J.-H. ROSNY Le Roman d'un Cycliste LIBRAIRIE PLON LE ROMAN D'UN CYCLISTE L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section delà librairie) en octobre 1899. ŒUVRES DE J.-H. ROSNY : L'Impérieuse Bonté, roman contemporain............ ....... 1 vol. Renouveau, roman contemporain............................. — Résurrection................................................ _ Les profondeurs de Kyamo............................... _ Une rupture, roman......................................... — Un autre monde............................................ — L'autre femme, roman contemporain........................... — Un double amour, roman................................... — Eyrimah, roman préhistorique................................ — L'Indomptée, roman contemporain............................ _ Vamireh, roman des temps primitifs........................... — Nell Horn, roman............................................. —: PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ETC«, 8, RUE GARANCIÈRE.—454.M J.-H. ROSNY LE ROMAN D'UN CYCLISTE PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS EUE OARANCIÈRE, 10 Toits droits réservesv FRANTZ JOURDAIN LE ROMAN D'UN CYCLISTE LIVRE PREMIER 1 A la Villa des Fleurs, Philippe Granvyl regar- dait passer les femmes. Il les aimait avec amer- tume pour avoir trop cherché celle dont le vieux Scribe dit qu'il n'en est pas une seule dans un mille. Et il n'espérait plus aboutir. Elles étaient la terre enchantée, toujours plus lointaine, qu'il poursuivait avec une violence creuse. Son cœur goûtait des amours convulsives et courtes, sou- vent brisées avant d'être conclues, qui lui faisaient une âme tragique. Deux personnes, ce soir, l'emplirent d'ardeur et de curiosité. L'une n'avait pas vingt ans, et c'était une jeune fille. Plus belle que la beauté, avec le2 LE ROMAN D'UN CYCLISTE sourire fugitif d'yeux où tous les gris se mêlaient successivement au saphir, avec cette démarche qui sème le sel de la volupté, elle faisait, de sa blouse écrue, de son petit chapeau aux ailes rouges, de sa fine jupe en pongée turquoise, une parure de jeune impératrice. L'autre, une jeune femme : le mâle, époux ou amant, avait approfondi ce regard terrible, com- pliqué le mystère de l'être. C'était, en deux yeux émeraude et topaze, un feu clair, qui devait luire dans les ténèbres, une audace douce, une tendresse méprisante, qui ne pouvaient laisser indifférent aucun homme. Un magnifique teint pâle, jamais rose, et cependant plus variable que ces teints de blondes qui revê- tent toutes les nuances du rouge, de l'argent, de la peluche, des moires; une bouche sensuelle, me- naçante, dont le baiser ne pouvait être oubliable, dont la pourpre franche ne laissait aucun doute sur le beau sang de cette femme. Elle était tout en blanc, un blanc chaud de soie molle, recuite, amor- tie , souple comme une laine, et sa tête aux immenses cheveux « auburn » attachés de trois épingles d'écaillé en triangle jaillissait avec orgueil, éclatante, étincelante, sur un col fin, mais rond, mais gras, mortellement voluptueux. Elle marchait comme les belles filles méridio- àLE ROMAN D'UN CYCLISTE 3 nales, mais plus légère; elle ternissait les autres démarches. Un gros homme qui semblait malade, sans doute du cœur, car il soufflait et tenait diffi- cilement ouvertes ses épaisses paupières violacées, lui tenait compagnie. Philippe ne pouvait se rassasier de voir ces deux femmes. Elles étaient l'emblème de ses désirs : la vierge, délicate plante, indécise, prête à fleurir pour le mieux ou le pire; la femme trempée, et accomplie déjà pour la joie ou la souffrance... Elles parurent quelques minutes côte à côte de- vant une table de jeu. Regard, allure, toilette, chacun de leurs aspects était en contraste, mais de ce contraste qui fait toutes les grandes harmo- nies du monde. Il sentit en lui un saisissement de beauté. Et il songea : — Laquelle des deux, si la fortune m'offrait le choix? Son cœur se crispa d'amertume, presque de dé- sespoir : — La suprême torture de la passion, c'est bien tout ce que je puis espérer de leur approche. Ou, pire, et probablement, une dernière illusion à perdre, la mort plus prochaine! Non, je ne les connaîtrai point.4 Lfc. ROMAN D'UN CYCLISTE Mais, révolté contre cette couardise : — Si, je veux les connaître. Qu'importe l'enjeu, et qu'est-ce qui vaut de vivre, si je n'ose plus la vie du cœur? Désabusé, mais non cadavre! Il se leva, il alla s'envelopper de leur atmo- sphère. L'impression fut énergique. Ainsi que les musiques suaves, elles ravivèrent toutes les pe- tites peintures de la mémoire. Il vit les femmes qui gisaient en lui comme des feuilles mortes, et Manon, Julie, Madame de Mortsauf, Graziella, Madame Bovary : la légende et sa propre vie plus falote que la légende — des eaux, des nuits, des parfums... Et il sentit qu'il était dur de mourir désenchanté de la femme. Il quitta la salle de jeu, il passa sur la terrasse. Ses amis y devisaient devant le jardin, dans la vague musique filtrée à travers les portes et les murailles. Le soir était fin et gracieux. L'haleine du Bourget, du mont du Chat et du Revard, rô- dait parmi les feuilles bavardes. Landa, homme chauve, dont les gros yeux sem- blaient portés sur des pédoncules, sifflait une ben- zine américaine. Avec ses pailles et son visage d'argile, il avait l'air d'un vieux joueur de flûte du mont de Cyllène ou de la claire Mantinée. Plein d'idées courtes, mais nettes, il fréquentait tout leLE ROMAN D'UN CYCLISTE monde. Granvyl lui dit : — Connaissez-vous, Landa, une jeune fille qui porte un chapeau à ailes rouges, et une jupe turquoise?... Landa quitta ses pailles pour répondre : — Elle est accompagnée d'une dame encore belle, en crêpe de Chine gris et chapeau de glaïeuls ? — Oui. — C'est la fille du général Hauteroche. Elle est belle et répond au nom de Marthe. Ceux de notre monde peuvent l'approcher; mais ils ne doivent pas être pauvres. Tel est le vœu de ses parents... — Pourquoi pas le sien? fit Moranne, qui ca- chait un doux regard derrière un monocle farou- che. La beauté ne doit pas être pauvre. C'est une profanation. Une belle fille déchoit sans une garni- ture d'argent. J'exècre entre toutes choses la grâce humiliée par la misère, un corps charmant avili par une robe mal faite. — Vous êtes un sage, repartit Songères. Tou- tefois, cette jeune fille ne semble pas songer à l'ar- gent. Il faut lui souhaiter la fortune, par l'entre- mise adroite de ses proches ou par les bons offices du Destin. Car si la richesse est, en effet, néces- saire aux soins précieux, et justes, de la beauté — son souci tend à donner aux yeux moins de délicatesse, et au sourire moins d'élégance... 6 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Je me contrefiche, reprit Landa, de la ques- tion posée sous cette forme. Mais je n'aurais ja- mais épousé une personne aussi séduisante sans avoir beaucoup d'argent. Il en est de ces belles filles comme des pays fertiles — celui qui ne peut les défendre ne tarde pas à recevoir un atout du voisin. ■— Je voudrais, interrompit Granvyl, être pré- senté à cette jeune fille... — Vous en verrez la farce tout à l'heure ! fit Landa... Le temps de siffler un vidrecome. Tandis qu'il réclamait des glaces et des alcools pour s'enflammer et se geler ensemble l'œsophage, Philippe retombait dans son rêve. Il regrettait d'avoir demandé la présentation et, morose, crai- gnait de faire à la jeune fille cette figure dont il décourageait les amitiés nouvelles. Malgré cela, il reprit la parole pour dire : — Connaissez-vous aussi une jeune femme très en blanc, — de la soie molle mate, — de grandes épingles aux cheveux? — Je connais, fit Landa. Elle est effrayante. C'est elle qui a dû changer les compagnons d'U- lysse en pourceaux. Elle ne se nomme plus Circé, mais Madame Noëlle d'Ombreuse. — C'est pourtant une excellente créature! fit Moranne. Ses grands yeux mentent en la faisantLE ROMAN D'UN CYCLISTE 7 croire menteuse. Elle est triste, véridique et dé- vouée. Elle a mis sur la souffrance et l'agonie de son mari une auréole de bonté inépuisable. J'au- rais voulu l'aimer. Elle a su me faire comprendre que je n'étais point à la façon de son rêve, et que ce n'est pas pour moi qu'elle quitterait le souvenir de son mariage. Mais elle est tout de même ter- rible. Pour l'avoir quelquefois approchée, il me reste une fièvre étrange. J'ai senti la baguette magique. Et je plains autant que j'envie celui qu'elle ne repoussera point. Il épuisera toute l'hor- reur des doutes, toutes les affres de l'attente. En vain la croira-t-il sincère : il redoutera le visage aux métamorphoses, la bouche sensuelle. Car il verra ces beaux yeux se fixer étrangement sur les autres. Il ne concevra pas que cette bouche puisse être sans mystère et sans aventure. Et tout son effort à ne pas la soupçonner échouera. Elle lui fera connaître une jalousie abstraite pire que toutes les jalousies motivées... — Et voilà, fit Granvyl, un pays étrange qu'on ne peut pas ne pas connaître... — Je te présenterai, reprit Moranne. Tu ne dois guère mieux que moi être fait pour lui plaire. Et je te verrais souffrir avec complaisance. — Comment savoir? dit Philippe avec un faux rire. LE ROMAN D'UN CYCLISTE Ils se turent. Il s'était fait un vaste silence. La musique lascive de Massenet ne résonnait plus derrière les portes. Et, à cause de la Femme, ils rêvassaient, tous cinq, au sens hasardeux de la vie. Enfin, Landa, ayant fini de boire : — Venez-vous? Le cœur de Philippe battit, pendant qu'il accom- pagnait ses amis. Au sortir du théâtre, la foule encombrait les salons du Casino, mélange de malades élégants, de voyageurs, de Parisiens et d'aborigènes à redin- gotes : — C'est dans ces villes d'eaux que se fait la fusion des races, dit Moranne. Chaque année, de Nice à Spa et de l'Océan à l'Adriatique, les foules augmentent dont le frottement prépare des Huma- nités futures. Ils cherchaient, du regard, les deux femmes, à travers ces visages venus des confins de l'Europe. Le sillage des robes parfumées combattait la sen- teur odieuse du tabac. Et l'on percevait, subtile, une essence morbide, une mélancolie ardente de rhumatisants, de tuberculeux, de neurasthéniques, mêlée à la fièvre du jeu et à l'ennui affreux des âmes : — Ça sent l'hôpital, fit Moranne.LE ROMAN D'UN CYCLISTE g — Pas plus qu'ailleurs! repartit Granvyl. N'est- ce pas Jean Lahor qui prétend que toute la terre répand une effroyable odeur de cimetière? Tant de gens morts depuis vingt mille ans! — Le Casino, fit Landa, sent la sueur> la fumée et le musc. C'est malsain, mais c'est les seules odeurs supportables pour nous. Faut pas chercher la petite bête. Ceux qui ne respirent que ça et le crottin des rues se fatiguent en un seul jour de prendre l'air frais à la campagne. La nostalgie! Aimée Martial, Liane, Margot Nebbia passè- rent, comme des nuages de feu, de soufre, de nacre, et Moranne remarqua : — Pourtant de jolies œuvres d'art, celles qui jettent le rythme de ces étoffes charmantes? Et je trouve juste qu'on les paye au prix des toiles de maîtres... En ce moment, Marsy les frôla, dans un voile de malines où transparaissaient les moires du paon, du coq, du faisan. — Tiens! une fée... dit Landa. Philippe tressaillit. Il se sentit devenir pâle. La femme aux yeux verts s'avançait — et main- tenant qu'un mot allait mettre entre elle et lui le pont du possible, il éprouvait une vague épou- vante. Déjà Moranne, s'inclinant, présentait son ami :io LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Je vous présente avec plaisir Philippe Gran- vyl. J'espère que vous saurez le rendre aussi misé- rable que je le fus durant quelques semaines — par le fait menaçant de votre existence. Il serait injuste que vous ne le fissiez pas souffrir : la beauté est, avec la maladie, l'épreuve qui rem- place les anciennes famines, les bêtes fauves et les tremblements de terre. — Merci bien! répliqua doucement la jeune femme. Je n'aime pas la souffrance. Et je ne vous rencontrerais pas deux fois, fit-elle en souriant à Philippe, si je savais devoir vous être un chagrin. Voyez que votre ami a les yeux clairs et le teint parfait : je ne me figure pas ainsi le désespoir... — Mais la guérison, reprit Moranne, avec un soupir. Et combien péniblement obtenue!... Enfin, il me suffit que les autres souffrent comme moi! Je suis créé à l'image des anges rebelles : l'enfer m'est supportable pourvu que j'y puisse entraîner autrui... — C'est de la morale, fit gravement Philippe. Il y a encore de la solidarité à vouloir faire parta- ger son supplice. Au moins est-ce de l'altruisme. Il n'importe qu'il soit en noir : le même phénomène qui excite le buveur à ne pas boire solitaire pousse le Satan classique à ne pas rôtir sans com- pagnie. Et je le dis sans paradoxe.LE ROMAN D'UN CYCLISTE n — Oui, murmura rêveusement la jeune femme... tout de même! L'ennemi véritable du genre hu- main, c'est l'indifférence. Par lui tout irait en quenouille. Mais encore que la haine soit de l'amour, elle n'en est pourtant que le vilain aspect. Je préfère qu'on sauve par la sympathie que par l'altruisme en noir, comme vous dites. Un sourire très doux avait passé sur son front et ses paupières entrecloses. Mais le sourire des- cendit, ironique, étrange, et presque cruel, sur la bouche. Et les yeux, grands ouverts, pleins d'une lueur électrique, exprimèrent le défi et une sen- sualité audacieuse. Ils se fixaient sur ceux de Phi- lippe, ils le pénétraient comme des glaives. Et il s'emplit d'une inquiétude poignante : — La sympathie, s'écria-t-il avec véhémence, est une denrée rare, presque par définitian, si elle est vive. Elle ne peut alors se répandre. Elle se concentre, elle se fixe éperdument — et par cela même déclare la guerre au reste des êtres. Si elle est tiède, au rebours, elle se généralisera sans peine à des multitudes. Mais elle sera alors triste, froide, terne, impropre à tout développement de beauté ou de poésie, ergo sans valeur et plutôt nuisible. Elle ôtera l'énergie sans quoi il est mes- quin de vivre. On ne sauvera donc par la sympa- thie qu'à la condition de Y ombrer fortement d'an-12 LE ROMAN D'UN CYCLISTE tipathie. Ainsi quelques millions de soleils luisent dans un infini de ténèbres — petites gouttes de clarté dans la nuit éternelle. La haine est mieux que l'autre forme de l'altruisme. Elle est la seule sauvegarde de l'amour. La douleur est mieux que l'antithèse de la volupté — elle est sa source. — Je suis sûre que vous ne vous croyez pas ! fit Mme d'Ombreuse. J'oserais parier que si vous avez beaucoup d'amertune, c'est par colère de n'avoir pas trouvé assez de bonté. — Ce serait une grande niaiserie. Car je n'ai pas été moi-même bon au point de vouloir que l'uni- vers me le rende. Le vieux monsieur aux paupières pesantes avait écouté en silence. Il semblait aux trois quarts en- dormi ; mais il se réveilla pour dire : — L'univers rend le bien pour le mal et le mal pour le bien. C'est le vrai système des compensa- tions. On ne peut être bon qu'en amateur. Si l'on vise un retour équitable, la force obscure nous roulera. Mais celui qui fait adroitement le mal est sûr de sa récompense : il lui sera rendu au cen- tuple — en bien. Le vieux monsieur qui avait levé ses paupières comme s'il tendait avec elles des poids de qua- rante livres, retomba dans le sommeil. Dans ce moment, les sonneries annoncèrent leLE ROMAN D'UN CYCLISTE 13 troisième acte de Manon. La jeune femme, qui dé- sirait l'entendre, dit à Granvyl : — Je reçois le jeudi... Philippe la regarda partir, langoureuse et pour- tant vive; il soupira. — Comment la trouvez-vous ? demanda Mo- ranne. __Pire ! Je doute que la nature fit plus volup- tueuses ou inquiétantes Cléopâtre et Diane de Poitiers... — Soyez sûr, reprit Moranne, que ces dames historiques étaient plus lourdes et faites pour des gens moins neurasthéniques. Cléopâtre pullule à Naples et Diane dans les petites villes au climat humide. Celle-ci plairait moins à César, mais elle rendait fous Stendhal, Edgar Poë ou Baudelaire. Mais de physique seulement. Car, d'âme, elle est sincère comme un homme... — Je ne crois pas, dit Granvyl... — Et tant mieux ! Vous payerez l'expérience. Landa les interrompit : — Voici V autre !... Philippe se retourna vivement. Encore tout im- prégné de la présence de Mme d'Ombreuse, il fut un moment à bien revoir la jeune fille. C'était comme la source claire après le trouble torrent. Mais dès qu'il fut devant ces yeux immenses où«4 LE ROMAN D'UN CYCLISTE palpitait la joie de vivre et d'être belle, le charme opéra. Il revit les Vierges de toutes les légendes et l'histoire de la jeune épouse qui n'épuisera que le désir du dernier homme. Il s'inclina douce- ment devant la mère et la fille, tandis que Landa disait : — Si la bicyclette est une franc-maçonnerie, cet homme mérite, mesdames, d'être admis dans votre loge. Le frère Granvyl est digne de cette lumière qui doit nous venir par la petite reine d'acier : il lui a voué son corps et son âme... — Ce patois signifie que j'aime la bicyclette, s'écria Philippe en riant. — Ne suflit-il pas d'en faire? dit Mme Haute- roche: Dès qu'on est sûr de son équilibre, com- ment résister à se sentir presque oiseau ? On est si près de quitter terre!... — La première heure! fit la jeune fille. Après on est bien un peu poule ou dindon. — Les oiseaux ne ramassent pas de pelle, re- prit Landa. Je m'en tiendrai à la voiture, en atten- dant que les automobiles n'aient pas cet air de grosses bêtes enchifrenées. — On ramasse si peu de pelles ! s'écria Marthe Hauteroche... Les trains se tamponnent et les dili- gences étaient dévalisées... D'ailleurs, en tout, monsieur Landa, vous êtes un profane ! Et vousLE ROMAN D'UN CYCLISTE 15 n'en ferez pas moins de la bicyclette... J'en jure par votre Choubersky ! — Qu'est-ce que son Choubersky? demanda Granvyl. — Mais le poêle qui chauffe son hall... M. Landa adore les vieilles sonnettes qui chevrotent, les feux de bois, les clefs énormes de nos pères... Mais il a chez lui un Choubersky, un timbre électrique et des serrures mignonnes. — Tout ça, c'est pas ma faute! interrompit Landa... C'est mes domestiques et mes proprié- taires. On abuse de mon innocence. — Je suppose, fit Moranne en souriant, que les garçons du cercle n'en abusent pas moins lors- qu'ils vous apportent ces épouvantables vernis américains au lieu du bon vieux cognac français qui vous fait verser des larmes d'attendrisse- ment! — Je suis vieux jeu ! fit Landa avec componc- tion. Et je m'en honore. — Nous avons une petite réception à l'ancienne mode, vendredi, dit Mme Hauteroche. Venez y être vieux jeu et si vous pouvez amener M. Gran- vyl, nous serons ravies. Elles s'éloignaient à leur tour. C'était en Phi- lippe une impression suave, fraîche, pleine d'ar- deur mélancolique et d'une sorte de renoncement.i6 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Cette jeune fille a peu de traits, dit Moranne qui les suivait du monocle... mais la plus char- mante vie qui puisse luire sur un visage. Les Vénus sont laides à côté de ces jeunes créatures qui se font belles avec de l'expression! — Oh ! si, elle a des traits, répliqua Granvyl, mais ses traits n'ont rien de classique. Avec notre manie de tout rapporter au canon grec ou latin, nous sommes pareils à ces gens qui ne trouvent pas de mélodie aux grands musiciens modernes... Oh! si, elle a des traits, fins, délicats, nuancés, et sachant se rompre avec une variété qu'effective- ment les anciens et les barbares ignorèrent. Elle a des traits de notre temps. C'est un chapitre de Balzac au lieu d'être un conte de Perrault. Granvyl se promena du Casino à la Villa des Fleurs. Il était agacé, impatient, plein d'inquié- tude. Son esprit ne concevait que des images amoureuses et tristes. Il n'attendait rien de l'ave- nir ; il ne voulait rien en attendre. Et il se repro- chait d'avoir été présenté à Mme d'Ombreuse et à Mlle Hauteroche. Vers onze heures, il s'arrêta près d'une table àLE ROMAN D'UN CYCLISTE »7 jouer, il jeta un louis. Il gagna, joua encore, laissa passer cinq fois. Et il ramassa trente-deux louis, avec une sorte de rage : — Crétin ! Pourquoi ne serais-tu pas malheu- reux en amour ?II w Philippe remontait la côte d'Aix sur sa bicy- clette, heureux de s'oublier dans l'élan et la vigi- lance de son effort. Une nuit toscane trempait d'étoiles et d'éther violet les hôtels, les villas, les parcs mesquins, les derniers herbages. Ce sol tou- chant, où la montagne a plus d'élégance que de superbe, où les eaux, les prairies et les bois ont de nature une douceur hospitalière, résiste à l'en- laidissement. La figure des montagnes et des lacs, les champs de maïs ombragés de vigne gallo-ro- maine, les vieux châtaigniers, et ces vallées féeri- ques où Jean-Jacques prit l'amour de la terre, sa- vent vaincre avec grâce la malice de l'ingénieur et de l'architecte. La côte, assez dure, offrit enfin une ligne plane. Philippe, excité par la lutte, partit en vertige. Il avait un jarret impétueux, une vue agile et sûre, le sens parfait de l'équilibre — il ne sentit plus laV* m LE ROMAN D'UN CYCLISTE 19 terre, il parut lancé en pleine ombre stellaire, comme un grand rapace nocturne. Ce fut l'ivresse du martinet et du faucon, l'atmosphère violente et douce au visage, la joie de la vitesse, vertigi- neuse, sensuelle, énergique, sauvage. Il fut aux âges premiers du monde, parmi les grands fauves, dans le drame des nuits dévorantes. Au loin, le lac obscur, le mont du Chat, un abîme vierge, la sensation de l'infini. Et il murmurait : — Au commencement étaient le ciel et la terre... Avec la fraîche impression de ce commence- ment et l'ardeur de l'éternité. Il avait dépassé le but; il revint, il s'arrêta de- vant une villa bâtie, à peu près, sur un mode gallo-romain. Et il écouta quelques minutes les rumeurs de la nuit. La voix humide d'un crapaud remplissait tout l'espace avec celle d'un grillon, un géant de sa race, qui grinçait l'appel à Éros. On entendait faiblement des vols d'insectes, le sanglot frais du torrent, à mi-côte, le lever de brises trop légères pour courber les brins d'herbe, un train perdu derrière l'horizon et l'aboi d'un chien sur la route de Chantemerle. Toute chose aboutissait en confidences, en promesses, en joies ténues, fallacieuses, déconcertantes. Et la volupté s'élevait entre les étoiles.20 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Rentrons ! fit Granvyl. Il s'arracha à cette douceur, avec la rancune d'avoir été trop souvent dupé par elle et de n'avoir plus assez de jeunesse pour subir encore son vague délicieux. Le cri de la serrure, le corridor, une lueur flot- tante sous la porte du salon : Philippe sut que sa tante veillait. Il entra pour la saluer. Grande, elle montrait encore de beaux yeux, des cheveux teints en trois couleurs, la bouche mécontente, les traits gros, nobles et soupçonneux, l'air d'une sorcière, d'un curé et d'une ancienne jolie femme. Elle était neurasthénique, se nommait Marceline et avait un cerveau actif, avare, jaloux, plein de choses en désordre, un cœur tendre et méchant, une mémoire vacillante. Elle regarda entrer Phi- lippe d'un air venimeux, elle lui tendit une main molle, qui ne se fermait pas, et lui dit avec aigreur : — Tu rentres tard ! __Je rentre tard, fit-il placidement, insensible à l'humeur de Marceline. Il savait qu'elle le haïssait avec énergie dès qu'ils étaient séparés, et qu'elle assemblait contre lui de mauvaises paroles. Mais cette haine dispa- raissait en sa présence. Elle l'aimait alors, et même c'était le seul être qu'elle aimât. Elle eût sans doute pleuré s'il était mort près d'elle, commeLE ROMAN D'UN CYCLISTE 21 elle l'eût maudit de mourir chez des étrangers. Elle demanda : — Qu'as-tu fait? Il ne lui mentait jamais, encore qu'il la connût dangereuse, bavarde, pleine de calomnie et de mé- disance. Elle l'écouta, attentive, les traits tombés. L'amour, entre toutes choses, lui était odieux. Elle le poursuivait avec rage, elle trouvait pour le mau- dire de l'éloquence et de la subtilité. Car si elle avait été une idole follement servie par ses adora- teurs, celui-là seul qu'elle désirait l'avait aban- donnée, si bien qu'elle ne savait ce qui lui était le plus affreux, de sa beauté évanouie ou de sa dé- ception amoureuse. Quand Philippe s'interrompit de parler, elle dit avec dédain : — Vous pourriez arrêter ici votre jeunesse et n'avoir pas de souvenirs humiliants. Vous avez eu de l'amour ce qu'il en faut pour satisfaire la va- nité. C'est le grand point pour un homme. Mais vous ne voulez pas faire attention que vous avez quarante ans. Justice sera faite! Elle fit un peu de marche dans la grande salle, elle ouvrit la fenêtre. Les étoiles entrèrent avec la figure cendreuse des montagnes et. la lueur violescente du Bourget. — Vous serez puni et vous serez ridicule. Car22 LE ROMAN D'UN CYCLISTE de ce qu'on peut vous aimer encore, vous allez prendre le pli qui ne peut se défaire. Celui-là est un homme qui s'arrête au moment où vous voici. Il entre sans défaite dans l'âge mûr; il fait sa maî- tresse du travail, sa vieillesse sera un triomphe. Elle le regarda longuement avec une extrême malveillance. __H vaudrait mieux pour vous d'avoir des che- veux gris et une figure respectable plutôt que cet air jeunet. La nature oublie de vous avertir. Vous payerez double! __Je payerai double, dit-il. Ce n'est pas le prix qui m'inquiète! J'accourcirais bien ma vie de dix ans pour goûter un sentiment fort. __Et que savez-vous si vous vivrez? cria-t-elle aigrement. Vous pouvez mourir à cinquante ans et alors vous êtes un vieillard... __ Et un très jeune homme si je dois devenir centenaire. Il considéra la nuit avec une mélancolie pro- fonde. Des étoiles roses descendirent sur le mont du Chat ; une odeur tendre et sauvage montait la côte, parfum de jeunes fleurs, d'herbes défail- lantes et de résines. Le pays qu'on voyait dans ces ténèbres argentées, — le val, le lac, la ligne très large et très calme des montagnes, — n'avait- il pas le même profil au temps où le Celte et le Li-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 23 gure y chassaient encore l'aurochs, l'ours, le bou- quetin, les grands loups plaintifs? Il parla sa pensée : — Et voilà un paysage ancien... Si un chef armé du glaive d'airain ou d'acier mal trempé avait quelque chose dans l'âme qui ressemble à notre âme, son rêve pouvait ici avoir de l'analogie avec le nôtre!... J'aime votre demeure, matante... Il s'interrompit. Une chose mauvaise le piquait au côté gauche. Il se crut tout à coup incapable de durer à cause de cette jeune fille et de cette jeune femme. Elles barrèrent la vie. Et la force qui le jetait vers elles n'était pas un instinct de joie, mais plutôt une douleur. Il parla de nouveau sa pensée : — Il y a des Anglais solitaires qui franchissent une montagne dangereuse, seulement pour la fran- chir, par amour du péril. Pourquoi ne ferions-nous pas une chose pénible par un sentiment analogue? Marceline ne l'écoutait pas. Elle était calmée, presque tendre. Et elle refit en douceur le dis- cours qu'elle avait fait avec colère : — A votre âge, la passion doit être le travail. On a fait le tour des choses... Vous avez eu les aventures, la célébrité facile, le voyage, la for- tune. Vous n'avez plus rien à voir ni à connaître, et ce n'est pas la peine, puisque vos sensations ne24 LE ROMAN D'UN CYCLISTE sont plus assez énergiques. Il faut travailler, — mettre en ordre le meilleur de vous-même, — tracer rotre empreinte... Il rit, amer. — J'ai fait aussi le tour de mon cerveau. J'ai donné, — paroles et écrits, — le meilleur. La ju- risprudence où je me suis enclos (trop tard pour m'en évader), ne m'enseignera rien de plus subs- tantiel que ce que j'en ai dit. Le bon travail, ce serait maintenant de me faire mon propre vulgari- sateur, de transformer mes petits volumes en gros volumes. Et je n'en ai pas envie. Je n'en ai pas envie pour moi ni pour les autres. Pour moi, parce que ce ne sera que l'art de faire de la momie de ce que j'ai fait vivant. Pour les autres, parce que ce serait de la méchanceté. Tout travail est méchant qui limite le prochain. Je ne veux pas ôter le pain aux vulgarisateurs ! Elle haussa les épaules, elle quitta le salon : — Bonsoir! Et si vous ne voulez rien ôter à personne, quittez votre fortune — ne regardez plus aucune femme, — ou mieux, mourez à l'instant : on prend toujours la place de quelqu'un ! Il demeura rêveur, enveloppé de la nuit char- mante et de la fumée de ses cigares. Son cœurmmm LE ROMAN D'UN CYCLISTE 25 était lourd de désir et de bonté obscure. Il regarda longtemps descendre des constellations au fond du ciel clair. Et il dit enfin : — O forces flottantes, accordez-moi une femme — une vraie femme que je puisse aimer pour tou- jours — une femme qui puisse me fermer les yeux ou mourir dans mes bras ! III j. C'est la jetée du Bourget. Philippe y rôde. Il voit terne, il voit laid. Cette grande eau bleuis- sante, ce mont galeux, ce steamer pâle, les pê- cheurs à la ligne et leur lâche besogne, le général Varenne, vieux beau légendaire aux bas noirs, à la fine cheville, aux forts mollets, les vieilles dames et les demoiselles riches, c'est pour Granvyl une molle peinture de raté, une pauvre chose à l'image de sa propre âme. Il soupire. Comme le Sainte-Beuve de la « Sœur aînée », il pense que c'est bientôt soir. Il se revoit dans son passé — comme un ridicule papillon qui a zigzagué pendant une heure d'amour et qui re- tombe : — Je suis mort !... Je suis mort ! Mais soudain tout change. Le ciel se ranime, le lac épand une moire charmante ; le steamer blanc murmure l'invitation au voyage. Philippe voit étin-J, LE ROMAN D'UN CYCLISTE 27 celant, il voit beau... Mille voix s'élèvent en lui et remplissent les échos de l'âme : Mme Noëlle d'Om- breuse est venue, dont le magnifique teint pâle évoque toute la séduction humaine. Et c'est encore une fois la naissance du monde. Le soir de la « Sœur aînée » a disparu. La vie n'est plus étroite, rabâcheuse, mais fraîche, vaste, vierge. Philippe est comme ces bestioles séchées qu'un peu d'eau ressuscite. Il respire à pleine poitrine, il bat à plein cœur. Cependant, le vieux monsieur aux paupières violettes a reconnu Granvyl. Il sourit, il fait en- tendre son souffle et salue : — Au fait, pensa Philippe, quel est ce vieux monsieur? Il est inconcevable que je ne l'aie pas demandé à Moranne. Et tous trois échangèrent des propos vagues. __ Nous allons, dit le vieux monsieur, faire un tour de lac. Philippe a la même intention. Il accompagne le couple vers le steamer qui, depuis un quart d'heure, respire pesamment, jette une forte haleine. Et ce bateau à feu devient la barque enchantée de La- martine. Mme d'Ombreuse a pris place à la proue. Une pénombre glauque glisse sur elle, le ciel, l'eau, le vélum, le reflet des étoffes pâles. Toutes choses28 LE ROMAN D'UN CYCLISTE lui seyent. Elle est une note juste et profonde de l'univers. Douce et très violente à voir, comme une fleur, comme une bataille, elle est une féerie, ou plutôt la féerie même, car les souvenirs, les livres, l'histoire, les arts, ne sont que sa recherche et son ornement. Elle ne parle pas volontiers — elle s'enveloppe de silence. Elle n'a rien à conquérir; les mots lui seraient une vanité, comme l'action, comme la lutte. Philippe la contemple en écoutant le vieux mon- sieur. D'être avec elle, sur cette proue, lui suffit. Il prend, avec tranquillité, et un peu d'extase, du trouble, de la fièvre, des émotions cruelles pour plus tard. Le vieux monsieur s'arrache des paroles, s'es- souffle, s'épuise à maintenir ouvertes ses pesantes paupières. Il a un thème et il ne l'épuisera pas : le Hasard. Il ramène le Hasard avec une méthode et une ingéniosité admirables. Philippe n'est pas très attentif. Il conçoit vaguement qu'il écoute une manière de philosophe asthmatique, dont les idées s'essoufflent et ont les paupières lourdes : — ... La parole, dit le vieux monsieur, est une bonne image du hasard humain. Voyez comme elle est vaine et soumise aux plus légères contingences. Et néanmoins entre deux personnes qui se renLE ROMAN D'UN CYCLISTE 29 . contrent pour la première fois, comptez qu'elles peuvent, ces paroles, faire une vaste aventure qui transformera l'économie de leur existence. Philippe ne désapprouve point ce discours. — Direz-vous qu'elles sont préparées à ce ha- sard par des événements antérieurs ou leur état psychique? Eh! cela ne fait que rendre le hasard plus saisissant, et plus piteuse la doctrine détermi- niste! Que si je mène des moutons sur la colline et qu'un aérolithe m'écrase, sûrement j'étais pré- paré à conduire mon troupeau et l'aérolithe à tomber sur la montagne. Mais de lier les deux événements, c'est confondre la coïncidence qui se fait par harmonie et la coïncidence qui se fait par aventure; c'est de la métaphysique de nègres. Le vieux monsieur exposa sa théorie du hasard. Ce fut long. Car il divisa l'univers en deux exis- tences, plus séparées que les monades de Leib- nitz, puisqu'il leur refusa l'harmonie préétablie. Mme d'Ombreuse écoutait avec sérénité. Elle tournait vers les interlocuteurs un regard étrange, plein d'audace et de mystère, qui tourmentait Philippe, et sa bouche voluptueuse ne permettait pas de concevoir qu'elle pût vivre sans amants. — Si j'en crois, se dit-il, mon intuition, c'est ici la femme qu'aucune coutume sociale n'arrête : hardie, sensuelle et admirable dissimulatrice!30 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Le vieux monsieur criait : — Le hasard est la rencontre perpétuelle de ces deux existences ! Les yeux de Philippe plongèrent aux yeux d'émeraude. La sensation fut presque doulou- reuse. Il eut, pour la première fois de sa vie, l'impression de ce fluide qu'affirment les médiums. Ces grands yeux s'emparèrent de lui; ils entra- vèrent le mouvement de son cœur. Il eut le ver- tige, il redouta une force singulière, ennemie, qui le transformait. — Lorsque nous suivons la ligne d'une de ces existences, affirmait le vieux monsieur, notre action ou notre destin sont coordonnés. Dès que nous croisons l'autre existence, tout change, nos calculs se brisent... — Nos calculs se brisent, répéta Philippe en écho. Et il donna des éloges au vieux monsieur qui, en retour, lui donna son estime. La tiède après-midi, décroissante, commençait à se couvrir d'ombres. Le lac prit une beauté moins sévère, les végétaux gris reverdirent; il vint de petits nuages, bourre de coton et coquilles; un peu de brise s'élança, dont l'odeur était salutaire et voluptueuse. Mme d'Ombreuse demeurait toujours immobile. A peine si elle déplaçait la main ou tour-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 3i nait la tête. Cette tranquillité la rendait plus hau- taine et redoutable. Elle était comme ensevelie dans sa beauté, emplie d'une force si sûre qu'il devait lui suffire d'attendre pour dompter toutes choses : — L'énigme, se dit Philippe, c'est qu'elle ne soit que Mme d'Ombreuse. Si elle l'avait voulu, elle eût dû conquérir le milliardaire ou le prince. Peut-elle ne l'avoir pas voulu? Ou prend-elle plaisir à jouer avec le destin et à l'ajourner? Leurs yeux se rencontrèrent encore. Il se sentit pâlir, il eut l'impression d'un dialogue, il changea sa pensée : — Serait-elle désintéressée? Et dès qu'il eut dégagé son regard : — Pourquoi désintéressée ? L'amour seul pour- rait lui en faire commandement. Elle n'est sans doute que curieuse et sensuelle ! — Nous approchons! s'écria le vieux monsieur. Il montrait, sur un promontoire, le vaste mo- nastère d'Hautecombe, tel qu'il fut restauré, de 1824 à 1826, sous le roi Charles-Félix, par les soins ingénieux de M. Melano, capitaine du génie, ingénieur de Savoie, et orné subséquemment par la pieuse persévérance de la reine douairière, Marie-Christine. L'abbaye comporte vingt-huit bâtiments; les32 LE ROMAN D'UN CYCLISTE guides ne laissent pas ignorer que l'église, con- forme au plan des édifices cisterciens, est d'un style noble et sévère. Ils étaient arrêtés devant la sépulture de Louis I", baron de Vaud, qui guerroya en Afrique, et de sa femme Jeanne de Montfort. « Le prince appuie ses pieds sur un lion, sym- bole de la force, et la princesse sur un chien, symbole de la fidélité », lisait le vieux monsieur à travers le discours du guide. « Deux petits anges sont à genoux près de l'oreiller... L'ange de saint Mathieu, dont la figure est pleine d'expression; le lion de saint Marc; le bœuf de saint Luc; l'aigle de saint Jean... » L'église, avec le troupeau des visiteurs et son ornementation excessive, apparaissait triste comme un bazar ou un musée de cire. Philippe vit pâlir Mme d'Ombreuse. Elle tourna vers son compagnon un regard dilaté. Mais le vieux monsieur se trou- vait flanqué à droite par un gros de Suisses, à gauche par une famille anglaise. Philippe offrit son bras; elle l'accepta, altière et nonchalante. Ils s'éloignèrent du groupe. — Je ne puis, murmura Mme d'Ombreuse, sup- aLE ROMAN D'UN CYCLISTE 33 porter l'odeur d'église mêlée à l'odeur humaine : toute petite, je m'évanouissais à cette odieuse combinaison. Et je crois bien que je ne m'y habi- tuerai point. Il l'écoutait avec un frémissement de joie sau- vage. Le contact de cette femme était comparable à l'approche de ces côtes odoriférantes qui renou- vellent l'âme des navigateurs. Elle se dégagea, elle sourit avec on ne sait quelle expression hostile. Il s'en aperçut, il dit, mû par un instinct, et comme en rêve : — Il ne faut pas m'en vouloir de vous avoir offert mon bras. Je l'ai fait en toute humilité... Elle répondit avec douceur : — L'humilité vaut la présomption. Toutes deux ont pour principe la lutte. — Mais l'une accepte la défaite. — La défaite est une chose affreuse. Il suffirait que je la sente vivement chez une personne, à cause de moi, pour ne plus revoir cette personne. Et je me croirais charitable. — Qui sait? Nos cœurs sont si contradictoires, que telle défaite sera une douceur, et telle victoire une amertume. — Paroles d'orateur! Car une défaite n'en est une que pour quiconque a voulu la victoire. Une renonciation sans lutte n'est que l'indifférence. Ce 334 LE ROMAN D'UN CYCLISTE serait une pauvre âme qui se réjouirait d'avoir manqué le but. — Le but peut lui apparaître dans sa vanité ! — C'est encore l'abandon de la lutte, et non la défaite — soit, encore une fois, l'indifférence... Elle lui fit signe de ne plus répondre. Elle éleva son visage vers les vitraux, et cette lumière colo- rée, en se réfléchissant sur sa peau claire, dans ses grands yeux, lui donna un air de Fée ou de Sainte équivoque. Il crut voir Marie d'Estrama- dure, aux prunelles fauves, qui fut au ciel après avoir causé la mort de dix hommes éperdus de sa beauté, et dont le culte a les allures d'un sabbat. Et il lui prit une ardeur de mourir pour l'élégance menaçante de cette femme, une convulsion d'amour, mauvaise, cruelle, sombre, — le sacrifice « pour le mal de soi-même ». Dans ce moment, elle se retourna et, le voyant très pâle, les yeux en feu, elle dit avec une véhé- mence concentrée : — Qu'avez-vous ? — Je souffre de vous. Elle rit, à mi-voix : — Prenez garde ! Je ne puis rien pour vous. Ou, si je pouvais quelque chose, c'est vous qui ne me donneriez pas ce qu'il me faut — ce que je veux. Et je ne vous plaindrais point.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 35 — Je n'espère rien... balbutia-t-il. — L'amitié amoureuse ! fit-elle, avec un fronce- ment cruel de la narine. Un mensonge encore plus bête que lâche... Elle s'arrêta, elle pencha le visage. La volupté s'élevait d'elle comme un parfum. Philippe sentait que sa beauté n'était point une ombre falote, mais une force, une énergie, une âme. Elle reprit la parole avec une sorte de compas- sion : — Je ne vous veux pas de mal. J'ai vu sur votre visage ce que j'ai vu sur tant d'autres — la souffrance. Je n'aime pas qu'on souffre pour moi, quand c'est inutile. Il laissa tomber ses bras avec accablement. Il sentait trop bien que « ce serait inutile ». Mais, loin de se résigner, il prenait un goût plus véhément de vivre auprès de cette femme. Il dit : — J'aime souffrir. Mon âme est une chose in- quiète, chacun de mes sentiments un peu doulou- reux, et je me demande si j'ai jamais recherché la joie. Alors (il sourit humblement), si cela seul vous arrêtait de me revoir, ne prenez pas garde à ma tristesse. Elle est de fondation! Elle fixa sur lui un regard plus intense; puis, avec un soupir :36 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Soit. Et, d'ailleurs, je ne resterai pas long- temps par ici... — Je vous reverrai? fit-il avec tremblement. Elle haussa l'épaule : — Mon Dieu, oui ! Et me revoir est bien le mot, car vous ne me connaîtrez sûrement jamais que par la forme. — L'instinct... commença-t-il. Elle l'interrompit durement : — L'instinct ! Vous n'oseriez pas dire ce que vous pensiez sur le bateau... Il demeura interdit. Il baissa la tête : — Vous l'avouez! dit-elle. Je sais bien ce que vous pensez, et ce n'est pas l'honneur de votre sexe de subir le genre d'attrait que je vous inspi- rais alors... D'ailleurs, je ne dis pas que votre intuition ne soit pas exacte. Elles n'ont pas mes yeux, n'est-ce pas, celles en qui l'on peut mettre sa confiance ? Elle reprit son bras et ne prononça plus une pa- role. Tandis qu'ils s'en revenaient sur le lac rafraîchi par l'ombre longue du mont, elle resta envahie dans le songe et la beauté. Elle écoutait la brise timide et les propos du vieux monsieur; elle était la séduction, l'énigme, le piège. Son regard ne fuyait pas plus qu'il ne cherchait celui de Philippe.