EDITIONE JOANIN J.H. ROSNY Les Fiançailles d'Yvonne hors-texte inédits de P. Steck Frontispices et fleurons de Henri Caruchet Paris 24, Rue de Condé, 24 Les Fiançailles d'Yvonne Il a été tiré de cet ouvrage 25 exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse. J.-H. ROSNY Les Fiançailles d'Yvonne 4 HORS TEXTE INEDITS DE PAUL STECK TIRÉS EN TAILLE-DOUCE 40 COMPOSITIONS INÉDITES DE H. CARUCHET LETTRES ORNÉES DE G. GRELLET ÉDITION JOANIN 24, rue de Condé, 24. PARIS Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark. Tous les ornements typographiques sont notre propriété. En témoignage d'admiration et d'affection a Mlle Octavie CARRIER-BELLEUSE Ce livre est offert.__ LIVRE PREMIER François Bernays considérait, avec un peu d'agitation, la pavane finis- sante. Son regard s'absentait conti- nuellement, devenait intérieur : alors le jeune homme semblait mélancoli- que, et même triste. Cette heure était grave pour lui. Il fallait jouer le grand jeu du malheur et du bonheur sur une seule carte. Et il frissonnait, lorsque au hasard de la danse, Yvonne Cazelle le frôlait. Le costume argenté l'éveillait en sursaut, comme un brusque jet de lumière. La délicate jeune fille, un de ces chefs-d'œuvre finement ouvrés qui n'éclosent guère que dans les vieilles civilisations, fra- 1 wmmm* _— ■ mmmmh —■ " ___ ''A2 LES FIANÇAILLES D YVONNE gile, vive, flexible, avec son visage mat où les yeux étincelaient comme des émeraudes sur de la soie blanche, avec ses cheveux châtains aux reflets blonds et que le moindre mouve- ment faisait onduler, jetait des coups d'œil furtifs vers ce grand Bernays, au profil de conquistador et au teint bistre. Quand la pavane fut finie et Yvonne assise, François s'approcha d'elle et lui rappela que son tour allait venir. Ils échangèrent avec trouble des paroles indifférentes. Et lorsque la danse reprit, ils eurent les mêmes visages neutres que les autres couples. A la dernière mesure seulement, il parut se réveiller, il dit d'une voix tremblante : — J'ai à vous demander quelque chose. Elle sourit, d'un sourire presque craintif : — Tantôt ! répondit-elle. Ils se retrouvèrent, un peu plus tard, dans un coin désert, un salonnet encombré déplan- tes vertes, où ils s'assirent à l'ombre d'un grêle petit palmier qui semblait prêt à rendre l'âme. — Yvonne, dit-il à demi-voix, savez-vous que nous sommes arrivés à la fin du troisième mois?... — Je n'ai rien oublié ! fit-elle en rougis- sant.LES FIANÇAILLES D'YVONNE 3 — C'est aujourd'hui que je devais vous dire si mon amour n'avait pas changé... Il n'a pas changé, chère Yvonne, ou plutôt il est devenu plus profond encore. Elle pâlit, ses pupilles se dilatèrent. Tous deux gardèrent le silence, en proie à une émotion violente et tendre. Il reprit d'une voix frémissante : — Yvonne, vous aussi? Le clair visage revêtit une expression volon- taire, presque opiniâtre : — Moi, je suis faite pour aimer une seule fois, dit-elle. Alors, je ne puis pas changer... àmoins... C'est vrai qu'elle inspirait une certaine con- fiance à tous ceux qui la connaissaient. Mi- santhrope, altière, soupçonneuse même, elle ne voulait que des affections durables et ne se liait qu'avec une dédaigneuse et prudente lenteur. — ... A moins, continua-t-elle, qu'on ne me trahisse. Il me semble que si vous aviez cessé de m'aimer, vous auriez été — non pas tout de suite, il est vrai, —- comme quelqu'un dont j'aurais entendu parler, mais que je n'aurais pas connu moi-même. Alors, j'aurais pu encore aimer un autre homme... Mais tant i LES FIANÇAILLES D YVONNE que vous m'aimerez, cela me serait aussi im- possible que de vivre sans respirer... — Oui, dit-il passionnément... vous êtes une âme sûre... et même la seule âme tout à fait sûre que j'aie rencontrée. Je vous aurais peut-être aimée sans cela, mais non pas comme je vous aime ! Quand je pense à vous, ce n'est pas seulement le souvenir de votre beauté et de votre grâce qui m'émeut... non, c'est le sentiment d'un avenir où il n'y aurait ni défiance, ni hypocrisie, ni trahison... quel- que chose de si frais, de si pur, de si bon à vivre — un paradis de loyauté !... — Un paradis ! murmura-t-elle avec un soupçon de moquerie... Contentons-nous d'un potager ! — Yvonne, je me présenterai demain chez vous ! Elle eut un léger frémissement, et cet obscur désir de remettre à plus tard les choses que nous ne sommes pas sûrs de voir réussir. Elle dit : ' — Je ne peux pas dire non. J'ai peur cepen- dant... Je n'irais pas contre la volonté de mes parents, mon ami... — C'est juste, fit-il avec amertume... l'ar- gent... LES FIANÇAILLES D YVONNE fi Elle l'interrompit vivement : — Je ne crois pas. Sans doute, mon père n'y est pas indifférent... pour moi — mais il consultera avant tout les chances de bon- heur... Il me connaît; il sait qu'il m'est im- possible d'être infidèle à une affection... il s'inquiétera de ce que je souffrirais... Ne venez pas avant six heures... j'aurai tout dit. — Et votre mère ? dit-il avec inquiétude. Elle détourna la tête et répondit avec une sorte de contrainte : — Elle a fait sa loi de la volonté de mon père... Elle se leva et le regardant bien en face : — J'ai dit que je n'irais pas contre la vo- lonté de mes parents... Mais cela ne signifie pas que je ne lutterai pas de toutes mes forces... Jamais je n'accepterai un autre mari que vous, jamais, sinon dans le cas, et c'est une supposition chimérique, où mon mariage de- vrait préserver mes parents d'une catastro- phe ! Elle eut un joli sourire, tendre, plein de courage : — Nous vaincrons ! Il n'en était pas sûr. Tandis qu'il s'en reve- nait par les salons, après avoir reconduitLES FIANÇAILLES D YVONNE Yvonne au milieu des danseurs, il songeait à sa situation et à celle des Cazelle. Il avait tout juste 12.000 francs de rente. Engagé dans la grande industrie, M. Gazelle était en passe de devenir multimillionnaire. La disproportion était choquante : Yvonne,fille unique, pouvait prétendre aux plus beaux partis de la grande bourgeoisie française. Bernays, assez désinté- ressépour lui-même,admettait l'intérêt chez les autres. Et il ne se rebellait pas à l'idée que Cazelle accueilleraitsademandeavec méfiance. En définitive, en se substituant, lui pauvre, à un fiancé riche, il enlevait tout simplement une fortune à Yvonne. Parfois, cette pensée le tourmentait jusqu'au remords. Il n'était pas sûr alors que son amour pouvait remplacer la richesse perdue; il se considérait comme une sorte de spoliateur. Et tous les raisonne- ments qu'il pouvait tenir sur les droits de l'Amour lui semblaient falots et dérisoires. Il aurait trouvé naturel qu'un autre que lui né- gligeât la question d'argent. Mais les devoirs que nous nous reconnaissons vis-à-vis des êtres profondément aimés ne sont plus les devoirs ordinaires. Ce qui n'est qu'une peccadille en- vers l'indifférent, peut ici devenir un crime. Comment tous nos actes ne prendraient-ilsLES FIANÇAILLES D'YVONNE 7 pas une gravité extraordinaire lorsqu'ils inté- ressent quelqu'un dont une parole, un geste, un sourire, suffisent à nous plonger dans le désespoir ou à nous affoler de joie? « Mon amour vaudra-t-il pour elle la part de luxe, la part de fantaisie, la part de beauté que le seul fait de devenir ma femme doit lui enlever? » Il se répétait cette phrase tandis qu'un fia- cre le reconduisait chez lui. Une tristesse pro- fonde le pénétrait faite à la fois de ses scrupules et de la peur du lendemain. A mesure qu'il approchait de sa demeure, il lui semblait plus impossible que M. Cazellelui accordât Yvonne. Cet homme énergique, habile et positif, de- vait forcément dédaigner un jeune homme qui, à vingt-quatre ans, ne semblait avoir au- cune chance d'avenir. À la vérité Bernays se destinait à la carrière, mais sans enthou- siasme. S'il avait cédé à son instinct, il aurait choisi le sort sauvage et périlleux de l'explora- teur, ou bien encore, il eût aimé faire des fouilles, retrouver la trace de vieilles civili- sations enfouies dans le sol. Mais il fallait quitter la ville où vivait Yvonne; il n'en avait pas eu le courage, durant ces deux années où il n'existait que pour elle.8 LES FIANÇAILLES D YVONNE D'ailleurs, Yvonne ne lui eût pas facilement pardonné cette espèce d'abandon. Contraire- ment à ce qui arrive pour beaucoup de jeunes filles, elle se sentait peu encline aux exigences romanesques. Cela pouvait tenir du besoin frileux d'intimité de Mme Cazelle aussi bien que d'un instinct de lutte contre l'âpre rêve de puissance du père. Le bonheur lui parais- sait possible dans la médiocrité de fortune, et elle aspirait seulement à la gloire des sacri- fices intimes qu'elle ne croyait pas beaucoup moindre que celle des actions publiques. Elle était de ces modestes volontaires qui répugnent au bruit autant par timidité naturelle que pour avoir trop souvent constaté les mensonges de l'opinion. François Bernays, plein de droiture lui-même, avait tout de suite adoré cette amou- reuse des vertus tranquilles. Elle lui donnait, cependant, une inquiétude, parce que, de la voir simple et douce, il la jugeait peu capable de lutter contre un père tel que M. Cazelle. Quand elle jurait de n'épouser aucun autre que lui, Bernays, elle marquait par là une faiblesse réelle qui perçait à travers sa fermeté apparente. Il aurait préféré qu'elle s'engageât positive- ment, et non par une défaite que M. CazelleLES FIANÇAILLES D YVONNE pouvait espérer faire tourner à son avantage. Car le temps vient à bout des résistances de ce genre, tandis qu'il est difficile à des parents de lutter contre un amour personnel et obs- tiné. Le fiacre s'était arrêté, François monta chez lui avec répugnance. Dans l'état d'émotion où il se trouvait, le petit appartement solitaire lui fit l'effet d'une prison. Il avait presque envie de ressortir, et de promener longuement son agitation, de la briser par la fatigue. La lampe allumée, il vit une grosse lettre sur sa table de nuit. — Que me veut cette visiteuse? murmura- t-il avec un mélancolique sourire. Le sourire s'effaça lorsqu'il reconnut l'écri- ture de son frère Charles, parti depuis six ans pour les Etats-Unis. Il aimait profondément Charles, mais d'une tendresse qui, après cette longue absence, restait craintive, étonnée, va- guement méfiante. Cet aîné presque colossal, aux mouvements et aux résolutions brusques, un peu énigmatique, hanté d'un impérieux désir de fortune, plein de projets bizar- res, toujours en quête de renseignements sur les grandes entreprises, effarait tout le monde, sans que nul sût exactement si c'était10 LES FIANÇAILLES D YVONNE un songe-creux, un calculateur énergique ou simplement un aventurier ; François ne le savait pas encore. Depuis l'absence de son aîné, il avait reçu une vingtaine de lettres, dont aucune ne donnait des détails sur les travauxdu voyageur. Assezbrèves, affectueuses pittoresques parfois, c'étaient tout juste des espèces de vues cinématographiques sur une existence, quelques gestes, quelques paysa- ges, quelques promesses obscures. Bernays examina l'épaisse enveloppe bleue, et murmura : — Austin... Texas! Il est loin... Puis il ouvrit lentement et se mit à lire l'énergique et grande écriture : il y en avait six pages, qui eussent fort bien pu tenir en trois. Le visage de François exprima la surprise, puis le trouble, l'incertitude : — Si c'était vrai, pourtant !.,. Et il relut la lettre, lentement,avec des pau- ses : Austin (Texas), 12 avril 1900. « Mon cher garçon, « Cette fois, je crois bien, nous allons abor- der en terre ferme. Pendant six ans, tout ceLES FIANÇAILLES D YVONNE 11 que j'ai pu faire— et avec quels efforts — c'est de doubler ma petite fortune. La chance se dérobait. Je n'avais que la vigilance, l'énergie, le calcul, mais tout cela, quand le bonheur ne s'en mêle point, ne mène qu'à se tirer honora- blement des affaires. Si les milliardaires étaient francs,, ou perspicaces, ils avoueraient que, faute de quelques hasards exceptionnels, leur destinée eût été médiocre... Enfin, sur cette rude terre du Texas, où l'homme et la nature ne sont pas tous les jours aimables, je tiens mon quaterne. Tu peux m'en croire, petit : s'il y avait un doute, je me serais borné, comme dans mes autres lettres, à t'en- voyer quelques tendresses du grand frère. Maintenant, voici : j'ai besoin de quelqu'un, de quelqu'un de sûr, de quelqu'un qui puisse en tout et pour tout tenir mon rôle pendant la mise en œuvre de mon affaire. Difficile à trouver ! Veux-tu être cet homme ? Veux-tu devenir mon associé ?... Si tu as quelques scrupules — on est fier chez nous ! — apporte une centaine de mille francs que tu mettras dans l'affaire : ainsi tu seras à la fois mon associé de cœur, de travail et de capital. Mais hâte-toi ! J'ai mes mesures à prendre. Monte sur le premier transatlantique ! Et tout de suite12 LES FIANÇAILLES D'YVONNE un câblogramme bien net: oui ou non. Quant au temps qu'il te faudra passer au Texas, comptons douze mois. Après quoi tu seras riche et libre... A moins que tu ne veuilles de- venir plus riche encore. « Je t'embrasse, cher petit, et mon cœur bat à l'idée de te revoir. « Charles. » N. B. —Lettres et câblogrammes à l'adresse suivante : Charles Bernays, National Hôtel, Austin (Texas). — Que croire? Et que faire? se demandait François en piétinant avec agitation. Son frère était-il décidément un chimérique ou un homme positif, un simple aventurier ou un de ces individus énergiques et sagaces qui savent se trouer un large passage à travers les foules et les événements ? Pour avoir pleine confiance, François eût voulu la lettre un peu plus froide, un peu plus commerciale. Il y avait, selon lui, des traces « d'emballement » dans les phrases, ce qui les rendait, sinon suspectes, du moins inquiétantes. Mais n'obéis- sait-il pas à des instincts trop sages, les ins- tincts d'une lignée bourgeoise, à l'excès pru- • r LES FIANÇAILLES D YVONNE 13 dente et réservée. Est-ce qu'un Carnegie, un Cecil Rhodes ne sont pas des êtres plutôt « sauvageons », des énergies brusques, et ne cite-t-on pas d'eux des propos qui ne sont rien moins que froids et réservés ? La vérité est que Charles avait doublé sa fortune sans même en faire mention, et que, selon sa propre remarque, il avait jugé inutile déparier d'affaires qu'il jugeait médiocres. Il y avait donc cent chances contre une qu'il n'exagérait point. Quant à sa sincérité, François l'esti- mait complète, indiscutable. Alors? — Alors, faut-il partir? L'image d'Yvonne flotta devant lui, argen- tine et flexible. Il soupira de tendresse. Elle était la joie du monde, sa petite patrie de beauté et d'amour, celle en qui il avait pris l'habitude de mettre tous ses rêves et toutes ses espérances. Faudrait-il la quitter? Mais il ne la quitterait que pour elle-même, pour mieux la posséder après, pour ne pas l'avoir conquise sans effort. L'attendrait-elle cepen- dant? Plus que la grâce, plus que le charme, la grande qualité de cette jeune fille était la fidélité. Elle attendrait. Donc, s'il avait du courage en amour, s'il savait vouloir pour son bonheur à elle, il fallait partir. fà14 LES FIANÇAILLES DYV0NNE Oui, mais... s'il ne réussissait pas, s'il reve- nait bredouille ? Alors, tout était perdu. Ja- mais Gazelle ne donnerait sa fille à un homme parti pour réaliser de grands projets et ne les réalisant pas. L'année d'attente devait aboutir aune victoire ou à une défaite. Il n'y avait pas de milieu. Tandis que, s'il obtenait la main d'Yvonne maintenant, et sans condi- tions, Cazelle ne reprendrait jamais sa parole. Fallait il faire sa demande d'abord, et proposer ensuite un délai ? Sous quel prétexte ? Tout prétexte ne pouvait être qu'un mensonge et Bernays ne se reconnaissait le droit de mentir ni à Yvonne ni à ses parents. Il fallait avouer alors... en présentant l'affaire comme une simple tentative, à laquelle lui-même ne croyait qu'à-demi? Mais le capital qu'il y en- gagerait.., presque le tiers de sa petite for- tune? S'il revenait appauvri, ce serait certes pour Cazelle un motif légitime de rupture. Fallait-il donc ne pas engager d'argent dans l'entreprise ? C'était y entrer en employé, avoir tout juste droit à une petite participation aux bénéfices : accepter le partage, dans ces conditions, serait agir