J.-H. ROSNY Le Docteur Harambur Cinquième Éditioi LIBRAIRIE PLON LE DOCTEUR HARAMBUR L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en janvier 1904. ŒUVRES DE J.-H. ROSNY Nell Horn, roman de mœurs anglaises............................ i vol. Le Bilatéral, roman de mœurs anarchistes et collectivistes.......... — Marc Fane, roman social........................................, __ L'Immolation, nouvelles........................................ _ Les Xipéhuz, merveilleux préhistorique.......................... — Le Termite, roman de mœurs littéraires.......................... — Les Corneilles, roman contemporain............................. — Daniel Valgraive, roman contemporain.......................... Vamireh, roman préhistorique................................... — L'Impérieuse Eonté, roman contemporain....................... — L'Indomptée, roman contemporain................................ — Renouveau, roman contemporain................................. — Résurrection, roman............................................ — Eyrimah, roman préhistorique.................................. — L'Autre Femme, roman contemporain............................ — Les Profondeurs de Kyarao, roman........................... — Un Double Amour, roman..................................... — Une Reine, roman.............................................. — PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, S, RUE GARANCIERE.— 4S86. J.-H. ROSNY LE DOCTEUR HARAMBUR PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE ---- 6e Tous droits réservés LE DOCTEUR HARAMBUR PREMIERE PARTIE L'USINE LA RESSUSCITEE Vers quatre heures, Pascal Bénesse abandonna sa planche de dessin et se dirigea vers l'atelier de modelage. Il lui fallut, en prenant par la galerie du premier étage, contourner la vaste halle où les courroies de transmission glissaient silencieusement ainsi que des ailes d'oiseaux nocturnes. On voyait les grandes machines motrices, la principale installée tout entière dans une cage vi- trée. Le mécanicien qui la surveillait, passait de temps à autre un chiffon sur les bielles, ou appli- quait le dos de sa main sur les essieux pour juger du degré d'échauffement. 2 LE DOCTEUR HARAMBUR Cette machine centrale portait la vie et le mou- vement dans le moindre recoin de l'usine, faisait mouvoir le marteau-pilon, les tours, les machines- outils et même la dynamo, dont le courant, recueilli sur des accumulateurs, éclairait les services pen- dant les longs après-midi d'hiver. Elle était formidable et silencieuse, du type de ces «Harambur» créé par Alfred Harambur, l'as- socié de Théodore Bénesse. De temps à autre, ellle mangeait un ouvrier qui se laissait prendre sur un arbre de couche, sur une courroie, ou dans un en- grenage. Elle inspirait du respect et de la terreur. Quand on la mettait en mouvement, au matin, les ouvriers la regardaient partir, lentement d'abord, puis véloce, avec son volant énorme qui ronflait un peu. Il fallait la suivre. Elle scandait le travail. Les brae; s'adaptaient à elle. Elle n'attendait rien; elle allait toujours, personnifiant l'industrie nou- velle, le labeur incessant dans la division du tra- vail. Durant les pauses, elle marchait quand même, et l'on avait hâte d'utiliser cette précieuse source d'énergie. Un moment, Pasc'al s'arrêta promenant par- tout l'oeil du maître. Un frémissement continu ébranlait la galerie sous ses pieds. Des roues tour- naient, des leviers s'abaissaient mystérieusement, des barres de fer étaient dévorées par des mâ- choires d'acier, des limes, des scies, des cisailles torturaient le métal. L'oreille exercée de l'ingé- nieur perçut, comme un musicien aurait fait d'un accord, l'harmonie des bruits, cette plénitude, cette intensité qui marquait le plus haut point de la production. Sa figure s'illumina. Il embrassa, dans son esprit, la totalité des travaux en cours, revit L'USINE 3 ses plans exécutés, son habileté à ne laisser chômer aucune partie de ce vaste tout, et, se rappelant ses luttes pour obtenir tant de simultanéité, ses dis- cussions avec le grand-père Philippe, les grogne- ments de M. Gasque, le directeur en titre, il éprouva une vive satisfaction intime. Après avoir dépassé la halle des machines, en circulant toujours le long de la galerie, il constata que, dans l'atelier de fonte, un four seulement fonctionnait : — Il faudra que j'y veille, se murmura-t-il à lui- même. Maintenant, il descendait par un escalier en co- limaçon, arrivait dans une petite cour, gagnait l'atelier de modelage. On n'y traînait pas. Tous les tours, toutes les scies étaient occupés. M. Bi- cobu, le contremaître, ajustait les modèles en bois, vérifiait les cotes. Pascal se plaisait particulière- ment à cet endroit. Ses inventions y prenaient corps. Lui-même surveillait la fabrication d'une pièce délicate, discutait avec M. Bicobu l'opportu- nité de certains changements, et les pistons, les tiroirs, les bielles, les parties les plus compliquées de la machine se modelaient en bois tendre, avant de passer à la fonte. Tout l'avenir de l'atelier se créait là, dans une agitation fiévreuse. Pascal venait de transformer la machine «Harambur», la rendant plus légère et moins coûteuse. Trois types de force moyenne, adaptés à des machines-outils spéciales, fabriquées par la maison, se trouvaient aussi sur le chantier. Mais la fabrication courante passait avant tout, afin de ne rien compromettre, de sorte que l'on n'avançait qu'avec lenteur, malgré le zèle des4 LE DOCTEUR HARAMBUR ouvriers, enthousiasmés de créer du nouveau. Ce jour-là, Pascal revit avec M. Bicobu toutes les pièces de la nouvelle «Harambur». Ils arrê- tèrent en commun celles qui passeraient à la fonte, et modifièrent des profils. — Si nous avions huit jours devant nous-, nous pourrions terminer le modelage de la nouvelle «Harambur», monsieur Pascal, et nous nous met- trions au moteur Bénesse n° 3. C'était l'ambition du contremaître, finir les ma- chines les unes après les autres,,voir où l'on allait. Mais Pascal ne l'entendait pas ainsi : — Trop de temps perdu, monsieur Bicobu. En ne s'occupant que d'une seule machine, on laisse des vides; dans la distribution du travail, les ou- vriers attendent... — C'est juste, monsieur, et pourtant, si la nou- velle «Harambur» était lancée, cela nous amène- rait des commandes. — Les commandes ne sont pas du capital, mon- sieur Bicobu. Ah! si j'avais de l'argent à profu- sion, je n'hésiterais pas, mais il faut que je re- gagne la fabrication de mes machines nouvelles sur des économies de travail, sur une meilleure or- ganisation. Dans six mois, tout sera fini, je l'es- père; la nouvelle «Harambur» sera mise en vente presque au même moment que les trois «Bénesse» avec leurs machines-coutils. — Vous êtes le maître, monsieur Pascal, et vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire. Du temps de M. Théodore, nous ne commencions jamais un nouveau modèle avant d'avoir achevé le précédent. — C'est très vrai, monsieur Bicobu; mais, du temps de M. Philippe, chaque pièce était créée se-l'usine s parement. Le progrès de l'industrie, c'est la pro- duction simultanée. Mon père a plongé les vieux ouvriers dans la stupeur en donnant directement au modelage et à la fonte toutes les parties d'une machine. Moi, pour répondre à mon époque, il faut que je puisse mener de front touâ nos modèles. M. Bicobu ne répondit pas; il reprit avec le jeune ingénieur le travail de vérification des cotes et l'étude des plans. Toute la besogne du lende- main fut fixée. Pasc'al désigna les pièces à mettre en moule, de manière que le deuxième four de l'atelier de fonte trouvât son emploi. Alors, il sortit de la salle de modelage et se rendit dans le cabinet du grand-père Philippe. C'était au rez-de-chaussée, donnant à la fois sur l'atelier de la fonte et sur la halle des machines, une grande cage vitrée, où seuls les contremaîtres étaient admis. M. Philippe distribuait l'ouvrage et surveillait la fabrication. Il recevait les ordres de M. Gasque, le directeur. Quand Pascal entra, le grand-père se tenait assis devant une vaste table, chargée de pièces mé- caniques qu'il examinait soigneusement. Un pu- pitre, un cartonnier, un fauteuil et deux chaises complétaient l'ameublement très simple. Philippe avait le coup d'oeil juste du praticien; il voyait la tare des objets qu'on lui présentait, il évaluait la durée de travail nécessaire, veillait à ne pas laisser le zèle se ralentir. —■ Eh bien, grand-père, dit Pascal, entends-tu ce bourdonnement de ruche ?... On en abat de la be- sogne ! — Je n'aurais jamais cru, mon bon petit Pascal, dit le vieillard, qu'il fût possible de parvenir àLE DOCTEUR HARAMBUR une telle intensité dans la production... Gasque en est stupéfait. Il ne reste pas le moindre trou... — C'est cela qui te trompe, grand-père. Je viens d'en découvrir un dans l'atelier de fonte, un four inoccupé. — On ne peut éviter cela, dit Philippe. Nous n'avons pas de modèles. — J'y ai pourvu, cher grand-papa. Dès demain ce four sera rallumé et ne s'éteindra plus. — Cher enfant, une pareille vie ne te tue-t-elle pas? — Pourquoi? Comme je le disais tout à l'heure à Bicobu, notre époque veut la simultanéité. Je suis fait à cela dès l'école. — Comment t'y retrouves-tu ? — Mon Dieu, grand-père, cette manière est aussi naturelle à notre génération qu'à la tienne de bâtir des machines par tâtonnements. Croisr-tu que ton père ne jugeait pas déjà ton labeur au-dessus de tes forces, et regarde l'homme que tu es à plus de soixante-dix ans ! Le vieillard sourit et redressa machinalement son corps robuste : — Tu as' raison, Pascal, mon cher fils, et je te bénis d'être ce que tu es, un vaillant dont le génie sauvera cette vieille usine... Oui, oui, avec toi l'âme des «Bénesse» a réintégré la maison. Tout vit depuis que tu es là. Ton esprit, ton cœur ani- ment les ateliers. Un vent de prospérité nous sou- lève. Les ouvriers sont tout joyeux de sentir une impulsion qui les élève au-dessus d'eux-mêmeis. L'idée des machines nouvelles les transporte. Moi, tu vois, je tremble de bonheur : c'est un miracleL'USINE que tu nous apportes. Mais, qu'est-ce qui se passe dans l'atelier? Il avait l'oreille faite aux moindres variations dans le rythme du travail. Or, une sorte de pause venait de se produire, on ne sait quel demi-silence respectueux des limes et des marteaux. Il regarda par une vitre laissée claire au milieu des^ carreaux dépolis qui formaient la paroi principale de son cabinet. — C'est Théodore, dit-il. On voyait venir, avec une démarche mal assu- rée, un homme de cinquante ans environ, à la che- velure entièrement blanche et au visage endormi des aveugles. Il était conduit par me ravissante fillette de neuf ans, dont la petite robe élégante, la blanche collerette, apportaient une gaieté vive dans l'atelier tout noir. Le contraste entre l'infirmité du père et la grâce joyeuse de l'enfant avait frappé les ouvriers; ils demeuraient immobiles, dans une attention sympathique. La vue de la petite Rosla- nette les émouvait jusqu'aux larmes. Enfin, comme l'aveugle franchissait la porte du cabinet de son père, le travail reprit tout d'une pièce; le grince- ment des limes|, les coups de marteaux, le ronfle- ment des1 petites forges parmi le bourdonnement de la grande chaudière et le bruit d'aile des cour- roies géantes;. — Père, dit l'aveugle en entrant, l'usine me rap- pelle les grands' jours où nous achevions les ma- chines élévatoires pour la ville de Bordeaux. Es-tu bien sûr que nous n'augmentons pas trop les frais généraux ? — Demande cela à Pascal, cher Théodore; il va te répondre.8 LE DOCTEUR HARAMBUR — Ah! tu es là, mon enfant? Oui, donne-moi quelques renseignements. Je suis, je l'avoue, frappé d'une si grande activité. Ne courons-nous aucun risque? Je sais que nous n'avons pas reçu de com- mandes nouvelles. Es-tu certain de pouvoir pla- cer les nouvelles machines? — Père, cette activité ne nous coûte rien de plus que l'usure des outils. Le combustible, le person- nel demeurent à peu près les mêmes. Je me suis attaché à remplir les vides. Les modèles nouveaux seront produits ainsi au prix brut du fer et du charbon de la fonte. Voilà pourquoi j'aurai mis près d'un an à un ouvrage que j'aurais pu termi- ner en trois mois. L'aveugle écoutait. Ses mains, instinctivement, se promenaient sur les pièces détachées posées sur la table. Elles1 s'arrêtèrent. — Il y a là un défaut, dit-il, en montrant au vieux Philippe une tige de parallélogramme de Watt : c'est inégal, cela frottera. —■ Tu as raison, dit le vieillard. — Explique-moi encore, dit l'aveugle à son fils, les modifications apportées à notre machine «Harambur». Pascal reprit, pour la dixième foisi, cette expli- cation. L'aveugle levait ses deux yeux demeurés très beaux, écoutait attentivement, hochait la tête en signe d'approbation, d'admiration : ■— Je te demande pardon, Pascal, de t'ennuyer ainsi; mais c'est pour moi un si grand plaisir de constater ton habileté... Oui, toutes ces modi- fications sont heureuses, je le reconnais. Toute- fois, je te trouve très audacieux. La résistance que tu accordes au métal n'est plus celle queL'USINE 9 nous lui prêtions de mon temps. Veille bien à cela. N'imite pas les Américains; notre renom est dû à une fabrication scrupuleuse, minutieuse même... — J'y veillerai, père, dit Pascal, qui trouvait chez tous la même objection. Car Théodore semblait avoir oublié le temps où il avait remplacé les1 pièces forgées par des pièces coulées:; Gasque criait au camel otage. M. Philippe s'effrayait des propos de Christophe Arbiade, son ami, ancien patron d'usine, le plus timoré des hommes du métier. Cependant, l'aveugle reprit : — Je ne voudrais pas te décourager, mon fils. Tu es tout notre espoir. Sa voix se fit plus douce; il étendit la main dans un geste de tendresse : — Mon pauvre garçon, dit-il, rien n'est plus sensible aux marques muettes: d'un trouble d'âme qu'un aveugle comme moi, habitué à reconstituer les sentiments sur des indices dédaignés par ceux qui possèdent la vue. Tu es inquiet, Pascal, quelque chose te chagrine : tes silences, le léger tremble- ment de ta voix, le petit bruit que tu fais en te tordant les doigts ou en te balançant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, tout me démontre l'agi- tation de ton âme... Je ne veux pas savoir ton secret, mon fils; je veux seulement te rappeler que les souffrances qu'on tait à sa mère et à son père sont des souffrances périlleuses. Dans la vie où tu eë engagé, ce grand combat pour la gloire et l'hon- neur d'une famille, il vaut mieux ne pas laisser de place aux passions obscures... Je te demande par- don, mon Pascal, d'intervenir ainsi dans l'intimitéLE DOCTEUR HARAMBUR de ton être; mais j'e t'estime trop pour ne pas te dire ce que je pense... — Tu sais donc, père! s'écria Pascal, on t'a dit?... — On ne m'a rien dit. Je ne sais rien. Je devine, comme un malheureux aveugle que je suis, je dd- vine que tu traverses une crise où ton travail et tes projets n'ont rien à voir. J'ai peur pour toi, voilà tout. — "Père, fit Pascal ému, je te promets d'agir loyalement, en plein jour. — Il y a donc quelque chose? demanda triste- ment Philippe. — Rien dont je doive rougir. En tout cas, au- jourd'hui même, la situation fausse que mon père a pressentie se trouvera résolue. Je souffrirai, je ne faillirai pas. — Bien, mon fils, dit l'aveugle, — Mais pourquoi souffrir, voyons, mon petit Pascal? s'écria Philippe. — Parce qu'on est maître de ses actes et qu'on n'est pas maître de ses sentiments... Enfin, c'est fini. Je veux me mettre à ma tâche, rien qu'à ma tâche. Il eut une légère défaillance dans la voix, l'aveugle la perçut. — Du courage, Pascal ! — J'en ai, père. Mais maintenant qu'il avait fait l'aveu de sa dé- tresse, il perdait cette force qui nous vient du désir de cacher notre peine aux autres-. Tous trois demeuraient silencieux. A des titres divers, ils sentaient l'inconstance du destin qui se joue des hommes. La personnalité des Bénesse, leurM L'USINE ii persévérance dans1 le travail et l'honneur, allaient en- fin aboutir, après trois générations, et voilà que le malheur menaçait de nouveau la jeune tête du champion de la famille. Philippe se revoyait fon- dant l'usine, la maintenant à travers les crises. Théodore pensait à ses jeunes années pleines1 d'ar- deur, à cette courte prospérité suivie de tant de misères. Tous deux étaient remplis d'appréhen- sions. Pascal vit leurs fronts courbés. Il se redressa un vaillant sourire aux lèvres. — Surtout ne perdons pas courage, dit-il. Votre exemple est là pour me montrer que nous payons tous notre tribut à la mystérieuse Némésis. Un honnête homme met Son devoir au-dessus de ses passions. Vous pouvez compter sur moi. Je saurai me reprendre, ou, plutôt, je ne me suis jamais abandonné ! Il prononça ces paroles d'une voix vibrante. Une contagion d'enthousiasme saisit alors ces âmes gé- néreuses. — Soyons unis et luttons, dit Théodore. Dans le silence qui suivit, ils écoutèrent le bruit de l'usine en travail. Une intensité débor- dante s'y faisait sentir. On aurait dit que les ouvrier^ voulaient montrer 'à leur manière avec quelle ardeur ils souhaitaient le triomphe des Bé- nesse. Cependant', au haut de la galerie, M. Gasque, le directeur en titre, qui était sorti ce jour-là, fit son apparition. Sombre, il écouta, lui aussi, la for- midable rumeur de l'usine, et il s'avança, se pen- cha au-dessus de la balustrade. Il semblait un vague oiseau de proie, avec son nez crochu, ses épais sourcils et ses doigts crispés' sur la main12 LE DOCTEUR HARAMBUR courante. Alors, petit à petit, un refrain gagna de proche en proche les ouvriers : — Hou, hou, le hibou ! Il entendit, son œil s'injecta : ' — Le hibou vous mangera tous, murmura-t-il en grinçant des dents. II i TROIS GENERATIONS DE TRAVAILLEURS Pascal Bénesse, en ce beau jour de juin, se hâtait vers le haut de la ville de l'Ouest où se passie ce récit. Destiné à diriger le vaste atelier de cons- truction de machines fondé par sion grand-père, Philippe Bénesse, il avait suivi suc'cessivement les cours de l'Ecole Monge, des1 Arts et Métiers, de l'Ecole Centrale. C'était, à l'heure où s'ouvre cette histoire, un ingénieur éminentf, un honnête garçon plein d'amour pour son métier, plein de force, de vie, de générosité. Il tenait ces dons d'héritage. Le grand-père Phi- lippe, fourriériste décidé, avait rêvé toute sa vie de constituer ses ateliers sur le modèle de ceux de Godin à Guise; mais, toujours, il était siurvenu des empêchements redoutables. Le petit atelier de cons- truction avait! eu du mal à grandir, à travers cent crises. D'ailleurs, la répugnance du patron à re- courir à des capitaux étrangers qui eussent limité son influence personnelle avait empêché tout dé- veloppement. Dans un temps' où l'outillage se transformait, où la production rapide exigeait la division du f L'USINE 13 ? travail, une centralisation des efforts, Philippe avait persévéré dans la fabrication lente, s'effor- çant de ne pas grever l'avenir, de faire s'accroître seulement le capital engagé, et d'obtenir son éman- cipation personnelle et celle de ses coilaborateurs du travail accumulé petit à petit, transformé en capital. On sait combien ce rêve, qui fut celui de nombre de braves gens, se trouva déçu. La grande industrie avait rapidement gagné tout le terrain de la concur- rence, et les petits patrons qui purent se maintenir durent, presque tous renoncer à la grande fortune. L'ère financière, qui aboutit aujourd'hui à la cons- titution des trusts américains et anglais, venait remplacer l'ère industrielle proprement dite. De même, la sicience organisée, les applications de la mécanique et des mathématiques, suppléaient l'habileté individuelle. M. Philippe appartenait à cette période de tâtonnements, où, après avoir fa- briqué l'une après l'autre les pièces d'une machine, on les ajustait à la suite de longs essais, limant par-ci, soudant par-là, forgeant, tordant, aplatis- sant, tant qu'enfin le monstre mécanique se mettait en marche. Ce fut une révolution, la première fois que M. Théodore, le père de Pascal, traçant son plan sur le papier, fit fabriquer toutes ensemble les pièces dont il avait besoin. Quand on vit, au mon- tage, les différentes parties s'ajuster sans accrocs et sans à-coups, les vieux contremaîtres demeu- rèrent béants, à mi-chemin entre l'admiration et la colère. M. Philippe lui-même, déjà maugréant de- puis un mois contré cette innovation, ne put s'em- pêcher de bouder. Il se reprit, comprenant que sonU LE DOCTEUR HARAMBUR temps était fini, et il remit la direction générale des ateliers à ce fils1, désormais plus capable que lui. -L'usine prospéra. Théodore obtint que de nou- veaux capitaux fussent ac'ceptés. D'ailleurs, il pro- met à son père de ne pas abandonner les généreux projets d'association avec les ouvriers; mais il dé- montra aussi qu'il ne pouvait: en être question pour le moment. Il fallait sauver la situation, s'élever, sinon jusqu'à la grande industrie, du moins jus- qu'à l'industrie moyenne, se faire une place sur le marché par l'exploitation des brevets. Alors, par étapes, ainsi que l'avait fait Godin, on arriverait à la participation, au sociétariat. Tout marchait à souhait. Théodore avait trouvé un associé charmant, un de ses amis de l'Ecole Monge, Alfred Harambur, garçon d'une intelli- gence spontanée qui touchait au génie, mais de peu d'application. Il n'avait pu stoivre à l'Ecole Centrale, et s'était abandonné à son goût pour l'invention proprement dite. Théodore était devenu non seulement son ami, mais son admirateur, et, lorsqu'il fut question d'agrandir l'usine, Alfred Harambur offrit spon- tanément d'y mettre deux cent cinquante mille francs, moitié de la part d'héritage qu'il tenait de ses père et mère. Il apportait en outre son génie inventif, si bien que, deux anâ après la signature du contrat d'association, la maison Bénesse et Ci6 fabriquait, seule en France, une admirable ma- chine à vapeur, la machine Harambur, dont elle expédiait! des modèles dans toute l'Europe. C'est à ce moment que se produisit une nouvelle catastrophe dont les conséquences furent terribles. * 1L'USINE i5 Théodore Bénesse devint aveugle. Les médecins attribuèrent son mal à une prédisposition hérédi- taire et au surmenage. Ce mal fut incurableL Deux semaines auparavant, Alfred Harambur avait disparu sans laisser de traces. Tout le monde ignora la cause de ce brusque départ, ou, du moins, ceux qui ne l'ignorèrent pas1, en gardèrent scru- puleusement le secret. La part de société de l'ab- sent passa au frère aîné d'Alfred, M. Christophe Harambur, médecin plus célèbre par de retentis- santes découvertes physiologiques que par ses cures. Ce médecin, tout de suite après la sou- daine disparition de son frère, vint habiter non loin de l'usine Bénesse. Il amenait avec lui sa femme, son fils et une petite fille adoptive, Anna- Claire Hardouin. Les Bénesse s'aperçurent tôt combien ils per- daient au remplacement du joyeux cadet par le sombre aîné des Harambur. Outre que celui-ci n'avait aucune lumière sur l'industrie de la cons- truction, il se montrait d'une âpreté, d'une défiance qui brisaient souvent le cœur des honnêtes1 usiniers. Ils auraient bien aimé, au début, se débarrasser d'un associé si incommode; malheureusement, la crise terrible produite par la cécité de Théodore les mit dans1 l'impossibilité de songer à aucun rem- boursement;. L'aveugle, éloigné d'esi ateliers et en- voyé par les médecins dans les Pyrénées, ne pou- vait plus fournir que des indications de moins en moins utiles. Les livraisons se faisaient en re- tard; on n'osa bientôt plus accepter les commandes nouvelles. Pour comble de misère, l'ingénieur qui fut ap- pelé à remplacer Théodore n'avait guère de pra- ;iô LE DOCTEUR HARAMBUR I tique; il perdit la tête devant les réclamations gé- nérales et se retira. Un vent de désastre ébranla l'usine. Le plus' gros coup fut le dédit à payer pour re- tard dans la livraison de vingt machines destinées à des installations en Allemagne, La faillite fut à la porte. Le vieux Philippe Bénesse se jeta dans la fournaise, reprit la direction des affaires. Il trouva quelque appui auprès de ses vieux cama- rades de 48; mais un appui insuffisant parce que ces camarades luttaient eux-mêmes de toutes leurs forces pour garder ou reconquérir le marché qui leur échappait'. Sur ces entrefaites, un matin, M. Christophe Harambur se rendit auprès de Philippe Bénesse, le pauvre grand-père aux cheveux blancs, et les deux hommes eurent un long entretien. Mme Philippe Bénesse, qui se trouvait dans la chambre au-dessus, entendit monter les voix jusqu'au diapason de la dispute. Le docteur Harambur grondait, Philippe Bénesse avait ces belles intonations un peu assour- dies; qui mettaient dans ses paroles quelque chose de l'énergie du fer. Au soir, après cet entretien, il dit à sa femme : ^ — A partir d'aujourd'hui, nous entrons dans l'esclavage... J'ai dû céder. Harambur m'impose un homme à lui. — Luttons, Philippe, dit l'excellente femme; courbons le front jusqu'au moment où nous aurons Pascal pour nous aider. C'avait été une longue lutte de vingt ans. Le grand-père avait consiacré sa vieillesse à remplir un emploi de contremaître dans sa propre maison, désormais gouvernée, pour la partie technique, parL USINE 17 I l'ingénieur Gasque, ami et quelque peu cousin d'Harambur. Il avait fallu renoncer à guérir l'aveugle. Au bout de plusieurs années de vaines médications, il était revenu s'installer à l'usine avec sa femme et ses en- fants. Ainsi qu'il arrive pour les natures puissantes frappées de coups imprévus, il avait complètement renoncé à tout rôle actif. ïl ne paraissait plus* au milieu des ouvriers; mais on voyait bien que Phi- lippe Bénesse s'inspirait de ses conseils. Les ou- vriers racontaient que, le soir, il rôdait par l'usine solitaire en promenant ses mains tâtonnantes sur les pièces des machines nouvelles, prêtes pour l'ajustage, comme s'il voulait suivre encore les pro- grès de cet art! qui avait été sa vie. Ce fut lui qui se chargea de l'instruction de son fils Pascal, avant que le je^ne homme n'entrât aux écoles. Pascal, alors l'espoir de cette admirable famille, tenait de son père un véritable amour des mathé- matiques pures et appliquées, un caractère droit, une âme enthousiaste; mais il tenait de sa mère, avec une constitution physique excellente, un cœur tendre, un besoin d'aimer et d'être aimé qui tou- chait à la faiblesse. Au moment où nous le trouvons, depuis dieux ans déjà il était sorti de l'Ecole Centrale pour en- trer au service de son grand-père. Il avait montré tout de suite un esprit où la finesse n'excluait pas la vigueur. Loin de repousser les services de l'ingé- nieur Gasque, il lui laissait toutes ses fonctions, ne prenant que la direction d'un bureau d'études, où il se mettait à créer de nouveaux modèles et à perfectionner les anciens. Il ne fallut pas plus de six mois pour que ceLE DOCTEUR HARAMBUR tDureau devînt l'âme de l'usine, l'endroit d'où par- taient les plans, les projets, les ordres, si bien que Gasque tombait à un rôle secondaire, et/ que les ouvriers l'appelaient le contremaître, en opposition avec Pascal, qui devenait le chef. Le pauvre vieux grand-père assistait à l'ascen- sion de son petit-fils avec une joie où il trouvait, disait-il, la récompense de toute une vie de labeurs et de tracas. La famille entière, même l'aveugle, participait à ce triomphe si longtemps1 attendu. Les vieux ouvriers, regardaient avec attendrisse- ment le jeune petit-fils et! l'ancêtre circuler en- semble au milieu d'eux. Seuil, Gasque était vexé, mais il ne se montrait pas plus sombre et plus farouche que de coutume. On devinait, toutefois, à certains regards jetés de côté sous ses épais sour- cils, à sa manière de fuir la présence de Pastal, qu'il n'était pas content. Les ouvriers en riaient, se souvenant de sa dureté, de ses implacables mé- thodes, surtout de son mépris pour eux. Ils savaient bien que, depuis longtemps, Phi- lippe n'était plus le maître chez lui. Cependant, ja- mais, plus que durant cette mauvaise période. Mme Philippe et Mme Théodore ne se prodiguè- rent en charité, en secours aux vieux travailleurs, en soins aux malades, en tendres conseils aux jeunes femmes aux jeunes mères; aussi étaient- elles adorées. Pour les ouvriers, le triomphe de Pascal, c'était le commencement d'une ère heureuse. Ils approu- vaient l'habile diplomatie du jeune ingénieur qui s'était emparé tout d'abord de la situation la plus importante. Ils étaient sûrs1 que 'le reste suivrait. Déjà, par la force des choses^ souvent Pascal étaitL'USINE 19 obligé de venir surveiller lui-même les opérations délicates. Il fallait voir, aiors, l'enthousiasme des ouvriers; on n'entendait que le cri de leur zèle : — Oui, monsieur Pascal... Très bien, monsieur Pascal... J'y passerai la nuit s'il le faut, monsieur Pascal. Le grand-père Philippe en riait tout bas dans sa barbe blanche. Gasque pâle et concentré profi- tait de la moindre infraction pour distribuer des amendes. Mais, les chefs partis, les ouvriers étaient contents tout de même; ils se disaient entre eux : — Faisait-il un nez, le Gasque! M. Pascal en sait dix fois plus long que iui ! Enfin, c'était, pour eux comme pour le patron, la revanche. Tous étaient' d'ac'cord, les vieux et les jeunes, ceux qui avaient connu les grands labeurs résignés, aussi bien que ceux qui réclamaient leur part d'allégement dans l'introduction du machi- nisme. Ce Pascal tant fêté allait, cependant, par les rues, rempli de craintes et de soucis. C'était: le jour des Arbiade, et il avait résolu de profiter d'une circonstance favorable pour dire à Marguerite Arbiade qu'il voulait s'éloigner d'elle jusqu'au moment où elle serait mariée. III l'aveu Les Arbiade étaient très liés avec les Haram- bur. Les deux familles, d'origine basque, avaient eu, on peut le dire, des relations à travers lesLE DOCTEUR HARAMBUR ■ siècles. La maison Arbiade, la maison Harambur existaient encore au pays. Elles se touchaient. Plus d'une fille était sortie de l'une pour entrer comme épouse dans l'autre. Le hasard les avait réunis loin de leurs pénates. Arbiade ne pouvait se passer de causer, au moins une fois par semaine, sa langue maternelle avec Mme LIarambur ou avec son fils, Thomas Harambur, quand ce dernier était1 présent. Le docteur Harambur ignorait le basque. Son rôle, dans les soirées qui rapprochaient les deux familles, était de jouer aux cartes avec la grand'- mère Arbiade, qui, presque sourde, ne prenait: au- cune part aux conversations, où le docteur jetait parfois des mots brefs, aigus, sinon terribles, qu'il accompagnait d'un ricanement. Mme Harambur avait plus de charme que son mari. C'était une grande personne souple, avec la pied adroit des Basquaises, le joli élan de la mar- che, le nez un peu fort, ainsi que la mâchoire infé- rieure, mais de beaux yeux d'un gris tirant sur le vert, une bouche agréable, une voix séductrice. Le front était bas, les pommettesi saillantes, la main forte et inquiète. Elle parlait bien, avec une élo- quence vive et naturelle, s'émouvant sans brusque- rie, sauf sur des questions de préséance ou de for- tune. Car elle était ambitieuse et cupide au point que toute son éducation, et sa dissimulation ne parvenaient pas à le cacher. Le fils de ce docteur bourru et de cette femme iquiétante était" Thomas Harambur, jeune savant de grand mérite, occupé, pour l'heure, à explorer le nord de l'Inde et le Thibet, mais dont on atten- dait le retour prochain. Ses derniers télégrammes le montraient à Hérat, aux frontières de la Perse,l'usine en excellente santé. Il allait gagner Téhéran et rentrer en France. Or, Thomas Harambur, avant son départ, s'était fiancé à Marguerite Arbiade. La jeune fille, comme son père et sa mère, voyait avec plaisir ce mariage. Elle aimait tendrement Thomas, d'une affection que, dans sa candeur, elle avait jugée suffisante, mais qui, en réalité, tenait plus de l'amour fra- ternel que du sentiment qui lie; les époux. Il avait fallu le retour de Pascal Benes.se chez ses parents, et ses nombreuses visites aux Arbiade, pour faire connaître à la jeune fille qu'elle s'était trompée. Elle n'avait pas démêlé cela tout de suite. Pascal lui-même, plus conscient, s'était bien gardé d'ouvrir son cœur à des espérances qu'il jugeait perfides. Deux ans avaient coulé ainsi, et peut-être l'heure de l'aveu réciproque n'aurait-elle pas sonné si l'annonce du retour de Thomas n'était venue troubler la quiétude où vivaient les deux amoureux. Pascal, après des luttes intérieures terribles, trouvait enfin, ce jour-là, le courage de dir° à la pauvre Marguerite qu'il l'aimai', et qu'il se voyait obligé de cesser ses visites. Il la priait de lui par- donner, de l'aider à ne pas brouiller des familles si bien unies . Bouleversée par cet aveu, Marguerite demeura longtemps sans répondre. Elle se sentait toute froide, prête à défaillir. C'était dans le grand sa- lon contigu à la salle à manger. On y servait le thé de cinq heures ou le café les soirs da récep- tion, après le dîner. Il y avait les Harambur, Gasque, M. et Mme Philippe et Mme Théodore. Tous étaient occupés, le docteur jouait avec laLE DOCTEUR HARAMBUR grand'maman sourde, Mme Arbiade s'entretenait avec Mme Harambur; Arbiadje, Gasque, M. et Mme Philippe causaient de l'époque où l'industrie de la construction des machines exigeait encore de fortes individualités. En ce temps, Arbiade com- mençait sa fortune. Il forgeait des bielles! à la main. On le payait trente-cinq francs par jour. Sur ses économies, il avait acheté, pour y établir des ateliers, d'immenses terrains à Saint-Ouen, dans un moment où l'industrie commençait de naître en cette région. L'entreprise avait, d'ailleurs, périclité, Arbiade se trouvant incapable de suivre le grand mouvement financier du second Empire et se refusant à parfaire son outillage; mais la plus-valuie énorme desi terrains permettait à l'heu- reux propriétaire de vendre pour un million et demi ce qu'il n'avait payé que cinquante mille francs. Riche du coup, et sans grande ambition, il s'était retiré dans cette ville manufacturière de l'Ouest, où il avait fait construire l'hôtel qu'il habitait. Arbiade et Philippe Bénesse étaient camarades d'atelier. Ils* s'aimaient comme de vieux frères d'armes. Cependant, Arbiade n'avait jamais con- senti à mettre plus de cinquante mille francs dans l'usine Bénesse : — Il faut que je garde énergiquement la dot de Marguerite, répondit-il à Philippe, dans le-; mauvais jours où celui-ci avait vainement essayé de se débarrasser des Harambur. Les cinquante mille francs que je vous ai prêtés ne m'ont guère rapporté jusqu'ici qu'un ou deux pour cent. Quand ils en rapporteront cinq, je doublerai ma mise. Au fond, il avait peur d;e l'industrie nouvelle, de ce monstre qui mangeait des capitaux énormes,L USINE 23 Et il ne se rappelait pas sans amertume sa propre lutte, sa défaite, son effroi d'habile praticien de- vant l'invasion de la théorie. — Où cela s'arrêtera-t-il ? s'écriait-il sans cesse. L'argent fait tout et peut tout. Non seulement les grands dévorlent les petits, mais la réclame fait passer la camelote avant la machine solide et bien achevée. Il venait de répéter cette phrase favorite et se tournait vers Pasc'al, comme s'il le jugeait un champion des idées nouvelles : — Voyons, jeune homme, croyez-vous que, dé- cidément, la bonne fabrication soit mortei et en- terrée ? Il fallut que Pascal, malgré ses préoccupations, répondît : — Je crois que la bonté de la fabrication cé- dera jusqu'à la limitie exigée par la concurrence. Il en est des machines, monsieur Arbiade, comme des vêtements; nous les voulons frais chaque an- née, et de coupe nouvelle. Il faut bien se rattraper. Les machines se, font moins solides et meilleur marché; on les remplacera plus souvent, voilà tout. M. Philippe secoua la tête d'un air mécontent : — Théorie funeste : la France et l'Angleterre se sont toujours sauvées par la quantité. — Hélas, grand-père, la lutte véritable est sur ce terrain : regagner autant que possible la qua- lité en sacrifiant tout au bon marché. — Oui, oui, dit Arbiade; mais, nous autres cons- tructeurs français, nous aimons le bel ouvrage. C'est dans le sang, monsieur Pascal; et je l'ai bien vu chez vous, le jour où vous m'avez fait assister24 LE DOCTEUR HARAMBUR aux essais de votre machine élévatoire. C'est franc, c'est net. Allez donc comparer cela aux machines américaines qu'on briserait d'un coup de poing... Oh! moi, je vous approuve, seulement vous serez vaincu sur ce terrain-là comme nous l'avons été sur le terrain des finances... — J'espère convaincre grand-père, répliqua Pas- cal en souriant, et me mettre à la fabrication lé- gère. — Ne nous pressons pas, mon cher Pasc'al, dit le grand-père soucieux, notre clientèle nous aime pour nos qualités. — Mais si vos qualités vous ruinent! s'écria Arbiade. — Ne le pensez pas, monsieur Arbiade, répon- dit encore Pascal, avec une vivacité singulière : nous allons anéer des spécialités avantageuses, et ensuite... — Oui vivra verra, conclut M. Arbiade. ^Puis il s'étendit longuement sur la douloureuse période de 48, alors que Philippe Bénesse et lui se mangeaient les poings dans l'attente de la re- prise du travail. Ilsl avaient, cependant, nourri leurs ouvriers .- ■— Nous sentions que nous avions charge d'âmes à ce moment-là. C'est plus tard que l'ouvrier est devenu un facteur impersonnel dans la combi- naison financière; comme nous-mêmes, d'ailleurs. Pascal n'écoutait plus; il regardait Marguerite qui se tenait très pâle sur sa chaise. Et il n'était pas seul à regarder la jjeune fille : Mme Harambur ne la perdait pas des yeux. Déjà depuis plusieurs semâmes, son regard soupçonneux inquiétait les jeunes gens. Elle avait, quanid Marguerite s'aban- IL USINE donnait: trop vivement à la joie de causer avec Pascal, une manière de froncer Les sourcils qui fai- sait rougir la jeune fille. Cette rougeur était l'unique manifestation d'un sentiment trop tendre chez Marguerite. Ce qu'elle disait à Pascal, ce que Pascal lui disait! ne pouvait inquiéter Mme Harambur. Tout au plus aurait- elle trouvé que les jeunes gens profitaient de toutes les occasions pour se rapprocher. — Qu'avez-vous donc, ma chère Marguerite? vous êtes toute pâle, mon enfant ! s'écria-t-el le d'un ton empressé. — Je n'ai rien, madame, répondit avec quelque impatience Marguerite; je pâlis très facilement sans que cela ait jamais tiré à conséquence. — Le docteur devrait bien examiner l'état de votre cœur, chère petite amie. — Le docteur n'a pas de temps à perdre pour des vétilles, madame. — Il est certain, ricana Harambur, que j'aime- rais ouvrir votre cœur pour voir ce qu'il y a de- dans. Le cœur est un singulier viscère. Dernière- ment, j'avais habitué un chien à subir des attou- chements à la pointe de cet organe qui, alors, tres- saillait d'une manière affreuse; mais sans que la bête mourût... Par exemple, depuis,, ce chien ma- nifeste une inquiétude perpétuelle! — Taisez-vous, docteur, s'écria Mme Arbiade, vous me remplissez d'épouvante. Comment pouvez- vous parler ainsi de la souffrance d'une pauvre bête! — C'est la science, que voulez-vous, répliqua Arbiade, en homme convaincu, un savant doit sacrifier sa sensibilité au bien général.26 LE DOCTEUR HARAMBUR — A la condition de ne pas dépasser certaines limites, dit Pascal avec fermeté. Mme Harambur entra impétueusement dans le débat : — Prétendriez-vous que mon mari va trop loin dans ses expériences, monsieur? — Je ne sais rien des expériences de M. Haram- bur, madame; je faisais seulement observer à M. Arbiade que la sensibilité est un bien trop précieux pour qu'on la sacrifie, même à la science. — Je vous crois en effet très sensible, monsieur Pascal, répondit Mme Harambur; mais prenez garde, si l'insensibilité rend cruel, l'excès de sen- sibilité peut rendre mou et perfide. A cette insinuation, toute la société s'était sentie mal à l'aise. Cependant, Arbiade répliqua : — Il n'y a pas à craindre que Pascal devienne jamais perfide, ni Harambur cruel : nous sommes tous rassurés là-dessus. — Je n'ai pas eu l'intention de blesser M. Pas- cal s'écriait alors la souple Basquaise... Nous parlions en général... Vous ne savez pas discuter, monsieur Arbiade. —■ Il est vrai, madame, je sais forger le fer, non la parole. Après cette petite guerre de mots, Pascal n'avait osé se rapprocher de Marguerite. Ce fut elle qui, vers la fin de la soirée, vint le trouver. — Ayez donc l'obligeance de remettre cette guipure à votre sœur Pauline, monsieur Pascal. Et; elle avait ajouté tout bas : — Venez demain à six heures; ma mère seule sera là. Si bas qu'elle l'eût dit, Gasque l'avait entendu. AL'USINE IV UN PACTE Mme Arbiade et Marguerite se tenaient sur la terrasse de 'leur maison quand Pascal se présenta. Les deux femmes étaient seules. — Je tiens, fit Mme Arbiade, à ce que le plus grand secret soit gardé sur ce que nous allons dire iei, monsieur Pascal; j'ai pris mes précautions. Le jeune homme, ému, ne put que balbutier : — Bien, madame. Malgré sa ferme résolution, il était très pâle, tout son sang reporté au cœur. De voir Margue- rite lui causait à la fois une joie irrésistible et une suprême appréhension. Elle était assise, aussi pâle que lui, dans un de ces fauteuils de jonc qu'on place ordinairement dans les jardins, et elle n'osait lever les yeux; ses paupières battaient un pin comme les ailes frémissantes d'un oiseau captif; on voyait trembler sur sa joue l'ombre de ses longs cils, et, cependant, elle avait une expression de volonté, de courage tranquille. La beauté de juin, était répandue sur le paysage, la feuillée vert tendre, parmi d'abondantes florai- sons. Dans'le jardin, les marronniers étendaient leurs grappes de fleurs légères, relevées au bout des branches ainsi que des candélabres, des aulnes étincelaient au soleil à chaque souffle de la brise, et» dans un rideau de peupliers d'Italie qui fermait la vue du côté de la ville, on eût cru voir des- cendre, le long des branches, un intarissable ruis-28 LE DOCTEUR HARAMBUR hù seau de pierreries. Un saule, en tournant ses feuilles, semblait de vif argent; les bouleaux s aptaxent ouvraient et fermaient des clartés ainsi "U° CiïÛl0n lu™u*- Par une éolaircie, o-n voyait 1 horizon noyé de vapeurs violettes et à ^anTr12' L°ire étCndait ™ °nd^- -ban Oetam poli ou mat suivant que le soleil la fran- pait dans l'une ou l'autre direction. Les deux £TdfT S£?taient T ^ 1,envel°PP-te splen! dorLt ' Gt kUr âme -'mollissait, s'en- dormait au rêve universel, dans cette légère cor rupucn qui nous vient de la beauté des choses Mme Arbiade prit la parole - Monsieur Pascal, dit-elle, Marguerite m'a priée d a^ter a votre entretien. Je ne veux pas vous approuver d'avoir jeté le trouble dans ce jeune cœur, si vous ne montrez pas l'énergie néce saTre pour sauver la situation. nécessaire estTl w; ^^ répHqUa le Jeune homme, est-il besoin d énergie dans cette circonstance Mon rok ne peut être que passaf. Marguerite pro' mise a Thomas Harambur, ne saurait devenir ma femme Je viens donc vous répéter ce, que S Z vote maison, du moins jusqu'au retour de Tho- fit^lmenA !"en?ndTais ?as ainsi> monsieur Pascal, couraee if' Je ^^ qUe V0US ™ ^ efforcÇie, d ^^ &t ^ vous ™* ettorc.nez de conquérir ma fille, sans pour cela avoir recours à un procédé déloyal ? pu^ztT:baIbutia ie jeune h°mme' i» - En disant ces mots, il leva lesiyeux versMar.L'USINE 29 guérite. Elle était très sérieuse, mais on voyait qu'elle approuvait sa mère. — Marguerite, s'écria Pascal, que dois-je com- prendre ? — Que je partage l'avis de maman, répondit- elle. Depuis hier, tout! est changé dans ma vie. J'ai senti que je n'aimais pas Thomas comme il faut aimer un homme pour devenir sa femme, et j'ai résolu de ne pas l'épouser. Dans un éclair, Pascal revit l'usine où il venait de causer avec son père et son grand-père. Il se rappelait sa promesse d'agir au grand jourlet ce- pendant, une joie invincible se mêlait à l'amer- tume avec laquelle il se «reprochait d'avoir fait rompre l'accord de deux familles. — O Marguerite ! dit-il, suis-je donc assez mal- heureux pour avoir troublé votre vie et jeté le désespoir dans cdle de mon ami Thomas)? — Tôt ou tard la vérité se serait faite dans mon esprit. Déjà l'annonce du retour de Thomas m'avait troublée. Je ne savais pas encore qu'un autre occupait mon esprit. Je savais déjà que je n'aimais* plus l'homme qui m'était destiné. Pascal rougit sous la violence qu'il se faisait. — Le ciel m'est témoin, dit-il, que je n'ai pas cru détruire le bonheur de mon ami. — Est-ce donc1 un bonheur d'épouser une femme qui ne vous aime pas comme elle le de- vrait? J'estime trop Thomas pour croire qu'il ac- cepterait une pareille situation. — Marguerite! — Pascal, je puis avouer, sans rougir, un sen- timent que ma mère n'a pas désapprouvé. Son sein palpitait un peu, mais elle demeurait3° LE DOCTEUR HARAMBTIR I !) la douce et sage Marguerite qu'il connaissait bien, incapable d'une action basse, incapable aussi de céder à de vaines considérations d'intérêt, d'amour-propre ou d'obligation mondaine. — Il vaut mieux pour tout le monde que cette explication ait eu lieu, continua-t-elle. J'écrirai moi-même à Thomas que je désire rompre mes en- gagements avec lui. A vous de décider si, dans ces conditions, vous renoncez encore à fréquenter les Arbiade. Pascal demeura quelques, minutes en silence, puis : — Tout cela est si nouveau pour moi, dit-il, que je ne trouve pas à vous répondre. Malgré vos bonnes paroles, je me sens coupable, et j'ai peur de céder trop vite à des arguments qui correspon- dent si bien à mes désirs. Certes, Marguerite, je donnerais volontiers pour vous tout le sang de mes veines et, dans mes projets les plus ambitieux, je n'ai jamais osé rêver que vous seriez ma femme. Mais, vous ne l'ignorez pas, je porte sur mes épaules une charge terrible : la prospérité de ma famille, son honneur même vont dépendre de moi... J'ai promis, il y a une heure à peine, à mon père, à mon grand-père, d'agir en plein soleil, en pleine loyauté. Puis-je continuer à fréquenter votre maison sachant ce que je sais? Ne vaut-il pas mieux que j'attende le jour où, Thomas étant prévenu, je pourrai revenir, la tête haute, assuré de n'avoir point pesé sur vos décisions, vous lais- sant libre de votre cœur, libre de votre choix? — Bien, Pascal, dit Mme Arbiade, je reconnais l'honnêteté scrupuleuse des Bénesse,.. Permettez- moi, d'ailleurs, de vous prémunir contre un périlL'USINE 3i plus menaçant pour des projets dont j'accepte le patronage parce qu'ils n'ont rien que de légitime, et qu'on serait coupable de ne pas lutter pour son bonheur : jamais Arbiade ne consentira à vous donner Marguerite sii la situation de l'usine ne s'améliore past II y a là-dessus des préjugés in- vincibles. Marguerite est une fille énergique, mais elle ne se mariera pas sans le consentement de son père. Avez-vous (réfléchi l'un et l'autre que vous devrez peut-être subir des années d'épreuves? Marguerite eut un geste, Pascal répondit : — Ce ne Serait pas là le plus grand obstacle, madame; car je suis assuré de l'avenir. Dans six à huit mois, mes nouveaux modèles seront créés. Ils seront établis dans des conditions de bon mar- ché que personne, je crois, n'a dépassées jusqu'à ce jour. Au commencement de l'année prochaine, les ateliers Bénesse ne pourront plus fournir aux commandes. Il suffira de montrer à ce moment la situation à M. Arbiade; il est homme d'expérience. Il verra que l'usine peut me donner l'équivalent de la dot de Marguerite. — Qui sera d'un million, monsieur Pascal. — Hélas, madame. —• Pourquoi hélas? —■ Parce que les gens n'en seront que plus en- clins à croire que j'ai pris traîtreusement la place de Thomas. ■— Il est vrai, dit encore Mme Arbiade; mais personne ne nous oblige à publier nos projets. Au contraire. Vous allez demeurer six mois sans re- venir nous voir. C'est le temps qu'il faudra pour obtenir la réponse de Thomas et pour mettre l'usine dans l'état prospère que vous annoncez...32 LE DOCTEUR HARAMBUR — Marguerite, cria le jeune homme, ivre d'espé- rance, oserai-je accepter? N'est-ce pas de ma part une félonie? _ Elle le regarda de ses yeux si purs où rien ne vivait que la bonté, l'amour ejt la justice : — Non, Pascal, dit-elle, croyez-moi, tbut est pour le mieux ainsi. Je ne suis pas une esblave qu'on vend et qu'on achète : Thomas me connaît et je connais Thomas. Thomas souffrira peut-être, mais il me saura gré de ma franchise. Je l'aime tendrement, fraternellement; mais c'est vous, Pas- cal, que mon cœur désigne pour être le compagnon de ma vie. Il suffoquait de bonheur et il ne pouvait trou- ver que ces seuls mots : — Marguerite! Marguerite! — Courage, dit Mme Arbiade en essuyant une larme. Elle avait toujours secrètement préféré Pascal a Thomas, non qu'elle le jugeât plus digne de sa fille, mais elle avait peur des Harambur dont elle sentait la cupidité et la faiblesse morale, tandis qu'elle vénérait les Bénesse, si simples et ver- tueux. Le soir, cependant, tombait sur leur entretien. Tout se fonçait. Les arbres, dans la lumière mou- rante, se revêtaient de couleurs plus vives, comme si le crépuscule s'y fût reflété. Des fleurs de mar- ronniers semblaient roses, des feuilles de saules étaient trempées d'or, le tronc des bouleaux s'en- tourait de rubans cerise, tandis que les peupliers d'Italie, éclaires par derrière, devenaient de va- gues draperies, à travers les trous desquelles pas- saient les rayons du soleil. Au loin, l'horizon dis- IL'ÛSIMË paraissait dans Une poudre orange, et la Loire dormait à plat dans la campagne comme un serpent aux écailles de cuivre. — Voici bientôt l'heure de la séparation, dit Mme Arbiade. Réfléchissez bien, mes pauvres en- fants. — C'est tout réfléchi, répondit Marguerite dont le sein palpitait. J'aime Pascal. — Et moi aussi, Marguerite, je vous aime, dit Pascal; mais j'enfouirai cet amour dans le fond de mon cœur jusqu'au jour, où nous pourrons nous l'avouer l'un à i autre sans crainte et sans remords. A vous d'obtenir le désistement de Tho- mas, à moi de gagner la fortune exigée par votre père. — Pascal, dit la jeune fille, nous triomphe- rons de tous les obstacles. — Dieu le veuille, mes enfants, Conclut Mme Ar- biade... mais, chut, voilà qu'on sonne à la grille. Elle se dirigea vivement vers la porte de la maison sur le jardin. Pascal et Marguerite, de- meurés seuls!, échangèrent un long regard. Ils étaient encore émus tous les deux quand Mme Ar- biade arriva avec Anna-Claire Hardouin, la jeune fille recueillie toute petite par les Harambur. Celle-ci fut surprise de la rougeur de son amie et de la pâleur de Pascal. Elle se jeta au cou de Marguerite en lui disant : — Si tu n'étais pas fiancée à Thomas, je croi- rais que Pascal te fait la cour. Ces simples mots tombèrent comme la foudre parmi les trois personnages de la scène précé- dente. Anna-Claire, stupéfaite, regarda longtemps Pascal et Marguerite sans rien dire, puis elle de-34 LE DOCTEUR HARAMBUR vint extrêmement pâle, tandis que le jeune ingé- nieur prenait congé, reconduit par Mme Arbiade et que Marguerite tombait dans un fauteuil, vain- cue par de si multiples émotions. V LES COMPLICES Le jour même où Pascal devait aller voir Mar- guerite et Mme Arbiade, M. Gasque et Mme Ha- rambur tenaient un conciliabule dans la maison que le docteur occupait sur le boulevard Henri-II, non loin de l'usine Bénesse. C'était une habitation grande et bien construite, mais d'un aspect triste, entourée de terrains va- gues, les habitations les plus prochaines éloignées d'au moins cent mètres. Les façades, car il y en avait quatre, donnant sur un vaste jardin, étaient d'un gris sale, les volets malpropres, le toit et les gouttières en mauvais état. Les arbres y pous- saient sauvagement, comme dans un bois., à part un petit potager et une vaste cour où M. Ha- rambur gardait les cobayes, les lapins et les chiens qui servaient à ses expériences. Le docteur avait acheté cette maison à bon mar- ché. Vingt ans auparavant un terrible drame! s'y était déroulé. Deux personnes, la mère et la fille, avaient été trouvées assassinées dans leurs cham- bres. Les circonstances particulièrement horribles de ce meurtre ayant jeté le discrédit sur la maison, personne ne voulait plus l'habiter. Harambur s'em-. ,*r. L'USINE 35 pressa de l'acquérir pour le tiers de sa valeur, et s'y installa bravement. Cela n'empêcha pas la population très nombreuse des quartiers voisins de faire un détour, le soir, pour ne pas passer de- vant la funeste demeure. Les Harambur avaient même éprouvé quelques difficultés à trouver des serviteurs dans la ville. Heureusement pour eux, une vieille bonne basquaise les servait depuis vmgt-cinq ans. Elle avait nourri Anna-Claire. Et elle adorait la jeune tille, l'eût suivie au bout du monde. Un domestique, qui couchait dehors, fai- sait les grosses besognes, soignait le cheval et la voiture du docteur. Celui-ci ne se prodiguait pas en visites. Il laissait son collègue du quartier, l'excellent M. Poussin, praticien aussi distingué que modeste, soigner les pauvres gens. Quant aux riches, ils craignaient Harambur; on ne le voyait donc au lit des malades que lorsqu'il y était ap- pelé en consultation. Les Harambur possédaient, cependant, une grande influence dans la ville, parce qu'ils y étaient propriétaires d'un nombre considérable d'immeubles1 renfermant des logements) à bon mar- ché. La pièce où Mme Harambur et Gasqup cau- saient donnait sur la cour dans laquelle se trou- vaient enfermés les animaux destinés aux expé- riences. Par la fenêtre ouverte, on entendait par- fois le petit cri aigu des cobayes ou le jappement d'un chien. —■ Je vous assure, madame, disait Gasque, que le ton confidentiel de Mlle Marguerite ne m'a laissé aucun doute sur la nature des sentiments qu'elle porte à Pascal... Je crains bien qu'elle n'ait36 LE DOCTEUR HARAMBUR oublié le pauvre Thomas* et, la faiblesse d'Ar- biade aidant... -— Cette faiblesse nous coûterait un million, monsieur Gasque, vous le savez bien... C'est un million qu'Arbiade promet à son gendre... — Je le sais, madame, et que ne pourrait pas, avec un million et une femme distinguée comme Mlle Marguerite, un homme tel que votre fils? Surtout, ajouta-t-il, guidé par vos con- seils. Elle eut une moue d'orgueil : -—■ Qu'est-ce que mes conseils ont pu sur Ha- rambur. Lui aussi est puissamment doué, un véri- table génie. — Oh ! il n'y a pas de comparaison. Thomas tient de vous, la souplesse, l'éloquence, eît une ar- deur ... — Une ardeur qui peut aussi bien le; perdre que le sauver... Mais je suis là, je saurai le main- tenir. — En attendant, il faut sauver le million. — Oui. Elle demeura pensive, comme si elle cherchait le meilleur biais. Car cette femme intrigante répu- gnait à l'action directe. Elle aurait pu s'adresser à Pascal, et Dieu sait qu'elle n'eût fait qu'expri- mer les scrupules du jeune homme, en lui repro- chant sa perfidie, en lui rappelant l'amitié qui le liait avec Thomas. Elle préféra des voies tor- tueuses. Agir sur lesi Arbiade était impossible, mais elle tenait les Bénesse dans sa main. Gasque, qui avait l'air de suivre les pensées sur la figure de son interlocutrice, fit tout tout à coup :L'USINE 37 — Dans six mois, du train dont vont les choses, l'usine sera prospère. Mme Harambur tressaillit : — Voulez-vous dire que les Bénesse nous échap- peraient ? ■— Je vous le répète depuis plusieurs semaines, madame; Pascal est en train de révolutionner la maison. Il a déjà créé une spécialité. Trois autres sont à l'étude. — Toutes ces créations doivent coûiten cher. —■ Elles ne coûtent pas cher, Pascal ayant eu l'habileté d'en greffer, en quelque sorte, la créa- tion sur les travaux courants, -— Mais l'usine traverse quand même une crise. — Une crise dont, on peut prévoir la fin pro- chaine. ■—■ Si nous retirions les 250,000 francs de notre part, la chute serait-elle certaine? —■ Certaine, à moins qu'Arbiade... Elle haussa les épaules. — Vous ne connaissez pas Arbiade. C'est un excellent homme, et, s'il était seul avec sa femme, il risquerait peut-être le coup; jamais il n'enga- gera l'argent de Marguerite. — Mais Marguerite n'obtiendrait-elle? — Rien... Je puis vous le certifier... Autre- fois, en effet, Thomas a essayé de se servir de l'influence qu'elle a sur son père, pour engager c'elui-ci à mettre 100,000 francs de plus chez les Bénesse, car mon fils Thomas a de ces généro- sités... — Eh bien? — Arbiade a refusé. Thomas s'est rejeté sur moi : j'ai donné 25,000 francs qu'on m'a rendus.38 LE DOCTEUR HARAMBUR — Alors, nous pouvons marcher,. ■— Vous avez donc un plan, Gasque? — Le plan le plus simple : menacer Philippe de retirer les 250,000 francs de sa maison. — Ce serait plein de naïveté! — Pourquoi donc? —■ Si le projet de mariage entre Pascal et Mar- guerite se trouve réalisé, les Bénesse n'auront pas de peinte à découvrir un bailleur de fonds. ■— C'esti juste. Un silence tomba sur ces paroles. Gasque et Mme Harambur demeurèrent longtemps silen- cieux. •—1 Le plus court, dit enfin la femme du doc- teur, est de s'en rapporter à la promesse faite... D'ailleurs, une menace discrète peut favoriser nos projets. En tout cas, il faut savoir ce qui se trame chez les Arbiade. ■— N'êtes-vous pas là? — Oh ! on se méfie de moi ! Mme Arbiade, qui n'est qu'une bonne femme à l'ordinaire, devient urne âne diplomate dès qu'il s'agit de sa Elle. Gasque regarda Mme Harambur. Il y avait dans ce regard de la complicité et de l'humilité. On sentait bien que Gasque était un sous-ordre, mais qu'un lien secret unissait ces deux êtres. Il parlait avec abandon, en homme qui sait l'inutilité des scrupules, — Unie chose m'a toujours étonné, dit-il, c'est que vous ne soyez pas parvenue à la grande for- tune avec votre génie des affaires. — Je n'ai pas eu de levier. Harambur s'est ruiné, jadis, dans des recherches qui ont enrichi les autres; il était d'ailleurs très audacieux à cel'usine 39 moment-là; depuis, il a bien changé... Quand Alfred nous a laissé sa fortune et sa part chez les Bénesisei, Harambur a fait des placements do toute sécurité; il s'est retiré dans sa coquille, dans la science qu'il aime par-dessus tout. — Oui, dit Gasque, je l'ai connu moins ours. Regretterait-il?... Mme Harambur haussa légèrement les1 épaules. — Est-ce qu'on peut savoir? dit-ellle. Il ne me parle jamais de son frère. Ses1 travaux l'occupant, l'absorbent. Il montre bien un attachement singu- lier à Anna-Claire, mais qui pourrait dire si c'est parce qu'elle lui est utile ou parce qu'elle est la fille d'Alfred? — Il aime aussi Thomas. —■ Il a pour Thomas plus de dévouement et moins de tendresse. Il lui suffit de savoir que Tho- mas est en bonne santé, tandis qu'il exige la pré- sence d'Anna-Claire auprès de lui. Il est vrai qu'elle lui sert de secrétaire. — Il faudra bien, cependant, qu'il me la donne, fit Gasque; voilà quinze ans que je l'attends. — Elle et sa dot, dit Mme Harambur en sou- riant. — Je tiens à la dot, mais je tiens beaucoup à la femme. Je me suis attaché à cette idée de l'épou- ser, et je l'aime. — Mais, elle? — Ne me taquinez pas là-dessus, s'écria Gasque dont le teint jaunissait de dépit; une fille de cet âge n'a pas d'autre volonté que celle de ses pa- rents... Vous1 me: l'avez promise, je l'aurai, ajouta- t-il d'un air sombre. Et l'on vit sa figure se transformer, devenir ter-40 LE DOCTEUR HARAMBUR rible. Il avait comme cela des passions furieuses, une méchanceté subite et absurde capable de le mener au crime. Mme Harambur ne se laissa pas intimider. Elle fixa sur lui ses yeux verts, et, tan- dis qu'il pâlissait en grommelant, elle le domptait. — Vous épouserez Anna-Claire quand Thomas aura épousé Marguerite. — Alors Thomas épousera Marguerite, quand je devrais... Il n'osa achever, mais elle comprit à son regard que rien ne l'arrêterait. Ce mariage avec Anna- Claire, c'était toute sa vie, la récompense promise à ses efforts, à son dévouement pour Tes Haram- bur. Et! l'on sentait bien que les paroles1 mena- çantes qu'il prononçait n'allaient pas seulement à Pascal, mais qu'elles visaient lies Harambur eux- mêmes, dans le cas où ils ne l'aideraient pas au gré de ses désirs. —Mon cher Gasque, dit Mme Harambur, quand vous corrigerez-vous