L'Immolation DU MÊME AUTEUR. Nell Horn, roman de mœurs londonniennes. Le Bilatéral, roman de mœurs parisiennes révolution- naires. Sous presse : Les Corneilles, roman contemporain. Pour paraître prochainement : Nouvelles londonniennes. Le Livre étoile, roman. La Légende sceptique. Grisailles (Poésies). En préparation : Fane, roman de mœurs parisiennes. La Génération montante (silhouettes littéraires). I Imp. A.-M. Beaudelot, 9, place des Vosges, Paris. J.-H. ROSNY L'IMMOLATION PARIS NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE ALBERT SAVINE, ÉDITEUR 18, RUE DROUOT, 18' 1887 PREFACE (Réponse â une lettre anonyme à propos du Bilatéral.) C'est une vérité banale pour tous, lorsqu'il s'agit des animaux inférieurs, que le perfec- tionnement, très limité dans l'Individu, l'est beaucoup moins dans l'Espèce, qu'on ne peut tirer d'un cheval toutes les qualités qu'on finira par obtenir de ses héritiers. Cette loi, pour ne pas s'appliquer aussi mathématiquement à l'homme, ne s'en vé- rifie pas moins par grandes périodes histo- riques. Dans ces conditions et jusqu'à ce 6 PREFACE qu'il soit prouvé que notre race a fini de progresser, qu'elle n'a plus rien à attendre de l'avenir, que nous sommes voués à l'a- brutissement, toute prétention à faire du définitif ne peut venir que d'une cervelle d'ignorant, de fou ou de charlatan. A ne considérer que la littérature, aucune production passée ne peut être un obstacle à la production future, aucun sujet, aucune méthode, aucune langue ne résisteront à l'épreuve du temps. Chateaubriand, Balzac, Hugo, et nous tous qui écrivons aujour- d'hui, serons un jour des barbares, et la seule bienveillance rétrospective de nos arrière-neveux les empêchera de hausser les épaules à nos fabulations misérables, nos méthodes rudimentaires, notre style piteux. Ceci admis, on est porté à demander à ceux qui sont de cette deuxième moitié du siècle et que la philosophie de notre époque a pénétrés, s'il ne serait pas temps d'en PREFACE venir à une sagesse nouvelle, de se débar- rasser de la manie de jouer au bon Dieu, de se faire à ridée qu'il faudra, plus tard, s'effacer devant le flot montant de nos héri- tiers, à l'idée d'être les amis de nos succes- seurs et non leurs pires adversaires. A la vanité grotesque de régenter les siècles, on substituerait le plaisir d'agir efficacement sur celui où l'on vit. On perdrait une illu- sion bien vide pour une réalité bien pleine. Et ce n'est pas l'avenir qui en souffrirait ; il souffrirait bien plus si nous persistions û vouloir l'enfermer dans les étroites limites de notre infériorité. Mais nous n'en sommes pas là. Nous ne sommes pas encore résignés à l'évolution, aux lois fatales du progrès; nous n'avons pas encore abdiqué le vain orgueil de faire l'admiration de tous les siècles, de bâtir indestructiblement. C'est cet orgueil-là qui fait repousser le novateur, négation vivante de la chimère qu'on caressait ; c'est celui-là il 1r& ^■H préfacf; qui fait pousser des cris de fureur aux clas- siques contre les romantiques, aux roman- tiques contre les naturalistes, au dernier des folliculaires contre l'avant-dernier des folliculaires ; c'est celui-là qui ne veut pas qu'on change les sujets, les méthodes, la langue; c'est lui, sous mille formes, au nom de mille sentiments plus sacrés les uns que les autres, lui qui déterre Homère, Racine, Shakespeare, lui qui fabrique sage- ment l'immuable dictionnaire de l'immuable Académie. Et rien ne nous corrige, ni la comparaison de la langue de Rabelais avec la nôtre, ni la culbute des Sectes sur les Sectes, des Philosophies sur les Philo- sophies, des Littératures sur les Litté- ratures. En fin de compte, le plus clair bénéfice de tout cela est pour les médiocres, les- quels seront toujours charmés d'avoir quel- qu'un derrière qui emboîter le pas, de trou- ver une rhétorique toute faite, une règle PRÉFACE sûre pour produire des romans, et qui, retranchés derrière l'opinion des maîtres, accableront de leurs sottises les moindres novateurs. Dans notre bataille de fin de siècle, les nouveaux venus doivent donc s'attendre à des haines effectives, à des antagonismes très rudes. Ils doivent se convaincre que l'ennemi n'est pas autre chose que les Sec- taires, et, au lieu de se déchirer entre eux, ils doivent s'unir pour combattre cet enne- mi-là. Par eux, ces Sectaires, sera inévita- blement honni tout artiste qui développera la Psychologie, recherchera, à travers les gros instincts, des manifestations plus fines, plus déliées, plus ingénieuses, découvrira des coordinations d'un ordre plus lointain que ne le comporte une observation super- ficielle, s'acharnera à extraire les pensées profondes et confuses qui concourent aux déterminations extérieures de l'être. Honni encore celui qui, dans le domaine i.10 PREFACE général du progrès humain, dans les ac- quêts de la Science et de la Philosophie, tentera de trouver des éléments de beauté plus complexes, plus en rapport avec les développements d'une haute civilisation, qui croira que les grandes découvertes de notre fin de siècle sont susceptibles au plus haut degré d'être transmuées en matériaux littéraires. Honni celui qui, profitant des observa- tions faites, voudra les faire servir à une œuvre de synthèse ; qui, sans prétendre en tirer un enseignement scientifique, croira que des travaux d'invention littéraire sont d'un immense intérêt pour l'art. Honni celui qui ( ne faisant en cela que suivre l'exemple de tous les siècles) songera à perfectionner la langue, aimera que la forme soit adéquate à l'idée, persuadé que les constatations d'êtres complexes ou in- génieux ne sauraient être énoncées d'une façon parfaitement claire en soi, qu'à la ~-~ .~ 11 fPREFACE 11 condition que le style soit complexe ou ingénieux comme l'idée même.... Mais qu'importent les excommunications I Autant en emporte le vent! Les honnis d'aujourd'hui sont les vainqueurs de demain. Aucun cortège d'Apôtres n'empêchera les Prophètes de succomber à l'assaut de la génération montante ! Imshk L'IMMOLATIONL'IMMOLATION Hamelot, dit La Tête, avait lui-même édifié sa maison, dans la solitude, sur un monticule, presque au bord d'une ancienne carrière à sable jaune et à pierres. Quoique difforme, avec une grande crevasse, étan- çonnée vers le dévalement du monticule, cette demeure était robuste. Elle était cou- verte de tuiles rouges, bleuâtrement blan- chie, avec trois frustes fenêtres sur la façade principale, une grosse porte de sapin peintemm m ■■^M^H l^B •16 L'IMMOLATION en ocre pâle comme les volets. Un chemin à carriers, où ne passait plus personne, la longeait sinueusement, entretenu à la vo- lonté de La Tête. Le plus proche voisin vivait à un kilo- mètre, et tout autour c'étaient des champs planes, avec quelques mares, des rideaux de trembles, et environ deux cents hêtres, une trentaine de chênes, disposés en tra- pèze au bas du monticule, et que l'on appe- lait cérémonieusement le « Bois ». Un sourcelet, sous des buissons, Huait avec une voix toute grêle. Hamelot possédait trois arpents de terre moyenne sur la pente, et il avait empiété d'une douzaine d'ares sur le communal, ce que le Conseil tolérait. Ce sol lui don- nait du seigle, des pommes de terre, des fourrages, quelques légumes, et le verger était planté de poiriers, de pommiers, de cerisiers, dont la récolte était bonne, inva- riablement. L'étable, à l'arrière du bâtiment, I L'IMMOLATION 17 saine, sèche, contenait un cheval, deux vaches, et il y avait encore la grange, la laiterie, le poulailler, le pigeonnier établi sur le toit, la niche à lapins, mais pas de hutte à porcs. La fosse à fumier, établie sous un hangar, donnait un produit excel- lent et à foison. Au dedans, l'habitation comportait trois places moyennement grandes, une au rez- de-chaussée, deux au premier étage, celle d'en bas pavée de pierrailles, celles d'en haut planchéiées de sapines de rebut, et les plafonds s'étayaient solidement sur des poutres de hêtre. Le poêle de la cuisine était immense, glacé comme un sombre miroir, une horloge antique marmottait tristement dans une encoignure, et quatre chaises, une table, formaient le mobilier avec une huche. En haut, les chambres étaient pour le coucher : une pour La Tête, une pour sa fille. L'hiver comme l'été, ce logis gardait une bonne sécheresse, une^^^^^^^■HHHi^H 18 L'IMMOLATION I ■ ■ odeur de santé, mais la vie y était mono- tone, lente et mélancolique comme celle des grands arbres. La Tête vivait là avec sa fille unique. Il avait quarante ans. C'était un homme court, très-dense, le crâne chauve et toujours chaud, les yeux rudes triangulaires ; et sur sa ferme mâchoire et ses joues, une barbe poussait, par touffes isolées, ridicules, comme du pâturin sur un sol maigre. Il avait peu de cou, une grande opulence de poitrine, les jambes en arc, les pieds carrés. Très taciturne, la face sourde, sans un ami, il évitait le cabaret, même le dimanche, savait à peine jouer aux cartes, par défaut d'accoutumance. Sa sombre nature hépa- thique agréait mal aux gens. Prompt aux querelles sans mots, mais avec coups, ses compagnons de la glèbe, connaissant sa force extrême, évitaient de le froisser. Il passait donc solitaire par les chemins, profil de ragot, suivi de la détestation desL'IMMOLATION 19 laboureurs de la plaine. Il n'en avait sou- eiance, secrètement se complaisait à la manière d'épouvante qu'il inspirait. C'était un paysan hors misère, ayant, outre sa terre et son bâtiment, quinze mille francs logés sur impeccables hypothèques. An par an, comme pousse un chêne, sa fortune s'arrondissait. Manouvrier perti- nace, économe sans ladrerie, il trouvait profit à se nourrir de bon seigle, de fro- mage, de patraques jaunes, d'œufs et, pour le repas dominical, il tuait chaque semaine l'aînée des poules ou deux pigeons. Aucune nourriture ne lui coûtait un liard de mon- naie sonnante. La terre produisait fruits, légumes, fourrages, seigle ; la mouture se payait en denrées. De sorte qu'il ne sortait un peu de bel argent que pour les taxes, les vêtements et quelques caprices d'Ha- melot. Ces caprices étaient excentriques, pour un paysan, rares d'ailleurs, mais incompa-™ ■ ■ 20 L'IMMOLATION rablement violents. Pour les satisfaire, il n'hésitait pas à se rendre jusqu'à la ville prochaine. C'étaient des envies gourmandes, des convoitises de boissons et de mets délicats. Elles mûrissaient de longues heures dans son dense cerveau, devenaient peu à peu irrésistibles. Il partait alors, acquérait une bouteille d'anisette ou de crème de menthe, une tarte de pâtissier, des raisins secs, puis, les yeux aqueux, la bouche féroce, il se claquemurait dans sa chambre à coucher, fermait sa porte à double tour, se calait sensuellement dans un coin, sur le plancher, et, solitaire, égoïste et farouche, mangeait, buvait, sans jamais offrir une miette à sa fille. Comme sa terre ne lui prenait guère plus de cinquante jours de soins par année, il se louait avec son cheval, le reste du temps, aux fermiers des environs. Il par- tait dès l'aube, emportait du pain, du beurre, une omelette roulée entre deux tranches, jf L'IMMOLATION 21 dans son petit sac de chanvre rayé, car il travaillait à la journée d'argent et se serait cru hors de compte à la moindre retenue faite sur son salaire, tant faible fut-elle, pour sa nourriture. 1tn^^^mmmm^^^^^^mi^Bt 1 ■ r-^*" ' j ■ ■* *_ II Séraphine restait seule sur le monticule solitaire. Elle avait seize ans. De pâles yeux de septentrion, les muscles grêles, haute silhouette douce, la chevelure couleur maïs, la figure de grâce dormante, elle était lente dans son mouvement, persévérante dans son action et taciturne comme son père. L'humble fatalité paysanne, la végétative résignation, s'exhalait de cette vivante cir- culant à traversée pérennial labeur. D'elle, à la longue, par l'accumulation patiente,24 L'IMMOLATION I l'intarissable action pareille à tout ce qu'our- dit l'immanente Nature, naissaient d'énor- mes accomplissements, ces sommes de production qui nous font arrêter, abêtis, devant une merveilleuse peuplade d'insectes. Après le café-chicorée, le seigle, le beurre du premier repas, s'ouvrait pour elle, sans hâte, le cycle où les bêtes, la provende, la pâture, le sarclage, l'échenillage, la laiterie, l'émondage, la cueillette des fruits, des œufs, le règlement des couvées, le lavage, la pani- fication, la couture des hardes, les menues contingences ménagères marquaient d'iné- puisables heures. A la voir rôder doucement au domaine, entre les arbres, parmi les blés, au bord de l'étable, toujours seule, elle semblait une inférieure divinité, une de ces entéléchies aimables que l'antique Humanité, à ses heures de rêvasserie rustique, mettait dans la plante, dans le ruissellement du flot, dans les ténèbres de la racine. Comme elle ^H L'IMMOLATION 25 faisait peu de gestes superflus, savait l'art d'aller d'une besogne à l'autre, sans rien oublier, elle économisait encore, chaque jour, le temps de coudre de grosses che- mises pour un marchand de la ville, et que La Tête rapportait à chaque quinzaine. Et c'est ainsi qu'elle vivait prisonnière à la ferme, n'en sortant qu'au jour de Dieu, pour aller à la Messe, ou descendant à l'au- tomne, au « Bois », glaner des faines, dont elle tirait l'huile entre deux pierres lisses, et ramasser le bois mort, les fanes, en sorte que la lampe et le poêle avaient leur nour- riture gratuitement. Une fois la semaine, il passait une femme du village, qui ache- tait les œufs, le beurre, le fromage de la ferme, et c'était là un gros événement pour Séraphine, quasi de l'importance d'une cou- vée bien venue. Dans cette vie étale, isochrone, était-il, au fond, quelque floraison trouble? L'inter- minable monotonie mettait-elle de l'ennui 2i^HIHHBHJ * 26 L'IMMOLATION dans la rustique ? Cette analyse eût été pénible à faire. Elle ne se sentait ni heu- reuse ni malheureuse. Le sort était accepté. La formidable habitude, à chaque aube, la mettait debout. Une vague force l'envelop- pait, la poussait. Elle entrait au licol toujours prêt, tranquille bête humaine, ses rares spontanéités cérébrales enterrées sous l'écra- sement du manuel travail. L'inertie pous- sait sa sommeillante échine. La résistance des choses, la rapacité des animaux étaient ses seules substances réflectives. Non que, sur sa lapidaire physionomie, il ne passât quelquefois un peu de la fête des beaux jours. Surtout, à chaque avrillée, comme les rameaux au cambium rafraîchi, comme la terre tressautante d'embryons, elle avait au cœur une confuse couvée rever- dissante, les prunelles pâlies par les pre- miers soleils. La Palingénésie universelle renouvelait ses globules, parfois faisait jail- lir un doux refrain d'enfance sur les lèvres ^mBBmNHHHS L'IMMOLATION 27 taciturnes. Certains matins, les mares relui- saient plus gentiment sur la plane cam- pagne ; il lui arrivait d'écouter s'éveiller les retentissants merles, les ascensionnelles alouettes, d'être dans l'émerveillement vague des paysages après pluie, idéalement lavés, sans poussières ; de rester une minute devant le charriage des nues, ce léger monde, si vaste, où l'éphémère triomphe> où la caverne divine de l'aurore se résout en bre- bis, en ailes de schiste ourlées de lumière palpitante, en nimbus receleurs d'orages ; de sourire aux blonds tremblements de la moisson estivale; d'aimer une minute le village aux toits coquelicots, le bois de hêtres, ses fins troncs métalliques, ses petites feuilles chanteuses; de lever son humble regard sur la descente du grand Fécondateur, du disque croulant doucement à travers la gamme des impériales cou- leurs, comme posé sur la toison fine du parabolique horizon.28 L'IMMOLATION Mais de tout cela elle s'arrachait vite, et, comme à toute la paysannerie, il lui eût paru ridicule de convenir des joies bizarres qu'elle y puisait, si l'on avait, par hasard, tenté l'analyse de la pauvre personne. Petites voluptés bien rares, d'ailleurs, toute impulsion manquant tellement pour leur germination ! Elle avait conscience un peu plus d'une envie de voisinage, du vœu de quelquefois causer un peu, le soir, au coin d'une haie ou sur le seuil d'une porte. Le jour où la marchande venait acheter ses œufs et son beurre, lui agréait, et plus encore le di- manche matin, quand l'église jaune, neuve encore, de Saint-Mathieu, sonnait la messe par dessus la plaine et qu'elle s'en allait, à pas tranquilles, au long de la route des peupliers et dans le chemin creux, avec un fichu bleu sur les épaules, une coiffe rouge de fine laine, à grosses arabesques jaunes et noires, sur ses pâles cheveux. ......jmL'IMMOLATION 29 Par les jours où, arrêtée une minute, cessant de coudre devant la fenêtre ou de sarcler parmi les pommes de terre, elle regardait les espaces vaguement, le regret la saisissait du temps où la vieille (Dieu ait son âme ! ) racontait quelque courte his- toire, et une grosse envie mordait son cœur de descendre là-bas, parmi les toits rouges, de hanter ses semblables. Mais la raisonnable fille bientôt reprenait sa pa- tience, avec un bas soupir, se recourbait vers la terre ou sur ses chemises, et travail- lait infatigablement. A la lumière tombante, le pas du cheval s'entendait à l'orée du « bois ». Hamelot rentrait, avec un bref salut. Elle servait alors les patraques jaunes, bouillies ou rô- ties, selon l'époque, des œufs, parfois la soupe au reliquat de la poule dominicale ou aux légumes, et le paysan, non sans sensualité, dévorait ce dîner-souper, puis se tassait sur son siège. Une heure coulait 2. ^^^^^■^H 30 L'IMMOLATION ■ • ainsi, et presque jamais une parole, une question. En été, le jour achevait de tré- passer dans la cuisine. Aux autres saisons, s'allumait la lampe à l'huile de faînes ; aux soirs glacials, le poêle vibrait, et les vents criaient aux cimes flexibles de la hêtraie, se fendaient sur le monticule. Mais, froide ou chaude période, jours vite vaincus par l'ombre ou luttant harmo- nieusement, c'était la même lourde veillée, la non-intimité, ce dur cœur de La Tête fermé au joli clair-obscur de l'amitié du foyer, le misanthropique silence. Son chaud, humide crâne penché, ses mains grises mi- ouvertes sur les cuisses, le paysan rêvait à sa petite fortune, à la récolte, aux rentes hypothécaires, au gain journalier. Souvent aussi, il ruminait simplement, comme un bœuf, mais avec deux yeux triangulaires, semés de veinettes, à lajaune sclérotique, rusés et colères. Et l'horloge allait, dans son coin, pas L'IMMOLATION 31 plus monotone que les deux créatures vivant à côté d'elle. A cette solitude à deux, Séra- phine préférait beaucoup ses journées buti- neuses. Même, ce rugueux père, ses larges muscles, les rides horizontales, houleuses de son front, ses rares questions tranchantes, lui faisait peur, comme s'il allait la battre. Il la battait rarement pourtant, et presque jamais le poing fermé.mnsIII Un dimanche, après le dîner de midi, comme Hamelot regardait pousser les sei- gles, écartant quelques pierrailles, l'air na- bot dans sa blouse vernie ample comme une toge, un désir lui naquit, tout soudain, d'un petit goûter délicat. 11 rentra donc, noua cent sous dans son mouchoir, prit le cheval à l'écurie et s'en fut vers la ville, au trot clapotant de la grosse bête. C'était fin mai, l'air était chaud, et une soif brusque le prit Descendant du bidet, ' au bord de la 34 L'IMMOLATION source, il se pencha, but un large coup d'eau glacée à l'ombre des buissons. Comme il atteignait la chaussée, un hasard lui fit mettre la main à la poche. Ses joues gri- sonnèrent. Le mouchoir, les cent sous y noués avaient disparu ! Béant, il farfouilla, tâta par tout son corps. Rien ! De l'espoir, pourtant, lui demeurait. Per- sonne ne l'avait croisé au long des sentiers. Maintenant encore la campagne était dé- serte. Il s'en retourna, à pied, son cheval le suivant comme un chien, scruta partout scrupuleusement. Mais il était persuadé que le mouchoir devait être tombé tandis qu'il s'abreuvait au ruisselet, et à nulle autre place, et c'était par pure conscience qu'il examinait les sentiers. Enfin, il arriva. Mais il eut beau fureter aux buissons, en amont comme en aval, suivre le lit de sable, au- cune trace ne se trouva. Il s'opiniûtra ; il resta là, deux heures durant, en sueur de souci et d'espérance,L'IMMOLATION 35 cassant des branches furieusement. Puis, après cent faux départs, dans une résigna- tion sauvage, il prit la route du monticule. L'âpre colère jaunissait sa face, la haine profonde du paysan à perdre de la monnaie. Sourdement, par intermittences, il jurait, aurait aimé quelque grosse querelle, des coups. Pendant l'accablement des silences, une lourde sueur paraissait à ses tempes, l'angoisse glaçait sa colère, une pesée de catastrophe courbait ses vertèbres. Il frap- pait son cheval. Il lui paraissait que c'était une méchanceté du bon Dieu, montrait le poing au paysage. Il arriva ainsi à la ferme. — Mettez cette bête à l'écurie ! cria-t-il à sa fille. Comme elle le regardait, indécise, cet ordre étant donné contre sa coutume — car toujours il tenait à nicher lui-même son cheval — : — Grande vache ! Est-ce que vous n'en- tendez pas ?HH^^BB^^^^HBBBH 36 L'IMMOLATION ■ ■ Et du dos de sa main farouche, il la frappa au visage. Elle, sans un mot, la joue rouge, conduisit l'animal à l'écurie, revint à pas lents, douce, s'asseoir au fond de la cuisine. Calé contre la façade, les yeux féroces, les sclérotiques sanguines, il regardait devant lui, en réalité ne percevait rien, et des ima- ginations absurdes le hantaient, le retour de ses pauvres cent sous par quelque miracle. Trois grosses nues sortaient du couchant, s'enflaient sur le grand firmament pur, et leurs bords, sinués capricieusement, avaient une palpitation légère. Elles s'unirent, posèrent un large deuil sur le zénith, et il courut un peu de vent inquiet, ascensionnel. Au premier éclair, La Tête sortit de sa rê- verie. Sa colère s'était évaporée. De l'acca- blement lui restait, une faiblesse à l'épigastre. Ses yeux étaient roussâtres sous la large visière de sa casquette. L'électricité am- biante, dans l'énervement de sa douleur, troublait ses fibres raides.1 L'IMMOLATION 37 Un bord des nues s'ouvrit, et là-bas, sur les mares, sur les rideaux de peupliers, sur les champs blondis, 'une grosse vapeur parut flottante. La pluie s'approcha, des gouttes lourdes croulèrent, par denses colon- nettes, et La Tête, réfugié sur son seuil, sous l'auvent polygonal, regarda tomber l'eau. Il y trouvait un attrait, une sombre détente. Au fond de la cuisine, assise, la joue rouge encore du violent coup, Séraphine frissonnait vaguement, observait de biais, avec effroi, la silhouette brunâtre de son père, dans le rectangle blanc de la porte. Les bras tombants, avec la pesanteur du repos dominical, elle était une figure de résignation, non sans quelque grâce, une grâce un peu longue, un peu herbivore, rendue plus fruste par la jupe trop courte, étriquée, les sabots roux. Hamelot oscillait maintenant sur sa base, isochroniquement, avec une face d'opaque 3I^M ■KflBEfli HHH 38 L'IMMOLATION mélancolie. Les dernières gouttes roulaient. Déchirée, sans foudre, la nue s'en allait en gentils haillons de soie claire sur le firma- ment bleu. Le grand soleil, jaunissant, frissonnait sur les surfaces aqueuses. Les cimes des peupliers nageaient dans de pe- tits nimbes. Une roborative senteur montait des blés pleins de coquelicots brutalisés ; les hêtres, au bas du monticule, s'égout- taient sur le terreau ; les carrés des prai- ries étaient intenses, le limon de fraîcheur brune et l'atmosphère, sans poudre, repo- sait cristallinement sur les flaques d'ombres et de rayons. Devant cette fraîcheur hydratée des champs, une envie morbide de jouissance enflait les veines du paysan. Ses gros pec- toraux remontaient, le chaud de son crâne chauve lui faisait ôter sa casquette. Il observait, là-bas, près de l'église, de petites silhouettes qui s'agitaient à la porte des cabaretSj d'autres qui roulaient la boule des m*L'IMMOLATION 39 quilles, et un groupe, à l'orée, sur une luzernière communale, qui tirait de l'arc. Sans doute, ils s'amusaient. Et le faune misanthrope les envia, pourtant ne serait pas allé vers eux, trop en malaise prés des foules. Et il baillait lentement, les mâchoires craquantes, soufflait avec bruit, quelquefois ressaisi d'une rage soudaine, avec un jure- ment, une crispation. Le soleil dévalait, la lumière ayant plus de coloris, moins d'abondance. Un peu d'orange flottait aux rares nuages. Un cou- ple parut au bas du monticule, un homme et une femme, rasa lentement les bords du bois, et, à un angle, La Tête les vit s'em- brasser, s'étreindre. Sa chair, contenue depuis son veuvage, trembla sauvagement. Alors son rêve prit cette forme. Quelques rudes images de plaisir vaguèrent dans son cerveau. Sa femme lui réapparut. Il regretta qu'elle fût morte. L'âpre sang, surexcité par la déception de l'après-midi, flua cruel- IiK^m^Bm^^mÊÊ^maHÊI^M 40 L'IMMOLATION lement par ses artères. Et l'effleurement du doux souffle crépusculaire de mai sur le mus- culeux organisme, devenait insupportable. Un léger bruit fit se retourner le paysan. Dans la cuisine jaunie, Séraphine préparait silencieusement le souper. La Tête songea qu'il eût bien mieux valu, en ce moment, avoir celle qui dormait au cimetière, ou que celle-ci fût une servante. A travers ses cils épais, il la regarda circuler une minute, mince quasi-serve, et il avait la face fausse lorsqu'il recommença de regarder au dehors. Entre deux trembles, le soleil s'immer- geait, peignant le couchant de tonalités fines, et une vapeur de cobalt montait dans le saphir. Les vêpres sonnèrent gravement sur les plaines, des lubricités éparses mon- tèrent des végétaux, et le paysan se courbait davantage sous l'impitoyable rut. La couleur de ses yeux variait, et sa tête pierreuse, tannée aux lumières crues, avait une pâ- leur grise de nègre. «^■■■■^^■B mm L'IMMOLATION 41 — Le souper est prêt, dit une voix basse. 