J.-H. ROSNY L'Épave LIBRAIRIE PLON L'ÉPAVE L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérie«r (section de la librairie) en janvier 1903. ŒUVRES DE J.-H. ROSNY Nell Horn, roman de mœurs anglaises............................ 1 vol. Le Bilatéral, roman de mœurs anarchistes et collectivistes.......... _ Marc Fane, roman social......................... ......... _ L'Immolation, nouvelles................................ __ Les Xipèhuz, merveilleux préhistorique.......................... _ Le Termite, roman de mœurs littéraires.......................... _ Les Corneilles, roman contemporain.......................... „ Daniel Valgraive, roman contemporain.......................... _ Vamireh, roman préhistorique................................... _ L'Impérieuse Bonté, roman contemporain...................... __ L'Indomptée, roman contemporain............................... __ Renouveau, roman contemporain............................... __ Résurrection, roman......................................... __ Ey-rimah, roman préhistorique............ ..................... __. L'Autre Femme, roman contemporain............................ _ Les Profondeurs de Kyamo, roman........................... _ Un Double Amour, roman..................... __ PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 3767.J.H. ROSNY L'ÉPAVE NOUVELLES PARIS LIBRAIRIE PLOS PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RBE GARANCIÈRE - 6è Tous droit réservés L'ÉPAVE Je suis né avec une laideur amère. La nature s'est complu à me vriller de tout petits yeux dans un gros visage, à me faire un nez plus camard que celui de Socrate, une bouche inégale et un teint si triste que j'ai toujours l'air de revenir d'un enterre- ment. C'est vous dire que j'ai passé une enfance assez malheureuse, car nos petits semblables n'ont guère le sens de la pitié pour les maux qui ne font pas pousser des cris à la victime; ils ont, en retour, un instinct du ridicule qui est peut-être la meilleure démonstration de la férocité native de l'homme. Accoutumé de bonne heure, j'avais fini par me faire aux brocards, et, vaille que vaille, ma, vie n'était point trop désagréable lorsque j'approchai2 L'ÉPAVE de ma dix-huitième année. Appliqué, studieux, amoureux des vieux maîtres littéraires, j'avais cent ressources pour passer le temps agréablement lorsque je me trouvais en compagnie de moi-même. Et, naturellement, je recherchais cette compagnie. Mais vers ce temps, je commençai à connaître un autre genre de tristesse, plus profonde, plus amère, aux sources mêmes de l'âme. Sans penser à mail, avec le sentiment de quelque chose de lointain, de futur, mais qui devait compléter ma vie, avec la vision frissonnante du mariage, je trouvais de l'agrément à regarder la grâce des jeunes filles. Je m'aperçus avec horreur que je ne plaisais à aucune. Chez les plus laides je sentis une répulsion (d'autant pire qu'elle était parfois amicale) — que rien ne pour- rait vaincre. Et j'eus alors l'impression d'une misère abominable, je me sentis dans le monde comme dans une île déserte, où jamais nul cœur ne vien- drait palpiter à côté du mien. Je ne vous ai pas dit que j'étais orphelin. Je vi- vais chez un oncle, esprit morose, corps malade, capable de remplir un devoir, mais étranger à toute manifestation affectueuse. Cet honnête homme ne m'adressait guère la parole, non plus qu'à ses do- mestiques. Je ne le voyais qu'aux heures des repas. Il passait seul de longues heures dans une vieilleL'ÉPAVE 3 bibliothèque où on l'entendait disputer contre ses livres, d'une voix rogue et altière. C'était générale- ment avec des philosophes qu'il exerçait son humeur controverseuse, et je me souviens d'avoir surpris des tirades amères, parfois insultantes, contre Hegel, Krause, Fichte. Quant à Auguste Comte, il ne lui adressait la parole que pour lui dire des injures. Pour se délasser, il se promenait dans le jardin, d'un pas inégal, souvent arrêté dans une sorte de contemplation morose. Là encore, il monologuait, mais contre les herbes, les fleurs, les arbres, qu'il taxait d'absurdes, d'extravagants et de prodigues. Il ne me détestait pas. Autant qu"n était en lui, il m'observait avec une sorte de compassion. Et il me disait .- Si tu étais une âme supérieure, tu te complai- rais à être comme tu es. Avec une pareille enve- loppe, on est bâti pour faire de grandes choses. Moi, la beauté m'a perdu... Il est constant qu'il avait dû être très beau dans sa jeunesse; il avait les yeux les plus éclatants, pleins d'un feu admirable, les traits nobles et fins, la bouche singulièrement rouge et sensuelle. Cet homme bizarre aperçut la crise de ma jeu- nesse. Il en fut évidemment touché. Il passait quel- quefois sur son visage une sorte d'attendrissement. Il m'observait; il essaya même de se montrer plus é4 L'ÉPAVE aimable, mais sans guère y réussir. Et il me ré- pétait : —- On n'a de bonheur que par soi-même. Les événements sont en nous : le dehors n'est qu'un accident. Je ne l'ai pas compris assez tôt, et j'ai été malheureux. Si tu pouvais le comprendre, tu serais le roi de toi-même et du monde... Je réfléchissais confusément à ces paroles. Elles ne me pénétraient point. J'allais par le jardin et le parc, promenant une affreuse mélancolie. Et, Ite moins propre des hommes à vivre par moi-même, je rêvais ardemment de donner mon existence à qui la voudrait, d'unir mes forces, mes tendresses, ma pensée à quelque créature près de qui il me serait doux de vivre «pour le mieux et pour le pire, dans le bonheur et dans l'adversité». Mais je sentais aussi que je ne serais qu'un misérable si ma com- pagne n'avait pour moi un peu de cette tendresse que j'aurais pour elle. Trois années se passèrent. Je continuais à par- tager mon temps entre l'étude et la rêverie soli- taire. Je ne m'habituais pas à ma misère. En vain essayais-je de me replier sur moi-même et de vivre la vie intérieure. Mes efforts de claustration étaient suivis de désespoirs plus intenses. Je n'en sentais que plus vivement le besoin des autres êtres, et sur-L'ÉPAVE 5 tout de cette compagnie charmante à qui l'on peut consacrer toute son âme. C'est alors que se produisit la rencontre qui de- vait bouleverser ma. destinée. Mon oncle, dans le but de me distraire, m'avait conduit à l'Océan. C'était sur la côte de Bretagne, dans un village solitaire, où la falaise, l'âpre sol de granit et les eaux glauques refont un paysage des temps tertiaires. Endroit mélancolique et presque funèbre, qui semblait peu propre à dispenser la joie. Mon oncle prétendait le contraire. Il affirmait que les contrées sombres donnent du ressort à l'âme chagrine, la trempent, la pénètrent d'une ardeur mystérieuse. — Il n'y a qu'une bonne doctrine curative, di- sait-il, — et morale et physique : traiter le sem- blable par le semblable. Une compagnie joyeuse est abominable au cœur ulcéré... La nature s'est mé- chamment complu à te rejeter à l'écart. Elle t'a fait une vie acre d'exilé parmi les hommes. Ce paysage d'exil, ces terres dures, ces végétaux noirs et ces marins taciturnes te feront de la force. Ils t'apprendront la loi profonde, l'orgueil viril d'être une île déserte, une mer sauvage, une forêt impé- nétrable. Ainsi parlait-il; puis, silencieux comme les ar- bres trapus du verger, ou disputant d'une voix6 L'ÉPAVE creuse avec les philosophes, il me laissait à moi- même pendant dfe longs jours. Je me promenais lugubrement dans les chemins, sur les crêtes arides et les cailloux roulés par les flots. Les premiers jours, à peine si je rencontrais quelque fille ou quelque pêcheur en course. Mais, après une semaine, presque chaque matin, je re- trouvais, le long des falaises, deux femmes — une vieille et une jeune. Elles étaient vêtues de noir, crêpes et laines, se promenaient à petits pas ou demeuraient assises dans une sorte de vaste niche naturelle, qu'on appelait dans le pays la maison de Saint-Michel. On ne les voyait que de neuf à onze heures, jamais le reste de la journée. Elles m'occupèrent peu d'abord. Je saluais en passant, sans presque oser regarder. La vieille dame avait une figure forte, un peu dure, une démarche masculine, de gros yeux surmontés d'épais sourcils gris de fer. Pour la jeune, je ne sais si elle était positivement jolie. Mais je sus vite le charme qui était en elle. Il s'échappait de ses longs yeux gris une tendresse enveloppante, une douceur généreuse, une grâce délicate. Il n'y eut jamais un plus beau sourire, ■— pénétré de toutes les pitiés, de toutes les nuances sentimentales de l'âme féminine. Dès la deuxième semaine, mon âme vide s'emplit de cette délicieuse image. Elle me hantait par l'âpreL'ÉPAVE 7 pays, elle me suivait devant le tumulte de l'Océan, parmi le retentissement des côtes attaquées par le bélier infatigable des vagues. L'immense mélan- colie du milieu l'ancra plus profonde en ma pensée, et tel fut le premier effet de la prévoyance de mon oncle. Un événement insignifiant, selon les règles, me rapprocha des solitaires promeneuses. Un matin que je me promenais sur la falaise et, par hasard, avec l'oncle, une écharpe de dentelle se déroula sur l'épaule de la vieille dame et s'envola comme un grand papillon. Elle s'arrêta, accrochée à une dent du roc, à mi-côte de la falaise. Je me précipitai, je sauvai le joli tissu et le rapportai à sa propriétaire. On me remercia, et nous échangeâmes quelques pa- roles. Mon oncle, qui n'avait pas voulu se détourner de sa route, fut mêlé, d'abord malgré lui, à la con- versation. Le sort voulut que la vieille dame et lui trouvassent tout juste les meilleures paroles pour se reconnaître de la même famille d'âmes. Tous deux se figuraient avoir perdu leur vie pour la même cause, tous deux estimaient l'humanité une quantité négligeable : — Il n'en faut prendre, disait parfois la vieille dame, que l'indispensable... comme on prend de l'air et db la nourriture. Mais pas plus que nous ne8 L'ÉPAVE nous inquiétons en général des événements météo- rologiques ni des péripéties de l'alimentation, pas plus ne devons-nous nous attacher aux événements humains. Elle divaguait là-dessus d'un ton rogue. Mon oncle parlait en même temps. Jamais l'un ni l'autre ne s'occupèrent de répondre. Il y avait entre eux harmonie préétablie; ils suivaient, sans s'entendre, la pensée l'un de l'autre. Sans avoir besoin de se donner rendez-vous, ils prirent l'habitude de se rencontrer le matin. Et tandis qu'ils discouraient à perdre haleine, je mar- chais, presque silencieux, à côté de la jeune fille. Elle ne laissait voir aucun déplaisir de ma laide compagnie. Elle me parlait avec naturel et douceur; elle semblait prendre intérêt aux menus événements de ma vie. Vous entendez bien que je ne l'entrete- nais que de Y à-côté de mes impressions et non point du tréfonds incurable de ma tristesse . Hélas ! c'est ainsi que la destinée me préparait au désespoir. La silhouette charmante devint le prin- cipe de ma vie. Elle fut tout ce qu'une pauvre âme humaine souhaite dans le fugitif séjour terrestre. Elle fut cette part de l'univers, la plus éclatante, la plus belle, qu'est la femme aimée. Ce n'est point de la rhétorique de dire que Marguerite était pré- sente dans chaque aspect des choses. Quel hommeL'ÉPAVE 9 épris véritablement n'a point aperçu que la femme aimée est un symbole de tout ce qui fut admiré et craint à travers les siècles? Et comment en pour- rait-il être autrement? Depuis tous les temps de l'histoire, l'homme s'est épuisé en images pour dé- peindre la frêle créature adorée. Le firmament, l'astre, la montagne, la bête gracieuse, le fruit, la fleur, la tempête, tout a exalté l'amour, — et tout a été plus ardemment admiré à cause de l'amour, — tout a pénétré, transformé, embelli l'amour. Le chantre biblique, déjà, ne trouve aucune figure trop aimable, grande ou terrible. Le clair troupeau à l'abreuvoir, le lion rugissant, la nuit scintillante, la rosée du matin, la grenade, le muguet, la rose du Saron, le torrent et la fraîche fontaine, tout lui remet en mémoire quelque grâce ou quelque splen- deur de la bien-aimée. Il sait bien que l'humanité et la nature entières sont, en un sens, présentes dans la femme qu'il a pu concevoir plus douce que la tourterelle et «plus terrible qu'une armée en ba- taille». Ils le savent aussi, les grands épiques hel- lènes, les aèdes primitifs, les formidables tragiques. Nulle image du ciel ou de la terre n'est trop belle ou trop forte pour célébrer la magie de celle dont le vieux Priam disait qu'il était juste qu'un peuple mourût pour elle. Je revivais humblement ce drame intarissable quiL'ÉPAVE ne cessera jamais d'émouvoir l'humanité, tant qu'elle ne sera pas vieille et décrépite. Et ma frar gile et terne destinée apprenait à son tour la lé- gende merveilleuse qui lie le présent au futur. Mais cette légende était en ombres. Chaque chose qui est allégresse pour le triomphateur était pour moi souf- france. J'aimais en paria, avec la certitude de ne jamais être aimé. Je goûtais enfin la mystérieuse volupté du supplice, et non seulement je n'avais pas la volonté de le fuir, mais je m'en grisais si- nistrement, je portais avec une ardeur sauvage la couronne d'épines... Qui démêlera la loi singulière qui fait accepter à tant d'hommes l'envers du bon- heur, — le coup pour la caresse, lapreté pour la douceur? Ignorance, espoir obscur? Sans doute, pour un grand nombre. Mais beaucoup n'ont point d'espérance et distinguent nettement toute l'étendue de leur misère. Ils se sentent relégués à jamais. A peine s'ils ont une courte révolte. Ils s'incrustent, ils se réfugient au fond même de l'infortune. Il semble qu'ils payent une dette ancienne pour leurs aïeux, ou qu'ils rachètent des âmes qui vont naître. Ils restent inébranlablement à leur poste de tristesse comme un marin au grand cœur sur le navire qui sombre. Quoi qu'il en soit, j'aimais Marguerite, — je l'ai- mais autant que jamais héros de légende n'aima sa Juliette ou son Yseult.L'ÉPAVE il J'acceptais toute l'horreur de cet amour sans issue, — sauf en un point : je ne voulais pas que Marguerite appartînt à un autre, je ne voulais pas admettre que je pusse ne plus la voir, vivre banni de sa présence. Et j'étais positivement persuadé que le jour de son mariage serait le jour de ma damnation. Cependant mon oncle et Mme Dermeuse appré- ciaient de plus en plus le soin que la nature avait mis à leur faire des caractères semblables. Ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre; pendant des soirées entières, ils invectivaient Auguste Comte et le docteur Robinet, tantôt à la lueur des lampes, tantôt sous la clarté des étoiles. Le caractère de mon oncle s'en ressentait. Il était plus heureux de beaucoup, il avait la mine plus ouverte et ses lèvres avaient rappris à sourire. Et il me disait : — Le semblable guérit le semblable! Vois mon exemple, Louis. Il a suffi que je puisse mirer mon âme dans celle de Mme Dermeuse, et c'est presque le bonheur... — Mais, rétorquais-je... c'est pourtant de la vie extérieure ? — C'en serait, avec toute autre personne... mais non avec celle-ci qui ne fait que m'ajouter un autre moi, presque identique au premier. Et puis, n'oublie pas que dans ma vie trop agitée je n'ai pas assez 12 L'ÉPAVE appris la voie véritable du bonheur. Je ne puis l'ob- tenir que par à peu près. J'ai trop l'habitude des êtres. En tout temps la compagnie de Mme Der- meuse m'aurait été très agréable. — Elle l'est dou- blement dans cette vieillesse pleine encore de mau- vais plis... Pour un peu, ce me serait une néces- sité. Tandis que si j'avais commencé à ton âge... j'aurais complètement appris à ne rien attendre que de moi-même... Dans le fond, je finissais par espérer un mariage entre ces deux philosophes : ainsi pourrais-je rêver, vivre de plus près encore dans l'atmosphère déli- cieuse de mon amie. Je me berçais de cette idée, lorsque mon oncle s'avisa de remarquer que j'étais plus pâle qu'à notre venue dans le pays, que j'avais les yeux creux et brillants de fièvre, les joues mai- gries et que je mangeais à peine. Comme il est bon observateur quand sa distrac- tion! et sa négligence ne l'arrêtent point, — il ne tarda pas à découvrir la cause de mon état. Il s'en inquiéta vivement et, un matin que nous termi- nions notre déjeuner : — J'ai surpris ton secret, me dit l'excellent homme: C'est une douloureuse affaire. Selon le cas, c'est l'heure où ton âme va s'aveulir ou se retremper. Tu ne peux naturellement concevoir aucune espé- rance. ■flL'ÉPAVE 13 — Je n'en conçois aucune, ripostai-je sombrement. —■ Je n'en attendais pas moins de ton bon sens... Je veux cependant, vu l'excessive gravité du fait, agir comme s'il était possible d'arriver à un résultat. Je consulterai mon amie et sa nièce... — Gardez-vous-en bien, m'écriai-je avec terreur. C'est à mon exil que vous aboutirez... —' Et c'est à ton exil qu'il faut aboutir, repartit-il, si, comme il est presque sûr, on décline la demande que je vais faire. Il ajouta avec bénévolence : — Car tu penses bien que nous nous mettrons d'accord, Mme Dermeuse et moi, pour t'interdire de voir encore Marguerite. Ton intérêt l'exige. S'il est déjà absurde de souffrir dans les circonstances pré- sentes, songe combien cette absurdité serait aggra- vée auprès de cette jeune fille alors qu'elle aura refusé ton hommage, et aussi combien son attitude sera difficile, voire pénible, vis-à-vis de toi. Je connaissais trop mon oncle pour discuter sa résolution : elle devait être inébranlable. Je m'ef- forçai seulement d'obtenir quelque concession pour le futur : — N'est-ce pas une sorte de mort à laquelle vous me vouez ? demandai-je. — Non, c'est de la bonne chirurgie d'âme ! re- partit-il en se frottant les mains.14 L'ÉPAVE — Du moins, fis-je avec un accent qui le trou- bla, promettez-moi que je pourrai la revoir... plus tard... — Je le promets... mais après douze mois. C'est, ajouta-t-il en souriant, le temps nécessaire pour détruire les effets de ces sortes de poisons. Tu seras alors résigné et, j'espère, convaincu enfin qu'il n'est que la vie intérieure... ce qui te permettra de par- courir une aimable carrière de philosophe ou d'éru- dit... de cultiver quelque manie saine et forte qui vous accapare entièrement son homme... Il partit là-dessus et revint deux heures plus tard avec un visage riant : ■— Tout va bien! s'écria-t-il... Je devins pâle comme la mort. Quelque chose d'immense palpitait en moi, l'espérance infinie de l'homme dont l'exécution est suspendue au pied même de la guillotine. Mon oncle vit mon trem- blement. Il s'empressa de dire : — Naturellement, on te refuse. Mais en revanche j'ai obtenu pour moi la main de Mme Der- meuse... Je tombai sur une chaise, anéanti, tandis que le brave homme se promenait de long en large, avec jubilation, en se frottant les mains à les écorcher. — Et après tout, s'exclama-t-il, le refus n'a rien d'humiliant pour toi. Le cœur de cette jeune per-L'ÉPAVE 15 sonne n'a point encore parlé, bien que de séduisants amoureux lui aient fait la cour... Elle ne rêve que de revoir les siens, laissés là-bas en Amérique. Dans quelques jours, elle part... elle laisse Mme Der- meuse. Ainsi tout est pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles. Je demeurai deux jours plongé dans un abatte- ment affreux. Je n'avais littéralement plus la force de marcher. Je passais de longues heures couché dans un fauteuil, à regarder le jeu du vent et des vagues. Et tout m'apparaissait dans un lointain étrange ou comme au travers d'une vieille vitre verdie. Mon oncle me laissait livré à moi-même : c'était, à son sens, la seule thérapeutique. Il me parlait à peine, vivement préoccupé de son mariage et aussi d'un livre qui venait d'arriver et qui traitait de l'hyperpositivisme. Ce livre le fâchait plus en- core que Comte, Robinet et Spencer. Il traitait l'au- teur avec le dernier des mépris. Dans son indigna- tion, il l'appelait par son prénom et le tutoyait. Le troisième jour, il vint me trouver dans l'après- midi, et, me voyant si triste mine, il montra quelque pitié : — Je te plains, mon pauvre Louis, dit-il... oui, en vérité, je te plains. Mais aussi tu aurais dû te garder un peu mieux... Depuis tant d'années que,6 L'ÉPAVE tes semblables t'ont appris la disgrâce de ta per- sonne, tu as eu tout loisir pour te défendre contre l'amour ! Et ton sentiment est presque aussi insensé que si tu t'avisais de vouloir atterrir dans une autre planète... Il s'interrompit pour jetef entre les dents un mot d'insulte à Eusèbe (tel était le prénom de l'homme à l'hyperpositivisme). Puis il reprit : — Deux bonnes nouvelles... D'abord, Margue- rite est partie par le coche ce matin de bonne heure. Tu ne cours donc plus le risque de la revoir, ce qui, dans l'espèce, était le pire désagrément qui te pût arriver. Ensuite, Mme Dermeuse et moi- même quittons la Bretagne demain. Tu seras seul. Tu pourras te ronger à loisir. Ne sors de ce lieu que guéri. Deux, trois mois d'un beau désespoir te vac- cineront pour le demeurant de ta vie... Je te laisse un fonds de bibliothèque misanthropique pour ajouter à l'efficace du traitement... Il ajouta d'une voix douce : — Du courage, pauvre Louis! Tu ne seras heu- reux que lorsque tu auras compris la forte parole antique : «Il n'est pas bon de manger trop de: miel!...» Et à propos, tu atteins ta majorité dans quelques jours. Je te présenterai ce soir mes comptes de tutelle... Tu n'es pas sans valeur, camarade : tu incarnes quarante-quatre mille trois cent soixante-L'ÉPAVE 17 dix francs et vingt centimes de rente. Avec cela, on te donnera à ton soûl la comédie de l'amour. II Mon oncle partit en effet le lendemain. Je de- meurai seul dans notre maison de granit, devant le parc aux vieux chênes celtiques. Les ténèbres habi- taient mon âme. Ce qui, pour d'autres, n'eût été qu'un épisode mélancolique vite effacé par l'espé- rance, parut tarir en moi la notion du bonheur. Que de jours je rôdai parmi les ajoncs, sur les falaises jaunes et noires, dans les cris du vent, de la pluie et des vagues ou sous la cuisson du soleil, avec la sensation d'être déjà parmi les morts. Ni haine ni tendresse, ni sens du bien ou du mal, — rien qu'une morose indifférence. Toute chose me semblait inu- tile, mais nulle autant que moi-même. Plein du mé- pris de mon être, qu'aurais-je estimé dans l'univers ? Pour songer à faire quelque chose pour les autres, il faut avoir du moins une petite croyance en sa propre personne. Qui s'annule, annule tout. Toutefois, et pour ainsi dire à mon insu, je pre- nais quelques résolutions. Je voulus demeurer dans le pays; je m'assurai pair un bail la jouissance pro- longée de ma demeure; je fis réparer la toiture eti8 L'ÉPAVE refaire l'écurie; j'achetai deux chiens énormes, plus doux que des moutons et plus courageux que des tigres ; je multipliai les oiseaux dans mon domaine. Je travaillais ainsi obscurémest à satisfaire mes goûts et à me donner quelque confort, — mais sans éprou- ver à cela aucun contentement, — guidé par la force d'inertie, par l'instinct, plus puissant que la joie et la douleur. L'automne et l'hiver passèrent. J'avais repris mes lectures, je dévorais la bibliothèque laissée par mon oncle. Elle était sinistre, pleine des lamentations de tous les génies qui ont décrié l'homme ou blas- phémé la nature. Mais ils ne pouvaient me désoler davantage. Plutôt me consolaient-ils et me fai- saient-ils reprendre à la vie, non point à la vie d'espérance, mais à une vie noire et forte, un peu végétale. Je m'attachai davantage à la mer. Je vivais au rythme de ses vagues et aux rugissements de ses tempêtes. L'ombre me trouvait assis devant les troupeaux noirs et phosphorescents. Je suivais le reflux alors qu'il descendait de pierre en pierre, découvrant des pays qui semblaient naître vierges sous le soleil; je me retirais à petits pas lorsque le reflux lançait sa cavalerie vers le rivage et sur les flancs aigus de la falaise. L'Océan1 me semblait chaque jour plus nombreux et varié, père intaris-L'ÉPAVE ,g sable de tout ce qui croît et s'agite, formidable nour- ricier des neiges de l'Alpe, des glaciers, des sources, des vallées fécondes. Un jour, sortis de lui, nous y retournerons : des villes, des pays immenses peu- ples d'hommes .flotteront à sa surface et plonge- ront dans ses profondeurs. C'est auprès des eaux que je repris, pour la pre- mière fois, quelque intérêt à l'humanité. A trois kilomètres de mon manoir, il y a un petit port, — sorte de cuveau dans un cirque granitique, juste ce qu'il faut pour une modeste escadrille de pêche. Ceux de nos gens qui ne sont ni Islandais ni pêcheurs de fort tonnage y rassemblent leurs barques. Ils alternent généralement le travail de mer avec le labourage ou quelque profession inter- mittente, — charpentiers, vanniers, cordiers, voire ébénistes... L'un d'eux m'intéressa. Il était laid jusqu'au paradoxe, — un œil arraché et l'autre planté près de la tempe, un nez de bouledogue, grumeleux et couleur de prune, le visage comme retaillé à coups de marteau, au point de lui tourner le menton vers l'épaule. Avec cela boiteux, et des bras longs comme ceux d'un gorille, de gigantes- ques mains plates. Cet homme habitait une maison solitaire, sur le plateau, — une maison basse, du granit le plus dur, et qui remontait peut-être à cinq cents ans. Il était à laL'ÉPAVE fois pêcheur et charpentier, selon les circonstances. Quinze êtres vivaient de son industrie : — sa sœur, veuve d'un Islandais mort en croisière, et les qua- torze enfants de cette sœur. L'homme était taci- turne, sauvage, la parole brève, et ne fréquentait personne. C'était un travailleur solide; ses œuvres de charpentier pouvaient braver des siècles. Je le fis venir pour réparer ma toiture et finir l'écurie. Il arri- vait dès le grand matin, avec l'aîné de ses neveux, et ne finissait sa journée qu'au crépuscule. Il était payé à l'heure, n'ayant pu estimer le prix de son travail. J'aimais le voir à la besogne. Il déployait une force et une dextérité étonnantes ; les mouvements de ses longs bras avaient quelque chose de fantastique, et, malgré sa claudication, il avait le pied très sûr. Je m'arrêtai un jour près de lui, tandis qu'il man- geait sa soupe et son pain, assis devant la porte de l'écurie, sur une grosse poutre de chêne. Il mâchait largement, comme un taureau, avec lenteur et satisfaction. Je contemplai sa laideur, presque respectueux : elle effaçait la mienne d'au- tant que le bambou efface le petit gramen de nos champs. Je ne pus me retenir de lui demander : — Etes-vous heureux? Il déposa son pain et son écuelle. Pour mieux me voir, il tournait vers moi sa tempe gauche. Enfin, il répondit :L'ÉPAVE 21 — Je me porte bien! — Et quand vous vous portez bien, vous êtes heureux ? — Il le faut bien, monsieur. Quand on se porte bien, on mange. Je le pris pour une brute et je l'enviai. Il conti- nuait à me regarder de son étrange œil de cerf, et la curiosité, éteinte par sa réponse, me reprit à l'im- proviste : —• Bon! fis-je... Quand on mange, on est heu- reux. Mais ne désirez-vous pas autre chose ? — Peut-être un peu plus de cidre, — car pour l'eau-de-vie, j'en ai perdu l'habitude. —■ Et puis, c'est tout? — Un peu plus de tabac encore... Il parut pensif et ajouta : — Tout de même, on s'en passe. Um sourire passa sur son visage, — on eût cru voir sourire une langouste. Mon envie croissait jus- qu'à la jalousie : j'aurais voulu être cet homme. Je dis encore : — Vous n'avez jamais souhaité autre chose? — Si fait, monsieur, il y a un âge où l'on souhaite. J'ai souhaité. Et peut-être bien qu'il y a comme ça des jours où on voudrait autre chose. Aux jeunes gens, ça les aide à croître. Mais pour les hommes, ça les empêche...L'EPAVE — Eh bien! quand vous priez... vous demandez bien quelque chose ! — Je demande ce que la prière dit de demander. Mais de moi-même, je ne demande rien. Tout ce qui est dans la prière est bon. Il n'en faut pas plus. Maintenant, il m'étonnait un peu; je repris : —' Voyons, quand vous étiez à l'âge où l'on souhaite encore, est-ce qu'il n'y a rien qui vous rendait triste... rien que vous regrettiez ? Il secoua la tête, comme un cheval qui chasse les mouches : — Il n'y a qu'à me regarder, monsieur, pour de- viner que je trouvais mes bras trop longs, mon visage die travers, mon œil pas joli, et les filles ne riaient pires die moi que par moquerie. Les filles, voilà ! c'est pour se marier. Et moi, j'aurais bien voulu. Lorsqu'on est en mer et que la tempête se lève, on aimerait le calme... mais tout ce qu'on peut faire, c'est de mener sa barque. J'ai mené ma barque, monsieur. C'est tout ce qu'il y avait à faire ! Peut-être soupira-t-il, mais je n'en suis pas sûr. Nous restâmes deux minutes à nous considérer en silence. Puis, je murmurai, plein de mon sujet et sans tenir compte de la simplicité du charpentier : — Est-ce que cela ne vous semble pas injuste? Il mit un bon moment à comprendre. — J'y ai jamais pensé, dit-il... L'injustice, c'estL'ÉPAVE 23 quand on est condamné sans avoir rien fait — ou quand on ne vous paye pas un prix convenu... mais il ne peut pas être injuste que je sois comme je suis... — Enfin, un tel est beau, un tel est laid. Pour- quoi? Il se mit à rire : — C'est comme ça ! Un crabe est un crabe ! Si ce n'était pas ainsi, il n'y aurait rien... Il n'y avait rien à répondre. Aucun philosophe n'aurait pu mieux dire en cinq paroles. Mais, acharné à faire le tour de cette conscience obscure : — Quelle idée vous faites-vous de votre avenir? lui dis-je. — Pourquoi m'en faire une idée ? — N'êtes-vous pas impatient d'être débarrassé de toute cette famille qui vit de vos bras? — Mes bras sont longs ! fit-il avec un gros rire... Ce dernier trait me désarçonna. Je le regardai avec admiration : tous les philosophes stoïques me parurent d'insupportables bavards. De ce jour, ma curiosité m'attacha à cet homme. Je l'employai une partie de la saison, en lui lais- sant toute latitude pour ses petites croisières de pêche. Deux ou trois fois, je passai à la vieille mai- son de la falaise voir ceux dont il était la provi-24 L'ÉPAVE dence. C'était une famille vivace et saine, mal nour- rie, mal logée, mal vêtue, mais croissant tout de même, soutenue par les forces obscures qui font la puissance des nations. Je m'ingéniais à leur venir en aide non par l'aumône, mais en utilisant les petits gars pour les messages ou pour peupler d'oiseaux mon domaine. Je n'affectais aucune familiarité ni aucune rudesse : ni l'une ni l'autre ne s'accommto- dent au tempérament breton. Leur sort m'intéressait prodigieusement, non pour eux-mêmes, mais à cause de cet homme hideux qui les gardait contre la nature et la société : c'est ma laideur, enfin, qui triomphait lorsque je me plaisais à l'œuvre de Marcof Cozic. Un événement tragique me rapprocha encore de ces êtres. Il y avait, à près d'une demi-lieue des falaises, un écueil de trente mètres de tour, qui devenait un îlot à marée basse. Par les beaux jours, il arrivait à des jeunes gens d'y aller passer quelques heures. Ils y goûtaient sans doute l'éternelle aventure, l'at- tente du chasseur à l'affût, l'inquiétude de la bête poursuivie. Rarement repartaient-ils avant que la vague couvrît presque le faîte. Et les jours de vent, il y avait péril. Un matin, deux des fils de la veuve, Yves et Pierre, l'un âgé de treize ans et F autre de onze, prirent le vieux canot de: Cozic pour se rendre àm L'ÉPAVE 25 lecueil des goélands. Le temps était beau. Les plus fins cingleurs d'Atlantique n'eussent pas pré- dit la tempête. Elle vint cependant, brusque et formidable, tandis que le flux montait au rivage. Assis à la maison de Saint-Michel, je considérais le «rush» des vagues. Le grand vent, secoué sur la mer furieuse, montait la falaise avec un bruit long, sifflant, incessant, — et les plus petits brins d'herbe se courbaient tout lustrés, comme si une brosse les eût fait reluire. Sur la rive apocalyptique, parmi un peuple de rocs, sur l'ossature fendue de la falaise, nue et polie ou couverte de plantes roussâtres, l'eau glisse, bondit, écume, gouttelle, pleut, cascade, et tantôt semble des êtres; blancs et glauques, tantôt rede- vient l'Elément. Au fond du firmament, de grandes îles de vapeur ont dévoré le soleil. Longtemps grisé de vent, je ne vis que les eaux, les pierres et les nuages. Mais, tournant la tête, deux petites silhouettes m'apparurent sur l'écueil des goélands, presque englouti par la mer. Elles s'agitaient. Je les devinai tout de suite en détresse, et, descendant vers le port, j'espérai trouver du secours. Il n'y avait personne. Quelques minutes, je criai dans la tourmente. Ma voix se perdait comme une plume d'oiseau sur un torrent. La fureur me prit. Le péril, le bruit excitant des26 L'ÉPAVE vagues, l'air violent de la tempête, me jetèrent dans une sorte de folie. Sachant que je n'avais pas le temps de courir au village, j'allai vers un canot à moitié soulevé par le flux, je le mis à flot, et déjà jeidétachais l'amarre, lorsqu'une grosse voix me cria : —■ Attendez ! Je reconnus Cozic. En1 un moment, il eut franchi la distance, et, trempé jusqu'à la ceinture, il bon- dissait dans la barque. Il ne me dit pas un mot; — 11 saisit une rame tandis que j'empoignais l'autre, et nous voilà partis sur les vagues. Tout alla bien d'abord. Une sorte d'accalmie s'était faite!. Nous sortîmes du havre et ramâmes désespérément vers 1 îlot. Tout mon être était lutte et colère, ma force doublée. Mais le vent reprit; il se rua sur notre flanc et souleva le canot. Je nous croyais perdus, — une écume épaisse nous aveuglait, — nous chavirions. Je ne sais quelle réaction de la vague nous sauva et nous permit de reprendre notre route. Durant dix minutes, nous roidîmes nos muscles. Nous avancions, — mais avec quelle lenteur! Là-bas, l'eau arrivait au haut de l'écueil. Les enfants, accrochés à l'arête culmi- nante, tantôt à moitié flottants dans la vague, tan- tôt immergés ou secoués par l'ouragan, pouvaient disparaître à chaque minute... — Nous arrivons ! fit Cozic d'un ton calme.L'EPAVE Nous arrivions en effet. A travers le bruit des éléments, nous entendîmes deux ou trois fois, tel le bruissement d'un insecte, le cri plaintif des petits. Mes muscles faiblissaient, je tirais convulsi- vement. Enfin nous y voici... vingt mètres à peine nous séparent de l'écueil... —■ Nous pouvons encore avancer de quelques mètres, me cria Marcof... Une vague colossale nous souleva. Puis nous re- tombâmes dans un jaillissement d'eau et d'écume. Les enfants n'étaient plus qu'à une quinzaine de mètres. ■— Stop! mugit mon compagnon. D'un mouvement aussi rapide, aussi précis que le piston d'une machine, mouvement sans doute cal- culé d'avance, Cozic saisit un gros cylindre de bois attaché à une corde et le lança vers les enfants. — Le plus jeune d'abord, fit-il d'une voix de tonnerre. Les petits obéirent : Yves saisit le bloc et le tendit à son frère; la corde, halée d'une main athlé- tique, ramena son fardeau vivant. Seconde à se- conde, nous vîmes le corps de l'enfant qui appro- chait. Enfin, le long bras de Cozic plongea et Pierre, suffoqué, pantelant, tomba au fond du canot. Nous poussâmes une sauvage clameur de triom- 1 I28 L'EPAVE phe. Mais notre joie fut courte. Les vagues se ruaient dans un assaut suprême, et, tout à coup-, un grand cri sinistre : Yves avait disparu, — la cime de l'écueil émergea déserte... — Tenez ferme! dit Marcof en me passant sa rame. Son visage était immobile, il n'exprimait aucun sentiment, sauf peut-être l'attention. En deux mou- vements, il arracha sa veste et disparut dans l'Océan. Ce qui se passa alors, je ne l'ai jamais su. Je ramais désespérément pour demeurer autant que possible à la même place, sans rien voir au- tour de moi que l'agitation frénétique de l'élément. Je n'étais, je crois, ni inquiet, ni triste, — la fata- lité enveloppait mon âme, — je faisais mécanique- ment ce qu'on m'avait dit de faire. Du reste, je croyais Cozic perdu, — et je m'imaginais guère échapper moi-même. De minute en minute, ma ré- sistance faiblissait. Déjà la mer se jouait du canot comme d'une épave... Cependant, le petit Pierre était revenu entière- ment à lui. Redressé, il observait la mer comme un jeune léopard observerait la forêt. Soudain, il étendit la main, clamant : — Ils sont là! Je vis à quelques toises une tête qui émergeait, je fis de mon mieux pour approcher. Trois fois leL'ÉPAVE 29 canot et le nageur se touchèrent presque, et trois fois la vague, comme attentive, nous sépara au mo- ment précis de l'abordage. L'émotion m'était reve- nue. Je hurlais de rage. La quatrième fois, quand nous fûmes à deux toises, je tendis une de mes rames. Et ce fut un drame fugitif et sinistre. Il s'en fallut d'un cheveu que nous tombions tous au fond de l'Océan. Mais enfin la chance nous fut favorable, nous nous retrouvâmes ensemble dans la frêle coquille. Le flux et nos rames nous portèrent au rivage. Ce sauvetage m'avait rempli de vanité. Je me délectais au spectacle de ceux que j'avais aidé à reprendre aux eaux dévoimotes. Leur sort me fut cher; leur présence célébrait mon courage; je leur étais devenu une sorte de parent. Mais surtout l'Océan me passionna. Sans doute, je l'avais tou- jours aimé, mais non de cette ardeur. Je lui devais ma première consolation depuis le départ de Mar- guerite : sa vue me remplissait d'un délicieux sen- timent de lutte. Je voulais y avoir une demeure, et je me rendis à Brest dans l'intention d'acheter quelque petit bâti- ment. Le hasard me favorisa. Je trouvai un bateau de trois cents tonnes, fait pour marcher à la voile, mais qui, par les gros temps, pouvait rentrer sa toile m30 L'ÉPAVE et naviguer à la vapeur. Confortable, à double co- que, presque insubmersible, mais lourd et lent, c'était, en somme, une bonne maison pour la mer, peu propre toutefois à flatter la vanité du propriétaire. Il faisait partie de l'héritage d'un riche Malouin et n'avait guère d'amateur : je l'eus pour un morceau de pain, Il comblait mes désirs. La vitesse; et le profit me laissaient indifférent. Je n'escomptais que la vo- lupté de vivre sur les eaux dans une cabane solide et aussi, mais plus vaguement, quelque émotion de sauvetage : quel vaisseau pouvait mieux me con- venir que ce bâtiment épais, solide, bien armé contre la tempête et les écueils ? J'engageai pour mes croisières Cozic, l'aîné des fils de la veuve et quelques hommes choisis parmi les plus laids du pays. J'eus ainsi un équipage à mon goût et à ma ressemblance, et qui m'était dévoué. Fus-je heureux, alors? Je ne puis le dire. Mais je vivais fortement : mes jours et mes nuits s'em- plissaient d'émotions magnifiques. Merveille des grandes eaux! En elles, toute la création recom- mence. Dans les nuits noires, lorsque la palpitation des étoiles et des phares se mêle à l'horizon, n'étais-je pas le maître du temps et de l'étendue? Le ciel, la mer, les blancheurs des flots, les feux épars du zénith, le bruit de la vague et de la brise, c'est l'unité du monde. Les limites ont disparu. OnL'ÉPAVE 3i flotte dans l'éternité et l'infini. A peine pouvais-je encore me figurer la sèche immobilité des terres : il semblait que j'allais passer d'astre en astre jus- qu'aux confins des nébuleuses. Que rêvais-je? Je l'ignore presque. Des choses vastes comme le voyage, des aventures confuses et très lointaines, mais dont aucune ne m'occupait au point d'en souhaiter la réalisation. Quelquefois, nous appro- chions des côtes, — nous jetions l'ancre dans quelque havre connu d'un des nôtres, par une nuit de clair de lune. III Ainsi je me reprenais à la vie. Je n'en étais pas moins un exilé. Une sourde inquiétude accompa- gnait chacun de mes désirs. Sans doute, le monde avait cessé de me paraître vide et misérable; sans doute, je mettais de la passion à agir et à rêver, mais je ne pouvais jamais complètement écarter une impression d'infirmité et d'humiliation. J'étais né pour l'amour, et j'en avais une conception assez élevée. Quand bien même j'eusse été un grand in- venteur ou un profond artiste, j'aurais, je crois, mis l'amour au-dessus des plus nobles travaux. Com- bien devait-il me paraître plus haut encore, enfermé 32 L'ÉPAVE que j'étais dans le cercle des hommes ordinaires. A la vérité, j'aurais pu, ainsi que l'avait dit mon oncle, m'en faire donner la comédie. Mais à ce compte, je préférais le néant. C'aurait été déjà un grand bonheur, si j'avais pu aimer secrètement quelqu'un qui ne m'eût rendu que de l'amitié. J'imaginais une existence très douce, d'amour sans espoir, à cette seule condition de pouvoir vivre à l'ombre de ma bien-aimée et que ma présence ne lui fût pas déplaisantei Ce rêve de tous les déshérités me poursuivait nuit et jour. Sou- vent, il m'attendrissait jusqu'aux larmes, et d'au- tres fois, il m'accablait de douleur. Il m'arrivait de rêver l'amour d'une fille de la côte. Elles ont parfois du charme. Leurs yeux sont lumière et le sourire de leur bouche est mys- térieux. Mais le fond de leur âme est vraiment trop animal. Et puis, elles n'étaient guère plus in- dulgentes que les femmes de ma classe... Je me tenais un soir sur le pont, accoudé sur le bastingage. La mer était presque immobile. Elle était pleine d'astres allongés, de constellations con- fuses et tremblantes, sous un ciel de nacre noire. Le vent semblait venir d'un autre monde : il sen- tait le citron, l'orange, le safran, le cinname. Et j'aurais voulu rêver au bonheur, — mais je ne pou- vais pas. Ma laideur m'étouffait...L'ÉPAVE 33 Cependant le vaisseau filait lentement sur les flots tranquilles, comme une grande bête douce. J'apercevais la silhouette de Cozic, de deux mate- lots et de l'homme de la barre. Je me sentais im- mensément loin du monde, maître de mes actes, libéré des hommes. Quel ennui de ne pouvoir jouir en paix de cette nuit ravissante!... Soudain, dans la rumeur des vagues et des voiles, j'entendis un faible cri, — un cri d'angoisse, un cri de naufragé prêt à perdre le souffle. C'était parti de là-bas, presque à l'avant du vaisseau. Mes cheveux frémirent, mon cœur, effrayé, cessa un mo- ment de battre. Je tendis l'oreille, j'écoutai. Le cri ne se renouvela point. Mais j'étais sûr d'avoir entendu, j'étais sûr qu'un être humain était là, sur l'étendue fluide, qui luttait pour vivre et qui, à chaque minutet, pouvait S'engloutir dans l'abîme. — Le projecteur! criai-je en me précipitant vers Marcof... Il y a un homme à la mer... Soit que j'eusse été plus près du naufragé que mes hommes, soit pour toute autre cause, Cozic et ses compagnons n'avaient rien entendu. Mes or- dres furent rapidement exécutés. Les feux du pro- jecteur coururent sur la mer. Rien ! On n'aperce- vait que la palpitation légère des vagues, jusqu'au bout des rais. — Vous vous êtes sans doute trompé, monsieur, 334 L'ÉPAVE &t un des matelots... En mer, on entend souvent des cris imaginaires... -—■ C'est mauvais signe! murmura un autre... — J'ai entendu ! m'écriai-je avec véhémence... Mais nous avons dépassé l'endroit... Tâchez, Mar- cof, de revenir exactement sur notre route... — On tâchera, monsieur, — mais c'est bien diffi- cile! Quelques minutes plus tard, tous les hommes étaient sur le pont. Cozic changea la direction du bâtiment, en s'efforçant d'évoluer autour d'une po- sition moyenne. Vingt minutes se passèrent ainsi, sans donner de résultat. Les longs rais du fanal filaient dans les ténèbres, comme un chemin de lu- mière. Tout à coup, Cozic s'écria : — Je vois quelque chose ! Il demeura un instant le regard fixé sur un ob- jet invisible pour les autres. Peu à peu, j'arrivai à braquer ma lunette d'après ses indications. Et j'aperçus alors distinctement un morceau de bois et une tête d'homme ou de femme aux longs che- veux flottants. — Le canot à la mer! En peu de temps mon ordre fut exécuté. Je pris avec moi mes compagnons habituels : Cozic, Laë, et nous nous dirigeâmes vers l'épave. Nous y parvînmes sans encombre, guidés par Iç projecteur.L'ÉPAVE 35 Nous trouvâmes une jeune femme absolument épuisée, qui sûrement n'aurait pas tenu un quart d'heure. Elle poussa un faible cri à notre arrivée, et quand nous l'eûmes hissée dans le canot elle] s'évanouit, comme il arrive souvent après la cessa- tion d'un effort terrible ou d'une angoisse exces- sive. Mes matelots voulurent lui verser quelques gouttes d'eau-de-vie entre les dents. Je le leur dé- fendis, et tandis que nous retournions au bateau je lui fis respirer mon flacon de sels. Elle revenait à elle lentement. Son cœur se remit à battre, elle aspira l'air avec force, mais ne rouvrit pas les yeux. On la hala sur le pont sans qu'elle reprît connais- sance. Tandis qu'on lui frictionnait les tempes, le front et la poitrine avec de l'eau salée, je l'examinai. J'avais rarement vu un aussi beau visage. Elle avait le teint des gens du Nord, avec les lignes fermes, le rythme sûr des divins masques antiques. L'éner- gie et la douceur se mariaient harmonieusement sur une bouche charmante et sur un front clair, pur, surmonté d'une chevelure noire aussi nombreuse et souple et fine que les plus délicieuses chevelures blondes. Elle était grande et taillée pour le mou- vement, la poitrine d'Artémis ou d'une oréade, des membres bien ajustés, des mains petites, mais qui semblaient vives et nerveuses.36 L'ÉPAVE je la regardais avec orgueil. Il m'était très agréable de l'avoir sauvée. C'était comme une re- vanche de ma laideur : cette femme si belle ne sub- sistait que parce que le déshérité l'avait voulu; je lui avais donné une seconde naissance... Tandis que je songeais, la jeune femme ouvrit les yeux. Ils furent comme une aurore dans le magnifique visage, et le plus grossier de mes ma- telots eut comme un saisissement de beauté. Elle balbutia : — Merci!... Ma vie à ceux qui l'ont sauvée... Elle tendait la main, je la serrai avec attendris- sement. — J'ai soif! reprit-elle d'une voix débile. Je lui fis boire de l'eau sucrée. Elle l'aspira avec des soupirs de joie. Je ne voulus pas lui donner plus de trois verres. Elle se résigna, elle balbutia quelques mots encore et s'endormit. IV Je visitais le parc avec les neveux de Cozic, afin de prendre des mesures pour protéger les oiseaux qui hivernent dans le pays. L'été jetait ses derniersL'ÉPAVE 37 feux. Les arbres étaient drus encore et tout glo- rieux de feuilles. — Mais une pâleur langoureuse s'épandait sur la verdure. Lequinoxe était pro- chain. La mue rendait les passereaux débiles et fiévreux; ils demeuraient silencieux ou poussaient des cris incertains. Et déjà les insectes, ayant fini leur œuvre, mouraient par myriades sur les herbes sèches et la terre affaiblie. Nous assurâmes quelques abris pour mes petits hôtes contre le froid ou l'ennemi. J'aurais pu les nourrir, — mais c'eût été les affaiblir contre la na- ture et ruiner peut-être leur descendance. Il fallait se contenter de leur venir en aide, au cœur de l'hi- ver, en semant et cachant quelques provisions, de manière qu'ils dussent se donner la peine de les dé- couvrir : ce procédé m'avait bien réussi l'année aupa- ravant. Les bestioles avaient prospéré sans perdre leur sauvagerie alerte et leur salutaire méfiance. — Monsieur, me dit le petit Pierre, il y aura beaucoup de corbeaux cette année... et les éper- viers ne sont pas rares... Ils seront nuisibles à vos petits oiseaux... Faut-il leur donner la chasse? -— Les corbeaux peuvent être éloignés. Il suffira de leur dresser quelques pièges... Ceux qui seront pris resteront exposés quelques jours : les autres n'y reviendront plus... Contre les éperviers, il fau- dra voir. *38 L'ÉPAVE Je me sentais las. Je m'assis sur un banc moussu, dans une clairière, et je laissai continuer leur tra- vail aux entants. Ils étaient sagaces comme de pe- tits sauvages; ils remplissaient leur tâche avec scrupule et savaient mieux que moi la rendre effi- cace. Ils disparurent. Je regardais confusément une fourmilière, cent petites bêtes actives, remuantes, ingénieuses, qui combattaient pour vivre avec une ardeur frénétique et une merveilleuse solidarité. Et je rêvais. Je rêvais à l'épave mystérieuse qui, de- puis quatre mois, occupait toute1 ma vie; à l'épave vivante que j'avais trouvée dans les flots de l'Océan... Dans une synthèse rapide, tous les me- nus événements de la singulière aventure se retra- çaient devant moi. Je revoyais la nuit immobile, les longues scintillations des astres remués dans son sein; j'entendais le cri de détresse sur le désert incommensurable des eaux. Puis, là tête aux longs cheveux, l'Artémis mourante étendue sur le pont de mon yacht, la malade qui luttait désespérément contre la mort, et enfin la convalescente que deux matrones promenaient lentement sur ma pelouse ou parmi les arbres de mon verger... J'étais con- tent et fier de mon œuvre. La présence de la jeune déesse jaillie des ondes me charmait sans me trou- bler. J'étais résigné à la mélancolie de son départ. Mais de jour en jour ce départ avait été reculé. La ■MB L'ÉPAVE 39 mer, qui m'avait remis l'épave, garda son secret. Si, après deux semaines de fièvre, la naufragée avait repris possession d'elle-même, le mal sem- blait avoir divisé sa personnalité. Une partie de son âme était demeurée dans le naufrage. Ses idées étaient lucides et claires, des événements nom- breux surnageaient dans sa