J.-H. ROSNY L'Indomptée PARIS CHAILLEY, ÉDITEUR 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8 1894 L'INDOMPTÉE IL A ÉTÉ TIRE DE CET OUVRAGE CINQ E X E M P L A I R E S SUR PAPIER DU JAPON J.-H. ROSNY L'Indomptée PARIS LÉON CHAILLEY, ÉDITEUR 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8 1895. L'INDOMPTÉE C'était à l'amphithéâtre. Caroline, tristement, disséquait. Tandis que le scalpel allait, elle se sentit pleine de dégoût, — non pour sa tâche, mais pour sa vie. Elle plongea vers l'étincelant début, folle d'orgueil, quand sa première inscription promit la Science et ses grands hommes. Le Savoir fut la vaste ville, — la ville antique des cathédrales et la ville neuve qui s'étale en miraculeux faubourgs. Ce fut l'univers dans l'univers, la Religion des Prêtres véridiques. L'hôpital lui suppléa la piété et le mystère. Son ardeur était telle qu'avant un mois elle se résigna à voir les morts sans horreur, lassitude ni scepticisme. Elle fut au tabernacle cher et sacré, où le devoir s'accouple étroitement à l'orgueil, où la bonté ne tue pas la clairvoyance, où la misère fleurit l'espoir. Dans les pâleurs du matin, avant la clinique, les 12 L'INDOMPTEE soirs dans l'indécise atmosphère où vacillent les malades, elle ne voyait qu'un fertile entourage, où, se développant supérieure, elle apprenait à secourir les hommes ! Elle fut saturée de sentences délicieuses, de programmes divins, — tout le reste de son mysticisme et de ses prières mortes. Parfois, passant la nuit dans la cour de la Pitié ou de la Salpètrière, quel poème l'avait accablée! Plus beaux, plus tendres, plus divins que tous les temples furent les vieux hôpitaux baignés d'étoiles. La souffrance humaine, mêlée aux lueurs faibles, aux lentes courbes de la pierre, n'arrêtait pas son extase. Elle était frôlée de la grâce supérieure, où le mal et la douleur se métamorphosent en sûres félicités ; comme une jardinière de fièvres et de névroses, accoutumée à la plainte, elle traçait le jardin du bonheur. Mais tant de peines avaient passé ! Oh ! pauvreté, fatigues, trivialité ou dureté des Grands Hommes, quotidiennes infamies des internes, ces internes devant qui elle tremblait jadis comme devant la première étape du génie ! Aujourd'hui, après des années de déclin, il vient une heure de synthèse, un « nœud » de détresse. Tout en elle proteste, récrimine, pronouce le réquisitoire qui suit les longues enquêtes de l'âme. Son cœur défaille, son estomac se soulève, elle couve des fièvres, des congestions, des atrophies, la faillite organique.L'INDOMPTEE 3 Toute l'après-midi, il va falloir courir à l'em- prunt, l'ignoble course aux amies pour se procurer quelques francs d'attente ! Déraidie, elle laissa glisser le scalpel, elle leva les yeux sur la grossière gaieté des étudiants. Il s'élevait une risée, les cent coups saccadés et bestiaux de jeunes gens en belle humeur. Ils avaient développé des intestins, six ou sept mètres de tuyaux nature, et les avaient emplis d'eau. Un ou deux survenants ayant reçu l'aspersion, la joie devint éclatante. L'étudiant qui tenait le bout, et qui continuait à en pousser de petites gerbes, pronon- çait un boniment : « Électeurs, on vous trompe!... » Il traînait de la viande humaine, des viscères et des membres, des têtes encore fraîches, des yeux entr'ouverts, des choses vivantes et puantes, mal- gré les mesures aseptiques. Sournoise fétidité des pourritures enveloppées de baumes, puanteur hor- rible des choses qui vécurent ensemble dans un organisme qui se décompose en d'innombrables vies nouvelles ! L'interne, après un sourire au jeu des intestins, tourna un cadavre frais d'enfant, gravement observa l'ex-petit être avant d'y plonger le scalpel. Caroline s'approcha et reconnut l'enfant. Pauvre bestiole abandonnée, sa mère venait de mourir à l'hôpital, quand on l'apporta l'autre semaine. Il était pâle, sensitif, plein de terreur. Lorsque Gandolle lui toucha le front, il se mit à crier :4 L'INDOMPTÉE — Ne cassez pas mon petit front ! Ne cassez pas mes petits yeux ! Puis successivement, à mesure qu'on l'auscul- tait, qu'on redisposait sa tête : — N'arrachez pas mes petits cheveux ! Ne cassez pas mes petits bras ! Une grâce mourante planait sur ses beaux yeux, la suavité des jolis condamnés de son âge. Caroline s'éprit de lui. Elle s'arrêtait, elle passait quelques minutes à côté de sa fine désuétude. Il contait ses grands désirs, les désirs de la fièvre, les choses immenses qui se déroulent déjà, à dix ans, chez ceux qui sont marqués du Signe d'ombre. La veille, ils avaient causé ensemble. Le délicat organisme, à l'examen de Caroline, annonçait la fin. Comme des myriades d'autres, l'être avait sur lui le Chant des Trépassés, tous les signes qu'il écrit pour d'autres et ne sait pas lire lui-même. Et il était plein de merveilleuse fanfaronnade : il parla tout le temps de choses en marche. Puis il fut tendre, avec des accents infinis. La nuit il passa. Et soudain, par réaction féminine, l'horreur emplit Caroline. Elle trouva inexpiable la dissection des petits enfants. Elle en avait toujours la tris- tesse lorsqu'elle passait auprès des lits où un drap recouvre les jeunes cadavres. Mais ce matin, ce fut une révolte semblable à celle des non-initiés. Les yeux mouillés de détresse elle dit à l'interne :L'INDOMPTEE 5 — N est-ce pas dommage de tailler là dedans comme dans une viande de boucherie ? L'interne sourit d'un air vague, Caroline elle- même revint sur son indignation et songea que, ver ou couteau, mieux valait le couteau qui sert la science. — C'est la mort... la sale mort... Ah ! et la Vie... cette Vie ! Elle s'éloigna, ôta sa blouse écrue, lava ses mains à l'eau sublimée. Elle se trouva dans la rue. C'était l'après-pluie, avec une lumière nerveuse sur la boue, le renou- veau pâle, l'espèce de rentrée en nature de la ville. Caroline s'en lâcha, crispée, indignée, ayant un trou dans sa chaussure. Elle jeta un regard éclatant sur les hommes, les détesta pour ces jambes, ces pieds qui glissent, cette chose comique qui est la marche, et se le reprochant : — Pauvres diables ! Sa pitié les accompagna, puis revint sur elle- même ; elle se vit une si faible abandonnée sur le trottoir gras ! Jupe et corsage de fine étoffe vieillie, petite j aquette péniblement relevée d'une soutache, et les bottines qui boivent ! — Ah ! Caroline, tu n'es pas heureuse ! Elle changea d'humeur encore. Un rire ironique courut sur sa lèvre, presque gai — un peu moins lasse, elle s'amuserait du ridicule des choses. Mais elle était trop lasse !6 L'INDOMPTEE Encore elle écouta clapoter sa bottine. Triste bruit, un des plus tristes de la misère, auquel les délicates préféreront toujours le chapeau roussi ou le corsage en charpie. Le petit choc mouillé, ce fut la synthèse de sa vie. Tout fut vaseux, marécageux, tourbeux. Des choses prodigieuses étaient mortes. La fièvre pla- nait sur le monde, la fièvre planait sur les eaux. Et elle vit sa vie comme une succession de pay- sages humides qu'elle avait traversés dans son enfance, en voyage avec ses parents. D'abord les herbages à peupliers, l'arbre des ascensions, en fines promesses argentées, puis des oseraies bénies entre les saules. Puis les mares encore pleines d'espérance, sous les prairies adorables de la len- tille d'eau. Puis les canaux sordides, les roseaux malades, les lagunes clapotantes d'une mer fausse; puis l'éternité des caps de boue, des gaz sinistres, des croûtes végétales qui s'ouvrent en puants abris. Enfin, un clapotement de mort, le triomphe du miasme, la voix misérable de bêtes qui pâtu- rent l'immonde, Tinterminable fatigue des orga- nismes qui agonisent... Elle rêvait ainsi, elle se sentait horriblement déteinte et fanée par le travail et les désespoirs. L'irritation de sa nature pressait son pas. Elle cherchait vaguement des êtres sur qui venger, en paroles ou cris indignés, sa longue défaite. Et la bottine clapotait plus vite, d'un clapotisL'INDOMPTEE 7 de rainettes sautant l'une après l'autre à la mare. Tout regard qui s'abaissait sur le trottoir faisait tressaillir Caroline de honte. Elle revint au réel : « Plus d'argent, des amies à voir pour gagner quelques jours. » Elle récapitula les amies ; comme toujours, aux heures de crise, elles apparurent rares et peu sûres. Mais elle s'excita, se suggestionna, parvint à quel- que confiance, prépara les phrases de sa première visite. C'était chez une amie des premiers jours. De deux ans plus ancienne à la Faculté, elle avait été la première guide de Caroline qui l'avait révérée, vénérée. Jeanne Debray avait soutenu une belle thèse, venait de s'installer à Paris après un voyage d'études. Caroline ne lui devait rien. A mesure qu'elle approchait, elle fut prise du tremblement des solliciteurs. Son cœur gonflait, s'apeurait, elle prenait une vague attitude humble. Elle monta cependant sans hésiter, sans se donner du temps, prenant l'offensive : — Eh bien ! quoi... la belle affaire... vingt francs ! Jeanne Debray, lente et contemplative ambi- tieuse, sans alacrité, l'accueillit bien. Caroline épia les beaux yeux noirs éternellement dans le vague, la face d'indolente un peu enflée, et prit confiance. D'être à être, le refus semblait im- probable. L'endroit était sévère. Jeanne avait choisi le meuble vaste et sombre, le luxe professionnel.8 L'INDOMPTÉE L'amie pauvre inventoria le mobilier, en déduisit la situation : sa confiance grandit. Des minutes coulèrent, continuellement plus douces. L'insignifiante et jolie kyrielle des souve- nirs se déroula entre les amies, mille faits neutres et gris, mais décorés par le rappel de la vie à deux. Froide, Jeanne y puisait pourtant avec plaisir, mais Caroline parlait presque seule. Elle s'enfiévrait — elle exagérait — elle multipliait le charme du passé par l'angoisse du présent, par le besoin excessif de s'abriter. Et l'ombrageux salon, par degrés, devint la halte, la place molle et bienveillante où elle rêvait se pelotonner quelques heures. Lhe légère discussion vint à naître sur un point de diagnostic. Jeanne y fut impérieuse, dogmatique et d'orgueil glacial — à son habitude. Caroline céda à son amour-propre nerveux, vite debout, agressif, armé de traits. Et, par pure fatalité, elles s'offen- sèrent. Jeanne dit : — J'ai traité ce sujet dans ma thèse. Le grade sonnait, le dédain des affranchis poul- ies esclaves. Caroline vit en elle s'élever le monde des potins, l'accusation que Jeanne avait dû sa thèse tout entière à Rivesaltes. Elle ne put résister à l'âpre suggestion du potin, elle ricana : — Moi, j'ai traité le sujet à l'hôpital. Le mot porta. Après les années de souvenirsL'IXDOMrTEE 9 aimables, les années de souvenirs rancuniers (les mêmes) se dressèrent. Chacune, au fond de soi, réécouta d'anciens chocs de vanité, l'allure impé- rieuse et égoïste de Jeanne, la promptitude acérée de Caroline. C'est pourtant de cette amertume que jaillit — par désordre ou par agression — la demande : — J'étais venue pour te demander un service. — Ah! L'orgueilleuse détourna les yeux avec méfiance — son égoïsme transparut plus que sa colère. — Oui, je suis à court d'argent... J'aurais besoin de vingt francs jusqu'à la semaine prochaine !... Jeanne rougit légèrement; puis, tirant son porte- monnaie : — Quel malheur... Je viens de faire un paiement! Regarde ce qui me reste... Dix francs... Parta- geons ! Caroline, avec mépris, sûre que Jeanne avait sa réserve toute prête dans un tiroir, cria : — Oh ! ça ne fait rien... Je trouverai ailleurs... Puis, voulant tout de même se venger, incapable de se contenir : — Je croyais pouvoir m'adresser à toi... parce que je t'ai quelquefois rendu moi-même ce service dans le temps. — Oh ! ma chère... mais je suis désolée. — Eh bien ! au revoir ! Jeanne, maintenant qu'elle avait défendu sa 1. H^«10 L'INDOMPTÉE bourse, se sentit indulgente, honteuse et presque tendre. Elle courut à Caroline, et lui prit les mains : — Méchante fille... Voyons, ne te fâche pas... dîne avec moi... nous passerons une bonne soirée ! Une bonne soirée ! Tout s'agite et bouillonne dans la pauvre. Ce furent les paroles atroces qui cinglent l'âme et la brûlent. Une bonne soirée !... Elle regardait sombrement sa bottine. — Je n'ai pas le temps... Au revoir ! — Mais tu n'es pas fâchée, dis ? — Fâchée !... de quoi?... De ce que tu n'as pas d'argent?... dit sardoniquement Caroline. Et elle ajouta, aiguisant la pointe : — Est-ce ta faute ? Dans la rue, elle marcha au hasard dans une pâle et rapide colère. « L'avaricieuse et lâche fille!... Oh! je la con- naissais pourtant... mais vingt francs... à moi qui lui ai prêté jusqu'à deux cents... et dans quels moments?... Si la fainéantise ne l'étouffé... elle a bien la sale âme qui mène à la fortune... » Après une marche perdue, la jeune fille s'éveilla, se calma. L'indignation tressauta encore, comme une bestiole peu à peu mourante, éteinte, refroidie. La détresse reparut, le clapotement, la lassitude et l'horreur de vivre — et l'horreur de mourir ! Hor- reurs égales, et la ployant à la lutte. Elle se retrouva la misérable vaincue de tantôt, sans nid familial, sans cœur de refuge ! Oh ! pleurerL'INDOMPTEE 11 longuement, doucement, sur une tendre poitrine!... Et par-dessus ses années de Science, au delà des espoirs de gloire et de vanité, dans les nuages du commencement, les tableaux uniques s'illumi- nèrent, les grandes et douces forêts de l'âme où tout bruit par les clairières de l'instinct, où la Mère enchante les détours des sentiers. En pleine rue, elle céda au sanglot. Le bonheur perdu l'accabla de suavité, comme l'aurore sur un gibet. Elle s'arrêta derrière Saint-Germain des Prés, elle essuya ses yeux et tenta de raisonner, par stoïcisme d'étudiante. Dérision de se plaindre ! Elle qui voit mourir tant d'êtres, et toujours sans égalité de souffrance et sans trace de justice ! Chaque jour, la récolte complète, les meules du supplice ! Cancers hurlants et frénétiques névroses, enfants fauchés, jeunes femmes agonisant à faire un être — qui vaut, qui compte? Allez ! la leçon est trop forte à l'école où le clinicien chicane la maladie, où l'étudiant la gouaille! La chair humaine crie haut que nul n'a droit à la plainte. Et elle discernait la plainte universelle — lamen- tation des nuits d'hôpital, appels de l'abîme, sou- pirs de l'épouvante, larmes de l'Abandon... Elle discernait les têtes misérables, le blanchissement des désuétudes, le flux noir des apoplexies, le feu et la glace des fièvres — tout ce qu'une grande ville députe vers les asiles de la Mort... Elle rêvait ainsi, mais, trop jeune, ne croyait pas12 L'INDOMPTÉE encore au verdict implacable. Dans les frais taillis de son être, le stoïcisme ne poussait pas sa dure écorce, mais l'âpre révolte, autre pôle de l'espé- rance — toute une feuillaison de courage, de sourde et filtrante mysticité. Elle quitta l'endroit sombre où elle avait pleuré et repartit pleine de lutte : — Chez Mm" Bertsch... Mme Bertsch était de ces femmes que la Russie envoie à travers les hôpitaux européens. Docto- resse depuis dix ans, elle s'obstinait à suivre les cours, les cliniques, faisait de l'hôpital son délice. Après sa thèse, elle avait remis d'année en année son entrée en pratique. Riche et d'humeur bonasse, elle demeurait soumise au moindre externe, à de tout jeunes gens, avec une allure de débutante, elle se conciliait les gardes-malades avec de perpétuels cadeaux. Quoique rien en son allure régulière ne décelât la manie, il fallait pour- tant admettre une part d'aliénation dans l'amour de se perpétuer parmi les malades, alors qu'au- cune charité, ni aucun amour sérieux de science, ne l'y entraînaient. Toujours elle manifestait la môme joie enfantine à se revêtir d'une blouse de toile écrue, à demeurer des matins et des après-midi, sans étude, sans préférence, acceptant avec la même volupté tranquille tous les services, pleine de vénération pour les internes, obéissant aux infirmiers, camarade avec les infirmières.L'INDOMPTÉE 13 Replète, vive et lourde, elle tripotait les malades avec des doigts de gros bébé, avec une maladresse onctueuse, et tous s'accoutumaient à la traiter en domestique d'hôpital avec à peine la nuance de son grade. Très sympathique d'abord, Caroline finit par la mépriser un peu, en ne lui découvrant ni l'ardeur à l'étude ni la vocation du dévouement. Mrae Bertsch pouvait-elle hésiter devant une cinquantaine de francs? — Je n'oserais lui demander moins, songeait la jeune fille, en montant la rue Bonaparte pour atteindre le boulevard Raspail. L'entr'acte des nues finissait. Une couvée de vapeurs roulait en laines opaques ; une lueur marine, une lueur de soirs phosphoreux sur l'Océan, coulait magnifiquement entre les toi- tures. Un faible éclair passa — le tonnerre roula mélan- colique dans quelque région haute et lointaine. A sa voix, l'assombrissement s'accrut, la lueur décora de dramatique douceur une grande brèche sur des édifices, des jardins, les confuses caducités du quartier des écoles. Caroline sentit le délice poignant du mol orage. Les gouttes vinrent à regret, lentes, légères, sans bruit. A la longue seulement elles bruirent sur le pavé, parlèrent gentiment dans les platanes de la rue du Luxembourg. Le grand jardin épa-14 L'INDOMPTÉE nouissait son charme dans la visite féconde des gouttelettes et chantait l'hymne de la pluie. Caroline atteignit le boulevard Raspail au mo- ment où la pluie devenait grondeuse. Elle dit avec terreur : — Si je ne trouve pas Mmc Bertsch ! Mais elle trouva la grosse Russe seule, qui fumait déplorablement : l'appartement était ma- céré dans le tabac. L'accueil fut de tapage, de cris, de caresses : — Ah ! la bonne fille... vous avez donc eu l'hé- roïsme de monter vers notre Petite Russie ! La matrone ôta de vive lutte la jaquette de Caroline, assit la visiteuse avec tendresse. — La jolie Caroline... un petit docteur en dia- mant... Caroline, excessivement embarrassée de l'accueil songeait aux protocoles de l'emprunt, à la bruta- lité d'interrompre ce flux, un peu forcé mais gentil, par une question d'argent. — Du thé ? demanda Mme Bertsch. — Non, merci !... Une causerie alla, confuse, par à-coups, entre- tenue par l'entrain lourd et jovial de la docto- resse : — Vous voyez toujours Blovine... Elle n'a pas changé... elle s'est battue avec un interne... la semaine dernière comme on lui proposait de faire du massage : « autant se faire bonne à tout faire ».L'INDOMPTÉE 15 Elle est comme ça, elle part du premier mouve- ment... ûurval lui recommandait de mettre une serviette sur la poitrine d'un malade pour aus- culter. Elle s'est fâchée, elle s'est mise à crier : « vous finirez par rendre les microbes ridicules... A travers ces méandres, Caroline avait la figure de la solliciteuse, l'attente traduite par des appro- bations au hasard : — Eh bien ! fit soudain l'autre... et votre petite vie, comment la menez-vous?... La jeune fille, se croyant devinée, eut un mou- vement d'aise, puis s'aperçut que la question était au hasard. Elle en profita pourtant : — Beaucoup de travail et de tracas... en ce mo- ment, tenez... — Vous êtes malade ? — Un peu... avec de petits embarras agaçants... Qu'il eût été doux que Mmo Bertsch devinât, menât elle-même au but la solliciteuse ! Mais il n'y eut qu'un de ces petits silences horriblement roides, où l'on perd toute force et tout élan. Les phrases froidissaient en Caroline. Elle pensa qu'il fallait à tout prix finir, qu'elle n'en aurait pas la force plus tard. La voix coupée, ses petites mains maladivement pressées sur son corsage : — C'est toujours la même chose... un retard d'argent... j'aurais besoin de cinquante francs pour une quinzaine...16 L'INDOMrTÉE La Russe ne s'en troubla pas, et saisit vigoureu- sement le bras de Caroline : — Ah! oui... C'est ennuyeux! Quel dommage... je ne dois recevoir de l'argent que dans une se- maine... venez prendre le thé mardi en huit... allons ! pas de tracascage ! La promesse, cordiale et précise en somme, assomma l'étudiante, ne laissa pas d'issue — du moins le crut-elle. Elle remercia, elle resta traîner une demi-heure, misérablement. Dehors l'an- goisse remonta plus dure. L'après-midi avançait. Rien que deux sous pour un peu de pain — et du pain, après tant d'aigres privations, avec un estomac las, échauffé par quinze jours de nourri- ture ensemble insuffisante et indigeste ! L'amer ennui de vivre combattit encore contre l'horreur, plus forte, de mourir. Elle s'épouvanta de la soirée nue, de la chambre nue, de la vacillation funèbre d'un bout de bougie, des bruits du dehors pleins de suggestions désespérées, de la digestion pénible d'un morceau de pain sec qui ôtc autant de force qu'il en donne!... Ah ! dîner du moins ce soir, n'importe où... avoir un plat... quelque chose qui n'ajoute pas le désespoir matériel au désespoir mental ! Un plat, une table éclairée, une nappe — quelqu'un qui lui parle, lui tiédisse l'âme. L'horrible cercueil de sa chambre, les ombres qui deviennent équivoques sur la muraille quand on a longtemps lu... l'horrible cercueil solitaire... L'INDOMPTÉE 17 Lâchement et plaintivement, elle dit : — J'ai eu tort de ne pas rester chez Jeanne... Que me fait son égoïsme ! Elle se remit en marche — sa jambe gauche plus faible, presque douloureuse de cette âpre course. Le crépuscule allait tombant. La pluie se taisait, coupée par un frêle faisceau de lueur orange. Le vague descendait sur les silhouettes. Les boule- vards s'allongèrent comme des marécages, les maisons se dissolvèrent au loin dans le firmament torpide. La bottine clapotait toujours, rappelait d'interminables boues où Caroline avait vu les semelles trouées de la pauvreté. — Chez Marguerite... elle me retiendra au moins à dîner. Elle répéta, craintive : — A dîner!... Oh ! n'importe quel bœuf, quelle soupe ! Mais de la lumière, mais une compagnie, mais pas le brûlant pain sec ! Et elle rêva la Marguerite aux petits yeux cernés, au groin de jeune goret, à la peau resplendissante, aux grandes ondes de che- velure merveilleuse ! Pauvre bête ! depuis trois ans butée à sa troisième inscription — elle s'opi- niàtre vers le grade de docteur, comme une fourmi à gravir l'Himalaya... Tandis que Caroline y songeait, l'ombre s'amassait aux larges et mélancoliques voies, elle semblait tomber dans quelque contrée paludéenne, quelque tourbière. On voyait vastement18 L'INDOMPTÉE le ciel ; il est en fièvre, il roule des lacs d'étain, des fumées frôlement transpercées de fleur de soufre et de pétales cramoisis. Les réverbères au loin tremblent comme des follets... Vraiment c'est un pays de magie, le pays des Refuges, des Hos- pices, des cours mystérieuses, au fond du fau- bourg Saint-Jacques, un pays de vieille France sur des mares, sur une lagune... Mais voici la rue de la Santé : c'est là ! Caroline allait monter, la concierge survint : — C'est pour M110 Marguerite? — Elle est sortie. Sortie ! Caroline demeura dans la catastrophe. A pas lents, elle retourna dans le marécage ; de nouveau, elle sentit la rumeur, le tremblement d'un sanglot : — Alors... rien !... Elle s'achemina vers Montparnasse, vers le cer- cueil pâle de sa chambre, vers le morceau de pain sec et le morceau de bougie sinistre... Tous les désespoirs d'antan se superposèrent à la misère de l'heure. Si lasse, la course humide l'avait vaincue — elle se sentit nulle au monde, sur la boue, dans un de ces soirs où il est adorable d'avoir un foyer ! Et rien pour s'asseoir — des bancs ruisse- lants, des bancs fangeux, et même le danger de s'arrêter dans la fraîcheur de la brume, échauffée par la lassitude, la tempe en fièvre ! — Oh ! pauvre fille ! oh ! pauvre fille ! s'écria- t-elle en une immense pitié.L INDOMPTEE 19 Encore la boue, le clapotement! Elle devenait inconsciente, elle se traînait en infirme, elle dor- mait en marchant. Dans un coin fauve, près du cimetière, une voix l'éveilla. — Bonsoir, mademoiselle Monteil ! Elle se tourna avec un tressaillement de peur vague et résignée. Une silhouette très haute vint près d'elle, un homme à houppelande, à grand chapeau en désordre. Elle reconnut un étudiant à la veille de sa thèse, unCircassien, nommé Georges Gouria, prince de Gouria, pauvre exilé perdu, taciturne, lier et affectueux. Dans la mi-ombre, il la regardait avec la délicate sympathie des hommes timides. Elle en éprouva de l'énervement, un sursaut d'amour-propre. Il dit avec un effort : « Drôle d'endroit pour une ren- contre ! » Il crut avoir été brutal et demeura inter- dit. Pourtant, il se mit à marcher à côté d'elle. Tout à coup, il murmura du ton franc, plein de cœur, qui provoque la confidence : — Vous semblez bien fatiguée, mademoiselle ? — Je le suis ! Sa vanité défaillit. Elle songea soudain à des actes de rude loyauté, d'indéfinie discrétion, obser- vés chez le Géorgien. Son cœur débilité, son âme épuisée de solitude éclatèrent. — Oui... bien fatiguée... j'ai couru toute l'après- midi... sans résultat,20 L'INDOMPTÉE — Sans résultat? reprit-il avec une afîectuosité pressante... Et comme elle se taisait, comme décidément elle ne pouvait pas, le montagnard fit l'effort, risqua courageusement la gaffe : — Est-ce de l'argent... Je vous connais depuis quatre ans... pourquoi ne me demanderiez-vous pas? Elle se tut. Dans sa débilité, les larmes venaient vite. Elle les refoula, elle songeait à la pauvreté connue de Gouria, à ses résignations émouvantes. Puis, ayant tant vu d'êtres, elle le soupçonna. Derrière le visage ému du Circassien, n'est-ce pas l'éternelle chasse ? Rêve-t-il le brutal salaire ? S'at- tendrit-il comme ils s'attendrissent ? Passant sous la lanterne, elle le regarda. Il parut sans feinte, un peu sauvage — mais mille hommes du peuple ont cet air de franchise farouche, aussi pleins de sinuosités pourtant que les plus complexes des êtres, aussi pleins de fourberie, de mensonge, de vile casuistique... Encore, elle se souvint des dires sur Gouria — sa loyauté, son enthousiasme, ses envols naïfs vers l'apostolat médical, reconnus par les Français et caricaturés. Elle se confia, sûre d'ailleurs, et orgueilleuse, de sa volonté. D'un élan, avec un peu d'ironie triste, elle dit son long déboire, jusqu'à son estomac surmené, son horreur du pain sec, acide à la digestion. Il l'écouta, recueilli, l'incitant à continuer. QuandL'INDOMPTEE 21 elle eut fini — c'était près de la gare Montparnasse, où de grands rais jaunes symbolisent la densité d'un effort, où la fange est riche de reflets, les petites mares resplendissantes ; — il s'arrêta, il la regarda fixement, plein de bonté : — Je ne suis pas de vos Français ! dit-il avec un mépris tendre. Laissez-moi être ce soir votre père... votre frère,., dînons ensemble, chez moi... le res- taurant vous ferait mal après cette journée... Voulez-vous bien ? Elle sentit ne pouvoir sans pruderie mauvaise refuser. — Vous êtes à deux pas de chez vous... fit-il délicatement... dans une heure je vous attendrai au coin de la rue d'Alençon... C'est dit ? — C'est dit !... — Eh bien! merci!... Vous .verrez que vous aurez trouvé un ami ce soir... vous verrez ! Elle rentra chez elle ! Elle demeura près de sa vitre, dans des sentiments confus — un léger remords, une crainte errante — mais, dominatrice, une volupté d'enfant devant un festin, l'irrésistible joie d'un dîner régulier, de causerie — d'une soirée humaine, enfin, après ces mornes soirs de caverne!... Serait-il simplement frère ou père... ainsi qu'il promettait ? Oui, presque sûrement, du moins dans la forme. Et puis ? Oh ! qu'importe — n'a-t-elle pas le temps ? Est-ce d'hier qu'elle est en butte à la meute? Elle sait biaiser et se terrer; elle22 L'INDOMPTÉE sait les attitudes qui font barrière et les mots qui glacent les mots... Pour l'heure, rien qu'à la joie de ne pas manger l'ignoble quignon de deux sous... la joie matérielle, la joie animale... la joie primi- tive ! — Il faut allumer la bougie. Sa silhouette quitta la vitre, indécise et pourtant jeune. Un regard encore à l'immense aveuglement du ciel, au dernier soupir de l'arrière-crépuscule. L'heure frileuse mourait impalpablement. La beauté glissait sur les nues, la beauté pâle où toute couleur est bannie. Les Grands Souvenirs soupiraient. Des temps incalculables se mêlaient au Présent. L'horreur et la douceur de la Dispari- tion flottaient sur les toitures — le cadavre du jour accablait la jeune fille. — Il faut allumer la bougie. La silhouette se perdit au fond de la chambre. Toujours plus brumeuse elle se confondit, à la muraille, avec des choses molles qui pendaient. Elle alluma enfin la bougie — ce petit morceau de soleil — elle s'apparut défraîchie, battue par les lassitudes, fripée par les soucis. Sur les paupières et les joues, c'est la défraîcheur de l'étude. Un subtil et méchant artiste a fait d'elle uue statue de jeune désuétude, d'ardeur triste, a repris ce qui fait la moire des soies neuves, la plénitude char- mante des églantines naissantes. Elle le vit, elle en eut le cœur lourd, avec un ins-L'INDOMPTÉE 23 tinctif regard d'effroi vers ces livres et ces plumes qui lui soutiraient sa jeunesse. Entre les pages, là, git la chose dangereuse, qui prend et retient la pensée, qui unifie la force en une direction, et, cloîtrant l'âme, cloître le corps et fait des visages d'ascètes ! Elle s'arrangea pourtant — elle disposa sa jeu- nesse, qui ne demandait qu'à être pleine de grâce. Elle repensa à ce qui pouvait agiter le Géorgien. — L'aurait-il fait pour un homme ?... Mais quoi ! quel scrupule lui défend d'être plus ému pour une femme que pour un homme ? L'in- tention la plus pure évite-telle l'obcur simulacre de l'amour ? Elle-même... Caroline se hâta au rendez-vous.II — Prenons le tramway ? dit-il. Dans la longue chambre errante de l'omnibus, Caroline alla tout évaporée d'une douceur narco- tique. C'était l'assoupissant bien-être d'après fatigue, l'abandon heureux cessant toute lutte. Obscurément, elle allait à une fête, vers un coin de Terre Promise. — Nous descendons ? demanda Gouria. Elle accepta le bras du Caucasien. Dans le vague de l'instinct, lui était heureux d'emporter la gra- cile créature vers son foyer, elle goûtait la sérénité d'une atmosphère protectrice. Par des trottoirs de silence, ils arrivèrent rue Flatters, pauvre habitat plein d'étudiants slaves et de nihilistes. — Nous y voici ! Ils eurent, en montant l'escalier, le léger émoi prophétique, la palpitation mystérieuse qui est auL'INDOMPTÉE 25 seuil de l'aventure. Le rêve de l'homme, timide, frêle, insaisissable, ne sembla pas impossible alors, s'infiltra d'espérance informulée. L'étudiante, malgré tout scrupule, fut la vierge promise, le tissu de grâce, la divinité du Devenir... Il entrevit un vallon de son pays où la terre était légère sous mille sortes d'arbres, une terre qui semblait — hiver ou été — née d'hier, sortie fraîche du monde des Eaux et du Feu... Caroline ne rêvait pas — dans une minute obscure où les pensées étaient en naissance. — Entrez ! dit-il. Son geste était tremblant, craintif, d'oser faire plaisir. En refermant la porte, il se souvint de l'agi- tation qu'il eut un matin d'enfance à fermer la fenêtre sur un pigeon qui s'était introduit. Caroline s'éveilla en sursaut. Joies des misères, joies des pauvres, joies qui ne renaîtront plus dans une éternité de luxe! Elle vit le grand feu tout bourré de houille, jusqu'en haut, sans économie, avec la volonté que ce serait large et hospitalier, la petite table chargée de pâtis- series, de roastbeef, de bonbons, de thé, de vin. Mais elle se troubla un peu, s'indigna et sourit à constater quelques fleurs, l'aménagement amou- reux, le vouloir visible de plaire, la trop grande générosité d'un pauvre qui n'a rien épargné. Puis une gratitude sans mesure, une émotion simple par l'intensité et complexe par les à-côté 2'26 L'INDOMPTÉE qu'elle suscite. Puis, un recul, la demi-ingratitude de la femme, demi-ingratitude justifiée lorsque la bonté se mêle de sexualité, lorsque, si discrète soit-elle, la bonté contient l'arrière-pensée de la future récompense, du sacrifice qui vaut Tout. Elle mit alors une involontaire raideur à ôter sa pauvre jaquette. Ils s'assirent, pleins d'embarras. Une barrière fluide les séparait. Elle eut peur de ne pouvoir jouir de ce confort, honteuse de mal dire son € merci ». Lui, découragé de se voir si gauche et sauvage, crut que tout resterait inutile, sombre- rait dans la gêne comme un trésor dans la mer. Il servit pourtant, elle l'aida. Et tout à coup, il prit une grande résolution intérieure. Il chassa toute galanterie, si vague fût- elle, voulut la traiter en garçon, rien qu'en garçon, bannit énergiquement le désir de paraître fin et civilisé. Sur-le-champ, son cerveau s'allégea, comme l'aérostat après l'abandon du lest. Il causa avec une cordialité familière. Le vin reluisit, la bouillotte parla à la flamme, les âmes quittèrent leur vêtement et s'approchèrent. De mot en mot, par la vertu des similitudes et des contrastes, les phrases de Caroline et de Gouna se construisirent et devinrent naturelles. Alors le souper fut plein de réconfort, le feu les chauffa jusqu'au cœur, le thé les rendit lucides sans leur ôter l'animation. Ils parlèrent d'abord de leur métier, des typesL'INDOHPTÉE 27 qui vont à l'école. Gouria fut simple et bon dans ses remarques, exalté de dévouement, demeuré mystique pour la science et les grands savants. Grand montagnard brun, avec la beauté de sa race, moins fine que guerrière et précise, il frémissait de l'ardeur des néo-civilisés vers une carrière haute, il vivait de phrases enthousiastes, de naïveté généreuse, d'une vision hyperbolique du but. Il s'interrompit pour dire : — Vous êtes pâle et faible..., ne sortez pas par les mauvais temps... Promettez-moi de vous soi- gner ! Comme elle avouait — pas trop, respectant l'ardeur du barbare — son découragement: — Française que vous êtes!... Moi, j'ai connu toutes les horreurs..., mais je ne me décourage pas..., jamais!... Je mange du cheval depuis trois ans !... — Du cheval ! — Oui... pour manger de la viande... pour être fort!... Il regarda ses mains à la dérobée, avec inquié- tude, et Caroline, l'observant, sur la carcasse forte, venue pleine de sève du Caucase, crut voir de la dégénérescence. — Sans le cheval, cria-t-il avec enthousiasme, je n'aurais pu résister... Pas de préjugés! Le cheval a été mon salut. Il marcha, il dit son long calvaire, le peu d ar-28 L'INDOMPTÉE gent — régulier par bonheur — venu de Gouria. Son âme se découvrit dans le récit. Elle était d'une simplicité très belle, grande d'élan, généreuse d'action, mais tout en lignes primitives : nourrie par un cerveau, actif mais inapte aux grands déve- loppements, elle comportait la mâle volonté et même l'héroïsme, mais elle se brisait, elle se dis" solvait dans les eflorts vers un idéal moderne, un idéal de science. Sorti de son air de montagnes, sorti des mouve- ments d'un peuple musculaire et indiscipliné, neuf au travail de pensée, Georges, prince de Gouria, devait s'épuiser par le savoir et par la méthode. Déjà la maladie était sur lui, grandissait dans sa chair surmenée par le cerveau. La jeune fille se prenait de respect, mais aussi d'indulgence. Fidèle encore à son idéal de science et de dévoue- ment, elle ne croyait plus aux phrases. Le dédain avait passé, la résignation sceptique. Puis, au rebours de lui, elle était infiniment nombreuse en nuances et en subtilités. Son regard, lorsqu'il se levait de bas en haut, la tète un peu en avant, avait une expression mystérieuse et sombrement sédui- sante. Au contact des malades, elle avait acquis le sens rapide des êtres et la notion de l'universel mensonge. Pourtant, dans ce soir, devant l'homme abdiquant toute tactique sexuelle, elle fut elle-même naïve —L'INDOMPTÉE 29 naïve par lassitude, par imitation féminine et par consonance. — Encore du thé ! dit-il... Une tasse de thé, c'est pour moi toute la vie qui se déroule ! Il servit Caroline gentiment ; son thé était délicat et rassérénant, sans la noire âpreté du thé anglais. Observant encore son invitée, ému : — Quel dommage que vous ne soyez pas heu- reuse ! — Tout s'arrangera ! — N'est-ce pas... ça doit s'arranger... C'est ce que je dis toujours... Je vous ferai avoir du quin- quina supérieur... un ami m'en fait parvenir... Il criait très haut, comme s'interpellent les pas- teurs sur la montagne ou les paysans sur le sillon. Ce bruit choquait Caroline, puis elle le goûta. En même temps, elle remarquait la raucité du jeune homme. — Ah ! si vous saviez que de fois j'ai été malade... Mais tout s'arrange quand on s'y prend à temps... Cet air d'ici, c'est pour nous comme de l'eau sale dans une rivière... Il faut tout le temps lutter... Et d'ailleurs, sans le cheval ! Je n'oublierai pas ce que je dois au cheval... Elle sourit, plus indulgente encore, sentant que celui-là ne serait jamais une menace. Son œil si beau de jeune tcherkesse, la force noire de sa barbe, auraient excité quelque respect, mais elle le vit débilité sous la superficie martiale. Elle30 L'INDOMPTEE entrevit un vague mariage, le repoussa, puis ce fut une course de chevaux cosaques où quelqu'un l'emportait sur une selle. L'autre criait toujours, vantait les jeunes races, décriait les étudiants français. — Ils sont ignoblement bourgeois... moi, je tremblais, mademoiselle, quand le train est entré en France.. Je chantais à la portière en insultant le despotisme... Mais votre jeunesse est si affreuse- ment égoïste... Tous ces farceurs, tous ces rieurs règlent si prudemment cette vie où ils auront la femme à dot... pas d'enfants... et la plus sale des irresponsabilités... Alors, j'ai compris qu'il n'y avait plus d'hommes dans votre bourgeoisie... Elle se révolta d'entendre ainsi crier ce sauvage ; son hospitalité lui parut grossière : il s'en payait ! Mais il se retourna d'un air de contrition, avec une douceur charmante : — Pardonnez-moi, Mademoiselle!... C'est sans vouloir ! Alors, soudain elle l'approuva. Le moyen de le contredire ! Ne voyait-elle pas, chaque jour. Est-ce qu'elle-même, pauvre, pouvait espérer... Oh! ces jeunes, immondes sous la plaisanterie ! Pourquoi pas un mariage lointain, dans une montagne? Le prince disait des souvenirs : c'était Gouria, le pays des collines entre de hautes montagnes. — La maison de mon père — nous sommes les seigneurs de Gouria — est si loin dans le silence...L'INDOMPTÉE 31 A chaque pluie, il y a cent sources qui descendent tout autour... et qui « buissonnent » toute la nuit... puis, à la sécheresse, ou à la gelée, il n'y a plus que de l'eau sous terre et le lac des quatre sapins... Que je regrette les courses à cheval parmi ces forêts... Oh ! mademoiselle, les pâturages de Gouria, après la tonte... les forêts en septembre... J'ai une hutte dans un grand chêne où j'ai dormi cent fois... J'ai quitté tout, parce qu'il manque des médecins à Gouria... Il regarda encore ses mains avec angoisse. Elle, tandis qu'il parlait de Gouria, sentit la chaleur tendre du foyer paternel l'envelopper comme des bras. Elle murmura : — Comme j'aimais d'écouter mes parents, lors- que j'étais encore au lit en hiver... qu'il ne faisait qu'à moitié jour... Oh ! la voix de mon père et de ma mère dans cette sécurité et ce silence... Quel sentiment de protection, monsieur Gouria... la cer- titude d'être bien à l'abri, bien heureuse... J'ai tout encore dans les yeux!... Je me roulais sur moi- même, si contente... Et quand on prononçait mon nom... tenez ! ah ! ces deux voix chéries qui causent tout bas et la petite odeur de la fumée du feu à peine allumé ! Son imagination s'embrouilla dans ce souvenir, y resta tapie comme une sarcelle entre les joncs. — Moi, dit le prince, j'allais en visite pour une nuit, pour un jour... avec une vieille bonne et mes 32 L'INDOMPTÉE sœurs... au bas de la montagne où était venu s'établir un cosaque. Il y avait un grand balcon autour de sa maison de bois... l'été nous y dor- mions tous, mademoiselle, tout était si propre chez ce cosaque... des draps blancs sur les planchers, des draps de neige sur lesquels on marchait sur ses bas ou pieds nus... C'était à la saison des cerises et des groseilles... Je me couchais sur les prés, je n'avais qu'à tirer les branches pendantes pour en manger... je me disais tout le temps : « Comme il y en a ! Comme il y en a ! » Il y avait abondance de tout. Les armes du cosaque pendaient au mur... mais lui-même, devenu le frère des Circassiens, les aimait mieux que les Russes... Comme sa femme était douce et belle ! — Oh ! reprit Caroline, quand mes frères reve- naient en vacances, qu'ils étaient bons!... Ils m'emmenaient de nuit..., on partait en barque... Il n'y a pas de lune comme chez nous, tout est pâle ! On allait trouver un bateau à l'ancre... On achetait des choses... Quel mystère que ces bateaux... la mer était paisible..., elle brillait gentiment..., elle scintillait d'une manière si affectueuse ! Elle rit de se sentir enfant. Que d'années elle n'avait connu ces causeries naïves où le cœur simple, qui vit au fond des plus compliqués, se fait jour, le cœur presque de la bête. Il rit aussi, mais non d'étonnement, car cette simplicité c'était son atmosphère. iL'INDOMPTÉE 33 — Connaissez-vous les pêches de nuit sur une rivière?... Oh! mademoiselle, comme j'aimais les torches des pêcheurs dans les roseaux des rives.. dans les arbres des rives... quelles torches magni- fiques entre les peupliers et les saules. L'église d'un petit village en était tout éclairée... Un heure ainsi, ils remontèrent vers l'amont — ils retrouvèrent d'adorables miettes. Cependant l'heure avançait, et avec l'heure, le sentiment de section de leurs destinées. Après des silences, elle dit : — Monsieur Gouria... votre bon feu commence à me rendre triste... C'est que je pense que ça va finir... Finir!... Connaissez-vous cet usage de cer- tains Israélites de vos pays de mettre sur une table, après des funérailles, un verre d'eau pour que l'âme du mort vienne s'y nettoyer de ses péchés ? L'idée de finir me rappelle toujours ce verre d'eau. Alors, il redevint timide. L'homme, loyal mais » plein de la guerre des sexes, reparut en lui. Il n'osa plus regarder fixement sa compagne. Devant le feu, dans ce repos de quelques heures, elle était devenue délicieuse à voir. Elle appartenait à la race de celles qu'il est bon de connaître ; leur grâce ne se révèle qu'à mesure. Son visage était de ceux qu'on aimera demain, de ceux qui sont du beau féminin pour un ou deux siècles en avant, plutôt que pour l'époque actuelle. Si la beauté d'Athènes n'est déjà plus celle qui frappe le plus nos élites .,34 L'INDOMPTÉE nerveuses, demain naîtra un idéal de beauté plus intelligent où l'on aimera passionnément la trace de la pensée, le plissement de l'effort cérébral si différent du plissement de l'âge. Elle avait cela, et la peau toute fine, non éclatante, plutôt un peu grise, les yeux mystérieux, et divers, un mouve- ment de corps gracieux mais sans animalité. En surplus, la variété infinie duo visage d'occident, avec autant de lumières différentes que nos firma- ments, nos nuées, nos atmosphères — jeune infini- ment une minute, puis grave, expérimentée, loin- taine. Elle vit la gêne de l'homme. Mais comme elle ne le craignait guère, plutôt elle s'y complut. Dans la fin de soirée, finement réconfortée, les nerfs tièdes, en revif, elle entremêlait de la malice à sa grati- tude et d'ailleurs croyait payer un peu l'hospitalité en émouvant l'hôte. Du fond endolori, de la vase de désespoir, c'était la femme qui remontait, avec mille lointains, avec non pas la réalité, mais le jeu léger de l'existence, le symbole de sa raison de vivre. Elle le laissa donc se troubler, tandis qu'elle achevait de sécher l'horrible bottine qui clapotait naguère. Elle trouva gentiment étrange de séduire — en toute sécurité — d'en haut — après la course au désespoir. Tantôt sa jeunesse était morte, la vétusté et la carie du désespoir tenaient son âme. Maintenant la voici vivifiée, mille ramilles engour- -,-L'INDOMPTEE 35 dies palpitent, germent, se couvrent des pointules vertes de l'espérance — ou, encore, mille spores séchées, crues mortes, ont repris dans quelques gouttes d'eau, fermentent, grandissent, engendrent. Elle disposa les plis de sa robe, elle prit insidieu- sement son terrible regard de bas en haut, plein de force et d'équivoque. Elle rêva la sécurité du mariage, l'instinctive forteresse de l'enfant. Elle la rêva, mais comme elle l'a rêvée cent fois, devant cent jeunes hommes : un faible rêve d'hypothèse. Gouria fut le modèle pris au hasard, de .qui tout de même l'hommage est aimable. — J'ai été imprudente ! se dit-elle avec ironie. Jamais elle ne s'était senti mieux à l'abri. Le bon Caucasien était comme derrière une infranchis- sable haie. Elle résolut pourtant qu'elle ne recom- mencerait pas — non à cause de lui, mais parce qu'on finit toujours (elle se le répéta avec force) par être vue et diffamée. Sinon !... Vaguement elle faisait le geste du dédain, ayant à la fois l'absolu orgueil d'être régulière, de ne donner qu'un seul père à ses enfants, et le mépris de toute vertu bourgeoise. Mais ce mépris était plein de crainte et de terreur, plein de vanité de ne faillir aux yeux de personne, mépris en somme tout théorique, sans sanction active et pourtant très réel. Elle parlait, à présent, presque seule. Le Circas- sien avait de longs et pénibles silences, les pom-36 L'INDOMPTÉE mettes rougies. Enfin, elle regarda au petit réveil qui avait scandé la soirée. Onze heures ! La vue de l'heure dissipa ironie, rêves, fierté de plaire. Il n'y eut plus que la gratitude pour le joli accueil et l'involontaire frisson de redescendre dans les rues humides, dans la terre marécageuse. Puis, l'ar- gent? Est-ce que Gouria l'avait oublié ? Elle en eut froid jusqu'aux os; toute coquetterie tomba comme une herbe fauchée. — Il est tard, dit-elle... Alors, comme au début de la soirée, il se mit confusément à dire : — Soignez bien votre santé. Il se répéta, il plongea dans la confusion. Un acte était dans le chemin de sa pensée, comme un éboulement dans un chemin creux ; il tenait une pièce de vingt francs dans la main gauche, il ne savait comment l'offrir. Cette chose si simple lui causait une peur analogue à celle qu'il avait res- sentie, un jour qu'il s'était aventuré trop loin des bords d'une rivière glacée et que ses membres rai- dissaient, que ses doigts s'ouvraient dans l'eau. Elle se leva, il dit : — Je vais vous accompagner. Et tout à coup. — Vous m'aviez permis... Pardon ! 11 mit la pièce doucement dans la petite main. Alors, elle eut un élan de joie confuse, puis une honte, un embarras qui crispait la plante de sesL'INDOMPTÉE 37 pieds. Ce fut comme un paiement, et de quoi ! Elle en pâlit, elle vit sa soirée comme une impalpable prostitution, et dit en une vivacité presque fâchée : — Je vous le rendrai dans la quinzaine ! Il se tenait devant elle avec le sentiment d'avoir fait quelque chose de lourd, de grossier, d'insul- tant, ce qui refoula l'instinct amoureux, bientôt ramena une familiarité d'homme à homme, de bon aloi : — Voilà ! dit-il... Marchons ! Et ils causèrent médecine jusqu'à la gare Mont- parnasse.III Caroline revit le prince de Gouria, mais d'une manière fugitive. Plusieurs fois par semaine, il arrivait à la Pitié. Il y retrouvait la jeune fille, il se tenait à distance. C'était aux cliniques de Lan- gueraux. Le vigoureux maître, figure camuse, aspect socratique, cheveux bouclés, parle avec une bonhomie feinte, aigri par des dénis de justice. Continuellement il se rebelle contre les diserts autant que contre les théoriciens — en haine de sa carrière tronquée par un défaut de parole : — Gambetta, messieurs... ce grand orateur... ce gaillard qui nous a perdus, n'avait pas même un cerveau moyen... Et devant quelque dégénéré à la parole facile, comme il s'en rencontre : — Messieurs, voilà ! Cet homme appartient à la catégorie des dégénérés. [A l'homme.) Cane vous fait rien, n'est-ce pas, mon ami.....? Ecoutez comme il parle... il raconte très bien son histoire... c'est mer-L'INDOMPTÉE 39 veilleux. Ça vous prouve une fois de plus qu'on peut être plus que dégénéré, on peut être idiot et avoir un coin pour la parole... et même très bien parler. On peut être grand orateur et n'avoir... rien!! (A l'homme.) Toi, tu n'as que ça pour toi... et si tu avais fait tes études, tu aurais pu devenir peut-être un de ces fameux robinets... un de ces professeurs de la Faculté... qui sait, messieurs, qui sait... Ah ! ah ! la parole... Vous auriez pu devenir un orateur, mon ami, un ministre ! Gouria suivait les groupes de lit en lit, ces groupes étouffants autour des malades, regardait Caroline furtivement, peureusement, déjà jaloux lorsqu'elle s'attardait à causer avec quelque jeune homme. Langueraux vitupérait contre les uns, plaisantait agréablement les autres, réparant sa grosse jovialité ou ses rudes diagnostics par un : — Nous arrangerons ça, mon ami !... Nous vous guérirons ! D'ailleurs, au milieu des souffrances, des fièvres, beaucoup de malades riaient quand riaient les étu- diants, bassement flattés de la familiarité du redou- table homme. La colère du docteur éclatait contre les alcooliques, colère maniaque et presque mys- tique. Souvent, précipité, il accusait d'ivrognerie un malade non encore soumis à l'analyse, enclin d'ailleurs à voir partout au moins une hérédité alcoolique. Et il vitupérait devant quelque vigou- reux sujet :40 L'INDOMPTÉE — Vous êtes un superbe gaillard... vos muscles sont admirables... eh bien! je vous affirme que vous en avez pour trois ans si vous continuez, monsieur, et vous continuerez... vous êtes trop enfoncé... Si vous ne vous corrigez pas — écou- tez bien ça ! — je ne vous donne pas trois ans à vivre... Vous m'entendez bien, pas trois ans... Et vous continuerez... Je vous assure que vous conti- nuerez ! Une brutalité excessive éclatait dans son visage, une fureur puérile et, en même temps, un profond sentiment d'intérêt pour le pauvre diable : — Buvez du lait... Du lait... quand je vois du lait... quand je vois cette chose admirable... cette chose si complète, si bonne... si appropriée... quand je vois du lait, oui, messieurs, alors je me dis qu'il y a une providence... Il s'interrompait pour crier: — Un douanier... Ah! vous êtes un douanier... Messieurs, tous les douaniers sont alcooliques..., vous êtes alcoolique, monsieur... Tous les doua- niers sont des ivrognes et des voleurs... Un jour, on m'avait envoyé une petite tonne de muscat, mes- sieurs, une petite tonne d'un vin... d'un vin exquis, d'un vin ! Ces gredins-là, ils m'ont soutiré la moitié avec des pailles ! Et ils ont mis de l'eau... de l'eau, les infâmes... s'ils s'étaient contentés de voler... c'était supportable... mais de l'eau, les bandits... de l'eau, les gredins!... Vous êtes alcoolique, mon-L'INDOMPTÉE 41 sieur. Je vous dis que vous êtes alcoolique... et vous savez où ça mène, n'est-ce pas... vous le savez ! Et il maniait les corps, s'attardait en calembours ou essayait, péniblement, de construire ses phrases à l'instar de ces paroliers qui lui hantaient la cer- velle et dont il professait le mépris. Gouria souf- frait de voir la gracile silhouette de Caroline pressée par les étudiants ; quelque chose de suave pénétrait le relent de la maladie, les tuberculoses, les syphilis, les plaies innommables. Parfois, après d'autres, la jeune fille auscultait quelque patient, et Gouria trouvait cela misérable, s'indignait de voir l'oreille délicate, la chevelure crespelee, sur une poitrine velue. Il arrivait que le malade était jeune, la face bien tournée, qu'il regardait Caroline avec une expression langoureuse et désirante, qu'il souriait à demi au contact de la jolie tête sur son corps. Gouria eût volontiers assommé l'homme... On passait enfin dans la galerie des femmes. Il y faisait doux. Toutes ces malades étaient tenues très propres, quelques-unes jeunes et désirables —■ et désirées. Quelques rares chefs de clinique ont de brutales indulgences pour les étudiants quand les femmes sont de la caste infâme ; Langueraux est plutôt austère. Gouria y goûtait un apaisement. Le Circas- sien osait se rapprocher de la jeune fille et lui parler : il semblait qu'une douceur natale, la dou- ceur des collines de Gouria fût venue visiter la42 L'INDOMPTÉE triste salle hospitalière. Autour de la tête blonde s'entremêlait le mystère des grottes, la tremblerie des hêtres, le grand cri du vent au sortir des passes, l'ardente fleurette qui s'ouvre, qui bleuit les rocs, qui vit si vite et si délicieusement au-dessus des pâturages, le vol des aigles du Caucase et les petits vallons solitaires où des bêtes s'unissent ou se combattent. Et la voix de Langueraux semblait une voix de vieux montagnard exhortant sa tribu. — Défiez-vous, messieurs, de ceux qui disent: Il y a un microbe, donc il y a contagion... Je n'ai pas une seule fois constaté un fait net de conta- gion tuberculeuse... Messieurs, l'expérience seule compte... Ceux qui croient à la contagion par cela seul qu'il y a un microbe, ceux-là sont indignes de baiser les pieds de la déesse Médecine... On écrit trop, messieurs, il y a trop de bavards... Les Alle- mands, me direz-vous, écrivent encore plus que nous... Je ne partage pas l'engouement pour les Allemands... « Ils écrivent plus et ils écrivent plus de bêtises... 