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 37 Il y lisait toujours la même légende de volupté perverse, il se demandait, avec plus d'inquiétude, pourquoi elle n'était pas princesse ou milliardaire. Et il répétait ce qu'elle lui avait murmuré : « Je ne dis pas que votre intuition ne soit pas exacte ! » Tout ensemble il s'en désolait et y trouvait de l'espérance. Au débarcadère, elle lui tendit la main, elle sut lui donner un congé péremptoire en disant : — A jeudi !IV Philippe demeura quelque temps l'œil fixé sur la route d'Aix où une voiture emportait Mme d'Om- breuse et le gros monsieur. Il avait la poitrine vide, la tête en feu, il éprouvait le besoin dévorant de se fuir, et, ne concevant pas de meilleur remède que sa petite machine ailée, la bicyclette vertigi- neuse, il l'alla reprendre, il se lança vers Cham- béry. Il goûta d'abord l'âpre joie de la vitesse. La brise venait à lui; il en doublait la force sur son visage ardent. L'horizon marchait à ses côtés, la Dent du Chat, les collines de Tresserve, avec l'as- pect qu'elles ont aux yeux du martinet des Alpes, quand il s'élève de la plaine. Une liberté enivrante, la sensation d'être sorti de la vieille race humaine tardive et de l'esclavage du cheval ou de la ma- chine, la volupté de tirer de soi-même la force et la souplesse, d'être plus agile que le mustang desLE ROMAN D'UN CYCLISTE 39 prairies, le coursier arabe, plus subtil à tourner l'obstacle que la panthère... Comme il s'élançait plus vite, toujours plus vite, il aperçut une silhouette brunâtre. C'était un de ses frères cyclistes et, quoiqu'il ne parût pas en plein effort, il avait les mouvements élégants, forts et sûrs des grands coureurs. Philippe, qui se flat- tait de lutter avec les professionnels, fut pris d'une sauvage envie de lutte. Il cria à l'inconnu : — Un match ! L'inconnu ralentit, s'arrêta : — Stop ! fit-il... Faut voir. Philippe s'arrêta à son tour. Le cycliste montra une figure fumée comme un jambon, aux grands méplats, des yeux de hibou, une bouche de clown. Il jeta vers Philippe un regard d'indulgence et presque de compassion, puis, d'une voix creuse : — Je vous prends pas en traiteur... Je suis Bill Asquith!... Et j'ai battu Banker. — Ah ! bien, dit Philippe avec bonne humeur. Un maître ! Tout de même, si vous voulez! — Oui, reprit Bill, mais je marche pas pour rien. Dix louis, le match... Cinq mille mètres... Départ de cette grand poteau là-bas ! Granvyl n'espérait guère gagner la partie avec un tel adversaire : le match l'en tenta davantage. Il joignit le poteau.40 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — On part au commandement de trois ! fit Bill. Puis, avec un rire silencieux et une lippe : — Je vous concède de donner le signal. Philippe sentit, avec plaisir, son cœur battre. L'instinct de lutte grandit. Et prêt à bondir, il compta : — Un, deux, trois! Ils filèrent, assez lentement d'abord. Asquith, goguenard, se paya le luxe de marcher en tête. Vers le tiers de la course, Philippe démarra et prit dix longueurs d'avance. Bill, un peu surpris de l'ampleur de cette fuite, revint sur l'amateur. Ils restèrent cinquante secondes de front, dans une course vive et serrée. Une âme sauvage était dans Philippe, âme de fauve agile sur la savane, âme de chasseur antique, farouche à poursuivre le cheval des steppes ou le cerf élaphe. La poitrine lui palpitait d'une force terrible, et, au risque de tout perdre, il fit un second démarrage, forcené : — Hallo ! siffla Asquith. Philippe avait repris vingt longueurs. Courbé, presque couché sur la machine, il poussait avec une énergie convulsive. On n'était plus qu'à trois cents mètres du but. Bill, cessant de dédaigner l'adver- saire, de toute la rapidité de jarrets nerveux s'é- lança dans un nuage de poudre. Philippe le sen-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 41 tant approcher, d'un effort sûr, continu, planant, abandonna toute idée de tactique. Il demanda à son être le maximum de puissance, il ne fut plus qu'un paquet de nerfs, de muscles, de volonté... Le poteau ! Il apparaît dans une sorte de brume. Philippe porte en lui le frémissement de la péri- pétie. Vingt longueurs, et c'est le but! Mais Asquith approche, impétueux et savant, avec la pointe en foudre du tiercelet s'abattant sur la co- lombe. Hallo ! les voici roue à roue. Quelque chose de féroce pénètre Philippe; la furie de ses pieds sur la pédale est de même sorte que celle du chevalier abattant son glaive sur le cimier de l'adversaire. Un dernier effort, affolé, meurtrier, le poteau est atteint, et Granvyl n'a pas perdu la partie ! — Deadheat! s'écrie Bill... Vous êtes un homme de fer... Il tend la main à son antagoniste. Depuis long- temps, Philippe n'a goûté une joie aussi franche, une joie de nature, vierge, guerrière et simple. Il rend le shake hand et peut-être va-t-il continuer la route avec Bill, lorsqu'une voix fraîche s'écrie : — Bravo ! monsieur Granvyl... Philippe se retourna, il reconnut Mlle Haute-42 LE ROMAN D'UN CYCLISTE roche. Elle était à bicyclette, accompagnée d'une espèce de vieille guenon à barbiche, aussi osseuse que femme de France ou de Navarre, et ornée de lunettes de cantonnier. — Nous avons assisté à votre lutte ! fit la jeune fille en descendant de machine. C'était impression- nant. La vieille guenon joignit les mains, et regardant Bill avec vénération : — C'est M. Bill Asquith, ma chère Marthe, M. Asquith qui a bêttu Banker. — Eh bien! s'écria Bill en remontant sur sa machine... j'avé pas bêttu monsieur... Adiou! Et il fila vers Chambéry. Encore haletant, Philippe regardait la jeune fille. Elle portait un costume de soie écrue, un petit fou- lard blanc, et ressemblait moins à une cycliste qu'à une Caucasienne du Grand Seigneur. Souriante, un peu confuse de son arrêt, encore que Mme Hau- teroche l'eût fait élever à l'américaine, quelque chose d'enfantin et de rieur dans ses yeux amé- thyste rafraîchissait Granvyl. Il subissait ce charme avec autant de quiétude qu'il avait éprouvé de sourdes angoisses auprès de l'autre.LE ROMAN D'UN CYCLISTE Elle dit : 43 — J'ai l'âme militaire. J'aime la lutte. Et j'ai pris plaisir à votre course. — Je luttais moins contre Bill Asquith, répon- dit-il, que contre une fièvre intérieure... Car je n'ai guère le sens de l'antagonisme. — Oh! si, s'exclama-t-elle... Vous vous êtes mal regardé. La bicyclette est une indicatrice sûre des tempéraments. Ceux qui n'ont pas le sens de la guerre n'auraient pas couru comme vous couriez sur la route. Toute votre allure décelait le com- battant. Et je nie qu'on puisse être un coureur de premier ordre avec une nature paisible... — Croyez-vous ? Une grande douceur. Était-ce le match ou la présence de cette fille charmante? Il ne savait. Il contemplait doucement Marthe Hauteroche, posée sur le couchant, en silhouette. Une lumière oran- gée passait par les grands cheveux et donnait une teinte mauve, d'une délicatesse infinie, au visage de neige. La soie du costume devenait, par trans- parence, un tissu pareil aux nuages de cuivre qui s'assemblaient sur le mont du Chat. La main avait un petit mouvement fébrile, très séduisant, d'une tendresse mystérieuse. Et la guenon osseuse ac- croissait, par dissonance, la souple fraîcheur de ce joli être.44 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Elle répondit : — Je ne crois pas, je suis sûre! Et, sautant légèrement en selle, elle jeta une salutation à demi espiègle à Philippe et s'envola sur la route d'Aix ensanglantée par le crépuscule. — Et voilà, se disait Granvyl, qui a bien la fi- gure d'un avertissement. Si j'en crois mon instinct, l'une est la douleur, l'autre la joie, — l'une est funeste, l'autre apaisante... Il faut fuir l'une et se rapprocher de l'autre. Mais il sentait, au fond de lui, la douleur plus voluptueuse que la joie.V — 11 est remarquable, disait le vieux monsieur, que c'est Henri IV qui a perdu la France par son baptême, aussi sûrement que Napoléon par ses victoires trop étincelantes. La France se résignait au protestantisme, Paris était seul profondément revêche. Mais Paris n'était qu'une ombre. Il ne valait pas cette messe terrible qui devait tout perdre. On eût sans effort déporté ses fanatiques comme nous fîmes des révolutionnaires en 1871. La France calviniste, sévère, réfléchie, prolifique, aurait aujourd'hui'cent millions d'habitants; la Hollande, la Belgique, le Rhin, ne lui eussent pas échappé; et l'Allemagne n'oserait pas seule- ment la regarder en face. Ainsi parlait le vieux monsieur, avec un bruit de bouilloire et une langue apoplectique. Il avait un honnête visage convaincu, tantôt rouge et tan-46 LE ROMAN D'UN CYCLISTE tôt violet. Il suffoquait, par intervalles, d'un air respectable. Le ciel était couleur de joie, tendrement posé sur les collines; on entendait le bruit d'un tor- rent; et c'était une de ces minutes où on rêve la vie éternelle. Mais Philippe avait l'âme plus agitée que l'Océan des Atlantes, contre les rocs du Fi- nistère, par une nuit d'équinoxe. L'image de Mme d'Ombreuse devenait plus insupportable. Un flot de choses ardentes, tristes, haineuses, environ- naient la beauté de cette jeune femme. Il la regar- dait avec une colère humiliée. Étendue dans une profonde chaise de cuir es- tampé, elle vivait aussi tranquille que ce grand ciel italien. Elle semblait heureuse, indifférente, inac- cessible. Mais une magie dangereuse animait ses yeux d'aigue-marine; et Granvyl, songeant aux femmes terribles de la légende et de l'histoire, la désirait avec une ardeur mortelle, la redoutait comme un principe de mort, de folie ou de crime : — Et remarquez, reprit le vieux monsieur avec complaisance, que la France glorifie justement ce dont elle devrait avoir horreur : Louis XI, dont la victoire sur le Téméraire nous ôta une première fois le Nord; Louis XIV, qui prépara la Révolution ; la Révolution et Bonaparte, qui gaspillèrent la moelle de notre énergie.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 47 — C'était écrit ! fit doucement Mme d'Ombreuse. — Rien n'est écrit! s'écria le vieux monsieur avec véhémence. Les lois agissent par séries. Mais les séries se croisent. Et les points de croisement, c'est le hasard. Il n'en faut pas plus pour détruire jusqu'à la racine les théories déterministes. Il entra dans ce moment une vieille petite dame sèche et leste, qui ne laissa parler personne. Elle frappa sur les réputations avec le bruit agile d'une baguette de tambour. Elle finit par s'emparer du vieux monsieur et par l'acculer contre la balustrade du balcon. — Je veux vous demander un service, dit Mme d'Ombreuse à Philippe. J'ai besoin de con- naître les lois sur l'héritage et sur les donations entre vifs. Ne pourriez-vous me faire tenir un ou- vrage spécial, avec des commentaires? Elle le regardait fixement. Il se sentit le com- plice de quelque chose vague et se troubla. — Il n'est rien de plus facile, répondit-il. Je vous enverrai des textes, à moins que vous ne pré- fériez me consulter... — Non, je veux voir moi-même. Je suis distraite, je ne comprendrais guère. Il se tut. Il pensait mal d'elle; il la soupçonnait. Elle reprit : — Je vais quitter Aix pour le Morvan. J'y de-48 LE ROMAN D'UN CYCLISTE meurerai quelques semaines. Si une fantaisie de bicycliste vous fait passer par le lac des Settons, vous serez le bienvenu. Elle sourit, elle tomba dans une sorte d'égare- ment. Ses yeux étaient immenses, immobiles, ex- traordinaires. Sa peau changeait de nuances avec rapidité. Elle était ainsi d'une beauté saisissante, invincible, qui faisait comprendre tous les crimes. Philippe la considérait avec douceur et détresse. Un froid délicieux passait sur son cœur, puis une ardeur de fournaise. Et il subissait une séduction plus énergique pour être mêlée d'équivoque. Il ne put s'empêcher de dire : — A quoi pensez-vous? Elle ne répondit pas tout de suite — elle parut faire effort pour abaisser ses paupières : — Je ne pense pas, dit-elle, je sens. Je suis comme si je voyais par toute la peau. Et c'est une sorte de souffrance. Il ne la crut point. Il était persuadé qu'une obses- sion énergique l'avait tenue - vision de passé ou de futur — souvenir ou projet. Et craignant qu'elle n'eût fait ou voulût faire des choses qui pouvaient se retourner contre elle, il avait envie de lui crier : — Avec cette beauté, tout vous est facile, et le risque d'une action prohibée, une affreuse folie.I LE ROMAN D'UN CYCLISTE 49 Puis, songeant à quel prix elle pouvait tout con- quérir, une ombre passa sur son âme, des sensa- tions impures et sauvages le tinrent... Innocente, il n'aurait rien d'elle, tandis que, coupable... Il soupira, il se leva : — Vous partez? fit-elle... N'oubliez pas mes livres. Dans trois jours, je serai loin... — Puis-je apporter les livres moi-même? de- manda-t-il bien bas et de l'air d'un complice. Elle lui jeta un regard ironique : — Si vous voulez. Il partit. Il s'enferma tout l'après-midi. Son cœur était gros, et cependant plein de mauvaise espérance. Plus vite transformé que par aucune rencontre antérieure, il était comme un homme d'un autre siècle — extrême, violent, plein de sen- sations barbares. Il travailla avec dégoût et il travailla bien. Tou- jours actif en fait, il n'avait jamais aimé le travail. Il jugeait que c'était une chose cruelle, chaque fois qu'on ne crée pas, et qu'il en serait ainsi tant que les efforts seraient une lutte. La lassitude l'arrêta; il dîna en hâte; il descen- dit à pied par les sentiers pierreux de la côte. Il était comme un adolescent à son premier amour; il di- vaguait un peu; son cœur semblait une bête en cage, oppressée et brusque. Le torrent l'arrêta; il 4MM 50 LE ROMAN D'UN CYCLISTE écouta le fracas des eaux. Elles se précipitaient comme des bêtes d'argent, des verreries blanches, des toisons, des neiges. Elles semblaient, au bout de la prairie, tomber sur les étoiles. Leur agitation était frénétique, désordonnée, menaçante, mais finissait par déceler l'obéissance et l'ordre. La forme du torrent palpitait selon un rythme com- plexe, mais très sûr. L'écume reformait les mêmes lignes, les mêmes contours, reflétait les mêmes traînées d'astres. Philippe ne pouvait s'arracher à ce spectacle. L'eau le fascinait toujours, mais surtout dans ses détresses. Elle conseillait de vivre. Elle lui faisait aimer jusqu'à la douleur. Dans ses crises profondes, il partait habituellement vers l'Océan, il usait sa peine à l'horizon plein d'une force palpitante, tu- multueuse, intarissable. Il reprit sa marche par les sentiers. La nuit charmante l'enveloppait comme un vêtement. Dis- trait, les yeux vagues, il était cependant pénétré des choses jusqu'à l'ivresse. Il atteignit la villa de Mme d'Ombreuse. Sans doute, il ne pouvait l'éviter, car, vingt fois déjà, il avait rebroussé chemin pour la fuir. Elle sem- blait vaste dans la ténèbre; ses tourelles s'élevaientLE ROMAN D'UN CYCLISTE 5i farouches, se perdaient dans les constellations ; une fenêtre, où des lueurs filtraient dans l'entre- bâillement de rideaux lourds, concentra le rêve de l'homme. Il y mit toute son imagination, le charme craintif de la jeunesse finissante, et son âme fut la rose d'automne du vieux d'Aubigné. Dix minutes d'abandon, délicieux et triste, parurent pleines de siècles, de voyages, de lectures, de renaissances. Et il admira, une fois déplus, que le désir suprême des hommes fût une créature périssable faite à leur image. Mais, redevenu inquiet et soupçonneux, il s'épouvanta de l'amour trop rapide, il pensa sans indulgence à cette femme. Plus il l'avait vue, plus il l'avait jugée singulière; et l'instinct d'un secret inavouable croissait en raison même de l'attrait. Il s'irrita de sa méfiance. En vain. Et il se dit, amer : — On n'apprend rien! Notre propre expérience ne nous sert pas mieux que celle des autres. Tout ce qui en nous n'est pas vieux ou veule se refuse à l'enseignement de la vie. Et, de même qu'une génération répète les actes de ses aïeules, de même un individu reprend ses propres folies. Il observait la fenêtre. Une ombre passa devant la lueur. A l'idée que c'était la silhouette de Mme d'Ombreuse, son cœur bondit comme jadis52 LE ROMAN D'UN CYCLISTE son cœur d'adolescent devant la vitre d'une jeune voisine aimée : — Eh! oui. Mon âme est celle du héros de Luigi da Porto, ou même du petit Paul de Bernardin, ou de Léandre passant l'Hellespont... Complexe, si l'on veut, par l'orchestre, mais aussi simple par le motif que celle du cri-cri qui grince dans l'herbe. Le bruit d'un pas sur la route attira son atten- tion. Il se recula d'instinct derrière les buissons de la prairie. Le pas approcha; il apparut une sil- houette trapue. Puis, la sonnette de la villa reten- tit. La porte, en s'ouvrant, laissa la lueur d'une lampe se projeter sur une sorte de paysan en blouse, en chapeau noir à grandes ailes, qui pro- nonça fortement le nom de Mme d'Ombreuse et ajouta : — Dites que c'est pour l'affaire du jeune homme ! Une forme blanche parut sur le perron; une voix argentée, un peu tremblante, s'éleva : — Laissez entrer... Puis la porte se referma, et Philippe , encore troublé par l'apparition, se demandait quelle pou- vait être cette « affaire du jeune homme ». Il la rattacha d'instinct à la demande qui lui avait été faite dans l'après-midi. Obsédé, il recommença de marcher par les sentes : — Eh! que t'importe, imbécile?LE ROMAN D'UN CYCLISTE 53 Il y songea quelque temps encore, puis il l'ou- blia. Il retomba sous le charme du rêve. Et il marcha longtemps pour se retrouver encore dans le voisinage de la villa. Une lune écornée se leva parmi des châtai- gniers. Des nuages très fins passaient devant elle et lui donnaient l'aspect d'une lanterne oscillante. Elle jetait une lueur inégale, tantôt rouge et forte, tantôt finement perlée, et l'on voyait l'ombre des nuages se déplacer sur la montagne. Perdue quel- ques instants dans des neiges, des torrents, des abîmes de soufre et d'argent, elle s'éleva d'un jet parmi les constellations et s'éclaircit à mesure. Philippe la considérait avec une sorte de naï- veté. Elle eut toute la douceur que lui ont ajoutée les souvenirs de l'Homme. Elle fut l'Artémis chas- seresse, la Séléné mystérieuse, l'astre amoureux des poètes : — Tu n'es ni belle ni laide, fit-il vaguement... mais tu as tant de légendes ! Un grincement le fit tressaillir. Il se rejeta de côté. Il vit sortir de la villa le paysan au grand chapeau. Cet homme marchait vite et ne tarda pas à disparaître. Mais Philippe fut surpris de voir Mme d'Ombreuse qui, au seuil de la villa, le re- gardait s'éloigner. Elle fit même quelques pas sur54 LE ROMAN D'UN CYCLISTE la route, elle parut contempler les vignes, les prés, les châtaigniers dans la lueur lunaire. Philippe la voyait mal ; pourtant elle lui appa- raissait aussi belle que tantôt, alors qu'il était auprès d'elle, dans la clarté du jour italien. Mais ce n'était plus une beauté de lignes, c'était l'élé- gance parfaite du rythme, la marche ailée des déesses. Une Victoire, une Aphrodite, n'auraient pas mieux accompli ces mouvements d'une marche charmante. Elle rentra; Granvyl descendit une fois encore sur la route pour regarder la fenêtre éclairée. Un papier attira son attention. Il le ramassa; il vit que c'était un fragment de lettre, déchiré dans le sens delà longueur, il y jeta, presque inconsciemment, un coup d'œil, et ne vit que des bouts de phrase. — Ce n'est rien, se dit-il... Il hésita une minute, puis il mit le papier dans la poche de son smoking.VI Il descendit au casino, dans l'espoir confus de rencontrer Mlle Hauteroche. Il lui semblait que cette jolie présence pleine de fraîcheur et de clarté rafraîchirait sa fièvre. Mais, ne trouvant que des femmes indifférentes et quelques amis, il alla écou- ter Lohengrin et ses cuivres sauvages. Il y prit quelque soulagement; la fable ingénue l'intéressa: il se reconnut dans la petite femme curieuse. Et tandis qu'elle suppliait l'homme au Cygne, iltâtait la lettre déchirée dans sa poche. — Vous m'avez l'air chose, fit Landa, dans un entr'acte. Cette musique porte au ventre. Elle me tord. Elle me purge. Mais c'est un laxatif trop vio- lent. — C'est bien plutôt de l'électrothérapie, inter- rompit Grésyl. Elle traverse l'oreille comme le cou- rant d'une bobine de Ruhmkorff. — Vous n'êtes que des chiens devant un piano,56 LE ROMAN D'UN CYCLISTE fit dédaigneusement Moranne. Pourquoi vous oc- cuper de ces choses? Vous ne pouvez pas ignorer votre incompétence... — Tu parles! fit Landa... Mais je paye. Et je paye pour de la musique et pas pour des clystères ! Moranne haussa les épaules et regarda Granvyl d'un air vindicatif : — C'est pas la musique, dites, Philippe Granvyl? C'est l'autre. Il leva doucement la tête et se regarda dans une glace. — Et qui pourrait échapper! dit-il, mélanco- lique. Pourvu seulement que vous ne lui plaisiez pas, car je haïrai bien celui qui triomphera de cette femme. Il prit le bras de Philippe et l'entraîna dans les jardins. Il se mit à parler de Mme d'Ombreuse dans une sorte d'extase rageuse. Il dit sa première rencontre avec elle, ses espérances, le pouvoir ma- gnétique de la jeune femme, le moment affreux où elle avait décliné son amour. Il parlait d'abondance avec une colère sourde, une tristesse inguérissable. — Est-elle riche? dit soudain Philippe. __ Assez, répondit l'autre avec indifférence. Peut-être un million. — Son mariage a été un mariage d'amour? — Non.LE ROMAN D'UN CYCLISTE ......? Un moment .......pardonnerai le . . -.....t, l'horreur . . . vous accuserai pas.,, Philippe laissa retomber le papier. Il était pâle. Il ressentait cet étonnement qui nous vient de voir se confirmer nos prévisions... C'était doncLE ROMAN D'UN CYCLISTE 61 vrai! Quelque aventure odieuse était dans la vie de cette femme. Et il relisait : . . . vous accuserai pas... Il s'était levé. Il marchait, il marchait, comme le captif dans sa cellule, incessamment rejeté de la fenêtre à la porte. Il ne s'arrêtait que pour regarder encore la lettre ou les côtes cendrées par la lune. Il n'y a pas de nuits plus belles. On sentait palpiter l'atmosphère et la vie douce des arbres. Et Philippe se dit : — Est-il possible que je souffre déjà pour cette femme? A peine je l'ai entrevue. Et il semble qu'elle soit en moi depuis des années... Une noctuelle entra par la chambre et se pré- cipita vers la lampe. Instinctivement Granvyl la chassa. Mais elle revenait, obstinée, dans cet affo- lement de la lumière où tant de ses pareilles péris- sent. Il réussit à la rabattre doucement et à la prendre sous un verre. C'était une bête rousse, très velue, diabolique avec ses cornes et sa tête caricaturale. Elle était pleine de vie. Elle courait avec une rapidité fantastique, elle agitait sans ré- pit ses ailes musculeuses : — Tu ne vis que pour l'amour ! murmura-t-il. Et tu n'as pris des ailes que pour te désintéresser de toute autre chose !62 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Tandis qu'il parlait, il entendit en lui une voix pénétrante, voluptueuse, telle qu'il l'avait enten- due sortir des lèvres de Mme d'Ombreuse. Ce fut une véritable hallucination. Elle l'emplit de fréné- sie, de désir, de rêve. — Il y a bien là un peu de folie ! pensa-t-il. Et il n'est point regrettable que cette dame parte pour le Morvan. Puis, à l'idée qu'il n'allait plus la revoir, il se sentit plein d'un regret atroce, cuisant, insuppor- table. ILIVRE II i Il n'est pas facile d'assembler à Aix, dans deux salons d'hôtel, des gens sortables. Mme Haute- roche s'y était employée de son mieux. La scène représentait une sorte d'ameublement Louis XV, compliqué d'Empire et coloré du Japon qui se fait en Norvège. Mais la lumière était douce et char- mante, venue toute des murailles, et produite par de bonnes bougies à l'ancienne mode. On voit rare- ment autant de femmes hideuses ensemble qu'on en pouvait compter sur les chaises pâles et les mé- lancoliques fauteuils. Il y en avait trois, sur un sopha, qui répandaient l'épouvante, porteuses de toute l'horreur que des fards et des pâtes peuvent ajouter à la vieillesse humaine, et de perruques infâmes, dont l'une était de travers. Elles hypnotisaient Landa, amoureux de laideurI 64 LE ROMAN D'UN CYCLISTE i et de grotesque. Il tournait autour d'elles avec des yeux ravis. Et il arrêta Philippe pour dire : — Les Chinois sont dans le vrai. C'est dans le Laid qu'il faut chercher le grand art. Le beau est monotone, il est fade, il est gnangnan. Ses leçons sont faibles et périssables. La laideur est toujours énergique et la hideur sublime. A bien regarder nos grandes œuvres littéraires, elles ne valent que pour être imprégnées de mal et de tragique. Le mal et le tragique sont du laid. Comparez ces trois vieilles, l'effrayant crépi de leurs faces, leurs yeux de sépulcre et d'abîme, à la charmante jeune fille qui leur offre du thé. Elles effacent ce joli- visage, elles l'anéantissent, elles lui ôtent toute saveur et tout éclat... Granvyl sourit avec mélancolie. Il considéra les trois vieilles, mais surtout l'argentine Marthe Hau- teroche. Enveloppée de soie ivoire, avec lames perle et ceinture de moire, tout le costume élancé, svelte, agile, avec un décolletage en angle, elle fit sur Philippe une impression encore plus vive de fraîcheur, d'harmonie, que sur la route de Cham- béry. Il pensait : « Il n'y aura pas de mystère dans cette vie-là! » Landa lui pressa le coude : — Les lèvres voraces de la vieille noire sur cette tasse de thé!...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 65 Mais Philippe ne regardait pas la pauvre vieille engouffrant le thé dans sa bouche de serpent. 11 subissait le charme consolateur de la jeune fille. La vie s'élevait d'elle comme une promesse très douce. Et elle avait un petit mouvement du cou, soyeux, tendre, étincelant, dont le retour faisait frisson- ner Granvyl: — Et comme elle craindront de voir finir leurs jours... murmura-t-il. Elle s'éloigna, elle revint avec une nouvelle tasse de thé, qu'elle tendit à Philippe : — Ne vous ennuyez pas! dit-elle en souriant. Je vois que vous en mourez d'envie... Il y a ici une dame de la petite Russie qui va vous ravir. Elle renferme une voix saisissante, et pure, pure! On ne peut lui échapper! Et vous n'échapperez pas. — Pourquoi, dit Philippe, qui voulut prolonger la causerie, cette dame n'est-elle pas au théâtre? — Cette dame remonte à Ivan le Terrible. Ses ancêtres ne lui permettront jamais de chanter au théâtre. Et je ne crois pas non plus qu'elle en ait eu envie. Il pousse pour elle du blé dans le gouver- nement de Taganrog sur deux mille hectares et du bois sur dix mille. Ce sont de mauvaises con- ditions pour consentir à faire la grimace sur un tréteau... Vous entendrez aussi un monsieur qui66 LE ROMAN D'UN CYCLISTE est colonel dans l'armée suisse. C'est un géant. Il chante comme un canon. — On m'a dit que vous chanterez aussi. — Je chanterai aussi. J'ai une petite voix claire. Je m'en sers avec adresse pour des choses mélan- coliques. Et je touche beaucoup les personnes simples et sentimentales... Le pianiste!... Un très grand monsieur, qui devint petit en s'asseyant, promena sur la mâchoire du piano de longs doigts agiles et sûrs. Un Grieg impétueux envahit l'atmosphère : il exprimait un train dans un tunnel. Puis, les longs doigts languirent et firent de la tristesse. On vit alors se lever une petite femme torse, dont le visage était chagrin et les yeux gais : — C'est la dame russe, fit Mlle Hauteroche, que Philippe avait suivie... Il s'éleva de cette petite femme une voix sur- prenante, haute comme une cloche et douce comme la flûte du dieu Pan, également tendre, impé- tueuse, impérative, langoureuse. Et ce fut très beau. On sentit passer l'énergie des éléments, la ruse des hommes, la magie de l'amour, tous ces bruits charmants ou terribles qui agitent les âmes, les forêts, les montagnes et les eaux. Une belle voix évoque sans peine la nature entière. Que connaissons-nous qui adapte mieux une émotionLE ROMAN D'UN CYCLISTE 67 et des rêves? Elle est tirée de nos profondeurs; elle vit comme nous; elle se rattache à tous les efforts de l'antique éloquence et de l'antique poésie ; elle porte toutes les voluptés de notre chair. La petite Russe se rassit mélancolique et fière. Philippe espéra qu'elle avait chanté pour elle-même et non pour ces vieilles femmes qui l'enveloppaient de cris rauques. Il se tourna vers Mlle Hauteroche. Elle souriait, mystérieuse, recueillie. Et elle dit : — Je puis vivre de musique. Je n'ai pas d'yeux, je suis oreille. Une image d'Epinal m'est presque aussi agréable ou indifférente qu'un Puvis de Cha- vannes. Mais de beaux sons me portent dans l'infini. Et les mots brillants ne correspondent pas pour moi à des aspects, mais à des rumeurs. Il regardait dans ces yeux magnifiques où sem- blait palpiter un monde. Et il dit : — Je n'aime pas de vous entendre dire cela. Vos yeux ont dû coûter à la nature un travail in- fini. Elle y a mis avec amour toute la science et tout l'art des lumières. Ils devraient être peintres ! — Eh bien! fit-elle, est-ce que Beethoven n'était pas un sourd? Et son oreille extérieure, m'a-t-on dit, était lourde et velue... — C'est vrai. — Un symbole! glissa Moranne qui passait près d'eux et s'efforçait de contourner une dame colos-68 LE ROMAN D'UN CYCLISTE sale. Ceux qui détiennent la beauté n'ont que faire de la réaliser par des travaux. La beauté native est un génie qui se suffit à lui-même. Il s'évada. Et Philippe regardait encore dans les yeux de Mlle Hauteroche. Il y cherchait l'émo- tion et cette inquiétude que lui avaient versée les yeux de Mme d'Ombreuse. Il ne les trouvait point. Ces claires pupilles ne lui donnaient que la sécu- rité. Elles n'étaient en rien redoutables — «ans fièvre, sans énigme, sans violence. Il demanda brusquement : — Concevez-vous le bonheur passionné ou tran- quille ? — Non pas tranquille... Du moins j'y veux beaucoup de choses qui varient — du voyage, du plaisir et, comme j'ai dit, de la musique. Je ne sais pas si je le voudrais passionné. Il faudrait d'abord que je sache ce que c'est. — On le sait toujours ! répliqua-t-il avec viva- cité. On le sait par l'ardeur de ses préférences, par des actes intenses, profonds, orageux, à propos de très petites choses ! — Vous devez être ainsi! fit-elle. Et cela me tente chez les autres. Moi, je ne suis sûrement pas orageuse. Le pianiste, cependant, retrempait ses mains longues dans le piano. Elles flottèrent, elles navi-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 69 guèrent, puis elles devinrent multiples, frénétiques et féroces. Et il s'avança un homme de six pieds et de cent cinquante kilos. Une graisse blanche et paisible arrondissait son visage et lui enlevait un peu l'usage de ses yeux. Il jaillit de ses flancs une voix tonnante qui arrêta les causeries. Les vieilles dames sourdes tressaillirent; les ennemis de la musique demeurèrent écrasés. Cette voix clama la bataille, l'aventure, l'amour déçu et la vengeance. Elle était juste, elle fit succéder l'ap- probation à la surprise ou à la révolte. Mais elle manquait de souplesse et ne put enchanter, tels ces hercules terribles qui promènent de vastes hanches sur des jambes torses et des pieds plats. — C'est la voix d'un lion préhistorique! dit Phi- lippe. Elle aurait belle allure dans une caverne... — Vous allez entendre, répliqua Mlle Haute- roche, une petite sauterelle dans une touffe d'herbe. Elle avançait vers le piano. Granvyl se sentit ému. Il ne perdit pas un mouvement de la belle créature. Il avait l'impression bizarre que cette minute allait décider, sinon de son sort, du moins d'une chose importante. L'image de Mme d'Om- breuse accompagnait en quelque sorte celle de Marthe Hauteroche. Il avait toute la chair bat- tante, mais une âme vide, chagrine, insatiable, avide de consolation. I7° LE ROMAN D'UN CYCLISTE II La jeune fille était parvenue auprès du piano. Elle montra une figure rose, des yeux un peu dila- tés, visiblement craintifs. Elle partit d'une voix faible, mais très pure, qui s'éleva graduellement, sans jamais atteindre à beaucoup d'ampleur. C'était une petite romance simple, imitée des chants populaires, pleine de douceur, de mélancolie et, à la fin, d'humble supplication. Elle toucha Philippe, pour avoir passé par cette poitrine et cette bouche charmantes. Il sentit mieux la fémi- nité de Marthe, il eut un moment d'extase très douce. Quand elle revint, il lui murmura : — Voilà comment vous versez la tristesse avec la beauté. Beaucoup de ceux qui passent sur votre route dorment plus mal pour vous avoir vue. Mais ceux qui vous ont entendue!... Je pensais à René et ses Séminoles. — Ne dites pas cela, pour l'amour de la mu- sique ! Que ne ferait alors cette dame russe? — Elle émeut pour les autres. Sa voix ne pro- longe pas sa personne... 11 la regarda avec ardeur, presque avec hardiesse (il le voulait ainsi). Elle rougit, mais elle ne le dé- couragea point : — Ne va-t-on pas danser? demanda-t-il. Elle inclina la tête, affirmative. Il reprit :LE ROMAN D'UN CYCLISTE 7i — Me donnerez-vous une valse? — Mais très volontiers. Elle tira son carnet, elle griffonna le nom de Granvyl: — La troisième. On l'appelait, elle s'éloigna. Et Philippe, pensif, se demanda vers quels détours il conduisait sa vie. Une main se posa sur son épaule, il vit les gros yeux sanglants et la bouche gloutonne de Landa : — Cette route, dit la voix rauque de l'alcoo- lique, mène à la famille. Elle en vaut une autre. Mais elle mène aussi au Monde et au Théâtre, dans ce qu'ils ont de plus perpétuel. Le mari que la petite Marthe aimera ne devra jamais reculer à la con- duire partout. Elle sera gentille alors et fidèle. Mais elle sera malheureuse et en proie au caprice si on ne lui fait pas des soirs très remplis. — Qu'importe! soupira Philippe. Celui qui l'ai- mera pourra bien consentir au sacrifice des soirées. Et moi plutôt qu'un autre, car j'ai soupe des travaux nocturnes. Pour ce que j'ai encore à faire en ce monde, mes matinées suffiront... Mais voudrait- elle seulement de moi? — Tu es le Roméo de 1900 ! grommela l'autre. 72 LE ROMAN D'UN CYCLISTE I' L'homme de quarante ans est le même que celui de vingt-cinq au temps de Luigi da Porto. Il n'y a vraiment pas d'autre obstacle que la paresse de sortir. La vie de l'animal nocturne est amère, quand elle n'est pas arrosée de spirits et auréolée de fumée. Philippe haussa doucement l'épaule : — Je suis, dit-il, comme cet autre qui avait trouvé le rongement d'esprit au fond des choses. Mais je ne désespère pas encore de la femme. Elle seule me tente pour finir la vie. Que celle que j'ai- merai me soit une compagne fidèle, je ne demande rien d'autre... — Mais, dit l'ivrogne, celle-là n'est qu'une com- pagne de route. Elle te sera fidèle si tu veux être un éternel voyageur. Mais que tu tombes seule- ment malade, elle sera malheureuse... — Eh bien! je me contenterais encore d'une compagne de route. Je veux bien faire ma vie à son image, à sa jeune image, Landa. Il ne faut pas rechercher la jeunesse, si on veut lui barrer la route du monde et la mettre en cellule. — Oui! Et j'aimerais mieux toutefois celle quia déjà entrevu la monotonie du voyage. Elle pourra trouver que le foyer vaut le grand chemin ! — J'ignore le foyer, Landa. Et je n'ai plus la passion du cabinet de travail...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 73 Landa lui pressa la main avec un sourire très doux sur sa face brutale : — Après tout, je ne suis qu'un homme d'esta- minet. Ces paroles avaient assombri Philippe. Il son- gea au passé vide et désespéra de l'avenir. Mais, se détournant des tristesses nombreuses qui se pressaient devant sa pensée : — A quoi bon réfléchir? Les événements n'ont- ils pas invariablement défié ma prévoyance î Vais- je persister à leur ajouter le poids ridicule de mes doutes? Agir? Non pas, mais laisser agir! Et l'âme meurtrie de cette autre me distraira, sinon celle-ci. La danse commençait, avec cet aspect pauvre, sans ardeur, que lui donne le col des chemises, la longue jambe sombre des pantalons, et qu'assai- sonne à peine l'éclat des jupes et des corsages. Philippe en détestait le spectacle. Il ne porta son attention que sur Marthe Hauteroche. Elle dansait avec une agilité pure et nette qui n'ajoutait aucune ligne d'effort aux lignes du rythme. Elle lui déplut cependant, pour le sourire qu'elle don- nait à la face misérable et aux yeux morts de son danseur. Cet homme était jeune et pustuleux. Son nez pâle produisait de petites squames, un collier74 LE ROMAN D'UN CYCLISTE de boutons ornait les joues glabres. On aperce- vait, à travers le vitrage du monocle, son œil gau- che versant une sorte de lueur sépulcrale; l'œil droit se mouvait dans des paupières gaufrées et molles. Il allongeait des jambes rapides sur des pieds courts, mais aplatis, et Philippe pensait, avec dégoût, que la glu de sa main devait transpercer ses gants. D'ennui, il se perdit derrière un groupe de femmes et ne se releva qu'à la troisième valse. Son tour vint. Il emmena Marthe en silence; il dansa presque avec ennui. Mais la cadence, l'effort souple, les parfums épandus et surtout le contact léger, vite et eurythmique de sa compagne l'ani- mèrent. Des images se soulevèrent, voluptueuses, hardies, que dominait une impression de course, de rapt et de violence. Il étreignit plus fort la taille de sa danseuse. Elle s'y prêta. Elle lui sourit dans une sorte de langueur ivre que, brusquement, il partagea. Leurs souffles se confondirent ; il fut heureux de constater qu'elle avait, sans parfums, cette haleine fraîche qui est si rare et qu'il savait avoir lui-même. La valse finie, il voulut partir sur cette impres- sion. Il regarda fixement le jeune visage dont la chaleur et le mouvement n'avaient en rien altéré le charme. Il dit, sur un ton calculé, familier, tendre : t.. ■HHHHILE ROMAN D'UN CYCLISTE 75 — Depuis longtemps, je n'avais pris aucun plaisir à la danse. Je vous dois un renouveau de sensa- tion... Elle répondit hardiment : — Si cela était vrai, j'en serais heureuse ! t.. Il se répétait les paroles de Marthe, en remon- tant à bicyclette, dans la nuit. Le mouvement rapide de la machine continuait la petite griserie de la valse. Sur le chemin blanchi de lune, il voyait son ombre courir devant lui; et cet aspect mêlait à son trouble toutes les légendes et les fables que l'humanité s'est complu à bâtir sur l'ombre. Dans le vertige de la course, il mêlait son inquiétude aux paroles ironiques de Chamisso : a C'est donc de ce solide (l'ombre) dont il est question dans la merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl. » La route s'aplanit. Comme l'autre soir, Philippe partit ainsi qu'un épervier. La brise venait à sa rencontre. Elle sifflait à son oreille, tiède et pleine des baumes tendres de cette terre. Il fut une bête de proie, ou un cerf précipité sur la meute hur- lante — il s'oublia deux minutes dans la délicieuse vitesse. L'angoisse sourde reprit avec le repos. Il entraT 76 LE ROMAN D'UN CYCLISTE dans la villa comme dans une caverne. Et, penché sur son miroir, il se considérait : — Puis-je plaire encore? Philippe n'avait jamais aimé son visage. Ces traits maigres, inquiets, ces yeux enfoncés, pleins d'un feu triste, ce grand front rond, aux tempes renflées, lui causaient du déplaisir et presque de la colère. Mais tel quel, ce visage avait plu. S'il n'en goûtait pas davantage les contours, il n'y distinguait guère d'usure. La peau restait jeune, sans rides, la barbe et les cheveux très noirs. Il dut convenir qu'il n'avait point vieilli. Et il se dit, avec un haussement d'épaules : — Tu ne serais pas mon choix, Philippe! Mais ce que tu pouvais à trente ans, tu le peux bien encore aujourd'hui. Et ce n'est pas ton âge appa- rent qui arrêterait cette petite fille. Il parlait de Marthe, mais il pensait à l'autre. Dans la solitude, l'image de Mme d'Ombreuse assombrissait étrangement l'image rivale. Le sou- venir des yeux glauques s'élevait pathétique et frémissant comme la nue d'orage, et Marthe n'était toujours qu'un frais paysage tranquille. — Et pourquoi ? L'instinct répondit au fond de lui et s'approfon- dit des paroles de Landa. — La petite fille, se dit-il, ne doit guère avoirT LE ROMAN D'UN CYCLISTE 77 de préférences. Et l'amour ne lui sera jamais qu'un épisode bref et secondaire. Il était de ceux qui ne conçoivent l'amour que dans une île ardente. Il le voulait exclusif, hérissé, menaçant. Et, bienveillant pour les hommes dans le commerce ordinaire, il ne les supportait pas près du sourire de la femme aimée... — Eh! reprit-il, Pautre n'est peut-être pas, au fond, plus capable de choix!... Et j'ai eu peur d'elle. Ne l'aurais-je pas fuie, de crainte de la mieux connaître! Le sort a fait les choses comme il fallait. Avec un grand soupir, devant la douce nuit tressaillante, il s'abandonna au hasard.II Philippe se retrouva chaque jour auprès de Marthe. Cette petite Aix, où toute vie roule au- tour des deux casinos, est commode aux rencon- tres. Mme Hauteroche, dans l'étroit espace où théâtres, concerts, salons de jeu, restaurants, jar- dins, font une vie extérieure complète, satisfaisait à la fois son indolence et sa curiosité méridionales. Philippe connut que la jeune fille avait une hu- meur charmante, que sa petite tête n'était pas mal meublée et qu'elle avait un tour personnel dans la critique des choses. Mais il ne pénétra pas plus avant. Marthe parlait plus volontiers des autres que d'elle-même. Et elle préférait encore écouter. D'ailleurs, elle accueillait Philippe avec plaisir. Il la trouva plusieurs fois qui l'attendait, presque, dans les entr'actes d'une comédie ou d'un opéra, et qui souriait d'aise en le voyant venir. Il sentaitr LE ROMAN D'UN CYCLISTE 7g alors comme un petit souffle très doux, qui lui frô- lait les tempes et mourait délicieusement dans sa nuque. Le doute l'assaillait aussitôt. Il n'était vraisemblablement qu'un parti jugé très conve- nable. Et toutefois Marthe —il le savait par Landa — avait rejeté des prétendants aimables, jeunes et riches. Il persista — il parut assez souvent avec Mme et Mlle Hauteroche pour qu'il fût parlé de fian- çailles. Mais il ne sentait ni son cœur ni ses sens engagés. Il n'y mettait qu'une passion curieuse, — il allait dans cette aventure, comme un Indien poursuivant une piste où le but est moins pas- sionnant à son intérêt ou sa vengeance qu'à sa vanité. Un soir, il assistait avec Mme et Mlle Haute- roche, et une de ces vieilles femmes hideuses qui ravissaient Landa, à une opérette. Le temps, sau- vage et lourd, se faisait sentir dans la salle. On l'apercevait, sur des faces nerveuses ou apoplecti- ques, comme une menace de mort. Les rires étaient las, stridents; l'actrice, menue, souple, agile, sac- cadait son rôle davantage, et les fards se gâtaient sur le visage des vieilles guerrières d'amour accou- rues de partout vers le jeu et l'aventure. Philippe, énervé lui-même, se penchait sur Marthe. La jeune fille semblait peu sensible à la80 LE ROMAN D'UN CYCLISTE fournaise humaine et à l'électricité de l'air. Elle s'amusait sans détour, et 1' « Homme de la Mon- tagne » lui donna le fou rire. — Et vraiment, disait-elle, tandis qu'elle s'en revenait avec Granvyl par le jardin du Casino... j'admire plus que tout la possibilité de rire d'une fiction! L'émotion du rythme, la douleur, l'intérêt d'une