11 se tourna, ayant aux oreilles un bruit océanique. Sa fille recula un peu, de crainte qu'il ne la battît. Elle baissait la tête, lui aussi. Les épaules du faune se mirent à gre- lotter, et il regardait les bas rayés de la jeune ^fille, ses sabots polis par l'usure, et un vaste silence était sur la campagne, la petite cloche des vêpres venait de s'éteindre, et, seuls, le long balancier paresseux, le ruisseau lointain, la dure haleine de La Tête coupaient cette paix soirale. Alors, elle eut l'instinct d'une monstruo- sité, elle s'éloigna encore, dans l'ombre. Brusquement, frénétiquement, comme une brute sylvestre, l'homme court et dense bon- dit sur la maigre personne, lui saisit la gorge et la jeta par terre. Elle, les prunelles larges, dans l'épouvantement, contre le hideux péril fut d'abord sans muscles. La sentant inerte, il relâcha son étreinte d'un degré. Mais, nerveusement, rampante, elle lui échappa,42 L'IMMOLATION Mi-morte de terreur, elle fut droit à l'é- curie, se terra près du cheval, sous la litière. Elle entendit bientôt le lourd pas, le souffle atroce de son père, et elle le voyait circuler, à travers la paille humide, tàter avec d'horribles mains soubresau- tantes, l'air farouche d'une mauvaise bête. Il repassa deux ou trois fois sans découvrir la misérable. Mais à la fin une semelle la heurta, elle se sentit saisie, férocement, le cou dans de larges doigts, écrasée sur la litière, entre les pieds du cheval. Lamentable, joignant les mains, l'inoffensive fille cria : — Père... père!... Pardon... Père! Sa supplication s'étouffa sous les fortes serres. Puis, tandis qu'elle perdait le sens, étranglée, noire, avec un dernier geste de navrement, d'humble prière, il l'aplatit sur le dos, souleva ses pauvres jupes courtes, et la viola.IV Elle resta là, étendue, mélancolique épave. Pendant longtemps elle ne bougea pas, ayant seulement, d'instinct, rabattu les jupes sur ses cuisses. Elle entendait confusément le souffle des deux vaches et du cheval en- dormis. Elle se sentait principalement une grosse torpeur, et cependant restait éveillée. Elle avait d'abord respiré avec peine, la gorge endolorie. Peu à peu, à la fraîcheur nocturne, elle revécut. Elle se dressa sur son séant. La porte de l'étable était ouverte,m^BÊmi^mm^B 44 L'IMMOLATION I un doux coin de nuit bleue entrait, un coin astral, et l'émanation fraîchissante des cam- pagnes, parfois une petite rumeur de cimes et de tigelles. Obliquement, il venait une blancheur, la façade de la maison. Alors, elle eut la conscience d'une misère noire, d'une destinée abjecte et, sombre, elle restait dans l'étonnement que celte chose eût pu arriver. C'était comme la transfor- mation du ciel et de la terre, et il lui semblait que Celui dont le curé parlait à l'église n'aurait pas dû permettre l'atro- cité, et que les bêtes mêmes, ce cheval et ces vaches dormant en paix dans les ténèbres, auraient dû se lever et inter- venir. Les larmes lui vinrent. Elles parurent inépuisables. Il y avait des pauses d'âme où s'élevait le doute de son infortune. Elle joignait les mains, se recueillait, confusé- ment articulait des Pater, des Ave. Mais la sensation de l'acte accompli lui revenait JMHHplus douloureuse, avec un coup horrible sur le cœur. H lui vint une grande lassitude. Les étoi- les lui paraissaient de petits points d'argent sur une image bleue ; son sang s'arrêtait ; et elle était comme doucement soulevée, ballotée, avec un martèlement au fond de sa chair. Ses yeux étaient ouverts encore qu'elle dormait déjà. Elle s'affaissa lente- ment dans la crèche moite, et sa respiration ne s'entendait pas dans le ronflement haut des bêtes. Le petit jour furtif entra dans l'étable. Le coin bleu-noir, qui s'était lentement déplacé devant les constellations immuables, gri- sonnait déjà. Un peu de cendre y parut, puis un rouge cristal, des détroits roses, une ellipse jaune, et un trou lapis filigrane. La monotone ligne terrestre de l'horizon était couleur de fumée, de gracieuses lueurs frappaient dans les rameaux, aux bords des nichées rondes et, par dessus le bruit dis- 3. LH^HH^^HI^fll 46 L'IMMOLATION cret des oisillons, triomphaient les vigilantes, inharmonieuses fanfares des coqs. Le cheval hennit. Séraphine, froide, s'é- veilla, claqua des dents, et peu à peu, avec l'éveil, la circulation du sang et de la pensée, sa figure devint funèbre. Elle retrouva la lourde fatalité cramponnée à elle et, debout à l'entrée de l'étable, elle sentit dans la large campagne vagissante, les opales firmamen- taires, une étrange dureté, la dureté des choses larges et splendides déployées devant une pauvre souffrance humaine. La grande envie du sépulcre traversa son âme. Grelot- tante dans sa courte jupe, ses pales cheveux tombés au cou, aux joues, elle cherchait vaguement du regard un Quelqu'un der- rière les horizons, une entéléchie consola- trice, visible, tangible. Le disque superbe, libre enfin des nuées, libre dans un golfe bleu, allumait l'opaque planète, tous les verts de mai mouillés par l'égrisée du rayonnement nocturne. HBHHL'IMMOLATION 47 Et la pauvre, plus navrée de la chas- teté de l'aurore, de ses yeux las, débiles, laissa tomber encore l'amère pluie doulou- reuse. Pourtant, avec l'instinct paysan, elle obéit à la loi du labeur. Sourde, elle s'en fut à la cuisine, jeta quelques brindilles au foyer, fit le café, disposa la table. La mécanique que l'accoutumance met aux membres la gara de méprises. Tout à coup, elle sursauta. Un pas lourd descendait. Appuyée à la muraille, terro- risée, elle se tenait à grand'peine. Son père entra. Il n'avait pas son air dur, comme moins tanné de visage, semblait honteux. Et tout le temps il n'osa dire un mot, but son café très vite, alla harnacher son cheval, et le pas métallique de l'animal s'entendit sur le maigre cailloutis de la route, réper- cuté par la carrière vide. Prise d'une noire curiosité, Séraphine regarda s'éloigner, aux bords des seigles, se rapetissant, 1148 L'IMMOLATION ■ l'homme et la bête. Les choses restaient pacifiques au passage du monstre. Quelques jours coulèrent, sans que le père et la fille échangeassent une seule p.arole. La Tête se montrait timide, d'al- lures douces, et ses compagnons de glèbe remarquèrent que sa brutalité avait décru. Il ne changea d'ailleurs rien à ses habitudes, montra cette même pertinacité laborieuse qu'appréciaient les fermiers, mais sa face était sombre. Sa taciturne victime restait pâle, les prunelles creuses, avec le dégoût de l'existence. Au dimanche suivant, elle ne voulut pas aller à l'église. Elle se défiait de Dieu. A l'approche d'un passant, elle se barricadait, n'aurait osé regarder quiconque en face. Il lui semblait être un objet de dégoût, pareille à un crapaud, à une chauve- souris. Elle souhaitait ne plus jamais sortir de sa solitude, aurait voulu s'enfuir dans une retraite plus ombreuse, au fond d'une forêt, entre des marécages. Son horreur de ÉÉÉÉÉMËL'IMMOLATION 49 l'oisiveté était profonde. Le moindre inter- valle de repos exaspérait sa désespérance ; elle avait peur d'aller au lit, retardait l'heure du coucher, parfois restait coudre jusque près l'aube. Hâve, les reins fiévreux, elle traînait son corps maigre de labeur en la- beur, et c'était une silhouette lugubre errant dans cette solitude, dépeignée, avec des veines bleues saillant dans son cou.mm I HHHBiJour par jour, dans la continuité du labeur, la répétition automatique des incidents, sa mélancolie se fit supportable. L'impression quasi-physique de la souillure s'atténua. L'idée, violente dans ce cerveau de fille campagnarde où les pensées étaient rares, s'harmonisa un peu, se cristallisa. Elle eut moins souvent le coup d'angoisse de la réa- lité. Le temps lima ce que la mémoire retraçait de trop brutal. 11 lui resta une interminable tristesse,52 L'IMMOLATION mais avec la résignation paysanne. D'ailleurs elle ne redoutait pas de nouvelles tentatives. L'attitude du père, le gros repentir empreint sur sa face, la rassurait pour l'avenir. Et le souterrain travail d'élimination, l'expulsion d'atomes et de formes intimes lui refit une pureté corporelle. L'abjection lui paraissait moins profonde, sa misanthropie honteuse décrut. Si bien que, un dimanche, elle s'en retourna à l'église, reprit confiance en Notre-Seigneur. Même, de sa souffrance, des sentiments nouveaux avaient surgi, une certaine ten- dresse délicate, le développement d'une douce nubilité. De confus vœux sexuels errèrent sur son sommeil. Elle eut, de ce qu'exhale une ardente terre estivale, une perception fine, presque poétique. Le désir que son corps produisit une récolte non mons- trueuse, des enfants comme ceux des autres femmes, la hanta perpétuellement. Elle sou- haita se livrer à un paisible homme, faire ^ï^_^L «R ■■L'IMMOLATION 53 œuvre saine, oublier à jamais la nuit pol- luée. Quelque chose de grave et de séduisant, une gentillesse de demoiselle était venue en elle. L'ignoble assouvissement subi, les longs jours de nausée, la pensée d'un éternel ostra- cisme, la nerveuse humilité, tout ce drame d'infamie avait affiné la paysanne. Malgré l'insensibilité des rustres à la grâce frêle, plus d'un la remarqua sous le porche de l'église. Avec un secret orgueil, la vive joie d'une prisonnière réhabilitée, elle vit s'arrê- ter ces yeux sur elle. Et tout le long des sept jours, sur le monticule solitaire, elle rêvas- sait aux minutes dominicales, parfois regar- dait avec attendrissement sa coiffe rouge, son fichu bleu. Puis, un matin, elle osa, comme une fille sans tache, faire son choix. C'était le Maître d'école. Sa figure avaitune charmante bonté, un grand regard triste, et ses mains étaient pâles, blanches, sans cal. Elle l'aima■■■■■■ 54 L'IMMOLATION en détestation de la force brute. Il la suivait timidement, s'agenouillait au plus près d'elle, même lui offrit, un matin, rouge, de l'eau bé- nite. Elle ne pouvait songer à lui sans un tressaillement d'entrailles. Arrêtée à l'ombre d'une meule, avec les campagnes rasées, hérissées de bouts d'éteules, qui se dévelop- paient sous elle, son amour la berçait, la transportait vers le petit bâtiment commu- nal, en face de Saint-Mathieu, où il ensei- gnait les enfants. Juin crépitait dans le cristal bleu, une vibrante sécheresse pesait sur les toits rouges, sur l'église, et la fille paysanne, aux sens éveillés par la pollution, aurait voulu tenir le jeune homme entre ses bras. A son attouchement, il lui semblait qu'elle serait purifiée. Sa nubilité profanée se portait vers là, avec une fébrilité où la passion se mêlait à de la superstition suave. Le doux Maître d'école était un peu comme l'image du Christ aux virulentesL'IMMOLATION 55 dévotes, une chose de culte et une chose d'amour. Et la paysanne, à jouir de ce charmant butin, de ce miel de songerie, s'étonnait de la complication de sa penîée. Elle, pourtant jadis si dormante, occupée exclusivement des bêtes, des champs, du beurre, à peine songeant à l'autre sexe, n'ayant bien sûr que de maigres, sinon nuls, désirs. Et main- tenant, comme si une sorcière avait passé, elle avait soif d'abandon, rêvait une infinie jouissance à se donner. En même temps, sa fémininéité se développait, de frustes virtua- lités d'analyse, toutes choses qui auraient sommeillé en elle à jamais, si l'épouvan- table souillure n'avait coulé dans sa chair. L'automne vint. Les larges vents causè- rent dans les arbres. Le bronze et le laiton des consomptives feuillées s'éparpillèrent sur les campagnes, et l'ère des grisailles débuta. Pendant des semaines entières, il y eut charriage de nues. Elles arrivaient par I■ - i •' ''.;.. . 56 L'IMMOLATION troupeaux, couleur de vieux papier, ardoi- sées, roussâtres, avec des bords d'argent, d'écaillé, des ailes de vibrante luminosité, des trous d'écume, et toutes s'égaraient lentement derrière les horizons. Elles s'ou- vraient parfois, s'épanchaient sur la brune nudité terrestre, roulaient en nébulosités douces aux ramuscules dressés sur l'horizon, aux fines tresses des bouleaux, aux raides cheveux des peupliers. Quelques plantes d'octobre poussaient encore : des périanthes pôles mouraient sur les mares ; les mousses s'acharnaient aux écorces, et les perspec- tives lointaines allaient, selon la journée, l'heure, du noir-bleu au violet pâle. C'était la saison où s'en va, aux futaies irisées par l'agonie végétale, le grand cerf suivi du harpail gracile, le grand cerf amou- reux, maigrissant et enflammé par sa tâche de reproducteur, bramant glorieusement dans les pénombres vaporeuses,VI Un dimanche d'octobre, Séraphine s'en revenait à loisir du village. Dans la suavité des prés fauves, sur leurs colonnettes unies, sans feuillage, montaient les frêles clo- chettes automnales, les veilleuses de tendre lilas. Les nues, comme un duvet grisâtre, tenaient la coupole tiède. Une très petite respiration d'ouest parlait aux dernières feuille arides. Séraphine s'engageait au chemin creux, entre les talus de mûriers, et tout à coup,58 L'IMMOLATION ■ un peu furtif, à pas hésitants, en vêtements noirs sur le sol jaune, apparut le Maître d'école. Il était pâle, comme apeuré. D'un effort brusque, timide et farouche : — Mademoiselle, depuis ce jour où j'ai osé vous offrir de l'eau bénite, j'ai bien de la peine à m'endormir le soir. Toute la se- maine, je pense au dimanche et je suis triste. A la messe seulement, je trouve un peu de repos, assis derrière votre chaise. Puis, quand vous êtes partie, quand je vous ai vue, de loin, monter le monticule où vous vivez, c'est chaque fois le même coup sur mon cœur. Je n'ai joie à rien. J'ai aban- donné toutes les pauvres plantes que je cul- tivais dans mon jardin... Ils étaient arrêtés. Les sentes, partout, étaient désertes, l'atmosphère d'un grand silence; elle regardait amoureusement le jeune homme, et il avait les cils baissés, les joues confuses. Elle trouvait un délice dé- mesuré à ces paroles de caresse, ces parolesL'IMMOLATION 59 d'un homme instruit. La redingote trop ample, à manches jusqu'aux phalanges, à taille flottante, le chapeau de poil de lapin, tout neuf, agréaient extrêmement à la rus- tique. Elle y posait son regard, heureuse de n'y pas trouver la paysannerie, rien qui rappelât la brute sombre de là-haut. Il continua : — J'ai eu peur de vous fâcher... je me contentais de vous suivre un peu, à distance et quelquefois, après l'école, j'ai passé près de votre ferme, par le petit bois. A la fin, mon souci est devenu insupportable. Et voi- là pourquoi je suis venu... vous demander si vous voulez partager mon existence... Il grelottait sur ses fines jambes, grave comme le saint Mathieu du confessionnal, et elle observait la barbe mince et couleur de fumée qui ornait sa gracieuse figure. Il se taisait, il attendait. Des nues mincirent au midi, et il coula sur le paysage, non un rayon, mais un peu de lumière passée à60 L'IMMOLATION l'élamine, une blancheur jolie. Elle baissa .la tête, et tous deux tiraient des brindilles acérées aux mûriers du chemin. Gela l'embarrassait bien fort, à la paysanne, de répondre. Elle aurait bien voulu dire oui, immédiatement. Elle était dans l'adora- tion du jeune homme, dans l'infini désir d'être à lui. Mais, avec le délicat instinct défensif, pudique, de la femelle, elle conce- vait la maladresse d'accepter si directement, pour son bonheur même et celui de l'amou- reux. Et puis, au fond, elle se jugeait bien indigne de lui, quand même elle serait sans tache, et si grande était la saleté de sa vie ! Mais rencontrant les yeux bruns, tendre- ment et plaintivement fixés sur elle : — Je vous répondrai le prochain diman- che, dit-elle. Elle dit cela si doucement, qu'il comprit bien que c'était oui. Alors, comme personne n'était visible, il osa l'accompagner jus- K f -S ^HMHHHH|qu'au débouché du chemin creux. Et, en- hardi maintenant, il dit quelques paroles gentilles, telles qu'il en avait lues dans ses livres, et il était sincère, exprimant ainsi des sentiments éprouvés véritablement, un amour qu'il avait le désir de faire solennel. Elle, dans la voix basse, murmurante de son amant, trouvait l'accent du paradis, avait un rien d'exquis vertige. Puis, en revenant dans la plaine libre, il prit la main de la paysanne, d'un charmant geste romanesque, la baisa plusieurs fois, res- pectueusement. Et en montant, la nuque nerveuse, elle se retournait, le voyait immobile, son noir costume, son blanc visage qui la regardait encore. Dans sa pauvre vie laborieuse, sans couleur, c'était une chose immense et lumineuse, grisante, comme l'ouverture des féeries dans l'imagination d'un enfant, une splendeur un peu flottante, évanouissante. Il lui fallait faire un effort de pensée, une 462 L'IMMOLATION heure plus tard, pour s'en figurer la réalité. Et chaque fois qu'elle songeait à ces baisers, sur sa paume, à cet amoureux penché, cette scène neuve et étrange pour une paysanne, dont une plus grossière eût pu rire, son sang sautait à ses joues, l'étourdissait, l'effarait, ineffablement. Les jours suivants, des jours de ventées fracassantes, de l'aurore au crépuscule, mais surtout au soir, tandis que le long balancier oscillait dans la cuisine, comme s'il mesurait les voix farouches battant à la porte, aux volets, sur la toiture, dans la hêtraie, elle se répétait les paroles du jeune homme. Dans le ruminement de sa joie, elle s'interrompait quelques secondes de coudre, avec un joli pli de la lèvre, poussait un souffle de béatitude et de désir. Elle en oubliait son père, la silhouette trapue tassée non loin d'elle, l'épais visage, le crâne sté- rile, suant, accroupi vers le feu. Mamelot ne semblait plus se souvenir de WÊÊÉËÊÈm ^mmL'IMMOLATION 03 rien, fumait sa pipe sans dire un mot, avec la physionomie pacifique d'un bélier, son- geait sans doute à la récolte qui avait été magnifique. Et jusqu'à l'heure où ils mon- taient à leurs chambres, ils n'échangeaient pas l'ombre d'une réflexion, restaient cha- cun isolé dans sa rêverie, tous deux de cerveau peu expansif, et elle, par surplus, gardant une profonde répulsion, par mo- ment tressaillante, au brusque ressouvenir de l'étable.jSI^^^HhH^^HH «H^H^E HMBfl VII Le jeudi de cette semaine, au matin, toute la plaine étant en labour, La Tête donnait une première préparation à la terre pour des semailles de froment, car c'était son ambition, depuis plusieurs mois, de faire produire du pain blanc à son domaine. Sa bête allait lentement, lourdement, sur la terre grasse, sustentée sans parcimonie. Une maigre lueur descendait sur les champs, les ombres volaient selon l'instabilité de la brise, et le paysage semblait rétréci, tiède 4. 06 L'IMMOLATION d'ailleurs, sa chaleur contenue par la vasque vaporeuse du ciel. Séraphine était au ver- ger, ramassant des fruits tardifs, et quel- ques dindons maigres dévoraient, par ci par là, les abondantes limaces de l'automne. Des fumerolles passaient doucement sur la plaine; les corbeaux s'abattaient en quête de larves; des attelages de gros chevaux bruns marchaient avec monotonie; on voyait des femmes baissées vers le sol; des tas de fanes et de tiges flambaient, et au couchant, entre les montagnes de va- peurs montantes, un amas d'arbres se mêlait au firmament. Mais Séraphine regardait préférablement le village. Il avait des teintes molles, les arêtes s'effaçaient dans l'air humide, et le petit clocher en obélisque semblait vêtu d'un lichen aérien. On n'apercevait de l'é- cole qu'un toit rougeâtre, une longue che- minée. Elle aurait voulu y courir. Une volupté immense abaissait ses paupières, 1[/IMMOLATION 67 son échine vibrait, et elle dut s'asseoir sur une grosse pierre moussue, tandis qu'un petit souffle saccadé sortait de ses lèvres. Oh ! maintenant Dieu était bon ! Elle l'ado- rait d'une âme radieuse. Elle percevait des bienveillances dans les oiseaux d'automne picorant au verger, dans ce peuple de paysans grattant la terre brunâtre, dans le ciel de porcelaine blanche. Elle avait sa grande minute d'épanouissement, la période d'âme de poésie. Et sur son visage de rus- tique, un grand beau sourire passa. Elle mit les mains ensemble, un Pater jaillit, dans l'extase. Le bord de ses cils était humide, légèrement. 0 ce doux, doux Maî- tre d'école, si gentil avec sa figure pâle ! Et juste comme au dimanche, un coin du firmament s eclaircit, mais plus brillam- ment, et une belle lame de soleil sortit du méridien. La paysanne, dans ce rayon, la tête dorée, eut un soupir d'amour, tendit les bras vers le village.L'IMMOLATION ' Tout à coup, elle vit une ombre à côté de la sienne. — Eh bien ! vous ne travaillez pas? grom- mela une trouble voix. - Elle se leva, le cœur soucieux brusque- ment. Le père était là, les souliers jaunes de terre, tout rouge de travail. Ses yeux rudes la fixaient. Alors, dans l'épouvante, elle reconnut l'expression du soir de mai, les prunelles fausses, tremblotantes, de la luxure. Mon Dieu! mon Dieu!... Cela!... Quand elle touchait au bonheur!... Cela!... Et flageolante, à genoux, plus navrante qu'une bêle qu'on tue, les doigts croisés comme devant Dieu : — Oh! s'il vous plaît !... s'il vous plaît!... Ayez compassion de votre pauvre fille!... Quand ai-je fait du mal?... Oh! s'il plaît!... mon père ! Il ne répondit rien. Il s'avança. Elle vou- lut détaler. En peu de bonds il la reprit, et il tordait le corps frêle, violemment, sous L'IMMOLATION 69 les pommiers défeuillés. Alors elle clama misérablement. Mais la haie, les bâtiments, rendaient la scène invisible aux laboureurs de la plaine, et tous étaient trop loin pour entendre qu'une rumeur faible. Les charrues poursuivaient leur marche traînante, les femmes et les enfants jetaient toujours des fanes aux bûchers, des gamins maraudaient aux coins des mares et les fumerolles, dans le soleil, naviguaient vers le village, allè- grement. D'ailleurs, pour arrêter les plain- tes, l'impitoyable paysan enfonça ses doigts au cou de la victime. Elle se défendit pourtant, frappa des poings, des pieds. Il n'y prenait garde, l'emportait avec un halètement de carnas- sier. Hélas! elle se sentait, entre ces mains farouches, comme une humble bestiole abandonnée de Dieu. Un instinct de res- souvenance poussa machinalement le pay- san vers l'écurie. 11 en poussa la porte d'un coup de pied ; ils se trouvaient dans la «— MÉËÊÊÊËËÊÊËËÊMM 70 L'IMMOLATION pénombre, derrière les vaches, comme l'au- tre fois, et les pailles frissonnaient contre les sabots de La Tête. Il y eut un moment d'indécision, d'affreux silence. Brusquement une voix rauque s'é- leva. La Tête blêmit, regarda par la porte, sans lâcher sa pauvre fille. Il ne vit que des corbeaux qui s'envolaient sur les hêtres... Elle se débattait encore, la face bleue, sans respiration. Férocement, l'étranglant, il la lança dans la litière. Et sur la triste nudité pantelante, le sombre paysan s'assouvit. : VIII 11 l'abandonna dans l'étable, comme au soir de mai. La trace de ses gros doigts restait sur la gorge gracile. Midi avait dé- peuplé les champs lorsque Séraphine revint à elle. Elle ne pleura même pas. Elle sentit sur elle la fatalité si lourde, une telle extré- mité de déchéance, que son âme n'osait protester. Elle se résigna à la sépulture morale. L'atroce profanation, ainsi renou- velée sur sa chair, lui parut le sceau d'une abjection originelle. Elle eut de sa propre-. — — - --------. _. 72 L'IMMOLATION personne une secrète horreur, ne se crut plus de la même argile que les autres créa- tures. Comme des innocents, jetés dans une geôle, qui finissent, sous la solitaire obses- sion, par se croire obscurément coupables, elle eut la pensée qu'elle avait mérité la souillure, que Notre-Seigneur avait sujet de haine contre elle. Elle se résigna noirement; l'amour, où elle avait espéré sa purification, trépassa dans son cœur ; et sur le monti- cule désert, sa silhouette blême avait la majesté des infinies douleurs. Elle fut là comme dans un bagne, liée par les chaînes de son ignominie, se condamnant elle-même à des labeurs plus après que ceux des galériens. : ûtsmIX Elle ne descendit plus au village, même ne voulut plus voir la marchande qui venait lui acheter son beurre et ses œufs. Ce fut Hamelot qui vendit toutes les denrées à la ville prochaine. Quand, après quelques semaines, le pay- san se jeta sur elle de nouveau, elle ne résista plus, subit la souillure, morne, roide. Dès lors il en prit l'habitude, régulièrement, et même ses désirs se multiplièrent ; il trouva une volupté barbare à l'inceste, s'a- 5 74 L'IMMOLATION charna sauvagement sur ce pitoyable corps inerte, devint insensible au reproche de la face pâle, aux prunelles en désolation fixées sur lui. L'hiver coula comme cela. Séraphine au- rait voulu prolonger la grande solitude que les gelées, les immenses blancheurs fai- saient autour du monticule. En cette saison il n'y passait jamais personne. Décembre fut âpre, avec de beaux firmaments noc- turnes, des lunes métalliques errant sur la concavité pure. Accroupie près du feu, les soirs de bise, la paysanne écoutait les vagues syllabitions des arbres, le battement des volets, les rudes batailles d'éléments et quelquefois comme un soupir colossal et lamentable. Bien close, la cuisine ronflait, la lampe de veillée était claire, des scories roulaient dans le tiroir sonore du poêle, et ces deux êtres d'un drame ignoble ob- servaient vaguement la danse des om- bres, les images saintes de la muraille, le IL'IMMOLATION 75 Crucifié suspendu sous une touffe de buis. La forte chaleur épaisissait le sang de la misérable, débilitait ses pupilles et, par de- grés, une oublieuse animalité la pénétrant, elle se sentait une créature d'irresponsabilité. Ces moments étaient les meilleurs de sa journée. Elle tâchait de les prolonger, retar- dait la veillée, car, au toucher du chanvre froid de son lit, le lourd désespoir la repre- nait, l'envie du Sépulcre. Hamelot, appesanti, ne la fatiguait d'aucune parole. Il engraissait. Son dur regard se chargeait de mollesse. Il devait être, au fond, satisfait de ce facile ménage qui épargnait, à sa taciturne misanthropie, l'ennui de cher- cher femelle ailleurs. Ce que sa conscience avait pu comporter de regret aux premiers viols, n'existait plus. Il apportait à l'inceste les formes du mariage, avec une acre petite saveur, un pervers raffinement, à l'idée d'un quasi-sacrilège. Et il se montrait doux avecBftftmÉ i 76 L'IMMOLATION sa fille, lui achetait de menus objets de toi- lette, mais dont elle refusait avec horripila- tion de se parer. Les secondes atroces de la vie de Séra- phine, c'était le matin, au lever du père, le soir, à son retour du travail. Alors venait le renouvellement de sa peine, l'unisson à re- prendre, l'induction brusque de l'horrible présence. Mille radicelles pénibles frémis- saient dans sa chair, avec une rapide nau- sée. Puis, au bout de cinq minutes, la morne accoutumance revenait, la résignation noire. Elle servait le café ou le souper, et La Tête s'en allait au travail, ou s'asseyait contre le poêle, chauffait longuement ses jambes. Mais, parfois, la chaleur l'excitait, une lu- bricité s'étalait dans ses yeux, dilatait ses narines, et lentement il se levait, marchait sur la pauvre fille terrorisée, attirait le corps maigre et passif, et, blanche d'un abomi- nable dégoût, les yeux clos, elle subissait le monstrueux assouvissement.En février, Séraphine eut des vertiges, le matin surtout, et son estomac se soulevait, refusait la nourriture. Du fond de son ani- mal endormissement, une lueur jaillit. Elle se tâtait les flancs, refusait de croire. Elle dut bientôt convenir de l'évidence. Elle était enceinte. Elle s'était crue au plus ténébreux de l'a- bîme ; elle conçut qu'il y avait plus sombre encore. Elle eut une colère farouche. Elle maudit le Christ. Elle refusa plusieurs jours "*- ■- - — - 78 L'IMMOLATION de servir les repas à son père. Elle restait sur le seuil de la porte à regarder les champs dégelés, et ses yeux étaient sauvages, de profondeur tragique. Elle voulut mourir, alors, et restait à contempler les belles taches verdâtres que les mares faisaient sur la plaine. Un matin, sans coiffe, elle descendit la colline, résolue. Il pleuvait fortement. Per- sonne n'était à la culture. Elle s'en allait doucement, et la chute fraîche de l'eau sur ses cheveux lui paraissait exquise. Puis, elle s'arrêta dans un désir de rétrospectif, tournée vers le village; et la tourelle esca- ladant la grisaille bleuâtre de l'horizon, les maisons indécises, une ferme roussâtre à l'orée, lui émurent le cœur. De sa pauvre âme sacrifiée, elle laissa s'épandre un peu d'amour, songea au Maître d'école. Elle revit l'unique féerie de sa nubilité, les paroles de tendresse, les regards d'émoi dans le chemin creux, sous les mûriers, 1L'IMMOLATION avec le ciel d'automne blanchissant, et puis, au débouché, les charmants baisers sur sa main, le jeune homme aux vêtements som- bres, au fin visage, cet amoureux qui restait humblement à la voir partir. Son cœur morne se mit à revivre une minute, avec une piqûre vive, et des ques- tions naquirent dans son esprit peu com- plexe. Le pourquoi de son écrasement l'in- quiéta. Elle eut une soif finale de vie, de joie, de foyer. Quel bonheur, pourtant, si elle avait pu être la servante du doux Mon- sieur! Une adoration l'épanouit, un volup- tueux flux. Mais l'inévitable la ressaisit, sa destinée infâme, l'horrible vie vécue là-haut, dans la ferme, au bord de la vieille carrière. Ah ! pauvre ! pauvre ! Des corbeaux crièrent dans un hêtre. Elle les écouta sans effroi, sachant pourtant qu'il s'abattraient sur son cadavre, au bord de l'eau. Curieuse un peu, elle voulut les voir, et c'étaient quatre ou cinq silhouettes ^^^■■HB 80 L'IMMOLATION d'encre sur la nudité ravissante de l'arbre. Et lorsqu'elle se remit en route, il lui parut que la tombe déjà l'ombrageait, que le ciel, sur les frontières de l'horizon, était un ciel étranger. Quelque chose de plus solennel que l'église au jour noir de Toussaint, un deuil intense et magistral semblait épandu sur les espaces pluvieux. La mare était là, exhaussée par l'hiver, débordante. Les aulnes et les saules crépi- taient, des branches touchaient les ondes ; il y avait des haillons d'algues jaunâtres qui se déchiraient à la pluie, des flottements confus de tiges, des feuilles mortes de nénuphars qui pourrissaient, et les gouttes tombantes dansaient en perlettes sur la surface. Alors, elle s'attarda devant cela, appuyée à un arbre ragot. L'instinct religieux la mit à genoux. Le Pater coula mécaniquement de ses lèvres. Et tout à coup elle devint plus pâle. ElleL'IMMOLATION 81 allait être damnée ! Elle était pleine de péchés mortels. Elle avait même maudit Dieu ! D'ailleurs,' ceux qui se suicident vont éter- nellement en Enfer, même innocents d'autres fautes. Et la paysanne regarda le zénith avec une terreur immense. Puis, une obscure négation bégaya en elle. L'incrédulité se leva dans son âme. Pour- quoi y aurait-il un Dieu? S'il y en avait un, aurait-il permis la chose"? N'aurait-il pas fait un miracle plus tôt? Non, non !... Après la mort, les corbeaux et les vers. Elle serait tranquille. Elle ne devrait plus souffrir l'autre sur elle. La pluie et le soleil n'auraient pas plus d'effet sur sa carcasse que sur les plantes et sur les pierres. Puis, du monde la trouverait, on la mettrait en terre. Et voilà tout ! Mais l'effroi restait. Les profondes croyances paysannes erraient aux plis de son cerveau. Elle revoyait le monde de sa pauvre jeunesse, ce monde de frustes anec- 5.r~ H2 L'IMMOLATION dotes, de saints de bois et de pierre, de vierges en robes bleues, de Christs du chemin de la croix marchant humblement d'image en image, sur les colonnes de 'l'église, et Pilate, et Simon, et les Soldats. Dans sa mémoire, que la stérilité du con- tenu rendait tenace, les sentences mena- çantes du Catéchisme se retracèrent formi- dablement. Elle recula. La mare lui parut l'Enfer. Elle n'osait plus la regarder. Elle s'éloigna roi- dement, et la pluie la glaçait. Elle monta la colline, haletante, exténuée, chargée du fardeau de sa lamentable vie, avec l'amour profond du Néant et n'osant croire au Néant, I XI Elle eut, du petit être qui germait en ses flancs, la même horreur épouvantée que de son père. Maintenant, à la veillée, elle était comme entre deux féroces ennemis, et ce n'était même pas celui du dehors qui l'emplissait de plus d'enténèbrement. Il lui semblait receler dans ses entrailles une bête de nuit, aux yeux de grenouille. Ses ver- tiges augmentaient, ses nausées aussi, et le travail ne lui apportait plus aucun apaise- ment. Elle était plus lasse, plus décharnée,"WÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊMÊÊ^ÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊMÊlÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊI^m^^^k^iadv 84 L'IMMOLATION plus soucieuse qu'un fauve famélique dans une forêt hivernale. Cependant, les blés pointaient de petits glaives verts, l'épine blanche et 1 épine rose saluaient les tièdes brises ; l'art éternel mit la jeune dentelle aux rameaux, et les se- mailles du printemps commencèrent. Dans la chair endolorie de Séraphine, il passa un peu de la sève épandue. Malgré elle, la ther- mo-électricité du Renouveauluisit au fond de ses prunelles, une instable vivacité vibra sur ses vertèbres, un désir de gentille tendresse. Or, un jour, elle édifiait des épouvantails contre les passereaux. Les poiriers étaient duvetés blanchement, une heureuse vache beuglait dans l'écurie, cent mille poitrines résonnaient au bois de hêtres et je ne sais quelle jeune parlerie sortait du terreau, des éclosions d'insectes et de corolles. Elle sentit cela. Elle pensa qu'elle seule sur toute cette campagne couvante, était irréparablement condamnée.L'IMMOLATION 85 Et se courbant pesamment, elle continuait son plantage d'oripeaux, de flottantes gue- nilles. Tout à coup, aux parois de son abdomen, il se fit un tressaillement. D'abord étonnée, arrêtée, elle comprit que c'était lui, l'être équivoque. Elle chut, mi-défaillante sur la terre, pâle comme les nuages. Et il passa une chose étrange sur son âme, je ne sais quel déraidissement de fibrilles, une métamorphose pareille à celle du sol vibrant au sortir du linceul hivernal. Celui qui était dans son ventre n'était déjà plus le même. Au chuchottement d'avril, ce qui restait d'éparse vitalité dans la paysanne parut se coërcer, et le petit germe haï, qu'elle ne s'était jamais figuré que comme un monstre, devint, en vibrant contre sa chair, à travers son trouble, l'enfant. Alors, elle resta là, assise au soleil, sous le bleu plein de paillettes micacées, dans une tendre stu- peur, avec des suavités réparant le long délabrement de son cœur, l'éveil de l'espoir86 L'IMMOLATION au fond de sa geôle morale. Séparée à jamais des autres, elle n'eut plus néanmoins une telle suffocation sur son infortune. La griserie du Renouveau, elle aussi, la trans- porta. Elle se sentit quelqu'un. Et son sourire lentement élargi, une petite clarté revenue dans son regard saluèrent l'aube d'une régénération, le plus immense de tous les sentiments animaux : la Maternité.aaa^SÊÊÊÊÊIÊÊÊÊÊm XII Dès lors, au désert monticule, la victime retrouva les petites joies de l'existence. Un joli roman fut en elle, et les vertiges mêmes lui étaient sujet de consolation. Elle reve- nait au Christ, le priait, aurait même été à l'église, mais son ventre grossissait. A force de soin, elle avait pu cacher l'aventure à La Tête. Elle savourait furtivement les menues délices de son unique pensée. Aux vieilles armoires, laissées si pleines de linge par la défunte mère, elle emprunta les plus■■^■^■■^^^^^^■■■^■^■■■^^^^^■Il L'IMMOLATION souples draps, commença mystérieusement le trousseau. Malgré les lassitudes de la gestation, sa santé revint, sa face fut moins hâve. Aux travaux de l'étable, du verger, de la laiterie, une entéléchie douce l'accompagnait. Elle revint à son ancien amour des bêtes et -des plantes, au plaisir de faire profiter le do- maine. Celui qui s'élargissait en elle, ne devait-il pas vivre de la terre? Le pauvre petit! Tant plus il serait de maudite nais- sance, et tant plus il trouverait d'amour chez la mère! Sûr que le bon Dieu ne pouvait lui en vouloir ! Ceux de la plaine croiraient bien que la mère avait eu une méchante conduite avec quelque passant au monticule, mais le petiot ne verrait pas ceux de la plaine... Et quand il grandirait, eh bien ! on se sauverait loin du pays ! Elle redevenait la paysanne, de cerveau peu habité, de monotones allures. Son âme, longtemps trouble aux alertes du chagrin, mHHniH L'IMMOLATION 89 se rendormait gentiment. La sécurité d'un délicieux printemps pesait sur elle. Sa jeunesse aimablement animale revenait en coloris à son visage; elle circulait sans hâte, sans soubresauts; et ses contem- plations, que l'innervation féroce avait quasi faites analytiques, reprirent l'ample incons- cience, la poésie indéterminée qu'on lit au fond d'un regard d'herbivore. •MaaHBHi ! !