portant en croupe quelques compagnies de fantassins, avaient trouvé moyen de s'introduire dans la ville, espérant surprendre le prince. Plusieurs d'entre eux pénétrèrent dans l'hôtel de la baronne de Berghes, et jusque dans le salon où se trouvait Guillaume; mais celui-ci paya bravement de sa personne, et étendit à ses pieds tous ceux qui l'attaquèrent : les deux officiers le secondaient avec un courage héroïque, tandis que l'usurier, réfugié à l'autre extrémité du salon, était à moitié mort de frayeur. Peu s'en fallut que la lâcheté de ce misérable ne lui devînt fatale : un Espagnol, escaladant une des fenêtres du salon, s'y introduisit à l'insu de ceux qui défendaient la porte, et, apercevant maître Van Grip qui tremblait dans son coin, il courut à lui l'épée nue; mais Guillaume de Nassau, volant lui-même au secours de l'avide usurier, prévint (i) Ce n'était pas la première fois que ce grand prince avait sauvé ses compatriotes à ses dépens. Dans son expédition précédente, dont le succès avait été également malheureux, il avait déployé la même générosité : au lieu de laisser ses soldats s'enrichir de butin, il les paya, dit un auteur français, en partie du peu d'argent qu'il avait, de sa vaisselle d'argent et de ce qu'il put tirer de la vente de son artillerie et de son bagage, engageant aux principaux chefs sa principauté d'Orange et ses autres seigneuries pour l'assurance de ce qu'il leur devait (L. Aubery, seigneur du Mauryer, mémoires pour servir à l'histoire de Hollande, page 29.) Et un écrivain allèmand a pu douter que Guillaume aimât sa patrie ! et un Belge a répété ce jugement inepte et absurde ! LE GUEUX DE MER le soldat et lui plongea son épée dans le cœur. Bientôt les habitants et la garnison, se réunissant de toutes parts, firent repentir les assaillants de leur audace imprudente. Malgré des prodiges de courage, les Espagnols, rompus et accablés, commencèrent à perdre du terrain ; alors le prince d'Orange voulut sortir de l'hôtel pour se mettre à la tête de ses soldats; mais maître Van Grip, se jetant à ses genoux, l'arrêta un moment malgré lui. — Vous ne me devez pas de remercîments, lui dit Guillaume en cherchant à le repousser; laissez-moi, laissez-moi. Mais l'usurier continuait à le retenir, et tandis que d'une main il s'attachait à son manteau, de l'autre il étendait vers lui l'acte qu'il avait rédigé, en criant : — Monseigneur, de grâce, un seul mot ! — Serait-il capable d'une action généreuse? se demanda le prince surpris de son geste ; voudrait-il détruire cet acte infâme et s'en remettre à mon honneur? Parlez, maître Van Grip, parlez, dit-il. — Monseigneur... Cet acte... Nous avons oublié de stipuler l'intérêt des intérêts. Malgré la présence du prince, le capitaine Von Hohenstrass ne put se contenir : il saisit l'usurier par son pourpoint et par son haut-de-chausses, et l'envoya mesurer la terre à l'autre bout du salon ; puis il sortit sur les pas de Guillaume. Maître Van Grip se releva de son mieux, et essaya de courir après eux en criant à tue-tête : — Hé! monseigneur, les intérêts des intérêts! CHAPITRE XXVIII Le prince demeura encore deux jours à Malines, et à son départ il laissa dans la ville une nombreuse garnison. Mais le peuple, toujours prêt à changer, était passé de la présomption à l'épouvante en apprenant les succès du duc d'Albe. Lorsque ce redoutable ennemi se fut emparé de Mons et revint en Brabant avec son armée victorieuse, les habitants, désespérant de pouvoir se défendre, résolurent d'implorer sa clémence, quoique des exemples terribles eussent dû leur faire voir que Ferdinand de Tolède ne savait pas pardonner. Ils engagèrent eux-mêmes la garnison à quitter la ville; les troupes du prince sortirent le ier octobre, et dès le lendemain tout le clergé se rendit au camp espagnol pour obtenir la grâce des bourgeois. Le duc d'Albe n'avait pu accorder à son armée le pillage de Mons, le comte Louis de Nassau, digne frère de Guillaume, n'ayant voulu consentir à aucune capitulation, à moins qu'on ne promît de laisser les habitants en possession de leurs biens. Mais le féroce Espagnol comptait dédommager ses soldats en leur abandonnant une proie au moins aussi considérable; c'était l'opulente cité de Malines. Cependant il existait dans cette ville un grand nombre de royalistes, surtout parmi la noblesse et les riches commerçants : mais peu importait au lieutenant de Philippe II que l'innocent payât pour le coupable : il voulait contenter ses soldats, effrayer les mécontents, et satisfaire la haine qu'il avait toujours ressentie pour les Belges, depuis que Charles-Quint avait humilié son orgueil en mettant les cités florissantes des Pays-Bas au-dessus des plus grandes villes d'Espagne. La destruction de Malines remplissait ce triple but : elle fut résolue, et Ferdinand de Tolède sourit en songeant que la ruine de dix mille familles pourrait ajouter quelque chose à sa renommée. Du sommet d'une colline, où sa tente était dressée, il contemplait la plaine féconde au milieu de laquelle s'élevaient les murs de Malines. On eût dit qu'il se complaisait à l'idée du mal qu'il allait faire, et qu'il jouissait d'avance de l'horrible scène qui changerait ces beaux lieux en un séjour de deuil et de désolation. Le ciel était serein, et les premiers rayons du soleil, vivifiant toute la nature, promettaient une de ces belles journées d'automne, si riantes et si magnifiques ; mais les projets de l'ambition et les calculs de la politique pouvaient seuls captiver l'attention du duc d'Albe. Il aperçut de loin la foule suppliante qui venait intercéder pour la ville dont il avait résolu la perte. Se retournant alors vers un de ses officiers : — Don Lopez, dit-il, courez hâter les soldats; L'évêque d'Ypres se jeta aux pieds du gouverneur. (P. 270.) qu'ils escaladent les murailles, tandis que ees bourgeois me demanderont grâce ! qu'ils m'épargnent la fatigue de refuser ! L'officier, s'élançant sur son cheval, partit au galop, et bientôt des colonnes de troupes espagnoles et allemandes entourèrent de toutes parts la malheureuse cité. Cependant les suppliants approchaient : c'étaient des prêtres vêtus de leurs habits pontificaux; des magistrats sous le costume qui appartenait à leur rang; des vieillards, doyens des corps de métiers, et des femmes et des enfants dont l'aspect faisait naître la compassion. Quelque cruels que fussent les soldats qui gardaient l'entrée du camp, tous se sentirent émus de pitié à la vue de ces malheureux qui venaient implorer un homme inexorable. Les officiers espagnols, dont plusieurs avaient combattu en Amérique et fait périr des milliers d'Indiens sous les pieds des chevaux et sous les morsures des dogues, semblèrent eux-mêmes touchés du sort funeste qui menaçait des chrétiens, des sujets du même monarque, des hommes chez lesquels ils avaient souvent trouvé une hospitalité cordiale et dont ils avaient partagé les plaisirs; mais Ferdinand de Tolède n'éprouva qu'une joie sinistre à leur approche, et le regard qu'il jeta sur eux fit frémir les guerriers qui l'entouraient. — Ayez pitié de nous, monseigneur; laissez-nous une patrie, des parents, des amis : d'un seul mot, vous pouvez nous donner ou nous enlever plus que la vie; ayez pitié de nous ! Ainsi parlèrent les députés de Malines en s'age-nouillant devant le duc d'Albe. — Songez que le Dieu pour la religion duquel vous combattez est un Dieu de paix et de miséricorde! dirent les ecclésiastiques. — Vous avez été époux, vous êtes père, ajoutaient les femmes et les vieillards, ayez pitié de nous ! Le duc restait inflexible ; les Belges royalistes qui se trouvaient dans le camp se joignirent à leurs malheureux compatriotes : l'évêque d'Ypres le premier, quoiqu'il fût dévoué à la cause monarchique et qu'il se fût enfui de Malines quand les patriotes avaient pris le dessus, se jeta aux pieds du gouverneur et le conjura en pleurant d'épargner la ville. Enfin les Espagnols aussi implorèrent sa clémence, et répétèrent avec les Flamands : — Grâce! monseigneur, grâce pour un peuple égaré ! — Et vous voudriez, dit Ferdinand de Tolède, que je laissasse la révolte impunie? Vous avez accueilli les patriotes dans vos murailles ; vous leur avez prodigué les vivres, l'argent, tous les secours que vous m'aviez refusés, et vous me demandez grâce ! — Monseigneur, répondit un des députés, beaucoup d'habitants gémissent de l'erreur de leurs compatriotes; mais l'ennemi était le plus fort, nous ne pouvions rien lui refuser impunément. — Et qui me livrera les chefs de la révolte? — Us se livreront eux-mêmes ! s'écria un homme d'une haute taille et de formes athlétiques ; c'est moi qui ai introduit Bernard de Mérode dans nos murs; c'est moi qui suis l'auteur de ce que tu appelles un crime. Tyran, fais-moi périr, mais épargne une multitude aveugle. — Qui es-tu? demanda le duc. — Je suis l'échevin Pierre Brouwer. — Sois content, tu mourras! mais ce n'est point assez que du sang, il me faut de l'or. — Imposez vous-même la somme qu'il vous plaira, monseigneur; nous ferons tous les sacrifices. — Bien! fort bien! j'y réfléchirai. Mais, regardez de ce côté, messieurs, et dites-moi ce que c'est que cette fumée qui s'élève là-bas. Les malheureux députés retournèrent la tête et virent la flamme qui dévorait quelques maisons de leur ville. Ils pâlirent et une morne stupeur se peignit sur leur figure : ils ne poussèrent pas un gémissement, ils ne versèrent pas une larme, leur douleur était trop profonde. — II me semble, dit Ferdinand de Tolède, dont les yeux brillaient d'une horrible satisfaction, que mes soldats mettent un peu de désordre dans votre cité. Personne ne répondit ; mais l'échevin Pierre Brouwer, saisissant la pique d'un soldat, la brandit et la lança avec tant de force contre le duc d'Albe que, si un officier ne se fût jeté au devant du coup, c'en était fait du tyran. L'officier, percé de part en part, tomba sans vie aux pieds de l'homme impitoyable dont il avait sauvé les jours, tandis que les gardes furieux massacraient le brave Pierre Brouwer, qui mourut avec le regret de n'avoir pas vengé sa patrie. CHAPITRE XXIX La baronne de Berghes crut tous ses malheurs terminés quand elle vit sortir de Malines la garnison hérétique, et elle se moqua des craintes enfantines de sa nièce, qui redoutait la vengeance du duc dAlbe. Elle avait donné ordre de décorer de tentures la façade de son hôtel, et se préparait à célébrer comme un jour de fête ce jour qui devait être si fatal à la ville; déjà, vêtue de son costume de cour et de brillantes pierreries, elle s'était rendue dans le plus bel appartement de son hôtel, et là, assise dans son grand fauteuil et le rosaire à la main, elle attendait l'arrivée des officiers espagnols, quand le mulâtre, dont elle avait déjà éprouvé la vigilante attention, se présenta devant elle. Cette fois il ne cherchait plus à cacher ses traits et sa couleur; l'inquiétude se peignait dans ses regards, et ce fut d'une voix mal assurée qu'il lui dit : — Il faut partir, madame, il faut me suivre; dans une heure cette malheureuse cité sera la proie des soldats avides; dans une heure il n'y aura plus d'asile pour vous dans les demeures des hommes ni dans les temples de l'Éternel; mais je vous ai préparé une retraite inaccessible où vous n'aurez rien à redouter. Semblable à celui qu'on arrache brusquement à un rêve agréable, la douairière ne savait trop si elle avait bien entendu. Elle hésita un moment, tournant son rosaire dans ses mains, et tellement troublée qu'elle rompit le fil qui en retenait les perles. Enfin, elle répondit d'un ton plein de hauteur : — Vous vous trompez certainement, nous sommes royalistes, et le duc d'Albe nous protège; comment ses soldats oseraient-ils nous insulter? Marguerite était assise à côté d'elle, pâle, tremblante, et attendant avec anxiété la décision que sa tante prendrait; mais en l'entendant tenir un langage si imprudent, elle se leva, saisit la main de la vieille dame et lui dit en langue flamande : — Chère tante, pouvez-vous vous aveugler à ce point? Ne connaissez-vous pas maintenant les soldats du duc d'Albe? — Mais ce noir, ma nièce, répliqua la baronne en lui lançant un coup d'œil expressif, cet homme noir, pouvons-nous mettre notre confiance en lui? Quoique ces mots fussent prononcés dans une langue étrangère, le regard et le geste qui les accompagnaient en firent deviner le sens au mulâtre. Cependant il n'en fut point blessé : le témoignage que lui rendait sa conscience l'élevait au-dessus des atteintes du mépris, — Il nous a déjà protégées, reprit Marguerite, désolée d'une méfiance qui pouvait devenir si funeste à toutes deux; il est l'ami de Louis de Winchestre, et vous hésitez... — Mais si c'était un hérétique! n'a-t-il pas la couleur des réprouvés? Le mulâtre, debout devant elles, frémissait de douleur et d'impatience : — Osez vous fier à moi, madame, s'écria-t-il, les moments sont précieux; et tandis que vous délibérez, peut-être les soldats ont-ils déjà escaladé les murailles. La chaleur et la conviction avec lesquelles il s'exprimait émurent un peu la baronne : — Jurez-moi donc, dit-elle, de ne nous faire aucun mal, jurez-le-moi solennellement! Don Alonzo tressaillit. — Je n'ai prononcé qu'un serment dans le cours de ma vie, répondit-il, et ma bouche se refuse à proférer ces engagements mystérieux. Que ma parole vous suffise ! — Il est démasqué, s'écria la baronne en se levant d'un air furieux. Le traître est démasqué... Qu'il sorte, qu'il se dérobe à ma vengeance, ou j'appelle mes domestiques. Un regard de pitié fut la seule réponse du mulâtre aux menaces de la douairière. — Votre obstination, dit-il, peut vous être bien fatale... mais je resterai auprès de vous, et je mourrai avant qu'on ne vous outrage. — Vous resterez près de nous! répéta la baronne, indignée qu'un inconnu s'arrogeât cet honneur; êtes-vous donc le maître ici? Je ne sais de quel droit un étranger, un noir, prétendrait s'établir dans mon hôtel, et je ne suis pas disposée à le souffrir. Le mulâtre ne répondit rien; mais, se tournant vers Marguerite et mettant un genou jn terre devant elle : — O vous, dit-il, qui êtes chère à Louis de Win-chestre, votre cœur est-il moins noble que le sien? la méfiance et les soupçons seront-ils la seule récompense de mon dévouement? aurai-je le malheur de vous voir périr, lorsque j'aurais pu vous conserver à mon généreux libérateur? La jeune fille tremblait, car elle voyait toute l'étendue du danger; mais, fidèle aux lois de la pudeur, elle fit signe au jeune homme de se relever, et, après qu'il eut obéi : — Un étranger, lui dit-elle, peut seul ignorer ce que la fille du comte de Waldeghem doit à sa renommée ; soumise aux ordres de ma parente, je ne me séparerai point d'elle : plutôt mourir que de manquer à ce que demandent de moi l'honneur et la reconnaissance. En achevant ces paroles elle se rassit à côté de la vieille dame, et, les yeux baissés, les mains jointes, dans l'attitude de la résignation, elle attendit en silence que son sort se décidât. Bientôt des cris perçants se firent entendre : quelques soldats avaient déjà pénétré dans la ville et y répandaient l'épouvante. Alors la baronne, éperdue, fut la première \ implorer le secours du mulâtre : Venez donc, dit-il, et, s'il en est temps encore, je vous sauverai. A ces mots, il offrit à Marguerite le secours de son bras ; mais elle lui montra la vieille dame qui pouvait à peine se lever, car ses genoux se dérobaient sous elle. — Ma tante! dit-elle, sauvez ma tante! je tâcherai de vous suivre. — Don Alonzo fit un geste d'admiration, et, soutenant d'un bras robuste la douairière, paralysée par la frayeur, il la porta plutôt qu'il ne la conduisit à une porte de derrière, d'où, traversant quelques rues détournées, il arriva bientôt à une maison antique et de peu d'apparence. C'est ici votre refuge, dit-il en y faisant entrer les deux dames. Puis, déplaçant une lourde pierre qui recouvrait un escalier secret, il les fit descendre dans un passage humide et obscur qui aboutissait à une chambre souterraine, où la lumière ne pénétrait que par de petites lucarnes soigneusement grillées. Ce fut là qu'il enferma la baronne et sa nièce, leur promettant de venir les prendre aussitôt qu'elles pourraient sortir sans danger. ■ Après son départ elles entendirent le bruit des verrous des grilles de fer qu'il fermait après lui, et le retentissement de la grosse pierre qui retombait sur l'entrée de l'escalier. Les soupçons de la baronne se renouvelèrent à ce bruit. — Certainement, dit-elle, nous sommes tombées dans les mains d'un malfaiteur. Plût à Dieu que j'en eusse cru ma première méfiance I Mais je me suis alarmée mal à propos à la vue des soldats, et maintenant nous voilà captives d'un brigand, d'un nègre, peut-être d'un anthropophage. — Madame, répondit Marguerite, rien ne peut justifier de pareilles imputations. Jusqu'ici cet homme ne nous a montré que du dévouement. >— Mais sa couleur! n'est-ce pas un avertissement du Ciel que sa couleur? Ah! comment ai-je pu suivre cet homme noir! Mais, patience! voilà des soldats espagnols qui approchent de notre lucarne, je vais les appeler et leur promettre une forte récompense s'ils nous tirent d'ici. — Gardez-vous-en bien, chère tante, vous nous exposeriez à des horreurs mille fois pires que la mort : ce sont des pillards ; voyez, ils enfoncent la porte de cette maison. — C'est qu'ils vont sans doute arrêter un rebelle. Mais deux d'entre eux sont restés dans la rue : holà! LE GUEUX DE MER. 18 braves Espagnols, venez au secours de deux dames royalistes. — Au nom du ciel, dit Marguerite, éperdue, gardez le silence ou je meurs... — Vous êtes une enfant, répliqua la vieille dame, et elle se mit à crier de plus belle : Au secours, braves Espagnols! Les soldats entendirent sa voix et s'approchèrent de la lucarne; mais, comme ils allaient questionner celle qui les appelait, leurs camarades sortirent de la maison dont ils avaient enfoncé la porte, chargés d'un grand coffre, sous le poids duquel ils paraissaient plier. — A l'aide! amis, à l'aide! s'écrièrent-ils; nous avons déterré le magot : c'est de l'or. — De l'or! répétèrent les deux soldats, avec l'accent de la plus vive joie; et, oubliant tout le reste, ils se joignirent à leurs compagnons. Cependant un homme pâle, les cheveux hérissés et l'œil étincelant, sortit de la maison : la douairière reconnut en lui l'usurier Van Grip. — Mon argent ! s'écria-t-il en saisissant le coffre avec une fureur pareille à celle de l'homme affamé qui se voit arracher son dernier morceau de pain, mon argent! ma vie! mon sang! mes entrailles! mon argent ! mon argent ! Les soldats voulurent le repousser, mais il se cramponnait à eux avec une force surnaturelle. — Si tu ne nous laisses en repos, dit l'un en brandissant son sabre, tu feras connaissance avec une lame de Tolède. Cette menace n'ayant produit aucun effet sur l'usurier, le soldat, fatigué de ses cris et de sa résistance, lui abattit le poignet droit d'un coup de sabre ; mais le malheureux ne lâchait point encore prise, il fallut lui couper aussi l'autre main. Ainsi mutilé il s'accrocha avec les dents à l'habit de l'un des militaires, s'efforçant d'entraver sa marche, et l'entourant de ses bras ensanglantés ; mais l'Espagnol se dégagea, et d'un revers il lui coupa le jarret, ce qui le fit tomber sur le ventre. Cependant, ni la douleur ni la mort qui s'approchait ne parurent faire la moindre impression sur l'usurier; il semblait ne sentir que la perte de son trésor, et, se traînant sur les genoux et sur les coudes, il essayait de suivre les ravisseurs : enfin l'un d'eux, peut-être par compassion, lui appliqua sur le crâne un grand coup de sabre. Le misérable laissa tomber la tête, la releva avec effort, tourna ses yeux mourants vers son coffre, murmura encore une fois : mon argent! et rendit le dernier soupir. Marguerite et sa tante avaient détourné la tête pour ne point voir cette scène horrible, mais la voix de l'usurier parvenait jusqu'à elles; elles entendirent le bruit de sa chute, et, quelque temps encore après qu'il eut expiré, elles croyaient distinguer sa voix déchirante, répétant avec une expression affreuse : mon argent ! mon argent ! Déjà le pillage devenait général : après s'être portés en foule à l'archevêché, aux caisses publiques et aux couvents, d'où ils enlevèrent tout l'or qu'avaient respecté les soldats luthériens de Guillaume de Nassau, les Espagnols se répandirent dans les maisons, et y commirent tous les excès auxquels est exposée une ville prise d'assaut. Alors on n'entendit que des cris et des gémissements, et les deux dames, saisies d'horreur, se prosternèrent contre terre, remerciant Dieu d'avoir échappé au désastre épouvantable dont elles étaient témoins. Après une journée d'angoisses et d'horreur, elles furent délivrées, au commencement de la nuit, par le jeune mulâtre. Il les fit sortir du souterrain et les conduisit par des rues détournées jusqu'à une des portes de la ville, où commandait un officier dont il était sûr. Elles prirent ensuite le chemin d'Anvers, au milieu d'une obscurité profonde. Mais à peine avaient-elles marché pendant près d'une heure, qu'une bande de soldats ivres et furieux se trouva sur leur passage. Le mulâtre mit l'épée à la main, •mais que pouvait-il seul contre tous ! Après des prodiges de valeur, il tomba percé de plusieurs coups et fut laissé pour mort. Déjà les Espagnols saisissaient les deux fugitives, déjà ils les avaient séparées et se disputaient le droit affreux d'outrager le premier leurs prisonnières, quand deux hommes à cheval, fondant sur eux avec la rapidité de la foudre, écrasèrent les plus hardis et mirent le reste en fuite. CHAPITRE XXX Fidèle à sa promesse, Louis de Winchestre s'était chargé des dépêches du duc d'Albe, et, suivi du seul Dirk Dirkensen, il avait pris la route d'Espagne. Il traversa en peu de jours la France. Ce pays jouissait alors de cette paix trompeuse qui précéda le massacre de la Saint-Barthélemy ; les routes étaient sûres, les campagnes couvertes de riches moissons, et partout régnaient l'abondance et la tranquillité. Les deux voyageurs, doués d'une constitution robuste et endurcis à la fatigue, couraient à franc étrier, sans presque prendre de repos ; car l'un brûlait d'impatience d'accomplir les missions diverses qu'on lui avait confiées, l'autre trouvait le mouvement du cheval assez semblable au roulis d'un navire, et il croyait qu'il eût fallu être plus délicat qu'une femmelette pour se plaindre d'un pareil tangage. Parvenus au delà des Pyrénées, un nouveau spectacle s'offrit à leurs yeux. Une grande partie des campagnes restait inculte, la manie de l'émigration pour l'Amérique étant alors portée au comble. Çà et là on pouvait remarquer d'horribles vestiges de la guerre civile qui venait à peine de s'éteindre entre les vieux chrétiens et les Mauresques (i). Quoique les royaumes de Grenade et de Valence eussent été le principal théâtre de cette guerre d'extermination, des partis armés s'étaient répandus jusque dans l'Aragon et la Vieille-Castille, portant partout le désordre et la ruine. Comme le nord de l'Espagne était encore dépourvu de commerce, on ne rencontrait guère le long des routes que des troupes de pèlerins qui voyageaient en demandant l'aumône et dépouillaient quelquefois celui qui ne leur paraissait pas assez libéral. L'intérieur des villes n'était pas moins remarquable par le grand nombre de prêtres, de moines, de mendiants et de bohémiens qui semblaient y fourmiller. Les habitants étaient vêtus d'un costume