11 n'y a pas de vrais savants parmi nous, non, mes- sieurs, pas même parmi nos sommités de la Faculté (son ton est plein de rancune)... Il y a beaucoup de bavards et peu de cliniciens... Les Anglais se mé- fient des théories... et les Anglais sont des gars solides... ce sont des esprits pratiques, que nous aurions plus de bénéfice à étudier que les Alle- mands...L'INDOMPTÉE 43 Mais Gouria pensait : — Dire qu'elle est venue — je l'ai eue toute une soirée dans ma chambre — elle est venue ! Et son cœur fondait de tendresse et d'étonne- ment.IV Caroline vit croître la tendresse de Gouria. D'abord elle y prit plaisir. Le courant léger et doux l'alanguissait. L'hommage planait, l'environnait d'une jolie atmosphère. Ce que le Caucasien avait de trop primitif se réparait par la légende du Prince venu de la montagne pour apprendre à secourir les hommes. Et d'ailleurs, l'être féminin se complai- sait à la principauté même, et la cherchait dans les gestes et le regard de Gouria. Le geste était âpre, altier, d'une élégance barbare — le regard si fier que les plus subtils n'en firent jamais risée. Le costume était négligé jusqu'à la rusticité, mais la rusticité d'un chef de clan. Pour la conduite, elle était belle, généreuse et d'une fran- chise admirable. Jamais Gouria n'avait biaisé ni rusé, parmi ces petits bourgeois hypocrites. Jamais il n'avait daigné cacher un acte ni un geste — en sorte que sa simplicité et la lenteur de sa compré-L'INDOMPTÉE 45 tension n'empêchaient pas qu'il n'apparût comme un dominateur aux plus cérébraux. Caroline aurait pu l'aimer d'amour, quoiqu'elle eût une préférence passionnée pour les hommes d'intellect ou au moins de nuance : contrainte à de l'indulgence pour le mâle simple, elle eût voulu, au contraire, être contrainte à l'admiration. Tout de même, elle sentait pouvoir s'attacher à la force noble presque autant qu'à la finesse et au génie : aussi quelque chose répondit d'abord en elle, am- bigu. Mais ensuite, si l'amitié augmenta, le pen- chant amoureux diminua en proportion, et Caroline savait pourquoi. Elle se le reprochait presque : c'était la maladie. Gouria était tuberculeux. Le puissant monta- gnard, malgré les beaux yeux où brillait encore tant d'énergie, se mourait de science et d'air impur. Caroline l'avait pressenti dès la première rencontre, sans approfondir le diagnostic. Le prince, générale- ment ganté de noir, montrait peu ses mains, le bout de ses doigts déformés en spatules. Peu à peu, à l'hôpital, elle s'était convaincue, Narines amin- cies, voix approfondie par les cavernes, la jeune fille ne pouvait songer à lui sans songera son mal. Des circonstances médicales ajoutèrent à son recul. En ce temps la tuberculose ameutait les hôpi- taux. Le bacille découvert, des guerres tumul- tueuses se livraient autour de la contagion. Niée, affirmée, elle multipliait les investigations des cli-46 L'INDOMPTÉE niciens et des micrographes. Chaque jour, Caro- line se passionnait pour la passion des autres, s'empressait auprès de l'insidieux mal. Son imagi- nation débordait de cavernes, de pus, de tout le sinistre et répugnant dessous. Elle ne pouvait voir un malade sans se figurer l'intérieur, ni aus- culter, écouter les craquements, sans entrevoir le cloaque glaireux, la matière pulmonaire en ruine. Près de Gouria, revenait le diagnostic et ses dé- goûts, la gêne physique de la doctoresse devant le grand montagnard dévoré. Hélas ! elle n'était pourtant ni dédaigneuse ni rechignée. Elle eût accepté le serment d'un homme moins valable que Gouria. Suffisamment éclairée sur l'insuffisance des combinaisons de l'amour, sur le précaire du choix pour la femme vertueuse et pauvre, Caroline était résignée à avoir fait le rêve de l'amour et à prendre l'offre économique de la réalité. Ah ! elle l'avait vue tourner la roue ! De ceux qui avaient passé — de ceux qui avaient pu la tenter, rien que le brutal désir, l'avertissement tacite que ce serait pour « quelques » mois. Elle étouffait de dignité devant ces fils de bour- geois qui s'en vont palpant des malades, coupant dans des cadavres, soignant de petits bouillons de culture avec une entente si parcimonieuse de leur position. Et qui rencontrer en dehors? Quel lot, à quelle loterie ? Quelle autre perspective qu'un mariage sans choix. Ah ! sans son mal, le princeL'INDOMPTÉE 47 eût été la Providence ! Malgré tout elle s'attendris- sait pour lui et goûtait toujours davantage la fer- veur et la sûreté de son caractère. Elle le voyait arriver avec plaisir à la Pitié ; elle l'accueillait avec grâce. Mais elle n'encourageait pas de causerie au dehors, pas de rencontre à la rue, elle mettait obstacle à toute ébauche d'idylle. Lui ne tentait pas d'enfreindre la défense, mais il rêvait conti- nuellement quelque moyen naturel de rapproche- ment. Et il le trouva.Caroline, après la crise de misère, eut une halte de bien-être. Son père venait de surmonter des dif- ficultés d'argent : elle eut ce qu'il faut de confort, une pension agréable. Son hôtesse, MmoBofïard, sexagénaire, perruque de feu et face triplement plâtrée, apparentée à un ex-ministre reministrable, se vantait de ne tenir pension que pour se distraire. Ses pensionnaires étaient en petit comité. C'était une vieille vicom- tesse, une vieille rentière, un vieux caissier, un vieux chef de bureau en retraite et le frère de Mmc Bofîard, employé à l'Hôtel de Ville. La cuisine était excellente. Avec son faible appétit, et épuisée, Caroline eut des sensualités fines à ronger un peu de poulet, de la viande de boucherie tendre et faite à point, quelque joli légume bien choisi. Elle reprit force et santé. Le dîner fut un grand charme — elle supporta les convives par égard pour cetteL'INDOMPTÉE 49 nourriture fraîche et bienfaisante. Elle oublia mo- mentanément l'agonie des privations, les mets âpres qui font de la digestion une torture. Un soir, comme elle venait de descendre à la salle à manger, Mrae Boffard survint : — Vous êtes si mignonne qu'il faut vous embras- ser ! La vieille resplendissait autant qu'un arche- vêque. Elle assortissait des mauves épouvantables avec des jaunes pissenlits, toute bastionnée de soie et de dentelles, sous le haut fourneau de ses che- veux. Le visage, caché sous le mastic, se funambu- lisait aux lumières. Une sénilité marécageuse écla- tait dans ses yeux de vieillarde, tout plats, crevassés, dépolis, désagrégés. Mais ses dents étaient saines, fortes et très blanches dans une mâchoire de né- gresse. — Venez donc me dire votre avis sur un corsage. La vieille montra le corsage, puis toutlecaphar- naûm de ses armoires. L'amas y était énorme. Piles de pantalons dentelés, fines chemises àla verveine, satins et velours à l'infini, délicieux bas de soie, orgie de perles, d'or et de pierres, tout impliquait une extraordinaire coquetterie du corps. Involon- tairement, la jeune fille ressentit du malaise, de l'indignation, — peut-être de l'envie — que ces vieux membres fussent à une telle fête ! Ensuite, la vieille entr'ouvrit son corsage et leva ses jupes. /J,50 LINDOMPTEE — J'ai besoin d'être dans des choses fines... je mourrais si je devais m'en priver... Ilapparut de luxueux dessous violets ou pourpres, des nuages, des neiges : la vieille conta la grandeur de M. Boffard, inventeur du porte-plume pneuma- tique. Elle abordait l'histoire des Trois-Brevets, lorsqu'un gros homme survint. C'était François, frère de Mme Boffard, homme trapu, asthmatique et volubile : — Bonsoir la compagnie... Mademoiselle la doc- toresse... Aïe ! Aïe ! j'en ai souffert aujourd'hui ! Qu'est-ce que je puis bien avoir dans le dos... Le gros œil malin, tout arborisé de veinules, étudiait Caroline. François suait la prévoyance et l'ordre, il avait des rentes, il s'accrochait en déses- péré à la solidité de son emploi. Il infestait la jeune fille de suppliques pour des bons de douches, pour des consultations gratuites. — Mademoiselle la doctoresse... c'est comme si on promenait une allumette dans mes reins... — Tu manges trop ! dit Mme Boffard. — C'est pas ça... j'ai besoin de forces... — Tu nourris la douleur ! répliquait la vieille... Il faut faire jeûner le mal. Et comme tout le monde, au fond, est docteur, elle donna son remède. — N'est-ce pas, mademoiselle, il faut tirer la mau- vaiseté qui est là dedans... ça se tire avec des orties bouillies avec des vers...L'INDOMPTEE 51 — Laisse donc parler M"0 la doctoresse... Sottise ou ridicule n'y font guère. Les plus vieux docteurs se fâchent et perdent leur ironie contre la manie thérapeutique, vînt-elle d'un décrotteur. Caroline coupa d'un ton net et cassant. — Je vous donnerai un mot pour Cazauviel. Le commis rit comme un gros enfant malicieux, avec cette joie de la médecine gratuite, aussi pro- fonde, dans la bourgeoisie et le peuple, que la joie du billet de faveur ou de la contrebande. L'hu- meur de Caroline s'accrut en entendant François s'écrier : — Le pharmacien a dit... Elle tenta de se contenir devant ces imbéciles. Mais la haine du pharmacien l'emporta : — Le pharmacien est un âne... il n'a pas le droit de... « Que je suis absurbe ! pensa-t-elle tout en con- tinuant à s'abandonner à cette haine du pharma- cien comparable à celle du prêtre pour le sorcier, de l'avocat pour l'homme d'affaires, haine de corps inoculée par les maîtres : — Ce sont des voleurs, des crétins, des meur- triers... Elle s'arrêta, se mit à rire : — C'est pourtant vrai que le moindre balayeur d'hôpital qui a entrevu de loin des malades, se crée une clientèle qu'un docteur lui envierait. Elle songea de nouveau à ce prodigieux instinct52 L'INDOMPTEE médical qui gît dans les êtres, qui fait que chacun, devant tout malade, est prêt à y aller de son conseil, de son idée, de son remède. Et, comme elle y songeait, M1"0 Bofîard se mit à dire : — Moi, mademoiselle, je suis sûre que j'ai un ver dans l'estomac... le matin ça me ronge là comme Elle montrait sa poitrine. François s'écria avec autorité : — Faut prendre tous les soirs un grain de poivre... — Mademoiselle le sait mieux que toi, peut- être! — J'ai eu un ami qui avait un ver gros comme mon doigt... y a que le grain de poivre qui a pu le lui ôter... Il se retira sur cette affirmation pour changer de costume ; Mmc Bofiard, honteuse de son frère, murmura : — Que voulez-vous, mademoiselle... excusez-le... ou n'a pu en faire qu'un employé... il ne saura jamais les manières... c'est un manque de son esprit ! Il ne fait pas honneur à la famille... Dans la salle à manger, le commis de banque et les deux vieilles filles attendaient. L'une d'elles se mit à geindre en apercevant Caroline : — Ah ! mademoiselle, j'ai un marteau derrière l'œil... toute la journée ma pauvre tête a été au martyre !L'INDOMPTÉE 53 — Pourquoi ne prenez-vous pas des capsules à la térébenthine, demanda doctement le caissier. — Je vous ferai une prescription ! fit Caroline avec impatience. — Est-ce que vous ne croyez pas, dit la vicom- tesse, que c'est un rhumatisme de l'œil?... — C'est une goutte de sang, dit Mmo Bofîard. — Ou peut-être bien le serein que vous aurez attrapé à la fenêtre, fit François qui rentrait dans un abominable veston graisseux. Le dîner coupa d'abord court à la médecine. Le commis de banque, bonhomme d'une cin- quantaine d'années, bas sur jambes, grave de con- tenance, répétait avec un respect craintif. — Madame, on ne mange nulle part comme chez vous... Madame, ce morceau est aussi succulent que chez Marguery... Un poil feutré poussait sur son crâne, si abondant qu'aucun peigne n'eût pu y trouver de ligne. Il avait le sourire difficile et doux, les yeux jeunes, un teint de betterave et, en somme, la physionomie agréable. Une expression amoureuse passait sur sa face lorsqu'il s'adressait à Mme Bofîard. François mangeait horriblement, enveloppé d'une serviette saturée de vin et de graisse ; sa main violatre, incertaine, tâtonnait et laissait couler les sauces. On entendait le claquement de ses dents sur sa viande et sa respiration goulue. — Ça va mieux ! dit-il à la tablée... Le dîner me54 L'INDOMPTÉE remet! Mademoiselle, le vésicatoire avait fait sortir au moins un demi-litre d'eau. Faut-il qu'il y ait du mal tout de même pour donner tant d'eau. Caroline, à qui la bonne humeur était venue, sourit de la « mauvaise eau ». — Moi, dit Mme Bofîard, j'ai eu une fois pour sûr deux litres d'eau tirés par des vésicatoires : c'était dans le ventre... — Si on pouvait tirer l'eau du coup, je serais guéri! reprit François... Le pire, c'est que ça voyage... C'est y l'eau qui fait déplacer le mal, mademoiselle?... — C'est le système nerveux, dit le commis de banque... Si M. François pouvait se mettre tous les jours un pigeon vivant coupé en deux sur les reins... — Il mange trop... cria Mmc Bofîard. — La nourriture n'a jamais fait de mal, répliqua le gros homme. — Monsieur François, fit la vicomtesse... pour- quoi n'essaieriez-vous pas les points. — Quels points? — Les points de couleur... les bleus guérissent les rhumatismes... C'est des points qu'on vous peint sur la figure et sur le corps... — C'est de la superstition ! s'exclama le cais- sier. — On a guéri le choléra en peignant le ventre en jaune ! L'INDOMPTÉE 55 .L En ce moment, Caroline toussa légèrement. — Vous avez pris froid, dit gentiment Mm0 Bof- fard... je vous ferai monter tantôt un vin chaud ! — Ce n'est pas mauvais, dit François... mais rien ne vaut un bon petit verre de cognac, puis du suif sur... — Le mieux c'est de ne rien prendre du tout et de se passer de l'eau sur la poitrine avant de se coucher... — Le sirop d'escargot... — C'est pour lesétiques... — Pas du tout, les étiques ça se guérit avec un petit sac devers... on met les vers aux creux du ventre et ils deviennent noirs et puants... ils prennent le mal... Quand ils puent, on les renou- velle... — Les étiques, s'écria François, il faut les faire coucher avec un chat... le chat attrape la phtisie... — Un Américain s'est guéri en faisant manger ses crachats à des chiens, dit Mme Bofîard... Dès que les chiens deviennent étiques, on commence à s'améliorer. Caroline écoutait avec résignation cette causerie médicale, identique en esprit à ce qu'elle avait entendu dans les milieux raffinés. Quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, un médecin sommeille en tout homme. Comme elle en riait intérieurement, le domestique vint lui remettre deux cartes : — C'est un monsieur et une dame. 56 L'INDOMPTÉE — Georges de Gouria... Vera Visirofî... Faites-les monter à ma chambre... — Voulez-vous recevoir vos visiteurs au salon? demanda Mme Bofïard... Et avant que Caroline eût pu répondre : — Introduisez au salon, Louis. Caroline trouva le prince avec un type de légende, une de ces physionomies des monts Ourals où se superposent d'infinis croisements de races. Vera Visirofî était taillée en cône, en cône tartare, dans un costume ceinturé sous les seins. Agée de qua- rante-trois à quarante-cinq ans, elle avait les petits yeux agréables et laids des rôdeurs de Merv, Ces petits yeux en pente phosphoraient gaiement et se mou- vaient par bonds. Le reste du visage, coupé en lignes obliques, rappelait ces chiens camus qui ont tou- jours l'air de rire ; la voix courte et âpre décelait la cordialité. Son seul luxe était une extraordinaire et lourde chevelure couleur de cuivre, étrange d'abord, mais bien vite charmante à regarder : — Je me suis permis, dit Gouria, de recom- mander la pension à ma vieille amie... elle est seule, triste, elle vous serait bien reconnaissante... — Si vous me vouliez comme compagne de pension ! ajouta la Tartare. Caroline, égayée par les petits yeux bondissants, se sentit encline à accepter la nouvelle venue, un peu fâchée pourtant que Gouria eût osé cette démarche.L'INDOMPTÉE 57 — Mais je veux bien ! dit-elle... Je crois qu'il y a justement une chambre vacante... — Oh ! comme je serais hien avec vous ! Votre figure est si accueillante ! Gouria, nerveux sous le regard ironique de Caro- line, baissa les yeux, puis les releva avec supplica- tion. — Merci ! dit-il d'un ton dont il eût demandé grâce... Elle céda tout à fait, elle alla tout de suite cher- cher l'acquiescement de Mmo Boffard. Gouria demeu- rait oppressé du silence, avec le sentiment d'un grand obstacle abattu et dont toutefois il était effrayé. — Je crois que vous serez heureuse ici, dit-il à Vera Visirofî. — Je le crois aussi ! fit-elle avec une nuance d'indulgente moquerie. Et son petit œil tartare scrutait jusqu'au tré- fonds. Caroline se lia promptement avec la Tartare, découvrant à celle-ci de la bonté, de la finesse et un tour original. Gouria, sous le couvert de cette intimité, doucement glissait dans la familiarité de la jeune fille. Lorsque celle-ci regardait les hommes autour d'elle, le désert des Bonnes Volontés lui donnait grande indulgence pour le prince. Elle le laissait58 L'INDOMPTÉE alors venir près de son âme, elle écoutait mieux le mystérieux « à côté » de ses paroles Une vision de charité et de résignation l'attirait et l'accablait. Elle avait des minutes d'acceptation — où elle se donnait intérieurement au Malade. Le dangereux instinct du Sacrifice pesait sur elle, des phrases qui se corporisaient, des atavismes, un trouble vou- loir qui lui ordonnait d'être « inutile à elle-même ». Elle en revenait colère. Elle se libérait, elle éloi- gnait Gouria. Elle revoulait tout : choisir, procréer, être et avoir l'amour. Plutôt perdre le respect, mais Être! Perdre... pourquoi? Avec bien peu d'hypo- crisie, hors du mariage ne peut-elle avoir l'amour secret qui n'empêche de s'établir ni de prospérer, pourvu qu'on soit raide, cassante et menteuse ? Après la rupture, le monde oublie, oublie ce qu'il n'a même pas su : il ne sait que ce qu'on consent d'aveu. L'aveu seul est le déshonneur au sens pra- tique. La honte la ramenait. De nouveau, le regard autour d'elle, la Lâcheté immense des étudiants — tas de jeunes bourgeois juchés pour la Position. Une petite aventure « déclencha » ses incerti- tudes. Elle était alors dans le même service qu'un externe, Larraumont, garçon plein d'insouciance, de vivacité et de répartie. Ce n'était pas un beau jeune homme — lippu, les yeux trop proches, le front trop rempli, le corps penché et faibleL'INDOMPTÉE 59 d'épaules ; mais il était sain. L'ensemble, surtout après quelques jours, point désagréable. Sa fami- liarité était du meilleur aloi, son sourire éclairant, sa manière toujours attrayante, quelle que fût la forme de la causerie. Avec cela obligeant, assez fier avec les chefs de clinique, primesautier, doué de ce gentil sens de moquerie qui frappe en douceur et n'humilie personne. Il se mit à faire la cour à Caroline nettement, mais sans indélicatesse. Elle ne s'y prêta guère et elle maintint le ton de la camaraderie. Adroit à saisir les nuances, il cédait au mors, mais utilisait gaiement les éclaircies. Jamais il n'avança trop loin. Le moment, qu'il l'eût deviné ou non, était excellemment choisi pour plaire. Caroline passait par une période faible, ou forte plutôt, au sens vital. Elle était en éveil. Elle aspirait à croître, à fleurir, dans une grande peur, et le sourd regret de tant d'années d'étude, d'alanguissement, d'usure, la poussait à l'imprudence. La philosophie obscure invite alors à cueillir à la première branche : après quinze jours, Larraumont plut. Il plut aimablement, sans force apparente, mais elle attendait sa venue. Elle tressaillait un peu, lorsque, après une causerie facile et rompue, il s'écriait gaiement : — Voyons, mademoiselle, laissez-moi vous faire la cour ?60 L'INDOMPTÉE Un jour, le regardant mystérieusement, avec sa grande beauté sombre, sa plus pénétrante fémi- nité, elle dit (sa voix était provocante) : — Pourquoi ? Ainsi dit, le « pourquoi » prit une forte significa- tion, et Larraumont eut de la peine à se maintenir au badinage : — Pour dorer l'amitié ! — Dorer ! Le regard d'en bas le troublait encore, regard armé, vertigineux, plein des fleurs de l'abîme : — Me provoque-t-elle ? Et il murmura : — Une innocente dorure... qui pourrait être si charmante ! Elle se tut ; il essaya de ferrailler, calculant les paroles pour la retraite, mais les ornant du ton qui flatte et câline. Elle se mit à rire, et, pour voir, toute la semaine suivante le traita garçonnièrement, sans laisser un seul interstice à la galanterie. — Rieu à faire, pensa-t-il. Il fut alors très camarade, ce qui lui était com- mode, car il n'avait pas la complexion amoureuse, au sens passionné ni au sens tendre. Un jour qu'ils étaient de garde ensemble, après une longue cau- serie, il se laissa aller à raconter ses projets, des projets naïfs, grossiers, égoïstes que sauve un ton presque enfantin. Caroline l'écoutait avec dégoût.L'INDOMPTÉE 61 — Alors, dit-elle, une femme riche, le retour à Paris et du luxe ! Ils sont bêtes comme tout, vos projets, mon pauvre Larraumont. Il rit, mais vexé : — Bêtes, mais bons ! Avec l'air du « tout m'est dû » de son âge et le rire devenu une petite grimace. Caroline bouillait, humiliée et douloureuse. Elle voulut le cingler à proportion et le fit avec férocité. — Dites, Larraumont... franchement, avez-vous songé de quel droit vous auriez cette richesse et ce luxe ? Qu'est-ce que vous avez fait pour ça ? Qu'est- ce que vous représentez de noble, de grand, de fort, pour exiger cette grosse récompense ? Si élémentaire que fût la question, il n'y avait jamais pensé. — Que vous êtes drôle, fit-il. Tout le monde... — Tout le monde... Et ça ne vous semble pas monstrueux ?... Tout le monde, Larraumont ! Vous par exemple, vous qui n'êtes pas beau, vous qui n'êtes pas un aigle, vous qui, avec votre caractère, seriez tout juste un docteur de quartier... insou- ciant... qui ne chercherait jamais et ne trouverait jamais rien de neuf ! Et pourquoi vivriez-vous dans le luxe ? Pourquoi y aurait-il quelque part une grosse dot qui vous attendrait ? Pourquoi, mon pauvre Larraumont ? Pourquoi ? — Je ne sais pas pourquoi, répliqua-t-il aigre- ment... Mais je vous donne mon billet que je l'au- 462 L'INDOMPTÉE rai... Et que je rigolerai... Et que ma femme sera belle par-dessus le marché ! — Vous me dégoûtez ! Elle s'en alla vers l'autre bout de la salle. Il demeurait dans un haussement d'épaules, frappé toutefois de la scène, obscurément honteux. Bientôt, il s'attrista de la voir en colère. 11 alla vers elle et lui dit gentiment ■ — Est-ce qu'on se dispute pour de pareilles bêtises? Elle se mit à rire avec une cordialité méprisante.VI Le chapeau mou en tète, l'aile rabattue sur les yeux, le prince broyait péniblement ses auteurs. Sa silhouette était triste d'opiniâtreté, tragique d'effort. Une race héroïque et sombre transparais- sait dans l'homme de Gouria accroupi sur les livres. Il y était comme dans un défilé, il tenait le glaive de la science. Le sombre barbare immobile, avec la traction des tempes, symbolisait l'admirable erreur du martyre. Il avait voulu entrer dans la Science : il y était, il s'y tuait. C'était un délicat silence d'après-midi ; les fon- taines de la lumière doucement sourdaient dans la vieille chambre longue. Le sol y était de pierre, de pierre éteinte, poudroyante — les meubles presque effrayants de simplicité. A la muraille, quelques portraits tcherkesses — aussi éteints que la pierre du plancher — presque devenus allégo- riques : guerriers de razzias, princes sauvages, gens64 L'INDOMPTÉE des temps morts du Clan, où la bête de l'aire ne vivait que de la bête du labour tuée sur sa charrue ou liée à la borne de son champ. Et le fils des princes de Gouria toussait sur une table de prolétaire, buvait le poison de la science... et apprenait à guérir les hommes ! Il cessa de lire et toussa. Il toussa jusqu'à l'es- soufflement. Puis il dit, indigné : — Voilà ! Ses pieds posaient sur la fenêtre. Il regarda pitoyablement dehors, et sa tête retomba. Il vécut Gouria et les collines. Il vécut l'air vivant où les poitrines s'élargissent... l'air pur !... l'air pur ! Dans l'ombre du chapeau sa face exprima l'épou- vante ; il lui sembla voir des milliards de microbes frémir dans l'air sale, il lui sembla être un champ passif où tombaient des germes, où la vie indiffé- rente et subtile pullulait sur sa mort. L'épouvante grandit. La nature pesa comme elle pèse sur les malades. Gouria fut captif de l'intérieur. Les forces l'enveloppèrent comme des murailles. Le ciel parut proche et croulant. Et il se leva dans le vertige, il voulut partir pour Gouria, sur-le-champ, puis revit l'énorme distance, l'affreux train roulant plusieurs jours comme un grand convoi funéraire. — N'as-tu plus de courage ? Cette phrase marqua le départ de la panique. La détresse lui succéda. Gouria contempla son mal, non plus le mal abstrait des vieilles pathologies,L'INDOMPTEE 65 mais une armée d'invasion, un peuple de barbares dans la civilisation de l'organisme. Le lent, l'ef- froyable développement des cellules ennemies — la poitrine prise d'assaut par les bacilles, la forma- tion des tubercules, le creusement des cavernes, l'accumulation du pus ! Ali ! et le malheureux connaissait trop bien le mal. Il avait tant ausculté dans les salles souf- frantes, sur les lits pâles, si souvent écouté les craquements humides, la sonorité des cavernes, la profondeur des toux et le tintement métallique ! Pauvres faces où les pommettes rougissent, sueurs nocturnes, ongles en spatule — ces choses n'étaient- elles pas en lui ? Alors, il cria : — Dégénéré ! Dégénéré ! Et misérablement, il contemplait sa main. — Ni mon père... ni ma mère... ni personne de notre famille! Moi seul je suis venu... je suis venu la prendre dans la Civilisation. Fugitivement, il détesta la Science et le Progrès, conçut un monde plus durable dans la Barbarie impétueuse, la pureté de la Circassie et surtout de Gouria. Mais vite il cessa de blasphémer la Science, il n'accusa que la pauvreté, les chambres infec- tieuses où il avait vécu. — Moi, médecin, n'ai-je pas agi comme le dernier des maçons ?... Moi, médecin, j'ai été plus aveugle qu'un enfant...66 L'INDOMPTÉE Encore, il observa ses phalanges, il s'écouta au stéthoscope. Son observation fut douteuse, faite avec fébrilité. Il se rassit dans le doute. Des profondeurs de son être quelque confiance remonta. Son espoir de simple, ardent et sauvage, coïncida avec un retour de bien-être. 11 rêva aux cures faites par la surnu- trition. — Après la thèse... trois mois à Gouria... la nourriture abondante ! La vie revint, ses pommettes rougirent, ses yeux s'allumèrent entre leurs beaux cils abondants de phtisique. Et Caroline monta, se tint tout au haut de sa Destinée. Il trembla de suavité. L'amour prit sur lui comme la mousse sur l'arbre creux. La chair en désuétude para de toute splendeur la jeune fdle, la vaste splendeur que comporte ce mal tendre de la tuberculose. Dans une pâmoison fine, il demeura d'abord à l'indétermination, hors de toute critique, dans la béatitude des limbes de l'être. Une volupté de flo- raison passa sur son âme, comme les premiers ruisseaux du dégel sur un versant du Caucase, bruissement délicieux où vraiment des eaux fraîches semblent en nos chairs, où se lèvent des fibres fleuries. Il soupirait, il riait... Et l'inquiétude déjà redes- cendait du lointain comme un tiercelet sur une héronnière. Elle ramena l'analyse. Analyse fruste,L'INDOMPTÉE 67 analyse d'âme simple, faite de contradictions nettes et vives. Caroline le savait-elle malade périlleusement ? Avait-elle dégoût de la maladie, ou, comme des femmes qu'il avait connues, était-ce un attrait pour elle ? Etait-ce un attrait d'amour ou de dévouement ? Pourrait-elle être la femme com- plète, ou seulement la compagne éprise de sacri- fice ? Subirait-elle son contact, ou y trouverait-elle un bonheur d'épouse? — Non ! non... pas de dévouement ! Je ne veux pas de dévouement. Plein de dégoût, il vit l'amie soumise, qui essuie la sueur des nuits de fièvre, qui cache le dégoût sous un sourire et l'horreur sous un mot de conso- lation. Adorable spectable de rêve pour un autre, atroce vision pour lui-même. Toute la lignée des belliqueux conquérants de femmes, des polygames farouches rugit en lui de colère : — Elle est si nerveuse... elle ne saurait pas cacher son dégoût ! Il se leva : — Tant mieux ! Car du moins pourrait-il discerner en elle la différence de l'amour à l'amitié, indiscernable chez les femmes trop patientes. Et, à cette idée, Caroline se dessina nette, comme le fantôme à l'appel de la Formule. Fine et impatiente, tendre aussi, secourable, charitable, vindicative, ironique,68 L'INDOMPTÉE et ses délicieux mouvements ! 11 vit son rire et ses robes comme des phénomènes identiques, partici- pant d'un même geste ; sou terrible regard d'en dessous, son orgueil qui la pâlit et lui amincit ado- rablement le visage. Quelle élégance dans l'orgueil ! Toute la jeune fille, enfin, la souple structure vierge, la fermeté du buste ; et cette charmante chose de la Bête restée comme une lumière sur la femme, les cheveux, si étincelants chez Caroline quand ils coulent sur du velours bleu. Alors il la voulut et à n'importe quel prix. Une heure d'accalmie vint, sa poitrine était paisible ; un vertige aimable animait sa tempe. L'exagéra- ration heureuse des malades, revanche des crises qui sentent la terre du tombeau le dressa : — Je guérirai... Trois mois de Gouria... Oh! si elle veut... après la thèse... si elle veut !... si elle veut !...VII Quelques jours plus tard, au sortir de la Pitié, Gouria osa, demanda d'accompagner Caroline. Elle accepta, contrariée, inquiète. Entrés au Jardin des Plantes, un souffle charmant vint à leur rencontre, toutefois mêlé du musc des bêtes. Ils ne regar- daient pas, voyaient indistinctement phoques, mouflons, pélicans, buffles, flamants, un pays de lecture, un résumé pâle des fauves qui courent l'univers. Les feuilles étaient déjà fortes, mais sans den- sité, aux clairs tilleuls et aux bons ormes. Eux marchaient dans leur rêve, un carrefour où tout était incertitude, trouble et anxiété. Elle sentait qu'il « pourrait » parler aujourd'hui ; elle ignorait totalement sa propre réponse. Gouria tremblait encore de l'audace de sa démarche. Mais l'avenir où il tendait avait le charme pro- digieux, la grandeur resplendissante des senti-70 L'INDOMPTÉE ments de race. Tout le cortège, toute la pléiade des beautés humaines y était présente. Douleur ou joie, crainte, espérance, c'était la vie de la vie. Elle, au contraire, entendait le psaume de désuétude, la harpe des sensations éteintes et dé- pressives, le choix méconnu. Ils causaient sans suite : — Voilà... dit-il. Il prit un air de décision, elle se sentit pleine de colère. Ah ! non, non ! Pas l'amour malade ! Pas l'amour de la tuberculose ! Que ne peut-il accepter l'amitié ! Et le printemps tomba terrible. Ils étaient dans le coin où tant d'oiseaux nagent ou pâturent de l'herbe, coin où jacassent les tribus aquatiques auprès d'un grand buffle blond. C'est l'eau, c'est la merveille du monde ! Le ciel fécond, à peine blanchi de vapeurs vagues, à peine traversé d'une aile de nuage pâle, distille la plus amoureuse lumière. Tout est enveloppant et variable — les arbres épandent l'odeur de la feuille qui croît, qui tisse avec ardeur, qui dévore du soleil. Des îlots minuscules et des tertres de gazon étreignent amoureusement l'eau; les arbres simulent la clai- rière. Tout est plein, tout utilise la jeunesse de l'année, tout sent la fleur et la terre. Caroline contemplait un canardeau mongol — vêtu de roux rouge et d'argent, vautré avec un murmure d'allégresse. Un fier hérou bondit surL'INDOMPTEE 71 ses échasses, quelques passereaux bruirent entre des tilleuls, le barrissement de l'éléphant entre- coupa la voix aiguë d'un paon. Le prince malade reprit : — Voilà ! C'est deux mois que j'hésite... Je ne me sens pas digne de vous... Mais toute ma vie est à vous... Voulez-vous de moi? Elle sentait la force d'amour, un immense élan d'âme vers elle ; malgré tout, elle en était émue. Ah ! que n'était-il sain ? Que n'était-il simplement, mon Dieu ! comme tant de millions d'autres ! Elle avait renoncé au merveilleux de la passion, mais ceci !... En même temps, la compassion s'élevait en elle. Pauvre cri de détresse, consolation de mourant ! — Oui, songea-t-elle,... mais être, moi, la Con- solation ! Mon corps offert à une agonie... Ah ! Dieu! L'orgueil, le dégoût, la convulsèrent. Fiévreuse et les lèvres denses, tout le contour du visage sou- dain aiguisé, elle détesta le moribond qui voulait réchauffer son agonie à l'amour. Elle se refusa furieusement à l'holocauste. Gouria répétait : — Oh ! je sais bien que je ne suis pas digne de vous! Dans la confuse balance des forces de l'àme, ces paroles tournèrent l'indignation de Caroline. La pitié reparut, si dangereuse. Elle sentit une fois de plus le Vain des projets, l'inconnu que l'être est72 L'INDOMPTEE pour lui-même. Toute sa volonté fut en dérive. Un coup léger de la brise, les facettes de l'eau, le passage lent d'un cygne d'Australie, furent je ne sais quels dissolvants poétiques, quels présages de résignation et de sacrifice. Ah ! qu'importe ! Tout ne mènera-t-il pas au navrement ? Tout n'a-t-il pas dans les ans passés ourdi les mômes misères ? Que le moribond la prenne... que... Comment! Réduite à cela? Et pourquoi? Et pour qui?... Non, non! mille fois mieux la stérilité éternelle... ne jamais connaître... Puis, qui sait... le hasard..... Et l'imagination partit aux contrées célestes, aux fines et soyeuses tendresses, aux refuges où parle la voix conquérante de l'Amant... Non! non! Soudain elle se trouva vers lui ! Elle eut le non au bord de la lèvre... Qu'il était ardent et pâle ! Il jouait le grand drame, la Vie et la Mort. Dire qu'elle aurait pu répondre, prendre le refuge, si... Pourquoi donc ce grand montagnard, tout taillé pour la force, était-il tombé dans le mal des abâ- tardis ? — Un mot... que j'aie un mot... pour plus tard, dit-il... Et d'instinct : — J'irai à Gouria après la thèse, je guérirai... S'il guérissait! — Je n'ai besoin que d'un peu de repos... écou- tez, un mot !... Elle eut le vertige. Arbres, cygnes, échassiers, 1L'INDOMPTÉE 73 herbes reluisantes comme de petits glaives verts, éponges lumineuses des nues, tout se confondit avec les yeux étincelants du malade, ses yeux beaux et tristes aux longs cils, sa parole hachée et touchante : — Oui, dit-elle. Elle ne s'aperçut qu'après de la signification de sa réponse. L'autre, égaré, les pommettes rouges, balbutiait, balbutiait à l'infini. Elle le détesta étrangement, elle se sentit emmenée vers la geôle, liée par un irrévocable jugement. Puis elle le jugea ridicule, elle fut pleine de pitié mauvaise, de mépris pour elle-même et pour lui. L'acte apparut infâme et lâche, un immonde attentat de la Mort sur la Vie. — Mais seulement après ma thèse, dit-elle. — Pourvu que j'aie l'espoir. Tout à coup, prête à pleurer, avec autour d'elle l'impression du cercueil, elle fut pleine d'une miséricorde incommensurable pour tous deux, pour le condamné et la condamnée ! Et le printemps continuait son tissage, sa vaste et ténue trame d'atomes, mais aussi sa féroce des- truction, sa dévoration de victimes, l'horrible holo- causte où tout être absorbe un être, où toute croissance est du meurtre.VIII Les jours qui suivirent, Caroline demeura dans une demi-hébétude. Des phrases obscures trem- blaient sur elle, comme les noctuelles sur une lande. Elle vécut le hasard, l'énigme, la dérive. Derrière sa pensée molle une autre pensée veillait, triste tocsin de sa vie perdue. Des heures durant, elle se couchait en torpeur, devant des livres pâles, lisant sans lire, jouant le rôle de l'Étudiante sans qu'aucune attention y participât. Parfois, elle disait sa mélancolie, en phrases inachevées, en murmures de plain-chant. Sur un rythme assoupi, elle se répétait l'ancienne espé- rance, les heures de la jeunesse où l'époux rem- plit les nuages, où le chant de l'amour s'élève à chaque recoin de rue, à chaque lisière de jardin. Oh ! Dieu, faut-il pourtant que cela finisse dans le dégoût ! Elle pleurait alors l'agonie de son orgueil. L'IXDOMPTÉE 75 Cependant, humble, le prince l'attendait aux cliniques. La gloire était en lui, ce triomphe qu'au fond, à l'heure dite, chacun a estimé au delà de toute ambition. Son mal reculait — le nez moins minci, la toux plus rare, le sommeil plus enveloppant. Caroline vit ce bonheur et s'attendrit. Un peu de fierté rayonna sur son sacrifice. Il fut consolant que, par elle, par la force de sa grâce, un être goûtât cette joie. L'arrivée du Circassien l'arra- chait à sa torpeur. Elle goûtait alors la douceur ordinaire à tout effort qui aboutit et se fortifiait dans sa promesse. Mais parfois, le but était dépassé par l'éclat du bonheur de Gouria. Alors elle se sentait ulcérée qu'il osât croire qu'un jour il la posséderait, qu'un jour elle subirait !... L'impatience venait, les mille ironies qui sourdaient si facilement d'elle. Elle moquait le sauvage ou se montrait acerbe — mais il subissait tout avec amour. Dans sa simplicité, il trouvait de singulières ruses pour calmer la jeune fille, qu'un plus complexe n'eût point aussi sûrement mises en œuvre. Etait-ce d'ailleurs des ruses plutôt que le mouvement de son cœur lui-même, il eût été fort embarrassé de le dire. Il n'en frappait pas moins fort juste en s'adressant à l'orgueil de Caroline. — Quand je vous ai vu la première fois, je me suis dit : celle-là est noble... Au milieu des76 L'INDOMPTÉE autres, comme vos joues étaient fières et intelli- gentes ! Il y a de belles saintes dans les églises russes qui vous ressemblent... Vous me faisiez peur, tellement vous me sembliez charmante et supérieure. Ah ! je n'aurais pas osé, il a fallu que le hasard... Avant même de vous connaître, j'au- rais brûlé ma main plutôt que de ne pas croire en vous... Elle goûtait ce miel sauvage, elle sortait de sa colère. Alors il appuyait, mais pas trop cependant, guidé toujours par une habileté bizarre. Et l'orgueil- leuse pardonnait au malade. Sa consolation, c'est qu'elle avait du temps : — Avant que j'aie passé ma thèse, dix-huit mois s'écouleront. Ces mots l'accompagnèrent à travers travail, rêves et sommeil. Ils furent son viatique. — Du temps ! Tous les moyens dilatoires la consolaient, les menues limes dont l'imagination use les barreaux du Destin. Sans vouloir préciser, à force de répéter les mots, ils s'accompagnaient d'espérances un peu perverses et dont elle se défendait. En un an, quinze mois, le pauvre homme pouvait mourir ; rien n'em- pêchait qu'elle ne tardât la soutenance de la thèse d'après le progrès de la maladie de Gouria. — C'est affreux ! Pourquoi affreux?... N'aura-t-elle pas donné, en attendant, le mirage? N'aura-t-elle pas été tout deL'INDOMPTÉE 77 même bienfaisante envers le pauvre? Qu'importent quelques mois de plus... Ils sont si noirs ces jours de la fin, qu'une amie peut presque désirer qu'ils s'abrègent ! Elle s'indignait contre elle-même. — Qu'y faire cependant ? Avant un an ce sera un spectre. Mais, Caroline, c'est d'autant plus inutile d'espérer méchamment... Est-ce que le malade pourra refuser de nouveaux délais, gentiment... pour sa santé ? Car, enfin, le mariage est dange- reux pour lui... Et si je me mariais quand même? Il accepterait de ne pas... je refuserais en lui per- suadant que... je retarderais l'heure. En un éclair elle se voyait mariée, veuve, ayant le nom d'un homme, la joie du moins de n'avoir pas à devenir vieille fille... Comme presque toutes les jeune filles qui ont attendu, elle commençait à con- fondre le signe et la chose, et la seule consécration légale lui semblait déjà un événement décisif. Elle tressaillait de convoitise pour ce nom de madame où se symbolise le cycle complet de la vie sociale, et que son titre de doctoresse exigeait, selon elle, impérieusement : — Folle! tu ne l'arrêterais pas... Les tubercu- leux... au contraire... Le dégoût revenait, la volonté de faire traîner sa thèse et, aussi, l'espérance obscure d'événements et de prétextes pour se délier.L'imprévu compliqua le drame. Une brochure, qu'elle cherchait de droite et de gauche pour sa thèse, fut offerte à Caroline par un interne de Trousseau. Rencontré aux conférences de Grancey, puis de Bar, l'interne donna des notes, s'empressa, suivit même la jeune fille à des cliniques. Elle com- mença d'en éprouver quelque trouble. L'interne avait de l'éloquence et des gestes persuasifs. Il chu- chotait admirablement. Chacun de ses gestes plu- rent à Caroline, et ses mots faciles, sa clarté d'ex- position, ses saillies, une extrême retenue. Après une quinzaine, Gouria s'inquiéta de ce jeune homme, Caroline s'indigna, bouda le prince, et peut-être accentua ses causeries avec Edouard Laborde. Gouria n'osa rien dire, mais rôda désa- gréablement autour d'elle. Il y eut une semaine pénible où la maladresse du Circassien et la fierté de la jeune fille avancèrent singulièrement l'interne.L'INDOMPTKE 19 Loin de fuir, elle se fit un jeu d'aller aux confé- rences où elle était sûre de rencontrer Laborde. Gouria, sentant qu'il aggravait la légère aventure, se promit de ne plus suivre Caroline. Mais ses réso- lutions, au dernier moment, s'évanouissaient cha- que fois dans la même impulsion aveugle. Il osa même un timide reproche. Elle ne lui répondit que d'un regard étincelant, puis d'un rire d'ironie sèche. Et comme il voulait reprendre : — Vous êtes ignoble, dit-elle. Il se le tint pour dit. Il eut la force de se contenir, de ne plus la suivre. Tout de suite, il en eut le bé- néfice ; le scrupule rentra chez Caroline. Quelques jours, elle demeura chez elle, elle étu- dia solitaire — avec un petit battement chaque fois qu'elle touchait à la brochure prêtée par l'in- terne. Un matin, le domestique de Mme Bofîard apporta une carte : E. Laborde. Caroline devint pâle d'incertitude. Elle perçut d'emblée la profonde inconvenance de la démarche. Une hypocrisie obscure la fit aller chez Vera pour recevoir là le jeune homme. Vera y consentit gen- timent. Mais dès qu'Edouard fut introduit, Caro- line eut un trouble nerveux, la voix trouble, l'in- quiétude de chaque pas dans l'escalier. C'est Vera qui tint la conversation. Le jeune homme apportait des notes, qu'il se mit à expliquer avec une clarté agréable.80 L'INDOMPTÉE — C'est pourtant innocent, se dit Caroline, exas- pérée d'avoir peur. Elle n'eut pas peur pour rien. Un coup familier à la cloison : Gouria ! Caroline tressaillit si violem- ment que son embarras se communiqua à Laborde. Elle se reprit d'ailleurs tout de suite, lorsque le Caucasien entra. Il entra d'une manière sauvage. Il était ridicule et redoutable, avec une élégance étrange, hautaine, rustique, princière. Elle s'avoua tout de suite son tort, se promit de ne pas recom- mencer, et pourtant ne se repentit pas. En même temps elle comparait la tenue d'Edouard Laborde à celle de Georges de Gouria. Et sa comparaison fut indigne, toute déformée et déviée par l'inclina- tion naissante. Elle vit Edouard civilisé et frais dans un joli veston, une cravate fine et une attitude correcte ; elle vit le prince débraillé, la barbe vio- lente, le vieux paletot, la cravate roulée, et elle ne vit ni l'empreinte fière du montagnard, ni le tour bourgeois de l'autre. Cependant, uûe manière de causerie s'était nouée, par Vera, et sur un événement du jour, une mani- festation d'étudiants contre un professeur, Gouria se mit à dire : — Si la bourgeoisie n'est pas remplacée en France, votre nation est morte... quels sales petits bonshommes aux écoles... sans courage, sans con- victions, sans enthousiasme! Le ton âpre, presque injurieux, fit se détournerL'INDOMPTÉE 81 Laborde, et le prince répéta deux ou trois fois avec énergie : — Sans enthousiasme! — Cher monsieur, dit alors Laborde, comme vous semblez y tenir à l'enthousiasme ! Il souriait d'une ironie gentille dont Caroline s'éprit jusqu'au battement de cœur. Le prince fonça comme un bélier : — Sans enthousiasme, un homme me paraît au- dessous d'un veau ! — Est-ce vraiment si bon que ça? demanda Laborde. J'avoue que j'en ai peur... comme de l'hystérie ou de l'insanité... Quand je le rencontre sur le boulevard — car enfin, il en reste dans nos rues, même parmi les « sales petits bonshommes des Ecoles »... comme vous les cataloguez... eh bien ! ça me dégoûte un peu, comme une vadrouille de l'intellect. C'est peut-être que je suis arthritique! — Qu'est-ce que l'arthrite a à voir avec l'enthou- siasme? — L'arthrite est ennemie de l'alcool ; elle en est si punie ! — Ah oui ! dit durement Gouria... c'est aussi que l'arthrite est une dégénérescence ! Laborde eut un faible mouvement d'impatience, vite suivi d'un geste indulgent à la Tuberculose qui dénigrait l'Arthrite. — Vous avez peut-être raison, mais voyez l'ennui, l'arthrite est une tare constitutionnelle... Elle ne82 L'INDOMPTÉE guérit pas, elle se ménage... Que savez-vous si la France ne se ménage pas... Elle a tant bu de l'en- thousiasme. — Ah! oui qu'elle se ménage!... Tellement qu'avec quelques générations de ce ménagement, elle arrivera à n'avoir plus la moitié de la popula- tion de l'Allemagne ! Peut-être aussi que vous ap- prouvez l'avortement et l'ignoble « tout à l'égout » de vos amours. — J'ai du moins quelque indulgence... pour l'er- reur de tant de mes semblables ! — De l'indulgence! hurla Gouria. C'est cette in- dulgence-là qui pourrit tout ! — Elle nous pourrit, effectivement, cher mon- sieur... mais peut-être dépassez - vous , d'une nuance, l'enthousiasme de la discussion. Je suis un peu Français tout de même ! Le ton de la riposte, plein de calme, et d'une certaine dignité toutefois, le fit paraître exquis à la jeune fille. En même temps, elle rougissait, souffrait de la rudesse de son fiancé. Ce fut bien pis quand le prince cria : — Eh ! on le voit bien que vous êtes Français ! — Gouria! cria Caroline toute pâle... Je suis Française ! Il y eut un moment d'absolu silence. Le conflit de la rage, du regret et de la honte d'avoir le rôle ensemble brutal et ridicule, encavèrent encore la pauvre face rongée de Gouria.L'IXDOMPTÉE 83 — Excusez-moi, dit-il brusquement. Il eut une crise de toux terrible qui accentua sa défaite. Edouard Laborde repoussa doucement l'excuse : — De rien, Monsieur... Malgré mon peu d'en- thousiasme, je m'honore d'être Français ! Gouria sortit de sa toux, avec l'ardeur de la revanche : — Si vous vous honorez d'être Français, vous devez être triste de voir s'accroître l'Allemagne pendant que vous demeurez immobiles ! — Mon Dieu oui... incontestablement. Mais la tristesse exclut-elle l'indulgence ? Le sentiment qui porte le Français à n'avoir que peu d'enfants ne me parait pas plus méchant que celui qui porte l'Anglais à la fécondité des microbes ! — Puisque ce sentiment vous porte à la ruine ! C'est par lâcheté d'ailleurs, c'est pour fuir les res- ponsabilités de la vie... — Je ne suis pas bien sûr que le petit bourgeois anglais — et l'ouvrier encore moins — songe qu'il « accepte les responsabilités de la vie », lorsque... 