J.-H. ROSNY LE CRIME DU DOCTEUR PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1903 LE CRIME DU DOCTEUR ŒUVRES DU MÊME AUTEUR NELL Horn, roman de mœurs anglaises........... 1 vol. LE BILATÉRAL, roman de mœurs anarchistes et collectivistes.................................. MARC FANE, roman social........................ — L'IMMOLATION, nouvelles......................... — LES XIPÉHUZ, merveilleux préhistorique.......... — LE termite, roman de mœurs littéraires.......... ' — LES CORNEILLES, roman contemporain............ — DANIEL VALGRAVE. roman contemporain.......... — VAMIREH, roman préhistorique................... — L'IMPÉRIEUSE BONTÉ, roman contemporain........ — L'INDOMPTÉE, roman contemporain............... — RENOUVEAU, roman contemporain................ — RÉSURRECTION----- ............................ — EYRIMAH, roman préhistorique................... — L'AUTRE FEMME, roman contemporain............ — LBS PROFONDEURS DE KYAMO.................... — UN DOUBLE AMOUR, roman...................... — UNE RUPTURE, roman.......................... — UN AUTRE MONDE............................. — LBS AMBS PERDUES, roman...................... LE ROMAN D'UN CYCLISTE, roman............... — LA FAUVE, roman.............................. LA CHARPENTE, roman........................... — LE CHEMIN D'AMOUR, roman................... — UNE REINE, loman............................... — THÉRÈSE DEGAUDY, roman...................... — L'HÉRITAGE, roman.............................. LES DEUX FEMMES, roman....................... — L'ÉPAVE........................................ "~ Il a été tiré 15 exemplaires numérotés sur papier de Hollande. Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège. J.-H. ROSNY LE GRIME DU DOCTEUR PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, E'DITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1903 Tous droits réservés. LE CRIME DU DOCTEUR PREMIÈRE PARTIE I Le docteur Guy Herbeline s'irritait de la bise qui lui cinglait les oreilles. Par ce furieux jour de lévrier, il sentait mieux la contrainte, la discipline féroce dont la nature et la société enveloppent le destin des hommes. Un mécontente- ment tragique abaissait les muscles de son visage. Il se vit épouvantablement seul dans la forêt humaine, sans ten- dresse, sans sympathie, sans un seul de ces dévouements qui délassent de souf- frir. Et les regards furtifs qu'il jetait2 LE CRIME DU DOCTEUR sur les passants exprimaient, selon l'oc- currence, la pitié froide, le mépris, l'en- vie. Depuis longtemps, il ne comptait plus que sur le hasard, mais jamais encore il n'avait aussi âprement senti que le lien social est un lien de haine et de peur. — L'évidence même ! grommela-t-il rageusement. Nous nous détestons les uns les autres ! Avec de la sympathie et du courage, tous ces misérables seraient sauvés : lequel d'entre eux, si cela pou- vait le sortir d'embarras, ne souhaite- rait la ruine ou la mort de son meilleur ami? Il avait franchi le Pont-Royal. Un vent qu'on eût dit semé de petites lames de canif, s'élevait de la Seine. Le ciel était bas, cruel, couleur de zinc, et les quais, le Louvre, le Palais Mazarin, la Sainte-Chapelle semblaient des rocs dans une plaine polaire. Sur le pavé durci, les fiacres et les omnibus pas- saient avec un fracas exécrable. .Guy Herbeline jeta un long regard de détresse sur ce paysage glacial ; ses sou-LE CRIME DU DOCTEUR venirs volèrent sombres et rapides comme les corbeaux qui se levaient au haut des clochers de Notre-Dame. Il avait été heureux, cependant, épris de science, gai au travail, avec un cerveau bourdonnant d'idées, un solide cerveau franc-comtois où les notions se logeaient disciplinées et profondes. L'injustice est déjà grande à l'Ecole, la jalousie féroce et sournoise, mais du moins ne sont-elles pas totales. Puis Ton est jugé par ses supérieurs et ses pairs, tandis que, plus tard, dans la vraie lutte, on n'est plus, pour peu qu'on ait du mérite, jugé que par ses inférieurs. Quoique Guy ne fût point « pistonné » ses examens avaient été brillants, et ses compagnons, mal- gré des boutades et des rudesses, re- connaissaient sa force. On l'aimait plu- tôt. Il n'avait qu'un défaut choquant : l'orgueil. Pour le demeurant, il était bon camarade, de commerce sûr, guère médisant. Quand il eut soutenu sa thèse, il se trouva sans ressources, avec une idée trop nette, c'est-à-dire trop simple, de sa valeur.4 LE CRIME DU DOCTEUR Il décida que sa science et la sûreté de son diagnostic devaient, dès les dé- buts, lui valoir une trentaine de milie francs par an. « Question d'énergie et d'audace », pensait-il. En quoi il ne se trompait pas. Mais il se trompa dans le dosage de ces quali- tés. Il aurait dû se mettre d'abord à l'af- fût : sa vive intelligence avait besoin de quelques frictions. Peut-être n'eût-il pas réussi tout de même, car il est faux que les habiles triomphent forcément, mais il eût décuplé ses chances. Il se jeta à l'eau, tenté par un hasard favorable : un personnage s'était trouvé, un « lanceur d'hommes », qui lui ouvrit le crédit né- cessaire pour s'établir en plein quartier du Roule, dans un appartement sorta- ble, bien décoré et bien meublé. Herbe- line y luttait depuis quatre ans, et le succès n'arrivait pas. A peine si la clien- tèle eût pu le faire vivre modestement dans un faubourg. Pourtant, il se mon- trait supérieur dans sa profession, et même dans l'art de se faire valoir,LE CRIME DU DOCTEUR O quoique, moins par scrupule que par une impérieuse logique, il laissât éclater son indifférence et même son aversion pour les médications compliquées. Ses dettes s'accrurent : Herbeline avait le don d'inspirer confiance aux hommes d'ar- gent, preuve, peut-être, qu'il eût réussi plus vite dans une société encore jeune, en Allemagne ou aux Etats-Unis. Cepen- dant, depuis six mois, le crédit était clos. Menacé de toutes parts, le jeune homme savait que la catastrophe était pro- chaine. Il vivait dans ces insupportables alertes, sursauts, palpitations, qui font mourir du cœur les hommes d'action. La sonnette de l'appartement et celle du téléphone étaient devenues son supplice. — Je vais claquer! se disait-il, en obli- quant vers l'Hôtel Continental... Et, dans ma profession, comment se relever, sans meubles et sans appartement?... Ah ! je commettrais un crime ! 11 dépassait sa pensée. C'était un de ces cris furieux que nous arrache le déni de justice. Dans ce moment, il voyait trop l'humanité comme une collection de6 LE CRIME DU DOCTEUR bêtes. Mais, pour lui-même, il ne vou- lait pas être la plus basse de ces bêtes, celle qui, par le délit, se met à la merci de toutes les autres. Même une simple canaillerie lui répugnait, encore qu'il se jurât à lui-même de ne point hésiter de- vant une bonne occasion, pourvu qu'elle n'entraînât aucun péril judiciaire. — Il n'y a pas d'occasions ! gronda- t-il amèrement. Tout ce qui nous arrive de bon arrive trop tard... tout ce qui aurait pu nous sauver se présente par fragments... et encore! Quoi d'éton- nant, d'ailleurs ? Dans cette vieille ville pourrie d'humanité, des myriades d'yeux aigus guettent chaque jour la chance ! Les Ctres se l'arrachent, ils l'emportent par bouchées sanglantes. Pourquoi dé- couvrirais-je ce qui échappe aux plus ha- biles, aux plus âpres, aux plus forts? Ma chance, c'aurait été de conquérir trois fois plus de malades — chance lente, chance distillée chaque jour — ou sinon d'avoir eu vingt-cinq mille francs au début, comme tant de mes stu- pides camarades 1LE CRIME DU DOCTEUR 7 Il grinça des dents et, poussant un soupir de rage : — Je valais pourtant plus que je n'exigeais, et cela juge cette société : je ne lui dois plus rien ! Bien plus... si je pouvais prendre ma place par la ruse ou la fraude, je lui rendrais en quelque sorte service. Dans la limite de mes moyens, je la forcerais à la logique ! Mais assez de ratiocination ; cela débi- lite. 11 avait dépassé l'Elysée, il montait la rue deMiromesnil. Quand il arriva devant sa maison, ce lurent quelques secondes d'intolérable angoisse. La prison ne dé- goûte pas davantage un condamné. De- puis trois mois, là-haut, au troisième, jamais il n'entrait sans une petite crispa- tion d'épouvante : quelle lettre, quel télé- gramme, quel ultimatum redoutable était venu pendant son absence? Etranges, ces petits plis inertes qui sont, pour le civi- lisé malheureux, ce qu'est le rugissement du lion, la hurlée des loups ou la prunelle de la panthère pour une pauvre bête de la forêt, de la savane ou de la brousse ! 8 LE CRIME DU DOCTEUR — Monte, couard ! Il monta, un peu soulagé de n'avoir pas trouvé de correspondance chez la concierge. En haut, le paquet bleu et blanc attendait, implacable. Il le prit d'un air soucieux ; il mêlait les petits pa- piers comme il eût mêlé des cartes : — Ah ! je suis bien sûr que c'est un jeu sans atout ! fit-il, sarcastique. Il ouvrit d'abord le télégramme. On l'invitait à passer, entre huit et dix heu- res, rue de Penthièvre. C'était chez un vieux célibataire maniaque à qui Guy portait quelque intérêt, sans doute à cause de la confiance très vive qu'il ins- pirait à ce malade. Un condamné, d'ail- leurs : Iierbeline ne lui donnait plus quinze jours à vivre. Pas riche, d'après ses propres dires, une dizaine de mille francs placés en rentes viagères. Sans doute avait-il quelques économies, qui s'en iraient à l'Etat, car le bonhomme déclarait n'avoir aucun parent, même lointain : — Qui sait? rêva le jeune homme... il a peut-être les vingt-cinq mille francsLE CRIME DU DOCTEUR \) qui peuvent me sauver ! et comme il se- rait naturel qu'il me les prêtât : je dois être son meilleur ami. Il secoua la tête ; un frisson désagréa- ble, une sorte d'onde électrique, parcou- rait sa poitrine et ses reins. Puis il prit le plus menu des billets, une carte, ap- portée par un domestique ou un com- missionnaire. On le priait de venir dans la soirée, avenue de Marigny. Il relut deux fois; il regardait avec une sorte d'attendrissement le nom gravé en let- tres fines : Mme Régine Montaux. C'é- tait sa meilleure cliente, une femme très anémique, très nerveuse, qu'un estomac délicat et paresseux ne parvenait pas à nourrir, douce, bonne même, un peu geignarde, avec de courts accès de co- lère dont elle se repentait tout de suite. Appelé chez elle à la suite d'un quipro- quo," il avait inspiré confiance, il était devenu le médecin en titre de la dame. Ce n'est d'ailleurs pas à elle que pensait Herbeline, mais à sa fille. Il se deman- dait souvent si, moins pauvre, il ne l'au- rait pas aimée. Elle était, croyait-il,10 LE CRIME DU DOCTEUR faite tout entière à son goût. Ces che- veux de cendre blonde, qui frémissaient au moindre geste, ces beaux yeux un peu fixes, mais pleins du plus joli feu gris, cet élégant corps renaissance qui donnait de si nobles inflexions aux ro- bes, oui, il semblait bien qu'il se fût pas- sionné de tout cela. Mais il était comme un prisonnier au fond d'une fosse, pour rissant sur la terre froide, et cette jeune fille libre, entrevue au travers des bar- reaux, restait aussi lointaine qu'une ha- bitante de Mars. Il pressentait pour- tant, par sursauts, qu'il aurait pu lui plaire, et justement la pensée lui en vint, tandis qu'il froissait le fragile vélin. Une glace lui renvoya son image. Ce grand torse musculeux promettait des descendants robustes, et le visage, très blanc, quoique nourri d'un sang riche, les yeux bleu glacier, les cheveux frai^, vi- vaces, exquis de souplesse et de santé, mêlaient des reflets fauves à leurs flam- mes noires. C'était ur beau taureau hu- main, fait pour une longue vie et une li- gnée nombreuse, et dont la vigueurLE CRIME DU DOCTEUR 11 n'avait rien de brut, aucune forme mal équarrie, rien non plus de cette flexibilité inquiétante qui fait songer aux singes. — Oui, fit-il, amer, pourquoi pas? Que je me maintienne seulement, que je puisse garder des apparences et cette faible veuve me donnerait peut-être bien sa fille ! Mais il savait, sans en pouvoir douter, que, après la faillite, il descendrait, pour la mère et pour la fille, dans les castes perdues. Sensibles et généreuses toutes daux, elles avaient un sens de la hiérarchie d'autant plus inébranlable qu'il était plus placide. Elles n'auraient pas plus admis auprès d'elles un homme ruiné qu'elles n'eussent fait gras un ven- dredi saint. Herbeline se passa la main sur le front et prit convulsivement une grosse enveloppe carrée où il venait de recon- naître une écriture redoutable. Son cœur battait la chamade : l'ennemi était pro- che. Et il baissait la tête, involontaire- ment, comme devant quelque formida- ble projectile.12 LE CRIME DU DOCTEUR Enfin, décachetant le pli avec brus- querie, il lut : « Monsieur, « Il m'est impossible de vous accor- der le renouvellement que vous me de- mandez par votre honorée du 12 cou- rant. Vous devez le reconnaître vous- même : j'ai attendu dans les limites du possible. Depuis deux ans votre dette n'a pas diminué. Je suis décidé à user de mes droits. Si l'effet fin courant n'est pas acquitté à présentation, je prendrai toutes le,s mesures nécessaires à la sauvegarde de mes intérêts. « Agréez, je vous prie, l'expression de ma parfaite considération, « Victor-Aug. Houssais. » — Il le fera ! s'écria le malheureux en laissant retomber la lettre. C'est une justice à lui rendre, il ne manque ja- mais à sa parole, pas plus pour la pro- messe que pour la menace!... x\lors le protêt, le jugement, l'exécution... J'ai un mois, peut-être six semaines pour meLE CRIME DU DOCTEUR 13 sauver... A moins de voler ou de gagner à la loterie, il m'est aussi impossible, en six semaines, de « faire » dix mille francs que d'en faire cent mille !... C'est fini!... Il se leva lourdement; il avait perdu toute énergie, il s'abandonnait au sort. Cet abandon même le soulagea, car nous ne souffrons, en somme, que de nos efforts — la douleur physique môme n'est que la lutte des nerfs. Après un regard rapide sur le reste de la corres- pondance, il entra lentement dans la salle à manger. La nature l'avait fait friand : on lui servit une côtelette mal cuite, molle, qui avait un goût de suif et de musc, des pommes de terre qui sentaient le graillon, une mauvaise orange à la chair globuleuse; enfin, une de ces misérables tasses de café, faites dans un vase gla- cial, avec de l'eau qui a cessé de bouil- lir. Certains êtres ressentent, devant des mets mal préparés, une mélancolie ex- trême. C'est comme un symbole de dé- chéance. Aux heures où tout rate, un14 LE CRIME DU DOCTEUR mauvais plat prédit de nouvelles misères. Après tout, la même côtelette, vivement « saisie » sur le gril, les pommes de terre bien frites, l'orange ferme et suc- culente, le café finement moulu, préparé avec de l'eau bouillante, servi dans une tasse chaude, — et ce sinistre dîner de- venait une aimable chose. Guy regardait circuler la bonne atout faire qui le servait. C'était une pesante fille des champs, distraite, stupide, sans nerfs, sans tact, — un de ces êtres qui font d'immenses mouvements pour réa- liser de minuscules besognes. Avec cela, sans ordre, pas de goût et pas d'odorat, un peu sourde... Mais il lui doit six mois de gages, et il n'ose guère lui faire d'observations. Exaspéré, pourtant, par l'horrible café tiède : — Gertrude, le café doit être fait à l'eau bouillante. La bonne dirige vers son maître un œil bleu, vague, brouillé, insondable : — Monsieur, l'eau a bouilli. — Oui, Gertrude, reprend doucement Herbeline... Seulement, il ne suffit pasLE CRIME DU DOCTEUR 15 qu'elle ait bouilli. Elle doit bouillir au moment même où vous la versez sur le filtre. Elle ne comprend pas. Elle ne com- prendra jamais. Pour elle, de l'eau qui a bouilli est de l'eau bouillante. Dès que le liquide s'élève en vaguelettes, elle le retire du l'eu et se contente de le tenir au chaud. Alors, l'eau est prête. Elle moud le café. Et les deux opérations sont ainsi liées dans un ordre invariable ; il lui est impossible d'en concevoir un autre. — Ecoutez, reprend patiemment Her- beline... lorsque vous aurez moulu le calé, remettez votre eau chaude bouillir... et quand elle bouillira, mais alors seu- lement, versez sur le filtre... La bonne écoutait, du même air ébahi dont elle avait écouté cent ibis la même recommandation. Une obscure ironie transparaissait sur sa vaste face. Elle répondit avec condescendance : — Oui, monsieur! Elle pensa qu'il ferait mieux de lui payer ses gages. Il le pensa lui-même,1G LE CRIME DU DOCTEUR poussa un soupir de détresse et se leva de table. Il ne s'abandonnait plus : la révolte, la peur, cent projets indécis, et cette lancinante espérance des vaincus qui fait plus souffrir peut-être qu'elle ne soulage, avaient repris possession de son être. Il marcha longtemps dans le cabinet, pris d'une sorte de vertige. Son cerveau fonctionnait en désordre, arrêté parfois sur une idée de salut qui, à l'exa- men, se révélait chimérique. Neuf heures sonnèrent. Guy endossa machinalement son paletot et descendit. Il avait le choix entre M"10 Montaux et le maniaque. Se décidant, au hasard, il marcha vers l'avenue de Marigny. Il trouva Mme Montaux dans un petit salon très touffu, étendue sur un grand siège écarlate. Une vieille lampe car- cel, enveloppée d'albâtre et de mousse- line, jetait une lueur si faible qu'on y voyait à peine. A l'arrivée du docteur, on apporta d'autres lumières. M"1" Mon- taux apparut alors, longue et chétive, avec de larges yeux noirs sans feu, une lace pâle, jadis charmante, que l'anémieLE CRIME DU DOCTEUR 17 rendait un peu chevaline, des cheveux d'un blanc mort, des mains perdues en quelque sorte dans leur peau comme dans de vieux gants jaunes, des lèvres bleues, dévastées par la souffrance et un cou qui, à lui seul, si frêle, si triste, décelait l'extraordinaire faiblesse de cette pauvre femme: - Elle gémit, d'une toute petite voix « membraneuse » : — C'est horrible, docteur... ma tête éclate... ou, plutôt, on dirait qu'une scie me passe au-dessus du sourcil et qu'un pavé me tombe continuellement dans la nuque. Il prit le poignet de la vieille dame, en demandant : — Avez-vous pris vos peptones ? Elle répondit, de l'air craintif d'un en- fant : — Je n'ai pas pu... J'avais des nau- sées!... — Eh non ! eh non ! fit-il avec auto- rité. 11 faut les prendre. Votre migraine n'est que de la faiblesse... Un sanglot souleva la délicate poitrine :18 LE CRIME DU DOCTEUR — Oh ! oui, docteur, je suis si faible... si faible ! Je m'éteindrai comme une bou- gie. Je vous assure que mon estomac ne veut rien prendre, pas même un cachet de cérébrine ! — Alors, madame, fit-il d'un ton grave, il nous faut recourir à l'hypo- dermie... Elle le regarda, suppliante, pleine d'une répugnance mystérieuse contre les injections, aussi épouvantée par une Pra- vaz que par un bistouri : — C'est absurde, madame ! s'écria-t- il avec impatience. Je vous assure que c'est tout à fait inoffensif, et, quand à la douleur, une légère piqûre d'épin- gle. C'est le seul moyen de vous ren- dre du ton et de vous donner de l'ap- pétit. — Vous me jurez, fit-elle, vous me jurez que c'est inoffensif?... — Je vous le jure ! Elle parut rassurée, un faible sourire passa sur ses lèvres bleues. — Et ma migraine ? — Avez-vous des cachets de céré-LE CRIME DU DOCTEUR 19 brine ? Je vais essayer de vous en faire prendre un. — Je ne pourrai pas! Il la regarda fixement, il affirma : — Si ! Vous allez d'abord avaler trois gouttes amères dans un verre d'eau... Et cela passera ! Elle voulut protester, mais les yeux gris d'Herbeline lui en imposaient. Et, cédant, avec un soupir, elle sonna sa femme de chambre. — De l'eau! Les gouttes amères et la cerébrine. La femme de chambre apporta une ca- rafe, des verres, un petit flacon jaunâtre. Herbeline versa trois gouttes dans un verre, le remplit au tiers et fit lui-même boire la malade. Puis, mouillant un ca- chet de cerébrine, il dit, avec une extrême douceur, mais très fermement : — Allons, madame ! Il le faut ! Elle obéit, subjuguée, prit encore une gorgée d'eau et murmura : — Si vous étiez toujours auprès de moi, je mangerais peut-être ! — Qui sait?... fit-il.20 LE CRIME DU DOCTEUR Ses cils battirent, il eut un court fré- missement. Une silhouette venait d'ap- paraître devant la porte vitrée. Elle y demeura quelques secondes, hésitante, puis un pêne grinça. Et la jeune fille qui s'avançait avec le bruit d'herbes et de feuillage de ses jupes, émut profondé- ment Herbeline. A ce moment où il atten- dait la catastrophe, où il allait être exilé du paradis des riches, elle représenta tout le luxe, toute la grâce et toute la vo- lupté humaines. Une scène étincelante se peignit devant lui, une rapide et fié- vreuse ébauche où il se voyait descen- dant avec cette jolie créature le cours du temps. Il s'abîma dans le rêve des « pos- sibles ». L'impression était si profonde que, pendant une minute, il eut l'illusion de l'amour... Elle s'arrêta, un peu craintive. Puis, elle dit avec une volubilité qui semblait cacher quelque embarras : — Je suis désespérée, docteur, ma- man ne veut rien prendre ! Il sourit, de son sourire mécanique de praticien.LE CRIME DU DOCTEUR 21 — Nous allons recourir aux grands remèdes, mademoiselle. Les transfusions hypodermiques auront raison de {l'ané- mie. Aidez-moi seulement à lever les dernières incertitudes de MmD Montaux. Répétez-lui qu'il n'y a aucun, mais au- cun danger. Il faut que je la trouve prête, demain matin, à guérir! — Oh! à guérir, répliqua la malade d'un air de doute. — Oui, oui, à guérir... s'écria la jeune fille. M. Herbeline ne promet jamais rien à la légère. Il y eut un silence. Et Guy se répétait tout bas, avec une ironie cuisante : « Ne promet jamais rien à la légère! » tandis que des images de créanciers défilaient dans sa mémoire. Néanmoins, il était touché. Il sentait que cette jeune fille avait réellement confiance en lui ; l'idée de déchoir devant elle en fut plus amère. Il se leva brusquement et, prenant la main que soulevait avec peine Mme Mon- taux : — Allons! à demain matin!... Deux22 LE CRIME DU DOCTEUR cuillerées de chloral, si vous ne pouvez dormir... La jeune fille l'accompagna jusqu'à la porte vitrée. Ils avancèrent ensemble leurs mains pour tourner le bouton et cela fit un peu de désordre : deux secon- des leurs bras restèrent comme emmê- lés. Elle rougit, leurs yeux se rencon- trèrent; il lui sembla bien qu'elle était émue. Dans la rue, il y pensait encore, avec une palpitation. Sans doute, il n'y avait rien à déduire de cette facile rou- geur de jeune fille et de ces yeux dilatés. Mais, dans sa misère, c'était la représen- tation d'une chose profonde, qui aurait pu être... s'il avait seulement une ving- taine de mille francs pour payer ses dettes... — Ah! l'argent!. le sale argent! Son exclamation lui parut ridicule. Les déclamations contre l'argent l'avaient toujours irrité comme une preuve d'ab- ject fétichisme. Il voyait l'homme seul derrière l'argent ainsi que derrière toute autre forme de l'échange. Et c'est l'homme qu'il haïssait, la bête féroce ou lâche,LE CRIME DU DOCTEUR -Zô non point cette chose ingénieuse et com- mode qu'on se dispute. — L'argent est admirable ! grommela- t-il en hâtant le pas. C'est un délicieux magicien... une fée exquise !... Il se trouva rue de Penthièvre. Le maniaque habitait au troisième d'une maison assez vieille dont l'escalier sen- tait bizarrement le crottin. Guy, très absorbé, ne remarqua pas que la porte devant laquelle il s'arrêtait était entrebâillée. Il tira distraitement un pied de biche, et lorsque l'aigre son- nette se fut apaisée, il trouva tout naturel de voir la porte céder à la pression de sa main. Il connaissait Charles Plessis, il savait qu'il renvoyait généralement sa femme de ménage après son dîaer et qu'alors il ouvrait lui-même. En vain le médecin l'avait-il adjuré d'avoir toujours quelqu'un dans l'appartement, le vieil- lard n'en faisait qu'à sa tête : il voulait être seul la nuit. Cette manie, assez fré- quente chez de vieux célibataires, était indéracinable chez celui-ci. Il y aurait peut-être renoncé, s'il avait su qu'il était24 LE CRIME DU DOCTEUR menacé de mort subite, mais c'est un genre de confidence qu'Herbeline ne fai- sait jamais à ses malades : pour Plessis, qui aimait ardemment la vie, le coup eut été terrible. Quant aux voleurs, le bon- homme n'en avait cure. Il n'y croyait que pour les autres, en quoi il se rencon- trait avec un grand nombre d'individus des deux sexes qui ont vaguement l'air de se croire tabou. Il est vrai qu'il n'ou- vrait le soir, après neuf heures, qu'à son médecin, dont il se vantait de recon- naître le coup de sonnette, ou au télé- graphiste, qu'il interpellait préalable- ment. Si Guy n'avait pas été surpris envoyant céder la porte, il le fut en se trouvant dans un corridor obscur. Il se douta que la femme de ménoge avait dû fermer avec négligence ou trop fort : le ressort de la serrure fonctionnait capricieuse- ment. Quant autour de clef, c'était affaire au maître de la maison. Embarrassé, le jeune médecin se dé- cida à