péripétie, je conçois cela naturellement, mais le rire, c'est le mystère des mystères... — Les philosophes, repartit Granvyl, en donnent quelques théories. Mais je les tiens pour aussi in- sensées que le rire lui-même. Ils marchèrent quelque temps en silence, suivis de Mme Hauteroche et de son horrible amie. L'orage n'éclatait pas. Des nues furieuses se tor- daient et se roulaient dans mille lueurs tragiques. Philippe avait les fibres tendues, avec un mélange d'inquiétude et de délice. — L'orage ne vous fait rien? fit-il à sa com- pagne. — Il me rend heureuse, s'écria-t-elle, je suis d'une race guerrière. L'orage me remplit de com- bats et de clairons. Il me trouble, mais de force, de vie, de grandeur. Il tressaillit à la voix vibrante. Et comme ils re- tournaient vers l'escalier du Casino, il prit, sous VLE ROMAN D'UN CYCLISTE 8! le petit manteau de soie, la main de la jeune fille, il la tint dans la sienne, en la pressant. Elle ne fit aucune défense. Elle leva seulement la tête vers lui et murmura : — Maintenant, je suis nerveuse... Cette menue scène embarrassa Philippe. Il passa presque toute la journée du lendemain à y réflé- chir. Il cherchait l'émotion et ne la découvrait point. Son cœur était calme, sceptique, son esprit seul troublé par le scrupule. Il se disait : — Un peu plus, et l'aventure sera liée... Je ne pourrai pas alors quitter cette jeune fille sans lâcheté... Ai-je droit à un essai encore... à un seul?... Il résolut de jouer le tout pour le tout et s'ou- vrit à sa tante. Marceline l'écouta avec mépris. Quand il eut tout dit, elle garda longtemps un silence de haine. Puis elle s'emporta : — II n'y a pas d'homme qui mérite moins que toi le bonheur. Tu n'as jamais su que gaspiller ta vie, et avec quelle sottise ! Cette fillette s'emparera de toi; elle dispersera ta destinée comme une cendre ; elle te rendra ridicule aux autres et odieux à toi-même. J'ai pris mes renseignements. C'est un être capricieux, sans assises, une de ces petites 6mm 82 LE ROMAN D'UN CYCLISTE âmes qui s'évaporent à travers la vie et ne de- vinent même pas qu'elles font souffrir. Elle prit tout à coup un air très triste, puis son visage se couvrit de dégoût : __Comment peux-tu t'amuser encore à la petite infamie de l'amour? Tu es bien, pourtant, une intelligence ! Je t'aimerais mieux ladre ou ivrogne : ce sont, en comparaison, des goûts nobles. Mais l'amour pervertit tout. Il suffit à tuer de grands peuples ! __ H suffit aussi à faire vivre les autres! dit Philippe avec un rire mélancolique. __ Tais-toi. C'est faux. Ce qui fait vivre les peuples, c'est la mince fermentation qui agite quelques années la jeunesse, comme en Angleterre ou en Allemagne. Mais lorsque l'homme persiste, après trente ans, à s'occuper sérieusement de cette babiole, lorsque le petit jeu nécessaire devient l'ob- session de toute une vie, il n'y a plus qu'à mourir... Elle s'interrompit brusquement, et détournant ses gros yeux rouges de colère : — Que veux-tu? Je le ferai. — Je voudrais, reprit Philippe, organiser une excursion au mont du Chat avec vous, Mme Hau- teroche et sa fille... Landa peut-être! __ Porte-respect! fit la vieille femme avec un rire sifflant.LE ROMAN D'UN CYCLISTE «3 Mais elle était moins amère. Même dans les actes faits pour lui déplaire, elle aimait jouer un rôle. Son âme tragique aurait traversé la guerre, le meurtre, la peste, sans révolte : — elle se séchait dans l'attente ou l'incertitude. — Je t'accompagnerai ce soir! fit-elle. Et tu pourras compléter ta sottise. III w — Voilà le pays de Jean-Jacques ! dit Philippe. Ou du moins, c'est ici qu'il vécut ces années char- mantes qui firent le sortilège de son œuvre. Il n'est point de terre mieux faite pour être aimée de l'homme! Il montait, en landau, avec Mme Hauteroche et Marthe, tandis qu'à l'arrière un deuxième landau amenait Marceline, Landaet la vieille dame hideuse. L'heure était grisante et légère. On aurait pu craindre le soleil. Mais des vapeurs pâles se po- saient contre sa face; il n'apparaissait que par jets, comme un rire imprévu qui s'étendait à tout le paysage. Le lac, tour à tour, partait et revenait; toute la terre, en grande toilette, changeait d'as- pect aux tournants de la route. Les prés, les ruis- seaux, les champs de maïs, les peupliers, les châ- taigniers et les sapins, tantôt s'apercevaient par des vais lestes et délicats, tantôt se pressaient surLE ROMAN D'UN CYCLISTE 85 une majestueuse étendue pastorale. L'anémone voyageuse, la gentiane acaule, l'arabelle, l'érine, l'orpin blanc, la bruyère, le verâtre, enchantaient le voyage; et quelque fauvette, quelque bouvreuil ou quelque merle bleu s'élevait, rapide, au passage des voitures. Un grand oiseau se montra, aux ailes tran- chantes, qui volait en spirale, sans effort, vers les nuages. — L'aigle fauve! dit Philippe. Quelle royauté dut être la sienne, — à l'abri des ours, des loups et des lynx, — quand ces montagnes ignoraient l'homme... Sa propre parole le rendit mélancolique. Il aimait la nature; il se désolait, non de ce que l'homme fût vainqueur sur la planète, mais de ce qu'il n'eût pas créé un art, une science, une religion de la vie qui auraient rendu sacrilège, criminelle et laide toute destruction inutile ou prématurée. Marthe vit passer cette tristesse. Elle leva son magnifique visage éclairé de sympathie. — C'est un matin de bonheur! fit-elle... Il faut oublier tout ce qui n'est pas la beauté du mo- ment. Philippe s'émut. Il venait, par hasard, de ren- contrer le pied de Marthe. Ce petit pied, chaussé de fauve, ne se retirait pas. Il voulut savoir. Ilmmmmmmm : 86 LE ROMAN D'UN CYCLISTE appuya, il saisit la bottine frémissante entre ses chevilles. Marthe pâlit, très peu, puis devint rose. Mais son trouble ne dura guère : elle fut gaie, lumineuse, vive. Granvyl observait la mère. Mme Hauteroche semblait toute contemplation. Elle se vit regar- dée. Elle sourit et murmura : — Oh ! moi, je n'ai pas besoin d'être exhortée au bonheur. Je n'ai jamais réussi à être plus d'une heure inquiète. La vie me morphinise, l'avenir m'est invisible! Philippe serra plus vivement le petit pied captif : — Quelle déesse vous seriez pour la pauvre hu- manité nerveuse, madame, si vous pouviez lui donner votre formule de la joie! — Oh! s'écria Marthe... une formule! Mais c'est un rythme! J'ai composé maman. Je vous la chanterai tantôt, s'il y a un piano à l'hôtel. Maman est une mélodie italienne en lac Majeur... Dans ce moment, on apercevait l'hôtel de la Dent du Chat. Assis sur la terrasse-balcon, devant un grand paysage léger et profond, Landa méditait le dé- jeuner. — Les vins de ce pays, disait-il, sont vifs etLE ROMAN D'UN CYCLISTE 87 pleins d'allégresse. Il faut commencer par du Mouxy et finir par une Altesse piquante. Comme poisson, je recommande l'ombre-chevalier : le Bourget lui donne une chair admirable. Puis des carrés d'agneau, peut-être une cocotte. Asperges... — L'île d'un Robinson des montagnes, dit la vieille dame hideuse, d'une voix si lente et si lourde qu'on cherchait d'instinct quelque instru- ment pour l'accoucher de ses phrases... Marceline regardait avec mépris les choses et les êtres. Elle soupçonnait un complot, entre ce Landa aux paroles crues, Mme Hauteroche et la vieille dame. Elle était leur victime. Ils se mo- quaient d'elle; ils lui préparaient de l'ennui ou du ridicule. Et son imagination neurasthénique assem- blait avec ardeur des indices qui, peu à peu, la remplissaient d'épouvante et de rage. Philippe et Marthe contemplaient le paysage. Il était ému. Le matin, l'espace, cette fille lumineuse, emplissaient son âme. Il eut vers elle un élan véri- table. Et il lui dit : — Je veux vous parler tout à l'heure! Elle souffla doucement sur les houppes d'un dandélion. — Je veux... je ne veux pas... Et rieuse, soufflant plus fort : — Je triche... Je veux !mm mmm 88 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Elle s'éloigna. Et Philippe, rêveur : — Serait-ce le bonheur de mettre cette petite magicienne dans ma destinée? Ai-je encore l'éner- gie de m'attacher à cette image assez pour la dé- fendre chaque jour contre les ravisseurs? Landa vint lui toucher l'épaule : — L'ombre va venir, l'ombre-chevalier. Quel beau nom, Granvyl, pour un poisson, pour un poète et pour un amoureux ! Et il ajouta à voix basse : — Tu n'oublies pas que tu as cent mille livres de rente et que nul n'en ignore? Ce déjeuner ne ressembla à la douceur du jour que pour Landa et Mme Hauteroche. Les petits vins joyeux, l'Altesse étourdissante, le cognac et la vigueur d'un cigare italien suffisaient à tous les rêves de l'ivrogne. Le soleil, l'ombre délicatement servi, des fruits excellents, ne laissaient naître aucun désir chez la générale. Mais Marceline man- geait du poison; la vieille dame hideuse souffrait de son râtelier et d'un peu de pyrosis ; l'heure sui- vante occupait Philippe et Marthe. — Il n'y a dans ce monde qu'un seul moment néfaste, dit Landa, en regardant avec amour les tasses, les petits verres et la boîte de cigares, — et c'est le matin. Le réveil est une angoisse, avec cette intolérable bouche séchée, ces tempes et cesLE ROMAN D'UN CYCLISTE 89 reins lourds... Mais un verre de coca donne le coup de baguette. La féerie recommence. Com- ment font-zTy pour être malheureux ? Marceline le considéra avec aversion : — Ils n'ont pas, repartit-elle, ce coffre odieux qui vous mènera à l'apoplexie. Leurs nerfs fragiles ne supportent pas le coup de baguette — et votre plaisir serait leur torture ! Landa fixa des yeux ronds, insolents et joyeux sur la neurasthénique : — Ne dites pas de mal du coffre. Il est fait de main d'ouvrier. N'injuriez pas non plus vos nerfs fragiles, car vous pouvez leur servir la volupté avec la glorieuse morphine. Sans doute vous en mourrez un peu plus tôt, mais pour votre joie, sinon pour celle de votre prochain. Il faut prendre de la mor- phine, madame. Marceline devint pâle et perdit la parole. Elle vit clairement le complot : on ne l'avait amenée là que pour subir l'outrageuse parole de Landa. — Vous oubliez la pauvreté et la maladie aiguë, remarqua la vieille dame hideuse. On peut vaincre les effets du cigare et de l'alcool par le cigare et l'alcool, quand la constitution est bonne. On peut faire reculer la neurasthénie devant la morphine. Mais quand le mal revient à chaque minute, on ne peut plus rien. J'ai vu M. Alphonse Daudet il 1■.....H.....MU 90 LE ROMAN D'UN CYCLISTE mourir pendant dix ans, et des montagnes de morphine n'auraient pu lui rendre le bonheur... Beaucoup de mes amis subissent chaque jour douze heures de torture : à ce degré, la douleur est imbattable. — Le mieux est d'être comme maman, dit Mar- the. Elle porte en elle sa morphine. Elle goûte trop bien les choses pour faire excès de rien... Mme Hauteroche leva ses grands yeux pleins d'une lumière noire et caressante. Le contraste parut saisissant entre la face tumultueuse, aigrie, vindicative de Marceline et ce visage tranquille. — Marthe sera-t-elle ainsi? se dit Philippe, qui admira cette image du bonheur. Mais, tout de suite, il sentit que la vieille tante était capable d'éclatants sacrifices, tandis que l'autre verrait avec sérénité souffrir et mourir l'Univers. — Et cette promenade? fit Landa... Sur la route, Marceline se tint solitaire. Elle ne répondait que par monosyllabes, avec un regard en dessous. Elle arrêta cependant Granvyl pour lui dire : « Imbécile! » Puis elle reprit sa marche étrange, distraite, tantôt presque vive, tantôt lente et balancée. Landa, grisé d'air et de cognac,LE ROMAN D'UN CYCLISTE 9i ' entretenait Mme Hauteroche ou la vieille dame hideuse de médisances, de paradoxes, tandis que Philippe et Marthe, sortis de la route, marchaient sur les pâturages et parmi les arbres. Elle était plus nerveuse que d'habitude, presque taquine, avec des rires brefs et soudains, qui in- quiétaient le mâle. Un petit bois s'étendit devant eux, traversé d'une sente rouge, plein de vieilles pierres à lichen, de grands champignons pâles. Ils y entrèrent en silence, suivis d'un hochequeue et précédés d'une pie qui s'élevait moqueuse devant leurs pas. Un coucou sonna l'heure. La douceur verte, le plafond féerique des feuilles, les colonnes vivantes, la lumière en disques oranges ou en harpes subtiles, leur donnaient cette impression de patience, de temps et de gravité qui solennise une tribu d'arbres. Un jeune hêtre abattu, hérissé de branches, se trouva devant eux et barrait le passage. Marthe dit, avec son air provocant : — S'il n'y avait pas d'autre issue? Il eut cet élan qu'éveille le regard des femmes et, saisissant le tronc, d'un vif effort il dégagea le chemin. — Vous êtes fort, dit-elle avec un remerciement dans les yeux. Il fit quelques pas en silence, puis il dit : i92 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — C'est maintenant que je vous parlerai. Il avait un visage presque dur, qu'il détournait d'elle. Sa voix était assurée, mais plus basse de plusieurs tons : — Je suis un découragé, reprit-il. Je n'ai pu trouver dans la vie ce que je cherchais... Ma petite gloire — qui est au delà de ce que j'avais espéré — ne me console pas de n'avoir été ni époux ni père. Malchance ou aveuglement, je n'ai pas rencontré la femme à qui j'aurais voulu confier mes joies ou mes peines. Et cela n'est pas encore irréparable, mais il faut se hâter... Si je vous le demandais, voudriez-vous essayer de par- tager ma vie? Elle jetait devant elle un long regard trouble. La voix de Granvyl la rendait inquiète. Et sa ré- ponse fut hésitante : — Il n'y a encore personne qui m'ait plu autant que vous. Philippe tressaillit. Il sentit cette réponse sin- cère; et c'était, malgré tout, une douce victoire que d'avoir plu à l'une de ces créatures merveil- leuses dont la vie n'en réussit qu'une sur des myriades d'ébauches. — Cela me touche, répondit-il, et profondé- ment. Il serait oiseux de dire combien vous m'avez frappé d'admiration. La nature a pris soin de faireLE ROMAN D'UN CYCLISTE 93 votre grâce éclatante pour les moins sensibles à la beauté. Vous avez des séductions pour tous les yeux. Malgré cela je ne pourrais vous aimer si je ne vous croyais tendre, consolatrice, capable d'un généreux dévouement. Et voilà ce que je ne puis ni savoir ni deviner. Une jeune fille, et plus encore une jeune fille de notre monde, ne peut être connue. Il faudrait la compromettre. A peine, n'est-ce pas, si nous nous sommes vus, et déjà je dois songer à prendre une résolution : fiançailles ou éloignement. Si ce sont les fiançailles, autant dire le mariage, car il n'est pas possible, ou guère, qu'on rompe les fiançailles sans jeter des soupçons sur la jeune fille. C'est pour cela que je vous de- mande : voulez-vous essayer d'être ma femme ? Entendez-moi bien : c'est un contrat spécial que je vous propose — l'engagement de consentir au divorce si la grande confiance ne naît point entre nous. Elle ne répondit pas. Elle était froissée. L'âme guerrière de ses ascendants grondait en elle. Mais, dominant cette révolte, elle dit : — Je n'ai point prévu ces paroles. Laissez-moi réfléchir une minute... Elle marcha nerveuse, les joues en feu. Elle n'était ni hypocrite ni rusée — elle avait seule- ment l'impression vive et continue d'être, par..,.,,,,, 94 LE ROMAN D'UN CYCLISTE elle-même, une grande fortune. On l'avait élevée dans l'horreur de la gêne, dans la foi d'une exis- tence libre, ailée, luxueuse. Plutôt tendre, plutôt bonne, fidèle à sa parole, aussi peu capable d'un sacrifice continu que douée pour quelque généro- sité brusque , vaillante , militaire , elle désirait l'amour, mais non pour le premier rôle. Sûre d'un beau mariage, avec un homme préféré, elle n'avait conçu qu'un avenir clair et stable, elle détestait, par instinct, l'aléa et la condition. Philippe l'avait séduite. Elle ne mentait pas en disant que personne n'avait autant su lui plaire. Elle avait attendu presque passionnément sa de- mande. Mais son désir s'achoppait au contrat fra- gile. Elle hésitait pourtant, prise à l'improviste, et se demandant aussi si ce n'était point une épreuve. Elle répondit enfin : — Je n'oserais commencer une existence neuve. Rien ne m'y prépare — je n'y ai jamais, une minute, arrêté ma réflexion. Le mariage m'a été enseigné comme une chose éternelle : je ne puis pas le concevoir autrement... Je ne puis davan- tage savoir ce que vous entendez par la grande confiance, ni quel est le dévouement dont vous parlez. Je vous vois riche et vigoureux. Si une catastrophe vous faisait pauvre et malade, je crois -.«'LE ROMAN D'UN CYCLISTE 95 bien que je saurais me sacrifier. Mais un dévoue- ment inutile me rebuterait, comme toute priva- tion sans motif. — Tenez-vous pour rien la conformité des goûts et la souffrance morale ? Elle baissa la tête, elle dit avec douceur : — La conformité des goûts, je n'y crois guère. Avec un bon caractère, on accorde des goûts dis- semblables, et les gens aigres se disputent malgré toute l'harmonie de leurs préférences. Quant à la souffrance morale, mon père m'a montré qu'elle était incurable et solitaire. Ceux qui en sont atteints doivent aux autres de la dissimuler. Ils étaient arrivés à la corne du bois. Un pâtu- rage sombre et rapide s'estompait sur le ciel pâle. La brise s'élevait. Elle tirait des arbres et des herbes cette voix qui berce les rêves et les reporte vers les vastes espaces de l'Océan et des solitudes végétales. Marthe devint lumineuse sur les herbes noires. Elle parut dans toute sa force. Elle fut l'enchan- teresse qui remplit la plaintive légende humaine. Le cœur de Philippe s'emplit d'un regret amer. Il sentit avec énergie combien cette vierge superbe avait été près de partager ses jours. Ce fut un souffle de petite mort. Et tous deux, silencieux, immobiles, longuement se regardèrent. Ils étaient96 LE ROMAN D'UN CYCLISTE bien proches encore — il y avait une possibilité dernière — quelque petite parole simple qui déci- derait pour toujours. Mais la petite parole ne fut pas prononcée. Phi- lippe dit seulement : — Il ne faut pas m'en vouloir. Je ne puis ima- giner le bonheur comme vous... Pardonnez-moi d'avoir rêvé la joie incomparable de votre amour! Elle lui tendit la main, avec une bonté triste, et ils redescendirent sur la route. Le soir, en rentrant à la villa, Philippe trouva une lettre. L'adresse était d'une écriture molle, tremblante, et Granvyl l'ouvrit avec nonchalance. Mais il pâlit dès qu'il y eut jeté un coup d'œil. Elle venait du Morvan, elle était signée Lalanne et elle rappelait, avec insistance, l'invitation de Mme d'Ombreuse. Une émotion violente remplit Philippe : il lui sembla recevoir l'ordre de la des- tinée. Il comprit à quel point Marthe lui avait été indifférente et que l'autre seule lui était une image profonde de l'amour. Et il accepta l'invitation, il se résolut à courir vers cette femme, sans souci du bonheur ni du malheur, emporté comme un voyageur passionné vers les terres inconnues. LIVRE III Granvyl pédalait sur la route d'Étang au mont Beuvray, sous un ciel noir et menaçant, presque tout entier envahi de nuages. Mais le soleil perçait encore, indécis et tendre, par de petites fenêtres bleues incessamment ouvertes et refermées. Les pâturages, les chèvres, les poules coquettes et vives, les doux bouleaux d'argent, les hêtres, les cytises pluie-d'or, les grands bœufs blancs et roux- pâle du Morvan entraient véloces dans le regard et l'âme du cycliste. Il montait avec force. Il goûtait l'air d'orage dans cette nature encore fraîche où viennent peu de touristes. Et, dépassant Saint-Léger, il vint à la petite ferme où les voyageurs trouvent un enfant pour les mener, par une sente de broussailles, au sommet du Beuvray; 1umwm 98 LE ROMAN D'UN CYCLISTE La ferme parut d'abord déserte. Granvyl appela trois fois. Il vint un goret rose, truffé de taches noires, qui se mit à geindre. Sa laideur avait de la grâce; une petite vie stupide, gloutonne, mais fraî- che, animait le groin sensuel. Il flaira le visiteur et, persuadé que les bottines jaunes étaient des- tinées au repas d'un petit cochon, il manifesta de la queue, porta ses dents nacrées sur le cuir. Phi- lippe repoussa doucement le dîneur, et, avec la criaillerie excessive de sa race, la petite bête s'en- fuit vers la gadoue. Un homme parut alors, très court, la tête en cube, vaste, ornée d'une cheve- lure teigneuse, de petits yeux lapons, avec un teint de camembert dans sa croûte, une bouche larveuse, un de ces pauvres êtres qui paraissent le vestige d'une population morte. Cette créature s'écria : — C'est sûr pour le Beuvray? Y a la petite et la fermière qui viennent. Bientôt une femme et une petite fille se mon- trèrent. La femme avait quelque beauté, des yeux de Gauloise ou de Burgonde, yeux du Nord trans- formés, humanisés par la terre de France. Et elle pouvait également descendre des guerriers qui se précipitèrent, sur César ou de ceux qui sortirent des forêts germaniques. La petite fille était hideuse. La lourdeur des races déchues animalisait sonLE ROMAN D'UN CYCLISTE 99 masque. Dans un immense visage sablonneux, elle portait des yeux de tapir, des lèvres en ven- touses. Elle avait du ventre, le ventre de la femme australienne, porté sur des jambes en lattes, et de très jolis petits pieds nus couverts de bouse de vache et de glaise. Une camisole brune et rafis- tolée de jaune, une jupe de futaine d'où sortaient les mollets plats encroûtés. — C'est-y pour le mont Beuvray? fit la femme d'une voix lente et pleine. — Oui, pour le Beuvray. On m'a dit que je trouverais ici un guide. — C'est la petite qui conduit les voyageurs — ou bien mon garçon. Mais y n'est pas là. Philippe préféra que ce fût la fillette. L'excur- sion en aurait je ne sais quel air plus lointain, dans un vieux pays des temps de la pierre. Il ré- pondit : — Ce sera donc la petite... Vous garderez ma bicyclette? — Avec ben du plaisir, monsieur ! Et elle se tourna vers l'enfant : — Allez-y prendre vos souliers... L'enfant rentra dans la maison. La femme re- garda Philippe d'un air interrogateur. Il manqua de clairvoyance; elle dut lui dire, avec une dureté légère dans son bel œil d'azur :m ioo LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Vous donnerez ben quelque chose, monsieur? — Mais oui! dit Philippe en riant. —■ Alors vous le donnerez ben à moi? La petite est à mon service. Je la paie. C'est juste que ses courses soient mon profit. Une âme doucement cupide passait sur le joli visage grave. Et Philippe, avec quelque faible mélancolie, curieux aussi, demanda : — Et combien vous paie-t-on ? La femme le jaugea, attentive comme un guer- rier sauvage. — Il a venu un monsieur avant-hier. Il a donné trois francs... — Je donnerai quarante sous, dit Philippe avec flegme, car il ne voulut pas gâter le Beuvray aux touristes pauvres. L'œil de la femme marqua une satisfaction paisible. L'enfant revint, vêtue de souliers d'homme, immenses pour ses petits pieds mongols. — Ça pourrait ben pleuvoir! dit la femme. Des vapeurs couleur d'ardoise s'assemblaient et se fondaient en une seule masse. Le bleu avait disparu d'un bout à l'autre de l'horizon. Le ciel était sournois, menaçant, taciturne. L'homme pré- historique, qui n'avait plus rien dit, intervint : — Ça sera pas ben long... l'après-midi y aura le soleil. m mmmmmmmmmmmm LE ROMAN D'UN CYCLISTE 101 — Si vous donniez un parapluie à la petite, fit Granvyl à la femme. — Oh! aile craint pas le mouillé... Aile se mouille, allez, pour le plaisir! Philippe suivit sa bizarre compagne, dans une sente de chevriers, âpre, pierreuse, où les branches fouaillent et lancinent. La pluie creva, impétueuse. Toute cette verdure s'emplit de causeries, de rires, de joie. L'eau, mère de vie, féconda le paysage et Philippe reçut avec plaisir les coups mouillés des feuilles : — Ça ne t'ennuie pas? dit-il à la petite. — C'est rien pour moi. Mais c'est pas bon pour les souliers. Elle allait d'un pas égal, assez vite, sans élan. Elle intéressait Granvyl bien plus que ne l'eût fait une fillette des races nobles; elle menait le rêve plus loin, plus profond, au bord de ces temps mystérieux où le troglodyte combattait le lion des cavernes. Et le Morvan, élargi à chaque minute de l'ascension, en prenait une majesté mysté- rieuse et troublante. Ils vinrent à la cime. C'est, selon l'expression du pays, un désert. Des genêts, de l'herbe accourcie par le balai éternel du vent, de grosses pierres, des plantains, des trèfles rouges et blancs, des houx, des groupes de hêtres, de sapins... On voitio2 LE ROMAN D'UN CYCLISTE les cultes antiques, les réfugiés de la période des Mounds, les cérémonies du sorcier et du druide, et le souvenir obsédant qui, depuis le moyen âge, y ramène le miracle. Saint-Martin y possède une chapelle et une grande croix de pierre. Ce saint bienfaisant abrite une légende de Veau d'Or, de trésor caché, que cherchent les archéologues et les aventureux. De ce Veau d'Or, la fillette raconte vaguement la merveille. Et Philippe écoute, sans trop essayer de comprendre : le conte vaut mieux ainsi, nébu- leux comme le cerveau des simples, sauvage, tâ- tonnant. Sur le tissu obscur, il ébauche le roman des hommes qui vinrent au Désert, de siècle en siècle, pleins de passion farouche et de grands espoirs sombres. Ces images animent la pluie. L'espace en est plus large, ces immenses fron- tières où le lac des Poissons, Saint-Léger, Glux, le Reboux, le Preneley, se profilent avec des champs jaunes de sarrasin, des forêts, des bœufs pâles... Mais le ciel est plus vaste encore que toute cette terre, les mille nuages qui commencent à se reformer dans le grand voile ardoise, déchiré par la pluie, les contrées infinies, les îles de l'air flottantes sur un océan intarissable. — Quand chaque chose aura perdu le caractère sauvage, pensa Philippe —quand de l'antique vê-hm " ' LE ROMAN D'UN CYCLISTE 103 tement de la terre l'homme aura détruit toute la forme, il restera encore ces eaux flottantes dans le firmament libre... Mais la vision soudaine d'un ciel parcouru d'aé- rostats, et, la nuit, illuminé de feux humains, vint détruire ironiquement cette espérance d'un su- prême refuge, lui rendit plus cher le grand pay- sage pluvieux. Sa pensée tourna. Il songea à l'objet de son voyage et, s'abritant dans la chapelle, il tira de sa poche la petite lettre d'invitation du vieux mon- sieur asthmatique : — Pourquoi ce Lalanne m'écrit-il? Il relut : « Cher Monsieur, « N'avez-vous pas dit que vous vous proposiez de parcourir le Morvan? Vous passerez sûrement par le lac des Settons — et vous ne brûlerez pas l'étape : des amis d'une heure, mais qui gardent de cette heure un souvenir profond, seront vrai- ment bien heureux de vous revoir... » Un grand frémissement secoua Philippe. Une espérance obscure, mais ardente, s'éleva dans sa chair, et quelque étincelante image emplit la re- traite de Saint-Martin. Ce Désert fut le décor de mm 104 LE ROMAN D'UN CYCLISTE l'éternel Robinson d'amour. Puis, la solitude de- vint insupportable. Granvylalla retrouver la petite Mongole : — Il n'y a plus rien à voir? dit-il. — Non, fit-elle... y a ben le tour, mais c'est toujours le Désert... Encore attendri, Philippe voulut laisser un sou- venir agréable à cette humble petite compagne. Il tira de sa poche un louis. Pour inerte et lente, cette aubaine ravit la primitive. Ses yeux jaunes prirent de l'éclat. Puis, un doute passa : — C'est-y ben vingt francs ?... J'en ai pas sou- vent vu. — C'est vingt francs... — Oh! fit la petite un peu tremblante. Merci ben! Faut que je le cache. La maîtresse me le prendrait!... Je pourrais-t'y pas l'avaler, mon- sieur?... — Non, dit Philippe en souriant... C'est dan- gereux. Est-ce qu'on te fouillerait? — On me touille les poches... Si on peut des- cendre chez ma sœur qui est en service, elle me le garderait. — Eh bien, nous descendrons d'abord chez ta sœur... La petite se mit à rire, d'un rire étrange, bas, rauque. Et, durant le retour, elle se montra in- mtmm LE ROMAN D'UN CYCLISTE 105 quiète comme une bête poursuivie, tant qu'elle n'eut pas remis le louis à sa sœur. La trame des nuages s'était amincie. La pluie s'éteignait, revenait; des éclairs de soleil niaient de colline en colline et se perdaient dans une ombre argentée. Philippe reprit sa bicyclette à la ferme et s'élança sur Glux. Il y déjeuna d'œufs frais, de pain noir, de beurre et de jambon, devant la fenêtre d'une salle claire et de bonne odeur. Le grand paysage vivait comme un être. La pluie passait en poudres, en rais clairs, en fumerolles sur les herbes tremblantes — puis des arrêts, des silences — et sur la pente du Reboux, quelque légende solennelle de hêtres, de châtaigniers, de sapins, l'histoire du monde sylvestre, ombrageuse, palpitante, traversée de longs vols de vent et de lumière. — Il est pourtant certain, se disait Philippe, que cette minute devrait être un pur bonheur. Ces mets simples ont rencontré l'appétit qui les rend excellents. Ma santé est parfaite. Nulle crainte du lendemain — l'impression du voyage — liberté et force, grande nature, renouveau des fibres et de l'imagination, et tout cela je le vais jeter dans unMB 106 LE ROMAN D'UN CYCLISTE gouffre d'inconnu, dans la souffrance sûre, dans le désir fiévreux, la jalousie, la colère et l'accable- ment! Comme il parlait, les nuages se rompirent. Le soleil magnifique parut sur un lac aux bords escar- pés. Le feu entra par tous les défilés des monta- gnes et satura les forêts. Seules quelques ombres de nuages continuèrent à monter sur le nord : — Te voilà, Notre Père! murmura Philippe. Ton orbe est la figure de la vie. Toutefois, sans la pluie, le vent et le nuage, tu donnes aux plus beaux coins de la terre un aspect mort, une tris- tesse minérale... Il se leva, il alla reprendre son coursier de fer. Sur tous ces bois mouillés, parmi les nuages en îles diaphanes, ces voiles noirs de la pluie devenus une joaillerie innocente, le soleil était un allègre compagnon. Le démon de la vitesse ressaisit Phi- lippe. Il s'abandonna, il descendit comme un pro- jectile, grisé du vent, du péril, de l'odeur mouillée, du vaste paysage tournant ses masses vertes, du Preneley portant au ciel ses toisons violentes, taureau de forêts couché sur le Morvan. Un grand chien sortit d'une cahute, colère de voir voler cette machine inconnue, hérissé, la gueule pleine d'abois et presque de hurlements. Il s'élança, il prit la chasse, comme un loup géant de l'ancienne ForêtLE ROMAN D'UN CYCLISTE 107 Impitoyable. De biais, il faillit atteindre la roue. Mais Philippe, avec un cri bas et sauvage, rasa la bête d'un élan que nul cerf ou nul lévrier n'eussent pu atteindre. Le chien devancé, ahuri, poussa un aboi sans entrain, et Philippe sentit avec une sorte d'orgueil ce triomphe de la vitesse humaine, si longtemps vaincue, sur la vitesse animale. La route hésita, presque plane. Philippe, repu de vitesse, poussa doucement sa machine, et vit mieux le détail des choses — ces attelages primi- tifs de grands bœufs blancs ou roux-pâle, au frontal la bottelle de paille, attisés, touchés par la longue baguette pointue du conducteur, — ces oies grises, moins aquatiques ce semble que les blanches — quelque beau sapin, violet sur le ciel, net comme une eau-forte ou une aquarelle japonaise, fier, hardi, émouvant — et toujours ce Preneley, avec son peuple épais de sapins, de hêtres, de châtai- gniers, de bouleaux — flambante forêt qui gravit les cieux, filiation magnifique de cent paysages. Un étang, un ruisselet, l'eau enfin, et c'est la vie! Le travail s'est mis à l'entour, une ferme, un vieux château, avec les saules revenus, les peu- pliers, les roseaux, des choses tendres et vives à croître. L'eau bruit et palpite, en larmes, en rires,io8 LE ROMAN D'UN CYCLISTE ou roule en petites chutes à travers le hameau. Oui, c'est l'eau, Valma mater, la sainte nourrice, la puissante, la féconde, la terrible, la reine de cette face de la terre où nous existons et dont elle tient les trois quarts. N'est-elle pas le premier être, le grand être de nuages, de glaciers, de lacs, de fleuves, d'Océan qui respire, s'évapore, bat comme un cœur et circule comme du sang? Où qu'elle se présente, nous y portons notre tente, notre maison, notre champ, notre cité... Et tous les peuples l'ont donnée comme mère aux êtres dans toutes leurs Bibles. La halte. Philippe s'assied au bord du bois vert, sur des thyms, un foresticule de thyms, pareil à une sapinière naine, mais avec des myriades de fleurs mauves. Des mûriers plus loin; une eau cachée gronde dans un val profond d'arbres où l'on aperçoit du lointain par bribes, par éclats, de l'abîme par chiffons. Plus un être humain. Rien que le frisson de la feuille, de l'insecte, du passe- reau perdu dans la mer végétale. Quel est cet insecte jaune, aux ailes de soie et de dentelle? Philippe le touche : il rentre ses pattes; il sait qu'il est lent, inapte au vol — qu'il LE ROMAN D'UN CYCLISTE 109 n'a de ressource qu'à se résigner, espérer, atten- dre. Ainsi pour nous aussi, devant cette destinée agile dont nous ne pouvons rien prévoir, le plus sûr est de nous résigner, espérer, attendre. On a le sentiment d'une puissante nation de fourmis. Tête sombre, abdomen noir, corselet rou- geâtre, elles vont prestes et sans trêve au labeur. Vers le val, sur le chemin, sous les sapins, c'est des troupes vastes, et sûrement, à une lieue de tour, elles vivent par milliards, plus que tous les hommes de la terre. Et, sans l'homme, n'auraient- elles pas conquis la terre? Par elles, peut-être, à la longue, les fauves, les herbivores, les oiseaux mêmes eussent enfin connu la victoire de l'insecte. Le monde serait soumis à la petite bête agile, énergique, policée. La symbolique fougère ! Quels millénaires fallut- il au magnifique artiste de vie pour créer cette harmonie charmante, cette plante gracieuse qui vivait déjà quand le sapin et, à plus forte raison, le chêne, le hêtre, le bouleau, n'étaient pas même des ébauches dans l'atelier patient de la nature? Ce mince rameau à rigole, avec, tout du lono-, de xio LE ROMAN D'UN CYCLISTE fins ramuscules, et sur les ramuscules un plumage de folioles traversées de nervures, de traits faits au plus fin style, ce fut jadis l'arbre de la Forêt silencieuse, de l'immense Forêt primitive où ram- paient des monstres écailleux, aux yeux immo- biles, aux pattes horizontales, aux formidables gueules taciturnes. A voir ces milliards de plantes qui font leurs petites fleurs, leurs petites graines, on sent l'im- mense hasard de la création. Sur cent mille, sur un million, à peine une semence germera. La vie, ce vaste empirisme, peine, se féconde, sans rien savoir du caprice des vents ou de l'aventure. La civilisation humaine ne fait qu'atténuer, un peu, et pour elle seule, cet infini précaire. Elle en tire une probabilité, quelques probabilités. Mais que le hasard prédomine ! Nos enfants perdus sont à nos enfants venus à la vie, peut-être comme un est à cent, mille, un million ! De belles chenilles de velours noir, or, pourpre, menus serpents de fourrure ; une vanesse aux ailes de feu; un fougueux carabe d'acier vert, lion, tigre des petites jungles ; un essaim de tipules surLE ROMAN D'UN CYCLISTE 111 une flaque pâle... ce petit monde ignore la bête à la troisième puissance que nous sommes, qui a presque saisi, dans le réseau de ses peuples, la surface entière du globe. Qu'en devine cette arai- gnée blême qui s'est perdue sur la manche de Phi- lippe? Elle semble inquiète, elle sent la chair, les vêtements, et, ne reconnaissant ni la proie, ni l'ennemi accoutumé, elle va, vient, ne sait s'il faut fuir ou chercher une aubaine. La guêpe vole entre deux feuillages, dans un triangle bleu qui, pour Philippe couché, est un lac de ciel. Cette guêpe plane comme un épervier, puis, au passage d'un moucheron, c'est un bond terrible dans l'air, un élan furieux, deux, trois zigzags de foudre. Mais cet aigle-insecte, tout de même, manque souvent le moucheron, et la faible victime, échappée, dès ce soir ou demain, aura pondu dix fois, vingt fois ce que peut emporter la chasseresse. Le chant intarissable de cette eau, dans le val, c'est la musique des anciens âges, mais peut-être bien aussi une musique des âges très futurs, quand l'oreille aura appris, à force de wagnêrùmes sa-ii2 LE ROMAN D'UN CYCLISTE vants, à discerner tant de sons qui s'assemblent dans le bruit des eaux tombantes. Un petit chêne a poussé dans la saillie d'un roc. C'est un condamné. Jamais, adulte, il ne trou- vera de nourriture pour ses puissantes racines : il les prolongera, il tracera, mais il sera vaincu, il séchera de misère si la hache tranchante ne met un terme à sa lutte mélancolique... Par moments Philippe chuchote, parle à soi- même, aux objets. Dans ce paysage perdu, son âme s'emplit de choses lointaines. Le geste adulte s'en va, le cérémonial où se cache l'enfant et le sauvage qui sont nous, et la contrainte qu'on a devers ses propres idées, quand l'ambiance est très humaine : « Cher Hêtre! aux branches superposées, qui donnes cette ombre, par ce temps de Sahara, cette bonne ombre oxygénée de l'Arbre, première demeure des hommes, premier abri des ancêtres muets!... » « Vieille nature des vieux peuples — je ne dis pas nature naturelle ! — C'est ici presque la Gaule, les temps finis, les bois antiques qui se replantent encore eux-mêmes! Hélas! tu n'as plus qu'un jour. Demain, ceux qui reviennent de la caserne iLE ROMAN D'UN CYCLISTE 113 auront remplacé les vieillards de la France déchue. Et les millions d'êtres qui se précipitent sur le paysage d'Europe et font surgir les auberges aux cimes des monts, sur les falaises et dans les vieux bois terribles, viendront acheter ici des Couchers de soleil, des Aubes, des Silences. » En route ! Il faut cette fois monter une côte rude et traîner la bicyclette agile. Mais à qui la connaît, c'est à peine si elle gêne plus à manier qu'une grosse canne. Et le coureur s'amuse à être le tar- digrade opiniâtre après avoir été l'homme-oiseau. Il y a aussi un plaisir d'être lent dans ce monde où la vitesse est devenue énorme, — locomotive, automobile, steamer, — où la voix de l'homme franchit l'océan en un éclair. Dans ce pays des ancêtres, où les attelages aux bœufs pâles sont encore presque le chariot campanien, ligure, teu- tonique, l'engin de vitesse est une petite charrette où passe un homme aux yeux jaunes qui eut peut- être, ici même, un ancêtre néolithique, mangeur de glands, de chair sauvage et de racines. Et Phi- lippe monte lentement entre des bois clos, à court horizon, où le hêtre vainqueur mange le chêne, le châtaignier et le bouleau.iniHiiiiiimn— mm 114 LE ROMAN D'UN CYCLISTE La côte est franchie. De petits végétaux, plan- tains, ombelles, mûriers, thyms, mauves, lamiers blancs, ronces, gramens, pissenlits, se font plus forts, abondants, acharnés à vivre, s'emmêlent en buissons par quatre, cinq, six espèces, forêts vierges minuscules pleines de rieurs resplendissantes. C'est une petite ferme qui se montre au détour, et qui elle-même fraîche et fleurie de plantes domestiques accepte, près de sa zone, cette ceinture de sauva- geonnes montant à l'assaut de la terre plus tendre de Vhomme. Après l'horizon plafonné du sous-bois où le ciel paraît en étangs et en mares bleues, le firmament au sommet de la côte est un abîme. On y sent courir les escadres de l'étoile et de la nébuleuse... Dessous, vingt pays de vais, d'ondes, tout ce territoire du Mont Noir — Morvan — où les champs sont encore partout des forêts de hêtres, de chênes, de sapins, de bouleaux, à peine entre- coupés de la petite jungle des blés. Un âne seul avec sa sœur la chèvre. Ils brou- tent, lui, l'herbe et le chardon; elle, les arbustes tendres. Tous deux rustiques, entêtés, secs. N'est- elle pas l'ânesse du bouquetin; n'est-il pas le bouc du cheval et du zèbre?LE ROMAN D'UN CYCLISTE US Mais en course! Voici la ligne plane, puis la des- cente, et de nouveau le détail de la terre disparaît. L'homme-oiseau plane sur les gouffres. Par la déli- cieuse vitesse, il semble que tout a grandi dans son corps. Il est multiple, il occupe une part plus grande de l'espace, il participe des fluides, il se libère de l'angoisse et de l'analyse, il possède le monde magique, les rivières palpitantes, l'éther suspendu sur les broderies des collines et les man- teaux des montagnes, et les outres argentines des L'ombre devenait longue. On apercevait les forêts jetant leur image devant elles et rafraî- chissant les vallons. — Et Philippe, tantôt ailé, tantôt rampant, gravissait, descendait toujours les côtes. La soif le prit. Il s'arrête au Frétoy, sur le bord de la route, dans une grande salle où cuit la marmite à crémaillère, où le lard pend aux solives. L'odeur est fraîche ; la grand'mère qui sert un petit vin gris porte des cheveux d'argent et des yeux de vieux chat, qui phosphorent dans la pé- nombre. Un aïeul biblique rêve près de la fenêtre, le crâne si ancien qu'il y pousse une sorte de mousse animale comme sur un mur ruineux, des116 LE ROMAN D'UN CYCLISTE yeux en cavernes sous l'arche chauve, des sourcils, une peau d'argile fendillée par la chaleur, et la bouche rentrée sous le nez, qu'il ouvre et referme comme celle d'une tanche. Son âme usée est ba- varde encore. II adresse doucement la parole au voyageur. Philippe l'écoute avec un plaisir véri- table. Il aime les vieillards, surtout ceux qui ont vécu dans les coins solitaires. Celui-ci, bientôt, décrit un Morvan de 1800, quand les loups cou- raient par bandes sur le sentier glacé des forêts et sur les pâles routes hivernales, quand le flottage s'exerçait sur des eaux presque vierges, sous des rocs géants, en surplomb. Des images précises errent dans le cerveau desséché, viennent au hasard des paroles. Mille petites fenêtres s'ouvrent sur ce long destin et sur la contrée ancienne. Et le vieux, par instants, a quelque allure homérique, comme tout récitateur qui parle des grands arbres, des beaux bœufs, du cheval, du sanglier et de la fatalité pesante des terres primitives. Il boit avec plaisir le vin de Philippe. — Je ne goûte pas tout de suite, dit-il. — Il faut d'abord que j'amorce ma bouche par une petite verrée. Une jeune fille est venue. Elle a du charme, mais ébauché, mais fruste — un visage de grand chat où luisent les yeux pers de l'aïeule. Le cœurLE ROMAN D'UN CYCLISTE u; de Philippe a battu. Il connaît ce regard, cette clarté perverse, cette prunelle de chasse et de vo- lupté; il y retrouve les yeux de Mme d'Ombreuse, plus primitifs, plus simples; et