11 est un peu moins prévoyant, voilà tout. — Qu'importe qu'il y songe ! L'instinct du devoir est aussi beau que l'idée du devoir... plus beau même ! — Est-ce qu'il y a un instinct du devoir ? C'est l'instinct de la survivance que vous voulez dire... Rien ne me garantit qu'il soit moins vif chez le84 L'INDOMPTÉE Français que chez l'Anglais. Il est autrement modifié par la raison, voilà tout ! Les coutumes anglaises, en matière d'amour, me paraissent en un sens aussi opposées à l'instinct que les cou- tumes françaises ; il se trouve seulement que, tout compte fait, les coutumes françaises sont plus défavorables à la conservation de l'espèce que les coutumes anglaises. Je conviens donc qu'il y a lieu de combattre les coutumes de nos nationaux, du moins pour ceux qui tiennent à la propagation de la race, mais je répugne à des indignations et à des flétrissures qui presque certainement n'auront d'autre effet que de faire persécuter, sans utilité, un certain nombre de victimes — les moins habiles ou les moins heureuses, qui paieront pour les autres ! — Alors quoi ? Il ne faut rien faire ? Il faut s'en- foncer dans le scepticisme comme dans la boue ? Il faut livrer sa patrie à l'ennemi ? — Cher monsieur, donnez-moi le remède ! Je ne demande pas mieux que de nous voir cinquante millionsd'âmes, avec même unpeu d'enthousiasme, s'il le faut absolument. — Commencez par entrer dans la lutte, récla- mez des réformes d'éducation, imposez les céliba- taires et ceux qui n'ont pas d'enfants... Favorisez tous les pères de famille... respectez le mariage... sauvez les enfants maladifs par des réglementa- tions hygiéniques !L'INDOMPTÉE 8» — Voulez-vous nous accorder un roi absolu ? — Je suis socialiste... — Un dictateur ? — Avec le suffrage universel ! — Bon!... Alors, nous n'avons que la persua- sion... la conversion du corps électoral ! Eh bien, depuis 1871 on n'a pas cessé de faire une propa- gande infernale contre les vices qui réduisent notre population. Tous les petits manuels des devoirs du citoyen... tous les catéchismes républicains et mu- nicipaux poussent à la fécondation, et jusqu'à nos enfants sont informés sévèrement par nos géogra- phies que la population diminue et que c'est notre faute. Quant aux articles de journaux et de revues, quant aux brochures et bouquins, ils sont plus que légion. Tout Français, cher monsieur, est infini- ment renseigné sur les conséquences de son jeu... tout Français a lu plus d'articles réparateurs et entendu plus de discours patriotiques que cent Russes... Voyez comme ils sont convertis !... Sous le couvert, une autre morale s'inocule, préférant l'individu à la masse ou plutôt ne s'élevant et ne pouvant s'élever pratiquement à l'idée d'avenirs si lointains et si vagues... Ah ! si vous pouviez nous restaurer la misère... l'insoucieuse misère... Le voudriez-vous ? — Mais vous demandez [toujours de reculer en arrière... C'est en avant qu'il faut chercher le remède.86 L'INDOMPTÉE — En êtes-vous bien sûr?... Je viens de vous démontrer que si vous attendez des lois du suffrage universel, il n'est pas très près de vous les accorder ! Mais les eussiez-vous, ces lois, je ne crois pas que vous en fussiez beaucoup plus avancé... C'est dans les mœurs et la richesse de la nation qu'il faut chercher le mal, et ces mœurs et ces richesses sont le fruit même du progrès... ou de ce que vous appe- lez ainsi, je crois ! — Non, c'est le fruit d'une rétrogradation, momentanée du moins ! C'est la corruption qui s'étend du haut jusqu'au bas... c'est votre bour- geoisie qui dissout tout autour d'elle, et à qui il faut infuser un sang neuf — le sang des ouvriers, le sang des manœuvres des champs ! — J'en doute bien. L'ouvrier triche à son tour, et ce n'est pas en lui donnant un supplément de bien-être que vous l'en corrigerez. Quant aux manœuvres des champs, il y en a si peu... si peu ! par comparaison aux petits propriétaires... Et tenez, voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ? — Oui, je suis curieux de la connaître ! — C'est que le Malthusisme persistera envers et contre tout — parce que le Malthusisme est le triomphe de demain... Après nous, ce sera au tour de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Autriche- Hongrie... une force sans réplique y pousse ; il y a trop d'hommes en Europe, et l'Amérique commenceL'INDOMPTÉE 87 à montrer les dents pour garder son lopin... Puis, comme l'a dit le philosophe : « La richesse, malgré toutes nos dynamiques, ne s'accroit pas assez vite pour les besoins d'un homme civilisé, au taux de l'accroissement des populations de l'Europe... » La France commence, voilà tout... C'est évidemment dangereux, c'est peut-être notre perte, mais rien n'y fera, parce que le mouvement est organique- ment normal... Quant aux quelques avortements, les quasi-meurtres qui y interviennent... baste ! c'est un détail dans un vaste effort d'évolution ! — Les meurtres un détail!... La perte de la France un détail... Tout est un détail... Allez, allez, je vois mieux encore combien j'ai raison de croire que la bourgeoisie est la plaie de votre patrie ! Gouria marchait avec fureur, avec de grands gestes terribles, qui faisaient pitié. Caroline, cap- tive de la voix et du sourire de Laborde, et toute éprise de sa finesse, pourtant ne l'approuvait pas : — Monsieur, dit-elle, je méprise sincèrement la femme qui n'a pas le courage de la maternité. — Voilà, s'écria Gouria, rayonnant d'orgueil et de revanche. Sa joie déplut à Caroline. Laborde répondit : — Mademoiselle, j'ai cru lougtemps comme vous, mais, en regardant de près, j'ai su que d'ex- cellentes mères de famille, aussi tendres que vous pouvez l'imaginer, prêtes à mourir pour leurs enfants nés... ont commis plusieurs fois le crime88 L'INDOMPTÉE d'avortement. J'imagine qu'un crime n'en est plus un lorsque toute la société est d'accord pour le commettre. — C'est une doctrine infâme ! rugit Gouria en regardant avec fureur le sourire de Laborde à Caroline. — Vous allez trop loin dans vos expressions ! fit l'autre avec tranquillité. — Je dis la doctrine, monsieur, la doctrine et non pas vous ! Laborde sourit d'un air qui impliquait son res- pect pour la présence des dames et se contenta de dire : — Infâme! qu'en savez-vous?... Des milliers d'êtres en jugent autrement ! — Ils se cachent... — Que non !... Ils éludent seulement la loi, mais leurs arguments sont débattus quotidiennement entre eux. — S'ils se sentaient dans leur droit, ils exige- raient que la loi fût de leur côté. — Et ils l'exigent indirectement... ils sentent devoir patienter encore quelque temps... — Dites-le donc ouvertement, monsieur, vous les approuvez ! — Non, je les excuse, je trouve des circonstances atténuantes, mais je vous répète que j'ai peur que la France n'ait commencé trop tôt... — De la morale de circonstance ! taL'INDOMPTÉE 89 — Il n'y en a pas d'autre ! — Plus de principes, enfin ! — De l'opportunité, la morale n'est que cela sous les mystères où on la cache ! La morale est pour les hommes, mais non les hommes pour la morale. — Et le crime caché est un crime pardonné ! Et le mal et le bien sont des illusions ! Dites donc clairement que la vertu n'est qu'un mot. — Je le dis, monsieur... et sans être néanmoins capable de faire tort à mon semblable ! — Parce que vous êtes en contradiction avec vos idées. Sinon elles vous conduiraient à la simple conclusion de « tout faire ce que vous pourriez cacher » ! Je ne puis m'empêcher de mépriser de telles doctrines ! — Croyez-vous à la grâce ? Croyez-vous à la transsubstantiation ? — Pourquoi ? — Parce qu'il y a des millions d'hommes qui vous mépriseraient de n'y pas croire ! Le ton de Gouria avait fini par aigrir Laborde et il marchait à son tour. Une atmosphère belliqueuse s'élevait entre eux. Le Circassien cria : — Et dire que nous accourons en France comme le chrétien à l'église... — C'est une grande naïveté. — Je suis fier de ma naïveté. — On est fier de ce qu'on peut ! *90 L'IXDOJIPTÉE — Que voulez-vous dire, monsieur? — Ce que j'ai dit ! La minute fauve était venue où Gouria était prêt à se jeter sur Laborde, et où celui-ci ne voulait plus reculer. Leurs figures se décomposèrent, folle chez le malade, à la fois angoissée et colère chez l'autre. Caroline vit la péripétie et se leva entre eux, indignée contre Gouria, encore qu'apitoyée, mais pleine d'indulgence cachée pour Laborde. — C'est affreux de se disputer ainsi, dit-elle. Vera, aide-moi à les empêcher de se dire un mot de plus ! — Mademoiselle, fit Laborde avec bonne grâce, croyez que je me garderai bien de vous désobéir — et recevez toutes mes excuses ! — Voyons, serrez-vous la main, de la méchante politique vaut-elle que deux galants hommes se fâchent ? Ils se serrèrent la main, paiement. Laborde demeura quelques minutes, causant avec aisance. Le prince se rongeait sinistrement les ongles et se sentait vaincu. Il lui semblait être dans un de ces rêves d'égorgement où l'on ne peut crier. Quand Laborde fut parti, il s'enfonça dans le fond de la chambre, il y demeura longtemps le chapeau sur les yeux. Caroline, sachant ce qu'il devait souffrir, ne lui fit pas de reproches ; le sentiment d'un tort personnel la rendait, d'ailleurs, conci- liante ; Laborde lui avait paru trop aimable !L'INDOMPTÉE 91 Longtemps l'oppression étouffa Georges. La mort passa sur les collines de Gouria apparues en des brumes. Elles semblaient se dissoudre pour l'éter- nité — pour l'éternité d'une vie ! Les sanglots s'accumulèrent sur la poitrine du malade. Il se sentit dans l'atmosphère carbonique des tubercu- leux, plein de sang non brûlé. La colère était partie — le suicide plana — un abandon de petit enfant résigné. Il revit le giron tiède où le petit Georges s'endormait le soir — le giron qui ne reviendra plus — le giron pourri dans la tombe ! Il songea au squelette de sa mère, aux quelques lambeaux de chair qui demeuraient — avec sans doute sa grande chevelure noire ! Oh ! le bain chaud où se plongeait le petit garçon au samedi soir... et le chêne où l'adolescent dormait! Mau- vaise science assassine!... Maudite science étouf- feuse... Va, pauvre homme, va, pauvre homme, va pourrir comme ta mère !... La toux se leva terrible, elle gronda, l'étouffa. Et il se répétait : — Pourquoi espérer encore ? Mais on n'est môme pas libre de désespérer. Tout à coup, sans raison, il espéra. Et en même temps, la rancune remonta, la colère, l'indignation, les choses dures qui font vivre. Vera sortit pour aller chercher quelque épicerie, Gouria se mit à dire : — Prenez garde, ma chérie. C'est encore un de92 L'INDOMPTKE ces Français qui ne pensent qu'à déshonorer les jeunes filles. J'ai vu comme il te regardait ! Comme un voleur une pièce d'or... Si jamais tu l'écoutais, tu serais perdue... — Gouria, je vous défends de me parler ainsi ! — Prends garde ! Prends garde ! C'est un hypo- crite ! c'est un égoïste ! Ça ne pense qu'à sa posi- tion... Il se moquerait de toi. Oh ! le lâche, avec ses petites paroles de petit bourgeois... — Mais vous êtes fou, Gouria, vous m'offensez ! — Voilà... c'est mon cœur qui parle ! — Il parle grossièrement... je croyais que vous me respectiez !... — Je te respecte, chère, mais je vois... Elle rougit à peine, aux pommettes — et une fois de plus s'étonna de la sauvage perspicacité de ce Circassien, cette perspicacité sans assises psy- chiques, sans finesse d'analyse — mais si tran- chante ! Le repentir vague la hanta encore, le besoin d'être charitable pour le malade. Elle rit, elle se moqua : — Qu'est-ce que vous voyez ? — Je vois que tu prends plaisir à l'écouter. — Gouria ! — Je vois que tu suis ses gestes ! — C'est indigne ! Si vous ne me demandez pas pardon !... Elle se leva orgueilleuse, et ce geste niaintérieu-L'INDOMPTÉE 93 Me de rement tout tort; son attitude en prit plus de dignité persuasive. Il courba la tête : — Ne m'en veux pas... je t'aime... si tu savais ! le monde devant toi n'est que le néant ! — Alors, respectez-moi, grand sauvage ! croyez-vous capable d'une perfidie?... Il la regarda, humble, les yeux pleins larmes : — Sur ma vie je t'en crois incapable... mais... — Eh bien ? Elle lui avait laissé prendre sa main. Une douceur infinie et une tristesse amère pesaient sur le sau- vage : — Tout de môme ! dit-il. Je sais que tu aimeras mieux de mourir que d'être traître... mais j'ai peur qu'il te fasse penser à lui! Si tu voulais... si tu voulais voir comme il est méprisable, je suis sûr que tu... Pardonne-moi ! — Calmez-vous, vous vous mettez en transpira- tion... Mon pauvre Gouria, comme vous êtes porté aux extrêmes ! Ils entendirent Vera qui revenait, ils se turent. Quelque chose de funèbre demeura dans eux durant plusieurs jours.X • Elle médita sur la scène et se consulta anxieu- sement : mais son orgueil n'admit pas un examen clair. Le tort d'intention accepté, puis rejeté ner- veusement, le scrupule s'évanouit, comme un déli- cat nuage d'été dans le soleil. Absoute alors, Caro- line se révolta contre la contrainte. Gouria, rôdant avec des allures de chien loup, plein d'angoisse, était accueilli de travers, elle lui montra quelque impertinence. Mais il la regardait avec une dou- ceur si forte qu'elle se sentait étouffer. — Mais pourquoi m'ennuyer? Pourquoi me suivre comme un garde ? Vous savez bien que je veux être libre... comme vos compatriotes ! — C'est que tu n'es pas ma compatriote... j'ai peur ! — Voulez-vous dire que je suis moins digne qu'elles de liberté? — Line, je monterais à l'échafaud sans douterL'INDOMPTÉE 93 de ta vertu... mais devant toi j'ai des sentiments de Français... comme j'ai entendu dire que les Fran- çais finissaient par avoir des sentiments étrangers devant une étrangère... D'ailleurs, les Circassiens ne sont pas Russes ! Elle lui disait quelque bonne parole, et demeurait mécontente. Elle se persuada enfin qu'elle avait besoin d'aller à Trousseau. Bar le lui conseillait et l'invitait. Elle arriva un matin, avant la clinique. La salle était paisible —une seule femme se plaignait. L'aé- ration venait d'être faite — quelque fraîcheur de jardin se mêlait à l'odeur assourdie des antisepti- ques. Elle vit Laborde, dans une grande blouse blanche écrue. Il prenait des notes. Il ne parut pas désavantageusement sous ce baroque costume: une espèce de cravate de mousseline égayait son visage. Caroline avait mis la blouse aussi, mais si froncée aux épaules et à la poitrine, et si joliment ceinturée, qu'elle ne suscitait qu'une vivace impression d'élé- gance. — Vous venez illuminer notre pauvre service ? dit-il. — Je vous demanderai de pouvoir faire quelques expériences sur la transmission intra-utérine de la vaccination, pour ma thèse. — Mais comment donc ! La salle est à vous... Au milieu de toutes ces souffrances, de ces femmes qui sortaient du supplice ou commençaient d'y96 L'INDOMPTÉE entrer, il semblait un jeune maître de maison rece- vant une aimable visiteuse. L'émoi, en tous deux, était ténu et équivoque; Caroline goûta la douceur anxieuse du scrupule franchi. Lui, dans l'aise du chez soi, parlait avec une gaieté hospitalière. Elle ne se repentit guère, elle ne craignit pas l'avenir ou ne voulut pas le craindre. Lui, les jours suivants, prit quelques notes pour elle, favorisa ses expériences, lui fournit des conclusions. Il obtenait des patientes qu'elles subissent la vaccination avant l'accouchement. Charmée de ses services, Caroline s'attardait à l'hôpital. Tout ce qu'il connaissait, il le connaissait avec une clarté merveilleuse — et nul qui sût plus nettement exposer ses idées. Par sur- croît, sa causerie s'appuyait sur une voix fascina- trice, point faite pour la grande éloquence ni pour la chaleur, mais merveilleuse dans les tons doux, délicieuse dans le demi-chuchotement. Ils eurent des minutes monastiques dans le labo- ratoire ou par la salle — quand les malades ne gei- gnaient pas. L'attirance en était aimable comme la vie de foyer. Laborde, craignantl'ombrageuxcarac- tère de la jeune fille, s'étudiait à la rassurer. Peut- être encore obéissait-il aux lois de sa nature qui ne le poussait point à la hâte — sachant qu'il plaisait bien mieux à la longue que spontanément et que, si favorable que lui fût une impression première, elle serait plus favorable encore par la suite. Cette grande réserve tranquillisait la jeune fille, «1 L'INDOMPTEE 97 trop fine toutefois pour s'y tromper. Mais qui jamais redouta les longues échéances ? Pour les plus lucides la sensation de distance domine si fort la prévision ! Caroline continua, par perversité douce, à fré- quenter Trousseau. Le scrupule la prenait au départ, la quittait à l'arrivée; elle n'en discutait plus la piqûre légère. C'était comme la garantie même de l'aventure : qu'elle eût du remords pour rien, que serait-ce si le danger surgissait? Un point l'inquiétait plus que le reste : elle dis- simulait à Gouria ses visites à Trousseau. Par un hasard extraordinaire, ou par victoire sur lui-même, il la questionnait fort peu, il parut n'avoir pas sa susceptibilité coutumière, ilsecontentade réponses louvoyantes. — Je mens ! se disait-elle. Elle se prouvait le contraire. Par malheur, elle ne se croyait pas : elle souffrit d'une fine mésestime pour elle-même et, bientôt, d'une peur indéter- minée. En s'éveillant à demi la nuit, elle voyait éclater la vérité. Dans la nervosité des ténèbres, Gouria paraissait terrible : il la méprisait. Elle se sentait le cœur lourd et lâche, elle rêvait, avec sup- plication : — C'est ta faute... pourquoi es-tu jaloux ?... J'avais besoin d'aller à Trousseau ! — N'y a-t-il de service d'accouchement qu'à Trous- seau? — Je ne connais personne ailleurs... Puis c'est 698 L'INDOMPTÉE Bar qui m'y a envoyée. Je ne pouvais pas refuser les services de Bar. Gouria s'approchait dans les ténèbres, mais à mesure qu'il approchait, elle le voyait moins. Et il criait dans un brouillard : — Tu mens... je te méprise. Tu es de la race mes- quine et lâche ! Elle s'éveillait entièrement, elle se couvrait la tête comme un petit enfant. Un mystère douloureux planait. Elle s'entendait palpiter, quelquefois ruis- selante de sueur. — Après quelques minutes, elle se rassurait, elle se promettait d'avouer ce qui était, en somme, si avouable : dans la journée elle y tail- lait. Deux semaines passèrent, et il y eut un jour adorable. Comme elle ne devait rencontrer le prince que le soir, elle avait passé à Trousseau, dans l'après-midi, pour une expérience convenue. La salle, à son arrivée, était dans la douleur. Deux malheureuses se tordaient, hurlaient, l'une d'elles suppliant la mort. Laborde surveillait la plus proche de la déli- vrance — l'autre était servie par un externe et une sage-femme. Tordue, elle se défendait contre l'ap- proche de l'externe, criait : — Oh! monsieur, comme vous êtes brutal... comme vous êtes mauvais pour un jeune homme... vous penserez à moi quand le malheur vous arri- vera...L'INDOMPTEE 99 — Fichez-moi la paix ! s'écria l'externe, si vous ne cessez pas de crier, je... La femme, avec une face pleine d'honnêteté sensi- tive, ses pauvres cheveux gris tombants, ses yeux hagards de la terreur des condamnés innocents dans une salle de supplice, et quelque chose d'un être demeuré naïf à travers les rumeurs et les acca- blements de la vie, la femme joignit les mains lors- qu'elle vit approcher Caroline : — Ma chère demoiselle... vous qui êtes si bonne... demandez-lui de ne pas me faire souffrir inutile- ment ! — Allez-vous vous taire àlafin ! hurlal'externe... Les cheveux gris roulèrent, l'honnête face terri- fiée, luisante de sueur, émut le cœur de la jeune fille. — Voyons, monsieur Lindet... ne lui faites pas peur! L'externe, farouche d'autorité, petit être despote, à visage aigre et crayeux, ne répondit rien. Penché avec haine, il eût voulu frapper cette femme qui osait se plaindre. Quand elle le vit se rapprocher de nouveau, la malade pleura : — Monsieur!...non,monsieur ! — Assez de simagrées, hein !... Voilà assez long- temps que vous vous payez ma tête ! Son geste fut si brutal, tremblant et maladroit, que Caroline, sentant qu'il allait blesser, peut-être tuer la femme, l'arrêta :100 L'INDOMPTÉE — Vous êtes trop nerveux... arrêtez-vous un moment. — Vous, mêlez-vous de ce qui vous regarde, hein !... Vous m'embêtez! Caroline pâlit sous l'injure, et sa vivacité l'em- porta : — Vous êtes un imbécile et un bourreau... un charcutier ! A sa voix haussée par la colère, Laborde se retourna, accourut : — Qu'y a-t-il donc? Le petit externe se mit à rire dédaigneusement : — C'est mademoiselle qui veut m'apprendre mon métier... — C'est un bourreau! répéta Caroline. A mots courts elle s'expliqua, décrivit et la mala- dresse et l'impolitesse de l'externe. Laborde n'hé- sita pas : l'occasion était unique. Il dit avec force et autorité : — Lindet, vous avez tort... doublement tort... Et si je le disais à M. Bar..... L'autre qui, en plusieurs circonstances, avait eu à subir des censures, accepta la semonce : — J'ai été un peu vif ! — Beaucoup trop vif... vous devriez faire un tour pour vous calmer ! — Soit!... Un joli bonheur vint en Caroline où son agita- tion se dissipait comme la pluie dans l'herbe haute.L'INDOMPTEE 101 Laborde lui confia la femme, rieuse à travers sa peine. Une heure s'écoula — heure de plaintes ardentes — heure de travail et de supplice... Caro- line tenait un petit garçon ; et la mère aux cheveux gris, la pauvre mère rajeunie par la délivrance, murmurait avec douceur : — Vous avez été si bonne, mademoiselle... vous êtes si adroite, mademoiselle!... Allez, ça vous por- tera bonheur ! Laborde avait aussi terminé. La toilette des en- fants et des mères faite, quelque chose d'aimable, et pourtant de si triste, émana des nouveau-nés, de leurs frêles silhouettes que baisaient les accou- chées pâles. L'avenir était en eux, irisait un peu le présent morne, ce présent de bienfaisance pu- blique, d'hôpital, où ils faisaient leur entrée parmi les hommes. Quelques minutes plus tard, Laborde et Caro- line causaient auprès d'une fenêtre. La salle se taisait. On entendait le jardin — le soleil frappait aux lames des persiennes. L'odeur des pharmaco- pées se mêlait à l'odeur des résédas. Appuyé contre la muraille, Laborde causait avec lenteur. Et Caroline laissait libre son âme. Le monde tint dans la salle d'hôpital — le bonheur à côté des souffrances — ou du moins un peu plus près des souffrances visibles. L'image du jeune homme se fixait, se familiarisait au fond de la jeune fille. 6.102 L'INDOMPTÉE Il souriait régulièrement — un peu vers le coin gauche de la bouche. Ses paupières s'abaissaient presque d'après un rythme. Elles étaient un peu lourdes, un peu épaisses. Les sourcils reculaient singulièrement pendant qu'il parlait. L'oreille était mal achevée. Le teint inégal — un teint d'arthri- tique. Deux petites artères dures se gonflaient près des tempes, et annonçaient le . candidat » aux rhu- matismes, à la goutte, à la paralysie générale, ce qu'annonçait encore une tendance à la calvitie, des cils rares, les cassures des ongles — symptômes d'ailleurs bien incertains, virtuels plutôt que réels, subordonnés à des excès de table, de travail, de passion. Caroline trouvait agréables les lourdes pau- pières, le petit œil réfléchi et même l'oreille mal finie ; elle était à l'époque du cœur où chaque défaut a son ragoût, où les laideurs partielles donnent du ton à l'ensemble ; et la voix claire et fraîche de Laborde distillait pour elle des gouttes de béatitude. Plusieurs fois ils se turent. Elle était alors crain- tive, et lui, il se demandait s'il n'était pas temps encore de poser un jalon, de fixer d'un trait léger l'esquisse de leur idylle. Il prit le détour. — J'ai peu rencontré de jeunes filles qui vous ressemblent... pour la facilité à comprendre... pour l'étendue de l'esprit scientifique... Et avec cela, si naturelle, si spontanée, si femme enfin et si L'INDOMPTÉE 103 jeune dans vos mouvements... comme tantôt avec ce pauvre Lindet ! Elle devint rouge. Elle lui sut gré de la manière. Puis, son cœur se prit à gonfler de l'horreur de sa vie captive. Elle ne sut résister à respirer encore l'hypocrite douceur de l'hypocrite louange : — La facilité de comprendre! fit-elle en sou- riant... Vous êtes si clair qu'il faudrait vraiment être trop bête... — Vous vous trompez bien... Tenez, Lindet est bien loin de comprendre aussi vite!... Cela m'a frappé du coup, le premier jour où nous avons parlé ensemble, et alors, à la sympathie qui me portait vers vous, une sympathie nouvelle s'est jointe. Ils étaient à l'extrême limite. Le moindre mot hardi, et le mystère cessait, le mystère léger et puissant qui sépare les êtres. Caroline fut prise d'épouvante. Elle vit l'abomination, elle arrêta le mot : — Avez-vous lu, monsieur Laborde, les expé- riences de Damonta sur le remplacement de la vaccination microbique par des vaccinations miné- rales ? Il la regarda lentement, surpris de se voir couper si net. Un instant il douta s'il fallait obéir au mors ou tenter la révolte. Son flair lui dicta l'attente. Il ne se sentit pas assez d'élan pour se risquer contre l'ombrageuse fille, il suivit la causerie comme elle l'orientait.104 L'INDOMPTÉE L'entente renaquit, Caroline retombée sous l'in- fluence. Le jardin pépiait à travers les persiennes ; on entendait passer l'hirondelle dévoratrice, ou bien s'envoler, sur de courtes ailes asthmatiques, deux ou trois moineaux. Doucement l'odeur des antiseptiques portait au rêve, à une torpeur très aimable, Un cri les réveilla — une femme se lamenta peu- reusement. Ils se séparèrent ; Caroline partit un quart d'heure plus tard. Et le remords était en elle. Elle allait vite à tra- vers ce quartier où la graisse des dîners fumait à travers les fenêtres. Elle s'indignait de son indi- gnité — elle en pleurait presque — Gouria lui apparut idéalisé, dans le martyre. — Non! non! fit-elle... Jamais plus! Jamais plus ! Elle répéta si souvent sa promesse qu'elle finit par reprendre confiance. Alors elle s'avoua, non de l'amour, mais tout le cortège sentimental de l'amour. Elle le savait déjà, mais de loin. Aujour- d'hui le souffle pervers avait été proche comme ces brises qu'on pressent à l'horizon et qui ne vous touchent que lorsqu'on a franchi la colline. — Jamais!... J'aimerais autant me prostituer ! Dans l'excès de l'injure, elle retrouva le calme — et une suavité. Sûre de rompre, dès ce soir même, elle sourit à l'idylle, elle fut heureuse du léger tribut pris sur la vie. La coulpe impalpable,L'I>'D01IPTEE 105 fine comme un parfum, lui parut bonne à garder dans le souvenir. Elle crut qu'elle en retirerait quelque consolation plutôt que de la peine, et elle marcha dans une bonté triste, dans un de ces plains-chants qui bercent ceux qui n'ont pu s'épa- nouir librement, ceux dont la résignation a fait je ne sais quels monastères d'âme où retentissent des mélopées mystiques dans tous les vestibules de la pensée.XI Caroline se tint parole. Elle n'alla plus à Trous- seau ; elle évita sincèrement de rencontrer La- borde. Elle eut une triste période de * sainteté ». Elle vécut les jours longs et sacrifiés qui tout à la fois écrasent et donnent de la sérénité. Elle fut ponctuelle en toutes choses ; elle ralentit ses mouvements et ses actes. Elle rencontra plus régulièrement Gouria. Elle s'appliquait à lui apporter quelque réconfort, par ses paroles et par sa présence. Et elle vint à avoir pour lui des senti- ments d'une grande douceur neutre, mêlée de sa- tisfaction incolore, abstraite, conventionnelle, et à vaincre ses révoltes. Cette satisfaction devint, à l'usage, plus tangible et presque naturelle. Elle comprit alors très bien la force du renoncement, cette force immense qui a conquis des peuples, cette force passive par laquelle certains êtres cèdent, en vertu de lois mys- térieuses, leur part de lutte en ce monde.L'INDOMPTÉE 107 Elle sut la joie du veto contre l'orgueil et la liberté, le vaste apaisement du sacrifice. Elle fut stricte, esclave d'une routine temporaire ; elle fut très bonne. Ses doigts légers touchèrent plus cha- ritablement aux malades. Sa vive impatience était amortie. Elle regarda plus lentement les êtres et le monde. Mais le prince toussait plus horriblement. Le mal tendait à ses limites, sans que d'ailleurs il en eût conscience. D'autant plus pressait-il Caroline de terminer enfin sa thèse, sollicitait-il ardemment une date. A la voir douce et résignée, son bonheur fut extrême et son impatience en proportion. Elle devenait de plus en plus la signification du Destin. Et il chuchotait, de sa voix caverneuse où, parfois, les syllabes semblaient choir dans quelque puits : — Dépêche-toi, Line!... Il faut aller à Gouria prendre des forces. Toi aussi tu as besoin de forces, ma chérie, tu es maigre et pâle. — Je me dépêcherai. — Fixe-moi une date. — Je ne le puis encore... regardez vous-même où en sont mes expériences... — Oh ! tu pourras avoir fini pour l'hiver ! — J'essaierai. Cette insistance l'indigna, l'énerva, la dégoûta d'abord. Tandis que la voix rauque balbutiait, elle entr'apercevait l'endos de la hideuse échéance. Elle sentit non seulement de l'amour sur elle, mais108 L'INDOMPTEE l'efïrayante ardeur du phtisique. Elle en eut de véritables nausées, et son appétit, déjà faible par nature, s'arrêtait devant de baroques images. Elle lâchait fourchette et couteau, rejetait les plats, incommodée de leur aspect et de leur odeur, pleine d'analogies répulsives. Mais à mesure qu'elle s'accoutumait au sacrifice, elle se força d'accepter l'insistance de Gouria, et vint une période où le dégoût disparut dans la las- situde. Alors elle cessa de retarder sa thèse. Elle y tra- vailla sans fièvre, mais régulièrement, de manière à la terminer pour la session prochaine. Elle progressa plus encore vers l'idéal de vie éteinte, de tranquille persévérance et de bonté. Il vint une quinzaine où Gouria et Vera venaient chaque après-midi la prendre pour une promenade. Ils allaient lentement hors de la ville. Vera courait de-ci, de-là, comme un petit cheval tartare. Le Géorgien et son amie foulaient les herbes plain- tives. Un cimetière disséminait sa joaillerie fausse, ses ruissellements de verre noir, ses fleurs bril- lantes et cette petite architecture d'enfant, ces petites ruelles entre de minuscules demeures vitrées, que les vivants édifient pour leurs morts. Le prince chérissait les cimetières. Il s'en allait par ce village nain, il lisait les noms sur les façades ou sur les tables, mais surtout les âges. Ifs et thuyas se décoraient de lueurs languissantes. CertainesL'INDOMPTÉE 109 huttes étaient toutes gaies de marbre pâle, de verre, de portraits, de couronnes. Une chaise basse y attendait, devant des joujoux mortuaires et des figurines de petites poupées nécrologiques. Tout était d'un délicieux enfantillage, d'un confort menu, gentil, la dînette de la mort. L'agonisant faisait là des projets innombrables... Une fin de jour, sur le penchant de la côte, ils s'étaient assis. Le paysage, dans la brume, était grandiose, et vaste autant que les plus belles pensées de la terre. Avec une haute et attendris- sante sévérité, la voix d'un grand orme parlait toute seule près d'eux, comme une forêt. Six moutons, mêlés d'oies, et conduits par un vieillard cul-de- jatte, au bas de la perspective, et dans le loin, ombres et pénombres, vapeurs imitant la rivière, le lac, l'abîme, tout se coalisait pour faire du rêve dans de la beauté. — Liue, dit le prince... quand donc finiras-tu ta thèse ?... Je pleure de joie et d'impatience, lorsque je pense que nous courrons ensemble dans les forêts du Caucase! — Je travaille... Ma thèse avance... — Elle avance ! fit-il de sa voix caverneuse... Je t'en prie!... je t'en prie !... fixe-moi la date où tu crois la terminer. Elle fit un geste très vague et très las. La solen- nité du crépuscule se fondait en grâce sur sa silhouette. Elle fut, dans l'herbe flétrie, pour le 7110 L'INDOMPTÉE triste malade, toute la foi et toute l'espérance. — Je ne sais pas, murmura-t-elle. — Oh ! si tu pouvais voir en moi !... Si tu pou- vais savoir comme tu es la force de mon cœur et de ma vie... Il toussa, il plia sous une longue crise qui l'étour- dit. Il demeura pâle et sans haleine, grelottant. Caroline le vit déjà cadavre. — Je suis, pensa-t-elle avec une immense ironie, la force d'un mourant, la force d'une vie qui n'est plus une vie ! Mais la pitié balayait l'ironie. Les yeux de Gouria s'avançaient pleins de larmes. Elle prit la pauvre main pâle qui se tendait vers elle : — Il faudrait vivre parmi les sapins ! soupira- t-il. — Parmi les sapins ! répéta-t-elle machinale- ment. Elle lui noua son fichu. Les yeux noirs l'ado- rèrent sous le chapeau rabattu. Elle se sentit sans résistance, dans une langueur de pitié. — Nous irons au plus tôt parmi les sapins... Je finirai ma thèse pour décembre... Je la finirai ! — Tu es sainte, chère Caroline ! 11 se baissa humblement, il baisa la main de la jeune fille. Sa moustache était humide et Caroline avait la nausée. Il parla de bonheur, de santé, de beaux jours. Il sembla récuser la mort — d'ail- leurs, il devait la sentir de moins en moins, à- L'INDOMPTÉE 111 mesure qu'il s'inclinerait plus terriblement vers la terre. Et Caroline ne fut pas malheureuse, tandis qu'ils s'en retournaient vers les chemins pâles. Elle vit la destinée comme elle voyait le paysage, à travers une chute de brumes. Elle ne touchait plus à la vie. Un mur fluide la séparait des choses. C'était toute la ronde des abstractions autour d'elle — des mots vastes, vides, héroïques. Elle se laissa prendre le bras par le malade. Le toucher même fut lointain. Le prince était un fan- tôme. L'air du soir filtrait à travers des siècles. Ainsi elle marcha, prête à donner son corps et sa volonté — véritablement, dans cette nuit singu- lière, ce que Gouria avait dit : sainte.XII Elle demeura sainte à travers des révoltes. Elle fut sans tendresse pour elle-même, pleine d'atten- tion calme pour les autres. Quelquefois seulement, le soir surtout, on frappait à la porte de son àme. La douleur entrait. Elle pleurait sa vie perdue. Elle criait au vide — toute son ardente nature revenue en imprécations. Elle sortait, du creux de ses mains, un visage tiède de révolte et de larmes. Elle divaguait. — Qu'ai-je fait, moi qui ai été pleine d'honneur, moi qui ai travaillé à m'élever l'esprit... moi qui ne suis ni laide, ni difforme, ni difficile dans mon choix... moi qui ne demande qu'un amour sain... un compagnon avec qui j'aurais lutté pour vivre! Qu'ai-je fait pour que ma destinée soit perdue... pour que mon corps soit condamné à subir la maladie et peut-être l'enfant phtisique?... Je ne veux pas ! Je ne veux pas !L'INDOMPTÉE 113 Mais elle sentit qu'elle obéirait au contraire — elle se mettait la figure contre la muraille, elle gémissait vers les miracles : — Pourquoi n'est-il pas sain !... je l'aimerais... je lui donnerais mon cœur... Je sais que je le lui donnerais !... Je sais que je finirais par le préférer à tous les autres hommes... Je ne suis pas une nature capricieuse... j'aime qui m'aime... J'aurais été pleine d'amour pour le pauvre Gouria ! Elle sortait de l'ombre, elle regardait avec éblouissement sa petite lampe qui brûlait parmi les pages des livres et les pages des cahiers. — Il est pourtant bon... j'aime son âme... j'aurais été heureuse même de sa simplicité... Les épaules larges, les yeux très beaux... pourquoi une femme ne serait-elle pas fière de s'appuyer sur lui?... S'il avait seulement la santé... ou seulement même une de ces infirmités qui n'empêchent pas la vie... Mais ses enfants seront condamnés, et je ne veux pas être la mère de pauvres petits condamnés ! Elle rêvait aux affirmations de ceux qui nient la nécessaire hérédité de la tuberculose. Au premier degré, soit ! le doute est permis... mais à la période cachectique, quand tout est envahi... Non, non, pas d'espoir... pas de doute! Et alors, à la perspective des enfants morbides, de nouveau se joignit l'horreur de l'organisme effrité, de la poitrine devenue un immense repaire de purulences.1H L'INDOMPTÉE — Par quelle aberration l'amour demeure-t-il dans ces tristes ruines ? Et la révolte devenait plus complète. Elle regar- dait sa jolie poitrine et ses yeux fins, devant le petit miroir de nuit. Elle criait de colère. Elle reje- tait Gouria avec de larges frémissements. Elle appe- lait : — Qui me veut?... Me voici! Qui veut ma jeu- nesse... Qui veut ma fraîcheur? Elle embrassait péniblement et voluptueusement son beau bras, son aimable épaule, elle s'étreignait avec une compassion sanglotante. — Ah ! pauvre chérie, pauvre, pauvre Caroline ! Et encore elles s'embrassait plus douce, plus câline, plus pitoyable, disant d'une voix de petite fille : — La vie triche... elle triche ! Puis : — Eh ! non, tu ne seras pas à lui... Non ! tu ne descendras pas à être le champ du Maudit... Mais la négation induisait précisément le retour de la Sainteté, d'abord par l'hypocrisie : — Tout promettre et ne rien tenir... aller des mois, des années s'il le faut... avant de devenir sa femme! L'accompagner même à Gouria... comme fiancée... avec Vera. Puis, longtemps elle entremêlait les fils du men- songe, elle s'abritait dans l'équivoque, dans les ruses, dans une bienfaisante tromperie.L'INDOMPTÉE 115 Mais, lasse, elle sentait déjà revenir la force fluide, tous les liens singuliers de la promesse et de la loyauté, la sainteté enfin, triste, afïreuse, mor- telle, injuste, mais victorieuse ! Et la thèse se complétait maille à maille. ÉXUI La mort avançait sans relâche sur Gouria. Cer- tains soirs, elle semblait toute descendue, prête à finir le misérable homme. Puis, elle s'éloignait, elle reculait — des mois de répit se marquaient sur le pâle visage. Mais, jour de crise ou de détente, l'ardeur d'amour ne diminuait pas dans le malade. Elle augmenta même ; il accourait à limproviste, il faisait trembler Caroline : — Il faut travailler, chérie... Finis-la donc cette thèse. — Je ne puis pas la finir comme ça... Je veux que ce soit bien... — Bien ! Bien ! mais c'est en t'y mettant tout entière. Ainsi, il devenait le remords, la voix qu'on redoute. Elle craignait son pas comme celui d'un maître. Elle redouta ses vives arrivées, ses mornes présences, cette impatience où il la voulait vite.L'INDOMPTEE 117 Ah ! qu'il la voulait ! Comme les insectes qui vont mourir pour la génération, comme les cerfs vain- cus ! A force d'assister à cette volonté violente, elle craignait d'y succomber — elle y sentait les puis- sances souterraines qui triomphent. C'était le mandat d'amener de la mort, la poursuite d'une police mystique. Souvent, après le coup au cœur de le voir venir, elle se réfugiait dans l'ironie : — Gouria... je veux que ma thèse vous fasse honneur... Je veux la médaille ! Elle avait le regard montant, il voyait en elle l'univers, tous les Printemps, tous les Mystères. — Line, tout mon bonheur. — Gouria, la science apprend à être patient. — Quelles nuits je passe... quand l'église sonne, je me dis : Caroline existe... elle existe !... Un jour l'église sonnera pour nous deux ! De son creux visage, l'amour jaillissait comme l'herbe d'une pierre. Elle sentait combien elle était devenue la vie entière du malheureux. Avec ter- reur elle voyait en elle trop de pitié. Elle la repous- sait avec colère. Mais, sournoisement, la pitié revenait. La toux de Georges, alors, et les longues expectorations, n'avaient plus rien de dégoûtant. Une éloquence subtile soulignait paroles et silences ; Caroline plongeait dans les tendresses infinies de ces missionnaires qui s'en vont soigner 7. tô,:,. U8 L'INDOMPTÉE la Lèpre et la prendre eux-mêmes. La suicidante ferveur l'envahissait entière. — Mon pauvre Gouria. Il lui embrassait les mains, elle se sentait prête à marcher immédiatement au mariage. Toute hor- reurs s'évanouissait — elle n'avait plus le besoin de la vie personnelle, elle ne sentait plus le désir de la santé, ni de la postérité, ni d'aucun bonheur.XIV Sans doute le sacrifice se fût accompli (déjà on touchait à l'automne), lorsque le prince s'alita. Le mal marcha très vite, et, au bout de la semaine, Gouria voulut absolument aller à l'hôpital, dans une chambre réservée. Là, de jour en jour, Caro- line vit bien qu'elle « ne paierait pas à l'échéance ». Elle fut ardente à le soigner, et d'une pleine ten- dresse. Mais, à mesure, quoiqu'elle eût de révolte et de remords, le renoncement se détacha d'elle. Elle revit l'espérance — avec horreur — au chevet même du pauvre homme ! Elle s'en défendait en pleurant, lorsqu'elle se retrouvait dans la solitude. Mais ses larmes n'étaient point amères. Elle créa toutes les fictions, toutes les chimères, pour se détourner : elle retrouvait toujours l'espérance. — Je donnerais ma vie pour le sauver... je donnerais...120 L'INDOMPTÉE C'était vrai — mais l'espérance était au fond — dont elle se sentait souillée — innocente et inoffen- sive, pourtant. Elle retrouvait le monde à ce triste chevet, le Temps et l'Espace ; elle y perdit la Sain- teté, et toutes les abstractions. Elle ne s'en dévouait pas moins jusqu'à l'épuisement et la fièvre. Mais ce n'était plus du tout le même dévouement; elle ne déléguait plus sa part de lutte, elle ne vivait plus ralentie et furtive : elle vivait rapide et ner- veuse ! D'autant plus aimait-elle Gouria : librement et fraternellement. Un jour, tout se confondit, tout s'obscurcit, elle retrouva l'oubli de soi-même. C'est le jour où Gouria se mit à mourir ; et elle vit dès le matin qu'il mourrait. Ce fut d'abord très calme. De sa voix éteinte, il causait d'avenir, il ne causait que d'avenir. Jus- qu'au soir, il mourut avec douceur. Il disait vers le crépuscule : — L'argent de Gouria va venir... Tu te feras belle pour ta thèse... Tu sais, en noir, avec des dentelles écrues de Russie ! Tu as grand air en noir... quand tu es pâle... et tu seras pâle ce jour- là. Écoute, ça te fera un bien infini de te reposer sous les forêts de sapins... Jamais tu ne pourras te figurer comme l'air est léger et nourrissant à Gouria... On ne peut pas y être malade... Tu as besoin de repos, ma chérie... Malgré que ce sera l'automne, il ne fera pas froid... Le vent est déli-L'INDOMPTÉE 12t deux... il est filtré à travers les arbres et les herbes aromatiques... On se sent heureux rien qu'en le respirant... on se sent à l'abri... En quinze jours tu ne te reconnaîtras plus... Dis, ça ne t'ennuie pas d'aller à Gouria ? — Je suis impatiente d'y être ! faisait-elle en essuyant la sueur du condamné. Il sourit; une des fenêtres était toute rouge. C'était un soir de feu, où cent nuages brûlent dans le fond du ciel, sous les frontières de grands lacs et dans des pays de cabires. — Quand tu verras venir le soir sur nos pâtu- rages ! murmura-t-il. Il souffla avec peine ; sa toux profonde, presque aphone, reflua dans sa poitrine, avec de petits tin- tements. Et voilà qu'Use mita désespérer. Il sentit l'horreur, au crépuscule. Sa transpiration aug- menta et ses yeux s'épouvantèrent. — Je crois que je suis très mal... — Mais non... tu vas au contraire beaucoup mieux. — Nod, non... je crois que je vais très mal... Il parlait avec une difficulté rapidement crois- sante. Ses yeux rôdèrent autour de la chambre moins claire. Il demeura dans un silence terrible. En ce moment, on frappa doucement, la reli- gieuse attira Caroline dans le corridor : — Il faut partir, mon enfant... le soir est venu... j'ai déjà transgressé le règlement...122 L'ISDOMPTÉE — Encore une demi-heure, ma mère... je ne puis pas l'abandonner ainsi... je ne puis pas le laisser mourir seul... La religieuse haussa les épaules et s'éloigna. Gouria vit revenir Caroline avec un effrayant sou- rire. Il essaya de parler. Il ne vint qu'un souffle entrecoupé de murmure, où l'on percevait une obscure syllabation. Il tendit les mains, et entreferma les paupières. Il ne dormait pas, il était dans une demi-incons- cience. Sa poitrine, par intervalles, se soulevait durement. La misérable toux secouait tout le pauvre être, mais de plus en plus sourde. Le rouge s'assombrit sur la fenêtre. Le crépus- cule brûlait plus calme aux limites du ciel. Les flammes basses des nuages cédèrent à des blocs assombris, à des entassements de charbons rouges, et quand la nuit fut presque venue, la religieuse appela de nouveau Caroline. — Il est impossible que vous restiez plus long- temps... si jamais on savait... — Voyez ! puis-je le quitter? Voyez vous-même... Les yeux du moribond s'étaient rouverts. En voyant Caroline à la porte, il fit un geste de terreur, il parut vouloir se précipiter hors du lit : — Ma mère ! je ne puis pas le laisser, je ue puis pas ! Emue, la religieuse se retira encore. Caroline se rapprocha :L'INDOMPTÉE l23 — Repose-toi, mon ami... je veille... Je ne te quitte pas. L'ombre encore ; les pâles nuages n'ont plus qu'une lumière funéraire. 11 semble à Caroline que c'est la fin du monde. Et c'est la fin du monde — mais non pour elle!... Le malade s'agite dans une triste trépidation... ses yeux sont fixés avec terreur sur sa compagne : — Comment te sens-tu, Gouria ? veux-tu de la lumière ? La voix confuse roule les syllabes incompré- hensibles. La.main se lève vaguement. L'obscu- rité est venue. Caroline ne distingue plus qu'une estompe vaporeuse sur le lit blanc. —■ Je vais allumer une bougie... Elle alla prendre une bougie, elle revint avec de la lumière : — Georges ! Elle se pencha. Elle poussa un cri. 11 avait passé. — Ah ! pauvre ami... cher Gouria... Je n'ai pas été assez bonne... J'aurais dû ne jamais te contra- rier... Elle sanglotait amèrement devant cette statue, cette belle statue d'ivoire. Elle ferma les yeux béants, au terrible regard de verre. Elle croisa les bras sur la silencieuse poitrine. Elle baisa les mains livides, elle balbutia quelques mots de prière. Et elle sentit la présence du monde des124 L'INDOMPTEE morts, au prix duquel le monde des vivants est une goutte d'eau sur une planète. Puis elle cria encore : — Pauvre abandonné... Pauvre solitaire... Je n'ai pourtant pas été dure pour toi, dis... Tu espé- rais que je serais ta femme... tu avais du bonheur en recevant ma promesse ? Les sanglots s'arrêtaient, reprenaient. Elle sortit ses petits ciseaux de sa poche, elle coupa une mèche de cheveux au cadavre. Elle baisa cette mèche avec épouvante : — Gomme nous aurions été heureux, chéri, si tu n'avais pas eu ce mal ! Sans lui, je te jure que je t'aurais aimé... Tu valais mieux qu'aucun de ceux que j'ai connus... Tu valais mieux que tous, cher Georges ! Elle songea au père, là-bas, au prince pauvre qui avait envoyé son fils à Paris, parce qu'il man- quait des médecins à Gouria. Elle se figura le cri du malheureux, et cette image lui arracha un cri. Puis elle sentit tout de même la délivrance, la fin de son servage — oh ! dégoût d'elle-même ! Et le dégoût refit la douleur, avec du vertige, une las- situde excessive. Elle s'assit, elle rêva, elle eut une minute où elle n'aurait pas fait un mouvement pour fuir elle-même la mort. Et, de nouveau, elle pria. — Car il y a peut-être une chance. Elle ne le crut pas, mais acheva sa prière.L'INDOMPTÉE i25 Gouria se raidissait, se minéralisait. Elle sentit qu'il fallait avertir la sœur; elle n'en avait pas le courage. Un petit coup à la porte, la sœur passa sa tête : — Il est tout à fait impossible que... — Il est mort, ma mère ! Une expression de condoléance, sur la face habi- tuée aux cadavres. — Ma chère enfant, c'est mieux pour lui... c'était pire que la mort — beaucoup pire... Dieu l'a repris — pour son bien... sûrement pour son bien... Et ces paroles parurent l'arrêt même des choses.XV Elle passa jusqu'au lendemain à s'absoudre de ce grand reproche qui s'élève des morts. Comme elle était excessivement lasse, et nerveuse à l'infini, elle ne cessait de parler sa pensée ainsi que font les sourds, les captifs et les monomanes : — T'ai-je trompé? disait-elle fièrement.,, n'ai-je pas su éloigner toute tentation mauvaise ?... N'ai-je pas été loyale... loyale ?... Mais à toute minute son cœur se contractait, et de quelle immense tristesse, de quelle pitié, de quelle désolation ! — Ah ! oui... c'est trop vrai! Je ne l'ai pas aimé d'amour... il est parti sans que rien lui ait répondu. Elle s'attardait en cette pitié de l'homme anéanti sans amour : c'était comme un grand glacier de pensée — elle avait froid. Elle pleurait lentement et péniblement : — Pourtant... puisque je lui ai laissé croire... etL'INDOMPTÉE 127 que ce jour de Trousseau, il ne l'a pas su... puis- que je lui ai donné de l'illusion... et qu'enfin, je n'ai rien fait contre lui... Ah ! il n'en est pas moins mort sans amour ! Elle entendait la plainte... la plainte dans le chaos, dans le néant — et le reproche de Gouria. Puis, cependant, la fierté lui revenait d'avoir su donner la grande illusion, et alors l'approbation mélancolique du mort, un sourire pâle de l'entour. Les actes du deuil aussi l'absolvaient, les avant- propos de la séparation dernière, les brassées de fleurs dont elle ornait le lit mortuaire : elle aimait étrangement le cadavre, elle redevenait sainte, le redoutable renoncement réapparaissait sur le vague, elle était prête pour les malades et les pauvres. Elle se voyait de nouveau lointaine, dans un présent devenu passé, son pauvre atome emporté dans la ronde. Mais, comme en ces secousses qui nous éveillent dans un premier sommeil, au moment le plus éteint s'élevait le ferment de la maudite espérance, la terrible force perverse surex- citée par la mort. Vint le matin des funérailles. Caroline se leva dans une funeste aube de septembre. De pauvres hommes transis allaient à la peine. Les rues étaient pâles et souffrantes, les jardins accablés ; le jour s'éleva dans des cristaux livides. Caroline, verti- gineuse, s'égara par les rues, courut autour des lieux lugubres qui avoisinent la Salpêtrière, puis128 L'INDOMPTÉE se retrouva près du Jardin des Plantes. Il lui fallut rétrograder pour arriver enfin, presque en retard, à la chambre de Georges. Quelques étudiants, quelques étudiantes atten- daient là ; et le prince de Gouria était cloué pour le voyage sous terre. Des fleurs mouraient sur lui, la manie humaine de couvrir la joie ou la douleur avec ces jolies blessées, et le cortège marcha misé- rable au long des rues, dans le songe des psaumes et des Ecclésiastes. Et, larveux et monotones, ces pauvres vers dressés un instant sur la pourriture du monde atteignirent le petit cimetière de banlieue... Ah ! et c'était le même où Caroline et Georges s'arrêtèrent un soir, la petite ville de la mort, le jouet, la dînette de la désolation. Elle contemplait confusément les jardinets, les cabanes où de petits bancs attendent les oraisons, les fleurs de verroterie plantées à côté des fleurs réelles, les petits gril- lages, les petites croix, les petites tringles aux cou- ronnes jaunes, les portraits, les statuettes... Gouria arriva au bord de sa fosse, les cordes grincèrent et les pelletées tombaient parmi les pépiements de friquets et le roucoulement d'un grand ramier à gorge brillante... — Adieu ! pensa-t-elle. Elle défaillit un peu, contre une grille. Elle vit au loin passer l'horizon; bleu et nuages tour- noyaient avec douceur. Puis, elle se remit, elle seL'INDOMPTÉE 129 sentit une chair minérale et immobile — elle eut pitié des brins d'herbe qui croissaient autour d'elle. Soudain elle entendit une voix qui la sa- luait. Elle tressaillit, elle s'indigna, elle eut le sentiment d'une grande et mauvaise impiété : c'était Edouard Laborde. — Mademoiselle, voulez-vous me permettre... vous êtes bien pâle... — Monsieur... Elle l'écarta du geste, elle l'écarta de toute son âme. Elle fut orgueilleusement fidèle au disparu ; elle mit la main à sa poitrine où pendait la petite bague de Circassie : — J'avais cru, fit-il... Elle le salua sèchement, elle alla prendre le bras de Yera, et tandis qu'elle sortait de la petite nécro- pole, son cœur se mit à battre, tumultueux et colère ; — Je t'ai été fidèle, Gouria ! Mais tout de même il existait un homme... et l'instinct en tenait l'image, et Caroline était moins une larve. Au murmure clair du jour, elle n'avait plus pitié des brins d'herbe, la fin du monde était moins proche. Elle se crut perverse et s'invectiva, mais sentit l'irresponsabilité envers les morts et le droit à la fête de la vie, le droit de flotter sa minute au-dessus des ténèbres, sa minute de gloire, sa minute d'amour.XVI Caroline s'enveloppa vainement de mélancolie, comme elle s'était mise en de sombres crêpes. De même qu'elle étincelait blonde et fine, et rajeunie dans le noir, de même l'invincible genèse illumina sa tristesse. L'automne se grisa, cette quinzaine, comme une avrillée ; mille joies vertes sur la terre, avec les ailes d'imprudentes bestioles et des fleurs trompées ! Plusieurs fois, à la Pitié, Edouard Laborde passa — à distance de Caroline — avec ruse, douceur, opiniâtreté. La peur de la jeune fille devint conti- nuellement plus délicieuse. Elle tremblait, le soir, appuyée à son petit balcon rouillé, songeant au respect du Mort. Mais tout argument fuyait, car la mort, pour l'étudiante, était une chose absolue, et les morts aussi vains que les cailloux du sentier. — Le devoir au néant ? répétait-elle. Alors que je n'ai pas même à quitter un amour pour un autre, moi qui n'ai pas connu l'amour !L'INDOMPTÉE 131 Cependant, scrupules et préjugés s'élevaient fai- blement, furtivement, ombres de lecture et d'édu- cation, du culte faux et déraisonnable de la mort. Mais ce n'était vraiment pour elle que des ombres. Depuis trop longtemps elle avait rejeté que les vivants dussent se sacrifier pour ceux qui ont dis- paru. Depuis trop longtemps elle avait préféré la moindre bonté à toutes les vénérations sépulcrales. Dans le brouillard épais de ces vénérations, elle n'apercevait que le regret, la douleur, mais aucune immolation, aucune vaine attache de devoir. Elle y méditait un soir, plus doucement, plus tendrement que les autres soirs. C'était au bord du balcon, dans une nuit molle et soupirante. La lampe était au fond de la chambre ; Vera se tenait à côté de Caroline. Et toutes deux ne se parlaient pas, depuis une demi-heure, également enchevêtrées à des rêves. La lune tranchait nette sur le ciel. Sous les clématites et les lierres dépouillés d'automne, sans la trame ramusculaire fine et nombreuse, le bal- con semblait un refuge en plein ciel, et lauriers- roses, et rosiers flétris, ravenelles, géraniums, fuchsias, recevaient ensemble la pâleur électrique du ciel, le reflet des lanternes d'en bas et le jet jaune de la lampe. Ils vivaient une vie frileuse sur le marbre bleu, derrière les grillages découpés. Sur le bruit des fiacres, l'activité de la rue, allait cette paix céleste, la rivière renversée où dormaient132 L'INDOMPTÉE des étoiles, où ne naviguaient que des nuages menus et longs comme d'argentins saumons à l'exode d'amour. Et toute la nature était présente sur le petit balcon serré, fragile, qui semblait en contact avec l'en-haut, étant planté, tributaire du firmament, implorant la lumière et la chaleur — tandis que la rue était comme lointaine, étrangère aux étoiles. Caroline surmonta son rêve, et regarda sa com- pagne. Vera était près de la lampe — son visage était trouble, ses yeux fixes et hallucinés. Sa vieillesse éclatait dans les rides des paupières et les commissures des lèvres, aux tempes aussi, ravinées et arides. Mais un rais de jeunesse filtrait dans le regard, dans un émoi mystérieux. Les bril- lants cheveux intacts découvraient ardemment la laideur du visage, et tout à coup Caroline se sentit une pitié infinie. — A quoi penses-tu, Vera? — Tu rirais bien, ma fille, si tu le devinais ! Mais ce n'est pas à craindre... — Et tu ne peux pas me le dire ?... — Non! Vera regarda bien tristement la jeune fille. Sa poitrine se souleva, elle croisa les mains sur son genou. — C'est pourtant quelque chose qui te préoc- cupe. — C'est quelque chose qui me préoccupe. ' ' L'INDOMPTEE 133 — Beaucoup? — Du matin au soir... Ah ! ta pauvre Vera. — Et tu dis que j'en rirais... — Il me semble... J'en aurais ri aussi ! — Si cela t'occupe si fort, je n'en rirais sûrement pas ! Vera détourna la tête et fit le geste instinctif d'effacer une ride sur sa tempe. Caroline alla vers elle, avec une douceur malicieuse : — Est-ce un chagrin, Vera ? — C'est un chagrin quelquefois... ou plutôt une crainte... et... Mais puisque je ne veux pas te dire... — Dis-le, Vera, fit Caroline, en enlaçant la vieille tête, et souriant tendrement. Le regard de Kalmouke, oblique, brilla de défi. — Et toi? Me diras-tu ce que tu penses ?... Ah ! je le devinerais bien, va ! Le cœur de la jeune fille se mit à battre. — La belle malice... Est-ce que je n'ai pas de raisons d'être triste ! — Tais-toi! Tu es plus que triste... Ne l'as-tu pas revu ? — Qui? — Ne fais pas l'étonnée .. Crois-tu que je n'ai pas su... Que de fois j'avais envie de pleurer quand le pauvre Gouria venait nous chercher... Je devi- nais bien tes souffrances, va, ma chérie... Je savais bien que tu te sacrifiais.134 L'INDOMPTÉE Caroline se leva avec force. — Vera! Ne badine pas avec ces choses... J'ai sincèrement aimé Gouria ! — Mais pas d'amour, Ninette !... Ça me fendait le cœur... Je voyais ta vie perdue... Tout cela était si triste, si misérable... Et Dieu sait pourtant si j'aimais bien Georges ! Caroline demeurait sans force pour démentir la vieille fille. — Vous autres Françaises, reprit Vera, quand vous êtes pauvres, distinguées et vertueuses, vous êtes les créatures les plus malheureuses de la terre... Car les hommes de votre pays, moins ils veulent vous épouser et plus ils veulent vous aimer, plus ils sont ardents après vous, et plus, je le crois vraiment, ils vous aiment réellement... Ils en sont venus à se figurer que l'amour est