donner un nouveau coup de son- nette. Personne ne répondit.LE CRIME DU DOCTEUR '2d — Est-ce qu'on l'aurait assassiné ? se dit-il. Un faible rai passait au-dessous d'une porte intérieure. Guy y frappa deux coups de son doigt replié, sans résultat. Que faire? Appeler le concierge ? C'était courir le risque d'inquiéter le vieillard qui, selon toute vraisemblance, s'était assoupi. — Après tout, je suis attendu, songea Herbeline, qui prit une résolution mixte. Il tourna doucement le bouton de la porte et jeta un coup d'ceil dans l'inté- rieur, tout en s'écriant : — Ce n'est que moi!... J'ai trouvé la porte ouverte. Le spectacle qu'il vit détruisit tout reste d'hésitation. Plessis gisait sur le plancher, la face vultueuse, la tempe sanglante, avec l'étrange aspect « vide » des gens morts ou profondément éva- nouis. Une petite lampe Pigeon éclairait une chambre fantastiquement encombrée de meubles, de cartons, d'horloges, de plâtres, de livres, de poteries, de vête- ments, de ferraille, d'écritoires, de boî- 326 LE CRIME DU DOCTEUR tes, de peintures non encadrées, de sta tuettes, de bronzes, d'étoffes et d'étains. C'était plutôt l'antre d'un brocanteur que la demeure d'un collectionneur. Charles Plessis tenait, par le tempérament, de l'un et de l'autre. Il achetait avec fréné- sie des objets quelconques, mais inva- riablement sans valeur (le plus cher ne lui avait pas coûté cinq francs), et il échangeait sans lassitude ces objets contre d'autres, au hasard des rencontres ou de son caprice. Il serait faux de dire qu'il n'avait p^.s de préférences : il aimait les pauvres choses ratées, pitoyables, sans rythme, sans éclat, sans grâce, comme s'il y avait eu en lui une vague pitié, une fraternité confuse pour ces choses faites à son image. Le vieillard était une longue et filandreuse créature. Le trait capital de sa physionomie était un nez en bec de cigogne, précédant des yeux jaunes et falots comme des lan- ternes sourdes ; un front en croissant se fondait, à peine né, entre des cheveux rances et une petite figure de mulot. Le corps, composé de chairs violâtres, so •;LE CRIME DU DOCTEUR 27 collait à un squelette siléger que l'homme, malgré sa faiblesse et l'état de son cœur, gardait de la facilité pour la marche. Charles Plessis, en dépit de ses manies, avait une intelligence normale, mais le nombre de ses idées semblait en pro- portion de la menuité des os : cette pau- vreté cérébrale contribuait sans doute à sa conservation. Socialement, c'était un rentier, un « viager », et sa situation paraissait bien définie : en l'absence de toute relation avec des établissements de crédit, on ne lui attribuait pas de fortune, hors le revenu qui lui était versé par deux compa- gnies d'assurances. Il avouait n'avoir aucune famille, il ne recevait la visite d'aucun ami. Par dérogation aux hypothèses qu'on fait d'habitude au sujet des vieux célibataires négligés dans leurs vêtements et dans leur poil, on ne lui supposait guère de ma- got. Le concierge en eût fait serment; la femme de ménage n'était pas moins catégorique. C'est des propos mêmes du bonhomme qu'ils tiraient cette certitude.28 LE CRIME DU DOCTEUR Depuis dix ans, il ne cessait de vanter sa collection et de se féliciter d'y avoir employé ses économies. — J'ai là pour plus d'un demi-million d'œuvres d'art! disait-il quelquefois en acquittant son terme. Le concierge n'était pas loin de le croire, la femme de ménage en doutait : c'est qu'elle venait de la campagne, tan- dis que lui, vieux Parisien, connaissait les contes des mille et une nuits du bibe- lotage. — Ça devait arriver un jour, avait grommelé Herbeline en voyant Plessis étendu sur le plancher. Il s'avançait vers le vieux homme, lors- qu'un spectacle extraordinaire l'arrêta. Son émotion fut si puissante qu'elle le surprit lui-même. Elle était suscitée par le tiroir ouvert d'un meuble miné par les termites, où la lampe éclairait un flot de billets de banque de toutes les va- leurs, jetés pêle-mêle, sans classement d'aucune sorte. La fascination fut telle que Guy en oublia d'abord l'homme tombé.LE CRIME DU DOCTEUR 29 La chaîne des événements qui l'avait conduit devant le trésor présentait ce quelque chose de « machiné » et de fan- tastique propre à impressionner jus- qu'à la superstition les esprits les plus fermes. Combien de fois, sur des mil- liards de cas, un désespéré, se trouve-t-il devantune tentation aussi brusque, aussi nette et aussi logique? L'extrême incu- rie du vieillard ne permettait-elle pas de conjecturer qu'il ignorait le chiffre de ses épargnes et sa mémoire faiblissant de jour en jour, ne faisait-elle pas de cette supposition une quasi-certitude ? Guy n'avait qu'à allonger la main, prendre une poignée de ces papiers anonymes : la vie redevenait brillante et vaste. Une sueur subite couvrit le front du médecin. Il avait cru, dans la violence de son désir, faire le geste de prendre, il fut tout étonné de voir sa main immo- bile. — Et le malade? dit-il à voix haute, pour mieux agir sur sa propre volonté. Il se pencha, il souleva le corps léger et, sans effort, le porta sur le lit grin-30 LE CRIME DU DOCTEUR çant. Puis, l'instinct professionnel re- prenant le dessus, il se mit à étudier la vieille horloge humaine. Elle était pi- toyablement détraquée. Frappée par la congestion, avec son cœur flétri et ses artères fragiles, il y avait dix probabi- lités contre une qu'elle ne marquerait plus jamais l'heure. Guy se dressa, très pâle, en voyant que le hasard continuait à le tenter. La faible chance qu'avait Plessis de revenir à la conscience dépen- dait tout entière de la volonté du méde- cin. Il suffisait d'attendre, et la mort viendrait toute seule ou, du moins, il y avait des centaines de raisons pour qu'elle vînt. De toute manière, le sauvetage dé- finitif était impossible. En le baissant « partir », Herbeline faisait le choix entre quelques heures et quelques minutes. Encore pouvait-on discuter s'il ne valait pas mieux pour le misérable mourir sans avoir repris connaissance... En^un ins- tant, la pensée de Guy parcourut des trajets immenses. Il songeait presque simultanément au vol, à la justice, à M"6 Montaux, à ses dettes, aux circons-LE GRIME DU DOCTEUR 31 tances qui avaient amené Plessis devant le tiroir (sans doute le vieillard dési- rait ranger ce trésor accumulé si désor- donnément, ou bien il voulait en faire le compte, et la congestion l'avait ter- rassé ?) « Il faudrait appeler le concierge, se dit enfin le jeune homme. Et je ne puis le laisser seul pourtant... il y a urgence... » Il prit son parti, il se mit à soigner le malade. Cette frêle machine ne manifesta aucune tendance à se remettre en mar- che. Le cœur restait insensible. Les yeux entr'ouverts semblaient morts. Quand Guy eut fait le nécessaire, il fut de nou- veau saisi par la tentation, avec tant de violence qu'il en éprouvait une dou- leur physique. Il marcha jusqu'au bureau et revit les billets. — Pas de doute ! Cet homme n'a tenu aucune comptabilité... il a accumulé Far-' gent comme sa grotesque collection... au hasard... Il n'y a qu'à prendre. Il ne prit pas, il s'arracha à la vue de l'argent comme il se serait arraché32 LE GRIME DU DOCTEUR à une étreinte, il descendit d'un élan jusqu'à la loge du concierge. Ce fonc- tionnaire se leva d'un fauteuil de basane et répondit froidement à la communica- tion du médecin : — C'est ainsi qu'il devait finir, sauf respect... ou bien étranglé... Est-ce que vous êtes bien sûr, m'sieu le doc- teur, qu'y n'est venu personne chez lui... __ Non ! non ! s'écria Herbeline avec impatience... D'ailleurs, je ne vous dis pas qu'il est mort, mais qu'il est mou- rant, Pouvez-vous me trouver la femme de ménage... ou quelqu'un d'autre, peu importe.... — Je vas envoyer, répondit le con- cierge d'un air mystérieux... Est-ce qu'il aurait pas dû avoir une bonne à domi- cile?... Alors vous dites que la porte était ouverte? Herbeline remonta les escaliers quatre à quatre. 11 retrouva son malade dans la même situation, ou plutôt, il lui sembla que les symptômes devenaient plus gra- ves : — Ce tiroir ne doit pas rester ouvert,LE CRIME DU DOCTEUR 33 se dit-il... On pourrait me soupçonner... Et, d'autre part, s'il s'éveille et s'il voit le tiroir fermé, quelle explication lui donnerai-je? Je lui dirais la vérité, il me croirait sans doute ! Oui... et pourtant !.. pourtant ! L'idée d'être innocent et soupçonné le remplit de fureur. Et dans cette fureur, l'état de ses affaires lui apparut plus dé- sespéré... Alors, brusquement, avec la violence d'un instinct, il se précipita vers le tiroir, prit hâtivement deux ou trois poignées de billets, les fourra dans la poche de son paletot et ferma le ti- roir. Cet acte le jeta dans une sorte de stupeur. Il se laissa tomber sur une chaise. Un soupir caverneux sortit de sa poitrine : — Non, fit-il... je ne puis pas... je ne puis pas... je vais les remettre... La sonnette le fit bondir; il regarda autour de lui d'un air égaré, crut mar- cher vers le tiroir et se trouva dans le corridor. Il ouvrit la porte; la femme de ménage était devant lui : — Venez, lai dit-il... il faudra aller34 LE CRIME DU DOCTEUR chez le pharmacien... je vais vous faire une ordonnance... Et il pensait : « Tant que cette femme restera là, je serai tin voleur ! » Puis, il reprit : — La porte était ouverte... Comment cela s'est-il fait? — Je l'ai fermée, dit la femme d'un air craintif... je l'ai tirée, comme tou- jours... Généralement, y vient la refer- mer encore à double tour, un petit quart d'heure ou une petite demi-heure après mon départ... Est-ce qu'y va mou- rir?... Guy haussa les épaules. Il avait repris son sang-froid. Il agissait de l'air calme et résolu qui lui était naturel. Pendant qu'il rédigeait son ordonnance, la femme, avec placidité, examinait le malade. C'é- tait une de ces épaves humaines qui font paraître belle la vie du sauvage dans sa brousse ou sur sa savane. Elle traînait, sur de tristes jambes variqueuses, un corps plein de nœuds, avec des os fria- bles, une peau humide et froide, uneLE CRIME DU DOCTEUR 35 chair spongieuse. Une misère effarée éclatait dans ses yeux ronds, car si la part du hasard est immense pour tous les êtres, pour ceux de sa sorte, il se pré- sente comme du fantastique perpétuel ; l'existence sociale n'a pour eux que des pièges, les actes les plus simples pren- nent devant leur âme obtuse une compli- cation effrayante. Mais la mortne la préoc- cupait guère. Elle la voyait obscurément, elle croyait que la cité du cimetière est une cité comme une autre, où les choses ne diffèrent pas sensiblement de ce qu'elles sont parmi les vivants. — Y respire plus, remarqua-t-elle en secouant doucement la tête... Y m'doit quinze jours dégages... Est-ce qu'y me les payera?... Guy, qui finissait son ordonnance, ne répondit pas. Elle eut peur : — Est-ce qu'y me payera mes gages ? reprit-elle. — On vous les payera, fit brusquement Herbeline... Allez avec ceci chez le phar- macien... et tâchez de faire vite... — Je me dépêcherai... mais j'peux3G LE CRIME DU DOCTEUR pas courir avec mes mauvaises jambes... Dès qu'elle fut dehors, Guy se dirigea vers le tiroir, l'ouvrit, et y rejeta les billets de banque qu'il avait dérobés : — Voilà !... Je ne suis plus un voleur ! Loin de l'apaiser, cet acte le rem- plit d'agitation et de remords. Il se trouva, non pas honnête, mais stupide et lâche. Rien ne lui parut vain comme de restituer cet argent à un mort — et à un mort sans famille. — Personne au monde n'en tirera pro- fit. Peut-il exister un devoir là où il n'y a pas d'être? L'Etat?... Il se mit à rire. — Le beau billet ! Il est plus utile à l'Etat qu'un habile médecin prenne la place qui lui est due que de recueillir une vétille... Non, non... Je suis en ce moment un imbécile, et rien qu'un imbé- cile ! Le vol n'est un mal que parce qu'il lèse... Je ne lèse personne. Mon devoir est de prendre... Que je fasse seulement un peu de bien, et mon vol deviendrait méritoire !... Il referma cependant le tiroir, et il de- < LE CRIME DU DOCTEUR 37 meurait les bras croisés, les yeux fixes, plein d'indignation contre lui-même. Mais la contrainte sociale, la contrainte héréditaire était encore bien forte en lui, car au retour de la femme de ménage, il rêvait toujours devant le tiroir fermé. Aidé par la triste créature, il posa les révulsifs et les sangsues. La tête de Plessis se dégagea un peu, la poitrine s'agita; on entendit un souille rauque. Puis, les yeux luirent faiblement, une voix pâteuse balbutia quelque chose, on eût dit que le malade allait se ranimer. Enfin le cœur céda, ce fut la syncope. — Je l'aurais parié ! se dit Herbeline. Il méditait, sûr maintenant de l'inanité de tout : la faible lampe allait définiti- vement s'éteindre. Fut-ce l'instinct pro- fessionnel, fut-ce le désir d'éloigner la domestique, le médecin voulut lutter jusqu'au bout : — Je regrette de vous faire courir, dit-il à la bonne femme.,, mais c'est nécessaire. D'ailleurs, je vous ferai bien payer votre nuit ! Au mot payer, qui étincela en elle38 LE CRIME DU DOCTEUR comme un phare, elle découvrit ses dents rousses et ses hideuses gencives. Il rédigea une nouvelle ordonnance. — Vous direz au concierge de monter dans une demi-heure! Resté seul, il poussa un profond sou- pir : — J'ai quelques minutes pour décider de mon sort. Si je n'ose pas, eh bien ! mon mal lie ur sera mérité. Il répéta deux ou trois fois, à voix basse, ces dernières paroles. Puis il se remit à donner des soins au malade — inutilement. — Eh bien ! Serai-je un lâche... un pauvre... (lotterai-je comme une épave ? C'est l'heure. Il faut agir, et vite. Il devint horriblement pâle ; ses dents s'entrechoquèrent ; ses yeux étaient vio- lents et cruels. Et tel un automate, il se dirigea une fois encore vers le tiroir, l'ouvrit sans hâte et prit à même des billets de banque. Quand il eut mis une vingtaine de mille francs dans ses poches, il s"arrêta. Puis il se mit à rire tout bas, comme un sauvage ; VLE CRIME DU DOCTEUR 39 — Idiot!... Prends donc tout... Vingt mille, cent mille ou un million, le vol ne se mesure pas à la somme. Alors, vivement, avec rage, mais non sans méthode, il fourra les'billets dans les poches de son paletot et de sa redingote. Deux ou trois enveloppes se trouvaient mêlées à l'argent : il les prit avec le reste. Il ne laissa qu'une tren- taine de billets de cent et de cinquante francs, craignant qu'un tiroir vide ne pa- rût suspect. Quand ce fut fini, la répar- tition du butin était si bien faite, qu'au- cune saillie notable n'apparaissait sur son vêtement. Et, ayant fermé le tiroir, il murmura d'une voix sombre : — Guy Ilerbeline, vous voilà dans la cave sociale... Le premier venu peut vous mettre la main au collet ! Il était très tranquille, d'une tran- quillité morbide, hypnotique; sa con- science goûtait le sommeil du soldat épuisé, que même le bruit de la canon- nade ne peut plus faire tressaillir. Avant de s'éloigner du secrétaire, il s'assura que rien n'était tombé sur le ta-40 LE CRIME DU DOCTEUR pis, il inspecta chacune de ses poches avec soin et compléta « l'arrimage » des billets. 11 revint ensuite près du vieil- lard et l'ausculta. Une peur atroce lui tordit les entrailles : le cœur semblait s'animer. Guy se redressa, la tête bruissante d'une folie de meurtre, et riant hideuse- ment. Il faut lui rendre cette justice, qu'il fit exactement tout ce qui pouvait favoriser le retour de Plessjs à la vie. C'était, d'ailleurs, une fausse alerte. Le qœur, épuisé par ce dernier effort, cessa de se débattre. La mort appro- chait, rapide. « Allons, c'est fini, grommela Herbeline avec satisfaction. Du moins, lui n'a rien à me reprocher... J'ai fait le néces- saire... » La femme de ménage revenait avec le concierge. Il regarda ces deux êtres avec un singulier intérêt : c'étaient les comparses de son drame, ceux qu'on interrogerait le plus attentivement si ja- mais... Au reste, leur présence ne lui était pas désagréable : elle le mettait àLE CRIME DU DOCTEUR 4L l'abri d'un retour de scrupules, elle ren- dait le vol définitif. — Tâchez de m'allumer rapidement unfeu de charbon de bois, dit-il, tout en déballant le petit paquet apporté par la domestique. Le concierge se mit à dire : — Il a l'air fini, monsieur le doc- teur. — Oui, répondit distraitement Guy, je le crains... Il se pencha de nouveau vers le lit, il examina le malade avec calme et cu- riosité. — Je crois que vous avez raison, mur- mura-t-il. Et, détachant une petite glace de la muraille, il l'appliqua devant la bouche de Plessis. — Mort ! fit-il gravement. Son cœur bondit de joie. Cepen- dant, il ne se rendit pas tout de suite à l'évidence, il essaya encore quelques frictions énergiques et le fer chaud. Tout fut vain. Ce corps épuisé, où le sang était rare et pauvre, au bout d'une42 LE CRIME DU DOCTEUR demi-heure froidissait et commençait à se roidir. — C'est bien fini, dit Herbeline... — J'ai l'œil américain ! déclara le con- cierge... J'en étais sûr. Il eut l'air de vouloir dire quelque chose, mais il se contint. — Je vais me retirer, reprit le médecin. Vous, monsieur, n'oubliez pas de faire votre déclaration à la première heure... Soyez très précis sur la situation du dé- funt... Vous, madame, pouvez-vous veil- ler sur le cadavre... ou du moins passer la nuit dans l'appartement? — Oui, monsieur. — Bien. En ce cas, je vous remets la garde des objets... jusqu'à ce que les autorités aient pris une décision... Vous serez indemnisée. •Il parlait avec un commencement d'agitation et une sorte de solennité. Depuis longtemps, les décès n'étaient plus pour lui que des incidents négli- geables. Celui de ce vieil homme se pa- rait d'une sorte de grandeur tragique. — C'est entendu ! lit-il doucement. LE GRIME DU DOCTEUR 43 — C'est entendu ! dit le concierge... Je ferai ma déclaration à la première heure. Son visage était grave; il secoua la tête d'un air mystérieux. Cependant, Guy ne partait pas, en proie à cette sensation absurde que, tant qu'il serait dans l'ap- partement, son action n'était pas irrépa- rable. Il fallait se décider, cependant. Après quelques vagues et inutiles re- commandations, il sortit. L'air frais lui parut d'abord bon à res- pirer. Il marchait presque allègrement. Puis il eut un choc au cœur et je ne sais quelle insidieuse et nauséabonde pression sur le diaphragme. Il pensa à ce conte pour les enfants où l'or» voit un cordonnier détruire des nids sous prétexte que les oiseaux l'appellent vo- leur. Il sourit. Il était parfaitement sûr de ne pas avoir de remords. Il se répé- tait qu'il n'avait volé personne. « TIn voyageur qui ramasserait' un lingot d'or dans la brousse serait tout aussi coupable ! » Tl sentait cependant grandir une peur sourde, la peur de la proie quikl LE CRIME DU DOCTEUR sent la proximité du fauve. Il y a quel- ques heures, Guy Herbeline était un misérable, à la veille de sa ruine, mais régulièrement encadré dans la société. Maintenant, il était redevenu un sau- vage. Les hommes ne lui devaient plus de ménagements. On pouvait le pren- dre au piège, comme le loup dans la forêt. — Oui, fit-il sombremcnt et d'un air de menace... pourvu qu'ils sachent que je suis sorti du rang... 11 faut qu'ils dé- couvrent et qu'ils prouvent ! Ces derniers mots lui firent une im- pression atroce. La découverte... la preuve !... Jusqu'alors, il avait eu une sorte de conviction psychologique que Plessis n'avait laissé aucun document sur sa fortune. Et même, après avoir consommé le vol, cette conviction était devenue une sorte de certitude. A pré- sent, dans l'air frais de la nuit, il se fit l'effet d'un homme qui sort d'un rêve ou d'un accès de folie. Il lui parut impos- sible qu'il ne se trouvât pas, quelque part, un petit état de fortune de Plessis iLE CRIME DU DOCTEUR ( et, qui sait, un testament, ou un projet de testament ! Le moindre indice pou- vait mettre sur la piste ! Naguère, il croyait avoir mille chances contre une malchance. En ce moment, il se figu- rait presque le contraire. Son esprit s'exalta là-dessus. Il arriva chez lui en sueur, avec une insupportable impres- sion de poursuite qui lui fauchait les jambes... Dans son home, il éprouva une dé- tente, un sentiment de sécurité, de re- fuge. Ses idées tournèrent. Il songea aux billets jetés pêle-mêle dans le vieux tiroir, il pensa au désordre extravagant qui caractérisait Plessis. Les mauvaises chances s'atténuèrent. Elles s'atténuè- rent plus encore lorsqu'il revit la lettre menaçante de Moussais. Le souvenir aigu de ses souffrances, lé retour de ses craintes et de ses rages se dressèrent devant l'inquiétude présente. — Allons, j'ai bien fait... Ruiné, la vie me devenait impossible... Et la ruine était certaine. Maintenant, je joue du moins la mort contre la fortune.4G LE CRIME DU DOCTEUR Il ouvrit une boîte de palissandre, il y prit un revolver de fort calibre dont il appuya le canon sur sa tempe : « Voilà le remède ! Allons, Guy Iler- beline, tu as très bien fait... Ton destin ne comportait pas d'autre logique. » Cette petite scène acheva de ie ranimer. Il se sentit à l'abri de la vindicte so- ciale : « Voyons l'enjeu ! » Et, fermant à double tour la porte du cabinet, il tira les billets de banque de ses poches. Il les déposait lentement sur son bureau, et quand ils y furent tous, il se mit à les classer. Ce travail avait quelque chose de voluptueux. Il est probable que les criminels les plus traqués trouvent une certaine joie à ma- nier leur butin. Guy avait un sentiment presque respectueux de l'extraordinaire puissance que représentait cette petite masse de papiers bleuâtres. La force et le génie humain y sont condensés. lia donnent, à qui les possède, tout ce que l'homme a asservi de nature et tout ce cru'il a créé de social...LE CRIME DU DOCTEUR 47 Quand ils furent classés, il les compta; le total le fit frissonner d'étonnement et de plaisir. Il y avait exactement deux cent soixante-dix-huit billets de mille francs, soixante billets de cinq cents francs, quatre cent quarante-deux billets de cent francs, cent vingt-deux billets de cinquante francs; soit, au total, trois cent cinquante-huit mille trois cents francs. Il se mit à rêver. Avec les cinquante-huit mille francs, il pouvait payer ses dettes, donner à son installation un caractère plus luxueux, vivre un an, se passer quel- ques fantaisies. Avec les trois cent mille francs, placés en viager — car il faut se méfier de soi-même comme du pire et du plus permanent de ses ennemis — il aurait quinze mille francs de rentes, et le seul fait d'avoir ces rentes, dans une société ploutocratique, centuplerait ses chances de grande fortune. — Avant dix ans, je serai un des pre- miers médecins de Paris... un Potain... un Charcot... Je gagnerai quatre cent mille francs par an !..48 LE CRIME DU DOCTEUR L'image de Mlle Madeleine Montaux se profila brusquement dans son cerveau. Il se souvint du regard échangé devant la porte vitrée ; ses doutes se transformèrent on certitude: il plaisait. Et lui-même ne connaissait personne qu'il eût plus vo- lontiers aimé. Mais il y avait entre eux cette chose subtile, infranchissable : elle était riche. — Ah! gémit-il naïvement... Si cet argent m'appartenait ! Et il sentit que,, même si rien n'était découvert, il aurait, pendant très long- temps, l'impression de n'être pas vérita- blement propriétaire de sa fortune. Ce- pendant, au milieu de ses réflexions, les enveloppes qu'il avait mises à part Uni- rent par le préoccuper. Il les prit et les examina. C'étaient trois enveloppes identiques, en papier bleu, sans autre suscription que le mot « correspon- dance ». Elles semblaient vieilles déjà, érail- lées, usées. — Preuve, pensa Guy, qu'il avait de l'ordre pour certaines choses.LE CRIME DU DOCTEUR 49 Cette pensée l'assombrit. Il décacheta fiévreusement la première enveloppe. Une douzaine de lettres s'en échappè- rent, fripées, roussissantes. Au premier coup d'œil, les dates marquées en tête renseignèrent le jeune homme sur leur âge. La plus récente remontait à trente-neuf ans. C'étaient des lettres d'a- mour extraordinairement insignifiantes et adressées à Plessis. Elles révélaient que, jadis, le vieillard avait commis le péché d'adultère. — En définitive, c'est moins la preuve d'un ordre quelconque que d'une manie conservatrice; il a gardé ces lettres comme il aurait gardé un vieux pot!... S'il n'y a pas de correspondance plus ré- cente, c'est une chance de plus en ma faveur! Il ouvrit la deuxième enveloppe et sou- rit. C'était, cette fois, un commerce épis- tolaire qui remontait à près de cinquante ans, quelques lettres du père, de la mère et d'un oncle de Plessis. Et Guy, encou- ragé, prit la troisième enveloppe. Elle paraissait un peu moins surannée que50 LE CRIME DU DOCTEUR les autres; de plus, elle était cache- tée. — C'est plus grave! grommela-t-il, mais sans en croire ses paroles. 