■■ mm XIII Durant ce temps, La Tête, après quel- ques jours de labeur à la ferme, se remettait à loyer, avec son cheval. Il s'apercevait d'autant moins de l'état de sa fille que, le premier rut du printemps passé, il la laissa tranquille plus d'un mois durant. Il vivait dans son crime, avec sécurité, et continuait son opiniâtre vie, économe sans lésine, ajoutant cette année-là une nouvelle strate à sa lente et solide petite fortune. Ses allures avaient médiocrement varié. Cependant, à ■SUHJI^v 92 L'IMMOLATION ■ I sa dure attitude de sanglier une nuance su- breptice s'était jointe. Avec une sorte de risée, il regardait les hommes qui labou- raient autour de lui. Dans sa nature troglo- dyte, haineuse, je ne sais quelle joie lui venait de commettre un crime contre l'Es- pèce, de braver une interdiction faite par les hommes en société. C'était l'impression farouche, contente, d'un bon coup donné dans une bagarre. Tout, d'ailleurs, la sécu- rité, l'impunité tellement probable, cette victime taciturne sous le stigmate, con- tribuait à multiplier chez le solitaire, chez la brute amoureuse de sourds combats, la sensation d'une supériorité perverse, d'un recul devant lui de la nature et de l'huma- nité. Quant à la pitié, à la stillation sur sa conscience d'un remords quelconque, cela était en dehors de sa complexion de barbare égoïste. Tout au plus, l'effarement résigné ' de sa fille, ses dents blanches claquant L'IMMOLATION 93 dans sa figure lamentable, ses frémisse- ments, ses soupirs de passive répulsion, lui inspiraient un vague désir de déplaire moins, un désir qui, l'une fois le poussait davantage à l'assouvissement, l'autre fois le faisait accorder des trêves à la Sacrifiée, Il s'en allait donc, compacte, avec l'en- graissement normal d'un quadragénaire, le long des sillons, poussant sa bête, estimé des fermiers pour son endurance au travail, regardé craintivement de travers par les autres manouvriers. Il ne rêvait guère mieux, n'agrandissait pas son domaine patrimonial, n'ayant pas l'amour fou de la terre, et plaçant toujours l'excédant de ses rentrées en placements robustes. Un soir (les crépuscules commençaient à paraître tard, il faisait chaud) le paysan fumait lentement devant le ciel de cuivre. De petites spumosités roses traînaient à l'horizon triste, une ellipse citron s'allon- geait dans la lazulite ; et, derrière le mis-94 L'IMMOLATION ■ selet, des moutons frais rasés passaient, avec une ondulation de vagues opaques ; un coléoptère bourdonnant zigzaguait opi- niâtrement auprès de la ferme ; un essaim de némocères se désagrégeait avec le départ des rayons ; et les amoureux vibrements des grillons champêtres s'élevaient grê- lement. Le paysan songeait que la récolte serait bonne, si la grêle et l'orage se montraient exorables. Les vaches avaient vêlé, les poules étaient surabondantes, l'excédant du pigeonnier devait donner un bon pécule. Comme ces choses agréables nageaient dans son imagination, il vit passer sa fille reve- nant de visiter l'étable. Elle marchait avec un balancement, l'air lasse. Et soudain, il tressaillit, retira sa pipe de sa bouche, et se mit à regarder la misérable de biais, minu- tieusement. Et quand il se fut convaincu qu'il n'y avait pas erreur, que véritablement sa vie-L'IMMOLATION 95 time était en gestation, que la grande sécurité qui le rendait méchamment et sournoisement ricaneur vis-à-vis des gens était à décliner au fur et à mesure que croissait le fœtus maudit, quand, après la stupéfaction d'avoir été si longtemps inclairvoyant, il entrevit la menace sur son destin, une possibilité que les hommes soupçonnassent quelque chose à cette nais- sance, que Séraphine fût interrogée par quelqu'un, se confiât à un docteur ou à un employé, alors germa une sombre rage en lui, une rage muette et songeuse qui le tint immobile, sur la pierre bleue du seuil, à pomper âprement la fumée de sa pipe, à regarder passer dans la noire chambre de son cerveau des idées de ténèbres. Depuis longtemps déjà la paysanne était couchée, et le père monstrueux continuait à méditer là, sur l'ouverture grise de la porte, avec le petit fourneau rouge de la pipe l'éclairant d'un peu de fantasmagorie,96 L'IMMOLATION et une belle et variée nuit était sur lui, des blancheurs passant sur les amas stel- laires, avec l'exhalement d'une fraîcheur parfumée de plantes, le lointain coassement des rainettes vertes bercées sur les iris des mares. Enfin, à l'Orient, sur une crête blonde, il monta un morceau de lune dér croissante, comme un coin d'orange lustrée. Alors seulement Hamelot, retirant sa figure sinistre des rayons paies, ferma sa porte, poussa furieusement les verroux, et monta se mettre au lit. sXIV Une nuit d'août, la paysanne se réveilla. De larges douleurs débutaient en elle. Depuis plusieurs jours, elle les attendait. Elle fut terrifiée cependant, regarda l'ombre avec tristesse. Bientôt, elle dut quitter le lit. Elle rôda par la chambre, silencieuse, jusqu'à l'aube. Devant sa fenêtre (ouverte, car elle étouffait), elle vit défiler la nuit paisible, la sublime éternité des astérismes. Enfin, le brasier diurne s'alluma. Le drame resplen- dissant monta dans les nuées. Un segment 6^^^^^^^^■■1 98 L'IMMOLATION rouge, doux à regarder, qui semblait opaque sur le fluide coloris oriental, jaillit, puis l'immense rondeur se mit debout sur la courbe ramusculée de l'horizon. Alors, fraîchie par l'aurore, elle descendit à la cuisine. Elle fit le café comme de cou- tume. D'horribles morsures l'arrêtaient par intermittences. Dévastée, en folie, elle se pliait, disait un mot plaintif, à voix basse. Le café prêt, elle attendit. La Tête ne descendait pas. Et c'était son Calvaire de songer qu'elle pourrait accoucher devant lui! Mais le pas lourd, enfin, trembla dans les escaliers, le paysan surgit. Elle, sous le dormant regard qui l'auscultait, dissimula, tint ses mâchoires closes. Il mangea béate- ment. Elle resta assise, la face lapidaire, muette, avec les douleurs qui se pressaient maintenant, se rapprochaient. Il se leva pourtant, alla quérir sa bête. Et le soulage- ment de la misérable fut ineffable, lorsqu'ellevit l'homme et le cheval cahotants, mi- endormis, dévaler la colline. En hâte, elle pourvut à toutes choses, donna pleine provende aux vaches, aux volailles, composa d'avance le souper, eut encore le temps de traire. Brusquement, elle comprit que l'irrésistible minute appro- chait. Alors, elle monta à sa chambre. De la vieille armoire, elle retira les objets pré- vus, arrangea le lit, eut de l'eau à portée de sa main. Alors, soupirante et mi-souriante dans la sécurité de la bienveillante journée, elle se laissa couler sur sa couche. Elle resta là, stoïque et douloureuse. La grâce estivale pénétrait par la croisée, un pigeon naviguait, solitairement, au- dessus des trembles. Tout à coup, avec un cri pitoyable, elle accoucha. Elle détacha courageusement le petit être. Automatique, il vûgit, vibra, s'harmonisa en hâte aux fonctions aériennes, et la mère, amoureuse, t'enveloppait, eut la force de l'essuyer déli-100 LIMMOLATION catement avec de l'huile de faîne. Puis, ayant achevé sa délivrance, elle resta à regarder la facette incarnate, et son amour grandissait à mesure. Cependant, avec une dense énergie, elle se leva, alla enfouir le placenta dans le fumier. Au retour, du vertige la prit près de l'étable. Elle en triompha, remonta, reprit le lit, dosa un peu de beurre et de miel pour l'enfant, puis se coucha avec la résolution de se lever avant le retour d'Hamelot. Elle avait l'âme blanche, Elle gardait de larges prunelles curieuses sur la menue tête couchée sur son bras. Elle croyait en Jésus-Christ. Une colossale maternité semblait dispersée entre les agne- lets du firmament. Il entrait une petite caresse divine. Et elle s'endormit ainsi, dans le mol été, pâle, avec un souffle doux. Quand elle s'éveilla, le jour était en désué- tude, des lames de lumière jaune dor- massaient aux murs de la chambre. Des SL'IMMOLATION 101 délices viraient au cerveau de la jeune mère. De suite elle se remit à contempler la gracile vie étendue a côté d'elle. L'enfant tenait closes ses bleuâtres paupières. Dans ces courtes heures, heures chaudes, dévelop- pantes, sa peau avait acquis une teinte plus claire, de l'unité jolie, et déjà, semblait-il, sa forme était moins élémentaire. Les lèvres de Séraphine se reposèrent voracement sur les joues molles. Et, avec un petit cri, saccadé, l'enfant s'éveilla. La mère mit pour la première fois l'a- réole aux petites lèvres. Un tremblement religieux était sur sa chair. La bouche rose se ferma sur l'aréole rose et Séraphine sentit, transfigurée, son lait jaillir prodigalement. Le rouge crépuscule approcha, les arbres noircirent sur les crêtes, les choses posées sur le Couchant eurent beaucoup d'intensité. Toute faible, la paysanne se dressa. L'heure funèbre avait sonné. La Tête allait revenir et, avec un souffle de mélancolie, de regret 6.102 L'IMMOLATION I du jour écoulé, elle se leva. Ses jambes étaient terriblement débiles, mais ferme sa résolution. Elle enveloppa l'enfant d'un châle carrelé, blanc et bleu, descendit à la cuisine, y servit le souper froid. Puis, grave et vaillante dans la brune lueur couchante avec un instinctif refrain endor- rneur aux lèvres-, elle resta attendre au fond de la cuisine, les yeux tournés vers la porte. Le pas clapotant du cheval s'entendit, puis la noire, pesante silhouette accoutumée se profila sur la porte, et brusquement il y eut un murmure de surprise. Le père et la fille se regardèrent âpres. — Le voilà arrivé? — Oui. — Qu'est-ce qu'on va en faire ? Les yeux triangulaires s'attachaient sur l'enfant, troubles, faux. — Ce qu'on va en faire? — Oui.L'IMMOLATION 103 Elle leva sa hâve face, et d'une voix basse, dentale, opiniâtre : — C'est notre fils ! Sous le bronze des jours de soleil, une honte pourpre emplit la face du paysan. Puis, la dureté y revint, une combinaison bestiale et rusée. Il évita de regarder sa fille. Mais elle avait compris. Une terreur infinie se levait en elle, et une haine. Elle cria : — Écoutez ! Les gendarmes devraient être ici. Il n'y a pas de meurtrier qui mérite l'échafaud plus que vous. Mais j'ai caché votre saleté, je suis restée loin de tout le monde, comme une bête jalouse. Et qu'est- ce que j'avais fait pourtant ? Dites, dites, qu'est-ce que j'avais fait? Toute une année que je vous souffre sur moi ! Toute une année que j'aurais mieux aimé passer au fond d'un trou, avec des coups de couteau. Il y a si longtemps que je serais pourrie dans la mare, si je n'avais pas eu peur de l'enfer... Canaille ! canaille ! canaille !...104 L'IMMOLATION I 7 I Vous n'avez pas eu un seul jour de com- passion ! Est-ce que vous ne pouviez pas trouver d'autres femmes dans ce grand monde ? Est-ce qu'il fallait mettre votre pauvre fille plus bas que la sale vermine ? Moi, qui ne demandais qu'à travailler hon- nêtement, du matin jusqu'au soir!... Et maintenant que j'ai une pauvre petite créa- ture, votre sang et le mien, vous êtes là à la regarder mauvaisement... et vous vou- driez la tuer ! Le doux petit amour ! Mais touchez-y ! Touchez-y ! Je n'ai pas montré aux gens ce que vous aviez fait de moi... j'ai caché notre pourriture... mais si jamais votre sale main ose venir à l'enfant... Si elle ose ! Je n'aurai plus peur, galérien, j'irai droit chez les gendarmes, tout droit, je dirai tout ! Et pour les deux crimes, bien sûr, on vous couperait votre tête sur la place d'Avre ! 11 ne répondit rien, il s'assit en tournant le dos, et il se mit à souper avec autant de paix qu'à l'ordinaire. L'ombre était entrée. MBLe paysan alluma la lampe, tira une bourse de sa poche et se mit à vérifier de l'argent, puis monta en haut un instant. Quand il revint, sa fille se posa devant lui, le regarda en pleine face, remplie de hardiesse. Il baissa les yeux. — Eh bien ! dit-elle. N'est-ce pas notre fils? — Oui. — Oseriez-vous le toucher? — Non. 11 se rassit d'un air de lassitude. La lampe blanchissait tristement les murailles. Le silence était sauvage. Du compacte pay- san massé sur sa chaise, le crâne humide, des choses funèbres sourdaient pour la misérable immobile dans l'encoignure de l'armoire. Elle balançait doucement l'enfant, multipliait sur son petit front des baisers secs et volontaires. Des nuages, au dehors, se condensaient sans hâte devant les con- stellations, un molosse lointain aboyait à la101» L'IMMOLATION nuit. Et Séraphine se demandait perpétuel- lement si le père oserait toucher à son enfant. Cette idée pertinace cognait à son front, était comme la condensation de sa vie. Elle avait glissé un couteau dans sa poche. Elle songeait qu'il vaudrait mieux, sans doute, quitter le monticule, fuir très loin. Oui, cela vaudrait mieux, car La Tête se rassurerait, finirait par ne plus croire aux menaces, se débarrasserait quand même de l'enfant. Elle partirait le lendemain. Elle avait plusieurs centaines de francs à elle, au fond de l'armoire à linge, qui lui per- mettraient d'attendre du travail. Tacitement, le père et la fille prolon- gèrent la veillée. Mais l'horloge chanta dix heures. Séraphine frissonna. Le regard de La Tête avait rencontré le sien. Et elle resta quelques minutes les yeux fixés sur les mains carrées du paysan, ces mains formidables dont ses reins et sa gorge gardaient le terrifique souvenir. |M-,:--.- > — .,*<• Ll.MMOLAÏluN •107 Elle se leva de sa chaise, marcha avec peine, le crâne vertigineux, atteignit sa chambre. Lui était resté en bas. Alors, elle voulut s'abriter des surprises. Elle ferma à double tour la porte qui donnait sur le palier. Mais comme elle voulait faire de même à celle qui communiquait avec la chambre de son père, elle poussa une ex- clamation faille et triste. La Tète avait enlevé la clef! Et, par misère, la porte ou- vrait par la chambre du paysan, de sorte qu'il fallait renoncer à la barricader. Alors, elle résolut qu'elle ne se coucherait pas. Elle s'assit au plus profond de la chambre, dans le coin laissé libre par la grande armoire. La nuit était tendue, fré- missante d'électricité. L'ascension des nues avait immergé presque toutes les étoiles. De ci de là, une bleuâtre prunelle sidérale clignait dans un trou. Séraphine regardait fixement la majesté des ténèbres, rompues à peine d'une nuance gris-pâle qui était les'■■■■HIHHHHMHMHHilliftiiMtaA1 108 L'IMMOLATION I I murailles. Et un nerveux silence s'appe- santissait sur la vastitude des campagnes. L'enfant remua ; elle lui offrit le sein ; dans l'accalmie tragique le léger bruit des lèvres suçant l'aréole lui communiquait du cou- rage. Vers onze heures, La Tête monta, et Séraphine observait, en traquée, soucieuse, une ligne de clarté sous la porte, un petit trou de flamme à la serrure. Un lit remua, la lumière s'éteignit. Mais elle eut beau tendre l'oreille, elle ne perçut pas le ron- flement rauque du paysan, si caractéristique de coutume. Il veillait donc! Elle assura, grelottante, son couteau dans sa main droite, sa débile main d'accouchée. Cependant, au dehors, des vents épars pleurèrent. Puis, quelques éclairs, de gron- dantes recompositions d'équilibre. Enfin, une pluie large, un immense bruissement sur les campagnes, comme des milliards d'ailes, le clapotis des eaux croulant surL'IMMOLATION 109 a pente, le ruissellement du toit. Un chien hurla, les gouttes s'alanguirent, un coin d'astres apparut sur la vitre. Et la mono- tonie farouche des ténèbres recommença, le vaste silence. Elle attendait toujours. Son cœur, affai- bli par l'écoulement interminable de son sang, bruissait pourtant à ses côtes.... Tout à coup le plancher craqua. Elle ne bougea pas, ferma seulement son tablier sur l'en- fant, leva la pointe du couteau. La serrure, lentement, très-lentement, se mit à tourner. Et sur l'ombre effroyable, une Forme plus ténébreuse que l'ombre estompa des contours troubles. Puis, des pas de crime, des pas dont chacun prenait deux minutes, et le tic-tac horrible d'un cœur !... Cependant, la silhouette se pré- cisa sur la blancheur du lit, de vagues bras s'étendirent, fouillèrent. Et la misérable, en sueur, songea qu'elle aurait pu être endor- mie là et que le meurtrier aurait pris,no L'IMMOLATION I emporté, étouffé la pauvre petite créature de ses entrailles. Un rude souffle s'enfla. L'ombre mons- trueuse de La Tête se redressa devant le lit vide, parut hésitante. De ses yeux, accommodés maintenant à la nuit, la pay- sanne vit la grisâtre tête se tourner dans tous les sens. Elle leva son couteau davan- tage, énergiquement prête si le paysan arrivait vers son encoignure. Mais, avec un bas soupir, trébuchant, Hamelot re- tourna vers la porte, disparut. Elle l'en- tendit se recoucher. Alors, de larges délices inondèrent son âme. Elle était sauvée! Elle se sentait pleine de douces forces, dans l'attente de l'aurore. Elle embrassait l'enfant, impé- tueuse, triomphale. Quelque chose d'angé- lique l'enveloppait, les ténèbres susurraient des choses tendres. Plus encore qu'après la nativité du petit être, elle sentait le Christ près d'elle, miséricordieux et tout-puissant.L'IMMOLATION 111 Sur la vitre, les petits astres d'argent re- posaient toujours ; elle exhala une prière en contemplant ces astres du bon Dieu. Et son bonheur développait une griserie si douce qu'elle en pleurait, ses yeux appuyés sur la poitrine de l'enfant. Deux heures sonnèrent dans la cuisine. Elle écouta finir la vibration lente. Encore un peu de patience ! La piquerette du jour allait venir bientôt ! Et elle se figurait, der- rière la nuit, le grand, le bon soleil montant constamment, constamment. Oui, il devait gravir la pente, par delà les peupliers de l'orient. Sans doute, des gens qui vivaient dans les villages, par là, voyaient déjà sa rouge salutation à travers les nuages. Comme elle aurait voulu qu'il se pressât un peu ce matin ! Mais c'est égal ! Elle pouvait bien attendre, maintenant que le père avait manqué son coup. Sur qu'il n'oserait pas recommencer pour cette fois. Et, la nuit prochaine, il serait trop tard112 L'IMMOLATION Cependant, ses paupières s'abaissaient. L'immense faiblesse de l'accouchement, tout ce sang perdu depuis le matin, les émotions noires, la terrassaient. Elle se raidit avec un sourire. Non! elle ne devait pas dormir. Elle dormirait tantôt, au bord d'un champ ou d'un bois, quand elle serait un peu loin du monticule. Même, pour sûr, elle trou- verait refuge dans une ferme. Mais sa pensée mollissait, plus passive; une langueur d'extase et de sécurité s'em- parait de sa pauvre chair. La forte incon- science fermait son cerveau ; son épuisement, de plus en plus, la menait à des sensations végétatives, embryonnaires. Son sourire s'élargissait, se puérilisait. Si bien que tout son être, effondré, effacé, disparut dans un irrésistible sommeil, avec une respiration basse, une respiration un peu troublée seulement par le penchement de sa tête sur sa poitrine.XV Une sensation d'arrachement la réveilla. Ses yeux faibles virèrent. Et tout à coup, elle clama épouvantablement. Devant elle, dans l'aube, Hamelot s'enfuyait avec l'enfant. Il le tenait au cou, ses doigts énormes l'étranglaient. La petite face était déjà noire. Dans l'anéantissement de son être, avec des pupilles énormes, qui ne voyaient plus, la mère resta immobile d'abord. Brusquement, elle reprit force, bondit. Et dans la cuisine, près du seuil, elle rat-^^^M^B 114 L'IMMOLATION trapa le paysan, se jeta sur lui, avec un cri d'amère victoire, saisit l'enfant par les pieds. La langue du petit être jaillissait de sa bouche, turgide, horrible. Elle; avec un frénétique frisson, s'ensanglantant les lèvres par des morsures, tira ce corps par sac- cades ; mais La Tête ne lâchait pas, de calme férocité, broyait plus fort la petite gorge, achevait l'étranglement. Alors ils luttèrent éperdûment pour la possession du cadavre. La mère triompha soudain, arracha l'é- pave bleuie, l'emporta dans une furie d'es- pérance. Et courant, dévalant vers le bois de hêtres, elle soufflait d'une manière farouche son haleine entre les dents du mort, croyant percevoir un retour de vie, une vague palpitation. Mais le pesant pas de meurtre était derrière son dos, elle coërcait ses misérables forces, débilitée par une abominable hémorrhagie, les jambes pleines d'un ruissellement chaud. Elle ar-L'IMMOLATION 115 riva ainsi à l'orée du bois, vertigineuse, la pensée et le souffle évanouissants... Et tout à coup elle se sentit reprise par les mains effroyables, terrassée, et l'enfant lui échap- pait : — Jésus! Jésus! cria-t-elle Mais Hamelot remontait la colline, et longeant la carrière, tournant l'étable, il arriva au bord du trou à fumier, avec sa fille accrochée à lui, qui lui plongeait les dents dans le cou. Là, ahannant, d'un grand geste courbe de semeur, il lança le petit mort. La tête en bas, le cadavre s'en- fonça doucement, des globules crevant entre les pailles rousses. Et comme la pitoyable sacrifiée voulait bondir à la fosse, le paysan la prit des deux mains, comme un fardeau, la traîna vers la maison, tandis que de larges larmes coulaient au long des joues blêmes. Une mare, au loin, scintillait ineffable- ment, des lumières délicates gravissaient lemonticule, les passereaux palpitaient à la hêtraie et l'Eden s'ouvrait aux portails du firmament. Les grandes campagnes étaient désertes encore.^kwteMÉHtBHHHHMnMi ■■MM CIPRIANO DE ARANZAZUMMMMCIPRIANO DE ARANZAZU Aux soirs où Juste Néère regardait, sur les tables mémoriales, revenir ses pérégri- nations d'Artois et de Picardie, toutes ses sensations faiblissaient devant le souvenir de Gipriano de Aranzazu. A deux kilomètres de la mer, un peu isolée, la petite métairie auberge du paysan basque s'élevait près d'un carrefour, ca- chée de loin par des conifères. Des aven- tures complexes, naufrage, amour, héritage,— ------ is&ki, 120 L'IMMOLATION avaient planté là le fils des « Hommes adroits de la main », et, tout en regrettant les Can- tabres maternelles, il vivait depuis six ans dans ce coin septentrional de France, immobilisé par sa femme et ses enfants. Mais de deux en deux ans, opiniâtrement, Cipriano entreprenait un voyage en Espagne, en revenait bondé de nouvelles fraîches, et dans sa conversation, rien ne semblait fantasmagorique comme sa coutume invé- térée de causer de sa patrie, comme s'il ne l'avait jamais abandonnée. Dès l'abord, sa personnalité nerveuse, l'acuité noire, barbare, fervente et sacer- dotale de ses beaux yeux, ses traits façonnés sur une ossature dense, l'emphase de son geste, ses impassibilités brusques de Cherokee, sa piété d'orgueil et d'accapare- ment entée sur des fraternités féroces, les résignations sarcastiques de son sourire, les larges dédains de ses silences, happaient violemment l'attention. Rarement allait-ilL'IMMOLATION 121 dans une conversation qui ne fût pas re- ligieuse, et l'intensité, l'électricité de sa foi et de son prophétisme n'éveillait pas le sourire, tant l'être pesait par sa fa- rouche présence sur les volontés am- biantes. Par convergence de destins, l'étrangeté de l'hôte de l'auberge-métairie se complétait, aux grands soirs d'été, de trois ou quatre têtes jaunes de la Catalogne et de l'Anda- lousie, commis et courtiers établis sur le littoral, qui aimaient se retrouver ensemble dans cette atmosphère, et dont deux parta- geaient, avec moins de tension, les fana- tismes du Basque. D'ailleurs, toute espèce de paysans picards, curieux ou dévots, s'y rencontraient perpétuellement, et les affaires matérielles de Gipriano de Aranzazu s'har- monisaient à l'égal des spirituelles. Aux discussions sur la récolte, aux nou- velles de la mer, de la politique, aux menus faits racontés, le Basque écoutait dans une *A, i ... h. ■ I 122 L'IMMOLATION taciturnité solennelle, murmurant, si quel- qu'un le questionnait : — Ah ! ah ! vous autres, vous obéissez à l'ennemi... les paroles bonnes ne vous entrent pas... Mais attendez, ça viendra déjà ! — Pourtant, disait un des Catalans... comme ceux de New-York ont bien deviné ce cyclone I... l'heure exacte à laquelle il devait se déchaîner ! — Ces charlatans, on les croit, gromme- lait l'autre... mais à d'autres, qui disent de plus grandes vérités, on ne fait pas atten- tion ! — Mais il y a des savants ! s'exclamait un Picard... nous manquions la récolte sans le nouveau remède ! — Ay ! un seul remède!... demander à Dieu !... Nos pères vivaient sans vos re- mèdes. — Vous, reprenait Prudencio le Catalan sceptique, vous croyez ce que vous a ditL'IMMOLATION 123 José-Mari... mais tout le monde ne peut pas croire à la même chose ! — Ceux à qui Dieu a donné ses lumières savent des choses, hombre, que vous ne pouvez savoir!... Ay ! oui, si le monde n'était si mauvais, on écouterait un José- Mari... Le choléra maintenant ravage l'Espagne, José-Mari l'avait prédit ! Com- ment ne pas croire que Dieu lui avait donné des lumières? — Quel genre de lumières? Des chan- delles ! ricanait Prudencio. — Riez, riez, mais si Dieu le veut, vous verrez se réaliser quelques-unes de ses prédictions, car les grandes choses sont pour l'année prochaine. — Quelle classe de choses ? demandait respectueusement Atilano Llasa, frère d'un avocat de l'illustre collège d'Oviédo. Cipriano se levait, dans la majesté du prédicateur, les deux mains appuyées au dossier d'une chaise, et une oscillationm ... . " -- 124 L'IMMOLATION accompagnait ses paroles, d'un rythme adé- quat à ses périodes, tantôt en lente cadence, tantôt plein d'élan. 11 annonçait des catas- trophes épouvantables, terminées par : — Et il y aura une révolution dans toute l'Europe... un prince de la Glace parcoura les contrées à la tête de ses armées victo- rieuses ! — Pufîeta, c'est tout de même pistonné, n'est-ce pas?... et les choses semblent se préparer pour y arriver. Ce prince de la Glace doit être un prince russe ? — Çà, je ne sais pas ! faisait Gipriano... mais José-Mari m'a dit que c'était un prince de la Glace... Et ce prince de la Glace arri- vera jusqu'en Espagne, et c'est là que se livrera la grande bataille, qui durera trois jours... mais enfin il sera battu et devra se retirer I...II Entré par fortune dans cette auberge excentrique, Juste Néère s'y plut, y séjourna tout le temps qu'il resta dans le pays, et son silence, son attitude de bon écouteur, lui acquéraient la bonne amitié du paysan basque. Seule, son incrédulité attristait Cipriano, et continuellement, d'une façon volontaire, douce, pleine de désir, il répétait : — Vous êtes jeune, vous vous converti- rez!... Ah! si vous pouviez voir José- Mari ! MMBiHBHHMHHHMH 120 L'IMMOLATION I I — Qui donc est José-Mari ? demanda le jeune homme, un soir. — Ah ! fit gravement le Montagnard. Et il se tint deux minutes en ' silence, puis : — C'est un simple charbonnier. Il vit seul dans la montagne, comme un ermite. Pour oet homme-là, il n'y a déjà plus rien sur cette terre. Si on lui offrait le meilleur repas du monde, il ne bougerait pas. Il est venu chez moi, au-dessus de Bilbao, il s'est assis à cette table-ci... Je la garde comme une relique.... Et il désignait une table dans l'autre pièce, contre la muraille. — A cette table, il s'est assis, et je lui ai offert à déjeuner, mais il n'a rien voulu accepter ! Cipriano fit une pause, roula ses yeux en remuant les lèvres : — Voici comme c'est arrivé : je m'étais cassé une côte le soir antérieur ; le médecin^ÊIëS&ÊêÊÊÊÊÊËÊÊEÊÈÊÈÊÊËÊÈ L'IMMOLATION 127 m'avait dit que la chose n'avait pas de gra- vité et que si je faisais des promenades en marchant lentement, ça me ferait plutôt du bien que du mal. Vers les sept heures du matin, je sortais de la porte pour aller prier un rosaire, lorsque tout à coup, je vois un homme qui regardait en l'air pour voir le numéro des maisons ; je reconnus José- Mari. — Toi, par ici, José-Mari? lui dis-je. — Oui, répondit-il ; ce matin, au lever du jour, étant dans la campagne, à l'endroit accoutumé, à faire mes prières, j'ai eu une vision qui me disait que tu t'étais cassé une côte. Alors, je me suis signé et j'ai dit: «Au nom du Père ! » Et nous sommes remontés ensemble, et il s'est assis a cette table, et nous avons parlé des choses de Dieu. Et qui autre que Dieu a pu lui dire que cela m'était arrivé, là-haut, dans la montagne? Personne ! Et pourtant il le savait ! 