la jeune fille est à la magnifique jeune femme comme le petit cheval du désert au pur sang magnifique. Alors, il écoute mal le vieillard, il sent l'onde d'amour emplir jus- qu'aux bords son âme. C'est un étouffement, une angoisse de désir, une tendre épouvante. Mais un nouvel acteur a surgi — un homme au visage de tapir — qui s'écrie : — J'étais fatigué. J'ai bien dormi. Cet événement minuscule ramène Philippe au dehors. L'homme répond : — Tu verras, père Simon! // m'a coûté une bonne pièce. Mais ce qu'il est beau! Trois cents livres!... Je ne regrette rien! — Quand viendra-W/.? demanda le père Simon. — Eh bien! je l'attends... Il ne va pas tarder. Oui, c'était un morceau... J'ai risqué l'achat tout de même! La vieille, la jeune, l'ancêtre, écoutent, avec la gravité de sauvages au conseil. Granvyl a deviné l'affaire et sa solennité. Un événement s'apprête, qui suspend toute chose. La Bête va venir qu'immolaient Achille et Odysseus, le Porc florissant. Et, tantôt ou de-mmm LE ROMAN D'UN CYCLISTE main, ce sera le Sacrifice, le Banquet, une halte d'abondance et de repos dans le cycle laborieux de l'Année... Un bruit de charrette ; la grasse victime est sur la route. Tous se précipitent. La joie et l'intérêt dramatique agitent jusqu'à l'ancêtre. Il suit les autres de ses jambes en arc; il regarde, il écoute gaiement l'horrible plainte du porc retiré de la charrette. Bientôt l'énorme bête spasmodique court de gauche, de droite, oublieuse, insoucieuse, et cherchant la pâture. Granvyl, qui s'est levé aussi, voit près de lui le Sacrificateur. C'est un jeune gars blond, aux yeux étonnés, avec des taches de rousseur grosses comme des louis. Toute sa per- sonne respire le calme et la douceur. Il tient un couteau étincelant dont il essaye gravement le fil. Il n'y a aucune férocité dans cette âme. Et le voyageur conçoit l'âme d'un bon soldat des temps de guerre, une bonne pâte de soldat, pacifique, qui frappe dans la mêlée d'une lance sûre et innocente, d'une hache violente et sans rancune, et qui, en bon ouvrier, avec un sourire fraternel, achève les blessés ou branche les captifs aux grands chênes. Et le porc va, court, cherche en- core quelque immondice à se mettre sur l'esto- mac. Granvyl songe à ces condamnés de Perse qui, pendant un répit du supplice , mangent laLE ROMAN D'UN CYCLISTE 119 pelure des concombres que le bourreau jette de- vant lui. Tout de même, le cycliste est parti mélanco- lique de l'auberge. Il roule sous une impression mortuaire. Et la vitesse ne fait qu'accentuer une convulsive rêverie. Les routes, les bois, les étangs, les villages, sont de rapides cimetières. La vie n'y décèle que mieux la mort. Il faut se hâter, faire la moisson — il faut cueillir la fleur d'amour. Et Granvyl fuit frénétiquement vers les Settons comme vers un suprême refuge; il chevauche vers Mme d'Ombreuse comme l'aventurier vers l'aven- ture. Il veut souffrir encore par la femme. Tout, l'attente, la jalousie, le désespoir, mais non la vie creuse, mais non le sinistre repos! Le crépuscule approche. Une ombre mauve et parfumée s'épand sur les collines. Les rais orange ne passent plus que par les échancrures des pay- sages, longs, fins, très doux, perdus sur des herbes lointaines, ou sur des abîmes végétaux, or vert, émeraude, améthyste... Apparaît la double nappe des Settons, une plaine de gemmes tremblantes, extraordinaire miroir de nuages rubis, de ciel saphir, troupeau de lueurs tremblotantes et dont la fraîche approchemmsFmmtaamsm 120 LE ROMAN D'UN CYCLISTE aurait fait pousser un hurlement de joie à une armée en marche. Philippe ralentit. Une vaste inquiétude arrête son impatience. Et il sent le destin s'abattre sur lui comme une troupe de grands oiseaux sombres.II La maison de Mme d'Ombreuse s'élevait à un demi-mille du lac des Settons, dans un bois de hêtres, de sapins, de bouleaux et de chênes. Elle était sans beauté propre, couverte de tuiles, avec des volets d'un vert joyeux comme les chalets de la campagne de Berne, pleine du charme qu'ont les constructions remaniées par la nature. La pluie, le soleil, le vent, l'avaient rongée; mille plantes foisonnaient dans les fentes du toit, des murailles, du perron, et le jardin, tout autour, était presque entièrement sauvage. Le vieux monsieur y pro- menait Philippe : — C'est, disait-il, un asile de couleuvres, de chauves-souris, d'araignées, mais aussi de biches et de beaux merles. Un cerf grand comme un petit cheval y vient bramer les jours où la pâture est rare ou le péril pressant... Philippe écoutait avec agitation la voix asthma-( I22 LE ROMAN D'UN CYCLISTE tique. Il lui semblait que cette figure violette avait pris de la tristesse. Et il s'impatientait, il atten- dait qu'il parlât d'elle. — Ce cerf, reprit Lalanne, est une bête phi- losophique. Sa confiance en nous est absolue. Il sait que nous ne lui refusons jamais ni la nourri- ture ni l'abri. Mais il a de la dignité, si même ce n'est un sens raffiné du précaire : il ne vient que par nécessité, ou parfois, lorsque la nécessité se fait attendre, par une sorte de politesse ami- cale. _ Je ne sais pas pourquoi, dit Philippe, j'ai cru entrevoir une sorte d'inquiétude dans votre lettre. Le vieux homme respira très fort. Il parut une minute hors d'haleine. Ses yeux étaient presque clos, ses joues pleines de sang. __Et c'est bien l'inquiétude qui me trouble, ré- pondit-il enfin. J'ai peur pour elle et pour moi. Il y a dans sa vie quelque chose qui pourrait mal finir. J'ai désiré votre présence, j'ai eu l'instinct que vous êtes l'homme qui peut agir sur elle. — Mais, murmura Philippe, j'ai peu fréquenté Mme d'Ombreuse. — Il n'y a pas de plus pauvre préjugé que celui des longues fréquentations, répliqua l'autre. Des gens n'agiront jamais sur nous qui nous sont amisLE ROMAN D'UN CYCLISTE 123 depuis l'enfance, et d'autres orienteront nos actes les plus intimes que le hasard a mis sur notre che- min. J'ai vu que vous aviez du pouvoir sur ma cousine. Granvyl regarda Lalanne sans bienveillance. La force qui l'avait conduit ici ne lui était pas sym- pathique. Aucun de ses soupçons n'avait disparu. Et les paroles du vieil homme ne diminuaient pas sa méfiance. Il répliqua, avec une sorte de brus- quene: __ Il est vrai. Ceux que nous connaissons le mieux ne sont pas les plus propres à nous influen- cer. Mais un inconnu n'agira pas sur des actes secrets par le fait seul de sa présence. Le vieux monsieur reprit d'une voix douce : __ Mais je ne compte pas que vous agirez au hasard. Vous saurez ce qu'il faut savoir : il vous suffira de rester ici quelques jours. Aussi bien, tout ce que je vous demande, c'est de ne pas quitter La Hestraie avant la fin du mois. Les événements vous instruiront de ce qu'il ne serait pas bien à moi de vous dire. Et si vous sentez quelque sympathie pour Mme d'Ombreuse, j'ose croire que vous interviendrez spontanément... — Et tout cela est étrange, dit Philippe avec un sourire triste. Vous ne pouvez ignorer à quel péril vous m'exposez en m'assignant un tel rôle, smmmtÊtm 124 LE ROMAN D'UN CYCLISTE et que savez-vous si vous n'attentez pas, en un sens, à ma vie? C'est ici une puissance à laquelle on ne touche pas impunément, et pour être inter- venu, fût-ce le plus simplement du monde, dans le sort de Mme d'Ombreuse, je puis repartir dé- sespéré... Lalanne garda le silence : il soufflait. Ils firent quelques pas dans une sente sauvage où des passe-roses luttaient contre une végétation vio- lente de ronces. Puis le vieil homme mit sa main sur le bras de Philippe. — J'ai mal deviné, peut-être. Mais il ne me semble pas que vous soyez heureux, ni que vous aimiez la vie sans lutte. Quand vous risqueriez ici quelque chose, un homme comme vous êtes peut-il s'en désoler? Je sais bien que vous joue- rez avec la souffrance. Mais vous courez une chance qui ne saurait vous déplaire... — J'ai parlé comme un enfant, dit Philippe. Le faible qui ne sait pas porter une douleur morale ne mérite pas même qu'on le plaigne : il est con- damné de naissance... Prenez seulement garde que je suis un honnête homme... Le demeurant n'a aucune importance. Lalanne ne répondit point. Le crépuscule était alors au milieu de son cours. Une immense nuée de cuivre distillait sa lueur sur la cime des arbres.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 125 Le couchant ouvrait mille grottes de forgeron dans le flanc des montagnes. Une porte claqua; l'on aperçut Mme d'Om- breuse sur le perron déchaussé. Sa face recevait la lumière; sa chevelure en était pétrie; le ciel féerique se reflétait sur ses yeux verts. Granvyl demeura ébloui. Cette forme charmante, qui avait tant agité son souvenir, prit une force nouvelle. Une volupté infinie l'asservit; il souhaita avec frénésie que Mme d'Ombreuse fût digne d'être aimée, mais il en douta désespérément. Elle descendit légère, elle tendit sa petite main éblouissante : — Je suis heureuse de vous voir... Sa voix était sincère, son sourire très doux, presque tendre. Philippe s'abandonna à la séduc- tion de cet accueil. — Je ne vous ai pas imaginée dans un tel milieu, dit-il. Et pourtant, quel cadre pourrait vous convenir mieux que ce vieux jardin, cette maison mangée par les plantes?... Vous êtes plus près d'y être le symbole de tous les rêves. Elle répondit avec un peu de tristesse : — J'y suis une exilée. Et le voyageur sera bien- venu qui m'apportera un peu de soulagement, ou des conseils salutaires. Granvyl abaissa vers elle un regard interroga-126 LE ROMAN D'UN CYCLISTE teur. Elle supporta ce regard. Dans les magni- fiques prunelles dilatées, il lut quelque supplica- tion. — N'est-ce donc pas vous qui avez voulu cet exil? demanda-t-il. — Je ne l'ai pas voulu et je ne puis dire qu'il est involontaire, reprit-elle avec un petit rire mo- queur... Mais il faut dîner. Si vous êtes gourmand, vous aimerez les truites de ce lac. Là-dessus, la bouche du vieux monsieur s'en- tr'ouvrit de convoitise. — Elles sont incomparables ! s'écria-t-il. On ne devrait y songer qu'avec recueillement. Mais la religion de la gourmandise est au déclin, qui re- cèle la plus recommandable de nos voluptés, la seule qui se puisse partager sans jalousie ni dis- pute! Ils se trouvèrent dans une salle à manger Louis XVI, mais authentique, un Louis XVI de province, débonnaire, trapu et charmant. A peine assis dans la clarté des bougies, devant une table chargée de vaisselle plate aux armes d'une famille morvandaise éteinte, Philippe sentit son inquié- tude dissipée. Seul avec cette jeune femme et ce vieil homme, il sentit la douceur féerique de l'hos- pitalité. Son cœur serré se dilata. L'avenir parutLE ROMAN D'UN CYCLISTE 127 * exorable, comme enfermé dans la maison au fond des bois. Et quand les truites parurent, il participa presque à la joie de Lalanne. Un Moselle excel- lent lui parfuma les idées : — Il n'y a pas de plus parfait accord que ce Moselle et ces truites, dit gaiement Lalanne. Et c'est comme si je dégustais de fines rivières trans- parentes et ces vais exquis où coule la source d'un fleuve. La cuisine est l'art des évocations pro- fondes. N'est-elle pas tous les arômes de la terre? Granvyl l'écoutait avec recueillement. Il sem- blait qu'il eût accepté de vivre ici, à jamais séparé du monde. Dans ces moments, la beauté de Mme d'Ombreuse était son bien ! Il absorbait ses gestes, sa voix, sa robe blanche, avec la quiétude d'un catholique qui se croit en état de grâce. Peu à peu la causerie devint familière. Granvyl conta son voyage à bicyclette, cette vie neuve et libre oh. l'homme, à son gré, flâne ou s'emporte avec la rapidité des chevreuils. —C'estune joie passagère, remarqua Mme d'Om- breuse. Elle remettra une partie des hommes dans la nature pour une ou deux générations. Mais, au fond, elle hâtera la ruine des paysages. Avec le chemin de fer, enfermé dans ses lignes, il y avait chance encore de conserver des coins réputés ingrats, mais charmants, pour le petit nombre.128 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Avec la bicyclette et l'automobile, la nature est cernée : elle n'échappera pas au désastre... — L'homme est aussi la nature, dit le vieux homme en savourant une truffe parmentière... Il verra mieux, dans quelques générations, qu'il n'est pas sage de s'immiscer dans toute chose; il fera la part des forces libres. Évadé depuis peu de siècles des épouvantes sauvages, il lui faut un temps pour se reprendre. Lalanne éleva un verre de romanée et le consi- déra avec satisfaction. — La table suffirait à enseigner qu'il faut laisser un peu faire l'inconnu. C'est des petites choses vi- vantes, insaisissables, à jamais sauvages, qui fabri- quent ce vin. Le gibier est une nourriture plus relevée que la bête esclave. La fraise des bois reste victorieuse de l'autre par l'ardeur de so;i arôme... Un jour nous donnerons campos à une partie de la vieille Cybèle... Nous lui demande- rons des joies et des produits vierges... Il s'interrompit pour prendre une deuxième truffe enveloppée d'une fine croûte dorée. — J'aime, dit-il, l'union de ces deux tubercules. La truffe prend une saveur étonnante à être en- veloppée de sa sœur la pomme de terre. Il reprit un verre de romanee. ht il entre mait les yeux, dans une extase gourmande -fer J LE ROMAN D'UN CYCLISTE I2g — Vous nous resterez quelque temps? fit Mme d'Ombreuse en se tournant vers Philippe. Ne dites pas non. Je sais que vous êtes libre.' Vous nous ferez tant plaisir!... Il la regarda, sceptique. — Je suis sincère, dit-elle. Je désire que vous ne partiez pas... Granvyl sentit une onde de feu sur son échine; il pâlit; il eut la poitrine comme paralysée, une joie infinie bouillait dans ses nerfs. Il trouva enfin la force de sourire. - Qui sait, dit-il, si ce ne sera pas un bien? — Et pourquoi serait-ce un mal? fit-elle avec vivacité. — Mais n'êtes-vous pas forcément un mal, sauf pour quelques êtres très rares ? En montrant l'image la plus vive que nous pouvons nous faire du bon- heur, vos pareilles ne sont-elles pas condamnées à jeter autour d'elles beaucoup de désespoir? Qui vous a vue se retirera mécontent. Que sera-ce de qui a vécu avec vous? Et je vais vivre avec vous! Mesurez le péril... N'avez-vous pas rendue amère et dure l'âme de mon ami Moranne? — Ne parlez pas ainsi, fit-elle avec un geste craintif. Il n'est pas vrai que j'aie fait souffrir beau- coup d'êtres. Moranne aurait trouvé ailleurs son amertume. Il porte en lui sa condamnation... 9130 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Je ne sens pas ce que j'ai dit, reprit Philippe — du moins pas maintenant. Plutôt suis-je heu- reux depuis que je me suis assis à cette table. — Il faut boire de la romanée, intervint La- lanne. L'âme de ce vin est valeureuse : elle donne un jugement équitable sur la vie. Tous trois se levèrent gaiement de table pour passer au salon. La porte-fenêtre était ouverte : on apercevait une lune brillante à mi-route du zénith. La nuit d'argent n'avait pas un souffle, et d'impétueux insectes vinrent se brûler aux bougies. Au moment où Mme d'Ombreuse servait le café à Philippe, le gravier de la terrasse craqua. Granvyl leva les yeux; il aperçut, par-dessus l'épaule de la jeune femme, une silhouette d'homme, élégante et vigoureuse. — Voilà Pierre, dit à mi-voix Lalanne. Mme d'Ombreuse se retourna vivement. La sil- houette se profila sur la baie de la porte. Granvyl distingua un visage jeune, ardent, très beau. Les yeux étaient pleins d'une lumière fébrile, yeux de barbare, gris ou bleus selon l'incidence, fervents, passionnés, énergiques. De grandes moustaches fauves tombant sur des joues rases; une cheve- lure bronzée, pétillante, qui semblait brûler lorsqueLE ROMAN D'UN CYCLISTE 131 la tête remuait; des lèvres pleines et flambantes; une peau très blanche, mais expressive, mais vo- luptueuse, et un cou de jeune dieu, éblouissant sur des épaules jeunes, souples et hardies. Il fit irruption d'un pas rapide; il retint longue- ment la main de Mme d'Ombreuse; il l'enveloppa d'un coup d'œil de proie et de caresse. Et toute joie abandonna Philippe. Une affreuse jalousie lui poignit le cœur. Il se sentit vaincu, il jugea ce jeune homme irrésistible. Son cœur battit de haine quand Mme d'Om- breuse les présenta l'un à l'autre : — Monsieur Philippe Granvyl... Monsieur Pierre Livry... Ils se regardaient bien en face, et ce regard les fit ennemis. La soirée devint insupportable. Philippe n'eut plus que le désir de la voir finie. Et il n'aurait cependant pas eu la force de partir avant que l'autre se fût retiré. Il essaya de causer avec Lalanne ; la voix de Pierre Livry lui coupait la parole; il ne pouvait s'empêcher de tendre l'o- reille. Il remarqua vite que son agitation étaii partagée. Le jeune homme l'observait avec mal- veillance. Plusieurs fois .encore leurs yeux se ren-132 LE ROMAN D'UN CYCLISTE contrèrent, et toujours avec la même expression sombre et presque menaçante. — En vérité, songea Philippe, il se donne la comédie d'être jaloux ! Cette idée le remplit d'une sorte de détresse ironique, qui devint de la rage quand il entendit Livry dire à Noëlle : — Ne voulez-vous pas faire un peu de Grieg? Le ton était suppliant et impératif. La jeune femme répondit : — Je suis lasse. Mais l'autre, penché sur elle, avec un sourire impératif et un regard de feu : — Un moment seulement! Je suis déséquilibré, la musique me ferait tant de bien. Elle éleva un visage inquiet et résigné; elle s'assit au piano, tandis que Pierre cherchait parmi les partitions. Philippe ne pouvait détourner les yeux. Il vit l'autre s'asseoir; il pensa que, peut- être, leurs pieds se cherchaient; il observait dou- loureusement les inflexions de leurs corps. Sous leurs mains agiles, retentit l'harmonie dangereuse qui, plus que toute chose humaine, joint deux êtres dans une onde magnétique. Une extase pa- rut sur leurs faces; leurs bras, leurs épaules se frôlaient continuellement; un désir sauvage et doux exaltait leur bouche.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 133 Granvyl songea qu'il fallait, au plus vite, trou- ver un prétexte pour fuir le Morvan. Il s'assit dans une encoignure, il écouta vibrer en lui cette musique comme le général battu une fanfare ennemie. — Et de quel droit vaincu? se dit-il. As-tu, un seul instant, pu espérer autre chose que d'être utile à cette femme, pour la chose mystérieuse qui l'inquiète, et d'être rejeté ensuite? A moins qu'on ait songé à te donner une récompense in- fâme. La musique s'éteignit. Mme d'Ombreuse s'a- vança vers Philippe avec un sourire. Il détesta ce sourire comme une injure, et cependant l'appro- che de la jeune femme l'amollissait, le calmait presque. Elle dit : — Aimez-vous Grieg? — Oui, mais sans grande ardeur. Pierre intervint avec brusquerie : — C'est le plus original des génies contempo- rains. — Je ne crois pas, répliqua Philippe avec une froideur dédaigneuse. C'est un musicien très con- certé, de peu de souffle; il est brusque par calcul, il est étrange par abstraction. Et, précisément, il n'a aucun génie. — Seriez-vous encore de l'école de ceux qui134 LE ROMAN D'UN CYCLISTE croient à l'inspiration? répondit l'autre avec un sourire qui était presque menaçant. — Oui. A la condition d'expliquer le terme. L'inspiration signifiera l'art créé après que le cer- veau l'aura bien conçu, l'aura rendu vivant. L'œu- vre, en ce cas, semblera jaillir de source, préci- sément parce qu'elle aura été très travaillée mentalement. Et le calcul signifiera un art de formule, créé en même temps que conçu et, par conséquent, pénible... — Je ne comprends pas, fit sèchement Livry. — Ce n'est pas bien nécessaire. Mme d'Ombreuse les considérait avec une sorte de frayeur. Elle intervint, elle dit : — Si vous le voulez, nous ferons quelques pas sur la route avant de nous reposer... Philippe s'inclina, frémissant. Il était irrité contre soi-même autant que contre les autres. Et il se sentait, une âme d'assassin. Mme d'Ombreuse précéda les hommes jusqu'au sortir du jardin. Mais, dès qu'ils eurent franchi la poterne, elle saisit doucement le bras de Philippe. Ce geste fut magique; il brisa l'orage; il apporta cette sécurité dont certaines femmes, très vi- vantes, magnétisent le mâle dès qu'elles le tou- chent, et qui va jusqu'à anéantir les effets mêmes de la trahison. Granvyl, durant une minute, goûtaLE ROMAN D'UN CYCLISTE ,35 dans leur plénitude la beauté de Noëlle et celle de la nuit. Une lune d'albâtre, à travers une trame de vapeurs qui ne pouvaient cacher la figure de l'astre, fuyait doucement sur les hautes branches. Les cris lamentables du chat-huant devenaient presque doux par la distance. Quelques jolis lape- reaux fuirent sur la sente pâle ; un oiseau effrayé s'agita et poussa trois cris plaintifs. Mme d'Ombreuse se plut à marcher à l'arrière avec Philippe, tandis que Lalanne, par hasard ou par volonté, maintenait la distance. Pierre se re- tournait fréquemment, mais n'osait quitter son compagnon. Et Philippe, sans espérance, éprou- vait quelque âpre plaisir à voir le malaise du rival. Mme d'Ombreuse dit avec un peu d'agitation : — Il faut excuser Pierre de sa brusquerie. C'est un solitaire, il vit dans la forêt; ses idées en prennent quelque intolérance. Je voudrais user sa sauvagerie, le jeter dans le monde, ou lui faire faire un grand voyage... — Un grand voyage!... répéta Philippe en écho. Et la vision de Pierre, emporté à l'autre bout du monde, le fit tressaillir. Mme d'Ombreuse sou- pira : — Son avenir est mon supplice. Il me fait peur.136 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Je sens avec effroi la responsabilité que j'ai encou- rue... — Mais, fit Granvyl, vous ne pouvez être res- ponsable de ce grand garçon. Tout aussi bien pourrait-il être responsable de vous ! — Oh ! non, s'écria-t-elle avec vivacité. Pierre est un homme robuste, mais c'est un enfant. Il est désarmé par l'absolu -de sa nature. Il briserait toutes les bienveillances, si quelqu'un ne lui prépa- rait l'avenir. Tandis que moi... Elle fit un geste. — Tandis que vous? — Oh! moi, j'ai mille ans! Ma vie peut être brisée, mais non par mon caractère ni par mon inexpérience. Ce n'est pas une vanité de dire que je connais tous les grands chemins de la vie... tous ceux qui mènent à quelque chose. Mon en- fance, ma jeunesse et une prédisposition hérédi- taire l'ont voulu ainsi. Reste l'accident. Il sera de telle nature que personne n'y aura de respon- sabilité que, précisément, moi-même! Elle ajouta avec une sorte de défi : — Nul ne peut rien pour moi... ou ce qu'on peut pour moi est précisément de cette sorte où les volontés n'interviennent guère ! On arrivait à un carrefour. Lalanne et Livry s'arrêtèrent de marcher :LE ROMAN D'UN CYCLISTE 137 — A demain, Pierre, fit tendrement Mme d'Om- breuse. Il la regarda d'un air soupçonneux et sombre : — A demain ! Sa haute silhouette disparut dans la futaie, et la jeune femme murmura, mélancolique : — Voilà une vie que j'aurai bien de la peine à faire tranquille !III Philippe se leva très fatigué. Il n'avait pu dormir jusqu'à l'aube, et, pour le demeurant, n'avait goûté que de courts sommeils, pleins d'hallucination. Son émotion était intense et sim- ple autant que les images abondantes. Et il se redemandait toujours pourquoi on l'avait appelé à La Hestraie. Assurément pas pour le faire assis- ter à l'amour de Pierre pour Mme d'Ombreuse, et moins encore pour l'en faire souffrir. Alors, pourquoi? Il en revenait toujours au fragment de lettre ramassé sur la côte d'Aix, le soir de juillet. Mais cette lettre n'avait plus la même significa- tion. Il semblait maintenant certain qu'elle avait été écrite par Pierre. Et tous ses soupçons anciens en étaient renversés. Il se promenait au fond du jardin, parmi les passe-roses sauvages, lorsqu'il vit venir à lui La-wmsœm LE ROMAN D'UN CYCLISTE i39 lanne, boursouflé et soucieux. Il roulait sa tête apoplectique et faisait des gestes. Lorsqu'il aper- çut Philippe, il s'arrêta et dit : — Je vous cherchais ! Et marchant vers la forêt, il répéta : — Je vous cherchais. Je veux vous parler. Les choses ont pris une allure qui me conseille de ne point différer. Philippe suivit le vieil homme ridicule. Il écou- tait la parole asthmatique avec une ardeur pas- sionnée : — C'est moi, reprit Lalanne, qui ai pris le parti de vous appeler ici, avec la certitude qu'elle le désirait autant que moi. J'ignore pourquoi vous m'inspirez confiance. Pour Noëlle, je m'en rap- porte à son instinct : il n'en est pas de plus sûr. Mais moi, je n'ai pas d'instinct. Et j'ai cependant l'impression très vive que vous pouvez nous sau- ver... Philippe l'interrompit avec douceur : — Si c'est un secret que vous voulez me con- fier, et qu'il y ait dans ce secret quelque chose équivoque, j'aime mieux que vous vous en teniez là. Sinon, je serai heureux de vous entendre. Le vieillard se mit à rire lourdement : — Voilà une idée singulière!... Il ne peut rien y avoir d'équivoque dans la vie de Mme d'Om-140 LE ROMAN D'UN CYCLISTE breuse. Vous auriez dû le sentir... C'est une âme saine, qui n'a qu'une seule faiblesse... et cette faiblesse... — Je vous écoute ! interrompit Philippe, impa- tient d'éviter une digression. — Vous pouvez nous sauver, reprit Lalanne, en nous débarrassant de Pierre Livry... ou plu- tôt en débarrassant la conscience de notre amie. Elle se figure qu'elle se doit au bonheur de ce jeune homme. Il le sait, il en abuse, et ce qu'il veut d'elle la rendrait à jamais malheureuse si, par une folie de dévouement, elle y cédait. Il rem- plirait d'horreur les jours de Noëlle. Ce Pierre est de tous les hommes le plus propre à rendre une existence malsaine et triste. C'est un être plein d'énergie physique et de faiblesse morale; chacun de ses actes est désordonné, chacun de ses pro- jets a quelque chose de fou — et Noëlle déteste la folie. Elle réunit à un degré admirable la passion et la santé d'esprit; elle ne peut vivre contente que par leur harmonie... Sa seule faiblesse est précisément ce Pierre. Pour tout ce qui le con- cerne, on dirait que sa raison est faussée... — Mais, dit Philippe, sombre, c'est peut-être bien qu'elle l'aime. C'est une folie qui arrive aux âmes sensées. Et, dans ce cas, je vois mal ce que nous pourrions y faire...LE ROMAN D'UN CYCLISTE ,4, — Ne dites pas cela ! s'écria Lalanne avec an- goisse. Elle ne peut pas l'aimer. C'est par trop contre sa nature... Je vois ailleurs ra cause de sa faiblesse. Elle remonte à cette nuit où Jacques d'Ombreuse est mort... Noëlle avait dix-huit ans... et l'agonie de ce malheureux présentait un con- traste violent de sang-froid et de souffrance. Jac- ques fit chercher le petit, qui venait d'atteindre sa douzième année, il le remit entre les mains de Noëlle, il prononça des paroles solennelles... il y eut enfin une de ces mises en scène qu'on n'oublie jamais. Et Noëlle, par surcroît, ne sait pas donner une parole sans la tenir. Elle a élevé Pierre, avec un dévouement qui, d'abord, ne lui a rien coûté, elle a essayé de faire un homme droit et ferme de l'enfant bizarre et têtu. Elle n'a pas réussi. Per- sonne n'aurait réussi. Pierre est un personnage irréductible. Ses défauts sont une herbe sauvage et vivace qu'on pourrait anéantir, mais non trans- former. Chez l'enfant, ils n'étaient, du reste, pas désagréables. Pour l'homme, ils le condamnent à la solitude, avec des serviteurs soumis et une femme passive, malléable. Le sort a voulu qu'il aimât Noëlle.- Il l'aime sauvagement, il la veut pour toujours, et je ne serais pas étonné qu'il n'en voulût jamais une autre. Mais je me refuse à croire qu'elle puisse l'aimer. Ce serait la catas- 142 LE ROMAN D'UN CYCLISTE I trophe. Ces deux âmes ne s'uniraient que pour la mort. Noëlle sait se dévouer; elle ne sait pas se soumettre : avec Pierre, il faudrait se plier à cent caprices. Le jour où il l'aurait outragée, elle ne demeurerait pas une heure auprès de lui. Et, comme il ne consentirait jamais à la laisser partir, je ne vois qu'un seul dénouement... — Mais, dit Philippe, pour quel motif M. d'Om- breuse tenait-il tant à assurer l'avenir de Livry... — Le père de Livry a sauvé d'Ombreuse de la ruine, presque du déshonneur. Celui-ci avait de son ami un souvenir religieux... fétichiste... Le vieil homme s'interrompit, rêveur. Philippe le jugea romanesque et puéril. L'aventure de Noëlle d'Ombreuse et de # Pierre lui parut moins compliquée : le jeune homme, sans doute, n'avait pas tous les défauts que lui attribuait Lalanne; et la jeune femme n'échappait point au charme un peu sauvage de cet amour qui enveloppait sa solitude... Mais cette réflexion demeurait passive. Tout fie passa chez Granvyl comme si l'autre avait parlé selon la plus subtile sagesse; le sentiment accepta les choses que la raison rejetait; et il repartit : — Je ne vois tout de même pas mon rôle. Je suis étranger à Mme d'Ombreuse. Mon interven- tion serait singulièrement inconvenante...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 143 Lalanne leva ses épaisses paupières avec ironie: — Je ne vous demande rien que de rester ici et d'agir selon votre impulsion. Ce qu'il faut faire ou ne pas faire, vous le saurez dans quelques jours ou vous ne le saurez jamais. En vous appe- lant, j'ai risqué un peu votre destin; mais j'avais la conviction que vous ne me reprocheriez jamais de vous avoir cru assez énergique pour jouer, sans regret sinon sans douleur, une telle partie... — Hélas! fit mélancoliquement Granvyl... je crois bien que je n'aurai pas à jouer de partie... et tout de même, je vous suis reconnaissant de votre confiance! — Je ne suis pas sans espoir, dit le vieillard... Retournons... Ils s'en revinrent en silence. Philippe avait le cœur plus énergique. Et il éprouvait une grande douceur triste pour avoir appris que Noëlle d'Om- breuse était une âme droite. Comme il rêvait, une forme agile, élégante, passa à travers la route. — Notre cerf! dit Lalanne... Nous allons le trouvera la maison... Encore qu'il me connaisse bien, il ne nous aborderait pas hors de La Hes- traie. Sans doute ne sommes-nous pour lui des êtres complets que revêtus, en quelque sorte, du jardin...144 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Ils hâtèrent le pas. Dès la poterne, ils aperçu- rent la tête fauve auprès de Mme d'Ombreuse. Le cerf leva sa ramure et montra quelque inquié- tude. Son œil rougeâtre considérait Philippe; ses pattes fines s'impatientaient, et le long de ses flancs il y avait un joli frémissement de bête nerveuse. — Il est beau! fit Mme d'Ombreuse... C'est tout à fait abominable de ne plus avoir de pareils hôtes dans nos forêts... Rassuré, le cerf acceptait même les caresses de Granvyl. Mais, visiblement, toute sa préférence allait au vieux Lalanne. — H n'y a pas un oiseau ni, je crois, n'im- porte quelle bête de ces bois que Lalanne ne puisse apprivoiser, reprit Noëlle. — Ils reconnaissent l'excellence de ma race, dit l'autre avec un sourire. Je descends d'une famille panthéiste où l'on a toujours respecté les animaux. Je suis sûr que ce cerf pressent cela aussi bien qu'il pressent sa route par une nuit obscure... — Voici Pierre! dit Mme d'Ombreuse. Philippe, qui s'enchantait à cette petite scène aimable, devint pâle; et le cerf, dressant son bois, fit entendre un souffle et s'enfuit par la forêt.mmmami 9 IV Philippe menait à la Hestraie une vie fiévreuse. La jalousie en était le principe. Dans les premiers jours, elle le faisait penser plus encore à Pierre Livry qu'à Noëlle. Une attention aiguë, cruelle, un espionnage indigne, les plus sales soupçons tendaient ses nerfs comme des cordes et lui ren- daient sensible, à chaque minute, le battement de son cœur. Ce cœur était une bête convulsive, un guetteur féroce, qui semblait à lui seul vivre plus que tout le corps. La nuit, il éveillait Phi- lippe d'un choc brusque, et si parfois, dans quelque moment de vive causerie, l'avocat s'oubliait, une petite douleur sourde le rappelait à lui-même. Tant que Philippe était seul, il ne pouvait goû- ter un instant de repos. Il était alors plein d'an- goisse, comme une sentinelle qui sait que l'en- nemi est proche et qui ne peut bouger avant qu'il apparaisse. Cette solitude devenait tout à fait ; 146 LE ROMAN D'UN CYCLISTE horrible s'il doutait que Mme d'Ombreuse fût à la Hestraie; mortelle, si Pierre se trouvait avec la jeune femme. Mais dès qu'il pouvait voir Pierre, il éprouvait du soulagement, même aux instants, pourtant ter- ribles, où Noëlle et lu /jouaient ensemble du piano. L'organisme s'arrangeait pour concilier l'inquié- tude perpétuelle avec des sensations charmantes. Encore que le cœur restât agité, il y avait pour- tant, lors de promenades en forêt ou au bord du lac, avec Lalanne et Mme d'Ombreuse, des joies si vives que l'amour y dominait la jalousie. Ces promenades étaient fréquentes, le plus souvent dans la fraîcheur du matin, alors que la brise court encore sur les eaux et que les forêts du Morvan exhalent une haleine aromatique. Noëlle s'ap- puyait sur le bras de Philippe. Elle parlait peut mais savait faire parler; ses réponses, rares et courtes, avaient beaucoup de justesse et donnaient le sens exact de son caractère. Il apprit à la connaître. Elle était complexe, avec des impressions qu'on sentait profondes, ardentes, peut-être dangereuses, mais d'une loyauté très sûre. Elle avait des choses une per- ception très personnelle et même haute. Cette perception était toute sentimentale. Il n'y avait rien de moins idéologique que cette jeune femme.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 147 Mais l'intelligence n'est pas moindre qui sait vi- brer à chaque aspect du monde que celle qui rai- sonne. Il viendra un jour où, le génie féminin ayant pris toute son envergure, une sorte de deuxième vision éclatera dans l'humanité, non seu- lement un art, mais une science complémentaire de notre art et de notre science mâles. Philippe, après la première quinzaine, com- mença de sentir que Noëlle méritait le dévoue- ment et même le sacrifice. Elle plaisait à tout son être nerveux et intellectuel. Elle était une foule et un être, une femme et la femme. — Et chaque jour mieux assuré qu'elle était capable d'un don complet et sans retour, il désespérait plus amère- ment. Un matin, ils partirent tous trois de bonne heure. Le temps était nerveux, plein des mélan- colies de l'automne approchante. On percevait la sève moins forte; toutes les feuilles avaient cessé de grandir. La verdure était belle d'une plénitude affaissée, avec de petites rouilles ou de minus- cules chloroses. La colchique commençait de luire sur les prés humides, la verveine était ardente encore, et la parnassie des marais; mais les fleurs d'été mouraient toutes e semble sur les rives et. dans les clairières.148 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Ils s'assirent à quelque distance du lac. Les eaux tremblaient sous un vent faible ; la figure du paysage bondissait en cent facettes. Toute la forêt était pleine de paroles furtives, de marches, de chutes, de froissements, de plaintes. Tantôt le vent y tombait comme un vol de cygnes; tantôt il s'y jetait comme une fuite de chevreuil, et tan- tôt il chuchotait comme des fidèles au fond d'un sanctuaire. Il y avait de l'inquiétude jusqu'au fond de l'horizon, et ce n'était pas le trouble des orages d'été, mais cette émouvante palpitation de l'équi- noxe où il semble que l'air est saturé de choses venues de l'autre bout du monde — d'une essence de déserts, d'océans, de brousse africaine, de pâ- turage australien. Le cœur de Philippe s'enflait. Il n'avait guère, pas même à vingt ans, éprouvé une telle soif d'amour. La robe de Mme d'Ombreuse s'élevait vers lui aux sautes de la bise. Il connut tout à coup qu'il l'aimait d'un amour infini et qu'il n'au- rait pas de peine à concentrer sur elle tout ce qui lui restait de temps à vivre. Et cette ardeur de passion, avec la certitude de n'être pas exaucé, lui était amère comme la mort. Lalanne, ayant repris le souffle perdu pendant la promenade, manifesta l'envie de chercher desLE ROMAN D'UN CYCLISTE 149 champignons. Il les adorait et se vantait de les bien connaître. — Il y a, dit-il, sous les chênes, des girolles étonnantes. Elles ont, dans ce pays, une délica- tesse qui me les fait préférer aux cèpes... Le chêne est un ami de ces plantes — comme il l'est déjà de la truffe. C'est un arbre dur, mais débon- naire autant que le hêtre est meurtrier... Il partit à pas lents. Philippe et Noëlle restè- rent en silence, les yeux fixés sur le lac. Dix mi- nutes passèrent. Un grand voile de satin blanc s'étendit sur l'Ouest. Il croissait, il jetait une ombre de coquillage sur les bois. Les eaux s'assom- brirent et se moirèrent de jade, d'agate, de basalte. Noëlle leva la tête vers Granvyl. Il était pâle comme le nuage; ses mains tremblaient. Elle s'écria avec angoisse : — Qu'avez-vous? Il répondit d'une voix plaintive : — Je vous aime ! Elle n'osa plus le regarder. Elle laissa retom- ber son front. Mais il trouva bientôt la force de dire : — Je ne m'attendais pas à prononcer cette pa- role. Elle est partie comme lorsqu'on parle en rêve. Je ne m'en excuse pas. Elle est vraie — elle n'a guère dû être plus vraie en aucun temps,i5o LE ROMAN D'UN CYCLISTE en aucun lieu. Mon âme est à vous si vous vou- lez la prendre; elle est à vous sans retour... Mais je n'ai pas d'espérance... Elle devint aussi pâle que lui. Il apercevait le tumulte charmant de son sein, ses yeux dilatés, verts comme des émeraudes, avec des pupilles vio- lettes et pleines d'un feu d'émotion. Elle dit, l'accent voilé et triste : __Je ne dois rien vous répondre. Je n'ai le droit de connaître ni mes penchants ni mes vœux. Je suis esclave d'un devoir qu'il faut remplir avant toute chose... Je l'ai mis au-dessus de ma vie... je ne puis me reprendre. Je vous supplie de ne pas ajouter une parole... Il se leva, il l'enveloppa d'un regard sauvage et presque égaré. __Je ne vous reverrai pas aujourd'hui! fit-il... Ma force est à bout. Pardonnez-moi! Il partait à grands pas. Elle se mit debout; elle fit un effort pour le suivre. Mais elle sentit ne pas devoir le faire et demeura immobile. Ses mains tremblaient. Philippe courut impétueusement jusqu'à la Hes- traie. Ses oreilles sifflaient; ses idées se rencon- traient comme des hordes guerrières ; il y avait du désespoir dans toute sa chair. Un besoin deLE ROMAN D'UN CYCLISTE 151 course folle, de fatigue hasardeuse le hantait; il alla s'emparer de sa bicyclette comme un Scythe de son cheval. Il fila droit devant lui, dans le premier che- min ; il s'acharna à dévorer les kilomètres comme un coureur du Paris-Bordeaux. Cette énergique médication lui réussit d'abord. Elle le remplissait de jeunesse et de force. L'énergie, dépensée presque tout entière en vitesse, semblait inépui- sable. Elle rappelait la confiance; elle promettait la fuite du chagrin par la facilité à franchir le paysage, à s'éloigner des choses comme un pro- jectile. Surtout elle chassait la pensée et simpli- fiait la sensation. Mais cette période de demi-conscience ne dura guère. Bientôt la vitesse même devint doulou- reuse. Des images vites comme la foudre, et très précises, tourmentèrent le malheureux. Il vit Pierre et Noëlle seuls, au bout du lac ou dans le vieux jardin — il entendit leurs paroles à travers le sifflement de la course, il aperçut leurs attitudes au fond des futaies vertigineuses. Plus il accé- lérait sa machine, et plus ces impressions deve- naient aiguës. Et il connut que la bicyclette est aussi impuissante à chasser une peine atroce que toute autre occupation humaine. Alors passa en lui une frénésie de danger et,152 LE ROMAN D'UN CYCLISTE sans doute, un vœu de suicide. Dans son vol, il aperçut un chemin qui descendait en pente rapide. Il le dépassa de trente mètres avant de pouvoir arrêter sa machine. Il revint, il n'eut point d'hésitation... Avec un cri farouche, il lança sa monture, il tomba dans l'inconnu comme un chamois traqué dans le préci- pice. Apre, les nerfs vibrants comme des cordes, il ne luttait qu'à se maintenir en équilibre. Durant une minute, il ne put voir où condui- sait la sente. Elle tournait un peu — des buissons cachaient l'espace, et, peut-être, elle aboutissait sur le vide. Plusieurs fois, il crut dégringoler; instinct ou chance, il maintint droite la machine. Toutefois, si la pente continuait à être aussi vite, rien ne pouvait éviter la chute. Il l'attendait, sans crainte, avec une sombre ivresse. Brusquement, le chemin fit double crochet. Phi- lippe sombra dans le vide. Il vit une profondeur verte, il se dit : — Pourvu que je meure du coup. Un obstacle. La machine et l'homme passent comme un projectile entre deux branches de hêtre, puis frôlent la cime d'un jeune chêne. En- suite, c'est un petit bouleau qui ralentit beaucoup la vitesse, et Philippe roule sur des arbustes qu'ilLE ROMAN D'UN CYCLISTE 153 écrase. Il sait tout de suite qu'il est sauvé. Seule son épaule droite ressent une douleur assez forte. Il se relève, il voit un peu de sang à ses mains, remue sans peine ses membres, et pendant une minute, c'est une joie grave et très douce de vivre avec le souffle de la mort sur les vertèbres! L'âme de Philippe est primitive, pleine des im- pressions fortes qui poussèrent son adolescence vers les grands bois. Il y a sur ce val, sur la voix claire du ruisseau, parmi l'odeur des arbres, l'ombre des nuées grandissantes, un mystère inef- fable, une beauté vierge. Il se dit, avec naïveté : — Pourquoi ne pas être heureux de ces choses simples? Mais ces paroles ramènent son malheur. Noëlle croît en lui et reprend la place du monde. La robe des arbres est son vêtement, le parfum des plantes son parfum; son existence suffit à rendre toutes choses ternes. Et Philippe demeure immobile, empli d'elle, sans force, sans courage, avec un long battement de cœur... Du temps avait passé. La nue s'ouvrit; une petite pluie pâle s'abattit sur le val. Une vie pro- fonde surgit des feuilles, des mousses, delà terre.i54 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Le bruit des gouttes domina la voix du ruisseau. Et des brumes exquises s'abattaient et se déchi- eraint dans les futaies. Philippe ne bougeait pas. Il goûtait âprement la pluie. Et le souvenir lui revint d'une matinée semblable, si lointaine qu'elle était comme perdue dans les âges fabuleux, si proche qu'elle semblait d'hier. Alors aussi, une vaste amertume l'emplis- sait. Il désespérait de l'amour. Et il s'était réfugié dans les bois pour fuir deux beaux yeux, une che- velure noire, une jupe bruissante. L'avenir était mort, sa jeunesse décrépite... et l'eau tombait de feuille en feuille, un merle fuyait, des bestioles craintives rampaient dans les buissons... D'autres souvenirs flottèrent, comme des épaves sur la mer, mêlés de regrets et parfois de re- mords... Des femmes, des femmes! Quelques- unes avaient souffert pour lui, et pourtant il ne se reconnaissait pas coupable. Toutes l'avaient déçu par le mensonge. Aucune n'avait été la compagne digne de partager une existence. Noëlle d'Om- breuse valait-elle mieux?... Les souvenirs s'éparpillèrent. Une insuppor- table détresse s'abattit sur le rêveur. Il regretta de ne s'être pas rompu les os. Et le val lui devenant odieux, il se remit en selle. 