illégitime, que l'amour doit être illégitime... Alors, voyez la position d'une jeune fille pauvre, distinguée et vertueuse... Elle sera beaucoup, beaucoup plus aimée, et beau- coup plus souvent aimée, que si elle était mariable. Elle entendra bien plus lui parler les hommes de votre pays, qui est un pays d'amour, ces hommes qui savent le plus délicatement plaire aux femmes... Elle sera poursuivie comme une proie rare ; sa distinction deviendra son supplice, sa vertu son martyre, parce que, justement, elle se sentira tout enveloppée d'amour, et que cet amour lui sera continuellement la plus grossière injure... et que _____ ÂL'INDOMPTEE 135 cependant cet amour sera plus réel que si elle était mariable ! — C'est justement l'horreur, soupira Caroline, que ce ne soit pas même faute d'amour qu'on ne nous épouse pas ! — J'en ai vu un, dit Vera, se tuer pour une jeune fille qu'il n'aurait pas épousée... et pour une jeune fille parfaitement honorable et délicate... — Et alors, ma pauvre Vera, ma vie n'était donc pas si perdue en la donnant à Gouria ? — Tu n'as pas vingt-cinq ans... Tu peux te reprendre... et, d'ici quelques années, ta clientèle vaudra une dot... — Et alors, on m'épousera sans m'aimer. — On t'aimera tout de même, toi... et puis, petite Nine, pourvu que tu aies aimé et que tu aies des enfants de celui que tu aimeras ? Des enfants ! L'idée déchira Caroline. Un âpre désespoir s'éleva dans elle, des années perdues, de sa force de jeunesse jour par jour reculée. Ah ! des enfants ! Ah ! la joie sacrée de renaître. Vera la vit pleurer et subit la contagion. Elles restèrent quel- que temps ainsi, dans la douleur amère des larmes, puis, Vera se mit à dire : — Vois-tu, j'en arrive parfois à envier, pour vos pauvres filles, ces tribus sauvages où les femmes vivent à part des hommes et élèvent entre elles les enfants... Toute cette prostitution du mariage est horrible !136 L'INDOMPTÉE — Oh ! non ! non ! s'écria Caroline. La vision lui était hideuse. Par tous ses instincts, par tous ses rêves, elle était fille du mariage, elle avait l'extase du tendre nid humain, de la chapelle sacrée où l'homme et la femme accomplissent la Genèse, où les enfants goûtent la joie du refuge, la divine intimité, la religieuse protection. Par-des- sus toute joie, toute beauté, tout génie, elle adorait le symbole monogame, la grave et pieuse fidélité de la femme à l'époux, de la mère au père. C'était pour elle le seul culte debout, la seule piété pla- nant au-dessus de la vie. — Vraiment, Vera, sens-tu ce que tu dis ? — Non ! répondit la vieille fille d'un ton sombre... Quoique ma vie ait été brisée par le dé- sespoir... quoique j'aie été abandonnée par ceux que j'ai choisis... j'ai toujours aimé le mariage ! — Tu as été abandonnée, Vera ? — Oui, ma fille... cruellement abandonnée... Et ne va pas t'aviser de croire que j'aie été à un homme ! Ce sont des fiancés qui m'ont abandonnée, ce ne sont pas des amants.. .Malgré ça, j'aime encore le mariage, je pardonnerais toutes les misères, si je pouvais être aimée d'un homme de mon âge qui m'épouserait. Elle parlait d'un ton bizarre, bas, confidentiel, qui fit redresser la tête à Caroline. Avec la rapidité divinatoire de sa nature, elle pressentit le secret de Vera, et tout à coup, émue de pitié, elle embrassa sa compagne : ;\\L'INDOMPTEE 137 — Dis-moi ton secret, Vera... je parie que je le devine ! N'est-ce pas M. Louis ? — Tu ne te moqueras pas de moi, Caroline ? demanda plaintivement la vieille fille. — Oh ! pauvre chère... — Eh bien... c'est vrai ! c'est terrible... Elle se leva. Elle parla âprement : — Oui, c'est terrible... Quand j'ai remarqué d'abord ses attentions, j'ai pensé qu'il me croyait riche et qu'il désirait se marier... Ça m'a révoltée. Puis, je lui ai entendu raconter qu'il n'avait jamais voulu faire d'affaires d'argent... il était si doux, si poli, si timide ! C'est depuis que Mmc Bof- fard lui a cherché cette dispute ridicule et qu'il a quitté la pension, que j'ai senti... je t'en prie, ne ris pas !... que je l'aimais ! Oh ! tiens, tu ne peux pas t'imaginer comme on est jeune et enfant à mon âge... comme on est encore pleine d'illusions... Si tu savais quel martyre que celui des femmes de quarante à cinquante ans... tout ce qui se cache sous nos renoncements... Ah ! que c'est cruel les rides, que c'est méchant... Et je l'aime autant que tu peux aimer... et j'ai une peur... une peur! Regarde dans la rue... Caroline se pencha sur le balcon, et, sur le trot- toir en face, elle aperçut une silhouette trapue qui se promenait de long en large : — C'est lui ! chuchota Vera... tous les soirs, vers dix heures, il revient... il attend... Nina, s'il m'ai-138 L'INDOMPTEE mait, je pardonnerais tout... je serais heureuse d'être au monde. Quelque chose de doux, de poignant et de co- mique émouvait Caroline. Elle sentit le sérieux, le profond de cette chose sénile, et dans son propre cœur, l'ardeur de la pauvre vieille fille intensifia son besoin d'aimer, de donner, de créer son oasis dans le désert de la vie. La silhouette trapue allait encore, s'arrêtait par moments, épiait le balcon. Caroline dit avec dou- ceur. — Je crois qu'il t'aime... Elle dissimula un sourire, tandis que Vera lui saisissait les deux mains : — Oh ! si c'était vrai ! Et avec une ardeur effrayante : — Si nous pouvions nous marier... si je pouvais encore avoir un enfant... Je sais combien je dois te paraître ridicule, mais mon cœur éclate... j'avais besoin de parler ! Et si c'est ridicule, ce n'est pour- tant pas méchant, Nina... j'ai beau être vieille, je suis une créature humaine, après tout... j'ai droit à un peu de bonheur, dis, ma chérie ! Et comme elle pleurait et se lamentait, tout à coup Caroline ne vit plus que la profondeur d'un sentiment, la légitime lutte d'une malheureuse contre la destinée, un grand cri de vie avant de disparaître dans la tombe. Elle embrassa encore Vera, elle lui dit :L'INDOMPTÉE 139 — Non, ma chère Vera, ce n'est pas ridicule... Non, non, ce n'est pas ridicule ! Et côte à côte la vieille et la jeune s'unissaient dans le même rêve puissant et mélancolique, et Caroline sentit s'évanouir encore de sa résistance à écarter celui qui rôdait autour d'elle... Son être tendit âprement vers l'aventure — et dût-elle en être brisée, dût-elle en revenir plus étoufiée, plus misérable, elle entendrait du moins retentir l'hymne de l'Amour !XVII De ce soir, Laborde eut cause gagnée. Il put approcher de Caroline. Quelques conseils sur la thèse, quelques expériences offertes à Trousseau — et ligne à ligne, comme les damnés du Dante à la chape de plomb, ils avancèrent l'un vers l'autre. L'hiver se passa en escarmouches —puis, une après- midi de février, tiède comme une avrillée, sans envie, sans entraînement, mais dans le sentiment que certaines paroles devaient être dites, Caroline accepta d'aller au bois, en bateau. Elle eut regret de son acceptation. — Il va me mépriser... Elle se répétait cela, elle se raidissait pour se reprendre. Elle répondait à peine aux paroles de son compagnon. Ils éprouvaient tous deux le sot embarras, la torture d'un absurde rendez-vous. Sur le bateau, la douceur de l'eau la calma. Elle se dit :L'INDOMPTEE 141 — Il verra bien ! Elle s'assit sous le vélum avec un vaste besoin de repos. Ils regardaient sans efforts, avec d'autant plus de charme, le fleuve large et plein. La ville passa, auhasard des impressions. Aux berges d'une île, des métiers bizarres, une grande eau qui trans- perce le lointain, jusqu'au ciel, parmi des cahutes et des peupliers. Cette eau retombe parmi d'autres îles. Le mystère pousse en arbres, dans des mousses et des herbes brûlées, sur des coteaux posés entre des vapeurs, comme des houilles dans un puits. Ces coteaux s'ouvrent en corsages, une pâle nuée apparaît, qui chante l'amour. Puis les îles finissent avec quelque arbre malade au bout d'un delta, avec des souches ballées par le courant. Il fait large, l'eau a tant de place qu'elle s'immobilise. Elle dort, le ciel dort, le steamer interrompt de battre... Caro- line et Laborde sont au bois. Il faut repenser à la chose qui doit être dite et qui les rend maussades. Les paroles ne comptent pas — ils n'en disent au- cune qui ne soit sotte. Les pensées ne comptent pas, ivres et contraintes. Le vague triomphe. — Prenons plutôt ce chemin de traverse... — Ce moulin m'a toujours fait plaisir... — Est-ce un merle ? — Je suis venu ici une nuit d'hiver... non, vous n'imaginez pas ! Ils ont la peur identique chacun de l'ennui de l'autre. Ils sont nerveux, presque colères. Ils vou-142 L'INDOMPTÉE draient ne pas se voir ou trouver quelque raison majeure de ne pas se parler C'est le moment de l'effort, où le vide semble se faire le moment de la tristesse où l'on semble abou- tir au néant. Alors, elle marche avec un visage froid et loin- tain. Lui, reste empêtré dans son affreux silence. Un cavalier passe, puis une joyeuse voiture où rient des jeunes femmes : — Elles s'amusent ! dit-elle. C'est comme un reproche. Laborde en rougit et se sent les tempes humides : — Leur rire me semble artificiel ! — Croyez-vous ?... — Il me semble ! — Moi pas ! La taciturnité reprend. Laborde, à force de s'ir- riter contre lui-même, s'irrite presque contre elle... Enfin elle s'est mise à rire d'un rire faux et conciliant, et tout à coup il a parlé, il a dit hâtive- ment et sans grâce ce qu'il faut dire : « Je vous aime... depuis que je vous connais... Je ne dors plus ! » A mesure qu'il parle, il a mieux parlé ; par quelques dénégations, elle lui a donné un tremplin. Il leur est venu, non un charme, mais le sentiment d'une chose ennuyeuse accomplie. Ni l'un ni l'autre ne comptent sur une joie présente — maisL'INDOMPTÉE 143 sur des lendemains. Aujourd'hui, la chose est faite. Ils sont dans la salle d'attente: le billet est pris, les bagages enregistrés, mais le train pas formé encore.DEUXIEME PARTIE à Caroline fut heureuse. Entendez par là de grandes angoisses, des incertitudes horribles, la peur perpétuelle de perdre un trésor — mais un flot de jeunesse, des minutes à mourir de suavité, des insomnies délicieuses, et toute espèce d'aspects nouveaux dans le mouvement d'une rue comme dans l'écorce d'un arbre. Comme résultat, une peau charmante, des yeux effrayants de grâce, un pouvoir merveilleux sur tous ceux qu'elle appro- chait. Temps complexes, où les plus fines et les plus fins — à moins de pourriture — mettent plus d'in- tensité que d'intelligence : fontes d'âmes, torrents,146 L'INDOMPTÉE l- rapides, orages, nuées. Edouard Laborde emplit tendrement sa vie, avec tous les petits fétiches du vêtement, tous les petits détours de la parole et de l'attitude. Elle l'aima, et tous ses gestes ! Et sa venue était la douce venue d'une symphonie ou d'un parfum. Selon la coutume, ils allèrent vers l'herbe et l'arbre, la colline et la forêt, ils suivirent l'humble rite, la génuflexion du Sicambre sous l'eau lustrale de la nature. Oui, elle fut heureuse, elle espéra, sur les côtes de Fontenay, dans les futaies de Clamart — elle espéra dans les trains et dans l'hôpital — au chevet des mourants et aux volées de moucherons. Elle avait passé son dernier examen, elle vécut son bonheur dans son grade qui approchait à mesure qu'elle finissait sa thèse, reculée par la mort de Gouria. Elle la traînait cette thèse, mais elle exer- çait de-ci de-là, chez de pauvres gens ; ainsi son début de doctoresse coïncidait avec l'espérance de sa vie. Cependant, un mois passa — elle commença d'éprouver, pour un seul objet, une légère impa- tience : Laborde ne parlait jamais de leur avenir. Excité par l'amour et les herbes, il racontait de vastes choses — développements de projets d'études et de découvertes — mais rien du futur intime. Elle ne manqua pas de le croire homme de génie — encore qu'elle moquât en elle-même lesL'INDOMPTÉE 147 gaucheries et les enfantillages de sa vanité. Mais, il n'importe, elle l'estimait futur grand savant tout de même — sachant d'expérience combien ses maîtres les plus vénérés étaient sots d'orgueil, ridicules de vantardise. Seulement, elle s'ennuyait à écouter ces développements vaniteux, et il y avait quelque hypocrisie, lorsqu'elle disait : — Dis-moi tout... tous tes projets... j'aime tant, lorsque tu te confies... j'ai tant de plaisir à pénétrer dans tes souhaits... Elle mentait sur le plaisir, mais sans doute pas sur la volonté de savoir, et du reste se trompait elle-même autant que lui. Quelquefois, cependant, l'intérêt était sincère ; ensuite elle s'ennuyait, s'indignait, se fâchait, le trouvait bête et ridicule. Elle se retenait pour ne pas le railler. Puis, à un geste, le charme abolissait tout. Il arrivait aussi qu'elle se mettait à parler d'elle-même, et, excitée par les vanités de Laborde, de sortir ses propres vanités. Et là, le jeune homme était aimable, ne ménageait nul éloge, feignant d'écouter longuement, dissimulant admi- rablement son ennui. Ainsi allaient-ils, passant du grand charme de leur mutuelle présence à ces petites pauses d'ennui — mais pour le reste, ils répétaient la leçon de bonheur, comme les arbres répétaient leurs feuilles. Elle éprouvait plus que lui le besoin de faire quelque chose d'extraordinaire et de neuf, et148 L'INDOMPTEE d'exprimer avec exagération, avec hyperbole. Par là, ses paroles semblaient moins sincères. Lui sentait mieux qu'ils suivaient un vieil exemple, comme le ruisseau, là-bas, recommençait, avec d'autres ondes, le même gémissement. Il parlait avec mesure et par là même semblait plus sincère. Mais il ne pensait de plus en plus qu'à une seule Ch0se _ le principal. Elle aussi pensait au princi- pal : mais point le même. Il essaya de la vaincre ; il devint ardent, presque brutal. Elle en fut indignée, mais pas tout au fond. Elle savait bien l'arrêter et l'assagir. Elle se disait : — Peut-être aussi voulait-il savoir, et peut-être a-t-il raison. Il sait ! Repoussé, il reprit sa douceur et sa réserve, mais ne parla pas davantage d'avenir. Elle s'impatienta, elle devint agressive ; il crut deviner qu'il n'avait pas bataillé assez vivement. Il recommença ses ardeurs. Mais il rencontra une résistance plus entière, pleine de douceur toutefois, et Caroline eut grand'peur ; elle se dit, avec une indignation dont elle sentait elle-même le ridicule : — 11 ne nie veut donc que comme maîtresse ! Une révolte menaçante grossissait au fond d'elle, tout son orgueil d'altière occidentale égale de l'homme, reine de foyer. Toutefois, il demeurait une charmante incertitude, les nœuds frêles de l'inconnu.L'INDOMPTEE 149 Elle hésita bien longtemps ; elle sentit tout le péril de rompre le doute. Un jour, cependant, tremblante, elle ne put se retenir. C'était un des moments d'ôgoïsme de Laborde ; il étalait son ambition, l'agrégation, le professorat... Moins que jamais c'était intéressant ou curieux. Elle se tenait à quatre, se répétant encore que les projets des plus grands hommes sont grotesques à écouter, que la malpropreté humaine éclate peut-être en raison même de la hauteur du but ! Et Laborde parla pesamment, il fit reluire son avenir avec tout le tripoli des mots d'ambitieux. Amoureuse, elle l'en eût tout de même admiré, mais cette fois le « solitaire » de ces orgueils éclatait jusqu'à l'ignominie. Elle finit par dire : — Et vous ne sentez pas le besoin d'un soutien... de quelqu'un qui soit là pour vous consoler les jours tristes ? On est féroce et frappé de cécité en ces heures. Il partit donc, tout chaud : — Il faut se soutenir soi-même... Le travail con- sole de tout !... Je veux être fort, et pour être fort il faut être sans responsabilités... sans enfants qui vous retardent... sans... Ce n'était pas une brute : il aperçut où il allait — presque à temps. Elle baissa les yeux, elle vit l'abîme ; tout en elle trembla d'orgueil et de dou- leur :150 L'INDOMPTEE — Et sans femme ? acbeva-t-elle d'un ton si naturel qu'il s'y trompa. Alors, sans croire qu'elle l'approuvât, il imagina qu'il pourrait la convaincre —et puisqu'il faudrait enfin s'expliquer là-dessus un jour, autant dans ce moment où « elle devait être touchée de ses pro- jets ». Il reprit honnêtement : — Sans femme naturellement, puisque la femme entraîne l'enfant ! — Cependant... fit-elle avec une demi-ironie. — Oh ! la femme mariée qui triche, je l'ai en horreur... Non, voyez-vous, ma vie est arrangée de façon à ce que je doive rester seul... Je ne pourrais pas donner à une femme ces choses que... ces petites joies sans lesquelles... bref, le célibat est, selon moi, la condition du savant comme jadis celle du moine... Le coup était porté. Il jugea qu'elle le supportait bien. Immobile, le regard en terre, elle ne trouvait pas un mot. C'était une grande injure soudaine, comme ces arrêts arbitraires où dignité, colère, honneur, se volatilisent devant la goguenardise d'un magistrat. Elle vit de nouveau se fermer l'horizon — cette vallée de joie où elle avait marché, et qui se per- dait dans les cavernes. Elle ne trouva ni force ni imagination pour lui répondre. Elle l'écouta reprendre ses projets, son avenir, sa petite bour- geoisie confortable qui traçait les bornes du do-L'INDOMPTEE 151 maine. Pour la première fois, elle le méprisa — mais de quel mépris humilié, de quelle débilité de vaincue ! Comme elle était singulièrement attentive, il ne vit pas du tout qu'il venait de la poignarder. Il reprit ses cris de sansonnet, il marcha de long en large, il mima sa force ; le mot « imbécile » reve- nait en refrain. Et Caroline ne se souvenait de rien de si bête, de si féroce, de si inconscient : — Et moi je ne suis pas l'homme des pro- grammes factices ! acheva-t-il enfin. Il la regarda, elle se sentit prodigieusement lâche, puis ironique, puis vindicative. Elle mesura la « minute » qu'elle représentait pour cet homme, l'humble petit hors-d'œuvre de ce repas de projets. — Un peu de chair à plaisir, pensa-t-elle, moi qui, pourtant, ai fait la même carrière que lui... les mêmes longues années d'études ! L'orgueil la fouetta et la serra jusqu'à l'étouffe- ment. Elle demeurait immobile, pâle, cataleptique, souhaitant la mort de l'insulteur. Elle résolut de ne pas le revoir, de le couvrir de ridicule et de moquerie auprès de ses amis. Mais elle ne trouvait toujours aucune réponse à lui faire. Il s'étonna de son silence, cessa de mar- cher et la vit blême : — Qu'avez vous ? — J'ai faim ! Et elle le quitta brusquement.II La peine fut si amère qu'elle crut bien se sépa- rer de Laborde. Mais, déjà, elle était au point où l'amertume cimente, où l'amour se soude de dou- leur et d'humiliations. Edouard n'avait qu'à pa- raître, tout tombait à son sourire. Elle défaillait à l'offre de son bras, au timbre de sa parole. De grandes colères la préparaient à de plus grandes douceurs. La rancune germait l'absolution ver- tueuse. Puis l'orgueil s'élevait moins en elle pour fuir que pour vaincre ; elle connut le violent dé- sir de combattre ; l'assaut exaspérait l'énergie de son âme. La haine même, essentiel élément des liaisons fortes, se montrait par les interstices et la mordait plus fort du désir qu'il fût tout à elle. Et encore, l'éternelle économie de l'efiort fait, que l'être ne veut pas plus perdre que l'avare sa dé- pense. Toutefois les motifs étaient bien inférieurs àL'INDOMPTEE 153 l'instinct, au tréfonds del'âme. L'heure venait pour Caroline du plus grand amour de sa vie. Le flot de tendresse, de loyale et ferme affection, submer- geait les petites amertumes, la vengeance et l'or- gueil et, tout compte fait, elle ne voulait, selon la grande formule, que : « le chérir, le servir, et, repoussant tout autre homme, se garder pour lui seulement, tant que tous deux vivraient ». Elle rêvait d'avenir, une après-midi. Le doute chagrin la rongeait. Elle était seule. Le domes- tique vint annoncer Laborde — et avant même qu'elle eût pu répondre, le jeune homme survenait. Il était pâle et violent, les yeux hardis. Il parla peu, confusément, et prit Caroline contre lui. Elle subit la force délicieuse, la rude et suave fureur des lèvres ! 0 douceur d'être meurtrie et vaincue ! Mais déjà elle luttait contre la chose suprême, déjà elle retrouvait l'orgueil. Silencieux et fauve, il voulut la terrasser. Elle opposa une force égale pour fuir. — Tu ne m'aimes pas ! cria-t-il avec décourage- ment. — Je ne t'aime pas... Oh ! tiens ! Elle le regarda dans l'adoration, prête à se pros- terner. Il se figura qu'elle observait son visage ardent de lutte, il eut honte de la sueur qui per- lait à ses tempes. Mais elle aimait ce visage dé- composé, et sa sueur et son désordre, et tout cet homme.154 L'I>'DOMI>TÉE Soudain, elle prit la tête aimée à pleins bras, frénétiquement : — Oh ! mon chéri ! oh ! mon chéri ! Elle se rejeta vivement. Il la poursuivit, il la reprit avec plus de violence, et, sûr qu'elle ne crie- rait pas, il entama une lutte sauvage, brutale, la souleva, la dépouilla. — Edouard ! fit-elle avec terreur. Il s'acharnait, il crut la vaincre, déchirer vête- ments, résistance et vertu. Les chairs parais- saient dans la batiste, les seins clairs et la claire poitrine. Mais elle n'avait pas cessé sa défense. Tout éperdue de ce désir, et tout amoureuse, elle le repoussait fièrement, sans fausse tactique, comme sans brutalité. — C'est inutile, chéri ! Il la tint pourtant renversée ; il se battit pêle- mêle, il se sentit en pleine guerre, sans pitié, sans tendresse, au seul besoin du triomphe tapi cruelle- ment dans l'amour : — C'est inutile, fit-elle encore. Et ce fut inutile. Elle ne faiblit pas. Elle rompit l'assaut. Ils se relevèrent également épuisés. Il s'assit amer, vaincu : — Non, non, tu ne m'aimes pas... La femme qui aime ne se garde pas si désespérément ! Il n'y a plus ni honneur ni orgueil... Mortelle tristesse de le voir vaincu sur cette «L'ISDOMFTEE 155 chaise et d'entendre sa chère voix rauque, son accent douloureux ! — Ni orgueil, ni honneur, Edouard. — Quoi donc, alors ? — De l'amour... L'amour qui te veut pour la vie, qui se donnerait pour la vie... L'amour des enfants de toi... de toi... et que c'est toi qui les protège et les élève... — Ce sont des calculs... c'est de la Prévoyance... l'amour... — Quel amour? L'amour du moment ? L'amour d'une minute? C'est pourtant simple : tu m'aimes? Epouse-moi... Tu sais comme je travaillerai à tes côtés... je t'allégerai de toutes les charges lourdes... bonne mère et bonne compagne ! Il ne répondit pas. Il la regarda, glorieuse de jeunesse et de résistance : — Tu ne réponds pas? dit-elle. — Est-ce qu'on raisonne quand le cœur est fou! — Justement... Ne raisonne pas... Promets!... Il ne promit pas. Caroline commença de se rajuster, marcha furtive à travers la chambre. Au parfum dont elle se frotta les tempes, Edouard redressa la tète, grisé : — Écoute, dit-elle avec humilité... La vérité, mon chéri, c'est que tu raisonnes,., et si fort que pour rien au monde tu ne promettrais... Ce que tu penses, je le sais, tu me l'as assez dit : « Ta posi-156 L'INDOMPTEE tion exige que tu ne te maries pas... une femme t'alourdirait... t'empêcherait de travailler ! » Pas- teur est pourtant marié ! Elle s'approcha, rafraîchie. Elle passa sa main douce dans la chevelure de Laborde : — Dis, ne te fâche pas... Lorsque tu prétends me posséder, comment veux-tu que j'oublie que ta Position est bien au-dessus de ton Amour... Comment veux-tu que je me donne ? Il l'écoutait avec rancune, diminué par l'échec le plus aigu de l'amour-propre. Il dit rudement : — Si tu m'aimais, tu ne songerais pas à des réci- proques. — Si tu m'aimais, tu ne songerais pas à ta Posi- tion. — Ce n'est pas la même chose ! Elle continua à le caresser, pleine de tendresse mmense et de larmes. Ah ! oser faire de la peine à l'amant ! Mais une lucidité singulière demeurait à travers le trouble, qui lui fit dire : — Non, ce n'est pas la même chose..., car moi, je ne pense qu'à me donner tout entière, et pour toujours ! Toi, tu penses à me posséder quelques mois, mettons quelques années. Compare ! Il dit après un silence, brutalement : — Est-ce que le mariage n'est pas la position pour la femme? Donc tu penses à ta position... i -L'INDOMPTÉE 157 comme moi !... Tout ça c'est de la parlotte. Qui aime se donne ! — Qui aime épouse ! — Tout de même, tu y tiens bien au mariage. — De toute mon âme... c'est la seule garantie que tu seras à moi et à nos enfants... Sinon, va ! s'il existait d'autres garanties ! Elle défaillit, baissa la tête, contractée d'inquié- tude et de découragement. Il répliqua avec amer- tume : — Tu parles toujours pour la vie... L'amour... Il voulut se reprendre, mais ne le put, sous le regard douloureux de Caroline, il acheva la phrase : — L'amour est pour un temps ! — Je ne le sens pas ainsi ! Je veux pourtant l'ad- mettre puisque tant de gens sincères l'ont admis !... Mais après? Pour une femme telle que je suis faite — aimer une fois — puis être à l'homme aimé pour toujours... sa dévouée, celle qui sera son refuge et son repos ! — C'est un préjugé. — Plus fort que nous. — Ah ! pourquoi ce calcul ?... Si tu avais le cou- rage de te jeter tête baissée, qui sait si... Elle se mit à trembler ; elle entrevit que, peut- être, si elle se donnait, il ne pourrait plus se déga- ger. Il le vit, il en usa perfidement : — Oui... qui sait si, sans que je le sache trop moi-même, qui sait si je n'ai pas besoin que tu ne158 L'IXDOJJPTÉE calcules pas, pour cesser moi-même de calculer? — Oh! si je pouvais l'espérer... si la moindre certitude ? Il rit sarcastiquement : — La moindre certitude, mais c'est le calcul, l'incertitude fait le grand charme ! Je la veux peut- être, cette incertitude. Ils se regardèrent comme pour un crime. Il se dit : — Lui ai-je enfin fourni le prétexte? Puis, à voix haute : — Je ne me vois pas t'abandonnant... Je suis faible... tu le sais ! Ils continuaient à se regarder, à s'interroger des profondeurs de l'instinct. Les mots « je suis faible » roulèrent en Caroline comme un écho dans une ravine. Puis ces mots prirent un aspect terrible. Oui, elle connaissait la faiblesse de Laborde : l'art de biaiser, d'apaiser, de refroidir lentement les volontés qui s'opposaient à la sienne, la terrible faiblesse apparente des pertinaces qui dissout tout autour de soi, la faiblesse d'Auguste et de Louis XI. Elle imagina l'effroyable, la traînante rupture, sans cruauté tangible, où l'on se sent confondue dans l'avilissement. — Tu n'es pas faible, dit-elle. J'agoniserais ! Leurs yeux se quittèrent. La bataille fut finie. Commencée dans l'amour, l'amour avait momenta- mL'INDOMPTÉE 159 nément disparu. C'était la déroute pour lui ; pour elle une dure et âpre leçon. Diminué, s'il mesurait la force de Caroline, s'il l'estimait avec un frémis- sement de rancune — d'une estime sans respect et sans admiration — elle resongeait à partir pour une de ces mornes missions où l'on ramasse des blessés sur les champs de bataille, où l'on se dévoue au Choléra, à la Lèpre, à la Pauvreté. Et le mauvais soir les surprit et les sépara. Il partit avec des instincts de revanche, elle pleura — elle pleura deux heures, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la sensation de la Mort.III Dans la quinzaine suivante, Edouard bouda, sec, dur et taciturne. Il se contentait de répondre aux reproches de Caroline. — Tu ne m'aimes pas ! Elle l'aimait à en mourir. Ce fut le temps des grands rêves de l'Épouse, l'à- jamais de la maternité et de la passion. Alors, s'il était doux de rêver à servir et chérir Laborde, à l'assoupir de fraîcheur et de patience, à le bercer contre sa poitrine pendant les nuits d'insomnie, il était plus doux encore de rêver aux soins plus bas, inexprimables, délicieux d'humilité. Presque mystique, elle bâtissait leur Église, le Saint des Saints de leur bonheur où les infirmités mêmes sont un culte, une oblation à l'entité du mariage. Comme le palustre son marécage, elle adora les tares secrètes, les faiblesses, les misères, les dévia- tions de Laborde — elle se plut à faire de l'égoïsmeL'INDOMPTÉE 101 d'Edouard une source de jolis sacrifices, une poé- sie de mortifications et de ruses tendres. Elle se hérissait pourtant à l'idée du bourgeois qui osait la pourchasser et la vouloir — pour rien, pour le plaisir! Soudain, elle tremblait de haine. Le symbole de l'immolation se transformait en réa- lité : terrassée, vaincue et sanglante pour qu'il con- naisse le bonheur, pleurante pour qu'il sourie, avilie pour qu'il triomphe ! Il définit cela par : « Je t'aime » — comme le pourrait dire le chasseur à la petite perdrix des chaumes. Puis, en réaction, elle goûtait cette volupté ; la volupté de traquée et de poursuivie, dont les en- trailles s'émeuvent pour l'égoïsme mâle. A la fai- blesse d'aimer, s'ajoute la faiblesse pour le mau- vais poursuivant. Puis encore, la révolte reprenait, la colère de l'orgueilleuse qui ne sait plus si la tendresse ou la haine prédominent en elle. Le monde extérieur ne l'encourageait guère. Comme il arrive, avec la lassitude de Caroline coïncida une conjuration qui semblait lui ordonner de faire abstraction de l'enfant, de se donner à Edouard sans être mère. Le problème de l'amour sans responsabilité lui fut posé avec une persistance troublante. Elle soignait, de-ci et de-là, des gens riches et pauvres, et sous forme discrète ou brutale, le conseil malthusien lui était à tout coup demandé.162 L'INDOMPTÉE Ainsi, une jeune femme ouvrière, pleine de cou- rage et de dévouement, qui pour Caroline repré- sentait le peuple dans sa plus belle générosité, vint un jour pleine de trouble : — Mademoiselle la doctoresse... vous avez été bien bonne..., mon mari tousse beaucoup moins... Il ne peut pourtant pas encore travailler... On est bien malheureux! C'est moi qui fais tout... Avec mes quatre francs par jour... La grande jeune femme abaissait un regard plein de supplication honnête — et Caroline, qui la voyait nourrir enfant et mari, la plaignait sincère- ment et admirait son grand courage. — On n'y vient pas, mademoiselle la doctoresse. — Je le sais, dit mélancoliquement la jeune fille... — Comment faire?... Il n'a pas de raison cet homme !... Je suis bien embarrassée... Elle paraissait effectivement mal à l'aise, trem- blante, et Caroline se demandait si elle allait lui demander de l'argent. Mais la jeune femme : — Rapport à... que je ne pourrais plus travail- ler... — Comment? — Mais que dans un mois ou deux ça va être visible et me diminuer mes forces... Alors le pa- tron... Je le connais ! — Vous êtes donc enceinte ? dit Caroline, qui comprit brusquement.L'INDOMPTEE 163 — Oui, mademoiselle la doctoresse... c'est vrai- ment pas ma faute ! Et comme Caroline faisait un geste de surprise, la jeune femme se mit à balbutier : — Je vous assure... J'ai fait tout ce que je fais toujours... Mais aussi, il est trop acharné... Paraît que tous les étiques sont comme ça... Alors c'est venu... J'ai essayé le safran et l'aloès... Nous sommes au désespoir ! Interdite, Caroline détourna la tète, et la pitié se mêlait en elle à la répugnance. Elle savait trop bien ce que la visiteuse allait lui demander. Aussi tenta- t-elle d'enrayer net : — Vous avez mal fait. Quoi qu'il arrive, ne com- mettez jamais le crime de détruire votre enfant ! Mais l'autre la regardait avec ahurissement : — Et comment vivrons-nous, mademoiselle la doctoresse... Si je n'ai plus d'ouvrage, nous serons tous trois sur le pavé... Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Vous feriez une bonne action ! — Une bonne action pour laquelle on va en prison, ma pauvre femme ! — Oh ! une demoiselle comme vous, en pri- son ! Pour avoir aidé le pauvre monde ! — Comment pouvez-vous vouloir la mort de ce pauvre petit être qui... — Mais ça ne vit pas encore, mademoiselle ! — Mais certainement que ça vit... Ça vit dès le premier moment ! C'est un meurtre...164 L'INDOMPTÉE — Oh ! mademoiselle la doctoresse — un meurtre ! C'est pour m'efîrayer... Ça ne sent rien. Ça pousse seulement. Tout le monde le sait bien, allez ! Caroline savait que toute parole échouerait et que la femme conserverait son sentiment — ce sentiment devenu instinct sur toute la terre de France. Et dès lors, quelle bonne raison donner ? Toute abstraction est trop lointaine. La jeune fille se contenta de répondre avec énergie, sachant combien une impression est autrement forte, avec les simples, qu'une raison : — Si je vous aidais à faire une chose comme ça, madame Beaune, je me considérerais comme cou- pable d'un assassinat, et je serais indigne d'exer- cer la médecine ! — Toutes les sages-femmes le font, mademoi- selle la doctoresse ! — Ce sont des canailles, et les mères qui se débarrassent de leurs enfants ne méritent pas de vivre — C'est aussi que j'aimerais autant mourir que de me débarrasser de mon petit Charles ! Caroline se fâcha : — Le petit que vous voulez détruire vous est aussi proche que Charles — dans l'un et dans l'autre cas, vous êtes une meurtrière ! — Oh ! madame, peut-on dire ! De grosses larmes vinrent aux yeux de la jeune femme — de tristesse et d'indignation. CarolineL'INDOMPTÉE 165 sentait l'indestructible force de cette éducation de l'avortement, transmise aux plus honnêtes comme aux autres, devenue indépendante de la Loi et de la Morale. Elle n'eut plus le courage de discuter. C'était d'ailleurs un péril ; pour les simples, mieux vaut se murer dans le principe comme les prêtres dans le mystère. — N'essayez plus jamais de me parler de ces saletés, dit-elle... Allez, j'ai un travail à faire! L'autre se retira en silence, mi-impressionnée, mi-désenchantée de la mauvaise volonté de la jeune fille, et se répétant avec opiniâtreté : — Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Et ce fut une cliente de plus pour l'avorteuse. Chez des gens plus intellectuels et plus délicats, à peine si Caroline rencontrait moins de franchise. Ses amies, doctoresses elles-mêmes, avouaient implicitement avec des : « Oh ! le premier mois... quand... vraiment! » Les aïeules s'en ouvraient gentiment pour leurs filles et petites-filles. Il y avait un salon — où Caroline fréquentait — d'une très lointaine parente qui lui promettait une propagande pour la clientèle. C'était un endroit moral, plein de dames pa- tronnesses, de salvatrices de petits vagabonds et de petits voleurs, et la maîtresse de la maison pratiquait une bienfaisance réelle, sans hypocrisie. On y entendait, tout comme par ailleurs, discuter le tenace problème. Quelques jeunes dames pa-166 L'INDOMPTÉE tronnesses ne se gênaient pas pour consulter éco- nomiquement Caroline : — C'est si embarrassant à dire à un docteur..., vous comprenez..., nous ne voudrions pas... Alfonse est si... Qu'est-ce qui vaut décidément mieux pour les faire revenir ? Ou : — Cette pauvre petite femme... ils sont si gênés... et la voilà prise ! Ce serait une si bonne action de... Un jour que Caroline rendait visite, la vieille lui sauta au cou : — Ah ! ma chère enfant... C'est la providence... J'allais me rendre chez vous... Nous avons des ennuis... ma pauvre Juliette, figurez-vous ! — Elle n'est pas malade ? — Elle ne les a plus depuis deux mois... Albert est si ardent, si imprudent... Elle a tout essayé... La pauvre petite va venir — sera-t-elle contente de vous voir ! Elle ne dort plus ! — Comment ? — Vous avez toujours été si gentille pour nous — car vous la sauverez, n'est-ce pas, ma chère enfant. Caroline se raidit dans la dignité profession- nelle. — Comment puis-je sauver Mme Donnet? deman- da-t-elle froidement. — Oh ! fit l'autre avec un rire flatteur.L'INDOMPTEE 167 — Est-ce qu'elle souffre ? reprit la jeune fille plus froidement encore. — Elle souffre surtout moralement... Quelle reconnaissance nous vous aurions tous ! — Je ne tais pas ce métier-là. — Mais aussi est-ce à l'amie que je m'adresse ! (avec un ton de badinage humilié) c'est la charité que je vous demande, la charité qu'un bon cœur comme le vôtre... — La charité d'un crime, madame. Une charité que le Code punit par l'emprisonnement et la dégradation... — Qui le saura ? fit avec un tendre scepticisme la vieille femme... Vous savez bien que tout le monde le fait, les plus riches et les plus hono- rables ! Quel mal peut-il y avoir ? Ainsi, la femme de bonnes œuvres et de con- victions rigides, d'expérience et de culture, em- ployait exactement les arguments de la pauvre jour- nalière et décelait la même résolution de passer outre. Et ce fut tout juste si le refus de Caroline ne la brouilla pas avec sa vieille amie. Un matin, on descendant de l'hôpital, elle demeura accompagnée d'une ancienne amie venue ce jour par hasard. L'amie, fixée au loin des fau- bourgs, à Ménilmontant, contait les déboires de ses débuts, la misère et la nausée. Caroline fut curieuse de l'interroger sur le point.168 L'INDOMPTÉE — On te demande sans doute beaucoup de remèdes contre les enfants. — Comment veux-tu, répliqua l'amie avec un sourire... les samedis et les dimanches sont pleins d'imprudence ! Les pauvres diables oublient la sainte précaution. Elles viennent pleurer et invo- quer ma charité ! — Et tu es charitable ! — L'amie hésita et se tut pendant quelques pas. Puis, étant de nature franche : — D'abord je ne voulais pas — je suivais les conseils des Maîtres à la lettre ; et le résultat : toutes allaient se faire droguer à la sage-femme. C'était dur, avoue-le, et mauvais pour elles. J'ai pris le parti de les aider quand c'est aux premiers termes. Le remède n'est pas dangereux. Bien entendu, je n'exerce aucune action physique... — Ah ! pas d'action physique — dit pensive- ment Caroline. — Aucune ! C'est généralement inutile. — Tu ne crains rien ? — Rien... Il y a accord tacite. On ne me demande que de donner un remède parce qu'on a un malaise. On s'explique par allusion. Quand elles sont trop bêtes, je les laisse partir. Un peu d'indignation s'élevait en Caroline : — Ne trembles-tu pas tout de môme?.. Car enfin d'après la loi... L'amie haussa les épaules, offensée : L'INDOMPTÉE 169 — Si peu ! — Et puis, est-ce moi qui ai fait les mœurs ? — Tu les encourages ! — On ne peut pas les encourager ni les décou- rager... Elles sont dans le sang, et ces femmes-là s'empoisonneraient plutôt. On finit môme par avoir pitié et par admettre qu'elles le fassent. Elle parlait avec cynisme, avec défi, en regar- dant fixement vers Caroline, et elle ajouta : — C'est un préjugé comme les autres, l'enfant obligatoire. Les Maîtres en font autant en haut — à mille fraucs l'avortement chic. Va, tout le monde y est venu — tout le monde, te dis-je ! Et moi, je l'avoue carrément. — En tête à tête ? — Certainement, comme nos chers maîtres, et comme les cinq cents députés qui disputent sur la dépopulation de la France et pratiquent chacun de leur côté. Ma chère, j'en suis tout bêtement là, que ce petit caillot n'est vraiment pas un être appré- ciable... moins qu'un lapin... et alors ! — Et le crime commence? — Hors de la cave, quand la chose a crié. — Tu me dégoûtes ! dit brusquement Caroline, en faisant un pas pour s'éloigner. — Écoute bien ceci, dit l'amie en la suivant avec des gestes de colère — c'est parce que je suis franche que tu me dis cela. Les autres le pensent et le cachent. Tu les estimes pour leur hypocrisie ! A 10170 L'INDOMPTÉE cause de quelques purgatifs, je ne te permets pas, je te défends — de me dire des grossièretés. Quand tout le monde est d'accord... et tu sais bien, les plus riches, les plus intelligents comme les plus pauvres et les plus bêtes... Ce n'est pas avec des phrases que tu me feras croire !... — Eh bien ! dit naïvement Caroline... la France est doDC vraiment pourrie ? — Ah ! bah, ça filtre tout doucement par la fron- tière. En Allemagne, il y a déjà des centres, tu sais ! Pour un petit caillot. — Mais si tu tues les femmes ! — Jamais. Quand il est trop tard pour opérer par le bénin, je refuse, et alors... Elle se mit à rire sardoniquement et reprit : — Et alors, elles vont se faire tuer par la sage- femme ! Ainsi, de toutes parts, lui venaient les mômes discours, non pas le « Mignonne, allons voir si la rose... », mais le glacial « Supprime la trace, sup- prime le fruit !... Sois la terre du plaisir stérile et heureuse... Que le puissant désir de la fécondité cesse d'agiter ton âme. Que la joie de te projeter dans l'Espace et le Temps cède à la volupté immé- diate. L'avenir est vain. Ton jour est maintenant, ton heure déjà décline ; à peine ta beauté passe et t'effleure. Prends la joie, laisse les fonctions humbles et douloureuses ! Point de supplice ! Que la petite ruse te garde du mal être et du souci. QueL'INDOMPTEE ni la grande imprévoyance des fécondes le cède à la fine ruse des craintives et des cultivées... » Un jour, elle y rêvait dans un soleil de midi. La conjuration contre l'enfant, vaste et tranquille sui- cide, guerre de l'espèce contre elle-même, l'acca- blait. Mais bientôt elle sentit germer en elle toutes les raisons de la souffrance contre la vie. Oh! et pour- quoi pas céder au penchant terrible et l'apaiser en déplaçant les conséquences, comme cette humanité craintive ? La douce pouriture monta en elle, le Nirvana de ses flancs. Nul ne le saurait, nul ne lui en pourrait faire reproche. L'opinion, qui est tout le crime, ne se dresserait point contre elle ! Et qu'importait qu'elle ne portât pas d'enfant dans l'amour ? Pourquoi un misérable de plus en cette misère ? Pourquoi un tour à ceux qui n'ont pas vécu ?... Les lois naturelles? Mais elles existent tant qu'elles sont instinct. Elles s'abolissent devant la pensée. Elles n'ont de raison que lorsqu'elles sont plus fortes que nous. Dès qu'elles sont plus faibles, par cela même elles s'évanouissent! La jeune fille s'agitait dans la mi-ombre des per- siennes impuissantes à arrêter la chaleur : — Eh bien ! se dit-elle... chez moi l'instinct sera donc plus fort que la raison. Je veux vivre — vivre pour mes enfants ! Me suicider en les arrêtant ? Non, je ne veux pas me suicider! Puis: — Mais, après avoir vécu jusqu'à vingt-cinq ans 172 L'INDOMPTÉE sans eux, n'est-ce pas autant que de tricher?... Et n'avoir pas l'amour de l'homme qu'on aime, n'est- ce pas aussi se suicider ? Avec orgueil : — Mais lâchement se donner à celui qui ne veut ni de vous ni de vos enfants, c'est mille fois se sui- cider. Puis c'est faux ; se contenir n'est pas la même chose que tricher... Et: — Comment le savoir? Se contenir, c'est encore la pensée qui l'a voulu — et tricher, ce n'est que se contenir un peu plus! Des mots!... Des mots! Elle relut dans une revue une phrase sur le mal- thusisme : « La peur de la génération est le premier degré de la mort de l'individu, et l'on peut considérer comme une certitude que les races qui auront con- trarié leur propre propagation produiront, en leur part de génération consentie, des êtres chez qui l'amour de la vie ira sans cesse décroissant, en même temps que tout principe d'action et de lutte. » — Ah ! ah ! se dit-elle sardoniquement — qu'est- ce que cela me fait que le principe d'action et de lutte s'éloigne, une fois que je n'ai plus le goût de l'action, de la lutte ni de la vie ? Qu'est-ce que cela me fait que les races triomphent qui sont faites pour périr ? Et qu'est-ce que tout me fait ? Quel ridicule de s'intéresser au lendemain lorsqu'on aL'INDOMPTEE 173 six ans étudié l'affaire de vivre et de mourir dans les hôpitaux ! Ah ! ma pauvre petite Caroline. Elle se laissait choir dans un fauteuil. Une amère horreur roulait sur son âme. Elle regardait en elle découler le monde des contradictions — elle sen- tait l'impossibilité infinie de rien concilier en dehors d'un instinct stable, mécanique — ou de quelque dogme. Et ni l'instinct ni le dogme ne se posaient nettement dans la trombe de son cerveau. — Pourtant... je ne veux pas, je ne puis pas ! J'ai besoin d'enfants, j'ai besoin d'enfants ! Je ne m'ac- couplerai pas comme une machine. L'orgueil persistait tout de même, ce grand orgueil qui l'avait conduite à travers la misère et le travail, ce noble orgueil en qui elle sentait à cette heure la dignité de sa vie. Et puis, après l'or- gueil, la vanité, les lèvres serrées de colère, le défi vers Lui. — Toi, m'avoir à ta discrétion... toi être mon vainqueur et mon maitre ; toi jouir de mon corps et rire de ta trahison ! J'aimerais mieux m'arra- cherles yeux ! Et cependant, faible, elle pleurait. Et c'est quand elle se récriait le plus haut que l'induction lu montrait le don plus tristement doux et charmanti — et commandé. 10.IV Cependant, Edouard demeurait boudeur. Caro- line se montra d'abord infiniment douce. Mais comme il devenait presque grossier, elle devint impatiente et taquine, se vengea par des mots durs. Un soir, il vint avec une figure lasse et maussade, et bientôt ne parla plus, tambourina contre les vitres : — Tu t'ennuies? dit-elle à mi-voix. Elle était tendre. Elle s'appuya sur lui genti- ment. Il se contenta de répondre : — Ma foi, oui ! — Tu es poli. — Veux-tu que je mente ? Elle se tut, elle retira doucement sa main. Ils restèrent à bouder : — J'aurais mieux fait de rester à travailler, grommela-t-il enfm... — Tu ferais surtout mieux d'avoir un peu plus de délicatesse !LINDOMPTEE 175 — Tu es dans la « puérile et honnête >■ ce soir ! Elle, tout soudain furieuse : — Et toi dans la « grossière et goujate ». — Si tu veux que je m'en aille ? — A ta guise... Autant rien que ta lourde figure... — Tu n'as qu'un mot à dire ! — Je l'ai dit ! Il fit quelques pas hésitant, la figure rouge : — C'est ridicule ! — C'est vrai que tu es ridicule... Pour me dire que tu t'ennuies, était-ce la peine de te déranger ? — Tu m'as mal accueilli. — Tu mens... J'étais très bien disposée, au con- traire... mais tu as trouvé bon de me montrer ta brutalité... et pourquoi ?... C'est honteux ! — Tout homme à ma place... — Tout homme... Ne calomnie pas... Il est encore des hommes assez courageux pour te faire rougir... des hommes qui ne reculent pas devant leur vie... Il en est encore dont le rêve n'est pas de voler son honneur à une pauvre fille... pour l'amu- sement d'une minute... pour un vil et lâche moment de plaisir... Ah ! ah ! par bonheur, les prudents de ton espèce ne sont pas encore tout le monde ! — C'est parce que je ne t'offre pas ma main que tu me dis ça ! — Tu crois me faire biaiser... Eh bien ! oui, c'est pour ça...1"6 L'INDOMPTÉE — Noble vengeance ! — Juste vengeance ! — En tout cas, vengeance, tu en conviens ! — J'en conviens fièrement. — Il n'y a pas de quoi ! — Malheureux ! si tu pouvais te voir... comme tu es lourd et bête... un sale, un ignoble bourgeois... un fils de paysans parvenus... — Que tu ne serais pas fâchée d'épouser, nonobs- tant! — Oui, lâche ! comme tu ne serais pas fâché, toi, de me posséder quelques jours, puis de t'en retour- ner ensuite à ton fumier... à ta position... Par quelle voie, mon Dieu ! par quelle monstrueuse voie d'ordure en es-tu venu à penser que tu avais le droit de me compter comme ton passe-temps, de t'ofirir ma chute, mon déshonneur, mon désespoir, toi qui ne me vaux pas, qui ne m'es supérieur en rien, pas même, malheureux, par la caste... De quel droit serais-je sacrifiée à ta position, à ta sale petite position de sale petit bourgeois? — J'ai mes travaux, dit-il, tout souffleté par la netteté du réquisitoire. — Tes travaux, petit homme ! Tu oses encore ce prétexte ! Tu ne vois donc pas que j'ai aussi pénétré cette infamie-là... A qui feras-tu accroire que si Lanseraux, Charcot, ont accepté la famille, toi, tu... toi! Avoue que tu n'es qu'un lâche! — Un lâche... pour t'avoir aimée... Tu divagues, *L'INDOMPTEE 177 ma pauvre fille... Ta rage du mariage te rend folle. — Non pas pour m'avoir aimée ! Elle s'arrêta. Elle suffoqua. Elle était furieuse d'amour, de tendre colère. Tout ce qu'elle criait rendait Edouard plus désirable ; elle s'ensanglan- tait en l'injuriant. Et pour un mot de douceur, elle eût éclaté en pardons, en humilités adorantes. Mais il ne dit pas ce mot. Il était brûlé de rancune, de basse rancune, âpre de vengeance vile : — Le malheur de tout ça, c'est d'être justement tombé sur une assoiffée de mariage — et si assoiffée qu'elle sacrifierait le ciel et la terre pour la mairie ! — Hypocrite! brute! T'ai-je parlé de mariage avant que tu aies commencé à... ? Fallait-il devenir ta prostituée? la pauvre prostituée que tu aurais été le premier à mépriser ?... — Pas autant que maintenant ! Il parlait froidement, lentement, enfonçait le trait. — Heureusement que tu mens ! reprit-elle. Si bête, si ignoble que soit ce mensonge, c'est mieux que si tu disais vrai... car si tu me méprisais, vois- tu... si tu pouvais me mépriser, il faudrait rougir rien que d'avoir subi ta présence — un assassin serait plus honorable que toi ! Mais il s'étonnait continuellement davantage qu'on pût lui parler ainsi, à lui, Laborde, et ne trouvait aucun argument acceptable. Il dit : 178 L'INDOMPTÉE — En voilà assez!... Ce sont des injures qu'un homme comme moi ne peut endurer davantage ! — Un homme comme toi ! Tu y reviens donc tou- jours, pauvre ami ! Un homme comme toi, les pharmaciens, notaires, huissiers, fermiers, quin- cailliers, épiciers, marchands de vin, gargotiers de toute la France en produisent chaque jour quelques centaines... C'est un article courant... ni beau ni laid... regarde-toi! ni supérieur ni inférieur, ni brillant ni terne, — voilà ce qu'est un homme comme toi. Cette définition impressionna plus que tout le jeune homme : — C'est entendu, l'article courant a l'honneur de te saluer ! — Au revoir ! — Adieu ! Il marcha vers la porte. Oppressée, épouvantée, elle le regarda partir. — Adieu ! cria-t-il encore en accentuant le mot. Et, par bravade, elle répondit : — Adieu !... Elle l'écouta partir, elle se cachait les yeux pour ne pas le poursuivre. Il y eut d'abord en elle un grand tumulte, puis un effrayant silence — elle s'évanouissait. Elle se reprit pourtant, elle bondit à la porte : — Ah ! Dieu ! Ah ! L'adoration, le remords, la rancune passèrentL'INDOMPTÉE 17! comme les lueurs tournantes d'un phare, elle étouffait dans toute sa chair, à chaque minute ; un livide silence succédait à la forge du cœur. Corré- lativement, un flot d'images, la folie photogra- phique, phonographique, puis la plage blanche, l'abîme, le vide, le vertige. — Canaille ! canaille ! Et tout de suite : — Edouard ! Un appel magnétique, le sentiment qu'il devait l'entendre. Et elle reécoutait. Et, pour le faire revenir, elle niait qu'il pût revenir : — 11 ne reviendra pas ! (Puis l'attendrissement, l'agonie, l'appel au meurtre, le brisement d'artères) : — Allons, ma fille... tu n'as pas besoin de bon- heur. .. Paroles qu'elle répétait, répétait, pour en faire, par degrés, l'acte de foi de sa détresse : — Puisque tu as pu atteindre vingt-cinq ans, ma chérie... tu peux bien en atteindre quarante, cinquante, sans espérance... Les larmes, contenues comme des torrents der- rière l'obstacle, les larmes mouillèrent l'orage, l'électricité sèche de la douleur. Elle tomba, elle pleura avec délice, elle pleura jusqu'à l'épuise- ment. Les larmes taries, elle avait la migraine, qui rendait moins âpre la tension morale. Faible, délavée, répétitive :180 L'INDOMPTÉE — Tu n'as pas besoin de bonheur... pas besoin de bonheur... pas besoin! Et une grâce d'après pluie entra dans son être. Elle aima Edouard avec une pieuse lassitude. Elle lui pardonna son égoïsme comme on pardonne aux beaux fauves de déchirer les herbivores. Elle l'admira presque de préférer si fort son idéal bour- geois à la passagère folie de l'amour : — Non, pas beau, se répéta-t-elle pour la cen- tième fois, bas sur jambes... de la blépharite... des yeux trop petits et rougis... les épaules inégales... le teint terreux... Avec exaltation : — Mais je suis heureuse de l'aimer comme ça... je l'aime encore mieux pour n'être ni trop beau ni trop expressif... Et à mesure l'amour la ravalait, ramenait le supplice, le besoin de lui jeter son humiliation en pâture, la secrète ardeur de s'immoler pour qu'il ait quelque joie à la dévorer. Et la Mort lui disait : — Hâte-toi, cesse la vaine hésitation... ta minute est là, la tienne, la seule! Prends-la avant que plane l'ombre du vide. Mais la môme voix — elle est double — disait aussi : — Vois ! Un jour viendra la fin du monde... et qu'importe alors que tu aies ou non aimé ! AHuit jours d'agonie. Caroline vécut esclave des menus bruits. L'hallucination et l'attente, les pâles écoutes, mille petits coups soudains la désagré- gèrent comme la pluie les falaises. Et les heures devenaient plus terribles l'une après l'autre. Celles du soir étaient épouvantables, livides. La lampe d'été répandait une chaleur affreuse, lorsque la jeune fille essayait de lire. Minuit veuait et parlait sur les tours — les cloches sonnaient pour l'insomnie. Toujours il