J.-H. ROSNY Renouveau LIBRAIRIE PLON RENOUVEAU L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en février 1894. ŒUVRES DE J.-H. ROSNY : Nell Horn, roman de mœurs anglaises.................... 1 vol. Le Bilatéral, roman de mœurs anarchistes et collectivistes.. — Marc Fane, roman social................................ — L'Immolation, nouvelles:................................ — Les Xipéhuz, merveilleux préhistorique................... — Le Termite, roman de mœurs littéraires................... — Les Corneilles, roman contemporain...................... — Daniel Valgraive, roman contemporain.................. — Vamireh, roman préhistorique........................... L'Impérieuse Bonté, roman contemporain................ L'Indomptée, roman contemporain........................ — PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cic, RUE GARANCIÈRE, 8J.-H. ROSNY RENOUVEAU PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 Tous droits réservés RENOUVEAU PREMIÈRE PARTIE Un soir de juin, trois personnes dînaient dans un appartement de la rue de Tournon, près d'une fenêtre ouverte où entrait un air délicieusement purifié par plusieurs orages. C'étaient deux hommes et une jeune femme : quelque contrainte régnait dans les attitudes. L'amphitryon était un de ces types à qui les grandes barbes sont indispensables pour har- moniser un front compact, des yeux triangu- laires, bondés de mysticisme, un vaste visage tout ensemble sévère, orgueilleux et affec- tueux. Sans âge, à cause du développementa RENOUVEAU. des traits et de leur expression pontificale, il observait fréquemment, avec malveillance, son convive, homme de teint clair, aux beaux yeux d'eau de mer, — comme en ont les gens du Connaught, — et dont la figure mouvante marquait quarante à quarante-deux ans : il en avait quarante-huit. Pour la jeune femme , c'était une silhouette nerveuse et concentrée, de nature un peu taciturne, avec des échap- pées d'expansion charmantes, d'ailleurs jolie. Le convive aux yeux celtiques tentait vaine- ment de ne pas épier les mouvements et les regards de la jeune femme : à chacun de ses gestes, il avait un frisson ,, une sensation de froid et d'étouffement; il entrait en lui un tel charme qu'il en avait de l'angoisse et presque de la terreur. Alors son œil changeait de cou- leur comme une opale qu'on tourne. A cela se joignait une grande gêne vis-à-vis de son hôte : — Dehancy ! fit ce dernier pendant une des pauses contemplatives de l'autre.RENOUVEAU. q Il haussait les épaules. Tout ensemble sa physionomie marqua de l'aigreur et de l'ironie : — Quoi donc? fit Dehancy. — Tu ne manges pas ! Es-tu malade ? Dehancy tressaillit et trahit une inquiétude exagérée : sa bouche tremblait, il passait du pâle au rouge. — Mais non, balbutia-t-il... rien... peut-être un peu énervé ces jours... tendance à la fiè- vre... . Tout cela mal dit, heurté. Dans le fond, c'était le choc d'une frayeur absurde, —à tout coup réveillée, — qui lui laissait moins de sang-froid qu'à un adolescent et dont la brus- querie remuait mille choses incompatibles : — Les orages?demanda l'hôte avec un rica- nement sardonique. — Peut-être... Tout en frémissant de colère humiliée, De- hancy était la proie d'une impression ridicule : Charles Graveil allait le congédier comme un collégien qui se conduit mal. Cette impression4 RENOUVEAU. fut invincible pendant deux minutes. Dehancy se sentit pareil à un petit enfant, perdit tout sentiment de son âge et de sa position. Graveil vit cette émotion et continua avec une recrudescence de mauvaiseté : — J'espère que cela te passera, mon ami... C'est pénible de te voir si nerveux... Le sentiment de la situation normale revint à l'autre. Il se redressa, mais en même temps mesura la puissance qui l'assujettissait. — Cela se passera! dit-il sèchement. Puis, avec une tristesse morne, il se dit : — Quelle présomption de croire qu'on dai- gnerait m'exiler d'ici parce que j'ose... Il se vit simplement ridicule, tant pour le frère que la sœur, — peut-être plaint par elle, si elle devinait, mais à coup sûr le rebours de ceux que la crainte d'un péril fait éloigner des jeunes femmes. : — Oui, oui, cela passera ! — Tant mieux ! Des plats se suivent. Quel dégoût d'y tou- m— RENOUVEAU. 5 cher! Son cœur se soulève, étouffe des nau- sées! En vain tente-t-il de répondre à l'hôte, de tenir la causerie. La continuelle distraction interrompt ses paroles, sa tristesse est pleine, au fond, de supplications humbles. Oh! dis- tance des êtres ! Comme les plus intimes se re- poussent ainsi que des électricités semblables ! Les regards de son ami, les paroles de son ami continuent à l'irriter et l'humilier. II en a la sueur aux tempes, plein de sourdes révoltes : — Après une si longue amitié!... Il s'avoue pourtant qu'il est dur pour l'autre de n'être pas écouté, de se voir constamment répondre de travers; il tente de se vaincre. Triste échec!... A l'instant même qu'il s'ex- horte, le voilà qui recommence à contempler la silhouette de Geneviève. Ses gestes sont des miracles, ils ont toute la grâce des plantes fines qui poussent au bord de l'eau, des ailes qui planent, des bêtes gra- cieuses qui courent dans les taillis; ils sont le résumé de l'univers :6 REXOUVEAU. — Mon Dieu! dix ans... dix ans de moins ! Et tout ce qui est simple dans la vie paraît étrange et déformé par cette exclamation, de- vient monstrueux. Il se dit encore : — Oh! chose prodigieuse... un être peut en créer un autre qui sera jeune!... Et il ne peut rien pour lui-même, il ne peut se rajeunir d'une minute, lui qui donnera la vie... Un demi-silence froid et dur régna sur les convives. Graveil ne parla plus à Dehancy; son atti- tude fut plus blessante, jusqu'à l'inconve- nance. Geneviève adressa de rares paroles aux deux hommes, avec bonne grâce et discrétion, sans pouvoir prévaloir sur la gêne. Dehancy tomba dans une méditation lourde et stupéfiante ; la rapide naissance et la fou- droyante croissance de son amour remontèrent dans sa mémoire avec un aller et retour de marée. Et son aventure peut s'abréger en quelquesRENOUVEAU. 7 mots, comme aussi s'écrire en de longs volu- mes, — une des plus troublantes, profondes et communes histoires de l'âme humaine, l'éter- nelle lutte du crépuscule d'amour aux confins de l'âge mûr et de la vieillesse, quand tout à coup s'éveille la soif si ardente d'être une fois jeune encore, — quand le corps, avant de som- brer, se revêt d'une vigueur aussi douce et belle que la floraison de tels arbres en des automnes longs ettièdes. Comme c'est venu, — il le sait mal parla pensée, il le sait admirable- ment dans l'instinct. C'était déjà avant qu'elle arrivât, il y a dix-huit mois. Une force cou- rait en lui, des désirs nouveaux (ou plutôt renouveaux), une sève de vingtième année. Il venait, par surcroît, de finir un travail entre- pris depuis de longues années, il croyait se reposer, jouir doucement de la vie, d'une santé vigoureuse. Et c'est l'activité indomptable qui avait surgi, la secrète puissance de la postérité, les rêves qui font que la création dure, en dépit de la mort infatigable. Il en avait beau-8 RENOUVEAU. coup souffert, d'une souffrance délicieuse ; avec le frais retour des mots anciens, des actes anciens, des souvenirs que la veille encore il trouvait puérils. Maintenant, il les trouvait d'une pénétration étrange, d'une logique et d'une vérité infinies. Oui, il y a un an, chez Graveil, il avait ren- contré la jeune femme, — veuve, venue d'une solitude des Cévennes, après un long deuil, où elle était demeurée seule avec un petit enfant. Comme il allait presque chaque jour chez Charles, dans ce dangereux moment il la vit continûment. C'était une pâle, mais vive silencieuse, dont le regard montait d'en bas, avec une profon- deur redoutable. Quand elle se levait d'une chaise, la grâce se levait avec elle. Toutes les chambres vivaient de sa grâce, de la jeune et discrète harmonie qu'elle intro- duisait dans la couleur et l'arrangement des choses, sans hâte, comme une plante se tisseRENOUVEAU. g des fleurs fraîches dans les buissons. Alors... alors, elle était entrée dans son coeur comme elle était entrée dans la demeure de Graveil. Comme les chambres, il avait vécu de sa grâce. Par elle, une fraîche et vive couleur avait disposé ses pensées. Son cerveau s'était orné de sa présence, tout comme un arbre se pare d'une nichée. Elle avait très subtilement changé la place de ses impressions, secoué la poussière de ses habitudes, renversé le sens de ses méditations, ouvert des fenêtres sur les jardins de l'âme. Ah ! cela n'avait pas été très rapide, — car il se défiait. Il se défiait comme d'un sacrilège et comme d'un irrémédiable péril. Il se défiait à cause de son ami, — car, dès qu'il eut pres- senti la Possession, le changement de l'inté- rieur atteignit tout l'extérieur. Avec une naï- veté (une naïveté fine d'homme jadis expéri- menté), il ne compta sur aucune indulgence de Graveil, pourtant si indulgent. Dès les pre- miers moments, il exagéra toutes les difficultés,io RENOUVEAU. les hontes, les malveillances qui pouvaient surgir. Il n'attendit que l'universelle répro- bation. Il se figura paria, banni, presque infâme, — en tout cas hors la loi d'amour. Ses quarante-huit ans furent la vieillesse, sentiment sans doute augmenté de ce qu'il avait un fils de vingt-trois ans, une fille de vingt ans, — cette dernière récemment mariée. Vainement ergota-t-il sur ses cheveux blonds intacts, pas même grisonnants, sur ses yeux frais dans de fraîches paupières, sur la jou- vence de dents fortes et saines, sur la solidité de son estomac, sur la vigueur et l'endurance de sa marche : il lui demeura l'instinct, plus puissant que toute raison, qu'il était indigne d'aimer une jeune femme comme Elle, qu'il eût été grotesque de l'espérer en mariage , que, du reste, ni elle ni son frère n'y eussent jamais consenti. Malgré cela, il n'eut pas le courage de s'éloi- gner; il sombra au leurre éternel de l'attente et de la lutte intérieure. Elle pénétra donc enRENOUVEAU. n lui sûrement et tranquillement. Il en souffrit d'une façon ténébreuse comme les dévots des épreuves de Dieu. Son attitude fut sans fran- chise, louvoyante, craintive, pleine de honte aussi, et comment être franc lorsqu'on déses- père si énergiquement de l'avenir? Mais, honte ou non, il sentit une sombre grandeur d'être. Non pas une grandeur de pensée, ou de sacrifice, ou d'altruisme, mais une grandeur de race. Une grandeur inté- rieure, une envergure terrible du sentiment, une âpre et dévorante et superbe fatalité. Si l'amour est un total de vie, le seul poème de la majorité des êtres, nulle part il n'a la con- densation de ces fins de l'âge mûr chez l'homme, arbres humains encore touffus, encore fleuris dans le charme des beaux crépuscules. Et pour enjeu tout l'être ! La forte, l'immense volonté de se donner en entier et presque de consentir, pour la réalisation, à disparaître comme l'in- secte après l'accomplissement de l'oeuvre. Et il embarquait toute sa cargaison de vie12 RENOUVEAU. vers la terre mystérieuse, vers la terre où étaient peut-être des voluptés hautes et mélan- coliques, mais aussi de ténébreuses équivo- ques, les terrifiques inconnus où se polluent les âmes. Comme cri de guerre, qui l'éveillait de nuit : — Oh ! avant de disparaître dans le Néant des vieillards, encore une fois jouer le rôle actif... encore une fois être!... Si j'échoue... plus jamais... plus jamais autre chose qu'un lugubre spectateur dans la vie ! Et dans ces sensations, la semaille avait levé comme les plantes boréales au soleil ; elle avait éclaté en démesurée puissance, couvert les champs du cœur d'une terrible et resplen- dissante moisson. Dans le pauvre homme était venue cette fièvre que les plus ardents n'ont pas parmi les jeunes, — faite de désespoir, de colère, de prière, d'écrasement, de crucifie- ments sans trêve et du plus magnifique élan de beauté et de poésie passionnelle que connaisse le pauvre animal humain.RENOUVEAU. 13 Le dîner se termina dans un morne silence. Geneviève, glacée par la timidité et par la nervosité de Dehancy, par l'âpreté de son frère, ne disait elle-même plus une parole. Lors- qu'elle eut servi, dans le petit salon, le café aux deux hommes, elle les laissa en tête-à-tête. II Après le départ de Geneviève, Graveil garda le silence. Son visage était dur et embarrassé, ses yeux irascibles, avec un mauvais cligne- ment de paupières. Il piquait la nappe de son ongle, puis, d'un air d'attention ridicule, exa- minait les petites entaillures ainsi faites. Il y avait sur toute sa personne une atmosphère fausse, une âpreté de rupture, une antipathie sournoise contre son convive. Dehancy en était écrasé. Il se recula un peu en arrière ; sa physionomie fut celle du pré-14 RENOUVEAU. venu devant le juge armé de toutes les armes de la discipline sociale. La sensation de son rapetissement — presque de son avilissement — lui donna bientôt une révolte. Un sang chaud et querelleur monta par ses tempes. Il rêva le demi-éclat, la brève et hardie contro- verse. Il ne réussit qu'à se redresser et à jeter un regard furtif sur son ami. Après deux ou trois mouvements d'épaules, sa dignité lui con- seilla de se retirer; il connut alors l'impossi- bilité absolue de se lever ni de parler : il sem- blait que chacun de ses pas dût être une chose absurde, grotesque et lamentable. Quelques minutes, ils détournèrent simultanément la tête l'un de l'autre : — Enfin, songea Dehancy... il n'a en réalité rien à me reprocher ! Mais quelle crainte que Graveil fût de cet avis ! Car alors ce pouvait être la rupture latente, sans un mot, obtenue par de successifs accueils froids, par de silencieuses imperti- nences. «.RENOUVEAU. 15 Il souffrit horriblement, et non seulement de la crainte de ne plus voir Geneviève. Sa vieille amitié aussi trembla dans lui. Il eut cet étonnement mystique et lugubre de l'intimité si proche hier et de l'immense distance dont il se percevait, aujourd'hui, séparé de l'ami. Peut- être plus jamais leurs lèvres ne s'enverraient une douce parole familière. Et l'horreur de l'amitié mourant de mort subite lui mit des larmes aux yeux. Graveil cessa de piquer la nappe. Il ralluma lentement son cigare. Il claqua des doigts d'une manière agaçante, comme un maniaque, et aussi avec une manière d'insolence, puis il réabandonna son cigare pour se mettre à sif- floter. Cela parut mortellement injurieux à l'autre. Soudain, Graveil dit : — Il faut pourtant que nous nous expli- quions, Dehancy... Ces mots, dont les trois premiers détonnè- rent, dont le dernier eut une espèce de froi-i6 RENOUVEAU. deur méchante, changèrent du tout au tout l'atmosphère. Ils refirent de la vie, du naturel, ils parurent assouplir les articulations de De- hancy, qui se pencha, prêt à répondre : — Eh bien, oui! répéta Graveil, il faut s'ex- pliquer... tiens ! Il tendit autoritairement les cigares, comme un parvenu à un ami pauvre. Dehancy rougit et cependant prit un cigare, lâchement soulagé d'être hors de l'équivoque bouderie et comp- tant se rattraper dans la discussion. Quand ils furent à fumer, Graveil s'écria : — Tu m'as bien aigri tous ces derniers temps... par tes attitudes, par tes distrac- tions, tes prétextes pour les moindres actes, enfin ton allure sournoise et hypocrite! Il appuya sur « hypocrite » avec une sorte de rage et se sentit très mécontent du début de l'explication. Il voulait certes se montrer dur, jouir d'une revanche longtemps reculée, — par les timidités que connaissent les plus résolus en ces occurrences, — mais il avait rêvé une ■RENOUVEAU. i7 certaine hauteur dans l'âpreté. Ses phrases hachées choquèrent son amour-propre et il en voulut d'autant plus à Dehancy. Celui-ci, étonné de n'être aucunement révolté de l'injure, crut cependant indispensable de prendre un air vexé. — Si c'est pour me dire des injures !... — Tu les écouteras! cria l'autre... tu les écouteras jusqu'au bout... comme une faible revanche de toutes les couleuvres que tu m'as fait avaler... Il but, la main fiévreuse, serrant très fort sa tasse, ne cessant de tordre entre ses doigts une mèche de cheveux au-dessus de l'oreille, tout en s'irritant que Dehancy se tapotât la poitrine du bout de l'index. Sa colère devint très forte. Toute son indignation des semaines passées revint sur sa mémoire. Il eut besoin de triompher très fort, mû à la fois par la combativité des gens à controverse et par le sentiment jaloux qui, même chez un frère, mêle de la rivalité à toute question d'amour.18 RENOUVEAU. — Je me suis assez tu depuis le temps que ça dure... Au lieu de l'ami que j'avais l'habi- tude d'aimer chez moi..., avec qui je partageais vingt ans de bonnes habitudes, de loyautés réciproques, j'ai vu le monsieur qui renouvelle ses attitudes et sa garde-robe, qui met des fleurs à sa boutonnière, un type d'aspect para- site, avec des tics nerveux ! J'ai supporté cela trois mois durant : avoue que j'ai eu de la patience ! Dehancy, trépidant, restait à se demander si cette mercuriale précédait une rupture ou seulement une séparation temporaire, —navré presque également de l'une et de l'autre hypo- thèse. — Jusqu'à quand suis-je condamné à t'en- tendre? demanda-t-il, se forçant à une raideur offensée. Et sa réponse lui fit se rappeler l'at- titude piteuse de ces prévenus judiciaires qui, n'en ignorant pas l'inanité, essayent cepen- dant le jeu du dédain pendant leur interroga- toire.RENOUVEAU. 19 — Tant qu'il me plaira! fit l'autre d'un ton bourru. — C'est vrai! songea le juriste, continuant à se comparer au pâle prévenu, la tête haute et digne, mais plein de lâchetés infinies. — D'ailleurs, nous voici à une phase nou- velle, au bord du fossé, mon vieux; dans deux jours Geneviève et moi partons pour la Bcl- leuse... L'autre le regarda d'un air navré, dans une envie immense de s'humilier. Mais Graveil ne voyait pas cette attitude, toujours mécontent de l'allure de l'explication, avide d'accabler son ami sous des raisons, non sous de simples épi- thètes. Il avait bien cru tenir, durant le dîner, la forme et les arguments convenables, et main- tenant tout fuyait dans la nervosité de la mi- nute, comme une barque dans un remous de fleuve. La conclusion même, Graveil réelle- ment ne savait plus comment la conduire. Pourtant, se recueillant une minute, il réussit à dériver son exorde :20 RENOUVEAU. — Alors, quoi! il fallait bien te dire... éclairer l'affaire... Et puis, ne va pas croire que je n'aie eu que de l'irritation contre toi, aban- donné à l'instinct et à la rancune. Bien au contraire! J'ai lutté, réagi... ma vieille cama- raderie n'a pas été lâche... Dans ma profonde répugnance pour ta faiblesse, j'ai voulu être juste... je t'assure que ce n'était pas facile... tu trouvais tant de moyens de m'irriter de nouveau... et tout de même j'ai su raisonner ton cas. « Ah! oui, songea Dehancy... je la sens venir ta justice : de l'atténuation dans la rup- ture, l'offre de te voir désormais à part, à des rendez-vous convenus. » Et il lui vint une profonde amertume contre la vieille camaraderie qui n'a pas êtê lâche.'... Comme Graveil attendait, il fit effort pour répondre : — Cependant je n'ai aucun tort positif... rien tenté qui puisse te permettre de te faire mon juge... En admettant que j'aie été la proieRENOUVEAU. 21 d'une passion malheureuse, — et sans espoir ! — victime inévitable, ne devrais-tu pas me plaindre plutôt que me blâmer? L'impuissance, la résignation à la défaite, que vois-tu là de si reprochable? Graveil fronça les tempes, car on arrivait au point, à la controverse où le besoin d'avoir le dessus argumentalement emporte tout chez les natures discuteuses. A ce moment allait vraiment se décider le sort de Dehancy, et il devenait infiniment dan- gereux pour lui de se trop bien défendre. Gra- veil dit lentement, avec une sorte de pédan- terie : — Je te blâme de n'avoir pas lutté dès le principe... Familier comme tu l'es avec la fai- blesse humaine, oserais-tu sérieusement avan- cer ces raisons sur la fatalité... ces sophismes de roman?... S'ils existent pour toi, eh bien! te voilà indigne d'amitié ! Supporte les consé- quences de ta débilité morale... ne te plains pas... toi-même as pris soin cent fois de te con- I 22 RENOUVEAU, damner avec le fameux distinguo de l'irres- ponsabilité devant l'infini et de la responsa- bilité sociale et familiale... Rappelle-toi, cama- rade, ton aphorisme : « Vicieux ou criminel, l'individu encourra la peine fatale de son orga- nisation, soit par la condamnation sociale, la loi, soit par la réprobation du prochain : la pé- nalité, c'est la quarantaine de l'infecté moral. » La règle des honnêtes gens, si bien énoncée par Jean-Jacques, et par toi énergiquement admise, n'est pas tant de combattre après avoir cédé à l'occasion, que de fuir l'occasion. Tu ne savais cela que trop dès le début ; ton devoir était de te retirer, de tout me dire et même de me demander mon aide... Alors tu aurais sûre- ment vaincu, tu n'aurais pas offensé ton ami et tu ne te serais pas humilié toi-même!... Ce raisonnement, encore qu'il s'y attendît, écrasa Dehancy. Il n'en était aucun qui dût lui faire une impression plus profonde. Con- forme à.tous,ses principes sur l'amitié et la vie, il ne pouvait y opposer que le cri de ter-RENOUVEAU. 23 reur qui s'éleva dans lui : « Eh quoi ! la con- damnation au Néant, la sépulture préétablie, à tout jamais renoncer à la source des joies vitales... tandis que le sang est chaud encore et l'imagination si belle ! » Il n'osa pas dire cela, et n'eût-il été trop facile à l'autre de lui répondre d'aimer au loin, à l'écart, sans qu'il en coûte des souffrances à ses amis? Il se tut donc, et d'autant plus utilement que Graveil aborda le problème : — Laisse-moi ajouter encore quelques indis- pensables vieilleries : tu as quarante-huit ans... strictement, à cet âge, tu n'as plus le droit d'aimer une jeune femme... tant pour ta di- gnité personnelle que parce qu'il est odieux, dégoûtant, de penser que, bientôt sénile, tu posséderais un être pour qui tu ne serais qu'une balayure... à qui tu ne pourrais inspirer que de la répugnance... sans compter la tristesse d'une postérité vieillotte... Ces vérités banales, est-ce toi qui oserais les méconnaître ?24 RENOUVEAU. Dehancy ne les méconnut pas, mais elles le révoltèrent affreusement. — Je dois protester en partie, dit-il avec une modération nerveuse qui lui congestionna le front, ces règles admettent de fortes excep- tions... et je me refuse à voir dans la violence de certaines passions de mon âge une chose nuisible... Il DOIT y avoir une utilité à ce qu'il y ait dans une race une certaine proportion de ces cas... nous n'avons pas le droit de con- damner en bloc, je ne dis pas la passion vicieuse et morbide, mais la saine et normale passion d'hommes vigoureux de mon âge... — Mais dans dix ans... douze ans? — Il ne faut pas trop condamner les pré- sents pour les avenirs... — Eh! ne peut-on aimer une femme de trente-cinq ans et ainsi sauver l'avenir... — On le peut certainement, mais il faut que les circonstances... — Et la bonne volonté ! La vérité est qu'on ne le veut pas. Le côté vicieux de passionsRENOUVEAU. 25 comme la tienne, c'est justement qu'elles vont de préférence à des femmes trop jeunes, pour lesquelles on sera bientôt une misérable décré- pitude... — Les hommes de trente-huit ans qui épou- sent des jeunes filles de vingt? — C'est toi qui oses me citer la folie de notre société... les enfants vieillots, la déca- dence!... Loin d'être une circonstance atté- nuante en ta faveur, c'est bien ce qui me ren- drait plus dur... Quoi! un juriste chercher là un argument... C'est fou! Dehancy baissa la tête avec une détresse profonde, une humiliation terrible. Dans cette discussion nette et brutale, son âge s'exagérait, l'infirmité de son amour s'accusait avec une vivacité saisissante. Il se crut une ruine, une pauvre chose cariée et avilie, le Vieux pour tout dire, à la veille de baver et de bégayer, aux os friables et secs, aux yeux ternes et cou- verts d'une taie, aux oreilles lentes à enten- dre, à la mémoire chancelante, et honteux de I26 RENOUVEAU. lui-même. Pourtant, quel sentiment frais , quel ardent coloris d'amour, et combien jeune en sa fibre le Cantique des cantiques ! Graveil sentit qu'il tenait la partie, que le juriste se jugeait trop clairement tous les torts pour recourir à son éloquence qui eût pu rendre la discussion incertaine. La certitude de la vic- toire l'apaisa : une magnanimité entra dans son âme et le rendit indulgent là où une vigou- reuse défense l'eût sans doute rendu impi- toyable. Il eut nettement le sentiment,—avec un peu de mélancolie, — du précaire dont dépend la bonté des meilleurs, et, après un court silence où il jouit de l'attitude de l'autre avec quelque cruauté : — Je t'ai dit le plus dur et mon cœur en éprouve du soulagement. De tant d'ennuis, la voie est nette. Examinons à présent ce qu'est Geneviève. D'abord, si tu as quarante-huit ans et que Geneviève n'en a que vingt-six, à la vérité elle est veuve, elle est mère... cela la rapproche un peu de toi... Mais, d'autre part,RENOUVEAU. 27 tu as une fille de vingt ans que tu viens de marier, tu as un fils de vingt-quatre ans : ce sont là des obstacles au point de vue du monde... Je les écarte cependant... ce n'est pas mon affaire, c'est l'affaire de Geneviève; pour moi, personnellement, ces considérations restent négligeables... C'est toujours sur la différence d'âge que j'en reviens... Dehancy, après un instant d'espoir, crut entrevoir que Graveil allait faire briller son indulgence sur toutes les circonstances acces- soires, pour adoucir son refus sur le principal. Il n'en eut aucune gratitude : de la haine plutôt contre un procédé hypocrite. Et il ne bougea point. L'autre vit dans ce silence la suite de l'accablement; son ton prit une nuance de cordialité : — La différence d'âge, reprit Graveil, avec une manière de sourire... Je t'ai beaucoup observé depuis trois mois, physiquement... et sans bienveillance... dans une disposition d'es- prit où je cherchais tes tares... où tes ridicules28 RENOUVEAU. me frappaient au maximum... Eh bien, malgré cela, je n'ai pu fermer les yeux à une évi- dence : tu es loin de porter ton âge... Le regard de Dehancy, prompt, agile, brû- lant de reconnaissance, s'attacha sur Graveil. Toute une nuée d'espérances s'éleva dans lui, qu'il s'efforça de dominer, le cœur rapide, les mains grelottantes. Son ami en fut touché, puis choqué par le retour à la rivalité sexuelle, puis apaisé de nouveau par ce qu'il y avait d'humble dans l'attitude du vaincu : — Oui, je confesse que je te trouve vigou- reux, encore jeune... Ma rancuneuse observa- tion n'a pu te trouver en faute sur ce point-là. En toute impartialité, on peut croire qu'à soixante ans tu auras la vigueur d'un homme de cinquante... Et cela, naturellement, quand je m'en suis senti convaincu, a beaucoup diminué les objections que je me faisais rela- tivement à ton âge... Dehancy grelotta davantage, avec la grandeRENOUVEAU. 29 terreur que cela aboutirait tout de même à ne plus revoir Geneviève. — Sans doute, si au lieu d'être mon ami, tu 'm'étais étranger, je ne voudrais pas tenir compte de tout cela; je t'aurais tout de même fermé ma demeure... Comme ami, j'ai dû agir différem- ment, j'ai dû attendre, même j'ai trop attendu... Trop attendu ! Son amitié se vanterait-elle d'avoir été bonne, pour avoir laissé croître la passion qu'elle devait écraser ensuite? Dehancy ouvrit la bouche, mais l'exclamation qu'il allait exhaler s'étouffa dans l'idée subite d'attendre la certitude. Il put mesurer plus tard le danger auquel l'arracha son silence, et encore, in- complètement, car Graveil, au moment de con- clure, fut quelques secondes envahi par tout le parasitisme des petites rancunes accumulées depuis deux mois : une parole amère de De- hancy eût presque certainement entraîné une décision vindicative. — Oui, j'ai trop différé... et si j'ai à te reprocher d'avoir laissé naître ton amour... j'ai 2.3° RENOUVEAU. à me reprocher de n'être pas amicalement intervenu en temps... de n'avoir pas détourné ce qui, sans doute, n'était pas irrémédiable... Aujourd'hui, rompre avec toi serait d'une féro- cité contraire à ma nature... faire partir Gene- viève serait atroce... Et la conclusion de cet entretien, si je te l'ai laissé attendre, c'est pour bien établir la situation et aussi, — ce n'est que juste, — pour te rendre un peu ce que tu m'as fait souffrir... Mais depuis long- temps il était résolu que, puisque l'aventure est allée si loin , il faut bien faire céder le principe général devant l'amitié, qui est le symbole même de la faveur... ce que la Bible nomme la grâce ou gratuité... J'ai donc résolu de laisser suivre aux choses leur cours... — Mais alors? balbutia Dehancy, pâle d'une espèce de joie-épouvante. — Alors... nous ferons comme les années précédentes, tu viendras passer deux mois à la Belleuse... tu seras libre de faire ta cour à Geneviève... 1 RENOUVEAU. 