mémoire, elle était fine., très intelligente, sensitive, — mais elle avait com- plètement perdu le souvenir de son nom, de tous les noms propres et de certains événements de son existence. Elle se souvenait bien de son enfance, elle savait qu'elle était devenue orpheline de bonne heure, qu'elle avait très peu de parents, deux ou trois cousins éloignés, un vieil oncle infirme, et toutes personnes qu'elle connaissait mal et qui n'habitaient pas la ville où elle était née. Elle savait encore qu'elle avait été mariée, que son mari avait péri en voyage, -— mais de sa vie avec cet homme, elle ne se rappelait que de rares incidents, sans importance. Un petit carnet de notes, qui avait été retrouvé sur elle, corroborait ses souvenirs et y ajoutait quelques lueurs confuses... par malheur il ne contenait que des prénoms, aucun nom de fa- mille. C'est ce carnet, d'ailleurs, qui m'avait appris qu'elle s'appelait Régine... Non seulement son ori- gine familiale restait obscure, mais on n'avait pu dé- couvrir d'où elle était venue. Elle parlait français, avec40 L'ÉPAVE un accent très pur, ce qui, joint à la description qu'elle faisait de sa ville natale, me fit supposer qu'elle était de la Touraine... Je m'adressai à la Sûreté, sans obtenir aucun résultat; je mis des annonces dans les journaux et dans les revues, avec le por- trait, ■—- un portrait dont la ressemblance était par- faite, — mais je ne reçus que des réponses ambi- guës ou ridicules. Je me décidai enfin, pendant juillet et août, à parcourir, avec Régine et une gou- vernante attachée à sa personne, les provinces du Centre et quelques villes du Nord, de l'Est et de l'Ouest. Ces voyages furent vains : pas la moindre piste, pas le plus léger indice qui pût nous mettre sur la voie! De guerre lasse, nous étions revenus à la Héron- nière... J'ai dit que j'avais d'abord été content et fier de mon œuvre. Mais à mesure qu'une fatalité singu- lière rejetait l'épave vers moi, la fièvre et le trouble" me saisirent. L'antique Eros se jeta sur moi et me dévora. Mon amour pour Marguerite, au prix de celui-ci, semblait la flamme timide du foyer auprès d'un feu de fournaise. Lorsque apparaissait le clair et brillant visage de mon amie, lorsque se tournait vers moi le regard innombrable de ses yeux d'aigue-marine, mon cœur s'arrêtait, une douleur aiguë et délicieuse, un effroi terrible et doux em-L'ÉPAVE 4i plissait ma poitrine... Je savais trop qu'elle ne pouvait m'aimer... Je ne l'espérais pas. Je deman- dais seulement qu'elle restât mon amie et qu'elle n'en aimât pas un autre. Mais un tel aveu, avec une femme parée de toutes les grâces, est aussi riche en jalousie, en chagrins et en rangements que le pour- rait être un amour résolu... Depuis quelques semaines, la crise devenait plus affreuse. Régine, qui, jusqu'alors, avait accepté mon hospitalité parce qu'elle se savait de la fortune, commençait à devenir inquiète. Deux ou trois fois, elle avait manifesté l'intention de partir, et chaque fois elle n'était restée que parce que j'avais feint d'attendre des nouvelles décisives sur son identité. Hélas! je pressentais que l'heure était proche où elle ne se contenterait plus de ces défaites... Que faire? Comment garder cette proie exquise?... et je maudissais presque la nuit où la mer me l'avait donnée... Le son faible d'un piano, se répandant sur la pelouse, me fit tressaillir; je marchai vers la mai- son d'un pas lourd. Régine jouait cette plainte de Schumann si lente et si profonde, où il semble que le musicien an- nonce sa mort. Les notes s'élevaient dans la vieille maison bretonne comme de petites âmes douces,42 L'EPAVE pleines de souvenirs vagues et de regrets confus. Et je rêvais à ce psaume de David qui m'avait si souvent ému de sa forte amertume : « Eternel ! Dieu de ma délivrance, je crie jour et nuit devant toi... Car mon âme est rassasiée de maux, et ma vie est venue jusqu'au sépulcre... On m'a mis au rang de ceux qui descendent dans la fosse... placé parmi les morts comme les blessés couchés au sépulcre... Eternel, pourquoi rejettes-tu mon âme, pourquoi caches-tu ta face de moi ? » Régine laissa retomber ses mains; et l'on n'en- tendit plus que la pluie incessante qui ruisselait sur les arbres. La jeune femme alla jusqu'auprès de la fenêtre et contempla longtemps le parc. Elle s'harmonisait avec ce jour d'automne comme elle s'harmonisait avec toutes choses : sa beauté n'était d'aucun temps ni d'aucun lieu, — elle eût également respletadi dans l'éblouissement d'un soleil d'Afrique ou sur les banquises du pôle. Et je ne me repro- chais pas de l'aimer, ■— comment aurais-je pu faire autrement? —■ mais d'oser souffrir par elle. Pour- quoi ne pas être tout simplement heureux de vivre à son ombre? Elle se tourna vers moi et dit : — Il y a plus de séduction dans les jours de soleil, mais combien les jours pluvieux sont ten- dres et intimes. Je n'ai jamais compris la désola-L'ÉPAVE 43 tion des gens devant la pluie. Toute petite, j'éprou- vais un attrait étrange à cette longue rumeur des gouttes, à cette chute fraîche du ciel sur la terre... —■ Enfant, je détestais la pluie, repartis-je; j'y voyais toujours le déluge, la fin du monde. Les temps gris me paralysaient. Je regardais presque avec épouvante s'assembler les nuages, et dès que le ciel redevenait bleu, je poussais des cris de joie. C'est depuis peu d'années que j'ai pris goût à la pluie. Je n'y prenais pas goût ce jour-là : elle m'était aussi indifférente que l'eussent été le soleil, la grêle, l'ouragan. Et j'imaginais que Régine ne s'y intéres- sait guère plus que moi. Je la sentais nerveuse et mélancolique. Elle dit brusquement : — Vous n'avez pas de nouvelles, n'est-ce pas, mon ami? Je hochai tristement la tête. Elle hésita un mo- ment, puis d'une voix basse, mais f|rme : ■— Je ne puis rester plus longtemps à votre charge... Laissez-moi faire mon devoir! — Votre devoir est de rester ici tant que nous n'aurons pas réussi dans nos recherches... Que de- viendrez-vous, seule, sans amis, sans nom et sans ressources ? — Je vous demanderai un dernier secours; je partirai pour un de ces pays nouveaux où l'on n'at-44 L'ÉPAVE tache pas une grande importance à l'état civil des gens... Avec du courage, on trouve toujours son pain quotidien ! — Un homme, oui ! m'écriai-je avec rage... mais une femme, jeune et charmante, est exposée à toutes les indignités, à toutes les insultes ! — Pas partout!... fit-elle avec dignité. Et même nulle part, si elle ne le veut pas !... ■— Mon Dieu ! murmurai-je d'une voix plain- tive... à quoi bon ces scrupules bourgeois! Votre destinée ne ressemble à aucune autre. Pourquoi ne pas céder à des forces plus puissantes que toute volonté humaine? Pourquoi ne pas m'obéir, puis- que!, aussi bien, c'est à moi que l'obscure fatalité vous a remise? — Je vous obéirais en toute chose, dit-elle avec agitation. Je mourrais sur un signe de vous... Cha- cune des minutes de ma vie n'est qu'un élan de reconnaissance pour mon sauveur... Une seule chose est impossible! je ne puis pas rester ici... non seulement je suis un fardeau, mais je suis un danger !... Je gâte votre bonheur futur... Qui sait ! acheva-t-elle avec un doux sourire, si je n'empêche pas votre mariage! — Mon mariage! criai-je avec éclat... Mais je ne me marierai jamais... mais je suis trop laid et trop misérable pour qu'aucune femme digne d'êtreL'ÉPAVE 45 aimée veuille de moi. Mon mariage ! Autant parler du jardin des Hespérides... Nos regards se pénétraient. Je sentais, selon la forte expression de Flaubert, «mon âme se ré- pandre comme une onde» autour de cette tête ado- rable. Elle devint pâle; sa lèvre se contracta; ses épaules frissonnèrent. — C'est pire! murmura-t-elle... Puis d'une voix suppliante et avec une tendresse contenue : — Laissez-moi tout mon courage!... J'en ai be- soin pour quitter cet abri si doux... Plus encore qu'auparavant, je sens que c'est mon devoir envers vous et envers moi-même! Elle me tendit la main. Je la pris avec accable- ment; j'osais à peine la tenir entre mes doigts. En- core une fois nos regards se rencontrèrent. Ses yeux étaient pleins de trouble et de pitié, —et cette pitié me fit un mal affreux .- n'était-ce pas la si- nistre pitié de la femme pour ceux qu'elle ne peut aimer, pour ceux dont la caresse lui ferait horreur? J'aurais préféré un regard de haine!... Je m'attardai longtemps devant la vitre maudite où s'était déroulée cette scène. La pluie pourrissait les herbes et les arbres; c'était la fin du monde, — la vie semblait retourner à ces boues hideuses dont elle avait jailli aux temps obscurs des origines. H46 L'ÉPAVE V Après une semaine abominable, supplice de chaque jour, agonie de chaque minute, je cessai toute résistance à la volonté de Régine. Je me dis que je devais être irrémédiablement vaincu, que mes efforts ne feraient qu'aggraver ma torture, que d'avoir été le sauveteur ne rendait mon amour que plus intolérable et plus odieux... — Soit! fis-je... un après-midi qu'elle m'avait reparlé de son départ... qu'il soit fait selon votre volonté... Des larmes me montaient aux yeux. Je me sau- vai dans le parc, puis sur la grand'route Le temps était gris et désespéré comme mon âme, des nuages très bas couraient sur la falaise. Je traversais la lande, toute violette de bruyères. A la brise, les clochettes durcies sonnaient doucement, comme de quelque immense troupeau de bestioles. L'étendue était belle de mélancolie et de solitude : une faible ligne de hauteurs me cachait le village et la lande n'était interrompue que par le groupe lugubre des rochers que je voulais atteindre.L'ÉPAVE 47 La voix des bruyères en automne est sûrement la plus triste qui sorte des végétaux. Ne dirait-on pas tout le peuple des fées naines chuchotant plain- tivement sur la lande?... Des corbeaux s'élevèrent avec leur cri rauque; l'heure sonna au clocher rouilleux du village; et il me sembla soudain vivre dans un autre siècle, quand l'homme, isolé sur la terre, n'avait avec ses frères lointains que les communications lentes et irrégulières que permettait l'emploi du cheval et du navire à voiles. Alors, à coup sûr, la terre était plus vaste et l'imagination se peignait avec gran- deur les autres mondes de ce globe. Maintenant, en quelques heures, nous connaissons le résultat d'une bataille ou la hausse d'un produit aux antipodes; — en un jour, nous passons de Paris à Rome et nous parlons directement à un ami séparé de nous par cinq cents lieues. L'ancienne proposition «le monde est grand» tend à être remplacée par sa né- gation américaine «le monde est petit». S'il est une joie et mille commodités dans ce rapetissement de la planète, c'est aussi une mélancolie. Nous y per- dons une poésie très pénétrante, que l'agrandisse- ment de l'espace stellaire ne saurait compenser : l'immensité de la terre était notre immensité, — celle dfe l'univers étoile est urne immensité étrainip-ère. L'Océan apparut, roulant ses troupeaux sauva- il48 L'ÉPAVE ges. Le vent soufflait par saccades ; il était brusque mais tiède; il variait continuellement la lumière sur l'eau tremblotante. Réfugié dans un repli de la falaise, caché aux yeux des gens de la côte, je m'abandonnai à mon désespoir. Je contemplais les vagues montantes; je me disais que je ne ferais pas un pas pour les fuir. Des temps incommensurables semblaient avoir passé depuis le sauvetage de Ré- gine. Je me sentais vieux comme les granits, comme les pierres roulées de la plage, comme les coquilles incrustées dans la roche calcaire... Le flux montait. Une résignation lasse me venait, avec de la fièvre et un peu d'hallucination. Je n'avais plus de colère que contre l'Océan; dans mon délire, il me semblait conscient de ses actes. Je l'exécrais; je le maudissais à la façon des sauvages ou des anciens, lui repro- chant de m'avoir déçu, de m'avoir jeté l'épave fu- neste... Il continuait à monter cependant. Il enflait ses voix formidables, il précipitait ses masses pro- fondes. Je n'avais plus que quelques minutes pour choisir entre la mort et la vie. J'ignorais moi-même quelle serait ma volonté. J'avais croisé les bras. Mon cœur palpitait, d'une émotion où tantôt dominait le désir du néant et tantôt l'instinct de la conserva- tion... Un cri aigu retentit parmi les appels de la mer retentissante et, me retournant, je vis Régine sur l'étroite chaussée qui reliait mon abri à la terreL'ÉPAVE 49 ferme. Elle était pâle comme les nuages, mais le visage sévère, la bouche contractée... — Régine! m'écriai-je, épouvanté de voir les va- gues frôler sa robe. Elle ne répondit pas; elle vint jusqu'à moi, prit ma main d'un geste impérieux et m'entraîna. Nous arrivâmes au haut de la falaise sans qu'elle eût prononcé une parole. Là, elle eut une défaillance, elle dut s'appuyer contre une hutte de douanier. De grosses larmes coulèrent sur ses joues; elle me regardait avec une tristesse vaste, profonde, déchi- rante. Alors, un remords immense m'écrasa; je vis tout ce qu'il y avait de bas et de cruel dans mon désespoir, et je dis à voix basse : — Pardonnez-moi ! Je vous jure d'avoir mainte- nant du courage... o Elle eut un sourire mélancolique à travers ses larmes, elle murmura : — Mais moi... je n'ai plus de courage. Je ne pourrai plus partir!... — Non! non... m'écriai-je avec véhémence. Je ne veux pas que vous soyez victime de ma lâcheté... je ne veux pas que vous meniez auprès de moi une vie odieuse et misérable... vous êtes faite pour le bon- heur!... vous êtes faite pour l'amour!... J'avais pris ses mains, je les étreignais avec fièvre, je balbutiais : 45° L'ÉPAVE —■ Je vous jure pourtant que je n'avais conçu aucune ridicule espérance... Mon amour était pur de calcul!... Jamais je n'ai eu l'indignité de vouloir mêler votre destin à celui du paria!... — Ah! soupira-t-elle... qu'il est difficile de se faire comprendre! Et mettant sa tête contre ma poitrine, nouant ses bras flexibles autour de mon cou, elle chuchotait : —• Faites de votre épave ce que vous voudrez !... Elle est à vous, mon ami, pour le mieux et pour le pire... heureuse si vous êtes heureux... prête à dis- paraître au premier désenchantement !... VI Six ans déjà ont passé depuis la divine aventure. Et j'ignore toujours les origines mystérieuses de mon amante. L'Océan a gardé son secret. Et c'est plus doux ainsi. Par les soirs magiques, les soirs où le Cygne et la Lyre palpitent de feux tendres, tan- dis que nous nous tenons auprès des ondes, je goûte une joie fabuleuse, comme si vraiment Régine n'était pas une fille des hommes, et que la mer tu- multueuse l'eût engendrée ainsi qu'une néréide ou l'Amphitrite.LE BAGNE J'ai toujours été riche; mon père l'était, mon grand-père aussi. Si j'insiste sur ce point, ce n'est pas par une stupide vanité, la suite de mon récit prouvera que j'y vois plutôt une sorte d'excuse; c'est pour expliquer des côtés de mon caractère qui, sans cela, demeureraient indéchiffrables. Encore aujourd'hui, malgré de douloureuses épreuves, je ne puis concevoir nettement un état d'esprit indépendant de cette notion de richesse. Ma manière de parler, d'agir, de penser, tout rap- pelle que je suis né avec une immense fortune et que j'ai continué à posséder cette fortune à travers ma vie; la certitude de pouvoir vaincre tous les obsta- cles qui s'opposent d'ordinaire aux gens pauvres ou de condition médiocre m'a donné une assurance extrême; les flatteries, les courbettes, les bassesses, me semblent aussi naturelles que les services de mon valet de chambre. Le mot «égalité» pour moi52 LE BAGNE n'a pas de sens. N'allez pas en conclure que je sois particulièrement porté vers la tyrannie. Je suis per- suadé que je ne l'aurais pas établie si elle n'avait existé; mais comment m'y opposerais-je? Je subis une sorte de despotisme à rebours dont on ne tient pas assez compte en général. La masse entière de notre société s'applique à corrompre le riche. Non seulement il se sent tout-puissant sur son entourage, redouté, respecté; mais encore les pauvres montrent, en mille occasions, qu'ils se méprisent entre eux pour leur pauvreté même. Et cela est vrai pour le peuple, pour la petite bourgeoisie, le monde de la politique, des arts, des lettres, des sciences. Je sais qu'on se récriera en me lisant, qu'on parlera des hommages rendus à certains poètes affamés, à des savants mi- nables, à des politiciens sans ressource; mais qui- conque a vu ces hommes de près sait qu'ils n'eurent à aucun moment la sensation complète de leur gloire, que cette gloire fut pour eux, comme pour ceux qui la leur attribuaient, une chose abstraite, détachée de l'individu. Verlaine me fut présenté un jour par des amis qui désiraient m'intéresser à lui. Je sentis très bien que, pour tout le monde et pour moi-même, le glorieux poète devenait une sorte de mendiant. Nous savions qu'il avait fait des vers superbes, mais les vers et l'homme demeuraient sé- parés dans notre tête. Les mots ne sont rien dansLE BAGNE 53 une pareille occurrence. A l'idée seule die la pau- vreté, notre âme s'arme d'un inconscient mépris. Je rencontrai Villiers de l'Isle-Adam dans un salon : le nom, le renom de l'écrivain, tout m'éblouit, et je lui parlai avec un respect, une humilité qui dut surprendre cet excellent observateur des travers ploutocratiques. J'ignorais à ce moment qu'il menait la plus pitoyable existence. Dès que je l'eus appris, la aère silhouette se ternit dans mon souvenir même, et, quand je revis ensuite cet homme célèbre, je ne pus jamais retrouver l'im- pression qu'il m'avait donnée à la première en- trevue. Qu'on me pardonne d'insister sur ces détails; mais la plus grande douleur de ma vie, je la dois à cet extraordinaire et stupide sentiment de la su- périorité des riches, et, comme un joueur maniaque refait continuellement le cal cul de la martingale qu'il a crue infaillible et qui l'a ruiné, moi, je remonte aux causes de mon malheur. Ah! certes, il demeure dans l'homme une féro- cité native qui s'éveille devant la faiblesse. N'est-ce pas l'histoire de toute l'animalité? Le chat peut-il avoir pitié de la souris? Les poules n'achèvent-elles pas impitoyablement leur compagne blessée? Le chien ne se jette-t-il pas avec rage sur tout ce qui a peur, sur tout être qui fuit? Hélas! je crois bien54 LE BAGNE que mon sentiment à l'égard des pauvres tient de cela. Je les ai toujours vus tellement humbles et craintifs devant moi, j'ai toujours tellement senti que je tenais leur vie dans ma main. Où donc cher- cheraient-ils du recours ? Entre eux, ils se détestent, ils se disputent nos faveurs. Dès que nous les ac- cueillons, ils visent notre argent et se mettent eux- mêmes sous nos griffes. Je sais bien que cela aussi est naturel, puisque cet argent qui nous coûte si peu devient pour eux une question de vie ou de mort. Mais il n'en va pas moins que le riche se sent dé- tenteur d'une formidable puissance, et qu'il est aussi fatal pour lui d'arriver au mépris du pauvre qu'au pauvre d'arriver à l'envie et au respect du riche. Je ne prends pas parti. Je ne plaide point pour l'une ou pour l'autre classe; je constate la différence essentielle entre les âmes. On m'a objecté, quand j'ai dit ces choses, que la différence provenait surtout du fait que l'on naît pauvre ou riche, injustice fondamen- tale qui entraîne toutes les autres. Comment expli- querait-on alors que certains individus, enrichis brusquement par un héritage ou un gain imprévus, échangent du jour au lendemain des sentiments de pauvre contre des sentiments de riche? Non, si l'éducation et même l'hérédité ont une part dans le curieux état où se porte notre âme suivant notre fortune, elles ne sont que des facteurs secondaires :LE BAGNE 55 la cause principale est ailleurs, dans un instinct de nature, dans l'aveugle puissance chasseresse qui nous pousse, enfant, à dénicher les oiseaux et, homme, à savourer l'agonie du lièvre blessé. En disant tout ceci, je me place au-dessus des vaines discussions, je me borne à constater un fait. Riches et pauvres peuvent, je pense, en tirer égale- ment leur profit, les uns en s'efforçant de parvenir sans une aide qui leur est cent fois pour une refusée, en ne s'avilissant pas en vain; les autres, en ap- prenant à ne pas céder à une impulsion brutale, indigne de la haute humanité. La terrible histoire dont ceci n'est que la préface illustrera d'une preuve que je crois péremptoire toute cette psychologie. Je fus marié à vingt ans, avec une jeune femme aussi riche que moi, charmante, d'ailleurs, belle et pleine d'esprit. Inutile de dire qu'elle partageait le travers général de notre monde; mais les femmes apportent en ces choses une sorte de passion qui nous étonnera toujours; tantôt cent fois pires, tan- tôt cent fois meilleures que nous; impitoyables avec les uns, faibles et vaincues avec les autres; si bien que leur mépris participe du caprice et se fait par là mieux excuser que le nôtre, tout froid et systé- matique. Celle-ci avait la manie de n'aimer, de ne protéger que des œuvres, que des hommes ayant56 LE BAGNE reçu une consécration officielle. Elle adorait les corps constitués, les sections de l'Institut, les Fa- cultés, les écoles, les musées, les sociétés reconnues d'utilité publique. Elle faisait tout le bien imagi- nable dans cet ordre d'idées. Mais on sait à quoi cela se résume. Jusqu'ici les savants, les artistes, les économistes, les philanthropes eux-mêmes n'ont pu se mettre d'accord sur le point de savoir si les ins- titutions officielles, les concours, les prix, les bourses sont oui ou non une prime à la paresse et à la mé- diocrité. Un humble ignorant comme moi ne tran- chera pas la question. Aussi n'ai-je jamais tenté d'arrêter ma femme dans ce qu'elle regardait comme de généreux élans. Elle ne m'a certes pas convaincu de l'imiter, encore qu'elle m'ait parfois entraîné à verser la forte somme pour telle ou telle de ses en- treprises. Non que mon budget de charité fût moindre que le sien, mais il se répandait tout entier en aumônes, en secours légers et temporaires. Cette forme plaisait à mon égoïsme. Très sensible, la vue de la souffrance m'émeut profondément, et j'aime avoir l'impression d'un remède immédiat. Rien ne répond mieux à cela que l'aumône. Il m'a toujours été assez indifférent de savoir ce que devenait l'homme ou la femme que je tirais d'affaire. Pour moi, les douleurs lointaines n'étaient point des dou- leurs, ou, du moins, je ne m'en sentais pas respon-LE BAGNE 57 sable. De même, ce qu'on appelle des peines morales n'avaient guère le don de m'inquiéter que chez les gens riches, et il ne me serait pas venu à l'idée de consoler un pauvre à la manière dont je consolais les personnes de mon monde. L'argent me semblait l'unique chose que je dusse aux misérables, parce que c'était la seule chose qu'ils me demandaient, et si j'affectais quelque pitié dans les calamités où l'on, voit périr des familles entières de mineurs ou d'ouvriers d'usine, c'était en vertu d'une soli- darité abstraite, conventionnelle, qui n'atteignait pas le fond de mon cœur; je me croyais bien quitte du moment que j'avais versé aux souscrip- tions publiques une part en rapport avec mes moyens. Je n'eus qu'un enfant de ma femme, un garçon. Par un sentiment aussi vieux que le monde, ce fils représentait pour moi non seulement ma chair et le sang de mes veines, mais encore Fkêritier. Et ici nous apparaît sublime la parole du Christ : « Il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille.» Le sens en est profond. Si la ri- chesse nous rend matérialistes, ce n'est pas seule- ment par l'inévitable corruption ni même par la dé- licatesse de notre vie, c'est surtout parce que nous possédons quelque chose en dehors de nous-mêmes,5* LE BAGNE en dehors de notre âme, et que la transmission de cette chose à nos descendants nous préoccupe autant que notre survie. Mon fils ne fut pas cette douce propagation d'une flamme divine que des parents pauvres peuvent voir dans leur enfant; il fut le richissime jeune Delambre, l'hoir sacré de nos maisons, de nos châteaux, de nos terres, de notre argent. Sans lui, tout cela finissait avec nous. Il était notre or autant que notre sang; ainsi, à travers les siècles, notre race n'a pu se détacher de la terre : toujours il y est demeuré quelque chose d'elle, en quoi nous l'avons incarnée, et le royaume des deux nous a été inaccessible. Le soin que nous prîmes de l'éducation de cet enfant si tristement voué à l'éternelle richesse ne différa point de celui qu'on prend d'ordinaire. Nous savions par intuition que la grande fortune crée une personnalité inévitable, et que notre lutte serait vaine pour obtenir de changer celle de notre fils. Nous ne nous sentions pas la force de le sevrer de nos ten- dresses; l'eussions-nous fait, nous n'aurions jamais eu la pensée de le soustraire aux influences de la richesse que nous étions fiers de lui laisser. Tou- tefois, le petit homme montra des dispositions au travail, un certain amour pour la science qui char- mait notre vanité et qui fut sa perte. Loin de moi l'idée d'accuser la science; sa beauté va par-dessusLE BAGNE 59 nos tristes agitations; mais je vois dans le malheur de mon fils une sorte de symbole de la destinée du riche dès qu'il tente de participer aux grandes sources de l'activité psychique. Il en est sans doute de cela comme de la religion primitive des apôtres, où il fallait entrer dépouillé de ses biens sous peine de se! voir, comme Annunic et sa femme, frappé par la main de Dieu pour avoir fait une réserve. Paul avait dix-huit ans quand nous le retirâmes des écoles; il était assez chétif et nous désirions le fortifier par les exercices physiques. Il prit goût à tous les sports de notre temps; mais il continua de prendre des leçons de sciences naturelles. Le professeur que nous avions choisi se nommait André Le Bert et possédait des connaissances uni- verselles, quoiqu'il fût plus spécialement physicien. Je revois cet homme près de mon fils, penché sur lui, expliquant les figures d'un manuel ou dessinant des appareils, traçant des schémas. Il avait un visage énergique, tout jaune de bile, les yeux dans de pro- fondes orbites, une barbe rare, une mâchoire courte et terrible. J'admirais fort sa science; mais je le mé- prisais. Il était mal vêtu, d'une redingote dont les boutons montraient leurs capsules, d'un pantalon trop court et de souliers jamais cirés. Ses yeux bril- laient comme deux beaux flambeaux de vie, son front s'élevait prodigieux jusqu'à sa chevelure noire,6o LE BAGNE longue et plate sur sa tête. Je ne voyais ni les yeux ni le front, je voyais la redingote et mon âme de- meurait close devant lui comme devant le plus vil laquais. Il me devait sa place, et je croyais le rétribuer au delà de ses peines et de ses mérites en lui payant cent francs par mois les deux heures qu'il consa- crait journellement à mon fils. L'homme n'avait point de situation officielle, ayant raté l'agrégation, je pense, et, d'ailleurs, animé d'un esprit nettement hostile à toute hié- rarchie. Il avait coutume de s'élever avec fermeté contre les servitudes d'esprit, prétendant que le respect ne s'impose à l'égard des savants que pour les travaux accomplis, que chacun en jugeait là- dessus à sa guise et qu'il n'était pas de fonctions, de titres, d'insignes qui pussent obliger un homme de science à s'incliner devant ses confrères. «Les plus grands d'entre nous, disait-il, se sont souvent couchés dans la tombe avant qu'on leur ait rendu justice; plusieurs même sont morts tout en- tiers, et personne n'a songé à réparer pour eux l'in- justice de leur époque... Avez-vous jamais réfléchi à ce que furent ces Grecs qui professaient la vérité à l'égard de notre système astronomique, et qui se virent préférer d'illustres charlatans?... Nous- mêmes savons à peine leurs noms, et, pour l'immenseLE BAGNE 61 majorité de nos contemporains, Copernic est le créateur original de l'admirable théorie planétaire admise aujourd'hui.» Je l'écoutais avec un intérêt méprisant, tandis que ma femme le prenait en exé- cration. Que de fois je l'ai entendue se moquer de la vieille redingote et du teint jaune, de la mine ardente et concentrée du bonhomme! Que de fois aussi elle m'a prié de le remplacer par quelque pro- fesseur régulier ! Ses raisonnements à ce propos ne manquaient pas de justese, et peut-être, si je les avais suivis, n'aurais-je pas connu l'affreuse tristesse où je me consume. — Ne vois-tu pas, disait-elle, qu'il enseignera à notre cher Paul une science audacieuse et vaine puisqu'elle ne sera pas d'accord avec la science con- sacrée? Il peut lui être indifférent à lui, pauvre hère déclassé, de se trouver en opposition avec l'ordre établi en ce monde pour les sciences comme pour la ^morale; il n'a presque rien à y perdre, tandis que Paul ne saurait que gagner à se soumettre aux justes hiérarchies. Sois sûr, d'ailleurs, que, si la vé- rité s'est parfois égarée dans la tête des rebelles, elle se trouve plus fréquente et mieux établie dans les rangs des sages et des soumis. Je ne détestais pas la contrarier, car elle n'avait que trop d'autorité dans le ménage; je répon- dais :62 LE BAGNE — La vérité est la vérité. D'ailleurs, cet homme enseigne la science des livres, jamais je ne l'ai en- tendu émettre de théories personnelles... — Mais il ricane, il raille, il trouble ainsi l'es- prit d'un enfant. — Ma chère amie, Paul aura toujours le temps de se reprendre. D'ailleurs, je l'observe avec atten- tion, et je le vois demeurer froid et insoucieux de- vant les doutes de son professeur. En somme, je ne croîs pas que notre fils s'intéresse jamais assez à la science pour qu'il soit besoin de lui ménager l'avenir. Il aime connaître; mais toute incursion vers le nouveau l'ennuie. C'est lui qui ramène Le Bert à la réalité, et il le fait avec cette tranquille assurance qu'il tient de nous... — Tu regretteras ta sympathie pour cet homme ! Parole prophétique dont j'ai plus tard compris la portée. Non point que la présence d'un André Le Bert chez des gens de notre classe dût nécessaire- ment amener la catastrophe qui s'est produite chez moi, mais que cette présence ne saurait être autre chose que périlleuse. Le feu est l'ennemi du bois. La haute société européenne vit sur un ordre de choses conventionnel; elle ne peut, elle ne doit absorber la vérité qu'à petites doses et surtout n'adopter que des vérités de seconde main. André Le Bert, lui, touchait à la vérité immédiate, à la nature; queLE BAGNE 63 dis-je? il était la nature même avec ses périlleuses intempéries. Or, nous n'acceptons de la nature que des minutes exquises, nous tenons l'intempérie de- hors, son contact nous tuerait. Pour être logique avec moi-même, j'aurais dû mettre Le Bert à cette distance où nous mettons nos domestiques; mais l'opposition de ma femme me porta, en vertu de ce que je croyais un esprit de justice, à lui adresser quelques paroles de sympathie. Que ne me suis-je coupé la langue; car, je m'en rends bien compte aujourd'hui, ma sympathie était une double imbécillité, insultante pour lui qui me dépassait de cent coudées, dangereuse pour moi qui ouvrais une brèche dans la forteresse de mépris où nous résistons victorieusement à toutes supériorités psychiques. Cet homme, plein d'un génie ardent et audacieux, me vint trouver un matin dans mon ca- binet. — Excusez-moi, monsieur, dit-il, d'oser me pré- senter devant vous avec de si légers titres à votre bienveillance; mais des idées nouvelles et, je l'es- père, infiniment fécondes, sur les lois de la propa- gation de la lumière, me font un devoir, dans l'in- térêt supérieur de la science, de risquer une tenta- tive que nulle autre considération ne m'aurait pu suggérer... Je l'écoutais, je ne disais rien. Je me sentais plein64 LE BAGNE de froideur et presque de colère. Depuis longtemps je m'attendais à une demande de secours. Il ne m'était pas encore arrivé de voir un homme vêtu d'une si triste redingote passer dans ma vie sans qu'il songeât à m'emprunter quelque chose. Cepen- dant, il continuait, s'échauffait à mesure, mais sans perdre jamais le fil de son discours, sans tomber surtout dans aucune sentimentalité. — Je sais, monsieur, que votre grande fortune a pu vous attirer nombre de sollicitations semblables à la mienne et que plus d'un faux savant, plus d'un inventeur fou, se sont efforcés d'attirer votre inté- rêt sur leurs travaux et leurs entreprises. Je n'ai donc qu'un faible espoir de vous conquérir à mes idées... Toutefois, fort de mes découvertes toutes récentes, je vous propose ceci .- Aidez-moi à réaliser les quelques expériences coûteuses indispen- sables à mes débuts, et j'associerai votre fils à ma gloire. C'est chez vous, dans le laboratoire dé M. Paul, que se feront tous les travaux. Aucun argent ne passera par mes mains; vous achèterez directement les substances, les appareils dont j'ai besoin... — Et... dis-je, vous me rembourserez au cen- tuple; je connais la chanson; elle est aussi vieille que le monde ! Ses deux flambeaux de vie s'illuminèrent de laLE BAGNE 65 phosphorescente des fauves nocturnes; mais il se calma. — Non, fit-il, d'un ton qui m'aurait bouleversé de la part d'un riche; non, je ne puis vous pro- mettre cela. Je ne suis certain que de la gloire; le reste viendra par surcroît. — Naturellement, repris-je, vous avez mis cela dans la tête de mon fils, de manière à me couper la retraite. Il se dressa, formidable, en vérité; et comment ne l'ai-je pas vu alors, sinon par mon stupide mé- pris du pauvre ? — Ne m'insultez pas, monsieur, dit-il; je n'ai guère de patience, et vous mettez le peu que j'en ai à une terrible épreuve. — Qu'est-ce à dire? criai-je en avançant ma main vers le bouton de la sonnerie; des menaces chez moi, à moi, de la part d'un monsieur qui vient m'emprunter de l'argent? Il se tut, accablé, et je sentis une satisfaction de voir qu'il n'échappait pas à la loi générale. Sa tête aux cheveux rares, son front prodigieux, avaient, sans doute, connu de pires humiliations... Et alors il me vint une idée infernale qui, dans ma pensée, me vengerait de l'affront reçu et me débarrasserait de l'homme à jamais. — Puisqu'il en est ainsi, puisque vous n'avez S66 LE BAGNE pas subordonné mon fils, je veux que ce soit lui qui vous réponde. Une espérance fervente ouvrit les traits durs d'André Le Bert. Je riais à part moi de sa sottise. J'avais trop l'âme d'un riche pour ne pas être sûr de celle de Paul. Ma main toucha un bouton d'ivoire. — Faites venir M. Paul. Te nous revois à trois dans ce cabinet somptueux, où le moindre tableau accroché à la muraille eût suffi pour donner un corps aux rêves d'André Le Bert. Lui, se tenait debout, fiévreux, nerveux, affec- tant le calme tant qu'il pouvait, la pupille très di- latée, le front plein d'ombres parmi les creux et les rides, orgueilleux, et cependant exhalant, comme une atmosphère subtile, sa timidité de pauvre. Il nous observait du fond de ses profondes orbites et, mon fils et moi, nous le regardions tous deux avec le dédain tranquille des gens qui assistent à l'humi- liation d'un tigre derrière de forts barreaux. Le même sourire nous venait aux lèvres à l'idée qu'il crût nous émouvoir avec son absurde idéal de né- cessiteux. Deux minutes ainsi. Nous pénétra-t-il ? Ses mâchoires saillirent dans la forte mimique na- turelle de broyer quelque chose entre les molaires. Sans doute, il trouva nos yeux fermés à jamais de- vant les siens, car il ne nous regarda plus ; il parlaLE BAGNE 67 dans le vide, en vertu d'une force d'inertie analogue à celle qui faisait s'avancer les vieux grognards sous le feu, alors qu'il n'y avait plus d'espoir. Je crois bien que nous nous sommes amusés, mon fils et moi, de son éloquence. Car il fut éloquent. Il alla jusqu'à nous signaler le principe des décou- vertes qu'il espérait faire, ce qui, pour un savant ce ce genre, est un acte de bravoure singulière. A la- fin, Paul parut attentif; son esprit, porté vers ces problèmes, s'attacha aux fermes déductions. Mais le dédain demeurait en dessous, comme le froid d'un marbre sous une étoffe, et, quand Le Bert eut terminé et que j'eus prié l'enfant de mes entrailles de prendre une décision, il répondit : — Tout cela, cher monsieur Le Bert, est ce que vous appelez des hypothèses... L'expérience seule serait décisive... Or, je sais que vous n'attachez pas grand prix aux hypothèses; comment voulez-vous que mon père y sacrifie dix, quinze, peut-être cin- quante mille francs? — J'ai mieux que des hypothèses, répliqua le savant; j'ai des commencements de preuve que je vous montrerai... Que sont cinquante mille francs en regard de la gloire que je vous offre? — Cinquante mille francs ne sont rien pour vous, répliqua mon fils et mon sosie, mais ils sont quelque chose pour nous... Papa reçoit tous les68 LE BAGNE jours des demandes semblables. Pourquoi voulez- vous qu'il vous accueille plutôt que d'autres? — Parce que vous me connaissez, cria l'homme, dont la face me parut subitement velue comme celle d'un ours, parce que je vous ai expliqué, parce que vous, jeune homme, vous pouvez me compren- dre; parce que je vous offre des preuves, parce que je me suis livré, parce que votre générosité vous impose de ne pas user, seuls, d'un secret important tombé dans vos oreilles; parce qu'enfin cinquante mille francs sont une goutte d'eau dans votre mer d'opulence. Il était plein de violence et de révolte. Dans mon orgueil de riche, je tenais à l'assommer. ■— Cher monsieur, dis-je, je vous prie de ne pas émettre d'inutiles suppositions. Cinquante mille francs ne sont une goutte d'eau pour personne. Votre argument, d'ailleurs, est à l'usage de tous : de mes fournisseurs, de mes laquais, des pauvres en général... Vous voulez que votre cas soit exception- nel, et moi, je le trouve banal, l'ayant vu trop sou- vent... Il blêmissait, la bouche sècne, mâchant pour trou- ver sa salive. Je le jugeai suffisamment châtié de son insolence. — Mon fils, repris-je, décidera sans retard et nous nous séparerons.LE BAGNE 69 — Monsieur, dit-il encore, croyez que vous faites œuvre mauvaise, croyez-le dans l'intérêt de votre conscience, dans l'intérêt de la mienne, qui chan- celle sous un si terrible coup; dans l'intérêt de l'hu- manité entière, qui a besoin d'un lien de vérité, si- non de justice. — Vous vous exaltez sans raison, répondis-je : ni votre conscience ni la mienne n'ont rien à voir ici, pas plus que l'humanité; je vous crois atteint d'une hypertrophie du «moi»; il faut vous soigner par la modestie et la sagesse. Mon fils allait parler, Le Bert l'arrêta net, et, fixant alors sur moi ses yeux profonds, qu'il ne montrait plus depuis si longtemps : — Croyez-moi, je vous en prie, cria-t-il avec un ton d'autorité qui me fit impression... je vous ap- porte la vérité, ne la rejetez pas, elle se tournerait contre vous... Il est des minutes soudaines où les mots chan- gent de sens; j'entrevis des choses que j'ai retrou- vées pendant les longues années de mon malheur; j'aperçus des harmonies en dehors des harmonies conventionnelles, une réponse immanente à nos actes, une adaptation des êtres au mensonge ou à la vérité et, suivant le cas, une destinée odieuse ou honorable. Surtout, je pressentis que ce Le Bert n'avait pas passé en vain dans ma vie. Mais ce7° LE BAGNE bouleversement fut rapide; le temps de fermer les yeux, d'éloigner le vertige, et je répliquai avec froi- deur : — Parlez, mon fils. Ah ! sacrilège imprudent ! Faire rendre un tel ar- rêt par un pauvre gamin qui prenait plaisir à sa- tisfaire mon amour-propre avec le sien et à ter- rasser l'ennemi héréditaire. — Je pense, monsieur Le Bert, conclut-il, que votre demande est déraisonnable. Mon père ne vous refusera pas deux cents francs à titre de secours exceptionnel et ne vous congédiera pas; c'est tout ce qu'il faut espérer... Quoiqu'il fût bien jeune, il avait vu trop de gens céder à de pareilles avances pour ne pas être sûr que Le Bert s'inclinerait. Je doutais moins encore, naturellement. Aussi fûmes-nous surpris au même degré quand nous vîmes l'homme se relever, un sou- rire ironique aux lèvres. — Je ne suis qu'un imbécile, je le vois bien, dit-il, puisque je me suis adressé à vous qui croyez pou- voir m'offrir l'aumône. Gardez votre secours excep- tionnel et aussi votre emploi. Nous vivrions mal ensemble désormais... Vous m'avez d'ailleurs trop insulté pour que je veuille vous revoir. Je vous excuse, cependant : vous devez être tellement habi- tués à la servitude humaine.LE BAGNE 7i Il allait partir là-dessus, lorsque mon fils, irrité, lui lança : —■ Je regrette de ne pas pouvoir vous rendre vos fameux secrets... Une douleur profonde envahit le sombre masque de Le Bert. — Prenez garde, dit-il. Ne jouez pas avec cela, jeune homme... D'ailleurs... Il n'eut pas le temps de finir, un domestique ac- courait à mon appel. — Reconduisez monsieur. Il baissa la tête, sortit, et nous vîmes pour la der- nière fois la redingote élimëe, les boutons montrant leurs capsules, les gros souliers mal cirés. Il s'écoula deux ans, Le Bert fut anéanti de notre souvenir. Mille autres mendiants et maniaques effa- cèrent sa trace. Mon fils eut un autre professeur. Il avait agrandi son laboratoire, et il réalisa même quelques expériences curieuses qui vérifiaient les théories de Le Bert. Cela fit peu de bruit. Personne, pas plus mon fils que les autres, n'en tira rien. La suite die moin récit prouvera que l'idée pourtant fut féconde, une des plus fécondes du siècle; mais il y fallait un esprit original et hardi que, seuls, les vrais inventeurs possèdent. Je m'arrête un moment à considérer ces années que j'ai cru heureuses, où j'ai vécu entre ma femme72 LE BAGNE et mon enfant dans la sécurité de l'opulence, la volupté de me sentir tout-puissant, aimé, sûr de transmettre ma fortune à un héritier chéri. La santé s'ajoutant à ces biens, mon audace à régner sur les hommes croissait avec mon mépris. Mais il ne fal- lait pas que je fusse seul. Une sorte de mal bizarre me poursuivait, une crainte analogue à celle que connaissent bien les jeunes gens qui ont eu des syn- copes; dans la solitude, j'éprouvais un vertige, les mots prenaient de nouveau cette signification extra- ordinaire qu'ils avaient pris durant la minute sou- daine de mon entretien avec Le Bert. Rien, alors, ne satisfaisait plus mon,1 cœur. Le mensonge, le néant, se dressaient côte à côte. Nulle liaison entre l'uni- vers et moi; ma vie semblait une vaine parole mur- murée par le vent; j'avais l'impression que rien ne tenait, que rien ne s'organisait dans mon âme, et je demeurais béant, dans l'épouvante, à l'idée d'une certaine chose dont un homme avait prononcé le nom devant moi et qui s'appelait la Vérité : spectre de la vie du riche que toutes les bibles, tous les poètes ont constaté et qui, las enfin de ne pas pou- voir vous surprendre dans la solitude que vous fuyez avec horreur, finit par écrire des mots terri- bles sur la muraille d'une salle de festin. Cependant, je luttais. La nuit, je pressais mon adorable femme sur mon cœur; le jour, je vivaismm LE BAGNE 73 avec mom fils, mes parents, mes amis. L'inquiétude trouvait rarement le chemin de ma poitrine. Les jours coulèrent. Mon fils eut vingt ans. Il alla faire son service militaire dans des conditions d'ailleurs fort douces. Et ici se place l'horrible apparition de la Némésis. Un matin, le colonel du régiment de cavalerie où l'on avait incorporé Paul accourut chez moi. C'était un vieil ami, très dévoué. — Paul est-il ici ? dit-il. — Non, répondis-je, il est au régiment. — Il a donc déserté; car voilà quatre jours qu'on le signale manquant. — Cher ami, dis-je en pâlissant effroyablement. Il essaya en vain de me calmer. Ce qui pouvait être pour lui une fugue de jeune homme devenait pour moi, le père, une chose inexplicable et redou- table. —■ Avez-vous fait des recherches? — Pas encore, je crois à une escapade. Je ne répondis pas, je donnai l'ordre de seller deux chevaux et nous fûmes ventre à terre jusqu'à Versailles. Je me souvins que, la veille de sa disparition, Paul m'avait demandé cinquante mille francs pour payer un yacht que son ami Lebald, de Marseille, lui O'ffrait. Cet ami devait se trouver à Versailles.74 LE BAGNE Je chargeai un homme de fouiller tous les hôtels de la ville, j'envoyai un télégramme à Marseille, puis je courus à la caserne. Les caimaradbs de cham- brée les plus intimes avec mon fils confirmèrent qu'il avait sur lui cinquante mille francs en billets de banque lorsqu'il quitta la caserne. Il avait de- mandé la permission de minuit, et il était sorti, vers cinq heures du soir, l'air tranquille et même gai. Des soldats de sa compagnie l'avaient aperçu, vingt minutes plus tard, à bicyclette et en civil, se diri- geant vers Saint-Germain. La concierge de la der- nière porte du parc, interrogée, se souvint d'avoir vu un jeune cycliste répondant au signalement de Paul. Ces renseignements me rassuraient. Je commen- çais à croire, moi aussi, qu'il s'agissait d'une simple fugue. Cependant, l'homme envoyé dans les hôtels revint, et pas de M. Lebald. —■ Parbleu ! me disais-je, il était à Saint-Ger- main. Mais alors arriva la réponse de Marseille; Lebald n'avait, à aucun moment, proposé la vente de son yacht. L'ombre me couvrit de nouveau. Je sautai à cheval et courus à Saint-Germain en interrogeant tous les passants. Mais, après la sortie du parc, il semblait que Paul se tût évanoui. Personne ne put rien me dire. Seul, un cantonnier alcoolique me dé-LE BAGNE 75 . bita une longue histoire sur une certaine voiture attelée d'un mauvais cheval qui avait, ce jour, sans raison apparente, fait la navette le long de la route. Tout à coup, vers six heures, elle avait disparu. Je soupçonnai cet homme de me raconter une histoire inventée à plaisir. Il bafouillait lourdement, sa langue s'agitant en vain dans une bouche épaisse et le souffle se perdant dans ses joues. Je n'eus pas la patience d'attendre qu'il eût fini. J'allai, je dévalai la pente de Marly, puis montai vers Saint-Germain. Je visitai tous les hôtels, j'avertis le commissaire de police. Et enfin, épuisé, le soir tombant, l'ombre couvrit mon cœur. La solitude me pesa. Je laissai mon cheval et pris le chemin de fer. Tout tremblait devant moi. Ma vie n'était qu'un miroir brisé épar- pillant la lumière du monde. Il me semblait que je plongeais définitivement à la terrible vérité que j'avais fuie si longtemps. Les êtres prenaient des figures nouvelles, les moindres choses baignaient dans une réalité qui me paraissait effroyable. Je voyais des détails sur lesquels mon esprit de riche ne s'était jamais arrêté; le malheur, me tenant par la nuque, courbait ma face vers la terre, me forçait à voir... Je bouleversai Paris, J'écrivis au préfet de po- lice. Le lendemain, mille journaux, dans le monde entier, signalèrent la disparition de Paul. La76 LE BAGNE journée s'écoula dans l'angoisse. J'espérais encore. De quart d'heure en quart d'heure je recevais des dépêches, des rapports d'agents. Mille fois je crus à une piste. Je demeurais les mains tremblantes, l'âme suspendue, et des prières tremblaient sur ma lèvre. Pourquoi, oui pourquoi, en ce moment, fut-ce surtout l'impression que m'avait jadis donnée Le Bert qui domina mon être? Je ne sais; mais en elle seule, dans cette vérité qu'il me suppliait de croire, j'avais une confiance absolue, et c'était elle que je priais. Renversement des pôles de l'être, le même sans doute qui livre le libre penseur au prêtre et le croyant au sorcier. L'adoration des forces enne- mies. Ainsi le premier culte humain va à ce qui menace ? Au soir, brisé, il fallut tout dire à ma femme. Elle s'évanouit, on la porta sur son lit, et elle ne se releva plus. Les jours succédèrent aux jours : Paul demeura introuvable. Durant des mois, la police s'attacha à l'histoire de la voiture et du cantonnier, mais ne découvrit rien. J'acquis alors la conviction que je ne verrais plus jamais mon fils en ce monde. Le malheur se déploya sur ma vie. Il pénétra par- tout ainsi qu'une essence subtile, et mes moindres actes, mes moindres paroles, mes moindres pensées en furent imprégnés, absolument comme les moin- dres actes, les moindres paroles des misérablesLE BAGNE 77 sont imprégnés de l'amer souci de trouver de quoi vivre. Ma femme mourut. Elle laissait la plus grande partie de sa fortune en Œuvres de bienfaisance officielles. Je respectai ses volontés. Et les années coulèrent. Encore que je ne m'intéresse pas beaucoup aux progrès de la science, la rumeur publique apporta jusqu'à moi le nom de Le Bert, rendu illustre par des découvertes admirables. La curiosité me porta alors à connaître la vie de cet homme. Ses biogra- phies, que je lus avidement, ne s'accordaient pas sur la genèse de ses travaux et lui attribuaient bien des inventions auxquelles il n'avait point pris de part effective; mais presque toutes signalaient la soudaineté de son apparition dans le monde scien- tifique. Une chose me frappa : la date de la reten- tissante communication qu'il fit à l'Académie des sciences et qui inaugura sa gloire. C'était le 2 oc- tobre de l'année même où Paul nous fut enlevé. Six mois après le crime ! J'y vis le doigt d'une fatalité inexorable, et je me souvins du cri de Le Bert : «Ne rejetez pas la vérité, elle se tournera contre vous. » Depuis, j'assistai à l'ascension de cet homme. Bien que je vécusse très à l'écart, il m'arriva de le rencontrer chez des amis. Sa réputation était alors■ 7S LE BAGNE universelle, incontestée. Il avait conservé son an- cien caractère, refusant tous les signes honorifiques extérieurs, ne portant point de décoration, ne fai- sant partie d'aucune académie. Sa fortune se chif- frait par centaines de millions. On disait qu'il fai- sait beaucoup de bien, soutenant dans le monde en- tier de jeunes confrères, étendant même sa munifi- cence aux artistes pauvres. Comme un châtiment, je ressentais pour cet homme un respect infini. Mais je le fuyais, contemplant de loin sa figure osseuse, ses yeux de fauve au fond de leurs orbites creuses, son front prodigieux. Une fois, par hasard, nous nous rencontrâmes. Ah ! je me souviendrai toujours de son regard. Je craignais du mépris, je ne m'at- tendais pas à cette explosion d'une haine insensée. Mon âme en fut atteinte jusque dans les profon- deurs où les transformistes veulent voir seulement l'instinct des bêtes ancêtres. Oui, telle doit être l'antilope sous la dent du lion, aussi faible, aussi vaincue et glacée... Fut-ce ce regard, fut-ce simplement coïncidence avec une phase de l'évolution de mon pessimisme, je cessai dès lors de fréquenter le monde; je me cloîtrai, je commençai à devenir le philosophe rési- gné que je suis, l'humble riche sous le poids du destin. Je compris, comme Salomon, «la vanité de toutes les choses qui sont sous le soleil,» et j'atten-LE BAGNE 79 dais l'heure de la mort dans une épouvante sans cesse amoindrie parce que j'approchais davantage de la vérité que je baptisais au fond de moi-même (sans savoir l'ironie terrible d'une pareille dénomi- nation) : la Vérité de Le Bert. Au printemps dernier, je me tenais dans mon jardin, je goûtais la joie amère des souvenirs que le renouveau éveillera éternellement au cœur de l'homme, je revoyais ma femme si charmante, mon Paul, les années de ce que je ne regardais déjà plus intérieurement comme le bonheur, mais ce qui de- meurait la passion de ma vie à cause de l'épouse et du fils. Un soleil très doux tombait comme une toile fine sur les jeunes ramures et sur la pelouse, comme une poudre de pollen sur les chemins, comme un clair de lune sur les feuilles de buis, et je comparais cette calme lumière à mon âme in- quiète, quand le vieux serviteur de confiance, que seul je souffre dans mon intimité, me vint remettre un pli. Cela me déplut; je me sentais faible, très vieux, les cheveux gris, la tête branlante, et je détestais tout dérangement. Enfin, j'ouvris la lettre qu'on me présentait. Ma tête cessa de branler, mon cœur se reprit à battre, mes mains oubliaient leur tremble- ment. Je lus, dans la stupeur, un mot de Le Bert, me suppliant de l'aller voir à son lit d'agonie.80 LE BAGNE Il me semblait tout à coup que ma vie s'éclairait. Serait-il vrai que nous pouvons avoir une structure intérieure de l'âme à laquelle nous demeurons vo- lontairement fermés. Pour la première fois depuis de longues, longues années, je me trouvais une intimité, à vrai dire, une conscience. Que Le Bert eût une si grande place dans ma vie, c'est ce que j'aurais nié sans la minute où je reçus sa lettre. Le mystère serait demeuré impénétrable à moi-même, comme ces silencieuses amours où certaines femmes consument leur existence. Je fis atteler en hâte, et j'arrivai bientôt à la porte du véritable palais que Le Bert s'était fait cons- truire dans le quartier de l'Etoile. A mesure que j'avais avancé vers le mourant redoutable, une sorte d'épouvante avait grandi en moi. Et cette épou- vante se rattachait moins à ce que Le Bert pour- rait me dire, aux paroles de colère, de pardon, de reproche qu'il croirait devoir m'adresser, qu'à la simple présence de cet homme jadis insulté par mon fils et par moi. Oui, je portais à ce chevet une âme fervente et repentie. Je me sentais infiniment cou- pable, et doublement coupable parce que j'avais poussé mon enfant au crime d'insulter une noble misère. La présence de Le Bert n'était point pour moi dans le fait de voir sous mes yeux la triste créature moribonde, mais dans la communion dou-LE BAGNE Si loureuse où j'allais entrer avec l'homme qui jadis avait jeté le trouble dans mon esprit, dans cette communion douloureuse avec la vérité, la vérité nue, la Vérité de Le Bert. Quand je fus introduit, je vis un spectacle pé- nible, mais qui, dans d'autres circonstances, et étant donnée ma fin prochaine, ne m'aurait suscité qu'une émotion banale. Les traits osseux s'accentuaient sous les doigts de la Mort. Les yeux n'étaient plus que des vers luisants au fond d'une caverne. Seul, le front prodigieux gardait, garderait après la mort la trace impérissable d'un rare génie. Les domes- tiques, les gardes se retirèrent. Je m'avançai, et j'allais peut-être m'agenouiller au pied du lit et demander pardon, quand Le Bert se tourna vers moi. Une expression de haine indicible étincelait dans la pauvre lueur de ses yeux, comme un charbon en flamme parmi des cendres. Puis il me fit signe de me taire, et sa voix, tel le frisson des feuilles à la brise du soir, frémit sur ses lèvres : — Soyez maudit!... Sans vous, j'aurais connu les joies du travail et de la gloire. — Eh quoi ! dis-je, ne pouvez-vous me pardonner à cette heure suprême, et votre haine vous a-t-elle empêché d'atteindre le faîte du génie humain, de goûter l'universelle renommée? 