fal- lait revenir — après de longues luttes nerveuses — au chloral ou à la morphine. Elle en prenait le minimum, elle obtenait un engourdissement opaque, mais encore plein de tressauts. Elle s'éveil- lait dans les matins de mort, et sa peur de la soli- tude était telle que, Véra sortie, elle allait se réfu- gier en quelque hôpital. Le huitième jour, elle ne se sentit plus de force. il182 L'INDOMPTKE Elle se traîna à l'Hôtel-Dieu. Deux hommes y mou- rurent devant elle. L'un, ouvrier, depuisquelques jours déjà se sentait condamné. Sa grise figure, vaguement militaire, où l'entrain, la bonhomie et la jovialité avaient régné près d'un demi-siècle, ne décela pas grand trouble. L'habitude du badinage, le tourdephrase satirique, sans fiel, lui demeuraient. Quand Caroline fut auprès de son lit, il lui sourit : — Eh! donc, murmura-t-il... si vous restez près de moi, je sauterai mieux! Il avait peur toutefois. On voyait passer l'hor- rible ombre, et un pli amer au coin de la bouche. Mais il écartait cela. Il s'allongeait, il reprenait ; — J'ai eu du bon temps... faut pas se plaindre... Eh houp, farceur ! Caroline lui prit la main avec tendresse ; il lui dit : — Oh ! alors, ma belle demoiselle, ça va aller tout seul ! Il pâlissait, se plombait, sans cesser de sourire. Tout à coup il souffla un peu plus fort et disparut. Caroline ferma pieusement ses bons yeux, et, son- geant combien le Néant lui avait été facile, eut un grand élan vers la Mort. Mais elle continua d'avancer dans la salle. Vers le fond, un gémissement l'arrêta. Elle vit une face farouche et presque formidable. Deux yeux élec- trisés d'épouvante, une barbe toute dressée. Une voix affreuse cria :L'INDOMPTÉE 183 — Je ne veux pas... je ne veux pas... Caroline s'arrêta à côté de l'interne. Le malade continua à s'agiter, à crier, la jeunesse et la force luttaient dans ses pupilles violentes : — Je serai riche!... Mon oncle me pardonnera... Je veux vivre.., je veux !... Moi, plein de vigueur et de force... moi qui aime tant la vie ! Un Dieu ! C'est un saligaud ! Tout soudain, l'homme se leva du lit avec une clameur de meurtre, son bras monta désespérément, et ses lèvres hurlèrent la suprême épouvante : — Je suis jeune... On n'a pas le droit de me faire mourir... je vivrai... je ne mourrai pas ! Et dans l'horreur, dans la sueur et l'écume, tout debout, tout palpitant de vie, l'homme expira. Ah ! celui-là, vraiment ! c'était l'aiîreux départ, la cruauté noire des forces. Et Caroline eut une soif ardente de vite, vite vivre, de pardonner et d'être pardonnée, d'envoyer au cruel amant la bonne parole. Elle sortit de l'Hôtel-Dieu. Pour une marche au Calvaire, pas de jour plus sinistre, plus propice. Le pavé et les murs sentent la chimie, les vieilles pierres laissent couler des larmes. Toutes les horloges un peu détraquées s'ar- rêtent. Les chiens et les chevaux rêvent ; et les cœurs des hommes s'émeuvent comme la pierre, comme la moisissure, comme les vieilles horloges. Ah ! doux à l'infini et triste en proportion ! Ceux _184 L'INDOMPTÉE d'Occident y goûtent la suprême délicatesse nervine. La ville, le ciel, les eaux deviennent un fin livre de mémoires. Partout sont inscrites de molles, d'émou- vantes annales psychiques. De pas à pas, on feuil- lette la vie, un dessin d'âme avec une estompe de monument, ou une flaque de boue. Les souvenirs n'ont pas la terrible conclusion nette et dense des jours secs, mais la magie de l'abondance vague, du renouvellement fécond, intime, créateur. Caroline s'en satura aux larmes. L'image de Labordeliabita la boue, les toitures, les nuées, aussi infinie et variée que la nature. Egoïste silhouette en marche vers la Carrière, chaque pli de sa lèvre chu- chote : « Mon avenir !... j'aurai... je veux arriver... pratique... pas d'entrave... je veux... » Eh! mon Dieu, il n'a guère besoin de vouloir, tout son organisme le veut sans effort — par toute voie, tout événement, toute pensée, tout battement de cœur ! En chœur chantent ses fibres : sécurité, avenir sans heurts, ouate, sainte frayeur des aven- tures ! Hélas!c'est peut-être vers cette séduction en noir qu'elle s'est prise ! N'a-t-elle pas aimé en propor- tion du répulsif, et l'attrait noir, n'est-ce pas la loi profonde, non par une banale combativité, mais pour conquérir, pour dompter et fondre l'égoïsme, pour enfoncer la poésie dans les insensibles? L'es- pèce y trouve sans doute son profit. Elle disséquait ainsi, vaguement, la laideur deL'INDOMPTÉE 18î> son amant. Mais tout à coup, sur les strophes banales et bourgeoises, la mélodie vint toute san- glante de souvenirs. Ah ! malgré tout, il avait été doux d'entendre près de lui, dans son égoïste mais captivante atmosphère : « mon avenir... ma posi- tion !... ■» Doux ? Ah, là-bas, à Sèvres, sur le fleuve, aux salles de la Pitié, dans les rues de la ville, dans la chambre ! Doux comme le feu d'hiver, comme le bourgeon du printemps, les herbages d'été, les vitres d'automne. Il était là, avec tous ses gestes. Pour elle et près d'elle ! Toutes ses paroles n'étaient paségoïstes; ne s'occupait-ilpas delasanté deCaro- line? Et ses naïvetés, ses élans aimables ! Il était là... il était là... dansla lumière de lalampe... frôlant la table... il était là avec tous ses gestes. Ah! si elle s'irritait de le savoir égoïste, si son orgueil saignait desavoir qu'il ne sacrifieraitpas la position, la tran- quillité, pour la femme, si elle le haïssait quelque- fois comme on hait ceux d'une autre frontière, tout se dissolvait, s'atténuait, se confondait dans sa pré- sence, dans la garantie des rendez-vous consentis, des heures données à elle, à l'exclusion de l'Uni- vers ! — C'est honteux ! Je n'ai pas de dignité... Pourtant elle ne s'est point donnée. A côté de cet égoïsme elle a su préserver l'orgueil qui eût si glo- rieusement sombré pour lui. C'est bien, c'est fier, c'est noble ! Noble? Noble? Ha, ha! Tout le malheur! •*B^«186 L'INDOMPTÉE Elle l'aurait, qui sait? pris, lié, gardé. Eùt-il pu et osé se dégager ?... Et elle aurait connu... connu... Qu'est ce qu'elle aurait connu? Elle rêve à cette chose pour elle si mystérieuse. Elle conçoit l'inertie délicieuse, la joie d'être pas- sive, les absolus du don, la maternité encore. Eh ! qu'importe la suite! La vie pâlit, tout va, tout sera rien... et avoir connu !... avoirété sa maîtresse. Oh ! joie de tomber, de souffrir s'il fallait souffrir, de saigner s'il fallait saigner... — Eh bien! Est-ce trop tard? dit-elle amère- ment. Son esprit recule d'horreur, et rugissent les orgueils qui la préservèrent. Qu'ils sont forts ! D'où viennent-ils? Est-ce la race, le milieu d'enfance, un serment solennel à la mère? Elle divague longue- ment — puis, sur un coup de marteau, tout s'ef- fondre. C'est encore l'Abandon, c'est le glas profond de l'organisme— etles larmes reviennent auxyeux brûlés, et les pauvres paupières se violacent davan- tage. Cependant, elle avait avancé par la ville. Elle se trouvait devant la maison du bien-aimé, puis au bas de son escalier. Elle monta cet escalier — et jamais route sur l'in- fini, grand steppe en floraison, océan dans la nuit, n'eurent plus de solennité et de poignance que ces tristes et poussiéreuses marches, cette cage mi- ombreuse. Elle arriva au deuxième, elle s'arrêta.L'INDOMPTEE 187 Elle se sentit une pâle et humble vaincue — elle s'entrevit comme une petite bête qui fuyait devant des chiensetdes chasseurs. La bête, épuisée, râlait, gémissait, s'aplatissait dans une supplication in- finie. La grosse meute et les gros chevaux arrivaient dessus comme une muraille s'écroulant sur un brin d'herbe... Elle écouta, à l'étage d'Edouard. Il venait un remuement d'assiettes et de cou- teaux, puis un rire, puis un autre rire — le sien ! — oh ! la joie, la sécurité, la quiétude! Elle l'imagina un peu rouge et les yeux brillants, dans une ani- mation où il ne pensait pas à elle. Comme sa chair blêmit, comme sa face, déjà si pâle, pâlit ! Elle se retint à la rampe, elle eut un peu plus encore la sensation d'être la petite bête sous la dent du chien ou sous le couteau étince- lant du chasseur : — Oh! ce n'est pas possible... pas possible... nous avons eu de si bons moments ensemble... s'il me savait ici... si je pouvais lui dire ce que je ressens... oh ! il aurait pitié de moi ! Elle avança la main. Elle allait sonner. Et sou- dain sa fierté monta comme la mer, soudain le long débat, la promenade sinistre, se résolvèrent en un seul mouvement, droit, net, tranchant, de l'instinct. Elle ne sonna pas, elle recula. Elle ne pensait plus. Elle ne souffrait plus. Sa tempe était188 L'INDOMPTEE rouge. Son âme s'embrasa — et elle céda une fois de plus au mystère de sa personnalité, à l'impul- sion secrète qui tenait debout contre l'amour. Elle redescendit par la rue.VI C'était encore le matin. Caroline feuilletait avec langueur un opuscule sur le tact et le toucher — elle en faisait la lecture sans comprendre. Elle reprenait, s'impatientait, elle sentait vaguement que cette lecture pourtant lui apprenait, pour plus tard, quelque chose, qu'elle se souviendrait un jour de maints éléments acquis obscurément dans l'inattention. Elle s'arrêta, elle songea à l'intelligence des papilles nerveuses de l'extrémité des doigts, dessi- nées devant elle : — Ce sont de petits cerveaux ! Et comme tout rameuait à son obsession : — Quelle part ces petits cerveaux prennent-ils à ma souffrance ? Alors, tout bas, elle se mit à pleurer ; la tète couchée sur son bras, elle disait : — Il ne reviendra plus... Je suis une si pauvre chose. il.a 190 L'INDOMPTÉE Elle pleurait encore, lorsqu'un pas lui fit lever le front, puis un petit coup sur la porte. Tout à coup, c'est lui ! pâle, hésitant. La vie ! Caroline halbutia. — C'est toi ! — Oui... c'est moi qui reviens... c'est toi qui avais tort pourtant. — Nous avions tort tous deux. Elle ne pleurait plus. Un grand souffle de joie étonnée avait chassé les larmes, elle songeait : — Il est ici ! C'était presque toute sa pensée, trois mots d'effa- rement, trois mots de miracle. Lui, ayant vu les larmes, fut moins humilié d'avoir fait le premier pas — et par un élan de tendresse mêlé d'un besoin de vanité : — Tu pleurais ! — Je pleurais ! — Mais tu étais bien triste de... — Oh! si triste... Et toi? — Huit jours d'insomnie... Méchante de m'avoir laissé partir ! — Méchant de n'être pas revenu ! Il l'embrassa sur ses larmes, il goûta la mollesse du jeune visage encore humide et, comme elle l'étreignait avec amour, il se dit : — Qu'importe de l'avoir, pourvu que je la sente contre moi ! Ils perçurent si extraordinairement la sincéritéL'INDOMPTÉE 191 de leur amour, qu'elle eut la certitude de vaincre l'égoïsme d'Edouard. — Un jour, il cédera... Tandis que lui pensait : — Elle faiblira ! Il l'étreignit plus fort, il ne négligea pas l'heure présente, le possible d'une défaillance. Mais elle se dégagea gentiment : — Je vais te faire du thé ? — J'ai pensé que nous irions à la campagne... — Oh ! oui... oh ! oui... Ils allèrent par les champs légers. Edouard fut vif et charmant comme la brise, plein de gestes spi- rituels, en subtile harmonie avec l'eau, les plantes et les jolis sentiers. Elle fut douce comme les veil- leuses lilas, parfumée comme les fenaisons et sou- mise adorablement. Les collines leur parlèrent, sous la soie des nues, et le bonheur dormit dans le creux des vais. Mais, avec l'heure passante, leur joie devenait plus hypocrite. — Le décor s'usait, se décolorait. L'eau inerte et le revif des plantes ne les sortaient plus d'eux-mêmes. Ils n'avaient plus rien à se dire, las et excédés de leur essai de renouveau. La seule dualité revenait, nœud actuel de leur amour — et tout le reste était frivolité, inutilité, tentatives aussi vaines que de tromper la faim avec de la musique. Ils le surent bien, assis au bord du crépuscule,192 L'INDOMPTEE qu'il leur fallait autre chose, et que sinon tout serait mort et fade. Ils le surent bien que rien ne demeure, que tout se transforme, qu'un autre cycle devait venir ou sinon que tout périrait ! Ils voulaient se le cacher pourtant — si proche la réconciliation ! Ils bavardaient avec fatigue, poli- ment, ennuyeusement. C'est lui qui refit l'allusion première, l'argument lâche de l'homme contre la femme. Il prit le prétexte des oiseaux du soir et broda. Alors elle se mit sur la défensive, avec une dou- ceur légère et câline. Il broda quelques minutes et assez lourdement. Elle fut un peu effrayée, mais tout de même mieux à l'aise que dans l'hypocrisie endormante de naguère. Elle le laissa aller, elle le trouvait bête, non pour la vulgarité du thème, mais de ce qu'il essayait de l'éloquence. Quand il eut fini, il attendit quelques instants la réponse. Elle était rêveuse ; il la crut émue. Elle n'était que gênée, par la sottise provisoire de son compagnon, et par la difficulté de répondre sans ironie. — Ecoute, dit-elle en baisant gentiment l'épaule de Laborde... les oiseaux ne se préparent pas pour l'agrégation. Cette réponse le désappointa, il tourna la tête vers l'eau. — Chéri ! fit-elle avec grâce. f — Pourquoi railles-tu ?L'INDOMPTÉE 193 — Je ne raille point... Je t'assure bien que je suis sérieuse... Et tout de suite elle revint à une demi-moquerie. — C'est que tu n'es pas un oiseau, mignon. Elle le regardait avec une tendresse badine dont il s'offensa : — C'est presque injurieux ! — Pourquoi?... Je n'y donne pas, dans les oiseaux... Et si je badine, je suis bien aussi grave que toi, au fond... Seulement, ce que font les oiseaux... ce que tu trouves gentil chez eux... les rats le font aussi librement, dans les égouts... et pour voir, chante un peu les amours des rats comme tu viens de me chanter celles des oiseaux ? — Ça n'a aucun rapport ! dit-il avec maussade- rie... — Oh! physiologiste... Mais les rats sont plus près de nous que les oiseaux ! Il était choqué, il la trouvait singulièrement indélicate ! — Gamine ! fit-il avec une fausse ironie. Elle, d'un ton léger et qui suppliait : — Non pas, mon chéri... Je parle selon mon cœur, bien naïvement, je t'assure. Je suis toujours blessée lorsqu'on nous donne, même en badinant, l'exemple des animaux pour les actes graves. Qu'il te paraîtrait ridicule qu'on te conseillât de quitter tes études pour faire comme les oiseaux ! Pourtant tu trouves tout naturel de le conseiller à une jeune 194 L'INDOMPTÉE fille, pour une chose bien aussi importante... même, pour elle, plus importante... — L'amour est naturel ! — L'étude aussi... les bêtes étudient à leur manière, tout comme elles font l'amour à leur manière... Puis, dans le fond, mon mignon, tu sais bien que tu méprises les femmes qui se don- nent... Oh! pas moi, c'est convenu, mais... si... que... Il devina sa mauvaise humeur et, imitant quasi le ton badin et tendre de Caroline : — Toujours est-il que tu ne pèches pas par imprévoyance, petite fille ! — Ni toi non plus, chéri... Si tu veux dire par là que je t'en aime moins, c'est-il que tu ne m'aimes pas bien fort non plus ? Et alors, tes reproches... — Equivalent les tiens... Elle rit délicatement : — Juste... les miens ne veulent pas dire que je t'aime moins... Ils peuvent même vouloir dire que je t'aime davantage que si j'avais cédé tout de suite... Car si la prévoyance excluait l'amour, celles qui se donnent tout de suite aimeraient da- vantage — et c'est bien faux, dis, mon Edouard ? Puis, tu le sais, tu le sais bien, que je t'aime ! C'est parce que je t'aime que j'ai si peur de l'horreur de ma vie perdue pour ne pas t'avoir tout de même... Ah ! quand ces mois seraient passés où j'aurais été tienne, je les pleurerais d'autant plus amèrementL'INDOMPTÉE 195 que je les aurais eus pour ne plus les voir revenir... et voilà, l'oiseau ne pleurerait pas plus qu'il n'irait assister pendant six ans à des cliniques : Il se taisait, aigre et rancuneux d'être toujours battu et de sentir qu'il le serait toujours. Car, quoi qu'il dît, il ne pouvait que développer le thème de l'imprévoyance : elle le rétorquait trop facilement par sa prévoyance à lui. Supérieur en dialectique, sa dialectique lui devenait inutile et môme humi- liante, comme l'épée au fin escrimeur blessé par la mazette. Jamais inattentive, elle ramenait tout au dilemme. Et lui-même avait ainsi posé le problème par l'imprudente folie de ses confidences. Il se tut longtemps, jusqu'à ce qu'il eût dompté sa colère. L'eau coulait, dans toutes les agonies du prisme. Le crépuscule râlait des couleurs sur un grand occident fumeux. C'était l'hôpital planétaire, une clinique de l'éternité. Le jour décrépit cessait peu à peu de se plaindre. Son cœur de lumière était brisé, ses artères éteintes ; il grelottait faiblement sous les nuages. Alors, Laborde se sentit mourant de désir et d'impuissance. Il chercha quelque phrase, quelque mot et fatalement il retomba au thème. — Quand nous vieillirons... nous aurons regret... Elle le laissa dire, elle reprit en sens inverse, et les deux phrases se valurent. Puis elle conclut : — La vieillesse ne prouve rien ni pour, ni contre... pas plus que les petits oiseaux !196 L'INDOMPTÉE Il frémit de se sentir si nul et si sot, mais il n'était plus colère. Ils marchèrent par le bois ; là elle fut très tendre, très humble, si bien qu'il reprit assurance et parla beaucoup — mais d'autre chose. D'ailleurs, ce qui, un autre jour, aurait créé la dispute, ce jour-là leur porta bonheur. Ils s'ai- mèrent délicieusement, en causeries et en baisers, sous la tonnelle absurde d'un cabaret et dans la fraîcheur des chemins. Ils s'aimèrent délicieuse- ment, pour avoir remis à plus tard, pour avoir franchement différé toute espérance. Et ce jour fut de ceux qui s'inscrivent pour les pleurer plus tard.VII A demi hypnoptisée par le roulis du train noc- turne, Caroline à la fois dormait et veillait. Un rêve de deux minutes éclatait en elle comme le tonnerre, embrasait mille paysages de l'âme — ou bien se prolongeait en des années d'événements. Elle s'éveillait, retombait, mêlant infiniment la réalité confuse à des fictions nettes, tranchantes, terribles. Le rêve était concret, la veille tout abstraite. A chaque rendormissement, elle était accablée de couleurs, de formes, de voix ; à chaque réveil, à la lampe voilée du wagon, ses compagnes de voyage endormies apparaissaient dans une très lointaine brume de catacombe. Et la longue maison roulante, sur les grêles barres de métal, perçait la nuit, perçait l'espace, immense obus, fournaise vagabonde où dormassaient des êtres. Un autre obus passa en sens inverse, ruisselant198 L'INDOMPTEE de flammes : le fracas éveilla tout de bon Caroline. Elle vit qu'on approchait de Paris, son cœur battit, et pour son père près de qui elle venait de revivre quelques jours, et pour Edouard qui allait venir. Signaux verts, signaux bleus, longs rugisse- ments, et voici le brasier de la gare. L'obus s'alentit, s'arrête... Elle descendit, elle eut la notion aussi nette de la présence d'Edouard que de sa propre vie. Enfin ! Enfin cette minute fabuleuse!... Elle sourit à ses compagnes de route, un sourire pâle qui décèle la rapidité dont bat le cœur. Puis le regard circulaire sur ceux qui sont venus jusqu'au quai, et ce regard reprit, s'arrêta, rentra vide de lui. — Comment? songea-t-elle (légèrement, sans ennui), comment?... Il n'aura pu entrer... il n'aura pas su glisser quelques sous dans la main du garde. Elle laissa prendre ses paquets par un porteur, jusqu'à la salle d'attente. Elle ne douta pas plus , que dans le premier moment de voir Laborde, un peu ahurie toutefois qu'il fallût aller plus loin. Avec ses compagnes, elle atteignit la salle d'at- tente. Quelques personnes y attendaient, clairse- mées sous les tristes gaz. Et là non plus ! — Est-il malade?... Le télégramme pas arrivé, peut-être ? Cent autres hypothèses brillèrent dans son cer-L'INDOMPTÉE 199 veau comme des teintes sur une opale. Elle entendit vaguement ses compagnes. ■— Personne ne devait venir vous chercher? Elle balbutia : — Mon frère doit être absent de Paris... Du désarroi, de la gêne, de la surprise, la par- coururent, mais pas de tristesse encore. Elle avait hâte de voir ses compagnes parties, elle pressa les paroles d'adieu, soupira de soulagement quand elle fut seule. Puis cela vint comme un livide orage de juillet. D'abord enténèbrement, pesanteur, et elle s'aper- çut tout à coup de la nuit de cette gare, une sale nuit dans de misérables lumières, une odeur de houille, une odeur d'attente, froide et brumeuse. Elle fut comme dans une salle souterraine avec des cadavres. — Pas arrivé... Pas arrivé !... Au désarroi succédait la stupeur, un va-et-vient (demeuré des longues heures du train) qui mesu- rait sinistrement le temps. Puis, il y eut le reten- tissement et la chute des émotions, le nuage de douleur qui se déchire. Une chose noire et opaque cachait la marche des pensées centrales, une frange de pensées étrangères palpitait à la bordure : la figure d'une lectrice blonde mêlée à un cours de Lancereaux, la bague de Gouria, un chant de Flandre mêlé à des réflexions bizarrement vivantes sur la gynécologie :200 L'INDOMPTEE — Où suis-je ? Le centre se déchira, s'illumina, tout son cœur et tout son esprit rôdèrent autour d'Edouard et de son absence. — Où est-il? que fait-il? Est-il en voyage? Est-il malade ? N'a-t-il pas reçu le télégramme ? Oh ! cette nuit, cette demi-chaleur traversée de courants d'air qui pénètrent jusqu'aux os! Combien cette grande cage est pleine de séparation, d'éloi- gnement, de travail indifférent, de tumulte froid et réglé... Ah ! tout cela, avec ces légers courants d'air qui percent jusqu'aux os ! Ces courants d'air... ces courants d'air... Il ne devrait pas y avoir ces courants d'air !... Elle s'assit avec l'intention de se reposer la tête contre le mur, car sa tête était lourde, assourdie, insupportable. Elle se força à rester ainsi cinq mi- nutes, puis elle se releva sans réfléchir, entraînée par une impulsion de douleur. — Non, non, il va venir ! Impossible que je ne le touche pas ! Je dois toucher sa main. Je dois lui dire le voyage, les impressioos... Si je ne peux parler, tous ces souvenirs vont m'étoufîer... Je les avais assemblés si gentiment pour les mêler à ses caresses ! Ils étaient si gentiment assemblés ! Et de nouveau elle contempla la gare. Elle en respira le fleur si désolant, le fleur de voyage qui est délicieux dans les minutes de calme ou de bon- heur.L'INDOMPTÉE 201 Et puis le petit jour se mit à grisonner. Il était humide, il venait dans une pluie. Il évoqua des chemins creux dans la campagne et des flaques dans la ville, des cochers ruisselants, des éclabous- sements, une armée de parapluies. Il évoqua des passages vitrés, des haltes de gens qui lèvent les yeux et se regardent morosement sous des portes cochères. Il évoqua Edouard en petit chapeau de feutre, le pantalon retroussé, causant à petits pas, en tenant le parapluie bien dressé sur la tête de Caroline. Oh ! petite aube sinistre ! Elle vit pâlir les gaz et venir cette autre lumière qui sait si doucement se glisser dans tous les recoins, s'emparer des des- sous d'arbres et des caves moisies : — Alors, vraiment... vraiment... il ne vient pas ! La lueur grandissante et molle fut comme une réponse Certaine, l'affirmation de la nature. Il semble que la continuation d'un milieu artificiel, comme la gare nocturne, permette à l'imagination et au cœur de douter très longtemps de la réalité d'un malheur. Mais le changement du phénomène, l'affirmation d'un mouvement comme une venue du jour, d'un phénomène éternel, remet la vérité saisissante dans la douleur. En môme temps, l'idée de cesser d'attendre : — Il faut prendre un fiacre. Elle se secoua pour avoir ce courage, comme un dormeur pour sortir du lit. Elle eut peur de cette 202 L'INDOMPTÉE petite prison qui allait l'emporter par la ville, cette petite prison mouvante. — Allons ! Allons ! Et, au dehors, l'air plus vif, plus pur — et l'in- destructible charme du jour — un instant l'affer- mirent. Mais bientôt l'horreur revint, dans le fiacre. C'était comme un petit corbillard plein d'une odeur fade d'humaDité — odeur d'innombrables cercueils transportés. Il roula pénible par les rues, et la ville pesait horriblement sur Caroline, et si l'on était alors venu pour la tuer, si le misé- rable véhicule l'avait conduite à l'échafaud, il ne lui semblait pas qu'elle aurait pu concevoir aucun regret de la vie, de cette vie immonde où l'homme qu'on aime vous abandonne pour votre vertu, pour la pureté, la vaillance et la gravité de votre amour!VIII Laborde s'éveilla à la sonnerie violente du réveil. Il se sentit lourd, inerte et mou, étant grand dormeur. Il se leva pourtant, s'enveloppa d'une manière de poncho, il regarda mornement le ciel encore étoile : — Les microbes de l'Infini ! dit-il. Les ferments célestes ! L'idée des étoiles-microbes le fit sourire, et il ajouta, enchanté de son imagination : — Qui sait ! les astres ne sont peut-être qu'un choléra... une variole de l'éther ! Puis il songea qu'il allait falloir sortir, cher- cher à la gare du Nord Caroline, de retour d'une courte villégiature. Il relut le télégramme reçu la veille. — A quatre heures trente... Quelle idée ridi- cule de voyager de nuit ! Et puis, quoi ? Qu'est-ce que j'ai besoin d'être là ? La rage des solennités ! Ah ! si...201 L'INDOMPTÉE Dans la mollesse, la secousse voluptueuse du sommeil interrompu, il songea la rencontre subs- tantielle que c'aurait pu être. Mais ceci ! Le faux- col de l'idylle ! Les ombres chinoises de l'amour ! — Et flûte ! Mais il se reprit : — Tout ce que tu voudras, mon petit, mais si digne et si fière!... Il éprouva l'orgueil d'être aimé d'elle, puis le doute, le dépit — et tous ses échecs ! Et, versant de l'eau dans sa cuvette, il sentit vigoureusement la lassitude de l'idylle et cette lassitude se combi- nait avec l'ennui de tremper ses mains et sa ligure dans l'eau fraîche. Sans doute, il avait été merveilleux, le début. Mais à le traîner, le voici trépassant ! Rien ne vaudra la force des premiers moments. Désor- mais, plus d'autre soif que la possession, avec ou sans amour, avec ou sans noblesse, au point que la fierté de Caroline le dégoûtait. Dans le fond, peu créé pour les subtilités ou pour les extrêmes de la passion, la saveur de cette liaison n'avait été exquise que pour son amour-propre. Il avait aimé, c'est vrai, avec une lenteur due à quelque absence de force, sans jamais partager l'exaltation de Caro- line. Il n'avait d'ailleurs pas trouvé cette exaltation ridicule puisqu'elle s'adressait à lui... Mais tout cela, fini ! Et sa vraie, sa profonde agitation était de perdre le fruit de sept mois d'attente et d'eiïorts :L'INDOMPTÉE 20g — Elle a raison, cependant. Comme femme, elle vaut ce que je vaux comme homme!... Alors, pourquoi ne rompt-elle donc point?... Elle sait bien maintenant l'impossible... Ah! c'est que je suis si égoïste ! Il ne se décidait pourtant pas à se tremper dans l'eau froide, il s'amusait à ressasser des souvenirs entremêlés à un examen de conscience. — Oui, je suis très égoïste... Oui ! Oui !... Et c'est mon droit ! J'en ai besoin pour travailler ! Il tressaillit à la netteté de l'aveu. — Alors, ma vieille, sois au moins un brave égoïste... Ramasse l'amour à la promenade — ou au grand 7 ! Mais ces paroles, qui ne changeaient rien au tréfonds de son sentiment, il les oublia tout de suite. Mille petits plans de séduction germèrent dans sa tête, pour lesquels il ne se sentait ni l'épi- derme ni la rapidité des vrais dompteurs de femmes. — Bah ! si j'avais été un de ces nerveux trop agiles... elle ne m'aurait pas aimé. Il est clair qu'elle me préfère justement pour ce que je suis... et c'est bien ce qui fait son éloge. Il s'attendrit d'être aimé dans ses défauts, mais cet attendrissement était trop plein du désespoir de ne jamais posséder Caroline, si bien qu'il finit par se dire : — Est-ce bêle de ne pas vouloir l'épouser !... 12206 L'J.NDOiirTÉE Car, à coup sûr, elle ne me gênerait pas, elle m'ai- derait plutôt. Elle me comprendrait ! En un éclair, il vit le très grand bonheur de cette union, une tranquillité entière. Mais le bour- geois, tout au fond (et avec quelle vigueur, avec quelle puissance d'atavisme et de milieu !) demeu- rait insensible à cette dialectique. La guerre des écus lui sonnait dans l'àme je ne sais quelle fanfare invincible qui ravalait l'aimée sans dot. Et cela n'était pas littéralement de la cupidité, c'était une confuse et grotesque aristocratie — comme si l'argent prenait la place de la noblesse, trans- formé en une chose abstraite, en étalon de caste. Il sembla qu'épouser la jeune fille pauvre n'était plus même une question de désintéressement, mais une question de mésalliance. Laborde était un des plus invinciblement marqués au sceau de ce sentiment ; la pauvreté de Caroline la ren- dait tout ensemble plus charmante comme maî- tresse et impossible comme femme. Et l'origine même de la jeune fille, d'une famille jadis riche et presque noble par l'ancienneté, n'altérait en rien le bourgeois credo du jeune homme. — Pas de rêves ! fit-il tout à coup. Mais alors, qu'allait-il faire à la gare? À quoi rime cette petite entrevue matinale , sinon à lui gâcher sa journée? Il en reviendra inquiet, amoureux, et une fois de plus humilié par les refus, de Caroline. Mieux vaudrait travaillerL'INDOMPTÉE 207 attendre l'événement, puisque aussi bien il ne le pouvait décider. Et il y avait toujours l'ennui de se tremper dans l'eau froide, de revêtir des vête- ments, de se mettre en route, enfin — qu'il ne s'avouait qu'à demi : — Eh oui! Eh oui!... c'est à tenter!... D'actif devenir passif... exaspérer son impatience... la voir venir... Qui sait? Elle est si juste, en amour, la fable de « l'homme qui court après la fortune et celui qui l'attend dans son lit ». Que gagnerai-je à me démener ? C'est la course en cercle... D'abord encouragé par l'indolence, l'idée lui parut victorieuse et l'anima. Il hésitait cependant devant la férocité de la chose, il chercha toute espèce d'arguments adventices, et l'intérêt même de Caroline : — Je deviens neutre... je cesse de l'importu- ner... je la rends libre : elle-même choisira son destin ! Tout de même il ne pouvait se décider, il eut recours au sort. Il prit au hasard un petit volume qui se trouva être la Folie erotique de Bail : — Si la première lettre de la page recto est avant l'M, je n'irai pas. Il ouvrit le petit volume et la première lettre se trouva être C. — Le sort a décidé ! Le cœur lui battait pourtant, à mesure que mon- à,208 L'INDOMPTÉE tait la fine merveille, le lait délicieux du soleil, la timidité de l'aube, et que les étoiles microbes, la resplendissante variole de l'éther, s'éteignaient avec une délicatesse infinie.IX Caroline agonisa de longues heures avant de télé- graphier à Laborde. Elle s'y décida enfin, avec le sentiment de je ne sais quel devoir à accom- plir en même temps que d'humiliation logique. Elle était à la phase où la lutte de détail semble mépri- sable devant la mer de douleur. Lutter jusqu'à demain... le combat du petit amour-propre... s'en- foncer à la chair des aiguilles quand le glaive menace à perpétuité... non ! Elle alla donc jeter le télégramme et attendit, dans le silence, l'immobilité et le désespoir. Edouard parut enfin, et, jamais elle ne fut aussi saisie, immobilisée sur sa chaise. La force souf- frante la quitta ; une fois de plus, elle sentit l'âme qu'elle était, ardente à prendre l'amour et la vie, et l'action du grand remède, le miracle de la pré- sence. Mais lui s'avançait vers elle, honteux, et très 12. A210 L'INDOMPTÉE profondément troublé. Dans une étrange clarté, il vit la somme qu'elle faisait, de grâce, de volupté, de tendresse. Elle était épuisée de voyage, d'in- somnie, de pleurs — mais divinement épuisée. La langueur qui décorait ses yeux marquait plus que de la splendeur, une transparence de jeunesse dou- loureuse, une sensualité de larmes, une tiédeur fine, fervente, mystique. Sa grâce était trempée d'une fraîcheur invincible, la fraîcheur de fatigue des belles, et tout le corps assoupli, l'attitude de fleur d'orage, la pénétration de la volupté supé- rieure qui naît des fières et pures chairs souf- frantes. Et il demeura humble devant la force a'amour qui venait d'elle, la comprenant toute d'un éclair. — As-tu bien voyagé? demanda-t-il enfin. — Oui ! dit-elle... J'ai bien voyagé... j'allais vers toi ! Il n'osa plus la regarder. Elle d'un ton brisé : - Oui... j'ai bien voyagé... sans prévoir l'hor- reur qui m'attendait à la gare... Ah! un étranger... le plus froid, le plus dur... sachant que son absence pouvait être un tel supplice... Ah ! Edouard !... Il avait bien envie de mentir— mais il n'osait. Deux fois, trois fois, il se reprit pour répondre, puis : — J'étais découragé ! — Découragé ? — Oui, j'avais peur de te revoir... d'aller chercheril L'INDOMPTÉE 211 le désir là-bas, et de le remporter avec moi — pour d'inutiles souffrances... pour demeurer le cœur battant de...ah! tant pis...de volupté non satisfaite, d'amour inassouvi ! — Oh ! fit-elle, se levant au cri de la chair. Ils demeurèrent sans se regarder, — et déjà elle lui pardonnait, dans la même atmosphère de désir. Ah ! pardon triste et sans issue — pardon de lendemains d'angoisse semblable, et tout lourd d'Anankè ! Elle se laissa prendre la main, elle lui laissa boire les furieux baisers dans le cou, mais retrouva la première la force. L'écartant avec grâce, elle suppliait : — Et tout de même, Edouard... serais-je doncuu si lourd fardeau dans ta vie... est-ce si dur d'em- porter la pauvre Caroline à ton côté? Un grand attendrissement envahit le jeune homme. — Chère... chère Caroline. Puis il se tut, la méfiance surmonta l'attendris- sement. Une expression de résistance serra ses lèvres. Elle vit cela, elle se sentit glacée. — C'est bien ! dit-elle à voix basse... je laisserai donc mourir toute espérance! Encore il fut touché, et Caroline et le désir res- plendirent en lui avec une douleur accablante. — Ah ! reprit-il... je sens si vivement la misère de notre situation !212 L'INDOMPTÉE Elle voulait dire : « Mais le remède est en toi !... Toi seul !... » Elle n'en eut point le courage, car les arguments s'usent par leur triomphe même, et la victoire de la raison semble à la longue aussi banale que toute autre victoire. Il est toujours un temps où la logique la plus forte cède devant une amère folie, autant pour la masse que pour l'indi- vidu. Qui n'a connu la rougeur d'employer une preuve souveraine, une preuve indiscutabfe, par une irrésistible sensation de suranné, de désué- tude? Quoiqu'elle n'eût point parlé, il sut bien ce qu'elle avait voulu dire, et ce silence équivalut à une habileté : d'abord il s'en irrita comme d'un dédain, puis il en fut touché comme d'une délica- tesse, puis il voulut lui-même quelque discus- sion : — Tu crois donc vraiment que je ne souffre pas... parce que je ne veux pas abandonner mon programme de vie... de vie dévouée à la science? — Mais si, je crois que tu souffres..... seule- ment... — Seulement ? — Seulement, l'évidence est que ton amour est moins fort que ton programme. — Qui sait! fît-il d'un air rêveur... On ne cède pas toujours à la chose la plus forte... La vie est si vague et si brumeuse ; et de même qu'on passe sans être écrasé à côté d'une locomotive, et qu'on se faitL'INDOMPTÉE 213 tuer par une piqûre de mouche..., de môme on s'abandonne à une vétille et l'on résiste à une passion furieuse! Elle vint avec des yeux pleins de larmes : — Ah ! aie pitié de moi... je t'aime tant... je me donnerais si entière pour ton bonheur ! — Eh bien ! dit-il, dans un délire de sensualité et de pitié..., fixons-la définitivement, cette situa- tion misérable... qu'elle devienne nette ou qu'elle cesse ! Que chacun de nous, dans quinze jours, décide de l'avenir tout entier ! Pâle d'incertitude, elle repoussa d'abord cette parole. Puis, dans un grand planement d'âme, elle revit toute la contrée de tortures, toute la forêt d'horreur, et alors elle sentit pour la première fois naître une volonté au-dessus de son amour. — Et comment décider ? — Bien simplement. Je t'écrirai, après quinze jours de réflexion, et ce sera oui ou non, sans remède. Toi, tu décideras alors à ton tour. Elle tremblait contre son épaule, mais elle ne le méprisait pas en ce moment. Elle répondit : — C'est loyal ainsi... J'accepte... Ils se regardèrent, et ils s'aimèrent très fort. Ils étaient pleins de trépas. Le désir les avait quittés l'un et l'autre, remplacé par toute espèce de sensa- tions ténues à miracle. Et lui regardait la char- mante œuvre d'art qu'elle faisait, et son désordre de désolée nuancé de lueurs, de plis délicats de la A214 L'INDOMPTÉE peau, d'étincellements de chevelure. Et elle tou- chait avec douceur la main et le bras du jeune homme, elle goûtait sa présence avec une indéfinis- sable amertume, une amertume fleurie, délicieuse, fugitive, mortuaire. Vera relisait nerveusement une lettre de son amoureux. C'était sur papier bleu, grand format, vergé, avec l'en-tête de la maison de banque : « J'ai l'honneur de vous confirmer ma visite... » La vieille fille tantôt riait de joie, tantôt devenait peureuse, et reprenait : « Les affaires que nous avons à traiter... » — Oh ! le chéri... oh ! le bureaucrate ! Mais son cœur battant, son impatience, la rumeur reverdissante de l'amour, donnaient à la lettre son sens vrai, son sens suave et glorieux. Et Vera reprenait sa coiffure, rafraîchissait sa peau ternie, ses yeux froissés, se faisait des sourires de vieille kalmouke dans la glace. Quelquefois, un éclair, elle se trouvait réussie, puis les plis de papier de la joue, la sécheresse cartouneuse du menton la choquaient et lui faisaient venir des larmes.216 L'INDOMPTÉE — Est-il possible que lui... Puis, elle s'adressait à Caroline, qui la regardait avec une tristesse affectueuse : — Est-ce bien ainsi, ma fille... dis ! arrange-moi ces cheveux... tu as tant de goût! Et tandis que la jeune fille passait ses doigts légers sur la chevelure de cuivre, Vera méditait, comme un mystère, cet homme bas sur jambes, aux cheveux crépus, au teint rouge. Ce délicieux mystère transfigurait la toilette. Il incarnait la jeunesse, le dieu qui vit de force et de croissance, les minutes-siècles où bout et foisonne la ramure de l'âme. Et Vera se fit mettre, en tremblant, un peu de poudre, un peu de rouge, elle tricha pour les sourcils, elle appela la couleur sur sa lèvre, elle couvrit d'un lumineux crêpe de Chine son pauvre cou écaillé. Mais ses bras étaient encore doux et fermes, sa poitrine ronde et scintillante ; elle laissa nu l'avant-bras : avec la chevelure de cuivre et le crêpe de Chine il éclairait la vieille fille. — Ah ! Caroline, si tu savais comme je l'aime... Comme il a rajeuni mon pauvre vieux cœur... Je ne regrette plus rien, plus aucune misère... il me rend, tout au centuple... C'est la vie, ma chère fille ! la vie... la vie ! Elle s'arrêta au noir et lointain regard de sa com- pagne ; elle devint rouge. Caroline s'aperçut de sa retenue, et cette pitié de la vieille fille ne l'humilia point, mais souligna ténébreusement sa misère. SaL'INDOMPTÉE 217 misère? Qui sait? C'est aujourd'hui ou demain qu'elle attend la lettre de Laborde — et c'est peut- être... Mais comme elle en doute ! Comme elle sent gonfler dans sa poitrine le délicat veilleur des peines ! Vera reprit : — Pardonne-moi mes joies ridicules ! — Chère Vera, tes joies ne sont pas ridicules... je les envie, va! Je les envie, mais pas pour que tu les caches... pas pour t'en priver... Chère Vera, tu aimes, tu es aimée, crois bien que je ne trouve là rien de risible... J'en suis touchée... j'en suis atten- drie... et môme un peu consolée... car c'est une justice, après tout : tu as bien assez souffert pour retrouver ta jeunesse lorsque tu ne l'attendais plus ! — N'est-ce pas? N'est-ce pas? Oh ! tu sais, je ne suis pas encore complètement heureuse... j'ai peur encore... Avec ses cérémonies de bureaucrate, il n'a pas voulu me parler clairement dans notre dernière entrevue... il m'a annoncé sa visite... et sa lettre qui la confirme ! Il est si absurde... Il y a trente ans de bureau sur son cœur... Mais enfin, j'espère ! — Et moi aussi, murmura gravement Caroline, j'attends la vie ou la mort. Mais j'espère peu ! — Oh ! si, espère... 11 ne résistera pas devant ta perte... Il ne brisera pas ainsi... Un coup de timbre retentit, et l'on vit paraître 13 j, MH218 L'INDOMPTEE M. Louis, uu bouquet à la main, en cravate blanche, gras de cosmétique, et marchant de côté avec un sourire confus d'enfant quinquagénaire. Vera devint toute pâle. Et les deux vieux amoureux n'osaient pas se regarder, les yeux bas, les lèvres tremblantes. Comme Caroline se levait pour se retirer : — Non ! non! dit le bureaucrate... si mademoi- selle veut me faire l'honneur d'assister à notre entretien, je lui en serai bien reconnaissant. Caroline accepta, et le vieil homme remit d'abord gravement son bouquet à la vieille fille. Ses lunettes étaient tout embuées d'attendrissement, sa main tremblait; il murmura d'une voix incertaine : — Mademoiselle Vera Visirofï... je vous ai exprimé à plusieurs reprises la grande sympathie... la grande affection que j'ai conçue pour votre personne... Vous avez bien voulu accepter mes hommages et me laisser espérer que vous pour- riez y répondre ! Dans ces conditions, je ne crois pas vous offenser en vous demandant si vous vou- lez partager ma vie, si vous voulez être ma com- pagne!... A mesure qu'il parlait, un grand charme de douceur, de tendresse, et même de grâce, perçait à travers sa pauvre phraséologie, le charme infini des choses profondes et de la bonne humanité. Caroline était sincèrement touchée, presque aussi touchée que Vera, qui balbutiait en pleurant :L'INDOJIPTÉK 219 — Oui, monsieur Louis... oui, je veux être votre femme et vous aimer comme vous méritez de l'être! — Voilà mon bonheur assuré! balbutia le bon- homme. Leurs mains s'étaient unies, leur honnête ten- dresse illuminait leurs figures vieillissantes et ils étaient jeunes de la jeunesse véritable, de la sève de bonheur, de la profondeur de l'amour. Leur crépuscule parut admirable à Caroline. Tout ridi- cule avait disparu. Ah ! faveur de s'aimer, instinc- tive sagesse que l'un ni l'autre ne se fût perdu en quelque déraisonnable désir — jeune homme ou jeune femme — où ils n'eussent trouvé que le dégoût : — Mademoiselle, dit alors M. Louis, je suis heu- reux que vous ayez été témoin de nos fiançailles... ça nous portera bonheur ! — La vie le veuille ! répondit la jeune fille. Tandis qu'ils causaient encore, on entendit frapper à la porte de Caroline. La jeune fille y alla. C'était la lettre. Elle s'assit épouvantée, un poids de mort la pénétra : — Ah ! je ne vais pas être longue à savoir main- tenant ce que vaut la vie... A plusieurs reprises elle voulut ouvrir la lettre, et chaque fois son bras retomba. Elle était sans pensée, dans une vaste attente. Elle finit par dépo- 220 L'INDOMPTÉE ser la lettre, elle se laissa crouler dans un fauteuil. Puis elle eut très froid : ses dents claquèrent ; et elle se mit à supplier quelqu'un : — Oh ! je n'ai jamais fait méchamment souffrir personne... oh ! que je ne sois pas punie pour la vie entière... que je ne sois pas condamnée à le perdre... à mourir sans avoir vécu avec lui ! Son âme se ralluma. Elle se mit à réfléchir. Mais ses réflexions couraient comme les vents contraires dans un carrefour: elles se chassaient avec vio- lence et revenaient de môme. Pas une qui demeurât debout, sauf la phrase : — Il faut pourtant ouvrir cette lettre. Elle l'ouvrit enfin, vit quelques lignes, à peine une demi-page de grande écriture : « Chérie adorée. J'ai horriblement souffert toute cette semaine, et je te jure que je ne t'ai jamais autant aimée. Et pourtant, ma chérie, et c'est la mort dans l'âme que je te l'écris, c'est impossible! » — C'est impossible, s'écria Caroline... Elle se leva en trébuchant, elle ouvrit les bras dans un spasme, puis elle poussa un grand cri et elle mordit son bras, puis elle tomba roide. Vera et M. Louis accoururent.XI Lorsque Caroline sortit de son évanouissement, elle se trouva mue d'une énergie ténébreuse. Elle vécut, près d'une semaine, dans une demi-insensi- bilité où elle accomplissait toutes choses avec une singulière décision. Ses résolutions furent déses- pérées, et pourtant calmes, logiques, fortes. Elle prit, aux moments où la vie devenait trop doulou- reuse, ce qu'il fallait de bromure. Elle fut impla- cable pour elle-même — elle brûla le passé et ne se laissa qu'une seule chance, et cette chance elle la garda pour le dernier moment. Elle écrivit à son père de venir la prendre, et ce n'est que lorsqu'elle eut reçu réponse qu'elle donna le rendez-vous suprême à Laborde, pour le jour même de son départ. Tandis qu'elle marchait à ce rendez-vous, ses défaillances reparurent, la vaste infortune la ploya. Elle demeura longtemps penchée sur le parapet222 L'INDOMPTEE d'un pont, et elle revint vers ce pont à plusieurs reprises, elle s'y accouda misérablement. Tout fut désordre, vertige, longues lamentations sépulcrales. Plusieurs fois elle se sentit subtilement soulevée, prête pour l'éternité. Elle s'arracha à l'hypnose, elle trouva Laborde près du quai Saint-Bernard. Quoiqu'elle eût failli s'évanouir à sa vue, elle parla avec fermeté : — Je pars tantôt... et si je pars, c'est pour tou- jours... Tu n'as qu'un mot à dire pour me faire rester. Ils marchèrent le long du quai — entre le pont d'Austerlitz et le pont Saint-Germain. Il était presque aussi accablé qu'elle. A mesure qu'il se lassait par la marche — ayant déjà marché le matin — sa douleur se nuançait de plus de désir. Alors, aheurté à l'idée qu'il ne l'aurait jamais eue, il tombait dans une exaspération tendre, suivie d'une molle et douce hébétude : — Reste ! dit-il d'une voix suppliante. — Tu n'as qu'un mot à dire. — Reste ! Mais il ne dit pas le mot. L'air fluvial les enve- loppait avec une odeur de futailles, d'alcool et de vinaigre. La circonstance faisait cette odeur très charmante, suave. Ils s'y grisaient en noir. — Il me semble que je vais mourir! dit-elle... Et avec un souffle de lassitude : — Oh ! si c'était vrai... Jamais je n'ai aussi bienL'INDOMPTÉE 223 compris la joie d'étendre les bras... de râler... de me dissoudre ! Il le comprit aussi, tandis qu'elle parlait et, se regardant, ils s'aperçurent qu'ils avaient les yeux pleins de larmes. Alors, elle se pencha vers le tleuve, elle sanglota. Par contagion, il ne put lui-môme se contenir. A cette minute il regretta tout, amèrement, il la désira plus fort, dans l'en- dolorissement des jeunes larmes, sœurs de la volupté... Il eût voulu y porter remède, mais il sentit trop qu'il ne le pouvait. Ses volontés passées étaient plus fortes que toutes les volontés présentes — comme ces testaments antiques dont les peuples portent le poids à travers les siècles. Le voyant pleurer, elle eut pitié et se dit : — Il m'aime pourtant... Et la voix furtive, qui tant de fois l'avait suivie jusqu'au sommeil : — Vraiment, ne céderait-il pas, si... Quelle paix de se rendre, de tout jeter à la fata- lité, de risquer le bonheur et le malheur dans le délice d'être immolée ! Mais elle aussi était sous la domination des volitions passées. — Peut-être, reprit-elle, séchant ses yeux, ja- mais plus je ne te verrai, Edouard... Les jours iront... les jours... nous serons vieux... Est-ce possible ? — Ce n'est pas possible! s'écria-t-il. Mais il le croyait possible. Elle pas encore. i224 L'INDOMPTÉE — Pourquoi ne veux-tu pas ? fit-elle... Promets seulement... Je sais que tu es loyal... promets, et je reste! Il ne répondit pas. Il était cependant à la minute la plus faible. Le vent secouait Caroline, jetait son parfum vers lui — le vent, changeant continuelle- ment les plis de sa robe, la remplissait d'une grâce plus invincible. Il se dit encore qu'elle ne lui serait pas lourde, lutterait avec lui et non contre lui. Mais la position, la chose si vague, si contra- dictoire, si abstraite, ne désarma guère. En vain se dit-il : — Mais elle ne la compromettra pas... elle est de celles dont on peut être fier... La position s'y opposait comme une Eutéléchie farouche. — Tu ne réponds pas, dit Caroline. — Je ne puis répondre. — C'est donc fini... Ah ! tu n'es pas courageux ! Elle pleura encore. L'endroit était désert, Edouard lui prit la main avec passion et l'embrassa. Elle goûta cette caresse d'un amour lâche, elle se sentit doucement lâche elle-même. Eh ! qu'impor- tait ! Tout allait se dissoudre, elle ne pouvait plus ni faillir ni triompher, elle cessa tout reproche, toute tentative de révolte ou de combat. Elle accepta le bras de Laborde et marcha dans la désolation voluptueuse de cette heure. Elle parla des heures passées, — lui aussi — et il était indi-L'INDOMPTÉE 221 gné contre lui-même, comme on est indigné contre un lointain personnage de romao. Ils passèrent et repassèrent de Notre-Dame au pont d'Austerlitz, où l'eau vogue si large, où la Seine est un beau lac semé d'une escadre de cabotage. Ils prirent du souvenir à pleine âme. Ils se frôlaient dans un retour de début. Ils sem- blaient se mal connaître, en être aux tendresses confuses où l'on ne s'est pas parlé. Il frissonnait de la chaleur et du froid alternatifs du contact, il serrait avec désespoir le petit bras passé dans le sien. Il respirait le voile de Caroline quand le vent le lui poussait au visage, il respirait toute la jeune fille. Son amour était aussi jeune que le ciel après pluie. Et elle contemplait son lâche ami, elle regar- dait ces yeux chéris aux paupières tombantes, le cou blanc et l'oreille inachevée. Elle l'aimait avec mépris, elle l'aimait avec stupeur, agonie et délice... Le temps passa. Caroline rentra chercher ses bagages. Puis avec Vera et Laborde, elle partit en fiacre. Et la mort do son espérance se consomma aux roulements fracassants sur le pavé. Elle per- dit un peu le sens de la douleur, dans l'excès des larmes. Laborde fut tendre, aussi sanglotant qu'elle- même. Saint-Germain passa, puis la Seine, la rue Royale. Bientôt la gare, dévoreuse de destinées. C'est fini, le père attend. — Adieu, Edouard... sois heureux... réussis... adieu ! 13.226 L'INDOMPTEE Encore, il eut le grand désir de ressusciter Caro- line, encore il s'indigna contre lui-même, théori- quement, et puis ce fut le lourd baiser d'adieu, la pelletée de rares syllabes : — Caroline, je... reverrons... Le fiacre, comme un fourgon de supplice, emporta la pauvre fille.XII Quelques semaines avaient passé, et Caroline se trouvait à bord d'un steamer, vers le soir, en route pour la côte anglaise! Son père, ayant quelques affaires à débattre, l'avait emmenée pour la dis- traire. Elle était montée sur le pont, au crépus- cule, et rêvait à la fois au passé et à l'avenir. L'a- venir était morne — un poste à rejoindre, dans un canton perdu, misérable : elle n'y pensa guère ; elle retomba dans le passé comme dans un sépulcre. Il ne faisait guère âpre malgré novembre. Le jour était presque abattu. Sa douce et vaste ago- nie s'abritait aux plis des nuées et dans le palpite- ment des eaux. La beauté subtile de cette lutte se compliqua d'une brume légère et très fraîche. Caroline s'assit aux pieds de son père, un peu gre- lottante du double froid du rêve et du soir. L'œil presbyte du vieillard, plein d'anciens jours, posa sur cette immensité, y prit des comparaisons lentes avec les temps révolus. M228 L'INDOMPTÉE La jeune fille resserra le fichu de crêpe qui sanc- tifiait délicieusement son visage. Elle regarda un instant mourir la lumière. Le crépuscule fut une basse terrible sur la psalmodie de son âme. Le cœur parut plus vide, solitaire comme ces grandes eaux, en perpétuel choc comme elles. Une force négative frémissait dans toute sa fibre. 