31 C'était pour Dehancy la métamorphose de l'entour, comme s'il émergeait d'une sinistre tourbière où déjà le tenaient des boues, des racines tenaces, l'asphyxie d'une eau putride. — Graveil! murmura-t-il, la main tendue avec une humilité tendre, avec un regard naïf et qui demandait pardon. L'autre s'en émut et serra doucement la main de son ami. Puis il ajouta : — Naturellement, je suis neutre... c'est à toi à convaincre Geneviève... Qu'elle t'accepte ou te repousse, je ne promets que la neu- tralité... Seulement, je te demanderai une chose, —importante, par exemple : — fais tes affaires avec franchise, avec fermeté... Ne sois plus cachottier... S'il se présente quelque com- plication grave, pour l'amour de Dieu, laisse- la-moi connaître... Ne recommence pas l'aga- çante vie de ces derniers mois... Il se leva, il marcha avec rapidité et déci- sion par la chambre.32 RENOUVEAU. A présent que la conclusion généreuse était prise, il se figurait volontiers être arrivé là par sa volonté; il triomphait, il se sentait une puissance heureuse. Sa parole descendit avec une supériorité de mansuétude qui eût blessé Dehancy dans un autre moment. — Puis, c'est dans ton propre intérêt... pour éviter de ces choses qui arrivent et qui sont terribles, —je ne sais pas lesquelles, bien entendu... Mais avec ces yeux-là, ce tempé- rament qui vient de s'éveiller d'une manière foudroyante... eh bien! il faut te défier... non pour Geneviève, je sais que de ce côté rien à craindre... mais pour toi... Il alla reprendre la main de Dehancy : — C'est la vie et la mort que tu vas jouer... Si cela ne marche pas droit... tu n'as qu'une manière, en somme, de ne pas trop dériver... d'éviter une catastrophe... c'est de te confier à moi... La confession, mon vieux... la confes- sion... Ah! ils ont bien su ce qu'ils faisaient ceux qui ont établi la confession religieuse!RENOUVEAU. 33 — Tuas raison!... Je te promets... et que je te remercie encore ! Puis ils restèrent en silence, avec le senti- ment d'un événement solennel, une grande date dans leur vie. Tous deux scrutaient obscurément l'avenir. Ils étaient en grande partance , sur la route enchevêtrée d'une terre vierge, pleine d'em- buscades. Comme enjeu, toute la paix, le bon- heur, la sécurité dont naguère ils semblaient maîtres. L'inconnu était descendu dans l'un d'eux comme les gypaètes sur une plaine, — l'inconnu du moi pour le moi, ces étrangers monstrueux qui vivent dans les volontés les plus fortes, plus périlleux que toutes les menaces du monde extérieur, — et où les mystiques virent la Géhenne.w--~4"«s*-—<~s 34 RENOUVEAU. III — Moi, il me faut la nuit, ou des ciels saturés d'une pluie qui ne tombe pas, pour que je trouve à la mer l'impression de grandeur que la banalité lui accorde. Les jours clairs, surtout dans un rude soleil, je la trouve fran- chement médiocre... A la moindre distance du rivage, elle n'est plus alors qu'un fleuve, une simple bande dans l'horizon... triste et nue... à coup sûr petite en comparaison du ciel... Evidemment, elle conserve tout de même un charme, mais pas l'immense charme d'un horizon de forêts... Comme elle est à présent... sous ces grandes tentures orageuses... avec cette odeur profonde de vie, de saumures et d'élec- tricité... le double courant de sa rumeur et des brises... sa couleur sournoise et son in-RENOUVEAU. 35 quiétude animale... je ne lui marchande plus la grandeur : elle est ! Ainsi parlait Graveil, avec une mansuétude grave et des gestes d'archevêque, assis sur un paquet de prélart. Dehancy l'écoutait en une douceur reconnaissante, un sourire plein d'amitié. Il protesta pourtant, mais sûr de ne pas déplaire en donnant un tremplin à l'esprit contradicteur de Charles : — La mer n'est-elle pas toujours grande? — Naturellement, fit l'autre avec une moue... C'est une opinion que les écrivassiers ont imposée à la multitude... mais c'est une opinion aussi menteuse que les Droits de l'Homme et même que ceux de la Femme... Il huma la vie éparse — avec un demi-sou- rire très vague et très attrayant. La mer était assez loin, la vaste plage s'épandait, telle une pâture sombre, et aussi, par places, pareille à un marécage entrecoupé d'îlots. La sauvagerie .de l'endroit se veloutait sous la lumière pen- sive, adfcrablement éteinte jusqu'aux limites36 RENOUVEAU. courbes de l'extrême horizon. La mer trem- blait avec des éveils de lueurs pâles comme si l'eau pétrissait, épongeait une lumière inté- rieure. Des sillons de faille alternaient avec les grandes bandes d'écume parfois semblables à un troupeau d'ours blancs. Au ras de l'ho- rizon, des nuages très lourds, couleur d'ardoise, pesaient sur une eau légère, comme des blocs de houille sur des feuilles fines. Un petit voi- lier profilé sur la fin de l'Est, à moitié mangé par la courbure des eaux , symbolisait l'Au delà, l'Immensité, l'Incommensurable. Charles nourrit ses prunelles de cette beauté, lentement, comme un bœuf rumine de l'herbe. Dehancy, distrait, s'était détourné. Toutes ses fibres s'élançaient vers là-bas, à un détour de la plage : Geneviève y pataugeait, suivie du grand chien de Graveil. L'endroit restait baigné d'un demi-pied d'eau, entrecoupé de grosses pierres, dans une sorte d'ordonnance, comme des ruines druidiques. La jeune femme mouillait avec joie ses bot-RENOUVEAU. 37 tines de toile à voile jusqu'à la cheville. Elle riait au chien, elle s'appuyait par intervalles à l'une des pierres. Là, elle figurait un délicieux Robinson féminin. Sous un grand chapeau léger, dans la frêle élégance de son costume, il semblait qu'elle concentrât sur elle toutes les grâces des lueurs diffuses. Il fut interrompu dans sa contemplation par la voix de l'autre : — Dehancy! — Eh bien? — Si tu voulais bien... nous irions ce soir à la pointe de Morlanne... — Oui... — Ce sera la fin du monde... je sens la tem- pête à cinq ou six heures de distance... Nous aurons une bonne étude d'infini... Dehancy secoua la tête. La jeune femme s'était mise à courir, et cette course, il la sentit se répercuter en lui : elle accélérait le mouve- ment de son cœur. La mer, la plage, les nues, tout allait plus vite. Graveil, cessant de regar- 338 RENOUVEAU. der l'alentour, épiait, sans insistance cepen- dant, la figure de Dehancy, l'agitation de ses prunelles. Il haussa légèrement les épaules. Tout ensemble, sa physionomie marqua de l'indulgence et de l'ironie, un peu d'ennui. — Si nous marchions? demanda-t-il. Dehancy acquiesça. L'autre héla la jeune femme : — Geneviève!... Hé! La jeune femme vint rejoindre les deux hommes. __ Viens-tu?... Nous irons goûter à Ver- nière. Ils se rapprochèrent de l'Océan, là où le sable était juste de cette humidité qui le rend ferme pour la marche. La plage semblait s'é- largir, avec de légers vallonnements. De gran- des dépressions pleines d'eau figuraient des étangs et des mares. Des mouettes posaient sur des vagues lointaines. Le ciel jetait ses ombres comme des tapis de crêpe, puis ces ombres diminuaient à travers des tonalités*F~ RENOUVEAU. 39 infinies de jaune, de violet et d'indigo; les lueurs tamisées se succédaient comme des batistes légères ou des soies usées. Selon les levées et les décroissances de la brise, la grande odeur marine se renforçait et s'affai- blissait d'une façon délicieuse, tantôt tendre comme un parfum d'herbes, tantôt vive et pénétrante comme les terres après la pluie, avec pourtant toujours la caractéristique ori- ginalité des arômes océaniques. — En quoi la plage donne une idée de nature vierge, dit Graveil, c'est que la mer nettoie elle-même ses rives... Une forêt met dix ans à reconstituer une frontière où la hache humaine n'a qu'une seule fois passé... La mer, chaque jour, jette ce grand balai des eaux; elle fait un formidable lavage... des milliards de tonnes sur un littoral... elle vous recreuse le sable, elle vous tord et retord les obstacles... Aussi, regardez, tout devant nous, ces rocs, ces îlots, ces trous... c'est le commencement du monde... c'est la fraîcheur des terres vierges !40 RENOUVEAU. Dehancy marchait à côté de Geneviève. Les mots lui entraient sous une forme confuse. Il suivait pourtant le doigt tendu de Graveil, éprouvait une poésie mélancolique et forte comme le verset du Cantique des cantiques : « Ma colombe, qui te tiens dans les fentes de « la roche, dans les enfoncements des lieux « escarpés, fais-moi voir ton regard, fais-moi « ouïr ta voix. » Le ciel et la terre, le commencement ou la fin du monde, les terres sauvages ou les villes de la vieille civilisation, tout fut là condensé dans sa compagne. Graveil, légèrement agacé, s'adressa à la jeune femme : — Tu n'as pas peur de t'enrhumer, Gene- viève, avec tes bottines trempées de part en part? — Jamais je ne me suis enrhumée à la mer! — Bon!... mais d'autant plus aurais-tu de peine à t'y débarrasser d'un rhume. Cette sollicitude éveilla Dehancy, qui re- gretta de n'avoir pas lui-même montré quelqueRENOUVEAU. 41 sentiment analogue : il se le reprocha comme une grossière maladresse. — Va, reprit Geneviève, je suis bien sûre que je n'aurai pas froid d'ici Vernière... et là mes bottines seront sèches, ou à peu près... — Mais s'il pleut? demanda Dehancy. — Oh ! il ne pleuvra certainement pas avant ce soir, répondit Graveil. Ce temps-ci, cama- rade, je le connais à fond, je le connais mieux que le plus vieux matelot... mieux que le plus fin oiseau... Ces nuages-là, avec ce vent-là, ils mettront au bas mot cinq heures avant de former un ciel de pluie... Il y a là-haut des courants qui entretiennent la vapeur et une infinité de petites pluies qui n'atteignent pas la terre... Ça se passe en famille... en famille de nuages... Mais gare ce soir... la belle fin du monde... l'orage épouvantable qui incendiera la pointe de Morlanne ! — Tu t'y connais ! fit Geneviève, très inté- ressée. Si je m'y connais? répliqua Graveil. Je42 RENOUVEAU. m'y connais presque comme une bête , comme une limace, comme une araignée... j'ai tou- jours eu le sens du temps... Son doigt montra le bout de l'horizon, des grisailles délicieuses, des fumerolles montant doucement sur la mer et sur le ciel : — Ces choses-là parlent une langue... la langue la plus belle... la langue de la fertilité de la terre... C'est la vie des plantes et des hommes qui se forme là-haut... C'est un monde... une espèce de genèse de tout ce qui arrive ici-bas. La science des anciens augures n'est pas complètement une utopie... Ils sen- taient qu'il y avait là quelque chose. Dehancy songea qu'il aurait dû trouver un grand charme à cette conversation. — Tout cela, vois-tu, l'air, les eaux, les nuages, ça forme une série de vies... Je vois des espèces de bêtes là-dedans... une sensi- bilité, une intelligence... des caprices... et c'est bien pourquoi il faudrait autre chose que les froids instruments de nos laboratoires pourRENOUVEAU. 43 prédire le temps... Il faudrait que nous appre- nions à nous entendre avec des animaux, des animaux dressés spécialement pour la météoro- logie... des animaux gradués, et plusieurs es- pèces, dont les indications se coordonneraient. — C'est un beau problème que tu poses là, fit Dehancy. — Assurément, c'est un grave problème, mais non pas une utopie... C'est pour moi une vérité absolue qu'avant trois cents ans d'ici nous aurons créé toute une série de nouvelles sciences et de nouveaux arts par l'emploi, l'éducation, la transformation d'une infinité de bêtes... Nous aurons des bêtes de la science, des bêtes de laboratoire qui nous aideront spontanément dans nos recherches ; nous nous approcherons de plus en plus d'une méta- physique des animaux ! Et ce jour-là nous comprendrons l'horrible stupidité qu'ont com- mise nos contemporains en tuant au hasard tant d'espèces dont la perte apparaîtra comme un irréparable malheur...44 RENOUVEAU. — Te voilà parti! fit Geneviève avec une amicale ironie. Mais, au fond, elle s'intéressait à ce qu'il y a de frais et de rajeunissant dans toute cau- serie qui nous ramène à la Nature. Graveil marchait la barbe au vent, avec une gravité émue : Oui... oui... il y a une métaphysique des bêtes à faire, qui nous permette de nous entendre avec elles... car, tant que nous nous en tiendrons à des observations et des expéri- mentations... nous n'aurons pas l'âme de la bête, nous n'aurons que le grossier travail des esclaves.. Il faut obtenir que l'animal consente à se laisser « graduer », qu'il collabore de bonne amitié... Il faut enfin que l'animal mette de tout cœur ses sens à notre disposition pour des études extrafines sur la matière et qu'il arrive à nous communiquer ses impressions... — C'est le langage des bêtes que tu de- mandes-là, fit Dehancy. — Oui... peut-être... un langage limité àRENOUVEAU. 45 certaines facultés... Tiens, par exemple, un langage de l'odorat pour le chien... l'odorat, ce sens qui commencera à CRÉER un de ces siècles, qui donnera des choses merveilleuses, comme l'ouïe depuis deux ou trois cents ans. Graveil se tut, puis se mit à rire. Son rire était mélancolique, avec ce quelque chose d'en- fantin particulier aux philosophes : — De quoi ris-tu? fit Geneviève. — De rien ! Mais il s'arrangea de manière à s'écarter avec Dehancy; puis, s'arrêtant, tandis que Geneviève continuait à avancer : — Mon ami, — te voilà encore « flocon- neux », n'écoutant pas ce qu'on te dit... C'est un jeu impossible!... Tu risques d'aboutir à une impasse, après Dieu sait quelles tribula- tions!... Sors d'indécision, pose un acte... cette équivoque te débilite... Dehancy se troubla. Devant lui s'avancè- rent mille menus arguments qui donnaient raison à Graveil. 3' ;•46 RENOUVEAU. — Quel acte? — Il n'en est pas deux... Ton silence a l'in- convénient d'avoir tout laissé deviner depuis longtemps à Geneviève, sans établir aucun état défini : grande faute dans ton cas ! L'habitude d'une passion silencieuse use à la longue l'effet actif de cette passion, — et ce devient pour celle qui en est l'objet la rupture, ou du moins la lassitude avant d'avoir été chose positive; les fictions s'usent par l'habitude tout comme les réalités. De plus, la lâcheté du timide s'ac- croît, loin de diminuer au delà d'une certaine limite; — c'est ce qui t'arrivera, ou plutôt ce qui t'arrive déjà... Il est nécessaire que tu parles. — Parler ! Dehancy le regarda avec une terreur sou- daine, comme le poltron ses témoins lorsqu'ils déclarent tout arrangement inacceptable. Il eut une envie folle de demander à l'autre de parler à sa place. Son regard marqua cette envie. L'attitude de Graveil exprima le refus, avecRENOUVEAU. 47 un geste de « je suis neutre! » Alors, Dehancy fut emporté dans des tourbillons contradic- toires, si rapides que les pensées y restaient à l'état de simples sensations ; et sa décision eut l'impétuosité de ces épaves sur le point d'être englouties, puis brusquement rejetées au dehors : — Je parlerai ! — Bon! et profite de ton talent oratoire... fais l'exorde; tu as jusque Vernière; moi, je vais gravir les falaises... Va! Quand Dehancy fut auprès de la jeune femme, la lâcheté le ressaisit : il s'accorda quelques minutes. Ce délai fut d'une grande douceur calme, pareil à un sommeil lucide. — Ah! songea-t-il... je pourrais en somme me contenter du bonheur passif de l'aimer, me résigner à cacher ma folie... pourvu que je pusse être éternellement entre le frère et la sœur — et qu'aucun autre homme !... Le pauvre vieux rêve des transis le hanta : adoration, chaste frôlement de la présence, 48 RENOUVEAU. privautés infinitésimales, résignation au reflet de l'amour, au fantôme de la béatitude. Il souhaita avec ferveur qu'elle eût le culte de son mari mort et le culte de son enfant, au point de ne souffrir aucune autre tendresse ; il abdiqua toute jalousie contre le passé, comme tous ceux qui n'ont encore rien obtenu ou demandé du présent. Il souhaita que l'époux restât un demi-dieu, fervemment adoré dans le sanctuaire du cœur!... Ah! la sécurité d'être loin du monde, dans ce coin du Calvados où les voyageurs sont rares, où il pouvait espérer de longues semaines de solitude ! Un choc au cœur le réveilla. — Allons!... Il amena lentement la causerie sur l'arrivée de Geneviève chez Graveil. D'une voix timide, il dit la sympathie que tout de suite elle lui avait inspirée. Elle répondit avec une tranquillité décon- certante :RENOUVEAU. 49 — Vous aussi m'avez inspiré beaucoup de sympathie. Elle sourit de ce sourire qui rapproche l'ami- tié, mais éloigne la passion. Il le comprit très bien, son exorde en fut tué net. Ses paroles battirent en retraite comme une avant-garde surprise. Mais dans la maladresse de la déroute, il s'embrouilla, il fit l'aveu sans l'avoir voulu, avec une lourdeur attristante : — J'ai rêvé d'éterniser ma sympathie... J'ai osé vous aimer... — J'attendais ces paroles ! fit-elle avec un petit battement des paupières. Sa pose était froide et douce. Dehancy regarda désespérément la robe qui s'évasait d'un côté, dans une poussée de brise. En ce moment, il ne savait plus s'il aimait, s'il n'aimait pas : il était comme l'enfant nerveux qui vient de briser un vase et dont l'épouvante se perd dans une manière de catalepsie. — Oui, dit-elle, j'attendais cela avec beau- coup, beaucoup d'appréhension, mais comme 5° RENOUVEAU. une chose inévitable : j'y avais souvent réfléchi. — Et? fit-il, encore hypnotisé, avec sim- plement de la curiosité, comme s'il se fût agi d'une personne étrangère. — Et... reprit-elle, je ne sais pas... mes réflexions n'ont pas abouti... je dois vous répondre presque au hasard... comme je vous aurais répondu il y a trois mois, comme je vous répondrai probablement dans trois mois à la même question... et c'est bien simple, allez! Elle tourna la tête vers les falaises, vit son frère au loin et sourit avec une malice légère. — Bien simple!... Il n'y a pas quatre ans que j'ai perdu mon mari... Je l'ai sérieusement aimé... Ce n'était pas un homme extraor- dinaire, mais plein de la plus rare bonté, — bonté délicieuse, sans aucune importunité, sans l'ombre d'une tyrannie... j'ai peur de ne pouvoir le remplacer jamais. Dehancy, revenu de son étourdissement, sentait renaître, à l'onduleuse présence, tout un essaim grondant de désirs.RENOUVEAU. 5l — Vous l'aimez encore? — Oui... pas cependant comme vous le croyez... je veux être sincère... Ma douleur s'est usée, le souvenir s'est embrumé. Mais j'ai grand'peur de ne pouvoir plus donner l'af- fection que j'ai donnée une fois, j'ai peur aussi de ne pouvoir plus supporter une intimité absolue avec un homme... Il n'y a dans mon fait aucun fétichisme; je sais que je ne puis lui faire tort en en aimant un autre, je n'ad- mets pas la rancune des morts envers les vi- vants. C'est de moi seule qu'il s'agit — et aussi de mon fils, quoi qu'il m'ait du coup paru que vous ne pourriez qu'être excellent pour lui. Je n'ai aucun préjugé, — tout au contraire, — et il me semble qu'en d'autres circonstances je n'aurais pas été éloignée de m'attacher à vous. Dehancy pensa rancuneusement : ■—C'est le discours au Vieux! Sa lèvre tomba, amère. L'Océan lui parut flétri, le ciel flétri, toute la création terne, — 52 RENOUVEAU. et elle seule belle et fraîche, l'accablant de honte infinie et de désirs aussi suaves que les souvenirs de la première enfance dans une âme d'octogénaire. Il eut la rage de jeter, en boutade, son âge : — Mes quarante-huit ans ! — Oh ! s'écria-t-elle avec un geste de re- proche.. .je vous assure que vous vous trompez, je ne vous vois pas plus âgé que lui... //aurait à présent quarante ans, — et vous n'en pa- raissez guère davantage ! Mais il ne la croyait pas, il était dans la noire mélancolie de ceux qui se voient hors la loi amoureuse. Et tout de même il n'était pas jaloux du mari (pas encore) et se murmurait tout bas, à plusieurs reprises : Un de ces jours son cœur refleurira... un de ces jours quelqu'un saura trouver le sentier détourné! A force d'y penser, il en eut épouvante. Une humidité couvrit ses sourcils. En lui se leva un être terrible, un être de lutte, de haineRENOUVEAU. 53 et de vendetta, — et rien de comparable à cela dans sa jeunesse ! II eut la forte vision de circonstances dont il pouvait être la proie tra- gique, de résistances qui, jadis, eussent suffi à le maintenir dans des limites morales et actuellement s'effondreraient ainsi que des feuilles d'automne aux premiers vents de I'é- quinoxe. Ce fut rapide, fulgurant, mais aussi net que le sentiment même de sa vie. Il en restait effrayé tandis qu'il écoutait Geneviève lui dire : — Je vous avouerai même que, malgré la crainte de ne pouvoir répondre à votre affec- tion, j'ai éprouvé quelque orgueil à vous voir venir à moi... jamais la moindre répulsion... bien au contraire... mais non plus d'amour! — Alors, fit-il d'une voix basse, pénétrée de l'humilité rageuse des bêtes domptées... alors il faut renoncer à toute espérance? Elle eut un mouvement de retraite, une rentrée du regard, du geste, de la bouche, puis : — A toute espérance... je ne le vois pas 54 RENOUVEAU. ainsi! Il m'est impossible de vous répondre que je ne vous aimerai jamais... mais auriez- vous le courage... la force d'attendre?... — Toujours le discours au Vieux ! ricana-t-il intérieurement, le cœur crispé... Il dit tout haut : — J'aurai tous les courages avant celui de renoncer à vous... tant que vous ne me ren- verrez pas... que vous ne me chasserez pas... j'attendrai ! Elle sentit son amertume, — et dans le tré- fonds elle était triste de le chagriner, mais point mécontente, avec de la perfidie et de la dou- ceur, la fierté des conquérants et leur mansué- tude, le désir de tenir la partie, de revivre dans une atmosphère d'amour après tant de deuil, et aussi de la résistance, la vanité et l'orgueil de se garder pour elle-même dans l'orage de cette atmosphère. Au reste, il avait eu la maladresse d'entrer en jeu comme la bête vaincue, et non avec l'équivoque des feintes puissances. Quoiqu'elleRENOUVEAU. 55 fût bonne, — sans excès, — il lui était impossi- ble de ne pas appuyer un peu sur sa victoire pour en jouir. A travers ces sentiments du combat féminin son doute était loyal, sa réponse sincère : elle craignait vraiment ne plus pouvoir se donner à un homme; elle avait peur de répugner à une intimité amoureuse, au don de tout son être. Lui, naturellement, devait se demander si cette peur eût existé devant une attaque plus jeune et plus orgueilleuse. Il comprenait, d'ail- leurs, à merveille qu'il eût pu se rajeunir dans le début en fonçant hardiment : son regret était amer et furieux d'avoir parlé d'âge. — Eh bien, dit-elle, attendez trois mois... Il n'est pas impossible que ce demi-contrat accepté... avec l'habitude de songer à un chan- gement d'existence, je ne m'y porte tout en- tière... Il essaya de mettre en sa réponse un accent plus fier. — Merci ! Et comptez que je ne suis pas 56 RENOUVEAU. une âme commune... que je me suis refusé les passions qui m'eussent abaissé à mes yeux ! Elle sentit qu'il appuyait sur le mot, en éprouva quelque satisfaction, mais aussi quel- que révolte. — C'est convenu ! fit-elle en tendant la main avec une cordialité franche qui désespéra De- hancy. Ils marchèrent mélancoliques. Puis il dit : — Enfin c'est tout de même de l'espoir! Quel que soit mon démérite, vous me per- mettez de ne pas renoncer... Si ce n'est pas l'hymne d'allégresse... ce n'est pas non plus le « Frère, il faut mourir ! » Elle, avec gravité : — Mais c'est vous demander une infinie per- sévérance. — Qu'importe... (Et sa voix devint franche- ment éloquente, persuasive, et sa parole sans vaine habileté)... Qu'importe! Toute lutte pour vous me trouvera plein de force. Entre vous et le reste de l'univers... vous et tout leRENOUVEAU. 57 vaste monde, je n'hésite pas!... Vous êtes la puissance pour laquelle je veux vivre et mourir. Quand vous êtes venue, mon être était endormi dans la résignation de travaux devenus doux et faciles par l'habitude... ma conscience semblait abritée dans une cellule habilement construite pour y vivre en paix, pour y dépenser une activité de toutes les heures... j'avais une vie aussi régulière que l'horloge de la tour, là-bas, derrière la falaise... Tout cela, un jour, s'est fondu comme de la neige au printemps... ce qui m'est apparu était épouvantable, plein de menaces de mort, mais si beau dans sa cruauté... et si jeune, que je donne bien volontiers l'habitude, la régu- larité, la paix, le travail pour une miette de votre amour... Comme toujours dans la spontanée élo- quence, tout valait par l'agitation de l'homme, ses timidités suivies de reprises ardentes, par une harmonie secrète dans le désordre. Elle y fut prise : elle le trouva d'une beauté58 RENOUVEAU. vigoureuse, la fierté entra chaude dans son âme, la belle victoire de son sexe. — J'essayerai de vous aimer! fit-elle... Puis, elle se tourna avec un vague besoin de protection : — Voici Vernière !... Graveil arrivait vers eux : — Allons goûter ! Et voyant Dehancy encore tout en fièvre, les paupières palpitantes, il lui dit dans un aparté : — Parlé ? — Oui... — Attente? — Oui... Un village apparaissait au tournant d'une falaise. Tous trois y montèrent, pour s'arrêter à une jolie auberge à l'écart, toute fleurie. Des crevettes fraîches, du beurre exquis, des cerises furent servies, et le coin semblait un refuge contre toutes vicissitudes. L'immense horizon, la yelouteuse caresse des brises, la mer dou- .RENOUVEAU. 59 cernent montante, tout parlait la langue de la santé d'âme et de corps, de la beauté incom- mensurable et tendre : __Voilà, fit Graveil... ici sont réunis tous les éléments de bonheur, et ces éléments nous les retrouverons à notre gré tout au long de ce rivage... Tous trois nous sommes libres... nous avons des travaux qui peuvent satisfaire notre conscience... toi, Dehancy, ta nouvelle « Lé- gislation transformiste », toi, Geneviève, ton enfant... moi, mes petites manies sur la méta- physique des animaux... ma petite folie inof- fensive... Eh bien! Dehancy, sommes-nous heureux? — Ma foi... fit Dehancy, avec un geste de doute. — Et toi, Geneviève?... Elle baissa les yeux et vit au fond d'elle un grand vide, une grande attente de quelque chose d'indéterminé et de tourmentant... — Je ne sais, dit-elle. — Hélas ! reprit Graveil avec une ombre de6o RENOUVEAU, mélancolie. Toi, Dehancy, tes yeux sont in- quiets autant que ta bouche... Toi, Geneviève, tu es aussi mystérieuse que l'horizon là-bas, tout au bout, où se lève ce petit haillon vio- lâtre... Et moi, je suis triste de vos tristesses... C'est pourtant bien dommage que nous ne puissions jouir du paysage... j'ai tant envie... Dehancy pâlit légèrement. Geneviève baissa les yeux, pensive : — Eh! Charlemagne... Le grand chien de Graveil vint poser sa tête sur les genoux de son maître. Ses yeux étaient doux et affectueux, mais excités par l'odeur des crevettes. — Tu quoque!... Mais du moins, avec un peu de viande. Il fit apporter au chien quelques débris de fromage et de viande, puis un bol de lait. — Tiens, voilà le bonheur... Le chien, avec une hâte joyeuse, expédia le repas, puis il se coucha près de son maître. Ses yeux errèrent avec béatitude sur les choses,RENOUVEAU. 61 il lécha deux ou trois fois les mains de ses amis, puis sa tête s'abaissa, ses paupières se fermèrent, il dormait : — Voilà ! fit Graveil... le bonheur l'a en- dormi! IV Il y eut quelques-uns de ces jours où la vie est incertaine, mais captivante, prometteuse de béatitude, comme une rivière de fertilité. Point menacée d'événements, elle dépend toute des péripéties profondes de nos propres forces. Dehancy put conduire Geneviève sur des falaises, dans de sombres et beaux pays de granits et de craies, aux territoires âpres ou l'eau reprend la pierre qu'elle a déposée, la pierre qui contient des milliards de coquilles et de squelettes. Ils marchèrent dans les om- bres salées, dans les arômes d'une vaste et 462 RENOUVEAU, saine pullulation de bêtes fraîches, de bêtes à sang froid. Les promontoires avançaient tels que des harpons dans une chair immense, les nuages semblaient une horde de monstres ap- puyés sur le mur du ciel et sur la rondeur métallique des eaux frontières. Étaient-ce des rocs ou des bois qui hérissaient les extrêmes limites du rivage? Et le ciel couvert persistait. Incessamment se levait une brise mâle, une brise pleine de courage, lente pourtant, qui voyageait sur les courbes de la vague. Cette brise savoureuse à respirer était, comme le peintre du grand pay- sage, modificatrice des nuances, des nuées, des moires de l'eau et de la moiteur du sol. Geneviève écoutait lui parler l'amour de Dehancy. Son âme était étonnée delà vigueur, de l'accent, de la puissance sombre du désir. Flottante, elle ne savait si elle marchait vers la tendresse, si elle répondait à cet amour. Mais elle était captivée par la curiosité et la sympathie. Que vers elle montât tout cetRENOUVEAU. 63 homme, avec la collaboration de l'Océan, elle y goûtait l'orgueil et l'attendrissement de lire un beau poème. Il y mettait, lui, le total de sa force : son éloquence était grande, enchâssée dans une voix rythmique, exercée. D'abord troublé par sa compagne, graduellement il se rassurait ainsi que l'orateur devant l'attention de l'auditoire. Il lui parlait, en vérité, comme à une foule. Était-ce le cadre, ou la taciturnité de Gene- viève, ou l'habitude de sa profession? Il croyait parler à plusieurs êtres en lui parlant, il s'exal- tait jusqu'à l'emphase. Lorsqu'ils passaient sous le surplomb d'une roche, où résonnaient le vent et l'écho des marées, dans une pénombre mystérieuse, l'effet était parfois saisissant. Il l'était aussi dans les grands soirs lorsque, péniblement, un maigre semis d'étoiles se levait entre les vapeurs lourdes, tels des lotus entre des feuilles géan- tes. Quant à Graveil, il marchait le plus souvent m 64 RENOUVEAU. U à l'écart, suivi du chien Charlemagne. Résigné, il avait la physionomie retombante des gens condamnés à la contemplation d'une idylle. Il savait cependant sourire aux moments où De- hancy et Geneviève croyaient devoir lui parler; mais leur politesse l'énervait. Un soir, au crépuscule, le juriste étant seul devant le parc de Belleuse, on lui apporta une lettre. Il la garda à la main sans la regarder. Il continua de savourer la douceur des arbres et de sa pensée. Une gratitude infinie palpitait en lui, de ce qu'il lui eût été permis d'éprouver encore une fois la ferveur passionnelle, avec le pouvoir de l'exprimer à Geneviève. Comme le soleil s'inclinait sous un brasier de nues, il soupira, il jeta un regard sur l'en- veloppe. Il reconnut l'écriture de son fils Geor- ges. Il ouvrit le pli avec cette lente tendresse où il y a une volupté. Quoiqu'il eût eu quel- ques dissentiments avec son enfant, il l'aimait avec profondeur : il se figura, après sa longueRENOUVEAU. 