grave et sombre, conformément au goût du Roi, qui s'occupait volontiers de cette matière, et on pouvait reconnaître les gens de loi et les officiers des cours supérieures à la robe noire, et à la barbe longue et large qu'ils étaient forcés de porter. Dès qu'ils furent arrivés dans la capitale, Louis de Winchestre s'informa des moyens de parvenir auprès de Philippe II, et, ayant appris que ce monarque permettait quelquefois à tous ses sujets de lui pré- (i) Nom que l'on donnait alors aux Maures d'Espagne. senter leurs requêtes, il résolut de se rendre au palais le lendemain à l'heure de l'audience. Sachant combien le prince faisait attention au costume de ceux qui approchaient de sa personne, il eut soin de choisir un habillement simple, dont la couleur sombre ne blessât point les yeux du Roi, et, sans autre arme que son épée à double tranchant, il s'achemina vers la demeure de ce cruel Philippe dont le nom inspirait tant de terreur. Le palais de ce souverain offrait un coup d'œil bizarre, et qui pouvait révéler le caractère du prince qui l'habitait. C'était un édifice antique, dont l'architecture, moitié gothique et moitié mauresque, avait subi des changements considérables, par ordre de Philippe; car il se piquait d'exceller dans la science des Vitruves, et ses flatteurs ne manquaient pas d'élever son talent jusqu'aux nues; mais, aussi inconscient dans ses projets qu'il aimait à paraître persévérant aux regards de la multitude, il avait vingt fois changé et retouché le plan de la partie de son palais qu'il avait fait reconstruire. Ici se trouvaient des fenêtres masquées par une colonnade imaginée un peu trop tard; là des arcades de forme et de grandeur inégales; plus loin des cariatides, qui ne soutenaient rien. L'aile la plus antique et la plus délabrée avait été respectée à cause d'une chambre où un saint religieux avait autrefois fait sa demeure. Un autre corps de bâtiment restait abattu, sans qu'on parût songer encore à le réédifier, le Roi ne sachant auquel de ses différents desseins donner la préférence. Des niches, des statues de saints, des crucifix et des emblèmes à la gloire du monarque régnant, étaient prodigués de toutes parts, tandis que sur un donjon à demi ruiné on distinguait à peine les vestiges du chiffre de Charles-Quint. Mais ce qui peignait l'âme de Philippe, c'étaient les grilles et les pointes de fer, dont le palais était hérissé; c'étaient les gardes à pied et à cheval, et les soldats de toute nation postés dans les cours et jusque dans les appartements; c'était surtout l'air sombre et sinistre de tous ces satellites empressés à singer leur maître. Quelque brave que fût Louis de Winchestre, il ne put s'empêcher de frémir en entrant dans ce séjour de la tyrannie; mais cette première émotion fit place à un généreux dédain quand il vit la méfiance et la terreur peintes sur le visage de tous ceux que la nécessité appelait dans ce palais : tous étaient munis de chapelets et de livres de prières, peut-être aucun n'avait jamais connu la véritable piété. Le nombre des solliciteurs était plus considérable que de coutume, parce que le Roi, relevant à peine dune longue maladie, on avait espéré qu'il se montrerait plus indulgent : aussi une foule de suppliants se pressaient les uns sur les autres dans l'immense galerie où il leur était permis de se rendre. Chacun ambitionnait l'avantage de parler le premier au Roi, et ceux qui étaient au rang le plus avancé n'eussent pas voulu céder leur place, même pour une somme considérable. Le haut de la galerie se remplit bientôt de gardes et de courtisans ; ensuite vinrent quelques grands d'Espagne, la tête couverte, quoique le souverain les suivît; enfin Philippe parut. C'était un homme de quarante-cinq ans, mais déjà gris, infirme et cassé comme un septuagénaire. Son costume magnifique semblait faire ressortir encore la pâleur de son visage. Sa taille, à peine médiocre, paraissait beaucoup trop petite sous le manteau royal qu'il portait. Sa figure peignait son caractère sombre, inquiet, faux et méfiant; ses yeux petits et faibles avaient une mobilité perpétuelle, qui contrastait avec la gravité affectée du reste de sa physionomie ; ses sourcils noirs et épais semblaient toujours froncés; son front était ridé, ses joues creuses, ses lèvres livides, et le bas de son visage, s'avançant au delà de toute proportion, achevait de donner à l'ensemble un caractère frappant de bassesse et de déloyauté (i). Quand il s'approcha de l'endroit où les solliciteurs étaient rangés, on les vit tous trembler, et ils reculèrent, comme une meute de chiens timides s'enfuit quand elle voit revenir sur elle le sanglier terrible qu'elle poursuivait. Ceux qui un moment auparavant s'estimaient heureux d'être à portée de lui adresser la parole eussent voulu maintenant se cacher derrière les autres et se dérober aux regards de celui qu'ils étaient venus implorer. (i) Les paroles que l'on a mises, plus loin, dans la bouche du Roi sont presque littéralement tirées des historiens. La plupart sont rapportées par Gre-gorio Leti, Vie de Philippe II, 2epartie, livre XX. Le premier qui s'adressa au monarque était un officier maure de Tunis, qui avait embrassé la religion catholique et essayé d'introduire dans cette ville un parti d'Espagnols. Pour le déterminer à cette entreprise on lui avait fait de magnifiques promesses : il en réclamait l'exécution, maintenant que, proscrit par ses compatriotes, il ne pouvait trouver de ressources que dans la générosité du Roi. Philippe écouta patiemment le discours de cet homme, quoique l'Africain s'exprimât avec difficulté en langue espagnole. L'attention que le Roi paraissait lui prêter, l'air en même temps grave et bienveillant qu'il affectait, semblaient promettre une réponse favorable. — Vous avez raison, dit-il, en appuyant sur ces mots d'une manière remarquable; nous avons nous-même approuvé les offres qu'on vous a faites, et nous voulons les remplir; mais vous savez qu'un prince chrétien (et il prononça ce mot d'une voix plus basse, avec l'accent de la dévotion) ne peut rien faire que de l'avis de ses directeurs : nous avons donc soumis le cas à notre directeur de conscience, don Antonio Pérez va nous apprendre sa décision. Quand le Maure eut entendu le monarque s'exprimer de la sorte, une vive joie brilla dans ses grands yeux noirs et un sourire expressif peignit ses espérances ; croisant les mains sur sa poitrine, il se prosterna presque jusqu'à terre. Cependant le secrétaire d'Etat Antonio Pérez, auquel le Roi avait demandé la décision du conseil de conscience, s'était approché à pas lents, avec la gravité et la circonspection d'un courtisan espagnol. Il s'inclina devant son maître encore plus profondément que ne l'avait fait l'Africain, et répondit : « Le conseil a jugé que si Votre Majesté était souverain légitime de Tunis, il ne convenait pas à un de ses sujets de composer avec son maître et de lui vendre l'obéissance qui lui était due; si, au contraire, on pouvait considérer les mahométans comme propriétaires naturels de la ville, alors l'action du suppliant aurait été un crime de lèse-majesté divine et humaine. Dans la première hypothèse, l'officier maure mérite le supplice des rebelles, pour avoir voulu faire payer à son roi les services qu'il était tenu de lui rendre gratuitement; dans la seconde il a encouru la peine des traîtres. Toutefois le conseil pense que Votre Majesté pourrait, sans charger sa conscience, accorder quelque faveur à ce misérable, et commuer son châtiment en une prison perpétuelle. » Le Maure, peu versé dans la langue espagnole, ne comprenait pas bien les termes dans lesquels cette décision était exprimée : cependant les derniers mots étaient intelligibles pour lui. Frappé comme d'un coup de foudre, et doutant du témoignage de ses sens, il pâlit, avança la tête, et resta immobile, l'œil fixé sur le secrétaire, cherchant à saisir un mot ou un geste qui confirmât ou détruisit les appréhensions terribles que ces paroles fatales avaient fait succéder à sa profonde sécurité. Le Roi, qui, pendant qu'Antonio Pérez prononçait la réponse, n'y avait donné aucune attention, parce qu'il la connaissait d'avance, l'ayant lui-même dictée, tenait les regards attachés sur l'Africain, cherchant à découvrir l'effet que produirait sur lui cet arrêt imprévu, et il jouissait de ses angoisses, qu'il prolongea encore en affectant de garder un moment le silence, et feignant de délibérer en lui-même sur la résolution qu'il devait prendre. Enfin, haussant les épaules, comme s'il eût cédé malgré lui à une nécessité que son cœur regrettait : — Nous sommes vraiment fâché que telle soit la décision de nos révérends directeurs, dit-il ; mais nous nous sommes fait une loi de suivre toujours leurs avis. Qu'on mène donc ce pauvre homme au château de Ségovie ! Les gardes saisirent le malheureux étranger et l'entraînèrent malgré sa résistance désespérée, tandis que le prince, avec l'air de la plus parfaite indifférence, passait à un second solliciteur. Celui-ci était un vieillard d'une naissance distinguée, et qui avait servi l'État avec honneur; il demandait la délivrance de son fils emprisonné sur une fausse accusation d'hérésie. Le Roi, le regardant avec sévérité, lui répondit : Il faut que la sainte Église soit vengée ; si mon propre fils devenait hérétique ou schismatique, je préparerais moi-même le bûcher pour lui faire expier son crime dans les flammes. Un moine franciscain s'approcha ensuite du monarque : c'était un homme sexagénaire, dont la longue barbe, déjà grise, retombait sur la poitrine; il avait les pieds nus, les reins ceints d'une corde, et il s'appuyait sur un bâton de bois de chêne grossièrement taillé. A son aspect, Philippe, dépouillant toute sa hauteur, prit un air humble, et, levant les mains au ciel : Est-ce vous, révérend père Lucas d'Alienda? s'écria-t-il ; quelle satisfaction pour moi de revoir un si saint homme! Je croyais Votre Révé- Un moine franciscain s'approcha ensuite du monarque. (P. 288.) rence aux Indes Orientales; mais peut-être êtes-vous venu m'apporter de glorieuses reliques des martyrs de votre ordre : hélas ! les idolâtres en font encore périr un grand nombre, mais c'est un bonheur, auquel un Roi ne peut prétendre, d'aller verser son sang pour la religion ! Au moins toute l'Europe sait que je n'épargne pas celui de mes troupes, quand il y va de l'intérêt de Dieu. Le moine répondit d'un air de persuasion : Aussi Votre Majesté est-elle particulièrement agréable aux bienheureux, dont l'intercession est toute-puissante. C'est pour révéler une grande preuve de cette vérité, que j'ai quitté les pays lointains où le général de notre sainte religion m'avait nommé commissaire général et que j'ai osé comparaître, moi indigne, devant un prince qui est le bouclier de l'Église et le lieutenant du Très-Haut sur la terre. — Vous nous comblez de joie, digne père Lucas, en nous favorisant de votre présence, et nous pensons que le plus grand roi du monde est à peine digne de nouer les cordons des sandales d'un saint religieux comme vous. Mais reprenez votre récit. — Nous avions pour provincial dans les Indes, reprit le moine d'une voix moins assurée, le père Gonzalez de Nundel, homme d'une vie austère et d'une piété éminente ; le Ciel l'ayant favorisé d'une vision toute miraculeuse, j'ai cru de mon devoir d'en faire rapport à Votre Majesté. Mais j'ignore s'il serait agréable à un aussi grand prince d'être informé devant tant de personnes d'une chose qui le concerne spécialement. — Parlez, mon bon père, nous brûlons de vous entendre. — Je dirai donc à Votre Majesté que notre révérend provincial dans les Indes, Gonzalez de Nundel, a vu, dans une extase béatifique, l'âme de votre auguste père, l'empereur Charles-Quint, s'élever du purgatoire au séjour des bienheureux, rayonnant de gloire. C'est au zèle du Roi mon fils, disait-elle, c'est au juste châtiment des hérétiques poursuivis par sa sainte fureur, c'est aussi aux prières des bons pères de l'ordre de Saint-François, que je dois ma délivrance des flammes qui me brûlaient encore. Pendant que le père Lucas d'Alienda débitait cette fable, le monarque le regardait d'un œil pénétrant, qui fit rougir le fourbe : il balbutia en achevant son récit, et l'on vit trembler le bâton sur lequel il s'appuyait. Cependant Philippe ne témoigna aucune méfiance, et, embrassant, avec toutes les démonstrations de la plus vive joie, l'hypocrite qui l'avait voulu jouer : Amen! amen ! s'écria-t-il ; que nous sommes redevables à Votre Révérence de nous avoir fourni ce grand sujet de consolation! comment nous acquitter envers vous? — Si j'osais demander une grâce à Votre Majesté, répondit le fourbe entièrement rassuré par les caresses du Roi, et ce serait exclusivement dans l'intérêt de l'État, je supplierais le plus sage des rois de se défier de certains loups revêtus de peaux de brebis, de ces soi-disant religieux qui, prenant pour eux-mêmes le saint nom de Jésus, s'attirent à l'aide de cet appeau la confiance des faibles, la soumission des ignorants, et les largesses des riches... Votre Majesté ne saurait croire quel tort nous font ces jésuites. Peut-être Philippe ne fut-il pas fâché de manifester publiquement son aversion pour toutes les innovations. Reprenant donc le ton solennel qui lui était ordinaire, il repartit aussitôt : Votre demande est juste, bon père ; on n'a pas besoin d'ordres inconnus, puisqu'il en existe tant de recommandables par leur mérite et leur expérience dans la conduite des âmes. Nous y pourvoirons; mais, pour le moment, qu'on ne songe qu'à se réjouir de l'exaltation de l'âme de notre père; nous donnerons audience à nos sujets une autre fois, ce jour doit être un jour de prière et de sanctification. Quoique les solliciteurs, ainsi congédiés, donnassent au diable, du meilleur de leur cœur, l'âme de l'empereur Charles-Quint, et le moine qui avait joué cette comédie, il n'en fallait pas moins qu'ils affectassent de se réjouir. Le Roi demeura dans la galerie pour les voir se retirer, comme s'il se fût fait un malin plaisir de leur désappointement; enfin, quand il n'en resta plus que quelques-uns, du nombre desquels étaient le père Lucas d'Alienda et Louis de Winchestre, Philippe retourna dans l'intérieur du palais; mais, avant qu'il ne quittât la salle, le jeune Belge l'avait entendu dire au secrétaire d'État : Antonio Pérez, je vous recommande le bon père qui m'a rapporté cette admirable révélation. Pérez répondit par un sourire sinistre, dont le Flamand fut étonné; mais il eut lieu, dans la suite, d'en deviner la signification. CHAPITRE XXXI u moment où Louis de Winchestre sortait du palais un page l'arrêta : — Seigneur, dit-il, vous êtes Flamand ? — Je le suis. — Vos cheveux blonds ont été remarqués de la Reine; elle a soupçonné les motifs qui peuvent amener un Belge dans ce palais, et elle veut vous entretenir avant que vous ne vous exposiez à des dangers inévitables. Consentez-vous à m'accompagner ? — Avec joie. LE GUEUX DE MER. 19 — Suivez-moi donc, mais d'un peu loin; car c'est ici le séjour de la méfiance. Le page, passant par une longue suite de corridors étroits et d'escaliers obscurs, arriva enfin à une petite porte et frappa trois coups. A ce signal une des femmes de la Reine, qui l'attendait, ouvrit doucement la porte, et Louis de Winchestre entra ; mais son guide resta dehors. L'appartement était vaste et orné de belles peintures : entre autres meubles à l'usage de la Reine, le jeune homme remarqua un métier sur lequel était tendu un morceau de tapisserie à peu près terminé : c'était une vue d'Allemagne. On pouvait y distinguer la trace encore humide de quelques larmes que la princesse avait versées au souvenir de son pays. Elle parut bientôt, et le jeune Belge la reconnut, moins à son riche costume qu'à la noblesse de sa démarche. C'était encore une des plus belles femmes de l'Europe : sa taille haute et majestueuse, ses traits réguliers et son regard imposant annonçaient une reine; mais ses yeux avaient perdu leur éclat, le brillant coloris de la jeunesse et de la gaîté n'embellissait plus ses joues; une ride même, une ride profonde, se dessinait sur son front, et ceux qui, deux années auparavant, avaient vu Anne-Marie d'Autriche s'embarquer pour l'Espagne, répandant autour d'elle l'espérance et la joie, ne l'eussent point reconnue dans cette femme pâle, maigre et souffrante qui portait maintenant la couronne. Laissant ses femmes au fond de l'appartement, elle s'avança seule vers Louis de Winchestre et lui dit d'une voix pleine de douceur : — Ainsi je ne m'étais pas trompée, vous êtes Flamand, et sans doute vous venez implorer la clémence du Roi mon époux? Le jeune Belge avait soutenu sans pâlir les regards menaçants du duc d'Albe, et la cruauté froide de Philippe II ne lui avait inspiré que du mépris et de l'horreur; mais il ne put se défendre d'une vive émotion en recevant de cette auguste princesse un accueil si plein de bienveillance, et ce fut avec un trouble extrême qu'il répondit : — Telle n'est point mon intention ; non, madame, je ne sollicite point de grâce... Je suis envoyé par le duc d'Albe. La Reine fit un pas en arrière, et sans chercher à déguiser le mécontentement que trahissaient son geste et sa figure : — Vous servez ce monstre? s'écria-t-elle ; vous êtes vendu au tyran qui opprime votre pays ? Jeune homme, c'est un rôle bien vil et bien affreux (i). Également surpris et charmé de trouver dans la reine d'Espagne tant de franchise et des sentiments si conformes aux siens, Louis de Winchestre ne fut point affecté de ses reproches. (i) Tous les historiens parlent de la haine de cette princesse pour le duc d'Albe, haine qu'elle manifesta lors de son passage à Anvers, en détournant les yeux à la vue de la statue qu'il s'y était fait ériger. LE GUEUX DE MER — Que Votre Majesté daigne m'entendre ! dit-il d'une voix respectueuse mais ferme ; je ne suis point le satellite du tyran ; il m'a arraché une promesse et je viens la remplir : mais Dieu m'est témoin que personne plus que moi ne déteste le tigre qui a bu le sang de mes concitoyens. La princesse hésita quelque temps avant de répondre; ses yeux fixés sur le Flamand semblaient chercher clans son maintien la confirmation de son discours, mais sa figure exprimait si bien la noblesse et la loyauté qu'Anne d'Autriche ne put le supposer capable de perfidie. — J'aime à vous croire, reprit-elle; ce serait un être bien dénaturé que le Belge qui s'attacherait au duc d'Albe : mais, dites-moi, savait-on qu'il dût revenir en Espagne lorsque vous avez quitté les Pays-Bas? — J'étais à Bruxelles quand le duc de Médina-Cœli vint lui demander de remettre ses pouvoirs. — La joie fut sans doute universelle? — La joie! Ah! madame, la douleur et la désolation succédèrent bientôt à l'espérance. Le duc d'Albe a refusé de reconnaître son successeur. En apprenant une nouvelle aussi imprévue la Reine changea de visage; ses joues pâles se teignirent d'un vif incarnat et ses yeux devinrent étince-lants : — L'audacieux ! dit-elle. Mais cette rébellion ne restera pas impunie : don Philippe est jaloux de son autorité... Le doute et l'incertitude se peignaient dans les regards du jeune homme : — Je crains, dit-il, que Sa Majesté n'approuve cette action ; Ferdinand de Tolède est adroit et puissant, il saura colorer sa conduite. — Jamais ! s'écria la princesse, jamais ! aussi longtemps du moins que je pourrai parler au Roi. Il est vrai, continua-t-elle d'une voix plus faible, que je n'ai pas auprès de lui le crédit auquel devrait s'attendre une parente, une épouse; mon attachement pour les Belges, dont je me crois la compatriote, nuit à mon pouvoir... peut-être aussi est-ce une faiblesse ; mais la nièce de Charles-Quint pourrait-elle ne point aimer les Flamands?... Quoi qu'il en soit, je me persuade que don Philippe consentira cette fois à suivre mes avis... — Plût à Dieu, madame, reprit le Flamand en posant la main sur son cœur, qu'il s'y conformât toujours! nos malheurs seraient bientôt terminés; Votre Majesté aurait pitié d'un peuple qui ne demande que la conservation de ses droits antiques. — Vous me jugez bien, répondit la Reine; mais que peut une femme sur l'esprit de ce monarque bizarre? Il se défie de tout le monde, repousse tous les conseils, veut tout faire par lui-même et voit des ennemis dans ceux qui lui sont le plus attachés. En achevant ces mots la princesse fondit en larmes. Oh! que ne suis-je une pauvre fille des champs! reprit-elle les yeux levés au ciel; l'existence la plus laborieuse serait préférable à cette vie d'angoisses et de dissimulation, jeune homme, ne soyez pas surpris que je vous parle si librement : mon cœur a besoin de s'épancher, et vous êtes le seul compatriote que j'aie rencontré dans ce pays ; car on m'a enlevé ou l'on a corrompu jusqu'à ceux qui me servaient. La fille de l'empereur Maximilien n'est entourée que d'étrangers et d'espions. Louis de Winchestre, vivement ému, mit un genou en terre et jura de se montrer digne de la confiance que lui témoignait cette illustre souveraine. — Je puis aspirer à votre estime, dit-il ; car je suis un Gruthuysen, et Guillaume de Nassau m'a remis ses plus chers intérêts. — Guillaume de Nassau ! répéta la Reine, dont la figure exprimait à la fois l'étonnement et la curiosité; vous connaissez ce grand homme? — J'ai combattu à ses côtés. — Oh ! dites-lui qu'il y a dans ce palais une personne qui ne partage point la haine injuste qu'on lui a vouée; dites-lui que mon cœur a compris ses sentiments généreux; que j'ai pleuré ses malheurs, que j'ai même tâché de les adoucir... Je me suis efforcée de rendre moins cruelle la captivité de son fils. — Que Dieu vous récompense! reprit le jeune Flamand; vous avez mérité l'amour et la reconnaissance de tous les Belges. — Hélas ! j'ai pu faire bien peu de chose : le fils de Guillaume de Nassau est resté entre les mains de moines fanatiques, qui étouffent dans son âme le germe des vertus. Le prince d'Orange aura un successeur, mais le héros n'a plus de fils... — Il lui en reste un, madame; nourri à l'école du malheur et des dangers, il sera digne de son père et de son pays; mais vous, pardonnez une demande que votre bonté m'encourage à faire, vous, madame, soyez la mère de celui qu'on retient ici prisonnier; si vous ne pouvez nous rendre un second Guillaume, songez au moins que le sang d'un grand homme coule dans ses veines, et transmettra peut-être ses vertus à ses petits-fils. — Je veillerai sur lui, dit la Reine d'un ton expressif, pendant le peu de jours qui me restent; le chagrin abrège la vie ; quelquefois aussi, dans ce palais, on s'impatiente d'attendre le résultat certain, mais trop lent, de la douleur... Mais, je le répète, pendant le peu de jours qui me restent, je veillerai sur le fils de Guillaume de Nassau. Comme elle achevait ces paroles, on frappa avec violence à la porte de l'appartement : la princesse tressaillit, ses lèvres devinrent pâles et ses genoux tremblèrent... — C'est de la part du Roi, dit-elle au jeune Flamand : la jalousie du Roi est terrible; cachez-vous. Louis de Winchestre se jeta derrière les rideaux épais d'une haute croisée, et la Reine s'assit à son métier, pendant que ses femmes ouvraient la porte. Aussitôt quatre soldats en occupèrent le seuil, et l'on vit entrer un officier suivi d'un homme qui tenait une coupe et un lacet. Cet officier, armé de toutes pièces et le sabre à la main, marcha droit à la princesse : sa figure brutale, sa démarche lourde et son maintien ignoble annonçaient une