11LE ROMAN D'UN CYCLISTE iSS Il courut longtemps, au hasard, par des bois, par des cultures, indifférent à la fatigue, ne sen- tant pas la faim. Mais il était fiévreux, la peau ardente. La soif le prit. Il entra dans un village, il se rafraîchit à la première auberge. C'était à Quarré-les-Tombes. Il eut quelque vague sym- pathie pour les sarcophages qui sont autour de l'église, rangés dans le cimetière, couverts de mousse, troués et émiettés, mélancoliques témoins du septième et du huitième siècle, quand la grande nuit germaine s'étendait sur les Gaules. Il s'y attarda. Les morts — Celtes, Burgondes ou Sicambres — parlaient la meilleure langue que pût entendre son âme lasse : ils redisaient la leçon que recommande Epictète. Il leur demanda la patience et la résignation. Mais une sève trop âpre était en lui, et la mort ne console que ceux qui s'y précipitent. Il reprit son long vagabon- dage. Encore les vais, les montagnes, les forêts, les nuages, et désormais un grandissant désir de revoir Noëlle, de souffrir au moins près d'elle, de désespérer dans son atmosphère. — Où suis-je? se dit-il. Il s'arrêta, regarda autour de lui. Il vit un bicy- cliste qui arrivait sur une route de traverse et devint pâle en reconnaissant Pierre Livry. Rien ne pouvait lui être plus désagréable qu'une rencontre avec Pierre. Mais il ne voulait pas non plus, s'il avait été aperçu, se dérober. Il n'eut pas le temps de prendre une décision. Le jeune homme venait de lui faire un signe. Il attendit. Pierre descendit de machine et salua avec moins de brusquerie qu'à son habitude. Son visage était roidi, ses yeux fixes, tout son être respirait le calme feint et la résolution. Cela ne déplut pas à Philippe. Ses nerfs, las de souffrance vide, appe- laient la lutte. Il espéra que l'autre la lui offrirait. Les regards se détournèrent d'abord. Livry parut chercher ses paroles, il commença lente- ment : — Notre rencontre est due au hasard, mais je vous cherchais; je voulais vous parler. Les situa- tions fausses me sont insupportables. Je trouve que tout vaut mieux que l'équivoque.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 157 A mesure qu'il parlait, ses yeux se fixaient sur ceux du rival. Il devenait rouge, il s'impatientait, il maltraitait le guidon de sa bicyclette. Philippe dit froidement : — Il n'y arien d'équivoque dans notre situation. Du moins n'admettrai-je pas que j'y mette la moin- dre duplicité. Ce que nous pouvons faire, ce n'est pas de l'éclaircir, mais de la trancher. Je me doute bien que vous ne désirez pas me parler pour autre chose. — Dois-je voir là un aveu ? repartit Pierre avec véhémence. — Il n'y a d'aveu que pour ce que l'on cache. Je ne cache rien. — Ce n'est pas une réponse. — Je ne vous en dois aucune!... Et je n'en ai pas moins fait la plus péremptoire des ré- ponses... Pierre devint plus rouge, sa jeunesse bouillonna. Le sang-froid de l'adversaire jetait le désordre et la colère dans son cerveau. Sa parole se hâta : — Vous êtes l'hôte de Mme d'Ombreuse. A ce titre vous avez droit à ma patience. Je me bornerai à vous dire que je ne céderai à aucun être ni à aucune force... que je me défendrai vie contre vie... sans reculer devant aucun moyen si ce n'est la déloyauté...158 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — C'est bien parler, ricana Philippe, et cela sent la fréquentation des grands bois. Faut-il entendre que vous iriez contre la volonté même de Mme d'Om- breuse?... Pierre devint très pâle, ses jarrets tremblèrent, ses yeux se remplirent de rouge : — Nous n'avons pas à nous entretenir de la volonté de Mme d'Ombreuse. — Voilà l'équivoque! s'écria l'autre... et la pire. Car précisément la volonté de Mme d'Ombreuse est tout ce qui importe. Tout autre sujet ne peut que nous conduire au radotage... Ou vous parlez pour ne rien dire, ou vous rangez le choix de Mme d'Ombreuse parmi les forces auxquelles vous ne céderez point! Il parlait avec un rire méchant, ironique. Mais ce rire était pour lui-même; il lui refroidissait le cœur. Il étouffait à penser au choix de Noëlle, et que ce fût lui qui en parlât à l'adversaire ! Livry creusait le sol comme un cheval ardent ; il se serait sûrement jeté sur Philippe si celui-ci n'eût été l'hôte de la Hestraie. Il cria : — Le choix de Mme d'Ombreuse n'est pas en question. C'est pour qu'il ne le soit jamais que j'ai voulu cette entrevue... Vous êtes venu jeter le désordre dans ma vie à l'heure même où elle hésitait... Et non pas parce que vous lui plaisez, nuLE ROMAN D'UN CYCLISTE 159 mais parce que vous lui rappelez les préjugés ri- dicules... les jeux de la morale vulgaire... Cela d'autant plus que vous êtes vous-même un homme de code — célèbre parmi ces gens-là. Votre présence la trouble, la remplit de scrupules inutiles — (cet imbécile de Lalanne a bien su ce qu'il faisait!) — et moi je ne veux plus de votre présence ! — De quel droit? s'écria âprement Philippe. — Eh bien! dit l'autre en se frappant la poi- trine... justement à cause du choix de Mme d'Om- breuse — et aussi parce que je l'aime comme on ne l'aimera jamais — parce que je l'aime pour toujours — parce que je me sens la force de la rendre heureuse ! Ce cri pénétra Philippe comme un boulet. Ses entrailles se tordirent. Il croyait avoir épuisé la misère de la jalousie; il sentit qu'elle venait de l'atteindre plus profondément. Il regarda ce jeune homme avec un œil d'assassin; toute sa volonté dut se tendre pour ne pas le frapper. En même temps s'élevait, dans son instinct, la certitude que Pierre ne pouvait donner que du malheur à Noëlle. Il dit avec tranquillité : — Vous mentez. Vous n'êtes pas sûr de votre choix.i6o LE ROMAN D'UN CYCLISTE J'ai vu la jalousie sur votre visage. Je la connais trop dans mon âme pour la méconnaître chez les autres. — Est-ce que cela empêche ? Est-ce que la jalousie n'est pas attachée à chaque mouvement de la femme aimée — et plus forte que la certitude même? Tous deux vibraient maintenant de la même colère livide. Il n'y avait plus de sourire ironique sur la bouche de Granvyl ni de sang aux pommet- tes de Pierre. — Cela est juste! fit sombrement Philippe. Mais cependant me donnez-vous votre parole d'honneur que vous vous croyez choisi par Mme d'Om- breuse?... Livry hésita. Son regard rouge quitta celui de Philippe. — Me donnez-vous cette parole? — Non, je ne vous la donnerai pas!... Mais je suis sûr que vous éveillez des scrupules... Et je veux que vous partiez, sinon... — Sinon? — Je vous donne dix jours! — passé lesquels vous ne serez plus l'hôte. Et j'emploierai alors les moyens convenables... — C'est un propos de gredin, fit doucement Philippe. ! HLE ROMAN D'UN CYCLISTE 161 — Vous êtes l'hôte ! reprit Pierre avec résigna- tion. Granvyl baissa la tête. Le désespoir battait le tocsin dans chacune de ses artères. Et c'est dans cette révolution de son être, qu'il sentit tout à coup un vertige de justice et de sincérité. — Vous seriez la victime de vos menaces ! mur- mura-t-il... Mais il n'importe! Ma franchise sera entière. Je ne crois aucunement être préféré par Mme d'Ombreuse, et j'ai peur qu'elle ne vous choisisse. Ce sera pour son malheur. Vous n'êtes pas de ceux qui rendent leurs compagnes heu- reuses. La convulsion, la violence et l'opiniâtreté injuste sont votre caractère. Vous n'y changerez rien... Mais cela ne ferait point que j'ose me mettre en travers du choix de Mme d'Ombreuse. Si elle veut de vous pour compagnon, je me retirerai sans lutte. Toutefois, je prétends avoir une certi- tude. Car si vous l'aimez, je l'aime peut-être davantage — et je crois pouvoir, mieux que vous (ce n'est pas difficile), donner de la tranquillité et du contentement à ceux qui vivront à mes côtés. Pierre haussa les épaules et montra un visage opiniâtre. — Je vous ai donné dix jovs. — Bien! répondit Philippe. Et maintenant séparons-nous. Montrez-moi le chemin!w 162 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — A un kilomètre, cette route bifurque. Vous prendrez à droite; j'irai à gauche. Plusieurs poteaux indiquent la direction du lac. Philippe salua et monta en selle. Il partit d'un train modéré. Il entendit soudain rouler la machine de Pierre, puis il vit le jeune homme qui le dépas- sait, qui s'élançait à grande allure. Il y avait, dans cet emballage, une sorte de défi qui surexcita Philippe. A son tour, il démarra, et l'instinct combatif se mêlant à la sorte de supers- tition qui est au fond de l'amour, la lutte devint énergique. Pierre, couché sur sa bicyclette, montra une force impétueuse. Il accentua encore son avance lorsqu'il sentit l'effort du rival. La distance resta quelque temps invariable. Mais lorsque Livrv prit à gauche, la légère hésitation de Philippe aug- menta l'écart. Ce fut bref. Granvyl atteignit l'am- pleur de son élan; sa machine fila aussi droit que si elle eût suivi une ligne tracée d'avance; il com- mença de gagner du terrain. Ce fut la minute fauve. Ces deux hommes luttè- rent avec la fureur dont ils auraient défendu leur vie. Leur souffle était rauque, leurs mâchoires convulsives. Pierre se ramassa dans un effort frénétique quand la bicyclette de Granvyl arriva à sa hauteur; ils se maintinrent toute une minute sur la même ligne. Mais alors Philippe l'emporta^ LE ROMAN D'UN CYCLISTE 163 par une puissance mieux guidée, par une harmonie supérieure de mouvement, et par un dernier élan, Vélan de réserve des grands coureurs. Sa victoire fut nette, décisive; elle lui dilata le cœur; elle lui arracha un cri sauvage. VI C'était l'après-midi. Une pluie brutale courbait l'armée verte ; elle pénétrait l'âme profonde des mousses ; et cette grande buée et ces flots lourds faisaient de la forêt un pays presque aquatique, tel qu'aux temps où la terre n'émergeait qu'en plaines marécageuses. L'onde palpitait sur l'onde. Des torrents de pluie se ruaient sur le jardin de la Hestraie comme des paquets de lumière diffuse, comme des haillons de verre souple. Une voix immense et douce dominait cent rumeurs farouches. — Voilà, fit Lalanne en ouvrant avec peine ses yeux pesants, un temps que je devrais haïr. Il m'est funeste, comme à tous ceux qui ont mon genre de cœur. Il me prépare une nuit d'insommie, — et je l'aime!... comme j'aime ce thé qui, lui aussi, m'est un ami perfide... Il remuait doucement de sa cuiller le breuvagew LE ROMAN D'UN CYCLISTE 165 aromatique, et il regardait, par la grande vitre du salon, cette nature tumultueuse. Philippe et Noëlle l'écoutaient sans rien dire. Leur attitude était contrainte et triste. — Oui, reprit Lalanne, j'étoufferai cette nuit. Et je n'ai pas le courage de détester ce magnifique déluge. Ne trouvez-vous pas que tout ce que fait l'eau est admirable? Cet élément est parfaitement beau, et il l'est toujours! Sa force ne cesse pas d'être élégante — qu'elle élève la vague ou préci- pite le torrent! Ne suffit-il pas de prononcer un des noms de l'eau pour que paraisse une féerie — source, fontaine, rivière, fleuve, étang, lagune, lac, océan, nuage — tous ces mots ont le charme ineffable ! Il s'interrompit; il goûta avec douceur la sauva- gerie du spectacle. Les yeux de Philippe et de Noëlle se rencontrèrent. Elle eut un court frisson; les coins de sa bouche s'abaissèrent. Puis elle dit à mi-voix : — Je veux vous demander quelque chose... tout à l'heure. Il s'inclina. Lalanne recommença de parler : — Quelle image plus vive du hasard? Comment ne pas admettre que, dans l'espace qui sépare les planètes, il y ait des orages de forces comme ici des orages d'air et de pluie?...i66 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Monsieur Granvyl... venez voir les panneaux annamites que m'envoie l'amiral de Monvalle... fit Noëlle. Elle conduisit Philippe dans le petit salon. Il était effectivement arrivé, au matin, deux pan- neaux de laque, ornés d'effroyables génies mongols en nacre et en ivoire, pleins de laideur et de mou vement. Philippe les admira. — Landa a raison, dit-il, il faut décidément honorer cet art du hideux — il est la dissonance d'où sortira une harmonie supérieure. Mais Noëlle ne l'écoutait point. Elle avait une attitude endolorie. Le découragement affaissait son beau corps. Elle demanda d'une voix trouble : — Ne voulez-vous pas me dire ce qui s'est passé vendredi entre Pierre et vous? Car il ne faut pas essayer de me faire croire qu'il ne s'est rien passé. Je le connais trop bien. Philippe haussa l'épaule. — Il ne s'est rien passé que vous ne puissiez deviner aisément... — Peut-être. Mais je voudrais avoir une certi- tude. — Si j'avais promis de ne rien dire? — Vous ne l'avez pas promis. Et il ne vous l'aurait pas demandé. Il l'observait, attentif, il cherchait sur son char-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 167 mant visage l'amour pour l'autre. Et cela l'ennuyait de répondre à une telle demande. Mais il était trop las, trop chagrin, pour s'arrêter à cet ennui. Il reprit : — Il m'a demandé de partir — et vous devinez qu'il l'a demandé avec violence... S'il avait parlé plus doucement, je serais déjà parti. Car je sais trop à quel point il vous est cher, et ma présence ici n'est qu'absurde — peut-être malfaisante. Elle devint très pâle, elle chancela. Il avança la main pour la retenir. Un frisson de douleur et de tendresse lui passa par tout le corps lorsqu'il tou- cha la robe bruissante. Elle, se dégageant avec douceur, et des larmes suspendues entre ses grands cils, murmura : — Cette situation est atroce... Que faire? Il s'écria : — Je vois qu'il faut partir. Elle ne répondit pas. Elle se cacha le visage. Puis, les yeux égarés, elle lui fit signe de la laisser seule. Il s'enfuit dans sa chambre. Il demeura près d'une heure les tempes pressées entre ses poings et connut qu'il y avait un déses- poir plus profond que tous ses désespoirs. De sourds grondements agitaient sa poitrine; il pleurai68 LE ROMAN D'UN CYCLISTE plusieurs fois... Toute sa vie, non seulement actuelle mais passée, semblait une chose vide et misérable. Les souvenirs appelés par son agitation, les plus jeunes, les plus frais, les plus étincelants, prenaient une teinte mortuaire. Toute chose était flétrie pour laquelle il avait palpité d'espérance ou d'admiration. L'heure présente tuait les heures anciennes. Cependant, le soir approchait. Cette pluie rageuse continuait à frapper les vitres et à courber les forêts. Philippe, le front à la croisée, rêvait, comme tous les malheureux, à la signification du monde. Et il répétait avec acharnement : — Le Bien et le Mal c'est, pour chaque destin, une minute comme celle-ci. Elle est laide pour moi : je ne sortirai pas du pessimisme! Le vent passa, tel le rugissement des lions; les jeunes hêtres se couchèrent comme des bêtes tremblantes ; et il se fit une lividité tragique dans l'Occident. Dans ce moment on frappa à la porte. Philippe alla ouvrir. H se trouva devant Lalanne. Le vieux homme avait sa figure de lassitude et d'émotion, les paupières violettes et soufflées, les joues molles, striées de taches ardoise, le nez luisant. Il entra d'un pas de somnambule et s'assit pour reprendre haleine. Puis, d'une voix pâteuse :LE ROMAN D'UN CYCLISTE 169 — Vous m'aviez en quelque sorte promis de rester. Je viens vous supplier de le faire... et je vous affirme que Noëlle y tient autant que moi. Dans l'âme lasse de Philippe cette intervention parut toute naturelle. Il répondit avec simplicité : — Cela ne servirait de rien... J'ai vu aujourd'hui que mon rôle ne saurait être qu'odieux... et ridicule aussi — mais je ne me soucie pas du ridicule. Le dénouement est fatal. — Il ne l'est pas ! repartit l'autre avec une sorte de véhémence molle... Bien plus, le dénouement auquel vous pensez est impossible. Vous en seriez aussi convaincu que moi si vous connaissiez pro- fondément Noëlle... — Il y a, interrompit Philippe, un aveuglement d'intimité plus profond que tout autre. L'inclair- voyance des parents est la moitié des catastrophes humaines. Nul n'ignore plus qu'un père ce qu'il y a de force sauvage chez ses enfants. Et vous êtes un père... — Ma paternité a été tardive, fit Lalanne avec attendrissement. J'ai connu Noëlle avant de l'aimer. Et toute certitude sur un caractère est impossible si elle est capable d'un tel amour... — Eh! s'écria amèrement Granvyl... c'est aussi que toute certitude est impossible. L'amour, comme l'esprit, souffle où il veut. Mme d'Ombreuse est 170 LE ROMAN D'UN CYCLISTE une femme... et je ne nie pas que ce jeune homme ait beaucoup de séduction... — Mais je le nie ! Mais c'est une absurdité pro- fonde. Elle a trop aimé Pierre comme un fils... alors que le petit avait douze, treize, quinze ans... pour pouvoir l'aimer autrement. — Ne l'a-t-il pas aimée comme une mère? — Non! dit le vieillard. Il l'a toujours aimée pour le charme qui est en elle... pour son charme de jolie femme et jamais autrement. Ce qu'elle n'a compris qu'au moment de l'orage, je l'avais vu déjà chez le petit garçon de douze ans... je l'avais vu mieux encore chez l'adolescent... Que de fois j'ai frémi d'impatience lorsqu'elle caressait ce grand garçon sauvage ! — J'en crois mon instinct, répliqua Philippe. — Votre instinct est jaloux. La jalousie est le grand mal de l'instinct — elle le pervertit... Pro- mettez-moi de rester jusqu'à la fin du mois. — Je ne resterai que si Mme d'Ombreuse me le demande elle-même. Un silence. On n'entendit, pendant une minute, qu'un souffle court et la rumeur de la forêt. — Soit! s'écria brusquement le vieillard... Elle vous le demandera !VII C'était la nuit. Philippe ne pouvait dormir. L'insomnie, comme une bête méchante, battait entre ses tempes. Un retour insupportable des mêmes pensées et des mêmes sensations, un flot d'images tristes et comme dépolies, une crispation douloureuse des pieds et des mains faisaient de son repos un supplice. Il se leva, il se promena à travers la chambre. La nuit était lumineuse. La pluie avait cessé, le vent aussi, une lune pleine courait dans un archipel de nuages. Et Philippe revoyait la soirée énervante, revi- vait sa rage contre Livry acharné au piano avec Noëlle. — Je partirai demain matin ! se dit-il. Ces paroles le frappèrent comme un glaive. Il s'appuya contre la muraille dans l'excès de son émotion. Puis, encore, la soirée reparut et tous les 172 LE ROMAN D'UN CYCLISTE rangements de l'insomnie. Il sentit les murs peser sur lui; il résolut de sortir dans la forêt. On ne pouvait imaginer un plus doux spectacle. La lune entre les arbres humides, sur les flaques des chemins, sur les prairies fraîches, glissait une lueur enchantée, un peu tremblante de l'ombre de légers nuages; c'était un recommencement du monde. Malgré son chagrin, Philippe subit quelque temps cette grâce profonde. Il marcha rapidement vers le lac; et il allait sortir de la forêt lorsqu'il lui parut entendre un pas derrière lui. Cela ne lui dé- plut point : le désespoir lui faisait une âme aven- tureuse. Sa main se crispa sur le gourdin qu'il avait emporté; il explora du regard le sous-bois. Il ne vit rien. Le vaste silence n'était rompu que par le peuple frémissant des ramures et des gouttes d'eau roulant comme des bestioles de feuille en feuille. — Il y avait quelqu'un, se dit Philippe, dont l'oreille était d'une grande finesse. J'ai très sûre- ment entendu un pas. Il haussa les épaules et se remit à marcher jus- qu'au bord du lac. La grande nappe d'eau s'étalait émouvante. A ► i> LLE ROMAN D'UN CYCLISTE 173 ... la lueur indécise de l'astre, avec ses rives fan- geuses, elle avait fait disparaître la trace des hommes. Philippe, l'oreille tendue à ses bruits fugitifs, demeura longtemps hypnotisé. Un galop le fit tressaillir. Il aperçut un grand cerf qui sortait de la futaie et qui, soudain, ayant aperçu l'homme, rentrait dans sa demeure verte. — N'est-ce pas, se dit Philippe, le cerf que j'ai entendu? Mais tout de suite, il se rappela le pas lent, régulier, un pas d'homme. Et il se dit : — Un rôdeur?... Et pas seul, peut-être. Dans son imagination énervée par l'insomnie, il vit la demeure de Noëlle attaquée, et cette vision lui devint intolérable. Il ne put tenir en place. Il retourna vers la Hestraie. A mesure qu'il appro- chait, il allait plus vite. Il n'était plus qu'à une cinquantaine de pas, lorsque la brise qui, depuis quelque temps, reprenait sur les cimes, devint vive. Elle venait à Philippe; elle lui apporta le son d'une voix d'homme, puis d'une voix de femme. Il les reconnut toutes deux; il s'arrêta. Grâce au vent, il entendait très bien et, malgré lui, il écoutait. La voix de femme disait : — Je veux que tu partes durant un mois ! La voix d'homme, sombre, amère, répondit : 1 I174 LE ROMAN D'UN CYCLISTE I — Je partirai, s'//part! Sinon, rien au monde ne me fera partir. La voix de femme répondit plus bas : — Il partira demain... — Je partirai après lui. Un silence. Quelques mots à voix basse. Bientôt une marche vive et forte sonna sur la route. Phi- lippe se jeta dans la pénombre d'un buisson et vit passer Pierre. Il attendit quelques minutes, puis il s'élança vers la Hestraie. Noëlle devait être ren- trée : et cependant il voulait la voir. Le hasard le favorisa. Soit émotion, soit curiosité, la jeune femme était encore devant la poterne, le visage tourné dans la direction où Pierre avait disparu.& Elle fit une exclamation légère en apercevant Granvyl. Et ils se regardaient, immobiles, pleins le mystère l'un pour l'autre. La lune enveloppait Noëlle d'une harmonie vaporeuse; Philippe son- geait à des nuits semblables où il avait subi la domination de la femme. Il dit avec mélancolie : — Combien il aurait mieux valu ne pas vous rencontrer ! J'avais presque renoncé à vivre... Du moins des à peu près d'amour auraient rendu sup- portable le temps qui me sépare de la vieillesse. Il a suffi que vous paraissiez pour bannir touteLE ROMAN D'UN CYCLISTE '75 résignation. C'est plein d'amertume que je descen- drai vers la mort. Elle leva un regard de pitié et de douleur : — Ne dites pas cela. Vous me faites tant de peine ! Comment pourrais-je vous avoir gâté la vie... à vous qui ne me connaissez pas ! — Le voyageur n'a pas besoin de connaître la terre où il voyage pour la juger préférable à toute autre. Mais détrompez-vous. Je vous connais. J'en crois Lalanne et ce que j'ai pu pressentir... Je ne vous en veux que de m'avoir retenu à la Hestraie. Donnez-moi du moins la consolation de savoir que vous ne m'avez pas retenu en vain — que, pour une raison ou une autre, vous comptiez sur moi pour lutter contre vous-même... Elle ne répondit pas. Elle froissait sa ceinture de faille grise, d'un geste violent. — Je pars demain, s'écria-t-il... Vous-même en avez fait tantôt la promesse à Pierre Livry... Le vent m'apportait vos paroles... Et je ne vous reverrai sans doute jamais : laissez-moi un sou- venir pur de soupçon. — Ne dites pas cela! fit-elle avec une sorte d'égarement. Je veux vous revoir. Je veux votre estime... Dès ce jour où nous nous sommes parlé à Hautecombe, et où j'ai senti que vous aviez mauvaise opinion de moi, j'ai souffert. J'en ignore176 LE ROMAN D'UN CYCLISTE la raison — elle est instinctive, mais très forte. Il faut revenir ici ! — Mais, dit-il, avec un "pâle sourire... C'est me condamner ! Vous ne pouvez me proposer une plus vive souffrance. En avez-vous bien le droit? Il suffira de tout me dire ce soir... et si ma pauvre estime vous est de quelque chose — vous l'aurez tout entière... Elle eut un grand soupir — sa main crispée arracha.la boucle de la ceinture, et la grande robe pâle flotta avec un bruit de feuillage. — Et si tout de même, murmura-t-elle d'un accent de prière, j'avais besoin de vous? Ces mots remplirent Granvyl d'une étrange ivresse. Il se sentit tout plein de l'amour qui se sacrifie — il consentit à la torture, il dit avec tremblement : — Je vous donne mon être. Faites-en ce que vous voudrez! Elle frémit à l'énergie douce de l'homme. Ses yeux se mouillèrent. Elle répondit bien bas : — Lalanne a dû vous dire quels liens m'atta- chent à Pierre Livry... J'ai pris cette vie contre une mort... Je lui ai promis le bonheur. Et c'est mon épouvante de voir l'affreuse passion de Pierre. Je ne puis y répondre — je ne pourrai jamais ! Si j'acceptais d'être sa femme, dès le lendemain son k^LE ROMAN D'UN CYCLISTE ,77 malheur serait irrévocable... Je ne pourrais cacher mes impressions... je ne serais propre qu'à gâter chaque minute de sa vie... Mon sacrifice ne servi- rait pas, ou plutôt irait contre son but. C'est là tout mon secret... Il m'a été dur de vous le dire. J'espérais que vous le devineriez... Il grelottait de joie. La vie rentrait en lui comme une eau miraculeuse. Un voile parut s'enlever des choses; la nuit fut belle de jeunesse. Il s'écria : — Vous ne l'aimez pas ! — Pas ce mot-là! fit-elle avec impatience. Je l'aime infiniment... Je suis prête à tout faire pour son bonheur... Il y a seulement une chose que je ne peux point, et que je ne pourrai jamais. J'ai besoin qu'on m'aide et je n'ai personne. Lalanne est trop faible. Quand je vous ai vu à la Hestraie, j'ai eu confiance... J'ai senti un appui... Puis, tout est redevenu noir, laid, sinistre... Elle baissait la tête. Une lassitude charmante la fit s'appuyer contre la porte. Elle reprit : — J'ai cru que vous trouveriez quelque chose pour ramener ce pauvre garçon... C'était absurde et romanesque, mais je l'ai cru. Elle eut un faible sourire : — Et après tout, votre présence n'a pas été inutile, puisqu'il suffit de lui promettre votre départ pour obtenir le sien. Quand je suis revenue ■ÉMÉ178 LE ROMAN D'UN CYCLISTE ici — appelée, poursuivie — rien n'aurait pu le faire consentir à une nouvelle absence. Cette jalousie même qu'il a prise contre vous est moins néfaste que l'idée fixe qui le dévorait... Depuis votre arrivée, il souffre autant, mais ce n'est plus cette souffrance unique. Son âme est partagée... Elle répéta comme en rêve : — Son âme est partagée ! Et demeura immobile, rêveuse dans la grande lueur argentine. Philippe sentait s'élever en lui une force neuve, un dévouement doux et patient. Elle reprit : — Il n'y a pourtant rien de plus misérable que d'être l'enjeu du bonheur des autres. On ne devrait être aimé que de ceux que l'on aime... — C'est enlever toute la beauté tragique du monde! répondit Philippe... Elle ne l'entendit pas. Elle soupirait : — Mon sort a été de n'avoir jamais de choix. Jeune fille, j'ai subi la tutelle que m'imposait le testament de mon père. Je suis devenue femme pour ne pas manquer à la foi jurée par un autre. Et maintenant... Elle s'interrompit, elle revint à la réalité : — Je suis sûre que vous n'aurez plus la même répugnance à revenir ici ? — Je n'en aurai plus aucune. Une seule choseLE ROMAN D'UN CYCLISTE i79 me rendait le retour insupportable. Cette chose effacée, le désespoir même sera adouci par votre présence... — Je voudrais vous donner de l'espoir, fit-elle, véhémente. Il n'y a personne, avec Pierre, à qui je souhaite tant de bien. Mais je ne veux pas mentir. Rien n'est clair en moi. Je suis tout en- tière obscurcie par la crainte du lendemain... Je sais seulement que je désire avec ardeur vous revoir à la Hestraie... par sympathie assurément, mais aussi par une sorte de superstition... Il ne me semble pas que nous puissions nous passer de votre influence... — C'est une douceur, fit-il avec humilité... Je puis vivre sans trop de souci, tant que vous n'ai- merez pas un autre homme. La brise avait langui. Elle se tut. Le silence se propagea de feuille en feuille. On n'entendit plus que la palpitation basse de la forêt. Ils se regardaient avec une sympathie neuve; ils sen- taient entre eux de la bonté, de la droiture, une tendresse paisible et forte, indépendante de leurs sexes. — Je puis, reprit-elle, presque affirmer que je n'aimerai pas un autre homme. Cette tragédie m'a remplie de découragement et de défiance contre le sort. Je crains de n'avoir jamais la liberté de180 LE ROMAN D'UN CYCLISTE choisir et que cela demeure sur moi comme une ombre... Et s'il pouvait y avoir quelque chose comme une justice, cela ne serait pas juste, car j'ai respecté la liberté des autres, je n'ai trompé per- sonne. Mais il n'y a pas une petite bête dans cette forêt qui ne nous enseigne la cruauté et l'injus- tice. Elle parlait, fière et misérable. Ses beaux yeux s'ouvraient tout entiers à Philippe. Il vit combien il les avait mal compris, et détesta son erreur. __Et moi! s'écria-t-il, j'ai mérité ma misère. J'ai mal pensé de vous... Elle eut un rire indulgent : — Oh! c'est bien encore le hasard aveugle... Vous ne pouviez pas bien penser de moi !... Tous ceux qui m'ont vue ont d'abord pensé comme "vous... La justice, ce serait de vous aimer. Mais il faudrait pour cela une harmonie qui n'est ni dans moi... ni dans nulle chose! Un pas léger, un bruissement. Noëlle devint pâle; elle dit avec effroi : — Pierre ! Elle fit un pas en arrière; Philippe la rassura. — Ce n'est pas un pas d'homme... Dans le moment où il parlait, une forme svelte se montra sur le chemin et qui semblait porter des branches.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 181 — C'est le cerf, reprit Granvyl... Je l'avais aperçu déjà près du lac. L'animal s'avançait. Il vint jusqu'à la poterne. Dans cette nuit pure, avec cette jeune femme charmante qui caressait doucement les flancs roux du cerf, on eût dit une scène du Ramayana. — Vous êtes, dit en souriant Philippe, la reine Sita dans la forêt de l'Exil. Le cerf leva la tête, brama vers l'étendue, puis, élevant sa grande ramure, il s'enfuit à travers la futaie... Et Noëlle soupira : — Oui, dans la forêt de l'Exil. Elle baissa la tête, elle parut rêveuse. Puis : — Il faut que je rentre. J'ai votre promesse. Il la laissa partir. Il demeura longtemps encore sur le sentier pâle, dans le bercement des grands arbres. Sa tristesse avait change de nature. Elle n'était plus courroucée; elle se mêlait d'une dou- ceur de sacrifice. Et il avait presque de la pitié pour celui qu'il exécrait naguère avec tant de vio- lence.fLIVRE IV i Marceline avait ses vapeurs. Elle sentait toutes choses liguées contre elle : ses bonnes, le Bourget, le mont du Chat, ses voisins et les gens qui passaient sur la route. Et elle souhaitait avec frénésie la mort de deux chiens qui aboyaient dans une villa prochaine. — Il faut, se dit-elle, qu'on me lise quelque chose... ou qu'on me fasse de la musique... Elle avait pris dans un orphelinat une jeune personne pour lui tenir compagnie et la distraire ; elle sonna cette jeune personne, qui apparut sous les espèces d'un petit être aux cheveux en ficelles, aux yeux de pigeon et marqué, sur un visage en triangle, de grosses taches de rousseur. — Mademoiselle Héloïse, il faut me lire quelque chose... — Un roman, madame?... 184 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — On devrait, dit Marceline, envoyer tous les romanciers à l'île du Diable. C'est eux qui livrent ce malheureux pays... Bismarck ne l'ignorait point, qui les lisait assidûment.:. —r Un article de Revue... une Relation de Voyage ? — Il n'y a plus de Revues, ma fille... L'art de la revue a disparu en France depuis la mort du vieux Buloz. Et les voyageurs me font bouillir le sang par leurs impostures. Un faussaire, nommé Stanley, m'a découragée à jamais de ces fadaises. Lisez-moi les Animaux malades de la peste... L'orpheline alla prendre un La Fontaine, illustré par Grand ville, rongé par l'âge, l'usure et des champignons microscopiques. Marceline poussa un grand soupir. Elle revit l'étincelante jeune fille qui lisait dans ce La Fon- taine, et qui partait si fière à la conquête du monde et de l'amour. Elle dit avec âpreté : — S'il y a un Dieu, mademoiselle Héloïse, remerciez-le de vous avoir faite laide et terne. La laideur est bonne, elle est forte. Elle donne du goût à la vie, elle est le bouclier de la désillusion. La beauté est un instrument de meurtre. Elle nous donne l'amour de mille hommes, mais à coup sûr, mais infailliblement, elle ne peut nous faire avoir celui que nous aimons. Mademoiselle Héloïse, siLE ROMAN D'UN CYCLISTE 185 j'avais à recommencer la vie, je voudrais une figure triste comme la vôtre... L'orpheline devint pâle. Elle ne se croyait pas laide et elle espérait devenir séduisante. Crispant son pauvre visage, elle se força à ne rien répondre. — Mademoiselle, fit durement l'autre... lisez cette fable et ne déclamez point ! Héloïse lut d'une voix douce, un peu fiévreuse. Mme Davray laissa passer le discours du lion et du renard sans mot dire. Mais elle se fâcha à l'âne : — Vous lisez comme une pompe, mademoiselle... cette pompe du jardin qui jette des accents si déplorables pour donner quelques litres d'eau... La Fontaine demande du nerf et de la fermeté. Elle déclama d'une voix amère : J'ai souvenance Qu'en un pré de moines passant... Elle termina la fable et laissa retomber le livre. Elle avait peur. Il lui semblait voir aux yeux clairs de cette Héloïse une haine sournoise. Elle pensa : « Si c'était une empoisonneuse! » Et un long frisson passa sur ses vertèbres. Elle se conçut en proie aux affres de l'arsenic, la bouche pleine d'un goût d'encre, ou foudroyée par l'acide prussique, terrassée par la strychnine.iSG LE ROMAN D'UN CYCLISTE Cette vision la radoucit. Elle tourna vers l'or- pheline un visage presque affectueux : — Lisons le Lièvre et les Grenouilles. Héloïse lut : Un lièvre en son gîte songeait, Car que faire en un gîte à moins que l'on ne songe ? Dans un profond ennui ce lièvre se plongeait... Cet animal est triste, et la crainte le ronge ! « Mais c'est moi, c'est moi, le lièvre! » se dit Marceline... La Fontaine était neurasthénique... ïl n'y a qu'un neurasthénique qui ait pu écrire cette fable... — Relisons ces quatre premiers vers, mademoi- selle Héloïse... et arrêtons-nous là. Il n'y a rien de comparable. Cela ne sera jamais dépassé; c'est le chef-d'œuvre de toutes les littératures. Et elle déclamait avec religion : Cet animal est triste, et la crainte le ronge! Elle retomba dans ses souvenirs. Presque aucun ne lui était agréable. Elle estimait sa vie tout entière mauvaise, traversée de catastrophes, rava- gée par la malveillance, souillée par la calomnie. D'ailleurs, sa mémoire était pleine de lacunes. Elle ne retrouvait ni les événements, ni les dates à leur place, et, le sachant, s'en irritait. Elle songea à Philippe. C'est le seul être à quiLE ROMAN D'UN CYCLISTE 187 elle donnât quelque estime. Elle le croyait sincère et désintéressé, mais oublieux, étourdi, ingrat. Elle parla sa pensée à Héloïse : — Je n'ai fait que des ingrats. Et vous ne serez pas plus reconnaissante que les autres, mademoi- selle. Pourtant, je vous ai retirée de cet orphe- linat. Vous travaillez peu, — vous êtes bien logée, -— vous avez devant vous un prodigieux paysage... Vous croyez que tout cela vous est dû. Vous le croyez, vous dis-je! L'orpheline regarda la vieille dame avec stupé- faction. — L'ingratitude fait briller vos yeux, ce que ni la joie ni la douleur ne peuvent faire! s'écria Marceline... Et si vous osiez parler, vous me diriez que vous n'êtes pas heureuse!... Faites-moi de la musique... Héloïse se dirigea vers le piano, humble et lasse. Elle essaya doucement le clavier. — Est-ce que vous ne pourriez pas me décou- vrir un air qui s'accommode aux quatre premiers vers du Lièvre et des Grenouilles?... Héloïse réfléchit un moment, puis : — A cause du premier vers, il n'y en a pas, que je sache... Mais si madame voulait... nous pour- rions... La jeune fille hésita. Sur son visage pâle, une188 LE ROMAN D'UN CYCLISTE ardeur passa. Marceline la regarda avec mépris : — Nous pourrions, quoi? Le visage était déjà redevenu vague et rési- gné : — Rien, madame... je pensais seulement que s'il ne vous fallait qu'un air très insignifiant, je pourrais bien en trouver un... Marceline se mit à rire : — On a de l'orgueil, alors, derrière ces yeux ternes? — Non , madame , répliqua plaintivement Héloïse... Mais je suis fille de musicien... Ce n'est rien de composer des choses simples... La vieille dame fit un geste dédaigneux : — Composez, mademoiselle Héloïse... L'orpheline promena ses doigts pâles sur les touches. Elle s'arrêtait, reprenait, avec un geste dolent de la tête, et une mélodie naquit, indécise encore. Marceline l'écoutait avec méfiance... ■— Puis-je chanter maintenant, madame? — Chantez ! Héloïse chanta, d'une voix timide, un air très doux, voilé, infiniment triste : Un lièvre en son gîte songeait... Car que faire en un gîte à moins que l'on ne songe?... Dans un profond ennui ce lièvre se plongeait. Cet animal est triste, et la crainte le ronge...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 189 Elle répéta, avec une variante légère : Cet animal est triste, et la crainte le ronge. Marceline avait du goût. Elle dut convenir avec soi-même que cette petite chose était bien faite. — Cette créature est dangereuse, se dit-elle... Elle m'a caché son talent... Elle me cache autre chose ! Elle vit instantanément un complot — sa villa ouverte la nuit par Héloïse, pillée par des com- plices, elle même assassinée. Puis, tout de même, elle rit de son imagination, répétant à mi-voix : Cet animal est triste, et la crainte le ronge! Et s'écria : — Pourquoi m'avez-vous caché cela, mademoi- selle? — Je ne vous ai rien caché, madame... Je n'ai pas pensé que cela pût avoir le moindre intérêt pour vous... — Non, cela n'a aucun intérêt, reprit Marceline durement... mais l'hypocrisie en a!... Vous ne resterez pas dans cette maison ! L'orpheline regarda, ahurie, le visage fou de la neurasthénique. Elle eut froid au cœur. Elle mur- mura :IQO LE ROMAN D'UN CYCLISTE — C'est ma première place, madame. J'espère que vous ne me renverrez pas sans me donner un bon certificat... — Je dirai que vous n'êtes pas franche! — Vous ne ferez pas cela, fit plaintivement l'orpheline. Ce serait briser une existence... Mais c'était un de ces moments où Marceline devenait inaccessible à la pitié. Il lui plut de voir souffrir Héloïse : — Je ferai ce que je dois faire. Un certificat doit être loyal. Je n'ai pas le droit de tromper ceux qui vous emploieront... — Je n'ai rien fait ! s'écria la petite avec force, et c'est un véritable crime... Elle n'acheva pas. Elle éclatait en larmes. Son pauvre être demeurait affaissé, tandis que Mar- celine la considérait avec de gros yeux fous et féroces... La porte craqua, Philippe apparut. Il vit la scène : elle l'émut. Depuis son retour à Aix, il assistait au supplice de cette petite. — Tu vas encore la défendre ! s'écria Marceline en l'apercevant. C'est une menteuse... une men- teuse !... Philippe ne répondit rien. Il regarda avec une pitié presque égale la neurasthénique et l'orphe- line.