6 M82 LE BAGNE — Je n'ai rien goûté : je descends dans la tombe avec le désespoir d'une vie horrible, d'une mort pleine d'angoisse. Je baissai le front. La fièvre rosa ses joues; un peu de force lui vint. ■— Si vous n'aviez pas eu l'âme d'un mauvais riche, si vous aviez écouté la plainte du pauvre, de l'honnête savant, jamais le crime abominable n'au- rait souillé ma vie. — Le crime? dis-je, pensant qu'il délirait. — Le crime!... Soyez maudit. Ah! votre dureté fut contagieuse. Non seulement vous avez formé votre fils à votre image, mais moi-même, moi, Le Bert, vous m'avez communiqué, par l'esprit de ven- geance et de représailles, une âme lugubre d'as- sassin. — D'assassin? murmurai-je, tandis qu'une lueur pénétrait mon cerveau... —■ Oui, car c'est moi, de ces mains de squelette, de ces mains cent fois contemplées avec horreur, c'est moi qui ai égorgé votre fils. Depuis quelques minutes j'attendais ces paroles. Je me sentais au bord du gouffre, très près de la mort; la vie me semblait aussi vaine que la, pous- sière qui tourbillonne dans les vents d'équinoxe... Et l'horreur se tenait en moi, non la vengeance; seule une curiosité invincible, le besoin de savoir m*LE BAGNE 83 comment avait germé le crime, comment il avait été accompli. — Parlez, parlez, dis-je. Mais il était épuisé ; il articula lourdement : — Votre fils!... Un voleur qui abusait du secret confié par ma faiblesse. Quand j'ai su ses expé- riences... je mourais alors de faim... j'ai pris une âme de bandit... Moi, Le Bert, plus jamais de repos pour avoir tué le voleur, le coquin... Ah! nulle gloire n'effaça jamais l'impression terrible... Et c'est vous, vous avec votre âme de riche fermée à la pitié... Cette âme que vous avez encore, que vous aurez toujours, malgré tous vos efforts. — Ah ! dis-je, mais vous aviez une âme d'as- sassin ! — Non, non, je ne l'avais pas... Tout aurait pu s'arranger... Il râlait, il ne trouvait plus ses mots. J'étais atterré. Je le regardais mourir. Il se réveilla, il dit plus doucement : —■ Vous avez semé la haine et le désespoir autour de vous; mais vous êtes puni, et votre punition, c'est d'être un riche, et seulement un riche... Il s'arrêta. Ses yeux se vitraient. L'agonie le clouait sur sa couche. Ainsi je voyais mon existence sous mes yeux : une longue agonie. Et, surtout,LE BAGNE jusqu'aux replis secrets de mon cœur et de mon cerveau, je reconnus que Le Bert avait raison, et ma vie entière me parut s'être passée dans un bagne où j'avais été condamné à la richesse à per- pétuité. WMLE VOYAGE Par quelle merveille demeura-t-elle inexplorée, cette terre délicieuse? Que1 mystère la déroba aux marches ardentes des voyageurs africains? Hor- rible à l'abord, elle devient plus douce à mesure que les jours ont crû ; et la source de sa douceur est toujours aussi impénétrable. Ses forêts prodigieuses ont fait suite aux mousses et aux lichens lépreux, ses eaux diluviennes, à la taciturnité des tourbières, et l'enchantement de ses savanes, à l'horreur sinistre de la Plaine-de-1'Eternelle-Désoilation. La bête et la plante y sont énigmatiques; elles ont tout ensemble un air de jeunesse et de passé, de fraîcheur et d'antiquité vénérable. Il semble qu'on soit à quelque autre âge du monde, — un futur étrange s'y mêle à la mélancolie du souvenir. N'est-ce pas la Réserve sauvage, le Parc où l'Homme, désabusé de tant de meurtres, viendra re- demander des compagnons à la Nature? Ceux dont86 LE VOYAGE la vie d'espèce est la plus précaire, les colosses qui coûtèrent tant de labeur à la vie, s'abreuvent par trou- pes immenses aux deltas des rivières. Plateaux ra- fraîchis de bise, versants tendres et féconds, plaines tièdes, immenses combes torrides (et où nous ne descendons guère), cette terre a réuni dix climats. J'y goûte le bonheur divin, — le grand rêve de la création libre. Mon escorte est nombreuse, armée au- tant qu'il faut pour braver efficacement les plus grands fauves, et je possède tous remèdes contre le venin du reptile et le poison de la plante. Plusieurs des nôtres ont les sens délicats et la longue expé- rience des rôdeurs de nature, et d'ailleurs toute une animalité sagace nous accompagne, non seulement familière aux périls de la vie, mais dressée contre le météore, fine à prévoir les changements de temps, de terroir, de magnétisme. Ainsi l'ai-je voulu. Je suis de ceux qui croient à la future collaboration effective de l'homme et de la bête, — de ceux qui croient que l'animal prêtera d'une manière plus subtile ses sens exquis à des maîtres plus pénétrés de douceur. L'odorat du chien, la vue du faucon, le sens magnétique de l'oiseau et de l'insecte, portent en eux des enseignements infinis, une vision du tré- fonds des choses que la matière purement miné- rale est insuffisante à nous interpréter. La bête, de- puis La plus inférieure, — larve informe, mollusque ira—iLE VOYAGE 87 irrimobile, morne zoophyte, — un jour sera la grande indicatrice de la science, l'instrument le plus pénétrant de nos laboratoires, non point la pure chaire expérimentale d'aujourd'hui, mais la volontaire chercheuse. Pour moi, mes résultats sont déjà séduisants, mais surtout les dois-je à deux aides incompara- bles, deux taciturnes paysans, qui ont un sens prodigieux de la vie, un art admirable des nuances; qui habituent la bête à se confier entière à Thomme, à le comprendre. Nous emportons des hirondelles, des ramiers, des oiseaux de nuit, des grenouilles, et naturellement des singes, des chats et des chiens. Grâce à des soins spéciaux, ils sup- portent les divers climats, et même, lorsque nous ne descendons pas dans une des immenses combes torrides, ils paraissent se complaire en ce terroir extraordinaire, y prendre de nouvelles forces. Nous, les hommes, ne subissons-nous pas quelque in- fluence enchantante, les fibres alertes, le cœur aisé et fort, le visage rajeuni? Non pas, d'ailleurs, que le voyage soit simple et dénué de périls, — non pas non plus que la terre soit toujours propice. Tantôt une forêt inexpugna- ble, tantôt un désert sec et vide, tantôt des maré- cages aux approches pleines d'embûches. Qu'on le veuille ou non, il faut descendre par les combes88 LE VOYAGE géantes ou tout au. moins longer leurs limites. Alors, le reptile devient redoutable; le carnassier rôde autour du campement ou guette dans la jungle; la nuit descend pleine d'angoisse, de mystère et d'horreur. Sans doute, nous sommes merveilleuse- ment gardés, et le moindre péril est pressenti par nos bêtes, — mais quel cœur peut demeurer tran- quille devant la grandeur de tels dangers et dans le vaste inconnu de ce territoire étranger à l'Homme ? Un soir, à l'heure rouge, où la plus grosse étoile tremblote à peine dans la lueur crépusculaire, nous nous arrêtâmes parmi des rochers. Notre lassitude était grande. Tout le jour nous avions lutté contre la forêt et la plaine débutait enfin! Elle s'étendait à l'ouest, immensément fleurie, et s'ouvrait toujours davantage. Une rivière y roulait, souvent cachée de monstrueuse végétation, et s'épanchait en lac marécageux à un demi-mille de notre campement. Au nord, une combe d'au moins six lieues de tour, à juger selon l'apparence, — et au midi des collines assez hautes, où se devinaient des plateaux sur les cimes, liés par des cols à pente douce. Divine était la solennité de l'heure, la beauté de l'espace, la magie du grand firmament rouleur de nuages, et la vie prodigieuse qu'on sentait en tout présente. La dure forêt s'épandait dans la lumièreLE VOYAGE 89 pâle, si douce qu'on oubliait la traversée de souf- france; la combe commençait à retentir des grandes clameurs nocturnes, et les collines se profilaient in- décises jusqu'aux confins ûrmamentaires. je con- templai quelques minutes ce haut spectacle, et j'ai- mais toujours plus l'expédition fabuleuse qui m'éloignait de l'univers connu. Le campement établi, les feux prêts, nous prîmes le repas du soir, puis la lune, vaste et rouge, se hissa sur l'Orient. Les nues s'abaissèrent, s'entassèrent à l'ouest. La nuit se montra claire et murmurante, troublant le cœur des hommes. Je n'avais pas envie de me coucher, mais plutôt de marcher jusqu'à la rivière et de regarder couler l'eau sur les étoiles. ■— Charnay, dis-je à celui qui commandait sous moi... je vais jusqu'à la rivière... En même temps, je faisais signe à Malveraz, le plus vieux des deux paysans, et à Huriel, le doux colosse qui m'accompagne éternellement. Deux chiens suivirent aussi, et un grand-duc qui s'éveil- lait au soir venant. — Si vous preniez quelques compagnons de plus, demanda Charnay... ce pays m'inquiète. Je tenais grand compte des avis de mon second, doué qu'il est de fine prescience. Je pris donc deux hommes de plus, et nous allâmes vers l'eau. La plaine était facile jusqu'aux abords de la rivière. ..go LE VOYAGE Là, nous trouvâmes des mares. Il fallut chercher plus loin quelque jetée abordable. Nous marchâmes près de trois quarts d'heure, forcés de nous écarter, lorsque nous fîmes rencontre d'une sorte de chaus- sée naturelle, abondamment piétinée et semée die gros blocs de granit. Les chiens s'y jetèrent avec l'ardeur de leur race, et Malveraz grommela : —Les éléphants passent par ici... Une semble pas qu'ils soient venus aujourd'hui... il faut donc s atten- dre à ce qu'ils descendent cette nuit à l'abreuvoir... La chaussée paraissait venir de la combe, dont on apercevait les bords, surélevés au-dessus du ni- veau de la plaine. — Fort bien, répondis-je... Comme rien n'est en vue, nous pourrons suivre la chaussée... quitte à nous en éloigner en temps utile... Quand je dis que rien n'était en vue, je m'écarte de la stricte vérité. A chaque instant, il filait devant nous quelque bête timide — daim, antilope, carnas- sier de petite taille — et l'on apercevait des ombres se mouvoir sur la plaine, tandis que les clameurs de la lutte s'élevaient de plus en plus des profon- deurs de la combe, des ténèbres de la forêt. Nos chiens, accoutumés, ne poursuivaient pas, obéis- saient aux modulations expressives de Malveraz. Le vieux dresseur de bêtes ne me répondit rien et se contenta de suivre la chaussée.LE VOYAGE 9i Nous m'archâmes longtemps, La chaussée s'arrêta, — nous étions engagés sur un territoire difficile. Bientôt nous revînmes au bord de la rivière, et j'al- lais sans doute rétrograder, lorsque Huriel s'écria : — Un pont ! A vrai dire, c'étaient d'immenses blocs erratiques qu'il nommait ainsi, mais très rapprochés, — au point qu'on pouvait souvent passer de l'un à l'autre : — Des arches de pont, plutôt, répliquai-je... Le colosse, sans répondre, détacha à coups de ha- chette un jeune peuplier sur la rive. — Voici le tablier ! J'hésitai quelque temps avant de me décider à l'aventure. Et quand je m'y décidai enfin, j'eus une sorte de pressentiment néfaste. Nous passâmes. Nos chiens, habitués à franchir de frêles obstacles, nous suivaient sans encombre. Au besoin, ces bêtes robustes eussent traversé la rivière à la nage. Tout d'abord nous marchâmes par une sorte de prairie, puis il vint une terre boisée, mais où les arbres étaient fort distants les uns des autres. Une forêt s'étendit enfin à notre droite, tandis que la savane boisée s'arrêtait, faisait place à une terre couleur de cendre. De-ci de-là, un pin y poussait sur un tertre, ou quelque îlot de fougères géantes. PeuI 92 LE VOYAGE d'herbe, et sèche, dure, décolorée. Une grande tris- tesse s'exhalait; Huriel se mit à dire : — Ce lieu est redoutable... Je vis du souci sur le visage de Malveraz. — Mais une curiosité ardente me poussa à m'avancer contre toute prudence. — La nuit n'est pas à craindre, fis-je; le ciel est pur. Dans une heure la lune éclairera à merveille. Et pourvu que nous soyons de retour avant minuit... L'ombre était presque venue. Une lueur rougeâtre traînait sur les cimes de la forêt et sur les pins soli- taires. Le paysage devint moins sinistre après que nous eûmes longé un marais où aboyaient des gre- nouilles géantes. L'herbe reparut plus drue et plus fraîche sur la savane. On ne distinguait que des formes confuses à la petite clarté grise des étoiles. Nous marchâmes une demi-heure encore, puis la lune énorme et couleur de cuivre parut sur les cimes dans la forêt. — Un rocher ! fit Huriel. Devant nous se dressait une masse granitique où béait une sorte de portail de géants. Nous crûmes d'abord apercevoir une caverne, — mais aux pre- miers pas nous nous trouvâmes arrêtés. — C'est curieux!... fit Malveraz... j'aurais juré que... Il avait mis sa main contre le roc. Alors il seLE VOYAGE 93 fit entendre une vibration singulière, comme si l'on avait passé un archet au bord d'une plaque de bronze. — C'est une porte! reprit Malveraz... Nous vîmes un bloc énorme qui tournait sur lui- même, sans que Malveraz parût faire plus que pousser une porte légère, et l'ombre d'une caverne apparut. — Bizarre! m'écriai-je. Et j'entrai dans la caverne. Malveraz m'y suivit, tandis qu'Huriel, avec un de mes hommes nommé Chabe, marchait dans la direction de la forêt. A la lueur de ma petite lanterne électrique, nous exami- nions l'endroit. Il était singulier, un je ne sais quoi de construit, sans qu'on pût exactement dire si la caverne avait ou non servi d'habitation à quelque être. Nous étions là depuis un bon moment, lorsque nous entendîmes les chiens aboyer avec violence. — Un danger ! remarqua Malveraz. Nous sortîmes de la caverne; Huriel et Chabe ré- trogradaient vers nous. Presque simultanément, un rugissement étrange qui tenait de la voix du lion et de celle du tigre, l'apparition d'une monstrueuse silhouette bondissante, les coups de carabine d'Hu- riel et de Chabe. Puis, un cri terrible. La bête mys- térieuse venait de fondre sur Huriel et l'emportait coimime un lynx emporterait un lièvre. Je m'élançai.94 LE VOYAGE J'entrevis le bras d'Huriel qui se levait armé d'un couteau, et l'animal, frappé au cœur, comme nous le sûmes plus tard, s'abattait. Je continuais à bondir vers Huriel, lorsque Mal- veraz cria d'une voix tonnante : — Tous dans la caverne... Ne perdez pas une seconde... Malgré l'excitation du moment, nous obéîmes, tellement nous avions l'habitude de nous fier aveu- glément à l'instinct et aux sens de Malveraz. Huriel, Chabe, les deux chiens, le grand-duc, entrèrent presque en même temps que nous. — Tournons la pierre, fit Malveraz. La pierre colossale s'ébranla avec sa vibration étrange. Nous nous trouvâmes dans l'ombre épaisse, — mais quelques secondes seulement, le temps d'al- lumer deux petites lampes à accumulateur. Alors j'interrogeai Malveraz. — Pourquoi nous avez-vous appelés? Il se baissait, il prenait une grosse pierre. Elle s'adaptait presque exactement à un trou entre le roc et notre porte cyclopéenne. Avant qu'il eût ré- pondu, des rugissements éclatèrent et, tandis que nous nous regardions : — C'est un troupeau de fauves, repondit le vieux serviteur; je les ai vus apparaître au bord de la forêt. Vous leur tourniez presque tous le dos, et l'agita-LE VOYAGE 95 tion des chiens ne pouvait vous avertir, après ce qui venait de se passer. Les rugissements redoublaient, tantôt rauques et sombres, tantôt éclatants comme des fanfares. Au- cun d'entre nous ne se méprit sur leur sens : c'était la colère, une colère de race, devant le cadavre du tigre-lion abattu par nos balles et le couteau d'Hu- riel. Et cela encore montrait l'étrangeté de ce pays. N'était-ce pas un vestige des temps très antiques où les grands félins — les plus grands des félins — avaient eu l'instinct de l'association, éteint aujour- d'hui chez le lion de l'Atlas aussi bien que chez le tigre de l'Inde. -—■ Que faire? demandai-je à Huriel... — Rien à craindre pour l'instant, répondit le co- losse. Nous pouvons tenir conseil à notre aise, comme les défenseurs d'une forteresse. Ceux qui viendront jusqu'ici périront à coup sûr. — Ne pourrions-nous les exterminer? — Il faudrait une meurtrière... Car d'entr'ouvrir notre porte, c'est l'invasion : ces bêtes géantes au- raient vite fait d'élargir la passe... Il s'interrompit. — On entendait le choc de pattes qui griffaient contre l'entrée. — Vous voyez ! fit Huriel... — Oui, répliquai-je... Je vois bien qu'il faut pro- visoirement laisser notre fort tel quel. Mais le96 LE VOYAGE hasard peut nous fournir une chance pour peu que nous l'aidions. Cherchons... Nous cherchâmes, aidés des chiens et du grand- duc. Au dehors les rugissements se faisaient plus rares. Mais je sentais bien que le péril n'en était pas diminué. Et notre âme était pleine de trouble et de curiosité. Les bêtes terribles me causaient plus d'in- térêt encore que d'ennui. Je n'avais contre elles au- cune colère ni, surtout, aucun sentiment de chasseur. J'aurais de beaucoup préféré n'en abattre aucune, laisser à la vie ces énergies admirables. Je me sou- venais avec émerveillement des bonds magnifiques du tigre-lion que Chabe et Huriel avaient abattu, de sa haute stature, de l'aisance formidable dont il emportait le géant Huriel... Comme je pensais à ces choses, Malveraz cria : — Une fissure dans la porte même !... Mais on ne pourra basculer les carabines que de haut en bas... la fente est trop étroite pour les mouvements de côté. En ce moment Huriel poussa une exclamation : — Perdues ! — Quoi? fis-je. — Les cartouches. — Dans la lutte avec le lion- tigre, la cartouchière s'est détachée... — En ce cas, dis-je, il nous reste exactement dix coups à tirer... Et j'imagine qu'il y a bien là une soixantaine de bêtes.LE VOYAGE 97 Malveraz, monté sur un bloc, l'œil collé à la us- sure, répliqua .- — Il y en a près de cent... Nous nous regardâmes en silence. Il nous sem- blait être à ces épouvantables périodes où l'homme errait, si petit et si misérable, sur les plaines, dans les forêts et par les marécages. N'étions-nous pas en ce moment, nous les fils' de la vieille Europe, malgré nos armes, nos engins, notre intelligence, semblables à quelque pauvre petite famille d'hom- mes-singes, réfugiée dans sa caverne, au bord du lac ou du fleuve, tandis que le puissant machœrodus aux griffes en poignards passe dans les ténèbres? Huriel, qui pensait aux mêmes choses, s'écria : — C'est pourtant une prodigieuse aventure. Et si nous y échappons, je ne la regretterai point. Quel souvenir des énergies du monde! Quelle commu- nion avec l'immense passé de la terre ! Je m'étais hissé jusqu'à la fente. Les paroles d'Huriel m'entraient dans l'oreille en. même temps que l'extraordinaire spectacle dans les yeux. Ils étaient là, sous la clarté d'une grande lune rou- geâtre, surgie à l'occident, cent monstres aux yeux phosphorescents, aux beaux corps de guerre et de meurtre. On les voyait accroupis ou dressés en silhouettes, ou bondissants, et, j'en avais la nette conscience, tout à fait sûrs que les meurtriers de 7 _.98 LE VOYAGE leur congénère étaient dans la caverne. On sentait, à chacun de leurs mouvements, une intelligence bien supérieure à celle de nos misérables fauves déchus, et une espèce d'entente, la faculté d'agir de concert pour atteindre un but. Et leur but actuel, c'était la vengeance. La race ne voulait pas qu'un de ses individus eût péri en vain. Elle s'était déci- dée à attendre jusqu'à la consommation du châti- ment. Cette certitude me fit passer un long frisson sur l'échiné. Quelle espérance d'échapper à de tels adversaires? Comme le guerrier antique, je revis mon Argos, la douce terre quittée pour la frénésie du voyage, et une mélancolie mortuaire pénétra mon âme... Et tout de même, je ne parvenais pas à regretter complètement l'équipée : il demeurait une joie, un plaisir passionné d'exploration. Huriel interrompit mes réflexions : — Il fait faim ! dit-il. Il ne faut pas négliger, parce que ces bêtes infernales nous assiègent, de reprendre des forces. C'était un de nos principes, quand bien même nous ne quittions le reste de l'expédition que pou» quelques heures, d'emporter de la nourriture. Chabe, Malveraz et Mandar avaient pris des tranches de viande rôtie, du café froid et du biscuit. Huriel avait du pemmican et moi une sorte de hachis sé- ché très nutritif. Nous mangeâmes d'aussi bon cœurLE VOYAGE 99 que si nous avions été à l'abri de nos chariots de chêne. Huriel dévora, comme d'habitude, deux kilo- grammes de viande et d'innombrables biscuits. 11 dit ensuite : —■ On se rationnera plus tard. Si ça ne tourne pas mieux, Castor et Pollux (les deux chiens) nous fourniront quelques jours de vivres, voire de boisson. — J'aimerais mieux me rationner ! fis-je. D'ail- leurs, il reste bien deux journées de nourriture... La boisson seule... —■ Il y a un petit filet d'eau qui coule du roc, dit Malveraz... Nous ne mourrons pas de soif. - Ceci me rassura plus que tout le reste. — Il V a, fis-je, de grandes probabilités que ces maudites bêtes se découragent — ou plutôt ou- blient le but qui les a assemblées ici. Si nous pou- vions seulement avertir nos compagnons de ne pas avancer et de bien fortifier le campement, je me sentirais, en somme, l'âme assez tranquille. — Oui, mais comment les avertir ? répliqua Huriel. Malveraz leva son visage impassible. — Je m'en chargerais bien... Le grand-duc ira certainement rejoindre l'expédition. Ce qu'il a fait maintes fois de près, il pourra bien le faire d'un peu loin. Et ce n'est pas la nuit qui le gênera ! — Nous sommes bêtes ! reprit Huriel. C'aurait dû être notre première pensée.ioo LE VOYAGE — J'y avais songé, moi, intervint Chabe. Mais c'est une idée creuse ! Il faudrait pouvoir faire sortir l'oiseau ! Et qu'on entre-bâille seulement notre porte d'un pied, ces fauves vigilants seront sur nous... Il était inutile qu'il nous le fît remarquer. A chaque minute l'un ou l'autre des lions-tigres se précipitait contre l'invincible granit. Si le sol n'avait pas été si dur, nous aurions pu y pratiquer un trou sous la porte. Mais avec nos couteaux, il n'y fallait pas songer. Malveraz, qui nous écoutait sans rien dire, se leva. Il se rendit vers le fond de la caverne, où nous l'en- tendions circuler. Il revint au bout de quelques ins- tants et de son air tranquille : — Il est possible qu'il y ait une petite issue par là... Je distingue, au-dessus du filet d'eau, dans une sorte de cheminée naturelle, une lueur qui peut être celle de la lune. La cheminée est en pente. Notre hibou y passerait fort bien... Si vous vouliez écrire un billet, monsieur Villars... Et comme je le regardais, interrogateur : — Oh! fit-il... je saurai bien faire comprendre à Nox (le nom du grand-duc) ce qu'on attend de lui. — Essayons donc! m'écriai-je. J'écrivis une lettre courte, mais explicite. Mal- veraz l'attacha soigneusement au cou de Nox, puis il marcha vers le filet d'eau. Nous le suivîmes. Arri-LE VOYAGE vés là, nous éteignîmes momentanément les lan- ternes électriques, et nous regardâmes. A mesure que nos yeux se faisaient à l'obscurité, nous dis- tinguions assez nettement une sorte de lueur blême. Malveraz, durant ce temps, s'adressait à son hibou en une sorte de mélopée. Les yeux du rapace étincelaient dans l'ombre. Et nous avions trop le souvenir du pouvoir de notre vieux serviteur sur les ainimafutx pour n'être pas plus près de la croyance que du doute. Enfin, un bruit léger : Nox pénétrait dans l'ou- verture. Nous l'entendîmes s'élever graduellement. Chabe, qui avait une oreille extraordinaire, s'écria : — Il a trouvé l'issue... il est parti!... — Pourvu qu'il arrive à temps, murmura Huriel. — Il suivra exactement la route que nous avons suivie... Comme c'est aussi celle que suivront ceux qui arriveront à notre secours, répondit Malveraz, vous pouvez être tranquilles sur le sort du message ! —■ A la grâce de Dieu! Nous restâmes trois heures environ à deviser, à faire des projets d'évasion ou à conjecturer les actes de nos terribles assiégeants. Puis Huriel dit : — Puisque nos amis ne sont pas venus, il est plus que probable qu'ils ont reçu le message. Prenons donc du repos... C'est la première condition de lutte... Qui veillera le premier quart? 102 LE VOYAGE — Moi! fcs-je. Mes compagnons s'étendirent. Et je demeurai dans l'ombre, rêveur, plus ému, plus troublé d'être seul avec mon esprit. J'entendais gronder, rugir nos adversaires. Je les contemplais parfois à travers la fissure; je goûtais une volupté noire à me sentir à la fois si près et si loin du plus épouvantable péril. Rien que cette porte de granit, l'épaisseur de cin- quante centimètres!... Et cela suffisait pourtant à nous rendre aussi tranquilles que si dix lieues nous avaient séparés des grands fauves ! Il apparut au matin que nos ennemis n'avaient point renoncé à leur vengeance. Tous, à la vérité, ne se retrouvaient point à l'abord de la caverne, pas plus, d'ailleurs, que durant la nuit, où, à tour de rôle, ils étaient allés en chasse. Mais il y en avait une trentaine qui sommeillaient auprès de carcasses plus ou moins dévorées. Nous passâmes une journée terriblement mono- tone. Notre angoisse croissait avec la durée. De temps en temps, nous essayions de trouver quelque issue secrète à la caverne, -— mais évidemment il n'y avait que celle par où nous avions pénétré. Le soir vint, puis la nuit, — et toujours l'immense troupeau de lions-tigres veillait.LE VOYAGE 103 — Ça devient grave, murmura Huriel à notre souper... Il ne faut pas beaucoup compter sur le découragement de ces abominables bêtes! Elles ont une damnée vigilance ! — La vie de nos ancêtres préhistoriques ne de- vait pas être un rêve au milieu de pareils adver- saires ! répliqua Chabe... — Et je ne comprends même pas, si la terre nourrissait beaucoup de monstres de cette sorte, qu'ils y aient résisté, dis-je à mon tour... Le souper fut triste. Je me couchai sitôt après, mon quart de veille étant cette fois fixé à minuit. Je dormis péniblement, agité de cauchemars. Je revoyais ce grand parc où j'avais passé la plus grande partie de mon enfance. Et je m'élançais par les futaies, dans les pénombres mystérieuses, atten- tif aux petits drames de la vie : — insectes, oisillons, mulots, lapins de garenne... Tout soudain, une chose innomable, une sorte de main velue, grande comme les ramures d'un chêne, s'abaissait, s'empa- rait de moi. Je demeurais un moment dans une épouvante folle, sans voix, sans mouvement, dans cette immense main tiède... puis je m'éveillais cou- vert de sueur. A l'un de ces éveils, j'aperçus Mal- veraz hissé à la fente, sa petite lanterne à la main, — tandis qu'au dehors les tigres-lions rugissaient formidablement. mmm104 LE VOYAGE — Qu'y a-t-il ? fis-je en me levant. — Il se passe quelque chose de bizarre, reprit le vieux paysan. Ces bêtes sont prises d'une espèce de crainte, comme j'ai vu dans la montagne les cha- mois, les bouquetins et le bétail avant une ava- lanche... Je marchai vers l'ouvertaire; je regardai. Effec- tivement, les grands fauves étaient dans un état d'agitation extrême. Ils bondissaient, semblaient s'interpeller, puis soudain ils s'immobilisaient tous ensemble, leurs têtes tournées dans la même direction. — Oui, voilà qui est singulier, murmurai-je... Evidemment il y a quelque chose qui approche et dont ils ont peur... Un incendie? Une inondation? ■— Ecoutez! fit Malveraz... J'ai l'oreille fine, — mais sans rien qui approche de celle de Malveraz. — Je n'entendis rien. — C'est un troupeau d'êtres vivants! reprit le paysan. En ce moment, nos chiens aboyèrent. Et Malve- raz ajouta : — Ce sont des êtres lourds... un troupeau de buffles, peut-être? — Cela n'expliquerait pas l'inquiétude des lions- tigres... — Qui sait? fit rêveusement Malveraz... Il y a peut-être dans cet étrange pays des buffles qui, parLE VOYAGE i°5 leur nombre et leur courage, peuvent braver, chasser les grands félins? Je commençais à distinguer une rumeur confuse. Puis ce fut un vaste piétinement, dont la terre trem- blait. Enfin, tout à coup une clameur bizarre, mem- braneuse, que nous reconnûmes tous deux. — Des éléphants! m'exclamai-je... Les chiens, presque indifférents tout ce jour et cette nuit, montrèrent une vive agitation, tandis que les tigres-lions emplissaient l'espace de rugisse- ments. Successivement, Chabe, Huriel, Mandar, s'étaient éveillés : — La voilà peut-être, la péripétie qui doit nous sauver! s'écria Chabe. — Ou nous perdre! repartit Huriel. Brusquement, d'un commun accord, les tigres- lions se rejetèrent dans la direction de la forêt. Ils demeurèrent quelque temps immobiles à l'orée, et sûrement ils hésitèrent entre la fuite et le combat. Mais leur indécision ne fut pas longue. A un nou- veau barrit, cette tois répété par cinquante trompes, ils se retirèrent lentement sous les futaies. — La route est libre, fit Huriel. — Pour cinq minutes, reprit Malveraz. Il avait raison. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que nous vîmes paraître une vingtaine d'éléphants. Ils arrivaient lentement, — ils bal an-io6 LE VOYAGE çaient leurs grandes trompes et leurs défenses étin- celantes. Je ne reconnus en eux ni l'éléphant d'Asie ni celui d'Afrique. Plus grands que ces deux va- riétés, ils appartenaient évidemment à un type éteint. ■— Ce n'étaient d'ailleurs pas des mam- mouths, mais ils devaient être tout aussi formida- bles. Et nous comprîmes la fuite -des. tigres-lions lorsque, à la suite des premiers, d'autres passèrent, — puis d'autres encore, trois cents, quatre cents peut-être (notre position était trop défectueuse pour pouvoir les compter). Tout à coup Chabe s'écria : — Des hommes ! Une troupe d'hommes apparaissait en effet avec des femmes et des enfants, étrange, presque mêlée aux derniers rangs des éléphants. Les mâles étaient de haute taille, le teint ni blanc ni noir, d'une espèce de gris de cendre, les mâchoires fortes, mais non aussi bestiales que celles des nègres ou des Hottentots, — la tête grande et les cheveux assez longs, roides, en baguettes de tambour. Ils vivaient évidemment en bonne intelligence avec leurs colos- saux compagnons. — Ils ont là un beau troupeau, remarqua Chabe. Et voilà, du coup, l'homme préhistorique réhabi- lité. Avec de pareils serviteurs, il pouvait braver les monstres carnivores... — Serviteurs! murmura Huriel. Voire!LE VOYAGE 107 11 se fit, presque soudain, un arrêt dans la marche du troupeau et des hommes. Nous vîmes bientôt ceux-ci prendre des dispositions pour une halte. Les uns assemblaient du bois et des herbes sèches, aidés en cela par des éléphants; les autres fichaient, au bout de branches, des morceaux de chair; et les femmes aidaient ou prenaient soin des enfants. Ce spectacle nous intéressa. Ce nous fut une sorte de joie de voir le grand brasier allumé sur la plaine par nos frères inférieurs. Nous nous gardions cependant bien de bouger, et Malveraz avait, depuis longtemps, intimé aux chiens l'ordre de se taire. Pour avoir changé de nature, le péril n'était pas moindre. Sans aucun doute, ces hommes n'auraient point pour nous des sentiments plus exorables que les lions-tigres. Qui pouvait dire, d'ailleurs, s'ils n'étaient pas anthropophages ! Et proie pour proie, autant être celle des fauves que celle de nos semblables! — Il n'est peut-être pas mauvais qu'ils campent pair ici, dit Chabe. Il y a des chances qu'ils éloignent pour longtemps nos autres ennemis et qu'après leur départ nous puissions nous sauver par les marécages ! Comme il parlait, il vint un homme près de la caverne. Il parut hésiter d'abord, puis il fit un geste de surprise, puis il s'approcha et poussa notre porte de granit......."■"»......■ m 108 LE VOYAGE A ce geste, je frémis dans toute ma chair. S'il n'était pas dû au hasard, il impliquait la connais- sance de la caverne et de son mode de fermeture. La même impression avait traversé l'esprit de mes amis. Nous nous regardâmes avec angoisse!... L'homme, cependant, avait poussé derechef, —d'une main plus vigoureuse. ■— Il sait! chuchota Huriel. Nous ne pûmes bientôt plus avoir le moindre doute. A l'appel de l'homme, d'autres accoururent. Ils se mirent à parler et à gesticuler, et, d'un com- mun effort, ils tentèrent de mouvoir la porte. Na- turellement, elle résista, — mais nous sentîmes vi- brer la pierre qui la retenait. — Faut-il éteindre la lampe? demanda Chabe. — Gardez-vous-en bien! chuchota Mailveraz... S'ils ont aperçu la lumière, c'est en l'éteignant que nous éveillerions tous leurs soupçons!... Les assaillants cessèrent de pousser. Ils délibé- rèrent une minute, puis deux d'entre eux se diri- gèrent vers des éléphants. Il y eut entre ces hommes et les bêtes' colossales je ne sais quel échange die signes. Toujours est-il qu'une demi-douzaine de proboscidiens s'avancèrent à leur tour. — Attention! ht Chabe... C'est ici un assaut plus terrible... Sans répondre, Malveraz alla se poser sur le .VLE VOYAGE i 09 ,1' bloc de fermeture, de façon à le mieux affermir dans le trou, — puis silencieux, si émus que nous entendions battre nos cœurs, nous attendîmes l'attaque. Elle ne tarda point. Elle fut terrible. Le roc en trembla. Les formidables animaux s'élançaient deux de front, se dressaient sur leurs pattes d'ar- rière et retombaient avec fracas. Mais le granit ré- sista victorieusement. Le bloc de fermeture sautait dans son alvéole : il ne cédait point. —■ Bah ! murmura Chabe, nous sommes à l'abri ! La forteresse est inexpugnable. Comme il parlait, un de nos chiens, terrifié, et comme malgré lui, fit entendre un aboiement. A l'instant l'assaut s'arrêta; hommes et éléphants re- culèrent. Ce fut d'abord une sorte de silence. Puis, les sauvages se mirent à parler et à gestiouileir lon- guement, mais sans la moindre velléité de refaire leur effort. Il parut même, après un certain temps, qu'ils en eussent pris leur parti. Huriel le fit re- marquer. — Je ne suis pas tranquille, fit Malveraz... une trentaine d'hommes se sont détachés... et je crains quelque piège... — Eh! qu'y faire! repartis-je avec résignation. Nous sommes bloqués. Nous n'avons ni bonne niwm "o LE VOYAGE mauvaise résolution à prendre. C'est ici le cas où la fatalité seule décide! — Que la volonté du Mystère soit faite! fit Huriel!... Et prenons du repos. C'est à votre tour de veiller, Malveraz! — C'est mon tour! dit tranquillement le vieux montagnard. Et, dans le fond, nous étions plus rassurés sous sa garde que sous nulle autre. Nous essayâmes de dormir. Mais aucun de nous n'y parvint. Je me re- tournais sur le sol, dans une angoisse qui, pour être sans but immédiat, n'en était que plus insupporta- ble. De guerre lasse, je finis par me lever et par rejoindre Malveraz. Je jetai un coup d'œil sur la plaine. Les éléphants dormaient, et aussi les hom- mes. Il n'y avait guère que quatre ou cinq individus des deux espèces qui veillassent auprès du brasier. — Tout semble tranquille! dis-je au monta- gnard. —■ Je ne m'y fie pas... En ce moment, un des éléphants veilleurs dressa la tête, puis il frappa doucement de sa trompe la tête d'un homme. Tout de suite les autres veilleurs se dressaient, dans une attitude d'écouteurs, aussi nette chez les animaux que chez les hommes. — Bizarre! murmurai-je. Ces éléphants parais- sent aussi intelligents que nos semblables...LE VOYAGE m — Je crois bien qu'il en est ainsi, fit Malveraz... En tout cas, ce n'est pas ici l'homme qui guide ni qui protège... Sans doute, il rend des services à cette drôle de communauté, mais il se rapproche plus d'être un ami-serviteur qu'un ami-chef... C'est l'éléphant qui commande, monsieur... Un de nos chiens se leva, puis l'autre. Ils flai- rèrent un instant avec attention, puis tous deux se précipitèrent vers le fond de la caverne. Nous nous disposions à les suivre, lorsque nous les vîmes dans la pénombre, immobiles, comme fas- cinés. Au même instant Malveraz cria : — Aux armes ! Huriel, Chabe, Mandar, se levèrent. Et tous cinq nous tînmes prêts nos carabines et nos revolvers, tandis que Malveraz disait : — On vient!... Des hommes... Ceux-là qui se sont détachés des autres... — Ne tirez que sur mon ordre ! fis-je avec véhé- mence... Malveraz, rappelez les chiens! Un bruit croissant se faisait entendre, puis une sorte d'eboulement. Puis, soudain, un bloc tomba, — des silhouettes apparurent. — Toutes les lampes allumées ! fis-je. Nos cinq petites lanternes brillèrent à la fois. Et nous vîmes à dix mètres une vingtaine d'hommes qui nous regardaient avec un mélange de menace, »lia LE VOYAGE de crainte et die) curiosité. Un vidlent combat se livra dans mon âme. Fallait-il attaquer, terri- fier ces êtres par la décharge de nos fusils? Fal- lait-il essayer de parlementer? Je pris un moyen terme : — Tire une balle en l'air! fia-je à Huriel. Il tira. La détonation se répercuta sous la voûte de la caverne. Les sauvages parurent saisis d'une espèce de terreur superstitieuse. — Malveraz! fis-je alors... tu as le pouvoir de te faire comprendre des êtres simples. Essaye de laisser entendre à ceux-ci que nous sommes infini- ment redoutables, mais que nous ne leur voulons aucun mal. Malveraz marcha gravement vers les envahisseurs. Il leur souriait et leur faisait des signes lents et pacifiques. Méfiants d'abord, ils se rassuraient à me- sure. Bientôt, ils montrèrent une sorte de cordialité et se rapprochèrent. Nous profitâmes de cette dé- tente pour nous rapprocher du groupe. Malveraz ne cessa pas pour cela de leur faire des gestes, — et il apparut enfin qu'ils étaient entièrement rassurés. Dans ce moment Huriel se tourna vers moi pour dire quelque chose. Mais il s'arrêta, les yeux axes, l'air effaré. Je suivis la direction de son regard, et je vis un des hommes qui s'était glissé vers l'entrée, avait retiré le bloc de fermeture et ouvrait notreLE VOYAGE i'3 porte de granit. Je poussai une exclamation d'an- goisse. — Trop tard! fit alors philosophiquement Hu- riel; il n'y a plus qu'à accepter le sort. En effet, l'homme avait poussé un cri. Ses com- pagnons du dehors accouraient, accompagnés de leurs monstrueux amis. — Du calme ! dis-je. Cette recommandation était inutile. Mes compa- gnons attendaient les événements avec le sang- froid du désespoir. Quant à Malveraz, il marcha au-devant des survenants, suivi de près de plu- sieurs de ceux qui avaient d'abord envahi notre caverne. Il y eut un moment d'horrible incerti- tude. Un faux mouvement, une colère, une frayeur chez quelqu'un de nos assaillants, et nous étions massacrés. Grâce à Malveraz, grâce à notre attitude paci- fique, le péril du premier heurt fut écarté. Notre présence excita de la curiosité et, ce semble, l'espèce de crainte superstitieuse que le coup de fusil d'Hu- riel avait causée aux premiers arrivants. Bientôt la caverne fut envahie. Nous n'eûmes de ressources que de sortir, de nous mêler à toute la multitude. Durant un quart d'heure, les hommes, les femmes, les éléphants se contentèrent de nous contempler, comme des êtres rares et prodigieux. Puis, une sorteII4 LE VOYAGE de silence, des regards échangés entre les guerriens sauvages. — C'est le pire moment! fit Malveraz. — Tout va se décider. Un des plus grands parmi les hommes leva sa massue : ce geste se répercuta chez d'autres. Mais soudain un éléphant écarta ces massues d'un geste tranquille de sa trompe, et Malveraz reprit : — Nous sommes sauvés... Les éléphants ne veu- lent pas notre mort ! Et comme je le regardais, stupéfié : — Les hommes ne sont pas ici les maîtres, fit le montagnard, mais bien les animaux. Je l'avais de- viné depuis longtemps. J'en suis à présent sûr. — Il y a bien une sorte d'alliance, mais, dans cette alliance, la bête prend les décisions importantes. C'est enfin l'homme qui a obtenu la protection de l'éléphant contre ces fauves monstrueux dont nous faillîmes devenir les victimes. A mesure qu'il parlait, je voyais la vérité : les hommes, rusés, faibles et peut-être cruels; — les grands herbivores, pleins de force, de courage et de douceur. Et il devenait clair comme le jour que c'est les bêtes qui décidaient, en ce moment, que nous aurions la vie sauve. Une demi-douzaine de vieux mâles avaient écarté nos congénères et s'étaient approchés de nous. Ils nous flairaient lon- mÉmLE VOYAGE 115 guement, ils nous frôlaient de leurs trompes agiles et délicates. Un instinct subtil leur dit que nous ne serions pas un péril, et ils surent faire comprendre leur conviction et leur volonté. Lorsqu'ils s'écartèrent, les hommes revinrent à nous sans méfiance et peu à peu l'entente naquit, — nous pûmes nous joindre en sûreté à cette extraor- dinaire caravane. Nous ne dormîmes guère de la, nuit, — mais ce n'était plus de crainte. Assis auprès du brasier et de nos amis sauvages, nous ne pouvions nous las- ser de contempler le spectacle (plus extraordinaire encore que celui des lions-tigres) de ce troupeau d'éléphants paisiblement endormis sur la plaine. Au loin, par intervalles, nous entendions rugir nos ennemis de naguère. Us devaient camper dans la forêt voisine, et guetter nos invincibles protec- teurs. Leur voisinage rendait plus merveilleuse l'aventure. Je restai de longues heures à rêver aux ancêtres préhistoriques, et que l'histoire de l'homme avait bien pu être moins précaire et moins misérable que nous ne l'imaginons. Qui sait si la domestication de la bête n'a pas été une malice inutile, une trahison que le genre humain payera quelque jour ? Qui sait s'il n'aurait pas été plus profitable de s'en- tendre avec nos frères dits inférieurs, et, vivant de 1 _n6 LE VOYAGE laitages, de fruits, du superflu des œufs, de plantes et de sucs délicieux, qui sait si la destinée ne nous aurait pas été plus douce, plus belle, plus harmo- nieuse? Il est quelque chose de laid et d'infâme dans le rôle actuel des hommes : il aurait été beau et grand de faire tous ensemble le Grand-Etre que doit être un jour l'animalité terrestre. Nous sommes repartis ce matin. Nos relations sont devenues plus intimes avec nos semblables et surtout avec nos grands amis herbivores. Nous mar- chons vers l'est, précisément au point d'où nous sommes partis. Dans une heure, peut-être, nous se- rons arrivés. Malveraz a réussi, à l'aide de je ne sais quelle mimique, à faire entendre aux alliés que nous devons retrouver des compagnons. — Ils seront peut-être partis, après tout, me dit Huriel, au moment où nous approchions du fleuve. — Je crois bien que non, répliquai-je... Malveraz est très sûr de son grand-duc... Nous marchions à l'avant du troupeau avec quel- ques hommes. Nos chiens avaient une dizaine de toises d'avance. Chabe nous les montra. — Ils sentent le campement... Nous appro- chons... M .