en parasite vis-à-vis de Charles, ce à quoi François répugnait étran- gement.LES FIANÇAILLES D YVONNE 15 — Qu'importe, cependant? Entre frères! N'en ferais-je pas autant pour lui ? Mais il sentait au tréfonds un orgueil incoer- cible, indomptable, et trop peu psychologue pour voir que ce n'était que de l'orgueil, il l'attribua à un sentiment de justice. Et il lui parut aussi impossible de ne pas exposer sa part de capital dans une association où il en- trait pour faire fortune, qu'il lui eût paru im- possible de jouer à la roulette de Spa ou de Monte-Carlo sans mettre son enjeu : — Je ne puis donc pas partir !... à moins que M. Cazelle ne me refuse Yvonne ! Il demeura longtemps rêveur devant la let- tre, le cœur agité, la pensée incertaine... et lorsqu'il voulut se reposer enfin, le sommeil ne vint pas : il ne fit que changer de côté jus- qu'à l'aube. II ^apa, dit Yvonne, au moment où M. Cazelle choisissait son cigare d'après déjeuner, j'ai quelque]chose à vous dire... Elle avait eu, à prononcer cette petite phrase, plus de peine qu'elle n'en aurait eu à gravir la tour Eiffel, et Dieu sait si elle la prépa- rait depuis le matin ! M. Cazelle tourna vers sa fille un visage impassible — il pratiquait l'im- passibilité comme un sport. C'était un grand homme aux épaules tombantes, la tête un peu penchée vers l'épaule gauche — ce qui le ren- dait aimable pour Alexandre le Grand, — le menton bien avancé — ce qui contribuait à augmenter son culte pour Napoléon, — lesLES FIANÇAILLES D YVONNE 17 yeux gris et très beaux sous des sourcils en taches. C'était dans son genre un personnage remarquable qui, en Amérique, aurait pu as- pirer à entrer dans l'aristocratie des milliar- daires. En France, il se contentait à viser une dizaine de millions. Il aimait ardemment l'ar- gent, mais en cœur généreux qui veut être riche parce que c'est être puissant, et qui veut être puissant pour le bonheur de sa famille, de ses amis, de ses employés — de sa gens, comme disaient les Latins. — Ah! tu as quelque chose à me dire... Attends que je mïnstalle solidement pour ré- sister au choc! fit-il avec un faible sourire... Il avait senti de l'agitation dans la voix de sa fille, et il n'y avait rien au monde qu'il dé- testait comme l'agitation : c'était pour lui le synonyme de faiblesse et de désordre. Il s'assit fermement dans son fauteuil, al- luma son cigare et reprit : — Je t'écoute ! Elle avait hérité, au moins en partie, de la fermeté de cet homme. Mais dans ce moment elle se sentit très faible — un pauvre petit être fragile, perdu dans l'immense hasard du monde, et qui va combattre pour son bonheur. Son cerveau bourdonnait. Il y passait énormé- 213 LES FIANÇAILLES D YV0 NNE ment de mots et dïdées, mais elle ne parve- nait pas à ajuster les idées aux mots ni même les mots entre eux. Et, cependant, elle eût voulu avoir un peu d'éloquence : autant aurait valu espérer faire de la musique en ta- pant des deux poings sur un piano. Avec un soupir, elle s'abandonna au hasard. Elle dit : — Monsieur François Bernays viendra te voir, vers six heures, et... — Et?... demanda-t-il en fronçant ses sour- cils énormes. — Et, reprit-elle très vite, d'une voix qui tremblait comme un moineau captif... il viendra te demander ma main. — Fichtre! fit-il... Heureusement que le fauteuil est solide. Il regarda à l'autre extrémité du petit salon. Là, se tenait une personne si mince qu'elle eût pu remplir le rôle de serpent dans une Revue. Elle semblait vouloir entrer dans le feu, telle- ment elle en était proche et tellement elle se penchait vers le foyer. C'était une femme, ainsi qu'en témoignait ses vêtements et ses beaux cheveux d'or vert. Elle avait un joli visage d'éphèbe, mais un éphèbe qui aurait des pat- tes d'oie et de petites rides concentriques au-LES FIANÇAILLES D YVONNE 19 tour de la bouche. Le teint était merveilleux: il faudrait épuiser toutes les comparaisons qu'offrent les pulpes des fleurs, les coquillages, les beaux fruits, les perles, les satins argentés, les nuages pour le décrire congrûment. — Avez-vous entendu? demanda M. Cazelle en se tournant vers cette dame. — Oui, mon ami, dit-elle d'une voix joli- ment rauque... j'ai entendu. Et elle fit un mouvement qui eût pu la pré- cipiter définitivement dans le feu. — Ma petite Yvonne, reprit gravement, et avec une involontaire émotion, M. Cazelle, je recevrai M. François Bernays... et je lui dirai qu'il ne peut être donné aucune suite à sa de- mande. Yvonne devint excessivement pâle. Elle sentit que le pauvre petit être fragile venait d'être abattu dans la forêt du monde. Deux grosses larmes brillèrent sur ses joues fines. Mais tout de suite, elle se contint, elle se raidit, elle se sentit pleine d'énergie, et remettant le chagrin à plus tard, elle entama la lutte : — Et pourquoi, mon père, lui direz-vous cela? — J'imagine que tu crois le savoir ! repli-20 LES FIANÇAILLES D'YVONNE qua le père avec un peu de tristesse. Mais tu ne le sais pas... M. Bernays, n'est-ce pas, n'a guère plus d'une dizaine de mille francs de rente ? — Donc je savais! s'exclama-t-elle. Vous le jugez trop pauvre. — Oui. Cependant tu te trompes sur le fond de l'affaire. Non pas, remarque bien, que je ne considère pas l'inégalité des fortunes comme un mal. C'est un grand mal, un mal trop souvent irréparable ! Premièrement, il y a toujours, pour ceux qui possèdent, de la foi- blessé et de l'imprévoyance — je dirai même de l'impéritie — à ne pas être sévère, lors d'un mariage, sur la question d'argent. Les riches qui introduisent facilement des pauvres dans leur famille abdiquent une part de force. C'est souvent l'indice d'un commencement de décadence. Il faut des motifs extraordinaires pour l'admettre. Ensuite, l'inégalité des ap- ports implique, neuf fois sur dix, des diffé- rences sérieuses d'idéal et de traditions. Sois sûre que l'époux riche et l'époux pauvre ont presque toujours de la vie une conception très différente qui peut mener à de pénibles in- compatibilités. Et enfin, si c'est le mari qui est pauvre, le problème se complique encore.LES FIANÇAILLES d'YVONNE 21 Il y a toujours quelque chose... d'équivoque chez un homme qui consent à recevoir plus qu'il ne donne. Ou bien c'est un faible sans amour-propre, ou bien c'est un spéculateur : il a rusé avec sa femme, comme un marchand en foire... Il reste que l'union est imposée par un amour violent, un amour irrésistible de part et d'autre... abolissant les notions de fierté et les idées de spéculation — mais ces amours-là, mon enfant, c'est encore un fâ- cheux présage pour l'avenir ; on passe dès le début sous la porte d'ivoire, ou, comme dit le peuple, on mange son pain blanc d'abord : la suite sera bien fade, bien triste... Une désil- lusion si affreuse que la haine pourra bien souvent succéder à l'amour ! Ah ! je déteste les mari*ges de passion ! — Ua amour né de l'estime, dit-elle ferme- ment, ne sera-t-il pas durable ? — Mais, pauvre petite, l'estime ne peut naître que d'une connaissance approfondie des êtres. Il faut de longues années de fréquenta- tion, et de fréquentation assidue, familière, — non pas de rencontres furtives aux soirs de bal, aux thés, aux rallyes... Il y a des gens que je connais depuis dix ans, et je ne sais pas encore si je les estime. Songe que les amou- , i 1 ■I22 LES FIANÇAILLES D'YVONNE reux mettent leur masque le plus épais pour se rencontrer, et que c'est naturel, et que c'est presque légitime ! Quel homme ! quelle femme ne cacheraient leurs défauts pour plaire à celles ou à ceux qu'ils aiment ? — Mon père, s'écria-t-elle... Il l'interrompit d'un geste bref : — Inutile. Je sais ce que tu pourrais dire. Tu as une petite âme ferme et nette... et que j'aime de tout mon cœur. Aussi, en temps or- dinaire, je ne t'aurais pas opposé de refus, je t'aurais seulement demandé un délai — un peu long peut-être — pour étudier moi-même François Bernays... Et si le jeune homme m'avait paru — ce qu'après tout il semble assez bien être — honnête, loyal, fidèle, peut- être aurai-je finalement accepté ce mariage — car j'admets en toutes choses des exceptions. Seulement, ma petite Yvonne, nous ne som- mes pas en temps ordinaire. Il se tourna de nouveau vers la forme ser- pentine recroquevillée près du foyer et répéta: — Nous ne sommes pas en temps ordi- naire, Angèle. La face d'éphèbe ridé se redressa à demi et laissa entendre une espèce de murmure qui pouvait être une approbation ou une plainte.LES FIANÇAILLES D'YVONNE 23 Yvonne regardait son père avec surprise et effroi. Elle sentit que la lutte devenait impos- sible ; elle grelotta comme par un jour d'hi- ver. — Je vais tout te dire, reprit M. Cazelle. Je le dois... Et puis, tu es discrète, tu ne répé- teras rien à personne. Mon enfant, nous traversons une crise — et les crises sont toujours dangereuses. Je ne suis plus sûr de notre fortune. Entendons-nous bien... Ce n'est pas que nos affaires aillent plus mal... elles progressent au contraire ! Mais (je n'es- sayerai pas de te l'expliquer parle menu, tu n'y comprendrais rien) mais le progrès des affaires peut avoir ses périls. J'ai dû renouveler l'ou- tillage, construire des annexes pour mes usi- nes, prendre des mesures particulières pour résister à de nouveaux concurrents. Le résul- tat, c'est que toutes nos réserves, tout notre argent liquide y ont passé et que j'ai contracté pour 5oo.ooo francs d'emprunts. Eh bien! tout cela ne suffit pas encore. De nouvelles dépenses sont indispensables, de nouveaux agrandissements s'imposent, il faut que je me maintienne au-dessus de toute concurrence : si je ne reste pas le premier (c'est l'histoire de presque toutes les situations acquises) je ris-LES FIANÇAILLES D YVONNE que de passer au troisième, au quatrième rang... et comme cela me ferait une réclame dans le mauvais sens, une réclame négative, je ne pourrais plus du tout répondre de l'ave- nir. Sans doute., je trouverais à emprunter en- core, et les commandites ne me manqueraient pas — mais cela étonnerait. Je ne dois pas étonner! A Pétonnement succéderait l'inquié- tude... à l'inquiétude le dénigrement... et la clientèle écoute facilement la voix du déni- grement... Alors, ce qu'il me faudrait, c'est une espèce d'associé, quelqu'un qui, tout en restant au deuxième plan (je veux être maître chez moi), s'engagerait naturellement dans mon affaire. J'ai trouvé ce quelqu'un... Il regarda Yvonne bien en face,avec fermeté et douceur, et dit : — Ce quelqu'un, c'est un gendre, et ce gendre c'est M. James Hamilton qui te désire très vivement pour femme. Sa fortune est considérable et solide... il a une confiance absolue en mon affaire... S'il y rentre, nous écrasons la concurrence et nous tenons l'ave- nir... Tu ne peux pas ne pas vouloir qu'il en soit ainsi. Elle écoutait, anéantie. Il y avait, dans l'homme qui parlait et dans les choses dont ilLES FIANÇAILLES D YVONNE 25 parlait, quelque chose qui dominait sa petite personnalité. Elle se sentait trop neuve, trop frêle, trop ignorante des combats sociaux.Bien plus qu'au début de la conversation, elle était une pauvre petite bestiole perdue dans une forêt immense, mystérieuse, menaçante, où des bêtes cruelles la guettaient du fond des pénombres. Elle se débattit cependant, l'âme trop pleine de celui qu'elle aimait, songeant aussi qu'on ne vit qu'une fois et que vivre avec James Ha- milton, c'était vivre bien misérablement. Elle s'écria : — Je ne suis pourtant pas une chose ! — Non ! répliqua presque tendrement Ca- zelle... tu n'es pas une chose. Je t'ai parlé comme à un être libre et conscient. Il s'agit de savoir si ma fille Yvonne veut risquer le sort de sa mère, le sien et le mien... ou si elle veut nous sacrifier pour une passionnette. — Ce n'est pas une passionnette, mon père ! — Soit ! Mais un amour, un honnête amour de la dix-neuvième année, c'est... tout juste de quoi faire un charmant souvenir ! — J'ai promis à M. Bernays que je ne serais la femme d'aucun autre homme que lui. 26 LES FIANÇAILLES D YVONNE Cazelle, malgré son inaltérable sang-froid, faillit se redresser sur son fauteuil. Il sut com- battre à temps cette faiblesse : — Tu as fait une chose téméraire et incon- sidérée! riposta-t-il... Ce sont des promesses qui peuvent suivre une demande en mariage, mais qui ne doivent pas la précéder. Dans la vie, vois-tu, il n'y a rien de plus absurde et de plus sauvage, que de prendre vis-à-vis de soi- même, ou vis-à-vis des autres, des engage- ments qui précèdent l'étude d'une affaire. Dans l'espèce, l'étude de l'affaire comportait une première tentative auprès de ta mère et de moi... Tu vas me forcer de redemander ta parole à M. Bernays. C'est fort désa- gréable. Elle écoutait atterrée, pâle et les bras tom- bants, et si charmante de douleur, avec tant de supplication au fond de ses beaux yeux pal- pitants, que le père fut remué de compas- sion. — Il n'y a donc aucune espérance ? s'écria- t-elle... ■—■ Mon enfant, fit-il tendrement, suppose que ta seule volonté soit en cause : choisirais- tu ton bonheur au prix de notre ruine ? Elle se mit à pleurer. Des sanglots courts II1 LES FIANÇAILLES D YVONNE 27 et douloureux déchiraient sa poitrine, tandis que Cazelle mâchonnait nerveusement son cigare et que la figure d'éphèbe flétri se dé- tournait, émue. Pendant dix minutes, la vie souffrit dans ces trois êtres — grondante comme un torrent dans le cœur tout neuf d'Yvonne, tendue et énergique dans la tête grise de l'homme, faible, falote, indigente, douce aussi, dans la poitrine étroite de la mère. Peu à peu les larmes de la jeune fille tarirent. Avec son visage ravagé, ses paupières meur- tries, sa lèvre tremblante, elle était plus pi- toyable encore que lorsqu'elle pleurait. Elle demeura quelque temps immobile, les yeux fixés sur la fenêtre, et souhaitant confusé- ment mourir. Puis, elle dit : — Mon père, il me serait impossible de me marier maintenant ! — Personne ne l'exige, Yvonne. Tu auras des délais. M. Hamilton saura attendre... et pour nous, rien ne presse : j'ai une bonne année devant moi... — Père, vous ne pouvez cependant disposer de ma vie, comme si mon cœur et mon esprit faisaient partie de vos affaires. Si je de- vaisaccomplir votre volonté sans recours, dans28 LES FIANÇAILLES D YVONNE une question aussi importante, je ne serais qu'une misérable esclave, et je vous assure que l'existence la plus opulente ne me conso- lerait pas d'être venue au monde. Cazelle sursauta : — C'est delà métaphysique, ricana-t-il, ce sont des mots. Mettons de côté, puisque tu le veux, l'idée de t'imposer absolument un mari ; encore auras-tu l'obligation morale de faire un choix conforme à ton état. Tu croyais avoir fait ce choix, tu t'es trompée ; il n'y a pas grand mal à cela ; mais tu ne saurais préten- dre nous imposer ton erreur. Crois-tu que, de ma part, il n'y ait aucune abnégation dans la vie que je mène ? Nous sommes liés. Je crois, cependant, que tu peux, sans faillir, accepter les conseils de mon expérience, plutôt que d'exiger ma soumission au caprice de ta naï- veté. Dans le monde où tu vivras par ta grande fortune, Hamilton sera un excellent mari. Il te donnera des satisfactions considérables, les seules qui se retrouvent dans toute existence, parce que la passion n'a qu'un temps, et que les besoins sociaux sont éternels. Bernays te les donnerait aussi, s'il était riche, je ne le nie pas ; malheureusement, il n'est pas riche. Re- marque bien, je te prie, qu'il ne s'agit en au-LES FIANÇAILLES D YVONNE 29 cune façon de t'obliger à prendre un mari vieux, maladif ou déplaisant : l'homme que tu épouseras doit être jeune, bien portant et de bonne tournure. Hamilton est tout cela. Yvonne se leva avec une faible plainte et sortit. — Elle souffrira ! dit alors la mère avec un grand soupir. — Mon Dieu ! oui, fît Cazelle en haussant les épaules... nous souffrons tous... je souf- fre tous les jours... Qu'y faire ! Elle souffri- rait bien plus d'être pauvre... pendant tout une vie... avec ce garçon qui n'a rien et qui ne fait rien !... Il n'y a pas encore de chloro- forme pour opérer de l'amour, ma chère — alors, que veux-tu, l'opération se fait avec douleur! III ers six heures, François Bernays se présenta chez Cazelle. Toute une matinée, toute une après-midi