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 191 — Elle a menti, reprit Marceline... elle partira d'ici sans certificat... Le petit paquet affaissé devant le piano se dressa pour dire avec véhémence : — Je n'ai pas menti!... Je n'ai pas menti, madame ! — Sortez! fit Marceline... Sortez à l'instant... La petite se leva, jeta un regard désespéré vers Philippe et se retira. — Qu'y a-t-il eu, ma tante? — C'est une intrigante ! fit Marceline avec un visage farouche. Mon instinct me dit qu'elle trahira... qu'elle volera! — Elle a fait quoi? reprit doucement le neveu. — Elle m'a caché qu'elle composait ! Philippe leva des sourcils étonnés. Marceline lui raconta pêle-mêle la scène. Granvyl en rit d'abord, puis il redevint triste, et son amour déçu se mêlait à des sentiments profonds de pitié et de miséri- corde. — Vous êtes pourtant un cœur excellent, fit-il avec douceur... Et cette enfant n'a rien à craindre de vos menaces... Pourquoi, cependant, vous ren- dre à ce point misérable et les autres par ricochet? — Petit imbécile ! Tu te rends plus malheureux que moi. Va regarder ton visage dans la glace... — Je conviens, fit lentement Granvyl, que je192 LE ROMAN D'UN CYCLISTE ne suis pas dans la sagesse. Mais vous n'en avez pas moins tort avec cette pauvre petite ! — J'ai tort! s'écria Marceline exaspérée... Serin, va! Cette pauvre petite commettra des crimes... elle volera... elle empoisonnera... Et je la ferai partir ce soir même... — Je ne crois point, répondit Philippe, que vous fassiez cela. Mais si vous la chassiez, je vous déclare qu'elle deviendrait ma protégée. Je suis sûr que c'est une créature excellente, et très fine, très distinguée, supérieure peut-être. Je veux lui faire un sort ! — Un vœu, alors! ricana Marceline. — Précisément! Je suis, comme vous l'avez dit, très malheureux, par ma faute ou non, il n'im- porte. Et ce malheur, en me rendant plus sensible à la cruauté des choses, m'a fait faire un vœu... un vœu très romanesque, ma tante : je me suis juré de secourir le premier être infortuné, et méri- tant, que je rencontrerais... Il dépendra de vous que ce soit cette pauvre fille... — Prends garde! s'écria Marceline avec ironie, qu'on vie fait le bonheur de personne, et que neuf fois sur dix on gâte une destinée précisément pour y être intervenu ! — C'est une statistique commode pour ceux qui ne veulent rien faire pour leurs semblables. Je la■■ ■■ ■■ - ..,■■■ ' LE ROMAN D'UN CYCLISTE ,„ conteste. On ne gâte pas les destinées en se con- tentant de les secourir. On ne les gâte qu'en les voulant façonner à l>image de ses propres illu- sions. - Je suis plus à plaindre que cette petite gueuse, répliqua Marceline (et ses yeux se rem- plirent de larmes)... Pourquoi ne songes-tu pas à moi? r - - Je songe à vous, reprit affectueusement Granvyl, et je ferais bien volontiers un effort si vous vouliez me dire lequel. Car de deviner ce que vous désirez, c'est l'impossible, ma tante. Marceline se tamponna les paupières. Et elle cria d'une voix plaintive : - Tout ce pays est ligué contre moi. Les four- nisseurs me refusent du lait et du beurre Le boucher me vole... L'architecte... est un coquin- Je veux que tu fasses reviser les comptes de l'ar- chitecte ! - Je m'y emploierai, dit Philippe avec résigna- tion... Est-ce tout? - Je veux que tu ailles demander au voisin de se débarrasser des affreux molosses qui aboient toute la journée et toute la nuit. Je ne goûte pas une minute de repos. Les hurlements de ces bêtes ™ tuent... Il peut bien les remplacer par des chiens muets... I f '394 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Je ferai cette démarche, ma tante... — Je voudrais aussi que tu mettes toi-même des serrures de sûreté aux portes et aux volets, des serrures que tu feras venir de Lyon. Je ne me fie à aucun homme du pays... — Volontiers! dit]Philippe. Marceline le regarda avec méfiance. Mais il ne lui était pas possible de concevoir de soupçons contre lui. Elle s'adoucit, elle murmura languis- samment : — Tu penses bien que je ne l'aurais pas ren- voyée sans un certificat convenable... Je la garde... je ne veux pas te laisser faire une bêtise... Nous dînons dans une demi-heure. J'ai invité tes amis Landa et Moranne. Elle sortit. Granvyl resta rêveur devant le grand crépuscule. Une douceur fauve errait sur le Mont du Chat; le lac était couleur de bitume; un vaste rideau noir se repliait sur les cavernes d'or fondu et les gouffres roses de l'Occident. L'herbe avait noirci; les arbres s'éteignaient tristement sur les parcs et les jardins. — Tout se répète, songea Philippe. Les mêmes automnes ont assombri des milliards de cœurs solitaires. C'est une courte légende que celle de l'humanité, et ma petite minute est son image comme une goutte d'eau est toute la pluie...jwwa—pww^aBgfflii yiiiii LE ROMAN D'UN CYCLISTE .. ,9S Puis, tel que se lève un rideau sur une scène, il vit se lever un voile dans sa mémoire. La Hestraie apparut. Il contempla Noëlle, il suivit sa silhouette au bord du vieux jardin sau- vage, près du lac, et dans les futaies. — Où est-elle? Que fait-elle? Pense-t-elle tout de même un peu à moi?... Vénus se dégagea étincelante de la nuée. Les vapeurs la rendaient tremblante et la prolon- geaient dans une sorte de halo. — Il fut doux pourtant de croire ces astres si proches, et intéressés à notre sort, se dit-il encore... Le monde était étrangement peuplé pour un polythéiste à l'âme ardente, alors que les étoiles semblaient toucher le sommet des montagnes et se coucher dans l'Archipel ou la mer de Sicile ! La Hestraie reparut. Philippe se sentit dis- soudre dans une extase triste. Il prit dans sa poche une lettre de Noëlle et une verveine séchée; il les pressa ardemment contre son cœur. — Oh! terre... hasard... forces inconnues... donnez-la-moi... et j'aurai communié avec toute la nature... La porte s'ouvrit. Il passa un grand rayon de lumière jaune; Granvyl aperçut les silhouettes de Landa et de Moranne. — Notre soirée d'adieu, fit Landa après les196 LE ROMAN D'UN CYCLISTE préliminaires. Nous filons après-demain pour Monte Carlo —j'irai peut-être jusqu'à Tunis. La vie est devenue misérable ici. Nous ne sommes plus que quelques bergers pour des centaines de brebis rhumatisantes. C'est étonnant ce que les femmes augmentent sur cette boule ! — J'ai un mot pour vous, Granvyl... dit Moranne à mi-voix. Je vous dirai tantôt... Landa pérorait : — L'univers finira par être peuplé de veuves. Insensé ce qu'il y a de veuves dans les piscines... Y en a plus que pour elles. Marceline vint interrompre la causerie. Elle avait invité Landa par une sorte de bravade, et, à la lueur de la grosse lampe disposée sur le balcon, elle regardait l'ivrogne avec un mélange de terreur et de menace. Les derniers mots de Landa lui étaient parvenus, et elle était sûre qu'il ne les avait dits qu'à son intention. — Je suis de ces veuves, monsieur! fit-elle avec un rire nerveux. — Et je vous félicite, madame. Il n'y a pas de situation plus admirable. Comme je le disais, la terre finira par être peuplée de veuves. La veuve est un être complet. Elle suffit à tout. Elle seule peut nous débarrasser de ce surcroît de mâles qui affadit nos sociétés...LE ROMAN D'UN CYCLISTE ig? Avec ses gros yeux à demi sortis des orbites, il hypnotisait Marceline. Elle ne trouvait pas un mot à lui répondre. Elle dit seulement : — A table, messieurs. Et prit le bras du monstre. Tandis qu'ils passaient dans la salle à manger, Moranne dit à Philippe : — Mme d'Ombreuse est à Chambéry. J'ai ren- contré Lalanne. Il m'a prié de vous dire qu'il serait demain soir au Casino, vers onze heures. Le ton de Moranne était ironique et jaloux : — Vous ne pouviez échapper... J'ai vu dès le premier soir que vous marchiez à la torture. Et, pas plus que moi, j'en suis sûr, vous n'oseriez accuser cette femme... Elle porte la fatalité avec elle... La vie de son mari a été une horrible tor- ture... Tous ceux qui l'approcheront ne seront plus aptes à la joie, ni, souvent, à la vie... Et c'est peut-être le sens réel de ses yeux terribles. Ils ont l'air de marquer une volupté cruelle, mais ils marquent, en réalité, le Péril... Ce n'est pas en vain que l'Humanité, depuis ses origines, assigne un sort néfaste à des créatures innocentes. Ils étaient assis devant la table nappée de rouge qu'éclairaient de très petites lampes d'argent. Un succulent potage à la Masséna fumait dans la sou- pière,198 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Etes-vous fée, madame? dit Landa... Ce potage est mon grand flirt ! Marceline daigna sourire : elle avait la fierté de sa table et surveillait tous les plats à la cuisine. Landa lui parut moins redoutable. Mais elle jeta un regard farouche à l'orpheline reléguée dans la pénombre, sur une chaise d'osier, en signe de ser- vitude. Philippe, agité par la communication de Mo- ranne, touchait à peine au savoureux potage. Il voyait, comme dans une hallucination, la soirée du lendemain. Et cela le rendait plus sensible au visage pâle, encore raviné par les larmes, d'Hé- loïse. Son cœur bondissait pour la jeune fille d'une pitié étrange — comme si quelque chose de sa vie tenait à elle. Il vint une carpe à la Ferrare qui obtint l'éloge de Landa. — C'est, dit-il, malgré la prétention des cuisi- niers chic, une des six ou sept carpes qu'il m»a été donné, durant quarante-cinq printemps, de savourer sans découvrir le plus léger goût de fange... —. Je me suis trompée sur le compte de cet homme, pensa Marceline. Et elle commença à se méfier de Moranne, par compensation.LE ROMAN D'UN CYCLISTE I99 — La carpe, reprit Landa, est une bête privi- légiée. Je tiens pour authentiques la plupart des récits qu'on nous a faits sur sa longévité... Ils sont bien au-dessous de la réalité, car on a trouvé, en Perse, des carpes pesant deux cent cinquante kilos et qui ne pouvaient avoir moins de mille ans d'âge... Dans le fait, la carpe est immortelle, étant cartilagineuse; elle peut croître indéfiniment, pour une raison analogue à celle qui donne les mêmes prérogatives à notre amie la langouste. Celle-ci est plus que cartilagineuse, puisqu'elle jette son armure et s'en fabrique une autre comme nous faisons de nos vêtements. Une belle langouste — une langouste de grand dîner doit avoir son petit siècle d'existence... Et le problème de l'im- mortalité pour l'homme n'est peut-être pas si chi- mérique. Pourquoi quelque biologiste ne nous donnerait-il pas le moyen de cartilaginer assez notre squelette pour nous mettre à l'abri de l'âge ? — Quelle odieuse perspective! s'écria Moranne. Il faudrait occire l'inventeur avant qu'il ait pu écrire sa formule! Voyez-vous l'extraordinaire lâ- cheté, le trac épouvantable du genre humain ainsi cartilaginé (selon votre élégante expression), de- vant la mort subite, qui nous trouve passablement résignés aujourd'hui parce que nous nous disons que, après tout, nul n'en a pour longtemps! Mais 200 LE ROMAN D'UN CYCLISTE savoir qu'on a deux mille, trois mille ans devant soi, et se dire qu'on peut tomber victime d'un coup, d'une chute, d'une piqûre, d'un empoison- nement, c'est à ne plus oser faire un pas sur la planète !... Il parut un Chateaubriand à la moelle, puis un suprême de mauviettes. Marceline était rede- venue sombre, agacée par le silence de Philippe. Et elle rudoyait Héloïse. Heureusement Landa, échauffé par les vins, et peu sensitif par nature, ne laissait pas vides les intervalles de la causerie. Il avait une imagination fertile, d'ailleurs inégale, tantôt plein de verve ou de fantaisie, tantôt commun à plaisir, mais presque toujours agréable par la bonhomie rude, par l'inflexion, par les jeux de physionomie. — Les Hauteroche repassent par Aix, retour d'une pointe à Florence, dit-il brusquement. Le général en est, cette fois. — Et le fiancé ? demanda Moranne. — Et le fiancé. Philippe se sentit un petit élancement au cœur. Sans Vautre, n'est-ce pas cette fille délicieuse qui aurait clos sa jeunesse? — Quel fiancé? dit-il. Landa repartit : — Un Canadien millionnaire — mais million-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 201 naire en livres sterling... Neuf cent mille francs de rente. Elle sera heureuse... J'ai vu l'homme — il est calme et actif — il aime le monde, le voyage, les villégiatures chic... L'idéal de Marthe... — C'est une perruche ! fit durement Marceline. — Ce n'est pas mon avis, reprit Landa. C'est une fille charmante, un objet de luxe fragile. J'accorde qu'elle tiendrait mal compagnie à un solitaire et à un pauvre. Mais elle doit faire une épouse exquise pour l'homme qui partage ses goûts et les peut satisfaire. Elle sera loyale, elle ne trompera pas — et à défaut d'amour, elle n'est point dépourvue de tendresse. — C'est une perruche, répéta Marceline, en se levant pour passer au salon. — Une simple œuvre d'art, madame, s'écria Landa. Le café était servi dans de petites coupes per- sanes incrustées de turquoises. Le soir entrait, tiède comme un soir d'août, parles grandes portes- fenêtres du salon ouvertes sur le silence des cam- pagnes. On apercevait la lueur d'Aix dans les va- peurs de la vallée; un train passait lointain avec le bruit d'un gros insecte, et le Mont du Chat■n mmm 202 LE ROMAN D'UN CYCLISTE l( dessinait une masse plombée sur un ciel blanchâ- tre, piqué d'étoiles dans ses déchirures. — Et dire, s'écria Moranne, qu'aucun de nous ne goûte ce divin spectacle avec une âme tran- quille ! Nous transportons sur toutes choses une agitation misérable... Nous savons que cela est doux, puissant, consolateur, et il nous est impos- sible d'en jouir. Nous ne sommes vraiment que des appareils de déformation! — Tout est encore gâté, dit Philippe, par cette idée funeste que nous nommons le bonheur. Nous avons perpétuellement le sens que nous le détrui- sons, alors qu'il faudrait simplement suivre nos désirs et les oublier après l'exaucement. — Moi, fit Landa, à part ce mauvais moment du lever où j'ai une barre sur l'estomac et des lancettes dans le cerveau, je goûte pourtant la joie de vivre... L'orpheline, ayant passé le café, offrait de la chartreuse, du cognac, du curaçao. Marceline lui jetait des monosyllabes impatients, et Philippe, apitoyé, demanda : — Mademoiselle Héloïse ne pourrait-elle pas nous faire un peu de musique?... — Elle n'est bonne qu'à ça ! fit la vieille dame. Faites de la musique, mademoiselle ! L'orpheline se dirigea vers le piano. Elle étaitLE ROMAN D'UN CYCLISTE 203 plus pâle, plus triste encore que d'habitude. Ses mains frêles descendaient sur le clavier comme des oiseaux mourants. Et l'harmonie s'éleva plain- tive, soupirante, pleine d'un mystère tragique. Elle saisit Philippe jusqu'aux larmes. Il parut que sa propre âme vibrât dans la pathétique dou- leur des vieux maîtres. L'œil fixé sur l'orpheline misérable, ce qu'il avait dit à Marceline lui revint avec une sorte de mysticité. Il se sentit contraint de veiller sur le bonheur de la pauvre fille. Moranne s'écria : — On peut jouer autrement, et avec perfection, mais à coup sûr Beethoven serait ravi de cette plainte si douce... Marceline haussa les épaules, outrée. Elle donna pourtant l'ordre de jouer encore. La petite choisit cette musique d'agonie où Beethoven, peu de temps avant sa mort, exhala toute l'horreur de son âme profonde. Dans le grand choc de son émotion, Granvyl unit le sort de l'orpheline à celui de Mme d'Om- breuse. Ce n'était pas une chimère. Il avait un jour entendu regretter par Noëlle de n'avoir pu découvrir une compagne qui fût musicienne de race. Il ne s'en trouverait à coup sûr pas de plus musicienne que cette petite Héloïse... Vers dix heures, Landa et Moranne se retiré-204 LE ROMAN D'UN CYCLISTE rent. Philippe les accompagna sur la route des côtes, et Marceline se coucha après avoir jeté quelques paroles ironiques et dures à l'orpheline. La jeune fille, malgré que cela lui fût défendu, resta dans le grand salon. Elle avait éteint les lampes et les bougies; elle n'avait pas le courage de monter dans sa chambre. Son âme était triste jusqu'à la mort, et, en vérité, elle était lasse de vivre. Toute son affreuse jeunesse passait au ras de son âme. Elle ne se souvint pas d'une seule tendresse. Son père même, qu'elle avait passion- nément aimé, homme de talent et peut-être de génie, avait été indifférent, fantasque, sans ca- resse, sans douceur. Orpheline, nul ne s'était occupé de sa petite personne chétive. On l'avait jetée dans un refuge noir, humide, fétide, où des femmes grossières lui distribuaient des repas igno- bles et des besognes répugnantes. Là, point d'autre consolation qu'un vieux piano qu'elle accordait elle- même. Un long rêve lugubre, l'univers fermé sur des collines noires et derrière des marécages, de rares et mélancoliques promenades aux abords d'une forêt, sur une ancienne route royale effon- drée. Au sortir de ce bagne, la dure et folle Mme Davray, l'épouvante d'être jetée dans leLE ROMAN D'UN CYCLISTE 20S monde, au hasard, comme un chien vagabond... Elle avait cependant, et elle le savait, une âme fine, nombreuse, une intelligence rapide, et elle ne demandait qu'un peu de sympathie aux êtres, un rayon de la fraternité universelle... Mais elle n'espérait plus. Elle avait sur elle l'espèce d'ab- jection innocente des parias. Personne ne vien- drait à son aide. Elle ne connaîtrait de la famille humaine que l'autorité âpre, la menace, l'antipa- thie. Et se souvenant des paroles de Mme Davray, son cœur creva, elle fondit en larmes... Elle pleura longtemps, frissonnante, sanglotante, devant la nuit nuageuse. — J'aime mieux mourir... mieux mourir ! Et elle n'entendit pas que la porte s'était ou- verte; elle ne vit pas que Philippe s'était avancé jusqu'auprès d'elle. Il la regardait à la lueur du croissant rouge, fu- meux, qui allait disparaître derrière le Mont du Chat. Il n'avait jamais ressenti une telle compas- sion. Il semblait que toute la douleur des sacrifiés s'élevât de cette pauvre fille. — Ne puis-je pas vous venir en aide? dit-il tout bas. Elle se leva d'un bond, saisie, elle jeta sur Phi- lippe un regard de suprême détresse. Il répéta ses paroles, il ajouta : 2o6 LE ROMAN D'UN CYCLISTE i — Ne voulez-vous pas me dire ce que je puis faire?... Elle murmura, bouleversée : — Je vous demande pardon... je ne vous avais pas entendu... H lui prit la main; il la sentit tressaillir comme une bestiole craintive. — Ayez confiance en moi... dites-moi ce que vous désirez ! Elle eut un élan d'espoir, de courage : — Je voudrais ne pas me sentir si seule au monde. — Vous n'êtes plus seule, fit-il avec chaleur. En vérité, vous n'êtes plus seule. Je veux vous retirer de cette maison et vous placer parmi des êtres bienveillants, et qui, peut-être, vous aime- ront. La jeune fille poussa un soupir de joie. Elle n'avait rien entendu de si doux. Ce fut comme cette lumière que le sauvage attend au fond d'une forêt Carnivore, l'étincelante délivrance de l'aube. Elle se jeta sur la main de Philippe et la baisa éperdument. Lui, gêné de cette allégresse, reprit avec mélancolie : — Allez dormir, maintenant... Et ne croyez pas que je vous aie rien promis à la légère.LE ROMAN D'UN CYCLISTE 207 Il resta seul devant la nuit orageuse. Le crois- sant avait disparu derrière le Mont du Chat. Des éclairs pâles traversaient la nuée. Il avait l'âme très douce et beaucoup moins chagrine. Il savait bien qu'il ne lui serait pas compté d'avoir secouru cette pauvre fille, mais c'était tout de même un allégement à sa peine. Il sentit croître en lui un motif de vivre qu'il avait méconnu dans les agitations de la vanité et de la passion. Et il résolut de remplacer le travail, devenu inutile, par des œuvres pareilles à celle qu'il ve- nait d'entreprendre.■IMtapmrtMMM MM Rkwal Mi II Philippe s'était rendu au Casino de bonne heure. L'endroit devenait mélancolique. A peine une table occupée dans le salon des jeux, de rares visiteurs errant comme des ombres. Il revit avec intensité cette soirée magique où Marthe et Noëlle lui étaient apparues comme le symbole de toute la beauté humaine... — J'aime ce moment, s'écriait Landa. La petite ville trépidante prend de la grandeur. Les hôtels vides sont sinistres. Les rues sont aigres. C'est une nécropole. On peut se figurer un cataclysme : éruption, guerre ou famine, qui aurait soudain dé- peuplé le pays... un Pompéi des familles. — Ce n'est que laid, grommela Moranne,... d'une laideur froide et moisie. On sent une odeur d'exploitation sale, une odeur de fête bourgeoise éventée... Tout le pays garde une souillure, commeI HHHHi LE ROMAN D'UN CYCLISTE 209 ces maisons où les tentures graisseuses fleurent la soupe, l'oignon, l'eau de vaisselle... — Les Hauteroche ! Philippe s'émut. Il vit s'avancer Mme Haute- roche, le général et Marthe avec un jeune homme roide, rasé jusqu'à la moustache. Il salua, il ne put s'empêcher de suivre le couple du regard. — Oui, regardez, dit Landa... Un pas de plus, vous tombiez dans ce gouffre charmant... — Il n'aurait pas ces joues creuses, interrompit Moranne. Si j'avais eu cent mille livres de rente, je n'aurais pas reculé... Cette jeune fille répand une lumière de bonheur... — Pour vous, peut-être, reprit Landa. Mais pas pour Granvyl... — Bonjour, Lalanne! Lalanne s'avançait avec peine, les yeux plus lourds, la respiration plus sifflante. Il aborda Phi- lippe d'un air chagrin et, après quelques paroles, il l'attira dans un coin du salon des jeux. — Eh bien! dit Granvyl... Comment va? — Mal. Je suis fatigué et soucieux. Noëlle n'en peut plus. Elle est affaiblie, malade... Il faut en finir... Il baissa la tête, avec un long souffle, et reprit d'une voix pâteuse : — Nous sommes en voyage depuis quelques «4LE ROMAN D'UN CYCLISTE I jours... J'ai voulu lui faire fuir l'atmosphère éner- vante de la Hestraie. Elle s'y consumait. Et j'au- rais réussi. Mais l'autre est venu se jeter au tra- vers... — Pierre? s'écria Granvyl. Et la haine s'éleva dans son cœur comme une tempête. Par un étrange renversement psychique, toute la jalousie qu'il croyait éteinte depuis l'en- trevue nocturne avec Noëlle rugit du fond de son âme. Il s'emplit d'épouvante. —- Il nous suit partout, reprit le vieux homme. Et le voyage devient ainsi pire que la solitude au Morvan. C'est des jours atroces. Je n'ai jamais imaginé cette tyrannie extraordinaire d'un être sur un autre, jamais mieux compris ce que peut une volonté sur une volonté. C'est l'impression de la poursuite d'un fauve, contre lequel il n'y a pas plus de protection qu'au fond d'une forêt vierge. Il s'arrêta, rêveur, et reprit du souffle : — Véritablement, cher monsieur Granvyl, l'a- mour est une chose bien sauvage dans notre civili- sation : du sang, de la terreur, de la cruauté. Je n'ai pu réussir à le comprendre; sa férocité m'est demeurée étrangère, et, sans doute, nos neveux ignoreront cette maladie frénétique : elle dispa- raîtra avec la guerre... Pardonnez-moi cette di-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 211 gression. Je voulais vous dire que nous allons retourner à la Hestraie, et que, si vous avez une affection véritable pour Noëlle, vous devriez vous fixer pour quelque temps à Planchez, à Montsauche ou à Quarré-les-Tombes... Philippe ne répondit pas tout de suite. L'agita- tion de son cœur se calmait. Il éprouvait une joie aiguë, mais pleine de craintes, à l'idée de retourner là-bas et de se sentir près d'elle. Il dit : — Je ferai ce que vous voudrez. Je le ferai avec un plaisir passionné, car je suis, mon cher mon- sieur Lalanne, atteint du mal sous sa forme la plus sauvage... — Je le sais, soupira le vieil homme. C'est le sort de ma pauvre Noëlle : l'amour prend autour d'elle une forme désespérée... Son mari est mort de jalousie, et d'une jalousie abstraite, sans motif... Ce Pierre la chasse comme les bêtes épouvantables de l'épopée hindoue... Et vous-même!... Mais vous êtes le seul que je ne redoute pas. Si vous l'épou- siez, vous sauriez du moins la comprendre. Suivez- nous au Morvan ! — J'irai! repartit Philippe... Et je voudrais à mon tour vous demander quelque chose — j'y suis encouragé par un propos de Mme d'Ombreuse. Je protège une jeune fille, une orpheline, qui est une musicienne parfaite, du goût le plus sûr, le plus2i2 LE ROMAN D'UN CYCLISTE délicat. C'est une nature douce. Ne croyez-vous pas qu'elle serait une compagne pour les heures de solitude à la Hestraie?... — C'est fait, dit Lalanne. Envoyez-la dès que vous voudrez. La musique est, vous le savez, un besoin profond pour Noëlle, et ce sera encore un moyen d'éloigner Pierre. — Ne verrai-je pas Mme d'Ombreuse? Lalanne fit un geste d'effroi : — Il s'en faut d'une semaine que vous puissiez la revoir.,. Si vous l'essayiez maintenant, elle au- rait l'air de manquer à une promesse faite, et comme l'autre ne pourrait l'ignorer, ce serait des complications infinies. — J'attendrai. Le vieillard tira sa montre : — Je n'ai que le temps d'arriver à mon train... Philippe reprit à bicyclette le chemin de la villa. Le temps était couvert, incertain, la lumière des rares lanternes voilée d'un peu de brume. Granvyl poussait distraitement sa machine, perdu dans son rêve. Il vint jusqu'au torrent : l'eau farouche je- tait une phosphorescence ; son grand cri retentis- sait solitaire : les insectes de l'été étaient morts ou engourdis... Soudain, une ombre dressée, une voix basse, impérative :LE ROMAN D'UN CYCLISTE !I3 — Monsieur Granvyl ! Philippe s'arrêta. Le grand corps de Pierre Livry s'avançait sur la route. Ils restèrent une longue minute immobiles à s'épier. — Que voulez-vous encore? fit Granvyl d'un ton rude... Ce sera la dernière fois que j'admet- trai votre présence sur mon chemin. — Ce sera la dernière fois, murmura l'autre, que je paraîtrai sur votre route, pour vous avertir... Vous avez vu Lalanne ce soir? — Eh bien ? — Je ne veux plus que vous approchiez de ma- dame d'Ombreuse... Je sais, d'ailleurs, qu'elle ne vous recevra pas avant une semaine. Mais après cette semaine, si vous lui faites visite, c'est votre vie que vous jouerez contre la mienne. Sa voix se troubla, elle devint presque humble : — Je vous supplie de ne pas le faire! Je vous en supplie en son nom... Jamais elle ne sera à vous, sachant que je ne le veux pas, et un duel avec moi vous rendrait odieux... — Elle est bien plus loin encore d'être à vous, s'écria Philippe avec emportement... Elle sait qu'il ne peut naître d'une telle union que du malheur pour vous et pour elle... Je ne puis, ni ne dois, ni ne veux reculer devant une violence odieuse et lâche, après tout, autant que méprisable!BHO 214 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Votre mépris, vos injures mêmes, me laissent indifférent. Vous êtes l'obstacle : et c'est une question de vie ou de mort. Vous choisirez. Je me doute bien que vous choisirez la lutte... et, quoi que vous en disiez, c'est par conscience que je me suis trouvé ce soir sur votre route... — La conscience d'un bandit. Pierre fit un cri sauvage ; sa main s'éleva contre Granvyl, mais elle ne s'abaissa point. L'autre se mit à rire, sardonique : — Vous le gardez... pour la semaine prochaine? — Oui, je garde, pour la semaine prochaine, votre mort ou la mienne. Il disparut dans la nuit. Philippe demeurait immobile devant le torrent. Il se souvenait de ce soir où il trouvait, dans cette clameur énergique, une sorte de protestation. Il se répétait : « Un duel avec moi vous rendrait odieux. » Et il ne pouvait éviter le duel. Aucune autre issue ne lui était offerte, que le renoncement ou cette chose brutale... Le souffle de la fatalité passa sur son âme et la rendit plus tranquille. — C'est mieux ainsi! se dit-il... Ce qui doit advenir, c'est lui qui l'aura voulu... C'est la guerre primitive : nous nous disputons cette femme comme deux guerriers des cavernes... Il écouta encore la voix fraîche du torrent. ElleLE ROMAN D'UN CYCLISTE 215 répondait bien à son âme, comme elle inquiète et forcenée. Puis, sceptique : — Oui, mais quand nous nous la serons disputée, elle restera libre... Du moins, le guerrier triom- phant emportait l'esclave convoitée... Il rentra; il sentit qu'il ne pouvait dormir. Ses nerfs semblaient tranquilles, mais son cerveau s'emplissait d'une abondance d'images et de sou- venirs. — Et après tout, se dit-il en allumant un ci- gare... c'est ici une date importante dans cette petite histoire qui, pour moi, est l'histoire du monde. Pourquoi cet exalté ne me tuerait-il point? Il est robuste, agile et, je crois bien, adroit. Et je n'ai point de goût à la mort. La vie peut bien être triste et pleine de choses misérables, mais je ne voudrais pas mourir encore ! Ces mots l'emplirent d'une petite émotion. Son cœur se resserra. Il aperçut Philippe Granvyl étendu sanglant sur la mousse d'une clairière ou l'herbe d'un jardin, et cette vision l'angoissa. Il s'environna de fumée, il marcha le long de la chambre. — Bien sauvage, tout de même — et humiliantwmmmm 216 LE ROMAN D'UN CYCLISTE d'avoir son sort guidé par ce brutal jeune homme... En vérité, le vieux Lalanne a raison, l'amour nous replace dans la forêt... Il jeta un long regard sur sa vie passée, assis de- vant la fenêtre ouverte, dans le nuage odorant du havane : — J'en ai jusqu'à l'aube. Mieux vaut faire quel- que chose... Mon testament? Il rit, amer : — Et pourquoi pas? Il faudra tout de même le faire avant d'en découdre. Autant ici, où j'ai toute facilité, que dans une chambre d'hôtel morvan- daise, dans une agitation que je n'éviterai pas plus qu'un autre, pendant la... veillée des armes! Il ouvrit un tiroir de son bureau, trouva du pa- pier timbré, songea aux pauvres de sa famille, à la petite orpheline, à quelques œuvres de charité, et fit le brouillon de son testament, qu'il recopia d'une écriture nette. Ensuite, il écrivit deux lettres, pour être remises en cas d'accident, l'une à Mme d'Om- breuse, l'autre à Marceline. Quand tout cela fut fait, il se sentit calme, un peu las, et comprit qu'il pourrait dormir. Il se jeta sur son lit en rêvas- sant : — J'aimerais assez bien que Landa pût aller quelques jours dans le Morvan... Et s'endormit.III Après le déjeuner, Marceline remarqua que Phi- lippe était plus pâle, les yeux creux. Elle le con- sidéra avec inquiétude : — Qu'as-tu fait hier soir? Il t'est arrivé quelque chose. As-tu joué? Il répondit avec un sourire mélancolique : — Je n'ai pas joué... Mais la vie m'est plus insupportable... Il est probable, ma tante, que je vais voyager très loin... Elle ne s'étonna point, accoutumée aux singu- larités de Granvyl, et sujette elle-même aux réso- lutions extrêmes. Mais elle s'irrita : —r Tu es une misérable créature, Philippe... plus bête dans la pratique de la vie que le dernier des paysans... — Mauvaise comparaison, ma tante... il n'y a rien de supérieur à un paysan pour cette pratique- 2l8 LE ROMAN D'UN CYCLISTE là... Toutefois, vous n'avez pas tort. Ma vie n'est pas très adroitement arrangée... — Tu n'auras pas de plus beau paysage que celui-ci, dit-elle en étendant le bras vers le Bour- get... C'est le mois où il atteint à la perfection... Qu'iras-tu chercher ailleurs?... — L'agitation, fit-il d'un air chagrin. Je me ronge... Enfin, c'est presque résolu... Ne me con- trariez pas... J'ai cela de votre caractère qu'on me fait aimer tout ce qu'on cherche à me faire dé- tester... Elle se tut, tout à coup pleine d'attendrissement. Ses gros yeux se couvrirent d'eau. Il profita de ce trouble, et d'une voix caressante : — Accordez-moi une faveur, mais accordez-la- moi sans restriction... C'est peu de chose. Elle fit signe de la tête qu'elle l'accordait. — Eh bien! dit-il... laissez partir cette petite Héloïse. Je lui ai trouvé quelque chose. Vous êtes la meilleure des créatures, au fond, mais pour cette pauvre fille vous êtes trop nerveuse. Quand vous le voudriez, vous ne pourriez vous empê- cher de la rendre misérable... Elle se leva, en fureur : — Tu m'as prise en traître... — Non, matante, en douceur seulement... vous avez promis de ne pas récriminer...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 219 Elle se tut, boudeuse. Elle contempla longtemps son paysage. Puis, se retournant vers Philippe, avec résignation : ■— Ne fais tout de même pas ce voyage trop long... Je m'ennuie si fort après toi... Elle pleurait; il l'embrassa tendrement. Elle se sauva dans sa chambre, au moment où Héloïse en- trait. — Voulez-vous me jouer la Création, mademoi- selle? La divine musique s'élança par l'espace. Elle dit le grand voyage des choses — l'inquiète nature — les atomes épars qui se cherchent pour ÊTRE -— l'homme , crescendo de toute la souffrance éparse, centre des désirs, fièvre de la terre plain- tive. Les destinées s'éparpillèrent dans la magie des rythmes — les hasards s'organisèrent — et Philippe se reconnut lui-même, plein d'attente, d'angoisse et d'amour parmi les harmonies frémis- santes. L'hymne mourut. Tous deux restèrent long- temps pensifs : lui, plein d'un feu sombre; elle, craintive et affaissée. Il dit : — Mademoiselle, vous partirez aujourd'hui même. On vous attend à Chambéry. Je ne vous impose pas la personne dont vous serez la compa- ^^_^^^^^^^^____^^_^^^_mmm % I 220 LE ROMAN D'UN CYCLISTE m gne... Si vous n'êtes pas heureuse, nous cherche- rons ailleurs... jusqu'à ce que vous vous trouviez bien... ; Elle s'était redressée; elle levait des yeux bril- lants d'espérance. - Voulez-vous, dit-il, faire quelque chose pour moi ? Elle le regarda avec surprise. — Vous me garderez une lettre. Si je ne vous l'ai pas redemandée le vendredi de la semaine pro- chaine, avant midi, vous la remettrez à la personne avec qui vous allez vivre... De toute manière, vous resterez donc au moins huit jours chez elle... Ah! vous partirez pour le Morvan... Vous ne détestez pas la campagne ? — Je préfère la campagne, fit-elle d'une voix tremblante. Et puis, maintenant, je trouverai la vie bonne... C'est d'être sans aucune sympathie qui m'accablait... Il lui serra la main en silence. Et il lui fut doux d'avoir assuré cette humble petite vie. -\< LIVRE V Landa avait entraîné Philippe à une battue au sanglier. Un solitaire rapinait dans le district de Montsauche, et quelques chasseurs s'étaient asso- ciés à des paysans pour le détruire. C'était un matin sec et dru. Le vent s'élevait avec des cris de guerre; les feuilles fuyaient comme une armée vaincue. Et Landa questionnait le bû- cheron qui lui servait de guide, vieux Morvandais sec comme une trique, aux yeux de sansonnet, ronds, vifs, sans sclérotique. Le vieux avait vu la bête. Il peignit un monstre : — Il a une tête grosse comme un viau, avec des petits yeux rouges comme braise, des défenses comme la moitié de mon bras, et grand comme une vache et qui court comme un chevau... Il est pas du pays. Il est venu comme ça! n222 LE ROMAN D'UN CYCLISTE On entendit la clameur des chiens, des trompes et des hommes. — On l'invite! fit le bûcheron avec un sou- rire. Il devança les Parisiens. Landa dit : — J'espère bien qu'ils vont le manquer! Car il n'assistait à la battue que par sympathie pour le sanglier, étant de ceux qui souhaitent tou- jours la victoire de l'animal sur l'homme. Rien ne lui plaisait autant que de voir le cerf dépister la meute, le taureau occire le toréador, la ruse du loup défier la ruse du chasseur. Il écouta un moment le bruit des voix et des instruments. — Quelle bête sordide que l'homme! fit-il. Un pays qui nourrit quarante millions d'hommes ne peut se décider à garder quelques millions de beaux fauves... Il serait si facile de cultiver le cerf, le sanglier, l'ours, le loup!... Les clameurs s'enflèrent, puis on n'entendit plus que l'aboiement des chiens. — Il est sorti! vint dire le bûcheron... Et j'crois ben qu'il arrive de notre côté. — Aïe! fit Landa avec un sourire... Ça ne serait pourtant pas juste s'il éventrait son ami! Effectivement, les abois se rapprochaient. Les trois hommes s'arrêtèrent. Landa regardait, d'unLE ROMAN D'UN CYCLISTE 223 air tranquille, dans la profondeur du bois; Phi- lippe rêvassait. Le vieux demanda, nerveux : — C'est-y que vous tirez bien? — Je tire très bien, fit Landa... mais pas sur les sangliers. Si je tirais sur les sangliers, je serais aussi sûr de rater que si je tirais d'ici sur le Pre- neley... Le vieux lui jeta un regard de surprise : — Et pourquoi donc? C'est pas difficile à tirer le sanglier. — Les sangliers m'ont jeté un sort, fit grave- ment Landa... Je tirerais plutôt sur les chiens ou sur les hommes... Le vieux secoua la tête, mais il n'osa montrer son mécontentement. Cependant, les abois s'étaient encore rapprochés. Un froissement de branches se mêlait aux ru- meurs du vent. — Eh! mon Jésus! Eh! le v'ià! s'écria le bû cheron en se cachant derrière un gros hêtre. — C'est, ma foi, vrai, dit Landa. Et c'est une belle bête. Une masse grise avait paru, tête énorme, gros- ses défenses jaunes, corps épais couvert d'une fourrure qui semblait en métal. Cette masse s'élan- çait d'un galop rapide. Elle vint droit vers le groupe des trois hommes. I224 LE ROMAN D'UN CYCLISTE n — Ah ben, petit père, murmura Landa... ça pourrait mal finir. La bête était proche; quelques bonds encore, et elle passait tout près de Landa. Elle se perdit dans un massif épais. — Ça y a pas été d'un cheveu que vous étiez embroché ! dit le bûcheron en sortant de derrière son arbre... Y perdra rien... Y va rencontrer mon- sieur Richard, le meilleur tireur du pays! Des chiens débouchèrent, qui disparurent à leur tour dans le massif. Une minute plus tard on entendait, successive- ment, une demi-douzaine de coups de fusil. — C'est monsieur Richard et ses amis, fit le bû- cheron. Y doit être cuit! — Allons voir, s'écria Landa, vivement inté- ressé, et s'élançant vers le massif. — Je n'en ai point envie, dit Philippe... Je vais attendre ici ! D'autres chiens, des hommes avaient passé. La rumeur des voix et des instruments se mit à dé- croître. Philippe resta seul. Il tomba dans une rêverie profonde. A peine s'il pensait. Une grande douceur douloureuse pesait sur lui. Il percevait confusément la vaste présence de la forêt, leLE ROMAN D'UN CYCLISTE 225 souffle du vent, la mourante automne; il était comme une plante nerveuse qui sentirait tomber ses feuilles. Il finit par redresser la tête. Un pas froissait le sol. Il ne fut pas étonné de voir Pierre Livry : — Vous êtes bien romantique, cher monsieur... C'est toujours au fond des bois ou sur les routes désertes que vous recherchez ma conversation. Est-ce encore votre conscience qui vous tour- mente? — Je me suis fait un devoir de cette démarche dernière. — Votre façon de me disputer Mme d'Ombreuse vaut tout juste l'embuscade à la corne d'un bois. Vous êtes une manière d'assassin, monsieur Li- vry... Voulez-vous aussi le choix des armes? Pierre était devenu très pâle. Mais, aux derniers mots de Philippe, il haussa les épaules : — Risquer sa vie contre celle du prochain, en combat loyal, ça s'appelle tout simplement un duel. — Lorsque ce n'est pas prémédité ! Ou du moins lorsque la préméditation n'est pas la suite d'une injure... Mais vous avez résolu — et avec quelle obstination — de vous débarrasser de moi coûte que coûte. C'est en cela que vous êtes un bandit! Ceci dit, pour mon plaisir et par justice, le combat *226 LE ROMAN D'UN CYCLISTE est inévitable, quand bien même vous ne le vou- driez plus. Il détacha son gant, le jeta vers la face de Livry : — Voilà qui vous délivre d'incertitude... C'est moi qui attendrai vos témoins... Pierre n'avait pas fait un geste. Il se contenta de dire, avec beaucoup de calme : — Je ne veux pas accepter le choix des armes... — Rassurez-vous ! repartit Philippe, d'une voix mordante. Je suis également fort à l'épée et au pistolet... Ma vie sera bien défendue! — Ah! s'écria Livry avec un frémissement de fureur qui ramena le sang à sa figure pâlie... Cela m'est égal. Quant à votre rhétorique, j'en fais le cas qu'en pourrait faire un taureau qui en attaque un autre !... Il salua et tourna les talons. ■—C'est une belle brute! pensa Philippe... Et j'aimerais autant, après tout, ne pas le tuer... Il eut un rire silencieux et plein d'amertume : — Tu n'as pas à craindre de le tuer! Il a pour lui l'injustice : il triomphera. On entendait, très loin, la voix des chiens. Phi- lippe retomba dans son rêve. Mais son cœur était lourd, plein de pressentiments noirs. Puis, un flot de colère, l'ardeur du combat prochain, et il seLE ROMAN D'UN CYCLISTE 227 mit à creuser le sol de son pied comme un étalon nerveux. Son nom, prononcé à voix haute, le fit se retourner. Il vit Landa qui revenait avec le bû- cheron. L'ivrogne riait, ses gros yeux désorbités par la joie : — Il leur a passé entre les mains, mon vieux... Il a gagné du pays... La balle de l'infaillible Ri- chard l'a raté... Dix louis qu'il échappe? — Sûr qu'y sera ben difficile à prendre mainte- nant, dit le paysan... Il a passé par le fond... où qu'y a de la broussaille et puis de l'épine... et puis de l'eau... — Vous nous conduirez vers ce fond, fit Landa... Philippe mit doucement la main sur l'épaule de son compagnon : — Il faudra tâcher d'être de retour un peu tôt... On doit venir nous voir cet après-midi... — Nous ne marchons plus ! dit vivement Landa au bûcheron... Conduisez-nous sur la route de Plan- chez... Et congédiant l'homme, lorsqu'il les eut mis dans le bon chemin, il prit le bras de Philippe, affectueusement, mais avec une joie sourde : — Ce sera pour demain matin ? — Oui. Landa prit un air grave. Il adorait les affaires. Et il mettait à les traiter, jusque dans leurs menus228 LE ROMAN D'UN CYCLISTE détails, une sorte de conscience pédante qui ie remplissait de contentement. — Faudra se mettre sans réserve dans les mains du vieux Landa!... Nous disons demain à sept heures — ça nous fait vingt heures d'attente... deux repas... Avez-vous fait votre testament... vos affaires en ordre... quelque chose à écrire? — Rien à écrire... Tout est prévu. Landa se frotta les mains : — La satisfaction du voyageur qui a ses malles prêtes!... Il n'y a qu'à boire, manger, dormir... Au déjeuner deux œufs à la coque, une côtelette : le mouton ne fatigue pas les centres nerveux comme le bœuf. Puis, des carottes, c'est le grand légume des duels, il amadoue le foie, et le foie est aussi intéressé que le cœur dans les émotions... Une crème renversée au dessert... Comme vin, ils ont à l'hôtel un petit bordeaux qui n'est pas méchant. Ni alcool, ni café, et pas une seule bouffée de tabac ! Il s'écoutait parler avec complaisance, et son ton, à mesure, devenait plus net, plus autoritaire : — Le temps est tiède... Alors, l'après-midi, une bonne petite promenade en voiture, une halte en forêt, cinq minutes d'escrime pour faire le poignet, pas davantage. Au retour une tasse de tilleul fleur d'oranger. Causerie jusqu'au dîner... Potage ve-m oi^OTiM^n LE ROMAN D'UN CYCLISTE 22p Jours... tranche gigot pommes soufflées (c'est un calmant), aile de poulet avec salade bien tendre, très peu épicée. Une pomme cuite au beurre. Eau rougie avec, pour finir, un verre, un seul, de leur Corton qui est excellent... Et de nouveau ni alcool, ni café, ni tabac... Un quart d'heure de promenade avec pardessus, les nuits fraîchissent - et au ht... Là, vous essayerez de vous endormir tout seul... Combien mettez-vous de temps à vous endormir? — En général, une demi-heure... — Bon. Si vous n'étiez pas endormi au bout de trois quarts d'heure, avalez la potion que je vous remettrai. C'est un mélange unique, on a un bon sommeil sans rêves et un réveil très chic — pour ceux qui n'usent que rarement des soporifiques... — Je n'en use jamais... — Vous ferez tout ce que je vous demande? — Je suis votre esclave jusqu'à demain matin, mon cher Landa... — Il faut l'être... je voudrais vous mener sur le terrain frais comme un enfant... Voyons le pouls. Philippe tendit le poignet avec un sourire, et Landa, tirant son chronomètre, compta grave- ment : — Soixante-dix-sept... Avec ce pouls-là vous230 LE ROMAN D'UN CYCLISTE auriez une nuit de sommeil excellent... Mais com- ment savoir? Il vient toujours, au crépuscule, un tas de souvenirs, comme des rats dans un abattoir... Onze heures et demie... Allons dé- jeuner...II C'était le soir, à la Hestraie. Un vent farouche enveloppait la vieille maison. Son grand discours parcourait la forêt, avec des haltes solennelles, des cris pathétiques, de longs et rauques sanglots sur les chênes, les hêtres et le lac. — Comme la terre est inquiète! fit Lalanne en goûtant à son verre le bouquet du Château-Yquem... C'est le dieu Pan qui passe ! Ce dieu est la fièvre de la guerre, de l'épouvante et de l'amour. Qui dira si tout cela n'est pas au fond de l'élément? Un incendie, un ouragan, un orage m'apparaîtront toujours comme la colère sourde de ce que nous croyons inconscient... Je n'admets la mort de rien. Une flamme est une légion de bêtes... un nuage est un être vivant... — Mais, dit rêveusement Noëlle... une flamme vit un moment... un nuage se forme et se déchire devant nos yeux...232 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Il n'importe! C'est des vies plus rapides, voilà tout, plus intenses... Nous aussi nous ne vi- vons qu'un instant, nous nous formons, nous nous déchirons, et devant nos propres yeux... La durée de l'instant ne fait rien à l'affaire... L'orpheline écoutait, attentive. La joie éclairait sa pauvre face, et dans toute son âme endolorie c'était une inondation douce,. le passage de la pluie sur une terre aride où les plantes toutes ensemble poussaient des feuilles fraîches et des fleurs ardentes. — Si nous faisions un peu de musique? dit Noëlle. Elle mit sa main charmante sur l'épaule de l'or- pheline. L'enfant frémit de bonheur, enveloppa d'un regard adorant la jeune femme. — Je voudrais bien, fit Lalanne, que mademoi- selle retrouvât cette chose qu'elle jouait l'après- midi... J'étais au jardin... Toute la forêt d'au- tomne gémissait dans cette petite harmonie sau- vage... Héloïse devint rouge et baissa les yeux : — Je ne me souviendrai peut-être plus bien ! dit-elle tout bas... — Eh! mais, c'est d'elle! s'écria Lalanne... Je m'en doutais un peu... Et c'est charmant!... Il faut retrouver cela, mademoiselle !...