65 absence, qu'ayant goûté les hommes, la disci- pline militaire et jeté les premières gour- mes, le jeune homme un peu équivoque, à la fois opiniâtre et presque hypocrite, se serait amendé. Il lut. La lettre n'était point chaude. Une indéfinissable raideur sourdait des termes dis- ciplinés, des phrases dorées, de l'ensemble irré- prochable. Nulle part le mot qui chuchote, le mot timide ou pénétrant de la confidence ou le cri abrupt et cajoleur. Dehancy en fut mécon- tent, comme de toutes les lettres de Georges; et pourquoi? Ne sont-ils pas légion ceux que la plume cristallise, voire les plus affectueux? — Mais il n'est pas affectueux ! La lettre annonçait, — fait prévu, —■ le retour de Georges après le voyage qui avait suivi sa libération militaire et se terminait ainsi : « Comme c'est l'époque de l'année où tu es « à Belleuse, je demanderai quelques joursmm 66 RENOUVEAU. « l'hospitalité à M. Graveil avant de rentrer « à Paris. Tu n'auras ainsi aucun déplacement « à faire. Présente, je te prie, mes respects à « ton hôte, et crois-moi toujours ton fils bien a affectionné. « Georges. » — Tant mieux, je n'aurai pas à quitter Geneviève... Cette idée lui fut agréable. Il s'attarda, en respirant la velouteuse haleine des arbres, à construire le Georges mystérieux qui lui reve- nait. A l'image il y a deux ans quittée, des éléments inconnus de croissance, de temps, d'espace parcouru, d'études et de causeries, s'ajoutaient comme un vaste et délicat roman. Dehancy percevait flotter tout cela sur son fils, pénétrer en lui, retisser sa pensée et sa personne. A travers, il revoyait l'ancien Georges comme un clocher entre des rideaux de peupliers. C'était un jeune homme méthodique, le teintRENOUVEAU. 67 couleur ciment, et qui dormait beaucoup. Ses yeux d'un brun noir, paresseux, sans nuances, exprimaient le dédain que donne l'immobilité. Les traits gracieux, menus, eussent été fins sans une bouffissure sous les yeux et autour de la bouche; la lèvre, quoique mince, était molle. Le jeune homme, en de rares paroles, affec- tait une certaine autorité voilée et comme tra- ditionnelle. Il professait un respect raide pour les choses anciennes, ami des aristocraties héritées bien plus que des aristocraties de volonté et d'intelligence. Toutefois, il n'avait aucune croyance, étant de ces sceptiques qui trouvent l'Église grand genre. Il visait à parvenir grâce aux moyens admis par les conventions et qui n'exigent aucun effort. Atteignant, par la fortune de sa mère, à la richesse, sans aller jusqu'à une véritable opulence, il devait songer à des situations honorifiques et à une dot considérable. Entre le juriste et lui, il n'y avait jamais eu——w^ 68 RENOUVEAU. de concordance possible, le fils n'ayant aucun goût pour les idées et réprouvant les ten- dresses de son père : — A-t-il changé? Vais-je le retrouver plus mâle... plus droit... capable de quelque pen- sée? Il doit avoir bruni, il doit avoir embelli... Il s'interrompit, pris d'une légère angoisse. Avec une crispation du cœur, il venait d'en- trevoir l'effet de Georges sur Geneviève, dans cette solitude. Tout de suite, l'exagération de sa passion lui donna l'appréhension d'une riva- lité odieuse et contre nature. Il fut humilié de ce que la soudaineté d'une telle conjecture indiquait de pusillanime et de vieux. Il voulut l'écarter; il y parvint en partie, mais non sans que les profondeurs d'un drame ne s'esquissassent, comme la chute d'une torche éclaire un abîme : le frais élan des jeu- nesses et lui, Dehancy, un triste et ridicule vaincu, une pauvre désuétude dont les tor- tures n'ont pas plus d'importance que le flé- trissement des corolles mûres.RENOUVEAU. 69 — Eh! non, se dit-il. Georges viendra, puis repartira tranquillement... régulièrement... car ces drames-là sont aussi rares qu'un quine à la loterie... L'inquiétude en demeura tout au fond, que ne dissipa qu'à demi une longue , une molle promenade dans les champs de « Belleuse » , à travers une vieille route du temps de Sully, plantée d'arbres centenaires, où la voix de Geneviève et son sourire eurent je ne sais quels « reflets de reflets » d'amour. V Georges arriva quelques jours plus tard, sans apporter grande surprise ni grande joie à son père, ni grande appréhension non plus. Il avait bruni : c'était presque tout. Les contrées et les êtres, l'espace et le temps avaient peu modifié la créature intérieure. Comme jadis, mr .. 7o RENOUVEAU. c'était un jeune homme circonspect, d'esprit médiocre, de prévoyance tenace, avec qui la causerie du coin du feu, la course aux souvenirs, était aussi impossible que la causerie d'idées. Pour le surplus, il parut peu préoccupé de ses hôtes, inattentif, ennuyé par nature. Il répétait avec une opiniâtreté mi-maniaque que « c'était fini de voyager et qu'il allait faire quelque chose ». Il plut médiocrement à Gra- veil, mais il ne parut pas déplaire à Geneviève, — et quelquefois il causait un peu, pendant les promenades, avec elle. Dehancy en avait du déplaisir, mais non autant qu'il l'avait redouté. Ainsi se passa une semaine. Les heures en portèrent fruit, mais si insensiblement, — comme pousse une herbe dans la prairie, — que le plus habile analyste n'en eût attendu rien que de paisible et de naturel. Il y a des sommeils de situation pareils aux sommeils quotidiens, profonds et sans rêves, — pleins de développements incalculables.■> fi RENOUVEAU. 7i VI Un après-midi, Graveil et Dehancy devi- saient dans le fumoir, devant la fenêtre ouverte. Geneviève parut sur le perron, descendit len- tement au jardin et tourna vers la droite, où il y avait une poterne sur la plage. Elle était dans une robe resplendissante de couleur autant que simple de forme, rouge de fleur de bali- sier, avec petite dentelle nuageuse, grand cha- peau fauve, sans fleurs et sans rubans. Là dedans sa blondeur illuminait son teint idéalisé comme des ailes blanches sur une eau empour- prée par le crépuscule. Dehancy suivit du regard sa silhouette ba- lancée entre des frênes, puis la perdit de vue. Deux minutes plus tard, Georges parut à son tour dans le jardin et marcha aussi vers la poterne. Dehancy s'en inquiéta, martelé de la72 RENOUVEAU. pensée qu'il suivait Geneviève. Il n'écouta plus •mère Graveil. Il tâchait à finir la causerie, à trouver un prétexte de sortir. Graveil s'en aperçut bientôt et jeta son cigare avec ennui. — Va, mon pauvre vieux ! fit-il avec con- trainte... je ne te retiens pas! Dehancy balbutia, honteux, mais sans pou- voir résister à la tentation : — Tu ne viens pas? — Non, je vais causer avec Charlemagne ! Le juriste s'esquiva avec une sensation de moelleux à la plante des pieds, excessivement désagréable. En route, il se répéta plusieurs fois : — Mais non !... Ils ne sont pas ensemble !... Il avait une peur immense, irraisonnée. Alternativement, il trottait, s'arrêtait, essayait de régler sa conduite selon l'une ou l'autre circonstance. Il arriva à la poterne, avec la tête vide et bruissante, il marcha vers la mer. Sur la route qui domine la plage, il s'arrêta, il ferma les yeux quelques secondes, n'osantRENOUVEAU. 73 regarder. Quand il les rouvrit (il avait dû se tourner un peu, inconsciemment), il n'aperçut pas la plage, mais la falaise qui est à gauche de « Belleuse ». Cela l'impressionna comme une indication du Destin de ne pas regarder vers l'Océan. La peur grandit. Il vit soudain se lever un monde fantastique et informe, l'avenir de drames funè- bres dont une moitié était déjà en germe en lui, dont l'autre moitié était cachée dans le mystère des événements. Un nuage fumeux se tenait sur la falaise, comme accroché à la fourche qui la termine. Le soleil perçait de part en part ce nuage et arrivait obliquement sur Dehancy. Un arbre mangé par les vents salins s'élevait sèchement et durement dans un pli du roc. Tout cela entra dans la rétine du juriste avec une vigueur douloureuse, s'y fixa comme une gravure pro- fonde sur du cuivre. Et il se disait : — Qu'est-ce que je vais voir quand je déta- cherai mon regard? 5■• t. 74 RENOUVEAU. Il le détacha, douloureusement, avec un effort qui lui fit mal au front. Et il vit, sur la plage, côte à côte, Georges et Geneviève qui causaient. — Ah! Il sentit qu'il avait un sourire bête et rica- neur, une bouche violente de fou. Puis, il lui parut que c'était la fin des temps, que la mer, au loin, montait très vite dans le ciel. Puis il lui passa dans l'idée, en même temps, contra- dictoirement, que ce n'était rien et que tout était fini, que sa destinée était close, froide comme les murs d'une cave. — Ils se sont rencontrés... évidemment ren- con-três ! Il ajouta avec raillerie : — Par hasard ! Il s'étonna, un temps extrêmement court, d'avoir été si tranquille il y a une demi-heure; il se mit à marcher sur la pointe des pieds comme un sauvage. Georges et Geneviève lui tournaient le dos. RENOUVEAU. 75 Ils ne l'entendirent pas approcher. Quand il ouït leurs voix, sa mâchoire mordit si fort qu'il crut ne pouvoir plus ouvrir la bouche. Du reste, le bruissement de ses oreilles l'empêcha de rien comprendre à ce qu'ils disaient. Son ombre, qui marchait devant lui, le décela aux jeunes gens. Ils se retournèrent : — Tiens! fit Georges paresseusement... On ne t'a pas entendu venir. Il se sentit pâle comme les nuées, son corps trembla. Il souhaita que tous trois mourussent. — C'est vrai, dit Geneviève... Vous avez une marche bien légère... Elle souriait. La diaphanéité de son visage, l'ombre de ses cils furent pour le malheureux une accablante splendeur. Il baissa les pau- pières, il se sentit dissoudre de honte, d'adora- tion, d'humilité et de jalousie. — Par hasard? se répéta-t-il tout bas. Et déjà ces mots avaient une différente signification que naguère, passés d'ailleurs à l'interrogation. Sur la fluidité des passions,76 RENOUVEAU. toutes les probabilités se déplacèrent. La sécurité du contact, de l'immédiate présence de Geneviève, atténua toutes les argumenta- tions. Pourquoi pas le hasard? Et surtout de sa part à elle? Comment oser soupçonner si vite celle qu'il avait jugée sincère et loyale? Il se détendit, il s'écria d'une façon naturelle : — Vous trouvez? Tristement, il jugea que Georges avait bonne tournure, ce qui lui donna une troisième orien- tation, en portant le soupçon tout entier sur le jeune homme et en lui accordant un pouvoir de séduction extrême. Alors, ridiculement, il souhaita de ces acci- dents que les plus hautaines âmes ont sou- haités à des rivaux : une déformation passa- gère du nez de Georges, un gonflement de paupières, ou encore une forte et grotesque fluxion d'un côté de la face, — enfin un défi- gurement quelconque de son fils pendant son séjour chez Graveil. Cependant il avait reconquis son sang-froid,RENOUVEAU. 77 il échangeait avec les autres quelques paroles oiseuses. Dans les intervalles tous trois regar- dèrent l'Océan. A mesure, du calme entrait dans le juriste : il n'y avait aucun empresse- ment de Georges pour Geneviève. Sans doute, Dehancy continuait à échafauder des soupçons, mais en cette matière la subti- lité, la complexité, l'ingéniosité, l'abondance même des idées ne sont rien sans la sensa- tion. Les hommes confiants savent trouver autant de raisons jalouses que les autres, mais ils n'y croient qu'à fleur de peau et n'en ont guère de souffrance. Ce n'est point l'ingéniosité qui distingue les jaloux, mais l'intensité, et tel, d'une imagination lourde et simple, subit cependant la perpétuelle torture du soupçon. De même ce n'est pas à l'heure où nous nous forgeons les plus frappantes raisons de jalousie que nous sommes effectivement le plus jaloux. Comme pour les mystiques, il faut l'heure terrible de la croyance, — et la croyance est parfois vague, indéfinissable, brumeuse.7« RENOUVEAU. ' Dehancy l'éprouvait. A la minute actuelle, vaines restaient ses imaginations. Une dou- ceur fluide l'enveloppait, un sommeil moral enchanteur. Cet état d'esprit augmenta encore lorsqu'ils furent rejoints par Graveil et qu'ils se mirent à marcher tous quatre vers les falaises : Georges allait devant avec le philosophe. De- hancy demeurait avec Geneviève, et cette sécurité du tête-à-tête, la plus grande en amour, la seule satisfaisante aux natures jalou- ses , dura toute une heure et effaça l'angoisse comme la marée montante la trace de leurs pas. Plus tard, lorsque la jeune femme se fut retirée, et tandis que Georges et Graveil pre- naient un bain, il eut de nouveau un moment de trouble. Mais ce trouble n'était plus jaloux. C'était la stupeur des sentiments qui avaient traversé son être, qui pendant une demi-heure lui avaient fait faire des rêves de mort et montré le Terrible accroupi en lui comme un jaguar dans un palétuvier. De l'exacerbation de ces minutes il pouvait conclure à des possi-RENOUVEAU. 79 bilités effrayantes si quelque nuage passait sur l'avenir. — Mais dans deux jours... trois jours... Georges partira sans doute... cela aura été l'ombre d'un nuage... Il contempla les silhouettes des deux bai- gneurs. Sur l'eau jaune et fougueuse, ils flot- taient ainsi que d'infimes épaves. La vague les jetait aux crêtes immenses, puis les précipitait dans les âpres sillons lisses et miroitants. Et tout à coup — oh ! à peine un dixième de seconde — il rêva s'il aimerait mieux que Georges se noyât que de le voir son rival ! Le cœur du père battit de détresse, plein d'amour pour l'enfant. Mais, tout de même, le dilemme avait pu surgir; il en resta stupéfait. — Si je lui demandais de partir?... Il par- tirait sans nul doute, et aucune chose amère ne pourrait naître entre nous. Il sentit qu'il ne demanderait pas cela, par des hontes fortes comme des préjugés, parce qu'il pourrait se trouver amené à devoir dire" ' 80 RENOUVEAU. le motif, parce qu'il n'oserait pas avouer à son fils. -— Il serait pourtant simple... Mais non, il ne serait pas simple de laisser deviner sa jalousie ou, s'il arrivait à la dissi- muler, de faire partir son fils, sans motif avouable, après deux ans d'absence. Et il en fut de ces raisons comme de tout dans la vie : elles vouèrent Dehancy à la tem- porisation, à cette invincible attente que plus tard on s'étonne de n'avoir su rompre. Il prit un moyen terme : — Si dans huit jours il n'est pas parti, je lui parlerai ! Les ombres avançaient. L'heure était calme et reposante. Dehancy se baigna à son tour. Quand ils se retrouvèrent tous trois sur la plus haute falaise, il lui parut avoir fait un rêve par les pays funèbres, et qui ne devait pas recommencer.RENOUVEAU. 81 VII Dans la soirée, il ne restait à Dehancy qu'un peu d'accablement physique. A peine si, à table, il eut de légères nervosités lorsque Geor- ges parlait à Geneviève. La jeune femme s'é- tant retirée de bonne heure, les trois hommes restèrent à causer ensemble sur la terrasse. Lorsqu'il alla se coucher, il parut qu'il allait s'endormir tout de suite. Ses pensées étaient lourdes, lentes, paisibles, — quoiqu'elles rou- lassent sur la singulière crise de l'après-midi. Elle lui paraissait absurde, incroyable, inquié- tante ; mais l'inquiétude n'allait pas de son esprit à ses sentiments. Il aboutit à un demi- rêve, il toucha le sommeil. Une vision le cho qua, un songe très rapide. Georges recevant un fruit des mains de Geneviève. Alors, il se sentit une constriction à la gorge. Il s'éveilla; 5-82 RENOUVEAU. son cœur battit aussi vite que si un meurtrier avait été là, debout, dans l'ombre, prêt à l'im- moler. Lajalousie vague, indéterminée, asphyxiante, plana sur lui comme un volderauques vautours. — Quoi? balbutia-t-il avec stupeur, pareil à ces gens longtemps sains qui voient se confir- mer les symptômes d'une terrible maladie. Car rien de pareil n'avait existé dans la jeu- nesse de sa vie : il avait été confiant, plutôt, avec des crises moyennes. Ceci était d'une force, d'une pénétration, d'une épouvante et d'une brusquerie extraordinaires. Sa stupeur passa vite, ou du moins devint un simple étonnement, une protestation timide sur l'aberration jalouse. Son cerveau fut spé- cialisé par l'inquiétude et le soupçon. Comme dans un cerveau de fou se lève le cortège de la monomanie aux heures de la crise, il vint sur sa mémoire une étonnante récapitulation de menus faits, peu nombreux, mais en relief, avec une merveilleuse précision.RENOUVEAU. 83 Sourires, gestes, silhouettes de Georges et de Geneviève, furent éclairés en dessous d'une lumière spéciale, souterraine. Sur le fond vio- lâtre des insomnies, parfois traversé de rouges, c'étaient à perpétuité deux êtres jeunes et sou- ples circulant comme des gravures sur une étroite bande d'étoffe. A mesure qu'ils pas- saient, Dehancy scrutait, jugeait les attitudes et les paroles, et dans chacune trouvait un motif de soupçon, avec toutes les objections contre les soupçons. Il se disait : — Je sais que c'est faux et ridicule... je sais que tout cela se passe en moi seul... je sais qu'il n'y a rien ni dans leurs gestes ni leurs paroles qui puisse justifier cette monstruo- sité... je sais que Georges va repartir... je le sais... je le sais... Mais il y avait quelque chose en lui qui répondait qu'zV ne le savait pas, et la sueur couvrait sa face. Il répéta vingt fois : 84 tir.. RENOUVEAU. Georges va repartir... Georges va repar- L'effet de ces paroles fut inverse de leur signification : la chose mordit plus brûlante. Sur néant des preuves, elle grandit fantas- .iquement. Elle vécut d'elle-même, dans l'âpre défiance pour laquelle les preuves sont inu- tiles. Dehancy n'eut même pas besoin d'ima- giner Georges désirant Geneviève, la dévêtant mentalement, et il n'eut pas besoin de se figurer l'aveu, le baiser, l'acte , aucun des corrodants qui incendient la pensée. Il vit seulement une silhouette dans l'ombre d'un corridor, une porte qui s'ouvrait, puis... rien... le mystère... l'ignominie sans forme... Cette unique épouvante, peu à peu, l'emplit jusqu'à la moelle des os. Il se leva sur son séant, il se mit à écouter les légers bruits des ténèbres. Sa fenêtre était entr'ouverte. La nuit entrait avec suavité. Une luminosité baignait les vitres comme d'une poussière de phosphore. Par l'ou-RENOUVEAU. 85 verture, des alternances d'ébène et de pâleurs toisonnées, une bande veloutée avec un carré d'étoiles. Il semblait se poser partout des mains légères qui soignaient et caressaient les arbres, qui pressaient la terre nourricière, qui faisaient de la beauté avec l'ombre et la tiédeur, qui dépo- saient une vapeur embaumée sur les herbes. De temps en temps, il croyait entendre un pas. Son ouïe se tendait, dans une attention hallucinatoire excessive : le pas devenait plus net, rythmé. Puis soudain, il ne l'entendait plus; il se disait : — Non! Le monstre grandit, devint frénétique. De- hancy ne put rester au lit; il se leva, il alla épier par la fenêtre. Dans la ténèbre déli- cieuse, il fut d'abord rafraîchi de l'esprit comme du corps. En aspirant l'air, il lui parut aspirer la grâce éparse, faire entrer en lui la dissolvante nature. La masse des arbres s'enfonçait sur le firmament, semblait être une nébuleuse noirem 86 RENOUVEAU. dans le champ amolli des étoiles. Sur les her- bages, il tremblait des linéaments de fleurs, des scintillements humides; un abîme s'ouvrait vers la mer invisible, dont la voix montante chantait l'éternité du mouvement, la force des espaces : — Du bonheur!... du bonheur!... cria De- hancy avec la voix d'un naufragé clamant à boire. Car déjà son apaisement s'évaporait. La jalousie refermait ses pinces comme un crabe affamé. Une douceur atroce se mêlait à l'aberration du sentiment : toute la poésie de l'ombre, toutes les adorables promesses épandues. L'idée fixe d'un pas dans le jardin avait disparu devant l'idée de Georges rôdant à l'intérieur, tâtant les portes. Cette nouvelle hallucination prit successivement trois ou quatre aspects. Geor- ges, tout vêtu, mais sans bottines, allant et retournant avec hésitation; Georges simple- ment aux écoutes, mi-vêtu; enfin, la rencontreRENOUVEAU. 87 des deux jeunes gens dans le corridor même, un chuchotis, des promesses. Cela dura longtemps, avec un aller et retour, le sentiment aussi d'une compression sur l'ar- rière du crâne ! — Ah ! gémit le malheureux, c'est avilis- sant ! Le mot lui donna quelque répit, en provo- quant un retour sur l'étrange de cette veillée passionnelle. Ah! si imprévue, si loin du nor- mal, si loin de la vie saine, si explicative de certains crimes subits et immondes comme il en avait vu dans sa carrière ! Est-il, en vérité, si loin de la folie? Fragilité des sagesses hu- maines, bestialité accroupie sur le lent travail des civilisations ! Et, terreur ultime, son fils! Son fils, en un demi-jour, devenu le centre de son supplice... Son fils devenu l'ennemi qu'il voudrait bannir de « Belleuse » après deux ans d'absence. — Non, non, Dehancy! Son âme s'adoucit. Elle remonta vers les88 RENOUVEAU. pays nébuleux des souvenirs. Ah! l'enfant qui courait tout petit autour de lui, l'être de son être, non seulement il n'y songe qu'avec répul- sion, mais il sent qu'il le haïra si, quelques jours encore, reviennent le hanter les suspi- cions implacables... Il sent qu'il lui sera en horreur... qu'il pourra lui vouloir les abomina- tions qu'on souhaite à un rival... SON fils!... Celui qui courait, petit, s'abriter dans ses bras !... Ah! douceur de ses gestes éclosant un à un comme des fleurs sylvestres, son sourire pareil à ces lumières qui traversent les nuages à l'aube, ses paroles qui viennent de naître, ses caresses qui ont la fraîcheur des sources, son petit corps chaud et moelleux comme les palombes blanches... C'est lui, grand Dieu! dont le père sera le rival, aux marges de la vieillesse, lui vers qui grondera la colère jalouse ! Dehancy se mit à marcher lentement dans l'ombre. Il crut parvenir à examiner nettement RENOUVEAU. 89 la situation, trouver une issue. Il combina va- guement de partir avec Georges pour quelques jours, puis, pendant tout le séjour du jeune homme en France, d'alterner entre la Belleuse et Paris ou tout autre endroit choisi. — C'est cela!... c'est cela!... Il eut alors le vrai répit d'une douceur forti- fiante. Il osa rêver de beaux lendemains et s'accouda dans une lassitude heureuse, puis il se dit : — Il faut en profiter pour dormir... pour me faire un réveil sain et reposé. Mais il ne quitta pas la fenêtre, il demeura à contempler les pénombres; et à présent il rêvait à la jalousie d'une manière philosophi- que, avec des réminiscences de choses lues. Il rêva à la sombre grandeur de l'amour, à toute la férocité magnifique de ses luttes; il eut peur d'être de la race de ceux qui se jettent à l'abîme pour lui. — Il faut dormir, se répéta-t-il... Et comme il allait se recoucher, voilà que9° RENOUVEAU. l'inquiétude revint, intense autant que rapide. Il eut ce lancinement moral comparable aux lancinements physiques qui annoncent des reprises de douleur : — Dormir... dormir! Et soudain il vit... il entendit... oh! l'image de Georges rôdant par les corridors, l'image d'une terrible, ignoble idylle, — et de nouveau la porte s'entr'ouvrant, — le chuchotement dans l'ombre. Mais, cette fois, ce n'est plus l'aventure mystérieuse, c'est la précision des images, le fantôme pâle de la femme, les deux visages qui s'approchent, l'étreinte... — Ah! Alors (était-ce d'avoir songé à la lutte des grands fauves?) la corruption, qui gît dans les plus purs, se dressa en lui. Sceptique à toute vertu, à toute loyauté, il vit l'amour unique- ment sous la forme bestiale et hypocrite; il vit en Geneviève l'éternelle impureté de la femme; en Georges, le cynisme et la hardiesse des jeu- nes mâles. Il bâtit sur le vide une aventure.RENOUVEAU. 91 plus lâche que toutes les réalités. Les preuves jaillirent autour de menus faits comme des cristaux autour d'un fil. Et toujours ce corridor où quelqu'un rôdait! __Eh bien! va voir... va te convaincre de ta stupidité ! Il alla vers la porte, l'ouvrit. Il se pencha dans le corridor, il écouta, il regarda l'ombre. Rien! pas un pas, pas une forme; rien que les pâles rectangles des portes et la mince lueur d'une imposte : __Tu vois, imbécile!... Vide comme ce corridor, la cause de ton insomnie... Vide, l'origine de ta souffrance... Vide! vide! Hélas! d'autres défiances se levaient, le poussaient à poursuivre l'investigation folle. Il alla sur la pointe des pieds,.par le corridor, jusqu'à la chambre de Georges d'abord; il tâta la porte, il y colla longuement l'oreille. D'a- bord, il lui sembla entendre une respiration, puis il s'aperçut que ses artères battaient trop pour qu'il pût percevoir un bruit aussi léger.92 RENOUVEAU. Il y resta pourtant trois minutes, avec la répé- tition (qui le soulageait un peu, tels des jurons pendant une rage de dents) des mots imbécile et vide !... Quand il se redressa, son incertitude était plus forte, sa jalousie plus rongeuse. Il alla alors à l'autre extrémité du corridor, où était la chambre de Geneviève... Là, de nouveau, il tâta, il colla l'oreille à la porte : — Le silence!... Eh bien! imbécile? Mais tout de même, il crut entendre un chuchotis, un craquement de boiserie. Il frémit comme au passage d'un courant induit, il eut une impulsion terrible qui lui mit le poing en avant pour enfoncer la porte... Lentement, par un effort de volonté (et en comptant jusqu'à cinq cents), il se calma au point de ne plus entendre le bruit de ses artères, puis il écouta encore, et cette fois il eut la certitude de ne rien entendre. Alors il murmura : RENOUVEAU. 93 — Mais s'ils se sont endormis? Dans la chambre obscure de son cerveau, il entrevit deux corps endormis, enlacés, paisi- bles. Tout son être en trembla. L'émotion fut si violente qu'il crut s'évanouir. Il s'appuya à la muraille. Il y resta un temps indéterminé. Son sang s'était apaisé, c'était comme un sommeil, un vague passage d'im- pressions indécises. Quand il revint à lui, sa raison était nor- male. Seule subsistait la peur de soi-même, l'angoisse que son moi lui eût si cruellement échappé. Il rentra dans sa chambre et là il s'adjura solennellement de lutter. Comme il arrive après de longues agitations psychiques, il se mit à parler à mi-voix, longuement, avec une espèce d'emphase. — Quoi! tu auras vécu quarante-sept ans... tu auras connu tous les détours de la vie... vu des milliers d'êtres et étudié des crimes innom- brables... et tu seras désarmé, la volonté morte au toucher d'une passion... aussi faible devant94 RENOUVEAU. l'imprévu qu'un enfant... et Dieu sait en route pour quelles honteuses aventures... Cela ne sera pas... tu retrouveras la santé de l'esprit... tu agiras normalement. Si tu avais à redouter une trahison aussi vile, la lutte serait le plus inutile des enfantillages... ce serait une de ces fatalités élémentaires contre lesquelles l'esprit ne peut pas plus s'insurger que contre l'im- possibilité de quitter la terre pour une autre planète... Assurément, Geneviève peut aimer Georges, assurément ton fils peut devenir ton rival... mais il n'est de cela aucune probabilité immédiate... il est en ton pouvoir de l'éloigner de la Belleuse... éloigne-le... mais ne te dé- grade pas... Il s'assit sur son lit, dans une accalmie amère. Et tout de même il revenait aux insidieuses idées. L'une d'elles le fit tressaillir : — En collant un fil ou un papier fin à l'ou- verture de leurs portes... demain matin je sau- rais !RENOUVEAU. 95 Et justement il avait du papier gommé, dont quelques fines bandelettes collées en haut des portes lui assureraient si Georges ou Gene- viève étaient sortis la nuit : __Je me lève le premier, je pourrai vérifier... Il resta hésitant, sombre et triste : __ Non, non... c'est le moment de ne pas céder... c'est le moment de me prouver sain de volonté... Et déjà il s'était levé, déjà, hélas! fai- blissant, il allait prendre le papier gommé dans un buvard : — Si, demain matin, je trouve les marques intactes... quel apaisement! Quelle meilleure preuve de l'infinie stupidité de mes soupçons ? A la faible lueur nocturne, il avait fait quatre très fines bandelettes. Et il s'en alla, morne et plein de mépris pour lui-même, il s'en alla les coller, avec des précautions de malfaiteur, sur les portes de Georges et de Geneviève, là où elles ne pouvaient pas facilement attirer l'attention. ,96 RENOUVEAU. Et quand il revint se coucher, il murmura : — De grand matin, j'irai voir... je saurai... je saurai ! Puis : — Non, pauvre homme... tu ne sauras rien... le mal et le remède sont au dehors... et ce n'est pas des bandelettes gommées qui te guéri- ront!... Il dormit d'un sommeil lourd et amer de vaincu. VIII Dehancy se leva comme il l'avait résolu, de grand matin. Contre son attente, il ne se sentit pas très fatigué; les heures de son sommeil, après les pénibles insomnies, avaient été ré- paratrices. Dans le premier éveil, la fenêtre ouverte, il éprouva un vif sentiment de joie physique.RENOUVEAU. 