de réflexion n'avaient pu lui dic- ter une ligne de conduite. De guerre lasse, il avait résolu de s'en rapporter aux circonstances, et, ayant serré la lettre de son frère dans un petit portefeuille qu'il gar- dait toujours sur lui, il était sorti. Cazelle le reçut tout de suite et lui dit, pres- que sans préambule : — Ma fille m'a annoncé votre visite. J'ai eu le temps de m'y préparer et de prendre des décisions qui, je le crains bien, sont définitives. J'ai la plus vive estime pour votre famille et liLES FIANÇAILLES D YVONNE 31 pour vous-même, mais cependant, je dois vous prier de renoncer à toute espérance : il est impossible que je vous accorde la main de ma fille. François devint un peu pâle, mais ne bron- cha pas. — Monsieur, vous m'excuserez de garder quelque espoir. J'aime votre fille, et je sais... — Qu'elle vous aime ! interrompit l'autre. Je ne le conteste pas. J'ai tenu compte de... cette circonstance, sans d'ailleurs en grossir la portée. Malheureusement, les motifs qui m'interdisent d'accueillir votre demande do- minent de haut les raisons sentimentales. .. — Puis-je vous demander ces raisons ? fit Bernays avec fermeté. __ Mon Dieu! je le veux bien, répliqua Ca- zelle avec une légère ironie... je pensais que vous les auriez devinées sans peine. Ce sont des raisons de fortune, tout simplement. Je veux que ma fille soit aussi riche que possible ! — Alors, si j'étais riche, vous pourriez re- venir sur votre refus ? — Mais, sans doute. Seulement, je ne vois pas comment vous feriez ! — Ni moi! Et cependant, il y a une chance que je devienne riche... :32 LES FIANÇAILLES D'YVONNE — Le dernier des mendiants en a une !... — Je parle d'une chance sérieuse, répondit Bernays avec vivacité... — Vraiment ! dit Cazelle avec un sourire froid... Je ne commettrai pas l'indiscrétion de vous demander de me la faire connaître.. • et pourtant, si vous croyez qu'elle doive peser sur mes résolutions, il est élémentaire que je sois en mesure d'en apprécier la valeur ! Ces paroles embarrassèrent François. La lettre qu'il tenait dans une poche intérieure de sa redingote lui parut soudain inconsis- tante, puérile, falote. Il hésita une grande demi-minute avant de répondre. Mais puis- qu'enfin c'était sa dernière carte ! — Ce n'est pas un secret, dit-il... Voici sur quoi je base mon espérance. Il prit son portefeuille, l'ouvrit et tendit la lettre à Cazelle qui la parcourut attentive- ment : — Assurément, dit l'industriel en la lui rendant... c'est là une chance... et vous avez toute raison d'y ajouter une importance sérieuse. Pour moi, ce n'est tout de même qu'un billet de loterie... un billet d'une lo- terie où il y aurait peu de billets et beaucoup de gros lots.LES FIANÇAILLES D'YVONNE 33 — Pas assez de gros lots pour attendre un an ? demanda Bernays d'un ton de prière. — Cela dépend des circonstances... Cazelle s'arrêta, indécis. Il songea qu'il ne pourrait refuser une entrevue dernière entre les deux jeunes gens, et que, puisqu'il avait dit à Yvonne que les capitaux ne lui seraient pas nécessaires avantune année, elle se buterait, elle réclamerait un délai qu'il était presque impossible de lui refuser. Que faire ? Comme il ne rusait jamais pour ruser, qu'il préférait la franchise chaque fois qu'elle ne devait pas lui nuire, il se décida à parler ouvertement, ou presque : — Je ne désire pas attendre un an, dit-il. Il me serait personnellement agréable, et utile, de hâter le mariage de ma fille. Le mari que je lui destine — que je voudrais lui des- tiner — compte s'associer à mes affaires. Je pourrais doubler, tripler peut-être ma produc- tion et, partant, mes bénéfices, sans que rien sorte de la famille, ce qui, vous le comprenez aisément, est pour moi une chose capitale. Toutefois, cela n'est ni nécessaire, ni urgent... mais ne souhaite-t-on que ce qui est néces- saire ? — et ce qu'on souhaite n'est-il pas tou* jours urgent? Bref, je serais très heureux de 3 T 34 LES FIANÇAILLES D'YVONNE marier ma fille avec l'homme de mon choix, le plus vite possible. Je n'ignore pas qu'elle me demandera un délai.. . et je crois que je lui en accorderai un... mais une année, c'est excessif ! Je ne donnerai en tout cas aucune réponse avant que j'aie vu votre rival. Que cela ne vous empêche pas d'envisager la pos- sibilité d'une solution conforme — ou à peu près — à celle que vous désirez. Au cas où vous deviendriez riche, seriez-vous disposé à vous intéresser à mes affaires — oh ! pas sans examen, cher monsieur : vous vérifierez par vous-même la situation dans ses moindres détails. Si je donne une extension nouvelle à mon industrie, je tiens beaucoup à ne pas faire participer des étrangers aux bénéfices. — Monsieur, répliqua vivement Bernays... si j'étais le mari d'Yvonne, je lierais sans hési- tation mon sort... financier à celui de mon beau-père. — C'est bien ! dit Gazelle avec indifférence, mais satisfait au fond d'apprendre que, s'il devait perdre Hamilton, il retrouverait l'équi- valent. .. Un dernier mot : mon gendre ne doit pas apporter moins d'un million... D'ail- leurs, si j'en juge d'après la lettre de votre frère... c'est au moins une promesse de cetteLES FIANÇAILLES d'yVONNE 35 valeur qui vous y est faite. M. Charles Ber- nays parle trop dédaigneusement du dou- blement de sa fortune antérieure, pour ne pas avoir de grandes, d'immenses espé- rances. .. Un domestique vint apporter une carte, Ca- zelle y jeta un coup d'œil et reprit : — Nous saurons avant une demi-heure à quoi nous en tenir... Allez saluer ma femme et ma fille ; elles attendent, je crois, votre vi- site. Dans la chambre voisine, François croisa un grand jeune homme blond, une face dont l'expression ne peut se décrire que par des termes contrastés, une face froide et violente, réfléchie et brutale, une face aux yeux tur- quins, larges et impérieux, à la forte bouche endentée de crocs de dogue, au menton carré et massif apparaissant, comme une clairière, entre deux futaies de barbe cuivreuse. Bernays connaissait ce personnage. Il le rencontrait de ci de là dans le monde fré- quenté par les Cazelle. C'était un Américain multi-millionnaire, nommé James Hamilton, grand admirateur d'Yvonne, à qui François n'avait guère fait attention jusqu'alors, telle- ment il le savait indifférent à la jeune fille.36 LES FIANÇAILLES D YVONNE Mais au moment où ses yeux croisèrent ceux d'Hamilton, il eut l'intuition que c'était là le rival— celui que préférait le père. Alors, par un phénomène psychique bien connu, il se fit dans sa mémoire une soudaine concentra- tion de tout 'ce qu'il avait vu et entendu de cet homme. Il le connut mieux en une mi- nute qu'il ne l'avait connu en deux ans. Des traits se rassemblèrent et se précisèrent. Il comprit que ce devait être une âme éner- gique et sagace, pas extrêmement scrupuleuse, et employant pour la lutte toutes les armes permises par la loi. IV ernays trouva Yvonne et sa mère dans un petit salon vert mousse — la couleur préférée de Mme Cazelle qui prétendait que le vert lui don- nait de la force, de l'espérance, et surtout la « consolait », car cette femme vivait dans une désolation perpétuelle, et se reprochait amèrement d'être venue au monde : — J'étais faite pour ne pas exister, gémis- sait-elle. .. je n'aime que le néant. A l'entrée de Bernays, elle était, à son habi- tude, presque étendue sur le feu. Elle tendit une jolie petite main bleuâtre, toute chaude à la paume et singulièrement froide au dos, murmura quelques paroles obscures, puis se38 LES FIANÇAILLES D YVONNE rencogna. Yvonne tourna vers François un visage pâle et froissé de larmes, mais cette jeune pâleur et ce froissement de la beauté avaient l'éclat, la fraîcheur exquise, qui font une grâce de la douleur même des jeunes filles... Il se regardèrent une minute en si- lence, pleins d'émotion et d'amour. D'un ac- cord tacite, ils ne parlèrent pas de leur peine. Elle demanda : — Vous avez vu mon père ? Il vous a dit... — Il m'a tout dit, répondit-il. Et j'ai de- mandé un délai... un an. — Un an ! fit-elle vivement. Et tout bas, la voix brisée : — Alors, vous vous résignez ? — Non ! J'espère... Comme il est certain que votre père ne voudra, en aucun cas, que vous soyez la femme d'un homme sans for- tune... je vais essayer de faire fortune.. . Elle considéra avec surprise, avec incrédu- lité aussi, puis avec pitié. Elle détestait les tartarinades. Avec son sens net des réalités, elle trouvait, malgré elle, dans les paroles de François, quelque chose d'absurde, qui ne lui plaisait point. — On ne fait pas fortune en un an ! dit-elle doucement.LES FIANÇAILLES d'yVONNE 39 Il la connaissait bien ; il devina ce qui se passait en elle : — Non, riposta-t-il... dans les circons- tances ordinaires, on ne fait pas fortune en un an, — ni même en dix ans.Mais s'il ne me reste que cet espoir de vous conquérir, croyez- vous que je puisse le négliger, quand je n'au- rais qu'une chance contre un million ? La vé- rité est que j'ai depuis hier soir, tout au moins le droit d'espérer... Il tendit à Yvonne la lettre de Charles Bernays. Elle la parcourut avec autant d'attention que naguère M. Cazelle, et, après le premier étonnement, elle devint pen- sive : — C'est vrai, fit-elle enfin. Il y a là une vé- ritable espérance... — Si nous obtenons le délai. — Nous l'obtiendrons, répliqua-t-elle avec fermeté. Je vous ai promis de n'être à aucun autre homme, je ne reprends pas ma parole. C'est à vous d'obtenir le reste, et vous le pouvez; mon père m'a presque laissé entendre qu'il at- tendraitun an et que... l'autre aussi attendrait. — L'autre, n'est-ce pas l'Américain James Hamilton ? — Oui.40 LES FIANÇAILLES D YVONNE 1 — Je l'aurais deviné... Alors, nous serons fixés avant une demi-heure. — Comment cela ? — Je l'ai rencontré en sortant du cabinet de M. Cazelle. Ils se turent. Une tendresse profonde et mé- lancolique éclatait dans leurs regards, et leurs mains, lentement, s'étreignirent. — Vous m'attendrez? fit-il d'une voix ar- dente. — Je vous attendrai. Elle détourna son visage, et elle eut un sanglot. Ils sentirent lourdement l'incertitude, la férocité et la grandeur sombre de la vie. Cependant, la mince silhouette de Mme Ca- zelle s'était redressée; une ombre d'émotion passa sur ce visage ensemble jeune et ridé, une voix faible, une voix furtive s'éleva : — Tu obtiendras un an... Sois ferme! Puis la vieille dame retomba dans sa tor- peur. Une tenture se leva alors, et un domes- tique, s'adressant à François : — Monsieur attend monsieur Bernays... François trouva James Hamilton dans le cabinet de Cazelle. Il échangea avec l'Améri- cain un coup d'œil dénué de sympathie : — Je me suis expliqué avec M. Hamilton,LES FIANÇAILLES D YVONNE 41 dit Cazelle... M. Hamilton est disposé à un accommodement... — Je souis forcé ! dit l'Américain en scan- dant ses syllabes. Je reconnais un droit à mon- sieur. Il a droit par Mlle Yvonne, et moi, droit par vous. Nous sommes des belligérants. Alors, je peux faire la guerre ou proposer oune transaction. La guerre ne serait pas bonne... pour l'un ni pour l'autre. Si mon- sieur est donc disposé à faire un traité, moi je souis... M. Cazelle connaît mes conditions... Il eut un rire sec et âpre et reprit : — Ce n'est pas facile de faire le million en douze mois... le premier million!... Ceux qui suivent, c'est rien ! C'est le premier, ah ! le premier! J'ai mis dix ans à le faire... et avec quelle peine !... Puis, les autres sont venus comme de petits poulets !... J'ai l'hon- neur de vous saluer. Il tendit la main à François, avec un singu- lier sourire où se démêlaient de la jalousie, du dédain, de la brutalité et de la ruse. Le jeune homme serra cette main avec répugnance. Il éprouva une sorte de soulagement quand l'Américain fut sorti. — Monsieur, fit Cazelle après un court silence... vous m'avez demandé un délai d'un « LES FIANÇAILLES DYVONNE an. M. Hamilton voudrait ne pas attendue plus de six mois. — Six mois ne peuvent me suffire, dit François avec fermeté. J'ai besoin d'un an au minimum. — C'est trop long ! répliqua sèchement l'in- dustriel. L'énervement, la haine contre ce rival qu'il jugeait lâche et grossier, firent perdre son sang-froid au jeune homme. Il ne put s'em- pêcher de dire : — M. Hamilton attendra ! — Mais c'est une menace, cela ! fit Cazelle d'un air dédaigneux. — Non, monsieur, c'est un cri de déses- poir... qui d'ailleurs, vous devez en être per- suadé, ne s'adresse pas à vous. — Soit ! répliqua Cazelle, radouci... Alors, si on vous accordait un délai d'un an, vous n'élèveriez aucune prétention au cas où vous échoueriez dans vos projets ? François eut une courte hésitation. Ne valait-il pas mieux s'en rapporter à la résis- tance d'Yvonne ? Alors si, au bout d'un an, la fortune promise n'était pas réalisée —quoique en bonne voie de se faire — on pourrait peut- être prolonger la lutte. Tandis que s'il ac-LES FIANÇAILLES D'YVONNE 43 quiesçait aux conditions de l'Américain et de Cazelle, tout était ou gagné ou perdu sans retour... Cette pensée l'émut violemment; ses artères battaient au point de l'assourdir... Puis, songeant qu'on ferait tout pour vaincre la volonté de la jeune fille, il eut une défail- lance, il murmura : — Avant de répondre, je désire que nous soyons entièrement d'accord sur la question principale. Il est entendu, n'est-ce pas, que si j'ai « réussi » avant le 28 avril 1901... — Et indiscutablement réussi ! interrompit Cazelle... car je n'admettrai aucun aléa! Oui, dans ce cas, je ne ferai pas d'opposition à votre mariage avec ma fille. Sinon, les bans de Mlle Cazelle et de M. Hamilton seront pu- bliés le lendemain du jour où expireront les délais. — Et, fit François d'une voix tremblante, dans l'intervalle, vous n'agirez en rien sur la volonté de votre fille? — Sur sa volonté, non. Mais je ne saurais m'engager à ne pas lui recommander l'homme de mon choix... Sommes-nous d'accord ? — Oui, répondit Bernays d'une voix faible. — Bien ! fit l'industriel, avec une nuance d'ironie. Il ne vous reste plus, cher monsieur, U LES FIANÇAILLES D'YVONNE qu'à faire fortune!... Je vous souhaite bon voyage. François se trouva dehors, triste et désem- 1 paré. C'était un de ces jours insidieux et doux où le printemps met des joies dans le regard des jeunes femmes. Un peu de la beauté des jardins et des prairies flotte sur une brise venue du midi et les oiseaux de la forêt pari- sienne, les petits passereaux fauves se préci- pitent sur les chaussées d'une aile plus joyeuse et d'un pied plus leste. Mais le promeneur ne songeait pas au présent. L'avenir tyrannisait son âme. Douze mois!... Ah! que c'était court ! Même à son âge, où les années sont longues encore, il se rendait compte du néant qu'étaient un printemps, un été, un automne et un hiver pour vaincre la Destinée. Une im- mense détresse le pénétra. Il se vit, en 1901, dans cette même saison, ce même mois, errant lamentablement, vaincu, désespéré... — Le chagrin viendra à son heure... La lutte d'abord ! Il entra dans le bureau de la rue de Gre- nelle, il libella le câblogramme suivant : BLES FIANÇAILLES D YVONNE 45 Charles Bernays, National Hôtel, Austin (Texas). Accepte association. Pars samedi. Affec- tueusement. François. Une exaltation le prit lorsqu'il eut remis la dépêche, la fièvre d'aventures battit dans sa poitrine : il entrevit une vie neuve, étince- lante, fabuleuse. LIVRE DEUXIÈME e3 mars 1901, Jacques Cazelle achevait de dépouiller son courrier. Il était gai, les nouvelles étaient particu- lièrement bonnes. Et l'industriel, allumant une cigarette, se dit qu'il était un homme heureux. Il s'admirait, sa vie tout entière avait été une victoire. Venu au monde dans un milieu sain, honorable et riche, armé à vingt-deux ans de fabri- ques et d'usines qui valaient près d'un mil- lion, il avait su graduellement, sans heurts,48 LES FIANÇAILLES d'yVONNE sans chocs, agrandir son patrimoine. A aucun moment son étoile n'avait pâli. Tout au plus, avait-il pu craindre, l'année dernière, de ne pas rester le seul maître de ses entreprises. Par le jeu de la concurrence, et par la nécessité de renou- veler et d'augmenter son outillage,il eût pu être contraint d'unir sa puissance soit à celle d'un financier, soit à celle du plus redoutable de ses