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 233 Elle s'assit, confuse et ravie. Et peu à peu, le souvenir lui revint; une plainte délicate jaillit des cordes sonores, que Lalanne écoutait avec ravis- sement. La sonnette du jardin retentit; puis un bruit de portes, et Pierre apparut dans le salon. Il était farouche comme le vent et les grandes fu- taies, la veste pleine d'aiguillons, les gants en lambeaux. Ses yeux luisaient comme des topazes; sa bouche semblait plus rouge et plus despotique, et le désordre augmentait ce jeu d'étincelles qui donnaient à ses cheveux fauves une beauté si vi- vante. Il parla à peine, il s'assit en priant qu'on continuât à jouer. Mais Héloïse se sentait pleine de crainte en sa présence. Elle s'arrêta. — Nous jouerons du Grieg ensemble ! fît douce- ment Noëlle. Elle avait blêmi; elle avait peur. Car il ne de- vait pas revenir à la Hestraie avant le surlende- main. Elle joua avec un peu de fièvre cette pièce étrange où le musicien semble avoir voulu dépein- dre une extrême et douloureuse lassitude. Pierre écouta, avec un regard d'hypnotisé, sans faire un seul mouvement. Deux rides verticales, profondes, barraient son front; sa lèvre était relevée sur ses dents d'un __r■B 234 LE ROMAN D'UN CYCLISTE air de menace et de désolation. Quand ce fut fini, il demanda du Grieg encore, puis il se rongea les ongles jusqu'au sang. Ses yeux devinrent rouges, il parla brusquement à Noëlle, il regarda La- lanne sans bienveillance : — Je pars... mais je voudrais vous dire quelques mots en confidence... Elle prit une des lampes, elle le conduisit dans une chambre voisine et referma la porte. Puis, elle tourna vers lui un visage plein d'angoisse : — D'où viens-tu? Qu'as-tu fait? Tu ne devais revenir que samedi! — Une force plus puissante que moi-même m'a ramené. — Il ne doit pas y avoir de force plus puissante que nos promesses! fit-elle avec quelque fermeté. Tu avais promis de rester absent jusqu'à samedi... Pourquoi aussi m'avoir suivie en voyage ? — Rien n'avait été convenu à ce sujet. Et je pouvais même croire qu'il était entendu, implici- tement, que vous resteriez à la Hestraie... Il fit un mouvement brusque; il l'enveloppa de son regard despotique : — Je ne veux plus que ce Granvyl remette les pieds à la Hestraie ! Je ne veux plus que vous lui parliez... jamais! A ce prix je vous obéirai en toutes choses... LE ROMAN D'UN CYCLISTE 235 Elle éleva vers lui un regard indigné et cha- grin : — Ce sont des paroles injurieuses ! De quel droit veux-tu quelque chose que je ne veux pas? N'est-ce point assez que tu m'aies fait faire cent choses qui me déplaisent, par tes plaintes et ton attitude?... Si je te cédais aujourd'hui, quelle ga- rantie que tu ne recommenceras pas demain? Elle secoua la tête avec une fierté mélancolique et reprit : — J'ai si souvent obéi à ton caprice, et toujours sans résultat! Il te convient aujourd'hui de tout rapporter à un seul homme — mais tu n'étais pas moins malheureux naguère, ni en aucun moment depuis ton retour d'Algérie. Tu es un tyran, mon pauvre Pierre. Je ne puis supporter la tyrannie... — Ah ! vous la supporteriez bien si vous m'ai- miez! s'écria-t-il avec explosion... Je ne suis un tyran que par mon amour pour vous... mais aussi je suis un esclave, le plus soumis en tout ce qui n'excite pas ma jalousie ou n'éveille pas la crainte de vous perdre... — Tu le crois. Tu ne te souviens pas que ta na- ture despotique se faisait jour déjà quand tu étais enfant... Que de milliers de fois tous ceux qui t'en- touraient, et moi comme les autres, avons cédé à tes caprices...236 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Vous avez mal vu, s'écria-t-il avec une sorte de convulsion... même enfant je vous adorais au- trement que les enfants aiment une jeune femme... et mes caprices avaient leur source dans cette ten- dresse passionnée... Elle avait frémi. Elle jeta un long regard sur le jeune homme. Elle se sentit pour lui tous les amours, hors celui qu'il demandait et qu'elle ne pouvait envisager sans horreur. Il vit cet atten- drissement; il en profita. D'une voix humble : — Ayez pitié de moi... Il vous serait facile de céder à mon vœu. Je ne vous demande pas de par- tager mon amour... J'ai le sentiment que vous n'aimerez pas... Mais puisque vous avez pu être l'épouse de Jacques d'Ombreuse, pour qui vous n'aviez sûrement qu'une affection amie, pourquoi ne pourriez-vous pas être mienne?... Rien ne vous arrête... rien ne doit vous arrêter... vous êtes libre... et je suis, vous me l'avez dit, ce que vous aimez le mieux au monde... Il s'approchait d'elle, tremblant de tous ses membres, il ouvrait des bras désespérés, une prière infinie tremblait au fond de ses yeux rouges. Mais elle avait repris du calme. Elle parla d'une voix pâle : — J'ai été l'épouse de Jacques d'Ombreuse, Et le malheureux est mort désespéré... Il a cruLE ROMAN D'UN CYCLISTE 237 comme toi vivre sans l'amour de sa femme... et j'ai cru devoir obéir à ses supplications et au désir profond de mon père. Je ne recommencerai pas cette affreuse aventure! Il poussa un long cri de détresse : — Noëlle ! Noëlle ! Je ne serai pas comme lui. II me suffira de vous avoir pour compagne... Je sais que votre serment fera de vous une épouse à jamais fidèle... et ce sera une joie sans fin que de respirer près de vous... de vivre à votre ombre charmante... — Non! non! reprit-elle avec âpreté. Tu serais un malheureux et un despote, tu serais, sans répit, la proie d'une jalousie mortelle pour toi-même et pour les autres. C'est la torture et non la joie que tu nous proposes... — Vous me détestez ! fit-il en se laissant tomber sur un fauteuil. Des larmes jaillirent de ses yeux étincelants. Elle, remuée jusqu'au tréfonds de l'être, balbutia : — Ah! si tu avais le courage d'un long, long départ ! — Rien ne peut me guérir. Il s'était rapproché d'elle. Il la saisit, avec la force d'un grand fauve; il promena sur la cheve- lure magnifique des baisers voraces et furieux. — Lâche-moi! fit-elle... IWJL'UM 238 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Il l'étreignit plus fort. — Tu me fais mieux sentir que je ne pourrais jamais être à toi ! s'écria-t-elle. Il poussa un cri bas, lugubre, il cessa de la re- tenir. Puis, une menace parut sur son visage, sa bouche devint haineuse et cruelle : — Et moi, je ne veux plus que ce Granvyl vienne ici, dit-il durement. Je saurai bien le lui défendre... Elle le regarda avec terreur : — Tu m'as promis de ne pas le provoquer !... Il rit, amer. Puis, craignant qu'elle n'intervînt dans le duel du lendemain, il lui donna le change : — Je reviendrai encore une fois — samedi — vous supplier de ne plus le recevoir ! Il s'enfuit. Elle demeura ensevelie dans l'épou- vante, la révolte et la tendresse. Son âme frémis- sait de dévouement pour ce grand garçon barbare. Elle aurait couru à l'autre bout de la terre pour lui épargner une peine. Mais elle sentait ne pou- voir lui céder maintenant ; tout en elle se révoltait contre cette tyrannie dernière : — Je ne puis pas! Je ne veux pas! balbutia- t-elle... C'est aujourd'hui qu'il faut le découra- ger... ou jamais! Elle retourna au salon, elle s'assit dans les ondes de Schumann et de Schubert. Le passéLE ROMAN D'UN CYCLISTE 239 s'éleva parmi les petits magiciens sonores. Il s'éleva plein de fièvre, de mort, d'oiseaux sinis- tres. Elle se vit comme une fleur sur un maré- cage, parmi des feux follets, des reptiles, des bêtes sorties de la vase. La volonté de ceux qui n'étaient plus pesait sur elle comme des maîtres trop violents sur un peuple. Ils avaient condamné sa joie; leur œuvre avait été funeste pour eux plus encore que pour elle... Les magiciens se turent. Noëlle leva la tête, avec un long tressaillement. Et Lalanne, d'une voix suppliante : — Vous êtes inquiète... — Oui... Je sens la guerre... Un de ces jours leur rencontre sera inévitable !... La petite orpheline sursauta. Elle devina tout le sens de ces paroles. Elle vit le combat entre ce beau sauvage et celui qui l'avait sauvée. Et elle songea avec terreur à la lettre qui devait être re- mise le lendemain si... Un silence. La charge magnifique des vents; la huée des grands arbres. — Onze heures! dit Lalanne. Héloïse se leva; elle reçut le bonsoir amical des autres. — Elle est heureuse, dit le vieil homme... Pour elle seule nous avons fait du bonheur.240 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Elle est pourtant nerveuse ce soir, murmura Noëlle... Sa main tremblait. Après une pause : —; Que faire, mon ami?... Il veut que je ne voie plus Philippe Granvyl... — La courroie sans fin! répliqua l'autre... C'est perdre tout que de lui céder sur ce point. — Mais ils se battront... Je le sens... Quelque agressivité parut sur le visage mou de Lalanne. Il dit avec force : — C'est ici un risque qu'il faut courir, si vous ne voulez pas faire de Livry un fou véritable ! Elle resta pensive. Elle sentait vivement les rai- sons de Lalanne : — Bonsoir! dit-elle enfin... Je ne céderai point !...III L'orpheline ne pouvait dormir. Son cœur battait comme si quelqu'un l'eût guettée. L'ombre était pesante; toute la forêt semblait s'avancer contre la demeure solitaire. Héloïse ne cessait de songer à la lettre de Granvyl, cette lettre apparaissait d'une blancheur éclatante sur un fond de ténèbres. Quelquefois, dans un demi-sommeil épouvanté, la lettre devenait rouge, ou bien, tombant sur le sol, elle figurait un chemin, un étang, une prairie où s'inscrivait le nom de Mme d'Ombreuse. Puis, des images lugubres, des glaives, des haches, des flammes. Elle se répétait : — C'est demain... après midi... C'est tantôt qu'il faut la remettre... Je ne puis pas la remettre auparavant. Mais une voix obscure lui commandait de la re- mettre cette nuit même. Elle ne put rester au lit. Elle se leva. Elle ap-242 LE ROMAN D'UN CYCLISTE procha de la fenêtre et regarda le pelage sombre des arbres écrasés par la tempête. Des troupeaux incommensurables semblaient fuir dans les ténè- bres. On entendait la voix de toutes les bêtes ter- ribles et plaintives. Elle n'avait pas peur, encore qu'elle fût très nerveuse. Elle ne craignait pas les choses : les hommes seuls lui semblaient redoutables. Et elle répétait, avec un petit claquement des mâchoires : — Je ne puis la remettre avant! Elle avait une âme délicate, vite reployée devant la violence ou le mauvais traitement, mais si loyale que le séjour avilissant et hypocrite de l'orpheli- nat n'avait pu la plier au mensonge. Et comme son père, homme bourru et désespéré, elle avait le culte de la promesse. — Et cependant, se disait-elle, si, par ma faute, il arrivait... Elle n'osait achever la phrase. Le souffle de la mort passa sur elle et l'épouvanta. Deux fois, elle alla prendre la lettre dans sa petite valise, et deux fois elle l'y remit, contrainte par une force invin- cible. Découragée, elle se recoucha, elle resta de lon- gues heures à se retourner dans la fièvre. Vers l'aube seulement, elle s'endormit d'un sommeil plein de visions convulsives. Elle s'éveilla auLE ROMAN D'UN CYCLISTE 243 plein jour. L'ouragan avait cessé. Il n'y avait plus sur la forêt qu'une brise légère; le ciel était luisant; une lumière blanche se posait sur le jar- din d'automne... — C'est aujourd'hui ! aujourd'hui ! balbutia l'en- fant avec détresse. Mais une idée lui vint, qui la fit bondir du lit : — Il n'est pas nécessaire de remettre la lettre !... Elle se vêtit à la hâte, elle se rendit sans une hé- sitation chez Lalanne, qu'elle savait être debout de grand matin. C'était l'heure où le vieillard tentait, par le mas- sage, de rendre ses paupières moins épaisses et moins pesantes, travail qu'il alternait d'exercices respiratoires. Il aspirait l'air avec une lenteur sa- vante, et les yeux exorbités dans sa face rouge, lorsqu'il entendit frapper à sa porte. La vue de la jeune fille, pâle d'insomnie et d'in- quiétude, lui fit pressentir que son hygiène allait être compromise. — Qu'avez-vous? dit-il avec douceur et s'avan- çant d'un pas lourd. Elle le regarda, indécise. Il l'encouragea. — J'ai des raisons de croire, fit-elle, que M. Gran- vyl et M. Livry doivent se battre en duel ce ma- tin. Il sourit, incrédule et débonnaire : 244 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Nous sommes une petite nerveuse... Nous avons été impressionnée hier soir. Et nous avons mal dormi. M. Granvyl et M. Livry ne se battront pas; ma petite musicienne peut se tranquilliser. Elle repartit d'une voix défaillante, mais avec un visage résolu : — Je ne puis dire mes raisons, monsieur. C'est un secret. Mais je crois bien ne, pas me tromper. Lalanne réfléchit une minute, sans découvrir que des corrélations confuses, puis tirant sa montre, avec un soupir : — Près de six heures... Il toussa et souffla désespérément : — Je suppose qu'il faudra faire quelque chose !... Voulez-vous aller dire qu'on attelle? demanda-t-il à l'orpheline. Il ôta sa robe de chambre pour mettre un veston et un pardessus : — L'évidence est que nous n'allons servir à rien. Ou cette petite fille rêve, ou nous arriverons trop tard... Nous arriverons surtout trop tard!... Et il alla prévenir Noëlle.IV Landa avait permis à Philippe une tasse de lait chaud faiblement parfumé de chocolat : — Maintenant, dit l'ivrogne... Je voudrais en- core que vous preniez quelques granules de kola... — C'est bien mauvais, avec ce goût d'encens... Ne croyez-vous pas que l'air du matin remplacera cette drogue avec avantage? — Il le faut ! dit l'autre en riant. Vous êtes telle- ment en forme que ce serait un péché de ne pas aller jusqu'au bout... Il tira d'une poche intérieure un flacon de kola. Avec un geste de pharmacien, il versa dans une soucoupe la dose nécessaire : — Sec ou en dissolution? — Dissolution! Philippe avalait la mixture, lorsqu'un gros homme montra un visage à bajoues et des yeux246 LE ROMAN D'UN CYCLISTE bordés par un lard verdâtre. Il affectait une allure ensemble militaire et circonspecte. Il dit très bas , d'une voix de flûte à l'oi- gnon : — Le docteur est en bas avec la carriole... Les épées sont prêtes?... — Elles sont prêtes, monsieur Raidillon... re- partit Landa. Et nous aussi. Un cognac? Le Morvandais regarda Philippe avec conster- nation et fit un grand soupir : — En pleine fleur! murmura-t-il. Et il préféra du kirsch. Landa prit une gaine où se trouvaient les épées ; fit mettre un manteau à Granvyl. Le docteur les attendait dans le salon de l'hôtel. C'était un homme blême comme Pierrot, avec des yeux creux et cou- leur de rouille, qui demanda à Philippe d'un ton plein d'angoisse : — Vous n'avez rien au cœur ? — Pas que je sache... Mais l'autre, secouant la tête : — Le cœur, voyez-vous... le cœur! Ils montèrent dans la carriole. Le ciel était tran- quille, très haut. Un petit troupeau de nuages cou- rait sur le couchant. Des prairies fraîches, des poules alertes dans les chemins, Perrettes court vêtues, des troupeaux d'oies grises, et les montsLE ROMAN D'UN CYCLISTE 247 velus, toisonnés, pleins de forêts mourantes, c'était la douceur des églogues automnales. Et Philippe songeait plus qu'il n'eût voulu à la rencontre prochaine : — Combien je suis vieux, si une petite pointe, tantôt, doit m'effacer du monde!... Un macrobe! Il regardait avec attendrissement ce monde d'où il pouvait disparaître. Il l'aimait. Sans doute, il y avait rarement un jour, une heure, ajusté la réalité à ses rêves. Son inquiétude avait été profonde et continue. Le plaisir, le travail, la philosophie, la gloire et la femme l'avaient déçu. Peut-être n'avait- il pas réalisé une seule fois, dans sa plénitude, un vœu ou un désir. Toute chose était venue ou trop tôt ou trop tard ou pas du tout. Mais ses désillu- sions ne pouvaient le décourager de l'existence. Il restait passionnément fidèle à la figure de la terre, à la séduction de la femme, aux tâtonnements de la pensée. Toute l'aventure humaine se resserrait sur ce pays morvan où une carriole un peu rude secouait devant son regard les arbres, les herbes, les cimes, les eaux jaillissantes et le firmament. Et partout flottait une robe subtile qui faisait de la beauté neuve sur la terre nourricière, une longue chevelure embaumée, deux yeux en fleur, volup- tueux et terribles...luiMmiUii ■■ 248 LE ROMAN D'UN CYCLISTE 1/ Cependant M. Raidillon et le docteur s'entrete- naient de la bartavelle et de la perdrix rouge; Landa sifflotait. On était en plein bois, un vieux bois épargné par l'implacable hache morvandaise. Les chênes y menaient leur vie dure et lente; d'in- nombrables champignons poussaient leurs dômes mous dans les pénombres. Une fièvre errait sur la terre odorante. C'est le temps où les grands cerfs se cherchent, pour la guerre amoureuse. — Nous arrivons, dit Landa... Vous sentez- vous tout à fait bien? — Non! répondit Philippe avec un sourire ami- cal. Je sens un peu d'agitation; mais je crois bien que ce n'est pas le genre d'agitation qui empêche de tenir une épée... M. Raidillon et le docteur abandonnèrent les bartavelles et les perdrix rouges. La carriole s'ar- rêta; les quatre hommes quittèrent la route. Ils vinrent dans une clairière spacieuse, coupée d'une mare. — Nous sommes un peu tôt, fit M. Raidillon en tirant une montre en forme d'œuf. Il s'en faut de dix minutes. Philippe s'était avancé au bord de la mare. Les algues, la massette, les douves, les flambes, les nymphaeas flétris laissèrent apparaître des miroirs d'eau verte. On apercevait une grenouille nageantLE ROMAN D'UN CYCLISTE 249 comme un tout petit homme apoplectique, quel- ques poissons pâles et des gerris au déclin. Landa lui toucha doucement l'épaule : — Ils arrivent... Buvez une gorgée de ceci... Un léger frémissement parcourut l'échiné de Granvyl. Jusqu'à ce moment son âme avait été douce. Elle devint haineuse et guerrière. Il exécra celui qui approchait pour le tuer et se sentit plein de meurtre. Pierre apparut avec ses témoins. Il avait le vi- sage échauffé, les yeux violents et las. Il affecta de ne pas voir Philippe. Il se tint loin à l'écart tan- dis que les témoins faisaient choix du terrain et partageaient le soleil. Tout se régla, en somme, selon la volonté de Landa, à qui les Morvandais reconnurent une science supérieure. Les deux adversaires mirent bas leurs vestons et leurs gilets; les épées s'enga- gèrent. Le cliquetis du métal rendit à Philippe tout son sang-froid et grisa visiblement Pierre, qui attaqua avec une fougue extrême. Philippe, atten- tif, soutint le choc sans rompre. Ils étaient égale- ment agiles, mais le jeu de Livry plus saccadé, moins lié, imprévu. L'attaque dura près d'une minute, sans résultat, et Pierre renonça à la sur- prise. Ses coups se relâchèrent; il laissa travailler Granvyl, il montra qu'il n'était pas moins leste àM 250 LE ROMAN D'UN CYCLISTE 1 la parade qu'à l'assaut. Les vipères étincelantes se roulèrent l'une autour de l'autre, rampantes, dardées, sifflantes. Puis, Pierre reprit en foudre, avec son impétuosité de guerrier barbare. — Halte! fit Landa. C'était la première pause. Philippe, le souffle égal, les muscles forts, plein d'un courage tran- quille, qu'il n'avait point prévu, se félicitait de n'éprouver aucune haine contre Pierre. Il n'en sentait que plus vivement la volonté meurtrière de son antagoniste et que sa vie tenait à une défail- lance ou à un faux mouvement. — Allons ! Les lames lumineuses se reprirent. Philippe, attaquant vigoureusement, déploya toute sa vi- tesse. Livry recula, aussi calme qu'il avait été vio- lent dans l'offensive, avec un jeu attentif et rusé. Mais il se lassa vite du rôle passif, il voulut re- prendre son élan; les deux épées palpitèrent avec frénésie; les adversaires se rapprochaient. Phi- lippe partit sur une parade de tierce et frappa Pierre à l'épaule; mais l'épée de l'autre, à un inter- valle inappréciable, le touchait dans le cou. — Halte! Les docteurs s'approchèrent pour examiner les blessures. Philippe avait une très petite lacéra- tion d'où coulait un peu de sang; Livry était légè-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 251 rement piqué près de la clavicule. Il était pâle de fureur, frémissant de la crainte de voir interrompre le duel, et s'écriait : — C'est idiot... Nous n'avons rien! — Voilà un sale type! grommela Landa... Et il déclara Philippe en état d'infériorité. — Une épine aurait égratigné M. Granvyl da- vantage! fit Pierre avec ironie... Landa prolongea la discussion, dans l'espoir d'é- nerver l'adversaire. — Une blessure au cou, si faible soit-elle, agit toujours sur le cerveau! C'est votre avis, n'est- ce pas, docteur? Mais il céda sur un regard de Philippe. La lutte reprit aussi vive qu'au moment où elle avait été interrompue. Le regard de Pierre avait exaspéré Granvyl. Il ne voulut plus abandonner l'offensive; il se précipita sur l'adversaire avec le besoin d'en finir. La lutte fut âpre, les rapides épées, moins tournoyantes, se frappaient davantage, avec un petit bruit argentin. La vitesse de Philippe, plus droite, plus sûre, commença de gagner sur celle de l'autre et la domina. Il y eut toutefois une re- prise brusque de Pierre, une condensation sau- vage de son énergie. Sa pointe parut trois fois très proche de la poitrine de Granvyl, mais la troisième fois, il ne put revenir assez tôt après la parade. m' '9!r?i>yjmma!HSi~j.m*M I 252 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Il reçut un coup dans le bras : — Halte! Le médecin voulait examiner la blessure; Pierre cria d'une voix rauque : — Je ne veux pas ! C'est moins encore que la première fois ! Ne gaspillons pas notre temps en niaiseries ! Il se remit en garde, avec un mouvement sau- vage, et les témoins morvandais, conscients de leur inexpérience, demeuraient inertes, rassurés par l'attitude impassible de Landa. Les petites pointes palpitèrent encore, également vites et dangereuses en apparence. Mais Philippe, avec un battement de cœur joyeux, sentait faiblir l'arme nerveuse qui se croisait à la'sienne et qui, élargissant ses cercles, arrivait incertaine et heur- tée à la riposte. Il se vit maître de cette force qui avait prétendu l'abattre; un flot d'ivresse emplit ses veines : — Je vais l'immoler, songea-t-il. Et ce sera bien ! Mais c'est en lui-même qu'il ne trouvait pas la force de l'exécution. Deux fois, trois fois, après une parade sûre, il n'avait plus qu'à allonger le bras. Il ne le put. Tout son instinct s'éleva contre cet acte. Enfin le bras de Livry se mit à trembler; son épée tenait à peine, et, avec un soupir de soulage- ~TLE ROMAN D'UN CYCLISTE 2S3 ment, Philippe lia et fit choir l'arme défaillante. — Stop! fit Landa d'une voix brutale... Nous n'avons plus qu'à filer, messieurs... Vous n'avez rien, Philippe? — Rien que mon écorchure... Pierre n'avait pas ramassé son épée. Il regardait le sol d'un air farouche. Et M. Raidillon, qui avait une âme sensible, proposa la réconciliation des adversaires. — Plus souvent! dit Landa... Et il entraîna Philippe, disant : — C'est de la mauvaise besogne. Il fallait le tuer. Il fit panser Granvyl à l'autre bout de la clairière et reprit : — C'est le genre d'homme qui n'épargne pas les vaincus. Il n'était pas venu pour autre chose que pour vous refroidir. Il l'aurait fait sans remords. Votre devoir était de lui planter un pied de fer sous la mamelle. On peut, on doit même être indulgent pour une bête féroce, mais pas pour un homme féroce. La terre est assez peuplée de nos sem- blables pour saisir toute occasion offerte par la loi ou la coutume de faucher un mauvais bipède. Je condamne sévèrement votre faiblesse. M. Raidillon montra un visage scandalisé et bal- butia quelque sentence sur le respect de la vie hu- maine.■■■"■........—«M m 254 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — C'est, reprit Landa, la moins respectable des vies. Vous pouvez être sûr, monsieur, que si j'avais le bouton du mandarin et si l'on m'offrait le choix entre l'exécution de cinquante personnes comme notre adversaire et celle d'un ours gris ou d'un boa constrictor, c'est les cinquante personnes qui fiche- raient le camp dans l'éternité ! Cette assertion consterna le Morvandais au point de lui ôter la parole. Il demeura épars, tel le séna- teur Curion devant l'éloquence de Marcus Tullius. Philippe goûtait un moment de volupté presque parfaite. Il trouvait à cette clairière un éclat inex- primable, qui résumait toutes les séductions de la vie. Son sang coulait en tumulte; un bruit de foule heureuse retentissait au fond de son cerveau; il se félicitait de n'avoir pas pu tuer son ennemi. Une gloire aussi palpitait en lui, la même qui agite la profondeur d'une armée victorieuse. Et il ne lui sembla même pas, dans cette bonne minute, que Noëlle fût plus éloignée. . Mais la réaction vint trop vite. Une ombre pernicieuse s'abattit sur sa joie de vivre. Il sentit avec force que celui qui n'aurait pas épargné le vaincu partait avec une haine plus malicieuse contre le vainqueur. Mme d'Ombreuse saurait mal l'histoire du duel, elle n'en aurait que plus d'épouvante pour l'avenir. L'approcherait-il seulement encore?LE ROMAN D'UN CYCLISTE 2û5 Cela le fit se souvenir de la lettre confiée à l'or- pheline. Il fallait aller la reprendre avant midi, ou la faire reprendre. Il résolut tout de suite qu'il irait lui-même. Il en avait le droit; les délais étaient expirés. Une impatience frénétique s'empara de lui; tout parut dépendre de cette entrevue, chaque minute aug- menter l'action néfaste de Pierre... Le pansement était terminé : — Un coup d'ongle ! fit le docteur après avoir collé une légère bandelette sur l'éraflure... Ils retournèrent vers Planchez, où Philippe comptait prendre sa bicyclette. Le cheval dévora la distance en moins d'une demi-heure, et Granvyl remerciait ses témoins, lorsque l'hôte vint rappor- ter qu'une dame était venue avec un vieux mon- sieur : — J'ai dit que je ne savais pas où vous étiez, et par le fait je ne le savais pas... Alors, ils sont re- partis par les bois... Philippe trépignait. Il reconnaissait son destin. Ses résolutions tourbillonnèrent. Puis, il jeta un mot sur une feuille de carnet et serra la main de Landa. — Je n'oublierai pas, vieil ami... Vous avez été si charmant... si affectueux. 256 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Je me suis amusé follement, repartit l'autre d'un ton rude. Vous m'avez été un motif d'être inquiet de cette inquiétude qui va bien à ma fibre. J'adore les choses tragiques : celle-ci l'était bien avec ce grand bougre qui portait du meurtre plein son visage. Et quand ce ne serait que d'avoir vu manquer un beau sanglier par la race malfaisante des hommes, c'est plus que ne pouvait me donner un autre voyage. Philippe remit le billet qu'il venait d'écrire à l'hôte et cingla vers les Settons. Il était plein de lutte, dans tout le corps un renouveau de volonté ardente et d'espérance.V — J'ai gagné, se dit Landa, lorsque Philippe eut disparu, un bon repos avec cigares et petits verres... Il se tourna vers M. Raidillon (le docteur était parti) et lui demanda conseil : — Je tiens, monsieur Raidillon, que vous devez connaître les secrets de ce village... Notre hôte ne cache-t-il pas quelque liqueur notoire qui pourra nous rendre plus aimable encore ce beau matin et ce vigoureux paysage? M. Raidillon n'était pas indigne de cette con- fiance. Il avait l'esprit simple, mais le goût exercé : — On peut avoir de très bon cognac 1854... et un porto blanc supérieur à tout ce qui se boit en ce genre... tous deux achetés à la vente après décès du comte de Mouvray. Le reste est supportable... Les yeux de M. Raidillon s'éveillaient dans leur cadre de lard verdâtre. 17 /258 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Cet homme a l'intelligence de la gueule ! pensa Landa... Avec cela, on est toujours un compagnon sortable. Et il fit venir une bouteille de porto blanc. M. Raidillon ne l'avait point surfait. Landa recon- nut que la matinée serait agréable; il mêla l'âme charmante du vin au brouillard d'énormes cigares. M. Raidillon vida son verre et pompa les cigares avec compétence : il prononça les paroles simples et décisives du connaisseur. ■— Je n'ai pas besoin de vous connaître davan- tage, monsieur Raidillon, dit Landa, après une demi-heure, pour voir que vous savez demander à la vie — et en obtenir — ce qui rend le séjour de la terre chérissable. Ah ! s'il n'y avait ces méchantes minutes du réveil... De quel élixir vous servez- vous pour chasser l'esprit malin?... J'ai essayé les cognacs, les whiskys, les marcs, mais je crois qu'un mélange de coca et de gin est le coup de fouet su- périeur... M. Raidillon, qui commençait à se familiariser avec cette syntaxe, vanta un vin blanc qu'il tirait du Beaujolais, un vin âpre et « sec comme un coup de trique ! » — On peut, ajouta-t-il, le remplacer par un mé* lange d'eau, de jus de citron et de vieux kirsch. — C'est une, révélation ! repartit Landa... VousLE ROMAN D'UN CYCLISTE 259 la compléterez en me donnant l'adresse de votre vin blanc. Ils restèrent dix minutes silencieux, enveloppés de leur fumée et plongés dans une rêverie. Puis, M. Raidillon, qui avait un fond de nature tenace, murmura : — Vous êtes, je crois, un misanthrope... — Et pourquoi pensez-vous ainsi, monsieur Rai- dillon? M. Raidillon tira quelques bouffées de son cigare avant de répondre, car il avait dans l'esprit la mé- thode et la lenteur du peuple hollandais. — C'est que vous disiez, après le duel, qu'on devait être indulgent pour une bête féroce, mais non point pour un homme féroce... — Eh bien ! cela pourrait être une manifestation de philanthropie aussi bien que de misanthropie, monsieur Raidillon. Car le sage a dit qu'un méchant homme était plus dangereux qu'une mauvaise bête. Ce serait donc faire œuvre excellente pour le demeurant des hommes que d'annuler les échan- tillons malfaisants. — Mais, interrompit M. Raidillon, votre pensée était franchement misanthropique, car vous avez ajouté que la vie humaine est la moins respectable des vies. — Et cela encore n'est pas de la misanthropie,2ÔO LE ROMAN D'UN CYCLISTE murmura Landa. C'est une évaluation. J'expri- mais sous cette forme simple la conviction que la terre est trop peuplée de mes semblables et pas assez d'autres espèces vivantes, comme il est sur- tout manifeste dans les pays civilisés, lesquels, monsieur Raidillon, tendent de plus en plus à faire le reste du globe à leur image. Cette conviction peut se concilier avec un amour profond pour les hommes. La Fontaine rapporte qu'Ésope fit trouver insipide un mets agréable en n'en servant point d'autre durant un repas. Ce porto blanc, dont le parfum exquis se mêlera désormais à votre souve- nir, monsieur Raidillon, se verrait vite préférer un marsala canaille, si nous le mettions trop souvent en contact avec nos muqueuses! De même, l'hu manité, qu'en tant que belle je préfère après tout au cachalot ou à l'hippopotame , m'insupporte par son nombre. Un Anglais — sauf en voyage — est assurément un animal agréable, mais, remplissant l'Australie, le Canada, le tiers des États-Unis, je ne sais combien dJîles outre la.sienne, c'est un modèle trop souvent répété... Et voilà pourquoi je ne lis pas un récit de chasse sans souhaiter la dé- faite des chasseurs, et ce m'est une bonne petite secousse de joie qu'un gros d'explorateurs périsse dans le désert ou tombe dans une fièvre jaune... Fallait pas qu'y aillent ! *LE ROMAN D'UN CYCLISTE 261 M. Raidillon n'était subtil que dans l'art de con- sommer des cigares et des boissons alcooliques. Il trouva Landa absurde, mais, ne sachant comment répondre, il offrit à son tour une bouteille de porto blanc. Dans ce moment, on entendit le bruit d'une voi- ture sur la route. Un coupé s'arrêta devant l'hôtel ; Landa vit descendre Mme d'Ombreuse et La- lanne. Noëlle avait les yeux dilatés et dans tout le visage un désordre d'inquiétude ; le vieillard mar- chait plus pesamment. La jeune femme s'avança à pas rapides. — Rien de grave! fit Landa, devançant l'inter- rogation. Mon ami Granvyl a une toute petite éraflure au cou... et l'autre est piqué au bras... Des larmes jaillirent aux paupières de Noëlle. — L'autre est piqué au bras, reprit Landa avec dédain... et c'est tant pis. Granvyl l'a eu trois fois sur la pointe de son épée, et il a fait la sottise de l'épargner... On n'épargne pas les gens qui veulent notre mort, et ce Livry voulait sérieusement la mort de son adversaire... Il vit Noëlle frémir ; il ajouta, avec inten- tion : — J'ai le sens des hommes, madame. Celui-là n'est rien autre qu'une brute égoïste, cruelle et, par surcroît, incorrigible.2Ô2 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Je le crois, dit Lalanne d'un ton ferme. Noëlle tournait ses yeux vers les collines. Le saisissement faisait encore retentir son cœur. Elle sentait mourir les dernières feuilles de son passé dans une lamentation. Son âme chagrine cria contre Pierre et, pour la première fois, perdit l'espérance de protéger ce furieux destin. Et l'image de Philippe s'éleva douce comme la vapeur du printemps sur les rivières. Dans ce moment, l'hôte vint remettre à Lalanne le billet de Granvyl. Le vieillard le passa à Noëlle, disant : ■— Nous pouvons attendre? — D'ailleurs, fit Landa, ou je me trompe fort, ou notre ami va revenir... Noëlle s'est tournée vers la route. Son sein s'élève et s'abaisse dans le rythme charmant de l'émotion féminine. Quelque chose de neuf et de fort a grandi en elle, depuis le départ de Granvyl, et que cette minute rend impétueux. Une crainte inconnue l'emplit tout entière. Elle veut partir, s'enfuir, et sans délai. Et vivement, elle dit à La- lanne, puis à Landa : — Non, nous n'attendrons pas maintenant... Mais si vous pouviez venir dîner ce soir, avec M. Granvyl, à la Hestraie, notre petite maison serait tout heureuse...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 263 Le coupé partit par une route détournée ; Landa resta longtemps en silence. — Monsieur Raidillon, dit-il enfin en reprenant du porto blanc, comment trouvez-vous cette res- semblance de notre mère Eve? M. Raidillon, encore intimidé, et qui s'était tenu à l'abri d'un tournesol pendant l'entrevue, répon- dit en clappant, comme s'il dégustait un cru impec- cable : — C'est une belle femme ! — Ce jugement, repartit Landa, est une face de la vérité. L'autre face, c'est la guerre, la peste et la famine. Les yeux merveilleux, monsieur Rai- dillon, distillent tous les microbes de la misère hu- maine, quoique je sache, par mon ami Moranne, qui n'est pas une bûche, que c'est les yeux d'une femme douce, aimante, loyale et magnanime, si j'ose m'exprimer ainsi. Mais ces yeux ne sont pas à elle seule. Ils viennent du passé le plus fabuleux. Ils servirent à humilier Schimeschon le Nazir, que nous nommons Samson, imposèrent la quenouille à Héraklès, firent tuer le cavalier Nessus, et som- brer la flotte magnifique de Marc-Antoine... Ils peu- vent orner la femme la plus pure et la plus douce, mais leur cruauté est immortelle et insatiable. Ils ne peuvent bien faire. La mort est leur compagne incessante. La fureur parcourt leur flamme verte264 LE ROMAN D'UN CYCLISTE comme un requin les vagues du Pacifique... Heu- reux ceux qui, comme nous, auront su trouver re- fuge dans le baiser des alcools et les nuages du cigare... Une ombre passa sur son visage enflammé ; ses yeux pleins de sang palpitèrent. — Moi, remarqua M, Raidillon, je ne méprise pas le sexe. Et même, il y a dans ce pays... Une ardeur lubrique étincela sur son lard ver- dâtre; son sourire ne laissa pas ignorer qu'il se croyait des bonnes fortunes. — Je crains de comprendre! dit Landa. Et vous me remplissez d'inquiétude, car vous n'aurez pas toujours, monsieur Raidillon, cette fleur de jeu- nesse qui éclate sur votre visage. Vous serez frappé par les flèches vénéneuses. Et voilà terni ce sou- venir d'un homme heureux que je comptais joindre désormais à la dégustation des bons portos blancs...VI — Ma chère Noëlle, disait Lalanne, tandis que le coupé filait sur la route jaunâtre... c'est aujour- d'hui que je vous donnerai mon conseil... Vous en avez besoin, non pour ce qu'il vous apprendra, mais pour vous encourager à faire ce que vous croyez être bien au fond de vous-même. Vous êtes tout ce que je chéris... ou du moins tout le reste m'est du néant au prix de vous... Je suis fatigué de vous voir malheureuse. Cela est insupportable, et surtout pour être si absurde en même temps que si inutile. Je n'ai point voulu discuter, na- guère, sur votre devoir : ce matin on vous a ôté le devoir. Elle répondit d'une voix languissante, mais obsti- née : — On n'oie pas une promesse ! — Vous vous êtes exagéré celle-ci. Jacques vous a confié l'enfant de son ami... quand cet enfant266 LE ROMAN D'UN CYCLISTE avait douze ans. Il vous a alors demandé de veiller sur lui, mais il n'a pu vous demander de veiller sur lui quand l'enfant serait devenu un homme. Jacques n'était pas chimérique, et mieux que moi il aurait vu que votre mandat est expiré depuis longtemps... bien plus, que vous êtes non seule- ment un danger, mais en quelque sorte le danger de la vie de Pierre... Je regrette de prononcer une parole si dure, mais c'est le sentiment trop vif de votre responsabilité quiaperverti ce jeune homme. Elle jeta un faible cri, puis, indignée : ■— Il ne faut pas me parler ainsi. — Il le faut, Noëlle; je vous demande en grâce de pouvoir le faire aujourd'hui. Si vous y trouvez quelque amertume, passez-moi cette amertume pour une seule fois. Vous lui avez passé tant de choses à lui qui ne vous aime que pour lui, tandis que je vous aime pour moi, sans doute, mais tout aussi vivement pour vous-même... D'ailleurs, l'ex- pression a dépassé ma pensée. Vous n'avez pas perverti Pierre, mais vous lui avez cédé chaque fois qu'il l'a voulu. Vous êtes venue habiter la Hes- traie rien que pour lui plaire. Et cela n'a servi à rien, cela ne pouvait servir à rien... qu'à le rendre plus malheureux et vous plus malheureuse. Il fal- lait dès l'abord lui résister et le bannir. Toute autre attitude était ruineuse... 