de ces façons de loup. J'ai autant d'intérêt que vous à voir Thomas épouser Marguerite, et, cependant, je m'efforcerai de n'en rien laisser voir. Il se rappela sans doute quelque vieille histoire où il avait été le complice de cette femme, car il murmura : — Je sais qu'on peut se fier à vous, vous êtes habile. — L'habileté consiste à se servir des circons- tances, non à les forcer, dit-elle... Je veux croire qu'il y a quelque chose entre Pascal et Margue- rite; seulement, pourquoi se presser, les choses s'arrangeront peut-être toutes seules. Pascal est l'ami de Thomas,L'USINE 41 — Et Thomas, dit Gasque, le croyez-vous bien sûr? Tous ces gens-là ont des idées singulières... Mme Harambur tressaillit. Gasque, dans sa bru- talité, touchait juste. Le plus grand danger rési- dait dans Thomas lui-même, capable, par une gé- nérosité qu'elle jugeait imbécile, de se sacrifier pour Pascal. Tout de suite elle aperçut les moyens à employer. — Il ne faut pas qu'ils sachent où se trouve Thomas. Mon fils n'aime pas beaucoup écrire des lettres. C'est par faveur spéciale que j'ai obtenu qu'il me tiendrait au courant de semaine en se- maine. — Très bien ! dit Gasque, vous leur donnerez des adresses fausses. —• C'est cela. Nous gagnerons du temps ainsi et j'écrirai, moi, à Thomas, —■ Vous le brouillerez avec Pasc'al? — J'y tâcherai. En attendant, je veux savoir où en sont nos amoureux. Anna-Claire me ser- vira. — Anna-Claire? — N'est-elle pas l'amie de Marguerite? — Mais!, se prêtera-t-elle? — Elle n'aura pas besoin de se prêter. Je vais l'envoyer chez les Arbiade, à peu près à l'heure du rendez-vous, et sans rien lui dire. Je saurai beau- coup en l'interrogeant. Elle poussa le bouton d'une sonnerie. La vieille Périne se présenta. — Dites à Mlle Anna-Claire de venir ici. La bonne vieille hésita : — C'est qu'elle est auprès de monsieur, et que monsieur se fâche quand on le dérange,42 LE DOCTEUR HARAMBUR — C'est bien. J'irai la trouver. Venez-vous, Gasque ? VI LE LABORATOIRE DU DOCTEUR Le docteur Harambur, en effet, se trouvait avec Anna-Claire dans son laboratoire. Il dictait des notes, elle les écrivait. Parfois, die levait la tête, arrêtait sa plume, demandait une explication. Haipambur, de sa voix mordante, la donnait. Tout était désagréable en lui : ses phrases, ses gestes, les expressions de sa physionomie, et pourtant Anna-Claire l'écoutait avec la plus vive attention, lui faisait' des objections de pur bon sens qui irri- taient le savant. — Cette question est sotte... Votre interruption est absurde... Si vous aviez réfléchi deux mi- nutes... Avec votre tête d'oiseau!... Telles1 étaient les aménités dont il acc'ueillait le plus souvent les questions de la jeune fille. Elle nia s'en émouvait pas. Il finissait même par prouver lui-même qu'elle avait? eu 'raison, voire par la remercier. Car, en dépit de sa mauvaise humeur, de son exécrable caractère, il montrait une bonne foi inflexible pour tout ce qui regardait la science. Sereine devant ce docteur bourru, Anna-Claire était une grande belle fille blonde. Les pommettes s'avançaient un peu; les yeux, légèrement bridés, possédaient une finesse exquise; le front était haut,L'USINE 43 fier, audacieux même. Toute sa personne exhalait la vie et la santé. Heureuse die dépenser' son ai- mable vigueur;, on la trouvait toujours alerte, chantant à pleine voix ou chantonnant. Elle ré- pandait autour d'elle comme une atmosphère de joie, de plénitude et de bonté. Cette horrible maison des, Harambur, lugubre- ment isolée des autres par l'épouvante plus que par la distance, résonnait de cette ardeur' de vie, c'ommfe une morne cage sous un vibrant oiseau. Le docteur ne pouvait se passer d'elle, sans qu'on sût exactement si c'était par affection ou par égoïsme. Car elle lui servait de secrétaire, époussetait le laboratoire; rangeait les micros- copes, les fins outils; nettoyait, entretenait les piles; faisait les coupes fines. Sensible à l'excès, elle s'était refusée, avec la dernière énergie, à assister aux expériences d'Harambur sur les ani- maux vivants. Il avait eu beau railler, elle avait tenu bon. Et, si le docteur persévérait à lui faire part des résultats intéressants qu'il obtenait dans ce genre d'expériences, elle ne manquait jamais de s'indi- gner, de protester. Elle admirait le génie d'Ha- rambur, mais se permettait des critiques d'ordre moral, élevant au-dessus de la science la justice et la bonté. Harambur ricanait» montrait les ani- maux qui se dévorent entre eux, et le crime tout au long de l'histoire. — C'est la lutte, disait-il. Je n'ai pas fait le monde, ni vous non plus. Quelle absurdité de vouloir le refaire. Je ne suis pas un idéologue. Je suis un expérimentateur. Quand j'ai réussi une expérience, je suis tranquille, parce qu'il n'y a rien44 LE DOCTEUR HARAMBUR à répondre à un fait; mais des théories, des senti- mentalités, pfft!... Il sifflait entre ses dents d'un air dédaigneux. Anna-Claire se taisait jusqu'à la prochaine dis- cussion, se remettait au travail. Justement, cet après-midi-là, Harambur avait pu fermejr la bou- che à son éternel contradicteur... Anna-Claire, en entrant dans le laboratoire, avait remarqué la pré- sence d'un grand beau chien de chasse qui, ac- couru vers elle, lui faisait mille caresses, en fixant sur elle ses yeux clairs1. — Mais c'est le pauvre Utique, dit-elle, on ju- rerait qu'il y voit. — Il y voit, répondit' Harambur. — N'est-il donc plus aveugle? —■ Je lui ai rendu la vue. ■—■ En vérité? — En vérité. Vous voyez que ma science peut servir à quelque chose. — Je suis1 ravie de le reconnaître. Ne disiez- vous pas que son infirmité était incurable? — J'ai donné le même mal à des lapins, et je suis parvenu à leur rendre la vue... Le mal qu'on fait soi-même est plus facile à guérir qu'un mal inconnu. Rappelez-vous cela quelquefois, made- moiselle, Critique. — Oh ! dans les trois quarts de vos expériences, vous faites le mal gratuitement!... Enfin, je ne veux pas vous chercher querelle aujourd'hui, je suis trop heureuse. Elle caressa Utique et ajoutla : ■— Un vrai miracle! —■ Oui, mais un miracle qui m'a demandé trois mois de travail acharné. Si je vous' montrais leL'USINE 4i détail de mes opérations, vous aériez stupéfaite. Je ne m'y retrouverais pas moi-même, sanâ mes notes. — Des notes que vous seul comprenez! Un éclair de méfiance passa dans l'œil d'Ha- rambur. Sa figure devint mauvaise, toute la bonnq grâce qu'il avait montrée devant la joie d'Anna- Claire disparutl — Je ne veux pas/ qu'on me vola mets idées, fit-il sèchement. — Ne vaudrait-il pas mieux, risqua doucement la jeunp fille, faire profiter toute l'humanité de vos découvertes? — Je me moque de l'humanité, s'écria Hainam- bur avec un accent de haine qui fit tressaillir Anna-Cl aire; mes plus beaux travaux, jadis, quand j'étais pauvre, ne m'auraient pas donné un morceau de pain. Les charlatans sont les seuls à profiter des grandes découvertes. Moi, on m'a volé, et je serais mat de faim si les circonstances ne m'avaient servi. Il prononça ces derniers mots avec une terrible âpreté, et toute la souffrance du passé dont il parlait vint sur son visage. Il haletait, ses, mains se crispaient. —• Les circonstances, répéta-tî-il, rien que les circonstances. Et Anna-Claire vit cette chose imprévue, des larmes de rage jaillir entre les paupières du sa- vant. Elle demeurait pétrifiée II Conclut : —. Ne parlons pas de l'humanité; je ne lui dois rien; elle ne me devra rien non plus : nous serons quittes. Et maintenant, assez causé, travaillons. Anna-Claire acquiesça. Il commença à dicter.46 LE DOCTEUR HARAMBUR Elle écrivait. Parfois une longue pause se produi- sait. Harambur réfléchissait. La jeune fillej, la plume à la main, regardait le laboratoire. C'était une vaste pièce qu'on avait obtenue en faisant abattre le mur de refend qui séparait jadis deux chambres. Les fenêtres de ces chambres n'en formaient plus qu'une, grande baie vitrée d'où tombait le jour vif. Une table régnait au long mur du côFé opposé à la fenêtre. Elle était cou- verte d'instruments de physique et de chimie : flacons à tubulures, cornues toute une verrerie mi- nutieuse pour peser et mesurer, avec une petite ba- lance sous globe... Un fourneau tenait la fond à droite. Les appareils de physique se trouvaient rassemblés à gauche : piles au bichromate, petites et grandes bobines de Rhumkorff, instruments pour faire les coupes finesi, prismes, ampoules de Crookes... Une grande pile à auge tenait le des- sous de la table. Trois microscopes occupaient une sorte d'établi au milieu de la pièce, leurs miroirs dirigés vers le jour. Contre le mur de gauche, des rayons portaient des livres. Un coffre-fort était placé devant le pan de mur à droite de la fenêtre. Un grand silence régnait. Le soleil venait par la baie vitrée, allumait le col des flacons, traçait des barres de clarté le long des tiges1 de cuivre, tremblotait dans des liquides, éclairait crûment un papier. Anna-Claire levait vers la fenêtre son beau regard, et elle semblait faire des rêves de bonheur et de sérénité. Harambur, qui la regardait en dessous, ne put s'empêcher de dire : ■— Où donc, Anna-Claire, prenez-vous cette joie qui vous illumine?L'USINE 47 —■ Je ne sais, dit-elle; j'aime la vie : je me sens forte, je travaille, je n'ai ni peine, ni remords. Il tressaillit. — Pas de remords, dit-il... Je le crois bien, vous vous dévouez à tous les tondus et à tous les galeux qui passent. — Il ne m'en coûte guère... Mais vous, pour- quoi êtes-vous toujours triste et amer? ■— Qui sait, ricana-t-il, j'en ai peut-être, moi, des remords? — Ne dites pas cela, se récria-t-elle avec ten- dresse... Il vous manque seulement d'avoir un cœur plus pitoyable et de participer aux peines d'autrui. Furieux, il injuria la jeune fille : ■— Sotte perruche ! Elle rit franchement : — Puisque nous en sommes à poser des ques- tions, dites-moi quel motif vous pousse à prendre comme secrétaire une sotte perruche? Un sourire écarta la moustache broussailleuse d'Harambur. Il regarda la jeune fille avec' presque de la 'ouceur : —■ Vous êtes un repos pour moi, dit-il. Votre spontanéité, votre bêtise même, c'est de la fraî- cheur à mon âme aride. ■Ils en étaient là quand Mme Harambur se présenta avec Gasque. Le docteur se leva à l'en- trée de sa femme. Un sombre pli lui barrait le front. Il tendit de très mauvaise grâce la main à Gasque. — Nous avons à te parler, dit Mme Haram- bur... Anne-Claire, ajouta-t-elle en se tournant vers la jeune fille, tu devrais bien aller rendre48 LE DOCTEUR HARAMBUR visite à Marguerite. Elle a été très inquiète de ne pas te voir hier. — Vous lui avez dit que je travaillais pour mon père. — Je le lui ai dit, mais n'importe, va la res- surer. Anna-Claire leva des yeux Surpris. D'habitude, loin de pousser à l'union des deux jeunes filles, Mme Harambur retenait Anna-Claire. —■ J'irai donc, mère. Périne m'accompagnera? ■— Si tu veux. Anna-Claire se leva, et tout l'atelier participa de sa grâce. Harambur la suivait des yeux, se plaisait à cette souple démarche, à se visage pai- sible et souriant. Le départ d'Anna-Claire semblait assombrir la pièce et ce n'étaient ni Gasque ni le docteur qui au- raient pu lui rendre sa gaieté. Cependant, on en- tendit la jeune fille chanter dans sa chambre. —-Elle a une voix remarquable:, murmura Harambur. — Sa mère chantait comme un ange, dit Mme Harambur avec une intonation de cruel per- siflage. — Ne parlons pas de sa mère, fit le docteur, soudain brutal et cassant. Causons de ce qui vous amène. Alors Mme Harambur conta son inquiétude au sujet des sentiments qui unissaient Pascal et Mar- guerite. Le docteur demeura longtemps silencieux. Enfin, il dit : — Nous avons la parole d'Arbiade, et le libre engagement de la jeune fille. Je ne crois pas que le père Arbiade veuille jeter son million dans uneL'USINE 49 industrie dont il pronostique lui-même la perte. Ce fut Gasque qui répliqua : — Pascal est en train de relever l'usine Bé- nesse, à tel point que dans six à huit mois elle aura peut-être doublé son chiffre d'affaires,, et tri- plé son bénéfice. — C'est donc un garçon de génie, ce Pascal, ricana Harambur... — Je ne sais si c'est un garçon de génie, mur- mura Gasque, de méchante humeur; mais je sais qu'avec la nouvelle organisation et les spécialités dont on prépare les moules, Pascal donnera un grand développement à notre production. — Il est temps qu'il en soit ainsi, dit le docteur avec ironie. Vous m'avez fait toucher l'année pas- sée du deux pour cent. —■ Je ne me suis jamais donné à vous comme un inventeur, répondit Gasque furieux. Si vous vouliez que l'usine rapportât du dix pour cent, il fallait y laisser votre frère Alfred. —■ Je vous défends de prononcer ce nom, hurla Harambur, dont les' yeux semblèrent jaillir de la tête. Je ne suis, pas un chacal pour m'ac'harner sur les cadavres, ajouta-t-il en regardant à la fois sa femme et Gasque. — Vous n'avez jamais dédaigné mon concours quand vous en avez eu besoin, marmonna Gas- que... Il vous est facile aujourd'hui de vous mettre en colère et de m'écraser. Mais je vous préviens que vous ne m'intimiderez pas. Voilà assez long- temps que je sue sang et eau pour couvrir vos intérêts à l'usine, pour obliger le vieux Philippe à marcher droit... Si je n'ai pu vous obtenir du dix pour cent, au moins ai-je empêché la ruine com-50 LE DOCTEUR HARAMBUR plète, en mettant le holà aux intentions philan- thropiques du bonhomme... J'ai retiré les marrons du feu pour vous; je demande ma retraite : Anna- Claire et sa dot. — Vous n'avez pas honte de vouloir épouser cette enfant, se récria Harambur, dont les yeux lançaient des éclairs. ■— Nous l'avons promis, intervint Mme Haram- bur. Son mari fixa sur elle son regard menaçant : '— C'est bon, c'est bon, dit-il; nous n'avons pas promis de la marier à vingt ans. — Et moi, je dis, répliqua Gasque en bondis- sant sur sa chaise, que c'est assez tergiversé et que j'ai assez attendu. N'espérez pas me berner. Si Anna-Claire m'échappe, il est quelqu'un de par le monde qui sera prévenu d'une foule de choses que vous tenez à lui cacher... — Pas de menaces, dit Mme Harambur de- meurée calme en apparence, mais dont la voix tremblait, nous savons très bien que nous ne pou- vons nous passer les uns des autres. Harambur se taisait, le front baissé, la bouche tordue, et la même expression de souffrance qui avait paru sur son visage pendant sa causerie avec Anna-Claire reparut, mais ses yeux demeurèrent secs. —' Tu as raison, Madeleine, murmura-t-il en- fin. Tu vois la vie telle qu'elle est; moi, je con- serve un vieux fonds de métaphysique obscure. Le passé est le passé... Que désires-tu du présent ? — Je désire que Thomas épouse Marguerite Arbiade. •— Je croyais que c'était une chose arrêtée? *ÈL'USINE 51 — Arrêtée pour nous, mais pas pour Margue- rite et Pascal. ■— Marguerite n'aime donc plus Thomas? — Est-ce qu'on sait?... En tout cas,, il est grand temps que nous intervenions, si nous ne voulons pas voir le million de Marguerite passer aux Bénesse... Il me semble, Christophe, que tu pourrais rappeler à M. Philippe que nous avons 250,000 francs dans ses affaires... Le moment est favorable, car, si dans six ou huit mois la pros- périté de l'usine doit s'accroître, à l'heure ac- tuelle... ■— Oui, interrompit Harambur, nous connais- sons cela : la crise que traverse le homard en échangeant sa carapace trop petite contre une plus grande. Je veux bien faire sentir le joug à Phi- lippe; mais tout ce que je lui dirai là-dessus sera platonique. Je ne puis lui retirer mes fonds, sauf, par stipulation spéciale, 100,000 francs destinés à la dot d'Anna-Claire. Et pour cela il faut que les bans soient publiés et que j'attende trois mois. — C'est donc là, fit Mme Harambur, la clef de ton obstination à maintenir notre argent chez les Bénesse. Je croyais, cependant, qu'il n'y avait ja- mais eu d'acte d'association régulier. — Il n'y a pas eu d'acte d'association. Seule- ment, dans les pouvoirs qu'Alfred m'a donnés, l'emploi des fonds qu'il me confie se trouve spé- cifié. Je vous dis cela, à Gasque et à toi, une fois pour toutes. Comme Philippe Bénesse ignore cette situation, j'ai pu, par des menaces sourdes et des récrimina Lions', lui imposer Gasque. Que je sois mis au pied du mur, mon pouvoir s'écroule.52 LE DOCTEUR HARAMBUR —■ Ne parlez-vous pas, dit Gasque, de cent mille francs destinés à Anna-Claire? —■ Oui, * la dot d'Anna-Claire. Alfred a voulu qu'elle pût se marier quand elle le voudrait D'ail- leurs, elle venait de naître, les Bénesse avaient vingt ans devant eux. M. Théodore n'était pas en- core aveugle, — Ces cent mille francs',, si on les retirait promptement, suffiraient à précipiter les Bénesse dans la ruine. — C'est possible, mais nous y perdrions au- tant qu'eux. ■— Qu'importe, si Thomas y gagne le million des Arbiade? Harambur se tut. Arraché brusquement à ses travaux ordinaires, il ne s'éveillait que petit à petit à la réalité. ■—■ Prenez garde, dit-il enfin, que vous ne per- diez l'un et l'autre. Les Arbiade, les Bénesse, les Thomas, ce n'est pas tout à fait la même pâte que la nôtre. Ils sont remplis de préjugés sur l'hon- neur, la vertu, le dévouement. Arbiade, qui ne donnerait pas sa fille à Pascal ruiné et respon- sable de sa ruine, la donnerait peut-être à Pascal persécuté. Il est ce qu'on appelle un brave homme; il sera épouvanté de la ruine des Bénesse ou il en sera apitoyé, cela dépend de vous. — Certes,, répondit Mme Harambur, il faut ca- cher notre jeu .Au besoin, Gasque peut se com- promettre seul, déclarer tout haut qu'il se retire de l'usine, effrayé qu'il est des nouvelles entre- prises de Pascal. Il jettera ainsi l'indécision dans l'eteprct d'Arbiade en, fortifiant ses doutes sur l'avenir de la petite industrie. ill'usine 53 — Bien joué, dit Harambur. De mon côté, je feindrai de prendre peur à la suite de la retraite de Gasque, je ferai des! observations au vieux Philippe, je parlerai de retirer des capitaux. —■ Nous fiancerons Gasque à Anna-Claire, ajouta Mme Harambur, Arbiade trouvera naturel que nous reprenions sa dot. Harambur grogna : ■—■ Anna-Claire ne consentira jamais à épouser Gasque. ■— Et pourquoi donc? fit Mme Harambur. Il me semble que tu lui donnes la partie belle. — C'est la fille de mon frère, dit Harambur. —■ Mais Thomas est ton fils, à toi. Ils se mesuraient du regard. Mme Harambur n'aimait pas Anna-Claire. Elle l'avait toujours traitée comme une sorte de domestique. Cepen- dant la jeune fille se montrait affectueuse et dé- vouée pour sa mère adoptive. Celle-ci en abusait, jalouse, d'ailleurs, de l'empire de cette enfant sur le docteur. Elle avait hâte de s'en débarrasser en la mariant à Gasque. Harambur ayant voulu répondre, elle lui coupa la parole : — Tu sais bien que Gasque seul est au courant de la naissance irrégulière d'Anna. —■ Qu'importe? —■ Il faudra faire revivre le passé, expliquer à un autre la source de la dot d'Anna, parler peut- être d'Alfred Harambur et de ton crime. Elle avait frappé juste. Le docteur, livide, hagard, baissait la tête. — De notre crime! murmura-t-il si bas c'est à peine si ses complices l'entendirent. que54 LE DOCTEUR HARAMBUR Puis il se tut. Il n'eut plus qu'un geste vague, un geste de découragement et d'abandon, pour leur dire de faire ce qu'ils voulaient et qu'on le laissât à ses travaux. Mme Harambur, triomphante, sortit avec Gasque. Alors le docteur eut un rica- nement nerveux : ■— Eh! disait-il, je suis bon de me préoccuper de ces choses. Je voudrais bien savoir quelle figure cela ferait sous le microscope d'un être qui aurait un peu de cette puissance que les hommes prêtent à Dieu. Une bataille de microbes! J'ai mangé mon frère Alfred, parce qu'il était le plus faible! qu'Anna-Claire se tire d'affaire si elle peut... Le jour où j'en aurai assez, voilà qui m'ouvrira le néant ! Et il saisit sur un rayon une petite fiole de cristal. VII LE JOUR DE M1 BEN ESSE Les dames Bénesse recevaient le mercredi, tout à fait en famille, dans deux salons communi- quants, dont l'un recevait les dames et l'autre les fillettes, sous la direction des grandes sœurs. Pau- line, l'aînée des filles de Théodore, faisait les honneurs de chez elle déjà depuis quelques an- nées; recevait Marguerite Arbiade, Anna-Claire, d'autres compagnes, grandes et petites, si bien que toutes avaient gardé l'habitude de cette petite classe, comme on l'appelait, et y venaient broder, tapisser, tricoter, bavardant le plus discrètementL'USINE 55 possible. On ne passait guère dans la grande classe qu'après le mariage. Marguerite arrivait de bonne heure, en voiture, et s'amusait à surveiller avec Pauline les travaux des petites. En attendant que les dames fussent arrivées, on faisait un peu de piano et de violon, voire de mandoline. Mme Philippe et Mme Théo- dore permettaient cela; mais il fallait tout aban- donner dès que les invités se montraient à la porte du premier salon. Le «silence, mes enfants» de Mme Théodore était comme le coup de cloche de l'usine. Anna-Claire ne participait ordinairement pas à cette petite séance préliminaire, Elle finis- sait de mettre de l'ordre chez elle, aidait Périne à ranger la vaisselle, copiait les notes du docteur. Il était bien quatre heures quand elle faisait son apparition, très peu de temps avant les grandes personnes, parfois en même temps que Mme Ha- rambur. Ce jour-là, Marguerite arriva vers deux heures. Pauline venait à peine de s'installer, ayant dû mettre la dernière main à la coiffure de Rosanette, dont les épais cheveux blonds frisottants avaient besoin d'un coup de brosse après déjeuner. D'ail- leursk les deux antres filles de Théodore, Char- lotte et Emilie, celle-ci brune comme sa sœur Pau- line, l'autre blonde avec des yeux bruns, pous- saient l'aiguille depuis une demi-heure déjà. Char- lotte marquait des serviettes; Emilie, frêle et mi- gnonne, possédait un goût exquis de coloriste; elle exécutait une broderie au point de Hongrie, tout en s'occupant de redresser les erreurs de Ro- sanette, qui faisait à l'envers un ourlet à un ta- blier 'de poupée.I 56 LE DOCTEUE HARAMBUR —■ Où en es-tu de ton chemin de table? de- manda Marguerite à Pauline, après avoir embrassé les deux dames du premier salon et tout le petit monde du deuxième. — Tu vois, j'achève les coquelicots de la bor- dure. Je n'y ai d'ailleurs1 pas travaillé depuis mer- credi. En semaine, je couds; et toi, ta tapisserie? ■— Finie. Je l'ai apportée. Il reste encore les dernières fleurs du semis, dans le coin à gauche... Je suis contente d'être au bout. Je n'aime pas les ouvrages à points comptés. Je veux entreprendre un de ces petits paravents qu'on peint avec des encres transparentes. — Oui, c'est très gracieux, intervint Emilie. — Justement, ça tombe bien que tu l'aimes, car je compte sur toi pour choisir les couleurs. Emilie rougit de plaisir. Mais déjà Pauline ac- caparait Marguerite, lui parlait de la maison, de Pascal, des machines en train, et Marguerite la poussait, l'excitait à parler. Elles avaient pris l'habitude de cette conversation, hebdomadaire, si bien que Pauline, toute la semaine, dès qu'il arrivait un événement de quelque importance, se disait •. «Il faudra que je compte cela à Margue- rite. » Et c'est ainsi, dans ces confidences de jeune fille, que l'amour était né au cœur de Marguerite. Pascal, à.travers les récits de sa sœur, devenait un véritable héros. Pauline disait son ardeur au tra- vail, sa bonté active, son dévouement aux siens, ses grandes et nobles idées. Marguerite écoutait l'histoire des luttes du jeune ingénieur contre la ruine qui menaçait la maison, son génie d'inven- teur, les machines nouvelles qui bientôt verraient L USINE 57 le jour. Elle souhaitait ardemment de pouvoir ai- der Tes1 Bénesse; elle avait longuement causé à ce sujet avec sa mère qui, elle aussi, admirait l'hon- nête famille, mais se trouvait impuissante devant la volonté étroite, formelle d'Arbiade, décidé à garder son argent. — Je le donnerais plutôt, disait-il, je ne le sa- crifierai pas dans une entreprise que je sais impos- sible. Et Marguerite devait nécessairement en venir à désirer le partage des soucis, des peines de Pascal, rêver de lui apporter en dot son million. C'était chez elle comme un instinct de justice, comme un besoin de réparation, de compensation. La tête l'emportait sur le coeur. Marguerite n'était pas froide, mais tous ses sentiments étaient rai- sonnés. Elle aimait Pascal pour ses mérites, pour son, courage, pour ses malheurs. Elle croyait un tel amour honnête et sage; et jamais son père n'aurait pu la convaincre que l'argent qui man- quait à Pascal dût être un empêchement sérieux à un mariagie avec le jeune ingénieur. Thomas, au contraire, était, à ses yeux, un heu- reux. Il avait réussi dans tout ce qu'il avait entre- pris. Fils unique, adoré de sa mère, il apporterait à sa femme 10,000 francs de rentes, plus des espé- rances considérables Certes, il était digne de toute affection et de toute admiration, et Margue- rite sentait bien qu'après Pascal, Thomas tenait la première place dans son cœur; mais, en vraie femme, Marguerite rêvait de jouer un rôle de providence, et ce rôle trouvait un meilleur emploi auprès du jeune Bénesse que du jeune Harambur. Ce mercredi-là, Pauline eut long à en dire. 58 LE DOCTEUR HARAMBUR M. Philippe et Pascal n'étaient pas contents; les ouvriers d'une usine similaire à la leur, quoique moins importante, l'usine Dégerinne, menaçaient de faire grève. — Tu comprends, grand-père et Pastal crai- gnent la contagion. Il paraît que nous ne pouvons chômer, que ce serait la ruine pour nous. Pascal est tout absorbé. Il passe sa vie à l'atelier. Ça t'explique qu'on ne le voie plus jamais à nos mer- credis où père et grand-père viennent toujours passer leur demi-heure. C'était, en effet, une habitude de ces messieurs. Arbiade, vers six heures, venait chercher sa femme et sa fille, et l'on restait à causer tous en- semble jusque près de sept heures. Autrefois, Pas- cal ne manquait aucune de ces réunions; à pré- sent, il les évitait soigneusement. Marguerite; qui savait la cause de cette absence, ne put s'empêcher de rougir. Mais Pauline n'y prit garde, et con- tinua : ■— Et Thomas? A-t-il écrit? C'est bien éton- nant, ce manque complet de nouvelles. Sans la note du Temps, tu ne saurais même pas qu'il a gagné Khiva, en Russie — Il n'a bien sûr pas le temps d'écrire, ma chère Pauline. Et puis, dans ces pays, la poste est si mal faite. C'est par hasard qu'il a rencontré le prince Gilkoff, et celui-ci, tu le sais, voyage en prince, avec des relais prodigieux. Dans son der- nier voyage au Japon, pour franchir la distance qui sépare encore le transsibérien de la mer, il n'a pas employé moins de quatorze cents chevaux. Thomas peut très bien être ici avant ses lettres. — Mais Mme Harambur? êL'USINE 59 — Mme Harambur se trouve dans le même cas. D'autant plus que c'est elle qui recevait toute la correspondance de Thomas et la transmettait en- suite aux amis. — Je le sais; mais il y a bien longtemps que Pascal n'a rien reçu. Pourtant Thomas et lui étaient très liés. Marguerite pâlit en songeant à la rivalité fu- ture des deux jeunes hommes. Elle avaft écrit à Thomas, sans demander l'adresse à Mme Haram- bur, retenue par une crainte et une pudeur ins- tinctives. La lettre suivrait le voyageur, le rejoin- drait à une des! haltes, un peu longues, qu'il avait l'habitude de faire. Mais le temps passait sans apporter de réponse; malgré sa sagesse et son calme, Marguerite s'inquiétait de ce silence. Les deux jeunes filles en étaient là de leur cau- serie quand Anna-Claire survint. Elle précédait de quelques minutes Mme Harambur, arrêtée par une visite, dans la même rue, chez un locataire. Elle se débarrassait volontiers d'Anna pour ces sortes de visites, parce qu'elle s'était aperçue que la présence de la jeune fille encourageait les mal- heureux. Mme Harambur les médusait; elle ai- mait leur faire sentir sa toute-puissance, Anna-Claire, comme Marguerite, ne fit que pas- ser dans le grand salon. Ces dames l'embrassèrent, la complimentant sur sa mine; puis, en riant, elles l'envoyèrent dans «la petite classe». — Allez, vous en brûlez d'envie : vous avez juste le temps de nous chanter quelque chose. Dans le petit salon, les jeunes filles se jetèrent à son cou. Si on était toute tendresse pour Mar- guerite, très douce et très calme, on manifestait■ ; / 60 LE DOCTEUR HARAMBUR i' une joie bruyante à l'apparition de l'aimable Anna-Claire. Rosanette demeurait suspendue à son, cou, tandis que Charlotte et Emilie lui bai- saient les joues et que Pauline lui tenait une main, Marguerite l'autre. — Anna-Claire, cria Rosanette, regarde ma poupée à cheveux rouges. Devine avec quoi c'est fait? Elle dressait triomphalement une grande pou- pée en toile rembourrée, dont la figure avait été peinte par Emilie, les robes taillées par Charlotte et Marguerite, et dont la tête était surmontée d'une magnifique chevelure de nuance acajou, comme le sont les cheveux bruns passés au henné. — Avec quoi c'est fait, reprit Anna-Claire hésitante, fais voir... avec du chanvre teint? ■— Non, non, fit Rosanette dans un transport de joie, avec de la bourre de maïs naturelle... C'est Emilie qui me l'a procurée. — Elle est charmante, cette poupée, dit Anna- Claire. Rosanette, fière de son succès, se remit à son ourlet et Emilie s'empara d'Anna-Claire dont elle était la confidente, de même que Pauline était la confidente de Marguerite. — Tu sais, fit Emilie dans un chuchotement, tandis qu'Anna-Claire regardait l'ouvrage au point de Hongrie, Pascal m'a parlé de toi. Une vive rougeur envahit le front d'Anna- Claire. Elle était si émue qu'elle n'osait interroger, qu'elle attendait. Emilie poursuivit : — Oui, il m'a dit que tu étais une charmante fille, que je devrais prendre exemple sur toi... Tu sais, c'est parcs que je boudais, que j'étais mo-l'usine 61 I rose. Alors, des éloges à n'en plus unir sur ta gaieté, sur son intelligence... Et puis devine, pour le bouquet, ce qu'il a osé : — Dépêche-toi donc, murmura Anna-Claire, presque évanouie de bonheur. — Il a dit : «Heureux celui qui l'épousera.» Arma-Claire laissa tomber sa tête sur l'épaule de son amie, et elle l'embrassait, dans un trouble tel que des larmes lui jaillissaient des yeux. Heu- reusement, les autres étaient trop occupées pour rien voir; Anna-Claire put se reprendre : ■— Comme tu l'aimes,, murmura Emilie très fière de préparer ce beau mariage. — Plus que ma vie, dit Anna-Claire; mais, je te défends bien de lui en parler. Il a besoin de toutes ses forces1 pour mener à bien la lutte qu'il entreprend. —■ Oh! dit Emilie, tu es une femme de tête,, toi. A ta place, je ne serais pas si patiente. — Il faut aimer les autres pour eux-mêmes et non pour soi, Emilie. J'attendrai des années, s'il le faut. ■— Mais tu lui serais bien utile, ma pauvre Claire. ÎNe vantait-il pas ton intelligence? Les services que tu rends au docteur, tu pourrais les lui rendre. Cette idée illumina Anna-Claire d'un rayonne- ment subit. — Oh! lui rendre service, murmura-t-elle, lui consacrer ma vie. Seulement, ne rêvons pas, soyons pratiques. Pascal a besoin d'avoir la paix. — Mais s'il souffre, Claire? — Pourquoi veux-tu qu'il souffre? Tu ne t'es donc pas aperçue qu'il ne fré- 62 LE DOCTEUR HARAMBUR ;fl quente plus nos réunions, qu'il ne va pas non plus chez Mme Arbiade, chez toi. Il te fuit, ma chère. — Eli bien ! Emilie, s'il me fuit, il a encore rai- son. Admirons son courage, aidons-le, attendons! Emilie haussa les épaules. Elle trouvait Anna- Claire beaucoup trop prudente. Cependant elle lui obéissait, prise, comme tous les Bénesse, dans le respect des entreprises nouvelles de Pascal. —■ Pai fini, cria Rosanette, qui vint fourrer son tablier de poupée sous le nez de Charlotte. — Venez donc voir comme elle a fini, s'exclama Charlotte; une partie de son ourlet est à l'endroit, l'autre à l'envers. — C'est à recommencer, ma petite Rosanette, dit Marguerite. Donne-moi les ciseaux, je vais découdre. — Tu pourrais bien recoudre en même temps, fit Rosanette; je te donnerai l'aiguille. — Non, non, intervint Pauline sérieuse, elle est déjà assez étourdie comme cela. Il faut qu'elle re- commence. Rosanette devint très rouge et fut sur le point de pleurer; mais, tout à coup, le fameux : «Si- lence, mes enfants!» sortit de la bouche de Mme Philippe, dans l'autre pièce. C'était Mme Ha- rambur qui entrait, suivie de près par Mme Ar- biade. Ces dames firent le tour de la « petite classe », examinèrent les ouvrages, distribuèrent force éloges. Comme elles arrivaient dans le grand salon, Mme Arbiade se prit à dire : ■— Voilà de grandes filles à marier! — Mon Dieu, s'empressa de répondre Mme Ha- rambur, Marguerite est fiancée, et je crois bien qu'Anna-Claire ne tardera pas à l'être. * iL'USINE 63 —■ En vérité? Mme Harambur hocha la tête d'un air entendu. Ces dames n'osèrent l'interroger, mais elles de- meurèrent très surprises, car aucune d'entre elles ne s'était aperçue, n'avait entendu parler d'une inclination quelconque d'Anna-Claire. La conver- sation prit donc sur des sujets plus généraux. Mme Philippe et Mme Théodore étaient des fem- mes d'esprit. Mme Arbiade, quoique plus simple, possédait cependant un solide bon sens et des qualités de cœur qui peuvent compenser l'instruc- tion et même l'éducation. Mme Harambur, malgré la distinction de son intelligence, blessait souvent par l'orgueil de ses réparties. Elle parlait bien et s'écoutait parler,, de sorte que ses discours:, faute d'être appuyés sur des sentiments ou sur l'amour de la vérité, devenaient quelquefois une vaine rhétorique. Il arrivait que Mme Philippe, d'un mot spirituel et bienveillant, remettait Mme Harambur à sa place. L'orgueilleuse en tirait prétexte à ressenti- ment. Elle accusait, à part elle, ces dames du pé- ché d'envie, qu'elle était seule à commettre;, et elle avait un plus grand désir de les écraser. Il avait fallu que Thomas possédât de bien réelles qualités pour que sa mère, par des ambi- tions et des éloges exagérés, ne l'eût pas rendu odieux. Certes, on pardonne beaucoup au légi- time amour-propre d'une mère, mais Mme Haram- bur dépassait la mesure permise. Elle oubliait trop facilement que les autres dames présentes avaient, elles aussi, des fils ou des filles. Thomas devenait l'unique héros. Les journaux parlaient de lui. Il entrerait de bonne heure à l'Académie des scien-/ 64 LE DOCTEUR HARAMBUR ces. Plusieurs princes étrangers l'honoraient de leur amitié. Elle faisait sentir son mépris pour l'industrie; elle n'y voyait pas une carrière, mais seulement un moyen de gagner beaucoup d'argent, et, natu- rellement, elle n'approuvait pas les placements opérés jadis par Alfred Harambur. Chose curieuse, M. Arbiade, qui était bien le plus brave homme du monde, ne demeurait pas insensible à cet étalage de grandeurs. Il aimait l'industrie et il la craignait, sachant bieni qu'elle lui aurait mangé toute cette grosse fortune qu'il devait à un heureux agio sur les terrains. Sorti du peuple, l'administration lui paraissait une sorte de terre promise. Il était sensible à l'idée d'avoir un gendre académicien, décoré, dont les jour- naux mentionneraient le nom avec de vifs éloges. Cet^ homme modeste, qui se traitait couramment lui-même de «tête de bois», écoutait Mme Haram- bur comme un oracle, admirait son élocution un peu grandiloquente, et partageait ses extases de- vant la gloire naissante de Thomas. Il complétait sa faiblesse en se montrant plein de défiance à l'égard de Pascal. S'il adorait son anui Philipe, l'aveugle Théodore et toute la fa- mille Bénesse, il se défendait contre cette affec- tion parce qu'il lui paraissait que les Bénesse al- laient à leur ruine, et qu'il craignait de se montrer faible en leur prêtant des capitaux . Dans sa tête un peu étroite, sauver la dot de sa hlle était rapidement devenu une idée fixe. Sans doute qu'il aurait aimé venir fraternellement en aide aux Bénesse ruinés, mais il détestait leur obstination à lutter sur un terrain dangereux • il L USINE 65 ne lui venait même pas à l'esprit d'accorder Mar- guerite à Pascal, le jeune ingénieur ne pouvant avoir à ses yeux que des destinées misérables : la pauvreté, la ruine, le déshonneur. Ces dames en étaient à causer des misères du quartier et des moyens d'y remédier, quand M. Théodore fit son entréei II venait très réguliè- rement tous les mercredis, et il s'asseyait auprès de sa femme. La conversation dévia sur la mu- sique. L'ingénieur aveugle s'y adonnait avec pas- sion. Il aimait surtout jouer de l'orgue ou de l'harmonium, instruments dont les sonorités, larges et soutenues accompagnaient bien la sérénité triste d'une âme meurtrie. Les dames le prièrent de faire entendre un morceau de Beethoven. — Ce serait mieux, dit l'aveugle;, si Anna- Claire en voulait faire la partie de chant. Tout le monde appela la belle jeune fille qui accourut souriante, comme baignée dans une at- mosphère de bonheur. On s'exclama sur le charme qu'elle répandait. M. Théodore se mit à l'harmo- nium et Anna-Claire chanta. Elle chanta sa propre vie, sa passion de la na- ture, sa joie de dévouement, ses pensées inno- centes, son amour pour Pascal. C'était si prenant, si admirablement adapté à sa voix, que tout le monde demeura plongé dans une sorte d'extase; le morceau fini, il y eut un silence presque reli- gieux, comme un regret de sortir d'une émotion bienfaisante. Enfin les applaudissements écla- tèrent. — Heureux celui qui aura cette splendide en- fant pour femme, murmura tout bas Mme Phi- lippe. 66 LE DOCTEUR HARAMBUR — Que Dieu te bénisse, Anna-Claire, ne put s'empêcher de dire Mme Théodore en prenant la jeune fille dans' ses bras. Je crois que ta voix n'est pas plus limpide que tes pensées, ni plus puis- sante que ta bonne volonté. Anna-Claire, confuse, se retira dans le petit sa- lon. A ce moment, M. Arbiade parut acompagné de M. Philippe qu'il était allé prendre à son ca- binet. Arbiade adorait se trouver au milieu des machines et des forges. Il lui prenait envie, à chaque instant, d'arracher un marteau des mains d'un forgeron et de montrer comme on forgeait de son, temps. A chaque visite, son étonnement reprenait devant le grand tour et le marteau-pilon. Mais sa passion même, le vertige qu'il ressentait au milieu de ces choses, augmentaient sa peur. Il comprenait, il partageait trop, à son gré, les luttes et les espoirs des Bénesse. Il avait hâte de repartir. Il entraînait le grand-père : — Allons prendre une tasse de thé; ces sacrées machines m'ensorcellent. Comment peux-tu vivre au milieu de ces mangeuses de charbon, d'hommes et d'argent? Philippe souriait dans sa barbe blanche, et tous deux s'en allaient. — Où est Pascal? — Il travaille. Veux-tu le voir? disait le grand- pere. Ou bien : — Il est sorti. Ce mercredi-là, il y était. Arbiade lui avait rendu visite dans ce bureau des études qui révo- lutionnait la maison. H avait trouvé le jeune ingénieur griffonnant des équations, tandisL'USINE 67 que deux jeunes gens, auprès de lui, dessinaient. — Eh bien ! Pascal, te voilà encore plongé dans tes chiffres! Il haussait les épaules. Que pouvaient ce tra- vail de tête et même les plus belles inventions contre l'argent! __ Viens donc te distraire un peu avec nous. Tu n'étais pas si austère jadis, mon bon Pascal : tu ne détestais pas faire un bout de causette avec ces dames et ces demoiselles. Pascal rougit. Il apportait en effet, autrefois, une grande assiduité aux réunions du mercredi et au dîner hebdomadaire des Arbiade. — Viens donc dîner avec nous vendredi. Nous aurons les Lade. Je sais que la conversation de l'aîné de ces messieurs te plaît. — Je ferai mon possible, avait balbutié Pascal, que cette insistance mettait au supplice; mais je ne puis promettre, j'ai trop à faire. — Je vois bien que tu veux gagner des mil- lions, avait poursuivi Arbiade non sans ironie. Enfin, je mettrai ces dames à tes trousses; oui, Mme Arbiade, Marguerite viendront te relancer jusqu'ici, où jamais les femmes ne mettent les pieds. — Vous n'oseriez pas risquer cela, avait répondu Pascal, trouvant le courage de plaisanter : vous avez trop peur de nos mangeuses d'hommes. Ils s'étaient quittés là-dessus, cordialement, et M. Arbiade ne se- doutait pas de l'incendie qu'il laissait derrière lui, du pauvre cœur frémissant de Pascal où l'amour luttait contre le devoir. — Elle est là, elle est là! murmurait-il. Il se la figurait. Quelle volupté si vraiment elle68 LE DOCTEUR HARAMBUR était venue! Mais elle serait fidèle comme lui à leurs engagements. Cependant, Arbiade avait retrouvé le grand- père dans la loge vitrée, et ils étaient allés prendre cette tasse de thé que Pascal refusait. Dès1 la porte, Arbiade, qui avait le verbe haut, s'écriait : — Hein, quelle voix, cette Anna-Claire! nous l'avons entendue jusque dans l'atelier. Les ou- vriers de la cour s'arrêtaient de travailler, ma pa- role ! Puis il baisa la main de Mme Philippe, avec une grâce un peu lourde, et s'inclina devant Mme Harambur. Mme Philippe demandait à son mari : ■—' Et Dégerinne? — On ne sait toujours rien. ^ — Mme Dégerinne devait venir. Il paraît que c'est un simple malentendu; les ouvriers ne com- prennent pas les intentions du patron. Ml Gasque, qui venait d'entrer, et présentait ses hommages aux maîtresses de maison, entendit cette dernière phrase : — C'est toujours un tort de la part des patrons de vouloir entrer en discussion avec les ouvriers; M. Dégerinne Je verra quand il sera trop tard! M. Philippe ne répondit pas; mais, à ce mo- ment, la conversation roula sur la possibilité d'une grève. M. Gasque y appuyait fortement, malgré le déplaisir qu'il causait ainsi à M. Philippe. M. Arbiade, sans malice, excita M. Gasque. Si bien que celui-ci se permit de répondre â une re- marque de M. Théodore : — Les machines nouvelles... Je ne voudrais pas être un prophète de malheur, mais enfin je n'yl'usine 69 crois pas. Il faudrait de grands capitaux, des opé- rations commerciales dont un ingénieur est rare- ment capable. Ce n'est pas tout de produire, il faut vendre. Or, produire beaucoup, vendre peu, c'est la ruine. Même, quelquefois, vous le savez, produire beaucoup, vendre beaucoup, c'est encore la ruine. — Vous dites vrai, s'écria Arbiade. Ainsi, chez Lebail, ils en étaient arrivés à craindre les com- mandes... On veut y répondre, s'agrandir, et alors l'argent entre en jeu. Vous savez tous que Lebail a dû renoncer. Il ne disait pas que le renoncement de Lebail avait été une désastreuse faillite; mais M. Phi- lippe le savait, et son cœur se serra. ■— Chacun connaît ses affaires, dit-il. Jusqu'ici, dans ses entreprises, Pascal n'a montré que dé la prudence. —■ Qu'il soit toujours bien prudent, intervint Mme Harambur. Déjà, vous le savez, le docteur maugrée contre la faiblesse du dividende qu'il partage avec vous, et c'est par respect de la vo- lonté de son frère qu'il persiste. Mais, depuis quelque temps, nous sommes inquiets; M. Gasque ne nous rassure guère. — M. Gasque a tort, madame, dit fermement Philippe. — C'est probable, monsieur Philippe, répondit le directeur; mais, que voulez-vous, j'ai peur. Je voudrais me retirer, je sens que mes services sont devenus inutiles. Je n'aime pas porter de si re- doutables responsabilités... M. Philippe pâlit de douleur. Arbiade eut un geste où l'on pouvait lire que, s'il compatissaitI I 7o LE DOCTEUR HARAMBUR aux peines de son vieil ami, il ne désapprouvait pas Gasque ni Mme Harambur. Ce fut celle-ci qui ajouta : — Oui, M. Gasque nous parle de se retirer. Le docteur n'entend pas de cette oreille, naturelle- ment. — Mais enfin, monsieur Gasque, dit l'aveugle, quels motifs alléguez-vous? — L'incertitude, monsieur, la plus cruelle in- certitude. Nous n'avons pas de réserve; nous dé- pensons tout en frais généraux, nous escomptons l'avenir. Il se peut, monsieur, que ce soit là ce qu'un de nos auteurs contemporains a appelé d'un mot expressif : le «nouveau jeu». Moi, je suis vieux jeu, je l'avoue; j'aime savoir où je vais. Eh bien ! monsieur, je ne sais plus où je vais. Tout ne peut pas avoir l'intelligence de le monde M. Pascal. Il avait prononcé ce petit speech avec une dou- ceur hypocrite et un grand air de désintéresse- ment. Mme Harambur, qui en étudiait l'effet sur Arbiade, dut être contente, car elle vit ce dernier faire une moue significative. Mme Arbiade, indi- gnée; crut devoir intervenir. — Après tout, monsieur Gasque, qui vivra verra Vous! n'avez pas la prétention, monsieur Arbiade non plus, d'empêcher le progrès, Si l'usine végé- tait, vous seriez les premiers à l'en blâmer- elle essaye de suivre le courant, vous l'en blâmez en- core. Votre critique est à deux tranchants. Pascal vous répondra en devenant millionnaire. ~ En vérité, madame, dit avec une douceur ai- grie Mme Harambur, vous semblez bien au cou- rant des projets de M. Pascal?L'USINE 71 Mme Arbiade se mordit les lèvres et regarda son mari : —■ Ah! bah! dit celui-ci, ma femme ne connaît rien aux affaires, mais c'est une brave femme tout de même. Si Marguerite était là, elle dirait comme elle. Je ne sais quelle rage elles ont à trouver par- fait tout ce que font les Bénesse. Cette fois, Mme Arbiade rougit jusque derrière ses oreilles, et cela n'échappa point à Mme Ha- rambur. Elle se promit d'agir avec promptitude, afin d'avoir toutes les cartes en main au bon mo- ment. — Monsieur Gasque, dit-elle, puisque vous dî- nez à la maison, puis-je vous demander de con- duire Anna-Claire auprès du docteur. Il a besoin d'elle, et j'ai des courses à faire. Elle remarqua la surprise où une pareille in- vitation faite ostensiblement jetait les dames de la société. Elle n'était pas fâchée de leur donner à entendre que Gasque était le mari destiné à Anna-Claire. Elle alla chercher elle-même la jeune allé dans le petit salon et la remit aux mains de Gasque, en jetant à l'oreille de ce der- nier ces paroles rapides : — N'oubliez pas ce que je vous ai dit -. faites votre déclaration. VIII GASQUE LANCE SON PAVE Dans la rue, M. Gasque offrit gauchement son bras à Anna-Claire pour aller d'un trottoir à mI 72 LE DOCTEUR HARAMBUR Faute Dès qu'elle le put sans affectation, la jeune fille abandonna ce bras. Casque crut devoir profiter de l'incident : — Vous avez dû songer souvent, mademoiselle au plaasir que c'est pour une jeune femme de sortir appuyée au bras de son mari Anna-Claire rougit en se voyant brusquement, par la pensée, au bras de Pascal. Casque remar- qua, cette rougeur et crut pouvoir en inférer qu'il a£ je°une mJ,rte * ** ÏÏdfc du *»*>*> ^ Maïs iTt aUr6Z bi?tÔt Vmgt et Un ans> *t-iL Mais 1 état conjugal est un état sérieux, défi- nitif : ne choisissez pas à la légère, mademoi- Anna-Claire ne répondit pas. Elle avait craint un moment que Casque n'eût deviné qu'elle al mai, Pascal. Rassurée, elle trouvait cet'entretien insipide avec un homme aussi peu aimable et aussi peu charitable. Le couple marcha en silence jusque près de la Céline S HAarambrT -11 était P* de r- ^ cette ville ou Anna-Claire n'eût secouru quelque n n nr-ler *** «*?"?* ^^ Vers ^ en nant les mamans lui souriaient, les vieux hommes ïm étaient leur chapeau. Cetait par un jour pluvieux, mais de ces pluies de juin qui semblent semées en passant par une main capricieuse. Le soleil suivait, séchai les rottorrs humides. Les portes des maisons res taient ™"**i les enfants allaient et venaient ™rfées-Une joie de vie' ™ esp- - désir de bonheur pour tous ces êtres étaient les sentiments dominants d'Anna-Claire. Elle LÏl'usine 73 vait les marmots charmants avec leurs jeux, leur rire clair et même leurs pleurs tout de suite cal- més. Les blonds avaient de petits nez ingénus, les bruns semblaient pensifs, déjà graves; tous se livraient en pleine sincérité, leurs petites faces re- flétant leurs passions, et leurs passions reflétant les êtres et les choses. Pour Gasque, il n'y avait là qu'un grouillement d'affreux marmots, barbouillés de leurs larmes, et ne cherchant, tels de petits singes, qu'à se faire du mal. Les humbles logis des ouvriers deve- naient des sortes de cavernes d'où l'on guettait la pitié des passants. Tous les vices s'y donnaient rendez-vous, et le plus fort y mangeait féroce- ment le plus faible. Quand sa compagne et lui furent sortis de ces rues populaires, Gasque se crut obligé d'exprimer les sentiments1 qu'il professait à l'égard de ses frères les hommes. Il regardait l'existence ainsi qu'une lutte de tous les jours pour défendre contre les autres la part des biens de ce monde que l'on possédait. Il n'était pas de ceux qui croient, ainsi que les Bénesse, à un développe- ment indéfini des êtres, à un perfectionnement des esprits et des cœurs, au dévouement de tous pour la cause générale. Un homme supérieur se mettait au-dessus de l'humanité, ne comptait sur personne. Les plus grandes joies, de tous les temps, s'étaient trouvées dans la constitution d'une aristocratie hautaine qui prenait le vulgaire en pitié. Certes, il ne fallait pas sacrifier les plaisirs qui viennent des relations sociales* mais il fallait prendre ces relations pour ce qu'elles étaient, et74 LE DOCTEUR HARAMBUR \ ne pas se perdre à des utopies de bonheur géné- ral. Il lui paraissait déjà très beau d'aimer sa femme et ses enfants, de les défendre; d'aug- menter sans cesse leur bien-être, leur fortune. Tout homme était naturellement l'ennemi de son prochain; au fond, les sociétés humaines, pour Gasque, devenaient de vastes duperies où les ma- lins1 ne se laissaient pas attraper, tandis que les imbéciles peinaient et payaient pour tous. Il débitait ces opinions sur un ton sarcastique, et déjà Anna-Claire l'avait introduit au salon qu'il continuait encore. —■ Excusez-moi, dit la jeune fille, je vais faire prévenir M. Harambur de votre arrivée. Elle sonna; mais Périne, venue à cet appel, dé- clara que M. Harambur était sorti en disant qu'il rentrerait tout de suite. En réalité, Mme Haram- bur avait réglé cela, afin de laisser à Gasque l'oc- casion de s'expliquer avec Anna-Claire. Celui-ci, d'ailleurs, ne perdit pas son temps. Après avoir achevé sa profession de foi, et accumulé les amer- tumes sur les duretés, les duretés sur les égoïsmes, il demanda enfin : — Maintenant que je vous ai dit tout cela, que pensez-vous de moi, mademoiselle Anna-Claire? Anna-Claire le regarda en riant, sans compren- dre. Elle le trouvait seulement très laid et quelque peu sot. Autant elle pardonnait à Harambur ses ricanements et ses blasphèmes, autant les paroles sceptiques de Gasque la fâchaient. Dans sa bonne humeur native, elle avait pris le parti d'en rire, jugeant qu'elle troublerait Gasque davantage ainsi, et qu'il la laisserait tranquille. Mais il n'était pas homme à se contenter de si peu. mmL'USINE 75 — Vous riez, dit-il, c'est que vous ne m'avez pas compris. Je vous disais ces choses "moins pour vous intéresser que pour vous mettre au courant de mon caractère. — Et pourquoi voulez-vous que je sois au cou- rant de votre caractère, monsieur Gasque ?^ J'es- time, pour ma part, que nous nous connaissons assez comme cela. — Mais, dit-il d'un air qu'il s'efforçait de ren- dre an, n'est-ce pas un avantage de connaître les gens avec lesquels il faut vivre? 3 __ Voilà vingt ans que je vous vois presque journellement, répliqua Anna-Claire; il serait un peu tard, pour me servir du talisman que vous m'offrez. — Oh ! fit Gasque, c'est un talisman qui^ ne préoccupe' guère que les jeunes filles de votre âge. Anna-Claire commençait à trouver mauvaise la tournure de l'entretien. Cependant, elle estimait trop peu Gasque pour lui montrer de la colère. Elle persifla : — Le temps des talismans et des amulettes est passé, monsieur Gasque; il est passé avec les sor- ciers ! — Je suis sorcier, moi, voulez-vous que je vous dise votre bonne aventure? En disant ces mots, il prit la main d'Anna- Claire qui se recula. — Monsieur Gasque, gronda-t-elle, cessons ces propos voilés; cessons même tous propos; je vous assure que mon père compte sur un travail... — Votre père adoptif, fit Gasque lourdement. Elle pâlit, mais répondit avec noblesse : — Adoptif ou non, il est un père pour moi.76 LE DOCTEUR HARAMBUR 1 — Attendez donc, reprit Gasque, peut-être ce qui me reste à vous dire sera-t-il plus intéres- sant que mon exorde. Nous allons parler de vous. —• Ni de vous, ni de moi, monsieur Gasque, je me retire. — Même si je vous disais le nom de votre père? Anna-Claire s'arrêta. Son bon petit cœur bat- tait à se rompre. Elle s'était si souvent demandé ce nom dans la solitude, quand elle avait une mi- nute toute à elle, une minute qu'elle ne donnait pas aux autres. Bien souvent elle s'était promis de questionner M. ou Mme Harambur; jamais elle n'avait osé. Périne, assurément, ignorait tout. Petite fille, elle se croyait l'enfant des Harambur; plus tard, lors de ses inscriptions aux écoles, elle avait su qu'on lui donnait pour nom. de famille Hardouin. Une méchante compagne, un jour, la traita «d'abandonnée». Elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Périne, interrogée, lui expliqua que ses parents étaient morts, que les Harambur l'avaient recueillie : ■— J'ai connu votre mère, elle est morte deux jours après votre naissance. On m'a fait venir tout de suite. Nous nous sommes installées chez Mme Harambur. Votre mère était une bien jolie femme. Elle se désolait de mourir à cause de vous. Il a fallu lui porter son enfant à son lit. C'était moi qui vous tenais... Elle a crié : «Ma petite fille, ma petite fille!...» Puis encore : «Que Dieu lui pardonne!» On m'a dit de sortir. Je vous ai déposée sur le lit. La garde m'a raconté que votre mère est morte en vous regardant. Que i WÊM mmL'USINE 77 Dieu ait son âme. Cela m'a donné une si grande émotion que j'ai failli perdre mon lait. Il n'était pas question du père. Les circons- tances tragiques de sa venue au monde, le secret dont elle se trouvait environnée, pesèrent toujours sur l'existence de la jeune fille. Cependant, c'était une si vigoureuse nature, si généreuse et si gaie, qu'elle n'en devint que plus empressée à faire le bien autour d'elle. Quand sa curiosité devenait trop vive ou qu'elle éprouvait une tristesse trop grande, elle cherchait une occasion de as dé- vouer et se consolait ainsi. L'idée que Gasque allait lui dire le nom de son père lui donna donc une grosse émotion. Elle se retourna brusquement vers lui, avec de grands yeux troubles; puis elle com- prit que Gasque n'avait aucune bienveillance pour elle, et qu'il ne cherchait sans doute qu'à la bles- ser; elle reprit sa marche : — Allons, dit-il, je vois bien que cela vous est égal de savoir que votre père s'appelait Haram- bur. i Elle poussa un léger cri, porta la main à son cœur : — Je ne sais quelle raison vous pousse à me révéler cela? murmura-t-elle. — C'est que j'ai de l'affection pour vous : je voudrais vous éclairer sur votre situation, peut- être même vous faire une proposition avanta- i Anna-Claire était une fille aussi courageuse que bonne. Elle accepta d'en finir tout d'un coup avec Gasque, et, revenue sur ses pas, elle se rassit. — Soit, dit-elle, je vous écoute. Expliquons- nous une bonne fois, pour n'y plus revenir.78 LE DOCTEUR HARAMBUR ' — Au contraire, revenons-y souvent, ricana Gasque. —■ Trêve de mots d'esprit, monsieur, j'attends vos confidences. — Eh! mon Dieu, dit-il, ne nous emballons pas... Ne soyez pas si pressée de connaître des choses désagréables. Il la regardait. Elle ne broncha pas, décidée à le laisser parler. Lui, si méchant qu'il fût, était quelque peu honteux de son rôle. Il sentait bien aussi qu'il prenait le mauvais chemin pour ga- gner le cœur de la jeune fille; mais son mauvais génie l'emportait, et puis., il comptait plus sur l'intimidation que sur la persuasion. — Puisque vous le voulez, dit-il, je vous dirai donc que vous vous appelez Anna-Claire Har- douin et que votre père était M. Alfred Ha- rambur. Il attendit l'effet de ses paroles... Anna-Claire avait légèrement tressailli, mais elle demeurait silencieuse, dans l'attente. ■—■ Il faut en conclure, poursuivit Gasque avec une lourde ironie, que, puisque vous ne vous ap- pelez pas Harambur, votre père n'était pas le mari de votre mère. Un autre eût pitié de cette pauvre belle fille soudain pâlie devant l'intention d'offense qui per- çait dans les paroles de Gasque; mais celui-ci n'était sensitif à aucun point de vue et ne com- prenait guère la sensibilité chez les autres. ■—■ Je ne crois pas, dit-il, que ce soit une bonne chose pour vous que cette circonstance; peu de nos jeunes gens consentiraient à vous prendre pour femme.L'USINE 79 Elle se taisait toujours; elle fixait sur lui deux grands yeux pleins de souffrance. Cependant elle n'avait pas de haine pour ce méchant homme; elle avait plutôt de la pitié. De la pitié et une curiosité invincible qu'elle ne put contenir, qui jaillit d'elle dans ce cri : — Pourquoi mon père n'a-t-il pas épousé ma mère ? — Parce que votre mère l'avait trompé, dit-il. Anna-Claire se leva d'un bond. — Vous mentez, monsieur Gasque, vous men- tez, je sens cela... Je ne saurais dire pourquoi je sens cela, mais je le sens1. Il y a autre chose que vous ne dites pas, un drame, une histoire qui ne permet pas de savoir la vérité. Mais ma mère n'a pas trompé mon père, vous entendez, monsieur Gasque... Si vous avez vécu dans ce temps-là, si vous avez connu ma mère, vous devez le savoir... Gasque, à son tour, s'était levé, surpris. Le passé lui revenait, avec le rôle épouvantable qu'il y avait joué; il devenait craintif, levait la main comme pour se défendre. Mais Anna-Claire ne faisait plus attention à lui. Elle était en proie à une vive agitation et se promenait de long en large dans le salon, s'écriant : — Oui, oui, c'est cela... Une infamie a été com- mise. .. Je m'explique enfin les mots de ma mère à son lit d'agonie : « Que Dieu lui pardonne!» Gasque s'effara. Au lieu d'une Anna-Claire anéantie, il trouvait devant lui cette devineresse. Il regrettait ses révélations, mais il ne pouvait, maintenant que le jeu était fait, abandonner la partie.8o LE DOCTEUR HARAMBUR — Vous êtes dans le vrai quand vous parlez de drame, dit-il; car les violences et le départ de votre père furent les véritables causes de la mort de votre mère. — Non, non, cria Anna-Claire, non, non. Cet Alfred Harambur dont tous les Bénesse sont unanimes à vanter le bon cœur, la grandeur d'âme, n'a pu commettre une si noire action... Et s'il l'a commise, c'est que des méchants l'ont voulu... AH ! Ah ! monsieur Gasque, vous voyiez en moi une bonne petite fille bien sage, ignorant tout de la vie, n'est-ce pas? Et cela vous étonne que je vous dise des choses aussi extraordinaires; mais faut-il donc être pervers et perfide pour se rendre compte de la perfidie? Il m'a suffi de trois mots prononcés par ma mère sur son lit d'agonie pour reconstituer toute la lugubre histoire. Pauvre mère, pauvre père ! — Tout cela, aventura Gasque, ne vous donne pas un état civil régulier... et il me semble qu'il vaudrait mieux, pour vous éviter d'amorcer la ma- lignité publique, accepter la protection d'un homme sérieux, accepter, enfin, de devenir ma femme. —■ Votre femme! Son exaltation attendrie était tombée. Elle re- garda un instant Gasque d'un œil sombre, comme si elle le pénétrait au fond de l'âme, comme si elle devinait le mal que cet homme avait fait à sa fa- mille; puis elle se mit à rire, d'un rire méprisant, tranquille, d'un rire qui fouettait Gasque. Il se leva furieux, et Anna-Claire sentit proche son souffle, tandis qu'il criait : ■— Oui, vous serez ma femme, quand je devraisl'usine y perdre la vie. Vous serez ma femme parce que je le veux, d'abord, et, ensuite, parce que M. et Mme Harambur le veulent aussi. Vous serez ma femme parce que vous m'êtes promise depuis long- temps, et que, si vous refusez ce mariage, chacun de vos pas dans la vie fera une ruine; vous répan- drez le malheur autour de vous, je précipiterai tous ceux que vous aimez dans l'abîme. Il parlait avec tant de chaleur qu'il ne s'était pas aperçu de l'entrée de Mme Harambur. Elle se tenait sur le pas de la porte. Elle était très pâle : —■ Vous avez toujours eu l'allure biblique,' mon cher Gasque, fit-elle avec ironie... En vérité, je vous trouve plaisant. Vous vous entendez à faire la cour aux jeunes filles; vous s'ivez parler aux cœurs! Je vous félicite... La fureur de Gasque tomba comme un ballon