antagonistes. Cela lui répugnait étrangement, encore qu'une augmentation de richesse dût s'ensuivre. Nul homme n'avait plus profonde la passion d'être maître chez lui. Introduire l'étranger c'était, selon son instinct, introduire un ferment de dissolution. Non seulement il fallait prévoir les disputes, les rivalités sourdes, mais encore cet odieux esprit de contradic- tion qui fait si souvent agir des associés contre l'intérêt supérieur de l'association. Selon Ca- zelle, l'esprit français, moins que tout autre, prête à la collaboration commerciale, parce qu'il est essentiellement ennemi de la division du travail. Dans une association française, on n'obtient guère le sectionnement qui permet à deux ou plusieurs hommes de se livrer en- semble aux grandes affaires. « Une bataille de rats à fond de cale ! » disait-il. .. Il n'y a que les Anglo-Saxons et LES FIANÇAILLES D'YVONNE 49 les Allemands qui sachent s'imposer des limites mutuelles et les respecter... Aussi, avait-il doublement bien accueilli Hamilton, et comme gendre et comme bail- leur de fonds. L'Américain, non seulement avait admis la répugnance de Cazelle à par- tager son autorité avec quiconque, mais il avait rédigé un contrat où il renonçait à tous droits quelconques de surveillance et de vérifi- cation. Et depuis, il attendait patiemment, mais non passivement. S'il avait renoncé à toute ingérence active, il pratiquait avec une sorte de génie l'art des conseils indirects, la science des « tuyaux ». Il savait découvrir des débouchés à tous les coins de l'horizon et en faire discrètement part à Cazelle ; il avait sur l'outillage et l'économie usinière des idées claires, nettes, pratiques, qu'il faisait peu à peu partager aux autres. Cela ne l'empêchait aucunement de s'occuper de ses propres af- faires, plus vastes que celles de son futur beau- père. Outre sa participation à deux trusts de l'alimentation, il s'occupait d'une grosse af- faire d'automobilisme franco-américaine, qui prenait belle allure et pour laquelle il passait l'Atlantique environ tous les trimestres. Quoiqu'il en soit, son influence avaitétésalu- 450 LES FIANÇAILLES D YVONNE taire dans les entreprises de Cazelle. Et ce matin de mars, l'industriel passait en revue les événements heureux de cette dernière année. Son crédit, son influence s'étaient accrus merveilleusement. Délivré d'une con- currence harassante, maître presque absolu de certains marchés, il estimait que sa for- tune réelle devait approcher de huit millions. Et ses réserves s'accroissaient au point que, avant six mois, si c'était nécessaire, il pour- rait rembourser Hamilton. Il se complut un moment dans son triom- phe et, malgré la cinquantaine, il se sentit jeune et fort, aussi riche d'espérances et de projets qu'un adolescent. Il lui parut que sa carrière serait parfaite, s'il pouvait réaliser ce grand rêve d'unir les millions d'Hamilton et ceux de Cazelle. Les yeux mi-clos, il songeait au mariage d'Yvonne comme Louis XIV au couronnement du duc d'Anjou. Mais une ombre passa sur son front : il venait d'entre- voir François Bernays. Quoiqu'il eût interdit toute correspondance entre le jeune homme et Yvonne, il n'y avait aucun doute sur les sentiments de celle-ci : ils n'avaient pas varié. D'autre part, Cazelle savait que François s'en- richissait rapidement. Charles Bernays neLES FIANÇAILLES d'yVONNE 51 s'était pas vanté : il avait découvert une im- portante mine d'argent, dont le seul défaut était d'exiger une mise en train difficile. Cette mise en train seule avait rendu les débuts quelque peu incertains, mais, dans les der- niers mois, l'affaire marchait à merveille, et quand bien même François n'aurait pas atteint le million en avril, il était à peu près sûr qu'il pourrait parfaire la somme en gageant sa part de l'entreprise : — Il finira par valoir trois ou quatre mil- lions I murmura Cazelle avec ennui... Oui, mais Hamilton en vaut vingt ou vingt-cinq, et en vaudra cinquante à mon âge ! Il souhaita qu'une maladie, un accident, un naufrage, empêchassent le jeune homme d'at- teindre Paris à la date prescrite. Comme il rêvait ainsi, on vint lui annoncer la visite d'Hamilton. Il se leva tout joyeux à l'entrée de l'Américain et lui dit : — Je songeais à vous ! — Mes oreilles ont tinté ! fit Hamilton en souriant... Il avait le sourire roide des Anglo-Saxons, et ce sourire n'adoucissait pas sa physionomie : avec ses longues dents découvertes et son re- gard âpre, il ressemblait à Joë Chamberlain.52 LES FIANÇAILLES D YVONNE Cazelle avait pour ce visage une indulgence mêléed'admiration. Il n'en voyait plus lecôtéin- quiétant,mais seulement l'énergie et la sagacité. Les deux hommes se considérèrent une demi-minute, avec cette physionomie particu- lière, en quelque sorte complice, des gens qui ont des préoccupations communes. Puis Ca- zelle dit : — Oui, je songeais à vous... Je suis inquiet! Il n'y a plus que deux mois ! — Deux mois de vingt-huit jours, riposta Hamilton d'un ton sardonique. Huit semaines, pour tout dire. « Nous tenons les mauvaises cartes, cher ami. Si je devais parier la forte somme, je mettrais mon enjeu sur François Bernays... Je ne suis plus qu'un outsider, et un mauvais outsider. » Il parlait d'une voix calme, et toutefois sif- flante. L'autre l'écoutait, consterné : — Avez-vous des nouvelles? demanda-t-il. — Mon Dieu, oui!... Naturellement, je m'informe autant que je peux... — Mauvaises? — Les mêmes. Leur entreprise est indubi- tablement prospère, et Charles Bernays paraît très fort, «a big engine», comme nous disonsLES FIANÇAILLES D YVONNE 53 en Amérique. Il ira loin. En attendant, il est en train de mettre son affaire en actions. Il se fera payer très cher, comme de juste, gardera cepen- dant position dans la mine, et ira à la décou- verte d'autres entreprises... Quant au petit frère, comme il ne peut pas rester en Amérique, il nous reviendra avec un million réalisé. Ses parts de fondateurs et autres vaudront bien une couple de millions, à la longue. Voilà ! Il prit un cigare dans une des boîtes de Ca- zelle, qui en avait toujours un « jeu complet » sur son bureau, et reprit : — Il y a bien une petite affaire qui pour- rait nous donner un vague espoir. Mais, pour mon compte, je n'y crois pas. Néanmoins, nous pouvons demander un supplément d'in- formation : j'ai toujours pris un grand intérêt à ces apologues où l'on nous montre des gens sauvés par une piqûre de fourmi ou par une toile d'araignée. Il y a eu dans ma propre vie bien des circonstances où le détail négligeable a eu raison contre toutes les prévisions logiques... — De quoi s'agit-il ? demanda Cazelle avec un peu d'impatience. — Vous allez le savoir... Mais auparavant, que croyez-vous qu'il arriverait si François Bernays ne se présentait pas à jour fixe?51 LES FIANÇAILLES D YVONNE — Il arriverait ce qui a été convenu. Vos bans seraient immédiatement publiés. — Sans opposition de Mlle Yvonne ? Cazelle hésita quelques secondes avant de répondre : — Jugez-en vous-même : Yvonne n'a fait aucune opposition à notre accord, elle s'est bornée à déclarer qu'avant le 28 avril 1901, elle ne consentirait à épouser aucun autre homme que François Bernays. Et elle a reçu, en échange, ma promesse formelle que si Ber- nays se présentait à la date convenue, et dans les conditions requises, je ne ferais pas d'op- position à son choix. C'est un contrat bilatéral. Yvonne est « honnête homme » : je la crois incapable de manquer à une promesse. — Moi aussi, dit nettement Hamilton. Mais si Bernays faisait valoir un cas de force majeure... Tout arrive. Les transatlantiques mêmes restent quelquefois en panne. — Cela deviendrait mon affaire person- nelle ! riposta l'autre. Nous avons prévenu Bernays que nous n'admettrions aucune excuse d'accident ni de maladie. — Oui, mais avez-vous aussi prévenu Mlle Yvonne ? Cazelle haussa les épaules :LES FIANÇAILLES d'yVONNE 55 — Eh non ! C'était inutile et de nature à inquiéter ma fille. Ne suffit-il pas que j'aie interdit toute correspondance entre les jeunes gens? — Si, cela suffit... à condition qu'on vous obéisse. — On m'obéit! Yvonne ne fera rien de clan- destin. En retour, je lui ai communiqué les trois câblogrammes et les deux lettres de Ber- nays. C'est, comme vous le savez, une corres- pondance strictement commerciale. — Oui, mais vous auriez pu vous borner à transmettre les nouvelles de vive voix. Il ne faut jamais créer de précédents inutiles. — Ah ! ça, demanda avidement l'indus- triel, est-ce que vous auriez des raisons de croire que Bernays sera en retard ? — Oui et non. Je ne compte pas du tout sur l'accident. Si Bernays était en retard, il est tout à fait probable que ce serait volontai- rement, et alors, il ne réclamerait pas l'exécu- tion du traité... Seulement, comme il est bon de prévoir même l'accident, je désapprouve la communication de la correspondance à Mlle Yvonne. Vous deviez la tenir au courant des faits, dans leurs grandes lignes... et c'est tout. Si, le 23 ou le 24 avril vous receviez un56 LES FIANÇAILLES D YVONNE câblogramme de Bernays annonçant qu'un naufrage, ou autre chose d'inévitable le re- tarde, que devriez-vous dire à votre fille ? A mon sens, rien du tout... Vous pourriez vous borner, sans sortir de l'esprit même de notre convention, à attendre le 28, à faire publier les bans... et si Bernays se présentait ensuite, à le faire éconduire : il a été averti qu'il devait s'arranger avec l'imprévu ! — En droit strict, répondit Cazelle, qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, vous avez raison. — Raison à tous les points de vue, déclara vivement l'Américain... Notre unique devoir est de nous résigner, si ce jeune homme est en mesure à la date convenue. Nous ne lui devons pas un seul jour de grâce... Pour le reste, vous pouvez être sûr que votre fille sera plus heureuse avec moi qu'avec lui. Nous autres, Américains, avons un grand souci du bonheur de nos femmes. C'est notre luxe su- prême. « Un spéculateur qui s'épuise de travail et se tue de soucis, n'a pas de plus grand plaisir que de faire un paradis à sa compagne. Mlle Ca- zelle ne sera pas mariée depuis six mois, qu'elle aura tout oublié, ou si elle se souvient, ce sera mmLES FIANÇAILLES D'YVONNE 57 avec la joie d'avoir échappé à une vie infé- rieure. .. » Il s'était dressé, il dardait sur Cazelle un regard hardi et conquérant. Et tirant lente- ment de sa poche quelques lettres, il en choisit une et la tendit à son compagnon : — Voilà notre petite chance... notre très petite chance ! Cazelle lut et relut sa lettre, avec un intérêt qui semblait croître à mesure. — Est-ce que cela vous paraît possible ? fit- il enfin à voix basse. Je n'aime pas François Bernays, mais je crois que c'est un être franc et fidèle ! — Possible. Mais c'est aussi un homme de vingt-quatre ans... A cet âge la fidélité tient à des fils d'araignée... il faut si peu pour la bouleverser de fond en comble... Est-ce qu'il vous a écrit récemment ? — Non. — Alors, qui sait? Il va peut-être dénouer pour notre compte le nœud gordien... Mais non, je plaisante. Tout cela n'est pas sûr; surtout cela n'offre qu'une gravité des plus relatives. Il faut bien que jeunesse... — Ah ! pardon, interrompit Cazelle, si la chose est aussi importante qu'on l'écrit, je 58 LES FIANÇAILLES D YVONNE tiens qu'il y a une véritable violation morale du contrat ! La lumière doit être faite ! — Vous le désirez ? — Vous ne me demandez pas cela sérieuse- ment? Comment pourrais-je le désirer, ou plutôt ne pas le vouloir ? — C'est facile. Je n'ai qu'à câbler l'ordre d'informer à fond. Avant une dizaine de jours, tout sera débrouillé jusqu'au dernier éche- veau... Nous pouvons avoir un câblogramme le 13 ou le 14, une lettre détaillée avant la fin du mois. Ils gardèrent un instant le silence. Les traits de Cazelle étaient contractés, anxieux : la ride verticale qu'il avait au milieu du front s'approfondissait : — N'en doutons pas ! fit-il enfin... Yvonne serait, sur ce point, inflexible... aussi in- flexible, plus inflexible que moi-même. Si votre correspondant peut prouver la vérité de de son assertion, la cause de Bernays est perdue sans appel. — Prouver ! répliqua Hamilton en haus- sant les sourcils... Ce n'est pas commode à cette distance. Si la chose est vraie, je compte que le jeune homme fera lui-même la preuve... en ne se présentant pas.LES FIANÇAILLES £> YVONNE 69 — Oui, mais nous ne saurons rien jusqu'au 28 avril, et d'ailleurs, qu'est-ce qui prouve qu'il ne se présenterait pas tout de même ? Il faudrait quelques documents... une lettre de Bernays... L'Américain s'était légèrement détourné. Son visage exprimait une sorte de joyeuse ironie : — Une lettre! fit-il. Il faudrait ou la voler... ou l'acheter!... Nous ne la volerons pas.Mais la contre-partie est-elle vénale ? Il se leva, prit un petit cigare café au lait et dit : — Nous marcherons ferme, n'est-ce pas ? Plus de communication de lettres ou de câblo- grammes avant de nous être concertés. Il se serrèrent la main, et Hamilton mur- mura à mi-voix : — We might smash him against the wall, after ail (i). L'Américain s'arrêta à la Bourse et envoya un câblogramme long et détaillé, mi en clair, mi en langage chiffré. Il se fit ensuite conduire à l'hôtel Conti- ! (1) Nous pourrions bien l'écraser contre la muraille, après tout ! 60 LES FIANÇAILLES D YVONNE nental et monta directement à une chambre du deuxième étage où il frappa. Un Anglo- Saxon aux cheveux de cuivre, à la barbe de cuivre, une sorte de personnage clownesque, dont les yeux ronds remuaient continuelle- ment, comme ces insectes verts que l'on nomme carabes, dans un visage farine et son, vint ouvrir la porte. Mince et haut, le corps vaguement en spirale, des pattes de faucheux, des mains agiles et équivoques, il grommela la bienvenue avec un singulier mélange de froideur et d'obséquiosité. — Mon vieux Jim, fit Hamilton, il va fal- loir repartir demain. — M'est égal ! répliqua le long personnage avec indifférence. J'aime rouler. — Je le sais!... Mais vous repartez pour pousser l'affaire à fond... — Légalement ?... Quoique vous soyez l'homme au monde que j'aime le mieux — et auquel je dois le plus — je ne pourrais pas plus sortir du légal qu'un poisson de l'eau ! — A qui parlez-vous, Jim ! fit sévèrement Hamilton... — C'est juste... je suis un jackass, reprit Jim. Je devrais savoir que vous ne faites ja- mais rien en dehors de la loi !... !LES FIANÇAILLES D YVONNE 61 — Il me faudra la lettre du particulier, ou plutôt une couple de lettres... et la jeune fille. Le tout parfaitement en règle : les envelop- pes avec les lettres — la jeune fille à Paris le 15 avril au plus tard... Nous jouerons franc jeu, mon camarade ! Tout sera parfaitement honorable ! — Right ! Vous aurez les lettres avant la fin du mois... et les papiers, c'est moi qui les apporterai en même temps que la personne... si elle ne fait pas d'opposition. — Elle ne doit pas en faire, Jim ! — Monsieur, elle agira sans doute de bonne volonté... si l'autre a mal agi à son goût!... Sinon, question de dollars. — Vous avez un crédit de vingt mille, Jim. — Beaucoup trop, monsieur. — Le reste pour vous !... — Merci ! Mais, au fond, je ne demande rien. Je suis très bien comme je suis. J'ai votre lampe pour m'éclairer : ça me rassure pour le restant de ma vie. — Ni un mot, ni un acte inutile, n'est-ce pas ? — Le strict nécessaire, Monsieur. J'aime l'économie dans les paroles et l'avarice dans les actes. 