128 L'IMMOLATION t I Cipriano mimait le dialogue, la voix de José-Mari, la sienne propre. La sienne était caressante, chantante, pleine de miel ; celle de José-Mari, grave, un peu brusque, céno- bitique, la voix de l'homme «auquel les choses de ce monde sont de l'ordure». Une intensité d'orgueil dilatait le Basque, il soufflait à intervalles, longuement, caver- neusement, comme par les journées ora- geuses. Ah! s'il avait pu canoniser José- Mari ! Et, en silence, il observait l'impression produite sur Juste Néère, et le sérieux troublé du jeune homme, son apparence méditative, le charmait. — Vous reviendrez à Dieu! finit-il par dire... Vous n'avez pas l'âme d'un damné! Cependant, dans la salle, une discussion religieuse s'achevait entre un Picard et Prudencio le sceptique. — Ne voyez-vous pas, disait Prudencio, que ce n'est que farce, un commerce comme un autre... plus hypocrite! ■I■M i mm Tin L'IMMOLATION 129 Atilano Llasa, frère d'un avocat de l'il- lustre collège d'Oviédo, intervint dans un français rocailleux, aspiré : — Soit,.mais sans les sectes religieuses... où serait le monde? Les sciences et les arts seraient morts, n'était l'asile qu'ils ont trouvé au couvent!... Et il enfourcha son Pégase, accablant Prudencio et le Picard sous un énorme discours parsemé de termes baroques, une technique hispano-française, démontra l'in- fluence omnipotente des moines sur la jurisprudence. Ah! toutes ces belles lois dont l'Espagne est si flère, n'ont-elles pas été élaborées dans les conciles de Tolède, les « Cortès » de Valladolid ? Et le « Fuero godo », l'introduction des lois romaines, les tables d'Alfonso elSabio, merveilles de clarté et de saine justice, la grandeur, la puissance de l'Espagne sous les rois catholiques? Ah ! si l'Espagne avait encore des Philippe II, des ducs d'Albe, pour guider ses destinées ! 1•mmr-mmmmm 130 L'IMMOLATION I Prudencio, très rouge, le regardant de son grand œil de chien, confessa son im- puissance à répondre à ces arguments, non pas qu'il les considérât comme irréfutables, mais seulement parce qu'il n'avait ni l'élo- quence, ni l'érudition nécessaires.., et par conséquent il gardait son idée ! Mais devant l'air gouailleur d'Atilano Llasa, frère d'un avocat de l'illustre collège d'Oviédo, Prudencio se mit brusquement en colère : — Oui, hombre, ces religieux ont pu valoir quelque chose.., mais aujourd'hui ces oncles voleurs sont la ruine de l'Es- pagne... Et ils ont tout!... Vous croyez, vous, que ces couvents de moines et de religieuses n'ont pas de communications secrètes?... Moi je suis certain qu'il y a des chemins souterrains, carajo hombre!... Il n'y a qu'à noter que là où il y a un couvent de ces oncles saligauds, il y en a un. autre de ces tantes putains... Qu'on ne me parleL'IMMOLATION 131 pas, à moi, de leur vœu de chasteté, que puîieta, hombre, s'ils sont de chair et d'os comme nous I — Je ne réponds pas à çà ! fit dédai- gneusement Atilano Llasa, frère d'un avocat de l'illustre collège d'Oviédo. Cipriano souriait, dans une ironie hau- taine et patriarcale, en regardant toujours Juste. Bientôt les consommateurs sortirent, une servante apporta l'énorme bol de thé que le Basque absorbait chaque soir. Pen- dant qu'il y versait deux grands verres à vin de Cana et le sucrait graduellement, goûtant après chaque addition de sucre, il se mit à dire : — Il parle bien, Atilano Llasa, mais très jeune encore, il a de bonnes idées, mais les actes.., les actes..; mais.., allons.., allons.., avec l'âge déjà il se calmera. Juste, atone, approuva de la tête ; puis, rencontrant les yeux noirs qui interrogeaient, distraitement il ajouta : -132 L'IMMOLATION 1 — C'est vrai. — Moi aussi j'ai été comme ça, quand j'étais jeune, mais maintenant, grâce à Dieu, je suis détrompé. Vérité, c'est que Dieu m'a donné de grandes lumières. Et les mots se prolongeaient dans l'écou- teur, en échos, en susurrement : « lumières.., Dieu.., vérité... » Il éprouvait à la nuque un petit chatouillement qui l'irritait et le charmait. ' Devant son auditoire attentif, Cipriano sentit la nécessité de témoigner de la gran- deur de Dieu. Ah!... tout ce que Dieu avait fait pour lui ! 11 revoyait Jésus-Christ tel qu'il l'avait vu dans l'église de San Juan lors de sa première sortie de convalescent, après le typhus.., et la révélation de José- Mari, et la vision de sa fille. — Voyez, Juste, dit-il, vous ne croyez pas ; mais vous êtes encore jeune, attendez, avec l'âge vous changerez. Moi, c'est autre chose, Dieu m'a donné de grandes lumières... L'IMMOLATION 133 Quand j'étais en garnison à Saragosse, et il y a au moins trente ans (jetais un pé- cheur alors, et surtout par la chair )... C'était le jour de Noël, et je m'en souviens bien, car j'étais avec des douleurs atroces ; j'avais un bubon dans l'aine droite, gros comme un œuf et plus dur que la pierre. Les com- pagnons s'amusaient ( comme c'était jour de fête, ils avaient acheté des olives, des chorizos, du pain et du vin... ils jouaient de la guitare et de la bandurria... ils dan- saient ! ) moi, j'étais étendu sur mon lit, et la douleur ne me laissait pas fermer l'oeil. Alors, il me vint une idée — et c'était bien Dieu qui me l'envoyait — et je dis : « Virgen del Pilar, si tu veux faire que demain je sois guéri, je te promets de brûler un cierge devant ton image. » Peu après, je me suis endormi, et pour sûr j'ai dormi au moins dix heures, car lorsque j'ai ouvert les yeux, le soleil entrait déjà par les petites fenêtres. En m'éveillant 8 . • ., 134 L'IMMOLATION je ne sens plus de douleur, je me tâte l'aine.., c'était lisse comme la main ! Alors. je me suis levé tout droit sur mon lit. La jambe était parfaitement saine... J'appelai les compagnons.., je leur montrai ma jambe... Et savez-vous ce qu'ils ont fait? Regardez ! Il se leva, baissa la tête, son visage revêtit une expression de religieux étonne- ment, et il fit lentement le signe de la croix, en disant : _ Au nom du Père!... Voilà ce qu'ils ont fait.., et je l'ai là, dans le livre, ajouta- t—il, en désignant du doigt un petit pupitre dans un coin. Il se rassit, bomba ses joues, et fortement, longuement, souffla l'orgueil qui lui gon- flait la poitrine. Ses pommettes saillaient plus que de coutume, l'immense orgueil de l'Élu, de celui à qui Dieu s'est révélé, resplendissait sur sa face. Par degrés, le calme revint; il but une. m ■ ■■■■ L'IMMOLATION 135 large gorgée de thé, exprima les gouttes qui pendaient à sa moustache. — Maintenant, dit-il, vous comprenez que lorsqu'on a reçu de semblables lumières on doit croire, n'est-ce pas ? Et pourtant, je dois confesser que, peu à peu, j'avais laissé tomber cela dans l'oubli ; mais quand j'ai eu le typhus, Dieu m'a donné de nou- velles lumières, et depuis lors, je crois que j'ai marché dans le droit chemin. Je ne sais pas si j'ai obtenu la grâce de Dieu, mais enfin... allons... déjà j'espère! Juste écoutait, dans un songe, douce- ment agacé par deux visions emmêlées : José-Mari, très noir, très large, et la Virgen del Pilar, nébuleuse, idéale, adorable. La lampe de porcelaine blanche, entre trois chaînettes de bronze noirci, jetait une lueur un peu jaune, sur la table et tout autour de la chambre ; sur les murs rose pale, dans une demi-ombre, l'histoire de Joseph, lils d'Israël, déroulait ses annales.• — 136 L'IMMOLATION D'abord, la vente de Joseph, un joli petit juif à longues boucles, boudeur plutôt que triste. Les frères, demi-nus, musculeux, très blancs, avec de beaux colliers de barbe bitumineuse, le menton glabre, semblent très calmes. L'un des marchands ismaélites tend de l'argent aux frères, tandis que l'autre emmène le mioche. Vers l'arrière- plan, deux esclaves nus, en turbans, sont à bourrer de coups trois chameaux, qui reçoivent la rossée, tête haute, dans un beau flegme. De l'autre côté de la .porte, Madame Puti- phar, une petite noire, vêtue de gaze, le chignon en désordre, retient la main de Joseph (devenu grand, orné de beaux biceps) au-dessus d'un vase ciselé d'où s'épa- nouissent de minces fumerolles. Dans le troisième cadre, Joseph, en robe jaune, coiffé à la Capoul, très sérieux, la droite levée, parle au Pharaon, qui, assis dans un fauteuil pas trop confortable, la main^H L'IMMOLATION 137 gauche sur la bouche, semble penser à des bêtises. Derrière lui, sous un saule pleureur, un espiègle octogénaire agite au-dessus de la tête royale un petit plumeau. A droite, des soldats, en casques et cuirasses, font les gestes d'un étonnement d'opéra-comique. Puis, à la queue l'un de l'autre, voici les frères qui viennent en Egypte acquérir du blé, leur départ, la coupe de Joseph trouvée dans le sac de Benjamin (un grand sac pour un enfant de son âge), par les Ismaélites à l'air vicieux du premier tableau. Les frères, qui ne semblent pas avoir vieilli, s'étonnent, s'indignent. Enfin, entre deux fenêtres, entouré de photographies, Joseph, très grand, en turban blanc tranchant sur la robe pourpre, se fait reconnaître par les frères prosternés, et le petit Benjamin, mi- gnard, reste suspendu à son cou. Cipriano se promenait de long en large, épiant Juste, marmottant tout bas un Pater, lorsque sa femme entra. 8. ■ 1 'I"■ ■■■■IBaMHMMBHMMHNHftlHM^^ 138 L'IMMOLATION — Tenez, fit-il, voyez, Juste, à cette femme-là, Dieu a donné les mêmes lumières qu'à moi, et elle ne veut pas croire... mais elle se punit elle-même, l'Enfer l'attend ! Elle, derrière lui,haussait les épaules, fai- sait des grimaces de pitié, marronnait, rail- lait ses hallucinations de barbare. — Tais-toi, Henriette, tais-toi, ce n'est pas toi qui parle, c'est le Diable... Quand Benita était malade, tu ne parlais pas ainsi... Voyez, Juste, quand je suis rentré de Bou- logne, un soir, la petite ne bougeait plus, elle était froide, les yeux enfoncés et cerclés de noir. Le médecin venait de partir en disant qu'il n'y avait plus rien à faire, qu'aucun remède ne pouvait plus aider. Pendant toute la nuit, elle resta immobile, et quand je me levai le malin, avant cinq heures, elle était morte et toute froide. Alors je suis allé à l'église, j'ai entendu la messe, et après la messe, je suis allé m'age- nouiller devant la Vierge et je lui ai dit :f.'IMMOLATION 139 « Vierge, vous qui pouvez tout, faites qu'en rentrant, je trouve ma petite fille guérie, faites que je la voie courir du corridor à la salle et de la salle au corridor, et je vous promets que toute ma vie je prierai un ro- saire tous les jours à votre intention. » Les mêmes paroles ! Eh bien ! quand suis ren- tré, j'ai trouvé la fillette qui jouait avec une petite amie, et qui courait de la salle au corridor et du corridor à la salle (exactement comme je l'avais demandé). En vovant ça, je me suis signé, et j'ai dit : « Béni sois-tu, Dieu, qui peux tout. Jusqu'à présent, je ne t'ai offensé beaucoup, mais de ce jour je te promets de t'offenser le moins qu'il sera possible, et comme signe, je laisserai pousser ma barbe. » Sa voix, âpre, inculte au début, prenait peu à peu des tonalités plus douces, une belle sonorité d'enthousiasme ou des chu chottements 4d mystère. Une molle ampleur prédicante ouvrait ses bras, rejetait sa tête140 L'IMMOLATION en arrière, un peu vers la gauche, et la dureté de son fanatisme s'évanouissait en attendrissement mystique, un demi-sourire sur l'émaciement de ses joues. Par moment, il s'immobilisait, silencieux, dans une esthétique attitude de crucifié. L'œil seul, tout noir, intensément profond, décelait la dure fièvre d'intolérance, l'âme de prêtre implacable. Cependant, sur un mode lent, plaintif, exorable, le vieux thème surgissait continuellement: « Les hommes tous les jours plus méchants ; de nouveaux vices : l'ivrognerie, la prostitution, le jeu, surtout l'effroyable irréligion, l'indifférence envers Dieu... enfin, enfin, lui n'avait aucun de ces vices-là ! Grâce à Dieu, il avait renoncé au monde ! » Et brusquement, il redevenait dur, il levait deux poings terribles : « L'Inqui- sition!... On revenait toujours avec ça... mais la plupart ne savaient même pas ce que c'était ! C'est' maintenant que l'Inqui- ■■L'IMMOLATION 141 sition serait nécessaire ; tout était perverti, tout tourné en canaillerie ; on ne pouvait plus boire un verre de vin qui ne fût méde- cine; les boulangers trompaient sur le poids, sur la qualité. Ay ! oui, tout cela n'arriverait pas si l'on avait une Inquisition ! » Dans les beaux yeux noirs, à peine enca- drés d'une mince ceinture de blanc bleuâtre, des éclairs d'égarement survenaient. Le geste avait repris sa barbarie, ses brusques coupures, la voix son intonation morbide, ses fiévreuses emphases. Une citation basque, traduite littéralement en français, parfois jetait une lueur de sauvage origi- nalité dans l'emphatique force du discours. Ah ! oui, il les aurait brûlés vifs, lui ! il leur aurait arraché les ongles ! Juste sentait bien que ce n'étaient point là de vaines paroles; un peu de malaise venait à sa bénévolente tolérance devant l'Escualdu- nac, devant le paysan prophète, transfiguré par les énergies noires de la croyance. C'était i 142 L'IMMOLATION ■ I I bien là l'étoffe des Pierre l'Ermite ou des Torque m ada ! L'autre, très rouge, avec une large sueur aux tempes, s'assit, de nouveau souffla son orgueil longuement, puis, se versant un petit verre de « Cana », il le but et resta songeur. Un coche roulait sur la chaussée, dans la douceur nocturne ; des chiens furieux le saluèrent au travers des emblaves, et Juste observait toujours Gipriano, songeait intensément aux fantastiques paroles du Basque, sentait se fixer dans sa mémoire le souvenir de cette soirée. Onze heures vibrèrent. — Bonsoir! fît doucement Juste. — Bonne nuit ! dit le Basque. Je prierai pour vous... vous avez l'âme bonne... vous changerez ! Dieu vous donnera des lu- mières ! ■HIlHHhh^K^BS»■ - • ■ r» r '■' LA SORCIÈRE — Quand y a rien à faire ! s'écria le re- bouteux. L'étable fermentait, atroce et chaude, sans fenêtrage qu'un minuscule carreau collé sur un losange, et le métayer Grosse Épaule, le forgeron, le rebouteux, Pierre Clotare, regardaient la Noire agoniser avec patience sur la litière pourrie. Elle, de son misé- rable œil herbivore, tout bleu de souffrance, cueillait les rares rayons, soupirait fiévreu- 9 sèment. Elle meugla plaintive, douce, dressa ses naseaux tremblants pour respirer l'in- fecte atmosphère. - Mais qu'est-ce qu'elle a, qu'est-ce qu'elle a? cria piteusement Grosse Épaule. Le curé l'a cor bénite hier ! - Ce qu'elle a... ma parole ! répondit le rebouteux. Bien, pour sûr, pas un mal ca- tholique. _ Des maléfices ! dit brièvement Clotare. Pensifs, tous se regardèrent. Ah! oui, pour sûr! Ça allait si mal dans le pays, voilà bientôt depuis deux ans ! _ Cré Dieu! cria Clotare avec rancune. La rosse, la sale œil... elle nous y fera donc tous crever à la longue? — La jambe à votre Bartine va pas mieux ? — Mieux ! A va plus mal ! La vache meugla de nouveau, plus bas, son énorme prunelle fixée sur les quatre hommes, suppliante.HHHmiHIB V L'IMMOLATION 147 — Elle regarde comme une personne na- turelle !... — Ma pauvre Noire ! ma pauvre Noire ! cria Grosse Épaule avec de larges larmes sur les cils. La Noire fit un grand effort, mi-dressée dans la pénombre, l'haleine accourcie. Deux gros moucherons alternaient près de son oreille. Par la porte entrouverte, des rayons délicats survenaient, décoraient de fantasmagorie la bête pitoyable, et quelques secondes elle y trempa sa confuse rêverie. Puis, sentant s'évanouir la force, la dési- rable vibration vitale, elle retomba sur la pourriture rousse, et, avec un rude souffle, résignée, elle passa. — La v'ià morte ! hurla Grosse Épaule. Y a donc plus de justice ! — Non, dit le forgeron, la justice est bête! — Faut-il donc se laisser faire comme des moutons? Cré nom de Dieu ! acheva Clotare. I &U . . 148 L'IMMOLATION L'horrible litière, dans le clair-obscur, étalait des lambeaux de soie soufre et d'ambre, l'ivre tribu moucheronne arrivait plus nombreuse, et les quatre hommes re- commençaient à se regarder d'un air de mystère et d'abrutissement. _ Y a cent ans tout juste, chuchotta Clotare, que là-bas, devant l'église, on en a brûlé une. Mon grand-père me l'a dit des mille fois... H l'a vu! _ Dans ce temps-là, fit Grosse Épaule, y avait une justice ! _ Et une bonne! murmura le forgeron. Clotare rongeait la peau de ses doigts, près des ongles. Le poil de la morte luisait doucement, un reflet ranimait son œil énorme; on voyait les cicatrices, les exco- riations, les chauvetés de son humble ani- malité domestique. _ Puisque tout est fini... allons boire un verre ! proposa le forgeron.oI^êêêÊÊÊÊKIÊÊÊÊÊIÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊM ^^^M^__^^___- II Clotare s'en allait aux orées des prairies. Le Croissant jaune dévalait l'Ouest, la terre se ridait en plis larges, les gramens de juin montaient hautement, de chauds coups de vent s'harmonisaient dans les ri- deaux de peupliers, et la voix charmeuse des crapauds alternait avec le clapotement des rainettes. Clotare battait la terre de son bâton, un peu saoul, jurant par intermittences. Sa charpente était rude, son visage glabre, > '-_.;. i i : 150 L'IMMOLATION V H large et aride, abrité sous l'auvent d'une casquette ridicule, et autour de sa silhouette rustique flottait le sarrau bleu. _ Cré Dieu de mille dieux! jurait-il avec monotonie pendant que l'alcool s'évaporait de sa bouche, que les froments le frôlaient mollement. Et il regardait quelquefois la faucille déjà toute rouge au dévalement du ciel, côte à côte avec le Lion élargi, Régu- lus'resplendissant, et vaguement il se dé- fiait de ce brin de Lune si pointu et si drôle. _ Notre-Seigneur est pas juste ! mur- mura-t-il. L'harmonica d'un fin ruisseau parlait sous des arches buissonneuses, et Clotare chercha le ponceau dans la pénombre, le franchit en tournant belliqueusement son bâton. - Qu'elle prenne garde ! Elle défera ce qu'elle a fait ou le pauvre homme y sera sa propre justice'....—.. L'IMMOLATION -154 Sur les blonds vagues, les cendres, les noirs de la plaine, vinrent des pâleurs, des surfaces plâtreuses où de rares chandelles tremblotaient. — Elle est à sa fenêtre ! grommela Clo- tare en épiant, au bord du hameau, le pro- fil avivé de deux grandes chaumières isolées, presque voisines. A la fenêtre de la plus proche, une femme s'accoudait, charbon- neuse sous le luminaire d'une chandelle. Le paysan se blottit derrière une haie, très attentif, les mâchoires entrechoquantes, dans une condensation d'idées fétichistes : — Qu'est-ce qu'elle complote ? La femme, posée derrière les ténèbres, dans l'auréole cuivreuse du luminaire bon- dissant, était un doux profil nocturne, les cheveux démêlés autour de ses joues, un peu rêveuse dans la beauté soirale. — Elle fait rien comme une personne naturelle ! pensa l'autre. Et son sang bouillait, il serrait son bâton I152 L'IMMOLATION I d'une grosse main guerrière, tandis que les vagissements du ruisseau, l'appel aigu des grillons, l'émoi frémissant des cultures, invi- taient à la miséricorde et la fécondation. _ Je vas l'envoyer quelque chose tout de même ! Furetant sur la sente molle, glaiseuse, il trouva un caillou, puis, avec un han ! il brandit le poing, et frappée à l'épaule, la femme poussa un petit cri terrifié. _ Tu l'as... la jeteuse de malafices ! chuchota Clotare féroce et riant des dents. La femme épia quelques secondes avec l'effarement d'une persécutée, puis, devant le silence des champs, frémissante, sentant un quelqu'un cruel en embuscade dans les ténèbres, elle referma sa fenêtre, tandis que Clotare, à pas de traître, tournait la haie, abordait la chaumière voisine du côté opposé. Une chandelle brûlait aussi chez lui, dans la cuisine, et sa femme, sa fille, étaient assises au coin du poêle froid et resplendissant.L'IMMOLATION 153 Sur la mélancolie bleuâtre des murs, une horloge à coucou oscillait pesamment; une faïencerie à filets, ses disques, ses ellipses, allait tout du long, suivie du navrement des images campagnardes, du rougeûtre couron- nement d'un Empereur, de la bénigne sil- houette d'un Pape. Puis la huche, la table usée par les patients lavages, les six chaises à longs dossiers, presque des chaises d'église. Et le plancher était dur, troué, en pentes, en concavités et en convexités brusques. — Salut ! cria Glotare. Sa femme maigre, aux yeux de pigeon, le cou plus rouge et plus ridé qu'une dinde, se leva lentement, et la fille, pôle comme du papier, les joues trop longues sous un front d'Australienne, se mit à soupirer. — Ça va toujours si mal, Bartine ? — Oui, le père... ma jambe brûle... brûle... qu'y a sûrement un feu dedans. — Cré Dieu ! Elle tenait raide sa jambe droite, criantm m ■HHH ' ' * ~" ' I ■ 1 154 L'IMMOLATION au moindre mouvement, et le père passait une partie de ses soirées à regarder cette jambe, surexité, indigné, son crâne en proie à des mondes d'abominations. _ Bien ! fit-il... Le curé a perdu son eau bénite... j'ai voulu faire pourtant cor quel- que chose... demain le frère Honorât, celui dont a parlé Maluré, il va venir. Il est fa- meux pour les exorcisses... Si celui-là y chasse pas la mauvaise bête,... c'est que l'autre est bien forte ! _ Oh! celui-là, dit la femme, il chassera bien le mal... il a guéri tous les pourceaux de Chavres qu'étaient condamnés... Lentement, le coucou ouvrit sa petite porte, passa sa tête cocasse et cria neuf fois. _ Souperez-vous? demanda la femme à Clotare. - Non! répondit Clotare. J'ai eu du jam- bon chez Maluré. Alors, tous trois restèrent là une demi- 1 L'IMMOLATION heure encore, une lamentable demi-heure, sans paroles, dans la tristesse paysanne, la froideur des murailles, la monotonie du balancier; puis, lents, lourds, en bœufs, ils allèrent s'ensevelir dans l'inconscience du sommeil. pBBHMHr ni y Le lendemain, sur les trois heures de l'aprés-midi, Glotare et sa famille attendaient sur leur seuil de calcaire bleu. Le rêve char- mant du jour coulait sur les chaumières, sur les emblaves pâlissantes, sur la courbe arborescente de l'horizon. — Il vient ! s'écria Clotare. A peine, entre les peupliers, on voyait glisser une minuscule silhouette humaine, toute lente. Il s'interposa un faible monticule, puis la silhouette revint, comme posée sur l158 L'IMMOLATION I I l'argent des cumulus, vêtue d'une robe plus longue que celle des campagnardes. Plus précise à chaque minute, elle rasa la fine toison d'une haie, puis des saules à fourches raides, tandis que Clotare s'élançait à sa rencontre. Au bout de dix minutes, le père Honorât entrait dans la chaumière. Sa robe était huileuse, ses yeux malins, et son ventre, ab- surde, montait sous sa maigre poitrine, en pointe. Le paysan et sa femme lui racon- tèrent la maladie de Bertine, et le frère écou- tait, impudent, souriant, tandis que la jeune fille tremblait de saisissement et d'es- pérance. _ Je comprends... je comprends! disait le frère. Mais, quoiqu'il répondît du résultat, la guérison ne devait pas se faire d'emblée. De plus, quelque argent était nécessaire pour payer les frais des exorcismes et pour des offres à Notre-Dame deMalvreuse... I~ L'IMMOLATION 159 — Oui, une quarantaine de francs... pas plus! Le paysan, sombre, alla au premier étage, fouilla le coin secret de la lésine, et, revenant les mains tremblantes, les prunelles farou- ches, déposa huit pièces de cent sous noir- cies entre les mains du religieux. Honorât, avec un demi-rire cynique, les engloutit dans sa ceinture. — Où est le mal? dit-il à Bertine. Elle montra sa cuisse droite: — Ça va, ça vient, ça saute au genou... ça tire, ça brûle... comme des bêtes ou un feu ! — Juste! fit le frère... Je sais ce que c'est!... Asseyez-vous. Elle s'assit, trouble comme les clients chez un dentiste, et lui, les yeux blancs, les iris en giration, resta là une minute à pontifier. — Y a pas de marque à la jambe ? — N'aucune. — Bien... C'est bien ce que je croyais.In ■ * -— 100 L'IMMOLATION Clotare et sa femme, dans une stupi- dité bovine, contemplaient le puissant frère. _ Joignez les mains, dit le frère... et répétez mes paroles. Bertine joignit les mains ; lui, en basse caverneuse, débuta : _ 0 très Sainte Vierge Marie - per- sonne n'a jamais entendu dire - que quelqu'un ait mis sa confiance en toi - sans être exaucé - pleine de confiance - en ta puissante intercession - ô Marie 1 - ô tendre Mère - je viens, avec un cœur pur, te demander - de me venir en aide - ô aimable, ô douce Vierge Marie - et de combattre les démons qui habitent ma cuisse - et qu'un méchant esprit a appe- lés en moi I La prière hésitait, balbutiait ; Clotare s'é- tait penché avec une face de ténèbres, et le frère, les paupières horriblement tremblo- tantes, baissait toujours la voix, finissait■JHiHHHPVHHi L'IMMOLATION -161 sur un ton de mystère, d'arcane, de terrible effet sur l'âme de la jeune fille. — Maintenant, dit-il, je vais chasser les diables... Homme, avez-vous un couteau ou un sabre... bien brillants? — Mon père a été soldat, dit Clotare... J'ai son sabre. — Reluit-il? — Oui, très fort. — Allez le chercher ! il s'en alla frémissant, l'horripilation au long de sa peau dure, et revint, armé d'un grand sabre de cavalerie. — Mettez-vous sur la porte... Je vais sor- tir dans la cour... Et quand je commencerai l'exorcisme, vous frapperez en tournant dans l'air, afin que les mauvais esprits ne ren- trent pas dans la demeure... car ils ont peur d'une lame étincelante ! Lentement, les parents emmenèrent Ber- tine sous le hangar de la cour. Une truie grommelait dans sa hutte, des pigeons- I capucins promenaient leurs gentilles per- sonnes, des passereaux dansaient sur leurs fines, élastiques échasses, infiniment légers parmi les gallinacés tangueurs de la basse- cour. Le moine se dressa, avec un vague sar- casme sur le mastic de ses joues ; le pay- san, formidable et solennel, levait le large sabre, raidissait ses maxillaires, des rayons rebondissaient agilement sur le métal clair, et la femme se tenait raide, pâle de l'attou- chement du Surnaturel. Alors, la voix du frère s'enfla, mugissante et furieuse, dans le mystère du latin qui terrassait les rustres. — « Exi, anathema, non remaneas nec abscondaris in ulla compagine membro- rum.............» Il y eut deux minutes de vaste si- lence, tous quatre tournés vers la cam- pagne, les deux femmes dans l'épouvante hiératique, les entrailles tressaillantes, Clo-L'IMMOLATION 163 tare en sueur, barbare, pareil à un fauve mystique des âges d'écrasement, tandis que le frère, content, bourru, avec un vague ricanement, palpait les vieilles pièces de cent sous extraites à la lésine paysanne. A la fin, pourtant, timide, Bertine chuchota: — Et je serai guérie? — Dans huit jours, répondit le frère. Et il ajouta, d'un air de procédure inana- lysable : — Si vous avez la foi !I I ■ -3 IV Les huit jours s'évanouirent, des nues vastes s'étalèrent sur le firmament estival, et un midi grisâtre, tandis que s'avançait la pluie dans un vent trouble d'ouest, Clo- tare entra dans la chaumière, la face sauvage au-dessus de son pourpoint couleur de glaise. Étendue devant la table où s'évapo- raient la soupe grasse, les pommes de terre féculentes, Bertine geignait misérablement. — Ça va donc plus mal? demanda le père. — On dirait qu'ils sont à me ronger l'os ! Le vent bondit plus vite, les vitres se plaignirent, et les gazes pluvieuses s'abat- 166 L'IMMOLATION ■ I taient sur la plaine. Le paysan mangea furieusement, écrasant d'un coup de dents les grosses pommes de terre, avalant d'é- pais morceaux, puis, avec des yeux de rancune, une féroce bouche, il alla se poser sur sa porte. La volaille, sous le hangar, se tassait familièrement, hérissée, emboulée, avec un caquetage doux ; des clairs d'ar- gent perçaient le camaïeu céleste, les grands peupliers saluaient aux rafales ; une belle rumeur apaisante sortait des végétaux. Clotare épiait la chaumière des voisins — les Lastre — close, pareille à un cube de craie, avec des fleurs rouges sur les chaumes du toit, et des canards, au bassinet du jardin, enflaient leurs gorges de soie bleue, de satin vert. Clotare, plus sombre, les joues pâlies dans la pénombre de l'au- vent, montra le poing : — La sorcière 1 Mais l'éclaircie vint, fouilla le nimbus énorme; une clarté charmante filtrait auxL'IMMOLATION 167 surfaces des emblaves, sur la vacillation des arbres. Alors, la porte des Lastre s'ou- vrit, et l'homme sortit, bas et large, s'en alla par les sentiers de boue. — Lui, c'est un innocent, dit Clotare à ses compagnes... il sait rien de rien ! Il s'interrompit, avec une large respiration de rage, les yeux sanglants d'un dogue à la chaîne. Sur le seuil des Lastre, une femme venait d'émerger, la chevelure plus sombre que le bitume, les yeux de splendeur ibère, de rêverie herbivore. Tranquille, elle obser- vait la grâce hydratée des perspectives, la palingénésie des formes, le lent troupeau nébuleux errant sur les pentes occidentales, les lazulites fraîches s'enchâssant sur les argents, les soudes, les barytes voyageuses, les sentiers limoneux, l'eau croulant aux plis des monticules. Au loin, son mari marchait entre les trèfles ; des ouailles, des agneaux, sortaient d'une métairie ; le pyramidion de l'église s'élançait devant une ormoie. I 168 L'IMMOLATION _ Cré nom' de Dieu! grommelait Clo- tare... Dire qu'elle fait le malheur du pays ! Brusquement, la femme se retourna, et le paysan reçut le regard de ses larges pru- nelles. 