origine basse et un caractère grossier ; son regard était menaçant et son sourire féroce; mais quand ses yeux rencontrèrent ceux d'Anne d'Autriche il resta interdit; la parole expira sur ses lèvres entr'ouvertes, et sans proférer un seul mot il la salua gauchement. — Que me voulez-vous? dit la Reine. — Madame, répondit l'officier tremblant,... Votre Majesté,... Madame,... le Roi mon maître... Par-donnez-moi, Madame,... et à chaque mot il reculait d'un pas. La princesse eut la patience d'attendre qu'il se fût un peu calmé; tortillant alors ses moustaches d'une main, tandis que de l'autre il caressait le pommeau de son sabre, il parvint à se rappeler la harangue qu'il avait préparée : Madame, dit-il,... d'après l'avis du conseil de conscience et de la sainte inquisition, Sa Majesté le Roi croit devoir punir le zèle que vous avez témoigné dans toutes les rencontres pour la cause des hérétiques ; mais, respectant dans Votre Majesté sa parente et son épouse, il vous laisse le choix du genre de mort. Comme vous avez reçu hier soir l'absolution, et que vous avez communié ce matin, le Roi pense qu'il n'y a pas besoin que Votre Majesté se prépare longtemps à ce sacrifice expiatoire. — J'y étais préparée, répondit Anne d'Autriche sans témoigner de surprise ni de frayeur; je savais le sort de celle qui m'a précédée. Que la volonté du Roi s'accomplisse! la mort sera le don le plus précieux que j'aie reçu de lui. Je sais que son infernale jalousie en est la seule cause, mais je meurs innocente; laissez-moi seulement quelques minutes pour prier. Elle s'agenouilla sur un prie-Dieu, et, sans montrer la moindre faiblesse, éleva son âme vers Celui qui connaissait toute son innocence, le priant de lui remettre les légères fautes de sa vie et de pardonner à son assassin. — Allons! madame; le temps prèsse, s'écria l'officier; choisissez le lacet ou le poison... — Une minute encore, dit la Reine d'un air calme. — Je ne le puis... — Je voudrais écrire quelques lignes. — Impossible! Il faut mourir. Pendant ce dialogue le jeune Flamand était en proie à la plus vive agitation : il voyait la petite-fille de ses souverains, une reine moins grande encore par son rang que par ses vertus, la seule personne de la cour qui eût osé élever la voix en faveur des Belges opprimés, il la voyait victime de ses sentiments généreux et près de mourir d'une mort infâme. Ne consultant que son courage, il voulut trois fois s'élancer seul sur les farouches satellites du tyran, et trois fois il s'arrêta, supposant que ce n'était qu'une épreuve, et qu'après avoir cherché à effrayer la Reine et à lui extorquer quelques aveux, on lui laisserait la vie et la liberté. Enflammé d'une vertueuse indignation, mais craignant de compromettre la princesse en se montrant, il restait immobile, frémissant de colère, tenant à deux mains son épée, dont, dans son impatience, il mordait avec force le pommeau; mais quand il entendit ces paroles sinistres : il faut mourir ! quand il vit l'officier appeler du geste le bourreau qui le suivait, et déjà étendre la main pour saisir la Reine, il poussa un cri de fureur et fondit le glaive nu sur les meurtriers, en répétant : il faut mourir; oui, misérables, il faut mourir. Les regards seuls de l'officier et de son infâme aide révélèrent leur surprise et leur terreur : avant que leurs traits eussent pu changer d'expression, avant que leurs joues fussent décolorées, avant qu'ils eussent quitté leur attitude menaçante, le fer vengeur les avait atteints tous deux : le glaive de Louis de Winchestre fendit le casque et ouvrit le crâne du militaire, et, d'un coup de pointe, il perça le cœur du bourreau. A la vue du sang qui coulait en abondance, cette princesse qui venait de soutenir avec tant de courage les approches de la mort, saisie maintenant d'une horreur profonde, détourna la tête, s'appuya sur le prie-Dieu, et resta un moment sans connaissance; ses femmes ne firent pas un seul pas pour la secourir : accoutumées à demeurer passives au milieu des scènes affreuses qui se renouvelaient si souvent dans le palais du Roi, elles avaient vu d'un œil sec leur maîtresse vouée au supplice, et le seul sentiment qui régnât dans leurs cœurs avilis et corrompus c'était la crainte qu'on ne leur lit un crime d'avoir été témoins de cet épouvantable meurtre. Cependant les quatre soldats qui gardaient la porte s'étaient précipités sur le téméraire jeune homme; mais lui, déployant une force et une agilité surnaturelles, détourna leurs coups, brisa leurs hallebardes, et fracassa leurs armures : son sabre est comme une muraille d'airain que les piques ne peuvent traverser, on dirait qu'il se multiple pour faire faire de toutes parts, et, quoique seul contre quatre, l'intrépide Flamand n'a point encore reçu une seule blessure, tandis que le sang de ses adversaires coule à grands flots. — A moi, Wallons! à moi, compatriotes! s'écria-t-il d'une voix de tonnerre en redoublant ses efforts. Braves gens de Liège et du Hainaut, au secours ! Il y avait dans un corridor voisin un poste de gardes wallonnes : comme ces braves soldats avaient souvent querelle avec les autres troupes, ils s'imaginèrent qu'un de leurs compagnons était en danger ; ils accoururent aussitôt, l'épée à la main, et, fondant sur les quatre Espagnols, ils les hachèrent en pièces, comme des traîtres et des assassins. Cependant un homme pâle et hors d'haleine accourait à toutes jambes; c'était le Roi lui-même : dépouillant cette fois la gravité qui ne le quittait jamais, il n'était plus qu'un époux ardent, fougueux, passionné, en proie aux transports les plus violents. — Arrêtez! cria-t-il de loin d'une voix mal assurée; au nom du Ciel, arrêtez : elle est innocente, on m'avait surpris;... arrêtez, arrêtez!... Les soldats ne prirent garde qu'à ces derniers mots : — Il n'est plus temps, Sire, répondirent-ils, un peu confus mais sans crainte; nous avons fait notre devoir. — Il n'est plus temps! répéta le Roi, et un rire affreux contracta tous les muscles de sa figure : il n'est plus temps!... Mais je la vois, reprit-il en faisant un geste d'épouvante; son ombre est là... Isabelle! don Carlos! venez, venez aussi, venez avec elle dévorer mon cœur! Les soldats, quoique vieillis dans les armées et accoutumés à l'horrible spectacle du carnage, ne purent soutenir la vue de Philippe poursuivi par le remords : ils se couvrirent le visage de leurs mains, pour ne plus apercevoir cette figure effrayante, plus horrible mille fois que l'image de la mort la plus horrible. Les cheveux du Roi étaient hérissés, ses yeux sortaient de leur orbite; des nuances livides, jaunes et verdâtres se succédaient sur ses joues comme les nuages que chasse devant lui l'ouragan : tous ses muscles étaient tendus, tous ses membres tremblaient : sa respiration était pénible et entrecoupée, et des sons inarticulés s'échappaient de ses lèvres. La Reine, qui avait repris connaissance, eut seule le courage d'approcher de ce prince aussi malheureux que coupable. — Calmez-vous, Sire, lui dit-elle d'un ton qui ne ressemblait point à celui du reproche ; Anne d'Autriche est sauvée. — Sauvée ! répéta Philippe en reculant de surprise ; sauvée! dites-vous? et il passa la main devant ses yeux comme pour s'assurer s'il n'était point le jouet de quelque illusion : vous vivez, madame! et par quel miracle? — Ce jeune homme m'a défendue, répondit la princesse en montrant Louis de Winchestre. Le Roi tourna vers le Belge ses yeux ternes et semblables à ceux d'un mourant : il parut l'examiner, et bientôt sa pâleur fit place à une rougeur brûlante, ses yeux reprirent leur éclat, et une violente jalousie se peignit dans tous les traits de sa-figure. — Un jeune homme! murmura-t-il : qu'on s'assure de lui ! — Arrêtez, Sire, s'écria la Reine; c'est mon libérateur, et ma mort suivrait de près la sienne... — Au moins, madame, reprit le monarque avec un regard soupçonneux, vous ne refuserez pas de me dire comment ce jeune homme s'est trouvé présent... La princesse restait muette. — Sire, dit Louis de Winchestre avec une fermeté mâle et digne d'un héros, je suis prêt à satisfaire Votre Majesté; mais j'ose vous supplier que ce soit dans un autre appartement, et qu'on s'occupe en attendant de secourir la Reine. — Vous avez raison, répondit Philippe d'une voix sourde et avec un regard qui témoignait que cette attention même avait confirmé tous ses soupçons; les femmes de Sa Majesté prendront soin d'elle. Suivez-moi. Ils s'éloignèrent ensemble : le Roi marchait le premier; il avait soin de tourner à chaque moment la tête, pour surprendre les regards du jeune homme et de son épouse. CHAPITRE XXXII Ils traversèrent plusieurs appartements richement meublés, mais sombres et tendus de tapisseries qui représentaient des objets lugubres. Parvenus enfin à un petit cabinet, le Roi s'y arrêta, et, appelant un officier de ses hallebardiers : — Postez-vous dans la salle voisine, lui dit-il à voix basse; que les portes restent ouvertes, et que vos soldats soient prêts à faire feu sur cet homme au moindre signal ! L'officier obéit. Louis de Winchestre vit les soldats, rangés à vingt pas de lui, charger leurs arquebuses et le coucher en joue. Cependant il ne trembla point, car son courage semblait s'accroître avec le danger. Quand le Roi vit les gardes prêts à tirer, il s'assit dans un fauteuil magnifique, et, jetant un regard plein de méfiance au jeune Flamand : — Maintenant, dit-il, vous pouvez parler; qui êtes-vous? mais ne m'approchez pas, restez à cette distance. — Sire, dit Louis de Winchestre, je suis un gentilhomme belge, chargé par le duc d'Albe d'une mission importante. — Par le duc d'Albe! s'écria Philippe en se levant à demi, et vous étiez avec la Reine, elle qui feint de le haïr ! Ainsi tout le monde s'applique à tromper les rois, reprit-il d'une voix moins élevée, après un moment de réflexion; mais on ne se dérobe pas aisément à ma pénétration : j'avais tout deviné; cependant je veux bien que vous me rapportiez ce que disait la Reine. — Elle me reprochait d'avoir accepté une mission de l'oppresseur de mon pays. — Tu mens, dit le Roi en frémissant de rage; tu me caches la vérité : mais tu mourras. — Je crains moins la mort que le mensonge, reprit froidement le jeune homme. Une réponse si ferme étonna le monarque; il n'était pas habitué à un pareil langage, et il conçut une haute idée de l'étranger qui osait s'exprimer de la sorte devant lui. — Et quelle est la mission du duc d'Albe? reprit-il d'un ton plus doux. — J'ai ordre de remettre une dépêche à Votre Majesté. — Il aurait suffi d'un courrier : pourquoi cette folle dépense de m'envoyer un gentilhomme? — Don Ferdinand de Tolède désirait que les ministres n'en eussent point connaissance. — Donne-moi donc cette lettre confidentielle, mais ne m'approche pas... dépose-la sur le bureau et retire-toi... Non, non, attends... Brise toi-même le cachet... il y a des lettres qui font mourir celui qui les ouvre... et ce duc d'Albe en connaît le secret... aussi bien que moi-même. Louis de Winchestre décacheta la lettre, la déposa sur le bureau et se retira à l'autre extrémité du cabinet. — Non, pas là, s'écria le monarque, non, pas là : mes soldats ne pourraient t'y atteindre : mets-toi vis-à-vis de la porte. Le jeune Flamand obéit, et, debout près de la croisée, il regardait d'un œil assuré les arquebuses dirigées contre lui, tandis que le Roi parcourait la dépêche, s'arrètant à chaque moment pour observer s'il ne faisait aucun mouvement suspect. Quand Philippe eut achevé sa lecture : — C'est une chose évidente, dit-il, que don Ferdinand de Tolède compte sur de puissants appuis, sans quoi il ne se serait certainement pas exposé à ma juste colère. Il faut qu'il ait des protecteurs secrets : nomme-les-moi, Flamand. — Je ne lui connais que des ennemis, répondit Louis de Winchestre. — Oses-tu bien ainsi en imposer à ton Roi? Eh LE GUEUX DE MER. 20 bien! je te les nommerai, moi, les amis de ton maître : d'abord la reine Élisabeth d'Angleterre ; puis Anne-Marie d'Autriche, avec laquelle on t'a trouvé tantôt. Tu souris, traître! — J'avoue qu'il me semble étrange de voir Votre Majesté supposer une alliance entre le duc d'Albe et la reine d'Angleterre. — J'en ai les preuves : sachez que, depuis l'entrée du duc dans les Pays-Bas, ses moindres démarches me sont fidèlement rapportées. — Peut-être les dénature-t-on par de faux récits. Le Roi changea de visage. La méfiance qui l'agitait continuellement se peignit dans ses regards, et, avançant la tête comme pour mieux entendre : — Que dis-tu là? s'écria-t-il : pourquoi soupçonnes-tu la fidélité de mes agents secrets? Pourrais-tu me donner quelque preuve de leur perfidie? Malheur, sept fois malheur aux parjures qui m'auraient trompé! Mais non... je les ai trop bien récompensés... et cependant les bienfaits des rois ne sont jamais payés que par l'ingratitude. Comme Philippe achevait ces mots l'heure de midi vint à sonner. Aussitôt il tira de sa poche un gros livre de prières, le posa devant lui, se découvrit la tête, joignit les mains, et, s'agenouillant d'un air dévot, il récita, en se frappant la poitrine, certaines formules auxquelles il attachait une vertu particulière. Ensuite il prononça à haute voix le premier verset de Y Angélus, et d'un coup d'œil il fit signe au Flamand de répondre. Louis de Winchestre, qui, sui- vant la coutume de l'époque, s'était lui-même agenouillé en entendant le son de la cloche, dit le second verset; le Roi reprit le troisième, et, continuant ainsi, ils récitèrent non seulement l'Angélus, mais encore les sept psaumes de la pénitence et les prières usitées pour les morts ; mais, pendant tout ce temps, les hallebardiers postés dans la salle voisine restaient debout, l'arquebuse à la main et prêts à faire feu. Quand le monarque se releva sa figure paraissait un peu moins sévère : — Je suis content de toi, dit-il ; tu as assez bien répondu, c'est plus que je n'en attendais d'un Flamand... Ecoute-moi, jeune homme, mes trésors sont immenses et mon pouvoir sans bornes : eh bien ! je consens à te promettre telle récompense qu'il te plaira de choisir si tu me livres les secrets du duc d'Albe. En prononçant ces mots, dont il croyait l'effet immanquable, il s'était rapproché du jeune Belge, et se préparait déjà à recevoir d'importantes révélations ; mais Louis de Winchestre, contenant à peine l'indignation que lui inspirait une pareille demande, répondit avec fierté : — Je ne suis point le confident du duc d'Albe. Le Roi fut déconcerté d'une réponse si imprévue, et, malgré tout son orgueil, le regard méprisant du jeune homme le fit rougir. Cependant il dévora patiemment cette humiliation pour parvenir à satis- faire son éternelle méfiance, et il reprit sans témoigner de colère : — Mais il faut qu'il ait une grande confiance en toi? — Je lui ai sauvé la vie. — Et tu ne sais rien de ses complots? parle, avoue que tu es son complice ; déclare ce que je te demande ou tu vas mourir. En parlant ainsi Philippe avait pris un ton sévère et un air menaçant, pour arracher par la crainte ce qu'il ne pouvait obtenir par les promesses. Mais Louis de Winchestre répondit avec la même fermeté : — Je répète à Votre Majesté que les desseins secrets du duc d'Albe me sont entièrement inconnus. Je ne lui crois même d'autre projet que de dévaster entièrement mon malheureux pays. — Et tu ne penses pas qu'il veuille se faire duc de Brabant et livrer la Flandre à Elisabeth? s'écria le Roi en frappant du pied avec impatience. — Je le crois trop prudent pour former des projets impraticables. — Traître, dit le monarque, tu me trompes : tu vas périr, périr sans confession ! — Ma vie est dans les mains de Dieu, répartit le Belge sans s'émouvoir. — Elle est entre mes mains, reprit Philippe avec une fureur concentrée : d'un mot, d'un signe, je puis t'envoyer aux enfers. Vois ces soldats qui te couchent en joue : déclare tout ou tu es mort. — Je n'ai rien à déclarer. — Tu le veux, eh bien! meurs. C'en était fait de l'intrépide Flamand si la rage dont le Roi était transporté lui eût laissé sa présence d'esprit; mais, tandis qu'il étendait le bras pour Déclare ce que je te demande ou tu vas mourir. (P. 3i2.) donner à ses hallebardiers le signal funeste, sa main gauche, appuyée sur un ressort secret qui était caché dans un des bras du fauteuil, fit un mouvement d'impatience. Le ressort déplacé joua, et aussitôt, comme par enchantement, les portes du cabinet se fermèrent 3l4 LE GUEUX DE MER et mirent une barrière entre les soldats et celui sur lequel ils allaient faire feu. Philippe II pâlit à cette vue ; car ces portes avaient été faites, d'après ses propres dessins, avec tant d'art qu'elles s'emboîtaient d'elles-mêmes en se rejoignant et qu'on ne pouvait les ouvrir du dehors. Il se trouvait donc enfermé dans son propre cabinet avec l'homme qu'il avait menacé du supplice, et cet homme était encore tout couvert du sang des soldats tombés sous son glaive redoutable : quelle résistance eût pu lui opposer le monarque déjà affaibli, infirme et peureux? Les hallebardiers, qu'un obstacle imprévu séparait de leur proie, essayèrent vainement d'ébranler ces portes massives : le Roi avait présidé à leur construction et les avait fait faire assez solides pour résister à tous les efforts extérieurs. C'était une précaution qu'il avait prise contre la malveillance : il avait cru par là se mettre à l'abri des coups de ceux qu'il aurait poussés au désespoir, et maintenant il se voyait victime des mesures qu'il avait calculées pour sa sécurité. Pâle, tremblant, à demi mort, il tira son épée ; mais elle s'échappa de ses mains quand il vit le jeune Belge s'approcher de lui : — Ne me frappe pas, murmura-t-il d'une voix étouffée par la crainte ; ne porte pas la main sur l'oint du Seigneur ; je suis le Roi Catholique, ne me frappe pas. Sans daigner lui répondre un seul mot, Louis de Winchestre s'approcha de la porte et chercha les moyens de l'ouvrir : il y réussit, grâce à son adresse et à sa force prodigieuse ; car, quoiqu'il se trouvât du côté où le mécanisme était à découvert, comme il n'en connaissait point le secret, il eut quelque peine à le faire jouer. Les soldats demeurèrent interdits quand ils virent celui contre lequel ils étaient armés leur livrer lui-même le passage et s'exposer à leurs coups; Philippe aussi fut frappé de cette action courageuse. — Retirez-vous, dit-il aux hallebardiers; ne lui faites pas de mal... Mais dès qu'ils eurent fait quelques pas sa défiance reprit de nouvelles forces, et il leur cria de rester. Se retournant ensuite vers Louis de Winchestre, et s'efforçant de lui parler du ton qui convient à un maître, quoiqu'il tremblât encore du danger qu'il avait couru : — Jeune homme, dit-il, celui qui avait touché l'arche sainte, même pour la soutenir, fut mis à mort par le Dieu jaloux de sa giandeur. Rappelez-vous cet exemple, et vous comprendrez quelle est ma clémence de vous laisser libre et impuni après m'avoir approché de si près : allez, ne reparaissez jamais devant moi, et qu'aucune indiscrétion ne vous échappe; car le bras des rois est long. Louis de Winchestre s'inclina légèrement et sortit du cabinet. Quand il passa devant les hallebardiers il les entendit répéter plusieurs fois le nom de brave. CHAPITRE XXXIII uand le jeune Belge fut sorti du palais il se re-d - traça toutes les chcons- ' tances terribles des scènes jw / dans lesquelles il venait v de figurer, et s'étonna S ' M&^ÊlW }mnm\ '- ^ d'avoir pu échapper à tant -^gPPLlifyK|l périls. Une église se — --j*......trouvait sur son passage : il y entra, remercia de son salut Celui qui tient dans sa main le cœur des rois, et lui demanda la délivrance du père de Marguerite. A mesure qu'il priait il sentait redoubler sa confiance, et quand il se retira, après avoir été pros- terné plus d'une heure devant l'autel du Très-Haut, il se croyait déjà certain d'obtenir un nouveau succès. Le soleil n'était pas encore à son déclin quand il arriva à l'hôtel où il avait pris son logement; mais, quoique l'heure fût si peu avancée, la maison retentissait de cris et de chants joyeux. C'était Dirk Dir-kensen qui faisait fête à un ancien camarade : comme ils s'étaient précisément attablés dans l'appartement du jeune homme, il fut obligé de se rendre auprès d'eux, et il entra au moment où ils chantaient en chœur la victoire de Lépante. Dirk parut troublé à la vue de son lieutenant, mais son convive ne se déconcerta point : c'était un homme de haute taille, vêtu de noir et armé d'une longue rapière. Sa figure brune et cicatrisée avait une expressiôn singulière de hardiesse, de franchise et de férocité. Ses yeux noirs brillaient comme ceux d'un oiseau de proie, ses narines étaient hautes et larges comme celles des chasseurs indiens; sa bouche, un peu grande, laissait entrevoir deux rangées de dents blanches et aiguës, de grosses moustaches, qui se relevaient en pointe de chaque côté, couvraient presque le tiers de son visage, et une large balafre dont sa joue gauche était sillonnée achevait de lui donner un air redoutable. — Mon gentilhomme, dit-il en se levant pour saluer le nouveau venu, vous voyez devant vous don Ignatio-Angelico-Dominico-Francisco de Santa-Maria y Pedroval y Paulodor, actuellement bri- LE GUEUX DE MER gadier dans l'honorable corps de la Sainte-Her-mandad, familier et alguazil-major de la très sainte inquisition, votre serviteur, et qui boit à votre santé. Il se retourna pour vider son verre; le mécontentement et le mépris se peignaient sur la figure de Louis de Winchestre; mais le pilote lui dit tout bas : C'est un homme précieux, mon lieutenant; il peut nous rendre le comte de Walde-ghem! Ces mots firent tressaillir l'amant de Marguerite. Quelque répugnance qu'il éprouvât à s'entretenir familièrement avec un agent de l'inquisition, il résolut de se soumettre à tout pour sauver le père de sa bien-aimée. Il s'approcha donc de l'alguazil, et, s'efforçant de prendre un air bienveillant, il lui dit : Seigneur Ignatio, quoique vous me soyez inconnu, il suffit que Dirk Dirkensen vous regarde comme son ami, pour que votre présence ne puisse me déplaire. Malgré le costume simple que portait le jeune homme, son air noble et sa démarche majestueuse trahissaient son rang. Aussi l'Espagnol parut-il flatté du compliment qu'il lui adressait, et pour montrer qu'il n'en était pas indigne il releva ses moustaches, frappa du poing sur la table et répondit d'une voix forte : — Par Notre-Dame du Montferrat ! mon jeune seigneur, ce brave Zélandais peut vous dire qui je suis. Nous nous connaissons à merveille, ayant combattu tantôt du même côté, tantôt l'un 3iç> contre l'autre. Nous avons souffert ensemble le calme, qui est le fléau des marins, et nous avons ensemble bravé la tempête, sans parler du fer de l'ennemi, qui, par une grâce spéciale de sainte Barbe, ma bonne patronne, n'a jamais fait plus d'impression sur moi que le bourdonnement des moucherons. — Vous n'avez donc pas toujours été attaché au saint-office? demanda le jeune Belge après s'être assis à côté de l'alguazil, car il sentait la nécessité de se prêter à la circonstance, et il faisait volontiers pour sauver le père de Marguerite ce qu'il n'eût peut-être pas voulu faire pour son propre salut. — Par la croix verte et par la sainte bannière ! répartit le familier de l'inquisition, j'ai fait plus d'un métier, mon gentilhomme! et s'il fallait vider autant de bouteilles que... Mais ne parlons pas de cela, et permettez-moi de boire au succès de vos amours ! En achevant ces mots il remplit son verre jusqu'aux