11 sembla tout à coup qu'elle fût à mille lieues de la côte de France : son esprit les comptait, ses artères eu possédaient la douloureuse mesure. Le battement du navire en était le symbole. Oh ! battement sans fin, rythme implacable ! Chaque coup d'hélice éloigne encore, encore ! Sentiment plus affreux par l'idée que toujours cela persiste, que môme en dormant, môme pendant le repos, pendant l'in- conscience, le voilà partant, le navire sur la mer inépuisable, le voilà aillant à tout petits tres- sauts... Elle écouta chanter des voix, puis un piano dans les cabines. Elle se cacha le visage de son voile, indignée. — Rien, rien! songea-t-elle... Personne pour... La nudité des éléments, le lointain des âmes, aucun espoir de faire partager sa peine — et quand môme elle aurait pu faire partager ? Oh ! rien qu'une chose dans le vaste monde, une seule, infi- niment seule : l'avoir, LUI ! Le tenir contre son cœur, être à son bras, sous sa parole, dans l'ombre de son corps. Cette seule chose aussi triste,L'INDOMPTÉE 229 immense, profonde que la mort du crépuscule sur les eaux. Cette seule chose... La pesanteur fut telle que la pauvre fille en cria. Le sanglot roula dans sa poitrine, ses larmes vinrent. Le vieillard l'entendit : — Qu'as-tu, Caroline? Il avait un regard charmant ce soir-là, le geste bon, la tendresse exquise. Il attira son enfant vers lui : — Ne te désole pas... tu ne vas pas rester là-bas longtemps... tu reprendras tes forces... et quand tu seras bien portante, tu retourneras à Paris... nous ferons tout pour que tu y retournes... Elle le regarda avec une sorte de pitié, elle écouta ces bonnes paroles de père avec épouvante. Oli ! pauvre vieil homme, comme tu te trompes ! Et elle perçut avec un redoublement d'amertume, et une résignation noire, que celui qui l'avait créée était à peine plus proche que les marins qui rôdent autour d'eux, que ce qui les séparait était aussi infranchissable, qu'il ne pouvait ni la comprendre ni participer à sa peine... qu'hélas ! il n'est aucune pitié réconfortante en ce monde pour l'amour, et qu'elle eût autant souffert si même il avait com- pris. Cependant le vieil homme continuait de la câli- ner. Par respect, par affection filiale, elle le laissait faire. Elle finit par prendre le rôle protecteur, eu feignant d'être consolée par lui, en prenant sur sa 230 L'INDOMPTÉE souffrance assez de force pour jouer l'attitude cal- mée. Oh ! que ce rôle devint pénible ! Elle ne put le sup- porter plus longtemps. Elle eut hâte d'être seule, elle chercha comment renvoyer le vieillard. Lui, content de l'effet de ses paroles, croyant la consoler davantage, continuait, continuait. — Père, dit-elle, le soir est bien frais... il faut te soigner, il faut descendre, petit père... Il s'aperçut alors que la brise soufflait un peu froide, il craignit pour sa poitrine. — Toi aussi, mon enfant... tu as besoin de ména- gement... — Eh bien, allons ! Ils descendirent ensemble. Elle le conduisit vers le salon. — Tu as été bien gentil, petit père... bien bon pour ta pauvre Caroline. Il se promit de mériter encore ses éloges. Leur baiser fut tendre et doux : — Tu reprendras tes forces là-bas... Tu les re- prendras, chérie ! Il se mit à lire un journal, puis il tomba dans un assoupissement. Quel soulagement qu'il dorme et qu'elle soit seule ! Elle va souffrir à l'aise. Elle va gravir son calvaire dans l'âpre solitude. Aux escarpements de la douleur, elle verra couler le sang de ses blessures intérieures, sans témoins... Ah ! seule.... seule...L'INDOMPTEE 231 Elle retourna furtivement sur le pont. Entre deux canots de sauvetage, elle s'abrita, elle s'appuya dans un rude pli de voile rouge. Seule !... Seule !... Que la mer parut lourde et sinistre ! Ouââ ! Ouâà ! La vague qui sanglote ne vient-elle pas de la côte française? Entre ces sillons phosphorescents, comme on serait bien emportée, molécule du grand tout... Ou... âà... Ou... ââ ! Si la mer était l'angoisse lourde, la présence de l'Infini, impérative, forte et funèbre, le mouvement de balancier des piétons, Tchu, Tchu !... effrayait Caroline plus subtilement. Ah ! petite vis de l'hé- lice qui mord l'eau profonde et pousse en avant le rand navire ! Entre les deux voix, son cœur se rapetissait, sa poitrine était vide : une pompe semblait aspirer tout l'air d'elle... Quelle énorme dépense de beauté, de beauté qui la tient à sa merci ! Partout une lumière pâle, faite de milliards de petites lanternes vivantes, partout la fluide poitrine. Et cet air qui passe tout embaumé des vagues, cet air qui semble plein de bêtes et de semences ! Par moments, sa peur était fulgurante de céder à l'appel des vagues, de s'élancer dans le flot qui s'ouvre et se referme : il prêchait si éloquemment la paix éternelle, l'inconscience et la force ! — Non ! non ! Et alors, elle réentendit chanter dans les cabines et le piano retentir : &232 L'INDOMPTÉE — Ah! parmi tout ce monde-là... qu'est-ce que ça pourrait faire qu'il y en eût un de plus... que ce soit lui... qu'il soit là... comme ce serait bon ! je ne sentirais plus ni fatigue ni mal... tout ce voyage ne serait qu'une joie délicieuse. Alors le passé reparut, si proche qu'elle croyait le toucher. Elle poussa uu soupir d'angoisse, elle se raidit : — Pourquoi est-ce lui... si peu généreux... si dévoué à la petitesse? Pourquoi est-ce lui... il y a tant d'êtres... tant d'êtres ! N'aurais-je pu en ren- contrer un plus noble? Elle rêva à cet éternel problème du choix, com- plexe au prorata de la complexité de ceux qui y rêvent. Tout à côté d'elle, il avait passé tant de des- tinées ! Quelques-unes étaient presque venues à elle. Elles avaient été fortes ou charmantes, pleines de promesses ou répulsives. Certains êtres, tout de grâce physique, certains sourires suaves, cer- taines paroles persuasives ou voilées, vives ou câ- lines, avaient voleté au ras de son âme comme des abeilles sur un champ de trèfle. Pourquoi lui et pas ces autres? Elle chercha des qualités qu'il avait particuliè- rement, son éloquence facile, comme il comprenait et expliquait clairement, la sobriété de son esprit. Elle ne désavoua pas ses gestes, une grâce — selon elle — spéciale. Elle ne nia pas non plus qu'il eût paru à l'heure où les portes étaient entre-closes, àL'INDOMPTÉE 233 l'heure où la citadelle était lasse, pauvre en soldats. Tout l'être, alors, voulait vivre. De tous les défilés, de tous les détroits de l'intelligence et du cœur, la force unique s'échappait en fertiles persuasions. La fleur était ouverte, elle attendait la fine révélation que le vent allait apporter. Il avait paru alors. Parmi tous ceux qui appro- chèrent, il avait eu l'attitude opiniâtre, l'incessante attaque. Il avait été l'Opportun, qu'un autre Oppor- tun eût pu remplacer. Certes, s'il eût déplu, répulsif, on seulement doué de qualités qu'elle n'aimait pas, son effort fût resté inutile. Mais enfin, tout de même, il n'avait été qu'un de ceux qui pouvaient plaire... — C'est donc le hasard... j'aime le hasard... le hasard... Mot immense à cause de la grande rumeur ouàâ ! ouàâ! et du petit battement des pistons, tenu, tchu ! Mot qui occupa, qui remplit la nuit noire. Elle le nia bientôt. — Non, non, pas le hasard... quelque chose tout de même a dû nous rapprocher. Quoi ? La providence, le destin... au commence- ment... Dieu! Elle haussa les épaules. Le vent se leva plus hardi sur la froide magnificence de l'océan. Caroline s'enveloppa plus étroitement. Des souvenirs sur- girent au hasard, comme on voit des oiseaux se lever à la fois d'un clocher, d'une hétraie et d'une234 L'INDOMPTEE rivière. Ah! que l'un deux fut beau! Il fit redes- cendre tous les autres comme l'apparition d'un épervier fait redescendre les passereaux au clocher, à la hétraie, à la rivière : « Un matin... un matin... les vitres étaient belles dès le réveil... neuves de printemps... elles avaient dit qu'il faut partir... que la ville est mortelle... que la franchise de la vraie vie — d'où nous sor- tons — c'est là-bas où poussent les arbres... Et justement, il arriva ce jour... il était vif et gai... il avait ce chapeau avec un ruban rouge et bleu... un fond bleu... des croissants rouges... Comme il tordait adorablement sa moustache... geste si spi- rituel sous sa main blanche... geste que lui seul savait ainsi... Il faut tout de suite partir, Caroline, c'est un crime de laisser perdre un si beau jour... « Eh ! oui... un crime! surtout que lui accom- pagnera le soleil... l'eau, les plantes... que lui sera dans la nature comme si sa seule présence était d'un merveilleux jardinier pour le jardin éternel... avec lui ! avec lui !... Et en barque sur la Marne, oh ! sous ce pont... oh ce pont !... l'ombre y tom- bait... ils crièrent dix fois, vingt fois: Oh ! oh ! oh !... Et l'écho : Oh ! oh ! oh ! Cet écho ! » Elle s'immergea en cet incomparable souvenir. C'était la mer, l'écho ; c'était la mer, le pont mer- veilleux de la Marne. Mais le tchu ! tchu ! la trou- bla, l'interrompit. Elle s'ensommeilla misérable- ment. Son cœur était dans un linceul : le vasteL'INDOMPTÉE 235 linceul de toute la nature, jusqu'au haut firma- ment : — Oh ! si tu pouvais... pourquoi est-ce si difficile de franchir l'espace ?... Songer que tu es là, et que tu pourrais être ici... et je t'adorerais... je t'adore... Toucher ta main, Edouard ! Elle appelait dans le vent. Elle était pressée comme un voyageur qui fuit un cataclysme. Elle était pressée comme la jeunesse — et elle ne pou- vait être que pressée — elle sentait merveilleuse- ment que sa part de l'univers était mesurée avec avarice, que demain elle serait retranchée des éléments, à peine le temps de goûter furtivement à la bonne liqueur. Elle y avait sa part si stricte, petite comme son corps devant l'Océan, et dans cette petite part, Edouard était la quantité im- mense : car ne lui avait-elle déjà donné un an de vie ? — cet an, il fallait, il fallait qu'il en éclose un peu de bonheur. Il le fallait, car, dans cette brièveté, comment recommencer, comment reprendre ce tissu d'amour qui coûte si cher? Le recommencer, grand Dieu ! quand on l'a mené si loin !... le recommencer... et la main intérieure de l'àme va se figer, se refroidir demain. Pourra-t-elle recom- mencer ce tissu? Elle repleura comme tantôt devant le père. Et la grande ombre était toute venue. Pas une étoile. Un ciel d'eau sur la plaine d'eau. Caroline236 L'INDOMPTEE poussa un grand cri dans l'espace, elle perçut la vaste inanité de son rêve. Elle sentit l'horreur des len- demains, l'étoufiement de voir mourir jour par jour sa souffrance — elle s'abandonna au Hasard, à la Durée, à l'Oubli. Et elle murmura gravement, en se levant devant les vagues livides : — Me voici vaccinée contre la Douleur.TROISIEME PARTIE La petite ville de Nestris, partagée eu haute et basse, groupe des bourgades tout autour d'elle. C'est l'Ardennes âpre avec une population con- centrée en de vieilles fureurs, une bouderie à la civilisation, un amour tout particulier du sorcier et du rebouteux. A vingt lieues, l'endroit est connu pour un méchant nid de tètes dures, avaricieuses, à faciles colères d'idiots, à taciturnités de voleurs et d'assassins. On ne sait l'origine de cette tenace mauvaiseté. Quelque village spécialement fécondé par des Huns ou des Ougres, lieu de refuge au moyen âge pour les bandits, les braconniers, les insolvables ? Influence de la terre trop sèche, récalcitrante aux belles cultures ?238 L'INDOMPTÉE Des vieilles, petites, aux yeux ronds rapprochés, aux pommettes quasi mongoles, marmottent des prières noires, des vieux s'embusquent comme des écoliers pour épier le passant, et, découverts, ne baissent pas la prunelle. Tous, hommes et femmes ont en eux la défiance et la colère ainsi qu'une maladie. Au premier éveil d'un crime dans les environs, les gendarmes, les magistrats montent vers la ville suspecte. Les plus riches de l'endroit se marient mal au dehors, et cela explique la per- manence héréditaire de l'idiocratie des habitants. Maintenant, ces âpres vices impliquaient on ne sait quel courage de bête, de petits carnassiers, de petits singes, féroces par naturel, loin de la pour- riture des ultra-civilisés. Pas de lâches sourires, pas de douceurs perfides où l'on enfonce comme en des marécages, pas de jouissances anti-physiques, et un respect pour l'espèce qui fait répugner à l'avortement, à toute pratique ignoble d'amour. Caroline ne détesta point Nestris. Le mal du dehors console les sacrifiés ; il est uaturel qu'un destin tourne ces misères dans un monde de misère. Ces hommes de Nestris concordaient fort bien avec l'humanité du bourgeois Laborde. Pas étonnée d'eux, ils furent étonnés d'elle. Sa blondeur, sa tendre vénusté ne l'empêchèrent point de les regarder en face avec une énergie pessimiste qui valait toutes leurs énergies sournoises. Domp- tés par les yeux clairs où la souffrance se fixait enL'INDOMPTÉE 239 dureté, ils n'osaient rien contre elle, mais de partout elle les voyait surgir comme des abeilles en fureur, dans une curiosité ardente, muette, et le désir qu'elle s'effrayât, car ils avaient fini par ériger leur effet de terreur en privilège. Or, elle allait sans s'occuper d'eux, de leurs espionnages, de leurs façons de loups ou de renards traqueurs. La résignal ion tramait ses grands voiles gris à tous les détours du che- min. Tout s'était fondu, les chagrins et les joies ensemble. Caroline vivait la vie moyenne, une tristesse épandue sur une journée entière, et par là moins lourde. Le monde autour d'elle était figé comme elle. Elle l'aimait peu, mais sans pou- voir se défendre d'anciennes et sincères admira- tions. La vrai nuance est qu'elle ne s'attachait plus, qu'elle ne suivait plus la destinée des objets du monde extérieur, que son cœur ne battait plus à la sensation d'éphémère, n'avait plus crainte de quitter les milieux présents, cette crainte essen- tielle aux époques de vie forte et heureuse. D'ailleurs, elle a toutes les menues rancunes et toutes les menues faiblesses imaginatives, les scènes où elle voit Laborde malade, celles où elle renonce, celles où, au bras d'un autre, elle le rencontre, le fait pâlir de jalousie... Tout cela reste vraiment imaginaire, elle ne lèverait pas le doigt pour obtenir la mort de Laborde, ni pour le faire revenir. Seulement l'amour est en soi une240 L'INDOMPTÉE force pour manier le monde ; il crée tout un orga- nisme qui a ses lois pour vivre et pour mourir, et l'activité de cet organisme en Caroline faisait la plus grande souffrance, activité retrouvée en tout, d'un si profond, si douloureux contraste avec l'iner- tie du dehors. Les premiers jours, elle y pensa succomber. Nestris fut une prison terrible, la mort dans son silence, la mort dans les reflets du ciel, la mort dans les pluies livides, dans les grands et frais soleils. A chaque minute une pointe aiguë au cœur : — Partir ! Angoisse où elle s'affole, tandis que la raison murmure dans une monotonie puissante de cas- cade : — Inutile, inutile, tout est inutile ! Et, cependant, les champs sont lourds, les nues sont lourdes, le silence est lourd, tout pèse, tout entrave, le sommeil est un liquide visqueux où elle s'immerge avec terreur, et il ne reste de léger, de clair, que l'auberge au bout de la rue avec la dili- gence pour Batteux..., le train pour Paris. Ah ! qu'il lui fut dur d'attendre que le nouveau milieu lui fît des souvenirs capables de l'attacher. La nuit même, la nuit surtout, quand le vague réveil succédant à de tristes rêves, l'enfance revient, une volonté tremblante, Caroline combi- nait son départ. Ce semblait alors aussi inéluc- iL'INDOMPTÉE 211 table que de boire et de manger. Elle allait se lever, faire ses malles en attendant le petit jour. Pourtant le matin venait, les jacinthes de l'aube claire ou les toiles d'araignée de l'aube pluvieuse sur les vitres, et la résignation, l'amère résigna- tion : — Pourquoi, mon Dieu ? Où trouverai-je la paix? Et s'interrogeant alors, rien ne la tentait plus; elle voyait partout les événements définis, en cercles clos, pas un mystère, pas une ombre trou- blante. — Je sais, je sais... Mais quoi, lentement l'hiatus se ferme quand même. La jeunesse qui est contre elle dans cette lutte, d'autre part, se met avec elle, mille espoirs sensationnels, mille petites affections où l'amour compact se divise, retrouve une partie de sa mon- naie ; ses efforts pour d'autres réalités que l'amour la protègent aussi, ses travaux désintéressés en faveur d'une société abstraite. Récompense puis- sante de l'altruisme, il lui donnera la force d'inertie pour marcher seule le temps d'anéantir le chagrin. L'existence la battait en brèche. Ses prédéces- seurs à Nestris y étaient demeurés le temps de trouver autre chose. Tous détestaient cette popu- lation de voleurs où les visites ne se payaient pas même en gratitude. Le pharmacien tenait (il 14 l2 52 L'INDOMPTÉE était de l'endroit), plus fourbe que ses clients, grand vendeur de drogues sans ordonnance, grand donneur de conseils clandestins. A part les temps d'épidémie, les maladies aiguës étaient rares, et les maladies chroniques, estomac, peau, rhumatismes, les gens des petites villes loin- taines ne les confient pas aux médecins. D'ailleurs, le pharmacien vendait des pommades pour la peau, des collyres, des baumes et les spécialités qu'une abondante réclame épanche sur toute l'Europe; pour les diverses formes du rhumatisme, deux ou trois rebouteux célèbres avaient bien plus de clients que la doctoresse. Les enfants, que Caroline aurait tant aimé soigner, préserver des mauvaises hy- giènes, des vermines visibles et invisibles qui les infectent, on les portait à la consultation clandes- tine du pharmacien. S'il guérissait assez convena- blement les diarrhées, rougeoles ou menus rhumes, il devenait dangereux aux cas de scarlatines com- pliquées, de méningites, de convulsions ou de troubles nutritifs persistants. Le pire est qu'on accourait chez la doctoresse dans des cas absolu- ment désespérés et qu'ainsi ses premiers malades lui moururent entre les mains. Elle s'indigna, mais avec la nuance de résignation découragée où la jetaient ses malheurs. Le phar- macien le prit aigrement, donna d'une voix de savantasse méconnu l'assurance qu'il poussait toujours ses clients à s'adresser à la doctoresse.L INDOMPTEE 243 — Si vous ne me croyez pas, restez, écoutez par vous-même... — Je suis convaincue, dit-elle indulgente, que vous ne leur cédez que par faiblesse, et j'admets d'ailleurs que vous les aidiez dans les indispositions légères ; mais ne pourriez-vous me les envoyer tout de suite lorsqu'il s'agit d'un mal sérieux, leur refuser des remèdes ? Alors le pharmacien sentit encore mieux l'orgueil de la doctoresse, et qu'elle le jugeait incapable de traiter les maladies sérieuses. — Je ne les conseille pas, fit-il de mauvaise foi, libre à eux de s'obstinera des remèdes familiers ou à des spécialités que l'usage me permet de vendre... Elle eut envie de le confondre et de lui reprocher sa témérité, mais tant d'échecs, et la sensation que tout est inutile, que la mauvaise foi comme l'égoïsme sont invincibles... Elle se retira. Cependant la chose portait après coup. La figure du pharmacien, son nez pointu entre deux petits yeux de cochon, son front boutonneux, ses lèvres violacées dans une barbe de gazon malade, tout se perpétua, domina pour quelques heures le chagrin de Caroline. Elle ne put endurer la pensée qu'il se croirait un grand vainqueur, qu'il se réjouirait dans sa fourberie. — Ah ! non, je veux qu'il ait devant moi l'atti- tude du fourbe, qu'il soit vil, craintif et rampant... Sinon, quelle serait la récompense d'être noble ?...241 L'INDOMPTÉE Dans cette crise d'orgueil, elle retourna chez le pharmacien. Surpris, il considéra la face colère de la jeune femme, ses magnifiques yeux amplifiés, et l'écoutaen silence. — J'ai réfléchi, dit-elle. Je vous défends de soi- gner un mal sujet à complications, vous m'enten- dez ; je vous le défends, non pas pour moi, pour les malades... Les pauvres, je les traiterai gratui- tement. 11 fut mal à l'aise. Son âme de Nestris, faite à tous les hérissements et les venins des basses ran- cunes et des basses colères, sembla noyée dans la sainte fureur de la doctoresse. Il prit l'attitude de chien battu qu'elle avait résolu de lui faire prendre. — On ne peut pas refuser son opinion à des amis... — La loi vous y oblige, rétorqua-t-elle. D'ailleurs, ce n'est pas une guerre d'écus, c'est une guerre d'humanité.... Je ne veux plus qu'on m'apporte de petits agonisants, sauvés peut-être si j'avais été prévenue. — Vous vous croyez bien savante, parce que vous venez de Paris, nargua-t-il. — Oui, bien savante, c'est-à-dire ayant de l'ex- périence que vous n'avez pas... En tout cas, c'est net : la première fois que vous traiterez un malade sérieux, vous pouvez vous attendre à un procès. — Eh ! Eh !L'INDOMPTÉE 247 Ces masques, où les siècles ont ciselé la ruse à passionner tout artiste, par quoi les réduire, sinon par des extrêmes de bonté ou de terreur, seuls capables d'orienter les mille traits épars, le réseau prodigieux des petites fibres en zigzag sous l'épiderme et qui autant produisent que dé- noncent l'état cérébral. Mais la bonté veut la patience ou un milieu de catastrophe, quelque chose comme une épidémie, une inondation. Dans ce cas particulier, la terreur seule, pour faire vite... Caroline fixa des yeux froids sur la malade qui s'épouvanta, dont la pru- nelle chavira telle qu'une mare au soleil. La mort meugla aux contrées instinctives de la campa- gnarde, les vaches lugubres de la mort. Elle étouffa, tandis qu'une férocité surgissait dans les autres : — Il faudra couper la jambe... Le charron jura, ses doigts plongés dans ses cheveux : — Ah ! bon Dieu de bon Dieu. C'est pas possible ! — Avec du céleri haché très fin qu'on arrose d'urine, sauf respect, le propre fils à Jacques Copette, il a guari... Ça se voit plus... Un des vieux bonshommes ricanait ces choses sous les verrues de son nez et de ses joues, un de ces vieux qui symbolisent l'entêtement des cam- pagnes par une longue mâchoire de cheval et des dents en palettes jaunies projetées hors de la bou- che.248 L'INDOMPTÉE — N'y a que le pèlerinage de Saint-Ornuphe, marmotta une vieille du système pomme de rei- nette. — Je l'ai fait, gémit le charron. — On fait transpirer, puis on sèche devant le feu. Ça donne une croûte et empêche les humeurs... — Rien que de l'eau froide... — Les trois médailles bénites avec les paroles que sait la mère Tiquet... Des nues bleues montaient des cercles appliqués aux roues, la flamme tramait des mousselines jaunes sur les fenêtres de l'espace vers la porte. Caroline toute fine, délicieuse de nuance parmi ces humains couleur de rouille, aux gros contours moussus, était pareille à l'élégante flamme dardée par-dessus les bûches. Par une sympathie obscure, elle aimait le feu subtil dans la lourde cour et les pesantes créatures, les étoffes merveilleuses, les fils de l'invisible rouet, les tiges onduleuses de la fleur du feu, les batraciens et les fourmis, les mouches, la contrée pure des incandescences, rases et moutonnantes comme des troupeaux de brebis tondues. Caroline entendait vaguement le conseilleur, le cœur affaibli du sot bavardage, une vague déchéance de son savoir, mais elle eut un sursaut, la quasi- certitude de guérir la plaie par des antiseptiques, et sa nature indomptée revint entière. — Quand vous aurez fini vos bêtises... Vous, leL'INDOMPTÉE 215 — Ça ue traînera pas... — Personne ne parlera contre moi. — Vous croyez ? Tenez, la mère du petit Nausse, qui est mort la semaine dernière et qui m'a mon- tré comme venant de vous une potion suspecte à l'aconit. Il se troubla, la sentit ferme à la fois et habile. Balbutiant, les yeux désormais introuvables, il jura qu'il n'avait agi que par faiblesse et qu'à l'avenir... Caroline s'en alla, angoissée de cette humiliation d'un être et de la revanche venimeuse qu'il pren- drait, mais contente tout de même. La farouche contrée cachait d'autres pratiques, vieilles et noires comme les roches et les broussailles de l'endroit, mais plus estimables que les pratiques scientifiques du pharmacien. Jeune doctoresse des écoles neuves qui ont appris à ne pas dédaigner eu bloc, Caroline s'émut plus qu'elle ne se fâcha de la sorcellerie et du reboûtage. Une poésie s'en exhale. Nulle humanité, la plus barbare, la plus tardive, qui ne les possède. S'ils mêlent la moindre sincé- rité à leur affaire, on leur doit la tolérance, comme à des forces libres, des barricades contre la trop rapide et trop lourde codification savante, des sau- vageons utiles de médecine et de chirurgie. Dans un cas, cependant, Caroline dut intervenir. La fille d'un charron de la ville haute, contu- sionnée aux genoux, avait couru aux rebouteux. 14. 246 L'INDOMPTÉE Un épanchement de synovie gonflait l'articulation. Le massage trop rude du bonhomme irrita la peau, fit une plaie de mauvaise nature qui gagnait de jour en jour. Vainement apportait-il cent cata- plasmes : aux poireaux, au pain mâché, à la bouse de vache... l'inflammation gagnait la cuisse. Le charron fit trois pèlerinages et consulta deux sor- cières avant d'appeler la doctoresse. Caroline s'in- digna, non du massage mais du traitement de la plaie, des cataplasmes, des lotions, des tisanes qui jetaient la souffrante à d'affreux troubles digestifs. C'était devant la porte de la maison, dans une cour. Un bûcher flambait royalement à quinze mètres, et des hommes y maniaient avec leurs grandes tenailles des cercles de fer. La fille malade, sa jambe sur une chaise, transpirait, abêtie de douleur, dans l'immobilité des souffrances inta- rissables, et deux grands yeux de fièvre noire. Le charron, silhouette trapue aux cheveux bouclés, suant à gouttes immenses, claires sur les noirs reflets métalliques de sa face, avait accommpagné la doctoresse dès la porte de la rue. Six ou sept parentes ou voisines, deux vieux bonshommes formaient le cercle mi-goguenard d'où partaient, sans trêve, les conseils. Caroline, ayant examiné la jambe, demeurait pensive, le regard à cette eau jaillissante qu'est une flamme en plein jour. Elle réfléchissait au moyen d'imposer un traitement ferme, suivi. Il n'y avait que la terreur.L'I>"DOMPTÉE 249 père, écoutez-moi bien : il faudra couper, et plus vous attendrez, plus il faudra couper haut... Ce sont vos sales cataplasmes et vos stupides manigances... Ils se taisaient, avec beaucoup d'indignation et de la curiosité aussi, pour voir comment cela finirait. — Alors n'y a pas de moyens ? grogna le char- ron... Vous ne pourriez point essayer quelque chose ?... Les yeux de Caroline, durs sur ceux de l'homme, ne laissaient aucun retour vers les cataplasmes et les médailles... — Un moyen, oui... On peut essayer... Mais il n'y en a qu'un, et si vous ne le suivez pas de point en point, sans seulement lever les bandages, dans cinq jours il faudra couper... Et pas de bêtises, n'est-ce pas, je dis couper ou mourir... Cela parut cruel à tous, mais elle grandit à leurs yeux de l'implacabilité du destin, elle fut le destin même pour la malade. — Oh 1 mademoiselle, qu'on ne me coupe pas !.. Les vieux, pétrifiés, attendaient la guérison immédiate, le charron cria : — Faites ce que vous voulez, je vous jure ma part de paradis que je ne laisserai point toucher à la jambe. — Bien sûr, bien sûr, pleura la fille. — Si c'est que cinq jours, hocha la tête de cheval, ça vaut d'être vu... Caroline avait maintenant tous leurs petits traits250 L'INDOMPTEE fixes dans l'hypnotisme de la terreur et de la con- fiance. Certes ils recommenceraient bientôt le rêve méticuleux, le ta ton des petites entreprises, le travail de leur cerveau fourmilier, mais les cata- plasmes et les tisanes n'entraveraient pas le début du traitement. Conquis par la terreur, ils furent gagnés par l'adresse. Avec une rapidité, une préci- sion, une douceur merveilleuses, elle accomplit sa besogne de cliirurgienne. De même qu'ils sont plus éblouis de la souplesse des doigts d'un pianiste que de toute musique, de même ils s'extasièrent à l'ha- bileté manuelle de Caroline. Elle racla la blessure, la purifia, la pansa suivant les plus étroites méthodes antiseptiques, l'enveloppa de bandages clairs, coquets, merveilleusement ajustés. — Ah bien ! murmura la vieille « pomme de rei- nette », si on les défaisait ces linges-là, n'y a per- sonne qui pourrait jamais les remettre... Pour le charron, sa fille était guérie. Les vieux même, du moment que la science seule n'était plus en question, et que la demoiselle « avait la main », perdaient l'esprit de critique. La malade baisait ces fameuses mains, disait qu'elle se sentait beau- coup mieux, que la douleur n'était plus la même. — Ça se trouve comme une douleur de guérison ! Alors tous cédèrent à la joie de s'émerveiller, qu'ils ont avec autant de force que la joie du déni- grement. Caroline fit une ordonnance pour la nuit, fixa le régime et se retira sans laisser voir sa fai-L'ISDOMPTÉE 251 Messe. Quand elle passa devant le feu, les flammes crièrent le triomphe, levées en gueules d'ophidiens, en lions d'armoiries, parmi les fumées de bois nouveaux que les charrons venaient d'y mettre.II Le cinquième jour, la guérison de la jambe s'an- nonçait nette, et le charron le vociférait du fond de sa cour au passant de la rue. Caroline prenait plus d'intérêt à la ville noire. Elle se promenait beaucoup, étudiant chez les enfants des bourgades voisines une singulière maladie de la peau. Une après-midi qu'elle montait par de belles et funèbres routes plantées de sapins et de mélèzes, avec des ravins à droite et à gauche, de farouches colon- nades de troncs écailleux rappelant lage de la houille, tout à coup une silhouette se dressa, une face bizarre, un regard impérieux, ardent. Après l'imperceptible arrêt de son cœur, elle dédaigna, continua de marcher. L'homme suivit, lent, fauve. La solitude était complète. Le masque rude, les larges épaules de l'homme, son âge aussi, la quaran- taine, tout éveilla le soupçon du viol, du monstre qui assomme et broie. La frêle vénusté de Caroline, sesL'INDOMPTÉE 253 pudeurs tellement entières, enfantines, mysté- rieuses, cela trembla en elle, éparpilla son àme comme des rameaux d'automne à la brise. Il vint une terreur de bète où elle pensa fuir, en galop de rêve et par une nature de rêve, une nature qui agit et qui parle, qui grouille de métamorphoses terrifi- ques ; puis la réflexion l'arrêta, mais surtout son pes- simisme, sa colère contre le monde, son acceptation de la mort. Alors même persista un malaise phy- sique, fréquent chez la femme et qui va parfois à la manie; elle ne put endurer cet homme derrière elle; elle ralentit sa marche. L'homme vint, et Caroline, quoique pâle, le toisa en dominatrice. Lui, alourdi sous cette fierté, avait on ne sait quelle honte et quelle colère mâles, comme on imagine les fouettés de jadis au pilori. Il avait passé quand il se ravisa ; Caroline l'eut tout à coup devant elle; mais non brutal, plutôt l'air d'un grand enfant chagrin et timide. Il porta sa main à sa casquette, puis à sa bouche : — Pardon, excuse... La jeune fille ne répondit pas, mais elle ne crai- gnait plus, elle attendait avec le pressentiment d'un reproche de faible, uu peu ce qu'elle avait vu chez un braconnier arrêté ; l'homme bégaya : — Je vois bien qu'on a raison et que vous faites la fière vis-à-vis du pauvre monde ! — Vous ne me connaissez pas... — Ça n'y a fait rien. Quasiment on ne doit que 15254 L'INDOMPTÉE vous regarder... Vous avez le mépris sur votre beau visage... La sincérité dont il disait « beau », et on ne sait quel air d'admiration, de vénération tournée à la colère, confondirent Caroline. — Je n'ai pas de mépris pour le pauvre monde, dit-elle, j'en ai seulement pour le mauvais monde... Elle fut surprise de la douleur qui gravit le front du paysan, comme l'ombre une colline. — Vous êtes vite à mal juger les gens... Quand on croit bien faire et que les preuves en sont... Il ferma le poing, mais il garda son expression enfantine : — ... que les preuves en sont... C'est-y que vous autres vous n'avez jamais tué personne?... Tout de même je peux rire de vous voir faite comme pour parler au bon Dieu et puis de mépriser les pauvres bougres... Toujours mépriser ! Et le mot ne s'accompagnait pas de tant de fureur que de regret... — Vous parlez de mépris... dit Caroline, et je ne vous comprends pas... Visiblement il se cabra, en homme qui se juge déjà avancé dans une terrible explication et qui la voit revenir entière : — Je suis le rebouteux !... — Le rebouteux !... Ce fut-il les troncs écailleux de l'âge des houil- lères, les noires végétations résineuses, la tête de .L'INDOMPTEE 255 l'homme, sculptée comme des têtes de vieux bois, Caroline revécut des siècles très anciens, le chaos géologique où les plésiosaures et des iguanodons se mêlent à des haches taillées, à l'homme des cavernes et des palafittes. Uue bonté vaste habita les ravines, la route plongea dans le temps comme dans l'espace. L'impression fut suave autant que magnifique et se reporta sur l'homme, le quasi- sauvage, là debout, fâché maintenant, criant : — Oui, je suis le rebouteux, et j'en ai guéri des entorses et des douleurs, et des nerfs tirés que le docteur savait pas de remèdes... Pour ce qui est de la fille de Malissart, le charron, je reconnais que sa jambe tournait pas comme il faut... puis que vous l'avez guérie... et, tout de même, y n'y a pas de raison de prendre le pain des gens et de les mépriser tant bien qu'on soit savante... Je suis plus vieux que vous... j'ai pas lu tous vos livres, mais les livres ne disent pas tout... Rassurée, Caroline goûtait la scène, sa fran- chise, sa bravoure orgueilleuse. L'homme, d'ail- leurs, avait des traits d'intelligence fruste, outre son noble chagrin du mépris. La doctoresse sentit qu'on pourrait causer et que la causerie serait prise pour une faveur. — Non, dit-elle, tout n'est pas dans les livres... Mais vous ne comptez pas mes années d'hôpital et qu'il m'est passé entre les mains plus de malades que vous n'en verrez de votre vie...256 L INDOMPTEE Une lueur d'admiration flotta sur le rebouteux, avec la joie qu'elle consentît à une explication. — Je ne dis pas, le jour d'aujourd'hui la méde- cine se fait plus comme autrefois... Je vous jure pourtant bien la vérité des vérités que j'ai guéri des gens qu'on savait plus quoi faire... 11 y en avait que leur vie était pas supportable... Ils hurlaient comme au feu de l'enfer... On me les apportait sur des draps de lit.. Je leur faisais encore plus mal, mais ils m'embrassaient après les jours, quand ils se voyaient soulagés... Je veux bien que vous connaissez des choses, mais moi aussi j'en connais ; je les connais avec les doigts, tenez avec mon pouce... Je trouve la douleur, je la fais marcher, je la fais entrer dans le sang... Je tâte tout de suite la chose qu'est pas naturelle, et des fois... y en a qui souffrent dans les bras, dans les jambes, mais ils l'ont dans le dos... Il ajouta avec un fort joli et timide regard de côté : — Je sais pas si vous voudrez me croire... — Je vous crois bien, dit-elle, mais la fille Malissard ? Son teint de brique pâlit presque : — Un malheur... Cette fille-là n'a pas le sang très pur, rapport à sa mère qui est morte de tumeurs... — Oui, tempérament lymphatique... — Vous vous y connaissez, fit-il, en respirant fort.L'INDOMPTÉE 257 — Mais ça n'excuse pas vos cataplasmes... Il fit un geste. Elle l'arrêta. Elle le tenait à son regard comme un bon chien. — Ne disputons pas là-dessus... Je ne vous en veux pas, seulement il ne faudrait pas recom- mencer... Assombri, il crut qu'elle lui refusait toute pra- tique. Et il ne pouvait quand môme se défendre d'une sourde adoration très, très abstraite, par- dessus le sexe. — Il vaut mieux nous entendre... Je vous recom- manderai moi-môme pour le massage auprès des malades. — Vous ferez cela ! — Certainement, et je serai très heureuse de vous avoir ; mais plus de cataplasmes, plus de remèdes... — Alors, vous ne me méprisez pas ! L'adorations'épanchait;Carolinesavouraitlemiel infini d'un culte à sa personne et à sa conscience, et le rebouteux avait, lui, sa belle journée ; un peu de grandeur officielle venue de cette divine jeune femme, et un dévouement pour elle, aussi cher à ce cœur simple que nos plus hautes exalta- tions amoureuses. Caroline aussi garda le souvenir de la scène, et par les jours de vent humide, quand le rêve des nues en voyage entraîne le rêve humain à sa suite, elle sentait la fraternité du rebouteux comme une caresse.258 L INDOMPTEE La faveur, en outre, grandissant à la ville, malgré l'opposition du pharmacien, une clientèle se forma, ingrate et avare, mais où la doctoresse goûtait le charme d'une suprématie absolue, aucun rival ne se trouvant pour critiquer diagnostics et remèdes. Elle apprit à ne compter que sur elle- même, à dépendre de sa seule perspicacité. Ainsi la science fut plus douce, moins despote et plus amie. Elle semblait filtrer du dehors dans un esprit neuf comme filtrent de délicieux rayons par des étoffes, sa lumière enfin devenue une lumière intime, ayant perdu l'âpre crudité, l'angoisse des préparations d'examen ou de thèse... Ah ! ce soleil brutal sur des prunelles blessées, ces hautes fenêtres sur des espaces éclatants, ces trop nets contours ! Tout le temps des études l'impression ravalante d'un jeu, une science qui n'est pas pour soi, mais pour des professeurs, et que, dans le but pratique, on moule sur le professeur. Jamais bien le repos de la vérité comprise, assise sur sa propre logique et ses propres moyens. La vérité, les moyens du professeur ! Maintenant, libre, désintéressée de la douleur, Caroline voyait avec plaisir le retour de bribes nuancées selon la minute, un reclassement poé- tique, les frêles et froides notions parmi les florai- sons sentimentales de la femme, ses rêveries, ses espérances. L'art concret de la guérisseuse, la divi- nation de la diagnosticienne, se faisaient aussi plusL'INDOMPTÉE 259 subtils dans un milieu normal de maladie. Le dédain d'hôpital pour les formes vagues, pour les lentes dégénérescences, ce dédain se perdait à manier journellement des êtres dont les maux sont encore mal définis. L'hygiène prévalut sur la thé- rapeutique compacte. La lutte, pour être plus humble, devint plus profonde et plus artiste ; l'or- ganisme humain passionna dans ses demi-teintes, ses écarts légers, ses fièvres de développement. Caroline connut mieux les délicates périodes vitales, les menues phases des maladies et les menues influences, le jeu des météores et des nourritures. La pluie, le vent, le malaise des bêtes, l'attitude des plantes furent mêlés aux soins qu'elle donnait. Elle se rapprocha de la mère et de l'insti- tutrice, dans le besoin d'intégral qui tient la femme plus que l'homme. Son positivisme sincère ne détacha que fort peu l'éducation de la santé ; elle entrevit une espèce d'hygiène qui serait de l'édu- cation, le dosage des activités, cérébrales et senti- mentales par la médecine. Par ces rêves, elle rentrait dans l'humanité toute meurtrie encore, mais si jeune et si forte ! Songeant qu'elle était parmi les premiers aux écoles, elle jugea mesquin l'acquit de science et d'expérience pour de si lugubres efforts. On pou- vait apprendre plus et mieux sans l'odieuse tension et les barbares méthodes. Elle se le prouva. Les livres lui parlèrent une260 L'INDOMPTEE langue neuve, mêlés à l'observation directe, greffes sur la mnémotechnic des événements. Elle connut qu'ils renfermaient beaucoup de choses dont elle ne s'avisait pas à l'école, un sentiment presque nou- veau de gratitude lui vint pour les auteurs. Avec on ne sait quel passé d'étoupe ou de feutre qui rendait son âme mal résonnante à tout éclat de plaisir et à tout éclat de douleur, elle s'éveillait au présent, le parait des grâces coquettes de la femme et des gravités sereines de la doctoresse. Sa maison d'abord garnie en bloc de meubles parisiens, elle commença d'en remplir les grandes salles de vieilles choses passionnantes. Elle découvrit un coffre à bois, des landiers, un bahut, des chande- liers en cuivre, des ustensiles de cuisine, d'un mo- dèle original. Une grande horloge à poids, au long balancier battant la seconde, lui mesura l'heure dans sa salle à manger. Son installation avait comporté d'abord une sécheresse quasi religieuse, un dédain du confort frileux de la femme mariée ou de l'orne- mentation patiente de la vieille fille, un goût trop franc, trop volontaire, mais bien d'accord avec la profession qui veut la lumière, l'air et la propreté. Réservant ces qualités fondamentales, elle en émoussa les rudesses. Sans multiplier les « nids à poussière » et les « trous à microbes », il y eut plus de choses flottantes, plus de fragilités aimables, une disposition mieux nuancée de l'objet. Son cabi-L'INDOMPTÉE 261 net même se féminisa. La table massive fut habillée de bleu, de très petits bronzes vert-de-grisés, de très petits pots où trempent des brins de plantes s'éparpillèrent sur la cheminée et les guéridons, rendant moins farouches le spéculum, le stéthos- cope, les lancettes, les spatules, les thermomètres, et les forceps. i;..III Quelques mois, puis ce fut mars. Le printemps commença d'épandre ses fièvres vastes. Elles cou- laient aux fleuves de la nue, bouillaient à la terre germante, aux éclosions d'insectes précoces ; sur- tout elles venaient avec le vent, les souffles im- menses qui duraient des journées entières sans que l'horizon s'épuisât. Ils rythmaient des plaintes, des furies, des clameurs si hautes, si tenaces, que les nuits et les jours vivaient de leur seule vie. Dans la jeune poitrine de Caroline, un vide délicieux, la demi-asphyxie qui rend les phtisiques tendres et rêveurs; aussi des chaleurs brusques où la tête s'exalte, et des luttes contre une violence d'amant à soulever les voiles de la femme, une frénésie née au contact de la frénésie du vent, de son opiniâ- treté, de son implacabilité, de sa guerrière oxyda- tion. Il entraînait et déchirait les nuages comme leL'INDOMPTÉE 263 destin déchire des existences, il s'abattait sous quelques gouttes tièdes ainsi qu'un homme aux larmes de l'aimée, il avait des indécisions sem- blables à celles d'un général entre deux positions également avantageuses, fonçait sur les routes, tourbillonnait quelques minutes de droite et de gauche, puis se ruait sur des arbres, sur la ville maudite, sur un cheval au labour. Caroline aimait ses grâces et ses violences, le bel organisme qu'il est en ce monde, le doux chaos fluide et invisible dont certes nous avons appris à nous servir mais combien moins que le végétal. Ah! qu'il est donc l'amant de l'arbre, comme de la plante basse, qu'ils aiment à lui livrer leur immobilité, à rendre dans ses adorables bras leurs chuchotants sou- pirs, à puiser en lui les rythmes de leurs formes, l'harmonie de leurs branchettes et do leur tronc, à ouvrir sous ses doigts les fines corolles où il secoue le pollen sur les pistils, à lui confier les graines ailées qu'il porte vers les bonnes terres du hasard. — Ah ! pensait Caroline, dans leur rêve obscur, ils l'attendent, ils l'attendent! Ce lui paraissait infiniment doux qu'il y eût dans la lourde cristallisation des branches une attente. Elle se la figurait à la fois douce et anxieuse ainsi qu'une attente de femme, et l'image éveillait un attendrissement pour son sexe, le besoin d'une ami- tié légère et tendre, d'un peu de faiblesse indul-204 L'INDOMPTEE gente, comme les plus vieilles et les plus laides en ont encore mieux que les hommes. — Une âme possible... Il n'y en a pas à Nestris ! Nestris, en effet, se révélait d'une noirceur af- freuse. Cette première manche qu'on gagne si sou- vent par surprise au début d'une carrière et qu'on doit à un bizarre mysticisme du nouveau autant qu'à la curiosité, tourna en déception. La médecine prête en somme fort peu à des résultats éclatants. Les trois quarts des guérisons s'opèrent malgré la plusinsane droguerie. Mieux charlatans qu'elle, pharmaciens, rebouteux, sorciers, tiraient grand avantage de leurs cures, sans souci des suites. Les pauvres ne voyaient aucun lien entre d'atroces mi- graines, des ophtalmies, des chutes de cils ou de sourcils, et l'emploi de certains onguents. La petite bourgeoisie de l'endroit se fâchait au bout de huit jours contre la doctoresse, et patientait ensuite des trois mois avec les guérisseurs. Partout Caroline trouvait l'ingratitude et la mauvaise foi. De rares clients la payaient, les autres tergiversaient har- gneusement, geignaient ou se taisaient. La popu- lation entière préférait voler un sou que d'en ga- gner honnêtement quatre. Le charron, si enthou- siaste, avait liardé comme les autres. La coterie du pharmacien s'unissait à la coterie des guérisseurs pour la diffamer et la discréditer. Les pauvres mêmes commençaient à narguer ses soins gratuits, à recourir aux pommades mercurielles et aux sor-L'INDOMPTÉE 265 ciers pour cette maladie de la peau que Caroline s'était donné le mal d'étudier et qu'elle guéris- sait ! Caroline endurait impatiemment cette situation. Appelée à la dernière minute au chevet d'agoni- sants adultes, elle ne manifestait encore que de la froideur et du dédain, mais pour les enfants tués par de fausses médications, elle s'emportait, écra- sait le père et la mère sous des reproches dont ils gardaient ensuite la haine : — Vous avez bien le droit de vous faire mourir si cela vous plaît, mais votre petit, ce petit inno- cent ! Ah ! la sale, la mauvaise obstination ! Sur quoi le père ou la mère, écrasé pour l'heure, murmurait une défense vague : — Savions pas !... Comment savoir... Il y en a qui disent ceci, d'autres cela... et puis des médailles, des prières, ça peut pas faire de mal. — Oui, des médailles, et des tisanes, et des courses d'imbéciles avec l'enfant après avoir lié sa fièvre à une grille de chapelle. — Y en a qu'ont été sauvés... — Vous mériteriez qu'on vous plante là. D'ailleurs vos excuses sont idiotes. J'ai dit et fait redire cent fois que je ne m'opposais pas aux gué- risseurs et aux sorciers, puisque vous y tenez, mais qu'il faut me consulter pour savoir si leurs manœuvres ne sont pas dangereuses... Malin, n'est- ce pas, de laisser tuer son petit !266 L'INDOMPTEE — Ah ! mais s'il meurt, je tordrai le cou à la mère Tiquet ! — C'est à vous-même que vous devriez tordre le cou... Est-ce que la mère Tiquet aurait touché à votre enfant sans votre permission ?... Et comme ils se taisaient, respectant en elle la dernière chance de salut, elle faisait la leçon pour les commères présentes : — Vous savez bien que je ne demande pas d'ar- gent aux pauvres, et surtout pour les enfants... Est-ce donc si difficile de venir me trouver, de me demander au moins mon avis sur les remèdes... Après une semblable scène, si l'enfant guérissait un peu de faveur revenait à Caroline, mais s'il mou- rait, et c'était presque toujours, la bande adverse triomphait lourdement. Il se forma bientôt une ligue contre elle, elle connut des calomnies, ne ren- contra plus que des visages fanatisés de colère ; on lui vola des poules qu'elle élevait dans son jardin, des servantes apeurées ou traîtres l'abandonnèrent. Alors Caroline sortit de son espoir, de son rêve studieux et charitable, et retomba au pessimisme. Son orgueil d'indomptée reparut. Elle n'opposa pas la mansuétude et la patience aux misérables menées. Elle se monta en énergies, en fauves revanches. Elle détesta hardiment les laides faces embroussaillées de mal. Une nuit, elle tira six coups de revolver contre les voleurs. Elle gifla deux grandes filles de seize ans qui l'insultaient àL'INDOMPTÉE 267 voix basse. Enfin elle intenta un procès au phar- macien pour exercice illégal de la médecine. La peur fit naître de basses conspirations : les hommes groupés sur son passage barrant les rues, des farces immondes souillant sa demeure. C'est pourquoi Caroline se perdait volontiers sur les plateaux de Nestris, promenait dans les tem- pêtes de l'équinoxe sa mélancolie de savante et d'amoureuse déçue. L'égarement de la solitude élargissait ses douces prunelles, le creux de son front portait une souffrance là où les volontés se décident, son imagination s epandait en intermi- nables aventures dont elle sortait très lasse, éva- porée, légère d'esprit par inflammation cérébrale, et lourde de corps, les épaules penchées, la taille moins fière. Elle était de cela infiniment jolie, de la beauté qu'ont les reflets comparés aux lumières, des traits fins, nerveux, pleins de souffrance latente et d'affection recluse. Le ciel mouvant, les grandes lueurs passaient sur son visage comme une onde, et vraiment ce visage devenait une onde par l'aban- don et par la mobilité. L'enfant reparut en elle, on ne sait quelle fuga- cité dans l'impression et dans l'émotion, quel désir de bras maternels. Elle tâtait son corps le soir, au lit, le trouvant grêle, des bras, une poitrine de fillette. Alors la certitude d'une irréparable fai- blesse, un cri d'épouvante et d'angoisse, une nudité morale aussi mince et fragile que sa nudité phy-208 L'INDOMPTÉE sique, le besoin absolu de se donner à quelqu'un dans un servage humble et caressant, d'être cou- verte de la force d'un homme ou de la force d'une communauté, parce qu'il n'y a de stériles dans la nature que des bêtes unies et travailleuses. Crises du demi-sommeil, pareilles aux crises des agonies, Caroline en souriait au matin devant son miroir, sa fraîche image, sa poitrine gonflée de jeunes grâces, ses beaux bras blancs. Pourtaut elle chan- celait aussi dans l'existence courante. Les deux ou trois familles où elle était assez bien reçue, elle les fréquenta trop, s'y épancha trop. Sa parole, au sortir des terribles solitudes, s'échappait d'elle avec fièvre, ses regards marquaient dans leur bril- lante indécision une ivresse de sympathie brusque, un besoin peureux d'intimité, que les gens remar- quaient, dont ils tiraient à la fois morgue et défiance. Par réaction d'orgueil, elle se terrait, de plus en plus seule et farouche, captive à la lecture comme à une glu et s'acharnant à tout lire, stupéfiée et somnolente, journal, livre, bout de papier imprimé traînant sur le sol... De cette lecture exaspérée, de ses longs rêves à vide où elle dépensait les forces qui doivent s'appliquer à la réalité, elle prit un malaise aux yeux, une douleur des globes bientôt étendue au front. Des phosphorescences trem- bleuses, de petits escaliers de lumière luisaient devant elle dès qu'elle baissait ses cils, ou desL'INDOMPTÉE ■269 cercles, un œil intérieur à la prunelle blanche... — La solitude me détraque... C'est la misère de nos états morbides que nous nous y attachons, ou que le découragement qu'ils occasionnent nous enlève le désir d'autre chose. Caroline ne voyait rien à faire. Elle avait derrière elle son amour tronqué, sa longue expérience de l'égoïsme humain, sa science apte également à nourrir le désespoir comme l'enthousiasme. Si l'amour au moral et au physique ne s'atrophie pas au repos, surtout chez la femme, à coup sûr il sommeille aisément. Pour le tenir éveillé, il eût fallu quelque milieu courtoisement galant, or elle ne trouva que des vilenies, de basses tentatives de brutes attirées par sa position de femme seule, de mauvaises et répugnantes intrigues de bourgeois vicieux, rien qui ne lui inspirât haine et dégoût. * IV Un jour, à la fenêtre de la grande salle où elle recevait les malades, Caroline regardait mourir le soleil. Des montagnes s'entassaient sur l'astre, pro- digieusement noires et lourdes et que bientôt mille épées trouaient : elles s'allumaient, leurs blocs de sombre granit viraient au cuivre rouge, le soleil agonisant montrait sa tête de flamme, et c'était la fusion des monts violàtres, des fleuves lents de métal déversés dans une mer lointaine, de nou- veaux pays rouges où s'effilaient des lagunes d'ombre, des circuits d'argent et de nacre parmi des roches pourpres et des fumées vertes... L'épaule de la terre montait encore, et le Pays du Crépuscule se transformait longuement, tour à tour ténébreuses Calabres crevassées, Alpes roses, défilés d'ombres sous des corniches capricieuses, mers étales devant des dunes molles, saharas de cuivre semés d'oasis... Puis des bandes demeu-L'INDOMPTEE 271 rèrent superposées comme on se figure les couches géologiques, et qui du rouge sombre, par l'orange allaient au vert. Alors les cendres s'accumulèrent, des chenilles rampèrent sur l'Occident hérissées et onduleuses. Elles bleuirent, blanchirent, une faune maritime survint, des raies, des holoturies, des limules nageant vers le nord dans une mer verte assombrie de moment en moment. Avril débutait. La maison était pleine de petits coléoptères gris, des scarabées tout le jour entraient par les fenêtres, tombaient en buttant contre le plafond, des coccinelles se roulaient en boule à tous les creux du bois, une petite trame vibrante d'abeilles flottait sur un parterre de labiées dans le jardin. Caroline, en ce crépuscule, était mordue des fringales subites de la solitude, d'une anxiété pour le prochain repas comme pour une déli- vrance. Trois visites seulement, outre une course matinale au chevet d'une vieille hydropique, sa journée entière au travail du cabinet, la doctoresse en souffraitvers le soir, de cette souffrance innom- mable et changeante où elle voyait le début d'une neurasthénie par contention de la personnalité. On sonna. La servante monta dire qu'un mon- sieur attendait au petit salon. — Un monsieur ? Les messieurs étaient rares. Les bourgeois en- voyaient leur bonne. Elle rougit un peu quand elle demanda : H272 L'INDOMPTEH — Est-ce un monsieur que vous connaissez ? — Je le connais et je ne le connais pas... Ceux de Leumont l'appellent le loup-garou... C'est des gens riches, par exemple... Pour ça... — Allumez la lampe ici et priez-le de monter... Sous la lampe, la chambre parut neuve à Caro- line, tant elle prenait de joie à cette légère aven- ture. Cet inconnu de Leumont, à deux lieues de Nestris, ce fut comme un Européen pour l'exilé eu terre d'Afrique. — 11 y a pourtant un médecin à Leumont. Elle se figura un cas grave. Son orgueil se gonfla doucement. Paris, l'école, les cliniques ma- gistrales reparurent très hautes. Elle s'efforça de contenir sa joie, mais rien n'empêcha la palpitation de sa poitrine, ni la rougeur exquise de ses joues, ni l'éclat un peu flottant de ses yeux. L'homme entra, timide et sombre. Il trébucha dès le seuil. Caroline lui indiqua un siège. — Asseyez-vous, monsieur. Il s'assit, levant à la lumière toute sa face. Ses cheveux un peu longs pâlissaient sous le grisonue- ment, mais la moustache, les sourcils épais et noirs rendaient la pleine jeunesse à sa physionomie. L'impression générale pour Caroline fut d'un visage où la bonté serait noyée sous du méconten- tement. Mais cette impression se perdit vite au ton de l'homme, à sa politesse froide. — Mon neveu, un garçonnet de huit ans, pré-L'INDOMPTÉE 273 sente les plus graves symptômes de diphtérie. Le docteur Ruelle ne répond pas de la guérison. Il désire l'avis d'un autre médecin... Pouvons-nous espérer votre aide?... — Certainement, monsieur. Permettez-moi de vous interroger. — Je suis à votre disposition. Il répondit avec une clarté parfaite, et une certi- tude sur l'emploi de termes techniques, une variété d'observations médicales qui frappa la docteresse : — Vous avez étudié la médecine, monsieur ? — Non, mademoiselle, du moins pas aux écoles. J'ai été amené à lire certains livres... Il parlait encore qu'elle s'était levée, avait pris dans sa bibliothèque deux ou trois volumes et des cahiers : — Excusez-moi, je me renseigne. Elle prit deux ou trois notes et remit les volumes en place. — Voilà , dit-elle avec sa faiblesse aux confi- dences, pour un cas grave je me reporte toujours à mes auteurs, c'est moins magistral, mais plus sûr... Il approuva tacitement, puis : — J'ai à la porte un cabriolet... Me permettez- vous de vous conduire?.. — Oh ! oui, fit-elle, tout à son art, plus tôt je serai près de l'enfant, mieux cela vaudra... Elle vérifiait et bouclait sa trousse, sonnait la bonne.274 L'INDOMPTÉE — Reconduisez... Je vous rejoins à l'instant, monsieur. — Bien ! Une excitation joyeuse la soulevait. La lampe vibrait délicatement sur les meubles, sur les livres. Tout passionnait, tremblait aux doux con- trastes de l'ombre et delà lumière. La vie avait une plénitude charmante. Caroline sentait le bonheur immense pour les solitaires de rentrer dans une fonction sociale honorée. Elle courait à cette agonie comme à une fête. — Mademoiselle ne dînera pas ? demanda la ser- vante. — Non. Et se tournant vers le visiteur : — Ne perdons pas une minute. Lui la regardait, émerveillé de la voir si fraîche, si jeune, si élégante. Caroline s'émut de sa sur- prise ainsi que d'un hommage. Elle resta divine- ment ferme et vierge sous ses yeux; lui, au con- traire faiblit et montra l'émotion d'un être qui sait les perversités et par là les reflète. Caroline n'aima point ce visage mal fait aux émotions douces. Elle le jugea sarcastique. Il l'installa commodément, se plaça près d'elle, et ils partirent dans la nuit. Tant qu'ils eurent les sursauts du pavé, ils demeurèrent silencieux, mais arrivés à la côte, le cheva1 montant d'un pasL'INDOMPTÉE 275 nerveux sur la route de terre battue, Caroline interrogea son compagnon : — L'enfant est votre neveu, n'est-ce pas ? — Oui. — De père ou de mère ? — De mère. Il répondait froidement. — Je vous demande cela, fit-elle, pour juger du tempérament. — Ah! Le ton s'adoucissait. — Le père vigoureux ? — Oui, vigoureux, un Ardennais de souche campagnarde, du sang et des nerfs. La côte gravie, la voiture se jeta au galop sur la descente. Ce galop dans la nuit, sur la côte vive, Caroline en frissonna. — Excusez-moi, mademoiselle, c'est pour le pauvre petit... Je connais très bien la route, d'ail- leurs, pas d'accident à craindre... Il s'était redressé ; il tenait ferme le cheval. Caroline se sentit à l'abri, confiante ainsi qu'un enfant près de son père. Cette impression la por- tant alors à s'occuper de l'homme, elle le fit avec une singulière hardiesse, née du besoin de se créer des personnages pour peupler la solitude où elle vivait. — Les autres enfants de la famille ont-ils eu la diphtérie?276 L'INDOMPTÉE — Il n'y a d'enfant du côté de ma sœur que le petit Charles... Du côté du père je ne sais trop... Pas à ma connaissance, cependant. — Il n'est pas marié, pensa Caroline. Et tandis que le cheval allait son train, elle constituait le personnage, encline à le charger de tous les défauts de la bourgeoisie. Il avait bien trente-cinq ans. Un célibataire de cet âge, surtout à la campagne, devait être un égoïste. Comment supposer qu'il n'eût pas rencontré de jeune fille désirable? Puérile, elle poursuivit ce problème, écartant les hypothèses d'amours malheureuses ou de dé- vouements, concluant hâtivement à l'égoïsme et à la froideur... — Mais s'il n'a jamais quitté Leumont ? Qu'importait. A Leumont ou ailleurs, un homme s'éprend, court le risque, accepte l'aventure ! Et puis, quand on a les grands élans de la passion, on voyage, on cherche sa femme par le monde. — Un égoïste! un égoïste ! murmurait-elle. Et tout à coup la noirceur de la vie, l'abomi- neble supériorité sociale de l'homme. Alors le per- sonnage fut fait. Il eut sa place dans la série des pantins ridicules, il chemina avec les autres en un monde grisâtre, par les tristes routes de l'écœu- rement. — Que je suis donc injuste, pensait Caroline... Je ne sais rien de cet homme... quel stupide procès ! L'INDOMPTEE 277 En dessous, la fine aiguille de la critique repri- sait le pessimisme ; la rancune se levait plus ardente au cœur de la sacrifiée, et il fallut la nuit pour chasser toute préoccupation maniaque, la vaste bête de la nuit aux larges soupirs, aux cris de détresse, aux rauquements de lion jaloux. Le vent entrait dans les bois comme une flamme invi- sible, comme une pluie, une armée en marche, une mer d'équinoxe, ou se balançait sur les fron- daisons ainsi que des masses symphoniques sur un orchestre... Par ces choses qui la trempaient magnifiquement Caroline grandit. Il plana une belle et hautaine sauvagerie de l'amour où elle perçut qu'elle avait déjà participé et qu'elle participerait encore. Puis ce fut une science sereine, des océans d'amour abstrait, on ne sait quelle force de s'épandre et de créer sans que dût intervenir la misère des sexes. Son compagnon bénéficia d'une pareille forme. Elle apporta quelque ardeur à lui découvrir des vertus. Le hasard y aida. On venait d'atteindre le fond du val ; un froid humide tombait avec la brume, le jeune homme tendit une couverture à Caroline : — Enveloppez-vous de cette couverture, made- moiselle, la brume est dangereuse. — Et vous, monsieur? — Je suis chaudement vêtu ! 