11 s'épouvanta, blême, ses lourdes mains tremblantes, furieux, rêvant une noire revanche. Elle salua. Lui aussi. - Comment va votre fille? s'écria-t-elle. — Elle va pas bien. Et, en sourdine : _ Tu le sais mieux que moi, sale bête! Et la femme en jupe courte, douce et en- core désirable, au paysan semblait l'être d'Enfer et de Maléfice, plein de science équi- voque et de puissance souterraine. Elle rentra chez elle, et le rustre s'attar- dait à songer. Au crâne dur, l'histoire féti- chiste évoluait en péripéties traînantes, en phénomènes identiques ; il revoyait l'arrivée des Lastre dans le pays, deux ans déjà pas-■■■■■■ L'IMMOLATION 169 ses, à la fin d'un hiver. De suite il avait eu méfiance. La femme aux grands yeux, qui aimait s'attarder dans les sentes à regarder les plantes et le bétail, sentait l'Enfer. De fait, les malheurs étaient tombés comme grêle. D'abord, les moutons. Chez Bellotty, chez Grimpart, chez Lebrun, des troupeaux entiers trépassaient par le charbon. Alors, les chevaux avaient leur tournée, qui le lar- cin, qui la morve ; puis venaient les bêtes à cornes, puis les codions, et Glotare lui- même perdait trois porcs par la diarrhée. Partout où la vermine s'arrêtait, on était sur de son compte! Jusqu'alors, pourtant, elle avait eu crainte de s'attaquer aux hommes, mais la stupidité du maire et la faiblesse du curé lui donnaient du courage, et voilà Jacques Bonnaud qui venait de se casser la jambe et Michel Cacheux qui avait péri subitement en état de péché mortel, pour avoir été regardés et maléticiés par elle ! — Ça doit finir! gronda le paysan... Si 10■■■(■■■■■Hi _ 170 L'IMMOLATION le curé et le maire sont des bêtes, c'est pas une raison pour endurer les sorcières. Ses tempes fumaient, suaient ; une réso- lution formidable grandissait en lui à chaque seconde. Il voyait sa fille en proie aux pou- voirs sinistres, condamnée à mort, et bien- tôt, peut-être, lui-même!.... Des bandes de soleil s'abattirent, mangées bientôt par l'interposition nuageuse, un faible arc frangea l'horizon, un troupeau d'oies pâturait sur une pente. Le plan du paysan était mûr. Alors, il entra dans sa demeure, et, dix minutes' durant, la maigre femme aux yeux de pigeon, la Bertine blafarde, écoutèrent ses confidences. Il grognonnait, tapait des poings, puis, un noir mystère le raidissait, le rendait chuchotant. Et les deux femelles, craintives d'abord, maintenant induites à son exacerbation, l'approuvaient, mêlaient des hyperboles à ses phrases. __ J'y vas t dit-il enfin.f ' ...... Clotare alla taper sur l'huis de la femme Lastre. Elle ouvrit, surprise de le voir là. Lui, avec un large et faux sourire, salua. — C'est pour ma fille, dit-il... elle n'est pas bien du tout ! Peut-être bien que vous pourriez venir la voir une minute? Par bienveillance, rendant le sourire au rustre, avec une voix de doux contralto, elle répondit: — Certainement... je viens de suite! — Merci, grommela-t-il.m ■ ■ I 172 L'IMMOLATION Et il la précéda, dans un vague triomphe, alla prévenir ses compagnes. Deux minutes plus tard, la femme Lastre survenait sur le seuil de Clotare. Elle s'y arrêta, craintive. — Entrez donc ! cria Clotare. Entrez donc, voisine ! Elle entra, vit les deux femmes assises au fond de la chambre, avec des têtes équi- voques. Comme elle hésitait, dans un éveil peureux de créature nerveuse, Clotare se glissa derrière elle, et froidement ferma la porte à clef. Puis, transmué, avec une face de haine, il prit la femme au bras et la regarda violemment. — Jésus Maria ! qu'y a-t-il donc? deman- da-t-elle, douce et inoffensive sous la pres- sion de l'homme. — Ça dure assez longtemps ! hurla Clo- tare. Vous avez fait crever mes cochons et les vaches à Bernardin et à Grosse-Épaule... vous avez jeté des sorts sur tout le pays !... C'était pas assez ! Il a fallu que vous atta-f, - - .. .._ _...-... L'IMMOLATION -173 quiez les personnes naturelles... C'est pour- quoi je veux que vous ôtiez le malafice de sur Bartine ! ' La femme, sans bien comprendre, regar- dait cette famille fantasmagorique de blonds, et ses prunelles grandissaient dans l'épou- vante du piège tendu, tandis que, lentement, elle joignait les deux mains. Avec son profil pur, sa grâce méridionale, d'une autre race qu'eux, elle les faisait pourtant trembler encore, était pour eux la vraie sorcière, de beauté trop brune, de cheveux trop noirs, et Glotare grelottait, en fièvre : — M'avez-vous entendu, sorcière? Elle répondit avec douceur : — Je ne sais pas ce que vous voulez dire ! — Je vous dis, nom de Dieu ! d'ôter le malafice. — Quel malafice? Le paysan, pâle d'indignation, formidable, poussa la femme contre le mur : 10.■MHMMHH^^H 474 L'IMMOLATION — Quel malafice ! Maudite sorcière ! Je vous dis que vous ne sortirez pas d'ici avant de l'avoir ôté 1 Une terreur frigide, tacitune, qui partici- pait des choses de rêve, de théâtre, de conte, assommait la femme, avec de l'incrédulité tout au fond, l'espérance informe que cela se dénouerait sans péril. Mais Clotare la se- coua plus durement, l'éveilla, et elle, s'effor- çant : — Mossieu Clotare, ayez pitié de moi ! Je suis tout innocente, je ne sais pour sûr rien... mossieu Clotare, je voudrais de tout mon cœur guérir votre chère Bartine ! Bertine, se tournant vers la femme Lastre, dit d'un air de supplication : — Voyez comme je souffre... pourquoi m'avez-vous jeté le sort ?... Qu'est-ce que je vous ai fait? Les mains jointes, une humilité détendait ses joues trop longues, son front minuscule, et sa mère pleurait, farouche, sans un soupir. L'IMMOLATION 175 — Oui, cria Clotare, vous voilà cause de tous nos maux... et vous vous obstinez dans votre malice? L'électricité superstitieuse, l'influence subtile de ces ténébreux cerveaux sur le sien, de plus en plus étouffait, abrutissait la captive, la tenait cataleptiquement ap- puyée à la muraille. D'instinct, comme les innocents jetés au fond des geôles, elle finissait pas se croire une criminalité, une ignominie de nature, une sorte de tache ori- ginelle qui lui méritait cette épreuve. Lui, exaspéré de son silence, avec un reliquat d'inquiétude, la peur profonde d'une traîtrise de nécromancienne, cria : « — Mais dites donc un mot, sorcière ! Elle dit : — Je n'ai rien fait ! — Ah ! canaille ! hurla Clotare. Et il lui cracha dans les yeux. Alors, ce fut en elle un abandonnement immense, la sensation noire de l'inévitable, ••"Ml ■HHHHWÉnaii 170 L'IMMOLATION I I le désespoir de jamais attendrir le sombre et têtu personnage, et machinale, de grosses larmes lui sourdant des paupières, elle es- suya la salive du rustre. Indigné, sentant au fond de lui s'épanouir des virtualités fé- roces, le paysan se promena par la chambre, jurant abominablement. La perfidie de la sorcière lui semblait monstrueuse, digne de toute torture, et absurde, idiote, puisqu'enfin elle perdait tout à refuser ! — Vous voyez ! vous voyez! dit-il enfin à sa femme et à sa fille. Elle refuse de répa- rer ses sales manigances. Elle refuse ! Peu à peu, les paysannes, moins dures d'abord, s'exaltaient, devenaient comme lui implacables, comme lui ne concevaient pas la cruauté injuste, l'entêtement vicieux de la femme Lastre, et un court silence, tragique, s'abattit. — Allume du feu ! cria enfin le paysan a sa femme... dans la chambre à côté ! La mère, lente, amassa des fagots, les -■ ' L'IMMOLATION 177 porta dans la cheminée de l'autre pièce, une vieille cheminée qui ne servait plus depuis quelques années, et une fumée pesante s'épancha dans l'habitation. Béante, immo- bile, la femme Lastre regardait devant elle, aussi triste et aussi douce qu'un chevreuil vaincu ! — C'est la dernière fois? rugit le paysan... Voulez-vous ôter le malaflce? — Je n'ai rien fait, répliqua la prison- nière. — Ah ! Grédieu ! Crédieu !... faut-il, tout de même, avoir l'indignité dans le corps!... Quand vous n'auriez qu'un mot à dire !... Il se promenait de long en large, avec des gestes condensés, une mâchoire terrible, et tout à coup il lâcha sa main, par trois fois souffleta la femme Lastre. — Tiens, truie, tiens! Tu l'ôteras ! Je t'aurai par la force!... Elle croulait sur le plancher, avec des sanglotements sourds, n'osant gémir, et le JM 178 L'IMMOLATION paysan tendait un gourdin à sa fille, hur- lait : — Frappe-la!... La voilà... celle de tous nos malheurs!... Frappe donc!... Hue, dia! Alors, induite à la frénésie paternelle, la fille blême leva la canne, martela le dos de la femme abattue, lourdement, exacerbée aux beuglements du père. — Vas-y, encore 1 Fais-lui sortir la bonne volonté du corps ! A un coup plus terrible, la misérable pri- sonnière rebondit avec une grande clameur de tuerie : — Au secours I... Au secours!... Glotare, immédiatement, lui tenailla la gorge, brisa la lamentation, et bleue, sans voix, elle se laissait aller à genoux. — Tu cèdes donc ï demanda le paysan en la lâchant. — Hélas ! dit-elle, ayez compassion de ma misère... vrai comme y a Notre-Seigneur,L'IMMOLATION 179 mossieu Glotare... vrai je ne connais aucun maléfice... je n'ai jamais fait tort à per- sonne... — Bon ! dit Clotare. Et il se tint dans une méditation, au mi- lieu de la chambre, calme et sinistre; puis, lentement, presque avec douceur : — C'est dit... vous refusez?... — Je ne refuse rien... je ferai tout ce que vous voudrez ! — Otez le malafice ? — Je ne peux pas. — Femme, demanda Glotare à la mère... as-tu suivi mes ordres "l — Oui, répondit-elle avec fermeté, ayant perdu toute pitié devant l'opiniâtreté de la sorcière. — Donne-moi de la corde !... La chaînette du chien ! Quand il eut la corde et la chaînette, sans une parole, il croisa les poignets de la femme Lastre dans le dos et se mit à les •180 L'IMMOLATION m lier ; puis, s accroupissant, il lui passa la chaînette aux chevilles solidement, soigneu- sement. Anesthésiée, dépourvue de vouloir, elle ne résistait pas, se laissait garotter avec une docilité effroyable. — Un linge ! commanda le rustre. Mais au contact du bâillon sur sa bouche, la prisonnière frémit, eut une violente se- cousse nerveuse, un affolement de panique. Alors il la jeta sur la table et, aidé de sa femme, termina le bâillonnement. Cette tâche finie, il soupira. Une pitié confuse, opaque, circulait dans la férocité de son être; il était pâle, même il tremblait. Les sourcils denses, l'œil bas, deux minutes il s'enfouit dans sa pensée, retourna des arguties in- formes, des casuistiques primitives. Puis, avec un nouveau soupir : profond, prolongé, il se dérida. 11 avait avec lui sa conscience ! — Femme ! dit-il avec une singulière mansuétude à la captive, je n'ai rien contre toi... j'oublierai tout si tu veux guérir ma^^gog^lntiMMHÉUWMWtt _. ... ■■■MI feU L'IMMOLATION 181 tille... tu n'as qu'à faire « oui » de la tête et je te délivrerai... Elle ne bougea pas, mais sa prunelle avait une expression si douce et si innocente qu'il en fut remué d'abord, puis irrité, croyant à un maléfice. — Ne me regarde pas! fit-il... et puisque tu ne veux pas... c'est toi-même qui auras signé ton sort ! Viens ! Sa main carrée et puissante s'abattit sur elle, l'entraîna dans la chambre à côté, tan- dis que la mère aidait Bertine à suivre. Dans le vieil ûtre abandonné, l'amoncelle- ment des bûches, des ramilles, brûlait main- tenant à haute flamme, plein de claires-voies charmantes, de réticules ombreux. Tous quatre, avec des pupilles effarées, re- gardaient. Une monstruosité pénétrait l'am- biance, le magnétisme des drames de féro- cité taciturne. Puis, méthodique, sans hâte, le paysan attira sa prisonnière et la terrassa. Il lui ôta ses sabots, déchira ses bas. Alors 11182 L'IMMOLATION V. seulement elle comprit, dans une agonie d'horreur, tenta de se débattre, de se rouler loin du feu. Avec la patience froide d'un homme de devoir, Clotare attacha la chaînette qui liait les chevilles de la femme Lastre à la vieille crémaillère fixée dans la cheminée et, solen- nellement, murmura : — Le pauvre homme est sa propre justice ! Sa femme, sa fille, contemplaient l'œuvre atroce, hypnotisées, inexorables, avec la conviction tragique d'une Fatalité, d'un accomplissement de suprême Justice. Lui, ces prodomes franchis, ressemblait à un dur simulacre sémite, une figuration de Vengeance et d'Impassibilité. Comme aux ères de torture, la condamnée se tordait, vermiculaire, plus misérable que les suppliciés d'antan sous le bâillon qui mangeait son sanglotement. D'abord la plante de ses pieds, le bas de ses jambesL'IMMOLATION s'empourpra, puis toutes les veines se gon- flèrent dans une effroyable progression, et les sombres témoins ne mouvaient toujours pas. Puis, s'éleva une odeur de chair sur- chauffée, faible encore, les trépidations de la malheureuse s'ensauvagèrent, et Clotare s'approcha. Le regard de la captive s'atta- chait sur lui, un murmure, une phrase étouffée s'élevait sous le bâillon, si bien qu'il se penchait, détachait la chaînette de la crémaillère, et éloignant la femme de l'âtre, demanda: — Vous voulez ôter le mc&lafice ? Elle fit signe des sourcils et des yeux ; il crut comprendre qu'elle acquiesçait, qu'elle demandait à parler, et il dénoua le bâillon. De suite, elle murmura: — J'ôterai le maléfice! — Ah ! chuchota Clotare, plein de l'or- gueil du triomphe. Elle hésitait une minute, éblouie, tiraillée entre des impressions multiples, des espé-184 L'IMMOLATION ■ rarïces confuses, des appréhensions terribles, une grande douleur aux jambes et aux pieds; puis, concevant qu'il fallait parler, elle baragouina rapidement quelques pa- roles, au hasard, entrecoupées de syllabi- tion baroque, et dit, ayant trouvé cette ruse : — Demain matin, votre Bartine sera guérie 1 Mais Clotare ne s'y laissa pas prendre. — Demain ! hurla-t-il. Celle qui a jeté le mal peut aussi bien le reprendre aujour- d'hui que demain. — Je ne peux pas! Je ne peux pas! fit-elle avec navrement. Il faut le temps, monsieur Clotare ! — De suite, entends-tu, sorcière!... De suite, ou tu retournes au feu ! Dans l'acuité de son effroi, elle trouva une seconde ruse : — Il me faut un objet bénit... — Quoi? cria Clotare... Ah! j'ai la mé- daille bénite de Notre-Dame-de-Malvreuse... •L'IMMOLATION 185 Il sortit, monta rapidement à l'étage. Immédiatement, dans une supplication su- prême, la pauvre femme se traînait devant Bertine, murmurait humblement : — S'il vous plaît, ma chère demoiselle, ayez compassion de moi... Aussi vrai que l'Évangile, je suis innocente de votre dou- leur... Bertine répondit en tremblant: — Otez mon mal d'abord ! — Mais je suis innocente ! — Otez mon mal ! Et dans une opiniâtreté animale, invin- cible, elle se tint à cette réponse jusqu'au retour de Glotare. Il apportait la médaille, une pauvre petite piécette oblongue, de cuivre argenté, et qu'il montra à la femme Lastre. — Maintenant, délivrez-la. Elle observait la minable relique avec une croyance infinitésimale qu'un pouvoir allait émaner d'elle, terminer le lugubre porte- II !180 L'IMMOLATION ■ ment de Croix, et une nouvelle inspiration lui vint : — Je dois avoir les mains libres ! Plein de méfiance, il hésitait. Pourtant, il admit que cette demande avait un air raisonnable et il y acquiesça. Quand elle eut les mains libres, elle prit doucement la petite relique, la regarda de nouveau, hésita, marmonna deux ou trois syllabes, puis demanda : — Vous êtes sur qu'elle est bénite? — Je l'ai vu bénir avec d'autres ! — Ah ! fit-elle. Et tout à coup, devant les yeux fixes de ses ennemis, après un nouveau balbutie- ment, une tentative de mimer de la sorcel- lerie, elle se réabandonna avec un geste de tristesse infinie, une faible lamenta- tion. — Je ne peux pas ! — Tu ne peux pas !... tu ne peux pas!... C'est comme ça que tu te moques de moi 1...L'IMMOLATION 187 Ah ! sorcière du diable, cette fois tu vas payer l rugit Clotare. Il la tenait déjà, il appuyait sur elle ses serres formidables. — Ah! clama-t-elle... Monsieur Clotare, madame Clotare... Mademoiselle... le bon Dieu ne peut pas vouloir ça!... Mais quand elle vit l'inexorable reprendre la corde pour la lier, brusquement elle sor- tit de sa douceur d'herbivore, elle poussa des hurlements longs, furieux, qui s'épan- daient au dehors, sur le village; elle lutta frénétiquement contre le bourreau, terrassée, ruant, frappant de ses mains débiles, telle- ment que la sombre lutte resta plusieurs minutes indécise et que la femme Clotare dut venir en aide à son mari. Puis, de nou- veau vaincue, bâillonnée, la captive se retrouva étendue sur le sol, devant l'âtre. Le paysan avait perdu sa tranquillité de juge, était plein de rage ténébreuse, altéré de vengeance, toutes ses virtualités de bar- 188 L'IMMOLATION bare, ses cruautés natives jaillies des pro- fondeurs de son être. Quand, d'un choc violent, il eut poussé la martyre près du feu, il la saisit par la chevelure, il lui maintint la face tout contre la flamme, avec un désir immense de la précipiter dedans, de rôtir vivante la nécromancienne. Quel- que chose le retenait, l'éveil d'un dernier scrupule, la terreur du définitif, et pourtant il se répétait que le brûlement des sorcières est une œuvre méritoire. Mais, graduelle- ment, la tentation devenait irrésistible, une palpitation âpre tourmentait la poitrine de Glotare, s'ensauvageait encore à la résis- tance de la victime, ses torsions doulou- reuses. Et il empoignait plus durement, à pleins poings, les longs cheveux, il haus- sait la tête, la traînait presque au-dessus du bûcher, grelottant, succombant seconde à seconde à la vision d'Holocauste, au vertige de Meurtre.■H YI Soudain, la femme Clotare se leva, trouble, chuchota : — On dirait du monde ! — Va voir! grommela-t-il. Un coup de poing retentit sur la porte de la cour; Clotare lâcha sa victime, et les paysans s'entreregardèrent, grelottants. En même temps une voix sonore s'élevait: — Ouvrez, au nom de la Loi ! Dans la face brûlée de la captive, les yeux s'ouvrirent, boursouflés, pleins d'une espé- 14.■ '*.' .. 190 L'IMMOLATION rance ardente, humble, épouvantable. Clo- tare et sa femme, en déroute, figés, claquaient des dents. Moins consciente, coulée en arrière dans sa pose de malade, leur fille dit froidement : — Mais va donc cacher la sorcière au grenier, père... sous le foin ! — Elle a raison! s'exclama le rustre... Toi, femme, fais-les attendre avec des paroles... — Tue-la, fit la femme... Il est trop tard pour l'épargner. Puis, élevant la voix, allant vers la porte, elle disait : — Jésus ! Qu'est-ce que c'est que tout ce tapage-là ? — C'est moi, le maire... et le garde- champêtre... Ouvrez de suite ou j'enfonce 1 — Faites pas ça, mossieu le maire... ruinez pas le pauvre monde! J'ouvre de bonne volonté... j'ai pas de raison pour ne pas ouvrir !§■^■^^■■■■■■■■■■1 L'IMMOLATION 191 Elle se mettait à tripoter la serrure, à geindre : — Un brin de patience... C'est que vous m'avez tourné la tête... Un coup énorme l'interrompit, un coup de poutre, et la serrure sautait, la porte s'ouvrait au large, à l'instant même où Clotare gravissait les escaliers avec la femme Lastre sur son épaule. — Arrêtez ! s'exclama le maire. Clotare continuait à monter, hurlait : — C'est une sorcière ! Alors le maire, suivi du garde-champêtre et de quelques paysans, se précipita dans la demeure. Mais déjà Clotare était dans le grenier, rabattait la trappe violemment, et on l'entendit jeter dessus, pêle-mêle, des choses lourdes. Puis, il y eut une trépida- tion violente, une lutte confuse, pendant que les survenants poussaient désespéré- ment pour soulever la porte horizontale. Elle cédait par intermittences, retombait.m*m 102 L'IMMOLATION El ifl H il il I I Quelqu'un apporta une poutrelle, un autre des solives, l'assaut s'acharna, parut devoir aboutir, quand brusquement la voix de Clo- tare s'éleva, retentissante : — C'est fini I... Elle a sa punition ! Écartant lui-même les obstacles, soule- vant la trappe, sa tête farouche apparut, livide, éclairée de prunelles fluorescentes : — J'ai vengé le village!... Prenez-moi! A côté de la trappe, noirâtre, la langue hors des dents, la femme Lastre gisait étranglée, et tandis qu'il se penchait pour l'examen, il parut au maire que l'image du meurtrier se profilait au fond des prunelles mortes.ÉPILOGUE C'est en novembre, sur la grand'place de Malvreuse, que Clotare fut guillotiné, au moment où les opales de l'aurore agoni- saient sur la ville. Beaucoup de monde était accouru, surtout des gens de la campagne, et quelques-uns plaignaient le condamné. Le paysan, moins pâle que le bourreau, était très résigné, le regard doux, attentif aux phrases du prêtre. Mais, devant la silhouette grêle de la guillotine, il eut sa défaillance, un large soupir de détresse, le194 L'IMMOLATION regret des suavités vitales, tandis que l'au- mônier, tendrement, prononçait le nom du Rédempteur. Cependant, vers la minute suprême, comme les rumeurs du peuple s'évanouis- saient dans un silence d'horripilation, le paysan retrouva sa force, embrassa le prêtre en murmurant : — Ma mort est injuste... le brûlement des sorcières est une bonne œuvre ! Puis, il s'abandonna, tranquille, les lèvres fermes, avec une grande confiance dans la justice du Christ, avec l'espoir de la Vie éternelle. Et le bourreau fit son travail. I ■ V,I -' I I L'AINE Devant la ferme des Gavel, le plus jeune des garçons, Etienne, finissait de charger la carriole, lorsque l'aîné, Mathieu, apporta l'argent pour le change. — Il y a quinze francs en pièces de vingt et de dix sous et cinq de monnaie. En tout vingt francs. — Sauf erreur ! fit le « petiot ». — Je ne me trompe jamais, gronda l'autre, assombri de cette plaisanterie Il ■198 L'IMMOLATION II I I Le père Gavel parut. 11 était haut, courbé, et une fine étoupe de soie blanche lui déva- lait tout autour du crâne. Une certaine douceur de traits se retrouvait au visage d'Etienne, de l'indécision, une mollesse rieuse. Il caressa le cheval Marcou, s'assura que les harnais étaient en ordre. — N'oublie pas mon tabac. — Non, père. Ils se regardèrent, heureux d'unir leur tendresse et leur timidité contre l'être dense, implacable, qui, à côté, contrôlait d'un œil brun, tout petit, colérique, les légumes de la charge. Ce n'était pas jour encore. La lanterne, accrochée à la muraille, versait une lumière faible sur le sol, devant la maison, éclairait la charrette, ses grandes roues boueuses, tandis qu'à travers les rideaux de la fenêtre une bougie tamisait ses rayons, découpait un fin crible sur les flancs larges de Mar- cou. Le réveil, pourtant, s'annonçait: le bleu^■^^^■■■■■■■■^l" L'IMMOLATION ■199 du ciel pâlissait au bas de l'Orient, des ru- meurs s'épandaient lointaines, des tressauts de roues sur le pavage des routes, de larges abois de chiens de garde. Mais le zénith avait encore un coin de sombre bleu res- plendissant d'étoiles, et la nuit s'épaississait sur un Occident nuageux. Etienne et le vieux avaient la minute de délicieuse fraîcheur des matineux, une joie de bonne circulation, de santé, et, la pléni- tude du déjeuner aidant, ils trouvèrent la vie bonne. Mathieu s'impatientait, une botte de poireaux dans les mains ; il fallut re- prendre la besogne. Dix bottes de poireaux s'étagèrent sur le plancher de la charrette, où Etienne les maintint d'un panier de na- vets, puis, par dessus, il se mit à lancer des choux. — Les endives? demanda-t-il. — Bah ! fit Mathieu, voilà trois fois que tu les rapportes. — Tu n'es pas malin, fit l'autre, c'est des 200 L'IMMOLATION 1 marchandises qui attendent l'occasion. Faut les montrer. Les endives installées, Etienne courut chercher son fouet. — Allons, salut ! Hue donc, Marcou, grand feignant ! — A revoir ! cria cordialement le père. Le fouet claqua. Le vieux échangea encore un sourire avec son « Petiot » qui déjà dé- valait le chemin, les deux roues enfoncées dans les sillons,' et bientôt on entendit la coupetée éclatante des cahots battant la chaussée. Alors, le père murmura : — Pour vendre, il est bon tout de même... c'est comme la mère ! Et cela fit tressaillir le morne aîné, qui, justement, songeait à la charge qu'emportait la carriole. mII ^ 1 ■ ■ I Le jour se faisait; des nacres teintées de vermillon chatoyèrent au Levant, mais l'épaisseur des nues cacha l'ascension du soleil, et la lumière blanchissait les brumes, les dissipait, puis elles reparurent en duvet, par bandes capricieuses accrochées aux larges mottes des labours. Comme sur une vitre laiteuse se levaient les arbres nus; deux villages pointaient leurs clochers, l'un pyramidal, à pans roides, l'autre rond, avec un toit qui dévalait en courbes. Des marne-_. 