bords et le vida d'un seul trait; puis il reprit, en essuyant ses moustaches. : Croiriez-vous bien, mon cavalier, que moi qui trinque ici de si bonne amitié avec ce vieux pilote j'ai manqué de l'arrêter tantôt et de le jeter dans un cachot, d'où peut-être il ne serait jamais sorti? Ha! ha! ha! l'aventure est plaisante; verse-moi encore une rasade, mon vieux, pour prouver que tu ne gardes pas rancune. Monseigneur, à votre santé !... Voici, mon gentilhomme, comment la chose est arrivée. Le camarade rôdait de trop près autour de nos cellules; moi, qui ne le voyais que par derrière, je crus devoir lui mettre la main au collet; mais le brave homme riposta d'un coup de poing si bien asséné que je le reconnus de suite, et je m'écriai en tombant : Sainte Vierge de Cordoue ! c'est Dirk Dirkensen ! car il faut que vous sachiez, seigneur cavalier, que nous nous mesurions quelquefois ensemble quand nous montions le même navire. Hem ! hem ! Le pilote secoua la tête : Oui, oui, dit-il, tu m'as donné trois coups de couteau, et je t'ai jeté deux fois à la mer ; partant, puisque le diable t'a repêché, nous sommes quittes! — Nous avions alors un excellent voilier, répartit l'Espagnol, oubliant son rôle d'alguazil et souriant au souvenir de ses anciennes croisières. Quelles prises nous faisions! Mais j'en ai bien reçu l'absolution, mon très cher frère, continua-t-il en reprenant son masque : j'ai lavé mon âme des souillures du péché. Dirk, je bois à ta conversion prochaine. Le vieux Zélandais répondit en haussant les épaules : Carino, car j'ai déjà oublié ton nouveau nom, je n'ai que faire de changer : je suis né sur la mer et je compte y mourir, et si je n'y ai pas fait une grande fortune, je ne laisserai personne après moi pour accuser ma mémoire. Mais il n'en sera pas de même de toi, et le métier que tu fais maintenant... — Saint Dominique le miséricordieux! s'écria l'alguazil en jetant autour de lui un regard plein de LE GUEUX DE MER méfiance, que dites-vous là, mon cher? Savez-vous bien que si quelqu'un pouvait nous entendre je serais forcé de vous arrêter comme hérétique et blasphémateur du saint-office? — Et tu aurais le courage de le faire? dit le pilote en frémissant. L'Espagnol répondit avec le plus grand sang, froid : Je sais que tu m'as sauvé la vie une ou deux fois; mais ce ne serait pas là une raison pour m'exposer à la perdre... Les cheveux gris du brave marin se dressèrent sur sa tête; il se leva brusquement de table, et, jetant au familier un regard furieux : Carino, s'écria-t-il, tu es un... L'alguazil lui mit la main sur la bouche avant qu'il pût prononcer le mot fatal : N'achevez pas, dit-il, Dirk, mon ami; vous savez que je ne pardonne guère et que mon poignard est bien affilé. Mais le pilote le repoussa rudement, et, saisissant par le canon son mousquet qui était posé contre la muraille, et le fit tourner autour de sa tête comme une massue, en criant : Tire maintenant ton poignard, si tu veux ! Le fer brillait déjà dans la main de l'Espagnol ; mais Louis de Winchestre, se jetant entre les deux adversaires, les empêcha de sauter l'un contre l'autre. Dirk Dirkensen se rassit le premier, honteux de son emportement; l'alguazil remit son poignard dans sa gaine et, tendant au Zélandais sa main désarmée : Touche là, dit-il, et une autre fois ne sois 322 LE GUEUX DE MER pas si prompt ; que ne me laissais-tu le temps de finir? Le pilote détourna les yeux : Te donner à présent la main, c'est une chose impossible. — Écoute-moi au moins, vieil enragé. Si tu n'avais fait que me sauver la vie, je ne m'exposerais peut-être pas pour toi; mais, Dirk, je te dois davantage, et c'est ce que j'allais dire, quand tu m'as si follement interrompu : tu m'as vengé,-brave Dirk, vengé d'un traître, d'un ennemi mortel... Et en prononçant ces mots ses yeux étincelaient de plaisir, et un sourire féroce brillait sur ses lèvres... Tu m'as vengé, nous avons foulé ensemble le cadavre de mon ennemi : je suis à toi à la vie et à la mort ! — Et tu voulais me tuer il y a un moment, répliqua le Zélandais. L'Espagnol fronça le sourcil : Tu m'insultais, dit-il. Louis de Winchestre, témoin muet de cette scène, éprouvait le mécontentement le plus vif d'être réduit à ménager cet homme dont la cruauté le révoltait. Il se contint cependant, retenu par le souvenir de Marguerite, et fit même signe au pilote de se réconcilier avec le familier de l'inquisition. Dirk obéit, et, surmontant sa répugnance, il se rapprocha de son ancien camarade, lui donna la main, et recommença à trinquer avec lui. — Carino, dit-il, quand il le vit de bonne humeur, j'attends de toi un service. — Parle, répondit l'Espagnol, et, par saint Jacques de Compostelle ! je ferai tout pour toi. — Eh bien! il faut que tu m'accordes la délivrance d'un des prisonniers qui sont sous ta garde. A ces mots l'alguazil pâlit et trembla de tous ses membres. — C'est ma tête que tu veux, s'écria-t-il : connais-tu le pouvoir de l'inquisition? jusqu'au bout de l'univers elle atteint ses victimes! — Fais ce que je te demande et sois sans inquiétude. Tu nous accompagneras en Zélande : il n'y a point de traîtres là. L'Espagnol, mettant ses deux coudes sur la table, appuya sa tête sur ses mains et il parut réfléchir un moment. — Mille ducats seront le prix de votre action, lui dit Louis de Winchestre, et, tirant sa bourse, il voulut .la lui donner. Le familier de l'inquisition la repoussa : — .Ni pour mille ni pour dix mille ducats, répondit-il, je ne tenterais un coup si téméraire; mais pour m'acquitter envers le brave homme qui a tué mon ennemi !... comptez sur moi : je le livrerai ou je serai victime de mon audace. Es-tu content, Dirk? — Je reconnais mon ancien camarade, répondit le pilote d'un air satisfait. — Et le nom du prisonnier? — Le colonel de Waldeghem. — C'est un vieillard infirme, reprit l'alguazil en secouant la tête; il faudra que vous m'aidiez à le tirer de cage, car il ne peut marcher. — J'irai avec vous, dit Louis de Winchestre; je descendrais jusqu'aux enfers pour le délivrer. Dirk le tira par son manteau : Mon lieutenant, s'écria-t-il, c'est à moi de braver ce péril ; laissez-moi faire, je suis vieux, et si je succombe aucune jeune fille n'aura des pleurs à répandre. — Venez tous deux, dit l'Espagnol; nous ne serons pas trop de trois. — Nous irons, répondit le jeune homme, quoique le pilote lui fît signe de ne rien promettre. Les regards de l'alguazil exprimaient la surprise ; il se leva et frappant du poing sur la table : — Par saint Côme et saint Damien ! s'écria-t-il, vous êtes bien confiants; mais vous ne vous en repentirez pas. Demain je viens vous prendre tous deux, je vous mène dans ma cellule; je vous habille en familiers;... le déguisement est facile, car les jours d'opération nous sommes tous masqués d'un triple voile noir. Il faudra ensuite descendre au lieu des tortures, ce qui est la chambre du conseil de nos pères, on y amènera le vieillard, on l'interrogera, on le mettra peut-être à la question; mais il faudra bien qu'on finisse par le renvoyer à son cachot. Alors nous suivons les deux gardes qui le conduisent, et nous les poignardons. — Bravo! dit le pilote; mais la retraite?... L'Espagnol reprit d'un air triomphant : Par saint Ignace! j'y ai pourvu. Comme j'ai pressenti de longue main que, l'un ou l'autre jour, il pourrait m'être agréable de savoir par où prendre l'air, j'ai détaché quelques pierres d'une vieille muraille : vous comprenez... Demain votre homme sera libre, par Mahomet! il le sera. — Don Ignatio, dit en souriant le vieux marin, il me semble que vous nommez là un saint qui n'était pas encore en Paradis du temps que je naviguais dans les eaux de l'Eglise romaine. Le familier de l'inquisition partit d'un grand éclat de rire.— Ne sais-tu pas, dit-il, que j'ai servi sur plus d'un bord? et j'oublie quelquefois, avec des amis, le pavillon qu'il faut que je porte devant les étrangers. Que cela ne vous alarme pas, mon gentilhomme! il est vrai que si la mode venait de se faire circoncire, il ne m'en coûterait plus la douleur de l'opération; mais, mille millions de diables! je n'ai gardé des Turcs que la coutume de tenir parole. Allons, Dirk, encore une rasade ! au bon succès de l'entreprise ! Ils trinquèrent ensemble, et Louis de Winchestre lui-même, animé par l'espoir de délivrer le père de sa bien-aimée, voulut leur faire raison ; car il sentait qu'il ne pouvait trop s'attacher celui duquel dépendraient la vie du vieillard et la sienne. — A demain! dit alors l'alguazil : soyez prêts à me suivre quand le jour baissera. Mon gentilhomme, je vous baise les mains; bonne nuit, mon vieux camarade ! tâchons tous de bien dormir, car ce sera peut-être pour la dernière fois. Il sortit, en riant de cette agréable saillie; les deux Belges demeurés seuls s'entretinrent encore quelque temps des chances qu'ils allaient courir, et quand vint l'heure du repos ils s'endormirent d'un sommeil paisible, car leur conscience était pure et c'était pour une bonne action qu'ils voulaient exposer leur vie. LE GUEUX DE MER. 21 CHAPITRE XXXIV Le lendemain, vers le déclin du jour, don Ignatio de Santa-Maria vint trouver le jeune Belge qui l'attendait avec impatience, et il le conduisit, ainsi que Dirk Dirkensen, au palais de l'inquisition. C'était un bâtiment immense, d'une architecture lourde et massive ; mais on n'y remarquait rien qui pût le faire distinguer d'une prison ordinaire, si ce n'est peut-être le grand nombre de statues de saints et d'emblèmes religieux qui s'offraient de tous côtés aux regards. Quoique conduits par un alguazil, les deux étrangers n'en furent pas moins attentivement examinés par YAlcaïde, ou portier du saint-office; ils traversèrent ensuite de longs corridors remplis de gardes, qui leur jetaient des regards sinistres : enfin leur guide, après les avoir fait monter dans la partie supérieure du bâtiment, les mena à une cellule qu'il occupait dans ce séjour de douleur. Là il leur offrit une légère collation qu'il avait préparée pour eux ; mais Louis de Winchestre, saisi d'une émotion trop puissante, ne put se résoudre à accepter les mets délicats que lui présentait une main si souvent ensanglantée, et le pilote seul fit honneur au repas de son ancien camarade. — Carino, lui dit-il, après avoir vidé plus d'une bouteille, où diable as-tu pris cet incomparable vin? Il faut que tu sois riche comme un contrebandier pour acheter de pareil nectar. — Par saint Jacques d'Alcantara! tout cela ne me coûte que la peine de le prendre. En attendant l'heure de la question,, les seigneurs inquisiteurs se régalent là-haut, et comme je suis assez bien avec leur maître-d'hôtel, on ne me refuse jamais quelques bribes du festin. La surprise et l'horreur étaient peintes dans tous les traits du vieux marin. — Quoi, dit-il, ces maudits requins ont le cœur de faire fête au moment de torturer leurs semblables! Le crocodile pleure avant de tuer un homme, et eux se réjouissent d'égorger leur frères ! — Que veux-tu? répondit le familier; le soldat s'enivre avant d'aller à la bataille, et nos saints pères ont besoin de puiser un peu de courage dans le jus de la treille pour supporter avec indifférence la vue du sang humain. Allons, mon brave Dirk, encore une rasade ! L'honnête Zélandais fit un geste d'aversion et de dégoût. — Que la peste m'étouffe, s'écria-t-il avec feu, si j'accepte une goutte de plus! Je ne toucherai pas davantage au vin de ces cannibales ; plutôt ne boire que de l'eau Mais quel est ce bruit? — N'y prends pas garde, répartit froidement l'Espagnol; nous entendons cette musique toute la journée : ce sont les cris des pauvres diables auxquels on inflige des coups de discipline, pour mortifier la chair. — C'est la voix d'une femme! dit Louis de Winchestre. Au même moment la porte de la cellule s'ouvrit et une jeune fille à demie nue s'y précipita : ses longs cheveux épars étaient le seul voile qui couvrît sa gorge d'albâtre ; ses bras, aussi blancs que la neige, portaient l'empreinte des fers qui les avaient serrés; ses larmes inondaient son visage, et elle s'écriait d'une voix qui eût touché le cœur le plus dur : Sauvez-moi, oh! sauvez-moi de leurs mains; tirez-moi d'ici ou donnez-moi la mort! — Ce serait nous perdre avec elle, dit le familier de la sainte inquisition, dont la figure avait pris une expression encore plus dure et plus féroce que d'ordinaire; et, saisissant cette malheureuse par les cheveux, il allait la traîner hors de la cellule ; mais Dirk Dirkensen, l'entourant d'un bras de fer, le força de s'arrêter. — Lâche-moi, Dirk, ou je te tue! s'écria l'alguazil furieux en appuyant un pistolet sur sa poitrine ; il faut que je te tue, si tu ne me lâches pas! Le vieux marin conserva toute sa présence d'esprit ; il dé- tourna l'arme meurtrière, et, déployant sa force prodigieuse, il obligea son antagoniste à reculer, tandis que Louis de Winchestre soutenait la jeune fille éperdue et se hâtait de la couvrir d'un grand manteau. — Voilà de belle besogne! dit en frémissant de rage don Ignatio, que Dirk tenait comme enchaîné au fond de la cellule; on va nous découvrir, et nous périrons avec elle. — Au moins ne sera-ce pas sans vengeance! reprit le pilote. — Imprudent! que ferons-nous contre une armée d'ennemis? Ah! Dirk Dirkensen, tu nous as perdus sans nécessité et sans fruit. Mais lâche-moi ; que crains-tu? maintenant qu'elle est restée un seul moment auprès de nous, il est trop tard pour reculer. — Avant que je ne te lâche, répliqua d'un ton décidé le vieux marin qui le tenait par le milieu du corps, promets-moi de nous seconder de ton mieux. — Il le faudra bien, répondit tristement l'alguazil, car le même sort nous attend tous : nous échapperons ou nous périrons ensemble. Mais, par la barbe du prophète! laisse-moi... On vient à nous ; cachez la fille de votre mieux, moi je porterai la parole. — Si tu nous trahis... — A quoi me servirait-il de vous trahir? je serais soupçonné, et ici le soupçon est pire que la mort. Tâchez seulement de faire bonne contenance. On mit à la hâte un masque noir, comme ceux que portaient quelquefois les familiers, sur la figure de la jeune fille; un moment après parut un inquisiteur. C'était un moine dominicain dans toute la force de l'âge : sa figure était pourprée, et ses yeux brillaient d'ivresse, de lubricité et de colère. — Où est-elle? dit-il en entrant; don Ignatio, il faut que vous la trouviez. — De qui parle votre sainteté? répondit le fourbe en baissant les yeux et en croisant les mains sur sa poitrine. — La belle prisonnière, mon ami, notre charmante Grenadine. — Dans le quatrième cachot à gauche du grand corridor, répondit le familier sans montrer la moindre émotion; je vais y conduire votre révérence. — Et non, non ! de par le diable ! elle n'y est plus ; elle s'est échappée de mes bras au moment où... Le moine s'arrêta à ce mot, et se mit à rajuster un peu son costume, qui était dans le plus grand désordre. — Il me semble que votre éminence saigne un peu, observa d'un air bénin le rusé Ignatio : votre sainteté voudrait-elle accepter un petit emplâtre de ma composition, qui guérit de suite cette sorte de plaies? Le Roi pourrait bien assister à la séance de cette nuit (i). (i) Philippe préférait à tous les spectacles la vue des supplices infligés aux hérétiques : en i56o, s'étant rendu à Valladolid pour y presser la condamnation d'un grand nombre d'hérétiques, parmi lesquels Van Meteren compte 28 gentilshommes des premières familles, il voulut être témoin de leur mort, et montra une horrible joie pendant qu'ils expiraient dans les flammes. — Le Roi! répéta le dominicain en pâlissant, et cette coquine qui m'a égratigné toute la figure ! Vite! cher Ignatio, vite! votre merveilleux onguent! — L'alguazil, avec un sang-froid admirable, tira d'une armoire une boîte qui contenait différentes drogues : il en étendit un peu sur un morceau de taffetas couleur de chair, qu'il coupa ensuite par bandes; puis il les appliqua fort adroitement sur les cicatrices du moine qui, tout entier à ses inquiétudes, ne songeait déjà plus à la belle fugitive, et s'apercevait à peine qu'il y eût des gens dans la cellule. Quand il fut convenablement pansé, il jeta les yeux autour de lui et demanda au familier : — Qui donc avez-vous ici, don Ignatio? — Très saint père, ce sont de mes cousins qui aspirent à l'honneur de remplir le poste où votre gracieuse intercession m'a élevé. — Bien! fort bien! je vois que vous êtes d'une famille de vieux chrétiens. Dieu vous garde, mes enfants; adieu, don Ignatio! — Mon bon père, reprit l'alguazil en s'agenouil-lant, votre bénédiction ! Le moine étendit sa main coupable, et ne craignit pas, souillé de crimes comme il l'était, d'invoquer le nom de Dieu et d'appeler la faveur céleste sur la tête du familier. Louis de Winchestre et Dirk Dirkensen détournaient les yeux avec horreur; heureusement le dominicain ne prit pas garde à eux. Quand il fut parti, don Ignatio se releva et, pous- sant un grand éclat de rire : — Parbleu! dit-il, nous en sommes quittes à bon marché : aussi avions-nous affaire au plus stupide de tous! Mais que faire maintenant de cette pauvre fille? Qui êtes-vous, la belle? La jeune inconnue ôta son masque et répondit : — Je suis une pauvre malheureuse orpheline du village de Vaneza, dans le royaume de Grenade. A ce nom l'alguazil fit un mouvement de surprise : — De Vaneza! dit-il : connaîtriez-vous Thérèse Pacheco? — C'était ma mère, répondit la jeune fille en soupirant. L'Espagnol avait pâli et ses genoux tremblaient. — Quel est l'homme auquel vous devez le jour? reprit-il d'une voix altérée. — Mon père doit avoir péri dans un naufrage sur la côte d'Afriquè : c'était un brave marin. — Et on le nommait! — Juan Carino. Le familier poussa un cri qui retentit dans tout l'édifice, et se laissa tomber à la renverse. Il demeura quelques instants dans un état de stupeur et d'immobilité effrayante : enfin un torrent de larmes le soulagea, et il put prononcer d'une voix faible : — C'est ma fille ! La jeune fille restait interdite et tremblante. — Je te fais horreur, reprit l'alguazil en se frappant la poitrine avec force; tu as raison,... je suis un misérable,... j'ai abandonné ta mère et son enfant encore au berceau... et cependant j'aurais pu être un bon père, un bon époux!... Mais la soif de l'or,... le jeu,... la débauche!... Je me suis perdu... Laissez-moi, je ne mérite pas d'être appelé ton père. La belle captive s'approcha avec effort, et, tombant à genoux : — Je sens que je vais mourir, dit-elle; mon père, ne me repoussez pas ! Ces mots rendirent à Carino toute son énergie. Il se releva, prit sa fille dans ses bras et, la serrant avec transport : — Toi mourir! s'écria-t-il; non, ma fille, non, tu ne mourras pas : je te tirerai de ces lieux, où jamais tu ne serais entrée si je n'eusse été le plus dénaturé des hommes. Je te sauverai, et quand tu seras sortie d'ici, ce noble seigneur et mon vieil ami prendront soin de toi : car je ne suis pas digne de te protéger. — Calme-toi, dit Dirk Dirkensen : si tu as mal manœuvré jusqu'ici, c'est une raison de plus pour veiller maintenant au salut du navire. Du courage, camarade ! ce n'est pas la première fois que tu seras sorti des bas-fonds sans y laisser ta quille. — Il ne tiendra qu'à vous, ajouta Louis de Winchestre, de quitter ce pays et de nous suivre en Belgique, et quelles qu'aient été vos fautes, j'aime à croire qu'elles seront effacées par votre repentir. L'alguazil maintenant, pâle et abattu, pleurait tour à tour de joie et de remords. Il embrassa mille fois sa fille et le bon pilote sans l'intervention duquel il eût lui-même livré la malheureuse à la lubricité de ses bourreaux; puis, se précipitant aux genoux de Louis de Winchestre : — Monseigneur, lui dit-il, ma vie est à vous; je serai heureux de racheter une partie de mes crimes en versant tout mon sang pour votre service. Soyez le protecteur de ma fille; elle méritait un meilleur père : sa beauté et sa vertu sont les seules causes de son emprisonnement dans ces lieux; puisse-t-elle trouver un asile dans un pays où l'on soit impunément belle et vertueuse! — A compter de ce jour, répondit le jeune Belge, je me flatte que vous serez un autre homme, et qu'en faisant le bien vous vous réconcilierez avec vous-même et avec la vie; mais, quoi qu'il advienne, cette infortunée a droit à mon appui, et vous pouvez être sans inquiétude pour elle. Comme il achevait ces paroles une cloche sonna; c'était le signal de la séance des inquisiteurs : les deux Flamands se couvrirent à la hâte du déguisement préparé pour eux, et suivirent leur guide à la salle de la question; la jeune fille resta seule dans la cellule. CHAPITRE XXXV Après avoir longtemps marché dans un passage étroit et qui descendait assez rapidement ils parvinrent au lieu des tortures. C'était un souterrain si profond que jamais les cris des victimes ne pouvaient percer ses voûtes épaisses et la masse de terre qui le séparait du séjour des hommes. Il n'était éclairé que par la lueur rougeâtre d'un brasier ardent. D'abord cette clarté faible et incertaine ne laissa rien apercevoir aux deux Flamands : seulement, le bourdonnement confus qu'ils entendaient autour d'eux leur fit juger qu'un assez grand nombre de personnes circulaient dans ce caveau terrible. Peu à peu leurs yeux s'accoutumèrent à l'obscurité de ce séjour, et ils distinguèrent des hommes couverts d'un voile noir et semblables à des spectres funèbres : les uns préparaient des instruments de supplice, les autres fai- saient bouillir de l'eau et fondre du plomb ; il y en avait qui restaient immobiles comme des statues, la pique à la main et l'œil fixé sur la porte par où devaient entrer les malheureux captifs. Deux passages souterrains donnaient entrée dans ce lieu d'horreur : l'un était destiné aux juges, l'autre aux prisonniers. Les deux Belges et leur conducteur se placèrent près de ce dernier passage, dans un enfoncement où il eût été difficile de les apercevoir. Au-dessus de leur tête régnait une galerie étroite : — C'est la tribune du Roi, dit tout bas l'alguazil. — Louis de Winchestre ne répondit rien ; mais sa poitrine se gonfla et il soupira profondément en songeant que le souverain qui régnait sur sa patrie avait le cœur d'un bourreau. Des pas se firent entendre dans la tribune. Bientôt le son d'une voix déjà bien connue parvint aux oreilles du jeune Flamand; c'était la voix de Philippe. — Ii a menti, disait-il, et celui qui ment n'est pas digne de vivre ! Le personnage auquel ces mots étaient adressés répondit d'une voix sourde quelque chose que Louis de Winchestre ne put comprendre. — Toutes vos sollicitations sont inutiles, mon père, répliqua le Roi ; c'est un imposteur, et il subira la peine qu'il a méritée. Aucune parole ne fut plus prononcée; mais le craquement de la tribune apprit au jeune homme que le Roi s'agenouillait, et il l'entendit à plusieurs reprises se frapper fortement la poitrine en murmurant : — Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ. Les inquisiteurs, au nombre de trois, entrèrent dans la salle ; la distance et l'obscurité ne permettaient pas de distinguer leurs traits. A la lueur rou-geâtre du brasier, ces grandes figures noires apparaissaient d'une manière confuse comme des esprits de ténèbres errant autour du feu qui dévore leurs victimes. Ils se prosternèrent devant un crucifix attaché à la muraille, prononcèrent quelques paroles sacramentelles, et s'assirent en silence au pied de l'image du Dieu de miséricorde au nom duquel ils commettaient tant de