97 L'aurore finissait. Sur une muraille de nues couleur de plomb, le soleil montait, et l'orange lumière descendait en très longs rais dans la merveilleuse moiteur des végétations. Les oi- seaux de la nouvelle couvée entremêlaient leurs voix maladroites, enfantines, au chant net des parents. La vie pâmée s'étirait, les fleurs tournées au soleil comme des aimants de lumière, les feuilles lourdes, les branches plu- vieuves, tout cela plus jeune de minute en minute, dans un frémissement de vigueur élastique. L'harmonie des nuances erra dans les défilés de la verdure, sur les lancettes, les gladioles de l'herbe. Dehancy eut au cœur une espérance aussi douce que le frémissement des feuilles. — Allons voir, se dit-il, mes absurdes petits pièges... Comme ils sont nécessairement in- tacts, cela me remettra plus loin encore des misères de cette nuit... Il lui passa pourtant un frisson, un rapide ressac au cœur. Mais il se tranquillisa tout à 698 RENOUVEAU. fait lorsqu'il eut bien constaté qu'aucune porte n'avait été ouverte. — Est-ce vraiment moi qui... Et plein de tendresse pour Georges, plein de confiance en Geneviève, il profita du silence et de la solitude pour travailler et pour faire sa correspondance. Sa bonne humeur persista après le premier déjeuner, et quand Graveil proposa une excur- sion vers Goursaigues, il accepta avec empres- sement, dans l'espoir d'un tête-à-tête avec Geneviève. La mer était immensément tranquille. Les écumes y flottaient, ténues comme des fils blancs, sur une eau de sinople à très lentes moires. Graveil marcha devant, avec Georges, et Dehancy put accompagner la jeune femme. Elle portait un costume pâle, aux tonalités aussi fines que son costume de la veille était éclatant. Sa petite tête fière se détachait plus aristocratique dans les étoffes modestes, maisRENOUVEAU. 99 ses yeux avaient un sourire d'accueil très char- mant. Mû par une impulsion secrète, le juriste en vint à parler de son fils : — Comment trouvez-vous Georges? — On peut vous parler franchement? Il eut un rapide frisson d'inquiétude, tout de suite réprimé. — Vous savez bien que oui... Elle sourit et il crut voir un peu de malice. — Eh bien! je ne l'aime pas trop... il y a en lui quelque chose... — Quoi donc? Il eut une joie âpre, mauvaise, contre nature, qu'il excusa en se disant qu'il aimerait d'autant mieux son fils s'il déplaisait à la jeune femme, que, par conséquent, sa satisfaction était jus- tifiable. — Eh bien! dit-elle... quelque chose d'in- humain... — D'inhumain ! — Oui... je veux dire qu'il semble ne porterioo RENOUVEAU. d'intérêt à rien de ce que font les autres êtres... c'est un égoïsme plus qu'égoïste, en ce sens que les égoïstes ne détestent pas s'inté- resser à l'humanité lorsqu'on ne leur demande aucun effort... et je le crois méprisant, dédai- gneux... sans avoir aucun droit au mépris.. car... Elle s'interrompit, rougissante : — J'ai peur d'être trop franche... Puis, avec un geste vif : — Bah ! tant pis!... je le crois donc mépri- sant sans qu'il ait pour lui aucune espèce de supériorité... ni grande intelligence... ni grande force... — Cependant, son dédain pour les autres vous inquiète? — Cela inquiète toujours... cela inquiète même chez un petit enfant... mais cela éloigne avant tout. — Mais ce n'est qu'apparent... au fond Georges a de bons sentiments, fit Dehancy d'une voix contrainte, son rôle de père lui étant —RENOUVEAU. loi terriblement dur à remplir en ce moment. — C'est possible, dit Geneviève... mais pour rester franche, j'en doute... Le juriste resta fort perplexe. Tout d'abord il avait été rassuré par l'antipathie de Gene- viève, mais en y réfléchissant il s'en inquiéta. Dans le mystère des affinités, hélas ! les défauts sont un si mince obstacle et, pourvu qu'ils aient une tenue (et quelle meilleure que l'égoïsme?), ont bien rarement empêché un amour d'é- clore. — Je vous ai fâché? fit la jeune femme en voyant la tristesse de son compagnon. Elle se tournait vers lui avec un regard sé- rieux, plein d'une grâce imploreuse. — Fâché! fit-il. Pouvez-vous me fâcher? Elle ne détourna point le visage devant les yeux qui lui parlaient le fervent langage de la passion et reprit doucement : — Je ne puis vous donner une plus grande preuve d'estime que de parler ouvertement. — D'estime? dit-il avec une prière... Est- 6.102 RENOUVEAU. ce que je n'avancerai pas plus tendrement dans votre cœur? — Eh bien! fit-elle un peu rougissante, vous avez avancé... Et comme il frémissait, pâle : — Un peu, appuya-t-elle... il faut encore me laisser du temps... S'il avait eu dix ans de moins, ces paroles l'eussent suffoqué de joie. Actuellement, il y vit trop de restrictions. Sur ces entrefaites , ils rejoignirent Georges et Graveil arrêtés à l'ombre d'une falaise. Graveil détachait des fragments de pierres avec le pommeau d'acier de sa canne. Le jeune homme s'était assis, les yeux perdus à l'ho- rizon. — Le soleil est raide, fit le philosophe... ne serait-il pas préférable de retourner par les champs... par la route des Vieux-Ormes? — Reposez-vous d'abord à l'auberge de Marneffe, nous en sommes à deux pas, fit Geneviève.RENOUVEAU. 103 A l'auberge, tous quatre devisèrent quelque temps. Le sable, la mer, le fond de l'horizon, tout était saturé d'une vie de feu écrasante. On n'entendait que la voix de la vague et le bourdon enragé des insectes ivres dans cette atmosphère où frissonnait une continuelle as- cension de molécules chaudes pareilles à de transparentes légions de bestioles pâles et pailletantes. Partout la dure, mais magnifique crudité des tons. Lividité des falaises, séche- resse plaintive des pins maritimes, aridité pou- droyante des sables à réverbérations adaman- tines ou d'alumine sèche, violente émeraude de l'Océan borné d'un terrible ciel d'incandes- cence, un terrible ciel de menace lumineuse, qui semblait vouloir dévorer la terre, sous lequel l'immense rivage était sans abri, dans une plainte fiévreuse et désespérée. Seule, l'eau, là-bas, avec ses petites crêtes d'écume, rassurait et promettait, pour plus tard, la nue qui rendrait au sol la sève perdue dans le fir- mament.104 RENOUVEAU. — Je pataugerais volontiers ! fit Geneviève. Quoiqu'elle ne fût guère capricieuse, pour- tant il lui arrivait de vouloir), aussi vivement que rarement, la satisfaction de petits désirs sans portée. Dans ce cas-ci, elle ne put se tenir de demander un costume de pêcheuse à la fille du patron. Elle reparut bientôt, charmante malgré l'inélégance du vêtement, et marcha vers la mer. Dehancy la regarda entrer dans les vagues, toute menue silhouette sur la vastitude paisi- ble de l'Océan. Il éprouvait cette inquiétude que tout homme profondément amoureux éprouve devant le caprice de la femme. Toutefois, il continua de causer avec Graveil, et même la conversation s'anima sur la discussion d'un point histori- que : la trahison d'une partie de l'armée fran- çaise lors de la bataille de Poitiers. Dans cette discussion, où Graveil soutenait la thèse singulière de la vénalité de quelques grands seigneurs de la suite du roi Jean, De- mRENOUVEAU. 105 hancy finit par s'animer et par s'abstraire de l'entour. Lorsque enfin le débat se fut calmé, il resta étonné de ne plus voir Georges auprès de lui. Un coup d'œil lui montra le jeune homme, le pantalon retroussé jusqu'au-dessus des genoux, qui pataugeait côte à côte avec Geneviève. Alors, tous ses mauvais sentiments de la nuit ressuscitèrent avec une densité redou- table. Son cœur se remplit de haine contre son fils. Il se le figura partant en tapinois, se glis- sant sournoisement vers Geneviève, profitant avec perfidie de la discussion pour aller cour- tiser la jeune femme. Ces actes, qui n'eussent été que naturels à l'âge de Georges et dans son ignorance des projets paternels, parurent ignobles et lâches. Tremblant, Dehancy avala coup sur coup deux verres de cidre mousseux, et il baissa les yeux pour échapper à l'observation de son ami. Il n'en voyait pas moins clairement, là-bas,106 RENOUVEAU. le mouvement gai des deux silhouettes cou- rant dans le vague ; même il lui sembla les voir rire : — Infâme! infâme! Graveil, encore animé par l'argumentation, continuait à étayer les preuves, s'imaginant que l'autre rendait les armes. Le juriste avait une peine infinie à ne point courir à la mer, prendre son fils au collet et le châtier comme lorsqu'il n'était encore qu'un enfant. Cela dura un quart d'heure, pendant lequel Dehancy passa par les plus atroces souffrances intimes. Son compagnon aperçut à la fin son visage pâle et crispé : — Qu'as-tu?... tu es blême... Et l'habituelle réponse : — Rien!... un léger trouble d'estomac... C'est déjà passé... En effet, son visage se rassérénait un peu. Georges et Geneviève revenaient vers l'au- berge. Attentivement, le juriste scruta leurs visages : il n'y vit que l'indifférente expressionRENOUVEAU. 107 de gens qui ont partagé une distraction insi- gnifiante. Tout en soupçonnant de l'hypocrisie derrière leur tranquillité, il se rassura par la demi-conviction qu'inspire toujours une atti- tude et dont les criminels adroits bénéficient auprès des plus subtils magistrats. Mais, lorsqu'ils se remirent en route vers la Belleuse, Dehancy comprit qu'il ne pouvait plus retarder une explication avec Georges. La situation devenait intolérable autant qu'igno- ble. A tout prix, il fallait fuir des souffrances aussi humiliantes et aussi périlleuses. Aussi s'arrangea-t-il pour marcher avec son fils, tandis que Graveil les précédait avec Gene- viève. Il causa d'abord de choses lointaines, mais avec un accent sourd, une demi-inco- hérence, des silences soudains d'homme à la recherche de ses mots, qui finirent par attirer l'attention de Georges. A la fin, d'une voix que vainement il cher- chait à raffermir, les lèvres pâles, le geste irré- gulier, timide à la fois et un peu agressif :io8 RENOUVEAU. — Tu ne t'ennuies pas dans cette solitude, Georges ? — Non, pourquoi veux-tu que je m'ennuie? — Je croyais... C'est un peu triste pour un jeune homme... Après une si longue absence... tu dois désirer voir Paris, retrouver quelques amis, que sais-je? L'autre répondit de sa voix indolente, accen- tuée du geste tranquille, du regard mat et dormasseur : — Non... je n'ai pas encore envie de retrou- ver Paris ni de revoiries camarades. Je ne t'ai pas vu depuis deux ans... Je ne suis pas fâché d'être quelque temps isolé avec toi et tes amis. Quoique dits sans chaleur, ces mots d'affec- tion attendrirent le père. Mais promptement ils furent gâtés : il put, il dut croire, dans son état d'esprit, que Georges voulait rester pour Geneviève, et il reprit avec insistance : — Tu dis cela!... mais je dois tenir compte de ce qu'il pourrait y avoir de sacrifice dans ton séjour chez nos amis.RENOUVEAU. I09 - Il n'y a pas de sacrifice, je t'assure! Le jeune homme épiait avec une croissante surprise et un peu de dépit la face de son père, ses grands yeux marins où luisait une trouble lumière : « Où veut-il en venir? » se deman- dait-il. Et comme il arrive, sans encore compren- dre, la sourde excitation pressentie, les dessous fiévreux firent venir à sa mémoire diverses attitudes, divers actes, divers propos de De- hancy, — éléments nécessaires pour deviner plus tard. — C'est que, reprit Dehancy, il y aurait un moyen bien simple de tout concilier... Tu pourrais aller à Paris, tu pourrais aussi aller en villégiature, retrouver les gens que tu désires revoir... Moi, je t'accompagnerais en partie.. nous nous reverrions à intervalles rapprochés.. De cette manière, tu ne serais pas forcé de te bloquer inutilement à Belleuse... ce qui, quoi que tu dises, ne peut t'être qu'à moitié agréa- ble... 7no RENOUVEAU. Il parlait avec une voix tremblée et hâtive, persuasive pourtant, obstinée, où éclatait un désir violent de gagner son procès, et il se sentait enfantin, ridicule, maladroit; il en vou- lait à son fils de le forcer à se montrer dans ce jour amoindrissant et pénible. Georges, lui, était dans la disposition acerbe et humiliée de gens qui perçoivent qu'on veut se débarrasser poliment d'eux. Il agita douce- ment sa badine, ne voulant pas répondre tout de suite, la lèvre boudeuse et se répétant, avec la crudité d'expressions que la colère fait mon- ter dans la pensée intérieure des gens irrités aussi bien que dans leur parole parlée : — Pourquoi le vieux veut-il m'enfoncer? Il dit enfin avec amertume : — Somme toute... au cas où ça me serait absolument égal... qu'est-ce que tu préfères? Que je reste auprès de toi ou que j'aille me trimballer à droite ou à gauche? Frappé en plein cœur, le père ne put retenir un regard tout chargé de colère et de saisisse- RENOUVEAU. m ment. Toute tactique s'évanouissait devant la netteté de la demande. Seules, deux réponses droites étaient possibles, — et comment oser celle qui serait atroce et contre nature, celle qui bannirait Georges? Le temps d'un éclair, le juriste eut pourtant la dure parole dans la gorge, un flot de haine de ce qu'il eût été mis, — et si promptement, — dans cette alterna- tive. Il aperçut avec stupeur combien la vie sait rendre infiniment complexes les choses infini- ment simples en apparence, et il eut, — oh! en quel instant bref, mais plein ! — l'intuition et la pitié de drames passionnels qu'il avait plaidé sans en comprendre le vrai fond, sans sympathiser avec les raisons d'ordre intime, en apparence absurdes, que ses clients lui avaient confessées. Ah! la logique des menus faits qu'il imaginait jadis devoir être écartés par le plus mince effort de volonté ! Que faire, mon Dieu ! et que devenir si Georges reste, si la jalousie doit habiter per-ii2 RENOUVEAU. pétuellement en son cœur comme une lésion meurtrière, comme un indestructible cancer? Une voix cria tout au fond : « Tout lui dire! Implorer son départ! » Hélas! cela aussi peut paraître simple, — et c'est un abîme de difficultés ! Les senti- ments qui défendent à un père une telle démar- che s'élevèrent. Ils s'élevèrent innombrables et forts, avec ce que l'éducation, l'habitude de toute une vie à vaincre, d'humiliation à subir, et puis qui sait quelles questions de Georges aussi nettes et difficiles à contourner que celle- là même à laquelle le juriste n'a pas encore répondu? — Du moment que ce n'est pas un sacrifice, fit-il d'un ton contraint, je préfère évidemment que tu restes auprès de nous... mais je devais prévoir le cas où tu aurais aimé reprendre un peu pied dans ton monde... — Je te remercie ! fit Georges d'un ton froid et raide. Ils marchèrent une dizaine de minutes enRENOUVEAU. 113 silence, chacun ayant pleine conscience du mécontentement de l'autre. Georges se redemanda la cause de l'attitude d» son père. Une deuxième fois, les indices de naguère revinrent à sa mémoire, et soudain la vue de Geneviève arrêtée, montrant quelque chose à son frère, sur le satin bleu de l'Océan, lui donna l'intuition de la vérité. Il en ressentit une impression fort désa- gréable, — non toutefois par un sentiment de rivalité. Car s'il avait songé plusieurs fois à faire la cour à Geneviève, son esprit ne s'y était cependant pas arrêté. Comme même les plus froids des jeunes hommes (dont il était), il avait conçu le fugitif début d'idylle qu'on ébauche cinquante fois dans l'existence sans y donner suite, — le choix à'un amour, en somme , étant la résultante d'une série de tâtonnements et de circonstances extérieures ou intimes. Voyant une jeune hôtesse gra- cieuse, il s'était dirigé vers elle comme l'éper-H4 RENOUVEAU. vier vers une apparence de proie. Mais il ne lui devait absolument rien coûter d'y renoncer. Ce qui lui était profondément désagréable dans l'aventure, c'est que son père se permît encore (à son âge!) de songer à l'amour. Ceci pour une multitude de raisons, dont les moins importantes (qui eussent été les plus impor- tantes pour une nature vivace) étaient l'éner- vement filial, le sentiment que cela était ridi- cule chez son père; et dont la plus importante, à laquelle Georges songea instantanément, c'est que sa part de la fortune de Dehancy se trouverait compromise par un mariage, et sur- tout par un mariage fécond... Or, le père était vigoureux encore... Le jeune homme s'indigna. Il avait compté absolument sur l'héritage de son père, comme sur une chose de nature. Dans ses projets d'a- venir, Vespêrance représentée par le juriste avait sa fonction précise, elle était partie inté- grante des ambitions, facteur de la position à occuper dans le monde. _RENOUVEAU. 115 Georges était de ces fils qui n'hésitent pas à faire mettre leur père sous tutelle, lorsqu'il fait mine de dilapider la fortune, le patrimoine sacré des enfants. A ce point de vue, il avait véritablement des principes, il les avait d'une manière religieuse, intransigeante, fanatique. La pensée seule d'une diminution dans ses espérances était déjà si monstrueuse qu'il ne lui était jamais arrivé d'y arrêter ses réflexions. Brusquement, ce problème venait de se poser, avec la rapidité et la pesanteur d'un cataclysme. Son âme indifférente, sa lente pensée s'y échauffèrent : il eut l'indignation ardente d'un honnête homme sur le point d'être trompé. Il ne se dit pas une minute que le père, lui, avait librement abandonné à ses enfants toute la fortune de la mère, que sa fortune personnelle était inférieure même à la seule part de Geor- ges et qu'il avait gagné cette fortune par le travail le plus honorable, le travail personnel d'une carrière libérale (et d'une carrière scru-116 RENOUVEAU. puleusement honnête). Il ne vit que le péril et ne le vit que comme un attentat aux héri- tiers, contre lequel il avait ensemble le droit et le devoir de se défendre. Et continuellement la même pensée : — Comment ose-t-il..., comment se peut- il..., à son âge! avec des enfants... des en- fants !... Le mot enfants prenait une importance ex- traordinaire, devenait une des grandes choses de ce monde, devant laquelle toute autre con- sidération devait instantanément s'éteindre. En même temps, il se mit à rêver à la défense. L'idée d'un conseil de famille hanta son cerveau méthodique, mais il en conçut l'inanité avec un juriste comme son père. Il songea ensuite à provoquer des confidences (ou à interroger Graveil), puis à faire des repro- ches à Dehancy. Cela aussi était peu pratique ; son père était une nature trop énergique et violente pour oser l'attaquer de face. Alors, alors... Et dans son imagination pauvre, il neRENOUVEAU. 117 trouvait quasi rien ; il en revenait toujours à la simple idée de profiter des événements pour faire quelque chose, en supposant qu'il eût deviné juste. Et il finit par se dire : — Il faut demeurer... Il faut surveiller mon bien... savoir exactement ce que j'ai à crain- dre... En tout cas, que le vieux ne croie pas que je me laisserai mettre dedans comme un mouton ! De son côté, Dehancy se livrait à d'amères délibérations. L'être neuf et formidable, l'être inconnu devant lequel il tremblait dans ses moments de calme comme devant une abomi- nation, emportait sa pensée, le livrait à la noire puissance passionnelle. Des images honteuses se ruaient sur lui et rongeaient les coins secrets de son organisme, ouvraient des profondeurs vierges dans la forêt de l'âme. Dans l'attitude de Georges, il ne parvenait pas à démêler un autre mobile que de rester auprès de Geneviève, que de le forcer à une 7-WfTT 118 RENOUVEAU. avilissante rivalité. Le silence du jeune homme, son mécontentement visible, ah ! qu'il était loin de leur assigner leur vraie cause ! Au miroir déformateur de la jalousie, toute sa perspica- cité était vaine — en même temps qu'elle était ingénieuse à errer à côté, à découvrir l'imagi- naire, le chimérique, le monstrueux. La scène de la mer, il la reconstruisait, il trouvait les paroles de Georges, les réponses de Geneviève. Il le voyait approcher de la jeune femme, se plaindre de l'ennui d'écouter la discussion sur Poitiers, risquer les fades paroles où la vanité féminine sombrera jusqu'à la fin du monde et jouer en même temps du sourire, de la moustache, de sa jeunesse. Oh! sa jeunesse ! la victoire de la peau, des tem- pes sans une ride..., la victoire simplement d'avoir vingt-quatre ans ! En proie à ces pensées, il avait les mâchoires comme scellées, il se sentait incapable de dire une parole. Et pourtant, à travers l'ouragan de la jalou-'■ RENOUVEAU. 119 sie, il raisonnait sur l'étrangetéde sa conduite. Mais ces raisonnements-là n'avaient pas prise. Ils étaient aussi lointains dans les horizons du moi qu'un astre au fond d'une savane. Oui, il se rendait compte de la triste des- tinée, de l'amère ignominie qu'un fils ne fût plus un fils, mais un autre mâle; que l'instinct de l'amour, qui est celui de la paternité, se tournât sauvagement contre celui qui, jadis, était né de l'amour. Noir A nankê, que la sombre histoire humaine enregistre dans ses légendes, à côté des incestes, à côté des fratricides, à côté des parricides. Graveil les tira d'embarras en venant les rejoindre avec Geneviève. Ils marchèrent en troupe, un peu dispersés ; Georges se deman- dant toujours comment défendre son patri- moine; Dehancy rêvant d'impossibles ruses pour exiler son fils. La nuit fut épouvantable pour le juriste. Penché à la croisée , il épia d'abord les vitres de la chambre de son fils, chambre située légè-120 RENOUVEAU. rement de biais , au tournant de l'habitation. Longtemps une lumière y brilla. A plusieurs reprises une ombre apparut sur les rideaux légers : — Que fait-il?... Que fait-il? Car Dehancy attendait, finissant par se per- suader que quelque chose allait sûrement arri- ver. Lorsque l'ombre cessait de paraître, il était pris d'un battement des artères, il cou- rait à la porte, il écoutait dans le corridor : — Rien!... Il veille... Pourquoi veille-t-il? Jamais sauvage en embuscade, jamais géné- ral épiant les feux du camp ennemi n'eut de si profonds sentiments belliqueux ni de plus ar- dente angoisse. Enfin la lampe s'éteignit : — Ah! Se couchait-il, allait-il sortir, le « quelque chose » allait-il enfin se produire ? Déjà le père était aux écoutes, dans le cor- ridor. Sa respiration était haletante, ses poings clos. Et il murmurait avec le sens de ce que cela avait de hideux :j RENOUVEAU. 121 — J'attends ici... mon fils ! Le silence était sévère et solennel. Les arbres chuchotaient aux étoiles. On entendait le bourdonnement de la mer, comme un essaim de prodigieux insectes. Trois chiens se répon- daient de ferme en ferme, deux assez proches, le troisième à une distance considérable. Le père eut de nouveau un sentiment de honte. Il rentra, se promena de long en large. Il écouta, il regarda la nuit adorable. Le vaporeux tissu des ténèbres s'approfondissait sur les futaies, se diaphanéisait sur les parterres. L'infini sem- blait proche — et Dehancy songea quelle chose charmante c'était tout de même que l'œil hu- main ait eu assez de portée pour apercevoir ces phares légers qui, étudiés, ont donné le sens de l'incommensurable, la logique de l'Es- pace. Par l'œil une communication existe enfin avec ces univers qui sont tellement immergés dans le très loin ! Puis, il vint en lui le sentiment d'une dé-122 RENOUVEAU, tente, avec à la fois le très vague regret de revenir bredouille de la chasse psychique et le gros soulagement de s'être encore trompé : — Ah! pauvre homme... garde-toi de toi- même ! Il lui semblait avoir en lui non pas un ennemi, mais des légions d'ennemis, des ar- mées de mauvaises bestioles prêtes à le dévo- rer. Il sentit avec une amertume immense que ceux-là mêmes ont peu appris qui ont passé leur vie à lutter pour le droit, qui sont triple- ment cuirassés, ont appris dans les textes, dans les hommes, dans les circonstances, com- ment il faut lutter, comment il faut organiser la défense du devoir, conserver une noble atti- tude ! Hélas! il défaillait comme un collégien — et pire peut-être. Pour avoir tant tardé d'ap- paraître, les ennemis étaient plus inconnus, plus invincibles que ceux qui assaillent un jeune homme. Il semblait qu'ils se fussent fortifiés, qu'ils se fussent aguerris de l'ex-RENOUVEAU. 123 périence même de celui qu'ils attaquaient. Il semblait qu'ils eussent été VACCINÉS contre les notions de morale du juriste ! Et comme la veille, il alla jusqu'au bout. Comme la veille il prit les bandelettes de papier gommé, il alla les coller sur la porte de Geor- ges et sur celle de Geneviève. Comme la veille il lutta longtemps contre l'insomnie, et il s'en- dormit tout meurtri par le mépris de lui-même, par la lutte de la haine et de la tendresse pour Georges. Et l'avenir de son propre « moi » était un mystère aussi profond pour lui-même que le mystère d'une religion. IX Graveil faisait pratiquer des fouilles, au fond de son parc, dans un endroit où demeuraient les ruines d'une vieille tour. Il prétendait y découvrir, d'après une légende du pays, des124 RENOUVEAU. archives du temps de l'invasion de Roll. Assis avec son chien Charlemagne au rebord du fossé commencé par des terrassiers, il examinait quelques ossements, des fémurs, des tibias, une tête de cheval. Le chien flairait, grognait, contemplait son maître d'un regard humain. — Pas vieux, ceci, Charlemagne... du temps de Louis XV, c'est plus bas! On va nous trou- ver des caves... des citernes... une tombe... si la légende ne ment pas... Il encourageait et guidait les hommes, ayant du reste acquis le flair des fouilles par tant de recherches dans sa vie d'antiquaire. L'odeur de la terre promettait : c'était de vraie terre à débris, terre humanisée par des squelettes, des bois, des ciments, des plâtres, des briques. — Allez, mes enfants! Si nous trouvons les archives, il y aura double paye. — Et si nous trouvons un trésor? demanda l'un des hommes d'un air mystérieux. C'était un maigre, mais solide roux, aux muscles secs et cordés, la tête longue et têtue, RENOUVEAU. 125 avec je ne sais quel trait de farouche aristo- cratie, relevée de grands yeux sicambres. Par- tout un poil de fauve, une rougeâtre fourrure rase, et il eût été beau à la proue d'une longue barque, frotté d'huile, la chair saturée de sels marins. — Si nous trouvons un trésor, répondit Graveil, souriant à l'attitude pillarde du bon- homme... eh bien! je vous en partagerai la moitié... la moitié de son poids or ou argent, car pour les pièces elles-mêmes, monnaies ou bijoux, je me réserve de les garder pour moi, sauf la part aux autorités. — Ben ! fit le travailleur... Le silence reprit, entrecoupé du bruit sourd des bêches et des pics, avec parfois un son métallique. Charlemagne, qui s'était couché à côté d'un humérus, releva la tête et jappa d'un air d'accueil : — Quelqu'un ! fit Graveil avec une demi- contrariété, car il faisait un peu mystère de ses fouilles.'-» t I2(5 RENOUVEAU. Un froissement d'herbes, de feuilles, puis Georges Dehancy apparut. — Tiens! s'écria Graveil... quel hasard?... — Le hasard, en effet, fit le jeune homme... la curiosité de ce fond de parc... puis votre voix et celle de Charlemagne. Mais je vous dérange... — Du tout!... Nous faisons des fouilles... Nous espérons percer à jour des mystères du dixième siècle!... Le jeune homme, appuyé contre un jeune pin, écoutait d'un air absent. Sur son impassi- ble visage, il y avait un reflet de préoccupation. — Il me cherchait! se dit Graveil... Et il examina une poignée de terre pleine de fragments de bois moisi : — Ça parle, la terre, fit-il, mais un langage si embryonnaire et énigmatique... Il y a cer- tainement eu une tragédie ici du temps de Louis XV... En voici les indices! Il remua des armes rouilleuses, des osse- ments, la tète de cheval.T RENOUVEAU. 127 — Malheureusement l'histoire est plus obs- cure qu'un oracle de la sibylle!... Georges se baissa pour examiner les débris, mais avec une indifférence si marquée que l'autre se mit à rire. — Allez ! l'archéologie n'est pas près de vous conquérir!... Mais vous savez... il y a mieux à découvrir ici que les documents que j'y fais chercher... la légende parle aussi d'un grand pot de terre plein de pièces d'or et d'ar- gent. — Diable! fit Georges avec un sourire, jadis des héritiers ont dû être mécontents de ne pas trouver ce trésor... Pour sûr ce n'était pas un bon père celui qui a caché sa fortune de ma- nière à la rendre introuvable ! — Qui sait? Peut-être un père trop pré- voyant!... — Espèce rare. — Espèce trop commune! dit Graveil... moins peut être en ces temps-là que de nos jours... je dirais volontiers que la prévoyance128 RENOUVEAU. des pères et mères modernes est le malheur de leurs enfants ! — Ah ! fit Georges, choqué et en même temps surpris de voir la causerie prendre la direction qu'il désirait... pardonnez-moi de vous dire que cela me semble un paradoxe... — Hélas! ce n'est même pas une vérité méconnue... les revues la prêchent, les philo- sophes la discutent... mais sans rien corriger... la famille française est occupée à ruiner la race par l'excessive prévoyance des parents. — Qu'entendez-vous par cette excessive prévoyance? — Ceci simplement, que tous les parents restreignent leur descendance dans l'idée d'é- lever dans le confort et de maintenir après eux dans la richesse les enfants qu'ils consentent à avoir. — Comment! fit Georges... Vous donnez dans les théories sur la dépopulation... — Oui, mon camarade, j'y donne ! et aussi naïvement que vous pouvez l'imaginer...RENOUVEAU. 129 — Mais quoi de plus sacré que le sentiment de laisser le bien-être à ses enfants? — Oui, pourvu que ce ne soit pas obtenu en dénaturant la signification de la vie... en ap- pauvrissant le sentiment de la lutte... — C'est trop fort pour moi, sans pose, fit le jeune homme... ce sont des problèmes aux- quels je ne m'élève pas... pour moi, le devoir des parents est de laisser le maximum de bien- être à leurs enfants... — Qu'est-ce que ça veut dire le maximum de bien-être? C'est peut-être un tout petit patrimoine... — Cependant, s'écria Georges, incapable de louvoyer plus longtemps et passant sans nuances à sa pensée secrète... un père qui gaspillerait sa fortune serait traître à ses en- fants... commettrait une action criminelle... Graveil se mit à rire aux éclats : — Comment dites-vous ça?... Traître à ses enfants? Et si sa fortune est considérable? Et si ses enfants sont riches par eux-mêmes?:o0 RENOUVEAU. Car il venait de deviner le but de la visite de Georges au fond du parc et s'en trouvait agacé. Le jeune homme, au surplus, lui déplaisait. Il n'avait aucune sympathie pour ces yeux froids, ce visage compassé, cette parole presque tou- jours incolore et dédaigneuse et pour les prin- cipes de vieux, de prudent, de méticuleux qu'il lui avait entendu exprimer. — Riches par eux-mêmes ! reprit Georges, qui ne vit pas qu'il était deviné... En quoi cela leur ôte-t-il une parcelle de leurs droits? — Voulez-vous dire que les biens du père appartiennent aux enfants, même de son vivant et de quelque façon qu'il les ait acquis... en un mot que les parents ne sont que les usu- fruitiers du patrimoine? - Comment en pourrait-il être autrement? N'est-ce pas le texte même de la loi? - La loi!... Mais elle est exécrable la loi qui tend à créer une aristocratie de la fortune comme jadis une aristocratie de nom... elle est sotte, une pareille loi!RENOUVEAU. 