11 décacheta lentement le pli. Tout de suite il devint pâle, les yeux alterna- tivement fixés sur les trois documents qu'il venait de saisir. Le premier était un acte de naissance, le deuxième une note manuscrite, de la main de Plessis, le troisième une enveloppe sur laquelle étaient écrits ces deux mots, à l'encre bleue : Mon testament. Ainsi donc, il y aurait quelqu'un de lésé, il y aurait un être ou des êtres vivants spoliés par le vol de Guy lierbeline ! Un espoir traversa son cerveau : ce n'était peut-être qu'un de ces legs stupides où se complaisent les vieux célibataires — une de ces do- nations inutiles qui vont presque toujours contre le vœu du donateur. — Voyons ! Sa main tremblait. Il ouvrit si bruta- lement l'enveloppe qu'il faillit déchirer le contenu. Et il lut, furieux et désespéré :LE CRIME DU DOCTEUR 51 « Je soussigné, Charles-Auguste-Bar thélemy Plessis, demeurant à Paris, 71, rue de Penthièvre, déclare léguer tous mes biens quelconques à Jeanne Marguerite Dufrêne, née à Caen le 18 février 1884, fille de Jacques-Pierre Du- frêne et de Marie-Alice Berney, en sou- venir de l'amitié qui m'a uni à son grand- père maternel, Gustave Berney. « Fait à Paris, le vingt-six avril mil huit cent quatre-vingt-seize. » Charles-Auguste-Barthélemy Plessis. Une note était annexée à ce testameut, avec l'indication suivante : « Jeanne-Marguerite Dufrêne habite actuellement avec son père, rue de Chaus- setterie, 30 bis, à Mantes (Seine-et-Oise). « Paris, 26 avril 1896. » Quant aux deux autres documents, l'un était un extrait de naissance de Jeanne-Marguerite Dufrêne, l'autre une petite liste généalogique ainsi conçue : Gustave Berney et Charlotte Des- champs, mariés le 22 mars 1853 ; I52 LE CRIME DU DOCTEUR Marie-Alice Berney, fille de Gustave Berney et de Charlotte Descliamps, née le 12 février 1861 ; Jacques-Pierre Dufrêne et Marie-Alice Berney, mariés le 7 avril 1883. Jeanne-Marguerite Dufrêne, fille de Jacques-Pierre Dufrêne et de Marie- Alice Berney, née à Caen, le 18 février 1884. 19 — C'est clair, songea Herbeline, avec accablement, le vieillard croyait, et sans doute avec raison, qu'il était le père véritable de Marie-Alice Berney, et par suite, le grand-père de Jeanne-Margue- rite Dufrêne. En sorte que je spolie en celle-ci, non seulement une héritière quelconque, mais bel et bien l'unique descendante de Plessis... Voyons la cor- respondance. 11 jeta un regard sur les lettres d'amour, toutes signées du nom de Charlotte, et constata que leurs dates embrassaient une période de trois ans environ, la pre- mière étant du 9 octobre 1857, la der- nière du 23 août 1860. A la vérité, aucuneLE CRIME DU DOCTEUR bô ne mentionnait, même sous forme d'allu- sion, la grossesse de Charlotte. C'étaient des lettres vagues, obscures, sans dé- tails, écrites pendant des périodes de séparation. Malgré cela, Guy ne douta pas un moment que son hypothèse ne fût la bonne. Et, à la crainte de la décou- verte, un remords abstrait se joignait cette fois, un remords très net, très pré- cis, que môme la certitude de l'impunité ne pourrait éteindre. — Tout peut encore s'arranger. Si je déclarais avoir reçu un mandat du mort, si je remettais le testament, avec l'inté- gralité ou même une partie de la somme dérobée, on me croirait sûrement... Sû- rement?... Il n'y a pas de certitude avec la justice ! D'ailleurs, puis-je compter sur mon sang-froid?... Ne vais-je pas commettre quelque gaffe?... Interrogé, ne me couperai-je point? Qui sait quels pièges me tendrait un juge ? Non, c'est impossible... le vin est tiré!... Il faut aller jusqu'au bout et réparer personnel- lement le dommage!... Je veillerai sur cette jeune fille... je placerai à intérêts54 LE CRIME DU DOCÏEUH composés... au moins la moitié de la somme et, dans quelques années, quand tout sera bien oublié, bien enseveli... je ferai mon devoir! Il répéta « mon devoir » d'une voix sarcastique et reprit : — Si je deviens véritablement riche, ■ je pourrai finir par restituer le tout... Trêve de temporisations : il n'y a que la réussite ou le revolver... Après avoir rangé soigneusement les billets par liasses, il les tassa et se de- manda s'il fallait les cacher. Alternati- vement, il considérait les meubles, le plafond, la cheminée, le balcon, tout en songeant à de vieux faits divers, aux contes de Noël, à des romansjudiciaires. Tout lui parut inutile. Criminel novice, et d'occasion, il serait par trop naïf de se croire assez ingénieux pour dépister les gens de police : tout ce qu'il pourrait concevoir, leurs traditions l'avaient de- puis longtemps enregistré. Peut-être le seul procédé sûr serait le procédé primi- tif, celui des sauvages et des paysans : enterrer le trésor. Mais alors, il cou-LE CRIME DU DOCTEUR 55 rait le risque d'être surpris à l'oeuvre. — Je vais tout simplement le mettre dans mon coffre-fort. Ce qu'il fit. Puis, tirant sa montre, il regarda l'heure. — Pas encore une heure ! J'aurais cru que le jour était proche... Allons ! il faut dormir... Dans l'état où je suis, je no suis bon qu'à sauter d'un-côté sur l'autre. Du bromure. Il s'administra une dose de bromure. Il dormit bien.IL Le réveil fut terrible. Après le pre- mier moment vague, Guy sentit tout à coup son acte qui « ressuscitait », et qui faisait de lui un être nouveau, différent de tout ce qu'il avait été depuis son en- fance. Tant qu'il fut au lit, — car il n'eut pas le courage d'entrer brusquement dans la vie active, — le désespoir le ravagea. Il se vit arrêté, convaincu de vol, con- damné, et cela lui semblait fatal, inévi- table. Cette crise dura longtemps ; elle fut atroce. Par une de ces singulières éclipses de pensée, qui sont fréquentes pendant les grandes émotions, il avait oublié la possibilité du suicide. Il s'en souvint. Ce fut un incroyable soulage- ment. Après le lever, ce soulagement s'accentua encore. Herbeline accepta laLE CRIME DU DOCTEUR 57 situation. Il se sentit môme plus résolu cpie la veille. S'étant vêtu à la hâte, il avala une tasse de café très chaud, prit connaissance de son courrier. Et, tandis qu'il notait les visites à faire, il se dit : « Pendant huit jours, je dois me consi- dérer comme un homme accroché à une épave... Le vent me portera sur la cote, ou me jettera sur un écueil... Mais je ne dois pas agir. » 11 alla voir ses malades. A dix heures et demie, il se présentait rue de Pen- thièvre. — Monsieur, lui dit le concierge, j'ai fait ma déclaration... Avec tout ce que j'ai vu avant votre visite... Y paraît que la justice pourrait ben informer. Ces mots firent bondir le cœur d'Her- beline. Il crut qu'il pâlissait. Mais le con- cierge poursuivit d'une voix tranquille ; — J'ai une idée que la porte ne s'est pas ouverte toute seule... Si on a volé, ça doit pas être grand'chose : la baraque vaut pas quat' sous... Avec les frais de loi, y restera pas un radis... C'est de la camelotte, m'sieu, sauf respect... Jevou-58 LE GRIME DU DOCTEUR drais pas seulement accepter la succes- sion si que j'étais les héritiers. Guy regardait avec eiïarement cet im- bécile qui allait être le grain de sable de la destinée. Puis il éprouva presque de la satisfaction. Si la justice infor- mait, eh bien ! du moins, il serait ren- seigné un peu vite ! — Vous avez bien fait! dit-il, en quit- tant le concierge, qui se redressa dans sa gloire. Avenue de Marigny, il trouva Mme Mon- taux accablée comme toujours, mais re- lativement contente; la cérébrine avait, la veille, chassé la migraine, et la nuit n'avait point été mauvaise. Cependant, elle avait peur. Elle considérait le méde- cin avec de grands yeux palpitants. Et comme il l'interrogeait, elle devint tout à coup pâle et s'écria : — Je vais mieux... j'avalerai les pep- tones... Oui, je suis sûre aujourd'hui de les avaler... — Madame, fit-il avec gravité... cela ne nuira pas au traitement...LE GRIME DU DOCTEUR 59 — Ah ! dit-elle avec un cri, et soule- vant ses mains débiles, n'est-ce pas, nous attendrons encore un jour? — Vous serez aussi indécise demain qu'aujourd'hui! — Non, docteur... je vouslepromets... demain je serai prête. — C'est ce que vous m'aviez déjà pro- mis pour ce matin... Faut-il vous répé- ter que ce n'est rien... absolument rien... J'irai très lentement... si lentement que vous ne sentirez peut-être pas même la piqûre... Allons! du courage... j'ai apporté un tube de sérum artificiel... Elle le regardait avec épouvante, terrassée, fragile, sans résistance; sa pauvre imagination de nerveuse centu- plait l'image du péril, de la torture. Il fixait sur elle ses yeux gris, que l'émo- tion du crime rendait plus fixes et plus hynoptisants. Tout en tirant de sa trousse un transfuseur et un petit flacon, il di- sait : — Il faudra vous procurer tout ceci... Peut-on avoir une lampe à alcool et de l'eau chaude?GO LE CRIME DU DOCTEUR Ainsi que la veille, l'arrivée deM!le Mon- taux fit diversion. La jeune fille salua paiement le docteur et demanda : — Eh bien ! maman est prête, n'est-ce pas? — Elle hésite... fit Herbeline. Céder à ses craintes, c'est prolonger de vingt- quatre heures une inquiétude dont elle sera la première à rire dans quelques minutes. ■— Allons, maman, dit Madeleine avec un peu d'impatience... il faut croire le docteur. Ces paroles réjouirent presque Herbe- line. Il y sentait une ardente confiance. Et rien, dans ce moment d'horrible incer- titude, ne pouvait lui faire autant de plaisir que la confiance : c'était comme un garant d'avenir, une promesse d'im- punité. On avait apporté la lampe à alcool. Une femme de chambre demeura pour aider le docteur, et Madeleine partit en disant : — Je reviens dans quelques minutes... assister à la confusion de maman. ;LE CRIME DU DOCTEUR 61 Guy, ayant stérilisé la pointe fine à la flamme, tiédi le sérum, donné ses or- dres à la femme de chambre, examina minutieusement le carré de peau mis à nu, choisit sa place et enfonça l'aiguille avec une hâte calculée. Il se releva après un bon moment. La malade tremblait de terreur, ses yeux viraient, elle pous- sait des plaintes faibles. — Non, docteur... je vous en supplie... Attendez jusqu'à demain. — Mais c'est fait, madame ! — C'est fait?... C'est fait? Elle le regardait, effarée, incrédule, puis, devant sa face grave : — Ah ! que vous êtes adroit ! C'est de la magie, docteur... vous êtes un sor- cier... Comme je regrette de n'avoir pas e 1 la foi... peut-être serais-jc déjà sau- vée... __Vous le serez tout de même! dit- il... Pourtant, ne vous attendez pas à un bien-être immédiat. Il faudra quel- ques jours avant que votre organisme « entre dans le train »... Ensuite, j'ose vous prédire un retour d'énergie, de laG2 LE CRIME DU DOCTEUR vivacité et de l'appétit... D'ailleurs, si vous le permettez, je repasserai ce soir... Je voudrais surveiller le traitement de tros DTCS. Pendant qu'il parlait, Mlle Montaux, avertie par la femme de chambre, était revenue : — Tout va bien? demanda-t-elle. — Figure-toi que je n'ai presque rien senti... J'ai cru que ça commençait quand c'était déjà fait. _ Je te l'avais bien dit ! fit Made- leine... M. Herbeline ne promet jamais rien qu'il ne puisse tenir ! Elle paraissait ravie. Quelque chose d'enthousiaste, cette partialité ardente qui est si naturelle à l'âme féminine, ani- mait son visage. — Vous avez donc confiance en moi ? demanda-t-il avec une sorte de timi- dité. — Une confiance illimitée ! s'écria-t- elle vivement... Entre votre avis et celui du plus célèbre de nos médecins, je n'he siterais pas une seconde : c'est votre avis que je suivrais !LE CRIME DU DOCTEUR G: Elle s'arrêta, rougissante, tandis qu'il frémissait de plaisir. Quelque chose d'infiniment doux venait de passer, la force charmante qui, jusqu'aux derniers jours de l'humanité, fera oublier la souf- france et la mort, Peut-être cette belle fille ne l'aimait-elle pas encore, mais à coup sûr, il était l'homme qu'elle rêvait d'aimer. Un seul mot et ce cœur incer- tain s'orientait, se fixait. A cette idée, lui-môme se sentait saisi dans le tour- billon de l'amour, palpitant, grisé, prêt à associer toutes les images du bonheur aux pierresfines des yeux, aux grands cils bleuâtres, aux joues délicatement dessi- nées, à la petite bouche sensuelle qui rappelait ensemble les fleurs rouges qui jaillissent au printemps, les pierres écarlates de la mer, les coquillages dou- blés de nacre, les perles humides. Que le bruit de sa robe était troublant... ce léger bruit d'étoffe où semblent rester tous les frissons de la nature, toutes les rumeurs exquises de la feuille, de l'herbe, de l'aile, des neiges fondantes !...64 LE CRIME DU DOCTEUR Elle l'accompagna de nouveau jus- qu'à la porte, et la pression de leurs mains se prolongeait quelques secondes, tandis qu'ils se regardaient, indécis; chacun n'étant pas encore tout à fait sûr de lui-même ni de l'autre. — Je l'aurai!... je l'aurai 1 pensait-il en frappant les escaliers de sa canne... Cette affirmation, par son énergie même, ramena ses inquiétudes. Les images se brouillèrent. Les yeux frais et le menton aux fins contours de Ma- deleine se mêlèrent au « bric-à-brac » de Plessis. Il vit des hommes tristes et soupçonneux qui brusquaient des bibe- lots, ouvraient des tiroirs, inventoriaient des paperasses. Une seule indication pré- cise et le voilà perdu... Alors, jamais cette tête charmante ne reposera contre sa poitrine. — Oui mais, au moins, j'ai une chance maintenant... Hier, à cette heure-ci, je n'en avais aucune. Dans l'absolu, j'ai bien fait... L'absolu! Et Jeanne-Marguerite Dufrêne? Il passa toute cette journée dans uneLE CRIME DU DOCTEUR 65 activité dévorante. Heureux d'échapper à lui-même, jamais il n'avait mis plus de conscience à faire ses diagnostics et à méditer ses prescriptions. Vers six heures et demie, il se re- trouva chez Mme Montaux. Le hasard l'avait servi, ou bien la malade était un sujet extraordinairement sensible aux transfusions hypodermiques. Elle se montra presque gaie :' — J'ai avalé deux carrés de peptone, mangé un œuf, un peu de pain grillé et des petits pois ! — C'est plus que je n'aurais osé es- pérer, lit-il... il tàta le pouls, puis il ausculta la vieille dame. Comme il s'y attendait, il constata la disparition des bruits de souille anémique dans la région du cœur et dans le cou. Néanmoins, l'affai- blissement étant profond, la tension dé- croissait assez vite. Si Mme Montaux pouvait prendre un nouveau repas, il pensa que la nuit serait bonne. Il dit : — Je voudrais cpie vous pussiez faire encore une légère collation... Un œuf, GG LE CRIME DU DOCTEUR par exemple, avec un biscuit salé, puis une tasse de thé faible et beaucoup de sucre ? — Je veux bien, dit-elle timidement... Mais j'aurais plus de courage si vous assistiez à la... cérémonie... Devant vous, je n'oserai pas être dégoûtée. — Soit! fit-il... J'en ai fini ce soir avec tous mes clients. — Alors, vous êtes libre ? — Un médecin n'est jamais libre... Quand je rentrerai à la maison, il y a quatre chances sur dix que je trouve encore un ou deux appels... — Vous dînez pourtant ? — Oui, tout de même, dit-il en riant... ou du moins le plus souvent; je suis li- bre de sept heures à huit heures et de- mie... et six fois sur dix on me laisse ma soirée... — Eh bien ! si vous vouliez être très gentil... vous dîneriez avec nous ce soir; nous ferions prendre votre correspon- dance... Je suis superstitieuse; il me semble qu'aujourd'hui, particulièrement, vous devez me porter bonheur... VousLE CRIME DU DOCTEUR 67 * êtes mon fétiche ! Et Madeleine est sûre que nous sommes entrées dans l'ère de la guérison. Au nom de Madeleine, il avait tres- sailli. Depuis son arrivée, il guettait l'entrée de la jeune fille; il commençait à être inquiet de ne la point apercevoir. Un moment il hésita avant de répondre. Il lui répugnait étrangement de faire prendre sa correspondance. Avec ses créanciers, il fallait toujours s'attendre à l'envoi de quelque pièce compromet- tante. Surtout, il avait la peur sourde, irraisonnée, de ce formidable imprévu dont l'appréhension, depuis le matin, à chaque minute, lui crispait le cœur. Mais la perspective était trop charmante. Il chercha un moyen terme : — Dans notre profession, dit-il, il faut toujours craindre quelque malentendu... Je serai plus heureux de dîner avec vous si j'ai l'esprit tranquille. En cinq minutes, une voiture me conduira chez moi... en cinq autres minutes, j'aurai tout réglé... et je pourrai, avant vingt minutes, être de retour ici...6S LE CRIME DU DOCTEUR _ Je vous attends ! Il tremblait, en rentrant chez lui, plus qu'il n'eût tremblé en entrant clans le repaire d'un lion. Haletant, à la porte de l'antichambre, il eut l'hallucination de pièges, de périls obscurs et formi- dables. D'ailleurs, cette frayeur s'atté- nua dès qu'il eut refermé la porte, tille reprit, plus subtile, plus intolérable, de- vant les lettres. Aussi, quel soulage- ment quand il les eut parcourues ! quelle joie de les trouver banales et sans im- portance ! Guy s'accorda trois minutes pour sa toilette. Les vingt minutes étaient à peine écoulées qu'il se repré- sentait devant Mm0 Montaux : — Je gagne la partie, fit-il... personne, jusqu'à présent, ne me réclame avant demain matin. — Alors, vous nous donnez toute vo- tre soirée ? — Jusqu'à dix heures, oui... Mais à dix heures, ordre de la faculté, M™' Mon- taux doit être au lit... — Tous les soirs? — Oui.f.E GRIME DU nor.TEUR (VA ' — Et les soirs de sortie? — Avant minuit. Il faut sortir aussi peu que possible, et même pas du tout, jusqu'à amélioration bien constatée... — Ne craignez rien, docteur... nous sortons peu ! Il y eut un silence. Herbeline s'impa- tientait de ne pas voir apparaître Made- leine. Involontairement, il épiait la porte vitrée. Elle apparut enfin, en crêpe de Chine gris-pâle, avec col et revers en guipure, gilet de dentelle blanche sur transparent rose, et si fraîche, si lé- gère, si divinement jeune, que tous deux, la mère et Herbeline, demeurèrent un moment comme extasiés. — Ah! soupira Mme Montaux... n'est- on pas mort dès qu'on a cessé d'être jeune? Est-ce que vous connaissez ces paroles de Loti... dans Ramuntcho... Je les ai relues si souvent que je les sais par cœur : « Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terre des soirs de printemps, et dj si jolis yeux à regarder, et des souri- res de jeunes filles, et des bouffées de parfums que les jardins vous envoient70 LE CRIME DU DOCTEUR quand les nuits d'avril tombent, puisque c'est pour aboutir ironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort ! » Ses yeux se voilaient de larmes. Elle s'efforça de sourire... Mais une tristesse était tombée, tristesse de la beauté fugï- tive, tristesse du soir, tristesse des dé- sirs inassouvis, et ce fut un soulage- ment pour tous trois lorsque le domesti- que vint dire : — Madame est servie ! Animée par la présence d'Herbeline, Mmc Montaux mangea deux œufs, un peu de crème, un biscuit. Le repas fut d'abord gai. La grâce de Madeleine semblait une barrière aux soucis et aux craintes du jeune homme. Puis une vague mélancolie plana, mélancolie qui, chez la jeune fille, était fine et comme parfu- mée d'espérance. Brusquement, Mme Montaux, à qui sa faiblesse ne permet- tait pas de réfréner sa pensée, se mit à dire : — Docteur, en général, la mort est- elle connue par ceux qui vont mourir?LE CRIME DU DOCTEUR 71 — Au contraire, madame, presque tou- jours la nature voile le drame. On ne se sent guère mourir... et même lorsqu'on le sent, il est fort rare, du moins je le crois, que les derniers moments soient terribles... C'est une syncope. — Et ceux qui se sentent mourir, ont- ils l'air de croire... j'entends de croire instinctivement à un au-delà? — Instinctivement? Comment l'en- tendez-vous?... Comme à une chose qui leur apparaîtrait avec une certaine net- teté... une sorte de révélation suprême... Je n'ai rien observé de pareil. Même pour les croyants par éducatio", par habitude, la question est bien com- plexe... et sa solution bien capricieuse. Tel catholique, au dernier moment, s'informe d'un objet, d'une personne, tel se préoccupe d'un événement... la plu- part sont tout à leur situation physique... Non, je n'oserais pas dire que l'appro- che de la mort soit révélatrice d'au- delà!... — Et la conscience... le remords... le regret de certains actes?72 LE GRIME DU DOCTEUR Il sentit un petit froid qui lui passait sur la nuque; ses muscles se raidirent. Comme un raz de marée fait bouillonner les flots, cette question souleva toutes ses anxiétés assoupies. Mais il se ressai- sit et, d'une voix tranquille : — Le remords, madame, est rare chez le moribond autant que chez l'homme dans la plénitude de ses forces. Il exige, si j'ose dire ainsi, une dépression moyenne. Au moral, un accident, une malchance — au physique, une mauvaise digestion, un accès de rhu matisme, un gros rhume... Mais, pendant une colique néphrétique, par exemple, le remords est rare... — Vous êtes tous matérialistes, lit- elle avec une moue. — Non, madame, beaucoup des nôtres sont croyants. Moi-même, je ne suis sûrement pas matérialiste. — Ah ! dit-elle avec l'avide curiosité de ceux qui désirent passionnément un au-delà... alors vous croyez qu'il y a quelque chose après la vie... — Non, madame, je me borne à ne pas nier qu'il puisse y avoir autre chose,... LE GRIME DU DOCTEUR 73 Mais la probabilité est qu'il n'y a rien... j'entends rien qui nous concerne... — Alors notre existence est désespé- rément stupide ! s'écria-t-elle... — Si on veut. Le serait-elle moins s'il y avait une suite ? — Ce que cette vie-ci a de hideux pourrait du moins se réparer... — La mort, à part le léger désagré- ment qui la précède, fait mieux que répa- rer — elle arrange tout... et avec quelle perfection ! Ne plus être, ne plus penser, ne plus souffrir, c'est absolument comme si l'on n'avait jamais été, ni pensé, ni souffert. Plus on y réfléchit, plus on trouve la mort admirable, à condition, bien entendu, que tout finisse avec elle... — Vous n'aimez donc pas la vie? s'écria la malade avec indignation. — En ce moment, dit-il, avec un re- gard qui renfermait une secrète bravade à la destinée, je ne sais pas si je l'aime... Si ce que je rêve ne s'accomplit pas, il n'y a pas de doute qu'elle me fera hor- reur, et tellement horreur que je la quit-74 LE CRIME DU DOCTEUR terai peut-être. Si, au contraire, mes vœux se réalisent, je l'aimerai passion- nément! Il considérait d'abord M- Montaux, puis ses yeux se fixèrent sur Madeleine, ardents, farouches, et cette jeune fille sembla son sort même. Au fond, il sa- vait très bien qu'il pourrait se passer d'elle, mais avec lasuperstition du joueur, il en faisait je ne sais quel fétiche, quelle idole, quel emblème secretde la «veine ». Elle avait rougi; puis elle devint pale; et elle fut sûre que le rêve de Guy c était de l'avoir pour femme. Cette pensée la remplit d'une agitation dont la force et la nouveauté la ravirent. Aucune parole directe n'aurait pu agir aussi vivement que l'allusion obscure du médecin. _ Alors, demanda Mrac Montaux, vous ne croyez pas que la vie soit une valeur par elle-même? Il n'y aurait que des cir- constances?... — Nous n'avons pas, je pense, à nous enquérir de la valeur intrinsèque de la vie • il appartient à la vie elle-même de la déterminer. Une fraction de la matièreLE CRIME DU DOCTEUR 75 terrestre est « condamnée » à vivre, et tant que cette fraction augmentera, la vie démontrera sa valeur. Cela n'a rien à voir avec les individus qui, eux, res- teront toujours sacrifiés au profit de la masse, et même follement « gaspillés ». Madeleine, indifférente au sujet de la conversation, prenait un plaisir évident à écouter la voix de Guy. 11 se tourna vers elle et lui demanda : — Qu'est-ce que vous en pensez, ma- demoiselle ? — Oh! moi, fit-elle, je suis absolument sûre qu'il y a un Dieu, et que nous continuerons à vivre — non pas dans un autre monde, car tous les mondes ne sont qu'un, mais dans un autre coin de l'immensité. Rien ne se perd et nous ne nous perdons pas. Nous ne mou- rons même pas. Nous nous trouvons ré- formés au moment même où nous sem- blons disparaître ! Elle parlait d'une voix douce, si con- vaincue qu'elle inspirait un peu de croyance. Toute foi est contagieuse; nul ne peut répondre que son scepticisme76 LE CRIME DU DOCTEUR résisterait à un courant mystique suffi- samment intense. — Et, demanda-t-il avec une appa- rente ironie, troublé au fond, juge-t-on nos actes? — Non. Ils font partie de nous. Nous les emportons avec nous, comme nous emportons nos pensées et nos sentiments. Ilsnousrendentjoyeux comme une bonne santé ou nous en souffrons comme d'une blessure. Il devint sombre. Il se vit chargé, du- rant toute son existence, de l'acte qu'il avait commis. Et d'une voix un peu agres- sive : — Très bien, mais nos pensées chan- gent, nos sentiments s'effacent... Nos actes aussi, quand ils sont anciens, finis- sent par disparaître ou la trace qu'ils laissent est si légère que c'est tout comme !... — Je ne sais pas, fit-elle, rêveuse. C'est vrai pour certains actes. Mais il y en a qu'on regrette bien, bien longtemps, et qui reviennent quand on les croyait disparus ! Ce sont d'étranges fantômes !...LE CRIME DU DOCTEUR 77 Il se sentit pris d'une sorte de colère, puis il eut un violent désir d'être maître du corps de