crimes. Alors un captif fut amené; les familiers qui le conduisaient allumèrent une torche et l'approchèrent de son visage : Louis de Winchestre reconnut le père Lucas d'Alienda, et comprit alors seulement pourquoi Philippe l'avait recommandé au secrétaire d'Etat Antonio Pérez. Le malheureux franciscain, dépouillé de son habit religieux et les mains liées derrière le dos, était debout devant ses juges. Sa barbe blanche et ses joues décolorées par la terreur lui donnaient l'air d'une statue de marbre ; mais ses yeux brillaient d'un éclat effrayant, et, quand il les tourna du côté où était le monarque, Louis de Winchestre sentit trembler le pilier de chêne qui soutenait la tribune. D'une voix rauque et dure le promoteur du saint-office demanda à l'accusé son nom, celui de ses parents et de ses amis ; et quand le moine eut satisfait à ses questions avec l'apparence de la fermeté, il l'engagea à s'accuser lui même, afin de ne point encourir la peine des obstinés. Mais le franciscain, d'un air sombre et avec toute l'énergie du désespoir, répondit : — Je suis innocent ; que Dieu pardonne à mes persécuteurs ! Le promoteur reprit : — Vous avez à vous défendre; voulez-vous un conseiller? L'accusé fit un signe affirmatif. Aussitôt un homme à la figure des plus ignobles, vêtu en avocat, vint se placer à côté de lui. Le moine le regarda d'un œil dédaigneux : — Est-ce là mon défenseur? dit-il. — Très cher frère, répondit le soi disant avocat en s'inclinant profondément, je suis votre conseiller : il ne m'appartient pas de vous défendre, mais de vous donner de bons avis; fiez-vous à moi et je vous sauverai. Le prisonnier leva les épaules et répliqua d'une voix ferme : — J'attends mon salut d'en haut. Le prétendu conseiller s'agenouilla devant le franciscain, et, affectant de pousser des soupirs : — Ah ! mon frère, s'écria-t-il, voyez la douleur que m'inspire votre sort, voyez couler mes larmes; laissez-moi vous délivrer, je vous en conjure ! — Que faut-il faire? demanda le captif. — Avouez! mon frère, répondit le défenseur en le serrant étroitement dans ses bras. — Traître! murmura le moine, et, fixant ses regards sur le crucifix placé au-dessus de ses juges, il ne donna plus la moindre marque d'attention, il ne répondit plus, par une seule syllabe, aux insinuations perfides de son avocat. Celui-ci prodigua encore quelque temps sans aucun fruit son éloquence et ses caresses cruelles; puis, s'éloignant avec fureur, il s'écria : — C'est un hérétique obstiné. — Il ne veut pas s'accuser, dit le promoteur ; il faut employer les tortures. Le moine frissonna, et, faisant un effort pour toucher ses juges impitoyables : — Un religieux, dit-il, un prêtre, un dignitaire de l'ordre de Saint-François, qui a prêché l'Évangile aux idolâtres, sera-t-il traité par vous comme le dernier des criminels? Personne ne répondit. — Un de mes ennemis personnels siège parmi mes juges, poursuivit le franciscain. Le grand inquisiteur fit un geste, et le familier qui portait la torche flamboyante la plaça devant les yeux de l'accusé, de manière à l'aveugler presque entièrement. Le captif retourna la tête du côté où il savait qu'était placée la tribune du roi : — Malheur à ceux qui persécutent les serviteurs de Dieu ! dit-il. LE GUEUX DE MER Un mouvement subit du monarque trahit l'impression profonde qu'il éprouvait. — Satil tua le grand-prêtre, continua le moine, et la couronne ne passa point à son fils. Le monarque effrayé se pencha sur le bord de la tribune et fit signe aux juges de s'arrêter; mais le grand inquisiteur, étendant la main vers le coupable, d'un ton sévère et solennel : — Le saint-office ne relève de personne sur la terre; que les ministres de sa justice fassent leur devoir ! A cet ordre deux alguazils s'approchèrent de l'accusé et le dépouillèrent de ses habits : lui ne donna plus aucune marque de crainte ni de faiblesse, convaincu que le seul moyen de salut qui lui restât était de supporter avec courage la question à laquelle il allait être soumis; il semblait recueillir toutes ses forces pour lutter contre la douleur. Quand il fut entièrement nu, à l'exception des parties du corps que l'honnêteté ne permet pas de dévoiler, le médecin du saint-office s'approcha de lui et parut l'examiner scrupuleusement. Il appuya plusieurs fois le doigt sur les chairs pour s'assurer jusqu'à quel point elles étaient fermes; il mesura la grosseur des muscles et l'épaisseur des os ; il frappa sur les reins et sur la poitrine, compta les battements du cœur et étudia un moment le jeu des poumons : le franciscain paraissait calme et indifférent, mais il épiait à la dérobée tous les mouvements du médecin, et quand celui-ci, trompé peut-être par les apparences, déclara que l'accusé ne pouvait suppôt ter que la première épreuve, et qu'il mourrait infailliblement si on la prolongeait au delà de vingt minutes, un œil attentif eût pu découvrir sur le visage du moine l'expression momentanée d'une vive satisfaction. Les juges se consultèrent, et quand ils furent d'accord, le promoteur dit à haute voix : — La première question, pendant vingt minutes ! — Je la supporterai, j'espère, reprit l'accusé d'un air ferme. Je sais que c'est pour la cause de Dieu que je vais souffrir, il me donnera la force de rendre témoignage de ses œuvres, et peut-être, en me voyant braver les tortures, celui qui m'a livré aux bourreaux se repentira de son incrédulité ! Louis de Winchestre, qui avait quitté sa première place pour se rapprocher des juges, jeta dans ce moment un regard sur la tribune où se tenait le Roi : il le vit pâle, tremblant, les yeux levés au ciel; un moine de l'ordre de Saint-François, qui se trouvait avec lui (c'était sans doute le même qui avait intercédé pour le coupable), le regardait d'un air triomphant, et semblait jouir des angoisses auquel ce monarque sévère était maintenant livré. Cependant les bourreaux avaient lié le patient avec une grosse corde qui lui passait sous les bras. Ils l'élevèrent en l'air, au moyen d'une poulie sur laquelle cette corde tournait, et, après l'avoir LE GUEUX DE MER. 22 suspendu, ils attachèrent un poids énorme à ses pieds. Quoique ce genre de torture fût le moins rude de tous ceux qu'on employait à l'inquisition, il exposait encore l'accusé à des souffrances épouvantables. Les épaules, ordinairement trop faibles pour résister au fardeau qui pesait sur elles, se disloquaient, et les jointures se détachaient avec un horrible craquement: aussi n'était-il pas rare que ceux qu'on renvoyait absous restassent estropiés; les plus robustes même, cédant bientôt à la douleur, poussaient des cris effroyables aussitôt que le poids fixé à leurs pieds leur faisait éprouver cette affreuse tension qui semblait arracher tous les membres. Mais il n'en fut pas de même du franciscain : doué d'une énergie plus puissante que la douleur, il sut étouffer l'expression de la souffrance, et on eût pu l'y croire insensible, s'il eût été aussi maître de cacher la contraction effrayante de ses muscles que de retenir ses gémissements. Après cinq minutes d'un profond silence, le promoteur du saint-office retourna l'horloge de sable qui marquait la durée des tourments, et dit à l'accusé : Lucas d'Alienda, pourquoi prolonger vos souffrances? avouez, avouez. Le moine fit un effort, et, d'une voix à peine intelligible, il répondit : Je suis innocent. Cinq minutes s'écoulèrent encore. Ayez pitié de vous-même, reprit le promoteur ; avouez, avouez. Le patient ne répondit que par un regard plein de mépris. L'épreuve avait déjà duré un quart d'heure, quand le promoteur, retournant pour la troisième fois le sablier, recommença ses exhortations insidieuses : Ne vous exposez pas à mourir sans confession, ne soyez pas vous-mêmes votre assassin ; avouez, avouez. L'accusé ne parut pas l'avoir entendu ; l'effort presque surnaturel dont il avait besoin pour soutenir une torture aussi douloureuse faisait saillir d'une manière hideuse les muscles de ses jambes et les os de ses épaules. Ses veines gonflées dessinaient par tout son corps de grosses lignes noires ou violettes, ses yeux sortaient de leur orbite, ses lèvres étaient couvertes d'écume, et une douleur excessive donnait à sa figure l'expression d'un rire affreux. — S'il continue à étouffer ses cris, dit le médecin, c'est un homme mort. Le moine voulut répondre : il essaya d'ouvrir la bouche, mais la douleur était trop violente; ses mâchoires se resserrèrent par un mouvement convulsif, il grinça des dents, et quelques gouttes de sang découlèrent sur sa barbe blanche. Un silence effrayant régnait sous la voûte du souterrain; il ne fut interrompu que par la voix du promoteur qui calculait la durée de la torture : — Dix-huit minutes! dit-il d'un ton solennel. Un profond soupir s'échappa de la poitrine du Roi. — Dix-neuf minutes! reprit le promoteur. Une voix murmura : Il est innocent, et Philippe fut contraint de s'appuj^er contre la muraille, pour ne point tomber à la renverse. — Vingt minutes! délivrez-le! — Le Roi poussa un grand cri : malheur! malheur à moi! dit-il : c'est un saint que j'ai persécuté. Le grand-inquisiteur se leva : Remercions Dieu, dit-il, d'avoir manifesté d'une manière aussi miraculeuse l'innocence de ce saint religieux. — Pardonnez-moi! père Lucas, s'écria Philippe d'une voix étouffée, en avançant le haut du corps hors de la tribune ; pardonnez-moi ! répéta-t-il, et ses bras, étendus vers le franciscain dans une attitude suppliante, tremblaient comme les faibles branches du bouleau battu par la tempête : j'expierai ma faute par des bienfaits : je vous ferai évêque, cardinal, pape ! On avait détaché le moine, et un familier le tenait entre ses bras, tandis que le médecin qui s'était approché à la hâte mettait la main sur son cœur. Il l'y laissa un moment appuyée ; puis saisissant des mains d'un second familier la seule torche qui éclairât cette scène lugubre, il l'approcha avec empressement des lèvres de l'accusé : aucun souffle ne vint agiter la flamme; la torche s'échappa des mains du médecin et s'éteignit en tombant. Celui qui soutenait le corps du moine le lâcha, et cent voix répétèrent : il est mort. Il y eut alors un moment d'obscurité et de confusion. Quand on eut enfin rallumé la torche, un homme était penché sur le franciscain, et semblait l'examiner avec une attention scrupuleuse ': il se redressa, repoussa du pied de cadavre, et dit d'une voix basse, mais avec un accent énergique, qui fit frémir Louis de Winchestre : — Il est bien mort! — Cet homme c'était le Roi. Il regagna sa tribune à pas lents, et, passant devant le jeune Belge, il parut frappé d'étonnement à sa vue, quoiqu'un voile noir lui dérobât entièrement ses traits. Mais Louis de Winchestre ne témoigna pas la moindre émotion, et le cruel monarque passa outre. Les, juges se consultaient tout bas : après une courte délibération le grand-inquisiteur prononça la sentence : — Il était coupable, dit-il, puisque Dieu l'a abandonné : coupable d'hérésie et de sacrilège, pour avoir révélé une fausse vision; coupable de magie et de pacte avec le diable, puisqu'il a souffert la torture sans se plaindre, ce qui ne peut provenir que de maléfice. Qu'on laisse pourrir son cadavre ! et que ses os soient ensuite recueillis pour être brûlés ! On emporta le corps encore roide et gonflé du franciscain, et un autre accusé fut introduit. C'était un vieillard d'une haute taille, et dont les larges épaules et les membres bien proportionnés annonçaient l'antique vigueur : cependant les souffrances l'avaient tellement épuisé qu'il était contraint de s'appuyer sur ceux qui le gardaient. Il avait les vêtements uniformes des captifs de l'inquisition, ses cheveux et sa barbe était complètement rasés : ses cicatrices seules le faisaient reconnaître pour un ancien militaire. Quoique infirme, il avait un air fier et intrépide, et regardait avec dédain les inquisiteurs et les bourreaux qui l'entouraient. Quand il fut en face de ses juges, le promoteur l'exhorta à ne point attendre que les tortures lui arrachassent la vérité. — Je n'ai rien à me reprocher, répondit le captif, et j'ignore le crime qu'on m'impute. — Deux témoins ont déposé que vous aviez adopté les principes exécrables de Luther et de Calvin. — Et c'est sur la déposition de deux misérables que vous avez retenu depuis six mois dans un cachot un gentilhomme flamand, colonel des gardes du Roi. A cette réponse, qui lui faisait reconnaître dans l'accusé le père de Marguerite, le jeune Belge sentit tout son sang bouillonner, et, portant la main à son glaive, il allait peut-être se précipiter aveuglément sur ces juges iniques, quand l'alguazil, qui suivait de l'œil tous ses mouvements, lui saisit le bras et lui dit à l'oreille : Patience! je le sauverai. — Si vous avez des ennemis, avait continué le promoteur, nommez-les : vous serez exempté de l'épreuve des tourments, au cas où vous pourriez désigner comme suspects d'une haine personnelle ceux qui vous ont accusé. Le prisonnier réfléchit un moment. — Je puis soupçonner quelqu'un, dit-il; mais à Dieu ne plaise que je désigne comme mon ennemi un homme qui ne mérite peut-être pas ce nom! — C'est le seul moyen de vous sauver, reprit un inquisiteur. — Condamnez-moi donc, répliqua le vieillard ; mais jamais une accusation téméraire ne sortira de ma bouche. — Combien de temps peut-il supporter la question? demanda le promoteur au médecin. Mais celui-ci, effrayé par le funeste résultat qu'avait eu la dernière torture, répondit sans hésiter : Pas une seule minute. Les inquisiteurs délibérèrent quelques moments à voix basse ; puis leur chef ordonna de reconduire le prévenu dans son cachot. Le vieillard, soutenu par deux familiers, passa devant ceux qui avaient juré sa délivrance. A peine les deux Belges furent-ils assez maîtres d'eux-mêmes pour ne pas tirer aussitôt leurs épées ; mais, rappelant tout leur sang-froid, ils se contentèrent de suivre à pas de loup le prisonnier et ses gardiens, et lorsqu'ils les virent à une distance suffisante du redoutable caveau, ils fondirent sur les estafiers et les massacrèrent : puis, guidés par l'alguazil, ils se dirigèrent vers la fente propice qui leur permettait de s'échapper de cet horrible lieu. Louis de Winchestre soutenait le vieillard entre ses bras : Ne craignez rien, lui disait-il en flamand ; nous sommes vos compatriotes. La lumière bleuâtre de la lune qui pénétrait à travers la muraille lézardée les aida à trouver le passage qu'ils cherchaient : ils s'y glissèrent pal- 348 LE GUEUX DE MER pitants d'espérance et de joie, et se virent bientôt hors du fatal édifice où ils avaient eu l'audace de s'introduire. L'endroit où ils se trouvaient était solitaire et planté de grands arbres : les fugitifs s'y arrêtèrent un moment pendant que Carino retournait chercher sa fille... Ils l'attendirent plus longtemps qu'ils n'avaient cru devoir le faire; et, quand le malheu--reux père revint, il était seul, et des taches de sang souillaient sa figure. Sans montrer ni douleur ni empressement, il roula une énorme pierre dans la fente, de manière à dérober aux regards des inquisiteurs le chemin qu'il avait suivi. Dirk Dirkensen l'aidait en silence et n'osait l'interroger, car son malheur ne paraissait que trop certain. — Elle est morte, dit enfin l'alguazil, et avec elle s'est évanouie ma dernière espérance ! Trois des misérables qui me poursuivaient ont mordu la poussière sous mes coups, mais je ne pouvais plus dérober ma fille évanouie à la foule d'ennemis qui me pressait. Je l'ai du moins arrachée au déshonneur et à la captivité. Elle est libre, Dirk ! elle est pure ! elle est auprès de sa mère ! CHAPITRE XXXVI Les fugitifs se hâtèrent de sortir de la ville. Us avaient quitté leur déguisement de familiers, et portaient un costume militaire. De fausses moustaches et une chevelure postiche rendaient méconnaissable le comte de Waldeghem ; il avait repris un peu de force en respirant un air pur, et il put marcher avec eux le reste de la nuit. Aux premières lueurs du crépuscule on s'arrêta dans un vallon solitaire, et tandis que Dirk Dirkensen cherchait à distraire l'alguazil de sa douleur, en l'entretenant de leurs vieux exploits, Louis de Winchestre, assis à côté du vieillard, se faisait connaître à lui. Le nom des seigneurs de Gruthuysen, révéré dans toute la Flandre, eût suffi pour donner au vieux guerrier la plus favorable idée de son libérateur, quand même il n'eût pas été autrefois l'intime ami de son aïeul, et de son père, Gidolle de Bruges, qui était mort en brave dans la glorieuse journée de Saint-Quentin ; mais il fut touché jusqu'aux larmes quand le jeune homme lui apprit le sort de sa fille et les vives inquiétudes qu'elle éprouvait pour lui. Il ne pouvait se lasser d'entendre louer ses grâces et surtout ses vertus, et Louis de Winchestre trouvait un plaisir égal à parler de Marguerite. Cependant le soleil apparaissait radieux aux sommets des montagnes dont l'horizon était borné; le beau spectacle du réveil de la nature se déploya aux regards des fugitifs : saisis d'admiration, ils le contemplèrent quelque temps en silence; puis le vieillard, levant les mains au ciel, s'écria avec enthousiasme : Bel astre, que je n'espérais plus revoir, quelles souffrances ne ferait pas oublier l'influence bienfaisante de tes rayons! tu ramènes la chaleur et la vie dans mes membres épuisés, tu rends à mon âme le courage et l'espoir. Les hommes ne m'ont parlé que des vengeances de Dieu : toi, tu me montres sa bonté et sa miséricorde. Un étranger entendit ces derniers mots; c'était un prêtre encore jeune, que le feuillage touffu de quelques oliviers dérobait aux regards des voyageurs. Il sortit de derrière les arbres qui le cachaient et s'approcha. Sa figure était douce et modeste, son costume indiquait une médiocrité voisine de l'indigence; mais il avait dans ses gestes et dans son regard quelque chose de noble et de majestueux, il eût été difficile en le voyant de lui refuser de la confiance. — Etranger, dit-il au colonel, dont l'accent trahissait l'origine, vous venez de porter une accusation bien sévère contre les ministres de la religion, permettez que j'y réponde. Ce n'est pas toujours au sein des villes populeuses et opulentes que l'on peut rencontrer des ecclésiastiques dignes de ce nom. Là où les fonctions les plus belles deviennent lucratives, l'avarice et l'ambition convoitent ce qui devrait appartenir à la vertu; l'homme pieux se tait et se cache : l'hypocrite cherche à frapper les regards, et souvent il y réussit. — Mais dans les campagnes, parmi ces pauvres prêtres qui n'ont que de faibles secours à offrir à la veuve et à l'orphelin, il se rencontre des hommes, et en grand nombre, qui ne rendent point odieuse la doctrine qu'ils professent : ministres de paix et ds bienfaisance, ils s'efforcent de consoler les malheureux et non de les effrayer. La science et les talents peuvent leur manquer quelquefois, mais les bons exemples sont plus éloquents que les beaux discours. Pendant que l'honnête ecclésiastique s'exprimait ainsi de l'air le plus bienveillant, Carino s'était approché de lui par derrière, et, ne voyant dans un prêtre qu'un ennemi, il avait tiré son poignard et se préparait à l'en frapper. Son mouvement avait été aussi rapide que la pensée; mais un regard de Louis de Winchestre le fit hésiter : il s'arrêta et resta un moment incertain de ce qu'il fallait faire; enfin, secouant .la tête d'un air soupçonneux, il remit assez à contre cœur le fer dans sa gaine. 352 LE GUEUX DE MER Le prêtre retourna la tête, et devina, au geste de l'alguazil, le danger qu'il venait de courir : cependant il sut cacher sa pensée, et, loin de montrer aux voyageurs de la méfiance ou du ressentiment, il continua quelque temps à s'entreteniravec eux d'un ton amical, ... et Louis de Winchestre trouvait un plaisir égal à parler de Marguerite. (P. 35o.) et finit par les engager à venir prendre dans son modeste presbytère le repas du matin. Cette offre était faite avec tant de cordialité que les fugitifs l'acceptèrent; mais quand le comte de Waldeghem voulut se lever, ses membres engourdis lui refusèrent leur service et il fallut qu'on le portât ; le bon ecclésiastique voulut aider lui-même à le sou- tenir. — Laissez-moi cette peine, disait-il; vous aurez besoin de vos forces pour continuer votre route, moi je suis ici à deux pas de mes pénates. Il les conduisit à une maison curiale de peu d'apparence, mais propre et entretenue avec soin : là trois des étrangers trouvèrent un déjeuner abondant, quoique sans recherche, tandis que le comte reposait sur le lit du maître de la maison. Les symptômes d'une fièvre violente se déclarèrent. Le prêtre voulut être lui-même le médecin de son nouvel hôte; il lui défendit l'exercice et le condamna à demeurer au moins trois semaines dans l'asile qu'il lui avait si généreusement offert. Le vieillard ne pouvait refuser; sa faiblesse était alarmante, un frisson glacial l'avait saisi, et à peine ses lèvres purent-elles prononcer l'expression de sa reconnaissance. Comme le bon curé l'avait prédit, la maladie du père de Marguerite dura près d'un mois : pendant tout ce temps, l'ecclésiastique lui prodigua les soins les plus assidus. Louis de Winchestre, le pilote et l'alguazil avaient trouvé l'hospitalité dans les chaumières les plus proches. Chaque jour, le jeune homme venait passer quelques heures auprès du malade ; les deux autres passaient leur temps à errer de rocher en rocher, où ils restaient souvent une demi-journée sans proférer une seule parole, s'entretenant des yeux et du geste plutôt que de la voix. Quand le comte de Waldeghem fut enfin rétabli, et qu'il fallut quitter la maison hospitalière où il avait trouvé tant d'attentions et de dévouement, Louis de Winchestre offrit au bon curé une bourse pleine d'or. Ce n'est pas un gage de reconnaissance, dit-il en la lui présentant : les services que vous nous avez rendus ne se paient point avec de l'or; mais nous serons heureux de penser que cette somme, distribuée par vous, aura essuyé quelques larmes. Le prêtre prit la bourse sans faire de difficultés : il connaissait maintenant le caractère de ses hôtes et savait qu'il en était connu ; il pouvait sans rougir accepter ce don, ou plutôt ce dépôt sacré, dont il se serait fait un crime de détourner la moindre parcelle pour son usage. Mais, avant de quitter les fugitifs, il leur laissa entrevoir que leur histoire lui était connue. — « Croyez, leur dit-il, qu'il existe en Espagne des ecclésiastiques qui gémissent de voir les prétendus défenseurs de la religion surpasser en rigueur et barbarie les monstres les plus odieux dont l'histoire ait flétri le souvenir. Hélas! nous en sommes nous-mêmes les victimes ! N'a-t-on pas vu récemment encore l'archevêque de Tolède et le confesseur de Charles-Quint condamnés à périr dans les flammes, par l'ordre impie de ces bourreaux? Mais le Pontife l'a ainsi réglé, le Roi le veut, Dieu le souffre : nous nous taisons et nous nous résignons aux arrêts de la Providence. » Puissiez-vous du moins, noble jeune homme, ne jamais expier par de longues souffrances votre belle action! Puisse votre voyage être heureux et rapide! Puisse l'épouse qui vous attend ne verser que des larmes de joie et de reconnaissance ! Adieu ! Tandis que vous traverserez les hautes montagnes qui nous séparent d'une terre où règne encore quelque liberté, dans ce vallon solitaire un pauvre prêtre priera pour vous. » Ils se séparèrent les larmes aux yeux, et les voyageurs se dirigèrent vers les montagnes' de Tolède, d'où, par des