crevé. Il se mit à bégayer des paroles confuses sur la légèreté des jeunes filles qui ne compren- nent pas leurs intérêts. On ne pouvait raisonner avec elles, le sentiment les emportait; elles se per- daient en discours superflus, en vains retours sur le passé, au lieu de considérer le présent, d'écouter les gens sérieux qui leur enseignaient la prudence; Anna-Claire prétendait lutter avec le monde : elle s'apercevrait trop tôt que cela n'est pas pos- sible. Seul, un mari pouvait la protéger efficace- ment, empêcher la malignité publique, assurer un avenir heureux et confortable. — A la bonne heure, dit Mme Harambur, voilà des paroles sensées. Anna-Claire releva la tête avec étonnement. ■— Elles sont sensées, mère, dit-elle; mais elles 682 LE DOCTEUR HARAMBUR 1 ne sont pas de situation. Ce sont de ces vérités générales qu'on trouve dans les proverbes. —■ Mon Dieu, ma pauvre Anna, la sagesse des proverbes n'est à dédaigner pour personne. —■ Mais je n'ai nulle intention de me marier! s'écria Anna-Claire. — Et pourquoi donc? Tu as l'âge de songer à un établissement sérieux. Anna-Claire rougit, puis pâlit. Il lui semblait que sa mère adoptive se mettait avec ce méchant homme. — Le mariage me fait horreur, répliqua-t-elle. — C'est regrettable, chère enfant, car nous ne sommes pas riches, et nous ne pouvons te laisser de fortune, puisque Thomas existe. Au contraire; tu toucheras, le' jour de ton mariage, cent mille francs que ton père t'a assurés. Seulement, tu ne toucheras cette somme que si tu te maries : la stipulation est rigoureuse. — Eh bien, mère, l'argent vous restera. Qu'est-ce que cela vous fait de me garder? Je ne coûte pas grand'chose et je puis vous aider à tenir la mai- son. Elle la tenait bien toute seule. On la trouvait toujours rangeant, donnant des ordres aux do- mestiques, surveillant la cuisine, raccommodant les vêtements, reprisant le linge et servant, par- dessus le marché, de secrétaire à M. Harambur. Elle était la providence de cette maison où elle sollicitait humblement une petite place. Mme Ha- rambur, pleine d'exigences à l'égard d'Anna- Claire, ne se doutait même pas, dans son injus- tice profonde, des services rendus par sa fille adoptive. Elle la détestait secrètement, comme L'USINE 83 certaines gens détestent ceux qu'ils ont persécu- tés, soit pour les mauvais souvenirs qu'elle lui rappelait, soit parce qu'elle était une sorte de ri- vale pour Thomas; soit, tout simplement, parce que cette belle et abondante nature, ce cœur ma- gnifique, la choquait par un trop violent con- traste avec son âme à elle, cupide et perverse. Pour toutes1 ces raisons, et parce qu'il fallait bien jeter un os à ce chien hargneux qu'était Gasque, elle avait formé le projet de donner à ce dernier sa fille adoptive. Harambur avait ac- cepté. C'était à une époque déjà lointaine où Gasque se plaignait d'être trop mal partagé avec sa place chez les Bénesse. La promesse de ma- riage reportait à beaucoup plus tard toute dé- pense en argent, et cela faisait coup double, puis- qu'il se trouvait, dans les! pouvoirs d'Alfred, un article concernant la dot d'Anna-Claire. Mme Harambur pensait à ces choses. Elle avait écouté derrière la porte la conversation de Gasque avec Anna-Claire, et une idée s'était fait jour dans son esprit, en voyant la jeune fille prendre la défense de son père. Jetant donc un regard de complicité à Gasque, elle répliqua .: — Ha pauvre fille, M. Gasque peut ne pas te plaire; il est d'extérieur rude et ne possède pas les finesses que de plus rusés auraient employées pour te conquérir; mais c'est une excellente na- ture, appréciée depuis longtemps par nous tous et dont le dévouement ne s'est jamais ralenti. Telle était l'opinion de ton père. Et pourquoi te ca- cherais-je plus longtemps la véritable situation, ma chère enfant? C'est ton père lui-même qui t'a promise à M. Gasque; qui nous a fait jurer, à 84 LE DOCTEUR HARAMBUR Christophe et à moi, d'employer toute notre auto- rité pour arriver à ce mariage. Gasque eut dans l'œil un éclair d'admiration pour ce trait de génie. Il prit un air modeste et confit en bonté, quand Mme Harambur ajouta : —■ M. Gasque,, généreusement, n'a pas voulu se prévaloir de tout cela. Il a préféré te faire com- prendre l'intérêt que tu trouverais dans un ma- riage avec lui. Il s'est mal exprimé, sans doute; mais ses intentions sont bonnes. Ne juge pas sur l'apparence. Songe que c'est ton père lui-même qui t'engage par ma bouche à réfléchir. Anna-Claire eut une minute de désespoir atroce. Elle aimait tendrement M. et Mme Ha- rambur, et de les sentir avec Gasque dans cette, affaire lui donnait les plus fâcheux pressenti- ments pour l'avenir. Comment leur résister sans les fâcher? Et puis, ce conseil suprême de son père! S'était-elle trompée sur Gasque à ce point? Mais un moyen très simple se présentait de sa- voir jusqu'à quel point Gasque avait la généro- sité qu'on lui prêtait; elle lui demanderait de renoncer à ce mariage; elle lui avouerait qu'elle en aimait un autre. Cette chose si simple l'épou- vanta cependant. Il faudrait nommer Pascal, et il lui semblait qu'elle le livrerait ainsi à la haine de Gasque, Elle savait bien des choses concer- nant l'usine Bénesse, les difficultés passées et la crise présente. Mme Harambur n'aimait pas Phi- lippe, et détestait Mme Théodore, tandis que Gas- que avait des mots à double entente où il mon- trait la blessure de son orgueil, où il parlait de se retirer, «puisqu'il servait de cinquième roue». Comme elle demeurait atterrée en pensant àl'usine ces choses, Mme Harambur, impatientée, reprit : ■—' Eh bien, Anna-Claire, réponds quelque chose. —■ Je voudrais réfléchir, mère, mon esprit ne peut arriver à se fixer. — Tu réfléchiras; mais ne tarde pas à nous donner ta réponse et sache que nous l'attendons tous avec impatience. Il vaut mieux pour nous que tu acceptes la proposition de M. Gasque. Nous y comptons. — Puis-je me retirer? — Oui. Va dans ta chambre, prépare-toi pour le dîner. ■—■ Bien, mère. Quand elle fut partie, les deux complices se regardèrent avec un mauvais sourire. ■—■ Vos affaires ne vont pas trop mal, Gasque, fit Mme Harambur. Par exemple, on n'est pas plus maladroit que vous... —• Vous êtes une femme de génie, dit Gasque; mais, quand même, la petite n'a pas de trop bons yeux en me regardant. Elle pourrait se rebiffer. — Elle vous épousera, Gasque. Pendant que nous causions, j'ai trouvé le moyen de la con- traindre. Il eut un rayonnement de joie : — J'en serai bien heureux, dit-il. J'ai commencé par tenir à elle par intérêt; sa résistance m'a en- ragé; je crois, Dieu me pardonne, que je suis amoureux. — Oui, dit Mme Harambur, comme le lion est amoureux de la biche. Sur ce trait, Périne annonça le retour de M. Ha- rambur.86 LE DOCTEUR HARAMBUR Quelques minutes plus tard, tout le monde était à table. A la fin de ce dîner, un télégramme fut apporté à Mme Harambur. Elle demanda la per- mission de le lire. Son visage s'irradia : — C'est de Thomas, dit-elle; il sera bientôt de retour. IX MENACE DE GREVE De mauvaises nouvelles arrivaient journelle- ment à Pascal sur l'état d'esprit de la population ouvrière. Non seulement l'usine Dégerinne, mais les ateliers de construction Lades frères chômaient par suite de grève. Le mouvement était parti de chez Dégerinne, à la suite d'un simple malentendu, un système de prime que le patron remplaçait par une augmentation régulière. Mais, comme les primes se chiffraient par francs et l'augmentation par centimes, dont l'addition ne compensait qu'à la longue la somme des primes, on s'était disputé là-dessus. Finalement, les ouvriers, au lieu d'ac- cepter le retour à l'ancien régime^ exigeaient une augmentation nette du salaire. Quelques mots im- prudents de M. Dégerinne, qui s'était emporté, les avaient humiliés'. A la fin de la semaine, après la paye, ils déclaraient la grève. Le pire fut que le débat eût porté en dernier lieu sur le salaire, car cela élargissait le conflit. La grève gagna les ateliers de constructions. La- . des, et tous les établissements similaires se trou- vèrent menacés. Il'usine s? Pascal trembla. Dans la crise qu'il traversait, un mois d'interruption de travail devait le per- dra Avec son système actuel de surproduction, la rentrée régulière de l'argent des commandes lui était absolument nécessaire. L'usine ne pou- vait espérer de prêt : elle luttait depuis trop long- temps dans la médiocrité; des bruits de faillite avaient couru. De plus, il avait fallu, sans même commettre d'imprudence, se serrer un peu pour la fabrication des nouveaux modèles, et reporter les bénéfices à plus tard. Une suspension de payement était probable; la faillite aurait suivi, désastreuse. Cependant, un levain de révolte travaillait les ouvriers. M. Philippe et Pascal, sans s'abaisser, multipliaient leurs rapports avec le personnel, afin de le tenir en main, de tâter en quelque sorte perpétuellement le pouls à l'opinion. Gasque ne les secondait guère. Jamais il ne gronda davantage, distribuant des amendes, chi- canant les «heures», menaçant de jeter à la porte les ouvriers qui manquaient le lundi. Cette atti- tude n'influençait pas trop les vieux, s'entêtant à espérer le triomphe des Bénesse et l'expulsion de Gasque; mais elle touchait les jeunes moins patients, plus naïfs, et ne cherchant, d'ailleurs, qu'une occasion de se joindre aux camarades de chez Dégerinne et de chez Lades, qui leur repro- chaient de manquer de solidarité. Un jour, Pascal se rendit dans le cabinet de Philippe. Le vieillard était soucieux; deux ou trois fois, dans: l'après-midi, il s'était heurté à des mauvaises volontés. Les rapports des contre- maîtres présentaient la situation sous le plus triste aspect. I 88 LE DOCTEUR HARAMBTJR — Ah! mon pauvre Pascal, dit-il désespéré, je crois bien que nous y passerons. Tous deux se hissèrent jusqu'à la vitre trans- parente d'où l'on voyait la halle des machines, l'ajustage, les forges, le montage... Une négli- gence Se montrait partout : la plupart des ma- chines et des tours chômaient; les ouvriers pro- fitaient de cent prétextes pour courir les uns au- près des autres, et ils demeurèrent à causer par petits groupes, ou bien, en passant, ils échan- geaient des phrases alarmistes : ;— Les ateliers Descornes sont fermés! ■—• Le préfet demande des troupes! Une grosse émotion les prenait, toute la forte sentimentalité populaire avide d'inquiétudes, d'es- poirs mystérieux. Ils avaient l'air de discuter en- core leurs intérêts, et, au fond, ils étaient déjà gagnés à la grève, aspirant à la vie tumultueuse des autres, dans les salles de réunion, devant la porte des ateliers. Au lieu du joyeux bruit, des murmures de ruche en travail, Philippe et Pascal entendaient un rythme dur, les machines et les hommes, partant par à-coups, sans continuité, sans énergie. ■— Cela ne peut durer ainsi, grand-père, dit en- fin Pascal en s'arrachant à ce spectacle; il faut que nous prenions une résolution. —■ Quelle résolution veux-tu prendre, mon fils? je les connais, moi, les mouvements populaires, leur terrible contagion. Crois-tu que ce soit leur faute, à ces grands enfants-là? Ils n'ont pas en- vie de nous faire de mal, et, même, s'ils hésitent, ce n'est guère que par affection pour nous. Mais, que veux-tu? Ceux de Dégerinne et des Lades lesl'usine 89 débauchent. D'autant plus qu'il y a toujours dans le peuple le sentiment d'une injustice. Il n'est pas heureux; on ne songe pas à lui tous les jours. Comment veux-tu qu'ils sachent que depuis 48 j'ai fait tout ce que j'ai pu pour leur assurer quel- que chose, une retraite, une participation... — Eh bien, s'ils ne le savent pas, grand-père, il faut le leur dire. — Quoi, tu voudrais?... Cela renversait toutes ses idées que le patron fît des confidences de ce genre à ses ouvriers. Il était plein de bonté, mais il aimait une discipline sérieuse, une hiérarchie, et, du patron aux ouvriers, les communications trop intimes lui paraissaient de nature à diminuer le prestige du maître. — Grand-père, reprit Pascal, nous ne pouvons chômer; ce serait la faillite; aux grands maux les grands remèdes! — Quels grands remèdes? — Il y a un malentendu entre nous et les ou- vriers, dissipons-le. N'attendons pas qu'ils vien- nent nous' trouver. Allons à eux. Philippe, n'aimait pas cette idée. Il préférait laisser venir les ouvriers. ■— Oui, dit Pascal, seulement les ouvriers sont des timides; quand ils viendront, c'est que tout sera décidé dans leur tête. En temps ordinaire, avec une usine ayant des réserves, je t'approuve- rais; mais c'est une question de vie ou de mort pour nous. — As-tu réfléchi, Pascal, que nous manquerions à la solidarité entre patrons? M. Dégerinne et les Lades refusent l'augmentation de salaire, nous ne pourrons l'accorder sans faillir à l'honneur. 90 LE DOCTEUR HARAMBUR I —■ Tu exagères, grand-père, dit Pascal. Ces messieurs ne sont pas dans la même alternative que nous; ils peuvent résister. La seule chose que nous leur devions est de les mettre au courant de notre situation. Et, alors, ou ils nous donneront les fonds nécessaires ou ils nous laisseront libres d'agir comme nous l'entendons. Tu es leur aîné, tu les convoqueras ici. —■ As-tu réfléchi, Pascal, que cette augmenta- tion d'un franc en moyenne sera ruineuse pour nous? — Oui, père, mais la suppression du travail, c'est la mort immédiate... D'ailleurs, nous lutte- rons; nous expliquerons tout aux ouvriers; nous ne concéderons que ce qu'il faudra concéder. — Hélas, Pascal, je crains bien que cela n'em- pêche rien. — Les ouvriers n'ont pas intérêt à nous ruiner ! — C'est vrai; seulement tu ne sais pas ce que deviennent ces grands enfants dès qu'on leur cède. Ils élèveront leurs prétentions, voilà tout. Et tu n'auras reculé que pour mieux sauter . — Grand-père, de toute façon, il nous faudra sauter; tentons du moins quelque chose. Ils en étaient là de leur entretien quand le vieux contremaître entra, portant des pièces, —■ Eh bien, Normand? fit le grand-père. — Ça va mal, monsieur Philippe, ça va bien mal. L'ouvrier est à la flâne... Ils ne font rien, parole d'honneur. Et je n'ose pas crier dessus... Puis, ils sont furieux contre M. Gasque. — Normand, dit Pascal, gardez tout votre calme; mais ne craignez pas de dire que les grèves causent quelquefois des torts irréparables... L'USINE 91 Nous sortons d'une mauvaise passe. Vous savez où j'en suis. J'ai besoin de tout le monde; je compte sur le dévouement de tous. En retour, tous peuvent compter sur moi. — On vous estime, allez, monsieur Pascal; seulement, M. Gasque est trop vétilleux... Il vau- drait mieux qu'il prenne un congé. Sur ces paroles significatives, Normand sortit. Pascal et Philippe échangèrent un regard désolé. — Cet homme perdra notre maison, murmura le grand-père. Quant à l'envoyer en congé, c'est irréalisable : il le regarderait comme une offense. — Nous ne le renverrons pas, dit Pascal tran- quillement. Je suis sûr qu'il cache de vilains pro- jets à notre égard, mais je ne le crains pas. — Mon cher Pascal, ce n'est pas toujours ceux que nous craignons le plus qui sont le plus à craindre... En tout cas, je vais convoquer MM. Dé- gerinne et Lades pour ce soir, après dîner. Tu as- sisteras à la réunion, ainsi que Théodore. Je me crois obligé d'inviter aussi M. Harambur, notre associé de fait. Est-ce bien ainsi? ■— Très bien, père. Et Pascal sortit. Il circula quelques minutes par l'atelier. Au lieu des fronts joyeux, des bons re- gards, des sourires qu'il rencontrait d'ordinaire, ce n'étaient partout que têtes baissés, yeux qui se dérobent. Les ouvriers se courbaient vers leur be- sogne, avec l'air furtif d'enfants qui ont sur la conscience une faute encore secrète. —■ Hélas! hélas! songeait Pascal, quel malen- tendu! En vérité, cette industrie a été créée pour eux; ils en ont vécu plus que nous. Notre fortune, notre vie, notre bonheur y furent engloutis. A92 LE DOCTEUR HARAMBUR peine si nous possédons le strict nécessaire, et les voilà dressés contre nous, contre le grand-pere Philippe, ce philanthrope; contre moi qui défends leur existence en même temps que la mienne... Enfin! Et, avec un geste de lassitude et de douleur, il regagna son cabinet. X MME HARAMBUR TENTE UN GRAND COUP Anna-Claire souffrait et luttait contre sa souf- france. Il était dans la nature de cette admirable fille de ne pas vouloir qu'un chagrin personnel pût avoir assez d'importance pour anéantir le dé- vouement qu'on doit à ses semblables. Certes, elle aimait Pascal, elle détestait Gasque, et elle n'aurait pas le courage d'épouser ce der- nier; il lui faudrait donc lutter contre ses parents adoptifs, puisqu'ils persistaient à désirer ce ma- riage; elle entrevoyait au bout de cette lutte la désaffection, l'abandon peut-être. Mais cela n'em- pêchait pas qu'il y eût plus malheureux qu'elle, et elle était prête à se sacrifier pour éviter de la peine aux autres. Cependant, elle ne put s'empêcher, les! premiers jours, de rester dans sa chambre plus souvent qu'à l'ordinaire. Elle y pleurait à l'aise, songeait à son: père, à sa mère, se rappelait les bontés de M. et Mme Harambur, et voyait dans sa pensée un voile noir s'étendre sur toutes choses. Quand elle arrivait au fond de sa douleur, comme au L'USINE 93 fond d'un abîme, elle se reprenait, s'essuyait les yeux, allait courageusement vaquer à ses occupa- tions habituelles. Un pareil caractère était impénétrable à Mme Harambur. La sérénité d'Anna-Claire lui paraissait de l'indifférence; elle en déduisait que la jeune fille se rendrait d'autant plus facilement. Elle s'habituerait à l'idée de prendre Gasque pour mari. Il faudrait l'aider assurément, mais enfin elle n'opposerait pas la résistance qu'on aurait pu attendre d'une jeune fille ayant déjà un roman dans sa vie. Comme le temps passait, et que Gasque deve- nait plus pressant chaque jour; que, d'autre part, il fallait bien, dès le retour de Thomas, tenir cet atout des cent mille francs de dot à retirer aux Bénesse, Mme Harambur résolut, dans une nou- velle explication avec Anna-Claire, d'user de ce qu'elle appelait «son grand moyen». Après une courte mais orageuse conférence avec son mari, Mme Harambur monta dans la chambre de sa fille adoptive. Cette chambre, meublée très simplement, prenait une grâce spéciale de sa simplicité même. Anna- Claire avait su choisir avec discernement du pa- pier de tenture à trente centimes le rouleau. Elle avait fait fabriquer par un menuisier des chaises ravissantes, qu'elle avait vernies dans le goût du jour et recouvertes d'une imitation de tapisserie ancienne, qui, ainsi qu'il arrive souvent, s'harmo- nisait d'une façon merveilleuse avec le style mo- derne des chaises. Le couvre-pied brodé décelait la même finesse et la même sobriété de goût. Les rideaux de la fenêtre étaient un chef-d'œuvre. La94 LE DOCTEUR HARAMBTJR pauvre fille, née artiste, transformait en richesse tout ce qu'elle touchait. Mme Harambur [n'entrait jamais dans ■ cette chambre sans éprouver un sentiment d'envie. C'était, d'ailleurs, le seul hommage qu'elle rendît à sa fille adoptive. Ce jour-là, elle ressentit plu- tôt de la joie, car elle venait détruire ce petit nid de grâce et de douceur qu'est l'âme d'une jeune fille, et la chambre lui importait moins. Elle prit son air le plus aimable, en y ajoutant une nuance de tristesse qui devait toucher le jeune cœur au- quel elle s'adressait : — Anna-Claire, dit-elle, je me suis résolue à venir te trouver, parce que, depuis notre conver- sation en présence de M. Gasque, il y a entre nous un malentendu... Oui, un malentendu que je me reproche d'avoir laissé naître et d'avoir perpétué... La vérité peut coûter à dire lorsqu'elle est cruelle, combien ne coûte-t-elle pas davantage lorsqu'elle est humiliante ! Deux larmes perlèrent sur les joues de Mme Ha- rambur. — Maman, ma pauvre maman, s'écria la jeune fille prise au piège, qu'avez-vous?... Ne pleurez pas, je vous en supplie. — Hélas! reprit d'une voix brisée Mme Ha- rambur, si ces larmes étaient les dernières que mon aveu me fera verser, je pourrais m'en ré- jouir... — Mais alors, chère maman, pour vous éviter du chagrin, peut-être vaudrait-il mieux ne pas me raconter... ■—■ Si, si, il le faut, chère enfant, le remords m'étouffe, s'écria l'intrigante. mL'USINE 9S Anna-Claire était très crédule à l'égard des gens qu'elle aimait. Cependant, il y avait quelque chose dans cette phrase tragique qui ne se trou- vait pas en harmonie avec le caractère de Mme Harambur, et qui jeta le germe d'une dé- fiance dans l'esprit de la jeune fille. Ce fut, d'ail- leurs, infiniment léger. — Parlez donc, mère. Alors, Mme Harambur s'ouvrit complètement. Elle raconta, et ses larmes coulèrent plusieurs fois au cours de son récit, la véridique histoire de la complicité de Gasque avec le docteur Harambur. Elle ne dit pas que cette complicité avait trait au drame qui bouleversa la vie d'Alfred Haram- bur; elle cita d'autres noms; elle transforma les circonstances. Elle fit du docteur et de Gasque les dupes d'un troisième coquin, mort depuis; mais elle insista sur la métamorphose du carac- tère de Gasque depuis quelque temps : il était fou d'amour, il menaçait et suppliait à la fois. — Il nous avait aidés jusqu'ici. A présent, ainsi qu'un homme résolu au suicide, il ne rêve que vengeance et noirs projets. Imagine, ma chère en- fant, le scandale que ces révélations vont produire; le docteur Harambur est résolu à ne pas survivre à ce coup. — Mère! — Et Thomas, ce pauvre enfant dont toute la carrière se trouvera brisée! Devant ce désastre, Anna-Claire se taisait. Ce qu'elle éprouvait, Mme Harambur ne s'en dou- tait même pas. Certes, la perte de la réputation d'Harambur aux yeux du monde, la triste situation de Thomas la préoccupait; mais, bien plus; tantLE DOCTEUR HARAMBUR d'honnêtes illusions disparues. Que le docteur pût être mêlé à d'équivoques aventures; que ce père adoptif, pour qui elle professait un amour vrai- ment filial, n'eût pas la conscience assez nette pour affronter les révélations d'un Gasque, voilà qui la terrassait. Ce n'était pas son orgueil qui saignait, c'était son cœur. Elle demeurait sans voix, sans gestes, inerte comme nous le sommes dans la jeunesse aux premières atteintes d'une trop affreuse réa- lité. Mme Harambur croyait la voir hésiter seule- ment au sacrifice, s'épouvanter d'un mari tel que Gasque; elle murmura : —■ Il n'est pas foncièrement mauvais; il t'aime trop, pour son malheur sans doute autant que pour le nôtre. Anna-Claire avait tressailli à ces paroles si loin de sa préoccupation, elle fit comme en rêve : — De qui parlez-vous? ■— Mais, de M. Gasque. — Ah! oui, M. Gasque. Hélas, mère, je ne puis l'épouser. Cela ne rendrait pas l'innocence à mon père. — Que dis-tu? Tu es folle, Anna-Claire. Veux- tu donc nous perdre tous? Anna-Claire se secoua. — C'est juste, dit-elle, les révélations. Eh bien, je me jetterai aux pieds de M. Gasque. S'il m'aime vraiment, il ne résistera pas à mes prières. —■ Et s'il résiste? —i Je lui dirai que je ne veux pas l'épouser, que je ne l'aime pas, que... Elle s'arrêta par une sorte d'instinct. Mais Mme Harambur était trop fine pour ne pas de-L'USINE 97 viner ce que cachait la réticence d'Anna-Claire. — Malheureuse, tu en aimes un autre! —■ Mère! fit la jeune fille d'une voix sup- pliante — Je veux savoir... Thomas, peut-être ? Non ?... Mais alors, Pascal? C'est Pascal... Tu aimes Pas- cal, notre ennemi ! — Il n'est pas notre ennemi, mère ! — Il n'est pas notre ennemi, le fourbe, le vo- leur : celui qui veut supplanter Thomas... Car il aime Marguerite Arbiade, ton Pascal... Elle oubliait tout, prise d'une de ces fureurs qui la bouleversaient, lui faisaient perdre le calme et la prudence, cet esprit de calcul dont elle était si fière. Anna-Claire la regardait, et, petit à petit, à mesure qu'elle se rappelait des détails, surtout la scène sur la terrasse, l'émotion de Marguerite et de Pascal, elle apercevait la vérité. Cependant, elle s'écriait encore : — Mais Pascal ne voit plus Marguerite depuis près de deux mois! — Pour mieux cacher son jeu, ma petite; pour tromper des yeux peu vigilants comme les tiens. Je saisis maintenant pourquoi Marguerite ne t'a pas prise pour confidente. Tu lui as tout dit, sans doute. ■— Mon sentiment pour Pascal est demeuré un secret, répondit Anna-Claire dont la voix trem- blait... Seule Emilie m'avait devinée... Je ne vou- lais pas troubler Pascal. —■ Plût au ciel que tu l'aies troublé... En vé- rité, ma chère enfant, tu n'aimes pas M. Gasque et tu aimes! Pascal. Lequel donc, je te prie, est le fourbe des deux?LE DOCTEUR HARAMBUR — Rien ne prouve que Pascal ait accepté de supplanter Thomas. — Allons donc!... Je te dis; moi, qu'ils sont de connivence : Marguerite, sa mère et le jeune Bé- nesse... Quelle innocente tu fais, ma pauvre Anna- Claire! — Maisi, ma mère, personne n'a essayé de me tromper. Je vous répète que Pascal ignore... Cer- tes, je n'approuverais pas Marguerite et Pascal d'avoir oublié Thomas... — Ils ont mieux fait que l'oublier; ils l'ont trahi, te dis-je, avec la complicité de Mme Ar- biade. Les traits d'Anna-Claire respiraient la douleur; Mme Harambur y lut du dépit. — Ecoute-moi, dit-elle, tu peux te venger et venger Thomas de ce fourbe... — Je vous assure, interrompit vivement Anna- Claire, comme si elle désirait arrêter un blas- phème sur les lèvres de sa mère adoptive, — je vous assure que tout sentiment de vengeance est loin 3e mon cœur Si j'aime Pascal, si j'ai l'affec- tion la plus tendre pour Thomas, je leur souhaite à tous deux le bonheur, ce bonheur qui m'échappe; et je trouverais infiniment doux de payer un pareil résultat du sacrifice de moi-même. Une rapide expression de dédain passa sur le visage de Mme Harambur. Elle ne concevait pas l'amour sans le plus féroce égoïsme. Cependant elle résolut de profiter des dispositions d'Anna- Ci aire. — Leur bonheur, n'est-ce pas que Pascal rentre dans le devoir, que Thomas reprenne Margue- rite?L'USINE 99 Anna-Claire ne put faire qu'un geste vague d'ac- quiescement. — Eh bien, reprit Mme Harambur, tout cela est dans tes mains, Anna, je te le jure. — Comment puis-je? — En acceptant d'épouser Gasque. Aie con- fiance en moi. Songe à ce que j'ai dû souffrir en pensant au retour de Thomas dont je connais l'amour pour Marguerite. Si j'ai prononcé ces' pa- roles haineuses tout à l'heure, n'en accuse que mon amour maternel... Tu parlais de sacrifices, Anna- Claire; as-tu jamais réfléchi à ce que pouvait être ma vie dans la perpétuelle angoisse où j'ai vécu. Et voilà que le bonheur de mon fils, ce bon- heur si patiemment échafaudé par moi, s'écroule- rait à son tour. Non, non, c'est impossible, j'en deviendrais folle. — Calmez-vous, mère! — Ah! j'ai parfois des manières cassantes, des duretés, une humeur inquiète et soupçonneuse, mais c'est que j'ai vu l'humanité soud un jour hideux. Les Bénesse, je les respectais, j'aimais Pascal, et j'avais peur d'eux, je n'osais montrer ma sympathie. Mes pressentiments ne m'ont pas trompée : c'est Pascal qui me porte le coup dont je mourrai. Elle haletait, jouant d'autant plus facilement tout ce drame, qu'elle trouvait sa haine bouillon- nante au fond de son coeur. Anna-Claire la re- gardait, éperdue, apitoyée, ne sachant plus lire en elle-même, tous ses sentiments à la débandade. Et, pourtant, un instinct de défense la faisait de- meurer silencieuse, l'empêchait de se livrer dans une de ces paroles irrémédiables qui lient les volontés.ioo LE DOCTEUR HAEAMBUR Alors, Mme Harambur reprit son ardent plai- doyer. Elle fut tour à tour touchante et pathé- tique. Elle sut ébranler habilement toutes les con- victions d'Anna-Claire, lui verser le poison du doute, la persuader que Pascal aimait Marguerite, qu'il ne songeait pas à elle, la jeter enfin dans un tel chaos d'horreur et de douleur que cette jeune âme en demeurerait flétrie à jamais. Dans le dé- goût de la vie, dans le mépris pour une humanité perfide et égoïste, le pur amour pour Pascal serait comme avili, et Anna-Claire trouverait, sans doute, la force de se Sacrifier pour son père, sa mère et son frère adoptifs. XI CONSEIL DE GUERRE DANS UNE USINE Dès neuf heures, M. Dégerinne se présenta. C'était un gros homme très rouge; le sang lui montait à la tête pour un oui ou pour un non, et on le trouvait toujours regrettant ses coups de force et toujours prêt à les recommencer. En attendant MM. Lades, on causa de l'origine de la grève. M. Dégerinne s'exclamait, avec le geste perpétuel de s'éponger le front. —- Bon Dieu! si l'on m'avait dit que cela tour- nerait ainsi, je ne l'aurais pas cru. Mon père les avait habitués à toucher une prime sur l'ensemble du travail exécuté dans la semaine. C'était bon du temps de la forge à main; mais, à présent, rien de plus irrégulier, rien de plus capricieux. Des semaines,, ils ne touchaient rien, parce qu'onL'USINE préparait plus de besogne qu'on n'en terminait. D'autres semaines, la prime était forte : seule- ment l'ouvrage se gâchait tant on allait vite. Je me suis dit : «Régularisons cela.» J'ai fait venir le comptable. Il a recueilli les chiffres sur deux ans d'abord, puis sur cinq ans. J'avais résolu d'accor- der la moyenne la plus haute, celle de deux ans ou celle de cinq ans. Bref, celle de cinq ans fut la plus favorable. Ce qui prouve que leur fameuse prime allait décroissant. Je proposai alors de rem- placer la prime par une augmentation proportion- nelle de salaire. Mais va te coucher, rien de fait. Ces messieurs ne comprenaient pas. Ils acceptaient l'augmentation, ils refusaient de perdre la prime. Ah! si j'avais su, ce que je leur aurais rendu la prime! Malheureusement, j'ai le sang vif, j'ai dit des sottises, je les ai traités de caboches en bois. Il eut un geste de désespoir : —■ Et, cependant, vous savez bien, vous, mon- sieur Philippe, qu'on n'est pas dur dans la famille. Mon père m'a souvent raconté que vous aviez tous les deux dépensé plus de deux cent mille francs en 48 pour nourrir vos ouvriers. Et n'est-ce pas moi qui leur ai construit la cité Dégerinne, qui leur ai tracé le plan de leur « mutuelle » à la- quelle je donnai du coup vingt-cinq mille francs. iAh! ouiche, si vous croyez qu'ils y ont seulement pensé ! Il s'épongea furieusement; son front, déjà rouge, prit une teinte sanglante; il eut l'air ter- rible, et c'était le plus brave homme du monde : —■ Ils1 font courir une légende sur moi. Je suis un ogre, un mangeur de chair humaine, j'ai fait i 102 LE DOCTEUR HARAMBUR la grève exprès parce que je n'avais pas de com- mandes. Et vous me voyez désolé, mis au pied du mur par mes clients. Ah! messieurs Bénesse, plus ça va, plus ça va mal. Ils ne savent plus ce qu'ils font avec leur grève. Ils nous ruinent au profit des grandes sociétés ! —■ Hélas! dit l'aveugle, qui assistait à l'entre- tien, ils suivent ainsi une loi fatale. Je ne dis pas que c'est pour leur bien; mais qui d'entre nous pourrait dire que c'est pour leur mal? Un silence suivit ces paroles. M. Dégerinne tomba dans une sorte de rêverie douloureuse. Les trois Bénesse l'imitèrent. Ils se tenaient dans le vieux salon datant de Louis-Philippe. Combien de fois l'aïeule et Mme Théodore avaient rêvé de le mettre à neuf! Elles n'étaient parvenues qu'à le rapiécer assez misérablement, à cacher sa vétusté derrière des voiles de fauteuil, des coussins brodés par leurs mains industrieuses. La bonne annonça MM. Lades et, presque tout de suite, M. Gasque. — Le docteur Harambur m'a prié de le rem- placer, dit-il à Philippe, qui eut grand'peine à cacher son mécontentement. — Monsieur Bénesse, dit l'aîné des Lades avec beaucoup de considération en se tournant vers le grand-père, nous attendons que vous vouliez bien nous exposer le but de cette réunion. — Messieurs, dit Philippe, les circonstances sont graves. Vos ateliers chôment; mes ouvriers sont mécontents, et je puis craindre, d'un jour à l'autre, de partager votre sort. Je ne sais1 pas au juste quelle est votre situation; je ne veux pas commettre l'indiscrétion de vous le demander;L'USINE 103 pour moi toute grève m'accule à la faillite : je vous le dis avec simplicité. Ce mot redoutable tomba comme un arrêt^ de justice dans ce milieu d'industriels pour qui il est un épouvantail. Loin de jamais le prononcer en vain, les plus menacés l'écartent avec soin de leur vocabulaire. Et il n'y avait que deux hypo- thèses possibles : que M. Philippe fût assez au- dessus de ses affaires pour ne pas craindre le spectre qu'il évoquait, ou qu'il fût dans une si- tuation vraiment désespérée. Personne ne s'y trompa : . __ Ne dites pas cela, monsieur Bénesse, s'écria M- Dégerinne plein de bienveillance; vous n'en êtes pas là! — Je ne mens jamais, répondit le vieillard; notre maison traverse une crise qui se terminera heureusement sans la grève, qui nous mènera à la ruine avec la grève. — Voulez-vous dire, s'écria impétueusement M. Lades junior, que vous céderez aux ouvriers? — Ce serait impossible, dit Casque. Les inté- rêts que je représente... — Monsieur Casque, interrompit Philippe avec dignité, les intérêts de M. Harambur sont respec- tables sans doute, mais ils seront discutés plus tard. Pour le moment, il s'agit de nous entendre avec ces messieurs. L'aîné des Lades se leva. C'était un homme long et mince, aussi calme que son frère était im- pétueux. Il portait une redingote et, avec ra. figure rasée, il avait quelque peu l'air d'un prêtre. — Monsieur Bénesse, dit-il, nous avons tous ici le plus grand respect pour vous. Vous êtes >i104 LE DOCTEUR HARAMBUR notre doyen. Nous nous rappelons votre conduite pendant les grèves antérieures,. Pour que vous ayez parlé comme vous venez de le faire, il faut des raisons très graves... Je n'ai pas besoin de vous dire que le nouveau salaire exigé par les ou- vriers nous mettrait dans un état d'infériorité excessive vis-à-vis de nos concurrents. Les deux ou trois cents francs de différence que nous trou- verions ainsi dans la construction d'une machine ne pourraient être rattrapés. J'ai cent ouvriers chez moi; c'est cent francs par jour à sacrifier. Croyez- vous sérieusement que nous gagnions, mon frère et moi, ces cent francs-là pour notre bénéfice per- sonnel? Non, n'est-ce pas? Alors, il est bien évi- dent que je travaillerais à perte en suivant le nouveau tarif. C'est l'éternelle erreur de l'ouvrier d'établir une proportionnalité entre notre gain et le sien. Que nous leur partagions vingt francs, cela ne leur donnera jamais que vingt centimes, et cela diminuera d'autant leur sécurité; car, moins les particuliers gagnent dans l'industrie, moins ils ont de tendance à s'y mettre, et vous savez bien, vous qui êtes des débuts, que toutes nos fabriques furent créées par des particuliers. — Hélas! monsieur Lades, dit M. Théodore, le mal vient de la confusion établie entre l'inégalité des fortunes (dont l'industrie n'est pas la cause, puisqu'elle l'a trouvée établie sous les espèces d'une aristocratie héréditaire) et l'organisation in- dustrielle. Celle-ci ne saurait être rendue respon- sable de l'inégalité des fortunes. — Ajoutez, dit Pascal, que le principe de cette inégalité se trouve aussi bien chez les ouvriers que chez nous.L'USINE ios ■— Oui, fit l'aîné des Lades, ce sont même en quelque sorte les ouvriers qui nous l'imposent. Car, tout leur effort, toute leur agitation tendent à fa- voriser les grandes fortunes aux dépens des for- tunes moyennes. — Ah ! les mauvaises têtes ! s'écria Dégerinne. Je les vois encore, butés comme de vieux chevaux, me répondant sans cesse : «Tout ça ne fait pas notre affaire.» Qu'est-ce donc qui la fait, leur affaire? De mourir de faim? — Si nous revenions à la question, fit douce- ment le grand-père Philippe. Vous disiez, mon- sieur Lades, que vous ne pouviez accepter l'aug- mentation demandée. — Nous ne le pouvons, monsieur Bénesse. — C'est mon avis, dit Gasque. —■ Voulez-vous permettre à mon petit-fils Pas- cal de vous exposer notre situation, reprit Phi- lippe. Ces messieurs acquiescèrent, fixant sur Pascal, qu'ils ne connaissaient pas beaucoup, mais dont ils avaient entendu parler, un regard de curio- sité? — Messieurs, dit Pascal, la chose est bien sim- ple,: nos payements de fin de mois, jusqu'au Ier no- vembre, sont couverts par nos rentrées. ■— Ne pourriez-vous renouveler vos effets? — Le calcul est facile; si nous renouvelons nos effets, il nous faudra les payer plus tard. Nous ne pourrons refuser ni le fer, ni le charbon qui sont en route. Les nouveaux modèles resteront sur le chantier. Deux dédits de cinq mille francs nous menacent. Au mois d'octobre, nous pourrons dé- poser notre bilan.io6 LE DOCTEUR HARAMBUR — Tandis que si vous travaillez? demanda l'aîné des Lades. — Si nous travaillons, nous payerons nos ef- fets à l'échéance, nous utiliserons notre fer, notre charbon, nos frais généraux; nos nouveaux mo- dèles seront terminés et se vendront avec un grand bénéfice. — En êtes-vous sûr? s'écria Dégerinne. Les nouveaux modèles intriguaient ces mes- sieurs. Ils ne pouvaient s'empêcher d'être un peu jaloux du jeune ingénieur. N'était-ce pas une grande présomption de compter sur cette vente immédiate? En outre, un sentiment qu'ils ne s'avouaient pas les poussait encore, la crainte éter- nelle du fabricant menacé dans sa quiétude par l'invention. Allaient-ils devoir changer leur ou- tillage, leur matériel? —■ Enfin, dit Lades, où voulez-vous en venir? —• A ceci, dit Pascal : nous ne pouvons accepter la grève; notre dernière chance est dans le tra- vail. —■ Est-ce votre opinion, monsieur Philippe Bé- nesse? demanda le plus jeune des Lades avec une sorte de colère. — C'est mon opinion, répondit le vieillard. -— Avez-vous réfléchi au mauvais effet d'une dé- fection? demanda Dégerinne. — Avez-vous réfléchi au mauvais effet d'une faillite? demanda Pascal. ■— Vous sacrifiez notre industrie. — Ma foi, dit Philippe, dont le front se cou- vrait d'une sueur froide, tant il était sensible aux grandes idées d'honneur, je ne vois pas moyen de nous1 en tirer autrement.l'usine 107 — Vous serez ruinés plus tard! énonça froide- ment l'aîné des Lades. — Ce n'est pas certain, dit Pascal; et vous avouerez que, si nous nous devons à la solidarité professionnelle, nous nous devons encore plus à nos créanciers, à nos bailleurs de fonds... Au cas où nous accepterions la lutte, consentiriez-vous à nous garantir de la ruine? Vous, monsieur Dé- gennne, et vous, messieurs Lades, payerez-vous, s'il le faut, nos effets? Nous aiderez-vous, après la grève, à terminer les commandes? — Je suis déjà horriblement pressé, s'écria Dé- gerinne. Je ne puis m'engager à travailler pour les autres. Quant à payer les effets, vous avouerez que cela me serait difficile en ce moment. ■— Et vous, messieurs Lades? Ces messieurs firent un geste indiquant qu'ils ne pourraient pas davantage prendre la charge qu'on leur demandait. —■ Concluez alors vous-mêmes, messieurs, dit le grand-père Philippe; faites-le avec justice. Une longue pause eut lieu, durant laquelle Dége- rinne s'essuya le front avec force, et MM. Lades échangèrent quelques mots. Ce fut Dégerinne qui opina le premier : — Votre situation est exceptionnelle. Je ne peux pas vous blâmer. A votre place, j'agirais sans* doute de même. — C'est aussi notre pensée, conclut l'aîné des Lades. Nous regretterons le mauvais exemple que vous donnerez, mais1 nous le comprenons, Gasque, qui s'était tu jusqu'alors, se leva. Sa voix tremblait d'une fureur sourde : — Et moi, je prétends que tout cela n'est qu'une > IIOÔ LE DOCTEUR HARAMBUR manière d'appliquer les utopies de M. Philippe... J'ai déjà dû, jadis, intervenir pour empêcher qu'on ne fit aux ouvriers des avantages frustrant le ca- pital. Si nous accordons aux ouvriers l'augmenta- tion demandée, nous y sacrifierons tous nos béné- fices. Nous sommes parvenus, à force d'économie, à payer deux pour cent aux apports de M. Haram- bur; après l'augmentation nous retomberons à rien Les Bénesse le laissaient parler, les autres l'écou- taient d'une oreille complaisante. — Il faudrait d'abord prouver, contmua-t-il que notre situation est désespérée au point que nous ne puissions Soutenir une quinzaine de jours de gêne. Car la grève, je le pressens à certains symptômes, ne durera guère. Avec les quelques ouvriers demeurés fidèles, nous entretiendrons le travail, nous préparerons l'avenir. La grève ter- minée, nous marcherons énergiquement... — Monsieur Gasque, dit Philippe, je vous, ai laissé parler, parce que je ne veux rien cacher à ces mes- sieurs. S'ils doutent de nos paroles, à mon petit- fils et à moi, ou s'ils supposent seulement que nos craintes sont exagérées, je suis prêt à leur mon- trer notre situation à livres ouverts. Seulement, je ne discuterai pas La question avec vous : vous as- sisterez, s'il vous plaît, M. Harambur de vos lu- mières, mais c'est avec M. Harambur que je trai- terai la question. Ces messieurs savent qu'il faut de l'ordre dans une maison. Théodore, Pascal et moi, nous sommes vos patrons, ne l'oubliez pas, surtout devant ces messieurs. Dégerinne et les Lades approuvèrent l'énergique vieillard. Un directeur ne pouvait avoir que voix consultative. Gasque empiétait.L'USINE 109 — Maintenant que le doute est né, ajouta Pas- cal, il nous serait bien agréable que l'un de vous acceptât de contrôler notre situation. Après une discussion assez longue, il fut en- tendu que M. Lades l'aîné recevrait les explica- tions de Pascal. En somme, ces messieurs se plu- rent à rendre hommage à la parfaite correction des Bénesse. Gasque enrageait, mais il se promettait de re- venir à la charge avec Harambur. En tout cas, une partie de son but se trouvait atteinte, le crédit des Bénesse était par terre. Arbiade l'apprendrait. Il ne donnerait pas de sitôt sa fille à Pascal. —■ Courage, messieurs, fit Dégerinne dans un élan ; votre personnel vous est très attaché. Ah ! s'écria-t-il encore, si j'avais su, c'est moi qui n'au- rais pas joué le malin dans l'affaire des primes. Dire que j'aurais pu si facilement leur subtiliser ça sans les faire crier. Mais voilà,, on s'agite, on s'insulte, et puis c'est le diable pour se rabibocher. — Oui, monsieur Dégerinne, dit l'aîné des Lades; vous nous avez mis dans une fâcheuse po- sition. Votre intention était bonne, mais Dieu sait que le mieux est ennemi du bien. Plus j'avance en âge, plus je m'aperçois que le grand principe qui régit le monde est l'inertie. La réunion prit fin là-dessus. Dès le lendemain, Philippe et Pascal donnèrent rendez-vous aux ou- vriers pour le vendredi, cinq heures, dans la halle de la fonte, la plus vaste et la mieux aérée de la maison. V ilLE DOCTEUR HARAMBUR XII LE JUSTICIER Le jeudi, Pascal se tenait dans la grande halle vers huit heures et demie du soir. Il avait fini dé dmer, il venait se reposer là comme un général en chef qui rêve, les yeux sur le plan de ses opéra- tions futures, et qui ne se repose pas, alors que tous ses soldats sommeillent. D'ailleurs, le repos lui était impossible. Il lui fallait être à ses machines, ou bien un flot de tris- tesse le submergeait, à la pensée de Marguerite L ombre envahissait le rez-de-chaussée, les ma- chines perdues, en profils de plus en plus mousses a travers les fils d'araignée gigantesques des cour- roies. Une lumière demeurait à la galerie, baignant le front de Pascal. Il aimait cette heure de repos de solitude, de silence. Il y prenait des disposi- tions pour le lendemain, calculant l'effort que pou- vaient donner les ouvriers, se voyant près du but — Ce n'est plus, à présent, qu'une question de travail. Il tressaillit tout à coup. Il venait de reconnaître la voix du concierge; ancien ouvrier devenu in- firme, une voix blanche, un peu traînante et mo- rose qui disait : — Il y est, je l'ai vu entrer... Voulez-vous que je 1 appelle? ^ — Non, laissez-moi, Auguste, je saurai bien le trouver, je veux lui réserver la surprise. — Alors, je vous laisse?L'USINE m — Oui, laissez-moi, je n'ai pas besoin de vous : je connais les êtres. Pascal avait hésité d'abord, puis une convic- tion lui était venue : c'était Thomas. Qu'allait-il dire? Savait-il déjà? Avait-il reçu la lettre de Marguerite? Venait-il en ami ou en ennemi? Mal- gré lui son cœur tremblait, il se sentait coupable. Et, à la fois, il aurait voulu se jeter dans les bras de Thomas et fuir au bout du monde. Enfin, il secoua cette faiblesse étrange chez un homme si fort, et, quoiqu'il eût le cœur battant, il marcha dans la galerie pour attirer l'attention de Thomas. Cependant, celui-ci ne disait rien. Il avait en- tendu le bruit des pas; il montait. Bientôt il attei- gnit la galerie. Pascal le reçut à l'entrée de l'es- calier. Mais Thomas ne prit pas la main qui lui était tendue; il s'avança jusqu'à l'endroit où la lu- mière venue du vitrage d'en haut tombait d'aplomb sur la figure de Pascal, ainsi dégagée sur le fond de l'atelier. — Voilà donc, dit alors Thomas, la face d'un ami traître et félon ! A cette injure, à cette main repoussée, le rouge monta au front de Pascal; il serra les poings avec colère, mais il était trop sûr de lui pour ne pas essayer, avant d'en venir aux insultes ouvertes, de ramener Thomas à une plus juste appréciation des choses. —■ J'ai connu un temps» répondit-il avec dignité et avec reproche, où Thomas Harambur n'aurait pas agi vis-à-vis d'un autre homme avec tant d'in- solence et de précipitation. Le visage bronzé de Thomas apparut à son tour en pleine lumière. Le jeune voyageur se contenaitm 112 LE DOCTEUR HARAMBUR avec peine, le cœur ulcéré depuis longtemps, arrivé au dernier degré de la fureur depuis qu'une lettre de Marguerite, une lettre qui l'avait suivi jusqu'à son retour, était venue confirmer les perfides in- sinuations de Mme Harambur. — Hé! quoi! s'écria-t-il, prétendriez-vous nier que vous ayez par vos intrigues pris ma place dans le cœur de Marguerite? Depuis longtemps j'en étais informé. Je suivais de loin, pas à pas votre conduite souterraine. Et Dieu sait ce que je souffrais en pensant que ma fiancée acceptait vos hommages... Ah! les femmes ne sont guère fidèles, ni loyaux et dévoués les amis. — On vous a mal instruit. — N'essayez pas de me donner le change. — Thomas, je vous défends de me parler ainsi quand je fais un si grand effort pour demeurer calme. — Et moi, je refuse de montrer des égards à un fourbe. — Thomas ! Pascal s'était jeté en avant, son pâle et doux visage convulsé de fureur. Thomas s'était mis" sur la défensive. Ils n'avaient entendu ni l'un ni l'au- tre un pas trébuchant qui montait l'escalier de la galeriet et, comme ils se jetaient l'un sur l'autre, dans toute la rage de leur jeune sang échauffé par l'indignation et la jalousie, une ombre se dressa entre eux. Ils reconnurent l'aveugle. D'un commun accord, ils se tinrent immobiles, frap- pés de l'expression vénérable de ce visage de martyr : — Monsieur Harambur, est-ce là l'attitude qui convient à un savant, et devais-je vivre assez pourL'USINE 113 entendre le neveu de mon meilleur ami insulter sous mon toit mon propre fils? Thomas ne put réprimer un geste d'excuse; ce- pendant sa poitrine demeurait gonflée douloureuse- ment, si bien qu'il s'épancha en un flot de paroles : — Hélas' monsieur Bénesse, s'écna-t-il, pour- quoi faut-il que Pascal ait oublié les liens qui nous unissaient, pourquoi s'est-il jeté entre ma fiancée et moi; pourquoi Marguerite, gagnée par lui, se refuse-t-elle aujourd'hui à devenir ma femme? Un pareil traitement est-il acceptable? Je vous le demande. Puis-je résister à mon indi- gnation, à ma douleur? B — T'admets votre douleur, répondit 1 aveugle, mais avez-vous donné à Pascal le temps de s'ex- pliquer? Ne l'accusez-vous pas légèrement? — J'ai la preuve de sa félonie... Des lettres m'avertissaient. — Mon cher Pascal, fit l'aveugle pour toute réponse, en se tournant vers son fils, excuse sa vio- lence et rassure-le. . — Malheureusement, mon père, je ne puis le tt s sur cr. C _ H est donc vrai que tu t'es emparé du cœur de Marguerite, mon fils? — Il est seulement vrai, mon père, que depuis deux mois je n'ai plus revu Marguerite, et vous le savez bien. — Mais alors? dit Thomas. — Le jour où je me suis aperçu que j^aimais Marguerite, j'ai voulu me retirer de sa vie, afin de la laisser à Thomas. Je ne puis pas faire davan- tage. Je n'ai aucun droit sur les sentiments de Marguerite. Il n'y a pas d'engagement entre nous.114 LE DOCTEUR HARAMBUR Marguerite est libre. Moi, j'ai promis ceci, et je renouvelle ma promesse : à moins que Thomas lui-même ne m'y autorise, je ne deviendrai pas le mari de Marguerite. — Que me disait-on? — Peu importe ce qu'on vous disait, répliqua Pascal; j'ai juré que je tiendrais Marguerite de votre main seulement, et je ne l'ai plus jamais revue depuis que j'ai fait ce serment. — Mais Marguerite? s'écria Thomas dont la souffrance faisait trembler la voix. ^ — Hélas ! Thomas, il est vrai que Marguerite s'est prise comme moi au piège des relations les plus innocentes. Nous n'avions que du plaisir à nous voir, plaisir bien naturel à des1 gens qui ont grandi ensemble et qui s'estiment... Jamais, je vous le jure, aucun mot équivoque, aucune allusion, même lointaine, à des sentiments inavouables n'a surgi entre nous... Un soir, seulement:, quand votre retour a été annoncé, j'ai vu Marguerite pâ- lir, et j'ai senti la douleur m'étreindre. J'ai com- pris» que j'aimais Marguerite, et dès le lendemain, j'ai renoncé à la voir, je ne l'ai plus revue. — T'est bien, cela, mon Pascal, s'écria le vieil- lard... Il dit vrai, ajouta-t-il en se tournant vers Thomas, voilà deux mois qu'il n'a remis les pieds chez les Arbiade et que, sous des prétextes divers, il est sorti les jours où Marguerite venait ici avec ses parents. Il me faudra donc faire des excuses à Pas- cal, dit sombrement Thomas. Et, un moment, il demeura la main appuyée sur sa poitrine, comme s'il voulait faire rentrer sa fu- reur avec sa souffrance.L'USINE ii5 — Ah! que j'ai de chagrin, s'écria-t-il enfin, un sanglot dans' la voix, que j'ai de chagrin! Mar- guerite ne m'aime plus; elle me demande expres- sément la rupture de nos projets de mariage. Je l'adorais, Pascal; je l'aimais si tendrement, si pas- sionnément. C'est toute ma vie qui s'écroule! Le cœur de Pascal tressaillit à ces cris. Quoi- qu'il eût agi avec la plus grande loyauté, il n'en était pas moins la cause de cet affreux déchire- ment. Il demeurait consterné, il ne trouvait pas de mots pour consoler Thomas. L'aveugle aussi se taisait, et l'ombre envahissait toujours davantage la vaste halle. On ne distinguait plus du tout les machines dont les masses noires semblaient des bêtes monstrueuses accroupies; seules les cour- roies restaient visibles, luisaient confusément dans les ténèbres grandissantes. Les trois hommes avaient l'impression d'être de pauvres enfants fai- bles et craintifs que la terrible aile du destin effleure. L'aveugle songeait à la nuit éternelle ré- pandue sur lui, à ce voile noir où même les figures de l'imagination se dessinaient plus faiblement de jour en jour. Ainsi que chez un vieillard, c'étaient les tableaux de son enfance qu'il évo- quait le mieux, son temps d'école, ses fiançailles, son, mariage. Le reste s'engloutissait au néant. Il semblait à Théodore qu'il vivait dans un abîme; la douleur y planait, ainsi que l'esprit de Dieu sur les eaux du Chaos. Seule, la sérénité du de- voir bien rempli, la consolation de sentir qu'il n'avait jamais fait de mal à personne;, la dignité de sa vie le soutenaient. ■— Ah! mes pauvres enfants, murmura-t-il, la vie n'est qu'un long sacrifice!n6 LE DOCTEUR HARAMBUR . Son ton avait une amertume si profonde que les deux jeunes gens en .furent remués. Ils son- gèrent à cette existence flétrie avant tout épanouis- sement, à ce vaillant homme qui ne se plaignait jamais et que la plus terrible infirmité avait ter- rassé à la fleur de l'âge. Même à Thomas il parut vain d'établir des comparaisons avec une sembla- ble infortune. Le jeune voyageur tenait de son père et de sa mère un esprit prompt à la vengeance, inquiet, tourmenté; mais il tenait de son oncle Alfred une âme généreuse. Pendant qu'il montait l'escalier vers la galerie, il s'était senti des mains de meur- trier. Il aurait étranglé Pascal dans les premiers mouvements de sa colère, de sa jalousie. A pré- sent, une honte de sa violence s'insinuait dans son cœur, Paffaiblissait, en même temps que son amour perdu le livrait au désespoir. — Monsieur Bénesse, dit-il, en s'adressant à l'aveugle, pardonnez-moi d'avoir ajouté à vos peines. Je ne suis pas un méchant homme. Pascal a fait son devoir, je ferai le mien. — Thomas, dit Pascal, souvenez-vous de mon serment ! — Je m'en souviens., Pascal; et je verrai demain Marguerite. Ils étaient tous deux dans cet élan des jeunes cœurs dont l'émulation ne s'arrête pas aux choses d'intérêt, mais se poursuit jusque dans l'héroïsme. Cependant, Thomas n'arrivait pas à se dominer d'une manière si soudaine. En quelques minutes, il venait de traverser les sentiments les plus contradictoires. Son âme en demeurait frémis- sante. L'USINE 117 — Je vous quitte, fit-il. Je vous reverrai demain, Pascal. Tout cela est si nouveau pour moi; je veux me recueillir, réfléchir. Excusez-moi. Il toucha la main de Théodore comme il en avait l'habitude depuis sa plus* tendre jeunesse; mais l'aveugle le prit dans ses bras, __ Thomas, murmura-t-il, mon cher enfant, ne crois-tu pas que je puisse plaider ta cause auprès de Marguerite. Quelles que soient les souffrances de Pascal, je sais qu'il me sera reconnaissant de ce que je pourrai tenter pour toi. — Oui, père, dit Pascal. — Je vous rends grâces, chers amis; mais, Pas- cal l'a dit, Marguerite est libre; elle choisira. Je consentirais à tout pour qu'elle devînt ma femme, sauf à lui imposer l'amour comme une tâche... Si elle aime Pascal... Sa voix s'étrangla. Il se détourna brusquement et sortit de râtelier. La nuit était tout à fait tombée. L'aveugle et son fils demeurèrent là, immobiles et silencieux. Si grands que fussent le malheur de l'un et la respon- sabilité de l'autre, ils apercevaient de nouvelles douleurs et de nouvelles inquiétudes. Le mondé pesait sur eux d'un poids d'autant plus lourd qu'ils en connaissaient mieux l'organisme secret. Oui, leur instruction raffinée leurs efforts pour com- prendre et pour créer tout ce que le vulgaire ima- gine être seulement de la joie, leur devenaient peine. Les1 paroles de l'Ecclésiaste leur revenaient à l'esprit : « Celui qui s'accroît en sagesse s'accroît en maux. » L'aveugle résuma leur pensée commune.H8 LE DOCTEUR HARAMBTJR —' Mon cher Pascal, dit-il, tu es bien jeune en- core pour accomplir le devoir que les circonstances exigent de toi, et voilà que la passion vient s'ajou- ter à tes soucis! Je ne sais ce que sera ton exis- tence. Je la souhaite heureuse et souriante; mais n'oublie jamais qu'il faut être préparé au malheur. Garde une âme innocente; elle seule est capable de t'assurer la sérénité, qui nous place au-dessus des vicissitudes de la fortune. Pascal, dans les ténèbres de l'usine, sentit forte- ment ces paroles. Il se rappelait, cet après-midi même, s'être penché sur la galerie avec un grand orgueil de l'activité qu'il "dirigeait, qu'il créait. Les puissantes machines, le peuple d'ouvriers, toute l'énorme force faite de vapeur et de bras, il la te- nait dans sa main; elle s'arrêtait, elle reprenait sur un signe de lui. — Hélas! songeait-il en conduisant lentement son père à travers l'obscurité, je ne suis moi-même qu'une machine; mon pouvoir comme mon devoir me viennent de l'humanité. Ma science, mon intel- ligence, mon énergie, je dois tout à mes frères, les hommes. Cependant, ils étaient sortis de l'usine; ils pas- saient devant le concierge qui se tenait sur le seuil de sa loge. — J'ai bien vu sortir M. Thomas, dit cet homme; mais il me semble que M. Gasque est de- meuré. Pascal ne se souvenant pas d'avoir vu de lu- mière dans le cabinet de Gasque eut alors le soup- çon que celui-ci les espionnait. Il songea à re- tourner sur ses pas; puis, voulant éviter le scan- dale, il répondit : 'L'USINE 119 — M. Gasque travaille sans doute, mon bon Auguste. Et il passa avec son père. XIII GASQUE FAIT UN MARCHE Gasque marcha longtemps dans les rues étroites et noires. Une petite pluie le mouillait; il n'y fai- sait pas attention. De sombres pensées l'habitaient. A de certains moments, il riait seul, puis marmot- tait quelque chose. La pluie stagnait dans de grandes flaques qui reflétaient les réverbères; on eût cru marcher sur le bord d'une rivière. Gasque ne voyait pas ces flaques; il y trempait ses pieds, barbottait. Le long des étroits trottoirs, il bous- cula deux ou trois ouvriers' qui l'injurièrent. Il n'y prit garde et continua sa route. Il arriva enfin à un petit débit de vin, au fond d'une ruelle. Un homme se tenait au comptoir, en bras de chemise. Deux ouvriers buvaient une ab- sinthe. Un bec lyre éclairait pauvrement la salle qu'on devinait malpropre. Une porte s'ouvrait dans le mur de refend, mon- trant une de ces boutiques d'ouvriers comme on en voit dans les quartiers populaires, véritables capharnaums où l'on vend de l'épicerie, de la mer- cerie, des légumes, des clous, des sabots, des œufs, des fromages et du charbon; providence des pau- vres! familles, mais providence ruineuse, car le cré- dit s'y paye d'une façon usuraire; ces boutiques- là font concurrence aux plus brillants magasinsLE DOCTEUR HARAMBUE et possèdent une clientèle de véritables esclaves. Gasque alla droit à l'homme du comptoir : ■— C'est bien à vous que m'a recommandé le père Tollac, dit «la Sardine»? — Monsieur, dit l'homme, la recommandation était inutile. Je vous connais bien, vous êtes le directeur de l'usine Bénesse, et vous m'avez fait chasser autrefois. — C'est possible, répliqua Gasque avec bruta- lité; je ne suis pas venu pour vous faire des excuses. L'homme gronda, et ils restèrent un instant à se mesurer du regard; ce fut l'ancien subordonné qui plia : — Vous avez raison, dit-il, c'est de l'histoire ancienne, n'en parlons plus. On m'a dit que vous viendriez pour affaires. — Voici... Les ouvriers de Dégerinne Sont en grève depuis huit jours, et... — Vous venez me demander de ne pas entraî- ner ceux de l'usine Bénesse... — Vous êtes bavard... Comment pourriez-vous empêcher les ouvriers de chez nous de se mettre en grève? ■— Ça, c'est mon secret; mais il n'est pas diffi- cile à deviner, fit-il en montrant ses deux bou- tiques. — Pourriez-vous donc les exciter à la grève? — Je le pourrais... Je ne dis pas tous; il y a des vieux qui ne bougeront pas; mais presque tous les jeunes marcheront. — Qu'est-ce qui vous serait plus facile : les pousser ou les retenir? — Les retenir. ïl'usine — Ce serait plus cher aussi? — Dame. — Combien? ■—■ Mille francs... — Bigre ! — C'est pas pour moi seul, vous comprenez; faut partager, et puis, il y a la mise en train, les petits verres. — Eh bien, je vous donne cinq cents francs pour que la grève soit déclarée samedi prochain. Il' homme sursauta, inquiet. —- Que dites-vous? ,■ — Ce que je pense. A prendre ou à laisser. — A prendre alors; mais faudra ajouter cent francs. Gasque hésita; puis : ■— Soit, cent francs; mais l'arrêt complet du travail pour lundi. — Je ne peux pas vous promettre les vieux. — Les1 jeunes suffiront. — Vous donnerez les cent francs d'avance. — Les voilà. L'homme prit le billet avec un rire : — Vous êtes un drôle de particulier, dit-il. Et pas méfiant pour un sou. Car, enfin, je n'aurais qu'à garder l'argent. — Vous ne toucheriez pas le reste. — C'est juste. — Et je saurais vous retrouver. L'homme regarda Gasque. L'ingénieur, tout noir, avec ses sourcils épais et cette expression de colère rentrée qu'il avait depuis quelque temps, ne lui sembla pas un adversaire négligeable. — N'ayez pas peur, dit-il, dans notre partie, ■ -122 LE DOCTEUR HARAMBUR l'honnêteté est nécessaire : pas de grève, pas d'ar- gent. Gasque, le long de la route, se frottait les mains. Le plan arrêté entre lui et Mme Harambur s'exé- cutait rapidement. Arbiade était maintenant assez effrayé pour ne vouloir à aucun prix d'une union de Marguerite avec Pascal. Anna-Claire capitule- rait. Cette grève Dégerinne devenait un atout d'une puissance irrésistible. — Qu'est-ce qu'il dira le vieux Philippe, le jour où, poussé à bout, menacé du déshonneur, de la ruine, il trouvera devant lui Mme Harambur ap- portant d'une main la menace de retirer les cent mille francs de la dot d'Anna-Claire, de l'autre la promesse d'arrêter la grève, de payer l'augmenta- tion des salaires, de sauver enfin l'usine. Il faudra bien qu'il passe par où nous voudrons, et Pascal avec lui. Il se disait ces choses presque haut; la pluie le mouillait; un petit vent, aigre pour la saison, lui fouettait le visage. Et, tout à coup, il s'arrêta, il eut une expression de méchanceté indicible, tan- dis qu'il murmurait : Quand j'aurai Anna-Claire, monsieur Pas- cal l'inventeur, c'est moi qui me chargerai de vous casser les pattes, puisque Thomas est un lâche. XIV LA DÉLIBÉRATION Le contremaître Normand, avec trois vieux ou- vriers, avaient ,dans l'après-midi, préparé la halle 4L'USINE 123 â de la fonte. En prévision de la longueur possible des débats, des bancs étaient disposés, et, sur une sorte d'estrade, une table avec quelques chaises, pour recevoir le bureau. A quatre heures et demie tout le monde tra- vaillait encore, mais on sentait la préoccupation générale. Chacun profitait d'un prétexte pour aller jeter un coup d'œil sur la salle de réunion. Les rapports des contremaîtres signalaient chez les ouvriers une véritabe satisfaction. Ils étaient flat- tés que les maîtres fussent allés au-devant de leurs réclamations. Seules, quelques mauvaises têtes demeuraient obstinées dans leurs rancunes. C'étaient presque tous des embauchés récents qui se plaignaient de M. Gasque. Enfin la cloche annonça qu'on eût à se pré- parer. Il était cinq heures moins un quart. Les ouvriers quittèrent petit à petit les machines et les établis, se vêtirent et vinrent prendre place dans la salle. Ils y demeurèrent un instant de- bout, tout confus; puis' ils se décidèrent à s'as- seoir. Les derniers rangs furent occupés d'abord. Au silence qui avait régné durant quelques mi- nutes, succéda un vaste murmure fait de conver- sations, de remarques à haute voix. Enfin M. Phi- lippe parut avec Pascal qui donnait le bras à son père aveugle. Ce groupe fut accueilli par un mouvement de bienveillante curiosité. On approuva beaucoup qu'un des ouvriers, sur le premier banc, se fût lavé pour offrir une chaise à M. Théodore. L'attendris- sement devenait général, quand GaSque fit son entrée. Il souleva contre lui toute l'assemblée par sa124 LE DOCTEUR HARAMBUR ■ i manière brusque et hautaine. On trouva du plus mauvais goût qu'il s'assît, alors que M .Philippe se tenait debout. Mais une surprise empêcha l'in- dignation des ouvriers: de se manifester. Le doc- teur Harambur venait de faire son apparition, ac- compagné de son fils Thomas. Les vieux qui connaissaient le célèbre voyageur, le montraient aux autres. Tous regardaient, cher- chaient à découvrir sur le visage hâlé, et comme recuit au soleil, les traces des grandes fatigues, des périlleuses explorations, dont les journaux avaient tant parlé. Que venait-il faire là, avec son pèrei le docteur Harambur, que l'on craignait presque autant qu'on détestait Gasque? Ce méde- cin qui n'avait jamais une parole aimable au lit des mourants, qui ricanait devant la souffrance des bébés, et ne trouvait pas une consolation pour les femmes, pour les mères... i— Le docteur « Il est perdu », se disaient les uns aux autres les ouvriers, en lui appliquant comme sobriquet sa phrase préférée. Mais le silence se fit soudain. M. Philippe ve- nait de monter sur l'estrade, et il demandait : — Y a-t-il dans l'assemblée un homme plus âgé que moi pour prendre la parole? Il n'y en avait pas. On se soufflait son âge à l'oreille, quatre-vingts ans bientôt. Il continua : — Mes amis, j'ai voulu vous réunir chez moi; seulement je vous laisse maîtres de la réunion. Nous allons élire le bureau. Donnez-moi un nom pour le président. Un vieil homme se leva et dit : ■— Nous avons confiance en M. Philippe, que M. Philippe Soit notre président.L'USINE 125 <% Ces paroles furent accueillies par une longue acclamation. Le vieillard, qui sentait combien ces témoigna- ges de sympathie étaient sincères, attendit que le tapage s'apaisât; puis il dit d'une voix émue : — Mes amis, votre affection est la récompense de ma vie; mes vieux compagnons de 48, dont plusieurs sont ici parmi vous, savent que je n'hésiterais pas à verser mon sang pour votre cause. —. Oui, oui, vive M. Philippe! cria d'une seule voix la salle. Et quelqu'un ajouta : — A bas Gasque! M. Philippe s'occupa de former le bureau. Il insista sur l'opportunité de nommer des ouvriers mécontents aussi bien que d'autres, et il proposa lui-même quelques noms. Le bureau formé, le président exposa rapide- ment le but de la réunion. On chômait chez M. Dé- gerinne et chez MM. Lades, Les ouvriers deman- daient une augmentation de salaire. Jusqu'ici l'usine Bénesse avait résisté à l'entraînement. M. Philippe n'ignorait pas que ses ouvriers avaient cru lui prouver ainsi leur dévouement. Il les re- merciait Il leur donnait à son tour une preuve de confiance en allant à eux, en leur offrant une explication dans un esprit de justice et de sincé- rité. Ces paroles prononcées avec une noble assu- rance eurent beaucoup de succès. Elles allaient certesl avoir le plus grand poids sur la décision à prendre, mais on ne pouvait rien préjuger avant que les contradicteurs eussent formulé leurs griefs. 