202 L'IMMOLATION Ions mousses apparaissaient, et il y pous- sait une herbe fine, luisante et douce à regarder comme la robe des beaux bœufs. Etienne avait retiré la grande bourse et compulsait les pièces de monnaie, les comptait en les jetant à mesure dans sa castpuette : — Le compte y est, fit-il. Puis il revit son frère Mathieu, sa large silhouette, son dos voûté, sa face de paysan, rasée, aux lèvres minces, surtout ses yeux petits, sournois, derrière le hérissement des sourcils. Avec un léger frisson il revit aussi la grande caisse de bois blanc, aux ferrures énormes, où se cachait l'argent des recettes. Mathieu avait le soin de cette caisse, un soin jaloux, féroce, et le père même avait fini par ne plus oser y toucher directement, se contentait d'en vérifier chaque mois l'état! D'ailleurs, pour avare, Mathieu était d'une stricte honnêteté. Jamais d'erreur; les comptes, portés sur la planche servant*k& L'IMMOLATION 203 de contrôle au vieux, se vérifiaient scrupu- leusement. Pour un écart de dix sous, une fois, c'avait été une épouvantable bouderie. Huit jours durant, Mathieu avait rôdé dans la maison avec une figure sinistre, de sombres méfiances, des soupçons qui allaient du père à la servante, en grondant par dessus la tête du Petiot, Sans cesse, après le travail, il s'installait, ouvrait la caisse, cherchait dans les rainures, s'absor- bait dans une perpétuelle addition. Et même, après que la cause du déficit fut découverte, il resta plein de rancune, plus farouche et plus grondeur qu'un dogue rongeant un os. Heureusement que le père était là, sinon la vie eût été très désagréable ! Car enfin, lui, Etienne, n'était plus un enfant : une seule année le séparait de son tirage au sort. A la fin, il devenait ennuyeux d'avoir à su- bir les tacites reproches de l'aîné pour le franc que le père lui remettait chaque se- 204 L'IMMOLATION maine. Vingt sous ! tous ceux de son âge avaient plus ! Caverlé, Baron, Lotte etjusqu'à ce misérable Langlet qui y allait de sa pièce de quarante sous ! Qu'est-ce que Mathieu pourrait répondre à cela ? Mais tout à coup, Etienne changea de vi- sage. Un flot de pourpre lui envahit le front, puis il eut un haut d'épaule philoso- phique: — C'est sa faute, c'est sa faute... J'ai bien la part de ma mère, d'abord. Marcou, alenti par la montée, traînait la charrette en oscillant de la tête. Des champs, après le fossé, montaient à droite, descen- daient â gauche, par là s'étendant, se per- dant dans les horizons violets avec des interpositions d'arbres, des groupements confus de maisons, ici coupés net par la ligne du sommet de la pente. La lumière était douce à l'œil d'Etienne et il coulait dans son cœur un peu de l'universelle allé- gresse.L'IMMOLATION 205 Un paratonnerre pointa dans la direction de la route, puis ce fut la silhouette de trois quarts d'un coq. Marcou, dirigé dans un chemin encaissé, y fit deux cents pas peut- être, s'immobilisa. Le gars descendit du siège, monta sur le talus. Le village était proche, précédé de potagers enclos de lyciet, et un sentier allait parmi les haies rejoindre la rue. Les champs s'inclinaient un peu, la perspective dénonçait un cours d'eau circulant entre des bourgs éparpillés, des prairies, et dont les rives quelquefois étaient marquées d'une théorie de hauts peupliers ou de quelques saules. Des collines fermaient l'horizon, vaporeuses, presque confondues avec le ciel. Des vols de corbeaux se levaient de temps à autre sur les cultures, y disséminaient leurs silhouettes d'encre. Etienne, au pied des ormes qui garnis- saient le haut du talus, était en attente fé- brile, cassait nerveusement des ramilles à 12■ ■ ]■ la broussaille, considérait par uneéclaircielc cheval et la charrette. Le sol était de glaise sableuse, à la fois solide et visqueux ; il y poussait de puissantes touffes d'herbe où l'eau, en larges gouttes, s'écrasait pleine de bulles d'air adhérentes aux poils des feuilles, quelques rosaces plates de taraxacuras, une pâquerette fortement teintée de bleu. Ces me- nues choses occupaient l'attente du paysan, de même que les rides des écorces, les mousses quasi-roses, les lichens gris ; puis il eut froid aux pieds, battit la semelle, l'œil au débouché du sentier, vers le village. — Elle ne viendra pas, pour sur. Gomme l'autre jour. Mais il tressaillit, pâle : — La v'ià ! Une femme approchait, d'une beauté grasse et molle, mi-citadinisée dans ses vêtements, sans un sourire sur sa large face. 11 tremblait, se sentait tout petit, avec pour- tant une légère bouffée d'orgueil.L'IMMOLATION 207 Elle se nommait Arsène Racot, repasseuse de son métier et, depuis longtemps, con- naissait l'amour. En vraie paysanne, la baga- telle lui importait peu; du moment qu'elle avait vu le jeu productif, elle s'était attachée à lui faire rendre le plus qu'il pouvait. Avec Etienne, elle n'y allait pas par quatre che- mins, sachant que les jeunes ont le désir solide comme l'estomac et ne connaissent guère la nausée. Elle fut près du gars, lui planta son froid regard bleu dans les pru- nelles : — Eh bien ! as-tu la chose, cette fois ? Tu sais, les amoureux ne me manquent guère ! Le petiot en paraissait convaincu. Il tremblait un peu, saisi de la majesté de cette chair plantureuse, et frémissant d'un gros désir, presque étouffé par la peur : — Non, je l'ai ! Tu vois bien que je tiens parole. Elle s'humanisa, ses joues remontèrent, •]M 208 L'IMMOLATION deux plis larges enveloppèrent sa bouche, une convoitise dilata ses narines: — Fais voir ! Lui, en campagnard madré, s'alentissait dans ses recherches, n'aimant pas à payer d'avance. — C'est que je t'aime bien, moi, vois-tu, Arsène ! — Mais montre donc ! fit-elle impatien- tée. Il fouilla un instant sous sa blouse, retira une petite boîte oblongue de carton blanc. Elle souriait, tout à fait épanouie, gra- cieuse, avançait sa main, tandis que lui riait, d'un rire timide et quémandeur. Et pendant qu'elle soulevait le léger couvercle, regar- dait la broche d'argent toute menue, il s'ap- procha, la baisa doucement sur le côté de la nuque, se serrant contre elle bien fort pour sentir, au-delà des jupes, la souplesse de sa chair. Elle le laissait faire, abîmée dans la contemplation du bijou, puis :tf|MlHMMMHH| L'IMMOLATION 209 — Il n'est point grand. — C'est de l'argent ! fit le jeune homme. De nouveau, elle reporta ses prunelles sur la broche, la toucha du bout des doigts. — Elle est bien gentille, fit-il encore. Mets-la donc, pour voir. Elle ne la mit pas, la glissa dans sa poche prudemment. Il la tenait, glissait à des caresses plus chaudes; elle s'y prêtait rieuse, garant seu- lement sa bouche. — Et le fichu? Et le fichu? Il baissa la tête, ennuyé. Il avait très dif- ficile à se procurer l'argent. Le grand frère était dur. Mais devant un geste de dépit de la grosse fille, il se tut, crainte qu'elle ne le trouvât trop petit garçon. — Tu l'auras, que je te dis. Attends seule- ment quelques jours. — Bien vrai? Il renouvela ses assurances, très inquiet au fond, avec les remords accumulés de la 12.210 L'IMMOLATION V dernière quinzaine lui coupant ses effu- sions. Un petit vent ronfla dans les arbres, des nuages plombés envahirent le ciel, le pay- sage s'emplit d'une mousseline grise, les collines disparurent, la vallée se noya et, dans la pluie commençante, une tiédeur chauffa l'atmophère. — Viens une minute dans la charrette ! osa-t-il dire, le cœur gros, la voix hachée par l'émotion. Nous y serons à l'abri. Elle refusa avec un sourire mi-encoura- geant : on l'attendait. Il dut la quitter. Marcou, au chemin bas, s'impatientait, ruait dans les brancards, secouait ses ferrailles. Etienne courut à la carriole et, vite, repartit.III Le soir tombant trouva Mathieu au seuil de la porte des Gavel. Le crépuscule avait allumé quelques franges nuageuses, à peine, avec, de ci, delà, quelques vitres d'or bossuées, des trous roses. Le soleil s'était couché sans plus; mais longtemps, très bas, à côté d'une barre de fumée, une ténue ligne de pourpre resta, se fonçant. On la voyait apparaître à travers des peupliers, et sa forte couleur, dans le ciel morose, avait un charme délicat qu'unI 212 L'IMMOLATION petit paysan, bouche bée, là-bas sur la route, semblait goûter particulièrement. Mathieu réfléchissait à une chose qu'il avait vue comme il s'en revenait. Le père Didier drainait son champ des Alleux, une terre humide, mais qui produisait suffisam- ment, quoique ça. Le plus curieux, c'est que le père Didier drainait avec des briques. Il ne rattraperait pas ses dépenses. Ah non !... Pour un vieux malin comme lui !... Car malin, il l'était ! 11 avait bien les plus beaux froments, les plus belles avoines du pays... C'était-il les engrais en poudre et les semis en ligne, comme il le prétendait? Peut-être la chance aussi... En tous cas, Mathieu n'aurait pas essayé... trop dangereux; l'ar- gent était l'argent I Et l'argent amassé liard par liard lui paraissait plus sûr que tout. Puis, au fond, la spéculation lui déplaisait encore, par l'intuition vague que, trop vite gagnée, la richesse perdrait de valeur, serait une possession moins intime, moins juste. laL'IMMOLATION 213 Il voulait s'agrandir par les moyens de tout le monde, lentement, trouvait cette réso- lution louable, comme aussi celle de ne pas augmenter le train de la maison quand on serait gros propriétaire. Oui, même nourri- ture, même vêtement... Le Seigneur devait la fortune à un homme tel que lui, qui en ferait si bon usage! La ligne pourpre avait disparu; l'enfant n'était plus qu'un point dans la distance, des brumes se levaient partout sur les la- bours et, dans l'indécision du crépuscule, les choses paraissaient plus précieuses. Mathieu regardait, là-bas, la superbe terre des Massoye, une terre que les Gavel tenaient en location depuis bientôt dix ans. Elle était d'excellent rapport, tour à tour productive de navets, de froment, de seigle, d'avoine mêlée de trèfle, et Mathieu la culti- vait lui-même, y passait la charrue, le rou- leau, la herse, y faisait les semailles. Elle rendait, elle rendait tant et tant... Il suppu-\ I 2U l.'IMMOLATIOX tait pesamment le profit. Il comptait l'ache- ter : l'acte de location lui donnait la préfé- rence. La somme bientôt y serait et son cœur de paysan battait a la fois du désir de pos- séder la terre et du chagrin de sortir le bel argent de la caisse. Le soir était fait. Un petit vent s'était levé humide, et seules, des blancheurs vi- vaient encore dans le paysage, des revête- ments de plâtre, un mur oblique, quelques linges suspendus dans un potager. Le ciel étalait vaguement sa concavité surbaissée, pluvieuse. Glissé à d'interminables calculs, Mathieu s'étonnait de la diminution des rentrées de ces jours derniers. Le petiot emportait le matin d'énormes charretées, et, le soir, remettait des deux, trois francs de moins que d'ordinaire. La marchandise perdait donc de sa valeur ? A tous les horizons, des cahots battaient le pavé, les fermes allumaient des lumières L'IMMOLATION 215 sans abat-jour derrière les vitres nues ou couvertes d'une mousseline. Une fraîcheur humide froidissait la peau et l'air pur em- baumait puissamment avec, de ci, de là, un fleur de musc exhalé par les fumiers, les étables. Les sabots de la servante, en dedans, résonnaient sur la terre durcie; un couvercle de casserole, soulevé par inter- mittences, vibrait, s'étouffait. La chatt Mariette se glissait le long du mur extérieur, enfilait l'entrebâillement de la porte, pa- tiemment attendait l'ouverture de la cuisine; une vache meugla dans l'étable. Puis, tout à coup, la fenêtre s'éclaira, porta son rec- tangle agrandi jusqu'au-delà du chemin. Et la mauvaise humeur gagnait Mathieu, la mauvaise humeur de la faim qui torturait son grand estomac de paysan non fu- meur. — Qu'est-ce qu'il fait donc, ce vaurien ? De nouveau, son esprit se reporta à la diminution des rentrées, dans une analyse •216 L'IMMOLATION plus aigre, avec des suspicions plus fa- rouches, plus furieuses. Mais le père arrivait, fumant la courte pipe de terr'e, amusé un instant de la rentrée de la chatte qui, la queue en l'air, se frottait à sa jambe en bombant le dos. — Est-ce qu'Etienne est revenu ? — Non. Un « non » dur, brisant l'essai de dia- logue. Ils attendirent, le vieux distrait de la faim par sa pipe dont le brasier éclairait de temps à autre sa figure ; l'autre, pareil à un loup affamé guettant sa proie dans l'ombre. Les dernières charrettes étaient rentrées. Un vaste silence couvrait la campagne, les ténèbres étaient denses, finissaient par paraître lugubres au père inquiet de son fils. Enfin l'écho se réveilla, un bruit de roues s'entendit. Le vieux, en une expansion, regarda son aine ; celui-ci ne détournaitL'IMMOLATION 217 pas la tête, et sa dure mâchoire coupait un angle sec sur le vide, s'avançait féroce- ment. Mais Etienne fut là. Tous trois s'occu- pèrent à décharger la charrette, et avec une ruse sombre, Mathieu regardait atten- tivement. — As-tu vendu les endives ? interrogea- t-il. — Oui, dit le petiot un peu troublé. — Donne l'argent. L'autre tendit la bourse de toile, considé- rablement enflée. L'aîné emporta l'argent dans la chambre à coucher, alluma une chandelle devant la caisse-sanctuaire, y dé- posa la bourse en attendant d'en vérifier le contenu, puis descendit manger. ; ■ ■ 13 ■ I ■ a■AWM 1 IV Une après-midi de mars, le père Gavel, craintif, presque humble, se trouvant seul avec Mathieu, bégaya : — Mathieu, tu me donneras tout à l'heure une pièce de dix francs... L'autre leva son front tourmenté, et sa prunelle, élargie de colère, avait la phospho- rescence bleue des prunelles de loup. — Bon! Ce n'était pas le premier emprunt! De- puis un mois, le père Gavel avait ainsi220 L'IMMOLATION requis une vingtaine de francs. Ça n'en fi- nissait pas... la caisse était au pillage... tout l'argent s'en allait... on savait à quoi ! — Je vais les donner ! C'était une fureur muette, une morne, ténébreuse haine lorsqu'il revint et qu'il écrasa du pouce, sur la table, l'une après l'autre, les larges pièces argentines qu'il re- doutait d'entendre tinter. Puis il étouffa, sortit sans un mot, bou- deur effrayant qui mettait le pauvre vieux mal à l'aise. Dehors, Mars se dénudait sous une lu- mière blafarde, avec des clairs brusques d'outre-tombe et toute la mélancolie des hivers condensée sous la basse voûte du ciel, dans les horizons clos, le grand silence. Farouche, Mathieu serrait un poing co- lère. Sa pensée semblait à l'intérieur de sa tète comme figée dans la monotonie de sa haine. Il ne l'exhalait point, sentant qu'elle diminuerait ainsi, gardait devers lui l'of- L'IMMOLATION 221 fense, le vol, sans imaginer la punition, sans chercher le moyen de réparer, d'obvier, et vaguement, son âpre despotisme de pay- san voulait une vengeance suprême. Il rechercha la solitude, prit un sentier à travers champs, qui le mena au ruisselet. Deux files d'ormes parallèles en suivaient les sinuosités. Le sol, peu battu, avait de larges mottes de gazon rompues parfois de la trace d'une roue de charrette. Il y faisait tranquille, mystérieux, et, dans les brous- sailles des berges, des roitelets circulaient, mièvres, avec des farfouillements de souris. Un petit bruit cristallin sortait de l'eau, ravivé tout à coup au contact d'une pierre qui faisait rejaillir le courant. Mathieu se plut en cet endroit, s'y ouvrit plus largement aux furies, et des visions le hantaient : une hache à fendre le bois, un marteau, un bâton noueux, un endroit dé- sert près d'un bosquet. Il s'arrêtait, regardait mécaniquement dans222 L'IMMOLATION l'ombre du petit canal, des éboulis de sable jaune sous des chevelures vertes d'ivraie, des tiges sèches de véronique et de lierre terrestre, des rapides où l'eau filait avec des remous parallèles, obliques à la médiane. Une réaction vint; il se défendit de vou- loir le crime. C'était bien plutôt son frère... Car enfin, pourquoi ne cesserait-il pas l'exé- crable gaspillage? Et l'idée de la Caisse lui tortura le cœur, l'argent parti et que, peut- être, cela ne s'arrêterait jamais... La colère le reprit. Il se remit à montrer le poing dans le vide... Mais non, ce n'était pas l'argent... Son frère était une canaille, voilà tout, un hypocrite !... Qu'est-ce qu'on deviendrait si on était faible comme ça? Pourri!... Il était dégoûté. Puis, de nou- veau, ce fut l'argent, l'argent durement amassé, cette somme qui devait payer la terre des Massoye. Ainsi, parce qu'il y aurait un mauvais sujet dans une famille?... Quelle abomination aussi ! Pour une femme !L'IMMOLATION 223 Le lâche ! Ah ! cette garce ! C'est lui qui vous l'aurait prise par le cou ! Il ne savait donc pas, l'autre, que les femmes cèdent à la violence? Elles aiment ça. Lui, ne les avait jamais eues autrement... Il riait, d'un mauvais rire dédaigneux. La solitude s'ensauvagea et bientôt le ruisselet se déversa dans une mare mélan- colique sous le ciel blême. Un petit havre semblait mordu dans l'argile par une gueule monstrueuse, avec une eau basse mais très limpide sur un fond de grosses pierres où, parmi l'irisement des contours, des algues s'effilochaient ; puis, les rives s'élargis- saient et les roseaux poussaient drus leurs glaives courts, flétris, à peine laissant voir un tortueux canal où des lentilles, par larges places, épanouissaient leurs feuil- lettes. Les arbres penchaient tous vers l'eau, entraînés par le manque d'appui des rives que les pluies hivernales effritaient. Le plomb pâle du firmament s'avivait à la sur- 224 L'IMMOLATION face brillante, et les reflets, d'une douceur infinie, stupéfiaient l'âme, endormaient le mal dans l'esprit farouche. Sa rage tomba pour un instant. Il se sentit très malheureux, vide, sa sécurité partie avec ce gaspillage insensé. La mare l'attira comme un abîme. Il s'y pencha, vaguement tenté d'un suicide. — Hou ! hou ! C'était l'aboi du chien de ferme, un grand dogue roux de bonne figure, d'amitié solide. Mathieu le renvoya à coups de pied. La bête partit, la queue entre les jambes, sans cesse se retournant. Mais un souvenir mon- tait à l'âme implacable. Il avait, à cette même place, noyé deux jeunes chiens; la trépidation de leur agonie lui secouait les deux bras, et il ne les avait lâchés qu'iner- tes, plus féroce à mesure qu'approchait la fin, furieux de sentir, malgré tout, une horripilation au long de sa peau. 11 se remit à marcher. De nouveau il seL'IMMOLATION 225 cachait à lui-même la profondeur perfide de sa haine, s'efforçait de n'y plus penser; mais la Caisse, violée, ne lui revenait jamais en mémoire sans un tressaut de fureur. La nuit approchait. Il continuait d'errer. Au carrefour de la Croix-Grise, il eut une faiblesse. La loi l'inquiéta, les gendarmes, les juges. Il blêmit à l'idée de la guillotine. Et il se mit à marmotter entre haut et bas des dénégations. Il n'était pas capable... oh ! non. Le gars méritait une punition, voila tout! Une punition soignée. Une voix insidieuse lui glissait des excuses à donner aux magistrats ; une simple rixe, un mau- vais coup... Sous la brise, une ouverture s'était faite au zénith et des chocs répétés l'agrandis- saient sans cesse; bientôt le firmament s'épanouit comme une large corolle jusqu'à la nébulosité faible de l'horizon, et la chute rouge du soleil s'accentua dans le grandis- 13.226 L'IMMOLATION ■ I sèment du disque. Il croula ; de la grenaille de cuivre s'étendit abondamment et, dressée là-dessus, l'orfèvrerie des arbres fut ado- rable. Sur l'exquis cachemire gris-perle, mat, du zénith, allait la virgule lunaire, avec la partie cendrée très visible, tellement qu'on eût cru d'une boîte ronde, entreclose, et montrant un morcelet d'or de sa doublure. La suavité triste des choses échouait à mollir le cœur du paysan ; les hautes teintes tendres du crépuscule se répercutaient dans sa tête en mélancolie, exaspéraient sa dou- leur d'avare, le besoin âpre d'une revanche. Des voix sonnèrent, des voix hautes de campagnards. Il les écouta d'abord, surpris dans sa rêverie ; puis il fut ennuyé de la rencontre probable, des paroles qu'il fau- drait dépenser. Une crainte vague le talon- nait aussi, la crainte de son méfait encore inaccompli. Il se cacha derrière les arbres. Les voix se rapprochèrent ; deux femmes parurent sur la route, lançant à toute voléeL'IMMOLATION 227 des vocables qui revenaient en échos. Elles tournèrent le dos, le son brusquement baissa et Mathieu attendit qu'elles fussent loin pour sortir de sa cachette. Ce rapprochement d'humains, ce rappel à la vie des campagnes lui enlevait le quasi remords de tantôt, et la colère seule gronda sous ses côtes. Le crime était plus clair au fond de lui, une nette image où ses doigts, crispés sur une gorge, satisfaisaient sa rancune. Le froid venait, torturait ses mains. Il songea à rentrer, le cœur mû d'une con- traction horripilante à l'idée de voir Vautre. Là-bas, la ferme des Gavel allumait une étoile rougeâtre derrière ses carreaux. . ■ ■ I I ■ Quelques jours plus tard, le soir, Mathieu se tenait dans sa chambre. Et, n'ayant pas de chandelle, il restait là, dans le noir, hanté sombrement, proférant des malédic- tions. Une heure passa. A travers le plancher, il entendait les paroles du petiot et du père, puis une porte extérieure se referma, un pas s'étouffa sur la glaise d'un sentier. Furtif, alors, Mathieu descendit dans la salle basse.230 TIMMOLATION ■ Le père Gavel, près du poêle de tôle, fumait sa courte pipe ; la servante ravaudait un bas ; le chat filait voluptueusement. Tous furent saisis à l'entrée de Mathieu : la femme se recroquevilla sur sa chaise, Gavel eut un tressaut, le chat se leva. Au- cune parole. Mathieu s'assit, les yeux à terre, laissa couler une nouvelle heure. Mélancolique, le balancier de la grande horloge oscillait derrière la vitre de l'ar- moire avec une cadence bien égale, mais dont les sonorités se brouillaient périodi- quement. Sous le manteau de la cheminée s'enfonçait le tuyau du poêle, et l'entable- ment, orné d'un volant de toile blanche à rayures bleues, raide d'empois, portait les larges plats d'étain, les chandeliers de cui- vre et la boîte d'allumettes soufrées. La terre, bien tassée, légèrement ondulante, avait devant le feu un demi-ovale éclairé par la prise d'air du poêle. Le silence finissait par effrayer la ser-L'IMMOLATION 231 vante ; elle n'osait plus déposer qu'avec précaution la paire de ciseaux dont elle tranchait son fil. Le père Gavel, craintif aussi, se contenait, ne remuait point sa chaise, hésitait longtemps avant de tirer le cendrier pour y cracher sa salive.VI î Le petiot payait cher les faveurs d'Arsène. Il avait commencé par prélever de petites sommes sur la recette, des deux, trois francs, qui avaient d'abord suffi à satisfaire les fantaisies de la grosse fille. Mais, brus- quement, la paysanne avait capitulé et, profitant de la soif d'orgueil et de désir du jeune homme, elle avait élevé ses préten- tions sous menace de rupture. Le petiot s'était désolé ; il en pâlissait, maigrissait, tant et si bien que le père Gavel s'inquiéta,El 234 L'IMMOLATION s'informa, ayant pour l'enfant de sa vieil- lesse une particulière prédilection. De là, les emprunts. Ce soir, deux pièces blanches au fond de sa poche, Etienne courait au rendez- vous. Elle y était. Dédaignant le vain arti- fice des cadeaux, elle accepta l'argent qu'il lui offrait. Puis ils divaguèrent à travers champs... Neuf heures sonnaient à Saint-Roch de Mailles, lorsque Arsène, seule, prit le sen- tier entre deux haies, aux abords du village. Une ombre, tout à coup, lui barra la route. Elle eut peur, s'arrêta. Un poing tendu, un blasphème, des injures, puis l'ombre dis- parut. Mais déjà la fille fuyait, gagnait la chaussée, criant à pleins poumons : — Etienne.... Etienne.... Dans la nuit, la voix portait loin, se ré- percutait. Etienne l'entendit, revint sur ses pas. Arsène courait toujours, bientôt fut près de lui.L'IMMOLATION 235 — Eh bien? — Un homme!... là!... Il m'a arrêtée... Il a crié: « Sale vache, putain ! » et il jurait des « nom de Dieu... » J'ai eu bien peur... — Je te vas reconduire... Ils reprirent le sentier. Mal rassurée, elle marchait un peu derrière, tandis qu'Etienne n'avançait qu'avec méfiance, craignant une traîtrise. Il n'y en eut point. Il la quitta aux premières maisons. — Prends bien garde, mon chéri ; si c'était quelqu'un qui te voudrait du mal. — Non, non, te fais pas des idées. C'était un soûlard, pour sûr. 11 pensait, à part lui, que ce pouvait bien être Mathieu. Et il eut peur au souvenir de ce sombre frère qui, depuis plusieurs semaines, remâchait de solitaires ran- cunes. Est-ce que cela allait continuer? Qu'est-ce qu'il ferait lui, Etienne, pour l'empêcher? Mathieu était le plus fort. Ah ! oui, pas 236 L'IMMOLATION moyen de lutter. Le mieux était d'en parler au père. La nuit était saisissante. La vague lueur tombant à travers le bleu froid du dôme, se posait mystérieusement sur les champs, sur le hérissement des taillis, et, dans le silence, Etienne percevait le battement de ses artères, le bruit rythmique de sa vie dont la clôture des ténèbres, les flottants contours des objets, les confuses formes humaines ou animales partout dressées, accéléraient les palpitations. Un désir de sécurité lui faisait presser le pas, avec une tendance à marcher sur les orteils pour éviter le bruit. Sa poitrine exhalait parfois un long soupir. Il se pelo- tonnait, en imagination, au foyer, près du père où se condensait un monde de dou- ceurs. Il revoyait, par tableaux fugitifs, sa vie passée, toute rayonnante au beau soleil des souvenirs, des temps do gel, de pluie, de chaleur, certains jours, certains objetsL'IMMOLATION 237 que des sensations plus fortes lui avaient solidement gravés au cerveau: telle table dressée, tel aspect de cour, telle casserole mijotant sur le poêle. Mais la route, à quelques centaines de pas, traversait un bosquet d'ormes, et Etienne fut pris d'appréhension. L'idée de son frère lui hantait la cervelle. Il avait toujours tremblé devant Mathieu, lui le bavard de la famille, le souple, le sociable, comme un singe devant un ours. Il était si avare, l'aîné, si dur à lâcher les écus ! Il devait savoir pourquoi le père avait demandé les vingt francs et Etienne se figurait sa colère. Les ombres du sous-bois l'arrê- taient, perplexe, à se demander s'il n'eût pas mieux valu prendre à travers champs. Une petite lumière clignotante dans une ferme lointaine le rassura, lui donna le cou- rage d'avancer, et il arrivait aux ormes, lorsqu'un léger bruit s'entendit sur la droite. Il tressaillit, se porta vers la gauche,I 238 L'IMMOLAÎION tandis qu'une sueur d'angoisse lui passait dans le dos. Puis il marcha vite, l'épine dorsale frisson liante, ne respira que passé le couvert des arbres. La terreur de son frère grandissait en lui. Il se rappelait des actes de violence, des sauvageries indignes: un chien tué à coups de pied, le cheval battu jusqu'au sang, de féroces coups de poing écrasant le muffle des bêtes à cornes. Il avait aussi une façon d'étrangler les poules qui donnait froid... Un jour, au jeu de quilles, il avait failli casser la tête au gagnant avec la boule cuirassée de fer. — Il ne m'empêchera pas, tout de mê- me... murmura le jeune homme. Oui, je me défendrai... Puis, il se figura la lutte, combinant des coups, avec le sentiment qu'il n'oserait pas les appliquer, crainte d'augmenter encore, par une défense trop énergique, cette force furieuse qui le médusait. 11 était vaincu î*1*" mÊmummËÈÊÈËÊIÊÉÊÉËÊËÊIÊËm wmm ■H - L'IMMOLATION 239 d'avance et tout tressaillant a l'idée que c'était une injustice et qu'il lui faudrait pourtant la subir. — Il pourrait bien me laisser tranquille. Je ne lui fais pas de mal. L'argent n'est pas à lui seul. Le père interviendrait, pensait-il. Mais il avait médiocre confiance en cette protection, sachant combien l'autre se préoccuperait peu de cela. Le garde-champêtre, le curé... — Oui, c'est ça, le curé. En la creusant, il trouva l'idée im- praticable, parce que de tout raconter... Quant au garde-champêtre, il n'intervien- drait qu'après la première fois. — Bah ! J'attraperai la raclée ! Et il était très triste en songeant à des blessures possibles, à un œil poché, un nez sanglant qui le rendrait ridicule auprès d'Arsène, se disait que, pendant l'affaire, il se protégerait surtout le visage. — Il ne m'attaquera point!... En voilà240 L'IMMOLATION ■ 1H| des sottises! Mais l'homme qui avait me- nacé Arsène? Surexcité, nerveux, le pauvret avait une âme plus ouverte au charme des choses. La nuit l'impressionnait; la voûte lumineuse tombant au loin, sur les terres, lui versait un peu de calme. 11 la regardait, murmurait, attendri : — Pourquoi me ferait-il du mal? C'est mon frère ! Il voulait la paix, sans force pour haïr, et la douceur nocturne l'enveloppait plus étroi- tement, surélevait dans son cœur le prix de l'existence, le bonheur infini de vivre. — Quel beau ciel ! Et désireux, vaguement, de se rendre les choses favorables, il murmura encore: — Elles sont bien belles, les étoiles ! Puis, des choses tendres coulèrent sur son cœur, les vagueries sentimentales d'un pauvre paysan. A un moment, il lui sembla qu'on mar-L'IMMOLATION 241 chait derrière lui. Il s'arrêta, n'entendit plus rien. Comme il approchait la Croix- Grise, il vit un homme qui courait à travers champs. Le cœur lui battit très fort, mais il continua néanmoins son chemin. Une voix basse et trouble, à quelques pas, le fit se cabrer : — Eh bien, vaurien!... Tu l'as vue ta rosse '! — Bonsoir, Mathieu! fit Etienne, plus calme qu'il n'eût cru, feignant d'avoir mal compris la portée des paroles de son frère. — Je n'ai pas besoin de ton bonsoir, voleur ! — Je ne t'ai rien volé, répondit le petit en pressant le pas. — Si, tu as volé.... Tu me prends pour une bête... — Écoute, Mathieu, je ne veux pas avoir de querelle avec toi ; laisse-moi tranquille. — Que je te laisse.... Tu mériterais 14 m Ai ■''■242 [.IMMOLATION 1 ■ I d'avoir la tête cassée, comme tous les vo- leurs... La voix s'enrauquait, et le petiot avait peur de ces notes discordes, sinistres, où tremblaient les inflexions fausses d'une malveillance cherchant excuse dans l'em- portement. — Oui,... d'avoir la tête cassée ! Etienne eut envie de s'enfuir. Des senti- ments confus, contradictoires, le retinrent. Il sentait l'autre près de lui, sans le regarder, et leurs haleines, à tous deux, étaient courtes. Mais Mathieu posa sa main sur l'épaule de son cadet. — Tu m'entends? gronda-t-il — Oui... Je n'ai rien fait. Laisse-moi donc... On ne se bat pas.... entre frères.... Ah!... Il venait de recevoir un coup de poing dans la nuque, restait là une seconde, après le cri d'angoisse, à souffrir comme d'une fracture des vertèbres.L'IMMOLATION 243 Déjà une main se crispait sur sa figure, la fouillait cruellement. Puis, il se trouva sur le dos, cherchant à se dé- barrasser. Un choc dur lui causa une si forte douleur au front qu'il se prit à hur- ler. Farouche, l'autre frappait avec une pierre ramassée d'avance, cherchait à briser ce crâne dont le sang s'échappait, se répandait en nappe sur le visage. Etienne, en se défendant, empêchait un coup décisif. Il ne pouvait plus voir, aveu- glé par le flot rouge jailli de ses veines, et tout à coup la pensée lui vint que le monstre voulait le tuer. — Ah! non, Mathieu, Mathieu, je t'en prie... Je suis ton frère!... Tu ne voudrais pas tuer ton frère. L'aîné n'écoutait plus; le caillou s'abaissa, frappa d'un angle le côté de la tête, pénétra dans la chair, la déchira. Le corps d'Etienne frémit, pantela, et un "I I "■■I ■ 244 L'IMMOLA Tï<)\ cri long, aigu, sortit de sa bouche ; puis, de nouveau, la supplication : — Pardon.... pardon... Ne me tue pas... Mathieu s'arrêta. La très faible clarté tom- bée d'en haut permettait de voir l'affreuse face sanglante de l'assassiné, et l'aîné se mit à dire: — Tu ne le feras plus? — Ah! non... Mathieu... laisse-moi vivre. L'hésitation était sur le masque blême, et le répit mettait un espoir énorme dans le cœur d'Etienne, une infinie reconnaissance, la résolution d'aimer son bourreau s'il pou- vait pardonner, ne pas achever le massacre. Par dessus la scène allait le vaste ciel, ruisselant de ces étoiles tantôt implorées par la victime. Elles se pressaient dans une abondante splendeur sur le bleu profond, comme un semis d'étincelles, comme une poudre d'argent. Une paix émanait d'elles, faisait hésiter l'aîné. Mais, ayant abaissé ses prunelles de loup, il resta épouvanté.^■■■■■B L'IMMOLATION 245 des blessures qu'il avait faites. La certitude d'une punition juridique lui vint ; il ne pourrait invoquer la rixe... Ne valait-il pas mieux abandonner Etienne, là?... Ne rien dire?... Personne ne saurait jamais... ja- ' mais.... Etienne souriait, gagné par la syncope, perdant la conscience. Alors, méthodique, l'autre recommença la tuerie jusqu'à ce que le dernier spasme de l'agonie se fut éteint au corps de l'innocent. 