10278 L'INDOMPTEE Elle goûta la protection, pleine de sympa- thie, comme toute femme à l'heure aimée de l'aventure pour celui qui dirige l'aventure. Au chaud maintenant, seul le front fouetté par la brise, elle éprouvait un confort frileux, une joie d'enfant rassuré. Il dut partager ou du moins comprendre cet état, car il fit un effort vers la cau- serie. — De terribles gens, n'est-ce pas, que ces gens de Nestris, mademoiselle ? — Oh! oui... le mal inné, inconscient d'ailleurs, heureusement. — Un silence où le cheval renâcla, puis lui : — L'inconscience n'est point une excuse, ni un bonheur. Elle, étonnée de cette forme hardie : —: Mais le mal dans l'inconscience nous effraye moins. — Le croyez-vous? Dans l'ensemble l'assassinat est plus souvent l'acte d'une brute inconsciente que d'un être réfléchi, et cependant que pouvons-nous craindre davantage que l'assassinat ? Il attendit. Elle se dépita du tour positif qu'il donnait à la conversation et de ce qu'il se réservât justement l'attitude qu'elle avait coutume de prendre vis-à-vis des autres. — Je parlais en vue des responsabilités... — Un mot bien vague, mademoiselle.L'INDOMPTÉE 279 Et il ajouta tout de suite, comme pour éviter une discussion : — Je ne crois pas au mal métaphysique... Vos méchants bonshommes de Nestris savent d'ailleurs aussi bien le mal qu'ils font que leurs voisins des autres villes... Seulement ils sont mieux organisés pour le mal. — Vous semblez leur en vouloir. — Je ne les aime pas, mais sans rancune indi- viduelle. Plutôt m'amuseraient-ils. Il eut un rire de misanthrope : — Une engeance perfide et féroce.., comme toute notre triste humanité. Caroline pensa, revenue à la critique : — Tu dénigres l'humanité pour ne pas avoir à la comprendre... Mais il dit : — Excusez-moi, je suis connu pour un peu d'àpreté dans mes paroles. Alors, elle, songeant aux vilenies de Nestris, se jugea stupide : — Oh ! je sais trop la noirceur des habitants de Nestris... Et elle raconta ses déboires, son procès contre le pharmacien : — Vous donnez vos soins à de pareilles brutes ! s'exclama-t-il. — Donner des soins, pour moi, c'est bien plus un plaisir qu'une peine. Je voudrais seulement mes■■ 280 1/INDOMPTKE malades séparés de leur terrible entourage, sans les pleurs, les stupides méfiances ou les grossières admirations. Il laissa couler deux minutes, tout à son cheval ; puis ayant obtenu une bonne allure : — C'est fort beau ; mais ils ne le méritent vrai- ment pas. A votre place, je sens que je les détes- terais. — Soyez tranquille, dit la doctoresse, je ne leur ai nulle gratitude. Après une longue hésitation, il dit encore : — Peut-être me jugerez-vous indiscret?... Pour- quoi ne pas vous établir à Leumont... Piuelle est très vieux. Il ne demande qu'à se retirer. Il vous le dira lui-même, d'ailleurs... Un fort brave homme... — Je n'aurais pas de plaisir à changer tout de suite, murmura-t-elle. Mon défaut est l'orgueil. Si je quittais Nestris à présent, je me sentirais vaincue. lime faudrait d'abord un petit triomphe... Merci tout de même... Elle tremblait un peu, touchée qu'il s'occupât d'elle ainsi, mais défiante, se souvenant de Gouria. Puis elle s'étonna qu'il la fît plutôt penser à Gouria qu'à Laborde, car étant riche, il n'épouserait pas comme Gouria, il aurait les idées de Laborde. Peut- être l'avait-il déjà vue et n'était-il venu la chercher lui-même que pour nouer l'aventure. Pour la troi- sième fois, l'homme pénétra sa défiance : — C'est Ruelle qui vous a désignée à notre mL'INDOMPTÉE 281 détresse. Il connaissait vos cures... Il vous admire beaucoup. Très doux, le miel de la louange dans cette bouche froide, mais Caroline fut avant tout sur- prise de cette adresse à écarter l'équivoque. Et la voiture fila avec uue grande vitesse. Le cheval sentait l'écurie. Une blancheur rayonnait sur les ténèbres, Caroline la prit pour le reflet d'un étang... — C'est de l'eau ! dit-elle. — Non, c'est Leumont. Nous serons arrivés dans cinq minutes. Puis-je vous prier de ne pas alarmer ma sœur... quel que soit le pronostic?... Il me semble que venant de vous, attendue comme le Messie, une mauvaise nouvelle serait terrible. — Bien. A son tour elle devenait brève, l'approche du malade éveillant le médecin en elle. Une curiosité intense avec de nettes visions, des gorges trouées par la trachéotomie, des paroles entendues aux cliniques, un déchirement de fausses membranes, un enfant qu'elle avait vu mourir étouffé, accroché au cou d'une infirmière ; un autre, la canule d'ar- gent dans le larynx et tout rouge de fièvre comme un boulet surchauffé... Mais une sensation d'im- puissance dominait, le vide de la médecine devant ces fléaux, leur meurtrière rapidité où se chop- pent nos lentes thérapeutiques, et des scalpels raclant les fausses membranes, de vagues appareils 16.282 L'INDOMPTÉE pour les brûler, comme on brûle les chancres au chalumeau. Ils n'avaient plus échangé une seule parole. La voiture roulait sur le pavé de Leumont, tournait à gauche, suivait une longue avenue, gagnait la porte d'une belle demeure, mi-château mi-ferme. Un domestique parut sur le seuil, élevant des lumières, puis la tête d'une dame encore jeune, meurtrie de douleur... — C'est toi, Marcel?... Elle aperçut Caroline sa trousse à la main. — Ah! mon Dieu, mademoiselle, que vous êtes bonne... Le docteur Ruelle vous attend là- haut. — Comment va-t il ? demanda Jacques. — Mal. Il se plaint, il étouffe... Oh! mademoi- selle, on dit que vous rapportez des secrets de Paris. Caroline restait grave dans le contentement intérieur de sa fonction. La mère avait l'humilité absolue qu'elles ont toutes à ces heures. Elle vou- lait non seulement les soins de Caroline, mais ses meilleurs soins. Et gagner la bonne volonté de la doctoresse, se plier humblement ainsi que devant le destin, arracher par prière, par soumission, par caresses, la vie de son enfant à ces mains toutes- puissantes ! — Calmez-vous, madame, dit Caroline, fémini- nement émue de cette maternité aux abois.L'INDOMPTÉE 283 — Oui, répondit la mère avec un sourire peu- reux, oui, mademoiselle, je serai calme, je vous écouterai, je vous obéirai. Ne craignez pas de donner des ordres. Tout le monde vous obéira. Elle suivait Caroline, mais la jeune fille : — Je désire que vous restiez ici, madame. — Oh ! mademoiselle. — Supplication qui embarrassa Caroline. Elle chercha du secours auprès de son compagnon. — Demeure, ma chère Thérèse; mademoiselle a besoin de tout son sang-froid... Puis-je vous accompagner, moi ? La doctoresse fit oui de la tête. Alors il prit les épaules de sa sœur : — Je t'apporterai des nouvelles tout de suite... Courage ! Le même sourire peureux de la mère, emportant son espoir comme on porte de fragiles cristaux. Caroline et Jacques gagnèrent la chambre du malade. Le docteur Ruelle se leva à leur entrée, accueillit la jeune fille avec une sorte de joie. Un autre homme, affaissé sur un fauteuil, restait sans parole dans une infinie stupeur. — C'est le père, dit Marcel à voix basse. Ruelle attira Caroline, tandis que Jacques exa- minait l'enfant. Le vieux docteur parla longue- ment. — État désespéré, je pense, conclut-il... A mon âge de pareils cas sont lourds. J'ai soixante-dix-■q 284 L'INDOMPTÉE huit ans... Une belle jeunesse comme vous peut tenter bien des choses... Une expression de loyauté éclaira sa vieille figure. Il appela Marcel auprès de lui. — Je confie l'enfant à mademoiselle, pour moi il est perdu ! Jacques pâlit, frissonna, et dans cette minute, il eut une grande expression de noblesse intelligente. Ses yeux tout de suite allèrent à ceux de Caro- line. — Voyons, dit-elle. Sur le lit un enfant de huit ans étouffait dans d'inexprimables angoisses, avec deux beaux yeux où le reproche était infini pour les grandes per- sonnes qui le laissaient mourir. Ses petites mains convulsives remontaient sans cesse vers sa gorge dans un geste d'ouvrir, d'élargir. Les mouvements de la déglutition entraînaient des cris rauques de douleur, et la voix semblait jaillir à travers des lames métalliques. Un mot unique : — Maman ! maman ! — Les fausses membranes gagnent le larynx, murmura Ruelle. Je suis trop vieux pour risquer la trachéotomie... Ma main tremble. Caroline avait pris un laryngoscope. Elle fit sou- lever l'enfant, examina l'arrière-gorge. Le gonfle- ment était considérable ; les couennes blanchâtres avaient envahi toutes les parties voisines des amyg- dales, le pharynx; l'heure était proche où ellesL'INDOMPTÉE 285 fermeraient tout passage à l'air. Les quintes de toux se faisaient obscures, les expectorations lentes et longues, mêlées de lambeaux membraneux, l'ha- leine fétide dénonçait une infection profonde, mais aussi une lutte ardente contre le mal, luttefavorisée par un tempérament énergique, des nerfs sensibles, un sang très pur. — Nous avons le temps pour la trachéotomie, dit enfin Caroline. Je vais essayer la cure aux acides, et les insufflations de chlorate de potasse. De sa trousse elle tirait une baleine, trempait l'éponge du bout dans une petite cuvette d'acide et ouvrant la bouche de l'enfant : — Laisse-toi faire, petit, tu respireras mieux... Mais il fallut que Marcel aidât à tenir la petite bouche ouverte, tandis que Ruelle immobilisait les mains et le corps. Caroline barbouilla toute Par- rière-gorge soigneusement. L'enfant vomit. Trois fois la doctoresserepritl'opération, puis on recoucha le malade. L'acide et le vomissement semblaient avoir ouvert une meilleure route à la respiration. La fièvre tomba quelque peu. L'enfant ferma les yeux dans un demi-sommeil. — Comme vous êtes adroite, dit Ruelle. J'avais déjà constaté les merveilleux résultats d'une de vos opérations. Aussi ai-je tout de suite songé à vous. — Faites monter la mère à présent, dit Caroline. Quanta vous, monsieur...I 286 L'INDOMPTÉE Elle s'adressait à Marcel : — ... il faut vous tremper les mains dans cette solution phéniquée. Il haussa les épaules. — Il le faut, monsieur, fit-elle impérieusement, on ne joue pas avec ces choses. 11 obéit, tandis que Ruelle se chargeait d'avertir la mère qui arriva folle, ses pauvres grands yeux bruns noyés dans le noir phosphorescent de la pupille. On lui permit de jeter un regard sur le malade. — Vous voyez, il est mieux, il dort... — Qu'est-ce que vous lui avez fait? dit-elle dans une gratitude frissonnante. — Nous lui avons lavé l'intérieur de la gorge... Elle entendait ces paroles aussi vaguement que des rumeurs océaniennes... Elle regardait seule- ment la chair de sa chair, cette tète rassérénée sur l'oreiller, elle vivait la grande animalité de l'amour pour le petit, rien que des tiédeurs, des membres souples, du lait à flots. Elle et son petit dans cette chose enveloppante et formidable de la terre sous cette chose formidable et enveloppante du ciel, mais rien de défini, tout obscur, aveugle, sourd, senti au sens unique de la maternité. Il y avait trois nuits qu'elle ne dormait pas. — Voulez-vous, dit Caroline, nous permettre d'achever la guérison ?L'INDOMPTEE 287 ■Oh! — Eh bien, allez prendre du repos. Nous aurons besoin de vous plus tard. Je veillerai moi-même cette nuit. — Vous ferez cela ? — Oui, mais à la condition que vous irez vous coucher. — Cependant... Elle n'aurait jamais pu dire ce qu'elle pensait, Caroline le devina : — Nous n'aurons pas besoin de vous... et je vous promets formellement que vous serez appelée si le mal empirait... chose improbable du reste. Voici une potion dont vous prendrez tout de suite une cuillerée. Ainsi comprise, lanière obéit. Le docteur Ruelle, très fatigué, se retira également. Alors Caroline s'adressant au jeune oncle : — Il me faudra deux aides. —■ Moi, répondit-il, et... Il désignait le père. — Non, pas le père; un étranger... — Bon. Et sesouvenant qu'elle n'avait pas dîné : — Quand mangerez-vous? — Dans un quart d'heure. ..D'ici là, ramenez-moi l'homme. Il revint cinq minutes plus tard avec l'homme. Caroline, après des insufflations de chlorate de288 L'INDOMPTÉE potasse, consentit à prendre quelque nourriture. Tandis qu'ils mangeaient : — Avez-vous maintenant espoir? demanda le jeune homme. — Oui, mais il faudra lutter pied à pied cette nuit... Je souhaite surtout d'éviter la trachéotomie... L'éternelle douceur qui suit les crises les bai- gnait... Ils ne firent nulle attention aux aliments, mais la force absorbée augmentait leur confiance. Marcel parla fort peu. Caroline au contraire s'épancha nerveusement. S'il fut étonné du léger abandon de la solitaire, il ne le marqua point, mais il reprit l'autorité qu'il avait sur la route et qui s'était effacée devant l'action de Caroline. Ses réponses brèves, claires, empreintes d'une bizarre amertume, son chagrin de la maladie du petit Charles apparu sous la forme d'un pessimisme sar- castique, tout froissa la jeune fille. En même temps, elle ne pouvait méconnaître sa réelle puissance à manier la pensée, sa modestie dans l'emploi du mot, sa réduction en phrases simples de très ingénieux aperçus, sa manière d'atténuer la profondeur par l'ironie, et la subtilitépar des images quasibrutales. Brutalité coïncidant d'ailleurs avec une tactique générale à ne point laisser ouverture à des senti- ments tendres, affection ou pitié, la conversation remise sans cesse au neutre. Et Caroline, tellement prémunie elle-même contre l'enthousiasme et la sentimentalité, se fâchait d'une si grande froideur etL'INDOMPTÉE 289 de voir ramener toutes choses vers l'intérêt ou la né- cessité. Elle aurait bien voulu faire sentir sa désap- probation, mais le jeune homme ne prêtait à aucune attaque, tenant ferme à l'écart sa personnalité, dans une attitude très digne ; par un atome de vantardise et un grand respect pour les êtres, respect qu'il témoignait, avec de très justes nuances, aux ser- vantes comme à Caroline. Ainsi la jeune fille, s'acharnant à découvrir des caractéristiques cer- taines, et ne le pouvant, risquait à tâtons des mots et des phrases, sortes de formules algébriques dont il faut discuter les résultats. — Mépriseur d'humanité, intelligence dédai- gneuse et égoïste ? pensait-elle. Partie sur ce motif, elle l'appliqua à tout ce qu'il disait. Or, à cause du malade, la conversation fut sur la douleur. Caroline eut deux ou trois pointes injustes, mais excusables chez la femme, pour qui le seul moyen de connaître l'homme est de le pas- sionner, de le juger dans des colères qu'elle lui pardonne d'ailleurs aisément. Ainsi Caroline aigui- sait sa voix pour dire : — Vous ne l'aimez pas personnellement, la dou- leur! Et elle sous-entendait l'égoïsme de l'homme craintif de la douleur, celui qui sacrifie tout à ne point souffrir, qui perd la notion des grandes crises où la douleur est aussi indispensable que le broie- ment des chênes sous les foudres purifiantes. 17290 L'INDOMPTÉE Il leva les yeux et parut connaître cette pensée. Un triste, un profond sourire, puis une pâleur d'angoisse et il répondit : — Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, peu importe : elle est un des organismes du monde, mais sa répartition, ses modes capricieux, son défaut d'harmonie avec les causes qui l'engendrent me paraissent épouvantables. Caroline, troublée de sa pâleur et de son sourire, répondit : — Je ne vois pas dans la douleur l'organisme que vous dites. Et elle rougissait à l'idée qu'elle venait, parpure contradiction, d'exprimer ce qu'elle ne pensait pas. — Cette opinion m'étonne chez un médecin. — Vous avez raison, fit-elle dans une faiblesse subite, je me suis mal exprimée... J'entends sur- tout que je ne crois pas la douleur indispensable sous ses formes aiguës... Contradiction cette fois avec les' motifs de son attaque : — Il est trop juste que vous pensiez ainsi, vous qui devez la combattre. — Mais vous n'imaginez pas la vie dans la dou- leur, répliqua-t-elle un peu vivement ; vous voyez dans la douleur une forme nécessaire, par exemple, au développement des êtres. Essayant ainsi de lui faire un grief de la choseL'INDOMPTÉE 291 même qu'elle lui reprochait tout d'abord de ne pas comprendre. Il répondit avec calme : — Philosophiquement, ce n'est pas insoute- nable. Et elle, durement : — De là à ne pas soulager la douleur. Une expression chagrine altéra la physionomie du jeune homme, le sang envahit ses joues. — Oui, dit-il avec sarcasme ; la douleur déve- loppe, je le crois... toujours est-elle inséparable de la vie... Et nous sommes faits de souffrances har- monisées par le temps. N'est-ce pas ce que les maîtres enseignent ? Mais pourquoi supposer qu'une opinion si générale empêche de détester la douleur... Il s'arrêta avec un regard vers elle : — ... pour soi et pour les autres ? La confusion de Caroline fut extrême : mais elle n'allait pas sans une joie vague d'avoir troublé le jeune homme. Ils demeurèrent quelques minutes silencieux ; puis tous deux se levèrent d'un même mouvement, songeant au petit qui agonisait, là-haut.A deux heures du matin, le mal écrasait féroce- ment l'enfant. Il avait eu trois crises combattues avec succès, et il en gardait une faiblesse immense. Ses yeux viraient dans les douleurs et l'angoisse des asphyxies. Il n'essayait plus de crier, le sachant impossible, mais toujours ses deux petites mains allaient à sa gorge, pour écarter l'obstacle, pour ouvrir les odieux tissus de la torture. Ses yeux manifestement aimaient la présence de Caroline, mais ils se fâchaient contre Marcel et le domes- tique. La lampe à l'huile, voilée d'un abat-jour, versait sa belle lumière, son défi à la mort. Tout autour les objets trempaient dans une ombre fine, sauf vers la porte où une lueur dansante de bougie semblait une pauvreté parmi du luxe. Le râle de l'enfant depuis une heure insultait à ces choses intimes, à la belle lumière, à la tendresse des chambres, à tout l'effort de la créature humaine pour se préserver.L'INDOMPTÉE 293 Le père, immobile et farouche, scrutait ce râle. Il se retenait de vivre comme si sa vie eût été la cause du mal. L'espoir entrait dans sa poitrine à toutes petites doses et en sortait de môme. Tout geste semblait devoir compromettre la guérison. Une parole aurait été pour lui telle qu'un sacrilège. Il n'osait pas même penser. Une prière puissante était figée dans tout son être, sans aucune expres- sion, sauf deux ou trois images où il voyait le petit Charles en robe de chambre, faible, mais conva- lescent. Ni l'arrivée de Caroline, ni les premiers bons résultats n'avaient pu l'émouvoir. Il attendait un cri décisif. Afin d'éviter l'encombrement, Marcel et le domestique veillaient dans la chambre prochaine. L'enfant tenait tout le monde à distance. Une pouvait rien endurer qui le surplombât, même son oreiller, même un christ, un guéridon. Après des crises, l'expression de ses yeux était si navrante que le domestique versait des larmes. Marcel, accomplissant dans un calme invariable sa triste mission, était très pâle. Caroline restait gelée dans l'indifférence hypnotique du médecin. Vers trois heures, un passage terrible, l'asphyxie presque complète. Aucun dérivatif ne réussit. Caro- line appela ses compagnons : — Peut-être devrai-je recourir à la trachéo- tomie, dit-elle, si je ne triomphe pas nettement de ceci. — Pauvre petit Charles, murmura Marcel.29i L'INDOMPTÉE Ils reprirent leur affreuse besogne, et tout en bar- bouillant le fond de la gorge, Caroline observa le recul des fausses membranes vers le larynx, mais il lui parut que les parties touchées par les liquides corrosifs allaient mieux. Hélas ! l'enfant semblait mort, tout bleu, tout gonflé, et Marcel eut l'impru- dence de murmurer : — C'est fini ! Un hurlement. Le père se levait, sa colère gron- dait par la maison comme un subit orage : — Bourreaux ! bourreaux ! Frénétique, il levait les poings sur Caroline. On l'empêcha. Sa fureur s'abattit, il éclata en san- glots. — Faites-le sortir, cria la doctoresse ; l'enfant n'est pas mort, et pour ce qui me reste à tenter, je ne puis admettre sa présence. Alors, comme le père résistait, Marcel et le domestique l'entraînèrent. Caroline, restée seule, observa anxieusement les symptômes. Le cœur avait faibli, une respiration presque imperceptible soulevait la poitrine. Elle aida cette respiration par tous les moyens et, comme Marcel rentrait, elle eut le bonheur de voir le petit rouvrir les yeux. — Maintenant, dit-elle, je le crois sauvé ! — Sauvé ! — Oui, — Sans trachéotomie ?L'INDOMPTÉE 295 — Sans trachéotomie ; mais avec des soins cons- tants jusqu'au matin, les fausses membranes se résorbent. Au regard du jeune homme, Caroline eut l'im- pression qu'elle ne venait pas seulement de rem- porter une victoire médicale, mais elle ne put s'arrêter à cette impression. Le petit malade la réclamait. Des heures, elle se dévoua, réduisant la température, la congestion, les accès de fièvre. Marcel l'aida en silence. Peut-être nulles minutes ne furent-elles mieux remplies, plus dépouillées d'égoïsme ou de soucis quelconques. Vers cinq heures du matin, l'enfant s'endormit d'un sommeil gagné sur la mort. — Vous pouvez prendre du repos, dit Caroline au jeune homme, je suffirai... — Je préfère demeurer. D'ailleurs je dormirais mal. Elle acquiesça. Après avoir envoyé le domestique auprès du père, ils restèrent seuls. Le petit dormait, et, s'il râlait encore, déjà sa respiration était syn- chronique. Les jeunes gens n'échangèrent pas une parole. Tous deux las et tristes, de la tristesse des insomnies, la figure luisante et grise à la fois, les yeux excités dans la cernuredes paupières, les mâ- choires serrées, les lèvres lourdes. Ils ne parurent avoir souci ni l'un ni l'autre d'être ainsi à leur désa- vantage, mais avec cette nuance que l'attitude de Marcel restait ferme, tandis que Caroline s'afïais-296 LINDOMPTÉE sait, s'abandonnait à une rêverie, où tout le désen- chantement de son premier amour se transformait en âpre critique contre l'amour en général, où elle osait, avec une acuité et une sincérité dangereuses, mais aussiavec un invincible penchant, faire le pro- cès du nouvel homme que le sort mettait sur sa route. Elle s'en voulut de songer à ces choses, d'y songer au chevet d'un malade ; mais c'était en elle comme ce sera en tous ceux qui ratent quelque point de leur destinée, elle songeait à l'amour et au mariage comme les infirmes songent à leur infirmité et l'observent chez les autres.VI Quand il fut bien avéré, le lendemain, que l'en- fant guérirait ; que Ruelle, venu à la première heure, eut confirmé le pronostic, Caroline aban- donna le chevet du malade et se retira dans une chambre. Elle sommeilla assez péniblement pen- dant deux heures; puis, réveillée par le soleil, elle procéda à sa toilette, descendit à la salle à manger. Un air de fête régnait par la maison où la bonne nouvelle s'était répandue, et Caroline rencontra des visages souriants et respectueux chez tous les serviteurs. La servante, à qui elle demanda une tasse de café, parut aussi flattée de la servir que de servir un archevêque. Elle vidait sa tasse, lorqu'une silhouetle trapue se montra dans la baie d'une des portes. Elle reconnut le père. Il avait les épaules affaissées et tout à la fois des yeux brillants et une expression de honte dominée encore par la fatigue. Il s'arrêta 17.f 298 L'INDOMPTÉE devant la table, il risqua un regard bleu pâle, plein de supplication et d'enthousiasme : — Vous ne m'en voulez pas, mademoiselle?... j'étais fou ! Quand je pense que le docteur Ruelle a dit que sans vous il était mort... Elle sourit aux yeux ressuscites, au visage san- guin, plein d'énergies mortes. — Mais je n'y pense plus... Le tout est d'avoir réussi. — Si bien !... Il va si bien... Ah ! je n'oublierai jamais ! — Alors, il va tout à fait bien ? La mère sait- elle ? — Oui, mademoiselle. Elle voulait aller vous réveiller, vous remercier, vous embrasser, mais Marcel... — Il est encore là .. M. Ruelle? — Oui, M. Ruelle aussi. Il a dit que Charles vous devait la vie. Il a causé de vous longuement avec Marcel. Ah ! ils vous admirent tous deux, et moi, il me semble que je donnerais mon sang pour vous. Caroline s'affolait un peu dans ce milieu si cares- sant à son orgueil. Elle avait à la fois envie d'y demeurer toujours et d'en partir tout de suite, fai- blesse de blessée solitaire et orgueil de blessée solitaire, horreur pour Nestris et amour farouche pour l'endroit où elle avait souffert, parce que nos souffrances surtout, nous détestons qu'elles aientL'INDOMPTÉE 299 été vaines, parce que nos souffrances mieux que nos joies saturent notre orgueil, parce qu'il est une douceur vénéneuse et infinie dans la persécu- tion. — Vous ne montez pas voir le petit? demanda le père... Excusez-moi, mais je ne puis rester cinq minutes sans lui... — Je monterai dans une demi-heure. Il iaut que je prenne l'air d'abord... Et conseillez donc au monsieur qui m'a aidée cette nuit de se retirer de la chambre... Il oublie trop que le mal est con- tagieux, surtout dans l'état de fatigue où il se trouve... Cinq minutes plus tard, la mère arrivait, rayon- nante. Caroline, qui l'avait vue dans l'immense accablement du désespoir, fut surprise de lui trou- ver beaucoup de distinction et de charme. — Permettez-moi de vous embrasser, dit-elle... Avoir si bien sauvé notre petit Charles... Mon frère m'a tout raconté. — Avez-vous dormi ? demanda Caroline sou- riante. — Votre potion m'a fait très bien dormir... Vous voulez accomplir toute seule vos miracles... Oui, je me suis reproché d'avoir dormi... Et le docteur Ruelle m'a plaisantée là-dessus... Je vous dois la plus délicieuse sensation de mon existence, quand éveillée, reposée, mais pleine d'angoisses, je me suis glissée le long des corridors jusqu'à la porte30) L'INDOMPTÉE de mon cher petit... On chuchotait... J'ai distingué la voix de Ruelle, puis celle de Marcel, enfin celle de mon mari... Je n'osais pas entrer, lorsqu'une servante arrivant : « Le petit est sauvé ! » Je me suis avancée alors comme une folle, sur la pointe des pieds, mon mari m'a pris les mains ; toute mon âme a tourné. Ruelle a fait tout de suite : « C'est mademoiselle Monteil ! » C'a été une déception quand j'ai su que vous dormiez. J'avais besoin de vous tenir comme je vous tiens là... Quel adorable médecin vous faites, si savante, si jeune, si belle ! Caroline, à la voix de la jeune femme, savourait le triomphe. Quand Ruelle descendit remplaçant la mère, ce fut plus doux encore ; le vieux docteur prodigua l'éloge avec infiniment de tact. 11 recon- nut la supériorité des méthodes actuelles, non sans une critique à la manie vaccinatrice. — On a beaucoup fait... Les jeunes médecins d'à présent sont bien dressés. La science est en pro- grès. Dans mon humble carrière, je me suis tenu au courant tant que j'ai pu... Mais il y a une chose qu'on n'attrape pas, un tour d'esprit particulier à une époque. Enfin, c'est encore une harmonie n'est- ce pas. que les générations successives, représen- tant des modalités différentes, conservent chacune leurs formes. — Oui, dit Caroline... Languereau nous disait: « Il n'y a pas d'exemple d'une science progressant sans retour sur elle-même, il y a des milliers L'INDOMPTÉE 301 d'exemples où le retour de la science neuve sur la science ancienne a créé des merveilles ! » — C'est juste, c'est juste, approuvait le bon doc- teur ravi... Ali ! que vous êtes heureuse d'avoir connu ces grands hommes... Vous souriez de mon enthousiasme... Oui, je suis un grand enthousiaste. Toute ma vie j'ai été un grand enthousiaste... Je me rappelle mon premier voyage à Paris... Figu- rez-vous que je n'étais pas du tout en route pour Paris, j'allais à Arras. Mais arrivé à Laon, comme je déjeunais, j'entends : « Les voyageurs pour Paris, en voiture ! » C'a été plus fort que moi je suis parti. Quand on m'a montré Claude Ber- nard, j'ai pleuré d'exaltation... Pour avoir une fille comme vous, je crois que je monterais sans faiblir à l'échafaud. — Vous n'avez pas d'enfant ? — J'en ai. Mais nulle vocation. Honnêtes, d'ail- leurs, tranquilles... Je vous ai déjà dit mon âge, n'est-ce pas, soixante-dix-huit ans... Je me retire, je n'en puis plus!... Mon rêve, mon rêve de vieux médecin, c'est de me voir remplacer par une per- sonne capable... Leumont est un très agréable endroit, et qui rapporte... Hein ! si vous laissiez vos fripouilles de Nestris?... — Je ne dis pas non, murmura-t-elle, acquise au ton paternel du vieillard ; dans quelques mois... Voici l'été... Vous n'aurez pas trop difficile... — Cependant vous seriez mieux ici qu'à Nestris.i > — 302 L'JXDOMPTÉE Les hommes n'y peuvent demeurer... Alors vous, une femme seule!... Le moment serait merveil- leusement choisi... Cette cure du petit Charles... — Je voudrais terminer là-bas à mon honneur... — Vous réfléchirez... Quand il fut parti, Caroline gagna le jardin. Elle s'y promena dans l'agitation de ces brusques chan- gements. Hier encore, honnie, misérable lutteuse solitaire à Nestris, la voilà doucement louée et aimée... voilà sur elle le respect et la caresse, la promesse d'un doux avenir. Et son cœur est amer, de l'amertume des prisonniers innocents qu'on gracie peu de mois avant la levée légale de leur écrou.VII De retour à Nestris, Caroline sentit que sa vie était changée. Son père, sa famille, dans le loin- tain des familles pauvres que l'argent du chemin de fer sépare, lui donnaient un appui tout moral, un amour par provision, rien de la nourriture subs- tantielle qu'est pour la machine humaine le con- tact des êtres, le pain de l'imitation, les viandes merveilleuses de la parole contre le triste retour de la bête qui nous guette dans la solitude, la fai- blesse d'inanition cérébrale et sentimentale qui nous éparpille, nous livre aux algues et aux mousses de l'instinct. Sa lutte, perpétuée ces derniers mois sur la seule force d'inertie, reprit en vigueur. Le phar- macien trembla de la voir passer devant chez lui, ferme comme aux premiers jours. Les yeux de ruse et de crime recommencèrent à se baisser sous son regard. Elle mordit d'un nouvel élan à la304 L'INDOMPTÉE pomme de science. Elle cessa de souffrir au creux du front, d'avoir des vertiges, des battements de cœur. La campagne lui donna les fièvres courtes de la vie triomphante, au lieu des interminables mélancolies de l'abandon. Nestris, sous son rire victorieux, prit un aspect de vieille cité moyenna- geuse, où les buissons noirs, les sentiers caillou- teux, les haies drues, les petites maisons inégales et les pavés branlants symbolisaient des époques de terreurs affamées, le hérissement d'un peuple poursuivi pour des taxes odieuses, l'embuscade du pauvre, le vice héroïque du persécuté. Elle lutta farouchement contre ce monde resté des temps farouches, avec la belle fierté des philosophies neuves, sans plainte, sans basse rancune, sans despotisme de pensée, et seulement parce qu'elle estimait devoir en tout milieu s'efforcer à vivre comme ont fait les merveilleuses bêtes ancêtres. A Leumont, elle allait deux fois la semaine. Mme Coutand, la mère de Charles, envoyait sa voi- ture dès le matin. Elle s'était prise d'une grande affection pour Caroline, et la jeune fille de son côté trouvait un charme immense à vivre intime avec une femme apaisée et attendrie par la mater- nité, d'un naturel exquis et d'une ignorance spiri- tuelle. Dans cette maison, d'ailleurs, elle éprouvait la même sensation de calme et de repos que l'on trouve aux forêts où les arbres sont géants et clair- semés. On y vivait longuement, sûrement, sansL'INDOMPTÉE 305 tressauts, d'une joie épandue sur la journée entière. Les femmes y passaient d'interminables heures à quelque travail de couture, de crochet, de tricot, et la conversation pouvait suivant le cas se résumer à des monosyllabes intermittents, ou se dévelop- per en causeries passionnées, rieuses ou mélanco- liques, mais toujours aussi simples et normales que la croissance de l'herbe sur les pâturages. Il était doux à Caroline de sentir la vie abondante de la maison autour d'elle, ces servantes en route pour les grands labeurs de la nourriture, ces ju- ments qu'on sortait d'écuries lointaines et dont elle aimait le front aveuglé de crinière, ces vaches adorablement lourdes de mufle et encombrées de mamelles, ces brebis tondues, aux oreilles tom- bantes, au faux air de vieilles en bonnet du matin, ces humbles chiennes dont le ventre traîne, ces poules hardies et bousculantes, toute la sublime féminité apparue tendrement résignée à la peine de mettre au monde des petits qui sont, il est vrai, une mystérieuse récompense de grâce, un gai et frais miracle. Caroline aimait cette nature-femme stable et productrice de la chair, si constante et persévérante que chez les peuples c'est le caractère delà femme qui est le caractère de la nation. Marcel Descroches, le frère de Mme Coutand, on ne le voyait qu'aux repas. Il étudiait, lisait le matin, inspectait l'après-midi les écuries, les étables, les volières, tout ce qui regardait les bêtes. Mme Cou-306 L'INDOMPTEE tand le trouvait trop méticuleux dans les soins qu'il exigeait, mais elle ne parlait pas sans fierté des magnifiques résultats obtenus : — Mon frère est un misanthrope... Il aime peu la société... il semble vraiment préférer un cheval ou un chien à un homme... — Cependant, disait Caroline, ce qu'il a montré pour votre petit Charles... — Ah ! vous touchez un point singulier... Il se montre bon pour les enfants et tous les enfants l'adorent... Mais il est généralement craint par les hommes et les femmes... C'est un problème, mon frère ! C'était surtout un problème pour Caroline. Depuis la fameuse nuit, la lugubre veillée, elle n'avait plus jamais eu l'occasion de parler seule avec le jeune homme. Dans les conversations générales, à table, elle le trouvait sarcastique et mordant, dur pour l'humanité, enclin à de farouches silences après d'amers propos. Il apportait cependant une nuance dans ses rapports particuliers avec la doctoresse ; plus froid, plus attentif, déployant un art supérieur de dialectique et une érudition singulière, jamais il n'acceptait de la laisser devant lui sur une im- pression de victoire philosophique ou scientifique; mais il acceptait les allusions que Caroline, entraî- née par ses rudes ironies, faisait à son défaut de mansuétude et de justice, àsonégoïsme. Sa réponse invariable à ces reproches était un triste et profond L'INDOMPTEE 307 sourire, un regard lointain et troublant comme uu regard de supplicié. Au total, elle le jugea rude, peu secourable aux hommes ; mais elle resta péné- trée de sa supériorité, au point d'en être furieuse, au point de s'en défendre tout haut dans la solitude. — On n'est pas supérieur avec ce stupide égoïsme ! Mais elle se sentait enveloppée. Ses mots, ses sourires, des idées qu'il avait l'air de jeter au cours d'une conversation comme de la monnaie insigni- fiante, elle les retrouvait à tous les carrefours de son esprit, ainsi qu'un explorateur retrouve les inscriptions de son rival. Jamais elle n'avait rien éprouvé de semblable. Laborde surplombait sa science féminine, son expérience abstraite des êtres, il ne dominait pas ainsi, il ne pénétrait pas dans les subtils domaines de la femme, les forces d'intuition, les grâces ciselées du sentiment. N'é- tait-ce pas un surprenant mystère qu'il eût cette influence à travers l'ironie misanthrope qu'il par- vînt, lui qui se mettait en dehors de l'humanité, à troubler l'humaine et impérieuse fille, à générer en elle non pas des visions concordantes avec d'inexpiables paroles, mais au rebours de grandes et nobles images où les êtres, l'homme pêle-mêle avec la bête, se haussaient à une vie infiniment vaste, environnés d'éternels et sublimes météores, et, si la bête mêlée à l'homme, confondue à dessein avec l'homme, gagnait à cette confusion, l'homme n'y gagnait pas moins, prenant sur lui la poésie308 L'INDOMPTÉE puissante des bêtes, du délicat gribouillis de l'in- secte, aux masses dynamiques des plus lourds mammifères, du grattement ingénieux de la cour- tilière, aux planements sans bornes et sans lassi- tude du faucon. — Mais, disait Caroline effarée de la merveille d'un rêve semblable, mais c'est un égoïste. Riche, il est sans pitié pour les misérables, il conspue l'aumône, il veille sur ses chevaux et ses bœufs en producteur intelligent, il arrondit sa fortune, il a le sot et peureux idéal de tous les bourgeois... La fortune des Coutand faisait l'admiration du pays. Caroline en entendit bientôt là-dessus plus qu'elle ne désirait. M. et Mme Coutand ver- saient largement l'aumône, acquis à toutes les œuvres charitables du pays. Marcel Desroches don- nait fort peu et fort mal. Les pauvres et les phi- lanthropes craignaient également sou abord. Loin qu'on le méprisât pour cette avarice, on y voyait une force. Sa vie ne comportait d'autre secret que des courses lointaines à cheval ou en voiture, et si quelques-uns voyaient dans ces courses matière à hypothèses, pour la plupart c'était tout simple- ment un sport.VIII A la fin de mai, Caroline gagna son procès contre le pharmacien. Ensuite elle eut à subir de terribles persécutions, et quelques brutes recoururent à la violence. Un soir, au retour d'une visite à un bronchiteux, elle trébucha sur une corde qu'on avait tendue et se fit une légère blessure au visage. Le surlendemain, une lourde pierre lui frôla l'é- paule comme elle se promenait dans son jardin. Toute la semaine elle rencontra des groupes de femmes riant aux éclats sur son passage et des groupes d'hommes lui barrant la route. Elle tint bon, malgré la faiblesse de son cœur, ainsi que doivent tenir les voyageurs poursuivis par les loups. Elle annonça partout qu'elle s'armerait, qu'elle n'hésiterait pas à tuer son agresseur. Nul ne se risqua, mais les farces collectives, les pierres anonymes des gamins, les tapis dont on lui bat- tait la poussière sur la tête, les pauvres bêtes310 L'INDOMPTÉE étranglées jetées par-dessus les murs de son jardin, les crachats sur sa robe, tout prit une intensité insupportable. D'ailleurs si les hommes avaient reculé devant la menace, les femmes demeuraient ardentes à la persécution, comme de tourbillon- nants moustiques. Sa blondeur suave et ses beaux yeux d'ange la sauvèrent seuls de l'accusation de sorcellerie. Elle s'attristait, acculée, nerveuse, songeant à un coup de tête pour précipiter le dénouement de la triste aventure, lorsque survint une détente. Mais cette détente la frappa comme une catastrophe. Elle crut remarquer un individu la suivant de loin, et elle se persuada que la noire population déléguait un homme pour la tuer ! — Les hypocrites ! songeait-elle dans l'horreur, ses pauvres nerfs de femme secoués d'un frémissement... Le crime sur elle, l'innocente, la loyale et pure adversaire, le crime prémédité, réglé dans ces montagnes du Nord comme un assassinat des Cala- bres ! Elle en fut glacée, elle en eut horreur même pour Nestris, pour l'odieux et pervers Nestris... — Qu'ils aient été féroces comme des taupes, pleins de stupides colères, de croyances ténébreuses et de fureurs impies, soit ; mais qu'ils aient, à faces froides, admis et combiné le crime ! Ah ! si pas de pitié, pas non plus la basse criminalité, la jouis- sance antiphysique du crime, le crime sans pas- sion, la haine pourrie de Bysance !L'IXDOJIPTEE 311 Un soir de cuivre, quand le crépuscule persista pendant des heures aux notes basses du rouge, elle connut une belle douleur de révoltée, elle cria son désespoir vers la ville maudite, la honte du mal imbécile. Son beau visage trempé de larmes, tiède de fièvre, ses yeux ruisselants de flammes, elle'eut la splendeur des choses qui se résolvent et tombent, des grandes foudres, des glaciers fon- dants, des bondissantes avalanches, des neiges intarissables où s'engloutissent les contrées. La mort la sépara de Nestris, lui rouvrit l'espace et le temps, les vastes mouvements de l'âme humaine, ce que les petites misères avaient fermé en elle. Cathédrale des âmes complexes, adoration éperdue de la vie qu'on trouve condensée en soi, énigme faite de la trame des mondes, océan de la substance poussant son flux sous un pauvre crâne humain, elle revit des coteaux merveilleux où toute son âme priait avec les arbres et les fleurs, des rivières étincelantes, des coins de firmament si purs qu'ils avaient symbolisé toute pureté en elle, et plus par- ticulièrement elle revécut un soir qu'elle avait vu Jupiter et Saturne dans un équatorial d'observa- tion. Ah ! que les planètes sont claires et fines dans l'éternel éther, que leur rondeur est exquise comme un miracle, que leur frais satellites se lèvent mystérieusement parmi les voiles impéné- trables, surtout que, profonde, révélatrice de l'im- mensité, la nette magie des anneaux de Saturne !312 L'INDOMPTEE N'est-ce pas abominable cette majesté côte à côte avec l'ignominie d'un crime ? A quoi bon la finesse, la grâce, la poésie de l'espace, la compréhension des hautes sciences, l'étude des infinies nuances de la douleur sur les organismes, la bonté coura- geuse, l'honnêteté, le sacrifice, pour être si peu sous le couteau d'un paysan ? — L'ai-je jamais dédaigné même en pensée, regardé comme d'essence inférieure ; n'ai-je pas eu le respect de son ignorance et de sa méchanceté ?... Ah ! il n'est donc pas de forces morales !... Des forces morales!... Tout de suite, dans sa tête de médecin, elle songeait à l'hypnotisme, puisque l'hypnotisme est comme une force morale rendue tangible. Et alors cette force est dévolue au premier imbécile, à la première brute aux yeux brillants, à la pertinacité de boule-dogue, au plus sot, au plus trivial, au plus malhonnête... — Il en est cependant... Elle l'espéra, elle le voulut. Indomptée là comme ailleurs, elle se persuada de finir la lutte, d'aller droit au criminel. Mais le crépuscule était trop beau, les choses trempées au rêve final des longs jours printaniers trop suaves pour une condamnée. Son cœur faillit. Elle pleura, elle laissa flotter ses cheveux en désordre sur son visage comme des herbes de deuil, elle s'abîma dans une épouvante et une pitié sans bornes : — Moi ! moi... oh ! triste fille vouée au malheur !L'INDOMPTÉE 3!3 Elle revit Gouria. Elle l'imagina tout-puissant contre ces misérables. Puis ce fut sa mort qui l'in- quiéta, cette mort qu'elle avait trop vue comme une délivrance. — Gouria ! mon pauvre Georges ! Le ciel cuirassé de métal brûlait de feux énormes apparus par des fentes, par des lézardes en abîme. C'était, ce soir, la forge du cuivre. Sous d'immenses fumées, le cuivre ruisselait, se laminait, se tordait, se bosselait aux marteaux du couchant. Le reflet en tombait magnifiquement sur le paysage, l'herbe comme de la peluche, et des ombres vertes, très longues et très frôles comme des meneaux flam- boyant sur uu vitrail. Caroline aperçut une silhouete derrière une haie lointaine. Par les mille souvenirs instinctifs de ces heures, elle crut bien reconnaître la sil- houette inquiétante du « meurtrier ». Elle ferma sa fenêtre, se posta derrière le rideau. L'homme quitta l'ombre, se montra dans un sentier, et il se rapprochait toujours davantage ; il fut bientôt au bout de la rue, dans un endroit désert d'où il pou- vait épier la maison. Caroline ne fit pas de plan. Son courage lui monta comme une pudeur. Elle mit un chapeau, dégringola l'escalier et se préci- pita dehors, tàtant au fond de sa poche la crosse d'un revolver. Elle n'avait pas refermé la porte que la silhouette du « meurtrier » s'éloignait rapidement. Elle cou- 18314 L'INDOMPTEE rut, il marcha plus vite. Dix minutes ainsi. Ils étaient hors du village sur une des routes noires du pays. Caroline éprouvait une excitation singu- lière à voir fuir l'ennemi. Sa poitrine haletait encore plus d'émotion que de la course. A un moment, résolue, elle cria : — Mais arrêtez-vous donc ! Et l'homme s'arrêta. Il s'arrêta, il tourna sa figure vers elle, et plus elle approchait, mieux elle reconnaissait les traits de cette figure tout encui- vrée de crépuscule. A cinq pas, immobile de sur- prise, elle reconnut le rebouteux. Il la regardait avec un vague sourire où se trou- vait de l'anxiété, mais rien n'était dur en lui, rien ne décelait l'abominable meurtre. — Comment, c'est vous ! cria Caroline. — Eh bien, oui, c'est moi, murmura-t-il. Alors Caroline remarqua qu'il portait des égra- tignures cicatricées au cou et qu'il avait près de la tempe la tache bleue virant au jaune d'une contu- sion. --Et pourquoi me suivez-vous ainsi ? Sa réponse d'abord bégayante fut : — Pardon... excuse... Je savais pas de vous fâcher. Mais tout bégaiement disparut devant une subite colère. — J'ai pas pu supporter qu'ils soient tous aprèsL'INDOMPTEE 315 vous comme des lâches, et c'est la raison que je leur ai dit... Donc je m'ai battu avec les frères Caloubes, et comme j'ai cogné trop dur, les femmes m'ont tombé dessus, et j'ai cogné aussi sur elles... Voilà l'affaire... Et puis encore j'ai juré tous mes serments que le premier qui lèverait seulement le bout de la patte pour vous faire du mal, quand ce ne serait qu'une mauvaise farce, me trouverait sur son chemin depuis le jour de l'An jusqu'à la Saint- Sylvestre. Alors je surveillais la maison et je vou- lais pas que vous le sauriez, mais paraît que je vous inquiétais tout de même... La surprise et le ravissement de Caroline étaient indicibles. Elle regarda l'homme, là debout sur ce chemin, le grand visage sculpté dans du vieux bois, le noble et curieux visage aux énergies anciennes, le studieux et enthousiaste regard. C'était la revanche de Nestris. Aux creux noirs des ravines, la terre ingrate avait produit ce type héroïque de solitaire qui ne pouvait endurer le mépris sur lui ou la persécution sur les autres. Il y eut plus qu'une reconnaissance individuelle dans le cœur de Caroline, plus aussi qu'un amour indi- viduel dans la tête du sauvage. Ils furent l'un pour l'autre des sortes d'emblèmes de grandes choses, de hautes et belles forces antiques en présence de hautes et belles forces neuves, et si l'admiration avait plus de complexité chez Caroline, elle pre- nait une fraîcheur délicieuse, un élan mystique et™ ' I 316 L'INDOMPTÉE poétique bien plus considérable dans l'ignorance du rebouteux. Ils causèrent longtemps dans la forge du cuivre sous les grandes plaques bombées, les vapeurs rousses, la grenaille et la limaille épandues, les chem.ns pourpres. Toute la grâce végétale encore frêle de mai était au loin sur le val du ruisseau la Virge, frais et tendre parmi les côtes raides des arbres trapus aux feuillettes vernies, aux grappes de floraisons, blanches en réalité, mais noires sur le couchant, et si fines, si jolies et si légères, qu'on eut dit de folles avoines ou de petites sonnettes d'ombre battant par milliers sur les portes infer- nales du crépuscule. Il dit son rêve orgueilleux de vaincre la douleur mais aussi il dit la douleur même qui est une his- toire autrement ciselée et intéressante que la gué- rison. Il ne différait point en cela des plus grands médecins, et ne s'écartait pas de l'esprit de la mé- decine quand elle s'attarde aux poèmes de la souf- france, à la découverte et à la description du mal, et termine des pages admirables de diagnostic et d'étiologie par trois lignes sur la médication. Neuf et ardent, le rebouteux trouvait de singulières images prophétiques, ainsi que furent prophétiques des microbes les images de bêtes ravageuses ou de plantes germées dans les tissus, prophétiques de l'antisepsie, les emplâtres de poix ou de vernis. Mais ce qui dominait, ce qui frappait infinimentL'INDOMPTÉE 519 Sous ce jour, certes, le bourgeois calculant la dot disparaissait un peu, mais le célibataire égoïste prenait sa place. Du moins Caroline le voulait ainsi. Jacques ne faisait aucun effort pour la dis- suader, continuait d'accueillir avec résignation les pointes qu'elle lui lançait, gardait sa singulière attitude. Quoi qu'elle fît, Caroline prenait plaisir à la compagnie du jeune homme, trouvant de jour en jour accru ce charme de haute vie, cette péné- tration de l'homme par la nature, cette puissance d'évocation que Desroches possédait au degré su- prême. Elle s'avisait maintenant de découvrir la raison de cette puissance et la voyait dans des mots, dans de petites phrases incidentes peu remarquables à l'abord, mais qui décelaient sous une forme con- centrée les préoccupations d'une àme éprise de la bête, de la plante, du météore, préoccupations retrouvées en tout, sous de petites images à la fois modestes et ingénieuses, sous le choix des mots et la préférence des idées. En sorte que c'était comme la qualité de ses paroles sans être ses paroles elles- mêmes, une musique dégagée de ses discours appa- remment les plus étrangers, et les purifiant et les solennisant malgré lui. Caroline avait cédé aux instances de Ruelle et promis de s'installera Leumont au début d'octobre. Le vieux praticien se faisait une joie de cette ins- tallation. Il emmenait Caroline auprès de ses ma- 320 L'INDOMPTÉE lades et trouvait à la faire admirer, à s'extasier devant son diagnostic et ses médications, Je bon- heur qu'il eût pris à être admiré lui-môme ou à réussir des cures merveilleuses. Dans une de ses visites, une aventure bizarre. C'était au lit d'une fille atteinte de fièvre thyphoïde. Dès que la malade aperçut Caroline, elle poussa des cris déchirants, refusa de la voir. Il fallut que la doctoresse se reti- rât. Un quart d'heure plus tard, on la rappelait et la jeune fille la recevait avec un sourire navré : — Je ne vous en veux pas, dit-elle. — De quoi, chère enfant ? — Je sais, cria la fiévreuse dans un flot de larmes, je sais qu'il vous préfère. Mais ça ne fait rien, puisque je dois mourir. Caroline, une minute saisie, répliqua : — Voyons, chère enfant, vous n'êtes pas bien malade... Dans quelques jours vous serez debout. L'autre sourit dans une sorte de délire : — Ah ! je comprends qu'il vous préfère ; vous êtes si savante... — De qui parlez-vous, ma chère petite amie ? — Vous le savez bien... Puis plus bas, honteuse : — Pourquoi ne me le diriez-vous pas ? — Chère petite, dit Caroline entrevoyant confu- sément la vérité, je crains que vous ne vous trom- piez... Retirez donc cela de votre jolie tête; et lorsque vous serez bien guérie, je vous montreraiL'INDOMPTÉE 317 la doctoresse aux mots déterminés, aux phrases prudentes, quasipeureuses, c'étaient les mots indéfi- nis et justes cependant du barbare, les conceptions monstrueuses, troubles, à la fois malsaines et fé- condes comme les marécages au printemps. Elle l'écouta, elle parla peu. Plus il allait, mieux sa langue de paysan, dégagée de nos soucis syntaxi- ques, enveloppait d'un sûr réseau, de sûres pen- sées, et quand ils se quittèrent enfin, satisfaits l'un de l'autre, Caroline emporta une admiration dont elle aurait bien ri autrefois. D'ailleurs, l'homme ne manqua pas à sa parole. Nestris se pacifia sous son énergie. Il y employa des moyens primitifs, l'influence d'un paysan sur d'autres paysans, et comme il se faisait craindre et respecter, on craignit et on respecta Caroline. Elle demeura surprise du prodigieux résultat, de la haine non seulement éteinte, mais, chez les plus bas, changée en brusque et misérable sympathie, surprise de devoir à un rebouteux, à une sorte de mendiant en loques, une protection que la loi ne peut donner. 