131 — Alors, vous approuvez le père qui gas- pille le bien de ses enfants ? fit l'autre avec une insistance presque insolente et tout pâle d'in- dignation. Graveil accentua son rire jusqu'à la moque- rie, puis regardant Georges bien en face et le forçant à comprendre qu'il répondait directe- ment à une chose personnelle, avouant impli- citement la situation de Dehancy vis-à-vis de Geneviève : — Le père qui a des enfants déjà riches n'a à se préoccuper en rien de l'usage qu'il fait de sa fortune... ses scrupules à cet égard seraient à mon avis de pures imbécillités... bien plus! si mes enfants à moi étaient riches , je me ferais un devoir d'ajouter aussi peu que pos- sible à cette richesse qui n'est que le premier pas d'une race vers la dégénérescence! Georges haussa imperceptiblement les épau- les, mû, au fond, d'autant de mépris que de colère. Il eut un instant le sentiment que Gra- veil se prêtait par cupidité aux projets de son132 RENOUVEAU. père, mais cette impression tomba devant le souvenir de la fortune de Geneviève. Il ne resta que l'indignation contre un acte et des paroles « illégitimes ». — On croirait entendre un anarchiste, ré- pondit-il avec un balbutiement de rage. — Le contraire d'un anarchiste, mon jeune ami... le contraire aussi d'un révolutionnaire, croyez-le bien!... Plus qu'aucun autre j'aime la famille... mais c'est pour la sauver que je voudrais voir les parents moins esclaves des patrimoines, — moins menacés par des lois et des coutumes destructives de la liberté et de la spontanéité!... — Je ne comprends pas ! interrompit l'autre en cassant des mottes de terre avec nervo- sité... Ceux qui ont fait la loi et la coutume étaient plus sages que nous... un père se doit à ses enfants... du moment qu'on a des en- fants, le gaspillage d'une fortune est un crime... je ne sors pas de là! — Je vois bien que vous n'en sortez pas!...RENOUVEAU. 133 Et tant pis pour vous... riche comme vous l'êtes, vous devriez avoir des théories un peu plus généreuses. Georges, choqué, ne répondit pas, et, après quelques minutes, il salua avec contrainte et annonça qu'il allait à la mer : — Un jeune homme! ricana Graveil en le suivant des yeux... Sapristi! le père est pour- tant suffisamment jeunet! Georges sortait de cette causerie froissé et plein de fiel. Il considérait Graveil comme un ennemi ligué avec son père pour le dépouiller. Il ruminait des projets de défense dont le principal était maintenant d'agir peu à peu sur Geneviève par des sous-entendus, puis de pro- fiter d'un bon moment pour plaider sa cause auprès d'elle, pour lui démontrer qu'il était impossible qu'elle se prêtât à une spoliation en épousant Dehancy. — Puis, après tout... peut-être bien ai-je été un peu vif... parce que les deux hommes sont d'accord, il ne s'ensuit pas le moins du134 RENOUVEAU. monde qu'elle consente... qu'elle ait la moindre envie d'être à mon père... j'ai été un peu vif... j'aurais dû voir... attendre... c'est la faute à Graveil avec ses théories... c'est égal, je n'aurais pas dû montrer si vite le bout de l'oreille... Il continua sa route, pensif, résolu d'être à la fois patient et attentif. Mais il pâlit brusquement en apercevant son père et Geneviève qui causaient sur la terrasse de Belleuse.DEUXIÈME PARTIE I Graveil et ses hôtes avaient été invités à l'une de ces fêtes champêtres où des financiers ennuyés dépensent un tant pour cent de leur train, avec l'ennui des bêtes de proie s'exer- çant à la sociabilité. Elle était belle, cette fête, organisée par des artistes spéciaux. Dans la grande propriété, concerts et divertissements, repas et décora- tion avaient le chic où le faste daigne se con- former à la nature des choses. Geneviève, rêveuse ce jour-là, s'était isolée de la foule, après le déjeuner, et marchait seule EU - —136 RENOUVEAU. dans une grande avenue du parc. Le paysage avait la rectitude et la sévérité du grand siècle. Puissante montait la double garde des ormes, les plus vieux habités par de monstrueux cham- pignons, et, au fond, ils cédaient à une mélan- colique nef de peupliers, fins arbres de la brume et des terres humides, tellement évo- cateurs de cathédrales, de gothiques mystères, et dont les branches orgueilleusement mon- tantes, jusqu'aux plus menues, semblent bien la première inspiration de ceux qui imaginè- rent l'ascensionnelle gracilité de l'art du moyen âge. A gauche, à droite, le parc profilait de vieilles ondulations d'arbres, ■— hêtres, chênes, or- mes, — dans une sauvagerie auguste, et une éclaircie s'ouvrait, divine, avec des eaux pro- longées sur des herbages immobiles, faites pour vivre sous des ciels d'automne quand des nuées lentes montent à perpétuité dans le firmament et s'évanouissent dans les horizons moites. Geneviève marcha là, quelques minutes, puis ■JMBiRENOUVEAU. 137 s'engagea dans une allée latérale, et, se croyant bien seule, elle s'assit sur un bloc de marbre roussi. Devant elle, la perspective avait une suavité intime et reposante. Trois dryades s'y mouraient, effritées par toutes les intempéries et par toutes les moi- sissures qui attaquent la pierre. Dans un bassin allongé, aux eaux très noires, qu'un filet de source alimentait et rafraîchissait, se reflétaient une multitude de choses cadu- ques , graciles et ruinées. Pans de marbres bleus, colonnettes vétustés, saules en désué- tude où souvent ne pousse plus qu'une seule branche, ferrures où il est bien moins de fer que de rouille, tout agonisait là dans une dé- licatesse touchante, avec une lenteur rési- gnée. Geneviève y rêvait à la solitude de sa vie, encline à de confuses tendresses. Quelqu'un pourtant l'avait suivie, la guet- tait à une cinquantaine de pas, dans un abri formé par un petit tertre. C'était Georges, fittl138 RENOUVEAU. toujours hanté par son désir de parler à la jeune femme et de savoir enfin à quoi s'en tenir sur les dangers de son patrimoine. Après une di- zaine de minutes d'hésitation, voyant toujours Geneviève immobile, il se décida enfin, se leva, et il allait s'avancer vers elle lorsqu'il se sentit saisir par le bras. Il se retourna, il vit le visage de son père, pâle et sinistre : — J'ai à te parler! Le jeune homme avait tressailli, effrayé, le sentiment de son enfance remonté en lui brus- quement, comme au jour où il était surpris en quelque méfait : — Bien! fit-il avec une indolence feinte. Ils se tinrent un instant en silence; puis, le père : — Pourquoi suis-tu Geneviève? A travers cent formules, moins abruptes, plus transitoires, celle-ci sortit presque à l'insu de Dehancy. Georges haussa les paupières, avec un faux étonnement : — Pourquoi me demandes-tu cela? RENOUVEAU. 139 Le père balbutia, essayant de trouver un motif en demi-teinte. Il ne trouva que : — Parce que je ne veux pas que tu la sui- ves! — Et pourquoi ne veux-tu pas ? — Ni que tu lui parles en tête-à-tête. — Eh bien! pourquoi... pourquoi? — Je vais te le dire! Rien du lien puissant et doux qui les unissait ne se marquait dans leur attitude, qu'une nuance de crainte chez Georges, une attitude autori- taire, encore digne, chez le père. Mais si De- hancy était prêt à user de la menace, le fils était décidé à soutenir le choc, avec la froide obstination que lui donnait l'idée du patri- moine, — assez puissante en lui pour l'induire d'un maximum de bravoure. La haine était entre eux, aussi triste en son espèce que l'in- ceste : la haine du créateur et de la créature, mortelle aux plus belles traditions de l'être. Dehancy chercha de nouveau ses paroles. Mais, en ces sombres péripéties, la psychie 14° RENOUVEAU, est dans le même désordre que les nuées par l'ouragan. Les idées déferlent dans une défor- mation , une giration, une évaporation con- tinue. Les épaves de l'expression surnagent au hasard et les phrases arrivent selon des ar- rangements à la fois banals et extraordinaires. — Je vais te le dire... c'est parce que ce serait ignoble!... Quand bien même il n'y aurait pas là de rivalité... c'en aurait l'appa- rence... L'apparence même est de trop... Je ne veux pas que tu parles à Geneviève... Je veux que tu quittes Belleuse... Je le veux... Il est inutile de discuter... Je n'admettrai aucune raison ni aucune temporisation... rien! — Tu parles de rivalité, fit le fils avec calme.. Dois-je comprendre que tu veux épou- ser Mme Chainaye? — Oui, répondit énergiquement Dehancy. — Ah! Et le jeune homme hésita à dire sa désap- probation, mais son visage la marquait claire- ment.RENOUVEAU. 141 — Y trouverais-tu à redire? demanda l'au- tre. — Oui... j'y trouve à redire... Je trouve qu'à ton âge tu ne devrais pas te remarier... — Et la raison? — Tes enfants... Lorsqu'on a des enfants de notre âge, Marie et moi, on n'a plus le droit de disposer de sa personne... Le père, de pâle devint rouge, et il cria : — Mais c'est justement à votre âge que mon soutien vous est complètement inutile!... — Ton soutien, soit... Mais... — Mais!... Le père s'avançait avec menace. Au moment de prononcer la phrase terrible, le fils était pris d'un peu d'effroi... — Eh bien! parle... parle!... Georges balançait lentement sa canne ; sous son recul temporaire, on n'en sentait pas moins une ferme résolution. Le père, qui le connais- sait bien, savait déjà ce qui se cachait dans ce silence, et il cria :r42 RENOUVEAU. — Va, je t'ai compris !... Tu es bien l'enfant égoïste... l'âme vile... le cœur et le cerveau froids qui m'ont tant fait souffrir dans mon orgueil et ma tendresse paternelle... Tu es bien l'homme de son droit et pas de son devoir... attentif à sa santé, à sa position et à son intérêt... Tu penses à mon argent, lâche! Le jeune homme ne s'émut que médiocre- ment sous l'injure, plutôt content que le père eût abordé la question. — Tu n'as pas le droit de nous spolier, fit-il. — Nous, cria l'autre... Nous!... Dis hardi- ment je, va! Car de ta sœur tu t'en soucies comme de la terre que tu foules. Je te con- nais... je te retrouve tel que tu fus toujours... Quoi ! te spolier, toi qui es plus riche que moi... toi à qui j'ai fait abandon des biens de ta mère, dont une partie m'appartenait par testament... tu oses parler de spoliation ! Tout à coup, Dehancy se tut. Une indul- gence parut dans son regard. Emporté par laRENOUVEAU. 143 force acquise, il avait continué à se fâcher contre son fils; mais voilà que, par un renver- sement subit, il retrouva presque de la ten- dresse. C'est que, en définitive, sa jalousie, le seul tourment effectif de son être, ne trouvait plus d'aliment, et c'était une impression déli- cieuse. Quoi! Georges n'était pas le rival? Quoi! au lieu de l'horrible bataille d'amour, il ne trouvait qu'une bataille d'intérêt? Son cœur gonfla d'allégresse. Il se sentit disposé à dis- cuter tranquillement avec Georges. Mais, hé- las! il suffit d'une parole pour renverser ses bonnes intentions comme un coup de vent imprévu renverse un yacht trop chargé de voiles : — Je t'empêcherai bien de commettre cette folie ! Avec la déplorable hallucination de la pas- sion, Dehancy vit tout se transformer en lui- même. Cette base sûre de conjectures, la cupidité de son fils, il l'abandonna comme un général144 RENOUVEAU. affolé quitte un solide champ de bataille pour se réfugier dans une mauvaise forteresse. Sous les revendications de Georges, son esprit cher- cha le double motif et revint aux soupçons jaloux, à la rivalité, avec une raison addition- nelle : la grande fortune de Geneviève exci- tant l'avidité du jeune homme. Devant cette hypothèse, il perdit pied complètement. Il s'é- cria : — Tu m'empêcheras... toi!... toi!... petit malheureux!... Mais sais-tu bien que je n'ai qu'un mot à dire à Graveil pour qu'on te ren- voie de Belleuse!... — Un mot que tu ne diras pas, grommela Georges froidement. — Ah ! je ne le dirai pas ! Et qui m'en empê- chera ? — Cela te couvrirait de ridicule aux yeux de Mme Chainaye, car tu penses bien qu'étant donnée la gravité des circonstances, je ne me laisserais pas congédier sans protester. — Tu oses me dire des choses pareilles ! -RENOUVEAU. 145 cria le père hors de lui et levant sa canne. — Je ne me le permettrais pas en toute circonstance où notre sort ne serait pas en- gagé... Un rouge foncé envahit les tempes de De- hancy, ses veines saillirent comme des nœuds : — Hors de mes yeux, canaille! Le fils eut peur et se retira à reculons, mais son visage continuait à marquer la même déci- sion froide, la même opiniâtreté de bourgeois défendant sa bourse. — Il le ferait ! murmura le père. Il demeura là, longtemps. Le soleil des- cendit sur les hautes futaies. Une douceur infinie trembla parmi les feuillages orangés par le crépuscule. Au loin, un orchestre jouait une symphonie belle et mélancolique, et les notes semblaient se marier à la lumière, frissonner dans la mer- veilleuse féerie des nuages ; alors Dehancy tomba dans un profond marasme psychique, entrecoupé d'un immense désir de bonheur. 9i46 RENOUVEAU. Comme dans un sombre livre, il lisait en lui un drame, un drame inouï, la haine de son enfant. Il se lamentait sur le ténébreux destin qui l'avait conduit là, mais il n'y avait pas dans sa douleur cette pitié, ce remords tout nuancé de paternité des jours précédents. Il voyait en son fils une âme froide et mauvaise, une ivraie sociale. Il ne lui pardonnait pas son ignoble attitude, ses menaces, ses sous-entendus per- vers. Et il murmurait, avec une épouvante secrète, avec une supplication confuse : — Je hais mon fils !... je hais mon fils !... II Un froissement de feuilles l'interrompit. Il se retourna. Et sa surprise fût extrême de voir Geneviève. Dans la lueur pâle qui tombait des nuages, elle était comme gracilisée, tels ces peupliers qui se reflètent dans une eau sombreRENOUVEAU. 147 et tranquille. Ses prunelles agrandies par les pénombres, la délicatesse nerveuse de ses pau- pières , qu'elle avait fines comme celles des petits enfants, le frais mystère de ses lèvres fermées, la main levée dans un geste interro- gateur, le cou infléchi comme celui des déités chasseresses, Dehancy en subit la fascination avec une humilité fervente et douce. Il fut à la consolation de cette présence, mais aussi au doute que jamais cette grâce pût être à lui. Il eut devant elle une modestie semblable à celle où nous courbent les grandes forces de la nature. Il la regardait donc, de ses yeux grands et clairs qui luisaient avec un peu de phospho- rescence , mais qui étaient beaux, qui mar- quaient la vie jeune. — Vous êtes égaré comme moi? fit-elle dou- cement. Je ne sais quelle impulsion lui fit dire avec franchise : — Non, je ne suis pas égaré... je souffre... — Vous souffrez ?148 RENOUVEAU. Elle interrogeait avec douceur, — avec ces notes tendres que les femmes qui sont mères emploient devant toutes les douleurs. — Oui... — Et pourquoi ? — A cause de vous ! Elle baissa la tête, mais elle continuait à le voir, grand, le visage triste, les yeux inquiets et implorants. Elle commençait à aimer son port, sa voix, son visage. Au fond de son âme fière et ne se donnant pas volontiers, Dehancy était venu d'abord sous la forme amie, con- traste de la forme amante. Mais une sua-gestion lente l'avait pénétrée, mille germes s'étaient déposés, infinitésimaux d'abord et qui gran- dissaient à mesure. Non sans surprise, elle avait constaté une impatience en elle quand Dehancy n'était pas là. Son image avait ra- jeuni, ses traits s'étaient déposés en elle avec une précision armée de charme. Elle oubliait ces quarante-huit ans qui, d'abord, la cho- quaient un peu. Par un fin travail de nuances, «'.«•> RENOUVEAU. 149 elle avait apprécié les yeux jeunes, la démar- che nette, la vigueur des mouvements, la spontanéité des actes, la pureté de la voix, et s'était aperçue enfin qu'il était un type de vi- gueur et d'élasticité. Elle l'avait comparé à des êtres connus, plus jeunes d'âge, mais ne l'avait pas trouvé moins jeune qu'eux. Pour lui, en somme, était née la période heureuse où l'esprit de la femme s'ouvre avec faveur, où les défauts sont encore aperçus, mais où les qualités sont nettement reconnues. Même , elle commençait à ressentir le léger embarras de se sentir comprise. Sans encore fuir Dehancy, elle sentait par moments l'en- vahir le sentiment de la lutte, la demi-volonté de se reprendre qui est, chez les hères, le plus sûr indice de l'amour au début : — Il ne faut pas souffrir, à cause de moi! répondit-elle enfin. Dehancy tressaillit à la douceur de sa parole. S'il avait observé pour le compte d'un autre, il eût compris l'élan de Geneviève vers lui.iSo RENOUVEAU. Mais le sentiment exagéré de son âge lui bar- rait la voie de l'observation juste. Et il était dans cette situation bizarre d'es- pérer pour l'avenir, mais de ne jamais espérer pour le présent, tels beaucoup de gens qui espèrent gagner un gros lot à un tirage, mais qui, lorsque approche le jour du tirage, perdent toute confiance. — Hélas ! fit-il, comment faire pour ne pas souffrir... je suis si peu le maître de ma des- tinée... depuis... Il n'acheva pas. Ses paroles, leur accent, plurent à la jeune femme. Dans le beau cré- puscule, il fut l'amant, celui qu'on attend et dont on espère un doux poème de vie. Mais il restait pourtant encore trop en elle du senti- ment d'un don à faire pour répondre à cette passion. Ce sentiment se refléta dans ses pa- roles : — Il ne faut pas désespérer... Un jour peut-être... — Peut-être! fit-il avec résignation...RENOUVEAU. 151 Et cependant un apaisement entrait en lui, cette impression si humble qui marquait la vraie puissance de sa tendresse : pourvu qu'il fût auprès d'elle, que d'autres hommes ne fussent pas là... il pourrait faire se taire les espérances, se résigner tout de même à aimer sans être aimé, à vivre en cette abnégation qui ne se rencontre guère que dans l'amour des parents pour les enfants. C'est dans cette disposition d'esprit qu'ils rejoignirent les invités. III Quelques jours plus tard, Geneviève étant sortie de grand matin, à cheval, s'arrêtait près du bord d'une falaise. Là elle descendit de cheval, elle resta à contempler la mer. Comme elle se disposait à repartir, elle fut tout étonnée de voir venir à elle Georges Dehancy.152 RENOUVEAU. — Voudriez-vous m'accorder un entretien de quelques minutes? demanda-t-il après les salutations. Dans la charmante lumière de cette falaise, la jeunesse du matin, la mer qui s'étire à l'horizon et qui est encore comme lasse, qui semble n'avoir pas encore participé au rafraî- chissement des nues, du rivage, des champs, à les voir on eût bien cru à un duo de ten- dresse. Elle, grave, tandis que son cheval s'é- broue, silhouette délicate sous l'amazone som- bre, lui, un peu froid, mais les traits réguliers, l'œil bien taillé entre les paupières inexpres- sives. — Alors, vous désirez me parler? Elle gardait son sourire d'accueil, reportant sur lui un peu de sa tendresse grandissante pour le père. — Oui. Malgré qu'il en eût, il éprouvait devant elle un embarras qu'il n'avait éprouvé ni devant Graveil, ni devant Dehancy. Pour peu vive ■RENOUVEAU. 153 que fût sa nature, il sentait pourtant la grâce de la jeune femme et la difficulté de lui parler de questions d'intérêt. Mais il y avait en lui un sentiment si naturel de propriété, de lutte pour l'argent, de droit filial, qu'il ne pouvait pas longtemps hésiter. Malgré ses échecs précédents, il lui restait l'idée ancrée que cela n'était que trop naturel et que tous les êtres devaient le comprendre. Aussi se décida-t-il à dire : — Eh bien, je voulais vous poser une ques- tion assez délicate... Mais j'espère que vous ne vous offenserez pas... que vous voudrez bien considérer combien j'y suis naturellement intéressé ! — Dites, je ne m'en offenserai pas ! — Merci! dit-il en s'inclinant... Me suis-je trompé en devinant que mon père a demandé votre main?... •— Vous ne vous êtes pas trompé. Elle dit cela simplement, quoiqu'un peu rou- gissante... 9-154 RENOUVEAU. — Quelque chose a-t-il été conclu? Elle regarda ce froid garçon, elle trouva sin- gulier qu'il lui posât cette question, au lieu de la poser à son père ou même à Graveil. — A mon tour une question, fit-elle. Pour- quoi est-ce à moi que vous demandez cela? — Parce que mon père évite d'en parler... et aussi parce qu'il est difficile de le demander à mon père... il est un peu intimidant. — Et vous n'êtes pas intimidé devant moi? — Si... mais moins... j'ai hésité longtemps avant de le faire... Elle trouva quelque chose d'équivoque à tout cela; et le jeune homme lui déplut. Aussi, après un coup d'oeil distrait à la grande splen- deur des nuages déchirés, meurtris, écrasés sous les lames éblouissantes de la lumière : — Rien n'a été conclu... j'ai demandé à réfléchir... et je réfléchis encore... — Voulez-vous dire par là que vous avez peu d'inclination pour mon père? Elle fut franchement blessée de la question;RENOUVEAU. 155 elle y trouvait je ne sais quel cynisme, quelle froide impudeur. — Je n'ai pas à vous renseigner sur mes sentiments intimes ! fit-elle avec dédain... C'est assez de vous dire la situation... Si vous avez quelque chose encore à me dire, faites vite... Il rougit, légèrement interloqué. Mais il n'était pas de ceux qui ressentent avec acuité les rebuffades. Il avait le tempérament de ces solliciteurs qui subordonnent tous les acces- soires, attentes, mauvaises paroles, au prin- cipal. — Je n'avais pas l'intention de vous offen- ser! reprit-il... Pardonnez-moi si je l'ai fait involontairement... si mes paroles ont dépassé ma pensée... Elle crispait sa petite main nerveusement, sentant bien qu'il allait lui dire des choses désagréables. — Allez toujours ! dit-elle. — Eh bien!... je crains... mais sûrement vous comprendrez... j'éprouve, à l'idée que 156 RENOUVEAU. mon père se remarierait, un sentiment..., un... bref, je n'étais préparé à rien de semblable ! — L'idée vous en déplaît, enfin? — Je n'osais pas le dire!... Oui, cela me semble... comment dire?... presque contre nature... Il me semble que lorsqu'on a des enfants... de notre âge, ma sœur et moi..., lorsqu'on est presque grand-père..., c'est une décision bien bizarre... qui prête aux com- mentaires... — Je ne comprends pas, dit-elle avec froi- deur. Et comme c'était une nature vaillante, après un léger recul dans son for intérieur, elle sentit tout à coup sa sympathie pour Dehancy pren- dre une forme plus délibérée, plus dévouée, en même temps qu'elle méprisait le fils. Lui, sans se troubler, trouvant stupide qu'elle pré- tendît ne pas comprendre : — Ah! ça ne vous frappe pas !... Moi j'au- rais cru... Et les devoirs envers les enfants ne vous frappent pas non plus?RENOUVEAU. 157 — Quels devoirs? N'êtes-vous pas assez grand pour vous conduire? Sous le regard dont elle l'enveloppait, d'une ironie colère, d'un étonnement dénigrant, il n'eut pas honte, mais fut piqué, comme ces bêtes au cuir trop épais qu'un coup de flèche excite sans aller jusqu'à la chair. — Faisons abstraction de moi... N'ai-je pas le droit de songer à ma sœur Marie? N'ai-je pas le droit de me demander si le mariage de son père ne la privera pas, plus tard, d'un héritage auquel elle avait droit ? Elle baissa la tête, dans une stupéfaction indicible. Et puis, à la brutale attaque, elle répondit brutalement : — Mais, je suis riche ! Lui, toujours invulnérable, calme dans sa terrible incompréhension d'égoïste : — Jele sais !... Aussi votre désintéressement n'est-il pas en cause!... Mais désintéressée, n'auriez-vous cependant pas un remords si vous étiez la cause involontaire d'une spoliation ?r 158 RENOUVEAU. Elle frissonnait d'indignation, et ces paroles cependant la frappèrent. Avec la rapidité d'im- pression qui n'exclut pas chez la femme des décisions opiniâtres, tout à coup elle vit là un grave obstacle. Sans analyser, sans pénétrer au fond, elle fut dupe de la fausse délicatesse, elle crut à un cas de conscience là où il y avait le néant. Homme, elle se serait sans doute vite reprise, elle eût débrouillé le sophisme. Femme, — et toute fine fût-elle, et tout ignoble qu'elle estimât le jeune homme, — elle y resta empê- trée. Elle mit dans sa réponse la double im- pression de dédain et d'inquiétude qu'elle res- sentait : — Finissons-en... et dites-moi d'un mot ce que vous voulez de moi. — Si j'osais, dit le monstre... eh bien, je me permettrais de vous conseiller de n'accep- ter pas cette union... ce qui au reste ne vous coûtera guère puisque vous hésitiez tant!... Mon père en sera malheureux tout d'abord, mais sans doute, avec le temps, cela vau- ■■RENOUVEAU. 159 dra mieux pour lui, comme pour nous tous! __C'est bien! interrompit-elle brusquement, presque brutalement, je vous donnerai ma réponse dans quelques jours... Et maintenant, laissez-moi. Elle le congédia d'un geste hautain , elle resta seule sur la falaise, l'âme lourde et mélancolique. IV — Dehancy, disait Graveil, un peu de vi- gueur ne te nuirait pas!... Puis, comme Dehancy le regardait, angoissé : — Ne t'effare pas... Mais un jeune fana- tique du patrimoine, ce n'est pas un atout... — Comment! fit Dehancy stupéfait, il a osé te dire... — Pas directement... Une petite conversa- tion cousue du fil blanc de la ruse. i6o RENOUVEAU. — Tu comprends, Graveil, la douleur de cette lutte. — Bon, écarte le jeune homme. — J'aurais trop l'air d'avoir peur... Puis il y a Geneviève !... — En tout cas, méfie-toi. — Tu le crois ! tu le crois ! — Je ne crois rien... Tandis qu'ils échangeaient ces paroles, ils allaient lentement dans l'obscurité. C'était par une belle nuit, sous un ciel de soie pâle, quel- ques vapeurs flottantes si blanches et si légères qu'elles ne cachaient pas les étoiles, plus loin- taines derrière un ciel plus proche. La mer chantait l'hymne éternel, à voix sourde. Il ré- gnait une immobilité chaude, l'impression d'une atmosphère presque voluptueuse, où les petites brises intermittentes semblaient des départs brusques d'oiseaux. Le regard, comme aux trop fortes clartés, se fatiguait aux ténèbres un peu vibrantes et déformatrices, et le con- traste émouvait de l'ombre tassée vers l'ho- RENOUVEAU. 161 rizon et de l'espace ouvert sur les mondes. — Le calme entre deux cyclones, car hier nous avons eu du vent et nous en aurons de- main, fit Graveil. N'est-ce pas singulier ce repos de la tempête ? Dehancy fit un oui machinal. Il pensait à la nouvelle attitude de Geneviève; il y pensait pour la centième fois et de la même manière, c'est-à-dire avec des réserves craintives et des résolutions mal définies. Son vœu le plus net, tout puéril, était de pouvoir, pendant quinze jours, ne pas aimer, quitte à aimer après vic- toire. L'absurdité de ce vœu ne le gênait point. Il estimait qu'il aurait à coup sûr aimé Gene- viève après, et que, par conséquent, ses souf- rances présentes étaient inutiles. — Car, se murmurait-il, mes souffrances sont toutes négatives, rien que des humiliations, des craintes ravalantes... L'amour chez un jeune homme comporte les retours d'orgueil, la lutte à égalité qui ennoblit la douleur par l'idée du sacrifice, tandis que moi, il semble i62 RENOUVEAU. que je doive tout recevoir et que je ne puisse rien donner. Pas de lendemain, pas de recours. Geneviève enlevée, aucun bonheur qui tienne dans l'épa- nouissement des forces. Des résignations, des élans mangés à mesure, une philosophie uni- quement restrictive. Cette philosophie, ac- ceptée autrefois, n'entrait plus en Dehancy. Geneviève, sa jeune et vivante figure, tenait l'espace, tenait le temps... La laisser derrière soi semblait au-dessus des résignations hu- maines. Et, à sentir sa passion, ses forces abondantes comme la fraîche vigueur des hê- traies du Nord, Dehancy s'émouvait sur lui- même. Graveil, à côté de cette intense et monotone ferveur, promenait une tête remplie de l'Uni- vers. Pour lui, les ténèbres étaient douces, pleines de vie, de fluides mystérieux qui s'y emmêlaient, jaillis de la terre, jaillis de la mer. — Que les bêtes de nuit aient une prunelle lumineuse, en partie réceptrice d'ombre, comme ■HNMMHMMHBMBHIRENOUVEAU. 163 notre prunelle est réceptrice de lumière, c'est une hypothèse tentante... Un monde obscur ne serait alors pas moins pénétrable qu'un monde de clarté. — Comme je t'envie ça ! fit brusquement Dehancy. — Ça, quoi? — Eh! tes préoccupations, tes jeux intel- lectuels... Tellement plus haut, tellement plus social, plus humain que la dure tension où je m'ankylose... — Pour humain, il y aurait à redire, ré- pondit Graveil... Mais social, je le crois. Son rire vibra, ironique, sans malveillance. Dehancy reprit : — Mon intérêt pour notre monde est devenu une pure abstraction... Je le sens préservé pour l'avenir, voilà tout... et je suis buté à une inquiétude unique, comme la sentinelle qui prévoit l'assaut et craindrait de s'endormir sur toute autre pensée que de signaler l'ennemi... Tu devrais me pardonner!...l64 RENOUVEAU. — Il y a beau temps... D'ailleurs, j'ai du plaisirà causer tout haut, même seul. Au début, te perdre a été rude. Mais j'attends, tu me reviendras. La curiosité et la variété, tu les retrouveras avec la paix. Parce qu'ils échangeaient ces paroles, la nuit leur semblait à tous deux plus vivante et plus profonde. Dehancy s'arrêta. Sur la plage, il vit un point de feu qui allait s'éteignant et se rallumant, puis il entendit un rire de femme et la voix de Georges. Il saisit le poignet de Graveil d'un geste convulsif : — Je croyais Mme Chainaye à la mai- son ? — Oui, elle avait la visite d'une voisine ; mais ces dames auront prié Georges de les ac- compagner... Tu me brises le poignet. — Pardon ! Dehancy se mettait à marcher furieusement vers le feu intermittent du cigare. Encore que ses idées fussent lucides, il se possédait trèsRENOUVEAU. 