cette belle fille, un désir pres- que superstitieux, comme si la possession d'une chair jeune, fraîche et vierge, devait être une purification. Tandis qu'il prenait le café, Madeleine se mit au piano. Elle jouait des airs sim- ples et lents, des airs anciens et popu- laires, mélancoliques comme des feuilles mortes ou des fontaines verdies : — C'est la seule musique que je sup- porte le soir, remarqua Mme Montaux. Elle me calme les nerfs et me rajeunit. Quelquefois, Madeleine chantait à mi- voix. Alors, une tristesse atroce s'empa- rait d'Herbeline. Les souvenirs se le- vaient, plus nombreux que les galets d'une plage. Il revoyait ces temps de l'enfance où les mois sont des années, il revivait les espoirs énergiques de la jeunesse. Et tout à coup, il vit une route départementale dans le crépuscule, où coulait le sang de la lumière couchante. Deux gendarmes, deux statues équestres toutes rouges emmenaient un être hâve78 LE CRIME DU DOCTEUR et sauvage, un loup humain, attaché par des cordes. Madeleine chantait : Les cloches du Nord se sont mises à sonner. « Je suis le frère de cet homme ! » son- geait Guy. Une envie irrésistible le prit de s'en- fuir, d'aller voir rue de Penthièvre si rien ne s'était passé. Ce fut bientôt une obses- sion, et plus il se répétait que c'était absurde, plus il se sentait entraîné vers la maison où Plessis était mort. Heureu- sement, la musique se tut. Presque aus- sitôt il se sentit soulagé, libéré. Made- leine vint s'asseoir près de lui, et de nouveau, à humer le parfum léger de la jeune fille, à contempler le cou élégant sous les lianes brillantes de la cheve- lure, il eut une impression d'oubli et de purification. — Aimez-vous la musique? demandâ- t-elle. — Oui, mais sans discernement... Le monde des sons m'échappe... Je confonds une sonate de Beethoven avec la dernière LE CRIME DU DOCTEUR 79 des rapsodies... Je suis comme un homme qui aimerait la lumière, sans discerner les couleurs. — Que vous êtes sincère ! fit-elle avec admiration. Dans tout ce que vous dites, on sent que vous ne déguisez rien... Ces mots le brûlèrent comme un fer chaud. — Ne croyez pas cela! répondit-il avec amertume. Je sais mentir comme un autre. — Par nécessité, alors ! dit-elle vive- ment. Mais vous ne mentez jamais par nature, je le jurerais. « Par nécessité ! » songea-t-il. Le mot tomba tout au fond de lui, comme une pierre dans un abîme : « Si elle pouvait voir quelle néces- sité! » Dix heures approchaient. Il se leva : — N'oublions pas les ordres de la Faculté ! dit-il gaiement. Madeleine l'accompagna comme d'ha- bitude. Au lieu de s'arrêter à la porte vitrée, elle alla cette fois jusqu'à la80 LE CRIME DU DOCTEUR porte du grand salon. Là, elle lui ten- dit la main. Il était très ému. Le charme de la jeune fille, le désir de l'aimer et d'être aimé par elle avaient leur part dans cette émotion. Mais il était surtout dévoré par le besoin de savoir ce que sa destinée serait, s'il réussissait son coup, et ce qu'il perdrait en perdant la partie. Il la regarda brusquement; puis, d'une voix profonde : — Pardonnez-moi... ce que je vais vous dire n'est pas bien, peut-être... mais quand, et comment vous le dire?... Puis, si vous me l'ordonnez, je ne vous en parlerai jamais plus... Il baissa la tête, et, tout bas : — Je vous aime ! Elle tremblait; ses pupilles s'étaient dilatées. Elle répondit sans hésitation, simplement : — Moi aussi, je vous aime ! ' Il demeura saisi. De tous les événe- ments de sa vie, celui-ci était le plus doux. Il vit tous les bonheurs lointains, toutes les béatitudes mystérieuses, tout l'inconnu suave auquel il n'osait plusLE CRIME DU DOCTEUR 81 rêver depuis si longtemps. Cette belle jeune fille, avec quelques syllabes, venait de rajeunir le monde. Et, qui sait? il l'aurait peut-être eue quand même, mal- gré la ruine, malgré la faillite ! Cette idée le secoua jusqu'à la plante des pieds ; elb passa comme une rafale. Tout de suite, lui succéda cette autre idée que, peut-être, il ne la reverrait plus, qu'il n'aurait pas même échangé un baiser avec elle... Alors, ce fut un désir fou de l'étreindre, de sentir contre sa poitrine cette jolie poitrine, de humer longuement la vie rouge de cette bouche. Mais c'était impossible! Il n'avait pas un doute sur l'accueil qu'elle lui ferait — il voyait d'avance son regard effaré, son indigna- tion, son dégoût même devant un geste brutal... Et, saisissant la main de Made- leine, il y appuya ses lèvres, doucement, longuement; il se contenta de murmu- rer : — Que vous êtes courageuse et bonne! Une telle minute effacerait des années de malheur... Dans la rue, il eut une sorte d'éblouis-82 LE CRIME DU DOCTEUR sèment. Le pavé fuyait sous ses semelles, comme les sables mouvants. Ses oreilles bruissaient ; les images, dans son cer- veau, s'associaient au hasard, ainsi qu'en rêve; et il se répétait par inter- valles : « Elle est à moi!... elle est à moi!... » avec l'ivresse d'un général au soir d'une victoire. Préservé de l'amour par sa pauvreté, son ambition, son labeur acharné, il dé- couvrait une terre neuve, extraordi- naire, infinie, d'une splendeur écrasante. Mais le glas tinta. Son cœur fut de glace. Et il s'aperçut qu'il marchait vers la rue de Penthièvre. Ainsi, pendant son exaltation même, un obscur instinct le ramenait vers l'endroit où son sort s'é- tait décidé. Cela le frappa d'un pressen- timent sinistre : « Je ne puis pas me fier à moi-même, se dit-il... Si j'avais à me défendre, je serais mon pire ennemi ! » Il eut de la peine à se persuader de retourner chez lui. L'instinct persistait, le besoin de savoir, vague, indéfini, ab- surde. Il se domina cependant, il obli-LE CRIME DU DOCTEUR 83 qua péniblement vers la rue de Miro- mesnil. — Personne n'est venu ? demanda-t-il à sa bonne. — Non, monsieur, il y a seulement quelques lettres. — Bon! Il rentra dans son cabinet, rassuré. Puis, une enveloppe, à en-tête adminis- tratif, attira son regard. Il la décacheta avec épouvante. C'était la banale formule d'appel au- près du juge d'instruction, imperson- nelle comme la loi même. Aux yeux du médecin, elle prit une apparence formi- dable : — Je suis perdu! cria-t-il... Son premier mouvement fut de saisir son revolver, mouvement qui le rem- plit d'indignation contre lui - même. Mais son émotion avait été si vive, qu'il ne put rester debout ; il se jeta dans un fauteuil, il resta quelques minutes inerte de corps et d'esprit, comme après un coup d'assommoir. Quand il revint à lui, il se sentit relativement calme et se mit64 LE CRIME DU DOCTEUR à examiner la situation. Le papier n'im- pliquait rien de grave— car enfin, si on avait voulu intenter des poursuites con- tre lui, on n'aurait pas éveillé ses crain- tes par un pareil avis. — Ce serait m'inviter à fuir ! Déjà cette idée le rassurait; mais presque aussitôt il réfléchit qu'on lui avait peut-être tendu une souricière, si bien que, libre en apparence, il était déjà aux mains de la justice. Alors, que faire ? « Attendre... Aller au rendez-vous' » Bon, mais si on m'arrête? Je serai fouillé, désarmé, mon sort ne sera plus entre mes mains... Ainsi, le recours au revolver devient illusoire.... il faut trou- ver autre chose... Cette complication l'agaça et l'humi- lia ; elle lui montrait trop clairement que les circonstances sont plus fortes que nos plus sûres résolutions. Sans doute, il trouverait toujours bien moyen de mourir, mais quand? Se briser la tête contre le mur, se pendre dans sa pri- son, étaient des moyens auxquels il ré-LE CRIME DU DOCTEUR 85 pugnait absolument : les chances de se manquer élaient trop grandes. Par con- séquent, à moins de se tuer dans la nuit même, il ignorait quand il disposerait de sa vie ; il devenait possible qu'il eût à subir toutes les ignominies d'un procès, toute la honte d'une condamnation. Et se tuer cette nuit, c'était une absurdité suprême : rien ne prouvait qu'on l'appelât autrement qu'en témoignage : — C'est évident, grommela-t-il, je ne peux pas commettre cette imbécile fo- lie. . H faut attendre ! Attendre ! ajouta- t-il avec un sourire amer... qui sait si d'attente en attente, je ne perdrai pas toute énergie... Qui sait si je ne m'aveu- lirai pas jusqu'à accepter la casaque du forçat... Bon pour un naïf de croire à la persistance d'un état d'âme ! Est-ce que je savais seulement hier matin que je deviendrais un voleur?... Et, toutefois, non, je ne puis pas me tuer mainte- nant!... Mon devoir est d'attendre... L'image de Madeleine se dressa de- vant lui si fraîche et si brillante qu'il en cria. Il se dit encore : 886 LE CRIME DU DOCTEUR « C'est pendant l'interrogatoire, si in- terrogatoire il y a, que je dois me tuer... Oui, mais on se jettera tout de suite sur moi, et si je me suis raté, ce sera igno- ble!... Il y a cependant un moyen sûr de me sauver : brûler les billets. Alors, pe.rsonne ne saura jamais rien... » Brûleries billets! Iljetasurlecoffre-fort un long regard de détresse, puis,ouvrant la porte de fer, il retira les liasses. Le feu rougeoyait, il n'y avait qu'un geste à faire, et toute preuve disparaissait. Ses mains crispées se pressaient sur la frêle fortune ; une angoisse atroce serra sa gorge, l'étouffa. Ainsi il aurait volé pour rien ! Dans quelques minutes il serait de nouveau pauvre ; dans quelques mi- nutes, il faudrait renoncer à Madeleine, car, malgré les paroles d'amour échan- gées, Guy était sûr qu'elle ne se marie- rait pas sans le consentement de sa mère... et celle-ci refuserait sans retour un gendre ruiné. Oui, il serait perdu, et il aurait volé tout de même. Bien plus, le crime devenait irréparable : Margue- rite Dufrêne était définitivement dé-LE CRIME DU DOCTEUR 87 pouillée. C'était le néant, c'était le mal pour tout le monde. — Ce serait vraiment trop bête ! Et il rejeta le paquet dans le coffre- fort. Alors, une nouvelle tentation le harcela. Est-ce que, vraiment, il ne pourrait pas trouver une cachette sûre ? Tous les projets de la veille le hantè- rent. Cette machine à répétition qu'est le cerveau lui représenta, avec un air de nouveauté, les combinaisons qu'il avait échafaudées la veille. Comme la veille, il se trouva devant l'impraticable. Si en- core il avait eu des outils... Peut-être eût-il pu essayer quelque chose. Une fois, il souleva le marbre de la chemi- née. Tout de suite il se mit à rire de sa naïveté. Le feu ! Il n'y avait que le feu ! Et, de nouveau, tout le cycle desréflexions recommença à tourner dans le crâne en fièvre, jusqu'à ce que, délibérément, il renonçât à rien faire avant le lendemain matin.III Grâce au soporifique, il eut un som- meil passable. Son réveil fut moins « étonné » que la veille : il commençait à s'adapter. Il fit sa toilette lestement et dit : — Prenons la résolution définitive... Il se trouva que, comme ces écoliers qui savent le matin la leçon qu'ils n'avaient pu retenir le soir, il avait mûri sa résolution pendant le sommeil; il jouait le tout pour le tout. S'il eut en- core quelques tergiversations de pen- sée, c'étaient des tergiversations avide. Et, après avoir inscrit les visites à faire, mis la convocation du magistrat dans son portefeuille, Guy résuma la situa- tion en ces termes : — Le mal, si mal il y a, est lait. Je neLE CRIME DU DOCTEUR 89 puis le réparer plus ou moins qu'en per- sistant. Je persiste ! Il examina soigneusement son revol- ver, le glissa dans la poche extérieure droite de son paletot et grommela : —• Ce serait bien le diable si je n'a- vais pas une minute à moi pour en finir... Ils ne m'auront pas ! Restait un dernier point à éclaircir : valait-il mieux emporter les billets avec soi ou les laisser dans le coffre-fort?... En les emportant, qui sait? il se ré- servait une snprême chance de salut. Peut-être se contenterait-on de le filer, au lieu de l'arrêter tout de suite et alors, avec de la ruse, de la vitesse, de l'é- nergie, il pourrait tenter de fuir. Si, au contraire, on l'arrêtait tout de suite, qu'importait que l'argent fût sur lui ou dans le coffre-fort ? — Donc, j'emporte ! Il ne prit que les billets de mille et de cinq cents francs, qui représentaient les cinq sixièmes de la fortune, les serra dans des enveloppes et les em- pocha. Puis, il se mit en route pour ses90 LE CRIME DU DOCTEUR affaires, le cœur singulièrement ferme et l'esprit lucide. Il fit ses visites sans hâte et, vers dix heures, se trouva libre de ses mouvements. — J'ai près de deux heures à moi, se dit-il. Il longeait, en ce moment, la rue de Courcelles. Le désir le prit de savoir s'il était « filé ». La rue était presque déserte. Seuls, un ouvrier en blouse et un homme d'aspect bourgeois, de tenue assez négligée, se montraient dans l'es- pace compris entre la rue de la Boëtie et le boulevard Haussmann. A la ri- gueur, ce dernier pouvait être un mou- chard. Guy enfila la venelle qui longe l'église Saint-Philippe du Roule, et ne mit guère plus d'une minute pour la parcourir. Se retournant alors brusque- ment, il constata que ni le bourgeois ni l'ouvrier ne l'avaient suivi : une vieille femme et un marmot se traînaient sur le pavé sale. Le jeune homme fila droit au travers de la place, entra dans la rue du Com- mandant-Rivière, obliqua dans la rueLE GRIME DU DOCTEUR 91 d'Artois et attendit une minute près du tournant. Il ne passa que deux dames, un soldat et un homme en pelisse si élé- gante et si coûteuse qu'il était impos- sible de croire qu'elle recouvrait un agent de la Sûreté. « Décidément, je ne suis pas filé ! » murmura-t-il avec un sourire. Un fiacre vide passait, il s'y jeta et dit : — Bureau de poste de l'avenue de Friedland... au galop ! Tandis que le liacre s'élançait à grand train, Guy regardait par la petite vitre d'arrière ; une minute, un autre fiacre parut suivre la même direction : il dis- parut dans la rue Washington. Au bu- reau de poste, Herbeline acheta quel- ques timbres. Comme il allait reprendre sa voiture, il hésita—des noms de gares bourdonnaient clans sa tête : » J'aurai encore le temps... après l'a- voir vue... » Et il cria : — Avenue de Marigny, 3 bis. Pendant le trajet, il tomba dans une sorte de torpeur très douce. Une seule92 LE GUIME DU DOCTEUR image était nette dans sa pensée; il se répétait : « Je la reverrai au moins encore une fois ! » Il eut de la peine à s'arracher de son siège : la rêverie avait été si charmante, qu il redoutait la réalité. A mesure qu'il montait les escaliers, une terreur gran- dit en lui : si elle allait être absente? Alors, plus jamais peut-être!... Son cœur se crispait ; il poussa fiévreuse- ment le bouton de la sonnerie... Il était presque sûr, maintenant, qu'il allait ne pas la voir ! Mais non, elle était là, et seule, pâle d'une nuit d'insomnie, pâle de cette magique fatigue de la jeunesse et de la beauté qui rend les yeux plus profonds, la bouche plus vivante, la chair plus voluptueuse. Ils restèrent une minute à se regarder, balbutiants... et la lumineuse robe d'intérieur en taffetas bleu-pâle, avec grand col de linon blanc incrusté d'une haute dentelle roussie, vaporisait la jeune fille. — Maman est avec son coiffeur... elle sera ici dans quelques minutes.LE CRIME DU DOCTEUR 93 Il ne répondit rien. Une agitation in- dicible arrêtait les paroles sur ses lè- vres. C'était une aube d'amour aussi puissante que l'amour même, tellement il s'y mêlait de choses émouvantes, sin- gulières, uniques; c'était un désir avivé par la crainte du lendemain, une admi- ration dont le sentiment aigu de l'éphé- mère faisait en quelque sorte toute la poésie d'une existence concentrée dans une minute. Qu'il puisse avoir soudain la certitude que tout péril est écarté, et ce n'est plus qu'une tendresse débutante, un trouble exquis, mais tiède. Il prit lentement la main de Madeleine, la pressa contre sa bouche. La manche, à ce geste, découvrit un bras frais et dé- licieux. Il ne put s'empêcher d'y porter les lèvres. Elle frissonna, ses pupilles s'élargirent, son sein s'élevait en tumulte. — Je vous aime... je vous aime! mur- mura-t-il tout bas. Et l'avenir me paraî- trait insupportable si je devais vivre sans vous ! Tout en parlant, il se disait intérieure- ment :94 LE GRIME DU DOCTEUR « Si elle savait!... si elle pouvait se douter du butin que je porte sur moi î » Non par perversité, mais par une réac- tion très normale, qui se retrouve, quoi- que moins vive, dans un grand nombre de nos sentiments habituels, cette idée lui rendait Madeleine plus chérissable. — Est-ce vrai, reprenait-il à mi-voix, ce que vous m'avez dit hier soir?... Etes- vous bien sûre de ne pas vous tromper... m'aimez-vous, enfin, assez pour être ma femme ? Elle sourit tendrement : — Je vous aime... n'est-ce pas tout dire ? Est-ce qu'il y a deux manières d'ai- mer ? Je serai votre femme quand vous le voudrez. — Puis-je le vouloir ? dit-il... J'ai cédé à un entraînement irrésistible... coupable peut-être ! L'extrême différence de nos fortunes. Elle fit un geste de protestation ; il continua : — Oui, vous n'y pensez pas... mais les autres... mais votre mère? Quoi de plus naturel si elle s'indignait? Je serais LE CRIME DU DOCTEUR 95 le premier à le comprendre... et presque à l'approuver... — Vous n'avez pas compris le carac- tère de ma mère ! Elle me donnera très volontiers à un homme énergique et sûr, quoique pauvre... Elle sait qu'avec un tel homme, je serai plus riche qu'avec un homme faible... Voulez-vous vous en assurer tout de suite ? Demandez-lui ma main aujourd'hui même !... — Serait-ce honnête? demanda-t-il. Vous me connaissez si peu... il faut que... Elle l'interrompit d'un geste ferme : — Je vous connais très bien ! Aussi bien que je puis vous connaître avant nos fiançailles... Si vous avez des scru- pules, nous tiendrons nos fiançailles absolument secrètes pendant deux ou trois mois... Il feignit d'être enchanté de cette com- binaison : — Oui, fit-il, à cette condition, je puis parler... et même cela devient une ques- tion d'honnêteté que d'avertir votre mère... Il baissa la tête, et d'une voix presque96 LE GRIME DU DOCTEUR imperceptible, avec un tremblement de tous ses membres : — Je vous adore ! Si vous ne pouviez être ma femme, il aurait mieux valu pour moi ne pas venir au monde! Et pourtant, si Mme Montaux refuse ma demande, je me résignerai; je ne puis rien contre son vouloir... Dès le moment où elle m'aura défendu d'espérer, je n'espérerai plus! — Ah ! que vous êtes honnête homme ! s'écria-t-elle, ravie. Il mit involontairement la main à sa poitrine et sentit le craquement léger d'une des enveloppes. — Voici maman ! dit vivement Made- leine... N'hésitez pas !... Maman, s'écria- t-elle avec un sourire heureux, ton petit transfuseur est arrivé... regarde!... il est charmant... on dirait un outil de farfadet... Elle se sauvait, fluide, fine, avec une jolie rumeur d'étoffes, et Mma Montaux s'excusa : — Ce maudit coiffeur n'en finissait pas... Tous les quinze jours, il faut me soumettre au supplice... Il est habile,LE CRIME DU DOCTEUR 97 P d'ailleurs, et nettoie admirablement la tête... — Vous avez du ton, ce matin, dit Herbeline... Vos yeux brillent. — J'ai bien dormi... du moins jusqu'à six heures... puis un peu de rêve... enfin, je suis contente... Voici vos paquets, docteur. Herbeline pratiqua minutieusement l'antisepsie du transfuseur : — Vous n'avez pas peur aujourd'hui. _ — Un peu tout de même. Faites comme si j'étais épouvantée... rassurez-moi. — Vous n'avez rien à craindre, fît-il gravement. Cette pointe est tout à fait inoil'ensive ! Il chauffa le flacon de sérum, fit aspirer à la seringue la dose nécessaire et, comme la veille, il s'appliqua à faire la petite opération avec les précautions les plus minutieuses : — Que vous disais-je? fit-il... Elle le regardait avec attendrissement, pendant qu'il rangeait la trousse. Emu par ce qu'il allait dire, il garda une mi- nute le silence. Mais dès qu'il eut pro- o98 LE CRIME DU DOCTEUR nonce les premières paroles, il se sentit très maître de lui : — Madame, fit-il... j'ai à vous entre- tenir d'une chose grave... grave pour moi... et qui dépend entièrement de vous... Avant d'aller plus loin, je tiens à vous dire que, quelle que soit votre décision, elle sera religieusement respectée. Elle s'était redressée, inquiète... elle fixait sur lui des yeux troubles et crain- tifs. Il reprit, avec une brusquerie voulue : — J'aime votre fille ! Je n'ignore pas que cela peut paraître insensé... mais nul de nous, du consentement universel, n'est tenu, en amour, d'être tout à l'ait sage... La seule disproportion de ma fortune et de la vôtre aurait dû me dé- fendre un tel sentiment. Peut-être ai-je de l'avenir, peut-être votre fortune serait-elle mieux en sûreté avec moi qu'avec d'autres, plus riches... Je ne veux pas plaider. C'est inutile. Vous êtes seule juge... vous avez le droit de juger sans appel!... — C'est grave, en effet, dit-elle... et LE CRIME DU DOCTEUR 99 non seulement pour vous! D'abord êtes- vous sûr d'aimer... d'aimer véritablement ma fille. Etes-vous sûr d'avoir la volonté de la rendre heureuse ? — Madame, je suis sûr d'aimer son bonheur plus que le mien !... Je suis sûr d'être profondément malheureux sans elle... — Est-ce que vous lui avez parlé ? dit vivement la vieille dame. — Oui... J'ai commis cette faute. Du moins lui ai-je dit que si vous me refu- siez sa main, je me résignerais, je me défendrais, à jamais, toute espérance ! — Et vous aime-t-elle ? Il ne répondit pas, il la regarda d'un air humble : — C'est bien! dit-elle... Laissez-moi me recueillir une minute... Il s'inclina. Tandis qu'elle méditait, il avait un vague sourire, ironique et triste, à la pensée qu'il réglait les conditions de son bonheur, alors que, peut-être, avant la lin du jour, il allait être contraint de se brûler la cervelle. N'y avait-il pas, là- bas, un homme qui, d'un seul mot?...100 LE CRIME DU DOCTEUR La voix de Mme Montaux le tira de son rêve. Elle disait : — Je ne nierai pas que, personnel- lement, je tienne à l'argent. J'y tiens beaucoup. Sans l'argent, je serais déjà morte... et je n'aurais rien eu de ce que j'ai le plus passionnément aimé et dé- siré... Aussi, je veux que ma fille soit riche... Mais il m'importe peu qu'elle soit plus riche qu'elle ne l'est actuelle- ment... Elle possède de quoi satisfaire tous ses goûts, non seulement en ce qui concerne le train d'une maison luxueuse, mais en ce qui concerne le superflu... Cet argent libre, cet argent vivant, sans le- quel les riches mêmes peuvent connaître les angoisses des pauvres... Dans le fait, Mlle Montaux apportera à son mari cinq cent mille francs de rente... Elle aura donc tout ce qu'il faut pour être heureuse, pourvu qu'elle ait un compagnon qui sache régler sa vie... Quand son mari en apporterait le double, si c'est un faible qui se laisse voler par des femmes, ou un jouisseur, ou simplement un de ces fous qui veulent toujours un train supérieurT LE CRIME DU DOCTEUR 101 à leurs ressources, quelles que soient ces ressources, évidemment la vie de ma fille sera perdue... Sans doute, le régime do- tal rend le capital de la dot inaliénable ; mais qu'est le capital, si les revenus sont gaspillés?... Bref, il nous faut un mari ferme, pondéré, qui laisse à Madeleine — mettons cent cinquante à deux cent mille francs par an, pour qu'elle en dispose à sa fantaisie... Pourriez-vous me jurer, monsieur, de faire en sorte qu'il en soit ainsi, quand vous devriez lutter contre la volonté même de ma fille ? — Je puis vous jurer, dit-il avec véhé- mence, de ne toucher en rien aux reve- nus de ma femme... Elle réglerait le train de notre maison commeelle l'entendrait... comme vous le lui feriez entendre... Je me bornerais, pour mon compte, à con- tribuer à l'entretien, dans la mesure de mes forces... Son accent était d'autant plus persua- sif qu'il correspondait à une sincérité complète : étayé par une grande fortune, Herbeline était sûr de gagner assez d'ar-102 LE CRIME DU DOCTEUR gent pour n'avoir rien à demander à sa femme. — Cela étant, dit Mme Montaux avec émotion, vous êtes le mari idéal pour Madeleine. Je comprends sa préférence... et, pour mon propre compte, il n'y a personne qui, comme gendre, me plaise plus que vous ! Il eut, pour la première fois, un re- mords véritable, un remords direct. Eût-elle opposé quelque résistance, ou manifesté quelque hauteur, il aurait lutté sans scrupules. Mais de la voir si cor- diale, presque tendre, cela l'emplit d'hor- reur pour soi-même. Il s'en étonnait : n'est-ce pas plutôt l'amour généreux de Madeleine qui aurait dû provoquer cette horreur? « Non, songea-t-il, il y a dans l'amour quelque chose qui légitime tout... Et puis, il me semble que je l'aimerais même pauvre... Quoi de plus naturel que de transposer cette impression? » Brusquement, il pensa au désespoir de la jeune fille si son fiancé était arrêté et se tuait. Chose étrange, il n'yLE GRIME DU DOCTEUR 103 avait pas une seule fois réfléchi aupara- vant. Il vit alors toute la férocité de son acte. Et, tout de même, il ne se repentit pas. Il lui fut agréable, au contraire, de songer que quelqu'un le pleurerait amè- rement. Il avait pris la main de Mm0 