-«,,■■ LE VOYAGE n7 A peine il avait parlé, nous entendîmes une déto- nation, puis des hommes sortirent d'un fourré à l'autre rive du fleuve. —- Nos amis! s'écria Pluriel... L'épreuve est finie... Déjà les chiens s'élançaient avec des abois. Et nousreconnumesCharnay.il avait braqué sa longue- vue. Il nous reconnaissait lui-même, faisait de grands gestes de joie et aussi de stupéfaction — à la vue de notre formidable escorte. Une demi-heure plus tard nous avions franchi le fleuve, nous nous retrouvions au milieu des nôtres, nous contions notre merveilleuse aventure; elle était appuyée des preuves les plus irréfutables : les quatre cents compagnons colossaux qui s'assem- blaient, avec douceur, autour de notre caravane. Nous avons achevé notre voyage par les terres inconnues. Et il ne nous en a coûté guère de peine : nous avons eu constamment la protection de nos amis à trompe. Grâce à eux, tout péril grave nous a été épargné. Nous avons rapporté la plus magni- fique étude sur les vivants et sur les liens qui les unissent. Par nous, — grâce à un bonheur plus mim.n8 LE VOYAGE grand que notre mérite assurément, — de subtils problèmes ont été résolus sur ce que durent être les rapports de l'homme primitif et des animaux. Nous avons pu constater que la plupart du temps la lé- gende doit être renversée : les premières sociétés animales bien faites n'ont pas été des sociétés hu- maines. L'homme ne fut d'abord qu'un organisa- teur secondaire, — longtemps il ne s'est pas élevé au-dessus du rôle d'auxiliaire subordonné. Il s'en est fallu de peu, en somme, que la civilisation ter- reste ne fût le fait de l'Eléphant; et presque sûre- ment il en aurait été ainsi si la trompe avait pu se dédoubler. Le triomphe de l'homme ne fut que ce- lui de ses deux mains : elles lui firent un cerveau qui, tout d'abord, n'était pas plus subtil que celui des animaux supérieurs... Il me reste, de ce voyage, un souvenir délicieux. J'ai'mieux senti la Vie de la Terre. Et j'ai compris avec intensité et mélancolie que l'homme faisait fausse route, — qu'il était temps de revenir à plus de fraternité envers les frères inférieurs, — que notre existence serait cent fois plus belle, plus noble et plus haute si nous pouvions cesser notre épou- vantable tuerie et faire des alliés de ces bêtes su- perbes dont nous faisons actuellement nos victimes.LA FIN DE L'ORGUEIL On a souvent parlé, et avec combien de raison, du triste état de l'homme qui, pour des motifs quelcon- ques, se trouve jeté hors de sa classe sociale naturelle et soumis à toutes les tyrannies du destin. Mais il faut s'entendre : ces déclassements ne s'appliquent point dans ma pensée au seul fait d'être devenu pauvre quand on était riche ou d'être obligé à quel- que gros travail matériel alors qu'on a fait de bonnes études. Qu'est cela? Une peine de peu de mois, une adaptation à un nouveau milieu, facile en somme quand on n'a que les aspirations ordinaires à l'humanité. L'amour-propre en peut souffrir, mais très superficiellement. Un roi comme Louis XVI aurait fait un fort bon serrurier, car il avait une âme naïve et rude d'artisan, et il était plutôt un déclassé sur le trône. Mais qui dépeindra la douleur d'uni20 LA FIN DE L'ORGUEIL Voltaire obligé de raboter des poutres ou de forger des clous ! Je crois pour ma part avoir connu toute l'horreur de ce déclassement. Né de parents ruinés par un détour de la fortune, mon corps ressentait une répugnance invincible pour tout travail systéma- tique. En revanche, mon cerveau possédait une indomptable activité. J'ai toujours adoré de remuer lesi hypothèses les plus subtiles, les plus complexes sur les phénomènes qui nous entourent; j'ai toujours été un généralisateur plein de feu, et, comme je n'avais pu suivre les cours des Facultés ni, par conséquent, remporter les diplômes qui m'eussent procuré une position en harmonie avec mon penchant, force m'avait été d'accepter un petit emploi commercial et de me créer, durant mes loisirs, une instruction aussi peu classique que possible. Les mathématiques et les sciences physiques y prirent du coup une im- portance énorme. Tant que dura la période d'assi- milation, tant que mon esprit s'efforça seulement d'atteindre le niveau des connaissances actuelles, je sentis relativement moins le joug de mon labeur gagne-pain, quoique j'y prisse déjà un dégoût qui allait le matin jusqu'à la nausée; mais comment dire le mal terrible où je me consumai dès que le domaine de la véritable invention me fut ouvert. Soit heureux effet du hasard, soit instinctive habi- leté de mon esprit de pauvre homme qui savaitLA FIN DE L'ORGUEIL 121 n'avoir pas le temps de se tromper, je tombai dès l'abord sur un problème fort neuf, et j'en découvris une solution si féconde qu'elle a toujours servi de centre aux nombreuses découvertes dont le public a bien voulu me faire gloire. Cependant je ne possé- dais que des données théoriques. Ma tête seule avait travaillé en un temps où l'on connaît l'inéluctable nécessité de l'expérience. J'étais sûr d'être tombé sur une piste magnifique; mais cette conviction ne me suffisait pas plus à moi-même qu'elle n'aurait suffi à mes savants confrères. Aujourd'hui encore je pense que j'aurais pu me tromper; car il est relativement facile d'errer en des matières aussi délicates. Elles se basent sur des faits connus, il est vrai; mais les déductions qui mènent de ces faits connus aux faits inconnus créés dans la pensée viennent trop facile- ment se choper à la moindre barrière matérielle. Afin de me rassurer sur mes théories, j'avais dû recourir à ce procédé familier de tous les inventeurs pauvres, et qui consiste à remplacer une expérience indispensable par la supposition de tous les résul- tats auxquels elle pourrait donner lieu. On arrive ainsi à travailler six mois sur un point que l'expé- rience réduirait en une heure. D'ailleurs, en disant que je mis huit ans à reprendre minute par minute ma trame scientifique, à la repriser, à la compléter, je donnerai peut-être une idée du gigantesque travail122 LA FIN DE L'ORGUEIL accompli. Huit ans ! Et je sais, à présent que j'ai fait mes preuves, que trois mois m'eussent largement suffi avec dix au douze mille francs d'appoint. Ce gaspillage -insensé de temps me mettait au désespoir. Je ne le conseillerai jamais à personne. Il impliquait, je crois, une certaine confiance en soi, mais surtout une grande défiance des autres. De même que la plupart de mes pareils en ingéniosité et en misère, je ne voulais pas; être dépouillé de mes idées au profit de quelque chevalier d'industrie du brevet et de la réclame qui n'eût fait qu'une bou- chée de mon long et patient travail, quitte à hausser les épaules devant toute revendication, et à démon- trer, ce qui est infiniment aisé dans notre partie, que je n'avais fourni qu'un humble point d'appui au majestueux génie d'un autre. Après tant d'années, je me demande encore si j'avais tort ou raison. J'avais tort en vue de l'existence; car les années de déses- poir et de concentration rageuse non seulement comptent double, mais arrivent à fausser le sens de la vie, à la gâter pour toujours. J'avais raison comme inventeur, car le pauvre sera toujours spolié en ces sortes d'affaires. Il faut ajouter, dans mon cas, qu'il s'agissait, outre un principe nouveau, de nombreuses applications destinées à enrichir l'inventeur et l'ex- ploiteur. Je me rongeais, je voyais le monde en noir. Ma petite place ne devenait que très vaguementLA FIN DE L'ORGUEIL 123 meilleure. J'étais, en vérité, un employé médiocre, inattentif, chimérique, vivant tout entier dans l'espé- rance d'un triomphant avenir. Aussi que de souf- frances, que de rangements d'esprit ! Peut-être aurais-je trouvé quelque consolation dans mes travaux intellectuels si j'avais été plus complètement investi de la. manie scientifique, manie qu'on trouve chez de très grands savants, et qui leur laisse voir la vie à travers une onde bienfaisante, les rend insoucieux des disgrâces physiques et morales, produits habituels du travail dans la misère. Au contraire de cet abandon, j'ai toujours pos- sédé à un degré éminent le sens de l'intégralité de mon être. J'ai détesté toute déchéance pour mon corps, tout renoncement absolu pour mon cœur ou mon esprit. J'ai pris le plus grand soin de moi- même, et non par un mol égoïsme, non pou»* m'abandonner à des douceurs ou pour m'assurer les petites joies de la vanité mondaine, mais afin de garder complet le trésor de mes facultés, afin de ne pas m'enfoncer au triste néant de l'infirmité, de l'imbécillité ou de l'immoralité. Voilà pourquoi je profilai sud le monde la silhouette d'un lutteur acharné à la conservation de sa force, de sa santé, de sa bonté, de son intelligence. J'acceptais de ne gagner que des appointements modiques, parce que je me refusais à tout excès de ,24 LA FIN DE L'ORGUEIL travail. Je savais qu'on peut rester vigoureux et beau dans une extrême sobriété pourvu qu'on se sou- mette à une rigoureuse hygiène, mais qu'il est im- possible de ne pas se flétrir dans un excès de travail, et surtout de travail sédentaire. Mon pain sec, mes médiocres rations de viande suffisaient à me tenir noblement debout. J'y ajoutais le mouvement, soit en longues promenades, soit en quelque exercice peu coûteux tel que la natation ou le patinage. Le vice d'un pareil système se découvre aisément. Si j'avais de quoi apaiser ma faim et mes besoins d'activité physique, si même je donnais satisfaction à mes ferveurs intellectuelles, il me manquait le pain social, le contact des autres hommes, le respect, l'admiration que tout être supérieur aime d'inspirer autour se soi. J'avais bien des affections lointaines, mes chers vieux parents dans leur petite ville, là-bas très loin, mais j'en étais mieux séparé par le défaut d'argent et de vacances que par une vallée de poison comme celle de Java. S'ils se désolaient, d'ailleurs, de me savoir végétant à Paris et m'accusaient de paresse, je crois cependant qu'ils auraient souffert davantage à me voir occuper une position subal- terne auprès d'eux. Tous mes rêves, tous mes tendres vœux allaient vers l'espoir de les réunir à moi un jour. Reste à parler de la souffrance des souffrances :LA FIN DE L'ORGUEIL 12.S je ne possédais point de maîtresse. Or, j'ai toujours adoré la femme, sa conquête m'a toujours paru la victoire suprême, la merveille du monde. Rien ne dira mon angoisse devant la gracieuse faiblesse, le charme des tendres sourires, les voluptueuses élé- gances du corps de nos compagnes. Mais doutant plus écartais-je toute aventure banale ou avilissante, d'autant plus me refusais-je à déconsidérer l'amour à mes propres yeux en le rendant mercenaire ou en le flétrissant par la misère à deux. Qu'on me par- donne ce blasphème à l'humble dévouement des pauvres qui consentent à risquer leur bonheur dans une union misérable. Je les admire, je les respecte, je leur rends cette justice que leur abandon, instinc- tif ou volontaire, est cent fois plus glorieux que mon égoïste calcul ; mais, je le répète, le sacrifice m'a toujours paru une chose odieuse, du moins le sacri- fice de ces choses simples qu'on appelle la santé, la beauté, la noblesse. Je ne crois pas que j'eusse beau- coup plus hésité que le plus courageux des autres hommes à risquer ma vie pour remplir d'impérieux devoirs, seulement j'y ajoutais la faiblesse de pré- férer la mort à toute souillure. De sorte que je ne sortais guère de ce dilemme : ou l'existence com- plète ou l'anéantissement. Il en est de ces formes sentimentales chez nous comme de ce que l'on voit chez les animaux, avec cette nuance ques, pour eux,126 LA FIN DE L'ORGUEIL tout se traduit par des transformations ou des acci- dents corporels. Je suis la bête individualiste qui meurt de la moindre atteinte, tandis qu'il se trouve des gens assez dévoués à l'espèce ou assez entraînés par une passion pour devenir semblables à la fourmi, laquelle, coupée en deux, cherche encore à sauver ses provisions ou ses larves. Peut-être faut-il voir aussi dans mon cas un irrésistible besoin d'idéal. N'ai-je pas toujours éprouvé une colère immense contre les formidables injustices, les formidables cruautés du destin? Le souhait que le monde fût beau et bon a été ma prière du matin et du soir. La conception du laid, la vision, la sensation du laid, du féroce, de l'ignoble, cet affreux désaccord de nos extases avec la réalité, de notre chère et ardente vo- lonté avec la froide et lourde inertie des phéno- mènes, cette inharmonie des êtres semblables à moi avec les brutes qu'on trouve à tous les rangs de l'humanité, ce me fut un supplice de chaque jour. Je n'y échappais, je ne pouvais y échapper qu'en entrant en moi-même, et si j'avais trouvé là le re- mords des actions viles ou le regret des beautés perdues, si j'avais désespéré de cette part du jardin universel plus spécialement confiée à mes soins, l'existence m'eût été impossible. Sous cet angle, la question devenait de vie ou de mort. Déjà je ne me maintenais que par miracle, tant mes aspirations m mmmm LA FIN DE L'ORGUEIL 127 vers la grandeur et vers l'amour se trouvaient con- trariées par la modicité de mes ressources, par le ré- pugnant labeur, par l'impossibilité de me créer des relations nobles (on ne s'aime pas entre pauvres, on se regarde souffrir) ou de posséder le cœur d'une femme de mérite. Quand mon idée, ainsi que j'appelais mon hypo- thèse, eut bien mûri dans ma tête, une impatience terrible me prit. Pendant un an entier, je vécus dans une excitation à la fois délicieuse et misérable; car, si je me voyais sans cesse arrivant au but, je me retrouvais aussi sans cesse devant la plus cruelle déception. Ces alternatives usèrent mes forces espé- rantes. Il devenaitde jour en jour plus évident pour moi que les fameuses histoires racontées sur les savants jaillis des plus humbles conditions sont des légendes, et que, presque toujours, il faut, pour parvenir, posséder un petit capital ou le gagner dans des entreprises que je regardais les unes comme dégradantes par l'excès du travail ou des privations, les autres comme avilissantes par l'im- moralité. Plus j'allais, plus cette vérité me sautait aux yeux. Je voyais bien qu'il aurait fallu sacrifier à ma gloire mon idéal personnel, et je ne pouvais m'y décider. Il n'y a presque pas d'exemple d'un pauvre homme arrivant à son but par le pur et na- turel épanouissement de sa force. Toute notre tristeI38 LA FIN DE L'ORGUEIL civilisation est basée sur ce qu'on appelle la lutte, et les formes de cette lutte sont telles que les pre- mières, les inéluctables positions ne se conquièrent jamais en dehors des épreuves déprimantes dont je parlais tout à l'heure. Si peu qu'il me fallût d'ar- gent, il m'en fallait encore trop pour l'obtenir sans compromettre ma santé ou ma moralité. J'aurais dû l'économiser sou par sou ou l'emprunter à quelque naïf. Je manquais, pour ce dernier moyen, de la «tête du savant», et toute mise en scène m'eût paru igno- ble. Puis, un véritable inventeur n'est jamais aussi sûr de son idée qu'un faux. Mettre deux mille francs d'emprunt dans des expériences qui pou- vaient ne pas aboutir, c'était aussi loin de mon ca- ractère que de remplir le rôle de bourreau. J'essayai d'intéresser par lettres à mon sort quelques-uns des grands savants dont le nom retentit à travers le monde; mais ils reçoivent journellement des épîtres de fous ou de présomptueux, et ils ne daignèrent pas me répondre. Deux ou trois m'engagèrent à envoyer des notes. Je ne le voulais pas. J'ai déjà dit que le plus long travail scientifique peut se résoudre en une découverte d'apparence tellement simple qu'à première vue on la croirait médiocre. Cependant, ces découvertes constituent le vrai fonds du génie, le reste est un développement, suivant des formules courantes, où il est exigé plus de patience que deLA FIN DE L'ORGUEIL 129 profondeur. Mon idée indiquait une orientation nouvelle; mais d'autres en pouvaient trouver les applications aussi vite que moi. Je sentais bien que, muni de l'outillage nécessaire, j'aurais pris cette avance qui fascine les rivaux; mais je n'avais rien à attendre de mon génie, le génie ne se monnayant que par son mariage avec la pratique des affaires. Je puis dire ces choses aujourd'hui que j'ai donné mes preuves. Autrefois, je ne faisais que me les murmurer tout bas, et elles me semblaient de tristes excuses à ma notoire incapacité. Ce n'est pas une des moindres horreurs de la misère, qu'elle nous en- lève (par la répétition perpétuelle de l'échec) jus- qu'au plaisir, jusqu'au désir de nous plaindre, jus- qu'au pardon pour nos infortunes. Me voilà donc à vingt-huit ans avec un monde dans la tête, un cœur enflammé, une âme frémis- sante, un corps souple et vigoureux, et tout perdu dans l'angoisse de ma jeunesse inutile. Le rêve, qui longtemps m'avait soutenu, je le sentais me glisser des doigts aux approches de la trentaine. Je deve- nais chaque jour plus positif, partant plus con- vaincu de mon malheur. Mes parents s'éloignaient de moi. En eux, outre le sourd travail de l'âge, qui tout aussi bien localise l'affection que la douleur, et crée un état d'indifférence résignée, c'était le res- sentiment contre un fils qui les privait de cette joie 9,3o LA FIN DE L'ORGUEIL trop escomptée, hélas! d'une destinée triomphante. J'avais beau multiplier les lettres, les réchauffer du feu de mon amour filial, ils me répondaient à peine. Pour les convaincre, une seule chose, le succès. Tout ce que j'aurais pu leur dire de mon état d'esprit se- rait demeuré lettre morte. Je le savais. Au début, je les encourageais en leur parlant de mes travaux, en leur montrant l'immense portée de ma découverte; à la longue, une pudeur m'était venue. Je pouvais bien être ce grand savant que, depuis, l'on a porté aux étoiles, la pauvreté m'interdisait non seulement le profit, mais la gloire, mais la moindre satisfac- tion d'amour-propre. Mon beau labeur intellectuel depuis huit ans, ses fruits, les fruits de ma persé- vérance, de mon courage, de mon génie, devenaient pareils à une œuvre honteuse dont il me fallait rou- gir. Ne dites pas que j'exagère. Il n'est pas une femme la mieux aimante, la mieux dévouée, qui n'eût désespéré de moi. Est-ce qu'on lit dans un cer- veau, est-ce qu'on accepte un être pour sa valeur in- trinsèque? Oui, s'il est riche; non, s'il est pauvre. L'éternel insuccès — les chutes du Christ au Cal- vaire de l'inventeur indigent — lui enlève tôt le prestige, ce brillant de la chance ou cette certitude de la fortune qui faisait dire à un de mes cama- rades de bureau que les gens sentaient quand il n'avait pas d'argent dans sa poche. J'ai souventLA FIN DE L'ORGUEIL 131 pensé que Pierre n'avait si bien renié Jésus, que parce que Jésus était pauvre. Ce n'est pas la crainte qui domine ici, c'est la honte. Il ne dit point : « Je ne pense pas comme lui, » il dit : « Je ne le connais pas.» Avec le temps je vis venir la faillite. Mes pa- rents m'abandonnaient, l'âpre solitude distendait mes prunelles. J'avais beau marcher au bord du fleuve (car j'adore la majesté, l'abondante passion des grandes eaux), de plus en plus l'impression du vide entrait en moi. Je vivais par artifice, en prison dans ma pureté. Ma force préservée demeurait sans objet. Le monde extérieur n'entrait plus en moi, ainsi qu'il est normal, pour nourrir et entretenir le sentiment, mais seulement parce que j'avais ces portes ouvertes qu'on appelle les sens. J'y pris de la passivité, je me désagrégeai, je m'égarai. L'amour qui me guettait trouva une proie facile. Délicieuse petite Hélène, votre destin a été celui des vierges supérieures qui obéissent à des pensées, au lieu d'obéir à des intérêts; vous vous êtes éprise de l'ardent pauvre aux yeux d'orgueil, et vous n'avez pas vu que tout était contre vous dans un pa- reil amour : la beauté, et l'ardeur, et l'orgueil, et la puissance. Ah ! visage aimé, traits touchants, sensi- bles comme ceux de l'enfant qui s'arrête de pleurer ou de sourire; je vous ai vus perdus dans la divine à132 LA FIN DE L'ORGUEIL extase, fixement rassemblés en une unique espé- rance, ou doucement répandus dans cette sollicitude quasi maternelle de la jeune femme pour les tris- tesses de son amant. Vous êtes le bonheur que je n'ai pu saisir, la joie où mon cœur s'est brisé, l'es- pérance qui crispa et immobilisa mon âme. N'est-ce pas déjà un miracle que ce fut votre amour qui vint à moi, et l'amour le plus pur, le mieux éclairé. Mais, sans le savoir, vous avez précipité ma fin, chère terre promise où je n'entrerai point. Vous n'aurez pas le grand baiser fécond, ni l'abandon de votre trop hautain chéri. Il va vers le sort, il ne veut point déchoir, il sent que ses lendemains seraient dans la boue et dans la honte. Je sentais confusément qu'il était dans ma des- tinée de mourir debout, en accord avec mon idéal. Une fois flétri, dégradé, absorbé dans un travail, redevenu, du dieu que j'espérais être un jour, un de nos tristes hommes, aurais-je jamais encore le même courage, disons-le, le même plaisir à dispa- raître? Il m'était doux, je l'avoue, d'emporter cette âme si pure, ce corps de jeune héros avec moi dans le non-être. Mes mains innocentes de la mort du moindre animal accompliraient avec un frémisse- ment de haut orgueil le sacrifice du jeune homme divin. J'étais sans haine, j'étais sans crainte. ' Singulière nature ! Il me coûtait relativement peuLA FIN DE L'ORGUEIL 133 de quitter ainsi ma chérie, alors que j'aurais tant souffert de voir succomber notre amour sous les assauts de la misère. Etait-ce pur égoïsme? Je ne le crois pas. Seulement, j'ai trop passionnément aimé le divin dans l'homme. Il m'a semblé que l'amour n'est que l'effort de s'élever à deux. Non que j'eusse dédaigné la volupté, la tendresse, les grâces char- mantes et tout humaines de la passion : tout mon être s'élançait vers elle, mais comme la lumière s'élance sur les fleurs pour en faire ressortir l'éclat nuancé et le délicieux mystère. Je me disais ces choses aux soirs de l'automne expirant où ma résolution fut arrêtée. C'était pres- que toujours à la sortie du bureau. Hélène accourait à ma rencontre le long du quai. Nos deux misères se réchauffaient une minute frileusement l'une contre l'autre; mais je voyais les stigmates du tra- vail sur la figure de celle que j'aimais et des ruines s'amassaient sur mon cœur, l'injustice du monde écrasait ma pensée. Je tressaillais d'effroi, de colère, de douleur. Se posséder, mon Dieu, s'appartenir, ne pas être l'esclave qu'on châtie d'une parole ou celui qu'on châtie d'une privation malsaine! Il nous vint une aventure. Un vieux nous suivit durant nos promenades. Nous en rîmes, Hélène et moi, nous disant qu'il se payait sans doute une illu- sion, revivait un ancien amour. Mais je le retrouvaiI34 LA FIN DE L'ORGUEIL bientôt sur mon passage. Il me suivait encore quand j'abandonnais Hélène. Jamais il ne la suivit. J'en vins à la revoir presque chaque jour. Sans doute il appartenait à la police et, trompé par quelque res- semblance, il me filait. Trop de soucis tenaient ma pensée pour que j'eusse le temps de beaucoup m'ar- rêter à cela, cependant je me rappelle avoir échangé avec cet homme quelques regards dont je ne pus tirer une impression défavorable; plutôt y trouvai- je ne sais quelle sympathie. Les premiers froids de l'hiver firent frissonner notre couple. Quand j'étais seul, farouche, impé- rieux, marchant d'une belle allure rapide, la pluie, la boue, me laissaient indifférent. Avec au bras cette frêle petite affamée, toute blanche de son travail et de son exaltation amoureuse, je sentais cruellement ma pénurie. Elle troussait sa jupe cte pauvrette, tandis que je maintenais péniblement le parapluie. J'aurais voulu la prendre dans mes bras et la trans- porter ainsi. Ma fièvre y eût trouvé le soulagement d'un défi. Mais la mener, inquiète, essoufflée, pi- toyable, à travers la foule brutale qui nous obligeait à mille précautions énervantes, la sentir fatiguée de son labeur et humiliée (elle qui possédait une âme de reine), souffletée par le vent, transie, livrée à la seule angoisse de vivre, je tombais à cet état de basse misère à quoi je m'étais toujours refusé. EtLA FIN DE L'ORGUEIL 135 voilà que, la fin de l'année approchant, le patron me fit travailler douze heures par jour. Mon temps était venu. Quand je partis de chez moi avec dans ma poche le revolver destiné à trancher le rude débat, la neige étincelait, quasi vierge à cause de l'heure tardive. J'avais passé la journée à revoir mes travaux, et, assuré qu'ils étaient pleinement admirables, je de- meurais ébloui, heureux de me savoir grand. Je pleurai les larmes mystérieuses des héros sacrifiés, et, quand vint le soir, je n'avais plus en moi ni amertume ni regrets. Je marchai vers le destin. Le lieu fixé pour ma mort, c'étaient les rives du fleuve dont les eaux portaient comme des navires mes rêves. J'y suis. Voici la berge. Si l'ombre et le froid de l'abîme sont sur mes pensées, elles ont cela de l'es- pace et du temps, ces majestés silencieuses et gla- cées. Elles sont surhumaines et toutefois doulou- reuses. Je me rappelle que j'ai aimé la terre, qu'elle est resplendissante et telle que la souhaitaient mes plus vives ferveurs. Quand je m'éveillais au matin, je la savais derrière la fenêtres, derrière la ville s'épuisant en fêtes lumineuses, versant d'intaris- sables ruisseaux de beauté. Ah! qu'elle soit d'or, d'argent, de velours, mille fois fraîche, mille fois pure, avec sa ceinture d'eau et son bain d'infini,136 LA FIN DE L'ORGUKIL qu'elle ait la grâce de l'herbe tendre, l'effort tor- tueux de l'arbre, la subtile ciselure animale, les Hélène où le cœur se répand en tendresses, n'est-ce pas une raison pour ne point vouloir s'y dégrader à jamais? Je fus bâti en harmonie avec elle, j'ai sa force, sa beauté, son espace en moi. Pas plus qu'elle, je ne puis me passer de rouler dans l'infini, de croître et de décroître devant le soleil, et les grandes alternatives des saisons ne sont pas plus émouvantes sur ses flancs que les phases où mon âme fleurit ou se déflore comme un vaste monde sur un vaste monde. Je me contemple ainsi et mes yeux regardent le fleuve. La neige des berges le réduit, en fait plus un canal humain. La souris de l'angoisse pénètre dans mon esprit. Un je ne sais quoi de peureux lutte pour l'existence au fond de moi-même, évoque les joies humbles, les joies modestes du pauvre. L'insecte furetant par des débris trouve son plaisir et son orgueil à l'impérieux besoin et aux ruses qu'il suggère. Pourquoi ne serais-je pas aussi un insecte adroit qui va jusqu'au bout de son destin? N'a-t-il pas existé des minutes où j'ai compris un bonheur réduit, craintif, moins apaisé dans la prudence, dans la préservation de la douce étincelle vitale? Est-ce donc rien qu'une petite chambre chaude avec une femme aimée, un enfant? Rien, l'extase d'unLA FIN DE L'ORGUEIL 137 beau livre, la sérénité triomphante de l'étude? C'est rien, ô fleuve traître à ma mort, berges tri- viales qui disputez son désespoir à un désespéré. J'aime mieux voir au fond de l'eau les colonnades de feu, le palais ruisselant de lueurs que chaque pont plonge dans l'abîme. Cet orgueilleux palais est conforme à mon orgueil. Je suis une bête libre et indomptée, une bête de vitesse, qui meurt de sa vitesse perdue; je ne puis fureter, il faut que je galope. Il n'est point de nourriture pour moi dans les débris, point de grâce dans l'odieuse cage de la crainte. J'ai levé l'arme homicide, j'ai choisi le point de la tempe où je compte sur le meilleur effet, et voilà qu'une main saisit mon bras, et je trouve devant mes yeux la figure du veillard de mes promenades. — Mon pauvre enfant! dit-il. Je le regarde et sens mon cœur faiblir sous cette pitié d'un autre. Il m'entraîne, il me fait marcher avec lui au bord du fleuve, raconter ma vie. De temps en temps il me presse doucement l'épaule, et quand j'ai fini : — J'avoue, me dit-il, que je comprends peu votre cas; mais il importe seulement que vous ayez cette âme de héros. J'avais un fils de votre âge et vous lui ressemblez trait pour trait. Laissez-moi vous adopter : je suis riche, je vous donnerai le moyenI 138 LA FIN DE L'ORGUEIL d'épouser votre charmante amie et de travailler à votre idée, qui, entre nous, m'inspire peu de con- fiance. Le monde s'est ouvert. J'ai connu la joie des ma- tins sans contrainte, la joie des baisers sans an- goisse. Hélène vit à mes côtés. Mes parents respirent l'atmosphère de ma gloire. Car, trompant la dé- fiance de mon père adoptif, j'ai gagné plus de millions qu'il ne possédait, lui, de centaines de mille francs. Et je vais cherchant de par le monde des êtres comme moi pour les sauver. mLA BEAUTÉ PERDUE — La beauté féminine, fit Edouard Lavergne, j'entends la beauté exceptionnelle, me cause un tel ébahissement que, de toute ma vie, je n'ai pu aimer une femme très belle. Lorsqu'il m'arrivait de ren- contrer une de ces miraculeuses créatures, je me sentais aussi loin d'elle que si son image m'était parvenue d'une autre planète, à travers les lentilles d'un télescope. Mon admiration était en quelque sorte cristallisée; elle m'agitait d'une façon tout abstraite. Et pourtant, arrangez cela comme vous le pourrez, autant que d'autres, plus que d'autres peut- être, je me façonnais un idéal d'amour où la beauté tenait la première place. Cette contradiction entre l'imagination et la réalité me choquait singulière- ment. J'y voyais presque une maladie nerveuse. La140 LA BEAUTE PERDUE vie me démontra qu'après tout cela pouvait se concilier. En ce temps-là, mon oncle Ernest, qui était aussi mon tuteur, désira me voir contracter mariage. Quand cet homme excellent, mais obstiné, s'était mis une idée en tête, il n'était pas indispensable de lui céder sur le fond, mais il fallait absolument com- mencer par céder pour la forme. L'oncle passait ses étés à Carolles, joli trou perché sur la falaise, où il s'occupait de philosophie et d'histoire naturelle, en maniaque plutôt qu'en professionnel. Dès que j'eus pris connaissance de la lettre où il me faisait part de sa volonté, je fis préparer ma valise. Le lende- main j'arrivai à Carolles. Je trouve l'oncle Ernest dans son jardin, où il lorgnait des toiles d'arai- gnée. — Ah ! te voilà ! fit-il en passant un énorme ai- mant sur l'une des toiles... J'ai découvert, figure- toi, que les araignées sont électriciennes. Elles con- naissent parfaitement les lois d'Ampère et de Fa- raday. Il s'interrompit de parler pour observer une lutte entre une grosse araignée et une petite. La lutte fut courte, la grosse araignée fit son repas de l'autre. — C'est, remarqua mon oncle, une femme qui dévore son mari. Et à propos, tu viens, n'est-ce pas, m'apporter réponse pour ton mariage...LA BEAUTÉ PERDUE — L'à-propos est rassurant... Non, je vou- drais seulement voir la jeune fille que vous me des- tinez... — A quoi bon ! Tu la verras toujours assez après ton mariage... — Encore faut-il que je me prononce en connais- sance de cause ! —■ Il n'y a rien pour quoi l'on soit moins qua- lifié que pour se choisir une compagne. Les plus avisés manquent de sang-froid et de mesure. Com- bien il est préférable de s'en rapporter au jugement et au sang-froid de ses parents et de ses amis!... Enfin, voici le signalement : grande fille, solide, saine, premier prix de confitures au concours du «Club de la cuisine clodovienne», et l'intelligence qui veille à ce que la valetaille marche droit. Elle te fera une vie tranquille, ne t'embêtera ni avec Ibsen ni avec Wagner, et te donnera une lignée sa- voureuse. — Voudra-t-elle seulement de moi ? ■— Elle te prendra de la main de ses parents, comme elle prendrait un parapluie ou un porte- cartes. Elle a le sens de l'esthétique bouché, un rhume de goût; elle verrait à peine la différence entre un gorille et un Maxime de Trailles ! Et mon oncle, me jetant un regard où se mêlaient l'ironie, le mécontentement et le dédain, s'écria :142 LA BEAUTÉ PERDUE — Il me faut des neveux ! Ton mariage peut seul m'en donner... Coupons la poire en deux : je te mènerai voir la jeune fille, et tu te détermineras tout de suite après. — Et s'il me reste un doute? — Il ne faut pas qu'il t'en reste... Je cède à tes préjugés, tu céderas à mon désir... Nous allons prendre des forces d'abord ! Un gong sonnait, profond comme une cloche de cathédrale, et qui annonçait le déjeuner. Ma tante nous attendait, vêtue d'une robe olive avec des applications de dentelle safran du plus effroyable effet. Son visage avait pris une livre de graisse en plus de ce qu'il comportait d'habitude. C'était sa face d'août; en novembre elle dégonflait. Cette graisse lui adoucissait le regard et rendait presque souriant son dédain habituel de la vie exté- rieure. Elle nous accueillit avec une politesse de vieux troupier; mais à table elle ne s'occupa de personne, plongée dans une méditation que ne pouvaient interrompre ni les cromesquis de filets de soles, ni les crépinettes de volaille, dont ce- pendant elle ornait convenablement sa vie inté- rieure. Elle ne s'interrompait que pour émettre quelque idée capricieuse, le plus souvent, quand mon oncle parlait, car ils avaient l'habitude de dis- courir ensemble. LA BEAUTÉ PERDUE U3 Nous prîmes le café sur le belvédère. On y voyait la côte, Carolles et son clocher; la mer aussi tran- quille et douce qu'un étang. — La mer, dit mon oncle, est le seul spectacle qui ne trouble pas la rêverie intérieure. Cela tient à ce qu'elle n'a pas de forme par elle-même, et qu'elle s'agite avec une naïveté si prodigieuse qu'elle fait voir du coup combien l'agitation est vaine. La mer est fatale et résignée. Elle semble furieuse, tandis qu'elle n'est que poussée par le vent, ou tirée par la lune; elle semble colorée, et elle n'emprunte ses couleurs qu'au ciel; elle semble vivante, et elle est l'inertie même... Rien ne lui vient d'elle-même. Son eau repart continuellement au firmament, d'où elle est tombée aux premiers âges, et lui revient par ses fleuves. Son sel ne lui appartient pas; ce sont les cours d'eau qui l'ont salée et qui continuent à la saler... Elle est, enfin, l'image parfaite du néant immense, bruyant et pitoyable... Des barques de pêche, au loin, semblaient des moulins à vent. Un steamer envoyait un dragon de fumée noire vers de petits nuages en coquilles. La brise montait paresseusement la côte, mêlant l'odeur amère des feuilles à la senteur vivante des eaux. — Allons voir enfin, cria mon oncle, fille qui doit partager mon héritage. la jeune144 LA BEAUTÉ PERDUE Ma tante s'excusa de ne pas nous accompagner et nous partîmes à deux par un sentier de traverse. Nous arrivâmes devant une maison peinte en rouge, avec, suspendues dans le jardin, une telle quantité de sphères argentées, dorées, cuivrées, qu'il sem- blait que ce fussent les Hesperides ides boules de verre. ■— C'est l'œuvre de ta fiancée, dit paternellement mon oncle... L'idée en pourrait être un symbole, le symbole de la déformation universelle. Ne dirait-on pas le jardin de la Caricature? Mais rassure-toi. Ta fiancée n'a eu aucune idée, — elle a obéi à son goût. Tu vois que je ne t'ai pas menti en disant qu'à toutes ses qualités elle joint celle d'un senti- ment du beau aussi obscur que celui d'un roi zou- lou... Que d'assurances de tranquillité dans ces boules de verre... Quel brevet de calme pour un mari !... Il se tut, il tira une sonnette. Un grand valet en livrée sang de bœuf nous introduisit. Nous atten- dîmes quelques minutes dans un salon étincelant et triste, où les objets, acceptables en eux-mêmes, hur- laient de se trouver ensemble. J'imagine qu'ici en- core le goût particulier de ma fiancée intervint pour varier l'art du tapissier. Nous ne vîmes pas d'abord cette merveille : une dame courte et bénévolente, un monsieur vêtu de soie bise, la précédèrent. MonMM LA BEAUTÉ PERDUE 145 oncle me présenta en liberté, et nous la vîmes enfin apparaître. Elle était déjà fort grasse et ne devait pas sans peine gravir les côtes. On ne peut imagi- ner des joues plus immobiles, à part que la marche las faisait vaciller. Elle ne m'apparut ni risible ni antipathique, mais si épouvantablement insen- sible, indifférente, végétale, que j'eusse préféré être le compagnon d'une de ces négresses dont la mâ- choire pèse six livres : du moins peuvent-elles rire, pleurer et avoir une préférence ! On ne peut dire qu'elle parlait : elle répondait aux questions. Pour me familiariser avec elle, l'oncle proposa une pro- menade à travers le jardin. La jeune Eudoxie mar- chait avec moi; elle faisait vaguement l'effort de me montrer certaines de ses œuvres. Mais la pauvre fille ne s'élevait pas même à la manie : elle faisait les choses falotes de sa race sans y apporter l'ar- deur qui donne un certain intérêt grotesque à tel petit mercier retiré des affaires, amoureux de tètes de pipe, de rocailles et de coquillages... La vue du verger nous amena à parler de cuisine. Du moins avait-elle reçu le don des compotes et des confi- tures; elle discourut presque vivement sur les dau- bes, les crèmes et les caramels. Au sein de sa géla- tineuse cervelle, c'était un coin plus ferme, une ma- nière de vocation. Mon oncle, voulant me donner pleine mesure, *mmm 146 LA BEAUTÉ PERDUE prolongea le plaisir. Nous visitâmes le parc, l'étang et le potager; nous admirâmes de beaux hêtres rou- ges, des carpes irisées, des salades prodigieuses. Les ombres s'allongeaient déjà dans le soleil jaune lorsque nous nous retrouvâmes dehors. — Eh bien! fit mon parent... est-ce assez la femme... toute la femme... telle qu'une civilisation honnête nous l'a confectionnée? — Elle est trop parfaite! repartis-je... Je sens tout mon démérite. Jamais, mon oncle, je ne con- sentirai à faire le malheur de cette aimable fille... — J'irai dès demain avertir les parents que c'est une affaire faite, s'écria mon oncle en colère. Je le laissai se fâcher à son aise. Cela ne durait jamais bien longtemps. Nous n'avions pas fait cinq cents pas qu'il s'était résigné. — Tu as la cervelle d'une sardine! conclut-il. Il ne pouvait rien y avoir de plus convenable pour faire souche. Cette pauvre fille t'aurait, jusqu'à la fin de tes jours, épargné les soucis d'administra- tion... Elle t'aurait oint de bien-être et parfumé de la plus délicate cuisine... Tous tes actes lui au- raient été indifférents; elle n'eût aperçu ni ton ab- sence ni ta présence. La colère lui est étrangère; la tristesse ni l'ennui ne peuvent l'approcher. C'est un ange et une momie. Que n'ai-je rencontré sa pa- reille dans ma jeunesse ! *LA BEAUTÉ PERDUE 147 Il s'essuya le front, que son ardeur faisait trans- pirer, et demanda : — Alors, tout de bon, tu y renonces ? — J'y renonce. Il me regarda avec compassion, et faisant volte- face : — Eh bien! allons voir un deuxième numéro! Mais cette fois, mon garçon, il ne s'agit pas, comme avec Eudoxie, de pratiquer la loi du moindre effort... Il faut plaire ou renoncer! La demeure où nous nous arrêtâmes était forte- ment bâtie en granit. Elle dominait les collines et la falaise. Lourde, trapue, elle pouvait braver les grandes tempêtes de l'équinoxe. Un observatoire indestructible la surmontait, environné d'une balus- trade, et nul gardien de phare n'avait un asile mieux fait pour veiller tranquillement au sein des éléments furibonds. Autour de la demeure, un jardin sommaire, mais vaste : grande pelouse, arbres durs et courts, fleurs sauvageonnes. Au total un séjour confortable et triste, refuge contre les hommes et forteresse contre les violences de l'élément. Une domestique accourait, aux cheveux d'ar- gent sale. Nous entrâmes dans un salon triste ■comme la maison, mais bien éclairé par de grandes fenêtres. *mmm 148 LA BEAUTÉ PERDUE Une robe frissonna, une jeune femme parut. Nous nous levâmes ; je ressentis cet éloignement où me jette tout d'abord la beauté féminine. Plus que toute autre, celle-ci était faite pour me glacer. Je ne dirai pas qu'elle réalisait mon idéal, car nous n'avons aucun sens assez précis de la beauté pour concevoir un idéal; mais elle me révélait ce qui pouvait le plus m'étonner en ce monde. Je n'osais pas élever mon regard vers ce pâle et lumineux visage, vers ce sourire magique, versl ces yeux d'où jaillissait une lumière si éblouissante et si tendre. Mon oncle était évidemment un familier de la maisons. Dès qu'il m'eut présenté à Mme Depresle, il se mit à pérorer avec une aimable animation. Il me fit — c'était sa manie — montrer le jardin et le déclara superbe. — On y a seulement fourré trop d'oiseaux! ajouta-t-il. Cette sale engeance empêche la médita- tion : elle est tracassière, querelleuse, piaille tout le jour et chante faux. On s'accorde à leur trouver de la grâce; c'est une réputation surfaite. Ce ne sont que de petites balles grossières, avec des pattes hideuses et une bouche en corne... Il s'arrêta pour invectiver une allée d'arbres qui couvraient le sol d'une senteur embaumée. — Les sots! Ils jettent sans compter de quoi -^LA BEAUTÉ PERDUE 14g faire un milliard d'arbres dont pas un seul ne pous- sera... Vois-tu, mon petit, si le monde va mal, si la douleur est la règle et le chagrin la loi, c'est au gas- pillage effréné de la vie qu'il faut l'attribuer. Une nature économe aurait créé le bonheur, la paix, l'in- nocence; une nature prodigue a créé la misère, le meurtre, la folie, la perversité! Où que je tourne mes regards, dans le profond des vagues ou dans la société des hommes, nulle part on n'observe la loi véritable, la loi du moindre effort. Si l'univers est encombré de haines, de maladies et d'Anglais, il ne le doit qu'à l'épouvantable coulage des plan- tes, des bêtes et de nos semblables... Il montra un rosier tout étincelant de fleurs. — Les malheureuses ! Il y avait place pour dix, elles sont cent ! Mon oncle ne cessa guère de discourir pendant toute l'heure que nous passâmes aux Embruns. C'était sa manière de présenter les gens; il préten- dait qu'il n'y en avait pas de meilleure. Quand nous fûmes de nouveau sur la route, il demanda : — Eh bien, marcassin, celle-ci te plaît-elle? —• Trop ! m'écriai-je. Je ne saurais aimer une femme si belle... et je ne puis concevoir qu'elle aimera un personnage aussi insignifiant que votre neveu ! — L'amour est une invention des hommes ! s'écria m'50 LA BEAUTE PERDUE véhémentement mon compagnon. Il est toujours en- venimé de chagrin et de colère : on dirait une mé- tamorphose des crimes primitifs en un instinct plus raffiné. Il faut en guérir nos sociétés! — Vous en parlez, fis-je en riant, comme quel- qu'un qui ne l'aurait point connu. ■— Je l'ai connu une fois, à vingt ans... très peu de jours... et, à vrai dire, par suggestion plutôt que par un mouvement spontané. Il m'a fait horreur. Je me suis senti déchu, et, Dieu merci, je me crois guéri à jamais!... Mais il ne s'agit pas de ça. Mme Depresle, j'en suis sûr, a été trop malheureuse avec son premier mari pour ne pas préférer à tout un garçon doux et tendre; elle trouvera difficile- ment mieux que toi dans ce genre de marchandise... Réfléchis ! Tu vas nous rester quelque temps et faire ton possible pour réaliser les vœux de ton pauvre oncle ! Deux fois par semaine, nous retournions chez Mme Depresle, et la jeune femme, ponctuellement, rendait ces visites. Ce qu'on pouvait entrevoir de son caractère était charmant. Sans être taciturne, elle parlait peu. Quelquefois, je l'imaginais mortelle- ALA BEAUTÉ PERDUE 151 ment triste et désabusée. Son regard alors se reti- rait des choses; il y avait sur son visage une ombre singulière, que je ne vis qu'à elle, et qui semblait comme une nuée de souvenirs. Mais son sourire était presque gai; sa voix claire et pure ne trahissait aucun trouble intérieur. C'était une hôtesse parfaite. Elle faisait toute chose en silence, avec rapidité et ponctuellement. Il y avait, entre ses gens et elle, une entente merveilleuse. Elle se faisait comprendre d'un mot; elle obtenait exactement la chose deman- dée : son autorité avait un caractère mystérieux où la dureté était tout étrangère et qui semblait sug- gestive. Grâce à ce privilège, les soins de sa maison lui prenaient peu d'heures. Elle trouvait tout le temps qu'il fallait pour la lecture, la musique, la promenade et, je crois, la rêverie. Dans ce pays sé- vère par ses falaises et ses landes, mais tout avivé de pâturages et de champs, joliment enclos d'ar- bres, elle nous accompagnait dans les courses d'après-midi, commencées quand l'ombre s'agrandit et se fonce sur la Manche. Deux chevaux noirs, au front étoile, nous menaient par Saint-Michel-les- Loups, Saint-Jean-le-Thomas, Avranches, Vau- moisson, Bouillon, la Chevelue... La terre, tour à tour bougonne, rit de tous ses jolis vergers ou songe dans les bois clairs. La côte puissante avance sa rude ossature sur les eaux, ses A152 LA BEAUTE PERDUE fortes falaises mélancoliques où croissent des lieues d'ajoncs, de genêts et de fougères. On était en juillet. Après le dîner, l'oncle nous menait goûter la fin du jour sur la falaise. La lu- mière se mourait si lentement au fond du ciel qu'il semblait que la nuit ne dût jamais venir. C'étaient des heures incomparables. Je m'emplissais « abstrai- tement» du charme de Mme Depresle. Tandis que les pays rouges et mauves du crépuscule enflam- maient les nuages et se déformaient sur la mer, j'ai- mais me croire dans une île où rien ne pourrait m'ôter la présence de cette femme. Un amour loin- tain m'envahissait. La brise était comme imprégnée du parfum de Raymonde, — et lorsqu'elle appuyait sa petite main sur mon bras, j'éprouvais une joie pure et froide, qui était à l'amour ce qu'une analyse est à un sentiment. Cela n'allait pas sans mélancolie. Malgré l'ab- sence de passion, je redoutais le départ. Je ne de- mandais véritablement qu'à vivre auprès de Mme De- presle, comme ses serviteurs ou ses animaux; je me serais tenu pour satisfait de pouvoir tous les deux ou trois jours lui rendre une visite un peu longue. Hélas ! c'était impossible. Dès que nous serions sé- parés, je pouvais tout au plus rêver, à de longs in- tervalles, une courte entrevue. Cette perspective gâtait mon séjour, je ne voyais mLA BEAUTÉ PERDUE 153 d'issue qu'en faisant intervenir des événements chi- mériques, dont mon imagination se dégoûtait sur- le-champ. Cependant, mon oncle et ma tante déclarèrent que je plaisais. Mais je me défiais de ces esprits fantasques. Puis, je voulais l'amour dans le ma- riage, et je n'avais vraiment pour l'exquise femme qu'une admiration de peintre ou de sculpteur. Ja- mais cette impression ne fut plus forte qu'un après- midi où nous nous étions arrêtés près de Lude, dans une claire prairie normande, à l'ombre de beaux platanes. Une brebis y paissait, attachée à un pieu, — et deux agneaux couraient à l'aventure, tantôt perdus parmi les noisetiers du ruisseau, tan- tôt trottant vers le rideau de peupliers ou se ca- chant derrière le monticule. Quand ils disparais- saient trop longtemps, la mère les appelait de sa voix plaintive et presque sanglotante. L'oncle courait comme eux, de pré en pré, et nous ne l'apercevions que par intervalles. Raymonde, as- sise sur un baliveau, était rêveuse, avec un pli léger entre les yeux. Une ombre lumineuse tombait sur son beau cou voluptueux; sa chevelure frémissait au vent faible et j'épiais, avec un mélange de crainte et de plaisir, ses paupières sensitives, transparentes, nerveuses, émues, dont le feu charmant variait con- tinuellement l'éclat et la finesse du regard. m154 LA BEAUTÉ PERDUE Nous parlions au hasard, de Saint-Michel, de Vaumoisson et de la lande. Raymonde était, du moins j'en eus l'impression, plus affectueuse qu'à l'ordinaire, un peu troublée même. Je devinais que c'était une de ces heures où l'intimité se resserre entre les êtres, où leurs chances de s'aimer se des- sinent, où certaines paroles, non point décisives, mais préparatoires, s'imposent. Je me bornai à par- ler vaguement de sympathie, et à mesure que je m'efforçais de dire autre chose, de faire comme une aube d'aveu, Raymonde me semblait plus étrangère, plus confuse, presque immatérielle. Pourtant qu'elle était proche et précise, dans sa pose d'attente ! L'ombre et le soleil frissonnaient sur sa forme charmante. Dans cette herbe fraîche et sous le bel arbre, avec le ruisseau qui parlait doucement aux noisetiers, aux sauges, aux vernes et aux longs glaives verts des roseaux, elle évoquait ensemble les fades, les ondines et les héroïnes des grandes légendes. Que ne valait pas le baiser de ses lèvres rouges!... Hélas! hélas! j'étais plus loin d'elle que le demi-cercle de lune qui errait au ciel, étincelant, comme un petit nuage très pâle ! Les semaines passaient; la situation devenait embarrassante pour tout le monde. Je ne pouvais *LA BEAUTÉ PERDUE I5S me décider à partir, et d'autre part je sentais bien que je ne vaincrais pas l'étrange mal de mes nerfs ou de mon imagination. Ceux-là seuls qui ont souf- fert de quelque insoluble contradiction entre leur moi et les choses extérieures pourront, confusément, me comprendre. Les autres me traiteront de fou, et c'est bien ainsi que je me traitais moi-même. Mais pas plus que la peur, nos sensations ne se raison- nent : les miennes me tenaient captif dans mille rets invisibles... Il fallait prendre une résolution. Mon oncle me le fit entendre. Il s'offrit avec insis- tance pour demander en mon nom la main de Mme Depresle. Peut-être aurais-je cédé tout de même — si je n'avais pensé qu'à moi. Mais vrai- ment n'était-ce pas une malhonnêteté que de ris- quer ainsi le bonheur de Mme Depresle? Ne se- rais-je pas, si ma folie persistait, le plus intolérable des compagnons? Le cœur gros, je me résignai au départ, j'allai m'enfouir dans une petite propriété que je possède en Bretagne. Les tristes jours que j'y passai, et les soirs plus tristes encore! Je restais de longues heures immobile, auprès de la fenêtre; la marche, que j'avais toujours aimée, m'était devenue insup- portable. La lecture me lassait très vite; il m'était impossible de fixer mon attention. La contempla- tion du ciel breton, où courent de si beaux nuages, * I!