chemins difficiles mais déserts, ils pouvaient, sans approcher d'aucune ville, traverser toute l'Espagne et gagner les Pyrénées. Carino leur servait de guide. Il connaissait tous les sentiers, toutes les gorges, toutes les ravines; jamais il ne paraissait rebuté par les obstacles, ni abattu par la fatigue : pendant que les Flamands reposaient dans les asiles sûrs qu'il leur indiquait, lui parcourait les vallées voisines pour se procurer les vivres dont ils avaient besoin. Cependant, à peine touchait-il aux provisions qu'il leur avait apportées : il paraissait ne s'occuper que de ses compagnons et de ses souvenirs. Il ne se plaignait pas; il ne parlait point de vengeance ; mais on ne l'entendit plus invoquer les saints, on ne le voyait plus sourire, et, à quelque heure de la nuit que les trois Belges s'éveillassent, Carino était debout à côté d'eux, l'œil brillant et les bras croisés sur la poitrine. Lorsqu'après quinze jours de marche ils parvinrent à la frontière de France, une joie sombre se peignit sur la figure de l'alguazil. — A présent, dit-il, je puis songer à moi. Adieu, bons Flamands! retournez dans votre patrie! Cette terre sera mon tombeau!... Mais j'immolerai encore quelques victimes aux mânes de ma fille. Il dit, et, s'élançant de rocher en rocher avec l'agilité d'un chamois, il échappa bientôt aux regards de ses compagnons surpris. Jamais depuis ce moment le nom de Carino ne frappa les oreilles des Belges, mais plus d'un moine dominicain fut trouvé sans vie dans les gorges des Pyrénées et sur les revers escarpés de la Sierra de Gota. CHAPITRE XXXVII ^^^^^^^^^^^^^^^ es voyageurs s'étant^munis ; i^J tfbnnen de la Saint-Barthélémy avait eu lieu, et les faibles restes des protestants, réduits au désespoir, avaient résolu de combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt que de tendre la gorge à leurs assassins. Partout s'offrait l'horrible image d'une guerre civile, d'une guerre d'extermination. Des bandes de soldats parcouraient les campagnes, pillant et rançonnant les laboureurs, et massacrant LE GUEUX DE MER. 23 comme hérétiques ceux qui voulaient défendre leurs biens et l'honneur de leurs femmes. Mais malheur aussi aux traînards et aux maraudeurs imprudents sur lesquels les paysans pouvaient assouvir leur juste fureur ! leurs cadavres jonchaient les routes écartées et la lisière des bois. Ce fut un prodige que les trois Belges pussent parvenir sans accident aux frontières de leur pays. Arrivés en Hainaut, ils se séparèrent : Dirk Dirkensen, chargé par son lieutenant d'une lettre, où se trouvait le récit fidèle de l'audience qu'il avait eue, se rendit au camp du duc d'Albe ; le comte de Waldeghem et son jeune libérateur poursuivirent leur route vers Bruges, où ils espéraient trouver Marguerite. Quand ils approchèrent de la ville le son des cloches funèbres annonçait la mort d'un personnage de haut rang. Les bourgeois armés qui gardaient la porte avaient leurs chaperons entourés de crêpes, et la tristesse régnait sur leurs visages. Un pressentiment funeste fit frémir Louis de Winchestre. Bientôt sa crainte fut réalisée. Le palais des Gruthuysen était tendu de noir et c'était de son aïeul qu'on célébrait les funérailles. Il resta un moment immobile en apercevant le séjour de ses ancêtres couvert maintenant de èes marques de deuil. La pâleur de la mort régnait sur ses joues, et les rênes de son cheval' tombèrent de ses mains ; cependant il reprit bientôt son empire sur lui-même. — Éloignons-nous, dit-il au comte d'une voix altérée : ce n'est pas maintenant que je puis me présenter dans ce séjour de douleur. Ils gagnèrent une auberge écartée, où ils laissèrent leurs chevaux. L'hôte leur apprit qu'une attaque d'apoplexie avait enlevé rapidement le vieux seigneur de Gruthuysen, sans qu'il eût éprouvé de grandes souffrances, et que l'on ignorait ce qu'était devenu son héritier. Les deux voyageurs, se couvrant de leurs larges manteaux de manière à n'être point reconnus, voulurent au moins s'unir aux prières des nombreux amis du vieillard. Ils entrèrent dans l'église où cette lugubre cérémonie avait lieu, et, cachés dans un coin obscur, ils virent le cortège de mort défiler devant eux. Les magistrats de la ville, les chefs, de la noblesse et les doyens des bourgeois marchaient à côté du cercueil. Cent domestiques vêtus de noir le suivaient en répandant des larmes ; ensuite venait la foule des indigents que le vieillard avait nourris de ses largesses. Mais aucun parent du défunt ne conduisait le convoi : on eût dit que c'était le dernier de cette illustre et vertueuse race des Gruthuysen. — II. est mort entouré seulement d'étrangers! il est mort regrettant mon absence ! se dit le noble jeune homme, et une larme s'échappa de ses yeux; mais un regard jeté sur son compagnon adoucit sa douleur. — Au moins, pensa-t-il, je puis croire que cette absence était légitime, et qu'il en eût approuvé le motif. Le vieux colonel portait les yeux de la chapelle des Gruthuysen à la tribune qui leur était réservée, dans l'espoir d'y découvrir sa fille. Beaucoup de nobles demoiselles étaient venues assister au service; mais aucune ne lui rappelait les traits de sa première épouse, aucune n'avait fixé les regards de Louis de Winchestre. — Marguerite n'est point ici, dit-il, et, baissant la tête, il pria dévotement pour le repos de son ancien ami. Les funérailles se faisaient avec une solennité digne d'un roi. Une oraison funèbre fut prononcée; peut être n'était-elle pas exempte de ces fautes de goût, qui semblaient alors des beautés; mais elle fit couler les larmes de toute l'assemblée, car l'orateur pleurait lui-même en la récitant. Quand il eut terminé le panégyrique du mort, jetant un regard douloureux sur le cercueil placé devant lui, il leva les mains au ciel, et demanda au Tout-Puissant de ne point laisser éteindre cette glorieuse famille, qui était l'honneur et le soutien de la ville, puis, s'adressant à tous les assistants : — Unissez-vous à moi, mes frères, leur dit-il avec l'emphase si commune à cette époque, et prions pour le salut du dernier rejeton de cet arbre antique, dont l'ombrage a protégé nos aïeux, et dont nous-mêmes nous avons savouré les fruits. Que cette jeune branche fleurisse sous nos yeux, pour devenir plus haute et plus belle que celles qui l'ont précédée; que la vieille devise : Plus est en vous soit justifiée par celui qui est maintenant l'héritier de tant de gloire, très haut et très puissant seigneur, messire Louis de Bruges, seigneur de Gruthuysen. — Amen, amen ! répéta toute l'assemblée, et Louis de Winchestre éprouva une émotion profonde en voyant l'élite de ses concitoyens implorer le Ciel pour lui. A la fin de la cérémonie, le comte de Walde-ghem, que la tendresse paternelle rendait impatient, interrogea un homme du peuple qui se trouvait près de lui : — L'ami, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me montrer la jeune pupille de ce bon seigneur dont on vient de célébrer les obsèques ? — Elle n'est plus dans cette ville, répondit le bourgeois, et, voyant que le vieux militaire paraissait douter de l'exactitude de cette nouvelle, il ajouta : — Personne ne peut savoir mieux que moi où elle se trouve : mon frère est maître d'hôtel de sa tante, la baronne de Berghes, avec laquelle maintenant elle habite Malines. Il y en a qui disent que le jeune seigneur de Gruthuysen les accompagne, mais je n'en crois rien; il serait revenu rendre les derniers devoirs à son aïeul, à moins cependant que Malines ne soit déjà assiégé par les Espagnols. Cette réponse troubla entièrement le comte et son jeune compagnon. Ils savaient que l'armée espagnole marchait sur Malines et que ses habitants avaient tout à redouter de la vengeance du duc d'Albe. Quelles justes inquiétudes ne devait pas leur inspirer le séjour de Marguerite dans cette malheureuse ville ! Un serrement de main fut l'unique geste qui trahît leur anxiété, et sans avoir prononcé un seul mot, sans avoir échangé un seul regard, ils coururent à l'auberge où ils avaient laissé leurs chevaux, s'élancèrent dessus, et prirent la route du Brabant. Ils arrivèrent au déclin du jour dans cette riche et populeuse cité de Gand, dont les habitants plus fiers, plus belliqueux et peut-être aussi plus féroces que les autres Flamands, semblaient avoir une origine différente. A leur stature robuste et à leur regard assuré il était facile de reconnaître en eux les descendants de cette race indomptable qui avaient bravé vingt fois toutes les forces des ducs de Bourgogne et des rois de France. De nombreux trophées de leurs anciennes victoires s'élevaient dans leurs murs; mais la citadelle construite par Charles-Quint pour les maîtriser, et la corde que leurs magistrats étaient condamnés à porter autour du cou, étaient des monuments honteux de leur dernière défaite. Les voyageurs prirent à peine le temps de changer de chevaux, et continuèrent leur route vers Bruxelles; cependant ils n'entrèrent point dans cette dernière ville, mais, la laissant sur la droite, ils se dirigèrent sur Malines. Il était deux heures du matin, et les cavaliers, qui n'avaient encore pris aucun repos, sentaient leurs chevaux épuisés près de tomber de lassitude. La route qu'ils suivaient était bordée de grands arbres dont les branches à moitié dépouillées par l'automne formaient une voûte au-dessus de leur tête. Quelquefois la lune, apparaissant du sein des nuages, répandait autour d'eux une lumière douteuse ; mais le plus souvent ils chevauchaient dans l'obscurité. Pour comble d'embarras le chemin était humide et glissant, et le vent d'ouest amoncelait des nues épaisses et menaçantes. Us parvinrent cependant au sommet de la dernière éminence qui les séparait de la plaine fertile au milieu de laquelle l'Escaut roule ses ondes. Alors une lueur rougeâtre frappa leurs yeux : c'étaient quelques maisons de Malines incendiées par les Espagnols. Les cheveux se dressèrent sur la tête des deux voyageurs et un froid mortel se répandit dans leurs veines; car, selon toute apparence, ils arrivaient trop tard pour sauver celle qui leur était également chère, et la mort était le moindre des maux qu'elle pouvait avoir éprouvés. Cependant les rayons de la lune leur montrèrent au loin des casques brillants : tous deux tirèrent l'épée, tous deux poussèrent aux soldats qu'ils avaient aperçus : altérés de vengeance, ils ne songeaient qu'à donner et à recevoir la mort. Mais quand ils furent plus près des Espagnols, quand ils virent deux femmes se débattre contre eux, un nouveau sentiment, une espérance, quoique bien faible encore, fit palpiter leurs cœurs. Si c'était Mar- LE GUEUX DE MER guerite! murmura le vieillard en tremblant : Louis de Winchestre, sans répondre, enfonça les deux éperons dans les flancs de son coursier, car son œil perçant avait reconnu sa bien-aimée. Un moment suffit pour disperser les soldats, et avant presque que Marguerite eût pu espérer sa délivrance elle était dans les bras de son père, et elle voyait son amant secourir la baronne de Berghes, qui était à moitié morte de frayeur. C'était par une nuit sombre et froide, sur un champ de carnage, à la lueur effrayante d'un incendie, que se rejoignaient enfin le père et la fille, la sœur et le frère, l'amante et l'amant. La surprise, la joie, l'épouvante et l'horreur les agitaient tour à tour, ils ne prononçaient que des paroles entrecoupées et s'embrassaient en pleurant. Marguerite fut la première qui parût retrouver la mémoire et la présence d'esprit : — Le mulâtre 1 dit-elle, secourez le mulâtre ! il nous a sauvées au prix de sa vie. Ces mots furent un trait du lumière pour le jeune Belge. Il n'avait vu que deux fois don Alonzo, mais il l'avait bien jugé, et il ne fut pas surpris d'apprendre sa conduite généreuse. Guidé par son amante, il courut à l'endroit où le mulâtre était tombé. Il était couché sur le dos, couvert de blessures et sans mouvement, mais tenant encore de la main droite l'arme avec laquelle il avait défendu les deux dames. Marguerite et Louis de Winchestre s'agenouillè- rent à côté de lui et cherchèrent à le ranimer. Il ouvrit les yeux, et la lumière argentée de la lune lui permettant de reconnaître ceux qui l'entouraient, — un sourire brilla sur ses lèvres mourantes. — Ami, dit-il, d'une voix faible, je l'ai sauvée pour toi... sois heureux, tu le mérites... Le pauvre mulâtre a aussi reçu sa récompense. . il va passer dans un séjour où il n'y aura plus d'humiliations pour lui... Ne pleurez pas, belle et bonne Marguerite,... Alonzo ne regrette point l'existence ;... il n'avait ni famille... ni patrie 1 Ses yeux se fermèrent à ces mots, sa main lâcha son épée, et il expira en murmurant : ami ! ami ! CHAPITRE XXXVIII Ce fut à Anvers que se réfugièrent les quatre personnes que le hasard avait si heureusement réunies à travers mille périls. Elles y arrivèrent le lendemain de la prise de Malines, et s'y choisirent une habitation modeste qu'elles occupèrent sous des noms supposés ; car il eût été dangereux pour le comte de Waldeghem qu'on les reconnût. Louis de Winchestre aurait pu maintenant jouir d'un bonheur tranquille. Par ses soins, le mulâtre avait reçu une sépulture honorable, et un monument magnifique s'élevait sur la tombe de son aïeul. Dirk Dirkensen l'avait rejoint et continuait à jouer auprès de lui le rôle de domestique. Il vivait sous le même toit que sa bien-aimée, dont il pouvait espérer obtenir la main aussitôt qu'il jugerait bienséant de quitter le deuil du vieux seigneur de Gruthuysen. Le père de Marguerite le traitait déjà comme son fils, et la baronne, qui n'avait jamais douté de sa conversion, lui communiquait toutes ses craintes et toutes ses espérances. Mais le cœur du jeune homme était trop noble pour se livrer entièrement aux puissances de l'amour et de l'amitié, tandis que ses anciens compagnons d'armes soutenaient une lutte inégale et cruelle contre les satellites du tyran. Chaque jour on apprenait de nouvelles horreurs commises par les Espagnols : tantôt c'étaient des femmes et des enfants hachés par quartiers ou déchirés en lambeaux par la poudre qu'on attachait autour de leurs corps ; tantôt des vieillards mutilés et mis lentement à mort par une longue suite de tourments ; tantôt enfin des protestants brûlés vifs au milieu d'une troupe de soldats qui se faisaient un effroyable amusement de leurs contorsions. A ces récits les yëux du jeune Belge s'enflammaient, et, par un mouvement involontaire, sa main se portait à son épée. Anvers était alors l'arsenal maritime du duc d'Albe : on y travaillait sans relâche à construire et à équiper des vaisseaux de guerre, pour soumettre les îles de Zélande. Dirk Dirkensen ne laissait passer aucun jour sans aller visiter ces travaux, et, quand il revenait auprès de son maître, un sombre mécontentement était peint sur son visage. On va combattre, disait-il, et nous n'y serons pas ! Louis de Winchestre ne répondait point, mais son front se ridait. Enfin, incapable de résister plus longtemps au généreux désir qui l'agitait, il profita du premier moment où il se trouva seul avec Marguerite pour lui ouvrir son âme tout entière. — Marguerite, lui dit-il, vous me connaissez, etvous savez que ni les rêves de l'ambition, ni l'éclat de la gloire ne pourraient me séduire. La seule chose que j'aie ardemment désirée pour mon bonheur, le titre de votre époux, ne peut m'appartenir encore, puisque à peine la terre vient de recouvrir les restes de mon aïeul. Mais dois-je attendre dans l'oisiveté l'époque de cette douce union, tandis que le sang de mes compatriotes demande vengeance? Lorsque des jeunes gens encore imberbes, de paisibles bourgeois, des vieillards affaissés sous le poids des ans courent aux armes pour défendre la patrie, moi, nourri dans les combats, moi, fils d'un héros, refuserai-je à mon pays opprimé le secours de mon bras? Vous pâlissez, Marguerite : hélas! moi aussi je sens mon cœur se briser à l'idée d'une séparation cruelle; mais qu'importent les souffrances quand il s'agit de remplir un devoir ! La jeune fille, pâle mais l'œil étincelant, voulut lui répondre, et trois fois la parole expira sur ses lèvres; enfin elle prononça ces mots d'une voix faible, tandis que sa main tremblante cherchait celle de son amant : « Un long remords empoisonnerait toutes les jouissances de ma vie si je vous avais détourné un seul moment du sentier de l'honneur. Partez, Louis, partez : moi aussi je saurai faire un sacrifice à mon pays. » Le jeune homme se précipita à ses genoux et porta sa main à ses lèvres : tous deux restèrent un moment immobiles, muets, tremblants ; mais, animés par un sentiment héroïque, tous deux trouvèrent la force de se séparer sans répandre une seule larme. — Adieu ! dit Louis en s'éloignant ; dans une année, vous pourrez m'appartenir : si je ne suis pas alors de retour, le glaive espagnol aura atteint le dernier des Gruthuysen. La nuit suivante une petite chaloupa sortit en secret du port et descendit l'Escaut se dirigeant vers l'île de Walcheren. Deux hommes la conduisaient ; l'un avait l'extérieur d'un vieux marin, l'autre paraissait appartenir à une classe plus élevée ; il retourna souvent la tête tandis que le léger canot s'éloignait de la ville, et quand les remparts d'Anvers eurent disparu à ses yeux, il s'assit à la proue de l'esquif et ■resta enseveli dans une sombre rêverie. CHAPITRE XXXIX H;f pTf'V?- arguerite, séparée de mfLy M^IW- ■ son amant, se consolait dres. C'était elle qui lui f^ lisait les ouvrages his- meux Plantin, et les traductions inimitables du naïf Amyot. Attentive aux moindres gestes du vieillard, elle pressentait tous ses désirs et prévenait toutes ses demandes. Aussi le, comte la chérissait-il chaque jour davantage, et il regrettait les années qu'il avait perdues loin de son aimable fille, au service d'un monarque sanguinaire et dans les bras d'une épouse perfide, qui avait entièrement paru l'oublier lorsque le malheur était venu fondre sur sa tête blanchie. La baronne de Berghes était la moins heureuse des trois réfugiés. Elle ne pouvait se consoler d'avoir perdu le rang qu'elle occupait dans la société à l'Ecluse et sa réputation de femme bien pensante. Pour comble de disgrâce, son aumônier avait renoncé à elle en apprenant son emprisonnement, et une ancienne rivale possédait maintenant le saint homme tout entier. Aussi la bonne dame laissait-elle souvent échapper des plaintes amères, et quand le froid hiver amoncela la neige dans les rues qu'elle ne pouvait plus traverser en carrosse, son humeur s'aigrit et devint difficile à supporter. Il n'en fut pas de même du vieux colonel : quoique accoutumé depuis longtemps au climat plus doux de l'Espagne, il semblait trouver du plaisir à ressentir encore une fois les frimas de sa patrie ; assis près d'un feu pétillant, il prêtait volontiers l'oreille aux longs sifflements du vent d'ouest, il aimait à suivre de l'œil les traîneaux légers et à contempler l'adresse et la grâce des patineurs. Au printemps Anvers reprit une nouvelle vie par l'équipement successif de plusieurs escadres destinées à ravitailler Middelbourg, que les mécontents assiégeaient. On vit arriver des marins étrangers des villes hanséatiques; l'intrépide Sancio d'Avila, qui de simple soldat s'était élevé au rang de colonel gouver- neur de la citadelle d'Anvers, entreprit plusieurs expéditions hardies, mais presque toujours vaines, contre les gueux de mer qui infestaient l'embouchure de l'Escaut. Ces marins audacieux venaient jusque sous le canon des forteresses espagnoles enlever les navires ennemis et la ville retentissait sans cesse du brait de leurs exploits. Ces nouvelles faisaient une impression singulière sur le comte de Waldeghem. Vieilli sous les drapeaux de Charles-Quint et de Philippe, la persécution qu'il avait éprouvée n'avait point altéré ses opinions et son dévouement au Roi; cependant il ne pouvait se défendre d'un sentiment d'orgueil national en apprenant les triomphes de ses compatriotes. Il s'en réjouissait presque malgré lui, et s'il s'écriait quelquefois : Pauvre monarque! malheureux don Philippe! cent fois par jour il lui échappait de répéter : Braves Zélandais! vaillants gueux de mer! sage et généreux Guillaume ! Marguerite ne lui cachait point sa prédilection pour les patriotes, et le vieillard n'en était pas offensé, car Louis de Winchestre l'avait entièrement réconcilié avec eux. Il l'appelait en riant une petite rebelle, une audacieuse révoltée; mais il avouait qu'elle était la fille la plus soumise, la plus tendre, la plus dévouée à son père. Plusieurs mois s'écoulèrent. Octobre revint enfin : c'était à cette époque que devait finir le deuil de Louis de Winchestre; Marguerite le savait et les jours lui paraissaient plus longs que des siècles. Pendant l'année qui venait de s'écouler de grands événements avaient changé la face des affaires. Les Espagnols, après avoir égorgé les habitants de Naarden et de plusieurs autres petites villes, avaient mis le siège devant Harlem, et, malgré la résistance admirable des assiégés, ils les avaient enfin contraints à se rendre, grâce aux efforts des marins d'Amsterdam qui soutenaient le parti du Roi. Mais la crainte des vainqueurs avait réduit au désespoir les habitants des provinces voisines, et les fatigues avaient affaibli leur armée; les patriotes recommençaient donc à prendre le dessus, et tout annonçait que ce serait pour longtemps. Un gouvernement républicain avait été organisé, et la direction de la guerre confiée au prince d'Orange, qui semblait se multiplier pour veiller partout à la défense de la patrie. La marine espagnole avait été entièrement détruite par les Zélan-dais, dont les navires couvraient la mer; Middelbourg, assiégé par les patriotes, était près de se rendre, et l'étoile du duc d'Albe pâlissait. Au milieu des nombreux combats qui signalaient la valeur des rebelles, aucun guerrier du nom de Gruthuysen n'avait paru dans l'un ni dans l'autre parti ; mais un jeune volontaire, connu seulement sous le nom de Brugeois, avait fait des prodiges. Commandant un flibot équipé à ses frais, il était redouté surtout des marins d'Amsterdam, sur lesquels il avait fait plus d'une prise, et, lorsque les habitants, d'Harlem eurent inondé leurs: champs LE GUEUX DE MER. 24 pour arrêter l'ennemi commun, cet intrépide étranger teignit souvent du sang espagnol les eaux de cette mer factice. A la fin de septembre son flibot sortit du port d'Enkhuizen malgré le mauvais temps, et le 3 octobre il mouilla dans l'embouchure de l'Escaut. Le capitaine se fit mettre à terre et s'achemina seul vers l'opulente cité d'Anvers. Il se rendit dans une rue écartée et s'arrêta devant une maison de peu d'apparence : c'était celle du comte de Waldeghem. Son cœur battait fortement tandis que d'une main mal assurée il soulevait le marteau de la porte. Mais que devint-il en apprenant que le matin même le vieillard, sa fille et sa sœur, invités à déjeuner par le capitaine d'un navire marchand, s'étaient rendus à son bord, et que le perfide marin avait levé l'ancre et les avait emmenés ! Qu'on juge de la douleur et du désespoir de Louis de Winchestre. Le matin il avait rencontré ce navire marchand, portant le pavillon d'Espagne et paraissant se diriger vers le nord ; l'empressement de revoir Marguerite l'avait seul empêché de le poursuivre et sans doute de le prendre : et ce navire portait sa bien-aimée ! Mais quels avaient été les motifs du l^che ravisseur? Hélas! le jeune homme ne les devinait que trop. La retraite du vieillard avait été découverte, et