126 LE DOCTEUR HARAMBTJR 1 , Justement, un ouvrier d'une quarantaine d'années se leva et demanda la parole. Il expliqua que la situation des ouvriers n'était guère heureuse; qu'il fallait profiter de toutes les occasions pour l'améliorer. Il rendait justice aux bonnes intentions de MM. Bénesse, mais ces bonnes intentions aboutiraient-elles? Les grévistes demandaient une augmentation qu'on pouvait évaluer à un franc par jour en moyenne. MM. Bé- nesse jugeaient-ils que leurs ouvriers ne méritaient pasl ce franc? Et, s'ils le méritaient, pourquoi ne pas le leur donner? Ce discours laissa l'assemblée houleuse; en gé- néral, on l'approuvait, on attendait avec curiosité la réponse du patron. Pascal se leva, et, ayant obtenu de répondre, il dit très nettement à peu près ce qu'il avait dit à MM. Dégerinne et Lades. Non, il ne trouvait pas l'exigence de l'ouvrier trop élevée. Il était naturel à l'homme de désirer d'augmenter son confort, le confort de sa famille, de prendre sa part des joies de ce monde, surtout de participer au déve- loppement général, d'élargir son intelligence et son cœur : — Si je pouvais personnellement vous satis- faire, ajouta-t-il, je n'hésiterais pas; mais je n'en ai pas le moyen. Avez-vous jamais réfléchi à l'im- mense responsabilité d'un chef d'industrie? Mon père, que vous estimez tous, n'a-t-il pas dépensé sa fortune et sa vie entière à maintenir debout cette usine? Le rêve de toute son existence a été de faire pour vous ce que Godin a fait pour le fami- listère de Guise. Jamais il n'a pu y arriver. Et pourquoi ? Parce que le monde marchait en mêmeL'USINE l2J temps que son idée et lui mangeait son idée, parce que la rivalité s'est faite très âpre avec d'autres pays, parce que les progrès de l'outillage ont rendu petit à petit impossible de se passer de très grands capitaux, parce que ces capitaux sont de- venus exigeants et ont paralysé l'initiative indi- viduelle. Bref, la responsabilité de votre situation comme de la nôtre, il ne faut pas la chercher dans plus ou moins de bonne volonté chez les chefs d'industrie; il faut la chercher dans toute l'organisation de nos sociétés, et cette organisation — n'est-ce pas, mes amis? — est due pour le moins autant à vous qu'à nous. A force de persévérance, grâce à l'emploi de méthodes supérieures fournies par la science, grâce à quelques inventions heureuses, nous allons sortir du gâchis, nous allons pouvoir réaliser une partie des bonnes choses que mon grand-père a rêvées pour vous. Ce serait la revanche du travail sur l'argent, mais le voudrez-vous ? Pour obtenir une augmentation de salaire qu'on ne vous accordera pas, que ni MM. Dégerinne ni Lades, ni nous- mêmes ne pouvons vous accorder, pour un malen- tendu, vous jetez notre maison par terre, et vous vous' ruinez avec nous : il se peut que cela soit dans la logique des choses, mais ce n'est pas dans votre intérêt. ^ Est-il donc dans notre intérêt, interrompit l'ouvrier quadragénaire, de nous serrer le ventre quand les patrons mangent à leur faim? Il eut du succès, l'argumentation sérieuse de Pascal impressionnait, mais ne persuadait pas. Toutefois, le jeune ingénieur avait son but; il ne se laissa pas démonter. Il répondit : LE DOCTEUR HARAMBUR — Non, mais sommes-nous plus responsables que vous de cette situation? Quand j'étais aux écoles; que je maigrissais et pâlissais sur les livres., moi, l'étudiant pauvre, n'aurais-je pas pu me faire aussi ce raisonnement que tout le mal que je me donnais était inutile, puisqu'il y a des centaines d'ingénieurs sans travail? Si je n'avais écouté que mes intérêts directs, j'aurais prêîéré ma santé et ma jeunesse à tout ce tracas et cette agita- tion... Mais j'ai espéré que la science me serait utile, qu'elle serait utile aux miens, et je me suis résigné. Vous voyez bien qu'il ne faut pas tou- jours raisonner sur l'immédiat. Il faut prévoir. Gag'nerez-vous quelque chose à renverser notre usine ? Je ne le crois pas. Nos sentiments vous sont connus; nous désirons améliorer votre sort, et, pour l'améliorer, nous ne vous demandons pas de travailler au-dessous du prix, nous vous deman- dons seulement d'examiner avec nous si ce prix est trop faible. Tous l'approuvaient. On ne pouvait être plus franc. D'ailleurs, ils connaissaient la vie frugale et laborieuse des Bénesse. L'assemblée paraissait acquise à l'entente amicale, quand un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, grand, mince, et pourvu d'une belle voix de basse, se leva pour dire : — Je n'en veux pas à ces messieurs, ils sont dans la peine, c'est possible; mais ce n'est pas notre faute s'ils sont dans la peine, et, du moment que les camarades réclament une augmentation de salaire, nous devons la réclamer également. Pour nous, que ce soient les Bénesse ou que ce soient d'autres, nous n'en, tirerons rien de plus.L'USINE 129 Ce discours mécontenta les ouvriers, ils trou- vaient impoli de dire de pareilles choses à leur vieux patron à cheveux blancs et à M. Théodore, l'aveugle, pour lequel ils professaient tant de res- pect et de sympathie. Au murmure qui accueillit ses paroles, l'orateur jugea qu'il faisait fausse route; cependant, il conclut : — Il est plus facile de me huer que de me ré- pondre. M. Philippe demanda que la présidence fût re- mise un moment au contremaître Normand,, son assesseur de droite. Il désirait parler. L'assemblée marqua sa satisfaction de l'entendre : «M. Joseph Ménard, dit-il, juge que nous ne méritons pas la sympathie de l'ouvrier, que l'ou- vrier ne doit chercher qu'à obtenir un salaire élevé, quand un pareil salaire tuerait une maison au dé- triment d'une autre. Eh bien, mes amis, ce raison- nement, je l'ai retrouvé tout au long de mon existence chez les ouvriers, et je dois dire que leur condition ne s'en est pas améliorée. «Tel que vous me voyez, j'ai commencé par être un tout petit patron, fils d'ouvrier. J'aurai bientôt quatre-vingts ans; j'ai trimé toute ma vie pour tenir mon usine debout, pour la faire vivre par la seule force du travail; je n'ai rien gagné. Tous les patrons de ma génération sont à peu près dans le même cas. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi? Je vais essayer de vous le dire. «Nous sommes partis avec de petits capitaux; nous avons déblayé le terrain, perfectionné l'ou- tillage, montré ce que pouvait l'industrie, et alors, dans cette chose que nous avions faite, nous, à la sueur de notre front, la génération suivante a rrns13° LE DOCTEUR HARAMBUR 1 tout simplement de l'argent. Je l'ai dit, l'argent trouvait un terrain préparé. La plupart de mes confrères de cette époque périrent. L'argent les guettait. On les laissait s'évertuer, s'agrandir, fina- lement succomber. Le travail ne suffisait pas. Les ouvriers mêmes se donnaient à l'argent, par le beau raisonnement que vous avez entendu tout à l'heure; ils poussaient au gouffre le producteur indépendant, le véritable champion du travail. Je ne le leur reproche pas; ils ont cédé à une faiblesse naturelle, et, peut-être, qui sait, aux besoins supé- rieurs de la civilisation, laquelle ne prend pas toujours la voie que nous croyons pouvoir lui dé- signer. Mais un fait est un fait. Ainsi, nous étions, en 48, un groupe de républicains libéraux, appar- tenant tous à la bourgeoisie, à l'industrie; nous espérions émanciper l'artisan, et c'est l'Empire qui est venu, l'Empire à qui les ouvriers ont donné leurs millions de «oui», nous laissant seuls à de- mander la liberté, la fraternité... «Après des années terribles, mon fils Théodore, une première fois, est arrivé à vaincre les obsta- cles; il n'a pu achever son œuvre. A présent, c'est mon petit-fils, ce vaillant Pascal, que vous estimez tous; c'est lui qui, par un effort de génie, va rele- ver notre vieille maison. Eh bien, je vous le dis, à mes vieux compagnons, comme aux jeunes ou- vriers, voilà trois générations de Bénesse qui s'épuisent pour démontrer la toute-puissance du travail; trois générations de Bénesse aimant le peuple, le soutenant et le réconfortant; leur don- nerez-vous le coup de grâce?» De si vifs applaudissements, accompagnés des cris de «non, nous sommes avec vous» retentirent,L'USINE 13' qu'on eût pu croire la partie gagnée. Mais, des différents points de la salle, une manifestation, d'abord timide, puis plus nourrie à mesure qu'elle trouvait du soutien, s'éleva : — Qu'on supprime Gasque, nous ne voulons plus de Gasque ! Cela gagna petit à petit jusqu'aux meilleurs ouvriers, croyant rendre service à leurs patrons en exigeant ce renvoi, en forçant la main au docteur Harambur qui ricanait sur l'estrade. Pascal comprit que cette nouvelle exigence allait tout perdre. Quelle raison donner? Comment expliquer, sans froisser Gasque et Harambur, l'obligation de garder l'ingénieur. Il se tourmen- tait là-dessus, pendant que le partage s'accentuait dans la salle, les ouvriers s'enrageant à voir Gasque hausser les épaules. Ainsi donc, quand tout annonçait un dénoue- ment heureux, qu'il avait été si difficile d'obtenir, on échouait au port. Et il détestait le rictus du docteur, l'air provocant de Gasque. Enfin, M. Phi- lippe, qui avait repris la présidence, agita la son- nette : — Voyons, camarades, un peu de silence. Si quelqu'un a une proposition à faire, qu'il parle. Ce fut un vieillard, le père Lapoigne, comme on l'appelait, qui, le calme rétabli, exprima le vœu de toUS : — Nous aimons bien le patron, M. Théodore et le petit; nous ne ferons pas de grève pour le sa- laire; mais qu'on renvoie M. Gasque; il est trop dur pour l'ouvrier. — Oui, oui, le renvoi, le renvoi ! Pascal et Philippe échangèrent un regard. Tout133 LE DOCTEUR HARAMBUR i' était perdu. Cependant, Pascal fit encore une ten- tative. — Camarades, dit-il, M. Gasque représente à l'usine les intérêts de M. Harambur; tant que M. Harambur restera noire bailleur de fonds, nous serons obligés de garder M. Gasque. — Voilà qui n'est pas flatteur pour moi, mon- sieur Bénesse, dit Gasque brusquement. — Je dis la vérité, monsieur Gasque. —■ je le sais bien, répliqua M. Gasque et je compte demeurer à mon poste, malgré les brail- lards. A ce mot, l'assemblée devint extrêmement tu- multueuse. Elle se considérait comme insultée. M. Philippe eut toutes les peines du monde à obtenir un peu de silence. — Monsieur Gasque, dit-il enfin, vous n'êtes pas obligé de demeurer dans cette réunion; mais, si vous y restez, veuillez choisir vos termes . —■ Vous me laissez insulter, cria Gasque, et je ne pourrais pas répondre! — Votre renvoi a été demandé avec politesse, sans injures. La salle, contente de cette bonne leçon, applau- dit, tandis que Gasque, humilié, se penchait vers le docteur Harambur. Celui-ci était justement en grande conversation avec son fils Thomas. Il ré- pondit sans doute à Gasque une chose désagréa- ble, car l'ingénieur se leva à moitié, de surprise, sur sa chaise. Cependant, l'assemblée persistait à exiger le renvoi de Gasque. — Le renvoi ou la grève! Pascal s'abandonnait au désespoir, sentant pas- ser l'aile de la ruina M. Philippe était devenu trèsL'USINE ï 33 pâle. M. Théodore levait les mains au ciel. Déjà un ouvrier demandait la parole pour lire une sorte d'ultimatum, quand Thomas Harambur pria le pré- sident de lui permettre d'adresser un mot à l'as- semblée. — Parlez, monsieur, dit Philippe, écrasé de voir celui qu'il regardait comme l'ennemi de son petit- fils, celui qui avait tant d'intérêt à leur ruine, trancher le débat. Cependant, Thomas commença ainsi : __ Messieurs, je vous demande bien pardon de me mêler de vos affaires que je ne connais peut- être pas assez... — Si, si, parlez donc. Ce grand garçon énergique plaisait aux ou- vriers, et ce fut dans un silence respectueux qu'ils accueillirent le reste de son speech : — Il me paraît qu'un terrain d'entente est pos- sible sur la question du renvoi de M. Gasque. Il vous suffit, je pense, que M. Gasque n'ait plus d'autorité directe sur vous. MM. Bénesse conserve- ront, à l'homme qui représente les intérêts de mon père, une haute situation, mais ils lui enlèveront la direction du personnel. Ce fut un coup de théâtre, les ouvriers approu- vant, tandis que Gasque, debout, faisait des gestes de dénégation, pâle de rage, criant qu'il n'accep- terait jamais cette combinaison. Mais M. Haram- bur ayant répondu affirmativement à une question de M. Philippe, celui-ci, sur un signe de Thomas, mit aux voix la résolution des ouvriers de ne pas proclamer la grève, pourvu qu'on remplaçât le directeur, M. Gasque, dont Pascal Bénesse pren- drait la succession.J34 LE DOCTEUR HARAMBUR Toutes les mains se levèrent, sauf cinq ou six. L'accord fut juré entre les patrons et les ouvriers. Quand la réunion prit fin, il était sept heures du soir. Tout le monde se sauva pour aller dîner. Gasque était parti dès qu'il avait vu le vote fa- vorable. Il arpentait fiévreusement les rues de la ville, en grommelant : . -— Nous verrons bien, nous verrons bien! 11DEUXIÈME PARTIE LE CRIME MADAME HARAMBUR SÈME Quand Mme Harambur connut le dénouement imprévu de la réunion des ouvriers à l'usine Bé- nesse, l'intervention de Thomas, la faiblesse de M. Harambur, la glorification de Pascal, qui sut profiter des bonnes intentions de ses propres ou- vriers pour obtenir la reprise du travail chez MM. Dégerinne et Lades, elle entra, dans une de ces fureurs qui indiquaient un mauvais équilibre cé- rébral. Si, jusque-là, son intérêt avait primé sa haine, maintenant elle ne savait plus si elle agis- sait plutôt pour perdre Pascal que pour enrichir Thomas. Elle tomba comme une furie dans le cabinet du docteur Harambur. Encore qu'il s'attendît^ au choc et qu'il fût un homme énergique et obstiné, il était faible devant l'idée d'un bouleversement de sa vie qui l'eût empêché de poursuivre ses travaux. Ili 3 6 LE DOCTEUR HARAMBTJR avait cédé à Thomas, le soir de la réunion, d'abord parce qu'il supposait à son fils une diplomatie habile qui, en s'attachant les Bénesse, les met- trait dans l'impossibilité de lui nuire auprès de Marguerite; ensuite parce qu'il n'était pas fâché de jouer un mauvais tour à Gasque qu'il détes- tait. Tandis que sa femme l'accablait d'invectives, le menaçait de tout abandonner, de laisser Gasque détruire leur fortune en révélant à Thomas un passé ignominieux, Harambur courbait le dos; mais il n'en tremblait pas moins pour ses études menacées. Il affecta cependant le plus grand calme et ré- pondit qu'il avait cru bien faire et qu'il était per- suadé de l'habileté de Thomas, — Je t'ai déjà mise en garde, ajouta-t-il, contre la sentimentalité de tout ce monde-là. Le service rendu par Thomas fera plus pour empêcher Pas- cal d'aller jusqu'au bout de sa trahison que les moyens d'intimidation que vous prétendez em- ployer... Votre tort, à Gasque et à toi, est de ne pas adapter vos armes aux circonstances, de ne rêver que coups de force. — En vérité, ricana-t-elle, voilà des théories qui te font honneur, mais qui se cassent le nez contre la pratique. Tu ignores, mon cher, que Pascal et Thomas se sont déjà entendus, que Thomas est tombé dans le piège de ces gens tellement senti- mentaux, et que si nous n'y mettons bon ordre, le million de Marguerite entrera dans la poche de Pascal Bénesse. Et, devant la surprise du docteur à de pareilles affirmations, elle raconta la scène où les deuxLE CRIME 137 jeunes rivaux avaient été mis d'accord par l'aveu- gle, scène à laquelle Gasque, caché dans1 l'atelier, avait assisté. — Ils sont plus malins que nous, ces bons sentimentaux; et ils nous jouent, avec des airs de sainte nitouche. Sais-tu que leur assemblée d'ouvriers est un trait de génie, et un autre trait de génie de t'y avoir fait jouer le rôle de dupe. Un éclair alluma la prunelle d'Harambur. Ja- mais être plus mystérieusement inquiet ne parut sur la terre. Dès qu'on éveillait seulement en lui l'idée de la lutte universelle, il devenait semblable à une bête furieuse. Cet homme était Job sans l'humilité de Job. Il parlait directement à son dieu intérieur et ne se courbait pas sous ce dieu. L'orgueil dominait son être. Il devenait capable de tout, même d'un crime, pour ne pas être ce qu'il appelait un «vaincu». Il y avait eu un temps où cet orgueil immense avait été terrassé par la misère. Harambur ne se rappelait pas ce temps sans frémir. Tout saignait en lui au souvenir des humiliations qu'il avait su- bies. Il était devenu un loup. Son frère, son propre frère Alfred, avait été sa victime. Certes5, à Mme Harambur et à Gasque revenait la responsabilité du drame, mais elle était d'Ha- rambur, cette lettre qui devait affoler Alfred déjà mis à la torture par les machinations de Mme Ha- rambur et de Gasque; elles étaient d'Harambur et de Gasque, ces lettres fausses, d'une écriture in- fernalement simulée, qui déterminèrent la scène de la rupture violente qui avait tué la pauvre Claire Hardouin, la mère d'Anna-Claire.i38 LE DOCTEUR HARAMBUR Depuis cette époque, il est vrai, le docteur Ha- rambur avait mené l'existence la plus austère, se donnant à l'étude comme on se donne à un apos- tolat; mais l'orgueil l'accompagnait dans ses plus remarquables travaux. Il prétendait ne dépenser sa vie que pour la satisfaction d'un idéal per- sonnel. Il voulait savoir, il voulait pouvoir^ sans mettre sa science ni sa puissance au service des hommes. Son ricanement habituel n'était que le geste de son mépris pour l'ignorance humaine. Il n'aimait pas causer. Il se suffisait. Son érudition était immense. A part son affection pour Thomas, où l'orgueil tenait une place considérable, et sa sympathie un peu dédaigneuse pour Anna-Claire, son cœur semblait mort. Il détestait sa femme, mais pliait devant elle, car les orgueilleux, qui ont le courage d'affronter le monde, n'ont pas tou- jours celui de lutter contre les petits ennuis de l'existence. D'ailleurs, il accordait à Mme Harambur des qualités sérieuses, et il la laissait, en général, libre de prendre toutes les décisions commandées par l'intérêt de la famille. Même, la plupart du temps, il opposait à l'esprit d'entreprise de sa femme une inertie qui la déconcertait et la décourageait. En revanche, quand elle avait absolument besoin de son mari, elle savait trouver des moyens héroïques, et il fallait qu'il cédât, car cette épouse impé- rieuse devenait une furie capable de tout détruire autour d'elle, de se détruire elle-même pour ar- river à ses fins. Quand elle eut bien soufflé son dépit à Haram- bur, qu'elle l'eut persuadé que les Bénesse se mo-LE CRIME 139 quaient de lui et croqueraient le million convoité, elle le regarda en face, l'obligeant à baisser les yeux, et ajouta froidement : — Tu as tort de te jeter en travers de nos pro- jets, car si nous échouons avec les simples moyens que! nous avons à notre disposition, c'est à toi, c'est à ta science que nous demanderons des moyens plus radicaux. Harambur tressaillit, ses cheveux se hérissèrent, et sson visage parut soudain plus velu qu'une face d'ours. — Qu'est-ce que ma science peut avoir à faire dans tout cela? gronda-t-il. Je crois que tu deviens folle ! Mais une duplicité infernale luisait dans les prunelles de Mme Harambur. —■ Un homme comme toi est pareil à un dieu, dit-elle; il tient dans sa main à volonté la vie ou la mort ! -— Tais-toi! cria Harambur, tandis que le ver- tige d'orgueil et l'horripilation du crime faisaient de sfon visage un effroyable poème. — Et pourquoi donc? osa-t-elle. Serons-nous vaincus dans cette lutte? Thomas serait-il le pau- vre savant besogneux que tu as été dans ta jeu- nesse ? Elle savait que le rêve secret de cet homme était d'avoir un fils aussi brillant et aussi populaire qu'il avait été, lui, obscur et détesté. ■—> Non, non, murmura-t-il, que Thomas soit riche et heureux. Par quel singulier retour ce dernier mot, pres- que tendre, le jeta-t-il dans une sorte de défail- lance? Il tomba, plutôt qu'il ne s'assit, sur sa140 LE DOCTEUR HARAMBUR chaise et, s'essuyant le front où perlait une sueur froide : — Laisse-moi, je te prie, ces émotions me font du mal. — Veux-tu que je t'aide à quelque chose, que j'appelle Anna-Claire? Alors, l'orgueil d'Harambur se manifesta d'une manière soudaine. Il se releva, il regarda sa femme avec un horrible rictus et lui dit : — Je n'ai besoin de personne, entends-tu, de personne au monde; je veux être seul. II UNE EXISTENCE BRISEE Thomas souffrait beaucoup. Il avait trouvé quel- que réconfort dans ses bonnes actions des derniers jours, mais il n'avait pas tardé à retomber dans une grande misère d'âme. Si l'on songe que le pro- jet de son mariage avec Marguerite était formé depuis plusieurs années, que toute la vie du stu- dieux jeune homme se trouvait concentrée dans ce projet, on ne s'étonnera pas de son abattement. Bien qu'il eût résolu d'avoir une entrevue avec Marguerite, il ne se sentait pas encore la force d'affronter cette entrevue. Il cherchait une diver- sion dans l'étude, compulsant les notes qu'il avait rapportées de son voyage, classant ses souvenirs et jetant par-ci, par-là, le plan d'un chapitre à développer. Hélas! c'est à peine s'il obtenait ainsi quelques minutes de répit. Marguerite ne tardait pas à lui apparaître, pleine de grâces, telle qu'il seLE CRIME 141 l'était figurée pendant ses longues explorations, quand il se promettait, au retour, les grandes joies du foyer. Alors son cœur se serrait, ses tra- vaux lui paraissaient vains, son existence inutile. Il était allé faire une visite aux Arbiade, et il avait très habilement profité pour cette visite d'une heure où il savait que Marguerite se trouvait avec Anna-Claire chez un professeur de peinture qui recevait, chaque semaine, quelques élèves dans son atelier. Arbiade s'était donné beaucoup de mal pour retenir le jeune homme jusqu'au retour de sa fiancée; mais Thomas avait prétexté des lettres urgentes à écrire» promis de revenir bientôt. Le père de Marguerite s'étonnait de la froideur du jeune savant. Il n'était pas éloigné de croire que la science lui refroidissait le cœur. Cette opinion cadrait d'ailleurs assez bien avec l'idée que ce brave homme se faisait du monde officiel. Il croyait qu'une certaine raideur faisait partie de ia noto- riété, et qu'on ne devait pas se permettre de trop vives effusions quand on se destinait à prendre place parmi les membres de l'Institut. ■— Cela n'en fera pas moins un excellent mari pour Marguerite, disait-il à sa femme. — Tu crois? — J'en suis sûr... Le mariage est une chose sé- rieuse. .. Mme. Arbiade avait été dans sa jeunesse la plus rieuse petite femme du monde, et lui-même, Ar- biade, du temps qu'il forgeait, avait eu la répu- tation d'un joyeux mari. Mme Arbiade le lui rappela : ■— Mon pauvre Jacques, en ai-je été moins ]I 142 LE DOCTEUR HARAMBUR i bonne ménagère, et toi moins attaché à tes de- voirs? — Ce n'est pas la même chose, dit Arbiade ennuyé. — Si, c'est la même chose; l'amour est toujours l'amour, la joie toujours la joie, mon ami. Mar- guerite est une nature sérieuse, réfléchie; j'en con- viens; mais sa vue n'engendrera jamais la tris- tesse chez un homme épris. — Ta, ta, ta, ta, fut la réplique d'Arbiade; qui te dit que Thomas est triste?... Voilà bien les femmes! Pour un peu tu nous convaincrais que Marguerite a cessé de plaire!... Veux-tu que je te dise, ma bonne, tu exagères, tu exagères!... Il se complut dans ce mot où, cependant, appa- raissait son inquiétude. Dès que Marguerite avait été de retour, il se l'était fait amener. — Allons, ma belle, montre-moi ta figure; re- garde-moi bien en face; il y a une heure à peine Thomas était ici. Elle avait pâli, puis rougi, et l'excellent Ar- biade s'était senti réconforté par cette preuve d'émotion. Seulement, l'agitation avait passé à Marguerite qui vécut, dès lors, dans l'attente, dans la crainte de la visite de Thomas. Comme les jours s'écoulaient sans rien amener, Marguerite s'énerva. Cette fille si calme et si sage ne put accepter plus longtemps une situation fausse. Elle résolut d'al- ler au-devant d'une explication qu'elle sentait in dispensable. Sa mère, consultée, l'approuva, et, un après-midi, elles se rendirent toutes deux chez les Harambur. Mme Harambur recevait dans une pièce séparée du laboratoire de M. Harambur par le cabinet de : «H *■LE CRIME 143 consultation du docteur, cabinet qui servait en même temps de bibliothèque. Quand Harambur était de bonne humeur, et qu'Anna-Claire travail- lait avec lui, il laissait ouvertes les portes de com- munication. On circulait alors librement, on allait trouver Harambur, ou bien lui-même» abandon- nant son laboratoire, se rendait au salon. Le jour de la visite de Marguerite et de sa mère, il en fut ainsi. Thomas, Anna-Claire et le docteur travail- laient à une collation de notes qui n'exigeait pas une grande application. Ils s'arrêtaient par- fois d'écrire ou de dicter pour entamer une cau- serie. Une grande intimité régnait entre eux. Tho- mas s'étonnait des progrès d'Anna-Claire. Il est vrai qu'elle s'était assimilé la science d'Harambur, mais elle la tournait vers l'optimisme et la bonté. Cela faisait hausser les épaules au docteur. Tho- mas partageait les vues de sa sœur d'adoption. Il ne disait pas non quand la jeune fille déclarait que la Science ne saurait pâtir d'être subordonnée à la morale. — C'est insensé, murmurait Harambur; la science et la morale forment deux catégories ab- solument différentes... Qu'est-ce que les lois de la pesanteur peuvent avoir de commun avec l'idée de justice ou de pitié? Qu'un homme tombe du haut d'une maison et, en vertu de ces lois, aille s'écraser contre le sol, accuserez-vous la science d'avoir été la criminelle? — Non, dit Thomas, mais la connaissance nous couvre en général contre le danger. Les lois de la pesanteur ont reçu une infinité d'applications qui ne sont proprement que des manières de nous pré- server des effets. directs ou indirects de la chute 144 LE DOCTEUR HARAMBUR ! des corps, par exemple, et, presque toujours, la grandeur d'une théorie scientifique est en rapport avec les services qu'elle rend à notre espèce... S'il n'y a pas dépendance absolue, du moins y a-t-il un parallélisme tel qu'il n'est pas téméraire de juger du degré de vérité par le degré de bien. Quand Thomas arrivait, par un chemin ou par un autre, à cette conclusion, Harambur se mon- trait vivement contrarié, et accusait son fils d'être un chimérique. Cependant, pour un observateur, il n'aurait pas été difficile de voir que la colère du docteur cachait une certaine inquiétude. Ce jour-là, particulièrement, il prit mal la thèse familière aux deux jeunes gens. Il cita plus de cent exemples où une grande découverte avait été due à l'impassibilité des savants : — Nous n'irions pas loin avec des gens à scru- pules comme vous!... Quand je pense qu'Anna- Claire réprouve mes expériences sur de misérables chiens. Allez, la science est une guerre, et qui donc a pu vous enseigner que le meilleur capitaine est toujours le plus humain?... — Ce sont les nations les plus civilisées, les plus savantes qui font la guerre avec le plus de douceur, répliqua Thomas. Je sais bien qu'il ne faut pas confondre les cas particuliers avec l'orien- tation générale de l'esprit, et que tel grand sa- vant a pu être un homme cruel; mais cela n'em- pêche pas que la science achemine à une plus haute morale et que, plus nous marchons, plus les savants deviennent des types d'une bonté supé- rieure. — Rien de moins prouvé, s'écria Harambur. je les ai connus, moi, ces savants dont vous parlez, etLE CRIME 145 je puis; vous assurer qu'ils sont des lutteurs sans pitié pour les faibles... J'ai été un de ces faibles, ajouta-t-il avec un accent de rancune; ils m'ont piétiné, volé, jeté au gouffre de la misère et de l'ennui. Ma mort n'aurait pas troublé leur som- meil, je vous le promets... Thomas ne trouvait rien à répondre. Il sentait que son père avait eu des raisons de se plaindre; mais il se disait aussi que, de tout temps, il s'est trouvé des méchants dans toutes les professions, et qu'ainsi la science n'avait pas le monopole des serviteurs féroces. Anna-Claire se taisait, prise de pitié pour son père adoptif. Sous le regard de^ ces deux êtres, les seuls qui eussent vraiment de l'af- fection pour lui, le docteur parut perdre un peu de son assurance. On ne sait quel sentiment obscur embua ses yeux gris. Il se détourna, il affecta de chercher avec plus d'attention dans ses notes en grommelant : — Vous êtes des enfants, vous ne connaissez rien de la vie. A ce moment, parmi les voix qu'on entendait au salon, Thomas reconnut la voix de Marguerite. Il pâlit. Son trouble n'échappa pas à Anna-Claire. La pauvre fille vit venir l'heure terrible où elle saurait si Pascal aimait Marguerite, et s'il lui fallait renoncer à toute espérance. Marguerite, dont Anna-Claire connaissait le caractère décidé, venait sans doute pour avoir une explication avec Thomas. Qu'allait-il se passer? Thomas résis- terait-il à ces mouvements impétueux qu'une double hérédité avait mis en lui? Le docteur intervien- drait-il en faveur de son fils? Elle songeait en- core qu'un pas léger annonça l'approche de146 LE DOCTEUR HARAMBUR Mlle Arbiade. Obéissant à sa nature d'affection et de dévouement, Anna-Claire n'avait jamais fait, auprès de son amie, une allusion quelconque aux suppositions que lui avait confiées Mme Ha- rambur, et, à plus forte raison, n'avait pas parlé de ses propres sentiments. Elle demeurait pour Mar- guerite la plus parfaite, la plus discrète amie. La réalité n'apparaissait à cette âme exquise qu'en une émulation d'amour où le bonheur seul de Pascal importait. Elle se réjouissait des vertus de Marguerite comme elle se serait affligée de ses dé- fauts, ce qui est le contraire des sentiments mon- dains habituels. Cela n'empêchait pas qu'elle souf- frît cruellement, mais d'une souffrance ennoblie purifiée. Seule Mme Harambur était venue trou- bler un moment cette limpidité d'âme par des insinuations venimeuses; mais l'honnête fille avait- lot repris son équilibre moral. Elle gardait pour- tant, au fond d'elle, la terreur de se voir con- trainte, pour sauver les siens, à épouser Gasque Elle aurait cent fois préféré la mort! Quant à Thomas, surpris, il cherchait à mettre en ordre ses impressions; malheureusement, le lond de sa nature s'y opposait, et, malgré ses efforts, il ne put guère présenter à Marguerite qu'un visage bouleversé par les plus terribles pas- sions. Harambur, soucieux, mais à qui une longue habi- tude avait appris à cacher son mécontentement sous une grimace ricaneuse, continua à griffonner et à lire ses notes, tandis que Marguerite lui souhaitait le bonjour. La jeune fille ne s'effaroucha pas de cet accueil auquel elle était habituée; elle tendit la main à LE CRIME 147 Thomas, à Anna-Claire, et elle allait se placer auprès de cette dernière, quand le docteur, sou- dain, s'écria : ■— Quels singuliers fiancés vous faites! Il les regardait en dessous, avec on ne sait quelle amertume mêlée à sa moquerie. —■ Père! implora Thomas dont la douleur était visible. Mais le savant parut ne pas l'entendre. Il avait comme cela des besoins d'expérience où il n'épar- gnait ni son cœur, ni celui du prochain. Margue- rite se sentait mal à l'aise devant ce ricanement. Elle eût préféré un reproche direct. Harambur continua : — Quand je pense avec quelle joie ces fian- çailles ont été acceptées par tout le monde et par vous-mêmeâ ! Vous n'étiez encore que deux enfants, vous si douce et si jolie, Marguerite, toi sérieux et brave, Thomas, quand le projet de vous marier naquit presque spontanément dans notre tête à tous... Vous vous aimiez... Vous n'étiez pas figés comme à présent l'un devant l'autre. Allons, je vois que je vous gêne. Les vieux sont toujours de trop. Je vous laisse avec Anna-Claire. Il eut presque un regard menaçant pour Margue- rite, mais celle-ci ne baissa pas les yeux. Quand il fut parti, un silence de quelques minutes régna entre les trois jeunes gens. Thomas le rompit et, d'une voix que l'émotion enrouait : — Marguerite, j'ai vu Pascal; il m'a tout avoué. Anna-Claire, qui doutait encore, éprouva une telle commotion à ces paroles qu'elle laissa tom- ber des papiers' qu'elle tenait à la main. Margue- rite répondit d'une voix tremblante :U8 LE DOCTEUR HARAMBUR — Il a bien fait, Thomas. — Ainsi, s'écria soudain le jeune savant, ainsi tout est vrai, vous ne m'aimez plus, vous ne serez pas ma femme. Je ne vous avais jamais aimé comme une femme doit aimer son mari, Thomas; je m'étais trompée sur mes sentiments. — N'est-ce pas la raison trop facile de ceux qui trahissent? ricana-t-il. — Oh! Thomas, dit la jeune fille avec re- proche. — Mon cher Thomas, intervint Anna-Claire, toute crispée de sa propre douleur, mais se domp- tant héroïquement... — Anna-Claire, tu ne peux savoir ce que je souffre... — Sois juste, Thomas, songe que Marguerite est la franchise, la bonté... — Hélas, pourquoi n'a-t-elle pas joint à ses qualités d'être un cœur fidèle, une âme qui se ré- siste à elle-même? — J'étais trop jeune, balbutia Marguerite; j'ignorais la vie, l'amour; je vous estimais... — Marguerite, vous me broyez le cœur; car, hélas, moi, je ne me suis pas trompé : je vous ai toujours aimée, je vous aime encore... Non, le sen- timent qui m'unissait à vous n'était pas un simple jeu de mon imagination, l'engagement qui me liait à vous, une simple fantaisie. Vous avez re- présenté pour moi ces choses infiniment sacrées : le mariage, la famille. Nos fiançailles me parais- saient indissolubles ! Nulle femme au monde n'au- rait pu m'arracher à vous, et je me disais sans cesse, plein de respect pour votre caractère, que LE CRIME 149 vous non plus, vous ne failliriez pas à votre pro- messe, que rien ne vous ferait dévier du droit che- min, que vous seriez une honnête fiancée comme on est une honnête femme. — Thomas! — Eh bien, oui, une honnête femme... Car cet amour dont vous parlez, qui vous est venu tout soudain, n'aurait-il pu vous venir aussi après le mariage?... Et une épouse n'est-elle pas coupable de laisser naître en elle un sentiment contraire à ses devoirs? — Mais je ne suis pas votre épouse, Thomas... Tous les reproches que vous me faites, je me les suis adressés. Ne m'accusez pas d'être légère, je sens au contraire profondément mon devoir; mais pourquoi me montrerais-je plus sévère que la so- ciété elle-même qui est très sévère. Le mot d'infi- délité ne peut s'appliquer ici. Je ne suis pas votre femme; vous n'avez pris aucune responsabilité à mon égard et, quoiqu'un sentiment nouveau ait pris place dans mon cœur, je ne vous ai jamais renié; mon affection pour voua est demeurée ce qu'elle était. __. Tout en préférant Pascal! — Au moment de nos fiançailles, j'étais trop jeune pour faire la distinction entre l'amitié et... __ ... Ne le dites pas, cria le jeune savant en portant sa main à son cœur, ne le dites pas encore, ne me portez pas ce coup. Votre amour à un autre, Marguerite, c'est l'effondrement de toute ma vie... Réfléchissez, laissez-moi quelque espérance. Pas- cal, je le sais, s'effacera devant moi. Attendez quelques mois : votre ancien sentiment pour moi peut renaître.i5o LE DOCTEUR HARAMBUR — Hélas! dit Marguerite, je me mépriserais, Thomas, si je vous laissais dans une pareille erreur... Mon sentiment pour vous n'a jamais été celui d'une femme pour son mari, et c'est bien pourquoi je ne me juge pas infidèle!... — Alors vous ne voulez pas me laisser d'es- poir? — Je serais de mauvaise foi, si je vous en lais- sais. — Vous avez donc tant de hâte? — je n'ai aucune hâte... J'attendrai patiem- ment le temps que vous voudrez, que mes parents voudront — Vos parents savent déjà? — Mon trouble n'a pu échapper à ma mère... — Et votre père? — Mon père ne sait rien. — Acceptera-t-il Pascal? — Je ne puis l'affirmer. •—■ S'il refuse? - j'attendrai... Je ne me marierai pas sans son consentement, mais je ne me marierai pas non plus selon une volonté que je trouverais injuste. — Je vous déplais donc bien, Marguerite? ^ — Non, Thomas, vous êtes mon meilleur ami. J'aurais été fière et heureuse d'être votre femme, mais le sort en a décidé autrement. 1 homas s'était abîmé sur une chaise et les trois jeunes gens demeurèrent longtemps immobiles et muets. La pauvre Anna-Claire voyait se consom- mer la ruine de son dernier espoir. Elle aimait Marguerite; elle appréciait son attitude de no- blesse, d'intrépidité; mais elle ne pouvait s'em- pêcher de la trouver cruelle pour Thomas,LE CRIME 151 Le pauvre garçon haletait, dans une angoisse indicible. Il s'attendait à son malheur; mais ce qu'il avait imaginé souffrir n'était rien auprès de la réalité. Un froid mortel lui gagnait le cœur et, dans sa tête, un défilé d'images funèbres passait. Il lui semblait que, plus jamais, il ne pourrait trouver la force de lever les bras et de marcher. Mais quelqu'un lui toucha l'épaule. Il leva les yeux, reconnut Anna-Claire. Elle avait pris Mar- guerite par la main, elle l'avait menée vers le jeune homme. — Marguerite, dit-elle, tu ne connais pas 1 ad- mirable bonté, l'âme miséricordieuse et vaste de Thomas. Il avait déjà appris de la bouche de Pascal que vous vous aimiez et, cependant, c'est lui qui est intervenu pour sauver les Bénesse de la ruine. — Anna-Claire! fit Thomas. — Il faut qu'elle sache tout cela, afin qu'elle comprenne mieux ce que sera ton sacrifice, et qu'elle en garde éternellement le souvenir... Je sais qu'il te sera doux, Thomas, d'être aimé, vé- néré d'elle, d'occuper une grande place dans sa vie. Marguerite pleurait. — Oh ! Thomas, s'écria-t-elle, Anna-Claire a rai- son, jamais je n'oublierai votre conduite. 4- Mais je n'ai rempli qu'un strict devoir, se récria Thomas... Pascal est mon ami, j'aime et j'estime tous les Bénesse. — Oui, dit Anna-Claire; mais la ruine des Bé- nesse, c'eût été le mariage de Marguerite avec Pas- cal à jamais impossible. — Merci, Thomas, dit Marguerite. Une consolation obscure apaisait le cœur de152 LE DOCTEUR HARAMBUR Thomas. Le génie d'Anna-Claire avait trouvé le baume souverain. Il regarda une dernière fois cette superbe Marguerite qu'il allait perdre; ces beaux yeux dont il avait rêvé pendant les longs mois de son voyage, ces cheveux blonds que, tout enfant, il adorait. ^Sa vie s'écroula devant lui. Ce fut comme s'il eût donné des coups de pioche dans une maison. Le doux intérieur, la femme, les enfants, tout tomba à l'abîme. Il renonça intérieurement au ma- riage, au bonheur : un avenir aride et passionnant quand même rempli d'étude, de science s'étendit devant lui sous l'apparence d'une longue route poudreuse où cheminait un éternel voyageur. Il se leva, il dit simplement : — Marguerite, j'ai promis à Pascal de vous laisser choisir; vous avez choisi, tout est bien; je vous rends votre parole... Il achevait à peine qu'un cri se faisait entendre' au seuil du laboratoire : — Que dis-tu, Thomas? tu es fou. C'était Mme Harambur. Thomas leva les yeux vers elle, surpris, Il eut pitié, sachant combien ce mariage tenait au cœur de sa mère; il répondit cependant : — Je ne suis pas fou; Marguerite ne m'aime pas assez pour être ma femme. — Est-ce toi ou elle qui dit cela ? — C'est elle, mère, et c'est aussi moi... Je veux que Marguerite soit libre. Mme Harambur arrivait à se contenir par un effort surhumain : — Et vous, madame Arbiade, approuvez-vous cette malheureuse enfant ?LE CRIME 153 — Je juge qu'elle agit loyalement. — Et M. Arbiade? . C'était le point noir. Tandis que Mme Arbiade pâlissait, Marguerite, plus calme, répondait : _ Mon père n'est pas encore informe, madame. J'ai tenu à reprendre ma parole à Thomas d'abord. _ Et tu la lui as rendue, mon fils? — Certainement, mère . Derrière Mme Harambur, le docteur avait paru. — Que se passe-t-il donc? — Marguerite ne veut plus devenir la femme de Thomas! — Ah! et qui donc prétend-elle épouser? — Cela ne vous regarde pas, mon père, dit fer- mement Thomas; Marguerite est libre. _ En vérité! Comme vous y allez, jeunes gens; Il jeta un regard inquiet vers sa femme. Celle-ci avait eu le temps de se reprendre. — Qu'est-ce que Thomas vous a fait? de- mandait-elle à Marguerite et à Mme Arbiade. ^ — Non seulement Thomas ne m'a rien tait, re- pondit Marguerite, mais je n'estime nul homme au monde plus que lui. _ Je ne comprends pas, dit alors Mme Haram- bur qui comprenait très bien, mais qui désirait faire exprimer par Marguerite sa pensée secrète : voulez-vous dire que si l'homme qui s'est 3ete entre vous n'existait pas, c'est Thomas que vous préféreriez? , _ Assurément, dit Marguerite, tombant dans ce singulier piège, tandis que Mme Harambur re- gardait fixement son mari. H154 LE DOCTEUR HARAMBUR III \ LES FIANÇAILLES DE PASCAL ET DE MARGUERITE Marguerite se tenait sur sa terrasse. C'était le crépuscule, et la jeune fille se souvint du soir où elle avait échangé là, avec Pascal, de si graves paroles. Les marronniers à présent avaient large- ment poussé leurs feuilles comme des mains ou- vertes sur le jardin. Les fleurs, flétries depuis long- temps, se remplaçaient par des fruits qu'on voyait grossir de jour en jour. Mais les aulnes étincelaient encore au soleil, le saule laissait tomber plus bas ses branches, et les lointains demeuraient noyés de vapeurs violettes, tandis que le serpent argen- tin de la Loire ondulait à travers les campagnes. Marguerite, parmi le grand calme des choses, gar- dait une ombre sur son front. Maintenant qu'elle s'était libérée de son enga- gement à l'égard de Thomas, elle sentait bien que le plus difficile restait à faire : obtenir le consen- tement de sbn père. Fille avisée autant que cou- rageuse, si elle reculait de jour en jour l'explica- tion1, c'est qu'elle avait des raisons sérieuses d'agir ainsi. En effet, à mesure que le temps s'avançait, Pascal se voyait plus certain de réussir, et les chances de gagner Arbiade augmentaient. Cepen- dant, il fallait éviter que le père ne fût informé par les Harambur, et Marguerite se décida à parler. Elle avait été bien secondée par sa mère qui ne cessait de faire valoir chaque jour l'excellente si-LE CRIME iSS tuation de l'usine Bénesse, et de répéter les éloges dont les industriels comblaient Pascal. Arbiade était sensible à l'extrême aux bruits de la ville. Il hochait bien encore la tête, mais on voyait que sa défiance cédait petit à petit, et qu'il commençait à admettre la probabilité du succès de Pascal. C'était une habitude d'Arbiade, le soir, de venir se placer auprès de sa fille. Il aimait la faire cau- ser. Parfois, Mme Arbiade assistait à ceâ entretiens; le plus souvent, avec un sens profond des intimités nécessaires, elle laissait seuls le père et la fille : «Je serais bien fâchée qu'il y eût toujours quel- qu'un entre Marguerite et moi, pensait-elle; il est juste qu Arbiade ait aussi sa fille toute à lui. » Arbiade goûtait le charme de ces apartés. Et il faut le dire, la conversation: n'était pas tout à fait ce qu'elle aurait été si Mme Arbiade se fût trouvée présente. Marguerite y risquait la confes- sion d'un caprice, y discutait librement une ques- tion de principe, osait reprocher à son père de n'être pas toujours bienfaisant au degré ou sa fortune l'aurait permis. Arbiade s'expliquait, ne craignait pas de rappeler son humble origine. L'adroite jeune fille porta la causerie sur ce sujet, et, comme le père venait de répéter son éter- nelle phrase : f y — Que veux-tu, ma chérie; je me su» forme a une rude école; je suis un travailleur; fai gardé des défiances, des craintes d'homme du peuple. — Si tu es un travailleur, pourquoi méprises-tu les travailleurs? demanda-t-elle. —•■ Moi, je méprise les travailleurs!... Tu es folle, ma pauvre Marguerite. _ Je ne suis pas folle... Tu as toutes les tai-'56 LE DOCTEUR HARAMBUR W blesses possibles pour les gens qui ne travaillent pas; l'argent te fascine. — L'argent est l'argent, ma petite... Tu ne peux pas savoir, toi, tu n'as pas dû gagner ta for- tune. — Est-ce une raison pour m'honorer plus que toi qui as dû la gagner?... —■ Je ne dis pas. — Et si je te méprisais parce que tu as tra- vaillé? — Eh ! eh ! je n'en serais pas surpris. ■— Ce serait abominable, père. — Abominable, soit, mais si naturel. Voyons, ma fille, tu ne voudrais pas marcher contre la plus ancienne loi qui soit au monde. — Si, père, je voudrais marcher contre elle; je ne mets rien au-dessus d'un homme qui travaille, qui doit sa position à sa force, à son intelligence... — Possible. — Non, pas possible, père, mais certain. — Pourquoi alors n'épouserais-tu pas un ou- vrier ? Marguerite s'arrêta, embarrassée. Elle n'avait pas songé à un ouvrier, et elle sentait bien qu'elle n'aurait pas volontiers épousé un ouvrier. Arbiade triomphait de ce désarroi : ■— Tu vois? _ — Oh ! se récria-t-elle, ce n'est pas le travail, c'est l'éducation. — Ça se tient. Comment veux-tu qu'un rude travailleur ait le temps de songer à apprendre les belles manières, à s'habiller?... — Eh bien, dit-elle, c'est tout de même très injuste. tLE CRIME 157 — Qu'est-ce qui n'est pas injuste en ce monde ! Il haussa philosophiquement les épaules, tout heureux de l'avoir mise au pied du mur, car il avait souvent le dessous dans leurs petites dis- cussions. Marguerite profita de cette bonne humeur pour en venir au point qu'elle brûlait d'aborder. __ Tu pousses les choses un peu loin, dit-elle... Il y a dans ma répugnance à épouser un pauvre tra- vailleur toute une éducation dont je ne puis être rendue responsable... C'est toi, en somme, qui ne veux pas que ta fille devienne la femme d'un ou- vrier. — Naturellement... A quoi bon m'être élevé jusqu'à la bourgeoisie, si tu retournes à une classe inférieure ! — Pourquoi te vanter alors de ton travail?... Car tu t'en vantes, tu es fier de tes exploits de forgeron. — On est fier de ce qu'on peut. — Mais, moi aussi, père, je suis fière que tu aies été forgeron, que tu te sois élevé, que tu aies lutté. — De mon temps, Margot, il y avait beaucoup d'hommes pareils à moi; aujourd'hui, il n'y en a plus; on est l'un ou l'autre : ouvrier ou ingénieur, prolétaire ou patron... Les hommes d'action d'au- jourd'hui, c'est dans la finance qu'on les trouve. — Cependant, père, les Bénesse, Pascal Bé- nesse surtout, n'a-t-il pas recommencé la lutte in- dustrielle; son énergie, son intelligence, ne for- ceront-elles pas la fortune à lui sourire? — Peut-être. — Et ne serais-tu pas heureux d'avoir un gen- dre tel que lui?/ '58 LE DOCTEUR HARAMBUR I Ifi I — Où veux-tu en venir? — Père, Pascal réussira, Pascal triomphera de tous les obstacles, Pascal est un héros. — Que signifie? — Cela signifie que je l'aime, que je ne veux pas d'autre mari. — Et Thomas? ■— Thomas m'a rendu sa parole. — Marguerite! lî s'était redressé, très! sombre tout à coup, sen- tant que son autorité paternelle avait été mécon- nue. Alors, la jeune fille plaida. Elle dit son espoir, son amour, l'erreur qu'elle avait commise en croyant aimer Thomas. Arbiade la laissa parler; puis, après une minute de silence : — Et si Pascal ne fait pa9 fortune? —■ Il fera fortune. L'ancien maître de forges tira quelques bouf- fées de sa pipe; puis : — Marguerite, c'est très grave, ce que tu as fait... Je vais écrire à Pascal qu'il vienne me voir demain après le dîner, et nous nous expliquerons. Quel besoin avait-il aussi, ce Thomas, de te rendre sa parole sans prendre mon conseil ? Ah ! ma fille, je crains bien que tu ne perdes une bonne affaire. Les Harambur sont riches. Mme Harambur a su mettre de l'argent de côté. Tu aurais été la femme d'un homme célèbre, d'un académicien. Et quel homme! Beau, charmant, spirituel; une grande instruction, un grand cœur. Mais non, mademoi- selle a changé tout cela. Il lui faut un industriel besogneux... Oh! je ne conteste pas son mérite; mais, que diable, quand tout est bien, pourquoiLE CRIME 159 rêver autre chose qui, certainement, n'est pas mieux? Enfin, j'écrirai. Arbiade écrivit, en effet. Il eut le lendemain ma- tin une longue conversation avec sa femme, con- versation dont celle-ci ne souffla mot à Marguerite. Le soir, vers huit heures et demie, Pascal arriva. La jeune fille, voulant le laisser seul avec Arbiade, se leva pour se retirer. —. Non, reste, Marguerite, dit le père. Les amoureux sentaient le moment décisif et tremblaient un peu. Ils n'osaient se regarder, Mme Arbiade n'était pas moins émue, car elle assistait à l'entretien. — Monsieur Bénesse, dit Arbiade solennel, il paraît que vous aimez ma fille? — Oui, monsieur. — Je ne puis vous féliciter de vous être mis entre elle et Thomas Harambur... Oh! je sais qu'il n'y a pas de votre faute... mais l'excuse est trop facile... Il suffit que je ne vous en veuille pas. Ce qui est fait est fait. Mme Harambur avait attiré mon attention; je me suis cru meilleur observa- teur qu'elle... Mais laissons cela. On percevait une certaine irritation dans sa voix. Il reprit : __ Vous vous aimez, dites-vous. Vous désirez vous marier. Etes-vous bien sûr, monsieur Bénesse, d'apporter à ma fille l'équivalent de sa dot : un million? — Je n'en suis pas sûr du tout, monsieur Ar- biade, répliqua Pascal. La seule chose que je puisse vous promettre, c'est que l'usine nous don- nera prochainement de beaux bénéfices.i6o LE DOCTEUR HARAMBUR V — Quelle sera, je vous prie, votre part dans les bénéfices ? — Mais, dit Pascal, je compte sur une vingtaine de mille francs par an. — Monsieur Bénesse, dit Arbiade, regardez-moi bien... Je ne suis qu'un ancien forgeron, et je dois ma fortune plutôt au hasard qu'à mon mérite; mais je tiens à cette fortune, je tiens surtout à ce que jamais elle ne manque à Marguerite... Je connais tous les arguments possibles sur la vanité de l'argent, sur le bonheur des ménages où l'on s'aime... mais, voyez-vous, monsieur Bénesse, dans les ménages pauvres, on a bientôt fini de s'aimer. Il serait trop tard de vous en apercevoir quand notre argent se trouverait englouti dans votre usine... — Mais, père, interrompit Marguerite, puisque l'usine marche. — Ta, ta, ta. Elle marche, c'est vrai, et dans un an, deux ans, elle ne marchera plus. Je le sais bien, puisque je me suis vu dans le même cas, et que tous ceux qui se sont engagés dans l'indus- trie se sont trouvés dans ce cas. Est-ce que les Lades, Dégerinne, Ramblard sont sûrs? Est-ce que ces bonnes maisons, jadis fermes comme le roc, ne sont pas aujourd'hui d'une déplorable fragilité?... Dites que je suis un rentier peureux, ça m'est égal, je n'ai confiance que dans l'argent. Du jour où j'ai tenu mes dix-huit cent mille francs en va- leurs de tout repos, j'ai commencé à respirer. Quant à mon usine, elle me dévorait... Ce n'est pas votre idée?"