1 'il62 LES FIANÇAILLES D YVONNE — Je m'en rapporte à vous! fit Hamilton en souriant... Allons, adieu !... bonne chance, et déployez toute votre diligence et votre énergie. — Pour vous, je la déploie toujours, mon- sieur. Sauf pour ce qui est de l'illégal, je suis votre soldat : quand vous me dites de com- battre, je combats gaiement. II eux jours plus tard, au moment où il prenait son chocolat, Cazelle reçut le télégramme suivant : « L'affaire se confirme. J'irai vous voir dans la matinée et vous déciderez des mesures à prendre. « Hamilton. » Un sourire presque joyeux plissa les yeux de l'industriel : — Une bonne nouvelle! demanda Mme Ca- zelle qui, les jambes entortillées d'une four- rure, « buvotait » du thé bouillant. — Je ne sais pas... Peut-être! Il considéra Yvonne. La jeune fille était ner- l64 LES FIANÇAILLES D'YVONNE veuse. Elle attendait avec fièvre des nouvelles de François, et, quoiqu'elle fût pleine de con- fiance et d'espoir, il lui semblait qu'un inter- valle bien long s'était écoulé depuis la der- nière lettre du jeune homme. Elle n'osait interroger son père, et d'ailleurs elle s'était fait une règle d'attendre qu'il lui communi- quât les nouvelles. Elle était sûre qu'il ne lui cacherait rien d'important. Cazelle glissa le télégramme dans la petite poche de son veston et acheva allègrement sa tasse de chocolat. Cependant, le visage sou- cieux de sa fille finit par jeter une ombre sur sa joie. Il dit : — Pourquoi ne sors-tu pas davantage.. le matin surtout ? Le manque d'air et la tris- tesse vont ensemble... On croit avoir des sou- cis et on manque seulement de sang rouge... A vingt ans, avec un bon coffre, on attrape le bonheur au filet... Il passe dans un rayon de soleil... dans une fleur... dans une côte- lette bien grillée... dans une bonne petite course au Bois... Etends la main, petite... le bonheur passe en ce moment même ! — Je ne l'ai jamais vu passer! soupira Mme Cazelle. Et je ne crois pas du tout que '■■■'■ bor~ I . LES FIANÇAILLES D YVONNE 65 c'est pour le bonheur que nous sommes venus au monde... Quelqu'un qui serait seulement heureux pendant vingt-quatre heures n'y sur- vivrait pas ! — Nous sommes venus pour souffrir ? de- manda vivement Yvonne : — Moi, je suis venue pour avoir froid, sou- pira Angèle... Que cette terre est froide ! Elle releva sa fourrure et reprit : — C'est un péché de songer au bonheur ! Cazelle la regarda tendrement, car il l'ai- mait, et dit à Yvonne : — Ne la crois pas. Elle nie le bonheur parce qu'elle est heureuse. Elle vit dans une quié- tude profonde... dans une délicieuse insou- ciance... — Dans une glacière ! déclara Mme Cazelle. J'ai passé ma vie à chercher un peu de cha- leur, et je n'ai chaud qu'au moment où la chaleur devient insupportable, au moment où je brûle! C'est bien là toutes les joies ! On les poursuit sans les atteindre, ou, si on les at- teint, elles font mal. — Je suis souvent heureux ! s'écria Ca- zelle... — Vous le croyez. Mais moi qui, du fond de mon réfrigérateur, vous vois remuer, je ne 5 ' 66 LES FIANÇAILLES D YVONNE vous ai jamais connu que des soucis ! Vous avez là, au milieu du front, une ride que je connais, et au coin de la bouche un pli qui me renseigne aussi bien que si j'étais une li- seuse de pensées... La ride et le pli n'ont pres- que jamais de repos... Si, quand vous dormez! Cazelle daigna sourire et, se levant, mit un baiser sur la petite main pâle de sa femme : — On m'a parlé d'un nouveau tissu... lé- ger comme la plume et plus chaud que toutes les fourrures connues; j'en ai fait venir : vous verrez ! Et il se retira. Yvonne et Mme Cazelle res- tèrent seules. Il y eut un long silence. D'ail- leurs, Angèle ne parlait guère. C'était très exceptionnellement que, ce matin, elle avait pris une part prépondérante à la fin de la con- versation. Cette femme, énigmatique même pour ceux qui vivaient avec elle, infiniment passive, soumise en tout à son mari, Yvonne ne se souvenait pas de l'avoir vue une seule fois manifester des préférences. Elle laissait en toutes choses agir les autres. Elle avait un sens de la fatalité si aigu et si profond, qu'un jour, pendant un incendie, elle avait attendu immobile dans son fauteuil, qu'on la vînt sauver. l\LES FIANÇAILLES D'YVONNE 67 Mme Cazelle ayant bu son thé, se rapprocha du feu. Elley resta cinq minutes pensive, puis elle parut faire un effort inaccoutumé sur elle- même, ses yeux s'animèrent un peu, son buste se redressa ; elle dit : — Tu ne guériras pas, Yvonne ! — Maman ? demanda la jeune fille très sur- prise. — J'espérais que tu guérirais. C'aurait été bien pour tout le monde. Mais je sais mainte- nant que tu ne guériras pas. Ton caractère est opiniâtre... tes sentiments sont comme ton caractère. — Est-ce un blâme, maman ? — Non. Comment pourrait-on blâmer un caractère ? C'est une chose qu'on reçoit en ve- nant au monde, comme on reçoit des che- veux !... Mais pourquoi es-tu si inquiète ? Quand on n'a d'autre rôle à jouer que d'at- tendre, l'inquiétude est follement inutile... C'est un si vaste gaspillage de forces!... Je comprends les soucis, lorsqu'on peut et lors- qu'on veut agir, je ne les comprends pas iner- tes. — Mais vous devriez très bien les compren- dre, puisque vous niez le bonheur ! —. lime semblerait tout naturel que tu sois68 LES FIANÇAILLES D YVONNE toujours triste... comme il me semblerait tout naturel que j'aie toujours froid. Ce qui est absurde, c'est l'inquiétude, le calcul douloureux des événements... On a pris soin de te marquer l'heure du destin, une heure que tu ne peux ni avancer ni re- culer : à quoi bon t'occuper de ce qui se pas- sera auparavant ? — Vous n'avez donc jamais connu le sup- plice de l'attente ? demanda la jeune fille... Tous ceux qui attendent sont inévitablement inquiets... d'autant plus inquiets qu'ils peu- vent moins agir. Si, encore, j'avais des nou- velles! — Tu en as d'excellentes... François Ber- nays est plus riche que tu ne pouvais l'es- pérer, et il sera ici avant le 28 avril ! N'est-ce pas tout ce que tu dois savoir? — Si je pouvais en être sûre ! — On ne peut être sûr de rien... Mais peu de choses sont aussi probables que celle-là ! Enfin, est-ce que cela te tranquilliserait d'avoir des nouvelles ? Yvonne ne répondit pas. Mais ses yeux ar- dents parlaient pour elle : — Tu en auras ! fit doucement Mme Ca- zelle,je ne demande presque jamais, mais jamaisLES FIANÇAILLES d'yVONNE 69 non plus on ne me refuse rien... J'enverrai aujourd'hui même un câblogramme... Mais, par exemple, tu te contenteras d'un simple oui ! Les yeux d'Yvonne se remplirent de larmes. Elle se précipita vers sa mère et, l'étreignant, à voix basse : — Vous êtes donc un peu avec moi... C'est de mon abandon aussi que je souffrais, ma- man... de ce désert d'âme... — Je suis avec toi depuis que je suis sûre que tu ne peux pas guérir, fit tendrement la mère. Une heure plus tard, Cazelle achevait une longue causerie avec Hamilton. L'Américain disait : — Si l'affaire se présente comme, après tout, nous pouvons l'espérer, je crois bien que Ber- nays se désistera purement et simplement. S'il ne se désistait pas, ce serait un malhonnête homme, et vous n'auriez pas à vous gêner avec lui. Maintenant, quoi qu'il arrive, je ne dois pas être mêlé à cette affaire. Ce serait un rôle désagréable pour un rival, et puis, on pourrait m'en vouloir plus tard. Il faut que vous vous chargiez de tout. Les pièces et le témoignage vous seront fournis, donneront 70 LES FIANÇAILLES D YVONNE toutes les garanties nécessaires... garanties dont vous serez d'ailleurs juge absolu. Est-ce con- venu ? — C'est convenu. Je réglerai seul l'affaire avec Bernays. j III rançois descendit du train et se mit à marcher rapidement, sans prendre garde qu'une jeune femme lui adres- sait son meilleur sourire. Son sé- jour en Amérique n'avait été pour lui qu'une lutte de tous les instants, et son ha- bitude d'une vie concentrée et intérieure était telle qu'il eût fallu plus que le sourire d'une femme pour attirer son attention. Celle-ci, cependant, avait une de ces beautés exceptionnelles qui font se retourner les gens dans la rue, créature éblouissante, comme l'Amérique en produit pêle-mêle avec des aciers, des houilles, des pétroles et des bœufs.72 LES FIANÇAILLES D YVONNE IF Fine et souple et frémissante comme un jeune bouleau, sa chevelure l'éclairait ainsi qu'une flamme, et ses yeux, grands et de forme parfaite, selon l'ombre et la lumière, dardaient des feux améthystes et turquins, se dilataient d'un air sauvage et très doux, ou clignaient d'une façon charmante. La bouche était un peu grande, mais d'autant plus délicieuse avec ses lèvres roses d'églantine aux commissures, rouges de coquelicot vers le centre. Elle perçut très bien la distraction du jeune homme, et, avec la souplesse élégante d'une biche, elle se mit à courir pour le rattraper. Son visage, sérieux et presque cruel pendant qu'elle courait, changea tout soudain dès qu'elle eut touché le bras de François. On au- rait dit qu'une onde de grâce venait lubrifier ses traits ; mais tout se brisa contre la poli- tesse froide du jeune homme. — Excusez-moi, monsieur, de vous arrêter ainsi,dit-elle; mais vous savez que nous luttons par tous moyens, mes compagnes et moi, contre l'indifférence du public... Avez-vous songé à nos chères petites orphelines, renou- velerez-vous la mensualité que vous nous donnez depuis dix mois ? — Je vous ai prévenue, miss, dit François,LES FIANÇAILLES D YVONNE 73 que je transporterais cette mensualité à une autre œuvre de bienfaisance. Mes moyens ne me permettent pas... — Oh ! vous gagnez tant d'argent ! Une ombre se répandit sur le visage de Fran- çois, moins habitué que son frère à l'indiscré- tion américaine. — Il est vrai, miss, répondit-il, que je gagne beaucoup d'argent, mais mon budget n'en est pas moins strictement limité. Je suis engagé pour deux cent mille dollars avant six mois. — Deux cent mille, est-ce possible ; que sont alors quelques centaines de dollars de plus ou de moins? Elle minaudait, elle essayait visiblement d'attirer sur sa beauté les regards du jeune homme. Elle n'y parvenait pas, et son sourire se figeait un peu sur ses lèvres. Lui, très calme, sans presque la regarder, murmurait : — Je le regrette beaucoup, miss. En toute autre circonstance... Il s'agit donc d'une circonstance bien impor- tante, fit-elle, le provoquant, dardant sur lui ses grands yeux. Il parut enfin s'apercevoir qu'il avait devant lui une ravissante créature, et seulement parce7-1 LES FIANÇAILLES DYVONNE qu'il pensait à la somme exigée par Cazelle. Il s'émut à l'idée que cette Ellen Farnham avait l'âge d'Yvonne. Dans une brusque détente de son cœur, il lui dit : — Je vais me marier, miss, et le père de ma bien-aimée exige que j'apporte deux cent mille dollars avant six mois. Au mot de mariage, elle dressa l'oreille ; sa bouche se tordit, puis, avec la promptitude d'un instinct, elle s'efforça de se rapprocher avec François du chef de gare qui se tenait à quelques pas. — En vérité, cher monsieur, vous voulez vous marier? Elle dit cela assez haut, mais le chef venait de rentrerdansson bureau, de sorte qu'il neput l'entendre. François ne se rendit pas compte du danger qu'il courait dans ce pays de « breach ofpromise», et poursuivit l'entretien durant quelques minutes. Comme elle insistait, il finit même par promettre un petit subside ; mais à la condition que ce serait le dernier. L'entre- tien n'avait pas duré un quart d'heure. Le jour suivant, il reçut une lettre de miss Farnham. Elle lui rappelait en termes ambigus la « promenade » de la veille, disant combien elle avait été heureuse de ses « bonnes paroles». LES FIANÇAILLES D'YVONNE 75 François goûta peu ce style, et répondit un billet très bref, où il disait qu'il ne s'agissait, pas de bonnes paroles mais de charité et qu'il tenait à sa disposition la somme qu'il lui avait promise, ne sachant pas où la lui envoyer, Loin de se formaliser du ton un peu cassant de François, elle arriva le surlendemain en grande toilette, et fut introduite dans le cabi- net du jeune homme ; mais celui-ci s'empressa de la conduire à la caisse avec beaucoup de politesse. Une défiance lui était venue. Cepen- dant miss Farnham ne le lâchait pas ; elle lui récrivit. Il dut répondre. Ces réponses furent toujours très simples, même banales. Elle parut enfin se fatiguer, et comme il avait d'autres soucis, il l'oublia. Son frère ne s'était pas trompé. La mine d'argent qu'il exploitait devenait, entre les mains d'un homme de son énergie, une affaire de premier ordre. Seulement, les exigences de Cazelle avaient doublé les difficultés de l'entre- prise, parce qu'elles ne laissaient pas à Charles le temps normal d'organisation. Les deux frères déployèrent une activité formidable. S'ils n'avaient eu contre eux que les obstacles matériels, la réussite eût été certaine, mais ils durent compter avec la rivalité de puissantes76 LES FIANÇAILLES D'YVONNE compagnies minières, qui s'efforçaient de leur arracher l'affaire, à présent qu'elles la voyaient en plein rapport. On débauchait leurs ouvriers ou le personnel de leurs bureaux ; on acca- parait les services de transport engagés au début sans contrat. Les Bernays trouvaient d'autres hommes, faisaient venir de loin des charrettes et des chevaux. Leur énergie, enfin, médusa les rivaux. Ils supposèrent que Charles et François dispo- saient de capitaux plus vastes qu'on ne l'avait cru d'abord. Les financiers leur offrirent de l'argent ; proposèrent de fonder une société par actions. Ils acceptèrent en principe, mais en montrant de grandes exigences. Je n'ai aucun besoin de capitaux, répondait Charles à toutes les questions qu'on lui posait, et comme je suis sûr de développer mon entre- prise jusqu'à lui donner une valeur d'un mil- lion de dollars, je préfère traiter au moment où j'aurai atteint ce chiffre. Les financiers haussaient les épaules devant ce qu'il pensait être un « bluff». L'événement leur donna tort. A l'époque où François Ber- nays se trouvait en rapport avec miss Farnham, l'affaire valait déjà ses six cent mille dollars; seulement, il était impossible de les réaliser :LES FIANÇAILLES D YVONNE 77 — Tu es pressé, mon petit, disait Charles à son frère, mais je tiens à ne rien compromettre. Au lieu d'un million, tu auras le million et demi, voilà tout, ettu feras d'autant plus enra- ger ton M. Cazelle que je ne suis pas fâché de mettre sur le gril. — S'il n'y avait pas Yvonne, murmurait François. — Yvonne est au courant de la situation. Elle sait que nous faisons ici d'excellentes cho- ses, et que tu débarqueras bientôt en France pour la réclamer. — Je te remercie, mon bon Charles; moi aussi, je désire que tu attendes pour réaliser. Il est évident que tu perdrais une grande partie du gain que tu peux espérer ; je suis trop heureux déjà de ton secours pour te le rendre onéreux à plaisir. Le bruit de leur fortune s'était répandu. Jeu- nes et beaux, dans ce pays où l'on ne guette pas avec moins d'attention les nouvelles éner- gies que les anciennes prospérités, ils auraient pu prétendre aux plus brillants mariages ; aussi ne trouvait-on guère de jeunes filles à marier qui n'eussent songé peu ou prou à ces maris idéaux. Il ne manquait pas non plus d'a- venturières, dont laplus redoutable espèce était I78 LES FIANÇAILLES D YVONNE les vertus courant la « rupture de promesse ». Seulement, Charles était trop préoccupé d'éta- blir sa fortune sur des bases définitives, et François trop plein de l'amour d'Yvonne pour se. laisser prendre au charme d'un flirt dange- reux. La conversation de François dans la petite gare se trouvait être de beaucoup la plus compromettante qu'il eut eue jusque-là. Son grand chagrin était de ne recevoir au- cune lettre d'Yvonne. Il avait écrit, annoncé, que son espoir prenait tous les jours plus de corps ; mais il ne recevait d'autre réponse que les accusés de réception de M. Cazelle. Il se doutait bien qu'Yvonne n'était pour rien dans ce silence, et, cependant, il lui faisait froid au cœur. Un seul rayon vint éclairer toute cette ombre, ce fut le cablogramme qu'il reçut de Mme Gazelle, et où elle lui demandait de ré- pondre par un oui ou par un non s'il comptait être à Paris le 28 avril. '' .OqO O^ -o PqQ Q©0 £ XI harles Berna)-s arpentait les grands boulevards. Le temps, après les rafales féroces des derniers jours, avait quelque douceur. Beaucoup de monde était sorti, se chauffait dans le bon.petit soleil de cinq heures. Mai approchait, ouvrait comme des doigts les jeunes feuilles des arbres. On marchait à petits pas, plus las de cette première tiédeur que d'une tempéra- ture caniculaire. Le parfum de l'absinthe et de l'anis se répandait de la terrasse des cafés jus- qu'au milieu de la rue. Les femmes étaient très jolies avec un teint animé par le crépus- cule débutant. Charles pensait à l'aventure de160 LES FIANÇAILLES D'YVONNE son frère. Il en avait une fureur concentrée qui, à chaque instant, revenait. Cet échec lui était plus cruel que s'il se fût trouvé personnel- lement en cause. Il se souvenait des jours où il allait frapper sur l'épaule de son frère, du- rant leurs travaux, au Texas, en disant : — Tu approches, François, tu auras ta pomme des Hespérides. Ce badinage l'énervait à présent. François n'avait rien eu, et, le pire pour une nature violente comme celle de Charles, Hamilton les avait roulés. « Et Mlle Cazelle nous laisse sans réponse ! » Tout en remâchant sa rancune, il s'assit à la terrasse du café de la Paix et se fît servir de l'eau de Seltz à la glace. Un quart d'heure coula. Charles regardait devant lui, sans trop songer, quand il aperçut miss Ellen Farnham qui traversait la place de l'Opéra à côté d'un individu maigre et roux, aux vagues allures de clown. Il s'intéressa à ce couple, mais sans exagération. L'homme était visiblement un Yankee, et visiblement aussi, il n'était rien à miss Farnham, ni parent, ni ami. Leur con- versation devait être une conversation en mo- nosyllabes, car on voyait, à temps presque ré- guliers, s'ouvrir et se fermer la bouche des Héliog "VEstampLES FIANÇAILLES D'YVONNE 161 deux promeneurs. Ils ne se regardaient pas, ils semblaient regarder des pensées qui auraient marché devant eux. Charles les laissa passer et disparaître, sans s'en préoccuper davantage et, une demi-heure plus tard, il s'apprêtait à régler sa consommation, quand il vit l'homme aux cheveux rouges assis cinq ou six tables plus loin. Charles le reconnut de dos, telle- ment c'était une silhouette caractéristique. Il n'était pas seul ; attablé en face de lui, se te- nait un grand garçon blond, à face de Cham- berlain, les yeux hardis et froids, le menton opiniâtre : — Voilà tout le portrait que François m'a fait d'Hamilton, murmura l'aîné des Bernays dans un tressaillement subit... Il resta à guetter le couple, espérant qu'une place s'offrirait d'où il pourrait saisir quelques bribes de conversation, mais les Américains se levèrent les premiers après avoir vidé un verre de lemon-juice. Il les devança plusieurs fois, mais il n'en- tendit rien de caractéristique, seulement des variantes sur la dépense ou le gain de dollars. « S'ils ont eu quelque chose d'intéressant à se dire, où miss Farnham soit mêlée, c'est fini maintenant », pensa Charles. 