■ T56 LA BEAUTÉ PERDUE avait d'abord été une sorte d'accompagnement à ma méditation. Puis je m'en étais dégoûté comme du reste, et si je retournais à la fenêtre, c'était par horreur de l'ombre, par besoin instinctif de la lu- mière. Ainsi, une inertie croissante envahissait toute ma chair, et lorsque tombait le soir, j'avais tout à fait la sensation d'être retranché du monde. Périodiquement, je prenais la résolution de re- tourner à Carolles; je m'y préparais; je faisais faire mes malles. Mais, au moment du départ, une nette vision de mon mal m'effrayait, ma conscience me défendait impérieusement de jouer le destin de Raymonde... Cependant, mon oncle me tenait rigueur. A mes lettres, l'excellent homme ne répondait que par des billets secs, rudes même; le jour arriva où il cessa toute correspondance : pendant plus d'un mois je ne reçus ni de lui ni de ma tante la moindre nou- velle. Un soir, selon mon habitude, je me tenais au- près de la fenêtre. Le crépuscule touchait à son terme. Le couchant semblait un grand four près de s'éteindre, il n'y brûlait plus qu'une grosse bûche sur un fond de cendre. Je regardais ce spectacle avec une indifférence morose, tout en écoutant le bruit du coche qui approchait sur la grande route... Le coche s'arrêta, la lourde sonnette du parc re-LA BEAUTÉ PERDUE 157 tentit; deux silhouettes parurent sur la pelouse. Je reconnus mon oncle et ma tante. L'oncle s'écria : — Tu ne nous attendais pas, marcassin... et moi- même, je ne projetais pas de venir ici. Mais le hasard nous appelle à Lorient. J'ai consenti à te donner l'agrément de notre présence... Nous avons dîné. Fais-nous seulement servir du café... Ton café est bon? — C'est le même, mon oncle, que vous avez tou- jours pris ici. Je le fais venir de chez Laënnec... ■— Bon, ça ! Le café, découvert par des vaga- bonds, est resté la joie du voyageur... Il peut seul lutter contre l'abrutissement des cheminis de fer, la brutalité des diligences; rendre tolérables la do- mesticité ignoble de* hôtels, les cochers, les guides, les Anglais, et chasser l'épouvantable atmosphère des chambres cosmopolites... Ici ma tante l'interrompit pour dire : — Fais^moi faire du thé, — ou plutôt je le ferai moi-même. Le thé, mieux que le café, convient à la Bretagne. C'est une boisson maritime. Il semble que le voisinage de la mer donne un goût d'iode au café : elle est impuissante contre le thé. Le thé est un solide Chinois : rien ne l'entame! Chacun sait que si l'on met ensemble, dans une caisse, du thé et du café, au bout de quelques jours, le café est158 LA BEAUTÉ PERDUE vaincu, l'arôme du thé triomphe. Mais as-tu seule- ment du thé? Je fis apporter une boîte de Pekao pointes blan- ches. Ma tante le flaira longuement. — Il est passable! Si tu avais un samovar, ce serait parfait. Je n'avais pas de samovar; ma tante se contenta d'une théière. Bientôt chacun humait sa tasse fu- mante. L'oncle me considérait avec attention. Il me pria d'approcher la lampe de mon visage pour mieux me voir. —■ Tu files un mauvais coton, murmura-t-il en prenant une seconde tasse. Tu as maigri de quinze livres. Il haussa les épaules en grommelant; puis il re- prit, suivant l'esprit d'incohérence qui lui est par- ticulier : —- Et à propos, cette pauvre Mme Depresle — je n'ai pas voulu te l'écrire — a eu la petite vérole ! Elle est hors de danger, mais sa beauté est dans la barque à Caron! — Elle restera cependant agréable, ajouta ma tante. Te devais être pâle. Mon cœur grondait comme une rivière de montagne. L'idée que Raymonde n'était plus belle me bouleversait à la fois d'une pitié profonde et de je ne sais quelle espéranceammmm LA BEAUTE PERDUE 159 obscure, indéfinissable. J'écoutais, comme dans un rêve, l'oncle Ernest qui racontait la maladie de la jeune femme. A la fin, mon émotion devint intolé- rable, et ce ne fut pas sans satisfaction que j'entendis mes hôtes, recrus de fatigue, réclamer leur chambre. Dès qu'ils se furent retirés, je me sentis incapable de rester dans la maison : je suffoquais. Je pris ma canne et j'allai sur la route. C'était une de ces nuits somptueuses, un de ces «enveloppements d'étoiles» où il semble que le ciel et la terre se confondent en une prodigieuse étreinte. Je marchai longtemps dans le vaste silence qui couvrait les métairies, les landes et les falaises; puis, insensiblement, je me rappro- chai de la mer; j'arrivai à une petite plage farouche, où la vague polit des galets énormes, où les osse- ments du granit jaillissent à la marée basse comme un cimetière de cyclopes... Au loin, les phares de Normandie et de Bretagne rythment leurs feux de garde, — mais hors ces petites lumières humaines, l'endroit demeure aussi sauvage que du temps des Druides. J'ai remarqué que ces heures imposantes où les vagues crient dans les ténèbres portent aux rêves de durée et de douceur, par contraste avec la gran- deur accablante de la nuit et des éléments... Je fis là le grand songe de ma destinée. L'image de Ray- monde était en moi, Elle m'emplissait d'une ten-ï6o LA BEAUTÉ PERDUE dresse extraordinaire et d'une agitation où se mê- laient l'amour, le dévouement et le désir du bon- heur. Maintenant qu'elle n'était plus belle, j'aimais ardemment sa beauté; mais je l'aimais comme un adorable souvenir mêlé à une réalité touchante, comme une chose finie et qui, cependant, demeure délicieusement unie au présent, je l'aimais enfin (qui pourra me comprendre?) ainsi qu'on aime une action héroïque ou généreuse accomplie jadis par un être cher. A mesure que l'heure avançait, ma rêverie devenait plus ardente et plus douce, je me sentais plus étroitement lié à Raymonde, je conce- vais mieux le sens de mon étrange vie... Et quand je m'en revins au long des vergers et des champs fleuris, toute lutte avait cessé dans mon âme. Ce n'était plus mon moi, c'était le monde extérieur seu- lement qui excitait mon trouble, faisait battre mon cœur d'impatience, m'emplissait de crainte et d'in- certitude. J'étais revenu à Carolles. Mon oncle ne voulut pas me conduire tout de suite chez Mme Depresle. Ce ne fut qu'au bout de huit jours, un vendredi,LA BEAUTÉ PERDUE 161 qu'il consentit à faire cette visite. J'étais excessi- vement ému : mon rêve m'était devenu si cher que je défaillais à l'idée de le voir s'évanouir devant la réalité. Nous trouvâmes Mme Depresle assise devant son piano. Elle jouait un hymne de César Franck. L'oncle la conjura de ne pas s'interrompre; elle acheva le chant de gloire et de mélancolie, puis elle s'avança vers nous. Elle était tout en blanc; ses yeux animés par la musique, pleins d'une flamme intérieure, avec les pupilles un peu dilatées, se fixaient sur moi comme du fond de l'ombre. Que ce moment fut doux! La fiction et la vérité se confon- daient délicieusement. Dans la charmante femme dressée devant nous, je reconnaissais tout le passé, et j'aimais tout le présent. L'ancienne beauté était devenue familière et attendrissante dans la grâce de ce visage frappé par la foudre. C'était encore la déesse, mais non plus perdue dans les nuages, mais fragile, mais proche, et dans qui j'osais mettre mon espérance ! Je la revis trois jours plus tard : mon oncle m'avait envoyé lui porter quelques livres. Elle m'ac- cueillit avec une sorte de contrainte où je devinai la douleur de sa beauté perdue, et il y eut, après les paroles de bienvenue, un silence très long et plein de trouble. Ensuite, je discourus au hasard, de laIÔ2 LA BEAUTÉ PERDUE mer, de la Bretagne, et sous le vide des paroles, mon amour palpitait plus intense; il croissait en quelque sorte de minute en minute, il devenait mon existence même. Insensiblement, la causerie s'anima. Raymonde, à mots couverts, avouait ses regrets, sa tristesse. Entraînée par une émotion de convales- cente, elle ne put s'empêcher de laisser voir qu'elle n'avait plus d'espérance, qu'elle croyait sa, jeunesse morte et se résignait au veuvage. Elle était pâle, elle frissonnait, son chagrin mouillait ses prunelles bleues et leur donnait une séduction pathétique, extraordinaire. C'était la minute fatidique. Il fal- lait parler. Mais le pouvais-je? Etais-je fait pour lui plaire? Ne serait-elle pas offensée plutôt qu'heu- reuse ? Je murmurai d'une voix tremblante : — Etes-vous donc si sûre du pouvoir de la beauté? N'avez-vous jamais pensé que, peut-être, trop d'admiration effrayait ou glaçait l'amour? Il m'a paru voir que les grandes passions et les grandes tendresses étaient guidées par ces préférences mystérieuses qui ne tiennent qu'ac- cessoirement à la perfection des formes... Pour moi, telle que vous étiez auparavant, je sais- bien qu'il m'aurait été impossible de vous aimer : votre charme était trop haut, trop souverain; vous n'étiez pas une créature de mon espèce; je n'aurais■WjWJjBI, LA BEAUTÉ PERDUE 163 pu vous adorer qu'à la manière dont, petit garçon, j'adorais les saintes images... tandis que mainte- nant... Je m'arrêtai, plein de doute et d'effroi. Le bruit de mon cœur couvrait celui de l'horloge. Raymonde était devenue plus pâle encore. Nos regards se pénétrèrent. Ce fut une de ces secondes où les âmes se dévoilent, où tout soudain les physionomies parlent aussi nettement et avec plus de franchise que les bouches. Je vis dans ces yeux charmants l'inquiétude, l'angoisse, une confuse et peureuse es- pérance. Involontairement, elle murmura : —■ Et maintenant? — Et maintenant, votre séduction s'est huma- nisée; elle en a pris une douceur plus profonde, une grâce plus familière... je me sens auprès de ma semblable... Elle était à demi dressée. Une anxiété ardente, une supplication timide entr'ouvrait les lèvres rou- ges. J'eus la sensation féerique d'être le maître de son bonheur et du mien; un tumulte de tendresse s'éleva dans mon être tandis que, presque à mon insu, je continuais .- — Je vous aime, Raymonde, et ma vie sera mi- sérable si je ne puis la partager avec vous. Elle poussa un cri de folie joyeuse; des larmes coulèrent sur ses cils, et blottie contre moi, toute164 LA BEAUTÉ PERDUE tremblante, elle dit d'une voix qui s'entendait à peine : — Mon mal m'a sauvée... que mon mal soit béni!... C'est vous seul, mon cher époux, que je regrettais dans ma beauté perdue ! IUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE .miiiipjajr1 J'ai toujours eu le sang vif, avec aussi une grande timidité. Comme il arrive, la colère, augmentant cette timidité, m'empêchait de trouver mes mots, jusqu'au moment où j'éclatais en plaintes ou en reproches passionnés. Malgré ce caractère, et peut- être en partie à cause de lui, Marguerite de Noville, la fille du marquis, avait consenti à m'accorder son amour. Nous étions déjà depuis longtemps promis l'un à l'autre, avec la bienveillante complicité de la marquise, née de Rotours, qui portait donc le même nom que moi, sans que notre parenté fût très nette- ment établie. C'était la meilleure femme du monde. Elle avait eu Marguerite sur le tard, à la quaran- taine ; et la fortune de cette maternité imprévue, qui transformait la triste perspective d'une vieillesse solitaire en un paradis d'amour, l'avait à jamaism 166 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE rendue parfaitement bonne, indulgente, tolérante. On ne peut dire la même chose du marquis. La pa- ternité l'affola dforgueil. Songez que ses quarante- cinq ans sonnaient le jour de la naissance de l'ado- rable fille que la Providence accordait sans doute bien plus aux vertus de la maman qu'aux exalta- tions du papa. En fait, cet excellent homme était quelque peu maniaque. Il prétendait tout soumettre à des sys- tèmes qu'il découvrait régulièrement vers le prin- temps de chaque année, et qui, suivant le cours des saisons, disparaissaient avec les feuilles mortes, pour se trouver remplacés aux bourgeons naissants. Un pareil homme n'a pas une obole de cœur et de bonté en moins qu'un autre, mais à la condition de ne pas se trouver attaqué dans ses manies. Je me souviens que, tandis que je faisais ma cour discrète- ment à Marguerite, dans un coin du salon, où il recevait, en même temps que sa femme, le mercredi, on entendait le bruit de sa causerie avec trois ou quatre messieurs vénérables occupés, comme lui, d'anthropologie. Oui, c'était l'anthropologie qui préoccupait alors le père, si redoutable à mes yeux, de ma bien-aimée. A côté des bruyantes discussions, où se perdait le groupe du marquis, et parmi lesquelles les mots à désinence savante tombaient ainsi que des coups deUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 167 bâton, notre cercle de jeunes hommes et de femmes semblait une petite église aux chuchotements mys- térieux. Dirais-je que nous y trouvions du charme? En tout cas, les amoureux ne perdaient pas cette occasion de montrer leur modestie en parlant à voix basse, pour échanger des douceurs qui se cachaient à l'ombre de l'anthropologie, telles les petites bêtes du bois dans les halliers ténébreux. —- Marguerite, soupirais-je, m'avez-vous assez fait attendre? Ne voyez-vous pas que je sèche sur pied. — Mon père n'est pas trop bien disposé, murmu- rait cette aimable fille... et maman trouve que je suis bien jeune... Ne vous semble-t-il pas, mon ami, qu'ils n'ont pas complètement tort? J'enrageais., à ces astucieuses réponses, et je me brouillai au moins une centaine de fois avec Mar- guerite avant de demander sa main. Quand je reve- nais, sollicitant mon pardon, elle soupirait, laissait tomber sa lèvre avec quelque amertume : — Tout cela ne me présage pas beaucoup de bonheur ! disait-elle. Je me récriais, et, voyez l'adresse des plus inno- centes filles, j'arrivais à vaincre ma timidité, je pei- gnais mon amour en traits de flamme. C'étaient des minutes exquises, mais pleines d'angoisse. Il fallait aller vite, car la mère ne nous permettait pas de168 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE longs apartés. Je regardais Marguerite. Son visage s'éclairait peu à peu; le petit menton volontaire se détendait d'abord, puis la jolie bouche, le nez, les yeux bleus alanguis riaient doucement sous les sour- cils noirs, le front se déridait, les cheveux blonds eux-mêmes semblaient se déployer sur la jolie tête comme les ailes des ramiers qui s'ébrouent après la pluie. Je reconquérais ainsi mon amie, pièce à pièce. Je crois bien que c'est là que j'ai appris à la connaître, à me passionner pour des attraits qui eussent sans doute échappé à un fiancé moins ra- geur et moins faible. Cependant, de querelle en réconciliation, mon amour croissait sans cesse. J'avais fini mes études, j'approchais de mes vingt-cinq ans, âge de bien des folies, dont la pire peut-être est de rester céliba- taire. Mes parents me pressaient de piendre une résolution. Deux carrières leur paraissaient égale- ment ouvertes à mes jeunes efforts : la diplomatie, le barreau. Le barreau me donnait un peu de ter- reur, à cause de ma sensibilité. Je sentais bien que le genre d'éloquence avec lequel on sauve les vo- leurs et les assassins n'était pas celui que j'em- ployais à convaincre Marguerite, et je ne pouvais espérer trouver auprès des juges l'indulgence dont une jeune fille use à l'égard d'un homme qu'elle a distingué. La diplomatie m'attirait davantage. N'est- mUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 169 elle pas créée pour les silencieux? Ma timidité s'y cacherait sous de graves dehors,, et mes emporte- ments me donneraient sans doute une bonne répu- tation chez les peuples orientaux, qui ont la fai- blesse de croire à la colère des barbares. Quand j'en parlai à Marguerite, elle me dissuada de l'une et de l'autre carrière, faisant valoir tous les services qu'un homme instruit peut rendre de nos jours en se consacrant à sa femme à ses enfants et, subsidiai- rement, à l'agriculture. — Vous avez des terres dans l'Anjou, me disait- elle; pourquoi ne les mettriez-vous pas en valeur. Sans doute, quelque noble demoiselle d'un donjon voisin serait heureuse de vous aider à devenir un citoyen utile à son pays. — Je ne vous savais pas occupée de la chose pu- blique, répondais-je, jusqu'au sacrifice de mon inté- rêt propre. Il me semblait que vous aviez quelque amiué pour moi. Apprenez donc, mademoiselle, que je veux régler ma conduite sur la vôtre, et me sacri- fier avec vous ou ne point du tout me sacrifier. ■— Il vous serait aussi facile, répliquait-elle, d'aller à Berne ou à Rome, et de faire au pays qui vous recevra l'honneur d'y prendre femme. — Marguerite, murmurais-je, si vous continuez sur ce ton, je vais de ce pas demander votre main à votre père. -i7o UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE C'était ma menace habituelle quand je ne savais plus que dire. Mon amie s'en effrayait fort et me suppliait de revenir au bon sens. Je l'engageais à me précéder dans cette voie. Nous faisions la paix, et je me délectais dans les honneurs de la guerre, tandis que Marguerite en était une adorable vaincue dont j'aurais voulu embrasser les genoux. Nous traînâmes ainsi jusqu'en mai. La saison, avec ses jours tièdes, languissants et fleuris, tomba sur ma passion comme de l'huile sur le feu. Quand j'étais à bout de prétextes pour aller chez Margue- A rite, je courais par les rues de Paris, et je me sentais l'âme vagabonde des grands loups, vers l'automne, quand la crainte des famines d'hiver les tient en alerte. Moi aussi, j'avais faim, mais d'amour. Les marronniers parisiens, poussés entre les pavés, éten- daient sur ma fièvre leurs mains fraîches. Sans ces courses, je n'aurais peut-être jamais su. combien la grande ville renferme d'adorables coins de soli- tude où l'on voit, dans de vieilles cours, ou par- dessus le mur d'un jardin, s'élancer la grappe fleu- rie des lilas, les branches neigeuses des pruniers, des pêchers. Toutes mes courses me ramenaient sous des fenêtres aussi chéries que si elles eussent été les yeux mêmes de Marguerite. Enfin, n'en pouvant plus, interrogé par mon père, je lâchai mon secret. Au premier mot, il m'arrêta.UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 171 — Malheureux, dit-il, à ton âge! Cette exclamation est si naturelle dans la bouche des parents, que je n'y pris garde. Je n'ouvris l'oreille qu'au second membre de phrase. — Ne sais-tu pas, d'ailleurs, que jamais M. de Noville ne consentira à te donner Marguerite, qui, en somme, est encore une enfant Je protestai avec quelque vivacité. Marguerite avait vingt ans. Je rappelai à mon père qu'il avait, lui, épousé ma mère quand elle en avait dix-huit. — Ce n'est pas la même chose, affirma-t-il. Je feignis de le croire, et, au surplus, je le croyais un peu, tant il est vrai que le présent se reporte tou- jours pour nous sur le passé, et qu'il est bien dif- ficile de voir dans un vieux papa un jeune soupirant étourdi. Je comprenais donc que ce n'était pas la même chose, et mon sentiment luttait avec ma rai- son sur ce point délicat, quand mon père acheva de me dérouter par quelques paroles énergiques. — Et puis, tu te trompes si tu crois que j'ai envie de me faire rabrouer par le marquis!... Cet homme- là, vois-tu, mon bon Charles, est le plus intraitable maniaque que la terre ait produit... Tiens, un soir, Taneuse lui en a parlé, du mariage de sa fille, car Taneuse aussi convoite Marguerite, pour son neveu. Sais-tu ce qu'il lui a répondu, le sais-tu ? Ài72 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE — Mais non, balbutiai-je. — Eh bien, mon pauvre garçon, il a dit : «Je voudrais bien voir le gaillard qui me la prendra... » Et sur un ton, bigre ! il m'a fait froid dans le dos... Après cela, tu comprends!... Et mon père acheva, d'un geste, sa pensée. Moi, avec cette simplicité propre aux amoureux, je ne voyais plus dans tout cela que Taneuse. Il me sem- blait qu'on allait me voler Marguerite. Je sortis de cet entretien affolé, décidé à obtenir un engagement solennel de ma délicieuse amie. ^ ! Le lendemain j'étais en route pour l'hôtel de Noville et mille sentiments contraires s'agitaient en moi. On a rarement dit jusqu'à quel point la jeu- nesse peut se duper sur ce qui se passe en elle, et confondre ses passions avec des idées, ses impul- sions avec des convictions. Ne croyez pas que tout en moi fût humilié à cette heure bouillonnante. Certes, au tréfonds, je n'étais qu'un pauvre enfant amoureux, priant Dieu à genoux de ne pas briser sa vie; mais il s'en fallait que ma tête, bourrée d'éloquente littérature, acceptât un pareil rôle. J'es- sayais des attitudes et des gestes comme on essaye un costume, et je changeais à toute heure du jour. Tantôt une fierté soudaine me faisait dédaigner in- I»UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 173 térieurement tout artifice, tantôt j'épuisais les res- sources de la diplomatie la plus raffinée, je plaidais, j'invoquais... Il y avait des minutes où je préten- dais traiter Marguerite avec quelque hauteur : n'en existait-il d'autres sous le vaste ciel; tant pis pour ma jeune amie si un père absurde l'éloignait de moi; je saurais me reprendre, me consoler ! Mais invariablement un point faible apparaissait dans mes convictions, et ce point faible était l'idée de Taneuse. Sans ce Taneuse, mon courage eût été à la hauteur des circonstances, car l'homme est tou- jours fort dans les moments où rien ne le traverse. Sans doute il y aurait témérité d'affirmer que la jalousie jouait ainsi en moi un rôle supérieur à l'amour; mais enfin elle jouait un rôle plus actif, ce qui est, d'ailleurs, la caractéristique du mal sur notre pauvre terre. Remarquez que ma jalousie pou- vait être tenue à juste titre pour absurde. Margue- rite m'aimait, et ne m'avait donné aucune raison de douter d'elle. «Mais,» me disais-je avec cette lo- gique de la passion qui se vérifie, après tout, aussi souvent que la logique rationnelle, « Marguerite ne résistera pas à son père et à sa mère.» Sur cette pente, j'allais à la manière des cailloux qu'on voit dans les Alpes se détacher de quelque sommet pour rouler dans un abîme, avec une vitesse accrue de se- conde en seconde, Marguerite me semblait une fille ii174 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE d'une faiblesse révoltante. Et déjà je l'imiaginais mariée au neveu de Taneuse! Nous rions volontiers de ces choses quand elles sont passées. Cependant mes souffrances furent terribles. Il fallait bien qu'elles le fussent pour me porter à vaincre ma timidité. Les circonstances me vinrent en aide : Mme de Noville possédait une vo- lière exquise, et ma mère, ayant reçu quelques oi- seaux des îles, voulut bien consentir à me charger de les porter à nos amis. Ces petits oiseaux-là de- meureront longtemps dans mon souvenir : je les tenais contre moi, et, à la longue, je ne savais plus si c'était mon cœur qui battait dans ma poitrine à l'idée de voir Marguerite, ou si c'était les petites ailes qui frémissaient contre les parois de la cagette où je les avais enfermés.. Je n'ignorais pas que Mme de Noville sortait vers cinq heures pour ren- trer à six heures et demie, le vendredi, jour du co- mité des Dames de la Consolation. Ma mère me rappela, d'ailleurs, ce détail au moment où je la quittai. Ce fut donc une ruse presque enfantine pour moi de n'entrer chez les Noville qu'à cinq heures et demie sonnantes et de feindre une grande surprise de l'absence de madame. — Monsieur sait bien, me dit Thérèse, la femme de chambre, monsieur sait biem que le vendredi est le jour du comité de madame.UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE i75 — Ah! mon Dieu, balbutiai-je, je l'avais oublié. — Mais monsieur peut attendre, ajouta mali- cieusement ,1a soubrette, habituée à mies prétextes. — Ma bonne Thérèse, dis-je, ce que j'ai à dire ne souffre pas de retard... — Que monsieur ne se désole pas, répliqua cette fille trop spirituelle, je vais prévenir M. le marquis, qui est dans son cabinet... bien qu'il ait défendu de le déranger. — N'en faites rien, Thérèse, murmurai-je d'une voix qui n'était plus qu'un souffle, tandis que mes yeux la suppliaient. Mais Thérèse ne fit pas mine de me comprendre. Outre que c'était une servante modèle, je crois bien qu'elle éprouvait quelque dépit de ne pas être dans ma confidence. Les amoureux, qui sont souvent des sots-, ne laissent pas de se tirer d'affaire par des inspirations subites. — Thérèse, suppliai-je, il faut que je donne les jolis oiseaux que voilà à Mlle Marguerite... — Mais, monsieur... commença-t-elle. — Je vous en prie, Thérèse; je sais que vous aimez Marguerite, et je vous assure que c'est pour son bonheur. Elle eut un petit sourire de triomphe qui voulait dire .- «J'étais sûre que vous y arriveriez.» Mais n'allez pas croire qu'elle dît rien de pareil. Elle se contentai76 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE de pousser des cris comme une personne incapable de résister plus longtemps à son admiration. — Oh! sont-ils gentils; madame sera si heu- reuse. Ce petit-là, avec les ailes bleues!... ravis- sant... Tout en s'exclamant elle courait vers une porte et l'ouvrait. — Mademoiselle, mademoiselle, venez donc voir les jolis oiseaux que nous apporte M. de Ro- tours ! Marguerite parut sur le seuil. Je la soupçonne d'avoir entendu ma voix et de s'être quelque peu rapprochée de nous. Il y a gros à parier. Cependant, elle n'aurait sous aucun prétexte montré son ai- mable figure sans l'invitation expresse de Thérèse, Telle est la solidarité féminine qu'une simple femme de chambre peut l'emporter aux minutes dé- cisives sur l'amoureux le plus fervent. Bref, elle se montra, et quand je vivrais cent ans, je ne pourrais dire si la joie qu'elle montra à la vue des petits oi- seaux et toute l'ingénuité de ses questions, de ses sourires, devaient être regardées comme un jeu de l'art ou de la nature. A tout prendre, j'incline vers la deuxième supposition, parce que le jeu de la na- ture chez nos charmantes compagnes s'accommode aisément d'un milieu artificiel. Marguerite n'eut pas besoin de se contraindre pour admirer mes palpi-UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE I77 tantes bestioles et pour me remercier avec ardeur Elle ne s'effaroucha point non plus du départ d- Iherese, bien que ce départ nous laissât seuls contre toutes les règles; mais une fille vertueuse ne met pas sa vertu dans les règles.. J'ecais ravi; tout avait marche comme je l'entendais. Il ne restait plus quun point : profiter de ma bonne fortune pour obtenir de Marguerite la promesse de résister à ses parents s'ils lui proposaient Taneuse. Mon rnlp» f^^rx. *.-,,.*. __t_ i - t - --•"*> ""»»u lieu ae Drniant : je m avisai de le rendre ridicule en faisant la grosse voix. rôle, dans tout cela, n'avait rien de brillant .- ;se — Marguerite, bourdonnai-je, je sais que M. de Taneuse vous fait la cour. — Mon Dieu, s'écria-t-elle que me dites-vous là' Elle avait rougi, elle avait baissé les cils dans une mine de pudeur offensée. J'aurais dû me jeter a ses pieds; et, au contraire, je m'abandonnai à une absurde jalousie. — Je sais tout... Vous me trahissez... Le mar- quis de Taneuse vous a demandée pour son neveu Quelle femme n'éprouve de la joie à se voir dis- tinguée? Marguerite eut un petit rayonnement très explicable, mais qui me parut diabolique. Je perdis la tête. — Perfide ! criai-je, perfide qui m'avez bercé d'un espoir trompeur... C'est donc pour cela que vous■^ 178 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE ne vouliez pas que j'aille demander votre main à M. de Noville. Sous ces accablantes injures, Marguerite perdit sa belle assurance. Après tout, elle n'avait qu'un pauvre petit cœur de jeune fille, et ce petit cœur bat- tait pour moi. Elle ferma les yeux, et, tout à coup, entre ses paupières closes, une vive fontaine de larmes jaillit. La vue de ces premiers pleurs que je faisais verser me remplit si instantanément de honte que dans la minute je me sentis indigne de devenir l'époux de l'aimable fille, et je me pré- parais à céder ma place à Taneuse, quand Margue- rite me cria d'une voix triste et irritée : — Méchant, méchant!... Je ne savais même pas que M. de Taneuse eût fait cette demande... Mais puisqu'il en est ainsi, sachez donc que je suis aux ordres de mon père et de ma mère, et que je vous défends de me tenir le langage de la jalousie avant d'en avoir obtenu le droit... C'est vous qui l'avez voulu; eh bien, allez donc me demander à mon père, oui, allez : vous saurez ainsi quelle bonté je mon- trais en vous priant d'attendre, en laissant ma mère... Elle n'acheva pas, les sanglots l'étouffaient. Je me sentais criminel. Je cherchais par quel genre de suicide je pourrais me racheter aux yeux de Mar- guerite. A mesure qu'elle parlait, je voyais s'ouvrirUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE ,79 un véritable enfer pour ma timidité. Et je n'osais pas reculer. J'essayai d'attendrir la charmante fille, de lui représenter que l'excès seul de mon amour m'avait inspiré de détestables paroles. Elle ne vou- lut rien entendre. — Je ne vous reverrai plus que vous n'ayez de- mandé ou fait demander ma main. — Hélas! dis-je, mon père craint trop le vôtre. — Ce sera donc vous-même, répliqua-t-elle. — Au moins, Marguerite, ai-je votre approba- tion? — Oui, monsieur. Je rougis d'avoir ces sentiments pour vous, mais je les ai. — Savez-vous, Marguerite, que je suis capable de mourir d'un refus ? Elle eut une petite moue, où se trouvait certes autant de pitié dédaigneuse que d'inquiétude. —- Je ne suppose pas, dit-elle, que vous songiez à mourir sans m'avoir revue. Et, sur cet adorable aveu, elle se sauva, me lais- sant avec mes petits oiseaux et mes inquiétudes. Heureusement la marquise rentra bientôt et me fit l'accueil le plus affectueux. — Madame, lui dis-je, je suis décidé à deman- der à M. de Noville la main de Marguerite. — Vous êtes bien jeune, monsieur de Retours, soupira-t-elle.i8o UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE Mais on sentait en elle la faiblesse divine des mères qui ne songent qu'au bonheur de leur fille. — J'attendrai, repris-je, aussi longtemps qu'on voudra, mais l'idée qu'un Taneuse obtiendrait par surprise... — Ah! vous savez cela? fit Mme de Noville. Vous connaissez sans doute aussi la réponse du marquis ? Je répondis affirmativement; puis : — Croyez-vous que M. de Noville m'oppose un refus. — Je le crois plutôt sympathique, murmura-t-elle, mais il a des idées très arrêtées... Je me retirai dans l'indécision. N'allez pas croire que je me présentai dès le lendemain chez le mar- quis. Une peur atroce me saisissait chaque fois que je pensais à l'entrevue, et je reculais. Toutefois, quand je m'aperçus, le mercredi suivant, que Mar- guerite, au lieu de chercher les occasions de me parler, les fuyait et ne m'accordait plus la moindre marque de faveur, je compris que la chose était sé- rieuse, et qu'il me fallait m'exécuter. J'abandonnai donc les dames et les jeunes hommes pour me rap- procher d)u cercle des anthropologistes, dont le mar- quis formait le centre. J'entendis là, je puis vous rassurer, des théories extrêmement ingénieuses surUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 181 l'évolution de l'humanité. Je recueillis maints dé- tails curieux sur nos ancêtres cannibales et les mœurs des sauvages botocudos; mais je ne les écou- tais que d'une oreille, ne sachant pas le rôle que ces choses étaient destinées à jouer dans ma propre vie; je guettais seulement la minute où je trouverais M. de Noville seul. Ce fut long, mais enfin je pus obtenir un entretien avec lui. C'était un petit homme sec, alerte et plein de foi. Dès les premiers mots que je lui dis sur mon désir d'épouser sa fille, il se leva avec un singulier sourire et passa à différentes re- poses ses doigts dans ses cheveux, qu'il avait na- turellement hérissés. — Monsieur de Rotours, me dit-il, je vous excuse parce que vous êtes jeune et qu'à votre âge les choses les plus complexes paraissent simples et na- turelles... Le mariage, mon bon ami, n'est pas ce que vous paraissez supposer. On vous a dit qu'il suffisait de l'union des cœurs et de la convenance des fortunes, on vous a trompé... Il avait pris un ton de conférence, avec la pointe légère d'ironie d'un vieux professeur devant tel jeune élève que la science intimide. — A le bien considérer, le mariage est un des phénomènes anthropologiques les plus dignes d'at- tirer l'attention. Ses origines se perdent dans la nuit des temps; mais ce n'est là qu'une considérationi8a UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE d'ordre général : peut-être vous rendrez-vous mieux compte de son importance quand je vous l'aurai défini : une adaptation sélective aux formes les plus caractérisées des sociétés humaines, un résumé des tendances du groupe humain dans lequel il se produit, donc aussi un facteur d'évolution qui pour atteindre l'état parfait doit comprendre toute la série de ses éléments constitutifs, je veux dire les formes successives sous lesquelles il s'est présenté à nous. Est-ce clair ? Je pensais que c'était affreusement obscur, et pour- tant, tel était mon désir de satisfaire le terrible arbitre de ma destinée, j'apercevais quelque chose de vaguement lumineux dans sa proposition. Je lui dis donc que je partageais assez sa manière de voir, et que, pour moi, je ne m'opposais nullement à pas- ser par les «formes successives» en question, pen- sant bien qu'il s'agissait des préliminaires amou- reux, des fiançailles, du contrat, etc. En cela je prouvai que je n'entendais rien à l'anthropologie. M. de Noville me parut à la fois assez flatté et un peu ahuri de mon approbation. Il continua : — Dès lors, le problème anthropologique qui s'offre à nous est de déterminer les conditions du mariage dans les diverses sociétés humaines. Cette méthode, je vous prie de bien l'observer, est la seule rigoureuse : c'est la méthode expérimentale, et,UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 183 quant à moi, je suis décidé à ne pas m'en départir. Je hochai la tête, marquant que, dans l'espèce, j'étais très décidé à tenter l'expérience. — Je ne croirais pas au bonheur de ma pauvre Marguerite si je ne lui donnais une bonne base an- thropologique. J'ai quelque amitié pour vous, mon- sieur de Rotours, et je veux vous exposer toute ma manière de voir. Je déclarai avec ardeur que j'étais prêt à l'en- tendre et à suivre tous les conseils qu'il croirait de- voir me donner. — Il ne s'agit pas de conseils, mon garçon, reprit- il avec une nuance plus forte de dédain et d'ironie. Vous m'auriez mal compris si vous supposiez que je me contenterais d'une abstraction quelconque; ce que je veux, c'est l'expérience... Or, qu'est-ce que l'anthropologie nous enseigne, dans le cas actuel? elle nous enseigne que, chez tous les peuples, le mariage est précédé d'épreuves... Je crus qu'il se moquait, je voulus protester. Il étouffa ma voix : il se complaisait visiblement à mon étonnement. — D'épreuves terribles... monsieur de Rotours. A travers les temps, les hommes n'ont obtenu leur femme qu'en se battant pour elle, en l'arrachant au péril de leur vie à la défense des parents, en se sou- mettant à des supplices... Dans certaines peu- 184 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE plades touaregs, l'homme n'est admis à prendre femme qu'après avoir tué au moins un autre homme... Oui, monsieur, telles sont les lois impé- rieuses de 1'a.nthropologie : l'assassinat même a pu être considéré par les peuples comme une qualité indispensable à l'espèce. — Mais, monsieur, dis-je, révolté, n'est-ce pas abominable, atroce, inhumain ? H sourit avec condescendance, heureux de son effet. — La science, monsieur de Rotours, se met au- dessus de la morale : elle se préoccupe des faits, et se voit obligée de les interpréter. — On ne peut cependant pas, criai-je, assassiner quelqu'un pour obtenir sa femme. Une expression de mépris glacial passa sur le vi- sage de M. de Noville. — Monsieur de Rotours, déclara-t-il, je ne me perdrai pas en vaines arguties... Vous semblez peu apte à comprendre l'importance du processus an- thropologique. Je tiens cependant à vous dire que si vous désirez épouser Marguerite, vous ne l'obtien- drez qu'en vous soumettant aux épreuves enseignées par l'histoire des mœurs et coutumes, en apportant en mariage les garanties des traditions sanctionnées par la science. — Monsieur, dis-je, je vous en prie, considérezUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 185 que j'aime Marguerite et qu'il n'est pas de plus terrible épreuve que l'amour. Je ne méprise pas les modes de nos pères, mais celui qui les vou- drait faire revivre encourrait les rigueurs de la justice. — Vos raisons, me répondit cet homme admira- ble, relèvent peut-être de la politique, elles ne re- lèvent en aucune manière de l'anthropologie, dont les lois s'imposent sans discussion possible... Je commençais à me fâcher, une violence irrésis- tible vibra dans mes paroles. — Est-ce votre dernier mot, monsieur, et oserez- voub maintenir que, pour arriver jusqu'à Margue- rite, il me faut commettre quelque crime appuyé sur des paradoxes anthropologiques. Au mot paradoxe, M. de Noville entra dans une véritable fureur. Il demeura quelques secondes im- mobile, la face gomiée de l'effort qu'il faisait pour dire ensemble tous les mots qui lui venaient, mais voyant enfin que la colère paralysait son éloquence, il se contenta de tourner les talons en disant : — Je n'ai rien de plus à vous dire. Ainsi Marguerite m'échappait. Dans le premier moment de désespoir je ne pus retenir une exclama- tion de douleur. Je fis deux pas vers le marquis, qui me tournait le dos, et je lui dis d'une voix sombre qui le fit tressaillir :i86 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE —■ Soit, monsieur, vous me poussez au crime, j'irai jusqu'au crime. Et, à mon tour, je m'éloignai en affectant de ne pas m'apercevoir que le père de Marguerite haus- sait les épaules. Je traversai le salon, et déjà je m'apercevais de ma sottise. Je m'approchai de Mar- guerite, et, avec tous les signes du plus profond dé- couragement, je racontai ce qui venait de se passer. Elle me parut profondément affectée, mais pas au même point que moi. — Marguerite, lui dis-je, hésiterez-vous, main- tenant, à me promettre d'être ma femme ? — Cette promesse est inutile, murmura la jeune fille... Mon ami, il nous faut vaincre l'obstination de mon père... — Mais ces épreuves, ces obscures épreuves ? — Il me semble, fit Marguerite, que si j'étais homme, je trouverais quelque chose... — Vous n'allez pas donner raison à votre père? — Pourquoi pas? répliqua-t-elle, sur un ton agressif. — O Marguerite, balbutiai-je, vous me brisez le cœur. Elle ne me répondit pas; sa mère l'appelait pour servir le thé. Je sortis affolé. Je ne rentrai qu'à la nuit. Quand je me présentai huit jours plus tard àUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 187 l'hôtel de Noville, on m'annonça que le marquis était parti pour son château d'Ableiges, en Seine-et- Oise. Je crus mourir. Ma mère s'efforça de me con- soler; elle n'y parvint pas. J'écrivis à Marguerite. Je ne reçus pas de réponse. Dès lors, ma vie fut toute changée. D'enfant, je me sentis devenir homme. Les épreuves du marquis me hantaient la cervelle, mais je ne savais qu'entreprendre. Une conversation avec mon valet de chambre, ancien soldat de mon régiment qui avait son fnanc-parler avec moi, m'ouvrit la voie. — Vous êtes bien sombre, monsieur Charles, me dit cet homme... Si je pouvais vous aider en quelque chose. — Non, Albert, dis-je, vous ne pouvez m'aider. —• Monsieur ne veut pas essayer? Monsieur souffre, monsieur est amoureux. — Albert, je vous défends... —• Excusez-moi, monsieur; mais si j'étais à votre place, je sais bien ce que je ferais. — Vous commettriez un crime, dis-je avec une sombre ironie. — Comment, un crime? dit-il. Non, mais je peux porter un billet et vous rapporter une réponse. — On ne vous recevra pas. — Mlle Marguerite n'aime donc pas mon- sieur ? i ■ Iwm 188 UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE — Albert! — Eh bien, oui, monsieur, ça n'est plus un secret, tout le monde en parle à l'office. — Je ne veux pas qu'on en parle devant moi. — J'obéirai, monsieur, mais monsieur me per- mettra de lui dire qu'il a bien tort... Il s'interrompit. Ma curiosité était piquée. — Tort de quoi, Albert? — Ma foi, monsieur, vous m'en voudrez si vous voulez, mais moi, je ferais pièce à M. le mar- quis, j'enlèverais sa fille. Je le regardai, ébahi, ébloui aussi. Dans son ins- tinct d'homme du peuple, le vieux processus an- thropologique de M. de Noville s'était fait jour tout de suite. Je bondis, je pris mon domestique par le poignet. — Albert, dis-je, m'es-tu dévoué? — Corps et âme. Et son sourire fut celui d'un brave garçon qui se voit compris. Dirai-je comment j'organisai mon expédition? Ce serait oiseux. Nous nous installâmes, Albert et moi, dans une petite localité voisine, et bientôt nous fûmes au courant de toutes les habitudes des hôtes du château d'Ableiges. Je me souviens que, durant mes nuits de guet, d'exploration, je prenais une âme aussi farouche que celle des hommes de 1 âgeUNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE 189 de la pierre dont M. de Noville étudiait si pas- sionnément l'histoire. Plusieurs fois, je rencontrai des braconniers. Ces rencontres m'obligèrent à m'ar- mer d'un revolver, et, rien qu'à sentir cette arme dans ma main, il me venait une ardeur homicide. La nuit m'enveloppait. Son âme noire est propice à l'amour. Le mien devenait une passion sauvage. Quand je filais à travers les halliers du bois d'Ableiges, que j'escaladais en deux bonds le mur du parc du châ- teau, je n'étais plus le timide Charles de Rotours, j'étais un Benvenuto Cellini, décidé à s'emparer par la force d'une belle dame qu'on lui dérobait. Albert de son côté travaillait ferme. Nous étions aux environs de la Pentecôte. Les nuits tièdes, par- fumées, me gonflaient la poitrine. Plus d'une fois, à la vue de Marguerite, sur la terrasse du château, je faillis m'élancer du fourré où je me tenais pour me jeter à ses pieds. Albert me tirait par la manche, me développait son plan : Thérèse, gagnée, pro- fitant de l'absence du marquis, de la marquise, des principaux serviteurs, faisant un signal; Margue- rite saisie, entraînée, mise en lieu sûr; puis l'ulti- matum au marquis. Ne lui fournissions-nous pas l'épreuve? Une nuit nous fut favorable. Les Noville don- naient une petite fête nocturne dans la portion du jardin opposée à la terrasse. Tous les serviteurs19° UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE seraient par là. Thérèse nous amènerait Marguerite, proche le hallier où nous nous tiendrions. Je partis de bonne heure et m'installai dans le parc. Le cré- puscule laissait traîner dans le ciel une dernière lueur violette. Pas de vent, un silence prodigieux où la terre doucement s'apaisait sous l'ombre vaste, et l'haleine des fleurs, des herbes montant vers l'inâni comme une prière. Mon cœur battait. Si près de l'action, je me sentais faiblir. L'idée de la violence dont il me faudrait user envers ma chère Margue- rite me paralysait. Il fallait la. présence d'Albert et ses encouragements pour me tenir en alerte. Nous étions mis comme des bandits, avec un feutre à larges ailes et des vêtements sombres. Nous en- tendions au loin le bruit de la fête et nous rete- nions notre haleine... Tout à coup un chuchotement de voix plus proches, puis un pas qui s'avance vers nous, un autre pas qui s'éloigne, et le signal... Je bondis vers une forme noire qui se trouvait sur le chemin; Albert me suit. Je mets ma main gauche sur une épaule, ma main droite sur une bouche. Un double cri : un de moi, parce que je venais de sentir sous mes doigts une moustache; l'autre de M. de Noville, car c'était lui. Albert, consterné, s'aperçut presque en même temps que moi de la méprise. Je l'entendis marmotter entre ses dents ;I9i UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE — Thérèse me payera cela. Mais le marquis se débattait, voulait crier encore, appeler à l'aide. J'eus une minute d'hésitation dont certes a dépendu ma vie; puis, soudain, une ins- piration, une résolution subite. Je me ruai sur le père de Marguerite, en disant à Albert de m'aider. Nous le bâillonnâmes. Il était inerte, il se laissait faire. En réalité, il mourait de peur. Nous ouvrîmes la poterne, dont nous avions obvenu la clef, et nous entraînâmes au dehors notre victime. Là, à cause d'une éclaircie vers l'ouest, M. de Noville vit mon visage. Je devais avoir l'air d'un criminel. Dans la lutte, ma veste s'était ouverte et on apercevait la crosse de mon revolver. — Marquis, dis-je, d'un ton de voix sinistre, l'épreuve. Le vieillard pâlit. On a beau être anthropolo- giste, il y a des moments où la nature l'emporte. Une épouvante véritable se lisait sur ses traits. Il luttait cependant encore, et ce fut avec une certaine dignité qu'il me fit signe, en avançant son visage, de lui enlever son bâillon. J'obéis. Il s'exclama : — Ah çà ! monsieur, êtes-vous fou ? — Non, monsieur, dis-je, je me suis rallié à vos idées. En disant cela, ma main se porta d'un geste in- conscient sur la crosse de mon revolver. Je n'ou-iga UNE CONQUÊTE DE LA SCIENCE I blierai jamais la physionomie du marquis. Une expression de triomphe s'y lisait en même temps que la terreur. —■ Je vous dispense du reste, monsieur de Ro- tours, dit-il, et je vous accorde la main de ma fille.FÉNELON Fénelon goûtait le déclin du jour au fond du verger. Grâce à quelques nuées, il régnait une dou- ceur et une grâce éclatantes. Le prélat savait regar- der un beau soir, des prairies ombragées, une rivière sinueuse, non point avec une familiarité aussi fine que La Fontaine, mais avec autant d'amour. Quoi- qu'il eût participé aux terribles œuvres de la révo- cation de l'Edit de Nantes, son cœur était demeuré tendre : plutôt s'était-il attendri davantage. L'am- bitieux, infiniment persuadé de son mérite, infini- ment habile à tourner les contingences, n'avait pu tuer le fonds secourable qu'il avait de naissance. Plus près de l'humain, moins pris au mirage d'une mis- sion, à la rigidité d'une religion de péché originel et de punition, sa complexité était grande parmi les 13194 FÉNELON contemporains. Derrière la conscience simple où son époque l'enfermait, il avait le pénétrant instinct de mille finesses informulées pour lui-même, de mille subtilités qui sortaient de son âme comme les sources de la montagne. Et si la complexité ne rend pas toujours tendre, du moins rend-elle indulgent, par le sentiment des démentis perpétuels que toutes les parties d'un être se donnent à elles-mêmes et entre elles. Les feuilles demeuraient encore belles, les fleurs neuves, les herbes moelleuses; l'été n'était guère qu'à son origine. Fénelon, intéressé par la forme des nuages, l'odeur des jeunes fruits et cette petite confidence de l'eau qu'on ne se peut lasser d'erv- tendre, regardait à l'arrière de sa vie et songeait à la faire plus chrétienne dans l'avenir. Il n'aban- donnait aucunement les grands projets qu'il pré- tendait résoudre et la pensée d'une suprématie dans l'Eglise, mais il voulait de plus en plus allier la charité à l'orgueil, la bonté à l'intrigue. Il était plein de cet esprit où l'on se rêve une simplicité tout élégante, une humilité souveraine, une distinc- tion infinie jointe à la modestie de l'appareil. Cette disposition le portait à une mystique délicate, pauvre en punition, riche d'un amour exquis entre la créature et le Créateur, — et qui néanmoins de- meurait fort jalouse de prérogatives, mais de préro-FÉNELON r95 gatives illuminées de force morale : la pitié, la bienfaisance et surtout la plus éblouissante persua- sion. Le gouvernement des phrases, la séduction, l'amour arraché aux cœurs et tempéré par des ruses subtiles, telle il voyait la royauté de Dieu, symbo- lique de la sienne propre. Et il relisait des lettres qu'il avait préparées du- rant le jour pour Paris et Versailles. «Je ne vois plus d'efficace que la persuasion. Il nous faut parler doucement aux cœurs et les attirer à Dieu par l'amour et par la condescendance : ils se ferment à l'autorité, et si la crainte leur a pu être salutaire pour les préparer à reconnaître leur fai- blesse, la rigueur continuée les porterait à la ré- volte intérieure, cent fois pire que l'extérieure. Il est du moins certain que nous réussissons mieux à l'ouvrage et que nous rappelons plus d'âmes en les accoutumant à l'idée que l'Eglise les veut trai- ter comme ses enfants et non point comme ses ennemis...» Que de fois il avait repris cette thèse depuis de longues années, la retournant en cent manières, sans pouvoir jamais convaincre, que pour un temps, les esprits durs qui avaient ordonné les dragonnades ! Et cependant il donnait l'exemple de conversions nombreuses, d'âmes retournées entièrement par la patience et la longanimité, de foules venues, par196 FÉNELON une persuasive éloquence, à un culte qu'elles avaient en horreur. Le tendre intrigant, à ces pensées, se perdait dans la mélancolie. Des pitiés mortes, des remords éva- nouis montaient à la surface de sa mémoire et le contristaient, car il savait avoir été quelquefois faible, quelquefois perfide, ou trop hésitant à se porter au secours de pauvres gens que le soldat traînait aux gémonies. Bien souvent, l'équité et la miséricorde avaient reculé devant la crainte de com- promettre l'avancement, devant la timidité de l'opi- nion, voire la vanité blessée, peut-être la vengeance, devant tel fanatique trop froid aux persuasives pa- roles, trop ardent à l'argutie ou trop roide dans l'orgueil. Mais le regret portait surtout sur les humbles, sur les touchants, sur les jeunes personnes pleines de grâce et celles qui chantaient les canti- ques d'une voix séduisante et fraîche. Ces images gênèrent le prélat, — il fit effort pour les écarter, reprit le