... Vous voulez combattre... Je reconnais votre talent, votre énergie, mais je n'ai pas con- fiance. ..LE CRIME ï6l Arbiade exprimait ainsi le retentissement, sur un cerveau moyen, des grandes transformations qui ont marqué notre époque. Quand, jadis, il lui avait fallu renoncer à l'in- dustrie, son idéal, Arbiade était demeuré plus flottant qu'une algue au fil de l'onde. Un hasard, la plus-value de ses terrains,, l'avait sauvé. Dans1 la crise qui, pour le philosophe, représente l'avènement du grand outillage mécanique et de la division du travail, Arbiade n'avait vu que le triomphe de l'argent, confondant ainsi l'effet avec la cause. Marguerite, cependant, intervenait avec ardeur, presque avec indignation. — Hélas, mon père, que deviendra l'humanité si l'on refuse toute confiance à ses plus vigoureux représentants ? — Qu'est-ce que la vigueur a de commun avec le succès? Je l'ai vu passer, moi, le temps de la vigueur; dans un autre ordre d'idées, je le sais bien, mais je l'ai vu passer tout de même : mon bras, qu'on fêtait dans les forges, est devenu inu- tile. Un forgeron comme moi gagne à peine au- jourd'hui de quoi vivre. Et tu crois que ce qui est arrivé pour les bras n'arrivera pas pour les intel- ligences? Mais c'est déjà fait. Un gringalet a remplacé l'hercule, un imbécile remplacera l'homme d'esprit... Est-ce que Pascal, avec son cerveau, peut accomplir l'œuvre réalisée par un sot avec ses millions? Le temps est à la finance, ma fille. On ramasse des ingénieurs à la pelle. Tu peux avoir le premier génie de France à ta solde pour de l'argent. — Cependant, monsieur, dit Pascal, l'énergie individuelle n'a pas cessé d'opérer des miracles.IÔ2 LE DOCTEUR HARAMBUR — Je sais que vous réussisisez, monsieur Bénesse; mais vous le devez quand même à votre situation plus qu'à votre intelligence. C'est le capital amassé par votre grand-père, votre père, et l'argent des Harambur qui constituent votre tremplin. Je ne dis pas cela pour vous offenser, mais pour vous montrer le fondement précaire de votre fortune, menacée par la grande industrie. Quand vous aurez vaincu, par la force de votre belle jeunesse, la fatalité qui s'attache à l'industrie moyenne, croyez-vous donc qu'il ne se présentera pas de nouveaux obstacles, plus terribles? Et pourrez- vous renouveler l'effort ? Pascal sentait une part de vérité dans ces pa- roles; il répondit : — Je serais téméraire, monsieur Arbiade, si je croyais au développement indéfini de mon usine dans la forme actuelle, et, quoique j'éprouve une certaine répugnance à abandonner l'idéal de mon grand-père et de mon père, j'ai cependant admis la probabilité d'une fusion nécessaire entre tous les fabricants de notre ville, voire de notre dépar- tement, la construction d'un trust, pour employer ce mot, d'une société par actions qui puisse opé- rer sur une grande échelle. Arbiade, très ému, se leva soudain, et saisissant la main de Pascal : — Est-ce que vous m'auriez compris? Arri- venez-vous à faire céder l'entêtement de votre grand-père Philippe, à ne plus engager qu'un ca- pital anonyme, avec des responsabilités limitées? — Je mentirais, monsieur Arbiade, si je vous disais que c'est là une pensée de mon grand-père ou de mon père. Je ne vous dirai même pas que.E CRIME 163 c'est une pensée de moi, car elle est pour le moment impraticable; mais je suis persuadé qu'elle s'imposera un jour prochain, et vous pouvez comp- ter que je ne m'obstinerai pas dans des errements qui ont vécu... Cependant, je ne puis, du jour au lendemain, déposer les armes. Une chance m'est offerte, probablement la dernière chance des in- dividualistes; je tiens une spécialité de fabrica- tion difficile, et même secrète, pour laquelle je me suis outillé. Avant que mes rivaux se mettent en marche, il faudra cinq ans. J'ai déjà pour cinq cent mille francs de commandes. Demain j'en aurai pour un million. Je réalise cinquante pour cent de bé- néfices. Vous êtes un homme du métier. Venez de- main à l'usine, je vous prouverai cela par des chiffres indiscutables. Dans cinq ans d'ici, l'usine Bénesse vaudra quatre millions et gouvernera le marché. A ce moment-là, je vous le promets, sera constitué le trust dont nous parlons. Seulement, c'est nous qui l'organiserons, car nous serons les maîtres; tandis qu'aujourd'hui, la mise en actions de notre usine, avec un aussi faible actif, serait une débâcle. — Je ne demande pas mieux que de vous croire, mon cher Pascal; mais je ne m'emballe pas faci- lement... Mettons, si vous voulez, que vous aurez ma fille le jour où vous pourrez, sans vous gêner, rembourser à Harambur son capital. —• Je pourrai le faire en décembre, mais ce sera une mauvaise spéculation; il vaudrait mieux con- sacrer cette somme à l'agrandissement de l'usine. — Laissez-moi continuer... Vous rendrez ce ca- pital aux Harambur, mais je vous fournirai une somme équivalente. Ce que je veux, c'est la preuve LE DOCTEUR HARAMBUE que vous pourrez disposer, en décembre, de deux cent mille francs sans vous gêner. — S'il n'y a que cette condition, monsieur Ar- biade, s'écria Pascal rayonnant, Marguerite est à moi. La jeune fille allait s'élancer, Arbiade l'arrêta. ■— Il n'y a pas que cette condition, dit-il. — Père ! — Quand tu dirais père jusqu'à demain, tu ne m'empêcherais pas de parler affaires avec Pas- cal... D'ailleurs, il en parle très bien. — Mais tant d'exigences, père! — Pascal ne trouve pas ma première condition trop dure... Voici la sieconde : Vous vous enga- gerez tous deux, sur l'honneur, à ne pas faire en- trer la dot d'un million que je destine à Marguerite dans les affaires. Je pourrais prendre d'autres pré- cautions, j'aime mieux m'en rapporter à votre pa- role. Moi vivant ou mort, le million servira uni- quement à vous faire tenir votre rang dans la so- ciété. Enfin, vous me jurez bien tous deux que, si Pascal se ruine avant la fin de l'année; si, pour quelque cause que ce soit, les résultats qu'il espère ne peuvent être atteints, vous renoncerez l'un et l'autre à l'union projetée. Vous me jurez, vous, Pascal, que vous regarderez comme une félonie de prétendre, dans ce cas, à la main de Marguerite, et vous, Marguerite, vous m'assurez que vous accep- terez un autre mari. — Père ! — ... Un autre mari... Nous attendons depuis assez longtemps, ta mère et moi... Je ne veux pas être tyrannique; mais je juge que j'ai mérité de voir mes petits-enfants avant de mourir. C'est àLE CRIME 165 prendre ou à laisser, Marguerite. J'ai cède sur tous les points. Thomas me plaisait comme gendre, je l'avoue, et je suis très humilié de lui avoir man- qué de parole. Cependant, ton bonheur m'a fait passer là-dessus. Que Pascal réponde le premier. — Monsieur Arbiade, dit Pascal, ce que vous m'accordez est magnifique. Je vous prouverai de- main que je dois réussir. D'ailleurs, bien que je sente quelque égoïsme dans vos précautions, je ne puis m'empêcher de les approuver parce qui! s'agit de ma chère Marguerite. Je souscris donc avec joie à tous les termes de votre proposition : je vous donne ma parole d'honneur. —. Et toi, Marguerite? File hésita. Elle regarda son jeune fiance que le bonheur transfigurait. Elle le vit si beau, si fort, si riche d'espérance, qu'elle dit enfin : — Soit, père; mais, je t'en prie, n'oblige pas Pascal à trop travailler... ■— Promets-tu? — Je promets. — Tu ne me refuseras pas la consolation de voir mes petits-enfants? — Je te donne ma parole d'honeur, père, et je te remercie. Certes, j'aurais préféré moins de res- trictions, mais ton vœu n'est pas déraisonnable... Tu te montres bon pour nous. — Petite sotte, murmura Arbiade ému, crois-tu donc que, maintenant, je ne vais pas, moi aussi, faire les souhaits les plus ardents pour que Pas- cal réussisse... Marguerite se jeta dans les bras de son père. Pascal bégaya sa gratitude. Arbiade, mi-pleurant, se dégagea comme il put :/ i66 LE DOCTEUR HARAMBUR - Maintenant, mon bon Pascal, vous compren- drez que ces fiançailles sous condition ne vous donnent pas les privilèges des fiançailles pures et simples. Vous viendrez dîner une fois par semaine avec nous. Pour le reste, vous verrez Marguerite clans le monde comme par le passé Un quart d'heure plus tard .Pascal, ivre de bon- heur, rentrait chez lui. Trop énervé pour dormir, il se rendit a son bureau, dans l'usine. Quand il tra- versa la grande halle endormie, il se souvint du soir ou il avait eu là son explication avec Thomas, ^e lui tut, parmi son triomphe, une grande tris- tesse. Il perçut clairement qu'il lui fallait accepter avec modestie le bonheur comme le malheur : — Certes, je ne puis empêcher ma joie; mais que, du moins, je garde le souvenir de Thomas si admirable, si héroïque. Je maudirais mon amour s il n'était qu'une fête; qu'il soit la destinée. Que Marguerite me demeure chère surtout parce qu'elle est une grande âme éprise d'un haut devoir; que notre existence d'époux soit une existence labo- rieuse, ^ fortement rattachée aux autres hommes; qui! n entre pas d'égoïsme dans notre passion, et qu'ainsi nous soyons dignes du sacrifice de Tho- mas. Il se parlait dans cette vaste usine, toute pleine de son génie. Les machines se profilaient éclairées par des reflets venus du dehors. Cette grande vie figée était encore de la vie. Elle symbolisait le travail de Pascal. Elle symbolisait aussi le travail de toute une humanité qui, à travers les siècles, avait créé ces serviteurs d'acier : — Oui, leur complication est faite des efforts, des luttes de nos pauvres ancêtres.LE CRIME 167 Il se figura un homme du moyen âge, rêvant comme lui un soir, dans un atelier, et soupirant comme lui d'amour et d'angoisse • — Qu'on est peu de chose devant le formidable destin! Un frisson le prit : il alla travailler. IV MARGUERITE On atteignait le début de juillet. La chaleur était accablante, et Harambur se tenait avec Anna- Claire dans son laboratoire. Les fenêtres ouvertes ne suffisaient pas à rendre l'air de la pièce plus respirable. Le docteur était très rouge; mais, cepen- dant, ne cessait de travailler, les' yeux rives a un microscope placé devant lui. Anna-Claire déchi- rait des notes, après avoir reconnu quun numéro au crayon rouge qui se trouvait sur chaque papier était bien reproduit dans un grand registre quelle avait devant elle. , r ■ Elle éprouvait une certaine difficulté a taire cette besogne parce que les notes, aussi bien que le registre, se trouvaient couverts dune écriture cryptographique de l'invention du docteur Haram- bur II prétendait mettre ainsi à l'abri de toutes investigations ses découvertes. Anna-Claire, qui, la plupart du temps, avait assisté aux expériences ou en avait connu les différentes phases ne pou- vait dire à quels faits se rapportaient les notes transcrites dans le registre; mais elle possédait une idée générale de la dominante des préoccupa-ï68 LE DOCTEUR HARAMBTJR I 1 tions du docteur à telle ou telle époque, et ainsi elle se retrouvait dans le grimoire d'Harambur avec une facilité qui éveillait parfois la défiance de celui-ci. — Je changerai mon chiffre, disait-il alors. — Vous feriez peut-être mieux d'écrire comme tout le monde, répliquait la jeune fille. Vous se- riez assuré ainsi que l'humanité bénéficierait de votre découverte. Il accueillait mal cette idée, répétant qu'il se moquait de l'humanité : — D'ailleurs, ajoutait-il, quand je lui laisse- rais les ventés les plus lumineuses, elle n'en profi- terait pas... La vérité n'a aucune force par elle- même. Je ne pourrais aboutir qu'à une seule chose • fournir à un certain nombre de charlatans le moyen de faire fortune en redécouvrant, dans quelques années, mes découvertes. Que l'humanité garde sa gloire, je garde, moi, ma science. J'estime que si tous les hommes de génie agissaient ainsi, un jour viendrait peut-être où les intrigants ne tiendraient pas les premières places. — Pourquoi ne pas penser d'abord au bien que vous pourriez faire? N'est-ce pas une puissante consolation de soulager ses semblables ou d'élargir leur intelligence? — Je n'ai pas besoin de consolation, pas plus que de gloire. Tant pis pour mes bons contem- porains. S'ils m'avaient accueilli jeune, plein de foi, d'illusions, je leur eusse donné le sang de mes veines. A présent que je suis vieux, et que la lutte pour la vie m'a fait une âme de rancune et de révolte, je ne vais pas conclure ce marche de dupe qui consisterait à songer au bon-LE CRIME 169 heur d'un monde qui m'a privé de tout bonheur. — Le bonheur serait dans le pardon et la ré- signation. Harambur eut un rictus amer : — Le pardon, la résignation, tout cela n'a pas de sens... Je suis tel que le monde m'a fait, je ré- ponds trait pour trait à la société ignoble et cri- minelle... Vous parlez comme une enfant. Atten- dez que vous ayez eu sur votre poitrine le ge- nou d'un adversaire impitoyable, que vous ayez longuement agonisé sous les coups, que vos prières aient été rejetées, vos affections honnies, vos en- thousiasmes piétines, votre amour de la vérité ba- foué, vous apercevrez, alors, que le ciel est vide, les êtres féroces, l'univers impitoyable, et vous con- sidérerez comme une faiblesse de croire à quelque chose ou à quelqu'un ! — Docteur Harambur, dit Anna-Claire avec gravité, j'ai pitié de vos souffrances et je vous aime tendrement. Il se dressa soudain, toute sa face en quelque sorte déchirée d'angoisse : __ Et moi, je ne veux pas qu'on me plaigne ni qu'on m'aime. Rappelez-vous cela, Anna-Claire : mon cœur est mort un certain jour où les circons- tances m'obligèrent à choisir entre la ruine et l'abandon de ma sensibilité... J'étais un homme plein de force, de science, j'oserais dire de génie, quand le problème de ma destinée se présenta, ter- rible : je regardai ce problème en face, et je le résolus, une fois pour toutes. — De pareilles choses sont-elles possibles, mur- mura Anna-Claire; la vie offre-t-elle ces alterna- tives ?i 70 LE DOCTEUR HARAMBUR — Elle m'en a offert une... Tout a démontré par la suite que c'était moi qui avais virtuellement raison; car ce que je rêvais d'accomplir, je l'ai vu accomplir par d'autres. Il gardait sa face douloureuse, et l'on voyait lutter en lui l'homme de silence et de mystère avec l'homme qu'une profonde angoisse jette aux con- fidences. Anna-Claire, poursuivie depuis son entre- tien avec Gasque par le désir de connaître les rap- ports d'Alfred Harambur a-ec le docteur, dit alors d'une voix tremblante : — Je ne croirai jamais que votre frère Alfred ait pu ne pas vous comprendre! Harambur tressaillit de la tête aux pieds. Le regard qu'il lança à la jeune fille fut un mélange de haine, de crainte, de pitié. Il crispa sa main sur le microscope posé devant lui et le souleva comme pour le jeter à la tête d'Anna-Claire. Puis, petit à petit, devant les beaux yeux tranquilles d'Anna, il revint au calme; sa grande intelligence dompta ses passions, ce fut avec une sorte de tristesse dé- couragée qu'il dit : — Alfred était ce que les gens appellent un noble cœur. Le bien qu'il me voulait, et il m'en voulait beaucoup, n'allait pas jusqu'à la vive compréhen- sion qui seule pouvait me sauver... J'ai osé pro- noncer tout à l'heure le mot de génie en parlant de moi. Je n'attache pas à ce mot la signification qu'on lui donne d'ordinaire : je n'y vois qu'une sorte de procédé de l'esprit, une intuition vive et ra- pide des moyens de parvenir à certains résultats. Je possède cette intuition à l'extrême, et j'ai connu peu de gens qui ont mon audace de pensée. C'est, je pense, le propre de ma nature violente.LE CRIME 171 Alfred, plus calme, plus intelligent peut-être, se méfiait de mon cerveau, de ma manière impérieuse et hautaine. Il jugeait que j'étais surtout l'esclave de ma femme, alors que j'étais surtout l'esclave des créations de ma terrible tête. Quand j'eus besoin de lui pour m'assurer le monopole d'une décou- verte précieuse, il ne me comprit pas, il me jugea fou. Je crois bien que son refus d'entrer dans mes vues provenait plutôt du désir de me mettre à l'abri de la misère que de Son égoïsme; mais ce refus me tuait! Le docteur s'essuya le front. Ses yeux, derrière la broussaille des sourcils, fixaient Anna. ^ _ Ce refus me tuait, reprit-il, parce que j'étais jeune, bouillant d'ardeur, et que mes idées jouaient en moi ce rôle effrayant que les anciens attri- buaient aux dieux, et les docteurs du moyen âge aux démons. Je plaidai. Je me souviens d'un jour, auquel succéda une nuit terrible, où ]e ne cessai d'expliquer ma découverte, de supplier... Alfred m'opposait tant d'êtres intéressés à notre fortune! En lui venaient aboutir les forces so- ciales qui terrassent les hommes de génie. L'aube nous trouva toujours discutant. J'avais passé par toutes les phases d'une sorte de fureur sacrée. Quand je vis qu'il ne pouvait me comprendre, je rompis avec lui. Je me retirai seul et farouche dans le plus humble logis; j'y vécus dans l'agonie de toutes mes espérances. Enfin, un sursaut de désespoir me porta à confier mes de- couvertes à quelques savants étrangers, riches, ca- pables de les mettre en lumière... Ils en tirèrent des millions. Dans l'intervalle, pendant que je lut- tais contre eux, Alfred disparut, me laissant sa172 LE DOCTEUR HARAMBUR 11 fortune. Elle venait trop tard : tous les brevets étaient pris, les noms de deux autres attachés à des théories sur lesquelles' j'avais pâli durant des années... Non, Alfred Harambur ne fut pas un méchant homme, mais les circonstances en firent presque mon ennemi... — Mon pauvre père! murmura la jeune fille. — Votre père! murmura le docteur. — Oui, répondit nettement Anna, je sais qu'Alfred Harambur est mon père. — Qui donc vous a révélé cela? ■— M. Gasque, et ma mère adoptive me l'a con- firmé depuis. — Eh bien! puisque vous le savez, reprit le docteur avec énergie, apprenez aussi qu'il n'y a pas de quoi rougir. Alfred Harambur était un noble esprit. Je vous ai fait saisir en quoi il dif- férait de moi, mais nous avions des ressemblances. Il était inventeur, lui aussi, mais plus près de la pratique. Une sorte de mysticisme de bonté était sa caractéristique. Il y a de cela en vous, Anna- Claire et vous vous perdrez sans doute comme il s'est perdu. — Père! dit-elle. A ce nom familier, qu'il méritait si peu, il tres- saillit. Son visage eut l'expression à mi-chemin de la crainte et de la colère qui rendait le mieux cette âme inquiète. — Oui, oui, fit-il, vous pâtirez de votre bonté, ma pauvre enfant. Vous saurez un jour qu'il n'y a pas de bonheur possible pour des êtres comme vous. — Je le sais déjà.LE CRIME 173 Il releva ses yeux ardents, et quelque chose de semblable à une menace parut sur son visage. — Qui donc vous fait souffrir ? — Père, dit-elle, on veut que j'épouse M. Gas- que, et je ne l'aime pas. il parut réfléchir. — Pour moi, ce serait le pire des malheurs. __ En tout cas votre malheur n'est que dans l'expectative; vous n'êtes pas encore mariée. — J'ai une autre raison de souffrir, murmura Anna-Claire; j'aime Pascal Bénesse. — Vous, s'écria-t-il avec une sorte de jalousie, vous aimez Pascal? — 0ui- — Vous seriez donc bien contente, s'il n'épou- sait pas Marguerite Arbiade? — Marguerite Arbiade est une femme char- mante qui fera le bonheur de Pascal. — Et votre malheur! — Qu'importe, dit-elle. _ Vous n'êtes donc pas jalouse? — Moi, jalouse, cria Anna-Claire avec indigna- tion ! — J'ai toujours vu la jalousie accompagner l'amour, fit le docteur. De quoi souffrez-vous donc? — Je souffre d'aimer, répondit simplement Anna-Claire; mais je ne rends personne respon- sable de ma souffrance. — C'est l'amour désintéressé, ma pauvre^Anna- Claire; décidément, vous êtes faites pour pâtir. — Qu'importe! déclara-t-elle fièrement. — Votre mère eût parlé ainsi... __ Vous l'avez donc connue?m 174 LE DOCTEUR HARAMBUR — je l'ai connue, dit le docteur. Et il sembla à Anna-Claire qu'il grinçait des dents. — ... Je l'ai connue. Elle ne m'aimait pas; elle me craignait... Et elle avait raison, ajouta-t-il avec un son de voix terrible... Je suis un être à craindre... Mais en voilà assez sur ce sujet... Re- mettons-nous à l'ouvrage! Ils travaillaient depuis dix minutes quand pa- rut Mme Harambur. Derrière elle, bondissant, en- tra le chien Utique, celui qu'Harambur avait rendu aveugle et ensuite guéri. Le docteur leva à peine les yeux à l'arrivée de sa femme, mais on sentait quelque chose de gêné dans son attitude. Mme Harambur s'était assise sans parler. Elle jetait seulement de temps à autre un regard vers Anna-Claire. Le laboratoire, dans le chaud après- midi, exhalait une forte odeur d'éther provenant d'un flacon récemment débouché qui se trouvait auprès du docteur. Le vent agitait les rideaux de toile baissés à cause du soleil, et, de temps à autre, des rayons lumineux s'allongeaient brusquement, étincelaient sur des cuivres, piquaient d'étincelles le col des flacons, ou s'étendaient en nappes ruti- lantes1, en tentures de feu sur la table ou sur les livres de la bibliothèque. Quelquefois aussi, la clarté baissait, car des nuages s'étaient formés; alors la chaleur semblait plus insupportable. Ce- pendant, Anna-Claire et le docteur travaillaient avec une assiduité plus grande, comme s'ils eussent craint l'un et l'autre de laisser se produire une pause où Mme Harambur aurait pu placer les pre- miers mots d'une causerie. Elle n'était venue, en effet, que pour surveillerLE CRIME 175 ces deux personnages qui, dans sa comédie ou sa tragédie intérieures, ne marchaient pas selon ses desseins. Subjuguée par le silence, elle guettait la minute où ils lèveraient la tête. En attendant, elle réfléchissait, elle repassait les événements de ces derniers jours. Tous les fils qu'elle croyait si bien tenir lui échappaient. Malgré la perfidie de Gasque, la grève avait tourné en faveur des Bénesse. Le retour de Thomas, âprement escompté comme une chance, devenait un désastre. Arbiade, enfin, le dernier appui, manquait à son tour. Il était venu lui-même raconter la manière dont un arrangement se trouvait conclu entre lui et Pascal. Que faire? La prospérité de l'usine Bénesse de- venait une de ces choses irrésistibles où s'achoppe- raient les manœuvres les plus adroites. D'ailleurs, de ce côté, Mme Harambur se sentait immobilisée par Thomas. Le jeune homme était décidé à aider les Bénesse, à rester l'ami de Pascal. Il avait une conception chevaleresque de l'existence qui, par , une singulière contradiction, ne déplaisait pas à sa mère. Cette abominable intrigante sentait le prix de la grandeur morale. Elle la voulait pour son fils tout en se la refusant à elle et à son mari. Le monde est fait de ces bizarreries. Bien entendu, elle ne déposait pas les armes. Dès le premier jour, elle avait rêvé la mort de Pascal, et elle s'était rencontrée sur ce point avec Gasque. Celui-ci proposait des moyens grossiers, une poussée qui aurait jeté Pascal dans les engre- nages d'une machine, ou encore un empoisonne- ment à l'aide d'un alcaloïde dérobé au docteur. Mme Harambur s'était révoltée à ces propositions; elle avait feint une grande colère et prétendu £176 LE DOCTEUR HARAMbUR I : qu'elle préférait tout perdre plutôt que de recourir à un crime; mais, en réalité, ce crime, elle voulait le rendre indécouvrable, et elle savait que Haram- bur seul pouvait lui donner le caractère d'un acci- dent. Que de fois, dans un de ses accès d'orgueil, jadis, quand il y avait encore quelque intimité entre les deux époux, ne s'était-il pas écrié devant le cadavre d'un cobaye, d'un lapin, d'un chien : — Il est mort de sa mort naturelle! Toute la Faculté réunie serait obligée d'admettre qu'il est mort de sa mort naturelle! Et il riait de son rire satanique. Cette mort na- turelle, voilà ce que Mme Harambur rêvait pour Pascal. Elle ne laissait à son mari ni trêve ni repos à ce sujet. Il n'osait refuser ouvertement, mais il répondait sur un ton évasif : — Tu n'es' qu'une sotte... On n'apporte pas un homme dans un laboratoire comme on fait d'un chien. — Il faut trouver, Harambur. Je trouverai, moi... Quelquefois il se révoltait. C'étaient alors des scènes hideuses. Il finissait par haïr la présence de cette femme. A d'autres moments, dans la solitude, l'horreur du crime le prenait soudain. Il allait lui-même trou- ver Mme Harambur; il lui disait sa résolution de laisser aller les choses, de ne pas se charger d'un meurtre. Elle le raillait. Elle savait jouer de lui comme d'un instrument. Il était prompt à s'en- flammer, crédule et chimérique à travers sa grande science. Dès qu'on lui montrait le monde, qu'on lui rappelait sa lutte, sa défaite, il était trans- t.LE CRIME 177 porte de fureur. Mme Harambur le faisait souve- nir des théories qu'il avait émises, de son dédain pour la morale conventionnelle. Elle le menaçait aussi, sachant que l'inquiétude l'empêchait de tra- vailler et que, pour cet homme de cerveau le tra- vail scientifique devenait la vie même. Il haletait d'impatience, de tristesse : — Pascal ne m'a jamais rien fait! _- Qu'importe, s'il nuit à l'avenir de lhomas. — Je travaillerai, je trouverai de quoi enrichir notrÊ iils — Allons donc. Tu eS dans les abstractions jusqu'au cou. Tu as eu une fois dans ta vie une inspiration pratique; mais il semble que 1 échec t'ait découragé à jamais. _ Ce n'est pas cela, c'est que mon système d'idées, appliqué maintenant par moi a la haute science, ne permettait qu'une seule réalisation me- nant à la fortune... Outillés comme ils le sont, mes rivaux, les spoliateurs, trouveront plus vite que moi ce qui me reste à trouver. — Tu vois... c'est la misère pour Thomas, et qu'importe un Pascal de moins dans le monde Est-ce un prodigieux savant, un être exceptionnel comme toi?... H faut en finir, te dis-je!... Elle lui créait ainsi une atmosphère spéciale de haine, de crainte, d'orgueil où elle le voyait peu a peu succomber. Il avait la manie de la persécution. A se sentir menacé, il prenait une âme sauvage qu'il devait peut-être au sang espagnol qui coulait dans ses veines. _ Tu nous perdras tous, criait-elle encore, car je te jure que je ferai ce que tu ne feras pas. Il s'inquiétait, la sachant capable de ce crime.i78 LE DOCTEUR HARAMBUR A son tour, il lui représentait l'horrible existence de Thomas! s'il apprenait seulement qu'une telle pensée eût pu venir à sa mère. Elle hésitait, mais la violence l'emportait : — J'aime mieux le voir mort que misérable ! A la longue, à force d'agiter cette question, le crime sembla plus lointain. Les détails devenaient plus précis; mais la chose, au total, participait du rêve. Il y avait des jours où, même pour Mme Ha- rambur, la laideur et l'impossibilité d'une Sem- blable action apparaissaient nettement. Et elle était comme une enfant qui joue avec une arme dan- gereuse, sans avoir une conscience exacte du dan- ger. Ils vivaient ainsi. Anna-Claire, frappée elle- même, pressentait leur chagrin. Elle eût voulu les consoler, mais ils s'y prêtaient peu. Devant le coup terrible de la rupture des fiançailles de Thomas et de Marguerite, le mariage de Claire avec Gasque semblait tombé au second plan; cependant Mme Harambur regardait sa fille adoptive sans tendresse, et il était trop visible qu'elle n'avait pas renoncé à ses projets. Une bouffée de vent, qui souleva les rideaux et fit s'enyoler quelques papiers, tira Harambur de ses occupations. Anna-Claire se leva pour ramas- ser les feuilles de papier. Mme Harambur mur- mura : — Voilà l'orage qui se prépare. Il faisait une chaleur lourde, toute chargée d'électricité. — Où donc est Thomas? dit encore Mme Ha- rambur, avec l'instinctive sollicitude des mères. ■— Il est chez les Bénesse, répondit le docteur. ILE CRIME 179 — Pourquoi faire? demanda Mme Harambur, hautaine. — Il me remplace pour la vérification des comptes. ■—■ Et il fait des avances d'argent à ses pires ennemis. —■ Je ne crois pas, dit le père. — A moins qu'on ne s'efforce de remplacer Mar- guerite par une des sœurs de Pascal ! — Oh! mère, s'écria Anna. Le silence revint, il parut aussi lourd, aussi ora- geux que l'atmosphère. Au dehors, les tourbillons de vent se succédaient plus rapides. Le soleil avait disparu derrière d'épais nuages. Il fallait relever les rideaux pour lutter contre l'ombre envahissante. Enfin un éclair sillonna le ciel. ■—■ On étouffe, murmura Mme Harambur. Le docteur, très rouge, s'épongeait le front avec son mouchoir. — C'est vrai qu'on a de la peine à respirer, dit-il. Mauvaise journée pour les apoplectiques. Les veines de son front étaient très gonflées; on eût dit qu'elles allaient éclater. Anna-Claire vit son, malaise. — Père, dit-elle, mettez-vous là un moment, près de la fenêtre, vous respirerez mieux. — Le fait est que je ne me sens pas très bien, répondit-il d'une voix pâteuse. Il s'assit dans le fauteuil que lui offrait Anna- Claire, puis, il dit : — J'ai soif ! — Je cours vous chercher de l'eau fraîche! s'écria la jeune fille. Elle revint deux minutes plus tard avec une ca- iSo LE DOCTEUR HARAMBUR raf,e et deux verres. Elle remplit d'eau un de ces verres et y versa une goutte d'extrait de menthe; puis, elle offrit le breuvage au docteur, qui but avidement. Ça va mieux, murmura celui-ci après avoir bu. A ce moment on sonna à la porte extérieure : — Voilà Thomas qui rentre, dit la mère. Je vais dire qu'on nous l'amène. Elle portait la main vers le bouton d'une son- nerie, quand le bruit des voix de plusieurs per- sonnes se fit entendre dans la bibliothèque. — Ah ! fit Harambur, Thomas n'est pas seul. — J'entends la voix de Pascal, s'écria Anna- Claire, pâlie soudain. » Mme Harambur jeta, un regard féroce vers son mari qui se troubla visiblement. Mais nul n'eut le temps de dire un mot avant que la porte s'ouvrît pour laisser entrer Thomas avec Pascal et sa sœur Emilie. Les deux jeunes filles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre. — Ma pauvre Anna-Claire! glissa Emilie à l'oreille de son amie. — J'ai du courage, Emilie. — Qui aurait cru cela! Mme Harambur s'était levée et rapprochée du docteur qui serrait la main de Pascal. Le pauvre garçon était pâle. On lisait sur ses traits les fatigues d'un labeur incessant. La nuit dernière encore, il avait veillé. La visite de Tho- mas, tout en lui causant le plus grand plaisir, l'avait troublé. Ses nerfs s'étaient tendus; il se sen- tait plus faible qu'un enfant. La température spé-LE CRIME ciale au laboratoire, et surtout l'odeur de l'éther, particulièrement désagréable au jeune ingénieur, précipitèrent chez lui la syncope contre laquelle il luttait depuis quelques minutes. Il passa la main sur son front en disant : —■ Te ne me sens pas bien... la chaleur, sans doute. Anna-Claire lui apporta un fauteuil. Il s'y laissa tomber. Son visage se ternit. Il gardait cepen- dant les yeux ouverts. Mais, tout à coup, un éclair immense remplit tout le ciel et le tonnerre gronda. Pascal, abaissant ses paupières, demeura un instant pâmé. Mme Harambur fut prise alors d'une émotion singulière. Elle s'approcha du doc- teur. —■ Toi ou moi? fit-elle à voix basse. Ta science ou mon audace qui peut nous perdre tous. Emilie affolée poussait des cris : ■—■ Mon frère se trouve mal, au secours! — Emmenez-la, dit Mme Harambur à Thomas et à Anna-Claire; ses cris' vont énerver Pascal. Les jeunes gens consternés obéirent, laissant Pascal aux mains du docteur et de sa femme. Restés seuls, les deux complices se regardè- rent. Les yeux de Mme Harambur brûlaient d'une flamme criminelle. Elle prit un petit flacon sur une console : — Toi ou moi, chuchota-t-elle. Comme elle s'avançait, il la repoussa. Elle in- sista. Il la tenait fortement aux poignets. Quand il vit qu'elle allait crier, il ut, dans un souffle : — Eh bien, soit ! Puis il prit une fiole parmi beaucoup d'autresi8a LE DOCTEUR HARAMBUR sur une étagère et la poussa sous le nez de Pascal. La tête du jeune homme retomba inerte. — Il est mort, dit Mme Harambur saisie d'ef- froi? — Non, endormi. — Alors? — Attends, Ses mains fouillèrent dans une boîte, ramenè- rent une seringue de Pravaz. Il emplit cette se- ringue d'un liquide noirâtre, puisé dans un tube dont il briSa le bout. Arrêté devant Pascal, il demanda à sa femme : — Le veux-tu toujours? Elle ferma les yeux, la bouche tordue d'un spasme d'effroi, mais elle dit : ■— Je le veux. Déjà Harambur avait fait au jeune ingénieur une légère piqûre dans la nuque, près des cheveux. Le corps ne bougea pas. Seul un mouvement ner- veux agita les paupières. Pascal semblait dormir. V i il AVEUGLÉ! Mme Harambur, brisée par l'atroce émotion, s'était écroulée dans un fauteuil. Le docteur de- meura froid, comme si, pour ce savant, un dédou- blement absolu eût existé entre le praticien et l'homme de la vie ordinaire. Doué d'une force peu commune, il transporta Pascal dans ses bras sur un fauteuil dont le dossier se renversait auto- matiquement. LE CRIME 183 Le jeune homme, étendu, semblait dormir. Un peu de rose était même revenu à la face si pâle tout à l'heure. Quand ces préparatifs furent terminés, le doc- teur jeta un regard vers sa femme, et, à la voir tremblante, on ne sait quel douloureux sourire retroussa sa lèvre supérieure : —■ Symbole profond que l'histoire de la Genèse, murmura-t-il entre ses dents : Eve commet la faute et dénonce Adam. LTîorage se déchaînait avec une violence in- sensée. Harambur ne songeait pas à fermer la fenêtre. Les éclairs dessinaient sa silhouette terrible. A un coup de foudre plus sonore que les autres, il se retourna, il montra le poing au ciel convulsé : ■— Tu sonnes le creux, ricana-t-il; tu es vide! Mais la porte s'ouvrit. Thomas venait deman- der des nouvelles. Il vit Pascal étendu, sa mère atterrée, son père dressé dans une attitude de colère. — Mort? dit-il. — Non, répliqua Harambur, il repose. — Je cours annoncer cette bonne nouvelle aux jeunes filles. Mme Harambur avait bondi sur ses pieds et, s'approchant du docteur, lui saisissant les poi- gnets : -— Tu m'as menti! dit-elle. — J'ai fait ce que tu as voulu, dit-il; désormais Pascal ne pourra plus te nuire, et Thomas époustera Marguerite. — Mais? Il leva la tête, formidable -.; 184 LE DOCTEUR HARAMBUR — Assez de questions, dit-il. C'est ici la fin de ma faiblesse, ne l'oublie pas. Et, pris d'une soudaine fureur : ■— C'est toi que je tuerais ! cria-t-il. Elle n'osa répliquer, pénétrée soudain de sa puissance. D'ailleurs., des pas approchaient; Tho- mas entra avec Emilie et Anna-Claire. — Mon frère! s'écria Emilie. ■— Il dort, répondit Harambur. C'est moi qui l'ai voulu, ajouta-t-il. Il n'y avait pas de meilleur moyen de le calmer. Tout en parlant, il mettait un flacon d'une forte essence sous les narines de Pasical, et il faisait des passes légères sur le front et les yeux. Le jeune ingénieur s'agita dans son sommeil. A ce moment même, la foudre retentit avec une telle violence que les vitres du laboratoire en furent ébranlées. Emilie poussa un cri en se cachant la figure. — J'ai peur! dit-elle. Anna-Claire la prit dans ses bras et regarda Pascal. Elle s'émouvait d'une pitié divine pour le pauvre garçon. Elle ne souffrait pas seulement de la perte de son rêve, mais aussi et surtout de l'idée que le bien n'est pas plus nettement dominateur en ce monde. De voir Pascal étendu, brisé de fa- tigue et d'émotion, la faisait se souvenir de la longue lutte du jeune homme, et de tous les mal- heurs qui avaient frappé la famille Bénesse. Son dernier représentant, le plus vaillant de tous, allait-il, lui aussi, succomber? Anna-Claire pres- sait contre elle Emilie, et trouvait une joie obscure à protéger ainsi un peu de la chair et du sang de Pascal. Celui-ci, cependant, s'éveillait. Tout le monde se rapprocha du fauteuil où il était en- klLE CRIME i85 dormi, et le silence régna, coupé soudain par le roulement du tonnerre et le hurlement prolongé du chien Utique. —■ Pascal ! cria Emilie. Il se frottait les yeux, se dressait sur son séant. — Où suis-je donc? fit-il... Puis il ajouta : — Comme il fait noir! — Te voilà réveillé, mon frère ! dit Emilie en se jetant dans ses bras. Harambur siuivait tous les gestes du malade avec une attention extrême. Mme Harambur de- meurait pétrifiée dans l'attente de quelque chose de formidable. — Réveillé, oui, dit Pascal : mais pourquoi donc restez-vous dans ces ténèbres, pourquoi n'al- lumez-vous pas une lampe? —■ Une lampe! s'écria Emilie; mais nous som- mes en plein jour. Pascal se leva avec une brusquerie convulsive. — Jour? dit-il, jour?... mais que m'arrive-t-il donc?... Il se frotta encore les yeux : — Je n'y vois pas. — C'est probablement un effet de la syncope, intervint Thomas. Repose-toi deux minutes de plus. —■ L'effet de ma syncope... mais je verrais au moins quelque chose, et ce s!ont des ténèbres opa- ques qui couvrent ma vue. Mme Harambur, vaincue par l'émotion, se laissa tomber sur une chaise. — Aveugle! murmura-t-elle... — Aveugle! cria Pascal; je suis aveugle comme mon père.i86 LE DOCTEUR HARAMBUR S — Dites-lui que ce n'est pas vrai, docteur, sup- plia Emilie. — Oh! père, sauvez-le, fit Anna-Claire, tom- bant aux genoux d'Harambur. Il la regarda. Elle était si belle, si simple, si grande dans sa douleur qu'il ne put résister, et déjà il s'élançait vers sa table de travail quand il rencontra le regard fixe de Mme Harambur. — Impossible, murmura-t-il. — Vous ne dites pas qu'il est impossible de me guérir? demanda Pascal. — Père! père! sanglota Claire. Une lutte se fit dans l'homme farouche. Deux larmes lui jaillirent des yeux; mais enfin il décida : — C'est probablement une paralysie du nerf op- tique, produite par l'éclair au moment où Pascal est tombé en syncope... Cela passera. ■— Aveugle! aveugle! répétait Pascal. — Paralysie passagère, dit Thomas; tu seras bientôt guéri. — Guéri, hélas ! Combien de fois n'a-t-on pas dit à mon père qu'il guérirait! Il s'était mis debout, il tâtonnait, son visage exprimait un désespoir affreux. —■ La fortune des Bénesse croule encore, mur- mura-t-il, qui donc la relèvera? — Calmez-vous, Pascal, supplia Anna-Claire, quelques jours de repos vous remettront sans doute. — Hélas ! Anna-Claire, murmura le pauvre gar- çon, je n'ai pas confiance... Il n'osait parler de Marguerite devant Thomas, mais son cœur était plein d'elle. Elle lui échappait. Jamais Arbiade ne consentirait à la lui donner, à présent, devant cette menace de cécité. ¥LE CRIME 187 Mme Harambur contemplait ce désespoir qui était son œuvre. Personne n'aurait pu dire au juste ce qu'elle pensait; mais, peu à peu, sa face pre- nait une expression de' contentement invincible, car chez cette femme l'avarice l'emportait sur la sensibilité. Une pause se produisait dans l'orage. Les coups de tonnerre se faisaient lointains et rares. Une fraîcheur exquise succédait à la terrible tempéra- ture de l'après-midi. La légère brise qui venait par la fenêtre apportait une senteur de feuilles mouil- lées.; tous les petits oiseaux du voisinage, réunis sur un grand marronnier, gazouillaient ensemble comme pour saluer l'approche de la nuit. Aucune des personnes présentes dans le laboratoire ne par- lait; Anna-Claire, Thomas, Emilie, émus d'une si profonde pitié qu'ils ne trouvaient pas de mots pour l'exprimer; Harambur, sombre, en proie à ses pensées; Mme Harambur, perdue dans des rêves d'avenir; Pascal, envahi par de telles an- goisses, qu'il souhaitait ardemment la mort pour y échapper. Ce fut lui, cependant, qui rompit le charme d'épouvante. Il s'avança, les mains devant le corps, jusqu'à ce qu'il sentît le vent de la fenêtre sur son front; puis il posa ses poings sur l'appui et leva les yeux au ciel. Ce geste, où il essayait de percevoir la clarté vive du dehors, avait quelque chose de lu- gubre. Une expression de désespoir parut, d'ail- leurs, sur son visage et, tout à coup, percevant l'inévitable, la fin de son rêve, la fin de sa vie, il se laissa tomber dans les bras de ses amis et de ■ longs sanglots lui déchirèrent la poitrine. riHil 188 LE DOCTEUR HARAMBUR VI LE RENONCEMENT Les premiers jours, Pascal ne désespéra pas complètement de sa guérison. Il vit les médecins spécialistes de la ville. Tous furent d'accord pour accuser le surmenage et beaucoup, apprenant la cécité du père, conclurent à des prédispositions héréditaires. Sollicité par ses parents, Pascal, quoi- que très fatigué et très énervé de l'émotion où le jetaient les examens médicaux, accepta de se rendre à Paris auprès d'un oculiste célèbre. Il alla voir aussi un praticien d'Aix-la-Chapelle, qu'on lui pré- sentait pour avoir guéri un ca3 semblable. Rien n'y fit. Les remèdes échouèrent. Il eut un moment d'espoir, parce que les applications d'électricité lui permettaient la vision de vagues fluorescences; mais cet espoir ne se vérifiant pas, il rentra défi- nitivement à la maison paternelle, résolu à envi- sager la situation avec une âme antique. Longtemps il s'enferma, ne sortant que le soir pour se promener, telle une bête fauve, dans la cour de l'usine. Tout croulait, son œuvre et son amour. Il essayait de se résigner, d'accepter le mauvais sort, et il ne le pouvait pas. Son chagrin, trop jeune encore, semblait un acide qui mordait sa poitrine. Dès qu'il arrivait dans la solitude de sa chambre, il se laissait tomber par terre, les bras en croix, et il étouffait ses pleurs dans ses poings fermés. Sa santé s'altéra rapidement. A peine s'il parvenait à prendre quelques bouchées de nourri- 8LE CRIME 189 ture, et, sans doute, il serait mort de rage, de déslespoir si, un jour, M. Théodore n'était monté auprès de lui. Le père et le fils eurent une conver- sation qui dura plusieurs heures. Théodore ra- conta sa propre histoire, ses propres souffrances. Il avait vécu pour sa femme et ses enfants; Pascal vivrait pour ses parents, ses frères et ses sœurs. Il vivrait aussi pour essayer de sauver son œuvre. Si dure qu'apparaissait sa destinée, elle laissait place à deux grandes consolations : le devoir accompli, l'espérance de la guérison. Pascal sfortit de cet entretien fortifié. On le vit revenir à l'usine, mais seulement après que les ou- vriers en étaient partis. Deux ou trois fois, il y passa des nuits entières. Il avait accepté de vivre, il lui fallait faire à présent le sacrifice de son amour. Durant ces nuits, il regarda le sacrifice en face. Jamais lutte plus affreuse ne déchira un cœur humain. La passion semblait vivre en; lui par elle-même et pour elle-même. Dans les mo- ments où il l'avait en quelque sorte écrasée sous les arguments les plus décisifs1, elle échappait par un détour, par une image trop vive de la bien- aimée. Elle temporisait en lui, comme un général prudent qui se garde de livrer combat et prévoit la démoralisation de l'adversaire. Mais, enfin, il lui Fallut céder. Les termes de l'engagement pris avec Arbiade étaient trop nets. Un après-midi, Pascal se fit conduire auprès du père de Marguerite : —■ Monsieur Arbiade, dit-il, je viens pour tenir rengagement que j'ai pris envers vous. Arbiade, très sombre depuis quelque temps, s'il- lumina à ces paroles.190 LE DOCTEUR HARAMBUE - C'est bien, mon garçon, c'est très bien ! s ecria- t-il. Mais il s'aperçut, en voyant la tristesse de Pas- cal, "de ce que son exclamation avait de cruel. — Je suis touché de ce qui vous arrive, mon cher Pascal, et si vous le jugez préférable, nous attendrons encore... — Non, dit Pascal, la loyauté avant tout : je crois mon mal incurable. Il présente les mêmes symptômes que celui qui frappa jadis mon pauvre père. —■ Vous êtes un honnête homme, Pascal, et je sais à présent tout ce que je perds, tout ce'que Marguerite perd en vous. Il s'interrompit en voyant trembler les lèvres du jeune homme. — Excusez-moi, dit-il. — Je voudrais, monsieur Arbiade, avant de con- tinuer cet entretien avec vous, rendre moi-même à Marguerite la parole qu'elle m'avait donnée, et, s'il le faut, l'exhorter à la résignation. Oui, faites cela, car Marguerite est dérai- sonnable... Ces simples mots, tant l'amour rend sensitif, firent une impression profonde sur Pascal. Arbiade continua : — J'ai dû employer toute mon autorité pater- nelle pour l'empêcher de courir chaque jour et à toute heure chez vous... Elle se serait compro- mise inutilement. — ... Allez la voir, parlez-lui... Ou plutôt je vais vous l'envoyer; vous serez aussi bien ici qu'ail- leurs pour causer. Cette petite scène avait lieu dans le cabinet de LLE CRIME 191 M. Arbiade. Pascal, assis, se tenait, la tête droite, dans cette position des aveugles qui ne semblent pas plus écouter que regarder. Cependant, dès que le léger froufrou de la robe de Marguerite se rap- procha, le jeune homme se leva, en proie à une émotion extraordinaire : — Vous ! Vous ! s'écria-t-il. — O Pascal! murmura la jeune fille presque évanouie, pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt? — J'ai beaucoup voyagé, Marguerite, et je ne voulais venir ici que certain de ma guérison ou préparé au sacrifice. Il était très pâle. Ses yeux paralysés demeuraient clairs et beaux. Non seulement on eût dit qu'il voyait, mais il n'y avait pas de doute que son œil gardait encore les mouvements qu'il avait à l'état de santé, mouvements que l'aveugle ne de- vait perdre qu'à la longue. On aurait juré que son regard suivait les gestes de Marguerite. La pauvre fille, désespérée, lui cria : — Mais!, Pascal, vous retrouverez vos yeux, je vous assure; vous n'êtes pas aveugle pour toujours. Il eut un triste sourire : — Vous confondez dit-il, les habitudes d'un homme qui voyait jadis avec des efforts sponta- nés... Je suis' bien aveugle, Marguerite, et je n'ai aucune chance de guérir. Je ne trouverais pas de paroles pour dire ce que j'ai souffert quand cette vérité m'est apparue. J'ai dû lutter contre l'espé- rance qui s'obstinait en moi. Ah! certes, il aurait bien mieux valu mourir; mais c'est encore un égoïsme de souhaiter la mort; je l'ai compris dans la nuit tragique qui a suivi ma cécité, cette nuit qui ne devait plus avoir de fin pour moi... 1192 LE DOCTEUR HARAMBUR U s'arrêla, oppressé par ses souvenirs; mais ce ne fut quune mmute de faiblesse, il continua — A présent, je me suis soumis. Je ne veux m s et ma Souffrance, mais je sens que je n'ai pas plus auTf0Tstrdemérite; k b°nW JC ^ be--P autrefois de ma force, de ma volonté, je m'exal tais sur mon travail; je n'étais pas o n 1 me dTsVne ^ "^ Mm*»** ^ °- clans une main toute-puissante. - Ah! Pascal, pourquoi n'est-ce pas à moi que Je malheur est arrivé. q - Ne dites pas cela, Marguerite, le sacrifice aussi est une vanité. sacnùce - Qu'est-ce que cela m'aurait fait d'être aveu- gle, vous n'auriez pas cessé de m'aimer, n'est-ce hom"m?h! n°n' dft ViVement k maIhe^ux jeune craTnTe n' ? ^^ tout de suite dans la crainte que Marguerite ne se crût obligée envers lui, vous savez bien que la question d'Lour de pTe nÔusT°ndaire N°US aV°nS Pf0mi9' et !f î'airec,7*™ notre Presse avec vaillance... S œtte eXtrémité' Ma^rite; mais, a moins de commettre un affreux mensonge, je dois reconnaître que je n'espère plus remplir les conditions posées par M. Arbiade... D'ailleurs même en dehors de notre promesse, je serais déTolé de vous voir devenir la femme d'un aveugle, d'un aveugle par hérédité, peut-être, murmura-fil d'une voix sourde, car cela lui coûtait davantage à dire — Quelle horreur pour moi, Pascal! - Marguerite, le destin a prononcé ainsi fa. chnons-nous. Contentez votre père, prenez de sa LE CRIME 193 main le mari qu'il vous destine, le noble Thomas. —■ Pas tout de suite, murmura-t-elle; je veux attendre. —■ Hélas ! s écria Pascal, qui se faisait violence, attendre, c'est trahir... En tout cas, il faut nous séparer, Marguerite. Cet entretien est le dernier que nous aurons ensemble, à moins que vous n'ac- ceptiez de devenir la femme de notre cher ami... Ne croyez pas que je veuille exercer une pression sur vous, c'est sur moi seul que je prétends la faire sentir. Je n'ai plus le droit de vous avoir pour femme; je disparaîtrai de votre vie tant que je ne serai pour vous autre chose qu'un pauvre infirme digne de votre pitié. Marguerite, si vous sentez comme moi que le sacrifice est nécessaire, accom- plissez-le simplement pour le bonheur des autres : le vôtre viendra par surcroît. — Non, Pascal, je ne serai plus jamais heu- reuse... Mon véritable bonheur eût été de me con- sacrer à vous. Il y a un secret que je ne vous ai jamais dit, mais que je veux vous révéler parce qu'il vous renseignera Sur mes sentiments mieux que beaucoup de paroles. Mon amour pour vous est né de tout ce que j'apprenais par Emilie de la magnifique lutte que vous aviez entreprise. Je vous admirais, Pascal, avant de vous aimer. C'est l'ardent désir de voir récompenser la plus noble existence qui fit naître en moi une affection de plus en plus tendre pour vous. Thomas était un triomphateur. Vous représentiez à mes yeux le héros obscur, malheureux, menacé, dont le monde ignore l'œuvre et la vie, et qui a besoin d'être aimé pour lui-même. Quand je vous ai vu de plus près, que j'ai connu votre bonté, Pascal, je vous ai aimé da- 13 ■194 LE DOCTEUR HARAMBUR vantage; mais, à aucun moment, ma ferveur et mon admiration n'ont été plus grandes que depuis cette terrible catastrophe si vaillamment supportée. Pascal tressaillit d'une allégresse infinie à ces paroles; cependant il s'était trop bien préparé pour se laisser surprendre : — Je vous remercie, Marguerite... Songez seu- lement que nous ne pouvons agir selon les règles d'une égoïste passion... Si mon cœur saigne à l'idée que vous serez malheureuse auprès d'un au- tre, ,iï saigne aussi à l'idée de rendre toute votre vie Stérile. Au nom de notre amour, acceptez la si- tuation; acceptez, s'il le faut, de vous résigner comme je me résigne. Nous nous aimerons encore ainsi, Marguerite, dans l'accomplissement du de- voir. La pauvre fille baissa la tête, sentant l'irrépa- rable misère. Un souffle de mort lui courut sur le visage. Ses tempes furent plus lourdes que du plomb, et un voile noir descendit devant ses yeux. Le pauvre aveugle demeurait immobile devant elle, la croyant plongée dans le recueillement, quand il entendit le froissement d'un corps qui s'affaisse sur lui-même, puis un bruit de chute avec une plainte légère. Il s'inclina, et, tâtonnant, trouva le front moite de Marguerite. Vite, il porta son oreille vers la poitrine de la jeune fille. Il cons- tata^ que le cœur battait. Alors il leva seulement la tête vers le ciel, dans un désespoir infini, tandis que de grosses larmes s'échappaient de ses" yeux paralysés.LE CRIME 195 VIII L'USINE SE MEURT Pascal s'éveilla de bonne heure, ainsi qu'il en avait pris l'habitude. Ses nuits étaient toutes pleines de rêves où il voyait, et l'illusion, souvent trop parfaite, formait avec la vérité un contraste épou- vantable quand le jeune aveugle soulevait ses pau- pières. Il en fut ainsi, ce matin-là. ■— Ah! la nature est bien cruelle, murmura-t-il; l'organe est mort, mais le cerveau garde vivant le souvenir, au point de permettre le changement de toute ma personnalité en rêve... Mon Dieu, dans mes plus tristes prévisions, jamais je n'avais ima- giné devenir aveugle... L'accident survenu à mon père semblait plutôt une sorte de probabilité qu'au- cun malheur analogue ne se reproduirait dans notre petite famille!... Tous les médecins étaient d'accord pour ne pas y voir un mal héréditaire... D'ailleurs, où commencerait cette hérédité? Aussi loin que nous connaissons nos origines, aucun de nos ascendants ne fut aveugle avant mon père. Il s'était levé, débarbouillé. Chaque geste, en évoquant les heures d'autrefois, lui mettait au cœur la pointe aiguë de l'angoisse. Jadis, debout devant son lavabo, il avait eu, ainsi que beaucoup de gens, l'habitude de regarder son image, de s'observer, de se critiquer. C'était comme un examen de conscience, qui donnait à cette besogne vulgaire un grand attrait moral. Maintenant, il ne restait que les ablutions. Plus jamais Pascal neigô LE DOCTEUR HARAMBUR \\\ devait revoir sa figure, ses yeux clairs, son front studieux, creusé par la volonté maîtresse d'un pli vertical, sa bouche au dessin très ferme malgré l'extrême bonté. — Qui dira la joie des moindres choses à ceux qui n'en sont pas privés? pensa le jeune homme... Dans cette chambre, aujourd'hui morte, devant cette glace éteinte, j'ai pris' les plus grandes réso- lutions de ma vie... Quelques-unes de mes meil- leures découvertes, de mes plus justes applica- tions me sont venues dans la jeunesse du jour, ces matins où je projetais si ardemment ma 'jeu- nesse!... Il voulut secouer ces idées, mais elles s'accro- chaient à lui dans les ténèbres comme des bêtes hargneuses. Une crainte infinie, qu'il ne connais- sait pas/, faisait trembler son cœur. Les moindres bruits lui paraissaient des menaces. Il détestait les gamins qui jettent dans la rue de faux cris de détresse ou qui hurlent à la manière des chiens qu'on rudoie. Aux craquements des boiseries, il se retournait avec une interrogation soudaine comme un cri. Les coups qu'il s'était donnés, les premiers jours, l'avaient rendu prudent; il baissait la tête, rentrait les épaules, marchait lentement, lui qui était accoutumé à des mouvements justes, rapides et puissants. Sa toilette finie, il essayait de concentrer ses forces intellectuelles sur la besogne du jour, quand un coup léger, frappé à la porte, le fit tres- saillir et, tout de suite, son visage rayonna. Il détestait à présent la solitude; aussi Emilie s'était- elle attachée à lui, venant le prendre dès le matin dans sa chambre et ne le quittant que le soir. ElleLE CRIME 197 dirigeait ses pas, lui servait de secrétaire, montrait un dévouement sans bornes. Souvent Thomas, qui ne quittait plus guère l'usine, amenait avec lui Anna-Claire. Deux ou trois fois celle-ci avait rendu de tels services à Pascal dont elle semblait péné- trer la pensée grâce à une intuition subtile, que le jeune ingénieur demandait à Thomas de bien vouloir la laisser venir les jours où il avait un travail important à exécuter. D'ailleurs, il lui de- venait de plus en plus pénible de se retrouver dans ses plans, projets et études. Ce qui ne paraît qu'un jeu lorsqu'on y voit clair; que, d'une rapide ana- lyse, l'œil saisit l'erreur ou la difficulté, devenait pour l'aveugle l'objet d'une désespérante recherche, malgré le zèle de tous ceux qui l'aidaient. Ainsi, le retard, ce poison des grandes entreprises, se glis- sait dans l'œuvre de Pascal. Il le constatait, et cela encore venait s'ajouter à son désespoir. Quand il eut ouvert sa porte, Emilie entra. Pieu- sement, elle brossa, peigna son frère, lui noua sa cravate. Sans elle, quoiqu'il luttât énergiquement,., il aurait perdu cette élégance simple qu'il avait toujours possédée, et qui venait d'une propreté mi- nutieuse autant que d'un goût naturel. Le frère et la sœur, après le premier déjeuner qu'ils prirent en famille, traversèrent la cour et poussèrent la porte de l'usine. Elle était encore silencieuse, avec seu- lement la vibration des chaudières dont la vapeur ébranlait les parois. Cependant, un homme se pro- menait à travers la halle, allait de machine en ma- chine, tenant à la main un papier sur lequel il faisait des pointages. C'était le grand-père Phi- lippe, le pauvre vieil octogénaire, qui dépensait îà ses dernières forces.198 LE DOCTEUR HARAMBUR Dans le bureau, on apercevait le dos d'un autre personnage courbé sur des plans, chiffrant et écri- vant. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, il se re- tourna et montra le jeune et hardi visage de Tho- mas^ Harambur. Le brave garçon venait ainsi ré- gulièrement pour remplacer dans la mesure de ses forces le pauvre aveugle. Il se montrait peu et, sauf les conférences indispensables, travaillait so- litairement, sans jamais intervenir dans la distri- bution des tâches. Son cerveau n'était pas doué pour k mécanique. Après bien des tentatives, il avait dû renoncer à être autre chose qu'un colla- borateur studieux et laborieux de Pascal. ^ Toutes ces âmes excellentes et dévouées, en réunissant leurs efforts, ne parvenaient pas à sup- pléer le jeune inventeur. Les à-coups se multi- pliaient. Les pièces se trouvaient ratées au mode- lage, à la fonte, aux tours, quelquefois dans1 tous leurs états. Il fallait les recommencer. Depuis que la volonté impérieuse de Pascal était absente, cha- cun interprétait le travail à sa manière, c'est-à- dire suivant les errements anciens. M. Bicobu, au modelage, aussi bien que le contremaître Renaud, corrigeaient ce qu'ils supposaient être des erreurs de l'aveugle. L'usine devenait semblable à ces ma- lades ne retrouvant plus présentes à leur mémoire que les choses apprises durant leur enfance Cependant, après le bonjour matinal à son père et à Thomas, Pascal se faisait conduire à son bu- reau. L'entrée dans ce bureau était une des plus mauvaises minutes de sa journée, parce qu'elle lui rappelait l'impression de puissance qu'il ressen- tait dès le seuil, autrefois, rien qu'à la vue des papiers étalés sur la table. LE CRIME 199 Sans perdre de temps, il s'assit, et Emilie lui lut la préparation du travail de la journée, dont le double se trouvait entre les mains de Philippe. Il dicta deux ou trois observations, puis1 : — Je pense que cela marchera ainsi, petite sœur; porte le tout à Thomas afin qu'il vérifie les cal- culs : je passerai moi-même au modelage vers dix heures pour parler à Bicobu. Emilie obéit. Quand elle traversa l'usine,, le chauffeur était venu rouvrir le tirage du fourneau, le charger de combustible, donner un coup de tor- chon aux bielles et remplir les graisseurs. Le con- tremaître Normand, lui aussi, se trouvait là, en conciliabule avec le grand-père Philippe. Emilie trouva Thomas plongé dans des calculs sans fin. —' Mademoiselle Emilie, dit-il en relevant la tête, comment va Pascal aujourd'hui? — Il s'est mis au travail avec courage,, mais le chagrin demeure visible sur son front... Je crois que ce serait une grande consolation pour lui d'ar- river à temps pour les grandes commandes d'oc- tobre et novembre; mais il se produit tous les jours des erreurs... —■ Oui, murmura soucieusement Thomas,, la vé- rité est que nous ne pouvons le remplacer... Lui seul possédait le coup d'œil, la science, l'expé- rience. .. Et il ajouta, après quelques secondes de ré- flexion : ■— Je crois, malgré la singularité de la chose, qu'une seule personne aurait pu le remplacer, si elle avait reçu l'instruction indispensable... — Vous voulez parler d'Anna-Claire? fit vive- ment Emilie... Oui, elle comprend Pascal,, ou plu-200 LE DOCTEUR HARAMBTJR tôt elle le devine, mais c'est par une sorte de mi- racle... — Peut-être... répondit Thomas... seulement ce miracle me semble dû à des facultés très réelles, à une hérédité... Vous ne savez donc pas ce qu'elle est pour mon père, combien il recherche sa colla- boration. — Elle est bien douée, dit Emilie avec une nuance de tristesse, tandis qu'elle levait sur Tho- mas son doux regard. Ils demeurèrent un moment en silence à écou- ter les bruits de l'atelier qui reprenait vie. Les ou- vriers étaient entrés. On avait mis en train la grande Harambur, et son formidable volant tour- nait silencieusement, tandis que les courroies ga- lopaient en faisant leur bruit d'ailes. Les tours ronflèrent, un large papillon de flamme s'échappa des forges, le marteau-pilon retomba à coups secs, et l'on vit de toutes parts les ouvriers penchés sur leur ouvrage. A ce moment,, Pascal sortit de son cabinet et vint, en tâtonnant, prendre sa place pré- férée, en haut de la galerie, d'où il pouvait em- brasser, jadis, d'un coup d'œil, l'immense usine en travail. Thomas et Emilie l'aperçurent, le suivirent des yeux. Il demeurait immobile, paraissant écou- ter. Quelquefois, emporté' par l'habitude,, il se tournait vers les endroits où l'activité se ralentis- sait. — Hélas! fit Thomas, il ne peut savoir le temps que nous perdons ! — Ne croyez pas cela, répondit Emilie; il re- connaît très bien, à l'oreille, si tout marche... Déjà, avant son infirmité, il lui arrivait de juger de l'in- tensité du travail d'après les bruits de l'usine. Je LE CRIME pense que cette sorte de divination a encore aug- menté chez lui depuis qu'il est aveugle. —■ J'espère qu'il sait combien son mallieur me donne de chagrin. — Oh! oui! il le sait, s'écria la jeune fille avec une vivacité singulière; il sait votre dévouement, la généreuse initiative que vous avez prise. — Cependant, il me fuit... — Hélas! il fuit tout ce qui lui rappelle trop vivement sa force et sa santé... Vous avez partagé .ses rêve3 de jeunesse, ses espérances d'un avenir glorieux... Il n'y a pas l'ombre d'une envie dans son cœur, mais le contraste est trop violent : il souffre. —■ Mon espérance de le voir guérir est demeurée entière, dites-le-lui bien... Je ne veux pas lui voler son bonheur... Si pressé que je sois par ma mère et par mon père,, je n'accepte pas encore de devenir le mari de Marguerite. Dites-lui cela aussi, Emilie. Il reçut, comme une récompense, le regard si fin de la sœur de Pascal, mais il ne pouvait savoir qu'il venait de troubler profondément cette jeune âme. D'ailleurs, cette famille Bénesse était une seconde famille pour lui. L'usine avait vu ses pre- miers jeux avec Pascal. Adolescents, tous deux, au retour des vacances;, ils se promenaient dans la grande cour de l'usine, en mêlant leurs rêves, en se communiquant leurs projets. Le grand-père Phi- lippe, Mme Théodore, Théodore, l'aveugle, avaient plus fait pour son éducation morale que ses pro- pres parents. Il soupira à la pensée des terribles déboires qui atteignaient ses nobles amis), et se remit à la besogne. Emilie, cependant, avait traversé la- halle cen- V ; 202 LE DOCTEUR HARAMBUR traie et rejoignait Pascal sur la galerie. Il l'en- tendit venir, il fit : — Emilie? — Mon cher frère. — Regarde dans l'atelier des machines. La grande Harambur travaille à vide, pourquoi? — Nous approchons de neuf heures. — L'heure du relai? — Oui. — Est-ce que les hommes des tours sont tous occupés? — Non, Pascal. — Il le faudrait pourtant; ils ont bien à faire. Je l'ai dit hier encore à Normand... mais on n'écoute pas un aveugle. — Frère! — C'est vrai, je t'attriste en te rappelant mon infirmité... — Non, Pascal, ce serait un gros égoïsme de ne pas te laisser juge de ce que tu peux dire. — Merci, ma petite Emilie... Hélas! comme tous les malheureux, j'éprouve du soulagement à parler de mes souffrances. — Je t'en prie, Pascal, ne pense qu'à toi. Tout ce que tu me racontes est plein d'intérêt. ■—■ Je ne t'ennuie pas trop ? — Ne me fais pas de peine... Est-ce que je ne me considère pas comme la plus heureuse fille du monde de pouvoir vivre sans cesse auprès d'un esprit tel que le tien. — Je sens en moi une telle monotonie... Vois-tu, ce sont^ les yeux qui nous rendent divers, parce quet grâce à eux, à la rapidité de leurs mouve- ments, nous pouvons voir vingt spectacles, réveil- ■LE CRIME 203 1er vingt souvenirs à la minute... Et moi, sans doute parce que je n'y suis pas encore habitué, cette ombre abominable, ce noir absolu me gêne, m'oppresse, m'hébète... •—■ Je comprends cela, cher frère; mais,, je t'en prie, fais un effort; parle-moi, interroge-moi, oc- cupe ton cerveau, ne te laisse pas envahir par la mélancolie. •— Certainement, murmura Pascal, il faudrait réagir... Il leva les bras d'un geste découragé,, comme pour dire que la force lui manquait* et sembla tomber dans une rêverie profonde; puis, tout à coup : — Emilie? ■— Pascal? — Crois-tu que Marguerite pense encore à moi? — Mais oui, frère... Seulement est-ce bien pru- dent à toi de penser à elle? — Hélas! prudent ou non, je ne puis m'en dé- fendre, j'ai toujours là son image et, chose plus singulière, la sensation de sa présence. — Tu sais bien que la pauvre fille a eu le cœur déchiré. — Oui, je suis fou,,, de penser à elle... Mais ce rideau noir éternel, cet éparpillement de tout mon être, jadis fixé par tel ou tel spectacle... Et alors, sur ce rideau, une forme confuse, plutôt pressentie qu'aperçue... Marguerite. —■ Ne peux-tu évoquer aussi l'usine? — Je puis évoquer l'usine, petite sœur, et même plus clairement que Marguerite, mais ce n'est pas la même chose... Le cœur, vois-tu, Emilie. — Le cœur? mon bon Pascal. 