11162 LES FIANÇAILLES D'YVONNE Il les vit se quitter devant l'Hôtel Conti- nental. Hamilton s'éloigna, l'homme aux che- veux rouges pénétra dans l'hôtel. Après une hésitation, Charles entra derrière lui. Quelques heures plus tard, les deux frères achevaient de dîner dans leur appartement. François était sombre, sans courage, n'arri- vant pas à accepter la lourde traîtrise du sort et des hommes. — Décris-moi donc Hamilton, fit tout à coup Charles. François répéta le portrait de l'Américain. Quand il eut fini, son frère alluma tranquille- ment un cigare, puis : — C'est bien ça. Eh bien ! mon pauvre vieux, si Mlle Cazelle obtient le délai que nous lui demandons, je n'ai pas perdu ma jour- née. — Hélas! dit l'autre, à quoi cela servira-t-il si Yvonne ne veut pas s'intéresser à moi ? — Tu es agaçant. — Je ne peux penser qu'à cela. Depuis cinq jours, elle aurait dû trouver quelque chose. Non, vois-tu, je désespère... — De la preuve aussi ? — De la preuve aussi... C'est très machiné. Je me souviens à présent de la lettre. QuandLES FIANÇAILLES DYVONNE 163 Gazelle me l'a présentée, j'avais l'air ahuri, et cependant je remarquais les moindres détails. Depui, je l'ai eue de nouveau en mains, et je la reconnais comme si je venais vraiment de l'écrire. G'est une sensation des plus singu- lières de trouver une écriture semblable à la sienne, quand on sait que les phrases ne sont pas de soi. Il me paraissait que tout le monde allait reconnaître, à la simple structure de ces phrases, que je n'y étais pour rien. Mais de- puis, cela ne m'a pas paru si clair. On a visi- blement imité mes tournures, employé mes mots favoris... Oh! il y a des singularités, mais subtiles... Il y avait peut-être quelque chance que miss Farnham se dédît, au début; mais à présent, je l'ai obligé à se compro- mettre, avec mes sottes questions. Charles Bernays écoutait François. Il n'ai- mait pas le voir abandonner si facilement la lutte. Plusieurs fois déjà, à ses lamenta- tions, il avait répondu qu'il demeurait tou- jours un moyen : celui de casser la figure à Hamilton pour le contraindre à s'expliquer. Il abandonnait assez facilement cette idée brutale quand François consentait à reprendre cou- rage, mais il y tenait comme à une idée infiniment féconde. Ce soir-là, il se montra164 LES FIANÇAILLES D YVONNE particulièrement incité dans le sens de la ruse. — Il faudrait que tu prisses un parti sérieux, grommela-t-il, tu ne vas pas perdre ta vie en plaintes superflues. Quand je te verrais d'un œil tranquille renoncer à Mlle Gazelle, je n'ad- mettrais pas encore l'abandon du champ de bataille à ce gredin d'Hamilton et à sa belle complice. — Ça ne fait toujours qu'une paire de misé- rables de plus dans ce monde,dit François...Je ne tiens qu'à Yvonne. La vengeance me laisse froid... Je ne hais pas beaucoup plus cet Ha_ milton qu'un criminel quelconque. Mais si je savais qu'Yvonne m'aime encore j'irais jus- qu'au bout du monde pour la conquérir. — C'est-à-dire que tu te résignerais à faire son affaire à Hamilton ? — Oui, bien que je n'en voie pas le moyen pour le moment. — Je te le fournirai. — Tu sais quelque chose ? — Rien de miraculeux ; mais il ne faut pas compter sur le miracle, il faut compter sur ses poings. Il les montra. Ce n'était pas une vaine me- nace ; François le savait, l'ayant vu à l'œuvre,LES FIANÇAILLES d'VVONNE 165 là-bas, où son énergie terrifiait les malveil- lants. ... J'entends mes poings, au moral... Ecoute, ajouta-t-il, ayons notre délai, et tu verras que nous découvrirons bien des choses. D'abord, j'ai idée que l'enquête sur la lettre dévoilera des lacunes dans la trame d'Hamilton. Un si dégoûtant mensonge!... Je ne sais pas encore ce que nous trouverons, mais nous trou- verons quelque chose... une de ces coïnci- dences imprévues que les lieux révèlent. Il serait intéressant de savoir quel est l'in- dividu qui a été le premier intermédiaire. On peut être un mouchard et se défendre d'être un faussaire...En tous cas, une tentative sérieuse doit être faite dans ce sens... Et puis, tous ces coquins-là, il faut agir sur eux éner- giquement... — Mais, comment, comment? — Par in-ti-mi-da-tion, scanda fortement Charles. François le regardait, tout ébahi. — Oui, par intimidation. Ce sont des âmes éparses rassemblées par hasard sur un point défini... Que l'on trouve seulement le joint pour les troubler et ils ne tiendront pas dix minutes... Remarque que ce joint ne doit pas166 LES FIANÇAILLES D'YVONNE être bien subtil, au contraire, plutôt quelque chose de simple et de hardi. Et cela, je crois le tenir. A ce moment même, le timbre vibra pour annoncer une visite; François pâlit lorsque la domestique introduisit M. Gazelle. Cazelle avait eu une entrevue avec Hamil- ton. L'Américain, qui venait lui faire part d'un bénéfice de deux cent mille francs sur une opération proposée et menée par lui, ac- cueillit avec quelque humeur le récit de son associé. « Je n'ai pas à vous faire la leçon, dit-il, mais tout cela me paraît bien maladroit. Ils vont remuer ciel et terre et, comme je les sup- pose honnêtes, car tout homme eût nié à la place de M. Bernays, ils vont se suggestionner eux-mêmes et nous offrir leurs mirages pour des réalités. C'est presque de bonne guerre. » — Je ne pouvais refuser à Yvonne de prouver votre innocence. — Comme c'est français, cette préoccupa- tion de preuves morales. — On n'échappe pas à certaines consé- quences. Hamilton demeura longtemps taciturne, sous l'œil inquiet de Cazelle. Les volutes deLES FIANÇAILLES D YVONNE 167 leurs cigares se mêlèrent comme les fins éche- veaux d'une soie bleuâtre. Ils avaient aussi quelque fumée dans l'âme. L'affaire n'allait pas seule. Pour des gens habitués à trancher courageusement, à perdre... gagner, sans dé- faillance, cette situation mixte devenait insup- portable. Hamilton se mettait à haïr Bernays de ce qu'il employait des moyens dilatoires et nuageux. Ce que j'aime le moins dans tout cela, avait- il dit enfin... c'est la longueur du délai..* Vous avez des auteurs charmants, en France, mais vous n'appliquez guère leurs théories : « Le temps est l'étoffe dont la vie est faite. » Ça ne vous paraît rien trois mois, et, voyez, il n'a fallu qu'une année à François Bernays pour gagner un million. — Il vaut mieux ne pas chicaner sur le délai... Ils l'ont fixé eux-mêmes; ils n'auront plus rien à dire, et Yvonne se soumettra plus facilement. — C'est périlleux... D'abord cela crée un lien d'espérance entre Mlle Cazelle et son an- cien fiancé... Ne soyons pas dupes. — Je ne puis reprendre ma parole à Yvonne. Hamilton fuma avec énergie. Sa face mai- gre prenait la roideur qu'on voit aux acro- 168 LES FIANÇAILLES D'YVONNE bâtes, et, tout à coup, sans transition, une expression ironique y parut : — Mais,je ne sais pas, vraiment, si miss Farnham consentira à rester à Paris. Il est question pour elle d'un voyage au Brésil. Cazelle tressaillit et regarda son associé avec quelque surprise : — Elle se déroberait ? — Non, mais nous ne pouvons l'obliger à rester ici indéfiniment... Je le répète, nous autres Américains, nous ne calculons pas le temps comme vous. Son témoignage est donné. Ces messieurs finiront avec elle avant leur départ. — C'est juste, dit Cazelle... Et quand sup- posez-vous que miss Farnham partira ? — Mais, dans deux mois... deux mois et demi au plus tard. — Puis-je la prier de me dire cela à moi- même ? — Naturellement. Ils échangèrent un sourire. Cazelle ne se sentait aucun scrupule, dans sa persuasion que les Bernays ne jouaient pas franc jeu. Un espoir fou avait saisi François en enten- dant annoncer M. Cazelle. Il se leva et courut vers la porte. Le père d'Yvonne venait d'entrer. /LES FIANÇAILLES D YVONNE 169 Sa physionomie était froide ainsi qu'à l'ordi- naire ; mais une nuance de mauvaise humeur aigrissait son ton. — Je n'ai pas eu à me féliciter de vos agis- sement, messieurs ; Yvonne m'a montré votre lettre. Je dois dire qu'elle m'a peu touché, et je ne vous aurais pas répondu, s'il ne s'était agi d'une question d'honneur. Il importe que M. Hamilton sorte de cette affaire sans blâme, puisqu'il est sans reproche. — Vous plaidez, monsieur, dit Charles Ber- nays d'un ton glacé... Mais il n'importe, venez-vous pour nous accorder le délai? — Je viens pour cela... Vous demandiez trois mois... Toutes les facilités vous seront données... Voici la lettre originale... Je crois devoir vous prévenir que miss Farnham sera à votre disposition pendant encore deux mois... peut-être deux mois et demi ? — Elle ne sera plus là dans trois mois ? — Elle est appelée au Brésil... Il faut avouer qu'elle a apporté une grande complai- sance à nous éclairer ; nous ne pouvons de- mander plus... Vous l'interrogerez donc, si vous le désirez, avant son départ. François, malgré la froideur de Cazelle, était tout à son ravissement. C'était sur les ins-170 LES FIANÇAILLES DYVONNE tances d'Yvonne que le procès se trouvait re- pris. Il allait donc accepter les conditions offer- tes, quand il se vit interrompu par son frère. — M. Cazelle, dit Charles, je vous prou- verai un jour que dans toute cette affaire vous n'êtes pas moins que nous dupe d'un intrigant ; mais j'admets que cette affirmation vous laisse bien tranquille aujourd'hui. Il me suffira de vous dire, si Miss Farnham est résolue. — Elle l'est ; je l'ai vue aujourd'hui même. — A merveille... Eh bien! dans ce cas, nous acceptons la réduction de délai qui nous est imposée. — Il n'y a pas de réduction. — En apparence non, en réalité oui. Je vous demanderai donc, monsieur, qu'il soit bien entendu que, dans dix semaines, tous les acteurs de ce petit drame seront réunis chez vous : miss Ellen, Mlle Yvonne, vous-même, M. Hamiltonetnous. Nous sommes gens de' parole; vous nous trouverez exact. — Est-ce aussi la réponse de M. François Bernays ? demanda Cazelle. — C'est aussi ma réponse, monsieur, dit François avec douceur; mon frère, moins of- fensé que moi, est aussi plus apte à prendre les résolutions nécessaires.LES FIANÇAILLES D YVONNE 171 — Au revoir, messieurs. — Au revoir. Et Gazelle s'en alla, légèrement nerveux. La porte fermée, Charles contempla un ins- tant le visage passionné de son frère. — Mlle Cazelle t'aime encore, dit-il. C'est elle qui a trouvé le joint qui nous sauve : l'hon- neur d'Hamilton. Tu feras quelque chose de cette femme-là. — Ah! mon bon Charles... Vaincrons- nous seulement? — Nous vaincrons. r o9pn 0-7 -o XII J k Rançois, entrant le lendemain chez son frère, le trouva occupé de finir une correspondance toute en billets concis et incisifs. Il était levé depuis l'aube, tandis que François, après tant de nuits d'insomnie, avait fait la grasse matinée. — J'ai travaillé pour toi, mon petit, mur- mura-t-il, en achevant de cacheter ses lettres, et je crois que j'ai décidément trouvé un plan de bataille. D'abord, il nous faut profiter des quelques jours que nous resterons encore en France pour donner à nos opérations en Amé- rique une base solide. J'attends un homme pour cela, un premier clerc de notaire, per-: 7 7 LES FIANÇAILLES D'YVONNE 173 sonnage particulièrement versé dans l'art assez difficile de donner un caractère d'authenticité parfaite à des papiers d'affaires. — Tu veux donner ce caractère ? — A la lettre que tu as écrite à miss Far- nham. — A ce détestable faux ! — Oui. — Mais pourquoi ? — Voici. Nous serons obligés d'emporter cette lettre. Elle servira de base à une partie de nos recherches. Or, supposons, — ce n'est qu'une simple supposition, assez invraisem- blable — que nous découvrions quelque moyen matériel de prouver la fausseté du document.... Hamilton, à son tour, pourra nous accuser d'avoir truqué la lettre. — Il pourra nous en accuser de toutes ma- nières, puisque nous avons la lettre en mains depuis hier soir. — Depuis hier soir ; mais il n'y a pas de faussaire au monde qui, dans l'espace d'une nuit, pourrait reproduire parfaitement une écriture. — Tu oublies que cette écriture est la mienne. — Je ne l'oublie pas ; mais rappelle-toi que174 LES FIANÇAILLES D'YVONNE les experts ont apposé leurs signatures sur la lettre. - Mais alors ces signatures suffiraient à garantir l'authenticité. — Dans un cas ordinaire, peut-être. Seule- ment, j'ai l'intention de jouer un tour de ma façon à ces MM. les experts, et de porter un premier, un sérieux coup à la confiance de M. Cazelle. Je veux faire exécuter par un habile homme un faux dans toutes les règles les signatures des experts comprises ; j'ai donc besoin qu'on ne puisse douter du premier faux, de celui que nous tenons présentement. — Us n'accepteront pas cela comme une preuve. — D'accord ; mais pourront-ils, Yvonne surtout pourra-t-elle, s'empêcher d'y voir une présomption?.. Comprends bien que, dans ces sortes d'affaires, il se présente toujours deux façons d'agir : l'une qui consiste à dé- couvrir une preuve certaine, péremptoire l'autre qui n'est qu'une sorte de plaidoyer par accumulation d'arguments et de documents. Lapremière relève du hasard aussi bien que de l'activité, la seconde relève de l'activité seule et, par conséquent, il importe que nous nous y mettions tout de suite. Quand nous neLES FIANÇAILLES D YVONNE 17B convaincrions pas Cazelle, nous aurions des chances de convaincre Yvonne, et cela im- porte, ne le penses-tu pas ? — Plus que le reste !.. — Non, pas plus, mais autant... En tous cas, ce n'est pas négligeable... Quant à la découverte d'un de ces filons précieux qui mènerait à prouver matériellement le faux, il faut l'attendre des circonstances. — Ajoutons, dit François, que la simplicité même de l'affaire rendra nos recherches in- grates. Que tirer d'une simple lettre et d'un simple témoignage, quand le coquin qui a écrit la lettre comme la gredine qui fournit le témoignage ont tous deux les meilleures rai- sons du monde pour ne pas se vendre. — Mon cher petit, le mensonge le plus simple se base sur une réalité très compliquée. Dans l'espèce, il est probable qu'Hamilton recevait