l'inquisition allait se ressaisir de-sa proie; une sœur innocente, une fille tendre et dévouée seraient aussi punies d'avoir chéri le malheureux et d'avoir par- tagé son asile ; tout ce qu'avait souffert la fille infortunée de l'alguazil, la noble Marguerite allait le souffrir. Jamais les dangers les plus terribles, les revers les plus imprévus n'avaient fait perdre à Louis de Winchestre la force et le sang-froid d'une âme supérieure ; mais à cette affreuse idée sa raison parut l'abandonner. Il se laissa tomber sur un fauteuil, tremblant de colère et respirant à peine, et, quand il se leva un moment après, ses mains, par un mouvement involontaire, avaient rompu les bras du vieux siège. En deux bonds il fut au bas de l'escalier; un officier passait, monté sur un excellent genêt d'Espagne. — Ton cheval! lui dit le marin en frémissant, donne-moi ton cheval. L'Espagnol, surpris, crut avoir affaire à un fou et voulut donner de l'éperon ; mais d'une main le Flamand saisit les rênes du coursier, et de l'autre il jeta le militaire au milieu de la rue, puis s'élançant lui-même en selle, il s'éloigna au galop. Le bon cheval, vivement éperonné, allait comme le vent; bientôt Louis de Winchestre arriva en vue de son flibot; — Le capitaine! s'écrient les matelots; une chaloupe pour le capitaine! mais lui, dans son impatience, s'est déjà jeté à la nage : il fend les ondes d'un bras robuste et d'un mouvement rapide il atteint enfin son navire. — Au large! crie-t-il, au large! il faut rejoindre le bâtiment espagnol* que nous avons laissé échapper ce matin : il y va de ma vie! — Quelle direction prendre? demande le lieutenant étonné. Le jeune homme réfléchit un moment : il n'avait aucune donnée certaine pour deviner la route du navire et tremblait de se tromper. Dirk Dirkensen haussait les épaules : Capitaine, dit-il, fiez-vous à votre vieux pilote! ces moricauds n'ont pas osé se hasarder dans la Manche, qui est remplie de corsaires de toutes les nations : ils ont pris au nord, pour tourner les îles Britanniques; mais notre flibot est bon voiiier, et que je passe pour un novice si nous ne les rattrapons dès demain ! Lavis du vieillard fut approuvé; on profita du vent de sud-ouest qui soufflait avec assez de force, et le flibot fit voile vers le nord. Le jour était à son déclin : pendant toute la nuit Louis de Winchestre resta sur le pont, et le matin ce fut lui qui le premier découvrit au loin le navire espagnol. Le vent avait changé pendant la nuit; il venait maintenant du nord-ouest, et soufflait avec violence. Les Espagnols avaient amené quelques-unes de leurs voiles, pour être moins exposés aux funestes effets d'une bourrasque. Mais le flibot zélandais avait toutes les siennes déployées, depuis l'extrémité du beaupré jusqu'au sommet du mât d'arrière. Les marins de quart restaient immobiles à leur poste, les autres étaient couchés dans leurs hamacs, afin que le mou. vement d'un nombreux équipage n'imprimât point au navire un balancement qui eût ralenti sa marche. A la proue se tenait le capitaine, le porte-voix à la main; à la poupe le vieux pilote, consultant souvent sa boussole et regardant d'un air soucieux le ciel couvert de nuages. A mesure que le navire avançait le vent redoublait de force : des lames immenses s'élevaient de toutes parts, les nues amoncelées formaient une voûte épaisse, impénétrable aux rayons du soleil ; on entendait gronder au loin le tonnerre, et les lueurs rou-geâtres des éclairs brillaient d'un éclat douteux à travers les sombres vapeurs dont l'atmosphère était chargée. Louis de Winchestre s'était rapproché du pilote. Il lut dans ses yeux l'inquiétude; cependant le vieillard gardait le silence, et, malgré l'approche du danger, il respectait la volonté de son capitaine ; les matelots aussi paraissaient effrayés, mais, pleins de confiance dans leur chef, ils s'efforçaient d'étouffer leurs craintes et remettaient leur sort entre ses mains. Cependant on n'était plus guère qu'à une petite lieue du navire espagnol, mais à peine l'obscurité croissante permettait-elle de l'entrevoir. Quelle position pour le malheureux amant! S'il persévère quelques heures encore, Marguerite est délivrée, elle est à lui. Oh! s'il ne fallait braver que des dangers personnels, avec quelle ardeur il exposerait sa vie! Mais à chaque moment sa témérité peut causer la perte de plus de cent braves compatriotes, de plus de cent héros dont les jours appartiennent à l'État. Ils voient s'étendre autour d'eux, au milieu du jour, une ombre menaçante, ils entendent gémir leurs mâts ébranlés, ils connaissent le péril et ne se plaignent pas; mais leur silence et leur dévouement, mieux que tous les discours rappellent au jeune capitaine son devoir. Mettant la main devant les yeux pour ne point voir le navire qui emporte sa bien-aimée, il donne d'une voix étouffée l'ordre d'amener les voiles. Le sifflet aigu du contremaitre se fait entendre, et dans une minute toutes les vergues sont couvertes de matelots. A peine l'ordre est-il exécuté qu'un coup de vent furieux vient soulever le navire, et si les voiles eussent encore été déployées, c'en était fait du flibot; la perte de tous ses mâts eût été le moindre malheur qu'il eût pu éprouver. Quelque douleur que lui causât la nécessité cruelle d'abandonner Marguerite à ses ravisseurs, Louis de Winchestre retrouva toute son énergie à la vue du danger. Il donna rapidement les ordres convenables, et ses braves marins le secondèrent si bien que dans quelques minutes on eut enlevé tout ce qui donnait prise à la tempête. Elle éclata bientôt ; elle fut longue et terrible, mais le flibot était bien construit et monté par d'habiles matelots : il n'éprouva d'autre inconvénient que d'être chassé de sa route et poussé vers l'est. Au même moment le plus affreux des coups de canon se fit entendre. C'était un signal de détresse. Le jeune capitaine frémit, mais il n'y avait aucun moyen possible d'aller au secours du navire en LE GUEUX DE MER 3jg danger. Il leva les mains au ciel, invoqua la clémence divine, et, pâle, tremblant, l'œil égaré, il s'approcha du pilote : — Sans un miracle, dit-il, c'en est fait de Marguerite ! CHAPITRE XL I Victimes de la plus horrible perfidie, le comte de Waldeghem, sa fille et sa sœur étaient captifs à bord du navire où on les avait attirés sous le prétexte d'une fête. A peine arrivés à bord, on les avait conduits à l'entrepont, et là le capitaine espagnol, déposant le masque de la bienveillance et de l'amitié, leur avait déclaré sans détour qu'il les retenait prisonniers au < nom de la très sainte inquisition. Ce fut un coup de foudre pour les deux dames. La baronne éclata en cris et en reproches, sa nièce tremblante sentit un moment ses forces l'abandonner, mais elle ne proféra pas une plainte, et ses regards seuls exprimèrent son indignation. Le comte de Waldeghem, les yeux levés au ciel, restait plongé dans une morne stupeur. On les enferma tous trois dans une petite chambre, où pénétrait à peine la lueur du jour, et dans cette étroite prison les angoisses de l'inquiétude et les horreurs du désespoir vinrent les assiéger. Le vieillard prévoyait le sort qui lui était réservé, mais il s'affligeait moins de son malheur que de celui des deux femmes qui lui étaient si chères. Il regrettait d'être échappé des cachots de l'inquisition, puisqu'il fallait racheter un moment de repos par de nouvelles tortures, et associer à l'infortune la plus cruelle sa fille bien-aimée et sa bonne sœur. Cependant il s'efforçait de cacher ses souffrances, il affectait même dans ses discours une sécurité parfaite, trop démentie, hélas ! par l'altération de son visage. La baronne de Berghes, faible et inconséquente, passait de la crainte à l'espérance, et de l'espérance à la crainte. Tantôt elle pleurait son malheureux sort, et eût voulu apitoyer ses gardiens; tantôt elle se croyait forte de son innocence, et comptait sur l'appui de Louis de Winchestre qui l'avait déjà si souvent délivrée. Alors elle menaçait les Espagnols d'un juste châtiment, et déjà elle les voyait tous pendus ou jetés à la mer : un moment après elle était à leurs genoux. Marguerite, pour qui les fêtes de l'amour et de l'hymen s'étaient si cruellement changées en jours de douleur et d'esclavage, soutenue par sa piété filiale, étouffait ses souffrances et semblait puiser un nouveau courage dans son malheur. Elle consolait tour à tour son père et sa tante; sa tendresse ingénieuse lui fournissait mille sujets d'espérance pour les rani- mer, et quoiqu'elle vît bien que toutes les chances fussent contre eux, elle s'efforçait de leur persuader le contraire. Vingt-quatre heures mortelles, dont le désespoir avait compté tous les moments, se passèrent sans que les prisonniers pussent sortir de la chambre étroite où on les avait enfermés. Enfin, après un jour et une nuit de navigation, on leur permit de monter sur le tillac. C'était le matin; le capitaine reposait encore, et le commandement était entre les mains du second, jeune marin de Brème, dont la figure annonçait un caractère doux. Touché du malheur des captifs, il s'approcha d'eux, et leur dit en mauvais flamand : Prenez courage, nous n'arriverons jamais en Espagne. Voyez-vous au loin cette voile? c'est un navire des gueux qui nous poursuit. J'en ai prévenu le capitaine, mais cet orgueilleux Espagnol refuse de me croire; dans quelques heures il ne sera plus temps. Ces mots firent battre avec violence le cœur des prisonniers. — Comment savez-vous, bon jeune homme, demanda le comte, que ce bâtiment soit monté par des patriotes? — Je le connais, répondit le marin allemand ; nous sommes passés près de lui hier, en sortant de l'Escaut, et s'il ne nous a pas attaqués alors, c'est sans doute qu'un autre dessein occupait le capitaine, car il passe pour le plus déterminé de tous les rebelles. Marguerite voulut aussi faire une question, mais elle n'en eut pas le courage. — Comment se nomme-t-il? reprit le vieillard. — Il se fait appeler le Brugeois, dit le second ; on a lieu de croire que c'est un homme de haute naissance, car il ne veut jamais aucune part dans les prises, et le prince d'Orange lui témoigne une estime particulière. A ces traits Marguerite avait reconnu son amant ; elle rougit et pâlit tour à tour, et, fixant ses regards sur le flibot lointain, elle demeura étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle. Au bout d'une heure on fit redescendre les captifs dans la chambre qui leur servait de cachot; mais elle Jeur parut moins horrible, car ils avaient l'espoir d'une prompte délivrance. Leur attente fut trompée : la tempête effroyable qui s'éleva sépara les deux bâtiments. Pendant cinq jours le navire espagnol fut le jouet des vents et dés flots, sans qu'il fût possible à l'équipage de diriger sa course! le sixième jour on se trouva dans un détroit formé par deux îles : c'était l'entrée du Zuiderzée. Le vent du nord-ouest continuait à souffler avec violence. Il fallut se résigner à pénétrer dans cette mer intérieure, car les îles où l'on aurait pu aborder étaient au pouvoir des rebelles. Bientôt on aperçut une grande flotte cinglant à pleines voiles. C'était celle du comte de Bossu, gouverneur de Hollande pour le Roi. On s'empressa de le rejoindre, et les Espagnols se crurent parfaitement en sûreté sous sa protection. Cependant le généreux second n'avait pas renoncé à secourir les captifs. Il trouva moyen de faire avertir le comte de Bossu que trois personnes innocentes étaient emprisonnées à bord du navire, et aussitôt la chaloupe du gouverneur vint prendre ces malheureuses victimes, que le capitaine espagnol fut contraint de relâcher. Le comte de Waldeghem, la baronne de Berghes et Marguerite ignoraient entièrement tout ce qui était arrivé depuis cinq jours ; seulement ils s'étaient aperçus qu'il y avait un grand désordre dans le bâtiment, et ils avaient entendu tirer le canon de détresse. Ils furent bien surpris au moment de leur délivrance de se voir au milieu de trente vaisseaux de guerre, supérieurement équipés. Le navire amiral surtout était d'une grandeur et d'une beauté remarquables : il portait trente-quatre canons de fonte et était monté par près de quatre cents hommes. Les Espagnols l'avaient nommé L'Inquisition, pour braver les habitants des Pays-Bas en leur rappelant la tyrannie à laquelle ils voulaient les soumettre. Quand la chaloupe qui portait le vieillard et ses compagnes arriva à ce vaisseau magnifique, le pont était couvert d'officiers espagnols et allemands, de gentilshommes de Flandre, de Brabant et de Hai-naut. Le comte de Bossu lui-même se tenait à la poupe avec quelques-uns des principaux seigneurs. Il parut vivement surpris de l'extérieur noble des personnes qu'il avait fait délivrer, et surtout ses regards se portaient sans cesse sur le père de Marguerite, dont les traits ne lui semblaient pas inconnus. Celui-ci, de son côté, avait une idée confuse du gouverneur, quoiqu'il ne pût se rappeler où et quand ils s'étaient rencontrés ; mais dès qu'ils se furent approchés l'un de l'autre un cri échappa à tous les deux à la fois : comte de Waldeghem ! comte de Bossu! et ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, comme d'anciens compagnons d'armes qui se retrouvent après une longue séparation ; car ils avaient combattu ensemble à Saint-Quentin et à Gravelines. Après le premier mouvement de surprise et de joie, le gouverneur conduisit son vieil ami et les deux dames dans sa chambre, et là il exigea le récit fidèle des événements qui les avaient placés dans une position si extraordinaire. Le vieillard le satisfit en peu de mots, et à son tour il lui demanda quelle était la destination de cette belle flotte, et quels ennemis elle allait combattre. — Des pêcheurs, répondit le comte de Bossu en soupirant, de pauvres pêcheurs sans artillerie et presque sans armes, mais animés d'un courage héroïque, et qui se feraient tous massacrer plutôt que d'amener leur humble pavillon. Dieu m'est témoin que c'est à regret que je vais verser leur sang; ce sera une lutte sans gloire, et pourtant non pas sans danger, car ces braves Hollandais se défendent comme des lions : mais que faire? Le Roi a reçu mes serments, il m'a confié sa flotte et ses troupes; puis-je abandonner sa cause, et me parjurer comme un vil apostat ? — Non, sans cloute, s'écria le comte de Waldeghem, malheur à qui trahirait sa foi! — Je suis Wallon, reprit le gouverneur, et la fidélité de mes compatriotes est connue; mais j'aurais voulu laisser à d'autres le soin d'écraser de malheureux marins qui, après tout, combattent peut-être pour une cause juste. Je n'en ai pas été le maître : les Espagnols m'ont provoqué, ils m'ont traité de lâche. Eh bien! leur ai-je répondu, j'irai au combat, et vous verrez quels seront ceux qui reculeront les premiers, de ces Belges pour qui vous affectez tant de mépris, ou de vos fiers compatriotes ! Maintenant les dés en sont jetés, et il ne me reste plus qu'à soutenir dignement l'honneur national. La joie brilla dans les yeux du vieillard. — Puisqu'il y va de l'honneur de la Flandre, dit-il, je reste avec vous jusqu'au jour décisif. Mon bras a perdu de sa force mais il n'est pas encore engourdi, et les Espagnols verront comment se conduit un vieux soldat de Charles-Quint. Marguerite pâlit : — Mon père, s'écria-t-elle, voulez-vous souiller votre é'pée du sang de vos concitoyens ? Le vieux seigneur parut consterné, mais il reprit après un moment de réflexion : Qu'importe un peu de sang, quand il faut venger la gloire de notre pays ! — Et punir des rebelles! ajouta la baronne de Berghes, qui se retrouvait à sa place sur la flotte royale. — Ce dessein est trop beau pour que je vous en détourne, répondit le comte de Bossu ; nous combattrons encore une fois ensemble, et quel que soit l'événement, on ne parlera point de nous comme de guerriers timides. Ils restèrent ensemble le reste du jour; et quand le soir vint, le gouverneur, cédant sa chambre aux dames, alla passer la nuit sur le tillac, livré à de sombres pressentiments. CHAPITRE XLI Le lendemain, c'était le n octobre 1573, la flotte du comte de Bossu se trouvait à une distance à peu près égale des côtes de la Frise occidentale et de celles de la Nord-Hollande. Au nord on découvrait l'île de Wieringen, et plus loin une partie de celles de Texel et de Vlieland. Au sud s'étendait le golfe profond que forme le Zuiderzée. Les trente vaisseaux royalistes, rangés en bon ordre et préparés au combat, se dirigeaient vers la Frise, menaçant d'une descente les villes et les villages les plus proches de la mer. Ils formaient trois divisions, dont la première et la troisième étaient commandées par des Espagnols : celle du centre était sous les ordres immédiats du comte de Bossu, dont le pavillon de commandement flottait à bord de l'Inquisition. Là, sur le gaillard d'avant se tenaient le gouverneur, les capitaines espagnols Corquéra et Ferdinand Lopez, le jeune comte de Cruyninghen et quelques autres; on apercevait également à la proue des autres vaisseaux les principaux officiers, impatients d'atteindre l'ennemi qu'ils se croyaient sûrs d'écraser. Une joie orgueilleuse brillait dans leurs regards, et les Espagnols surtout montraient le plus grand mépris pour leurs faibles adversaires. Certes il s'en fallait de beaucoup que les forces des patriotes pussent être comparées à celles des royalistes. Amsterdam, qui tenait encore le parti du Roi, avait fourni au comte de Bossu nombre d'excellents marins et d'officiers expérimentés; des gentilshommes de toutes les provinces étaient accourus pour combattre sous ses drapeaux; plusieurs compagnies de fantassins espagnols et presque tout un régiment allemand étaient répartis sur ses navires, tandis que les mécontents n'avaient d'autre flotte qu'une trentaine de mauvais bateaux, montés presque tous par des volontaires. Cependant cette inégalité effrayante n'intimidait point les braves Hollandais et Frisons : plusieurs fois déjà, les jours précédents, ils avaient attaqué partiellement l'armée navale ennemie, et quoiqu'ils eussent obtenu peu de succès, leur ardeur n'était point diminuée. On voyait, au nord-ouest de la flotte royaliste, sortir des ports d'Enkhuizen et de Meden-blik des navires de Hollande, petits, mal équipés, et peu nombreux, mais remplis de braves marins et LE GUEUX DE MER. 25 commandés- par l'intrépide Corneille Dieriksen, amiral de Hollande pour les Etats. A l'est, quelques faibles bâtiments frisons restaient à l'ancre, malgré l'approche des ennemis, et semblaient attendre l'occasion de combattre. A voir ces navires chétifs, à deux ou même à un seul mât, former leur petite ligne pour résister aux immenses, vaisseaux du comte de Bossu, on eût dit une troupe de pygmées qui voulait attaquer des géants. Le tocsin retentissait sur les deux rives du détroit ; il appelait à la défense commune tous ceux qui depuis Harlingen jusqu'à l'Overyssel habitaient les côtes de Frise, et les Hollandais des îles du Zui- * s derzée, ceux de Medenblik, d'Enkhuizen, de Hoorn, et de tout le pays qu'on nomme Waterland ou Pays d'eau. Les cultivateurs abandonnaient leurs champs, les bergers leurs prairies, les artisans leurs ateliers, et, armés, qui de faux, qui de piques, qui d'épées et qui de mousquets, ils accouraient au rivage et se formaient en petites troupes, prêts à recevoir les assaillants. Les plus hardis se joignaient aux pêcheurs, aux bateliers et aux gens de mer, et, montant dans de lourds bateaux destinés au transport des grains et la tourbe, ils s'efforçaient de gagner le large pour se réunir à la petite escadre de leurs compatriotes. > Il était dix heures du matin; le vent tournant un peu vers le nord, les navires frisons purent se diriger à la rencontre de leurs ennemis. On les vit avec surprise lever l'ancre, déployer leurs -voiles et s'ébranler pour venir eux-mêmes au combat. L'éton-nement se peignit sur la figure des Espagnols témoins de cette audace; et le comte de Waldeghem, qui était sur le pont du vaisseau amiral, demanda d'un air triomphant à ceux qui l'entouraient, ce qu'ils pensaient maintenant de la lâcheté des Belges. La baronne de Berghes était restée dans la chambre de l'amiral, mais rien n'avait pu empêcher Marguerite de suivre son père. Je ne puis le préserver des dangers, se disait-elle; mais s'il est blessé, je pourrai le secourir ; s'il succombe, je pourrai mourir avec lui. Elle s'était procuré des habits de matelot, et sous ce déguisement elle se tenait sur le tillac, non loin du gaillard d'avant où son père était debout à côté du comte de Bossu. Avec quelle émotion l'aimable jeune fille vit s'avancer ces faibles navires des patriotes, qu'un sentiment généreux portait à braver tous les périls ! Comme elle tressaillit quand' elle aperçut le noble Lion, cet emblème commun de tous les Belges, se déployer du sommet de leurs mâts, et lorsque, portant ses regards sur la côte de la Frise, elle distingua les femmes agenouillées au sommet des digues, tandis que tous les hommes en âge de porter les armes se rangeaient d'eux-mêmes en bataillons de distance en distance, prêts à combattre et à mourir pour leur pays! Cependant la canonnade s'était engagée entre les navires frisons et ceux de l'avant-garde royaliste. Ceux-ci, quoique assez nombreux et assez forts pour accabler seuls leurs adversaires, se contentaient de faire feu sur eux de loin, et, profitant de la supériorité de leur marche, ils se retiraient à mesure que les Frisons cherchaient à les joindre. Par cette manœuvre ils détruisaient leurs ennemis sans danger, puisque les patriotes ne pouvaient leur répondre qu'avec de petites pièces d'une faible portée, en mauvais état et dont il était dangereux de se servir. Tandis que la première division de l'armée navale reculait ainsi, les deux autres, se développant, entouraient déjà la flottille frisonne. Alors commença une scène de carnage et d'héroïsme, la plus imposante peut-être qui se soit jamais offerte aux regards des hommes. Ce n'étaient point deux armées de soldats qui allaient s'entrechoquer; ce n'étaient point deux flottes de guerre qui s'attaquaient : c'étaient des pêcheurs, des bateliers, des gens de toutes les professions qui, réunis sur quelques misérables bateaux, venaient combattre la flotte la plus belle, la mieux équipée, la plus abondamment pourvue d'armes, de soldats et de marins. Ils approchaient lentement, à cause de la pesanteur de leurs navires; le feu meurtrier des ennemis, plongeant de toutes parts sur eux, ravageait leurs rangs ; cependant les intrépides Frisons ne se décourageaient point et continuaient à avancer avec une persévérance admirable contre ces adversaires qu'ils ne pouvaient atteindre. Ils voyaient que l'aile droite, en se retirant, les attirait au milieu de la flotte, que trente vaisseaux, disposés en demi-cercle autour d'eux, se préparaient à les foudroyer; aucun de leurs navires ne s'arrêta, aucun ne changea de direction, aucun ne ralentit sa marche; tous se portèrent à pleines voiles au point du danger et de l'honneur. Un enthousiasme sublime animait les braves que portaient ces frêles bâtiments. C'était à la vue de leurs concitoyens qu'ils allaient combattre : quelque part qu'ils jetassent les yeux, ils voyaient la côte couverte de spectateurs inquiets ; des vieillards, des femmes, des enfants, les mains levées vers le ciel, priant pour leur triomphe. Les campagnes qu'ils découvraient étaient celles de leur patrie; les maisons qu'ils apercevaient, celles de leurs amis et de leurs parents; autour de ces églises, dont ils distinguaient