165 peu au physique : son corps allait sous des im- pulsions mystérieuses, de la colère de fauve vibrait le long de ses côtes. Cependant Gra- veil lui prenait le bras : — Sois sage ! La phrase étonna Dehancy. Il ralentit sa marche, sa fureur parut transformée en indi- gnation. Pour une minute il méprisa davan- tage , il aima moins ; il osa se compter pour quelque chose et mettre les actes des autres en opposition avec les siens. Alors que dans son rêve craintif il escomptait comme tout naturel le caprice de Geneviève, cela lui parut, à pré- sent, monstrueux. Une force de reproche lui vint contre la jeune femme, tandis que Georges s'effaçait, devenait un personnage détestable, mais nul. Son cœur se tordit quand il vit les deux femmes, Geneviève du côté de Georges. Graveil sauva les premières secondes, et comme l'arrivée des deux hommes avait dé- rangé le groupe, il se trouva que Dehancy1(56 RENOUVEAU. fut assez isolé avec Geneviève pour pouvoir dire : — Voulez-vous m'accorder deux minutes... seule? Elle tressaillit à la voix rauque et lutta un temps très court entre sa curiosité et son in- stinct de défense féminine, puis : — Soit, fit-elle, prenons un peu d'avance. Quand il fut seul avec elle, dans la nuit, son émotion se renversa; il se vit un balourd; il crut avoir risqué imbécilement le tout pour le tout; le passé lui sembla très favorable. Pour- tant il donna cours à la petite scène pour la- quelle il était venu, soit qu'il obéît à une sorte d'amour-propre qui l'engageait vis-à-vis de lui- même, soit en vertu du retard normal de nos actes sur nos pensées. L'attaque fut, d'ail- leurs , beaucoup moins vive, moyenne entre la colère de tantôt et l'actuel apaisement : Madame, vous savez que je suis prêt à tout souffrir pour vous, mais il vous serait si facile de m'épargner dans des sentiments...RENOUVEAU. 167 La notion du ridicule grandissant devint si vive qu'il ne put achever, et il s'affolait, cher- chait dans sa tète un biais, tandis que Gene- viève marquait de l'inquiétude. — Quels sentiments? fit-elle. Il ne trouvait pas. Son cœur paraissait plein de cailloux, tant chaque pulsation en était dou- loureuse. Il reprit, la gorge sèche, dans l'im- pression de vide, de néant, des images désolées rôdant par sa cervelle, surtout des terrains de remblais, des débris de faïence et de vieux plâtres : — Hélas! pourquoi ces jours-ci étes-vous tellement froide, alors que... Il balbutiait, voyait de plus en plus sa mala- dresse, la voyait au point d'être impuissant à former aucune idée précise. Bien qu'elle eût pitié et sympathie, son état d'esprit porta Geneviève vers la cruauté, elle mit du persi- flage dans sa réponse : — Je ne croyais pas vous avoir montré trop de ferveur!...i68 RENOUVEAU. En Dehancy, cette phrase déchirait les brumes errantes sur son cerveau ; il fut comme une béte acculée qui résout d'instinct les pro- blèmes subtils du maximum et du minimum, il vit clairement le biais à prendre, l'audace qui, du moins, serait pardonnée. — Vous êtes généreuse, vous comprendrez ceci : je suis jaloux, jaloux sans droit à l'être, sans que vous m'ayez concédé ce droit. Elle restait saisie, frissonnante, prise à cette hardiesse, très étonnée du peu d'indignation qu'elle en ressentait. Lui continuait : — Vous ne pouvez savoir ce que je souffre... Mon agonie morale.., la triste épave que je deviens sans votre affection... Ah! ne me croyez pas impérieux ou égoïste... Pour vous plaire, pour vous obéir seulement, je me satis- ferais pendant des années de votre amitié... Mais je ne serais pas un homme, je ne vous aimerais pas d'amour, si je pouvais sans souf- france et sans colère vous voir favoriser quelque autre... si je...RENOUVEAU. 169 Elle l'interrompit, avec le dépit de certaines femmes contre la jalousie, mais aussi avec une invincible coquetterie : — Et pourtant, il vous faudrait bien l'ad- mettre... Triste, son cœur s'effondra, le poids de la mort pesa sur ses épaules et il n'eut plus que la force amère des désespérés. — Se peut-il que vous compreniez si mal mon sentiment?... — Il faudrait être clair ! Tout se mêlait en elle, son entretien avec Georges, son amour-propre et sa colère de se trouver peu généreuse vis-à-vis d'un homme qu'elle estimait infiniment. De ses paroles, il n'en était pas une qui ne dût lui être plus tard un remords; mais elle avait ceci d'innocent qu'elle ne soupçonnait en rien la jalousie du père pour Georges. Et quand Dehancy de- manda , terrifié : — Étes-vous si loin de moi ? Elle répondit nerveusement :mmmm 170 RENOUVEAU. — Je veux être libre ! Lui n'y vit que perfidie et faiblesse de femme se dérobant à la fois pour ne pas irriter et pour ne pas attrister celui qu'elle abandonne. Il fut, au centre de l'univers, comme un fluide dans un fluide, une chose éparse et doulou- reuse; son cœur chut, le renoncement lui vint ainsi qu'une mort morale, et il ne fit que re- garder Geneviève avec deux yeux où l'amer- tume éteignait les dernières révoltes. V Avant le jour, Dehancy fut debout. A sa fenêtre, la lumière était comme sur un transpa- rent, la chambre baignait dans l'ombre, sauf le bois du lit et la glace, où vivaient des reflets. Tout parut lugubre, sans cause, sans fin. Rien en dehors de l'épouvante, en dehors de la constriction d'âme. Les choses, leursRENOUVEAU. 171 délicatesses, leurs formes exquises, la grâce seule du réel, cela semblait mauvais, cela fai- sait souffrir. — Ah! tout ce qui éveille la sensibilité, tout ce qui fait tressaillir ma fibre, c'est de la con- science, c'est de la douleur. Il aurait voulu dormir sa vie, mais le chagrin veillait cruellement. Le sommeil de la nuit même s'était refusé, l'insomnie l'avait livré à ce rangement sur un même objet qui énerve plus qu'il n'épuise et apparaît un jeu cruel du mauvais sort. Personne n'était levé. Il se mit près de la vitre, et, à la petite clarté de l'aube, il essaya de s'absorber dans une lecture. Cela réussit d'abord, son cœur fut libéré; mais, comme si elle n'avait attendu que cette éclaircie, la dou- leur, refoulée à force de volonté, vint en tem- pête, et Dehancy connut ce qu'il appelait main- tenant les grandes affres. — Non, je me dois à mon chagrin... Je lui dois ma vie minute à minute, et tout ce que je 172 RENOUVEAU. fais pour le dériver ne sert qu'à me livrer à lui sans défense. Il tint sa poitrine où le battement du cœur saillait entre les côtes, il poussa une clameur étouffée, puis il rejeta le livre, acheva sa toi- lette, et avec précaution il sortit. A l'air frais, la vie abondante du dehors, sa personnalité se noya. Son agacement se ré- pandit, plus belliqueux, moins corrosif. Il eut vite atteint la côte, et il regarda l'Océan dans l'espoir d'une sensation capable de balancer ses tristesses. Trois secondes, en effet, la mer, l'effroi transmis par les ancêtres, l'infini, les bêtes, le monde des eaux, cela put l'émou- voir... Mais sa passion pour Geneviève se levait en même temps, mêlée à tout, retrouvée en tout. Il y perdit pied dans une angoisse démesurée, on ne sait quelle folie où l'amour ne servait que de prétexte à la douleur. C'était comme un suicide mental, une résignation à laisser les motifs de la mort devenir plus importants queRENOUVEAU. 173 les motifs de la vie. Il le pressentit si bien qu'il .murmura, arrivé à la phase où le cœur tumul- tueux fait frémir ses parois : — Ah ! si cela se pouvait, une rupture d'ané- vrisme... la mort ! Rien n'a pu l'empêcher de dire cette chose. Est-ce donc qu'elle est inévitable? — Oui, oui, cria-t-il amèrement, elle est inévitable pour celui qui sort des règles de son âge... Pauvre, j'aurais pu me dire : « Je ga- gnerai une fortune », mais on ne gagne pas la jeunesse, on ne dompte pas le temps... Il divagua sur ce thème, tandis que sa marche s'activait par la grève dans la renaissance du jour. Comme c'était une aube couverte, elle s'harmonisait avec sa pensée. Il y retrouvait l'effroyable monotonie et les grisailles de la tristesse, parmi la pourpre des regrets. La mer, sous le ciel, marquait nettement ses vagues barrées d'écume, soupirait la détresse inutile -du flot qui se creuse, se gonfle et déferle... — La rumeur de l'eau, ruisselet sur des cail- 10.i74 RENOUVEAU, loux roulés, égouttement des pluies, clapotis bruissant de la lame qui s'échoue, toutes les notes de la mélancolie... Ah! c'était bon autre- fois, et pourquoi faut-il que cela soit arrivé? Il le disait sans conviction; car, à se con- sulter, il ne put jamais revoir sa vie sans Gene- viève, il ne put regretter son amour; il sentit cet amour pareil à un être qui prétendait exister autant, plus que lui-même. Le fatalisme l'at- tira. Il l'admit avec des réserves d'homme trompé aux philosophies du siècle, mais il l'admit fervemment. Il semblait y chercher une excuse à sa lutte, ou, plutôt, un instinct le portait à conclure de la fatalité de l'amour à la fatalité de la haine. Il n'osa creuser cette pensée. Une petite crique l'arrêta, où des barques de pêcheurs restaient échouées sur le sable, attachées les unes aux autres et toutes nouées à un même pieu. Une fumée sur le haut de la falaise dénonçait quelque demeure. Dans le matin, par la sauvagerie, la dénudation de l'en-RENOUVEAU. 175 droit, il se dégageait une impression de simpli- cité extrême, et le juriste se plut à imaginer le rêve préhistorique des pauvres gens qui vi- vaient là. — Dormir avec eux, voir couler le temps, l'événement, les chagrins et les joies ainsi que des choses extérieures, dans la brume, dans la fumée de la vieille pipe, dans l'engourdis- sement des fortes brises, des rudes efforts... au lieu des longues agonies passionnelles, des sursauts de l'angoisse, de l'acide des jalousies, la vie lente, passive, dispensée comme le so- leil, la pluie ou la tempête, à chaque âge comme à chaque saison... Un solide vieux bonhomme, descendant le cheminot qui menait de la falaise à la crique, parut à Dehancy une effigie de ce bonheur souhaité. — Il ne songe pas, celui-là, à recommencer l'idylle de sa vingtaine ! Le vieux, barbu et mal peigné, un peu sale, mais si probablement paisible, fit alors envie176 RENOUVEAU, au robuste citadin. Pourtant, Dehancy s'en voulut de l'antithèse. Il la trouva enfantine. Il se répéta une chose cent fois dite : — Toujours le bonheur dans la paix, dans la vie moindre, chez le Papou ou l'animal, dans la mort!... Et il voulut se persuader qu'il n'était pas malheureux, que sa souffrance même était une suractivité en somme désirable; mais la con- tradiction naquit, impétueuse. — Ah! non; il existe des malechances. Il en est de nous comme de ces milliards d'in- sectes jetés à la vie et dont la majorité meurt ou souffre pour un petit nombre qui s'épanouit. Le bonheur, j'aurais pu l'avoir, car parmi tant de jeunes femmes ou veuves, beaucoup pou- vaient m'aimer. Geneviève même peut-être, sans l'intervention de ce misérable enfant! Une voix cria la bienvenue. C'était le vieux marin. Dehancy ne répugna point à causer quelques minutes. Sa perspicacité, éveillée par le désespoir, sut vite les préoccupations duRENOUVEAU. 177 pêcheur. Elles allaient aux phénomènes atmo- sphériques et aux poissons, parfois curieuses de profondeur instinctive, parfois troubles, mystiques ou absurdes. — Ah! monsieur, il faut aller au matin sur les montagnes pour voir se former le temps : c'est là que les vents se partagent et qu'on voit se préparer les grandes pluies... Il eut sa pointe de critique : — On est bien savant dans les villes, mais on n'expliquera jamais le tonnerre ! Dehancy souriait, mais il cherchait l'éter- nelle consolation des cœurs blessés, qui est de comparer au leur l'état moral du prochain, et une question vint d'elle-même : — Êtes-vous heureux? Le vieux se méfia, car cela relève, pour les simples, de la métaphysique, et il s'y mélange alors des superstitions sur le danger de se dire heureux, sur la nécessité de se plaindre. Il bre- douilla donc, cherchant plutôt à plaire qu'à dire vrai :178 RENOUVEAU. — Il y en a de plus malheureux, monsieur... J'ai encore de bons bras, et, ma foi, quand le poisson donne... — Oui, oui, fit Dehancy presque anxieux, vous gagnez votre vie; mais n'avez-vous pas de chagrins... de regrets? — Des chagrins... tout le monde en a... Je ne regrette pas ma vie ; il y en a bien d'autres qui n'ont pas pu s'en tirer comme moi... — La formule même du devoir, pensa De- hancy. La vie, ainsi qu'une émulation du bon travail et de la bonne chance. La satisfaction de songer que la machinerie du corps et de l'âme n'a pas périclité sous notre conduite. — Si vous désirez faire une promenade en mer, monsieur, j'ai trois gas pour m'aider à mettre ma barque à l'eau. Il désignait, parmi cinq ou six autres, une embarcation petite et légère. Dehancy fut tenté. Aux appels du vieux, trois jeunes gens accoururent et la barque, traînée sur le sable, bientôt flotta. Dehancy était déjà installé; leRENOUVEAU. 179 vieux se plaça à la barre, et le plus jeune des trois garçons, un enfant, tint l'écoute. La bar- que, lentement, s'éloigna de la côte. Le pêcheur et l'enfant se taisaient, tout à leurs manœuvres. Dehancy rêvait. D'abord, la mer lui parut lourde comme de la pâte à vitre, presque figée dans ses ondula- tions, striée de filets parallèles qui montaient vers la crête des vagues. Puis, grâce surtout à l'odeur de vie qu'elle exhale, elle s'anima; il la conçut encore plus dense qu'en réalité, mais soulevée d'une passion intérieure, et, en ces deux formes, il l'assimila à son chagrin, qui fut, comme elle, pesant, glaçant la volonté et pour- tant plein de révoltes intimes, de grosses pal- pitations d'inquiétude : — Le monde de mon chagrin. Ce monde était. Il avait une lumière bien spéciale où les objets se marquaient trop net- tement, sans mystère possible, connus de pre- mier coup d'ceil dans leur cause et dans leur fin. Dehancy (le Dehancy d'antan qui semblait180 RENOUVEAU. attardé dans l'autre) s'effarait d'y vivre indé- pendant de toute joie, la douleur devenue un mode de sentir, un mode préféré. — Je suis lâche, je croule aux mauvaises amertumes, je ne lutte plus... Son regard chercha la mer, et l'idée de la lutte le disputa dans sa tête à l'idée de la mort. Seulement, par cette fatalité où nous sommes de ne pouvoir empêcher les visions parasites, le dilemme s'offrit sous la forme de la mort de Georges ou de la sienne. Il fut atterré. Il se maudit intérieurement. L'obses- sion devint plus forte, et, pour la chasser, il n'eut d'autre ressource que d'adresser la parole au vieux pêcheur. — Il suffit de deux hommes pour mener cette barque ? — Oh ! oui, mais faut s'y connaître. — Je m'y connais assez, fit Dehancy, car autrefois j'ai fait des excursions à la voile, tout seul, pendant des journées entières. — On pourrait, dit le pêcheur, conduire seul RENOUVEAU. 181 cette barque, mais il est plus facile d'être deux. — Oui, deux... répondit Dehancy. Et l'obsession revint, plus épouvantante sur ce mot deux. Il se vit avec Georges dans cette même barque, et il eut beau serrer les poings et se mordre la lèvre, le drame intérieur se déroula. VI Au petit déjeuner matinal qu'on avait cou- tume de prendre en commun, l'absence de Dehancy inquiéta tout le monde. Graveil était monté lui-même à la chambre de son ami, l'avait trouvée vide. Le fils seul risqua quel- ques mots d'explication. Geneviève et Graveil ne parvinrent pas à celer leur inquiétude, si bien que Georges, nerveux à son tour, quitta la table. Le frère et la sœur, alors, échangè- rent un regard anxieux. — Ce Dehancy! fit Graveil.182 RENOUVEAU. Geneviève voulut parler et s'arrêta. Tous deux étaient pris évidemment de la singulière terreur, en ces minutes, à dire le premier des paroles funestes. — Dehancy depuis quelques jours n'avait pas l'air heureux, dit enfin Graveil... Mais rien d'excessif... Je le connais, il possède un fonds de sauvagerie; il est de ceux qui aiment à manger leurs tristesses dans la solitude. — Si nous sortions, dit Geneviève; nous pourrions le rencontrer. Ils furent prêts en un instant. Une servante leur apprit que Georges était parti avant eux. — Touché! marmonna Graveil. Ils prirent par le haut des falaises. Le vent fraîchissait; le-ciel, immobile tantôt, courait maintenant avec rapidité, les nuages les plus noirs gagnant sur les plus élevés, souvent étirés en mousselines sombres ou brusquement rompus par un travail intérieur. Des barques rentraient. — C'est ce que j'appellerais la rafale deRENOUVEAU. 183 printemps, dit Graveil, encore qu'elle se re- trouve, mais plus rare, en été et en automne. Elle est tiède et humide, sans averse, sans foudre, elle peut durer des journées entières ou s'arrêter au coucher du soleil, mais aucune rafale n'a le souffle plus tenace, plus longue- ment rythmé, à croire qu'il n'atteindra jamais son maximum. Il parlait dans le vent. Leurs visages s'y endormaient, blanchis des reflets du ciel, mouillés parfois d'une goutte fraîche. Lorsque le sentier les menait au rebord de la falaise, ils exploraient avidement la grève. C'est ainsi qu'ils découvrirent Georges, abrité sous un parapluie. — Je pense, dit tout à coup Graveil, qu'il a pu pousser une pointe en mer et que le vent le retarde. — Alors, fit la jeune femme, allons chez Jacques, puisque c'est là que d'habitude nous prenons le canot. Elle parlait fiévreusement, toute flottante et mi84 RENOUVEAU, angoissée, avec l'effort, si fréquent chez les sensitifs, de ne pas penser, soit crainte de s'engager à faux, soit crainte de se découvrir trop de tendresse. Chez Jacques, rien de net. De très bonne heure, la mère Jacques avait vu Dehancy sur la grève, ce qui décida Graveil et sa sœur à suivre le bord de l'eau. — Avoue, Geneviève, fit Graveil avec une nuance de tristesse, que depuis quelque temps il entre trop de drame dans notre vie ! Elle rougit un peu, mais habituée à son frère ; — Peut-être aimes-tu trop le calme... Graveil y pensa. Il s'en voulut d'avoir montré le bout d'oreille de son égoïsme et il eut un élan vers Dehancy. — Ce pauvre Dehancy est à une période difficile... Je souhaiterais pour lui un dénoue- ment... Et tout de suite il ajouta la réserve : — Un dénouement quelconque, bien en- tendu.RENOUVEAU. 185 — Mais, fit-elle très grave, un dénouement quelconque supprimera-t-il ses angoisses ? Elle tremblait en parlant ainsi, très dési- reuse de connaître l'avis de son frère. Graveil, devinant le piège, se rebiffa, sa manie philoso- phante gagna le dessus, il se répandit en for- mules générales sur les misères de l'incerti- tude... — Et, conclut Geneviève, l'incertitude ces- sant, ton opinion est que le malheur cesse? — Chez un être résistant, je le crois. — Résistant?... Cela ne dépend-il pas de la violence des mobiles? Il eut une moue dénigreuse de grand frère pour l'argument de sa petite sœur. — Statistiquement, on résiste toujours. Alors, avec sa finesse féminine : — Pourquoi n'es-tu pas rassuré, en ce cas? Embarrassé une minute, il se rendit gracieu- sement : — Parce que mon amitié l'emporte sur ma philosophie !i86 RENOUVEAU. Elle ne répondit pas, son attention attirée par Georges qui causait avec un groupe d'hom- mes et de femmes. — Regarde, dit-elle à son frère. Graveil regarda, pâlit. Geneviève pâlit davan- tage. — Tu ne crois pas que ces gens... — Je vais le savoir, répondit peureusement Graveil. Il alla. Geneviève l'attendit, les jambes trem- blantes, le cœur infiniment petit. Dehancv vécut en elle avec la majesté des morts. Il eut les mille qualités finies qu'on peut admirer sans avoir à les craindre. Le respect déborda, mêlé à l'amour. Elle regretta l'homme. Elle le vit très haut, très complexe et surtout très douloureux. Elle se reprocha d'avoir aidé à son désespoir. Les motifs qui pesaient si fort sur sa volonté lui parurent mesquins. Cependant Graveil s'était approché du groupe et demandait anxieusement à Georges s'il avait des nouvelles.RENOUVEAU. 187 — Oui, le père s'est embarqué ce matin avec un vieux marin et un jeune garçon. — Diable ! par ce vent? — Oh! monsieur, dit un des gars, le vieux s'y connaît, allez... Seulement, je ne crois pas qu'il pourra revenir ici; il débarquera vers Ornay ou Terrac. — A la rame? interrogea Graveil. — Oui, monsieur, à la rame. C'est bien fati- gant pour un homme d'âge, mais il en a vu de plus dures. Graveil revint vers Geneviève. Elle l'atten- dait avec l'horripilation de ces minutes, la sup- plication intérieure et fervente, la confiance, tant de fois vérifiée, dans l'impossibilité d'un accident. Pourtant, elle lut vite sur la physio- nomie de son frère la neutralité des nouvelles. Elle respira quand il eut tout dit, et voulut entendre le gars, pour se rassurer à son expé- rience. Mais elle dut écouter aussi les femmes, plus excitées, créant un drame dont Geneviève fut vite pénétrée.i88 RENOUVEAU. Graveil l'entraîna. Georges, s'étant mis avec eux, tous trois continuèrent la marche vers Ornay. Geneviève, pâlie, avait de petits tres- sauts brusques; Georges avait la face morne des gens qui n'aiment pas à être inquiétés. Il s'émouvait par instinct filial, presque à contre-cœur. Geneviève ne lui adressa pas la parole, elle le sentait trop loin de la véritable tendresse. Lui-môme profita des circonstances pour suivre son penchant au mutisme. La mer, lente à s'émouvoir, commençait à fuir sous le vent. Ce n'était pas un flot dé- monté, mais fait de lames très hautes où les dernières barques rentrantes ondulaient sans trop de danger. Seulement la besogne était dure de revenir vers la côte, et l'on concevait que le vieux marin et Dehancy, pour peu qu'ils se fussent aventurés loin, missent plusieurs heures à gagner Ornay ou Terrac. A mi-chemin, la fatigue de Geneviève parut si visible que Graveil lui proposa d'entrer dans une des maisons du petit village des Herbières, RENOUVEAU. 189 à un quart d'heure de là. Georges l'y accom- pagnerait, tandis que lui, Graveil, pousserait jusqu'à Ornay, afin d'avoir des nouvelles. Cette combinaison plut à la paresse native de Geor- ges, à sa répugnance du vent et de l'humidité. Elle déplut à Geneviève, qui pourtant finit par s'y soumettre. — Prenez un cordial, n'est-ce pas? fit Gra- veil, et tâchez d'obtenir un déjeuner solide. Et tu sais, Geneviève, si tu ne peux manger, tâche de boire... Dans ces occasions, le vin est utile... Elle serra significativement la main de son frère. — Mais je puis très bien aller seule. M. Georges préférera sans doute t'accompagner. — Mon Dieu! fit Georges avec effort, il est plus simple que j'aille à Ornay et que M. Gra- veil reste avec madame. — Non, non, répliqua autoritairement Gra- veil, je connais mieux que vous le monde de la plage. Et puis, je n'ai pas votre tempérament, votre... calme. Il faut que je me remue... 11.■■......■»■ 190 RENOUVEAU. Georges accéda. Geneviève et lui s'éloignè- rent vers les Herbières, tandis que Graveil seul continuait sa route. Il n'avait pas fait un kilo- mètre qu'il s'arrêta. — Suis-jebête! je viens de fournir au vieux jeune homme une occasion. Du sang lui monta aux tempes. Il se deman- dait s'il devait ou non revenir; puis, avec un geste d'ennui : — Bah! Geneviève est libre. D'ailleurs je la crois trop bonne pour infliger à Dehancy une pareille humiliation. Au surplus, ça ne me regarde pas ! Et, mécontent, sa grande tête à idées mal à l'aise dans les suppositions sentimentales, il poursuivit son chemin. Le vent virait, prenait la côte de biais, apportait à Graveil une eau vaporisée et salée. Les lames furent plus tour- mentées , celles du large coupées de vagues transverses. — Aïe ! la mer se gâte ! Aux Herbières, Geneviève et Georges déjeu-RENOUVEAU. igi nèrent. Le maître de la maison absent, sa femme n'osa tenir compagnie à ses hôtes. Elle les avait accueillis avec cordialité, s'était mise à l'œuvre dans sa cuisine, et elle attendait proba- blement la fin du repas pour paraître, car une fille de ferme faisait tout le service. Par la demeure, une odeur de bêtes à l'étable, de musc et de lait, des meubles rares, grands et forts, la table, l'armoire, l'horloge, la misère de notre imagerie politique, tristement enlu- minée, côte à côte avec les vieilles « tailles- douces » napoléoniennes. 11 s'exhalait une vie longue et lente, mesurée au lourd balancier, une vie où les nervosités citadines flottaient comme des herbes aquatiques dans une mare, si bien que Geneviève se trouva loin du drame et presque rassurée. Les premières bouchées, surtout le premier verre de vin, achevèrent de la porter vers l'op- timisme. Ce fut une sensation enfantine, mais irrésistible qui, rapidement et fatalement, ac- crut sa sympathie pour Dehancy, le fit aimer192 RENOUVEAU. d'une amitié si fervente qu'elle avait tous les caractères de la passion. Pourtant, elle cacha cet état d'esprit et persévéra dans le mutisme un rien dédaigneux qu'elle affectait vis-à-vis de Georges. Celui-ci, dans le confort de la grande salle, le repos, la griserie des nourritures, prenait de la tristesse. Nature peu spontanée, il était de ces gens que l'aspect des choses influence conventionnellement. La salle claire, propre, patriarcale à Geneviève, la servante primi- tive, son âme enveloppée, lente à s'émouvoir, mais qui donnait le sentiment de la durée, prêchait la préservation de l'être pour l'avenir par des lois plus sûres que nos règles d'éduca- tion volontaire, tout cela n'ouvrait à Georges que l'idée simple du rustique, de mœurs gros- sières, de combat monotone pour l'existence. Où la délicatesse et la profondeur de Geneviève s'attendrissaient et s'humiliaient, la compacité de Georges se révolta et s'enorgueillit. Il se vit un raffiné en face des paysans. Ses quelquesRENOUVEAU. 193 élégances acquises par routine, les bribes de sa science et de sa littérature, pauvres choses dans une cervelle médiocre, et sûrement moins précieuses pour une race que la culture des virtualités sauvageonnes, il les tint en haute estime. Il y mêla la plainte du vent, la livi- dité du ciel, la fatigue de la marche et se trouva tout à coup très intéressant à lui-même. Par la baie de la fenêtre, une lumière éblouis santé et diffuse, des rayons en lutte tamisés inégalement par la coupole instable des nues, un verger potager où de vieux pommiers comme des candélabres de fer forgé allaient par-dessus les légumes, des potirons pareils à des pains qui lèvent, dormant parmi la verdure, quelques fleurs, partout une grâce de pleine sève, d'humide végétal, et les feuilles raides ou chiffonnées, en fer de lance ou de hallebarde, en cœur, en spatule, créant l'illusion du vo- lume, légères et frêles, parant, remplissant l'espace. Ce monde abondant et frais, Geneviève yW ' 194 RENOUVEAU. puisa la confiance des cœurs jeunes dans la bonté humaine. Elle pensa que Georges ne persisterait pas à attrister son père, qu'il devait se trouver un moyen d'ouvrir cet égoïsme. Elle fut portée à chercher ce moyen, et elle adopta des formes de sympathie, les seules pénétrantes. Elle ne réfléchit pas qu'il pût y avoir danger à cela avec un être jeune, que plus d'une prêcheuse de bonne parole succombe au cours d'une telle entreprise, que même les séducteurs roués s'appuient presque toujours sur la miséricorde au péché et l'amour de con- version de la femme. Quelques mots dits avec grâce trouvèrent écho chez Georges. Il fut heureux de paraître sous un jour moins défavorable ; tous deux éprouvèrent cette exaltation spéciale qui mar- que le début des ententes : ils furent pour quelques minutes presque amis, et, quoique superficielle encore, l'idée naquit chez Georges que ce pourrait être un bonheur de posséder Geneviève. Ce fut enveloppé de contradictions :RENOUVEAU. 195 le veuvage, l'enfant, l'âge même de Geneviève, mais néanmoins cela persista sous cette forme : que ce mariage aurait été plus raisonnable que celui de son père. Prévenue d'une pareille hypothèse, Gene- viève n'eût pas manqué au mépris, n'eût sur- tout pas accueilli le regard trop tendre du jeune homme; mais, dans l'aveuglement de cette minute, elle se livra en pleine confiance, avec le mélange de plaisir à vaincre et de pureté intentionnelle, qui est la plus chaste des coquet- teries, sinon la moins insidieuse. Quelque temps, l'entretien garda l'allure neutre, mais, dirigé par Geneviève, il toucha bientôt leur préoccupation commune. L'aven- ture de Dehancy était une amorce facile. La jeune femme connut rapidement une note vi- brante dans l'apathie de Georges. La vibration résultait du besoin d'ordre qui, pour certaines gens, est toute la justice. Georges ne pouvait supporter l'idée que son père (sans avoir encore commis de faute) mourût en mauvais termes19.6 RENOUVEAU. avec lui. Aussi répondit-il avec une véritable émotion à Geneviève lorsqu'elle suggéra, sans y croire elle-même, l'hypothèse d'un malheur. — Oh! non, madame, la mer n'est pas si mauvaise... Cet homme nous affirmait tout à l'heure que nous n'avions rien à craindre. — Alors, vous n'avez aucune inquiétude? — Ce serait beaucoup dire. Je suis plus in- quiet que ce matin, mais j'ai toujours remarqué que mes inquiétudes croissaient avec le temps... Cette déclaration provoqua chez la jeune femme une recrudescence de bon vouloir. —■ Vous aimez donc votre père? fit-elle. — Donc m'étonne, madame. Geneviève s'embarrassa. Elle craignit que Georges ne vît une plaidoirie intéressée dans ses paroles, et elle reprit après la pause inévi- table, avec une nuance de fierté : — Voulez-vous me permettre de vous parler sincèrement? — Je vous en prie, madame. — Eh bien, je ne comprends pas... n'ap-RENOUVEAU. 