204 LE DOCTEUR HARAMBUR H I! * ■— Le cœur survit à tout. La raison n'a pas de prise sur lui. Le mien s'élance sans cesse vers ma fiancée... — Marguerite n'a jamais cessé de t'aimer, Pas- cal. — Oh ! je le sens, murmura sourdement l'aveu- gle. Et cependant, je devrais souhaiter qu'elle m'oublie. — Hélas ! — Oui, qu'elle m'oublie. N'est-ce pas la logi- que? Une triste épave comme moi. — Ne parle pas ainsi, Pascal ! Tu blasphèmes. — Je blasphème? — Contre Marguerite. C'eût été, sois-en sûr, son éternelle joie de t'avoir auprès d'elle. Il eut un geste éperdu, puis1 un court sanglot : — Marguerite ! — Oui, continua Emilie, elle n'a jamais renié un moment dans son cœur l'amour qu'elle a pour toi. — Je le sais, s'écria Pascal, je sais que nous nous étions engagés... Ma révolte est absurde, pres- que criminelle, et elle existe, je ne puis la con- traindre. La terrible infirmité qui m'écrase n'a pas la moitié autant de force pour me faire souf- frir que mon amour trahi. —■ Trahi, Pascal. —■ Non,, pas trahi, chère sœur... Je ne sais plus ce que je dis. Il demeura qu&lques minutes en silence, puis : — Comment Marguerite porte-t-elle la sépara- tion ? — Elle est bien pâle, Pascal, bien anémiée. M. Arbiade parle de l'envoyer en Suisse; mais il voudrait auparavant... Il 'LE CRIME 205 — Ne le dis pas, s'écria Pascal, étendant la main contre un danger invisible... Mais il revint de lui-même à ce sujet. — Il voudrait la marier à Thomas... Qu'est-ce qu'elle dit? — Elle atermoie; elle garde l'espoir de la gué- rison. — Et Thomas? — Il atermoie aussi. — Lui? — Lui. — Pourquoi? — Parce que, lui aussi, croit que tu pourrais guérir. — Je ne guérirai jamais,, dit sombrement Pas- cal, et, quand je guérirais, la situation de l'usine sera trop compromise pour que M. Arbiade con- sente jamais... J'ai juré, Emilie. — Thomas Harambur n'a pas les mêmes idées que toi à ce sujet, mon cher Pascal... Et, tout à l'heure, il me priait de te dire qu'il n'acceptait pas encore de devenir le mari de Marguerite, qu'il attendrait... — C'est le plus noble des hommes, s'écria Pas- cal; mais je ne veux pas le tromper... Il y a déjà plusieurs jours! que je songe à l'entretenir sérieu- sement. Pourquoi tergiverser? Je veux répondre à sa généreuse attitude par une absolue loyauté... Nous allons nous rendre aux ateliers de mode- lage; mais, auparavant, j'irai voir Thomas. Emilie prit la main de son frère, et le fit des- cendre par le grand escalier. Les ouvriers le re- gardaient venir. Ils se rappelaient l'ardeur de sa jeunesse, son habileté,,, sa bonté aussi, et ils déplo- 206 LE DOCTEUR HAEAMBUR M raient l'accident qui privait l'usine de son chef. Presque tous étaient de braves gens; seulement in- capables d'une forte initiative, ils aidaient pour leur part à la chute de l'usine, profitaient comme des enfants de toutes les occasions de flâner four- nies par l'ignorance des contremaîtres et les incer- titudes de M. Philippe. —■ Allons, à l'ouvrage, mes amis, leur cria l'aveugle; je n'entends pas votre tour, Ramblot, ni le vôtre, Cardec... et j'ai le plus grand besoin des pièces que vous avez en mains. Les deux ouvriers désignés se penchèrent sur leur travail, mais avec une façon sournoise qu'ils n'avaient pas autrefois quand Pascal fixait sur eux son clair regard. Dès qu'il eut tourné le dos, ils se relevèrent et Cardec di't à Ramblot. — Bah! c'est une boîte fichue; hier, on m'a fait recommencer jusqu'à trois fois la même besogne... — Pour sûr, de son temps, ces choses-là ne se produisaient guère; moi, ça m'enlève le cœur de voir qu'on sabote l'ouvrage! Pascal, cependant, continuait sa route* guidé par Emilie, et ils arrivaient bientôt dans le cabinet de Thomas. La jeune fille, avec une délicatesse exquise, prétexta une commission à son grand- père Philippe et se sauva, laissant seuls les1 deux hommes. Pascal sentit frémir tout son être. Il trouvait à la fois une souffrance à se sentir si près de son rival,, et une joie à participer par cette souffrance même de la vie de Marguerite. —' Thomas» dit-il, mon frère. Thomas, touché aux larmes, lui recommanda de ne pas s'abandonner au désespoir. LE CRIME 207 — Hélas! Thomas, malgré tous mes efforts, nous marchons à la ruine. — Je puis encore vous aider, Pascal. — Tu ne peux plus que te ruiner avec nous. — Est-ce vraiment si grave? — Plus grave. Imagine-toi une usine montée comme la nôtre. 11 n'y avait pas,, et, ce qui est pire, il ne pouvait pas y avoir le moindre mouvement perdu. Or, de jour en jour, je sens décroître la vie. ■— Je lutte tant que je peux, Pascal. — Mon bon Thomas, rien: ne se crée en un jour. —■ Courage! — J'en ai, j'en ai pour vivre et pour mourir. Et il ajouta avec un cri de rage : — Oh ! être enfermé dans ces ténèbres, tandis que se joue la partie fatale dont doit sortir le déshonneur. — La faillite, non le déshonneur. — La faillite,, la faillite, ce mot terrible, ce mot qui a terrifié mon enfance et mon adolescence, tu ,ne sais pas ce que c'est pour nous, industriels. Tiens, ma plus jeune sœur, la petite Rosanette, interroge-la, demande-lui ce qu'elle craint le plus au monde. Il y a cent à parier que, dans son jeune instinct,, elle te répondra : «La faillite. » — Pascal, tu guériras. — Non, Thomas, traite-moi en homme; je ne guérirai pas. Il faut, rappelle-toi bien mes pa- roles, que tu agisses comme si je ne devais plus jamais guérir... Je ne te donne pas de conseils, mais il me serait pénible de porter la responsa- bilité de ton malheur, du malheur de Marguerite. w 208 LE DOCTEUR HARAMBUR — Tu exagères, Pascal ! _ — Imagine-toi que je suis mort, Thomas... Ah' je me souviendrai toujours de l'explication que nous eûmes dans cette usine, le soir où tu rentrais de ton long voyage dans l'Inde et en Perse. Tout ce qu'on peut désirer de la générosité humaine, tu le montras alors... J'ai accepté ton renoncement, accepte aujourd'hui le mien. — Ce n'est pas la même chose, Pascal... Mar- guerite t'aimait et elle t'aime encore. Aucune puis- sance au monde ne me donnera son cœur. Pascal tressaillit d'une joie irrésistible, mais il se dompta tout de suite. — Je devrai donc maudire l'heure où cet amour est ne en elle, murmura-t-il. — Non, ami, attends, espère... lutte jusqu'au bout pour sauver l'usine! — N'écoute pas ta bonté, Thomas; l'usine pé- riclite et mon mal est incurable... Thomas baissa la tête, accablé de douleur et ne pouvant quand même empêcher l'évocation d'une Marguerite qui lui revenait en souriant. Un si- lence tragique tomba sur la conversation des deux hommes, Pascal fut le premier à le rompre. — Réfléchis à ce que je viens de te dire. — Attendre, lutter, espérer, Pascal. — Mais M. Arbiade n'attendra pas toujours, dit avec fièvre le jeune aveugle... Marguerite a pro- mis de se marier... Si tu la refuses, toi qu'elle estime au-dessus de tous, il faudra donc qu'elle épouse un indifférent, peut-être un méchant... ^ Pascal prononçait ces paroles ainsi qu'un homme résolu au suicide. Il sentait bien qu'après cela, il n'y aurait plus rien à dire et que le sacrifice seraitLE CRIME 209 consommé. Très frappé de cet argument, Thomas ne trouvait pas de réponse. Ses yeux scrutaient le visage de son ami et y découvraient un si ardent chagrin qu'il essaya encore d'un détour : — N'envisageons pas des événements lointains, Pascal. M. Arbiade attendra... Ta guérison aura le temps de se faire. — Et s'il n'attend pas, et si ma guérison ne s'opère pas?... Ah! Thomas, je t'en conjure, ne me laisse pas! dans le doute à ce sujet. J'aime assez Marguerite pour faire passer son bonheur avant le mien... Ne l'abandonne pas. — Soit, dit Thomas avec calme; je te promets de ne pas l'abandonner. Une nouvelle pause les tint pensifs, et ce fut encore Pascal qui eut le courage de reprendre : — Emilie n'est pas revenue; veux-tu me con- duire auprès de Bicobu? Thomas prit le bras de son ami, et tous deux traversèrent la halle jusqu'à l'atelier de modelage. Bicobu travaillait avec ardeur. C'était un petit homme du Nord, vif comme la poudre, très intel- ligent, mais qui, privé du secours actif de Pascal, revenait à son idée de la fabrication d'une seule machine à la fois. Il se perdait dans le système du jeune homme et se refusait à suivre l'ordre in- diqué : —■ Vous comprenez, monsieur, disait-il avec une inconsciente cruauté, je suis bien plus responsable qu'autrefois... Les cotes sont souvent fausses; je ne peux m'y rapporter. Que je fasse une pièce au- jourd'hui, une autre dans dix jours, et je m'aper- cevrai trop tard des incorrections. Je ne suis qu'un praticien. 14lif.f l( 210 LE DOCTEUR HARAMBUR — Monsieur Bicobu, fit Pascal qui ne voulait pas répondre directement, voici quatre pièces à modeler pour demain matin. Je passerai vers dix heures et je vérifierai avec vous... Voyons, main- tenant, l'ouvrage terminé. C'est par cette inflexible méthode que Pascal s'efforçait de maintenir son autorité chancelante. Malheureusement Bicobu n'avait pas tout à fait tort : — Nous n'avons pas fini les corps de pomper monsieur Pascal, et je ne peux pas vous promettre le modelage des pièces que vous me donnez pour demain. J'ai dû reprendre le cylindre: et le tiroir de la Bénesse n° i. En outre, la bielle de la Mar- guerite a donné un retrait qui la rend inutilisable. Vous m'aviez appris à ne plus calculer ce retrait. Aussi n'est-ce pas la seule pièce manquée de ce chef. Ce que Bicobu ne disait pas, c'est qu'il avait passé la nuit dernière à l'atelier, cherchant lui- même les causes d'erreur. Le brave homme était désolé. Pascal l'écoutait, la poitrine étreinte d'une angoisse terrible; mais il ne laissa rien pa- raître. — Retard à rattraper, monsieur Bicobu, dit-il; embauchez des ouvriers, donnez au dehors... — Le second moyen est impraticable;, monsieur Pascal; quant au premier, il ne donnerait aucun résultat : il nous1 faudrait un deuxième contre- maître, et Dieu sait qu'ils se font rares dans la partie. •— Passez toute cette série, alors; je vous en- verrai cet après-midi une série nouvelle. —■ La fonderie restera inoccupée ! ~ LE CRIME ■— Il faut sacrifier la part du feu, monsieur Bi- cobu; je fais appel à tout votre dévouement. — Je n'ai pas attendu jusqu'aujourd'hui pour vous le donner, monsieur Pascal; mais je n'épar- gnerai rien, dussé-je y passer la nuit... — Ce que vous avez déjà fait, monsieur Bicobu, interrompit une voix grave. M. Philippe se tenait derrière le groupe formé par les trois hommes. — Comment cela, grand-père? interrogea Pas- cal. — Je sais par Auguste, qui lui a ouvert la porte vers dix heures du soir, et qui ne l'a pas vu res- sortir, que M. Bicobu a travaillé ici toute la nuit dernière. ■— Il n'y a pas de mérite, monsieur Philippe, balbutia le contremaître; j'avais commis l'erreur, fallait que je la retrouve. Et, pour cacher son embarras, il se mit à exa- miner le travail de ses ouvriers. Les yeux de Pas- cal s'étaient embués, mais il vainquit son émotion pour dire à Philippe : — Grand-père,,, que je vous parle des disposi- tions1 à prendre pour demain. — Allons dans mon cabinet. — Permettez que je retourne au travail, dit Thomas qui sentait bien que le grand-père et le petit-fils avaient besoin d'être seuls. — Eh bien, grand-père? demanda Pascal quand ils furent arrivés dans le cabinet. — Je ne suis pas mécontent, murmura douce- ment Philippe... Il me semble que cela va marcher. — La fonderie chômera demain, et les forges dans deux jours, dit Pascal... Je me vois forcé B« ' 212 LE DOCTEUR HARAMBUR. de reprendre la série actuelle des pièces données au modelage et de combiner une deuxième série aujourd'hui même... Chaque jour, le retard aug- mente. Grand-père, regardons cette situation en face; je suis devenu incapable de poursuivre mon œuvre. Il faut chercher quelqu'un qui puisse me remplacer. — Mon bon Pascal, trois ingénieurs méritants ont refusé de prendre la direction de l'usine La tache est surhumaine, il y fallait ton courage et ton talent... Je crois improbable que personne fasse aussi bien que toi. —■ Même que moi aveugle? — Même que toi aveugle... La partie est com- promise; eh bien, soyons beaux joueurs. Travail- lons jusqu'au bout. Nous perdrons la fortune nous perdrons peut-être l'honneur, nous ne per- drons pas le contentement d'avoir fait notre de- voir. — Hélas! soupira le jeune homme. — Va à ton travail, mon fils bien-aimé. ■— Tu as raison, père. Philippe se leva pour guider l'aveugle à travers les ateliers, mais il n'avait pas ouvert la porte qu Emilie se présenta. Elle guettait la sortie dé son frère. Quand il eut vu le jeune couple s'éloi- gner, le vieil homme se laissa tomber sur son siège et un lourd désespoir le tint quelques minutes abattu. Enfin, il se releva, chassa d'un geste la fatigue et la douleur; puis se mit à examiner le tableau de la distribution du travail et à parcourir 1 usine pour voir si les ordres étaient exécutés. Quand il rentra, son front était encore plus sombre.LE CRIME 213 — Prévenez Normand que je veux lui parler tout de suite, dit-il à un ouvrier. Et il rentra dans son cabinet, où Normand se présentait tout de Suite : — Normand, dit sévèrement Philippe, je ne suis pas content de toi. — Moi non plus, monsieur, fit le contremaître, je ne suis pas content; mais j'ai beau m'efforcer, je n'arrive à rien. — Tu n'exécutes pas mes ordres. —■ Mais, monsieur Philippe, vos ordres de ce matin se contrariaient,, je vous assure. — Se contrariaient? — Oui, ils indiquaient la même équipe pour deux besognes différentes, à la même heure. — J'avais cependant discuté la chose avec Pas- cal. Le vieux contremaître hocha la tête. — Voilà, dit-il, voilà... Philippe demeurait dans une angoisse terrible. — Je n'ai rien à dire, alors, mon vieux Nor- mand, puisque c'est ma faute. — Ah ! monsieur Philippe, nous ne retrouverons jamais le courant de M. Pascal... — Il faut que nous le retrouvions, Normand. — Les équipes n'ont plus le cœur à la besogne. — Surveille-les, — L'ouvrier flâne. — Punis-le. Le contremaître eut un triste regard. — Ce n'est pas encore cela qui fera marcher les affaires, monsieur Philippe; il nous faudrait quelqu'un pour nous indiquer le travail comme M. Pascal. ■214 LE DOCTEUR HARAMBUR — Faisons de notre mieux, mon vieux Nor- mand, dit Philippe le désespoir dans l'âme. — Quels sont vos ordres pour demain? — Je vais y travailler ce soir, afin qu'ils ne se contrarient plus. Normand se retira, laissant son vieux patron à ses tristes pensées, et l'usine continua son labeur. Hélas ! on sentait la ruine au bout de tant d'efforts. Tout le jour, Thomas, Philippe, Pascal travail- lèrent sans perdre une minute. Bicobu, Normand, Renaud et quelques autres ne ménagèrent pas leur dévouement; mais il y avait quelque chose de brisé dans le vaste organisme. Aucune illusion n'était plus possible : les commandes d'octobre ne se- raient pas livrées. A mesure^que les mauvaises nouvelles lui arri- vaient, Pascal se décourageait davantage II avait fini la distribution du travail; mais avec une dif- ficulté qui allait grandissant, parce que la mémoire ne pouvait suffire seule à fournir des matériaux à l'intelligence. L'homme d'étude et de livres qu'était Pascal vivait très peu sur des formules toutes faites. Il lui suffisait autrefois de porter les yeux sur ses travaux pour y retrouver, le lendemain, toute sa conception de la veille. Tandis qu'à pré- sent il lui fallait reconstituer ses plans à tâtons dans sa tête, en se faisant lire ou expliquer labo- rieusement des choses qu'il saisissait jadis d'un seul coup. La pauvre petite Emilie suivait sur les traits de son frère les progrès de l'angoisse. Elle en arrivait à souhaiter, prompte et terrible, cette faillite qui, du moins, verrait finir le calvaire de Pascal dans sa lutte contre l'inévitable déchéance.LE CRIME 215 Le soir vint, la grande Harambur s'arrêta. Les ouvriers quittèrent l'usine. Thomas et Phi- lippe partirent à leur tour. Dans la mort des» ate- liers, on entendait venir un Das lourd accompagné d'un petit pas d'enfant. C'étaient Théodore "et Ro- sanette. Tous les jours, Pascal et son père se réunis- saient là une demi-heure avant le repas. Emilie et Rosanette savaient qu'elles devaient les laisser seuls. Elles s'en allèrent. Longtemps, les deux aveugles demeurèrent sans parler, à scruter le silence, comme s'ils écoutaient leur propre âme où la vie ne se reproduisait plus que d'une manière spectrale. Théodore, plus loin de l'époque où il voyait, était celui des deux qui pensait le plus facilement sans images. ■— Pascal, dit-il, mon cher fils, à quoi songes- tu? Pascal avait tressailli. —• Toujours à la même chose, père, ou plutôt à deux choses : Marguerite, mon infirmité. — Pauvre enfant ! murmura le père avec une tendresse infinie, je voudrais te donner le sang de mes veines. Qui donc se serait jamais douté qu'il y aurait un homme plus malheureux que moi dans la famille et que cet homme serait toi. —' Si j'avais été marié, dit Pascal, je crois1 que j'aurais à peine connu le malheur. —■ L'amour parle en toi, mon fils; mais si ton amour avait été satisfait, tu aurais eu quand même les affres de la cécité. De nouveau un lourd silence de consternation. — D'ailleurs, dit enfin Théodore, il n'est pas certain que tu sois incurable. — Tous les médecins l'ont affirmé.2l6 M grès. ques. LE DOCTEUR HARAMBUR C'est vrai, mais la science fait de rapides pro- Et l'analogie de mon mal avec le tien ? Cette analogie est-elle certaine? Très certaine, une paralysie des nerfs opti- Quelques-unes sont guérissables. ■— Je n'y crois plus, père. — Moi, j'y crois, fit Théodore avec énergie- j'y crois pour toi, j'y crois pour moi. Il me semble impossible qu'un organe demeuré sain, nourri par des vaisseaux et vivifié par des nerfs ne soit pas susceptible de guérison... Je sais que l'expérience ma déçu; mais la science marche à pas de géant- teneur viendra pour toi, s'il n'est pas venu pour _ - Comme tu es bon, père... quel que soit le jour, s il vient trop tard, il ne me rendra pas Mar- guerite. _ — Ah! la vue|i ia VU£) s-écria Théodore Quand je pense a 1 époque où d'un seul regard j'embras- sais toute cette usine, où je voyais les plus petits détails des machines. Quelle rapidité, quelles mer- veilleuses sensations! Tu reverras le soleil, Pascal — Le soleil sans Marguerite' Le père prit la tête de son fils dans ses bras : — Lnfant bien-aimé ,dit-il, chère tête de génie la pauvre Marguerite pleure et se désespère de son destinT VaUdrait"il paS mieux vous soumettre au — J'avais plus de courage les premiers jours pere. Le temps n'adoucit pas mes regrets. Plus ie vais, plus mon cœur l'emporte sur ma tête. Qui dira la force de la lumière pour vous inspirer deLE CRIME 217 la volonté! Dans le noir, je ne pense qu'à une chose, à une seule chose ! — Avec le temps, dit Théodore, tu auras des idées nouvelles, tu concevras selon les sens qui te restent. Jamais l'oeil n'est remplacé, mais enfin il existe des idées soutenues par l'ouïe ou par le tou- cher. Courage, Pascal ! — Ah! père, je suis à bout de force! VIII GASQUE FAIT UNE CONNAISSANCE Gasque se tenait dans l'usine sur la galerie. Sa figure noire exprimait une joie de démon. Il se rappelait les jours où les ouvriers lui criaient en sourdine : «Hou, hou, le hibou!» — Je vous ai dit que le hibou vous mangerait tous ! Et, en effet, son indomptable énergie dans le mal avait été une des véritables causes du désastre abattu sur la maison. Non seulement Gasque avait harcelé Mme Harambur de ses objurgations, ne lui laissant pas une minute de trêve; mais encore toutes les difficultés mises par lui en travers de la route du jeune ingénieur semblaient avoir con- tribué à affaiblir celui-ci, à le livrer au mal héré- ditaire. Ainsi pensait Gasque dans la grande halle, naguère retentissante d'une saine activité et où apparaissaient maintenant les signes de la négli- gence,, de la lassitude, du découragement : — S'ils m'avaient laissé mener les affaires, ils ne seraient pas à deux doigts de la faillite!J I il \n 218 LE DOCTEUR HARAMBUR Ce mot le ravissait. Il n'aurait pu dire lui-même pourquoi il souhaitait si ardemment la chute de cette maison qui le faisait vivre; mais il la souhai- tait, et il l'aurait encore souhaitée quand elle aurait dû crouler sur sa tête. C'était une nature féroce, qui ne se cachait pas à elle-même sa féro^ cite. Sa rage contre les Bénesse pouvait très bien provenir de ce qu'ils avaient une conception de la vie différente de la sienne. Les choses lui sem- blait arrangées en ce monde pour que le triomphe des Pascal signifiât nécessairement la défaite des Casque. Le grand-père Philippe, Théodore et Pas- cal, c étaient trois générations d'ennemis, trois «re- lations d'imbéciles, croyant à quelque chose "en dehors de la force. Leur succès renversait toutes es idées de Gasque. C'est pourquoi il savourait leur ruine. Il la savourait pleinement. Là-bas, dans le cabi- i ? P,hllFe> °n v°yait confusément la silhouette de Pascal, s'agitant pour sauver ce qui restait a sauver de la fortune des Bénesse. Mais la dure main de la fatalité était sur lui. A chaque instant, il se trouvait arrêté dans ses recherches La figure raidie de chagrin, le grand-père Philippe promenait sa barbe blanche aux quaîre coins des ateliers, essayait vainement d'enchaîner le travail de créer le rythme dont un si grand organisme avait besoin. Et Gasque riait, là-haut, des efforts du vieillard — Vertueux idiot, murmurait-il, tâche donc detablir ta solidarité ouvrière,, ton régime de fa- S nnT LeruraS-tu enfi» ce que c'est que la vie, et pourquoi les tigres se jettent sur les agneaux liLE CRIME 219 Un orgueil formidable le secouait. Il se sentait tout-puissant, à l'abri des mauvais coups : ■— J'ai des rentes sur l'Etat pour assurer ma vie... Rien ne prévaudra contre moi. Je vous dé- teste et je vous méprise. Vous croupirez dans la misère1, tandis que je serai gros et bien nourri. J'au- rai Anna-Claire, la plus belle fille du monde, comme épouse, et Pascal finira ses jours tout seul dans un hospice. Telle est la loi du monde. Foin des hypo- crites qui la méconnaissent ! Il se promena. L'heure de la sortie des ouvriers approchait. Quelques-uns levèrent la tête vers le ca- dran de l'horloge et aperçurent Gasque. Il les) re- garda aussi, superbe, terrible. Aucun d'entre eux ne songea à crier au hibou. Ils étaient atterrés. Le malheur arrivé à Pascal semblait les frapper direc- tement, comme les disciples sont frappés par la mort du maître. Et n'étaient-ils pas un peu les disciples de Pas- cal; n'avaient-ils pas partagé sa foi dans le travail, l'intelligence, la bonté active? Ils sentaient bien, dans leur conscience de simples» que Gasque, l'en- nemi, venait de remporter une victoire. Ils1 bais- saient le front. Ils regrettaient d'avoir cru, se pro- mettaient désormais de ne plus rien attendre du sort, de ne plus s'emballer : —■ Chacun pour soi et Dieu pour tous, disaient les plus audacieux. Les Bénesse nous ont promis plus de beurre que de pain. — Pas leur faute, répondaient les autres. Mais' l'argument paraissait faible, car, faute ou raison, ceux qui succombent ont toujours1 tort. C'était bien l'avis de Gasque; aussi quitta-t-il l'atelier tout joyeux. La soirée était douce. Il flânaIl H 1 il! ' , 220 LE DOCTEUR HARAMBUR par la ville, récoltant plus de mauvais regards que de sourires, mais heureux de cette hostilité impuissante. Au commencement de sa carrière à l'usine, quelques ouvriers renvoyés avaient bien essayé de lui faire peur; mais le premier qui avait levé la main avait reçu une belle raclée, Gasque possédant une force herculéenne. Un homme qui lui tira un coup de revolver passa en cour d'assises. Depuis, personne n'avait risqué une menace directe et, même, les lâches saluaient bien bas. Gasque avouait, d'ailleurs, préférer ceux qui l'attaquaient à ceux qui s'humiliaient. Il avait des loyautés d'at- titude. Quand on l'avait vaincu, il acceptait sa défaite pourvu que le vainqueur fût un méchant comme lui. C'est ainsi qu'il craignait Mme Ha- rambur et que le docteur lui inspirait un effroi su- perstitieux. Il les connaissait bien tous les deux, d'abord à cause d'une longue intimité, et puis parce qu'ils étaient Basques comme lui. Quand une grande passion les agitait, ils parlaient basque sans y prendre garde. Leur enfance leur revenait. Or, qui connaît l'enfant connaît l'homme. Avec un camarade de nos jeunes années, après la plus longue séparation, l'intimité est tout de suite refaite. Cela expliquait qu'ils ne s'étaient pas brouillés. D'ailleurs, tandis qu'Harambur s'élevait à la plus haute science, lui, Gasque, demeurait une tête de bois,, et une brute, par-dessus le marché. Il n'avait jamais éprouvé de souffrances morales. Son âme débordait seulement sous la colère, et nous avons vu qu'il se résistait mal. Il y avait, dans cette im- pulsivité, un péril dont Gasque se rendait mal compte.LE CRIME 221 Ce soir-là, il était joyeux. Il passa, en faisant des effets de plastron, devant les magasina de la Grande-Rue et se rendit à l'hôtel de l'Ecu, près de la gare du chemin de fer, hôtel dont la réputation est européenne. Il aimait le va-et-vient des voya- geurs qui ne s'attachent à rien; qui passent, préoc- cupés uniquement d'eux-mêmes; c'est bien ainsi qu'il comprenait la vie. Il avait coutume de dîner avec trois ou quatre habitués comme lui, gros bonnets de l'administra- tion, demeurés célibataires, auxquels se joignait, de-ci, de-là, un ingénieur de manufacture. La con- versation était plutôt laborieuse quand il ne se produisait pas un gros événement. L'express de Paris arrivait à sept heures, et tout aussitôt le repas commençait. Les habitués prenaient leur place, puis survenaient des voyageurs bruyants,,, interpellant les garçons, criant, réclamant. On finissait par les contenter, et ils s'asseyaient à la grande table pré- sidée ordinairement par un vieux colonel en re- traite, veuf très décoratif, qui, ne désespérant pas de tomber sur une héritière, se montrait aimable avec les dames. Ce soir-là, beaucoup de voyageurs se trouvaient présents. La tablée où se tenait Gasque, excitée par le bruit général, parla beaucoup et à haute voix de l'affaire Bénesse qui passionnait toujours la vil le. Les uns disaient que les commandes étaient livrées et que, par conséquent, tout marchait bien; les autres affirmaient que l'usine était proche de la ruine. Gasque, interrogé ce soir-là avec plus d'in- sistance que d'habitude, avoua que la situation était terrible :222 LE DOCTEUR HARAMBUR — Il faudrait un homme, s'écria-t-il... Et quel homme ! — Je ne vois pas pourquoi il faudrait un homme si considérable; M. Pascal n'est en somme qu'un tout jeune ingénieur presque sans expérience, dit un monsieur obèse et bougon. ^ — Je suppose que j'en sais plus long que vous là-dessus, répliqua Gasque courroucé... Je ne vous donne pas les machines de M. Pascal Bénesse pour le chef-d'œuvre de la mécanique, mais je déclare tout net que lui seul est en état de les construire pour le moment... Il s'interrompit; on lui tapait sur l'épaule. En se retournant; il vit un inconnu à grande barbe noire, aux cheveux courts, aux yeux vifs, au teint bronzé par le soleil des pays chauds. Il était mai- gre, avec une apparence de robustesse et de Santé, et un front sillonné de rides qu'un observateur n'aurait pas manqué d'attribuer à la tristesse. Ses vêtements, d'une coupe élégante, contrastaient avec le débraillé de Gasque. — Monsieur, dit-il, je viens d'apprendre que vous appartenez à la maison Bénesse; voulez-vous me permettre de vous poser une question? — Je vous le permets, monsieur, fit Gasque ayec un gros rire, mais je ne vous promets pas de répondre si votre question me déplaît. — Convenu, répliqua l'étranger, qui ne parut pas s'émouvoir de la manière rude de Gasque, et s'assit à une place laissée libre auprès de ce der- nier. ■— Je vous écoute, alors. — Quelle sorte de maison est la maison Bé- nesse ? LE CRIME 223 ■— Je suppose que vous ne me demandez pas si la maison Bénesse est une usine pour la construc- tion de machines? —■ Non, cela je le sais; mais la maison est-elle solide? —■ Monsieur, je suis l'administrateur général de l'usinç, et je trouve votre question indiscrète. — Trop indiscrète? —• Bah! s'écria Gasque tout à coup, vous ne saurez pas grand'chose de plus que ce qui est ra- conté par toute la ville, quand je vous aurai dit que la maison vient de perdre son chef. — Bénesse est mort? — Premièrement, sachez, monsieur, qu'il y a plusieurs Bénesse, et, secondement, n'ignorez pas que le principal directeur, le chef d'industrie, est un jeune imprudent, nommé Pascal, qui s'est sur- mené au point de devenir aveugle. — Pauvre garçon! — Pauvre garçon si vous voulez : c'était en somme un spécimen assez réussi de la vanité humaine. Il espérait violer la fortune : la fortune s'est vengée. — Nulle guérison possible? ■—■ Allez donc espérer une guérison quand déjà le père du jeune homme a été frappé de la même infirmité. ■—■ Mais alors, l'usine? ■— Je n'ai rien à dire de l'usine, monsieur... et cela pour une bonne raison, c'est que je n'ai pas été consulté. Oui, quelques semaines avant que le jeune homme perdît la vue, un petit coup d'Etat m'avait relégué dans l'administration générale; une vraie sinécure, d'ailleurs, mais d'où je peux224 LE DOCTEUR HARAMBUR surveiller de près les intérêts de M. Harambur. — M. Harambur? Attendez donc, je connais ce nom-là. Ah! oui, un explorateur que j'ai connu en Perse; un ami, un véritable ami. — Comme cela se trouve, fit Gasque. Seulement,, vous parlez du fils. Le père est un médecin... Puisque vous les connaissez, pourquoi ne vous adressez-vous pas à eux pour avoir des renseigne- ments ? — J'ignorais... —■ Vous voilà au courant. — Bon, dit l'étranger, j'irai les voir, mais deux avis valent mieux qu'un. Je suis ingénieur; je cherche une place. Me conseillez-vous l'usine Bé- nesse ? — Pourquoi pas, si vous êtes pressé? — Je ne suis pas pressé... Je m'intéresserais dans l'affaire. — Ne faites pas ça, cria Gasque. — Il y a donc du grabuge? — Il n'y en a pas encore, mais ça ne peut tar- der... D'ailleurs, reprit-il avec cet air bourru qui lui était habituel, bien que ce petit Pascal ne soit qu'un imbécile, puisqu'il a dépassé ses forces, c'était quand même un rude ingénieur, et il fau- drait un gaillard de premier ordre pour le rem- placer. Ce disant, Gasque toisa l'étranger à la barbe noire qui dit en souriant : — Vous me tentez, monsieur, car j'aime la lutte, moi. — Ma foi, vous n'aurez peut-être jamais eu plus belle occasion de la pratiquer. Nous avons pour huit cent mille francs de commandes à livrer, et ilLE CRIME 225 reste deg modèles à finir... Ah! ah! ricana Gas- que, avec quelle belle sécurité on a vendu des modèles imparfaits ! La peau de l'ours ! Il en coûte d'être présomptueux, monsieur. Allez donc voir la famille Bénesse. Deux aveugles et un vieil- lard de quatre-vingts ans! Si l'on m'avait cru, on en serait resté à la fabrication courante... C'est la faillite assurée. Je le dis! tous les jours au docteur Harambur, mais il paraît que son fils résiste... — Ah! — Oui, encore un qui lutte! Il vient tous les jours à l'usine, il s'efforce de sauver son- ami Pas- cal. Seulement, si vous êtes de la partie, vous de- vez savoir qu'on ne devient pas du coup un bon constructeur... Et, pour remplacer Pascal Bénesse, il ne s'en est pas fallu de beaucoup que nous n'ayons un ingénieur en jupon. — Une sœur de ce Pascal, sans doute? — Non pas, mais la sœur de Thomas Haram- bur. — Je le croyais fils unique. —■ Oh ! une sœur d'adoption, élevée par les Ha- rambur. Beau brin de allé, ma foi ! Et Gasque, allumant sa pipe, se mit à regarder de travers l'étranger. —■ A propos, si vous allez voir les Harambur, que je vous prévienne d'une particularité me con- cernant : n'allez pas vous éprendre d'Anna- Claire... — Anna-Cl aire? —■ La pseudo-sœur de Thomas. Vous feriez fausse route, comprenez-vous; cette jeune fille est ma fiancée. — Votre fiancée, à vous? 15226 LE DOCTEUR HARAMBUR ! Il ' — A moi ! cria Gasque non sans défi, et que quelqu'un vienne me la disputer, s'il l'ose? ■— Elle vous aime donc? —■ Est-ce qu'on sait qui les femmes aiment? s'exclama Gasque. Ce qui importe, c'est d'obtenir le consentement des parents. Le mariage d'abord, l'amour ensuite, telle est ma manière de voir. —■ Monsieur, dit brusquement l'étranger, rap- pelez-vous le proverbe : « Ce que femme veut, Dieu le veut.» — Dieu ou le diable, répliqua Gasque... En tout cas, j'ai avec moi la femme, car la femme ici c'est Mme Harambur. — Croyez-en une expérience ancienne; il n'y a pas de bonheur possible dans un ménage troublé. — J'ai appris à me passer du bonheur, monsieur de la Barbe noire, fit Gasque. — C'est juste, répondit l'étranger, vous ne sa- vez pas mon nom : Voici ma carte. Gasque lut : — «Jasques Orthez...» Ah! vous êtes Basque? Je m'en doutais. Des Gasque et des Orthez, sur les collines aux environs de Saint-Jean-Pied-de-Port, vous en compterez bien la douzaine. — Gasque est votre nom, reprit l'étranger, je l'avais déjà entendu tout à l'heure, mais je crai- gnais de me tromper... Oui, des Gasque et des Orthez, il y en a qui ont uni leurs maisons. C'est une race loyale et fière, vous ne l'avez sans doute pas oublié? Gasque éclata de rire. —■ Il y a belle lurette que j'ai cessé d'être fier de qualités et de vertus qui servent uniquement à nous maintenir en esclavage, grommela-t-il. LE CRIME 227 — Que voulez-vous dire? — Je veux dire que je ne suis pas un imbé- cile. La vie est une lutte; ceux quj l'emportent font la morale aux autres; Quand un homme vient vous prêcher la bonté, la miséricorde, soyez sûr qu'il en veut à votre honneur ou à votre bourse... Eh! parbleu, je sais bien qu'on me traite de ca- naille; au moins ne suis-je pas un hypocrite. J'écrase l'ouvrier de l'autorité que j'ai conquise; je ne l'abuse pas avec de belles paroles. S'il peut se révolter, qu'il se révolte, mais s'il ne le peut, qu'il subisse le joug; voilà ma profession de foi. je ne me donne pas pour meilleur que je ne suis. Je ne connais que la force, l'argent et les gen- darmes; c'est là ce que j'appelle la morale. ■— Cependant, monsieur, le plus fort n'est pas toujours le plus digne. — Le plus fort est le meilleur, monsieur Or- thez; tout le reste pour moi, c'est de la métaphy- sique pure, des chansons de sainte nitouche pour endormir les dupes et les victimes. IX THOMAS RETROUVE UN AMI — Orthez ! s'écria Thomas. — Lui-même. J'ai assez parcouru les pays étrangers; je reviens me fixer en France. — Et votre position au service de la Compa- gnie des constructions de l'Oural? — Abandonnée. — Combien souvent j'ai pensé à vous, à nos pé-228 LE DOCTEUR HARAMBUR régrinations sur les plateaux du Pamir, à ces nuits prodigieuses de silence où nous parlions passion- nément de l'univers. Vous êtes plus qu'un ami pour moi, Orthez; vous êtes une voix de mon âme. Il m'arrive souvent de m'arrêter dans un enchaî- nement de pensées en disant : «Ceci est d'Orthez». Oui, vos idées ont été fécondes en moi. Je ne sais pas le secret de votre vie, mais je me suis souvent demandé où vous aviez acquis une si parfaite pru- dence de jugement et une telle sincérité. — Dans la douleur, mon cher Iiarambur. — Dans la douleur et dans un génie naturel, dirai-je plutôt... Maisi, cher ami, où sont vos ba- gages, que je les fasse monter dans votre chambre? — Ma chambre? Je suis logé à l'hôtel de l'Ecu, et, ma foi, très bien logé. Ne parlons plus de cela... Comment vous portez-vous? Quelle tournure prend votre vie? ■— Hélas! ma vie, depuis mon retour, a été ter- riblement traversée. — Ce qui veut dire? — Ce qui veut dire que ma fiancée, la jeune fille dont je vous ai si souvent parlé, là-bas, ne m'aimait plus: quand je suis revenu : elle s'était éprise d'un jeune ingénieur. —■ Pascal Bénesse? ■—4 Comment savez-vous cela? — Je le devine... Un de vos amis m'a renseigné. ■—■ Un de mes amis? — M. Gasque. — M. Gasque est l'ami de mon père, il n'est pas le mien. — Sur quel ton vous dites cela. — Si vous connaissiez M. Gasque, vous me corn-LE CRIME 229 prendriez, Orthez. Cet homme grossier et méchant a je ne sais quel empire détestable sur ma mère. __ N'est-il pas le fiancé de votre sœur adoptive? — Pauvre Anna-Claire, mes parents, en effet, rêvent ppur elle ce mariage. — Elle en est malheureuse? __ Elle en est indignée. Tout son vaillant cœur — car il s'agit ici, mon cher Orthez d'une créature presque divine — se révolte devant une pareille union. Elle demeure, cependant,, combattue entre ses sentiments personnels et son désir de plaire à mes parents. Par surcroît, la pauvre fille aime. —■ Elle aime? — Elle aime l'homme qui m'avait jadis pris le cœur de ma fiancée, de Marguerite Arbiade. — Pascal Bénesse, l'aveugle? — Oh! dit Thomas, vous éveillez en moi un bien cruel Souvenir. La manière dont ce pauvre garçon a perdu la vue demeurera éternellement dans mon souvenir. Songez que Pascal est presque un homme de génie, inventeur de plusieurs mo- dèles de machines, ingénieur de premier ordre, administrateur surprenant, chef d'industrie hors pair. — Vous ne dénigrez pas votre rival ! — J'ai pour lui l'affection la plus sincère. Son infortune est tout ce qu'il y a de plus immérité. — On dit que vous' l'aidez beaucoup. — Je voudrais pouvoir lui donner mon sang. — Mon cher Harambur, rendez-moi un service; présentez-moi aux Bénesse. _ — Avec le plus grand plaisir, vous êtes faits pour vous entendre. —-. Plus que vous ne croyez.23° LE DOCTEUR HAEAMBUR n ' Thomas regarda Orthez. Il se souvint tout à coup des talents de cet homme dont la Compa- gnie des constructions de l'Oural payait les ser- vices un prix fabuleux. — Votre intention serait-elle de les aider ? — Mon intention est de m'associer avec eux — Orthez? Eh bien?... Je ne suis pas revenu en France pour vivre dans l'oisiveté... Dès mon débarque- ment ici, j'ai appris la triste situation de l'usine Bénesse. Il est vrai que je l'ai apprise par un ennemi de Pascal; mais justement ses critiques, son doute que quelqu'un pût remplacer le jeune aveugle, son contentement de la misère probable de ses patrons, tout cela m'a excité... Je le lui ai dit : j'aime la lutte... Me conseillez-vous de la tenter ? — Je suis confondu de surprise, de joie... Vous seul pouviez accomplir le miracle : l'œuvre rêvée par Pascal. Ah ! cher ami, qu'il me tarde de vous présenter à eux. — Un moment encore... Je voudrais voir celle que vous nommiez Anna-Claire. —• C'est facile. Et Thomas sonna. Ce fut Anna-Claire elle- même qui se présenta. En apercevant un étranger, elle rougit violemment. — Je vous demande pardon, Périne est en course. — Reste donc, Anna-Claire; M. Orthez et moi nous causions de choses qui t'intéresseront. Orthez la regardait sans rien dire, mais on au- rait juré que sa longue barbe noire tremblait. Son investigation avait quelque chose de passionné, etLE CRIME 231 Anna-Claire se troubla devant les yeux lumineux de cet inconnu. Cependant, sous une impulsion in- vincible, elle le regardait aussi. Cela dura quelques secondes, puis Orthez poussa un profond soupir : — Vous ressemblez à une personne que j'ai beaucoup aimée, dit-il enfin. — Je ressemble à ma mère,, du moins à ce que prétend Périne, murmura Anna-Claire, sauf pour le front et les sourcils que j'ai de mon père. Il s'approcha d'elle avec une vivacité surpre- nante : — Mademoiselle Anna-Claire, dit-il, je viens de proposer à M. Harambur de prendre la direc- tion de l'usine Bénesse; que pensez-vous de mon idée? '"_■: — Mais, bégaya-t-elle, je ne puis donner d'opi- nion. Il suffit que Thomas approuve pour que j'ap- prouve aussi. — Anna-Claire, fit Thomas, si M. Orthez veut se charger de l'usine, les Bénesse seront sauvés.. — Alors, soyez béni, monsieur, s'écria la jeune Elle. Les yeux de l'étranger s'emplirent soudain d'une vive lueur : — C'est vous qu'il faut bénir, mademoiselle... Du moins, reprit-il avec sa vivacité habituelle, s'il faut en croire mon ami Harambur. Anna-Claire rougit sous ce brusque éloge; mais, chose curieuse, elle n'éprouva point le malaise qui lui venait aux compliments et la rendait triste. Orthez la regardait, cependant, avec une admira- tion passionnée. Elle balbutia ■. —■ Si cela est vrai, monsieur, je n'ai aucun mé- rite, je vous assure. Je dois tout à ma mère.232 LE DOCTEUR HARAMBUR — Et votre père? — Mon père, dit tristement Anna,, mon père n'a pas cru devoir me laisser son nom. La barbe de l'étranger trembla, ce qui semblait indiquer chez lui quelque émotion violente : — Je vous demande pardon d'évoquer un tel souvenir, dit-il. — Ce n'est pas un souvenir, monsieur; ma mère est morte de douleur en se voyant abandonnée, et mon père avait fui la maison avant ma naissance. Je sais ces choses par Périne qui est ma nourrice et qui n'a jamais connu que ma pauvre maman. — Alors vous devez détester votre père? fit l'étranger dont la voix semblait devenue subite- ment rauque. —■ Je suis loin de le détester. Par toutes les circonstances qui ont entouré notre abandon, et par les paroles de ma mère à son lit d'agonie, j'ai acquis la certitude qu'une abominable intrigue avait séparé deux êtres dignes de tout mon res- pect, de tout mon amour. L'étranger demeura quelques secondes immo- bile. Des larmes lui montaient aux yeux et sa lèvre était toute vibrante des mots qu'il aurait voulu prononcer et qu'il retenait. Anna-Claire, touchée de cette émotion, rompit le douloureux silence. — Cette histoire d'une pauvre fille paraît vous intéresser, monsieur ? ■— Elle a tant d'analogie avec mon propre cas... une aventure terrible qui m'est arrivée à Vienne, en Autriche, et dont j'ai souvent entretenu mon ami Harambur. La conversation tourna. Thomas parla à l'étran- ger du docteur Harambur, de ses recherches, deLE CRIME 233 ses découvertes. Orthez l'écouta avec la plus pro- fonde attention; puis, fixant sur le jeune homme un regard pénétrant : — Quand me ferez-vous l'honneur de me pré- senter au docteur Harambur? demanda-t-il. — Tout de suite, mon cher Orthez; si Anna- Claire veut bien nous assurer que nous ne déran- gerons pas mon père dans quelque expérience trop délicate... — Je puis vous l'assurer, Thomas; le docteur recevra sans doute avec plaisir un ami de son fils, répondit l'aimable fille. — Quelle divine créature, soupira Orthez quand Anna-Claire eut quitté la pièce. __ Que diriez-vous donc si vous la connaissiez mieuxfdit Thomas : c'est le bon génie de notre maison ! X ORTHEZ ET HARAMBUR Quand les deux hommes entrèrent chez le doc- teur, ils le trouvèrent occupé à ranger des fioles sur une petite étagère. __ Permets'-moi, cher père, de te présenter un ami dont je t'ai souvent parlé dans mes lettres, M. Orthez, directeur des Ateliers de construction de l'Oural, un homme unique dans son métier. Il sait par moi tes travaux, et mon admiration a en- traîné la sienne qui a bien plus de valeur. Le docteur Harambur avait à peine levé les yeux; mais, à mesure que l'entrevue se prolongeait,234 LE DOCTEUR HARAMBUR sa curiosité parut grandir, et il finit par ne plus ouTnTn ftche;>Tregards du visa^ d'°^i yuand il entendit la voix de l'étranger, un fris- u^arrru\et û garda une attitud; «^ • Basque * d apPnt qu'°rthez ^ait Un7foTitSt/°nC œ!f' dit"iL' qUC V0US ressemblez à une foule de gens de ma connaissance réD7ndToTS1' VOUS me rappdez ma J^se. repondit Orthez, cette malheureuse jeunesse ou fit de moi un exilé volontaire " - --q™ Harambur leva le front avec vivacité heuTeVm^sreVuerZpd0nC **" '* FlM0B de b°^ en A^r^ITSs?rS ^ ^ ^ 1-. ,. v « VICiI"e, et cest la que i'ai connu à — A Vienne, à Vienne, murmura le docteur oui soupira ams, qu'un homiM soularf d'un ™„rf continua fd'S ^^ te '*" ^ £?.££ m,aA t -„ -, souttert, moi, partout où j'ai -- Cependant, un lumineux esprit tel que le TmS^Tr dn soi une consoiation à ^ es misères... Les découvertes importantes siena vlT ^ ' rAcadémie des s--es voufont valu de précieux éloges cielTe eftouï ?T.Valu qu'une approbation offi- cielle et toute platonique; mais j'ai été déchiré nar S Lr fr T™-par mie imites ss spéciales et, finalement, même pour les communi- ;!LE CRIME 235 cations dont vous parlez, c'est à un autre que l'opi- nion publique fait gloire du fruit de mes veilles. — Vous n'en avez pas moins la certitude de votre supériorité. Harambur eut un rire amer : — La belle certitude!... Croyez-vous donc, cher monsieur, qu'une personnalité soit une chose vi- vante par elle-même... Je crois bien avoir plus de caractère et d'orgueil que la majorité des humains; cependant., à force de voir mes découvertes,, mes théories attribuées à d'autres, j'ai fini par n'avoir plus le sentiment qu'elles m'appartenaient... Non, voyez-vous, la force de la société, c'est qu'elle seule sanctionne le génie de ses membres. Tartempion, de l'Institut, à mes propres yeux, comme à ceux du dernier des imbéciles,, est un personnage plus im- portant que moi. — N'y faut-il pas voir, dit avec un accent pro- fond Orthez, un juste retour à la société de tout ce qui sort de la société? Le génie, ne l'oublions pas, n'est rien sans la communion des hommes. Dans vos plus sublimes découvertes, la part de la communauté demeurait immense. L'avez-vous re- connu? Avez-vous accepté d'un cœur humble ce partage ?... Harambur parut très frappé d'un argument où il retrouvait quelque chose de sa propre manière. Il répondit après un long silence : —■ Je veux bien admettre que les hommes se soient éloignés d'un orgueilleux comme moi; seu- lement, pourquoi l'ont-ils fait au profit des plus odieux gredins? —■ C'est sans doute» dit Orthez, parce que la vie n'est pas un absolu, mais une moyenne relative. Les 236 LE DOCTEUR HARAMBUR I ■' I gredms ont, ne fût-ce que par intérêt, le souci de porter les découvertes dont vous parlez jusqu'aux couches trop souvent dédaignées par les hommes de génie. Je ne veux pas juger; je constate seule- ment... — •La foule s'est toujours prosternée aux pieds des tyrans!... — Ne nous appuyons pas trop sur des mystères mal élucides, docteur. En fait, la foule a évolué d un amour stupide de la tyrannie à une sorte de culte des véritables grands hommes. Mais, à tra- vers les siècles, une chose est demeurée : les peuples n'ont pas aimé les tièdes. La masse d'une nation sera toujours sentimentale. Elle veut qu'on donne son^ cœur en même temps que son intelligence, et cest ainsi qu'elle préfère des esprits médiocres et vivants a de grandes âmes froides et mé- prisantes. Harambur aurait voulu rompre là, mais une in- quiétude l'empêchait de laisser se clore cette con- versation. Il finit par murmurer d'un ton de mau- vaise humeur : — Pour être franc, nous devons donc admettre un antagonisme entre la foule et le génie- pour- quoi le génie ferait-il les premiers pas? — Parce que le génie suppose une vision supé- rieure des besoins d'une époque. — Tout le monde n'a pas le temps de philoso- pher, s'écria dédaigneusement le docteur — Aussi n'entre-t-il pas dans ma pensée d'exi- ger de raisonnement analytique sur ces points- mais, comme a dit le grand moraliste : «Le cœur a des raisons que l'esprit ne peut entendre.» Une sensibilité exquise nous préserve de bien des erreurs I' [ iLE CRIME 237 car le mal n'est la plupart du temps qu'une œuvre d'imbécile. Un tremblement nerveux saisit la main d'Ha- rambur à l'ouïe de ces1 fermes propos dits d'une voix grave et triste. Le sang lui monta à la face. Deux minutes on put craindre une attaque d'apo- plexie, — Qu'as-tu, père? fit Thomas inquiet. — J'étouffe... Ouvre la fenêtre. J'ai tort de m'oc- cuper de ces questions ! Thomas ouvrit la fenêtre, l'air entra, Harambur soupira comme un cheval surmené. Orthez le regardait avec un mélange d'étonne- ment et de pitié. —■ Je suis au regret, dit-il, d'avoir provoqué cette crise. — Vous n'avez rien provoqué, monsieur, mur- mura le docteur... Je suis, depuis quelques jours, sujet à des éblouissements. Il s'arrêta, puis reprit, comme emporté par une force intérieure : — Je deviens un sujet pathologique, ma parole. Il m'arrive d'avoir des hallucinations. Symptôme de congestion, voilà tout, mais c'est très curieux. Il entre et sort des gens de mon cabinet. Ils font tout le tour de mes rayons d'un air affairé, sans jamais se préoccuper de moi. Ils examinent mes livres, mes notes, mes fioles. Je les distingue très bien de la réalité malgré l'étonnante similitude... Tenez, en voilà un, il s'approche, il veut toucher la fiole que je tiens à la main. Non, une autre... Le docteur paraissait regarder attentivement ces personnages imaginaires. Tout à coup, il poussa un cri :) 7 238 LE DOCTEUR HARAMBUR pa7 ?aS Cdle4à' PaS Cdle"là' dlt-il; ne la cassez Thomas tira Orthez à l'écart : C'est la folie, murmura-t-il t -N.01^ réPondit Orthez, il décrit un état connu tresi éloigné de la folie, une simple aberration Comme pour donner raison à ces paroles, le doc- teur Harambur se mit à rire : dit-il V°lIà qUC ^ PrendS meS fantoches au sérieux, - U vous faudrait du repos et un régime sévère voue quelques sangsues derrière l'oreille, quoique Sez801' Un ViCUX remède' C°nseiIIa ^vement Or- - Du repos! s'écria le docteur avec son rire sar- castique, vous êtes comme les médecins qui pres- crivent aux pauvres diables de manger de la vo- laille et de boire du vin vieux!... - Et pourquoi donc? répondit Orthez dont accent se fit impérieux; vous n'êtes pas dans une situation ou le repos vous soit impossible, mais il faut le vouloir énergiquement, en supprimant les causes de souci et d'inquiétude. - II n'est pas toujours aisé d'atteindre la cause de nos inquiétudes, soupira le docteur - Quand elles appartiennent au passé, et quelles sont d'ordre moral, un repentir sincère et des actions réparatrices, peuvent adoucir bien des maux; quand elles relèvent du présent, il faut les écarter d un ferme propos; quand elles greffent 1 avenir, il faut les prévoir et les empêcher Thomas tressaillit à l'accent solennel de ces pa- sanL.II" ImPararent même quelque peu bles- santes et hors de situation. Il tourna les yeux versLE CRIME 239 son père dont il connaissait le caractère irascible, avec à la fois le désir d'une réponse hautaine et la crainte d'une violence exagérée. Mais il fut bien surpris de voir le docteur Harambur courber' la tête sous cette espèce d'homélie. En même temps, les traits de son visage avaient changé; ils sem- blaient affaissés sous l'empire d'un profond décou- ragement. Le docteur ne regardait pas Orthez en face et s'occupait avec une singulière ardeur à mettre en place ses petites fioles. Pour la deuxième fois, dans cette entrevue, Thomas crut saisir chez son père une décadence soudaine, un état physique et mental inquiétant. — Mon cher Orthez, dit-il, vous faites de très bonne morale; mais en quoi voulez-vous qu'elle touche mon père? Il s'arrêta, interrompu par le docteur qui s'avan- çait vers Orthez et le considérait avec attention. — Accordez-moi quelques minutes d'entretien, monsieur, fit-il. Je désire vous poser une question à laquelle il vous déplairait peut-être de répondre devant mon fils. Et, bien qu'Orthez fît un signe de dénéga- tion, le docteur pria Thomas de les laisser seuls. Thomas, n'y voyant qu'une nouvelle bizarrerie de son père, sortit tranquillement. ■—■ Que désirez-vous savoir, monsieur Haram- bur? dit alors Orthez. — Vous parliez tout à l'heure d'entrer chez les Bénesse... Croyez-vous que cette usine puisse en- core être sauvée? — J'ai déjà un peu étudié la situation... L'usine peut être sauvée, mais il y faut un homme et de l'argent.' 240 LE DOCTEUR HARAMBUR Harambur saisit la main d'Orthez avec une sin- gulière vivacité : — Serez-vous l'homme? — Je l'espère. — Eh bien, monsieur, souvenez-vous, mais ne le dites à personne, que j'ai là cent mille francs et que je vous les donnerai quand vous me les de- manderez. XI ) ; PRIS AU PIÈGE — J'attends M. Arbiade, et j'ai trop bien pré- pare le terrain pour qu'il ne m'offre pas Margue- rite. & — Tant mieux, car je suis las d'espérer Je vous trouve bien tièdes, le docteur et vous Mme Harambur releva le front et regarda dans les yeux Gasque qui lui parlait ainsi : — Je vous ai déjà dit : «Après le mariage de lhomas,» et je vous répète : «Après' le mariage de î nomas. » — Mais encore faudrait-il en être sûr, grommela UaSqUe. Votre péronnelle ne me semble pas si fa- cile a décider que vous voulez bien me le faire croire... Elle est toujours fourrée à l'usine, et ie donnerais ma tête à couper qu'Emilie, la sœur de i-ascal, 1 aide a gagner le cœur de son frère Elle épouserait l'aveugle, si vous n'y mettiez bon or- — Savez-vous que vous m'ennuyez fort, avec vos éternels soupçons.LE CRIME 241 __Il est possible que je vous ennuie; mais, moi, je m'impatiente terriblement. — Prenez-en votre parti. __ Ne me mettez pas le marché en main! Leurs regards se croisèrent. __ Et si je vous mettais le marché en main? — Vous n'oseriez pas. — Qui vous l'assure?... Certes, je tiens à ce que Thomas épouse Marguerite; mais enfin, il n'y a pas qu'elle au monde. — Je dirai tout à Thomas. Mme Harambur ne bougea pas. Gasque crut de- voir continuer : — Je lui montrerai la lettre. __, Et ainsi vous obtiendrez la main d'Anna- Claire, interrompit railleusement Mme Harambur. Thomas vous aidera, vous, le faussaire, et elle, la jeune fille spoliée, sollicitera la faveur de devenir votre femme. Est-ce cela que vous voulez dire? __Non, bégaya Gasque, non, mais du moins je serai vengé. __ Vous y perdrez cent mille francs et la femme. Il se tut, sentant la force de ce raisonnement, mais il n'était pas homue à vivre dans l'inquiétude. —- Prétendez-vous donc nier vos engagements? — Je prétends, au contraire, les exécuter;,, et ce n'est pas1 moi, c'est vous qui manquez à la fois de mémoire et de politesse. Nous marierons Thomas d'abord, vous épouserez Anna-Claire ensuite, et vous toucherez les cent mille francs. Il réfléchit deux minutes, puis il dit avec force : __. Eh bien, non, vous ne materez pas Gasque ainsi. II me faut les cent mille francs, le jour où 16242 LE DOCTEUR HARAMBUR H il les bans de Thomas seront publiés, et la parole d'Anna-Claire huit jours avant le mariage de votre fils; sinon j'édifierai Arbiade. Mme Harambur pâlit légèrement. ^ — Vous ne serez jamais qu'une brute et un im- bécile ! — Ce sont pour moi des titres d'honneur, parce qu'ils me prouvent votre haine. On ne hait que ceux qu'on craint. En tout cas, j'ai assez attendu, ne l'oubliez pas. U sortit. Elle éprouvait du malaise, car elle sentait une vive opposition au mariage d'Anna- Claire et de Gasque, non seulement chez la jeune fille, mais encore chez Thomas. — Bah! murmura-t-elle, je viendrai à bout de cette petite sotte. Périne interrompit ces réflexions en annonçant M. Arbiade. — Faites entrer. Arbiade avait fait une toilette de circonstance. Il portait une redingote, un gilet blanc, un cha- peau haute forme, toutes choses que l'idée de ma- riage entraînait dans son esprit. Mme Harambur lui indiqua un siège en le priant de s'asseoir. Après les politesses d'usage, Arbiade dit : — Madame, excusez la liberté que je prends de venir vous entretenir de mes petites affaires de fa- mille. — Vous savez bien, monsieur, que j'attache le plus vif intérêt à tout ce qui concerne Margue- rite... Je n'oublie pas qu'elle a failli devenir la femme de mon fils ... — Justement, madame, c'est pour évoquer ce souvenir que je me présente devant vous... Les LE CRIME 243 projets que ma fille avait édifiés à mon insu, et avec l'approbation de M. Thomas, sont venus s'achopper à une impossibilité radicale... M. Pas- cal a très honêtement compris lui-même qu'il ne pouvait plus espérer devenir le mari de Marguerite. Il a renoncé à elle. D'autre part, Marguerite m'a formellement promis de se marier cette année. La seule concession que je sois disposé à lui faire, c'est de lui laisser le choix entre deux hommes1 éga- lement favorisés par la fortune. —• Mon Dieu, monsieur, je vous approuve, mais pourquoi contraindre cette pauvre enfant? Elle n'aime donc plus Pascal Bénesse? Arbiade rougit. Ces paroles traîtresses l'attei- gnaient au fond du cœur; cependant il continua : ■— Il ne s'agit pas d'amour, mais de mariage. Sans donner à l'argent une valeur trop grande, il me semble qu'un père doit exiger l'égalité des apports. — L'égalité? — J'entends une égalité relative... Ainsi je ne demandais pas à Thomas un million contre un million, parce que je sais bien que l'activité, le ta- lent, la gloire sont des richesses inappréciables. —- Thomas, en effet, n'aura que deux cent mille francs. —■ C'est assez pour moi qui connais sa vaillance, le bel avenir auquel il est appelé. —■ Hélas, ce qui est défait est défait. — Je comprends que vous me gardiez rancune; mais, moi, j'aime beaucoup Thomas... Je crois qu'il aime encore Marguerite, et je viens le prévenir, lui dire que, dans une semaine, il serait trop tard, parce que j'ai l'intention d'accepter pour244 LE DOCTEUR HARAMBUR I: ) gendre M. Fernand Vaucline, le fils du banquier. — A-t-il fait sa demande? — Oui, tout récemment. — Ah! soupira Mme Harambur anxieuse. Et elle ajouta : — Alors, vous préféreriez Thomas? — Oui. — Cher monsieur Arbiade, cela va dépendre de Thomas lui-même. Vous comprenez qu'il est trop grand garçon pour ne pas faire à sa tête. — Je l'entends bien ainsi. — Si vous voulez toute ma pensée, je crois que Thomas est resté très amoureux de Marguerite, et qu'il ne résistera que pour ne pas faire de peine à Pascal Bénesse... Le point important serait de marquer votre volonté à Marguerite. Aussi long- temps que Thomas croira pouvoir retarder le ma- riage, il luttera; quand il verra Marguerite des- tinée à Vaucline, il se décidera à faire le bonheur de celle qu'il aime; car ces deux enfants, après quelques semaines de tristesse, oublieront, seront heureux. ■— Je vais, de ce pas, prévenir Marguerite. Quand Arbiade l'eut quittée, Mme Harambur se sentit près du triomphe. Elle étendit la main vers le bouton d'une sonnerie. Périne se présenta : ■— M. Thomas est-il rentré? ■— Oui, madame. ■—■ Priez-le de venir me trouver. Quelques minutes plus tard, Thomas accourait. — M. Arbiade sort d'ici, lui dit sa mère. Thomas pâlit. ■— Il n'est rien arrivé à Marguerite? bégaya-t-il. —■ Voilà les amoureux, murmura Mme Haram-LE CRIME 245 bur. Non, cher enfant, il n'est rien arrivé à Mar- guerite,, rien que d'agréable; le fils du banquier Vaucline la demande en mariage. — Et... elle a accepté? murmura, dans un souffle expirant, le jeune homme. — Son père a accepté pour elle; cela suffit... Cependant je dois te dire qu'il te réserve la pré- férence, à cause du passé... L'intrigante femme, en disant ces mots, regardait son fils : par l'émotion qui contractait les traits de celui-ci, elle vit clair comme le jour le succès de ses ruses. Il n'y avait plus qu'à laisser agir les événements : Arbiade, Marguerite, Thomas se débat- traient en vain dans les pièges qu'elle avait tendus. XII OU MARGUERITE EST RAISONNABLE cependant, Marguerite avait passé sa journée à essayer de lire les Grandes Espérances, de Dickens. Elle trouvait quelques rapports entre la souffrance du héros et la sienne; mais! ce héros était un homme, et qui dira la misère d'une femme qui doit regarder venir la douleur sans bouger, à qui toute la vie sociale impose une attitude cloîtrée et rési- gnée. Ah! si encore elle avait pu promener son chagrin, le dépenser en grands efforts, en voyages, même dans les luttes arriéres de Pascal contre l'ad- versité. Mais il lui fallait subir l'angoisse qui nous surprend à chaque heure du jour, que les objets familiers évoquent, que le silence amplifie, que les êtres ravivent.246 LE DOCTEUR HARAMBUR u Son père, sa mère, elle les sentait tous les jours plus irrités contre elle, plus tristes aussi, et elle n'avait pas le courage de leur dire les paroles qui devaient les consoler, les paroles fatales d'ac- ceptation rejetant à tout jamais Pascal de sa vie. Elle levait la tête de dessus le livre dont elle ne lisait jamais deux pages de suite, et elle soupirait, ses yeux se remplissaient de larmes. On sonna. Elle entendit des pas, puis la porte s'ouvrit. — Toi, Emilie? — Oui. Je suis venue, pensant que tu devais dé- sirer avoir des nouvelles. — Tu ne sauras jamais la joie que tu m'ap- portes. Comment se porte-t-il? —■ Il souffre surtout de t'avoir perdue. ■— Mais ses yeux? •— Toujours la même chose. — Quoi, pas une lueur d'espérance ? — Rien. -— Les1 médecins? ■— Trois nouveaux médecins l'ont vu. —' Et toi, que penses-tu? — Je ne puis m'empêcher d'espérer. —: Comme moi, Emilie — Est-ce qu'on presse ton mariage? -— Mon père, oui. — Ta mère te défend? — Ma mère n'est pas contente de mon attitude. Nous avions promis, Emilie, imprudemment pro- mis. — Pascal désire que tu te maries. Il t'aime ten- drement; il aime Thomas.LE CRIME 247 — Moi aussi, j'aime Thomas, fit Marguerite; il h feté très bon pour nous. Un silence; puis, Marguerite : — Anna-Claire aime Pascal, n'est-ce pas? — Ne parlons pas de cela, fit Emilie. ■— Si, parlons-en. Est-ce que Pascal le sait? — Jamais ils ne se sont dit un mot. — Anna-Claire pense sans doute que Pascal restera aveugle? — Non, elle montre un espoir obstiné, si obstiné qu'elle arrive à faire douter Pascal. — Je suis jalouse, Emilie. ■—■ Jalouse, Marguerite? — Oui,, jalouse de ce qu'une autre que moi soit auprès de Pascal pour le soutenir, pour le récon- forter. —■ N'est-ce pas un bonheur pour Pascal ? fit ten- drement Emilie. Tu n'as donc pas songé, Margue- rite, à ce que sera la vie du pauvre aveugle sans l'espoir d'une femme, sans foyer... Marguerite tressaillit; l'égoïsme de sa passion l'emporta sur sa générosité naturelle. — Ainsi, tu crois qu'elle l'épousera? — Je ne crois rien du tout, répondit Emilie, pour la bonne raison que ni Pascal désolé de te perdre, ni Anna-Claire soucieuse seulement du bonheur des autres, ne laissent prévoir un événe- ment que, pour ma part, je regarderais comme une bénédiction du ciel. —- Tu as raison, Emilie, fit Marguerite en rou- gissant, puisque je n'ai pas le courage de me vouer à Pascal, je devrais me féliciter qu'une autre entreprenne de faire le bonheur de mon pauvre ami.il i r 248 LE DOCTEUR HARAMBUR 1 ■ I 1 u ) Emilie demeura quelques minutes sans répondre, livrée à des réflexions profondes; puis : — Loin de moi l'idée d'assimiler la vie à un jeu, Marguerite, mais enfin Pascal se voit engagé d'Honneur à te laisser libre. — Hélas ! moi aussi, je suis engagée d'honneur vis^à-vis de mon père,, et je ne trouve pas le cou- rage de me soumettre. Je suis bien malheureuse ! — Nous le sommes tous : ne te désespère pas ! ^ La sœur de Pascal s'était levée; Marguerite s'écria : — Oh! dis-lui que jamais je ne l'oublierai, Emi- lie; dis-lui qu'il est toujours présent à ma pensée. — Je le lui dirai... car je sais qu'il y trouvera une consolation; mais ne penses-tu pas que cette consolation présente un grand danger?... Il est affaibli par son infirmité; ne lui rendons pas son sacrifice plus difficile. — Oh! s'écria Marguerite, quelle cruauté de ne pouvoir même lui faire connaître mes sentiments !... — Courage! Quelques minutes plus tard, Emilie était par- tie_et Marguerite sanglotait amèrement, quand Mme Arbiade entra. Elle s'approcha de sa fille et Sui dit sur un ton de reproche : — Marguerite, sois raisonnable, mon enfant. — Je fais ce que je peux, mère. — Ton amour est devenu une chose insensée. Crois-tu que je puisse l'extirper ainsi? — Il le faut, Marguerite. — Hélas! mère, ne vois-tu donc pas que je se- rais cent fois heureuse d'épouser Pascal. — Pascal est aveugle, mon enfant, et peut-être héréditairement.LE CRIME 249 — Mère, il n'y a qu'une coïncidence. —■ Courage, Marguerite, puisque ton. mariage est impossible. — Çju'aurais-tu fait à ma place, mère? — Je n'étais pas une héritière. — Ainsi, parce qu'on est une héritière, on doit être lâche? — Non, mais il y a une différence. — Aurais-tu abandonné mon père aveugle? — Jamais! — Jamais, cria Marguerite, tu dis jamais^ et tu acceptes pour moi ce déshonneur. — Ce n'est pas la même chose; vous étiez, Pas- cal et toi, liés par serment. Marguerite parut accablée; la mère continua : — Je t'ai aidée, Dieu sait avec quel plaisir. J'ai- mais à te voir une volonté. Ton choix me plaisait. Me rends-tu justice? — Oh! oui! mère. — Eh bien ! moi, je rends justice à ton père. Lui aussi a fait son possible. Tu ne sauras jamais ce qu'il lui en a coûté d'accepter la rupture avce Tho- mas. — Pourquoi ne veut-il pas que j'épouse Pascal ? — N'exige pas de lui ce qu'il ne peut donner. Je le connais, il se tirera plutôt une balle dans la tête que de te voir épouser Pascal... C'est une des grandes faiblesses de notre temps de faire passer l'amour avant le devoir, avant les considérations de l'ordre le plus élevé. Ce pauvre Arbiade dont la lutte fut des plus méritoires ne peut envisager sans horreur la perspective d'avoir des petits- enfants aveugles... Soumets-toi, Marguerite, sou- mets-toi à la fatalité... Ton père est sorti au jour-250 LE DOCTEUR HARAMBUR \\ dhui pour s'occuper de ton mariage. Le fils du banquier Vaucline demande ta main... — Le fils du banquier Vaucline? — Oui. — On ne me forcera pas à épouser le fils du banquier Vaucline? — Nous désirons te voir mariée dans l'année... — Mon Dieu! mon Dieu! soupira Marguerite. Et les deux femmes restèrent silencieuses jus- qu'au moment où elles entendirent le pas d'Ar- biade dans le corridor. — Voilà ton père, Marguerite, tu vas avoir une explication avec lui. Sois honnête, n'oublie pas tes promesses. Arbiade entra. Il avait un air de détermination exceptionnel : — Marguerite, dit-il, je viens de chez Mme Ha- rambur. J'ai voulu la prévenir que Fernand Vau- cline avait demandé ta main... Quant à toi, tu choisiras entre Vaucline et Thomas. — Père, tu es dur. — Ma fille, j'aime las situations franches, je l'ai prouvé. — Je suis franche avec toi, père. — Non, tu es triste, malade... — Peut-on se commander? J'aime Pascal. — Il ne faut plus l'aimer. — Hélas! — Il faut épouser Thomas au plus tôt. On aime toujours son mari. Celui-ci est un homme admi- rable. — Mais si Pascal guérit? — Il ne guérira pas. — Cependant... 