1 14.LES XIPÉHUZ LES FORMES C'était mille ans avant le massement civi- lisateur d'où surgirent plus tard Ninive, Babylone, Ecbatane. La tribu nomade de Pjehou, avec ses ânes, ses chevaux, son bétail, traversait la forêt farouche de Kzour, vers le crépuscule du soir, dans l'océan de la mer oblique, et le chant du déclin s'enflait, planait, descen- dait des nichées harmonieuses.250 L'IMMOLATION Tout le monde étant très las, on se taisait, en quête d'une belle clairière où la tribu pût allumer le feu sacré, faire le repas du soir, dormir à l'abri des brutes, derrière la double rampe de brasiers rouges. Les nues s'opalisèrent, les contrées poly- chromes vaguèrent aux quatre horizons, les dieux nocturnes soufflèrent le chant ber- ceur, et la tribu marchait encore. Un éclai- reur reparut au galop, annonçant la clai- rière et l'onde, une source pure. La tribu poussa trois longs cris et tous allèrent plus vite ; des rires puérils s'épan- chèrent ; les chevaux et les ânes mêmes, accoutumés à reconnaître l'approche de la halte d'après le retour des coureurs et les acclamations des nomades, fièrement dres- saient l'encolure. La clairière apparut. La source charmante y trouait sa route entre des mousses et des arbustes, et une fantasmagorie se montra aux nomades. L'IMMOLATION 251 C'était d'abord un grand cercle de cônes bleuâtres, translucides, la pointe en haut, chacun du volume à peu près de la moitié d'un homme. Quelques raies claires, quel- ques circonvolutions sombres, parsemaient leur surface, et tous avaient vers la base une étoile éblouissante comme le soleil à la moitié du jour. Plus loin, aussi excen- triques, des strates se posaient vertica- lement, assez semblables à de l'écorce de bouleau et madrés d'ellipses multicolores. Et il y avait encore, de ci, de là, des Formes quasi-cylindriques, variées d'ailleurs, les unes minces et hautes, les autres basses et trapues, toutes de couleur bronzée, poin- tillées de vert, toutes possédant, comme les strates, le caractéristique point de lu- mière. La tribu regardait, ébahie. Une supers- titieuse crainte figeait les plus braves, gros- sissante encore quand les Formes se pri- rent à onduler dans les ombres grises de la >. 1 1 I clairière. Et soudain, les étoiles tremblant, vacillant, les cônes s'allongèrent, les cy- lindres et les strates bruissèrent comme de l'eau jetée sur une flamme, tous progres- sant vers les nomades avec une vitesse accé- lérée graduellement. Toute la tribu, dans l'ensorcellement de ce prodige, ne bougeait point, continuait à regarder, et les Formes l'abordèrent. Le choc fut épouvantable. Guerriers, femmes, enfants, par grappes, croulaient sur le sol de la forêt, mystérieusement frappés comme du glaive de la foudre. Alors, aux survi- vants, la ténébreuse terreur rendit la force, les ailes de la fuite agile. Et les Formes, massées d'abord, ordonnées par rangs, s'éparpillèrent autour de la tribu, attachées aux fuyards, impitoyables. L'affreuse at- taque, pourtant, n'était pas infaillible, tuait les uns, étourdissait les autres, jamais ne blessait. Quelques gouttes rouges jaillis- saient des narines, des yeux, des oreillesL'IMMOLATION 253 des agonisants, mais les autres, intacts, bientôt se relevaient, reprenaient la course fantastique dans le blêmissement crépuscu- laire. Quelle que fût la nature des Formes, elles agissaient à la façon des êtres, nullement à la façon des éléments, ayant comme des êtres l'inconstance et la diversité des allures, choisissant évidemment leurs victimes, ne confondant pas les nomades avec les plantes et même les animaux. Bientôt les plus véloces fuyards perçurent qu'on ne les poursuivait plus. Épuisés, dé- chirés, ils osèrent se retourner une seconde, épier. Au loin, entre les troncs noyés d'ombre, continuait la poursuite resplendis- sante. Et les Formes, préférablement, pour- chassaient, massacraient les guerriers, sou- vent dédaignaient les faibles, la femme, l'en- fant. Ainsi, ' à distance, dans la nuit toute venue, la scène était plus surnaturelle, plus 15a il 254 L'IMMOLATION écrasante aux cerveaux barbares, et les guerriers allaient recommencer la fuite. Une observation capitale les arrêta : c'est que, guerriers, femmes ou enfants, les Formes abandonnaient la poursuite au delà d'une limite fixe. Et quelque lasse, impo- tente que fût la victime, même évanouie, dès que cette frontière idéale était franchie, tout péril aussitôt cessait. Cette très rassurante remarque, bientôt ■ confirmée par cinquante faits, tranquillisa les nerfs malades des fuyards. Ils osèrent attendre leurs compagnons, leurs femmes, leurs pauvres petits échappés à la tuerie. Même, un d'eux, un héros, abruti d'abord, effaré par le surhumain de l'aventure, re- trouva un peu de sa grande âme, alluma un foyer, emboucha la corne de buffle pour guider les égarés. Alors, un à un, vinrent les misérables. Beaucoup, éclopés, se traînaient sur les mains. Des femmes-mères, avec l'indomp-L'IMMOLATION 255 table force maternelle, avaient gardé, ras- semblé, porté le fruit de leurs entrailles à travers la mêlée hagarde. Et beaucoup d'ânes, de chevaux, de bétail, revinrent, moins affolés que les hommes. Nuit lugubre et passée dans le silence, sans sommeil, où les guerriers sentirent continuellement trembler leurs vertèbres ! Mais l'aube vint, s'insinua pâle à travers les gros feuillages, puis la fanfare aurorale, de couleurs, d'oiseaux retentissants, exhorta à vivre, à rejeter les terreurs de la nuit. Le héros, le chef naturel, rassemblant la foule par groupes, commença le dénom- brement de la tribu. La moitié des guer- riers, deux cents, manquait, avait proba- blement succombé. Beaucoup moindre était la perte des femmes, et presque nulle celle des enfants. Quand ce dénombrement fut terminé, qu'on eut rassemblé les bêtes de somme, (peu manquaient, par la supériorité de l'ins- . I I i ■ 256 L'IMMOLATION tinct sur la raison pendant les débâcles,) le Héros disposa la tribu suivant l'arran- gement accoutumé, puis, ordonnant de l'at- tendre, seul, pâle, se dirigea vers la clai- rière. Nul, même de loin, n'osa le suivre. Il se dirigea là où les arbres s'espaçaient largement, dépassa légèrement la limite observée la veille et regarda. Au loin, dans la transparence fraîche du matin, coulait la jolie source, et, sur les bords, réunie, la troupe fantastique des Formes resplendissait. Leur couleur avait varié. Les cônes étaient plus compactes, leur teinte turquoise ayant verdi, les Cylin- dres se nuaient de violet et les Strates ressemblaient à du cuivre vierge. Mais chez toutes, l'étoile pointait ses rayons qui, même à la lumière diurne, éblouis- saient. La métamorphose s'étendant aux contours des fastamagoriques Entités, des cônes ten- daient à s'élargir en cylindres, des cylindresL'IMMOLATION 257 se déployaient, tandis que des strates se cur- vaient partiellement. Mais, comme la veille, tout à coup les Formes ondulèrent, leurs Étoiles se prirent à palpiter, et le Héros, lentement, repassa la frontière de Salut.II EXPÉDITION HIÉRATIQUE La tribu de Pjehou s'arrêta à la porte du grand Tabernacle nomade et les chefs seuls entrèrent. Dans le fond rempli d'astres, sous l'image môle du Soleil, se tenaient les trois grands-prêtres, et plus bas qu'eux, sur les* degrés dorés, les douze sacrificateurs inférieurs. Le Héros s'avança, dit au long laterrifique aventure de la forêt de Kzour, et les prêtres écoutaient, très graves, étonnés, sentant un amoindrissement de leur puissance devant cette aventure extra-humaine. «nsa260 L'IMMOLATION ■ 1 I ■ Alors, le suprême grand-prêtre exigea que la tribu offrît douze taureaux, sept onagres, trois étalons au Soleil. Il reconnut aux Formes les attributs divins, et après les sacrifices résolut une expédition hiératique. Tous les prêtres, tous les chefs de la na- tion zahelal devaient y assister. Et des messagers parcoururent les monts et les plaines à cent lieues autour de la place où s'éleva plus tard l'Ecbatane des mages. Partout la ténébreuse histoire faisait se dresser le poil des hommes, partout les chefs obéirent précipitamment à l'appel sa- cerdotal. Un matin d'automne, le Mâle perça les nues, inonda le Tabernacle, atteignit l'autel où fumait un cœur saignant de taureau, et les grands-prêtres, les immolateurs, cin- quante chefs de tribus, poussèrent le cri triomphal. Cent mille nomades, au dehors, foulant la rosée fraîche, répétèrent la cla- meur, tournant leurs têtes tannées vers la L'IMMOLATION 2G1 prodigieuse forêt de Kzour mollement fris- sonnante. Le présage était favorable. Alors, les prêtres en tête, tout un peuple marcha à travers les bois. Dans l'après- midi, vers trois heures, le héros de Pjehou arrêta les prêtres. La grande clairière roussie par l'automne, un flot de feuilles mortes cachant ses mousses, s'étendait avec majesté, et sur les bords de la source, les prêtres aperçurent ce qu'ils venaient ado- rer et apaiser, les Formes. Elles étaient douces à l'œil, sous l'ombre des arbres, avec leurs nuances tremblantes, le feu pur de leurs étoiles, leur tranquille évolution au bord de la source. — Il faut, dit le grand-prêtre suprême, ici offrir le sacrifice et qu'ils sachent que nous nous soumettons à leur puissance. Tous les vieillards s'inclinèrent. Une voix s'éleva, cependant. C'était Yushik, de la tribu de Nim, un jeune compteur d'astres, pâle veilleur prophétique, de débutante re- 15.I 262 L'IMMOLATION ■j «... U nommée, qui demanda audacieusement d'approcher davantage des Formes. Mais les vieillards, blanchis dans l'art des sages paroles, triomphèrent, et l'autel fut construit, la victime amenée (un éblouissant étalon, un superbe serviteur de l'homme). Alors, dans le silence, la prosternation d'un peuple, le couteau d'airain trouva le noble cœur de l'animal. Une grande plainte s'éleva. Et le grand-prêtre : — Etes-vous apaisés, ô dieux? Là-bas, parmi les troncs silencieux, les Formes circulaient toujours, se faisant re- luire, préférant les places où le soleil cou- lait en ondes plus denses. — Oui, oui, cria l'enthousiaste, ils sont apaisés ! Et saisissant le cœur chaud de l'étalon, sans que le grand-prêtre, curieux, pronon- çât une parole, Yushik se lança à travers la clairière. Des fanatiques, avec des hurle- ments, le suivirent. Lentement, les Formes mL'IMMOLATION 263 ondulaient, se massant, rasant le sol, puis, soudain, véloces, précipitées sur les témé- raires, un lamentable massacre épouvanta les cinquante tribus. Six ou sept, à grand effort, poursuivis avec acharnement, purent atteindre la li- mite. Le reste avait vécu et Yushik avec eux. — Ce sont des dieux inexorables 1 dit sollennellement le suprême grand-prêtre. Alors un conseil s'assembla, le véné- rable conseil des prêtres, des vieillards, des chefs. Et ils décidèrent de tracer, au delà de la limite du Salut, une enceinte de pieux, et de forcer pour la détermination de l'enceinte des esclaves à s'exposer à l'attaque des Formes sur tout le pourtour successi- vement. Et cela fut fait. Sous menace de mort, des esclaves entrèrent dans l'enceinte. Très-peu, pourtant, y périrent, par l'excellence des JÊ\ J264 L'IMMOLATION IB précautions, et la frontière se trouva fer- mement établie, rendue à tous visible par son pourtour de pieux. Ainsi finit heureusement l'expédition hié- ratique, et les Zahelals se crurent abrités contre le subtil ennemi.III LES TÉNÈBRES Mais le système préventif préconisé par le conseil, bientôt fut démontré impuissant. Au printemps suivant, les tribus Hertoth et Nazzum passant près de l'enceinte des pieux, sans défiance, un peu en désordre, furent cruellement assaillies par les Formes et décimées. Les chefs qui échappèrent au massacre ra- contèrent au grand conseil Zahelal que les Formes étaient maintenant beaucoup plus nombreuses qu'à l'automne passé. Toutefois, comme auparavant, elles limitaient leur poursuite, mais les limites s'étaient élargies. ■■i WÊsm266 L'IMMOLATION I 1 Ces nouvelles consternèrent le peuple, et il y eut un grand deuil et de grands sacri- fices. Puis, le conseil résolut de détruire la forêt de Kzour par le feu. Malgré tous les efforts on ne put incen- dier que la lisière. Alors, les prêtres, au désespoir, consa- crèrent la forêt, défendirent à quiconque d'y entrer. Et deux étés s'écoulèrent. Une nuit d'octobre, le campement en- dormi de la tribu Zulf, à deux portées d'arc de la forêt fatale, fut envahi par les Formes. Trois cents guerriers perdirent encore la vie. Alors une histoire sinistre, dissolvante, mystérieuse, alla de tribu en tribu, mur- murée à l'oreille, le soir, aux larges nuits astrales de la Mésopotamie. L'homme allait périr. L'autre, toujours élargi, dans les fo- rêts, sur les plaines, indestructible, jour par jour dévorerait la race déchue. Et la confi- dence, craintive et noire, hantait les pauvres cervaux, à tous durement ôtait la force deL'IMMOLATION 267 lutte, le superbe optimisme des jeunes races. L'homme errant, rêvant à cela, n'osait plus aimer les somptueux pâturages natals, cherchait en haut, de sa prunelle ac- cablée, l'arrêt des constellations. Ce fut l'an mil des peuples enfants, le glas de la fin du monde, ou, peut-être, la résignation de l'homme rouge des savanes indiennes. Et dans cette angoisse, les primitifs mé- ditateurs venaient à un culte amer, un culte de mort que prêchaient de pâles prophètes, le culte des Ténèbres plus puissantes que les Astres, des Ténèbres qui devaient engloutir, dévorer la sainte Lumière, le feu resplen- dissant. Partout, aux abords des solitudes, on rencontrait immobiles, amaigries, des silhouettes d'inspirés, des hommes de si- lence, qui, par périodes, se répandant parmi les tribus, contaient leurs épouvantables rêves, le Crépuscule de la grande Nuit appro- chante, du Soleil agonisant. • IV BAKHOUN Or, à cette époque, vivait un homme ex- traordinaire, nommé Bakhoûn, issu de la tribu de Ptuh et frère du premier grand- prêtre des Zahelals. De bonne heure, il avait quitté la vie nomade, fait choix d'une belle solitude, entre quatre collines, dans un mince et vivant vallon où roulait le filet mince et chanteur d'une source. Des quar- tiers de rocs lui avaient fait la tente fixe, la demeure cyclopéenne. La patience, l'aide ménagée de quatre chevaux, lui avaient créé l'opulence, des récoltes réglées. Ses quatre femmes, ses trente enfants, y vivaient de la vie d'Eden. ..-J:' I I 270 L'IMMOLATION Bakhoûn professait des idées singulières, qui l'eussent fait lapider sans le respect des Zahelals pour son frère aîné, le grand-prêtre suprême. Premièrement, il croyait que la vie séden- taire, la vie à place fixe, était préférable à la vie nomade, ménageait les forces de l'homme au profit de l'esprit. Secondement, il pensait que le Soleil, la Lune et les Étoiles n'étaient pas des dieux, mais des masses lumineuses; Troisièmement, il disait que l'homme ne doit réellement croire qu'aux choses prou- vées par l'expérience. Les Zahelals lui attribuaient des pouvoirs magiques, et les plus téméraires, parfois, se risquaient à le consulter. Ils ne s'en re- pentaient jamais. On avouait qu'il avait sou- vent aidé des tribus malheureuses en leur distribuant des vivres. Il ne secourait d'ail- leurs que ceux qui étaient réellement misé- rables, et, involontairement, les barbares■^■^^^■H L'IMMOLATION 271 respectaient les refus toujours justes du la- boureur. Or, à l'heure noire, quand apparut la mélancolique alternative d'abandonner des contrées fécondes ou d'être détruites par des divinités inexorables, les tribus songèrent à Bakhoûn, et les prêtres eux-mêmes, après des luttes d'orgueil, lui députèrent .trois des plus considérables de leur ordre. Bakhoûn prêta la plus anxieuse attention aux récits, les faisant répéter, posant des questions nombreuses et précises. Il de- manda deux jours de méditations. Ce temps écoulé, il annonça simplement qu'il allait se consacrer à l'étude des Formes. Les tribus furent un peu désappointées, car on avait espéré que Bakhoûn pourrait délivrer le pays par sorcellerie. Néanmoins, les chefs se montrèrent heureux de sa décision et en espérèrent de grandes choses. Alors, Bakhoûn s'établit aux abords de la forêt de Kzour, se retirant à l'heure du■ 1 272 L'IMMOLATION repos, et, tout le jour, il observait, monté sur le plus rapide étalon de Ghaldée. Bien- tôt, convaincu de la supériorité du splen- dide animal sur les plus agiles des Formes, il put commencer son étude hardie et mi- nutieuse des ennemis de l'Homme, cette étude à laquelle nous devons le grand livre anti-cunéiforme de soixante grandes belles tables, le plus beau livre lapidaire que les âges nomades aient légué aux races mo- dernes. C'est dans ce livre, admirable de patiente observation, de sobriété, que se trouve constaté un système de vie absolument dis- semblable de nos règnes animal et végétal, système que Bakhoûn avoue humblement n'avoir pu analyser que dans son -apparence la plus grossière, la plus extérieure. Il est impossible à l'Homme de ne pas frissonner en lisant cette monographie des êtres que Bakhoûn nomme les Xipéhuz, ces détails désintéressés, jamais poussés au merveil-L'IMMOLATION 273 leux systématique, que l'antique, scribe ré- vèle sur leurs actes, leur mode de progres- sion, de combat, de génération, et qui démontrent que la race humaine a été au bord du Néant, que la Terre a failli être le patrimoine d'un Règne dont nous avons perdu jusqu'à la conception. Il faut lire la merveilleuse traduction de M. Dessault, ses découvertes inattendues sur la linguistique pré-assyrienne, décou- vertes plus admirées malheureusement à l'étranger, — en Angleterre, en Allemagne, — que dans sa propre patrie. L'illustre sa- vant a daigné mettre à notre disposition les passages saillants du précieux ouvrage, etces passages, que nous offrons ci-après au pu- blic, peut-être inspireront l'envie de parcou- rir les superbes traductions du Maître (1). (1) Les Précurseurs de Ninive, par B. Dessault, édition in-8°, chez Calmann-Lévy. Dans l'intérêt du lec- teur, j'ai converti l'extrait du livre de Bakhoûn, ci-après, en langage scientifique moderne. PUISÉ AU LIVRE DE BAKHOUN Les Xipéhuz sont évidemment des Vi- vants. Toutes leurs allures décèlent la vo- lonté, le caprice, l'association, l'indépen- dance partielle qui fait distinguer l'Être animal de la plante ou de la chose inerte. Quoique leur mode de progression ne puisse être défini par comparaison, — c'est un simple glissement sur terre, — il est aisé de voir qu'ils le dirigent à leur gré. On les voit s'arrêter brusquement, se tour- ner, s'élancer à la poursuite les uns des 270 L'IMMOLATION H, I autres, se promener par deux, par trois, manifester des préférences qui leur feront quitter un compagnon pour aller au loin en rejoindre un autre. Ils n'ont point la faculté d'escalader les arbres, mais ils réus- sissent à tuer les oiseaux en les attirant par des moyens indécouvrables. On les voit souvent cerner des bêtes sylvestres ou les attendre derrière un buisson, et ils ne man- quent jamais de les tuer et de les consu- mer ensuite. On peut poser comme règle qu'ils tuent tous les animaux indistincte- ment, s'ils peuvent les atteindre, et cela sans motif apparent, car ils ne les consom- ment point, mais les réduisent simplement en cendres. Leur manière de consumer n'exige pas de bûcher : le point incandescent qu'ils ont à leur base suffit à cette opération. Us se réunissent à dix ou à vingt, en cercle, au- tour des gros animaux tués, et font con- verger leurs rayons sur la carcasse. PourL'IMMOLATION 277 les petits animaux, — les oiseaux, par exemple, — les rayons d'un seul Xipéhuz suffisent à l'incinération. Il faut remarquer que la chaleur qu'ils peuvent produire n'est point instantanément violente. J'ai souvent reçu sur la main le rayonnement d'un Xi- péhuz et la peau ne commençait à s'échauf- fer qu'après quelque temps. Je ne sais s'il faut dire que les Xipéhuz sont de différentes formes, car tous peuvent se transformer successivement en cônes, cylindres et strates, et cela en un seul jour. Leur couleur varie continuellement, ce que je crois devoir attribuer, en général, aux métamorphoses de la lumière depuis le ma- tin jusqu'au soir et depuis le soir jusqu'au matin. Cependant quelques variations de nuances paraissent dues au caprice des in- dividus et spécialement à leurs passions, si je puis dire, et constituent ainsi de vérita- tables expressions de physionomie, dont j'ai été parfaitement impuissant, malgré une 16278 L'IMMOLATION étude ardente, à déterminer les plus simples autrement que par hypothèses. Ainsi, ja- mais je n'ai pu, par exemple, distinguer une nuance colère d'une nuance douce, ce qui aurait été assurément la première dé couverte en ce genre. J'ai dit leurs passions. Précédemment j'ai déjà remarqué leurs préférences, ce que je nommerais leurs amitiés. Ils ont leurs haines aussi. Tel Xipéhuz s'éloigne cons- tamment de tel autre et réciproquement. Leurs colères paraissent violentes. J'en ai vu s'entrechoquer avec des mouvements identiques à ceux qu'on observe lorsqu'ils attaquent les gros animaux ou les hommes, et ce sont même ces combats qui m'ont ap- pris qu'ils n'étaient point immortels, comme je me sentais d'abord disposé à le croire, car deux ou trois fois j'ai vu des Xipéhuz succomber dans ces rencontres, c'est-à-dire tomber, se condenser, se pétrifier. J'ai pré- cieusement conservé quelques-uns de cesL'IMMOLATION 279 bizarres cadavres (1), et peut-être pourront- ils plus tard servir à découvrir la nature des Xipéhuz. Ce sont des cristaux jaunâtres disposés irrégulièrement et striés de filets bleus. De ce que les Xipéhuz n'étaient point im- mortels, j'ai dû déduire qu'il devait être possible de les combattre et de les vaincre, peut-être, et j'ai depuis lors commencé la série d'expériences combattantes dont il sera parlé plus loin. Comme les Xipéhuz rayonnent toujours suffisamment pour être aperçus à travers les fourrés et même derrière les gros troncs, — une grande auréole émane d'eux en tous sens et avertit de leur approche, — H (I) Le Kensington Muséum, à Londres, et M. Dessault lui-même possèdent quelques débris minéraux, en tout semblables à ceux décrits par Bakhoûn, que l'analyse chimique a été impuissante à décomposer ou à combiner avec d'autres substances, et qui ne peuvent, en consé- quence, entrer dans aucune nomenclature des corps connus.p— 280 L'IMMOLATION <■ I I I j'ai pu me risquer souvent dans la forêt même, me fiant à la vélocité de mon étalon à la moindre alerte. Là, j'ai tenté de décou- vrir s'ils se construisaient des abris, mais j'avoue avoir échoué en cette recherche. Ils ne meuvent ni les pierres, ni les plantes, et paraissent étrangers à toute espèce d'indus- trie tangible et visible, seule industrie ap- préciable à l'observation humaine. Ils n'ont conséquemment point d'armes, selon le sens par nous attribué à ce mot. Il est cer- tain qu'ils ne peuvent tuer à distance : tout animal qui a pu fuir sans subir le contact immédiat d'un Xipéhuz a infailliblement échappé, et de cela j'ai été maintes fois té- moin. Ainsi que l'avait déjà remarqué la mal- heureuse tribu de Pjehou, ils ne peuvent franchir certaines barrières idéales à la pour- suite de leurs victimes. Mais ces limites se sont toujours accrues d'année en année, de mois en mois. J'ai dû en rechercher la cause.L'IMMOLATION 281 Or, cette cause ne semble être autre qu'un phénomène de croissance collective et, com- me la plupart des choses xipéhuzes, elle est hermétique à l'intelligence de l'homme. Brièvement, voici la loi : les limites de l'ac- tion xipéhuze s'élargissent proportionnelle- ment au nombre des individus, c'est-à-dire que dés qu'il y a procréation de nouveaux êtres, il y a aussi extension des frontières; mais tant que le nombre reste invariable, tout individu est totalement incapable de franchir l'habitat attribué, — par la force des choses (?) — à l'ensemble de la race. Cette règle fait entrevoir une corrélation plus intime entre la masse et l'individu que la corrélation similaire remarquée parmi les hommes et les animaux. On a vu plus tard la réciproque de cette loi, car dès que les Xipéhuz ont commencé à diminuer, leurs frontières se sont proportionnellement rétrécies. Du phénomène de la procréation même 16.282 L'IMMOLATION ■ II j'ai peu à dire; mais ce peu est caractéris- tique. D'abord, cette procréation se produit quatre fois l'an, un peu avant les équinoxes et les solstices, et seulement par les nuits très pures. Les Xipéhuz se réunissent d'a- bord par groupes de trois, et ces groupes, graduellement, finissent par n'en former qu'un seul étroitement amalgamé et dis- posé en ellipse très longue. Ils restent ainsi toute la nuit, et le matin jusqu'à l'ascension maximum du Soleil. Lorsqu'ils se séparent, on voit s'élever dans l'air des formes va- gues, vaporeuses et énormes. Ces formes se condensent lentement, se rapetissent, se transforment au bout de dix jours en cônes ambrés, considérablement plus grands en- core que les Xipéhuz adultes. Il faut deux mois et quelques jours pour qu'elles attei- gnent leur maximum de développement, c'est-à-dire de rétrécissement. Au bout de ce temps, elles deviennent semblables aux autres êtres] de leur règne, de couleurs etL'IMMOLATION 283 de formes variables selon l'heure, le temps et le caprice individuel. Quelques jours après leur développement ou rétrécissement intégral, les frontières d'action s'élargissent. C'était, naturellement, un peu avant ce mo- ment redoutable que je pressais les flancs de mon bon Kouath, afin d'aller établir mon campement plus loin. Si les Xipéhuz ont des sens, c'est ce qu'il n'est pas possible d'affirmer. Ils possèdent certainement des appareils — organiques (?) — qui leur en tiennent lieu. La facilité avec laquelle ils perçoivent à de grandes distan- ces la présence des animaux, mais surtout celle de l'homme, annonce évidemment que leurs organes d'investigation valent au moins nos yeux. Je ne leur ai jamais vu confondre un végétal et un animal, même en des circonstances où j'aurais très bien pu commettre cette erreur, trompé par la lumière sub-branchiale, la couleur de l'ob- jet, sa position. La circonstance de s'em- ____... «284. L'IMMOLATION ployer à vingt pour consumer un gros ani- mal, alors qu'un seul s'occupe de la calci- nation d'un oiseau, prouve une entente cor- recte des proportions, et cette entente paraît plus parfaite si l'on observe qu'ils se mettent dix, douze, quinze, toujours en rai- son de la grosseur relative de la carcasse. Un meilleur argument encore en faveur soit de l'existence d'organes analogues à nos sens, soit de leur intelligence, est la façon dont ils agirent en attaquant nos tri- bus, car ils s'attachèrent peu ou point aux femmes et aux enfants, tandis qu'ils pour- chassaient impitoyablement les guerriers. Maintenant, — question la plus impor- tante, — ont-ils un langage? Je puis ré- pondre à ceci sans la moindre hésitation : « Oui, ils ont un langage. » Et ce langage se compose de signes parmi lesquels j'en ai pu même déchiffrer quelques-uns. Supposons, par exemple, qu'un Xipéhuz veuille parler à un autre. Pour cela, il luiL'IMMOLATION 285 suffit de diriger les rayons de son étoile vers le compagnon, ce qui est toujours perçu instantanément. L'appelé, s'il mar- che, s'arrête, attend. Le parleur, alors, trace rapidement, sur la surface même de son interlocuteur, — et il n'importe de quel côté, — une série de courts caractères lu- mineux, par un jeu de rayonnement tou- jours émanant de la base, et ces caractères restent un instant fixés, puis s'effacent. L'interlocuteur, après une courte pause, ré- pond. Préliminairement à toute action de com- bat ou d'embuscade, j'ai toujours vu les Xi- péhuz employer les caractères suivants : )__(_., Lorsqu'il était question de moi, — et il en était souvent question, car ils ont tout fait pour nous exterminer, mon brave Kouath et moi, — les signes O—V) ont été invariablement échangés, — parmi d'autres, comme le mot ou la phrase )—(— donné ci-dessus. Le signe d'appel ordinaire étaitH 286 L'IMMOLATION I^B ^, et il faisait accourir l'individu qui le recevait. Lorsque tous les Xipéhuz étaient invités à une réunion générale, je n'ai ja- mais faillira ^observer un signal de cette forme ^ |j [_j, représentant la triple ap- parence de ces êtres. Les Xipéhuz ont d'ailleurs des signes plus compliqués, se rapportant non plus à des actions similaires aux nôtres, mais a un ordre de choses complètement extra-hu- main, et dont je n'ai rien pu déchiffrer. On ne peut entretenir le moindre doute relati- vement à leur faculté d'échanger des idées d'un ordre abstrait, probablement équiva- lentes aux idées humaines, car ils peuyent rester longtemps immobiles à ne faire rien autre chose que converser, ce qui annonce de véritables accumulations de pensées. Mon long séjour prés d'eux avait fini, malgré les métamorphoses (dont les lois varient pour chacun, faiblement sans doute, mais avec des caractéristiques suffisantes IL'IMMOLATION 287 pour un épieur opiniâtre), par me faire connaître plusieurs Xipéhuz d'une façon assez intime, par me révéler des particula- rités sur les différences individuelles..... Dirais-je sur leurs caractères? J'en ai connu de taciturnes, qui, quasi-jamais, ne tra- çaient une parole; d'expansifs qui écrivaient de véritables discours; d'attentifs, de ja- seurs qui parlaient ensemble, s'interrom- paient les uns les autres. Il y en avait qui aimaient à se retirer, à vivre solitaires; d'autres recherchaient évidemment la so- ciété; des féroces chassaient perpétuelle- ment les fauves, les oiseaux, et des miséri- cordieux souvent épargnaient les animaux, au contraire, les laissaient vivre en paix. Tout cela n'ouvre-t-il pas à l'imagination une gigantesque carrière? ne porte-t-il pas à imaginer des diversités d'aptitudes, d'in- telligence, de forces analogues à celles de la race humaine ? Ils pratiquent l'éducation. Que de fois j'ai 1 ■ I 288 L'IMMOLATION I 1 !.. observé un vieux Xipéhuz, assis au milieu de très jeunes, leur rayonnant des signes que ceux-ci lui répétaient ensuite l'un après l'autre, et qu'il leur faisait recommencer quand la répétition en était imparfaite ! Ces leçons étaient bien merveilleuses à mes yeux, et de tout ce qui concerne les Xipéhuz, il n'est rien qui m'ait si souvent tenu attentif, rien qui ait plus préoccupé mes soirs d'insomnie. Il me semblait que c'était là, dans cette aube de la race, que le voile du mystère pouvait s'entr'ouvrir, là que quelque idée