197 prouve pas votre manière d'intervenir dans les projets de votre père. Georges restait pensif et inquiet. La pensée répondait un peu à la sienne, mais ne fallait-il pas y voir un piège? — C'est que, fit-il lentement, je n'ai songé qu'à mon devoir... Il fit une volte rapide, dont elle ne le croyait pas capable : — Je ne sais si vous approuverez \efond de ma pensée, mais sûrement j'admets que, dans la forme... Ce n'était qu'un argument de casuiste. Gene- viève y voulut voir l'hésitation d'un homme qui revient à contre-cœur, mais qui revient. — Vous avez mal agi en me parlant à moi ! C'est un moyen détourné, manquant... com- ment dirais-je?... de franchise. Oui, de franchise. Il ne l'admit pas, mais il sentit que Gene- viève le mépriserait s'il s'obstinait; d'ailleurs, un biais facile : effacer ses torts et appuyer sur le principe.198 RENOUVEAU. — J'ai agi avec précipitation... La chose me paraissait, me paraît encore si déraisonnable de la part de mon père... Un froid en Geneviève, un élancement au cœur, l'image de Dehancy, très nette, la sen- sation de l'impossible et, en contraste pas- sionné, le regret... Elle réagit avec violence contre le dépit souterrain que Georges ne fît pas la moindre réserve en sa faveur, mais fut tout de même plus agressive : — Cela rend M. Dehancy bien malheureux... Il est triste de voir un homme de sa valeur s'as- sombrir... Je crains qu'il ne vous juge sévère- ment. Elle observa le serrement des mâchoires de Georges, qui se combinait avec l'entêtement du front. Il n'avait pas l'air bien intelligent, mais il semblait ému; donc, capable de repentir. Sa réponse se ressentit du danger présent de son père et de l'empire de Geneviève. — Je serais désolé qu'il me prît pour in- grat... Le devoir seul...RENOUVEAU. 199 Il y tenait. Geneviève songea avec amer- tume à ce singulier devoir de ne pas perdre un héritage. — Eh bien, dit-elle, je trouve votre préten- tion injustifiable. — Elle peut le paraître; mais réfléchissez que je cède autant à un mouvement naturel de dépit qu'au désir de préserver mes espérances. La jeune femme s'indigna. Elle fut empêchée de paroles amères par un sentiment plus fort où son affection grandie pour Dehancy se mêlait au dédain d'une lutte directe, au désir de ré- server un espoir pour le futur. Elle percevait confusément que Georges avait un point faible, manifesté par son inquiétude, et que, si toute argumentation devait échouer comme des as- sauts à une ville trop forte, on pouvait attendre mieux de quelque guerre intestine qui livrerait les forces de l'ennemi. La servante apportait le café. La grande salle se remplit d'un arôme un peu lourd où le par- fum du café se trouvait écrasé sous l'odeur,- wm 200 RENOUVEAU. douce amère de la chicorée. Puis la fermière vint. Geneviève la félicita avec grâce. Georges trouva quelques mots aimables. La fermière, heureuse, s'assit et causa. Geneviève admira sa langue sobre, la dignité de ses tournures rapides ou imagées. Comme une voix d'un autre âge, elle était pleine de la tradition, elle faisait lever les vieux conforts, les solides croyances et tous les poèmes d'une humanité à la période de la provision, qui garde le cri d'entrailles des grandes famines de nos ancê- tres, le poème de la vache et celui du cochon, celui de l'œuf et de la pomme de terre, du cidre et du vin. Il s'y adjoignait les belles lé- gendes du météore, la grande tempête d'une année, l'hiver d'une autre, et tel plantureux automne. C'était doux, enveloppant et sûr. Geneviève y prit une profondeur d'intimité où elle se trouva plus femme à la fois et plus mère; son affection pour Dehancy fut moins craintive; elle sembla, comme le bon pain parfumé, comme la vieille salle propre, lesRENOUVEAU, 201 grands meubles solides, la voix lente du ba- lancier, une chose forte, calme et naturelle. La fermière partie, Georges s'efforça de re- prendre la conversation. Il s'était fait en lui un travail singulier. Le caprice et la perver- sité, à doses presque égales, s'y mélangeaient avec un sentiment natif de rivalité et avec l'at- trait de Geneviève. L'idée du mariage plus raisonnable s'offrit et le désir d'un début d'exécution. Certes, ce fut accompagné de toute espèce de réserves; mais ces réserves, chez les meilleurs, ne sont que de misérables excuses, et Georges n'était pas des meilleurs. Son gros prétexte fut qu'il ne pensait pas sérieusement à se faire le rival de son père et que le moyen était merveilleux pour connaître les sentiments de Mme Chainaye. Geneviève rêvait lointainement. Elle répon- dit d'abord avec distraction, puis, petità petit, s'intéressa. Il disait des choses plus abandon- nées que de coutume, même il virait à la ten- dresse, contait son ennui d'être seul dans la vie.202 RENOUVEAU. — Je me sens fait pour le mariage... Ah! si je pouvais rencontrer au plus tôt quelqu'un qui comprenne mes aspirations... Mais, il faut bien le reconnaître, la généralité des femmes... En Geneviève, un sursaut : l'indignation d'entendre un être inférieur parler ainsi que les plus forts et les plus hauts. Il allait tou- jours, comme grisé par son crime : — Et celles qu'on rencontre et qu'on pour- rait aimer, qu'on désirerait s'unir... Il s'arrêta pour juger de son effet; Gene- viève le regardait, très pâle, gelée, dans une stupeur immense à voir l'œil gris de Georges se noyer d'abominable tendresse... — Ah ! si je pouvais trouver quelqu'un comme vous... Avouez que ce mariage aurait été du moins raisonnable et n'aurait froissé personne. Une rumeur en Geneviève, un cœur sou- levé de dégoût, et avec cela une impuissance à parler. Elle se leva. . — Il est temps que nous partions!...RENOUVEAU. 203 Lui, après la pause, l'attente anxieuse, trouva ce dénouement très beau; avec une lourde fatuité, il se murmurait ironiquement à lui-même : « Qui ne dit mot consent ! » VII Graveil marchait vers Terrac. Une philo- sophie courageuse habitait en lui. Le fouet de la rafale, la fatigue, la faim excitaient sa no- blesse : il aima Dehancy en frère souffrant, il regretta les duretés de parole et d'attitudes qu'il avait eues. — Les meilleurs sont impitoyables! J'ai pu voir sans pitié mon pauvre ami en proie à toutes les misères, j'ai pu voir la douleur de son vi- sage, le tremblement de sa main et de sa lèvre, la supplication de son regard ! Le large, les souffles errants sur la mer, les nuées qui jaillissaient sans trêve de l'horizon entrèrent en lui, solennisant et dramatisant samm 204 RENOUVEAU. pensée. L'emphase trembla dans sa poitrine, et il allait se jurer d'être très bon, quand il s'arrêta à réfléchir au nombre de scènes pareil- les que son existence avait comportées... — La vie nous mène... Ah! petites herbes souples où se garrottent nos vouloirs ! Il vit la trame des choses, si frêle dans le détail, si solide d'ensemble, et il eut la rési- gnation d'accepter une moyenne utile aux choses dites inférieures, d'y voir un mode indis- pensable de combat. — Je n'en serai que meilleur si j'accepte la part de fatalité... J'en serai pratiquement meil- leur, et cela seul importe. Le cercle familier à sa pensée apparut où les actes ennoblissent l'être autant que les êtres ennoblissent les actes. Sa neutralité, où il voyait jadis la sagesse, sembla égoïste. — Certainement, murmura-t-il, si j'étais sûr de la préférence de Geneviève pour Dehancy, j'agirais. De nombreuses contradictions l'assaillirent,RENOUVEAU. 205 dont la principale fut l'impossibilité de prédire le bonheur ou le malheur de ce mariage; mais il les écarta par la raison qu'il ne songeait nullement à imposer sa volonté. — Je serai un facteur analogue aux facteurs naturels, la température, la pluie, le soleil ou l'orage, qui ont la responsabilité de bien des dénouements. La chose une fois décidée, il fut tranquille. C'était un homme tout requis par l'extérieur, tellement rempli de notions, de combinaisons, qu'il ne tombait que rarement à l'analyse du moi, la plus stérile des analyses. Une sorte de bonheur enveloppait la digestion de son esprit comme celle de son estomac. Son irritation première à sentir Dehancy distrait faisait place avec le temps à une tendresse quasi paternelle. L'émotion, le caractère dramatique de l'amour chez son ami lui apportaient le trouble que ces choses donnent à un père : il en admirait la profondeur, la sombre et cruelle beauté, tout en déplorant l'excès des chagrins et des humi-2o6 RENOUVEAU. liations qui paralysent la force, enlèvent à un être le brillant de la chance. Cette marche au bord de la mer le reportait aussi à des souvenirs d'adolescence, quand la mer est la susciteuse de grandes choses lues plus que le récipient de vie qu'elle apparaît ensuite, mais qu'elle grise tout de même de son flux obscur, par ses sels, son électricité, sa rumeur, la pâleur immense de ses eaux, qu'elle verse la joie des grandes monotonies, à la fois éparpille les splendeurs de l'être et con- dense l'énergie, fait palpiter les veines de la palpitation des espaces. — A la sentir belliqueuse, n'ai-je pas aussi de la colère d'élément? L'image lui plut, et il s'embarqua dans la spéculation que l'origine de la colère animale se trouvait dans le météore, directement inscrit dans les tissus primitifs. — Pas étonnant que notre humeur se règle sur le temps, puisque nous sommes faits d'in- tempéries condensées.RENOUVEAU 207 Il ne poussa pas cette rêverie, il explora l'horizon. Les vagues se battaient entre elles, se souffletaient, épileptiques et écumantes, se roulaient parfois en lames assez étendues, éclairées de franges mousseuses, mais surtout elles montaient en pitons, marchaient peu, retombaient, jetaient une colonne d'embrun, en poudre grise. __ On embarque des paquets d'eau dans cette mer-là! Et Graveil s'inquiétait davantage, lorsqu'il vit deux barques s'élever au large d'Ornay, puis une troisième à mi-chemin de Terrac. __Est-il dans une de ces barques? A l'examen, les deux barques vers Ornay, poussées par le vent, accosteraient aussi bien à Terrac que la troisième. Graveil, très ému, se mit à courir vers Terrac, les yeux sur les barques. Elles devaient être terriblement se- couées, car on les voyait paraître et dispa- raître avec tant de brusquerie qu'il devenait impossible de distinguer les rameurs. Seul,2o8 RENOUVEAU. le mât ballottait en clair sur certains fonds. — Si, du moins, j'avais une lunette! Il pensa qu'il en trouverait une à Terrac. Le vent le poussait. Au moment des grands souffles, il sentait l'air sur sa peau; aux accalmies, des bouffées de chaleur lui montaient à la tête, et, à travers tout, il se connaissait une énergie extra- ordinaire que ni la faim ni la fatigue n'abattaient. A Terrac, sur la petite jetée, la situation des trois barques était fort commentée. Gra- veil se mêla aux groupes, et d'abord personne ne prit garde à lui ; mais bientôt la gravité de sa parole attira l'attention. Les marins recon- nurent sa science du météore, les baigneurs l'écoutèrent avec sympathie. Lorsqu'il tint une lunette et qu'il l'eut braquée, un frémis- sement lui courut le long du dos. La première barque contenait deux rameurs, deux jeunes gens. On voyait leurs efforts et l'hostilité des flots. A chaque instant, ils embarquaient de l'eau ou s'arrêtaient de nager, aveuglés par des paquets de mer.RENOUVEAU. 209 — C'est une lame, disait un vieux homme, qui vous chavire une barque en un rien de rien! La lunette trépida dans les doigts de Gra- veil. Elle se promenait cependant sur tout l'ho- rizon, et bientôt la deuxième barque se trouva dans le champ. Le philosophe poussa une exclamation où la tristesse le disputait à l'es- poir. Il venait de reconnaître Dehancy. Le juriste ramait avec le vieux, le mousse tenait la barre. Le léger canot sautait sur les vagues; par deux fois, tandis que Graveil l'observait, il tourna sur lui-même, puis l'embrun le cou- vrit; puis encore une lame s'infléchit, s'y versa, et les deux rameurs, trempés, se se- couaient la tête comme des chiens mouillés. — N'y a-t-il pas ici un canot de sauvetage? J'irais volontiers au secours de mon ami... Les marins s'inquiétèrent, échangeant de courts aphorismes, et l'un d'eux conclut : — Ce serait inutile. Le canot ne tiendra pas mieux, et il faudrait voir à le lancer.210 RENOUVEAU. — Mais, dit Graveil, je crains surtout la fatigue. Une nouvelle hésitation, et, derechef, la négative. — S'ils ne chavirent pas, ils seront ici avant qu'on ait mis le canot en mer. — Oui, répliqua le philosophe, et s'ils cha- virent, ils seront noyés ! — Puisqu'on n'aurait tout de même pas le temps, grommela le vieux marin avec humeur. Déjà les baigneurs, qui savaient par Graveil qu'un des hommes en danger était un person- nage parisien, se mettaient avec le philosophe pour réclamer l'intervention. Les marins haus- saient les épaules, aspiraient rageusement leurs brûle-gueule. Pourtant, un mot les décida, un mot abstrait que Graveil, sans trop de convic- tion, lâcha parmi des indications toutes prati- ques : — Ce serait pourtant le devoir... Ils obéirent à ce mot. Leur inertie fut rem- placée par l'émotion, puis par la passion duRENOUVEAU. 21 I péril. Les femmes y ajoutèrent leur effroi, qui porte l'homme au danger par orgueil. Graveil donna l'exemple de Socrate se baignant dans l'eau glacée : il offrit d'accompagner les sauve- teurs. Non seulement les marins le repous- sèrent, mais toute la foule. Pendant les préparatifs, le philosophe repre- nait la lunette. La barque de Dehancy appro- chait plus vite que les autres, mais il restait à craindre qu'elle ne dérivât. On voyait distinctement la face du juriste. Mouillée, les cheveux collés au front, elle attristait comme une effigie d'humiliation de l'homme par l'élément. Les vêtements citadins, la légère jaquette, le col blanc ajoutaient au pitoyable; car, dans sa vareuse, sous son cha- peau à gouttière, le vieux pêcheur semblait bien plus ferme, et cela malgré l'énergie de Dehancy, ramant sans trêve du côté du large, où l'effort était plus considérable que vers la rive. Le canot de sauvetage se préparait, mais il212 RENOUVEAU, sembla certain que, conformément à l'opinion des marins, les trois barques seraient rentrées ou perdues avant qu'on pût les secourir. Le vent, qui depuis une heure gardait sa direc- tion, peu à peu orientait les vagues. Plus hautes et d'apparence plus indomptables, elles étaient moins démontées. — Au large, à présent, la mer est bonne; mais à la côte, pour une heure encore, elle sera difficile. Le vieux homme de mer parlait ainsi, et Graveil vit qu'il avait raison. — Alors, le mieux serait de reprendre le large, camarade? — Oui, monsieur... Seulement, on ne sait pas des fois ce que devient le vent au coucher du soleil. Graveil, l'œil à sa lunette d'emprunt, poussa un cri : — Misère ! la barque est rudement malmenée ! — C'est que, dit le marin, ils sont dans le mauvais.RENOUVEAU. 213 Graveil ne respirait plus. Il voyait Dehancy ramer courageusement, maintenir la direction de la barque. La frénésie de l'eau à cet endroit atteignait son maximum, et le souffle du large était si intense que le mât ployait. A ce mo- ment, une rumeur de détresse vola : la barque la plus proche du rivage, celle que Graveil avait aperçue au large de Terrac, cha- vira; quelques secondes, la quille flotta seule; puis on vit deux têtes humaines, puis encore les naufragés parvinrent à s'accrocher à leur canot, à se maintenir. Une émotion extraordinaire serra le cœur de Graveil. Il n'eut pas seulement l'impression poignante dont le magnétisme circulait parmi la foule; mais, comme les mères, les femmes des pêcheurs, il eut l'affreuse paralysie de ceux qui voient périr des proches. Devant l'imminence du péril, les sauveteurs avaient précipité leurs manœuvres, lancé le canot, et on les voyait forcer leurs rames. Tout le monde eut la sensation connue du suspens.214 RENOUVEAU. Elle se marquait pour les uns dans le fait de se tenir sur la pointe des pieds, pour les autres dans un geste d'envoi de la main, pour le plus grand nombre par l'arrêt de la respiration. Il sembla qu'on attendît, pour continuer à vivre, que la vie fût moins affreuse et plus sûre. Les vœux qui se formèrent à cette minute furent irrésistibles et ardents comme des vœux de fanatiques hindous; il naquit une solidarité cu- rieuse, suscitée davantage par les accidents de mer que par tout autre, la forte histoire de la lutte contre l'élément, l'homme vainqueur des grands souffles et des grandes eaux, le courage et l'audace défiant l'incommensurable force. Tandis que toute l'attention se portait sur la barque chavirée et sur le canot de secours, Graveil s'aperçut que la barque de Dehancy entrait dans des eaux plus calmes. Et, au moment où tous acclamaient le sauvetage des naufragés, Dehancy, le vieux marin et le mousse mettaient pied à terre. A la chaude étreinte de Graveil, DehancyRENOUVEAU. 215 répondit presque froidement. Il y avait dans ses yeux lointains, dans le pli fermé de sa bouche, l'indifférence de l'homme que des mi- sères plus profondes que la mort tenaillent. Il suivit Graveil dans une auberge proche, sans un mot pour se plaindre ou pour rappeler ses fatigues. Sa bonté seule surnagea, et c'est pourquoi il prit avec lui le vieux pêcheur et l'enfant, afin de leur faire donner les mêmes soins qu'à lui-même. Il changea de linge dans une chambre, revêtit un costume de marin que l'hôte lui prêta, et, comme il redescendait, il trouva quatre couverts mis. — A la soupe ! cria Graveil. Le repas fut doux, mais silencieux à cause de la présence du pêcheur et de son petit-fils, qui ne causaient pas en mangeant. Ces pau- vres gens éprouvaient une joie vive qu'ils dissimulaient de leur mieux. Le danger, qui rapproche impérieusement les gens des villes, ne suffisait pas à leur faire perdre le sentiment de leur humilité. Ils mirent une véritable pu- 2i6 RENOUVEAU. deur à ne pas envisager leur propre péril, et, vraiment, peut-être croyaient-ils à l'infériorité de ce péril comme ils croyaient à leur propre infériorité. Le vin leur délia la langue. Graveil puisa à les entendre un plaisir infini, et Dehancy sen- tait la consolation de leur contact comme on sent la fraîcheur et le calme des grands arbres dans une forêt. Sûrement, ils plongeaient à un autre univers : tout chez eux et tout pour eux se perdant aux mystères proches des en- fances , leur âme en était profonde, parfois exquise, jamais cruelle. A travers les rets de la pauvreté où tout à la fois se conserve leur simplicité, se génèrent leur ruse et leur avarice, on les percevait solidement attachés à des in- stincts moraux et religieux, sous la tutelle de sérieuses et belles traditions d'honnêteté, de loyauté, de courage. Quand ils furent partis, inquiets de leur barque, Graveil résuma ses impressions. — C'est, chez eux, la femme, surtout la mRENOUVEAU. 217 vieille femme, le grand censeur... Les mâles sont des bêtes robustes et douces, heureuses de rentrer avec un beau butin... Ils s'occu- pent peu de morigéner, tout à la vie active... Mais la femme les guide, les maintient... La vieille tremblotante et falote fait hardiment honte au jeune hercule discourtois, blâme sévè- rement les mauvaises mœurs, crie la vertu des ancêtres... Elle est écoutée... Elle cimente sa morale d'anecdotes, elle fabrique à ces grands enfants une légende où ils se reportent comme au seul enseignement, et cela est plus sûr encore de nos jours que la loi et les gendar- mes. — La loi, les gendarmes, fit Dehancy, c'est pour nous, c'est pour la transition entre la vie d'hier soumise à un ensemble, la vie d'espèce, et la vie derechef soumise de demain, mais soumise par la conscience de règles supérieures. Je me sens, à l'heure actuelle, un pitoyable type de la transition de VEssai, un être non soutenu par des cadres sociaux et qui ose trop 13ï( ai8 RENOUVEAU. rêver, qui a fui les bienfaisantes ténèbres, et apparaît tel qu'un arbre poussant tous ses bour- geons dans le même été, au lieu d'être une souche féconde à travers les siècles... __Non, dit Graveil, tu n'es pas cela; mais ta situation d'esprit te livre au mauvais cou- rant. __Ah ! plus encore que ma situation d'es- prit, la fatalité des circonstances... Ne te récrie pas... Je sais ta force, le calme de ton tem- pérament, le nombre et la variété des moyens dont tu disposerais à ma place ; mais tout cela ne fera pas que je ne me sois trouvé pris par la passion avant même d'avoir vu Geneviève, tout cela ne fera pas que je ne fusse un terrain préparé... Le germe est tombé... Savais-je ce que serait ce germe?... Justement durant la période d'inconscience, la passion tint les re- coins de l'être, elle grandit là, elle étendit le fin lacis de ses motifs, elle fut subtile et sour- noise, elle ressembla de tous points à ce cham- pignon de la poire qui ne fait qu'une tacheRENOUVEAU. 219 légère à la surface et dont les filaments s'épan- dentpar la chair intérieure... Ah ! j'avais beau essayer de me sauver... Je n'ai plus la virtua- lité des jeunes, l'espoir d'un renouveau ; je fus livré, je me livrai, entier, sans retour, et le seul reproche qu'on peut me faire est d'avoir accepté le pile ou face du destin, de m'être abandonné au caprice des événements, d'avoir attendu l'heure au lieu de poser moi-même le dilemme. — Voilà, certes, mon cher camarade, ce que je ne te reprocherais plus !... Cela t'étonne et tu le trouves contradictoire avec ce que j'ai dit au cours de l'aventure? Mais j'ai réfléchi, j'ai mieux compris la gravité de ton cas... Tu as raison de croire que je serais difficilement pris à un semblable trébuchet; je n'en con- nais pas moins les phases où notre individua- lité repasse à l'état gélatineux et subit le dehors. — Hélas! ce qui me désespère, c'est la ten- dance à matérialiser des rêves plus durs que 220 RENOUVEAU. les silex préhistoriques, c'est l'extraordinaire clarté de vision, la froideur, la volonté noire, le mal dominant et s'imposant... Terreur de cet amour très pur et très haut que de le trou- ver enveloppé d'invincibles et criminelles ob- sessions. Graveil demeura grave un moment : — C'est de la trempe ! fit-il enfin. — Soit, de la trempe, l'impossibilité des belles choses sans lutte; pourquoi cela va-t-il tellement au delà de ce que j'avais présumé? pourquoi tombé-je au trouble des forçats, moi dont la main est innocente ? — Mon pauvre ami, tout provient de ton exagération... Je sais ce que tu vas me dire sur l'amertume particulière de ta jalousie... Eh bien, il n'y a qu'un malheur : tout ce que tu penses et t'imagines est faux d'abord... — Je le sais aussi bien que toi. — Laisse-moi ajouter que je crois Gene- viève bien disposée à ton égard. Dehancy pâlit de surprise et de plaisir. Il MRENOUVEAU. 221 resta quelques minutes dans une stupeur heu- reuse, tandis que Graveil jouissait de son effet. La mer, la falaise, les soufflets du vent, tout revint au juriste avec une ineffable douceur. Il flottait des joies par le vagabondage des nues, une terre immense, une humanité pro- digieuse étaient par delà les horizons, et les choses se trouvaient bonnes et puissantes, infiniment spontanées, infiniment créatrices. Brusquement Dehancy demanda : — Où donc est-elle? Graveil, avec une innocence d'enfant, ré- pondit : — Je l'ai laissée avec Georges aux « Her- bières », elle était fatiguée. — Avec Georges? C'était l'écroulement du monde, les temps noirs où la peste ravage les contrées, l'interdit des papes silenciant les cloches, la calamité enfin, un désespoir de foule plus qu'un déses- poir d'individu. — Voyons, fit Graveil, tu es vraiment tropr j 222 RENOUVEAU. sensitif... Sais-tu que c'est presque une injure à Geneviève? — Non, ce n'est pas une injure... Car je ne suis pas écrasé d'une hypothèse nette, mais seulement de tous les possibles légitimes, de tout l'imprévu des lois amoureuses et de l'im- portance des faits minuscules; j'en suis d'au- tant plus effrayé que je sens l'utilité du caprice et du hasard dans cette grande chose d'où jaillissent les êtres; mais ce caprice et ce hasard, pour moi, c'est la géhenne. -— Vrai, cher ami, le caprice et le hasard, ne t'y trompe pas, je le vois très bien au début, au moment où, comme tu le disais tout à l'heure, on n'est qu'un terrain préparé ; plus tard, lorsque la semence est tombée et qu'elle germe, le hasard s'amincit devant des lois... Il reste l'aberration, la folie... l'accident... et que diable ! Dehancy l'écoutait, aussi crédule qu'un en- fant, mais sans force contre le fait prédomi- nant du tête-à-tête de Geneviève avec Geor- RENOUVEAU. 223 ges par ce jour nerveux, cette grande haleine tiède, la fièvre des éléments, l'orage en germe partout. Graveil remarqua l'expression subite- ment durcie de son ami, il y retrouva ces yeux lointains, cette tension d'un malheur qu'on regarde trop clairement et trop amèrement en face. Il comprit l'inutilité de l'argument et que seule serait efficace une sorte d'hypnose par répétition de formules encourageantes. — Il faut, tu m'entends bien, il faut espé- rer... Je suis sûr que tu n'as jamais été aussi près de réussir... — Tu me consoles; mais je suis vraiment impuissant à croire, impuissant à espérer... Je n'ai pas d'armes contre les noirceurs qui m'assiègent et, d'ailleurs, plus on lutte contre elles, plus elles se fortifient... — Non, Dehancy, non... 'A faut lutter... En cela au moins les ascètes n'avaient pas tort, et la théorie moderne de la dérivation m'ap- paraît dangereuse. Que l'obsession, que la per-1 224 RENOUVEAU. versité grandissent, il n'importe, tant que vous vous trouverez en antagonisme avec le mal, le mal sera dehors, il prendra les formes les plus épouvantantes, mais il sera l'ennemi. — Tu as raison... Mais va, ne crains rien, j'ai traversé trop de choses aujourd'hui pour ne pas avoir le grand renoncement, tu sais, le sommeil du soldat à l'étape du soir... Ah ! cette tempête, le flot rageur, le clapotis de la lame brisée au flanc de notre barque, la flagellation du vent, la flagellation de l'eau, la rame qui va toujours, qui vous rompt les bras. Et la mort... J'ai senti que je l'acceptais trop, la mort. Cela m'a surpris, mais calmé. Ils se regardaient peu, dans cette pudeur des philosophes qui s'émeuvent. La table vêtue d'une toile grossière où des miettes de pain s'éparpillaient, le petit lac noir de café au fond des tasses, des fruits sur une assiette, la cendre longue du cigare de Graveil dans sa soucoupe, tout cela occupait leurs yeux tandis qu'ils par- laient, et tout cela resterait vivre dans leursw* RENOUVEAU. 225 souvenirs avec les pensées qu'ils avaient échangées. Mais si différente, leur vision ! Pour Graveil, un petit monde très doux, mille détails gracieux; pour Dehancy, on ne sait quelle âpre simplicité et unité de toute chose. Il s'en désolait, croyant bien que, Georges ab- sent, il aurait trouvé moyen de parer, de ciseler son amour, de l'envelopper des grâces les plus délicates, les plus pénétrantes; qu'il serait venu une heure bénie où l'atmosphère des réalités aurait été infiniment mystérieuse, infiniment profonde. Mais comme le renard du jeune Spartiate, la jalousie lui rongeait trop les entrailles pour qu'il pût s'égarer longtemps à ces méditations : aussi, malgré sa fatigue, fut-il le premier à proposer le retour. — Il est quatre heures, dit Graveil, nous allons tâcher de nous procurer un véhicule. L'aubergiste, interrogé, affirma qu'on ne trouverait pas facilement une voiture à Terrac, et il offrit des ânes qu'il avait dans son écurie. — Va pour des ânes, dit Graveil, bien que, 13-226 RENOUVEAU. pour un homme harassé comme toi, mon pau- vre ami... — Je ne me sens pas las, dit Dehancy, un âne fera très bien l'affaire. Dix minutes plus tard, ils allaient au long de la grève montés sur de très beaux ânes, qu'un jeune garçon, chargé de les ramener, suivait de loin. Le vent avait fini par orienter la mer. Les lames, plus hautes, n'étaient plus dan- gereuses, et l'on voyait quelques barques encore revenir avec les régulières éclipses qui disaient le rythme tranquille des flots. Le ciel, lui, se mouvait d'ensemble, les nuées montant de l'horizon pour envahir le zénith ; là elles appa- raissaient superposées : celles du haut, fermes et solides d'aspect et de teinte comme des ballots de marchandises, celles du bas, étirées comme de vieux tissus, rapides dans leur course, perdant des morceaux en route ou dis- paraissant tout entières en fumées pâles, en vapeurs de plomb. Parfois, derrière la falaise, passait un transparent de nacre; alors lesRENOUVEAU. 227 aspérités en silhouettes, les arbres grêles, les menues plantes adorablement divisées, sem- blaient d'une lithophanie posée sur l'immense verrière du Dôme. Graveil rêvait en douceur, sa journée le disposant au silence. Dehancy pressait involontairement les flancs de sa bête, et le drame de sa vie restait toujours aussi mystérieux qu'autrefois, toujours la force ma- gnifiée et sauvage , toujours la poussée d'un « moi » inconnu, aussi loin de la prudence et de la raison qu'un tigre de la mansuétude. VIII Le bois où marchait Dehancy à la suite de Georges avait la suavité chaste de l'argent; les troncs, les sentiers, les feuilles du précédent automne, tout penchait vers la blancheur, et seulement quelques grosses plaques de soleil donnaient l'émotion chaude de l'or. D'ail-228 RENOUVEAU. leurs, les teintes exquises de nos étoffes sur des massifs, dans des ravines, aux branches de tel arbre baigné dans l'atmosphère humide. Une impression de silence et de pureté, une vie forte et peu intense. Dehancy y super- posait sa conception du monde, le bois parlait des temps au delà de l'histoire, et il le voyait pousser depuis les siècles, emporté dans l'es- pace sur un coin du vaste globe. — La forêt, murmurait-il, a par elle-même sa beauté à laquelle ma misère actuelle ne peut échapper, quoi qu'elle fasse!... Mais cette beauté adorable, dès qu'il faisait l'effort de la goûter, disparaissait dans le découragement des fins de toute chose; les arbres, qui ne pouvaient plus prétendre à l'empire du monde, étaient par la fatalité des lois, sans autre avenir que la hache du bûche- ron, et ce paraissait de leur part une suave bêtise de vouloir encore se donner la peine de vivre et de se reproduire dans un monde qui ne serait jamais à eux. •'mm RENOUVEAU. 