Montaux, il y posait ses lèvres et balbutiait : — Vous pouvez être sûre, madame, que je préférerai le bonheur de votre fille au mien! — Je vous crois ! dit-elle. Et, avec un gentil sourire : — Voulez-vous lui annoncer vous- même la bonne nouvelle ? Elle s'était levée : elle sonna la femme de chambre : — Dites à Mademoiselle de venir nous parler. Deux minutes plus tard, Ilerbeline se trouvait seul avec Madeleine. L'amour et l'angoisseluiblêmissaientlevisage. Etait- ce un rêve, était-ce la réalité? Lui don- nait-on vraiment cette fille charmante, et avec elle tous les possibles de la plus104 LE CRIME DU DOCTEUR étincelante destinée ! Que serait-il arrivé s'il eût parlé deux jours plus tôt? Devant l'annonce de telles fiançailles, Moussais, perspicace et audacieux, dont la spécia^ Hté est d'être un « lanceur d'hommes », aurait accordé les délais utiles et même ouvert un nouveau crédit!... Oui, mais c'était le vol, et le vol seul, qui avait hâté l'aveu. Guy savait bien qu'il n'au- rait pas osé l'avant-veille. Il avait fallu cette louche aventure pour lui donner tant d'audace, il avait fallu devenir criminel pour cueillir ce merveilleux fruit humain sur l'arbre de vie... Un flot de désirs lui baigna les nerfs. Il regardait les lèvres rouges de Madeleine ; peu à peu il voulait la vo- lupté d'y mêler les siennes, afin d'empor- ter au moins une caresse d'elle s'il ne devait plus la revoir. — Vous voyez! disait la jeune fille, maman n'est pas bien terrible ! — Elle est adorable!... répondait-il. Je serais une canaille si je ne l'aimais pas comme une mère ! Puis il exprima à demi la pensée quiLE CRIME DU DOCTEUR 10c : le rongeait comme une douleur physi- que : — 11 me semble que c'est un rêve... que tout va s'évanouir, tantôt, lorsque je serai loin d'ici... que je vous parle pour la dernière fois ! Hier, je vous aimais... ce matin, je vous aimais plus encore... maintenant, mon amour est violent au point d'en être intoléra- ble... Il avait mis un genou en terre, il la regardait avec imploration, et lui pas- sant le bras autour de la taille, il l'at- tira contre lui, il lui prit la bouche dans un long, dans un dévorant baiser : — Pardonnez-moi, dit-il, tandis qu'elle se dégageait, pâle et tremblante... j'au- rai moins peur... j'aurai confiance !... Dites que vous me pardonnez... Elle lui tendit la main en silence, honteuse du trouble qu'elle éprouvait, honteuse du frisson singulier qui l'avait agitée au tréfonds de l'être et dont, involontairement, elle souhaitait le re- tour... « Allons ! se disait Guy, pendant que106 LE CRIME DU DOCTEUR le fiacre l'emmenait chez le juge, ce n'est pas tout à fait rien que d'avoir eu le bai- ser de cette ravissante fille... S'il faut mourir, je mourrai moins désespéré... »IV Le juge était un grand homme sec, aux yeux éteints, espèce de philosophe triste qui suçait du chlorate de potasse. Cet homme leva la tête à l'entrée de Guy, sans que ses yeux suivissent ce mouvement. — Monsieur Herbeline?... Bon... Je vous ai convoqué, monsieur, pour éclair- cir un doute, relativement à la mort du sieur Plessis, rue de Penthièvre... Vous avez assisté à ses derniers moments... Sa mort a-t-elle été naturelle ? L'homme n'intimidait nullement Her- beline, mais il s'en méfiait. Il répondit : — Absolument naturelle, monsieur. — Très bien... Mais ne gisait-il pas sur le sol?... Ne portait-il pas une bles- sure à la tête?...108 LE CRIME DU DOCTEUR — Une écorchure, simplement. Quant à sa chute, elle a pu — je ne le crois pas — elle a pu accélérer un peu la mort de ce pauvre homme... qui était irrémé- diablement condamné. — La chute ne vous a pas paru être la suite d'aucune violence ? — La chute était normale... c'était la chute d'un homme frappé de conges- tion... sans la plus légère trace de violence... Quant à l'écorchure, elle s'ex- plique par le fait que la tête a dû frap- per l'angle du meuble près duquel Plessis était tombé. Le juge, d'un geste maniaque, frappa du bout des doigts sur un amas de pape- rasses : — Très bien. Mais n'avez-vous pas trouvé la porte de l'appartement ou- verte... Plessis n'était-il pas tout seul ? — La porte de l'appartement était entrebâillée... J'ai même cru que Ples- sis, qui était particulièrement silencieux dans ses mouvements et qui portait des pantoufles à semelles de feutre, l'avait ouverte après mon coup de sonnette,LE CRIME DU DOCTEUR 109 sans que je m'en fusse aperçu. Surpris de voir l'entrée vide, je suis allé frapper à la porte de la chambre à coucher, d'où jaillissait un filet de. lumière. Ne rece- vant pas de réponse, inquiet à l'idée qu'il avait pu arriver quelque accident et d'ailleurs spécialement appelé ce soir-là par mon malade, j'ai ouvert la porte et j'ai vu le corps du vieillard étendu sur le plancher... — Et vous dites — pardonnez-moi d'insister sur ce point — que sa posi- tion était normale... que son corps ni ses vêtements ne portaient la trace d'au- cune violence? — Non, monsieur. Je me trouvais de- vant un homme frappé de congestion — et tombé le plus naturellement du monde. Plessis était atteint de plusieurs mala- dies incurables. Son cœur surtout était compromis : dans les circonstances les plus favorables, il aurait pu vivre encore quelques mois. Il n'y a guère de doute que la chute ait contribué à rendre les suites de la congestion fatales. Si quel- qu'un s'était trouvé là, ou si le malade 10110 LE GRIME DU DOCTEUR avait été frappé au lit, il aurait peut-être vécu encore. Un silence. A mesure que l'interroga- toire se prolongeait, Guy se sentait à la fois plus d'assurance et plus d'inquié- tude. Jusqu'alors les questions étaient toutes « à côté ». Le juge semblait croire à la possibilité d'un cambriolage accompagné de violences, et s'il persis- tait dans ce système, on ne. pouvait guère douter que cela finirait par le « classement » de l'affaire. Mais ce pou- vait être une feinte. Ce philosophe aux yeux éteints était peut-être de l'école de ceux qui n'exposent pas directement leur système, qui, pour mieux surpren- dre l'accusé, cachent le fond sous l'ap- parence. — Comment expliquez-vous, reprit le juge, que la porte soit restée ou- verte ? — Je ne l'explique pas, dit froidement Guy. Peut-être la femme de ménage a- t-elle simplement oublié de la refermer, ce qui ne paraît guère probable... peut- être l'a-t-elle trop vivement « tirée », iLE CRIME DU DOCTEUR 111 I ce qui donne lieu à un rebondissement, lorsque la serrure est vieille ou défec- tueuse..., peut-être, enfin, Plessis lui- même est-il venu jusqu'à la porte... l'a- t-il ouverte... et, sentant un vertige le prendre, a-t-il essayé de gagner son lit? — Pourquoi Plessis aurait-il ouvert la porte ? — Pour appeler, par exemple. Il a pu se sentir très indisposé. Au reste, cette hypothèse me semble la moins accepta- ble de toutes. Pour moi, la congestion a surpris Plessis dans sa chambre... — En somme, d'après vous, il n'y a aucune raison de croire qu'on a péné- tré dans l'appartement? Le concierge, dont la justice ne saurait, dans l'espèce, négliger l'avis, est d'une opinion con- traire, et la femme de ménage croit bien avoir fermé la porte. Donc, il y aurait eu effraction. — Je ne vois pas bien sur quoi le concierge peut baser son opinion. — Eh bien! voici, dit le juge d'une voix terne : il paraît qu'un individu dont112 LE CRIME DU DOCTEUR la figure était aux trois quarts cachée par un pardessus à grand col, est monté vers huit heures et demie du soir. Le con- cierge lui a demandé où il allait. Il a ré- pondu qu'il se rendait chez un mon- sieur Moreau, qui est, effectivement, un des locataires de l'immeuble. Le con- cierge n'a pas vu redescendre cet indi- vidu, et M. Moreau, interrogé, a formel- lement nié avoir reçu aucune visite... Il y a là quelque chose de louche... « Est-ce un piège, enfin ? » se deman- dait Herbeline, que cette histoire aba- sourdissait. — Ma foi, monsieur, répondit-il... je serais stupéfait si l'appartement de Pies- sis avait été cambriolé. Tout m'a paru dans l'ordre, ou plutôt dans le désordre habituel... '—Oui, interrompit le juge... le dé- sordre ! Cet appartement était dans un état qui permet toutes les hypothèses... On l'aurait mis à sac qu'il n'aurait pu présenter un aspect plus chaotique. Mais je dois reconnaître que ce chaos, d'après les dires unanimes, était l'état normalLE CRIME DU DOCTEUR IL? du lieu. Toutefois, il ne saurait infir- mer, bien au contraire, un acte de cam- briolage : il est évident qu'on a pu volei dans cet étrange bazar sans qu'on puisse à posteriori découvrir le larcin... Je désire vous poser deux questions en- core, relativement à l'état civil du mort. Vous étiez, je crois, son médecin de puis quelque temps : ne vous a-t-il ja- mais parlé de sa famille? — Si, une ou deux fois, il a déploré son complet isolement dans le monde. Un jour il m'a dit : ce II est étrange qu'il n'existe plus aucun membre de ma fa- mille, je n'ai même pas d'arrière-ne- veux, et je ne me suis jamais connu de cousins ! » — Et sa fortune ? Est-ce qu'il ne fai- sait pas, quelquefois, allusion à ses ri- chesses? Herbeline sentit autour de ses tempes cette pression étrange qui semble im- mobiliser tous les muscles de la face. Il eut peur de pâlir ; il répondit hâtive- ment : — Oui, il vantait assez volontiers la114 LE CRIME DU DOCTEUR valeur « incalculable » de ses collec- tions. Je n'ai jamais vu aucun homme, ayant la passion du bibelot et de l'œuvre d'art, manquer à ce point de la notion du beau et du laid. Le juge eut un faible sourire. — S'il n'y avait pas l'homme au collet relevé, fit-il, il n'y aurait pas de quoi fouetter un chat... Qu'est ce que cet homme est venu faire? Le concierge a-t-il mal entendu?... Je regrette, mon- sieur, de vous avoir dérangé, peut-être inutilement... Mais l'affaire présente des singularités que la justice ne peut pas ne pas vouloir éclaircir. « Libre !... Je suis encore libre !... » se disait Guy en remontant dans sa voi- ture. Il respira violemment, une con- fiance illimitée dilatait son âme. Préoc- cupé tout de même par le soupçon d'une «filature », il lança le fiacre vers l'avenue de Messine, s'assura par la pe- tite vitre du fond qu'aucun véhicule ne suivait, et descendit près du parc Mon- ceau. Il parcourut le jardin, en prenant par des sentes désertes, et se retrouva !LE CRIME DU DOCTEUR 115 avenue Velasquez, puis boulevard Ma- lesherbes, tout à fait rassuré. « Je circule sans entrave, donc on ne me soupçonne de rien ou, ce qui revient presque au même, on n'attache guère d'importance à l'affaire. Le plus proba- ble, en somme, c'est que le vieux juge était de bonne foi : alors, cet imbécile de concierge a tout fait — et je me trouve mêlé à un imbroglio où ma propre ac- tion n'est pour rien. Malheureusement, s'ils ne concluent pas tout de suite à un non-lieu, cela va les rendre attentifs : avec leur horrible lenteur, quand serai- je rassuré? Puis-je me servir des billets de banque? Plessis, après tout, n'a-t-il pas laissé une liste des numéros?... Oserai-je payer Houssais ?... A la vérité, j'ai une douzaine de jours — mais douze jours, pour la justice, c'est une mi- nute ! » Une idée lui traversa la tête, qui le fît sourire : « Pourquoi pas ? S'il refuse... il n'en sera ni plus ni moins... s'il accepte je pourrai attendre les événements... »116 LE CRIME DU DOCTEUR Il tira sa montre. — Midi cinq... Le déjeuner d'abord. Il ne faut déroger à aucune habitude : cela attire l'attention. Il rentra chez lui, avala rapidement deux œufs et une côtelette, tout en dé- cachetant ses lettres, puis se rendit chez le « lanceur d'hommes ». Victor Houssais était un personnage si court et si frêle que, vu de dos, on le prenait facilement pour un enfant de douze ans. Son squelette était léger, même pour sa petite taille; quoiqu'il eût cinquante-cinq ans, il était si endu- rant et si leste qu'il parcourait sans grande peine vingt-cinq à trente kilomètres dans sa journée, à une vitesse rarement infé- rieure à six kilomètres par heure et le plus souvent supérieure. Ce vieillard avait une face de poney, laide, nerveuse, percée d'énormes yeux bleus et ornée d'une barbe blonde, étincelante, où ne se voyait aucun poil blanc, pas plus que dans ses cheveux, qu'il avait de la même couleur et excessivement ténus. C'était un homme rapace, plein d'imagination,LE CRIME DU DOCTEUR 117 qui s'amusait extrêmement de la vie. Né riche, il avait accru sa fortune par des spéculations heureuses et souvent origi- nales. Un de ses goûts, qu'il satisfaisait au reste avec beaucoup de discernement, était de « lancer des hommes ». Il n'en tirait pas le principal de ses bénéfices, mais, tout de même, il y faisait de beaux coups. C'était, comme il le disait lui- môme, sa partie de roulette ou de bac- cara, — partie pleine d'imprévu, pleine de combinaisons extraordinaires et, de par sa nature, pleine de vie. Houssais avait toujours sur la place de Paris une vingtaine d'hommes dont il suivait le destin aussi passionnément qu'un ama- teur de tauromachie suit le sort des grandes espadas. Le désir du gain y était pour quelque chose, — il faut bien « in- téresser » la partie, — mais il trouvait plus de plaisir à voir un homme de peu de rapport se tirer d'embarras avec ori- ginalité que de recevoir un plus gros bénéfice d'un autre qui manœuvrait vul- gairement. Lorsqu'il désespérait d'un de ses protégés, il le noyait lui-môme, sans118 LE CRIME DU DOCTEUR remords, avec une sorte de volupté sa- dique. Nul n'étoit plus sûr. Sa rapacité cédait infailliblement devant la parole donnée : sur ce point, la vieille crapule était inca- pable de casuistique, quelle que fût l'im- portance de la somme promise. Il n'était pas moins strict à exécuter ses menaces. Il y mettait une sorte de férocité à la Ca- ton, qui allait quelquefois à l'encontre de ses propres intérêts. Guy trouva le spéculateur en train de prendre du maté, breuvage qu'il décla- rait aussi supérieur au thé que la mor- phine à l'opium brut. Il leva vers le vi- siteur des yeux joyeux et cruels : — Vous venez demander grâce, dit-il. Je ne fais pas grâce ! Herbeline l'avait profondément déçu. Il avait eu tout de suite une confiance presque absolue dans ce jeune homme taillé en taureau, à la mâchoire solide et aux tempes pleines, et qu'il savait estimé, voire redouté de tous ceux qui le connais- saient. Presque sans hésitation, il avait misé sur lui, il l'avait classé parmi lesLE CRIME DU DOCTEUR 119 grands coureurs. A sa profonde surprise, Guy avait échoué, échoué lentement, mi- sérablement, sans un seul de ces retours qui rendent le résultat douteux. Il s'était cependant obstiné ; il avait espéré une flo- raison tardive, d'autant plus brillante. Rien n'était venu. Et depuis six mois, Houssais avait « classé » le médecin. Il lui avait laissé un dernier délai, puis, l'ayant définitivement sacrifié, il comp- tait bien ne pas revenir sur sa résolu- tion. — Je ne fais pas grâce, répéta-t-il avec une jovialité glaciale. Ceux que je condamne ont eux-mêmes prononcé leur sentence : elle est sans appel ! Herbeline savait bien qu'il ne fallait pas essayer d'attendrir cet homme, ni même de le prendre par l'humilité ou la flatterie. Il n'était sensible qu'à la résis tance, il l'aimait froide et résolue : — C'est ce que nous allons voir répondit Guy. Auparavant, je proteste contre votre supposition : je ne viene pas demander grâce. — Venez-vous m'apprendre que vousi-20 LE CRIME DU DOCTEUR me payerez? Je l'aurais aussi bien appris par f événement. — Non, je viens vous demander un délai. Je justifierai ma demande. — Je refuse ! Vos justifications ont toutes abouti au néant. J'ai poussé jus- qu'à la dernière limite. Maintenant, il est trop tard. Je n'ai plus aucune confiance dans vos ressources naturelles... — C'est votre droit, quoique, en fait, ma déconliture ne soit point due à mon incapacité. — Ils disent tous cela. Les circons- tances... Je sais ! C'est à l'art de domi- ner le hasard et les circonstances que je juge les hommes. — C'est encore votre droit. Nous ne pouvons juger que par des moyennes, et peu importe si ces moyennes impliquent quelques erreurs : il suffit qu'elles s'a- justent à l'ensemble de nos apprécia- tions. Je me permettrai néanmoins de protester encore, par respect pour moi- même, pour mes efforts, pour ma pa- tience et mon courage. Nous nous sommes vous et moi, trompés sur l'emplacement. *iiLE CRIME DU DOCTEUR 121 Non pas qu'on ne puisse réussir là où je guis établi : mais il faut encore deux ou trois ans. J'étais trop jeune, trop inex- périmenté : c'est vous qui auriez dû pré- voir les événements. __ Je ne vous reproche pas de n'avoir pas encore réussi, ce serait de la folie. Non, je vous reproche de n;avoir pas amendé votre situation, je vous reproche votre stagnation, votre esprit de routine. — Vous avez mal regardé, voilà tout. Avec la clientèle que je recherche, je ne puis risquer les coups de charlatanisme brusque des quartiers ou excentriques ou affairés. Ma réclame même doit être lente et de grande allure. Guy, blessé dans son orgueil, s'exci- tait — mais, alors même que le sang lui montait au visage, il gardait quelque chose de puissant et de sûr : __Vous m'aviez séduit, dit l'autre avec une nuance de regret... je sens bien que vous me séduiriez encore, si je n'avais appris à vous connaître... Lais- sons là les discours... Vous venez me demander un délai, alors que je vous ai 11122 LE CRIJIE DU DOCTEUR envoyé mon ultimatum par lettre ! Je ne reviens jamais sur ma parole, encore moins sur mes écrits ! — Quoi ! pas môme si je vous offrais des garanties ? — Mon cher monsieur, fit rudement Houssais, poser la question c'est la ré- soudre. Des garanties, de vraies garan- ties, c'est une manière de payement. Je n'ai aucun besoin d'argent, vous le savez bien. Donc, si vous m'offriez des garan- ties, cela me serait parfaitement égal de vous accorder une prorogation. — Eh bien ! reprit Herbeline avec tranquillité, je puis vous offrir des garan- tes suffisantes, j'en suis sûr, pour obte- nir quelques mois de délai. Il s'arrêta, gêné. Malgré tout, il lui répugnait de mêler à des affaires d'ar- gent cet amour qui, depuis la veille, sem- blait à chaque heure devenir plus sincère. D'autre part, il savait qu'il n'offrait cette garantie qu'en apparence : la vraie ga- rantie, ne la portait-il pas sur lui, dans les poches intérieures de son pardessus et de sa jaquette? Donc, il ne spéculaitLE CRIME DU DOCTEUR 123 pas véritablement sur ses fiançailles : il trompait Houssais, voilà tout, et quant à l'opinion personnelle du financier, elle lui était tout à fait indifférente... Ces ré- flexions le rassérénèrent ; il éprouva une sorte de joie ironique à donner le change au vieux chasseur : — Je sais, dit-il, que l'on peut absolu- ment compter sur votre parole. Ce que je vais vous dire doit rester un secret entre vous et moi. — C'est entendu, riposta l'autre avec impatience... — Je suis fiancé depuis ce matin à M"e Montaux, dit-il à voix basse et rou- gissant malgré tout. — Je ne connais pas. — Mlle Montaux a cinq cent mille francs de rente... — Ah ! dit Houssais d'un air de doute. En ôtes-vous sûr? Au surplus, j'ai mes moyens d'information... Oh ! soyez tran- quille, ces choses-là se font simplement et discrètement... C'est l'a b c du métier. Et les fiançailles sont fermes —j'entends approuvées par les parents ?124 LE CRIME DU DOCTEUR — Approuvées par la mère, qui est veuve. Houssais vida satasse de maté et sourit : — Moi, je veux bien ! grommela-t-il. Au surplus, « je bisquais » de m'être si complètement fourvoyé sur votre compte. Je ne demande pas mieux que de vous voir finalement réussir, outre qu'en vous exécutant je perdrai à peu de chose près la totalité de mes avances. Qu'est-ce que ça peut durer, des fiançailles ? — Je ne sais pas. Trois mois, je sup- pose. — Trois mois... bien ! Et un ou deux mois en plus pour que vous puissiez pré- parer les payements. Mettons six mois. Je vous accorderai six mois si, bien en- tendu, les informations sont « confor- mes ». Nous ferons l'échéance à quatre- vingt-dix jours, à partir de fin courant. Si, dans quatre-vingt-dix jours, vous avez échoué, je vous exécute sans ré- mission, car, décidément, vous ne seriez bon à rien. Si, au contraire, tout marche, nous renouvellerons à trois mois; vous savez pouvoir compter sur mapromesse..LE CRIME DU DOCTEUR 12; Les conditions ordinaires, naturellement. Ça va? — Ça va! répliqua Herbeline. Et, avec un sourire : — Merci, tout de même, vous me sau- vez sans douceur, mais enfin, vous me sauvez. — Oh! les remerciements! ricana Houssais... Je travaille pour moi, heu- reux cependant de la réussite des miens... comme de celle d'un cheval qu'on a élevé dans ses écuries. A l'honneur de vous revoir ! « En vérité, songeait Guy en se ren- dant à ses visites, ne dirait-on pas que ce vol entraîne le succès! Ou bien Hous- sais aurait-il raison? Ne me suis-je pas traîné dans l'ornière au lieu d'agir hardi- ment. N'ai-je pas trop compté sur le travail et la science, alors que c'est le seul parasitisme qui mène au triomphe ! En tout cas, me voilà sauvé de mes dettes sans avoir à recourir au nouveau capital. Ce serait d'une étrange ironie, si celui-ci me devenait complètement inutile. » Il rentra chez lui vers sept heures, et,126 LE CRIME DU DOCTEUR après le dîner, s'enferma dans son cabi- net de travail. Cette troisième veille eut un caractère très différent des deuxautr.es; La crainte subsistait, mais diluée, si l'on peut dire. Le cœur n'avait plus ces tres- sauts brusques ni la pensée ces Ilots ra- pides de contradictions. La situation restait pénible; elle n'était plus insup- portable; elle se mêlait d'espérance, et, d'ailleurs, à l'émotion de la peur s'oppo- sait celle de l'amour. Il resta longtemps immobile, recherchant dans sa mémoire les détails de sa dernière entrevue avec Madeleine, tantôt agité d'un frisson sen- suel, tantôt saisi de tendresse et de re- connaissance pour cette belle fdle qui, armée de toutes les puissances naturelles et sociales, consentait à partager son destin avec celui d'un pauvre. Il sortit de cette rêverie avec un léger retour d'inquiétude — réaction normale, et qui eût été à peu près pareille s'il avait été innocent. Et il se dit : « Que faire ? D'une part, les chances d'impunité se sont incalculablement ac-LE CRIME DU DOCTEUR 127 crues. Et, d'autre part, quand j'anéanti- rais maintenant cette fortune, il n'en serait sans doute ni plus ni moins... pour l'avenir. Pourtant, qui sait? Elle m'aime, oui... Mais, dans l'étrange jeu de la vie, où est la certitude, en dehors du passé et du présent?... Ne peut-elle p is mourir dans l'intervalle ? Puis il me serait odieux de demander le payement de mes dettes à ma jeune femme. Ce serait un danger pour notre bonheur futur. Ne me mépriserait-elle, pas de lui avoir caché ma situation?... Je veux être heureux ! » Ainsi, les motifs devenaient plus sub- tils et moins graves. Commis dans une heure de détresse, pour un suprême sau- vetage, le vol n'allait peut-être servir qu'à ménager la susceptibilité d'une épouse ! H ne put s'empêcher de rire, d'un rire furieux et âpre, où se cachait le mépris de soi-même. Puis il se dit : — Je réparerai... Ayant remis l'argent dans le coffre- fort, il reprit les lettres de Plessis, le testament, la note généalogique.128 LE CRIME DU DOCTEUR « Il faut anéantir tout cela, se dit-il— C'est un péril partiel enveloppé dans le principal... Il hésitait pourtant, mais non pour les lettres, qu'il jeta une à une au feu. Il les regardait flamber, avec un vague sou- rire, tout en prenant soin qu'aucune parcelle ne s'envolât par la cheminée. Restaient le testament et la généalogie. Il éprouvait un regret bizarre à les faire disparaître : — C'est de l'enfantillage ! Il me suffît de garder les noms de la jeune fdle, la date de sa naissance, son adresse... à la rigueur le nom de ses parents. Ma mé- moire y suffirait. Il lut et relut attentivement les indi- cations qu'il venait d'énoncer. Sa mé- moire était excellente ; néanmoins, il ne voulut pas s'en rapporter à elle. Il prit dans sa bibliothèque un vieux traité de médecine1 et, patiemment, souligna un certain nombre de lettres. Il eut soin de ne pointer que peu de lettres par page et de disséminer son travail. Quand ce fut fait, il s'assura que le poiutillage luiLE CRIME DU DOCTEUR 129 permettrait en tout temps de retrouver les noms et les dates nécessaires, et alors seulement il brûla la note et le tes- tament laissés par Plessis. Il vit avec mélancolie se consumer les « droits » de l'inconnue qu'il avait frustrée de son hé- ritage, et il se dit : « Si je mourais à l'improviste.la pauvre fille serait défini- tivement dépouillée... » Confusément, il tentait de se faire une image d'elle ; il entrevit une maison, aux confins de Mantes (il avait un jour tra- versé la ville à bicyclette), et une adoles- cente moyenâgeuse, les cheveux pâles et plats, les yeux incertains, le buste frêle et roide. Elle l'attendrit; il se jura de travailler à son bonheur. « Dès que je pourrai, j'irai à Man- tes ! »Six semaines s'écoulèrent. L'enquête sur la mort de Plessis était close depuis longtemps : l'interrogatoire des locatai- res du 77 de la rue de Penthièvre avait révélé qu'un de ceux-ci avait reçu la visite d'un homme répondant au si- gnalement donné par le concierge. Une similitude de désinence expliquait le mal- entendu. D'autre part, on avait procédé à l'inventaire. Les biens du défunt se trouvèrent plus considérables qu'on n'a- vait cru : on découvrit une somme de soixante-huit mille francs, en or et en billets de banque, dans un meuble, qui contenait aussi les titres de rentes via- gères. Il n'y avait pas trace de testament, ni de pièces quelconques de comptabi- lité — sinon des factures et des quit-LE CRIME DU DOCTEUR 131 tances. Guy avait d'autant plus facilement obtenu ces détails, qu'il était, en somme, créancier de la succession. Toute inquié- tude avait disparu. Le jeune homme n'en agissait pas moins avec la plus grande prudence. Il ne paya que certaines pe- tites dettes gênantes, obtint du temps pour d'autres en offrant des acomptes, et résista même à l'envie de payer en bloc les gages arriérés de sa cuisinière : il se contenta de lui en remettre une par- tie. Et, malgré qu'il fût maintenant cer- tain qu'aucune liste de numéros n'avait été laissée par le mort, il avait soin de n'employer que des billets de cent et de cinquante francs. Par une coïncidence singulière, cette période fut heureuse pour sa carrière tle médecin. Il eut de nouveaux clients, des cures inattendues : un de ses patients, homme très riche, très connu et très ac- tif, jura qu'il lui avait sauvé la vie et lui fit une réclame furieuse. D'ailleurs, ses fiançailles avec Mlle Montaux étaient devenues officielles; il eut, de ce seul fait, un surcroît de crédit, si bien qu'il 132 LE CRIME DU DOCTEUR aurait pu, sans péril, se livrer à ces « dépenses excessives» par où se trahis- sent si souvent les criminels. Il n'en avait aucune envie. Sauf quelques dîners et quelques déjeuners modestes, pris dans un bon restaurant, pour se reposer de la cuisine abominable de sa domestique, il ne se permettait d'autre luxe que l'en- voi de fleurs à Madeleine. Il voulait des bouquets exquis, mais, par un raffine- ment de tactique, il les marchandait... Un après-midi d'avril, Guy se trouva libre de très bonne heure, n'ayant eu à visiter que des clients en voie de guéri- son ou atteints d'indispositions légères. 