18. IX L'énigme de Leumont ne se résolvait pas. Marcel Desroches continuait à présenter les mêmes appa- rences misanthropes, et Mmo Goutand n'ajoutait que fort peu de chose aux renseignements antérieurs. Caroline apprit que le jeune homme avait vécu à Paris de vingt-quatre à trente-cinq ans sans que personne eut bien su la vie qu'il y avait menée. —• Quand il revint se fixer définitivement à Leu- mont, continuait Mme Coutand, je ne reconnus pas en lui notre Marcel de la vingtaine. Il était le mi- santhrope et le sarcastique que vous voyez, un soli- taire aussi, et un discret. Pourquoi il ne s'est pas marié, cela reste un mystère. A nos parents qui le pressent encore et s'acharnent à lui trouver femme, il répond par des railleries et quelquefois par de l'impertinence. Moi, je n'en ai rien tiré... Il faut vous dire que j'ai un défaut aussi... je ne puis me taire... je ne mérite pas les confidences...L'INDOMPTÉE 321 votre erreur. Voulez-vous me promettre d'être sage... L'autre, soumise, répondit : — Si je me trompe... guérissez-moi vite... Et, avec la faiblesse et la tendresse des malades : — Je voudrais être votre amie.... — De tout mon cœur, dit Caroline. Ruelle et la mère, qui s'étaient retirés sur le désir de l'enfant, rentraient alors, et Caroline crut remarquer quelque hostilité chez la mère. Au retour, elle questionna Ruelle. — Ma foi, dit le médecin, j'ignore tout cela... Ces personnes, ruinées à la mort du mari, se sont relevées assez mystérieusement. J'ai toujours sup- posé que les Coutand... Deux jours plus tard, la voiture des Coutand s'arrêtait devant la porte de Caroline à Nestris, mais ce n'était pas le coupé habituel, c'était le ca- briolet de Desroches et qu'il conduisait lui-même. — Si vous le pouvez, venez donc pour cette mal- heureuse Jeanne, elle délire affreusement. Le coupé est en route. Il partit là-dessus et le coupé arriva dix minutes après. Caroline trouva étrange qu'il fût venu lui- même : — Il se trouvait donc auprès d'elle! Elle fut bien surprise de sentir un dépit d'ailleurs bien vite dissipé. Quand elle arriva chez la malade, la fièvre et le délire atteignaient leur plus haut322 L'INDOMPTÉE période, et, avec l'aide de Ruelle, ce ne fut qu'au bout d'une heure de travail qu'elle parvint à réduire la température. Desroches survint au moment où la crise se résolvait. Il se retira presque aussitôt. Mais Caroline, étant sortie peu de temps après pour se laver les mains à la cuisine, entendit ce court dialogue, venu d'une petite pièce dont la porte res- tait entr'ouverte ; Desroches disait : — Je vous ai défendu de m'en reparler jamais ni d'en parler à personne, ce sont nos conditions... — Vous êtes trop bon, monsieur... — Je ne suis pas bon... Dialogue coupé où Caroline n'attacha d'abord aucune importance, mais qui revint ensuite, et chaque fois avec une interprétation différente. Tan- tôt elle y voyait un marché honteux, tantôt une bonne action cachée, et sans qu'elle sût pourquoi, ce doute devenait pénible, à la tenir ainsi sus- pendue entre une mésestime définitive et un respect naissant.X Juin s'achevait dans les fleurs, dans le balbutie- ment de l'amour des oiseaux. On ne sait quelle instabilité, de courtes et tendres pluies, de belles lumières plissées et déplissées sur les collines au caprice des nues, des brises impétueuses ne durant qu'une heure, les belles bêtes de la foudre accourues pleines de menace d'un horizon pour se perdre à l'horizon opposé, de l'eau brillante par- tout sur les feuilles et sur les herbes, des jours interminables aux longues et fiévreuses agonies, Marcel Desroches en souffrait comme d'une maladie réelle. Dans sa chambre il marchait tout le matin pareil à un maniaque de courses pédestres battant un record d'heures. Cabré parfois en cheval rétif, il s'arrêtait pour crier. Sa manie de crier dans la so- litude était trop connue pour que personne s'en effrayât. Il aimait sauvagement de ressembler à324 L'INDOMPTÉE une bête. Jamais il n'allait sans se figurer être quelque cheval, quelque loup, quelque tigre, et sa rôderie affectait l'allure de l'animal en perspec- tive, ébrouement d'étalon aux sauvages naseaux, glissement vigoureux et sournois de carnassier, fuite inquiète de loup traqué, paisible retraite d'éléphant, ou départ colère de rhinocéros. C'était grave chez lui comme une besogne, doux et pro- fond, sans jamais de mauvaise ironie, sans que jamais il rougit de cette fraîche enfance, de son indicible amour de l'animal. Ce jour-là, Marcel commença par être un grand tigre mongol, de ceux qui existent à 2,000 mètres d'altitude, dans le nord de la Chine et les mon- tagnes de Corée. Il vécut aux repaires touffus, aux défilés, aux sapinières, se levant vers la nuit, s'éti- rant, s'avançant à la pointe d'un roc. L'hiver, les pluies intarissables lavent la splendide fourrure, les épaules saillent farouchement, les villages tremblent, car il rauque là-haut, il guette la tribu, et les anciens ne détestent pas ce rude zélateur de courage, parfois lui livrent un quartier de bœuf. D'un bond, il l'emporte à dix coudées, et là s'arrête pour rugir, car sa force est encore avant sa faim... Desroches rugit aussi. Les sapins se dressèrent magnifiquement dans un défilé, le tigre marcha, car toujours il marche et bondit rarement dans sa forte prudence, se perdit vers une caverne. Des- roches regarda le paysage intérieur, la montagneLINDOMPTEE 325 du tigre adorable et ruisselante, pleine de buées violettes dans tous ses creux, et tendre à la bête comme nos chambres à l'automne ; puis il perdit la notion du tigre, il se chercha une nouvelle iden- tité. C'est que, par les jolies plaines, sur les bords d'un fleuve, il courait une bête charmante, une antilope fière de ses sabots, et le misanthrope galopa de compagnie avec elle, remontant l'eau voyageuse, s'arrêtant au parfum des îles. Ils étaient deux. Elle avait un joli mufle fier et capri- cieux, des yeux haut vers le front, des pattes exquises, où se résumait en danses fines sa pensée. Il la regardait dans le vent, dans la joie dilatante des belles courses, et voilà que le couple se volati- lisait aux forêts, que Marcel incarnait un puissant gorille. Les souterrains végétaux de l'obscure Afrique entourèrent le grand singe. Il oscilla par des ténèbres où l'humus fleurait une odeur de siècles, lourde comme un ventre plein, il digéra longuement les herbes et les fruits, et son rêve parcourut trois années entières avant de se résumer dans une hutte où dormaient des petits malicieux et spirituels... Ayant ainsi vécu dans la montage, la savane et la forêt, Jacques Desroches écrivit dix minutes ; mais il ne put y tenir, tourmenté de la fièvre du dehors. Il héla par la fenêtre son grand mâtin roux qui attendait cet appel, et qui fut en une minute dans la chambre. La présence du chien 19326 L'INDOMPTÉE calma l'homme, l'énorme gueule tendre, les yeux d'inlassable affection où des prunelles phosphores- centes s'entouraient d'ambre clair, et la mala- dresse géante, les grosses pattes dressées, les grands coups de queue, les jolis ploiements d'échiné. — Sortir! fit Marcel. La bète mit sa gueule contre le sol et ses yeux parlèrent la langue la plus éloquente de toute mendicité ; il n'osait croire, il attendait, espérait, comme on espère un miracle. — Oui, oui, fit Marcel. Il volta, ses pattes basses en dix ou quinze tours rapides, puis poussa un aboi définitif, une prise de possession de la promesse... — A condition que tu ne renverseras personne. Oh ! qu'il fit mine d'être sage, qu'il résolut sa joie en quelques jappements étouffés, qu'il s'arrêta en beauté, en gloire devant la porte, avec la soif du merveilleux espace, librement, légalement par- couru ! Desroches descendit, visita les écuries, sella un cheval, et le chien tourbillonnait de l'écurie à la porte, moins par impatience que pour ne pas laisser oublier la promesse, pour s'entendre dire encore : — Oui, c'est entendu, tu sortiras. L'homme en selle, le cheval gagna la route ; le chien s'affola dans un tonnerre d'abois, dans unL'INDOMPTÉE 327 tumulte prodigieux où il embarrassait le cheval, celui-ci levant ses adroits et fins genoux pour ne pas fouler son camarade. Deux minutes, ils étaient tous trois sur la route déserte. Le cheval, gentil et lier, marchait un peu de flanc, hochait sa longue tète, geste que Marcel lui avait permis ; le chien n'était plus qu'une petite masse rousse à l'horizon, dans de la poussière. Quand il revint : — Tu vas te fatiguer, mon vieux, dit Marcel. Mais l'invraisemblable coquetterie du chien le faisait rire, car il jouait celui qui n'entend pas et celui que rien ne fatiguera jamais, sautant d'une herbe à une autre ou mordant une pierre, ou levant sa patte cynique contre un arbre. Ils trottèrent par les routes caillouteuses jusque près de midi. Le cheval alors s'appesantit, le chien tira la langue, et Marcel, à la première auberge, s'arrêta. Tout le monde vint admirer le cheval, et causer avec le maître. Son ton n'était pas le même qu'à Leumont, sensiblement moins âpre. Quand il eût fini le bon repas qu'on lui avait préparé, il alla visiter le village proche, laissant son cheval à l'écurie, mais suivi du bon mâtin. Les maisons où il entra offraient une pauvre apparence, étant de ces maisons où un riche n'entre guère que pour faire l'aumône ou pour recevoir ses loyers. Jacques visita aussi l'école, et c'était pour un si petit village une bien Mère école, de biens fiers instituteurs et de bien propres enfants.328 L'INDOMPTÉE Dans le courant de l'après-midi, les trois compa- gnons firent ainsi de nombreuses haltes, soit dans une ferme isolée, dans d'importantes communes. Ils virent beaucoup de tristes maisons, des écoles, des fermes où l'on prêtait de l'outillage aux pauvres cultivateurs, une petite usine modèle. Le misan- thrope parla peu aux gens qu'il voyait. On lui montrait des livres, il vérifiait des comptes, don- nait des signatures, s'en allait vivement. Tous paraissaient accoutumés à ses manières, plies depuis longtemps à ses volontés. Des heures coulèrent ainsi. A la montée des côtes, Marcel sautait de son cheval et marchait. Vers le soir aucun des trois voyageurs n'était las. Les vallées vivaient doucement sous les grands reflets du ciel. Des coins s'éclairaient parmi d'autres, suivant la fantaisie des nuages, et les arbres, la rivière, les longues routes, les rochers nus étaient de puissantes choses dans de puis- santes lumières. Le misanthrope, vers la fin du jour, se mit à bavarder dans la solitude; déjà son âme avait visité les corbeaux, les lièvres, les loutres mystérieuses, les grands coqs orgueilleux ; son rêve, grandi de saines fatigues, large des paysages traversés, son beau rêve libre, lubréfié, où la vie se pressait nombreuse et diverse autant que la nature même, son rêve déborda. Il se prit la poi- trine, il murmura un nom de femme, et son visage eut tout de suite autant de douleur que d'allé- L'ODOMPTÉE 329 gresse. L'amour mordit dans sa sérénité ; il fut d'abord sauvage avec le désir de la souffrance et du dévouement, puis il tiédit, s'alanguit vers les charmantes pénombres de la passion humaine, s'épandit aux éternels cantiques. — Oh ! pâle, adorable amie... Chair des suprêmes délices. Vierge, petite vierge, grave et fine ! Il était près de Nestris, sur une éminence, le jour commençait à rougir. Il se dressa, les pieds posés sur les étriers, avec une supplication ardente : — Qu'elle soit vierge et qu'elle m'aime ! Nestris se hérissait sur le coteau, le val de Virge était divin. Marcel s'approcha de Nestris, lentement. Il se tenait depuis un quart d'heure sur une route surplombante, quand il vit un homme assez misé- rable qui paraissait l'observer de loin avec curio- sité. Alors il fit trotter son cheval et rappela son chien qui aboyait vers l'importun.XI Les doutes de Caroline s'étaient résolus. Au .chevet de Jeanne délirante, elle avait appris que l'amour de la jeune fille pour Marcel n'avait jamais dépassé le rêve, et que l'indifférence du jeune homme était bien réelle. Aucune conclusion ne sortit d'une pareille certi- tude. Son âme fut ainsi qu'une foule débouchant d'une rue étroite sur une grande place. Toute orientation nette cessa, elle s'éparpilla pour des semaines en menues impressions et menus actes. Elle se sentait en quelque sorte neutralisée, sans aucune sympathie ni aucune antipathie pour Marcel, et cela malgré certaines indices de bien- veillantes conspirations. Elle avait quelque plaisir à trouver le petit Charles jouant dans les cours et dans les jardins des Coutand d'une manière brillante et orgueil- leuse. Il aimait surtout faire le faraud, à raconterL'INDOMPTÉE 331 ses batailles contre les géants, les trois Alougres dont le grand-père savait l'histoire. Grand-père Coutand avait sa théorie sur l'éducation : — Il ne faut jamais laisser une question d'enfant sans réponse. Si la question était vague ou déconcertait l'igno- rance de l'homme, il inventait quand même une réponse, de sorte que la tête du petit était pleine d'incohérentes explications auxquelles il s'attachait, qu'il défendait jalousement. Le chien-loup était le douzième petit d'un loup, l'inventeur de la machine à vapeur était un jeune apprenti, la rotation de la terre ne nous mettait jamais la tête en bas à cause de la vastitude du globe, les Alougres avaient déchi- queté les coteaux de Nestris rien qu'à les parcourir sans cesse avec leurs gros chevaux. — Grand-père l'a dit, murmurait l'enfant à toute objection. Grand-père arrivait le samedi de chaque semaine pour repartir le mardi, et suivant sa méthode, il trouvait que l'éducation de Charles avançait. Il était si grave dans cette folie et si heureux, que personne n'osait le contrarier. Lorsque Marcel et Caroline causaient de choses profondes, il les écoutait béant, avec une très vague compréhension, quelque chose comme 'la sensation de comprendre. Un matin, le vieillard tenant Charles sur ses genoux avait dit à Marcel :I 332 L'INDOMPTÉE — Mon garçon, sans être grand clerc, je crois que celui qui épousera M110 Monteil ne sera pas un sot. — Bah! dit Marcel. — Oui, et je voudrais que ce fût toi. — Mais qui te dit qu'elle veuille se marier ? — Tu veux donc que je le lui demande ? plai- santa le vieillard. — Quelle idée, fit Marcel, coupant l'entretien en haussant les épaules. Le vieillard n'en parla plus, l'idée demeura au cerveau du petit Charles, et la première fois qu'il vit Caroline : — Mademoiselle docteur, cria-t-il, grand-père a dit que tu épouseras l'oncle Marcel. Mrae Coutand était présente. Devant le trouble de Caroline, elle intervint. — Une explication de papa Coutand ! — Et l'oncle Marcel ne veut pas, continua Charles... — Veux-tu te taire, petit bavard, gronda la mère. Un dépit vague montait dans la délaissée... Plai- santerie ou non, c'était conforme à son destin. — Il faut avouer, dit Mmo Coutand, lorsque Charles fut parti, que c'eût été pour Marcel un beau dénouement à son opiniâtre célibat. — Pas plus beau qu'un autre. — Beaucoup plus beau. Où trouverait-il une personne telle que vous?LIND03IPTEE 333 — Mon Dieu, dit Caroline, je connais une jeune fille tout à fait intéressante dont il pourrait faire le bonheur. — Vous parlez de Jeanne? — Oui. Mm0 Coutand demeura deux minutes pensive, puis résolument : — Alors vous n'y avez jamais songé pour vous ? — Vous avez trop d'esprit pour que je vous trompe là-dessus, répondit doucement la docto- resse ; dans ma situation on songe toujours à cela, mais le résultat de ces songeries est variable. — Et cette fois ? — Cette fois, j'ai conclu qu'un célibataire de trente-cinq ans n'est pas un mari bien enviable. D'avoir tant attendu, cela suppose beaucoup... de prudence, peu de cœur... — Vous avez raison, et pourtant... Enfin je reste convaincue que le mariage changerait mon frère... Surtout un mariage avec une femme comme vous. Deux heures d'une conversation insignifiante suivirent. Caroline était triste, elle maudissait le retour du misérable et éternel problème, ce pro- blème si charmant aux premières heures de la jeunesse, qui plus tard devient une pollution d'àme et ternit, aigrit, atrophie les meilleures et les plus pures. Ah ! que Marcel se marie ou ne se marie pas, qu'importe! Qu'il épouse Jeanne ou tout autre, qu'importe encore. C'est fini pour elle ! 1!\r 33 i L'INDOMPTEE Avec Gouria, avec Laborde, le cycle est fermé. Elle a beau s'efforcer de revenir ainsi à sa vacci- nation contre la douleur, à ses grandes résolutions de désespérée, rien ne la sauve. Sous les paroles qu'elle échange avec Mme Coutand, toujours revient le mariage de Marcel avec la monotonie d'une musique de foire, avec aussi l'écœurement, le grotesque, le vide des musiques de foire. Alors, une force obscure la fait se lever. — Je vais voir Jeanne. Elle sortit. Au jardin, Charles la rattrapa, et plein de fièvre, la mena vers le grand-père Coutand. — Grand-père ! n'est-ce pas que tu l'as dit? . — Quoi ? fit le vieux. — Que mademoiselle docteur devait épouser l'oncle Marcel ? Embarrassé, Coutand leva son œil plane vers Caroline. — Petit rapporteur!... C'est vrai, mademoiselle, que nous avons causé de vous... Mais je le disais sans le dire... Et dans une moquerie de vieillard : — Si tous les gens que nous marions étaient mariés! N'empêche... Pour être assortis... 011 ne trouverait guère mieux. Caroline le regardait avec douceur. Il lui rappelait son père. Mais elle fut tentée d'une expérience : — Savez-vous bien, monsieur Coutand, dit-elle, que je suis une pauvre fille...L'INDOMPTEE 335 Le bon vieux baissa les prunelles, atteint dans la case spéciale de son cerveau où l'argent tenait la bonne place. — C'est pas l'argent qui fait le bonheur. Mais tout en lui niait l'aphorisme et Caroline suivit sur sa figure la plus ancienne lutte du monde, celle de la sympathie contre la cupidité. A la louange du vieux, la sympathie l'emporta : — Marcel a du bien pour deux... — Alors, dit Caroline, qu'il épouse Jeanne Lartet, quand je l'aurai guérie... Le grand-père marqua du dépit. La science lui semblait une sorte de fortune, mais épouser une fille qui n'aurait rien de rien ! Charles coupa : — Dis, grand-père, comment viennent les taches que les animaux ont sur le corps ? — Ça dépend, ça dépend, dit le bonhomme cher- chant sa réponse... les blanches c'est le soleil... on le voit sur les cygnes... Ils sont d'abord tout gris et se blanchissent à la lumière... Les rouges c'est le sang qui traverse la peau comme une éponge... Les noires c'est des places brûlées... — Brûlées, s'exclama l'enfant, comment qu'elles brûlent ? — Par le poison. Et le bonhomme leva triomphalement son regard vers Caroline, aussi content de la difficulté vaincue que s'il venait de résoudre le plus lourd problème de science véritable. 336 L'INDOMPTÉE Caroline trouva Jeanne fort affaiblie, ne venant pas à bout de la terrible convalescence des fièvres typhoïdes. Dans cette faiblesse, elle s'irritait et se rongeait tout le jour, avec un désespoir impa- tient de jeune Vierge proche de la mort. Son humeur s'aigrissait. Elle se fâchait contre sa mère, contre Caroline. Seules les visites de Marcel l'animaient. Elle sortait alors de l'affreuse atonie, digérait ses pauvres bouchées, ses bouillons, se reprenait à des joies, à des projets. Mais encore fallait-il que la doctoresse ne fût pas présente, sinon tout allait de travers. Dans cette occurrence, si l'état de la malade avait pu dépendre d'une crise heureuse, Caroline n'au- rait pas hésité à la provoquer en demandant à Marcel de mieux marquer sa sympathie ; mais la lente convalescence exigeait une série de petites crises ou plutôt une permanence de petits bon- heurs, d'exaltations douces comme en donnent les longues fiançailles, et c'était une si grosse affaire que la doctoresse n'osait en parler. A la longue cependant, elle vainquit ses scrupules, et se trou- vant- un jour avec Marcel et M1™ Coutand, elle risqua le coup : — Je crains, dit-elle, que Jeanne ne puisse vivre. — Vraiment, s'écria M™ Coutand saisie, elle est si mal ? — Oui, si mal... si faible surtout. Je ne sais plusL'INDOMPTÉE 337 quel moyen employer pour la faire sortir de son atonie... Les remèdes internes ont fait leur temps., les injections hypodermiques, je les crains comme trop violentes... D'ailleurs, s'il est vrai qu'elles augmentent l'énergie, elles ne peuvent réparer les lésions intestinales... Alors supposez que les injec- tions lui donnent de l'appétit, un appétit factice, disproportionné avec les facultés digestives, je risque la plus dangereuse rechute. Non, continua-t-elle, s'adressant à Marcel, il faudrait une excitation cérébrale, une légère ivresse comme serait une ivresse amoureuse, une longue et lente action sans les réactions fatales des moyens physiques... — Pas commode à trouver, dit-il. — Peut-être. 11 releva la tête. Son front était beau, un front de rêve et de sacrifice, les yeux lointains comme ceux d'un mystique. Caroline eut l'impression qu'ils recelaient de la douleur. Elle bégaya, gênée par ce front et par ces yeux : — Cette pauvre fille aime ; il serait facile de lui donner sinon la joie complète, du moins l'illusion de l'amour. Il la regardait toujours. Il avait pâli. Mme Cou- tand faisait mine de se désintéresser. Ils étaient au jardin sous des arbres dont l'ombre tombait sur une pelouse. Caroline, les yeux mi-clos, voyait cette pelouse comme un océan où quelques fleurs338 L'INDOMPTÉE lui figuraient des feux de steamer. Elle attendait la réponse de Marcel, inquiète à la fois et ravie, sans motif conscient. Il dit enfin : — Qui voudrait se jouer ainsi d'un être ? Avec une singulière violence, Caroline songeant à Gouria : — Je l'ai fait cependant. — Vous ! Elle constata je ne sais quelle colère, quelle indignation dans sa voix et elle le brava. — Moi... et n'est-il pas préférable d'assurer une heureuse mort à un misérable condamné que de jouer le petit jeu de la franchise ? — Il est donc mort ? — Il est mort... J'ai été sa fiancée aux plus ter- ribles jours de la décrépitude et j'ai assisté à son agonie. Ils se taisaient. Par son ton, par la grandeur tranquille de son action, elle les avait atteints très profondément. — Que nous dites-vous là, chère Caroline? fit enfin Mmo Coutand. — La vérité... il s'appelait Gouria. Elle ajouta en souriant avec une timidité : — Prince de Gouria... Un pauvre garçon venu à Paris pour étudier la médecine et qui, dans la misère, la nourriture insuffisante, l'air malsain des hôpitaux, avait pris la tuberculose. — Vous ne l'aimiez pas ? demanda Mmo Coutand. IL'INDOMPTÉE 339 — J'aurais voulu l'aimer. — Et vous n'aviez pas peur !... Vous avez eu le courage ? — Je l'ai consolé jusqu'au bout. Il était plein d'honneur et de délicatesse. Il m'a rendu le sacri- fice aisé. Marcel demeurait pâle, mais ses traits se déten- daient ; une bonté noyait sa face. — Je vous admire, mademoiselle... Elle sentit que c'était vrai et qu'il l'admirait, peut-être même pressentit-elle autre chose. Marcel murmurait : — A votre exemple, je veux tenter... mais un homme ne saurait y apporter autant de grâce qu'une femme. Et Caroline voyait inopinément surgir en elle le regret d'avoir provoqué ce sacrifice et presque le regret de voir le misanthrope devenir sous ses yeux une sorte de héros. XII A Nestris, Caroline devint mélancolique. Elle écrivit longuement à son père, lui exprimant son désir de retourner auprès de lui. Il lui parut tout à coup impossible de vivre à Leumont, quoique ce fût une chose définitivement réglée avec Ruelle. Ni Leumont, ni Nestris. Elle était au bout de sa résignation, le temps semblait avoir reprisé l'espé- rance en elle. En quinze jours, elle ne fit que deux courtes apparitions chez les Coutand et ne vit pas du tout Marcel. Jeanne allait mieux. Ruelle se chargeait des complications possibles. Caroline se terra. Dans la solitude bientôt se produisit un phénomène préparatoire à quelque transformation ; elle revécut avec une lucidité extraordinaire ses aventures avec Gouria, avec Laborde. Ce fut vraiment comme si ces choses prétendaient, avant la mort fatale, s'achever en elle. Elle en fut obsédée.L'INDOMPTÉE 341 Elle se réveillait la nuit dans la même angoisse d'attente, les mêmes lugubres inquiétudes qui avaient précédé sa rupture avec Laborde. Elle recommençait la discussion, améliorait ou empirait les dénouements selon son caprice, repleurait les anciennes larmes, retrouvait les heures d'espoir. Au lit de Gouria, elle essuyait la sueur du phtisique, réassistait à l'horrible agonie, voyait la religieuse : — Ma sœur, je ne puis... Cela dura. On approchait d'août. La chaleur intense écrasait les champs, toute la récolte de l'orge et du seigle s'achevait. Caroline s'affaissait, fiévreuse, nerveuse, couvant quelque mal. Vers cette époque, elle eut besoin du rebou- teux pour soigner une entorse récalcitrante. Ils causèrent de cette grande estime qu'ils avaient l'un pour l'autre, et le rebouteux dit avec un sou- rire malicieux : — Je ne suis pas le seul à veiller sur vous. Caroline le regardant sans comprendre, il raconta les longues stations de Marcel sur la route, près de la maison de la doctoresse. — Oh ! je le connais... Il n'a pas son pareil... Je peux bien le dire, car je vois du pays. J'aime pas de rester au même endroit. Elle apprit alors toute l'histoire de Marcel, sa fausse misanthropie, ses courses bienfaisantes et hautaines. Elle s'émut. Laborde, Gouria décrurent aux horizons de son âme. Une virginité se fit où setflfi 342 L'INDOMPTÉE levait une mystérieuse ardeur pour le nouveau venu. Et ce nouveau venu demeura d'abord imprécis, ne ressemblant pas à Marcel Desroches, ayant quelque chose des deux autres, tantôt la taille et le balancement de Gouria, ou les yeux de Laborde : la question de sa vie ou de sa mort, en tant que bien-aimé, parut là se débattre ainsi qu'on voit se débattre une thèse au théâtre parmi les cris de divers personnages. Et même quand la virginité fut refaite entière, quand la silhouette de Desroches domina, il resta un doute, une réserve née du malheur, née du sacrifice de son précédent amour, un pouvoir organique de se reprendre, analogue à la retraite toujours bien ménagée d'un général ayant l'expérience de la défaite, qui per- mit à Caroline d'envisager de sang-froid la nou- velle aventure. Mais ce sang-froid dont une autre se fût enorgueillie, elle s'en attrista ; elle en com- prit la faiblesse. — Ah ! ce que le malheur tue en nous ! Elle n'en eut que plus soif du bonheur au sens où il signifie la réussite de nos projets, elle com- prit qu'elle devait réussir, sous peine de tomber à l'envie venimeuse, à la vieillesse rance et mau- dite des amoureuses ratées. Sauf quelques points de caractère, elle trouva Marcel à son gré; pas banal, le misanthrope bienfaisant, l'amoureux des bêtes, le solide et clair esprit tout parfumé de sauvage poésie. Mais il demeurait impéné-L'INDOMPTÉE 343 trable en certaines choses, il demeurait dangereux pour celle qui avait connu les afires de l'abandon. Pourquoi ce long célibat, ce masque de souffrance, cette vie sobre et trop chaste ? Invinciblement cela soulevait dans l'esprit de la doctoresse un pro- blème physiologique. Elle s'en effrayait, étant une rêveuse d'amour positif et non d'amitié voilée. Comme Nestris restait calme, toutes les forces de la jeune fille se reportèrent vers la passionnante aventure. Elle subit les langueurs du réveil amou- reux, le joli travail où l'organisme semble préparer ses moindres fibres à de grandes fêtes. Elle embel- lit voluptueusement. Ses traits, moins subtils peut-être, se fondirent à l'approche du suave espoir, épandus, impersonnels, trempés aux fards de la passion qui sont le vague et le changeant, si bien que l'homme s'effraye alors devant la femme comme devant un trop vaste paysage et s'ir- rite à ne pouvoir la saisir et la fixer en lui. Ce travail finit, elle se sentit prête à affronter Marcel. Trois semaines avaient coulé depuis le der- nier entretien. Ils ne s'étaient pas revus. Caroline se gardait de toute visite à Jeanne, mais Ruelle la tenait au courant. Jeanne allait décidément mieux. Le deuxième jeudi d'août, Mme Coutand, inquiète, vint elle-même chercher son amie. Tandis que la voiture montait au pas les côtes qui séparent Leumont de Nestris, les deux femmes causèrent : —Jeanne va bien, n'est-ce pas? demanda Caroline.3ii L'INDOMPTÉE — Très bien... Elle se promène au jardin, lait ses trois petits repas. Marcel la voit tous les jours... — Ah ! dit Caroline inquiète. — Oui... Et il s'est opéré un grand changement en lui. — En bien ? — En bien. Caroline se mordit la lèvre. Il lui parut tout simple que Marcel se fût épris de Jeanne. Elle y avait poussé, elle n'avait pas voulu lire dans le regard du jeune homme. Elle risqua. — S'éprendrait-il de Jeanne ? — Peut-être ! répondit Mme Coutand. Mais elle ajouta tout de suite : — Son changement n'est pas de nature bien définissable. Il a cessé d'être amer, voilà tout. Mais pour un amoureux, il serait plutôt un amou- reux triste. — Ne le croyez-vous pas capable d'un sacrifice pour sauver Jeanne ? — On peut tout attendre de lui ! Et Caroline demeura sur cette parole, partagée entre la crainte qu'elle faisait naître et la certitude que lui donnaient les renseignements du rebou- teux. A Leumont, il lui fallut attendre que Marcel revint de chez Jeanne. Elle put alors constater le changement dont Mme Coutand avait parlé. Elle put constater aussi que le rebouteux ne se trompait pas. Marcel l'aimait. Mais croyait-il à ce point auxL'INDOMPTÉE 345 boutades de Caroline que de se juger indigne d'elle ? Sinon d'où provenait la tristesse qu'il por- tait sur le visage ? Etait-ce le reflet d'un sacrifice accompli ? S'était-il promis à Jeanne ? Comme toujours, ce fut dans ce trouble que Caroline s'aperçut de la place immense que Marcel avait prise en elle, de l'intérêt, de l'admiration qu'elle ressentait pour lui. Malgré son pouvoir de réserve, il lui parut dur de perdre un tel homme. Aussi se prêta-t-elle au tête-à-tête qu'il cherchait, et ils purent se causer seuls dans le jardin. La con- versation prit tout de suite une singulière allure de franchise et de grandeur, non pas que Marcel dît son amour, ni même qu'il le marquât indirec- tement, mais parce qu'il semblait y avoir une situation dramatique où les paroles d'elles-mêmes revêtaient un caractère d'importance et de vérité. — Vous avez l'air souffrant, monsieur, avait dit Caroline. — Je suis souffrant, mais pas de corps. J'ai beaucoup de peines morales... Et Caroline, abandonnant la petite lutte. — J'espère n'avoir en rien créé cela... Ce que vous avez fait pour Jeanne... — Non... Et pourtant votre sacrifice m'a trou- blé... — Pourquoi ? — N'est-ce pas une loi, dit-il, que le sacrifice appelle le sacrifice... Surtout... 346 L'INDOMPTÉE — Surtout... — Rien, une chose que je ne dois pas dire. Pâle, crispé, il n'avait rien d'un homme proche de l'aveu d'amour, que de très beaux yeux pas- sionnés, toute sa vie, toutes ses paroles réfugiées dans ses yeux comme chez son chien. Leur conver- sation ayant été interrompue là, Caroline retourna le soir à Nestris dans une singulière stupeur, comme si on lui avait donné des coups sur la tète.XIII Elle demeura pendant de longs jours engourdie dans cette bizarre disposition d'esprit où nous jettent les chagrins non formulés, et qui alors ne pouvant vivre légalement, font une masse sourde, écrasante d'amertume. Caroline dormit beaucoup, douze à quatorze heures par jour, et ces longs sommeils, dont elle aurait dû sortir souple et rassérénée, répaississaient encore, augmentaient son incapacité à se reprendre. C'est par degrés imperceptibles qu'elle vint à réfléchir sur l'événement. Elle fut d'abord occu- pée de Jeanne. Elle voulut accueillir sans envie le bonheur d'une malade, elle imagina de grandes joies fraîches, des fiançailles et un mariage mer- veilleux... Puis elle rabattit ce bonheur. Jeanne aurait vite fait de connaître le peu d'amour de Marcel! A ce point, la jalousie perça, non sous la forme directe, mais par un brin de mauvaise humeur et de scepticisme. 3i8 L'INDOMPTÉE — Résistera-t-il longtemps à cette jeune proie charmante ? Non, il ne résisterait pas. Il aimerait Jeanne. Leurs enfants effaceraient jusqu'au souvenir de Caroline. A tranches menues, la doctoresse ache- vait le tableau ; une longue et misérable existence de délaissée. Elle ne connaîtrait pas la joie brillante d'appartenir à un homme qui vaut quelque chose par l'esprit ou le caractère. Elle savait trop la rareté des occasions, rareté plus grande à mesure qu'approchait la trentaine. N'avait-elle sottement joué son sort ? — Ah ! le sacrifice appelle le sacrifice ! Mais que je doive toujours être la victime ? Par quelle fata- lité ce retour de Gouria, ce recommencement de Gouria, ce spectre de Gouria retombé dans ma vie? A cette pensée elle s'accrocha : - Nos organes ont tous la tendance à recom- mencer ce qu'ils ont une fois fait. Gomment suppo- ser que l'esprit échappe à cette loi ? Mes précé- dentes aventures ont été des avortements, les sui- vantes seront encore des avortements. C'est moi qui ai fait revenir Gouria, moi qui ferai peut-être revenir Laborde ! Avec les jours, cette impression grandissant elle se sentit vaincue. Alors, il importa moins qu'elle se scrutât, qu'elle connût l'état exact de son âme. Elle en vint à s'avouer que Marcel tenaitL'INDOMPTÉE 349 toute la place réservée à l'homme dans sou cœur. Pleine de lui, elle avait ses mots, ses images, sa vision du monde, un peu farouche et animée de l'éternelle présence des bêtes. Si elle se méfiait des sarcasmes et surtout du trop long célibat, c'était méfiance colère de femme dont on dérange l'idéal, lutte déjà passionnée du contraste des vertus et des laideurs de l'amant. Comme il était à présent, visage apaisé d'amour pour elle, visage où elle aurait puisé les délices souveraines alors qu'il eût encore paru dur aux autres, il lui plaisait infiniment : — Ce n'est plus la sécheresse de Laborde, ni la décadence de Gouria, mais une force tranquille de grand être... Un grand être ! Pas dans un art ou une science définie. Non, uu grand être ainsi qu'il voit-lui-même certains animaux privilégiés, dans une bonté puissante et une vie nombreuse tout à la fois et exquise. Un peu d'emphase se joignait à ses cris, au jour finissant, devant les campagnes baignées des eaux rouges du crépuscule, les arbres tordus comme des polypes et les petits nuages flottant comme des poissons. — Il est comme un beau cheval ! L'image fraîche rendait alors les suaves contours du rêve, le cheval merveilleux de nerfs, dressé sur quelque hauteur, hennissant vers des vallées, tandis que la brise éparpille sa crinière. Cette 203,'jO L'INDOMPTÉE image, les crépuscules si longs et extatiques, la chaleur d'août lui donnaient la fièvre, peu à peu la montaient aux cris confus des amoureuses. Elle pleurait à l'instant où le soleil s'éteint. Le matin, elle pleurait encore, mais avec mille réalités étouf- fantes, mille préoccupations de fuir, de ne pas laisser son courage se perdre ainsi qu'avec Laborde, de partir avant toute péripétie, Elle reçut une lettre de son père. Le négoce dont elle connaissait depuis son enfance les hauts et les bas traversait une bonne période... : « Reviens, je serai heureux de t'avoir quelques mois avant ton installation à Paris... » Joint à cela, un billet de mille francs. Caroline s'accorda trois jours pour débattre sa résolution. Ce débat fut tout lucide. Si Marcel l'aimait, elle pou- vait essayer de le reconquérir sur Jeanne. Mais c'était rendre le sacrifice de Marcel inutile, risquer la mort de la jeune malade, à moins d'attendre le rétablissement complet. L'attente se prolongerait plusieurs mois. Outre qu'elle serait pleine d'humi- liation et de tristesse, elle rendrait de jour en joui- plus irrévocable l'engagement de Marcel vis-à-vis de Jeanne, elle créerait les mille liens tissés minute à minute où les volontés les plus puissantes s'enrobent. Avec la connivence de Marcel, une pareille attente serait assurément possible, mais obtenir la connivence de Marcel semblait une action hypocrite, étrangement répugnante à la franchiseL'INDOMPTÉE 3Û1 de Caroline. Dès la fin de la première journée, le problème se trouva résolu : — Tout doit venir de Marcel. Tant pis pour moi s'il est timide ou timoré ! Mais je ne sortirai pas de notre rôle éternel : nous laisser conquérir ! La ferme conclusion n'alla point sans soupirs. Elle amena un grand désespoir rétrospectif où Caroline, comme toutes les filles de son âge, se jugea perdue à jamais pour le mariage : — Constante, passionnée... Ah ! je n'aurais jamais dû m'engager à des aventures incertaines ! Puis ce lui parut un raisonnement de province, et que la grande ville, pleine d'amour illégitime, l'avait poussée, domptée, et pousserait éternelle- ment les jeunes âmes comme la sienne à tenter d'un cœur léger l'aventure. — Et je vais y rentrer !... Paris ne recommen- cera-t-il pas sur moi le travail de désorganisation ? En savante, avec l'amertume de tous les chagrins de sa vie, elle se demanda si l'heure ne viendrait pas pour elle où, lasse, elle serait livrée ainsi que les myriades d'autres. Elle se promit que non, avec fureur. — Non, pas le calcul bourgeois... pas la prudence ni l'avortement ! Jamais je ne serai à l'homme qui hésitera une minute à se donner comme je me donne. Et revivant sa grande vie d'honneur, elle éprouva une triste joie de la grande résolution prise enversT 352 L INDOMPTEE Marcel. Ainsi garderait-elle cette chose préservée à travers tant de déboires, sa haute et courageuse vertu. Devant le mal des autres, et devant son propre mal, elle resterait l'Indomptée.XIV Elle s'excusa auprès de Mm° Coutand de ne pou- voir aller cette semaine à Leumont ; dans une lettre à Ruelle, elle dit son désir de se fixer à Paris ; sa solitude l'enrayait. Elle reçut un mot affectueux de son amie et une longue lettre de Ruelle où il reve- nait sur les avantages de Leumont, exposait avec sa logique et son expérience toute la tristesse, pour une femme médecin, de remplir le rôle subalterne qu'on lui réserverait sûrement à Paris : « Jamais il ne se présentera pour vous une meilleure occasion d'exercer avec autorité. Peut- être manquerez-vous de certains cas tout à fait exceptionnels, mais en revanche vous aurez un champ d'observation étendu, permettant de bonnes et fortes études générales, plus convenables à mon avis pour votre genre d'esprit et pour votre sexe que la spécialisation à outrance : Réfléchissez-y bien, ma chère enfant, et si la solitude vous effraye, prenez un mari, sans le chercher trop loin ! » 20.T 35 i L'INDOMPTKE Ce mot de la fin ! Ruelle avait-il pénétré le secret de Marcel ? Marcel n'était-il pas aussi engagé envers Jeanne qu'elle le pensait ? Elle ne dormit guère cette nuit-là, luttant avec énergie contre toute velléité d'un voyage à Leu- mont : — J'ai résolu d'attendre !... J'attendrai !... Lui seul agira. Les jours passèrent dans la fièvre. Une épidémie de variole bénigne sévissait sur Nestris. Elle se dévoua. Le maire vint la féliciter, ânonner des paroles officielles. Tout fut confus, dans le rêve. Elle ne se rappela plus tard que d'avoir eu plus que d'habitude la crainte de la contagion, sans par- venir à prendre les précautions de rigueur. La fatigue l'alourdit, l'étourdit. Elle se jetait sur son lit chaque fois qu'elle en trouvait le temps, dormait par acomptes. Cette épidémie fut son excuse pour ne pas se rendre à Leumont et pour défendre à Mmo Coutand de venir à Nestris. Deux semaines ainsi et la variole décrut. Caroline reprit conscience avec le loisir. Marcel ne bougeait point. Les lettres de Ruelle annonçaient la convalescence de Jeanne sans menaces de rechute. La jeunesse fatiguait les veines de la jeune fille, le charme des paysages se doubla de fermentation amoureuse. Sans vouloir que ce fût pour Marcel, elle criait de volupté non satisfaite, frémissant à toute beauté du dehors, presque pleurante auxL'INDOMPTÉE 355 rumeurs des bœufs, aux bêlements des moutons, aux sanglots immenses de l'âne, tout alanguie par les teintes pâles des nuages et le pelage de certains chevaux. Une nuit, elle eut une vraie fièvre, ses tempes scandèrent six heures durant l'insomnie, ses mains se crispaient comme des fleurs nerveuses, des sen- sitives humaines. Elle étouffait, se levait, vêtue d'un châle léger. A la fenêtre ouverte, le rêve humide de la Lune, toute la poésie des berceaux du monde était sur la campagne. Mais au loin, vers la route qui domine Nestris, un cheval et un cavalier se tenaient immobiles, découpés en noir sous le reflet dormant. Longtemps, cheval et cavalier demeurèrent, taut qu'un grand pan d'ombre les cacha. Alors, Caro- line ferma sa fenêtre; une joie soudaine monta vers elle, et la reposa comme un grand sommeil.XV Des jours, encore des jours. En trois semaines, rien qu'une lettre de Mme Coutand, annonçant le retour rapide de Jeanne à la santé. L'angoisse tou- jours accrue, la vie suspendue dans le vide, mille minuscules espérances combattant la tuerie du désespoir. Deux mois, et ce futl'automne. Le songe alangui s'élevait avec la brume, le songe fragile de la femme solitaire, de la fleur stérile. Et par mille excuses, elle répondait aux appels de son père, elle se cramponnait à son épave, à son radeau de misère emporté sur les eaux glaciales du découragement. Un soir, à l'heure juste où l'ombre, d'un dernier effort, terrasse la lumière, elle se tenait dans sa chambre de travail, tout près du feu, écrasée par l'entour — silhouettes d'arbres sur la vitre, ombres d'objets, rares reflets d'une chambre d'étoffe. En elle, presque le néant — toute image, toute idée à fleur de conscience, aussi furtive que le passage d'une loutre de rivière ; toutes les toiles d'araignée de l'attente au seuil de son esprit, dénonçant qu'ilL'INDOMPTÉE 357 n'entrait et ne sortait plus rien. La sonnette tin- tela. Caroline prit d'un geste habituel sa poitrine à deux mains, ses deux mains sensitives où sa souffrance se lisait aussi claire qu'en ses yeux. — Ah ! petite sonnette, as-tu assez sonné sur ma souffrance... assez éveillé en sursaut mon pauvre espoir ! Elle se tourna, morne, vers la porte. Un chu- chotis, un craquement, puis, dans le cadre béant, la silhouette noire d'un homme. Le Destin lui- même était debout devant elle. Elle poussa une faible exclamation, puis elle se tint roide devant lui : — Personne n'est malade à Leumont? — Personne! répondit Marcel. Tous deux parlaient très bas, peut-être à cause de cette belle ténèbre qui est la jeunesse de la nuit comme l'aube est la jeunesse du jour. Et deux mots oscillaient en Caroline, comme le va-et-vient d'une pendule : — La vie, la mort... la vie, la mort ! Puis, elle demanda? — Et Jeanne ? — Toute rétablie... Ruelle lui a ordonné le chan- gement d'air... elle est en Auvergne ! — En Auvergne ! — Sans danger de rechute, et très calmée par le retour à la santé .. changée... l'imagination plus saine...3&8 L'INDOMPTÉE — Ah!... fit Caroline. Son cri fut rauque. Quelque chose de vaste comme la mer tournoya dans son imagination ; un espoir, mais un espoir réfréné, dompté, presque sinistre de crainte. Et toujours le mouvement de pendule : « La vie — la mort ! » — Je veux dire, reprit Marcel, que ses dix-huit ans lui reviennent... presque l'enfance... de l'ou- bli... La simple joie de vivre... J'ai voulu moi- même vous annoncer son départ !... La minute fut terrible, toute gonflée de nuit, d'incertitude, d'embûches, d'étoufïement. Une vaste clameur intérieure s'éleva dans Caroline, la multi- tude du passé cria l'horreur et le dégoût, et l'avenir s'enfonçait dans une caverne de fantômes. — Je vais allumer ! fit-elle. — Je préfère cette demi-obscurité ! Il s'avança. Elle recula jusqu'à la muraille, len- tement. Elle le voyait presque géant, très large dans le ruissellement cuivreux du foyer ; et le sen- timent de la force de l'homme la rendait délicieu- sement craintive. Il lui plut d'être dans la pé- nombre, dans l'équivoque, dans une impression de futaie où le fauve viendrait chercher sa com- pagne. — Je ne suis pas ici que pour cela ! reprit-il avec une sorte de rudesse... J'ai à vous demander un grand conseil... Elle ne répondit pas, elle n'avait pas la force deL'INDOMPTÉE 359 répondre; elle écoutait toujours osciller le balan- cier intérieur. 11 dit : — Vous avez beaucoup souffert, n'est-ce pas ?... J'ai certainement souffert autant que vous ! Le ha- sard — car il n'y a pas d'autre raison acceptable — a voulu que dans ma jeunesse j'aie été cruellement déçu dans mes préférences, presque avili, impar- donnablementoffensé... C'est une histoire que je ne vous raconterai pas... Elle m'a fait comme je suis — pas bienveillant, plein de méfiance, prenant mon temps avant que de cédera des sympathies... Peut- être, en retour, suis-je sûr, constant, fidèle... Comme elle gardait toujours le silence, il tâcha d'apercevoir l'expression de son visage. Le feu y jetait une lueur rose, et cependant il put constater qu'elle était pâle, épouvantée, grelottante : — Vous avez peur ? — Je vous écoute... — Ne m'écoutez plus si vous devinez... Ne m'é- coutez plus si votre réponse ne doit pas être bonne... — Depuis longtemps j'ai renoncé à deviner les choses trop graves ! — Mais moi, depuis longtemps aussi, j'ai juré de ne parler de certaines choses qu'à coup sûr... Mes hésitations viennent delà... Pouvez-vous main- tenant comprendre ? — Et si je me trompe... — Vous ne vous tromperez pas ! — Que faut-il dire ? 363 L'INDOMPTÉE — Oui ou non. Elle crut défaillir, tomber ; la rédemption du monde, la gloire de vivre, la maternité, le refuge de la femme contre l'homme flottèrent dans son âme avec une rumeur de nature, une palpitation de ruis- seaux dans la montagne, d'herbages dans la vallée: — Dites donc vous-même, fit-elle... — Mais voudrez-vous ce que je veux ? — Tout . pourvu que ce soit sans honte ! — Caroline, répondit-il avec une familiarité âpre qui la fit tressaillir... j'ai aimé votre souffrance! J'ai souffert vers vous ! Voulez-vous partager votre douleur avec la mienne?... Elles g'entre-détru iront ! — Ah ! voici donc enfin la vie! murmura-t-elle. Elle réfugia contre lui sa faiblesse divine, sa clarté de blonde, elle fut pareille à une toute petite fille par un matin de Noël, une adorable chucho- teuse de mystère et d'espoir. Et elle voulut jeter encore un regard en arrière vers la Douleur, et elle ne put revoir la Douleur : l'homme était venu, et avec lui la Postérité, le Repos, la Force, la loi infi- nie qui roule les petites semences laineuses sur les tempêtes, la loi qui cimente la terre à l'éther, la loi de la fleur, de la larve, delà louve, de la lionne ! F IN É V R E U X , IMPRIMERIE DE CHARLES H É R I S S E YJft ■»