simple, primitive, jaillirait peut-être, éclairerait pour moi un recoin de ces profondes ténèbres. Non, rien ne m'a rebuté; j'ai, des années durant, assisté à cette éducation, j'ai essayé des interpréta- tions innombrables. Que de fois j'ai cru y saisir comme une fugitive lueur de la na- ture essentielle des Xipéhuz, une lueur ■extra-sensible, une pure abstraction, et que, hélas! mes pauvres facultés noyées deV IMMOLATION 289 chair ne sont jamais parvenues à poursui- vre ! J'ai dit plus haut que j'avais cru long- temps les Xipéhuz immortels. Cette croyance ayant été détruite à la vue des morts violentes arrivées à la suite des ren- contres entre Xipéhuz, je fus naturellement amené à chercher leur point vulnérable et m'appliquai chaque jour, depuis lors, à trouver des moyens destructifs, car les Xipéhuz croissaient en nombre tellement, qu'après avoir débordé la forêt de Kzour au sud, au nord, à l'ouest, ils commençaient à empiéter les plaines du côté du levant. Hélas ! en peu de cycles ils auraient dépos- sédé l'homme de sa demeure terrestre. Donc, je m'armai d'abord d'une fronde, et, dès qu'un Xipéhuz sortait de la forêt, à portée, je le visais et lui lançais ma pierre. Je n'obtins ainsi aucun résultat quoique j'eusse atteint l'ensemble des individus visés à toutes les parties de leur surface, même 17I 290 L'IMMOLATION au point lumineux. Ils paraissaient d'une insensibilité parfaite à mes atteintes et nul d'entre eux ne s'est jamais détourné pour éviter un de mes projectiles. Après un mois d'essai il fallut bien m'avouer que la fronde ne pouvait rien contre eux, et j'abandonnai cette arme. Je pris l'arc. Aux premières flèches que je lançai, je découvris chez les Xipéhuz un sentiment de crainte très vive, car ils se détournèrent, se tinrent hors de portée, m'évitèrent tant qu'ils purent. Pendant huit jours, je tentai vainement d'en atteindre un. Le huitième jour, un parti Xipéhuz, em- porté je pense par son ardeur chasseresse, passa assez près de moi en poursuivant une belle gazelle. Je lançai précipitamment quelques flèches, san$ aucun effet appa- rent, et le parti se dispersa, moi les pour- chassant et dépensant mes munitions. Je n'eus pas sitôt tiré la dernière flèche que tous revinrent à grande vitesse de différentsL'IMMOLATION 291 cotés, me cernèrent aux trois quarts, et j'aurais perdu là l'existence sans la prodi- gieuse vélocité du vaillant Kouath. Cette aventure me laissa plein d'incerti- tudes et d'espérances, et je passai toute la semaine inerte, perdu dans le vague et la profondeur de mes méditations, dans un problème excessivement passionnant, subtil, propre à faire fuir le sommeil, et qui, tout à la fois, m'emplissait de souffrance et de plaisir. Pourquoi les Xipéhuz craignaient- ils mes flèches? Pourquoi, d'autre part, dans le grand nombre de projectiles dont j'avais atteint ceux de la chasse, aucun n'avait-il produit d'effet? Ce que je savais de l'intelligence de mes ennemis ne per- mettait pas l'hypothèse d'une terreur sans cause. Tout, au contraire, me forçait à sup- poser que la flèche, lancée dans des condi- tions particulières, devait être contre eux une arme redoutable. Mais quelles étaient ces conditions? Quel était le point vulné- I 292 L'IMMOLATION I 1 rable des Xipéhuz? Et brusquement la pensée me vint que c'était l'étoile qu'il fal- lait atteindre. Une minute j'en eus la certi- tude, une certitude passionnée, aveugle. Puis le doute froid vint. De la fronde, plu- sieurs fois, n'avais-je pas visé, touché ce but? Pourquoi la flèche serait-elle plus heureuse que la pierre?... Or, c'était nuit, l'incommensurable abîme, ses lampes merveilleuses épandues par dessus la terre. Et moi, la tête dans les mains, je rêvais, le cœur plus ténébreux que la nuit. Un lion se mit à rugir, des chacals pas- sèrent dans la plaine, et de nouveau la pe- tite lumière d'espérance m'éclaira. Je venais de penser que le caillou de la fronde était relativement gros et l'étoile des Xipéhuz si minuscule ! Peut-être, pour agir, fallait-il aller profond, percer d'une pointe aiguë, et alors leur terreur devant la flèche s'expli- quait 1L'IMMOLATION 293 Cependant Wéga tournait lentement sur le pôle, l'aube était proche, et la lassi- tude, pour quelques heures, endormit dans mon crâne le monde de l'esprit. Les jours suivants, armé de l'arc, je fus constamment à la poursuite des Xipéhuz, "aussi loin dans leur enceinte que la sagesse le permettait. Mais tous évitèrent mon at- taque, se tenant au loin, hors de portée. Il ne fallait pas songer à se mettre en embus- cade, leur mode de perception leur permet- tant de constater ma présence à travers les obstacles. Vers la fin du cinquième jour, il se pro- duisit un événement qui, à lui seul, prou- verait que les Xipéhuz sont des êtres fail- libles à la fois et perfectibles comme l'homme. Ce soir-là, au crépuscule, un Xipéhuz s'approcha délibérément de moi, avec cette vitesse constamment accélérée qu'ils affectionnent pour l'attaque. Surpris, le cœur palpitant, je bandai mon. arc. Lui, 294 L'IMMOLATION s'avançait toujours, pareil à une colonne de turquoise dans le soir naissant, arrivait presque à portée. Puis, comme je m'apprê- tais à lancer ma flèche, je le vis,.avec stu- péfaction, se retourner, cacher son étoile, sans cesser de progresser vers moi. Je n'eus que le temps de mettre Kouath au galop, de me dérober à l'atteinte de ce redoutable ad- versaire. Or, cette manoeuvre, à laquelle aucun Xipéhuz n'avait paru songer auparavant, outre qu'elle démontrait, une fois de plus, l'invention personnelle, l'individualité chez l'ennemi, suggérait deux idées, la première, c'est que j'avais chance d'avoir raisonné juste relativement à la vulnérabilité de l'étoile xipéhuze ; la seconde, moins encou- rageante, c'est que la même tactique, si elle était adoptée par tous, allait rendre ma tâche extraordinairement ardue, peut-être impossible. Cependant, après avoir tant fait que d'ar-L'IMMOLATION 295 river à connaître la vérité, je sentis grandir mon courage devant l'obstacle et j'osai es- pérer de mon esprit la subtilité nécessaire pour le renverser (1). (1) Aux chapitres suivants, où le mode est générale- ment narratif, je serre de près la traduction littérale de M. Dessault, sans pourtant m'asteindre à la fatigante division en versets ni aux répétitions inutiles. YI SECONDE PÉRIODE DU LIVRE DE BAKHOUN Je retournai dans ma solitude. Anakhre, troisième fils de ma femme Tepaï, était un puissant constructeur d'armes. Je lui or- donnai de tailler un arc de portée extraor- dinaire. Il prit une branche de l'arbre Waham, dure comme le fer, et l'arc qu'il en tira était quatre fois plus puissant que celui du pasteur Zankann, le plus fort ar- cher des mille tribus. Nul homme vivant n'aurait pu le tendre. Mais j'avais imaginé un artifice, et Anakhre, ayant travaillé selon ma pensée, il se trouva que l'arc immense 17.298 L'IMMOLATION ■ I I pouvait être tendu et détendu par une femme débile. Or, j'avais toujours été expert à lancer le dard et la flèche, et en quelques jours j'appris à connaître si parfaitement l'arme construite par mon fils Anakhre que je ne manquais aucun but, fùt-il menu comme la mouche ou vif comme le faucon. Tout cela fait, je retournai vers Kzour, monté sur Kouath aux yeux de flamme, et je recommençai à rôder autour du domaine des ennemis de l'homme. Pour leur ins- pirer confiance, je tirai beaucoup de flèches avec mon arc habituel, à chaque fois qu'un de leurs partis approchait de la frontière, et mes flèches tombaient beaucoup en deçà d'eux. Us apprirent ainsi à connaître la portée exacte de l'arme, et par là à se croire absolument hors de péril à des distances fixes. Pourtant, une défiance leur restait, qui les rendait mobiles, capricieux, tant qu'ils n'étaient pas sous le couvert de laL'IMMOLATION 290 la forêt, et leur faisait dérober leurs étoiles à ma vue. A force de patience, je lassai leur inquié- tude, et au sixième matin, une troupe vint se poster en face de moi, sous un grand arbre à châtaignes, à trois portées d'arc communes. Ils n'y furent pas sitôt que j'envoyai une nuée de flèches inutiles. Alors, leur vigilance s'endormit de plus en plus et leurs allures devinrent aussi libres qu'aux premiers temps de mon séjour. C'était l'heure décisive. Ma poitrine gron- dait si fort que, d'abord, je me sentis sans puissance. J'attendis, car d'une seule flèche dépendait le formidable avenir. Si celle-là faillait d'aller au but marqué, plus jamais peut-être les Xipéhuz ne se prêteraient à mon expérimentation, et alors comment savoir s'ils sont accessibles aux coups de l'homme ? Cependant, minute à minute, l'être de volonté triompha, fit taire la poitrine, fit300 L'IMMOLATION M | ■ I 1 ■ I a ; souples et forts les membres et tranquille la prunelle. Alors, lent, je levai l'arc d'Anakhre. Là-bas, au loin, un grand cône d emeraude se tenait immobile dans l'ombre de l'arbre, et son étoile, éclatante, se tournait vers moi. L'arc énorme se tendit, et dans l'espace, sifflante, partit la flèche véloce... et le Xipéhuz, atteint, tomba, se condensa, se pé- trifia. Le cri sonore du triomphe jaillit de ma poitrine, et étendant les bras, dans l'extase, je remerciai l'Unique. Ainsi donc ils étaient vulnérables à l'arme humaine, ces épouvantables Xipéhuz ! Ainsi donc on pouvait espérer les détruire ! Maintenant, sans crainte, je la laissai gronder, ma poitrine, je la laissai battre, la musique d'allégresse, moi qui avais tant désespéré du futur de ma race, moi qui, sous la course sublime des constellations, sous le bleu cristal de l'abîme, avais som- brement calculé qu'en deux siècles le vaste IL'IMMOLATION 301 monde aurait senti craquer toutes ses li- mites devant l'invasion xipéhuze. Et pour- tant, quand elle revint, la superbe, l'aimée, la pensive, la nuit, il tomba une ombre sur ma béatitude, le chagrin que l'homme et le Xipéhuz ne pussent pas coexister, que la vie de l'un dût être la farouche condition de l'anéantissement de l'autre. lu*»■ I LIVRE DEUXIEME TROISIÈME PÉRIODE DU LIVRE DE BAKHOUN I Les prêtres, les vieillards et les chefs ont, dans rémerveillement, écouté mon récit, et jusqu'au fond des solitudes les coureurs sont allés répéter la bonne nouvelle. Le grand Conseil a ordonné aux guerriers de se réunir à la sixième lune de l'an vingt- deux mille six cent et quarante-neuf, dans la plaine de Mehour-Asar, et les prophètes ont Kl 11 I1 304 L'IMMOLATION prêché la guerre sacrée. Plus de cent mille guerriers Zahelals sont accourus, et un grand nombre de combattants des races étran- gères, Dzoums, Sahrs, Khaldes, attirés par la renommée, sont venus s'offrir à lagrande nation. Kzour a été cerné d'un décuple rang d'archers, mais les flèches ont toutes échoué devant la tactique xipéhuze, et des guerriers imprudents, en grand nombre, ont péri. Alors, pendant plusieurs semaines, une grande terreur a prévalu parmi les hommes............. Le troisième jour de la huitième lune, armé d'un couteau à pointe fine, j'ai annoncé aux peuples innombrables que j'allais seul combattre les Xipéhuz dans l'espérance de détruire la défiance qui commençait à naître contre la vérité de mon récit. Mes fils Loûm, Demja, Anakhre, se sont L'IMMOLATION 305 violemment opposés à mon projet et ont voulu prendre ma place. Et Loûm a dit : « Tu ne peux pas y aller, car, toi mort, tous croiraient les Xipéhuz invulnérables, et la race humaine périrait. » Et Demja, Anakhre et beaucoup de chefs ayant prononcé les mêmes paroles, j'ai trouvé ces raisons justes et je me suis retiré. Alors, Loûm, s'étant emparé de mon couteau à manche de corne, a passé la fron- tière mortelle et les Xipéhuz sont accourus. L'un d'eux, beaucoup plus rapide que les autres, allait l'atteindre, mais Loûm, plus subtil que le léopard, s'écarta, tourna le Xipéhuz, puis, d'un bond géant, le rejoignit, darda la pointe aiguë. Et les peuples immobiles virent crouler, se condenser, se pétrifier l'adversaire. Cent mille voix montèrent dans le matin bleu, et déjà Loûm revenait, franchissait la fron- tière, et son nom glorieux circulait à travers les armées.306 L'IMMOLATION II Première Bataille L'an du monde 22649, le septième jour de la huitième lune. A l'aube, les cors ont sonné et les lourds marteaux ont frappé les cloches d'airain pour la grande bataille. Cent buffles noirs et deux cents étalons ont été immolés par les prêtres, et mes cinquante fils ont avec moi prié l'Unique. La planète du soleil s'est engloutie dans l'aurore rouge, les chefs ont galopé au front des armées, et la clameur de l'attaque s'est élargie avec la course impétueuse de cent mille combattants. La tribu de Nazzum a la première abordé l'ennemi et le combat a été formidable. Impuissants d'abord, fauchés par les coupsL'IMMOLATION 307 mystérieux, bientôt les guerriers ont connu l'art de frapper les Xipéhuz et de les anéantir. Alors, toutes les nations, Zahelals, Dzoums, Sahrs, Khaldes, Xisoastres, Pjar- vanns, grondantes comme les océans, ont envahi la plaine et la forêt, partout cerné les silencieux adversaires. Pendant longtemps toute la bataille a été un chaos, et les messagers continuellement venaient apprendre aux prêtres que les hommes périssaient par centaines, mais que leur mort était vengée. A l'heure brûlante, mon fils Sourdar aux pieds agiles, dépêché par Loûm, est venu me dire que pour chaque Xipéhuz anéanti, il périssait douze des nôtres. Et j'ai eu l'âme noire et le cœur sans force, puis mes lèvres ont murmuré : — Qu'il en soit comme le veut le seul Père ! Et m'étant rappelé le dénombrement des guerriers qui donnait le chiffre de cent et M 308 L'IMMOLATION ■ I ■ quarante mille, et sachant que les Xipéhuz s'élevaient à quatre mille environ, je pensai que plus du tiers de la vaste armée périrait, mais que la terre serait à l'homme. Or, il aurait pu se faire que l'armée n'y suffît pas : — C'est donc une victoire ! murmu- rai-je tristement. Mais comme je songeais à ces choses, voilà que la clameur de la bataille fit trem- bler plus fort la forêt, puis de tous les côtés les guerriers reparurent et tous avec des cris de détresse s'enfuyaient vers la fron- tière de Salut. Alors je vis les Xipéhuz déboucher à l'Orée, non plus séparés les uns des autres, comme au matin, mais unis par vingtaines, circulairement, et leurs feux tournés à l'in- térieur des groupes. Dans cette position, invulnérables, ils avançaient sur nos guer- riers impuissants, et les massacraient épou- vantablement. C'était la débâcle et terrible. Les plusL'IMMOLATION 309 I hardis combattants ne songeaient qu'à la fuite. Pourtant, malgré le deuil qui s'élar- gissait sur mon âme, j'observai patiemment les péripéties fatales, dans l'espoir de trouver quelque remède au fond même de l'infor- tune, car souvent le venin et l'antidote habi- tent côte à côte. De cette confiance dans la réflexion, le destin me récompensa par deux décou- vertes. Je remarquai, premièrement, aux places où nos tribus étaient en grandes masses et les Xipéhuz en petit nombre, que la tuerie, d'abord incalculable, se ralen- tissait à mesure, que les coups de l'ennemi portaient de moins en moins, beaucoup de frappés se relevant après un bref étourdis- sement, et les plus robustes finissant même par résister complètement au choc, par continuer la fuite après des atteintes répé- tées. Le même phénomène se renouvelant en divers points du champ de bataille, j'osai hardiment conclure que les Xipéhuz se fa-310 L'IMMOLATION ■ I 1 4S, ■■'. tiguaient, que leur puissance de destruc- tion ne dépassait pas une certaine limite. La seconde remarque, qui complétait merveilleusement la première, me fut fournie par un groupe de Khaldes. Ces pauvres gens, entourés de tous côtés par l'ennemi, perdant confiance dans leurs courts couteaux, arrachèrent des arbustes et s'en firent des massues à l'aide desquelles ils essayèrent de se frayer un passage. A ma grande surprise, leur tentative réussit. Je vis des Xipéhuz par douzaines perdre l'équilibre sous les coups, et environ la moitié des Khaldes s'échapper par la trouée ainsi faite, mais, chose singulière, ceux qui, au lieu d'arbustes, se servirent d'instru- ments d'airain (ainsi qu'il advint à quelques chefs), ceux-là se tuèrent eux-mêmes en frappant l'ennemi. Il faut encore remarquer que les coups de massue ne firent pas de mal sensible aux Xipéhuz, car ceux qui étaient tombés se relevèrent promptement etL'IMMOLATION 311 reprirent,1a poursuite. Je n'en considérai pas moins ma double découverte comme d'une extrême importance pour les luttes futures. Cependant, la débâcle continuait. La terre retentissait de la fuite des vaincus, et, avant le soir, il ne restait plus dans les limites xipéhuzes que nos morts et quelques cen- taines de combattants montés aux arbres. De ces derniers, le sort fut terrible, car les Xipéhuz les brûlèrent vivants en conver- geant mille feux dans les branchages qui les abritaient. Leurs cris effroyables reten- tirent pendant des heures sous le grand fir- mament étoile. III Bakhoûn élu Le lendemain, les peuples firent le dé- nombrement des survivants. 11 se trouva que la bataille coûtait neuf mille hommes en-312 L'IMMOLATION I I I viron, et une évaluation sage porta la perte des Xipéhuz à six cents. De sorte que la mort de chaque ennemi avait coûté quinze existences humaines. Le désespoir se mit dans les cœurs et beaucoup criaient contre les chefs et par- laient d'abandonner l'épouvantable entre- prise. Alors, parmi les murmures, je m'avançai au milieu du camp et je me mis à reprocher hautement à tous la pusillani- mité de leurs âmes. Je leur demandai s'il était préférable de laisser périr tous les hommes ou d'en sacrifier une partie ; je leur démontrai qu'en dix ans toute la contrée zahelale serait envahie par les Formes, et en vingt ans le pays des Khaldes, des Sahrs, des Pjarvanns et des Xisoastres; puis, ayant ainsi éveillé leur conscience, je leur fis reconnaître que déjà un sixième du redoutable territoire était revenu aux hommes, que par trois côtés l'ennemi était refoulé dans la forêt. Enfin je leur commu-L'IMMOLATION 313 quai mes observations, je leur fis com- prendre que les Xipéhuz n'étaient pas infa- tigables, que des massues de bois pouvaient les renverser et les forcer de découvrir leur point vulnérable. Un grand silence régnait sur la plaine, l'espoir revenait au cœur des guerriers innombrables qui m'écoutaient. Alors, pour augmenter la confiance, je décrivis des ap- pareils de bois que j'avais imaginés, pro- pres à la fois à l'attaque et à la défense, et l'enthousiasme renaquit, les peuples applau- dirent ma parole et les chefs mirent leur commandement à mes pieds. V Métamorphoses de l'Armement Les jours suivants, je fis abattre un grand nombre d'arbres, et je donnai le modèle de 18 J314 L'IMMOLATION ■ ■ légères barrières portatives dont voici la description sommaire: un châssis long de six, large de deux coudées, relié par des barreaux à un châssis intérieur d'une lar- geur d'une coudée sur une longueur de cinq. Six hommes (deux porteurs, deux guerriers armés de grosses lances de bois obtuses, deux autres également armés 4e lances de bois, mais à très fines pointes mé- talliques, et pourvus, en outre, d'arcs et de flèches) pouvaient y tenir à l'aise, et circu- ler en forêt, abrités contre le choc immédiat des Xipéhuz. Arrivés à portée de l'ennemi, les guerriers pourvus de lances obtuses devaient frapper, renverser, forcer l'ennemi à se découvrir, et les archers-lanciers de- vaient viser les étoiles, soit de la lance, soit de l'arc, suivant l'éventualité. Comme la hau- teur moyenne des Xipéhuz atteignait un peu au-delà d'une coudée et demie, je dis- posai les barrières de façon que le châssis extérieur ne dépassât pas, pendant laL'IMMOLATION 315 marche, une hauteur au-dessus du sol su- périeure à une coudée et un quart, et pour cela il suffisait d'incliner un peu les sup- ports qui le reliaient au châssis intérieur porté à main d'homme. Comme d'ailleurs les Xipéhuz ne savent pas franchir les obs- tacles abrupts, ni progresser autrement que debout, la barrière ainsi conçue était suffi- sante pour abriter contre leurs attaques immédiates. Assurément, ils feraient effort ' pour brûler ces armes nouvelles, et en plus d'un cas ils devaient y parvenir, mais comme leurs feux ne sont guère efficaces hors de portée de flèche, ils étaient forcés de se découvrir pour entreprendre cette calcination, qui, n'étant pas instantanée, permettait, par des manœuvres de dépla- cement rapides, de s'y soustraire en grande partie. I316 L'IMMOLATION V La deuxième Bataille I ■ II ■ L'an du monde 22649, le onzième jour de la huitième lune. Ce jour a été livrée la se- conde bataille contre les Xipéhuz, et les chefs m'ont remis le commandement su- prême. Alors, j'ai divisé les peuples en trois armées et, un peu avant l'aurore, j'ai lancé quarante mille guerriers contre Kzour, armés selon le système des barrières. Cette attaque a été moins confuse que celle du septième jour. Les tribus sont entrées len- tement dans la forêt, par petites troupes disposées en bon ordre, et la rencontre a commencé. Elle a été tout à l'avantage des hommes pendant la première heure, les Xipéhuz ayant été complètement déroutésL'IMMOLATION 317 par la tactique nouvelle, et plus de cent des Formes ont péri, à peine vengées par la mort d'une dizaine de guerriers. Mais, la surprise passée, les Xipéhuz ont commencé de vouloir brûler les barrières, et ont pu, en quelques circonstances, y réussir. Une manœuvre plus dangereuse fut celle adoptée par eux vers la quatrième heure du jour : profitant de leur vélocité, des groupes de Xipéhuz, serrés les uns contre les autres, arrivaient sur les barrières, réussissaient à les renverser. Il périt de cette façon un très grand nombre d'hommes, si bien que, l'en- nemi reprenant l'avantage, une partie de notre armée se désespéra. Vers la cinquième heure, les tribus Zahe- lales de Khemar, de Djoh et une partie des Xisoastres et des Sahrs commencèrent la déroute. Voulant éviter une catastrophe, je dépêchai des courriers protégés par de fortes barrières pour annoncer du renfort. En même temps, je disposai la seconde ar- 18.1 I ■ ■ 318 L'IMMOLATION mée pour l'attaque; mais, auparavant, je donnai des instructions nouvelles : c'est que les barrières devaient se maintenir par groupes aussi denses que le permettait la circulation en forêt, et se disposer en carrés compactes dès qu'approchait une troupe un peu imposante de Xipéhuz, sans pour cela abandonner l'offensive. Cela dit, je donnai le signal, et, en peu de temps, j'eus le bonheur de voir que la vic- toire revenait aux peuples coalisés. Enfin, vers le milieu du jour, un dénombrement approximatif, portant le nombre des pertes de notre armée à deux mille hommes et celles des Xipéhuz à trois cents, fit voir d'une façon décisive les progrès accomplis, et remplit toutes les âmes de confiance pour le triomphe définitif. Toutefois, la proportion varia légèrement à notre désavantage vers la quatorzième heure, les Peuples perdant alors quatre mille individus et les Xipéhuz cinq cents. IL'IMMOLATION 319 C'est alors que je lançai le troisième corps, et la bataille atteignit sa plus grande inten- sité, l'enthousiasme des guerriers grandis- sant de minute en minute, jusqu'à l'heure où le soleil fut prêt à tomber dans l'Occi- dent. Vers ce moment, les Xipéhuz repri- rent l'offensive au nord de Kzour, et un recul des Dzoums et des Pjarvanns me fit concevoir de l'inquiétude. Jugeant, en outre, que la nuit serait plus favorable à l'ennemi qu'aux nôtres, je fis sonner la fin de la ba- taille. Le retour des troupes se fit avec calme, victorieusement, et une grande par- tie de la nuit se passa à célébrer nos succès. Ils étaient considérables : huit cents Xi- péhuz avaient succombé, leur sphère d'ac- tion était réduite aux deux tiers de Kzour. 11 est vrai que nous avions laissé sept mille des nôtres dans la forêt; mais ces pertes étaient bien inférieures, proportionnellement au résultat, à celles de la première bataille. Aussi, rempli d'espoir, osai-je alors conce-320 L'IMMOLATION ■ voir le plan d'une attaque plus décisive contre les deux mille six cents Xipéhuz en- core existants. VI L'extermination ■ ! 1 I L'an du monde 22649, le quinzième jour de la huitième lune. Quand l'astre rouge s'est posé sur les collines orientales, les peuples étaient ran- gés en bataille devant Kzour. L'âme grandie d'espérance, j'ai fini de parler aux chefs, et les cors ont sonné, les lourds marteaux ont retenti sur l'airain, et la première armée a marché contre la forêt. Or, les barrières étaient plus fortes, un peu plus grandes, et renfermaient douzeL'IMMOLATION 321 hommes au lieu de six, sauf un tiers envi- ron qui étaient construites d'après l'idée ancienne. Ainsi, elles devenaient plus difficiles à brûler comme à renverser. Les premiers moments du combat ont été heureux, et, après la troisième heure, quatre cents Xipéhuz étaient exterminés, et deux mille des nôtres seulement. Encou- ragé par ces bonnes nouvelles, je lançai le deuxième corps. L'acharnement de part et d'autre devint alors épouvantable, nos com- battants s'accoutumant au triomphe, et les an- tagonistes déployant l'opiniâtreté d'une noble race. De la quatrième à la huitième heure, nous ne sacrifiâmes pas moins de dix mille vies ; mais les Xipéhuz les payèrent de mille des leurs, si bien que mille seulement restaient dans les profondeurs de Kzour. De ce moment, je compris que l'Homme aurait la possession du monde, et mes der- nières inquiétudes s'apaisèrent.322 L'IMMOLATION Pourtant, à la neuvième heure, il y eut une grande ombre sur notre victoire. A ce moment, les Xipéhuz ne se montraient plus que par masses énormes dans les clairières, dérobant leurs étoiles, et il devenait pres- que impossible de les renverser. Animés par la bataille, beaucoup des nôtres se ruaient sur ces masses. Alors, d'une évo- lution rapide, un gros de Xipéhuz se dé- tachait, renversait, massacrait les témé- raires. Un millier périt ainsi, sans perte sensible pour l'ennemi; ce que voyant, des Pjar- vanns crièrent que- tout était fini, et une panique prévalut qui mit plus de dix mille hommes en fuite, un grand nombre ayant même l'imprudence d'abandonner les bar- rières pour aller plus rapidement. Il leur en coûta. Une centaine de Xipéhuz, mis à leur poursuite, abattit plus de deux mille Pjarvanns et Zahelals,et l'épouvante com- mença de se répandre sur toutes nos lignes.L'IMMOLATION 323 Quand les coureurs m'apportèrent cette funeste nouvelle, je compris que la journée serait perdue si je ne réussissais, par quel- que rapide manœuvre, à reprendre les po- sitions perdues. Immédiatement, je fis por- ter aux chefs de la troisième armée l'ordre de l'attaque, et j'annonçai que j'en pren- drais le commandement. Puis, je portai rapidement ces réserves dans la direction d'où venaient les fuyards, et nous nous trouvâmes bientôt face à face avec les Xi- péhuz poursuivis. Entraînés par l'ardeur de leur tuerie, ceux-ci ne se reformèrent pas assez vite, et, en peu d'instants, je les eu fait envelopper : très peu échappèrent, et l'acclamation immense de notre victoire alla rendre courage aux nôtres. Dès lors, je n'eus pas de peine à refor- mer l'attaque, et notre manœuvre se borna constamment à détacher des segments des groupes ennemis, puis à envelopper ces segments et à les anéantir.- mm324 L'IMMOLATION Bientôt, concevant combien cette tactique leur était défavorable, les Xipéhuz recom- mencèrent contre nous la lutte en petits corps, et le massacre de deux races, dont l'une ne pouvait exister que par l'anéantis- sement de l'autre, redoubla effroyablement. Mais tout doute sur l'issue finale disparais- sait des âmes les plus pusillanimes. Vers la quatorzième heure, c'est à peine s'il restait cinq cents Xipéhuz contre plus de cent mille hommes, et ce petit nombre d'anta- gonistes était de plus en plus enfermé dans des frontières étroites, un sixième environ de la forêt de Kzour, ce qui facilitait extrê- mement nos manœuvres. Cependant, le crépuscule ruisselait en rouge lumière à travers les arbres, et crai- gnant les embûches de l'ombre, je fis inter- rompre le combat. L'immensité de la victoire dilatait toutes les âmes, et les chefs parlèrent de m'offrir la souveraineté des peuples. Mais je leurL'IMMOLATION 325 conseillai de ne jamais confier les desti- nées de tant d'hommes à une pauvre créature faillible, mais d'adorer l'Unique, et de prendre pour chef terrestre la Sa- gesse . i 19 ■■ ,™tfafc**: H VII DERNIÈRE PÉRIODE DU LIVRE DE BAKHOUN La Terre appartient aux Hommes. Deux jours de coiibat ont anéanti les Xipéhuz, et tout le domaine occupé par les deux cents derniers a été rasé, chaque arbre, chaque plante, chaque brin d'herbe a été abattu. Et j'ai achevé, pour la connaissance des peu- ples futurs, aidé par Loûm, Azah et Simhô, mes fils, d'inscrire leur histoire sur des ta- bles de granit. Et me voici seul, au bord de Kzour, dans la nuit pâle. Une demi-lune de cuivre se328 L'IMMOLATION tient sur le Couchant. Les lions rugissent aux étoiles. Le fleuve erre lentement parmi les saules, et sa voix éternelle raconte le temps qui passe, la mélancolie des choses périssables. Et j'ai enterré mon front dans mes mains, et une plainte est montée de mon cœur. Car, maintenant que les Xipéhuz ont succombé, mon âme les regrette, et je demande à l'Unique quelle Fatalité a voulu que la splendeur de la Vie soit souillée par les ténèbres du Meurtre ! FIN.gff^HMnHHHMBO w^^^mÊÊm^mmM TABLE Pages. Préface ................ 5 L'Immolation......... ...... 15 Gipriano de Aranzazu............. 119 La Sorcière............... . 145 L'Aîné.................. 197 Les Xipéhuz................ 249 Paris. — Typographie A -M. BEAUDELOT, 9, place des Vosges. iiiiiii......m.......iiiiiiiiiBMIilli HH^mn *****