rêve, entre tous cher à son cœur, d'une terre nouvelle où chaque homme tiendrait en sa main la subsistance, un patrimoine inaliénable protégé de lois bénignes, la certitude de n'être point tourmenté à l'intérieur de ce petit royaume par au- cune des méchantes complications de la société ac- tuelle Et vraiment — si sa conduite y contredit — ce rêve ne cessa de lui être enchanteur; il le repre-FÉNELON ,97 nait sous cent formes, variant les plaisirs sobres et purs de ses hommes, composant leurs causeries, leurs fêtes rustiques, où il mêlait ses grâces et con- fondait ses raffinements. Cependant les ombres des arbres devinrent si longues qu'on n'en voyait plus la fin; le soleil ap- parut comme un four rouge creusé dans un nuage de cuivre. François de Salignac s'émut de la beauté du moment et du regret de le voir disparaître. Il fit une courte prière, discourut en lui-même sur ce que l'amour de Dieu était préférable à la crainte de Dieu, et marcha sur les herbes, penchant quelque- fois son grand nez vers quelque floraison odorante. Dans ce moment, il entendit galoper des che- vaux, au coude de la rivière. Deux cavaliers paru- rent, sur des bêtes écumantes, harassées, prêtes à succomber. A la lisière du jardin, une des bêtes s'abattit, tan- dis que l'autre s'arrêtait net, comme décidée, par la chute de la première, à ne plus courir. Fénelon était pour lors penché sur la haie. Il pâlit en recon- naissant, dans le cavalier tombé, Jacques de Mérac, le plus terrible ennemi de l'Eglise, traqué depuis douze mois et toujours se dérobant. L'autre était quelque séide, quelque pauvre gentillâtre plein d'héroïsme et de patience. Jacques de Mérac, en se relevant, reconnut le pré- mFÉNELON lat et marqua de la bravade, où se mêlait pour- tant une inquiétude facile à démêler. Une galo- pade de chevaux, encore invisible derrière le tour- nant de la rive, expliquait cette angoisse. Fénelon demeura incertain entre la charité et sa rancune contre le parpaillot orgueilleux, fanatique et né- faste à l'œuvre. Il y avait certitude que, pris, Jacques de Mérac ne pouvait échapper au supplice : combien il eût été plus avantageux de le pouvoir réduire par la douceur! — Entrez ! fit soudain le prélat... il en est temps encore. Jacques de Mérac, surpris et hautain, hésitait. Son compagnon lui jeta le regard tout-puissant des dévoués. Le huguenot céda. Le prélat leur fit tra- verser rapidement les endroits les plus ombrageux, les cacha lui-même dans une écurie abandonnée et revint au jardin, mais non plus près de la haie. Les poursuivants débouchaient en ce moment, montés sur des bêtes fraîches -. c'étaient des dragons, au nombre d'une quarantaine, commandés par un chef aussi âpre catholique que Jacques de Mérac était âpre huguenot. Quatre soldats et un officier s'arrê- tèrent, tandis que les autres continuaient la pour- suite à fond de train. Après un instant, trois de ceux qui s'étaient arrêtés firent le tour de la clôture et se présentèrent devant la demeure. Fénelon avaitFÉNELON 199 eu le temps de parler à ses domestiques, tous pro- fondément attachés à sa personne. Il fit venir l'of- ficier. — Monseigneur, dit celui-ci, veuillez me pardon- ner de me présenter ainsi, mais j'ai ordre de m'en- quérir si deux hommes poursuivis n'ont point passé devant votre jardin. L'un d'eux est Jacques de Mérac. Le prélat admettait, dans les situations fortes, l'entière nécessité de mentir. S'il hésita, c'est qu'ici le mensonge, pour haute que fût sa situation, au- rait été bien difficilement pardonné et lui pouvait clore tout l'avenir. Il se repentit de son acte, mais il était trop tard pour se reprendre, à moins de la plus lâche trahison. Il épia le soldat, vit une jeune figure, apparemment crédule, et, sans plus hésiter : — Monsieur, il a passé le long de la haie deux hommes sur des chevaux qui semblaient épuisés. L'officier s'inclina avec respect. — Notre poursuite est donc dans la bonne voie? dit-il, sur un ton à peine interrogateur. — Il le faut espérer ! fit le prélat... Et coupant court : — Ne voulez-vous pas prendre quelque rafraî- chissement ? Aucun soupçon ne traversa l'âme du dragon; il allégua la nécessité de rejoindre tout de suite son2oo FÉNELON détachement et se retira. Deux minutes plus tard, les environs étaient déserts. II Fénelon demeura plein d'anxiété et d'incertitude. L'aventure où il venait d'entrer par miséricorde lui apparaissait avec toutes ses conséquences et s'as- sombrissait à mesure qu'il s'essayait à la contempler plus fixement. Il cherchait le détour par où il pour- rait échapper, mais, si diverse que fût son intelli- gence, il se heurtait toujours à l'énormite de l'acte et désespérait de ses ressources. — Il serait préférable, se dit-il, de les faire re- partir incontinent, quoique cela non plus ne soit sans péril. Il faudrait la nuit. Le soleil disparaissait dans ce moment, le crépus- cule ne faisait donc que de naître, et même quand il serait fini, le croissant allait prolonger la lumière. Le prélat écouta le soir venir : c'était mille bruits ravissants de choses qui s'éteignent et d'autres qui s'animent. On entendait mieux la rivière, du moins il le semblait. Quelques oiseaux cessaient de balbu- tier et le grillon redoublait son appel. Il y avait un mFÊNELON 201 faible murmure qui allait vers le couchant sur le front des arbres et la pointe des roseaux. —■ Dieu est amour, se dit le prélat, avec un cœur chagrin. Il doit vouloir qu'on aide les misérables et les désespérés, à quelque confession qu'ils appar- tiennent. Il n'a point repoussé la Samaritaine ni l'adultère : je ne saurais repousser ces brebis per- dues. Mais il était en lui de ne rien croire avec préci- sion, quoique sans doute son esprit n'osât démêler la limite où la formule évangélique, de littérale et personnelle, devient un pur proverbe. Il se vit mal aidé par Dieu et s'en fia plutôt à lui-même, sans se le dire. Toutefois, il pria : «Seigneur, donnez-moi des lumières...» et se sentit plus doucement aban- donné aux conjonctures. — Il faut aller leur parler, se dit-il, et à l'idée de parler se joignait tout naturellement celle de persuasion, comme l'idée de puissance vient au guerrier en même temps que son arme sort du four- reau. Il donna l'ordre au plus ancien, au plus dévoué de ses serviteurs, de porter du pain, du vin et quel- ques viandes à la vieille écurie, puis il s'y rendit lui- même, en faisant d'instinct quelque détour. Le crépuscule était étincelant. Un long rais rou- geâtre pénétrait dans l'écurie, qui éclairait singuliè-202 FÉNELON rement les deux huguenots assis sur des traverses. On entendait la respiration rauque des chevaux fourbus. Le chef huguenot tressaillit en apercevant la figure fine du prélat et la douceur dont regar- daient ses grands yeux parlants, tandis que son compagnon se levait et s'inclinait d'un air agité. Dans le silence régnait une émotion vive, non sans douceur, qu'interrompit enfin la voix profonde de Mérac. — Vou& avez sauvé nos deux vies monsieur, et, sauf en ce qui concerne le service de Dieu, c'est deux vies qui seront toujours prêtes à se donner pour la vôtre ! Ces mots surprirent Fénelon et faillirent lui tirer des larmes. Il ne s'attendait pas à ce que cet homme farouche aurait tant de reconnaissance. Il eut moins peur de ce qu'il avait risqué et, d'un ton résolu : — Il ne m'était pas possible de faire autrement, dit-il. Si le ministère du soldat est de combattre, Dieu a voulu que le mien fût d'épargner. En ce moment, le compagnon, qui se tenait un peu à l'écart, dit d'une voix claire et avec un visage pâle : — Monseigneur, de telles paroles, après un tel acte, ont plus d'efficacité sur le cœur que toutes les épouvantes ! Il y avait dans l'accent du dévoué quelque chose de plus touchant et de plus proche. Il avait uneFÉNELON 203 jeune figure fraîche et tout à fait charmante, desi yeux magnifiques, pleins de douceur et de grâce. Fénelon sentit un homme de son utopie et le re- garda tendrement. —■ Ah! soupira-t-il... ne finira-t-elle point, cette horrible dispute? Ne se pourrait-on entendre pour aimer Dieu et le servir ? — Est-ce à nous la faute? fit Jacques de Mérac, âpre. Est-ce nous qui allâmes massacrer les pères et les fils, emprisonner les filles? Est-ce nous qui avons dit au soldat de verser le sang de ceux qui chantaient la gloire du Seigneur? Ces paroles étaient pleines d'échos dans l'esprit du prélat; elles le consternèrent. Il s'appliqua à n'en rien laisser voir et repartit : — Mon frère, votre cœur parle dans la fureur de la haine. Si des erreurs ont pu être commises, c'est qu'on voulait sauver vos âmes. — Quel espoir de les sauver par le massacre, et combien s'échappèrent pleines de fautes dont elles n'eurent pas le temps de se repentir! — Hélas! les vôtres ne firent pas autrement à Genève et dans les Allemagnes. Il ne faut point in- criminer l'Eglise pour des violences propres à toutes les confessions. Et regardant fixement Mérac, dont les yeux étin- cèl aient : Bflf204 FÉNELON — Etes-voois donc si sûr de vous-même? Ose- rez-vous dire que vous sûtes toujours discerner entre les représailles et que vous ne confondîtes jamais le doux avec le violent et le miséricordieux avec l'im- placable? Votre humeur apparaît ardente sur votre visage, et l'on peut croire que la guerre habite en vous, ce qui est un mauvais état pour être juge. — La guerre habite en moi, répliqua sombrement Mérac, mais ce n'est point moi qui l'y allumai. — C'est toujours nous-mêmes qui l'y allumons. Dès que nous rêvons à la force, nous prenons l'épée; dès que nous refusons le pardon des injures, nous appelons la violence. En rentrant dans vous-même, ne sentez-vous point que vous auriez eu vis-à-vis de l'Eglise la raideur qu'on a eue par devers vous, si par fortune vous aviez été le roi Henri VIII d'An- gleterre ou quelque autre puissant de ce monde? Ces paroles parurent agir sur Mérac; il baissa ses yeux si brillants devant le regard bénin du prélat. — Je ne sais! dit-il. — J'oserai dire, monsieur, dit Fénelon en se tour- nant vers le dévoué, qu'au rebours vous eussiez pré- féré être exorable et ne vous point servir de votre puissance, sinon pour en faire sentir la douceur. Le dévoué ne répondit point, mais parut surpris, comme celui qui écoute dévoiler son secret par un inconnu. ----------FÉNELON 205 En ce moment, le serviteur apporta les mets com- mandés et des escabelles. Il donna aussi de l'orge aux chevaux. On garda le silence, tandis qu'il ran- geait ces choses. Lorsqu'il fut reparti, Fénelon, dans un de ces mouvements fraternels qui le ren- daient séduisant à tous les êtres, s'écria : — Rompons le pain ensemble, et parlons de Dieu. — Ah ! murmura Mérac, que ne nous a-t-on pas toujours proposé d'en parler ainsi. — Auriez-vous accepté? fit le prélat avec un sourire plein de grâce. Mérac et son compagnon avaient grand'faim, ayant passé la journée à jeun. Ils mangèrent ar- dbmment. Ce n'est qu'après plusieurs minutes que la conversation put reprendre. Le crépuscule était pour lors vers son milieu, d'un éclat plus touchant, plus aimable, plus divers encore, dans le fond du ciel. Fénelon le montra à ses hôtes, disant : — Voyez cette douceur si profonde ! La terre est vaste et son produit abondant. Il y a de la joie jusque dans le brin d'herbe, et l'homme passe son temps à se contredire, à se combattre, à trouver des motifs de haine jusque dans les pages d'amour de l'Evangile ! — Il semble que ce soit à nous que vous en fassiez reproche, à nous, faibles et vaincus. Que neïo6 FÉNELON le dites-vous aux puissants qui ont ordonné la per- sécution ? — Que savez-vous si je ne le leur ai point dit? Chaque semaine de mon ministère, j'ai imploré la clémence et l'ai recommandée autour de moi. De- puis bien des jours, j'aurais demandé quelque autre mission, si je n'avais craint d'être remplacé par un de ces hommes de bonne intention qui détruisent tout sur leur passage et brisent les volontés comme des roseaux. S'ensuit-il que je ne doive pas vous recommander la modération et la charité envers ceux-là mêmes que vous entraînez avec vous? — C'est nous demander l'apostasie, dit le dé- voué d'une voix basse et triste. Fénelon hésita. Il s'élevait du fond de lui ce sentiment qu'il essayait d'accorder avec sa fonction, qu'il détournait en mille jolies phrases, cette néga- tion de toute forme particulière pour adorer Dieu, cette incrédulité tendre et mystique que Bossuet sut apercevoir et faire condamner. L'ambitieux pré- lat en savait tout le péril : néanmoins elle jaillissait quelquefois malgré lui, quand il sentait (et son ins- tinct était admirable) que ses paroles ne seraient point dévoilées. — Avez-vous parfois pénétré au fond de vous- mêmes ? demanda-t-il d'une voix basse. Ne vous êtes-vous pas dit que vous aussi jouez le rôle deFÉNELON 207 puissants, que vous aussi condamnez de pauvres créatures à trembler, souffrir et quelquefois mourir pour des points de culte si légers qu'il ne saurait être tenu à péché par Dieu de fermer les yeux sur leur pratique? N'avez-vous pas mesuré les maux terribles que vous laissez s'abattre sur ces contrées pour ne point vouloir dire un Ave Maria et en- tendre la messe? N'avez-vous pas conscience d'avoir indirectement porté les coups que le soldat a portés sur ceux dont la croyance est modelée sur la vôtre, et que votre exemple conduit? — Tu n'adoreras point d'images peintes ! Tu ne te prosterneras pas devant des simulacres créés par tes propres mains ! dit Mérac avec âpreté. —■ Tu ne feras point tort à ton prochain, répon- dit Fénelon avec force. Et mieux vaudrait s'age- nouiller devant un simulacre que de faire périr un homme ! — Mieux vaut périr que de perdre les âmes ! — Nulle n'en sera perdue! La prière intérieure est libre et sous la forme où nous la croyons bonne. Loin de s'irriter, le Tout-Puissant ne sau- rait qu'avoir une indulgence profonde pour celui qui sacrifie une attitude au désir de sauver des créatures d'une mort certaine. — Il faut donc condamner les martyrs? mur- mura le dévoué. H m■M» f 208 FÉNELON Quoique au tréfonds de son âme Fénelon fût en- clin à croire que la religion aurait pu s'établir sans le martyre, l'énormité de cette idée dépassait toutes les autres. Il la tourna, — Les temps sont autres. Outre qu'on ne peut comparer la lutte entre l'idolâtrie et le culte ^ du vrai Dieu à une lutte de sectes partageant la même foi fondamentale, il faut considérer si véritable- ment la Réforme se peut encore établir en France. Si vous le croyez, et si en même temps vous croyez qu'on ne puisse se sauver autrement, il y a entre vos âmes et la mienne un mur infranchissable où toute parole s'arrête. Mais avant de répondre, con- sidérez tout votre doute et tâchez qu'aucune autre considération que ia vérité n'intervienne. Il y avait dans la voix du prélat une si persua- sive intonation que ses interlocuteurs se sentirent troublés. Ils virent précisément se lever cette incer- titude qui dort sous les convictions les plus fortes et qui est aussi sujette à se développer par simple influence que les ardeurs de la foi. Mérac, pourtant, par habitude d'affirmer, allait parler à l'encontre, lorsque le dévoué le prévint. — Vous-même, Monseigneur, croyez-vous qu'il y ait plusieurs manières de se sauver? Encore, l'évêque hésita. Puis, à Pinstinet confirmé que ceux-ci ne le trahiraient jamais, se joignit celui «■ifflimmiiiimiiiMFÉNELON 209 que leur témoignage ne saurait prévaloir contre lui. Il céda à la puissance infinie de la confession. Sans doute, cette confession se cachait encore sous cent déguisements, mais elle lui suffisait pour l'heure, comme on se contente d'une lanterne trouble pour traverser une caverne. — Je crois, dit-il, que l'Amour de Dieu et l'Amour en Dieu, qui est la bonté, suffisent pour nous sauver. Le monde de dispute et d'argutie dans lequel nous vivons tombera de lui-même, avant qu'il soit longtemps, devant l'unité de l'adoration et la douceur d'aimer et d'être libre. Or, ni ceux de l'Eglise ni ceux de Calvin et de Luther n'appar- tiennent à ce culte de la charité. Les uns et les autres sont assombris par la lettre et furieux devant l'incertitude d'un texte. Il faut les saper, pour nous réconcilier avec le Seigneur. Celui qui faisait ac- courir les petits enfants, sauvait la femme adul- tère, défendait de se servir de l'épée, ordonnait que le prochain nous fût comme nous-mêmes, ne peut qu'être attristé des abominations qui se commettent pour le menu des doctrines. Je le dis en vérité : celui-là est un grand coupable ou un misérable égaré qui se plaît dans la chicane et insulte ces frères qu'il faut aimer comme soi-même, parce qu'il se croit plus de sagesse pour interpréter des textes incertains, et dont l'incertitude est de nulle impor- 14. 2IO FÉNELON tance à côté des vérités éclatantes qui sont le fonde- ment de la Chrétienté. Non point qu'on ne puisse discuter sur ces textes, mais sans oublier que cette discussion doit chercher sa force dans une douceur plus entière et dans une tendre remontrance. Je vais plus loin : il est mauvais, il est cruel, il est inhu- main de vouloir souffrir pour des propositions sub- sidiaires de l'Evangile, lorsque le principal n'est pas mis en doute. Vous qui me parlez de martyrs, eh bien ! je le déclare, si les martyrs n'étaient pas morts pour la paix, pour l'amour du prochain, pour la miséricorde, mais seulement pour l'interprétation d'un texte, j'oserais leur refuser mon acquiescement. Jacques de Mérac s'était levé. Il regarda le pré- lat avec une sorte de crainte en même temps que de reproche. Et il cria : — Mais vous êtes plus loin de votre Eglise que nous. Et vous seriez aussi sévèrement condamné par Rome que par Genève. __Je ne l'ignore point, dit Fénelon avec un soupir, tout surpris de la hardiesse où l'avait en- traîné son éloquence... Mérac détourna la tête, mais le prélat avait vu le mépris aux yeux du sectaire. Il s'en irrita. — Vous vous étonnez, monsieur, fit-il d'une voix sèche, que je reste ministre de l'Eglise malgré cette croyance ?FÉNELON 211 Mérac demeura sans répondre. Fénelon le pressa. — Je veux votre sentiment, dit-il. — Je suis votre hôte, reprit l'autre âprement..^ et je demande à ne point répondre. Dans cet instant Fénelon l'exécra au point qu'il eut — mais très fugitive — l'envie de le livrer à la justice royale. Il répondit avec une dureté véri- table : — Les bonnes intentions dont l'Enfer est pavé, c'est sûrement celles de ces âmes étroites qui mar- chent dans le devoir comme dans un sentier de chèvres. D'elles naît la puanteur des disputes mes- quines. Elles portent en religion la chicane des pe- tits procureurs crasseux et la basse cruauté des rustres. Et je comprends la haine qu'elles excitent. — Monseigneur! s'écria Mérac avec force. Son œil farouche était devenu rouge. Il crispa ses poings. Il sortit brusquement de l'étable, disant à son fidèle : — Ne me suivez pas, je reviendrai. Fénelon, outré, ne fit pas un geste pour le retenir. Il murmura : — Et voilà les mauvais esprits qui découragent l'indulgence... Un grand soupir lui fit tourner le visage; il vit le dévoué qui tombait sur la paille. Cet incident changea sa pensée et le fit revenir à la douceur de FÉNELON son ministère. Il se pencha sur le huguenot, il s'aper- çut qu'il était évanoui. — Ce pauvre homme a succombé à la lassitude. Et il lui mouillait les tempes avec de l'eau. L'autre, se ranimant à demi, bulbutia : — J'étouffe ! Tandis qu'il arrachait sa collerette et tirait à son justaucorps, Fénelon l'aida charitablement, et soudain demeura interdit. Il venait d'apercevoir une jeune et tendre poitrine, deux seins de vierge, plus beaux que les œuvres de la sculpture italienne, qui palpitaient avec une élégance infinie. Bossuet aurait reconnu la malice du Tentateur à ce gentil spectacle. Fenelon subit d'abord leur charme. Il avait le sang vif et la chair un peu faible des gens de sa race. Il goûta une minute le trouble délicieux que la nature éveille à la con- templation de ces choses. Il sentit ensemble une langueur brûlante et un redoublement de colère contre le parpaillot qui exposait à la faim, à la fatigue et au supp'ice cette jolie personne. Il lui passa de nouveau le désir de faire arrêter Mérac. Sans doute il n'en ferait rien cette nuit même. Il laisserait au fugitif quelques heures d'avance, afin d'agir en gentilhomme. Mais rien ne lui interdisait ensuite d'ordonner et de diriger une poursuite que sa finesse rendrait efficace, La formule de l'adieu àFÉNELON 213 Mérac pouvait le délier en tant qu'hôte, pour le retour du soleil. Et déjà il composait cette for- mule : « ... J'oublierai votre existence jusqu'à l'aube. » Il méditait, le front creusé, l'oeil trop subtil. Il détestait étrangement ce proscrit implacable que suivaient de trop séduisantes dévouées. Durant ce temps, la belle personne était revenue à elle-même. Elle rougit sous le regard de Féne- lon. Le prélat, gêné, détourna le visage. Ils demeu- rèrent quelques minutes en silence, tandis que la jeune femme rajustait ses vêtements, puis l'évêque murmura : — Voici que le croissant va disparaître dans l'horizon. Il est temps pour vous de repartir. Je vous reconduirai jusqu'aux collines prochaines, car je ne puis charger aucun domestique de ce soin. Dans cet instant, Mérac rentrait. A la lueur des chandelles, il semblait plus rude, plus violent, presque sauvage. Fénelon dit, en évitant de ren- contrer ses yeux : —■ Apprêtez vos montures, messieurs. Et s'adressant en particulier à Mérac : — J'oublierai votre existence jusqu'à l'aube ! il214 FÉNELON III C'était une de ces nuits merveilleuses qui ont enchanté jusqu'aux hommes des premiers âges. Arc- turus inclinait sur le ciel son rubis pâle; 1 étince- lante Wega palpitait sur la Lyre; le grand Cygne s'allongeait dans la vapeur argentine de la Voie Lactée. Sur tout l'horizon les étoiles filantes s'élan- çaient, laissant après elles des sillons pâles; il sor- tait des eaux, des herbages, des cultures, une odeur de félicité et d'amour. François de Salignac conduisait ses hôtes à tra- vers les bosquets, vers les collines de Varraz. Il ne parlait pas. On n'entendait que le piétine- ment assourdi des trois chevaux, le bruit lointain des grenouilles assemblées sur les étangs et la voix d'une lente rivière. L'âme du prélat demeurait trou- ble. Sans doute était-il à l'un de ces moments où la tentation est forte sur la chair des hommes. Il ne cessait d'épier la dévouée dans la ténèbre trans- parente : il était jaloux de Mérac. Ils chevauchèrent jusque vers la mi-nuit; ils par- vinrent sur le haut du Varraz. Deux chemins des-FÉNELON 2IS cendaient le versant opposé à celui qu'ils venaient de gravir. Fénelon dit : — La route de droite est la meilleure : elle va presque vers les lacs. Celle de gauche conduit aux forêts d'Erven qui sont, comme vous le devez sa- voir, sauvages, pauvres et mal hantées. Il n'en dit pas davantage. Il était perfide par omission. Car il n'ignorait pas que vers les lacs on avait posté des agents royaux avec du militaire, et qu'il pourrait, à l'aube, envoyer par des sentes de traverse un coureur agile prévenir du passage des fugitifs. Mérac n'hésita point. Il connaissait mal cette partie du pays. Il choisit la route la meilleure, se bornant à s'informer des distances et des aboutis- sants. Fénelon donna les indications nécessaires et prit congé de ses hôtes. Mérac lui dit au départ : — Vous avez barre sur ma vie, Monseigneur : le jour où je devrai l'exposer à votre service — fors en ce qui concerne le devoir à Dieu — j'accourrai, s'il le faut, de l'extrémité du monde. S'il avait parlé doucement, le prélat l'eût simple- ment abandonné à son destin. Mais sa voix sonnait dure comme un cuivre, pleine d'un orgueil intrai- table. Fénelon répondit : — Jusqu'à l'aube prochaine, monsieur de Mérac,2l6 FÉNELON votre destinée est inconnue au prêtre et au serviteur du roi. Faites diligence. Les derniers mots étaient pour s'assurer contre tout reproche. Les huguenots n'y prirent point garde. La dévouée s'empara de la main de M. de Salignac et la baisa dévotement. L'impression de ces lèvres charmantes et la beauté de ces grands yeux que la nuit ne pouvait éteindre agitaient en- core Fénelon lorsqu'il rentra dans sa demeure. IV Le prélat dormit peu. Une image trop vive émouvait son sommeil. Il fit dès l'aube venir un ser- viteur plein de discrétion, — espèce d'homme fa- rouche qu'il avait sauvé de la hart et qui ne faisait pas un acte sans l'assentiment de son maître . Il lui dit : — Fauvet, tu prendras les chemins dans les bois et tu iras, sur la route du sommet de Varraz aux lacs, prévenir les agents royaux que deux fugitifs de la Réformation y doivent passer. L'un est M. de Mérac, dont ils ont la description. Il monte un cheval harassé, qui bronche un peu, par accident.PÉNELON 217 Tu ne mêleras pas mon nom à cet avis. S'il t'arrivait mésaventure, tu sais ne courir aucun péril durable. Sois vite! Il regarda partir Fauvet, qui allait du train d'un cheval. Il était sombre; son âme de gentilhomme se révoltait contre soi-même. Il argumentait à mi-voix comme dans une dispute. Et il revenait toujours à se dire : — Je sauverai la tête de Mérac, et si je puis con- vertir sa compagne, j'obtiendrai qu'on se contente de le renvoyer du royaume. Cette conversion lui était une image délectable. On ne saurait dire qu'il désirât davantage, — lui- même eût été embarrassé de définir le fond dfe sa pensée ou de son instinct. Mais, en homme d'Eglise, il avait une manière de satisfaire son goût pour les femmes, en les attirant au joug de Dieu ou en dirigeant leurs consciences. Cette transposition amoureuse l'abusait lui-même et allait quelquefois jusqu'à la passion. Il semble qu'il y eût ici une in- clination de ce genre, plus vive en ses débuts que toutes les précédentes, et l'évêque souffrait déjà à l'idée que la conversion lui dût échapper. Il dit une messe à sa chapelle; il pria Dieu avec ambiguïté, — non qu'il crût, à l'instar des Juifs, tromper son Créateur, mais il excellait à se duper lui-même. Après cette messe, l'impatience le saisit.2l8 FÉNELON 1 Il ût seller un cheval, prit son manteau de voyage et repartit vers la hauteur de Serraz. Il s'était fait suivre de deux serviteurs; il allait faire une de ces inspections dont sa charge lui donnait le droit et lui faisait un devoir. Il chevaucha plus de trois heures en silence. Le matin était tendre et gracieux, ra- fraîchi de soudains zéphyrs qui s'étaient parfumés sur les herbes aromatiques et les fleurs. Mais Féne- lon demeurait étranger à la robe charmante des prairies, aux longues dentelles des arbres, aux eaux bruissantes et claires, qui sortent si nombreuses de ces collines. Il fit halte à un premier poste des agents et des dragons du roi. On y avait reçu la visite de Fauvet, mais personne n'avait vu passer les fugitifs. Féne- lon écouta, feignant de tout ignorer, et poursui- vit sa route. Il éprouva le même mécompte à sa deuxième halte. Mais un peu plus loin, alors qu'il approchait de la quatrième heure de marche, il lui sembla entendre un piétinement dans un bosquet. Pris d'un pressentiment, il descendit de cheval, il pénétra seul parmi les arbres, après avoir ordonné à ses hommes de l'attendre sans bouger. Près d'une clairière, tapissée d'herbe et de mousse, il s'arrêta, ému de surprise!... Jacques de Mérac dormait, étendu sur la mousse, d'un sommeil qui semblait profond; les deux chevaux des fugitifsFÉNELON 219 paissaient, et la dévouée, lasse, pâle et d'autant plus charmante, veillait assise sur un baliveau. Elle était pensive, — elle n'avait pas entendu venir le prélat, à cause du bruit des chevaux ou, peut-être, pour avoir été prise d'un peu d'engourdissement. Et elle fit d'abord un geste de peur, puis elle se rassura en reconnaissant Fénelon. Elle le regardait sans trop d'etonnement, accoutumée à tout par la singularité de sa vie, mais avec une extrême dou- ceur. Et, joignant les mains dans un geste de prière : — Je ne puis croire, Monseigneur, dit-elle à voix basse, que ce ne soit la Providence qui vous remet sur notre chemin. Il est sans doute dans ses voies que nous vous devions notre salut. Fénelon rougit. Il n'osa contempler en face ces beaux yeux tendres et reconnaissants. Il répondit, évasif : — M. de Mérac a succombé à la fatigue? — Il y a quarante-huit heures qu'il veillait. Déjà tout le mois avait été plein de peines et d'alertes. Elle se tut. Elle baissa ses longs cils; une dou- ceur profonde se répandit sur sa bouche fine et ses joues soyeuses. Ensuite, elle dit à voix basse : — Je n'ai pu vous exprimer hier comme il con- venait, Monseigneur, la force de ma gratitude. RienFÉNELON ne pourra prévaloir contre elle. Et je voudrais vous dire aussi combien votre parole a touché mon cœur. Je ne fais que songer à cette paix si tendre, à ce commerce sans haine de la créature avec elle-même et avec le Créateur. Un attendrissement subtil pénétrait Fénelon. Il prit un plaisir infini à la rougeur et au sourire con- fus de cette personne pleine de grâces. L'équivoque aussi de l'aventure était selon son cœur : il y avait en lui, indépendamment du vœu de conquérir une âme aussi élégamment enveloppée, la volupté abs- traite de vaincre avec détour. Il s'abandonna un moment au charme mélangé de ces impressions. Il en oubliait Mérac. Mais soudain il ressentit un choc d'angoisse et d'irritation. La jalousie qu'il avait contre le proscrit s'éleva violente. Il sentit avec trouble qu'il enviait, comme le roi David, la brebis du pauvre. Et il se le reprochait, mais sans efficacité. Il lui était insupportable de laisser fuir cette femme avec cet homme. Le regard qu'il jeta sur le corps endormi était fauve et perfide comme celui des panthères. Il en eut conscience : il voila des cils sa prunelle. Et il répondit : — Ne voulez-vous pas faire avec moi l'effort de ramener ce malheureux à qui sa croyance ne peut valoir que de la misère et peut-être le trépas? — Que faut-il faire? dit-elle.FÉNELON 221 — Le plus sûr serait de vous laisser prendre dans ce district même. Car vous n'éviterez pas de l'être demain ou après-demain. Les agents sont ici plus à ma dévotion que les autres. L'arrestation, faite avec douceur et précaution, serait annoncée au ministre par moi-même. Je réussirais ensuite à porter l'indulgence dans l'âme du roi ... — Devrais-je le tromper? Fénélon la regarda bien en face. — Oui. Elle fit un geste de révolte ardente. — Je ne puis pas tromper M. de Mérac. Une âpre férocité envahit l'âme bénigne de l'évêque. — Beau scrupule! fit-il avec ironie... et qui vau- dra peut-être la mort à cet homme. Elle devint livide, et, d'une voix suppliante : — Et sinon ? — Sinon, c'est un exil honorable. ■— Avec moi ? — Non. Vous serez retenue par le pouvoir ecclé- siastique. Elle joignit et retourna violemment ses petites mains. — C'est impossible, Monseigneur... Je ne puis abandonner M. de Mérac ! Çesmots décidèrent le prélat Les deux hommesFÉNELON ' qu'il avait laissés sur le chemin étaient forts et bien armés. Il résolut de les employer à l'arrestation du huguenot. Rien ne trahit la fièvre de son âme, tandis qu'il prenait cette décision. Il sut feindre un air de mé- lancolie. — Cet homme vous est donc bien cher? fit-il d'une voix blanche. Elle laissa retomber ses deux mains et murmura : — Je suis la sœur naturelle de M. de Mérac ! A peine elle eut prononcé ces paroles, toute l'âme de l'évêque se retourna. Sa colère et sa jalousie s'évanouirent en fumée, toute sa douceur naturelle revint comme une eau fraîche dans une terre dessé- chée. Il enveloppa Mérac d'un coup d'œil plein de miséricorde, il prit entre les siennes la jolie main de la dévouée. — ï< aisons quelques pas, dit-il en l'entraînant. Et tandis qu'elle le suivait : — Soyons complices, ma sœur en Dieu, pour ce pauvre homme. J'userai pour lui de tout mon crédit et de celui de mes amis. Nous obtiendrons pour M. de Mérac la permission de se retirer en Picardie ou dans la Champagne. Il recevra le revenu de ses domaines, et il pourra, avant de se décider à servir le roi, prendre du repos et de la réflexion. Ils étaient venus près de la route. Le prélat jeta;FÉNELON 323 un appel léger. Ses hommes accoururent. La hugue- note voulut fuir : elle ouvrit la bouche pour crier, mais la main de Fénelon étouffa sa voix. En deux mots, l'évêque instruisit ses serviteurs, et M. de Mérac, surpris dans son sommeil, fut promptement réduit à l'impuissance. La jeune femme, frappée d'épouvante, les joues baignées de larmes, regardait François de Salignac avec indignation. Mais il ne sentait plus d'autre trouble que celui même de ceite douleur charmante. Toute lutte intérieure avait disparu. Il savait agir entièrement four le proscrit. Et il dit : — Rassurez-vous, madame. L'arrestation de M. de Mérac était imminente. Tout le pays d'alentour est plein des soldats et des agents du roi. J'ai voulu vous épargner une complicité même excellente pour votre ami. Et j'ai pris sur moi toute cette res- ponsabilité. Ainsi, vous êtes mes captifs : c'est ma voix qui sera écoutée, et nulle autre. J'aurai tout le bénéfice de l'acte : je suis sûr d'obtenir maintenant ce que je vous ai promis. M. de Mérac aura une retraite honorable et tout loisir pour examiner ses résolutions... Eussiez-vous préféré le voir sur l'écha- faud et que des âmes innocentes périssent pour une cause perdue? Dans ce moment, les serviteurs amenaient Mérac, entravé de cordes et bâillonné.224 FÉNELON Il jeta un regard sauvage au prêtre. Mais Féne- lon lui dit ■. __ Monsieur de Mérac, vous ne devez pas con- cevoir de rancune. Depuis l'aube, j'ai liberté de remplir mon devoir contre vous. Mais j'ai surtout voulu vous sauver. Dans une heure, des agents aveugles vous auraient pris. Et vous eussiez mar- ché à la mort. Il n'y avait pas deux moyens de vous sauver. L'évêque fit signe qu'on ôtât le bâillon au prison- nier. Et Mérac répondit, farouche et doux : — C'est deux fois que vous avez barre sur ma vie, Monseigneur. Déjà on l'emmenait. Et la jeune femme, à tra- vers ses larmes, montra un sourire plein d'espoir et de confiance. Un bonheur inexprimable envahit le cœur de Fénelon. Il sentit que désormais cette âme si joliment habillée de grâces lui appartiendrait en Dieu, qu'il en recevrait les confidences les plus se- crètes, qu'il mènerait les détours de sa conduite. C'était, pour l'heure, toute sa conception de l'amour. Il n'y mêlait point de passion bassement matérielle. Et il se félicitait de sa finesse et de sa décision. Toutefois, il n'ignorait point avoir couru le danger d'être inhumain et perfide. Il lui demeurait un ver- tige, comme le voyageur qui a longuement côtoyé le précipice. Il se disait avec repentir sFÉNELON 225 loyauté trop l0yale non p]us, qu£ d,une just.ce juste : c'est ici la source de grandes cruautés. Mais il faut pourtant se méfier de l'antique malice du jardin dEden. Car elle conduit facilement à la guerre, - et j'ai bien failli perdre ce pauvre homme que j ai sauvé... Toutefois, ajouta-t-il en se souriant avec bénignité, si cette jeune femme n'avait point était parée de charme et si j'avais eu les yeux d'un saint, il est certain aussi que ce huguenot aurait passe par les mains du dragon. L'évêque ne s'attarda point à découvrir les con- tradictions de ce raisonnement. Il reprit la main de sa compagne et, la serrant d'une étreinte longue et caressante, il dit : - Quand l'homme verra clair, madame, il aper- cevra qu'il y a infiniment de bien dans le mal et que le poison peut être salutaire à qui sait le bien prendre. '■5■» LA SILENCIEUSE Château de la Serraz, 14 mai 1857. Quinze jours déjà que les autorités fédérales nous internent dans ce vieux coin perdu. Tout un petit monde de républicains et de révoltés : Fran- çais, Autrichiens, Vénitiens, Polonais, Russes, ca- sernes avec nous dans les antiques salles où floris- saient les seigneurs de la Serraz et leurs respecta- bles soudards. On ne saurait rêver tyrannie plus charmante. Les deux gardiens, les trois vagues gen- darmes sont aux petits soins pour leurs «captifs». Ces braves gens sont tout fiers de nous avoir, et la population avoisinante nous tire de grands coups de chapeau quand nous sortons. Car nous sortons. Notre parole suffit à nous garantir toutes les li- cences. L'autre jour, j'ai même été en retard pour lem 228 LA SILENCIEUSE souper. J'ai trouvé le vieux gardien Mermoz tout mélancolique. — Votre fricot va être froid, monsieur Durville... et ma femme s'était surpassée... J'ai compati à sa peine. Je me suis promis de ne plus rentrer après sept heures. Le pays est un ravissement. Un lac frais, clair, impressionnable aux changements du ciel comme une créature vivante; des pâturages où sonne tout le jour la rêveuse clochette de bronze; et cent mon- tagnes à l'horizon, vertes, violettes, neigeuses, où chaque aurore et chaque crépuscule jouent un vaste, subtil et divin opéra de lumière. D'ailleurs, un temps fait à souhait pour rendre la vie aimable et les rêves exquis, un joli rire de printemps où vien- nent éclore les premières fleurettes sur les bords de l'eau frémissante. Pour mes compagnons, ce sont presque tous des êtres agréables. Sauf deux ou trois fanatiques, de ce genre sombre que créent les inquiétudes d'esto- mac ou de foie, c'est plutôt des hommes gais, par- fois bruyants, assez bavards, en bons théoriciens, et ne devenant ennuyeux que lorsque les discussions politiques traînent en longueur. Presque tous, cela va sans dire, décidés à « étran- gler le dernier prêtre avec les entrailles du dernier roi » — en théorie ! Il y a surtout un géant russe.LA SILENCIEUSE 229 tête de lion, crinière, yeux étincelants, voix furi- bonde, qui chante des chansons terribles... «On les pendra... on les guillotinera... on les empalera...» à la manière de ces guerriers australiens qui jurent pendant trois jours et trois nuits «de se casser les bras, de se casser les jambes, de se casser la tête, de se casser le dos, » etc., etc., et qui finissent par cas- ser ensemble le kangourou de l'amitié. En atten- dant le grand Massacre, le bon Retchnikoff dévore chaque jour dix livres de viande, deux douzaines d'œufs, un pain de quatre livres, six kilos de fruits et de légumes, boit dix litres de vin et de bière, s'arrose de thé à plein samovar et remplit de joie, d'émerveillement, d'admiration, les deux gardiens, les vagues gendarmes et les épouses de ces fonc- tionnaires, — qu'il lapide de pourboires. Car sa fa- mille possède cent lieues de forêts, de terre à blé et de rivières poissonneuses dans la Petite-Russie. 27 mai. Deux nouveaux prisonniers sont entrés à la Ser- raz. Le premier, le docteur Ojetti, un Vénitien affilié au carbonarisme, et plusieurs rois jeté dans les cachots d'Autriche, est un beau vieillard à la façon de son pays .- vif, sec, yeux de ténèbres, geste char-23° LA SILENCIEUSE mant, parole abondante, toute parfumée de méta- phores et de superlatifs, esprit agile, pénétrant, clair, nourri ensemble de science, d'art et de litté- ratures antiques, enthousiaste aussi, plein du rêve de l'unité italienne et toujours prêt à sacrifier sa vie ou sa liberté pour ses croyances. L'autre captif, — une captive, — la fille d!u même docteur, admise à la Serraz par faveur spéciale, à la condition de vivre avec les filles du gardien Mermoz. Francesca Ojetti est de tous points éblouissante. Le jour et la nuit s'échappent à la fois de ses beaux yeux couleur d'améthyste. Son teint réalise la per- fection des plus belles pulpes de fleur et semble jeter une lumière ainsi que les jeunes roses des Alpes; chacun de ses gestes accuse davantage le soin délicat que la nature a pris de la parfaire. Cette magnifique personne est silencieuse. On n'en- tend que rarement sa voix où se marient la pureté des métaux nobles et la souple intonation des eaux courantes. Elle est triste de la grande manière où n'éclate aucune morbidesse, mais plutôt une har- monie de santé, une grâce divine et forte. Elle n'évite pas la présence ni la conversation des gens, mais elle décourage les âmes légères et les décon- certe malgré elle. Elle accompagne son père dans toutes ses sorties, soit dans les cours ou les jardins du château, soit à travers les pâturages et les bois.LA SILENCIEUSE 2,1 1 Elle a sûrement pour lui un amour qui confine à la religion. Naturellement, toute la bande des prisonniers est en extase devant cette admirable Vénitienne. Retch- nikoff lui-même en perd ses refrains sanguinaires et ses propos retentissants. Les jeunes font figure de Roméos, et les anciens ne perdent plus une atti- tude. Le docteur est devenu le souverain absolu de la Serraz, mais, accoutumé à ces flatteries par ricochets, il n'y prête guère attention. Et j'ignore pourquoi je lui plais, — pourquoi je suis devenu son compagnon de promenade, — pourquoi j'ai la meil- leure poignée de main du père et quelques-uns des très rares sourires de la fille. Nous sortons tous trois, vers le déclin des après- midi, quand le soleil se dore, que les ombres des montagnes, des hêtres et des sapins se couchent très longues sur les pâturages. Ojetti parle beaucoup. Son âme est un vivier d'anecdotes, un réservoir iné- puisable de souvenirs. Tout cela frétille, pétille, reluit et fait voir en un instant mille silhouettes d'êtres, mille événements, mille aspects d'âme. Cet homme est le plus merveilleux éducateur, il ne saurait lancer une idée sans lui donner la pointe, la parure, la saveur qui la font pénétrer comme une arme, goûter comme une œuvre d'art ou croquer comme une friandise.232 LA SILENCIEUSE Et Francesca, en silence, écoute. Jamais elle ne parle que pour répondre. Jamais elle n'éprouve le besoin de dire la joie, la mélancolie ou l'attendris- sement qui se reflètent dans ses beaux yeux selon le propos entendu, le site plein de grâces, ou les har- monies de la lumière parmi les ombres tremblantes. Son âme me remplit d'une douce inquiétude. Je voudrais la connaître, et pourtant je aouve un enchantement à son mystère : sans doute repous- serais-je celui qui m'offrirait de pénétrer le secret de cette jeune fille. Elle est intelligente. Ses ré- ponses ont une perfection de justesse, une élégante concision, un tour ensemble timide et hardi. Et je ne rêve que d'elle. Mon cœur est devenu in- supportable. L'univers a grandi. Il me semble en- tendre en moi la rumeur de tous les siècles, toutes les douloureuses et magnifiques générations qui vé- curent et moururent pour que l'amour devînt plus beau, pour que l'histoire de l'époux et de l'épouse fût aussi vaste, aussi belle, aussi harmonieuse que les abîmes étoiles de l'espace! » juin. Et c'est vrai, pourtant! Ce mystère m'accueille avec préférence. Les profonds yeux d'améthyste s'éclairent en me regardant. Le sourire est confiant;LA SILENCIEUSE 233 sur tout le visage de lumière mon arrivée fait venir une douce bienvenue. Lorsque je l'aperçois de loin, mon cœur s'emplit d'épouvante — mais de près je me rassure, comme au bord d'un précipice semé de fraîches soldanelles. Et Francesca ne fait aucun effort pour dissimuler son plaisir. L'ombre même d'une coquetterie est absente de chacun de ses ges- tes. Elle marche dans sa beauté comme un roi puis- sant dans son empire. Elle ignore, ou veut ignorer, toute séduction réfléchie. Aussi bien cela lui serait mutile. Elle a, pour gagner et garder les âmes, sa fierté et la force invincible du silence. 25 juin. J'ai d'abord goûté, comme une taveur divine, cette joie de bon accueil qui souriait aux lèvres de Francesca. Mais l'angoisse est venue. La franchise même de la jeune fille devient mon supplice. Je crains ce qu'il peut arriver de pire à ceux qui ai- ment : le faux départ, — cette cruelle familiarité qui fait des amis et qui exclut, en se prolongeant, toute espérance d'une affection plus violente. En- core pourrais-je m'y résigner, car je conçois comme trop belle une destinée où se mêlerait i amour de la merveilleuse créature. Mais je sens, je sais que Francesca n'épousera jamais par amitié pure, qu'elle234 LA SILENCIEUSE demeurera plutôt la compagne, heureuse d'être dé- vouée, de son père. II juillet. Nous avons monté aujourd'hui jusqu'au hameau des Plans. La montagne revêt sa grande robe étin- celante : les brodeurs éternels la sèment de toutes ces fleurs si vives sur de frêles pédoncules, de toutes ces petites lueurs, de tous ces petits buissons ardents qui trouvent leur heure de gloire sur le flanc âpre du roc, dans les minuscules jardins sus- pendus faits de la poudre des pierres broyées atome par atome à travers les siècles. Les hêtres montent comme une armée en bataille; les sapins frémissent tous ensemble, du même mouvement, aux passages de la brise d'été. Nous nous sommes arrêtés au bord d'un torrent devant les troupeaux rugissants des ondes. Fran- cesca a franchi le pont et s'est mise à prendre une esquisse légère au fusain. Ojetti, s'interrompant au milieu de son jardin d'anecdotes, m'a dit : — Vous êtes pâle et triste. Ne croyez-vous pas pouvoir vous confesser à moi?LA SILENCIEUSE 235 Je l'ai regardé. J'étais sans souffle; je sentais mes artères immobiles dans l'excès de mon inquiétude. Et j'ai répondu : — Ne pouvez-vous pas deviner? — Je ne dois pas deviner. Votre peine n'en sera pas plus dure pour m'avoir été confiée. N'êtes-vous pas sûr de ma sympathie? Alors j'ai parlé tout bas. Il m'a répliqué tendre- ment : — Je suis tout entier avec vous. Et j'ai beaucoup d'espérance. Pourtant, je ne voudrais pas peser d'un scrupule sur le destin de Francesca. Car j'ai trop d'autorité sur elle. Voulez-vous lui parler vous- même? — Je lui parlerai ! Jetais plein de terreur. Le Mystère était plus profond, les fraîches soldanelles semblaient mortes au bord du gouffre. Dans le moment où j'avançais vers la jeune fille, je sentis s'élever en moi la pa- role du Grand Maître : «Laissez ici toute espé- rance!» Et c'est véritablement à la porte de l'Enfer que je frappais quand je fus arrivé vers l'autre bout de la prairie. Francesca, à mon approche, s'arrêta de fusiner. Elle leva son visage et ses yeux encore à demi abs- traits par son travail. Je vis qu'elle n'avait aucune idée, ni aucun pressentiment de ce que j'allais lui236 LA SILENCIEUSE dire, et je me troublai davantage. Elle s'aperçut de mon trouble; une ombre inquiète se répandit sur son front. Je lui parlai, tremblant d'abord, puis je trouvai quelque chaleur pour lui offrir ma vie. A mesure que j'avançais, elle devenait plus pâle. Et quand j'eus fini, elle se tenait devant moi la tête baissée, les mains frémissantes, sa bouche divine contrac- tée par une sorte d'horreur. Elle gardait le silence. Elle semblait ne vouloir ni ne pouvoir faire aucune réponse. Et je repris : — Vous ai-je offensée? Elle répondit avec effort : — Vous ne m'avez pas offensée. — Puis-je concevoir quelque espérance? — Je ne puis pas vous répondre. Je l'ignore au- tant que j'ignore tout mon avenir ! Je repris avec découragement et humilité : — N'est-ce que de l'ignorance? Ne sentez-vous pas plutôt que je ne puis vous plaire? — Je ne sens rien en ce moment qui soit contre ni pour personne... — Vous êtes mortellement pâle, comme si vous étiez frappée d'horreur... Elle baissa ses yeux pleins d'ombre. — Vous vous trompez. Ce n'est pas de l'horreur. C'est de l'épouvante.LA SILENCIEUSE 237 III 12 juillet. Chaque fois que je me présente devant Francesca, je vois passer dans ses yeux le même saisissement. Une rapide pâleur monte sur sa joue et disparaît, la main qu'elle me tend est froide et tremblante. Puis elle se rassure. Je sens son amitié qui revient, et que ma compagnie n'est pas désagréable, — du moins lorsque nous sommes trois, que le docteur se tient entre nous. Si nous demeurons en tête à tête, Francesca se détourne et regarde au loin. Son ma- laise est tel que j'en suis pénétré comme d'une at- mosphère. Je souffre de sa souffrance. Je romps moi-même la mauvaise influence en m'él oignant, et j'éprouve un réel soulagement lorsque enfin Ojetti arrive à nous et fait reparaître la clarté sur le vi- sage de sa fille. Ma peine est mortelle. Elle ronge mes nuits, — elle me livre à la pâle insomnie, aux longs rêves sinistres de l'ombre. L'opium seul me défend un peu de l'excès d'angoisse. Et je n'ai contre Fran- cesca aucune colère, aucune révolte. Mon épreuve a quelque chose de divin : c'est un sacrifice. J'accepte.238 LA SILENCIEUSE I Je suis prêt pour elle à toutes les immolations. Mon amour s'accroît de ma souffrance, non par la con- tradiction et l'instinct de lutte qui est la base de tels sentiments, mais parce que ma souffrance est comme une forme plus élevée de l'adoration. J'ai aussi voulu éviter ma présence à la jeune fille. Ojetti a rendu cette résolution impossible. Il s'est véritablement attaché à moi, et, dès que je m'enferme ou me dérobe, il n'a de cesse qu'il ne m'ait ramené. L'autre jour, j'étais parti seul à tra- vers la montagne. Je rêvassais tristement à la li- sière d'une hêtraie, lorsque j'ai vu venir le docteur et Francesca. Le bon carbonaro était tout triste; il s'est répandu en plaintes. Dans l'animation du dis- cours, il s'est oublié jusqu'à dire : — Dis-lui, Francesca, qu'il est notre seule con- solation dans l'exil, dis-lui que sa présence est notre joie! Francesca, pâle comme le glacier lointain, a mur- muré d'une voix plaintive : — Je vous prie, pour mon père!... 17 juillet. Il est arrivé un petit carbonaro milanais. Il est vif et gentil comme Arlequin, avec de beaux yeux qui jouent dans son visage, tels de prestes diamantsLA SILENCIEUSE 239 noirs, un sourire qui lui gagne tout le monde, de légers propos qui réjouissent les soirées, et le don des langues, qui lui permet de parler le français aussi gaiement que l'italien. Avec cela une bonne âme enthousiaste, l'amour frénétique de l'Italie- Une, de la loyauté, — mais l'âme périlleuse des Lovelace, tout en ardeur présente et en tendresse fugitive. Il plaît au docteur, qui connaît sa famille, et nous sommes maintenant quatre à gravir les pâ- turages quand les ombres deviennent longues. Lui- gini marche en tête avec Francesca; je suis, avec le docteur, à quelques pas. Je cherche au fond de mon être la jalousie. Elle est absente. Elle ne peut naître. Je sens qu'elle tue- rait mon amour pour la Silencieuse. Et dans l'ex- cès de ma peine il m'arrive quelquefois, tout bas, de souhaiter qu'elle se lève. J'observe alors le couple charmant, les gestes élégants du Milanais, ses re- gards qui se tournent avec admiration vers sa com- pagne. Mais Luigini me semble plus lointain que le mont Rose, sa galanterie aussi frêle que les pe- tites akènes emportées dans la tempête. Et je com- prends que rien, hors l'Absence et le Temps, ne pourra combattre contre Francesca. J'y songeais hier, assis sur un charme abattu, au- près d'une naïade toute menue au sortir du roc. Cent espèces de plantes fleurissaient autour de moi,24° LA SILENCIEUSE La terre rendait en petites flammes de couleur et de parfum le feu du grand astre. Une pénombre étonnante de pureté enveloppait les choses; l'hum- ble vie luttait si éperdument, chaque brin d'herbe, chaque filet de mousse recelait une telle énergie, que j'en fus accablé. J'étais comme un paria devant une foule joyeuse. Je sentais sur moi l'ombre de la mauvaise chance qui perd les destins. Et les voix du Milanais et du docteur, au tournant du ravin, m'arrivaient comme une ironie. Tandis que je m'abîmais dans ma tristesse, Fran- cesca se mit à gravir le rocher, suivie de près par Luigini. Elle s'immobilisa un moment sur l'arête. Le soleil l'environnait d'une lueur de gloire. Elle ressemblait ainsi à une Vierge de Léonard qui a fixé en moi, dans mon enfance, une de ces em- preintes qui ne s'effacent plus. Je baissai la tête. Quand tous deux eurent disparu, un invincible san- glot souleva ma poitrine; mes yeux s'emplirent de larmes... T'étais ainsi depuis une minute, lorsqu'un pas lé- ger me fit frémir. Je revis Francesca, au bout sud du ravin. Elle approchait. Elle vit mes larmes, elle en parut saisie. Puis, je ne sais quelle dureté parut sur sa bouche, — et elle qui n'interrogeait jamais, demanda :LA SILENCIEUSE 241 — Etes-vous jaloux de Luigini ? La surprise me tint d'abord muet, avec une sort* de colère. — Plût au ciel! Si je pouvais être jaloux, je pourrais espérer guérir de mon amour i Elle devint aussi pâle que le jour de mon aveu, avec la même épouvante dans les prunelles. Et elle passa, silencieuse, rejoindre son père qui nous ap- pelait. IV 26 juillet. Je suis libre. Les autorités ont trouvé mes pec- cadilles légères. Je puis recommencer, s'il me plaît, à conspirer contre les puissances amies, quitte à me faire reprendre au filet. Je n'en ai guère envie. Déjà ma foi était tiède, lors de la dernière. Je ne crois pas que le tyran soit renversé par nos petits moyens. De plus vastes événements rétabliront la balance entre le droit et la force. Deux ou trois camarades français bénéficient de la clémence fé- dérale. Mais nos amis vénitiens, polonais, milanais, restent sous les verrous ( !). Et je rôde comme une âme en peine autour de ma prison Les gardiens ont d'abord prétendu exécuter leur consigne et 16242 LA SILENCIEUSE m'exiler avec les gens libres. Ils ont fini par me per- mettre quelques heures de visite. En sorte que je ne suis pas entièrement privé du plaisir d'entendre Retchnikoff jurer de les guillotiner, de les pendre, de les faire infuser dans l'eau-forte. Mais, hélas! ma tristesse est chaque jour plus affreuse. Francesca demeure dans son mystère, et que m'importe d'ailleurs ce mystère, puisque aussi bien il n'y a là aucune espérance. 