'LE CRIME 251 — Tu ne peux pas vivre sur un si faible espoir. —-La fortune des Bénesse se relèvera. — Jamais. Et puis je ne veux pas avoir des petits-enfants aveugles. — Père! — Marguerite, tu manques de loyauté. Ces dis- cussions sont oiseuses : tiens tes promesses. — Je me soumets. — Soumets-toi joyeusement. ■— Je ne le puis. -— Est-ce ainsi que tu me récompenses? — Je voudrais te satisfaire; je ne peux pas. — Epouse Thomas... Vous voyagerez, tu ou- blieras. — Je ferai ce que tu voudras, père, mais je t'en supplie, attends encore. — Pascal lui-même t'a donnée à Thomas. —• Il souffre. — Oui, mais en héros. Agis comme lui. ■— Oh! père, que je suis malheureuse! Et elle éclata en sanglots. Arbiade la laissa pleurer; puis, quand il la vit plus calme : •— Tu m'étonnes,, Marguerite, toi, la fille raison- nable de jadis. Est-ce donc toi qui me disais : «Je veux bien t'obéir, père, mais pas aveuglément; il doit t'être indifférent que j'épouse Pascal ou Tho- mas si l'un réalise comme l'autre ton idéal.» — C'est vrai, père; seulement, tu oublies que ce qui t'était indifférent, à toi, ne pouvait l'être pour moi. Je plaidais pour mon bonheur. Aujourd'hui, je me sacrifierai seulement au vôtre. — Tu crois cela? — J'en suis sûre. Est-ce que chacun n'a pas sa( 252 LE DOCTEUR HARAMBUR I } manière de comprendre le bonheur? Quand j'ai vu Pascal terrassé par cette affreuse misère, je n'ai pas seulement souffert de le voir perdre une des plus grandes jouissances de ce monde, j'ai souffert aussi de penster que de pareilles choses se produisent sous le soleil et qu'un innocent pâtisse comme le plus grand des coupables... Oui, la cécité de Pascal fut pour moi la chute d'une espérance dans la jus- tice, dans la beauté, dans la vérité du monde. Il me restait encore un rayon de soleil : la certitude que je pouvais consoler cette immense infortune. C'eût été ma joie de tous les moments, la seule véritable joie encore désirable. Au lieu de cela, tu m'imposes ta joie à toi, tu ne comprends pas que j'aie au cœur une amertume qui empoisonnera toute mon existence. — Paroles d'enfant, gronda Arbiade. Crois-tu donc que Pascal accepterait ce dévouement ab- surde. L'honnête garçon sait bien que le premier devoir d'un malheureux est de porter seul son malheur. Peut-être trouverais-tu quelque joie à le consoler; mais il ne trouverait que honte à accepter ton sacrifice. Dans l'état actuel des choses, ce qui rendra Pascal le plus heureux, c'est que tu con- sentes à épouser Thomas. Quand deux amants sont près de se noyer, celui qui va périr éprouve encore une suprême joie à voir sauver l'autre. Tel est le sentiment de Pascal. — Ton père a raison, Marguerite, fit Mme Ar- biade. Arbiade reprit : — Il faut te décider aujourd'hui même : Vau- cline ou Thomas Harambur? — Tu sais bien, père, que si je dois épouserLE CRIME 253 quelqu'un ce sera Thomas Harambur, à la condi- tion qu'il veuille encore de moi. XIII LE CHIEN... PASCAL? Depuis le jour de l'entrevue avec Orthez, cette faiblesse du docteur Harambur, qui s'était mani- festée aux yeux de Thomas, ne fit que croître. Il lui vint au front une sorte de rougeur qui sem- blait due à la rupture de petits vaisseaux. En re- vanche, ses hallucinations diminuèrent. Son acti- vité au travail avait quelque chose de fiévreux et de mécanique. Quand il s'arrêtait, il levait crain- tivement les yeux comme un homme qui se sent guetté par une obsession. La présence d'Anna- Claire lui devint indispensable. Il la réclama du matin au soir, si bien que la jeune fille dut re- noncer à toute occupation et se consacrer entière^ ment à son père adoptif. Mais il lui arriva une fois, au cours d'un repas, d'oublier la présence de sa femme, de dire à Anna-Claire : —. Je ne veux décidément pas mourir sans lais- ser mon secret à quelqu'un. — Quel secret,, père? — Sans doute ses découvertes? s'écria Mme Ha- rambur. ■—■ Non, dit le vieillard. — Alors, tu n'as pas de secret, répliqua âpre- ment Mme Harambur. Le docteur se tut, effrayé. Seulement, depuis lorS, Mme Harambur arrivait à chaque instant dansIl fil 254 LE DOCTEUR HARAMBUR I ù ) le laboratoire Elle finit même par s'y installer, feignant un grand souci pour la santé de son mari. Harambur n'osa plus lever le front. A ce moment, Thomas faiblissait devant la conspiration tramée par sa mère. Il savait qu'Ar- biade voulait donner sa fille à Vaucline et il s'était décidé à une entrevue avec Marguerite. La pauvre enfant, anéantie, ne trouvait plus la force d'une révolte : — Je serai pour vous une femme attristée, mais vous le savez, mon ami, une femme dévouée. Mal- gré le chagrin qui m'accable, je ne puis mécon- naître l'amour de mes parents... Pascal désespère de lui-même. Hélas ! Thomas», vous, le plus noble cœur qui puisse se rencontrer, vous méritiez certes mieux qu'une amitié sincère de la part de votre compagne; cependant, dans mon malheur, je trou- verai une consolation à appartenir à l'homme que j'estime au-dessus de tous. — Le véritable amour, répondit Thomas, rend plus soucieux de la personne aimée que de soi- même. Quand je ne devrais vous servir que de refuge,, j'y trouverais encore de la joie et de l'or- gueil. Je vous sauverai de Vaucline, Marguerite, et je vous laisserai libre de garder votre cœur à Pascal. Vous n'aurez fait qu'échanger le foyer pa- ternel contre un foyer fraternel. Si je dois vous obtenir un jour, je veux que le don vienne de vous et non des circonstances. Seulement, il nous faut lutter jusqu'au bout dans l'espoir que Pascal gué- rira. Jamais les passions ne se jetteront entre le devoir et moi sous de subtils prétextes. Je ne vous recevrai pas,,, comme un dépôt sacré, des mains de votre père ni des vôtres : je vous recevrai des LE CRIME 255 mains de Pascal. Lui seul, avec l'autorité du mal- heur, a le droit de décider. —■ Thomas ! s'écria Marguerite, pleine d'enthou- siasme, si l'ardente admiration d'une pauvre fille peut être une récompense pour vous, acceptez la mienne que je vous offre d'un cœur humble. Les jeunes gens s'étaient quittés là-dessus et Marguerite avait rapporté cette conversation à son père, mais sans entrer dans les1 détails. Arbiade en avait néanmoins déduit que l'affaire ne pou- vait être dénouée que par Pascal. Il en parla à Mme Harambur. Ce fut un jeu pour l'intrigante 'de prévenir le jeune aveugle qu'Arbiade voulait donner ;sa fille à Vaucline. Pascal, en proie aux tourments de l'enfer, fit demander à Mme Arbiade la confirmation de ce bruit. La mère de Marguerite reconnut qu'il était fondé. Alors Pascal, après quelques jours d'hésita- tion où il acheva de se déchirer le cœur,,, pria un matin Emilie de le conduire chez Thomas. L'explorateur ne venait plus à l'usine depuis qu'Orthez en avait pris la direction, et bien que cette direction demeurât occulte. Car dans son en- trevue avec M. Philippe, l'ancien directeur des ate- liers de constructions de l'Oural avait posé deux conditions sine quâ non, d'abord qu'on lui lais- serait tout. le temps nécessaire pour étudier l'or- ganisation de l'usine et les travaux en cours; puis que, durant cette espèce de stage, et dans les premiers quinze jours de direction effective,) on ca- cherait à tout le monde, y compris Pascal Bénesse, la nouvelle combinaison. — Je ne veux pas, avait dit Orthez pour expli- 256 LE DOCTEUR HARAMBUR quer cette attitude, donner de fausses espérances à M. Pascal Bénesse; il sera toujours temps de lui parler de moi quand j'aurai réussi. Ces réserves faites, il avait ajouté : — D'autre part, comme il est peut-être impos- sible de sauver la situation actuelle sans l'aide de nouveaux capitaux, je désire que vous me laissiez juge de l'argent que je mettrai dans votre entre- prise. Ne craignez pas que j'accapare... —■ Hélas ! monsieur, s'était écrié Philippe, quand même votre but serait d'accaparer, je ne m'y oppo- serais pas pourvu que vous nous sauviez de la faillite. Je me soumets donc à vos conditions. Dès le lendemain, Orthez s'était établi dans le bureau de Philippe dont il passait pour le simple secrétaire. Il parcourait l'atelier, portait les ordres de l'aïeul ; mais son prompt regard observait et no- tait toutes choses. Le soir, quand les ouvriers étaient partis,,, il demeurait seul dans l'immense usine et, penché sur les plans de Pascal, il en re- prenait toutes les parties une par une avec une pa- tience merveilleuse, afin d'établir une bonne syn- thèse. Ainsi, il ne paraissait qu'étudier, et cependant on commençait à sentir une main puissante dont l'action s'étendait aux moindres détails. Les con- tremaîtres étonnés trouvaient des ordres si précis qu'il n'y avait pas moyen de se tromper; les ou- vriers, serrés de près par une surveillance de tous les moments, se remettaient à faire de bonne be- sogne. On ne sait quel fluide de vie animait l'or- ganisme jadis condamné. Le personnel, ne se doutant pas encore de l'action du secrétaire à la barbe noire, qui passait avec un air d'indifférence,LE CRIME 2S7 croyait à un miracle de Pascal. Pascal lui-même, étonné de voir tout reprendre, se demandait s'il ne rêvait pas, et par quel prodige l'usine endormie se réveillait, comme Lazare sous la parole de Jésus. Les choses en étaient là,, quand le jeune ingé- nieur se rendit à la maison de Thomas afin de l'engager à épouser Marguerite. —■ Le sort en est jeté, mon ami, dit-il; n'at- tends pas plus longtemps mon impossible gué- rison. Marguerite trouvera auprès de toi un amour plein de délicatesse, de générosité, de grandeur. Ne la laisse pas à Vaucline, je t'en supplie. Je la perdrais deux fois. Thomas lui rapporta alors l'entretien qu'il avait eu avec la jeune fille. —■ Non,inon, dit Pascal, c'est trop de sacrifice... Mon plus ardent souhait est que Marguerite soit heureuse, qu'elle remplisse ses devoirs d'épouse et de mère. Je vivrai de vos joies; ma misère me semblera moins lourde si elle n'entraîne pas le malheur de la femme que j'aime plus que la vie. — Eh bien, répondit Thomas, qu'il en soit donc, mon frère, comme tu le désires. Je t'estime trop pour voir dans tes paroles un vain simulacre. Tu agis ainsi qu'il me semble que j'aurais agi moi- même dans ton cas. C'est assez pour me con- vaincre. — Je te remercie, Thomas, murmura le sacri- fié d'une voix tremblante. Puis, pour couper court, il demanda à rendre visite au docteur Harambur. Thomas le prit par la main pour le conduire jusque dans le labora- toire. Ils trouvèrent dans la bibliothèque Anna- Claire et Emilie. 17258 LE DOCTEUR HARAMBUR — Comment va le père? demanda Thomas. — Il est fiévreusement occupé, dit Anna. — Pascal désire le voir. Ils poussèrent la porte. Harambur travaillait avec une telle ardeur qu'il ne s'aperçut pas de l'entrée de Pascal et d'Emilie qui, de leur côté, ne voulaient pas l'interrompre; ils étaient déjà depuis cinq minutes à causer avec Anna-Claire, quand le bruit de la conversation lui fit relever les yeux. Ainsi, tout à coup,, il eut devant lui Pascal, sa victime. Le pauvre jeune homme, pâle, les) traits tirés par la souffrance, semblait une effigie de la douleur humaine. Harambur voulut pousser un cri, il ne le put. Un flot de sang lui envahit le visage, lui injecta les yeux. Il dut pren- dre cette image pour une hallucination et, cepen- dant, il leva la main par un geste de défense. C'est dans ce geste que l'attaque d'apoplexie, qui le guettait depuis longtemps, cloua a jamais cette âme violente au fond d'un corps paralysé. Il tomba en avant avec des cris rauques. Anna-Claire se précipita vers lui, et, aidée d'Emi- lie, elle put le relever. Il s'épuisait en efforts ner- veux et roulait dans sa bouche une langue épaisse. Claire appela, sonna. Mme Harambur accourut et, dès la porte, elle mesura l'étendue du désastre. Tandis que Périne courait appeler le médecin le plus proche, Claire, Thomas, Mme Harambur en- tourèrent le malade. On avait ouverc la fenêtre, dénoué la cravate. Une sorte de pause s'était faite. Il cessait de s'agi- ter. Seuls ses yeux restaient vivants, et ces yeux se détournaient avec horreur de Mme Harambur. Ils semblaient rivés sur les yeux d'Anna-Claire, pleinsLE CRIME 259 d'une de ces supplications muettes comme on en voit dans le regard des chiens très intelli- gents. Mais la paralysie gagnait toujours davantage. 11 devait la sentir monter, car son visage exprima soudain une grande terreur. Ce fut alors,, sous1 le coup de cette terreur, qu'il retrouva le sang-froid nécessaire pour bégayer, pour balbutier quelques mots informes : — Claire... n'oublie pas... Pascal!... le chien! Et ses yeux imploraient, fixés sur ceux d'Anna- Claire, dans une pensée si ardente, que la jeune fille s'écria : — Oui,, je vous comprends, soyez tranquille. — 11 délire,, murmura Thomas à l'oreille de sa mère. Elle acquiesça, mais on sentait un grand trou- ble en elle. Sa souffrance à voir disparaître le compagnon de sa vie n'allait pas sans un vague soulagement quand elle pensait aux terribles se- maines qu'elle avait passées naguère dans la crainte dq remords possibles. Pour cette femme impé- rieuse, atteindre le but passait avant sa propre existence. Cela explique qu'elle préférât secrète- ment la mort de son mari à une déception. Cependant, l'apoplexie accomplissait ses ravages sur le docteur Harambur,, et, au moment où le mé- decin appelé par Périne arriva, le malade agoni- sait. Jusqu'à la dernière minute, tant qu'une lueur de vie trembla dans sa prunelle, il regarda Anna- Claire. De son côté, elle essayait de pénétrer cette âme ardente. Quand elle s'aperçut que le docteur était mort,, elle releva la tête, mais dans une telle absorption qu'elle s'oubliait auprès du cadavre.i6o LE DOCTEUR HARAMBUR ! Thomas, enfin, abaissa d'un geste les paupières du misérable homme, et toucha de la main l'épaule d'Anna-Claire. — Il est mort ! fit-il simplement. Un silence de catastrophe suivit. Pascal et Emi- lie s'en allèrent, navrés; Mme Harambur, elle- même, vaincue par l'émotion, se retira dans sa chambre. Ce fut Thomas et Anna-Claire, aidés de Périne, qui transportèrent le corps et l'enseve- lirent. Quand tout fut fini et que le jeune homme et la jeune fille se trouvèrent seuls, ils échangèrent un long regard; puis leurs larmes se mirent à couler. XIV l'usine reprend r On était au 15 septembre. Le délai fixé par Orthez pour rendre publique son intervention était passé. Cinquante nouveaux ouvriers et un, grand nombre de machines étaient venus augmenter la rapidité de production de l'usine Bénesse. Orthez avait agi avec une soudaineté extraordinaire; du jour au lendemain, les nouvelles machines, les nou- veaux ouvriers avaient été installés. Il ne suffisait pas, en effet, de reprendre le courant du travail, il fallait encore regagner le temps perdu. Pascal reçut comme un coup de foudre le jour où il entendit le murmure décuplé de la ruche im- mense dont il connaissait le rythme depuis sonLE CRIME 26 1 enfance. Il n'y put tenir; il pria Emilie de le con- duire auprès de Philippe, avec lequel il eut un long entretien. — Grand-père? dit-il en posant affectueuse- ment sa main sur l'épaule du vieillard. — Mon cher Pascal? — Ecoute, grand-père, ce bruit de vie. — Oui, Pascal, encore une fois,, l'usine sort de son linceul, ressuscite. .— Qui donc a fait cela? — C'est un secret, Pascal. — Un secret absolu? fit le jeune homme avec une nuance de tristesse. — Non, je m'exprimei mal; c'est une surprise qu'on a voulu te réserver. — Alors, tu me diras ? — Oui, tout cela est l'œuvre d'un seul homme. —■ De Thomas? — Non. — Je m'en doutais. Comment aurait-il pu! __. D'un seul homme, Pascal, mais quel homme ! Il Fallait un miracle pour te remplacer, pour com- prendre ton œuvre si belle, mais si compliquée. — Et ce miracle s'est accompli ? —■ Oui. Un ingénieur . est venu, modeste et grave. Lentement, cette usine, aux trois quarts morte, a été galvanisée! En quinze jours, un esprit frère du tien a saisi dans leur ensemble tes plans, tes méthodes. Il a fait mieux : il a apporté des perfectionnements. — A la Bénesse? A la Marguerite? — Non, à la Harambur... Tout a marché; les ouvriers ont senti un maître. Ils se sont donnés à lui de tout cœur comme ils se donnaient à toi. Au-2Ô2 LE DOCTEUR HARAMBUR jourd'hui, tu l'entends, nos ateliers vibrent, tout: marche. —' Les commandes? — Elles seront prêtes. — Quel bonheur, grand-père ! Ah ! que j'ai hâte de connaître cet homme admirable... Mais tu ne m'as pas dit son nom. — Ce nom ne t'apprendrait rien. Pour toi comme pour nous, je pense, Orthez est un inconnu. — Orthez? En effet, c'est la première fois! Et, dis-moi, grand-père, comment l'a-t-on découvert? il a fallu, sans doute, faire des sacrifices énormes pour nous l'attacher. — II est venu de lui-même offrir ses services, à condition que ces services seraient gratuits. — Un conte de fée! Il y a toujours bien eu quelqu'un pour te présenter cet homme? — Ah ! oui, j'oubliais, c'est un ami de Thomas Harambur... — Toujours Thomas, fit Pascal; sais-tu que s'il m'était permis encore d'avoir de l'amour-propre, j'envierais cette âme de noblesse infinie. — Tu as raison de l'estimer, Pascal; seulement, je dois à la vérité de dire que M. Orthez est venu s'offrir à nous spontanément, et que Thomas n'a eu qu'à me le présenter. — Quelle espèce d'homme est-ce? Un homme de cinquante ans environ, ancien directeur des Ateliers de construction de l'Oural; une célébrité, paraît-il. — Grand-père, cet homme avait un but ! Il n'a jamais voulu en avouer aucun. L'ar- gent même qu'il a introduit dans nos affaires, car il a apporté de l'argent, a été fourni par un no-LE CRIME 263 taire, à titre de prêt, au taux très minime de quatre pour cent. — Deux sentiments seuls sont capables d'ins- pirer de tels actes : l'ambition, l'amour. — L'amour, dis-tu? s'écria Philippe... Insensé que je suis1! je n'y avais même pas pensé. Il fau- dra que j'aie un entretien avec M. Orthez à ce su- jet. Il a près de trois fois l'âge d'Emilie! — Ah! grand-père, pourvu qu'il ne nous arrive pas un nouveau malheur ! — Rassure-toi, Pascal, je me connais assez bien en hommes : Orthez est parmi ceux qui m'inspirent une confiance absolue. — Tant mieux, grand-père... Thomas viendra- t-il aujourd'hui? — On ne le voit pas souvent; la mort de son père, le travail... — Et son mariage?... — Oui, son mariage. — La date a été maintenue,, n'est-ce pas, mal- gré le deuil? —■ Je le crois, Pascal, la cérémonie se fera sans apparat... Arbiade a peur de voir Marguerite se reprendre. La santé de sa fille l'inquiète aussi; il ne serait pas fâché de la voir partir pour l'Italie avant l'hiver. — Marguerite est donc malade? s'écria Pasfcal. — Non, rassure-toi, mais les médecins craignent pour elle l'hiver de nos contrées. Le voyage la dis- traira... — Pauvre fille, murmura Pascal avec amertume,, je ne suis entré dans son existence que pour y jeter de l'ombre. — Ne pense pas à ces choses, Pascal ; la vie est264 LE DOCTEUR HARAMBUR une lutte longue et difficile contre l'adversité, avec des alternatives de défaite et de triomphe... Ne désespère jamais; ceux qui ont espéré, même contre toutes les apparences, ont eu plus souvent raison que ceux qui se sont découragés. — CHer grand-père! L'attention de Philippe fut détournée, à ce mo- ment, par la présence d'Orthez causant avec Emi- lie. Ils se tenaient sur la galerie et avaient l'air assez animés. Orthez avait arrêté la jeune fille comme elle passait, et le dialogue suivant s'était établi entre eux : — Mademoiselle, disait Orthez avec une nuance de timidité qui frappait chez un homme à l'ac- tion si sûre et si prompte, je voudrais vous ques- tionner avant d'entreprendre une démarche à la- quelle je pense depuis! longtemps. —■ Mon Dieu, monsieur, je serai trop heureuse... Elle s'arrêta pour le regarder de ces yeux à la lumière très douce qui sont le signe des intelli- gences paisibles et délicates dans nos civilisa- tions... Orthez, rassuré par cette douce flamme de vie, se prenait à sourire. — Vous n'osez pas dire de quoi vous seriez heu- reuse, dît-il. —■ Mais heureuse de vous rendre service, mon- sieur; j'ai appris à connaître le bienfait que votre présence a été pour nous tous. —• Oh! dit-il, nous en parlerons quand j'aurai achevé mon œuvre. — Vous espérez donc? — Jespère, ou plutôt, à présent, je suis sûr. — Quel bonheur, monsieur, et comme mon1 LE CRIME 26 = grand-père a raison de vous bénir... Oh! je sais bien qu'il n'aura plus jamais une minute de vrai contentement, mais la faillite eût été le déshonneur, cette chose affreuse que nous avons appris depuis notre enfance à regarder comme le pire de tout ce qui pouvait nous arriver. — Hélas! fit Orthez, je ne puis vraiment vous sauver que de cela. Cependant,, j'ai pensé aussi^ à votre frère, Pascal, et c'est justement à son sujet que je désirerais vous entretenir. — Au sujet de Pascal? — Oui. — Oh! alors, monsieur, dites vite! __, Croyez-vous que je puisse avoir avec lui une entrevue? — Mais... — Cela vous étonne, parce qu'il vous semble qu'en ma qualité d'ingénieur en chef de l'usine, je puis le voir quand je veux. — Assurément, monsieur. — Mais, ce n'est pas en qualité d'ingénieur que je désire le voir. — Alors? — C'est en qualité d'ami... si vous ne jugez pas ce terme présomptueux. __ Vous êtes pour nous tous un ami. __ Merci de ces bonnes paroles. Voici donc mon projet. J'ai longtemps habité la Perse. J'ai connu là-bas un' médecin, un empirique, certes, et cepen- dant un savant dans son genre. Il guérissait beau- coup de maladies d'yeux. Je lui demande de venir en Europe. Il viendra. Ne croyez-vous) pas qu'il serait bon d'en parler auparavant à M. Pascal,, de le préparer. J'ignore dans quel état d'esprit il se7 ri 266 LE DOCTEUR HAEAMBUR 1 ! > trouve; vous, sa compagne de chaque instant, vous devez pouvoir juger mieux que moi de l'opportu- nité d une démarche. — Il me semble que Pascal acceptera avec plaisir. fort-^3 ^ décepti°n ne sera-t-eHe pas trop Je ne le crois pas, monsieur. — M. Pascal ne se créera pas d'illusion? Pascal est une âme bien trempée. — Alors, je le verrai. — Voulez-vous venir avec moi tout de suite? — Je le veux. Ils cheminèrent quelques minutes en silence, puis Urthez demanda : — Vous semblez aimer beaucoup Mlle Anna- Claire? — C'est ma meilleure amie. — Savez-vous, dit-il soudain en s'arrêtant dans a galerie déserte, savez-vous qu'on n'habite pas longtemps la Perse sans devenir un peu nécro- mancien. — Oh! dit-elle, chez les Bénesse, vous ne trou- verez guère à exercer vos talents. — L'art de dire la bonne aventure est un fruit de l'observation, murmura-t-il avec quelque gra- vite. n fa — Oui, mais d'une observation un peu grossière En disant cela, elle Et une mine dédaigneuse II parut piqué, il s'écria : - Et si je vous démontrais que je possède un secret que vous croyez le mieux caché du monde puisque c'est un secret entre Dieu et vous Emilie rougit soudain, puis devint pâle SesLE CRIME 267 beaux yeux fins se posèrent, cependant, avec fer- meté sur ceux d'Orthez •. — Je n'ai aucun secret que vous puissiez con- naître. — Je connais votre secret. Elle hésita. Il sourit et continua : — Je ne vous1 le dirai pas tout net. Seulement j'aimerais vous faire concevoir une chose dont ma longue carrière m'a démontré la vérité absolue : «Il ne faut jamais désespérer de rien.» Emilie tressaillit. — Je ne vous comprends pas, chuchota-t-elle faiblement. — Peut-être me comprendriez-vous si Pascal re- couvrait la vue et pouvait épouser Marguerite Ar- biade. —. Ne me parlez pas par énigme, monsieur Or- thez, dit tristement Emilie... Les Bénesse ont l'ha- bitude de la franchise, de la loyauté vis-à-vis d'eux-mêmes et des autres. — Hélas! je ne puis en dire autant : ma vie s'est passée à me dérober aux autres et à moi- même. — Votre intention n'est pas de me blesser? — M'en croyez-vous capable? — Non, monsieur, vous m'inspirez une absolue confiance; mais vos paroles me troublent. — Pourquoi ne pas les prendre comme un aver- tissement. Le cœur est une chose compliquée,, je vous assure. Je ne crois pas du tout impossible que vous soyez aimée un jour de l'homme qui occupe en ce moment même votre pensée. La jeune fille se couvrit le visage de ses deux mains.268 LE DOCTEUR HARAMBUR ■—• Monsieur, dit-elle, je ne puis vous écouter davantage. Ce serait mal. — Soit, répliqua-t-il, n'en parlons plus. Pour- tant ne vous détournez pas trop de l'idée que j'ai mise en vous. Je ne parle jamais à la légère. Je suis à cent lieues de vous conseiller une félonie; mais je juge que, les circonstances aidant, vous pouvez être aimée un jour de l'homme que nous connais- sons, vous et moi. Ces paroles jetèrent la confusion dans l'âme d'Emilie, et aussi une joie invincible. Elle leva, vers l'inconnu d'hier, qui lisait ainsi dans les cœurs, ses tendres yeux de brune. Il avait ôté ses lunettes bleues, qui lui donnaient un air mystérieux, her- métique; et il la regardait avec une bonté pater- nelle. Son visage était d'une grande noblesse et on le sentait jeune encore derrière les ravages de quelque longue maladie ou du chagrin. — Vous nous aimez donc, monsieur? demanda simplement la délicate Emilie. — Je vous aime depuis très longtemps, à travers les récits de Thomas' Harambur. —■ C'est Claire que vous préférez, murmura la sœur de Pascal. — Claire m'apparaît comme un symbole de la bonté et du courage en ce monde. ■—■ Combien vous avez raison de penser ainsi! Ils causaient avec tant d'ardeur qu'ils n'avaient pas entendu le pas tâtonnant de Pascal qui arri- vait derrière eux. Il s'approcha et dit : — Qui donc est avec toi, Emilie? — C'est M. Orthez. — Ah! c'est vous, monsieur Orthez, dit Pascal dont la physionomie s'éveilla. Il iLE CRIME 269 — M. Orthez veut te parler d'une idée qui lui est venue, continua Emilie. __ M. Orthez ne saurait avoir que de bonnes idées. — Mais il ne s'agit pas' de l'usine, monsieur Pascal. — Il ne s'agit pas de l'usine? — Non, il s'agit de vous. __ De moi, dit l'aveugle, tandis que l'inquiétude envahissait sa face. — Ne t'effraye pas, mon frère, reprit Emilie, M. Orthez voudrait que tu voies un médecin perse qu'il a fait venir pour toi. —■ Je recevrai tous les médecins qu'on voudra, répondit Pascal, mais je doute qu'ils puissent rien pour moi. — Celui-ci a fait de grandes choses, dit Orthez. Une lueur d'espoir illumina les traits de l'aveu- gle : — Vous êtes bon, monsieur Orthez, de penser à moi. — Je ne fais rien que de naturel. __ Vous ne faites rien que de naturel aussi en nous aidant dans l'occasion présente, en nous sau- vant de la ruine et du déshonneur? — J'aime mon métier, voilà tout. -— Dites alors, monsieur, que vous êtes un homme de génie dans votre métier... Je sais que je froisse votre modestie quand je vous dis ces choses, mais il y a trop longtemps que je les porte en moi. Elles m'étouffent. — Voyons, monsieur Bénesse, n'exagérons rien. — Exagérez! s'écria Pascal, exagérer, alors que vous avez accompli un véritable prodige.270 LE DOCTEUR HARAMBUR — Du travail... —• Et de la science. — Soit, mais... — De la science, continua Pascal, une expé- rience consommée, et puis, plus encore, cette intui- tion rapide qui fait le véritable inventeur. —- Le véritable inventeur, c'est vous. — Non, monsieur Orthez, dit Pascal, ne m'at- tristez pas en me faisant des' éloges que je saurais n'avoir en aucune façon mérités. — En aucune façon! — En aucune façon, si vous n'admettez pas vos propres mérites... Je sais ce que j'ai fait. — Ne vous excitez pas là-dessus, monsieur Bé- nesse, reprit Orthez; moi aussi,', je sais ce que vous avez fait. Comme vous le pressentez bien, je ne suis pas d'hier dans l'industrie, et je ne nie pas mes talents personnels; mais laissez-moi vous dire que je n'avais jamais rencontré un mécanicien d'un génie plus sûr que le vôtre, d'une originalité plus grande... — Ces éloges, monsieur Orthez, peuvent bien mieux s'appliquer à vous. Votre perfectionnement de la Harambur,, dont grand-père Philippe m'a exposé les détails, est la chose la plus surprenante qu'on puisse imaginer. Car enfin vous ne connais- siez pas la Harambur ! Orthez eut un sourire : — Qui sait? dit-il. —■ Vous en aviez peut-être vu des types; vous n'aviez pu entrer dans des particularités seulement connues par les constructeurs... Moi-même, j'ai pu créer la Bénesse, améliorer la Harambur, je n'ai pas trouvé à tirer de notre plus vieux modèle leLE CRIME 271 parti que vous en avez tire presque a première im- pression. — Bah! ■— Je vous assure que si l'on était venu me rap- porter cela comme une histoire lointaine, je ne l'aurais pas cru. — Procédés généraux! — Procédés généraux, cette application d'une soupape qui ne pourrait s'adapter à un autre mo- dèle; cette vue intuitive des points forts et des points faibles d'une machine compliquée; cette juste appréciation des résistances; cette nouvelle introduction de la vapeur... — Je vous en prie, monsieur ! — Laissez-moi vous parler à cœur ouvert, mon- sieur Orthez; vous ne pouvez savoir combien cela soulage mon cœur de pauvre aveugle. —■ Croyez que je suis touché, balbutia Orthez. — Vous avez été pour nous, monsieur, une sorte de divinité. Non content de nous aider de la ma- nière la plus efficace au point de vue technique, vous nous avez prêté votre concours pour nous permettre de faire face à nos payements... Il se redressa, il étendit la main vers les ate- liers : — Ecoutez, dit-il,, écoutez cette rumeur joyeuse, cet élan, cette forte vie de notre pauvre usine... J'ai beau être aveugle, frappé impitoyablement par le destin; je trouve là mes seules consolations, mes tristes dernières jouissances; c'est à vous que je dois tout cela, monsieur, et ma vie entière ne suf- firait pas à vous payer. -— Oh ! monsieur. — Voulez-vous permettre qu'Emilie m'accom-273 LE DOCTEUR HARAMBUR pagne, monsieur Orthez; je ne veux pas vous dis- traire de vos occupations, mais n'oubliez pas le pauvre aveugle. Après avoir été son sauveur, soyez son ami, apportez-lui de temps en tempsi la joie de votre présence : ce sera un tel bienfait ! — Oui, je veux être votre ami, Pascal Bénesse, et vous saurez un jour que je le suis depuis plus longtemps que vous ne croyez. Pascal s'en alla ravi. Orthez demeurait sur place, rêveur quand il sentit une main doucement se po- ser sur son épaule,,, et, en se retournant, il eut de- vant lui le visage austère et les cheveux blancs du grand-père Philippe. — Eh bien, monsieur Bénesse, dit Orthez, êtes- vous content? — Ah ! monsieur, dit le vieillard, comment vous exprimer ma gratitude? — En étant le plus heureux possible, monsieur. ■— je ne veux pas vous tromper, je ne serai plus jamais heureux, mais il existe des satisfactions su- prêmes : celle d'échapper au déshonneur n'est pas la moindre pour un vieil industriel comme moi. Vous avez été admirable! — Je voudrais faire plus encore. — Mais d'où vous vient cette sympathie extraor- dinaire? — Je vous le dirai peut-être un jour, monsieur; pour le moment, je veux achever mon œuvre. — Vous êtes bon, dit le vieillard. — Je ne suis pas bon, je me fais plaisir à moi- même. Cette réponse rendit le vieillard soucieux. — Monsieur Orthez, dit-il, quel âge avez-vous? — La question est étrange.LE CRIME 273 — Indiscrète? — Non, j'ai cinquante-cinq ans, mais... — J'ai pris très jeune l'habitude de la fran- chise et de la loyauté,, monsieur Orthez; j'espère que vous m'excuserez si je vous parle à cœur ou- vert, au risque de perdre votre précieux concours. ■— Je vous en prie. — Monsieur Orthez, quand un homme n'a au- cun intérêt d'argent dans une affaire, il peut ce- pendant attendre de ses services une récompense. —■ Je ne vous comprends pas? — C'est pourtant bien simple. Attendez-vous une récompense de vos services? — De quelle récompense voulez-vous parler? — Mais, monsieur, continua le grand-père, vous pourriez vous être épris d'une de mes petites-filles. Emilie, Pauline sont en âge de se marier... — Et si cela était? — Si cela était,, monsieur, fit le vieillard avec douceur, je ne vous blâmerais pas; mais je vous prierais de considérer la différence des âges. Mes petites-filles ne vous aimeront pas comme mari, monsieur Orthez, et ni mon fils Théodore, ni moi, nous* n'accepterions une telle union. Je préfère la ruine et le déshonneur à une duperie. Cette idée m'étant venue, j'ai préféré vous la communiquer. — Je vous remercie d'une pareille preuve d'ami- tié. Je ne suis pas venu ici pour gagner le cœur de vos petites-filles, ni pour les obtenir de votre gra- titude. Mon secret est d'ordre moral. — Alors, dit le vieillard, je m'incline devant votre secret.\l TROISIEME PARTIE ORTHEZ LE TESTAMENT DU DOCTEUR Mme Harambur touchait à son rêve. Thomas allait épouser Marguerite Arbiade. On ne peut pas dire que cette femme ambitieuse ressentît un véri- table bonheur, mais elle éprouvait une immense satisfaction d'amour-propre et elle se promettait un avenir radieux, c'est-à-dire la gloire, les honneurs pour Thomas. Il y avait cependant une ombre sur ce beau rêve, l'éternel petit grain de poussière qui s'intro- duit dans les rouages trop ténus des combinaisons basées sur le mal. Gasque ne cessait de mani- fester une impatience menaçante, réclamant l'exé- cution du pacte. Or, Mme Harambur pouvait bien lui promettre de l'argent, elle ne pouvait pas lui assurer le consentement d'Anna-Cl aire. Tous les jours, celle-ci se voyait soumise à une véri- table torture, questionnée, sollicitée, suppliée, me-ï 276 LE DOCTEUR HARAMBUR nacée. Elle refusait, tranquille, simple et fière. D'ailleurs! pour un observateur, la conduite de la jeune fille aurait paru très singulière. Elle ne sortait plus. Sous prétexte de ranger le labo- ratoire, elle passait ses journées dans la vaste pièce où si longtemps elle avait vécu avec le doc- teur Harambur. Son front était soucieux; on y lisait une volonté obstinée, farouche, comme on lisait une sorte d'amertume au coin de ses lèvres. Depuis que le mariage de Thomas avec Margue- rite était devenu une chose certaine, elle montrait de plus une inquiétude fiévreuse. Trois fois, en quinze jours, elle veilla toute la nuit. L'aube la trouva penchée sur des papiers, sur des livres, Périne, après d'amicales remontrances, crut de- voir informer Thomas. Les deux jeunes gens eurent une explication. Anna-Claire, si franche d'habitude, se déroba visiblement. Est-ce donc qu'elle voyait avec chagrin le ma- riage de son ami? La chose paraissait improbable puisque Anna-Claire aimait Pascal. Elle ne pou- vait songer à faire aucun reproche à Thomas, dont l'attitude avait été admirable. Il est vrai que le jeune savant rayonnait., mais c'était le calme rayonnement d'une grande âme et non la misé- rable joie de l'homme qui triomphe du malheur d'un autre. On ne pouvait douter que Thomas épousât Marguerite avec plaisir, avec les élans irrésistibles d'un cœur amoureux, mais le mélan- colique souvenir de Pascal engrisaillait ses plus douces perspectives. La subite et profonde préoccupation d'Anna- Claire ne pouvait donc s'expliquer par un senti- ment d'amertume contre Thomas. Aux questions HORTHEZ 277 si empressées et si affectueuses de son ami, elle avait répondu par des phrases balbutiées1, va- gues : — Je travaille. Le docteur m'a en quelque sorte légué un devoir. — Un devoir? — Celui de sauver, dans la limite du possible, sa mémoire. — Sa mémoire, Anna-Claire; je croyais,, et c'est une résolution souvent exprimée devant toi comme devant moi, qu'il prétendait laisser perdre le fruit de ses travaux. — Le fruit de ses travaux, oui; seulement il avait fait une réserve et je suis sûre qu'il a re- gretté d'être mort trop vite... — Est-ce donc une chose que je doive ignorer, Anna-Claire? — Oh! non,, s'écria-t-elle avec une soudaine ferveur, mais je ne peux rien dire, à présent... plus tard... — Il en sera comme tu voudras, je ne te de- mande pas tes secrets; mais veille sur ta santé. La conversation s'était arrêtée là, Anna-Claire avait repris son singulier travail dans le labora- toire. Elle en sortait, un matin» quand Mme Haram- bur la rencontra. — J'allais te chercher, Anna-Claire. Anna-Claire ne répondit pas. Elle leva seule- ment vers sa mère adoptive un regard d'inter- rogation. ■—■ As-tu réfléchi à notre dernier entretien? — J'ai beaucoup réfléchi... Elle s'arrêta, le front barré d'un pli de tris-ïï 278 LE DOCTEUR HARAMBUR tesse, et Mme Harambur ne reconnaissait plus la petite Anna-Claire de jadis, si crédule, si sou- ple... ^Déjà, à plusieurs reprises, elle avait senti une résistance nouvelle qui n'était pas seulement de ^l'horreur pour Gasque, mais une sorte de sévé- rité pour Mme Harambur. Trop souvent, au gré de celle-ci les phrases d'Anna-Claire devenaient des phrases de juge. Elle s'en irritait et s'en effrayait à la fois, selon sa nature violente et despotique. _— Ah! ah! dit-elle, tu as beaucoup réfléchi... Et le résultat de ces réflexions1? — Le résultat, c'est que je refuse catégorique- ment la main de M. Gasque... Ne vous fâchez pas. Je ne saurais m'unir à l'insulteur de ma mère; à l'homme que je soupçonne, en outre, d'avoir eu une influence néfaste sur le docteur Harambur, mon père adoptif. — Père adoptif n'est qu'une façon de parler : mon mari ne se trouvait pas dans la position lé- gale nécessaire pour une adoption. — Ce n'est, en effet, qu'une manière de par- ler... Je sais que je suis Anna-Claire Hardouin, du nom de ma mère*, et c'est bien Anna-Claire Hardouin qui prétend ne pas épouser M. Gasque. — Et moi, je dis que tu l'épouseras. — Non, répliqua fermement la jeune fille. — Je le veux, Anna-Claire ! Anna-Claire ne répondit pas. — Entends-tu? cria Mme Harambur, je le veux, je le veux. Elle s'avançait, menaçante; Anne-Claire l'ar- rêta de son beau regard plein de courage et d'in- telligence ;ORTHEZ 279 le docteur n'est a été durant sa __ C'est possible, mère, mais' moi je ne le veux pas. — Tu oses me braver en face. —• J'obéis à ma conscience. — Tu te révoltes parce que plus là. — Hélas ! dit Anna-Claire, il vie un appui pour moi. — Un appui, ricana Mme Harambur; tu crois cela? — Je le crois. Il fut, certes, un misérable ap- pui; car il vous craignait encore plus qu'il ne m'aimait; cependant son inertie m'a défendue. Mme Harambur devint cramoisie. —■ Tu me braves. Ecoute, Anna-Claire,, je ne t'ai jamais aimée; à présent, je te déteste. La pauvre fille, malgré sa douleur, trouva la force de répondre : —. Je le regrette, mère; moi, je vous ai tendre- ment aimée. —■ Tu n'es qu'une hypocrite. — Vous n'en croyez rien. — Tu quitteras cette maison. Tu n'as aucun droit d'y être. Tu es une enfant abandonnée. — Mon père était le frère du docteur Haram- bur. — Tu n'es pas la fille d'Alfred Harambur; si ta mère en avait été digne, Alfred l'aurait épousée. — Elle fut la victime d'une intrigue. — Tu as tout intérêt à le croire. —■ Vous aviez donc aussi intérêt à me le faire croire le jour où vous m'avez déclaré qu'Alfred Harambur me destinait à M. Gasque?n 280 LE DOCTEUR HARAMBUR Mme Harambur se mordit la lèvre dans un geste de colère; mais cette colère même, née du dépit lui rendit le sang-froid. — Malheureuse enfant, cria-t-elle, ne vois-tu pas que ton obstination me rend folle... M. Gasque t'aime. Il ne se passe pas de jour qu'il ne vienne exiger de moi l'accomplissement d'une promesse imprudente, me menacer de révéler à M. Arbiade la faute du docteur Harambur, de faire rompre ainsi le mariage de Thomas... Car, je te l'ai dit, les apparences sont contre nous... _ Anna-Claire demeura un instant recueillie, comme si elle cherchait les mots les moins durs pour rendre sa pensée; enfin, elle se décida : — N'est-ce pas transformer une faute apparente en faute réelle que de la cacher avec tant de soin et d'en tirer le motif de nouvelles mauvaises actions ?... Mme Harambur lui jeta un regard de haine. Elle sentait Anna-Claire lui échapper définitivement. Elle tenta de l'intimider : — Anna-Claire, tu ne possèdes rien au monde. Si je te chassais de cette maison, tu demeurerais sans aucune ressource, le sais-tu ? Si cela peut vous excuser aux yeux de M. Gasque, je suis prête à partir. Il y eut un silence. Le cœur d'Anna-Claire bat- tait à se rompre. A ce moment, la porte s'ouvrit et Thomas parut : — Mère, dit-il froidement, Anna-Claire ne nous quittera pas. Il continua, tandis que sa mère demeurait suf- foquée. — II est grand temps qu'il y ait un maître ici.ORTHEZ 281 Tu le sais, mère, ajouta-t-il, notre maison ne va pas comme elle doit* aller. — Ingrat, cria-t-elle. — Je ne suis pas ingrat; mais, au contraire, plein du désir de te sauver, mère, de te sauver de toi-même... Dans le désarroi, dans le trouble et la confusion des consciences, permets-moi de prendre la direction des affaires. — Tu crois donc que je suis folle? — Oui, mère, dit-il avec fermeté; sinon folle, du moins malade... Tu as la fièvre, des cauche- mars qui te font perdre la raison. Laisse-moi te soigner, te ramener au calme... Devant cette force douce autant qu'impérieuse, elle se sentit tout à coup sans résistance possible. Elle adorait son fils. A lui commençait et finissait sa vie. La colère qu'elle éprouvait se fondait dans un sentiment d'orgueil à trouver chez son fils ce caractère énergique. Elle s'inclina. _ C'est bien, dit-elle, je t'obéirai; Anna-Claire restera. — Anna-Claire restera et n'épousera pas Gasque. — Je ne puis le promettre, __ Je ne te demande pas de promettre, je t'an- nonce simplement qu'Anna-Claire n'épousera pas Gasque. — Tu vas bien, déclara-t-elle ironiquement : tu n'es pas un maître pour rire. Mais elle pliait, toute à son rêve. Pourvu que Thomas épousât Marguerite, peu lui importait Gasque. Elle chercherait, elle trouverait quelque combinaison pour le tromper, pour le faire patienter jusqu'après le mariage, et, alors, on lui payerait sa déception d'une cinquantaine de mille francs. 282 LE DOCTEUR HARAMBUR Pleine de ces pensées, elle se retira, laissant Tho- mas et Anna-Claire ensemble. — Ma pauvre sœur, dit le jeune homme, quelle tristesse pour moi cette scène, dont j'ai entendu les dernières phrases. — Je voudrais te préparer, Thomas, à des vérités autrement terribles. Thomas tressaillit. Ces paroles répondaient à une sourde inquiétude qu'il ressentait au fond de lui. Il se vit une fois de plus perdant Margue- rite, assistant au désastre de son existence. Comme c était un garçon courageux, il ne voulut pas reculer. — Je suis prêt à entendre toutes les vérités Anna-Claire. Je ne t'ai pas demandé ton secret' tu t en souviens, mais puisque tu as commencé, né me laisse pas dans le doute, dis-moi ce que tu as sur le cœur. - Eh ! bien, je ne crois pas que Pascal soit incurable. - Mais les plus habiles praticiens l'admettent ! — Cependant, un homme de son vivant aurait pu guenr Pascal. — Que veux tu dire? Anna-Claire, s'écria Tho- mas soudain attentif. — Je veux dire ceci : les circonstances m'ont mis dans les mains le secret d'un homme qui pouvait guenr Pascal,, et cet homme était le docteur -tiarambur. — Comment sais-tu cela? — - J'ai été durant des années la compagne assi- due des travaux du docteur. Je crois connaître tout ce qu'il a fait. Parmi ses nombreuses recher- ches, il s'en trouvait de relatives à la guérisonORTHEZ 283 d'une cécité particulière due à la paralysie des nerfs optiques. — Mais c'était une paralysie provoquée! Elle leva vers lui son lumineux regard. Thomas eut l'impression qu'elle était sa conscience vivante, et que tout ce qu'il pensait serait aussitôt pénétré par elle. Il hésita, pourtant, non pas à agir ainsi que le devoir le lui imposait, mais à interpré- ter le devoir. Un rien, un geste de doute, de tris- tesse, d'indignation pouvait arrêter Anna-Claire dans' sa confidence. Elle resterait seule pour tra- vailler à découvrir la vérité. C'est là qu'on voit la force de la passion; Thomas, trouva des excuses pour rejeter loin de lui la tâche que la jeune fille venait lui présenter. Cependant, il n'écouta pasi les voix captieuses, il dit : — AnnaXlaire, je t'en prie, parle-moi bien sin- cèrement, bien nettement. — Je l'ai fait jusqu'ici, répondit la jeune fille; mais je voudrais que tu m'aides un peu, car je crains de te faire souffrir. — Chère sœur, petite âme vaillante et candide, je sais la faiblesse des êtres. _ Tu m'as donc comprise, Thomas? — T'ai compris, Anna-Claire, qu'il est un homme que nous avons vénéré et aimé tous les deux, mais dont l'esprit était faillible, puisqu'il n'a pas mis la vérité morale au-dessus de toute vérité. __ Merci, Thomas... Je continuerai donc. Laisse- moi pourtant faire encore une réserve... L'homme dont nous parlons avait dû commettre jadis une mauvaise action, et il l'avait regretté... Ce n'est qu'une simple induction de ma part, Thomas, et si ■: M : ..■■ '■...■■■■ .284 LE DOCTEUR HARAMBUE cette induction te paraît injurieuse, si tu doutes de 1 angoisse avec laquelle je suis entrée dans la voie du soupçon, il est temps encore de mWêter Mais Thomas, baissant la tête, murmura • raiTro^Ï' Anfa-CIaire- > sais que tu ne sau- rais toucher qu'avec délicatesse et respect à une mémoire qm nous est chère. 7- Je donnerais avec joie ma vie pour que celui Wactn nïe-PenSée n'ait PaS « de mau 1 nn ■,',aiS ^ SUi3 SÛre 1U*a en ava* com- colL7 ^ ^ tr°P S°UVent étudlé dans ses colères, ses rancunes, ses sarcasmes, pour ne pas conclure que le regret, le remords haWtaien/sa vie. je ne dirai pas ce que je soupçonne à cet égard, ce serait inutile. touTceZ?,eftU;°UdraS' Anna-CI^; dis bien tout ce quil faudra pour m'éclairer sur le point dont tu m'as parlé , la guérison de pasca]e P°int , , ' ] ai fait allusion à ce remords qu'il ca- vaS "t?onant ^ ""^^ qUe ^ ^ -- vais, action en a entraîné une seconde — Veux-tu dire qu'on l'a contraint? — On la moralement contraint... Je ne sais il::::de races d,rectesi a **-*» tT;:^deT:rj:lra en ^> *»ais, dans la pensée de son auteur, la cécité sauvait Pascal rh~ ^ t;lté' Anna-Claire, ta certitude est une chose troublante; es-tu seulement bien sûre que ton imagination ne t'égare pas? Q -Je croyais t'avoir montré,, par ma prudence que 1 imagination n'occupe pas une grande ptcè dans mon récrt Je veux, avant de poursuivie e donner une preuve morale de ma bonne foi — Oui oui, parle. - Tu sais que j'aime Pascal? — Eh bien? — Eh bien, mon rêve le plus fervent serait d obtenir que Pascal voulût de moi pour sa femme, et j ai tout espoir d'y arriver un jour s'il demeure aveugle. Quelle femme consentirait à exercer son imagination contre son amour? ~ Oh! Anna-Claire! s'écria Thomas. hA !l y avait dans ce cri autant de douleur que d admiration Que cette grande âme, pétrie ^e noblesse et d'intelligence, que cette belle jeune ixlle crut devoir renoncer à Pascal,, n'était-ce pas lui indiquer qu il devait, lui, Thomas,, renoncer à Marguerite. Avec la guénson de Pascal venait la nn du beau rêve. Comme s'il eût été curieux de voir chez Claire une douleur semblable à la sienne, Tnomas leva les yeux vers elle. Elle était très hère et très douce, mais sa lèvre tremblait un peu, comme la lèvre des enfants sensitifs quand IORTHEZ 28^ on les gronde. Ses yeux paraissaient plus grands dans un visage dont la peau semblait toute mince, tendue par les doigts invisibles de l'anxiété, le front demeurait tranquille et harmonieux, ainsi que le ciel par-dessus un paysage de désolation. L'ensemble était d'une silhouette taillée par un ciseau divin, une femme si belle et si touchante que Thomas en tirait une obscure consolation, comme si de souffrir avec elle eût été souffrir moins. — Pauvre Anna-Claire! dit-il; moi qui te croyais heureuse. —i Je suis heureuse, Thomas, si l'on entend par ce mot la sérénité de l'âme. Pourrait-on être malheureuse dans un monde où l'on trouve des êtres comme Marguerite, Pascal, M. Philippe et M. Théodore; où l'on trouve des hommes comme toi? —-Il est vrai, répondit Thomas, que ie plus grand malheur vient de l'abaissement du carac- tère et de la vision d'un monde sans grandeur et sans vertu... Mais la conclusion de ton récit ne sera-t-elle pas forcément de nous montrer deâ méchants, et quels méchants! — Oui, dit-elle, j'éprouve la plus grande tris- tesse en songeant à eux, mais non de la haine, je te le jure. Il me semble que ce sont des faibles... des malades. — Ce sont aussi des criminels, Anna-Claire» ne l'oublions pas; hâte-toi de finir ton récit, et mettons-nous à l'œuvre pour. la réparation. — J'ai dit que ton père s'était promis d'arra- cher Pascal à la cécité. Peut-être ne te rappelles- tu plus les paroles qu'il a prononcées en mourant.288 LE DOCTEUR HARAMBUR —• Je ne me souviens que de mots sans suite, arrachés au délire. — Au délire! s'écria Anna-Claire, au délire chez cet homme dont les yeux jusqu'au dernier moment demeurèrent attachés sur les miens avec une conscience infinie, avec la volonté de m'infu- ser en quelque sorte son secret ! Non, non ! ce n'étaient pas des paroles de délire, c'étaient des paroles de remords, et ses pauvres doigts para- lysés essayaient de fixer sur le papier quelques ca- ractères destinés à nous permettre de lire des choses qu'il avait toute sa vie tenues cachées avec le plus grand soin. — Alors,,, ces paroles avaient un sens pour toi? — Ecoute. Quelque temps avant ton retour, Utique, le chien auquel je me suis attachée, fut rendu soudain aveugle par ton père. Ce n'était à ce moment qu'une des nombreuses bêtes à expé- rience qu'il tenait captives. Quand il voulut le remettre en cage, j'eus pitié de l'animal et je sol- licitai sa grâce. Il me l'accorda en ricanant. Le chien demeura aveugle pendant deux mois. Un jour,, ce même chien entra dans le laboratoire, et je fus frappée de son air joyeux, de sa quête ra- pide et sûre; j'interrogeai le docteur; il m'avoua que la guérison d'Utique était son œuvre. — Attends, fit Thomas qui se leva tout frémis- sant, la lumière se fait dans mon esprit. Mon père est mort en disant : a Pascal, Pascal... le chien. » — C'est cela même. Il me regardait fixement en prononçant ces paroles, sachant bien que j'étais la seule personne présente qui fût capable d'inter- préter ces deux mots ainsi accouplés. lLflORTHEZ 2bg — Oui, tu as raison, Anna-Claire, il t'a laissé un testament, il t'a dit : « J'ai rendu Pascal aveugle, comme le chien, et le remède qui a guéri le chien peut guérir Pascal. » Est-ce là ton idée? — C'est mon idée, Thomas. Je la gardai d'abord pour moi seule, parce qu'en te la révé- lant je t'obligeais à reconnaître l'œuvre crimi- nelle de ton père. Je travaillai donc. Je connais- sais un grand nombre des expériences du docteur. Il se défiait généralement de tout le monde, et, s'il consentait à me renseigner sur certaines théo- ries5, il cachait avec soin les résultats acquis. Il en fut ainsi de la guérison du chien. J'ai bien cher- ché dans ma mémoire, et j'ai bien cherché parmi les papiers du docteur; j'ai trouvé des choses intéressantes qui nous aideront, certes, dans la suite, mais je ne suis arrivée à rien de définitif. Il me faudra de l'aide, Thomas, et c'est de toi que je l'attends. — Dussé-je y passer le restant de mes jours, dit Thomas, je n'abandonnerai pas les recher- ches avant d'avoir trouvé... Car je sens la vérité de tes suppositions : Pascal peut recouvrer la vue! —. J'ajouterai que je suis en possession des pièces les plus précieuses. — Ah! __. Oui. Le jour où Pascal fut rendu aveugle, je découvris sur la table une petite seringue de Pravaz dont le docteur se servait pour des inocu- lations : tout auprès, se trouvait une petite fiole contenant un liquide d'un blanc jaunâtre. J'ai gardé la fiole. 19290 LE DOCTEUR HARAMBUR l Il 1 — Tu avais donc déjà des doutes? — Non, mais quand nous rentrâmes dans le laboratoire ce jour-là, je fus saisie d'un frisson, je connaissais très bien ton père. Des sentiments qu'il pouvait cacher à un autre se décelaient à moi. Je vis ses regards se porter s'ur cette fiole. L'atmosphère était dramatique. Pascal semblait dormir, mais il pouvait tout aussi bien ne plus se réveiller. Je ne pourrais pas dire pourquoi l'idée d'un empoisonnement me saisit. Je m'emparai de la fiole, afin d'obliger le criminel supposé à fournir l'antidote du poison. A ce moment, Pas- cal se réveilla, et je me reprochai mes affreux soupçons. Je résolus de mettre la fiole en place un des jours suivants. Je la déposai, en atten- dant, dans un placard où je l'oubliai. Au début de mes recherches, je me suis rappelé cette parti- cularité. — Dans ta pensée, cette fiole serait celle dont mon père s'est servi pour rendre aveugle Pascal? Tu ne supposes pas que c'est le même liquide qui doive lui rendre la vue? — Je l'ignore. — C'est une expérience facile; seulement de quelle manière ce liquide s'emploie-t-il ? — Je ne sais rien de plus que ce que je t'ai dit; à côté de la fiole se trouvait une seringue de Pravaz. — C'est jus:e; une inoculation donc; mais où, comment ? — Ajoutons, Thomas, que ce liquide appar- tient probablement à la série des liquides orga- niques dont on se sert aujourd'hui et que, par conséquent, il peut avoir perdu ses vertus. „..-.„■■■■„ORTHEZ 291 Thomas pencha la tête avec désespoir : __ Hélas! s'écria-t-il, que de difficultés! sem- blables j'entrevois. — Patience et courage, répondit doucement Anna-Claire. La première chose est de faire l'expérience dont nous avons parlé, puisqu'il se pourrait, comme tu le dis, que le poison et l'anti- dote se confondissent. Ensuite, je te montrerai l'état de mes recherches. Je crois être arrivée à cir- conscrire notre tâche. — Tu ne veux pas dire que tu as déchiffré le grimoire de mon père. —■ Non, mais j'ai pu déterminer, en scrutant mes souvenirs, quelles étaient les parties du gri- moire qui avaient trait à la cécité d'Utique. — Eh bien? Anna-Claire, nous allons nous mettre tout de suite à la besogne. — As-tu réfléchi, Thomas, que ton mariage est bien proche? — IN on, fit le jeune homme, soudain tout pâle, mais tu penses à tout, Anna-Claire... Je m'occu- perai aujourd'hui même de trouver un prétexte pour en faire reculer la date... — Pardonne-moi, Thomas. — Je te bénis, Anna-Claire. II LE GRIMOIRE Les premières clartés de l'aube teignaient le ciel quand Thomas leva la tête de dessus le gri- moire de son père. Devant lui s'étalaient les pages2g2 LE DOCTEUR HARAMBUR de ses essais d'interprétation, pages couvertes de chiffres, de formules. Le jeune savant était pâle. Une émotion profonde le poignait. — Ainsi donc Anna-Claire avait raison, dit-il, mon père fut un criminel ! Il soupira, son beau front soudain raviné par l'affreux souci : — Et ma mère? quel rôle a-t-elle joué dans tout cela? Tandis qu'il parlait ainsi, le jour se faisait davantage. Des merles sifflaient; puis ce fut le tour des petits oiseaux gazouillant sur le grand marronnier. Enfin une teinte d'un rose vif parut au bas de l'horizon, tandis que le zénith gardait sa couleur violette. Un souffle tiède venait par la fenêtre. Thomas se leva, mit la main Sur ses pau- pières : — Voilà, dit-il, voilà la destinée de Pascal... Je la tiens entre mes mains. Toute autre réflexion parut sans doute trop lourde à son cerveau surmené, car il alla s'ap- puyer à l'encadrement de la fenêtre pour regar- der dehors, La grande douceur matinale pénétrait toutes choses. Les arbres s'enveloppaient d'une buée légère. La rosée trempait le gazon. Une poule caquetait doucement. La vie semblait fraî- che et tendre. Le fils perçut plus amèrement la faute de son père. Le contraste fut horrible entre l'atmosphère de crime dont il sortait et cette aube paisible. — Père! père! cria-t-il soudain. Et de grands sanglots lui déchirèrent la poi- trine. Il pleura longtemps; puis, son cœur se calma, une résignation lui vint .Quand le soleilORTHEZ 293 versa ses premiers rayons sur le toit des Habi- tations lointaines,, il sentit qu'une nouvelle vie commençait pour lui : _ Je n'avais éprouvé jusqu'ici que les' souf- frances héroïques qui trouvent leur récompense dans l'admiration et l'affection des hommes; a présent, je connais la douleur de tant de pauvres gens qui expient le péché des autres. Il marcha vers la table. La lampe encore allu- mée projetait sur le papier une pauvre lueur jaune qui, dans le plein jour, s'apercevait à peine. — Voilà, pensa Thomas, ce qu'est une exis- tence humaine parmi l'univers, une pauvre petite lueur flottante. Alors il songea à l'âme trouble de son père. Il le vit si âpre, si dur malgré ses dons merveilleux : — Est-il possible que ce beau génie dont je viens de parcourir l'œuvre, et dont je reste ébloui, ait été un homme méprisable et pervers. Comme il a dû souffrir pour en arriver là!... Qu'il fut surtout mal entouré! Ma mère seule pouvait lui adoucir l'amertume des déceptions! Hélas! 