d'Amérique des rapports sur tes faits et gestes. La personne qui a envoyé ces rap- ports n'est probablement pas celle qui a écrit le faux. Cela nous fait un troisième personnage, intermédiaire entre les deux premiers. Ce per- sonnage s'est-il adressé directement à miss Farnham ? Non, sans doute. Il a appris l'exis- tence de miss Farnham par un quatrième176 LES FIANÇAILLES D'YVONNE individu, lequel, celui-là, peut très bien être un honnête homme, ou une femme loyale... Mais en supposant même que deux ou trois per- sonnes, directement intéressées, aient suffi, il existe un certain nombre de toutes petites pré- cautions qu'elles n'ont pas songé à prendre. Si nous arrivions à en apercevoir une, il n'est pas de résultat auquel la déduction ne nous permettrait d'atteindre. — Oh ! leurs précautions sont bien prises. J'examinais tout à l'heure la lettre fausse ; eh ! bien, ils ont été jusqu'à prendre une feuille de mon papier ordinaire, un papier assez original dans lequel, parmi la pâte très fine, se trou- vent quelques paillettes semées au hasard. — Que me dis-tu là, s'écria impétueusement Charles Bernays. Sais-tu que c'est très impor- tant ? D'abord, parce que cela établit péremp- toirement que la machination s'est accomplie très près de toi. Et puis, l'excès même de la précaution, dans des affaires de ce genre, suffit parfois à perdre le criminel. A quoi reconnais- tu ton papier, à part les paillettes. — Au filigrane qui représente des clous à tête carrée en faisceaux, avec le nom du fa- bricant : « Nail and C° » — S'il nous restait après cela le moindreLES FIANÇAILLES D'YVONNE 177 doute sur l'intervention d'Hamilton, ce doute serait dissipé. Et note bien que cette interven- tion favorisera nos recherches, car rien ne serait pire que la secrète et simple action d'une femme. L'homme qui a travaillé pour Hamil- ton a travaillé en artiste ; or les artistes signent leurs œuvres. A ce moment, on annonça M. Milchamps. — C'est mon clerc, dit Charles, qu'on le fasse entrer. Il entra un homme rabougri, un de ces bureaucrates enragés qui ne sont heureux que parmi l'odeur des vieilles paperasses, un type honnête et fin avec un œil bleu terne et une barbe qu'on aurait dite roussie au feu. — Monsieur Milchamps ? demanda Charles Bernays. — Oui, monsieur. J'ai été prévenu de votre désir, et j'ai réfléchi... Mais, tout d'abord, montrez-moi le document. — Le voici... M. Milchamps examina le papier avec atten- tion, l'exposa à la lumière afin d'apercevoir par transparence le filigrane, puis : — C'est bien ce que je croyais... Alors vous désirez qu'on ne puisse nier l'authenticité de cette pièce, le jour où vous la présenterez, et 12178 LES FIANÇAILLES DVVONNE / toutefois vous voulez l'emporter avec vous. Un premier moyen est la signature d'un cer- tain nombre de témoins honorables, signa- tures faites chacune avec une encre spéciale — il est souvent plus difficile d'imiter une encre qu'une écriture. — Ces encres, cela va sans dire, seront déposées sous scellés entre les mains d'un notaire. Ensuite, nous déchi- rerons par moitié le deuxième feuillet de la lettre qui est demeuré en blanc. Cette déchi- rure capricieuse sera, je vous l'affirme, une des meilleures garanties que nous puissions trouver ; car nous conserverons sous scellés cette deuxième moitié du deuxième feuillet et vous prendrez vos dispositions pour ne pas altérer la déchirure de votre côté : De plus, avant d'opérer la séparation, vous permettrez à l'un ou plusieurs des témoins d'écrire, loin de votre présence, une phrase, un nom, une date, une série de chiffres qui seront ainsi divi- sés par la moitié. Ces précautions, dans leur ensemble, me paraissent suffisantes. — La dernière surtout ne laissera place à aucun doute, c'est très bien, Monsieur Mil- champs, je vous félicite. Un sourire de satisfaction éclaira le visage du clerc :LES FIANÇAILLES D'YVONNE 170 — Il faudra des personnes tout à fait hono- rables ; c'est un grand point. Me confiez vous la pièce ? — Oui, Monsieur, nous vous donnons carte blanche. Le clerc se retira, emportant la pièce. — Je suis content, dit François Bernays à son frère, de voir débuter ainsi notre contre- mine . Je suppose qu'il nous faudra partir pour l'Amérique ? — Le plus tôt possible. — Je ne serai rassuré que dans mon cabinet d'Austin. Il me semble, quoique cela puisse paraître bien puéril, que la matérialité du faux me sautera aux yeux. — N'y compte pas trop. Ce serait déjà très beau si nous découvrions un ensemblede preu- ves, avec un témoignage contre Ellen Far- nham. C'est Yvonne qu'il faut gagner d'abord... Si je m'écoutais; si au lieu qu'il s'agit de toi, il se fût agi de moi, j'aurais risqué une petite combinaison probablement infaillible, mais qui a contre elle d'être plutôt une méthode de combat qu'un étagement de preuves. — Puis-je savoir? — Non, j'aime mieux garder le secret. C'est une chose connue de tous les auteurs drama- 180 LES FIANÇAILLES d'yVONNE tiques qu'on n'écrit jamais une pièce quand on l'a racontée : laisse-moi ne pas te raconter ma pièce. Je crois avoir percé à jour toute la com- binaison Hamilton-Farnham, mais ce n'est pas un motif pour négliger de pousser à fond notre enquête. £A p. ■••1 /•.■..;•;■: XIII eux mois plus tard, Cazelle reçut un câblogramme annonçant que les frères Bernays se préparaient à ren- trer en France. Ils faisaient le sacri- fice des semaines restantes, et appor- taient, disaient-ils, la preuve demandée. Quand cette dépêche fut communiquée à Hamilton, il pâlit légèrement, mais sut très vite se re- prendre et déclara qu'à la place des deux frères, il aurait précisément fait la même chose ; que leur jeu était de paraître rassurés. Il eut, d'ail- leurs, vers ce temps, quelques entrevues avec le Yankee roux de l'Hôtel Continental et avec miss Ellen Farnham.' .. u 182 LES FIANÇAILLES D'YVONNE Ce n'était pas le premier message q ue Ca- zelle reçût d'Amérique. Peu de temps après leur départ, les Bernays lui avaient envoyé un pli contenant la fameuse lettre de rupture ac- compagnée de l'attestation d'un célèbre expert de San-Francisco, concluant au faux. On priait M. Cazelle de vouloir bien faire recom- mencer l'expertise par deux spécialistes pari- siens. Le résultat de cette deuxième expertise ayant, encore une fois, été défavorable à Fran- çois Bernays, Cazelle ne tint aucun compte du rapport de l'expert américain. Il jugea même le procédé équivoque. Hamilton, naturelle- ment, partagea cet avis. Décidément, les deux frères ne se montraient pas d'une habileté remarquable ! Une chose inquiétait Cazelle : l'attitude de sa fille. Yvonne semblait rayonnante. Jamais elle n'eut tant de charme, une préoccupation si vive de sa toilette, de sa beauté. Il était sur- venu dans son existence, jusque-là très esclave, un événement qui l'avait émancipée. Son père lui trouvait quelque hardiesse dans le regard. Il essayait vainement de la dominer comme autrefois. Ainsi, il ne faut qu'un moment pour dénouer des liens qui tiennent une âme enchaî- née. Yvonne jouissait délicieusement d'avoirLES FIANÇAILLES D YVONNE 183 montré du courage. Peut-être n'aurait-elle pas osé affirmer qu'elle croyait à l'innocence de François, mais, en tout cas, son cœur était dé- barrassé de toute jalousie, ce qui montrait clair- rement de quel côté penchaient ses espérances. Certes, parfois, aux heures troubles du cré- puscule, quand elle se tenait avec sa débile et triste mère dans une des pièces de leur vaste appartement, une crainte vague s'élevait en elle ; elle pleurait un peu sur l'épaule étroite de Mme Cazelle. Mille souvenirs de l'année où François Bernays l'avait suivie de salon en salon lui revenaient. Elle se sentait faible; elle se reprochait d'avoir laissé partir le jeune homme sans une parole d'espoir. Mais ces mi- nutes étaient plutôt rares. Avec le matin reve- nait la série d'optimisme. Elle accompagnait sa mère dans ses visites à ces réceptions du mois de mai qui sont, assurément, les plus bril- lantes de l'année. Cazelle lui-même donna à dîner. Yvonne étonna les intimes par une atti- tude plus fière à la fois et plus charmante que celle qu'on lui voyait d'habitude. Elle dansa peu, comme si elle se fût rappelé certaines dis- putes à ce sujet avec François, et qu'elle voulût lui être fidèle tout gracieusement, même dans le souvenir. Beaucoup de mères la convoité-184 LES FIANÇAILLES D'YVONNE il \l rent pour leur fils. Une ou deux tentatives furent faites auprès de Cazelle. Quand elle rencontrait Hamilton, elle ne lui marquait pas d'aversion. On eût dit qu'elle prenait plaisir à l'analyser, à lui faire raconter sa vie, exposer ses idées. Il aimait naïvement se vanter. Elle découvrait en lui je ne sais quel enfant sauvage qui voulait posséder les jouets d'une vieille civilisation pour avoir le droit de les détruire. On le sentait contemp- teur de tout ce qui n'était pas la propriété : le respect que nous montrons à l'art et aux artistes l'exaspérait. Il achetait, d'ailleurs, des tableaux, mais il racontait volontiers à Yvonne qu'il lacérait ceux de prix moyens qui lui dé- plaisaient. — J'ai acquis certaines toiles de jeunes pré- tentieux, uniquement pour les faire dispa- raître de la circulation, disait-il. — Avez-vous songé que vous détruisiez ainsi quelque chose de semblable à un être ? lui demanda Yvonne. — Mon Dieu, répondit-il, l'homme a si longtemps acheté et vendu son prochain... Elle avait alors l'impression qu'il aurait, en d'autres temps, vendu sans scrupule ses sem- blables. Il n'était pas sans douceur. Son teintLES FIANÇAILLES D YVONNE 185 de blond, soudain, s'éclairait dans le sourire, ses yeux devenaient tendres : il ne mentait pas en prétendant qu'il espérait devenir un bon mari et un bon père de famille. Son intelligence active fatiguait la française Yvonne, parce que c'étaitune intelligence toute en documents. Hamilton détestait relier ce qu'il appelait les pièces de son musée : ses connaissances. Ainsi elles étaient très nombreuses, mais sans qu'on y découvrît la trace d'une âme qui coordonne et unifie les choses. Quand Yvonne établissait un parallèle entre les deux hommes qu'on lui donnait pour des maris possibles, elle voyait bien que François possédait un cœur plus tendre, des qualités plus fines, plus rares et plus précieuses, mais elle ne pouvait nier les mérites de l'Américain. Seulement, elle jugeait ces mérites destructifs de toute intimité, et l'intimité est le rêve de l'amour français. Bernays aurait apporté des causeries, des idées, de gentilles et douces sur- prises sentimentales ; Hamilton n'eût songé qu'à piller les bijoutiers, les tapissiers, les pâtissiers pour étonner, ravir sans cesse celle qu'il aimait. Si on pouvait prévoir un côté dangereux chez François, c'était dans une pas- sion trop concentrée, et qui se dévore elle-186 LES FIANÇAILLES D'YVONNE même, tandis qu'Hamilton laissait voir une tendresse aux taquineries un peu perverses, aux jeux de gamin cruel. Elle en parlait avec sa mère qui lui répon- dait par des aphorismes à la Schopenhauer. Non pas que cette pauvre femme eût de la défiance envers Bernays, ni même qu'elle mé- prisât l'humanité entière, suivant la coutume du philosophe allemand; elle ne méprisait que la nature, elle lui reprochait de faire des êtres plus chétifs que leurs désirs ou leurs es- pérances, créant ainsi un déficit augmenté de jour en jour jusqu'à la banqueroute, à la mort. Ainsi le temps avait coulé, et le câblo- gramme annonçant le retour des deux frères était survenu. Yvonne en tira une joie extrême, y voulant voir le triomphe définitif de Fran- çois. Elle n'eut plus la force, à ce moment, de se cacher à elle-même son amour. Elle sentit bien que tout mariage avec un autre homme serait la mort de son cœur. Les jours qui suivirent l'arrivée du câblo- gramme la trouvèrent fiévreuse et s'écoulèrent pour elle avec une rapidité incroyable. A me- sure qu'approchait le terme fatal, Yvonne perdait son assurance et, un matin, quand onLES FIANÇAILLES D'YVONNE 187 vint l'avertir que tous les personnages du petit drame qui déciderait de sa vie, se trouvaient réunis dans le cabinet de M. Cazelle, elle pensa défaillir. ^H^^Ff^ XIV I azelle était là, très morose, avec la sensation qu'il faudrait discuter pas- sionnément, à cause d'Yvonne, et parce que, ses preuves une fois per- cées à jour, il ne resterait plus à Fran- çois Bernays qu'à protester et à supplier. L'émotion de sa fille ajoutait encore à son ennui. Elle montrait trop clairement ainsi qu'elle n'aimait pas Hamilton et qu'elle par- tageait les folles espérances des autres. Il se promettait donc de se montrer perspicace et de détruire tout de suite, impitoyablement, tout argument mal appuyé. N'était-ce pasLES FIANÇAILLES D'YVONNE 189 pour avoir consenti à la discussion sur un point de vue sentimental que l'affaire avait traîné ? Il fallait la terminer aujourd'hui et avec une telle résolution que jamais personne ne songeât à la reprendre. Hamilton, malgré son habitude du bluff, semblait nerveux. Il avait bu solidement à son déjeuner pour se donner du cœur, et il y avait perdu en lucidité ce qu'il y gagnait en insolence. Miss Ellen Farnham portait beau- coup mieux que lui l'appréhension. Elle s'était faite très belle, un sourire tranquille disten- dait légèrement ses lèvres... Mme Cazelle marquait un intérêt remar- quable à tout ce qu'on disait, mais elle finis- sait toujours par reporter ses yeux sur Yvonne. Celle-ci, pâle et charmante, osait regarder François, comme si elle eût été persuadée que nul autre ne serait jamais le maître de son cœur. Les deux frères étaient d'ailleurs l'objet de la plus vive attention. Ils gardaient un sang- froid confinant à la sérénité, Charles avec une physionomie puissante et résolue, Fran- çois avec une figure douce et recueillie. Le silence qui régna au début de cette petite séance de justice en chambre fut très impres-190 LES FIANÇAILLES D* YVONNE ' sionnant. Chaque partie semblait désirer voir l'autre prendre l'initiative; mais enfin M. Ca- zelle était tellement désigné par son âge et son autorité pour conduire les débats, qu'il lui fallut bien s'exécuter... — Messieurs, dit-il, nous vous écoutons. Seulement, je voudrais qu'il fût bien entendu qu'il s'agit ici d'un procès sans appel. J'ai cédé à mon amitié pour M. Hamilton en désirant que la lumière fût faite. De quelque manière qu'elle se produise, nous ne reparlerons plus de tout cela ; pour ma part, je m'opposerai à une tentative quelconque. M. François Bernays avait contre lui l'évidence. S'il juge ne pas avoir pour lui à présent la même évi- dence, il est encore temps qu'il se retire. Nous ne demandons l'humiliation de per- sonne. Charles Bernays semblait avoir reçu le man- dat de prendre la parole. Il tira de sapoche quel- ques papiers, les compulsa attentivement,puis: — Nous remercions M. Cazelle de sa bonté. Ni mon frère ni moi n'en avons besoin. Et comme nous désirons ne pas demeurer en reste de bons sentiments, nous déclarons à notre tour que nous ne demandons l'humilia- tion de personne... Si quelqu'un se sent cou-LES FIANÇAILLES D YVONNE 191 pable, qu'il se retire; son départ sera le seul aveu que nous exigions de lui. Il s'arrêta; il promena son regard interroga- teur sur Hamilton furieux, sur miss Farn- ham, insolente, et sur Cazelle, stupéfait de ce qu'il prenait pour une criminelle audace. Voyant qu'aucune réponse ne venait, il pour- suivit : — Je profiterai donc de la permission qui m'est octroyée, et j'exposerai les différentes preuves que nous avons établies. Il en est qui se rapportent à l'inanité de l'expertise, d'autres qui s'attachent à établir la fausseté des docu- ments. Examinons les premières. M. Cazelle doit avoir en main la lettre que nous lui avons envoyée d'Amérique avec les affirmations d'un expert célèbre de San-Francisco, qui a re- connu le faux. — Je dois vous dire, monsieur, déclara Ca- zelle, que je suis très peu sensible au jugement de cet expert lointain. Je reconnais, d'ailleurs, qu'il s'agit d'une personnalité en vue; mais nous avons, pour l'authenticité, quatre experts français... — Nous nous attendions bien un peu à cette fin de non recevoir, s'écria Charles Ber- nays avec un sourire ; aussi n'est-ce pas sur192 LES FIANÇAILLES