5 août. Rien n'a changé. Je veux partir. Je ne crois qu'au Temps et à l'Absence, — il n'est pas d'autres méde- cins d'âme. Et j'ai dit ma résolution à Ojetti. Il a paru consterné. Il s'est répandu en plaintes, puis : — Le manche après la cognée! Votre mal ne sera pas plus difficile à guérir si vous attendez quel- ques semaines encore. — Mais je ne puis le supporter pendant quelques semaines encore.'... Il me reste un peu de force, — il faut en profiter... Et vous ne pouvez me donner aucune espérance. Ojetti n'est pas diplomate, comme la majorité de ses compatriotes. Il garda le silence, puis, tandis que je le regar- dais tristement :LA SILENCIEUSE 243 — J'aurais juré qu'elle vous aimerait... Même je croyais avoir démêlé en elle une inclination nais- sante... Ma... — Vous voyez bien que je lui inspire une sorte de terreur ! — Oui... Je ne m'explique pas... Je ne puis ob- tenir de confidence... il faut lui parler encore... — Et de quoi voulez-vous que je lui parle? — Peu importe. De la même chose... Mais soyez éloquent, — et qu'elle vous réponde ! Nous avions dépassé ce grand Calvaire sinistre qui s'étend au delà des Plans. On dirait un cime- tière de Titans. Les pierres plates, les croix vagues, les énigmatiques pierres debout y alternent avec des fosses profondes; les échos y sont multiples comme des retentissements d'antiques clameurs d'agonie. Au sortir du Calvaire, la route monte entre des sapins, eux-mêmes surgis des vieux âges. Le docteur a entraîné Luigini en nous priant de l'attendre; nous sommes demeurés seuls, Francesca et moi, dans la cathédrale vivante. L'immobilité et le silence semblaient se fondre avec la lumière. J'en- tendais battre mon cœur — et le sien. Et j'ai dit brusquement, d'une voix rauque : — Je suis arrivé au terme de ma souffrance. Je vais partir. Et j'ai résolu de vous parler une der-244 LA SILENCIEUSE nière fois. Le supplice que j'ai enduré, par le seul fait de mon existence, est assez grand pour que vous supportiez encore que je vous offre toute ma vie, assuré de n'aimer jamais plus une autre femme. Je parle sans espérance, et presque pour remplir un devoir, ■— car nous avons aussi des devoirs envers nous-mêmes, — telle la recherche d'un bonheur qui n'est point pris à d'autres et qui doit nous rendre meilleurs. Je sais, Francesca, que j'aurais été plus noble, plus charitable et plus doux pour avoir ob- tenu la joie infinie d'être votre compagnon; —je sais qu'une telle grâce aurait suffi à me donner de la ré- signation dans les pires épreuves et de la bonté pour mes ennemis. Mais je ne connaîtrai pas cette faveur suprême! Et je n'aurai point de plainte contre vous, Francesca. Vous n'êtes point respon- sable des tendresses que peut éveiller votre per- sonne, — ce serait être responsable de votre nais- sance. Je vous supplie seulement d'avoir un regard de pitié pour moi et de me pardonner mes paroles, si elles vous ont offensée ! Elle resta quelque temps sans répondre, belle comme une Aphrodite du Silence, la tête penchée sous les grands cheveux d'ombre, — puis, pleine de trouble ;LA SILENCIEUSE 245 — Ce n'est point à moi de pardonner, — mais à vous, Je suis accablée de remords, je m'accuse de votre peine, je donnerais plusieurs années de ma vie pour que cela n'eût point été. Ne doutez pas que, dans toute circonstance, je ne sois prête pour vous à un grand acte de réparation. Elle me tendit la main; je n'osai pas l'élever jus- qu'à ma lèvre. — Adieu, Francesca, balbutiai-je... je serai parti demain à la pointe du jour Elle s'appuya contre un arbre; elle murmura, comme parlant à soi-même : — Je ne dois pas le retenir. V 7 août. Je n'ai pas essayé de dormir : il m'aurait fallu prendre de l'opium à dose dangereuse. Je suis de- meuré sur le balcon du chalet — à regarder la nuit et les tours de la Serraz debout parmi les étoiles. L'ombre, l'été et la montagne ne font pas de nuits plus belles. Mes sens subtilisés ont goûté jusqu'à la lie l'amer alliage de la splendeur et de246 LA SILENCIEUSE la souffrance. La Mort s'abattait dans ma poitrine retentissante. Les cimes confuses, les eaux palpi- tantes, les pacages, les astres, tout semblait se mo- deler en sépulcre. Je sentais comme une contraction de l'Univers, comme une asphyxie de l'Infini. J'étais toujours sans révolte. Je me résignais à souffrir un de ces grands amours qui rendent l'amour plus noble parmi les hommes. Il me sem- blait que cette douleur n'était pas solitaire — ni égoïste. J'en taisais obscurément le sacrifice à d'au- tres êtres. Et j'ai crié vers l'espace : —■ Pater in manus tuas commendo spiritum meum. L'aube argentine a gravi les glaciers; la brise du lac s'est élevée avec l'aurore; les mésanges amies sont venues réclamer leur pâture; un voiturier a pris mon bagage, et j'ai marché: vers la ville pro- chaine. J'ai voulu passer par le Calvaire. Arrêté près des arbres où j'ai parlé hier à Francesca, j'ai été pris d'une sorte de défaillance. Je me suis ap- puyé où elle s'était appuyée. J'ai fermé les yeux — longtemps. Un froissement de branches m'a tiré de mon rêve. Et j'ai vu le miracle : Francesca était venue. Elle me regardait avec douceur. Elle était pleine de trouble, mais sans épouvante. — Une lassitudeLA SILENCIEUSE 247 charmante bleuissait ses paupières. Et je me suis écrié : — Pourquoi voulez-vous rendre mon départ plus terrible? Elle a souri; pour la première fois, j'ai vu de la malice sur son visage. Puis elle a répondu : — Je ne peux pas vivre loin de vous!... La vie, la gloire, la puissance, sont entrées en moi comme la lumière dans les ténèbres ! Et Francesca a dit encore : — Je n'ai pas été coupable envers vous. Mon épouvante était réelle, — plus forte que mon âme. J'ai vainement essayé de la surmonter. Il n'y a peut- être aucune créature au monde à qui l'amour est plus redoutable. J'ai doucement pris sa main; la petite main s'est soumise, tendre, frémissante, confiante. — Et pourquoi l'amour vous est-il si redoutable? Le magnifique visage s'est détourné vers la forêt. — Parce que je savais que je ne serais plus une créature distincte de celui que j'aimerais. Parce que je devais abdiquer tout entière, — et poun cela être aussi sûre de mon époux que de moi-même, -— parce qu'enfin, de ce moment où je parle, j'ai cessé d'être, je n'existe plus! Ma liberté est morte. Je ne suis plus que votre esclave : à jamais votre volonté sera faite et non la mienne !248 LA SILENCIEUSE Et tandis que nous descendions la colline, je murmurais tout bas : — Ah ! tout de même, dans la brève aventure de notre vie, il est merveilleusement doux que le plus grand vœu ne soit ni de la gloire, ni de la richesse, ni de la puissance, mais une faible créature, notre semblable, un peu de lumière vivante, un trait, un contour, quelques gestes et le rythme d'une dé- marche !LE MALÉFICE — Hélas ! fit le vieillard. Grave et triste, il fumait sa pipe au seuil d'une maisonnette de la ceinture parisienne, vers la Gla- cière. Les derniers rayons teintaient le sommet des collines, tandis que de la cendre s'amassait dans les creux et sur les routes. Le vieux vécut la mélancolie du crépuscule en souvenirs trempés de larmes. La mort des siens plana. Le paysage eut la beauté tiède du navre- ment. Les yeux plus troubles, le vieillard mur- mura : — Au début de 71, j'avais encore Thérèse. —• La mère de Jeanne ? fit l'interlocuteur. — Oui, monsieur. Le monsieur était maigre, avait le poil rare, l'œil250 LE MALÉFICE i i n très profond sous l'orbite, une équivoque dans les plis souffreteux de la lèvre, le teint jaune de l*en- vieux, le maxillaire contracté, les doigts inquiets; au total, une effigie d'humanité morose, encline à mettre la puissance dans la ruse!, à suppléer tout instinct par le calcul. Il venait à la pauvre demeure chaque soir, depuis des mois, car il était épris de Jeanne, la petite-fille du vieux. Celui-ci accueillait bien le monsieur. Mais Jeanne semblait vouée à d'autres amours, penchait tous les jours davantage vers le fils d'un voisin, ouvrier comme elle. Le monsieur devait savoir cela. Il venait quand même, et on le laissait venir, par ennui d'une expli- cation décisive qu'il ne paraissait d'ailleurs pas demander. Jamais il n'avait dit son espoir, soit qu'il fût timide ou orgueilleux. Il se contentait de regarder Jeanne pendant qu'elle travaillait, et il jouait avec un enfant de dix ans, frère de la jeune fille. Elle en avait peur. Il ne plaisantait jamais. Ses yeux fuyaient devant ceux de Jeanne, et tout de suite il tremblait, immensément craintif d'un frois- sement d'amour-propre, d'une allusion à des dé- fauts physiques. Quand il s'était connu un rival, il n'avait cessé que deux jours ses visites. Peut-être espérait-il encore? peut-être voulait-il sauver les apparences de sa défaite? La présenceLE MALÉFICE 25i même de l'amant ne le faisait pas fuir, mais il était alors d'une pâleur morbide, et les plis équivoques de sa bouche se tendaient comme des cordes dou- loureuses. En ce moment, il écoutait le vieux, racontant la mort de ses fils, tous deux dévorés par la funeste guerre. — Vous n'aviez pas encore perdu la mère de Jeanne ? — Non, fit le vieux, et vous avez dû savoir com- ment elle est morte? — J'ai connu cela vaguement; l'effroi d'un obus... — Il faut vous dire, monsieur, que le départ de son mari à l'armée de la Loire la rendait depuis longtemps inquiète. La pauvre femme avait sûre- ment une maladie de cœur... —- Comment la chose est-elle arrivée? — Ah! monsieur, je revois cela si clair. Dans les premiers jours du bombardement, les obus pleu- vaient tout autour de la maisonnette, mais, protégée du sort, la première semaine avait coulé sans que rien chez nous fût atteint. Nous nous croyions sau- vés; petit à petit les obus allaient plus loin, et nous les voyions passer au-dessus de nos têtes, avec ce ronflement joyeux qu'ils font dans l'air... C'était la distraction du quartier de les regarder filer, de252 LE MALÉFICE discuter l'endroit où ils tomberaient... Ma pauvre Thérèse était enceinte, et proche du terme. Elle se donnait néanmoins beaucoup de mal, car mon tra- vail ne pouvait suffire à nous soutenir tous. Je chô- mais trop souvent, et elle gagnait plus à la couture que moi avec mon ciseau et mon rabot... Nous avions chez nous bien du monde : ma sœur impo- tente, la mère de mon gendre, Thérèse, la petite Jeanne et moi, cinq bouches à nourrir. On se consolait par l'espérance du triomphe de nos armées et par l'idée de se retrouver tous vi- vants après la guerre. Le soir, auprès de petit poêle, les pauvres vieux que nous étions, nous faisions du mieux pour encourager la vaillante jeune femme. Nous ne savions pas encore la mort de mes fils; ils étaient seulement signalés comme absents. Ils pouvaient être prisonniers en Allemagne!... Le vieux se tut, sa pipe fumait toute seule au bout de son bras raidi. Ses yeux dilatés regardaient l'ombre comme on regarde au fond d'un trou, et le deuil s'épanchait davantage sur les choses, le deuil d'un cœur simple, éperdu du sentiment de l'Indi- cible. .. Ses tendresses et ses tristesses tout à la fois flot- taient par la crête vaporeuse des collines, par le frêle pinceau des peupliers, par les verrières encui- vrées du couchant.LE MALÉFICE 253 — Oui, monsieur, nous espérions!... Il soupira. L'anxiété revécut comme aux jours barbares, l'éternelle vision d'une bataille, d'un petit soldat bleu et rouge étendu sur l'herbe d'une prairie. Comme aux jours barbares, la paternité du vieux saigna d'impuissante compassion, il s'y ajouta un si âpre regret, qu'il dut fermer les yeux, aspirer une bouffée de sa pipe. — Jamais je n'oublierai la route de Sainit-Ouen, où je les ai vus disparaître. Ils sont partis en riant, monsieur, et c'était pour toujours ! Il revit la plaine de Saint-Denis : des routes empierrées, de longs murs en ciment, des cheminées d'industrie, du soleil, des miroitements de vitre par milliers... toutes ces choses paisibles avaient, des années durant, rendu plus odieuse l'acceptation du Sacrifice. — Nous avions donc encore de l'espoir. Le jour de Thérèse approchait. Les obus passaient toujours, dirigés vers le Panthéon... Un matin, deux bombes tombèrent dans le voisinage. C'étaient de vieilles bombes à mèche : une fut éteinte avant d'éclater, l'autre ne fit point de dégât... Mais le lendemain il en tomba une troisième juste dans le petit jardin, monsieur, tout près de la maison... Je me rappelle notre stupeur, la crainte brusque sur tous les visages, 4254 LE MALÉFICE les pauvres vieilles affolées, Thérèse pâlie, moi- même éperdu, criant à tous de se jeter par terre pour éviter les éclats... Malheur!' la petite Jeanne jouait dehors, proche du terrible engin... Chacun entrevit la catastrophe, mais nul autre que la mère ne son- gea à l'empêcher... La bombe n'éclatait pas. On voyait la flamme très pâle dans la clarté du jour brûler avec des étincelles... Thérèse n'hésita pas une demi-minute : elle fut dehors, elle se pencha sur la terrible chose, et elle restait là, une terrible seconde, paralysée de terreur, ne trouvant pas d'ha- leine, les mains mortes... Enfin ses lèvres se déten- dirent, son souffle éteignit la mèche. Tout de suite elle s'évanouit, et nous la transportâmes dans sa chambre. Quatre jours passèrent; le petit vint au monde : Thérèse mourut... Les lèvres entre-closes, le vieillard revécut sa passion, le masque appesanti par le gel des grandes douleurs, la pipe définitivement éteinte, morne au bout de ses doigts, et la beauté du monde n'était plus, quatre pieds carrés d'herbe tenaient tout le regard, dans la prodigieuse mélancolie où l'âme s'endort, où subsistent seulement de vagues sym- boles funèbres : la fosse, le coffre et le linceul... Des paroles sourdirent de cette désespérance coimime des voix de mineurs ensevelis. — J'ai gardé l'enfant... Jamais je n'ai pu souf-.LE MALÉFICE 255 frir qu'on lui imposât une punition, et c'est pour- quoi il est devenu capricieux et espiègle... Un silence très long. Le soir prit les collines, les cultures, les cinq peupliers, les maisonnettes éparses, et la voix du monsieur s'éleva dans l'ombre, équi- voque comme le pli de sa lèvre : — C'est la bombe qui se trouve dans la pièce où Jeanne travaille? — Oui, fit le vieillard. Et, distrait, il ralluma sa pipe. II Un dimanche matin, Jeanne travaillait dans la chambre claire, sa face exquise baignée du rêve blanc des toiles. Armée de l'aiguille, sa main frêle s'envolait à chaque seconde comme un oiseau. Il faisait propre et doux; sur le parquet lavé, le soleil projetait le châssis de la fenêtre, parmi la légère estompe des mousselines. L'enfant jouait avec des chiffons, et Jeanne était bien heureuse qu'il se tînt tranquille. Elle se pressait : Gilbert, son fiancé, devait venir la prendre pour aller aux emplettes. .1mmam 256 LE MALÉFICE La voix du grand-père, dehors, alterna avec une autre. Jeanne fit la moue. — C'est M. Eudelme. Elle s'ennuya considérablement d'entendre son pas dans le corridor et répondit de mauvaise grâce à son bonjour. Lui, après les premières paroles, resta muet, la face nerveuse, très pâle, tremblant. Le petit accou- rut. M. Eudeline l'avait conquis en lui donnant des sous, des bonbons. Cette fois encore il mit un pa- quet dans la main de l'enfant, qui courut montren l'aubaine au grand-père. Jeanne, seule avec le jeune homme, se sentit mal à l'aise. Il ne venait d'ordinaire que le soir, quand Gilbert était là. Elle souhaita et craignit à la fois une explication qui l'eût débarrassée de visites im- portunes. Mais il ne disait rien; il meurtrissait ses doigts au rebord de sa chaise, et une goutte de sang, une fois, jaillit de sa lèvre. Son envie im- mense de parler restait contenue par l'épouvante d'une blessure d'amour-propre. Un quart d'heure passa pénible pour Jeanne, affreux pour lui. Le balancier du coucou scanda la torture de l'homme. Tantôt son cœur débordait, orageux et farouche, tantôt il tombait à des batte- ments imperceptibles, aux étreintes aiguës de l'an- goisse.LE MALÉFICE 257 Enfin Eudeline se leva, et sa voix disloquée che- vrota dans le silence hostile de la chambre : — Vous allez vous marier? — Oui, fit-elle. Il reprit un peu de salive, vaguement encouragé par la sensation qu'il la détestait, qu'il ne pourrait lui pardonner ces terribles minutes. — Vous êtes bien décidée?... rien ne vous fe- rait changer d'avis? Elle secoua la tête négativement, émue et un peu triste, sans vanité de triomphe, soucieuse seulement de couper l'idylle. — Même pour une position brillante?... très bril- lante? — Rien, murmura-t-elle, ne me ferait retirer ma parole. Lui, restait paralysé. Elle lui parut trop blanche et belle, loin de lui, à l'autre... Il courba la tête, s'affaissa sur sa chaise, tandis que le sang lui bat- tait dans les oreilles, que sa faible poitrine se vidait, que ses yeux s'emplissaient de lueurs. Elle avait grand'pitié, mais se gardait de rien dire, crainte qu'il ne reprît espoir. "Les pas vifs de l'enfant s'entendirent, précédant les pas graves de Gilbert. Jeanne tressaillit. Gilbert dit: — Salut à tous ! 17 ..258 LE MALÉFICE Eudeline ne répondit pas. Il prit l'enfant sur ses genoux, tandis que Gilbert s'asseyait auprès de sa fiancée. Eudeline entendit le baiser des amants, puis des chuchotements, un éclat de rire. Il crut qu'ils se moquaient; sa figure prit une expression haineuse, tandis que ses yeux cherchaient d'instinct sur la planche, au-dessus de la commode, la bombe éteinte jadis par la pauvre Thérèse. ;i III Eudeline était sorti; il avait pris un sentier der- rière la maison; le vieux coupait près de là des escarolles pour le déjeuner; il arrêta un instant le jeune homme. Une douceur patriarcale émanait du bon visage ridé. C'était la saison productrice, le moment des récoltes et des cueillettes; les planches de choux et de salades se dégarnissaient petit à petit. Les pommes étaient mûres, les potirons, côte à côte, semblaient des pains dont la pâte lève, bour- souflés, déformés. Eudeline s'en alla, maussade. Aucune des no- blesses de la force ou de la grâce n'habitait enLE MALÉFICE 259 lui. Sa haine cherchait une vengeance étroite et faible, en dehors de toute idée de combat et de sa- crifice. Et cette vengeance s'éclairait de plus en plus dans son sens intime, si effroyable, pourtant, qu'il n'osait la rêver du coup, qu'il la laissait gran- dir par flux lents. Une sueur fine perlait tout au long de son corps à chaque éveil de la probable offense, et il s'excitait à provoquer ces éveils, le sang plus acre à mesure, une végétation noire pous- sée dans toutes les contrées de son âme. Distrait, il s'attarda par les terrains vagues, par les immenses remblais, comme si, dans la laideur triste de ces choses, il eût cherché à déprécier la valeur de la vie, à rendre le crime banal et sans lendemain. Il se plut à voir l'humanité avilie, fouilleuse de détritus infects qui attendaient l'arrivée des tombereaux à décombres. Accroupis, agenouillés, plies en deux, les hommes avaient une casquette de drap, les femmes allaient nu-tête : un peu partout, disséminés, de petits en- fants tenaient debout un sac, et les pourvoyeurs de chaque famille arrivaient a ce sac, y vidaient leur glane. Une fermentation chauffait le sol mi-orga- nique, des bouffées ammoniacales se levaient tout à coup, ou quelque tenace odeur putride, combattue par la crudité anhydre de la chaux. Eudeline y puisa les forces macabres qu'il dési-2Ô0 LE MALÉFICE rait, la sensation de néant et d'inutilité, l'abandon de la créature au hasard. Il regarda son crime en face, et il se recroquevillait dans une sauvegarde peureuse de sa propre personne, dans la certi- tude que jamais nul ne saurait, jamais nul ne puni- rait... La pitié restait absente de son cœur, mais non la crainte. Il avait beau l'écarter en se disant qu'il n'agirait pas lui-même, que, par conséquent, le risque était nul, il frémissait à l'obligation d'agir en pensée, au pressentiment farouche que le rêve atroce, devant aboutir, allait désagréger des choses en lui, le livrer aux terreurs convulsives dont il avait épouvante, lui dont les figurations étaient rares et monotones à tel point que la catastrophe suffirait peut-être à remplir sa vie. Il opposait à ces arguments d'instincts la rageuse évocation de l'offense, la vanité suraiguë, insupportable, jaillie de sa faiblesse nerveuse. IV Un après-midi qufEuldelme était venu, suivant son habitude, Gilbert et Jeanne quittèrent laLE'-MALÉFICE 261 chambre pour le jardin. Il resta seul avec le petit. Longtemps il écouta, taciturne, le bavardage du garçonnet, et ses regards allaient sans cesse à la bombe. Enfin, les plis équivoques encerclèrent sa bouche, un demi-rire terrible y frémit, et il prit l'enfant étonné, le porta sur une commode d'où il pouvait atteindre l'engin meurtrier. —- Tu vois, cette chose noire?... — Oui, dit l'enfant, dont l'attention se fixa; qu'est-ce que c'est? Eudelme respira durement, comme une bête sur- menée, et mettant le doigt sur la mèche : — 11 ne faudrait pas, il ne faudrait jamais pendre une allumette four allumer cette mèche... Ce serait méchant... Tu serais puni... Il ne faudrait jamais... — Pourquoi? fit l'enfant. — Parce que... Parce que grand-père te gron- derait. — Mais qu'est-ce qu'il y a dans la mèche?... — Rien... seulement, il ne faudrait pas Val- lumer avec une allumette... Il viendrait un feu d'artifice... Tu aurais peur... c'est comme un pétard. — Je n'ai pas peur, dit l'enfant... ça m'amuse, les pétards!... J'en ai déjà tiré! —• Heureusement que tu ne trouveras pas d"allu-2Ô2 LE MALEFICE 4 mette pour allumer cette mèche, car il ne faudrait pas... Ton grand-père serait fâché. —■ Oh! il ne veut pas que je prenne des allu- mettes... Il les a mises trop haut... Et l'enfant regardait la mèche avec convoitise. Eudeline le fit descendre de la commode à l'aide d'une chaise. Il tremblait davantage. Son regard suivait affreusement le couple de Gilbert et de Jeanne dans le jardin. Les jeunes gens pressèrent le mariage. Septembre finissait. Les grandes pluies alternaient avec des soleils merveilleux. L'amour se trempait à la fièvre de la saison. Gilbert et Jeanne, dans la petite cham- bre, la fenêtre ouverte sur le jardin, avaient des poitrines gonflées de désirs. On avait fixé la grande date au deuxième samedi d'octobre. Le vieux pensait à ces choses en surveillant le gamin qui jouait au sentier. Une voix le salua ve- nant du côté inverse, Eudeline parut. Sa barbe rare avait pâli, un cercle bleuâtre rongeait le pourtour de ses yeux, et son nez était pincé comme le nezLE MALÉFICE 263 d'un étique. Le vieux lui annonça la nouvelle, l'in- vita pour la fête. Eudeline refusa sombrement, et le vieux, qui savait le motif de ce refus*, ne s'en offen- sait pas. — La vie est faite d'épreuves, dit-il. Eudeline ne répondit rien, mais il se leva et, re- joignant l'enfant, qui, à vingt pas, empilait des pierres, il lui remit un paquet de bonbons. — Merci, dit le gamin... Tu vois, je fais une maison... Seulement, c'est difficile de réussir une fenêtre. Eudeline indiqua le moyen. Dans le mouvement qu'il fit, une allumette tomba sur le sol. L'enfant la ramassa, la rendit. — Tu fais bien de me la remettre murmura Eudeline, car, si tu avais une allumette, tu pour- rais allumer la mèche, et grand-père serait mécon- tent. Le gamin, candide, regarda l'homme, puis il se fit un travail derrière son front clair. — Je n'y pensais plus, dit-il. Eudeline retourna auprès du grand-père. Cinq minutes coulèrent. On entendait dans la chambre de travail la voix des fiancés, la bonne humeur de Gilbert, le rire aimable de Jeanne. Eudeline écou- tait, ses mains plus tremblantes, sa lèvre tendue, peureuse et féroce à la fois.264 LE MALÉFICE L'enfant se fatiguait de son jeu. Distrait, il s'était assis, il regardait autour de lui par terre. — Des allumettes! Il y en avait une dizaine semées largement. Il les ramassa avec un sourire malicieux, devenu tout à coup furtif. Il resta bien une grosse minute à réflé- chir, puis il gagna la maison. Alors le monsieur chevrota son adieu, le visage envahi d'une effroyable pâleur. — Je vais avec vous jusqu'à la route, dit le bon vieillard. VI Gilbert et Jeanne s'adoraient doucement dans la pénombre tiède. Elle, trop émue, persévérait à pous- ser son aiguille, tandis qu'il regardait dehors. Les paroles rares ne vivaient que par l'inflexion. Comme l'enfant musait, à l'autre bout de la chambre, ils ne pouvaient échanger de caresses; mais ils se sen- taient heureux du pur bonheur de vivre. Jeanne, belle de sa fièvre, avait des chairs plus délicates que le calice des anémones dans l'avrille'maléfice 265 humide des sous-bois, et Gilbert s'enivrait d'elle, comme on s'enivre du parfum des sèves forestières, quand la forêt abondante exhale confusément sa vie au souffle de l'été. Par la fenêtre ouverte, le paysage apparaissait, pénétré de passion, irisé du trouble des âmes, vi- brant du rêve exquis de la suave promesse... C'était, sur la porcelaine du ciel, deux poiriers à feuilles rares, des verdures d'artichauts, un lattis grêle tout bleui par les intempéries. Au delà, les remblais. A les regarder longtemps, ils flottaient devant les yeux, se patinaient, per- daient leur aspect misérable, devenaient une joie de coloris. Faits de charretées égales, tassées dans les hasards de l'éparpillement, ils prenaient des contours de polygones presque réguliers, à six, cinq, quatre côtés. Telle une mosaïque précieuse, ou quelque tapis aux fines nuances, quelque écharpe écossaise, carrelée en velours grenu, quelque éten- due de neige fondante dont les parties dégelées laissent apercevoir des verts de gazon, des bruns de terre, des jaunes de fleur. Le blanc dominait, le plâtre morcelé en lourdes pierres, en fins gravats, en poudre, suivant l'âge; mais il s'y trouvait aussi des nuances délicates dans le désordre aimable des couleurs de palettes : des loutres, des gris, des cendrés, des jaunes fins, des havanes, des pailles,m 266 LE MALÉFICE Ht1; II ; enfin des noirs très élégants sur les teintes effacées. Jeanne se leva et vint se mettre près, de son fiancé à la fenêtre. Leurs doigts se croisèrent; ce fut une douceur infinie où 1 haleine leur faillit une minute; puis Jeanne s'appuya contre lui, laissa reposer sa tête sur l'épaule virile. Les lèvres du jeune homme, discrètes, baisèrent les cheveux par- fumés, et un peu de sommeil les prit dans leur bonheur... — Je t'aime bien, mon Gilbert, murmurait Jeanne tout bas. Il serrait davantage les doigts frêles et tièdes qui s'abandonnaient. Son cœur était si gros dans sa poitrine, qu'elle en entendait les battements. -— Comme il bat, ton cœur ! Dans le silence, quelque chose pétilla, puis il vint une fumée de phosphore qui fit tousser Jeanne. Ils ne s'en émurent pas. Mais une lueur parut der- rière eux dans la chambre : ils se retournèrent et poussèrent un cri terrible. Cependant, le vieux et Eudeline marchaient côte à côte, sans rien dire. C'était encore un crépuscule, et presque pareil à celui où le pauvre aïeul avait conté la triste histoire. Le soir venait sur les col- lines, sur les cultures, en mélancolie suprême. Une vitre enflammée, bossuée, parut posée sur l'occident, bientôt se divisant en petits lacs de vermillon. Au-LE MALÉFICE 267 dessus flottaient des laines rousses, puis du rouge fumé, et, par le nord, en des bruns sombres, des nues faiblement bordées d'orange; à l'orient, un carmin effacé dans du bleu épandu, poudroyé, sur- monté de pâleurs divines : des havane, des chair, des nacre... Le vieux ne trouvait point les phrases qu'il au- rait voulu dire, et il se résigna à abandonner son compagnon. Eudeline le regarda partir, le dos courbé, humble et doux. Le ciel s'éteignit, la cendre gagna l'hori- zon, les choses parurent figées dans une grande tris- tesse. Eudeline restait à la même place, comme s'il eût été pris dans une atmosphère solide. Le cœur lui battait gros; ses jambes étaient faibles, ses yeux semblaient meurtris à coups de poing. Il eut alors le souvenir du vieillard racontant la fatale histoire. Crispé, il vit la silhouette pitoyable monter la pente d'un sentier. — Atteindra-t-il la maison avant? Ces mots l'excitèrent. Il eut une impression d'aga- cement à voir la maison paisible dans l'ambiance paisible. Il lui sembla qu'elle ne pouvait receler l'affreuse catastrophe. Puis, l'attente le tordit, ses orteils furent douloureux, son cœur sembla prêt à s'évanouir. Enfin, avant que l'aïeul fût proche, dans l'immo- m 268 LE MALEFICE bilité des choses, dans le silence, il vit la façade se lézarder, le toit s'ouvrir, comme on voit ces choses sur une gravure. L'explosion suivit, roula par le creux de la vallée et sur la pente des collines.LA PEUR ET LA JOIE C'était à la fin d'un dîner de savants. On discu- tait sur les émotions. Presque tous convenaient que la souffrance, la peur, l'inquiétude, ont des effets beaucoup plus énergiques, beaucoup plus puissants sur l'organisme, que la volupté, la joie, l'espérance. Paul Varin croyait le contraire, ■—■ du moins en ce qui concernait sa propre personne. — J'en puis parler savamment, fit-il en pelant une poire; j'ai, je crois, éprouvé la plus grande épouvante et la plus grande joie qui puissent écnoir à une créature périssable... Et j'ai pu comparer physiologiquement l'intensité de ces émotions con- tradictoires... — Est-ce à dire que vous avez pu les transfor- mer en énergie? s'écria Chabeaux, les mesurer au galvanomètre ou au calorimètre? Sinon, rien de fait! — Fumiste ! répliqua Varin. Est-ce sur des cou- te270 LA PEUR ET LA JOIE rants électriques ou des échauffements que vous avez établi la théorie contraire à la mienne ? Ave,z- vous décomposé un acide ou fondu de la glace avec la douleur de vos malades? Est-ce que telle fièvre qui fait médiocrement souffrir ne semble pas donner plus de chaleur que tel supplice qui tord chaque muscle du patient ? Ma preuve est emprun- tée à l'organisme même, seul étalon convenable dans l'espèce. D'ailleurs, jugez-en. Vous savez qu'en 1893 j'ai fait un voyage d'ex- ploration en Afrique, voyage rendu à peu près inu- tile par l'incurie de notre chef de file... un de ces hommes dont l'excessif optimisme confine à la folie. Je me souviendrai jusqu'à ma dernière heure du 27 juillet 1893, date où nous fûmes enveloppés par une horde de nègres anthropophages et où les dix- neuf vingtièmes de notre caravane succombèrent sous les coups de l'ennemi. Nous nous défendîmes bien. Notre malheureux chef se battit non comme un lion, car ces animaux luttent assez mollement, mais comme un rhinocéros, animal dont il avait la na- ture furieuse et aveugle. Il tomba parmi les pre- miers. Mon ami Charles Velpeau et moi tînmes) pen- dant plusieurs heures avec une douzaine d'auxi-LA PEUR ET LA JOIE 271 liaires congolais, à l'abri de quelques troncs d'ar- bres abattus. Mais nos munitions s'épuisèrent. Vers le crépuscule, un torrent de corps noirs envahit notre retranchement; nous succombâmes littérale- ment étouffés par un flot d'êtres humains, Une heure plus tard, nous étions attachés à des ébéniers, au sein de la tribu hurlante. De grands brasiers rou- geoyaient sur la plaine; on y cuisait les corps des gens de l'expédition. Une plèbe atroce dansait, cla- mait et mangeait. Quant à nous, on nous avait réservés. L'obstination que nous avions mise à nous défendre nous valait d'être destinés à l'estomac des chefs; ils espéraient, tout en se régalant de nos chlajirs, hériter de quelques-unes de nos qualités. Une douzaine d'hommes, en tout, se disputaient le plaisir de nous servir de sépulcres. Le festin com- mença par mon ami Charles. Un Grand Chef, vieil- lard d'aspect débonnaire, s'approcha du captif et lui fit sauter l'œil droit, qu'il croqua comme une pra- line, d'un air de fin connaisseur. Un autre chef vint ensuite, — probablement de rang presque égal, — fit sauter l'autre œil et le dévora goulûment. Ces opérations accomplies, une espèce de sorcier fit, avec un charbon de bois, diverses marques sur le corps de mon infortuné compagnon : je savais qu'il indi- quait ainsi les portions dévolues aux assistants. Il saisit ensuite Velpeau par la chevelure et se mit à272 LA PEUR ET LA JOIE lui trancher, à lui scier plutôt, le cou. Il mit cinq bonnes minutes à détacher la tête, qu'il divisa, à coups de hache, en deux portions; chaque grand chef reçut un demi-crâne en partage. Les membres, les bras, la poitrine, dépecés lentement, furent l'ob- jet d'une distribution générale. Pour le cœur, on prit des dispositions méticuleuses. Chacun en vou- lait une portion. Le sorcier le répartit en parts iné- gales, de manière que chaque chef eût selon son mérite... Je n'ai pas besoin de vous décrire l'état d'épouvante et d'horreur où me jetait cette scène. Vous l'imaginez sans peine aucune. J'attendais mon tour avec des battements de cœur si violents que je les discernais parmi les hideuses clameurs des can- nibales. Ce fut d'autant plus atroce qu'on retardait mon supplice. Les chefs rôtirent et dévorèrent tran- quillement mon camarade avant d'en venir à moi : fortement bâti, je devais être la pièce de résistance. Mon tour arriva enfin. Le sorcier et les deux chefs principaux arrivaient vers moi, les yeux brillants de convoitise. Le vieillard allait me faire sauter un œil, lorsqu'une pluie de flèches s'abattit sur la plaine, bientôt suivie de hurlements formidables : une tribu ennemie venait de surprendre le camp. J'étais sauvé. Tel est, conclut Varin, mon cas de feur. Vous avouerez sûrement qu'il est typique. JLLA PEUR ET LA JOIE 273 — Certes ! fit Chabeaux. Mais je ne vois pas quelle mesure vous avez prise de l'intensité de votre frayeur. J'admets qu'elle fut grande... mais com- ment en comparez-vous les effets à ceux d'une joie? — Patience, répliqua Varin. Nous y arrivons. Peu de temps après mon retour d'Afrique, je devins amoureux de Mlle Anne Thébaut. C'était au fond mon premier amour : une vie trop occupée m'avait jusqu'alors mis à l'abri des grandes aventures du cœur. Aussi bien, ce fut un sentiment entier, exclu- sif, qui m'hébétait, qui ne me permettait plus de me livrer à aucun travail. Fis-je, ne fis-je pas ma cour? Je l'ignore. Lorsque je paraissais en face d'Anne, j'étais pris d'une sorte de paralysie de l'esprit et du corps. Glacé par la timidité, roide, gauche et taci- turne, si je laissais voir ma passion, je devais pa- raître ridicule. Aussi, pénétré du sentiment de ma sottise et de mon inélégance, je perdis vite tout es- poir de jamais devenir le mari de mon aimée. Je souffrais à la manière de ces animaux injectés de curare, qui gardent leur sensibilité, mais ne sont plus aptes à se mouvoir. Dans le même temps, un de mes cousins, Jacques Varin, se mit en tête de plaire à Anne. C'était un beau garçon, souple, câlin, élégant et plein de cet esprit d'à-propos qui, plus que tout, aide à conqué- 18274 LA PEUR ET LA JOIE rir le cœur des femmes. Il n'aimait pas excessive- ment la jeune fille : j'étais sûr qu'il eût renoncé sans grand'peine à ses prétentions. Mais, évidemment, il était accueilli le plus, aimablement du monde, et, à ce que je croyais, il faisait faire chaque jour des progrès considérables à sa candidature... Les choses en étaient là lorsque, un beau matin, Jacques fut appelé à Alger pour une affaire qui ne souffrait pas de délai et qui devait le retenir quelques se- maines. Ce départ coïncidait avec une courte ab- sence des Thébaut, de sorte que Jacques ne put faire ses adieux à Anne. — Ma foi! me dit-il, cela tombe mal... J'allais justement faire ma déclaration à la jeune personne. Elle me plaît, elle a la dot qu'il faut... et je suis dé- cidé à faire une fin. C'était un garçon léger, égoïste, sans esprit d'ob- servation : il ne me vit pas plus pâlir qu'il ne s'était aperçu que j'étais amoureux d'Anne. — Veux-tu me rendre un service? fit-il. Sois mon ambassadeur. Je déteste écrire... je n'ai pas le tour de main épistolaire : l'encre et le papier me figent. Je me révoltai d'abord, puis je vis là comme une sorte de cautérisation sentimentale qui, peut-être, guérirait mon mal. J'acceptai le rôle lamentable qu'on me proposait, je m'y préparai en conscience,LA PEUR ET LA JOIE 275 Mais lorsque je me trouvai devant Anne, lorsque je vis ses beaux yeux de feu turquin posés sur moi, lorsque ses lèvres coquelicot et cerise me sourirent sur les petites coquilles argentines des dents, je perdis complètement le nord, je n'eus que la force de balbutier des paroles incohérentes : — Mademoiselle, je viens demander votre... main... A oout d'inspiration, je m'arrêtai, je cherchai dé- sespérément des paroles dans mon cerveau devenu aussi désert que le Sahara... Soudain, je sentis une petite main de soie, de satin, de duvet, sur la mienne; j'entendis une voix cristalline qui murmu- rait : — Vous m'aimez donc?... Ah! que je suis heu- reuse!... Le désert s'anima : il s'emplit de mouvement, de fraîcheur, de vie. J'attirai la petite main contre ma bouche... mais alors la joie fut si forte, si pleine, si saisissante, que, ma foi! je m'évanouis... Après cela, vous me permettrez de croire, acheva Varin en sucrant son café, que la joie peut bien être un sentiment aussi puissant que la peur ! — Voire! s'écria Morennes. Vous étiez peut- être débilité lorsque vous parûtes devant Mlle Thi- baut. — Je vous attendais là ! répliqua Varin. C'est en276 LA PEUR ET LA JOIE Afrique que j'étais débilité : la fièvre m'avait la- bouré le système nerveux. Tandis que, lorsque m'ar- riva ma seconde aventure, j'étais certes un peu affai- bli, mais pas d'une manière notable, et ma santé était bonne !... LE COUCOU J'aime Robert Tive depuis douze ans. Nous sommes tous deux employés dans le même minis- tère, moi sous-chef, lui chef de bureau, et nous avons une passion commune, la botanique, qui nous fait courir les bois le dimanche à la recherche de toutes les herbes de la Saint-Jean. Son caractère me plaît : il n'y a pas de nature plus loyale, plus géné- reuse. Il est triste, mais je le suis aussi. J'ai perdu, très jeune, une femme adorée; Robert cache, je le soupçonne, un amour malheureux. Nos habitudes d'esprit sont identiques : elles nous portent à craindre l'exaltation et même l'enthousiasme, à n'aimer qu'une vérité prudente, simple et forte comme la nature. Peut-être sommes-nous ce que les poètes appellent des médiocres, mais alors des mé- diocres sans fiel, bienveillants pour le prochain, voire charitables. Robert possède, d'ailleurs, ces ver- tus à un plus haut point que moi, sa sensibilité va278 LE COUCOU jusqu'à la divination; je l'ai vu s'attendrir devant des misères qtie je ne soupçonnais pas. Il doit ado- rer les femmes, raffoler des enfants : leur vue lui arrache des soupirs et quelquefois des larmes. Que sa tendresse n'ait pas cherché un objet, que son cœur ne se soit pas donné, c'est pour moi un mys- tère incompréhensible. Cependant je n'avais jamais fait effort pour obtenir de mon noble ami aucune confidence, lorsque nous eûmes une aventure singu- lière. Un dimanche que nous herborisions dans le bois de Montmorency, aux environs du château de la Chasse et de Sainte-Radegonde, à cet endroit char- mant où notre digne ancêtre, le girondin Bosc, bo- taniste éminent et homme admirable, repose entouré de sa famille, nous venions de déjeuner modeste- ment sur l'herbe, et nous demeurions à causer minute, en fumant un cigare, lorsque tout à coup je vis Robert se troubler, pâlir et porter la main à sa poitrine comme un homme qui va se trouver mal. J'allais me lever pour lui porter secours; mais il m'arrêta d'un geste. L'idée m'est venue plus tard qu'il avait l'air d'un enfant qui craint de voir s'en- voler un oiseau dont la présence le charme, je ruiv's la direction de ses yeux, et j'aperçus, venant à nous avec une grâce souveraine, une jeune fille d'une vingtaine d'années, plus belle que le jour. A quel- !".■LE COUCOU 279 ques pas derrière elle, marchait un homme corpu- lent, d'une cinquantaine d'années, vêtu avec élégance, mais assez vulgaire de traits. Près du château de Sainte-Radegonde une voiture stationnait. La jeune fille allait très vite, en criant : «Voici le cimetière de Bosc!» Le gros homme souriait, essoufflé, sans voix pour répondre. Elle fut bientôt tout près de nous; mais sans nous voir, parce que les arbres nous cachaient. Quelle relation possible entre le malaise de Robert et ce couple ? S'était-il épris de cette jeune déesse aux yeux fiers, à la souple dé- marche? Mais alors sa tristesse n'aurait pu s'étendre sur douze années, car douze ans auparavant cette fillette portait des jupes courtes et ne sortait qu'en sautillant à la main de sa mère ! J'avoue que j'étais très troublé, et que je regar- dais la gracieuse créature avec une curiosité intense qui faisait tort à mon admiration. Ce n'était rien pourtant au prix des sentiments qui agitaient mon pauvre ami. En quelques minutes, je le vis passer par des alternatives où il rougissait et pâlissait tour à tour, et je me demande encore aujourd'hui com- ment un cœur humain peut subir de si grands écarts. Le pauvre garçon faisait pitié. Mais ce n'était rien comparé au froid mortel dont i!l parut envahi quand la charmante enfant arriva droit sur nous. Elle avait l'allure un peu hautaine, mais unLE COUCOU visage sensitif qui démentait toute idée de morgue ou d'insolence, de beaux yeux bleus, un nez légè- rement aquilin, et surtout, sous une chevelure blonde merveilleuse, un front d'intelligence et de bonté. Elle nous regarda une minute, avec la curio- sité naturelle à son sexe; elle attacha même plus longuement ses yeux sur Robert, comme attirée par une sorte de sympathie, mais elle ne sembla, en aucune façon, nous reconnaître, et déjà elle était partie, je la regardais s'éloigner, troussant d'un geste exquis sa jupe trop longue, que Robert demeu- rait dans son trouble, avec un visage où se lisaient à la fois tous les sentiments qu'on voit éclater sur le visage des amants à l'heure de la rupture, et où la douleur le disputait à une adoration extatique. J'étais si ému moi-même que je ne trouvais pas de paroles. Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne pourrais le dire. Mais, tout à coup, nous entendîmes le bruit lointain d'une portière qui se referme, le cliquietis des gourmettes de deux chevaux qui hochaient la tête avant de partir, enfin un bruit de roues. C'était la voiture, là-bas, qui emportait la jeune fille. Robert eut comme le geste de s'élancer, puis celui de se résigner, puis encore, soudain, ill éclata en sanglots si pressés et si pitoyables que je me demandai un moment s'il n'était pas devenu fou.LE COUCOU 281 L'orage passé, il s'essuya les yeux et me regarda, Je ne dis rien, je m'efforçai de sourire, je lui pris doucement le bras. Je mourais d'envie de connaître l'explication de cette tourmente d'âme, mais je me serais plutôt coupé un doigt que de presser mon ami à ce sujet. Il comprit, néanmoins, qu'il me de- vait sa confidence : si discrète que soit la plus ten- dre affection, elle peut mourir d'une trop apparente défiance : il en est de cela comme de l'amour, dont l'aveu peut se reculer indéfiniment, et qui meurt s'il demeure secret après certaines paroles ou certains témoignages. — Je veux vous raconter, Charles, la cause de mon trouble et le malheur de toute ma vie, dit-il. Je vous en prie, ne me jugez pas légèrement; je vous parle d'une action de jeune homme, et les circons- tances qui me portèrent à une sorte de crime sont de celles où la perfide nature, la chaleur du sang, l'imprévu, jouent un rôle plus grand que la vo- lonté. Je me taisais. L'après-midi était silencieux dans ces bois où Bosc pourrait encore aujourd'hui cacher Larévellière-Lépeaux contre la fureur de Robes- pierre. Mon pauvre ami soupira avant de reprendre son récit. «En 1882 j'étais à la campagne, chez mon oncle, dans une petite localité de la Bresse, en vacanceswm 282 LE COUCOU pour quinze jours. J'avais uni mon droit deux ans auparavant, et j'étais demeuré stagiaire auprès de Me Bienfait, alors une des gloires du barreau, en attendant d'entrer dans la carrière. Deux ou trois plaidoiries assez brillantes me mettaient au premier rang parmi mes camarades de promotion. Je possé- dais une éloquence facile, une voix bien timbrée, agréable, et j'augurais beaucoup de l'avenir. Mon oncle était très fier de moi, et la petite ville qu'il habi- tait en qualité de percepteur retentissait d'éloges où il ne craignait pas de m'offrir en exemple à tous les jeunes gens. Qui connaît la province ima- ginera facilement la révolution que j'apportai là- bas dans, le cœur de presque toutes les filles, à ma- rier. Les choses allèrent si loin que je fus invité au château de l'endroit, non pour mes charmes person- nels ou pour les espérances que les familles ba- saient sur moi, mais parce que le baron de Rulos, député de l'arrondissement, inquiet des hâbleries de mon oncle, voulait me voir de près et, en habile politique, sonder mes intentions. «Le baron m'intéressa peu. En revanche, la ba- ronne, sa femme, m'apparut comme une de ces créa- tures radieuses qui vous ouvrent le vrai paradis de l'amour. Mais, quelles que fussent mes extases et mes langueurs à la vue de cet être charmant, il me fallut bien vite reconnaître que toute espérance de LE COUCOU 383 l'émouvoir jamais serait chimérique. Elle aimait, je le devinai sans peine, un lieutenant de dragons, le vicomte de Ponsin, charmant homme, d'ailleurs, et qui iai prouvé par la suite combien sa passion pour la belle jeune femme était profonde et sincère. «Je me souviens que j'étais là le soir où le lieute- nant reçut l'ordre de rejoindre son régiment. Il l'annonça à haute voix, avec un peu de cette cruauté qu'apportent les amants les plus tendres à faire souffrir leur maîtresse, lorsque la souffrance doit être une preuve d'amour. Il l'eut, sa preuve, le beau dragon. Mme de Rulos faillit se trouver mal. Je me tenais auprès d'elle, sur la terrasse du château. Pour dérober son trouble, elle me prit le bras. «— Vous m'avez demandé à voir mes gloires de Dijon, me dit-elle; venez que je vous les montre : il y a encore assez de lumière. «J'admirai en cette occasion comme les femmes savent se venger avec promptitude; car le vicomte nous regarda partir assez déconfit. Pour moi, je ressentais une secrète amertume mêlée à quelque douceur. La jolie main blanche de la baronne s'ap- puyait doucement sur mon bras; mes yeux tom- baient sur la plus jolie tête blonde, sur les épaules ravissantes, une gorge ronde toute palpitante d'émotion, et la jupe longue de la jeune femme, en bondissant par à-coups, parfois me fouettait lesa84 LE COUCOU jambes. J'éprouvai un tel saisissement de volupté que je chancelai à plusieurs reprises. Elle ne s'en aperçut pas, plongée dans sa peine comme moi dans mon ivresse. De telles minutes demeurent à jamais fixées dans une âme. Pour moi, elles sont toute une vie : mes fiançailles, mon mariage, ma...» Il s'interrompit, passa sa main sur ses yeux dans le geste que nous faisons pour chasser des images trop absorbantes, puis : « Quand nous revînmes de voir les gloires de Di- jon, les deux amants eurent vite fait de se récon- cilier, ils purent causer à l'aise tandis que le baron jouait au whist avec le curé et mon oncle. Je sup- portai mal ce spectacle, et j'allais partir, lorsque Mme de Rulos s'élança vers moi et me .'pria très aimablement de ne pas oublier de venir le lende- main. Quelque chose dans le son de sa voix m'émut. Je compris que si j'étais à cent lieues de lui inspirer un sentiment passionné, elle avait cependant une certaine amitié pour moi. Les femmes sentent très vite qu'on les a devinées, et rien ne les touche da- vantage que le partage tacite d'un doux secret quand elles sont assurées qu'il ne court aucun ris- que. Causer demain avec moi, c'était ne pas perdre tout a fait son bien-aimé. Hélas! je peux bien le dire, malgré mon crime, j'étais digne alors d'une semblable confiance. Je me serais laissé infliger LE COUCOU 285 toutes les tortures de l'enfer avant, je ne dis pas de trahir cette charmante femme, mais même de la juger autrement que par un redoublement de res- pectueux amour. «Cependant, quand je traversai le jardin où tout à l'heure je l'avais eue à mon bras, je me sentis de nouveau défaillir de volupté. Tout mon sang de jeunesse chaste se portait à mon cœur. La vie me semblait terrible et magnifique, et quelque chose de farouche, le fauve que nous avons tous dans nos poi- trines d'hommes, s'agitait en moi, me faisait pous- ser des rauquements de furieuse angoisse. Ah ! mon pauvre ami, Font-ils jamais bien montré, les auteums, le double, le triple fond des plus nobles natures ! «Le lendemain, mon oncle fut malade; je perdis quelque temps auprès de lui, si bien qu'à neuf heures seulement je pus gagner le château. Pour aller plus vite, j'avais renoncé à la charrette an- glaise qui nous conduisait les autres jours, mon oncle et moi; j'avais fait seller un cheval. Le soir- était tombé. Il ne restait plus que cette clarté qui traîne longtemps dans le ciel après le crépuscule d'été. J'approchais du château quand, à la traversée d'un petit bois, je croisai un autre cavalier. Je ne le reconnus pas; mais lui, sans doute plus habitué aux ténèbres, s'arrêta pour me souhaiter le bonsoir, en ajoutant :■i I 386 LE COUCOU « — J'espère ne pas être en retard. Il faut que je sois demain matin à la caserne. « — A quelle heure arriverez-vous ? demandai-je machinalement. « -— A quatre heures, dit-il, et il me faut encore revêtir mon uniforme. Ma malle est partie ce matin avec Baptiste. « Mes yeux s'habituaient à l'obscurité : je vis qu'en effet le vicomte était comme moi en veston. « — Ne perdez pas de temps, dis-je. « Il y eut un silence où il me sembla qu'il voulait me dire quelque chose, un mot tendre à rapporter à la baronne; mais il n'osa pas, sans doute; il se con- tenta de me crier : « — Au revoir. « Et il reprit sa course. Je me souviens que ce dé- part me causa une ivresse singulière. La soirée, d'ailleurs, était chaude, et même quelque peu ora- geuse à cause de la présence de gros nuages chargés d'électricité qui se mouvaient tout seuls dans le ciel, bien qu'il n'y eût pas un souffle de vent. J'avais la poitrine gonflée, avec une amertume douloureuse au fond de moi, parmi je ne sais quelle joie panique, quel excès de force et de santé. Je lançai mon cheval au galop sur la route, où je ne rencontrai âme qui vive. Nous avions l'habitude, mon oncle et moi, quand nous venions à pied, de passer par une po- LE COUCOU 3g7 terne au fond du parc. Un sentier très large allait de cette poterne à la route, nous gagnions ainsi cinq ou dix minutes : ces petites choses-là comptent en province. «Je me dis, ce soir, que je ferais très bien passer mon cheval par la poterne pour le conduire aux écuries, que je traverserais ainsi le jardin et goûte- rais une fois de plus le charme empoisonné de ma promenade avec la baronne. Quand j'arrivai au sentier, les nuages avaient beaucoup gagné, la nuit était tout à fait sombre; avec le mur du parc d'un côté, des arbres de l'autre, le sentier était aussi obs- cur qu'une caverne. Cependant, j'y poussai mon cheval dans une folle allure, et, deux minutes plus tard, je l'arrêtai, je me laissai glisser à terre. Mon pied n'avait pas touché le sol que je sentis autour de mon cou deux bras exquis, une bouche adorable se pressa sur mes lèvres et, parmi les baisers, une voix murmurait. « — C'est toi, toi, mon chéri, mon grand fou chéri ! «D'abord défaillant, je revécus sous les plus ten- dres caresses. Je n'eus pas la force de les repousser Elles se firent plus pressantes. Mon être tout entier tourbillonna dans la tempête de mes sens. Je voulus le crime, j'en cueillis la splendide révélation. Je connus les premières joies amoureuses de ma vie, .288 LE COUCOU avec une telle intensité, une telle volupté, une si charmante ferveur de la maîtresse ravie, que, de- puis, mon âme en est demeurée bienveillante, et qu'un souvenir puissant m'a enlevé la volonté de tout autre bonheur. » Robert essuya les gouttes qui perlaient à ses tempes. « Oui, j'ai tenu 'dans mes bras, en deux minutes parfaites, la seule femme que j'aie jamais aimée, que j'aimerai jamais ! Je la serrais encore d'une étreinte frémissante, qu'elle se reprit. « — Oh ! mon Georges, dit-elle, va, va, à présent. Tu m'as rendue si heureuse par ce retour imprévu ! Il ne faut pas que tu sois puni pour m'avoir trop aimée. «La pauvre femme me couvrait de baisers, et, tout à coup, la honte, le remords, l'horripilation du crime, entrèrent en moi comme une marée. Je voulus par- ler. Je ne pus. Alors, je pris les sentiments du crimi- nel : je ne songeai plus qu'à fuir. Je voyais confusé- ment mon cheval, ombre plus noire, sur le noir des arbres. Je l'enfourchai. Je partis au galop... Ima- gine, si tu peux, la nuit que je passai. Dès le matin, je reçus un mot de la baronne, me reprochant de ne pas avoir tenu ma parole, me suppliant d'y aller le soir même. J'y allai. Je connus des angoisses si épouvantables, un si cruel mélange de volupté, deLE COUCOU S89 remords, d'amour, que mon cœur n'y résista pas. Je défaillis. On dut me transporter chez mon oncle. Je fus six semaines au lit. Pendant ma maladie, la baronne vint me voir avec le vicomte. Ils igno- raient tout. Ils ignorent tout encore. Je profitai de la première occasion pour retourner à Paris. J'entrai au ministère comme on entre dans un cloître, tous les ressorts de ma vie brisés, toute ambition morte en moi. Je croyais avoir atteint le fond du malheur, et j'éprouvai même une sorte de joie quand j'appris la mort du baron et le mariage de Mme de Rulos avec le vicomte. Mais une souffrance m'était réser- vée au prix de laquelle ma passion et mon remords ne sont que des misères. » — Oui, je comprends, dis-je, illuminé soudain, cette belle allé qui a passé ici tout à l'heure, c'est... —■ C'est ma fille, murmura Robert, et je l'adore... 19LA GLACE Quand j'étais enfant, dit Claude Benney, les glaces m'inspiraient une grande crainte. C'étaient comme des abîmes, des choses vides et vertigineuses devant lesquelles je ne m'arrêtais pas volontiers. Au crépuscule, la nuit surtout, elles me paraissaient terribles. Les choses s'y meuvent alors si étrange- ment, avec des reflets si lointains, si profonds, si mystérieux ! Il y avait chez nous, au fond d'un corridor, une terrible glace verte, qui me semblait une ouverture sur un monde de larves, de mânes, de vampires; que de fois mes cheveux se sont dressés sur ma tête, lorsque j'étais forcé de passer par ce corridor, à l'heure louche où les chauves-souris se lèvent ! Plus tard, ma peur a disparu, mais j'ai gardé 1m 292 LA GLACE une méfiance instinctive des glaces. N'y a-t-il pas quelque chose de perfide et de trompeur dans ces surfaces presque invisibles, où les objets se renver- sent, où ce qui est au levant paraît au couchant, où notre main droite semble notre main gauche, où l'écriture à contresens se fait normale? La glace est le plus éclatant symbole que tout en ce monde n'est qu'une apparence, ou du moins qu'il n'y a rien qui soit plutôt réel d'une manière que d'une autre... Nul n'a cependant plus de motifs que moi pour aimer ces meubles familiers; l'un d'entre eux, une jolie psyché, à cadre d'ébène, a véritablement joué le rôle de fée dans mon existence. Que serais-je aujourd'hui, sans l'intervention de cette glace malicieuse? J'avais vingt-trois ans à cette époque, et j'appar- tenais à la sotte corporation des jeunes gens ti- mides. Au moins n'étais-je pas timide à demi. Cha- teaubriand, qui se vante d'avoir été d'une gaucherie consommée dans sa jeunesse, aurait, par comparai- son, passé pour un aigle d'audace et d'à-propos ! Si ce mal m'a quitté, n'est-ce point encore à la psy- ché que je le dois?...LA GLACE 293 II Donc, j'avais vingt-trois ans, et j'étais amoureux. Mais amoureux sans espoir. C'était en été. Le châ- teau qui avoisinait le nôtre avait été loué par une famille lombarde, et les circonstances créèrent vite des liens entre mon père et les nouveaux venus. C'étaient des Lombard., blonds, — l'espèce n'en est pas rare, — des êtres ravissants de pétulance, d'esprit, d'élégance. Le père semblait un portrait de Van Dyck; la mère gardait les traces d'une beauté étincelante et la fille Francesca ajoutait à la lu- mière, à la fraîcheur des blondes, ce charme divin, cette flexibilité harmonieuse, cette vivacité heureuse et rythmique qui mettra bien des siècles avant de passer des races méridionales aux races du Nord. Je l'aimai presque tout de suite, et cet amour s'accrut prodigieusement en quelques semaines. Mais plus je l'aimais et plus je devenais raide et com- passé en sa présence. Puis, j'étais vraiment et com- plètement persuadé que cette magnifique créature ne pouvait pas m'aimer. D'ordinaire, il y a un espoir caché au fond des désespoirs les plus in- Ai294 LA GLAC!Ë tenses. Ce n'était pas mon cas. Un théorème de géométrie ne me paraissait pas plus évident que l'impossibilité pour moi de devenir le mari de Francesca. Aussi n'avais-je pas songé une minute à lui faire la cour. Je l'aimais avec désintéresse- ment; je cachais ma passion comme on cache un sentiment grotesque ou honteux. Aussi, pour subtile qu'elle fût, la jeune Lom- barde ne soupçonna rien; elle m'avait accueilli avec une bonne grâce cordiale, mais, elle dut finir par me prendre pour un jeune ours; elle me parla rare- ment et avec froideur. Elle affolait tous les jeunes gens du pays, et elle parut longtemps indifférente à l'universel hom- mage. A la fin, cependant, son choix se fixa. Il de- vint visible qu'Alfred Frontault obtenait une pré- férence marquée sur ses rivaux. Francesca, sincère et sans coquetterie, ne cacha pas le goût que lui inspirait ce jeune homme, et je ne pouvais discon- venir qu'en tout il était supérieur à ses rivaux. Mais cela ne me consolait pas. L'idée que Francesca allait se marier me rendait fou. Je me promenais sur le bord de la rivière, la tête en feu, le cœur tantôt crispé d'angoisse, tantôt battant à grands coups douloureux, et je pensais continuellement au suicide.LA GLACE «95 III Un après-midi, les Luraghi nous firent une longue visite. Francesca, ma soeur et une de nos cousines, après une promenade au parc, s'étaient retirées dans la grande chambre rouge, — une de ces chambres sans destination bien définie, comme il y en a dans certaines vieilles demeures. J'y étais entré, peut-être par hasard, peut-être entraîné à mon insu par le désir d'être un instant avec Fran- cesca. Ma cousine m'avait retenu en me posant des questions. J'y étais encore, une demi-heure plusi tard, assis un peu à l'écart. Ma sœur et Francesca me tournaient presque le dos. Ma cousine partit la première, puis ma sœur sortit pour aller prendre des photographies qu'elle dési- rait montrer à la jeune Lombarde. Il y eut un mo- ment de silence, — silence lourd, oppressant. J'au- rais voulu me sauver, mais les timides ne savent pas partir. Je restai donc. Francesca m'adressa quelques paroles, auxquelles je répondis à peine, — puis elle tomba dans une sorte de rêverie.296 LA GLACE Elle regardait — du moins le croyais-je — vers la fenêtre et ne pouvait me voir sans se retourner1. Cette circonstance me donna la hardiesse de la contempler longuement, passionnément, sans déta- cher un instant mes yeux de son éblouissante tête blonde. Mon cœur battait si fort que j'en étais comme suffoqué. Une sorte de délire me prit, et, sûr de rester inaperçu, d'un geste machinal, je portai la main à mes lèvres et j'envoyai un baiser vers Francesca Ma sœur rentra une minute plus tard, et j'eus enfin le courage de me lever et de sortir. IV Un mois s'écoula. Francesca multipliait ses vi- sites. Elle me parlait plus souvent, avec une fami- liarité si simple et si cordiale que, certains jours, j'en oubliais presque d'être timide. Chose singulière, elle ne marquait plus aucune préférence à Frontault. Elle lui manifestait même une sorte de froideur. J'en étais heureux sans en chercher la cause, — heureux instinctivement, étour- diment, comme on l'est à vingt ans.LA GLACE 297 Or, un jour, je retrouvai Ja jeune Lombarde dans la chambre rouge. Elle était seule assise devant une grande psyché à bordure d'ébène. Je fis mine de me retirer. — Restez un moment, fit-elle... Votre sœur va revenir... Et puis, je voudrais vous demander quelque chose. Elle m'avait fait signe d'approcher. Je me tenais auprès d'elle, ému, comme toujours, en sa présence, un peu tremblant même. Francesca reprit d'une voix à la fois moqueuse et très douce : — Croyez-vous que les miroirs soient sincères?... Je questionnais celui-ci... Je lui demandais s'il m'avait dit la vérité ou s'il m'avait menti... lors- qu'il m'a raconté que... Je la regardais, interloqué, plein de trouble de- vant son visage rieur et ses yeux étincelants. — Attendez, reprit-elle... Vous n'êtes pas bien posé pour me répondre... Mettez-vous là, sur cette chaise... et moi, je vais m'asseoir ici... Regardez- moi bien maintenant, et prenez garde à votre ré- ponse... et surtout, je vous en supplie, qu'elle soit sincère... car elle doit me tirer d'une grande per- plexité... Je tremblais cette fois de tous mes membres : nous étions tous deux assis exactement dans la même position que le mois auparavant, lorsqua298 LA GLACE ma sœur nous avait quittés pour aller prendre des photographies... — Eh bien ! fit-elle à mi-voix, si de miroir m'a dit la vérité, toute la vérité... il faut le faire parler encore ! Par bonheur, dans cette prodigieuse minute où se décidait mon sort, si je fus plein de crainte, je ne fus pas stupide. Je répondis comme il fallait répondre, je mis ma main à mes lèvres et j'envoyai le même baiser que naguère à la tête blonde... et comme naguère, — mais cette fois je le vis, — la, psyché répéta fidè- lement mon geste. Et Francesca me dit gravement : — C'est pour toujours? je m'étais jeté à ses pieds, j'embrassais le bas de sa robe avec un sanglot d'amour, tandis qu'elle murmurait, mue par l'instinct superstitieux de sa race : — Est-ce que vous ne croyez pas que les vieux miroirs, à force d'être mêlés à la vie intime des êtres, finissent par avoir une sorte d'âme?UN MISÉRABLE Quand Max Leforge se souvenait d'Henriette Maillard, ce n'était jamais avec douceur. Elle avait été dans sa vie une inquiétude. Peu de bons mo- ments, et tant d'autres âpres, où la colère, l'ironie, leur mettaient des paroles outrageantes aux lèvres. Elle l'avait quitté dans un coup de folie, puis était revenue, dix fois, vingt fois, jusqu'à la haine, jus- qu'au dégoût. Rien de tendre, de délicat — les quel- ques jolies minutes du début — n'était demeuré dans le souvenir, tant la fin avait été laide. Avec cela une correspondance enragée, de sa part à elle bien en- tendu, des lettres absurdes, mille fois compromet- tantes; une folie pas aimable, répandue sur huit, sur seize pages, qu'il ne lisait même plus, qu'il déchirait ou déposait suivant le caprice du mo- ment, dans son armoire aux papiers. Enfin, le ma- riage de la belle, la rupture définitive qu'il accueil- lait avec une joie extrêma300 UN MISÉRABLE IJ Elle vint elle-même chercher sa correspondance. La scène eut quelque allure. Lui, content, mais gar- dant une apparence de froideur résignée, tant était grande sa crainte de la voir revenir sur sa détermi- nation. Elle, très digne, hautaine, furieuse au fond qu'il ne fît pas au moins un effort pour la repren- dre. A la demande des lettres, il répondit en mon- trant l'armoire, où il la pria de chercher elle-même le& deux paquets qu'il avait préparés. Elle ouvrit l'armoire, prit d'un geste sec les liasses sur lesquelles son nom était écrit, puis, se tournant, tragique : — Y sont-elles toutes? Il hésita deux secondes; maisi au souvenir de tant d'heures où la loyauté avait été vaine, avait seulement servi à faire naître d'odieuses querelles : — Je vous donne ma parole, dit-il... D'ailleurs, vous savez bien que si j'en découvrais par la suite je les détruirais immédiatement. Elle parut peu satisfaite de cette explication et considéra longtemps la liasse. Il profita, de son silence pour affirmer : — Elles y sont toutes, toutes. Et il ajouta, non sans quelque perfidie : — Vous pensez bien que je les connais... L'orgueil était son péché mignon, elle leva sur le pauvre Max ses très beaux yeux, son fin visage de UN MISÉRABLE 301 blonde. Alors il se maudit d'avoir éveillé un senti- ment tendre en elle. Il prit un air froid. Mais elle était résolue à lui laisser un regret; et il la vit avan- cer vers lui une bouche charmante, pour le baiser d'adieu. « Si je donne ce baiser-là, se dit le malheureux, je suis perdu. Elle voudra davantage; elle préten- dra me consoler entièrement. » Une inspiration lui vint. Elle aimait beaucoup la comédie sentimentale. Il lui saisit le poignet, avec un sanglot, et longuement, pour ne pas avoir à l'embrasser toute, il déposa sur les menus doigts un baiser chaste. — Le sacrifice est fait en moi, murmura-t-il d'une voix éteinte, je vous en prie, n'éveillez pas ma souffrance. Hélas ! même ces paroles et une attitude admi- rable de réserve dans la douleur ne purent éviter qu'elle se laissât tomber sur sa poitrine en murmu- rant : — Si tu avais voulu, pourtant. Il murmurait faiblement : «C'est la vie... les cir- constances, » mais il ne put échapper à une étreinte fervente, à de soudaines caresses. Alors il comprit qu'il fallait jouert un autre jeu. Il s'éloigna d'elle, il dit d'une voix brève : -— Vos bans sont publiés depuis quelques joura, 302 UN MISÉRABLE demain, peut-être, votre mariage sera accompli... Tout est rompu entre nous... Elle se convulsa et cria : •— Mais si vous le regrettiez... — Peu importe mes regrets : pour moi, le calice est bu : je sens que je ne pourrais plus vous aimer... Il le savait bien, ces paroles déchaîneraient un orage; mais, enfin, l'intérêt de la belle passerait avant sa frénésie. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer. En vérité, il eut une scène terrible. Elle parla de tout rompre, de se tuer, de le tuer, fit mille folies. Il demeura crispé, froid, avec une seule crainte, c'est qu'elle ne renonçât à tout, même au mariage, pour satisfaire son hystérique orgueil. Elle criait : — Je ne devrais pas me marier. Tu m'as eue vierge; c'est toi qui devrais m'épouser... Elle aimait jouer de cette virginité comme d'une chose sacrée, et il avait fini par détester sa maîtresse de tant d'ostentation à l'égard d'une circonstance qu'il devait plus au hasard qu'à la volonté de la jeune fille. Dieu sait qu'il l'eût épousée avec bon- heur si elle n'avait pas détruit entre eux toute joie possible par sa manière âpre de réclamer le mariage, non pour le plaisir du lien amoureux, pour l'union des cœurs, mais uniquement pour la réparation d'un grief. Il ne put s'empêcher de dire : ;UN MISÉRABLE 303 — Comme je ne vous épouserais que pour divorcer aussitôt, je ne vois pas ce que vous pourriez y ga- gner... Vous avez pris des précautions; tout le monde ignore... Mariez-vous donc en paix et ne pensez plus à moi. Longtemps après, il se souvint du mauvais re- gard qu'elle lui lança. — Lâche, murmura-t-elle, lâche qui insulte une femme après avoir abusé de sa candeur. Il sourit de cette phrase. Ce sourire exaspéra Hen- riette. — Quelle honte pour moi d'avoir appartenu à cet homme! s'écria-t-elle... Mais prenez-y garde, si jamais une indiscrétion est commise par vous et que ma vie soit une deuxième fois brisée, vous péri- rez de ma main. — Soyez tranquille. La porte fermée sur le misérable amour, il eut un geste de délivrance; en jetant un regard en arrière, il ne revit que des heures maussades, des récrimina- tions, et si peu d'heures de caresses et de joie! Il en garda la peur des liaisons sérieuses, et il ne vint plus chez lui que des petites filles peu sages, dont l'espièglerie se compliquait parfois de menus larcins. Une d'elles, qu'il garda plus longtemps que les autres, découvrit un jour une lettre d'Henriette dans l'armoire aux papiers. Une adresse s'y trou-3°4 UN MISÉRABLE vait jointe. La joyeuse petite trouva d'une rosserie plaisante d'envoyer cette lettre avec un commen- taire à elle à celle qui l'avait écrite. Elle marqua soigneusement sur l'enveloppe : « Faire suivre. » Et voici ce qui arriva : Un matin, vers dix heures, Max, rentré tard, était encore au lit, mais il ne dormait pas. Il songeait. Un événement extraordinaire bouleversait sa vie : il était amoureux pour le bon motif, amoureux fou de Mlle Andrée de C..., la fille de cette charmante vieille amie, Mme de C..., chez laquelle il avait passé la soirée. Ah ! qui dira la grâce d'Andrée, sa gaieté, son horreur du faux sentimentalisme, du mensonge, de toute vilenie ! Rien que d'y songer, de songer au joli nid qu'allait être leur ménage, Max se sentait tout frémissant de joie. Mon Dieu, oui, leur ménage. La chose s'était faite simplement. Il avait dansé avec Andrée, et tout en bostonnant, en faisant des pas : — Savez-vous, Andrée, que je n'attends que votre permission pour vous aimer. Elle avait rougi un peu, mais c'est une fille fière, qui n'aime pas jouer ce qu'elle ne ressent pas. — Je vous la donne, Max. C'est lui, alors, qui s'était mis à rougir, ému jus- qu'aux entrailles de sentir sa vie changée, et de pen- ser que cette belle fille, si sérieuse, si délicate, serait I UN MISÉRABLE 305 sienne, serait la douce compagne qui ne vous quitte plus, qui vous illumine l'âme... D'y songer, le matin, dans la caresse du lit, il avait le cœur gonflé d'une grosse volupté, et il criait à petits coups dans son oreiller : — Andrée ! Andrée ! Le timbre de la porte vibra. Un bruit de discussion, puis la voix de Jean, le domestique de Max, disant .- — Mais, madame, je vous assure que monsieur repose, qu'il a défendu... Une réponse confuse de la visiteuse inconnue, puis de nouveau la grosse voix de Jean : — Dame! je ne sais pas; peut-être bien... Deux minutes plus tard, la porte ouverte en coup de vent, et Henriette, l'ancienne Henriette Maillard, entrait, brandissant dune main une lettre, tandis qu'elle tenait l'autre main cachée dans un des pans de son long plaid de laine. — Laissez-nous, faisait Max à Jean, qui avait cru devoir pénétrer dans, la chambre sur les pas de la jeune femme. Mais il n'eut presque pas le temps de refermer la porte sur lui, il entendit des imprécations. — Ah ! malheur ! Il haussait les épaules avec une philosophie dédai- gneuse, quand une détonation retentit. Alors il se précipita dans la chambre de son maître. i3°6 UN MISÉRABLE Henriette, debout, furieuse, tirait un deuxième coup de revolver, tandis que Max, sur son séant, portait une main à sa poitrine, d'où le sang jaillis- sait à flot. — Misérable, criait le valet. Mais l'hystérique brandissait une lettre. — Le misérable, le voilà : l'homme qui déshonore une femme, l'homme qui, bassement, dénonce une femme à son mari... je suis perdue, mais vengée! — Moi, moi, balbutiait Max, dont la vie s'en allait avec le sang, moi... Et ses pauvres yeux de mourant protestaient sans qu'une pitié s'éveillât au cœur de l'autre. Cependant, Jean avait pris son maître dans ses bras. Max tom- bait sur l'épaule de son vieux serviteur, et il se sen- tait mourir, plein de désespoir parce qu'il n'avait pas revu sa chère petite fiancée. — Andrée! Andrée! murmurait-il avec son der- nier souffle. L'autre contemplait cette agonie. Toutes ses fibres étaient tressaillantes d'orgueil froissé, de vengeance satisfaite. Enfin, elle jeta son arme, elle attendit. Elle a passé en cour d'assises. Inutile de dire que sa judicieuse mise en scène lui a valu un acquitte- ment. Même, devant le courant de l'opinion, son mari l'a reprise. Il n'y a que la petite Andrée pour porter le deuil de Max.LE FILS — Le café sur la terrasse, dit M. Tourane à la bonne. Il prit tendrement le bras de son fils et l'emmena par le vieux cabinet de travail, devant le grand cré- puscule. La plaintive lumière animait cent contrées vaporeuses. Il tombait une mélancolie si véritable, tiède et parfumée, qu'on ne rêvait plus que de bon- heur. Et M. Tourane regardait avec ravissement son grand garçon brun, aux yeux d'ambre, à la bouche vermeille. Il était fier de l'avoir créé et de l'avoir armé pour la vie cruelle, fier de lui avoir fait l'enfance heureuse et de soutenir sa jeunesse. Il pen- sait : — Il n'y a pourtant rien de plus beau et de plus doux ! *! 308 LE FILS Il servit lui-même le café et tendit à Charles un cigare bien sec, choisi avec soin. — Ils sont très bons... et je ne sais pourquoi je les trouve tout à fait en harmonie avec ces beaux déclins d'été... Je les nommerai mes Crépuscules! Charles sourit et alluma le petit rouleau odorant. Le père reprit : —■ C'est une minute de bonheur... je suis si con- tent de t'avoir là, mon Charles!... Nous allons passer la soirée en tête à tête, tu veux? Charles répondit distraitement : — Oui. Ils prirent le café avec lenteur. M. Tourane par- lait. Il avait de l'esprit, de la philosophie et la plus délicate expérience. C'était un causeur recher- ché. Mais Charles ne prêtait qu'une attention vague à ses propos. La lumière quitta peu à peu les nuages; on com- mença de voir briller les grosses étoiles; un lac de cuivre pâlissait de minute en minute sur l'occident. Et M. Tourane dit : —• Vois-tu, mon petit Charles, tout passe, tout casse, tout lasse, mais la joie d'avoir fait un homme est absolue. La vie ne peut rien m'offrir de plus agréable que ta présence ! Charles ne fut pas insensible à ces paroles. Il eut un mot aimable, tira sa montre et murmura : LE FILS 309 — Neuf heures. M. Tourane tressaillit. Une petite ombre passa sur son âme. Il demanda : — Marc ou cognac? — Marc. Le rouge mourait, une lueur violescente demeura sur le fond du ciel. Et les étoiles se précisèrent. Il y eut toute espèce de jolis reflets dans la ténèbre, qui jouaient à cache-cache par les jardins et les pièces d'eau. Les fenêtres allumèrent leurs énigmes, leurs mille contes de fées, leurs mystères de destinées si proches les unes des autres et aussi distantes que des univers. Les deux hommes prirent lentement le marc au goût vague de térébenthine. Ensuite Charles tira de nouveau sa montre : —■ Neuf heures vingt ! M. Tourane tressaillit encore, puis avec un confus accent de supplication et de crainte : — Qu'importe l'heure? Nous avons le temps... Charles ne répondit pas. —■ Encore un cigare! repartit le père... Et je vais faire monter de la bière... — Pas pour moi ! M. Tourane soupira et se tut. Charles finit son deuxième cigare, fit quelques pas sur la terrasse et tira sa montre pour la troisième fois :3 IO LE FILS — Neuf trente-cinq! Puis, avec un peu de gêne, car il était bon gar- çon : —. Je vais faire un petit tour pour me dégourdir. Le père dit avec timidité : — Si je t'accompagnais? — Ça ne t'amuserait pas... Ils sont là, Durel et Jeanmain, à m'attendre... Ils s'étonneraient de ne pas me voir... Et M. Tourane eut la vision d'une salle de bil- lard fumeuse, de jeunes hommes tapageurs et stu- pides. Il eut un court mouvement de révolte, — avec l'envie que Charles tînt la promesse qu'il lui avait faite. Mais il répondit résigrjé : — Va! Charles ne se le fit pas redire. II Et M. Tourane resta seul devant le grand soir mélancolique. Son cœur était lourd, sa pensée pleine de souvenirs accablants. Il apercevait, mêlée aux lueurs du ciel, sa vie de travail, de misère et deLE-FILS 311 renoncement. Depuis vingt ans, elle avait été tout entière occupée du bonheur de son fils, pleine de labeur aride, de crainte du lendemain et de lassi- tudes mortelles. Dans son ardent idéal de père, il avait fui les choses charmantes et s'était interdit presque absolument ces aventures délicieuses qui sont la plus haute palpitation de l'être, et que les agréments de sa personne ne lui rendaient pas dif- ficiles. La joie de voir grandir sa belle fleur vi- vante, de voir la chenille devenir le petit garçon ailé, l'adolescent rêveur et le brillant jeune homme avait tout absorbé. Les beaux jours du fils avaient été les beaux jours du père, et les petits maux de l'enfant les supplices de l'adulte. Tout cela, dans le soir aimable, était une chose morte. M. Tourane sentait une distance infinie, un infranchissable gouffre, entre son âme et celle de l'être trop aimé. Et c'était comme si, moralement, il avait été un de ces vieillards sauvages que leur descendance im- mole quand leurs membres sont devenus trop roides et leur regard trop incertain. Et il criait : — Mon Dieu! mon Dieu! C'est la mort!... Qu'ai-je fait pour n'avoir pas un peu de tendresse après tant de sacrifices? Et tout à coup il vit une autre terrasse au fond d'une province — et son propre père, avec qui il312 LE FILS finissait de prendre le café, par un soir de juin. Et lui aussi était impatient de partir, et il regar- dait l'heure pendant que le vieil homme lui parlait avec détresse. Son cœur éclata de remords, de mi- sère; il soupira dans la nuit : — Mon père ! Mon père ! Si je pouvais... Puis il se tut, et tout à coup la résignation revint, il se mit à penser amèrement que la Mort serait trop dure, si elle n'était préparée par l'Abandon. LA PETITE ANNE Voici l'automne. Il s'avance furtif sur le front des arbres et parmi les petites fleurs plaintives qui dorent encore la falaise ou se balancent douce- ment auprès des mares noircissantes. L'occident lance ses escadres blêmes sur le soleil et déjà les grands vents terribles se répondent à travers les océans. Les oiseaux frileux sont partis; les autres, résignés et mélancoliques, s'élancent sur les champs avares ou dans les ramures fauves avec de petits cris apeurés. La mer est violente; elle assemble des troupeaux plus vastes; elle hurle plus désespéré- ment contre le granit de la côte. Et la mort triom- phante abat tout ce qui est faible, fouille les mil- liards de refuges où les bestioles ont abrité leurs faibles destinées. Mais la nature est belle et variée. Les feuillages sont de grands bouquets magnifi- ques; mille lueurs fauves, rouges et soufrées cou- pent le vert pâlissant de l'herbe; les eaux troubles3i4 LA PETITE ANNE ont d'autant plus de nuances et de mystère; les vapeurs migratrices font au firmament mille con- trées fabuleuses. Naguère j'aimais l'automne. Je ne connaissais rien de plus doux que de rôder sur la haute falaise, dans la pluie fine, la rafale ou le roulement rageur de l'équinoxe. Mais le souvenir de la petite Anne Dufrêne me gâte ces belles collines et ces rocs vert- de-grisés ou fauves qui bravent l'Atlantique. Anne péchait la crevette, conduisait les bêtes au pâturage ou rendait cent petits services aux gens pour quel- ques pièces de cuivre. Elle vivait avec son père dans une cahute ruineuse, près de Saint-Jean-le- Thomas. Ce père était un fauve sobre, laborieux, mais d'une lésine épouvantable et d'une grande cruauté. Il avait taxé les journées de la petite, et lorsqu'il manquait quelques sous à la recette, il la battait avec une de ces lanières marines qui ont la force souple et cuisante du nerf de bœuf. Ces mauvais traitements et une nourriture insuffisante n'avaient pu enlaidir la jeune fille. Elle étincelait parmi ses grossières compagnes comme une églantine parmi des fleurs de trèfle. Ses yeux recelaient toutes les métamorphoses de la mer; un rythme délicat or- nait son visage; le sourire fleurissait sur une bouche de velours rouge et de fines coquilles neigeuses; et LA PETITE ANNE 3i5 ses petits pieds bruns frétillaient délicieusement sous les minces et rondes chevilles. Je connaissais Anne, mais de vue seulement. Je la rencontrais parfois sur les sentiers ou parmi les pierres de la plage. Elle mémouvait. Et, par les longs soirs d'été, je songeais à sa charmante silhouette sauvage jusqu'à ressentir un peu de cette peine qui est la plus douce et la plus amère chose de notre pèlerinage terrestre. Un soir d'août, je rôdais par le port du Lude, dans un de ces prodigieux crépuscules qui sem- blent devoir durer jusqu'au matin. J'approchais de la mer, lorsqu'une petite forme élégante attira mon attention. Je reconnus Anne. Elle était appuyée contre le roc et elle pleurait. Je demeurai saisi. Mon cœur battait comme une cloche, de pitié ar- dente et d'obscure tendresse. Pensant que je pourrais être utile à la petite, je m'approchai et lui dis : — Qu'avez-vous, et ne puis-je pas vous aider? Elle détourna la tête, sans répondre. Je lui pris doucement le bras. — Quelqu'un vous a-t-il fait du mal? La petite voix dit alors : — J'ai perdu mon argent... // me battra toute la nuit! 3i6 LA PETITE ANNE Je savais sa triste histoire; je vis la scène, et une colère aveugle me saisit tout d'abord. Mais, réflé- chissant que rien n'était plus dérisoirement facile que de réparer le mal : — Ne pleurez plus... Combien avez-vous perdu? Elle répondit tout bas : —■ Vingt sous... Je ne pus m'empêcher de sourire. Je glissai un franc dans la petite main hâlée et, sans ajouter une parole, je m'éloignai. J'ai su depuis que cela avait fait grande impression, ■— d'abord parce que la petite Anne était sauvée, et ensuite — plus profon- dément — parce que j'étais parti tout de suite. Or l'enfant se savait belle; elle avait été sollicitée; et elle ne pouvait concevoir qu'un homme lui eût donné vingt sous sans rien lui demander en re- tour. Depuis ce soir, Anne me saluait, et parfois je lui adressais quelques paroles. C'était une jolie âme, fraîche, pure, sentimentale. Deux ou trois fois nous nous rencontrâmes dans les rochers, — et aux mo- ments difficiles elle ne craignait pas de recourir encore à ma bourse, pour dix sous, six sous, trois sous (!)••• sans fausse honte, car elle sentait bien que je l'aurais sauvée de l'affreux supplice quand elle eût été laide comme le péché mortel. Hélas ! non seulement j'étais devenu éperdumentLA PETITE ANNE 3i7 amoureux de la jeune fille, mais je vis bientôt sur le joli visage que mon trouble était partagé. Elle était farouche. Encore que sa poitrine palpitât, à mon approche, d'une émotion charmante, elle mon- trait une réserve que je n'osais combattre. Un soir, je la trouvai en train d'établir un filet. Un ciel vert et rose se mirait dans la mer tranquille. On voyait déjà vers Granville et vers Cancale briller les feux intermittents des phares. Une grosse étoile scintil- lait dans le trou d'un nuage et l'odeur vivante de la mer montait par saccades. Quand Anne eut ter- miné sa besogne, nous causâmes. Et peu à peu, tremblant, mû par la force qui vainc l'homme de- puis le commencement du monde, je lui dis que je l'aimais. Elle devint très pâle, — elle chancela, — et comme je la recevais sur ma poitrine, nos lèvres s'unirent irrésistiblement... Nous nous revîmes. La petite Anne se montra une parfaite amoureuse, pleine de tact, de délica- tesse et du plus tendre dévouement. Mais elle ne voulut plus accepter la moindre obole et, certains jours, elle arrivait au rendez-vous les épaules et les bras ensanglantés par la cruelle lanière marine. La douleur, la fureur, l'indignation impuissante étouffaient mon cœur. Et il ne fallait pas songer à faire au vieux quelque proposition d'argent; il était avare jusqu'au délire, mais, en un sens, pleinmm 3i* LA PETITE ANNE f- d'honneur et prêt à tuer sa fille plutôt que de sup- porter sa honte. Il n'y avait donc pas d'autres remèdes que le mariage ou la fuite. Mais je suis marié : la loi m'a accordé une séparation, elle m'a refusé le di- vorce. Je proposai à la pauvre enfant de l'em- mener. Elle résista longtemps, non par crainte de l'avenir, car elle était parfaitement résignée à tous les dénouements, mais pour ne pas tomber à ma charge. J'avais pour moi l'éloquence d'un amour véritable, je sus enfin la convaincre. Elle accepta. Nous convînmes de la date, je préparai tout pour le départ. C'était un matin, à l'aube. Une voiture de Gran- ville attendait devant ma porte. Je tenais prêts des vêtements pour mon amie et un voile épais pour lui cacher le visage. J'attendis une heure, deux heures, plein d'une inquiétude qui devint à la longue in- supportable. N'y pouvant tenir davantage, je sortis après avoir laissé un mot pour Anne, je courus à cheval jusqu'aux approches de Saint-Jean-le-Tho- mas, je vins près de la cahute Dufrêne... Des plaintes — de longues plaintes lugubres — cou- pées par les cris d'une voix rauque, — puis un silence prolongé... Je frappai, j'enfonçai la porte — et je vis la pauvre fille, avec son merveilleux visage de déesse sylvestre, étendue sur une couche LA PETITE ANNE 319 de varech, sanglante, déjà presque morte... A mon entrée, le vieux recula comme un loup surpris dans sa retraite, et, farouche, craintif aussi, il cherchait une excuse suprême, il balbutiait : — AU' a perdu neuf sous, la petite gueuse... neuf sous... neuf sous! On n'en put tirer autre chose quand il comparut en justice. CASQUE DE CUIVRE — J'ai connu Casque de Cuivre sur les hauteurs de Beileville, fit Saldagne en soupirant, pendant une de ces escapades où je revêts la livrée du peu- ple. Casque de Cuivre n'était point parfaitement belle, et elle manquait de distinction native. L'ar- tiste anonyme qui préside à notre formation en avait pris à son aise avec elle, la façonnant à la diable, d'un pouce hâtif et bon enfant. Mais avec son nez de Kalmouk, ses lèvres canailles, elle n'en faisait pas moins venir l'eau à la bouche de tous les mâles, qu'ils fussent de sa caste ou de la nôtre. C'est qu'elle avait de l'éclat, une chevelure comme un phare, une peau insolente de blancheur, et ce grain indéfinissable, délicieux, qui donne une fièvre de caresses, en En des yeux de bête fauve, immenses, palpitants, rayonnants, qui semblaient, en se fixant sur vous, vous éclairer d'une lueur verte. Casque de >322 CASQUE DE CUIVRE Cuivre avait près de seize ans; elle ne demandait pas mieux que de se mal conduire. Mais elle vivait à l'ombre d'un père redoutable, — un petit homme velu comme une taupe, leste comme une panthère, adroit de ses mains comme un prestidigitateur et un maître d'armes, implacable, et avec cela connais- sant le cœur de la femme comme une tireuse de cartes. Il n'y avait pas une Terreur qui osât seule- ment le regarder en face, depuis qu'il avait, à lui seul, démoli trois formidables chets de bande : Salaud dit Cochonnaille, Lèvent dit Bec de Gaz et Michot dit le Rouquin de la Colonne, .réussi Casque de Cuivre marchait droit dans les ruisseaux de sa terre natale. De son métier, elle était casseuse de sucre; quant à scn père, il travaillait de nuit, avec .la pompe à feu et 1 omnibus Fresne,' à nous débar- rasser des produits encombrants de la digestion. Dans son costume épais, avec ses lourdes bottes fauves, il avait grand air. J'avais rencontré Casque de Cuivre sur le trottoir, et les regards que j'avais échangés avec elle m'avaient mis le feu dans la poitrine. Je ne crois pas que j'aie désiré aucune femme comme cette créature aux yeux sinople. Je n'en dormais plus. Je rôdais autour de la casseuse de sucre comme le lion affamé autour d'un kraal nègre. Quelquefois je la croisais en compagnie de l'homme aux grandesCASQUE DE CUIVRE 323 bottes, qui me saluait d'un sourire ensemble gogue- nard et menaçant. Bref, c'était une aventure im- possible, à laquelle il convenait de renoncer au plus vite. Mais en n'est pas plus maître de soi, en définitive, que des autres bêtes, et je restais à rôder désespérément et à me consumer de désirs. Sur ces entrefaites, le hasard me fit faire con- naissance avec le père, qui, par parenthèse, se nom- mait Mal-Réchauffé dit Cogne-Double. Un zinc de la rue des Maronites nous rapprocha, le Zanzibar fit naître un courant de sentiments favorables. Cogne- Double s'enfila des amers et me fit part de ses opinions. Elles étaient honnêtes et même droites, et il avait, en les exprimant, de beaux gestes homé- riques. Il ne croyait pas au mariage, mais il croyait à la vertu. Et le comble de la vertu lui semblait une boutique. Un homme et une femme dans une boutique, il ne voyait rien au delà : c'était l'Eden, le Jardin des Hespérides, la Terre Promise, 1 El- dorado, — et le mot comptoir lui remplissait la bouche jusque dans l'œsophage. — T'es assis chez toi! clamait-il.,, derrière ton comptoir... Ben!... on entre et on sert... Pis encore on entre et on sort... Et pis le soir tu mets les vo- lets... Et pis tu fais la caisse! Vlà nom de Dieu, c'que j'appelle eune vie ! Il bavait d'enthousiasme. Comme je l'écoutais i324 CASQUE DE CUIVRE avec un grand air d'attention, il me frappa sur l'épaule et dit : — Et l'plus beau d'tout, c'est l'charcutier. El' charcutier, c'est l'roi des hommes!... Ben, regarde si c'est pas malheureux... Je connais une charcute- rie, mais là, tu sais, une qu'ça marche... Et qu'il en sort du fromage de tête, des andouiiles et des saucisses!... C'est un vieux et une vieille qu'est dedans. Pour lorss, ils voudraient ben la céder... mais faut cinq mille balles ed' comptant et j'ai que trois mille!... Quoi! vingt ans d'économie! Il tourna le Zanzibar d'un air mélancolique, puis ses idées virèrent, il se mit à rire d'un rire féroce... — T'es un bon zig... mais tu sais, gare!... faut pas r'luquer la petite!... Elle est en or, la petite! On n'y touche pas... Ceusses qu'ont voulu approcher de trop près, y z'ont tous fait connaissance avec la poigne à Bibi ! « Rien à faire, décidément! » me dis-je, tandis que l'image de Casque de Cuivre me harcelait les moelles. Néanmoins, je n'en voulais pas à Mal- Réchauffé. Son attitude me plaisait, sans doute parce que je pensais aux autres qu'elle tenait à distance. Et j'eus tout d'un coup, sans arrière- pensée, envie de lui faire un gros plaisir, — un de ces plaisirs que me permettent les économies ** CASQUE DE CUIVRE 325 énormes que je réalise pendant mes villégiatures dans le peuple. Je lui dis à brûle-pourpoint : ■— J'ai confiance en vous... et, ma foi! je met- trais bien deux mille francs dans votre affaire... Vous me les rendrez quand vous les aurez rega- gnés ! Mal-Réchauffé, de surprise, versa son amer sur le zinc. — Tu blagues ! fit-il, tout pâle. — Non, la pure vérité... il n'y a qu'à m'accompa- gner jusque chez moi... •— Si c'est pas vrai, clama-t-il, plus un mot... ça me ferait faire une maladie ! Mais comme je hochais la tête en signe d'affir- mation, une confiance d'homme du peuple lui em- plit soudain toute l'âme. Il se mit à hurler : — J'aurai un comptoir... et d'ia hure... et du jambon... et j'ferai ma caisse! Ah! nom de nom... j'crève de plaisir!... Huit jours s'étaient écoulés. Je n'avais plus revu ni Casque de Cuivre ni Mal-Réchauffé. En vain, me promenais-je par les rues où ils passaient d'ha- bitude l'un et l'autre, — ils avaient disparu de la circulation. Un soir, je rêvais mélancoliquement, lorsque j'entendis un coup léger à ma porte. J'ou-326 CASQUE DE CUIVRE vris, et je demeurai béant : Casque de Cuivre était devant moi, dans un de ces costumes tapageurs, où hurlaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et qui ne la rendaient que plus tentante. — Vous! m'écriai-je, abasourdi et troublé au tréfonds de ma chair. Elle m'enveloppa de son regard électrique, avec un demi-sourire affolant, et elle murmura : — C'est une lettre du père... Qu'est-ce que Cogne-Double pouvait bien avoir à me dire? Je pris sa lettre, écrite sur du papier de charcuterie, et tout de suite mon cœur battit terri- blement. Je lisais : «T'as du me prendre pour eun ningrat que vêla ouit jour que je te laise san nouvel. Cet que je me sui instalé et même que sa roule jolliman pour lorss vêla que ma fille el a eun conduitt alors fau pa te jéner vieu frère moi je marangeré pour quel te soi fidel.» Je relus deux fois le billet, puis je regardai Casque de Cuivre en silence. Ah ! fichtre ! ça ne fut pas long... ou plutôt si, ce fut très long, jusqu'à l'aube! Je ne sais quel poivre le diable avait mis dans cette fille, mais depuis les autres m'ont paru fades... J'avouai ma position quelques jours plus tard et j'emmenai Casque de Cuivre dans des quar- tiers moins poisseux. Elle me fut fidèle tant que jeCASQUE DE CUIVRE 327 voulus, partie parce qu'elle me gobait, partie parce que le redoutable charcutier avait proféré des me- naces qu'elle savait n'être pas en papier mâché... Vint l'époque de mon mariage. Je dus quitter Casque de Cuivre, qui devint une charcutière pro- digieuse et fit fortune. FîNTABLE DES MATIÈRES Pages. L'ÉpaYe........................................ j Le Bagne......................................... t. Le Voyage........................................ 85 La Fin de l'orgueil.................................. un La Beauté perdue.................................. jgn Une Conquête de la science......................... 165 Fénelon.......................................... IO~ La Silencieuse.................................... 227 Le Maléfice....................................... 249 La Peur et la joie.................................. 260 Le Coucou...................................... 277 La Glace. -........................................ 291 Un Misérable...................................... 209 Le Fils........................................... 307 La Petite Anne.................................... 3,3 Casque de Cuivre.................................. 321 *1PARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT «T C' Rue Garancière, S. 1pLX->*4 f k' r BIBLIOTHEQUE DE ROMANS de la Librairie PLON DERNIÈRES PUBLICATIONS BOURGET (Paul), de l'Académie française. — L'Étape. Un volume. — * Monique. Un volume. COSTA DE BEAUREGARD. de l'Académie française. — Courtes Pages. Un volume. MARGUERITTE (Paul et Victor) — Les Deux Vies. Un volume. GRÉVILLE (Henry). — *La Demoiselle de Puygar- rou. Un volume. BLAIZE (Jean). — * Bonheur en germe. Un volume L'HOPITAL (Joseph). — Le Fils de M. Pommier. Un volume. LICHTENBERGER (André). — Rédemption. Un volume. COUVREUR (André). —La Force du sang. Un volume. BORDEAUX (Henry). — La Voie sans retour. Un volume. CASALE (François). — * Ghanteclair. Un volume. CHAMPOL. — *Cas de conscience. Un volume. GILLETTE (François). — Longue Route. Un volume. MAISONNEUVE. — Marquée. Un volume. Les volumes dont le titre est précédé d'un * peuvent être mis entre toutes les mains. PARIS. T-ïl'OtillAl 11IK l'LON-NOURHIT ET C'«, 8, RUE GARANC1ÈRE. — 3767