1 or- gueil l'a perdue! , . ° Il se promit intérieurement d'écarter a^ jamais ce vice dont il sentait le germe en lui-même. " __ J'ai d'ailleurs toutes les raisons d'être hum- ble aujourd'hui, pensa-t-il en souriant tristement. Il se rapprocha de sa table, s'assit et se mit a écrire Les heures coulèrent pendant qu'il se li- vrait à cette besogne. Vers sept heures du matin, Périne, obéissant à un ordre formel, lui apporta son café dans le laboratoire. — Ah ! monsieur Thomas, dit cette femme, qui aimait tendrement le jeune homme, vous allez294 LE DOCTEUR HARAMBUR L vous^ tuer... Et pourquoi, je vous le demande. Voilà que vous vous mettez à vivre dans ce labo- ratoire comme monsieur, que Dieu ait son âme... Vous qui étiez un voyageur, un homme du plein air et de la vie, vous passez vos nuits; ici, à pâlir sur des livres et des papiers... — Ma bonne Périne, chacun suit sa destinée; il faut que je rassemble les travaux de mon père. — Mais puisqu'il ne voulait pas! — Eh bien, c'était une injustice de sa part, Périne; il aurait dû laisser le fruit de son travail à ses frères, les autres hommes. — Je ne dis pas non, monsieur Thomas, et pourtant, tant qu'à faire quelque chose, moi, je res- pecterais la volonté du mort et je dormirais tran- quille. — Anna-Claire pense comme moi. — C'est vrai, la pauvre petite, et, ma foi, si elle le pense, il faut que ce soit juste. — Périne, le bon Dieu sera jaloux : vous ado- rez Anna-Claire. — Je l'adore et je l'aime, monsieur Thomas; mais le bon Dieu ne sera pas jaloux, parce qu'il n'y a pas de créature où il soit plus visible que dans Anna-Claire; il y est comme dit le livre : «En esprit et en vérité.» — Ce n'est pas très orthodoxe, ce que vous dites là, Périne. — Ça ne fait rien, monsieur, je dis ce que je pense. — Je vous approuve, Périne... Voulez-vous avoir l'obligeance de prévenir Anna-Claire que je désire lui parler le plus tôt possible. — Elle est là, monsieur, avec Emilie qui est IORTHEZ 295 venue lui porter des nouvelles de son frère Pas- cal... Ah! en voilà un qu'Anna-Claire aime, yuel dommage qu'il soit aveugle — Comment, Mlle Emilie est déjà la, de si bonne heure! . _ Elle vient toujours; de très bonne heure, monsieur, parce que, dans la journée, son frère a besoin d'elle. . -, — Eh bien, dites-leur à toutes deux que je les nrie de venir ici. La bonne partie, Thomas rassembla rapidement ses notes, puis il but son café. Anna-Claire et Emilie se présentèrent peu de temps après : — Mes chères amies, dit Thomas, J ai une heureuse nouvelle à vous annoncer. _ Une heureuse nouvelle? dit Emilie. ^ Elle levait vers lui ses yeux bruns allonges qui lui donnaient son grand air de fmeâse. — Oui oui, une heureuse nouvelle, confirma le jeune homme; seulement, je ne veux pas vous la dire à présent; vous viendrez la chercher cet après-midi avec Pascal. _ — Serait-il vrai? s'écria Anna-Claire. — Emilie nous amènera Pascal, vers cinq heures, dit Thomas. Je ne veux rien dire de plus. — Mais il s'agit d'une bonne nouvelle, secna Emilie. __ D'une excellente nouvelle. — Combien de mauvais sang je vais me faire jusqu'à cinq heures. _ _ C'est ça dit Thomas en riant; faites-vous bien du mauvais sang pour me récompenser de ma bonne nouvelle. _ . . Emilie sourit de son jeune sourire qui taisait290 LE DOCTEUR HARAMBUR 1 du bien à l'âme attristée de Thomas, puis elle embrassa son amie et se retira. La porte était à peine fermée derrière elle qu'Anna-Claire inter- rogea anxieusement son ami : — Ainsi, tu es sûr, Thomas, tu es sûr de le guérir ? — Sûr. — M'expliqueras-tu? — Oui, je désire tout t'expliquer, car cela me permettra de contrôler mes recherches. — Je t'écoute, Thomas ; mais auparavant il faut que je te demande pardon d'avoir douté de toi. — Douté de moi? — Oui, j'ai cru que ton zèle avait tiédi pen- dant une période. —- Il avait tiédi, Anna-Claire... Non pas que j'aie volontairement arrêté mes investigations, mais un instinct plus fort m'entraînait à gagner du temps... Le meilleur homme est un obscur réservoir de mauvaises pensées et de mauvaises actions. Je ne me suis jamais dit que je pouvais épouser Marguerite, et ensuite guérir Pascal, et, cependant, cette pensée habitait en moi, à mon insu. C'est ton regard de reproche, Anna-Claire, ta conscience toujours en alerte qui m'ont réveillé. Quand j'ai vu clair, j'ai frémi; je me suis mis au travail, et j'ai trouvé. — Trouvé, quel bonheur pour Pascal! Ce mot bonheur sonna étrangement à leurs oreilles. Us se regardèrent. Le bonheur annoncé, c'était leur malheur, à eux. Thomas perdait Mar- guerite, Anna-Claire renonçait pour toujours à Pascal. Mais ces deux êtres admirables en avaient fini des luttes où l'égoïsme peut l'emporter sur leORTHEZ 297 devoir. Ils le comprirent tous deux à la fois. — Courage, Thomas! — Courage, Anna-Claire! Ils se serraient la main fraternellement, émus jusqu'au plus profond de leur être, quand la porte s'ouvrit avec violence. Mme Harambur se tenait devant eux. III LA FURIE Mme Harambur était hagarde. Depuis quelque temps déjà ses sombres yeux avaient pris une flamme étrange. Elle voyait crouler tous les rêves de sa vie. L'autorité de Thomas, acceptée d abord avec amour, quand elle répondait à la réalisation des vœux de la mère, devenait une haïssable puis- sance, du moment qu'elle tendait à rétablir Pas- cal dans sa fortune, et à reculer la date conve- nue avec les Arbiade pour la célébration du mariage de Thomas et Marguerite. Pascal pouvait guérir dans l'intervalle, et Dieu sait que les Arbiade étaient capables', sous l'ins- piration de leur fille, et avec l'assentiment de Thomas, de rompre une fois de plus le mariage^ 11 fallait parer à tout cela. Mais Mme Harambur roulait le rocher de Sisyphe. A mesure quelle aboutissait à quelque nouveau point, Thomas, aidé, soutenu par Anna-Claire, défaisait 1 ouvrage de sa mère. Cette résistance du bien au mal l'exas- pérait comme une perfidie. Elle avait perdu la notion de la justice; elle ne voyait plus que le 298 LE DOCTEUR HARAMBUR but à atteindre : le million des Arbiade. De plus en plus nerveuse, elle surveillait Thomas et Claire comme les Peaux-Rouges guettent leurs ennemis... Longtemps son espionnage s'était heurté au si- lence de Thomas, à la sérénité de Claire. Com- ment savoir, en effet, ce qui se cachait sous les recherches assidues des deux jeunes gens dans le laboratoire? Elle pouvait croire à un amour désintéressé pour la science, à un effort pour sau- ver de l'oubli les belles découvertes du docteur Harambur. Rien jusqu'ici n'était venu l'éclairer. Mais, ce matin-là, cachée derrière la porte, l'oreille collée au panneau qui,, résonnant sous la voix grave de Thomas, lui permettait de saisir jusqu'aux moindres détails de la conversation des deux jeunes gens, elle avait enfin compris de quoi il s'agissait. Ah! si la vérité lui était apparue plus tôt, elle aurait anéanti le laboratoire pour empêcher la dé- couverte du secret qui devait rendre la vue à Pascal. Mais que pouvait-elle à présent? Il eût fallu tuer Thomas, et cette femme épouvantable chérissait son fils plus qu'elle-même. Un vent de folie lui passa sur le front. La colère, le déses- poir, la haine l'agitaient tout à tour, comme les houles d'un océan. Elle ne s'appartenait plus. Thomas et Claire la, regardaient avec une sorte d'effroi. Cette figure ravagée, ces yeux étincelants, cette lèvre tremblante sous des mots qui ne ve- naient pas, semblaient des1 stigmates de folie. Thomas voulut s'élancer vers sa mère pour la sou- tenir. Elle l'arrêta d'un geste. — Inutile, mon fils, ricana-t-elle, votre appui m'est inutile. ORTHEZ 299 Elle respira à longs traits dans un paroxysme de fureur qu'elle soulagea bientôt en un flot de paroles : . _ Ainsi, c'est donc vrai, tu détruis 1 ouvrage de ta mère'et de ton pauvre père; tu me sacrifies, moi qui t'ai toujours si tendrement aime, a des idées générales, à tous les préjugés, à toutes les sottises dont les coquins se servent habilement pour maintenir les simples, les faibles dans la servitude... Non, ne parle pas, je ne pourrais ten- tendre... Sais-tu que tu es un misérable, un traî- tre' Ne faisais-tu pas partie par ta naissance, par tes études, de cette classe supérieure et privilégiée pour qui les vains scrupules des imbéciles n exis- tent pas. La fortune est le symbole de toutes les o-randeurs en ce monde; l'argent est la récom- pense du véritable effort, de l'effort créateur, affranchi de l'esclavage des mots. Et cet argent, tu crois sans doute l'obtenir par des procèdes de douceur, de mansuétude. Ah! mon pauvre en- fant' Regarde donc autour de toi. Regarde donc en toi-même. Ce que tu es, ta position sociale, ta science, ta gloire, tu dois tout à l'argent. Si nous n'avions pas eu d'argent, tu serais un de ces mi- sérables qui vont gagner leur pain de chaque jour à la, sueur de leur front. Demande-leur donc, a ceux-là, quand ils se tordent les bras dans le désespoir, où elle se trouve, ta justice immanente, cette belle justice à laquelle Anna-Claire et toi vous consacrez votre vie. Imbéciles '. La vie est ce qu'elle est, c'est-à-dire une lutte; la conscience d'avoir triomphé est la seule durable. Nous le sa- vions, ton père et moi; car nous avions souffert de l'injustice des hommes; et les plus beaux travaux, 1 -, 3°° LE DOCTEUR HARAMBUR 1 les meilleurs titres de gloire ne furent pas capa- bles de nous consoler de notre pauvreté. Anna- Claire était parvenue à donner des remords à cet homme si ferme que fut mon mari; n'aurait-elle pas mieux fait de le laisser mourir tranquille? Il avait compris la vanité de toutes choses, hors l'argent, qui symbolise la force. Il savait que tout s'achète en ce monde, et que des gens se prélas- saient dans une célébrité européenne pour des dé- couvertes qu'on lui avait volées, à lui, Harambur. Ouf; nous avons connu de grands auteurs fai- sant écrire leurs livres par de pauvres diables, et des fils de financiers, soucieux de gloire, obtenant de signer des tableaux de maître, se prévalant d'œuvres musicales composées par de jeunes ar- tistes sans le sou. Le monde les respectait, les vénérait, et laissait mourir les autres dans l'op- probre et la misère. Crois-tu que ces coquins se soient repentis? Non, ils triomphent encore au- jourd'hui; ils sont heureux; ils sont persuadés d'avoir fait le bien. «La conscience? Où commence-t-elle, je te prie? Elle commence à la misère. Le remords prend le pauvre et le riche à la même minute; au moment de la maladie. Mais, sous ce rapport, le plus grand bandit ressemble au plus honnête homme : on ne souffre pas davantage pour un crime que pour un péché véniel. En sais-tu la raison? Je vais te la dire : c'est qu'il n'y a ni crime ni bonne action, ni vice, ni vertu; il n'y a que la force : cehu qui possède jouit, celui qui n'a rien envie. Possède donc, sans cela ton existence sera un long désir non satisfait. Prends Marguerite Ar- biad:Te,t son million, et ferme les yeux sur ce que IORTHEZ 301 i'ai fait, sur ce qu'a fait ton père; tu nen es pas responsable. Nous t'avons rendu le crime mutile. Ne détruis pas notre œuvre. Epouse Marguerite d'abord, guéris Pascal ensuite. Guéri, riche, il aimera ailleurs. Il aimera Anna-Claire. N'est-ce pas une beauté royale? Allons, Anna-Claire, un bon mouvement, tu vois, je plaide pour ton bon- heur. Tu épouseras Pascal. Sauve Thomas, je ten supplie.» Anna-Claire était très pâle, stupéfaite de ce flux de paroles, de ces théories jetées pêle-mêle clans le désordre de la colère, mais qui avaient enire elles un lien puissant de monstrueux égoïsme : le sentiment que tout est vain, hors la joie de triompher. En finissant, Mme Harambur s'était tournée vers sa fille adoptive; elle la sup- pliait. Le cœur d*Anna-Claire battait à se rompre, mais c'était un vaillant cœur qui ne pouvait fai- blir- • -ru — Oui, mère, répondit-elle,, je veux sauver 1 no- mas, et c'est pourquoi je lui conseille d'aller jus- qu'au bout de son devoir... Ne croyez pas que j'aie l'intention de vous braver. Vous m'avez sur- prise, je l'avoue, surprise et confondue; mais si j'éprouve de la tristesse, croyez que j'éloigne toute irritation. Vous affirmez que le succès justifie tous moyens; moi, je pense que finalement le succès des mauvaises causes n'a jamais duré. «J'ai souvent discuté ces questions avec le doc- teur Harambur, et je suis parvenue à lui faire admettre que, sans vouloir décider des raisons profondes qui ont amené l'ordre de choses ac- tuel cet ordre de choses n'offre de chances de durée, que pour les combinaisons où se trouvent \302 LE DOCTEUR HARAMBUR les garanties morales dont vous faites fi Ce n est donc pas le sacrifice que je prêcherais à Tho- mas en lui disant de remplir son devoir; je lui conseillerais seulement de ne pas sortir de la ca- tégorie des êtres supérieurs, de rester digne de son temps... L'exemple du pauvre docteur n'en- seignera a personne le droit au crime, m la joie du succès. Il a mené la vie la plus misérable, et quoi que vous puissiez dire, une certaine mau- vaise action que j'ignore a été l'origine de sa misanthropie, de son incapacité à jouir du seul vrai bonheur qu'on n'obtient que dans la commu- nion avec 1 humanité. Mme Harambur se tordait les mains dans un désespoir convulsif : — Ne l'écoute pas, Thomas, cria-t-elle Que nous importe une orientation générale? Regarde autour de to. Le triomphe est à l'audaSux dans le bien comme dans le mal. A l'origine dé toutes les grandes fortunes, sois-en sûr, il y a un coup de force. Parle-moi, dis-moi que u ni pas une ame timorée et peureuse, que tu sauras vou- loir, que tu sauras conquérir ta place au soleil. - Mère, dit-il, il vaudrait nheux ne pas être pTle^me U^ * ^ ^ * ^éraÏnt par le crime. Une ame timorée et peureuse, dus-tu ? mort' HLr ^ .Préfère P—ément la mort a 1 mf^e. Tu n'as donc jamais songé à l a vT' A>rmUîlIlté dCS h°nneurS ^fc au hasard' * V^ "" »"** ^d on le doit pas ÎZÏ hté ^ 1,am°Ur ^Uand 1] »'«t ferTtW^ tU raiSOmeS tr°P' tu n'as Pas so<^ tert, tu nas pas connu l'abjection de la pauvreté. SLL..ORTHEZ 3°j — Que Dieu me garde de nier la tristesse des meurt-de-faim, répondit le jeune homme, et de condamner trop vivement le malheureux qui croit pouvoir sortir de l'abjection par le crime, mais je n'estime la vie qu'au degré où je la vois se dérouler dans la noblesse. — Le crime dont tu parles n'est déjà plus un crime; tu attendras quelques jours pour rendre la vue à Pascal. Ton mariage peut avoir lieu la semaine prochaine. Les bans sont publiés. Tout est prêt, Thomas; je t'adjure, au nom de ton père et au mien, d'épouser Marguerite Arbiade. — J'aurais donné mon sang pour devenir son époux !... — Eh bien, qu'est-ce qui t'empêche?... Que sont quelques jours? — Je n'attendrai pas une heure! s'écria le jeune homme. Mme Harambur pâlit hideusement. Son orgueil se révolta soudain, et elle cessa d'implorer. __ Eh bien! misérable enfant, s'écria-t-elle, choisis donc entre l'aveugle et moi... Je te jure que si tu rends la vue à Pascal avant d'avoir épousé Marguerite, moi, ta mère, je mourrai... Je te le jure. Le moment même où Pascal recou- vrera la vue sera le moment de ma mort. Tu auras fait du même coup un heureux et un ca- davre, le cadavre de ta mère! Thomas blêmit de terreur : —■ Tu ne commettras pas une semblable abo- mination ? — Je jure, répéta-t-elle, je jure que tu me ver- ras gisant à tes pieds... Et je choisirai la mort la plus atroce, quelque poison terrible qui me fasse I304 LE DOCTEUR HARAMBUR I rouler par terre dans toutes les convulsions de la douleur... Ah! tu ne connais pas ta .mère. Tu ne sais pas pourquoi le docteur Harambur m'a tou- jours obéi. Tu le sauras. Tu verras ce que peut l'énergie désespérée de celle qui t'a mis au jour pour la gloire et la fortune, non pour l'obscurité et la misère. — Aberration de l'amour! murmura le mal- heureux fils. —■ Oh! fit Anna-Claire, pénétrée de l'horreur de la situation; oh, mère, réfléchissez, ne livrez pas votre malheureux fils à des remords éternels! — Eh! que m'importent ses remords... Ce n'est pas lui qui a rendu Pascal aveugle. Je ne lui demande pas d'agir„ je ne lui demande que de l'inertie. Dans huit jours, il sera marié à Mar- guerite; dans huit jours, je lui rendrai ma pa- role. — Mère, dit Thomas, voici la plus mauvaise action de ta vie. — Il n'importe, fit-elle avec une sombre éner- gie, tu me remercieras plus tard. — Jamais! — Eh bien, tu me maudiras, mais je t'aurai sauvé. — Je vous en prie, ne persévérez pas dans une aussi épouvantable résolution, cria Anna-Claire. — Ma résolution est inébranlable... Je ne tiens pas à la vie, si je dois voir la ruine de toutes mes espérances... «H^e^=2ORTHEZ 3°5 IV l'agression A la suite de cette scène, Anna-Claire passa une journée affreuse. Elle accomplit sa besogne ordi- naire, gouvernant la maison, donnant les ordres et travaillant elle-même avec ardeur. Mais, en des- sous, mille soucis l'assaillaient. Elle eut hâte de se trouver seule, afin de pouvoir réfléchir a son aise au parti qu'elle devait prendre; aussi se re- tira-t-elle de bonne heure dans sa chambre, imi- tée d'ailleurs^ par Mme Harambur. Elle demeura quelque temps rêveuse, le front incliné, perdue dans des pensées confuses qui la faisaient souffrir par cette confusion même, sans qu'aucune d'entre elles fût plus particulièrement douloureuse. Anna-Claire aimait avant tout la clarté. Or, la scène où elle avait vu Thomas martyrisé par sa mère c'était une œuvre de ténèbres. Pas un seul moment, la jeune fille n'avait admis que l'état actuel des choses pût se prolonger. Ainsi,, elle apportait une ardeur singulière à se déchirer elle- même, car le mariage de Marguerite et de Tho- mas lui donnait l'espérance d'épouser Pascal. Mais les natures de ce genre n'acceptent point le bonheur dans un monde criminel. Son amour même lui eût répugné du moment qu'il échappait à la beauté morale. Longtemps elle se promena dans sa chambrette, cherchant une solution. Elle passait en revue3°6 LE DOCTEUR HARAMBUR -' toutes les figures de son intimité, s'arrêtait tan- tôt sur Arbiade, tantôt sur le grand-père Phi- lippe, sur l'aveugle Théodore ou sa femme A qui confier une pareille situation? Qui la compren- drait? Qui la dénouerait? Dévoiler à Pascal à Marguerite, la machination de M. Harambur c était créer un scandale irréparable. Anna-Claire ne le voulait point. Tandis qu'elle réfléchissait, l'ombre venait sur les vitres, le soir se fonçait. — Voilà bientôt la nuit, murmurait la jeune fille. Et elle s'effrayait de ne pas trouver de solu- tion. - H ne faut pas que l'aube de demain se lève sur mon irrésolution, murmurait-elle. Tout à coup, elle se prit à marcher nerveuse- ment. Une idée qui lui parut singulière s'était emparée de son cerveau. — Lui! Elle souriait, elle secouait la tête; mais l'idée tenait bon, s'insinuant toujours davantage, fina- lement devenait une conviction absolue, de celles qui nous surprennent nous-mêmes et qui ne sont que de profondes inspirations du sentiment. — Oui, oui, c'est Orthez qu'il faut que je voie. Orthez! Sans pouvoir se l'expliquer, elle avait dans cet homme une confiance extraordinaire. Ou- tre ce qu'il avait fait pour les Bénesse, Anna- Claire a.vait trouvé une grande similitude entre sa manière à elle de penser et de sentir et celle de l'ingénieur. Cette analogie portait moins, d'ail- leurs, sur des idées précises que sur la manière ORTHEZ 307 d'envisager les choses, sur une impossibilité de faire admettre un seul instant, à l'une ou à l'au- tre, qu'il pût y avoir un intérêt quelconque à user, en ce monde, de violence ou d'injustice. Ils con- fondaient tous deux l'intelligence avec la bonté, et cette conception générale se trouvait appliquée dans chacun de leurs1 actes. —■ Il m'aidera de ses conseils, peut-être même de son autorité. L'homme qui est venu à bout de cette tâche prodigieuse, le sauvetage de l'usine Bénesse, nous sauvera. Elle se rappelait sa discrétion,, sa modestie, et les bonnes paroles, le regard bienveillant qu'il avait toujours eus pour elle. — Où le trouver? Il dînait à l'hôtel; mais, le plus fréquemment, il se faisait apporter son repas à l'atelier, où il travaillait jusque tard dans la nuit. D'autres fois, il allait manger et revenait. — Je prendrai Périne avec moi. Elle se vêtit à la hâte,, très modestement, et, pour ne pas attirer l'attention, elle résolut d'aller chercher Périne dans la cuisine Malheureusement, la bonne n'était plus là; sans doute elle était couchée? Irait-elle la ré- veiller? — Mais je ne puis arriver à sa chambre sans pasfeer devant celle de « mère », qui s'inquiétera peut-être, voudra savoir, m'empêchera de sortir. Avec des précautions infinies, Anna-Claire des- cendit l'escalier,, atteignit la porte de la rue, l'ou- vrit, puis la referma sans faire de bruit. Une fois dehors, elle se mit à marcher ra- pidement le long des maisons. Il faisait doux.ïï 1 I ' 308 LE DOCTEUR HARAMBUR Beaucoup de gens se promenaient. De temps à autre, un butor lançait quelque injurieuse décla- ration à la pauvre petite qui tremblait de tous ses membres. Elle allait, cependant, comme dans un cauchemar, traversant les rues populaires qui avoisinent les ateliers Bénesse. Au coin d'une rue, elle crut apercevoir M. Gasque. Puis elle eut la sensation d'être suivie. Elle n'osa pas se retourner et continua sa route. — Mon Dieu, mon Dieu, se murmurait-elle, s'il allait ne pas être là ! Enfin, elle aperçut l'usine. D'ordinaire, Auguste dans les soirs tièdes faisait comme les autres habitants de l'endroit : il prenait le frais. Ce soir, il n'était pas là, mais la porte se trouvait entre- bâillée. — Il est allé boire, pensa Anna-Claire. Que faire? Attendre dans la rue était impos- sible. La jeune fille n'hésita pas; elle se faufila dans la cour. Elle connaissait admirablement les êtres; aussi put-elle gagner les ateliers sans aucune difficulté. Les grandes portes étaient closes. En cherchant bien, elle trouva fermée seulement au loquet une poterne donnant accès aux bureaux. Elle en- tra et, deux minutes plus tard, elle était dans la grande salle, marchant vers le cabinet de M. Or- Lnez. La lumière, faible en quantité, laissait les ob- jets dans une grande imprécision. Le silence ré- gnait, solennel, sauf les légers bruits d'escarbilles tombant à travers la grille des fourneaux où l'on entretenait un feu modéré pour ne pas laisser re- froidir les chaudières. Auguste était chargé de 11 ilORTHEZ 309 faire la ronde avant minuit; mais, habitué depuis de longues années à voir tout aller bien, il ne remplissait pas fréquemment sa fonction. Les machines dressaient partout des ombres mousses, un peu terrifiantes. Le cœur d'Anna-Claire bat- tait vite. D'instinct, elle retenait sa respiration. Quand elle fut devant le cabinet de M. Orthez, elle s'aperçut qu'il n'y avait pas de lumière à l'intérieur. —■ 11 n'est pas là! Cependant, elle résolut d'attendre quelques mi- nutes; elle entra et s'assit, laissant la porte ou- verte, afin d'entendre de loin les pas. Un quart d'heure à peine s'écoula. Tout à coup Anna-Claire perçut un léger bruit. Elle sortit dans la galerie et dit à haute voix : — Est-ce vous, monsieur Orthez? Mais personne ne répondit. D'ailleurs, le bruit avait cessé. Anna-Claire crut avoir été le jouet d'une illusion et reprit son attente. Elle s'enfon- çait dans de profondes réflexions, quand un pas assourdi se fit entendre tout auprès d'elle. Elle tressaillit, leva les yeux. Une silhouette se décou- pait en noir sur les quasi-ténèbres. __ Monsieur Orthez, fit Anna-Claire en s'e le- vant, je... Mais elle n'eut pas le temps d'achever. Une main rude s'abattit sur elle, et une bouche à l'ha- leine chaude et chargée de vin chercha sa bouche dans l'obscurité. __. A moi! à moi! cria-t-elle. Une main la bâillonna. Elle mordit cette main. L'assaillant poussa une exclamation de douleur à laquelle se mêla bientôt un rire grossier :3io LE DOCTEUR HARAMBUR I i — Ce n'est pas à moi que tu avais donné ce rendez-vous, ma belle fille; mais tu ne m'échap- peras pas. Elle reconnut la voix de Gasque. — Au secours! au secours! suppliait-elle en luttant avec une énergie désespérée. Il parvint cependant à la bâillonner avec son mouchoir, puis il lui attacha solidement les mains derrière le dos. Anna-Claire se débattait ainsi qu'un oiseau blessé. Sa tête, dans la lutte, avait porté contre un angle de la table de travail d'Or- thez, et elle sentait un sang chaud courir dans ses cheveux, ruisseler le long de son visage. — Maintenant, je te tiens, tu es à moi, mur- murait Gasque, cherchant à immobiliser la jeune fille. Elle était très robuste et opposa une résistance désespérée. A la longue, cependant, ses forces faiblissaient. Elle se sentait mourir d'angoisse. Heureusement, le bâillon se déplaça, elle put lan- cer de nouveaux appels : — Au secours ! au secours ! Mais il remit le bâillon. Sa brutalité, décuplée par cette lutte, ne s'arrêta devant nulle vio- lence, et il fit à la pauvre fille deux ou trois sé- rieuses contusions. Alors, Anna-Claire se sentit perdue. Ainsi, toute une vie de pureté, de bonté, le dé- vouement sans bornes aux autres, le plus complet oubli de soi-même, la pitié pour toutes, souf- frances, l'aide à tous les malheureux, l'amour de la justice, de la vérité, de la pureté, une intelli- gence supérieure, une beauté d'ange, tout cela allait, selon les lois du monde, appartenir à laORTHEZ 311 bête féroce dont chaque pensée était un blas- phème et chaque geste une menace. Claire, la divine petite Claire, agonisait dans les serres de cet homme farouche. Et aucun de ceux qui auraient versé leur sang pour elle ne pouvait lui porter secours. Son cœur s'était arrêté clans sa poitrine; elle était déjà à moitié évanouie, quand elle eut une impression de délivrance. En même temps une voix sonnait haut dans la grande halle : — Misérable gredin! C'était la voix d'Orthez. Une seconde plus tard, la lumière remplissait la pièce. Orthez ve- nait de tourner le bouton d'une lampe à incan- descence. Alors, Anna-Claire assista à une scène terrible. — Bandit, criait Orthez, tu vas mourir. Gasque, haletant, se mit en défense et répliqua : — Toi ou moi. Prompt comme l'éclair, il saisit sur la table un lourd encrier de bronze, le lança sur Orthez. Celui- ci se gara : l'encrier alla frapper la muraille. Déjà Gasque s'emparait d'une chaise, quand Or- thez bondit, pareil à un tigre, et, avant que Gas- que eût pu faire un nouveau mouvement, il était projeté sur le sol; ensuite le vainqueur mit son genou sur la poitrine du vaincu, tandis qu'il le saisissait des deux mains à la gorge. — Grâce, râla Gasque. — Pas de grâce, dit Orthez, dont le visage si doux avait pris une expression féroce. Gasque voulut se débattre, mais son adversaire avait l'avantage de la position. Gasque se croyait certainement perdu, quand Anna-Claire qui avait312 LE DOCTEUR HARAMBUR pu, une troisième fois; écarter son bâillon, sup- plia : ^ — Ne le tuez pas, monsieur Orthez. — Ma pauvre enfant, répondit Orthez, dont tous les traits se détendirent soudain, c'était donc bien vous? Ce misérable vous a-t-il fait du mal? - Il m'a fait du mal, mais je suis trop heu- reuse d'en être quitte avec quelques blessures Monsieur Orthez, épargnez-le. Orthez avait relâché son étreinte. Gasque sauta sur ses pieds. Il était à peine debout qu'il se rua vers son adversaire. La situation d'Orthez pou- vait redevenir critique, car Gasque possédait une force d'hercule. Et cependant, au bout de quel- ques secondes de combat, la brute recevait deux maîtres coups de poing dans la figure. Assommé, aveuglé, il roula comme une masse sur le parquet Orthez souriait : — Excusez-moi, mademoiselle, vous avez pu voir que ce n'est pas de ma faute. Gasque ne bougeait plus. — Est-il mort? demanda la jeune fille. — Non, il n'est qu'évanoui sans doute... Vous êtes bien bonne de vous occuper de lui. En disant ces mots, il coupa les liens d'Anna- Ciaire et l'aida à se relever. Doucement, il prit entre les siennes les petites mains meurtries et il les baisait, il murmurait : — Ma pauvre enfant! j Elle le sentait très tendre, paternel, et elle s abandonnait à lui dans une confiance grandis- sante. A ce moment, Gasque remua. — Qu'allons-nous faire de ce gredin? de- manda Orthez.ORTHEZ 3i3 Puis réfléchissant : — Le mieux sera de le laisser partir... Mais je réglerai plus tard mon compte avec lui. ■— Oui, dit Anna-Claire, qu'il s'en aille. Justement Gasque se relevait. Il ne se rendit pas compte d'abord de ce qui lui était arrivé, ne sentant qu'une grande faiblesse et une douleur à la tête. Orthez ne lui donna pas le temps de se reprendre : — Allons, hop, dit-il, débarrassez-nous de votre présence et souvenez-vous de mes paroles : «Je vous retrouverai.» — Tant mieux, grommela l'autre. Mais déjà Orthez lui enfonçait son chapeau sur la tête, le jetait dehors par les épaules et lui allongeait un coup de pied. -— Dépêchez-vous, murmurait-il, je vous ac- compagne jusqu'en bas. Gasque sorti, Orthez mit la clef de la petite porte à l'intérieur, et donna un tour à la serrure. — Comme cela on ne nous dérangera pas, mur- mura-t-il. Quand il revint auprès d'Anna-Claire, il trouva la jeune fille évanouie dans un fauteuil. La brave enfant avait pu résister aux émotions les plus violentes, tant que la lutte avait duré; une fois rassurée, elle s'abandonnait à la syncope qui l'envahissait petit à petit. Orthez s'occupa d'elle avec une délicatesse infinie, et, quand elle se réveilla, elle se trouva, pour la première fois de sa vie, entourée de soins qu'une tendre mère seule eût pu lui prodiguer. Orthez l'avait éten- due sur un fauteuil, les pieds sur une chaise. Son veston roulé servait d'oreiller à la tête $3i4 LE DOCTEUR HARAMBUR de l'enfant. Il avait lavé le charmant visage à l'eau fraîche, appliqué un pansement sommaire à la blessure de la tête. Il lui présenta un verre d'eau contenant quelques gouttes d'un puissant cordial : — Eh bien, ça va-t-il mieux? — Je vais tout à fait bien, murmura-t-elle; comme vous êtes bon ! Et un divin sourire éclaira son visaee. — Cest vous qui êtes bonne, répondit-il... Ne voua fatiguez pas encore à parler. Un long silence régna entre eux. — Votre sourire, dit Orthez, me rappelle celui d'un être qui a brisé ma vie, et cependant j'ai pour vous une sympathie que je ne me suis connue pour personne à ce degré. — Vous avez pitié de moi? interrogea-t-elle. — J'ai pitié de vous, mais je vous admire beau- coup aussi. Il n'existe pas une créature plus sim- plement, plus naturellement attachée à tout ce qui est juste, véridique et généreux. — C'est singulier, moi aussi, j'éprouve une grande affection pour vous. Vous m'inspirez une confiance aussi absolue que si vous étiez mon père. Le regard d'Orthez se troubla soudain. Il dit, la voix changée, avec on ne sait quelle nuance de froideur : — Mais je ne suis pas votre père. — Non, continua-t-elle,. je n'ai pas de père... Le docteur Harambur m'a beaucoup aimée, seu- lement ce n'est pas la même chose... J'ai toujours pensé que son frère Alfred avait plus de douceur, de tendresse.ORTHEZ 3i5 — Vous ne voulez pas dire qu'Alfred Haram- bur est votre père? — Il fut mon père; mon oncle, le docteur, ne me l'a pas caché... Il m'a parlé de son frère comme d'un esprit supérieur. Mon père devait être bon. — Enfant, s'écria brusquement Orthez, votre père était un misérable, puisqu'il vous a aban- donnée, ou bien il avait quelque faute grave à reprocher à votre mère. Une ombre passa stir le beau visage de la jeune fille. —■ Vous aussi, vous doutez de ces deux êtres que je sens avoir été des cœurs admirables. —■ Excusez-moi, dit-il, je ne veux pas vous faire de peine. —■ Vous ne me faites pas de peine : je suis heureuse de pouvoir parler de mon père et de ma mère avec vous. Tous deux, soyez-en certain, fu- rent victimes d'une machination. •— Mais songez qu'un père n'eût pas abandonné son enfant. —■ Les dernières paroles de ma mère ont été : «Que Dieu lui pardonne.» Ces paroles ne pou- vaient s'adresser qu'à mon père. Celui-ci,; de son côté, m'a été représenté comme un homme loyal et généreux. Orthez restait la tête penchée, en homme acca- blé sous de terribles souvenirs. ■— Mademoiselle, dit-il enfin, il faut que je vous raconte ma propre histoire. J'y trouve de grandes analogies avec celle qui vous occupe. — Racontez-la-moi, dit-elle. — Mais ne craignez-vous paa que l'on s'in-3i6 LE DOCTEUR HARAMBUR ' quiète de vous? Ne faut-il pas prévenir Thomas? — Tout le monde me croit couchée, dit-elle, et je n'ai pas peur auprès de vous. Orthez l'enveloppa d'un regard affectueux : — "Anna-Claire, dit-il — employant pour la première fois cette appellation familière — vous êtes en effet aussi bien en sûreté ici que dans votre chambre de jeune fille. —■ Je le sais, fit-elle, lui rendant la caresse affectueuse de son regard. Il lui donna encore quelques soins, lui fit boire une gorgée de cordial; puis, la voyant bien, il commença son histoire : «Je suis originaire des pays basques. Mes pa- rents moururent jeunes. Après des études à Mont- pellier et à Paris, je me fixai dans une ville in- dustrielle de l'Est, une ville assez semblable à celle-ci, sauf la proximité des montagnes, qui donne un autre caractère aux habitants. J'y fis la connaissance d'une jeune fille dont les parents, ruinés par la faillite de l'Union générale, te- naient une misérable petite échoppe de mercerie. La jeune fille, cependant, avait reçu une éduca- tion distinguée. Elle était belle, j'ai déjà dit qu'elle vous ressemblait. Je l'aimai, et, tout de suite, je la demandai en mariage. J'étais riche, elle était pauvre; les parents virent dans le parti qui se présentait une faveur du ciel, et bientôt nos fiançailles furent connues de la ville entière. a Une circonstance retarda notre mariage. Il me suffira de vous dire que cette circonstance avait trait à des relations de famille, particulièrement au partage d'une propriété restée indivise entre 1 Pi'ORTHEZ 317 > mon frère et moi, et qui, de son côté, se trouvait grevée d'emprunts considérables... 3 «Bref, nous attendîmes. Les premiers mois se passèrent dans le ravissement de deux êtres qui se découvrent chaque jour de nouveaux motifs d'amour. Tout à coup, je reçus des lettres ano- nymes. A vrai dire, je n'en fus pas très étonné. Notre mariage faisait beaucoup d'envieux; voyant traîner nos fiançailles, ils espéraient avoir le temps de rompre une union qui les irritait. «Parmi les bruits infâmes circulant sur le compte de ma fiancée, il en était un particulière- ment odieux. Un homme, en effet, laissait dire partout qu'il avait été l'amant de ma future femme. A la vérité, après une cour assidue il s'était vu repoussé énergiquement. Ses lettres mêmes, qu'on me montra, prouvaient l'innocence de la jeune allé : on n'y trouvait que récrimina- tions contre une absolue rigueur, supplications d'obtenir un meilleur traitement, jamais rien qui permît de supposer l'octroi de la plus légère fa- veur. « Cependant, il appartenait à cette catégorie d'hommes qui ne résistent pas à la vanité,, de ces misérables fats moins soucieux d'une bonne for- tune que de sa publication. «Quand on lui parlait de mes' âançailles., il souriait énigmatiquement, se tordait la mousta- che, et jouait le galant homme décidé à ne pas compromettre une aimable femme. «Vingt fois, j'eus l'idée de le contraindre à une explication, vingt fois je fus arrêté par la crainte du scandale. «Songez quelle fut ma douleur quand, rêve- . 3îS LE DOCTEUR HARAMBUR nant à l'improviste d'un court voyage, je vis cet homme sortir de la maison de ma fiancée. Je courus auprès d'elle. Je la trouvai très rouge, pleine d'une émotion qu'elle ne put traduire tout de suite en paroles, et qui me laissa les plus affreux doutes. «Je suis d'une nature ardente et jalouse; ce- pendant, je pus cacher mon trouble, et, de ce jour, une surveillance active me renseigna sur celle que j'aimais. Je dois dire ici que notre ma- riage était devenu indispensable dans les plus brefs délais; et, cependant, tenaillé par le doute, j'en fis reculer la date. «Aucun indice ne venant s'ajouter à celui que je possédais, j'allais me décider à demander une explication de la visite de D..., quand je reçus une lettre anonyme où l'on me conseillait d'ou- vrir un certain coffret que je connaissais pour être celui où ma fiancée enfermait ses lettres. Le cor- respondant inconnu joignait à sa missive la clef du coffret. « Je ne doutai pas une minute que la lettre n'émanât de D..., agissant moitié par jalousie, moitié par une sorte d'honnêteté. « Que vous dirai-je? J'ouvris le coffret. J'y trouvai deux lettres de D... Elles ne laissaient place à aucun doute sur ses relations avec ma fiancée. Il y parlait de l'enfant qui devait naître de leurs amours, et consentait à s'effacer devant ma fortune supérieure. «Dans l'instant, je sentis ma vie s'effondrer. Minutes inoubliables par leur amertume et leur désespoir, où rien ne demeura debout en moi de ce qui attache un homme à l'existence.ORTHEZ 319 «Je ne calculai même pas la portée de mon acte. Je pris une feuille de papier et laissai à l'in- fidèle un adieu sans retour possible. Puis, je m'en- fuis. Toute ma fortune fut donnée à mon frère. Cependant, quand j'appris, plus tard, que ma mi- sérable fiancée était morte en mettant au monde une fille, j'eus pitié de l'enfant; je suppliai mon frère de l'élever si D... l'abandonnait, et je lui fis attribuer cent mille francs de dot. Ensuite je disparus et demeurai vingt ans sans nouvelles des miens.» Anna-Claire avait patiemment écouté ce récit, sans jamais se permettre une interruption. Son visage exprimait un intérêt qui allait grandis- sant à mesure. Quand ce fut fini, elle laissa pen- cher sa belle tête, et demeura longtemps silen- cieuse. Enfin, deux larmes coulèrent le long de ses joues, mais elle les essuya résolument, avec une nuance de dignité. — Tant pis pour la pauvre fille sans père, monsieur Orthez, si sa mère fut véritablement per- fide. — N'en ai-je pas eu d'irrécusables preuves? — Vous avez condamné sans entendre. — Je me le suis dit quelquefois, murmura Orthez; mais, dans les affaires de sentiment, on ne saurait suivre la jurisprudence habituelle... La beauté d'une femme qu'on aime est un argument qui n'a rien à faire avec la justice : je n'étais pas sûr de mon cœur; j'étais sûr de mon esprit... Vous me direz que tout cela pouvait être le résul- tat d'une coïncidence; maïs le calcul des proba- bilités nous montre qu'une coïncidence semblable à celle des lettres trouvées dans le coffret répond320 LE DOCTEUR HARAMBUR l" a une certitude; et il y a> de plus, la visite de D visite dont ma fiancée ne me dit pas un mot. — Je suis d'accord avec vous, murmura Anna- Uaire, du moins en ce qui regarde la coïncidence Seulement, il existait une autre cause de doute à aquelle vous n'avez pas réfléchi et qui réduisait le calcul des probabilités au néant — Comment cela? s'écria Orthez avec une vivacité extrême. — C'est le cas, dit la jeune fille, où les coïnci- dences auraient été établies par des gens qui dési- raient nuire à la pauvre femme... — J'ai bien pesé tout cela... Mais je connais- sais 1 écriture de D..., et je ne pouvais douter de authenticité des lettres. D'ailleurs, le trouble et 1 inquiétude d,e ma fiancée, son silence sur la visite de l'homme que la voix publique lui don- nait pour amant... — Comment ne pas voir dans tout cela le dé- sir de vous épargner des soucis, d'éviter le duel dont vous lui aviez certainement parlé! Orthez demeura quelques minutes en silence Quand il releva la tête qu'il avait tenue baissée, il était très pâle. — Ainsi, vous croyez à l'innocence de cette femme ? — Je suis sûre de cette innocence. — Mais les lettres? — Je n'hésite pas un instant à dire qu'elles furent l'oeuvre d'un habile faussaire. Orthez se leva d'un bond. — Qu'est-ce qui vous fait penser cela? dit-il Ne parlez pas à la légère. Songez que vous' pouvez me jeter à d'éternels remords. Il'ORTHEZ 321 une Elle le regarda soudain avec une expression de surprise autant que de pitié : — Et quand même, dit-elle, ne préférez-vous pas savoir la vérité? Il réfléchit deux minutes; puis : •—■ Je préfère savoir la vérité... non seulement pour rendre, s'il le faut, justice à la mémoire d'une innocente, mais parce que... Il s'arrêta, il regarda Anna-Claire. — Vous voulez dire que vous désirez retrou- ver un enfant qui, si la mère ne vous a pas trompé, est le vôtre. — Ne maudira-t-elle pas mon crime?... Car je serais un criminel, souvenez-vous-en. La rupture, opérée dans des conditions1 toutes particulières de cruauté a pu, a dû être la seule cause de la mort de ma fiancée. — Vous avez été, comme elle, une victime. — Le pensez-vous vraiment? murmura-t-il d'une voix sourde... Alors, dites les raisons qui vous font croire à mon erreur. — Laissez-moi d'abord vous poser une ques- tion? ■— Faites. —■ Parmi les gens qui avaient intérêt à empê- cher votre mariage, s'en trouvait-il qui fussent de votre famille? — Oui, mon frère et ma belle-sœur; outre qu'ils étaient mes héritiers, je leur avais aban- donné jusque-là le revenu d'une grande portion de ma fortune. ■— Avaient-ils' pour ami un homme de leur race, une assez méchante brute, capable de tout pour arriver à ses fins? 21322 LE DOCTEUR HARAMBUR 1 ■ II Orthez tressaillit. — Que me demandez-vous là? s'écria-t-il. — Une chose bien simple, mais à laquelle, d'ailleurs, je ne demande plus de réponse. Ils se regardèrent longuement avec une égale tendresse où se mêlait, chez l'homme, une sorte d'égarement : — Je n'ai jamais rencontré personne, Anna- Claire, qui m'ait troublé comme vous le faites. Voyez, mes mains tremblent, et si vous pouviez sentir les battements de mon cœur, vous auriez pitié de moi, vous prononceriez vite les paroles que j'attends. Elle sourit avec tristesse. ■—■ Non., non, dit-elle; soyons calmes. Il ne faut pas que nous cédions à un entraînement irré- fléchi. Vous1 avez bien voulu me raconter votre histoire, laissez-moi vous dire, à présent, pour- quoi je suis ici. —■ Je vous écoute. Alors, de sa manière calme et perspicace, elle livra le secret de l'horrible drame où Pascal avait perdu la vue; elle expliqua la situation de Tho- mas à l'égard de Mme Harambur; le rôle de Gas- que, le soi-disant secret déshonorant pour le doc- teur, qu'on avait invoqué pour la contraindre, elle, Anna-Claire, à épouser ce misérable. — Et maintenant, dit-elle en achevant ce récit qui fit frémir Orthez, je viens vous demander votre appui, vous supplier de sauver Thomas, de sauver Pascal, de me sauver moi-même... J'ai pleine et entière confiance en vous. Je suis per- suadée que vous serez fixé bientôt sur la culpa- bilité de la mère de votre enfant. Une chose queORTHEZ 323 je puis vous dire dès ce soir, monsieur Orthez, c'est que votre histoire présente la plus grande analogie avec l'histoire des malheureuses amours de ma mère, et je sais bien, moi, que Claire Hardouin fut la victime d'un complot, dans le- quel je pense que le docteur et Mme Harambur se servaient de Gasque comme d'un instrument. ■—■ Anna-Claire! Il était debout, des larmes perlaient à ses cils. Deux minutes, il demeura hésitant entre le be- soin d'ouvrir son cœur et l'invincible méfiance, mais il se reconquit, et, quoique sa lèvre fût trem- blante, il dit avec sang-froid : — Je vais vous conduire chez vous, mon en- fant... Dormez bien, cette nuit. Demain matin, je serai là pour vous secourir. Pouvez-vous compter sur Périne? ■— Absolument. —■ Alors, dites-lui de se tenir entièrement à ma disposition. V GASQUE MANQUE LE BUT Le lendemain de cette terrible journée, Anna- Claire se leva de bonne heure et donna une grande attention à sa toilette, pour éviter que personne ne vît les traces de la lutte qu'elle avait soutenue la veille contre Gasque. Elle se coiffa de manière à cacher la blessure de sa tête et mit des manches longues pour re- couvrir les contusions de ses poignets. Tout dem 324 LE DOCTEUR HARAMBUR suite, elle se rendit au laboratoire, pensant bien s'y trouver la première. Mais Thomas, pâle et défait d'une longue nuit d'insomnie, l'avait pré- cédée. Il était assis devant la même table où, depuis des semaines, il cherchait à résoudre le problème dont dépendait la guéris'on de Pascal. Quand Anna-Claire entra, il releva la tête, et ces deux braves cœurs communièrent dans la tris- tesse et le sentiment impérieux du devoir. — C'est ici, fit enfin le jeune homme d'une voix sourde et tremblante, que j'ai passé des nuits d'angoisse à découvrir en même temps l'infamie et le génie de mon père... Mais que sont ces dou- leurs à côté de celles que m'inflige ma mère?... Le docteur Harambur est mort pénitent. Il a lutté contre son crime. Certes., rien ne pourra jamais l'excuser, et, cependant, je trouve une obscure consolation à voir que sa puissante intelligence n'acceptait pas le mal avec sérénité. Il a voulu, comme tu l'as si bien dit, atténuer l'abomination, et il est mort dans l'épouvante de voir dispa- raître avec lui le moyen de réparation dont il se croyait sûr. Le jour où nous aurions rendu à Pas- cal la vue et le bonheur, je lui aurais pardonné, en souvenir d'une misérable existence hantée par l'inquiétude et par le remords. — Moi aussi, Thomas, je lui aurais) pardonné. Plus que toi, j'ai vu sa détresse qui perçait sous les sophismes. Je me souviens des longs jours pendant lesquels son secret trembla sur ses lèvres. Il se débattait contre l'influence néfaste qui le maintenait dans le douloureux mystère : la crainte, l'horreur, l'orgueil se partageaient sonORTHEZ 325 être, et, des larmes dans les yeux, plus faible et plus éperdu qu'un enfant menacé, il essayait en- core d'étouffer le remords sous un rire sarcas- tique. Ah! ce fut un spectacle inoubliable et de nature à prouver qu'un grand esprit vit dans le mal comme dans une atmosphère empoisonnée... —■ C'est pourquoi, chère sœur, je suis bien ré- solu à poursuire notre œuvre. J'ai convoqué Pas- cal pour ce matin, et je ferai les opérations déci- sives. En elles-mêmes, elles sont d'une nature sim- ple. Il suffira d'une injection sous-cutanée, faite avec la seringue de Pravaz. Mon père était arrivé, comme tu me l'avais fait prévoir, à provoquer des paralysies locales, à l'aide d'un liquide d'origine organique. Sa méthode se trouve exposée: tout au long dans ses fameux papiers. Un autre liquide d'origine organique constitue une sorte de contre- poison capable d'annihiler les effets du premier. — Tu as pu les reconstituer tous les deux? —■ Je n'ai pas eu besoin de le faire... Ces pré- cieuses indications, qui m'ont permis de déchif- frer le grimoire, avaient aussi attiré mon attention sur le flacon trouvé par toi sur une table le jour du crime. J'essayai l'effet de ce flacon sur un •chien. Il fut foudroyant. L'animal perdit instan- tanément la vue. Je crus alors que je pourrais lui rendre la lumière par une deuxième injection du même liquide et, pour donner plus de garanties à mon expérience, je laissai passer quelques jours. J'avoue que je fus terriblement désappointé quand je vis la cécité du pauvre animal résister à mon remède. Je crus tout perdu. C'est alors que je me rejetai avec énergie sur le grimoire. Les heures s'ajoutèrent aux heures et< !« 326 LE DOCTEUR HARAMBUR I ni I les jours aux jours, avant que je pusse découvrir la clé de l'énigme dans laquelle mon père s'était plu à cacher sa pensée. Grâce à ses notes, grâce à ton travail préliminaire, j'y arrivai enfin, et j'appris l'existence du liquide guérisseur. Mais là, une nouvelle déception m'attendait. Ce liquide appartenait à une série de composés dont on peut dire qu'ils sont de la création du docteur Harambur. Il fallait, pour le reconstituer, plus que de la méthode, une habileté remarquable, ré- sultat d'une longue pratique, un tour de main, comme disent les professionnels, et un tour de main d'autant plus difficile à acquérir qu'il sup- posait la connaissance du système de mon père. Certes, je n'aurais pas reculé devant la tâche ainsi offerte; mais elle pouvait prendre des années, en prolongeant indéfiniment le supplice de Pascal. — Je me souviens., en effet., dit Anna-Claire, que le docteur s'est exclamé, le jour même de la guérison d'Utique, sur l'extrême difficulté qu'il trouverait lui-même à reconstituer les liquides dont il s'agit. Mais comment as-tu vaincu l'obs- tacle? — Quand je me suis trouvé arrêté dans mes re- cherches, j'ai songé que, parmi le nombre consi- dérable de fioles rangées sur différents rayons et dans des armoires, devait se trouver celui ou plu- tôt ceux dont parlait le grimoire. Je cherchai donc. Les fioles portaient des indications tout aussi hiéroglyphiques que le grimoire lui-même, et qui n'avaient pas du tout l'air de dépendre de" la même clé. Plusieurs jours durant, je m'efforçai en vain d'établir une liaison entre le grimoire et les fioles. J'étais désespéré quand il me revint à.ORTHEZ 327 l'esprit un souvenir qui fut un trait de lumière. Le jour où j'avais présenté M. Orthez à mon père, celui-ci rangeait des' fioles. Il était, à ce mo- ment, sujet à des hallucinations et, soudain, je le vis s'effrayer d'une façon extraordinaire parce qu'il crut voir une des figures imaginaires qui dé- filaient devant lui, toucher à une fiole dont la forme et le soin spécial apporté au bouchage atti- rèrent mon attention. «Non, non, pas celle-là!» s'était écrié le doc- teur avec effroi. Je poursuivis donc mes investigations et, aidé de ma mémoire, je parvins à retrouver deux fioles identiques à celle dont il fut question durant la visite de M. Orthez. Quand je les eus en main, je m'aperçus qu'elles portaient une inscription particulière dont je ne m'étais guère occupé, dans mon ardeur de dé- chiffrement. Cette inscription se composait de quatre lettres : Ufag. Quand je me reportai ensuite à la partie dé- chiffrée du grimoire qui traitait de la paralysie provoquée du nerf optique, j'y trouvai ces quatre lettres en majuscules au commencement desl quatre premiers paragraphes. Le premier mot renfermant cette majuscule était Utique; les autres étaient successivement Fiole, Aveugle, Gué- ris on. Je ne doutai pas, sachant ce que tu m'avais ra- conté, qu'il ne s'agît d'une précaution spéciale prise par le docteur. D'ailleurs., il insistait dans son texte sur la conservation parfaite des liquides328 LE DOCTEUR HARAMBUR du genre de ceux que contenaient les fioles. Je n'hésitai plus, et le jour même,, je rendis la vue à la pauvre petite bête que j'avais faite aveugle. —• Cher ami ! Ainsi, tu possèdes une certitude expérimentale ? — Oui... Seulement, j'ai réfléchi, durant mon insomnie de la nuit dernière. Que je meure, et voilà Pascal muré pour longtemps encore dans les ténèbres. Prends donc ce deuxième petit fla- con, il constituera la ressource suprême. — Je t'approuve, Thomas; mais tu ne vas pas mourir, tu vas vivre glorieux, heureux encore. ■—' On ne sait jamais ni qui vit ni qui meurt. La violence de ma mère peut me jeter à une extré- mité terrible. Je t'ai dit, Anna, que je ferai mon devoir... que je le ferai malgré l'épouvantable menace qu'on a fait planer sur moi... Seulement, te figures-tu l'indicible horreur que j'éprouve? Penses-tu que je pourrai survivre au drame que nous pressentons? Je ne m'y crois pas obligé. Si le sort aveugle a voulu que je sois, peu importe sous quelle forme, l'assassin de ma mère, c'est qu'il aura décidé ma propre mort. — O Thomas ! — Non, Anna-Claire, ne me dis pas de paroles inutiles. Que ton cœur soit juge. Il faut que Pas- cal soit sauvé; mais aucune puissance au monde ne pourra me convaincre à vivre avec le cadavre de ma mère éternellement sous les yeux. Ne t'épouyante pas,, ma sœur chérie, la mort n'est rien à côté des souffrances que j'endurerais. Laisse-moi accomplir mon devoir et mon sacri- fice. Il me reste une chance. Je vais prévenir ma mère de ma résolution. Si son amour maternel ne AUORTHEZ 329 l'emporte pas sur sa violence, c'est que ma des- tinée fut de mourir jeune. — Ne puis-je prendre sur moi la guérison de Pascal? — Ce serait un mutile subterfuge, Anna-Claire, puisque ma mère se tuerait quand même. D'ail- leurs, je veux porter cette responsabilité. Le mal commis par le père et la mère sera réparé par le fils : je m'abandonne à l'Immanence du soin de me juger et de me condamner. Toi, Anna-Claire, qui as été, dans ces jours troubles, ma conscience •et ma force, pardonne-moi, aime-moi, aime mon souvenir. Anna-Claire éclata en sanglots, et les deux pauvres jeunes gens s'étreignirent. Elle gardait son espoir en Orthez, mais elle n'osa pas en par- ler à Thomas, Celui-ci se retira pour demander un entretien à sa mère. Loin qu'il pût convaincre cette femme impérieuse, devenue véritablement insensée de fureur, il la vit se dresser devant lui, implacable, pour lui crier qu'elle préférait le voir mort que misérable. Elle résolut sur l'heure de ne plus le quitter et le rejoignit dans le laboratoire où il s'était retiré tout de suite après l'orageuse explication. Elle ricana en y retrouvant Anna-Claire. — Voilà le mauvais génie de la famille, dit- elle. Combien nous eûmes tort, Harambur et moi, de céder aux sollicitations du faible et timoré Alfred. Il eût fallu écarter avec horreur ce germe empoisonné, cette sotte mystique, cette fanatique de vertu et de sacrifice qui a tué mon mari et qui me tuera moi-même, et mon'fils, si... Elle n'acheva pas. On frappait à la porte. Pas-330 LE DOCTEUR HARAMBUR ! Il1 cal entra, guidé par sa sœur. Le visage d'Emilie exprimait une joie si grande et le regard qu'elle jeta vers Thomas disait à tel point sa confiance dans le jeune savant que celui-ci se sentit froidir depuis les pieds jusqu'à la tête. A peine s'il put rencontrer les yeux d'Anna-Claire. Tous deux étaient en proie à un trouble immense. — Voici mon frère, dit Emilie. — Cher ami, balbutia Thomas en approchant un fauteuil de l'aveugle. — Tu m'as fait venir, fit doucement Pascal; mais je sens bien à ton silence qu'Emilie s'est trompée et qu'il ne s'agit pas d'une bonne nou- velle. Thomas demeura un instant silencieux, puis : — Emilie ne s'est pas trompée,, mon cher Pas- cal... Mme Harambur se leva de la chaise où elle se trouvait assise. Elle tenait à plein poing quelque chose que Thomas supposa être une fiole de poi- son. — ... Seulement mon espérance était un peu prématurée. Je crois, en effet, avoir découvert le moyen de te rendre la vue. La mère leva vers sa bouche le terrible poing fermé. . —■ ...Mais il faudra une longue période de tâtonnement. — N'importe, dit Pascal, je me soumettrai à toutes les épreuves. Une sueur d'angoisse perlait sur le front de Thomas. Anna-Claire était pâle, dans une indi- cible attente, les yeux tournés vers la porte. Et soudain, cette porte s'ouvrit. Un homme en- mORTHEZ 33i tra, qui n'avait d'Orthez que la taille et la tour- nure. Au lieu de la longue barbe noire de l'ingé- nieur, l'homme ne portait qu'une petite moustache et une barbiche. Il profita de l'étonnement général pour s'avancer vers Mme Harambur : — Ma chère belle-sœur, dit-il, ne me recon- naissez-vous pas? Mme Harambur poussa un cri d'étonnement t — Alfred ! — Mais oui, Alfred... Il s'était encore rapproché d'elle; il lui avait pris des mains le flacon qu'elle tenait, et il lui dit d'un air d'ironie : — Je marche dans vos toiles d'araignée, n'est-ce pas?... Figurez-vous que je sors, malgré l'heure matinale, de chez M. Arbiade... Oh! rassurez- vous, je ne lui ai fait entendre que ce que j'ai voulu... Cependant, le mariage de Thomas se trouvera remis aux calendes grecques. —■ Vous avez fait cela! cria-t-elle. ■— J'ai fait mieux encore; je lui ai exposé la vérité sur la situation de l'usine Bénesse et je lui ai assuré que Pascal serait guéri aujour- d'hui même... Auriez-vous le cœur de me contre- dire ? Elle demeurait affaissée sous ce coup imprévu; mais Alfred Harambur, autrement dit Orthez, avait agi en bon psychologue, en pensant qu'elle accepterait plus facilement le fait accompli que la simple prévision... Elle demeurait, cependant, si sombre, que Thomas fit un pas vers elle; Alfred Harambur l'arrêta : ■— Un moment, mon neveu, je n'ai pas uni. Et, s'adressant à sa belle-sœur •.332 LE DOCTEUR HARAMBUR ni ■Il |(f] 1 — Nous aurons quelque jour une autre expli- cation sur un sujet qui me tient à cœur; pour le moment, je ne cherche pas à punir : je veux ras- surer tant de braves cœurs qui attendent la fin de cette triste scène... Vous désiriez un million pour Thomas. Eh bien, il n'aura pas besoin de le trou- ver dans la corbeille de Marguerite Arbiade. Te le lui donne. Il s'arrêta, cherchant du regard autour de lui; puis il courut prendre par la main Emilie : _ — Mon cher Thomas, dit-il, en présentant la jeune fille au jeune homme; voici l'image la plus pure de la bonté unie à toutes les grâces... Cette image est-elle sans action sur votre cœur? La physionomie de Thomas exprima la sur- prise et le ravissement d'un homme qui découvre un trésor. Il eut un geste de décision et s'inclina vers Emilie : — Seraisi-je assez heureux, dit-il, pour vous avoir inspiré quelque affection? Emilie rougit, ce qui est déjà une réponse, dans ces circonstances; mais elle y ajouta des yeux brillants et une figure épanouie. Alfred, alors, se tournant vers Mme Harambur : — Permettez-vous, à présent, dit-il, que nous procédions à la guérison de Pascal ? Elle inclina la tête, vaincue : — Faites, dit-elle. Cinq minutes plus tard, comme par enchante- ment, Pascal avait recouvré la vue. Tous les per- sonnages du drame sa tenaient immobiles dans 1 attendrissement du bonheur que manifestait le jeune homme, quand on entendit la voix de Pe- nne, alternant avec une voix bourrue. La porteORTHEZ 333 fut ouverte violemment et Gasque, agitant un pa- pier, pénétra dans le laboratoire. Il chercha des yeux Thomas et se dirigea vers lui. — Tenez, monsieur la Vertu, s'écria-t-il, voici la preuve d'un forfait de vos père et mère. C'est une lettre où Mme Harambur me presse de faire un faux. Un faux, oui... Et pourquoi ce faux? Pour séparer M. Alfred Harambur de Mlle Claire Hardouin... Ah! ah! madame, j'ai percé à jour toutes vos manigances. Vous avez cru me vaincre avec cette même habileté que vous eûtes le jour où vous avez glissé mes lettres dans le coffret de la mère de cette belle enfant que j'aperçois là- bas. Il s'arrêta. Alfred Harambur, le pseudo-Orthez, venait d'ouvrir ses bras, et Anna-Claire s'y préci- pitait avec des cris et des sanglots. Gasque ne reconnut pas le frère du docteur. — Voilà donc, s'écria-t-il, l'homme qui me sup- plante ! Un revolver se dessina au bout de son bras. Pas- cal bondit pour empêcher le meurtre et une déto- nation retentit, suivie d'un cri d'agonie. La balle, déviée du but, venait de frapper Mme Harambur au front, la tuant net. Quancl la mort eut été constatée, Anna-Claire s'approcha de Thomas. Elle lut dans les yeux de son ami une intense tristesse, mais rien qui rap- pelât le désespoir du matin. Emilie avait pris la main de son fiancé; et on sentait que rien d'irré- parable n'empêcherait le bonheur de ces deux hautes natures. Ce ne fut que six mois plus tard qu'eurent lieuri ïï 334 LE DOCTEUR HARAMEUR I les deux mariages qui unissaient indissolublement Pascal et Marguerite, Emilie et Thomas. Anna-Claire assista aux deux cérémonies. Elle était triste et douce, souriante quand même, ap- puyée au bras de son père. Quant à Gasque, il était au bagne. ! FINPARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie Rue Garanciere, S .EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE J.-K. 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