11 se dit : « J'irai voir Madeleine. » Puis une pensée lui vint, familière importune : « Je pourrais aller jusqu'à Mantes, est temps de tenir ma promesse et savoir... » Il rentra vite chez lui, s'assura qu'il n'y avait aucun appel de malades, et se lit voiturer avenue de Marigny. Il trouva tout d'abord Mme Montaux : Madeleine et .11 deLE CRIME DU DOCTEUR 133 finissait de s'habiller pour la promenade. Kificacité du traitement ou hasard, la vieille dame, depuis longtemps, ne s'é- tait aussi bien portée. Elle en attri- buait tout le mérite à Herbeline ; elle était pleine d'admiration et de partia- lité pour son futur gendre. — Vous avez bonne mine ! dit-il, après l'avoir examinée. — Je suis heureuse, fit-elle... C'est une renaissance! Ma vie était devenue une si misérable chose... Mon cher sor- cier, ne m'abandonnez pas ! — Je le voudrais, répondit-il, et ce- pendant, il va falloir que nous nous séparions ! C'est le moment d'achever la cure. — De grâce, ne m'envoyez pas loin de vous : je perdrais confiance, et la confiance est une si grande force! — Nous allons voir! Avant tout, nous remplacerons les transfusions par un autre stimulant. Voici avril ; il faut res- pirer ! Comme je ne suis pas de ceux qui ont la superstition de la mer, de la montagne ou des stations à la mode, je 12134 LE CRIME DU DOCTEUR crois que les environs de Fontainebleau — mais pas au milieu des bois — ou de Saint-Germain, peuvent produire tout l'effet désirable. Je vous y porterai le secours de mes faibles lumières, trois ou quatre fois par semaine. Il vous fau- drait donc trouver quelque habitation, un peu haut perchée, environnée de pelouses et de jardins : les grands ar- bres ne doivent apparaître qu'à deux ou trois cents mètres. Des eaux vives — pas trop près non plus. Aucune eau stagnante. Au reste, je compte agir en tyran... vous ne louerez rien, que je ne vous aie, au préalable, donné mon satisfecit. — Vous ignorez donc que cet idéal est réalisé, que vous venez de faire tout le portrait de notre petit domaine des Belles-Aiguës? En une heure, plus vingt minutes pour la voiture qui vous conduira à Paris-Saint-Lazare et la voi- ture qui vous attendra à la station, vous serez clieznous... Voici Madeleine. Madeleine s'avançait, prête à sortir, brillante et légère dans son costume deLE CRIME DU DOCTEUR 135 drap bleu-pastel, garni de soie bleu-Sè- vres et de taffetas blanc. Elle rougit do plaisir à la vue de son fiancé. Il eut, lui, un frisson où se mêlaient également l'a- mour et l'orgueil. Une grande décou- verte ne lui eût pas semblé plus glo- rieuse que la conquête de cette délicieuse créature. — Que c'est gentil d'être venu à l'im- proviste ! s'écria-t-elle en tendant la main à Guy. — Ne le remercie pas, dit Mme Mon- taux avec un sourire, il nous envoie à la campagne. — Est-ce vrai ? demanda Madeleine avec une nuance de mécontentement. — A deux pas d'ici. C'est un sacrifice nécessaire. J'ai hésité trois jours, mais le devoir l'a emporté, Je ne pouvais pas ne pas envoyer Mme Montaux à la cam- pagne. Il tourna vers Madeleine, puis vers sa mère, un visage anxieux et reprit : — J'ai une bien grave demande à vous faire. Sans ce départ, j'aurais at- tendu, mais je ne puis m'empêcher d'é-i;*6 LE CRIME DU DOCTEUR prouver cette inquiétude sourde qui accompagne toute séparation... même incomplète. Vous me pardonnerez donc toutes deux si je vous parais impatient. Je vous supplie d'ailleurs de ne pas agir sans réflexion et surtout de ne vous dé- cider que d'après vos idées person- nelles. — Vous nous faites frémir ! repartit Mme Montaux d'un ton léger. — Vous ne m'en voudrez pas? reprit- il, presque suppliant. — C'est donc bien terrible? dit la vieille dame avec un peu d'impatience. — C'est terrible... pour moi ! Je vou- lais vous demander s'il est possible de fixer, à peu près, la date du mariage. Il s'arrêta, visiblement ému. 11 avait cédé à une impulsion née à la fois de l'inquiétude dont il venait de parler, et d'un besoin ambitieux et tendre de fixer définitivement son sort, de rendre sa victoire complète. Cela se mêlait obscu- rément à Tidée de cette visite qu'il se proposait de faire à Mantes — comme si un instinct l'eût poussé, avant le pre-LE CRIME DU DOCTEUR 137 mier acte vers la réparation, à consoli- der sa position sociale. — Ce n'est que cela! s'écria Mme Mon- taux en riant. Et vous n'avez pas deviné que nous attendions votre de- mande? — Vrai? dit-il, tout pâle, vous accep- tez définitivement que je sois le mari de Madeleine ? — Vous n'en devriez pas douter... Il ne pouvait y avoir que deux raisons pour que vos fiançailles fussent rom- pues : c'est que l'affection de ma fille ou mon estime à moi eussent décru ; vous savez bien que nous vous aimons et vous estimons chaque jour davantage... Alors, oisives, sans rien qui nous force à agir d'une façon ou d'une autre, nous subor- donnons les événements à votre volonté. Choisissez donc votre date, mon cher- ami, elle sera la nôtre ! N'est-ce pas, Madeleine? Il prit la main de Mrae Montaux, y mit un grand baiser de gratitude et de ten- dresse. Car, dans ce moment, il aimait vraiment cette vieille femme si douce el138 LE CRIME DU DOCTEUR si faible. La joie, l'orgueil et le remords emplissaient son être. Il admirait en lui l'homme qui triomphe, mais il méprisait sourdement celui qui trompait des âmes confiantes. « Bah ! se dit-il, est-ce que l'honneur même n'a pas sa source dans la lâcheté et l'hypocrisie : je ne serai pas découvert, donc il n'en résultera aucun mal pour elles. Le reste est du féti- chisme. » Mme Montaux, attendrie et cédant à des souvenirs sentimentaux, unit les mains des jeunes gens : — Madeleine, j'ai fait au mieux pour ton bonheur I La jeune fdle ne répondit rien. Elle goûtait 1 illusion dans sa plénitude. Douée pour les évocations brillantes, source des grands bonheurs et des mi- sères irréparables, elle avait une con- fiance excessive dans les êtres choisis— confiance vite tournée en parti-pris, en article de foi. Toutes les qualités de Guy se magnifiaient en elle. Elle l'avait insen- siblement dépouillé des défauts pres- sentis au début — car une particularité U»LE GRIME DU DOCTEUR 139 de ces natures, c'est d'intervertir l'ordre habituel des notions que nous nous fai- sons sur les personnes : elle échangeait en quelque sorte, chaque jour, une in- tuition juste contre une déduction fausse. Ses intimes ou ses ennemis devenaient ainsi des êtres presque légendaires. Elle ne répondit d'abord rien à l'ex- clamation de Mme Montaux. Elle serrait la main de son fiancé, toute tremblante; c'était comme une convulsion d'espé- rance. Puis, l'excès de son émotion la Drisant, elle tomba dans les bras de sa mère, tout en larmes : __ Oh! oui... tu as été bonne... si Donne!... Tu m'as donné une seconde fois la vie ! Cette scène troublait profondément Guy. Il en était heureux et avait hâte d'y échapper. Il appuya longuement ses lèvres sur la main de la jeune fille et dit : — A ce soir... je n'en puis plus, je suis trop heureux ! t Herbeline avait eu la chance de trou-140 LE CRIME DU DOCTEUR ver immédiatement un train pour Man- tes. Il n'était guère plus de cinq heures lorsqu'il débarqua dans la petit* ville. Elle lui plut. Il se figura que Marguerite y devait vivre heureuse. Après un' re- gard sur la vieille cathédrale gothique, il entra dans la rue de Chaussetterie. Durant le trajet, il avait imaginé un cer- tain nombre de prétextes pour visiter M. Dufrêne, mais ces prétextes paru- rent stupides lorsqu'il se vit en face du numéro 30. C'était une maison ruineuse, à deux étages, étroite, avec des fenê- tres basses, une porte rouge, blindée, cloutée, où des ferrailles récentes se mêlaient à quelques restes de ferronnerie ancienne. Elle ne devait avoir eu aucun caractère au temps jadis, mais quelle maison n'emprunte du charme à la seule vieillesse ? En regardant attentivement, Guy aperçut un écriteau : « logement à louer » Il n'avait plus besoin de prétexte — du moins pour pénétrer dans la mai- son. Mais Dufrêne habitait-il le rez-de- chaussée ? Est-ce lui qui louait le loge- ment ou qui, du moins, avait accepté deLE CRIME DU DOCTEUR 141 le faire voir aux visiteurs ? Herbeline traversa la chaussée et mit en branle une sonnette qui retentit à l'ancienne mode, interminablement. Il parut une petite femme sale, au visage de lapin, dont les cheveux gris se mêlaient de nattes rousses : — C'est pour le logement, lit Herbe- line... Elle le regarda, ébahie : — Pour le logement ! s'exclama-t- elle... C'est-y que vous voulez le louer, mon bon m'sieu ? — Non, fit-il en souriant... je veux le voir... pas pour moi... pour une vieille personne qui désire quitter Paris. — Ah! ben... C'est différent... c'est ce que j'me disais aussi!... Pour une vieille dame donc? M'sieu n'est pas de l'endret? Guy se félicita des dispositions ba- vardes de la femme. — Non, dit-il, je suis de Paris. J'ai vu l'écriteau en passant, je suis entré. Ça conviendra-t-il pour une vieille dame ?142 LE CRIME DU DOCTEUR — Ça ira à charme, m'sieu. Et pis, m'sieu Dufrêne justement y voudrait point du tintamarre : il aime pas les fa- milles, il est pas gai ! Au nom de Dufrêne, Herbeline avait légèrement tressailli : — M. Dufrêne c'est le propriétaire? — Ah ! l'paur' homme. Y voudrait ben ! Il est le locataire, et pis il a un bau, sans ça y garderait pas une maison por li tout seul, vu qu'il a pus les moyens ; y s'a ruiné, rapport qu'y a dû lâcher s'n'affaire — et qu'y travaille maint'nant pour les autres. Y court pour les incen- dies et y place les vins. — Et ça ne marche pas? ■—Des fois qu'ça marche, et pis des fois qu'ça s'arrête, — et pour Tmoment c'est difficile que no vive! Tout en bavardant, la petite femme sale avait conduit Guy au premier étage. Elle montra un logement de deux pièces, avec une cuisine assez grande, mais obscure. Les chambres ne man- quaient pas de confort, malgré leur aspect mélancolique et leurs plafonds roussis.LE GRIME DU DOCTEUR 143 Le jeune homme feignit de tout exami- ner avec soin : — Il me semble bien que ça convien- drait. Qu'est-ce qu'on en demande ? — Ben, dit la petite femme sale, trois cents francs ! — Trois cents francs, fit Herbeline d'un air dubitatif. C'est à peu près le prix qu'on veut mettre. Est-ce qu'on ne pourrait pas obtenir quelques petites réparations, si on louait pour un an au moins? — Des rinparations, dit la petite femme en tirant sur sa camisole — y faut de 1 argent pour les rinparations. — La locataire pourrait peut-être prendre les réparations à sa charge, suggéra Guy, mais alors, il faudrait qu'elle puisse les regagner sur le loyer. — C'est que c'est d'jà pas cher, trois cents francs. Pis, moi j'sais pas. J'suis que la femme de ménage. Faudrait que m'sieu Dufrêne soit ici. Ah ben ! j'ai eune idée, j'vas demander à la petite de- moiselle, elle sait c'que veut son père. Je vous montre le chemin, m'sieu.144t LE CRIME DU DOCTEUR « Vais-je la voir ? » se dit Guy. Il regrettait d'être venu à Mantes, il avait envie de fuir. Il n'eut pas le temps de faire de longues réflexions, la femme l'introduisait dans un maigre salon mangé des mites, propre cependant, où de ci, de là, restait quelque trace, sinon de luxe, du moins d'aisance. — Mam'zelle Marguerite ! cria la femme de ménage. L'attente fut courte. Elle parut longue à Guy, tellement les pensées se pres- saient dans sa tête. Une porte extérieure s'ouvrit, on vit paraître une fillette d'en- viron quatorze ans, grande et mince. Elle était jolie et semblait de celles qui doi- vent devenir plus jolies avec l'âge. Il ne lui trouva aucun trait de l'image qu'il s'en était faite : avec ses grands che- veux d'ombre bleue, son visage pâle, mais pâle à la manière des Siciliennes, ses lèvres rouges comme la fleur du gé- ranium, ses yeux d'un bleu qui, dans la pénombre, avaient presque la couleur de la pensée, ses fines joues aux con- tours très purs, elle était pleine de forceLE CRIME DU DOCTEUR 145 secrète, pleine d'énergie contenue — et l'on présageait qu'elle prendrait la vie au sérieux, qu'elle serait ardente, pas- sionnée, une brillante fleur humaine aussi bien faite pour le grand bonheur que pour une destinée tragique. « Voilà donc celle que j'ai dépouil- lée ! » se dit Herbeline. S'il l'avait trouvée laide et chétive, il eût sans doute éprouvé un regret aussi vif que celui qu'il éprouvait actuellement, mais il eût ignoré le sentiment de « ban- ditisme » qu'éveillait en lui la présence de cette jolie créature... En dehors de toute question tendre ou sensuelle, il avait une idée très haute de la beauté féminine : il accordait, comme Re- nan, que c'était, pour l'autre sexe, l'équivalent exact du génie ou de la force chez l'homme. Depuis l'origine des civilisations, la beauté des femmes n'a-t- elle pas tenu en échec Pénergie des mâ- les? Alors, ce qu'il réclamait pour son intelligence — et ce qui était, d'après lui, l'excuse capitale de son vol — cette petite fille avait le droit de le réclamer 13146 LE (5RIME DU DOCTEUR pour sa grâce. Le vol devenait un crime plus vil plus brutal, singulièrement lâche. — Vlà ! cria la petite femme... M'sieu voudrait ben savoir si qu'on di- minuerait le logement, rapport que L'lo- cataire y payerait des rinparations... Comme l'enfant n'avait pas l'air de comprendre et tournait vers Herbeline des yeux étonnés, celui-ci jugea bon de s'expliquer : — Mademoiselle, dit-il, il est possi- ble qu'une vieille amie à moi, une amie pas riche, loue votre appartement. Elle désire quitter Paris, vivre dans une pe- tite ville. Mantes lui conviendrait très bien, j'en suis sur... Alors, je voudrais savoir si M. Dufrêne serait disposé à faire quelques menues réparations, peu de chose, une cinquantaine de francs peut-être, ou bien s'il diminuerait le loyer au cas où le locataire prendrait ces réparations à sa charge. Il s'attardait volontairement à ces ex- plications, les yeux fixés sur la fillette, avec un intérêt qui croissait de secondeLE GRIME DU DOCTEUR 147 en seconde. Elle était confuse, agitée, toute rouge sous le regard de cet in- connu, qui lui inspirait une sorte de crainte, et charmante ainsi, ses sombres prunelles palpitantes, changeantes, ani- mées d'un feu humide. — Je ne sais pas, monsieur, balbutia- t-elle. Il me semble bien que mon père accorderait une petite diminution de loyer, je n'ose vraiment pas répondre pour lui. Il réclame, pour le logement, un prix... — Très modique ! s'empressa d'inter- rompre Guy en la voyant rougir davan- tage. Je suis à peu près sûr que ma vieille amie prendrait les lieux tels quels et ferait faire les réparations sans rien exiger. Mais enfin, il se pourrait aussi qu'elle veuille au moins une petite par- ticipation du loueur. . — Oh!... dit vivement l'enfant, père ne discuterait même pas... si... Elle resta court, les lèvres tremblan- tes. Il comprit et son cœur se serra de- vant cette misère dont il était, depuis la mort de Plessis, seul responsable. QueIVo LE CRIME DU DOCTEUR faire? Comment les secourir? Quels pré- textes inventer? Il demeurait silencieux, glacé,plein de honte : — Je saurai dès demain, dit-il enfin, si mon amie a l'intention de louer ou non. Si c'est oui, elle viendra dans le courant de la semaine; si c'est non, j'écrirai. Voulez-vous me donner le nom exact de votre père? La fillette prit une carte dans un vase de faux Sèvres qui ornait la cheminée et la tendit : — Bonsoir! fit doucement, presque tendrement, Herbeline. Et il se dirigea en hâte vers la gare. 11 la connaissait; il savait avec exacti- tude comment était l'enfant qu'il avait spoliée! Il regrettait amèrement sa dé- marche. Tantôt encore, son crime était une fiction, une sorte de roman, dont les conséquences demeuraient dans le vague. Maintenant, il avait vu. L'image du petit salon mangé par les mites, de la jolie enfant sensitive reparaissait en lui avec1 une netteté hallucinatoire, tandis que leLE CRIME DU DOCTKUR 119 train l'emportait dansles dernières lueurs du crépuscule. — Je ne veux pas qu'ils souffrent do la misère! Il faut, avant la fin de la se- maine, que j'aie trouvé un expédient! Ah ! pourquoi suis-je allé là-bas? J'étais heureux — ou presque. Il aurait du moins fallu attendre mon mariage, coû- ter quelques mois de repos. Maintenant, je vais être harcelé par l'idée fixe... Eh! mon Dieu ! il n'y a qu'à leur envoyer quelques billets de banque. Mais s'ils devinent d'où cela leur vient? Ma visite est un indice, s'ils me cherchent, me dé- couvrent, un hasard ! — toutes mes tor- tures du mois dernier vont recommencer... Ce sera absurde, mais les craintes absur- des sont-elles moins intolérables que les autres ? Il regarda la carte que lui avait remise Marguerite Dufrêne et lut : « Jacques Dufrêne, agent d'assurances et commissionnaire en vins. « Vins de Bordeaux et de Bourgogne, de tous les crus et à tous les prix.150 LE CRIME DU DOCTEUR « Ne livre que des vins authentiques, de bonne qualité, aux conditions les plus honnêtes, 30, rue de la Chaussetterie, à " Mantes (Seine-et-Oise). — C'est au commissionnaire en vins qu'il faudrait m'adresser, se dit Her- beline... Mais s'adresser à un commis- sionnaire de Mantes, alors qu'on habite Paris... etàun commissionnaire inconnu ! Le train s'arrêta, Guy dîna rapidement à l'hôtel Terminus. Rentré chez lui, il trouva un télégramme pour une visite qu'il expédia en une demi-heure. Puis il se reprit à méditer — incapable d'entraî- ner son imagination vers un autre sujet que Marguerite. Peu à peu, l'idée de s'adresser au commissionnaire pour lui faire une commande parut moins singu- lière. Il trouvait des motifs plausibles aux yeux mômes de Jacques Dufrêne. Un projet de lettre se dessinait ; il tâtonna quelque temps, puis il écrivit en ces termes : « Monsieur, « La personne dont j'avais parlé à votreLE CRIME DU DOCTEUR 151 fille, comme d'une locataire possible pour votre logement du premier étage, n'ira pas habiter Mantes : elle désire résider à une distance plus grande de Paris. Je profite de la circonstance pour vous faire une proposition. Je lis su-r votre carte que vous vous chargez de la livraison de vins de toutes sortes. J'ai à me plaindre de mes fournisseurs habituels, et comme j'aurai, prochainement, besoin de quan- tités de vin assez importantes, je suis dis- posé à faire un essai avec vous. Si vous croyez pouvoir me procurer des bourgo- gnes et des bordeaux de bonne qualité moyenne et de qualité supérieure, veuil- lez passer chez moi, vers trois heures, le mercredi ou le vendredi, en m'avisant la veille de votre visite. » Il relut dix fois cet insignifiant billet, et finit par dire : — Pourquoi pas, après tout. Il doit recevoir des propositions plus impré- vues... Le commerce est un roman... Il recopia la minute, tout en continuant à réfléchir. Si Jacques Dufrêae avait152 LE CRIME DU DOCTEUR quelque renseignement sur la parenté de sa femme et de Plessis, e,t s'il apprenait que Guy avait été le médecin de ce der- nier, le rapprochement de ces deux faits pouvait le mener à des réflexions dan- gereuses. — C'est une des manières de me livrer! rêvait-il... S'il existe un indice quelcon- que de* la fortune de Plessis, cette lettre peut être la cause de ma perte... Mais où cet indice existerait-il? La justice a informé... Aucun notaire n'a présenté de pièces... Il faudrait un dépositaire privé... un ami de Plessis... et Plessis n'avait pas un seul ami... ne fréquentait per- sonne... Je puis me risquer... Si je ne me risque pas, l'image de leur misère va me torturer... Je me risque 1VI — Faites entrer M. Dufrêne, dit Her- belineàsongroom, en congédiant le der- nier des malades venus à sa consultation du mercredi. Un homme, vêtu d'un vieux pardessus noisette et d'une redingote bleu de roi fit son apparition. Guy le regarda curieu- sement . C'était un personnage coupé carrément, le visage petit et blanc, la bouche légèrement entr'ouverte, à cause de la lèvre supérieure qui était très courte et où poussait une moustache fine comme des sourcils, le menton délicat et frêle, peu de mâchoires et de pommettes, un front mollement arqué et un joli crâne, semé d'une chevelure épaisse et coupée court, à la tondeuse. Ses yeux, couleur d'ardoise, avaient un charme indéfinis-54 LE CRIME DU DOCTEUR sable, fait de douceur, d'intelligence, d'abandon, des yeux d'homme tendre et de dupe, lins et crédules, observateurs et naïfs. « Sympathique, pensa Ilerbelinc — et probablement faible... je me le ligure mal luttant pour la vie. » Un léger dédain fronça la narine du médecin. Il dit : — Excusez-moi de vous avoir fait attendre... les malades... Le visiteur s'inclina gauchement, avec un sourire très doux : — Je vous ai fait venir d'un peu loin, reprit Herbeline, et peut-être vous fais- je perdre votre après-midi... — Je perds tant d'après-midi ! fit Du- frêne d'un air résigné. — N'importe, je ne voudrais pas être de ceux qui vous en font perdre! répon- dit l'autre, un peu sec... Quelles que soient les affaires que nous fassions ensemble ultérieurement... i'enteads ne pas vous avoir dérange pour rien... Mais, dites-moi, est-ce que vous croyez pou- voir véritablement me fournir du bon vin'?LE CRIME DU DOCTEUR 155 — Je crois m'y connaître, dit Dufrêne avec une nuance de vanilé, et je m'efforce d'ôtrc honnête, ce qui, d'ailleurs, ne m'a, jusqu'à présent, pas servi à grandchose! « Ah! non, se dit le jeune homme, avec un rien de compassion, je crois que cela n'a pas dû lui servir à grand'- chose !... » En même temps, une sécurité heureuse le pénétra, à l'idée qu'il façonnerait à son gré cette faible argile : — J'espère pourtant que cela ne vous sera pas inutile avec moi, dit-il grave- ment... La malhonnêteté de mes fournis- seurs m'a entraîné à faire une tentative au hasard — toutes mes tentatives logi- ques n'ayant abouti à rien ! Ce qu'il me faut, c'est quelqu'un en qui je puisse avoir vraiment confiance... J'aurai besoin, dans un avenir prochain — après mon mariage — d'un approvisionnement de vin assez considérable. Si je trouvais quelqu'un qui sache surveiller une cave... et à qui on puisse s'en rapporter entiè- rement, nul doute que ma femme et moi lui conserverions notre clientèle... Pour-156 I,E CRIME D'J DOCTEUR quoi ce quelqu'un ne serait-il pas vous? Dufrêne devint rouge, puis un peu pâle. Sur sa petite figure expressive, l'espoir passa, mêlé de défiance contre lui-même et contre la traîtrise du sort. Il jeta sur le médecin un regard timide, circonspect, presque anxieux. — Eh bien ? fit Guy, avec froideur. Dans le fond, il ressentait quelque in- quiétude. — Monsieur, répondit l'autre... je suis tout à votre service. C'était dit d'un ton presque suppliant, le ton d'un homme faible et incrédule qui demande qu'on le rassure. — Je vois que vous vous méfiez ! dil Guy... Vous n'avez pas tort... Il faut tou- jours se méfier... — Je ne me méfie que de ma chance! répliqua vivement Dufrêne. Herbeline lui jeta un regard ironique tellement ce cri lui parut symbolique de la destinée de cet homme : '•— On peut se méfier de sa chance, riposta-t-il presque durement, mais il faut toujours agir comme si l'on s'y fiait !LE CE1ME DU DOCTEUR 157 En somme, voici l'essai que je vous pro- pose : vous me procurerez une pièce de Saint-Estèphe 1895, une feuillette de Chablis Milly à peu près de la même date, et une pièce de Barsac 1893 — le tout livrable dans un mois environ. D'après la qualité et le prix que vous demande- derez, je verrai bien jusqu'à quel point je puis compter sur vous. Remarquez bien que je ne vous demande pas de faire un sacrifice! Je sais à peu près à quelle somme doit se monter ma commande, et je désire que vous y trouviez votre bénéfice : il n'y a pas de bonne affaire, surtout en ce genre, si l'un des contrac- tants est déçu. Ne soyez donc pas dupe et veillez à ce que je ne le sois pas moi- même! Et à propos, vous savez aussi soigner les vins en cave, surveiller une installation, une mise en bouteilles ? — Oui, monsieur, pour tout ce qui concerne les vins, j'ai été à l'école de mon père : je crois que peu d'hommes s'y entendaient comme lui. — Ah ! dit Guy, saisissant l'occasion, votre père était négociant en vins? 14158 LE CRIME DU DOCTEUR — Non, monsieur, répondit Dufrene, avec une nuance deiierté, mon père pos- sédait un grand haras dans le Calvados. Mais il avait pour le vin une sorte de re- ligion, il n'aurait permis à personne de soigner sa cave. Et je crois bien qu'on ne trouverait pas de meilleur vin que le sien. C'était parfait, monsieur, c'était juste au point; on aurait dit qu'il devi- nait tout ce qui se passait dans les bou- teilles, tellement il prenait bien ses me- sures. Ah ! oui, qu'il s'y connaissait. Dufrene s'était animé. Une façon d'en- thousiasme luisait dans ses yeux tendres ; il semblait savourer de délicieux souve- nirs. Ilerbeline en profita pour pousser l'interrogatoire : — Votre père s'est ruiné ? dcmanda- t-il. Dufrene rougit et détourna la tête. — Non, monsieur, dit-il d'une voix plus basse. Mon père ne pouvait pas se ruiner. Il était si habile et si énergique! C'est mon frère et moi qui n'avons pas su nous tirer d'affaire. Nous ne nous, entendions pas en chevaux, puis nous LE CRIME DU DOCTEUR 181 ^ > solument confiant dans son factotum, qu'elle en éprouvait un ravissement continu... — Eh bien ! fit doucement le médecin, on me dit que vous ne dormez pas. Pour- quoi ? Elle sourit, en rougissant un peu, et son émotion lui donna un éclat plus vif. Il la considéra avec une admiration franche, sans arrière-pensée, puis il lui tâta le pouls et l'ausculta : — Est-ce que vous travaillez beau- coup, demanda-t-il, avant d'aller vous coucher? — Non, répondit-elle, c'est défendu. Je lis. — Votre insomnie vient-elle d'une dif- ficulté de vous endormir, ou bien vous éveillez-vous ? — J'ai do la peine à m'endormir et, le matin, je m'éveille difficilement. — Rêvez-vous beaucoup ? — Pas trop. Le plus souvent j'ai un réveil en sursaut, avant d'être complète- ment endormie. — Des cauchemars ? 