229 Dehancy avait beau secouer ces pessi- mismes, ils étaient en lui, malgré lui, comme ils seront dans tout être qui sent trop vive- ment son impuissance et la tyrannie du hasard. Mais ils étaient en lui avec la réserve des fortes natures qui conçoivent la grandeur de tout développement, en dehors même de l'idée de but ou de cause finale. Il n'appuya pas longtemps là-dessus. Toute activité ramenait à Geneviève, comme si de perdre seulement son image de vue devenait une distraction dangereuse. Arrêté une se- conde, il reprit sa marche et ses yeux fixèrent Georges. Il éprouva alors pour la centième fois cette singulière fermeture qui l'empêchait d'approfondir ce qui se rattachait à la scène qu'il souhaitait d'avoir avec Georges. La chose devait être et semblait se refuser au rêve. Il se peut encore que le concept en fût vague; mais, en tout cas, ce vague était accepté. Georges allait sans caprice, regardant peu autour de lui, en homme pour qui la prome-11 230 RENOUVEAU. nade apparaît surtout un exercice hygiénique. Il ne s'arrêta qu'une fois pour hacher de sa canne des orties blanches. Dans ce geste, il mettait une férocité qui fit tressaillir Dehancy, comme de quelque symbole à la Tarquin. — Féroce, non, murmura-t-il; impitoyable, oui ! Et il marcha assez vite pour le joindre. Georges sursauta quand il reconnut son père. Il venait de penser à lui. Ils se regardèrent, le père avec pénétration et profondeur, dans l'es- poir de toucher enfin les dessous de cette créa- ture sortie de lui; le fils avec la prunelle fuyante des gens qui tiennent à leurs griefs. A ce regard et quelques paroles banales se borna leur conversation. Pourtant, Georges, par un respect instinctif, accompagna son père, et celui-ci dirigea la promenade vers la mer. Bien qu'il fît chaud, le soleil n'était pas insupportable, la mer très calme. Dehancy la contempla longuement, et il eut, durant cette contemplation, de l'amertume et de l'hésitationRENOUVEAU. 231 sur ses traits. Après un long silence, il se décida à parler. — Georges, fit-il gravement, sans colère apparente, persistes-tu dans l'attitude que tu as prise vis-à-vis de moi?... Cela n'est-il pas monstrueux ? As-tu réfléchi combien peu tes motifs doivent tenir devant ma douleur? As-tu songé combien ces motifs sont égoïstes et mesquins? Enfin, crois-tu vraiment que si tu parvenais à entraver mes projets, tu sauverais pour cela ton patrimoine? Outre que je pour- rais te déshériter dans les limites légales, ne puis-je aussi m'expatrier, me réfugier dans un pays où les lois me permettront de tester comme je l'entendrai? Georges tressaillit d'indignation : — Vous ne feriez pas cela ! — Je sens au contraire que je le ferais, si je pouvais survivre à mon désespoir... Ne m'in- terromps pas, dit-il, prévoyant une protesta- tion; je parle sérieusement... Il soupira, tandis que sa voix baissait :232 RENOUVEAU. — Ce serait un triste héritage, mon enfant! Georges se révolta. Le suicide était cata- logué dans sa tête aux folies. — Pourquoi éveiller cette pensée? fit-il... Je n'approuve pas votre mariage et je suis sûr que ce ne serait qu'une épreuve de quelques semaines... Un homme tel que vous... — Ne dites pas de banalités, Georges; un homme tel que moi est toujours un homme... Répondez-moi franchement plutôt. Persistez- vous dans votre attitude ? Georges hésita, cherchant un biais; mais il en sentit l'inutilité devant la pénétration de son père et se retrancha dans le fort de son droit. — Je persiste à croire que ce serait de votre part une mauvaise action de vous marier à votre âge... Dehancy rougit fortement, mais il semblait résigné à tout entendre. — Soit, mais aurez-vous la générosité d'en rester au blâme, sans vous permettre d'inter- vention directe?\ RENOUVEAU. 233 Chose curieuse, ceci fâcha Georges, lui fit perdre la crainte et le doute qui le paralysaient un peu. — Je ferai mon devoir, fit-il avec entête- ment. — Est-ce à dire que vous persistez à trou- bler mes projets? — Ces projets sont malheureux... __C'est toi qui es malheureux de ne pas voir combien tu te rends méprisable à tout le monde. Sans colère toujours, cela tomba des lèvres du père comme une sentence. Le fils rougit... Mais, dans son lourd cerveau, une mauvaise bête se leva. Il eut la monstrueuse envie de aire du mal à son père. —- Tout le monde? dit-il avec une réticence dans la voix... Je connais des personnes qui n'ont pas ce mépris... Dehancy trembla. Tout ce qu'il avait craint, tout ce qu'il avait imaginé ces derniers jours ui revint en mémoire et sous la forme terrible; If! 234 RENOUVEAU. de l'imprévu. Son calme longuement préparé, appuyé sur la tristesse, sur l'acceptation de la mort, cela croula devant le flot soudain de la haine. Il fut affreusement jaloux et, dans le silence qui se faisait, il ne trouvait ni un geste ni une parole, rien que la sensation d'avoir le cœur pétrifié. Il eût voulu être loin, car le regard placide de Georges montrait l'inutilité de tout épanchement, la honte gratuite de toute colère. D'ailleurs, il sentait une âpre et découra- geante conviction de son malheur. Cela suffi- sait à occuper ses forces noires. Il vécut ce que l'on vit toujours à ces minutes, la lutte odieuse des fauves, le supplice des justes, le triomphe des gredins. Le Hasard régla le monde; le Bien apparut la chose qui, parmi tant d'autres, avait dominé; le Mal fut d'être vaincu. Le complexe des âmes, les demi-teintes exquises du sentiment, les jolies fiertés de la créature humaine qui se réserve et qui se donne, il ne les conçut pas. Tous les mobiles, -k mm RENOUVEAU. 235 au contraire, étaient simples comme des lois de chimie. Ils marchaient; Georges regrettait son mot, satisfait pourtant de la fermeté qu'il apportait dans cette affaire, orgueilleux par méprise en s'attribuant la force qui gisait dans les circon- stances, étonné et secrètement charmé de se trouver vaincre son père, si supérieur à lui. Ils arrivèrent bientôt à cette petite crique où Dehancy, le jour de la houle, s'était embar- qué, et il s'y arrêta physiquement comme on s'arrête moralement à des souvenirs. La barque était à l'eau. Le vieux marin nouait des filets. Dès qu'il vit Dehancy, il lui demanda, en riant, s'il n'avait pas envie de prendre le large : — Le vent, quoique faible, est très favora- ble pour courir des bordées ! Cette proposition fit tressaillir le juriste. Il regarda son fils avec un vague effroi, puis il eut en un instant l'âme plus noire que l'Erèbe. Il y flotta des visions, des abominations aux-?Y 23<5 RENOUVEAU, quelles le meilleur n'échappe, et parmi elles l'obsession du jour de la promenade en mer. Il se tourna péniblement vers son fils et lui répéta la proposition du vieux marin. Il y eut dans son geste, dans son accent, quelque chose qui suscitait l'inquiétude, car Georges, si peu sensitif, recula, écarquillant les yeux en homme qui aperçoit un danger. La physionomie de Dehancy exprima une sombre et profonde an- goisse. Mais déjà Georges avait réagi : — Je ferai volontiers une partie de canot avec vous, père. Le père écouta cette voix, telle une voix de la lointaine enfance de son fils, alors que le petit venait le soir, avant le sommeil, deman- der asile sur les genoux paternels. Tout ce que l'idée de paternité enferme de sollicitude, de protection, refleurit au cœur du pauvre homme, et ces choses, loin d'apaiser ses amer- tumes, les rendirent plus insupportables. Il fut pris au contraste de la docilité d'antan avec l'obstination présente, et son amour d'autre- y iRENOUVEAU. 237 fois servit à rechampir sa rancune actuelle. Le pêcheur, en prévision de l'aubaine, parait la barque. __Nous n'aurons pas besoin de vous, mon ami, dit Dehancy. N'est-ce pas, Georges? Nous suffirons à la manœuvre. De nouveau, un regard, et Georges s'effara pour un quart de seconde, car les prunelles de son père, élargies d'émotion, suscitaient la terreur; mais, cette fois encore, le reflux de bravoure et de confiance vint au fils : — Comme vous voudrez. __Oh! une toute petite promenade. Quelques mots encore avec le vieux, puis ils s'embarquèrent. Georges tenait l'écoute et Dehancy la barre. Leur dialogue se borna à de courtes recommandations nautiques. Les pauses étaient longues, un peu sinistres, bai- gnées par la mer de l'effroi des grands cata- clysmes où les vieux âges avaient tous som- bré. Dehancy, dégrisé de la vie et qui voyait trop nettement la réalité des choses, subissait• wmmmmmmmm 238 RENOUVEAU, particulièrement cet effroi, amplifiait encore l'inévitable impression de crime de l'antédilu- vien, le néant de l'homme à son début, sa pro- bable férocité, son irresponsabilité de bête livrée à la faim ou à la jalousie. Rien n'avait la vibration du social. Il ne voyait que des roches arides ayant parmi leurs ravines du sable et des coquillages déposés par les Océans disparus. C'était morne à faire pleurer, tout plein du triomphe de la Force et de la Ruse. Le juriste sut alors la dérive d'une âme qui ne se garde pas et que celui qui, par souffrance ou par mollesse, laisse s'effriter la barrière des pudeurs instinctives, se trouve bientôt sans défense contre l'action intérieure qui précède et prépare l'autre; mais il put constater aussi la superbe inertie organique, qui, si elle rend difficile la pratique des vertus pour les uns, rend impossible la pratique du crime pour les autres. Avait-il sur sa face le reflet de l'horreur qu'il prenait de lui-même!... Quand il se leva toutRENOUVEAU. 239 à coup à l'arrière de la barque, Georges eut un tressaut d'effroi et lâcha l'écoute. La voile battit le mât, puis se développa vers l'avant avec un bruit d'ailes. Au geste, à l'expression du visage de son fils, Dehancy sentit trembler sa poitrine. Georges avait eu peur de lui! Le remords, la tristesse, le sentiment de sa misère furent si intenses, qu'il ne tint plus du tout à la vie. Il comprit alors quelle était cette chose que son esprit ne voulait pas approfondir; il vit le piège où il s'était engagé ; mais comme il n'é- tait pas de la race de ceux qui tuent ni qui meurent tant qu'il reste un espoir, il dirigea la barque, à lentes bordées, vers la crique où le vieux continuait à nouer des filets. Sur la route du retour, loin maintenant de la mer, Dehancy rompit l'affreux silence. Il était résolu d'agir, se répétant la phrase de Graveil que l'action est saine dans ces misères et purifie comme le mouvement purifie les grandes eaux. Ils étaient sous les vieux ormes d'une route240 RENOUVEAU. très ancienne. Leurs troncs presque noirs, leurs frondaisons irrégulières, leurs feuilles vibrantes au vent, ouvrant et fermant des clartés, prê- taient à des états d'esprit tourmentés et dra- matiques, à des retours vers les siècles de forte paternité, où des fils de trente ans courbaient le front devant la violence de robustes quin- quagénaires. — Georges, j'ai essayé de la persuasion, j'ai espéré atteindre ton cœur, et il faut que j'em- ployé d'autres moyens... Saisi, l'autre écoutait. Ses artères lentes charriaient un flux brusquement alourdi et ses jambes trépidaient ; néanmoins il retrouva le geste de mordre sa canne, de froncer l'entre- sourcil et de faire saillir les muscles de sa mâchoire, geste brutal de l'entêtement qui avait toujours fâché le père, même aux périodes enfantines. — D'autres moyens... Il va sans dire que je n'ai pas songé une minute à te céder... Cer- tes, tu pouvais essayer des tactiques ignoblesRENOUVEAU. 241 et tu n'y as pas manqué, tu pouvais faire échouer mes projets. Tu jouais là ma vie... Oh! je t'accorde ton doute; mais le doute, à une noble nature, eût suffi !... — J'étais sûr... — Parce que tu voulais être sûr... N'im- porte, doute ou certitude, tu as commencé ta sape, tu m'as attaqué, je vais me défendre... Georges le regardait en dessous, inquiet de la résolution et aussi du mystère de ces paro- les... — Mon devoir... — Tais-toi... Ce mot-là dans ta bouche est une infamie de plus. — Je persiste... — Persiste, mais tais-toi et laisse-moi finir. Georges se mit alors à marcher avec affec- tation. Dehancy l'accompagna d'abord; puis, indigné de l'insolence, il saisit son fils par le bras et le retint de force. — Sois poli... Georges voulut se dégager; il ne le put. 14ri 242 RENOUVEAU. Toute lutte inutile, son père étant le plus vigoureux, il s'arrêta, les yeux vers le sol, pâle, dans une fureur effroyable. — Vous pouvez m'assassiner, vous ne me ferez pas changer d'avis !... Le rire du père sonna au tronc des grands ormes, un rire douloureux et profond. Le re- proche l'émouvait et le révoltait, mais, par ce qu'il avait d'extrême, il renforça sa décision : — Pas de mots... Ton héroïsme est inutile... Tu vas quitter « Belleuse » demain matin au plus tard, sinon je te fais mettre à la porte... — Soit, fit Georges; mais j'habiterai dans les environs et, avant de partir, je ferai du scandale auprès de Mme Chainaye ! D'instinct, Dehancy eut un frémissement. Il vit l'affreuse scène et Geneviève insultée. La délicatesse de la jeune femme, sa blondeur suave, l'enfance adorable de ses traits, les mille petites choses exquises, adorées de l'a- mant, cela joua un rôle considérable dans l'es- prit du pauvre homme. Il lui parut que la jeune L RENOUVEAU. 243 femme était incapable de supporter le choc des brutalités qu'il entrevoyait, qu'elle ne pourrait plus, en tout cas, aimer ce père renié outra- geusement par son fils. Il resta deux minutes perplexe, et Georges profita de cette hésitation pour frapper un grand coup. Ce garçon sceptique était d'une naïveté extrême sur les raisons qui peuvent amener une rupture amoureuse. Déjà la pre- mière fois en s'adressant à Geneviève il avait bien espéré en finir. Il croyait à des règles immuables, qu'il eût d'ailleurs lui-même suivies le cas échéant. Une affaire, en somme, où les parties donnent pour recevoir! Les beaux atermoiements, les humiliations, les souffrances ineffables, les craintes chimériques, tout ce qui orne, tout ce qui relève la grande passion, en fait une chose terrible et mystérieuse, il devait toujours l'ignorer... Dans sa tête, rompre était un acte une fois posé et sur lequel il n'y aurait pas à revenir. Il rêva donc d'amener cette rupture, et le plan qu'il conçut, étantïfl 244 RENOUVEAU. donnée la psychologie élémentaire de l'homme, ne fut vraiment pas trop mauvais. — D'ailleurs, fit-il, de toute manière, je ne resterai pas ! Sous cette forme, Dehancy ne put voir dans le départ une concession; il y perçut, au re- bours, une menace, et, trop avancé mainte- nant, il joua grand jeu. — Il ne suffit pas que tu partes, dit-il, il faut que tu partes tout de suite, non plus demain, mais aujourd'hui même. — Tu n'y penses pas ! — Je l'exige... Ceci contrariait le plan du jeune homme, car il avait songé à soulever le lendemain matin, à table, un incident définitif où il aurait annoncé son départ, en suppliant Mme Chai- naye de rompre un mariage odieux et spolia- teur. Il aurait parlé de sa sœur et (ce qu'il regardait comme une trouvaille) de sa mère défunte. — Il me paraît injuste et féroce de me ren-RENOUVEAU. 245 voyer ce soir même... Je partirai demain matin. — Vous partirez ce soir... Qu'y a-t-il là de féroce? Vous êtes assez viril, j'espère, pour ne pas compter le dérangement physique ! — Je le compte... Et en outre, il me déplaît de quitter ainsi mes hôtes !... — Rassurez-vous... Ce départ, s'il était volontaire, renforcerait leur estime... — Je vous accorde cela pour Graveil, mais Mme Chainaye, hier encore, me marquait une réelle sympathie et je ne puis... Il le disait en parfaite innocence, sans pré- voir la jalousie qui se déchaîna dans le cœur du malheureux père et qui le fit demeurer un temps sans force et sans voix. Les ormes noirs contaient la tristesse des ossuaires, les squelettes pendus aux fourches de leurs branches par les temps de rébellion. Pour Dehancy ils étendaient par l'espace leur vie épandue en ramilles et en folioles, comme sa propre âme s'étendait et s'épandait dans la douleur. 14. I,246 RENOUVEAU. Mais il se remonta, il recueillit des indigna- tions, des colères anciennes, toutes les minutes âpres de son existence, et ses nerfs se prirent à vibrer, des phrases chevauchèrent par son cerveau, l'excitant, le poussant à la violence. Sa main tomba sur l'épaule de son fils, ses yeux cherchèrent avidement les yeux adver- ses, et il disait en phrases courtes et impé- rieuses : — Non, tu partiras tout à l'heure... Je vais t'accompagner... Tu ne reverras pas ma- dame Chainaye... Cela sera... Ne dis pas non... Le fils hochait la tête : — Non ! — Ne dis pas non ! La main plus lourde se crispait, tordait l'é- paule, si bien que Georges eut une exclama- tion de douleur. Pourtant il disait encore : ~ — Non! Alors sous les vieux ormes noirs dont l'om- bre vacillait sur l'antique chaussée, le poing du père se leva, frénétique... LRENOUVEAU. 247 IX La nuit du retour des « Herbières », Gene- viève avait mal dormi. Elle fut, au matin, longue à faire sa toilette, maladroite et impa- tiente. Sa glace lui renvoya une image adora- ble, des traits fins comme les graminées en fleur, une prunelle trop large effarouchant le bleu suave des yeux, une bouche tremblante, un corps très doux... C'était en elle un chant craintif, une aube pâle en forêt, toutes les formes du timide , mais dans une grâce entière de s'abandonner, de vivre de la volonté d'un autre comme une plante aquatique au fil de l'eau. La renaissance amoureuse se marquait autant vivace qu'à sa première aventure, avec en plus un peu de péril, de lutte et de sacrifice. L'homme avait pour lui sa passion, cette violence qui génèreV 'J 248 RENOUVEAU. l'héroïsme, crée autour de l'aimée un monde profond et vibrant. Au jardin, elle trouva l'harmonie, quand les plantes et les bestioles, le vent, les nues pâles, donnent des sensations parfaites, abondantes et nuancées. Elle se rendit, elle connut son amour, elle cueillit avec joie mille délicats souvenirs sur Dehancy, elle l'orna de hautes qualités, puis écarta toute analyse, sentant bien qu'elle aimait comme on aime toujours après les fièvres du début, sans motif apparent, pour la vague et glorieuse raison de nature, parce que l'amour est la loi, la grande genèse, et que toute genèse se fait dans les ténèbres. Elle aurait désiré le voir, avec une peur inconnue jusqu'alors, et qui mieux que tout marqua son amour, la peur de déplaire. Elle se trouva toute modeste , craintive de sa blon- deur fine, de ses traits un peu pâles et minces, choses qui pouvaient se prendre pour de la fai- blesse ou de la mièvrerie. Les arbres, le filigrane de leurs rameaux, àRENOUVEAU. 249 travers la cage flottante des feuilles, les plantes basses avivées du matin, toutes les feuilles en dentelles, et surtout la flore triomphante, lavée, parfumée, des carmins de géranium, des bleus pâlis d'asters, des blancs écrus, nom- breux, en franges lourdes, des bordures de lait, éclatantes, et toutes les corolles tantôt comme des étoffes, des velours, des draps fins, tantôt comme des pâtes de faïence; Gene- viève en aspira la beauté souveraine. Elle s'y attarda, s'y grisa. Ce fut comme un bain à la source des mondes, à l'intensément subtil, à Tintensément complexe, aux gribouillis harmo- nieux, aux tiges et aux branchettes.aux vases, coupes, cloches de la fleur, à la douceur molle des poudres du pollen, à la transparence de l'aile de la mouche, à l'airain éclatant des cuirasses du carabe. Tel qu'un microscope découvrant l'invisible, l'amour ouvrit l'abon- dance de la nature dans ses plus menus, ses plus exquis organes. Minutes comme il en vient à entendre certaines musiques ou au début1 Il X V 25° RENOUVEAU. d'un voyage, ou dans le premier repos après une lassitude saine, minutes toujours fugaces, toujours suivies d'effroi et de mélancolie. Geneviève l'éprouva. Elle songea aux ob- stacles, à Georges, à cette affreuse et empoi- sonnante question d'intérêt, et longtemps elle s'y buta. Cependant, lasse de retourner le pro- blème sans rien trouver, elle eut envie de voir son frère et elle le chercha par la maison. Gra- veil était dans son cabinet, entouré des pro- duits de ses dernières fouilles. — Qu'est-ce qui t'amène, Geneviève? — Une chose grave ! — Ah! Elle hésita dans une pudeur qu'elle n'avait pas prévue. Elle ne trouva rien de mieux que de raconter à Graveil les deux entretiens qu'elle avait eus avec Georges. — Oh! oh! fit Graveil, le jeune homme a risqué cela... Je le trouve pas mal noir, et toi? — Moi, je suis indignée, mais frappée tout de même. iMRENOUVEAU. 251 Graveil était trop fin pour ne pas entrevoir les préoccupations de sa sœur. — J'avais juré, dit-il, de ne pas me mêler de cette affaire, et j'ai tenu parole tant que Dehancy est resté timide et craintif; mais il y aurait cruauté de ma part à ne pas tenter un effort en faveur de ses trop visibles souf- frances. Geneviève gardait une immobilité nerveuse, satisfaite, mais apportant une coquetterie à ne pas se rendre : — Il souffre, fit-elle; mais ne pourrait-il ennoblir cette souffrance dans le sentiment du devoir? — Du devoir? Quel devoir? — Le devoir de se garder tout entier pour ses enfants. — Comment, s'exclama Graveil, tu donnes là dedans, toi? — J'y ai tant à faire ! Graveil vit le scrupule et comprit qu'il devait plaider.252 RENOUVEAU. U ! — Tu n'admettras pas un seul instant que Dehancy ait vis-à-vis de ses enfants d'autres obligations que celles qu'il a remplies... Cer- tes, avec de jeunes enfants, un scrupule pou- vait naître, et encore n'était-ce qu'un scrupule; mais un fils de vingt-quatre ans, une fille mariée auraient la prétention de peser sur la destinée de leur père autrement que par intérêt pour ce père... Outre le travail de toute une vie, des soins constants, une belle éducation, ils exigeraient le sacrifice ultérieur, croiraient de bonne morale à la légitimité de ce sacrifice ! C'est le plus effroyable égoïsme, le plus injus- tifié, tranchons le mot, le plus vil. — Je le pense comme toi, murmura Gene- viève. Seulement, toutes les raisons du monde n'empêcheront pas ma répugnance intime, la révolte de mes nerfs à me sentir personnelle- ment engagée dans une aventure rongée par la vermine du bas intérêt. — Pourtant, Geneviève, à vaincre cette répugnance se trouverait la justice... ^RENOUVEAU. 253 — Ne pourrait-elle se trouver dans une volontaire et réciproque abdication? — Je ne sais comment, en ta qualité de femme, tu vois cela, — car toute femme pos- sède une singulière aptitude à de certains renoncements, ou plutôt à de certains ater- moiements, — mais je sais fort bien que De- hancy, pour des motifs très impérieux, dont le principal est qu'il regarde son amour pour toi, à tort ou à raison, comme le dernier de sa vie, Dehancy, humilié, vaincu par des moyens ignobles, s'abandonnera au désespoir. Geneviève perçut cela très clairement, mais elle restait horripilée de la discorde entre le père et ses enfants, discorde dont elle porterait la responsabilité. — Hélas! dit-elle, rien n'empêchera la divi- sion dans la famille Dehancy, ni la haine mons- trueuse des enfants pour la femme de leur père. — Ma foi, Geneviève, quel plaisir trou- verais-tu à l'amitié ou à l'estime de Georges254 RENOUVEAU. après ce qu'il a bien voulu nous montrer de son âme? Elle se taisait. Elle songeait avec un plaisir intérieur que sa décision datait du moment où Georges lui était apparu un vrai monstre après le déjeuner des « Herbières ». Elle remercia son frère et se retira dans sa chambre, moins pour réfléchir que pour trouver la formule de son acceptation. Elle méditait depuis une heure environ, près de sa fenêtre ouverte, lorsqu'elle vit une scène étrange. Dehancy et son fils, entrés par la porte vers la plage, traversaient le jardin. Ils étaient tous deux très pâles et désordonnés. Dehancy tenait Georges par le bras, le jeune homme marchait automatiquement avec un aspect de mauvais vaincu. Le père avait sur la face la tension des grandes crises, un air à la fois de profonde souffrance et d'énergie déses- pérée. Le tout prêtait au terrible et poigna le cœur de Geneviève. Une minute, elle eut la faiblesse nerveuseRENOUVEAU. 255 de la femme, une envie de fuir, de laisser se dénouer seule la tragique aventure; puis, à la pitié pour Dehancy, à l'horreur de Georges sa justice s'éveilla et son courage. Quand la ser- vante vint la prévenir que son frère désirait lui parler, elle avait repris empire sur elle- même; ses mains tremblaient encore et ses jambes restaient faibles, mais sa gorge était libre. Dans le petit salon , Graveil, Dehancy et Georges l'attendaient. Elle ne vit d'abord que le juriste, dont le visage violent s'affaissait, s'attendrissait devant elle, puis elle connut que Georges se levait, parlait avec une intonation discordante. En un récit plein d'épithètes tra- gico-bourgeoises, il conta la sottise de son père, persistant à vouloir, malgré son âge, malgré ses enfants, épouser Mme Chainaye ; il supplia celle-ci de ne pas condescendre à une union tellement disproportionnée et scandaleuse... Enfin, au milieu de la stupeur générale, il parla de sa mère défunte...f l'I 256 RENOUVEAU. Dehancy, écrasé, sentit le vide se faire dans sa poitrine ; il espéra une minute que la mort viendrait là; mais il dut jusqu'au bout se déchirer le cœur à une offense qui rejaillissait sur Geneviève. Pour Geneviève, en effet, l'épreuve fut ter- rible, car son souvenir évoqua deux spectres à la fois : la femme de Dehancy et son mari à elle. Elle eut beau essayer de se défendre par son horreur et son mépris pour Georges, il est des sentiments qui tiennent debout tout seuls et avec lesquels un bandit peut accabler un honnête homme. Graveil s'encoléra : — Il vous restait, dit-il à Georges, une der- nière infamie à commettre : vous avez droit maintenant à tous les mépris. Les gens de votre caractère peuvent être cupides , ils ne doivent pas être intrigants, car les finesses de l'intrigue leur échappent et ils versent dans l'ignoble... Dehancy, Geneviève respirèrent; Georges,RENOUVEAU. 257 coupé, furieux, et avec la notion très claire qu'aucun excès ne nuirait, reprocha à Graveil de spéculer sur ce mariage : il parla aussi de lui envoyer des témoins, à quoi le philosophe haussa les épaules. — Deux choses, jeune homme : j'attends vos témoins, et quant à spéculer, quelle que soit l'épaisseur de votre cervelle, je vous défie de trouver en quoi cette union m'avantage- rait... Je la souhaite beaucoup par amitié pour Dehancy, beaucoup aussi parce que j'y vois le bonheur de ma sœur et beaucoup enfin parce qu'elle vous punirait. Georges argua qu'il n'était pas le seul puni, que sa sœur Marie, spoliée, ne pourrait man- quer de faire opposition à ce mariage. Mais Dehancy : — Vous vous trompez ; je réponds de Marie... — Elle ne voit pas ses intérêts, ricana Geor- ges; elle a toujours été une chimérique, une sentimentale. Il éprouva une violente rancune contre sa258 RENOUVEAU. sœur, lui en voulut presque autant de jouer le beau rôle désintéressé que du tort qu'elle lui faisait... Il pensait que tout le monde allait se concilier sur son dos, et ce lui parut fort amer. Son projet d'amener la rupture à tout prix en fut naturellement renforcé et il s'épandit en basses insinuations, en menaces souterraines de scandale... — Finissons tout ceci, dit Graveil. C'est à Geneviève de répondre. Geneviève leva ses yeux bleus. Il y flottait une grande douceur et tout son visage mar- quait la sérénité des intrépides à l'heure du sacrifice. Dehancy trouvait la minute effroya- blement aiguë, il regrettait ses dernières réso- lutions, il se reprochait d'avoir dérivé du seul principe normal à son âge : la patience. Il ne se voyait pas vivre dans le futur, loin de Gene- viève , et à la fois la mort et l'espoir se tenaient dans son sens intime, comme des machi- nistes dans un théâtre, prêts à baisser la toile ou à faire tomber des frises un décor de féerie. I il.RENOUVEAU. 259 Nulle pensée précise, mais, dans une im- pression de roulis, alternativement la figura- tion d'une terre aride et rocheuse, et celle d'un monde tendre, de coins de forêts où tremblent des ramures par-dessus les velours gris des mousses et les pâtes fines des champignons. Il y avait encore en lui l'absence, cette espèce de sommeil où l'homme se jette par crainte du mauvais coup, et qui empêche, au cas de solu- tion favorable, la joie de se faire jour tout de suite. Il ne voyait pas bien Geneviève. Il la percevait, sans prendre aucun plaisir à sa beauté. Elle était telle qu'une abstraction quelconque, une sorte de symbole de bonheur possible; elle ne représentait pas de bonheur présent. Cependant, elle restait là, debout, pâle. Elle espérait un geste, un regard lui épargnant l'ennui de la parole qui est dans ces cas le plus redouté des ennuis. Une minute, elle hésita entre l'idée de s'adresser directement à De- hancy et celle de prendre Graveil pour inter- Ikiy«E&"i 260 RENOUVEAU. médiaire. Son cœur battait très haut et, malgré son effort, sa voix fut sourde : — Je me suis ralliée à l'opinion de mon frère. — Quoi ! cria Dehancy. Et c'était, tout au fond de lui, une lente émotion, une aube d'espoir, comme l'ouverture de corolles modestes sous des herbes; puis cela grandit, une large floraison couvrit les forêts de son âme, et une joie immense monta, baignée et magnifiée d'immense tristesse. Â FIN. PARIS. TYP. E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE,I A' A LA MEME LIBRAIRIE J.-H. ROSNY L'impérieuse bonté..................... i vol. 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