1LE ROMAN D'UN CYCLISTE 267 — J'ai eu peur... — Vous avez craint qu'il ne se suicidât. Je le sais. C'est une crainte vaine. Cet homme-là ne se sui- cidera point, mais il ne cessera de vous en faire la menace si vous ne prenez pas la seule résolution convenable : l'exil. Elle ne répondit pas, les lèvres palpitantes. Une douleur vaste et sinistre s'abattit sur elle. L'abon- dante tendresse pour l'enfant s'éveillait en mille souvenirs si beaux qu'elle en étouffait. Deux grandes larmes parurent à ses cils; elle balbutia : — Mais cela le remplira de révolte. Son âme en sera empoisonnée pour toujours — pleine de ran- cune, de vase. Ce sera pour lui la trahison de l'u- nivers entier. Rappelez-vous, Lalanne, comme il était charmant et plein de vie heureuse quand nous l'avons emmené avec nous en Italie... Avec quelle ardeur je me jurais alors de ne pas démentir cette aube brillante !... — C'était déjà un bonheur cruel. Le bel enfant dégoûtait la bonne volonté de ceux de son âge et tourmentait lâchement les domestiques. Que de fois vous dûtes intervenir!... Non, ma Noëlle, toute chance est révolue : vous ne ferez plus que de l'infortune pour lui et pour vous, en persistant à vous soumettre. Encore pouviez-vous espérer qu'il avait une parole. Mais il vous a menti; il a268 LE ROMAN D'UN CYCLISTE voulu tuer Granvyl, et c'est à Granvyl que vous devez de le voir vivre..; Vous ne serez pas com- plice d'une immonde ingratitude en éloignant ce galant homme ! Elle pleurait, la tête fléchissante. Sa poitrine grondait; elle était pleine d'un regret horrible : — Que deviendra-t-il si je l'abandonne?... — Il souffrira! Mais non davantage... Et du moins sa peine se calmera par l'absence — tandis que votre approche ne peut que la renouveler. Il n'en sera pas pire, les natures féroces ont besoin d'être combattues. Elles n'en deviennent pas meil- leures, mais elles apprennent à se contenir... — Oh ! mon ami, il y a tant de mystère dans les êtres! S'il allait se tuer tout de même... Je ne pourrais lui survivre ! Un frémissement noir parcourait Lalanne. Le doute et l'épouvante l'assaillirent. Mais son âme douce garda sa fermeté. Il répondit : — Il n'est pas des hommes qui se tuent. C'est les autres qu'il a toujours menacés et qu'il mena- cera toujours... Il a attenté à la vie de Philippe, et s'il n'y avait pas de lois, je tremblerais pour vous- même.. . Son courage n'estqu'un courage de combat. — Mais un accès de folie, Lalanne? — Non plus! C'est un furieux, mais il y a tou- jours du calcul dans sa fureur...LE ROMAN D'UN CYCLISTE 269 Les bois s'ouvrirent; on aperçut les Settons. Et Lalanne posa la main sur le bras de Noëlle : — Je ne puis croire que vous êtes restée insen- sible à l'amour de Granvyl. Il a été sincère, patient, généreux plus qu'aucun homme... Il vous aime d'une passion qui ne s'éteindra point et qui n'aura rien de tyrannique... C'est le bonheur, Noëlle... C'est aussi l'exercice de cette bonté qui est en vous et qu'il mérite cent fois plus que Pierre... et que tous ceux qui ont été séduits par votre beauté ! Un mystérieux sourire sur le visage trempé de larmes. Comme naguère le sein de Noëlle s'élève et s'abaisse dans le rythme voluptueux de l'émo- tion féminine. La force neuve échauffe l'âme trouble; elle veut vivre; elle court vers le pays étincelant où les nefs aventureuses suivent de siècle en siècle le navire Argo et le sillage du Cygne.VII Le soir de ce jour eut la douceur d'un soir d'été. A la Hestraie la porte du jardin était ouverte sur la terrasse. Vénus et Jupiter séjournaient au-des- sus des grands arbres. Des noctuelles et des feuilles mortes entraient avec les souffles tièdes de la brise. Et le charme flétri des passe-roses , des hêtres, des frênes montait dans l'odeur, malgré tout exquise, des plantes mortes et des herbes souffrantes. — Et comme Troie, un jour... disait Lalanne, avec un air chagrin. Je ne puis me faire à l'idée que la vieille France s'en va, alors que cette An- gleterre est si pleine encore de sève insolente! — La terre est une boîte à explosifs, fit Landa. Un petit mélange funeste sous la croûte, et tout saute. A défaut de l'explosion, dans quelques mil- liers d'ans, la Grande-Bretagne et un bon morceau de la France seront des terres sous-marines... Des glaciers couvriront la moitié de l'Allemagne, laLE ROMAN D'UN CYCLISTE 271 Hollande et la Belgique. Donc, forcément, nos ci- vilisations ne sont pas viables. Elles se transporte- ront au sud, et dans l'autre hémisphère... C'est des choses mort-nées, quelque effort que nous fas- sions pour l'hygiène de nos races. La sagesse de Rabelais reste notre sagesse : beuvons frais ! Il mouilla de café la fumée de son cigare, prit en faveur un cruchon de Schiedam et reprit : — Le regret est la forme sûre de la décadence... Les races jeunes et les hommes forts ne regrettent rien... Votre Morvan, madame, est une terre admirable et pleine de choses imprévues. J'y ai ren- contré un sanglier lacustre, du porto blanc magni- fique, votre admirable moselle et ce genièvre qui semble de l'extrait d'automne et de grands bois... — Il faut aller, fit Lalanne, jusqu'au monastère de la Pierre Qui Vire... La vallée garde la sauva- gerie des autres siècles... Près de nous la hache morvandaise est trop rapide... et si le pays con- serve sa forme, encore est-ce avec un vêtement accourci... Ici, en 1800, les loups hurlaient encore par légions aux soirs blancs de décembre... — C'est une jouissance unique ! s'écria Landa. J'en éprouvai le charme dans un hameau perdu des Karpathes... alors qu'un poil robuste poussait sur mon crâne. Je m'étais égaré, avec mon guide, par un jour de vent et de neige. On nous avait logés272 LE ROMAN D'UN CYCLISTE I. dans une hutte sordide, au bout du hameau, et toute la nuit ces bêtes frénétiques se pressèrent aux murs de bois... J'aurais pu en abattre une dou- zaine, mais j'avais trop de plaisir à voir, par un interstice de la porte, leurs yeux phosphorescents luire de faim et de rage. Je me croyais à l'âge de la pierre, plein d'une peur délicieuse... Ah! les hommes primitifs ont connu des joies incompa- rables... Dans ce moment, on entendit une voix étrange qui semblait venir de l'extrémité du jardin. — Qu'est ceci? fit Landa. — C'est notre cerf! répondit Lalanne... — Vous élevez un cerf dans votre jardin?... — Non, c'est un visiteur... Il court ou croit courir un danger... Je vais l'introduire. Mais tout le monde voulut le suivre. Ils trouvèrent le cerf devant la poterne, et qui entra vivement dès qu'on eut ouvert. Ses yeux brillaient; un tremblement agitait ses membres sveltes. — Il a eu peur, dit Lalanne... Quelque bracon- nier lui aura tiré dessus... Il caressa le cou du bel animal, et Landa mani- festa son contentement. — C'est ici la sainte cabane de Valmiki! J'ap- pelle sur ce lieu la bénédiction de Çakyamouni auxLE ROMAN D'UN CYCLISTE 273 cheveux crépus, dieu suprême en ce qu'il mit les bêtes au rang de l'homme... Nos races mourront pour ne l'avoir pas adoré... elles mourront pour avoir été pareilles à des enfants armés d'outils trop forts; elles mourront pour avoir fauché en quel- ques siècles la vieille Terre sauvao-e ' Tous restèrent quelque temps dans le jardin à jouir de cette nuit délectable. Puis Lalanne, l'or- pheline et Landa étant rentrés, Philippe se trouva seul avec Noëlle, dans une enclave de frênes. Une fontaine parlait d'une voix tendre ; l'on apercevait, au clair de lune, la chair argentine et féerique de l'eau. Mme d'Ombreuse s'arrêta pour dire, et sa bouche frissonnait : — J'ai tremblé pour votre vie injustement me- nacée, et je vous suis si reconnaissante d'avoir épargné celle de Pierre!... — Je n'y ai point de mérite ! fit-il... La chance a voulu qu'il n'eût plus de force, et c'est par pur instinct que je n'ai pas frappé... Il regarda longuement cette compagne admirable qui marchait auprès de lui en jetant, à chacun de ses gestes, le sel du désir et de la beauté. Il sou- pira. Elle éleva un visage de mélancolie resplen- dissante. — Vous pourriez me haïr, dit-elle, vous ne me 18274 LE ROMAN D'UN CYCLISTE devez que de l'ennui et du danger. Et mon cœur est plein de remords... — Mais vous n'en avez pas sujet. Car il fau- drait accuser les forces obscures qui ont fait votre beauté... Plutôt devrais-je me repentir d'avoir osé vous poursuivre... — Vous l'auriez pu sans reproche ! Mais en réa- lité il n'en a point été ainsi! Seriez-vous seule- ment venu à la Hestraie sans la lettre de Lalanne, dont j'étais complice? Ne vous avons-nous pas retenu? ne vous ai-je pas demandé de revenir... Non! j'ai seule été coupable... jusqu'à compro- mettre enfin votre existence. — Elle vous appartient! Tout me sera doux, je le dis encore, tant que vous ne serez pas à un autre homme ! — Je ne mérite pas, de vous, ce généreux amour ! Elle détourna la tête, elle reprit plus bas : — Et toutefois, parmi les hommes, vous êtes celui à qui je désire le plus tendrement du bonheur ! Il poussa un cri, il arrêta timidement la légère manche flottante. — Assez pour n'être à aucun autre homme? — Assez pour cela, oui... je le jure... — Ah! s'écria-t-il avec un visage effrayé par la joie... C'est bien plus que je n'osais rêver. EtLE ROMAN D'UN CYCLISTE 275 j'aime mieux vous rendre ce serment, s'il ne vient pas du profond de votre âme ! — Je ne me le rendrai pas à moi-même ! Ses grands yeux répondirent avec un frémisse- ment au regard de Philippe. — Ne me demandez plus rien! reprit-elle. Une angoisse insupportable m'étouffe et m'épouvante... Laissez-moi seule un moment... Dites à Héloïse de jouer la Symphonie Claire; elle m'apaisera. Il tressaillait d'un bonheur violent et presque terrible, mais, sentant qu'il ne fallait pas ajouter une seule parole, il alla rejoindre Landa et Lalanne au salon. La Symphonie Claire s'élança par la nuit, fraîche comme Vénus en route derrière les hêtres. Et Landa disait : — C'est ici un soir de Bonne Mort. Un temps arrivera où l'homme pourra avoir une fin embau- mée comme cet automne. L'agonie terrible et la peur du trépas sont des inventions pour rendre la vie plus solide dans l'âme des primitifs... mais si, comme je le crois fermement, il est un art de la vie qui la rend attrayante malgré les contrariétés, il viendra aussi un art de finir en douceur... C'est ce que me dit cette musique et cette odeur qui s'élève avec le frisson des herbes!... Il but du genièvre et ajouta :MMM 276 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — De plus, je pense que nos fils finiront par faire de l'ivresse une passion saine. Car ce ne peut être pour rien que depuis dix mille ans l'homme s'é- jouit aux fumées des boissons spiritueuses. Le divin Achille était un grand soiffeur devant le père Zeus. Le sage Nestor et Ulysse aux tours innom- brables aimèrent le vin doux au cœur... et Ma- chaon, fils divin d'Esculape, ne dédaignait pas le vin rude de Pramné saupoudré de farine... Tous les grands peuples sont puissants à sécher les chopes et les bouteilles. L'amour du petit verre pousse le Russe, l'Allemand et la belle brute anglo-saxonne... tandis que le Turc, l'Arabe, l'Italien et l'Espagnol se plaisent aux boissons fades... La terre est aux bons ivrognes ! Philippe écoutait chanter en lui un hymne har- monieux. Et déjà Vénus avait disparu au fond du ciel; Héloïse cessa d'égrener le blé sonore. Il se fit un grand silence. — Où donc est Noëlle? fit Lalanne. Elle reste bien longtemps au jardin. Il se leva, inquiet, il marcha à la lueur faible des étoiles, jusqu'à la poterne du fond. Le cerf le suivait, affectueux comme un chien. Mais Noëlle ne se montrait point. Lalanne appela, élevant la voix à mesure. Rien ne répondit. Plein de frayeur, il repartit vers la maison, ilLE ROMAN D'UN CYCLISTE 277 arriva hors d'haleine, et s'adressant à Granvyl : — Noëlle est partie... Et il ne. faut pas cher- cher deux pistes !... Philippe se dressa avec une lamentation. C'était comme le coup qui frappe la bête des forêts en pleine sécurité. Il sentit faiblir ses jarrets; il mur- mura la phrase de Moranne qui s'était gravée en lui: « Ce n'est pas en vain que l'humanité, depuis ses origines, assigne un sort néfaste à des créa- tures innocentes... » r VIII Noëlle était longtemps restée comme ensevelie dans un songe où la souffrance, la révolte et l'espérance obscure se balançaient. Elle allait quitter le jardin. Mais une silhouette lui masqua le sentier; elle reconnut Pierre. — Ce n'est point encore samedi! dit-elle... Tu ne tiendras donc plus aucune de tes promesses? Elle affermissait d'abord sa voix; mais, en voyant le bras de Livry en écharpe, la compas- sion lui ôta sa force. Elle finit la phrase en trem- blant. Lui, sentant cette faiblesse, prit le ton de la prière. — Donnez-moi quelques minutes !... Accompa- gnez-moi sur la route ! Elle dit avec ardeur : — Et ta blessure? — Ma blessure n'est rien... Elle sera vite gué- rie... Laissez-moi vous parler... LE ROMAN D'UN CYCLISTE 279 — Pas maintenant, Pierre... — Maintenant, je vous en supplie... je n'ai plus de force... je me crains moi-même! Il s'interrompit, mystérieux. Elle ne put résis- ter à son épouvante : — Eh bien ! allons ! Il l'entraîna avec douceur, sans une parole, jusqu'à cinq cents mètres de la Hestraie. Une voiture attendait, dont le cheval était attaché à un arbre. Il dit : — Accompagnez-moi... je vous promets de vous ramener avant une heure. — Ceci est une perfidie, s'écria-t-elle avec mé- pris. Je ne t'accompagnerai point en voiture... Il avança vers elle un visage sinistre à la lueur des lanternes : — Abandonnez-moi donc!... Il en sera comme vous aurez voulu ! L'épouvante la reprit. Elle vit la mort sur cette tête malgré tout bien chère. Elle céda une deuxième fois : — Me promets-tu... me jures-tu que tu ne demanderas pas plus d'une heure? — Je le promets! Elle monta dans la voiture, que Pierre con- duisit dans la direction de Montsauche. Il ne parlait pas, sans qu'elle s'en trouvât étonnée, faitemm LE ROMAN D'UN CYCLISTE à sa bizarrerie et à ses caprices. Elle était indignée contre elle-même. Cette fuite semblait une trahi- son. Les bois, les champs passèrent; la voiture longea Montsauche et se précipita vers Dhun avec une vitesse croissante. — L'heure avance, dit-elle enfin, il faudra bientôt revenir... — Nous avons encore le temps, fit-il, évasif. — Ce n'est donc point que tu voulais me parler? — Si, je veux vous parler. Au retour. Je ne pourrais pas maintenant. Elle prit patience encore. Ils passèrent Dhun, et l'on entendit jaser la rivière. — Il faut retourner maintenant. L'heure sera de beaucoup dépassée. Il ne répondit point. Elle éleva la voix : — Retournons. Je l'exige ! Alors il murmura, rauque : — Nous ne retournerons pas. — Prends bien garde, Pierre. Tu as promis... Et c'est la dernière promesse que je recevrai de toi, si tu la parjures... — Il n'y a plus de promesse ! fit-il avec co- lère.. . Cette nuit décidera de toute chose... Quand nous nous séparerons, notre sort sera fixé... Elle poussa un cri de tristesse et d'indignation : — Je veux descendre!... Arrête... J'appellerai!LE ROMAN D'UN CYCLISTE — Appelez! Noëlle n'appela pas. — Venez ! fit-il avec un soupir convulsif. Notre sort vaut bien une nuit ! Il l'avait prise à la taille. Il la tenait d'une main invincible. Et, d'ailleurs, elle ne luttait point. Elle se résignait. Elle était sûre d'elle-même, tranquille, courageuse. Elle joua mentalement sa vie et sa mort. Elle répondit : — Soit! Notre sort vaut bien une nuit. Et si elle doit être mortelle pour l'un ou l'autre, ou pour tous deux, que notre sang retombe sur ta tête! — Je le veux bien ainsi. La nuit passait rapide, nuit d'arbres, de rocs, de monts, d'astres mêlés de ramures, puis un horizon plus libre, puis, après longtemps, la des- cente vers la Pierre Qui Vire, un profond pays de hêtres, de bouleaux, de sapins, l'odeur de la plante victorieuse, de la terre élastique, la vaste âme végétale qui couvrit le monde et triompha avant la croissance terrible du petit animal armé de la pierre, du cuivre, du fer... La voiture ralentit. Une lueur rouge brille parmi les chênes — la lueur des vieux contes ou des hommes sylvestres. Encore quelques pas, et une petite maison trapue apparaît, qui n'est pointmmm 282 LE ROMAN D'UN CYCLISTE inconnue à Noëlle. Pierre descend, elle le suit en silence, dans une salle aux murs de pierre, à la cheminée vaste où brûle un grand feu clair. Et il semble que toutes ces choses soient la répétition d'un acte obscur, perdu très loin dans le souve- nir... Cette flamme brillait ainsi dans une nuit d'automne... Cet homme sombre se tenait ainsi immobile, la tête nimbée de feu, les yeux pleins d'énergie fauve... Puis, elle revit le petit garçon qui courait si gaiement dans la vie, avec sa bouche rouge et sa tête brillante. Qui aurait pu deviner les combi- naisons romanesques et misérables du futur? Livry avait allumé des bougies, fermé la porte. Longtemps il demeura sans rien dire, espérant qu'elle parlerait la première. Il avança enfin vers elle, et d'une voix creuse : — Je vous demande pardon!... Je sais combien cette violence doit vous paraître coupable. Mais je n'avais pas le choix... Elle se tut. — Je n'avais pas le choix, dit-il avec un accent plus vif... Un instinct plus sûr que toute raison me conduisait : c'est cette nuit qu'il fallait agir ou jamais. — Et tu as agi! fit-elle avec amertume et déri- sion... LE ROMAN D'UN CYCLISTE 283 — Comme un sauvage, répliqua-t-il. Je le sais... C'est aussi que je ne pouvais faire autre- ment, avec ces autres qui sont dans mon che- min... Je devais vous voir seule, et loin de tous! — Tu n'avais qu'à me le demander demain. Je ne te l'aurais sûrement pas refusé ! — Demain! cria-t-il, demain il pouvait être trop tard... Si vous n'aviez pas invité ce Granvyl, j'aurais attendu... Je suis sûr que vous n'en dou- tez pas. Elle regarda le feu, pensive et se demandant s'il ne fallait pas regretter l'invitation. Mais elle conçut que rien ne pouvait être autre. Et, rési- gnée : — Dis-moi ce que tu as à dire. Toute discussion est vaine... La face de Pierre s'emplit de supplication. — Jurez-moi que vous ne l'aimez pas ! Elle devint très pâle : — Je ne veux pas te répondre... je ne le pour- rais peut-être point ! — Ah! clama-t-il avec désespoir... Il se laissa tomber sur une chaise, il cacha son visage. Et Noëlle contemplait avec une pitié pro- fonde ce grand corps affaissé; elle aurait voulu l'étreindre, couvrir de baisers la tête fauve. Mais elle n'en sentait que mieux l'horreur de devenir I ! ï: '1 284 LE ROMAN D'UN CYCLISTE son épouse et l'impossibilité de le rendre heureux. Il resta quelque temps ainsi. La colère et la jalou- sie soulevaient ses côtes. Il releva une face couleur d'argile et dit : — Vous avez raison. Toute discussion est vaine. Je vous redemanderai encore une fois si vous voulez être ma femme. — Je ne le veux pas, fit-elle avec une extrême douceur, ni pour toi ni pour moi. — Vous ne voulez pas non plus éloigner ce Gran- vyl? — Non plus. Je ne veux plus t'obéir : et il est affreux que tu me demandes cela après avoir voulu le tuer. — Et après qu'il m'a épargné, ajouta-t-il avec une ironie convulsive... Vous ne l'auriez pas dit, mais vous le pensez. — Là aussi tu voulais agir! fit-elle avec cha- grin... Et là aussi tu ne tenais pas parole... — J'ai eu tort, répondit-il avec une bouche dure et menaçante. Mais je n'aurai pas tort cette nuit, ou du moins je n'aurai plus à en convenir... Je vais vous reconduire à la Hestraie. Elle s'avança vers lui avec une face d'épou- vante, sans pouvoir dire une parole. Il ricana mé- chamment : — Et après vous avoir reconduite à la Hes- 1 %LE ROMAN D'UN CYCLISTE 285 traie, je disparaîtrai. Vous aurez entendu cette nuit mes dernières paroles. Elle s'arrêta. Le tocsin sonna dans son âme. Elle eut, dans son affreuse plénitude, le senti- ment qu'elle ne pouvait rien que pour le malheur des êtres; elle se sentit innocente, mais mortel- lement pernicieuse : comme Jacques d'Ombreuse, comme Pierre, Granvyl souffrirait par elle. Un immense désir de repos pénétra sa détresse. Elle se détacha de l'avenir avec un frémissement fu- nèbre; elle se tourna vers l'ombre éternelle et murmura, avec un accent très doux et très tendre : — Je veux bien mourir aussi, mon pauvre Pierre !IX — Ne perdons pas le nord! disait Lalanne... C'est à Montsauche ou à la Pierre Qui Vire que nous la retrouverons... quoique je m'attende plu- tôt à la voir revenir... Philippe se promenait avec fureur par le salon. -— Ne pourrais-je pas vous précéder? dit-il. A bicyclette, j'irai sûrement beaucoup plus vite que le coupé. — Oui, si vous avez un sens très net de l'orien- tation... J'ai ici une grosse carte militaire, où le point est indiqué avec une exactitude qui ne laisse rien à désirer... Mais il serait préférable que nous y allions ensemble... — Ce serait, reprit Philippe, à mourir d'impa- tience... Je ne cesserais d'avoir la sensation du retard. Lalanne, levant les sourcils d'un air de résigna- tion :LE ROMAN D'UN CYCLISTE 287 — Vous avez peut-être raison... Je vais cher- cher la carte... et faire atteler. Il sortit. Philippe ne put arrêter un gémisse- ment. — Mon vieux, fit Landa, qui sait si ce ne sera pas une bonne chose. Mais Granvyl ne l'entendait point. L'âme bar- bare était revenue, pleine de haine, de guerre, avec les gestes meurtriers éteints par la civilisa- tion et ranimés au contact de la jalousie. — Voici la carte! fit Lalanne, qui venait de rentrer... La voiture sera prête dans un mo- ment... Si vous le voulez, nous irons d'abord en- semble à Montsauche... C'est à un pas. Puis, vous pousserez en éclaireur jusqu'à la Pierre Qui Vire... Granvyl prit la carte. — Le point rouge indique très exactement l'endroit, reprit le vieillard... La route y bifurque, comme vous voyez... il n'y a qu'à faire cinquante pas à gauche... la maison est solitaire. Mais, en vérité, je crois que ce n'est pas le bon parti... — Je ne le crois pas non plus! intervint Landa. Philippe étudiait rapidement la route. Après quelques instants, il se crut' sûr de ne point se tromper. Il dit : — Je m'y retrouverai. J'ai vécu longtemps dansT LE ROMAN D'UN CYCLISTE ï les pays de forêt — et ma boussole m'aidera. Pouvons-nous partir tout de "suite pour Montsau- che? — Oui... Ils trouvèrent la voiture attelée et la bicy- clette. Landa ne put s'empêcher de dire : — Voici le destrier de Xaintrailles ou de La Hire... ou plutôt le dragon de Salamine... Cette machine légère prend de la majesté lorsqu'elle doit franchir la forêt nocturne... La voiture s'élança dans la nuit. Tous trois gardèrent le silence jusqu'à Montsauche, qu'ils dépassèrent. — Nous y voici, fit Lalanne, quand ils furent parvenus à une maison solitaire, précédée d'un jardin... Laissez-moi faire. Il sonna. Une vieille femme vint parlementer à travers un guichet. — Je veux parler à votre maître, fit le vieillard. — Il n'est point rentré, monsieur. — Alors, je veux lui écrire un mot... Ouvrez, je vous prie. La vieille femme ne fit pas de difficulté d'ou- vrir à Lalanne et ses amis. Elle les conduisit dans un petit salon. — Il n'y a que trois autres pièces, dit Lalanne, mais je crois inutile d'essayer de nous y intro-LE ROMAN D'UN CYCLISTE 289 duire. Si Noëlle avait été ici, elle se serait sûre- ment montrée, ou alors elle ne le veut point... — Mais si on l'intimide? remarqua Landa... — C'est impossible. Granvyl sera de mon avis... D'ailleurs, je connais cette vieille femme. Elle est nerveuse; elle ne saurait mentir sans se troubler, et nous l'avons trouvée tout à fait calme... je griffonne un mot... — Eh bien! dit Philippe... je vous laisse... vous me rejoindrez à la Pierre Qui Vire ou, si je n'ai* rien trouvé, sur le chemin. Toutes ces petites lueurs semées sur la mer éternelle, jointes aux rais droits de la lanterne, rendaient la route claire pour Philippe. Tantôt en forêt, tantôt parmi les prés, les cultures, les rocs, il roulait sa crainte et sa douleur. Et il lui plaisait que cela se passât dans la nuit. Quand il surgissait, à grande allure, de la pénombre des végétaux sur l'espace libre, il lui semblait s'enfuir dans les astres, il les touchait. Il était en guerre, — éclaireur perdu dans le mystère des choses, — il avait l'âme du Dacotah, du tigre, de l'orfraie chasseresse... Des rêves fu- gaces, des lambeaux de vie, des lectures, des 19290 LE ROMAN D'UN CYCLISTE impressions éveillées par bandes comme des oiseaux migrateurs... Il revivait ces temps im- menses où chaque jour était une saison, le temps des grands fleuves, des astres, de l'éternelle Terre Promise, de la gloire, le temps où l'amour neuf croissait comme les fleurs sur la colline et les troupeaux de loups dans le Désert... Puis, l'in- quiétude! Comme l'Univers lui a toujours paru fiévreux, toutes ces forces obscures, qui remplis- sent de combats et d'amour une églantine, qui mettent mille microbes dans une goutte d'eau! L'inquiétude! Elle monte aux étoiles, elle frémit sur la montagne pâle et sur l'abîme taciturne, elle creuse la pierre et jette l'une contre l'autre les nuées pleines de foudre et les armées hu- maines... Fièvre de l'univers, symboles sacrés, âmes ivres, fureur et joie des terres fécondes, tout cela, c'est cette femme vers qui l'emportent deux petites roues agiles dans la nuit. $ La demi-lune surgit dans l'Orient comme une hache de cuivre rouge. Les ombres immenses des collines s'emmêlèrent à la clarté grandissante; il parut sur tout le paysage des petites lampes in- décises; les eaux se révélèrent aux creux du paysage. L'astre avança vite sur les forêts. Il sembla unef LE ROMAN D'UN CYCLISTE 391 plaque de laiton gravée, puis un demi-coquillage étincelant, et les ombres s'accourcirent. Philippe s'arrêta à une bifurcation de la route. Sa petite lanterne élevée vers le poteau lui mon- tra qu'il n'avait point dévié. Il repartit. Le vent soufflait en fanfare; la ténèbre s'élevait en paquets des herbages; quelque hameau fuyait à droite ou à gauche, et le voyageur goûtait l'âpre désolation d'être seul dans le vertige noir de sa course. Puis, de nouveau la forêt, un étang, le chant plaintif de la rivière. — J'approche! songea-t-il. Une fourche l'arrête et le poteau est brisé. L'incertitude le pénètre. Est-ce à droite, à gauche? Plusieurs fois déjà il a dû choisir; sa mémoire est devenue un peu confuse : ni la carte ni la boussole ne peuvent plus servir. Il se souvient alors d'une hutte aperçue au bord d'un pacage, il rétrograde. La hutte est misérable : un hourdis mêlé de pou- tres, une sorte de claie servant de porte. Philippe frappe et crie. Après des grognements, il apparaît un vieil homme à tête maugrabine, le nez en croissant, l'œil cave, mais encore plein d'un feu équivoque, et qui regarde longtemps avant de répondre aux questions du voyageur. A la fin, il se met à rire, d'un rire sauvage éclairé de dents jaunes : 1 ■ 292 LE ROMAN D'UN CYCLISTE — C'est-y que vous êtes de ceusses qui mar- chent su des roues? Su des veaucipèdes? C'est pas eune marche de chrétiens ! — Je voudrais savoir, répéta Philippe, laquelle des deux routes, là-bas, mène au monastère de la Pierre Qui Vire... — C'est-y que vous leur en voulez avec vot' machine de sorcier, et que vous allez jeter un sort su les moines? — Je ne vais pas au couvent même, répond pa- tiemment Granvyl... Mais je voudrais savoir si c'est la direction... Le vieux rit plus fort, pendant deux minutes : — C'est-y que vot' machine ne peut pas vous conduire? A quoi ça sert des inventions comme ça si on ne peut pas seulement trouver son chemin?... Il tourna autour de la bicyclette, avec un re- gard hardi et curieux : — On dirait une machine pour aller faire la messe de Vautre... C'est peut-être bien ça le balai des sorcières... — Montrez-moi le chemin, crie Philippe, énervé, et vous aurez cent sous! — Ah! fait le maugrabin... Voilà qui est de la bonne parole... C'est à droite... puis vous trouve- rez une nouvelle fourche, et ce sera à gauche... Philippe tend la pièce, et le vieux n'a plus un LE ROMAN D'UN CYCLISTE 293 sourire. Son œil creux luit, sa main se ferme furieuse et tenace. — A quelle distance suis-je du monastère? — Ah! ben, avec vot' affaire, j' savons point! Mais je mettions une très petite heure avec les vieux pieds que voilà. — Vous ne m'avez pas trompé? dit Granvyl, pénétré d'un soupçon. Le vieux roule des yeux flamboyants : — Je trompons point ceusses qui donnent! Vous pouvez aller... Vous arriverez tout droit. Encore la forêt, toute rafraîchie d'eaux, abon- dante, aromatique, avec le rêve clair de la lune. Quelle vie dut y mener la bête antique, l'auroch, l'urus, le sanglier, le Ioup-cervier, l'ours soli- taire!... C'est une débauche de hêtres, de chênes, de bouleaux argentins, et, près de la rivière, la tête poudroyante des peupliers, une prairie dont l'éléphant, le rhinocéros, seraient les fourmis. Et Philippe y reconnaît bien sa route; il sait qu'il est près de la fourche dernière; la palpitation du combat se mêle à l'effort de vitesse... Un dernier élan, il s'arrête. — M'y voici!294 LE ROMAN D'UN CYCLISTE Entre les hauts fûts, une lueur rougeâtre appa- raissait. Il n'osait approcher. Une force fluide, invincible, l'arrêtait, la force du Destin et son épouvante. Il fallut avancer, cependant. Il le fit comme en rêve, un bruit de cloches dans les oreilles. La porte était entr'ouverte. Il la poussa, il les vit aux deux extrémités de la salle, immobiles. — Qui va là? dit la voix rude de Livry... Philippe n'eut pas besoin de répondre. L'autre reprit d'une voix ironique : — C'est vous !... C'était écrit ! Puis, il détourna la tête. Il y eut une minute de vaste silence. Philippe sentait autour de lui ces choses profondes et ténues, infinies et légères, qui sont le drame des hommes, ces événements de l'être intérieur qui ont remplacé l'appétit de la brute, l'étreinte sanglante, les rencontres furieuses au fond des solitudes, la morsure des fauves, la massue, la hache, la flèche... Et, en même temps, ces choses impondérables participaient de la loi primitive, et la Mort était auprès d'elles... Qu'a- vaient-elles fait durant qu'il accourait sur la route? Quel sens avaient-elles fixé à l'avenir? Quelle lutte subtile s'étaient livrée la jeune femme et le jeune homme? C'est encore Pierre qui prit la parole :LE^ROMAN D'UN CYCLISTE 295 — Vous pouvez l'emmener!... Il vaut mieux maintenant que tout finisse vite, et pour jamais... Noëlle éleva une face suppliante : — Pierre!... pardonne... ne me hais point! Il rit, farouche : — Partez!... C'est une page arrachée... Je ne veux plus y lire... Elle répéta sa plainte. Il répondit : —- Je ne vous hais point! C'est lui que je hais..." Je ne vous pardonne pas non plus... Je désire seulement ne plus vous revoir! Il était sincère. Il avait l'âme de ces barbares qui poursuivent le but jusqu'à ses limites, mais l'abandonnent d'un seul jet dès qu'ils le recon- naissent inaccessible. Lorsqu'il avait vu Noëlle prête à mourir avec lui, son âme saisie avait re- connu l'évidence. Et la convulsion de la défaite, la haine dont il brûlait jusqu'au tréfonds de l'âme, n'avaient point retardé la volte-face. Il désira sou- dain partir, ne plus la revoir, chercher une vie neuve, et ce désir ne devait pas plus subir de re- flux que, naguère, la résolution de conquérir Noëlle, qu'il avait poussée à ses limites. Elle pleura; elle alla prendre la main du jeune homme. Il demeura inerte, il s'écria : — Tout est fini... Éloignez-vous avec cet homme. Cette entrevue n'a plus rien que d'in-zg6 LE ROMAN D'UN CYCLISTE lj supportable pour chacun d'entre nous... Adieu! Elle hésitait encore. Il lui jeta un regard froid et dur. Alors, elle murmura d'une voix défaillante : — Je ne t'ai pourtant jamais fait de mal ! Toute chose m'aurait été facile pour te contenter, hors celle-là, qui est abominable... — Je voulais celle-là ! — Mon dévouement, Pierre... — Votre dévouement m'est inutile... — Tu reconnaîtras ton injustice ! — Mon injustice me plaît... Ne pouvez-vous enfin m'abandonner à moi-même? Noëlle comprit l'impuissance de toute parole. — Adieu! chuchota-t-elle. Et elle fit signe à Philippe de l'accompagner. Ils marchèrent quelque temps en silence sur la route d'ombre et d'argent. La respiration de la forêt s'élevait, s'abaissait comme le souffle d'une armée de géants. Une odeur fauve, parfumée aussi, vieille et fraîche, vive et langoureuse, pas- sait entre les colonnades cendreuses. II dit enfin : — Peut-être ma présence vous a-t-elle été importune... Je n'ai pu dominer mon inquiétude.,. — Il serait étrange que vous puissiez m'être importun, alors que vous n'avez sûrement pas pré- tendu agir contre ma volonté... Et je ne croisLE ROMAN D'UN CYCLISTE 297 pas que, jamais plus, je puisse goûter auprès de vous autre chose que de la douceur et de la con- solation. Cette nuit a été affreuse et pleine de souffrances, mais je suis heureuse que vous soyez venu... Je voudrais que vous ne me quittiez plus... Il s'arrêta, palpitant, il regarda ce divin visage briller dans la pénombre. Elle fit un geste pour qu'il ne parlât point : — Non, ne dites pas ce que vous alliez dire... Ni ce soir, ni de longtemps encore je ne pour- rais vous entendre... J'ai peur de moi. Je veux d'abord me reconnaître et reprendre un peu d'es- pérance... Mais ceci n'est point pour vous éloi- gner. Mon vœu, si vous le croyez possible, c'est que vous soyez auprès de nous... — Même sans espérance, murmura-t-il, c'est encore la joie ! Il la considérait avec une sorte de décourage- ment heureux, et cette surprise toujours neuve de toucher la terre où elle marchait. Le frôlement de la robe contre les petites her- bes le faisait défaillir de suavité. Une fois encore^ elle figura toute la légende, tous les sanglots, les palpitations, les luttes de l'homme. Dans sa petite forme subtile furent les gestes créateurs de la beauté, le rythme charmant des plantes, les vœuxPH 298 LE ROMAN D'UN CYCLISTE de l'art, la légèreté flexible des gazelles et des nuages, la lueur des fontaines et des fleuves. Il semblait que la mémoire des âges fût concentrée en elle et que, se souvenant des travaux.hé- roïques, des guerres et des poèmes qui s'étaient faits pour elle, elle fût devenue inaccessible. Elle reprit le bras de Granvyl : — Je ne vous demande pas un sacrifice vain ! Non seulement je ne veux jamais être à un autre homme, mais je voudrais être votre épouse... J'ai trop peur, maintenant, pour me déterminer à une promesse. Le jour où je vous dirai moi- même que ma peur a disparu, je vous écouterai. Et si vous voulez alors partager avec moi votre vie... — Et ce ne sera pas un sacrifice? fit-il avec véhémence. — Ce ne sera pas un sacrifice. La forêt fut la Terre Promise; une joie rajeunie soupira dans les ramilles ; les robes de la féerie on- dulèrent sur la route argentée, et il dit en extase : — Quand je n'aurais reçu que cette parole, j'aurais vécu! On entendait se rapprocher un bruit de roues, les lanternes d'une voiture grandirent parmi les arbres. — Voilà nos amis, fit Mme d'Ombreuse.EPILOGUE C'est en avril. La vie hâtive tisse et trame aux métiers invisibles; tout le pays de Nice frémit de jeunes parfums, de feuilles et de co- rolles. Assis au balcon de VExcelsior, Lalanne, Marce- line, Granvyl, Moranne et Landa parlent de l'hôte chimérique qui semble frôler les palmiers et fleurir la poitrine lumineuse des colombes. — En vérité, dit Lalanne, on ne peut accuser ce monde. Il faut l'aveuglement des déterministes et des providentiels pour le faire. Le hasard arrête tout réquisitoire. S'il y a des lois, aucune n'est fatale : le bien et le mal sortent à l'aven- ture; l'univers est bon ou mauvais pour chacun de nous, mais en aucun cas pour l'ensemble — bon ou mauvais aussi selon le gré des heures... Pour moi, je ne l'ai point trouvé féroce. J'ai pu y régler ma petite horloge, pourtant bien mal faite,3oo LE ROMAN D'UN CYCLISTE car je suis né lourd, avec des paupières gênantes, un souffle bien incommode, une laideur qui n'est ni amusante ni intéressante. Mais j'ai reçu en partage la gourmandise, avec la fortune qui la peut satisfaire, et la douceur incomparable de n'être point assujetti à l'amour par qui l'âme des carnassiers persiste dans la société humaine. J'ai pu éviter aussi la souffrance de la haine et son abomination. — La haine est bonne, interrompit Moranne. Elle seule donne son prix à l'existence et l'empê- che de sentir le cimetière. Je m'honore de l'avoir connue dans sa plénitude; je me réjouis de l'avoir hébergée avec frénésie. La vie de celui-là est fade — qui n'a point désespérément souhaité la mort de ses ennemis ou souffert la beauté magnifique de la haine quand, se mêlant à la férocité amoureuse, elle devient la jalousie. C'est alors qu'elle est royale. C'est alors qu'elle décuple la pauvre âme avilie et la remplit d'énergie mer- veilleuse. Elle seule est créatrice. Elle seule peut détruire assez pour forcer l'invention. Et l'an- tique nécessité n'est que sa très humble ser- vante... — Toutefois, fit Lalanne, j'ose dire que vous n'avez point pu ajuster votre horloge. Le malheur aura été votre compagnon...à LE ROMAN D'UN CYCLISTE 301 Moranne ne l'écoutait point. — Qui sait, murmura-t-il, si la vie, j'entends la vie la plus simple, la première goutte de proto- plasme — n'est pas née de la rencontre furieuse d'atomes ennemis? Songez de quelle ardeur la vie guette la vie... de quelle force la plus petite plante tue sa rivale. Et le besoin primitif, la faim — la faim dévorante ! — quel symbole de haine : la destruction seule la peut satisfaire! — Je ne médirai point, intervint Landa, de cette dame tragique. Elle fait sa partie dans le bâtiment. Mais elle ne tient pas la truelle et ne cuit point la brique. Je l'aperçois à coup sûr, mais enfin secondaire. Elle a de beaux épisodes. Rien de plus. Je ne donnerai point son nom aux chocs sourds de la vie primitive : ce serait abuser de l'analogie. Et dans la vie supérieure, je con- teste qu'elle soit créatrice. Tout au plus dé- blayeuse ! Encore sommes-nous à l'aurore d'une ère où l'on pourra déblayer sans tout cet appareil féroce... — Mais, dit Lalanne, nous parlions du bonheur. — C'est comme si nous parlions du mouve- ment perpétuel ! s'écria Moranne. — Eh ! non. Tout le monde sait que je suis heu- reux, fit Landa, grâce à la vertu des alcools et du tabac. J'ai aussi connu l'amour des femmes, en-302 LE ROMAN D'UN CYCLISTE core que le sort m'ait abrité de laideur — mais cette laideur fut jadis amusante. Je lui ai dû des succès de pitre, auxquels j'ai vite renoncé; j'ai reconnu où gisait la sagesse ! Et je trouve l'uni- vers habitable, en ceci surtout qu'il est fatal. L'idée du hasard m'est répugnante. Je tiens pour admirable que Landa n'ait pu être que ce qu'il est. Il y a là quelque chose de solide et de réjouis- sant. Au rebours , que j'aie pu faire autrement que je n'ai fait, c'est abominable ! Car, alors, j'ai sans doute mal choisi, et que peut-on rêver de plus propre à une agitation stérile et douloureuse? Non! mon choix a été excellent; il est le résul- tat fatal de mes rouages combinés avec ceux de l'univers, — et les mêmes lois, enfin, qui menè- rent Bonaparte à Austerlitz conduisirent Landa au culte du petit verre. -T- Pour ces raisons, haïssé-je la force stupide du monde ! dit Moranne. — Elle n'est point stupide, fit Landa, puis- qu'elle a produit l'intelligence. Je ne dis pas que le granit ni le fer pensent, mais pour l'ensemble, il a assurément une pensée, quand ce ne serait que la nôtre. Haïr le monde, c'est comme si votre cerveau haïssait votre corps et vos membres ! Il aspira longuement son sherry cobbler et s'é- cria :LE ROMAN D'UN CYCLISTE 303 — Cette liqueur généreuse a de l'intelligence, Moranne... Moranne haussa les épaules et dit à Philippe : — Et vous, Granvyl, haïssez-vous ou chérissez- vous ce monde ? — Je l'ai toujours aimé, même dans les heures misérables. Mais je tiens, avec Lalanne, qu'il est hasardeux. A qui vient de se rompre le cou, et qui se sent mourir dans les transes, l'univers est mauvais, et irrémédiablement. — Il l'est toujours ! cria Marceline avec fureur. Je suis la pierre de touche de l'injustice. Je n'ai jamais fait le bien sans être punie. Chacune de mes bontés a été répondue par l'ingratitude. Tous mes actes ont été travestis. J'ai passé pour dure quand j'avais été tendre; et la persécution de tous a récompensé ma bienveillance. Elle jetait sur les hommes un gros regard d'é- pouvante neurasthénique et soupçonnait Moranne de machination. Landa lui répondit avec douceur : — Je vous l'ai déjà dit, madame : il faut pren- dre de la morphine. Elle seule peut vous faire apercevoir la bienveillance dans vos semblables. La neurasthénie est un regard trouble — il faut un verre pour la corriger. Goûtez à la fontaine de Jouvence, je veux dire la seringue de Pravaz, et vous connaîtrez la justice!304 LE ROMAN D'UN CYCLISTE I Héloïse se montra sur le balcon. Elle eut un léger frémissement en apercevant Marceline et se réfugia près de Lalanne. — Voyez! dit Marceline avec dédain. Cette jeune fille végétait misérable dans un orphelinat. Je l'ai délivrée. Je lui ai donné asile. Je l'ai atta- chée à ma personne, Sa vie était douce et facile. Je ne lui demandais que des lectures et un peu de piano... Elle m'a abandonnée, elle s'est enfuie... et elle frémit à ma vue. — Elle n'aurait pas frémi si vous aviez pris de la morphine ! dit Landa... Et s'adressant à l'orpheline : — Nous parlions de l'univers, mademoiselle... Beethoven et Schumann vous ont-ils dit qu'il était laid et insupportable ? — J'ai peur qu'il ne soit trop beau maintenant, dit-elle d'une voix tremblante, avec sa petite main pâle pressée par la main de Lalanne... Elle jeta sur le vieil homme un regard d'adora- tion. Philippe la considérait avec un petit frisson, joyeux d'avoir sauvé une âme. Et tous restèrent à goûter la volupté bleue de la mer au-dessus des eucalyptus et des citronniers, tandis que le four rond du soleil descendait vers un occident vaste et terrible. Noëlle parut alors. Elle était, comme ce soir oùLE ROMAN D'UN CYCLISTE 305 Philippe l'avait aperçue à la Villa des Fleurs, en- veloppée d'une soie blanche éteinte, lourde, aux plis tendres, où son corps prenait un rythme plus profond et plus voluptueux. Moranne et Philippe l'aperçurent tout d'abord. __ Vous voilà! fit le premier, fée cruelle par cela seul que vous êtes — et le plus éclatant exemple de toute injustice! Noëlle dit à Granvyl : — J'ai des nouvelles pour vous... Voulez-vous m'accompagner un moment ? Il ne pouvait encore empêcher tout son être de trembler devant elle ; il devint pâle : — Je suis à vos ordres. Et il la suivit. — J'ai reçu des nouvelles de Pierre, dit-elle quand ils furent seuls. Elles sont bonnes. Il vit, il est en pleine agitation. Et cette agitation est pour une femme... Leurs yeux se pénétrèrent, ceux de Philippe pleins d'imploration, une ardeur mystérieuse dans ceux de Noëlle. — C'est la délivrance! chuchota-t-elle. Cette existence consent enfin à ne plus peser sur la(M 306 LE ROMAN D'UN CYCLISTE mienne et à prendre seule le souci de son bon- heur. Je ne me sens plus dangereuse! L'espérance bondit en Philippe comme un trou- peau et rendit sa voix rauque : — Mais vous savez ce que vous m'avez pro- mis le jour où vous me diriez cela? Elle lui sourit, tendre et presque humble : — Comment pourrais-je l'oublier? Comment aurais-je fait pour ne pas y penser chaque jour? Elle parlait d'un air de rêve, comme enve- loppée d'une atmosphère subtile, et lui, pour la première fois, respirait sans épouvante la grâce et la volupté parfaites qui jaillissaient de cette femme. Et cependant une inquiétude légère de- meurait, qui arrêtait son élan, qui jetait une va- peur sur son âme. — Je n'ai point, murmura-t-il, la présomption d'espérer votre amour. Car je pense — et combien d'autres l'ont pensé avant moi ! — que vous n'aimerez point, sinon d'amitié... Mais mon bon- heur ne sera pur que si je puis être assuré que vous n'aurez aucun regret... Les longs cils de Noëlle s'abaissèrent dans un sourire. — Vous n'avez pas compris que j'attendais ce jour avec une ardeur unique? Et vous croyez vrai- ment que je ne pourrais pas aimer? /'/' LE ROMAN D'UN CYCLISTE 3o7 — L'amour ne va pas sans crainte. Vous ne pouvez rien craindre. Tous les hommes qui vous approchèrent vous ont sûrement préférée à toutes les femmes ! — Et c'est une grande flatterie ! fit-elle avec une ironie affectueuse... Mais c'est mettre trop de vanité dans l'amour! Les cœurs sont plus sim- ples. La force qui les règle vient du commence- ment du monde... Elle s'arrêta. Elle le regarda d'un air grave et presque menaçant : — Me prenez-vous avec confiance?Croyez-vous à ma fidélité et à mon honneur? Me savez-vous incapable, envers mon mari, d'une perfidie, fût- elle mentale, et d'un mensonge, fût-il innocent? Il s'écria, pâle et plein de joie : — Je crois en vous plus qu'en moi-même. Le sourire avait disparu. Une tendresse abon- dante et profonde s'accrut sur le divin visage. — L'amour m'a effrayée, dit Noëlle tout bas, pour le mal que j'ai fait involontairement. Mais peut-être puis-je mieux aimer que les autres, car je n'aimerai qu'une fois. Si j'ai souvent pensé que je mourrais sans amour, c'est qu'il me fallait un être à mon choix et que rien n'est plus hasardeux. Mon cher époux, je vous ai choisi! Il poussa un cri de saisissement et demeura308 LE ROMAN D'UN CYCLISTE sans pouvoir bouger, les mains tremblantes. Une lueur argentine enveloppait Noëlle; sa bouche rouge avait un sourire doux, lointain, mystérieux; quelque chose de pathétique passait sur ses grands yeux d'émeraude... Il marcha vers elle, il l'étrei- gnit. Et quand sa bouche plongea dans l'herbe délicieuse de la chevelure, toute la joie et toute la beauté du monde palpitèrent dans sa poitrine. FIN. PARIS. TVP. DE E. PLON, NOURRIT ET C'c, 8, RUE GAIUXCIÈUE. — 454.7 :EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE J.-H. ROSNY Un autre monde. 3* éd. 1 vol. 3 fr. 50 L'impérieuse bonté. 4« édit. 3 fr. 50 Renouveau. 4« édit. I vol... 3 fr. 50 Résurrection. i« édit lvol. 3fr. 50 Les profondeurs de Kyamo. 3« édit. 1 ™>...................... 3fr. 50 Une Rupture. 4* écKi. 1 vol. 3 fr. 50 L'autre femme. o« édit. 1 vol. 3 fr. 50 Un double amour. 5e édit.. 3 fr. 50 Eyrimah. i" édit. I vol...... 3 fr. 50 L'Indomptée. 5« édit. 1 vol.. 3 fr. 50 Vamireh. Roman des temps primitifs. &« édit. f vol............... 3fr. 50 Le Termite, 3' mille, 1 vol. 3 fr. 50 PAUL MARGUERITTE Ame d'enfant. 7' édit. 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