16182 LE CRIME DU DOCTEUR — Non... ou du moins, rarement. — Ne lisez plus du tout... buvez très peu à votre dernier repas... fît Guy en souriant. Il lui serra la main, et Dufrêne la con- duisit chez M"10 Montaux. Le factotum revint deux minutes plus tard, au mo- ment où le médecin se levait pour sortir. — Eh bien, monsieur? — Elle a seize ans, mon ami. C'est toute sa maladie. Une très petite crise, qui passera vite, car cette enfant a une constitution merveilleuse... — Elle n'a jamais été malade, fit Du- frêne. C'est même pour cela que j'étais un peu inquiet... Alors, il n'y aura aucun traitement à suivre ? — Aucun. A son âge, c'est générale- ment l'anémie qu'il faut combattre. Elle n'a pas d'anémie. Il n'y a qu'à laisser faire la nature. Il ajouta, d'un air méditatif : — 11 ne sera peut-être pas inutile de la marier jeune. — Croyez-vous? s'écria Dufrêne, cons- terné.LE CRIME DU DOCTEUR 183 — On dirait que cela vous fait peur, dit Herbeline en riant. — Cela m'épouvante ! fit l'intendant. Le mariage est quelque chose de si té- méraire... et de si définitif. Quand cela ne réussit pas, c'est une première étape vers la mort. Pour une fille, il est charmant de l'espérer... mais bien triste d'y être ! Et puis, monsieur, n'est-ce pas accepter, pour les autres, cette terrible aventure que nous n'avons pas eu à ac- cepter pour nous-mêmes ? — Vous êtes donc pessimiste? — Je ne le suis pas pour moi-même... Vraiment, peut-on ne pas l'être pour les siens? Je comprends encore qu'on marche au feu... mais l'idée qu'on créera des êtres pour marcher au feu ! — Alors, votre rêve pour Marguerite? — Eh ! monsieur, qu'elle vive encore quatre ou cinq ans sans être pour rien dans le mal du monde... Guy serra la main à son factotum et sortit. En route, il continuait à songer aux Dufrêne. Il visita des diabétiques, des névropathes, des cardiaques, un184 LE CRIME DU DOCTEUR goutteux. Il pensait, devant ces miséra- bles créatures, à l'extraordinaire audace qu'il faudrait pour accepter la vie, si le choix était possible. Être ces chairs blet- tes, ces cerveaux misérables, ces cœurs défaillants et ces nerfs tordus! Etre cette inquiétude, cette terreur ou ce supplice !... Cet homme de peu de compassion désira véritablement que celle qu'il avait dé- pouillée ne procréât pas de malades. Il rentra chez lui, plein de cette idée et, trouvant Marguerite avec Mme Mon- taux et Madeleine, il lui sembla qu'elle était un peu pâle. Cela le mécontenta. Il resta quelques minutes pensif, il dit à sa belle-mère : — Est-ce que vous ne la voudriez pas avec vous, aux Aulnettes ? Je pense que cela suffirait pour la rétablir complète- ment. — J'en serai ravie! s'écria la vieille dame. Tous quatre se regardèrent en sou- riant. Ainsi des familles souriaient, à Saint-Pierre, quelques minutes avant que la pluie de feu dévorât toute la ville.II I C'était de grand matin. La volupté de la nuit était encore sur les végétaux. Ils s'étiraient, tout humides, au grand so- leil ; on les sentait en quelque sorte se déplier et croître, une vie rapide et ver- sicolore emplissait les conques, les clo- ches, les cratères, les coquilles des lleurs — et l'eau prise aux ténèbres im- bibait les feuilles, les brins d'herbe, les calices, repétrissait rapidement toutes ces formes fraîches. Guy, très matinal à la campagne, se dirigeait vers la rivière. Une vapeur légère flottait encore. Elle se dissipait aux souffles courts de l'air. Elle s'accrochait en voiles de tulle, en charpies, en haillons de batiste, aux grandes flèches des peupliers, aux saules de Babylone, aux trembles, — et la ri-186 LE CRIME DU DOCTEUR vière, à mesure, devenait plus brillante, répercutait mieux la soie et le cristal du ciel, les rives tournantes et les îlots. Cette heure était mystérieuse. Elle sem- blait pleine de promesses ardentes, de liberté, de fécondité, redoutable aussi, presque menaçante. Guy, ayant traversé le parc, puis une grande prairie, se trouva dans une anse, à l'ombre, devant une de ces eaux à peine frémissantes où la rivière se fait étang. Les plantes y foi- sonnaient odorantes et sauvages. On y sentait je ne sais quel travail prodigieux, tout l'infini que tissent les racines et les tiges, les feuillages et les corolles, tout ce que leurs formes ont coûté d'é- nergie créatrice à l'amont des âges. Un martin-pècheur, bête de cachemires et de joyaux, passait de l'ombre au soleil ; un merle silllait, invisible; un rat d'eau filait silencieusement sur la berge d'une île; et partout s'élevaient ces petites œuvres ciselées, émaillées, gaufrées, ces émerau- des vêtues de dentelles, ces saphirs parés d or, ces perles supportées par des toiles d'argent, ces rubis encapuchonnés deLE CRIME DU DOCTEUR 187 satin, ces gouttes de cuivre, de bronze, de cristal, d'améthyste, ces traits de feu, ces corpuscules d'arc-en-ciel, ces petits nuages fulgurants que sont les insectes. Guy n'était pas extrêmement sensible à la poésie des choses. Une bête char- mante le faisait penser à la chasse, une nappe d'eau lui donnait envie de s'y bai- gner ou d'y lancer une yole. Il goûta ce- pendant une minute de puissance occulte et d'indéfinissable joie. L'œil fixé sur l'eau claire, où fuyaient des corps agiles de poissons, il se sentit dans toute la chair un équilibre, une perfection de santé qui s'harmonisait profondément avec le frisson des peupliers, le clapote- ment léger du flot et la senteur enivrante des végétaux. Mais, bientôt, il eut^ cette impression de vide qui suit les minutes parfaites. Il voulut obscurément quelque chose d'autre que tout ce qu'il possédait et avait possédé auparavant. C'est la loi profonde de l'être. Une inquiétude de conquérant suit impitoyablement la con- statation du bonheur et de la force. Un bruit léger fit se retourner Herbe-188 LE CRIME DU DOCTEUR line. Il fut surpris de voir Marguerite Dufrêne qui passait àlapointe de l'anse. Vêtue d'une sorte de tunique blanche, avec ses cheveux qui coulaient en grandes nappes sauvages, à peine retenus en haut par deux petits peignes d'écaillé, elle sembla la nymphe, la fée, la créature immortelle à qui les anciens et les gens du moyen âge donnaient une royauté mystérieuse sur la rivière, la fontaine, l'arbre ou la prairie. Elle s'était arrêtée à la vue du méde- cin. Elle semblait confuse, de cette confusion en quelque sorte hardie des belles filles. Il la considérait et, dans les reflets dé l'onde, dans la lumière pé- trie, eût-on dit de la vie des choses, elle prenait une grâce légère, vivace, li- bre, qu'il ne pouvait comparer à aucun de ses souvenirs de beauté féminine... Cependant elle s'était remise en route. Comme elle marchait dans la direction d'Herbeline, bientôt ils ne furent plus qu'à trois ou quatre pas l'un de l'autre. — Vous êtes bien matinale ! fit-il en souriant.LE CRIME DU DOCTEUR 189 — C'est à cause de mon père, répon- dit-elle... Il aime la première heure du jour... Moi, je préférerais veiller plus tard... Je ne trouve rien de plus agréa- ble que la nuit d'été. — Il faut aimer la lumière !... Les heures de nuit me font l'effet d'heures perdues... Ilfaut les dormir, lorsqu'on le peut. — Oui, en hiver... parce que les lampes sont tristes ! En été, je trouve que, pendant les beaux soirs, on est en plein ciel : on touche les étoiles... on dirait qu'on se promène parmi elles comme parmi les fleurs d'un jardin... — Ah! vraiment... fit-il amusé. Leurs regards se croisèrent, celui de l'homme clair et cependant impénétra- ble, celui de la jeune fille noir, profond, infini, mais où affleuraient toutes les sensations et toutes les pensées. Il y eut un court silence. Le même désir de lutte, de choses neuves, emplissait l'âme d'Herbeline. Dans l'atmosphère de l'é- blouissante fille, ce vœu prenait je ne sais quelle forme voluptueuse, d'ailleurs190 LE CRIME DU DOCTEUR imprécise, comme ces parfums qui.vien- nent de très loin et qui se dissimulent parmi les odeurs de la terre, des eaux et des feuillages. Et cela se mêlait sin- gulièrement à la vision du vieux Plessis étendu sur le sol et du tiroir aux billets de banque. « Si elle savait !... » Il voyait l'effroi, le mépris de ces yeux divins et, au même moment, d'au- tres images, grotesques ou terribles, dé- filèrent, — une prison, des bandits, des êtres anonymes, des numéros, — parmi lesquels Guy Herbeline. Marguerite lui en parut plus charmante. Il sentit quel- que chose d'humble pénétrer tout son être, — quelque chose de pareil à ce que durent ressentir quelques acquéreurs de Biens Nationaux devant d'exquises châ- telaines déchues. « Je lui dois tout ! » songeait-il... Avec un léger frisson, il pensa à cet Herbeline qui, il y a deux ans, atten- dait les échéances, pour qui la ruine n'était qu'une question de jours. Dans quel faubourg pouilleux, dans quelle mi-I.E CRIME DU DOCTEUR 191 sérable bourgade aurait-il fini sa desti- née? Tandis que, maintenant!... Per- sonne ne savait rien, personne ne saurait jamais rien. Il vieillirait heureux et ri- che. Alors? Il secoua la tète, comme pour chasser cette rêverie qui, d'ailleurs, ne l'impor- tunait guère, et reprit : — L'amour de la nuit, c'est une petite maladie, mon enfant... une manie... Nous sommes des animaux faits pour vivre le jour ; c'est le jour qui doit nous pa- raître beau... Le soir, ces peupliers, ces trembles, ces fleurs, ces brillants insec- tes et cette belle eau claire, ne sont plus que des taches, des ombres, de vagues fantômes... Préférer la nuit au jour, c'est préférer un os de côtelette à une côte- lette ! — Oh! non, fit-elle vivement, c'est préférer l'arôme du café à celui du rôti;.. Il se mit k rire et tendit la main à la jeune fille : — On vous verra, ce matin? Mme Mon- taux ne peut se passer de vous. — Elle est bonne... si bonne ! s'écria192 LE CRIME DU DOCTEUR la jeune fille en s'éloignant. Bonne comme vous ! Il la regarda partir. Il avait tout à coup l'âme joyeuse et presque enfantine. Son désir de conquête avait disparu. Il sa- vourait une allégresse bienveillante, fra- ternelle et tendre. Jamais il ne s'était senti « absous » comme il le sentit en cette minute. Le mot de l'adolescente passait et repassait, telle une caresse, et aussi comme le plus délicieux des par- dons. Il se disait : —■ Si son bonheur ne dépend que de ma volonté, elle sera la plus heureuse des créatures... Son bonheur est mon bonheur. Il répéta, avec une sorte de mysti- cisme : « Mon bonheur! » Et la félicité de Marguerite fat son talisman, son amulette, l'arme secrète avec laquelle il fallait vaincre le des- tin... Il eut un tressaillement. Un grand cri venait de s'élever, derrière les saules. Il crut reconnaître la voix de la jeune fille.LE CRIME DU DOCTEUR 193 Son mouvement fut vif, prompt et sûr. En quelques bonds il dépassa le massif qui l'empêchait de voir l'Occident. A cinquante pas, il aperçut un être sale et guenilleux, une brute hâlée, à l'énorme toison de mérinos, qui poursuivait Mar- guerite. Elle fuyait, légère, avec les mou- vements charmants qu'on se figure à PArtémis ou à la fille de Lycaon. Mais elle se heurta contre une racine... la brute allait l'atteindre, lorsque Guy, qui n'avait pas interrompu sa course, arriva en foudre et, d'un énorme coup de poing, jeta le poursuivant dans la poussière. Surpris et dominé par la soudaineté de l'attaque, l'homme prit une attitude sup- pliante : ■— Je voulions soulement rigoler un brin... sans li faire du mal... J'sommes un bon fieu et pis pas un mauvais... — Décampez ! cria Guy, encore fu- rieux, ou je vous remets au garde-cham- pêtre. Le vagabond ne se le fit pas dire deux fois; il se coula vers la rive et disparut en un clin d'oeil. 17LE CRIME DU DOCTEUR Guy se tourna vers la jeune fille. Elle était devant lui, pâle, le sein agité de cette houle gracieuse qu'il est si dangereux de regarder, ses yeux im- menses fixés sur le visage d'Herbeline avec confiance, gratitude et admira- tion... Elle essaya de sourire, puis un tremblement la prit, elle devint plus pâle et chancela. Il n'eut que le temps de la retenir. Lorsqu'il sentit contre lui le corps jeune et tiède, lorsqu'il respira l.i grande chevelure, il pâlit à son tour. Une sorte d'effroi dilata ses prunelles. Toute la complication des pensées et des sentiments, toutes les résistances accumulées en nous par des siècles de civilisation ne peuvent empêcher que, à chaque époque de notre vie, un seul mouvement décide du sort. Au matin de ce jour, Guy n'avait jamais été ému par la beauté de Marguerite. Il l'admirait sincèrement, mais sans aucune arrière- pensée. Il se fut plutôt amouraché d'une chambrière que de cette créature éblouis- sante. Et cela aurait pu durer toute uneLE CRIME DU DOCTEUR I 9.5 vie. Chaque année, selon la règle, il lui eût été plus impossible de s'éprendre d'elle. Un geste venait, sinon de com- promettre, du moins de menacer l'ave- nir. Lorsqu'il avait reçu Marguerite, pâmée, entre ses bras, lorsqu'il l'avait sentie s'alourdir et qu'il avait fallu res- serrer l'étreinte, soudain des forces obscures s'étaient levées en lui. Il n'avait plus été qu'un homme enlaçant une ad- mirable vierge. L'instinct, pendant deux minutes, avait balayé la pensée comme le grand souffle de l'équinoxe balaie une barque fragile. Il s'était repris cepen- dant, il avait ranimé la jeune fille et, en la quittant, il avait pu se croire indemne. Mais, depuis le matin, une seule image l'emplissait tout entier. Tandis qu'il compulsait ses livres, il sentait son at- tention s'échapper comme l'eau d'une source à travers les fissures du sol. Une odeur flottait dans la chambre, entêtante, obstinée, l'odeur de ces grands cheveux d'ombre, l'odeur de cette peau fraîche. Toute chose semblait vaine, toute occu- pation vide, tout vœu absurde en dehors196 LE CRIME DU DOCTEUR de l'adolescente évanouie à l'ombre des trembles... Il se révoltait, mais à cause de la con- fiance même qu'il avait en sa volonté, peut-être ne luttait-il pas assez vivement. Il goûtait l'impression avec une sorte de complaisance, comme une chose qui ne pouvait avoir aucune suite. C'était la première fois de sa vie qu'il éprouvait une exaltation aussi complète. Sans doute, il avait aimé et désiré ardemment sa femme — mais trop de calculs s'étaient mêlés à son amour et à son désir. Made- leine Montaux, malgré tout, avait tou- jours été la jeune fille riche — elle avait surexcité l'ambition en même temps que la chair ; elle avait été le but d'un orgueil autant que celui d'une passion. Avec Marguerite s'élevait un instinct pur, une fièvre de beauté, de volupté, de tendresse sauvage, sans analogie avec le passé sen- timental d'IIerbeline. On sait qu'il avait eu une jeunesse plutôt chaste où le tra- vail, littéralement, dévorait l'amour. Pauvre d'ailleurs, ne prenant pas le temps de choisir, il n'avait eu que des >LE CRIME DU DOCTEUR 197 maîtresses sinon laides, du moins peu séduisantes. La grande passion avait passé à côté de lui comme ces rivages odoriférants que frôle un navire sans s'y arrêter. Tout à coup il sentit en lui cette chose si étrange, presque prodi- gieuse, pour qui ne l'a point connue dans la vingtième année... Il eût dû être épouvanté. Il l'avait été tout d'abord. Puis, selon une loi fami- lière aux grands amours en leur début, il eut l'impression d'une pureté déli- cieuse. Rien de charnel ne lui semblait nécessaire pour être heureux auprès de Marguerite Dufrêne. Et comme, en l'ab- sence de tout homme, il n'éprouvait au- cune jalousie, aucun sentiment corrosif, il se persuada facilement qu'il pourrait goûter sans danger les émotions féeri- ques qui gonflaient sa poitrine. Môme, il concevait que tout finirait après quel- ques mois — qu'il en serait comme de quelque magnifique et innocent voyage au pays du Tendre.III C'était quelques jours plus tard. Her- beline avait abandonné ses livres. Assis dans un rocking-chair, sur la pelouse, à l'ombre d'un grand platane, il respirait la joie de l'heure. A quelques pas de lui, Madeleine lisait un livre; un peu plus loin, M"'c Montaux, enfoncée dans une très vieille bergère, s'entretenait, par intervalles, avec Marguerite, (''était un tableau parfaitement calme — une de ces jolies images de bonheur que le piéton, arrêté au détour de la route, contemple avec un soupir d'envie. Et, de fait, les quatre personnages étaient heureux. Guy l'était peut-être plus que les trois autres, quoiqu'il eût ces sur- sauts d'angoisse que la passion n'évite jamais, mais qui, au début, se fondentLE GRIME DU DOCTEUR 199 dans l'extase, comme des ruisseaux dans un grand fleuve. Derrière le journal qu'il tenait à la main, il épiait les mouvements de la jeune fille. Marguerite était plus belle en été qu'en toute autre saison. Son teint mat, qui ne devait son éclat à aucune nuance rose, brillait également à l'om- bre et au soleil. Quand son cou passait dans un rayon, Guy avait un tressaille- ment d'admiration; quand elle tournait ses yeux noirs vers le parc, il se sentait défaillir de tendresse. Il attendait la répétition de certains gestes avec une avidité d'enfant et une exaltation mys- tique... Il se sentait plus doux, plus in- dulgent qu'en aucun moment de sa vie. Dans son âme peu altruiste passait un élan généreux, un besoin d'être secou- rable, une charité universelle. Et il croyait n'avoir jamais ressenti une affec- tion plus entière pour sa femme et pour M",e Montaux. C'était, enfin, cette grande heure où les êtres atteignent un maxi- mum de bonté, heure qui coïncide si souvent avec toutes les équivoques du200 I>E GRIME DU DOCTEUR cœur, avec toutes les lâchetés et toutes les trahisons naissantes. La voix de Madeleine vintinterrompre sa contemplation. La jeune femme di- sait : — C'est étrange... J'ai froid comme si nous étions en hiver... Il se tourna, il la vit pâle et défaite. Ses yeux viraient. Ils se fermèrent. Elle s'évanouissait. Déjà, il était auprès d'elle, il lui donnait les soins nécessai- res. Comme elle portait sur elle un flacon de sels, il se borna à réclamer de l'eau, et il lui frictionnait vivement le front et les tempes, après avoir desserré le corsage. M'"e Montaux, Marguerite, des femmes de chambre, s'empressaient : — Ne vous hâtez pas ainsi, fit il... C'est l'air surtout qui est utile... Et, à Mme Montaux qui se désolait, il dit amicalement : — Ce n'est rien, maman, la crise ne présente aucun danger. Madeleine revenait à elle. Elle saisit la main d'Herbeline, des larmes perlè- rent au bord des cils, ces larmes d'aprèsLE CRIME DU DOCTEUIl 201 syncope qui marquent la crainte, la fai- blesse et l'attendrissement. Il en fut très ému, et plus encore lorsqu'il rencontra le regard de Marguerite. — C'est fini! dit-il... Mais il faut te reposer un peu... ^ Elle lui prit le bras, avec un grand frisson, et, aidé par les domestiques, il la transporta dans sa chambre. Elle acheva de s'y ranimer, si bien qu'il put garantir qu'il n'y aurait, ce jour-là, au- cune rechute. Longtemps assis à côté du lit où elle était étendue, il se mon- tra presque gai, sûr de l'inocuité de cette défaillance, le cœur plein à la fois d'une tendresse excessive, d'un vague sentiment paternel, de vastes espé- rances. Tout à coup ce fut l'ombre, un vide extraordinaire dans la chambre et dans le ciel, entrevu parmi les arbres du parc... Marguerite venait de partir. Il entendait encore sa voix argentine, ses paroles d'adieu, sa robe bruissant sur le tapis. L'ennui le saisit, un ennui sauvage, in- supportable. Tout ce qui était autour202 LE CRIME DU DOCTEUR de lui, et sa femme, sa belle-mère, de- vinrent des fantômes, des choses falotes, d'étranges figures d'un monde irréel. Il lui parut impossible de passer les heures qui restaient pour finir ce jour sans la revoir, sans l'entendre et la respirer, fût-ce pendant une minute. Cette fois, il eut bien l'intuition d'une chose redou- table, plus forte que lui, plus forte que tout. Il voulut se roidir, il s'imposa de rester auprès de ce lit où reposait celle en qui était l'espoir de sa race. Et il dit, avec une douceur extrême : — Tu te sens bien, chérie? Elle tendit la main, elle répondit, tou- chée : — Oui, tout à fait bien... je suis heu- reuse... je t'aime ! Ces paroles le pénétrèrent d'un ma- laise. Il détourna légèrement les yeux de ceux de sa femme. Puis il eut un mouvement d'optimisme et il mentit, mais avec l'impression de la défendre contre un danger. — Nous nous aimerons toujours ! Il ne pouvait s'empêcher de sentir que ' l!