d'yVONNE le seul rapport de l'expert américain que nous prétendons nous baser, mais aussi sur le rap- port des experts français. — Des experts qui concluent à l'authenti- cité? vous vous moquez, monsieur. — Je n'ai jamais été plus sérieux... Vous avez, n'est-ce pas, la lettre et les rapports des experts ? — Les voici, dit Cazelle, en tirant des pa- piers d'un portefeuille qu'il portait sur lui. — Très bien ! Vous pouvez les conserver, monsieur... Voulez-vous avoir la bonté d'exa- miner ceci ? Et il tendit un pli à M. Cazelle. Celui-ci y jeta un coup d'œil rapide. — Mais, fit-il, c'est la même lettre. — Justement... La lettre que vous avez eue si longtemps en votre possession durant notre absence était un faux, fabriqué cette fois sur nos ordres... Oh ! je sais bien que ce n'est là qu'une sorte de preuve négative... Elle était nécessaire, cependant, pour vous démontrer que les rapports d'experts peuvent se trom- per... Nous n'en tirerons que cette conclu- sion : elle suffît largement. Cazelle restait stupéfait, analysait les deux documents. ÏVSLES FIANÇAILLES D'YVONNE 193 Hamilton s'était rapproché et lisait par-dessus son épaule. — Plus brillant que solide! murmura-t-il à voix presque basse. — Je n'ose croire que cette faible preuve vous arrête une seconde, poursuivit Charles Ber- nays; elle ne vaut que dans un ensemble. Vos experts n'existent plus, cela va sans dire, mais il vous reste d'autres caractères d'authenticité; votre document est en effet supposé spontané,' tandis que le nôtre est forgé pour les besoins d'une cause... Nous nous sommes donc, mon frère et moi, attachés à trouver autre chose : Or, il nous est arrivé une singulière aven- ture. Un matin que nous étions précisément occupés à débattre, avec l'habile hommequi a produit notre faux, les conditions de son tra- vail, il nous demanda de lui fournir une feuille de papier semblable à celle du faux que nous apportions de France. François prit dans une boîte quelconque la feuille demandée. Le spé- cialiste compara les deux papiers. Ils étaient sensiblement identiques ; cependant, la teinte de l'un apparaissait plus claire que celle de l'autre : — Oh! oh! s'exclama notre homme; ceci n'est certainement pas la même pâte. 13194 LES FIANÇAILLES d'YVONNE Et, d'ailleurs, continua-t-il, après avoir exa- miné les deux feuilles par transparence, les deux papiers portent bien, en filigrane, un faisceau de clous à tête carrée ; mais l'un de ces faisceaux est sensiblement plus petit que l'autre... — Cela prouve seulement, dit Cazelle, que le fabricant de ce papier use de deux mar- ques... — Vous exprimez tout juste la pensée qui nous est venue au moment de cette découverte, reprit avec un peu d'ironie Charles Bernays. Seulement, notre état d'esprit ne ressemblait pas au vôtre. Notre défiance éveillée nous induisit à considérer l'événement avec quelque attention. Pour nous, il était bien certain que le faussaire ou la personne qu'il servait, avait cru indispensable d'écrire la lettre de mon frère sur le papier assez caractéristique dont il se sert. Dans le cas où Mlle Cazelle aurait reçu quelque lettre de François, elle aurait été vi- vement frappée de cette circonstance. — S'il vous était possible, M. Bernays, d'em- ployer des formes moins directes pour parler de ce qui n'est à nos yeux qu'un soi-disant faux, vous nous feriez plaisir, reprit Cazelle, assez durement.LES FIANÇAILLES D YVONNE 195 — Mettons quejeraisonnesurunehypothèse, répondit Charles. Je dirai donc que le soi-di- sant faussaire prit la précaution de se munir du papier ordinaire de mon frère pour y écrire son soi-disant faux. Mais on ne pense pas à tout, et, ainsi, le soi-disant faussaire fut amené à produire son soi-disant faux sur un papier à petit filigrane, et non sur un papier à grand filigrane; ce qui, à tout prendre, est un péché véniel. Quant à nous, nous remîmes à notre calli- graphie une feuille de papier à grand filigrane. Il y exécuta le petit chef-d'œuvre que vous avez fait certifier par nos excellents experts parisiens comme un faux authentique, si l'on peut allier des termes aussi discordants. Com- parez, et vous reconnaîtrez cette différence de filigrane. Les lettres passèrent de main en main, et chacun les examina longuement, Yvonne, Ca- zelle et Mme Cazelle avec attention, Hamilton et Ellen Farnham d'une manière ironique jus- qu'à l'impertinence. — Il est certain, dit enfin M. Cazelle, qu'il existe un grand etun petit filigranes, mais je ne vois pas du tout en quoi cela peut servir votre cause.196 LES FIANÇAILLES D YVONNE — A première vue, reprit Charles Bernays, il semble, en effet, que cette particularité soit sans conséquence; mais j'eus, quand même, la curiosité d'aller demander au fabricant de ce papier ce qu'elle signifiait. Il m'expliqua que la plus petite des deux marques n'existait pas depuis aussi longtemps que la grande. Je lui demandai alors si c'avait été une simple fantaisie de sa part, et s'il fabriquait indiffé- remment du papier à grand ou à petit fili- grane. Il me répondit que non : le petit fili- grane avait complètement remplacé le grand à partir d'une date fixée, et l'ancien filigrane avait été détruit. Je ne sais si vous serez aussi frappé que moi de cette déclaration ? Elle me fit tressaillir jusqu'à la racine des cheveux. Je compris que la preuve de la loyauté de mon frère tenait à ce fil léger de la date où le pre- mier papier à petit filigrane fut coulé. C'est en tremblant que j'interrogeai le fabricant. Sa réponse fut pleinement satisfaisante ; la date marquée sur ce précieux document ne concorde pas avec l'âge du papier sur lequel cette date se trouve inscrite. A la date mar- quée par le faussaire, la pâte de ce papier n'é- tait pas coulée. La révélation porta vivement sur Cazelle,LES FIANÇAILLES D'YVONNE 197 déjà touché par la vue du deuxième faux : — S'il en est ainsi, commença-t-il... Mais Hamilton lui coupa la parole : — Puisque vous m'avez fait le grand hon- neur de m'inviter à cette petite réunion, dit-il avec ironie, en s'adressant aux deux frères, permettez-moi de vous faire observer que vous etagezmal vos preuves... Vous venez de nous démontrer que vous possédez un faussaire merveilleux, puis vous nous présentez une lettre où vous auriez découvert une incompa- tibilité absolue entre l'âge du papier et la date qui s'y trouve inscrite. Cette deuxième lettre peut être un faux aussi. — C'est vrai, fit Cazelle, dont le regard se ralluma. — L'objection, malheureusement, a été prévue, répliqua tranquillement Charles Ber- nays. Que monsieur Cazelle examine la lettre dont nous parlons. — Elle porte un plus grand nombre de signatures que la première, dit Cazelle. — Ce sont les signatures de personnes hono- rablement connues à Paris et que nous ferons venir si c'est nécessaire. Ces personnes ont consenti à signer cette lettre avant notre dé- part, avec des encres spéciales, et en prenant198 LES FIANÇAILLES D'YVONNE des précautions telles que l'imitation de leur écriture ne suffirait pas à les tromper. Ces précautions seront exposées à M. Cazelle par M" Laplane, notaire à Paris, dont le pre- mier clerc, M. Milchamps, nousprôta son con- cours. Vous remarquerez que le deuxième feuillet de la lettre est déchirée par la moitié. La moitié manquante fut déposée par nous dans l'étude de Me Laplane, le lendemain du jour où M. Cazelle nous remit le soi-disant faux. Il faut donc, comme première garantie d'authenticité, que les déchirures coïncident. Déplus, les témoins, au nombre de cinq, ou- tre l'apposition de leurs signatures, ont écrit en travers du feuillet déchiré, qui un mot* qui un nombre mis sous scellés en leur présence chez Me Laplane. Nous ignorons ces mots et ces nombres ou plutôt nous n'en connaissons que la partie demeurée sur la portion du feuil- let adhérent à la lettre... Nous vous donnons, d'ailleurs, cet argument pour ce qu'il vaut. Il doit avoir une grande importance aux yeux de M. Cazelle, parce que les personnes qui nous ont apporté leur aide sont incapables de prêter la main à une machination quel- conque. — Je le reconnais, déclara fiévreusementLES FIANÇAILLES D YVONNE 199 Cazelle; mais, bien entendu, cette preuve ne vaudra qu'après vérification. — Nous l'entendons bien ainsi... Voici l'attestation du fabricant de papier, qui vous dira que la feuille sur laquelle le faussaire écrivit la lettre provient d'une pâte coulée postérieurement à la date de cette lettre. On a cru suffisant de prendre une feuille de papier dans une boîte quelconque récemment acquise par mon frère... Quant à l'enveloppe, elle est bien de la pâte ancienne ; elle a dû servir à un de ces billets insignifiants dont M. Cazelle pos- sède des spécimens. Charles Bernays s'arrêta pour juger de l'ef- fet produit. Il était vraiment extraordinaire. Yvonne rayonnait d'amour. Cazelle, déconte- nancé, n'osait plus diriger ses yeux vers Ha- milton. Au contraire, celui-ci échangeait des regards inquiets avec miss Ellen Farnham qui perdait beaucoup de ses couleurs et un peu de son assurance. — Ajouterai-je épisodiquement, que notre faussaire à nous est un très brave homme, qui viendra vous raconter dans quelles circons- tances il a consenti à imiter la lettre de mon frère, que son travail a été fait devant témoins...i ,: ! I U i 1 200 LES FIANÇAILLES D'YVONNE J'ai presque honte d'insister là-dessus, c'est si peu de chose, vraiment... — Ainsi, s'écria Cazelle, vous auriez établi matériellement la fausseté de la lettre ? — Oui, mais cela n'est rien, car vous pourrez toujours prétendre que le vaste monde s'est ligué contre cette pauvre miss Ellen Farn- ham. Tous les yeux se tournèrent vers l'Améri- caine. Elle avait repris sa méprisante assu- rance, mais elle y ajoutait quelque colère à l'adresse, semblait-il, de James Hamilton. — Si monsieur Cazelle me laisse insulter, je quitterai cette maison. — Nous en serions désolés, fit Charles, et pour prévenir ce que nous regarderions comme un malheur, nous adressons toutes nos excuses à miss Farnham, la priant de ne pas se retirer. D'ailleurs, son départ prêterait à une équi- voque, après ce que nous avons de part et d'autre déclaré au commencement de cette entrevue. Nous nous engageons à ne plus pro- noncer le nom de miss Farnham, ni même celui de M. Hamilton. — Oh! moi, cela m'est égal, dit l'associé de Cazelle. Charles Bernays se tourna vers son frère :LES FIANÇAILLES D YVONNE 201 — A ton tour ! François. — Je me bornerai à demander à Mlle Ca- zelle, dit François, si elle juge les preu- ves que nous apportons insuffisantes, et si elle croit encore que j'ai été menteur et frivole ? — Il y avait longtemps déjà que ma convic- tion se trouvait établie, monsieur, répondit la jeune fille d'une voix tremblante; mais j'avoue que je ne m'attendais pas à des preuves aussi nombreuses et aussi certaines. Je vous prie de me pardonner la précipitation avec laquelle j'ai accueilli une accusation manifestement ridicule pour ceux qui connaissent la noblesse de votre caractère. Ces paroles, qui marquaient le retour d'Yvonne à son fiancé, émurent considérable- ment Cazelle. Il sentit qu'il ne pouvait tarder davantage à donner son opinion. Le dépit dis- putait son âme à la justice, et même à la loyauté. Il ne perdait pas seulement le fameux gendre aux millions, il se sentait vaincu par les Bernays et par sa fille. Pour l'orgueilleux, c'était la fin d'une l'égende : son étoile bais- sait devant celle de François. Il regarda Ha- milton qui bluffait toujours; il eut un vague202 LES FIANÇAILLES D'YVONNE | 1 espoir, avec le désir aussi de se débarrasser d'une lourde responsabilité. — Qu'en pensez-vous, monsieur Hamilton ? La face maigre et dure prit une expression de tranquille audace : — Je pense que ces messieurs ont répondu aune manifestation spontanée, par une mani- festation machinée... Jusqu'ici, leurs preuves n'ont qu'un défaut : elles demandent à être prouvées. — C'est aussi mon avis, murmura Cazelle, et je trouve quelque peu téméraire la déclara- tion d'Yvonne. Charles Bernays se redressa, menaçant. — Nous aurions pu, évidemment, amener ici les témoins sur lesquels nous nous ap- puyons ; si nous ne l'avons pas fait, c'est que nous gardions pour la fin une preuve que nous jugeons de nature à rendre les autres inutiles. Sa voix, jusqu'alors ironique, avait pris un ton mordant ; tout son visage exprimait une résolution suprême. Malgré son assurance, Hamilton frémit et miss Ellen Farnham se leva à demi, très pâle et défaite. Charles con- tinua dans un silence farouche : — Mon frère déposera aujourd'hui mêmeLES FIANÇAILLES D YVONNE 203 au parquet, contre deux personnes ici pré- sentes, une plainte en faux et usage de faux... Cependant, afin d'éviter un scandale à M. Ca- zelle, nous nous engageons encore à laisser ces personnes indemnes si elles consentent à nous faire des aveux. Miss Ellen Farnham s'était levée tout à fait. Son beau visage exprimait une profonde an- goisse. Hamilton s'avança vers elle ; ils échan- gèrent un regard trouble : — Damnées les femmes 1 murmura l'Amé- ricain. La voix de Charles Bernays les poursuivit, impitoyable : — Peut-être miss Farnham se rendra-t-elle compte de l'importance de l'accusation quand je lui aurai cité le nom de mon principal té- moin : John Craik... Le visage d'Ellen Farnham fut à ce moment une assez pitoyable chose, malgré sa beauté : il était avili par on ne sait quel sourire de vo- leuse prise sur le fait, et essayant de garder une contenance. Elle répondit à Hamilton qui s'efforçait d'attirer son attention. — Non, mon cher, je n'aime pas cela... Votre fameux Craik n'était pas un homme , 204 LES FIANÇAILLES D'YVONNE sûr... Je prie ces messieurs de me laisser sortir... Je reconnais que M. François Ber- nays ne m'a jamais fait de déclaration et que la lettre n'était pas de lui... C'est tout ce que vous désirez ? — C'est tout. Elle sortit. Cazelle était effondré. Il n'avait pas compté sur un si rapide dénouement. Honteux et mi- sérable, il sentait bien qu'il portait une part de responsabilité dans toute cette affaire, et que jamais Hamilton n'aurait risqué une semblable imposture sans l'appui du père d'Yvonne. C'était si vrai, qu'à cette heure même l'Américain gardait une attitude inso- lente, certain d'être couvert par la crainte du scandale. Néanmoins, comme sa présence de- venait ridicule, il prit le parti de sortir, non sans avoir toisé dédaigneusement ses adver- saires. — Misérable coquin! cria l'aîné des Ber- nays. Et se tournant vers son frère : — Tu vois le coup de l'intimidation... Croiriez-vous, monsieur Cazelle, que ces gens- là ont cédé devant une ombre? Tout ce que je connaissais était le nom de M. Craik. Ah ! i I i - _,._^. LES FIANÇAILLES d'yVONNE 205 la peur... voilà le sentiment par lequel on tient les âmes criminelles. — Comment, balbutia Cazelle, vous ne voulez pas dire que ce M. Craik. ne vous a pas livré ses compagnons? — La logique même s'y oppose, monsieur, car il se serait livré lui-même... Cette forte canaille d'Hamilton aurait sans doute décou- vert une partie de cela ; mais les nerfs de la petite miss Farnham n'y ont pas résisté... Enfin, c'est de la besogne bien faite, et j'aime beaucoup ça... Faut-il encore que nous allions chercher les autres témoins ! — Vous avez quelque raison de vous mo- quer de moi, monsieur, dit Cazelle, et si, per- sonnellement, vous me demandiez une com- pensation. .. je vous l'accorderais volontiers... Je ne parle pas de votre frère, ajouta-t-il avec esprit, car sa compensation ne dépend pas de moi. Il se tourna vers sa fille. — Oh! père, dit Yvonne, que vous êtes bon ! — C'est une chose que tu me ferais diffici- lement croire aujourd'hui, murmura Cazelle; mais il ne faut désespérer de rien... Les deux fiancés se regardaient avec une 206 LES FIANÇAILLES D'YVONNE joie profonde, immobilisés par la surprise et l'espérance. Ce fut la pauvre Mme Cazelle qui mit la petite main tremblante d'Yvonne dans la main de François Bernays. CE VOLUME A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER A TOURS PAR LES SOINS ET AUX FRAIS DE A. JOANIN ET C">, ÉDITEURS A PARIS EN LA MAISON DE E. ARRAULT ET O LE XXe JOUR DE NOVEMBRE DE L'ANNÉE MCMIII■M/9i§0.N d' EDITIONS 24. RUE K CONDt R9RJS. L. MiBT.THirX, Irap.