les flèches gothiques, reposaient les ossements de leurs aïeux. Chaque fois que les décharges de l'artillerie ro}>-a-liste faisaient voler la mort autour d'eux, ils répondaient aux éclats menaçants de ce tonnerre par des cris unanimes et prolongés. Patrie! liberté! Guillaume ! Tels étaient les mots magiques que tous répétaient ensemble et qui leur inspiraient le courage des héros. La flotte ennemie offrait un spectacle bien différent. Les officiers et les soldats, armés de toutes pièces et rangés sur le pont, contemplaient dans un morne silence cette lutte inégale; les marins, presque tous Hollandais, frémissaient de rage en se voyant contraints à combattre leurs généreux compatriotes; les canonniers dirigeaient souvent leurs pièces au hasard et affectaient de les charger avec le plus de 3g4 le gueux de mer lenteur possible. Mais rien n'égalait le désespoir du noble comte de Bossu, que ses serments obligeaient à ordonner le massacre de cette troupe de braves. Trois fois il fut sur le point de commander qu'on virât de bord et qu'on évitât la bataille, et trois fois, ses regards rencontrant le sourire dédaigneux des officiers espagnols, il rougit et garda le silence. Le capitaine Corquéra, commandant les fantassins espagnols qui étaient à bord de Y Inquisition, lui demanda enfin jusques à quand la flotte du Roi paraîtrait fuir devant les ennemis. Un coup d'œil' plein de fierté fut la réponse du gouverneur : il fit un signe au capitaine du vaisseau, et le pavillon royal d'Espagne, signal du combat, fut arboré au sommet du mât de misaine. Aussitôt les deux extrémités du demi-cercle s'ébranlent, se rapprochent et enveloppent la petite escadre de Frise, que jusqu'alors on s'était contenté de foudroyer de loin, et les trente navires de guerre fondent tous ensemble de toutes parts sur les bateaux ennemis. A la vue de cette manœuvre les Frisons poussent un cri de joie. Ils pourront donc maintenant faire usage de leurs armes! que leur importe le nombre, les ressources, l'avantage de la position? ils ont pour eux leur courage et la justice de leur cause. Ils se forment en ligne, et, attaqués des deux côtés, ils s'efforcent de jeter leurs grappins de droite et de gauche, comme si l'équipage de chacun de leurs petits bâtiments eût pu enlever à l'abordage deux vaisseaux ennemis. Tout ce que l'antiquité raconte des exploits merveilleux de ces Cauchois, de ces Saxons, de ces Frisons indomptables et de ces fiers Sicambres, qui ont tour à tour habité à l'embouchure du Rhin et de l'Ems, leurs descendants le surpassèrent en ce moment. Entourés d'ennemis triples en nombre, ils ne se défendent pas : ils attaquent, et de petites troupes de trente à quarante hommes, sautant sur les vaisseaux royalistes, luttent avec une valeur surnaturelle contre les nombreux équipages et les troupes aguerries qui défendent ces citadelles flottantes. Les balles sifflent, les armes retentissent; mais aucun cri de douleur ne se fait entendre. L'acharnement est le même des deux côtés : de part et d'autre on ne songe qu'à la victoire. Mais, malgré des prodiges de valeur, les patriotes ne pouvaient triompher : ils avaient trop de désavantage en attaquant ces gros navires qui les commandaient, et dont les flancs hérissés de canons formaient autant de remparts qu'il fallait enlever d'assaut. Ils succombèrent enfin, et l'on vit quelques-uns de leurs bâtiments reculer ; les autres combattaient encore, mais sans espoir, et une mort glorieuse semblait être le seul prix auquel pussent aspirer leurs braves défenseurs. CHAPITRE XLII Il était midi, le combat avait duré près de deux heures, et un nuage de fumée enveloppait tous les vaisseaux. Les Frisons, affaiblis, épuisés de fatigue et presque tous blessés, ne pouvaient plus continuer à se défendre. Leurs ennemis, pleins de confiance, poussaient des cris de victoire et se préparaient à tenter à leur tour un abordage général et décisif. Tout à coup, du côté de l'ouest, gronde le canon, la brise qui souffle avec plus de force dissipe un peu la fumée, et laisse apercevoir aux combattants vingt navires hollandais arrivant à pleines voiles. Aussitôt la lutte est suspendue, et les deux partis, comme d'un commun accord, semblent vouloir reprendre un moment haleine et recueillir leurs forces pour un choc nouveau et plus terrible encore. Le centre et la gauche des royalistes virent de bord pour faire face aux Hollandais, tandis que l'aile gauche occupera seule les bâtiments déjà désemparés de Frise. La supériorité des forces était encore du côté du comte de Bossu ; mais ses équipages étaient découragés : s'ils n'avaient pu triompher d'une poignée de rebelles sans artillerie et presque sans armes, comment résisteraient-ils maintenant à une escadre en bon ordre? La pâleur et la consternation sont empreintes sur le front des officiers espagnols. Le comte de Bossu seul se montre inébranlable : une noble satisfaction brille sur sa figure. A présent, dit-il, ce sera un combat et non plus un massacre! à présent il y aura de la gloire à acquérir ! à présent nous verrons qui pâlira le premier! Il fait donner le signal de se ranger en ligne, mais les vaisseaux obéissent lentement, et l'incertitude de leurs manœuvres trahit la frayeur des officiers. Plusieurs restent en arrière, ou se laissent aller à la dérive pour fuir le danger : à peine douze demeurent au premier rang, quoique l'ennemi encore trop éloigné ait cessé un feu inutile. Cependant la flotte royale présentait encore un front menaçant : ces douze gros navires appu}^és l'un par l'autre, et hérissés de canons, formaient une longue et redoutable batterie, dont on ne pouvait approcher impunément. Aux deux extrémités étaient placés les deux navires les plus considérables, le vice-amiral et Y Inquisition. Ces mobiles colosses, dont la légèreté égalait la grandeur, auraient pu suffire seuls à mettre en fuite le vingt flibots qui s'avançaient contre eux, si ces flibots n'eussent été montés par les plus intrépides des hommes. L'escadre hollandaise s'approchait dans un profond silence. On n'entendait point de cris de guerre se mêler au bruit des vergues ébranlées et aux mugissements de l'artillerie. Les officiers et les matelots, appuyés sur leurs armes qu'ils serraient avec force, les yeux fixés sur les vaisseaux ennemis, attendaient l'instant du combat avec une impatience muette; quoiqu'ils fussent à portée de canon des royalistes, ils ne tiraient point encore sur eux; car ce n'était point dans leurs canons, mais dans leurs épées qu'ils avaient mis leur confiance. Quand ils furent à cent pas de l'ennemi, une décharge des douze grands vaisseaux ébrânla l'air et la mer. On vit des vergues abattues, des voiles déchirées, des cordages emportés; le sang de plus d'un brave patriote coula : mais la flottille continua de s'avancer en bon ordre. Plus d'une fois encore les royalistes firent feu avant que les Hollandais pussent les joindre. Leurs coups ne furent point sans effet; cependant aucun des vingt flibots n'abandonna son rang. Enfin on arriva à portée de pistolet. Alors seule- ' ment les Hollandais, présentant le travers, lâchèrent leur bordée. Elle fut terrible. Toutes les pièces, pointées avec sang froid par d'habiles canonniers, portèrent le ravage et la mort dans la flotte ennemie, et dès ce moment le feu des Espagnols diminua. L'amiral de chaque flotte était au poste le plus dangereux, en tête de ses vaisseaux : ils se trouvèrent vis-à-vis l'un de l'autre, le comte de Bossu à bord de sa formidable Inquisition, le vaillant Corneille Die-riksen sur son petit navire à deux mâts. Ils s'accrochèrent avec une ardeur égale, quoi-qu'avec des forces si disproportionnées. Les royalistes se tenaient couchés à plat ventre sur le pont de leur vaisseau jusqu'au moment de l'abordage, selon la coutume des marins : ils voulaient éviter ainsi le feu meurtrier de leurs adversaires. Mais les patriotes, animés d'un courage surnaturel, ne voulurent point prendre la même précaution. Ils auraient rougi de se baisser à la vue de leurs féroces ennemis : debout à la proue, la tête haute et le regard menaçant, ils écoutaient sans crainte siffler les balles mortelles. Avant que les grappins fussent jetés, avant que les navires se heurtassent, vingt Hollandais étaient déjà sur le vaisseau du comte de Bossu. Ils s'étaient élancés de l'extrémité des vergues, ils s'étaient accrochés aux cordages, ils avaient franchi tous les obstacles pour joindre l'ennemi. Un moment après cent autres montaient à l'abordage, tandis que, du haut des hunes, d'habiles tireurs faisaient un feu continuel sur les royalistes. Ils fondirent d'abord sur les soldats espagnols, qui soutinrent assez mal ce premier choç et reculèrent; mais les Wallons et les gentilshommes flamands qui I M'ili^t'l ni LE GUEUX DE MER se trouvaient à bord les chargèrent à leur tour et reprirent le dessus. Le comte de Bossu, le premier, se jetait l'épée à la main au plus fort du combat; son vieil ami le comte de Waldeghem semblait avoir retrouvé la vigueur de ses jeunes années, et, animés par leur exemple, les autres combattants se conduisaient aussi en héros. Sept fois, pendant trois heures, Corneille Die-riksen aborda cette terrible Inquisition, et sept fois il fut repoussé. Les Espagnols, qui s'étaient échauffés, faisaient maintenant des prodiges, et l'ardeur des Belges ne s'était point ralentie; mais aucun autre vaisseau royaliste n'avait fait son devoir, tous avaient pris la fuite ou avaient amené leur pavillon. — Retirons-nous, dirent les officiers espagnols au comte de Bossu, nous ne pouvons combattre seuls contre tous : voici deux autres navires qui viennent rejoindre l'amiral hollandais, il faut nous retirer. Le gouverneur sourit : — Vous m'avez forcé à combattre, répondit-il, et puisque j'ai tiré l'épée, je ne reculerai point. Que deux, que trois, que dix navires ennemis viennent m'attaquer : ils pourront me prendre, ils pourront me tuer; mais ils ne feront pas fuir ce lâche Flamand que vous avez tant raillé. Les officiers baissèrent la tête. Ils avaient mérité ce reproche, et ne pouvaient se justifier que par un courage héroïque : ils attendirent donc avec impatience l'occasion de se signaler. Cette occasion, ardemment souhaitée, se présenta bientôt : les trois navires hollandais arrivèrent tous ensemble sur l'amiral ennemi et l'assaillirent de trois côtés. Ce fut alors que la mêlée devint vraiment ... lorsque entre lui et Louis de Winchestre se jeta le jeune marin... (P. 403.) horrible. Près de six cents combattants se pressaient sur le pont du vaisseau ; tour à tour attaquants et attaqués, vainqueurs et vaincus, ils avançaient, reculaient, revenaient à la charge, avec un acharnement sans égal, et les cris de fureur, les gémissements des blessés, le cliquetis des armes et le bruit de la mous, queterie, se mêlaient et se confondaient sans cesse de l'une à l'autre extrémité du bâtiment. Le nombre des combattants était à peu près égal de part et d'autre : néanmoins les équipages réunis des trois bâtiments patriotes étaient encore inférieurs à celui de l'amiral royaliste. Si d'un côté les sentiments les plus généreux et les plus puissants animaient le courage des Hollandais, de l'autre le bruit des armes à feu, les cris des blessés et la vue du sang avaient inspiré aux soldats espagnols et wallons cette ivresse frénétique qui rend avide de dangers et de massacres. Partout où se portait Corneille Dieriksen la victoire semblait pencher en faveur de son parti ; mais partout aussi où les comtes de Bossu et de Waldeghem, armés de pied en cap à la manière des chevaliers, se précipitaient sur les assaillants, leur adresse et la supériorité que leur donnaient de bonnes armes sur des. adversaires presque nus leur assuraient l'avantage. Infatigable et tout couvert de sang, le père de Marguerite effaçait par son audace et par sa vigueur les plus hardis guerriers de son parti. Tandis que, la visière baissée, il s'élançait au milieu des ennemis, un jeune marin, armé seulement d'un tronçon de pique, le suivait partout et semblait veiller sur sa vie. Ses cheveux blonds, son teint frais et rosé et ses formes délicates annonçaient un âge encore tendre; la fureur des guerriers ne brillait point dans ses yeux doux et timides, aucune goutte de sang ne souillait ses blanches mains ; mais, s'attachant aux pas du comte de Waldeghem, il s'efforçait de détourner les coups qu'on lui portait; il se jetait sans cesse entre le vieillard et le fer menaçant, et, soit que sa jeunesse et sa beauté désarmassent les plus furieux, soit que son noble dévouement fût respecté par les ennemis eux-mêmes, de même qu'il n'avait point fait de blessures, il n'en avait point reçu. Tout à coup paraissent sur le pont du vaisseau une dizaine de marins qu'une chaloupe vient d'amener. Leur haute taille, leurs formes athlétiques, leurs figures mâles et brûlées par le soleil révèlent des guerriers redoutables, et leurs cris répandent la terreur parmi les royalistes : car ils reconnaissent le nom de Zélande, ce nom que tant d'exploits ont rendu fameux et terrible ; mais quelle fut la consternation du comte de Waldeghem en reconnaissant à la tête de ces braves son libérateur, son ami, son fils, Louis de Winchestre ! Deux fois le vieillard recula, et deux fois, affermissant sa visière baissée, il voulut combattre ces nouveaux ennemis. La honte de paraître timide, l'espoir de vaincre, et cet enthousiasme irréfléchi qui attache l'homme à la cause qu'il a longtemps soutenue, allaient l'entraîner au plus horrible combat, lors-qu'entre lui et Louis de Winchestre se jeta le jeune marin qui le protégeait depuis si longtemps, et tous deux à la fois reconnurent Marguerite. Le glaive tomba de leurs mains : — Mon père! s'écria le jeune homme. — Mon fils! répondit le vieillard; et, au milieu de cette scène de carnage et de désolation, les combattants virent avec surprise, deux des plus braves chefs des partis opposés s'embrasser étroitement. — Vous êtes mon prisonnier! dit à Marguerite un vieux marin, dont le mousquet avait déjà renversé plus d'un Espagnol. Elle sourit en reconnaissant Dirk Dirkensen. Cependant Corneille Dieriksen d'un côté, les Zé-landais de l'autre, avaient pris une telle supériorité, que le comte de Bossu avait été contraint de leur céder le tillac : il s'était jeté à l'entrepont, et, se retranchant avec quelques-uns des siens dans la chambre de l'amiral, il se disposait à y soutenir un siège. Le comte de Waldeghem, se trouvant seul de son parti sur le pont, rendit son épée à Louis de Winchestre, et celui-ci, voyant la victoire assurée à ses compatriotes, crut pouvoir se charger lui-même de la garde de ce vaillant prisonnier et de la belle guerrière qui partageait son sort. Ils ne quittèrent toutefois le vaisseau que le lendemain, car la baronne de Berghes se trouvait précisément dans la chambre où le comte de Bossu s'était retranché, et ils ne voulaient pas s'éloigner sans elle. Il eût été facile aux Hollandais vainqueurs de forcer leurs derniers ennemis dans ce dernier retranchement en tournant quelques pièces de canon contre eux; mais ces braves gens ne voulurent point massacrer ainsi de braves adversaires : ils ne les attaqué- rent qu'à armes égales, ce qui prolongea longtemps le combat. Toute la nuit et toute la matinée du lendemain le comte de Bossu se défendit en héros. Enfin, après vingt-quatre heures d'efforts continuels, fléchi par les officiels espagnols qui étaient avec lui, et qui le suppliaient à genoux de se rendre, il consentit à mettre bas les armes, après avoir toutefois exigé que ses derniers compagnons lui en donnassent le conseil par écrit. Il fut fait prisonnier le 12 octobre vers midi, et traité par les vainqueurs avec les égards et le respect que mérite le courage malheureux. LE UUtUX DE MER. 20 CHAPITRE XLIII Un mois après, à Bruxelles, dans une petite église, un prêtre allait donner la bénédiction nuptiale à deux amants. Les témoins du mariage étaient un vieux seigneur à la figure vénérable, une douairière un peu cérémonieuse, et un marin au front cicatrisé. Une joie pure brillait dans les regards du jeune couple. L'amant, d'une voix forte et avec l'expression d'une conviction profonde, l'amante, d'un ton plus bas et en rougissant de plaisir, avaient prononcé le serment de s'aimer toujours. Le prêtre allait consacrer leur union, quand une voix menaçante fit retentir les voûtes gothiques du temple : — Au nom du Roi, arrêtez ! — et déjà vingt soldats s'étaient emparés du jeune homme, du vénérable seigneur et du vieux marin. Ceux-ci, toutefois, n'étaient arrêtés que par précaution, et on les relâcha quelques moments après ; mais l'amant, enlevé à son amante éperdue, fut traîné par les gardes jusqu'au palais du gouvernement. On lui fit traverser les galeries où jadis un ami l'avait amené ; on le conduisit au cabinet où il avait reçu les ordres du duc d'Albe, et on l'y laissa seul, en proie à des angoisses mortelles, mais soutenu par son courage et par la conscience d'avoir toujours fait son devoir. Ma perte est certaine, se disait-il, et Marguerite n'y survivra point; mais Dieu est juste, et un autre monde nous réunira. Un poignard de Tolède à la lame large, à la pointe acérée, paraissait avoir été oublié sur un des sièges qui se trouvaient dans le cabinet. Le captif s'en saisit avec empressement, et murmura le mot de vengeance! non qu'il fût capable de punir un crime; mais si l'ennemi de son pays s'offrait à ses regards il pourrait peut-être le contraindre à se défendre. La porte s'ouvrit et le duc d'Albe parut. Le jeune homme serra fortement le manche de son poignard qu'il avait caché dans sa ceinture; mais quand il vit le fier Espagnol entrer seul et sans méfiance, sa main lâcha l'arme meurtrière. Un an s'était écoulé depuis que Louis de Winchestre avait vu Ferdinand de Tolède, et cette année avait presque rendu méconnaissable l'homme qui gouvernait les Pays-Bas. Car, malgré le succès momentané de ses armes, ses ennemis Vaincus avaient puisé de nouvelles forces dans leurs défaites, et ils avaient repris le dessus dans les Pays-Bas comme ses envieux à Madrid. Pour prix de ses 408 le gueux de mer efforts, de sa servilité, de sa barbarie, il ne recueillait que la honte, la disgrâce et le désespoir. Vainement s'étudiait-il à paraître plus grand que sa fortune : son corps épuisé révélait les tortures de son esprit. Sa haute taille s'était voûtée, il marchait avec peine, et des infirmités cruelles l'assiégeaient. L'inquiétude avait blanchi en peu de mois ses cheveux longtemps noirs. Les soucis avaient ridé son front, et l'insomnie avait creusé ses joues ; mais son regard était encore le même, hautain, féroce et menaçant. Le jeune Belge le regardait avec surprise. — Ainsi les tyrans aussi subissent leur supplice, se disait-il en voyant ce vieillard exténué, qui n'avait plus du duc d'Albe que le nom, l'orgueil et la soif du sang. Qu'il m'envoie donc à la mort! je serai moins à plaindre que lui. Le duc, trop affaibli pour se tenir debout, s'était assis dans un large fauteuil. Trois fois il jeta un regard sur le Flamand, et trois fois il détourna les yeux, comme s'il ne pouvait soutenir sa vue. Enfin, d'une voix étouffée par la douleur, et dont le son rauque trahissait l'épuisement de tous ses organes : Mon fils! dit il, qu'avez-vous fait de mon fils? Quelque odieux que fut le cruel Espagnol, l'altération de ses traits et sa voix déchirante inspirèrent de la pitié à Louis de Winchestre. Votre fils! répon-dit-il, je l'ai enlevé à l'opprobre et à l'infamie : il est mort de la mort des braves... — En combattant son père! interrompit le duc avec un geste de désespoir. — En arrachant une femme à des soldats effrénés, répliqua le jeune homme. Il s'est conduit en homme généreux, et son dernier soupir a été reçu par des amis. - Ainsi, reprit Ferdinand de Tolède, après un moment de silence, vous avez assisté à ses derniers moments? Le Belge fit un geste affirmatif. — Et il me maudissait sans doute? — Il plaignait son père et ne l'accusait pas. Le duc se couvrit la figure de ses deux mains; une sueur froide découlait de son front et un tremblement convulsif agitait ses membres. Il resta quelques minutes dans cettesituation, puis relevant latéte il reprit : — Votre histoire m'est connue; je sais que vous méritez la mort comme rebelle, vous la méritez mille fois pour m'avoir enlevé mon fils. Dites, jeune homme, croyez-vous qu'il y ait des tourments qui puissent assez venger la douleur d'un père? Louis de Winchestre ne répondit pas. — Cependant, continua le duc, je sais aussi qu'Alonzo vous aimait, et que, seul peut-être après moi, vous ne repoussiez point l'amitié du pauvre mulâtre... Je ne frapperai point celui qui fut cher à mon fils... La mémoire d'Alonzo vous sauve la vie... Allez, jeune homme, vous êtes libre. Le Flamand restait immobile de surprise. — Je dois à mon souverain, reprit l'Espagnol, d'exiger votre promesse de ne plus porter les armes contre lui. 410 le gueux de mer Le jeune homme pâlit, mais il était prisonnier; il donna donc, en frémissant, la promesse qu'on lui demandait. Aussitôt le duc.le fit mettre en liberté. Quelques semaines s'écoulèrent encore avant que Ferdinand de Tolède quittât les Pays-Bas. Au mois de décembre il partit enfin pour l'Italie, emportant le regret de n'avoir pu dompter les Belges et le remords d'avoir inutilement versé des flots de sang. Lorsqu'il fut sur la frontière il rencontra une troupe brillante de chasseurs et de chasseresses, à la tête desquels était Louis de Winchestre, alors seigneur de Gruthuysen, qui après son mariage avait emmené Marguerite dans une terre qu'il possédait en Hainaut. Le duc le reconnut, et s'entretint avec lui jusqu'au moment où il aperçut le poteau fleurdelisé qui indiquait le territoire français. Poussant alors un profond soupir : Adieu ! jeune homme, lui dit-il; restez dans votre belle patrie que je n'ai pu conserver à mon Roi : vainement prodiguera-t-on les trésors et les soldats pour une entreprise où a échoué Ferdinand de Tolède. Le prince d'Orange l'emporte; la liberté des Belges est assurée, et, tôt ou tard réunis sous un Nassau, ils ne se souviendront du joug étranger que pour chérir davantage le gouvernement d'un Roi qu'ils pourront, avec un juste orgueil, nommer leur compatriote. I ll<—MOllllll111IéH Mm'Ull Ib»WMIIjMIMgt jggggjgjggj^^ COLLECTION NATIONALE ILLUSTRÉE Série C J. LEBEGUE & Cie, LIBRAIRES-EDITEURS 46, rue do la Madeleine, BRUXELLES awwwvvwwvwwwwwwav 2 00 2 50 3 00 E. Leclercq. Nos amis les animaux. — Contes vraisemblables. Juste. La révolution brabançonne (1789). — La république belge (1790). — La révolution brabançonne et la république belge. Reliés deux volumes en un, tranches dorées. — Les Pays-Bas sous Philippe II (1555-1565). — Les Pays-Bas sous Philippe II (1565-1567). — Le soulèvement des Pays-Bas contre la domination espagnole (1567. 1572). — Le soulèvement des Pays-Bas contre la domination espagnole (1572- 1574). — Le soulèvement des Pays-Bas contre la domination espagnole (1575- 1579). H-G. Moke. Le gueux de mer ou la Belgique sous le duc d'Albe. — Le gueux des bois ou les patriotes belges de 1566. — Mœurs. — Usages. — Fêtes et solennités des Belges. Hymans. Histoire populaire de la Belgique. — Histoire du règne de Léopold I". Van Ukmmei,. Dom Placide. Mémoire du dernier moine de l'abbaye de Villers. — Traité général de littérature française. De Rem.. Ernest Staas, avocat. Volumes brochés.........fr. Cartonnés imitation toile, or et noir. . . . Richement reliés en toile, plaque spéciale . .