>: — Si je ne dois jamais vous revoir seule... s'il faut qu'il y ait perpétuelle- ment quelqu'un entre nous, j'aime mieux mourir. C'est le grand mot avec les femmes. Elles y sont presque toutes prises, sou- vent même sans amour, par effroi, par pitié : — Mourir, lit-elle avec une tendre naïveté... Mais je ne veux pas que vous mouriez... Elle se tordait les mains, dans une convulsion de détresse. Et lui, saisis- sant son avantage : ■— Mais nous ne ferons de mal à per- sonne... Si je savais seulement que vous m'aimez... je ne demanderai rien que de vous presser parfois sur mon cœur... et ce serait le bonheur suprême... Il avait avancé les bras, il l'attirait doucement, d'un air de supplication in- finie. Elle n'avait plus de force, si igno- rante, d'ailleurs, et si sûre que Guy ne pouvait mal faire. Son sein s'agitait, ses yeux féeriques s'embuaient d'émo- tion... Soudain, il sentit contre lui le296 LE CRIME DU DOCTEUR beau corps souple et tiède, ainsi que le matin où son amour était né, mais cette fois avec le consentement de la jeune fdle : — Vous m'aimez donc? fit-il avec ivresse. — Je vous aime, répondit-elle simple- ment. Dans un de ces drames cérébraux qui durent une seconde et qui rem- pliraient un livre, il eut l'horreur de ce qui allait s'accomplir. Il vit l'effroyable fatalité qui, parce qu'il avait commis un crime, voulait que la victime fût dé- florée par le spoliateur, — il vit toutes les atroces conséquences de ce deuxième crime, le déshonneur et l'infortune de celle qu'il aimait, la misère de Dufrêne, le désespoir de Madeleine et de M'"e Mon- taux. Mais celui qui n'avait pu résister à la vue de l'argent, pouvait-il résister à une passion violente ? La tiédeur du corps de Marguerite, la gorge palpitante, le beau visage éperdu chassèrent le re- mords et ne laissèrent que le désir... IlLE CRIME DU DOCTEUR 297 mit un grand baiser dévorant sur les lèvres rouges, il entraîna l'enfant sous bois, vers un pavillon de chasse pro- chain... Elle le suivait, à bout de résis- tance, presque sans pensée, chancelante et prête au sacrifice...VII Après sa première chute, Guy s'était parfois senti du mépris pour lui-même. Mais, tout compte fait, il ne croyait pas sérieusement avoir commis un crime. Siir aussi de tout réparer, plutôt éprou- vait-il le plus souvent de l'orgueil pour être devenu un puissant de ce monde, et dédaignait-il une société qu'il estimait lâche, infâme et hypocrite. Quand il eut profané Marguerite, il y eut une révolu- tion complète dans son être. Il se perçut véritablement déchu ; il désespéra de se réhabiliter jamais à ses propres yeux, et se désintéressa de son avenir. Les tra- vaux qu'il avait entrepris lui parurent inutiles et stupides. Il les abandonna quoique, en apparence, il parût y tra- vailler plus que jamais. C'est qu'ilLE CRIME DU DOCTEUR 299 éprouvait le besoin d'être seul. Il s'en- fermait des heures entières avec des ma- nuscrits qu'il ne feuilletait plus et des traités qu'il n'ouvrait guère. La société de Mmo Montaux et de Ma- deleine lui était devenue un supplice. Il sentait intensément combien, d'un mo- ment à l'autre, elles pouvaient lui deve- nir étrangères-, il avait honte d'être chez elles, le mari de l'une et presque le fils de l'autre. Les repos, après le déjeuner et le dîner, si doux naguère, étaient maintenant les minutes effroyables de sa journée. Il lui fallait continuellement s'observer et feindre, dans une période où la contrainte lui était plus intolérable que de retenir son souffle..... Les seuls moments d'oubli furent ceux où il se trouvait seul avec Marguerite. Il les achetait au prix de ruses infinies et d'une patience de Peau-Rouge. Le moindre accroc pouvait le trahir. S'il avait été environné d'âmes moins confiantes, la fissure eût été inévitable dès les pre- miers jours. Elle se fût sans doute pro- duite assez rapidement si Danzagues,:500 LE CRIME DU DOCTEUR I énervé par la certitude de n'arriver à rien avant l'automne, n'était parti. Grâce à cette circonstance, les rendez-vous pu- rent être à peu près réglés. Afin de don- ner plus de liberté à Marguerite, Guy envoyait fréquemment Dufrêne à Paris. Lorsqu'enfin il se trouvait bien seul avec la jeune fille, tout s'évanouissait. Il goûtait ces joies excessives qui rendent compréhensibles tous les crimes de la passion. Il devenait alors le théâtre du drame magnifique que chaque siècle a embelli et qui fait de notre amour quel- que chose d'absolument autre que l'amour sauvage. La sensualité la plus frénétique s'unissait à la tendresse la plus pro- fonde, la plus délicate, la plus humble, en même temps qu'au plus riche éclat de l'imagination. Son âme passait, si l'on ose ainsi dire, par les somptueuses nuances du pourpre et de l'écarlate, puis par les nuances les plus tamisées, les plus fines, les plus précieuses. Il était véritablement tout à elle; il le lui di- sait. — Si tu veux fuir, nous fuirons... surLE CRIME DU DOCTEUR 301 un geste de toi, je quitterai tout ce que j'aime, les êtres et les choses... Il n'y a rien qui compte devant ton désir ou ta volonté... Mais elle s'y refusait obstinément. Prête à tous les sacrifices, car elle n'ai- mait pas moins qu'elle n'était aimée, elle ne pouvait cependant se résigner à voir Herbeline déchu et pauvre. Elle ne cal- culait pas l'avenir et n'était pas malheu- reuse. C'est qu'elle avait remis toute son âme entre les mains de son amant. Elle s'abandonnait aveuglément à sa direc- tion. Elle continuait à croire qu'il ne pouvait mal faire. Elle espérait en sa force pour rétablir finalement l'harmonie dans les existences, sans qu'il en coûtât rien à personne. Elle ne se demandait pas plus comment que les fanatiques ne demandent compte des actes de leur Dieu. C'est le grand don féminin d'ac- cepter facilement les hasards les plus extraordinaires, sans en éprouver grand trouble. Peut-être la femme perçoit-elle mieux que l'homme, ayant plus d'instinct, le peu que sont nos prévisions danslefor- 26302 LE CRIME DU DOCTEUR midable cache-cache de l'existence..... Elle se trouvait heureuse, pourvu qu'elle le crût heureux, et comme elle le voyait heureux chaque fois qu'il était avec elle, ses inquiétudes ne s'éveillaient que par intervalles... Près de deux mois se passèrent ainsi. Trois fois par semaine, Herbeline se rendait à Paris et ces visites suffisaient pleinement aux besoins de sa très rare clientèle d'été. Quant aux clients de pas- sage, il les laissait volontiers à des con- frères, à moins qu'ils n'insistassent éner- giquement pour le voir. Il ne fut appelé que cinq ou six fois pour des cas urgents et il ne détestait pas ces imprévus qui lui permirent de combiner des rendez- vous supplémentaires. On approchait du commencement de l'automne. La mort se glissait douce- ment parmi les grands arbres et les pe- tites herbes. D'abord, la nature n'en pa- rut que plus luxueuse. Déjà s'annonçaient ces éclatantes agonies qui, en octobre, devaient orner les forêts de bouquets soufre et or, nacarat et corail, de chasu-LE CRIME DU DOCTEUR 303 blés somptueuses, de manteaux de roi et de robes versicolores... Madeleine et M'ne Montaux commen- çaient à prévoir la rentrée ; Guy se de- mandait avec angoisse comment il arran- gerait à Paris ses rendez-vous avec Marguerite. Us lui étaient, croyait-il, de- venus indispensables. Toutes espèces de projets lui trottaient par la tête, dont les plus hardis seuls lui parurent prati- cables. La confiance persistante de tout le monde avait fini par lui faire illusion. Et puis, ceux qui n'ont pas été punis une première fois, — qu'ils aient ou non réfléchi sur le calcul des probabilités — s'enhardissent. Il s'enhardit. Ses ruses restèrent aussi minutieuses, sa pré- voyance aussi vigilante, mais il multi- plia les entrevues. Alors, peu à peu, non pas chez lui, mais au dehors, il y eut des êtres qui d'abord pressentirent, puis épièrent. Quelques jours avant le départ, le secret commença de filtrer par les ca- banes, les métairies et les loges de gar- des. Il monta ainsi au château et traça, en quelque sorte, des circonvallations304 LE CRIME DU DOCTEUR autour des Aulnettes. Il passa enfin aux gens d'Herbeline, y stagna plusieurs jours. Il fallut qu'une femme de chambre commît un larcin, fût découverte et ren- voyée pour décider le sort. Un mardi de septembre, Madeleine reçut une lettre sur ce papier vergé qui aurait disparu depuis longtemps sans la fidélité que lui gardent certaines gens de province et un nombre incalculable de domestiques. C'était la dénonciation, plate et pré- cise. La jeune femme était seule au mo- ment où on vint lui remettre la missive. Aux premiers mots, comprenant qu'elle allait s'évanouir, elle eut le courage de courir à la porte et de la fermer à clef, puis elle se laissa choir dans le fauteuil le plus prochain. Sa défaillance fut courte. Elle respira de l'éther, revint complètement à elle et relut la lettre. Elle n'y crut guère, mais son agitation était violente autant que si elle avait eu la certitude de la trahison. Cette jeune femme, faite pour les ré- solutions nettes, n'eut aucune hésitation. Ce qu'elle allait faire s'inscrivit en elleLE CRIME DU DOCTEUR 30; - avec une clarté singulière, sans qu'elle eût à subir le flux et le reflux habituel à ces crises. Elle savait sa mère trop faible pour en faire sa confidente. Elle eut la force d'enfermer tout en elle pen- dant près de quarante-huit heures, et, chose singulière, elle se sentit, à part l'insomnie, plus forte que de coutume. Elle observait pendant tout ce temps; elle se souvenait des actes antérieurs de son mari. Cependant, le surlende- main, elle n'avait rien pu découvrir de notable, en dehors de l'attitude mélan- colique d'Herbeline. Il partit ce jour-là peu de temps après le déjeuner. Elle at- tendit un quart d'heure environ, alla prendre une clef qu'elle tenait prête de- puis la veille et fit atteler sa voiture. C'était dans le pavillon de chasse qu'ils se rencontraient le plus souvent- Il de- meurait l'endroit le plus inaccessible, et ils pouvaient s'y rendre par des routes différentes. Récemment, Herbeline y avait fait faire quelques réparations mo- bilières, prétextant l'intention de venir quelquefois chasser en automne, ce qui,:506 LE CRIME DU DOCTEUR quoique le château fût proche, n'avait soulevé aucun soupçon... Cet après-midi-là, y il attendait Mar- guerite. Elle vint quelques minutes après lui, et ils goûtèrent une fois de plus ce magique oubli de toutes choses exté- rieures, que la nature attache au plus redoutable de nos actes. Une mélancolie suivit. Par la petite fenêtre clu pavillon, entre les rideaux d'andrinople, ils regar- daient la verdure pâlissante des grands arbres. Un passereau, tout à l'extrémité d'une branche, poussait, par intervalles, deux cris mélancoliques. Une pie explo- rait les alentours, tantôt s élevant d'un vol de danseuse, tantôt immobile sur la clôture, ses yeux noirs malicieusement fixés vers les contrevents. Et il passait souvent une grande bouffée d'air qui ti- rait des ramures le bruit de la mer et des fleuves. — Nous partons dans trois jours pour Paris ! dit Guy d'un air de rêve... J'ai peur de partir... Je ne puis pas vivre sans toi... et nous allons rencontrer cent obsta- cles... Non, cela ne peut pas durer ainsi!LE CRIME DU DOCTEUR 307 Elle ne répondit rien. Qu'eùt-elle pu répondre? Elle avait donné sa jeune vie, elle ne voyait pas au-delà. Son inexpé- rience lui cachait l'avenir. Cependant, le ton chagrin de Guy agissait sur elle. Un léger frisson, le froid du départ la saisit. — Non! reprit-il... cela ne peut durer. Il faut que nous soyons librement l'un à l'autre. — Tout le monde sera malheureux, dit-elle... — Nous n'éviterons rien à personne, fit-il sombrement. Tout finit par se savoir : tout se saura. Et puis, ton bonheur doit passer avant tous les autres ! Il le pensait en toute sincérité. Puis- qu'il n'avait pas su la protéger contre lui-même, il ne lui restait plus qu'à unir complètement leurs destinées. C'était la dernière ressource qui lui restât pour réparer ses deux crimes; chaque jour, il y pensait plus profondément. — Je dois passer après les autres, répondit-elle avec tristesse... J'ai failli ;308 LE CRIME DU DOCTEUR il est juste que j'aie un peu de résigna- tion. — Tu n'as pas failli! s'écria-t-il avec véhémence. C'est moi qui t'ai perdue! Je suis doublement coupable... j'ai dou- blement menacé ta chère existence. Il appuyait sur « doublement » avec une sorte de rage, la rage du criminel contre soi-même et, s'agenouillant, il embrassait les mains de la jeune fille avec frénésie. __ Tu étais heureuse, cria-t-il...... la plus heureuse, la plus charmante, la plus adorable des créatures de ce monde..... et j'ai osé t'entraîner dans ma chute..., j'ai osé te faire subir mon amour!..... Tais-toi... tu n'as rien fait... tu t'es sa- crifiée à ma folie..... tu m'as donné ta personne comme tu m'aurais donné ta vie..... Et puisqu'il n'y a qu'un seul moyen de réparer ce crime, c'est à ce moyen qu'il faut recourir... Puis, tout cela encore ce sont des mots : je ne veux pas vivre sans toi... Elle regardait toujours par l'entre- bâillement du rideau — grave et triste.LE CRIME DU DOCTEUR 309 Soudain, elle se jeta en arrière, elle de- vint toute pâle ; une silhouette se glissait sous les ramures.. — Qu'y a-t il? demanda-t-il en se re- dressant. — Votre femme! fit-elle d'une voix éteinte. Il eut un saisissement, mais très court. Et les bras croisés sur la poitrine, il chu- chota : — Tant mieux! Le sort a parlé... En bas, une clef avait grincé.^ On en- tendit une marche ensemble légère et hésitante, dans l'escalier, puis la porte s'ouvrit : Madeleine apparut dans la baie. Elle était blême, mais toute sa per- sonne trahissait une ferme résolution. Cependant, quand sesyeux rencontrèrent la silhouette de la jeune fille, elle fut saisie d'un court accès de colère. Elle cria : — Que vous avais-je fait, misérable? N'étiez-vous pas accueillie chez nous comme une fille et comme une sœur? Qui aurait deviné que vous feriez mon310 LE CRIME DU DOCTEUR malheur et celui de votre complice?..... Car, n'en doutez pas, il ne sera plus ja- mais heureux..... Sa vie est aussi sûre- ment gâtée que la mienne et que la vôtre ! Marguerite tremblait de tous ses mem- bres, incapable de répondre une parole. Pleine du plus affreux regret, elle n'osait pas même tourner vers Madeleine un regard de supplication... Guy sentit qu'il lui était impossible de supporter cette scène. Malgré la pitié profonde que lui inspirait sa femme, il l'interrompit avec autorité : — Elle est innocente ! fit-il... Moi seul ai tout fait, moi seul dois subir tes re- proches... 11 prit doucement la main de Margue- rite et lui dit : — Va!.....Avant un quart d'heure je te rejoindrai chez toi... La jeune fille sortit toute tremblante. Guy et Madeleine, les yeux baissés, atten- dirent quelle eûtquitté le pavillon. Puis, il dit d'une voix calme : — Je me reconnais coupable enversLE CRIME DU DOCTEUR 311 toi, Madeleine..... Mes torts ne peuvent ni ne doivent tn'être pardonnes... Elle s'était attendue à une justifica- tion, à des excuses, à une tentative quel-, conque pour pallier l'acte accompli. Une minute désarmée par cette déclaration précise, elle balbutia enfin : — Est-ce à dire que tu en acceptes toutes les conséquences? — Toutes... _- Nous ne pourrons plus vivre en- semble. — Je le sais. Elle le regarda, saisie. Et elle cria avec désespoir : __ Pourquoi as-tu fait cela? — Je ne pouvais sans doute pas m'empêcher de le faire. — Tu l'aimes donc bien ? — Oui. — Ah! gémit-elle, c'est que tu ne m'as jamais aimée. Il ne voulut pas qu'elle crût cela, quoique, au fond de lui, son amour passé pour elle lui parût une chose falote et tiède.312 LE CRIME DU DOCTEUR — Je t'ai aimée, dit-il gravement... Madeleine, à travers sa souffrance, ressentit une sorte de douceur. Elle s'exclama : — Qu'ai-je fait alors pour que tu ne m'aimes plus? — Rien. Tu as été parfaite. Je suis un misérable. Je ne mérite que ta haine et ton mépris; j'ai abominablement gâché ta destinée..... Et il n'y a plus qu'une seule chose à faire pour toi : me bannir à jamais de ta présence. Madeleine arrivait avec des résolutions bien nettes, bien fermes. Mais elle était femme, après tout, elle aimait cet homme, et, le voyant accepter si résolument la si- tuation, son cœur s'emplit de regrets : — Si je pardonnais pourtant? — Tu serais malheureuse ! Je ne pour- rais pas vivre auprès de toi avec le far- deau de ma trahison. C'est une chose fa- tale... La réconciliation est au-dessus de nos forces... Redevenons libres... —• Ton enfant? — Les enfants de parents désunis ne sont pas heureux. Je sais que tu me leLE CRIME DU DOCTEUR 313 laisseras avoir quelquefois... Tu es bonne et généreuse, sans petitesse. Abandonne la pitoyable épave qu'est Guy Herbe- line... Elle ne répondait plus rien, atterrée, il y eut un silence très long, tragique, pendant lequel ils demeurèrent immo- biles, les yeux baissés. Enfin, il s'inclina lentement devant elle, il murmura tout bas : — Pardon!... Adieu! Et marcha vers sa destinée. Il trouva la voiture de îMadeleine sur la route, il donna l'ordre au valet de pied d'aller au devant de sa maîtresse. Ensuite, il prit un sentier de traverse qui menait vers la rivière. Il allait à grands pas. Profondément triste, mais résolu, il songeait à l'avenir, et l'avenir lui pa- raissait beaucoup moins sombre qu'a- vant l'arrivée de Madeleine. Son exis- tence, au moins, était nette. Il pouvait concevoir une dernière espérance de ré- habilitation et, surtout, il était cette fois indissolublement lié à celle qu'il avait spoliée et déshonorée.312 LE CRIME DU DOCTEUR — Je t'ai aimée, dit-il gravement... Madeleine, à travers sa souffrance, ressentit une sorte de douceur. Elle s'exclama : — Qu'ai-je fait alors pour que tu ne m'aimes plus? — Rien. Tu as été parfaite. Je suis un misérable. Je ne mérite que ta haine et ton mépris; j'ai abominablement gâché ta destinée..... Et il n'y a plus qu'une seule chose à faire pour toi : me bannir à jamais de ta présence. Madeleine arrivait avec des résolutions bien nettes, bien fermes. Mais elle était femme, après tout, elle aimait cet homme, et, le voyant accepter si résolument la si- tuation, son cœur s'emplit de regrets : — Si je pardonnais pourtant? — Tu serais malheureuse ! Je ne pour- rais pas vivre auprès de toi avec le far- deau de ma trahison. C'est une chose fa- tale... La réconciliation est au-dessus de nos forces... Redevenons libres... — Ton enfant? — Les enfants de parents désunis ne sont pas heureux. Je sais que tu me leLE GRIME DU DOCTEUR 313 laisseras avoir quelquefois... Tu es bonne et généreuse, sans petitesse. Abandonne la pitoyable épave qu'est Guy Herbe- line... Elle ne répondait plus rien, atterrée. il y eut un silence très long, tragique, pendant lequel ils demeurèrent immo- biles, les yeux baissés. Enfin, il s'inclina lentement devant elle, il murmura tout bas : — Pardon!... Adieu! Et marcha vers sa destinée. Il trouva la voiture de Madeleine sur la route, il donna l'ordre au valet de pied d'aller au devant de sa maîtresse. Ensuite, il prit un sentier de traverse qui menait vers la rivière. Il allait à grands pas. Profondément triste, mais résolu, il songeait à l'avenir, et l'avenir lui pa- raissait beaucoup moins sombre qu'a- vant l'arrivée de Madeleine. Son exis- tence, au moins, était nette. Il pouvait concevoir une dernière espérance de ré- habilitation et, surtout, il était cette fois indissolublement lié à celle qu'il avait spoliée et déshonorée. 27I ' I 314 LE GRIME DU DOCTEUR « Pour la vie, pour la mort! » se répé- tait-il avec une sorte d'exaltation mala- dive. Et il se sentait esclave du bonheur de Marguerite. La forêt s'ouvrit, un mamelon s'éleva devant Herbeline. Il le gravit rapide- ment ; la rivière apparut parmi les peu- pliers... tout à coup le médecin poussa .un grand cri sinistre..... Lorsque Marguerite se trouva seule sur le sentier, elle fut prise d'une sorte de délire. Dans sa petite âme ignorante, la catastrophe fut horrible comme une fin du monde. Elle marchait égarée, sans plus savoir où elle dirige ait ses pas; les pensées bondissaient en elle, tumultueu- ses et désordonnées, comme un troupeau en fuite. Pour des êtres très jeunes, ces minutes renversent la signification de toutes choses ; elles les rendent momen- tanément fous. Guy avait commis une faute immense en laissant la jeune fille partir seule. Livrée aux forces déchaînées d'une con- V ft iLE CRIME DU DOCTEUR 315 V science trop ardente, elle pouvait tout faire. L'image de Madeleine, pâle et dé- daigneuse, mais surtout les paroles de la jeune femme étaient comme le « leit- motiv » de sa douloureuse agitation. En cet instant, elle ajoutait une foi absolue à ces paroles; elle croyait véritablement que Guy serait malheureux et cette idée lui faisait pousser des plaintes. Un froid mortel la traversa. Elle se sentit vague- ment irresponsable, mais, chose étrange, d'autant plus déchue, d'autant plus nui- sible, un de ces êtres marqués pour un destin affreux, dont la seule présence est pire que toutes les actions mauvai- ses des autres. Ne lui avait-il pas suffi de passer dans cette famille où tous avaient été si généreux et doux, pour y jeter la malédiction ? N'avait-elle pas été pareille à ces fléaux qui tuent obscuré- ment tout ce qu'ils atteignent? Son agitation croissait encore et, à mesure, elle fuyait plus vite. La fièvre brûlait ses veines ; elle avait les yeux éclatants et terribles; elle parlait à mi- voix par-intervalles. La rivière apparut,316 LE CRIME DU DOCTEUR dans le moment où la crise atteignait au paroxysme, dans le moment où Mar- guerite était devenue aussi dangereuse pour elle-même que le plus implacable des assassins. Si Guy l'avait rejointe alors, s'il l'avait prise contre son cœur, tout sans doute se serait terminé dans quelques sanglots... Mais l'irréparable tient en quelques minutes : Herbeline venait seulement de sortir de la forêt et Marguerite contemplait l'eau courante, dans ce vertige infini, cette formidable hypnose qui livre une créature aux forces invisibles. Elle poussa un faible cri ; son âme tout entière s'élança vers Guy et vers Dufrêne et, brusquement, elle descendit au gouffre comme les oiseaux de la Martinique vers la tête fascinatrice du serpent..... Guy accourut en foudre. Mais, si vite qu'il arrivât, dix minutes s'étaient écou- lées lorsqu'il atteignit le bord de la ri- vière. Quand il vint à l'endroit où il avait vu disparaître Marguerite, il n'a- perçut que les eaux fuyantes, les arbresLE CRIME DU DOCTEUR 317 et les herbes... En aval, une avancée de roseaux cachait en partie le courant ; un des bords faisait un coude. 11 sonda l'eau claire avec d'horribles palpitations, puis il se mit à courir vers les roseaux. Rien ! Il se dévêtit en partie, il explora ces glaives verts et roussâtres où le corps pouvait être caché, puis il reprit désespérément sa course. Des îlots cou- paient maintenant la surface brillante ; Guy les contourna un à un, sans aucun résultat... Le temps passait: il y avait une demi-heure déjà qu'il poursuivait ses recherches. A plusieurs reprises, il avait crié, pour attirer des rustres, mais sa voix s'était perdue dans la solitude : — Je ne la verrai plus ! Je ne la verrai plus! sanglota-t-il... Presque aussitôt, il discerna quelque chose de bleu, vers l'autre rive, près d'un énorme bloc de granit. Il se jeta à la nage, atteignit le bloc et la vit dans l'eau transparente. En ce moment, il fut tout action. Il la saisit rapidement par la taille, il l'emporta sur la berge. Là seulement,318 LE GRIME DU DOCTEUR l'épouvante et l'horreur prirent posses- sion de son âme. Il enveloppa d'un re- gard fou cette face livide, mais toujours belle, ces grands cheveux humides, tout ce corps qu'il tenait passionnément con- tre son cœur quelques heures aupara- vant. Il cria : — Voici l'œuvre de Guy Herbeline !... Il se précipita sur elle, il lui donna un grand baiser d'amour et au contact de ces lèvres froides, une suprême es- pérance le pénétra. Il se mit à lutter contre la mort. Ce fut long, ce fut hi- deux, ce fut atroce. Il dépensa vaine- ment toute son énergie et toute sa science. Lorsque le crépuscule sanglant se répandit sur la rivière, il l'ausculta une dernière fois, tâta tout ce pauvre corps glacé et vit qu'elle avait à jamais disparu. Alors, il s'assit sur l'herbe, il la prit sur ses genoux, il se mit à la cou- vrir de baisers, interminablement. Et il disait : — Je t'ai volée, et puis je t'ai tuée !... Parce qu'un médecin pauvre a passé un îeciecin pauvre a passe uiLE CRIME DU DOCTEUR 319 soir auprès d'un tiroir ouvert, tu as été condamnée dans ta beauté et dans ta jeunesse... Parce qu'un misérable vou- lait la richesse, chérie, tu as dû mourir. Tu croissais pour être aimée ! Mais il a suffi que Guy Herbeline existe... Mar- guerite ! Marguerite!... Je t'ai tuée, et je t'aimais plus que ma propre existence... je t'ai tuée et mon bonheur ne pouvait être qu'avec toi ! Oh ! que tu étais char- mante... il n'y avait pas un seul des plis de ta chair qui ne fut un délice... il n'y aurait pas eu un seul homme, si tu l'a- vais voulu, qui ne t'aurait aimée!... Et c'est moi qui t'ai eue... ton voleur et ton assassin!... Parmi tous les hommes, moi qui n'aurais pas dû oser mettre mes lèvres sur le bord de ta robe... c'est moi qui t'ai eue... car je devais te tuer — j'étais au monde pour cela — et je t'ai tuée! Il l'étreignait étroitement, il appuya désespérément ses lèvres contre celles de la morte, il tenta encore d'y insuffler la vie. Mais elle resta inerte et glacée con- tre sa poitrine. Alors, il eut un sourire lugubre ; il murmura :320 LE CRIME DU DOCTEUR —■ Je devais te tuer, chérie. Mais aussi je devais mourir par toi. Et il n'y a plus ni bien ni mal dans la mort éter- nelle ! Il se leva en chancelant. Une dernière fois, avec une délicatesse infinie, sa bouche chercha cette bouche qu'il avait tant aimée. Puis ils disparurent dans l'eau rouge du crépuscule. FIN Imprimerie de Poissy. — I-ejay fils et Lemoro. ^ *•Extrait du Catalogue de li BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 rr. 5« le volume EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE PE GRENELLE_____________ DERNIÈRES PUBLICATIONS A.-N. APOUKHTINE La Vie Ambiguë, traduction de W. Bienstock........ ANDRÉ BEAUNIER , Les Trois Legrand. . .,................1 vol> EMILE BEBP , . 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